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Saint Augustin d'Hippone
Sermons  sur l'Ancien Testament

SERMON XXI. DE L'AMOUR DE DIEU. (1)
 

ANALYSE. — C'est notre devoir de nous réjouir dans le Seigneur, c'est aussi notre bonheur. Ce bonheur ne saurait être complet que dans-le ciel; on peut néanmoins le goûter déjà sur la terre. — I. Par quel moyen? Dieu étant invisible, Dieu étant charité, avoir la charité c'est posséder Dieu, c'est avoir le moyen de se réjouir en lui. Réservez donc votre amour à Dieu, ne le répandez point désordonnément sur les créatures; gardez-vous d'aimer les créatures plus que Dieu. — II. Car Dieu a un double droit à la fidélité de votre coeur. Vous devez l'aimer parce qu'il vous a créés; vous devez, l'aimer peut-être plus encore parce qu'il vous a rachetés. Comment donc se fait-il qu'on aime la terre ou la boue plus que lui? — III. Afin de parvenir à l'aimer et à vous réjouir en lui, aimez tout ce qu'il commande; ayez confiance en lui, bien qu'il ne vous exauce pas quelquefois; acceptez pieusement les épreuves qu'il vous envoie; faites enfin bon usage de vos biens; possédez-les sans en être possédés. Les trois idées principales de ce sermon se rapportent ainsi 1° aux effets, 2° à la nécessité de l'amour de Dieu, et 3° aux moyens de le développer dans le coeur.
 
 

1. Voici ce que nous avons chanté de bouche et de coeur ; voici les paroles qu'ont adressées au Seigneur la conscience et la langue chrétienne « Le juste se réjouira dans le Seigneur, » non dans le siècle. « La lumière s'est levée sur le juste, est-il dit ailleurs, et la joie sur ceux qui
 
 

1. Ps. LXIII, 11.
 
 

ont le coeur droit. (1) » Veux-tu savoir d'où vient cette joie ? écoute : « Le juste se réjouira  dans le Seigneur, » et s'il est dit : « La lumière s'est levée sur le juste, » il est dit aussi « Réjouis-toi dans le Seigneur, et il remplira les désirs de ton cœur (2). »
 
 

1. Ps. XCVI, 11. — 2. Ps. XXXVI, 4.
 
 

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Que nous prescrit-on ici ? Que nous présente-t-on ? Que nous est-il commandé ? Que nous est-il donné ? — De nous réjouir dans le Seigneur. Mais qui se réjouit dans ce qu'il ne voit pas? Et voyons nous Dieu ? Ce bonheur nous est promis : mais aujourd'hui c'est par la foi que nous marchons, pendant que nous sommes dans ce corps nous voyageons loin du Seigneur (1). Remarquez : c'est par la foi, non par une claire vue. Nous parviendrons à voir quand s'accomplira ce que dit encore l'Apôtre Jean : « Mes bien-aimés, nous sommes les enfants de Dieu, mais on ne voit pas encore ce que nous serons. Nous savons que lorsqu'il apparaîtra nous lui serions semblables, car nous le verrons tel qu'il est (2). » Alors donc la joie grande et parfaite, alors la pleine allégresse : ce ne sera plus le lait de l'espérance, mais la solide nourriture de la réalité.

Dès maintenant toutefois, avant que la réalité vienne à nous et avant que nous allions à elle, réjouissons-nous dans le Seigneur. Y a-t-il peu de joie dans l'espérance que doit suivre la réalité ? Au milieu des choses du temps, dans la joie du siècle et non du Seigneur, il est beaucoup d'affections qui ne possèdent point encore ce qu'elles convoitent : quelle ardeur néanmoins dans cette espérance qui court sans atteindre ! Ainsi, pour citer des exemples: tu aimes l'argent; tu ne l'aimerais point si tu n'espérais le posséder : tu aimes une femme, non après, mais avant de l'avoir épousée. Hélas ! ne sera-t-elle pas aussi détestée après l'union qu'elle est aimée auparavant ? Pourquoi ? Parce qu'elle ne s'est point montrée après le mariage comme le coeur se l'était figurée. Mais Dieu, ah ! si on l'aime encore absent, il ne perd rien quand il est présent. Quelque haute idée que se fasse l'âme humaine de ce Bien suprême qui est Dieu, jamais elle ne fait assez, elle est toujours infiniment au dessous de la réalité; et la possession lui donnera nécessairement beaucoup plus que ne rêvait la pensée. Si donc nous avons pu l'aimer avant même de le voir, nous l'aimerons beaucoup plus après l'avoir vu. Ainsi nous l'aimons présentement avec espérance. C'est pourquoi il est écrit : « Le juste se réjouira dans le Seigneur; » et comme il ne le voit pas encore : « et il espèrera en lui. »

2. Cependant nous possédons les prémices de l'Esprit et nous pouvons nous approcher de l'objet de notre amour, goûter même tant soit
 
 

1. II Cor. V, 6; 7. — 2. I Jean, III, 2.
 
 

peu à ce que nous devons manger et boire avec avidité. Comment le prouver? Le voici.

Ce Dieu en qui il nous est ordonné de placer notre amour, de prendre notre joie, n'est ni l'or, ni l'argent, ni la terre, ni le ciel, ni cette lumière du soleil, ni tout ce qui brille au ciel ou resplendit avec éclat sur la terre. Dieu n'est pas un corps, il est esprit. Aussi dit-il que « ceux qui l'adorent doivent l'adorer en esprit et en vérité (1). » Il n'est pas dans les lieux où sont les corps; parce qu'il n'est pas corps. Il n'est pas sur une haute montagne et tu ne dois pas en la gravissant croire que tu t'approches de Lui. Il est vrai, le Seigneur est le Très-Haut, mais il s'abaisse vers les humbles; il regarde de loin les superbes (2), mais ce n'est pas de loin qu'il regarde les humbles. — Sans doute il est le Très-Haut, et s'il regarde de loin les superbes, ne doit-il pas considérer les humbles de plus loin encore? Si sa grandeur le tient si élevé, au dessus des superbes et s'il doit les regarder de haut; cette même grandeur, dit-on, ne l'éloigne-t-elle pas des humbles beaucoup plus? Il n'en est rien. Dieu est élevé, et il s'abaisse vers les humbles. Comment s'abaisse-t-il vers eux ? Le Seigneur est proche de tous ceux qui se sont brisé le coeur (3). Ne cherche donc pas une haute montagne pour te croire plus voisin de lui. Si tu t'élèves, il s'éloigne; si tu t'humilies, il s'abaisse. Ce publicain se tenait loin et Dieu s'approchait de lui plus aisément; il n'osait lever les yeux an ciel (4), et déjà il portait en lui le Créateur du ciel.

Comment donc nous réjouir dans le Seigneur, si le Seigneur est tellement loin de nous ? C'est toi qui l'approches et l'éloignes. Aime-le et il s'approchera; aime-le et il demeurera en toi. Le Seigneur est proche, ne vous inquiétez de rien (5). Veux-tu savoir comme il est en toi si tu l'aimes? « Dieu est charité (6). » Pourquoi laisser courir à droite et à gauche les fantômes de ton imagination ? Pourquoi te demander: Qu'est-ce que Dieu? Comment est-il? Quoi que tu te représentes, il ne l'est pas. Ce qu'il est, ta pensée ne saurait le comprendre. Mais pour te donner un avant-goût, « Dieu est charité. » Tu me demanderas Qu'est-ce que la charité ! C'est par la charité que nous aimons. Et qu'aimons-nous par elle ? Le bien ineffable, le bien libéra le bien créateur de tous les biens. Qu'il te charme, puisque tu tiens de lui tout ce qui te plaît. Je ne parle pas du péché, car le péché est la seule chose que
 
 

1. Jean, IV, 22. — 2. Ps. CXXXVII, 6. — 3. Ps. XXXIII, 19. — 4. Luc, XVIII, 13. — 5. Philip. IV, 6, 6. — 6. I Jean, IV, 8.
 
 

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tu ne lui doives point. Excepté donc le péché, tu lui dois tout le reste.

3. J'ai dit: qu'il te charme, puisque tu tiens de lui tout ce.qui te plait. De grâce n'entends pas ici le péché et ne dis point : Le péché me plaît, est-ce à Dieu que je le dois?

Remarque d'abord : Est-ce bien le péché qui te plaît ? N'est-ce pas autre chose avec quoi tu commets le péché ? Oui, ton péché vient de ce que tu as pour la créature une affection désordonnée, contraire à l'usage honnête et permis que tu en peux faire, opposée à la loi et à la volonté du Créateur lui-même. Ce n'est pas précisément le péché que tu aimes; mais en aimant dérèglement autre chose, tu tombes dans le péché. Tu cours après l'appât suspendu à la ligne, et sans le savoir tu avales le péché : tu vas même jusqu'à le défendre. Si c'est un péché de boire beaucoup, dis-tu, pourquoi le Seigneur a-t-il créé le vin ? Si c'est un péché d'aimer l'or, car j'aime l'or et non le Créateur, pourquoi a-t-il fait ce qu'il est défendu d'aimer? Ainsi de tout ce que tu aimes désordonnément et d'où sortent toutes les dissolutions et tous les crimes Vois, regarde, considère que toute créature de Dieu est bonne ; il n'y a de péché que dans l'usage pervers que tu en fais.

Écoute donc, ô homme. Tu dis : Pourquoi Dieu a-t-il établi ce qu'il me défend d'aimer ? Il ne devait pas l'établir, et je n'aurais pas à l'aimer; il ne devait pas former les créatures qu'il m'ordonne de ne pas aimer, et je ne serais exposé ni à les aimer ni à me damner en les aimant. Ah! si cette créature pouvait parler, elle que tu aimes mal parce que tu ne t'aimes point, elle te répondrait : Quoi ! tu voudrais que Dieu ne m'eût point faite, pour n'être pas exposé à m'aimer ! Vois quelle iniquité, vois comme tes propres paroles montrent en toi la plus profonde iniquité ! Tu veux bien que Dieu t'ait créé, lui qui est au dessus de toi; mais tu voudrais aussi qu'il n'eût fait rien autre chose de bien ! Ce que Dieu a fait pour toi est bien : mais il est encore d'autres biens, grands et petits, d'autres biens, terrestres, spirituels et temporels; tous des biens cependant, parce qu'ils ont été produits par Celui qui est le Bien. C'est pourquoi il est dit dans un passage des divines Écritures : « Réglez en moi la charité, » Dieu t'a lait quelque chose de bon; au dessous de lui et de toi il a fait quelque chose de moins bon. Soumis à Dieu, supérieur à son oeuvre, ne laisse pas le bien d'en haut pour t'incliner vers celui d'en bas. Demeure droit, pour te
 
 

1. Cantiq. II, 4.
 
 

rendre digne d'éloges ; car « on louera tous ceux qui ont le coeur droit. » D'où viennent les péchés, sinon du mauvais usage que tu fais de ce que tu as reçu pour ton service ? Emploie bien les choses d'en bas et tu jouiras justement du bien d'en haut.

4. Écoute maintenant et examine ce que tu connais déjà; interroge et toi-même et les choses que tu manies chaque jour. Dis-moi : si dans un contrat tu préférais l'argent à l'or, le plomb à l'argent, la poussière au plomb ;tous tes associés de commerce, je suppose que tu sois commerçant, ne te regarderaient-ils point comme entièrement insensé ? Ne t'excluraient-ils point de leur compagnie ? Ne diraient-ils pas que tu les ruines et peut-être qu'il faut te guérir la tète? En vérité, parleraient-ils autrement après t'avoir entendu dire : L'argent a plus de prix que l'or, ou bien l'argent vaut mieux que l'or? Ne crieraient-il pas : Tu le trompes, insensé? Comme tu te ruines en préférant l'argent à l'or? Et on ne te dira pas : Comme tu te ruines en préférant l’or à Dieu?

Comment, dit-on, préférè-je l'or à Dieu ?Si j'avais la folie de mettre l'argent au dessus de l'or, on aurait raison de m'appeler fou, parce que de deux choses que je vois également, que je regarde l'une et l'autre, que toutes deux je touche de la main, je préfère la moins bonne à la meilleure. Préférè-je l'or à Dieu ? Je vois l'or, je ne vois point Dieu.

Ce ne sera point pour toi une excuse. Pourquoi aimes-tu l'argent? Parce qu'il est de grand prix, parce qu'il vaut cher. Et pourquoi estimes-tu l'or davantage ? C'est qu'il vaut plus cher encore. L'argent est cher, l'or est plus cher, Dieu est la charité même.

5. Pour te convaincre de préférer l'or à Dieu, je vais te parler d'un bienfait de Dieu. Tu vois l'or, tu ne vois pas Dieu : ne crois pas néanmoins que tu ne préfères pas l'or à Dieu, parce que personne ne voudrait préférer ce qu'il voit à ce qu'il ne voit pas. Voici donc ce que je dis que t'en semble?

La fidélité est-elle de l'argent ? Est-elle de l'or? Est-elle de la monnaie ? Est-elle du bétail ? Estelle de la terre ? Est-elle du ciel ? Elle n'est rien de tout cela; néanmoins elle est quelque chose : non-seulement, quelque chose, mais quelque chose de grand. Je ne parle point de cette fidélité surnaturelle d'où te vient lé nom de fidèle, qui te permet d'approcher de la table de ton Seigneur et de redire avec foi les paroles de la foi : J'éloigne pour le moment cette espèce de fidélité.
 
 

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Je veux parler de cette autre fidélité qu'on nomme aussi vulgairement fidélité; non de cette fidélité que Dieu te prescrit, mais de celle que tu exiges de ton esclave. Je parle de celle-là, car le Seigneur te la commande aussi et il entend que tu ne trompes personne, que tu sois loyal dans les affaires, fidèle à ton épouse. Ton Dieu te commande donc aussi cette sorte de fidélité.

Or, qu'est-elle ? Sûrement tu ne la vois pas, et si tu ne la vois pas, pourquoi crier quand on en manque à ton égard ? Par ce cri même je te prouve que tu la vois. Tu disais : Comment préférè-je l'or à Dieu? Je vois l'or, je ne vois pas Dieu. Tu vois l'or, tu ne vois pas la fidélité, ou pour être plus exact, ne vois-tu pas la fidélité? Tu la vois quand tu la réclames, et quand on l'exige de toi tu ne veux pas la voir. Tu cries les yeux ouverts: Rends-moi la foi que tu m'as promise : et tu cries les yeux fermés : Je n'ai rien promis. Ouvre les yeux dans les deux cas. Homme inique, ne sacrifie pas la fidélité; mais l'iniquité; rends ce que tu réclames.

6. Tu veux affranchir ton esclave et tu le conduis par la main à l'Église. On fait silence, on lit ton acte d'affranchissement, ou on donne une autre preuve de ta volonté. Tu proclames que tu donnes la liberté à ton esclave, parce qu'en tout il s'est montré fidèle envers toi. Voilà ce que tu aimes, ce que tu loues, ce que tu récompenses par la liberté. Tu fais tout ce que tu peux; tu rends un homme libre, dans l'impuissance de le rendre éternel.

Dieu à son tour crie contre toi; ton serviteur lui sert pour te convaincre ; il te dit au coeur Tu as emmené ton esclave de ta maison dans la mienne; tu veux le reconduire libre de ma maison dans la tienne. Et toi, pourquoi me sers-tu si mal dans ma maison? Tu lui donnes ce que tu peux; je te promets ce que je puis : tu le rends libre parce qu'il t'est fidèle; je te rends éternel si tu l'es envers moi. Pourquoi raisonner encore contre moi dans ton âme? Fais pour ton Seigneur ce que tu loues dans ton esclave. Aurais-tu l'arrogance de te croire digne d'avoir une esclave fidèle dans celui dont tu dis : Je l'ai acheté, tandis que je ne mériterais pas d'avoir un serviteur fidèle dans l'homme que j'ai créé?

Ainsi te parle ton Seigneur, intérieurement, dans ce lieu ou nul que toi ne l'entend; et celui qui te parle ainsi dit toujours la vérité. Se peut-il rien de plus juste que ce langage? Ne ferme pas l'oreille. Tu aimes la fidélité dans ton esclave, sûrement tu ne vois pas cette fidélité.  Pourquoi l'aimes-tu dans autrui ? Pourquoi dans autrui aimes- tu tout ce que j'ai dit? Pourquoi

l'aimes-tu dans un esclave que tu as      acheté à prix d'argent, mais que tu n'as point créé? La conduite de Dieu sur toi repose sur deux sortes de droit : il t'a créé et il t'a racheté. Avant que tu fusses, dit-il, je t'ai créé; et lorsque tu t'étais vendu sous le joug du péché, je t'ai racheté. Pour affranchir ton esclave, tu brises les tablettes qui attestent sa servitude ; Dieu ne brise pas les tables où sont exprimés ses droits et tes devoirs. Ces tables sont l'Évangile même avec le sang qui t'a racheté : elles sont là, on les lit chaque jour, on t'y avertit de ta condition, on y rappelle la rançon donnée pour toi.

7. Si ce serviteur que tu affranchis ne te demeurait point fidèle, ni digne par sa fidélité, de la grâce que tu lui as faite, si tu le surprenais dans ta maison à quelques friponneries, comme tu crierais: Méchant serviteur, tu ne me gardes point la fidélité? Ignores-tu que je t'ai acheté? Ignores-tu que pour toi j'ai compté mon sang? — Tu cries de toutes les forces, tu ébranles le ciel de tes plaintes et de tes reproches. J'ai donné mon sang pour toi, méchant serviteur. Et tous ceux qui entendent répondent: C'est vrai.

Mais ne rougirais-tu pas si cet esclave osait répondre à tes colères et à tes cris, s'il te disait Quel sang, je te prie, as-tu donné pour moi? Quand tu m'as acheté, on ne t'a même pas ouvert une veine. C'est ton argent que tu appelles ton sang et tu aimes ton argent jusqu'à l'appeler ton sang! — Ton Seigneur maintenant te condamne partes propres paroles. Tu dis que ton sang est ton argent, tu exiges la fidélité de ton esclave parce que tu as donné pour l'acheter, non du sang, mais de l'argent, de l'or. Rappelle-toi ce que j'ai donné à mon tour; lis tes tablettes, si tu ne t'en souviens pas; lis la mort du Sauveur, le coup de lance, le prix qu'il a versé pour te racheter. Un homme vivant, je l'ai dit, peut s'entrouvrir la veine, donner du sang et continuer à vivre. Ton Seigneur dit beaucoup plus : Vivant on ne m'a pas tiré quelques gouttes de sang, lorsque je t'ai acheté de mon sang, j'ajoute : Je t'ai payé de ma mort.

Qu'as-tu à répondre? Rends à ton Seigneur la fidélité que tu réclames de ton esclave. Tu vois l'or, ne vois-tu pas aussi la fidélité? Si tu ne la voyais point, l'exigerais-tu? la louerais-tu? donnerais-tu la liberté? Il est vrai, tu vois l'or des yeux de la chair et la fidélité des yeux du coeur. Mais plus ceux-ci l'emportent sur ceux-là, plus est préférable ce que tu vois par eux. Et à (92) cette fidélité que ton Seigneur te demande tu préfères l'or! Tu ne rends point celui que l'on t'a prêté et tu dis : Tu ne m'as rien donné! Ou bien, quand tu n'as rien confié, tu dis : Rends-moi ce que je t'ai prêté ! Tu ne restitues point ce que tu as reçu et tu réclames ce que tu n'as point donné! Eh bien ! acquiers de l'or, ravis-le de cette manière, entasse ta boue. Pourquoi presser en disant : Donne, quand tu n'as pas confié, et en niant ce que tu as reçu en dépôt? Enlève tout, multiplie les gains ruineux; voilà que ta caisse est pleine, tu nages dans l'or. Ouvre ton coeur, le trésor de la fidélité n'y est plus.

8. Reviens donc si tu as senti quelque chose, si tu as rougi, si tu as corrigé ce qui était difforme et dépravé : reviens, réjouis-toi dans le Seigneur, cherche en lui tes délices. Pour te réjouir en lui, réjouis-toi dans ce qu'il commande. Réjouis-toi dans la foi, réjouis-toi dans l'espérance, réjouis-toi dans la charité, réjouis-toi dans la compassion, réjouis-toi dans l'hospitalité, réjouis-toi dans la chasteté. Toutes ces vertus sont des biens, les trésors de l'homme intérieur, les perles renfermées non dans ta caisse, mais dans la conscience. Aime à posséder ces richesses, tu ne peux les perdre dans le naufrage, et en y échappant, tout dépouillé, tu n'en seras pas moins opulent. Car tu échappes avec ce coeur droit qui mérite des éloges; tu ne reproches pas à ton Seigneur qu'il te soit arrivé des accidents en ce siècle, tu bénis même la verge du Père dont tu attends l'héritage.

Réfugie-toi sous cette main qui corrigé; ne fuis pas le châtiment, car Celui qui te l'inflige ne saurait se tromper. Celui qui t'a fait sait ce qu'il lui reste à faire avec toi. Le croirais-tu assez incapable pour avoir su te l'aire sans se souvenir ensuite de ce qu'il doit te faire encore? Tu n'étais pas encore, il pensait à toi ; car tu ne serais jamais s'il n'y avait pensé. Donc pour te donner l'existence il a songé à toi quand tu ne l'avais pas. Et maintenant que tu existes, que tu subsistes, que tu vis, que tu le sers, il te méprisera, il te délaissera?

Il m'a délaissé, dis-tu. Je l'ai prié, il ne m'a point exaucé. Et si tu lui demandais ce que tu ne pouvais recevoir que pour ton malheur ? J'ai pleuré devant lui, il ne m'a pas donné. Enfant sans jugement, pourquoi as tu pleuré ? Pour obtenir les jouissances du temps. Et si ces jouissances que tu demandais avec tant d'ardeur et avec larmes, devaient te perdre ?

Je parlais de ton serviteur; tire maintenant une comparaison de ton fils. Il est petit et il pleure pour obtenir que tu le mettes sur ton cheval. L'écoutes-tu? En vérité l'écoutes-tu? Est-ce dureté ou bonté de ta part ? Dis-le moi. Dans quel dessein agis-tu ? Ton dessein est sûrement un dessein d'amour, qui en doute? A ce fils, quand il aura grandi, tu réserves toute ta fortune, et maintenant qu'il est petit et qu'il pleure tu ne le mets pas à cheval ? C'est pour lui tout ce que tu possèdes, maison et tout ce qu'elle contient, champs et tout ce qu'ils renferment et tu ne le mets pas à cheval, pauvre petit qui pleure? Mais qu'il pleure tant qu'il voudra, qu'il pleure le jour entier ; tu ne l'écoutes pas et c'est par bonté, tu serais cruel si tu l'écoutais.

Vois donc, examine : n'est-ce pas ainsi que ton Dieu agit envers toi lorsque tu lui demandes, sans l'obtenir, ce qui ne convient point? N'est-ce point parce que le besoin servira à ton amendement et que l'abondance servirait à te corrompre ? L'abondance que tu cherches est une abondance de corruption, et il te faut le besoin pour ton instruction. Laisse tout entre les mains de Dieu ; il sait ce qu'il te doit donner, ce qu'il te doit ôter. S'il exauçait tes demandes, inconsidérées, ce serait peut-être dans sa colère. Ne vois-tu pas de ces traits dans la Loi ? Quand les Israëlites voulurent assouvir leurs convoitises charnelles, dans sa colère il les exauça (1). Paul lui disait : Délivrez-moi de l'aiguillon de la chair, il ne l'exauça point dans sa bonté (2).

9. Ainsi donc réjouis-toi dans le Seigneur, dans le Seigneur et non dans le siècle. Cet ancien se réjouissait dans le Seigneur; après qu'il eût perdu toutes les joies du siècle, le Seigneur lui resta avec ses joies divines; et il conserva, au milieu des épreuves, la joie pure, parfaite et immuable de son coeur. Il possédait es biens sans en être possédé, car il était au Seigneur. Il foulait ses biens et s'attachait à Dieu ; et quand lui furent ôtés ces biens sur lesquels il marchait, il resta fixé où il se tenait.

Voici en effet ce qui s'appelle se réjouir en Dieu. « Le Seigneur a donné. » Le Seigneur, c'est lui qui fait sa joie. « Le Seigneur a ôté; » Mais s'est-il ôté? Il a ôté ce qu'Il a donné; mais le Donateur même s'est offert, et on se réjouit dans le Seigneur. Donc « le Seigneur a donné, le Seigneur a retiré, comme il a plu au Seigneur, ainsi il a été fait ; que le nom du Seigneur soit béni (3) ! » Comment déplairait au serviteur ce qui plaît au          Seigneur? J'ai perdu mon or, j'ai perdu ma famille, j'ai perdu mes troupeaux, j'ai perdu tout
 
 

1. Exod. XVI. — 2. II Cor. XII, 7-9. —  3. Job. I, 21.
 
 

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ce que j’avais : mais je n'ai pas perdu Celui qui m'a tout donné. J'ai perdu ses dons, je ne l'ai pas perdu; je suis toujours à lui; il est ma joie, il est mes richesses. Et pourquoi ce langage? Parce que Job n'est point renversé, il n'a point la tête,en bas, il ne s'est point détourné de Celui qui est au dessus pour porter son amour à ce qui est au-dessous. Car en cela consiste le renversement, le mauvais usage de la créature.

