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Saint Augustin d'Hippone
Sermons  sur l'évangile de Saint Matthieu

SERMON LVI. DE L'ORAISON DOMINICALE (1).
 

ANALYSE. — Avant d'admettre les Catéchumènes au Baptême, on leur apprenait et on leur expliquait le symbole; puis, huit jours seulement avant de leur conférer le sacrement de la régénération, l'oraison dominicale. Après avoir exposé pourquoi on enseignait le symbole avant l'oraison dominicale, saint Augustin rappelle qu'il y a deux écueils à éviter dans la prière : il est des êtres qu'il ne faut pas prier et il est des choses qu'il ne.faut pas demander dans la prière. C'est surtout pour régler nos désirs que le Sauveur nous a enseigné l'oraison dominicale. Saint Augustin explique ensuite chacun des articles qui la composent, il insiste particulièrement sur l'amour des ennemis.
 
 

1. En montrant que l'époque actuelle, l'époque où toutes les nations devaient croire en Dieu, avait été prédite par les prophètes, le bienheureux Apôtre cite le témoignage suivant : « Et il sera ainsi : Quiconque invoquera le nom du Seigneur, sera sauvé. (2) » Autrefois en effet les seuls Israélites invoquaient le nom du Seigneur qui a fait le ciel et la terre; et les autres peuples imploraient soit des idoles muettes et sourdes qui ne les entendaient point, soit des démons qui les écoutaient pour faire leur malheur. Mais depuis qu'est venue la plénitude des temps, on voit s'accomplir cette prophétie: « Et il sera ainsi : « Quiconque invoquera le nom du Seigneur, sera sauvé. »

Mais les Juifs étaient jaloux devoir l'Évangile annoncé aux gentils; ceux-mêmes d'entre eux qui croyaient au Christ prétendaient qu'on ne devait pas porter la parole du Christ à quiconque n'était pas circoncis. C'est contre ces envieux que l'Apôtre Paul cite ce témoignage: « Et il sera ainsi : quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé; » afin même de démasquer davantage l'aveuglement de leur haine jalouse, il ajoute aussitôt : « Mais comment l'invoqueront-ils, s'ils ne croient pas en lui ? Et comment y croiront-ils, s'ils n'en ont pas entendu parler? Et comment en entendront-ils
 
 

1. Matt, VI, 7-13. — 2. Joël, II, 32.
 
 

parler, si personne ne les prêche? Et comment les prêchera-t-on, si l'on n'est pas envoyé? (1) » Ainsi donc, à cause de ces paroles : « Comment l'invoqueront-ils, s'ils ne croient pas en lui ? » vous avez reçu d'abord, non pas l'oraison dominicale, puis le symbole; mais le symbole pour vous apprendre à croire, puis l'oraison pour vous apprendre à prier. Le symbole est l'expression de la foi, et l'oraison de la prière; car c'est celui qui croit qui est exaucé quand il prie.

2. Beaucoup néanmoins demandent ce qu'ils ne devraient pas demander, parce qu'ils ignorent ce qui leur est utile. D'où il suit qu'on doit dans la prière éviter deux écueils: et de solliciter ce qu'il ne faut pas, et d'implorer qui on ne doit pas. Il ne faut rien demander ni au diable, ni aux idoles, ni aux démons; mais à Jésus-Christ Notre-Seigneur et notre Dieu, lequel est en même temps le Dieu et le père des prophètes, des apôtres et des martyrs; mais au Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à Dieu qui a fait le ciel, la terre, la mer et tout ce qu'ils contiennent, il faut demander tout ce qu'on doit demander.

Qu'on se garde donc bien de solliciter de lui ce qu'on ne doit pas requérir. On doit demander la vie, mais que sert de la demander à des idoles sourdes et muettes ? Que te servirait aussi de demander à notre divin Père qui est dans les cieux,
 
 

1. Rom. X, 13-15.
 
 

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la mort de tes ennemis ? N'as-tu pas entendu, n'as-tu pas lu, dans le psaume prophétique où il est question de l'affreux traître Judas, cette prédiction qui le concerne : « Que sa prière même devienne un crime (1) ? » Crois-le donc, si tu souhaites le malheur de tes ennemis, ta prière aussi deviendra une iniquité.

3. Peut-être avez-vous pensé, en lisant les psaumes, que l'auteur sacré y fait souvent des imprécations contre ses adversaires. Sans aucun doute, dit-on, celui qui parle dans ces cantiques est un homme juste : mais pourquoi appelle-t-il de si grands maux sur la tête de ses ennemis? Il n'appelle pas le mal, il le prévoit; il fa.t des prédictions et non des imprécations. Ces auteurs inspirés connaissaient d'avance le bien et le mal qui devaient arriver à celui-ci, à celui-là; et ils le prédisaient simplement sous une forme optative.

Mais toi, sais-tu si celui à qui tu désires du mal, ne sera pas bientôt meilleur que toi ? —  Je sais qu'il est pécheur, reprends-tu. — Ne sais-tu pas que tu l'es aussi ? Tout en osant attribuer à autrui des dispositions que tu ignores, tu sais sûrement que tu es pécheur. N'entends-tu pas l'Apôtre dire de lui-même : « J'étais auparavant persécuteur, blasphémateur et outrageux; mais j'ai obtenu miséricorde, parce que j'ai agi par ignorance, dans l'incrédulité (2) ? » Quand donc cet Apôtre persécutait les chrétiens, les enchaînait partout où il les trouvait et les conduisait devant les tribunaux pour les faire châtier, l'Église alors, mes frères, priait-elle pour lui ou contre lui ? Instruite par son Seigneur, qui disait du haut de la croix où il était suspendu « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (3), » l'Église demandait pour Paul, ou plutôt pour Saul, le changement qui s'est produit. « J'étais dit-il lui-même, inconnu de visage aux Églises de Judée qui croient au Christ. Seulement elles avaient oui dire: Celui qui naguère nous persécutait annonce main« tenant la foi qu'il s'efforçait de détruire; et elles glorifiaient Dieu à mon sujet (4). » Pourquoi auraient-elles glorifié Dieu si auparavant elles n'avaient imploré la conversion de leur persécuteur?

4. Notre-Seigneur commence par supprimer les longs discours; il ne veut pas qu'on multiplie devant Dieu les paroles, comme si par ce moyen on cherchait à l'instruire. Ce qu'il faut dans la prière, c'est là piété et non la loquacité. « Car votre père sait vos besoins avant que vous
 
 

1. Ps. CVIII, 7. — 2. I Tim. I, 13. — 3. Luc, XXIII, 34. — 4. Galat. I, 22-24.
 
 

l'imploriez. » Puisqu'il sait vos besoins, ne parlez donc pas beaucoup.

Mais s'il tonnait nos besoins, dira ici quelqu'un, pourquoi parler peu ou beaucoup ? pourquoi prier ? Il sait ce qui nous est nécessaire, qu'il nous le donne. — Non, mais il veut que tu pries pour accorder à tes désirs, et pour éloigner le mépris de ses dons. C'est lui d'ailleurs qui inspire ces désirs, et l'oraison dominicale enseignée par lui en est la forme. Il n'est permis de demander que ce qui y est exprimé.

5. « Dites donc, ce sont ses paroles: Notre Père qui êtes aux cieux. » Ainsi, vous en êtes témoins, vous commencez à avoir Dieu pour Père. Mais après votre régénération il sera réellement votre Père, et maintenant même, avant votre naissance spirituelle, vous êtes conçus par sa vertu dans le sein de l'Église, qui doit vous enfanter sur les fonts sacrés. « Notre Père, qui êtes aux cieux. » Souvenez-vous donc que vous avez un Père dans les cieux, souvenez-vous qu'issus d'Adam pour mourir, vous devez être régénérés par Dieu pour vivre. Et ce que vous dites, dites-le du rond du coeur. Priez avec affection, et vous serez réellement exaucés.

« Que votre nom soit sanctifié. » Pourquoi de mander que le nom du Seigneur soit sanctifié! N'est-il pas saint ? Pourquoi prier pour ce qui est déjà saint ? De plus, en demandant que ce nom soit sanctifié, ne sembles-tu pas implorer Dieu pour lui-même et non pour toi ? — Mais comprends bien et tu verras que c'est aussi prier ; pour toi. Que demandes-tu en effet ? Que ce qui en soi est toujours saint, soit sanctifié en toi-même. Qu'est-ce à dire : soit sanctifié ? Soit traité comme étant saint et ne soit pas méprisé. Tu vois ainsi que cette prière te regarde. Car le mépris que tu ferais du nom divin serait un malheur pour toi et non pour Dieu.

6. « Que votre règne arrive. » A qui parlons-nous ? Et si nous ne faisions pas cette demande, est-ce que le règne de Dieu n'arriverait pas! Mais il est ici question du règne qui suivra latin des siècles. Dieu en effet règne toujours, et obéi par toutes les créatures, il n'est jamais sans empire. Le règne donc que tu désires, c'est celui dont il est écrit dans l'Évangile. « Venez, bénis de mon Père, recevez l'empire qui vous a été préparé dès le commencement des siècles. » Voilà le règne dont tu dis : « Que votre règne arrive. » Nous demandons à la fois, et que ce règne s'établisse en nous et qu'en lui nous ayons (265) place. Il arrivera sûrement; mais à quoi bon pour toi, si tu es à la gauche ? Ici donc encore c'est ton bien que tu demandes, c'est pour toi que tu pries. Ce que tu désires, ce que tu sollicites dans ta prière, c'est de vivre de façon à être du nombre des saints à qui doit être donné le royaume de Dieu; et c'est pour demander la grâce de vivre de la sorte, que tu répètes: « Que votre règne arrive; » faites que nous soyons de votre royaume ; que votre règne arrive pour nous, comme il doit arriver pour vos saints et vos justes.

7. « Que votre volonté soit faite. » Dieu ne fera-t-il pas sa volonté, si tu ne lui adresses cette prière? Rappelle-toi ce que tuas récité dans le symbole « Je crois en Dieu le Père tout-puissant. » S'il est tout-puissant, pourquoi demander que sa volonté s'accomplisse? Que veut donc dire: « Votre « volonté se fasse? » — Qu'elle s'accomplisse en moi, et que je ne lui résiste point. Ici donc aussi tu pries pour toi et non pour Dieu. Lors même que tu ne l'accomplirais pas, la volonté de Dieu s'accomplira en toi. Elle s'exécutera en effet, soit dans ceux à qui il dira : « Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume qui vous a été préparé dès l'origine du monde; » car justes et saints ils entreront dans ce royaume; soit dans ceux à qui il dira aussi : « Allez au feu éternel préparé au diable et à ses anges (1); » car ils seront jetés dans ces flammes inextinguibles, comme le mérite leur méchanceté.

Autre chose est donc que la volonté divine se fasse par toi, et ce n'est pas sans motif que sollicitant son accomplissement en toi, tu demandes que ce soit pour ton bonheur. Car pour ton bonheur ou pour ton malheur elle s'exécutera en toi. Seulement, qu'elle s'exécute aussi par toi; — Pourquoi dire alors : « Que votre volonté soit faite au ciel et sur la terre? » Ne devrait-on pas dire: Que votre volonté soit faite par le ciel et par la terre ? C'est que Dieu t'ait en toi ce que tu fais et jamais tu ne fais rien qu'il ne le fasse en toi; tandis qu'il fait quelquefois en toi-même ce que tu ne fais pas, jamais tu ne fais rien sans lui.

8. Que signifie: « Au ciel et sur la terre; » ou bien: « sur la terre comme au ciel? » — Les Anges exécutent votre volonté; exécutons-la comme eux. « Que votre volonté soit faite sur la terré « comme au ciel. » Le ciel, c'est l'esprit; la terre, c'est le corps. Ainsi donc, lorsque tu dis, mais le dis-tu ? avec l'Apôtre : « J'obéis par l'esprit à
 
 

1. Matt. XXV, 34, 41.
 
 

la loi de Dieu; par la chair à la loi du péché (1); » la volonté divine s'accomplit dans le ciel, mais pas encore sur la terre. Et lorsque la chair sera soumise à l'esprit, lorsque la mort sera abîmée dans sa victoire ? et que l'esprit n'aura plus à combattre aucun désir charnel; lorsqu'il n'y aura plus ni discorde sur la terre, ni guerre dans le coeur et qu'on ne pourra plus dire : « La chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair; ils sont en effet opposés l'un à l'autre et vous ne faites pas ce que vous voulez (3) ; » lors donc que cette lutte aura cesses et que toute concupiscence sera devenue charité, l'esprit ne trouvera plus dans le corps rien à arrêter, rien à dompter, rien à comprimer, rien à écraser; tout marchera avec accord dans les voies de la justice , la volonté divine s'accomplira au ciel et sur la terre.

« Que votre volonté se fasse au ciel et sur la terre. » C'est un souhait de perfection. « Que votre volonté se fasse sur la terre comme au ciel » Dans l'Église les hommes spirituels sont le ciel, les hommes charnels sont la terre. « Que votre volonté se fasse, » donc « sur la terre comme au ciel. » Que les hommes charnels se convertissent et vous servent comme le font les hommes spirituels. « Que votre volonté se fasse sur la terre comme au ciel. » Voici un autre sens fort pieux. Il nous est recommandé de prier pour nos ennemis. L'Église est le ciel, les ennemis de l'Église sont la terre. Que veut dire alors : « Que votre volonté se fasse sur la terre comme au ciel ? » Que nos ennemis croient en vous, comme nous y croyons; qu'ils deviennent nos amis et en finissent avec leurs haines. Ils sont la terre, c'est pourquoi ils nous sont opposés; qu'ils deviennent le ciel, et ils seront d'avec nous.

9. « Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien » Il est clair ici que nous prions pour nous. Quand tu disais : « Que votre nom soit sanctifié; » nous avons dit t'expliquer que c'est pour toi que tu priais et non pour Dieu. Quand tu disais encore : « Que votre volonté se fasse » ; il a fallu te montrer encore que ce veau est à ton avantage et non à l'avantage de Dieu. Quand tu disais également : « Que votre règne arrive; » il a été nécessaire aussi de te faire observer que ce n'est pas dans l'intérêt de Dieu que tu demandais l'avènement de son règne. Mais à partir de ces paroles et jusqu'à la fin de l'oraison, il est évident que c'est pour nous que nous supplions.
 
