SERMON XXXI. LES LARMES ET LA JOIE DES JUSTES (1).
ANALYSE. — Il semble d'abord que ces paroles « Ceux qui sèment
dans les larmes moissonneront dans la joie, s'appliquent principalement
aux martyrs : ils ont eu tant à souffrir pour l'amour de Dieu et
leur récompense est si brillante. Mais les plus généreux
d'entre eux ont souffert avec joie, et l'oracle cité parait plutôt
destiné à consoler et à encourager la faiblesse. Les
faibles en effet, je parle des faibles parmi les justes, ont bien des sujets
de larmes : ils pleurent de voir tant d'âmes livrées à
la vanité; ils pleurent pour obtenir la grâce divine; ils
pleurent d'entendre si souvent des blasphèmes. Aussi leur récompense
est assurée ; au lieu que les impies, après avoir pleuré
eux-mêmes, né quitteront cette vie passagère que pour
pleurer toujours.
1. Le psaume que nous venons de chanter en l'honneur de Dieu paraît convenir aux saints martyrs; mais si nous sommes les membres du Christ, comme nous devons l’être, comprenons que ce psaume nous regarde tous.
« Ceux qui sèment dans les larmes moissonneront dans la
joie. Ils allaient et pleuraient en répandant leurs semences; ils
reviendront avec allégresse, portant leurs gerbes dans leurs mains.
» Où vont-ils et d'où viennent-ils ? Que sèment-ils
dans les larmes? Quelles sont leurs
1. Ps. CXXV, 5.
semences? Quelles sont leurs gerbes? Ils courent à la mort et viennent de la mort. Ils y courent en naissant, ils en viennent en ressuscitant. Ils sèment les bonnes oeuvres et moissonnent l'éternelle récompense. Ainsi nos semences sont toutes les bonnes oeuvres que nous faisons, et nos gerbes la récompense que nous recevrons à la fin.
Mais si ces semences fécondes sont les bonnes oeuvres, pourquoi les - accompagner de larmes, attendu que Dieu aime celui qui donne avec joie (1)?
2. Remarquez d'abord, mes très-chers, comment
1. II Cor. IX, 7.
127
ces paroles s'appliquent surtout aux bienheureux martyrs. Quels autres ont sacrifié autant
qu'eux, puisqu'ils se sont sacrifiés eux-mêmes selon cette expression de l’Apôtre Paul : « Pour moi je me sacrifierai moi-même pour vos âmes (1) ? » Ils se sont sacrifiés en confessant le Christ, et en accomplissant avec son secours cet oracle : « Es-tu assis à une grande table ? Sache « que tu dois rendre autant (2)? » Quelle est la grande table, sinon celle où nous recevons le corps et le sang du Christ? Et que signifie : « Sache que tu dois rendre autant, » sinon ce que dit ici le bienheureux Jean : « Comme le Christ a donné sa « vie pour nous, ainsi nous devons donner notre « vie pour nos frères (3) ? » Voilà ce qu'ont sacrifié les martyrs.
Mais ont-ils péri après avoir été rassurés par le Seigneur sur le sort même d'un seul de leurs cheveux (4)? La main périt-elle quand il n'en périt pas le moindre poil? La tête périt-elle, quand il n'en périt pas un seul cheveu? Et l'oeil périt-il quand la paupière ne périt pas? Les martyrs se sont donc sacrifiés après avoir reçu, cette magnifique assurance.
Et nous, tant qu'il en est temps encore, semons les bonnes oeuvres. L'Apôtre ne dit-il pas « Qui sème peu, moissonnera peu (5)? » et encore : « Sans nous lasser et tant que nous en avons le temps, faisons du bien à tous, principalement aux membres de la foi (6) ? » Il dit aussi « Ne nous lassons point de faire le bien; car nous moissonnerons, une fois le temps venu (7). » Qui cessera de semer, n'aura point la joie de moissonner.
3. Pourquoi des larmes, puisque toutes nos bonnes oeuvres doivent être faites avec joie? Les martyrs sans doute ont semé dans les larmes; car ils ont vigoureusement combattu et soutenu de rudes épreuves; et pour adoucir leurs douleurs, le Christ les a personnifiés en lui-même quand il a dit : « Mon âme est triste jusqu'à la mort. »
Cependant, mes frères, il me semble que notre Chef compatissait
alors aux plus faibles de ses membres; il craignait qu'ils ne tombassent
dans le désespoir, qu'entraînés par l’humaine faiblesse
ils ne se troublassent aux approches de la mort, et qu'ils ne se crussent
délaissés de Dieu, attendu qu'ils seraient dans la joie s'ils
lui étaient agréables. Pour ce motif le Christ a dit auparavant
: « Mon âme est triste jusqu'à la
1. II Cor. XII, 15. — 2. Ecclési. XXXI, 12. — 3. I Joan, III,
16. — 4. Luc, XXI, 18. — 5. II Cor. X, 6. — 6. Gal. VI, 10. — 7. Ibid.
9.
mort, S'il est possible, mon Père, que ce calice s'éloigne de moi (1). » Qui tient ce langage? Quelle puissance? Quelle faiblesse? Écoutez ce qu'il dit : « J'ai le pouvoir de donner mon âme, et j'ai le pouvoir de la reprendre. Personne ne me la ravit, mais je la donne et la reprends (2). » Cette puissance était triste en faisant ce qu'elle n'aurait point fait si elle avait voulu. Car il agissait alors parce qu'il le pouvait, non parce qu'il y était obligé; parce qu'il le voulait, non parce que les Juifs étaient plus forts que lui; et ce sont bien les membres infirmes de son corps qu'il a personnifiés en lui.
N'est-ce pas d'eux aussi, c'est-à-dire des plus faibles, qu'il est dit : « Ceux qui sèment dans les larmes moissonneront dans la joie? » Car il lie semait pas dans les larmes ce grand héraut du Christ quand il disait : « Déjà on m'immole et le moment de ma dissolution approche. J'ai combattu le bon combat, j'ai consommé ma course, j'ai gardé la foi : reste la couronne de justice, » la couronne d'épis; « elle m'est réservée, dit-il, et le Seigneur, le « juste juge, me le rendra en ce jour (3) : » comme s'il disait : Il m'accordera de moissonner, puisque je me sacrifie à semer pour lui.
Autant, mes frères, que nous pouvons le comprendre, ce langage est l'expression de la joie, non de la douleur. Paul était-il dans les larmes en parlant ainsi ? Ne ressemblait-il pas plutôt à celui qui donne avec joie et que Dieu chérit? Ainsi donc appliquons aux faibles l'oracle du psaume; de peur que ces faibles ne désespèrent après avoir semé dans les larmes : s'ils ont semé dans les larmes, est-ce que la douleur et les gémissements ne passeront point? Est-ce que la tristesse ne finira point avec la vie, pour être remplacée par une joie qui ne finira jamais ?
4. Voici cependant, mes très-chers, comment il me semble qu'à tous s'appliquent ces paroles : « Ceux qui sèment dans les larmes moissonneront dans la joie. Ils allaient et pleuraient en répandant leurs semences; ils reviendront avec allégresse, portant leurs gerbes dans leurs mains. » Écoutez donc; peut-être me sera-t-il possible, avec l'aide du Seigneur, de vous expliquer comment on peut dire de tous qu'ils « allaient et pleuraient. »
Dès notre naissance nous marchons. En effet, qui s'arrête?
Qui n'est forcé de marcher en entrant dans la vie? Un enfant vient
de naître, en
1. Matt. XXVI, 38, 39. — 2. Jean, X, 18. — 3. II Tim. IV, 6-8.
128
se développant il marche, il ne cessera de marcher qu'à la mort. Il lui faudra revenir alors, mais avec allégresse. Et qui ne pleure dans cette triste vie, puisque l'enfant même commence par là? Cet enfant est jeté en naissant du sein étroit de sa mère dans ce monde immense, il passe des ténèbres à la lumière; et toutefois, en passant des ténèbres à la lumière, il ne peut voir, mais il peut pleurer. Telle est en effet cette vie, que dans les moments de gaîté on doit craindre de s'égarer, et qu'au moment des pleurs, on prie d'en être délivré : un chagrin s'en va pour faire place à un autre. Les hommes rient et ils pleurent; et il faut pleurer surtout de ce qui les fait rire. L'un pleure un dommage éprouvé par lui ; l'autre pleure la gêne qu'il endure, car il est dans les cachots; un autre encore pleure la mort de l'un de ses plus chers amis; celui-ci pour une chose, celui-là pour une autre. Et le juste? Il pleure d'abord de tout cela : car il pleure avec mérite ceux qui pleurent sans mérite. Il pleure ceux qui pleurent, il pleure aussi ceux qui rient; car c'est pleurer follement que de pleurer pour des choses vaines; et rire aussi de choses vaines, c'est rire pour son malheur. Le juste pleure partout, il pleure donc davantage.
5. Mais « ils viendront avec allégresse, portant leurs
gerbes dans leurs mains. » Vois-tu ici la joie de l'homme juste lorsqu'il
fait le bien? Sans doute il est alors dans la joie; car Dieu aime celui
qui donne avec joie. (1). Quand donc pleure-t-il ? Quand il demande de
faire ses bonnes oeuvres. Le psaume a voulu recommander la prière
aux saints, la prière aux voyageurs, la prière à ceux
qui se fatiguent sur ce chemin, la prière -à ceux qui aiment,
la prière à ceux qui gémissent, la prière à
ceux qui soupirent après l'éternelle patrie, jusqu'à
ce que les affligés d'aujourd'hui soient heureux de la voir. Car,
mes frères, tant que nous sommes dans ce corps nous voyageons loin
du Seigneur (2) ; et voyager sans pleurer, ce n'est pas soupirer après
la patrie. Si tu la désires réellement, répands des
larmes ; comment, sans cela, pourras-tu dire à Dieu : « Vous
avez mis mes larmes devant vos yeux (3) ? » Comment pourras-tu lui
dire encore : « Mes larmes, jour et nuit, sont ma nourriture ? —
Elles sont ma nourriture, » elles calment mes gémissements,
elles apaisent ma faim. « Elles sont, jour et nuit, ma nourriture;
» pourquoi? « Parce qu'on me dit chaque jour : Où est
ton Dieu (4)? »
1. II Cor. IX, 7. — 2. Ibid. V, 6. — 3. Ps. LV, 9. — 4. Ps. XLI, 4.
Quel juste n'a répandu de ces larmes ? N'en avoir pas versé, c'est n'avoir pas gémi sur son pèlerinage. Mais de quel front entrer dans la patrie, si dans l'éloignement on n'a pas soupiré après elle ? Chaque jour ne nous dit-on pas : « Où est ton Dieu ? » Apprenez, mes frères, apprenez à être du petit nombre. Que votre vie soit bonne, marchez dans la voie de Dieu et observez qu'on vous dit: « Où est ton Dieu ? » Heureux si on vous le dit, malheureux si vous le dites. Quand nous défendons la foi chrétienne et qu'on nous répond : Le nom du Christ se prêche partout, pourquoi les calamités sont-elles multipliées? n'est-ce pas comme si l'on nous disait : » Où est ton Dieu? » On gémit en entendant ce langage, parce qu'on périt en le prononçant.
6. Les hommes religieux, les hommes saints répandent des larmes; on les voit dans leurs prières. Ils sont gais en faisant le bien, mais ils pleurent pour obtenir de le faire, et ils pleurent après l'avoir fait. En pleurant ils cherchent à le faire, en pleurant ils le mettent en sûreté après l'avoir fait. Ainsi les larmes des justes sont fréquentes dans cette vie, le seront-elles dans la patrie? Pourquoi pas? Parce qu'ils « reviendront avec allégresse, portant les gerbes « dans leurs mains. » La félicité se montre, les larmes reparaissent-elles ?
Quant à ceux qui rient vainement ici et qui vainement pleurent, emportés par leurs passions; qui gémissent quand on les a trompés et qui se réjouissent quand il trompent; ils pleurent aussi le long de ce chemin, mais on ne peut dire d'eux qu' « ils viendront dans l'allégresse, portant leurs gerbes dans leurs mains. » Que moissonnent-ils, sans avoir rien semé ? Hélas ! ils moissonnent ce qu'ils ont semé; ils ont semé des épines, ils moissonnent des flammes. Ils ne vont pas des larmes à la joie, comme les saints qui « allaient et pleuraient, en répandant leurs semences et qui viendront dans la joie. » Infortunés ! il passent des larmes aux larmes, des larmes mêlée de quelque joie aux larmes privées de toute joie. Et que deviendront-ils? Où vont-ils après la résurrection? Où ? n'est-ce pas où a dit le Seigneur : « Liez-lui les mains et les pieds, puis le jetez dans les ténèbres extérieures. » — Et ensuite ? — Crois-tu que ces ténèbres soient sans douleur ?qu'ils iront à tâtons sans souffrir ? qu'ils seront privés de la vue sans être tourmentés ? Nullement. Il n'y a pas là que des ténèbres, les malheureux, ne sont pas seulement dépouillés de ce qui faisait leur joie, on (129) leur inflige aussi de quoi les faire éternellement gémir. Ne méprise pas ces ténèbres, ô homme perdu de débauches, toi qui pour te livrer à tes œuvres coupables, à tes honteux adultères, recherchés plutôt les ténèbres que tu n'en as horreur et te livres à plus de joie quand les flambeaux sont éteints : car ces ténèbres qui t'attendent ne sont compatibles ni avec la joie, ni avec le plaisir, ni avec les voluptés et les délectations des sens. Quelles seront-elles donc ? « Là il y aura pleurs et grincements de dents. » Le bourreau frappe sans relâche, sans relâche le coupable est frappé; le bourreau tourmente sans se fatiguer, le coupable est tourmenté sans mourir.
Ainsi des larmes éternelles à ceux qui ont mal vécu; aux saints d'éternelles joies quand « ils « viendront avec allégresse, portant leurs gerbes « .dans leurs mains. » Car au temps de la récolte ils diront à leur Seigneur: Avec votre secours, Seigneur, nous avons accompli vos ordres, daignez accomplir vos promesses.
SERMON XXXII. DAVID ET GOLIATH. Ou : LA CONFIANCE EN DIEU (1).
ANALYSE. — On venait de lire plusieurs passages remarquables de l'Écriture.
Saint Augustin s'arrête au psaume CXLIII, qui célèbre
la victoire de David sur Goliath. Or l'idée principale que le grand
Docteur développera dans cet important discours, l'idée mère
à laquelle il rattachera toutes les autres, peut se nommer la confiance
en Dieu. De Dieu seul et de sa grâce nous devons attendre la force
d'accomplir les divins commandements : de Dieu seul et de sa bonté
nous devons espérer le vrai bonheur. — I. De Dieu seul et de sa
grâce nous devons attendre la force nécessaire pour accomplir
les divins commandements — En effet, 1° n'est-ce pas en Dieu seul que
se confiait David quand il marchait contre son terrible ennemi? 2°
Que signifient les cinq pierres qu'il amasse dans le torrent pour lés
mettre dans la panetière où il recueille le lait, sinon les
cinq livres de la loi ou plutôt la loi elle-même que l'ancien
peuplé a violée, foulée aux pieds, et que le peuple
nouveau supporte, pratique avec bonheur, parce que le bon Pasteur l'a toute
pénétrée de sa grâce ? 3° Cette nécessité
de la grâce, et conséquemment, de la confiance en Dieu, ne
nous est-elle pas révélée encore dans ce que dit le
psaume médité par nous, de l'impuissance et de la corruption
de notre nature? — II. De Dieu seul et de sa bonté nous devons attendre
encore le vrai bonheur : car, ce bonheur n'est pas dans les biens de la
terre. En effet, 1° ces biens sont plutôt des instruments de
péché, et le démon ne, nous fait commettre le mal
qu'en excitant en nous le désir de les posséder ou la crainte
de les perdre. 2° Dieu souvent les refuse à ses serviteurs,
parce qu'il prévoit qu'ils leur seraient nuisibles. 3° Ils importent
si peu au bonheur, que quelquefois les méchants en sont comblés
outre mesure. Aussi le bonheur n'est qu'en Dieu; et nous devions
nous attacher à Dieu pour lui-même.
1. Lorsqu'on lisait les saintes Écritures, notre Dieu et Seigneur, pour panser et guérir les plaies de l'âme, nous y a présenté, comme dans des trésors divins, des remèdes en grand nombre notre ministère doit maintenant les appliquer à nos blessures comme aux vôtres. Serviteurs employés par le grand Médecin à guérir autrui, nous ne prétendons pas n'avoir pas besoin de guérison nous-mêmes ; et si nous nous attachons à lui, si de tout notre coeur nous nous abandonnons d son traitement, tous nous serons guéris.
On a lu aujourd'hui beaucoup de passages de haute importance et de nécessité
première. Il est vrai, tout se ressemble dans l'Écriture
: il y a cependant des vérités qui s'y cachent plus
1. Ps. CXLIII.
profondément pour exercer ceux qui les recherchent ; il en est d'autres qui sont pour ainsi dire sous la main et à découvert afin de servir de remèdes à ceux qui les désirent. Le psaume que nous allons étudier contient de profonds mystères, et si nous voulions les examiner tous en particulier, nous n'y suffirions pas, je le crains. Notre faiblesse rencontrerait des obstacles, soit dans les chaleurs de la saison, soit dans le défaut de forces corporelles, soit dans la lenteur de l'intelligence, soit même dans notre incapacité, car nous sommes au-dessous de cette tâche. Nous choisirons donc quelques traits seulement, comme il nous semble convenable pour accomplir notre devoir et nous conformer à l'intention de votre charité.
2. Voici d'abord le titre du psaume : « A (130) Goliath. » Il en est parmi nous qui ne sont point étrangers à l'Écriture, qui aiment à fréquenter cette divine Ecole, qui n'en haïssent point le maître comme des enfants désespérés, qui dans l'Église prêtent une oreille attentive à la voix des Lecteurs, qui ouvrent leur coeur pour y recevoir les flots de la parole sainte, qui ne s'occupent pas dans ce sanctuaire de soins domestiques, qui ne s'y amusent pas des bruits qui courent, qui n'y viennent pas pour s'entretenir de niaiseries plutôt que pour entendre en commun des vérités salutaires, qui ne se plaisent pas à parler des affaires d'autrui quand il sont au dessous de leurs propres affaires; il en est donc quine viennent pas ici dans ces dispositions et qui y viennent assidûment, ceux-là connaissent le titre du psaume, ils savent qui était ce Goliath. Toutefois, comme il en est d'autres qui maintenant attentifs ne le sont pas toujours autant, ou qui peut-être étouffent habituellement dans leurs cœurs, sous les épines, c'est-à-dire sous les soucis du siècle, la féconde semence de la parole, rappelons ce qui est si ancien et si connu des esprits appliqués à l'étude des lettres sacrées.
3. Goliath était l'un des Philistins, c'est-à-dire des étrangers qui guerroyaient alors contre les enfants d'Israël. Et David, l'auteur de ces Psaumes, ou plutôt l'instrument dont s'est servi l'Esprit-Saint pour nous les donner, était au même temps un enfant tout jeune, ayant à peine touché l'adolescence, et occupé à paître les brebis de son père. Ses frères plus âgés que lui étaient sous les drapeaux et servaient dans l'armée du Roi. Envoyé par ses parents, il leur apporta des pro-, visions; et s'il se trouvait alors dans le camp, ce n'était pas comme soldat, c'était comme frère et serviteur de quelques soldats. Or Goliath, dont il est ici question, était d'une taille gigantesque, couvert d'une forte armure, d'une vigueur exercée, plein de jactance, et dans son orgueil il provoquait à un combat singulier le peuple ennemi. Il demandait qu'un homme choisi dans les rangs des Israélites s'avançât contre lui, que la décision de la guerre fût confiée, sous les yeux de tous, aux mains des deux combattants, à la condition expresse que la victoire serait attribuée au parti de celui d'entre eux qui aurait vaincu. Le Roi du peuple juif ou des enfants d'Israël était alors Saül. Embarrassé, inquiet, il cherchait dans toute son armée un homme qui pût répondre à Goliath: nul n'en était capable -ni sons le rapport de la taille, ni sous le rapport de l'audace. Quand donc il était livré à ces soucis, le jeune David osa se présenter pour marcher contre le géant : ce saint jeune homme ne mettait point sa confiance dans ses propres forces, mais dans le nom de son Dieu. Frappé de cette religieuse assurance plutôt que de la hardiesse de l'enfant, on parla au Roi de son dessein. Le prince ne refusa pas son consentement: il voyait dans l'intrépidité de cet enfant quelque chose de divin et il comprit qu'à un âge si tendre il était impossible de concevoir untel projet sans une divine inspiration. Il accueillit donc David avec joie et celui-ci s'avança contre Goliath.
4. Dans le parti de David on n'avait confiance qu'en Dieu; tout l'espoir du parti contraire reposait sur la force d'un seul homme. Mais qu'est-ce que l'homme? N'est-il pas vrai, comme David même l'a chanté dans ce psaume, qu' « il est semblable au néant et que ses jours passent comme l'ombre ? » Ainsi l'espérance des ennemis était vaine, puisqu'elle ne reposait que sur une ombre qui passe. On arma David; on voulait qu'inférieur en âge et en force à son adversaire, il fut sous ce rapport en quelque sorte son égal. Mais ces armes destinées à l'âge mûr ne lui allaient pas, elles étaient plutôt un poids pour son jeune âge. C'est à quoi se rapporte le sens de ce que nous avons lu dans l'Apôtre avant de chanter le psaume: « Dépouillez-vous du vieil homme et revêtez-vous de l'homme nouveau (1). » David ne voulut point de cette vieille armure, il la rejeta, il dit qu'elle était trop lourde, car elle l'embarrassait et il voulait aller tout dégagé au combat, appuyé non sur lui-même mais sur le Seigneur, et plutôt armé de la foi que de l'épée.
5. Néanmoins après avoir déposé son armure, il choisit un autre moyen de combattre et ce ne fut pas sans mystère. Ne voyez-vous pas qu'il y a ici comme deux vies en conflit, la vie ancienne parmi les Philistins, la vie nouvelle parmi les Israélites; d'un côté l'armée du diable, de l'autre la figure de Jésus-Christ Notre-Seigneur? David prit, donc cinq pierres dans le torrent, dans le fleuve; il les mit dans la panetière où on recueille le lait. Ainsi équipé il s'avança (2).
Les cinq pierres représentaient la loi contenue dans les cinq
livres de Moïse. Or il y a dans la loi dix préceptes salutaires
auxquels se rapportent tous les autres. Ainsi la loi est figurée
par deux nombres, .le nombre cinq et le nombre
1. Colos. III, 9, 10. — 2. I Rois, XVII.
131
dix: David a combattu avec l'un, et il a chanté l'autre quand il a dit : « Je le chanterai sur le psaltérion à dix cordes. » Il ne lança point les cinq pierres, il n'en prit qu'une. Si le nombre des cinq pierres désigne le nombre des livres, la pierre lancée rappelle l'union de tous ceux qui accomplissent la loi; car c'est l'unité même, c'est-à-dire la charité qui en pratique tous les commandements. Les cinq pierres ont de plus été tirées du fleuve. Que signifiait alors le fleuve ?
6. Il est des objets qui dans l'Écriture n'ont pas toujours la
même signification. Votre sainteté doit le savoir pour comprendre
d'autres règles d'interprétation et pour écouter utilement
le Lecteur. Non, les passages allégoriques des Livres saints ne
doivent pas toujours s'expliquer de la même manière. Montagne,
pierre, lion ne désignent pas toujours le Seigneur ; ces mots ne
sont pas pris toujours dans une bonne, ni toujours dans une mauvaise acception
: il faut avoir égard aux autres circonstances du texte sacré.
Dans tant de milliers de mots et de discours les mêmes lettres se
reproduisent sans augmenter en nombre; les paroles sont infinies, les lettres
sont loin de l'être; personne ne saurait compter les paroles, chacun
peut compter les lettres qui les forment. Placée diversement, une
lettre à sa valeur, mais cette valeur n'est pas toujours la même.
Quels êtres plus opposés que Dieu et diable ? Néanmoins
en tête de chacun de ces deux noms est la lettre D. N'a-t-elle pas
ici des valeurs différentes? Ne serait-ce pas se tromper, être
par trop absurde, avoir l'esprit .enfermé dans le coeur d'un enfant;
que de n'oser, par respect pour Dieu, placer cette lettre D dans le nom
du diable, parce qu'elle fait partie du mot Dieu ? Tel serait, pour ne
pas quitter l'exemple choisi par nous, l'ignorant interprète des
Écritures : qui après avoir entendu le mot fleuve pris allégoriquement
dans ce passage: « Le cours du fleuve réjouit la cité
de Dieu (1), » où il signifie l'abondance des dons du Saint-Esprit,
dont il est dit ailleurs : « Ils seront enivrés de l'abondance
de votre maison; vous les abreuverez au torrent de vos délices (2)
; » aurait peur ensuite de lui donner une acception différente,
et qui après l'avoir employé dans un bon sens qu'il a approuvé
et dont il a été ravi, craindrait pour ce motif de consentir
à voir désignés par le même mot les hommes inconstants,
attachés aux choses temporelles et qui passent avec l'amour
1. Ps. XLV, 6. — 2. Ps. XXXV, 9.
de tous ces biens fugitifs. Cette peur et cette inquiétude le rendraient aussi muet en face des Écritures, que le serait en face des lettres le niais qui refuserait de les faire entrer dans d'autres mots que ceux où d'abord on les lui a montrées.
7. Si votre sainteté a saisi m'a pensée, elle vous sera, je crois, fort utile et vous aidera beaucoup, non-seulement à entendre nos commentaires, mais encore à comprendre les Écritures que nous vous expliquons actuellement.