10. Pourquoi accuser Celui qui t'a donné l'or, quand tu devrais t'accuser toi-même d'aimer l'or désordonnément? Possède cet or, te dit le Seigneur, je te l'ai donné, fais-en bon usage. Tu cherches dans l'or des ornements, sois plutôt l'ornement de l'or; tu cherches dans l'or l'honneur et la beauté, embellis plutôt l'or et n'en sois pas la honte. Les libertins, les fornicateurs, les débauchés ont de l'or; ils donnent des jeux pompeux, ils distribuent aux histrions de folles largesses, et ils ne donnent rien aux pauvres affamés : ces hommes n'embellissent pas l'or. Ne dit-on pas, quand on les considère avec esprit de droiture : Je plains l'or qui coule chez lui : ah ! si j'en étais possesseur ! Eh bien ! si tu en étais possesseur? Tu viens de dire : Je plains l'or qui coule chez lui; ah! si j'en étais possesseur! Que ferais-tu donc? — Je recueillerais les étrangers, je donnerais du pain aux indigents, je vêtirais ceux qui sont nus, je rachèterais les captifs. — Tu parles bien, avant d'avoir cet or, aies soin de tenir le même langage lorsque tu l'auras. Si tu fais ce que tu dis, l'or sera pour toi un ornement; si, plus attaché au Créateur de l'or qu'a l'or même, tu fais de l'or cet usage, tu seras un homme droit, affectionné avant tout à ce qui est en haut, employant bien ce qui est en bas; et tu te réjouiras dans le Seigneur; juste, tu trouveras en lui tes délices; tu ne seras point accusé par ton Créateur, le Rédempteur te rendra grâces.

SERMON XXII. SUR LE JUGEMENT DE DIEU (1).
 

ANALYSE. — Ce discours renferme deux parties, une partie dogmatique et une partie morde. — I. Après avoir dit un mot à ses auditeurs de la frayeur salutaire que doivent inspirer les paroles de son texte, saint Augustin explique d'abord comment, malgré leur forme comminatoire, elles ne sont qu'une prophétie. Secondement cette prophétie est une invitation à nous tenir en garde pour détourner le châtiment qui nous menace. Troisièmement toutes les autres prophéties accomplies jusqu'alors ne laissent aucun doute sur le fidèle accomplissement de celle-ci. — II. Donc il faut nous corriger et changer de vie. En effet Dieu est à la fois miséricordieux et juste, ces deux attributs sont également inséparables de sa nature. Or, 1° si nous changeons de vie il pourra nous faire miséricorde et changer l'arrêt de notre condamnation sans altérer sa justice. 2° Si au contraire nous nous élevons contre lui par notre opiniâtreté et notre orgueil, il nous perdra comme se perd cette colonne de fumée qui se dissipe à mesure qu'elle s'élève. 3° Il est vrai que Dieu est infiniment miséricordieux, il nous en a donné les plus touchants témoignages : peut-il cependant placer dans la même société les bons et les méchants, traiter éternellement les uns comme les autres? — Donc soyons inaltérablement fidèles à Jésus et à son Église. Comme Adam et Eve nous ont donné la mort, Jésus-Christ et l'Église donneront à leurs enfants une vie immortelle.
 
 

1. Nous avons entendu avec tremblement cette prophétie chantée dans le psaume. «Qu'ils s'évanouissent, dit-il, comme la fumée; comme la cire fond devant la flamme que les pécheurs périssent devant Dieu. » Je ne doute pas, mes frères, que tous vos coeurs ne soient émus et qu'à ces paroles il n'y ait aucune conscience qui ne frémisse. Qui peut se glorifier d'avoir le coeur chaste, se glorifier d'être exempt de péché? Quand l'Écriture dit : « Comme la cire fond devant la flamme, que les pécheurs périssent devant Dieu, » qui ne frémirait, qui
 
 

1. Ps. LXVII, 3.
 
 

ne tremblerait de frayeur ? Que ferons-nous donc ? quel espoir nous reste-t-il ?

Ce n'est pas en vain qu'on chante ceci, et quand le prophète tient ce langage, il fait moins des souhaits que des prédictions. La forme des paroles est celle d'un voeu, mais l'intelligence y lit ce qui doit arriver. Il est dans les écrits des Prophètes des prédictions présentées comme des faits accomplis, il en est aussi qui paraissent de simples souhaits. Mais ceux qui savent comprendre ce qu'ils lisent, y voient l'annonce de l'avenir.

Ces psaumes ont été composés et écrits (94) longtemps avant la naissance du Seigneur; non avant que le Christ fût Dieu, mais avant qu'il naquit de la Vierge Marie. En effet le patriarche Abraham exista longtemps avant le roi David; pendant la vie duquel on chanta ces psaumes. Or le Seigneur a dit : « Je suis dès avant Abraham ; (1) » car il est le Verbe de Dieu, par qui tout a été fait; et c'est lui qui inspirant les Prophètes a prédit qu'il s'incarnerait et viendrait parmi nous. Mais à son incarnation se rapporte sa passion, puisqu'il ne pouvait souffrir ce que rapporte l'Évangile sans la chair mortelle et passible dont il était revêtu. On lit donc dans cet Evangile comment après avoir crucifié le Sauveur, ses bourreaux se partagèrent ses vêtements, et comment après avoir remarqué que sa tunique était d'un seul tissu d'en haut jusqu'en bas, ils ne voulurent point la diviser, mais la tirèrent au sort afin de la donner tout entière à qui le sort l'adjugerait (2) figure de la charité, qui doit rester indivisible. Ces faits sont ainsi présentés dans l'Évangile comme des faits arrivés; et lorsque, bien des années auparavant, le psaume les prédisait, déjà on les chantait comme des évènements accomplis. « Ils ont percé mes mains et mes pieds, dit ce psaume, et ils ont compté tous mes os. Ils m'ont regardé, ils m'ont considéré attentivement, ils se sont partagés mes vêtements et ils ont tiré ma robe au sort (3). » Tout est au passé, et tout est à venir.

De même donc que ce passé exprime le futur, ainsi dans les voeux du prophète on doit lire la certitude de ce qui arrivera. N'est-ce pas ainsi qu'on parait souhaiter au traître Judas ce qui devait s'exécuter en lui? Des Juifs eux-mêmes il est dit: « Que leur table soit pour eux un piège, un filet, un écueil, (4) » C'est sans aucun doute une prédiction qui les concerne, et l'Apôtre Pierre rapporte que sous ces figures on doit voir Judas.

2. Ce n'est point sans motif que l'avenir est présenté comme passé : pour Dieu il est aussi sûr que si déjà il était accompli. Et si le prophète paraît énoncer sous forme de souhait ce qui à ses yeux arrivera certainement, il veut nous montrer simplement, je crois, qu'il n'y a rien qui doive nous déplaire dans la connaissance de l'arrêt, que Dieu porte et qu'il rend fixe et immuable.

Il est parlé dans les Actes des Apôtres d'un prophète nommé Agabe. Il prédisait que saint Paul souffrirait beaucoup à Jérusalem de la part
 
 

1. Jean, VIII, 58. — 2. Jean, XIX. 23, 24. — 3. Ps. XXI, 17-19. — 4. Ps. LXVIII, 23. .
 
 

des Juifs, qu'il serait même chargé de fers. Les frères l'ayant entendu voulaient détourner l'Apôtre et l'empêcher d'aller jusques là. « Que faites-vous, leur dit celui-ci, jetant le trouble dans mon coeur ? Car je suis prêt, non-seulement à être lié, mais encore à mourir pour le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ (1). » Voyant alors son inébranlable détermination à tout souffrir: « Que la volonté du Seigneur soit faite, » dirent les frères. Or en disant : « Que la volonté du Seigneur soit faite, » est-ce que ces Chrétiens souhaitaient à l'Apôtre de pareilles souffrances ? Est-ce que plutôt ils ne se soumirent pas avec un entier dévouement au céleste et divin décret? Ainsi donc en disant: « Comme la cire fond devant la flamme, qu'ainsi les pécheurs périssent devant Dieu, » le prophète voit avec la plus entière certitude que ce malheur les menace, et pour ne pas déplaire à Dieu, il se plait dans ce que Dieu a résolu.

3. Que ferons-nous donc, frères? Ne devons-nous pas, tandis qu'il en est temps, changer de vie et corriger ce qui peut être mal dans nos oeuvras, afin que le sort réservé certainement aux pécheurs ne trouve plus à tomber sur nous; non pas que nous dussions être anéantis, mais parce qu'il faut n'être plus de ceux pour qui il a été prédit? Si le Juge menace de son arrivée, n'est-ce pas pour n'avoir point à punir quand il sera venu? N'est-ce pas pour nous presser de nous amender, que les prophètes chantent son futur avènement? S'il voulait nous condamner, il garderait le silence. Quel assassin dit avant de frapper : Attention? Et tout ce que nous disent les Écritures, n'est-ce point la voix de Dieu qui crie: Attention? Oui, mes fières, tout ce que nous endurons, toutes les tribulations de cette vie, c'est le fouet de Dieu cherchant à nous corriger, pour n'avoir pas à nous condamner enfin. Les grands maux que chacun souffre maintenant sont cruels, accablants et le seul récit en fait frémir; en comparaison du feu éternel, ce n'est pas même peu de chose, ce n'est rien. Que les épreuves tombent sur nous ou sur autrui, elles sont pour nous des avertissements divins. Oui, mes frères, toutes ces afflictions qui nous viennent du Seigneur pendant la vie, sont autant d'avertissements et d'invitations pressantes à nous corriger. Car il viendra, ce feu éternel dont il sera dit aux réprouvés placés à la gauche : « Allez au feu éternel qui a été préparé à Satan et à ses Anges (2). »

Quelques-uns alois feront pénitence ; car il
 
 

1. Act. XXI, 10-14. — 2. Matt. XXV, 41.
 
 

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est écrit au livre de la Sagesse. « Ils diront en eux-mêmes, faisant pénitence et gémissant dans l'angoisse de leur âme. Que nous a servi l'orgueil ? Que nous a procuré l'ostentation des richesses? Toutes ces choses ont passé comme l'ombre (1). » Il y aura donc là une pénitence, mais infructueuse ; il y aura une pénitence, mais douloureuse sans guérir l'âme. La pénitence aujourd'hui est utile, parce que nous nous corrigeons librement. Repens-toi à la voix de l'Écriture : quand le juge sera présent et fera entendre sa voix, ton repentir sera stérile.

Il va bientôt prononcer la sentence et tu n'auras alors aucune observation à élever. Car il ne s'est point tu avant de rendre son arrêt, et s'il t'a ajourné, c'était pour t'inviter à te corriger. Quand le larron était suspendu à la croix, ne lui-a-t-il pas permis de changer ? Crucifié avec le Seigneur, le larron crut au Christ (2), au moment même où chancelait là foi de ses disciples. Quand il ressuscitait des morts, les Juifs le méprisèrent; ce larron ne le méprisa point quoiqu'il fut attaché avec lui à la croix. On ne pourra donc plus dire au Seigneur : Vous ne m'avez pas accordé de bien vivre ; ni : Vous ne m'avez donné aucun délai pour me corriger; ni enfin : Vous ne m'avez pas montré ce que je devais désirer, ce que je devais éviter.

Reconnaissez qu'il ne se tait pas, reconnaissez qu'il donne des délais, reconnaissez qu'il attire, exhorte, menace. Il a donné à sa parole une chaire élevée; de là on la lit dans tout l'univers au genre humain tout entier. Personne ne peut plus dire : J'ignorais, je n'ai pas entendu. On voit l'accomplissement de ce qui est dit dans un psaume : « Nul ne se dérobe à sa chaleur (3). » Cette chaleur divine est maintenant dans la divine parole: qu'elle t'échauffe au plus tôt, et tu ne fondras pas comme la cire devant le feu qu'il allumera.

4. Les impies en rient aujourd'hui, les moqueurs s'en moquent, on traite de fable ce que nous chantons : cependant tout s'accomplira un jour, oui, mes frères, tout un jour s'accomplira. Si tant d'autres prédictions ne s'étaient point exécutées, nous devrions désespérer de voir jamais le jugement : mais si nous sommes témoins aujourd'hui, si les yeux même des aveugles sont frappés de l'accomplissement des prophéties a qui regardaient l'Église à venir, pourquoi douter que les autres s'accomplissent également? Quand on disait que l'Église du Christ        se répandrait dans toute la terre, il y en avait peu pour le
 
 

1. Sag. V, 3, 8, 9. — 2. Luc, XXIII, 40, 43. — 3. Ps. XVIII, 7.
 
 

dire et beaucoup pour en rire. C'est fait aujourd'hui, après avoir été annoncé si longtemps d'avance : l'Église est en effet répandue par toute la terre. Il y a plusieurs milliers d'années, on promettait à Abraham que toutes les nations seraient bénies en sa race (1). Le Christ est né de la race d'Abraham et dès maintenant toutes les nations sont bénies dans le Christ. Il a été prédit qu'on verrait des schismes et des hérésies : nous en voyons. Des persécutions ont été prédites : les rois adorateurs des idoles n'ent ont-ils point ordonné ? En faveur des idoles et en haine du nom chrétien, la terre a été remplie de martyrs; leur sang a été répandu comme une semence et la moisson a poussé dans l'Église. L'Église ainsi n'a pas prié inutilement pour ses ennemis : les persécuteurs mêmes sont devenus croyants. Il a été prédit aussi que les idoles seraient renversées au nom du Christ : nous trouvons dans l'Écriture cet oracle avec les autres. Les chrétiens, il y a seulement quelques années, lisaient cette prophétie sans lavoir réalisée; en mourant ils en attendaient encore l'accomplissement et ne le voyaient pas : néanmoins comme ils étaient sûrs qu'il aurait lieu, ils parurent avec cette ferme croyance devant le Seigneur. Ce qu'ils ne voyaient point se voit maintenant.

Comment ? Nous sommes témoins de tout ce qui a été annoncé sur l'Église, et le seul jour du jugement n'arriverait jamais ? C'est la seule prophétie qui reste, et seule elle ne se réaliserait point ? Nous voyons, en lisant les Écritures, que tout ce qui est écrit s'est exécuté à la lettre avons-nous le coeur assez dur et assez insensible pour désespérer de ce qui reste ? Et qu'est-ce que ce reste, comparé à ce qui est sous nos yeux? Dieu s'est montré fidèle entant de choses, et il nous tromperait pour si peu ? Ainsi le jugement viendra rendre, selon les mérites, le bien aux bons et le mal aux méchants. Soyons bons et attendons le Juge avec confiance.

5. Maintenant surtout, mes frères, écoutez-moi. Je ne veux plus revenir avec toi sur le passé: à dater de ce jour change, et que demain te trouve tout autre.

Nous voulons, dans notre perversité, que Dieu soit miséricordieux sans être juste. D'autres encore, comme s'ils étaient pleins de confiance en leur justice, veulent que Dieu soit juste et non miséricordieux. Dieu est l'un et l'autre, il se montre l'un et l'autre. Sa miséricorde n'empiète pas sur sa justice et sa justice ne détruit point
 
 

1. Gen. XXII, 18.
 
 

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sa miséricorde. Il est à 1a fois miséricordieux et juste. Comment prouver qu'il est miséricordieux? C'est que présentement il épargne les pécheurs et pardonne à qui se confesse. Comment prouver qu'il est juste ? Parce que viendra le jour du jugement : s'il est différé, il n'en viendra pas moins, et chacun alors recevra selon ses oeuvres. Voudriez-vous qu'on accordât aux opiniâtres ce qui sera accordé aux convertis? Vous paraît-il juste, mes frères, que Judas occupe la même place que Pierre? Il l'occuperait s'il s'était corrigé; mais il a désespéré du pardon et il a préféré s'étrangler plutôt que d'implorer la clémence du Roi.

6. Ainsi donc, frères, nous n'aurons aucun sujet de plainte contre Dieu, comme j'avais commencé à le dire ; non, aucun sujet de plainte, lorsqu'il viendra nous juger. Que chacun songe à ses péchés et s'amende tandis qu'il en est temps. Qu'on se livre à une douleur qui soit fructueuse, à un repentir qui ne soit pas stérile. Il semble que Dieu nous dit : J'ai fait connaître la sentence, mais je ne l'ai point prononcée encore ; je l'ai prédite, je ne l'ai point rendue.

Mais pourquoi craindre quand j'ai dit: Si tu changes, il la change ? N'est-il pas écrit que Dieu se repent (1) ? Mais il ne se repent point à la manière des hommes. « Si vous vous repentez de vos péchés, est-il dit, je me repentirai aussi de tout le mal que j'allais vous faire (2) » Dieu se repent-il comme s'il avait péché ? En Dieu donc on appelle pénitence un changement de sentence, et cette pénitence n'est pas injuste, mais juste. Pourquoi juste ? Si le juge a changé son arrêt, c'est que le coupable lui-même est changé. Ne crains rien: la sentence est changée,, non la justice. La justice demeure intègre ; elle exige même que l'on pardonne au changement de vie. Autant elle refuse le pardon à l'opiniâtre, autant elle l'accorde au converti. Le Législateur est un Roi d'indulgence. Il a envoyé la loi; il a apporté l'indulgence. La loi l’avait rendu coupable : l'auteur de la loi t'absout; ou plutôt il ne t'absout pas, car absoudre c'est déclarer un homme innocent. Dieu donc pardonne plutôt au converti ; car tous sont coupables, embarrassés dans leurs iniquités. Que nul ne demande à être absous; implorons tous la grâce que l'on obtient quand on est changé et nous aurons confiance en entendant : « Comme la cire fond devant la flamme, qu'ainsi périssent les pécheurs devant Dieu. »

7. Oui, frères, que maintenant les pécheurs
 
 

1. Gen. VI, 6. — 2. Jér. XXIII, 8.
 
 

périssent et ils ne périront point. S'ils commencent à vivre dans la justice, ils périront comme pécheurs, mais comme hommes ils ne périront pas. Homme et pécheur, ce sont deux noms : l'un de ces noms désigne l'homme et l'autre le pécheur. Ils nous, montrent, l'un ce que Dieu a fait, l'autre ce qu'a fait l'homme car c'est Dieu qui a fait l'homme et c'est l'homme qui s'est fait pécheur. Pourquoi donc trembles-tu quand Dieu te dit : « Que les pécheurs périssent devant moi ? » Voici ce que Dieu te dit en effet : Périsse en toi ce que tu as fait, et ce que j'ai fait je le conserve.

Le feu divin échauffe maintenant la parole, c'est l'ardeur de l'Esprit-Saint qui l'excite, comme nous l'avons déjà dit : car il est écrit dans un autre psaume: « Nul ne se dérobe à sa chaleur; » et l'Apôtre déclare que le Saint-Esprit est cette chaleur même : « Embrasés par l'Esprit. (1) » Donc avant d'être devant Dieu, place-toi devant son Ecriture, fonds devant elle; repens-toi lorsque tu l'entends parler ainsi de tes péchés. Et lorsque tu te repens, lorsque tu souffres volontairement sous la chaleur de la parole, lorsque tu vas jusqu'à verser des larmes, n'es-tu pas comme la cire qui se fond et qui en quelque sorte se répand en larmes ? Fais donc maintenant ce que tu redoutes plus tard, et plus tard tu n'auras rien à craindre. Seulement ne t'évanouis point comme la fumée.

8. Ici en effet tu vois deux comparaisons, et sans doute ce n'est point sans motif, mais pour exprimer la différence entre pécheurs et pécheurs. Nous lisons dans un même verset: « Qu'ils s'évanouissent comme la fumée, et comme la cire se fond devant la flamme, qu'ainsi périssent les pécheurs devant Dieu. »

Qui sont ceux qui s'évanouissent comme la fumée ? Qui sont-ils, sinon les orgueilleux qui ne confessent point leurs péchés mais les soutiennent? Pourquoi sont-ils comparés à la fumée? Parce que la fumée monte et s'élève en quelque sorte contre le ciel; mais plus elle s'élève et plus elle s'évanouit et se dissipe aisément. Considérez dé nouveau ce que je viens de dire. Plus la fumée est proche du feu et de la terre, plus elle est compacte : elle ne s'est point encore évanouie, elle n'est point emportée par les vents; mais plus elle monte haut, plus elle se raréfie, s'évanouit, se dissipe. Or l'orgueilleux s'élevant contre Dieu comme la fumée contre le ciel, ne doit-il pas s'évanouir, être emporté, quand il
 
 

1. Rom. XII, 11.
 
 

monte, comme par les vents de sa folle vanité et périr enfin; ainsi que périt en s'élevant cette colonne de fumée plus creuse que solide? Telle est en effet la fumée : tu vois une grande colonne; il y a peut-être quelque chose à voir, rien à saisir.

Avant tout, chers frères, redoutez un pareil châtiment, n'excusez point vos fautes passées, et si vous en commettez encore, de grâce ne lés excusez point. Soumettez-vous à Dieu et frappez-vous la poitrine de manière à ne plus commettre celles qui vous restent encore. Faites effort pour n'y plus succomber, n'en commettez aucune s'il est possible, et s'il ne vous est pas possible de les éviter absolument, ayez au moins recours à ce pieux aveu. En travaillant à te corriger de tous, en te corrigeant autant que la grâce divine te rend capable de le faire, tu obtiendras un nouveau regard de la miséricorde du Seigneur, et s'il te trouve en marche et faisant des efforts, il te pardonnera aisément celles dont tu ne serais, pas entièrement délivré. Seulement, mets tes soins à avancer, non à reculer; et si le dernier jour ne te trouve pas complètement vainqueur, qu'il te trouve combattant, que tu ne sois alors ni pris ni rendu.           .

9. La miséricorde, de Dieu est inépuisable; immense est sa bonté, car il nous a rachetés par le sang de son Fils alors que pour nos péchés nous méritions d'être anéantis. En créant l'homme à son image et à sa ressemblance, il a fait quelque chose de grand. Mais en péchant nous avons voulu n'être rien, nous avons emprunté à nos parents le germe de la mortalité, nous sommes devenus une masse de péchés, une masse de colère. Il lui a plu néanmoins de nous racheter, par miséricorde, au plus haut prix: il a donné pour nous le sang de son Fils unique, qui est né dans l'innocence, qui a vécu dans l'innocence, qui est mort dans l'innocence. Après nous avoir achetés si cher, voudrait-il nous laisser périr? Il ne nous a point rachetés pour nous perdre, mais pour nous faire vivre. Si le péché triomphe de nous, Dieu pour cela ne dédaigne point la rançon qu'il a donnée pour nous ;      elle est trop précieuse.

Gardons-nous toutefois de compter trop sur sa clémence si nous ne luttons contre nos péchés : si surtout nous avons commis certains crimes énormes, n'espérons point qu'il nous fera miséricorde en s'associant à notre iniquité. En vérité, est-ce que- les impies qui n'ont rien fait pour se corriger pendant leur vie, qui ont (97) persévéré dans l'opiniâtreté et la dureté de coeur, qui ont même accusé Dieu en excusant leurs péchés, peuvent être placés par lui avec les saints martyrs, avec les saints Apôtres, avec les prophètes et les patriarches, avec les fidèles qui l'ont bien servi et bien mérité de lui, qui ont vécu dans la chasteté, la modestie, l'humilité, qui ont fait l'aumône et pardonné à quiconque les faisait souffrir ?

Telle est effectivement la voie des justes; telle est la voie des saints qui ont Dieu pour père et l'Église pour mère, qui n'offensent ni l'un ni l'autre, qui vivent dans l'amour de tous deux, et qui sans blesser leur père, sans blesser leur mère, hâtent le pas vers l'éternel héritage : à chacun d'eux cet héritage est donné.

10. Ainsi deux parents nous ont engendrés pour la mort; deux parents nous ont engendrés pour la vie. Adam et Ève sont les parents qui nous ont engendrés pour la mort ; le Christ et l'Église sont les parents qui nous ont engendrés pour la vie. Dans le père qui m'a engendré pour la mort, je vois Adam; Ève dans ma mère. Nous sommes issus d'une race charnelle. C'est à la vérité par un bienfait de Dieu, car nous ne devons ce bienfait qu'à Dieu. Cependant comment sommes-nous venus au jour? Sans aucun doute, c'est pour mourir. Ceux qui nous ont précédés nous ont engendrés pour leur succéder : était-ce pour qu'éternellement nous vécussions sur la terre avec eux ? Ils devaient s'en aller, et ils ont voulu être remplacés.

