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Saint Augustin d'Hippone
Sermons  sur l'évangile de Saint Matthieu

SERMON LXI. DE L'AUMÔNE (1).
 

ANALYSE. — Ce discours envisage l'aumône à un autre point de vue que le précédent. Dans le discours précédent l'aumône était considérée comme un moyen de conserver ses richesses en obtenant le pardon de ses péchés. Elle est ici présentée comme le moyen d'obtenir de Dieu les grâces qui nous rendent bons, et voici les idées principales que développe Saint Augustin. — Dieu exige que nous lui demandions sa grâce; elle est effectivement nécessaire pour nous rendre bons. Or si nous donnons en aumônes ce que nous pouvons, il est sur que nous serons exaucés. Dieu ne diffère quelque fois que pour nous exciter à désirer davantage, à proportionner l'ardeur de nos voeux à la grandeur du bienfait sollicité. — Nous devrions considérer aussi que ceux qui implorent notre compassion sont nos frères, et qu'en cherchant à nous enrichir nous nous perdrons par l'orgueil. — Que faut-il donc donner? Nous devrions donner tout ce qui n'est pas nécessaire à nous nourrir et à nous vêtir comme les pauvres. Néanmoins si nous nous sommes faits des besoins différents, n'hésitons pas à répandre sur eux notre superflu. — Saint Augustin termine en disant qu'il a fait ce discours à la sollicitation des pauvres mêmes.
 
 
 
 

1. Dans la lecture du saint Evangile le Seigneur nous a exhortés à prier. « Demandez, dit-il, et il vous sera donné; cherchez, et vous trouverez; frappez, et il vous sera ouvert : car quiconque demande, reçoit ; et qui cherche, trouve; et à qui frappe, on ouvrira. Quel est parmi vous l'homme qui présentera une pierre à son fils, si celui-ci lui demande du pain? Et lui donnera-t-il un serpent, s'il demande un poisson? Si donc vous qui êtes mauvais,
 
 

1. Matt. VII, 7-11.
 
 

poursuit-il, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants; combien plus votre Père qui est dans les cieux donnera-t-il ce qui est bon à ceux qui le lui demandent (1) ? » —  Remarquez ces mots: « Vous êtes mauvais et vous savez donner de bonnes choses à vos enfants. » La chose est étonnante en effet, mes frères. Nous sommes mauvais et nous avons un bon Père. Qu'y a-t-il de moins contestable ? Nous avons entendu prononcer notre nom : « Vous êtes mauvais ; — et
 
 

1. Ibid.
 
 

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néanmoins vous savez donner de bonnes choses à vos enfants. » Or voyez quel Père donne le Sauveur à ceux qui sont mauvais ! «Combien plus votre Père, » dit-il. Le Père de qui? Sans aucun doute de ceux qui sont mauvais. Et quel est ce Père? « Nul n'est bon que Dieu seul (1). »

2. Aussi, mes frères, si nous avons un bon Père, tout mauvais que nous sommes, c'est pour ne pas rester mauvais toujours. On ne fait pas le bien quand on est mauvais. Mais si l'homme mauvais ne peut faire le bien, comment peut-il se rendre bon? Nul ne rend bon, de mauvais qu'on était, que Celui qui est toujours bon. « Guérissez moi, Seigneur, et je serai guéri; sauvez-moi, et je serai sauvé (2). » Pourquoi ces hommes vains me, disent-ils vainement : Tu te sauveras si tu veux ? «Guérissez-moi, Seigneur, et je serai guéri. » Le Bien suprême nous a créés bons car Dieu a fait l'homme droit (3) — c'est notre liberté qui nous, a rendus mauvais. De bons nous avons pu devenir mauvais; de mauvais nous pourrons aussi devenir bons. Mais c'est celui qui est constamment bon qui rend bon de mauvais que l'on est, car l'homme ne saurait se guérir par sa propre volonté. Tu ne cherches pas de médecin pour te blesser, mais quand tu es blessé, tu en cherches un pour te guérir.

Ainsi donc, tout mauvais que nous sommes, nous savons donner à nos enfants ce qui est bien dans la vie présente, les biens temporels les biens matériels, les biens charnels; car ces choses sont aussi des biens : qui en doute? Un poisson, un neuf, un pain, un fruit, du blé, cette lumière qui nous éclaire, cet air que nous respirons, sont autant de biens. Les richesses elles-mêmes, ces richesses dont s'enorgueillissent les hommes, au point de ne pas reconnaître leurs semblables dans les autres hommes; ces richesses dont ils se pavanent jusqu'à préférer le splendide vêtement qui les distingue au corps qui leur est commun avec autrui, ces richesses donc sont aussi des biens. Mais tous ces biens dont je viens de parler peuvent être possédés par les bons et les méchants, et tout biens qu'ils sont, ils ne sont pas capables de rendre bons.

3. Il y a donc un bien qui rend bon, et un bien qui sert à faire le bien. Dieu est le bien qui rend bon ; nul en effet ne peut rendre l'homme bon que Celui qui est toujours bon. Pour devenir bon prie donc Dieu. Il est un autre bien qui sert à faire le bien, c'est tout ce que tu possèdes
 
 

1. Luc, XVIII, 19. — 2. Jérém. XVII, 14. — 3. Ecclé. VII, 30
 
 

c'est l'or c'est l'argent. Ce bien ne te rend pas bon, mais il te sert à faire du bien.

Tu as de l'or, tu as de l'argent, et tu désires de l'or et de l'argent. Tu en as et tu en désires; tu en es rempli, et tu en as soif. Ah ! c'est une maladie, ce n'est pas l'opulence véritable. Il est des malades qui sont remplis d'humeurs et qui ont toujours soif. Ils ont soif de ce qu'ils ont en trop grande abondance : comment donc aspirer à l'opulence quand tes désirs sont en quelque sorte ceux d'un hydropique ? Tu as de l'or, c'est bien ; tu as, non ce qui te rend bon, mais ce qui te sert à faire le bien.

Or quel bien, dis-tu, ferai-je de mon or? Ne connais-tu pas ce Psaume : « Il a distribué, il a donné aux pauvres ; sa justice demeure éternellement (1). » La justice, voilà le bien véritable, le bien qui te rend bon. Si donc tu possèdes ce bien qui te rend bon avec le bien qui ne te rend pas bon fais du bien. Tu, as de l'argent, donne-le, tu auras la justice en donnant ton argent. Car il est dit : « Il a distribué, il a donné aux pauvres ; sa justice demeure éternellement. »

Vois ce qui diminue et, vois ce qui s'accroît. L'argent diminue et la justice s'accroît. Ce qui diminue, c'est ce que tu devais quitter, c'est ce que tu devais laisser d'ailleurs ; et ce qui augmente, c'est ce que tu dois posséder éternellement.

4. Je vous enseigne donc à gagner, apprenez à faire le commerce. Tu loues un marchand qui échange du plomb pour de l'or ; et tu ne loues pas celui qui échange de l'argent pour la justice ?

Moi, dis-tu, je ne donné pas mon argent, parce que je n'ai pas la justice en partagé. Répand son argent qui possède la justice. N'ayant pas de justice je veux avoir au moins de l'argent, — Ainsi tu ne veux point distribuer ton argent parce que tu manque de justice ? Ah ! plutôt, afin d'acquérir la justice, donne ton argent.De qui en effet peux-tu obtenir la justice, sinon de Dieu, la source de toute justice ? Si donc tu veux l'avoir, mendie près de ce Dieu qui vient de t'inviter, dans l'Évangile, à demander, à chercher, à frapper. Il connaissait ton indigence et ce Père de famille, ce grand Riche, ce riche qui possède les richesses spirituelles et éternelles, t'invite et te presse de demander, de chercher, de frapper: « Qui demande, reçoit ; qui cherche, trouve; à qui frappe, il sera ouvert.» Il t'excite à demander; et il le refuserait ce que tu demandes !
 
 

1. Ps. CX, 9.
 
 

5. Considère, pour t'exciter à la prière, la similitude ou la comparaison suivante; elle est, comme celle du mauvais riche, empruntée aux contraires. «Il y avait, disait le Seigneur, dans une certaine ville, un juge qui ne craignait point Dieu et ne se souciait point des hommes. Une veuve le pressait chaque jour et lui disait : Fais-moi justice. Pendant un temps il refusa. » La veuve pourtant ne cessait de le presser, et il fit par ennui ce qu'il ne voulait point faire par complaisance (1). C'est ainsi que par la vue du contraire le Sauveur nous invite à prier.

6. Un hôte lui étant arrivé, dit-il encore, « l'ami alla trouver son ami. Il se mit à frapper à sa porte et à lui dire : Un étranger vient de m'arriver ; prête-moi trois pains. Je repose, reprit l'autre, et mes serviteurs reposent comme moi. » Le premier cependant ne cesse de frapper, il ne s'en va pas, il insiste ; c'est en quelque sorte un ami qui mendie près de son ami. Et l'a conséquence ? « Je vous le déclare, il se lève et sinon par amitié, du moins à cause de son importunité, il lui donne tous les pains qu'il demande (2). » — « Sinon par amitié, » quoiqu'il soit vraiment son ami; « du moins à cause de son importunité ? » Qu'est-ce à dire, « à cause de son importunité, » Parce qu'il n'a point cessé de frapper, parce que après le refus il ne s'en est point allé.    L'un a fini par donner ce qu'il né voulait pas, parce que l'autre n'a point fini de le demander. Combien plus nous donnera ce bon Père qui nous exhorte à demander et à qui nous déplaisons en ne demandant pas ! S'il tarde quelquefois, c'est pour donner plus de valeur à ses grâces, et non pour les refuser. On reçoit avec plus de plaisir ce qu'on désire depuis longtemps, et l'on dédaigne bientôt ce qu'on a obtenu si vite. Demande, cherche, insiste. En demandant et en cherchant tu grandis, tu deviens capable de saisir. Dieu ne veut point t'accorder encore ce qu'il se réserve de te donner plus tard, afin de t'inspirer de grands désirs pour les grandes choses. Aussi « faut-il prier toujours et ne se lasser jamais (3). »

7. Ainsi donc, mes frères, puisque Dieu fait      de nous ses mendiants, en nous avertissant, en nous pressant, en nous ordonnant de demander, de chercher et de frapper, considérons de notre côté quels sont ceux qui nous demandent. A qui demandons-nous ? Qui sommes-nous? Que sollicitons-nous ? Nous demandons
 
 

1. Luc, XVIII, 1-8. — 2. Ibid. XI, 5-15. — 3. Ibib. XVIII, 1.
 
 

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au Dieu bon; nous sommes mauvais, et pour devenir bons nous demandons la justice . Ainsi nous demandons ce que nous pouvons posséder éternellement, ce qui nous préserve à jamais de tout besoin, une fois que nous en sommes rassasiés. Mais pour en être rassasiés, il nous faut d'abord en avoir faim et soif; il faut que pressés par cette faim et par cette soif, nous demandions, nous cherchions-, nous frappions. « Heureux » en effet « ceux qui ont faim et soif de la justice. » Comment, heureux ? Ils ont faim et soif et ils sont heureux ? Le besoin fut-il jamais heureux ? Ils ne sont pas heureux pour avoir faim et soif, mais parce qu'ils « seront rassasiés (1). » Cette béatitude se trouvera donc dans le rassasiement et non dans la faim. Cependant comme le dégoût ne se porterait pas vers les aliments, il faut que le rassasiement soit précédé par la faim.