Donc le fleuve où David prit les cinq pierres n'était pas pris alors dans un bon sens. Quelques-uns peuvent s'imaginer, je le sais, que ce mot était employé dans une acception favorable; que l'on pourrait y voir le baptême, et que les pierres tirées du fleuve, c'est-à-dire les hommes baptisés ont une grande puissance contre le démon, désigné par Goliath. Mais le nombre cinq: autorise notre interprétation, et, comme nous l'avons dit, il désigne les cinq livres de Moïse et par conséquent la loi. .
Pourquoi ces pierres ont-elles été tirées du fleuve et mises dans la panetière du berger? Nous avons déjà observé qu'à l'avènement de Notre-Seigneur Jésus-Christ et pour triompher réellement du diable, la Loi.ancienne est devenue la loi de grâce. Or qui représente mieux la. grâce que la richesse du lait? Ces pierres ont été prises dans le fleuve. Le fleuve signifiait un peuple inconstant, attaché aux choses temporelles, affectionné à ce qui passe et entraîné par la force de la passion, dans la mer du inonde. Tel était le peuple Juif . Il avait reçu la loi, mais il la foulait aux pieds, il passait dessus comme le fleuve coulait sur ces pierres et se précipitait à la mer. Ces pierres n'avaient pu servir de digue au fleuve ni l'arrêter dans son cours. Autrement elles désigneraient le frein de la loi et rappelleraient ces âmes qui entraînées d'abord par les plaisirs et les passions, s'arrêtent devant les divins préceptes et répriment l'impétuosité de leurs convoitises. Mais ces pierres n'étaient point des digues; elles étaient au fond du fleuve, et l'eau passait dessus, comme le peuple prévaricateur passait sur la loi. Ainsi le Seigneur éleva la loi jusqu'à la grâce, il la prit dans le fleuve et la plaça dans la panetière, qui servait aussi à recueillir le lait.
8. Qu'il pense donc à la grâce, celui qui veut pratiquer la loi. Les dix préceptes du psaltérion à dix cordes, étaient les mêmes pour l'ancien peuple, mais ils l'accablaient par la crainte, car (132) ils ne renfermaient pas la charité produite par ta grâce, ils exprimaient plutôt la crainte. Ils étaient polir ce peuple des lois pénales, puisqu'ils ne pouvaient s'observer par amour. On faisait effort, mais la passion l'emportait. En passant sous la loi de grâce, on n'a point d'autres commandements à observer. Mais ce qu'on ne pouvait alors, on le peut aujourd'hui; non par la force même des préceptes, mais par la force de la grâce de Dieu. Si en effet les préceptes de la loi communiquaient la force de les observer, on les aurait accomplis à cette époque également.
Se donner au Christ, c'est passer de la crainte à l'amour et commencer à pouvoir faire par amour ce qu'on ne pouvait par la crainte. Or quiconque tremblait sous la crainte ne tremble passons l'impression de l'amour; et comme David en disant : « Je vous chanterai sur le psaltérion à dix cordes » représente l'homme nouveau de la loi de grâce, chanter la grâce contenue aujourd'hui dans les dix préceptes, c'est les accomplir avec joie.
9. Frères, afin de connaître que c'est la grâce qui vous en rend capables, nul ne doit présumer de ses propres forces, ainsi il comptera sur la grâce de Dieu. Car c'est Dieu qui t'invite et te commande d'agir, mais c'est lui aussi qui accorde le pouvoir de faire ce qu'il commande. A toi de lui montrer une confiance assez étendue afin de t'humilier sous l'abondance de la grâce, d'implorer son secours, de n'espérer rien de toi-même, de te dépouiller de Goliath, de te revêtir de David. C'est à. quoi se rapporte cette parole du psaume que nous avions commencé de rapporter: « Qu'est-ce que l'homme? » car il s'agit de montrer à l'homme qu'il ne petit compter sur lui-même. Reconnaissez en effet comment cette exclamation est jetée contre Goliath, trop confiant en ses forces; et comment elle est à la louange de David, plus fort en s'appuyant sur Dieu qu'il n'était faible parmi les hommes. « Qu'est-ce que l'homme ? » Et on répond: « Vous vous êtes fait connaître à lui. » Tout l'homme consiste donc à connaître Dieu, et ne le connaître pas, c'est n'être rien. Qu'est-ce que l'homme à qui Dieu ne s'est pas fait connaître? « Cet homme est devenu semblable au néant, ses jours passent comme l'ombre. — » Qu'est-ce donc « que l'homme à qui vous vous êtes fait « connaître, et qu'est-ce que le fils de l'homme que vous honorez ? » Qu'est-ce à dire : « Que vous honorez? » S'il vous a plu de le choisir, (132) de le placer dans un lieu plus élevé, plus distingué; c'est l'effet de votre miséricorde, ce n'est pas la récompense de ses mérites.
10. Cherche ce qui est propre à l'homme, tu trouveras le péché; cherche ce qui est propre à l'homme, tu trouveras le mensonge. Ote le péché, et tu ne trouveras dans l'homme rien qui ne soit de Dieu. L'homme ne doit donc pas aimer ce qui lui est propre, et dans ce sens encore on peut prendre ces paroles de l'Apôtre : « Que nul ne cherche ce qui lui est propre (1). » Il est des hommes qui en les entendant quelquefois de la bouche des Lecteurs s'en servent pour enlever le bien d'autrui. Mais il importe de savoir qui les prononce : c'est tantôt un mauvais conseiller et tantôt un docteur de vérité. Dieu est le docteur de la vérité. Quand donc lu lui entends dire : Ne cherche pas ce qui t'est propre, ne comprends pas dans le sens de ces hommes pervers. Dieu te donne un sage avertissement, et puisque nous disions qu'en cherchant ce qui t'est propre tu trouveras le péché, de grâce, ne cherche point le péché et tu ne trouveras point ce qui t'est propre; ne cherche pas non plus le mensonge, et tu ne trouveras pas non plus ce qui t'est propre; car la vérité vient de Dieu et le mensonge vient de toi.
11. En vain aussi le démon te suggère une idée; Une peut rien que par ton consentement, il ne saurait forcer ta volonté. Jamais il ne séduit, jamais il n'entraîne une âme gaie s'il la trouve déjà quelque peu semblable à lui. Il remarque qu'elle a quelque désir, ce désir ou cette cupidité ouvre la porte et la tentation pénètre. Il remarque qu'elle a quelque crainte, il l'invite à fuir ce qu'elle redoute, comme il l'a invitée à se procurer ce qu'elle convoite; et par ces deux portes de la cupidité et de la crainte il rentre dans cette âme. Ferme-les, et tu accomplis ce précepte qu'on a lu aujourd'hui, « Ne donnez pas lieu au diable (2). » L'Apôtre a voulu montrer en effet, par ces paroles, que si le diable pénètre dans un coeur et s'en rend maître, c'est que l'homme lui a donné lieu de pouvoir y entrer.
12. Aussi l'homme n'étant rien quand il ne connaît pas
Dieu et que Dieu ne l'honore pas, Dieu lui donne sa grâce : il trouve,
hélas ! à condamner en lui, mais il pardonne tout à
sa confession pour couronner sa foi. N'est-il pas vrai qu'en venant au
milieu des hommes le Seigneur n'a trouvé qu'à condamner parmi
eux?
1. Cor. X, 24. — 2. Ephés. V, 27.
133
Recherchez, frères, examinez avec soin : et dans le peuple juif, et parmi les gentils, le Seigneur n'a trouvé qu'à condamner. Aussi pour pardonner aux pécheurs, il est venu parmi nous avec humilité, non comme juge ; il voulait en pardonnant répandre d'abord sa miséricorde et seulement ensuite déployer sa sévérité en châtiant les coupables. N'abusons point, c'est-à-dire ne mésusons point de sa clémence, et nous n'éprouverons point les rigueurs de sa justice.
Ainsi donc voici tout l'homme : connaître Dieu, et recevoir cette grâce sur laquelle s'appuyait David, tandis que superbe, orgueilleux et enflé de lui-même, Goliath comptait sur ses propres forces et commençait par mettre en lui seul la victoire de tout son peuple. Unis comme le front de tout orgueilleux est un front impudent, une pierre frappa le front de cet audacieux et il tomba. Le front de l'impudent fut brisé; le front qui portait l'humilité de la croix du Christ fut vainqueur.
13. Aussi, pour qui peut le comprendre, c'est pour ce motif que nous portons au front le signe même de la croix. Je le rappelle, mes frères, parce que beaucoup tracent ce signe sans vouloir l'entendre. Dieu pourtant cherche plutôt des hommes qui exécutent ses signes que des hommes qui les peignent. Si tu portes au front le signe de l'humilité du Christ, portes-en l'imitation dans le coeur.
Nous avons dit, mes frères, que c'est donner lieu au diable, que de lui ouvrir les portes de la cupidité ou de la crainte : mais de quelle cupidité ou de quelle crainte ? Car nous désirons aussi le ciel comme aussi nous redoutons l'enter ; et comme ces deux portes, la convoitise des biens temporels et la crainte des peines temporelles entraînent au crime la plupart du temps et donnent lieu au diable; ainsi l'amour des biens éternels et la crainte d'éternels châtiments font place dans le coeur à la parole de Dieu.
14. En deux mots, mes frères, si nous voulons bien vivre, aimons ce que Dieu promet plus que ce que promet le monde ; et redoutons les menaces de Dieu plus que les menaces du monde. Est-ce là un discours long et étendu ? Tu es tenté de tromper, tu veux tromper pour t'enrichir : Dieu promet l'éternel royaume des cieux à qui ne trompe pas ; mais la cupidité l'emporte sur toi. Eh ! qui ne veut pas du royaume des cieux? Mais le péché consiste à vouloir davantage les biens de la terre ; à vouloir davantage ce qui est présent, sans s'attacher à ce qui doit venir; à vouloir davantage ce qu'on voit et à ne pas désirer ce que Dieu promet. Car on peut dérober ce que nous voyons, on peut le perdre après l'avoir possédé : quant aux biens promis de Dieu et que pour le moment on ne peut voir des yeux de la chair, une fois parvenu à la récompense, on ne craint pas de les perdre ; personne ne pouvant faire violence à Celui qui- les donne. C'est pourquoi, frères, attachez-vous par la charité aux divines promesses, et vous ne serez pas vaincus par les désirs mondains.
15. Voici une autre tentation, tentation de crainte. Quelqu'un te dit : Fais pour moi un faux témoignage, et d'abord il t'étale des promesses. Mais si tu viens à préférer les divines promesses aux promesses humaines, si tu ne te laisses pas séduire et que la cupidité ne l'emporte pas, il recourt aux menaces et te fait entrevoir des choses horribles. C'est un homme puissant dans la cité, puissant clans le inonde, il parait pouvoir faire ce qu'il dit. Tu te laisses vaincre alors par la peur du mal présent. Dieu ne pourrait-il t'en éloigner s'il le croyait avantageux pour toi? Et dans le cas où il ne le voudrait point, ne devrais-tu pas comprendre qu'il ne permettrait pas que tu en fusses atteint, s'il ne savait que ce sera aussi pour toit avantage ? Il a préservé du feu les trois enfants. Est-il changé pour n'avoir pas préservé les martyrs du glaive ? Le Dieu des trois enfants était le Dieu des Machabées. Les premiers échappèrent aux flammes (1) ; les seconds en furent tourmentés (2) ; tous cependant remportèrent en ce Dieu éternel une complète victoire : car ils ne mettaient point leurs délices dans cette vie temporelle et les menaces du temps ne les ébranlaient pas.
16. Ne crains donc pas un homme qui te fait des menaces. Qu'est-ce qu'un
homme ? « il est devenu semblable au néant; ses jours passent
comme l'ombre. » Ou bien il ne te nuira pas et cette vaine ombre
passera avant d'avoir pu te frapper, car Dieu est puissant ; ou bien, s'il
lui permet de le nuire, elle ne nuira qu'à ton ombre, qu'à
ce qui passe en toi, qu'à ta vie temporelle, qu'à ta vieille
vie: jusqu'à la mort en effet nous portons les restes du vieil homme.
Cet homme peut nuire à ta vie du temps ; nul ne peut t'enlever la
vie de l'éternité. On te débarrassera des
1. Dan. III. — 2. II Mac. VII.
134
obstacles qui te retiennent ici, et tu t'attacheras intimement à Dieu après lui avoir déjà donné ta confiance et t'être uni à lui par les liens de la charité.
17. C'est pourquoi les Psaumes comparent avec beaucoup d'élégance l'homme méchant à « un rasoir tranchant qu'aiguise la fraude (1). » C'est ainsi que le méprise l'Esprit-Saint. Que considère-t-il ici dans le rasoir ? Non pas qu'il peut servir à donner la mort aux hommes, mais à quel usage il est naturellement destiné. Or il est destiné à raser les cheveux. Qu'y a-t-il dans le corps d'aussi superflu que les cheveux ? Et c'est pour couper des cheveux qu'on aiguise le rasoir avec tant de soin, et tant d'ardeur, tant de précautions et une attention si grande ? Ainsi le méchant se tire à l'écart, il pense, il médite, il pense encore, il entasse fraudes sur fraudes, il cherche des artifices, il se prépare des aides, il quête de faux témoins, il aiguise son rasoir contre le juste. Et pourquoi ? Pour le dépouiller de ce qui est en lui superflu !
18. Voulez-vous donc, mes frères, vous disposer à suivre la volonté de Dieu? Nous vous engageons, nous nous y excitons nous-mêmes, ou plutôt nous y sommes excités par Celui qui peut nous y exciter sans crainte. Voulons-nous donc nous disposer à suivre la volonté de Dieu ? N'aimons point ce qui passe, ne regardons point comme étant le bonheur ce qui en porte le nom dans ce siècle. Les Philistins avaient ces idées ; ils mettaient leur bonheur dans les choses du temps, ils mettaient leurs jouissances dans des ombres et non dans la lumière ni dans la vérité. Aussi considérez comment se termine le Psaume « à Goliath » ; il s'exprime en termes fort clairs, il n'y a aucune difficulté et il ne faut ni interprète ni commentateur. Par la miséricorde de Dieu tout y est si lucide, qu'on ne peut dire
Il l'a expliqué comme il a voulu, il l'a commenté selon ses idées, il a pensé ce qu'il lui a plu; personne ne peut ici alléguer ces prétextes. Or celui qui parle c'est David, David la vie nouvelle, la vie du Christ, la vie qui nous a été communiquée par le Christ. Il s'exprime avec dédain pour la vie ancienne, la vieille félicité des hommes, pour ceux qui y 'mettent leur espérance, ceux qui y parviennent et ceux qui y mettent leur joie.
19. Dans ce siècle en effet les justes paraissent souffrir et
les injustes vivre heureux. Comme si Dieu sommeillait et négligeait
les choses
1. Ps. LI, 4.
humaines, les méchants s'exaltent souvent pour n'être point châtiés, et souvent les bons sont brisés par l’infirmité ; parce qu'ils ne possèdent pas les biens dont paraissent regorger les pécheurs, les hommes impies et cruels, ils s'imaginent n'avoir aucun avantage à pratiquer la vertu. Mais plus ils considèrent comme importants ces biens qu'ils demandent à Dieu, plus ils s'égarent, et plus il faut prendre soin de ne pas les livrer à la tyrannie de leur cupidité, selon cette expression : « Dieu les abandonna aux convoitises de leur coeur (1). » Aussi Dieu se montre d'autant plus propice qu'il exauce la demande de ces choses vaines et superflues, non pour les donner, mais pour guérir en les refusant. Qui ne voit en effet pourquoi on les recherche, pourquoi on prie Dieu de les donner? N'est-ce pas afin de les consumer dans la débauche, dans les frivolités et dans les plus extravagants spectacles ?
20. Suppose un homme du siècle qui demande à Dieu des richesses et qui les obtient quels dangers mortels en naissent pour lui ! Il s'en sert pour opprimer le pauvre, pour s'élever, tout poussière qu'il est, au dessus de son égal, pour mendier de vains honneurs, pour donner, afin de les obtenir, des divertissements lascifs et dissolus, pour acheter des jeux et des ours et enrichir des bestiaires, pendant que le Christ souffre la faim dans la personne des pauvres. Qu'est-il besoin de développer davantage, mes frères? Songez vous-mêmes à ce que nous ne disons pas, aux maux immenses que produisent les biens superflus aux mains de ceux qui les possèdent en abondance. Et puisque l'homme peut malheureusement faire un si triste usage de l'opulence, ne vaut-il pas mieux que Dieu l'en dépouille, ne lui en fasse pas don ? Cette conduite n'est-elle pas miséricordieuse ?
21. On dira: J'ai fait le bien, je n'ai rien dérobé, et
vous ne m'avez pas exaucé! Je donne à l'indigent une partie
de ce que je possède, je n'enlève rien à autrui ;
je vous en prie, accordez-moi. — Mais peut-il te donner une villa sans
qu'un aucun autre la perde ? Que l'on vienne à te dire: Vends ta
villa; tu frémis comme à un outrage, tu crois que l'on t'injurie,
et dans le coeur tu gardes du ressentiment contre celui qui t'a invité
à vendre ta villa. Mais peux-tu en acheter une sans qu'un autre
la vende ; Si donc il est mal de vendre, en désirant, en souhaitant
d'acheter, tu cherches le mal d'autrui. Tu crois
1. Ps. LXXXIII, 13.
135
bon de trouver sur le chemin un sac de monnaie et tu dis après l'avoir trouvé :Dieu me l'a donné. Mais peux-tu le trouver sans qu'un autre le perde ? Pourquoi donc ne désirer pas ces trésors que tous peuvent posséder avec toi sans les diminuer ? Tu cherches de l'or, cherche plutôt la justice. Tu ne peux obtenir de l'or si un autre ne le perd : embrassez tous deux la justice, enrichissez-vous tous deux.
22. Revenons à notre psaume, pour faire comprendre à votre charité que n'imaginer d'autre félicité que ta félicité présente, c'est être Philistin, ou étranger. Tu prétends mériter que Dieu te donne aussi les biens temporels : comment en userais tu? S'il ne te les a pas octroyés, sache qu'il importe à ton salut que ce bon Père ne te les attribue pas. Quand ton fils pleure pour obtenir de toi un beau couteau au manche doré, ne le laisses-tu pas pleurer tant qu'il veut sans lui donner ce qui pourrait le blesser ?
« Délivrez-moi, Seigneur de la puissance des fils de l'étranger, dont la bouche parle vanité et dont la droite est la droite de l'iniquité. » Qu'entend-on ici par droite et par vanité? L'auteur l'expose. Il appelle la félicité de ce siècle la droite de l'iniquité ; non que cette félicité ne soit jamais pour les justes ; mais les justes, quand ils la possèdent, la tiennent de la main gauche, non de la droite. Dans leur droite est l'éternelle félicité, dans leur gauche, la prospérité temporelle. Or le désir des biens et du bonheur éternels ne se doit pas mêler au désir des biens temporels ou de la félicité présente qui dure si peu. De là ces paroles: « Que ta gauche ignore ce que fait ta droite (1). —Leur droite est » donc « la droite de l'iniquité. ».
23. Entendez maintenant comment ils parlent vanité et comment
leur droite est la droite de l'iniquité. Écoutons tous, cela
vous est utile. Écoutez et ne prétextez pas que vous n'avez
point entendu. Souvenez-vous qu'il a été dit au serviteur
paresseux : « Tu aurais dû donner et je réclamerais
; » et nous l'avons observé hier, c'est nous qui sommes les
serviteurs appelés à donner ; un autre que nous réclame.
En refusant d'écouter, nos sueurs semblent vouloir échapper
aux réclamations; ruais c'est sans raison, mes frères, personne
ne peut s'autoriser par ce moyen. Autre chose est de n'avoir pas reçu
et autre chose de n'avoir pas voulu recevoir. Refuser le don de Dieu, c'est
se rendre
1. Matt. VI, 3.
coupable par ce refus même. « Pourquoi n'as-tu pas donné (1) ? » a-t-il été dit au mauvais économe. Pourquoi n'as-tu pas reçu ? dira-t-on à qui il devait distribuer. Tu aurais une excuse, si personne n'était là pour donner. Mais si les lecteurs se font entendre lors même que se taisent les prédicateurs ; si la parole de Dieu est prêchée partout ; s'il est vrai de dire que « leur voix a retenti par toute la terre, » que la chaleur de la divine parole se répand de tous côtés, « et que personne ne peut se soustraire à cette chaleur (2); » quel prétexte faire valoir au jugement de Dieu? Frères, écoutons et pratiquons ; ne nous excusons pas si nous voulons avoir confiance. N'est-il pas vrai encore qu'en mendiant une obole à ta porte, le pauvre te chante souvent les divins préceptes ?
24. Encore une fois, écoutons: «Leur bouche parle vanité et leur droite est la droite de l'iniquité. » En quoi consiste cette félicité mondaine où mettent leur espoir ceux qui parlent vanité et dont la droite est la droite de l'iniquité ? L'auteur sacré commence à la décrire ainsi
« Leurs fils sont comme de jeunes plantes bien affermies. » Ici rien de coupable. Il n'est parlé ni de fraudes, ni de parjures, ni de rapines, ni d'autres crimes : c'est une félicité qui peut être le partage des justes. Si pourtant il faut la dédaigner, combien ne sont pas à plaindre ceux qui vont jusqu'à se livrer aux rapines, aux larcins, aux violences, aux homicides, aux adultères et aux autres crimes que condamne la félicité même du siècle ?
25. Quel ne doit donc pas être l'homme de la vie nouvelle, l'homme que rappellent les pierres placées dans la panetière, que Dieu comble de sa grâce et qu'il nourrit d'un lait divin !
Attention encore ! « Leurs fils sont comme de jeunes plantes bien
affermies ; leurs filles sont parées comme les statues d'un temple.
» C'est peut-être à cause de ceci que nos soeurs refusaient
de venir : qu'elles écoutent donc de bonne volonté ou de
force, et qu'elles apprennent à venir à la maison du Seigneur,
non avec l'orgueil de Goliath, mais avec l'humilité de David. Est-il
ici besoin d'éclaircissements ? Y a-t-il rien d'obscur ? Quand les
hommes parlent vanité, ils sont traités d'étrangers,
ils ne font point partie de l'héritage du Christ, ni du royaume
de Celui à qui nous disons : « Notre Père ; »
ils comptent comme étrangers. Et que nomment-ils félicité
?
1. Luc, XIX, 23. — 2. Ps. XVIII, 5, 7.
136
« Leurs fils sont comme de jeunes plantes bien affermies: » c'est une génération qui succède à un autre ; on a des enfants nombreux et de nombreux petits-enfants ; on est rassuré contre les dangers de mort. Comme si un seul accident n'enlevait pas maintes fois des milliers d'hommes! « Leurs filles sont parées comme la statue d'un temple. » Passons rapidement. Il faut ménager la pudeur des femmes. Qu'elles se contentent de savoir ce qu'elles portent : nous rougissons de le rappeler. « Leurs filles sont parées comme la statue d'un temple. Leurs greniers sont pleins, ils regorgent de toutes parts. » Ainsi l'on dit des riches : Il n'a plus de place, il ne sait ce qu'il a. Un grenier est rempli, il déborde de fruits, ses richesses surabondent, les celliers regorgent de toutes parts.
26. « Leurs brebis sont fécondes ; on les voit multipliées quand elles sortent: » elles entrent peu nombreuses, elles produisent et sortent en grand nombre; « on les voit multipliées quand elles sortent. » La première année il y en avait tant, il y en a tant cette année. On est dans la joie, dans les transports : c'est Goliath qui s'enfle et qui fier de ce bonheur provoque au combat. Qui pourrait, dit-il, qui oserait m'attaquer ? N'est-ce pas ce que disent ces riches de la terre ? N'est-ce pas ce que chaque jour chacun d'eux pense en soi-même ? Il possède quelque chose de plus que son voisin ; ne dit-il pas: qui peut m'attaquer ? et si ce voisin me fait une injure, ne le lui ferai-je pas sentir ? Ah ! c'est ici Goliath provoquant au combat. Mais David est en marche : sans armes proprement dites, il n'a que quelques pierres ; mais il est juste et il abattra tout cet orgueil. Ainsi ont fait les martyrs ; ils ont renversé les impies, vaincus au moment même où ils paraissaient vainqueurs, parce que les martyrs triomphaient en eux-mêmes, du diable leur chef.
27. Considérez encore cette félicité. « On voit leurs brebis multipliées quand elles sortent ; leurs boeufs sont gras ; point de brèche dans leur clôture, » car ce mot s'emploie souvent pour celui de muraille. « Dans leur clôture point de brèche ni d'ouverture. » Tout est en bon état, tout est achevé, tout est rempli. « Point non plus de cri sur leurs places publiques : » ni querelles ni tumultes. N'est-ce pas ici la peinture du bonheur de l’innocence? On ne peut donc se dire que le prophète a parlé de ceux qui ravissent le bien d'autrui; non ce n'est pas de cela qu'il parle; ailleurs il en est fait mention. Car il est manifeste que des châtiments sont réservés aux scélérats ; et ce qui doit leur faire voir la rigueur des peines qui les attendent, c'est que l'innocent même est réprouvé de Dieu, compté parmi les fils de l'étranger, lorsqu'il use de ces biens avec orgueil et sans règle. Ce riche de l'Évangile cherchait-il à s'emparer des moissons d'autrui, lui qui avait hérité de vastes et fertiles domaines? Quand il ne pouvait plus loger ses récoltes et qu'il ne voyait, pas ces pauvres où il aurait dû conserver ses trésors pour le ciel; quand il disait dans son embarras: « Je détruirai mes greniers, j'en construirai de nouveaux et de plus vastes et je les remplirai, » n'était-ce pas de ses moissons qu'il voulait les remplir ? « Et je dirai à mon âme: Tu as beaucoup de bien, rassasie-toi. Mais Dieu lui dit : Insensé, cette nuit « même on te remandera ton âme, et ce que tu as amassé, à qui sera-t-il (1) ? »
Ainsi donc, mes frères, l'Évangile jette le mépris sur celui qui met sa joie dans -la prospérité temporelle, quoique sa richesse lui vienne de ses propres domaines et non des rapines faites sur autrui ce psaume verse également le dédain sur la félicité temporelle, afin d'apprendre l'âme renouvelée et régénérée par le lait de la grâce à désirer une autre béatitude, la béatitude inaltérable et éternelle. Aussi considère comme tout s'enchaîne : « Leur fils sont comme de nouvelles plantes bien affermies ; leurs filles sont parées comme la statue d'un temple ; leurs greniers sont remplis, ils débordent de tous côtés ; leurs brebis sont fécondes, on les voit multipliées quand elles sortent ; leurs a boeufs sont gras ; dans la clôture ni brèche ni ouverture; aucun cri sur leurs places publiques ; et ils ont proclamé heureux le peuple qui jouit de ces biens. » Mais quels sont ceux qui ont ainsi parlé ? « Ceux dont la bouche parle vanité ; » car il en a été question un peu plus haut.