Ce n'est pas pour cela que nous engendrent Dieu notre père et l'Église notre mère; c'est pour la vie éternelle, car eux-mêmes sont éternels; et cette éternelle vie est l'héritage qui nous est promis par le Christ. Le Verbe s'est fait chair et a habité parmi nous (1), il a été nourri, il a grandi, il a souffert, il est mort, il est ressuscité, il a reçu pour héritage le royaume des cieux. C'est comme homme qu'il est ressuscité et qu'il a reçu l'éternelle vie ; c'est comme homme et non comme Verbe ; comme Verbe il demeure immuable d'une éternité à l'autre éternité. Or comme cette sainte humanité est ressuscitée pour la vie éternelle, il nous a été promis de ressusciter également et de monter au ciel pleins de vie. Nous attendons le même héritage, la vie immortelle. Tout le corps n'est pas encore monté

le chef est au ciel, les membres sur la terre ; le chef n'abandonnera pas le corps, seul il ne prendra point possession de l'héritage. Le Christ entier y sera admis, le Christ entier dans l'humanité,
 
 

1. Jean, I, 14.
 
 

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c'est-à-dire le chef et les membres.Nous sommes les membres du Christ; donc espérons l'héritage: quand tout sera passé nous aurons en partage un bonheur qui ne passera point et nous échapperons à un malheur qui ne passera point non plus : le bonheur et le malheur sont également éternels. Si Dieu a fait aux siens des promesses éternelles, il n'a pas fait aux impies de temporelles menaces. Il a promis aux saints une vie, un bonheur, un royaume un héritage sans fin : ainsi il a menacé les impies d'un feu quine s'éteindra point. Si nous n'aimons point encore ses promesses, redoutons au moins ses menaces.

SERMON XXIII. Prononcé dans la basilique de Fauste (1). DE LA VUE DE DIEU. (2).
 

ANALYSE. — Ce discours n'est autre chose que le développement de ces paroles sacrées. « Vous m'avez tenu par la main droite, vous m'avez conduit dans votre volonté et vous m'avez reçu dans votre gloire (3) » En suivant avec attention le savant docteur nous constaterons qu'un ancien écrivain ecclésiastique n'a pas eu tort de donner à ce discours le titre que nous venons de reproduire. — I. Vous m'avez tenu par la main droite. Il est beaucoup plus dangereux de parler que d'écouter, surtout quand on enseigne l'Écriture. On doit éviter en effet d'expliquer charnellement le langage charnel qu'elle emploie pour nous rendre spirituels. Gardez-vous donc de prendre à la lettre ce que dit ici le prophète et de croire que Dieu l'ait pris réellement par la main droite. Il s'agit d'un sens bien plus beau. — II. Vous m'avez conduit dans votre volonté. L'Écriture nous apprend que Dieu habite en nous, malgré son immensité. Il y habite par la charité. Appelée avec raison plutôt des arrhes qu'un gage, la charité est la source de tous les dons divins; Dieu conduit avec prédilection l'âme qui en est ornée. Où la conduit-il? — III. Vous m'avez reçu dans votre gloire.Les anciens que l'Écriture nous représente comme ayant vu Dieu ne l'ont pas vu en lui-même ; ils ont vu simplement l'apparence sous laquelle il se montrait à eux. Ce bonheur ne leur suffisait pas, ils ont désiré ardemment voir Dieu en lui-même, Travaillons comme eux à être reçus par lui dans sa gloire — Mais pour y parvenir soyons des enfants de paix (5).
 
 

1. Considérons comme un sujet d'entretien ce qu'en chantant nous venons de dire au Seigneur; faisons de ces paroles le sui et de notre discours. Après avoir dit à Dieu: « Vous m'avez tenu par la main droite, vous m'avez conduit dans votre volonté et vous m'avez reçu dans la gloire; » prions-le de répandre plus de lumière dans nos coeurs et de nous aider, par sa miséricorde et par sa grâce, moi à parler, vous à apprécier. Pour faciliter la parole nous paraissons debout en un lieu plus élevé; mais c'est vous qui êtes réellement en un lieu plus élevé; vous êtes nos juges, nous sommes jugés par vous. On nous appelle docteurs, mais nous avons souvent besoin d'un docteur et nous ne voulons point passer pour maîtres : il y aurait danger et prévarication, car le Seigneur a dit: « Ne cherchez point à être appelés maîtres; vous n'avez qu'un maître, le Christ (6) » Il y a donc danger à être maître

1. Il y avait à Carthage une basilique de ce nom. — 2 Ps. LXXII, 24 ; — 3. Ibid. — 4. Florus, Comen. sur l'Epît. aux Ephés. et sur l'Epît aux Hébr. — 5. Pour rapporter ce discours à la vue de Dieu, il es facile d'enchaîner ainsi les trois parties: 1° Ne considérons point Die comme un être matériel; 2° il est invisible, puisqu'il habite en nous 3° quand nous le verrons, nous ne le verrons pas comme le vit Moïse sous une apparence étrangère, nous le verrons dans sa gloire.

6. Matt. XXIII, 10.
 
 

sécurité à être disciple. Aussi est-il dit dans un psaume: « Vous ferez entendre à mon oreille la joie et l'allégresse (1); » et l'on est moins exposé en entendant la divine parole qu'en la prêchant; on reste tranquillement debout, on écoute et l'on se réjouit à la voix de l'Époux (2).

2. L'Apôtre avait été obligé de se faire docteur; voyez donc ce qu'il dit: « J'ai été au milieu de vous dans la crainte et un grand tremblement (3). » Ainsi n'est-il pas plus sûr de nous considérer tous, nous qui parlons, et vous qui écoutez, comme les disciples d'un même Maître? Oui, il est plus sûr, il est avantageux que vous nous contiez, non comme vos maîtres, mais comme vos condisciples. Voyez si nous ne devons pas être inquiets ? « Frères, dit l'Écriture, ne vous faites point maîtres en grand nombre; car nous faisons tous beaucoup de fautes. » Qui ne tremblerait devant ce mot: tous? Ensuite? « Si quelqu'un ne pèche point en paroles, c'est un homme parfait  (4). » Mais qui osera se dire parfait?

Il est donc vrai, celui qui demeure debout et     écoute ne pèche pas en paroles ; mais lorsque celui qui parle ne pécherait point, ce qui est difficile,
 
 

1. Ps. L, 10. — 2. Jean, III, 29. — 3. I Cor. II, 3. — 4. Jacq. III, 1.2
 
 

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il souffre et craint de pécher. Ah ! mes frères, non-seulement écoutez nos paroles, mais prenez pitié de nos frayeurs; et comme tout ce qui est vrai vient de la Vérité même, quand nous disons vrai, ne nous l'attribuez pas, louez-en Dieu; quand au contraire nous manquons comme des hommes, priez-le pour nous.

3. L'Écriture est sainte, véridique, irréprochable. Divinement inspirée, elle sert à enseigner, à reprendre, à exhorter, à instruire (1); et nous n'avons point à l'accuser s'il nous arrive de nous égarer pour ne l'avoir pas comprise. La comprendre, c'est marcher droit; s'égarer pour ne l'avoir pas bien entendue, c'est lui laisser sa pureté, car notre perversité ne pourrait l'altérer; mais elle reste intacte et nous attend pour nous corriger. Néanmoins, elle s'exprime souvent, toute spirituelle qu'elle est, d'une manière qui semble charnelle, afin de nous exercer. « La loi est spirituelle, dit l'Apôtre, pour moi je suis charnel (2). » Aussi marche-t-elle souvent avec les hommes charnels d'une façon qui semble charnelle; mais elle ne veut pas qu'ils restent charnels.

Une mère aime à nourrir son petit enfant: est-ce pour qu'il reste petit? Elle le tient sur son coeur, le réchauffe dans ses bras, le comble de caresses, lui donne son lait,- elle fait tout pour ce petit; mais elle demande à le voir grandir et à ne pas se conduire toujours ainsi envers lui. Considérez l'Apôtre : mieux vaut arrêter nos regards sur lui, puisqu'il n'a point dédaigné de se donner le nom de mère. « Je me suis fait petit parmi vous, dit-il, comme une nourrice qui soigne ses enfants (3). » Inspiré par un vrai et pieux sentiment de charité fraternelle, l'Apôtre se fait nourrice en disant qu'il soigne, et mère en ajoutant : ses enfants. Il est des nourrices qui élèvent des enfants qui ne sont pas les leurs ; il est des mères qui sans élever leurs propres enfants les donnent à des nourrices. Mais l'Apôtre élève et; nourrit les siens, et pourtant il dit ailleurs, comme je l'ai rappelé : « J'ai été parmi vous dans la crainte et un grand tremblement. »

4. Tu diras : Qu'y avait-il dans ces hommes qui obligent Paul à être parmi eux dans la crainte et le tremblement? « Comme à de petits enfants dans le Christ, dit-il, je vous ai abreuvés de lait, je ne vous ai pas donné à manger, parce que vous n'en étiez pas capables encore, à présent même vous ne le pouvez point, car vous êtes encore
 
 

1. II Tim. III, 16. — 2. Rom. VII, 14. — 3. I Thess. II, 7.
 
 

charnels (1). » Tout en les appelant charnels il les nomme petits enfants en Jésus-Christ; ainsi les reprend-il sans les repousser. Ils sont tout à la fois charnels.et petits enfants en Jésus-Christ ; mais en les nommant petits enfants en Jésus-Christ, l'Apôtre ne veut point qu'ils demeurent charnels; il désire qu'ils deviennent spirituels, jugeant tout, sans être jugés par personne. Car « l'homme animal, comme il dit lui-même, ne perçoit pas ce qui est de l'Esprit de Dieu; c'est folie pour lui, et il ne le peut comprendre, car c'est par l'Esprit qu'on doit en juger. Mais l'homme spirituel juge de toutes choses, et il n'est jugé par personne. » C'est encore l'Apôtre qui dit: « Nous prêchons la sagesse parmi les parfaits (2). » S'ils sont parfaits, pourquoi prêcher? Qu'a besoin de ta parole un homme parfait? — Mais cherchons en quoi cet homme est parfait.

Peut-être sans trouver un homme qui connaisse complètement, en découvrirai-je un qui écoute parfaitement. Le parfait auditeur est donc, celui qui peut recevoir dans son esprit la nourriture solide, sans en ressentir ni trouble ni aigreur. Quel est-il et nous le louerons? Je ne doute pas néanmoins qu'il y ait des hommes spirituels qui écoutent bien et qui jugent bien. Ce n'est pas devant eux que je m'inquiète. Car s'ils jugent que je suis charnel, ils useront de miséricorde envers moi, et s'ils goûtent ce que je dis, ils s'en réjouiront avec moi.

5. Me voici à ces paroles du psaume que nous venons de chanter : « Vous m'avez tenu par la main droite. » Suppose un auditeur charnel; que pensera-t-il, sinon que Dieu s'est montré au prophète sous une forme humaine, qu'il lui a pris la main droite, non la gauche, qu'il l'a conduit dans sa volonté et élevé où il lui a plu ? Comprendre, ou plutôt s'imaginer cela, c'est ne comprendre pas. En effet qui dit comprendre, dit comprendre la vérité, car le faux s'imagine et ne se comprend pas. Si donc l'homme charnel s'imagine que la divine nature a des membres distincts, une forme déterminée, une grandeur limitée et circonscrite dans un lieu, que faire avec lui? Si je lui dis : Dieu n'est pas cela, il né comprend pas. Si je lui dis : Dieu est cela, il comprend, mais je le trompe. Je ne puis dire que Dieu est cela; ce serait mentir; et sur qui? sur mon Dieu sur mon Sauveur et mon Rédempteur, sur mon espoir, sur Celui vers qui j'élève et mes mains et mes yeux Ah! ce ne serait point
 
 

1. I  Cor. III, 1, 2. — 2. I Cor. II, 14, 15,16.
 
 

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une faute légère de mentir ainsi. Se tromper sur Dieu, c'est fâcheux, et dangereux; mentir sur

lui, c'est pernicieux et mortel. Tout menteur n'est pas trompé. Être trompé c'est croire vrai ce qui ne l'est pas; et dire ce que l'on estime vrai, ce n'est pas mentir, c'est néanmoins se tromper. Que Dieu accorde de ne se pas tromper à qui ne veut point mentir.

6. Supposons donc que, comme je l'ai dit, le petit enfant dont j'ai parlé croie que Dieu a des membres distincts en certaines parties de son corps, qu'il a une figure particulière, une forme limitée, qu'il demeure et se meut dans l'espace; quand il lira ce passage : « Où irai-je devant votre esprit? où fuir devant votre face? — Si je monte au ciel, vous y êtes; si je descends au fond des enfers, vous voilà (1); » pensera-t-il que Dieu est réellement au ciel, réellement sur la terre et réellement aux enfers? Mais alors que deviendra ce pauvre petit? S'il m'écoute, qu'il cherche avec la Samaritaine des montagnes et des temples pour s'approcher de Dieu; qu'il aille à Jérusalem, à la montagne de Samarie (2), non dans un temple visible; qu'il n'y coure pas, qu'il ne cherche pas un temple matériel pour s'approcher de Dieu. Qu'il soit lui-même un temple et Dieu viendra en lui. Car Dieu ne le méprise pas, il ne dédaigne pas de venir, il daigne le faire, au contraire. Comme preuve qu'il ne dédaigne pas, écoute sa promesse ; écoute, en attendant, les assurances que donne sa bonté, non les menaces de son dédain. « Nous viendrons en lui,» dit-il, mon Père et moi. En lui, c'est-à-dire dans celui qu'il venait de représenter comme l'aimant sincèrement, comme obéissant à ses préceptes, gardant son commandement, plein de charité envers Dieu et envers le prochain. « Nous viendrons en lui, dit-il, et nous établirons en lui notre demeure (3). »

7. Il n'est pas à l'étroit dans le cœur du fidèle, et le temple de Salomon était trop peu vaste pour lui ; car ce prince disait en le construisant « Si le ciel du ciel ne vous suffit pas (4). » Il est dit aussi.avec vérité : « Le temple de Dieu est saint, et ce temple, c'est vous (5). » Dans un autre endroit: « Nous sommes le temple du Dieu vivant. » Et comme si on demandait à l'écrivain sacré : Quelle preuve en donnes-tu? « C'est qu'il est écrit, répond-il: J'habiterai en eux. »

Ah! si quelque puissant protecteur te disait Je vais demeurer chez toi, que ferais-tu ? Ta
 
 

1. Ps. CXXXVIII, 7, 8. — 2. Jean, IV, 20. — 3. Jean, XIV, 23. — 4. II Paral. VI, 18. — 5. I Cor. III, 17.
 
 

maison étant trop étroite, tu te troublerais certainement, tu serais sous le poids de la frayeur, la désirerais qu'il ne le fit pas. Tu ne voudrais pas être à l'étroit pour recevoir ce grand personnage, à qui ne suffirait point à son arrivée ta petite et pauvre maison. Ne crains point l'arrivée de ton Dieu, ne crains point l'affection de ton Dieu; en venant il ne te met point à l'étroit, au contraire il te mettra au large. Aussi, pour te l'apprendre, il n'a pas promis seulement devenir, il n'a pas dit seulement : « J'habiterai en eux, » il a dit aussi, pour exprimer qu'il te mettra au large : « Et je marcherai en eux (1). » Si tu aimes Dieu, tu vois cette largeur de cuir. — En tourmentant, la crainte rétrécit; par conséquent l'amour dilate. Vois cette largeur de la charité. « La charité de Dieu, dit l'Écriture, est répandue dans nos cœurs (2). »

8. Tu cherchais une place pour Dieu ; qu'il l’agrandisse en demeurant en toi. « La charité est répandue dans nos coeurs, » Mais ce n'est point par nous, c'est « par l'Esprit saint qui « nous a été donné. » La charité est répandue dans nos coeurs ; de plus Dieu est charité (3) ; n'est-ce pas un gage quelconque que Dieu marche en nous? Car nous avons reçu ce gage; et quelle idée nous faire de ce que ce gage nous assure?

Il est des exemplaires qui portent : arrhes, au lieu, de gage, ce qui est préférable. Les traducteurs ont voulu exprimer la même idée; l'usage néanmoins établit une différence entre gage et arrhes. On rend le gage après avoir reçu ce qu'il garantissait. Beaucoup d'entre vous, sans doute, ont compris. Je ne le vois pas, mais je m'en aperçois à vos paroles: je pense en effet que si vous vous entretenez les uns avec les autres, c'est que ceux qui comprennent veulent expliquer à ceux qui n'ont pas compris encore. Je vais donc m'exprimer un peu plus clairement afin que tous saisissent. Tu reçois, par exemple, un livre de ton ami, mais pour l'obtenir de lui, tu lui donnes un gage. Quand tu rendras ce livre garanti par un gage, ton ami le recevra et à son tour il te rendra le gage, il ne conservera pas les deux choses.

9. Que conclure, Ires frères ? Si.Dieu nous donne maintenant, comme un gage, la charité par l'opération du Saint-Esprit, ne nous ôtera-t-il pas ce gage lorsqu'il accomplira la promesse dont ce gage est la garantie ? Nullement. Il complètera plutôt ce qu'il a donné. Ainsi les arrhes sont préférables au gage. Tu as acheté quelque chose
 
 

1. II Cor. VI, 18. — 2. Rom. V, 5. — 3. I  Jean, IV, 8.
 
 

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loyalement et par contrat; tu verses une partie du prix: ce sont des arrhes, ce n'est pas un gage car tu compléteras la somme donnée, tu ne la réclameras point. Fais maintenant l'application. Je trouve la charité dans une âme ; ce sont des arrhes et ces arrhes la portent à désirer le bonheur tout entier. Qu'elle considère la nature de ces arrhes, car elle ne feront que se compléter. Qu'elle les considère donc, qu'elle les examine en elle-même, qu'elle les étudie et les questionne sur ce complément qu'elle ne voit pas, car il serait à craindre qu'elle ne cherchât dans ce complément autre chose que ce -qui est dans les arrhes reçues. Dieu donnera-t-il de l'or, achèvera-t-il le paiement en or ? Nous a-t-il donné de l'or pour arrhes? Il est à craindre que tu ne désires du plomb pour de l'or. Considère tes arrhes: que je voudrais te persuader de les contempler ! Dieu est charité.

10. Déjà nous avons reçu quelque chose de cette source, quelques gouttes d'eau, quelques gouttes de rosée. Ah! si telle est la rosée, que n'est point la fontaine qui la produit ? Rafraîchi pas cette rosée, mais rempli d'ardeur pour courir à la source, dis à ton Dieu : « En  vous est la fontaine de vie. » La rosée a provoqué en toi ce désir, tu te rassasieras à la source même. Là se trouve tout ce qui nous suffit. « Les enfants des hommes espéreront à l'ombre de vos ailes. » Eh! pourquoi désirer comme de grands bienfaits de Dieu, ce qu'il donne aux animaux comme à nous? Ces bienfaits sont de lui, qui en doute? La plus légère faveur ne descend-elle pas de celui dont il est dit : « Le salut vient du Seigneur (1) ? »

11. Le même psaume ajoute : « Vous sauverez, Seigneur, les hommes et les bêtes, à Dieu selon l'immense étendue de votre miséricorde (2). » Votre miséricorde est si abondante qu'elle se prodigue non seulement aux hommes, mais encore aux animaux. Telle est l'incomparable richesse de cette miséricorde, que vous faites lever votre soleil sur les bons et sur les méchants, pleuvoir aussi sur les justes et les pécheurs (3). Vos saints ne recevront-ils rien de particulier? l'homme pieux ne recevra-il rien que ne le reçoive l'impie? Il reçoit sûrement autre chose. Écoute ce qui suit.

Après avoir dit : « Vous sauverez, Seigneur, les hommes et les bêtes, ô Dieu, dans l'immense étendue de votre miséricorde, » le prophète ajoute : « Mais les enfants des hommes.
 
 

1. Ps. III, 9. — 2. Ps. XXXV, 10, 8, 7. — 3. Matt. V, 45.
 
 

Que viens-tu donc de dire ? Les hommes ne seraient-ils point les enfants des hommes ? Il répond : « Vous  sauverez, Seigneur, les hommes et les animaux; mais les enfants des hommes; » quoi? « espèreront à l'ombre de vos ailes.» Voilà ce qu'ils ne partageront pas avec les bêtes. Pourquoi dire ici les enfants des hommes et dire là les hommes ? Les hommes ne sont-ils pas les enfants des hommes ? Sans aucun doute les hommes sont les enfants des hommes. Pourquoi alors cette distinction, sinon parce qu'il est un homme qui n'a pas été fils de l'homme? L'homme qui n'est point fils de l'homme c’est Adam ; l'homme fils de l'homme, c’est le Christ. « De même que tous meurent en Adam ainsi tous recevront la vie en Jésus-Christ (1). » Ils cherchent le salut avec les bêtes, ceux qui meurent et qui meurent pour ne pas vivre; ils ne le cherchent pas avec les enfants des hommes, pour obtenir de ne mourir jamais. La distinction est comprise. Ces hommes ne sont que des hommes, les enfants des hommes sont associés au Fils de l'homme.

12. Qu'y a-t-il ensuite ? « Les enfants des hommes espéreront à l'ombre de vos ailes. » J'espère donc; mais l'espérance qui se voit n'est pas de l'espérance (2); ainsi c'est à l'avenir qu'on sera enivré des biens promis. « Il seront enivrés de l'abondance de votre maison. » Je craignais tout à l'heure qu'on, ne cherchât en bien des membres corporels ; je crains maintenant que l'on ne voie dans cette ivresse, non le rassasiement des biens ineffables, mais la débauche des festins charnels. Expliquons toutefois ; on comprendra comme on pourra, et si l'on ne petit s'élever plus haut, qu'oie ne quitte pas l'idée du sein maternel, qu'importe, pourvu que l'on croisse! Poursuivons, et si nous en sommes capables, goûtons le plus qu'il nous sera possible, les délices spirituelles. « Ils s'enivreront, est-il dit, de l'abondance de votre maison, et vous les abreuverez au torrent de vos voluptés. » De quel vin ? de quelle liqueur? de quelle eau? de quel miel? de quel nectar? Tu veux savoir de quoi? « Car en vous est la source de la vie (3). » Bois la vie, si tu peux. Prépare ta conscience, non ta bouche; ton esprit et non pas ton appétit. Si tu as entendu, si tu as compris, si tu as aimé de tout ton coeur, déjà tu as bu à cette fontaine.

13. Qu'as-tu bu? Tu as bu la charité. La connais-tu? Mais c'est Dieu (4). Tu as bu la charité ; mais où l'as-tu bue? Si tu la connais, si tu l'as vue,
 
 

1. I Cor. XV, 22. — 2. Rom. VIII, 24. — 3. Ps. XXXV, 7-10. — 4. I Jean, IV, 8.
 
 

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si tu l'aimes, où l’aimes-tu? Tout amour bien réglé est un amour de charité. Comment, de charité? et toi qui aimes la charité, qu'aimes-tu? où est l'objet de ton amour? L'amour naît en toi; tu le connais et tu l'aimes. Mais on ne le voit pas dans un lieu, on ne le cherche pas des yeux du corps pour s'y attacher avec plus d'ardeur, on n'entend pas le bruit de sa parole, et quand il vient à toi tu ne l'entends point marcher. As-tu jamais senti les pieds de la charité se promenant dans ton coeur ? Qu'est-elle donc? A qui est ce trésor que tu possèdes déjà sans le toucher? Ah! apprends par là à aimer Dieu.

14. Dieu cependant s'est promené dans le paradis (1); il s'est montré près du chêne de Mambré (2); il s'est entretenu bouche à bouche avec Moïse sur le mont Sinaï. — Que s'ensuit-il? — C'est qu'on le voit dans un lieu sans le sentir marcher. — Veux-tu entendre Moïse lui-même et comme un enfant remuant ne pas me fatiguer quand je veux te nourrir ? Veux-tu donc entendre Moïse lui-même? Sans aucun doute il s'entretenait avec Dieu bouche à bouche. A qui donc disait-il : « Si j'ai trouvé grâce devant vous, montrez-vous vous-même à moi (3). » N'est-ce pas à Celui avec qui il conversait? Il s'entretient avec lui bouche à bouche, comme on s'entretient avec un ami, et il lui dit: « Si j'ai trouvé grâce devant vous, montrez-vous à moi vous-même à découvert. » Que voyait-il donc alors et que croyait-il voir? Si ce n'était pas Dieu, comment lui disait-il: « Montrez-vous vous-même à moi? » On ne peut soutenir que ce n'était pas Dieu. Si ce n'eût pas été Dieu, il aurait dit: Montrez-moi Dieu. En disant : « Montrez-vous vous-même à moi, » il fait connaître que c'était Dieu lui-même qu'il demandait à voir, et toutefois il conversait avec lui bouche à bouche, comme un ami avec son ami.