8. Nous savons à qui demander, qui nous sommes et ce que nous demandons. Mais à nous on demande aussi. Nous sommes les mendiants de Dieu; afin d'être reconnus par lui, reconnaissons ceux qui mendient près de nous. Ici encore, et lorsqu'on nous demande, examinons quels sont ceux qui demandent, à qui ils demandent, ce qu'ils demandent. Quels sont ceux qui demandent ? Des hommes. A qui demandent-ils ? A des hommes. Quels sont ceux qui demandent? Des mortels. A qui demandent-ils? A des mortels. Quels sont ceux qui demandent ? Des êtres fragiles. A qui demandent-ils ? A des êtres fragiles. Quels sont ceux qui demandent ? Des malheureux. A qui demandent-ils ? A des malheureux. Si l'on ne tient pas compte de la richesse, ceux qui demandent sont semblables à ceux qu'ils prient. Et de quel front adresseras-tu tes voeux à ton Seigneur, si tu ne reconnais pas tes semblables ? — Je ne leur ressemble pas, diras-tu; loin de moi de leur ressembler! — Ainsi parle cet enflé, vêtu de soie, d'un homme en haillons. Mais voyons, dépouillez-vous tous deux et je vous interroge. Je ne veux pas considérer comment vous étiez en naissant. L'un et l'autre vous étiez nus, infirmes l'un et l'autre, commençant une vie de misères et pour cela répandant des, larmes tous deux.

9. Rappelle-toi, riche, les commencements de ta vie, vois si tu as apporté quelque chose dans ce monde. Tu as trouvé beaucoup à ton arrivée ; mais dis-moi, je t'en prie, as-tu apporté quoique ce soit? Tu crains de parler ? Ecoute donc l'Apôtre :
 
 

1. Matt. V, 6.

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« Non, dit-il, nous n'avons rien apporté dans ce monde. » Tu n'y as rien apporté et tu y as trouvé beaucoup; mais n'emporteras-tu pas quelque chose ? Peut-être encore que l'amour de tes richesses te fait craindre de confesser ici la vérité? Ecoute donc encore une fois l'Apôtre, qui la publie sans chercher à te flatter. « Nous n'avons rien apporté dans ce monde, » au moment de notre naissance; « mais nous n'en pouvons rien emporter non plus, » au moment de notre mort. Tu n'as rien apporté, tu n'emporteras rien : pourquoi, t'élever dédaigneusement au dessus du pauvre ? Voici des enfants qui naissent; à l'écart et parents et serviteurs et clients; à l'écart la foule obséquieuse. Distinguera-t-on à leurs larmes les enfants des riches ? Que deux femmes, l'une riche et l'autre pauvre, accouchent en même temps; qu'elles ne considèrent point leurs enfants et s'éloignent tant soit peu; pourront-elles en s'en rapprochant les discerner ? Ainsi, riche, tu n'as rien apporté dans ce monde, et tu n'en peux rien emporter.

Ce que je dis des enfants nouveau-nés, je puis le dire de tous les morts. Quand par hasard s'ouvrent de vieux tombeaux, y discerne-t-on les ossements d'un riche ? Entends donc, riche, entends encore l'Apôtre : « Nous n'avons rien apporté dans ce monde. » Reconnais que c'est la vérité. « Mais nous ne saurions en rien emporter non plus. » Confesse que c'est également la vérité.

10. Et quelle conséquence ? « Ayant donc la nourriture et le vêtement, contentons-nous. Car ceux qui veulent devenir riches, tombent dans la tentation et dans beaucoup de désirs inutiles et nuisibles, qui plongent l'homme dans la ruine et la perdition. Car la racine de tous les maux est la cupidité, et plusieurs s'y laissant aller ont dévié de la foi. » Considère bien ce qu'ils ont perdu. Tu en gémis. Vois de plus où ils se sont jetés. Attention ! « Ils ont  dévié de la foi et se sont jetés dans beaucoup de chagrins. » Mais qui ? « Ceux qui veulent devenir riches. »

Autre chose en effet est d'être riche, et autre chose de le vouloir devenir. On est riche quand la richesse vie et des parents; on n'a pas cherché à l'acquérir, mais on a recueilli un grand nombre de successions. Je considère ici la fortune, je n'examine point les plaisirs qu'elle peut donner. J'accuse l'avarice; je n'accuse ni l'or, ni l'argent, ni les richesses, mais la seule avarice. Pour ceux en effet qui ne cherchent pas à devenir riches, ou qui n'y travaillent pas, ou qui ne sont pas dévorés de cupidité ni enflammés de la passion d'acquérir, mais qui sont riches, ils n'ont qu'à écouter l'Apôtre. On a lu aujourd'hui : « Commande aux riches de ce siècle. » Commande, quoi ? « Commande-leur » avant tout « de ne pas s'élever d'orgueil. » Il n'est rien en effet que les richesses engendrent comme l'orgueil, Chaque fruit, chaque graine, chaque espèce de blé a son ver rongeur particulier. Autre est le ver du pommier et autre celui du poirier; autre encore est celui de la fève et autre celui du froment. L'orgueil est le ver des richesses.

11. « Commande donc aux riches de ce siècle de ne pas s'élever d'orgueil. » Voilà le vice condamné. Comment doivent-ils se conduire? « Commande-leur de ne pas s'élever d'orgueil. » Comment s'en préserveront-ils? Le voici : « Et de ne point se confier à des richesses incertaines. » Ceux qui ne se confient pas à richesses incertaines ne s'élèvent pas d'orgueil. Mais s'ils ne s'élèvent pas, qu'ils craignent, et s’ils craignent ils ne s'élèvent pas. Combien de riches d'hier sont pauvres aujourd'hui! Combien s'endorment riches et, dépouillés secrètement par les larrons; s'éveillent pauvres ! Qu'on ne se confie donc pas « à des richesses incertaine mais au Dieu vivant qui nous donne abondamment toutes choses pour en jouir : » soit les choses temporelles, soit les choses éternelles. Les éternelles pour en jouir, et à parler exactement, les temporelles pour en user; temporelles comme à des voyageurs, les éternelles comme à des hommes en repos; les temporelles pour faire le bien, les éternelles pour nous rendre bons.

Que les riches agissent donc de la sorte ne s'élèvent pas d'orgueil et ne se confient des richesses incertaines, mais « au Dieu vivant qui nous donne abondamment toutes choses pour en jouir : » telle est leur règle de conduite. Et que doit-il en résulter dans la pratique ? Ecoute : « Qu'ils soient riches en bonnes oeuvres et donnent aisément. » Car ils le peuvent. Pourquoi ne le font-ils pas ? Les pauvres en sont empêchés. Mais eux, «qu'ils donnent aisément ; » ils ont de quoi le faire. « Qu'ils partagent, » reconnaissant ainsi que les autres mortels leurs semblables. « Qu'ils partagent et se f           assent un trésor qui soit un bon fondement pour l’avenir. » En leur disant de donner aisément, (291) de partager, je ne veux donc pas les dépouiller, les mettre à nu, les priver de tout; je leur apprends au contraire à faire des profits, puisque je leur montre à s'amasser un trésor. Non, je ne veux pas les appauvrir. « Qu'ils amassent un trésor. » Je ne leur conseille pas de perdre ce qu'ils ont, je leur montre où ils doivent le transporter. «Qu'ils s'amassent un trésor qui soit un bon fondement pour l'avenir et qu'ils gagnent ainsi la véritable vie (1). » Celle-ci est donc fausse : « qu'ils gagnent la véritable vie. En effet vanité des vaniteux et tout est vanité. Quel profit si grand recueille l'homme de tout le travail auquel il se livre sous le soleil (2)? » C'est la vie éternelle qu'il faut acquérir, c'est au séjour de cette véritable vie qu'il faut faire transporter ce que nous possédons, afin de retrouver là ce que nous donnons ici. Là Dieu change nos biens comme il nous change nous-mêmes.

12. Donnez donc aux pauvres, mes frères. « Ayant la nourriture et le vêtement, contentons-nous. » Le riche ne trouve dans ses richesses que ce que lui demande le pauvre, la nourriture et le vêtement. Tires-tu réellement davantage de tout ce qui est à. toi ? Tu as pris dans tes trésors la nourriture et le vêtement nécessaire; je dis le nécessaire et non ce qui est vain et superflu. Que peux-tu y prendre davantage ? Dis-le moi. Tout le reste est donc superflu. Mais ce superflu n'est-il pas nécessaire aux pauvres?

Moi, dis-tu, je prends une nourriture exquise, de haut prix. — Et le pauvre ? — Des aliments communs. Le pauvre vit à peu de frais et moi à grands frais. — Et maintenant, quand vous êtes rassasiés l'un et l'autre ? Tu prends cette nourriture de grand prix; et quand tu l'as prise ? Ah si notre corps était transparent, ne rougirais-tu pas de voir ce que deviennent ces aliments précieux ? Le pauvre a faim, le riche a faim, et tous deux demandent à satisfaire à ce besoin. Le pauvre y satisfait par des aliments de peu de valeur, et le riche par des aliments de grand prix. L'effet produit n'est-il pas le même ? Chacun n'est-il pas arrivé à son but? Mais le pauvre y est arrivé par un chemin plus court, et le riche par des longs circuits.

Sans doute, répliques-tu; mais ces aliments recherchés ont plus de saveur pour moi. — Eh! toujours dégoûté, te rassasies-tu jamais ? Sais-tu quelle saveur on trouve dans les mets qu'assaisonne la faim ? Je n'entends pas forcer les riches
 
 

1. I Tim. VI, 7-10; 17-19. — 2 Ecclé. I, 2, 3.
 
 

à faire usage de la nourriture des pauvres. L'habitude les a affaiblis, qu'ils conservent donc leur habitude, mais en gémissant de ne pouvoir faire autrement, ce qui serait préférable. Or, si le mendiant ne se vante pas de sa pauvreté, pourquoi t'enorgueillir de ton infirmité ? Prends une nourriture choisie, une nourriture de prix, puisque tu en as l'habitude, puisque tu ne saurais faire autrement, puisque changer serait te rendre malade; j'y consens, fais usage du superflu, mais donne aux pauvres le nécessaire; fais usage de ce qui a du prix, mais donne aux pauvres ce qui est de peu de valeur. Le pauvre a les yeux sur toi, et tu as les yeux sur Dieu; le pauvre a les yeux sur la main qui a été faite comme la sienne, et tu as les yeux sur la main qui t'a fait. Et n'a-t-elle fait que; toi ? N'a-t-elle pas fait le pauvre comme toi ? Dieu vous a mis l'un et l'autre dans cette vie comme dans un même chemin; vous vous y rencontrez, vous suivez la même route. Le pauvre n'a rien à porter, toi tu es trop chargé; il ne porte aucune provision, tu en as plus que le nécessaire: Tu es donc trop chargé, donne-lui de ce que tu as, et en le nourrissant tu allèges ton fardeau.