28. Et toi, prophète, que dis-tu ? Que dis-tu en face de ces hommes « qui ont proclamé heureux le peuple qui jouit de ces biens ? » Ce que je dis ? « Heureux le peuple dont le Seigneur est le Dieu. »
Ainsi donc il est heureux le peuple qui au lieu d'avoir des fils et
des filles parées, des boeufs gras, des brebis fécondes,
des greniers remplis, des édifices achevés; au lieu de la
paix, des procès,
1. Luc, XII, 16-20.
137
des discordes civiles, et de toute cette félicité du siècle,
veut posséder son Dieu, avoir en place de tout Celui qui a fait
tout, lui dire : « Il m'est bon de m'attacher à Dieu ?, »
le servir gratuitement, le servir quand il donne, quand il ôte
1. Ps. LXXII, 28.
et quand il ne donne pas les biens de cette vie; enfin ne rien craindre autant que de le perdre. C'est pourquoi, mes frères, le peuple chrétien qui dit sincèrement : Qu'il me prive de tout, mais qu'il ne me prive pas de lui-même, c'est «l'heureux peuple dont le Seigneur est le Dieu. »
SERMON XXXIII. LE CANTIQUE NOUVEAU OU L'AMOUR AVEC LEQUEL ON DOIT ACCOMPLIR
LA LOI DE DIEU. (1).
ANALYSE. — Dans cette allocution pleine de grâces saint Augustin
rappelle dans quel esprit, dans quelles dispositions il faut accomplir
les dix commandements. Il constate d'abord d'une manière générale
que l'amour est le propre caractère du nouveau Testament. Il montre
ensuite brièvement que les préceptes compris dans chacune
des deux tables du Décalogue doivent être observés
dans un esprit d'amour. Il termine en disant que cet amour sacré
réhabilite les vrais chrétiens et les discerne des schismatiques.
1. Il est écrit: « Je vous chanterai, mon Dieu, un cantique nouveau ; je vous célèbrerai sur le psaltérion à dix cordes ; » et par le psaltérion à dix cordes on entend les dix préceptes de la loi.
Mais chanter et célébrer est l'occupation de ceux qui aiment; car la crainte était le partage du vieil homme, et l'amour est l'esprit de l'homme nouveau. C'est ainsi encore que nous distinguons les deux Testaments, le nouveau et l'ancien, figurés, dit l'Apôtre, par les deux fils d'Abraham, dont l'un est né de l'esclave et l'autre de la femme libre, et qui représentent, dit-il, les deux Testaments (2). La crainte en effet est propre à la servitude, l'amour est le caractère de la liberté. L'Apôtre le remarque également: « Vous n'avez pas reçu de nouveau l'esprit de servitude pour vous conduire par la crainte; mais vous avez reçu l'esprit d'adoption des enfants qui nous porte à crier: Père, Père (3). » Jean dit aussi « Il n'y a point de crainte dans la charité; mais la charité parfaite chasse la crainte (4).»
C'est donc la charité qui chante le cantique nouveau. Cette crainte
servile du vieil homme peut bien avoir le psaltérion à dix
cordes, les Juifs charnels ont reçu en effet les dix préceptes
1. Ps. CXLIII, 9. — 2. Gal. IV, 22-24. — 3. Rom. VIII, 15. — 4. I Jean
, IV, 18.
de la loi; mais il ne peut chanter sur ce psaltérion le cantique nouveau, car il est sous la loi et ne saurait l'accomplir. Il porte l'instrument, il n'en touche pas; le psaltérion est pour lui une charge, non pas un ornement. Celui au contraire qui est sous la grâce et non sous la loi, en accomplit les préceptes, car la loi n'est pas pour lui un fardeau mais une décoration ; sa crainte n'en est pas accablée, mais son amour embelli ; et embrasé de l'Esprit de charité, il chante déjà sur le psaltérion à dix cordes le cantique nouveau.
2. Voici en effet ce que dit l'Apôtre: « Qui aime le prochain
accomplit la loi. En effet : Tu ne commettras point d'adultère,
tu ne feraspoint d'homicide, tu ne déroberas point, tu ne convoiteras
point, et.s'il est quelque autre commandement, tout se résume dans
cette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. L'amour du
prochain n'opère pas le mal. La charité est donc la plénitude
de la loi (1). » Le Seigneur avait dit : « Je ne suis pas venu
abolir la loi, mais l'accomplir (2); » c'est pourquoi il donna à
ses disciples un commandement où ils puiseraient la force d'accomplir
la loi : « Je vous donne, leur dit-il, un commandement nouveau, c'est
que vous vous aimiez les uns les autres (3). »
1. Rom. XII, 8, 10. — 2. Matt. V, 17. — 3. Jean, XIII, 34.
138
Rien donc d'étonnant si ce nouveau commandement chante le cantique nouveau, puisque les dix préceptes de la loi sont le psaltérion à dix cordes, nous l'avons dit, et que la charité est la plénitude de la loi. En disant: « Tu ne commettras point d'adultère, tu ne feras point d'homicide, » et le reste, saint Paul a voulu rappeler simplement quelques-unes des cordes de ce psaltérion, afin de donner par là une idée des autres. Et de même que la charité comprend deux préceptes auxquels le Seigneur rapporte toute la loi et les prophètes (1), ce qui montre bien que l'amour est la plénitude de la loi; ainsi les dix préceptes sont eux-mêmes divisés en deux tables. Trois ont été écrits sur une table et sept sur l'autre. Les trois premiers se rapportent à l'amour de Dieu, et les sept autres à l'amour du prochain.
3. Voici le premier des trois: « Ecoute, Israël; le Seigneur ton Dieu est le Seigneur unique (2). « Tu ne te feras ni idole ni image de ce qui est en haut dans le ciel ni en bas sur la terre; » tout ce qui suit est également destiné à rattacher au culte d'un seul Dieu en faisant renoncer au culte impur des idoles. Voici le second commandement : « Tu ne prendras pas en vain le nom du Seigneur ton Dieu (3). » Le troisième concerne l'observation du sabbat.
Symboles de la Trinité sans doute, ces trois préceptes se rapportent à l'amour de Dieu. L'unité divine a sa source dans le Père : aussi le premier précepte parle surtout de l'unité de Dieu. Le second nous avertit de ne point regarder le Fils de Dieu comme une créature, ce qui arriverait si nous le considérions comme n'étant point égal à son Père. « Car toute créature, comme dit l'Apôtre, est assujettie à la vanité (4); » et il nous est défendu de prendre en vain le nom du Seigneur notre Dieu. Le Don même de Dieu, c'est-à-dire le Saint-Esprit, est la promesse du repos éternel figuré parle sabbat. Aussi nous observons spirituellement le sabbat, en ne faisant point d'oeuvres serviles. Ces oeuvres sont interdites aux Juifs eux-mêmes, nonobstant leurs interprétations charnelles. Et ce qui prouve que l'on doit prendre les oeuvres serviles dans un sens spirituel, c'est cette sentence du Seigneur : « Quiconque fait le péché est l'esclave du péché (5). »
Or on entend par péché non-seulement l'action honteuse
ou injuste qu'aperçoivent les hommes,
1. Matt. XXII, 37-40. — 2. Deut. VI, 4. — 3. Exod. XX, 2-11. — 4. Rom.
VIII, 20. — 5. Jean, VIII, 34.
mais encore l'intention d'une action bonne en elle-même, quand on agit en vue d'une récompense temporelle et non en vue de l'éternel repos. Quoiqu'on fasse en effet, si l'on agit dans l'intention d'obtenir des avantages terrestres, on agit servilement et l'on n'observe pas le sabbat. Car il faut aimer Dieu pour lui-même, et l'âme ne peut trouver de repos que dans ce qu'elle aime. Donc elle ne peut trouver l'éternel repos que dans l'amour de Dieu qui seul est éternel: c'est la sanctification parfaite et le sabbat spirituel par excellence. Et comme le Saint-Esprit est l'auteur de notre sanctification, qui ne serait excité à contempler ici un grand mystère en voyant que des trois préceptes relatifs à Dieu le troisième regarde le sabbat, et que de toutes les oeuvres attribuées à Dieu par le livre sacré de la Genèse, il n'a sanctifié que le septième jour, ce qui indiquait déjà le sabbat (1)?
4. Le premier des sept préceptes, qui se rapportent à l'amour du prochain, est, celui-ci « Honore ton père et ta mère; » le second: « Tu ne tueras point; » le troisième: « Tu ne commettras point d'adultère; » le quatrième: «Tu ne déroberas point; » le cinquième: « Tu ne feras point de faux témoignage; » le sixième: « Tu ne convoiteras point l'épouse de ton prochain ; » le septième: « Tu ne convoiteras point le bien d'autrui (2). »
L'Apôtre rend évidemment témoignage à cette division de toute la loi, lorsque il dit: « Honore ton père enta mère; c'est le premier commandement. » En effet, pour peu qu'on examine on s'aperçoit que ce commandement n'est pas le premier de tout le Décalogue ; car le premier des dix préceptes est celui qui ordonne de n'adorer que Dieu. Aussi le commandement d'honorer les parents est écrit sur la seconde table, et saint Paul l'appelle le premier, parce qu'il est le premier des préceptes qui concernent l'amour du prochain.
5. Ainsi donc chantons le cantique nouveau, chantons sur le psaltérion
à dix cordes. Ce cantique nouveau est la grâce du nouveau
Testament qui nous distingue du vieil homme de l'homme terrestre, qui le
premier a été fait de terre. Car il a été formé
d'argile et après avoir perdu la béatitude il a été
jeté dans la misère en juste punition de sa désobéissance
au commandement divin. Mais que dit le prophète en louant la grâce
divine qui nous réconcilie avec Dieu par la rémission des
péchés, et qui nous renouvelle en détruisant
1. Gen. II, 3. — 2 Exod. XX, 12-16.
139
l'antique vieillesse? « Il m'a tiré de l'abîme de misère et de la boue fangeuse; il a affermi mes pieds sur la pierre et dirigé mes pas; il a mis dans ma bouche un cantique nouveau, un hymne à notre Dieu (1). » C'est le cantique nouveau que l'on accompagne du psaltérion à dix cordes. Car nul ne loue Dieu, c'est-à-dire nul ne chante sa gloire, qu'en accordant ses actions avec ses paroles par le double amour de Dieu et du prochain.
Que les Donatistes rebaptiseurs ne se croient pas du cantique nouveau:
on ne le chante pas lorsque, par un orgueil impie, on se sépare
de
1. Ps. XXXIX, 3, 4.
l'Église à qui Dieu a commandé de vivre dans toute la terre. En effet le même prophète dit ailleurs: « Chantez au Seigneur un cantique nouveau; toute la terre chantez le Seigneur (1). » Celui donc qui refuse de chanter avec toute la terre, en ne renonçant pas au vieil homme, ne chante pas le cantique nouveau et ne s'accompagne pas du psaltérion ; car il est l'ennemi de la charité, et la charité seule est la plénitude de la loi contenue, disons-nous, dans les dix commandements relatifs à l'amour de Dieu et du prochain.
1. Ps. XCV, 1.
SERMON XXXIV. Prononcé à Carthage devant les Anciens.
LE CANTIQUE NOUVEAU ET LA VIE NOUVELLE (1).
ANALYSE — Le but de saint Augustin est d'exciter puissamment à
la charité. Pour y parvenir il rappelle 1° que la charité
est un don si précieux que Dieu seul peut nous le faire; 2°
la charité est Dieu même, d'où il suit que pour posséder.
Dieu il suffit d'avoir la charité. — Donc, conclut-il, et ceci peut
être considéré comme une seconde partie, ne devez-vous
pas pratiquer la charité en servant Dieu de tout votre coeur, en
vous donnant entièrement à lui? Estimez-vous que ce soit
le payer trop cher que de vous donner à lui sans réserve
pour trouver en lui votre bonheur? Ne demandez pas comment vous pourrez.
vous aimer encore si vous aimez Dieu de tout vous-mêmes. L'amour
véritable de vous-mêmes n'est autre chose que l'amour de Dieu.
1. Nous sommes invités à chanter au Seigneur un cantique nouveau. L'homme nouveau connaît ce nouveau cantique. Un cantique est l'expression de la joie, et si nous y regardons de plus près, l'expression de l'amour. Celui donc qui sait aimer la vie nouvelle, sait chanter le cantique nouveau. Mais qu'est-ce que la vie nouvelle? Ce cantique nouveau nous oblige de le rechercher. Car tout ici se rapporte au même empire; l'homme nouveau, le nouveau cantique, le Testament nouveau; et l'homme nouveau chantera le cantique nouveau et en même temps il appartiendra au nouveau Testament.
2. Il n'est personne qui n'aime; mais qu'aime-t-on? On ne nous invite donc pas à ne pas aimer, mais à choisir l'objet de notre amour. Mais que choisir si d'abord on ne nous choisit nous-mêmes, puisque nous n'aimons pas si nous ne sommes aimés les premiers?
Ecoutez l'Apôtre Jean ; c'est celui qui reposait sur le coeur
de son Maître, et qui y puisait, dans ce banquet mémorable,
la connaissance des secrets
1. Ps. CXLIX, 12.
célestes (1). Après avoir ainsi puisé et tout entier
encore à son heureuse ivresse, il s'écria « Au commencement
était le Verbe (2). » Quelle haute humilité ! quelle
sobre ivresse! Or parmi les secrets dont il puisa la connaissance sur le
coeur de son Maître, en voici un que révèle ce grand
prédicateur:« Nous l'aimons, parce qu'il nous a aimés
le premier (3). » N'était-ce pas beaucoup attribuer à
l'homme que de dire en parlant de Dieu : « Nous aimons?» Oui?
Quoi? Hommes, nous aimons Dieu; mortels, nous aimons l'immortel; pécheurs,
le juste; fragiles, l'immuable; créatures, le Créateur. Nous
avons aimé; et pourquoi? « Parce que lui-même nous a
aimés le premier. » Cherche comment l'homme peut aimer Dieu;
tu ne pourras l'expliquer qu'en disant c'est que Dieu a aimé l'homme
le premier. Celui que nous aimons s'est donné à nous; il
s'est donné pour que nous l'aimions. Voulez-vous apprendre plus
clairement ce que Dieu nous a donné pour que nous l'aimions? Ecoutez
l'Apôtre Paul: « L'amour de Dieu, dit-il; est répandu
1. Jean, XIII, 23. — 2 Ib. I, 1. — 3. I Jean, IV, 10.
140
dans nos coeurs » Par qui ? Serait-ce par nous? Non. Par qui donc? « Par l'Esprit-Saint qui nous a été donné (1). »
3. Après un témoignage aussi digne de foi, aimons Dieu par Dieu; oui, puisque le Saint-Esprit est Dieu, aimons Dieu par Dieu. Que puis-je dire de plus? Aimons Dieu par Dieu. Je l'ai dit: « L'amour de Dieu a été répandu dans nos « coeurs par l'Esprit-Saint, qui nous a été donné; » donc, et c'est une conséquence rigoureuse, puisque l'Esprit-Saint est Dieu et que nous ne pouvons aimer Dieu que par l'Esprit-Saint, aimons Dieu par Dieu. Encore une fois, n'est-ce pas une conséquence légitime?
Mais entendez plus explicitement Jean lui-même. « Dieu est charité; et qui demeure dans la charité demeure en Dieu, et Dieu en lui (2). » C'est peu de dire: La charité vient de Dieu. Qui de nous oserait faire cette autre assertion : « Dieu est charité?» Elle vient d'un homme qui connaissait ce qu'il possédait. — Pourquoi donc l'imagination humaine, pourquoi l'esprit volage cherche-t-il à se représenter Dieu et se fabrique-t-il une idole dans son coeur ? Pourquoi se le figure-t-il comme son imagination se le peut former, et non comme il a mérité de le posséder? Est-ce là Dieu? Non, le voici. Pourquoi cette esquisse? Pourquoi ces membres? Pourquoi cette attitude qui te charme? Pourquoi cette beauté corporelle? « Dieu est charité. » Quelle couleur a la charité? Quelles lignes? Quelle figure? Nous ne voyons rien de tout cela; et cependant nous aimons.
4. J'oserai m'expliquer devant votre charité voyons en bas pour
découvrir en haut. L'amour bas et terrestre lui-même, l'amour
souillé et corrompu qui s'attache aux beautés corporelles,
nous fournit le moyen de nous élever à des considérations
plus hautes et plus pures. Un débauché aime une belle femme:
sans doute il est excité par la beauté extérieure,
mais, il cherche au dedans un retour d'affection. S'il vient à apprendre
que cette femme le hait, à l'instant même toute son ardeur
pour ce corps charmant ne se refroidit-elle pas? Il se détourne
de ce qu'il recherchait d'abord, il s'en offense et commence même
à haïr ce que d'abord il aimait. Mais les formes sont-elles
changées ? Tout ce qui le séduisait n'y est-il pas encore?
Oui; mais s'il était passionné pour ce qu'il voyait, il exigeait
du coeur ce qu'il ne voyait pas. Connaît-il au contraire que son
amour est payé de retour? Comme il
1. Rom. V, 16. — 2. I Jean, V, 16.
aime avec plus d'ardeur! Il voit cette femme, cette femme le voit, personne ne voit l'amour; c'est néanmoins cet invisible amour que l'on aime.
5. Elevez-vous au dessus de cette passion fangeuse et demeurez dans la pure et lumineuse charité. Tu ne vois pas Dieu; aime-le et tu le possèdes. Combien les passions coupables n'aiment-elles point de choses sans les posséder? Elles les recherchent avec une sordide avidité sans pouvoir se les procurer sur le champ. Suffit-il d'aimer l'or pour avoir de l'or? Beaucoup l'aiment et n'en ont pas. Suffit-il, pour les avoir, d'aimer les grands et riches domaines! Beaucoup les aiment et n'en ont pas. Aimer l'honneur est-ce l'avoir? Beaucoup n'en ont pas, et le désirent avec un amour brûlant; ils le cherchent et meurent souvent avant de l'avoir trouvé. Ah! Dieu se donne à nous plus parfaitement. Aimez-moi, dit-il, et vous me posséderez; car vous ne pouvez m'aimer sans me posséder.
6. O mes frères, ô mes enfants, ô enfants catholiques, ô saintes et célestes plantes, ô vous qui êtes régénérés dans le Christ et nés dans le ciel, écoutez-moi, ou plutôt « chantez avec moi le cantique nouveau.» Oui, dis-tu, je chante. Tu chantes, c'est vrai. Je l'entends: mais que ta vie ne contredise pas ta voix. Chantez de la voix, chantez du coeur, chantez de la bouche, chantez par la conduite:« Chantez au Seigneur un cantique nouveau. » Vous cherchez quelques louanges! « Sa louange est dans l'assemblée des saints. » Le chantre lui-même est le sujet de cette louange. Vous voulez chanter les louanges de Dieu? Soyez ce que vous voulez exprimer. Oui, vous êtes sa gloire si votre vie est bonne. Sa louange n'est pas dans les synagogues des Juifs ; elle n'est point au milieu des folies païennes; elle n'est point dans les erreurs des hérétiques; elle n'est point dans les applaudissements du théâtre. Où donc est-elle! Considérez-vous, soyez-la vous-mêmes. « Sa louange est, dans l'assemblée des « saints.» Et si tu cherches en chantant un sujet de joie. « Qu'Israël se réjouisse en Celui qui l'a formé.» Israël ne trouve à se réjouir qu'en Dieu.
7. Interrogez-vous avec soin, mes frères; visitez le sanctuaire
intérieur; considérez attentivement ce que vous possédez
de charité, et augmentez ce que vous en aurez découvert.
Ayez l'oeil sur ce trésor et devenez riches intérieurement.
141
On appelle cher et non sans motif, ce qui est de grand prix. Ne dites-vous pas ordinairement Ceci est plus cher que cela ? Que signifie : Est plus cher? N'est-ce pas : Est de plus haut prix? Or si l'on appelle plus cher ce qui est de plus haut prix, quoi de plus cher que la charité même? A combien, mes frères, en évaluons-nous le prix ? Où le trouver? Tu paies le blé avec de ta monnaie; une terre, avec ton argent; une perle, avec ton or; et la charité, avec toi-même. Tu cherches à acheter un domaine, une perle, une bête de somme, et pour en trouver le prix, tu cherches dans tes terres, tu cherches chez toi. Mais pour acheter la charité, c'est toi-même qu'il faut chercher, toi-même qu'il faut trouver. Eh! Craindrais-tu de te perdre en te donnant! Tu te perds, au contraire, en ne te donnant pas.
La Charité même s'exprime par l'organe de la Sagesse, et
elle te dit une chose propre à te rassurer sur cette parole: Donne-toi.
Si un homme voulait te vendre un champ, il te dirait: Donne-moi ton or;
et si un autre voulait te vendre quelque autre chose, il te dirait également
Donne-moi ta monnaie, donne-moi ton argent. Ecoute ce que te dit la Charité
par la bouche de la Sagesse: « Mon fils, donne-moi ton coeur (1).
Donne-moi dit-elle; donne-moi, mon fils. » Quoi? « Ton coeur.
» Il était mal chez toi, il était mal quand il était
à toi. Car tu te traînais au milieu des frivolités,
des amours impures et pernicieuses. Ote ton coeur de là? Où
l'élever? Où le mettre? Donne-le moi. Qu'il soit entre mes
mains et il ne périra point dans les tiennes. Dieu veut-il en effet
laisser en tonde quoi aimer même toi, puisqu'il te dit : «
Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme
et de tout ton esprit?» Et de ton coeur que te reste-t-il pour pouvoir
t'aimer toi-même? Que te reste-t-il de ton âme? Que te reste-t-il
de ton esprit? « De tout, » dit le Seigneur. Après t'avoir
créé il te veut tout entier. Mais ne t'attriste pas, comme
si le foyer de toute joie était éteint dans
1. Prov. XXIII, 26.
toi-même. « Qu'Israël se réjouisse, » non en soi, mais en « celui qui l'a formé. »
8. Tu insisteras et tu diras : Si Dieu ne me laisse rien pour m'aimer; si je suis obligé d'aimer de tout mon coeur, de toute mon âme et de tout mon esprit, Celui qui m'a créé, comment m'est-il commandé par le second précepte d'aimer mon prochain comme moi-;même ? — C'est ce qui fait que tu dois davantage à ton prochain l'amour de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit. — Comment ? — « Tu aimeras ton prochain comme toi-même (1). » Dieu donc de tout moi-même, et mon prochain comme moi-même. Mais comment m'aimer? comment t'aimer? — Veux-tu savoir comment tu peux t'aimer? C'est précisément en aimant Dieu de tout ton être que tu t'aimes toi-même. Penses-tu faire à Dieu quel, qu'avantage en l'aimant? Que lui revient-il de ton amour? Que perdra-t-il si tu ne l'aimes pas? C'est toi qui gagnes à l'aimer; tu te tiens alors où tu ne saurais périr.
Mais, répliques-tu, fut-il jamais un temps où j'ai manqué de m'aimer ? — Non tu ne t'aimais pas lorsque tu n'aimais pas Dieu qui t'a donné l'être. Mais en te haïssant alors, tu croyais t'aimer. «Qui aime l'iniquité hait son âme (2). »
Prière après le sermon. — Tournons-nous avec un coeur pur vers le Seigneur notre Dieu, le Père tout-puissant; rendons-lui, dans la mesure de notre petitesse, d'immenses et abondantes actions de grâces; supplions de toute notre âme son incomparable bonté de daigner agréer et exaucer nos prières; qu'il daigne aussi, dans sa force, éloigner de nos actions et de nos pensées l'influence ennemie, multiplier en nous la .foi, diriger notre esprit, nous donner des pensées spirituelles et nous conduire à sa propre félicité
Au nom de Jésus-Christ, son Fils et notre Seigneur, qui étant
Dieu vit et règna avec lui dans l'unité du Saint-Esprit et
durant les siècles des siècles. Ainsi-soit-il.
1. Matt. XII, 37, 39. — 2. Ps. X, 6.
SERMON XXXV. LE SAGE ET L'INSENSÉ. (1).
ANALYSE. — Ce discours, ou plutôt ce court fragment, est simplement
destiné à expliquer pourquoi, la bonté du sage rejaillissant
sur ceux qui l'entourent, la méchanceté du méchant
ne nuit qu'à lui-même. C'est que la vertu des bons profite
aux bons qui en sont témoins, qui y applaudissent et qui l'imitent;
mais au lieu de rien faire perdre aux âmes vertueuses, le vice des
pécheurs leur offre de nouvelles occasions de pratiquer la vertu
et de s'améliorer.