Veux-tu donc comprendre? Voici: Dieu était caché quand il apparaissait à Moïse. Si ce n'eût  pas été lui, Moïse n'aurait pu, s'entretenant bouche à bouche, lui dire : « Montrez-vous vous même à moi. » Et s'il n'eût pas été caché, pourquoi aurait-il demandé à le voir? Tu le comprends donc, situ as de l'intelligence, Dieu pouvait apparaître et en même temps être caché, apparaître sous une forme, être caché dans sa nature.

15. Si tu as saisi cela autant que tu en es capable, prends garde de t'imaginer maintenant que pour
 
 

1. Gen. III, 8. — 2. Ib .XVIII,1. — 3. Exod. XXXIII, 11, 13.
 
 

se montrer Dieu change sa propre nature en la forme qui lui plaît. Dieu est immuable, le Fils et le Saint-Esprit le sont comme le Père. «Au commencement était le Verbe et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu (1). » Le Verbe lui-même est donc Dieu et immuable comme Dieu en qui il est Dieu. Ne te figure ni diminution ni changement dans aucune des adorables personnes. Dieu est le « père des lumières en qui il n'y a ni changement ni ombre de vicissitudes (2).

S'il est immuable, reprends-tu, que signifie cette forme visible sous laquelle il a apparu a qui et comme il a voulu, marchant, parlant, se montrant même aux yeux du corps? — Tu me demandes avec quoi Dieu produit cette forme pour se rendre présent? Mais puis-je t'expliquer avec quoi il a fait le monde, avec quoi il a fait le ciel et la terre, avec quoi il t'a fait toi-même? Il m'a fait avec du limon réponds-tu. —Oui, c'est vrai. Mais le limon, avec quoi l'a-t-il fait? — Avec la terre. — Sans doute ce n'est pas avec une terre étrangère, mais avec la terre faite elle-même par le Créateur du ciel et de la terre. Comment enfin a-t-il fait cette terre ? — « Il a dit, et tout a été fait (3). » — C'est bien, très-bien répondre, tu sais. « Il a dit et tout a été fait. » Je n'en demande pas davantage. Mais si je me contente lorsque tu rappelles qu'il a dit et que tout a été fait; pourquoi me questionner encore quand je réponds: Dieu a voulu et il a apparu?

16. Il a apparu comme il le jugeait convenable, tout en restant caché dans sa nature. Voit-on l'affection véritable, voit-on l'amour, voit-on la charité? Que ce gage t'enflamme du même désir dont brûlait Moïse lorsqu'il disait à Celui qu'il voyait: « Montrez-vous à moi. » Si nous cherchons ce bonheur, nous sommes ses enfants. « Nous sommes les enfants de Dieu, dit l'Écriture, et ce que nous serons ne se voit pas encore. Nous savons que lorsqu'il apparaîtra nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est (4). » Non pas tel qu'il apparut près du chêne de Mambré, non pas tel que le vit Moïse, pour avoir besoin de lui dire : « Montrez-vous» à nous; mais « nous le verrons tel qu'il est. » Pourquoi? Parce que « nous sommes les enfants de Dieu, » non pour l'avoir mérité, mais pour avoir reçu la grâce de sa miséricorde. Car « vous réservez, Seigneur, une rosée toute volontaire pour votre héritage ; cet héritage » c'est-à-dire son peuple, « était épuisé, » non pas en comptant sur
 
 

1. Jean, I, 1. — 2. Jacq. I, 17. — 3. Ps. CXLVIII, 5. — 4. I Jean, III, 2.
 
 

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lui-même pour voir ce qu'il ne voit pas, mais en croyant ce qu'il aspire à voir; « et vous l'avez

fortifié (1). » Il a fortifié son peuple, et nous qui sommes ses enfants, «nous le verrons tel qu'il est. »

17. Qu'est-ce que le Seigneur a dit de ses enfants? « Bienheureux les pacifiques, car ils seront appelés enfants de Dieu (2). » Si donc il nous reste quelques obscurités sur des questions aussi profondes et aussi ardues, examinons pacifiquement. « Que l'on ne s'enfle point d'orgueil l'un contre l'autre pour autrui (3). Car si vous avez un zèle amer et que des querelles existent entre vous; ce n'est point là la sagesse qui vient d'en haut, c'est une sagesse terrestre, animale, diabolique (4). » Nous sommes donc les enfants de Dieu, nous le reconnaissons ; mais nous ne serons reconnus à ce titre qu'à la condition d'être pacifiques. Et comment pourrons-nous voir Dieu, si les querelles éteignent en nous 1'œil qui doit le contempler ?

18. Écoute plutôt ce qu'il dit, et ce qui fait que je m'exprime avec crainte et tremblement. « Recherchez la paix avec tous et la sainteté, sans laquelle personne ne pourra voir Dieu (5). »
 
 

1. Ps. LXVII, 10. — 2. Matt. V, 9. — 3. I Cor. IV, 6. — 4. Jacq. III, 14, 15. — 5. Heb. XII, 14.
 
 

Quelle frayeur pour ceux qui l'aiment, mais elle n'affecte qu'eux. A-t-il dit en effet : Recherchez la paix avec tous et la sainteté, sans laquelle on sera jeté au feu, tourmenté parles flammes éternelles, livré à d'infatigables bourreaux ? Tout cela est vrai, mais il ne l'es pas dit ici.

C'est qu'il a voulu te porter à aimer le bien, non à redouter le mal; et dans l'objet même de tes désirs il a trouvé moyen de t'effrayer. Tu verras Dieu : est-ce un sujet de le mépriser, de disputer, d'exciter le trouble ? « Recherchez la paix avec tous, et la sainteté, sans laquelle personne ne pourra voir Dieu. » Si deux hommes également désireux de voir le lever du soleil, discutaient entre eux sur le point de l'horizon où il doit se montrer et sur les moyens de le voir; si cette discussion dégénérait en disputes, si dans l'ardeur de la querelle ils se blessaient et s'ils allaient même jusqu'à se crever les yeux pour ne pas voir ce lever du soleil, qui comprendrait leur folie ?

Afin donc de pouvoir contempler Dieu, purifions nos coeurs parla foi, guérissons-les par la charité, affermissons-les dans la paix, car l'affection que nous avons les uns pour les autres est déjà un don de Celui que nous ambitionnons de contempler.

SERMON XXIV. GRANDEUR ET SÉVÉRITÉ DE DIEU (1).
 

ANALYSE. — Certains détails de ce discours semblent indiquer qu'il a été prononcé à Carthage. Quoiqu'il en soit, le but que se propose le saint docteur.est de déterminer le peuple à faire disparaître les derniers restes de l'idolâtrie : c'est à ce but qu'il rapporte un verset que l'on a chanté avec enthousiasme dans l'Église, et qu'il prend pour texte. — I. Seigneur qui est semblable à trous? N'est-ce pas avec raison que nous faisons entendre ce cri? En effet 1° qu'est-ce que l'univers en face de celui qui l'a créé? 2° Si les païens n'étaient aveugles, ne verraient-ils point avec quel éclat s'accomplissent les divines promesses qui révèlent la grandeur de Dieu et la grandeur de Jésus-Christ? 3° Quoique l'homme soit fait à l'image de Dieu, nous savons que devant Dieu il est fort petit. Et vous donneriez le nom même de Dieu à une statue que vous estimez si inférieure à l'homme? — II. Ne restez ni dans votre silence ni dans votre douceur. Comment cette provocation à la sévérité peut-elle s'accorder avec cette invitation du Sauveur: Venez à moi apprenez de moi que je suis doux? Examinons 1°, quel est celui qui nous adresse cette invitation? C'est Celui qui seul connaît parfaitement Dieu. 2° A qui l'adresse-t-il? A vous tous qui lui avez répondu par vos acclamations et à nous qu'il charge de vous conduire et de vous diriger. 3° A quoi nous excite-t-il? A faire disparaître ici comme ils ont disparu à Rome les restes de l'idolâtrie. Cette sévérité n'est-elle point douceur, puisqu'elle à pour but de délivrer l'homme de la tyrannie du vice et de l'erreur? Soyez donc heureux de ce que les autorités ont fait contre l'idolâtrie.
 
 

1. Grâces au Seigneur notre Dieu; qu'on multiplie les louanges en son honneur ; à lui sont dus les hymnes de Sion. Rendons-lui grâces avec autant d'ardeur dans l'âme que d'enthousiasme dans la voix, nous avons chanté : « Seigneur
 
 

1. Ps. LXXXII, 2.
 
 

qui est semblable à vous ? » C'est que nous chantons son amour vivant dans nos coeurs, c'est que vous le craignez comme votre Seigneur, c'est que vous le chérissez comme votre Père. Grâces lui soient rendues : on le désire avant de le voir ; on sent sa présence et on espère le
 
 

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posséder. Grâces à lui, dont l’amour ne bannit pas la crainte et dont la crainte n'empêche pas l'amour. C'est lui que nous bénissons, c'est lui que nous honorons en nos coeurs au lieu de nous honorer nous-mêmes. « Car le temple de Dieu est saint, et ce temple c'est vous. (1) »

Voyez maintenant combien ce Dieu est vivant, puisque les pierres de son temple sont tellement animées. Considérez, mes frères, ce que vous dites et à qui vous parlez en disant: « Seigneur, qui est semblable à vous ? » Ce sont des pierres vivantes de l'édifice qui disent à celui qui l'habite : « Seigneur, qui est semblable à vous ? » Représentez-vous toutes les créatures, la terre et tout ce qu'elle renferme, la mer et tout ce qu'elle contient, l'air et tout ce qui vit dans l'air, le ciel et tout ce qui est au ciel. Dieu « a dit et tout cela a été fait ; il a commandé et tout a été créé. (2) » « Qui » donc, Seigneur, est « semblable à vous ? » Que tout coeur répète, que toute langue docile proclame, que toute pieuse conscience publie avec sécurité : « Seigneur, qui est semblable à vous ? » Car on s'adresse à Celui dont on n'a point à rougir; cette louange est digne de lui, elle convient aux pierres vivantes.

2. Quant aux pierres mortes, puissent-elles être sensibles à la compassion des pierres vivantes! J'appelle mortes, non pas celles qui composent ces édifices, non pas celles que taille le fer de l'ouvrier, ni celles que sculpte le ciseau pour en faire des dieux, ou plutôt pour leur donner ce nom : telles ne sont point les pierres dont je parle. Je nomme pierres mortes les hommes auxquels ressemblent ces dieux. Il est des pierres vivantes, c'est à elles que s'adresse en ces termes l'Apôtre Pierre: «Pour vous, mes frères, soyez posés sur lui comme pierres vivantes, pour former le saint temple de Dieu (3). »

Je dis donc, mes frères : Puissent les pierres mortes être sensibles à la compassion des pierres vivantes ! Eh! que cherchons-nous ? après quoi courons-nous tantôt avec angoisse et tantôt avec dilatation de coeur ? Quel est le but tous nos soins et de toute notre ardeur, sinon de séparer une pierre d'une autre pierre ? Les pierres vivantes ont des yeux et elles voient, des oreilles et elles entendent, des mains et elles travaillent, des pieds et elles marchent, car elles connaissent leur architecte ; tandis que les pierres mortes croient que leurs pierres sont des dieux; ce sont
 
 

1. I Cor. III, 17. — 2. Ps. CXLVIII, 5. — 3. I Pier. II, 5.
 
 

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ces dieux qu'elles contemplent, qu'elles adorent ostensiblement; elles leur offrent des sacrifices et deviennent elles-mêmes les sacrifices du diable. En effet, ires frères, si elles avaient des yeux pourvoir et des oreilles pour entendre, leur serait-il difficile de reconnaître l'accomplissement des prophéties du. Christ? Ne pourraient-elles pas comprendre nos livres si vrais et nos oracles si sûrs ? Mais pourquoi ne voient-elles pas? Pourquoi n'entendent-elles pas ? Parce que la prophétie dit d'elles aussi : « Qu'ils deviennent semblables aux  idoles ceux qui les font et ceux qui se confient en elles (1). » Faut-il donc désespérer de ces malheureux? Loin de là. Et qu'espérer de pierres inanimées ? Qu'espérer ? N'est-ce pas, comme il est écrit, que « Dieu peut de ces pierres susciter des enfants d'Abraham (2)?»

3. Ainsi, mes très-chers, vous savez à quel Dieu nous avons dit : « Seigneur, qui est semblable à vous? » C'est à Celui dont nous n'avons pas à rougir, dont nous ne lisons pas lés titres sur la pierre, car nous les portons dans nos coeurs ; dont le nom connu de tous, vit dans.les âmes fidèles, habite dans les coeurs soumis et lutte contre les superbes. Nous connaissons Celui à qui nous avons dit : « Seigneur, qui est semblable à vous ? » Par conséquent, que jamais les hommes ne parviennent à nous inspirer la haine d'eux-mêmes : mais haïssons le mal qu'a fait l'homme dans l'homme même, le chef-d'oeuvre de Dieu.

Je cherche le Créateur de celui qui porte le nom d'homme ; ce Créateur est Dieu. Dieu n'est-il créateur que de l'homme ? N'a-t-il pas créé aussi les troupeaux et les poissons, les oiseaux et les anges, le ciel et la terre, les étoiles, la lune et le soleil, tout ce qui est créé, tout ce qui est réglé au-dessus et au dessous de nous, les êtres les plus infimes et les êtres les plus élevés, tout ce qui est contenu par le lien de l'unité ; n'est-ce pas Dieu qui a formé tout, cela ? Il est vrai, il a fait l'homme à son image et à sa ressemblance (3). L'homme est donc une ressemblance : mais quelle ressemblance en face de la réalité ? Qu'est-ce que l'homme devant Dieu ? Qu'est-ce que l'homme, sans votre souvenir, Seigneur (4) ? Disons donc devant l'image et la ressemblance qu'il a produite, disons donc à noire Dieu: « Seigneur, qui est semblable à vous ? » Le prophète a dit encore : « Souviens-toi que
 
 

1. Ps. CXIII, 6. — 2. Matt. III, 9. — 3. Gen. I, 26, 27. — Ps. VIII, 6.
 
 

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tu es poussière (1), » tant est éloigné de ressembler à Dieu l'homme qu'il a créé à son

image ? Cette ressemblance est si différente de l'original, qu'on ne peut établir de comparaison. Et le cœur d'un homme, le cœur d'un chrétien qui ne peut dire : l'homme est Dieu ; aime à lire : au dieu Hercule! Sans doute l'inscription ne parle pas ; mais on lit : au dieu Hercule. A qui s'adresse ce titre ? Qu'il nous l'apprenne celui à qui il est décerné. Mais le personnage est aussi muet, aussi insensé que son titre ; il y a ici plus qu'un mensonge et moins que de la boue. Ce titre accuse la main qui l'a écrit, il confond l'adorateur de la statue ; il ne fait pas que la pierre soit Dieu, il montre que l'homme est fou ; en donnant à de la boue le nom même de Dieu, il efface du livre des vivants celui qui adore ce, Dieu prétendu. Quel sentiment a-t-il, si faible que ce soit ?

4. Néanmoins, comme Dieu peut de ces pierres mêmes susciter des enfants d'Abraham, qu'il daigne considérer ici ce qu'il a fait dans l'homme. Oui, que ce Dieu à qui nous avons dit : « Seigneur, qui est semblable à vous ? » considère dans l'homme ce que lui-même y a fait, et qu'il y efface ce que l'homme a fait contre son Créateur. Qu'il frappe et qu'il guérisse, qu'il perde et ressuscite. Car après lui avoir dit : « Seigneur, qui est semblable à vous ? » on a eu raison d'ajouter : « Ne demeurez ni d'ans votre silence ni dans votre douceur. » Quoi ! mes frères , n'est-ce pas provoquer la colère de Dieu dans ce psaume, que de lui dire : « Ne gardez ni votre silence, ni votre douceur ? » On s'adresse ici soit au Père qui a envoyé, soit au Fils qui est venu et qui a dit : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur (2). Ainsi le Christ, Fils de Dieu, est doux et humble de coeur. Comment donc ? Il a dit : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur ; » et nous avons osé lui dire : « Ne demeurez ni dans votre silence ni dans votre douceur? » Ne pourrait-il nous répondre : O homme ! ne te suffit-il pas de n'apprendre point de moi à être doux, veux-tu m'apprendre à ne l'être pas moi-même ?

Voyez, mes frères, soyez attentifs, aidez-nous, aidez-nous par des voeux pieux et une chaste prière, à sortir par la grâce de Dieu, de cette difficulté. Les divins oracles semblent contradictoires ; ils paraissent faire entendre le contraire et nous avons besoin du don d'intelligence,
 
 

1. Ps. CII, 14. — 2. Matt. XI, 29.
 
 

du secours de Celui à qui nous avons dit « Seigneur, qui est semblable à vous ? » Nous avons besoin de recevoir l'accomplissement de cette divine promesse : « Je te donnerai l'intelligence (1). » Nous connaissons cette parole « Je vous donne ma paix ? » Le Christ ordonne aux chrétiens d'avoir la paix entre eux, comment l'auront-ils ? Comment accueilleront-ils cet ordre, si les divins oracles ne peuvent s'accorder eux-mêmes ? Attention ! comprenez ce que signifient ces mots qui semblent contraires.

Que signifient : « Venez à moi, » et: « apprenez de moi ? » D'abord, quel est celui qui parle ainsi ? Ensuite, à qui s'adresse-t-il ? Enfin, à quoi invite-il?

Apprends d'abord quel est celui qui invite. « Mon Père, Seigneur du ciel et de la terre, je vous rends grâces parce que vous, avez caché ces choses aux sages et; aux prudents, et que vous les avez révélées aux petits. Oui, mon Père, parce qu'il vous a plu ainsi. Toutes choses m'ont été données par mon Père. » Voilà Celui qui invite. « Toutes choses m'ont été données par mon Père. Car nul ne connaît le Fils si ce n'est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n'est le Fils et celui à qui le Fils voudra le révéler (3). » Quelle immense grandeur !quelle profondeur ineffable ! « Toutes choses m'ont été données par mon Père. » Seul je le connais et je ne suis connu que de lui. Et nous ? il nous laisse là ? Nous ne le connaissons pas ? Que devient donc cette parole : « Et celui à qui le Fils voudra le révéler? »

5. Votre cœur et la vivacité de votre foi, l'ardeur de votre charité et la chaleur de votre zèle pour la maison de Dieu se sont manifestés par vos chants, témoins fidèles des sentiments de votre âme. Souffrez que, profitant de votre bonne volonté, les quelques serviteurs de Dieu qui vous gouvernent laissent aussi connaître leur dévouement à sa cause. Dieu lui-même l'a dit, mes frères, vous êtes son peuple et les brebis de ses pâturages (4). Mais vous avez en son nom des pasteurs, serviteurs aussi et membres du divin Pasteur. Les dispositions du peuple et sa volonté d'agir peuvent se manifester par ces chants ; mais le soin que vous doivent vos guides ne peut se révéler ainsi, il leur faut des actions. Ainsi donc, mes frères, puisque vous avez fait ce qui vous regarde par vos acclamations pieuses; permettez
 
 

1. Ps. XXXI, 8. — 2. Jean. XIV, 17. — 3. Matt. XI, 25-28. — 4. Ps. XCIV, 7.
 
 

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que nous vous montrions aussi si par nos actes nous faisons ce qui nous concerne. Nous vous avons éprouvés ; éprouvez à votre tour si après avoir entendu ces témoignages de votre coeur et de votre zèle nous sommes négligents à accomplir ce que nous devons. Dieu nous préserve d'être trouvés mauvais quand vous vous montrez bons!

Vous et nous; nous avons une même volonté d'agir sur ce qui fait le sujet de vos acclamations; mais le mode d'action ne saurait être le même. Nous croyons donc, mes très-chers, que vous devez être sûrs de notre volonté et attendre de nous la manière d'accomplir la  vôtre. Pour éviter toute lutte entre eux, tous les membres du corps de Jésus-Christ doivent accomplir leurs fonctions respectives. Que l'oeil placé au sommet fasse ce qui concerne l'oeil ; l'oreille, ce qui concerne l'oreille ; que la main fasse ce qui a rapport à la main et le pied, ce qui a rapport au pied ; afin qu'il n'y ait point de scission dans le corps et que tous les membres aient les mêmes soins les uns pour les autres (1). Aussi nous vous félicitons et nous applaudissons à votre charité d'avoir obéi à ce que vous a commandé ce matin notre vénérable Seigneur et collègue, votre saint évêque. Observez ce qu'il vous a recommandé, et pour ne pas tomber, ne vous écartez point de cette voie. Car si vous suivez ses ordres, Dieu vous aidera puissamment à accomplir ce que vous désirez.

J'avais commencé à le dire : qu'est-ce en effet que l'homme et qu'est-ce que la vie humaine, sinon, comme il est écrit, «une vapeur qui paraît pour un peu de temps (2) ? » Songez donc, mes frères, à votre fragilité, à votre bassesse, à votre condition charnelle, aux rapides changements qui se font dans ce monde, et reconnaissez que pour être heureux vous devez placer toutes vos espérances uniquement en Celui dans le sein duquel elles peuvent être en sûreté. Mais comment placer en lui nos espérances, si nous n'obéissons à ses préceptes ?

6. Vous disons-nous de ne pas vouloir ce que vous voulez ? Ne rendons-nous pas grâces, au contraire, de ce que vous voulez ce que Dieu demande ? Dieu veut en effet, Dieu ordonne que l'on fasse disparaître toutes les superstitions des païens et des gentils : il a prédit qu'elles disparaîtraient, il a commencé à accomplir cet oracle et il l'a déjà fait en grande partie dans beaucoup de lieux. Si nous voulions qu'on commençât
 
 

1. Cor. XII, 25. — 2. Jacq. IV, 15.
 
 

par cette ville à chercher à abolir les superstitions du diable ; l'entreprise serait ardue peut-être et toutefois on ne devrait pas désespérer du succès. Mais il est des lieux où sans avoir été excité par aucun exemple on a commencé à accomplir sérieusement cette destruction salutaire : ne sommes-nous donc pas autorisés à croire qu'en présence de ce qui s'est fait ailleurs on pourra agir ici plus complètement encore, au nom du Seigneur et avec le secours de sa main?

Vous venez de crier : Carthage doit ressembler à Rome ! Quoi! la capitale de la gentilité a commencé et les autres villes ne l'imiteront pas ? Examinez, mes frères, lisez les livres des païens, apprenez de ceux d'entre eux qui conservent encore quelque attachement à cette malheureuse idolâtrie, parcourez ou écoutez leurs écrits; vous reconnaîtrez que ces idoles, comme les autres, s'appellent les dieux Romains. Oui, ces dieux se nomment les dieux Romains. Quand la fureur mugissante des païens forçait les Chrétiens à adorer ces dieux, quand les Chrétiens refusaient et répandaient leur sang sous le poids, des tortures ; toute la faute reprochée à ces martyrs, dont le sang coulait, était de ne vouloir pas adorer les dieux romains, de mépriser le culte des dieux romains, de ne pas implorer les dieux romains, et il n'y avait ni attaque ni cruauté qui ne s'accomplit au nom des dieux romains. Comment donc! Les dieux romains sont anéantis à Rome, et ils sont encore ici? Faites-y attention,  mes frères, appliquez-vous à ce que je viens de dire : Les dieux Romains, les dieux Romains, les dieux Romains ne sont plus à Rome et ils sont encore ici ! S'ils pouvaient marcher, ils vous diraient qu'ils ont fui cette ville pour venir ici. Mais ils n'ont pas fui, ils sont encore à Rome.

Celui qu'autrefois on nommait le dieu Hercule n'y est plus. Ici au contraire, il a voulu avoir une barbe d'or. Je me trompe en disant Il a voulu. Que peut vouloir une pierre insensible? Il n'a donc rien voulu, il n'a rien pu, Seulement ceux qui voulaient le faire dorer ont rougi de le voir sans barbe ; et ils ont suggéré je ne sais quoi au juge nouvellement arrivé (1). Qu'a fait celui-ci ? Il n'a pas voulu qu'un chrétien honorât une pierre, il a voulu au contraire qu'il ne s'occupât de cette vaine statue que pour
 
 

1. En comparant diverses expressions de ce discours on serait porté à croire que les païens profitant de l'arrivée d'un nouveau proconsul lui auraient demandé de faire redorer la barbe d'Hercule et que le proconsul au contraire l'aurait fait couper. On sait qu'Hercule était spécialement honoré en Afrique et qu'en son honneur furent égorgés les soixante martyrs de Suffec. Voir la Lett. Le. de S. Aug, tom. II. p. 49.
 