 

1. Rom. VII, 26. — 2. I Cor. XV, 64. — 3. Galat. V, 17.
 
 

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« Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien : » c'est avouer que tu es le pauvre (le Dieu. N'en rougis point : quelque riche que soit un homme sur la terre, il n'en est pas moins le pauvre de Dieu. Le mendiant frappe à la porte du riche; et ce riche frappe à son tour à la porte d'un plus riche. On lui demande et il demande. S'il n'avait besoin, il ne s'adresserait point à Dieu dans la prière. Mais de quoi le riche a-t-il besoin ? Je l'ose dire, il a besoin de son pain de chaque jour. Pourquoi possède-t-il de tout en abondance? Pourquoi, sinon parce qu'il a reçu de Dieu ? Et qu'aurait-il si Dieu retirait sa main ? Combien se sont endormis riches et se sont éveillés pauvres? Si donc il ne lui manque rien, il en est redevable à la miséricorde de Dieu, et non à sa propre puissance.

10. Toutefois, mes bons amis, ce pain que nous mangeons et qui chaque jour restaure notre corps, vous voyez que Dieu le donne, non-seulement à ceux qui le bénissent, mais encore à ceux qui le blasphèment; il fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et sur les pécheurs. On le loue, il nourrit; on le blasphème, il nourrit encore. Il attend que tu fasses pénitence, mais si tu ne te convertis, il te condamne.

De ce que Dieu donne ce pain vulgaire aux bons et aux méchants, s'ensuit-il qu'il n'y a pas un pain spécial que les enfants savent demander et duquel le Seigneur disait dans l'Évangile : « Il n'est pas bon de prendre le pain des enfants et de le jeter aux chiens (2)? » Ce pain existe sans aucun doute. Mais quel est-il et pourquoi l'appeler quotidien? C'est que ce pain aussi est nécessaire; sans lui nous ne pouvons vivre; nous ne le pouvons sans ce pain: Il y aurait impudeur à demander à Dieu des richesses ; il n'y en a pas à lui demander le pain de chaque jour. Autre chose est de solliciter de quoi s'enorgueillir, autre chose est de demander de quoi vivre. Néanmoins, comme ce pain visible et sensible se donne aux bons et aux méchants, il est un autre pain quotidien que demandent tes enfants. Ce pain est la divine parole qui nous est distribuée chaque jour. Voilà, le pain quotidien dont vivent nos âmes et non pas nos corps. Ouvriers employés à la vigne, nous en avons besoin maintenant, c'est notre nourriture et non pas notre salaire. L'ouvrier a droit de recevoir deux choses de la part de Celui qui le fait
 
 

1. Matt. V, 46. — 2. Ibid. XV, 26.
 
 

travailler à sa vigne — la nourriture pour ne pas succomber et la récompense pour en jouir. Or notre nourriture de chaque jour sur cette terre est la divine parole constamment distribuée aux  Églises; et la récompense de nos travaux se nomme la vie éternelle. Si de plus l'on entend; par ce pain quotidien ce que reçoivent les fidèles, ce qui vous sera donné après le baptême, nous avons encore raison de nous écrier : « Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien; » c’est demander la grâce de nous conduire de manière à n'être pas éloignés de cet autel.

11. « Et pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Il n'est point nécessaire d'expliquer que cette demande est en notre faveur. Nous demandons en effet qu'on nous remette nos dettes; car nous avons des dettes, non pas d'argent, mais de péchés. Et vous? demande peut-être ici quelqu'un. — Et nous aussi, répondons-nous. — Quoi! saints évêques, vous aussi vous avez des dettes? — Nous aussi nous avons des dettes. — Vous aussi? Mon Monseigneur, ne vous faites pas injure. — Je ne me fais pas injure, je dis la vérité; nous ayons des dettes. « Si nous disons que nous n'avons pas de péché, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous (1). » Et nous sommes baptisés, et nous avons des dettes. Ce n'est pas que le Baptême ait laissé en nous aucune faute à effacer, c'est que dans le cours de la vie nous commettons des fautes pour lesquelles il nous faut le pardon chaque jour. En sortant de ce monde après le baptême on n'a plus de dette, on va sans aucune dette. Mais lorsqu'ensuite ou demeure dans cette vie mortelle, la fragilité même porte à des fautes qu'on a besoin de rejeter, si toutefois elles ne causent pas le naufrage; et si on n'a pas soin de s'en débarrasser, elles se multiplient bientôt jusqu'à faire sombrer le navire. En demander le pardon, c'est donc préserver du naufrage. Il ne suffit même pas de prier, il faut aussi faire l'aumône. Pour décharger le vaisseau et échapper à la ruine, n'emploie-t-on pas en même temps et les mains et la voix! Ainsi nous employons la parole quand nous disons : « Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Et nous employons nos mains lorsque nous accomplissons ce précepte : « Partage ton pain avec celui qui a faim, et reçois dans ta demeure l'indigent sans asile (2). — Enferme ton aumône
 
 

1. Jean, I, 8. — 2. Isaïe, LVIII, 7.
 
 

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dans le coeur du pauvre, et elle priera pour toi le Seigneur (1). »

12. Quelles ne seraient pas nos angoisses, si après avoir obtenu la rémission de nos péchés dans le sacrement de la régénération, nous n'avions pas reçu la grâce de nous purifier chaque jour par une sainte prière? L'aumône et l'oraison nous purifient de nos fautes, si toutefois nous n'en commettons point qui nous condamnent à être privés du pain quotidien, si nous évitons les crimes auxquels sont sûrement réservés les derniers supplices. Ne vous prétendez pas justes; ne croyez pas être, dispensés de dire : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Tout en s'abstenant de l'idolâtrie, des pratiques de l'astrologie et des remèdes des enchanteurs; des séductions de l'hérésie et des divisions du schisme; de l'homicide, de l'adultère et de la fornication; du vol et de la rapine; du faux témoignage et des autres crimes que je ne nomme pas et dont les funestes effets vont jusqu'à faire éloigner de l'autel et lier à la fois sur la terre et dans le ciel, ce qui est fort dangereux, ce qui perd irrémédiablement, à moins qu'on ne soit absous en même temps sur la terre et dans le ciel; en évitant donc tous ces péchés, on ne laisse pas d'être exposé, à pécher encore.

On pèche en regardant avec plaisir ce qu'il faut ne pas voir. Mais qui peut maîtriser l'agilité du regard? Ne dit-on pas que c'est de là que l'oeil a pris son nom : oculus a velocitate ? Qui peut donc maîtriser l'ouïe ou la vue ? Il suffit de vouloir fermer les yeux, et ils se ferment; mais pour fermer les oreilles il faut des efforts et élever les mains jusqu'à elles. T'empêche-t-on d'y porter la main ? elles demeurent ouvertes et tu rie saurais les fermer aux paroles médisantes, impures, adulatoires et trompeuses. Or entendre, même sans le faire, ce qu'il ne faut pas, n'est-ce pas pécher, quand on écoute le mal avec plaisir? Que de fautes ne commet pas une mauvaise langue? Elles suffisent quelquefois pour éloigner de l'autel. C'est la langue qui est cause des blasphèmes; c'est elle qui dit une multitude de paroles vaines qui ne vont pas au but de la vie. Que la main s'abstienne du mal et que les pieds n'y courent pas ; que l'oeil ne se porte à aucune impureté; que l'oreille ne s'ouvre volontairement il aucune turpitude; que la langue ne profère rien d'indécent, mais qui peut comprimer ses
 
 

1. Eccli. XXIX, 15.
 
 

pensées? Très souvent, mes frères, nous pensons à autre chose dans la prière; on dirait que nous oublions devant qui nous sommes debout ou prosternés.

En amassant sur toi toutes ces fautes, si légères qu'elles soient, n'en seras-tu pas écrasé? Qu'importe d'être chargé de plomb ou de sable? Le plomb ne fait qu'une masse, le sable consiste dans des grains séparés, mais leur multitude accable. Tels sont les péchés légers. Ne vois-tu pas aussi que de petites gouttes d'eau suffisent pour gonfler les fleuves et entraîner les terres ? La légèreté est compensée par le nombre.

13. Disons donc chaque jour, disons du fond du coeur et en conformant nos oeuvres à nos paroles : « Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » C'est une espèce d'engagement, c'est un pacte, un contrat que nous faisons avec Dieu. Pardonne et je pardonne, te dit le Seigneur ton Dieu. Tu ne pardonnes pas? C'est toi alors et non pas moi qui plaides contre toi-même.

Ah! mes très-chers enfants, je sais ce qui vous convient dans cette divine prière et principalement cet article : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés : » écoutez-moi donc. Vous allez recevoir le baptême; pardonnez tout : que chacun pardonne de tout son coeur ce qu'il y ressent contre qui que ce soit. Entrez avec ces dispositions dans l'eau sainte et soyez sûrs que vous y serez purifiés de tous les péchés que vous avez contractés, soit en naissant de vos parents selon la chair avec le péché originel, péché qui nous fait recourir avec les petits enfants à la grâce du Sauveur; soit en ajoutant à ce. premier péché des péchés de paroles, d'actions et de pensées; oui, tout vous sera remis; et vous sortirez.du bain sacré déchargés de toutes vos dettes, comme si le Seigneur en personne vous les avait remises.

14. Quant à ces péchés quotidiens, dont je vous ai déjà parlé et des quels il est nécessaire de vous purifier en disant chaque jour : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés; » que ferez-vous? Vous avez des ennemis; qui peut en effet vivre ici bas sans avoir d'ennemi? Appliquez-vous à les aimer. Non, aucun ennemi ne peut te nuire en te haïssant, autant que tu te nuis à toi-même en ne l'aimant pas. Il peut nuire à ta campagne, à tes troupeaux, à.ta maison, à ton serviteur, à ta servante, à ton fils, à ton épouse, et tout au (268) plus, s'il est puissant, à ta vie. Peut-il comme toi nuire à ton âme ? Atteignez à cette vertu; mes chère amis, je vous y engage.

Mais puis-je vous en faire la grâce? Celui-là seul vous l'a faite à qui vous dites : « Que votre volonté s'accomplisse sur la terre comme au ciel. » Ne croyez pas cependant la chose impossible; je sais et je sais par moi-même qu'il est des chrétiens qui aiment leurs ennemis. Si néanmoins vous estimiez ce devoir au dessus de vos forces; vous ne l'accompliriez pas. Mais persuadez-vous d'abord qu'il est possible de l'accomplir; priez ensuite pour que la volonté divine s'exécute en vous. Que te sert d'ailleurs le mal de ton ennemi? Il ne serait pas ton ennemi s'il n'y avait point de mal en lui. Désire-lui du bien, qu'il n'y ait plus de mal en lui, et il cessera de t'être opposé.

Ce n'est pas en effet la nature humaine; c'est la faute qui dans sa personne est ton ennemie. Est-il ton ennemi pour avoir une âme et un corps? Il est ce que tu es tu as une âme, il en a une; un corps, ii en a un; il est de même nature que toi, formé de la même argile, animé du même souffle divin: Il est ce que tu es; regarde en lui ton frère. N'avons-nous pas les deux mêmes premiers parents, le même père et la même mère, Adam et Eve? Donc nous sommes frères. Mais laissons là cette première origine. Nous avons également Dieu pour père et l'Église pour mère; donc à ce titre encore nous sommes frères. — Mais mon ennemi est un païen, un Juif, un hérétique, un de ceux pour qui j'ai dit : « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. » — O Église, Église, ton ennemi est un païen, un Juif, un hérétique ; il est donc terre. Et toi, si tu es ciel, implore ton Père qui est dans les cieux, et prie pour tes ennemis. Saul était aussi un ennemi de l'Église, on pria pour lui de cette manière et il devint un ami: Non-seulement il cessa de la persécuter, il travailla encore à la soutenir. Enfin, si tu veux savoir la vérité, on pria contre lui; mais contre sa méchanceté, non pas contre sa nature. Prie aussi contre la méchanceté de ton ennemi: qu'elle meure et qu'il vive. Si lui-même venait à mourir tu serais son ennemi, mais tu n'aurais pas en lui d'ami; au lieu que si c'est sa méchanceté qui meurt, en perdant en lui un ennemi tu retrouves un ami.

16. Qui est capable de ce devoir, dites-vous encore, qui l'a accompli ? Ah ! que Dieu mette en vos coeurs ces dispositions. Je le sais, peu d'hommes y sont fidèles; il n'y a pour l'être que les caractères vraiment grands et spirituels. Doit-on regarder comme tels tous ceux qui dans l'Église s'approchent de l'autel, y reçoivent le corps et le sang du Christ? Si tous n'ont pas ces sentiments, tous disent néammoins « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Si Dieu leur répondait alors: Pourquoi me demandez-vous d'accomplir ce que j'ai promis, puisque vous n'accomplissez pas ce que j'ai prescrite Qu'ai-je promis? De pardonner vos péchés. Qu'ai-je prescrit ? Que vous pardonniez aussi à ceux qui vous ont offensés. Et comment pouvez-vous leur pardonner, si vous n'aimez vos ennemis! Qu'allons-nous devenir, mes frères? Le troupeau du Christ va-t-il être réduit à cet extrême petit nombre?

Si pour pouvoir dire : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, » il n'y a que ceux qui aiment leurs ennemis, que vais-je faire ? que vais-je dire? Vous dirai-je : Puisque vous n'aimez pas vos ennemis, ne priez pas? Dieu m'en garde, — je dirai plutôt: Priez afin d'obtenir de les aimer, Vous dirai-je au moins : Puisque vous n'aimez pas vos ennemis, omettez ces paroles de l'oraison dominicale: « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés? » Qui supposera que je parle ainsi ? En ne prononçant pas ces mots, vous n'êtes point pardonnés; et en les prononçant sans faire ce qu'ils disent, vous ne l'êtes pas non plus. Pour obtenir le pardon, il faut donc prononcer et faire.

16. Voici un motif de consolation que je puis offrir, non pas au petit nombre, mais à la multitude des chrétiens, et je sais combien vous désirez l'entendre. « Pardonnez afin qu'on vous pardonne, » a dit le Christ (1). Et vous, que dites-vous dans la prière que nous expliquons! « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Pardonnez-nous, Seigneur, comme nous pardonnons. C'est-à-dire: ô Père qui êtes aux cieux; pardonnez-nous nos péchés comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Voici en effet ce que vous devez faire, sous peine de vous perdre: pardonnez aussitôt que votre ennemi vous demande pardon. Est-ce encore trop pour vous ? C'était beaucoup pour toi
 
 

1. Luc, VI, 37.
 
 

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d'aimer ton ennemi quand il te maltraitait: est-ce trop encore d'aimer un homme qui te supplie? Que réponds-tu ? Il me faisait du mal. Tu le haïssais alors. J'aimerais mieux que tu ne l'eusses pas fait; j'aimerais mieux qu'au moment où tu étais en proie à ses fureurs, tu te fusses rappelé cette prière du Seigneur : « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (1). » Je désirerais donc bien vivement qu'à l'époque même où tu ressentais les coups de ton ennemi, tu eusses arrêté les yeux sur le Seigneur ton Dieu prononçant ces paroles.