13. Ainsi donnez aux pauvres; c'est la prière, c'est l'avis, c'est l'ordre et le commandement que je vous adresse. Donnez-leur tout ce que vous voudrez.

Je ne dissimulerai point devant votre charité pour quel motif j'ai cru devoir vous faire ce discours. Depuis que nous sommes ici, lorsque nous allons à l'Église ou que nous en revenons, les pauvres nous interpellent et nous prient de vous engager à leur donner quelque chose. Ils nous ont donc invités à vous parler, et comme ils ne reçoivent rien encore, ils se figurent que nous travaillons en vain au milieu de vous. Ils attendent aussi quelque chose de nous. Nous leur donnons tout ce que nous pouvons; mais sommes nous capables de suffire à tous leurs besoins? Dans notre impuissance, nous venons intercéder pour eux, même auprès de vous.

Vous nous comprenez, vous applaudissez : Dieu soit béni. J'ai jeté en vous la semence, et vous me rendez des paroles. Mais savez-vous que pour nous ces louanges sont plutôt une charge et un danger ? Nous tremblons sous ce poids. Pour vous, mes frères, ces louanges que vous nous donnez sont comme les feuilles que poussent les arbres : maintenant nous demandons des fruits.

SERMON LXII. FESTINS IDOLATRIQUES (1).
292
 
 

ANALYSE. — Ce discours parait avoir été prêché à Carthage (2). Saint Augustin entreprend de détourner les chrétiens de l'usage où ils étaient de prendre part aux festins célébrés par les païens en l'honneur des idoles; et il dirige dans ce sens l'explication qu'il donne de l'Evangile du Centurion; lu ce jour là dans l'assemblée des fidèles. — 1° Il est certain que le bonheur du Centurion ne vient pas de la présence corporelle de Jésus-Christ, mais de l'humilité de sa foi, et l'action du Sauveur en faveur de ce soldat et de son serviteur malade, figurait déjà les Gentils préférés aux Juifs. Or dans la foule des Chrétiens il en est qui touchent le Fils de Dieu par leur foi, et il en est qui le pressent, le fatiguent. Ceux-là entre autres le fatiguent qui prennent part aux festins célébré par les païens eu l'honneur de leurs idoles; car ces festins sont interdits par l'Apôtre comme étant scandaleux pour les faibles et injurieux à Jésus-Christ. — 2° Pour s'autoriser ou prétexte d'abord les égards que l'on doit aux supérieurs qui se formaliseraient si l'on n'y prenait part. Mais ne faut-il pas avant tout avoir des égards pour le Seigneur Jésus lui-même, dont on va quelquefois, par suite de ces festins, jusqu'à nier la divinité? On dit en second lieu qu'on ne se méprend pas sur la nature des idoles. Mais n'est-il pas i craindre qu'en voyant notre conduite les païens ne s'y méprennent, et' le meilleur moyen de les convertir ne serait-il pas de les laisser isolés et heureusement confus de voir leur petit nombre? On prétexte en troisième lieu les mauvais traitements dont menacent quelques chefs attardés de l'idolâtrie. Mais ces mauvais traitements ne feront qu'épurer la vertu; il est contre là raison même dé se préférer pas une autorité supérieure à une autorité subalterne, l'autorité de Dieu à l'autorité humaine; nous sommes sûrs d'ailleurs que cette autorité humaine ne peut nous ôter que le superflu, ni rien faire sans la permission de la Providence qui veille sur Bout Veut-on enfin acquérir le ciel sans qu'il en coûte? — Gardons-nous toutefois de briser les idoles quand nous n'en avons pas le pouvoir et méprisons les vaines clameurs de nos ennemis lorsqu'ils se plaignent que nous brisons celles dont nous devenons le maîtres.
 
 

1. Nous avons entendu, pendant la lecture de l'Évangile, louer notre foi lorsqu'elle est pénétrée: d'humilité. Jésus en effet promettant d'aller dans la demeure du Centurion pour y guérir son serviteur, le Centurion. Répondit : « Je ne suis pas digne que vous entriez dans ma maison; mais dites seulement une parole, et il sera guéri. » En se disant indigne, il se rendit digne de recevoir le Christ, non dans sa demeure, mais dans son coeur; il n’eût même point parlé avec tant d'humilité et de foi, s'il n'eût .porté dans son âme Celui qu'il redoutait devoir entrer dans son habitation. Son bonheur n'eût pas été grand si le Seigneur Jésus fût allé chez lui sans être dans son coeur. Ce Maître suprême, qui nous a enseigné l'humilité par sa parole et par son exemple, n'a-t-il pas mangé chez un pharisien orgueilleux, nommé Simon (3)? Et tout assis qu'il était dans sa maison, le Fils de l'homme ne trouvait point dans son âme où reposer sa tête.

2. Pour ce motif en effet, autant du moins qu'on peut en juger par les expressions mêmes du Sauveur, il rejeta du nombre de ses disciples un autre orgueilleux qui spontanément demandait à le suivre. « Seigneur, lui avait-il dit, je vous suivrai où que vous alliez. » Et témoin de ce qui était caché dans son âme : « Les renards; répondit le Sauveur, ont des tanières, et les oiseaux du ciel ont des nids; mais le Fils de l'homme n'a point où reposer la tête. » En
 
 

1. Matt. VIII, 8-12, — 2. Voyez ci-dessous, n. 10. — 3. Luc, VII, 36.
 
 

d'autres termes : Il y a en toi des ruses comme des ruses de renards, et l'orgueil t'emporte comme les oiseaux du ciel; mais le Fils de l'homme oppose la simplicité à la ruse, l'humilité à ton orgueil et il n'a point où reposer sa tête. Ce repos de la tête que l'on prend en l'abaissant, est une leçon d'humilité.

Pendant qu'il éloigne cet homme qui voudrait le suivre, il en attire un autre qui refuse. Alors en effet il dit à quelqu'un : « Suis-moi; » et celui-ci répondit : « Je vous suivrai; mais permettez-moi d'abord d'aller ensevelir mon père. » Cette excuse venait de la piété filiale; aussi mérita-t-elle d'être repoussée et d'affermir la vocation divine. Le futur disciple voulait faire une bonne oeuvre ; mais le Maître lui montra ce qu'il y devait préférer; car il prétendait faire de lui un prédicateur de la parole de vie pour ressuscita les morts; et il ne manquait pas d'hommes pour accomplir cet autre devoir. « Laisse » donc, lui dit-il, « les morts ensevelir leurs morts (1). » Quand des infidèles ensevelissent un cadavre, ce soul des morts qui ensevelissent un mort. Ce cadavre a perdu son âme et l'âme des autres a perdu son Dieu. Or, comme l'âme est la vie du corps, Dieu est la vie de l'âme; et comme le corps expire quand l'âme s'en va, ainsi expire l'âme lorsque Dieu la quitte. La perte de Dieu cause la mort à l'âme, de même que la perte de l'âme fait la mort du corps. Mais si la mort du corps est nécessaire, la mort de l'âme est volontaire.
 
 

1. Luc, IX, 57-60.
 
 

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3. Le Seigneur était donc à table dans la maison d'un pharisien orgueilleux. Je dis dans sa maison, car il n'était pas dans son coeur ; tandis que sans entrer dans la maison du Centurion, il habitait son âme, et que Zachée le reçut en même temps dans son palais et dans son coeur (1). Or c'est l'humilité que Jésus loue dans la foi de ce Centurion. Il avait dit : « Je ne suis pas digne que vous entriez dans ma demeure ; » et le Seigneur répondit : « En vérité je vous le déclare, je n'ai point rencontré une foi si grande dans Israël : » dans Israël selon la chair, ce soldat étant déjà Israélite selon l'esprit. Le Seigneur en effet était venu d'abord vers Israël selon la chair, c'est-à-dire vers les Juifs, pour y chercher les brebis perdues ; c'est au sein et du sang de ce peuple qui avait pris chair ; il dit néanmoins : « Là je n'ai point rencontré une foi si grande. » C'est comme homme seulement que nous pouvons mesurer la foi des hommes ; mais Celui dont le regard pénètre l'intérieur, Celui que personne ne saurait tromper, rendit témoignage aux dispositions de cet homme, et en entendant ses paroles d'humilité il prononça en sa faveur une sentence de guérison.

4. D'où lui en vint l'espoir? « Pour moi, dit-il, qui suis un homme soumis à la puissance d'un autre et qui ai sous moi des soldats, je dis à l'un : Va, et il va ; et à un autre : Viens et il vient ; et à mon serviteur : Fais cela et il le fait. » Autorité pour mes subalternes, je suis soumis à une autorité supérieure. Si donc tout homme et tout subordonné que je suis, j'ai le pouvoir de commander, de quoi n'êtes-vous pas capable; vous à qui obéissent toutes les puissances? — Cet homme était gentil. En effet il était centurion et déjà il y avait en Judée des soldats de l’empire Romain. C'est donc en Judée qu'il exerçait sur quelques troupes le commandement dévolu à sa charge ; qu'il était soumis et qu'il commandait ; qu'il obéissait avec soumission et qu'il commandait ses subordonnés.

Or le Seigneur, c'est ce que doit remarquer principalement votre charité, faisait entendre dès lors sans sortir du milieu des Juifs, que son Eglise se répandrait dans tout l'univers, où il enverrait ses Apôtres la fonder. Ainsi les, gentils ne le verraient pas et croiraient en lui, tandis que les Juifs en le voyant le mettraient à mort. Il n'entra point visiblement dans la demeure du Centurion, et quoique absent de corps il porta
 
 

1. Luc, XIX, 6.
 
 

Par la présence de sa majesté, la grâce dans son âme croyante et la santé dans sa famille. N'est-ce pas ainsi qu'il ne fut visible qu'au sein du peuple juif, et que sans être ailleurs né d'une vierge, sans avoir parmi les autres nations ni souffert ni marché, sans y avoir supporté l'infirmité humaine et déployé la puissance divine, sans y avoir en un mot rien fait de semblable, il a vu en lui-même l'accomplissement de cet oracle : « Le peuple que je ne connaissais pas, m'est soumis ? » Comment soumis, s'il ne le connaissait pas ? C'est qu’ « il m'a obéi en entendant ma voix (1). » La nation juive l'a donc vu et l'a crucifié ; l'univers a entendu sa parole et a cru en lui.