 

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lui couper la barbe. Ce n'était pas condescendre, c'était exciter à se venger. Je crois en effet, mes frères, qu'il est plus honteux pour Hercule d'avoir été rasé que d'avoir eu la tête tranchée. Cette barbe qu'ils lui avaient donnée par erreur, il l'a donc perdue avec ignominie pour eux. On nomme Hercule le dieu de la force et toute sa vigueur est dans sa barbe. Pour son malheur il a voulu trop briller : cet éclat n'était pas une lumière divine, ce n'était que du bois.

7. Que les païens se taisent donc, qu'ils reconnaissent enfin de quel Dieu parlent les fidèles quand ils disent : «Seigneur, qui est semblable à vous ? Ne demeurez ni dans votre silence ni dans votre douceur. » J'avais entrepris de montrer de quelle manière il ne garde point sa douceur ; ce n'est pas en détruisant les hommes, mais en détruisant les erreurs. Ne conserver pas la douceur, c'est s'irriter ; la conserver, c'est prendre compassion. Mais Dieu s'irrite et compatit en même temps : il s'irrite pour frapper, il compatit pour guérir ; il s'irrite pour tuer, il compatit pour rendre la vie ; et c'est sur le même homme qu'il agit si diversement. Il ne perd pas les uns et ne ressuscite pas les autres, c'est envers les mêmes hommes qu'il montre sa colère et sa douceur ; sa colère contre les égarements, sa douceur quand on s'est corrigé. « C'est moi qui frapperai et moi qui guérirai moi qui tuerai et moi qui ferai vivre. (1). » N'est-ce pas ce qu'il a fait dans la personne de Saut, devenu plus tard l'Apôtre Paul ? Ne l'a-t-il pas renversé et relevé; renversé infidèle et relevé fidèle; renversé persécuteur et relevé prédicateur? N'est-ce point parce qu'il s'irrite, qu'Hercule est dépouillé de sa barbe ? Ici Dieu a agi par le ministère de ses fidèles, de ses chrétiens, des puissances qu'il a établies et qui déjà portent je joug du Christ.

Aussi, mes frères, considérez cet évènement avec plaisir et comptez qu'avec le secours du Seigneur tout désormais réussira mieux encore.
 
 

1. Deut. XXXII, 39.
SERMON XXV. LE BONHEUR DANS L'ÉVANGILE (1).
 

ANALYSE. — En expliquant le verset qu'il a pris pour texte, Saint Augustin semble se proposer de faire connaître quel est, le bonheur que promet l'Évangile. — I. Il y a cette différence essentielle entre la loi ancienne et la nouvelle loi, que l'ancienne promettait des biens temporels, tandis que la nouvelle recommande par dessus tout les biens spirituels de la grâce. Aspirer à ceux-ci, n'est-ce pas échapper à la servitude où jettent ceux-là et s'assurer en quelque sorte le bonheur de l'impeccabilité ? — II. C'est aussi adoucir les maux inséparables de cette vie. L'homme en effet ne peut se mettre à l'abri, complètement au moins, ni des douleurs physiques, ni des souffrances morales que font endurer les méchants, ni des secousses du combat intérieur. Mais l'Évangile lui inspire la résignation et la paix et il s'assure l'éternel bonheur en y tenant ses regards attachés. — Que cet espoir nous détermine à imiter la charité de Zachée.
 
 

1. Nous avons dit, en chantant les louanges de Dieu : « Heureux l'homme que vous avez instruit, Seigneur, et à qui vous avez enseigné votre loi. » N'est-ce pas ici le divin Évangile, et Zachée répandant ses aumônes ? Écoutez.

La loi de Dieu est-elle préférable au saint Évangile? Le prophète que vous avez entendu lire a dit de la loi du nouveau Testament: « Voilà que les jours viennent, déclare le Seigneur, et j'établirai un nouveau Testament sur la maison de Jacob; non pas comme le Testament que j'ai donné à leurs pères en les tirant de la terre d'Égypte (2). » C'était le Testament promis, il est aujourd'hui accompli; promis par un prophète ; il est accompli par le Seigneur des prophètes.
 
 

1 Ps, XCIII, 12 — 2. Jér. XXXI, 31, 32.
 
 

Lisez et connaissez ce Testament qu'on, appelle l'Ancien. En même temps aussi Dieu donna une loi; lisez-la ou écoutez-la lire et sachez les promesses qu'elle contenait. A la terre elle promettait une terre où coulaient le lait et le miel, une terre pourtant. Mais si nous pénétrons le sens spirituel, comme en ce pays n'ont jamais coulé le lait et le miel, il est une autre terre où en jailliront les flots; c'est la terre dont il est parlé ainsi : « Vous êtes mon espoir, mon partage dans la terre des vivants; (1) » par opposition à celle-ci, laquelle est la terre des mourants.

Vous cherchez du lait et du miel? « Goûtez et « voyez combien le Seigneur est doux (2) ! » Ces noms de lait et de miel désignent sa grâce, qui
 
 

1. PS. XCLI, 6. — 2. Ps. XXXIII, 9.
 
 

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plaît en même temps qu'elle nourrit. Figurée dans l'ancien Testament, elle est manifestée dans le Nouveau.

2. A cause de ceux qui l'entendent charnellement, qui demandent à Dieu des récompenses charnelles et ne veulent le servir qu'en considération des biens qu'il y promet, cette loi a mérité que l'Apôtre Paul l'accusât d'engendrer pour la servitude (1). Pourquoi ? Parce que les Juifs la comprennent d'une manière toute charnelle; car entendue dans un sens spirituel, elle n'est autre chose que l'Évangile. Elle engendre donc pour la servitude. Qui? Ceux qui servent Dieu en vue des biens de la terre. En effet quand ces biens leur sont donnés, ils rendent grâces au Seigneur. Leur font-ils défaut ? Ils le blasphèment. En servant Dieu dans l'intention de les obtenir, ils ne peuvent le servir franchement lui-même. Ils examinent ceux qui ne l'adorent point et ils remarquent qu'ils possèdent ce qu'eux-mêmes ambitionnent comme prix de leur religion ; ils se disent alors : Quel avantage de servir Dieu ? Suis je aussi riche que ce blasphémateur perpétuel? Je prie et j'ai faim: celui-là blasphème et vit dans l'abondance. Celui qui parle ainsi est un homme, un homme de l'ancien Testament. Mais sous le nouveau Testament, le serviteur de Dieu doit compter sur un nouvel héritage, non sur l'ancien.

Ah! Si tu espères ce nouvel héritage, quitte la terre, foule aux pieds le sommet des montagnes, méprise l'arrogance des superbes. Mais après l'avoir méprisée, après l'avoir foulée aux pieds, sois humble et ne tombe pas de ta hauteur. Écoute ce qu'on te dit. Élève ton coeur, élève-le vers le Seigneur et non contré le Seigneur. Tous les superbes élèvent, leur coeur, mais c'est contre Dieu. Veux-tu que ton coeur soit vraiment élevé? Élève-le vers le Seigneur. Car si tu le tiens élevé vers le Seigneur, le Seigneur le retient et l'empêche de tomber à terre.

3. Heureux donc, « heureux l'homme que vous avez instruit, Seigneur ! » Je parle, je crie, j'explique. Qui me comprend? Je le sais: c'est « l'homme heureux que vous avez instruit,  Seigneur; » c'est l'homme à qui Dieu parle au coeur : et celui-là est heureux, même quand je me tais, car « vous l'avez instruit, Seigneur, et vous lui avez enseigné votre loi. »

Que vient-il ensuite? Nous avons chanté encore: « Et vous lui avez enseigné votre loi; afin de l'adoucir par les jours mauvais, jusqu'à ce que la
 
 

1. Gal. IV, 24.
 
 

fosse se creuse pour l'impie. » Celui donc qui est instruit parle Seigneur, celui à qui le Seigneur enseigne sa loi, celui-là s'adoucit au moyen des jours mauvais, jusqu'à ce que la fosse se creuse pour l'impie. Voici ce que c'est.

Il y a des jours mauvais. N'est-il pas vrai que, depuis le moment où nous avons été chassés du paradis, nous passons ici des jours mauvais? Nos ancêtres ont déploré le temps de leur vie, leurs ancêtres avaient aussi gémi sur leur époque. Nul n'a jamais trouvé bons les jours qu’il a vécu. La postérité envie les anciens jours ; la vieillesse aussi avait regretté les temps, dont elle n'avait pas eu l'expérience et qui lui plaisaient parce qu'elle ne les connaissait pas. En effet, le temps présent a toujours des rigueurs; ce n'est pas qu'on les sente plus vivement; mais le coeur en est blessé chaque jour. Ne vous arrive-t-il pas souvent de dire chaque année à l'époque du froid, que jamais il n'a fait si froid, que jamais il n'y a eu tant de tempêtes ? Dieu cependant en est toujours fauteur. Mais « heureux l'homme que vous avez  instruit, Seigneur, pour l'adoucir durant les jours mauvais, jusqu'à ce que la fosse se creuse  pour l'impie.»

4. Il y a des jours mauvais. Les jours mauvais sont-ils ceux que forme le cours du soleil ? Les mauvais jours sont produits par les hommes mauvais ; c'est ainsi presque partout, le petit nombre des bons gémit au milieu de la foule des mauvais. Et les justes mêmes? Les méchants rendront les jours mauvais. Et les justes? Sans compter ce qu'ils ont à souffrir des hommes pervers au milieu desquels ils gémissent, ne portent-ils pas aussi en eux-mêmes des jours mauvais Qu'ils rentrent en eux-mêmes, qu'ils s'examinent, qu'ils se considèrent avec attention; et sans sortir de là ils trouveront des jours mauvais. Ils ne veulent pas la guerre, ils cherchent la paix, et qui ne la cherche pas ? Or quoique personne ne veuille la guerre, quoique tous cherchent la paix, le juste même tourne les regards sur soi et il y trouve la guerre. Quelle guerre, diras-tu? « Heureux l'homme que vous avez instruit, Seigneur, et à qui vous avez enseigné votre loi. » Voici un homme qui me demande quelle guerre le juste souffre en lui-même, enseignez-lui votre loi, faites-lui dire par votre Apôtre : « La chair convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair (1). » Et comment rejeter cette, chair si la guerre se déclare, si, ce qu'à Dieu ne plaise, l'ennemi fait invasion? L'homme fuit et de
 
 

1. Gal. V, 17.
 
 

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quelque côté qu'il aille, il traîne avec lui la guerre. Je ne parle pas ici du méchant; le bon lui-même, le juste expérimente ce que dit l'Apôtre : « La chair convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair. » Durant cette guerre comment les jours peuvent-ils être heureux ?

5. Il est donc des jours mauvais, mais c'est pour nous adoucir. Quoi! pour nous adoucir? Oui, si nous ne nous irritons point contre la divine justice ; si nous lui disons : « Il m'est bon que vous m'ayez humilié, afin que j'apprenne vos jugements (1) ; » vous m'avez chassé du paradis, vous m'avez éloigné de la béatitude; je suis dans l'angoisse, dans les gémissements et mes gémissements ne vous sont point inconnus. Mais « il m'est bon que vous m'ayez humilié, afin que j'apprenne vos jugements. » J'apprends, durant les jours mauvais, à rechercher les jours heureux. — Que sont ces jours heureux? Ne les cherchez point pour le moment ? Croyez-moi, ou plutôt croyez-le avec moi, vous ne les trouveriez point. Les jours mauvais passeront, puis viendront les jours heureux; ils viendront pour les bons, car aux méchants sont réservés des jours plus malheureux encore.

6. En effet je vous demande à mon tour: « Quel est l'homme qui désire la vie? » Je sais que tous les coeurs me répondent : Eh ! quel est l'homme qui ne la désire point ? J'ajoute : « Et qui aime à voir des jours heureux ? » Tous vous me répondez encore : Eh ! quel est celui qui n'aime pas à voir des jours heureux ? C'est bien : vous voulez la vie, vous voulez des jours heureux. Quand je disais : « quel est l'homme qui désire la vie? chacun me répondait, je n'en doute pas : C'est moi. « Quel est l'homme qui veut voir des jours heureux? » Chacun encore né dit-il pas en silence : C'est moi ? Écoute donc ce qui suit : « Préserve ta langue de toute parole mauvaise. » Dis donc : Oui. Tu cherches le pardon; je vais te le trouver.

Ce qui est passé est passé: si tu as été méchant, rapporteur, accusateur, calomniateur, médisant; c'est assez. Que tout cela passe avec les jours mauvais; toi seulement ne passe pas avec eux. Car la peux te retenir pour n'être pas emporté. Les choses humaines passent comme un fleuve; comme un fleuve s'écoulent les jours mauvais: Pour n'être pas entraîné, saisis le bois. Les flots se précipitent: car « toute chair n'est que de l'herbe et toute beauté charnelle est comme la fleur des champs. » Tout passe, tout se précipite : « l'herbe
 
 

1. Ps. CXVIII, 71.
 
 

se dessèche, la fleur tombe. » Où m'arrêter ? « La parole du Seigneur demeure éternellement (1). »

7. Préserve donc ta langue de tout ce qui est mal, et tes lèvres de tout mensonge. Toi qui voulais ou plutôt qui veux la vie et les jours heureux, « fuis le mal et fais le bien. Cherche « la paix, » la paix que nous souhaitons, même dans cette chair mortelle, même dans ce corps fragile, au milieu de tant de vanités et de mensonges. Recherchez tous la paix. « Cherche la

paix et la poursuis (2). » Où est-elle ? Où la chercher ? Par où a-t-elle passé ? Par où a-t-elle passé, afin que je la poursuive? C'est par toi qu'elle a passé, mais elle n'y a point demeuré. A qui s'adresse ce langage ? Au genre humain ce n'est pas à chacun de nous, mais au genre humain. La paix a donc passé à travers le genre humain; pendant quelle passait, l'aveugle dont il était parlé hier a fait entendre ses cris. Et où est-elle allée? Cherche d'abord quelle est cette paix, vois ensuite où elle est allée et suis-la. Quelle est-elle ? Écoute l'Apôtre; il disait du Christ . « Il est notre paix, il a uni les deux (3). » Le Christ est donc cette paix. Où est-elle allée ? Il a été crucifié et enseveli, il est ressuscité des morts et monté au ciel. C'est là qu'est allée la paix. Comment la suivre ? Élève ton coeur ; tu l'apprendras. On te l'apprend chaque jour en peu de mots, lorsqu'on te dit : Élève ton coeur; élève-le plus haut encore et tu atteindras la paix; écoute encore mieux et tu poursuivras la paix véritable, ta propre paix, la paix qui a soutenu pour toi les travaux de la guerre; la paix qui en soutenant la guerre dont tu devais recueillir les fruits, a prié pour les ennemis de la paix et a dit du haut de la croix: « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font  (4). » On était en guerre, et la paix sortait de la croix. Elle en sortait. Ensuite? Elle est montée au ciel. Cherche-la. Mais par quel moyen ? Écoute l'Apôtre : « Si vous êtes ressuscités avec le. Christ, cherchez les choses d'en haut, où le Christ est assis à la droite de Dieu; goûtez les choses d'en haut, non les choses de la terre. Car vous êtes morts et votre vie est cachée en Dieu avec le Christ. Quand le Christ,  qui est votre vie, apparaîtra, alors vous aussi vous apparaîtrez avec lui dans la gloire (5). » Voilà les jours heureux, désirons-les; et vivons pour y parvenir, prions dans ce but et faisons l'aumône.

8. Déjà voici l'hiver, par la grâce de Dieu: songez aux pauvres, cherchez à revêtir la nudité de
 
 

1. Isaïe, XI, 6-8. — 2. Ps. XXXIII, 15. — 3. Éphés. II, 14. — 4. Luc, XXIII, 46. — 5. Colos. III, 1-4.
 
 

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Jésus-Christ. Pendant la lecture de l'Évangile, n'avons-nous pas tous estimé le bonheur de Zachée sur qui le Christ jeta les yeux lorsqu'il était sur un arbre, attentif à le voir passer ? Comment ce publicain aurait-il espéré donner dans sa demeure l'hospitalité au Fils de Dieu? Et quand le Sauveur lui disait : « Descends, Zachée, il faut qu'aujourd'hui je loge dans ta maison: » j'ai entendu le sourd murmure de vos félicitations (1). Comme si vous étiez tous dans la personne de Zachée pour recevoir Jésus-Christ, tous vos coeurs ont dit : O heureux Zachée ! Le Seigneur est entré dans sa demeure. O heureux Zachée !

Pouvons-nous jouir du même bonheur ? Le
 
 

1. Luc, XX, 6.
 
 

Christ est au ciel. O Jésus ! rappellez-moi le Testament nouveau; rendez-moi heureux par votre loi. Lis toi-même et sache que tu n'es pas privé de la présence du Christ. Écoute ce qu'il dira an moment du jugement : « Ce que vous avez fait à l'un de ces petits, vous me l'avez fait (1). » Chacun de vous s'attend à recevoir le Christ assis au Ciel : voyez-le d'abord gisant sous les portiques ; voyez-le souffrant la faim et le froid; voyez-le indigent et étranger. Faites vos aumônes accoutumées et plus encore. Que les bonnes œuvres croissent avec l'instruction. Vous louez celui qui vous la donne; montrez que vous en profitez. Ainsi soit-il.
 
 

1. Matt. XXV, 40.

SERMON XXVI. NÉCESSITÉ DE LA GRACE (1).
 

ANALYSE. — Après avoir expliqué les paroles de son texte dans ce sens que Dieu nous a donné l'existence et qu'il ne saurait être porté à nous délaisser, le saint Docteur annonce que les mêmes paroles renferment un sens plus profond. — I. Il expose et prouve ce sens. Si nous n'avons pu rester bons quand Dieu nous avait créés tels, bien moins encore pouvons-nous le redevenir après avoir été pervertis par le péché. Aussi la grâce nous est indispensable pour pratiquer la justice ; et par grâce il ne faut pas entendre la nature, commune à tous les hommes, mais un effet spécial de l'amour de Dieu, obtenu et accordé par Jésus-Christ. — II. On fait contre cette grâce deux objections principales. On dit d'abord que l'existence n'étant point méritée, c'est une grâce et que par le libre arbitre nous pouvons nous sauver. L'insuffisance hautement proclamée de la loi ne prouve-t-elle pas que le libre arbitre, quoique accordé sans aucun mérite de notre part, ne saurait nous sauver? — On dit ensuite qu'il serait impossible de comprendre pourquoi la grâce est accordée à l'un et refusée à l'autre. Mais peut-on mieux comprendre la distribution des dons naturels? Donc ne nous attribuons rien et rendons grâces à Dieu de ses bienfaits.
 
 

1. En chantant les louanges de.Dieu, nous nous sommes excités les uns les autres à l'adorer, à nous prosterner devant lui, et à pleurer devant le Seigneur, qui nous a faits. Or ce psaume nous avertit, d'examiner un peu plus attentivement ce que signifient ces mots: Qui nous a faits.

C'est Dieu qui a créé l'homme ; l'ingrat seul pourrait en douter. Les saints livres et notre foi nous enseignent également qu'entre beaucoup d'autres créatures Dieu a fait l'homme à son image 2. Telle est la première condition de l'homme, telle est la première création humaine. Je le crois néanmoins; ce n'est pas cela principalement que le Saint-Esprit a voulu nous rappeler en disant dans ce psaume : « Pleurons devant le Seigneur qui nous a faits; » car il dit ailleurs : « C'est lui-même qui nous a faits, ce n'est pas nous (3). » Aussi, je le répète, aucun chrétien ne doute que Dieu a créé le premier homme de
 
 

1. Ps. XCIV, 6, 7. — 2. Gen. I, 26, 28. — 3. Ps. XCIX, 3.
 
 

qui sont issus tous les autres, et qu'aujourd'hui encore il crée chaque homme en particulier. C'est pourquoi il dit à l'un de ses saints: « Je te connais avant de te former dans le sein maternel. (1) » Ainsi donc il a d'abord créé l'homme sans aucun homme; il crée maintenant l'homme par l'homme. Mais qu'il crée l'homme sans l'homme ou l'homme par l'homme, « C'est lui qui nous a faits, ce n'est pas nous. » Et selon ce sens premier et facile, mais vrai, « adorons-le, » mes frères, « prosternons-nous devant lui et pleurons devant le Seigneur qui nous a faits. » En effet il ne nous a pas faits pour nous abandonner; il n'a pas pris soin de nous créer sans prendre soin de nous conserver. « Pleurons devant le Seigneur qui nous a faits. » Nous n'avons pas pleuré avant d'être créés, et pourtant il nous a créés. Mais Celui qui nous a faits sans en être prié, nous abandonne-t-il quand nous l'implorons ? Afin
 
 

1. Jér. I, 5.
 
 

donc d'empêcher l'homme de douter si sa prière serait exaucée, l'Écriture lui -a donné cet avis « Pleurons devant le Seigneur qui nous a faits. » Il exauce sûrement ceux qu'il a créés, il ne peut négliger son oeuvre.

Il y a néanmoins ici un sens plus profond, et je crois plus salutaire. Le Saint-Esprit a vu des hommes qui disent ou qui diront que Dieu les a faits hommes et qu'eux-mêmes se font justes. Il les a vus d'avance, et pour leur donner un avertissement, pour les détourner de cet orgueil, il leur dit : « C'est lui-même qui nous a faits, ce n'est pas nous. » Pourquoi avoir ajouté : « Ce n'est pas nous, » quand il suffisait d'avoir dit « C'est lui-même qui nous a faits ? » N'est-ce point parce qu'il a voulu faire allusion au sens que donnent certains hommes qui disent : Nous nous sommes faits ; c'est-à-dire que pour être justes nous nous sommes faits justes par notre libre volonté? Nous avons reçu le libre arbitre en naissant et c'est par le libre arbitre que nous travaillons à devenir justes. Pourquoi demander encore à Dieu de nous rendre justes, puisque nous avons le pouvoir de nous rendre justes nous-mêmes ?

Écoutez, écoutez, justes ou injustes. « C'est lui qui nous a faits, ce n'est pas nous. » Le premier homme a été créé avec une nature exempte de toute faute, exempte de tout vice: il a été créé droit, lui-même ne s'est pas fait droit. Que s'est-il fait? On le sait. Il s'est échappé, comme l'argile, de la.main du potier et il s'est brisé. Son Créateur voulait le diriger, l'imprudent voulut se soustraire à cette direction, et Dieu le laissa faire. Qu'il m'abandonne, sembla-t-il dire, qu'il se trouve, et que sa misère lui démontre qu'il ne peut rien sans moi.

3. Ainsi Dieu voulut montrer à l'homme ce que peut sans lui le libre arbitre. Oh ! que ce libre arbitre est funeste sans Dieu! Nous avons expérimenté ce qu'il peut alors et c'est ce qui a fait notre malheur. Sachons donc enfin, après cette triste expérience, ce que nous pouvons sans Dieu; puis « venez, adorons-le, prosternons-nous devant lui. Venez, adorons-le, prosternons-nous n devant lui, et pleurons devant le Seigneur qui nous a faits; » obtenons ainsi qu'après nous être perdus nous-mêmes, Celui qui nous a faits nous répare.

Ainsi donc l'homme a été créé bon, et par te libre arbitre il s'est rendu mauvais : comment alors cet homme mauvais pourrait-il, par le libre arbitre et en abandonnant Dieu, se rendre bon. Quand il était bon, il n'a pu se conserver bon ; et mauvais il se rendra bon ? Quand il était bon, il ne s'est point conservé bon, et quand il est mauvais, il dit : Je me rends bon ? Quand tu étais bon tu t'es perdu; méchant aujourd'hui, que peux-tu sans Celui dont la bonté est inaltérable ?

4. « C'est » donc «lui qui nous a faits, ce n'est pas nous. Pour nous, nous sommes son peuple et les brebis de ses pâturages (1). » Ainsi Celui qui nous a faits hommes, a fait de nous son peuple; car nous ne l'étions point par notre création. Voyez, mes frères, et remarquez dans les paroles mêmes du psaume pourquoi il est dit : « C'est lui qui nous a faits, ce n'est pas nous: C'est lui qui nous a faits. » En effet lorsque naissent les païens, les impies, tous les ennemis de son Église, c'est Dieu les fait naître. Nul autre que lui ne les crée. Les enfants des païens sont formés et créés par lui; mais ils ne sont pas son peuple ni les brebis de ses pâturages.