1. Quand on n'écoute pas avec négligence les divins oracles, on peut être surpris de cette maxime: « Mon Fils, si tu es sage, tu le seras pour « toi et pour tes proches; mais si tu deviens méchant, toi seul en porteras la peine. » Quelle interprétation droite peut-on donner à ces paroles ? Est-ce que la vie corrompue du prochain ne nous attriste pas comme nous réjouit la vie vertueuse ? Si l'on estime qu'il s'agit ici de persuasion et que le sage profite de sa sagesse et en fait profiter ceux à qui il l'inspire; comment peut-on dire que celui qui devient méchant porte seul la peine de sa méchanceté, puisqu'il est dit des insinuations des méchants: « Les entretiens pervers corrompent les bonnes moeurs (2)? » N'est-ce pas ce que crie encore ce héraut de la charité: « Si un membre est honoré, tous les autres se réjouissent avec lui; et si un membre souffre, tous les autres souffrent avec lui (3) ? » Comment donc est-il vrai de dire : « Mon Fils, si tu es sage, tu le seras pour toi et pour tes proches ; et si tu deviens méchant, toi seul en porteras la peine ? » Comment me réjouir de la bonté de quelqu'un, quand sa méchanceté ne peut me rendre méchant contre moi-même? Comment être heureux d'avoir retrouvé quelqu'un, lorsque sans danger pour moi il pouvait rester perdu ? Etre sage, n'est-ce pas être un membre plein de santé avec lequel se réjouissent les autres membres ? Comment donc le méchant portera-t-il seul la peine de sa méchanceté, puisque tous les membres souffrent semblablement avec le membre malade ?
2. L'esprit ne sera point en paix, si cette question n'est résolue.
Elle le sera avec l'aide du Seigneur, si d'abord nous croyons avec une
pleine certitude, si nous regardons comme une vérité immuable
et inébranlable ce principe, que nul ne saurait être bon de
la bonté d'autrui, ni méchant de la méchanceté
d'autrui. Ce qui fait
1. Prov. IX, 12. — 2. I Cor. XV, 33. — 3. Ibid. XII, 26.
dire à l'Apôtre : « Chacun de nous portera son propre fardeau (1); » et ailleurs: «Ainsi chacun de nous rendra compte pour soi-même (2). » il dit encore : « Que chacun éprouve ses propres couvres et alors il trouvera sa gloire en lui-même seulement et non dans autrui (3). » Le prophète Ezéchiel exprime la même vérité: « L'âme du père est à moi, l'âme du fils est également à moi ; l'âme qui péchera mourra elle-même (4). » Il a pour but dans tout ce passage, de montrer que les enfants méchants ne sont point soulagés par les mérites de leurs parents, et que les enfants vertueux ne souffrent point de leurs vices.
Une fois ce principe indubitable fortement établi en nous, examinons en quoi nous rendons service au prochain, et distinguons avec grand soin ce que nous désirons pour notre salut, de l'affection que nous témoignons au prochain. Si tu es bon, ce n'est point de la bonté d'autrui, c'est de la tienne ; néanmoins cette bonté qui est en toi et qui te rend bon, fait que tu jouis aussi de la bonté d'autrui, non pas en la lui empruntant, mais en l'aimant lui-même. De même, si tu es méchant, tu ne l'es pas de la méchanceté d'autrui, mais de la tienne, et cette méchanceté fait que tu n'aimes pas le prochain comme toi-même; car alors tu ne t'aimes pas toi-même puisque tu aimes ton plus cruel ennemi, le péché. Il ne t'attaque pas à l'extérieur, tu l'as introduit dans ton âme, et pour lui aider à te vaincre plus facilement, tu le secondes contre toi-même. En aimant ainsi l'ennemi qui t'inflige une si honteuse défaite, tu es manifestement convaincu de te haïr; et tu vérifies cet oracle divin: « Aimer l'iniquité, c'est haïr son âme (5). »
3. Aussi par là même que l'on est bon on se réjouit
du bonheur des autres comme on s'attriste de leur malheur. Alors surtout
on mérite le nom dé prochain, puisque le prochain est celui
1. Gal. VI, 6. — 2. Rom. XIV, 12. — 3. Gal. VI, 4. — 4. Ezèch.
XVIII, 4. — 5. Ps. X, 6.
143
qui nous regarde de près, c'est-à-dire qui nous considère avec bonté. Or, « si tu es sage », tu le
seras non-seulement pour toi, mais encore pour celui qui sera ton prochain dans ce sens ; il ne sera pas bon de ta bonté, mais sa bonté lui fera aimer ton bonheur. Si au contraire « tu deviens méchant, tu en porteras seul la peine, » il ne la partagera point avec toi. En effet ta méchanceté ne le rendra pas méchant, elle lui inspirera plutôt de la compassion. Il s'attriste de tes vices, il n'en est pas puni : cette tristesse témoigne de son amour et de ta perte ; elle te condamne et elle le couronne: elle t'accable et elle l'élève. C'est aussi pour ce motif qu'il est écrit : « Obéissez à vos supérieurs, car ils veillent comme devant rendre compte de vos âmes; afin qu'ils remplissent ce devoir avec joie et non avec tristesse; ce qui ne vous serait pas avantageux (1). » Il ne vous est pas avantageux d'être chargé de leur tristesse; mais il leur est utile de s'attrister de votre méchanceté.
Ainsi donc regarde les bons comme tes proches, et sois bon non pas de
leur bonté mais de la tienne, reconnaissant toutefois qu'elle ne
vient pas de toi et qu'elle t'a été octroyée par Dieu
même. Qu'as-tu en effet que tu n'aies reçu (2)? De cette manière,
« si tu es sage, tu le seras pour toi et pour tes proches, »
à qui il est avantageux de se réjouir de ta vertu. «
Mais si tu deviens méchant, tu en subiras seul la peine; »
et non pas eux, puisqu'il leur est avantageux aussi de s'attrister de ta
méchanceté.
1. Héb. XIII, 17. — 2. I Cor. VI, 7.
SERMON XXXVI. DEUX SORTES DE RICHESSES. (1).
ANALYSE. — Ce discours est un grand et beau contraste entre les richesses
matérielles et les richesses spirituelles. Les premières
sont dangereuses; elles exposent à l'orgueil, à une présomption
funeste. On peut néanmoins en faire un bon usage en les répandant
dans le sein des pauvres. Les richesses spirituelles au contraire sont
les biens les plus précieux et les plus dignes d'envie ; avec elles
on rachète son âme en faisant bon usage des richesses matérielles;
avec elles encore on résiste aux séductions et aux menaces.
Aussi demandons-les à Dieu avec l'humilité du publicain.
En lisant le discours de saint Augustin on remarquera que ce grand contraste
n'est ni raide ni étriqué; il a la souplesse, l'ampleur,
l'irrégularité même de ceux de la nature.
1. La sainte Ecriture que l'on vient de vous lire nous avertit, ou plutôt.Dieu
par elle nous ordonne de vous adresser la parole, d'examiner et de rechercher
avec vous ce que signifie cette sentence que vous venez d'entendre : «
Tels font les riches, quand ils n'ont rien; et tels s'humilient quand ils
sont dans l'opulence. » Il ne faut pas s'imaginer, il ne faut croire
aucunement que l'Ecriture veuille ici nous prévenir de considérer
comme importantes ou de craindre de ne posséder pas ces richesses
visibles et terrestres dont s'enorgueillissent les superbes. On a dit :
Qu'importe à un homme de faire le riche quand il n'a rien? La sainte
parole signale et stigmatise cette maxime. Il ne faut pas non plus admirer
beaucoup, ni imiter comme un grand modèle celui qu'elle paraît
louer, si par richesses l'on entend ici les richesses temporelles et terrestres.
« Et tels s'humilient, dit-elle, quand ils sont dans l'opulence.
» Nous avons raison de condamner
1. Prov. XIII, 7, 9.
celui qui fait le riche quand il n'a rien. S'ensuit-il que nous préconisions celui qui s'humilie quanti il est dans l'opulence ? Il peut nous plaire parce qu'il s'humilie; mais il ne saurait nous plaire parce qu'il est riche.
2. Admettons aussi ce sens; car il n'est ni inconvenant, ni malséant,
ni inutile que les saintes Ecritures veuillent attirer notre attention
sur les riches qui sont humbles. Car rien n'est pour le riche aussi à
craindre que l'orgueil. Aussi l'Apôtre Paul fait à Timothée
cette recommandation : « Ordonne aux riches de ce siècle de
ne point s'enfler d'orgueil (1) » Les richesses ne lui faisaient
pas peur ; mais la maladie qu'elles engendrent, c'est-à-dire beaucoup
d'orgueil. Une âme est grande, lorsqu'au sein de l'opulence elle
ne reçoit aucune atteinte de l'orgueil; elle s'élève
au-dessus de ses richesses lorsqu'elle en triomphe, non par le désir
mais par le mépris. Le riche est donc grand lorsqu'il ne s'estime
pas
1. Tim. VI, 17.
144
pour être riche: se croire grand parce qu'on est riche, c'est faire preuve d'orgueil et d'indigence ; c'est être bouffi dans sa chair et mendiant dans son coeur, enflé et non rempli. Voici deux outres l'une est pleine et l'autre gonflée; toutes deux sont également grandes, mais toutes deux ne sont pas pleines également. Si tu te contentes de les regarder, tu seras trompé ; pèse les et tu sauras ce qu'il en est: celle qui est pleine se remue difficilement, celle qui est gonflée s'enlève en un clin d'œil.
3. « Ordonne » donc, dit l'Apôtre, « aux riches de ce monde. » Il ne dirait pas « de ce monde, » s'il n'y avait aussi des riches qui ne sont pas de ce monde. Quels sont ces derniers? Ceux qui ont pour prince et pour chef Celui dont il est écrit : « Pour vous il s'est fait pauvre, quand il était riche ». Que m'importe s'il est resté seul ? Vois ce qui suit : « Afin de vous enrichir par sa pauvreté (1). » Ce n'est pas sans doute l'opulence, c'est la justice que nous a valu cette pauvreté du Christ. Mais lui, comment est-il devenu pauvre? En se faisant mortel. L'immortalité est donc l'opulence véritable ; car il y a là véritablement abondance, puisqu'il n'y a point d'indigence.
Comme donc il nous était impossible de devenir immortels si pour nous le Christ ne s'était fait mortel; « il s'est fait pauvre quand il était riche. » L'Apôtre ne dit pas : Il est devenu pauvre après avoir été riche, mais : « Il s'est fait pauvre quand il était riche; », il a adopté la pauvreté sans perdre ses richesses: riche au-dedans, pauvre au-dehors, la divinité se cache dans ses richesses, soir humanité se révèle dans la pauvreté. Contemple ses richesses: « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu. Au commencement il était en Dieu; tout a été fait par lui. » Quoi de plus riche que Celui par qui tout a été fait ? Un riche peut avoir de l'or, il n'en saurait créer. Or après avoir contemplé ses richesses, vois sa pauvreté : « Et le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous (2). » C'est cette pauvreté qui nous enrichit-; car sous l'action du sang qui a jailli de la chair du Verbe fait chair pour habiter parmi nous, la tumeur formée par nos crimes s'est ouverte, et grâces à ce sang divin nous avons rejeté les haillons d'iniquité pour revêtir la robe d'immortalité.
4. Tous les vrais fidèles sont donc riches. Que nul d'entre eux
ne se laisse abattre : s'il est pauvre
1. II Cor. VIII, 9. — 2. Jean, I, 1,2,3,14.
dans sa cellule, il est riche dans sa conscience ; et celui qui est riche dans sa conscience dort plus tranquille sur la terre que le riche sur la pourpre. Il n'y est pas éveillé par d'amères inquiétudes, sol coeur n'y est pas rongé par le crime. Conserve dans on coeur ces richesses que t'a procurées la pauvreté du Seigneur ton Dieu. Ou plutôt confies-en la garde à sa vigilance; que lui-même conserve ce qu'il a donné, pour empêcher le coeur de le perdre.
Tous les vrais fidèles sont donc riches, mais ils ne sont pas des riches de ce monde. Ils peuvent ne pas apercevoir eux-mêmes leurs richesses; ils les apercevront plus tard. La racine est vivante; mais l'arbre vert ressemble à l'arbre sec pendant l'hiver. Alors en effet l'arbre mort et l'arbre vivant sont dépouillés l'un et l'autre de la beauté de leur feuillage, également dépouillés de la richesse de leurs fruits. L'été vient, la différente parait. L'arbre vivant produit des feuilles, se couvre de fruits; l'arbre mort reste stérile en été comme en hiver. Aussi on prépare un grenier pour la récolte du premier : au second on applique la hache pour le couper et le jeter au feu. L'été pour nous est l'avènement du Christ: aujourd'hui c'est l'hiver parce qu'il se cache; ce sera d'été quand il se manifestera. L'Apôtre enfin adresse aux bons arbres, c'est-à-dire aux fidèles ces paroles consolantes: « Vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec le Christ. » Oui, morts ; mais morts en apparence, et vivants par la racine. Vois maintenant comment viendra ensuite la saison d'été : « Mais quand le Christ votre vie apparaîtra, alors vous aussi vous apparaîtrez avec lui dans la gloire (1). » Voilà des riches, mais non des riches de ce monde.
5. Les riches du siècle néanmoins ne sont pas méprisés ; eux aussi ont été rachetés par Celui qui étant riche s'est fait pauvre pour nous, afin de nous enrichir par sa pauvreté. S'il les avait dédaignés, s'il avait refusé de les recevoir au nombre des saints, son Apôtre n'aurait pas fait à Timothée, nous l'avons déjà dit, l'obligation suivante: « Ordonne aux riches de ce monde de ne s'enfler pas d'orgueil. » Il y a des riches de ce monde parmi les riches de la foi; ordonne-leur, car eux aussi sont les membres du divin pauvre; ordonne-leur, car tu le redoutes pour eux dans les richesses, de ne s'enfler pas d'orgueil, de ne mettre pas leur espérance dans ces richesses incertaines.
D'où vient que le riche s'enorgueillit? C'est
1. Col. III, 3, 4.
145
qu'il s'appuie sur ces richesses fragiles. Ah ! s'il en considérait avec prudence la fragilité, jamais il ne s'élèverait, toujours il serait dans la crainte; plus il serait riche, plus redoubleraient ses soucis, non-seulement au point de vue de son salut, mais au point de vue même de la vie présente. Combien de pauvres plus en sûreté au milieu des révolutions du siècle ! Combien de riches poursuivis et saisis à cause de leurs richesses ! Combien ont regretté d'avoir possédé ce qu'ils ne pouvaient posséder toujours! Combien se sont repentis de n'avoir pas suivi ce conseil de leur Seigneur; « Ne cherchez pas à vous amasser des trésors sur la terre, où rongent les vers et la rouille, où les voleurs fouillent et dérobent ; mais amassez-vous des trésors dans le ciel (1) ! » Je ne vous dis pas de les jeter, mais de les placer ailleurs. Combien donc n'ont pas suivi ce conseil et s'en sont repentis, non-seulement après avoir tout perdu, mais encore après s'être perdus eux-mêmes à cause de leurs richesses!
Ainsi « ordonne aux riches de ce monde de ne s'enfler pas d'orgueil, » et l'on verra en eux ce que dit le proverbe de Salomon: « Tels s'humilient quand ils sont riches; » ce qui peut se faire lors même qu'il s'agit des richesses temporelles. Que le riche soit humble; qu'il se félicite plus d'être chrétien que d'être riche; qu'il ne s'enfle pas, qu'il ne s'élève pas, qu'il fasse attention à son frère qui est pauvre, qu'il ne dédaigne point d'être appelé le frère du pauvre. Si riche qu'il soit, le Christ est plus riche encore, et le Christ a voulu avoir les pauvres pour frères, pour eux il a répandu son sang.
6. Il fallait pourtant ôter aux riches.le prétexte de dire
qu'ils ne savent comment employer leurs richesses: l'Apôtre invite
donc Timothée à les diriger par ses conseils après
les avoir liés par ses ordres; et après avoir dit: «
de ne pas mettre leurs espérances dans des richesses incertaines,
» il ajoute, pour leur épargner la crainte d'avoir perdu tout
espoir : « mais au Dieu vivant, qui nous donne abondamment toutes
choses pour en profiter : » les choses temporelles pour en user,
les éternelles pour en jouir. Et que feront-ils de leurs richesses?
« Qu'ils soient, dit-il, riches en « bonnes oeuvres, qu'ils
donnent aisément; » qu'ils trouvent dans leurs richesses le
moyen de pouvoir n'être pas difficiles à donner; le pauvre
en a la volonté sans le pouvoir; le riche le peut quand il le veut;
« qu'ils donnent aisément, qu'ils partagent, qu'ils se fassent
un trésor qui soit une
1. Matt. VI, 19 20.
bonne ressource pour l'avenir, afin d'acquérir la vie éternelle (1): » car celle-ci est fausse.
Trompé par cette fausseté de la vie, le riche vêtu de pourpre et, de fin lin méprisait le pauvre couvert d'ulcères qui gisait à sa porte. Mais cet infortuné dont les chiens léchaient les plaies se préparait un trésor éternel dans le sein d'Abraham : s'il n'avait pas grandes ressources, il avait une volonté pieuse et excellente. Et ce riche, qui se croyait grand avec sa pourpre et son fin lin, mourut et fut enseveli dans l'enfer. Et qu'y trouva-t-il ? Une soif éternelle, des flammes qui ne s'éteignent point. Le feu remplaça la pourpre et le lin, et il ne pouvait se dépouiller de cette tunique brûlante. Aux banquets a succédé la faim et il demande une goutte d'eau au pauvre, comme le pauvre lui a demandé les miettes tombées de sa table. L'indigence de celui-ci n'a fait que passer; le supplice de celui-la durera toujours (2). Soyez-y attentifs, riches de ce inonde, et ne vous enflez pas d'orgueil; donnez aisément; partagez, amassez-vous un trésor qui soit une bonne ressource pour l'avenir où sont les vrais riches, mais non les riches de ce inonde; « afin d'acquérir la vie éternelle. »
7. On peut donc croire que la pensée de l'Ecriture quand elle dit: « Tels font les riches quand ils n'ont rien, » a en vue les superbes couverts de haillons. Car si l'on a peine à souffrir un riche superbe, qui pourra endurer un pauvre orgueilleux? Ainsi mieux valent ceux qui s'humilient quand ils sont riches.
L'Ecriture montre néanmoins qu'elle parle d'une autre sorte de richesses. Elle ajoute aussitôt: « Le riche rachète son âme par ses richesses, le pauvre ne souffre pas les menaces. » Ici donc nous devons voir je ne sais quelle autre espèce de riches, je ne sais quelle autre espèce de pauvres. Il est en effet des riches plus solides, qui sont riches dans le coeur, remplis de force-, magnifiques de piété, somptueux en charité, opulents en eux-mêmes, opulents à l'intérieur. « Il en est aussi qui font les riches, quoiqu'ils soient pauvres; » ils se croient justes, quoiqu'ils soient couverts d'injustices. C'est cette espèce de richesses, que nous devons entendre ici. L'Ecriture s'en explique suffisamment quand elle dit: « Le riche rachète son âme par ses richesses. » Comprends, semble-t-elle dire, quelle opulence je te propose. J'ai dit
« Tels font les riches quand ils n'ont rien ; tels s'humilient
quand ils sont pauvres; » et tu pensais
1. Tim. VI, 17, 19. —
2. Luc, XVI, 19-26.
146
à cette opulence temporelle, terrestre et visible. Ce n'est pas cette opulence que j'ai en vue ; voici celle dont je parle : «Le riche rachète son âme par ses richesses. » Ainsi donc ceux qui ne rachètent pas leur âme parce qu'ils sont pécheurs tout en faisant les justes, en d'autres termes, parce qu’ils sont hypocrites, ce sont ceux-là dont il est dit : « Tels font les riches quand ils n'ont rien; » ils veulent paraître justes quand ils ne portent pas dans le secret de leur conscience l'or de la justice. Il y a aussi des hommes véritablement riches, d'autant plus humbles qu'ils sont plus riches ; ce sont ceux dont il est dit: « Heureux les pauvres de gré, car le royaume des cieux est à eux (1). »
8. Pourquoi chercher alors des richesses qui ne flattent que les yeux de l'homme, que les yeux du corps? L'or est beau, mais la foi est plus belle. Choisis de préférence ce que tu dois avoir dans le coeur. Sois riche à l'intérieur; c'est là que Dieu voit tes trésors quoique l'homme ne les y voie pas. Mais de ce que l'homme ne les v voie pas, n'en conclus pas que tu dois les dédaigner. Veux-tu t'assurer qu'aux yeux même des impies la foi est plus belle que l'or? Quelles louanges n'accorde pas à un esclave fidèle un maître même avare? Il n'y a rien de plus précieux que lui, dit-il; absolument même il est sans prix. J'ai un serviteur, s'écrie-t-il, il n'a pas de prix. Tu voudrais savoir pourquoi? Est-ce parce qu'il danse bien, parce qu'il est excellent cuisinier? Non, vois son mérite intérieur. Rien, dit le maître, n'est plus fidèle.
Comment, mon ami? Tu aimes un serviteur fidèle, et tu ne veux
pas être pour Dieu un fidèle serviteur ? Tu remarques que
tu as un serviteur, remarque aussi que tu as un Seigneur. Tu as pu acheter
ton serviteur, non le créer. Ton Seigneur t'a créé
par sa parole et racheté par son sang. Si tu t'estimes peu, rappelle
ce que tu coûtes, et si tu l'as encore oublié, lis l'Evangile,
c'est ton titre. Tu aimes la foi dans ton serviteur, et ton Maître
ne la chercherait pas dans le sien? Rends ce que tu exiges; fais pour ton
supérieur ce que tu aimes de ton inférieur. Tu aimes ton
serviteur parce qu'il garde fidèlement ton or ; ne méprise
pas ton Seigneur parce qu'il garde miséricordieusement ton coeur.
. Tous donc ont des yeux pour admirer la foi, mais
c'est quand ils la réclament pour eux-mêmes. Quand au contraire
on l'exige d'eux, ils ferment les yeux et refusent de voir combien elle
1. Matt. V, 8.
est belle. Seraient-ils assez insensés pour avoir peur de la perdre, lorsqu'ils ne veulent pas la garder à autrui? Si un homme craint de donner de l'argent, c'est qu'il ne l'aura plus après l'avoir donné; il n'en est pas ainsi de la foi: on en paie la dette et on en conserve le trésor. Que dis-je? et quelle merveille! Si on ne paie pas on perd.
9. L'homme rachète son âme par ses richesses. » Il était juste que pour nous détourner de faire comme lui, Dieu jetât le mépris sur ce riche insensé qui avait hérité de vastes et fertiles domaines et qui fut plus inquiet de se voir dans l'abondance, qu'il ne l'eût été dans l'indigence. Il réfléchit en lui-même et se dit : « Que ferai-je pour serrer mes récoltes? ». Et après s'être bien tourmenté, il crut enfin avoir découvert un moyen: vain moyen! Voici le moyen découvert, non par sa prudence, mais par son avarice. « Je détruirai mes anciens greniers, dit-il, j'en ferai de nouveaux et de plus grands, je les remplirai et je dirai à mon âme : Mon âme, tu possèdes beaucoup de biens, rassasie-toi, réjouis-toi. —Insensé! » lui dit-on, oui insensé en cela même où tu crois faire preuve de sagesse, insensé, qu'as-tu dit? — Je dis à mon âme : « Tu possèdes beaucoup de biens, rassasie-toi. —Cette nuit on t'ôtera ton âme, et ce que tu as amassé, à qui sera-t-il (1)? »
« En effet que sert à l'homme de gagner l'univers, s'il perd son âme (2)? » Aussi l'homme rachète son âme par ses richesses. Mais ce fat, cet insensé n'avait pas cette sorte de richesses car il ne rachetait point son âme par l'aumône et il amassait des fruits qui allaient se perdre. Oui, il amassait des fruits qui allaient se perdre; il allait se perdre lui-même en ne donnant pas au Seigneur près de qui il devait comparaître. Eh! avec quel front se présentera-t-il à ce jugement où il entendra : « J'ai eu faim et tu ne m'as point donné à manger (3) ? » Il voulait charger son âme de mets superflus, trop nombreux, et dans son orgueil insolent il méprisait tant de pauvres affamés. Ignorait-il qu'entre les mains de ces pauvres ses richesses eussent été plus en sûreté que dans ses greniers ? Ce qu'il entassait dans ceux-ci pouvait être enlevé par les voleurs; ce qu'il aurait confié aux pauvres quoiqu'ensuite rejeté sur la terre, se serait conservé sûrement dans le ciel. Ainsi « l'homme rachète son âme par ses richesses.
10. Que lisons nous ensuite? « Le pauvre ne
1. Luc, XII, 16-20. — 2. Matt. XVI, 26. — 3. Ib. XXV, 42.
147
souffre pas les menaces : » le pauvre, c'est-à-dire l'homme sans justice, qui ne possède pas au-dedans l'abondance spirituelle, les ornements spirituels, l'opulence spirituelle ni tout ce qui se voit mieux de l'esprit que de l'oeil : celui donc qui ne possède pas ces choses à l'intérieur, « ne souffre pas les menaces. » Qu'un puissant lui dise : Profère cette parole contre mon ennemi, fais un faux témoignage afin que je puisse l'accabler et le dompter comme je veux; peut-être essaiera-t-il de répondre : Je né le ferai pas, je ne me chargerai point de ce crime. Il refuse ainsi, mais seulement jusqu'à ce que le riche ait recours aux menaces. Car, comme il est pauvre, « il ne souffre pas les menaces. » Qu'est-ce a dire : il est pauvre? Il ne possède point ces richesses intérieures que possédaient les martyrs, lorsque pour soutenir la vérité et la foi du Christ, ils méprisèrent toutes les menaces du siècle. Ils ne perdirent rien de ces richesses intérieures, et que ne trouvèrent-ils pas au ciel?