5. Cette absence corporelle et cette présence spirituelle du Sauveur parmi les gentils, dut été figurées aussi dans la personne de cette femme qui toucha la frange de son vêtement. «Qui m'a touché? » demande-t-il. Cette question ne semble-t-elle pas indiquer qu'il était absent? Mais, comme présent, il opère la guérison: « La foule vous presse, répondent les Apôtres, et vous dites: Qui m'a touché (2) ? » Car en disant: « Qui m'a touché? » il parlait comme si en marchant il ne devait être touché par aucun corps. « La foule vous presse, » crient les Apôtres. Mais c'est comme: si le Seigneur avait dit : Je cherche qui me touche et non qui me presse.

Ainsi en est-il aujourd'hui de l'Eglise, qui est son corps. Elle est comme touchée par la foi du petit nombre et pressée parla multitude. Enfants de l'Église, vous savez qu'elle est le corps du Christ, et si vous le voulez, vous .êtes ce corps vous-mêmes. L'Apôtre ne dit-il pas à différentes reprises: «Pour son corps, qui est l'Église (3) ; — « Vous êtes le corps du Christ et ses membres (4) ? » Si donc nous sommes son corps, son Eglise souffre aujourd'hui ce que souffrait alors son corps pressé par la foule. Elle est pressée par le grand           nombre, et touchée par le petit ; pressée par la chair, et touchée par la foi. Levez donc les yeux, je vous en prie, vous qui pouvez voir. Voici un grand spectacle. Levez les yeux de la foi, touchez ainsi le bout des franges de son vêtement; ce sera assez pour votre salut.

6. Reconnaissez l'accomplissement de ce que vous avez vu prédit dans l'Evangile. « Je vous le déclare donc, » dit le Sauveur, « pour ce motif, » c'est-à-dire en considération de cette foi du Centurion, de cet homme étranger par la chair, mais
 
 

1. Ps. XVII, 45. — 2. Luc, VIII, 43-48. — 3. Coloss. I, 24. — 4. I Cor. XI, 27.
 
 

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rapproché par le coeur et qui a mérité mes éloges, « beaucoup viendront d'Orient et d'Occident. — Beaucoup » et non pas tous, viendront d'Orient et d'Occident; » ou de tout l'univers c'est ici le tout désigné par deux parties. « Beaucoup viendront d'Orient et d'Occident et auront place dans le royaume des cieux avec Abraham, Isaac et Jacob; tandis que les enfants du royaume seront jetés dans les ténèbres extérieures. — Les enfants du royaume,» c'est-à-dire les Juifs. D'où leur vient cette dénomination? De ce qu'ils ont reçu la loi, de ce que .les Prophètes leur ont été envoyés, de ce qu'ils possédaient le temple et le sacerdoce, de ce qu'ils célébraient figurativement tous les mystères futurs. Mais lorsque s'est présentée la réalité de ces mystères, ils ne l'ont point reconnue. Aussi ces « enfants du royaume seront-ils jetés dans les ténèbres extérieures, où il y aura pleur et grincement de dents. » Ne voyons-nous pas maintenant les Juifs réprouvés, les Chrétiens appelés, de l'Orient et de l'Occident, à un banquet céleste, pour avoir place avec Abraham, Isaac et Jacob, pour se nourrir de la justice et s'abreuver de la sagesse ?

7. Considérez bien, mes frères; voilà votre histoire : c'est vous qui faites partie de ce peuple annoncé alors et formé aujourd'hui. Vous êtes du nombre des ces hommes qui ont été appelés d'Orient et d'Occident à prendre place dans le royaume des cieux et non dans un temple d'idoles. Soyez.donc le corps du Christ et non la foule qui le presse. Pour vous guérir du flux de sang, en d'autres termes, de l'épanchement honteux des plaisirs charnels, vous pouvez toucher la frange de sa robe, oui, vous pouvez la toucher. Représentez-vous les Apôtres comme étant la robe même du Christ ; ils la forment, en s'attachant à lui comme un tissu merveilleusement uni; et parmi eux celui qui s'appelle «le plus petit des Apôtres (1), » forme en quelque sorte la frange, car la, frange est la plus faible partie et l'extrémité du vêtement. On regarde donc avec dédain cette frange mystérieuse, mais à son contact on trouve le salut. « Jusqu'à cette heure nous souffrons et la faim et la soif, nous sommes nus et déchirés à coups de poing (2). » Est-il rien de plus extrême, de plus méprisable ? Touche néanmoins, si tu es travaillé du flux de sang : de Celui à qui appartient cette robe il sortira une vertu qui te guérira.

Or on nous montrait cette frange à toucher lorsqu'on lisait de cet Apôtre: « Car si quelqu'un
 
 

1. I Cor. XV, 9. — 2. Ibid. IV, 11.
 
 

voit celui qui a la science assis dans un temple d'idoles, sa conscience, qui est faible, ne le portera-t-elle pas à manger des viandes sacrifiées ? Ainsi, avec ta science, périra ton frère encore faible, pour qui le Christ est mort (1) ? » Comment se fait-il que l'on soit encore dupe des idoles et qu'on les croie honorées par des Chrétiens? — Dieu connaît mon coeur, dit ce Chrétien. — Mais ton frère ne le connaît pas. Si tu es faible, crains de le devenir davantage; si tu ne l'es pas, prends soin de la faiblesse de ton frère. En te voyant on est porté à faire plus ; on désire bientôt, non seulement manger, mais sacrifier dans ce temple d'idoles. Et avec ta science péril ton frère encore faible. Ecoute, frère, tu ne faisais aucune attention à cet homme faible ; mais ton frère, le dédaigneras-tu également? Réveille-toi. Et si-tu allais jusqu'à offenser le Christ lui-même ? Tu ne saurais cependant le mépriser à aucun titre, fais-y attention. « Or, péchant de la sorte contre vos frères, poursuit l'Apôtre, et blessant leur conscience faible, vous péchez contre le Christ (2). » Allez maintenant, vous qui ne tenez aucun compte de cette défense, attablez-vous près des idoles. Ne serez-vous pas du nombre de ceux qui pressent le Christ au lieu de le toucher avec foi? De plus, après avoir mangé près de ces faux dieux, venez et remplissez l'église ; vous y ferez foule mais vous n'y recevrez pas le salut.

8. Je crains, diras-tu, d'indisposer un supérieur. — Oui, crains d'offenser un supérieur, el tu n'offenseras pas Dieu. Car en redoutant de manquer à un supérieur, examine si au dessus de celui-ci n'est pas un supérieur plus élevé, et prends garde de blesser ce dernier. Voilà la règle à suivre. N'est-il pas évident, en effet, que le plus grand doit être le moins outragé? Considère maintenant quels sont tes supérieurs.

Les premiers sont ton père et ta mère. S’ils t'élèvent bien, s'ils te donnent une éducation chrétienne, il faut les écouter en tout, obéir à tous leurs ordres. Qu'ils ne commandent rien contre un supérieur plus élevé, et qu'on leur soit soumis. — Et qui est au-dessus de celui qui m’a donné le jour ? — Celui qui t'a créé. L'homme engendre, et Dieu crée. L'homme ne sait ni comment il engendre ni ce qu'il engendre. Celui donc qui t'a connu pour te former et avant de te former, est plus grand que ton père.

La patrie elle-même doit être préférée à tes parents, et on ne doit pas leur obéir dans ce qu'ils
 
 

1. I Cor. VIII, 10, 11. — 2. Ibid. 12.
 
 

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pourraient commander contre elle; de même qu'on ne doit pas accomplir ce que la patrie pourrait commander contre Dieu. Veux-tu donc être guérie ? Veux-tu, après avoir éprouvé cette perte de sang, après avoir enduré cette maladie durant douze années, après avoir dépensé tout ton bien en remèdes sans avoir recouvré la santé, veux-tu être guérie, ô femme? et je m'adresse à toi comme figure de l'Eglise. Ton père te conseille une chose et ton peuple un autre. Mais le Seigneur te dit: «Oublie ton peuple et la maison de ton père. » Pourquoi ? En vue de quel profit ? de quelle récompense ? « Car le Roi s'est épris de ta beauté (1). » Il s'est épris de son oeuvre, et pour la rendre belle il l'a aimée dans sa laideur. Tu étais encore infidèle et souillée ; pour toi néanmoins il a répandu son sang, il t'a rendue belle et fidèle, et il a aimé en toi ses dons. Qu'as-tu en effet apporté à ton Epoux ? Quelle dot as-tu reçue de ton premier père et de ton premier peuple ? Les hontes et les ignominies du péché. Il t'a ôté ces haillons, il t'a dépouillée de ces lambeaux; il a eu pitié de toi afin de te parer, et il t'a parée afin de t'aimer.

9. Que faut-il, frères, ajouter encore? Chrétiens vous venez d'entendre qu' « en offensant vos frères et en blessant leur conscience encore faible, vous offensez le Christ lui-même. » Ne méprisez pas ce langage, si vous ne voulez être effacés du livre de vie. Pourquoi chercher des termes choisis et agréables pour vous dire ce que la douleur nous force à exprimer d'une manière quelconque et ne nous permet point de taire? Vouloir ne tenir aucun compte de cette vérité, c'est manquer au Christ; n'est-ce pas encore faire autre chose?

Nous voulons convertir ce qui reste de païens, et vous faites obstacle sur la route ; ils se heurtent et retournent quand ils ont dessein devenir à nous. Car ils disent en eux-mêmes : Pourquoi abandonner nos dieux, puisque les Chrétiens les adorent avec nous ? — Loin de moi, dis-tu, la pensée d'adorer les dieux des gentils. — Je le sais, je le comprends, je le crois. Mais pourquoi n'avoir point d'égard pour la conscience du faible, car tu la blesses ? Pourquoi, en méprisant ce qui est acheté, n'en estimer pas davantage le prix? Et vois quel est ce prix! « Par ta science, dit l'Apôtre, périra le faible; » il périra par cette science que tu prétends avoir, qui te montre que l'idole n'est rien, qui te fait penser à Dieu et
 
 

1. Ps. XLIV, 11, 12.
 
 

asseoir paisiblement aux banquets idolâtriques. Oui par cette science périra le faible. Or ne méprise pas ce faible, car l'Apôtre ajoute que « pour lui le Christ est mort (1). » Es-tu donc porté à n'en faire aucun cas? Apprécie ce qu'il coûte, et compare l'univers entier au sang de Jésus-Christ.