La nature est commune à tous, non la grâce. Que l'on ne confonde point l'une avec L'autre, et si l'on donne à la nature le nom de grâce, que ce soit uniquement parce qu'elle est accordée gratuitement. Quel homme a mérité l'être qu'il n'avait pas ? Pour le mériter il devait l'avoir d'abord ; mais il ne l'avait pas encore ; il ne pouvait donc le mériter. Il l'a obtenu néanmoins et il n'a pas été formé comme les troupeaux, comme les arbres, comme les rochers, mais à l'image de son Créateur. Mais qui est l'auteur de ce bienfait ? Celui qui était et qui était éternellement. A qui ce même bienfait a-t-il été conféré ? A l'homme qui n'était pas. Ainsi Celui qui était l'a donné et celui qui n'était pas l'a reçu. Or qui pouvait le donner ainsi, sinon Celui qui appelle ce qui est comme ce qui n'est pas (2) ; et de qui l'Apôtre dit : « Il nous a élus avant la fondation du monde (3) ? » Il nous a élus avant la fondation du monde ; nous avons été faits dans ce inonde et le monde n'était pas lorsqu'il nous a élus. Ineffables merveilles ! Qui peut, mes frères, les expliquer ? Qui peut même songer à ce qu'il aurait à expliquer ? On choisit ceux qui ne sont pas et il n'y a dans ce choix ni erreur ni inutilité. Dieu le fait cependant, et il a pour élus ceux qu'il doit créer pour les élire ; il les garde en lui-même, non dans sa nature, mais dans sa prescience.

5. Gardez-vous donc de vous élever.   Nous sommes hommes ; c'est Dieu « lui-même qui nous a faits » nous sommes fidèles aussi, le
 
 

1. Ps. XCIII, 6,7. — 2. Rom. IX, 17. — 3. Éphés. I, 4.
 
 

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sommes-nous toutefois quand. nous disputons contre la grâce ? Mais enfin j'admets que nous soyons fidèles : oui, même fidèles, même justes, puisque le juste vit de la foi; (1) « c'est lui-même qui nous a faits, ce n'est pas nous. » Je te demande : Que nous a-t-il faits ? hommes, réponds-tu. Ce n'est pas de cela qu'il est question dans le psaume ; car nous savons cela, c'est chose connue, manifeste, et pour connaître que Dieu nous a faits hommes, nous n'avions pas besoin de grand enseignement.

Vois de quoi parlait le Psalmiste: « C'est lui qui nous a faits, ce n'est pas nous. » Que nous a-t-il faits, sinon ce que nous sommes ? Or, que sommes-nous ? « Pour nous, » dit-il. Voici donc ce que nous sommes. Quoi? « nous sommes son peuple et les brebis de ses pâturages. » C'est lui qui nous a faits son peuple, c'est lui qui nous a faits les brebis de ses pâturages. Il a envoyé à l'immolation une innocente brebis, et il a changé les loups en brebis. Voilà la grâce. Sans parler de cette grâce commune de la nature qui nous a faits hommes et que nous ne méritions point, puisque nous n'existions pas; sans parler, dis-je de cette grâce, la plus grande grâce est celle qui, par Jésus-Christ Notre-Seigneur, nous a faits « son peuple et les brebis de ses pâturages. »

6. Mais, dit-on : C'est par Jésus-Christ aussi que nous avons été faits hommes. Sans doute; n'est-ce pas aussi par lui qu'ont été faits les païens ? Jésus-Christ les a créés, non pour qu'ils fussent des païens, mais pour qu'ils fussent des hommes. Qu'est-ce en effet que Jésus-Christ ? N'est-ce pas celui dont il est écrit : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ; dès le commencement il était en Dieu; tout a été fait par lui (2)? » A lui donc aussi les païens sont redevables de leur nature humaine ; et ils sont d'autant plus dignes de châtiments qu'ils ont abandonné Celui qui les a faits pour adorer leurs propres oeuvres.

7. Sans parler donc de cette grâce qui a formé la nature humaine et qui est commune aux Chrétiens et aux païens, la plus grande pour nous n'est pas d'avoir été créés hommes par le Verbe, mais d'avoir été rendus fidèles par le Verbe fait chair. En effet il n'y a qu'un Dieu et qu'un seul médiateur de Dieu et .des hommes, Jésus-Christ homme. Au commencement était le Verbe ; Jésus-Christ n'était pas homme encore, et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu. Le monde lui-même n'existait pas
 
 

1. Rom. I, 17. — 2. Jean. I, 1-3.
 
 

encore, quand le Verbe était Dieu. Tout a été fait par lui, par lui le monde a été fait. Aussi quand il nous a faits hommes, il n'était pas homme encore.

Cette grâce qui nous a rendus fidèles est surtout recommandée aux Chrétiens dans ces paroles de l'Apôtre : « Il n'y a qu'un Dieu et qu'un seul médiateur de Dieu et des hommes, Jésus-Christ homme (1). » Remarquez, il ne se contente pas de dire : Jésus-Christ ; pour éloigner de vous l'idée qu'il le considère seulement comme Verbe, il ajoute : homme: « Un seul médiateur de Dieu et des hommes, Jésus-Christ homme. »  Qu'est-ce qu'un médiateur? Celui qui nous réunit, qui nous réconcilie. Séparés de Dieu par nos propres péchés, nous étions tombés, abattus sous le poids de la mort, perdus entièrement. Quand l'homme a été créé, le Christ n'était pas homme; il s'est fait homme pour empêcher la perte de l'homme.

8. Nous vous parlons souvent ainsi contre cette nouvelle hérésie qui essaie de lever la tète : ce qui nous y force, c'est que nous voulons que vous soyez fermes dans le bien et préservés entièrement du mal. Quand ils ont commencé à se montrer, et à disputer contre la grâce, accordant trop, non pas à la liberté mais à la faiblesse humaine et n'exaltant la misère de l'homme que pour l'empêcher de se relever en s'attachant à la main divine qui lui est tendue d'en haut; quand donc ils ont soutenu le libre arbitre contre la grâce, ils ont offensé les oreilles pieuses et catholiques. On commença à les avoir en horreur, à les éviter comme une contagion et à dire d'eux qu'ils s'élevaient contre la grâce. Or voici le moyen menteur qu'ils employèrent pour détourner ces accusations : Je ne dispute pas contre la grâce de Dieu, dirent-ils — Comment? Ce qui le prouve, c'est que je défends le libre arbitre. —Voyez l'aiguille, mais elle est de verre; elle n'a qu'un faux éclat, la vérité la brise.

Considérez en effet combien ce moyen est perfidement imaginé. Je ne puis, disent-ils, défendre le libre arbitre de l'homme ni soutenir qu'il suffit pour me rendre juste, sans défendre aussi la grâce de Dieu. — Les oreilles religieuses se dressent alors, on commence à se réjouir, on remercie Dieu. Ils ne défendent pas, disent-ils, le libre arbitre sans défendre la grâce de Dieu. Sans doute, nous avons le libre arbitre ; mais que peut-il sans la grâce? — Pourtant s'ils défendent la grâce en défendant le libre arbitre,
 
 

1. I Tim. II, 5.
 
 

que disent-ils de mal ? — O docteur, expose-nous donc ce que tu entends par la grâce. — Quand je dis le libre arbitre, répond-il, remarque que j'ajoute : de l'homme. — Que s'ensuit-il? — Qui a créé l'homme ? — C'est Dieu — Qui lui a donné le libre arbitre ? — Dieu — Si donc Dieu a créé l'homme, s'il lui a donné le libre-arbitre, à qui l'homme est-il redevable de ce qu'il peut par son libre arbitre ? N'est-ce pas à la grâce de Celui qui l'a créé avec le libre arbitre ? — Voilà le moyen perfidement employé pour se défendre.

9. Considérez néanmoins, mes frères, comment ces novateurs préconisent la grâce générale qui a créé l'homme, qui nous a faits hommes. Ce que nous avons de commun avec les impies c'est d'être hommes; mais nous n'avons pas de commun avec eux d'être chrétiens. Or cette dernière grâce qui nous rend chrétiens, nous demandons aux hérétiques de la prêcher, nous leur demandons de la reconnaître; c'est la grâce dont l'Apôtre a dit: « Je ne dédaigne point la grâce de Dieu ; car si c'est par la loi que règne la justice, c'est donc en vain que le Christ est mort (1). » Voyez de quoi parle cet Apôtre. C'est de la loi qu'il a dit: « Si c'est par la loi qu'est la justice, c'est en vainque le Christ est mort. » Mais comme la loi n'établissait pas la justice, le Christ est mort; il est mort pour justifier parla foi ceux qui n'étaient point justifiés par la loi. «Car, dit-il encore, si la loi donnée eût été capable de vivifier, la justice viendrait, vraiment de la loi, » comme nous le rappelions encore hier (2) ; « mais l'Ecriture a tout renfermé sous le péché, « afin que la promesse: » la promesse et non la prophétie; car la promesse est accomplie par son auteur ; afin « que la promesse fut accomplie en faveur des croyants par la foi en Jésus-Christ. » Voilà en quel état nous a trouvés la grâce du Sauveur : la Loi n'avait pu nous guérir.

Et pourquoi nous eût-on donné la loi si la nature eût suffi ? La loi elle-même n'a pu suffire encore, tant la nature était faible. Cette loi nous a été communiquée, mais non comme étant capable de nous donner la vie. A quel titre donc? « La loi, dit l'Apôtre, a été établie à cause des transgressions (3) : » à cause des transgressions, pour te rendre prévaricateur — Dans quel dessein me rendre prévaricateur ?  — Dieu connaissait ton orgueil, il voyait que tu disais : Oh! si seulement on m'instruisait ! Oh ! si seulement
 
 

1. Gal. II, 21. — 2. Sermon CLVI. — 3. Gal. III, 21, 22. 19
 
 

quelqu'un me montrait la voie ! Voici la Loi, elle te dit: « Tu ne convoiteras pas. » Tu l'as connue, cette loi, tu as connu cette défense: « Tu ne convoiteras point. » Bientôt la concupiscence que tu ne connaissais point s'est fait remarquer tu l'avais auparavant, mais tu l'ignorais ; tu as voulu vaincre ce mal caché et il a paru au grand jour. Superbe, c'est par la loi que tu es devenu prévaricateur; reconnais la grâce et deviens-en le panégyriste.

10. Mais qui a donné la loi, demandes-tu.? Il est en effet des hommes vains, les pires de tous les impies, qui veulent que la loi ait été donnée par un autre, et la grâce par Notre-Seigneur Jésus-Christ ; comme si la loi eût été mauvaise, perverse, et que la grâce fut bonne. Ils veulent établir entre les deux Testaments la différence suivante : l'ancien aurait pour auteur je ne sais quel prince de ténèbres, et notre Dieu et Seigneur, le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, serait l'auteur du nouveau. — Mais si le motif pour lequel tu attribues la loi à un autre que Dieu est que cette loi a fait de toi un prévaricateur, entends l'Apôtre lui-même louer la loi : « Ainsi, dit-il, la loi est sainte, et le commandement saint ; » dis encore : «saint; » dis encore

« bon. Ce qui est bon, continue-t-il, est donc, devenu pour moi la mort ? Loin de là. C'est le péché pour paraître péché (1). » Le péché existait effectivement, mais caché. Quand était-il caché? Quand tu ne lui résistais pas encore. Tu t'es mis à lutter contre lui, il a montré alors qu'il était ton maître. Quand tu suivais docilement, tu ne sentais pas la chaîne ; tu as cherché à t'échapper, et tu as senti tes fers ; tu as voulu fuir, et tu as commencé à être entraîné. Ah ! reçois dans ce pressant danger l'assistance de Celui qui ne fut jamais prisonnier. Quel est-il, sinon Celui qui à dit : « Si vous avez découvert en moi quelque péché, déclarez-le (2) ? » Quel est celui, qui n'a pas été enchaîné, sinon Celui qui a dit : «Voici venir le prince du monde, et il ne trouvera rien en moi ? » Il ne trouvera pas en moi de motif pour me mettre à mort ; car le péché seul mérite la mort. — O Seigneur ! pourquoi donc mourez-vous ? « Afin d'apprendre à tous que je fais la volonté de mon Père (3). » Exempt du péché, c'est lui qui nous en affranchit ; libre au milieu des morts, c'est lui qui nous délivre de la mort.

11. Pourtant, il a aussi donné la Loi ? Il a
 
 

1. Rom. VII, 7, 12, 13. — 2. Jean, VII, 46. — 3. Jean, XIV, 30, 31.
 
 

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envoyé la Loi par son serviteur, il a donné la grâce par lui-même. Considère un grand et profond mystère. Le prophète Elisée annonçait l'avenir par ses actes aussi bien, que par ses paroles. Le fils de son hôtesse était mort. Cet enfant mort ne rappelait-il pas Adam ? On annonça cette mort au saint prophète, qui représentait, comme prophète, la personne de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il envoya son bâton et dit au serviteur qui le portait : « Va, va, mets-le sur le corps inanimé de l'enfant. » Le docile serviteur y alla et le prophète le suivait en esprit. Il plaça donc le bâton sur le mort; le mort ne ressuscita point. « Si la loi avait été donnée comme capable de vivifier, la justice viendrait véritablement de la loi. » La Loi donc ne put rendre la vie à l'enfant. Le grand prophète vint alors vers ce petit ; c'était un sauveur pour le sauver, c'était la vie qui s'approchait de la mort ; il vint en personne. Que fit-il ? Il contracta en quelque sorte ses propres membres, comme pour s'anéantir et prendre la forme d'esclave (1). Il contracta donc ses propres membres, se rapetissa à la mesure de l'enfant, comme pour rendre le corps de notre humilité conforme à son corps glorieux (2). C'est ainsi, en présence de cette figure prophétique de Jésus-Christ, que l’enfant ressuscita (3), image de la justification du pécheur.

12. Qu'on prêche cette grâce, c'est la grâce obtenue aux Chrétiens par le Médiateur fait homme, par Celui qui a souffert et qui est ressuscité, qui est monté au ciel, qui a conduit la captivité captive et qui a répandu ses dons sur les mortels. Oui, qu'on prêche cette grâce, -et que des coeurs ingrats n'argumentent pas contre elle. Le bâton du prophète n'a pas suffi pour rendre la vie au mort : et la nature morte suffirait pour se la rendre à elle-même ? Quoique jamais nous n'ayons vu lui donner ce nom, toutefois, comme nous l'avons reçue gratuitement, appelons grâce la nature où nous avons été formés. Mais montrons aussi combien l'emporte sur elle la grâce qui nous rend Chrétiens. Attention !

Nous n'avions aucun mérite avant de recevoir l'existence ; et la nature qui nous a été donnée ainsi, sans aucun mérite de notre part, peut s'appeler grâce. Si c'est une grande grâce d'avoir reçu quand nous n'avions aucun mérite; quelle grâce plus grande d'avoir reçu quand nous avions tant de démérites ? Celui qui n'est pas encore ne mérite pas; le pécheur démérite. Celui qui n'a pas été créé
 
 

1. Philip 11, 7. — 2. Ib. III, 21. — 3. IV Rois, IV, 18-37.
 
 

n'est pas encore; il n'est pas encore, mais il n'a pas péché. Il n'est pas encore, et il est créé; il pèche et il est sauvé. Avant d'exister, il n'espère rien; il existe, il tombe, il attend sa réprobation et il est sauvé. Voilà la grâce obtenue par Jésus-Christ Notre-Seigneur. C'est lui qui nous a faits, il nous a faits avant que nous eussions l'existence à aucun degré. Nous sommes tombés après avoir reçu l'existence; c'est lui encore qui nous a faits justes, ce n'est pas nous ; et s'il est en lui une créature nouvelle, c'est que l'ancienne étant tombée a été renouvelée par lui.

13. Adam avait produit une masse de perdition qui ne méritait que le supplice. De cette même masse de perdition ont été tirés des vases d'honneur. Car « le potier a le pouvoir de tirer de la même masse. » De quelle masse ? De la masse perdue, de la masse qui ne méritait plus qu'un juste supplice. Réjouis-toi d'en être tiré ; car tu as échappé à la mort, et tu as trouvé la vie à laquelle tu n'avais aucun droit. Donc « le potier a le pouvoir de faire de la même masse d'argile un vase d'honneur et un vase d'ignominie. » Pourquoi, dis-tu, a-t-il fait de moi un vase d'honneur, tandis qu'il a fait d'un autre un vase d'ignominie?

Que répondre? Ecouteras-tu Augustin, quand tu n'écoutes pas les paroles de l’Apôtre : « O homme, qui es-tu pour contester avec Dieu (1) ? » Deux enfants viennent de naître. Que leur est-il dû? Tous deux appartiennent à la masse de perdition. Pourquoi donc l'un d'eux est-il présenté par sa mère au sacrement de la grâce, tandis que l'autre est étouffé par la sienne endormie ? Veux-tu me dire ce que mérite celui que l'on porte au Sacrement, et ce que mérite celui qu'étouffe sa mère durant le sommeil? Ni l'un ni l'autre n'a rien mérité; mais « le potier a le pouvoir de faire de la même masse d'argile un vase d'honneur et un vase d'ignominie. » Veux-tu contester avec moi? Admire plutôt avec moi et crie comme moi : « O profondeur des trésors! » Oui, tremblons tous deux, et tous deux écrions-nous : « O profondeur des richesses ! » Accordons-nous à trembler pour ne périr pas dans l'égarement. « O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses jugements sont incompréhensibles, et ses voies impénétrables ! » Comprends l'incompréhensible, fais l'impossible, saisis l'insaisissable, vois l'invisible !

14. « Ses jugements sont incompréhensibles. »
 
 

1. Rom. IX, 21, 20.
 
 

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On te l'a dit, que cela te suffise. « Ses voies sont impénétrables. Car, qui a connu la pensée du Seigneur ou qui a été son conseiller ? Ou qui, le premier, lui a donné, et sera rétribué? » Qui lui a donné le premier, après avoir tant reçu de lui gratuitement? « Qui lui a donné le premier, et sera rétribué? » Si le Seigneur voulait rétribuer, il ne rendrait à chacun que la peine méritée par chacun. Ces enfants ne lui ont rien donné dont il pût les récompenser. Il les sauvera gratuitement (1). « Qui lui a donné le premier, » en méritant? « Qui lui a donné le premier ? » Qui a prévenu sa grâce, essentiellement gratuite ? Car si des mérites l'ont précédée, elle n'est plus un don gratuit, mais l'acquit d'une dette; et si elle n'est point un don gratuit, pourquoi l'appeler grâce ? « Qui » donc « lui a donné le premier, et sera rétribué ? Puisque c'est de lui et par lui et en lui que sont toutes choses (2). » Qu'est-ce à dire, toutes choses? N'est-ce pas tous les biens que nous avons reçus de lui, et que nous en avons reçus pour être bons ? Car « tout bienfait excellent et tout don parfait vient d'en haut et descend du Père des lumières, en qui il n'y a point de changement, » comme en toi qui t'es perverti ; « en qui il n'y a point de changement ; » car il vient te guérir; en qui il n’y a pas non plus « l'ombre de vicissitude (3), » comme en toi, plongé dans les ténèbres. De lui donc sont toutes choses ; personne ne lui a donné d'abord ; personne ne lui peut rien réclamer. «C'est la grâce qui vous a sauvés par la foi, et cela ne vient pas de vous, car c'est un don de Dieu  (4). »

15. Je souffre toutefois, dis-tu, de voir périr l'un et baptiser l'autre : j'en souffre, j'en souffre comme homme. A vrai dire, j'en souffre aussi
 
 

1 Ps. LV, 8. — 2. Rom. XI, 33-36. — 3. Jacq. I, 17. —  4. Ephés. II, 8.
 
 

comme homme. Mais si l'un et l'autre nous sommes hommes, écoutons l'un et l'autre celui qui crie: « O homme. » Oui, si nous souffrons, parce que nous sommes hommes, observons que c'est à la nature humaine, malade et affaiblie, que l'Apôtre s'adresse quand il dit : « O homme   qui es-tu pour contester avec Dieu? Le vase dit-il au potier: Pourquoi m'as-tu fait ainsi (1)? » Si le bétail pouvait parler et dire à Dieu : Pourquoi as-tu fait cet homme, tandis que tu m'as fait bétail ? ne le blâmerais-tu pas, avec raison, et ne lui répondrais-tu pas : O bétail, qui es-tu pour contester avec Dieu ? Tu es un homme, toi; mais près de Dieu tu n'es qu'un bétail ; puisses-tu même être le bétail de Dieu et une brebis de ses pâturages. Reconnais la bonté de ton pasteur, et tu ne suivras point dans l'erreur les loups ravissants. Ne leur ressemblons-nous point? « Nous étions aussi par nature enfants de colère comme les autres (2); » mais une brebis a été immolée, qui a fait de nous des brebis. « C'est l'Agneau de Dieu, c'est celui qui efface le péché » non de celui-ci ou de celui-là; « mais du monde (3). »

Ainsi donc, mes frères, si nous sommes quelque chose et quoi que nous soyons dans la foi de Jésus-Christ, ne nous en attribuons rien, ce serait nous exposer à perdre ce que nous avons reçu. Rendons-lui plutôt gloire et honneur de ce que nous avons reçu, qu'il daigne arroser ce qu'il a semé. Que produirait notre terre s'il ne l'avait ensemencée? Il verse encore la pluie sur elle, il ne l'abandonne point après l'avoir semée. « Le Seigneur répandra sa bénédiction, et notre terre produira son fruit (4). Tournons-nous avec un coeur pur vers le Seigneur etc. (5). »
 
 

1. Rom. IX, 20. — 2. Eph. II, 3. — 3. Jean, I, 29. — 4. Ps. XXXXIV, 13. — 5. Voir serm. 1.

SERMON XXVII. PRÉDESTINATION ET RÉPROBATION (1).
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ANALYSE. — Ce mystère ne doit point nous scandaliser. En effet, 1° tous les hommes ont mérité d'être réprouvés; comment donc accuser Dieu de ce qu'il sauve une partie d'entre eux? 2° D'où vient en nous Vidée de justice que froisse la réprobation? N'est-ce pas de Dieu, la justice absolue? Comment la justice absolue pourrait-elle être injuste? 3° Dieu n'a pas révélé aux hommes tous ses secrets, il ne les a même pas révélés à ses Apôtres. Comment donc nous étonner de ne pas tout comprendre? Croyons fermement qu'il ne peut être injuste. 4° Nous comprendrons au ciel pourquoi la diversité de sa conduite. Nous admirerons tout avec ravissement sans vous choquer de rien. 5° Maintenant donc confessons notre ignorance et ne cherchons pas à comprendre l'incompréhensible.
 
 

1. Comme la porte introduit dans une demeure, ainsi le titre du psaume en donne l'intelligence. Or, voici ce qu'on lit en tête: « Lorsqu'on bâtissait la maison après la captivité. »

De quelle maison s'agit-il ici? Le psaume te l'indique bientôt: « Chantez au Seigneur un cantique nouveau; toute la terre, chantez au Seigneur. » Voilà de quelle demeure il est question. Lorsque truite la terre chante le cantique nouveau, elle est la maison de Dieu. Cette maison se bâtit, en chantant, elle se fonde sur la foi, elle s'élève sur l'espérance, elle s'achève par la charité. Maintenant donc on la construit, mais ou n'en fera la dédicace qu'à la fin des siffles. Accourez donne, pierres vivantes, pour chanter le cantique nouveau, accourez et laissez-vous tailler pour servir au temple de Dieu ; reconnaissez le Sauveur, recevez-le pour habiter dans vos murs.

2. Nous avons dit de quelle maison il s'agit; disons aussi de quelle captivité. Voici comment le psaume l'indique, suis-moi un peu : « Chantez au Seigneur le cantique nouveau; toute la terre, chantez au Seigneur. Chantez au Seigneur, bénissez son nom; annoncez de jour en jour son salut. Annoncez ses merveilles au milieu des nations, publiez sa gloire parmi tous les peuples; car tous les dieux des gentils sont les démons. » Ainsi ce sont les démons qui retenaient la maison dans les ténèbres et la captivité.

En effet, depuis le premier péché du premier homme, le genre humain tout entier naissait asservi au péché, et le démon vainqueur le tenait dans ses fers. Car si nous n'étions captifs, nous n'aurions aucun besoin d'un Rédempteur: Sans être captif le Rédempteur est venu au milieu des captifs; il est venu pour racheter les captifs sans avoir en lui rien qui ressentit l'esclavage, c'est-à-dire, sans avoir aucune iniquité, et portant notre rançon dans sa chair mortelle. S'il n'avait une
 
 

1. Ps. XCV, 1
 
 

chair mortelle, comment le Verbe pourrait-il répandre du sang pour notre délivrance ? Il est venu à nous avec une chair semblable à la chair de péché, non pas avec la chair même du péché (1). Sa chair était en effet semblable à celle du péché; chair véritable, mais semblable seulement à la chair du péché; chair réelle, mais non chair du péché. Or qu'était celui qui est venu de cette manière ? « Annoncez de jour en jour. » Voilà qui le fait connaître. Il était de jour en jour, il était Dieu de Dieu, lumière de lumière. Mais ce Verbe de Dieu s'est fait chair pour habiter parmi nous (2) ; il a voilé sa majesté et fait paraître sa faiblesse afin de détruire la faiblesse et de conserver la majesté.