« Le pauvre » donc « ne souffre pas les menaces. » A ce riche qui le pousse à faire un faux témoignage au détriment d'un tiers, il ne peut répondre : Je.ne le ferai pas. Il n'a pas au dedans de quoi répliquer ainsi ; ses richesses intérieures ne lui donnent ni fermeté ni consistance; et dans cette indigence il n'est pas homme à dire: Que me feras-tu avec tes menaces? Tu m'enlèveras tout au plus ce que j'ai; mais c'est me prendre ce que j'allais abandonner, c'est me prendre ce que même sans ta violence j'aurais perdu peut-être pendant ma vie. Je ne perds rien de ma fortune intérieure. En me menaçant de me l'enlever, tu en es réduit à le vouloir. Tu peux me ravir les biens extérieurs et les posséder; si par tes menaces tu m'ôtais la foi, je la perdrais, mais tu ne l'aurais pas. Je ne fais donc rien de ce que tu me conseilles et je ne m'inquiète pas de tes menaces. Tu peux dans ta colère aller jusqu'à me bannir de mon pays. Tu m'auras nui, je l'avouerai, situ me jettes où il me sera impossible de trouver mon Dieu. Peut-être encore pourras-tu me tuer. Pendant que croulera cette maison de chair, j'en sortirai plein de vie, j'irai plein de confiance vers Celui à qui je reste fidèle et je ne te craindrai plus. A quoi se réduisent tes menaces pour obtenir de moi ce faux témoignage? Tu me menaces de la mort, mais c'est la mort corporelle, et je crains davantage Celui qui a dit: « La bouche menteuse est meurtrière de l'âme (1). » Ainsi et mieux encore répond aux menaces celui qui possède abondamment les richesses ultérieures.
11. Donc soyons riches et craignons d'être pauvres. Demandons à Celui qui est vraiment riche de combler notre coeur de ses richesses. Et si chacun de vous, rentrant en soi, n'y trouve pas cette sorte d'opulence, qu'il frappe à la porte du riche; qu'il soit près d'elle un pieux mendiant afin de devenir par lui un opulent heureux. Oui, mes frères, nous devons confesser notre pauvreté, notre indigence, devant le Seigneur notre Dieu. .Ainsi confessait la sienne ce publicain qui n'osait même lever les yeux an ciel. Pauvre pécheur il ne se sentait pas le droit de lever les yeux; il considérait sa misère, mais il connaissait l'opulence du Seigneur, il se savait près de la source, tout altéré. Il montrait sa bouche desséchée et frappait pieusement sa poitrine brûlante : « Seigneur, disait-il alors et en abaissant les yeux sur la terre, ayez pitié de moi pécheur. » Je vous l'assure, en pensant et en priant de la sorte, il était déjà riche sous quelque rapport. S'il n'y avait eu en lui que pauvreté, comment verrions-nous dans sa confession des sentiments aussi beaux? Néanmoins il sortit du temple plus riche encore et plus fortune, car il était justifié.
Quant au Pharisien, il monta pour prier et ne pria point. « Ils montèrent au temple, dit le Seigneur, pour y prier. » L'un prie, l'autre ne prie pas. De quoi celui-ci parle-t-il à Dieu
« Tels font les riches quand ils sont pauvres. — Seigneur, dit-il,
je vous rends grâces de ce que je ne suis pas comme le reste des
hommes qui sont injustes, voleurs, adultères; ni même comme
ce publicain. Je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme
de tout ce que j'ai. » Il se vantait, mais c'était de l'enflure,
non de l'abondance. Il se croyait riche et n'avait rien, tandis que l'autre
se croyait pauvre quand déjà il avait quelque chose; car
pour n'en pas dire davantage, il avait déjà la piété
de se confesser. Et tous deux redescendirent. Mais « le publicain
justifié plutôt que le pharisien : car quiconque s'exalte
sera humilié, quiconque s'humilie sera exalté (2). »
1. Sag. I, 11. — 2. Luc, XVIII, 10-14.
SERMON XXXVII. LA FEMME FORTE ou L'ÉGLISE CATHOLIQUE. (1).
ANALYSE. — Comme l’indique le titre qu'on vient de lire, ce discours
n'est autre chose que l'application à l’Eglise des traits sous lesquels
Salomon a représenté la femme forte. Saint Augustin a suivi
exactement l'ordre du texte sacré et pour analyser son oeuvre il
faudrait reprendre successivement verset par verset. Il est facile néanmoins
d'entrevoir trois grandes idées principales : 1° la femme forte
ou plutôt l'Eglise considérée en elle-même. Elle
est visible, plus digne de foi qu'aucun sage, partout répandue,
sainte ou embrasée du pur amour de Dieu. — 2 ° L'Église
considérée dans l'accomplissement de ses devoirs. — Son activité
continue elle est infatigable, sa charité envers les pauvres, elle
se montre digne de la confiance de son époux, sa conduite envers
les étrangers, envers ses propres enfants. — 3° L'Église
considérée dans là récompense qui l'attend.
D'un coté son Époux proclamera combien elle l'emporte sur
toutes les sociétés rivales, elle-même d'autre part
ne cessera de louer Dieu avec transport et de trouver en lui le plus heureux
repos.
1. Celui qui a honoré ce jour par le culte de ses Saints accordera à la faiblesse de notre voix de répondre à vos désirs. Si je vous parle ainsi, c'est pour vous prier de vouloir bien m'aider par votre silence : envers vous en effet le cœur est prompt mais la chair est faible. Le coeur même a besoin de travailler pour trouver le moyen de vous porter à l'oreille et à l'esprit les joies qu'il puise dans la divine Écriture : préparez donc en vous une place à la sainte parole. Les livres saints ne disent-ils pas que la tourterelle se cherche un nid pour y déposer ses petits (2)?
L’Ecriture que vous nous voyez entre les mains et qu'on vient de lire, nous invite à étudier et à admirer une femme que l'on vous a montrée grande, épouse d'un grand homme, d'un homme qui l'a trouvée quand elle était perdue, qui l'a - parée après l'avoir retrouvée. En suivant le texte que vous nue voyez à la main, j'emploierai à parler de cette femme le peu de -temps dont je puis disposer, je dirai d'elle ce que m'inspirera le Seigneur. C'est aujourd'hui la fête des martyrs; aussi faut-il louer surtout la mère des martyrs.
Vous avez compris, par mon avant-propos, quelle est cette femme; appliquez-vous
maintenant à la reconnaître pendant que je lirai. Autant que
j'en puis juger à votre air, chacun de vous en m'entendant dit maintenant
en lui-même Cette femme doit être l'Église; mais prouve
la vérité de cette pensée. —Eh! quelle autre pouvait
être la mère des martyrs? C'est bien elle; vous avez compris;
l'Église est la femme dont
1. Prov. XXXI, 10-31. — 2. Ps. LXXXIII, 4.
nous voulons dire quelques mots. Il ne nous siérait pas de parler de tout autre femme; et toutefois Pendant la lecture des actes des martyrs, nous avons entendu les noms de femmes dont nous pouvons parler sans blesser la décence ; mais en louant leur mère nous ne les oublions pas.
2. Considérez de qui vous êtes membres, examinez de qui vous êtes fils : « Qui trouvera la femme forte? » La force de cette femme parait à propos le jour de la fête des martyrs : si effectivement elle n'était foi-te, ses membres auraient succombé dans les tourments. « Qui trouvera « la femme forte? » Elle est difficile à trouver, ou plutôt il est difficile de ne la trouver pas. N'est-elle point cette cité bâtie sur la montagne et que l'on ne peut cacher (1) ? Pourquoi donc est-il dit : « Qui la trouvera? » Ne devait on pas dire au contraire : Qui ne la trouvera pas? — Ah! tu vois maintenant qu'elle est sur la montagne ; mais comme elle était perdue, il a fallu la trouver pour l'établir sur ce sommet. Depuis qu'elle brille, qui ne la voit? Quand elle était cachée, qui pouvait la découvrir? Cette cité est aussi, en effet, la brebis égarée que le bon pasteur a cherchée, retrouvée et qu'il a rapportée avec joie sur ses épaules (2). Ce pasteur est donc comme la montagne, et la brebis sur ses épaules, comme la cité assise sur sa cime. Tu peux la voir aisément sur cette hauteur; comment l’aurais-tu découverte quand elle était voilée sous les buissons et les épines, c'est-à-dire sous ses péchés ? Il était beau d'avoir l'idée de l'y chercher; il est merveilleux qu'on l’y ait trouvée. .
1. Matt. V, 14. — 2. Luc, XIV, 4-6.
149
C'est cette difficulté de la découvrir qu'exprimaient ces paroles: « Qui trouvera la femme forte? » Qui ne signifie pas ici qu'il n'est personne, mais qu'il n'y a qu'une seule personne pour l'avoir trouvée. L'Epoux de cette femme, le lion de la tribu de Juda, est désigné de la même manière. Longtemps auparavant le prophète avait dit de lui : « Tu t'es élevé, et tu t'es reposé, » sur la croix sans doute. « Tu t'es élevé ; » ce mot rappelle la croix ; « tu t'es reposé; » voilà la mort du Sauveur. Que signifie en effet: « Tu t'es élevé, » sinon, comme il est écrit : « Ils l'ont
crucifié ? » Aussi lui-même a dit : « Comme Moïse éleva le serpent au désert, ainsi faut-il que le Fils de l'homme soit élevé; afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu'il ait la vie éternelle (1). » Que rappelle : « Tu t'es reposé? —Et inclinant la tête, il rendit l'esprit (2). » Donc après avoir dit : « Tu t'es élevé et tu t'es reposé, » le texte ajoute: « Tu t'es endormi comme un lion. » Tu t'es endormi comme un lion, tu n'as pas fui comme un renard. Qu'est-ce à dire : Tu t'es endormi comme un lion? » —Tu t'es endormi volontairement, non forcément. Et après ces mots : « Tu t'es endormi comme un lion, » viennent ceux-ci : « Qui l'éveillera (3)? » Qui l'éveillera ? On ne veut pas dire : Personne; mais : quel homme? Dieu seul en effet l'a ressuscité d'entre les morts et lui a donné un nom qui s'élève au dessus de tout nom (4). Lui-même aussi s'est ressuscité : de là ces paroles : « Renversez ce temple et je le relèverai en trois jours (5). »
Maintenant donc, quand vous entendez : « Qui « trouvera la femme forte ? » ne vous imaginez point qu'il s'agisse de l'Église cachée; il s'agit de l'Église qu'un seul a découverte pour ne la laisser plus cachée aux yeux de personne. Ainsi qu'on la décrive, qu'on la loue, qu'on l'exalte ; tous nous la devons aimer comme notre mère, car elle est l'Épouse de son unique Epoux. « Qui trouvera la femme forte? » Et qui ne voit cette femme si robuste? Mais elle est découverte, elle est en un lieu élevé, elle est brillante, glorieuse, parée, rayonnante et, pour tout dire en un mot, elle est répandue sur toute la terre.
3. « La femme forte l'emporte sur toutes les pierreries. »
— Qu'y a-t-il eu cela d'étonnant? Si vous pensez maintenant
à l'avarice humaine, si vous entendez à la lettre le mot
pierreries, qu'y a-t-il d'étonnant que l'Église soit jugée
d'un
1. Jean, III, 14, 15-21b. — 2. Ib. XIX, 18, 30. — 3. Gen.
XLIX, 9. — 4. Philipp. II, 9. — 5. Jean, II, 19.
prix supérieur à toutes ? Telle n'est point la comparaison établie, et toutefois il y a dans l'Église des pierres précieuses, si précieuses même qu'on les dit vivantes (1). Elle a donc pour ornements des pierres précieuses, mais elle est elle-même d'un prix bien supérieur.
Je veux dans la mesure de mon pouvoir et du vôtre, dans la mesuré de ma crainte et de celle que vous devez concevoir au sujet de ces pierres précieuses, confier une pensée à votre charité. Il y a et toujours il y a eu dans l'Église des pierres précieuses: ce sont les hommes doctes, pleins de science, d'éloquence et remplis de la connaissance de la Loi. Mais parmi ces pierres précieuses, il en est qui ont cessé de faire partie des ornements de cette femme forte. Considéré sous le rapport de la doctrine et de l'éloquence qui le rend illustre, Cyprien était une pierre précieuse, mais il continua à orner l'Église; Donat en était une aussi, mais il ne voulut plus faire partie de sa couronne. Cyprien en restant se contenta qu'on l'aimât en elle; Donat en se faisant rejeter chercha à se faire un nom en dehors. L'un en demeurant avec elle attirait à elle ; l'autre en s'en écartant voulut non pas recueillir mais dissiper. Pourquoi, fils dépravés, vous attacher à la pierre précieuse rejetée de la couronne de votre mère ?
Pourquoi pas, répondez-vous ? As-tu autant d'intelligence que
cet homme ? autant d'éloquence, autant de science que lui ? — Laissons-lui
son esprit : « le bon esprit consiste à pratiquer (2). »
Laissons-lui sa science, qu'il connaisse les arts libéraux et les
mystères de la loi; s'il est une pierre précieuse, quitte-le
pour revenir à l'Église, car, elle l'emporte sur les pierreries.
» Et que devient une pierre précieuse détachée
des ornements de cette femme ? Elle tombe dans l'obscurité. Oui,
en quelque lieu que soit tombée cette pierre, elle est cachée
dans les ténèbres, elle devait, pour briller, rester attachée
à cette femme, continuer à faire partie de sa parure. — Je
le dirai sans crainte. Si on donne à ces pierres le nom de précieuses,
c'est qu'elles valent cher; mais elles s'avilissent et perdent leur prix,
en perdant la charité. Que celui-là vante sa science, qu'il
vante son éloquence, mais qu'il écoute un sage appréciateur
des vraies pierreries de la femme forte, qu'il écoute mi expert
contemplant cette parure. Vantera-t-il encore son éloquence? il
n'est plus une pierre précieuse,
1. Pierre, II, 4, 6. — 2. Ps. CX, 10.
150
mais une vile pierre. « Quand je parlerais les langues des hommes et des Anges, dit donc saint Paul, si je n'ai pas la charité, je suis devenu comme un airain sonnant ou une cymbale retentissante (1). » Cet homme n'est plus qu'une cymbale, il ne brille plus, il fait un peu le bruit.
Négociateurs du royaume des cieux, apprenez à connaître les pierreries ; n'estimez que celles dont cette femme est ornée. Au dessus de toutes les pierreries, elle fait elle-même l'ornement de sa parure.
4. « Le coeur de son époux se confie en elle. » Il lui donne une pleine confiance et nous apprend à nous y confier nous-mêmes. N'a-t-il pas établi l'autorité de l'Église sur tous les peuples, d'une mer à l'autre et jusqu'aux extrémités de la terre? Si elle ne devait pas persévérer jusqu'à la fin, elle n'aurait point la confiance de son Epoux. Mais « son Epoux se confie en elle : » il connaît l'avenir, sa confiance ne peut être trompée. Il n'est pas dit : Le coeur de ses enfants se confie en elle. Petits encore ils pouvaient être abusés; mais le coeur de son Epoux ne saurait être déçu.
« Cette femme n'aura pas besoin de dépouilles. » Ce quine signifie point qu'elle n'en cherche pas, mais qu'elle n'en manque pas, qu'elle en a beaucoup. « Elle ne manquera pas de dépouilles. » Répandue partout, partout elle dépouille le monde, elle enlève partout des trophées sur le diable. C'est d'ailleurs ce que lui a promis son Epoux, à qui elle dit dans un psaume : « Je tressaille à vos paroles comme celui qui rencontre de riches dépouilles (2). » Et comment manquerait-elle de dépouilles, quand de tous côtes elle en ravit, elle en arrache, elle en remporte?
5. « Elle fait constamment à son Epoux du bien et non du
mal. » C'est pour ce motif, c'est pour faire à son Époux
du bien et non du mal que cette femme dépouille les peuples. Toujours
elle fait le bien, jamais le mal; ce n'est pas pour elle, c'est pour son
Époux; car elle veut vivre, non pour elle, mais pour Celui qui est
mort pour tous et qui est ressuscité (3). C'est donc pour son Époux
qu'elle fait le bien; elle fait le bien devant Dieu; c'est lui qu'elle
sert, à lui qu'elle se dévoue; c'est lui qu'elle aime, à
lui qu'elle s'attache à plaire. Elle ne se pare ni pour ses propres
yeux, ni pour les regards
1. I Cor. XIII, 1. — 2. PS. CXVIII, 162. — 3. II Cor. V, 15.
d'autrui. Elle n'est pas de ceux qui se satisfont, qui cherchent leurs intérêts : « Elle agit pour son Époux, » et ceux qui agissent pour eux-mêmes recherchent leurs intérêts, non pas les intérêts de Jésus-Christ (1).
6. « Elle trouve la laine et le lin, et de ses mains en fait d'utiles ouvrages. » Ainsi la parole sainte nous montre cette femme illustre comme une ouvrière en laine et en lin. Mais qu'est-ce que la laine? qu'est-ce que le lin? Je vois dans la laine quelque chose de charnel, quelque chose de spi-, rituel dans le lin; et j'ose fonder cette conjecture sur la disposition de nos vêtements ; les intérieurs sont de lin et les extérieurs de laine. Ce que fait notre corps est apparent, ce que fait notre esprit est secret. Quoiqu'il semble bon, il n'est pas utile de travailler du corps sans travailler de l'esprit; et c'est paresse de travailler de l'esprit sans travailler du corps. Voici un homme qui tend la main au pauvre pour lui faire l'aumône; il ne pense pas à Dieu, c'est aux hommes qu'il veut plaire : quelque soit son vêtement, il n'a point le vêtement intérieur que désigne la laine. En voici un autre qui te dit : Il me suffit de servir Dieu, de l'adorer dans ma conscience ; qu'ai-je besoin ou d'aller à l'Église, ou de me mêler visiblement aux Chrétiens ? Cet homme veut porter le lin sans la tunique de laine. La femme forte ne tonnait ni ne conseille une telle conduite. Elle doit sans doute enseigner et faire connaître les choses spirituelles à des hommes charnels; mais ceux qui l'entendent doivent en même temps s'attacher aux choses spirituelles et ne pas faire charnellement les oeuvres charnelles.
« Elle a trouvé la laine et le lin et en a fait de ses
propres mains d'utiles ouvrages. » Cette laine et ce lin mystérieux
sont dans les Écritures; beaucoup les y trouvent mais ne veulent
pas travailler eux-mêmes à les employer utilement. Pour elle,
elle trouve et elle travaille. Vous aussi vous trouvez quand vous entendez
et vous travaillez quand vous vous appliquez à bien vivre. «
Elle a trouvé la laine et le lin et de ses propres « mains
elle en a fait d'utiles ouvrages.» Reconnaissez celle à qui
l'on a dit : « Étends-toi à droite et à gauche;
car ta race héritera des nations ; n'épargne rien, allonge
tes cordages (2). » Reconnaissez-la : « Elle est comme le vaisseau
marchant qui va chercher au loin les richesses. Les richesses de cette
femme sont
1. Philip. II, 21. — 2. Isaïe, LIV, 3, 2.
151
les louanges de son Époux. Voyez comme elle va loin chercher des richesses : « De l'orient au couchant le nom du Seigneur est louable (1). »
7. « Elle se lève la nuit et distribue des aliments à sa famille et l'ouvrage à ses servantes. » — « Elle se lève la nuit: » que peuvent les nuits sur elle? Elles ne la gênent ni ne la forcent à rester oisive dans les ténèbres. « Elle se lève la nuit. » La nuit désigne les tribulations. Mais que lui font les tribulations elles-mêmes? « Elle se lève la nuit; » elle profite de l'adversité. « Elle distribue des aliments à sa famille : » pendant la nuit elle sert de modèle; elle enseigne par ses actes le devoir qu'elle a tracé, c'est ainsi qu'elle distribue des aliments. Qui mange pendant la nuit? Alors néanmoins la femme forte distribue des aliments : c'est qu'elle les donne à ceux qui ont toujours faim. « Heureux en effet ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés (2). — Pendant la nuit, Seigneur, mon esprit veille avec vous (3). — Au milieu de la nuit, je me levais pour vous bénir (4). » Ces aliments nocturnes abondent dans la demeure de la femme forte; personne n'y souffre de la faim; personne n'y cherche à tâtons sa nourriture; le flambeau prophétique y est toujours allumé.
Mais faut-il manger pour ne rien faire ? « Elle a distribué des aliments à sa famille, » elle a distribué aussi « l'ouvrage à ses servantes. » Ces servantes sont-elles les siennes ou celles de son Époux? Ou bien sont-elles les siennes par là même qu'elles sont les servantes de son Époux ? Ou bien encore ne tient-elle pas lieu elle-même de plusieurs servantes? Toute mère de famille qu'elle soit, qu'elle ne dédaigne pas de se considérer comme servante. Qu'elle ait l'oeil fixé sur Celui qui l'a rachetée, qu'elle aime son Seigneur. Oui, qu'elle se considère comme sa servante et qu'elle n'en redoute pas la condition. Son Seigneur a-t-il dédaigné de faire d'elle son épouse après l'avoir payée si cher ? D'ailleurs une bonne épouse donne toujours à son mari le nom de seigneur. Et non-seulement elle lui donne ce nom, mais elle sent qu'il l'est, elle le publie, elle porte ce titre dans son coeur et sur ses lèvres, elle considère l'acte matrimonial comme son acte d'acquisition. Ainsi elle est servante et distribue l'ouvrage aux servantes. Elle est servante, car son fils ne rougit pas de dire: « Je suis votre serviteur et le fils de votre servante (5). »
8. Tu allais demander comment elle emploie
1. Ps. CXII, 3. — 2. Matt. V, 6. — 3. Isaïe, XXVI, 9. — 4.
Ps. CXVIII, 62. — 5. Ps. CXV, 16.
ces ouvrages confectionnés même pendant la nuit. Écoute ce qu'elle en a fait : « Prévoyante elle a acheté un champ. » Quand elle a acheté ce champ elle était prévoyante, non pour le présent mais pour l'avenir; prévoyante par la foi et l'espérance. C'est pour ce motif aussi qu'elle se lève la nuit ; car « si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons avec patience (1); » et au milieu de toutes ses tribulations elle a l'oeil sur le champ qu'elle a acheté; c'est encore ce qui lui fait donner le nom de femme forte. Eh ! que sont tant de nuits comparées à ce champ précieux? « Les tribulations si courtes et si légères de la vie présente,» quand nous nous levons au milieu de la nuit, « produisent en nous, » lorsque nous convoitons le champ mystérieux, « et que nous ne considérons point les choses qui se voient, mais celles qui ne se voient pas, un poids éternel d'incroyable gloire; car ce que l'on voit est temporel, ce que l'on ne voit pas est éternel (2). » Quel est ce champ? Quelle en est la beauté? Brûlons du désir de le posséder. Et croyons-nous que ce ne soit pas Celui dont Dieu même a dit : « La beauté du champ est en moi (3) ? »
9. « Prévoyante elle a acheté un champ. » Elle le possède où elle l'a acheté. Où donc? Où l'a-t-elle acheté? Elle l'a acheté où elle a placé son trésor pour l'obtenir : mais « où est ton trésor, là aussi est ton coeur (4). » — « Prévoyante elle a acheté un champ. » Avec quoi l'a-t-elle acheté? Ne te laisse pas aller à l'accablement, à de vains soupirs, à l'oisiveté; il ne faut pas pour ce champ d'un amour désoeuvré. Ah! sans doute, lorsque tu y seras entré, tu pourras te reposer, tu n'auras plus besoin de travailler; car il est bien différent de celui où Adam mangea son pain à la sueur de son front (5). Mais pour parvenir à le posséder dans sa magnificence, prépare' maintenant de quoi l'acheter alors — Eh! quoi? — Prépares-en le prix, à l'exemple de la femme forte. Voyez-en effet si l'Écriture ne nous le fait pas connaître? Après avoir dit
« Prévoyante elle a acheté un champ, » elle
ajoute, comme si l'on demandait avec quoi elle l'avait acheté :
« Elle a planté son domaine du fruit de ses mains. »
Quand elle distribuait l'ouvrage à ses servantes, c'était
pour planter à jamais ce domaine du fruit de ses mains. C'est par
anticipation qu'on l'appelle son domaine, ce qu'indique l'adjectif prévoyante.
1. Rom. VIII, 25. — 2. II Cor. IV, 8, 17, 18. — 3. Ps. XLIX, 11. — 4.
Matt. VI, 12. — 5. Gen. III, 19.
152
10. « Elle a ceint ses reins avec force, elle a affermi ses bras.» N'est-elle pas véritablement forte, véritablement servante ? Avec qu'elle ardeur elle sert! Dans quel costume! Pour n'être pas gênée dans son travail par la concupiscence, pour ne point fouler inutilement sa robe, elle se ceint les reins. Voilà sa chasteté maintenue par le lien du précepte, constamment elle est disposée à toute bonne oeuvre.
« Elle a ceint ses reins avec force, elle a affermi ses bras ; » elle ne se fatiguera point. Comment le prouver? « Elle a goûté combien il est bon de travailler. » Où est le palais qui savoure ainsi le travail? Les hommes le fuient comme chose amère, et en craignant d'y goûter, ils ne savent à quoi s'attacher. Un bon travail fait une bonne conscience; et qu'y a-t-il, frères, de plus doux qu'une bonne conscience? Quelles blessures elle fait quand elle n'est pas bonne ! Comme elle rend tout amer! Goûte donc, goûtes-y et tu sentiras combien elle est savoureuse, et tu y trouveras tant d'attraits que tu ne pourras cesser sans aller jusqu'au bout. « Elle a goûté combien il est bon de travailler. »
11. « Sa lampe ne s'éteindra pas la nuit. » — « Personne n'allume une lampe pour la mettre sous le boisseau (1). C'est vous, Seigneur, qui allumerez ma lampe (2). » La lampe est l'espérance. C'est à cette lampe que chacun travaille; tout le bien se fait avec espérance. Si cette lampe brûle pendant la nuit, c'est que nous espérons ce que nous ne voyons pas : ainsi il est nuit. Mais si nous n'avons pas d'espoir en ne voyant pas, s'il est nuit et que notre lampe ne soit pas allumée, quoi de plus triste que de semblables ténèbres? Afin donc de ne pas nous perdre pendant la nuit et d'espérer avec patience ce que nous attendons sans le voir, que notre lampe brûle toute la nuit. Nous adresser chaque jour la parole, c'est mettre de l'huile à notre lampe pour l'empêcher de s'éteindre.
