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Saint Augustin d'Hippone
Sermons

SERMON LXXVI. NÉCESSITÉ DE L'HUMILITÉ
 

ANALYSE. — Le thème de ce discours est emprunté au même fait miraculeux que le discours précédent. Seulement saint Augustin ne s’arrête ici qu'à la circonstance de Pierre marchant sur les eaux. La mer agitée, dit-il, représente le monde, et Pierre qui se montre à la fois si parfait et si imparfait, si fort et si faible, représente l'Eglise, où l'on distingue toujours et des forts et des faibles Or de même que lierre n'est fort et ne marche sur les eaux qu'autant qu'il s'appuie sur la puissance et sur le bras de Dieu, ainsi nul de nous n'a de vertus et ne fait le bien que par la grâce de Dieu. Heureux qui sait imploser cette grâce pour résister aux séductions de la fortune, comme pour lutter contre les dangers de l'adversité.
 
 

1. L'Évangile dont on vient de faire lecture représente le Christ Notre-Seigneur marchant sur les eaux et l'Apôtre Pierre y marchant aussi, mais tremblant quand il craint, enfonçant quand il se défie et surnageant quand il confesse sa faiblesse et sa foi. Cet Évangile nous invite donc voir dans la mer le siècle présent et dans l'Apôtre Pierre le type de l'Église qui est unique. Pierre en effet tient le premier rang parmi les Apôtres, il est le plus ardent à aimer le Christ, et souvent il répond seul au nom de tous. Le Seigneur Jésus-Christ ayant demandé pour qui on le prenait, les disciples firent connaître les différentes opinions qu'on se formait de lui, mais le Seigneur les interrogeant de nouveau et leur disant: « Et vous, qui dites-vous que je suis? » Pierre répondit : « Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant. » Seul il fait cette réponse au nom de
 
 

1. Matt. XIV, 24-33.
 
 

tous, c'est l'unité dans la pluralité. Et le Seigneur alors: « Tu es bienheureux, Simon, fils de Jonas, car ce n'est ni la chair ni le sang qui te l'ont révélé, mais mon Père qui est dans les cieux. » Puis il ajoute : « Et moi je te déclare, » c'est-à-dire: Puisque tu m'as dit : « Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant, je te dis à mon tour : Tu es Pierre. » Auparavant en effet il s'appelait Simon, et ce nom de Pierre lui a été donné par le Seigneur, afin qu'il pût figurer et représenter l'Église. Effectivement, puisque le Christ est la Pierre, Petra (1), Pierre, Petrus, est le peuple chrétien. Pierre, Petra, est.le radical, et Pierre, Petrus, vient de Petra, et non pas Petra de Petrus; de même que Christ ne vient pas de chrétien, mais chrétien de Christ. Donc, dit le Sauveur, « Tu es Pierre, Petrus, et sur cette Pierre » que tu as confessée, sur cette Pierre que tu as connue en
 
 

1. I Cor. X, 4.
 
 

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t'écriant : « Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant, je bâtirai mon Église (1); » en d'autres termes : je bâtirai mon Église sur moi-même, qui suis le Fils du Dieu vivant; je te bâtirai sur moi et non pas moi sur toi (2).

2. Il y eut des hommes qui voulaient s'appuyer sur des hommes et ils disaient: « Moi je suis à Paul, et moi à Apollo, et moi à Céphas, » c'est-à-dire à Pierre. D'autres ne voulaient point s'établit sur Pierre, mais sur la Pierre, et ils ajoutaient : «Et moi je suis au Christ. » Or quand l'Apôtre Paul sut qu'on s'attachait à lui au détriment du Christ: « Est-ce que le Christ est di« visé? s'écria-t-il ; est-ce que Paul a été crucifié pour vous ? Ou est-ce au nom de Paul que vous « avez été baptisés (3)? » Si ce n'est pas au nom de Paul, ce n'est pas non plus au nom de Pierre, mais c'est au nom du Christ; et de cette sorte Pierre s'appuie sur la Pierre et non la Pierre sur Pierre.

3. Or ce même Pierre que la Pierre venait de déclarer bienheureux, ce même Pierre qui représente l'Église et qui est le Chef de l'Apostolat, presqu'aussitôt après avoir appris qu'il était bienheureux, qu'il était Pierre et qu'il serait établi sur la Pierre, entendit le Sauveur prédire sa passion et l'annoncer comme devant arriver prochainement. Ce discours lui déplut et il craignit de se voir rani par la mort Celui qu'il venait de confesser comme étant la source de la vie. Il s'émut donc et cria: « A Dieu ne plaise, Seigneur, cela ne sera point.. » Épargnez-nous, ô Dieu, je ne veux pas que vous mouriez. Pierre disait au Christ : Je ne veux pas que vous, mouriez; mais le Christ disait beaucoup mieux : Je veux mourir pour toi; et après l'avoir loué il le reprit aussitôt et traita de Satan celui qu'il venait de proclamer bienheureux. « Retire-toi de moi, Satan; tu es pour moi un scandale, car tu ne goûtes pas ce qui est de Dieu, mais ce qui est des hommes (4). »

Que veut faire de nous Celui qui nous reproche ainsi d'être des hommes ? Voulez-vous le savoir? Écoutez ce Psaume; « j'ai dit: Vous êtes tous des dieux et les fils du Très-Haut ; » mais en goûtant les choses humaines « vous mourrez comme des hommes (5). » C'est pourquoi en si peu de temps, après quelques mots, le même Apôtre qui a été proclamé bienheureux est traité de Satan. Tu t'étonnes de la différence de ces
 
 

1. Matt. XVI, 13-18. — 2. Le lecteur doit savoir qu'en regard de cette interprétation, qui n'a aucun fondement dans la langue syriaque parlée par Notre-Seigneur, saint Augustin en donne aussi une autre bien plus naturelle et plus généralement admise. V. Rét. I, ch. 21. — 3. I Cor. I, 12, 13. — 4. Matt. XVI, 22, 23. — 5. Ps. LXXXI, 6, 7.
 
 

appellations ? Considère combien sont différents les motifs. Pourquoi être surpris d'entendre sitôt appeler Satan, celui qui vient d'être nommé bienheureux? Voici pourquoi il est déclaré bienheureux. « Car ni la chair ni le sang ne te l'ont révélé; mais mon Père qui est dans les cieux. » Ainsi, il est bienheureux parce que ce n'est ni la chair ni le sang qui le lui ont révélé. Si c'était la chair et le sang qui te l'eussent révélé, la révélation viendrait de toi; et comme « ce n'est ni la chair ni le sang, mais mon Père qui est dans les cieux, » elle vient de moi. Pourquoi de moi? Parce que « tout ce que possède mon Père est à moi (1). » Voilà donc le motif pour lequel l'Apôtre est bienheureux et pour lequel il est Pierre. Pourquoi maintenant cette autre appellation qui nous fait horreur et que nous ne voulons point répéter? Pourquoi, sinon parce que tu as parlé de toi-même, et « parce que tu goûtes, non pas les choses qui sont de Dieu; mais les choses qui sont des hommes ? »

4. Membres de l'Église, considérons cette vérité et distinguons ce qui vient de Dieu et ce qui vient de nous. Nous ne chancellerons point alors, mais nous résisterons avec fermeté aux vents, aux orages, aux soulèvements des flots, c'est-à-dire aux tentations de ce siècle. Contemplez donc Pierre, car il nous figurait à cette époque. Tantôt il est ferme et tantôt il tremble; tantôt il confesse l'immortalité du Sauveur et tantôt il craint qu'il ne meure. Dans l'Église aussi il y a des forts et des faibles ; elle ne peut exister sans les uns et sans les autres, ce qui fait dire à l'Apôtre Paul : « Nous devons, nous qui sommes forts, a soutenir les fardeaux des faibles (2). » Pierre représente donc les forts quand il dit au Seigneur « Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant ; » et quand il tremble, quand il chancèle, quand il s'oppose aux souffrances du Christ, quand il craint qu'il fie meure sans plus reconnaître en lui le principe de la vie, il figure les faibles dans l'Église. Ainsi ce même Apôtre en qui se personnifiait l'Église et qui occupait la première et la plus grande place dans le collège apostolique, devait représenter deux sortes de chrétiens, les forts et les faibles, parce que l'Église n'est jamais sans les uns et sans les autres.

5. C'est ce qui explique aussi ce qu'an vient de lire : « Si c'est vous, Seigneur, ordonnez-moi d'aller à vous sur les eaux. — Si c'est vous ordonnez-moi; » car je ne le puis par moi, mais
 
 

1. Jean, XVI, 15. — 2. Rom. XV, 1.
 
 

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avec vous j'en suis capable. Il reconnaît donc ce qu'il peut par Celui dont il croit la volonté suffisante pour le rendre capable de faire ce que ne saurait aucune faiblesse humaine. Oui, « si c'est vous, ordonnez, » car votre commandement s'accomplira. Ce que je ne puis malgré ma présomption, vous le pouvez avec une parole. « Viens, » reprit alors le Seigneur. Et sans aucune hésitation, animé parla voix du commandement, par la présence de Celui dont la puissance le soutient et le dirige, il se jette incontinent au milieu des eaux et commence à marcher. Il peut ainsi, non par lui, mais parle Seigneur, ce que peut le Seigneur même. « Vous étiez ténèbres autrefois, vous êtes maintenant lumière, » mais « parle Seigneur (1). » Ce que nul ne peut ni par Paul ni par Pierre ni par aucun des Apôtres, on le peut par le Seigneur. De là ces belles paroles d'heureux mépris pour soi et de gloire pour le Seigneur « Est-ce que Paul a été crucifié pour vous? ou  est-ce au nom de Paul que vous avez été baptisés? » Donc vous n'êtes pas sur moi ni sous moi, mais sous le Christ avec moi.

6. Ainsi Pierre a marché sur les eaux à la voix du Seigneur, et sachant bien que ce pouvoir ne venait pas de lui-même. La foi l'a rendu capable de ce que ne peut la faiblesse humaine. Tels sont les forts de l'Église.

Soyez attentifs, écoutez, comprenez, pratiquez. Jamais il ne faut traiter avec les forts pour les rendre faibles, mais avec les faibles pour les rendre forts. Ce qui empêche un grand nombre de devenir forts, c'est la confiance qu'ils le sont. Car Dieu ne rendra fort que celui qui se sent faible. « O Dieu ! vous réservez à votre héritage une pluie toute gratuite. » Pourquoi me devancer, vous qui connaissez ce qui suit ? Modérez votre ardeur, afin que les moins vifs puissent nous suivre. Voici donc ce que j'ai dit et ce que je répète : écoutez, saisissez, pratiquez. Dieu ne rend fort que celui qui se sent faible. « Vous réservez, comme s'exprime le Psaume, une pluie toute volontaire, » une pluie dûe à votre bonne volonté et non à nos mérites. Cette « pluie volontaire, vous la réservez, ô Dieu! à votre héritage ; car cet héritage s'est senti en défaillance et vous lui avez rendu une complète vigueur (2); » en lui réservant une pluie volontaire, sans égard à ce que méritaient les hommes, et ne considérant que votre bonté et votre miséricorde. Cet héritage est tombé en défaillance, et pour se
 
 

1. Ephés. V, 8. — 2. Ps. LXVII, 10.
 
 

fortifier par vous, if s'est reconnu faible en lui-même. Il ne se fortifierait point, s'il ne s'affaiblissait pour se fortifier en vous et par vous.

7. Considère une portion bien mince de cet héritage, considère Paul, mais Paul dans sa faiblesse. Il a dit: « Je ne suis pas digne du nom d'Apôtre, puisque j'ai persécuté l'Église de Dieu. » Comment donc es-tu Apôtre ? « C'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis. « — Je ne suis pas digne, » mais « c'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis. » Paul est faible, mais vous, Seigneur, l'avez fortifié.

Maintenant, que par la grâce Dieu il est ce qu'il est, écoutons ce qu'il ajoute : « Et la grâce de Dieu n'a pas été stérile en moi, car j'ai travaillé plus qu'eux tous. » Prends-garde de perdre par ta présomption ce que tu as mérité par ton humilité. C'est bien, très-bien d'avoir dit: « Je ne suis pas digne du nom d'Apôtre; c'est par sa grâce que je suis ce que je suis ; et sa grâce n'a pas été stérile en moi: » tout cela est irréprochable. Mais en ajoutant: « J'ai travaillé plus qu'eux tous, » ne commences-tu pas à revendiquer pour toi ce que tu viens d'attribuer à Dieu? Néanmoins poursuivons. « Ce n'est pas moi, dit-il, c'est la grâce de Dieu avec moi (1). » C'est bien, homme faible ; Dieu t'élèvera et te fortifiera, puisque tu n'es pas ingrat envers lui. Tu es vraiment ce petit Paul, petit en soi, mais grand dans le Seigneur. C'est bien toi qui à trois reprises as demandé au Seigneur d'éloigner de toi l'aiguillon de la chair, l'ange de Satan qui te souffletait. Que t'a-t-il été répondu? Qu'a-t-il été répondu à cette prière? « Ma grâce te suffit, car la vertu se fortifie dans la faiblesse (2). » Il a donc reconnu sa faiblesse ; mais vous l'avez rendu fort.

8. Ainsi en est-il de Pierre. « Ordonnez-moi, dit-il, d'aller à vous sur les eaux. » Je ne suis qu'un homme pour cette entreprise hardie, mais j'implore Celui qui est plus qu'un homme. Commandez, ô Dieu-homme, et un homme pourra ce qu'il ne peut. « Viens, » reprend le Seigneur; et Pierre descendit, il commença à marcher sur les eaux et à pouvoir ce que lui avait ordonné la pierre.

Voilà ce que peut Pierre par le Seigneur mais par lui-même ? « Voyant la violence du  vent, il eut peur; et comme il commençait à enfoncer, il s'écria : Je suis perdu Seigneur,  sauvez-moi. — » Sa confiance en Dieu l'avait rendu puissant ; il tremble dans sa faiblesse
 
 

 1. I Cor. XV, 9, 10. — 2. II Cor. XII. 7-9.
 
 

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humaine et recourt de nouveau au Seigneur. « Si je disais : mon pied chancèle. » Ainsi parle un psaume, ainsi s'exprime un saint cantique; ainsi nous nous exprimerons nous-mêmes si nous avons l'intelligence ou plutôt la volonté. « Si je disais: mon pied chancèle: » Pourquoi chancèle-t-il, sinon parce qu'il est mon pied ? Et puis ? « Votre miséricorde, Seigneur; me soutenait (1). » J'étais soutenu non par ma force, mais par « votre miséricorde. » Dieu en effet a-t-il jamais laissé tomber celui qui chancèle et qui l'invoque? Que deviendrait alors cet oracle : « Qui a imploré Dieu et s'en est vu délaissé (2) ? » Et celui-ci : « Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé (3) ? » Présentant alors l'appui de sa droite, il le tira des eaux où il descendait; et lui reprochant sa défiance: «Homme de peu de foi, dit-il, pourquoi as-tu douté? » Pourquoi cette défiance après tant de confiance ?

9. Allons, mes frères, il faut terminer ce discours. Considérez ce monde comme une vaste mer; le vent y est grand et la tempête violente. Qu'est-ce que cette tempête, sinon la passion de chacun? Aime-t-on Dieu? On marche alors sur la mer et on foule aux pieds l'orgueil du siècle. Aime-t-on le siècle ? On y sera englouti ; car il dévore ses amis au lieu de les porter. A-t-on le coeur agité par la passion ? Il faut, pour la dompter, recourir à la divinité du Christ.
 
 

1. Ps. XCIII, 18. — 2. Eccli. II, 12. — 3. Joël, II, 32.
 
 

Mais croyez-vous, mes frères, que le vent n'est contraire que quand souffle l'adversité temporelle ? Oui, quand arrivent les guerres, les révoltes, la famine, la peste, quand des afflictions même privées se font sentir, on croit le vent contraire et on pense alors qu'il faut recourir à Dieu. Mais lorsque tout sourit dans le monde, on ne regarde point le vent comme étant contraire. Ah ! que la félicité temporelle ne soit pas pour toi un témoignage de la sérénité de l'air. Cherche à connaître cette sérénité ; mais regarde tes passions. Vois si tout est tranquille dans ton âme, si quelque souffle ennemi ne t'ébranle pas au dedans : c'est à cela qu'il faut faire attention. Il faut une grande vertu pour lutter contre la prospérité, pour ne se laisser ni séduire, ni corrompre, ni renverser par elle. Oui, il faut une grande vertu pour lutter contré la prospérité, et c'est un grand bonheur de n'être pas vaincu par le bonheur.

Apprends donc à mépriser le monde, à mettre ta confiance au Christ. Et si ton pied chancèle, si tu trembles, si tu ne t'élèves pas au dessus de tout, si tu commences à enfoncer, dis: « Je suis perdu Seigneur, sauvez-moi. » Dis: « Je suis perdu, » pour ne l'être pas. Car il n'y a pour te délivrer de la mort de la chair que Celui qui dans sa chair est mort pour toi.

Attachons-nous au Seigneur, etc. (1).
 
 

1. Serm. II.

SERMON LXXVII. LA CHANANÉENNE OU L'HUMILITÉ (1).
 

ANALYSE. — Si Notre-Seigneur a différé d'exaucer l'ardente prière de cette femme qui n'était pas d'Israël, c'est qu'il voulait nous donner en elle un beau modèle d'humilité. — Mais avant de contempler cette humilité, examinons dans quel sens le Sauveur dit qu'il n'est envoyé que vers les brebis perdues de la maison d'Israël. Evidemment c'est en ce sens, que personnellement il voulait évangéliser les Juifs afin de sauver par eux les Gentils, du nombre desquels était la Chananéenne. — Foi merveilleuse que celle de cette femme! C'est surtout l'humilité qui en fait le mérite, comme ce fut l'humilité du Centurion qui attira sur lui les louanges et les bénédictions du Sauveur. — Ne vous représentez pas comme un festin matériel le banquet promis par le Sauveur aux élus qui partageront la foi du Centurion. Nos aliments et nos richesses ne sont que des moyens de retarder notre inévitable mort. Mais au ciel plus de mort à craindre. C'est le bonheur parfait. —  Pour le mériter prenons modèle sur l'humilité de la Chananéenne et gardons-nous de l'orgueil qui perdit les Juifs incrédules.
 
 

1. Cette femme Chananéenne dont l'Évangile vient de nous faire l'éloge, est pour nous un exemple d'humilité et un modèle de piété; elle nous apprend à nous élancer de bas en haut. Elle était, comme on voit, non pas du peuple d'Israël, dont faisaient partie les patriarches, les prophètes,
 
 

1. Matt. XV, 21-28.
 
 

les ancêtres de Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont faisait partie la Vierge Marie elle-même, la mère du Christ. Cette femme n'appartenait donc pas à ce peuple mais aux gentils. En effet, comme nous venons de l'entendre, le Seigneur s'étant retiré du côté de Tyr et de Sidon, une femme sortit de ces contrées et lui demandait avec les plus (344) vives instances une grâce; la guérison de sa fille cruellement tourmentée par le démon. Tyr et Sidon n'étaient pas des villes d'Israël, mais de la gentilité, quoique fort rapprochées du peuple juif. Cette femme criait donc avec un ardent désir d'obtenir la grâce qu'elle demandait. Le Seigneur feignait de ne pas l'entendre, mais ce n'était point pour lui refuser sa miséricorde, c'était pour enflammer encore son désir; et non-seulement pour enflammer son désir, mais encore, je l'ai déjà dit, pour mettre en relief son humilité. Elle criait donc comme si le Seigneur ne l'eût pas entendue; mais le Seigneur préparait en silence ce qu'il allait faire. Les disciples mêmes intercédèrent pour elle auprès de lui. « Renvoyez-la, dirent-ils, car elle crie derrière nous. » Mais lui : « Je ne suis envoyé que vers les brebis perdues de la maison d'Israël.»

2. Ici, à, propos de ces paroles, s'élève une question: Si le Christ n'a été envoyé que vers les brebis perdues de la maison d'Israël, comment sommes-nous entrés de la gentilité dans son bercail ? Que signifie un si profond mystère ? Le Seigneur savait pour quel motif il venait, c'était pour établir son Église parmi tous les gentils ; et il dit n'être envoyé que pour les brebis perdues de la maison d'Israël !

Ceci nous fait comprendre qu'il devait montrer à ce peuple sa présence corporelle, sa naissance, ses miracles et la puissance qu'il fit éclater à sa résurrection ; ainsi le voulaient les dispositions antérieures, l'arrêt éternel, les anciennes prophéties. C'est aussi ce qui se réalisa, car Jésus-Christ Notre-Seigneur vint au milieu du peuplé juif, pour s'y faire voir, être mis à mort et gagner les âmes connues de sa prescience: Cette nation ne fut point réprouvée, mais secouée. Il y avait là beaucoup de paille, mais aussi de précieux grains méconnus ; il y avait de quoi brûler, mais aussi de quoi remplir le grenier. Eh ! d'où viennent les Apôtres, sinon de là ? D'où vient pierre? D'où viennent les autres ?

3. D'où vient aussi Paul; Paul, c'est-à-dire l’humble, car auparavant il se nommait Saül, ou le superbe? Ce nom de Saul en effet lui venait de Saül, roi orgueilleux qui persécutait l'humble David dans ses Etats (1). Lors donc que Paul portait le nom de Saul; lui aussi était arrogant, persécutait les innocents et dévastait l'Église. Enflammé de zèle pour la synagogue et de haine contre 1e nom Chrétien, il avait reçu des prêtres l'autorisation
 
 

1. Rois, XVIII- XXIV.
 
 

écrite de livrer aux supplices tous les Chrétiens qu'il pourrait rencontrer. Il court, il respire la mort, il a soif de sang; mais du haut du ciel la voix du Christ abat ce persécuteur qui se relève Apôtre (1). Ainsi se vérifie cette prédiction : « Je frapperai et je guérirai (2). » Dieu frappe dans l'homme ce qui s'élève en lui contre la majesté suprême. Un médecin est-il dur quand il porte dans un abcès ou le fer ou le feu ? Il fait souffrir, oui; mais c'est pour rendre la santé. Il est importun; mais s'il ne l'était, quel service rendrait-il ?

D'un mot donc; le Christ renversa Saul et releva Paul, en d'autres termes, renversa l'orgueilleux et releva l'humble. Quel autre motif avait celui-ci de vouloir changer de nom et substituer le nom de Paul à celui de Saul, si ce n'est la connaissance que ce nom de Saul porté par lui à l'époque où il était persécuteur, était un nom d'orgueil? Il préféra pour cela prendre un nom d'humilité et s'appeler Paul, c'est-à-dire petit; car Paul vient de parvus, petit. Aussi, heureux de ce nom, il nous donnait un bel exemple d'humilité en disant: « Je suis le plus petit des Apôtres (3). »

Mais d'où est sorti cet Apôtre, sinon du sein du peuple juif ? C'est de là aussi qu'avec Paul sont issus les autres Apôtres et ceux dont Paul assiste qu'ils ont vu le Seigneur après sa résurrection. Il dit en effet qu' « environ cinq cents frères le virent ensemble, dont beaucoup vivent encore aujourd'hui et dont quelques-uns se sont endormis (4). »

4. De ce peuple étaient issus encore ceux qui entendant Pierre, tout rempli de l'Esprit-Saint, prêcher la passion, la résurrection et fa divinité du Christ, au moment même où après avoir reçu l'Esprit de Dieu, les disciples parlaient les langues de tous les peuples, se sentirent touchés de componction et cherchèrent des moyens de salut. Ils comprenaient qu’ils étaient coupables du sang du Christ; coupables pour avoir crucifié 'et mis à mort Celui au nom duquel ils voyaient s'accomplir de tels prodiges et descendre visiblement le Saint-Esprit.

5. Ils cherchaient donc des moyens de salut et il leur fut répondu : « Faites pénitence et que chacun de vous reçoive le baptême au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et vos péchés vous seront remis. » Qui désespérerait du pardon quand le pardon est accordé aux meurtriers mêmes du
 
 

1. Act. IX. — 2. Deut. XXXII, 39. — 3. I Cor. XV, 9. — 4. I Cor. XV, 6
 
 
 
 

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Christ? Ces Juifs se convertirent donc, ils se convertirent et furent baptisés. Ils s'approchèrent de la table sainte et burent avec foi le sang qu'ils avaient répandu avec fureur. Combien d'ailleurs leur conversion rie fut-elle pas sincère et parfaite? On peut s'en l'aire une idée par le livre des Actes. On y voit qu'ils vendirent tous leurs biens et en apportèrent la valeur aux pieds des Apôtres. On distribuait à chacun suivant les besoins de chacun; personne ne réclamait rien en propre et tout était commun entre eux. « Et ils n'avaient, est-il écrit, qu'une âme et qu'un coeur en Dieu (1). »

Voilà les ouailles dont le Sauveur disait : « Je ne suis envoyé que vers les brebis perdues de la maison d'Israël. » C'est à eux qu'il se montra, pour eux qu'il pria du haut de la croix où on l'outrageait. « Mon Père, disait-il, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (2). » Médecin généreux, il avait en vue ces frénétiques qui dans leur aveuglement tuaient leur médecin et qui sans le savoir se préparaient un remède dans la mort qu'ils lui faisaient subir. C'est à la mort du Seigneur que nous sommes tous redevables de notre guérison, nous sommes rachetés par son sang et l'aliment de son corps sacré apaise notre faim.

Le Christ donc se montra visiblement aux Juifs, et en disant: « Je ne suis envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël; » il faisait entendre qu'il leur devait sa présence corporelle, sans mépriser toutefois et sans délaisser les brebis qu'il possédait parmi les gentils.

5. Il ne visita pas lui-même les gentils, mais, il leur envoya ses disciples; et ce fut l'accomplissement de cette prophétie : « Le Peuple que je n'ai pas connu m'a servi (3). » Remarquez combien cette prédiction est profonde, évidente et expresse. « Le peuple que je n'ai pas connu; » c'est-à-dire que je n'ai pas visité corporellement, « m'a servi. » Comment? Le voici : « Il m'a prêté une oreille docile (4) : » en d'autres termes : ils ont cru, non pas en voyant mais en entendant. C'est la grande gloire des gentils. Les Juifs ont vu le Christ et l'ont mis à mort : les gentils ont entendu parler de lui et y ont cru.

Or, ce fut pour répondre à ces paroles que nous venons de chanter : « Rassemblez-nous du milieu des gentils, afin que nous célébrions votre nom et que nous mettions notre bonheur à publier vos louanges (5) ; » pour appeler
 
 

1. Act, II, IV. — 2. Luc, XXIII, 34. — 3. Ps. XVII, 46. — 4. Ibid. —  5. Ps. CV, 47.
 
 

et rassembler les gentils, que le même Apôtre Paul fut envoyé. Ce petit devenu grand, non par sa propre puissance, mais par la grâce de Celui qu'il avait persécuté, fut envoyé vers les gentils, et de larron il devint pasteur, brebis, de loup qu'il était. Ce dernier des Apôtres fut adressé aux gentils, il travailla immensément parmi eux et les amena à la foi, comme l'attestent ses Epîtres.

6. Il y a de ceci une figure auguste dans l'Evangile même. La fille d'un chef de Synagogue était morte; son père suppliait le Seigneur de venir près d'elle, car il l'avait laissée malade et en danger. Le Seigneur allait donc visiter et guérir cette malade. Pendant ce temps on annonce sa mort et on dit à son père : « Cette enfant est morte, ne tourmentez plus le Maître. » Le Seigneur se sentait capable de ressusciter les morts, et rassurant ce père désespéré : « Ne crains pas, lui dit-il, crois seulement; » et il poursuivit sa route. Mais voilà que sur le chemin une femme se glissa comme elle put au milieu des foules. Elle souffrait d'une perte de sang et durant cette longue maladie elle avait dépensé vainement tout son bien pour les médecins. Or, dès qu'elle eut touché la frange de la robe du Sauveur, elle fut guérie. « Qui m'a touché?» demanda le Seigneur. Les disciples surpris, ignorant ce qui venait d'arriver, voyant d'ailleurs que leur Maître était pressé par la foule et qu'il s'occupait d'une femme qui l'avait touché légèrement, répondirent : « La foule vous presse, et vous demandez : Qui m'a touché ? — Quelqu'un m'a touché, » reprit-il. C'est qu'en effet les uns le pressent et une autre le touche. Beaucoup pressent importunément le corps du Christ et peu le touchent utilement. « Quelqu'un m'a touché; car j'ai connu qu'une vertu était sortie de moi. » — Reconnaissant alors qu'elle était découverte, cette femme tomba à ses pieds et avoua ce qui s'était fait. Jésus poursuivit ensuite sa route, arriva où il allait et trouvent morte la fille du Chef de Synagogue, il la ressuscita (1).

7. Ce faitout lieu tel qu'il est rapporté. Cependant les actions mêmes du Seigneur sont comme clés paroles qui se voient et signifient quelque chose. Ce qui te montré surtout, c'est qu'un joui-, quand ce n'en était pas la saison, il alla chercher des fruits sur un arbre, et n'en trouvant point il jeta sur lui une malédiction qui le
 
 

1. Luc, VIII, 41-56
 
 

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fit sécher (1). Si ce trait ne renfermait pas quelque signification mystérieuse, n'y aurait-il pas eu folie, premièrement, à chercher des fruits sur un arbre lorsque ce n'en était pas la saison? Et d'ailleurs, quand même t'eût été le temps des fruits, comment reprocher à un arbre de n'en avoir pas produits? Mais le Seigneur, voulait faire sentir qu'il demandait, non-seulement des feuilles, mais encore des fruits, non-seulement des paroles, mais encore des actes, et en desséchant l'arbre où il ne rencontre que des feuilles, il indique à quels châtiments sont réservés ceux qui peuvent bien dire sans vouloir bien faire.

Ainsi    en est-il ici; car ici encore il y a un mystère. Celui qui sait tout d'avance demande « Qui m'a touché? » Le Créateur n'a-t-il pas l'air d'un ignorant? Il questionne quand il sait ce qu'il demande et que d'avance il connaît même tout le reste? Le Christ veut assurément nous apprendre quelque chose par ce mystère.

8. Cette fille du Prince de Synagogue représentait donc le peuple juif pour qui était venu le Christ, lui qui a dit : « Je ne suis envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël. » Et la femme qui souffrait d'une perte de sang figurait l'Eglise des gentils, que le Christ ne devait pont faire jouir de sa présence corporelle. Il allait vers la première, avait en vue son salut; la seconde intervient, elle touche la frange de son vêtement sans qu'il paraisse s'en apercevoir; elle est donc guérie comme par un absent. « Qui m'a touché? » demande le Seigneur. C'est comme s'il eût dit : Je ne connais pas ce peuple. « Un peuple que je n'ai pas connu m'a servi. — Qui m'a touché? Car j'ai senti qu'une vertu s'échappait de moi, » c'est-à-dire que l'Evangile allait au loin et remplissait tout l'univers.

La frange touchée est le bord et une mince partie du vêtement. Faites des Apôtres comme le vêtement du Christ. Paul en était la frange; il était le dernier et le moindre d'entre eux, comme il le confesse lui-même: « Je suis, dit-il, le dernier des Apôtres ? » Effectivement, il fut appelé et il crut après tous les autres et néanmoins travailla plus qu'aucun d'eux.

Le Seigneur n'était donc envoyé que vers les brebis égarées de la maison d'Israël. Mais comme il devait être servi par un peuple qu'il n'avait pas connu, comme ce peuple devait lui prêter une oreille docile, il ne l'oublia pas non plus
 
 

1. Marc, XI, 13, 14 — 2. I Cor. XV, 9.
 
 

au milieu des Juifs, car il -dit quelque part J'ai d'autres brebis qui ne sont pas de ce bercail; il faut que je les amène aussi, afin qu'il n'y ait qu'un seul troupeau et qu'un seul pasteur (1). »

9. De ce nombre était la Chananéenne; aussi Jésus ne la dédaignait pas, mais il différait de l'exaucer. « Je ne suis envoyé, disait-il, qu'aux brebis égarées de la maison d'Israël. » Et elle insistait par ses cris, elle continuait et elle frappait comme si déjà il lui eût été dit : Demande et reçois; cherche et tu trouveras; frappe et il te sera ouvert. Elle insista, elle frappa.

Avant de dire : « Demandez et vous recevrez; frappez et il vous sera ouvert; » le Seigneur avait dit : « Ne donnez pas les choses saintes aux chiens, et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux, dans la crainte qu'ils ne les foulent aux pieds et que se retournant ils ne vous déchirent (2); » dans la crainte qu'après avoir méprisé vos perles ils ne vous tourmentent vous-mêmes. — Gardez-vous, donc de jeter devant eux ce qu'ils n'apprécient pas.

10.  Mais comment distinguer, dira-t-on, les pourceaux et les chiens? Nous le voyons dans l'histoire de la Chananéenne. Comme elle insistait, le Seigneur lui répondit: « Il n'est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux chiens. » Tu es une chienne, tu es du nombre des gentils, tu adores les idoles. Or l'habitude des chiens n'est-elle pas de lécher les pierres? « Il n'est donc pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux chiens. » Si elle s'était éloignée, après ces paroles, elle se serait retirée chienne comme elle était venue; mais en frappant elle cessa d'être un chien pour devenir un homme, Car elle redoubla ses demandes et l'humiliation même qu'elle endura fit éclater son humilité et lui obtint miséricorde. Elle ne s'émut point, elle ne se fâcha point d'avoir été traitée de chienne quand elle demandait une grâce, quand elle implorait la miséricorde. « C'est vrai, Seigneur, » répondit-elle; vous m'avez traitée de chienne; je le suis réellement, je reconnais mon nom, c'est la vérité même qui parle; je ne dois pas pour cela être exclue de vos faveurs. Hélas! oui, je suis une chienne; « mais les chiens eux-mêmes mangent des miettes qui tombent de la  table de leurs maîtres. » Je ne désire qu'une faveur bien petite et bien mince, je ne me jette pas sur la table, je cherche seulement des miettes.
 
 

1. Jean, X, 16, — 2. Matt. III, 7, 6.
 
 

11. Voyez combien cette humilité ressort. Le Seigneur l'avait traitée de chienne; elle ne renie pas ce titre, elle dit : c'est vrai. Et pour cet aveu « O femme! dit aussitôt le Seigneur, ta foi est grande! Qu'il te soit fait comme tu as demandé. » Tu reconnais que tu es urne chienne, et moi je déclare que tu es un homme. « O femme! que ta foi est grande! » Tu as demandé, tu as cherché, tu as frappé; reçois, trouve, qu'il te soit ouvert.

Remarquez bien, mes frères, comment dans cette femme qui était Chananéenne, c'est-à-dire issue de la gentilité et qui était un type ou une figure de l’Eglise, ressort surtout l'humilité. Si le peuple juif a été exclu de l'Evangile, c'est qu'il était enflé d'orgueil, pour avoir mérité de recevoir la loi, d'être la souche des patriarches, des prophètes, de Moïse même, ce .grand serviteur de. Dieu qui fit en Egypte les prodiges éclatants dont nous parlent les psaumes, qui conduisit le peuple à travers la mer Rouge après en avoir fait retirer les eaux, et qui enfin reçut de Dieu même la loi qu'il donna à sa nation (1). Voilà de quoi s'enorgueillissait le peuple juif, et ce fut cet orgueil qui l'empêcha de se soumettre au Christ, l'auteur de l'humilité et l'ennemi de la fierté, le médecin divin qui s'est fait homme, tout Dieu qu'i était, afin d'amener l'homme à s'avouer homme. Quel remède! Ah! si ce remède ne guérit pas l'orgueil, je ne sais qui pourra y mettre lin terme. Jésus est Dieu et il se fait homme! Il écarte sa divinité, c'est-à-dire il met de côté, il cache sa propre nature pour montrer sa nature empruntée. Tout Dieu qu'il est il se fait homme, et l'homme ne se reconnaît pas homme, c'est-à-dire ne se reconnaît pas mortel, ne se reconnaît pas fragile, ne se reconnaît pas pécheur, ne se reconnaît pas malade pour recourir au moins comme tel à son médecin, mais ce qui est fort dangereux, il croit jouir de la santé !

12. Voilà donc le motif, motif d'orgueil, pour lequel ce peuple ne s'est point attaché au Sauveur, et pour lequel les rameaux naturels, c'est-à-dire les Juifs que rendait stériles l’esprit d'orgueil, ont été retranchés du tronc de l’olivier ou du peuple des gentils. L'Apôtre enseigne effectivement que l'olivier sauvage a été enté sur l'olivier véritable, d'oit les rameaux naturels ont été abattus. L'orgueil a fait abattre ceux-ci et l'humilité a fait enter celui-là (2).

Cette humilité éclatait dans la Chananéenne
 
 

1. Ps. CV. — 2. Rom. XI, 17-21.
 
 

347

quand elle disait : Oui, Seigneur, je suis une chienne, et je cherche à ramasser des miettes. Cette humilité encore fit le mérite du Centurion. Il désirait que le Seigneur guérit son valet, et le Seigneur répondant : « J'irai et je le guérirai; Seigneur; répliqua-t-il, je ne suis pas digne  que vous entriez dans ma demeure, mais dites seulement une parole, et mon serviteur sera guéri. » Je ne suis pas digne de vous recevoir dans ma demeure, et déjà il l'avait reçu dans son coeur. Plus il était humble, plus aussi il avait de capacité et plus il était rempli. L'eau tombe

des collines et remplit les vallées. Mais après que le Centurion eût dit : « Je ne suis pas digne que vous entriez dans ma demeure, » qu'est-ce que le Seigneur adressa à ceux qui le suivaient? « En vérité je vous le déclare, je n'ai pas trouvé tant de foi dans Israël. » Tant de foi, c'est-à-dire une foi si grande. Et qui la rendait si grande? La petitesse, c'est-à-dire l'humilité. « Je n'ai pas trouvé tant de foi; » elle ressemble au grain de sénevé, d'autant plus actif qu'il est plus petit.

Déjà donc alors le Seigneur greffait le sauvageon sur l’olivier véritable; il le faisait au moment où il disait: « En vérité je vous le déclare, je n'ai pas trouvé tant de foi dans Israël. »

13. Voyez enfin ce qui suit. « Aussi, » parce que « Je n'ai pas trouvé dans Israël; » tant d'humilité dans la foi, « pour cela donc je vous le déclare, beaucoup viendront de l'Orient et de l'Occident et auront place avec Abraham, Isaac et Jacob au festin du royaume des cieux (1). — Ils auront place au festin, » ils reposeront. Car nous ne devons point nous figurer, dans ce royaume, de banquets charnels ni y désirer rien de semblable; ce serait, non pas changer nos vices en vertus, mais nous appuyer sur eux. Autre chose est de désirer le royaume des cieux en vue de là sagesse et de l'éternelle vie; et autre chose d'y aspirer en vue de la félicité terrestre qu'on y attendrait plus abondante et plus grande. Compter sur l'opulence dans ce royaume, ce n'est pas détruire la cupidité, c'est lui donner un autre objet.

On y sera riche, toutefois, on ne sera même riche que là: N'est-ce pas l'indigence qui mendie tant ici? Pourquoi les riches possèdent-ils beaucoup? Parce que leurs besoins sont nombreux. Plus la pauvreté est grande, plus elle cherche. Là au contraire il n'y aura plus de pauvreté; on
 
 

1. Matt. VIII, 5, II.
 
 

348
 
 

y sera vraiment niché parce qu'on n'y aura besoin de rien. Parce que l'ange ne possède ni montures, ni équipages, ni domestiques, ne le crois pas pauvre en comparaison de toi. Pourquoi? C'est qu'il n'a aucun besoin, c'est qu'il manque d'autant moins qu'il est plus fort. Là donc sont les richesses et les richesses véritables. N'y transporte par les festins de la terre. Ces festins en effet ne sont que des remèdes à prendre chaque jour et indispensablement nécessaires à une sorte de maladie que nous apportons en naissant, et que chacun sent s'il vient à laisser passer l'heure de son repas. Veux-tu savoir combien cette maladie est sérieuse? Considère que comme une fièvre aigüe elle donne la mort dans l'espace de sept jours: Ne crois pas que tu jouisses de la santé. La santé véritable c'est l'immortalité, et la santé actuelle n'est qu'une longue maladie. Parce que tu luttes contre cette infirmité par des remèdes de chaque jour, tu n'y crois pas : mets de côté ces remèdes et tu sauras ce dont tu es capable.

14. Dès notre naissance il est nécessaire que nous mourions. C'est une maladie qui conduit fatalement à la mort. En examinant l'état des malades, il arrive souvent aux médecins de dire, par exemple: C'est un hydropique, il est condamné à mort, ce mal est incurable. C'est un lépreux; incurable également; un phtisique, qui. entreprendra de le guérir? Il est nécessaire qu'il succombe, il mourra inévitablement. Mais lors même que le médecin à dit : C'est un phtisique, il ne peut que mourir, il arrive quelquefois que la phtisie, que l'hydropisie même et que la lèpre ne sont pas suivies de la mort; au lieu que la naissance y mène nécessairement. C'est donc une maladie dont on meurt et dont on meurt inévitablement. L'ignorant le prédit comme le médecin ; et lors même que la mort se ferait attendre, s'ensuit-il qu'elle ne viendra point?

Où donc se trouve la vraie santé, sinon où se rencontre l'immortalité véritable? Mais l'immortalité véritable est exempte d'altération et de défaillance. Qu'a-t-elle alors besoin d'aliments? C'est pourquoi, lorsque tu entends : « Ils auront place au festin avec Abraham, Isaac et Jacob, » ne pense pas à ton corps, mais à ton âme. Tu seras rassasié, car l'âme aussi a sa nourriture, et c'est de l'âme qu'il est dit : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés (1); » si bien rassasiés que jamais plus ils ne ressentiront la faim.

15. Déjà donc le Seigneur entait-le sauvageon quand il disait: « Beaucoup viendront de l'Orient et de l'Occident et prendront place avec Abraham Isaac et Jacob ait festin du royaume des cieux; » c'est-à-dire qu'ils seront entés sur l'olivier véritable, dont les racines sont Abraham, Isaac et Jacob ; tandis que « les enfants du royaume, » ou les Juifs incrédules, « iront dans les ténèbres extérieures (2). » Rameaux naturels ils seront coupés afin de faire place à l'olivier sauvage.

Comment ont-ils mérité d'être ainsi abattus ? Par leur orgueil. Et n'est-ce pas l'humilité qui leur a substitué le sauvageon ? Aussi la Chananéenne disait-elle : « Oui, Seigneur, car les chiens mangent des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. » Ce qui lui mérite cet éloge : « O femme ! ta foi est grande ! » Le Centurion disait aussi : « Je ne suis pas digne que vous entriez dans ma demeure, » et il lui fut également répondu : « Je vous le déclare en vérité, je n'ai pas rencontré tant de foi dans Israël.»

Formons-nous donc ou conservons-nous dans l'humilité. Si nous ne l'avons pas encore, acquérons-la, et ne la perdons point si nous l'avons, Acquérons-la, si nous ne l'avons pas, afin d'être greffés ; et pour n'être pas retranchés, conservons-la si nous l'avons.
 
 

1. Matt. V, 6. — 2. Matt, VIII, 12.

SERMON LXXVIII. LA TRANSFIGURATION (1).
349
 
 

ANALYSE. —Jésus-Christ a voulu nous donner dans cet évènement une idée de son royaume. Ses vêtements, transfigurés comme lui, désignent son Église qu'il doit associer à sa gloire et où règne l'unité représentée par Moïse et Elie. Aussi ne faut-il qu'une tente sur la sainte montagne; Jésus seul est appelé le Fils unique de Dieu et il indique en relevant ses Apôtres qu'il ressuscitera ses fidèles pour leur faire partager sa félicité suprême. Mais ils doivent d'abord travailler à la mériter.
 
 

1. Il nous faut contempler, mes bien-aimés, et expliquer le spectacle saint due le Seigneur présenta sur la sainte montagne. C'est de cet évènement qu'il avait dit : «, 1e vous le déclare «en vérité, il y en a quelques-uns ici présents qui ne goûteront pas la mort qu'ils n'aient vu le Fils de l'homme dans son royaume (2). »

Voici le commencement de la lecture qui vient de nous être faite. « Six jours après avoir prononcé ces paroles, il prit avec lui trois disciples, Pierre, Jean et Jacques, et alla sur la montagne. » Ces disciples étaient ceux dont il avait dit : « Il y en a ici quelques-uns qui ne goûteront point la mort qu'ils n'aient vu le Fils de l'homme dans son royaume. » Qu'est-ce que ce royaume? Question assez importante. Car l'occupation de cette montagne n'était pas la prise de possession de ce royaume. Qu'est-ce en effet qu'une montagne pour qui possède le ciel ? Non-seulement les Écritures nous enseignent cette différence, mais nous la voyons en quelque sorte des yeux de notre coeur.

Or Jésus appelle son royaume ce que souvent il nomme le royaume des cieux. Mais le royaume des cieux est le royaume des saints ; car il est dit : « Les cieux racontent la gloire de  Dieu; » et aussitôt après : « Il n'y a point de langues ni d'idiomes qui n'entendent leurs voix; » les voix de ces mêmes cieux. « L'éclat s'en est répandu sur toute la terre, et leurs paroles ont retenti jusqu'aux extrémités de l’univers (3). » N'est-ce donc pas des Apôtres et de tous les prédicateurs fidèles de la parole de Dieu qu'il est fait ici mention ? Ces mêmes cieux régneront avec le Créateur du ciel, et voici ce qui s'est fait pour le démontrer.

2. Le Seigneur Jésus en personne devint resplendissant comme le soleil, ses vêtements blancs comme la neige, et avec lui s'entretenaient Moïse et Elie. Jésus toi-même, Jésus en personne
 
 

1. Matt. XVII, 1-8. — 2. Ibid. XVI, 28. — 3. Ps. XVIII, 4,5.
 
 

parut resplendissant comme le soleil, marquant ainsi qu'il était la lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde (1). Ce qu'est ce soleil pour les yeux de la chair, Jésus l'est pour les yeux du coeur; l'un est pour les âmes ce que l'autre est pour les corps.

Ses vêtements représentent ici son Eglise; car ils tombent s'ils ne sont portés et maintenus. Paul était dans ces vêtements comme l'extrémité de la frange; aussi dit-il. « Je suis le moindre des Apôtres (2); » et ailleurs : « Je suis le dernier des Apôtres (3). » Or la frange est ce qu'il y a de moindre et d'extrême dans le vêtement. Aussi, comme cette femme qui souffrait d'une perte de sang fut guérie en touchant la frange de la robe du Seigneur (4); ainsi l'Église des gentils se convertit à la prédication de Paul. Eh ! qu'y a-t-il d'étonnant que l'Église soit figurée par de blancs vêtements, puisque nous entendons le prophète Isaïe s'écrier: « Vos péchés fussent-ils rouges comme l'écarlate, je vous blanchirai comme la neige (5) ? »

Que peuvent Moïse et Elie, la loi et les prophètes, s'ils ne communiquent avec le Seigneur? Qui lira la loi? qui lira les prophètes, s'ils ne rendent témoignage au Fils de Dieu? C'est ce que l'Apôtre exprime en peu de mots. « La loi dit-il, fait seulement connaître le péché, tandis qu'aujourd’hui, saris la loi, la justice de Dieu a été manifestée : » voilà le soleil; « annoncée par la loi et les prophètes : » voilà l'aurore.

3. Pierre est, témoin de ce spectacle, et goûtant les choses humaines à la manière des hommes : « Seigneur, dit-il, il nous est bon d'être ici. » Il s'ennuyait de vivre au milieu de la foule, il avait trouvé la solitude sur une montagne où le Christ servait d'aliment à son âme. Pourquoi en descendre afin de courir aux travaux et aux douleurs, puisqu'il se sentait envers
 
 

1. Jean, I, 9. — 2. I Cor. XV, 9. — 3. Ibid. IV, 19. — 4. Luc, VII, 44. — 5. Isaïe, I,18.
 
 

350
 
 

Dieu un saint amour et conséquemment des      moeurs saintes? Il cherchait son propre bien ; aussi ajouta-t-il. « Si vous voulez, dressons ici trois tentes : une pour vous, une pour Moïse et  une autre pour Elie. » Le Seigneur ne répondit rien à cette demande, et toutefois il y fut répondu.En effet, comme il parlait encore, une nuée lumineuse descendit et les couvrit de son ombre. Pierre demandait trois tentes; et la réponse du ciel témoigna que nous n'en avons qu'une, celle que le sens humain voulait partager. Le Christ est la parole de Dieu, la Parole de Dieu dans la loi, la Parole de Dieu dans les prophètes. Pourquoi, Pierre, chercher à la diviser ? Cherche plutôt à t'unir à elle. Tu demandes trois tentes comprends qu'il n'y en a qu'une.

4. Pendant que la nuée les couvrait et formait comme une seule tente au dessus d'eux, une voix sortit de son sein et fit.entendre ces paroles « Celui-ci est mon Fils bien-aimé. » Là se trouvaient Moïse et Elie. La voix ne dit pas: Ceux-ci sont mes Fils bien-aimés. Autre chose est d'être le Fils unique, et autre chose, des enfants adoptifs. Celui qui se trouve aujourd'hui signalé est Celui dont se glorifient la loi et les prophètes : « Voici, est-il dit, mon Fils bien-aimé, en qui j'ai mis mes douces complaisances; écoutez-le; » car c'est lui que vous avez entendu dans les prophètes, lui aussi que vous avez entendu dans la loi, et où ne l'avez-vous pas entendu ? Ils tombèrent à ces mots la face contre terre.

Voilà donc dans l'Eglise le royaume de Dieu. Là en effet nous apparaissent le Seigneur, la loi et les prophètes : le Seigneur dans la personne du Seigneur même, la loi dans la personne de Moïse et les prophètes dans celle d'Elie. Ces deux derniers figurent ici comme serviteurs et comme ministres, comme des vaisseaux que remplissait une source divine ; car si Moïse et les prophètes parlaient et écrivaient, c'est qu'ils recevaient du Seigneur ce qu'ils répandaient dans autrui.

5. Le Seigneur ensuite étendit la main et releva ses disciples prosternés. « Ils ne virent plus alors que Jésus resté seul. » Que signifie cette circonstance?

Vous avez entendu, pendant la lecture de l'Apôtre, que « nous voyons maintenant à travers un miroir, en énigme, mais que nous verrons alors face à face, » et que les langues cesseront lorsque nous posséderons l'objet même de notre espoir et de notre foi (1). Les Apôtres en
 
 

1. I Cor. XIII, 12, 8, 9.
 
 

tombant symbolisent donc notre mort, car il a été dit à la chair : « Tu es terre et tu retourneras en terre (1); » et notre résurrection quand le Seigneur les relève. Mais après la résurrection, à quoi bon la loi? à quoi bon les, prophètes? Aussi ne voit-on plus ni Elie ni Moïse. Il ne reste que Celui dont il est écrit : «Au commencement était le Verbe, et le Verbe était Dieu (2). » Il rie reste plus que Dieu, pour être tout en tous (3). Là sera Moïse, mais non plus la loi. Nous y verrons aussi Elie, mais non plus comme prophète. Car la loi et les prophètes devaient seulement rendre témoignage au Christ, annoncer qu'il devrait souffrir, ressusciter d'entre les morts le troisième jour et entrer ainsi dans sa gloire (4); dans cette gloire où se voit l'accomplissement de cette promesse adressée à ceux qui l'aiment : « Celui qui m'aime, dit-il, sera aimé de mon Père, et moi aussi je l'aimerai. » Et comme si on lui eût demandé : Que lui donnerez-vous en témoignage de votre amour? « Et je me  montrerai à lui, » poursuit-il (5). Quelle faveur ! Quelle magnifique promesse! Dieu te réserve pour récompensé, non pas- quelque don particulier, mais lui-même., Comment, ô avare, ne pas te contenter des promesses du Christ? Tu te crois riche, mais qu'as-tu si tu n'as pas Dieu, et si ce pauvre l'a, que ne possède-t-il point?

6. Descends, Pierre, tu voulais te reposer sur la montagne, descends, annonce la parole, insiste à temps, à contre-temps, reprends, exhorte, menace, en toute patience et doctrine (6); travaille, sue, souffre des supplices afin de parvenir par la candeur et la beauté des bonnes oeuvres accomplies avec charité, à posséder ce que figurent les blancs vêtements du Seigneur. L'Apôtre ne vient-il pas de nous dire, à la gloire de la charité : « Elle ne cherche point son propre intérêt (7) ? »

Il s'exprime ailleurs autrement, et il est fort dangereux de ne pas le comprendre. Expliquant donc les devoirs dé la charité aux membres fidèles du Christ : « Que personne, dit« il, ne cherche son bien propre, mais le bien d'autrui. » Or en entendant ces mots, l'avare prépare ses artifices; il veut dans les affaires, pour rechercher le bien d'autrui, tromper le prochain, et ne pas chercher son bien propre, mais celui des étrangers. Arrête, ô avarice, justice, montre-toi : écoutons et comprenons. C'est la charité qu'il a été dit : « Que personne ne
 
 

1. Gen. III, 19. — 2. Jean, I, 1. — 3. I Cor. XV, 28. — 4. Luc, XXIV, 44- 47. — 5. Jean, XIV, 21. — 6. II Tim. IV, 2. — 7. I Cor. XIII, 6.
 
 
 
 
 
 

cherche son bien propre, mais le bien d'autrui. » Toi donc, ô avare, si tu résistes à ce conseil, si tu veux y trouver l'autorisation de convoiter le bien d'autrui, sacrifie d'abord le tien. Mais je te connais, tu veux à la fois et ton bien et le bien étranger. Tu emploies l'artifice pour t'approprier ce qui n'est pas à toi; souffre donc que le vol te dépouille de ce qui t'appartient. Tu ne veux pas? chercher ton bien, mais tu prends le bien d'autrui. Cette conduite est inique Ecoute, ô avare, prête l'oreille. Ces mots: « Que personne ne cherche son bien propre, mais le bien d'autrui, » te sont expliqués ailleurs plus clairement par le même Apôtre. Il dit de lui-même : « Pour moi je cherche, non pas ce qui m'est avantageux, mais ce qui l'est au grand nombre, afin de les  sauver (1). »

C'est ce que ne comprenait pas encore Pierre, lorsqu'il désirait rester avec le Christ sur la montagne. Le Christ, ô Pierre, te réservait ce bonheur après la mort. Pour le moment il te dit : Descends travailler sur la terre, servir sur 1a terre, et sur la terre être livré aux mépris et à la croix. La Vie même n'y est elle pas descendue pour subir la mort, le Pain, pour endurer la faim, la Voie, pour se fatiguer dans la marche, la Fontaine éternelle pour souffrir la soif? Et tu refuses le travail ? Ne cherche pas ton intérêt propre. Aies la charité, annonce la vérité, ainsi tu parviendras à l'inaltérable paix de l'éternité.
 
 

1. I Cor. X, 24, 33.

SERMON LXXIX. LA TRANSFIGURATION (1).
 

ANALYSE. — Cette allocution que saint Augustin a dû abrèger le plus possible, parce qu'on devait lire le récit de miracles dus à un martyr, n'est guère que l'analyse du discours précédent.
 
 

Nous venons d'assister, pendant la lecture du saint Evangile, au grand spectacle que présenta la montagne, lorsque Jésus Notre-Seigneur se manifesta à trois de ses disciples, Pierre, Jacques et Jean. « Son visage resplendit comme le soleil; » c'était pour indiquer l'éclatante lumière de l'Evangile. « Ses vêtements devinrent blancs comme la neige. » Ce trait désigne la pureté l'Eglise, à qui il a été dit par un prophète.

Si les péchés fussent-ils comme l'écarlate, je te blanchirai comme la neige (1). » Elie et Moïse s'entretenaient avec Jésus. C'est que la loi et les prophètes rendent témoignage à la grâce évangélique; car Moïse représente la loi et Elie les prophètes.

Si nous nous exprimons avec tant de concision, c'est que nous avons à lire des bienfaits de Dieu accordés par la médiation d'un saint Martyr (2). Attention nouvelle !

Pierre aurait voulu qu'on dressât trois tentes,
 
 

1. Matt. XVII, 1-8. — 2. Isaïe, I, 48. — 3. Voir au vol. suiv. les disc. relatifs à Saint Etienne.
 
 

une pour Moïse, une pour Elie et une pour 1e Christ. Il aimait la solitude de la montagne et se sentait fatigué du tumulte des choses humaines. Mais eût-il demandé ces trois tentes, s'il eût connu déjà l'unité qui régnait entre la loi, les prophètes et l'Évangile ? Aussi la nuée descendue lui fit changer de sentiment. « Comme il parlait encore, est-il dit, une nuée lumineuse les enveloppa. » La nuée ne fait qu'une tente ; pourquoi, Pierre, en voulais-tu trois ?

« Et du sein de la nuée : Celui-ci est mon Fils bien-aimé, dit une voix, en qui j'ai mis mes complaisances : écoutez-le. » Ecoutez-le, quand Elie parle ; écoutez-le, quand parle Moïse. Que les prophètes ou que la loi parlé, écoutez-le, car il.est la voix de la loi et la langue des prophètes. Il s'est expliqué par eux et quand il a daigné, il s'est montré en personne. Ecoutez-le, écoutons-le. Figurez-vous que l'Évangile qu'on lisait était comme la nuée d'où se faisait entendre sa voix. Ecoutons-le ; faisons ce qu'il enseigne, espérons ce qu'il promet.

SERMON LXXX. DE LA PRIÈRE (1).
 

ANALYSE. — Pour obtenir de ne mériter plus le reproche d'incrédulité que leur adresse Jésus-Christ, les Apôtres recourent à la prière. Un mot de son objet, de son efficacité, de sa nécessité. — Son objet. Dieu sait ce qu'il nous faut; il est donc nécessaire de nous abandonner complètement à lui lorsque nous demandons les biens temporels, et de solliciter les biens spirituels avec une persévérante confiance. — Son efficacité. Jésus rencontre deux sortes de malades : des malades qui veulent être guéris, et des malades si désespérés qu'ils ne se croient même pas malades. Or, telle est l'efficacité de sa prière, qu'il obtient la guérison de ces désespérés eux-mêmes. — Sa nécessité. Donc prions à l'exemple de Pierre marchant sur les eaux. Demandons avec une certaine réserve les biens temporels, car ils peuvent nous être nuisibles aussi bien qu'avantageux, et pour échapper sûrement aux maux qui nous affligent, soyons bons, et parfaitement soumis à Dieu.
 
 

1. Notre-Seigneur Jésus-Christ reproche à ses disciples mêmes leur incrédulité : nous l'avons vu pendant la lecture de l'Évangile. Comme ses disciples lui demandaient : « Pourquoi n'a« wons-nous pu chasser ce démon ? — C'est à « cause de votre incrédulité, » leur répondit-il. Ah ! si les Apôtres sont incrédules, qui sera fidèle ? Et que deviendront les agneaux, si les brebis chancèlent ?

Toutefois, la miséricorde divine ne les abandonne point dans leur incrédulité, elle les reprend, elle les instruit, elle les élève à la perfection et les couronne. Aussi, pénétrés de leur faiblesse, ils disent quelque part, nous l'avons lu dans l'Évangile : « Seigneur, augmentez notre foi (2). » — Oui, « Seigneur, s'écrient-ils, augmentez notre foi. » Leur premier avantage est de savoir ce qui leur manque ; et un avantage plus considérable, de savoir à qui le demander. « Seigneur augmentez notre foi. » N'était-ce pas porter leurs coeurs à la source et frapper afin d'obtenir qu'elle s'ouvrit pour les remplir ? Le Seigneur veut qu'on frappe à sa porte, non pour-la tenir fermée, mais pour exciter les désirs.

2. Croyez-vous donc, mes frères, que Dieu ignore ce qu'il vous faut ? Il le sait, il connaît notre pauvreté et prévient nos désirs. Aussi, lorsqu'il apprend à prier et qu'il avertit ses Apôtres dune point parler beaucoup dans la prière, « Gardez-vous, dit-il, de parler beaucoup en priant ; car votre Père céleste sait de quoi « vous avez besoin avant que vous le lui demandiez (3). »

Le Seigneur cependant dit autre chose. Qu'est-ce? Pour nous défendre de parler beaucoup dans la prière: « Ne parlez pas beaucoup, a-t-il dit, lorsque vous priez; car votre Père sait de quoi vous « avez besoin avant que vous le lui demandiez. »
 
 

1. Matt. XVII,18-20. — 2. Luc, XVII, 6. — 3. Matt. VI, 7, 8.
 
 

Mais si notre Père sait de quoi nous avons besoin avant que nous le lui demandions, pourquoi parler, si peu même que ce soit ? A quoi bon même la prière, si notre Père sait de quoi nous avons besoin ? Il dit à chacun : Ne me prie pas longuement ; je sais ce qu'il te faut. — Si vous savez ce qu'il me faut, Seigneur, pourquoi vous prier même tant soit peu ? Vous ne voulez pas que ma supplique soit longue, vous exigez -même qu'elle soit presque nulle.

Mais qu'enseigne-t-il ailleurs différemment! Il dit bien: « Ne parlez pas longuement dans la prière » Cependant il dit encore dans un autre endroit : « Demandez et vous recevrez. » Et pour ôter la pensée qu'il n'aurait recommandé la prière que d'une manière accidentelle, il ajoute. « Cherchez et vous trouverez. » Dans la crainte encore que ces derniers mots ne paraissent prononcés qu'en passant, voici ceux qu'il y j oint, voici comment il conclut: « Frappez et il vous sera ouvert (1). » Ainsi donc il veut que l'on demande pour recevoir, que l'on cherche Pour trouver et que pour entrer on frappe. Mais puisque notre Père sait d'avance de quoi nous avons besoin, pourquoi demander ? pourquoi chercher? pourquoi frapper ? pourquoi, en demandant, en cherchant et en frappant, nous fatiguer à instruire plus savant que nous? Ailleurs encore le Seigneur parle ainsi: « Il faut prier toujours sans jamais se lasser (2). » S'il faut prier toujours, comment dire : « Gardez-vous de parler beaucoup? » Comment prier toujours quand on finit sitôt? D'un côté vous me commandez de terminer promptement; d'autre part vous m'ordonnez de «prier toujours sans me « lasser; » qu'est-ce que cela signifie?

Eh bien! prie aussi pour comprendre, cherche et frappe à la porte. Si ce mystère est profond,
 
 

1. Matt. VII, 7. — 2. Luc, XVIII, 1.
 
 

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ce n'est pas pour se rendre impénétrable, c'est pour nous exercer.

Ainsi donc, mes frères, nous devons vous exhorter tous à la prière, et nous avec vous. Au milieu dés maux innombrables de Ce, siècle, nous n'avons d'autre espoir que de frapper par la prière, que de croire invariablement que notre Père ne nous refuse que ce qu'il sait ne pas nous convenir. Tu sais bien ce que tu désires, mais lui connaît ce qu'il te faut. Figure-toi que tu es malade et entre les mains d'un médecin, ce qui est incontestable. Notre vie en effet n'est qu'une maladie et une longue vie n'est qu'une maladie longue. Figure-toi donc que tu es malade entre les mains d'un médecin. Tu voudrais boire du vin nouveau, tu voudrais en demander à ce médecin. On ne t'empêche pas d'en demander, car il pourrait se faire qu'il ne te nuisit pas, qu'il te fût même bon d'en prendre. Ne crains doue pas d'en demander, demande sans hésitation; mais ne t'attriste point si on t'en refuse. Voilà ta confiance à l'homme qui soigne ton corps; et tu n'en aurais pas infiniment plus envers Dieu, qui est à la fois le médecin, le créateur et le réparateur de ton corps aussi bien que de ton âme?

3. Le Seigneur dans ce passage nous invite donc à la prière; car après avoir dit: « C'est à cause de votre incrédulité que vous n'avez pu chasser ce démon; » il termine ainsi

« Cette espèce ne se retire que devant les jeûnes et les prières. » Mais si l'on prie pour chasser un démon étranger, ne le doit-on pas beaucoup plus pour se délivrer de sa propre avarice, pour se guérir de l'ivrognerie, pour renoncer à l'impureté, pour se purifier de toute souillure ? Combien hélas! de défauts qui excluent du royaume des cieux, si l'on ne s'en dépouille?

Considérez, frères, avec quelles instances on  demande à un médecin la santé du corps ! Qu'un homme soit atteint d'une maladie mortelle, rougira-t-il, lui en coûtera-t-il de se jeter aux pieds d'un médecin habile, de les arroser de ses larmes? Et suce médecin lui dit : Impossible de te guérir, à moins de te lier et d'employer sur toi le fer et le feu? —  Fais ce que tu voudras, répond le malade, guéris-moi seulement. — Avec quelle ardeur on désire recouvrer une santé éphémère qui s'évanouit comme la vapeur, puisqu'afin de la réparer on ne craint ni les chaînes, ni le fer, ni le feu et qu'on consent à être surveillé pour ne pas manger, pour ne pas boire ce qui plaît ni quand on le voudrait! Pour mourir un peu  plus tard il n'est rien qu'on ne souffre et on ne veut rien souffrir pour ne mourir jamais! Si notre céleste Médecin, si Dieu venait à te demander: Veux-tu être guéri? que lui répondrais-tu, sinon: Je le veux ? Et si tu ne lui faisais pas cette réponse, c'est que tu ne te croirais pas malade, et tu le serais bien davantage.

4. Suppose ici deux malades; l'un qui supplie son médecin avec larmes, et l'autre qui dans l'excès et l'aveuglement de son mal, se moque de lui: le médecin donne espoir au premier ; il déplore le sort du second. Pourquoi ? C'est que celui-ci est d'autant plus dangereusement attaqué, qu'il ne se croit pas malade. Tels étaient les Juifs.

Le Christ est venu visiter des malades et tous les hommes étaient malades. Que personne ne se flatte d'avoir la santé ; qu'il craigne d'être abandonné du médecin. Tous donc étaient malades, c'est un Apôtre qui l'atteste. « Tous ont péché, dit-il, et ont besoin de la gloire de Dieu (1).» Mais parmi tous ces malades on pouvait distinguer deux catégories. Les uns cherchaient le médecin, s'attachaient au Christ, l'écoutaient, l'honoraient, le suivaient, se convertissaient. Il les recevait tous avec plaisir pour les guérir, et il les guérissait gratuitement, car il les guérissait par sa toute-puissance. Aussi tressaillaient-ils de joie, lorsqu'il les accueillait et se les attachait pour les délivrer de leurs maux.

Quant aux autres malades à qui l'iniquité même avait fait perdre la raison et qui ne se croyaient point malades, ils lui reprochèrent avec outrage de recevoir les malheureux et dirent à ses disciples: « Quel Maître avez-vous là? Il mange avec « les pécheurs et les publicains ! » Et lui, qui savait ce qu'ils valaient et qui ils étaient, leur répondit : « Le médecin n'est pas nécessaire à « qui se porte bien, mais aux malades. » Puis il leur montra qui était en.bonne santé et qui était malade. « Je ne suis pas venu, dit-il, appeler les justes, mais les pécheurs (2). » En d'autres termes: Si les pécheurs n'approchent point de moi, pour quel motif et pour qui sais-je venu? Si tous se portent bien, était-il nécessaire qu'un tel médecin descendit du ciel ? Pourquoi nous a-t-il fait, non pas des remèdes ordinaires, mais un remède de son sang?

Ainsi donc les moins malades ceux qui sentaient leur mal, s'attachaient au Médecin pour obtenir leur guérison ; tandis que ceux dont la
 
 

1. Rom. III, 23. — 2. Matt. IX, 11-13.
 
 

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maladie était plus dangereuse lui insultaient et accusaient les malades. Et jusqu'où alla leur fureur? Jusqu'à arrêter le médecin, le garroter, le flageller, le couronner d'épines, l'attacher au gibet et le faire mourir sur une croix. Pourquoi s'en étonner? Le malade tue le médecin : mais le médecin par sa mort guérit le malade.

5. Sur la croix en effet il n'oublia point son rôle, ruais il nous montra sa patience et nous apprit pas son exemple à aimer nos ennemis. Car voyant frémir autour de lui ces infortunés dont il connaissait la maladie, puisqu'il était leur médecin et dont il savait que la fureur avait aveuglé l'esprit, il commença par dire à son Père: « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (1). » Penserez-vous que ces Juifs n'étaient ni méchants, ni cruels, ni sanguinaires, ni emportés, ni ennemis du Fils de Dieu ? Penserez-vous que fut vaine et sans effet cette supplication: « Mon Père, pardonnez-leur « car ils ne savent ce qu'ils font ? » Il les voyait tous et en connaissait parmi eux qui devaient s'attacher à lui. Il mourut, il est vrai, mais c'est que sa mort devait servir à tuer la mort. Dieu est donc mort, afin que par une compensation toute céleste l'homme ne mourût pas.

Le Christ, en effet, est Dieu; mais il n'est pas mort comme Dieu. Il est à la fois Dieu et homme, le même Christ est en même temps homme et Dieu: Il est devenu homme pour nous rendre meilleurs, mais sans faire rien perdre à Dieu. Il a pris ce qu'il n'était pas, sans rien laisser de ce qu'il était. Etant donc ainsi Dieu et homme, il est mort dans notre nature, pour nous faire vivre de la sienne. Il n'avait pas dans sa nature le pouvoir de mourir, ni nous dans la nôtre la faculté de vivre. Et qu'était-il, s'il ne pouvait mourir? «Au commencement il était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. » Qu'on cherche comment Dieu.pourrait mourir; on ne le découvrira point. Mais nous, nous mourons parce que nous sommes chair, parce que nous sommes des hommes portant une chair de péché. Or comment pourrait vivre le péché? Impossible. Le Christ donc ne pouvait trouver la mort dans sa nature, ni nous la vie dans la nôtre; mais comme nous avons puisé la vie dans la sienne, il a, dans la nôtre, puisé la mort. Ah ! quel échange! Qu'a-t-il donné et qu'a-t-il reçu?

Les négociants font des échanges, et dès l'antiquité le commerce n'était qu'un échange de biens.
 
 

1. Luc, XXXIII, 34.
 
 

L'un donnait ce qu'il avait et recevait ce qu'il n'avait pas. Ainsi l'un avait du Moment et n'avait pas d'orge; un autre avait de l'orge et point de froment. Le premier donnait du froment qu'il possédait et recevait de l'orge qu'il ne possédait pas. Et combien ne fallait-il pas de ce qui était moins précieux pour équivaloir à ce qui l'était davantage? Ainsi l'un donne de, l'orge pour avoir du froment; un autre, du plomb en échange de l'argent; mais pour peu d'argent combien de plomb! Un autre enfin donne la laine pour le vêtement. Qui pourrait tout dire? Personne néanmoins ne donne sa vie pour recevoir la mort.

La prière du Médecin suspendu à la croix n'a donc pas été sans effet. Comme le Verbe ne pouvait mourir pour nous, afin d'y parvenir il «s'est fait chair et a habité parmi nous (1). » Il a été suspendu à la croix, mais dans son humanité, Là se trouvaient l'humble nature, méprisée des Juifs, et la charité, libératrice d'autres Juifs. Car pour eux il disait. « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (2); » et ce cri ne fut pas vain. Le Sauveur effectivement mourut, il fût enseveli, ressuscita, monta au ciel après avoir passé quarante jours avec ces disciples et envoya le Saint-Esprit, qu'il avait promis, à ceux qui l'attendaient.

Or après l'avoir reçu, les disciples en furent remplis, et commencèrent à parler les langues de tous les peuples. En entendant parler, au nom du Christ, toutes les langues, à des ignorants, à des hommes sans instruction qu'ils savaient avoir été élevés au milieu d'eux dans la connaissance d'une seule langue, les Juifs qui étaient là furent étonnés et frappés de frayeur. Pierre leur apprit d'où venait cette grâce. On en était redevable à Celui qu'on avait attaché au gibet. On en était redevable à Celui qui voulut être outragé sur la croix, afin d’envoyer l'Esprit-Saint du haut du ciel. Pierre fut entendu avec foi de ceux pour qui il avait été dit: « Mon Père, par« donnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font. » Ils crurent donc, furent baptisés et se convertirent. Mais quelle conversion ! Ils buvaient avec foi le sang qu'ils avaient répandu avec fureur.

6. Afin donc de finir ce discours par où nous l'avons commencé, prions et confions-nous en Dieu; vivons suivant ses préceptes, et si nous chancelons en chemin, invoquons-le comme l'invoquaient ses disciples quand ils dirent: « Seigneur, augmentez en nous la foi (3). » Pierre aussi
 
 

1. Jean, I, I, 14. — 2. Luc, XXIII, 34. — 3. Ibid. XVII, 6.
 
 

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chancela après avoir mis en lui sa confiance. Cependant il ne fut ni délaissé ni englouti, mais relevé et sauvé. D'où venait en effet sa confiance? Non pas de ses propres forces, mais de la puissance du Seigneur. Comment ? « Si c'est vous, « Seigneur ordonnez-moi d'aller à vous sur les eaux. » Le Seigneur alors marchait sur les eaux. « Si c'est vous, ordonnez-moi d'aller à vous sur les eaux. » Car si c'est vous, je sais qu'ordonner c'est faire. « Viens, » reprit le Seigneur. A cette parole Pierre descendit, mais son infirmité le fit trembler. « Seigneur, s'écria-t-il aussitôt, « sauvez-moi. » Le Seigneur le prit par la main. « Homme de peu de foi, lui dit-il, pourquoi t’es-tu défié? » Ainsi c'est le Seigneur qui l'appela à lui, et le Seigneur encore qui le raffermit au moment où il chancelait et tremblait (1), et de cette manière s'accomplit cette parole d'un psaume « Quand je disais: mon pied chancelle, votre miséricorde, Seigneur, me soutenait (2). »

7. Il y a donc deux sortes de bienfaits, les bienfaits temporels et les bienfaits éternels. Les bienfaits temporels sont la santé, la richesse, l'honneur, les amis, la maison, les enfants, l'épouse et tous les autres avantages de cette vie où nous sommes voyageurs. Considérons-nous donc ici comme dans une hôtellerie où nous ne faisons que passer, sans en être les vrais possesseurs. Quant aux biens éternels, ce sont d'abord l'éternelle vie elle même, l'incorruptibilité et l'immortalité du corps et de l'âme, la société des anges, une habitation céleste, une couronne inaccessible, un Père et une patrie qui ne connaissent ni mort ni ennemi. Voilà les biens qu'il nous faut désirer de tout notre coeur, demander avec une infatigable persévérance et moins par de longs discours que par de sincères gémissements. La langue fût-elle immobile, le désir est toujours une prière, désirer toujours c'est toujours prier. Quand la prière s'assoupit-elle? C'est quand s'est refroidi le désir. Ainsi donc sollicitons de toute notre ardeur ces biens éternels, cherchons-les avec toute l'application possible, demandons-les sans crainte. Ils ne sauraient nuire et ils ne peuvent qu'être utiles à qui les possède; au lieu que les biens temporels peuvent être nuisibles aussi bien qu'avantageux. Combien n'ont pas profité de la pauvreté, et souffert des richesses; profité dans la vie privée et souffert dans les grands emplois? D'autres au contraire ont tiré avantage de l'opulence
 
 

1. Matt. XIV, 25-31 . — 2 Ps. XCIII,18.
 
 

et des honneurs. Il en ont profité quand ils en faisaient bon usage, et en en faisant mauvais usage, ils ont plutôt trouvé leur perte à les posséder. D'où il suit, mes frères, que nous devons demander ces choses temporelles avec modération et avoir confiance, si nous les obtenons, qu'elles nous viennent de Celui qui sait ce qui nous convient.

Tu as demandé, dis-tu, sans obtenir. Aie confiance à ton Père, crois qu'il t'accorderait ce que tu demandes si c'était pour ton bonheur. Juges en par toi-même. Tu es devant Dieu pour l'inexpérience des choses divines, comme ton enfant est près de toi pour l'inexpérience des choses humaines. Cet enfant te tourmente et pleure pendant un jour entier, pour obtenir un couteau ou une épée. Tu refuses de le lui donner, et tu méprises ses pleurs pour n'avoir pas à pleurer sa mort. Il gémit maintenant, il s'afflige et se frappe en demandant que tu le places sur ton cheval; tu n'en fais rien, car il est incapable de le conduire, le cheval le renverserait et le tuerait. Si tu lui refuses si peu, c'est pour lui conserver le tout; et pour qu'il grandisse et possède sans danger toute ta fortune, tu rejettes maintenant ses insignifiantes mais dangereuses demandes:

8. Nous vous le disons donc, mes frères, priez autant que vous le pouvez. Les maux se multiplient et Dieu l'a voulu ainsi. Ah! ils ne se multiplieraient pas autant, si les méchants n'étaient pas si nombreux! Les temps sont mauvais, les temps sont difficiles, répète-t-on partout. Vivons bien et les temps seront bons. C'est nous qui faisons le temps; il est tel que nous sommes. Mais que faisons-nous ? Nous ne pouvons amener au bien la masse des hommes. Soyez bons, vous qui m'entendez en si petit nombre ; que le petit nombre des bons supporte le grand nombre des méchants. Ces bons sont le grain, le grain sur l'aire, ils peuvent sur l'aire être mêlés à la paille ce mélange n'aura point lieu sur le grenier. Qu'ils tolèrent ce qui leur déplaît, afin d'arriver à ce qu'ils cherchent.

Pourquoi nous désoler et accuser Dieu ? Les maux se multiplient dans le monde, pour nous préserver de l'amour du monde. Les grands hommes, les saints et les vrais fidèles ont méprisé le monde dans son éclat; et nous ne saurions le dédaigner dans ses tristesses! Le monde est mauvais, oui il l'est; et on l'aime comme s'il était bon ! Or, qu'est-ce que ce monde mauvais?
 
 

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Ce qu'il y a de mauvais; ce m'est ni le ciel ni la terre ni les eaux, ni ce qui s'y trouve renfermé, oiseaux, poissons, végétaux. Tous ces êtres sont bons, et ce sont les hommes mauvais qui rendent mauvais le mande. Néanmoins, comme il est impossible que nous ne rencontrions des hommes mauvais dans tout le cours de cette vie, élevons nos gémissements, je l'ai déjà dit, vers le Seigneur notre Dieu, et supportons le mal pour arriver au bien. Ah! ne blâmons point le Père de famille, car il est bon. C'est lui qui nous porte; ce n'est pas nous qui le portons. Il sait comment gouverner son oeuvre. Fais seulement ce qu'il commande et espère ce qu'il promet.
 
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

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