3. Le monde entier étant ainsi dans les fers, qu'y a-t-il à reprendre dans ces paroles : « J'aurai pitié de qui j'aurai pitié, et je ferai miséricorde à qui je ferai miséricorde ? » En effet si le monde entier était captif, si le monde entier était sous le joug du péché, si le monde entier était justement destiné au supplice, et que par miséricorde une partie en sont délivrée, qui osera dire à Dieu: Pourquoi condamnez-vous le monde? Comment accuser le Juge suprême de condamner le monde coupable ? Tu es coupable, tu ne dois plus t'attendre qu'au châtiment, et Éon aurait tort d'adresser des reproches au bourreau qui t'inflige un supplice mérité. Qu'on le réprimande s'il te fait subir ce que tu ne dois pas endurer; mais quel que soit ton désir d'obtenir grâce, qui le blâmera quand il te frappe comme tu dois être frappé ?

« Il a pitié de qui il veut et il endurcit qui il  veut. C'est pourquoi tu me dis : De quoi se plaint-il encore? Car qui résiste à sa volonté? O homme, qui es-tu pour contester avec Dieu? » Considère ce qu'est Dieu; considère ce que tu es. Dieu est Dieu, tu es un homme. Tu crois avoir
 
 

1. Rom, VIII, 8, 3. — 2. Jean, II, 14.
 
 

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la justice pour toi; mais est-ce que cette divine source de justice est tarie? Si tu parles juste,

par la grâce de qui ? Donc ou tu ne dis pas juste et tu dois te taire; ou tu dis juste et tu en es redevable à la source même de la justice. Or Dieu n'est-il pas cette source de justice? Établis donc comme premier fondement de ta foi : « Y a-t-il en Dieu de l'injustice (1) ? » Il est possible que tu ne voies pas sa justice : mais il ne saurait être injuste.

4. Tu attends peut-être que je t'explique pourquoi « il a pitié de qui il veut et endurcit qui il veut? » Tu l'attends de moi, ô homme. Tu es homme et je suis homme : donc écoutons l'un et l'autre : « O homme qui es-tu pour contester avec Dieu? » Mieux vaut une ignorance fidèle que la science présomptueuse. C'est Dieu qui nie dit, c'est le Christ qui me dit par la bouche de l'Apôtre : « O homme, qui es-tu pour contester avec Dieu? » Et je me fâche de ne pas connaître la justice de Dieu ! Si je suis homme, je ne dois pas me fâcher. Que je m'élève, si je le puis, au dessus de l'homme, et que j'atteigne à la source. Mais si j'y atteins, je ne révèlerai rien à l'homme ; qu'il s'élève comme moi et y atteigne avec moi. — Mais quel est l'homme qui peut s'élever au dessus de l'homme? —Ignores-tu donc ce reproche adressé par l'Apôtre à quelques-uns : « Puisque l'un dit: moi je suis à Paul; et l'autre : moi à Apollo, n'êtes-vous pas des hommes (2)? » Que voulait-il faire d'eux en leur reprochant d'être des hommes? Homme tu appartiens à Adam, appartiens au Fils de l'homme.

5. Le Fils de l'homme te dit peut-être : « Je ne vous appellerai plus serviteurs, mais amis parce que je vous ai fait connaître ce que j'ai appris de mon Père (3). » Mais c'est à ses Apôtres, c'est à ses premiers disciples qu'Il adressa ce langage et nous -ne devons point nous attrister de n'être pas encore ce qu'ils étaient alors. Dans quel sens néanmoins leur a-t-il dit à eux-mêmes: « Je vous ai fait connaître tout ce que j'ai appris de mon Père ? » Je crois qu'il leur parlait de l'espérance plutôt que de la réalité ; il leur disait, me semble-t-il, plutôt ce qu'il ferait que ce qu'il avait fait. Comment prouver cette opinion ? Il dit expressément : « Je vous ai fait connaître ; » et non : Je vous ferai connaître.

C'est qu'il est dans l'Écriture des choses qui 'se disent au, passé et qui se doivent entendre de l'avenir. Comment se disent-elles du passé quand elles doivent s'entendre de l'avenir? « Ils ont
 
 

1. Rom. IX, 14-20. — 2. I Cor. III, 4. — 3. Jean, XV, 15.
 
 

creusé mes mains et mes pieds, dit le prophète, ils ont compté tous mes os (1). » Ce fait n'était pas accompli encore, il devait seulement s'accomplir, et pourtant on l'annonçait comme étant passé.

Il nous a sauvés par le baptême de la régénération (2). » Ailleurs encore le même Apôtre dit « C'est en espérance que nous avons été sauvés; or l'espérance qui, se voit n'est pas de l'espérance. — Nous avons été sauvés par espérance; » voilà le passé : mais parce que ce salut n'est qu'en espérance, sans être encore réalisé, c'est sur l'avenir que nous comptons. Nous voyons, nous possédons déjà ; mais l'espérance et non la réalité. « Car ce que l'on voit, comment l'espérerait-on ? Et si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons par la patience (3). » Ainsi nous sommes sauvés, et néanmoins nous espérons, nous attendons encore le salut sans le posséder.

C'est dans le même sens que le Seigneur dit à ses disciples : « Je vous ai fait connaître tout ce que j'ai appris de mon Père. » S'il l'avait fait connaître réellement, aurait-il dit ailleurs

J'ai encore beaucoup de choses à vous dire; « mais vous ne les pouvez porter à présent? (4). » Oui, « Je vous ai fait connaître tout ce que j'ai appris de mon Père, » mais en ajoutant : « J'ai

encore beaucoup de choses à vous dire ; et vous ne les pouvez porter à présent, » le Sauveur n'ôte pas, il ajourne. L'espérance était donc sûre, il savait que sans aucun doute il accomplirait sa promesse; l'avenir était pour lui aussi certain que le passé, et Il disait pour ce motif : « Je vous ai fait connaître. »

6. Ainsi donc, « pendant que nous sommes dans ce corps, nous voyageons loin du  Seigneur; car c'est par la foi que nous marchons et non par la claire vue (5). » Attachons-nous à la foi autant qu'il nous est accordé de le faire, et ne révoquons point en doute la justice de Dieu. Ne croyons aucunement qu'il y ait en lui de l'injustice : ce serait notas exposer à tomber dans le gouffre profond de l'impiété. Et lorsque nous croirons fermement qu'il n'y a point en lui d'injustice, ne soyons pas inquiets de ne pas voit encore sa justice. Achevons notre course, allons à la patrie, nous verrons au temps de la claire vue ce qui rie se peut voir au temps de la foi. Notas marchons en effet maintenant par la foi. Nous marcherons alors par la claire vue.

Qu'est-ce à dire par la claire vue? (per speciem, en beauté?) « Vous l’emportez en beauté sur
 
 

1. Ps. XXI, 17, 18. — 2. Tit. III, 5. — 3. Rom. VIII, 24, 25. — 4. Jean, XVI, 12. — 5. II Cor. V, 6, 7.
 
 

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enfants des hommes (1). » Car « au commencement était le Verbe, et le Verbe était Dieu (2).

Celui qui m'aime, dit le Sauveur, observe mes commandements; et celui qui m'aime sera aimé de mon Père, et je l'aimerai aussi.» Et que lui donnerez-vous? « Je me découvrirai à lui » (3). « On aura la claire vue quand il accomplira cette promesse : « Je me découvrirai à lui. » Là tu verras la justice de Dieu, là tu liras dans le Verbe sans le secours d'aucun livre. Ainsi lorsque nous le verrons tel qu'il est, notre voyage sera terminé et nous partagerons la joie des Anges. Qu'est-ce en effet que le chemin? C'est la foi. Pour exercer la foi le Christ a été défiguré, mais sa beauté lui reste et nous verrons après le voyage qu'il « l'emporte en beauté sur les enfants des hommes. » Comment aujourd'hui se montre-t-il à la foi? « Et nous l'avons vu, et il n'avait ni éclat ni beauté; son visage paraissait abject et son attitude, » c'est-à-dire, sa vertu, « méprisable; il était couvert de honte et d'ignominie, accablé de plaies et exercé à supporter les douleurs (4). » Cette espèce de laideur dans le Christ te rend beau. S'il n'avait voulu passer par là, tu n'aurais point recouvré ta beauté perdue. Il était donc tout défiguré sur la croix; mais cette laideur nous embellissait; et durant cette vie attachons-nous au Christ dans l'abjection. Comment au Christ dans l'abjection? « A Dieu ne plaise que je me glorifie, si ce n'est dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui le monde m'est crucifié et moi au monde (5). » Voilà l'abjection du Christ. Ai-je prétendu vous enseigner autre chose que la voie du ciel ? La voie du ciel est de croire au crucifié. Nous portons sur le front le signe de son abjection: ne rougissons pas de cette abjection du Christ. Suivons cette voie, et nous parviendrons à le voir dans sa beauté.

Lorsque nous serons parvenus à voir cette beauté du Christ, nous verrons aussi la justice de Dieu et nous ne serons plus portés à demander : Pourquoi secourt-il celui-ci et non celui-là? Pourquoi la divine providence a-t-elle amené l'un au baptême ; tandis qu'un autre, après avoir vécu sagement dans le catéchuménat, est mort tout-à-coup sans avoir reçu ce sacrement; et qu'un autre encore, après avoir vécu dans le crime, dans la débauche, dans l'adultère, dans les théâtres, à là chasse, est tombé malade, a été baptisé et n'a paru pécheur que pour voir ses péchés effacés? Recherche ses mérites ; tu découvriras
 
 

1. Ps. XLIV, 3. — 2. Jean, I, 19. — 3. Jean,      XIV, 21. — 4. Isaïe, LIII, 2, 3. — 5. Gal. VI, 14.
 
 

qu'il n'avait mérité que des supplices. Considère la grâce qu'il reçoit : « O profondeur des trésors! » Pierre renie, le larron croit: « O profondeur des trésors! »

7. Tu- nous crois capable de sonder cet abîme devant lequel l'Apôtre s'est arrêté frappé de stupeur, et s'écriant, lorsqu'il regardait avec effroi tant de hauteur et tant de profondeur: « O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu? »

Et qu'avait-il dit, avant ce cri d'admiration ? Il avait dit une chose qui sera estimée injuste par qui ne croira point qu'il n'y a en Dieu aucune injustice. Il avait ainsi parlé des Juifs aux gentils convertis : « Comme vous-mêmes ne croyiez pas en Dieu et que maintenant vous avez obtenu miséricorde à cause de leur incrédulité; ainsi eux maintenant n'ont pas cru, pour que miséricorde vous fut faite. Car Dieu a enfermé tout dans l’incrédulité pour faire miséricorde à tous (1). » C'est après cela que Paul pousse son cri d'admiration.

Mais où est la justice, l'équité de Dieu, quand il enferme tout dans l'incrédulité pour faire miséricorde à tous? Tu cherches à t'en rendre compte et moi je tremble devant cet abîme : « O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu! » Raisonne, j'admirerai; discute, je croirai; je vois un précipice, je ne veux pas m'y jeter. « O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu! Que ses jugements sont « incompréhensibles et ses voies impénétrables ! » Peut-être nous les fera-t-il connaître. « Mais qui a connu la pensée du Seigneur ? Ou qui a été son conseiller? Ou qui lui a donné le premier, et sera rétribué, puisque c'est de lui et par lui et en lui que sont toutes choses? A lui la gloire dans les siècles des siècles (2). »

L'Apôtre s'arrête, car il lui faut admirer. Que personne ne me demande la raison de ces mystères. L'Apôtre dit: « Que ses jugements sont incompréhensibles! » et tu es venu pour chercher à les comprendre? « Que ses voies sont impénétrables ! » et tu veux les pénétrer? Si tu viens pour pénétrer l'impénétrable, crois-moi, tu es déjà perdu. Vouloir comprendre l'incompréhensible, et pénétrer l'impénétrable, c'est chercher à voir l'invisible, à exprimer l'inexprimable.

Ah! plutôt que l'on bâtisse la maison; et lorsque sera arrivé le moment d'en faire la dédicace, alors peut-être on verra avec éclat la raison de ces obscurs mystères.
 
 

1. Rom. XI, 30-22. — 2. Rom. XI, 33-36.

SERMON XXVIII. DIEU EST TOUT A TOUS (1).
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ANALYSE. — Comme le titre l'indique, ce charmant petit discours se propose de montrer : 1° que notre cœur trouve en Dieu toutes les jouissances qu'il peut désirer; 2° que fort différent de beaucoup de biens matériels qui ne peuvent se donner à plusieurs sans se partager, Dieu se donne tout entier à chacun de nous et chacun peut le posséder également tout entier. — On ne sait ce qui frappe le plus ici, la sublimité des pensées ou la clarté de l'exposition.
 
 
 
 

1. Parmi les divins oracles, examinons de préférence, avec l'aide du Seigneur, celui-ci que nous avons entendu le dernier : « Que le coeur qui cherche Dieu soit dans l'allégresse. » Ce qui rend opportune cette méditation, c'est que nous sommes encore à jeun; et notre cœur sera dans la joie pourvu que notre âme soit affamée.

Lorsqu'on apporte sur nos tables des mets agréables, ceux qui ont faim se réjouissent 1'œil qui aime à voir quelque chose d'éclatant se réjouit aussi lorsqu'on lui présente des tableaux où la variété des couleurs et la perfection des, traits sont propres à le charmer; il y a joie également pour l'oreille qui recherche les chants harmonieux, joie pour l'odorat qui court après les suaves parfums. « Que le cœur qui cherche Dieu soit » donc aussi «dans la joie. »

2. Il est hors de doute que chacun de nos sens est agréablement frappé par son objet propre. Le son n'a rien qui charme l'œil, ni la couleur rien qui charmé l'oreille. Mais pour notre cœur Dieu est à la fois lumière, harmonie, parfums et nourriture; et s'il est tout cela, c'est qu'il n'est rien de cela; et s'il n'est rien de cela, c'est que tout cela a été créé par lui.

Il est la lumière de notre cœur ; aussi nous lui disons : « A votre lumière nous verrons la lumière (2). » Il en est l'harmonie : « Vous ferez entendre à nos oreilles la joie et l'allégresse (3). » Pour notre cœur il est aussi un parfum : « Nous sommes la bonne odeur du Christ (4). » Si en jeûnant vous avez besoin de nourriture : « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice (5). » Or il est dit de Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même qu' « il est devenu notre justice et notre sagesse (6). » Voici la table préparée; Jésus-Christ est la justice : justice qui ne manque jamais, qu'un serviteur n'a pas besoin d'assaisonner pour nous et que le commerce ne transporte point d'au delà des mers, comme les fruits étrangers.
 
 

1. Ps. CIV, 3. — 2. Ps. XXXV, 10. — 3. Ps. L, 10. — 4. II Cor. II, 15. — 5. Matt. V, 6 . — 6. I Cor, I, 30.
 
 

C'est la nourriture que goûte celui qui n'a point le palais malade; c'est la nourriture de l'homme intérieur; et parlant de lui-même le Christ a dit : « Je suis le pain vivant descendu  du ciel (1). » Cet aliment nourrit sans s'épuiser; il se prend sans se consumer; il rassasie la faim sans diminuer. Lorsque vous sortirez d'ici, vous ne trouverez rien de pareil sur vos tables. Et puisque vous êtes à ce banquet, mangez convenablement, mais après l'avoir quitté, ayez soin de bien digérer. C'est bien manger et mal digérer que de bien écouter la parole Dieu sans la pratiquer: ce n'est pas en tirer les sucs nourriciers, mais la rejeter avec dégoût comme une nourriture aigre et indigeste.

3. Ne vous étonnez point que nos coeurs mangent et se nourrissent sans rien ôter à leurs aliments. Dieu n'a-t-il pas pour nos yeux une nourriture semblable ? La lumière, en effet, est l'aliment des yeux, les yeux en vivent, et s'ils sont trop longtemps dans les ténèbres, ils périssent en quelque sorte pour avoir jeûné. On a vu des hommes perdre la vue en demeurant dans l'obscurité; rien ne s'était glissé dans leurs yeux, personne ne les avait frappés, aucune humeur étrangère n'y avait pénétré, ni poussière, ni fumée; ces hommes sortirent de leur retraite, et ils ne voyaient plus comme ils voyaient auparavant; leurs yeux étaient morts de faim; ils s'étaient éteints pour n'avoir pas pris leur nourriture, c'est-à-dire pour n'avoir pas vu la lumière.

Reconnaissez maintenant ce que je voulais vous montrer, savoir quelle est la nature de cette lumière dont vivent les yeux. Tous la voient, tous les yeux s'en nourrissent ; et néanmoins en servant d'aliment à la vue, la lumière ne perd rien d'elle-même. Deux hommes la voient, elle demeure entière ; plusieurs la voient, elle reste la même ; le riche la voit, le pauvre la voit, elle est égale pour tous. Nul ne la restreint ; elle enrichit
 
 

1.  Jean, VI, 51.
 
 

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le pauvre; elle n'est point pour le riche un objet d'avarice. Est-ce en effet que le plus riche voit plus? Est-ce qu'avec son or il peut supplanter le pauvre et acheter la lumière pour en priver l'indigent? Si tel est l'aliment de nos yeux, que devons-nous penser de Dieu pour nos âmes ?

4. L'oreille aussi vit par le son, et qu'est-ce que le son ? car nous pouvons par les choses sensibles nous faire une idée des choses intelligibles. Je parle à votre charité ; vos oreilles et vos âmes sont ouvertes. Je viens de nommer deux choses les oreilles et les âmes, et dans ma parole il y a deux choses aussi : le son et la pensée. Tous deux volent et arrivent en même temps à l'oreille ; mais le son s'y arrête, tandis que la pensée descend au coeur. Considérons le son d'abord; car nous devons lui préférer de beaucoup la pensée.

Le son est comme le corps : la pensée est comme l'âme. Aussitôt après avoir frappé l'air et atteint l'oreille, le son expire sans retour, on ne l'entend plus. Car les syllabes qui le produisent se succèdent si rapidement, qu'on n'entend la seconde qu'après le passage de la première. Et toutefois quelle merveille dans ce qui passe si vite ! Si maintenant pour apaiser votre faim je vous présentais un pain, chacun ne l'aurait pas ; vous le partageriez et chacun en aurait d'autant moins que vous êtes plus nombreux. Je vous présente un discours, vous ne vous en partagez point les syllabes, vous ne le rompez pas pour en distribuer un morceau à celui-ci, un morceau à celui-là et pour donner à chacun une petite partie de ce que je dis. Tout est entendu par un, tout l'est par deux, tout l'est par plusieurs et par tous ceux qui sont venus ici. Pour tous un discours suffit et chacun l'a tout entier : ton oreille veut l'écouter, l'oreille de ton voisin ne lui fait rien perdre.

Si la parole qui n'est qu'un bruit produit cette merveille, que ne fait pas le Verbe tout-puissant? Notre voix est dans toutes les oreilles, chacun la possède tout entière : il ne me faut pas autant de voix que vous avez d'oreilles ; une seule voix suffit pour plusieurs oreilles et sans se diviser elle remplit chacune d'elles. Ainsi représentez-vous le Verbe de Dieu, tout entier au ciel, tout entier sur la terre, tout entier avec les anges, dans le sein de son Père tout entier, tout entier dans le sein de la Vierge, tout entier dans l’éternité, dans son corps tout entier, tout entier dans les enfers lorsqu'il les visita et tout entier au paradis lorsqu'il y conduisit le larron converti. Voilà pour le son.

5. Et si je dis un mot de la pensée, qui pourtant est bien inférieure au Verbe de Dieu ? Je produis un son ; mais après l'avoir émis je ne le retiens plus ; et si je veux me faire entendre encore, je produis un autre son et après celui-ci un troisième, sans quoi ce sera le silence. Mais quand il s'agit de la pensée, je te la donne et je la garde en même temps; tu tiens ce que tu as entendu et je ne perds pas ce que j'ai dit. Reconnaissez combien il est juste que «se réjouisse le « coeur qui cherche Dieu. » Car le Seigneur est lui-même la vérité maîtresse.

Ainsi donc ma pensée reste dans mon esprit et va au tien sans le quitter. Mais pour te la transmettre j'ai besoin d'une espèce de véhicule, c'est le son. Je le prends, je le charge en quelque sorte de ma pensée, je la sors, je la conduis, je la mène jusqu'à toi sans la quitter. Si ma pensée peut faire cela avec ma voix; le Verbe de Dieu n'en peut-il faire autant avec son corps ? En effet pour venir jusqu'à nous, le Verbe de Dieu qui est Dieu et vit dans le sein de Dieu, cette divine Sagesse qui demeure immuablement dans le sein du Père, choisit un corps comme la pensée choisit un son, il se mit dans ce corps et vint à nous sans quitter son Père.

Comprenez, goûtez ce que vous venez d'entendre, méditez-en la grandeur et les merveilles, et concevez de Dieu des idées toujours plus grandes. Dieu l'emporte sur toute lumière, il l'emporte sur toute harmonie, il l'emporte sur toute pensée. Il faut désirer Dieu, soupirer après lui avec amour, afin de sentir la joie dans le coeur qui le cherche.

SERMON XXIX. LES DEUX CONFESSIONS (1).
 

ANALYSE. — Après avoir rappelé que Dieu est bon et la source de tout ce qu'il y a de bon dans l'univers, saint Augustin explique en quoi consiste la confession que d'après le prophète nous devons à sa bonté. Il y a deux confessions : la confession de louanges et la confession des péchés. Or nous devons à Dieu l'une et l'autre, précisément parce qu'il est bon. Nous lui devons la confession de louanges; car qui mérite d'être loué sinon Celui qui est la bonté même? Nous lui devons la confession de nos péchés; car c'est le moyen de devenir bons et notre premier devoir est d'y travailler. C'est aussi le moyen d'échapper au juste châtiment réservé à nos crimes.
 
 

1. L'Esprit de Dieu nous a avertis et nous a commandé de confesser le Seigneur: la raison qu'il donne pour nous y déterminer, c'est que le Seigneur est bon. La sentence est courte, mais qu'elle est profonde! « Confessez le Seigneur, » dit-il; et comme si nous demandions: pourquoi? « c'est qu'il est bon » répond-il. Cherches-tu plus, ou autre chose que ce qui est bon? Le bien attire si puissamment, que les méchants le recherchent eux-mêmes.

Mais il est des biens qui sont produits par un autre bien; et si nous demandons quel est ce bien qui produit tous les autres, rappelons-nous cette parole : « Dieu fit tout et tout était très-bien (2). » Rien donc ne serait bien s'il n'était fait pas le Bien même. Et quel est ce bien ? Un bien que nul n'a créé ; en sorte qu'il n'y aurait aucun bien s'il n'avait pour cause le bien qui n'a pas été produit. Le ciel est bon, mais il a été fait tel; les anges sont bons, mais ils doivent leur bonté à quelqu'un ; les astres sont bons, le soleil et la lune, le retour du jour et de la nuit, la succession des temps, les révolutions des siècles, le cours des ans, la reproduction des plantes et des arbres; les différentes natures d'animaux, l'homme surtout dont la louange doit s'élever au milieu de toutes ces autres créatures, tout est bon, mais produit tel, produit par Dieu et non par soi. Celui qui a fait tout, est bon par-dessus tout, car il ne doit sa bonté qu'à lui-même ; et pourtant elle n'est pas uniquement pour lui, il en use aussi pour nous. Ainsi donc « confessez le Seigneur parce qu'il est bon. »

2. Or on confesse pour louer ou pour expier. Il est des hommes peu instruits qui en voyant dans lés Ecritures le mot de confession se frappent aussitôt la poitrine, comme si la confession ne se disait que des péchés, et comme s'ils étaient avertis de confesser les leurs. Mais pour apprendre à votre charité que la confession ne se
 
 

1. Ps. CXVII, 1. — 2. Gen. 1, 31.
 
 

dit pas des péchés seulement, écoutons Celui dont nous ne pouvons révoquer en doute l'innocence parfaite ; il s'écrie et il dit : « Je vous confesse, ô mon Père, Seigneur du ciel et de la terre. » .Qui parle ainsi ? « Celui qui n'a point commis de péché et dans la bouche de qui ne s'est point trouvée la tromperie (1); » Celui qui seul a pu dire en toute vérité : « Voici venir le prince du monde, et il ne trouvera rien en moi (2). » Il confesse cependant, mais pour louer et non parce qu'il a péché. Ecoute en effet ce qu'il dit dans sa confession, écoute comment il loue, car ses louanges sont notre salut. Comment ce Fils sans péché confesse-t-il son Père ? « Je vous confesse, dit-il, ô mon Père, Seigneur du ciel et de la terre, parce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents et que vous les avez découvertes aux petits (3). » Il loue donc son Père d'avoir caché ces choses aux sages et aux prudents, c'est-à-dire aux superbes et aux arrogants, et de les avoir découvertes aux petits, c'est-à-dire aux faibles et aux humbles.