12. « Elle a étendu ses mains à des oeuvres utiles. » — Jusqu'où les a-t-elle étendues? — « D'une mer à l'autre et du fleuve jusqu'aux extrémités de l'univers (4), » où elle est parvenue. Ce n'est donc pas en vain qu'il lui a été dit : « Étends-toi à droite et à gauche (5). Elle a étendu les mains; » mais « à des oeuvres utiles. »
13. « Elle a aussi affermi ses bras pour tourner le fuseau, fusum.
» Ce mot n'appartient pas ici au verbe infundere, verser; il désigne
cet
1. Matt. V, 16. — 2. Ps. XVII, 29. — 4. Ps. LXXI, 8. — 5. Isaïe,
LIV, 3.
instrument destiné à filer la laine et que l'on nomme fuseau. Je vous dirai sur ce fuseau ce que Dieu me donne; car cette sorte d'instruments n'est pas étrangère aux hommes. Que signifie donc: « Elle a affermi ses bras pour tourner le fuseau? » On aurait pu dire : pour tenir la quenouille; on a préféré le fuseau, et peut-être n'est-ce point sans motif. Ici sans doute on peut croire avec raison que le mot fuseau désigne les ouvrages de laine et que ces ouvrages eux-mêmes expriment les bonnes oeuvres auxquelles s'applique cette chaste mère de famille, cette femme soigneuse et vigilante : je ne vous déroberai pas cependant, mes frères, ce que je pense de ce fuseau.
Aucun de ceux qui s'appliquent aux bonnes oeuvres au sein de la sainte Église, c'est-à-dire qui ne négligent pas mais accomplissent les divins commandements, ne sait ce qu'il fera demain; il sait néanmoins ce qu'il a fait aujourd'hui. Il craint pour ses oeuvres futures, il est content de ses actes passés, et il veille pour persévérer dans lé bien: il a peur qu'en négligeant l'avenir, il ne perde le passé. Quand il prie Dieu, dans toutes les suppliques qu'il lui adresse, sa conscience n'est point rassurée sur l'avenir, mais sur le passé ; elle l'est sur ce qu'il a fait, non sur ce qu'il fera. Si maintenant vous pensez comme moi sur ce point, considérons deux choses dans l'instrument dont il est question : la quenouille et le fuseau.
Pour se filer et passer sur le fuseau, la laine est roulée autour
de la quenouille. On peut donc voir dans ce qui est routé autour
de la quenouille l'image de ce qui doit arriver; et l'image de ce qui est
arrivé dans ce qui est roulé autour du fuseau (1) : et tes
oeuvres sont sur le fuseau, non sur la quenouille ; puisqu'à la
quenouille s'attache ce que tu dois faire, et au fuseau ce que tu as fait.
Examine donc si tu as au fuseau de quoi l'affermir les bras, de quoi assurer
ta conscience, et t'inspirer la confiance de dire a Dieu : Donnez-moi,
puisque j'ai donné; pardonnez-moi, puisque j'ai pardonné;
faites, puisque j'ai fait. Tu ne peux en effet demander la récompense
qu'après avoir agi, et non auparavant; et quoique tu fasses, regarde
constamment le fuseau. Ce que porte la quenouille doit passer au fuseau;
mais ce que porte le fuseau ne doit pas revenir à la quenouille.
Donc attention à ce que tu fais, pour le mettre sur le fuseau, pour
que ce fuseau t'affermisse les bras, pour que toute la laine s'y roule
bien filée,
1. Le lecteur remarquera cette allusion chrétienne à la
poétique allégorique des Parques.
153
pour que tu y trouves de quoi te consoler, te rassurer, te donner la confiance de demander et d'espérer l'accomplissement des divines promesses.
14. Qu'ai-je à faire? diras-tu : que m'ordonnes-tu de mettre sur le fuseau? Écoute ce qui suit: « Elle a ouvert ses mains au pauvre. » Allons, ne rougissons pas de vous enseigner le saint art de travailler la laine. N'est-il pas vrai que si l'on a une bourse pleine, des greniers et des celliers remplis, tout cela est en quelque sorte attaché à la quenouille ? Qu'on les fasse donc passer sur le fuseau. Voyez comment file cette femme, net, ou plutôt neiat ; peu m'importe en effet de blesser les grammairiens quand il s'agit de faire comprendre à tout le monde. « Elle a ouvert ses mains au pauvre; elle a donné le fruit à l'indigent. » — Les mains au pauvre, le fruit à l'indigent. Le pauvre regarde tes mains ; l'indigent te demande le fruit. Celui qui ne te demande que pour subvenir à ses besoins, c'est le pauvre qui cherche tes mains. Il en est un autre, c'est l'indigent qui dit: « Nous n'avons rien et nous possédons tout (1) : » celui-là ne veut point par tes dons subvenir à ses propres besoins ; mais il cherche du fruit sur l’arbre sacré qu'il a planté et arrosé. Écoute cet indigent; il dit de quelques-uns, en parlant dans le même sens que nous : « Non que je désire le don, mais je cherche le fruit (2). »
15. « Lorsque son Époux est absent, il n'a point d'inquiétude sur ce qui se passe à la maison. » — « Son Époux est sans inquiétude sur ce qui se passe à la maison : » le Seigneur connaît ceux qui sont à lui (3). Comment serait-il inquiet? N'a-t-il pas « appelé ceux qu'il a prédestinés, justifié ceux qu'il a appelés et glorifié ceux « qu'il a justifiés ? Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous (4)? » : « Son Époux est sans inquiétude : » il connaît les siens, et les siens le connaissent.
« Lorsqu'il est absent. » Où est-il, sinon au lieu
d'où il doit venir? Il y demeure en quelque sorte, il diffère
de venir. Beaucoup soupirent après son avènement, mais leur
désir est ajourné jusqu'à ce que se complète
le nombre des membres de la femme forte. Beaucoup au contraire abusent
de ce retard en faveur de leur impiété. Le mauvais serviteur
dit : « Mon maître diffère de venir, » et il commence
à frapper les autres serviteurs, à s'enivrer avec les méchants.
Mais « son maître viendra au jour qu'il ne sait et aux moment
1. II Cor. VI, 19. — 2. Philip. IV, 17. — 3. II Tim. II, 19. — 4. Rom.
VIII, 30, 31.
qu'il ignore, puis il le séparera. » Ceci désigne le corps des ministres et des chefs qui donnent pendant la vie la nourriture aux autres serviteurs. Le Maître « le séparera. » Il y a dans ce corps les bons et les méchants; les méchants seront séparés des bons. « Il en placera une partie avec « les hypocrites: » une partie et non tout le corps; parmi eux aussi il en est qui soupirent après l'avènement du Seigneur; il en est qui font partie du nombre dont il est dit : « Heureux le serviteur que son maître, à son arrivée, trouvera se conduisant ainsi (1) ! » Il viendra donc et le séparera.
16. En attendant il demeure quelque part, mais sans inquiétude sur ce qui se passe dans sa maison. « Tous en effet y sont vêtus. » Comment avec une telle épouse prendre soin de la nudité de ses serviteurs? Ils ont le meilleur vêtement. Voulez-vous en connaître la valeur? « Vous tous qui avez été baptisés dans le Christ, vous êtes revêtus du Christ (2). — « Tous, » sans exception, « sont vêtus chez elle: » tous, les bons et les mauvais serviteurs. Les bons ont revêtu Jésus-Christ, non-seulement dans la forme du sacrement, mais encore dans les oeuvres dont il est le modèle, et en marchant sur ses traces; quant aux autres, en rendant compte des vêtements qui leur ont été donnés, ils rendront compte aussi du sacrement lui-même. Cette femme néanmoins ne cesse de vêtir les uns et les autres, afin d'ôter à tous le droit de se plaindre, le droit de dire : Je n'ai pas bien travaillé parce que je n'avais pas de vêtements. Considérez donc quels doivent être les vôtres. Travaillons aussi pour en acquérir; « car tous chez elle en sont pourvus. »
17. Que réserve-t-elle à son Époux ? Quand elle fait tant pour ses serviteurs, ne fait-elle rien pour son Époux ? « Elle a préparé à son Époux doubles manteaux. » Déjà vous applaudissez, vous connaissez sans doute quels sont ces doubles manteaux que fait l'Église à son Époux. Les manteaux qu'elle lui prépare sont ses louanges; les louanges de la foi, les louanges de la confession, les louanges de la prédication. Pourquoi dire que ces manteaux sont doubles? Parce qu'en louant le Christ tu loues à la fois sa divinité et son humanité. Loue-le doublement, et loue le simplement : doublement, car il est Dieu et homme : simplement, c'est-à-dire sans feinte.
Je ne sais quelle femme; clans la société d'un certain
Photin, espèce de pierre précieuse tombée
1. Luc, XII, 45, 46, 43. — 2. Gal. III, 27.
154
de la couronne de la femme forte, pierre avilie et abjecte qui a donné à certains hérétiques le nom de Photiens, voulut ne faire à son Époux qu'un seul manteau. L'Époux refusa; il lui en fallait deux, comme il est écrit. C'est-à-dire que d'après Photin le Christ ne serait qu'un homme. Je ne sais quelle autre femme détestable voulut aussi tisser comme un manteau à son Époux; elle ne sut y coudre que des chiffons usés. Le Christ n'est que Dieu, dit-elle, il n'y a en lui rien de l'humanité. C'est la doctrine des Manichéens. Selon les Photiniens il est seulement homme; d'après les Manichéens il est seulement Dieu. Les premiers ne voient dans le Seigneur rien de divin; les seconds semblent n'y voir que la divinité, mais elle est accompagnée de tant de fausseté que ce n'est plus même de l'humanité.
Si effectivement le Christ n'était pas homme, il ne serait donc ni mort, ni crucifié, ni ressuscité; et comment serait-il ressuscité s'il n'était point mort? Donc aussi il ne montra que de fausses cicatrices au disciple qui doutait de lui; et comment y aurait-il eu de vraies cicatrices s'il n'y avait pas eu auparavant des blessures véritables ? Si au contraire les blessures ont été réelles, c'est que la chair était réelle; et si la chair était réelle donc il y a eu également mort véritable, véritable croix, homme véritable et partout vérité : pour la femme forte quels sujets de louanges! Quant à ceux qui avec de bonnes intentions ont craint d'attribuer au Sauveur ce double manteau, ils ne peuvent se défendre d'une double erreur. « Elle a. préparé à son Époux double manteau : » oui, double manteau ; confesse sa divinité, confesse son humanité; loue la divinité dans l'humanité, et loue l'humanité dans la divinité. Qui ne voit ici le plus riche manteau : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était eu Dieu, et le Verbe était Dieu: au commencement il était en Dieu? » Voici un autre manteau pour la vie de chaque jour au milieu des hommes : « Le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous (1). » — « Elle a fait double manteau à son Époux. »
18. « Elle s'est fait à elle-même des vêtements
de lin et de pourpre. » Il ne convenait pas en effet que l'épouse
d'un tel Époux se montrât sans vêtements ou couverte
de haillons. « Elle s'est fait des vêtements de lin et de pourpre.
» Le lin exprime la candeur de la confession, et la pourpre, la gloire
de la souffrance. Dans la prière
1. Jean, I, 1, 2, 14.
ne connaissons-nous pas ce lin, et le matin n'honorons-nous pas cette pourpre dans les martyrs?
19. « Son Epoux brille aux portes de la ville. » Cet Epoux qui attend quelque part, cet Epoux qui se repose sur une telle épouse et ne prend aucun souci de sa maison, cet Epoux que nul maintenant ne voit, parce qu'il est ailleurs, « brille aux portes de la ville. » Mais quand? Vois ce qui suit : « Quand il est assis au conseil avec les anciens de la terre. » — Rien de plus clair; lis cette autre prophétie : « Il viendra pour le jugement avec les anciens de son peuple (1). » Dans ce conseil donc, c'est-à-dire dans ce jugement où siégeront avec lui les saints puisqu'il leur a dit : « Vous serez assis sur douze trônes, jugeant les douze tribus d'Israël (2), » l'Epoux brillera. Car le Fils de l'homme viendra, comme il l'a dit, « dans sa majesté, et tous ses Anges viendront avec lui (3). » Là seront tous les Anges et les Archanges du ciel, là aussi tous les Anges qui annoncent la parole de Dieu. Ange en effet signifie envoyé et pour ce motif un prophète porte le nom d'Ange. « Voici que j'envoie mon ange devant votre face (4) ; » c'est de Jean qu'il est ainsi parlé; et l'Apôtre dit de lui-même : « Vous m'avez reçu comme un Ange de Dieu (5). »
Cet Epoux donc qui maintenant demeure ailleurs et dont beaucoup disent : Quand viendra-t-il ? ou bien : Viendra-t-il? « brillera aux portes, » c'est-à-dire au grand jour, à découvert. « Il brillera au portes; » mais il y fera entrer les uns, il les fermera aux autres. « Son Epoux brillera aux portes, lorsqu'il siègera au conseil avec les anciens de la terre. » En attendant ce moment solennel, qu'elle continue à faire ce qu'elle faisait, qu'elle travaille sans se relâcher; qu'elle attende qu'il brille aux portes, qu'elle ne redoute point la sainte assemblée du jugement divin; qu'elle y vienne avec une bonne conscience, qu'elle y vienne avec gloire; car ceux qui doivent juger avec son Epoux sont ses propres membres et ses propres enfants.
20. « Elle ourdit des toiles et les vend. » Il était
bien de les ourdir ; pourquoi les a-t-elle vendues ? N'est-ce point parce
qu'elle recherche le fruit et non pas le don ? Comprenez en effet, mes
frères, que cette vente est d'abord toute gratuite. Mais quelle
vente peut être gratuite? Si l'on reçoit gratuitement, on
n'achète pas ; si on achète, on paie, on ne reçoit
pas gratuitement. — Oublies-tu donc ce passage : « Vous qui avez
soif,
1. Isaïe, III, 14. — 2. Matt. XIX, 28. — 3. Matt. XXV, 31. — 4.
Ib. XI,10. — 5. Galat. IV, 14.
155
venez vers les eaux, achetez, sans, payer (1) ? » En achetant tu ne paies pas, et cependant tu achètes. Si tu achètes, tu donnes quelque chose, mais tu ne donnes pas d'argent : tu te donnes toi-même.
Voyez dans ces toiles ces ouvrages de lin que tisse la femme forte, ces biens spirituels qu'elle fait connaître à toute la terre. Peut-être aussi faut-il dire qu'elle les vend. « Si nous avons semé en vous des biens spirituels, dit l'Apôtre, est-ce une grande chose que nous moissonnions de vos biens temporels (2) ? » C'est ici une compensation; comme il y en a dans toute vente. L'Apôtre est même peiné de n'avoir pas vendu ses toiles sur quelques marchés publics : « Aucune Église, dit-il, ne m'a fait part de ses biens à titre de compensation (3). » Or en vendant ainsi, il ne cherche pas le don, mais le fruit; et vous ne devez point le considérer comme un vendeur d'Évangile. Il est vrai, il exerce le négoce au nom de son Maître et il cherche avec ardeur le prix de ce qu'il vend. Mais il ne vend que des biens spirituels, et que cherche-t-il ? Des biens temporels ? Ils lui sont dus sans doute ; mais ce n'est pas ce qu'il cherche quand il dit : « Je ne cherche pas ce qui est à vous, je vous cherche vous-mêmes. (4) » Donnez donc le prix, donnez-vous en personne.
On ne peut pas dire que Joseph ne vendait pas le froment en Egypte, et cependant il faisait de ceux qui en achetaient les serviteurs du Roi (5). Ceux qui voulaient vivre durant cette l'amine achetaient du froment et devenaient serviteurs. Craignons-nous de .le devenir nous-mêmes? Malheur à nous, au contraire, si nous ne le devenons pas ! Que gagnerons-nous à repousser un Maître comme le nôtre ? Nous tomberons sous le joug du diable et nous endurerons la fin sans échapper au pouvoir de notre légitime Seigneur. Livre-toi donc et achète cette toile, ce vêtement spirituel. Ce sera aussi te donner pour du pain. Lors effectivement que tu t'abandonnes à la volupté, ne t'y livres-tu pas en personne pour jouir de cette vile passion et en quelque sorte pour acheter une courtisane? Et il t'en coûterait de te donner à Dieu, d'acheter au prix de toi-même le pain vivant qui est descendu du ciel. hélas ! on donne pour une courtisane autant que pour ce Pain unique (6).. « Elle a ourdi des toiles et les a tendues. »
21. « Elle a donné des ceintures aux Chananéens.
»
1. Isaïe, LV, 1. — 2. I Cor. IX, II. —3 Philip. IV, 15. — 4. II
Cor. XII, 14. — 5. Gen. XLII. — 6. Prov. VI, 26.
Qu'ils se ceignent donc, qu'ils travaillent, qu'ils viennent, qu'ils servent dans cette maison, pour être tous pourvus de vêtements et de nourriture. Si la femme forte a fait des ceintures, c'est pour le travail; car elle-même en travaillant s'est ceint les reins avec force.
Quels sont les Chananéens ? Des peuples étrangers voisins du peuple d'Israël. « Vous qui étiez autrefois éloignés, vous êtes rapprochés par le sang du Christ; vous qui étiez autrefois étrangers aux alliances, n'ayant point l'espérance de la promesse, et sans Dieu en ce monde, et qui êtes maintenant les concitoyens des saints et de la maison de Dieu (1); » recevez ces ceintures et travaillez dans la maison du Seigneur, puisque maintenant vous en êtes membres, de Chananéens que vous étiez. Elle était Chananéenne aussi, cette femme dont il vient d'être parlé dans l'Évangile; elle était Chananéenne et n'osait approcher de la table des enfants, mais comme le chien elle en recherchait les miettes. Vois comment elle s'est ceinte pour le travail ! Sa foi en effet lui sert de ceinture : « O femme, s'écrie le Sauveur avec admiration, grande est ta foi (2). »
22. Terminons « Elle est revêtue de force et de beauté. » — De beauté comme de lin; de force, comme de pourpre : car c'est grâce à sa forcé qu'elle a versé son sang dans les souffrances. « Aux derniers jours elle est comblée de joie. » C'est faire entendre qu'elle demeure ici longtemps sous le pressoir Comment d'ailleurs ses vêtements seraient-ils teints de pourpre si elle n'était dans les tourments ?
23. « Elle ouvre la bouche avec prudence. » — A nous qui sommes placés dans son sein, qui la louons; qui lui sommes intimement unis, qui en elle et avec elle attendons son Epoux, qu'il soit accordé d'ouvrir aussi la bouche avec prudence, non pas avec légèreté, mais avec attention, avec précaution, avec réflexion. « J'ai été parmi vous dans un état de crainte et de grand tremblement (3). » Ainsi parle l'Apôtre, et c'est comme s’il disait : J'ai ouvert la bouche avec réflexion. « Notre bouche vous est ouverte, ô Corinthiens (4). »
Elle a ouvert la bouche « avec réflexion; elle a
mis l'ordre dans ses paroles; » louant la créature comme créature
et le Créateur comme Créateur, les Anges comme des Anges
et les corps célestes comme des corps célestes, les choses
terrestres
1. Ephés. II, 13, 12, 19. — 2. Matt. XV, 21-28. — 3. I Cor. II,
3. — 4. II Cor. VI, II.
156
comme terrestres, les hommes comme des hommes elles troupeaux comme des troupeaux; elle ne célèbre rien de déréglé, rien de désordonné; ne prend pas en vain le nom du Seigneur son Dieu, n'attribue pas au Créateur la nature de ce qui est créé; elle parle enfin de tout avec tant de mesure, qu'elle n'élève .pas ce qui vaut moins au dessus de ce qui vaut davantage et n'abaisse pas non plats ce qui vaut davantage au dessous de ce qui vaut moins.
« Elle a mis l'ordre dans ses paroles. » Rien de plus beau que cet ordre. C'est pourquoi elle-même dit aussi : « Mettez en moi l'ordre dans la charité (1). » N'intervertissez pas, ne troublez pas, ne confondez pas ce dise Dieu à réglé. « Mettez en moi l'ordre dans la charité. » Aimez-moi comme vous devez m'aimer, et Dieu comme vous devez aimer Dieu; n'offensez pas Dieu à cause de moi, ne m'offensez pas non plus pour tout autre, ni tout autre pour moi. « Mettez en moi l'ordre dans la charité. » L’heureuse fille de cette femme forte, dont nous célébrons aujourd'hui les souffrances en même temps que les souffrances d'autres martyrs, et dont anus venons d'entendre la profession de foi, était entrée dans cet ordre, elle avait mis cet ordre dans ses paroles lorsqu'elle disait
Je rends à César l'honneur dû à César; mais c'est Dieu que je crains. « Elle a ouvert la bouche avec réflexion et a mis l'ordre dans ses paroles. »
24. « La vie est sévère dans sa maison. » — Sévère ; « énergique, réglée; point de licence; elle n'aime pas la dissolution. Elle ne mange pas son pain dans l'oisiveté; » elle a dû le mériter.
25. Ici une question: cette femme laborieuse, pleine de vigilance et de sollicitude, conduit sa maison avec sévérité, se lève la nuit, empêche sa lampe de s'éteindre, se montre forte sous le poids de la tribulation, craintive tant qu'elle n'a point reçu l'accomplissement des promesses; elle affermit ses bras pour tourner le fuseau, et ne mange pas son pain dans l'oisiveté : pourquoi donc après ces travaux qui semblent indiquer la pauvreté et les besoins de cette vie, pourquoi se réjouira-t-elle aux derniers jours ? Pourquoi ? Vous voulez le savoir ? Ecoutez dans quelle espérance notre lampe brûle toute la nuit, écoutez.
« Ses fils se sont levés et enrichis. » Nous vivons
maintenant dans ta pauvreté, nous veillons dans la pauvreté
et quand nous mourons nous nous endormons encore dans la pauvreté;
mais nous nous éveillerons et noies serons riches.
1. Cant. II, 4.
Ses fils alors seront opulents. « Ses fils se sont « levés et se sont enrichis. » Parle maintenant de toutes les richesses de cette terre, exposées aux voleurs et aux vers ! Pourquoi te vanter ? S'il te faut beaucoup, c'est que tu es faible. Tu as besoin de vêtements nombreux, parce que tu ne peux endurer le froid; de recourir aux bêtes de somme, parce que tu ne peux aller à pieds. Ce sont là des appuis de la faiblesse, non des ornements de la puissance. Les Anges ont-ils ces sortes de richesses ? Pour tout vêtement ils ont la lumière qui ne s'use ni ne se souille jamais. Là sont les vraies richesses, parce qu'on n'y connaît ni indigence ni besoin. Pourquoi donc chercher maintenant avant de t'éveiller ? Si tu es fils de la femme forte, considère à quelle époque on te promet l'opulence. « Ses fils se sont levés et ont été enrichis. » Dispose-toi à recueillir des trésors à la résurrection. Ne t'attache point à ceux de cette vie, pour mériter d'obtenir ceux-là. « Ses fils se sont levés et ont été enrichis. »
26. « Et son Epoux l'a louée. » Nous la1oucrons aussi, mais non de nous-mêmes. « Son Epoux l'a louée lui-même. » Quand « ses fils se sont levés et ont été enrichis, » il a jeté les yeux sur elle, il l'a regardée et louée. Qui ne voudrait savoir quelles louanges il lui a données? Si vous avez eu tant de plaisir à nous l'entendre louer, quels seraient nos transports, si nous pouvions entendre comment l'a louée son Epoux ? Il l'a louée à la résurrection: nous l'entendrons quand nous serons ressuscités. Mais dès maintenant ne l'a-t-il pas louée ? Voici, voici la louange qu'il lui donne, la louange qui la suivra partout. Ecoutez, écoutez comment son Epoux l'a louée en la voyant déjà si heureuse du bonheur de ses enfants, enrichis à la résurrection des morts.
27. « Beaucoup de filles ont fait des actes de puissance, » Ce sont les louanges que lui donne son Epoux. « Beaucoup de filles ont fait des actes de puissance. » Quelles sont ces filles auxquelles on la comparé sans quelles lui soient comparables? « Beaucoup de filles on fait des actes de puissance ; mais tu les as surpassées. » Attention ! je vous prie, nous fonctions au terme de la leçon. J'ai besoin que vous soyez plus attentifs que jamais, et j'ai peur que vous ne soyez fatigués. Ecoutons ces louanges. « Beaucoup de filles ont fait des actes de puissance ; mais tu les as surpassées, tu t'es élevée an dessus de toutes. » Quelles sont ces autres filles qui ont fait des actes de puissance, que la femme forte a (157) surpassées et au dessus desquelles elle s'est élevée ? Quels actes de puissance celles-là ont-elles faits ? Comment celle-ci les a-t-elle surpassées ?