Dans la crainte toutefois que tu ne considères ton iniquité comme blessant le faible seulement, et que tu ne la regardes comme légère et peu digne d'attention, le texte sacré ajoute : « C'est contre le Christ que vous péchez. » On dit souvent : Offenser un homme est-ce donc offenser Dieu? — Nie que le Christ soit Dieu. L'oseras-tu ? Et néanmoins apprends-tu autre chose à ces festins où tu participes? Quelle différence entre la doctrine qu'on y entend et la doctrine du Christ? Où as-tu appris que le Christ n'est point Dieu ? Ce sont les païens qui le soutiennent. Voilà donc ce que produisent ces banquets détestables; voilà comment les pervers entretiens corrompent les bonnes moeurs (2) ! Tu ne saurais, là, parler de l'Evangile, et tu y entends discourir des idoles! Tu oublies que le Christ est Dieu, et ce que tu as bu alors tu le répands ensuite dans l'Eglise ! N'oses-tu pas dire, n'oses-tu pas murmurer ici au milieu de la foule : Le Christ n'était-il pas un homme? N'a-t-il pas été crucifié? C'est ce que les païens t'ont enseigné; voilà la perte de ton salut, la preuve que tu n'as point touché la frange sacrée. Touche ici cette frange divine et recouvre le salut. Nous t'avons montré comment tu dois la toucher pour comprendre ces paroles : « Quiconque voit son frère au festin des idoles; » touche-la aussi pour apprendre d'elle la divinité du Christ. Ne disait-elle pas effectivement, à propos des Juifs : « Leurs pères sont ceux de qui est sorti, selon la chair, le Christ qui est au-dessus de toutes choses, Dieu béni dans tous les siècles (3)? » Voilà le vrai Dieu que tu offenses en prenant part aux festins des faux dieux.

10. Il ne s'agit pas d'un Dieu, dit-on, mais du génie de Carthage. — Eh! il s'agirait donc d'un Dieu, s'il y était question de Mars ou de Mercure ? Il faut ici considérer, non la chose en elle-même, mais l'idée que s'en font lés païens. Je sais comme toi que cette statue n'est qu'une pierre; car si par génie on entend une gloire, que les citoyens de Carthage vivent honorablement et ils seront eux-mêmes le génie de la ville. Et si par génie on veut entendre le démon, tu sais ce qui
 
 

1. I Cor. VIII, 11. — 2. Ibid. XV, 33. — 3. Rom. IX, 5.
 
 

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est écrit au même endroit : « Ce qu'immolent les gentils, ils l'immolent aux démons et non

à Dieu ; or je veux que vous n'ayez aucune société avec les démons (1). » Nous savons donc que cette statue n'est pas un Dieu. Puissent-ils le savoir aussi! Mais à cause des faibles qui l'ignorent, il faut éviter de blesser leur conscience. Tel est l'avertissement de l'Apôtre. L'autel que ces malheureux ont dressé ne témoigne-t-il pas qu'ils veulent y honorer quelque divinité et qu'à leurs yeux cette statue est une divinité réelle? Pourquoi un autel si l'on n'y voit pas de divinité? Que personne ne me dise : Il n'y a ni Dieu ni divinité. Je me suis écrié déjà : Puissent-ils le savoir aussi bien que nous tous! Mais, encore une fois, cet autel nous montre ce qu'ils voient là, quelle idée ils ont de la statue et ce qu'ils font. En condamnant ainsi tous ceux qui l'adorent, ah! que cet autel ne condamné point tous les convives.

11. Si les païens fatiguent! le corps du Christ, que les Chrétiens ne le fatiguent pas. Ne disions-nous pas effectivement que ce corps sacré était quelquefois pressé et non pas touché? Le Sauveur supportait ceux qui le pressaient et il cherchait à être touché. Ah ! plaise à Dieu, mes frères, que les païens seuls pressent ce corps, ainsi qu'ils en ont l'habitude, et que les Chrétiens ne le pressent pas! C'est à vous, mes frères, que nous devons parler; notre devoir est de nous adresser aux Chrétiens. « M'appartient-il, dit l'Apôtre lui-même, de juger ceux qui sont dehors (2)? » Nous avons pour eux un autre langage, nous les traitons comme infirmes. Pour les amener à la vérité, nous leur parlons avec douceur ; il s'agit en vous de percer un abcès. Voulez-vous apprendre ce qui convainc les païens, ce qui les éclaire, ce qui les amène au salut ? Cessez d'assister à leurs solennités, rompez avec leurs niaiseries, et s'ils n'admettent pas encore nos vérités, déjà ils rougiront de se voir en petit nombre.

12. Si ton chef est bon, il t'édifie; il te tente s'il est mauvais. Reçois avec bonheur l'édification et que ta tentation serve à t'épurer, sois de l'or. Figure-toi que ce monde est la vaste fournaise d'un orfèvre : partout, en si petit espace que ce soit, on peut distinguer trois choses de l'or, de la paille et du feu. Le feu prend à la paille et à l'or; la paille brûle et l'or s'épure. Un homme vient de fléchir devant les menaces, il s'est laissé conduire au banquet de l'idole: hélas!
 
 

1. I Cor. X, 20. — 2. Ibid. V, 12.
 
 

cet homme n'était qu'une paille, j'envois la cendre. Cet autre n'a molli ni devant les menaces, ni devant la terreur des supplices; on l'a conduit en présence du juge, il s'est montré ferme dans la foi, il n'a point fléchi devant l'idole. Que fait en lui la flamme? Ne l'épure-t-elle pas comme l'or?

Mes frères, soyez fermes dans le Seigneur; il vous a appelés et il est le plus fort. Ne redoutez pas les menaces des impies. Vous rencontrez des ennemis, c'est pour vous un sujet de prières et non un sujet de frayeur. Là est polir vous le salut, puisez, puisez à cette table sacrée ; buvez ici la sagesse et là ne buvez point la folie; demeurez fermes dans le Seigneur et si vous êtes de l'argent, vous deviendrez de l'or. Cette comparaison ne vient pas de nous, mais des divines Ecritures. Vous avez le en effet, ou entendu lire : «Il les a éprouvés comme l'or dans la fournaise et les a reçus comme un holocauste (1). » Voilà ce que vous deviendrez dans ; les trésors divins. Soyez riches de Dieu. Vous ne l'enrichirez pas, vous serez enrichis par lui. Ah! qu'il vous comble de lui-même; que votre coeur ne s'attache qu'à lui.

13. Est-ce vous inspirer de l'orgueil? Est-ce vous dire de mépriser les autorités établies? Non, assurément; et vous dont les idées ne sont pas saines à ce sujet, touchez encore la frange du vêtement sacré. « Que toute âme, dit l'Apôtre lui-même, soit soumise aux puissances supérieures; car il n’y a point de puissance qui ne vienne de Dieu, et celles qui sont, ont été établies de Dieu. Aussi résister à la puissance c'est résister à l'ordre de Dieu (2). » Mais si la puissance commande ce qui est interdit? Alors, sans hésiter, méprise la puissance par respect pour la puissance. Contemplez dans l'autorité humaine différents degrés hiérarchiques. Quand le préteur commande, ne faut-il pas obéir? Si néanmoins ses ordres étaient opposés à ceux du proconsul, on ne mépriserait pas l'autorité en ne les observant pas, on se soumettrait à l'autorité plus haute; et l'autorité moindre n'a pas lieu de se blesser, quand on lui préfère une puissance supérieure. Si de même le proconsul venait à donner un ordre et que l'Empereur en donnât un autre, faudrait-il hésiter de laisser le premier pour le second? Que faire maintenant, si les ordres de l'Empereur sont contraires aux ordres de Dieu? — Paie le tribut, obéis-moi, dit l'Empereur. — Oui, mais non pas en servant les
 
 

1. Sag. III, 6. — 2. Rom. XIII, 1, 2.
 
 

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idoles. Ici je suis empêché. — Par qui? — Par une puissance supérieure. Pardonne, ô prince; tu me menaces de la prison, et elle, de l'enfer. — Ici donc, arme-toi de ta foi comme d'un bouclier, afin de pouvoir amortir tous les traits enflammés de l'ennemi (1).

14. Mais c'est un homme puissant qui conspire contre toi, qui essaie de te perdre : il aiguise un rasoir pour t'abattre la chevelure et non la tête. Ne venez-nous par de l'entendre dans ces paroles du psaume : « Comme un rasoir tranchant, tu prépares la fraude (2)? » Pourquoi comparer à un rasoir les projets insidieux du méchant? On ne fait usage du rasoir que pour abattre ce qui est en nous comme superflu. De même donc que sur notre corps les cheveux semblent une superfluité et s'enlèvent sans nuire à la chair : ainsi considère comme étant également superflu tout ce que peut contre toi la colère d'un homme puissant. Il te dépouille de ta pauvreté; te dépouille-t-il également de tes richesses? Pour toi la pauvreté et les richesses sont dans le coeur. On peut t'ôter le superflu, te faire essuyer des pertes, nuire même à ton corps. Mais avec la pensée d'une autre vie, la vie présente ne doit-elle pas être considérée elle-même comme quelque chose de superflu? Les martyrs ne l'ont-ils pas méprisée? Et pourtant ils n'ont pas perdu la vie, ils l'ont gagnée.

15. Soyez sûrs, mes frères, que Dieu ne laisse d'ennemis aux fidèles qu'autant qu'ils ont besoin d'être tentés et éprouvés. Soyez en sûrs, mes frères, et que personne n'affirme le contraire. Jetez tous vos soucis dans le Seigneur, jetez-vous en lui tout entiers; il ne s'écartera pas pour vous laisser tomber. Il nous a créés et il veut qu'au sujet même de nos cheveux nous nous reposions sur lui. « En vérité je vous le déclare, dit-il, les cheveux mêmes de votre tête sont tous comptés (3). » Dieu a compté nos cheveux; s'il compte ainsi nos cheveux, quel compte ne tient-il pas de nos oeuvres? Il ne dédaigne donc pas ce qu'il y a de moindre en nous; le créerait-il s'il le dédaignait? C'est bien lui qui a créé nos cheveux, et lui qui en tient compte.

Je les ai aujourd'hui, dis-tu, mais ne tomberont-ils pas? — Ecoute ce qu'il dit à ce sujet : « En vérité je vous le déclare, pas un cheveu ne tombera de votre tête (4). » Comment craindre encore l'homme, quand tu es, ô homme, placé sur le sein de Dieu ? Ne consens pas à te détacher
 
 

1. Ephés. VI, 16. — 2. Ps. LI, 4. — 3. Matt. X, 30. — 4. Luc, XXI,18.
 
 

de ce sein paternel; là tout ce que tu pourrais souffrir sera pour ton salut et non pour ta perte. Les martyrs ont souffert que leurs membres fussent déchirés, et à une époque chrétienne des chrétiens redoutent quelques injures! Mais aujourd'hui on ne t'injurie qu'en tremblant; on ne te dit pas nettement : Viens adorer l'idole; on ne te dit pas nettement : Viens devant mes autels, prends-y part au banquet. Lors même qu'on te parlerait ainsi, se plaindra-t-on si tu refuses, te poursuivra-t-on devant les tribunaux, y dira-t-on contre toi : Il n'a point consenti à s'approcher de mes autels, à entrer dans, le sanctuaire que j'honore? Tiendra-t-on ce langage? — On ne l'osera, mais on aura pour me perdre recours à la ruse — Prépare donc ta chevelure; c'est le rasoir qu'on aiguise; on va te dépouiller de ton superflu, t'enlever ce que tu dois laisser toi-même. Mais qui pourra t'ôter ce qui peut te rester? Que t'a enlevé l'homme puissant dans sa haine? Que t'a-t-il enlevé d'important? Ce qu'enlèvent un larron, un brigand et tout au plus un bandit. Enlève-t-il plus qu'un bandit s'il a le pouvoir d'ôter même la vie corporelle? Et n'est-ce pas trop encore.de parler ici de bandit? Quelqu'il soit, un bandit est un homme. Et la vie peut  être ôtée par la fièvre, par un scorpion, par un champignon mauvais. Ainsi toute la puissance des persécuteurs se réduit à la puissance d'un champignon. On mange un champignon mauvais et l'on meurt. Telle est la fragilité de la vie humaine. Ah! puisqu'un jour tu dois la perdre, ne lutte pas pour la conserver jusqu'à te perdre toi-même.

16. Le Christ est notre vie réelle, considère le Christ. Il est venu pour souffrir, mais aussi pour jouir; pour être méprisé; mais aussi pour être glorifié; pour mourir, mais aussi pour ressusciter. Le labeur t'effraie? Vois le salaire. Pourquoi chercher à obtenir dans les délices ce que le travail seul peut procurer? Tu crains de perdre ton argent, parce que tu ne te l'es procuré qu'avec beaucoup de peine. S'il t'a fallu de la peine pour acquérir cet argent que tu laisseras un jour, ne fût-ce qu'à la mort; tu voudrais parvenir sans peine à l'éternelle vie? Estime-la davantage, puisqu'en y parvenant à la suite de tous tes travaux, tu ne la quitteras jamais. Si tu fais cas de ce que tu dois à tous tes.travaux, mais pour le laisser un jour; avec quelle ardeur ne devons-nous pas désirer ce qui doit nous demeurer éternellement?

17. N'ajoutez à leurs discours ni foi ni crainte. Ils nous disent ennemis de leurs idoles. Daigne (298) le Seigneur nous donner sur toutes le même pouvoir que sur celle qui vient d'être brisée. Nous recommandons à votre charité de ne rien faire quand vous n'en avez pas le pouvoir. C'est le fait des méchants, des Circoncellions emportés, de détruire sans l'autorité nécessaire, et de courir à la mort sans raison.

Vous tous qui étiez dernièrement aux Grottes (1), vous savez ce que nous y avons lu devant vous. « Lorsque ce pays vous sera soumis; »  Vous sera soumis précède la règle de conduite qui va être tracée ; « vous renverserez leurs autels, vous abattrez leurs bois sacrés et vous briserez toutes leurs statues (2). » Faites cela après, avoir reçu le pouvoir vous-mêmes. N'avons-nous pas ce pouvoir? Nous n'agissons pas ainsi. Mais nous n'y manquons pas lorsque nous l'avons. Beaucoup de païens possèdent ces abominations dans leurs propriétés : y entrons-nous pour les mettre en pièces? Nous travaillons d'abord à renverser les idoles dans leurs coeurs, et quand ils sont chrétiens, ou bien ils nous invitent à cette bonne oeuvre, ou bien ils nous préviennent. Notre devoir maintenant est de prier pour eux, mais non de nous irriter contre eux. Si nous ressentons une douleur profonde, c'est contre des Chrétiens, c'est contre ceux de nos frères qui veulent entrer de corps à l'église pour avoir l'esprit ailleurs. On doit être ici tout, entier. Si l'on a ici ce que voit l'oeil de l'homme, pourquoi avoir dehors ce que voit l’œil de Dieu?

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18. Or sachez, mes chers, que par leurs murmures ils font cause commune avec les hérétiques et avec les Juifs. Les hérétiques, les juifs et les païens se sont unis contre l'unité. Il est arrivé en quelques lieux que les Juifs ont été châtiés pour leur rapacité; et ils nous accusent, ils croient ou feignent de croire que toujours nous sommes en quête de tels supplices à leur infliger. Il est arrivé aussi que pour leurs impiétés et leurs violences brutales, des hérétiques ont été punis par les lois ; ils répètent que nous ne sommes occupés qu'à leur susciter des tracasseries pour les perdre. On a cru devoir édicter des ordonnances contre les païens, ou plutôt pour les païens, s'ils veulent
 
 

1. Mappalia, le lieu où était enseveli le corps de saint Cyprien. — Deut. VII, 1, 5.
 
 

être sages. De même en effet qu'en rencontrant des enfants sans raison qui jouent à la boue et se souillent les mains, le maître prend un visage sévère, leur fait tomber la boue des mains et leur donne un livre; ainsi Dieu a voulu se servir des princes qui lui sont soumis pour jeter la terreur dans l'âme de ces grands enfants, les déterminer à jeter la boue et à faire quelque chose de sérieux. Et que peuvent-ils faire ainsi d'avantageux? « Partage ton pain avec celui qui

a faim, et conduis dans ta demeure l'indigent sans abri (1). » Les enfants toutefois échappent encore à l'oeil du maître, ils retournent secrètement à leur boue, et quand on les rencontré ils cachent leurs mains pour n'être pas convaincus. Tel est donc le dessein de Dieu sur eux : mais ils s'imaginent que nous sommes partout à la recherche de leurs idoles pour les briser partout où nous les trouvons. Eh! pourquoi les rechercher? Ne voyons-nous pas les lieux où elles sont? Ignorons-nous véritablement leurs demeures? Nous ne les brisons pas, néanmoins, parce que Dieu ne les a pas mises en notre pouvoir. Quand Dieu le fait il? Quand le possesseur devient chrétien.

Le maître d'une propriété vient de demander qu'on en détruise les idoles. Si au lieu de donner cette propriété à l'Église il voulait simplement les en faire disparaître, avec quelle généreuse ardeur les chrétiens ne devraient-ils pas venir en aide à cette âme chrétienne, qui veut dans son domaine témoigner à Dieu sa reconnaissance et n'y rien laisser qui l'outrage? Mais il a fait plus, il a donné à l'Église la propriété même. Et sur cette propriété appartenant à l'Église il fallait laisser des idoles ? Voilà, frères, ce qui déplait au païens. Peu satisfaits de voir que nous laissons sans les briser les idoles dans leurs campagnes, ils exigent que nous les conservions jusque dans les nôtres. Oui, nous prêchons contre les idoles et nous les ôtons du coeur; nous sommes les persécuteurs des idoles et nous le confessons. Devons-nous donc en être les sauveurs ? Je ne les renverse pas quand je ne le puis ; je ne les renverse pas quand le maître se plaint. Mais quand il le demande, quand il s'en montré reconnaissant, ne serais-je pas coupable de ne les renverser pas!
 
 

1. Isaïe LVIII, 7.

SERMON LXIII. LE SOMMEIL DE JÉSUS-CHRIST (1).
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ANALYSE. —  Jésus-Christ dort en nos coeurs lorsque nous ne pensons pas à lui; il s'y réveille lorsqu'au souvenir de sa personne et de ses enseignements nous repoussons la tentation.
 
 

1. Je vais, avec la grâce du Seigneur, vous entretenir de la lecture du saint Evangile que vous venez d'entendre, et avec sa grâce encore vous exciter à ne pas laisser la foi sommeiller dans vos coeurs en face des tempêtes et des vagues de ce siècle. Si le Christ notre Seigneur a été réellement le maître de la mort, n'a-t-il pas été aussi le maître du sommeil ? Serait-il vrai que le sommeil ait accablé malgré lui le Tout-Puissant sur les flots? Le croire serait une preuve qu'il dort en vous. S'il n'y dort pas, c'est que votre foi veille; car l'Apôtre enseigne que par « la foi le Christ habite en vos coeurs (2). » Le sommeil du Christ signifie donc aussi quelque mystère. Les navigateurs figurent les âmes qui traversent le siècle appuyées sur le bois sacré. La barque du Sauveur représente aussi l'Eglise, car chaque fidèle est comme le sanctuaire de Dieu; et le cœur de chacun est comme un esquif préservé du naufrage, s'il est occupé de bonnes pensées.

2. Tu as entendu une parole outrageuse, c'est un coup de vent; tu t'irrites, c'est le flot qui monte. Or quand le vent souffle, quand le flot s'élève, le vaisseau est en péril, ton cœur est exposé, il est agité par la vague. Tu désires te venger de cette injure, tu te venges en effet; tu cèdes ainsi sous le poids de la faute d'autrui et tu fais naufrage. Pourquoi? Parce que le Christ sommeille dans ton âme. Qu'est-ce à dire : le Christ sommeille dans ton âme ? C'est-à-dire que tu l'oublies. Réveille-le donc, rappelle son souvenir, que le Christ s'éveille en toi; arrête la vue sur lui. Que prétendais-tu? Te venger. Tu oublies donc qu'au moment où on le crucifiait il disait : « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (3) ? » Celui qui dort dans ton
 
 

1. Matt. VIII, 23-27. — 2. Ephés. III, 17. — 3. Luc, XXIII, 34.
 
 

cœur n'a point voulu se venger. Réveille-le, pense à lui. Son souvenir, c'est sa parole; son souvenir, c'est son commandement. Et quand il sera éveillé en toi tu diras. Qui suis-je pour vouloir me venger? Qui suis-je pour menacer un homme comme moi? Peut-être mourrai-je avant de m'être vengé. Et lorsque haletant, enflammé de colère et altéré de vengeance je quitterai mon corps, je ne serai pas reçu par Celui qui a refusé de se venger, je ne serai pas reçu par Celui qui a dit : « Donnez et on vous donnera; pardonnez et on vous pardonnera (1). » Aussi vais-je apaiser mon irritation et revenir au repos du coeur. Le Christ alors a commandé à la mer et le calme s'est rétabli.

3. Ce que j'ai dit de la colère, appliquez-le exactement à toutes vos tentations. Une tentation se fait sentir, c'est le vent qui souffle; tu t'émeus, c'est la vague qui s'élève. Réveille le Christ, qu'avec toi il élève la voix. « Quel est-il, puisque les vents et la mer lui sont soumis? » Quel est-il, puisque la mer lui obéit? La mer est à lui, c'est lui qui l'a faite (2). Tout a été fait par lui (3). Toi surtout imite les vents et la mer, obéis à ton Créateur. La mer s'incline à la voix du Christ, et tu restes sourd? La mer s'arrête, les vents s'apaisent, et tu souffles encore? Qu'est-ce à dire ? Parler, agir, projeter encore, n'est-ce pas souffler toujours et refuser de s'arrêter devant l'ordre du Christ? Que les flots ne vous submergent pas en troublant votre coeur. Si néanmoins, comme nous sommes des hommes, si le vent nous abat, s'il altère les affections de notre âme, ne désespérons point; réveillons le Christ, afin de poursuivre tranquillement notre navigation et de parvenir à la patrie.

Tournons-nous vers le Seigneur, etc. (4).
 
 

1. Luc, VI, 37, 38. — 2. Ps. XCIV, 5. — 3. Jean, I, 3, — 4. Voir ci-dessus, Serm. I.
 

SERMON LXIV. LE SERPENT ET LA COLOMBE (1).
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ANALYSE. — Quelles armes le Sauveur met-il aux mains de ses Apôtres lorsqu'il les envoie comme des brebis au milieu des loups? Il leur recommande la prudence du serpent et la simplicité de la colombe. La prudence du serpent consiste principalement en ce qu'il sait se rajeunir et préserver sa tête en cas d'attaque. La simplicité de la colombe se manifeste surtout dans son amour pour la société de ses compagnes et dans la paix qui préside à ses petites querelles.
 
 

1. Vous avez entendu, mes frères, pendant la lecture du saint Evangile, comment Jésus-Christ Notre-Seigneur a su par sa doctrine encourager ses martyrs. « Voici que je vous envoie, dit-il, comme des brebis au milieu des loups (2). » Considérez bien cette conduite, mes frères. Si un loup se présente au milieu d'un grand troupeau de brebis, ces brebis fussent-elles au nombre de plusieurs, mille, seul il jettera l'effroi parmi elles; et si toutes ne deviennent pas sa proie, toutes sont néanmoins glacées de terreur. Pour quel motif donc, dans quel dessein et en vertu de quel pouvoir ose-t-on, non pas recevoir un loup au milieu des brebis, mais envoyer les brebis au milieu des loups? « Je vous envoie, dit le Sauveur, comme des brebis au milieu des loups; » non pas près des loups, mais « au milieu des loups. » Ces loups étaient nombreux et les brebis en petit nombre; mais après avoir égorgé ces brebis, les loups se sont changés et sont devenus brebis eux-mêmes.

2. Ecoutons donc les avis que nous donne Celui qui en promettant des couronnes impose le combat, et qui en attendant l'issue de la lutte soutient les combattants. Quelle espèce de combat ordonne-t-il? « Soyez, dit-il, prudents comme des colombes (3). » Comprendre et pratiquer cette recommandation, c'est mourir en paix, car c'est ne pas mourir. Nul en effet ne doit mourir en paix que celui qui voit dans la mort la fin de la mort même et le couronnement de la vie.

3. Aussi, mes très-chers, dois-je vous expliquer encore, après même l'avoir fait bien souvent, ce qu'on entend par être simples comme des colombes et prudents comme des serpents. Si la simplicité de la colombe nous est recommandée, pourquoi y ajouter la finesse du serpent? Ce qui me plaît dans la colombe, c'est qu'elle n'a point de fiel; ce que je redoute dans le serpent, c'est son venin. Tout cependant n'est pas redoutable dans le serpent; s'il y a sujet de le haïr, il y a aussi
 
 

1. Matt. X, 46. — 2. Ibid. — 3. Ibid.
 
 

sujet de l'imiter. Une fois accablé de vieillesse, et abattu sous le poids des ans, il se tire à travers les fentes de sa caverne, laissant ainsi sa vieille peau, afin de s'élancer tout rajeuni. Imite-le, chrétien, toi qui entends le Christ s'écrier; « Entrez par la porte étroite (1). » L'apôtre Paul ne dit-il pas aussi : « Dépouillez vous du vieil homme avec ses actes, et revêtez l'homme nouveau (2)? » II y a donc à imiter dans le serpent. Ne mourons pas de vieillesse, mourons pour la vérité. C'est mourir de vieillesse que de mourir pour quelque avantage temporel; et se dépouiller de toutes ces vieilleries, c'est imiter la prudence du serpent.

Imite-le aussi en préservant ta tête. Qu'est-ce à dire, en préservant ta tête ? En conservant en toi le Christ. Quelqu'un de vous n'a-t-il jamais remarqué en voulant tuer une couleuvre que pour préserver sa tête elle expose tout son corps aux coups de l'ennemi ? Ce qu'elle veut conserver principalement c'est la source de sa vie. Le Christ n'est-il pas notre vie ? N'a-t-il pas dit : « Je suis la voie, la vérité et la vie (3) ? » L'Apôtre n'a-t-il pas dit aussi : « Le Christ est la tête de l'homme (4)? » Conserver en soi le Christ, c'est donc se conserver la tête.

4. Qu'est-il besoin maintenant de parler Longuement de la simplicité des colombes? Il fallait se garder du venin dès serpents, l'imitation présentait là des dangers, quelque chose était à craindre; mais il n'y a aucun danger à imiter la colombe. Vois comme les colombes aiment à vivre en société ; partout elles volent ensemble, ensemble elles mangent ; elles ne veulent pas rester seules, elles aiment la vie commune, et sont fidèles à l'amitié ; leurs murmures sont des gémissements d'amour et leurs petits, le fruit de tendres baisers. S'il leur arrive, comme nous l'avons souvent remarqué, des rixes à propos de leurs nids, ne sont-ce pas comme des disputes
 
 

1. Matt. VII, 13. — 2. Coloss. III, 9, 10; Ephés. IV, 22,24. — 3. Jean XIV, 6. — 4. I Cor. XI, 53.
 
 

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pacifiques ? Se séparent-elles à la suite de ces difficultés? Elles continuent à voler et à manger ensemble, leurs débats sont vraiment pacifiques.

Voici comment les imiter: « Si quelqu'un, dit l'Apôtre, ne se soumet pas à ce que nous ordonnons par cette lettre, notez-le et n'ayez point de commerce avec lui. » Voilà bien une dissension ; mais c'est une dissension de colombes et non de loups ; car l'Apôtre ajoute aussitôt : « Ne le considérez pas comme un ennemi, mais reprenez-le comme un frère (1). »

La colombe est affectueuse, même en disputant et le loup haineux, même en flattant.

Ornés ainsi de la simplicité des colombes et de la prudence des serpents, célébrez la fête des martyrs avec une sobriété toute spirituelle et non en vous plongeant dans l'ivresse. Chantez les louanges de Dieu; car nous avons pour Seigneur et pour Dieu le Dieu même des martyrs ; c'est lui aussi qui nous couronne : si nous avons bien combattu, nous serons couronnés par les mêmes mains qui ont déposai la couronne sur le front des vainqueurs, que nous aspirons à imiter.
 
 

1. II Thess. III, 14,15.
 
 

SERMON LXV. LA VIE DE L’AME (1).
 

ANALYSE. — Ce discours n'est que l'explication de ces paroles évangéliques : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps et ne peuvent tuer l'âme; mais craignez Celui qui peut mettre à mort le corps et l'âme dans la géhenne (2). » En effet 1° ceux qui vous menacent n'ont-ils pas autant à craindre que vous? 2° Tout ce qu'ils peuvent, se réduit a ôter à votre corps une vie qui lui sera plus tard rendue magnifiquement. 3° En ne craignant pas Dieu vous perdriez à tout jamais la vie de votre âme et seriez condamnés à la mort éternelle et de l'âme et du corps.
 
 

1. Les divins oracles que l'on vient de lire nous invitent à ne pas craindre en craignant et à craindre en ne craignant pas. Vous avez remarqué, à la lecture du saint Évangile, qu'avant de mourir pour nous le Seigneur notre Dieu a voulu nous affermir; il l'a fait en nous recommandant de ne pas craindre et en nous recommandant de craindre. « Ne craignez pas, dit-il, ceux qui tuent le corps et ne peuvent tuer l'âme. » C'est l'invitation â ne rien craindre. Et voici l'invitation à craindre : « Mais craignez Celui qui peut mettre à mort le corps et l'âme dans la géhenne. » Ainsi craignons pour ne craindre pas. La crainte paraît être une lâcheté, le caractère des faibles et non des forts. Remarquez néanmoins ce que dit l'Écriture: « La crainte du Seigneur est l'appui des forts (3). » Craignons pour ne craindre pas, en d'autres termes, craignons sagement pour ne pas craindre follement. Ces saints martyrs dont la fête nous a procuré d'entendre ces paroles évangéliques, ont ainsi craint en ne craignant pas ; car en craignant Dieu, ils ont méprisé la crainte des hommes.

2. Qu'est-ce en effet qu'un homme peut avoir à craindre des hommes ? Qu'y a-t-il dont un homme puisse faire peur à un autre homme ?
 
 

1. Matt. X, 28. — 2. Ibid. — 3. Prov. XIV, 26.
 
 

Pour t'effrayer il te dit: Je te tue ; et il ne redoute pas, en te menaçant, de mourir avant toi ! Je te tue, dit-il. Qui tient ce langage? A qui s'adresse-t-il ? Je vois ici deux hommes ; l'un épouvante, l'autre est épouvanté ; l'un est puissant, l'autre faible ; mais tous deux sont mortels. Pourquoi donc le premier s'enfle-t-il de ses honneurs et de sa puissance lorsque par son corps il est aussi faible que le second ? S'il ne craint pas la mort, qu'il menace de la mort; mais s'il craint le sort dont il menacé autrui, qu'il rentre en lui-même et qu'il se compare à qui il fait peur. Qu'il reconnaisse dans celui-ci une situation égale à la sienne et qu'avec lui il implore la miséricorde divine. C'est un homme qui menace un homme, une créature qui veut faire trembler une autre créature ; mais l'une s'élève insolemment sous la main de son Créateur et l'autre cherche un asile dans son sein.

3. Ce courageux martyr, cet homme debout devant un homme peut donc dire hardiment Parce que je le crains, je ne te crains pas. En vain tu menaces, s'il s'y oppose tu ne feras rien ; tandis que nul n'entrave l'exécution de ses desseins. Lors même, d'ailleurs, qu'il te permettrait d'agir, jusqu'où iras-tu ? Jusqu'à tourmenter le corps, mais l'âme est à l'abri de tes coups. Tu ne saurais

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mettre à mort ce que tu ne vois pas, et tu ne peux effrayer que ce qui est visible comme toi. Nous avons, toi et moi, un Créateur invisible que nous devons craindre ensemble; il a composé l'homme d'une partie visible et d'une partie invisible ; la partie visible est formée de terre, et l'invisible est animée par son souffle. Aussi cette nature invisible, cette âme qui a redressé et qui tient debout la partie terrestre, ne redoute rien lorsque tu frappes celle-ci. Tu peux abattre la maison; mais celui qui l'habite ? Tu brises ses liens, il s'échappe et va se faire couronner dans un autre monde. Pourquoi donc ces menaces, impuissantes contre l'âme ?

Par les mérites de celle contre qui tu ne peux rien, ressuscitera bientôt celui contre qui tu peux quelque chose. Oui le corps ressuscitera, grâce aux mérites de l'âme; la demeure sera rendue à celui qui l'habite, pour ne plus tomber en ruines mais pour subsister toujours. Ainsi, poursuit le martyr, ainsi pour mon corps lui-même, je ne redoute point tes menaces. Il est en ton pouvoir : mais le Créateur tient compte des cheveux de ma tête (1). Comment craindre pour mon corps, quand je ne puis perdre un seul cheveu? Comment ne prendrait pas soin de ma chair Celui qui s'occupe de ce qu'il y a de moindre en elle ? Ce corps que tu peux frapper et mettre à mort sera provisoirement réduit en poussière, mais éternellement il sera immortel. Or à qui appartiendra-t-il ? A qui sera rendu pour l'éternelle vie ce corps mis à mort, déchiré et dispersé? A qui sera-t-il rendu ? A celui là même qui n'a point redouté de perdre la vie en ne craignant point le meurtre de sa chair.

4. On dit, mes frères, que l'âme est immortelle; elle l'est effectivement sous certain rapport ; car elle est un principe de vie dont la présence anime le corps. L'âme en effet fait vivre le corps. A ce point de vue elle ne peut mourir; aussi est-elle immortelle. Mais pourquoi ai-je dit : sous certain rapport ? Le voici. Il y a une immortalité véritable, une immortalité qui est l'immortalité même. C'est d'elle que parle l'Apôtre quand il dit de Dieu: « Seul il possède l'immortalité et habite une lumière inaccessible ; nul homme ne l'a vu ni ne le saurait voir; à lui honneur et gloire dans les siècles des siècles. Amen (2). » Or si Dieu .seul possède l'immortalité, l'âme est mortelle assurément. Voilà pourquoi j'ai dit qu'elle est immortelle à sa manière; car elle peut
 
 

1. Matt. X, 30. — 2 1 Tim. VI, 16.
 
 

mourir aussi. Que votre charité s'applique à comprendre et il rue restera rien de douteux. J'ose donc assurer que l'âme peut mourir et qu'elle peut-être tuée. Oui, elle est immortelle. J'ose dire encore : Elle est immortelle et elle peut être tuée. Aussi ai-je remarqué qu'il y a une immortalité, ou l'immutabilité même, que Dieu seul possède, lui dont il est dit : « Il possède seul l'immortalité. » Eh ! si l'âme ne pouvait être tuée, le Seigneur lui-même aurait-il dit pour nous inspirer une salutaire frayeur: « Craignez Celui qui peut mettre à mort l'âme et le corps dans la géhenne ? »

5. Je n'ai fait qu'augmenter, je n'ai pas résolu la difficulté. J'ai prouvé que l’âme peut être mise à mort. L'impie seul peut contredire l'Évangile. Ceci me suggère la manière de répondre. Qu'y a-t-il de contraire à la vie, sinon la mort ? L'Évangile est la vie, l'impiété et l'infidélité sont la mort de l'âme. — Ainsi l'âme peut mourir, tout immortelle, qu'elle soit. Et comment est-elle immortelle? Parce qu'il y a en elle une vie qui ne s'éteint jamais. Comment meurt-elle ? Non pas en cessant d'être une vie, mais en perdant la vie; car si elle est la vie du corps, elle a aussi sa vie.

Admire ici l'ordre établi dans la création. L'âme est la vie du corps, et Dieu est la vie de l'âme. Comme le corps a besoin de la présence de sa vie, c'est-à-dire de l'âme, pour ne pas mourir; ainsi pour ne mourir pas, l'âme a besoin de l'action de sa vie ou de Dieu. Comment meurt le corps ? Quand l'âme le quitte. Oui, lorsque l'âme le quitte, le corps meurt, et ce n'est plus qu'un cadavre ; quels qu'aient été ses charmes, c'est maintenant un objet d'horreur. Il a encore ses membres, ses yeux, ses oreilles; ce sont comme les fenêtres d'une demeuré inhabitée, et plaindre un mort, c'est crier en vain aux fenêtres d'une maison où il n'y a plus personne qui puisse entendre. A quels sentiments, à quels retours, à quels souvenirs s'abandonne la plainte ; à quels excès de douleur ne se laisse-t-elle pas aller ? Vous diriez qu'elle se croit entendue, et elle parle à un absent. Elle rappelle sa vie, elle redit les témoignages de.sa tendresse. C'est toi qui m'as fait ce don, qui m'as rendu tel et tel service, c'est de toi que j'ai reçu telle et telle marque d'amour. — Mais si tu réfléchissais, si tu comprenais, si tu commandais à cette douleur déréglée, tu verrais que ton ami n'est plus là, et qu'en vain tu frappes à la porte d'une maison où il n'y a personne.
 
 

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6. Revenons au sujet que nous traitions. Le corps est mort. Pourquoi ? C'est que l'âme ou la vie l'a quitté. Cet autre corps est vivant, mais c'est le corps d'un impie, d'un infidèle, d'un homme qui résiste à la foi et qui se montre de fer quand il s'agit de se corriger quoique ce corps soit vivant, l'âme qui le fait vivre est une âme morte. Quelle merveille que cette âme, puisque toute morte qu'elle soit, elle peut encore donner la vie au corps ! Quelle merveille, quelle excellence dans cette créature, puisqu'après sa mort elle peut animer la chair ! En effet l'âme de l'impie, l'âme de l'infidèle, l'âme du débauché et de l'insensible est une âme morte, et toutefois elle fait vivre le corps. Aussi est-elle en lui : c'est elle qui applique les mains au travail et qui met les pieds en mouvement ; elle ouvre l'œil pour voir et l'oreille pour entendre ; elle juge des saveurs, fuit la peine et cherche le plaisir. Ces actes sont des indices que le corps vit, mais il vit par la présence de l'âme. Je demande à ce corps s'il est vivant, et il me répond: Tu vois un homme marcher et travailler, tu l'entends parler ; sous tes yeux mêmes il fuit et recherche et tu ne comprends pas que son corps est vivant ? Ces actes inspirés par l'âme qui le meut intérieurement me font donc comprendre que le corps réellement vit.

Je demande maintenant à l'âme elle-même si elle est vivante. Elle aussi fait des oeuvres qui rendent témoignage à sa vie. Ces pieds marchent et je comprends que le corps est vivant et que l'âme est en lui. Mais l'âme elle-même est-elle vivante ? Ces pieds marchent ; je ne parle que de ce mouvement, et je veux connaître par là quelle est la vie du corps et quelle est celle de l'âme. Les pieds donc marchent, preuve que le corps est vivant. Mais où vont-ils? A un adultère, m'est-il répondu — L'âme est donc morte. L'infaillible Écriture ne dit-elle point: « La veuve qui vit « dans les délices est morte (1) ? » Vu l'énorme différence des délices à l'adultère, comment pourrait vivre dans l'adultère l'âme qui est morte dans les délices ? Elle est morte assurément et néanmoins elle n'est pas morte uniquement dans ce cas.

J'entends parler quelqu'un ; le corps est donc vivant, car la langue ne serait pas en mouvement dans la bouche, elle n'y formerait pas, en s'agitant diversement, des sons articulés, si l'âme n'était dans le corps et n'employait la langue
 
 

1. I Tim. V, 6.
 
 

comme le musicien emploie son instrument. — Je saisis parfaitement. Voilà comment parle, comment vit le corps. Mais je demande si l'âme aussi est vivante. — Le corps parle, preuve qu'il vit. De quoi parle-t-il ? Je disais des pieds : Ils marchent, c'est que le corps est vivant ; et j'a joutais : Où vont-ils? comme moyen de savoir si l'âme vivait aussi. De la même manière je juge en entendant parler que le corps est vivant, et pour savoir si l'âme: vit également je cherche de quoi parle le corps. Il profère un mensonge. S'il profère un mensonge, c'est que l'âme est morte. Comment le prouver? Questionnons la Vérité même ; elle dit: « La bouche qui ment donne la mort à l'âme (1). » Pourquoi cette âme est-elle morte? Je demandais également, tout à l'heure, pourquoi le corps était mort? et je répondais.: C'est que l'aine ou sa vie l'a quitté. Pourquoi l'âme est-elle morte? C'est que Dieu, qui est sa vie, l'a abandonnée.

7. Après ces courtes explications, sachez et soyez sûrs que comme le corps est mort quand il est séparé de l'âme, ainsi l'âme est morte lorsqu'elle est séparée de Dieu, et tout homme éloigné de Dieu a sûrement l'âme morte. Tu pleures un mort; pleure plutôt le pécheur, pleure l'impie, pleure l'infidèle. Il est écrit « On pleure un mort durant sept jours ; mais l'insensé et l'impie doivent être pleurés tous les jours de leur vie (2). » N'as-tu pas les entrailles de la miséricorde chrétienne ? Comment pleures-tu le corps séparé de l'âme, sans pleurer l'âme séparée de Dieu ?

Appuyé sur cette vérité, que le martyr réponde donc au tyran qui le menace : Pourquoi me contraindre à renier le Christ ? Tu veux donc que je renie la vérité? Que feras-tu si je m'y refuse? Tu frapperas mon corps pour en éloigner mon âme; mais le corps est fait pour l’âme. Cette âme n'est ni imprudente ni insensée. Or en voulant frapper mon corps, prétends-tu me faire craindre tes coups et l'éloignement de mon âme, pour me déterminer à la frapper moi-même et à en éloigner mon Dieu? Ne crains donc pas, ô martyr, l'épée de ton persécuteur ; redoute plutôt ta langue, crains de te blesser toi-même et de mettre à mort, non pas ton corps mais ton âme. Crains de faire mourir ton âme dans la géhenne du feu.

8. Aussi le Seigneur dit-il qu' « il a le pouvoir de mettre à mort le corps et l'âme dans la géhenne du feu. » Comment ? Est-ce que l'impie jeté dans cette géhenne brûlante, son âme brûlera comme son corps ? La mort du corps est le supplice
 
 

1. Sag. I, 11. — 2. Eccli. XXII, 13.
 
 

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éternel, et la mort de l'âme, la privation de Dieu. Veux-tu savoir en quoi consiste cette mort de l'âme ? Entends le prophète: « Loin d'ici l'impie, dit-il, et qu'il ne voie point la gloire de Dieu (1). »

Que l'âme donc craigne de mourir et qu'elle ne redoute pas la mort de son corps. Car en craignant de mourir et en vivant unie à son Dieu, sans l'offenser et sans l'éloigner, elle méritera
 
 

1. Isaïe, XXV, 10.
 
 

de recouvrer son corps à la fin des siècles, non pour subir la peine éternelle, comme les impies, mais pour jouir, comme les justes, de l'éternelle vie. Les martyrs ont craint cette mort et aimé cette vie; et en attendant l'accomplissement des divines promesses, en méprisant les menaces de leurs persécuteurs, ils ont mérité la couronne auprès de Dieu et nous ont laissé ces solennités à célébrer.
 
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

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