3. Mais il est vrai aussi qu'il y a la confession des péchés, confession salutaire. C'est à quoi se rapporte ce que nous avons ouï dans le premier psaume qu'on a lu : « Mettez, Seigneur, une garde à ma bouche, et une porte de circonspection à mes lèvres; n'inclinez pas mon coeur à dire le mal, à excuser ses iniquités (4). » Le prophète prie Dieu de donner une garde à sa bouche, et il fait connaître quelles doivent être les fonctions de cette garde. Il est en effet des hommes où tout se trouve, qui courent s'excuser après avoir commencé à s'accuser ; c'est-à-dire qui cherchent des motifs et imaginent des prétextes pour montrer qu'ils ne sont pas coupables. L'un dit: le diable en est cause; l'autre : c'est la fortune; un autre encore: j'ai été poussé parle destin : personne ne prend la faute sur soi. Ignores-tu qu'en voulant t'excuser, tu assures le triomphe de celui qui
 
 

1. I  Pierre, II, 22. — 2. Jean, XCV, 30. — 3. Matt. XI, 25. — 4. Ps. CXL 3, 4.
 
 

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t'accule ? Veux-tu au contraire exciter la douleur et les gémissements de ton accusateur, c'est-à-dire du démon ? Fais ce que tu as entendu ; fais ce que tu as appris, et parle ainsi à ton Dieu : « Je l'ai dit, Seigneur, ayez pitié de moi; guérissez mon âme, parce que j'ai péché contre vous (1). « C'est moi, c'est moi qui l'ait dit: » ce n'est pas le démon, ce n'est pas la fortune, ce n'est pas le destin. « C'est moi qui l'ai dit : » je ne m'excuse pas, je m'accuse. «C'est moi qui l'ai dit; Seigneur, ayez pitié de moi, guérissez mon âme. » Et d'où vient sa maladie ? « De ce que j'ai péché contre vous. »

4. Ainsi donc, « confessez le Seigneur, parce qu'il est bon. » Si tu veux louer, que peux-tu louer à plus juste titre que le Bien même ? Si tu veux louer, si tu veux confesser en louant, que peux-tu louer avec moins de crainte que le Bien même ? En louant un homme de ce qu'il est mauvais, tu te condamnes; en confessant Dieu parce qu'il est bon, tu te purifies. Si tu veux confesser pour louer, et que tu cherches à développer la louange, ton esprit s'occupe de montrer combien ce que tu loues est bon ; car ce qui est bon mérite l'éloge, comme le blâme est mérité par ce qui est mauvais. Dieu est bon ; ce seul mot renferme la louange due à ton Seigneur.

Si tu es bon toi-même, loue Celui dont émane ta bonté : si tu es mauvais, loue-le encore pour devenir bon. Car si tues bon, c'est à lui que tu le dois, et si tu es mauvais, tu l'es par toi-même. Quitte-toi et viens à Celui qui t'a fait : en te quittant tu te portes, et en te portant tu t'attaches à Celui qui t'a créé.

5. Quels biens ne cherches-tu pas, homme méchant ? Tu es méchant à coup sûr : dis-le moi
 
 

1. Ps. XL, 5.
 
 

néanmoins, veux-tu autre chose que ce qui est bon ? Tu cherches un cheval, mais tu le veux bon : une terre, mais bonne encore ; tu ne veux qu'une bonne maison, qu'une bonne épouse, qu'une bonne tunique, que de bonnes chaussures; il n'y a que l'âme que tu veuilles mauvaise. N'y a-t-il pas contradiction à vouloir tout bon et à rester mauvais ? Si tu cherches ce qui est bon, sois-le d'abord toi-même. A quoi servent tous les biens que tu t'es procuré en demeurant mauvais, puisque tu t'es perdu ? Aimez que vos âmes soient bonnes; ayez en horreur qu'elles soient mauvaises. Mais c'est en aimant le principe de tout bien que vous deviendrez bons. Détestez donc le mal qui est en vous et choisissez ce qui est bien.

6. Que signifie : hais le mal qui est en toi? Confesse tes péchés avec repentir. En effet se repentir et confesser ses péchés avec repentir, c'est se fâcher contre soi et se venger en quelque sorte sur soi, par la pénitence, de ce qui déplaît en soi. Dieu hait effectivement le péché. Si tu hais en toi ce que Dieu y hait lui-même, tu t'unis à lui par cette communauté de volonté. Sévis donc contre toi pour obtenir que Dieu t'épargne, qu'il ne te condamne pas. Car sans aucun doute, le péché doit être puni; il mérite condamnation et châtiment, et la peine lui doit être appliquée Soit par toi, soit par Dieu. Si tu le punis toi-même, tu t'épargnes ; si tu ne le punis pas, tu seras châtié avec lui.

Ainsi, « confessez. le Seigneur, parce qu'il est bon. » Louez-le, aimez-le de tout votre pouvoir. Répandez vos cœurs en sa présence; il est notre soutien (1), « parce qu'il est bon. »
 
 

1. PS. LXII, 9.

SERMON XXX. NÉCESSITÉ DE LA GRÂCE POUR ÉVITER LE PÉCHÉ. (1).
 

ANALYSE. — Comment pouvons-nous éviter d'être dominés par l'iniquité? 1° Il est certain que la loi ne saurait nous préserver du péché; nous avons besoin de la grâce du Rédempteur. 2° La nécessité de cette grâce nous apparaîtra mieux encore, si nous considérons lés penchants vicieux que nous ressentons malgré nous : Dieu seul peut les redresser ; lui seul aussi peut nous aider â n'en être point les esclaves. 3° Prétendre qu'on est capable de n'y pas céder; c'est un orgueil hautement condamné par le Fils de Dieu. Et nous sommes si peu capables, sans la grâce d'éviter, le péché, que nous ne pouvons sans le Christ faire le premier pas vers lui.
 
 

1. Sans aucun doute, mes frères, il désirait éviter le lourd fardeau, le joug pesant de l'iniquité, celui qui disait à Dieu: « Dirigez mes pas selon votre volonté, ne souffrez pas que je sois « dominé par aucune injustice. » Voyons donc quand est-ce que l'homme est dominé par l'injustice ; ainsi nous comprendrons la prière que nous
 
 

1. Ps. CXVIII, 133.
 
 

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avons entendue et ce que nous avons demandé nous-mêmes en nous unissant à celui qui la faisait.

Je le crois en effet, nous suivions tous avec dévotion et fidélité le mouvement du psaume sacré lorsqu'en priant nous avons dit au Seigneur notre Dieu : « Dirigez mes pas selon voue parole, ne souffrez pas que je sois dominé par aucune injustice. »

C'est le sang précieux du Rédempteur qui nous a 'affranchis de la domination de cette horrible maîtresse. Que nous servaient les ordres et les menaces de la loi que nous avions reçue, puisqu'elle ne nous aidait pas et que sous son empire et avant la grâce du Sauveur, nous n'étions pas moins coupables? La loi menace en vain, quand l'iniquité domine. Car la loi n'est ni corporelle, ni charnelle : le divin Législateur étant esprit, la loi sans aucun doute est une loi spirituelle. Or que dit l'Apôtre ? «Nous savons que la loi est spirituelle; pour moi je suis charnel, vendu comme esclave au péché (1). » O homme vendu et asservi au péché, ne t'étonne pas d'être dominé par le péché à qui tu appartiens. Ecoute l'Apôtre Jean : « Le péché est une injustice (2) : » mais c'est contre cet affreux tyran que nous implorons le Seigneur quand nous lui disons : « Dirigez mes pas suivant votre parole ; ne souffrez pas que je sois dominé par aucune injustice. »

2. C'est l'esclave vendu qui crie ainsi : ah ! que le Rédempteur daigne l'exaucer. L'homme lui-même s'est vendu par son libre arbitre pour être asservi à l'iniquité, et ce qu'il a reçu en échange est le misérable plaisir d'avoir touché à l'arbre défendu. Aussi c'est ce même homme qui crie: Redressez ma voie; je l'ai courbée: « Dirigez mes pas; » je les ai égarés par mon libre arbitre « selon votre parole ; » qu'est-ce à dire : « selon votre parole? » Que mes pieds marchent droit comme est droite votre parole. Je suis courbé sous le poids de l'injustice ; mais votre parole est la règle de la -vérité: redressez-moi selon la règle, c'est-à-dire selon la droiture de votre parole. « Dirigez mes pas selon votre parole; ne souffrez pas que je sois dominé par aucune injustice. » Je me suis vendu, rachetez-moi; je me suis vendu avec ma liberté, rachetez-moi avec votre sang. Confondez l'orgueil du vendeur; glorifiez la grâce du Rédempteur: car Dieu résiste aux superbes, tandis qu'il donne sa grâce aux humbles (3).

3. « La loi est spirituelle; et moi je suis charnel, vendu comme esclave au péché; car je ne
 
 

1. Rom. VII, 14. — 2. I Jean, V, 17. — 3 Jacq. IV, 6.
 
 

comprends pas ce que je fais et je ne fais pas ce que je veux. »  — « Je ne fais pas ce que je  veux, » dit l'homme charnel: ce n'est pas la loi, c'est lui-même qu'il accuse. Car la loi est spirituelle, exempte de tout vice ; et l'homme charnel qui s'est vendu est un homme coupable. Il ne fait pas ce qu'il veut ; quand il veut, il ne peut, parce qu'il n'a pas voulu lorsqu'il pouvait. En voulant le mal il a perdu le pouvoir de faire le bien ; aussi est-il captif quand il dit, captif quand il s'écrie: « Je ne fais pas ce que je veux: car le bien que je veux, je ne le fais pas, et je hais le mal que je fais (1). »

« Je ne fais pas ce que je veux, » dit l'Apôtre. Tu le veux au moins, réplique son adversaire. — « Je ne fais pas ce que je veux. » — Au contraire tu fais absolument ce que tu veux. — « Non, je ne fais pas ce que je veux; » crois-moi, frère, « je ne fais pas ce que je veux. » — Ah ! tu le ferais si tu voulais: si tu ne fais pas le bien, c'est que tu ne le veux pas. — « Non, je ne fais pas ce que je veux ; » crois-moi, je sais ce qui se passe en moi-même; « je ne fais pas ce que je veux. » Ennemi de la grâce, tu n'es pas l'arbitre de ma conscience. Je sais que je ne fais pas ce que je veux, et tu oses me dire que je fais ce que je veux! Nul ne sait ce qui se fait dans un homme si ce n'est l'esprit de cet homme qui est en lui (2).

4. Toi aussi, tu es un homme, et si tu ne veux pas m'en croire, regarde en toi-même. Dans ce corps corruptible qui appesantit l'âme (3), vis-tu sans sentir que la chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair ? Cette lutte n'est-elle pas en toi ? N'y a-t-il aucune concupiscence charnelle qui résiste à la loi de l'esprit ? S'il n'y a point de partage en toi, où es-tu tout entier ? Si ton esprit ne lutté pas contre les concupiscences de la chair, n'est-ce point parce que ton âme s'y livre tout entière ? S'il n'y a point guerre en toi, n'est-ce point parce que tu as fait une paix honteuse? Oui, c'est peut-être parce que tu te livres entièrement à la chair qu'il n'y a en toi aucune lutte. Et comment espérer de pouvoir remporter la victoire quand tu n'as pas même essayé de combattre ?

Mais si tu te complais dans la loi de Dieu selon l’homme intérieur et que tu voies dans tes membres une autre loi qui combat la loi de ton esprit (4); si la première te charme et que tu sois enchaîné par la seconde, libre dans Ion âme, tu es esclave dans ton corps ; dans ce cas, compatis plutôt au malheureux qui s'écrie : « Je ne fais pas ce que je
 
 

1. Rom. VII, 13, 16. — 2. I Cor. II, 11. — 3. Sag. IX, 16. — 4. Rom. VII, 22, 23.
 
 

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veux. » Toi aussi ne voudrais-tu pas ne sentir aucunement la convoitise qui se raidit contre la loi de l'esprit? Tu désirerais le mal situ ne souhaitais d'être délivré d'un tel ennemi. Pour moi, je te l'avoue, je veux sans réserve immoler tout ce qui se révolte en moi contre mon esprit, tout ce qui m'oppose des délectations qu'il condamne. Si par la grâce du Seigneur je n'y donne pas mon consentement, je voudrais encore n'avoir plus à combattre. J'aimerais infiniment mieux n'avoir pas d'ennemi que de vaincre. Car je ne saurais considérer comme m'étant étranger ce combat de la chair contre l'esprit, et ne suis-je pas violemment poussé par une nature ennemie ? Cette nature qui me pousse et la résistance que je fais sont à moi l'une et l'autre. Mon esprit tant soit peu libre se raidit contre des restes d'esclavage. Mais je voudrais que tout en moi fut guéri, parce que tout cela c'est moi-même. Je ne veux pas que ma chair soit éternellement séparée de moi comme si elle m'était étrangère, je veux qu'elle soit tout entière guérie avec moi.

Si tu n'as point le même désir, que penses-tu de ta chair ? Tu la crois donc un je ne sais quoi qui vient de je ne sais où, de je ne sais quelle puissance ennemie ? Idée fausse, hérétique, véritable blasphème. Un même ouvrier a formé ta chair et ton esprit; lui-même en créant l'homme, a fait l'une et l'autre, les a unis ensemble, soumettant la chair à l'âme et l'âme à lui-même. Si l'âme était demeurée soumise à Dieu, le corps serait resté soumis à l'âme. Ainsi ne t'étonne pas si celle-ci après avoir abandonné son Seigneur est châtiée par son propre sujet. « Car la chair convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair ; ils sont opposés l'un à l'autre, en sorte que vous ne faites pas ce que vous voulez (1). » De là aussi cette parole de l'Apôtre : « Je ne fais pas ce que je veux. » Ma chair convoite contre mon esprit, et je ne voudrais pas de cette convoitise ; c'est pour moi un grand bien de n'y pas consentir, je souhaite néanmoins de ne la pas ressentir. Ainsi « je ne fais pas ce que je veux : » je veux que la chair ne convoite pas contre l'esprit, et je ne puis l'obtenir ; voilà ce que signifie : « Je ne fais pas ce que je veux. »

5. Pourquoi contester ici ? Je te dis que « je ne fais pas ce que je veux ; » et tu prétends que je fais ce que je veux ! » Pourquoi contester? Ingrat envers ton Médecin, pourquoi contrarier un malade? Laisse-moi prier ce Médecin et lui
 
 

1. Galat. V, 17.
 
 

dire : « Délivrez-moi des calomnies des hommes, et je pratiquerai votre loi (1). » Je la pratiquerai avec votre grâce, non avec mes seules forces. En implorant le médecin, je ne m'arroge point la santé que je n'ai pas encore. Pour toi, défenseur de la nature, et plût à Dieu que tu la défendisses véritablement, non en soutenant qu'elle est saine, puisqu'elle ne l'est pas, mais en réclamant pour elle le secours qui peut la guérir! pour toi donc, défenseur, ou plutôt ennemi de la nature, ne vois-tu pas qu'en louant le Créateur de son intégrité, tu empêches le Sauveur de prendre pitié de ses langueurs ? A celui qui l'a créé il appartient de la guérir; elle tombe par elle-même, et lui-même la relèvera. Telle est la foi, telle est la vérité, tel est le fondement de la religion chrétienne. Un homme d'une part et d'autre part. un homme; un homme l'a renversée, un autre homme la reconstruira; le premier l'a abattue, le second la rétablira ; le premier est tombé en ne demeurant pas fidèle ; le second n'est pas tombé et il relève. L'un s'est brisé en quittant Celui qui demeurait et l'autre en demeurant, est descendu vers ces ruines.

6. Si donc la chair convoite contre l'esprit, et si tu ne fais pas ce que tu veux, puisque tu veux en vain la cessation de cette lutte ; tiens au, moins ta volonté attachée à la grâce du Seigneur, et persévère avec son secours; répète ce que tu as chanté : « Dirigez mes pas selon votre parole, et ne souffrez pas que je sois dominé par aucune injustice. »

Que signifie : « Ne souffrez pas que je sois dominé par aucune injustice? » Écoute l'Apôtre: « Que le péché, dit-il, ne règne pas dans votre corps mortel. » Qu'est-ce à dire : « Ne règne pas ? Pour vous faire obéir à ses convoitises. » Il ne dit pas: N'aie aucun mauvais désir; comment en effet n'en avoir point dans cette chair mortelle où la chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair? Applique-toi donc à empêcher le péché de régner dans ton corps mortel et à n'obéir pas à ses désirs. S'il est en toi de ces désirs, n'y cède point, ne te laisse pas dominer par l'iniquité.

« N'abandonnez pas non plus vos membres au péché, comme des instruments d'iniquité (2). » Que tes membres ne deviennent pas des instruments d'iniquité; et ne te laisse dominer par aucune injustice. Mais cette préservation même, peux-tu l'obtenir par tes propres forces ? Lorsque
 
 

1. Ps. CXVIII, 184. — 2. Rom. VI,12, 13.
 
 

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tes membres ne deviennent pas des instruments d'iniquité, l'iniquité est en eux, elle est dans les inclinations mauvaises, mais elle ne règne pas. Comment pourrait-elle régner sans instruments de règne? Une partie de toi-même, ta chair, la concupiscence de ta chair, se révolte contre toi dans sa mollesse. Cette mollesse est un tyran; si tu veux en être vainqueur, implore la légitime puissance du Christ.

7. Je sais ce que tu allais me dire, ce que peut-être tu dis maintenant en toi-même. Qui que tu sois, qui m'écoutes, je sais ce que l'iniquité te dit intérieurement; car tu es encore sous son joug, quand ta ne reconnais pas la grâce du Rédempteur : je sais donc que tu te dis ceci: La chair convoite en moi contre l'esprit, je l'avoue, elle convoite l'adultère ; mais je n'y consens pas, je ne l'accepte pas, je ne l'accorde pas ; non-seulement je m'abstiens, mais je ne consens pas de le faire ; non-seulement je ne l'accomplis pas au dehors dans mes membres, mais dans mon esprit je n'acquiesce pas aux ,mouvements de ma chair rebelle. Moi céder à ses convoitises, me soumettre à ses résistances ! Non. Ainsi je ne suis point dominé par l'iniquité. C'est vrai, c'est incontestable. — S'il en est ainsi, rends grâces à qui tu dois cette faveur. Ne te l'arroge pas; tu pourrais la perdre et la demander vainement ensuite. Ne crains tu pas cet oracle : « Dieu résiste aux superbes, tandis qu'il donne sa grâce aux humbles (1) ? »

8. C'est à toi que tu es redevable de n'être dominé par aucune iniquité? Si cette présomption est fondée, il nous est donc inutile de demander à Dieu : « Ne souffrez  pas que je sois dominé par aucune injustice ? » As-tu, oui ou non, chanté aujourd'hui ces paroles ? Étais-tu ici quand nous disions tous : « Dirigez mes pas selon votre parole, et ne souffrez pas que je sois dominé par aucune injustice ? » Tu étais ici, tu as chanté cela, tu ne le nieras point sans doute. Ainsi tu as chanté avec le peuple de Dieu, et tu as prié Dieu en ces termes : « Dirigez mes pas selon votre parole, et ne souffrez pas que je sois dominé pas aucune injustice. » Si tu l'accordais cette grâce, pourquoi la demandais-tu avec moi ? J'en ai la, preuve, tu pries, tu implores, tu prends de la peine ; donc écoutons ensemble Celui qui dit : « Venez à moi, vous tous qui prenez de la peine. » Écoutons-le et venons. Qu'est-ce à dire : Venons? Avançons par
 
 

1. Jacq. IV, 8.
 
 

la foi, approchons par l'action de grâces, arrivons par l'espérance. Venons à Celui qui dit : « Venez « à moi, vous tous qui prenez de la peine. » Tu prends de la peine, j'en prends aussi ; écoutons-le donc, allons à lui; pourquoi disputer entre nous ? Écoutons-le tous deux, puisque tous deux nous prenons de la peine; pourquoi disputer entre nous? Est-ce pour n'entendre pas le Médecin qui nous appelle? Quelle infirmité déplorable! Le médecin appelle le malade et le malade s'occupe à disputer ? Que dit-il en appelant ? « Venez à moi, vous tous qui prenez de la peine. » Où prenez-vous de la peine, sinon sous les fardeaux de vos péchés, sous le joug de l'iniquité qui vous tyrannise? « Venez » donc « à moi, vous tous qui prenez de la peine et qui êtes chargés, et je vous soulagerai. » Moi qui vous ai faits, je vous referai; je vous referai, attendu que sans moi vous ne pouvez rien faire (1).

9. Comment vous referai-je? « Prenez mon « joug sur vous, et apprenez de moi. » - Qu'apprendrons-nous de vous? Nous connaissons, Seigneur, que dès le commencement vous êtes le Verbe, le Verbe Dieu, le Verbe en Dieu; nous savons que tout a été fait par vous, ce que nous voyons et ce que nous ne voyons pas. Que nous apprendrez-vous? Disciples de l'ouvrier, du Créateur du monde, nous n'avons pas à faire un monde nouveau. Vous en avez formé un, vous avez établi le ciel et la terre, vous les avez ornés des créatures qui les peuplent et qui les embellissent. Qu'apprendrons-nous de vous? — Le voici répond-il: Lorsqu'au commencement j'étais Dieu en Dieu, je vous ai créés; ce n'est pas ce que vous devez apprendre de moi; mais pour ne pas laisser périr mon oeuvre, je suis devenu ce que j'ai fait. Comment suis-je devenu ce que j'ai fait ? « Il s'est anéanti lui-même, prenant la nature d'esclave ; devenu semblable aux hommes, et reconnu pour homme par les dehors; il s'est humilié lui-même. » Voilà ce que vous devez apprendre de moi : « Il s'est humilié lui-même. Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur (2). » Si je vous l'enseigne, ce n'est point que jamais vous ayez eu la nature de Dieu ni estimé que sans usurpation vous étiez égaux à Dieu. Cette égalité de nature n'appartenait qu'à un seul ; à Celui-la seul qui la possédait par essence il était permis de la revendiquer sans usurpation. Il est né du Père égal au Père; et néanmoins qu'a-t-il fait pour toi? « Il s'est
 
 

1. Jean, XV, 5. — 2. Matt. XI, 28, 27.
 
 

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anéanti lui-même, prenant la nature d'esclave, devenu semblable aux hommes et reconnu pour homme par les dehors (1). »

Pour toi donc Dieu s'est fait homme, et tout homme que tu sois, tu ne veux pas le reconnaître? Pour toi il s'est fait homme exempt de péché, et pour venir à Lui qui a dit : « Venez à moi, vous tous qui prenez de la peine et qui êtes chargés, et je vous soulagerai » tu ne veux pas reconnaître que tu es pécheur?

10. « Prenez mon joug sur vous. » As-tu pris ce joug? l'as-tu pris? Sens-tu que quelqu'un pèse sur loi? Sens-tu que tu as un guide ? — Je le sens, réponds-tu. — Dis-lui donc : « Dirigez mes pas selon votre parole. » Il te conduit sous son joug et sous son fardeau. Pour te rendre ce joug doux et ce fardeau léger, il t'a inspiré son amour. Cet amour adoucit le joug; le joug est dur pour qui n'aime pas. Cet amour rend le joug doux, et c'est le Seigneur qui répand cette douceur (2).

Si tu es venu en entendant cette parole « Venez à moi, » ne t'attribuerais-tu pas d'être venu ainsi ? C'est par mon libre arbitre, dis-tu, c'est par ma volonté que je suis venu. Et par
 
 

1. Phil. II, 6-8. — 2. Ps. LXXXIV, 13.
 
 

ce que je suis venu, il me répare ; et parce que je suis venu, il m'impose son joug délicieux; en me donnant son amour, il m'impose aussi, son fardeau bien léger pour mon zèle et pour mon affection : il a fait tout cela en moi, mais parce que je suis venu à Lui.

Tu crois donc, en ta sagesse, que si tu es venu à lui, c'est à toi que tu en es redevable? Mais « qu'as-tu que tu ne l'aies reçu (1) ? » Comment es-tu venu? Tu es venu en croyant; mais tu n'es pas encore au terme. Nous sommes en chemin, nous marchons, mais nous ne sommes point arrivés. « Servez le Seigneur avec crainte, et réjouissez-vous en lui avec tremblement, de peur que le Seigneur ne s'irrite et que vous ne vous égariez de la droite voie (2). » Crains qu'en t'attribuant d'être entré dans la droite voie, ta présomption ne t'en éloigne. — C'est moi, dis-tu, qui y suis entré, grâce à ma résolution, grâce à ma volonté. — Pourquoi t'enfler? Pourquoi te gonfler d'orgueil? Veux-tu connaître que.tu lui dois encore d'être venu? Écoute sa voix : « Nul ne vient à moi, si le Père qui m'a envoyé ne l'attires. »
 
 

1. I Cor. IV, 7. — 2. Ps. II, 11, 12. — 3. Jean, VI, 44.
 
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

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