Il est des filles perverses, ce .sont les hérésies. Pourquoi les appeler filles ? Parce qu'elles aussi sont nées de la femme forte. Pourquoi mauvaises filles ? Parce que, comme elle, elles reçoivent les sacrements sans vivre comme elle. Les hérésies ont les mêmes sacrements que nous, les mêmes Écritures, elles ont notre Amen et notre Alleluia ; plusieurs même ont notre symbole et beaucoup notre baptême: voilà pourquoi elles sont filles. Or voulez-vous apprendre ce qu'ailleurs, dans le Cantique des cantiques, il est dit à la femme forte ? « Comme le lis au milieu des épines, ainsi ma bien-aimée s'élève au milieu des filles (1). » Chose merveilleuse! Elles reçoivent à la fois le nom d'épines et le nom de filles. Et ces épines font des actes de puissance ? Sans aucun doute. Ne voyez vous pas, comment, au sein même des hérésies, on prie, on jeûne, on fait l'aumône, on loue le Christ ? Je puis l'affirmer, il y a là de faux prophètes dont il a été dit : « Ils font des signes et des prodiges jusqu'à tromper, s'il est est possible, les élus mêmes. Voilà que je vous l'ai prédit (2). » Oui les épines font des actes de puissance, et c'est de ces actes que s'entendent ces paroles : « N'avons-nous pas mangé et bu en votre nom, et en votre nom fait beaucoup de prodiges (3) ? » — « Mangé et bu; » ce qui ne signifie pas ici toute espèce de nourriture : vous savez de quelle nourriture ou de quel breuvage il peut être question. « Nous avons aussi fait beaucoup de prodiges. » Beaucoup de filles font des actes de puissance, nous ne tenions pas; les épines aussi portent des fleurs, mais point de fruits. Quant à cette femme à qui on dit : « Tu les as surpassées et tu t'es élevée au-dessus de toutes, » n'est-ce point en donnant et la fleur et le fruit qu'elle s'est ainsi élevée ?
28. Quel fruit porte-t-elle ? Comment s'est-elle élevée?
Je veux le savoir. «Je vous montre, dit l'Apôtre; une
voie, plus élevée. » Comment, plus élevée?
Parce que c'est par là que la femme forte s'est élevée,
par là qu'elle a surpassé toutes les filles. « Quand
je parlerais les langues des hommes, et des Anges, si je n'ai point la
charité, je suis devenu un airain sonnant, ou une cymbale retentissante.»
Ainsi le pouvoir de parler ces langues n'est qu'une fleur. « Quand,
je
1. Cantiq. II, 2. — 2. Matt. XXIV, 24, 25. — 3. Luc, XIII, 26; Matt.
VII, 22.
connaîtrais tous tes mystères et toutes les sciences; quanti je saurais toutes les prophéties et que j'aurais toute la foi, au point de transporter des montagnes, (quelle puissance ! ) si je n'ai pas la charité, je ne suis rien. » Voici encore d'autres oeuvres a de puissance qui sont des fleurs et non des fruits : « Quand je distribuerais aux pauvres tout ce que je possède, et que je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien (1). »
Telle est « la voie élevée » que suit la femme forte : c'est pourquoi il lui a été dit : « beaucoup de filles ont fait des actes de puissance; » beaucoup ont parlé les langues, connu tous les mystères, fait de nombreux prodiges, chassé les démons, distribué leurs biens aux pauvres, livré leurs corps aux flammes : elles sont au dessous de to, parce qu'elles n'avaient pas la charité. « Pour toi, tu les as surpassées et tu t'es élevée au-dessus de toutes, » non-seulement par les fleurs, mais aussi par les fruits dont tu étais chargée, enrichie.
Vois à son origine cette grappe si chargée. énumérant les œuvres de la chair, saint Paul nomme « la fornication, l'impureté, la luxure, le culte des idoles, les empoisonnements, les inimitiés, les contestations, les jalousies, les colères, les rixes, les dissensions, les hérésies, les envies, les débauches de table, les ivrogneries et autres choses semblables. Je vous le prédis comme je l'ai prédit déjà, continue-t-il, ceux qui se livrent à ces désordres n'obtiendront pas le royaume de Dieu ; » et après avoir énuméré toutes ces épines destinées au feu, « le fruit de l'esprit, dit-il, est la charité. » Or à la charité comme à la source, comme à la racine, il rattache le reste, « la joie, la paix, la patience, la douceur, la bonté, la foi, la mansuétude, la continence (2).» Que cette grappe de vertus est belle! C’est qu’elle est attachée à la charité. « Beaucoup de filles ont fait des actes de puissance, pour toi, tu les a surpassées, tu t’es élevée au-dessus de toutes. »
29. Que leur reste-t-il ?« De fausses grâces et une vaine beauté de femme. » Car, si je n’ai la charité, « je suis un airain sonnant et une cymbale retentissante; je ne suis rien, je ne profite de rien. » Ainsi ce sont de « fausses grâces: et une vaine beauté de femme. »
« La femme sage est en bénédiction. » — La
1. I Cor. XII, 31 ; XIII, 1-3. — 2. Galat. V, 19-23.
158
femme sage, celle qui a cherché à comprendre, qui a observé ce qu'elle a compris; celle-là est en bénédiction, et non ces fausses apparences, cette vaine grâce. La femme sage est en bénédiction.
« Or elle célèbre la crainte du Seigneur. » Cette femme que l'on bénit, loue, parce qu'elle est sage, le principe même des bénédictions qu'elle reçoit. Que loue-t-elle? La crainte du Seigneur qui l'a menée jusqu'à la sagesse; car la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse (1). « Or elle célèbre la crainte du Seigneur. » Cette femme s'est montrée tant de fois laborieuse durant la nuit, patiente au milieu de tant de scandales, prévoyante dans l'attente, forte à souffrir, constante à persévérer: ses travaux sont finis. «Donnez-lui du fruit de ses mains. » Elle a produit, elle a produit, elle est digne de recueillir. « Donnez-lui du fruit de ses mains. » — « Que lui donner? Venez, bénis de mon père. » — « Donnez-lui du fruit de ses mains. » — Que lui donner ? — « Recevez le royaume qui vous a été préparé dès l'origine du monde. » —- Voilà ce qu'il faut lui donner. — Et de quels fruits de ses mains ? — « J'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger (2). » — « Donnez-lui du fruit de ses mains. »
30. Et ses travaux terminés, qu'aura-t-elle à faire ensuite
? « Que son Epoux soit loué aux
1. Ps. CX, 40. — 2. Matt.XXV, 34, 36.
portes de la ville. » Voir Dieu, louer Dieu, tel sera le port
heureux où aboutiront nos travaux. Là on ne dira plus: Lève-toi,
travaille,, donne des vêtements à tes serviteurs, prépare-t'en
à toi-même, orne-toi de pourpre, distribue des aliments à
ta famille, ne laisse pas s'éteindre la lampe, sois vigilante, lève-toi
la nuit, ouvre ta main au pauvre, remplis ton fuseau; tu ne travailleras
plus pour le besoin, il n'y aura plus de besoin; tu n'y romps pas le pain
au pauvre, personne ne mendie; tu ne reçois point d'étranger,
chacun vit dans sa patrie; tu ne visites point des malades, tous jouissent
d'une santé inaltérable; tu ne couvres point ceux qui sont
nus,, tous sont revêtus de l'éternelle lumière; tu
n'ensevelis pas de mort, tous vivent sans fin. Quoique néanmoins
tu ne fasses rien de tout cela, tu n'es pas à rien faire. Tu verras
Celui que tu as désiré, et tu le loueras sans relâche.
Voilà le fruit que tu recueilleras. Tu jouiras alors de cite grâce
unique que tu as sollicitée : « J'ai demandé une grâce
au Seigneur, je la demanderai encore, c'est d'habiter dans la maison du
Seigneur tous les jours de ma vie. » Et qu'y feras-tu? « Et
d'y contempler les délices du Seigneur (1). —Et que son Epoux soit
loué aux portes de la ville. « Heureux ceux qui habitent dans
votre demeure, ils vous loueront dans les siècles des siècles
(2). »
1. Ps. XXVI, 4. — 2. Ps. LXXXIII, 6.
SERMON XXXVIII. DÉTACHEMENT DU MONDE. (1).
ANALYSE. — Nous contenir et souffrir sont deux vertus que tout ici nous invite à pratiquer avec soin. — I. C'est le moyen de conquérir le ciel. En effet 1° les biens et les maux sont mêlés ici bas, distribués indistinctement aux bons et aux méchants; il faut mériter par la souffrance et la tempérance les biens qui seront l'exclusif partage des justes. 2° Sans doute il faut travailler; mais n'est-ce pas la loi naturelle, que tout serviteur travaille, avant d'obtenir son salaire? 3° Ne ferons-nous pas pour un bonheur aussi important ce que l'on fait pour donner aux passions une satisfaction si vice et si douteuse? — II. C'est le moyen de conserver les biens de la terre. En effet 1° Jésus-Christ l'assure formellement dans l’Évangile en s'adressant au jeune homme riche qui demandait à le suivre. 2° Il assure même que faire l'aumône en son nom c'est lui prêter et lui donner à lui-même. Est-il des mains plus sûres que les siennes? 3° Les pauvres deviennent ainsi comme les porteurs au ciel des aumônes des riches chrétiens. — Dont réveillons notre foi, surtout dans ces temps de calamité, et ne nous attachons qu'à ce qui dure.
1. Deux vertus nous sont commandées dans cette vie laborieuse
: nous contenir et souffrir. Il nous est ordonné de nous contenir
à l'égard de ce que l'on appelle biens dans ce monde et de
1. Eccli. II, 1-3.
souffrir ce que l'on y appelle maux. La première de ces vertus se nomme tempérance, la seconde patience ; et toutes deux purifient l'âme et la rendent capable de recevoir la nature divine. Nous avons besoin de tempérance pour mettre (159) un frein aux passions et réprimer nos convoitises, pour ne pas nous laisser séduire par de funestes caresses ni énerver par ce que l'on nomme la prospérité, pour ne pas nous fier au bonheur de la terre et pour chercher sans fin ce qui ne doit pas avoir de fin. Or, de même que la tempérance doit ne se pas fer au bonheur du inonde, ainsi la patience doit ne pas céder devant les malheurs du temps ; et que nous soyons dans l'abondance ou dans la gêne, nous devons attendre le Seigneur pour recevoir de lui ce qui est vraiment bon et suave et pour être délivrés par lui des maux véritables.
2. Dieu réserve pour la fin de la vie les biens qu'il promet aux justes, et pour cette fin aussi les maux dont il menace les impies. Quant aux biens et aux maux qui se rencontrent et se mêlent dans le siècle, ils ne sont le partage exclusif ni des bons ni des méchants. Les bons et les méchants possèdent à la fois ce qu'ici bas l'on appelle biens : ainsi la santé est pour les bons et les méchants ; tu trouveras aussi les richesses chez les uns et chez les autres. Ne voyons nous pas qu'il est donné aux bons et aux méchants d'avoir des enfants pour leur succéder ; que s'il y a des bons il y a aussi des méchants pour vivre longtemps ? Enfin quels que soient les autres biens du siècle que tu passes en revue, tu les rencontres indistinctement chez les bons et chez les impies. Également les bons et les méchants souffrent les peines et les afflictions de la vie, la faim et la maladie, la douleur et les pertes, l'oppression et le deuil : ce sont là pour tous des sujets de larmes. Il est donc facile de reconnaître que les biens du monde sont pour les bons et pour les méchants, et que les uns comme les autres supportent le poids de la vie.
Pour ce motif plusieurs chancellent dans les voies de Dieu et tendent à s'en écarter. Combien en effet s'égarent misérablement, après avoir entrepris et s'être déterminés de servir Dieu pour s'enrichir des biens de la terre, être préservés ou délivrés des afflictions du siècle! Quand, après s'être proposé ce bien et l'avoir considéré comme la récompense de leur piété et de leur religion, ils se voient dans la peine tandis que les impies prospèrent, ils s'imaginent être frustrés de leur récompense, être trompés par Celui qui les a appelés à son service; ils croient même devant cette déception que Dieu ne leur a commandé de travailler que pour se jouer d'eux, et ils l'abandonnent. Malheureux ! où vont-ils en s'éloignant de Celui qui les a créés pour s'attacher à ce qu'il a fait ? Lorsque le monde commencera à leur échapper, que deviendront ces amis du temps qui ont perdu l'éternité ?
3. Ainsi donc, quand Dieu veut qu'on se donne à lui, c'est en vue de ces biens qu'il ne réserve qu'aux bons et en vue de ces maux qu'il infligera seulement aux méchants et qui comme les biens ne se montreront qu'au terme de la carrière. Quelle serait la récompense de la foi, la foi même mériterait-elle son nom si tu voulais jouir maintenant de ce qui ne doit plus t'échapper ? Tu ne dois donc pas voir ce que tu as à croire, mais croire ce que tu dois voir et le croire jusqu'au moment où tu le verras, dans la crainte que cette vue ne te couvre de confusion. Ainsi croyons durant l'époque de la foi, avant l'époque où nous serons admis à voir. « Tant que nous sommes dans ce corps, dit en effet l'Apôtre, nous voyageons loin du Seigneur, car c'est avec la foi que nous marchons (1). » Ainsi nous marchons par la foi tant que nous croyons ce que nous ne voyons pas ; nous verrons un jour, nous verrons Dieu face à face tel qu'il est.
L'Apôtre Jean distingue aussi ces deux temps dans une épître. « Mes biens aimés, dit-il, nous sommes maintenant les enfants de Dieu, et ce que nous serons ne paraît pas encore. » Voilà le temps de la foi : voici celui de la claire vue. « Nous savons, dit-il encore, que nous lui serons semblables quand il se montrera, car nous le verrons tel qu'il est (2). »
4. Ce temps de la foi est un temps laborieux; qui le nie? Il est laborieux
; mais n'est-ce pas le travail qui prépare la récompense
? Ne sois point indolent à faire le travail dont tu convoites le
prix. Si tu avais loué un ouvrier, tu ne lui compterais pas son
salaire avant de l'avoir vu à l'oeuvre ; tu lui dirais : Travaille,
je te paierai ensuite ; lui-même ne dirait pas : Paie, et je travaillerai.
Ainsi fait Dieu. Si tu as la crainte de Dieu, tu ne tromperas point ton
ouvrier, et en te défendant de tromper un ouvrier, Dieu te tromperait
? Il est possible néanmoins que tu ne donnes point ce que tu as
promis; malgré toute la sincérité du coeur, la faiblesse
humaine rencontre parfois des obstacles dans la pénurie. Mais nous
n'avons rien à craindre de Dieu; il ne peut tromper, car il est
la vérité ; et il possède tout en abondance car il
a tout fait.
1. II Cor. V, 5, 7. — 2. I Jean, III, 2.
160
5. Ainsi confions-nous à Lui, mes frères ; c'est notre premier devoir. Oui le premier acte de notre religion et de notre vie doit être de tenir, notre cour affermi dans la confiance, et par cette confiance de bien vivre, de nous abstenir des séductions et de supporter les afflictions du temps ; de demeurer invincibles à leurs caresses et à leurs menaces, pour ne point nous laisser aller aux unes et pour ne nous briser pas contre les autres. Ainsi donc avec la tempérance et la patience, nous posséderons tous les biens sans aucun mélange de maux, lorsque les biens temporels auront cessé et qu'il n'y aura plus de maux à craindre.
C'est pourquoi il était dit dans la lecture : « Mon fils, quand tu t'approches du service de Dieu, demeure dans la justice et dans la crainte, et prépare ton âme à la tentation. Réprime ton coeur et souffre afin que ta vie croisse aux derniers jours. » — « Afin que ta vie croisse aux derniers jours ; » et non pas maintenant. Et de combien croîtra-t-elle, pensons-nous ? Jusqu'à devenir éternelle. Aujourd'hui en effet la vie humaine en s'allongeant ou en paraissant s'allonger, décroît plutôt qu'elle ne croit. Examinez et voyez, raisonnez et comprenez qu'elle décroît. Un homme vient de naître, c'est un exemple ; Dieu lui donne, soixante-dix ans de vie. Il avance en âge et nous disons qu'il avance clans la vie. Mais avance-t-il ou recule-t-il ? Sur soixante-dix ans il en a vécu soixante, il lui en reste dix ; quelle diminution de la somme ! et plus il vit, moins il lui en reste. Donc en croissant ta vie décroît, plutôt qu'elle ne croit. Ah ! tiens ferme aux promesses de Dieu, « afin que» cette « vie croisse aux derniers jours. »
6. Ce qui suit n'a pas été lu : « Accepte tout ce
qui t'arrive, demeure en paix dans la douleur et pendant ton humiliation
garde la patience ; car l'or et l'argent s'épurent par la
flamme et les hommes agréables à Dieu, dans le creuset de
l'humiliation (1). » Tu trouves cette épreuve difficile et
tu succombes. Mais ne perds-tu point ce qui dure toujours? Combien d'hommes
souffrent beaucoup pour l’argent qui passe, et tu ne veux pas souffrir
pour la vie qui demeure? Tu refuses de travailler en vue des divines promesses
; refuses-tu de le faire quand il s'agit de tes passions ? Que n'endurent
pas les voleurs pour leurs injustices ? Que n'endurent pas les scélérats
pour leurs crimes, les débauchés pour leurs
1. Eccli. II, 1-5.
désordres, et pour,leur avarice les marchands qui passent les mers, qui jettent aux tempêtes et leur corps et leur âme, qui laissent ce qu'ils possèdent pour courir à l'inconnu ? L'exil est un châtiment quand le juge y condamne; il devient un sujet de joie quand il est commandé par l'avarice. L'avarice ne pourrait-elle exiger de toi ce que la sagesse t'ordonne de plus difficile ? Tu le fais toutefois pour obéir à l'avarice, et après l’avoir fait qu'obtiendras-tu en retour ? — Une maison remplie d'or et d'argent. Mais n'as-tu pas lu : « L'homme passe comme une ombre, cependant il s'agite en vain ; il amasse des trésors et il ne sait pourquoi. » Pourquoi donc as-tu chanté: « Seigneur, ne soyez pas sourd à mes sanglots (1) ? » Pourquoi es-tu sourd à ses paroles quand tu veux qu'il ne le soit pas à tes gémissements ? Condamne ton avarice et il t'appellera à sa sagesse.
Mais le joug de la sagesse ne te paraîtra-t-il point difficile à supporter ? Soit; mais ne perds pas de vue le but, la récompense. Si tu amasses des trésors avec la sagesse, ne sais-tu pour qui? N'est-ce pas pour toi ? Réveille-toi, courage! aies au moins l'intelligence de la fourmi (2). Voici l'été, fais des provisions pour l'hiver. Cherche aux beaux jours ce qui te soutiendra durant les jours mauvais. Voici les beaux jours, tu es en été: ne sois pas indolent, recueille les grains laissés sur l'aire du Seigneur, écoute la parole de Dieu dans l'Église de Dieu; et cache-la dans ton cour. Oui, tu es aux beaux jours; mais viendront pour toi les mauvais. Tout homme doit s'attendre aux tribulations; posséda-t-il tous les biens de la terre, il faut au moins qu'il Ira verse les angoisses de la mort pour arriver à une autre vie. Quel homme pourrait dire : Je suis heureux, et je ne mourrai pas ?
7. Et si tu aimes la vie, si tu crains la mort, cette crainte même de la mort n'est-elle pas un hiver de chaque jour ? N'est-ce pas au moment de la prospérité que la crainte de la mort affecte plus vivement, puisqu'au moment de l’adversité nous ne redoutons pas la mort ?
Aussi ce riche qui était si satisfait de ses richesses, car il
possédait de nombreux trésors et de vastes domaines, était,
je crois, troublé par la peur de la mort, et cette mort le desséchait
au milieu des délices. Il faudrait, se disait-il, abandonner ces
biens, il les avait amassés et ne savait pour qui. Il aurait voulu
des biens éternels,
1. Ps. XXXVIII, 7,13. — 2. Prov. VI, 6.
161
il vint donc au Seigneur et lui dit : « Bon Maître, qu'ai-je à faire de bien pour obtenir la vie éternelle ? » J'ai du bien, mais il s'échappe de mes mains; dites-moi comment faire pour en jouir toujours ; dites-moi comment arriver à ne rien perdre. « Si tu veux parvenir à la vie, lui ré« pondit le Seigneur, observe les commandements. » Lesquels demanda-t-il ? Ils lui furent rappelés et il répliqua qu'il les avait gardés depuis sa jeunesse. Le Seigneur, le divin conseiller de la vie éternelle, reprit alors : « Une chose te manque : si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel. » — Remarquez, le Seigneur ne dit pas : Jette, mais « Vends, viens et suis-moi (1). »
Cet homme mettait son bonheur dans ses richesses; s'il demandait au Seigneur le bien qu'il devait faire pour obtenir la vie éternelle, c'est qu'il voulait quitter délices pour délices et redoutait de laisser celles dont il jouissait : il retourna donc plein de tristesse à ses trésors de terre. Il ne voulut pas croire que le Seigneur peut conserver au ciel ce qui sur la terre doit périr. Il ne voulut pas aimer réellement ce qu'il possédait ; en le tenant mal il le laissa tomber, en l'aimant beaucoup il le perdit, Ah ! s'il l'avait bien aimé, il l'aurait envoyé au ciel pour ensuite y aller lui-même. Le Seigneur lui avait montré une maison pour l'y déposer, non un lieu pour l'y perdre : car « où est ton trésor, dit-il encore, là aussi sera ton coeur (2). »
8. Mais les hommes veulent voir leurs richesses. — Toutefois ne craignent-ils
pas de laisser voir les trésors qu'ils amassent sur la terre ? Ils
les enterrent, ils les enferment, ils les cachent; les voient-ils donc
après lés avoir enfermés et cachés ? Le possesseur
même ne les voit pas ; il désire que personne ne les voie,
il craint qu'ils ne soient découverts. N'est-ce pas chercher à
être riche dans la pensée et non dans la réalité
? Ne semble-t-il pas qu'il suffise à cet homme d'avoir conscience
de ce qu'il conserve en terre ? Oh ! que ta conscience serait bien plus
à l'aise et en meilleur état si tu conservais ton bien dans
le ciel ! Quand ici tu l'as enfoui, tu crains que ton serviteur ne vienne
à savoir où, pour l'enlever et s'enfuir. Ici donc tu crains
parce que ton serviteur pourrait te le dérober; mais là rien
n'est à craindre, car ton Seigneur est pour toi un sûr gardien.
1. Matt. XIX, 16-22.-21b.— Ib. VI, 21.
Mon serviteur est fidèle, réponds-tu ; il sait où est mon trésor, mais il ne me trahira pas, il ne me l'enlèvera pas. Compare-le à ton Seigneur. Ton serviteur est fidèle ; ton Dieu t'a-t-il jamais trompé ? Ton serviteur est incapable de dérober, mais il peut laisser périr ; ton Dieu ne peut ni l'un ni l'autre. Il te conserve ton trésor et il t'attend ; il te délivre et t'inspire de l'attendre lui-même ; il ne perdra non plus ni toi ni ce que tu lui confies. Viens, dira-t-il, reçois ce que tu as déposé près de moi. Que dis-je ? il ne te parle pas ainsi. Je t'ai défendu de prêter à usure, dit-il, et à usure je t'ai emprunté. Tu voulais en prêtant accroître tes richesses, tu donnais à un homme pour en recevoir davantage : il était gai en recevant, mais il pleurait en rendant. Voilà ce que tu voulais et je m'y opposais, car c'est moi qui ai loué « celui qui n'a point prêté son argent à usure (1). » Je t'interdisais l'usure ; je te l'ordonne maintenant; prête-moi à usure.
Ainsi donc te parle ton Seigneur : Tu veux donner peu et recevoir beaucoup ; laisse-là ce malheureux qui pleure quand tu lui réclames; viens à moi qui suis si heureux de rendre. Me voici ; donne et reçois ; au temps des comptes je te rendrai. Que te rendrai-je ? Tu as donné peu, reçois davantage; tu m'as donné de la terre, voici le ciel ; tu m'as donné du temps, voici l'éternité ; tu m'as donné ce qui m'appartient, me voici moi-même. En effet m'as-tu rien donné que tu ne l'aies reçu de moi? Je ne te rendrais pas ce que tu as donné, moi qui t'ai mis en mesure de donner ; moi qui t'ai donné le Christ à qui tu as donné et qui te dira : « Quand vous
l'avez fait à l'un de mes petits, c'est à moi que vous l'avez fait (2) ? » Ainsi Celui à qui tu donnes nourrit les autres et il a faim à cause de toi ; il donne et reste dans le besoin. Tu veux bien recevoir quand il donne, et ne donner pas quand il a besoin ! Le Christ est dans le besoin quand le pauvre y est ; il est prêt à donner l'éternelle vie à tous ses serviteurs, et maintenant il daigne recevoir dans la personne de chaque pauvre !
9. II indique même où tu dois mettre ton bien, il dit le
lieu où tu devrais l'envoyer. Pour ne pas le perdre transporte-le
de la terre au ciel. Combien ont déjà perdu ce qu'ils voulaient
conserver et n'ont pas appris par ces accidents, à prendre mieux
leurs précautions ! Que l'on vienne à te dire : Transporte
tes richesses d'Occident en Orient, si tu ne veux pas les perdre ; tu es
embarrassé
1. Ps. XIV, 5. — 2. Matt. XXV, 40.
162
en peine, inquiet; tu examines ce que tu possèdes et à la vue de tant d'objets tu reconnais pour toi l'impossibilité d'aller t'établir au loin peut-être même pleures-tu dans cette obligation d'émigrer sans trouver moyen d'emmener ce que tu as amassé.