Il a fait cela, diras-tu peut-être; mais c'est comme Dieu, comme Christ, comme Fils de Dieu, comme son Fils unique, comme Verbe fait chair. Moi au contraire, méchant et faible, de quoi suis-je capable? —  Il y a trop de disproportion entre ton Seigneur et toi ? Pense donc à cet homme qui fut, comme toi, son serviteur. On lapidait saint Etienne, et sous cette grêle de pierres il s'était agenouillé et priait pour ses ennemis. « Seigneur, disait-il, ne leur imputez point ce péché (2). » Ils lançaient des pierres, bien éloignés de demander pardon, et lui le sollicitait pour eux. Ressemble, efforce-toi de ressembler à cet homme. Pourquoi traîner toujours ton coeur sur la terre ? Elève, élève-le comme on te le dit; fais effort, aime tes ennemis. Si tu ne peux les aimer quand ils te frappent, aime-les au moins quand ils t'implorent. Aime l'infortuné qui te dit : J'ai mal fait, mou frère, pardonne-moi. En ne pardonnant pas alors, non-seulement tu effaces de ton coeur l'oraison dominicale, mais tu seras effacé du livre de Dieu.

17. Mais si tu pardonnes alors, si tu éloignes la haine, de ton coeur, tout en t'invitant à l'éloigner toujours, je ne demande pas que tu renonces à la justice. — Que faire, si je dois châtier cet homme qui implore ma clémence ? — Fais ce que tu voudras. N'aimes-tu pas ton fils, lors même que lit le punis? Parce que tu en veux faire ton héritier, tu t’inquiètes peu de ses larmes quand tu le frappes. Dépose donc tout ressentiment lorsque ton ennemi recourt à ton indulgence.

Il n'est pas sincère, il dissimule, dis-tu peut-être.  O juge du coeur d'autrui! Apprends-moi aussi les pensées de ton père; peux-tu me dire celles mêmes que tu avais hier ? Cet ennemi te conjure, il le demande pardon. Pardonne, oui, pardonne. En refusant, tu ne lui fais pas de mal,
 
 

1. Luc, XXIII, 34. — 2. Act. VII, 59.
 
 

mais à toi. Il sait en effet ce qu il a à faire. Serviteur toi-même, tu ne veux pas pardonner à celui qui est serviteur comme toi ; il ira vers votre commun Seigneur, et lui dira : Seigneur, j'ai prié mon compagnon de me pardonner, et il a refusé : pour vous, pardonnez-moi. Le Seigneur ne peut il remettre les offenses à son serviteur? Celui-ci reçoit donc le pardon et revient absous, tandis que tu demeures lié. Comment lié ? Bientôt il te faudra prier, il te faudra dire « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés; » et le Seigneur te répondra : « Méchant serviteur, quand tu m'étais si redevable, tu m'as prié et je t'ai remis ta dette; ne fallait-il donc pas que tu prisses pitié de ton compagnon comme j’ai eu pitié de toi (1) » ? Ces paroles viennent de l'Evangile et non de moi.

Si au contraire tu accordes le pardon à qui te le demande, tu peux réciter la divine prière, et sans pouvoir aimer encore celui qui  te blesse tu peux dire néanmoins : « Pardonnes-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Achevons

18. « Et ne nous induisez pas en tentation. Pardonnez-nous, nos offenses comme nous, pardonnons à cour qui nous ont offensés; » voilà ce que nous disons en vue des péchés commis, quand il ne dépend plus de nous qu’ils ne le soient pas. Tu peux travailler à ne réitérer pas ce que tu as fait. Mais ne fais-tu pas aussi quelque chose pour effacer le mal commis ? Pour effacer ce mal voici un moyen ; « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, » Et pour éviter de retomber, quel moyen ? « Ne nous induisez pas en tentation, mais délivrez-nous du mal, c'est-à-dire de la tentation même.

19. Ainsi ces trois demandes : « Que votre nom soit sanctifié; que votre règne arrive ;  que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel, » concernent toute la vie de l'homme. Toujours en effet le nom du Seigneur doit être sanctifié en nous, nous devons être sous son empire et toujours nous devoirs faire sa volonté; ces devoirs sont éternels, Nous avons maintenant besoin du pain de chaque jour, et le reste de la prière, à partir de cet article, se rapporte aux nécessités de là vie présente. Nous avons dans cette vie besoin du pain de chaque jour ; besoin aussi qu'on nous pardonne nos péchés.
 
 

1. Matt. VIII, 3 , 33.
 
 

270
 
 

Il ne sera plus dans l'autre, question d'offenses; ici on est tenté, ici on est exposé au naufrage, ici la faiblesse laisse pénétrer dans le navire ce qu'il en faut rejeter. Mais lorsque nous serons devenus égaux aux Anges de Dieu, à Dieu ne plaise que nous lui demandions pardon de nos fautes, puisqu'il n'y en aura plus! Ici donc le pain quotidien; ici le pardon de nos péchés; ici la victoire sur la tentation qui ne pénètre pas dans cet autre inonde; ici encore la délivrance du mal, puisque là ne sera aucun mal, mais le bonheur éternel.

SERMON LVII. DE L'ORAISON DOMINICALE (1).
 

ANALYSE. — En expliquant la même prière, ce discours suit le même ordre que le précédent. Mais il en diffère par la rédaction et d'intéressants détails.
 
 

1. L'ordre à suivre dans votre éducation spirituelle est de vous enseigner d'abord ce que vous devez croire, ensuite ce que vous devez demander. Voici en effet ce que dit l'Apôtre : « Et il arrivera ainsi : quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé. » Ce texte est emprunté par lui à un prophète, car un prophète a prédit cette époque où tous devaient invoquer Dieu : « quiconque implorera le nom du Seigneur sera sauvé. » L'Apôtre a même ajouté : « Mais comment l'imploreront-ils, s'ils ne croient pas en lui ? Comment y croiront-ils, s'ils n'en ont pas entendu parler? Et comment en entendront-ils parler, si personne ne les prêche ? Et comment les prêchera-t-on, si l'on n'est pas envoyé (2) ? » On a donc envoyé des prédicateurs, ils ont annoncé le Christ, et les peuples les ont entendus parler de lui: en entendant ils ont cru et en croyant ils l'ont invoqué. Il était donc juste et souverainement exact de dire : « Comment l'imploreront-ils, s'ils ne croient pas en lui? Aussi vous a-t-on enseigné d'abord à croire, et vous apprend-on aujourd'hui même à invoquer Celui en qui vous croyez.

2. C'est le Fils de Dieu, c'est Notre-Seigneur Jésus-Christ qui nous a appris à prier. Il est le Seigneur même, comme vous l'avez appris et récité dans le Symbole, le Fils unique de Dieu, mais il ne veut pas rester seul. Il est unique, mais il ne veut pas- être seul, et il a daigné avoir des frères. A qui recommande-t-il de dire: « Notre Père qui êtes dans les cieux ? » A qui veut-il que nous donnions ce nom de Père, sinon à son propre Père ? Y a-t-il là jalousie à notre égard ?
 
 

1. Matt. VI, 9-13. — 2. Joël, II, 32; Rom. X, 13-16.
 
 

Après avoir mis au monde un, deux, trois enfants les parents quelquefois craignent d'en avoir encore, ils ont peur de réduire les premiers à la mendicité. Mais l'héritage que nous promet le Sauveur peut être partagé entre beaucoup, sain que personne y soit à l'étroit ; aussi invite-t-il les peuples gentils à devenir ses frères, et qui pourrait nombrer ceux qui ont le droit de dire avec ce Fils unique : « Notre Père qui êtes aux cieux ? » Combien l'ont dit avant nous ? Combien le diront après ? Combien donc ce Fils unique s'est donné de frères par sa grâce ? A combien fait-il part de son héritage? Pour combien a-t-il enduré la mort ? Nous avions sur la terre un père et une mère ; ils nous ont fait naître pour les fatigues et pour la mort : nous avons trouvé un autre Père et une autre mère, Dieu et l'Église ; ils nous donnent la vie éternelle. Songeons, mes chers amis, de qui nous commençons à être les fils et vivons comme il  convient de vivre quand on a un tel Père. Considérez que notre Créateur même a daigné devenir notre Père.

3. Nous venons d'apprendre quel est Celui que nous devons prier et quel immortel héritage nous devons espérer de Celui que nous commençons à regarder comme notre Père: apprenons ce que nous lui devons demander. Que demander à un tel Père ? N'est-ce pas à lui qu'aujourd'hui, hier et avant-hier nous avons demandé la pluie? C'est peu de chose pour lui; et  vous voyez néanmoins avec quels gémissements, avec quelle ardeur nous demandons la pluie, lorsque nous redoutons la mort, lorsque no craignons ce trépas auquel personne ne saurait (272) se soustraire. Car un peu plus tôt ou un peu plus lard chacun doit mourir ; mais pour retarder tant soit peu ce moment, nous gémissons, nous prions, nous soupirons, nous crions vers Dieu. Eh ! ne devons-nous pas crier bien plus encore pour obtenir d'arriver où jamais nous ne mourrons ?

4. Aussi poursuivons-nous : « Que votre nom soit sanctifié. » Nous lui demandons en effet que son nom soit sanctifié en nous ; car en lui il est toujours saint. Et comment, si ce n'est en nous rendant saints, sera-t-il sanctifié en nous? Nous n'avons pas été toujours saints, c'est son nom qui nous faits tels ; mais lui est toujours saint, son nom l'est toujours également, C'est donc pour nous et non pour Dieu que nous prions ici. Quel bien pouvons-nous lui souhaiter, puisqu'il n'est susceptible d'aucun mal ? C'est. à nous que nous voulons du bien, en demandant que son nom soit sanctifié, que ce nom, qui est toujours saint, soit sanctifié en nous.

5. «Que votre règne arrive, » Demandons, ne demandons pas, ce règne arrivera sûrement. Mais le règne de Dieu est éternel. Quand en effet le Seigneur n'a-t-il- pas régné ? Quand a-t-il commencé de régner ? Son règne n'a pas eu de commencement, il n'aura pas de fin. Sachez encore que c'est pour nous et non pas pour Dieu que nous prions ici. Nous ne disons pas: « Que votre règne arrive, » comme si nous lui souhaitions un royaume ; c'est nous qui serons son royaume, si nous faisons dans son amour des progrès par la foi ; et tous les fidèles rachetés par le sang de son Fils unique composeront son empire.

Or ce règne de Dieu arrivera après la résurrection des morts, car alors il viendra lui-même en personne. Et après cette résurrection des morts, il les séparera, comme il l'a annoncé, et placera les uns à sa droite, les autres à sa gauche. A ceux de droite il dira : « Venez, bénis de mon Père, possédez le royaume (1). » C'est là le royaume que nous, demandons, que nous sollicitons par ces paroles : « Que votre règne are rive, » qu'il nous soit donné. Si nous étions du nombre des réprouvés, ce royaume serait pour d'autres et non pour nous ; il sera pour nous au contraire si nous comptons parmi les membres de son Fils unique. Il ne tardera même pas : reste-t-il autant de siècles qu'il s'en est écoulé ? « Petits enfants, dit l'Apôtre bien-aimé, voici la
 
 

1. Matt. XXV, 34.
 
 

dernière heure (1); » mais comparée môme au grand jour, cette heure est longue, et toute dernière qu'elle soit, de combien d'ans n'est-elle pas composée ? Soyez néanmoins comme un homme qui veille, qui s'endort, et qui s'éveille pour régner. Veillons maintenant, nous nous endormirons à la mort, à la fin nous ressusciterons pour régner sans fin.

6. « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. » C'est la troisième demande « Que votre volonté soit fait sur la terré comme au ciel. » Elle est tout entière à notre avantage. Il est nécessaire en effet que la volonté de Dieu s'accomplisse, et cette volonté exige que les bons règnent et que les méchants soient damnés. Peut-elle ne pas s'exécuter ? Mais enfin quel avantage nous souhaitons-nous en disant : « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel ? » Écoutez. On peut comprendre cet article de bien des manières, et il y faut voir beaucoup de choses. Dire à Dieu : « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel, » c'est lui dire : Les Anges ne vous offensent pas; faites que nous ne vous offensions pas non plus. « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel, » qu'est-ce dire encore? C'est dire : Tous les saints patriarches, tous les prophètes, tous les Apôtres, tous les hommes spirituels sont pour Dieu comme le ciel, et comparés à eux nous ne sommes que la terre. « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel : » en nous comme en eux. « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel ; » c'est dire encore : L'Église de Dieu est le ciel, ses ennemis sont la terre. Nous souhaitons à nos ennemis de croire aussi et de devenir chrétiens, afin que de cette manière la volonté de Dieu soit faite sur la terre comme au ciel. « Que la volonté de Dieu soit faite sur la terre comme au ciel ; » c'est dire encore : Notre esprit est le ciel et notre corps la terre; de même donc que notre esprit se renouvelle en croyant, qu'ainsi notre corps se rajeunisse en ressuscitant, et que la volonté de Dieu s'accomplisse dans la terre comme au ciel. C'est dire aussi: Quand notre âme voit la vérité et s'y complaît, elle est le ciel; le ciel, c'est « de me complaire dans la loi de Dieu selon l'homme intérieur. » Et la terre, c'est « de voir dans mes membres une autre loi qui résiste à la loi de mon âme (2). » Quand donc cette lutte aura cessé, quand il y aura pleine concorde entre la chair et l'esprit, la volonté de
 
 

1. I Jean, II, 18. — 2. Rom. VII, 22, 23.
 
 

272
 
 

Dieu s'accomplira dans la terre comme au ciel. Pensons à tout cela et sollicitons tout cela de notre Père, lorsque nous lui adressons cette demande.

Tout ce que je viens d'expliquer, mes chers amis, ces trois demandes ont rapport à l'éternelle vie. Car c'est pour l'éternité que le nom de notre Dieu doit être sanctifié en nous; pour l'éternité qu'arrivera son royaume où nous vivrons toujours; pour l'éternité enfin que sa volonté s'accomplira au ciel et sur la terre pie toutes les façons que j'ai expliquées.

7. Restent donc les demandes relatives au temps de ce pèlerinage. Voici la première : « Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien. » Donnez-nous les biens éternels, donnez-nous aussi les choses temporelles. Vous nous avez promis un royaume, ne nous refusez pas de quoi subsister. Vous, nous donnerez près de vous une gloire éternelle, donnez-nous sur la terre la nourriture corporelle. De là ces mots: quotidien, aujourd'hui, c'est-à-dire pendant tout le temps actuel. Demanderons-nous encore après cette vie notre pain quotidien? Alors on ne dira plus chaque jour, mais aujourd'hui. Maintenant on dit chaque jour parce que les jours passent et se succèdent. Dira-t-on chaque jour, lorsqu'il n'y aura plus qu'un seul jour, le jour éternel ?

Il faut entendre de deux manières cette demande relative au pain quotidien; il faut y voir ce qui est nécessaire à la vie charnelle, et ce qui est nécessaire à la vie spirituelle. Ce qui nous est indispensable pour la vie de chaque jour regarde d'abord la nourriture corporelle, puis le vêtement. Mais on prend la partie pour le tout, et en demandant le pain nous entendons tout le reste. Les fidèles savent aussi qu'il y a un aliment spirituel qu'on vous fera connaître lorsque vous devrez le recevoir à l'autel de Dieu. Cet aliment sera aussi votre pain quotidien, car il est nécessaire dans cette vie. Recevrons-nous l’Eucharistie lorsque nous serons réunis au Christ et que nous commencerons à régner avec lui pour l'éternité ? Elle est donc notre pain quotidien; mais en prenant ce pain, ne nous contentons pas de nourrir notre corps, nourrissons principalement notre âme. La vertu propre à ce divin aliment est une force d'union; elle nous unit au corps du Sauveur et fait de nous ses membres, afin que nous devenions ce que nous recevons. Ce sera alors véritablement notre pain quotidien.

Ce que je vous explique maintenant est aussi notre pain quotidien; ce pain quotidien est encore dans les lectures que vous entendez chaque jour à l'Église, dans les hymnes que l'on chante et que vous chantez. Tout cela est nécessaire à notre pèlerinage. Lorsque nous serons parvenus au terme, lirons-nous encore des livres? Ne verrons-nous pas le Verbe, ne l'entendrons-nous pas, ne le mangerons-nous pas, ne le boirons-nous pas, comme font maintenant les Anges? Et les Anges ont-ils besoin de livres, de commentateurs ou de lecteurs? Nullement; car leur lecture consiste à regarder, et ils voient la vérité même; ils s'abreuvent à cette source profonde dont nous recevons quelques gouttes. C'est assez sur le pain quotidien ; cette demande est nécessaire durant la vie présente.

8. « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Cette demande est-elle nécessaire ailleurs qu'ici? Là en effet nous n'aurons plus de dettes ; et les dettes sont-elles autre chose que les péchés ? Vous allez être baptisés, et tous vos péchés seront effaces alors, sans qu'il vous en reste absolument aucun. Tout le mal que vous pouvez avoir fait par actions, par paroles, par désirs et par pensées, sera complètement anéanti. Mais si dans la vie que vous mènerez ensuite il n'y avait rien à craindre, on ne nous apprendrait pas à répéter: « Pardonnez-nous nos offenses. » Ayons soin toutefois d'accomplir ce qui suit : « Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ». Vous donc, vous surtout qui allez entrer dans le bain sacré pour y recevoir le pardon entier de tous vos péchés, prenez garde de conserver dans vos coeurs du ressentiment contre autrui; travaillez à sortir du baptême avec paix, libres et déchargés de toute dette ; ne cherchez pas à vous venger des ennemis qui auparavant vous ont fait quelques torts. Pardonnez comme on vous par- u donne. Dieu n'a fait tort à personne; et sans rien devoir il pardonne. Comment ne doit pas pardonner celui à qui on pardonne, quand Celui qui n'a pas besoin de pardon, pardonne tout sans réserve ?

9. « Ne nous induisez pas en tentation, mais délivrez-nous du mal. » Cette demande aussi sera-t-elle nécessaire dans cette autre vie? Pour dire : « Ne nous induisez pas en tentation, » il faut pouvoir être exposé à quelque tentation. Nous lisons au saint livre de Job : « La vie humaine n'est-elle pas une tentation sur la (273) terre (1)? » Que demandons-nous alors? Que demandons-nous ?

Écoutez. « Que nul, lorsqu'il est tenté, dit l'Apôtre saint Jacques, ne dise que c'est Dieu qui le tente (2). » La tentation est ici prise dans un mauvais sens, pour les déceptions et les chutes que cause le démon. Il est en effet une autre espèce de tentation qui porte le nom d'épreuve ; c'est d'elle qu'il est écrit : «Le Seigneur notre Dieu vous tente pour savoir si vous l'aimez (3). » Qu'est-ce à dire, pour savoir ? Pour vous faire savoir, car lui le sait. Dieu donc n'envoie à personne la tentation qui consiste à: tromper et à séduire; mais dans ses jugements aussi profonds que mystérieux, il est des hommes qu'il abandonne ; et quand il les abandonne le tentateur sait ce qu'il a à faire. Dans ce malheureux que Dieu abandonne, il ne trouve pas un ennemi qui lui résiste, mais un bien dont il s'empare. Afin donc de n'être pas abandonnés nous crions: « Ne nous induisez pas en tentation. »

« Chacun, dit l'Apôtre saint Jacques, est tenté par la concupiscence qui l'entraîne et le séduit; puis la concupiscence ayant conçu enfante le péché, et le péché consommé engendre la mort (4). » A quoi se réduit cet enseignement? À nous exciter, à combattre nos passions. Vous allez laisser vos péchés dans le saint baptême, mais vous conserverez vos passions pour les combattre après avoir été régénérés ; la guerre restera en vous. — Ne crains aucun ennemi extérieur; sache te vaincre et le monde est vaincu. Que peut sur toi le tentateur étranger, le démon ou son ministre, peu importe ? Un homme pour te séduire, fait briller à tes yeux l'appât du gain ; s'il ne trouve pas en toi d'avarice, que peut-il ? Mais s'il en trouve, cette passion s'enflamme à la vue du gain et tu te laisses prendre à ce perfide appât, au lieu que vainement il te serait présenté si tu n'avais pas d'avarice. Le tentateur te propose une femme remplie de beauté ; sois chaste intérieurement et tu triomphes de l'iniquité. Pour n'être pas séduit par les charmes d'une femme étrangère, lutte contre la convoitise. Tu ne sens pas ton ennemi, mais tu ressens l'impression mauvaise. Tu ne vois pas le diable, mais tu vois ce qui t'impressionne. Dompte cette impression secrète ; combats, combats. Celui qui t'a régénéré te jugera ; s'il veut la lutte, c'est pour te donner une couronne. Mais s'il ne te soutient, s'il t’abandonne, tu seras vaincu sans aucun doute
 
 

1. I Job, VII, 1. — 2. Jacq. I ,13. — 3. Deut. XIII, 3. — 4. Jacq. I, 14,15.
 
 

voilà pourquoi tu lui dis dans ta prière : « Ne nous induisez pas en tentation. » Il est des hommes que dans la colère de son jugement il a abandonnés à leurs passions ; c'est ce que dit l'Apôtre : « Dieu les a livrés aux convoitises de leur coeur (1). » Comment les a-t-il livrés? Non pas en leur faisant violence, mais en les laissant.

10. « Délivrez-nous du mal. » Cette demande peut faire partie de la précédente; et pour faire entendre qu'elle n'en fait qu'une avec elle, elle est ainsi exprimée : « Ne nous induisez pas en tentation, mais délivrez-nous du mal. » La conjonction mais indique qu'il n'y a ici qu'une demande : « Ne nous induisez pas en tentation, mais délivrez-nous du mal. » Comment ? Voyons chaque membre de la phrase : « Ne nous induisez pas en tentation; mais délivrez-nous du mal. » En nous délivrant du mal, il ne nous induit pas en tentation ; et en ne nous induisant pas en tentation, il nous délivre du mal.

11. Mais la grande tentation, mes chers amis, la grande tentation de cette vie, c'est quand on attaque en nous ce qui nous fait mériter le pardon des fautes où nous avons pu tomber. La tentation horrible, c'est quand on nous ôte le remède aux blessures produites par les autres tentations. Vous ne comprenez pas encore je le vois; appliquez-vous et vous comprendrez.

Par exemple, un homme est tenté par l'avarice et il finit par succomber sous quelque coup, car te bon combattant, le valeureux guerrier est blessé quelquefois. Un homme donc, après même avoir lutté avec courage, est vaincu par l'avarice, il a fait je ne sais quoi sous l'inspiration de l'avarice. Un mouvement d'impureté s'est fait sentir, il n'a conduit ni au viol ni à l'adultère. Le premier de ces crimes fût-il commis, il faudrait s'abstenir du second. Mais on a vu une femme avec convoitise, on a pensé à quelque chose avec trop de plaisir, on a accepté le combat, et si bon lutteur qu'on soit on est blessé. Cependant on n'a pas consenti, on a réprouvé le mouvement désordonné, on, lui a opposé une douleur amère et on l'a vaincu. Mais pour avoir molli d'abord on peut dire: « Pardonnez-nous nos offenses. » Ainsi en est-il des autres tentations, et toujours il est difficile que nous n'ayons pas besoin de nous écrier : « Pardonnez-nous nos offenses. »

Quelle est donc cette horrible tentation dont j'ai parlé, cette tentation funeste, redoutable, et qu’il faut éviter de toutes ses forces, avec tout
 
 

1. Rom, I, 24.
 
 

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son courage? Quelle est-elle? C'est quand on nous pousse à nous venger. On s'enflamme de colère, on menace de sa vengeance : voilà la tentation horrible. C'est perdre, hélas! le moyen d'obtenir le pardon de ses autres iniquités. Tu t'étais laissé aller à d'autres impressions illicites, à d'autres passions coupables, et tu devais être guéri de ces blessures en disant : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » En te poussant à la vengeance, on te fait perdre le mérite de cette parole: « Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés; » et en perdant ce mérite, tu conserves tous tes péchés, tu n'es déchargé d'absolument aucun.

12. Notre Maître et Sauveur savait que cette tentation est la plus à craindre en cette vie. Aussi en nous enseignant les' six ou sept demandes de l'oraison dominicale, il n'a cherché à nous en expliquer aucune, à nous en recommander aucune avec autant d'instance que celle-ci. N'avons-nous pas dit : « Notre Père qui êtes dans les cieux? » Pourquoi donc, après cette prière, ne nous a-t-il rien expliqué de ce qu'il a mis au commencement, à la fin ou au milieu ? Pourquoi ne dit-il rien de ce qui vous arriverait si le nom du Seigneur n'était pas sanctifié en vous, si vous n'étiez pas admis dans son royaume, si sa volonté n'était pas faite en vous comme elle l'est au ciel, ou s'il ne veillait pas sur vous pour vous empêcher de succomber à la tentation? Que dit-il donc? « En vérité je vous le déclare, si vous pardonnez aux hommes leurs fautes; » ce qui se rapporte à ces mots : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui « nous ont offensés. » Sans donc s'arrêter aux autres demandes qu'il nous a enseignées, il insiste avec force sur celle-ci. De fait, il n'était pas si nécessaire d'appuyer sur les articles à la violation desquels le pécheur connaît le remède; mais il fallait insister- spécialement sur celui dont la transgression rend incurables tous les autres péchés. Tu dois dire : «Pardonnez-nous nos péchés. » Lesquels? Hélas! nous n'en avons que trop, car nous sommes des hommes. J'ai parlé un peu plus que je n'aurais dû, j'ai dit ce que je devais taire, j'ai ri plus qu'il ne fallait, j'ai mangé, j'ai bu au delà du nécessaire; j'ai écouté avec plaisir ce que je n'aurais pas dû; j'ai regardé volontiers ce que je ne devais pas et volontiers j'ai pensé à ce qui m'était interdit : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui « nous ont offensés. » Tu es perdu, si tu ne peux dire cela.

13. Réfléchissez, mes frères; réfléchissez, mes enfants; réfléchissez, enfants de Dieu; réfléchissez à ce que je vous dis. Luttez de toutes vos forces contre votre coeur ; et si vous, voyez votre colère se dresser contre vous, implorez contre elle le secours de Dieu. Que Dieu te rende vainqueur ; oui, que Dieu te rende vainqueur, non pas à l'extérieur, de ton ennemi, mais à l'intérieur, de ton âme. Prie, et il le viendra efficacement en aide. Il aime mieux nous voir lui demander cela que la pluie. Vous voyez en effet, mes chers amis, combien de demandes nous a enseignées le Christ notre Seigneur, et il en est une à peine qui concerne le pain quotidien. Il veut donc que nous rapportions tous nos desseins à l'éternelle vie. De quoi craignons-nous de manquer, puisqu'il s'est engagé envers nous par promesse, puisqu'il a dit : « Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît; car votre Père sait que vous en avez besoin avant que vous les lui demandiez (1) ? » — « Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît. » Beaucoup en effet ont été éprouvés même par la faim, ils s'y sont montrés comme un or pur et n'ont pas été abandonnés de Dieu; au lieu qu'ils y auraient péri, si leur coeur n'avait pas été soutenu par le pain spirituel de chaque jour. Soyons surtout affamés de ce pain. « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés (2). » Dieu peut jeter sur notre faiblesse un regard de miséricorde et répondre à cette prière: « Souvenez-vous que nous sommes poussière (3). » Celui donc qui a fait l'homme d'un peu de poussière, et qui a animé cette poussière, a livré pour elle son Fils unique à la mort. Ah! combien ne nous aime-t-il pas ? Qui pourrait l'exprimer? Qui pourrait même le concevoir dignement?
 
 

 1. Matt. VI, 33, 32,8. — 2. Ib. V, 6. — 3. Ps. CII, 14.

SERMON LVIII. DE L'ORAISON DOMINICALE (1).
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ANALYSE. — Ce discours ne se distingue du précédent que par des détails et des développements accidentels. On, ne peut néanmoins que gagner beaucoup à l'étudier encore.
 
 

1. Vous avez récité le Symbole, l'abrégé de notre foi. Déjà il y a quelque temps je vous ai rapporté ces paroles de l'Apôtre saint Paul « Comment l'invoquera-t-on, si l'on ne croit en lui (2)? » Puis donc qu'on, vous a appris, puisque vous avez retenu et répété la manière de croire en Dieu; écoutez aujourd'hui la manière de l'invoquer.

C'est le Fils de Dieu lui-même, vous l'avez entendu pendant la lecture de l'Évangile, qui a enseigné cette prière à ses disciples et à ses fidèles. Quel espoir n'avons-nous pas d'obtenir notre grâce, puisqu'un tel avoué nous a dicté la supplique! Assis à la droite du Père, comme vous l'avez publié, il est par conséquent l'assesseur du Père, et notre avocat doit être notre juge, car il viendra. juger les vivants et les morts.

Retenez donc bien cette prière, que vous devez répéter dans huit jours. Ceux d'entre vous qui ne savaient pas parfaitement le Symbole, ont ce temps encore pour l'apprendre, car samedi, ce grand jour de samedi prochain où vous devez recevoir le baptême, il vous faudra le réciter en présence de tous- ceux qui seront là; et dans huit jours, à partir d'aujourd'hui, vous répéterez l'oraison qu'on vous apprend aujourd'hui.

2. En voici le commencement : « Notre Père « qui êtes dans les cieux. » Dès que nous avons un Père au ciel, considérons comment il convient que nous vivions sur la terre. Car avec un tel Père on doit vivre de façon à se rendre digne d'être admis à son héritage. Nous disons tous : « Notre Père. » Quelle bonté! Ces paroles sont prononcées par l'Empereur et le mendiant, par le serviteur et son maître. Tous disent : « Notre Père qui êtes aux cieux. » Ils savent donc qu'ils sont frères, dès qu'ils ont le même Père. Et pourquoi un maître dédaignerait-il d'avoir pour frère son serviteur, puisque le Christ Notre-Seigneur veut bien aussi l'appeler son frère.

3. « Que votre nom soit sanctifié, » disons
 
 

1. Matt. VI, 9-13. — 2. Rom. X, 14.
 
 

nous encore; « que votre règne arrive. » Sanctifier le nom de Dieu c'est devenir saint, car ce nom est toujours saint en lui-même. Nous souhaitons aussi l'avènement de son règne. Il viendra, fût-ce malgré nous; mais désirer et demander que son règne arrive, c'est simplement désirer qu'ils nous rende dignes de son royaume, car, ce qu'à Dieu ne plaise, il pourrait se faire que son règne arrivât et non pas pour nous. Il viendra; mais pour un grand nombre il ne viendra pas. Il viendra pour ceux à qui il sera dit : « Venez, bénis de mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé dès l'origine du monde. » Et il ne viendra pas pour ceux à qui s'adresseront ces mots : « Allez loin de moi, maudits, au feu éternel (1). » Ainsi quand nous disons : « Que votre règne arrive, » nous demandons qu'il vienne pour nous. Qu'est-ce à dire, qu'il vienne pour nous? Que Dieu nous trouve bons pour lui. Nous le prions par conséquent de nous rendre bons, car alors il nous admettra dans son royaume.

4. Nous ajoutons: « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. » Les Anges vous servent dans le ciel, faites que nous vous servions sur la terre. Les Anges ne nous offensent pas dans le ciel, faites que nous ne vous offensions pas sur la terre. Accomplissons votre volonté comme ils l'accomplissent. Ici encore que demandons-nous, sinon de devenir bons? Dieu sans aucun doute fait toujours sa volonté, mais elle se fait en nous lorsque nous l'accomplissons.

Nous pouvons encore entendre ces mêmes paroles : « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel, » de la manière suivante. Nous recevons un ordre de Dieu, et il nous plait, il plait à notre esprit; car nous nous complaisons dans la loi de Dieu selon l'homme intérieur (2). La volonté de Dieu s'accomplit alors dans le ciel; notre esprit se comparant au ciel et notre corps à la terre. Que veut donc dire : « Votre volonté
 
 

1. Matt. XXV, 34. 41. — 2. Rom. VII, 22.
 
 

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soit faite sur la terre comme au ciel? » Votre commandement est agréable à mon esprit ; que ma chair aussi s'y conforme et que disparaisse enfin cette lutte que décrit l'Apôtre en ces termes: «La chair convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair (1). » Quand l'esprit convoite contre la chair, c'est la volonté divine qui s'accomplit au ciel ; et quand la chair ne convoite plus contre l'esprit, déjà cette même volonté s'accomplit sur la terre. Or la paix sera parfaite quand Dieu le voudra; si maintenant il veut le combat, c'est afin de pouvoir donner la victoire.

On peut aussi faire une autre application de la même demande : « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. » Figurons-nous l'Eglise comme le ciel, car elle porte Dieu; et voyons dans la terre les infidèles a qui il a été dit : «Tu es terre et tu retourneras en terre (2). » Par conséquent, lorsque nous prions pour nos ennemis, pour les ennemis de l'Église, pour les ennemis du nom chrétien, nous demandons à Dieu « que sa volonté soit faite sur la  terre comme au ciel, » par ceux qui le blasphèment comme par ceux qui le servent, et que tous deviennent ciel.

5. « Donnez-nous aujourd'hui nôtre pain quotidien. » On peut entendre que par ces paroles noirs demandons simplement ce qui est nécessaire à la vie de chaque jour, pour l'avoir en abondance, ou au moins pour n'en pas manquer. Nous disons de chaque  jour, pendant ce qui est appelé aujourd'hui (3). Chaque jour en effet nous vivons, nous nous éveillons chaque jour, nous mangeons et nous avons faim chaque jour. Que Dieu nous donne donc notre pain de chaque jour.

Pourquoi n'avoir point parlé du vêtement? Car nous avons besoin, pour vivre; du boire et du manger, et pour nous abriter, du vêtement et d'un asile. Ne désirons rien de plus. « Nous n'avons rien apporté dans ce monde, dit l'Apôtre, et nous n'en saurions emporter rien ; dès que nous avons le vivre et le vêtement, contentons-nous (4). » Qu'il n'y ait plus d'avarice et l'a nature est assez riche. Si dans ces mots : « Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien. » nous pouvons entendre avec raison ce qui concerne la vie de chaque jour, pourquoi nous  étonner que le pain comprenne aussi tous les autres aliments nécessaires? Que dit Joseph en invitant ses frères? « Ces hommes aujourd'hui
 
 

1. Galat. V, 17. — 2. Gen. III, 19. — 3. Héb. III, 13. — 4. I Tim. VI, 78.
 
 

mangeront le pain avec moi (1).» Ne devaient-ils manger que du pain ? Le pain comprenait tout le reste. Ainsi en demandant notre pain de chaque jour, nous demandons tout ce qui sur la terre est nécessaire à notre corps. Mais que dit le Seigneur Jésus? « Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît (2). »

Cette même demande : « Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien, » s'applique aussi parfaitement à votre Eucharistie, Seigneur, à cette nourriture de chaque jour. Les fidèles savent ce qu'ils reçoivent alors, et il leur est salutaire de prendre cet aliment quotidien, nécessaire à la vie présente. Ils prient donc pour eux-mêmes; ils demandent à devenir bons, persévérer dans l'innocence, dans la foi et les bonnes oeuvres. Voilà ce qu'ils ambitionnent, voilà ce qu'ils implorent, car s'ils ne persévéraient pas dans la pratique du bien, ils seraient privés de ce pain, mystérieux. Que signifie donc : Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien ? » Accordez-nous de vivre de façon à n'être pas éloignés de votre autel.

Quant à la parole de Dieu, que l'on vous explique chaque jour et que l’on vous rompt en quelque sorte, elle est aussi un pain quotidien. Le corps demande le pain vulgaire, l'esprit a besoin de ce pain spirituel. Aussi nous le demandons également, et le pain quotidien comprend tout ce qui nous est nécessaire dans cette vie, soit pour notre âme, soit pour notre corps.

6. Nous- disons encore : «Pardonnez-nous nos offenses ; » ne cessons.de le dire, car nous disons vrai. Eh.! quel homne vit dans ce corps sans avoir de péchés ? Quel homme vit de manière à n'avoir pas besoin de faire cette demande? On peut s'enfler, maison ne saurait se justifier; et il est bon d'imiter le publicain, sans s'enorgueillir comme le pharisien. Celui-ci monte au temple, il y vante ses mérites sans découvrir les plaies de son âme. L'autre en disant: « Seigneur ayez pitié de moi, pauvre pécheur (3), » savait mieux pourquoi il était venu, Considérez donc, mes frères, que c'est notre Seigneur Jésus, notre Seigneur Jésus lui-même qui a enseigné cette demande à ses disciples, à ses grands, à ses premiers Apôtres, les chefs du troupeau dont nous faisons partie. Mais si ces béliers implorent le pardon de leurs fautes, que doivent faire les
 
 

1. Gen. XLIII, 16. —  2. Matt. VI, 33. — 3. Luc, XVIII, 10-13.
 
 

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agneaux dont :il est dit: « Offrez au Seigneur les petits des béliers (1). » Vous savez qu'il est question de cette vérité dans le. Symbole que vous avez récité, puisqu'entre autres choses vous y avez nominé la rémission des péchés. Or, il y a une rémission des péchés qui ne s'accorde qu'une fois, et il en est une autre qui se fait chaque jour. La rémission des péchés qui ne s'accorde qu'une fois, est celle qui se fait dans.le baptême; l'autre s'octroie durant toute cette vie, pendant qu'on récite l'oraison dominicale. C'est en vue de cette dernière que nous disons: « Pardonnez-nous nos offenses. »

7. Le Seigneur a de plus conclu avec mous un accord, un pacte, un solide contrat, en nous faisant dire : « Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Pour dire avec fruit : « Pardonnez-nous nos offenses, » il faut dire avec vérité : « Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » En ne prononçant pas ces dernières paroles ou en les prononçant à faux, on prononce inutilement les premières. C'est à vous principalement, à vous qui approchez du saint baptême, que nous disons: Pardonnez tout du fond du coeur. Et vous, fidèles qui profitez de cette occasion pour -entendre cette prière et l'explication que nous en faisons, pardonnez de bon coeur tout ce que vous avez contre autrui; mais pardonnez là même ors pénètre l'oeil de Dieu. Il arrive quelquefois que l'on pardonne de bouche et non de coeur. On pardonne de bouche, à cause des hommes; on ne pardonne pas de coeur, parce que l'on ne craint pas les regards de Dieu. Vous, pardonnez entièrement ; quelque ressentiment que vous ayez gardé jusqu'aujourd'hui, au moins aujourd'hui pardonnez tout. Le soleil ne devait pas se coucher sur votre colère, et combien de soleils s'y sont couchés! Que cette colère s'éteigne enfin.

Voici la fête du grand soleil, de ce soleil dont il est dit dans l'Ecriture : « Pour vous se lèvera le soleil de justice, et vous trouverez le salut sous ses ailes (2). » Sous ses ailes, c'est-à-dire sous sa protection. Aussi lisons-nous dans un psaume: « Protégez-moi à l'ombre de vos ailes (3). » Il est des malheureux qui feront, au jour du jugement suprême, une pénitence tardive, et qui se livreront à une douleur infructueuse. Le livre de la Sagesse nous les montre d'avance. Et que diront-ils au milieu de leurs regrets, parmi les gémissements qui s'exhaleront de leur âme
 
 

1. Ps. XXVIII, 1. — 2. Malach, IV, 9. —3. Ps. XVI, 2.
 
 

oppressée? « Que nous a servi l’orgueil? Que nous a procuré l'ostentation des richesses? — Ainsi, diront-ils encore, nous avons erré hors des voies de la vérité, la lumière de la justice n'a pas lui à nos yeux, et le Soleil ne s'est pas levé sur nous (1). » Ce Soleil se lève sur les justes; quant au soleil visible, Dieu lé fait lever chaque jour sur les bons et sur les méchants (2). Il appartient aux, justes de voir ce premier Soleil; ils le portent maintenant par la foi dans leurs cœurs. Si donc tu te fâchés, que le soleil visible ne se couche pas sur ta colère. « Que le soleil ne se couche pas sur votre colère, dit l'Apôtre (3) ; » autrement le Soleil de justice se coucherait aussi pour toi et tu resterais dans les ténèbres.

8. Gardez-vous de croire que la colère ne soit rien. « La colère m'a troublé l'oeil, » dit le prophète. L'oeil troublé ne saurait regarder le soleil; en vain il fait effort, il ne trouve que souffrance sans plaisir. Qu'est-ce que la colère? Le désir de la vengeance. Quoi! Un homme veut se venger, et le Christ n'est pas vengé encore, les martyrs ne le sont pas ! La patience divine attend encore que se convertissent les ennemis du Christ, que les ennemis des martyrs se convertissent, et nous, qui sommes-nous donc pour chercher à nous venger? Eh ! que deviendrions-nous si Dieu cherchait à se venger lui-même? Jamais il ne nous a manqué, cependant il ne veut pas se venger de nous, et nous qui l'offensons presque chaque jour, nous voulons nous venger? Pardonnez donc, et pardonnez de bon coeur. Tu es irrité, ne pèche pas. « Fâchez-vous, est-il écrit, mais gardez-vous de pécher (4). » Fâchez-vous comme hommes, si vous êtes vaincus; mais gardez-vous de pécher en nourrissant dans le coeur votre colère, ce qui serait la nourrir contre vous et vous exposer à être rejetés loin de la lumière. Oui, pardonnez.

Qu'est-ce que la colère? Un.désir de vengeance. Qu'est-ce que la haine? Une colère invétérée; car lorsque la colère est invétérée elle porte le nom de haine. C'est ce que semble exprimer le prophète déjà cité. Après avoir dit : « La colère m'a « troublé l'oeil ; » il ajoute: « J'ai vieilli au milieu de tous mes ennemis (5). » Ce qui d'abord n'était que de la colère est devenu de la haine, parce que cette colère a vieilli. La colère est un brin d'herbe, la haine un gros arbre. Parfois nous reprenons un homme qui s'irrite, et dans notre
 
 

1. Sag. V, 3. 8, 6. — 2. Matt. V, 45. — 3. Ephés. IV, 26. — 4. Ps. IV, 5. — 5. Ps. VI, 8.
 
 

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coeur nous entretenons de la haine. C'est alors que le Christ nous crie : « Tu vois le brin d'herbe dans l'oeil de ton frère, et dans le tien tu ne vois pas la poutre (1). » Comment ce brin d'herbe a-t-il grossi jusqu'à devenir une poutre? Parce qu'on ne l'a pas arraché immédiatement. Tant de fois tu as laissé le soleil se lever et se coucher sur ta colère; ainsi tu l'as invétérée. Tu as cherché les mauvais soupçons, tu en as arrosé le brin d'herbe; en l'arrosant tu l'as nourri, et en le nourrissant tu en as fait une poutre. Tremble au moins devant ces mots : « C'est être homicide que de haïr son frère (2). » Tu n'as point tiré l’épée contre lui, tu ne l'as pas blessé, tu ne lui as fait aucune plaie dans le corps; tu en as seulement la pensée dans le coeur, et tu es regardé comme homicide, aux yeux de Dieu tu es vraiment coupable. Ton ennemi est vivant, et tu l'as tué; autant qu'il dépend de toi, tu tues celui que tu hais. Amende-toi donc, corrige-toi.

Si dans vos demeures il y avait des scorpions ou des aspics, comme vous travailleriez à les en délivrer afin d'y pouvoir habiter tranquillement!

Vous vous fâchez, et les colères s'invétérant dans vos coeurs deviennent autant de haines, autant de poutres, de scorpions et de serpents; et vous n'en voulez point purifier vos coeurs, c'est-à-dire la maison de Dieu! Accomplissez ce que vous dites : « Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés; » et vous direz avec confiance : « Pardonnez-nous nos offenses; » car vous ne pouvez sur cette terre vivre sans péchés. Autres néanmoins sont les grands crimes qui vous seront heureusement remis dans le baptême et auxquels vous devrez être toujours étrangers; et autres les péchés de chaque jour dont on ne saurait s'exempter ici bas, pour lesquels il faut réciter chaque jour l'oraison dominicale, avec le pacte, le contrat qu'elle renferme, y prononçant avec joie : «Pardonnez-nous nos offenses; » et avec sincérité : « Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. »

Voilà pour les péchés passés, mais pour l'avenir?

9. « Ne nous induisez pas en tentation : pardonnez les péchés commis et accordez-nous de n'en plus commettre : on en commet lorsqu'on se laisse vaincre par la tentation. L'Apôtre saint Jacques a dit en effet : « Que nul, lorsqu'il est tenté, ne prétende que c'est Dieu qui le tente; car Dieu ne tente point pour le mal et il ne
 
 

1. Matt. VII, 3. — 2. I Jean,  III, 16.
 
 

tente lui-même personne; mais chacun est tenté par sa concupiscence, qui l'entraîne et le séduit; puis la concupiscence ayant conçu enfante le péché, et le péché consommé engendre la mort (1). » Ne te laisse donc pas entraîner par ta concupiscence; garde-toi d'y consentir. Elle ne peut concevoir que de toi. Y, consentir, c'est comme t'unir à elle intérieurement. Sitôt qu'elle se montre, refuse, ne la suis pas. Elle est coupable, elle est lascive; elle est humiliante, elle te sépare de Dieu. Pour n'avoir pas à pleurer sur son fruit, ne lui donne pas le baiser du consentement; car encore une fois elle conçoit si tu consens, si tu l'accueilles. Et « la concupiscence ayant conçu enfante le péché. » Tu ne trembles pas encore? « Le péché engendre la mort. » Crains au moins la mort. Si tu ne redoutes pas le péché, redoutes-en les suites. Si le péché est doux, la mort est amère.

Que les hommes sont misérables! Ils laissent ici, en mourant, ce qu'ils ont recherché par leurs péchés, et ils emportent leurs péchés avec eux. Tu pèches pour de l'argent, il faudra le laisser ici; pour une campagne, il faudra la laisser encore; pour une femme, tu la laisseras égale ment : ainsi en est-il de tout ce que tu convoites en péchant, tu le laisses ici quand la mort te ferme les yeux et tu emportes avec toi ce péché que tu commets.

10. Il faut donc effacer les péchés, les péchés passés, et cesser d’en commettre. Mais tu ne saurais dans cette vie en être entièrement exempt ne fussent-ils que faibles, petits ou légers. Ne méprise néanmoins ni les petits ni les légers, Les petites gouttes d'eau remplissent les fleuves, Ne dédaigne pas les péchés légers. L'eau pénètre à travers les plus légères fentes du navire, elle en remplit la cale, et si l'on n'y prend garde, le vaisseau s'engloutit. Aussi les matelots ne cessent-ils de travailler, leurs mains sont en mouvement, en mouvement pour enlever l'eau chaque jour. Ainsi tes mains doivent agir pour vider chaque jour ton esquif. Qu'est-ce à dire, doivent agir! Elle doivent donner, tu dois faire le bien, qu'elles agissent de la sorte : « Partage ton pain avec celui qui a faim; mène dans ta maison l'indigent sans asile; si tu vois un homme nu, donne-lui des vêtements (2). » Fais tous ce que tu peux et avec tous les moyens dont tu peux disposer; l'ai le bien avec joie et adresse la prière avec confiance. Elle s'élèvera sur deux ailes, deux sortes
 
 

1. Jacq. I.13-15. — 2. Isaïe, LVIII, 7.
 
 

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d'aumônes. Quelles sont ces aumônes? « Pardonnez, et on vous pardonnera; donnez, et on vous donnera (1). » Une aumône se fait dans le cœur, lorsqu'on pardonne à son frère ses offenses; une autre se fait avec le bien, quand on donne du pain au pauvre. Fais les deux,  pour qu'une aile ne manque pas à ta prière.

11. Aussi après avoir dit : « Ne nous induisez pas en tentation, » on ajoute: « Mais délivrez-nous du mal. » En demandant à être délivré du mal, on témoigne qu'on y est livré. C'est pourquoi l’Apôtre dit : « Rachetez le temps, car les jours sont mauvais (2). » Mais « qui veut la vie? qui soupire après les jours de, bonheur? » Eh! qui ne les désirerait, puisque dans cette vie il n'y a que des jours mauvais? Fais donc, ce qui suit : « Préserve la langue du mal, et tes lèvres des discours artificieux; évite le mal et pratique le bien, cherche la paix et la poursuis (3) ; » ainsi tu n'as plus de jours mauvais, et tu obtiens ce que tu as demandé : « Délivrez-nous du mal. »

12. Ainsi donc les trois premières demandes « Que votre règne arrive, que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel, que votre nom soit sanctifié, » concernent l'éternité; et à cette vie se rapportent les quatre suivantes : « Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien. » demanderons-nous ce pain lorsque près de Dieu nous serons rassasiés? « Pardonnez-nous nos offenses : » dirons-nous cela dans ce royaume où nous n'aurons plus de péchés? « Ne nous livrez pas à la tentation : » quand- il n'y aura plus de tentation, quel sens auraient ces paroles? Et quand pour nous il n'y aura plus de mal, dirons-nous : « Délivrez-nous du mal? » Ces quatre demandes sont donc nécessaires pour noire vie de chaque jour, et les trois autres pour la vie éternelle. Mais faisons-les toutes pour parvenir à cette vie; prions ici pour n'en être pas exclus. Vous devrez, après votre baptême, réciter chaque jour cette oraison dominicale. On la dit chaque jour à l'autel du Seigneur où les
 
 

1. Luc, VI, 37, 38. — 2. Ephés. V, 16. — 3. Ps. XXXIII, 11, 13, 14.
 
 

fidèles l'entendent. Aussi ne craignons-nous pas que vous ne la sachiez peu exactement; ceux d'entre vous qui ne pourraient la savoir encore parfaitement, l'apprendront en l'entendant chaque jour.

13. Samedi prochain, pendant les veilles que nous.célèbrerons par la miséricorde de Dieu, vous réciterez, non pas l'Oraison, mais le Symbole. Il faut que maintenant vous sachiez ce Symbole, car vous ne l'entendez pas chaque jour à l'église, dans l'assemblée sainte. Et afin ne pas l'oublier une fois que vous le savez, récitez-le chaque jour. En vous éveillant, en allant prendre votre sommeil, récitez votre symbole, récitez-le devant Dieu, rappelez vos souvenirs, ne vous lassez point de le répéter. Cette répétition est utile, elle est propre à empêcher l'oubli. Ne dites point : Je l'ai récité hier, je l'ai récité aujourd'hui, chaque jour je le récite et je le possède parfaitement. Remets-toi devant les yeux l'abrégé de ta foi, regarde-toi dans ce miroir, car ton Symbole doit être pour toi comme un miroir. Examine si tu crois sincèrement ce que tu fais profession de croire, et jouis chaque jour du bonheur d'avoir la foi. Que ce soient là tes richesses et comme les vêtements spirituels de ton âme. N'as-tu pas soin de t'habiller en te levant? Couvre aussi ton âme en te rappelant le Symbole; crains que l'oubli ne la mette à nu, que tu ne demeures sans vêtement, et, ce qu'à Dieu ne plaise, qu'il ne t'arrive ce que dit l'apôtre, d'être dépouillé plutôt que nu (1). Notre foi en effet nous servira de vêtement; pour nous elle sera à la fois et une tunique et une cuirasse; une tunique pour nous préserver de la confusion, et une cuirasse pour nous tenir en garde contre l'adversité. Mais quand nous serons arrivés au lieu où nous devons régner, nous n'aurons plus besoin de réciter le Symbole : nous verrons Dieu, Dieu même sera en face de nous, et cette vue de Dieu sera la récompense de notre foi.
 
 

1. II Cor. V, 3.

SERMON LIX.DE L'ORAISON DOMINICALE (1).
280
 
 

ANALYSE. — Cette nouvelle explication de l'oraison dominicale; adressée légalement aux Cathécumènes, est le résumé des précédentes.
 
 

1. Vous venez de réciter ce que vous croyez ; apprenez ce que vous devez demander. Vous ne sauriez prier Dieu.sans croire en lui, car l'Apôtre dit : « Comment l'invoqueront-ils s'ils ne croient pas en lui (2)? »Aussi vous a-t-on enseigné d'abord le Symbole qui contient la règle de votre foi; règle singulière, aussi courte qu'elle est grande, car elle est courte en paroles et grande en pensées. Quant à la prière qu'on vous a donnée à apprendre aujourd'hui et à répéter clans huit jours, vous l'avez vu pendant la lecture de l'Evangile, elle a été enseignée par le Seigneur lui-même à ses Apôtres et des Apôtres elle est parvenue jusqu'à nous, car leur voix a retenti par toute la terre (3).

2. Gardez-vous donc de vous attacher aux choses de la terre, puisque vous avez un Père dans les cieux...Vous allez dire : « Notre Père qui êtes aux cieux. » A quelle grande famille vous commencez à appartenir! Sous l'autorité de ce Père, le maître et le serviteur sont frères également ; sous lui sont frères, encore l'Empereur et le soldat; le riche et le pauvre sont aussi ses enfants. Tous les chrétiens fidèles ont sur la terre des pères différents, les uns nobles et les autres roturiers; mais tous invoquent un Père unique qui est dans les cieux. Or, si notre Père est là; c'est là qu'il nous préparé un héritage; car il veut que nous possédions avec lui ce qu'il nous donne. Il nous donne un héritage, mais ce n'est pas un héritage qu'il nous abandonne ne mourant. Il ne nous quitte pas, il reste où il est et nous appelle à lui.

Nous savons qui nous devons prier; sachons aussi ce que nous devons demander, pour ne pas offenser un tel Père par des suppliques inconsidérées.

3. Qu'est-ce que Notre-Seigneur Jésus-Christ nous enseigne à demander à ce Père qui est dans les cieux? « Que votre nom soit sanctifié.» Quel avantage y a-t-il pour nous de demander à Dieu que son nom soit sanctifié? Le nom du Seigneur est toujours saint, et demander qu'il soit sanctifié
 
 

1. Matt. VI, 9-13. — 2. Rom. X, 14. — 3. Ps. XVIII, 5.
 
 

n'est-ce pas demander que nous le soyons par lui? Nous demandons que ce qui est toujours saint soit sanctifié en nous; que ce nom soit sanctifié en vous quand vous recevrez le baptême. Vous le demanderez encore après avoir été baptisés : n'est-ce donc pas pour obtenir de conserver ce que vous recevrez alors?

4. Voici une autre demande : « Que votre règne arrive. » Que nous le demandions ou que nous ne le demandions pas, le règne de Dieu viendra. Pourquoi le demander, si ce n'est pour obtenir qu'il vienne pour nous comme pour tous les saints, et que Dieu nous mette au nombre de ses saints, pour qui viendra son règne?

5. Nous disons à la troisième demande « Votre volonté soit faite sur la terre comme au  ciel. » Qu'est-ce à dire! Faites que nous vous servions sur la terre comme vous servent les Anges dans le ciel. Ses Anges saints lui obéissent, ils ne l'offensent pas et exécutent ses ordres avec amour. Nous demandons aussi la grâce d'accomplir avec charité les divins commandements. On peut encore entendre autrement ces paroles « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. » En nous le ciel est l'âme, la terre est le corps. Comment expliquer alors : « Votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel? » Que notre chair nous obéisse, comme nous obéissons à vos préceptes; car si la chair et l'esprit luttaient contre eux, nous serions moins capables d'accomplir les divins commandements.

6. Nous lisons encore la même prière : « Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien. » Que, nous entendions ici les choses dont le corps a besoin, comprenant dans le pain tout ce qui lui est nécessaire; ou que nous ayons en vue ce pain quotidien que vous irez recevoir à l'autel; nous avons raison de le demander à Dieu. Qu'implorons-nous en effet, sinon la grâce de ne faire aucun mal qui doive nous priver de ce pain?

La parole de Dieu que l'on vous prêche chaque jour est aussi du pain. Si elle n'est pas le pain du corps, il ne s'ensuit point qu'elle ne soit (281) pas le pain de l'esprit. Mais après cette vie, nous ne chercherons plus le pain que réclament les besoins du corps; nous n'aurons pas non plus à recevoir le sacrement de l'autel, puisque nous serons avec le Christ dont maintenant nous recevons la chair sacrée; il ne faudra plus enfin nous adresser des paroles comme nous vous en disons, ni lire aucun livre, puisque nous verrons le Verbe même de Dieu, par qui tout a été fait, ce Verbe qui nourrit les Anges, qui éclaire les. Anges, qui donne la sagesse aux Anges,, sans rechercher les termes d'une phrase embarrassée; car ils boivent en quelque sorte à ce Verbe unique, et remplis d'une sainte ardeur ils chantent ses louanges sans se lasser jamais. « Bienheureux, dit un psaume, ceux qui habitent dans votre maison; ils vous loueront aux siècles des siècles (1). »

7. Aussi nous demandons encore maintenant ce qui suit : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » En recevant le baptême, tous nos péchés absolument sont effacés Mais on ne saurait ici vivre sans péché. Ces péchés peuvent n'être pas de ces grands crimes qui excluent de la table sacrée; cependant personne ne saurait sur cette terre être exempt de fautes, et d'un autre côté nous ne pouvons recevoir qu'une seule fois le baptême. Aussi nous avons dans la prière le moyen de nous purifier chaque jour, d'obtenir chaque jour la rémission de nos péchés, mais à. la condition d'accomplir ce qui suit: « Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Vous donc, mes frères, qui êtes mes enfants dans la grâce de Dieu et mes frères sous
 
 

1. Ps. LXXXIII, 5.
 
 

son autorité paternelle, je vous donne. cet avis Lorsque quelqu'un vous a offensés, vous a manqué, s'il vient à vous et avoue sa faute, s'il vous demande pardon, pardonnez-lui aussitôt et pardonnez-lui du fond du coeur, afin de ne pas éloigner de vous le pardon que Dieu même vous envoie. Car si vous ne pardonnez pas, il ne vous pardonnera pas non plus; et si nous faisons cette demande en cette vie, c'est qu'ici l'on peut pardonner, puisqu'ici peuvent se commettre des péchés; tandis que dans l'autre monde on ne pardonne pas, 'puisque les péchés ne s'y commettent pas.

8. Nous ajoutons en effet : « Ne nous livrez pas à la tentation, mais délivrez-nous du mal. » Dans cette vie en effet il faut demander de n'être pas livrés à la tentation, car il y a ici des tentations; et d'être délivrés du mal, parce qu’il y a du mal ici.

Ainsi, de ces sept demandes, trois se rapportent à la vie éternelle et quatre à la vie présente. A la vie éternelle : « Que votre nom soit sanctifié, » car il le sera toujours; « Que votre règne arrive, » car ce règne sera éternel; « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel, » car elle le sera éternellement. A la vie présente : « Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien; » car nous n'en aurons pas besoin toujours; « Pardonnez-nous nos offenses; » ce qu'il ne faudra pas faire éternellement; « Ne nous livrez pas à ta tentation; » ce quine sera pas toujours à craindre : « Mais délivrez-nous du mal, » auquel nous ne serons pas toujours exposés. Ici seulement où se rencontre la tentation, où se rencontre le mal, on doit demander ces grâces.

SERMON LX. DE L'AUMÔNE (1).
 

ANALYSE. — En se reportant aux secousses douloureuses qui agitaient le monde Romain lorsque prêchait Saint Augustin, on comprendra mieux l'effet saisissant que dut produire ce discours. Dans les graves embarras de la vie, dit le saint Docteur, on aime prendre conseil. Or 1°  tout aujourd'hui va mal dans le monde; tout est bouleversé. L'homme cependant cherche encore à acquérir des richesses, certain de n'en pouvoir jouir lui-même, puisqu'il ne les emportera pas en mourant; incertain même si sa postérité pourra en, profiler et si elles ne seront pas enlevées par la ruse ou la violence. Que faire dans an tel état de choses? Consulter Jésus-Christ, la sagesse même. — 2° Jésus-Christ veut que nous mettions, au ciel, nos richesses en sûreté en les distribuant aux pauvres Pour absoudre ou pour condamner au jugement dernier il ne fera mention que de l'aumône faite ou négligée; car l'aumône est le moyen de racheter nos péchés et de répondre à l'amour de Dieu pour nous. — Donc ayons soin, en donnant l'aumône, de faire de dignes fruits de pénitence.
 
 

1. Quiconque est dans la peine et embarrassé sur ce qu'il a à faire, s'adresse à un homme prudent, polir lui demander conseil et obtenir de lui mie règle de conduite. Considérons le monde entier comme un seul homme. Il cherche à se garantir du mal, il lui en coûte de faire le bien; ses tribulations augmentent alors et il ne sait que faire. Lui est-il possible, pour prendre conseil, de rencontrer quelqu'un qui soit plus prudent que le Christ ? Qui, s'il en trouve un meilleur, qu'il suive ses avis. Mais si la chose est impossible, qu'il vienne donc à lui, et qu'en quelque lieu qu'il le rencontre, il le consulte, accepte son sentiment et obéisse à ses salutaires préceptes pour échapper à de grands maux. Car les maux présents, ces maux temporels que les hommes redoutent si vivement, et sous le poids desquels ils murmurent, offensant ainsi Celui qui par ce moyen veut les corriger et l'empêchant d'être leur Sauveur; ces maux présents ne sont sans aucun doute que des maux passagers; car ils passent avant nous, ou nous passons avant eux; ils passent lorsque nous sommes encore en vie, ou nous y échappons en mourant. Mais quel mal peut-on appeler grand quand il doit durer si peu ? Toi qui te préoccupes du jour de demain, tu as donc oublié le jour d'hier ? Ce demain ne sera-t-il pas devenu hier, quand nous serons à après-demain ? Ah! si pour se soustraire à des souffrances temporelles qui passent ou plutôt qui s'envolent, les hommes se consument de tant de soucis ; que ne doit-on pas imaginer pour se dérober à des calamités qui persévèrent et durent éternellement ?

2. Cette vie mortelle est une grosse affaire. Qu'est-ce que naître, sinon entrer dans une carrière laborieuse, et les pleurs de l'enfant ne
 
 

1. Matt. VI, 19-21
 
 

témoignent-ils pas des peines qui nous y attendent! Personne n'est exempt de ce fâcheux breuvage; il faut boire la coupe présentée par Adam. Nous sommes l’oeuvre des mains de Dieu ; mais le péché nous a jetés sur un théâtre de vanité. Nous sommes faits à l'image de Dieu (1) ; mais la prévarication a défiguré en nous cette image. Aussi lisons-nous dans un psaume et ce que nous étions et ce que nous sommes devenus.

« Quoique l'homme, y est-il dit, marche à l'image de Dieu. » Voilà ce qu'il était. Mais qu'est-il devenu ? Écouté ce qui suit : « Il ne se troublera pas moins vainement. » Il marche avec l'image de la vérité, et il se trouble sous l'inspiration de la vanité. Et en quoi consiste son trouble ? Reconnais-le, et dans cette espèce de miroir regarde-toi avec confusion. « Quoique l'homme marche à l'image de Dieu ; » quoique l'homme soit ainsi une grande chose; « il ne s'en troublera pas moins vainement. » Et comme si nous disions : Mais de quoi, je te prie, se troublera-t-il vainement? « Il amasse des trésors, poursuit l'auteur sacré, et il ignore pour « qui 2. » Voilà l'homme, voilà, comme ii n seul homme, le genre humain tout entier qui faiblit dans son devoir, il perd l'esprit et s'égare loin du bon sens : « Il amasse des trésors sans savoir pour qui. » Est-il rien de plus déraisonnable, rien de plus malheureux ? Est-ce pour lui que l'homme amasse ? Non. Pourquoi non ? Parce qu'il doit mourir, parce que la vie est courte, parce que le trésor reste tandis que celui qui l'amasse disparaît rapidement. Aussi, pénétré de compassion pour ce malheureux qui marche à l'image de.Dieu, qui publie la vérité tout en s'attachant à la vanité ; « il se troublera vainement, dit le prophète. » Je le plains; « il amasse des
 
 

1. Gen. I, 27. — 2. Ps. XXXVIII, 7.
 
 

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trésors sans savoir pour qui. » Est-ce pour lui? Non, car il meurt et laisse son trésor. Pour qui donc ?

Tu sais quel parti prendre ? Enseigne-le moi. Si tu ne peux me l'enseigner, c'est que tu ne le sais pas toi-même, et puisque nous ne le savons ni l'un ni l'autre, cherchons, apprenons et étudions tous deux. On se trouble donc, on amasse des trésors, on s'inquiète, on travaille, on se livre à des soucis qui éloignent le sommeil ; on se consume de fatigues pendant le jour et on se livre la nuit à toutes sortes de craintes; pour grossir son trésor on condamne son âme à la fièvre des soucis.

3. Je le vois donc et j'en gémis; tri te troubles, et comme s'exprime l'infaillible Vérité, tu te troubles en vain. En effet tu veux thésauriser, et pour réussir dans tout ce que tu entreprends, sans compter les pertes que tu fais, les dangers effroyables que tu cours et la mort que tu subis, non dans le corps mais dans l'âme, à chaque. gain réalisé par toi, pour acquérir de l'or tu perds la foi, pour un vêtement extérieur tu sacrifies les ornements de l'âme. Mais ne parlons pas de tout cela ni de plusieurs autres, choses; oublions les accidents et ne songeons qu'aux succès. Voilà donc que tu amasses des trésors, tu gagnes de tout côtés, l'on roule chez toi comme l'eau des fontaines, rien ne te manque et l'abondance est partout. N'as-tu.pas entendu cette parole : « Si vos richesses se multiplient, n'y attachez pas votre coeur (1) ? » Tu amasses donc et tu ne parais pas t'agiter inutilement; cependant tu te troubles en vain. — Et pourquoi, demanderas-tu ? Je remplis mes coffres, mes appartements ont peine à contenir ce que j'amasse; comment dire que je me trouble vainement ? C'est que tu amasses sans savoir pour qui. Et si tu le sais, dis-le moi, je t'en conjure ; je t’écouterai avec plaisir. Pour qui donc ? Oui, si ton agitation n'est pas vaine, dis-moi pour qui tu travailles. — Pour moi, réponds-tu. — Tu oses l'affirmer et tu dois mourir ? — C'est pour mes enfants, reprends-tu. — Tu oses l'affirmer et ils doivent mourir ? Quand un père amasse pour ses enfants, il fait preuve d'une grande bonté, ou plutôt d'une grande vanité : mortel il entasse pour des mortels.

Et qu'amasses-tu en amassant pour toi, puisque tu laisseras tout à la mort ? On en peut dire autant si c'est pour tes fils ; car ils doivent se
 
 

1. Ps. LXI, 11.
 
 

succéder et non posséder toujours. Je pourrais te demander encore : Sais-tu quels seront tes fils ? Sais-tu si la débauche ne dissipera point les épargnes de l'avarice? Si quelqu'un d'eux ne sacrifiera point dans la mollesse, ce que tu as acquis par torr travail ? Mais je n'en dis rien. Je suppose que tes fils seront bons et étrangers à la débauche; ils conserveront ce que tu leur as laissé, ils ajouteront à ce que tu leur as gardé, ils ne perdront point ce que tu leur as acquis. S'ils agissent ainsi, si en cela ils imitent leur père, ils sont aussi vains que toi et je leur dis ce que je te disais. A ce fils donc pour qui tu épargnes, je dirai : Tu amasses sans savoir pour qui. Père, tu l'ignorais, il ne le sait pas non plus; et s'il est vain comme toi, la Vérité ne le stigmatise-t-elle pas également ?

4. Je pourrais dire encore : Sais-tu si même durant ta vie un voleur n'enlèvera point ce que tu amasses ? Une nuit donc il vient et il rencontre sous sa main ce qui t'a demandé tant de jours et tant de nuits. N'est-ce pas pour un larron, n'est-ce pas pour un bandit que tu t'épuises ? C'est assez, je ne veux ni rappeler ni renouveler de cuisantes douleurs. Combien de choses réunies par une sotte 'vanité, sont tombées sous la main d'une brutale cruauté ! Loin de moi de pareils désirs ! Mais tous doivent craindre. Que Dieu éloigne de nous ces fléaux ; nous sommes assez frappés. Demandons-lui tous de les écarter. Ah! qu'il nous pardonne, nous l'en conjurons.

Si néanmoins il nous demande pour qui nous travaillons, que répondrons-nous ? Toi donc, mon ami, et ici j'entends tous lés hommes, toi qui thésaurises en vain, quel conseil me donnes-tu, quand j'examine, quand je cherche avec toi ce que je dois faire dans cette difficulté qui nous est commune ? Tu répliquais tout-à-l'heure : J'amasse pour moi, pour mes enfants, pour ma postérité. N'ai-je pas indiqué déjà ce que l'on peut avoir à craindre pour les enfants mêmes? Je ne ferai.pas observer ici qu'ils peuvent vivre pour le tourment de leur père et réaliser ainsi les voeux de son ennemi. Je suppose qu'ils se conduisent au gré de ce père. Mais combien de riches ont été dépouillés ! J'ai rappelé leurs malheurs ; tu en as frémi, et sans en profiter. Qu'as-tu enfin à répondre ? Que peut-être tu n'éprouveras point leur sort ; tu ne saurais répondre autre chose. Moi aussi j'ai dit : Peut-être ; peut-être pour un voleur, pour un larron, pour un bandit. Je n'ai pas dit: Sûrement; j'ai dit : Peut-être. Peut-être (284) oui; peut-être non : tu ne sais donc ce qui arrivera ; et n'est-ce pas s'agiter en vain ? Ainsi tu comprends combien est vrai le langage de la Vérité et combien s'agite vainement la vanité. Tu le comprends, tu le saisis ; car en disant: C'est peut-être pour mes fils, et en n'osant dire: C'est assurément pour eux, tu ignores pour qui. Ainsi donc encore, comme je l'exprimais, lit ne sais comment te conduire, tu ne vois pas comment me répondre. Mais à mon tour je ne sais quelle réponse te faire.

5. Par conséquent cherchons tous deux, tous deux demandons conseil. Nous avons pris de nous, non pas un sage mais la Sagesse même. Écoutons le Christ : « Scandale pour les Juifs et folie pour les Gentils, il est pour ceux qui sont appelés, soit Juifs soit Gentils, le Christ de Dieu, la Vertu et la Sagesse de Dieu (1). » Pourquoi chercher des remparts afin de garder tes richesses? Écoute la Vertu de Dieu : rien n'est plus fort. Pourquoi chercher des arguments afin de les conserver ? Écoute la Sagesse de Dieu; rien n'est plus prudent.

Si je te parlais de moi-même, peut-être te scandaliserais-tu, peut-être ferais-tu le Juif, car pour le Juif le Christ est scandale. Peut-être encore, si je te parlais de moi même, mon langage te paraîtrait-il folie et ferais-tu le Gentil, puisque le Christ est folie pour les Gentils. Mais tu es Chrétien, tu es appelé; et.pour ceux qui sont appelés, Juifs ou Gentils, le Christ est la Vertu et la Sagesse de Dieu. Ne prenez pas en mal ce que je dirai, ne vous en scandalisez pas, n'insultez point avec dérision à ce que vous appelleriez mon extravagance. Prêtons l'oreille. C'est le Christ qui a dit ce que je vais répéter. Tu méprises le héraut, crains le juge.

Que vais-je donc dire ? Mais le lecteur de l'Évangile vient de m'ôter cet embarras. Je ne lis pas, je rappelle ce quia été lu. Dans la difficulté où tu te trouves, tu demandais conseil. Vois ce que t'apprend la source même du bon conseil, la source qui te jette ses flots sans que tu aies à craindre d'y puiser le poison.

6. « Ne vous amassez point de trésors sur la terre, où la rouillé et les vers rongent, et où les voleurs fouillent et dérobent ; mais amassez-vous des trésors dans le ciel, où n'entre pas le voleur, où les vers ne rongent pas. En effet, là où est ton trésor, là aussi est ton coeur (2). » Qu'attends-tu davantage? La chose est
 
 

1. I Cor. I, 23, 24. — 2. Matt. VI, 19-21.
 
 

claire. Le conseil est manifeste ; mais l'avarice se cache, ou plutôt, ce qui est plus déplorable, loin de se cacher elle se découvre. Elle ne cesse ni d'étendre ses rapines, ni de multiplier ses fraudes, ni de se parjurer avec fine infernale malice. Et pourquoi tout cela? Pour faire des trésors. Et où les placer ? Dans la terre. Il convient en effet que ce qui vient de la terre retourne à la terre. Quand eut péché cet homme à qui nous devons, comme je l'ai dit, la coupe d'amertume, Dieu lui dit : « Tu es terre et tu retourneras en terre (1). » Il est donc juste qu'ayant le coeur dans la terre tu y mettes ton trésor. Pourquoi dire alors que nous tenons ce coeur élevé vers Dieu!

Vous qui avez compris, gémissez; et si vous gémissez, corrigez-vous. Pourquoi toujours louer et ne rien faire? J'ai dit vrai, rien n'est plus vrai que ce que j'ai dit. Agissez donc, en conséquence, nous adorons le vrai Dieu et nous ne changeons pas! Ici encore ne voulons-nous pas nous agiter en vain ?

7. Ainsi , « ne vous amassez point de trésors sur la terre; » soit que vous ayez éprouvé déjà comment on perd ce que l'on y cache, soit que ne l'ayant pas éprouvé vous craigniez au moins de le ressentir. Si vous ne profitez, pas des avis, profitez de l'expérience. On ne sort pas, on ne fait pas un pas qu'on n'entende dire de tous cotés; Malheur à nous ! le monde s'écroule ! S'il s’écroule, pourquoi n'en sors-tu pas ? Si un architecte t'annonçait que ta maison va tomber, n'en sortirais-tu pas avant de te livrer aux murmures! L'architecte du monde te dit que ce monde ta finir, et tu ne le crois pas

Prête l'oreille à ses prédictions, prête l'oreille à ses conseils. Voici sa prédiction : « Le ciel et la, terre passeront ? » Voici son conseil : «  Ne vous amassez point de trésors sur la terre. » Si donc tu crois à ces prédictions, si tu ne dédaignes pas ces conseils, fais ce que dit le Seigneur même. Il ne te trompe pas en te donnant a conseil. Tu ne perdras point ce que tu lui offre tu iras toi même où tu envoies tes trésors. Je t'en préviens donc : « Donne aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. » Tu n'en seras point privé ; mais ce que tu gardes avec inquiétude sur la terre, tu le posséderas avec pleine sécurité dans le ciel. Sors, suis mon conseil ; ainsi tu garderas tout sans rien perdre. « Tu auras, dit-il, un trésor dans le ciel ; viens ensuite et suis-moi (3). » car je te conduis vers loi
 
 

1. Gen III, 19. — 2 Matt. XXIV, 35. — 3. Ibid. XIX, 21.
 
 

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trésor. Ce n'est point perdre, c'est gagner. O hommes, éveillez-vous, maintenant au moins que vous avez expérimenté ce que vous avez à craindre, écoutez et faites ce qui doit vous laisser sans aucune crainte, montez au ciel. Tu mets du blé sur la terre ; voici venir ton ami ; il sait quelle est la nature du blé et quelle est la nature de la terre, il te montre que tu as fait une faute, il le dit : Qu'as-tu l'ait ? Tu as placé ton blé sur la terre, dans un lieu bas ; cet endroit est humide, ton blé pourrit; tu vas perdre le fruit de tes travaux. — Que faire ? reprends-tu. — Change-le de place, réplique-t-il, mets-le au grenier. Tu suis ce conseil que te donne ton ami quand il s'agit de ton blé, et tu ne tiens pas compte de l'avis que Dieu même te donne quand il est question de ton cœur ! Tu crains de mettre ton blé sur la serre et tu y mets ton coeur pour le perdre ! C'est le Seigneur ton Dieu qui te dit en effet : « Là où est ton trésor, là aussi est ton coeur. » Élève, dit-il, ton coeur au ciel, et ne le laisse pas pourrir sur la terre. Ah ! c'est un conseil pour le conserver et non pour le perdre.

8. Cela étant ainsi, combien se repentent amèrement ceux qui n'ont pas suivi ce conseil !  Que se disent-ils aujourd'hui? Nous conserverions au ciel ce que nous avons perdu sur, la terre. L'ennemi a forcé l'entrée de nos maisons; forcerait-il l'entrée du ciel ? Il a tué le serviteur qui gardait nos richesses, tuerait-il également le Seigneur qui nous les conserverait ? « Près de lui le voleur n'a pas accès ni les vers ne corrompent. » Combien s'écrient : Là nous posséderions, là nous garderions nos trésors, pour les suivre bientôt avec sine entière sécurité! Pour quoi n'avons-nous méprisé les avis de notre Père, si près d'être envahis par un cruel ennemi ?

Ah ! mes frères, si c'est là un conseil et; un bon conseil, ne tardons pas à le suivre; et si nos biens doivent passer en d'autres mains, transportons-les dans ce sanctuaire où nous ne les  perdrons pas. Que sont les pauvres à qui nous faisons l'aumône ? Ne sont-ils pas les portefaix que nous employons à porter nos richesses de la terre au ciel ? Faire l'aumône, c'est donner à ton portefaix, et il monte au ciel ce que tu lui remets — Mais comment, dis-tu, le porte-t-il au ciel ? Ne le vois-je pas manger et consumer ce qu'il reçoit ? Il est vrai, et ce n'est pas en le conservant, c'est en le mangeant qu'il le transporte. As-tu oublié : « Venez, bénis de mon Père, possédez le royaume ; car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger ? » As-tu oublié encore : « Chaque fois que vous l'avez fait à l'un de mes petits, c'est à moi que vous l'avez fait ? » Si tu n'as point repoussé le mendiant, considère à qui a été remis ce que tu as donné. «Chaque fois que vous l'avez fait à l'un de mes petits, dit le Seigneur, c'est à moi que vous l'avez fait. » Ce que tu as donné a donc été reçu par le Christ, par Celui qui t'a donné de quoi donner; par Celui qui finalement se donnera lui-même à toi (1). »

9. Déjà, mes fières, j'ai fait cette considération à votre charité; je l'avoue, c'est une des vérités de l'Ecriture dont je suis le plus ému, et je dois vous la rappeler souvent. Réfléchissez donc je vous prie, à ce que dira Notre-Seigneur Jésus-Christ, lorsqu'il viendra pour nous juger à la fin des siècles. Il rassemblera sous ses yeux tous les peuples, il séparera tous les hommes en deux parties, plaçant les uns à sa droite et les autres à sa gauche: Aux premiers il dira : « Venez, bénis de, mon Père, recevez le royaume qui vous a été préparé  dès l’origine du monde. » Et aux seconds: « Allez au feu éternel, qui fut allumé pour Satan et pour ses anges. » Pourquoi une telle récompense: « Recevez le royaume}; » et pourquoi un tel supplice : « Allez au feu éternel? » Pourquoi les uns recevront-ils ce royaume? « C'est que j'ai eu faim, et vous m'avez donnée à manger. » Pourquoi les autres iront-ils au feu éternel? « C'est que j'ai eu faim, et  vous ne m'avez pas donné à manger (2). » Méditons cela; je vous prie.

Ceux qui doivent recevoir le royaume, je le remarque, ont donné comme de bons et fidèles chrétiens; ils n'ont pas dédaigné les enseignement du Seigneur et il ont donné en espérant avec une ferme confiance l'accomplissement de ses promesses; s'ils n'avaient pas agi de la Sorte, leur stérilité n'eût pas été en rapport avec la régularité de leur vie. Sans doute ils étaient chastes, ne trompaient personne, ne s'adonnaient pas au vin et s'abstenaient de toute action mauvaise. En n'ajoutant pas à cela les bonnes oeuvres, ils n'en fussent pas moins demeurés stériles; Il auraient observé le précepte: «Abstiens-toi du mal; » mais non cet autre. « Et fais le bien (3) ». Le Christ toutefois ne leur dit pas: Venez, recevez le royaume, car vous avez été chastes, vous n'avez trompé personne, vous n'avez opprimé personne, vous n'avez pas envahi les droits d'autrui et nul n'a
 
 

1. Voir ci-dessus Serm. XVIII, n. 4 ; Serm. XXXVIII, n. 9. — 2. Matt. XXI, 31-42. — 3. Ps. XXXIII, 15.
 
 

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été victime de vos serments. Il ne dit pas cela, il dit: « Recevez le royaume; parce que j'ai eu faim et que vous m'avez donné à manger. » Combien cette oeuvre.est excellente, puisque sans rien dire de toutes les autres, le Seigneur ne fait mention que de celle-là!

Il dit de même aux autres: « Allez au feu éternel qui fut préparé pour Satan et pour ses anges. » Que n'aurait-il pu reprocher à ces impies, s'ils lui avaient demandé: Pourquoi nous condamnez-vous au feu éternel? Que demandes-tu, adultère, assassin, fripon, sacrilège, blasphémateur, incrédule ? Rien de tout cela; mais « Parce que j'ai eu faim et vous ne m'avez pas donné à manger. »

10. Je vous vois saisis comme je le suis moi-même. Et de fait il y a ici quelque chose d'étonnant. Or je cherche à pénétrer, autant que j'en suis capable, la raison de ce mystère, et je ne vous la cacherai pas.

Il est écrit: « Comme l'eau éteint le feu, ainsi l'aumône éteint le péché (1). » Il est écrit encore: « Renferme l'aumône dans le coeur du pauvre et elle priera le Seigneur pour toi (2). ». Il est également écrit: « Ecoute mon conseil, ô Roi, et rachète tes péchés par des aumônes (3). » Il y a dans les livres divins beaucoup de passages qui servent à prouver combien l'aumône a d'efficacité pour éteindre les pêches et les anéantir. Aussi quand il s'agit de condamner et plus encore lorsqu'il s'agit de couronner, le Seigneur ne prend en considération que les aumônes. C'est comme s'il disait: En vous examinant, en vous pesant, en sondant vos oeuvres avec une parfaite exactitude, il m'est difficile de ne pas vous trouver condamnables; mais « allez dans mon royaume, car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger. » Vous n'y allez donc pas pour n'avoir pas péché; mais pour avoir racheté vos péchés par des aumônes.

En s'adressant aux réprouvés: « Allez, leur dit-il, au feu éternel qui fut préparé pour Satan et pour ses anges. » Convaincus et coupables depuis longtemps, ils tremblent trop tard et trop tard font attention à leurs iniquités. Comment oseraient-ils avancer qu'ils sont condamnés injustement et qu'injustement cette sentence est lancée contre eux par le Juge qui est la justice même? En écoutant le cri de leurs consciences, en considérant toutes les blessures faites par eux à leur âme, comment oseraient-ils s'écrier: Nous
 
 

1. Eccli. III, 33. — 2. Ib. XXIX, 15. — 3 Dan. IV, 24.
 
 

sommes injustement condamnés? Longtemps auparavant il a été dit d'eux au livré de la Sagesse: « Leurs iniquités se soulèveront contre eux pour  les accuser (1). » Sûrement donc ils reconnaîtront qu'il sont justement condamnés pour leurs péchés et leurs crimes. Mais il semble que le Seigneur leur dise: Non, ce n'est pas pour cela, ne le croyez pas; mais « c'est parce que j'ai eu faim et que vous ne m'avez pas donné à manger. » Si renonçant à ces actes coupables et vous unissant à moi, vous eussiez racheté par, des aumônes vos crimes et vos péchés, ces aumônes vous délivreraient aujourd'hui et vous déchargeraient du fardeau de tant d'iniquités. « Heureux en effet les miséricordieux, car il leur sera fait miséricorde (2). » Maintenant donc « allez au feu éternel. — Le jugement est sans miséricorde pour celui qui n'a pas exercé la miséricorde (3). »

11. Ce que je vaudrais vous recommander, mes frères, c'est de donner le pain de la terre el de solliciter le pain du ciel. Le Seigneur est ce pain. « Je suis, dit-il, le pain de vie (4). » Mais comment te donnera-t-il, si tu ne donnes pas à l'indigent? Un autre a besoin de toi et tu as besoin d'un autre; donc celui qui a besoin de toi a besoin d'un indigent, tandis que Celui dont lu as besoin n'a besoin de rien lui-même. Fais donc ce que tu veux que l'on fasse pour toi, Il arrive parfois à des amis de se reprocher en quelque sorte leurs bienfaits réciproques. Je t'ai rendu ce service, dit celui-ci; et moi cet autre, reprend celui-là. Mais Dieu ne veut pas que nous lui donnions pour le dédommager de ce qu'il nous 'a donné. Il n'a besoin de rien, ce qui le rend véritablement Seigneur. « J'ai dit au Seigneur: Vous êtes mon Dieu, parce que voies n'avez aucun « besoin de mes biens (5). » Il est donc Seigneur, véritablement Seigneur et n'a aucun besoin de nos biens. Afin toutefois que nous puissions faire pour lui quelque chose, il daigne souffrir de la faim dans la personne de ses pauvres. « J'ai eu faim, dit-il, et vous m'avez donné à manger, — Seigneur, quand vous avons-nous vu souffrir la faim? — Quand vous avez donné à l'un de mes petits, vous m'avez donné à moi-même. » Que l'on apprenne donc par ce peu de mots et que l'on considère avec l'attention convenable combien il y a de mérite à nourrir le Christ dans sa faim et combien on est coupable de ne pas le faire.
 
 

1. Sag. IV, 20. — 2. Matt, V, 7. — 3. Jacq. II, 13. — 4. Jean, VI, 36. — 5. Ps. XV, 2.
 
 

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l2. On s'améliore, il est vrai, parle repentir de ses péchés ; mais la pénitence même semble inutile lorsqu'elle ne produit pas dés oeuvres de miséricorde. C'est ce qu'atteste la Vérité même par la bouche de Jean. A ceux qui s'adressaient à lui, le Précurseur disait effectivement. « Race de vipères, qui vous a montré à fuir la colère qui vous menace? Faites donc de dignes fruits de pénitence; et ne dites pas: nous avons pour père Abraham. Car je vous déclare que de ces pierres mêmes Dieu peut susciter des enfants à Abraham. Déjà la cognée a été mise à la racine des arbres. Ainsi tout arbre qui ne porte pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu. » Il a déjà parlé de ces fruits : « Faites de dignes fruits de pénitence. »

Si donc on ne porte pas de ces fruits, c'est à tort que l'on espère obtenir par une stérile pénitence la rémission de ses péchés. Mais quels sont ces fruits? Saint Jean le fait connaître ensuite. Comme les foules l'interrogeaient après son discours et lui demandaient: « Que ferons-nous donc? » c'est-à-dire : quels sont ces fruits que tu nous engages à produire, avec menaces? il leur répondait : « Que celui qui a deux tuniques en donne une à celui qui n'en a pas; et que celui qui a de quoi manger fasse de même (1). » . Est-il rien, mes frères, de plus clair, de plus certain, de plus formel? Et ces paroles. « Tout arbre qui ne porte pas de bon fruit sera coupé et jeté au feu, » ne rappellent-elles point ce qui sera dit aux réprouvés: « Allez au feu éternel; car j'ai eu faim et vous ne m'avez pas donné à manger? » C'est donc trop peu de renoncer au péché, il faut encore réparer le passé. Il est écrit: « Mon fils as4qpéché? Ne pèche plus désormais. » Et pour ne laisser pas croire que cela suffit, l'écrivain sacré ajouté: « Prie encore pour tes fautes anciennes, afin qu'elles te soient pardonnées. (2). » Or que te servira-t-il de prier si tu ne te rends digne d'être exaucé en faisant de dignes fruits de pénitence? Arbre stérile, tu seras coupé et jeté au feu. Si donc vous voulez être entendus lorsque voies priez pour vos péchés « Pardonnez et on vous pardonnera; donnez et on vous donnera. (3). »
 
 

1. Luc, III, 7-11. — 2. Eccli. XXI, 1. — 3. Luc, VI, 37, 38.
 
 
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

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