C'est plus loin encore qu'il te faut émigrer puisque Dieu t'a dit, non pas : Va d'Occident en Orient, mais : va de la terre au ciel. Tu es plus embarrassé encore, parce que tu vois une difficulté plus grande et tu dis en toi-même : Si je ne trouvais ni assez de bêtes de charge ni assez de vaisseaux pour me mener d'Occident en Orient, comment trouver des échelles capables de, tout me monter au ciel ? — Ne sois pas en peine, reprend le Seigneur, ne sois pas en peine ; c'est moi qui t'ai fait riche, moi qui t'ai mis en mesure de donner et je t'ai préparé des portefaix dans les pauvres. Si par exemple tu trouvais clans le besoin un homme d'outre-mer, ou bien si tu trouvais dans quelque embarras un citoyen du pays où tu veux aller, ne dirais-tu pas : Cet homme est du lieu où je veux me rendre; il manque ici de quelque chose, je vais le lui avancer afin qu'il me le rende par là? Le pauvre est ici dans l'indigence, et le pauvre est citoyen du royaume des cieux : pourquoi hésiter à le prendre pour l’aider à faire la traversée? Quand on avance ainsi à un étranger, c'est dans l'espoir de recevoir davantage lorsqu'on sera arrivé au pays de cet étranger : faisons de même.
10. Pour cela il suffirait de croire, de ranimer notre foi. Nous nous
livrons en effet à des agitations vaines. Pourquoi des agitations
vaines ? Lorsque le Christ était endormi dans la barque, ses disciples
faillirent être engloutis par les flots. Vous connaissez l'histoire
: Jésus dormait, et ses disciples étaient dans le trouble;
les vents soufflaient avec violence, les flots se soulevaient et la barque
allait être submergée (1). Pourquoi? Encore une fois c'est
que Jésus dormait. Ainsi ta barque est agitée, ainsi ton
coeur se trouble quand le vent des tentations souffle avec violence sur
la mer du siècle. Pourquoi, sinon parce que ta foi est endormie
? et l'Apôtre Paul dit que par la foi le Christ habite dans nos coeurs
(2). Réveille donc le Christ dans ton âme, ranime
1. Matt. VIII, 23-27.— 2. Ephés. III, 17.
ta foi, apaise ta conscience et ton esquif est sauvé ,du naufrage. Comprends que l'auteur des promesses ne saurait tromper. Toutes encore ne te paraissent. pas accomplies, parce que l'époque n'en est pas venue. Déjà néanmoins tu vois l'accomplissement d'un grand nombre. Dieu a promis son Christ, il l'a donné; il a promis sa résurrection, il est ressuscité; il a promis que son Église se répandrait dans tout l'univers, elle y est répandue; il a prédit les tribulations mêmes et d'énormes calamités, n'en a-t-on pas vu? Que reste-t-il ? Les promesses sont accomplies, les prédictions le sont aussi, et tu as peur que le reste ne s'accomplisse pas! Ah ! tu devrais craindre, si tu ne voyais rien de ce qui a été annoncé. Voici des guerres, voici des famines, voici des renversements; voici royaume contre royaume, voici des tremblements de terre, des calamités immenses; les scandales se multiplient, la charité se refroidit, l'iniquité s'étend : lis, tout cela a été prédit. Lis et reconnais-le ; tout ce que tu vois était annoncé, et en comptant ce qui est arrivé, crois fermement que tu verras ce qui ne l'est pas encore. Quoi! en voyant Dieu te montrer ce qu'il a prédit, tu ne crois pas qu'il donne ce qu'il a promis? Tes inquiétudes mêmes doivent être l'affermissement de ta foi.
11. Si nous sommes à la fin du monde, il faut le quitter et non l'aimer. Comment! il est agité et tu l'aimes? Que serait-ce donc s'il était tranquille? Comment t'attacherais-tu à sa beauté, puisque tu l'embrasses ainsi dans sa laideur? Comment en cueillerais-tu les fleurs, puisque tu ne retires point la main du milieu de ses épines? Tu ne veux pas laisser le monde, il te laisse et tu cours après?
Ah ! mes très-chers, purifions nos coeurs et ne perdons point la patience; appliquons-nous à la sagesse et observons la tempérance. Le travail passe, voici le repos; les fausses douceurs passent aussi, et voici le bien désiré par l'âme fidèle, le bien après lequel soupire ardemment quiconque est étranger dans ce siècle : c'est la bonne patrie, la patrie céleste, la patrie où on voit les anges, la patrie où nul habitant ne meurt et où n'entre aucun ennemi; la patrie où tu pourrais avoir Dieu pour éternel ami sans avoir aucun ennemi à redouter.
SERMON XXXIX. LE DÉTACHEMENT DU MONDE ET L'AUMONE. (1).
163
ANALYSE. — Si le jour de la mort est incertain pour nous, c'est afin
de nous tenir constamment prêts à mourir. Comment donc s'attacher
aux biens du monde, que l'on est toujours exposé à quitter?
Comment rechercher avec tant d'avidité les richesses, si remplies
de périls? Comment ne les pas distribuer en larges aumônes?
N'est-ce pas le moyen de les conserver sûrement, puisque l'aumône
s'adresse à Jésus-Christ même? Faites l'aumône
chacun selon vos moyens, et dans l'intention d'obtenir les grâces
nécessaires au salut.
1. Frères, nous l'avons entendu, le Seigneur nous dit par l'organe du prophète : « Ne tarde point de te convertir à Dieu et ne remets point de jour en jour; car sa colère viendra soudain et il te perdra au moment de la vengeance. » Il t'a promis qu'au jour de la conversion il oublierait tous tes péchés passés; mais a-t-il promis que tu vivras demain? Ou bien, Dieu ne l'ayant pas promis, l'astrologue te l'aurait-il assuré pour te faire condamner, avec lui? Il est utile que Dieu ait laissé dans l'incertitude le jour de la mort; chacun doit méditer avec avantage sur son dernier jour. C'est par miséricorde que le Seigneur cache à chacun le moment où il mourra; et si l'on ignore le dernier, c'est pour que l'on sanctifie tous les jours,
2. Mais le monde fait obstacle; partout il flatte et il attire ; on aime la grandeur de la fortune, l'éclat des honneurs, le respect qu'impose la puissance. On aime tout cela; que néanmoins on écoute l'Apôtre : « Nous n'avons rien apporté dans ce monde, dit-il, et nous n'en pou« vous rien emporter. » C'est aux honneurs de te chercher, non à toi de chercher les honneurs. Car tu dois prendre la dernière place, afin que celui qui t'a invité te fasse monter à une place plus honorable (2). S'il ne le fait pas, mange où tu es, puisque tu n'as rien apporté dans ce monde. Est-ce peu pour toi de manger le bien d'autrui ? Reste donc en quelque lieu que ce soit et mange. Tu diras : Je mange mon bien. Écoute l'Apôtre « Nous n'avons rien apporté dans ce monde. » En y venant tu as trouvé une table servie. Mais au Seigneur appartient la terre et tout ce qu'elle renferme (3).
3. « Ceux en effet qui veulent devenir riches, » dit l'Apôtre.
Il ne dit pas : Ceux qui sont riches; mais : « Ceux qui veulent le
devenir, » c'est la passion, qu'il condamne, non la richesse. «
Ceux qui veulent devenir riches tombent dans la
1. Eccli. V, 8, 9. — 2. Luc, XIV. 10. — 3. Ps. XXIII, 1.
tentation et dans beaucoup de désirs inutiles et nuisibles qui plongent les hommes dans la ruine et la perdition. » Tu aimes l'argent, et tu ne crains pas cela? C'est une bonne chose que la fortune, une bonne chose qu'une grande fortune. Mais « ils tombent dans la tentation : » tu ne crains pas ? « Ils tombent dans beaucoup de désirs inutiles et nuisibles : » tu n'as point peur? Crains où mènent ces désirs. Et où mènent-ils? «Ils plongent les hommes dans la ruine et la perdition. » Et tu restes sourd? Tu ne crains pas la ruine et la perdition? Dieu tonne si fort et tu dors si profondément?
4. A ceux qui sont déjà riches l'Apôtre donne encore un conseil. « Commande, dit-il, aux riches de ce siècle de ne s'enfler, pas d'orgueil. » L'orgueil est le ver rongeur produit par les richesses. Il est difficile au riche de n'être pas superbe. Supprime l'orgueil, les richesses n'ont rien de nuisible. Mais que dois-tu en faire pour ne laisser pas inutiles les largesses du Seigneur? Tu dois « ne pas t'enfler D'orgueil; » à bas ce vice; « n'espérer pas aux richesses fragiles; » à bas ce vice encore. Après avoir écarté ces désordres, exerce-toi aux bonnes oeuvres. Auxquelles? Écoute : « Qu’ils soient riches en bonnes oeuvres, continue l'Apôtre, et qu'ils n'espèrent point aux richesses incertaines. » En quoi espèreront-ils ? « Au Dieu vivant qui nous donne « tout abondamment pour en jouir. » Il donne le monde au pauvre, il le donne également au riche. Celui-ci, pour être riche, a-t-il deux corps à nourrir? Considérez et remarquez comme les pauvres dorment quand ils sont rassasiés des dons de Dieu. Celui qui vous nourrit, les nourrit aussi par vous.
5 Ainsi donc que l'on n'aime pas la fortune mais si on en a, voici ce qu'il en faut faire. Vous qui en avez, enrichissez-vous. En quoi? « En bonnes oeuvres. Qu'ils donnent aisément, dit l'Apôtre, qu'ils partagent. » Je vois d'ici l'avarice se contracter en entendant ces mots (164) : « Qu'ils donnent aisément, qu'ils partagent; » on dirait qu'arrosée d'eau froide elle se raidit et se serre le sein en disant : Je ne perds pas, moi, le fruit de mes travaux. infortunés, tu ne veux pas perdre le fruit de tes travaux; mais tu mourras; tu n'as rien apporté dans ce monde, tu ne saurais non plus en rien emporter; et n'en rien emporter, n'est-ce pas perdre le fruit de tous tes travaux? Écoute donc le conseil de Dieu, même.
Ne t'effraie point d'avoir entendu : « Qu'ils donnent aisément, qu'ils partagent. » £conte encore ce qui suit, attends, ne me ferme pas la porte ni l'entrée de ton coeur, attends. Veux-tu savoir qu'en donnant aisément, qu'en partageant tu ne perdras pas et que même tu ne conserveras que ce que tu auras donné? « Qu'ils s'amassent, est-il dit ensuite, un trésor qui soit pour l'avenir un solide fondement, afin d'acquérir la vie éternelle, » Elle est donc fausse cette vie qui te charme; tu vis ici comme dans un songe. Si cette vie est un songe, la mort en sera le réveil ; qu'auras-tu alors dans les mains? Vois-tu dormir ce mendiant? Il voit en songe un héritage lui advenir, rien n'est plus heureux que lui avant le réveil. Il croit avoir au moins de riches vêtements, des vases précieux, d'or et d'argent; il croit prendre possession de beaux et vastes domaines et voir à ses pieds de nombreuses familles : mais il s'éveille et pleure; il accuse celui qui l'a éveillé comme nous accuserions celui qui nous aurait dépouillés. Un psaume parle manifestement de ceci. « Ils ont dormi leur sommeil, dit-il, et tous ces hommes de richesses n'ont rien trouvé dans leurs mains (2), » après s'être éveillés.
6. Ainsi donc tu n'emporteras rien, puisque tu n'as rien apporté.
Veux-tu ne rien perdre? Envoie là haut ce que lu as rencontré;
donne au Christ, car le Christ consent à recevoir ici. Donne au
Christ et tu ne perdras pas. Tu ne perds point en confiant à ton
esclave ce que tu as gagné; et tu perdrais en confiant à
ton Seigneur ce que tu as reçu de lui-même? Le Christ
1. Tim. VI, 7-19. — 2. Ps. LXXV, 6.
veut bien être ici dans l'indigence; mais c'est à cause de nous. Il pouvait nourrir tous ces pauvres que vous voyez, comme il a nourri Elie, par le ministère d'un corbeau. Cependant il a ôté le corbeau à Elie même en faisant nourrir ce prophète par une veuve, c'est une grâce qu'il accordait non à Elie mais à cette veuve (1).
Ainsi donc, quand pieu fait des pauvres, en ne voulant pas qu'ils possèdent, quand Dieu fait des pauvres, il éprouve les riches, car il est mit « Le pauvre et le riche se sont rencontrés. » Où se sont-ils rencontrés? Dans cette vie. L'un est né, l'autre aussi, ils se sont trouvés, ils se sont rencontrés. Et qui les a faits tous deux? Le Seigneur (2). Il a fait le riche pour aider le pauvre, et le pauvre pour éprouver le riche.
Que chacun agisse selon ses moyens; nous ne disons pas qu'on aille jusqu'à se mettre à la gêne. C'est ton superflu dont un autre a besoin. Vous avez entendu tout à l'heure, quand on lisait l'Evangile : « Quiconque donnera à l'un de ces petits un verre d'eau froide à cause de moi, ne perdra point sa récompense (3). » Le Sauveur met en vente le royaume des cieux et il l'adjuge pour un verre d'eau froide. Mais c'est quand celui qui fait l'aumône est pauvre qu'il doit verser des charités de verre d'eau froide. Celui qui a plus doit donner davantage. Cette veuve donna deux oboles (4); Zachée donna une moitié de tous ses biens, et il réserva l'autre moitié pour réparer ses injustices (5).
L'aumône profite à qui a chante de vie. Quand en effet
tu donnes au Christ indigent, c'est pour racheter tes péchés
passés. Car si tu donnais pour obtenir de pouvoir pécher
toujours impunément, ce ne serait point nourrir le Christ; ce serait
essayer de corrompre ton juge. Faites donc l'aumône pour demander
que vos prières soient exaucées et que Dieu vous aide à
améliorer votre vie. Oui, en changeant de vie, améliorez
votre vie, afin d'obtenir, par vos aumônes et vos prières,
que vos péchés soient effacés et que vous parveniez
aux biens à venir et éternels.
1. III Rois, XVII, 6. — 2. Prov. XXII, 2. — 3. Matt. X, 42. — 4. Marc, XII, 42. — 5. Luc, XIX, 8.
SERMON XL. CONTRE LE DÉLAI DE LA CONVERSION. (1) .
ANALYSE. — Notre devoir est de servir Dieu avec une patience et une
confiance inaltérables. Combien donc ils se trompent ceux qui ne
veulent point revenir à lui, soit par désespoir soit par
présomption ! Combien se méprennent aussi ceux qui diffèrent
de se convertir ! - En effet, 1° fussent-ils.surs de se convertir plus
tard, pourquoi mener une vie mauvaise quand ils peuvent la rendre bonne?
2° Qu'ils montrent le passage de l'Écriture qui leur promet
de vivre demain : partout au contraire ils y sont pressés de se
convertir. 3° Donc qu'ils regardent comme un bienfait mes instances
importunes à les tirer de leur sommeil. 4° Que leur servirait-il
d'être rassurés par moi si Dieu me désavoue? — Ainsi
tous demandons avec ferveur notre conversion et la parfaite sanctification
de nos âmes.
1. Souvent, mes frères, nous avons chanté avec le Psalmiste : « Attends le Seigneur, agis avec courage; fortifie ton cœur et attends le Seigneur (2). » Que veut dire: « Attends le Seigneur? » Que tu reçoives quand il donnera, que tu n'exiges point quand il te plaît. L'époque de ses récompenses n'est point encore arrivée ; attends-le, puisqu'il t'a attendu. Mais qu'ai-je dit : Attends-le puisqu'il t'a attendu? Si déjà tu vis dans la justice, si déjà tu es converti, si tes anciens péchés te déplaisent, si tu es déterminé à mener dans la pratique du bien une vie nouvelle; ne te hâte point d'exiger la récompense. Dieu a attendu que tu corrigeasses la perversité de ta vie ; attends qu'il en couronne la vertu. Car si lui-même n'attendait encore, il n'y aurait personne à qui il pût donner. Attends donc, puisqu'on t'a attendu.
2. Pour toi, qui ne veux pas té corriger, oh! qui que tu sois
qui refuses de revenir à Dieu; hélas! je parle comme s'il
n'y en avait qu'un seul et j'aurais dû dire plutôt : Qui que
vous soyez ici; cependant toi qui es ici et qui n'es point résolu
de te corriger, et pour parler comme s'il n'y en avait qu'un; qui que tu
sois qui ne veux pas te convertir, que te promets-tu? Est-ce le désespoir
ou la présomption qui te perd? Victime du désespoir, tu dis
en ton coeur, qui que tu sois Mon péché m'accable, mes iniquités
me dévorent, quel espoir ai-je de vivre? Écoute le prophète.
« Je ne veux pas la mort de l'impie, je veux seulement que l'impie
se convertisse de sa voie détestable et qu'il vive (3). »
Et toi que perd la présomption, tu dis aussi dans ton cœur Dieu
est bon, Dieu est miséricordieux, il pardonne tout, il ne rend pas
le mal pour le mal. Mais écoute l'Apôtre : « Ignores-tu,
dit-il, que la patience de Dieu t'invite à la pénitence ?
(4).»
1. Eccli. V, 8, 9. — 2. Ps. XXVI, 14. — 3 Ezéch. XXXIII, 11 .
— 4. Rom. II, 4.
3. Qu'as-tu donc encore à répondre ? Si nous avons gagné sur toi quelque chose, si tu as saisi ce que je viens de rappeler, je vois ce que tu m'objecteras. J'en conviens, diras-tu; mais je ne m'abandonne ni au désespoir pour en être victime, ni à la présomption pour en être également accablé. Je ne répète pas : mon iniquité m'écrase, je n'ai plus d'espoir. Je ne dis pas non plus : Dieu est bon, il ne châtie personne. Je m'abstiens de ces deux extrêmes, également pressé par l'autorité dit Prophète et par l'autorité de l'Apôtre. — Alors que dis-tu? — Je vivrai encore un peu de temps à ma fantaisie. — Voilà ceux qui nous fatiguent; ils sont nombreux et importuns. — Je vivrai encore un peu de temps à nia fantaisie, je me corrigerai ensuite; et comme la vérité est dans ces paroles du prophète : « Je ne veux pas la mort de l'impie, je veux seulement qu'il sorte de sa voie perverse et qu'il vive : » quant je me serai converti, Dieu effacera toutes mes fautes. Pourquoi n'ajouter pas à mes plaisirs et ne pas suivre mes désirs aussi longtemps que je veux, puisque je dois ensuite me convertir au Seigneur ?
4. — pourquoi ce langage, mon frère, pourquoi? — Parce que Dieu
m'a promis le pardon si je change. — Je le vois, je le sais, Dieu a promis
le pardon. Il le promet par son saint prophète, il le promet par
moi-même, le dernier de ses serviteurs; il est bien vrai qu'il le
promet, il l'a promis encore par son Vils unique. Mais pourquoi vouloir
joindre des jours mauvais à de mauvais jours ? Qu'à chaque
jour suffise son mal (1). Le jour d'hier était mauvais, celui-ci
l'est encore, demain le sera aussi. Crois-tu bons en effet les jours où
tu satisfais tes passions, où tu plonges ton cœur dans l'a débauche,
où tu tends des pièges à la pudeur, où tu aigris
le
1. Matt. VI, 34.
166
prochain par la fraude, où tu nies un dépôt, où pour une pièce de monnaie tu fais un faux serment? Le bonheur du jour consiste-t-il pour toi dans un bon repas ? Eh ! comment le jour serait-il bon pour toi si tu es mauvais? A de mauvais jours tu veux donc ajouter des jours mauvais?
5. — Qu'on me laisse donc un peu, dit ce pécheur. — Pourquoi
? — Parce que Dieu m'a promis le pardon. — Mais personne ne t'a promis
de vivre demain. Tu lis bien dans le Prophète, dans l'Évangile
et dans l'Apôtre que Dieu effacera tes iniquités lorsque tu
te seras converti montre-moi mais de la même manière quel
est le texte sacré qui t'assure du lendemain, et demain je te permettrai
de faire le mal. Mais non, mon frère, je ne puis t'adresser ce langage.
Peut-être cependant ta vie sera-t-elle longue. Si elle est longue,
qu'elle soit donc bonne. Pourquoi chercher une vie à la fois longue
et mauvaise ? Mais si elle n'est pas longue, aime alors cette autre vie
qui sera vraiment longue, puisqu'elle n'aura pas de fin. Si d'ailleurs
elle est longue, comment te repentir d'avoir mené une vie bonne
et longue en même temps? Voudrais-tu mal vivre pendant longtemps?
Voudrais-tu ne pas bien vivre? Personne toutefois ne t'a promis de lendemain.
Corrige-toi, écoute l'Écriture. « Ne diffère
pas, .dit-elle, de te convertir à Dieu. » Ces paroles ne sont
pas de moi et elles sont à moi. Elles sont à moi, si je les
aime aimez-les, et elles seront également pour vous. Elles viennent
de la sainte Écriture; méprise-les, elles seront pour toi
l'ennemi, l'ennemi avec lequel, dit le Seigneur, il faut t'empresser de
te mettre d'accord (1). Que tous soient attentifs, je répète
ici les paroles de l'Écriture divine. Malheureux qui diffères,
malheureux ami du jour de demain, écoute le Seigneur quand il parle,
écoute l'Écriture quand elle prédit. Je suis ici une
sentinelle avancée. « Ne tarde pas de te convertir au Seigneur
et ne diffère pas de jour en jour. » — N'est-il pas ici question,
n'est-ce pas ici le caractère de ceux qui disent : c'est demain
que je commence à bien vivre, je vis mal aujourd'hui? Demain encore
tu tiendras le même langage. « Ne tarde pas de te convertir
à Dieu et ne diffère pas de jour en jour. Car sa colère
viendra soudain et il te perdra au jour de la vengeance.» Est-ce
moi qui ai écrit cela? Puis-je l'effacer ? et si je l'efface ne
serai-je pas effacé? Je puis le taire sans douté, mais je
crains
Matt. V, 25.
ce silence. Je suis contraint de publier cette vérité, et je communique la crainte qu'elle m'inspire. Partagez ma crainte pour partager ma joie. « Ne tarde pas de te convertir à Dieu. » Voyez, Seigneur, ce que je dis; vous savez, Seigneur., que vous m'avez effrayé à la la lecture de votre prophète. Vous connaissez, Seigneur, l'effroi dont alors j'étais glacé sur cette chaire. Écoutez, je répète encore : « Ne tarde pas de te convertir à Dieu et ne diffère pas de jour en jour; car sa colère viendra soudain et il te perdra au jour de la vengeance. » Or je ne veux pas qu'il te perde.
6. Ne me dis pas : Je veux périr; car je ne veux pas, moi. Mon refus est préférable à ton vouloir. Je suppose que ton père malade soit tombé en léthargie ; il est entre tes bras et c'est toi qui, jeune encore, dois assister ce vieillard. Le médecin te dit : Ton père est en danger; ce sommeil est un appesantissement mortel. Attention! ne le laisse pas dormir; si tu le vois céder, au sommeil, excite-le; si c'est peu, va jusqu'à le pincer; si c'est peu encore, emploie l'aiguillon pour le dérober à la mort. N'est-il pas vrai que malgré ta jeunesse tu ne craindrais point de te rendre importun à sa vieillesse? Il se laisserait aller aux douceurs d'un sommeil maladif, dans ce lourd assoupissement il fermerait les yeux et tu lui crierais : Ne t'endors pas. Laisse-moi, je veux dormir, répondrait-il. Mais le médecin a dit, répliquerais-tu, qu'il ne faut point te laisser dormir. — Je t'en conjure, reprendrait-il, laisse-moi, je veux mourir. — Et moi je ne le veux pas, dit le fils à son père, à son père qui appelle la mort. Toi donc, tu veux retarder cette mort, tu veux vivre un peu plus longtemps encore avec ce vénérable vieillard condamné pourtant à mourir. Maintenant le Seigneur te crie lui-même : Ne t'endors point pour ne pas dormir toujours, éveille-toi pour vivre avec moi et posséder en moi un père dont tu ne conduiras point le deuil. Tu l'entends et tu es sourd.
7. Sentinelle avancée, qu'ai-je fait? J'agis libéralement,
je ne, vous veux point de mal. Je bais néanmoins que plusieurs diront
: Que prétend-il ? Il nous a effrayés, accablés, condamnés.
Ah! j'ai voulu plutôt vous sauver de la condamnation. Il serait pour
moi hideux, honteux, pour ne pas dire coupable, dangereux et funeste; donc
il serait pour moi honteux de vous tromper, puisque Dieu ne me trompe pas.
167
Le Seigneur menace de la mort les impies, les débauchés,
les trompeurs, les scélérats, les adultères, les chercheurs
de plaisirs, les contempteurs d'eux-mêmes, ceux qui se plaignent
des temps sans changer de moeurs ; le Seigneur les menace de la mort, il
les menace de la géhenne, il les menace de la ruine éternelle.
Pourquoi veulent-ils que je leur promette ce que Dieu ne promet point?
En vain le régisseur te laisse en paix : quel, service te rend-il
si le père de famille n'y consent pas? Je suis ici régisseur,
serviteur moi-même. Tu veux que e te dise : Vis à ta fantaisie
et Dieu ne te perdra point? Ce serait une assurance de régisseur,
assurance inutile. Ah! mieux vaudrait qu'elle te vint du Seigneur et que
l'inquiétude vint de moi. L'assurance du Seigneur aurait son effet
malgré moi ; la mienne serait sans .valeur malgré lui. Or,
mes frères, quelle peut être ma sécurité ou
la vôtre, sinon d'écouter avec attention et avec soin les
ordres du Seigneur et d'attendre ses promesses avec confiance ? Ce travail
nous fatigue, parce que nous sommes hommes : donc implorons 'son secours,
élevons jusqu'à lui nos gémissements. Ne prions pas
pour obtenir les biens du siècle qui passent, qui fuient, qui s'évanouissent
comme une vapeur; prions pour obtenir l'accomplissement de la justice et
la sainteté au nom du Seigneur; non pour la défaite d'un
voisin, mais pour la défaite de la cupidité; non pour la
guérison du corps, mais pour la ruine de l'avarice. Prions ainsi;
la prière alors nous fortifiera intérieurement dans la lutte
et nous couronnera dans la victoire.
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm