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Saint Augustin d'Hippone
Sermons

SERMON LXXXVI. LE TRÉSOR CÉLESTE OU L'AUMONE (1).
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ANALYSE. — Ne croyez pas qu'en nous pressant de donner aux pauvres Dieu nous commande de perdre ce que nous possédons. C'est au contraire un moyen de conserver, d'augmenter même considérablement nos richesses; car Dieu se charge alors de les garder, c'est à lui que nous prêtons et il nous rendra le tout avec de magnifiques intérêts. — L'aumône est donc le secret de contenter et d'accorder entre elles deux passions bien contraires, l'avarice et la sensualité. L'avarice veut que l'on conserve, que l'on amasse pour soi ou pour ses enfants. Combien il lui arrive souvent d'être déçue dans ses calculs ! Mais en faisant l'aumône on conserve sûrement; elle est même un moyen d'assurer aux enfants un immortel héritage. Quant à la sensualité, combien elle se trompe encore en voulant jouir de ce qu'elle possède, puisqu'elle est destinée à un si douloureux avenir ! Ne vaudrait-il pas mieux donner aux pauvres et s'assurer l'éternel bonheur?
 
 

1. Dans le passage que nous venons d'entendre, l'Évangile nous invite à entretenir votre charité du trésor céleste.

Les infidèles avares s'imaginent que notre Dieu exige de nous le sacrifice de ce que nous possédons ; il n'en est rien. Ah! si on saisissait bien, si on avait une foi pieuse, si on écoutait avec dévotion ce qui nous est recommandé, on verrait que Dieu n'exige pas que nous perdions nos biens, mais que plutôt il nous montre où les mettre en sûreté. Personne ne saurait se dispenser de songer à son trésor, de courir après ses richesses par un chemin connu du coeur. Si donc elles sont enfouies dans la terre, le mur y descend, et si elles sont serrées au ciel, le coeur y montera. Tous les Chrétiens ne comprennent pas ce qu'ils répondent, et plaise à Dieu que ceux qui le comprennent, ne le comprennent pas en vain! Si donc ils veulent faire ce qu'ils assurent, et avoir le coeur élevé au ciel, qu'ils y placent, qu'ils y placent ce qu'ils aiment; que, le corps sur la terre, ils habitent avec le Christ; et de même que l’Eglise est précédée de son Chef, que le Chrétien soit devancé par son coeur. Comme les membres doivent aller où le Christ est monté le premier, ainsi en ressuscitant à son tour l'homme montera où maintenant son coeur le devance. Ainsi donc sortons d'ici autant que nous le pouvons; et le tout en nous suivra la partie. Notre demeure terrestre tombe en ruines; nous avons au ciel une demeure éternelle. Visitons d'avance le lieu que nous nous proposons d'habiter.

2. Nous avons entendu un riche demander au bon Maître un conseil pour arriver à l'éternelle vie. Ce qu'il aimait était digne de son amour, et te qu'il refusait de mépriser était méprisable. Aussi n'écoutant qu'avec des dispositions perverses Celui que déjà il avait appelé le bon Maître,
 
 

1. Matt. XIX, 21.
 
 

la bassesse de ses affections l'emporta et il perdit le trésor de la charité. S'il ne voulait point de la vie éternelle, il n'aurait pas cherché les moyens de l'obtenir. Comment donc, mes frères, a-t-il pu repousser l'enseignement salutaire de Celui que déjà il avait salué du titre de bon Maître ? Il est bon Maître avant d'enseigner, et mauvais après !

Le Sauveur en effet avait été appelé bon avant d'avoir parlé : mais le jeune homme ayant entendu, non ce qu'il voulait, mais ce qu'il devait entendre, s'éloigna avec tristesse après être venu le coeur rempli de désirs. Qu'eût-il donc fait si on lui avait dit : Consens à perdre tout ce que tu as, puisqu'il fut si chagrin quand on lui conseilla de le conserver avec soin ? « Va, lui dit en effet le Seigneur, vends tout ce que tu possèdes et le donne aux pauvres. » Peut-être crains-tu de le perdre? Écoute ce qui suit: « Et tu auras un trésor dans le ciel. » Tu pouvais avoir la pensée de confier la garde de tes richesses à un petit esclave Dieu lui-même veillera sur ton or. Celui qui te l'a donné sur la terre le conserve au ciel. Ce riche aurait-il hésité de confier ses biens au Christ ? Si donc il s'attriste quand on lui dit : « Donne-les aux pauvres, » c'est qu'il se disait en lui-même : Si le Seigneur me les demandait pour les conserver dans le ciel, je ne balancerais pas de les remettre à ce bon Maître ; mais il vient de me dire : « Donne-les aux pauvres ! »

3. Que nul ne craigne de donner aux pauvres ; que nul ne s'imagine que la main qu'il voit est celle qui reçoit. Celui qui reçoit est celui qui t'a commandé de donner. Nous l'affirmons, non point d'après nos inspirations personnelles ni d'après d'humaines conjectures. Prête l'oreille au Sauveur lui-même; voici ses conseils et les garanties qu'il te donne par écrit. « J'ai eu faim, dit-il, et vous m'avez donné à manger ; » et comme on lui répondait, après avoir entendu (376) l'énumération des services rendus: «Quand vous avons-nous vu souffrir de la faim? » il poursuit « Chaque fois que vous avez fait quelque chose pour l'un de ces plus petits d'entre les miens, c'est à moi que vous l'avez fait. » Celui qui mendie est pauvre mais Celui qui reçoit est riche. Tu donnes à l'un pour manger, un autre accepte pour te rendre; et il ne rendra pas ce qu'il reçoit: il veut emprunter à intérêt, il te promet plus que tu ne lui donnes. Montre maintenant ton avarice, considère-toi comme usurier. Si tu l'étais réellement, l'Eglise te réprimanderait, tu serais confondu par la parole de Dieu et tous tes frères t'auraient en horreur comme un usurier cruel qui cherche à s'enrichir des larmes d'autrui. Eh bien! sois usurier; personne ici ne t'en détourne. Au lieu de prêter à un pauvre qui pleurera lorsqu'il lui faudra payer; donne à un Solvable qui va même jusqu'à te pousser à recevoir ce qu'il t'a promis.

4. Donne à Dieu, et assigne-le; ou plutôt donne à Dieu, et il t'assignera pour te forcer à recevoir. Sur la terre tu cherchais ton débiteur, et lui cherchait aussi, mais à se cacher devant toi. Tu t'étais adressé au juge et tu lui avais dit: Faites poursuivre cet homme qui me doit. A cette nouvelle le débiteur s'éloigne; ah! il ne cherche plus à te saluer; et peut-être néanmoins l'avais-tu sauvé en lui prêtant dans son indigence.

Mais voici quelqu'un à qui tu peux prêter. Donne au Christ; c'est lui qui te poursuivra pour te forcer à recevoir, au moment même où tu t'étonneras de lui avoir donné. Car à ceux qui seront placés à sa droite, il dira de si bon coeur; « Venez, les bénis de mon Père. » Où? « Venez, recevez le royaume qui vous a été préparé dès l'origine du monde. » Et pourquoi? « J'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger; soif, et vous m'avez donné à boire; j'étais nu, et vous m'avez vêtu; sans asile, et vous m'avez recueilli; malade et en prison et vous m'avez visité. — « Seigneur, diront-ils, quand vous avons-nousvu? » Quel langage! C'est le débiteur qui poursuit et les créanciers qui se disculpent ! Débiteur fidèle, il ne veut pas que ses créanciers se trompent. Vous craignez d'accepter, leur dit-il? Mais j'ai reçu de vous, c'est que vous l'ignorez. Il leur explique de quelle manière. « Toutes les fois, dit-il, que vous avez fait quelque chose à l'un de ces moindres d'entre les miens, c'est à moi que vous l’avez fait (1). » Je n'ai pas reçu par moi-
 
 

1, Matt. XXV, 34-40.
 
 

même, j'ai reçu par les miens. Ce que vous leur avez donné est parvenu jusqu'à moi; soyez tranquilles, vous n'avez rien perdu. Vous vous attendiez sur la terre à avoir affaire à des hommes peu solvables; vous avez au ciel quelqu'un qui l'est. C'est moi qui ai reçu et c'est moi qui paierai.

5. Mais qu'ai-je reçu et que rendrai je? « J'ai eu faim, continue-t-il, et vous m'avez donné à manger, » et le reste. J'ai reçu de la terre, je vous rendrai le ciel; j'ai reçu des choses temporelles, je vous donnerai les biens éternels; j'ai reçu du pain, c'est la vie que je vous rends. Disons même : J'ai reçu du pain, et du pain je vous donne aussi; j'ai reçu à boire, et à boire aussi je vous donne; j'ai reçu l'hospitalité, voici une demeure; vous m'avez visité dans ma maladie, recevez la santé; vous êtes venus me voir en prison, acceptez la liberté. Le pain que vous avez donné à mes pauvres est consommé, le pain que je vous donnerai nourrit sans s'épuiser. Ah! qu'il nous donne ce pain, lui qui est le pain descendu du ciel; car en le donnant il se donnera lui-même!

Que voulais-tu en prêtant à intérêts? Donner de l'argent et en recevoir; en donner moins pour en recevoir davantage. Pour moi, dit le Seigneur, je changerai à ton avantage tout ce que tu m'as donné. De quelle joie ne serais-tu pas transporté, si tu donnais une livre d'argent pour recevoir une livre d'or? Regarde et consulte l'avarice. Quoi! j'ai donné, dirait-elle, une livre d'argent et je recueille une livre d'or! Quelle différence entre l'or et l'argent ! Ne puis je donc pas dire encore mieux. Quelle différence du ciel à la terre! L'avare devait laisser ici son or et son argent; ici encore tu ne devais pas, toi-même, demeurer toujours. Mais je te donnerai autre chose, je le donnerai davantage, je te donnerai mieux, et je te donnerai pour jamais. Qu'ainsi donc, mes frères, s'éteigne notre avarice, pour laisser s'enflammer une avarice toute sainte. 'Oui c'est une séductrice que celle qui vous empêche de faire le bien; c'est une dure maîtresse, et vous ne voulez la servir que parce que vous méconnaissez le bon Maître. Quelquefois même il y a deux maîtresses dans le coeur, et elles déchirent en sens contraires, le mauvais serviteur qui a mérité de subir leur tyrannie.

6. Oui, l'homme est possédé quelquefois par deux passions contraires, par L'avarice et la sensualité. Conserve, dit l'avarice; dépense, dit la sensualité. Sous l'empire de ces deux maîtresses dont (377) les ordres sont différents et qui poussent en sens divers, que feras-tu ? Chacune a son langage et quand tu commenceras à secouer le joug et à revendiquer ta liberté, incapables de commander, elles recourront aux caresses. Ah! leurs caresses sont bien plus dangereuses que ne l'étaient leurs exigences.

Que dit donc l'avarice ? Garde pour toi, garde pour tes enfants. Qui te donnera, si tu es dans le besoin? Ne vis pas au jour le jour; pourvois à l'avenir. Et la sensualité? Jouis de la vie, fais-toi du bien. Tu dois mourir, et mourir tu ne sais quand, et tu ignores si ton héritier pourra profiter. Tu te retranches et tu te prives; peut-être qu'à ta mort on ne déposera point de coupe sur ta tombe (1); ou bien, si l'on en dépose, qu'on s'enivrera sans que tu profites absolument de rien. Fais toi donc du bien quand et toutes les fois que tu le peux. Le langage de la sensualité est ainsi différent du langage de l'avarice. L'une disait : Garde pour toi, prévois l'avenir; et l'autre : Dépense, fais-toi du bien.

7. Ne te lasseras-tu point ô homme libre! Ô homme appelé à la liberté ! du joug honteux lie ces deux maîtresses? Reconnais, dans ton Rédempteur, Celui qui est venu t'affranchir. Obéis-lui; ses ordres sont plus faciles et jamais contradictoires. Je dis plus encore. L'avarice et la sensualité te donnaient des conseils si opposés, que tu ne pouvais obéir à toutes deux; l'une disait en effet : Garde pour toi et pourvois à l'avenir; et l'autre : Dépense, fais-toi du bien. Vois ton Seigneur, vois ton Rédempteur, il te tiendra le même langage sans pourtant se contredire. Situ n'en veux pas, sache que sa maison n'a pas besoin d'esclave. Considère donc ton Rédempteur, considère ta rançon. Il est venu pour te racheter, il a répandu son sang. Ah ! tu étais bien cher à son coeur, puisqu'il t'a payé si cher! C'est lui qui t'a racheté, mais de quoi? Silence sur les autres vices qui dominaient en toi si fièrement; tu étais soumis à des maîtres aussi mauvais qu'innombrables. Je fie parle que de ces deux dont les ordres étaient divers et qui t'entraînaient en sens contraires, l'avarice et la sensualité. Arrache-toi de leurs mains et viens à ton Dieu. Si tu étais esclave de l'iniquité, deviens le serviteur de la justice. Toutes contraires que fussent leurs inspirations, ton Seigneur te les adresse sans qu'elles soient opposées. Il ne leur ôte pas la voix mais le pouvoir. Que te disait l'avarice? Garde pour toi, pourvois
 
 

1. Allusion à un usage emprunté aux païens et que saint Augustin abolit à Hippone. Voir sa lettre XXIX, tom. 1er. pag 556 et suiv.
 
 

à l'avenir. Le Sauveur ne dit pas autrement, mais le coeur est changé. Compare en effet deux conseillers, s'il te plaît. L'un est l'avarice, l'autre sera la justice.

8. Examine combien leurs discours sont opposés. Garde pour toi dit l'avarice. Fais semblant de vouloir lui obéir et demande en quel endroit. Elle va te montrer un lieu solidement construit, une chambre environnée de fortes murailles, un coffre de fer. Prends toutes les précautions; il se peut qu'un larron domestique entre avec effraction dans l'intérieur de ton logis et tout en pourvoyant à la conservation de ton or, tu trembleras pour ta vie. Il se peut qu'en le gardant avec grand soin, tes jours soient menacés par des projets de vol. Quelles que soient enfin les défenses qui protègent ton trésor et tes vêtements, peux-tu les préserver de la rouille et des vers? Que feras-tu alors? Il n'y a point au dehors d'ennemi qui enlève, mais il en est qui consument au dedans.

9. Le conseil de l'avarice ne vaut donc rien. Elle t'ordonnait de garder, et elle n'a pu te montrer un endroit sûr: Examinons la suite. Pourvois à l'avenir, dit-elle. Quel avenir? Un avenir aussi court qu'incertain. Pourvois à l'avenir; elle dit cela à un homme qui peut-être né vivra pas jusqu'à demain. Mais qu'il vive autant que le présume l'avarice ; car elle n'a ni preuve ni autorité ni confiance véritable ; qu'il vive donc autant qu'elle se l'imagine et qu'il parvienne jusqu'à l'extrême vieillesse. Quoi! ce vieillard déjà courbé et appuyé sur un bâton cherche encore à s'enrichir et il écoute l'avarice qui lui crie : Pourvois à l'avenir? A quel avenir? Ce vieillard semble déjà rendre l'âme en parlant. A1'avenirde tes enfants, répond-elle.

Puissions-nous ne pas trouver d'avarice, au moins dans ces vieillards qui n'ont point de postérité ! Mais c'est à eux encore, oui à eux-mêmes tout incapables qu'ils soient de colorer leur inique passion sous des dehors d'humanité, qu'elle ne cesse de crier : Pourvois à l'avenir.

Ceci peut-être suffit pour les faire rougir. Adressons-nous à ceux qui ont des enfants, examinons s'il peuvent être sûrs que leur postérité profitera de ce qu'ils lui laisseront. Qu'ils considèrent donc, avant de quitter la terre, ce que deviennent les enfants des autres; les uns sont victimes de l'injustice et perdent ce qu'ils possédaient, d'autres sacrifient ce qu'ils avaient à leurs passions, et l'on voit les enfants des riches demeurer (378) sans ressources. Pourquoi donc naître, ô esclave de l'avarice? — Mes enfants, continue cet avare, auront mon bien. — C'est douteux. Je ne dis pas qu'il est faux, je dis qu'il est incertain qu'ils le possèdent. Mais supposons que la chose soit certaine; que veux-tu leur laisser? Ce que tu as gagné. Si tu l'as gagné, donc on ne te l'avait pas laissé et pourtant tu le possèdes. Or si tu as pu te procurer ce qu'on ne t'avait pas laissé, ne pourront-ils pas à leur tour posséder ce que tu ne leur laisseras point?

10. Ainsi sont réfutés les conseils de l'avarice. Que le Seigneur, maintenant, nous les donne; que la justice prenne la parole; elle s'exprimera comme l'avarice, sans néanmoins dire la même chose.

Garde pour toi, dit le Seigneur ton Dieu, pourvois à l'avenir. — Demande-lui aussi : Mais où pourrai-je garder? « Tu auras, dit-il, un trésor dans le ciel, » où n'entrera pas le voleur, où les vers ne rongent pas. — A quel avenir pourvoiras-tu? « Venez les bénis de mon Père, recevez le royaume qui vous a été préparé dès l'origine du monde. » Et combien durera ce royaume? C'est ce que montre la conclusion même du jugement. En parlant de ceux qui seront à sa gauche, le Sauveur disait : « C'est ainsi qu'ils iront aux flammes éternelles; » et de ceux qui seront à sa droite : « Mais les justes dans l'éternelle vie (1). » Voilà qui est pourvoir à l'avenir; voilà un avenir qui n'en attend point d'autre; voilà des jours sans fin. On les nomme à la fois des jours et un jour. « Pour habiter dans la maison du Seigneur, disait quelqu'un, pendant toute la durée des jours (2), » et il parlait des jours éternels. On les appelle aussi un jour. «Je vous ai engendré aujourd'hui (3). » Si ces jours sont appelés un jour, c'est qu'il n'y a plus de temps, c'est que ce jour n'est point précédé d'un hier et suivi d'un lendemain. Ainsi donc pourvoyons à cet avenir, et tout en rencontrant ici les mêmes paroles que t'adressait l'avarice, nous aurons vaincu l'avarice.

11. Tu pourrais dire encore : Et que ferai-je de mes enfants? Sur ce point donc écoute aussi le conseil de ton bon Maître. S'il te disait : Moi qui les ai créés, je m'en occupe mieux que toi, qui les as engendrés seulement, peut-être n'aurais-tu rien à répondre. Mais tu penserais à ce riche qui se retira avec tristesse et qui est blâmé dans l'Evangile; tu ajouterais peut-être en toi-même : S'il a mal fait de ne pas tout vendre
 
 

1. Matt. XXV, 34, 46. — 2. Ps. XXII, 6. — 3. Ps. II, 7.
 
 

pour le donner aux pauvres, c'est qu'il n'avait pas d'enfants ; pour moi j'en ai, je dois garder pour eux. A cette faiblesse encore, te voici arrêté par ton Seigneur.

J'oserai donc le dire par sa grâce, oui j'oserai le dire non pas en m'appuyant sur moi, mais sur sa miséricorde : Garde aussi pour tes enfants, mais écoute-moi. Je suppose que, comme il nous arrive trop souvent, un homme ait perdu quelqu'un de ses enfants. Remarquez, mes frères, remarquez combien l'avarice est inexcusable, soit dans ce siècle soit dans le siècle futur. Voici donc ce qui peut se produire; ce n'est pas un voeu que nous formons, mais une supposition souvent réalisée. Un chrétien est mort père, tu as perdu un enfant chrétien; que dis-je? non tu ne l'as point perdu, tu l'as envoyé devant toi, car il n'a pas rompu avec toi, mais il te précède. Demande-le à ta foi : tu le suivras sûrement là où il est parvenu. Or, voici en peu de mots une pensée à laquelle nul, je crois, ne saurait répondre. Ton fils est-il vivant ? Qu'en pense ta foi? Mais s'il est vivant, pourquoi son héritage est-il envahi par ses frères? — Quoi! répliqueras-tu, doit-il revenir et en prendre de nouveau possession? — Qu'on lui envoie donc sa part où il est: il ne saurait venir la chercher, mais elle peut aller à lui.

Considère de plus avec qui il est. Si ton fils servait au palais, s'il devenait l'ami de l’Empereur et qu'il te dit : Vends ma portion et envoie-la moi; trouverais-tu aucune objection à faire? Ton fils est maintenant avec l'Empereur de tous les Empereurs, avec le Roi de tous les Rois et avec le Seigneur de tous les Seigneurs : envoie-lui sa part. Je ne dis pas! qu'il en ait besoin lui-même, je dis que son Seigneur, que Celui près de qui il se trouve, en a besoin sur la terre. Il veut recevoir ici ce qu'il rend au ciel. Fais donc comme certains avares, fait passer ton argent; donne-le à des voyageurs pour le recevoir dans ton pays.

12. Assez sur toi, parlons de ton fils. Tu hésites quand il faut donner ton bien; tu hésites aussi quand il faut rendre le bien d'autrui: preuve certaine que tu ne gardais pas pour tes enfants. Evidemment tu ne leur donnes pas, puisque tu leur ôtes : n'ôtes-tu pas à celui qui est mort? Serait-il indigne de recevoir, depuis qu'il vit avec le plus digne Souverain? Je te comprendrais si comblé de tes biens et de ses biens célestes, ce Souverain ne voulait rien recevoir.
 
 

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Loin donc de moi la pensée de te dire : Donne ce que tu possèdes! Je te dirai. plutôt : Rends ce que tu dois. —Mais ses frères en jouiront, répliques-tu? — O langage pervers! n'apprend-il pas à tes enfants à souhaiter la mort à leurs frères ? S'ils doivent s'enrichir du bien de leur frère défunt, attention à leurs rapports dans ta demeure! Où en viendras-tu? A enseigner le fratricide en partageant un héritage.

13. Ne parlons plus de ce cas de mort, évitons de paraître menacer de quelques malheurs. Parlons d'une manière plus heureuse et plus agréable. Je ne suppose plus que tu as perdu un fils; suppose .au contraire que tu en as un de plus. Donne au Christ une place au milieu de tes enfants; que ton Seigneur devienne un membre de ta famille, que ton Créateur fasse partie de ta postérité, que ton frère devienne l'un de tes enfants. Quelle que soit en effet son incomparable majesté, il a daigné devenir ton frère, et quoiqu’il soit le Fils unique du Père, il a voulu avoir des cohéritiers. En lui donc quelle générosité, et en toi quelle ladrerie! Tu as deux fils, compte-le pour le troisième; si tu en as trois, qu'il devienne le quatrième, le sixième, si tu en as cinq, et le onzième si tu en as dix. N'allons pas plus loin donne à ton Seigneur la place de l'un de tes enfants. Car ce que tu lui donneras, te profitera ainsi qu'il tes fils; au lieu que ce que tu leur réserves criminellement te nuira ainsi qu'à eux. Tu lui donneras donc une portion égale à celle de l'un de tes enfants, suppose que tu en as un de plus.

14. Est-ce beaucoup, mes frères? Je vous donne un conseil; mais je ne vous serre pas à la gorge « Je parle ainsi dans votre intérêt, comme s'exprime l'Apôtre, et non pour vous tendre  un piège (1). » Je crois donc, mes frères, qu'il en coûte peu, qu'il est facile à un père de se figurer qu'il a un fils de plus et d'acheter des domaines qu'il pourra posséder éternellement, lui et ses enfants. L'avarice n'a rien à répondre. — Vous applaudissez à ce que je dis. Elevez-vous donc contre cette avarice; qu'elle ne triomphe pas de vous, et que dans vos coeurs elle n'ait pas plus d'empire que votre Rédempteur. Qu'elle n’y ait pas plus d'empire que Celui qui nous avertit d'élever nos coeurs jusqu'à lui. Laissons donc l'avarice.

15. Et que dit la sensualité? que dit-elle? Fais-toi du bien. Le Seigneur dit aussi : Fais-toi du bien. La justice te tient le même langage que l'adressait la sensualité. Mais distingue le sens qui s'y attache.
 
 

1. I Cor. VII, 35.
 
 

Si tu veux te faire du bien, rappelle-toi ce riche qui conseillé par l'avarice et la mollesse, prétendait aussi se faire du bien. Il eut une récolte si abondante, qu'il ne savait où placer ses fruits. « Que ferai-je? dit-il. Je n'ai pas où loger. Voici ce que je ferai. Je détruirai mes vieux greniers, et j'en construirai de nouveaux, et je les remplirai; puis je dirai à mon âme: Tu as beaucoup de biens, réjouis-toi. » Apprends ce qui se méditait contre cette sensualité : « Insensé, cette nuit-même on t'enlèvera ton âme, et ce que tu as amassé, à qui sera-t-il (1) ? » Et où ira cette âme qu'on lui enlèvera? Cette nuit même on la lui enlève, et il ignore où elle se rendra.

16. Voici un autre riche, à la fois sensuel et orgueilleux. Il faisait chaque jour grande chère, était vêtu de pourpre et de fin lin; tandis qu'un pauvre couvert d'ulcères gisait à sa porte, demandant vainement les miettes qui tombaient de sa table, nourrissant les chiens de ses plaies, sans être nourri lui-même par ce riche. Tous deux moururent, et l'un d'eux fut enseveli. Qu'est-il dit de l'autre? « Il fut emporté par les Anges dans le sein d'Abraham. » Le riche voit le pauvre, ou plutôt le riche devenu pauvre voit le riche; et à celui qui désirait une miette de sa table il demande de laisser tomber de son doigt une goutte d'eau sur sa langue. Que les rôles sont changés ! C'est en vain que parle ainsi ce riche défunt; pour nous, qui sommes encore vivants, ne l'entendons pas en vain. Il voulait remonter sur la terre, et on ne le lui permit pas; il voulait qu'on envoyât vers ses frères quelqu'un d'entre les morts, ceci ne lui l'ut pas non plus accordé. Que lui dit-on : « Ils ont Moïse et les prophètes. » Et lui? « Ils n'écouleront, que si quelqu'un ressuscite d'entre les morts. — S'ils n'écoutent ni Moïse ni les prophètes, ils ne croiront pas non plus quand quelqu'un reviendrait d'entre les morts (2). »

17. Ainsi donc, pour nous engager à faire l'aumône et à nous préparer pour l'avenir le repos de l'âme, Moïse et les prophètes nous disent dans un bon sens ce que la sensualité nous répète avec des intentions si perverses, de nous faire du bien. Écoutons-les pendant que nous sommes en vie. Si on méprise aujourd'hui leurs avertissements en les entendant, c'est en vain que plus tard on voudra les entendre. Attendons-nous que quelqu'un ressuscite d'entre les morts et nous dise de nous faire dit bien ? Mais cette résurrection a déjà eu lieu : ce n'est pas toit père, c'est ton Seigneur qui est sorti vivant du
 
 

1. Luc, XII, 16-20. — 2. Luc, XVI,19-31.
 
 

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tombeau. Écoute-le, accueille ses sages conseils. Ne ménage pas tes trésors, donne autant que tu te peux. Ce que te disait la sensualité, le Seigneur te le répète. Distribue suivant les ressources, fais-toi du bien dans la crainte que cette nuit même on n'enlève ton âme.

Voilà, je crois, un discours que je viens de vous adresser, au nom du Christ, sur la nécessité de l'aumône. Vos témoignages d'approbation seront agréables au Seigneur, s'il y voit vos oeuvres conformes.

SERMON LXXXVII. LES OUVRIERS DE LA VIGNE OU LE DÉLAI DE LA CONVERSION (1).
 

ANALYSE. — Non-seulement nous honorons Dieu ou nous le, cultivons, comme disent les Latins, mais lui aussi nous cultive, puisqu'il nous appelle sa vigne. Les ouvriers qu'il emploie à la culture de cette vigne désignent ses différents ministres; ils désignent même chacun de nous, et le dernier donné à tous pour salaire figure l’éternité du bonheur. Pourquoi ne pas répondre à son appel immédiatement? Dirons-nous que nous ne l'avons pas entendu ? Mais l'univers entier est plein du bruit et de l'éclat de l'Évangile. Dirons-nous que nous avons toujours le temps, puisque la même récompense est assurée à tous, quelle que soit l'heure où ils commencent à travailler? Le désespoir est à craindre; la présomption n'est pas moins redoutable. Tremblerons-nous devant la désapprobation de certains amis puissants? Mais ils ne nous empêcheraient pas de réclamer les soins d'un médecin habile qu'ils n'aimeraient pas et par qui nous sérions sûrs de recouvrer la santé. Courons tous au grand Médecin des âmes, gardons-nous, si nous ne le connaissons pas encore, de nous mettre en fureur contre lui; prenons garde aussi à la léthargie ou à l'indifférence spirituelle et considérons comme un grand service les importunités pressantes qui ont pour but de nous en faire sortir.
 
 

1. On vient de vous lire dans le saint Évangile une parabole convenable à cette saison. Il y est question d'ouvriers qui travaillent dans une vigne, et nous sommes au temps des vendanges, des vendanges matérielles; car il y a aussi des vendanges spirituelles, durant lesquelles Dieu se réjouit de voir le fruit de sa vigne.

Si nous rendons à Dieu un culte, Dieu aussi nous cultive. Nous ne le cultivons pas pour le rendre meilleur, puisque notre culte consiste dans l'adoration et non dans le labour. Mais lui nous cultive comme fait un laboureur de son champ; aussi cette culture nous améliore comme celle du laboureur rend son champ plus fertile; et le fruit que Dieu nous demande consiste dans son culte même. Il montre qu'il nous cultive en ne cessant, d'arracher par sa parole, de nos meurs les germes funestes, de nous ouvrir l'âme avec le soc de ses instructions, et d'y répandre ta semence de ses préceptes pour en attendre des fruits de piété. Quand en effet nous laissons ce laboureur céleste travailler nos coeurs et que nous lui rendons le culte qui lui est dû, nous ne nous montrons pas ingrats;. envers lui et nous lui présentons des fruits qui sont sa joie; ces fruits ne le rendent pas plus riche, mais ils accroissent notre bonheur.
 
 

1. Matth. XX, 1-16
 
 

2. Voici maintenant la preuve que Dieu nous cultive, ainsi que je me suis exprimé. Il n'est pas nécessaire de démontrer devant vous que nous rendons un culte à Dieu; chacun répète que l'homme rend à Dieu ce culte. Mais on est tout surpris d'entendre dire que Dieu cultive les hommes; le langage humain ne se sert pas habituellement de ces termes, -tandis qu'on répète souvent que les hommes rendent un culte à Dieu. Montrons par conséquent que Dieu cultive les hommes ; on pourrait croire, sans cela, qu'il nous est échappé un mot inexact et murmurer intérieurement contre nous, nous accuser même, pour ne savoir pas ce que nous disons. Je veux donc et je dois vous montrer que Dieu nous cultive et qu'il nous cultive comme on cultive une terre, afin de nous rendre meilleurs. Le Seigneur dit dans l'Évangile : « Je suis le cep, vous en êtes les branches et mon Père est le vigneron (1). » Que fait un vigneron? A vous qui l'êtes, je demande: Que fait un vigneron? Sans doute il cultive sa vigne. Si donc Dieu notre Père est vigneron, il a sûrement une vigne qu'il cultive et dont il attend la récolte.

3. Il a planté cette vigne, ainsi que le dit notre Seigneur Jésus-Christ lui même, et il l'a louée à des vignerons qui devaient lui en rendre les fruits aux époques convenables. Afin donc
 
 

1. Jean, XV, 5, 1
 
 

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de les leur réclamer, il envoya vers ceux ses serviteurs. Les vignerons les outragèrent, en

tirèrent même quelques-uns et dédaignèrent de payer. Il en envoya d'autres : mêmes traitements. Ce père de famille qui avait cultivé le champ, planté et loué sa vigne, se dit alors

« Je leur enverrai mon Fils unique ; peut-être au moins le respecteront-ils. Et il leur envoya son Fils en personne. Voici l'héritier, dirent-ils en eux-mêmes, venez, mettons-le à mort, et son héritage sera pour nous. » Effectivement ils le mixent à mort, et le jettent hors de la vigne. Que fera, en venant, le Manne de la vigne à ces mauvais vignerons ? On répondit à cette question : « Il fera mourir misérablement ces misérables et louera sa vigne à d'autres vignerons en recevoir le fruit eu son temps.(1) »

Cette vigne fut plantée lorsque la loi fut gravée dans le coeur des Juifs. Dieu ensuite envoya les Prophètes pour en recueillir tes fruits, pour exiger la sainteté; les Prophètes furent couverts d'outrages et mis à mort. Le Fils unique du Père de famille, le Christ vint ensuite; c'est l’héritier qu'ils ont tué. Aussi ont-ils perdu son héritage; leur dessein criminel a tourné contre eux-mêmes. Ils ont tué l'héritier pour accueillir sa succession et pour l'avoir tué ils ont tout perdu.

4. Tout à l'heure encore vous avez entendu dans le saint Évangile cette autre parabole. « Il en est du royaume des cieux comme d'un père de famille qui sortit afin de louer des ouvriers pour sa vigne. » Il sortit le matin, prit ceux qu'il trouva et convint avec eux du salaire d'un denier. Il sortit encore à la troisième heure et il en trouva d'autres qu'il conduisit travailler à sa vigne. A la sixième et à la neuvième heure il en fit autant. Il sortit enfin à la onzième heure, presque au déclin du jour, il rencontra quelques hommes debout dans l'oisiveté. Pourquoi restez-vous ici? leur dit-il; pourquoi ne travaillez-vous pas à la vigne ? Parce que personne ne nous a loués, répondirent-ils. Vous aussi, venez, ajouta le Père de famille, et je vous donnerai ce qui conviendra. Il s'agissait d'un denier pour salaire. Mais comment ces derniers, qui ne devaient travailler qu'une heure, auraient-ils osé l'espérer? Ils étaient heureux néanmoins de compter encore sur quelque chose; et pour une heure on les mena au travail.
 
 

1. Matth. XXI, 33-41.
 
 

Le soir venu, le Père de famille ordonna de payer tout le monde, des derniers aux premiers. Il commença donc par ceux qui étaient venus à la dernière heure, et il leur fit donner un denier. En les voyant recevoir et denier, dont on avait convenu avec eux, les premiers arrivés comptèrent sur davantage; en arriva enfin à eux, et ils reçurent un denier. Ils murmurèrent alors contre le Père de famille. Nous avons, dirent-ils, porté le poids du jour et de la chaleur brûlante, et vous ne nous traitez que comme ceux qui ont travaillé une bure seulement dans votre vigne? Le Père de famille, s'adressant à l'un d'eux, lui fit cette réponse pleine de justice: Mon ami, dit-il, je ne viole pas ton droit, c'est-à-dire je ne te trompe pas : je te donne ce qui est convenu. Je ne te trompe pas, puisque je suis fidèle à mon engagement. Je n'ai pas dessein de payer celui-ci, mais de lui donner. Ne puis-je faire de mon bien ce que je veux? Ton oeil est-il jaloux, parce que je suis bon ? Si je prenais à quelqu'un ce qui ne m’appartient pas, je serais avec raison traité de voleur et d'homme injuste; je mériterais également d'être accusé de friponnerie et d'infidélité si je ne payais pas ce que je dois. Mais quand j'acquitte mes dettes et que de plus je donne à qui il me plaît, celui que je paie ne saurait me reprocher rien, et celui à qui je donne doit ressentir une joie plus vite. — Il n'y avait, rien à répliquer. Tous ainsi furent égaux ; des derniers devinrent les premiers et les premiers les derniers, c'est-à-dire qu'il y eut égalité et non primauté. Que signifie en effet : Les premiers furent les derniers et les derniers les premiers ? Qu'ils reçurent autant les uns que tes autres.

5. Pourquoi, alors, commença-t-on par payer les derniers ? N'avons-nous pas lu que la récompense sera donnée à tous en même temps? Car d'après un autre passage de l’Évangile que nous avons lu aussi, le Sauveur dira à tous ceux qui seront placés à sa droite : « Venez, les bénis de mon Père, recevez le Royaume qui vous a été préparé dès l'origine du monde (1). » Si donc tous les élus le doivent recevoir en même temps, comment expliquer que les ouvriers de la onzième heure ont été récompensés avant ceux de la première ? Vous rendrez grâces à Dieu si je parviens à m'exprimer de manière à vous le faire bien saisir. C'est à lui en effet que vous devez rendre grâces, puisque c'est lui qui vous donne par votre
 
 

1. Matth. XXV, 34.
 
 

382
 
 

ministère, ce que nous distribuons ne venant pas de nous.

Si deux hommes avaient reçu une grâce, l'un après une heure d'attente, et l'autre après douze, lequel des deux aurait reçu le premier? Chacun répondrait que celui qui l'a reçue après une heure seulement, l'a reçue avant celui à qui elle n'a été octroyée qu'après douze heures. Ainsi donc, quoique tous aient été récompensés au même moment, si les uns l'ont été après une heure et les autres après douze, on peut dire que ceux qui n'ont attendu qu'un instant ont été servis avant les autres. Les premiers justes, tels qu'Abel et Noë, ont été en quelque sorte appelés à la première heure; mais ils ne parviendront qu'avec nous à la gloire de la résurrection. Les autres justes qui les suivirent, Abraham, Isaac, Jacob et leurs contemporains, ont été appelés à la troisième heure, et ce n'est qu'avec nous encore qu'ils seront heureusement ressuscités. Avec nous seulement aussi ressusciteront, dans la félicité, d'autres justes, Moïse, Aaron et tous les autres qui avec eux ont été invités vers la sixième heure. Au même moment encore ressusciteront glorieusement les saints Prophètes, appelés à la neuvième heure; et à la fin du monde, tous les Chrétiens, appelés à la onzième heure seulement, jouiront avec eux du même bonheur. Tous le recevront en même temps; mais voyez combien auront attendu les premiers. Ceux ci auront attendu beaucoup et nous bien peu; et tout en recevant à la même heure, ne semblera-t-il point que notre récompense ne souffrant aucun retard, nous la recevrons les premiers ?

6. Sous ce rapport donc nous serons tous égaux, les premiers au niveau des derniers et les derniers au niveau des premiers. Le denier d'ailleurs est la vie éternelle, et l'éternité est égale pour tous. La diversité des mérites établira sans aucun doute une diversité de gloire; la vie éternelle cependant, considérée en elle-même, ne saurait être inégale pour personne. Il n'y a ni plus ni moins de longueur dans ce qui est également éternel; ce qui n'a pas de fin n'en a ni pour toi ni pour moi. Mais la chasteté conjugale brillera d'une autre manière que la pureté des vierges, et la récompense des bonnes oeuvres paraîtra autrement que la couronne du martyre. La forme sera diverse; mais en ce qui concerne l'éternelle durée, l'un n'aura pas plus que l'autre; puisque tous vivent sans fin, quoique chacun avec la gloire qui lui est propre, et cette vie sans fin est le denier de l'éternelle vie. Ainsi donc celui qui l'a reçu plus tard ne doit pas murmurer contre celui qui l'a reçu plutôt. On rend à l'un ce qui lui est dû, on fait un don à l'autre et pour tous deux le don a le même objet.

7. Il y a aussi dans la vie présente quelque chose d'analogue, et sans préjudice à l'interprétation qui nous montre Abel et ses contemporains appelés à la première heure, Abraham et les siens appelés à la troisième, à la sixième Moïse, Aaron et les autres justes de cette époque, à la neuvième les Prophètes et les justes de ce temps, à la onzième, c'est-à-dire à la dernière époque du monde, tous les Chrétiens; sans préjudice donc à cette interprétation, la même parabole peut s'appliquer aussi à notre vie actuelle. A la première heure paraissent appelés ceux qui deviennent chrétiens au sortir du sein maternel; les enfants à la troisième; à la sixième lés jeunes gens ; ceux qui ont passé l'âge mûr à la neuvième, et à la onzième seulement les vieillards entièrement épuisés : tous néanmoins recevront le même denier de la vie éternelle.

8. Mais observez et, comprenez, mes frères, que personne ne doit différer de se rendre à la vigne, sous prétexte qu'à quelque moment qu'il y vienne, il est sûr de recevoir ce denier mystérieux. Il est sûr que ce denier lui est offert; mais lui ordonne-t-on d'ajourner? Quand le Père de famille sortait pour chercher des ouvriers, est-ce que ceux-ci différèrent ? Ceux qu'il appela à la troisième heure, par exemple, lui répondirent-ils : Attendez, nous n'irons qu'à la sixième? Ceux qu'il trouva à la sixième lui dirent-ils : Nous irons à la neuvième ? Et ceux de la neuvième reprirent-ils : A la onzième seulement nous irons ? Puisqu'il doit donner à tous le même denier, pourquoi nous fatiguer plus longtemps.

Dieu a déterminé dans son conseil, ce qu'il doit donner et ce qu'il doit faire ; pour toi, viens quand il t'appelle. Oui, la même récompense est assurée à tous; mais le moment de se rendre au travail est singulièrement décisif. Faisons une supposition. On appelle à la sixième heure ces jeunes gens dont l'ardeur est aussi bouillante que la chaleur au milieu du jour; s'ils répondaient : Attendez; l'Évangile nous apprend que tous nous recevrons une même récompense, nous irons donc à la onzième heure, quand nous serons parvenus à la vieillesse; pourquoi tant (383) travailler, puisqu'il n'est pas question de recevoir davantage? On leur dirait sans aucun doute : Tu refuses le travail ; sans savoir situ arriveras à la vieillesse? On t'appelle à la sixième heure, viens. Le Père de famille t'a promis le denier, lors même que tu ne viendrais qu'à la onzième heure; mais personne ne t'a assuré que tu vivrais une heure encore ; je ne dis pas, que tu vivrais jusqu'à onze heure, mais jusqu'à sept. Et sûr de la récompense mais incertain de la vie, tu remets à plus tard l'invitation qui t'est faite! Ah! prends garde de perdre en différant ainsi ce, que t'assure la divine promesse.

On peut parler ainsi, soit à la première enfance appelée à la première heure; soit à la seconde, invitée à la troisième; soit à la jeunesse, qui a toute la chaleur de la sixième ; à l'extrême veillesse on peut donc dire avec bien plus de raison encore : Il est onze heures, et tu restes dans l'oisiveté? et tu hésites de venir?

9. Le Père de famille ne serait-il pas sorti pour t'inviter? Mais s'il n'est pas sorti, comment parlons-nous? Car nous sommes les serviteurs de la maison, et c'est nous qu'il envoie chercher des ouvriers. Pourquoi rester là ? Tu es au terme de tes ans; hâte-toi de mériter le denier.

En effet, le Père de famille sort quand il se fait connaître. N'est-il pas vrai que celui qui reste dans sa demeure n'est pas vu de ceux qui sont dehors; et que ceux-ci le voient quand il en sort? Ainsi le Christ semble rester dans son sanctuaire lorsqu'on ne le connaît pas; mais il le quitte pour louer des ouvriers, lorqu'on commence à le connaître, puisqu'il passe en quelque sorte du connu à l'inconnu. Or il est connu maintenant, on le prêche partout, et tout sous le ciel publie sa gloire. Il fut pour les Juifs un objet de dérisions et de blâmes; on le vit, au milieu d'eux, humble et couvert de mépris; il cachait alors sa majesté et montrait la faiblesse hautaine; et l'on outrageait ce que l'on voyait, sans connaître ce qu'il tenait dans le mystère. S'ils l'avaient connu, ils n'auraient point crucifié «le Seigneur de la gloire (1). » Aujourd'hui qu'il trône au ciel, peut-on le dédaigner comme il fut dédaigné quand il était suspendu à une croix ! Ses bourreaux secouaient la tête, et debout devant sa croix, allant à lui comme au fruit qu'y avait attaché leur cruauté barbare, ils lui disaient pour l'outrager : « S'il est le Fils .de Dieu, qu'il descende de la croix. Il a sauvé les autres et il ne peut se sauver lui-même? Qu'il descende
 
 

1. I Cor. II, 3.
 
 

de la croix, et nous croyons en lui (1) ». Il n'en descendait point, parce qu'il restait caché. S'il put sortir vivant du sépulcre, il pouvait bien plus facilement descendre de la croix. Mais pour notre instruction il souffrait avec patience, ajournait l'exercice de sa puissance et il resta méconnu. C'est qu'alors il ne sortait point pour louer des ouvriers, il ne sortait point, ne se manifestait point. Trois jours après, il ressuscita, se montra à ses disciples, monta au ciel, et le cinquantième jour après sa résurrection, le dixième qui suivit son ascension, il envoya l'Esprit-Saint. Dans un seul cénacle se trouvaient réunies cent vingt personnes; l'Esprit-Saint les remplit toutes (2); et comblés de ses dons, ces hommes se mirent à parler les langues de tous les peuples. C'était l'invitation qui se faisait, le Père de famille qui allait chercher des ouvriers. Tous alors commencèrent à connaître la puissance de la vérité. On voyait un seul et même homme parler toutes les langues, et aujourd'hui encore l'unité, qui fait de l'Eglise comme un seul homme, les parle toutes. En quelle langue ne s'exprime pas la religion chrétienne ? A quelles extrémités du monde n'est-elle point parvenue? Il n'est plus personne qui se dérobe à la chaleur de ses rayons (3); et ce vieillard parvenu à la onzième heure diffère encore!

10. C'est donc une chose évidente, mes frères, et entièrement indubitable, croyez-la, soyez-en bien sûrs : lorsque renonçant à une vie inutile ou profondément, corrompue, un homme se convertit à la foi chrétienne, Jésus-Christ notre Dieu lui remet tous ses anciens péchés, et effaçant en quelque sorte toutes ses dettes, il fait avec lui comme table rase. Tout lui est pardonné, et personne ne doit craindre qu'il reste quoique ce soit sans l'être. Mais aussi personne ne doit se laisser aller à une sécurité funeste. Une espérance téméraire tue l'âme aussi bien que le désespoir. Un mot sur ces deux vices.

Comme une saine et légitime espérance contribue au salut, ainsi nous abuse une espérance déréglée. Comprenez d'abord comment on est victime du désespoir.

Il est des hommes qui en réfléchissant au mal qu'ils ont fait, estiment le pardon impossible, et en regardant le pardon comme impossible, ils laissent aller leur âme, ils périssent de désespoir et disent en eux-mêmes: Nous n'avons plus d'espérance; il est impossible qu'on nous remette ou qu'on nous pardonne tant de péchés commis
 
 

1. Matth. XXVII, 39-42 — 2. Act. I, 15. — 3. Ps. XVIII, 7.
 
 

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par nous; pourquoi, alors, ne pas satisfaire nos passions? Sans récompense à attendre dans l'avenir, jouissons au moins de tous les plaisirs du temps présent. Faisons ce qui nous convient, fût-il défendu, afin de goûter au moins quelques délices passagères, puisque nous n'en méritons point d'éternelles. Le désespoir les fait ainsi périr, soit avant d'être parvenu complètement à la foi, soit après que devenus chrétiens ils sont tombés clans quelques fautes ou dans quelques crimes attirés par leur négligence.

Devant eux se présente le Maître de la vigne, et pendant que livrés au désespoir ils lui tournent le dos, il les appelle, il frappe et crie parla bouche du prophète Ezéchiel : « En quelque jour qu'un homme renonce à ses désordres, j'oublierai toutes ses iniquités (1). » En entendant ces paroles et en y ajoutant foi, ils se sauvent de leur désespoir et se relèvent au dessus du sombre et profond abîme où ils étaient plongés.

11. Ils ont maintenant à craindre de tomber dans un autre précipice et de mourir d'une espérance déréglée après avoir résisté à la mort du désespoir. Leurs pensées deviennent bien différentes, mais non moins pernicieuses; ils disent donc de nouveau en eux-mêmes : S'il est vrai qu'en quelque jour que je renonce à mes désordres, la miséricorde de Dieu doive oublier mes iniquités, ainsi que me l'a promis par le bouche du Prophète son infaillible véracité, pourquoi me convertir aujourd'hui et non pas demain? Pourquoi aujourd'hui et non pas demain? Qu'aujourd'hui se passe comme s'est passé hier, qu'il se jette dans la débauche, se plonge dans le gouffre des passions, se roule dans les plaisirs qui donnent la mort : je me convertirai demain et ce sera fini. — Qu'est-ce qui sera fini? — Le cours de mes iniquités. — C'est bien, sois heureux de ce que demain auront fini tes iniquités. Et si avant le jour de demain tu avais fini toi-même? J'en conviens, tu as raison de te réjouir en voyant que Dieu a promis de te pardonner tes fautes lorsque tu te convertirais; mais personne ne t'a promis d'aller jusqu'à demain. Peut-être cependant un astrologue t'a-t-il donné cette assurance, mais nn astrologue, ce n'est pas Dieu! Combien ont été trompés par les astrologues et ont perdu quand ils comptaient gagner!

Devant ces malheureux, livrés à un fol espoir, se présente aussi le Père de famille. En s'adressant aux premiers qui s'étaient malheureusement
 
 

1. Ezéc. XVIII, 21, 22.
 
 

abandonnés au désespoir et y avaient rencontré leur perte, il les a rappelés à l'espérance; et en paraissant devant les seconds qui cherchent aussi la mort dans une espérance déréglée, il leur dit par l'organe d'un autre livre sacré ; « Ne tarde pas de te convertir au Seigneur. » Il a dit aux uns : « En quelque jour que l'impie renonce à ses désordres, j'oublierai toutes ses iniquités; » et il les a sauvés du découragement où ils s'étaient laissés aller pour leur perte, désespérant complètement du pardon; et en s'avançant vers les autres, qui cherchent leur ruine dans la présomption et le délai, il leur dit d'un air de réprimande : « Ne tarde pas de te convertir au Seigneur, et ne diffère pas de jour en jour; car sa colère éclatera soudain, et au jour de la vengeance il te perdra (1). » Ainsi ne remets pas et ne ferme pas la porte, ouverte devant toi. C'est l'auteur même du pardon qui t'ouvre cette porte ; que tardes-tu ? Tu devrais être comblé de joie si tu frappais et qu'il t'ouvrît enfin; tu ne frappes pas, il l'ouvre, et tu restes dehors ? N'hésite donc pas. L'Écriture dit quelque part, à propos des oeuvres de miséricorde : « Ne réponds pas : Va et reviens, demain je te donnerai; quand à l'instant même tu peux rendre service (2) ; » tu ignores en effet ce qui peut arriver le lendemain. Tu connais ce commandement, de ne pas ajourner la miséricorde envers autrui, et en différant tu te montres cruel envers toi-même? Tu ne dois mettre aucun retard lorsqu'il s'agit de donner du pain, et tu en mets lorsqu'il s'agit de recevoir ton pardon? Si tu n'ajournes point ta pitié pour autrui, prends aussi, pour plaire à Dieu, compassion de ton âme (3). Fais aussi l'aumône à cette âme, non pas précisément en lui donnant, mais en ne repoussant pas la main qui lui donne.

12. Ce qui fait quelquefois le grand malheur de beaucoup d'hommes, c'est qu'ils craignent de déplaire à d'autres hommes. Il y a dé grandes ressources dans les bons amis pour le bien, et dans les mauvais pour le mal. Aussi pour nous engager à mépriser, en vue de notre salut, l'amitié des puissants, le Seigneur n'a pas fait son choix parmi les sénateurs, mais parmi les pêcheurs. Quel témoignage de miséricorde dans l'auteur de notre être! Il savait qu'en choisissant le sénateur, il le porterait à dire : C'est ma dignité qui est préférée; que s'il choisissait d'abord des riches, les riches diraient : à ma fortune la
 
 

1. Eccli. V, 8, 9. —2. Prov. III, 24. — 3. Eccli. XXX, 28.
 
 

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préférence; que si son choix tombait d'abord sur l'Empereur, celui-ci dirait-on a égard à ma

puissance; et que de même, s'il appelait en premier lieu des orateurs ou des philosophes, l’orateur dirait : voilà le fruit de mon éloquence; et le philosophe: voilà le mérite de ma  sagesse.

Remettons à plus tard ces orgueilleux, dit alors le Sauveur, en eux quelle enflure! Il ne faut pas confondre l'enflure avec la grandeur. L'une et l'autre occupent beaucoup de place, mais elles ne sont pas également saines. Qu'on ajourne donc ces orgueilleux; il faut, pour les guérir, leur donner plus de consistance. A moi d'abord ce pêcheur, dit Jésus. Viens, pauvre, suis-moi. Tu n'as rien, lune sais rien, suis-moi. Suis-moi, pauvre ignorant; il n'y a rien en toi qui effraie, mais il y a beaucoup a remplir. La source est abondante, qu'on y présente ce vaisseau vide. Le pêcheur alors abandonna ses flets, le pécheur reçut sa grâce et il devint un orateur divin. Voilà l'ouvrage de Dieu, et l'Apôtre en parle en ces termes : « Dieu a choisi ce qui est faible pour confondre ce qui est fort; Dieu a choisi ce qui est vil et ce qui n'est pas, comme s'il était, afin de détruire les choses qui sont (1). » Aujourd'hui enfin, pendant qu'on lit ce qu'ont écrit ces pêcheurs, on voit se soumettre les épaules des orateurs. Ah! qu'on se débarrasse de tous ces vents stériles; qu'on se débarrasse de cette fumée qui s'évanouit en montant; que pour se sauver on foule aux pieds tout cela.

13. Supposons qu'il y ait dans une ville un malade et en même temps un fort habile médecin, ennemi des amis puissants. du malade ; supposons que quelqu'un soit atteint dans une ville d'une maladie dangereuse et qu'il y ait dans cette même ville un médecin fort habile, mais ennemi, comme je l'ai remarqué, des amis puissants du malade; supposons que ceux-ci disent à leur ami : N'emploie pas ce médecin, il ne sait rien; supposons que ce ne soit pas le jugement, mais l'envie qui leur dicte ce langage : ce malade, pour recouvrer la santé, n'enverrait-il pas promener ces vains propos de ses puissants amis, et pour vivre quelques jours de plus ne recourrait-il pas, au risque de les offenser, et pour se délivrer de son mal, à celui que l'opinion lui a représenté comme le plus capable ?

Le genre humain est aujourd'hui malade, non du corps mais de l'âme. Je vois ce grand malade gisant dans tout l'univers, de l'Orient à l'Occident,
 
 

1. I Cor. I, 27, 28
 
 

et pour te guérir un médecin tout-puissant est descendu du ciel. Pour approcher en quelque sorte du lit du malade, il s'est abaissé jusqu'à prendre une chair mortelle. Il donne des avis salutaires : les uns le méprisent et ceux qui l'écoutent sont guéris. Ceux qui le méprisent sont ces amis puissants qui répètent : Il ne sait rien. Ah! s'il ne savait rien, il ne remplirait pas le monde de sa puissance. Ah! s'il ne savait rien, il n'existerait pas avant de s'être montré parmi nous. Ah! s'il ne savait rien, il n'aurait pas envoyé levant lui les Prophètes. Et ne voyons-nous pas aujourd'hui l'accomplissement de ce qu'ils ont prédit? Ce médecin, en accomplissant leurs promesses, ne témoigne-t-il pas de la puissance de son art? N'est-il pas vrai que dans tout l'univers succombent de funestes erreurs et que les châtiments qui pèsent sur le monde en abattent les passions? Que nul ne dise : Le monde autrefois était meilleur qu'aujourd'hui: et depuis que ce médecin commence à y exercer,-nous y voyons une multitude de choses affreuses. Ne t'en étonne pas. Si, près du médecin, le sang ne paraissait pas, c'est qu'il n'avait pas entrepris encore la guérison du malade. A ce spectacle donc, renonce aux vaines délices et cours au médecin; voici le temps de se guérir et non de s'abandonner à la volupté.

14. Soignons-nous donc, mes frères. Si nous ne connaissons pas encore le mérite du médecin, ne nous emportons pas contre lui comme des furieux, et comme des léthargiques ne nous eh éloignons pas. Beaucoup en effet se sont perdus en s'emportant contre lui, et beaucoup en s'endormant. Appelons furieux ceux qui ne s'endorment pas mais s'emportent, et léthargiques ceux qui se laissent accabler sous un sommeil de plomb. Combien d'hommes sont ainsi malades! Les uns voudraient frapper sur ce médecin, et comme il est au ciel sur son trône, ils persécutent sur la terre ses membres ou les fidèles. Il sait guérir 'cette espèce de malades; beaucoup d'entre eux se sont convertis, et d'ennemis, ils sont devenus ses amis, de persécuteurs, les prédicateurs de son nom. Tels étaient les Juifs acharnés contre sa personne pendant, qu'il vivait sur cette terre; il guérit ces furieux et c'est pour eux qu'il pria du haut de la croix : « Mon Père, dit-il, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (1). » Dans beaucoup donc, d'entre eux la fureur se calma, comme une agitation.
 
 

1. Luc, XXXIII, 34.
 
 

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phrénétique qui s'arrête, et ils reconnurent Dieu, ils reconnurent le Christ. Lorsqu'après l'ascension il envoya l'Esprit-Saint, ils s'attachèrent à Celui qu'ils avaient crucifié et ils burent avec foi, dans son sacrement, le sang qu'ils avaient répandu dans leur fureur.

15. Nous ne manquons pas d'exemples. Le Sauveur était déjà assis dans le ciel, et Saul persécutait ses membres; il les persécutait avec une fureur de phrénétique, un aveuglement étrange, une passion sans bornes. « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu? » Ces seuls mots descendus du ciel abattirent ce furieux, le guérirent et le relevèrent : le persécuteur était mort et un ardent prédicateur venait de recevoir la vie (1).

Beaucoup de léthargiques guérissent aussi. Ce sont ces malades qui sans s'emporter contre le Christ ni faire de mal aux Chrétiens, diffèrent leur conversion avec une sorte de langueur qui se révèle dans des paroles d'assoupissement; ils sont indolents à ouvrir les yeux à la lumière, et on leur devient importun en cherchant à les éveiller. Laisse-moi, dit ce léthargique dans sa langueur, je t'en conjure, laisse-moi. — Pourquoi? — Je veux dormir. — Mais ce sommeil te fera mourir. — Et, par attrait pour le sommeil
 
 

1. Act. IX, 4.
 
 

Je veux mourir, répond-il. — Et moi je ne le, veux pas, reprend plus haut la charité.

Il n'est pas rare de voir un fils donner ces témoignages d'affection à son père déjà vieux, et dont la mort viendra dans quelques jours, puisqu'il est au terme de sa carrière. Ce père est en léthargie, le fils apprend du médecin que telle est la maladie qui accable son père; le médecin lui dit même : Réveille-le et si tu veux prolonger sa vie, ne le laisse pas dormir. Voyez ce jeune homme près du vieillard : il le secoue, il le pince, il le pique, son affection le tourmente, il ne veut pas le laisser mourir si vite quoique la vieillesse doive le lui enlever bientôt : et s'il parvient à le rappeller à la vie, ce jeune homme est heureux de passer quelques jours encore avec ce père qui doit lui laisser sa place.

Avec combien plus de charité ne devons-nous pas importuner nos amis, puisqu'il s'agit de vivre avec eux, non pas quelques jours dans ce monde, mais éternellement dans le sein de Dieu ! Qu'ils nous aiment donc, qu'ils fassent ce que nous leur disons et qu'ils cultivent celui que nous cultivons afin de recevoir aussi ce que nous espérons.

Tournons-nous vers le Seigneur, etc.(1).
 
 

1. Serm. I.

SERMON LXXXVIII. L'AVEUGLEMENT SPIRITUEL (1).
 

ANALYSE. — Pour nous amener à la foi et nous guérir de nos maux, le Christ a dû faire pendant sa vie des miracles corporels. Il fait aujourd’hui beaucoup plus de miracles dans l'ordre spirituel et toute notre occupation doit être d'obtenir qu'il daigne nous guérir en particuliers de notre aveuglement spirituel. Afin de savoir comment peut s'opérer cette guérison, étudions les circonstances de la guérison des deux aveugles de Jéricho. — Jésus passait quand ils eurent recours à lui; il fallait aussi, pour se mettre à notre portée, qu'il fit des choses transitoires, c'est-à-dire des actions humaines. Ces aveugles à guérir étaient au nombre de deux : Jésus avait à agir également sur deux peuples distincts, les Juifs et les Gentils. Les aveugles crient vers le Sauveur: nous devons crier, nous, par nos bonnes actions. La foule les empêche; mais ils n'en crient pas moins : la foule, même des chrétiens censure aussi la vie qui veut devenir sainte; il faut dédaigner ce blâme. Jésus s'arrête devant les aveugles et cet arrêt figure sa divinité toujours immuable et éternelle; c'est aussi à elle qu'il faut nous attacher pour obtenir de pouvoir contempler cette lumière dont l'éclat tourmente 1'œil malade. — Courage ! En persévérant dans le bien on obtiendra même les éloges de ceux qui ont commencé par critiquer. Il y aura toujours dans le monde des bons et des méchants. S'il est dit aux bons de se séparer des méchants, ce n'est pas comme l'entendent les Donatistes, qu'il faille les quitter corporellement. On doit ne pas consentir au mal qu'ils font, les en reprendre, les en reprendre avec humilité. Est-ce que les prophètes se sont jamais séparés extérieurement du peuple dont ils censuraient les désordres?
 
 

1. Votre sainteté tonnait parfaitement, comme nous, que notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ est notre médecin pour le salut éternel, et que s'il s'est revêtu des infirmités de notre nature, c'est pour empêcher les nôtres de durer
 
 

1. Matt. XX, 30-34.
 
 

toujours. Il a pris un corps mortel afin de tuer la mort; « et quoiqu'il ait été crucifié selon « notre faiblesse, il vit néanmoins par la puissance de Dieu (1), » ainsi que s'exprime l'Apôtre. Le même Apôtre dit aussi « qu'il ne meurt
 
 

1. II Cor. XIII, 4.
 
 

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plus et que la mort n'aura plus sur lui d'empire (1). » Votre foi connaît parfaitement ces vérités.

Donc aussi nous devons savoir que tous les miracles qu'il a faits sur les corps ont pour but de nous instruire et de nous faire parvenir à ce qui ne passe pas, à ce qui n'aura jamais de fin. Il a rendu les yeux aux aveugles, et la mort devait encore les leur fermer ; il a ressuscité Lazare, et Lazare devait encore mourir. Tout ce qu'il a fait pour la guérison des corps ne tendait pas à les rendre immortels, quoique néanmoins il doive finir par assurer aux corps mêmes une éternelle santé : mais comme on ne croyait pas aux invisibles réalités, il a voulu, par le moyen d'actions visibles et passagères, élever la foi vers les choses invisibles.

2. Que nul donc, mes frères, ne s'avise de dire que Notre-Seigneur Jésus-Christ rie fait maintenant rien de semblable, et que pour ce motif les premiers temps de l'Eglise étaient préférables à ceux-ci. Notre-Seigneur lui-même ne préfère-t-il pas quelque part ceux qui croient ans avoir vu à ceux qui croient parce qu'ils voient ? Telle était durant sa vie la faiblesse chancelante de ses disciples que non contents de l'avoir vu ressuscité, ils voulaient encore, pour croire à sa résurrection, le toucher de leurs mains. Le témoignage de leurs yeux ne leur suffisait pas, ils voulaient de plus palper son corps sacré et toucher les cicatrices encore fraîches de ses blessures : et ce n'est qu'après s'être assuré par lui-même de la réalité de ces cicatrices, que l'apôtre incrédule s'écria: « Mon Seigneur et mon Dieu! »

Ainsi les traces de ses plaies le révélaient et il avait guéri toutes les blessures d'autrui. Ne pouvait-il ressusciter sans ces marques sanglantes ? Ah ! c'est qu'il voyait, dans le coeur de ses disciples, des plaies qu'il voulait fermer en conservant les cicatrices de son corps. Et quand Thomas eut enfin confessé sa foi en s'écriant : « Mon Seigneur et mon Dieu! C'est pour m'avoir vu, dit le Seigneur, que tu as cru : heureux ceux qui croient sans voir (2). » N'est-ce pas nous, mes frères, que regardent ces dernières paroles ? N'est-ce pas nous et ceux qui nous suivront ? Peu de temps en effet après qu'il se fut dérobé aux regards mortels pour affermir la foi dans les coeurs, ceux qui croient en lui le firent sans avoir vu, et le mérite de leur foi fut considérable, et afin
 
 

1. Rom. VI, 9. — 2. Jean XX, 25-29.
 
 

d'acquérir cette foi ils approchèrent de lui leur coeur pour l'aimer et non la main pour le toucher.

3. Les oeuvres miraculeuses du Sauveur étaient donc une invitation à la foi. Cette foi brille aujourd'hui dans l'Eglise répandue par tout l'univers ; y produisant ces guérisons d'un ordre plus élevé qu'il avait en vue quand il ne dédaignait point de s'abaisser à des guérisons moins considérables. Car autant l'âme l'emporte sur le corps, autant la santé spirituelle est préférable à la santé corporelle. Si maintenant le corps d'un aveugle n'ouvre pas les yeux sous la main puissante du Seigneur; combien de coeurs non moins aveugles ouvrent les yeux à sa parole ! Si l'on ne voit pas aujourd'hui ressusciter un cadavre, de nouveau destiné à la mort ; combien ressuscitent d'âmes ensevelies dans un cadavre vivant ! Si les oreilles d'un sourd ne s'ouvrent pas aujourd'hui ; combien de coeurs fermés s'épanouissent à l'action pénétrante de la parole de Dieu, et passent de l'incrédulité à la foi, du désordre à une vie réglée, de l'insubordination à l’obéissance !

Un tel est devenu croyant, disons-nous ; et nous sommes dans l'admiration, car il est du nombre de ceux dont nous connaissions la dureté. Mais pourquoi t'étonner de sa foi, de son innocence et de sa fidélité à Dieu ? N'est-ce point parce que tu vois éclairé celui que tu savais aveugle, vivant celui que tu savais mort; n'est-ce pas aussi parce que ce sourd entend ? Considérez en effet ces autres morts dont parlait le Seigneur, quand à un jeune homme qui différait de le suivre afin de pouvoir ensevelir son père, il répondait : « Laisse les morts ensevelir leurs morts. (1) » Pour ensevelir les morts il ne faut pas assurément être mort soi-même ; comment un cadavre pourrait-il ensevelir un cadavre ? Le Sauveur néanmoins suppose que des morts peuvent ensevelir: comment sont-ils morts, suce n'est spirituellement ? De même en effet qu'on voit souvent, dans une maison où rien ne manque, le maître de la maison étendu sans vie ; ainsi est-il beaucoup d'hommes dont le corps est sain et dont l'âme est morte. Ce sont ces morts que cherche à réveiller l'Apôtre quand il dit : « Toi qui dors, lève-toi ; lève-toi d'entre les morts et le Christ t'éclairera (2). » Il l'éclairera en le ressuscitant ; car c'est sa voix que fait retentir l'Apôtre aux oreilles du mort : « Toi qui dors, lève-toi. » Ce mort en ressuscitant ouvrira les yeux à la
 
 

1. Matt. VIII, 22. — 2. Ephés. V, 14.
 
 

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lumière. Combien aussi le Seigneur ne voyait-il pas de sourds devant lui lorsqu'il disait : « Entende, celui qui a des oreilles pour entendre (1) » Eh ! qui donc était alors sans oreilles devant lui? Il demandait, par conséquent, l'attention de l'oreille intérieure.

4. De quels yeux parlait-il aussi en s'adressant à des hommes qui corporellement n'étaient pas aveugles? « Seigneur, lui disait Philippe, montrez-nous votre Père et cela nous suffit. » Ah ! il avait bien raison de dire que la vue du Père pourrait nous suffire! Comment toutefois le Père lui aurait-il suffi, puisque l'Egal du Père ne lui suffisait point? Pourquoi ? Parce qu'il ne le voyait pas. Et pourquoi ne le voyait-il pas ? C'est que l'oeil qui aurait pu le lui découvrir n'était pas encore suffisamment guéri. Il voyait dans l'humanité du Seigneur ce qui se révélait aux yeux du corps, ce que voyaient en lui, non-seulement les fidèles disciples, mais encore les Juifs ses bourreaux. Mais Jésus demandait qu'on le vit autrement; il cherchait d'autres regards. Aussi après avoir entendu ces mots : « Montrez-nous votre Père et cela nous suffit ; » il répondit : « Je suis depuis si longtemps avec tous, et vous ne me connaissez pas? Philippe, celui qui me voit, voit aussi mon Père. » Afin donc de guérir les yeux de la foi, il adresse à la foi des avertissements qui pourront la mettre en état d'arriver à la claire vue. Car pour détourner de Philippe l'idée qu'il y a en Dieu ce qu'il voyait dans le corps de Jésus-Christ Notre-Seigneur, il ajouta aussitôt: « Ne crois-tu pas que je suis dans mon Père et que mon Père est en moi (2). »

Il avait dit auparavant : « Eu me voyant on voit mon Père ; » mais l'œil de Philippe n'était pas encore en état de voir le Père; ni par conséquent de voir le Vils égal au Père ; et le regard de son âme étant malade encore et incapable de fixer une si vive lumière, le Seigneur entreprenait de le guérit et de le fortifier en y appliquant le remède et le collyre de la foi. Dans ce but il disait : « Ne crois-tu pas que je suis dans mon Père et que mon Père est en moi? »

Ainsi donc; si l'on est incapable encore de contempler ce que le Seigneur doit mettre à découvert, au lieu de chercher d'abord à voir pour croire, il faut s'appliquer à croire et à guérir par ce moyen l'oeil qui permettra de voir. Le regard corporel ne voyait dans le Sauveur que sa nature d'esclave. Egal à Dieu sans avoir rien
 
 

1. Matt. XI, 16. — 2. Jean, XIV, 8-10.
 
 

usurpé, s'il avait pu être considéré dans cette égalité même par les hommes qu'il venait guérir, quel besoin aurait-il eu de s'anéantir et de prendre cette nature de serviteur (1) ?

Mais incapables devoir Dieu nous pouvions voir l'homme ; c'est pourquoi celui qui était Dieu s'est fait homme, afin que ce qu'on voyait en lui mit en état devoir ce qu'on n'y voyait pas. Aussi bien dit-il ailleurs : « Heureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu (2). »

Philippe aurait pu répondre sans doute : Mais je vous vois, Seigneur; le Père est-il donc comme ce que je vois en vous ? Pourquoi alors avez-vous dit : « Qui me voit, voit aussi mon Père ? » Avant donc que Philippe fit cette réponse ou même en eut l'idée, le Sauveur après avoir dit « Qui me voit voit; aussi mon Père, » ajouta incontinent : « Ne crois-tu pas que je suis dans mon Père et que mon Père est en moi ?» L'oeil intérieur de l'Apôtre ne pouvait voir ni le Père, ni le Fils égal au Père, et pour l'en rendre capable il fallait le laver avec l'eau de la foi.

Toi donc aussi, afin de voir un jour ce dont tu es incapable aujourd'hui, crois ce que tu ne vois pas encore. Pour arriver à la claire vue, marche par la foi ; car si la foi ne nous soutient sur la route, la claire vue ne fera pas notre bonheur dans la patrie. « Tant que nous sommes dans ce corps, dit en effet l'Apôtre, nous voyageons loin du Seigneur: » et pour expliquer comment nous voyageons loin du Seigneur, tout croyants que nous sommes, il ajoute aussitôt : «Car c'est par la foi que nous marchons et non par la claire vue (3). »

            5. Aussi, mes frères, toute notre application durant cette vie doit être de nous mettre en état de voir Dieu, en guérissant l'œil du coeur. Tel est le but qu'on se propose dans la célébration des saints mystères, dans la prédication de la parole de Dieu, dans les exhortations morales; c'est-à-dire dans les exhortations adressées par l'Eglise pour porter à l'amendement des moeurs, à la correction des convoitises charnelles et pour déterminer à renoncer au siècle non-seulement de vive voix, mais aussi par le changement de la vie; tout le dessein que poursuivent les divines Lettres est de purifier notre intérieur de tout ce qui nous empêche d'arriver à contempler Dieu. L'oeil du corps est destiné à voir cette lumière sensible, lumière céleste sans doute, mais pourtant matérielle et sensible ; l'œil est destiné à voir cette
 
 

1. Philip. II, 6. 7. — 2. Matt. V, 8. — 3. II Cor. V, 6, 7.
 
 

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lumière, non seulement l'œil des hommes, mais encore l'oeil des plus vils animaux, c'est bien pour cela qu'il est formé. Si néanmoins on y jette ou s'il y tombe quelque chose qui l'obscurcisse, il devient étranger à la lumière. La lumière en vain l'environne et se presse autour de lui ; il s'en détourne, il en est comme séparé. Non-seulement il y devient alors étranger, il y trouve même un supplice ; et pourtant il a été formé pour la contempler. C'est ainsi qu'une fois obscurci et blessé, l'oeil du coeur se détourne de la lumière dé justice, sans oser, sans pouvoir même la considérer.

6. Qu'est-ce qui trouble l'oeil du coeur ? Cet œil est troublé, fermé, éteint par la cupidité, l'avarice, l'injustice, l'amour du siècle : et quand il est blessé, comme on court au médecin, comme on s'empresse de le faire ouvrir, nettoyer et guérir afin de pouvoir jouir encore de la lumière! Qu'une petite paille vienne à y tomber, plus de repos, on court et on s'empresse. C'est Dieu assurément qui a fait ce soleil que nous cherchons à voir quand nous n'avons pas les yeux malades. L'auteur de cet astre est donc beaucoup plus brillant; mais sa splendeur, destinée à l'œil de l'âme, n'est pas de même nature que l'éclat du soleil. Cette divine lumière est l'éternelle sagesse.

O homme ! Dieu t'a fait à son image. Quoi ! il t'a fait à son image, et en t'accordant de voir ce soleil qu'il a fait, il ne te donnerait point de le voir, lui, l'auteur de ton être ? Non, il ne t'a pas refusé non plus ce pouvoir, il t'a donné l'un et l'autre. Hélas ! néanmoins, autant tu tiens à tes yeux extérieurs, autant tu négliges le regard intérieur il est en toi flétri et blessé ; et c'est pour toi un supplice que ton Créateur veuille se montrer : oui c'est un supplice pour ton oeil avant d'être pansé et guéri. Après avoir péché dans le paradis même, Adam ne se cacha-t-il pas loin de la face de Dieu ? Ah ! quand il avait le coeuret la conscience pure, la présence de Dieu faisait son bonheur. Mais quand le péché eut flétri son oeil intérieur, il se mit à redouter la lumière divine, s'enfonçant dans les ténèbres et dans l'épaisseur des bois, transfuge de la vérité et passionné pour les ombres.

7. Conclusion, mes frères : puisque c'est de lui que nous descendons, puisque, d'après l'Apôtre, « tous meurent en Adam (1); » tous étant en effet issus de deux premiers parents ; si nous avons refusé d'obéir au médecin pour nous préserver du mal, obéissons-lui pour en être délivrés. Quand
 
 

1. I Cor. XV, 22.
 
 

nous avions la santé, il nous a donné des conseils, il nous a fait des prescriptions pour pouvoir nous passer de lui. « Le médecin, dit le Seigneur, n'est pas nécessaire à ceux qui se portent bien, mais à ceux qui sont malades (1). » Avant de tomber malades, nous avons dédaigné ses conseils, et une douloureuse expérience nous a fait sentir combien ce mépris tournait à notre malheur. Maintenant donc nous sommes malades, nous souffrons, nous sommes sur un lit de douleur mais pas de désespoir.

Nous ne pouvions aller au médecin; il a daigné venir à nous. Avant d'être malades nous l'avions méprisé; lui ne nous a pas méprisés dans notre malheur, et il a fait de nouvelles prescriptions à cet infirme qui n'avait pas tenu compte des premières, destinées à le préserver de l’infirmité. Ne semble-t-il pas qu'il lut tient ce langage ! Tu sens certainement aujourd'hui combien j'avais raison de te dire : Ne touche pas à cela. Ah! guéris donc enfin et reviens à la vie. Je me charge de ton mal : prends cette coupe. Elle est amère ; mais c'est toi qui as rendu si difficiles ces préceptes, qui étaient si doux quand je te les ai donnés et que tu avais la santé. Tu les as foulés aux pieds et tu es tombé malade; et maintenant tune saurais guérir sans boire cette coupe amère, cette coupe des épreuves, car cette vie en est pleine, cette coupe d'afflictions, d'angoisses et de douleurs. Bois donc, poursuit-il, bois pour recouvrer la vie. Et pour détourner le malade de lui répondre : Je ne le puis, j'en suis incapable, je ne boirai point ; pour l'engager à boire sans hésitation, ce Médecin compatissant a bu le premier tout en jouissant d'une pleine santé.

Qu'y a-t-il, en effet, qu'y a-t-il d'amer en cette coupe qu'il ne l'ait bu ? Est-ce l'outrage ? Mais n'est-il pas le premier qui en chassant les démons ait entendu crier qu'il était possédé par le démon (2), et qu'il les chassait au nom de Béelzébud (3) ? De là vient qu'il disait à ses malades, pour les consoler: « S'ils ont appelé Béelzébud le père de famille, combien plus ceux de sa maison (4)? » Est-ce là souffrance qui est amère ? Mais il a été enchaîné, et flagellé, et cloué à la croix. Est-ce la mort ? Il est mort aussi. Est-ce un genre particulier de mort que redoute notre faiblesse ? Rien alors n'était plus ignominieux que la mort de la croix ; et ce n'est pas sans raison que pour célébrer son obéissance l'Apôtre faisait cette remarque: «Il s'est montré obéissant
 
 

1. Matt. IX, 12. — 2. Luc, VII, 33. — 3. Ibid. XI, 15. — 4. Matt. X, 26.
 
 

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jusqu'à la mort et jusqu'à la mort de la croix (1). »

8. Néanmoins, comme il devait à la. fin des siècles glorifier ses fidèles, il a mis dans ce .siècle même sa croix en honneur ; et les princes de la terre qui croient en lui ont interdit de condamner aucun coupable au supplice de la croix ; et l'instrument de mort auquel les Juifs ses bourreaux ont attaché le Seigneur avec tant d'insolence, est porté maintenant sur le front et avec beaucoup de gloire par ses serviteurs et par les rois mêmes ; en sorte que l'on ne voit plus autant combien était humiliante la mort qu'il daigna endurer pour nous et à laquelle fait allusion l'Apôtre quand il dit : « Pour nous il s'est fait a malédiction (2).» Lorsque l'aveugle fureur des Juifs lui insultait jusque sur la croix, il pouvait sans doute en descendre, puisque s'il ne l'avait voulu, on ne l'y aurait point attaché : mais il était mieux de sortir vivant du tombeau que de descendre de la croix.

Par ces oeuvres divines et ces souffrances humaines, par ces miracles sensibles et cette patience dans les douleurs corporelles, le Sauveur nous presse de croire et de nous guérir, afin de pouvoir contempler ces invisibles réalités, étrangères à l'oeil de la chair. C'est dans ce but qu'il a guéri les aveugles dont il vient d'être question dans la lecture de l'Evangile. Mais voyez ce qu'enseigne cette guérison à l'âme malade.

9. Observez d'abord le fait en lui-même et la suite des circonstances. Ces deux aveugles étaient assis sur le chemin et entendant passer le Seigneur ils criaient pour éveiller sa compassion. Mais la foule qui l'accompagnait leur imposait silence ; ce qui, croyez-le bien, n'est pas sans mystère. Et plus la foule leur imposait silence, plus ils continuaient de crier. Ils voulaient être entendus du Seigneur, comme si lui-même n'eût connu d'avance leurs pensées- mêmes. Ainsi ces deux aveugles criaient pour se faire entendre de lui, et les.efforts de la foule ne purent les empêcher. Le Seigneur passait, et eux criaient ; le Seigneur s'arrêta, et ils furent guéris ; car il est écrit : « Le Seigneur Jésus s'arrêta, puis il les appela et leur dit : Que voulez-vous que je fasse pour vous ? Que nos yeux s'ouvrent, répondirent-ils. » Le Seigneur fit ce que demandait leur foi et leur rendit des yeux.

Si déjà nous avons vu une âme malade, ne âme sourde, une âme morte, examinons si elle n'est
 
 

1. Philip. II, 8. — 2. Gal. III, 13.
 
 

pas aveugle aussi. L'oeil du coeur est donc fermé, et Jésus passe pouf nous exciter à crier. Jésus passe, qu'est-ce à dire ? C'est-à-dire qu'il fait des choses temporelles. Jésus passe, qu'est-ce à dire! C'est-à-dire qu'il fait des actes passagers. Examinez et reconnaissez combien de ses actes sont de cette nature.

Il est né de la Vierge Marie; en naît-il toujours! Enfant il a pris son lait ; le prend-il encore? Il a grandi à chaque âge jusqu'à la maturité; sou corps se développe-t-il toujours ? En lui la seconde enfance a succédé à la première, l'adolescence à la seconde et la jeunesse à l'adolescence; ses âges ont passé, ils ont disparu. Ses miracles mêmes ont passé. On les lit et on y croit, et à a fallu les écrire pour permettre de les lire, c'el qu'ils passaient en s'accomplissant. Mais ne nous arrêtons pas à tout : il a été crucifié ; est-il toujours attaché à la croix ? Il a été enseveli, il est ; ressuscité, il est monté au ciel, il ne meurt plus, et la mort n'aura plus d'empire sur lui, et sa divinité demeure éternellement, et l'immortalité même de son corps n'aura jamais de fin. Il n'en est pas moins vrai que tout ce qu'il a fait dans le temps est passé. On l'a écrit pour le faire lire et on le prêche pour amener à y croire. Dans tout cela donc c'est Jésus qui passe.

10. Et que représentent ces deux aveugles près du chemin, sinon les deux peuples que Jésus est venu guérir ? Montrons ces deux peuples dans les saintes Ecritures.

« J'ai d'autres brebis qui ne sont pas de cette bergerie, est-il dit dans l'Evangile ; il faut aussi que je les amène, afin qu'il n'y ait qu'un troupeau et qu'un pasteur (1). » Quels sont donc ces deux peuples ? L'un est le peuple juif, et l'autre le peuple des gentils. « Je ne suis envoyé, dit encore le Sauveur, que vers les brebis égarées de la maison d'Israël. » A qui parlait-il ainsi? A ses disciples, et cela au moment même où cette femme de Chanaan qui avoua qu'elle n'était qu'un chien, criait pour obtenir les miettes tombées de la table de ses maîtres. Elle les obtint : d'est-ce pas ce qui fait connaître les deux peuples que venait sauver Jésus ? Le peuple juif n'est-il pas désigné pas ces mots : « Je ne suis envoyé que vers les brebis perdues de la maison d'Israël? » Et la gentilité n'était-elle pas représentée par cette femme que le Seigneur avait d'abord repoussée en lui disant : « Il ne convient pas de jeter aux chiens le pain des enfants; » et qui lui
 
 

1. Jean, X, 16.
 
 

avait répondu : « Il est vrai Seigneur ; mais les chiens se nourrissent des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres ; » pour entendre ensuite : « O femme ! ta foi est grande ; qu'il te soit « fait comme tu désires (1). » De la gentilité faisait aussi partie ce Centurion de qui le Seigneur disait : « En vérité je vous le déclare, je n'ai pas rencontré autant de foi dans Israël. » C'est que ce Centurion s'était écrié : « Je ne suis pas digne que vous entriez dans ma demeure : mais dites seulement une parole et mon serviteur sera guéri (2). »

Ainsi donc avant même sa passion et la diffusion de sa gloire, le Seigneur désignait ces deux peuples. Vers l'un il était venu par suite des promesses adressées aux Patriarches; et sa miséricorde ne lui permettrait pas de repousser l'autre c'était encore l'accomplissement de cette parole « Dans ta race, avait-il été dit à Abraham, toutes les nations seront bénies (3). » C'est pour ce motif qu'après la résurrection du Seigneur et son ascension, l'Apôtre se voyant méprisé par les Juifs s'adressa aux gentils, sans toutefois garder le silence devant les Eglises formées par les Juifs devenus croyants. « J'étais, dit-il, inconnu de visage aux Eglises de Judée qui sont dans le Christ. Seulement elles avaient ouï dire : Celui qui autrefois nous persécutait, annonce maintenant la foi qu'il s'efforçait alors de détruire; et elles glorifiaient Dieu à mon sujet, poursuit-il (4). »

C'est dans ce sens que Jésus-Christ est appelé la pierre angulaire, car de deux choses il en a fait une (5). La pierre angulaire, en effet, réunit deux murs qui vont en sens divers. Et qu'y a-t-il de plus divers que la circoncision et la gentilité ? Ce sont deux murs qui viennent, l'un de la  Judée, et l'autre du milieu des nations, et ils se joignent à la pierre angulaire ;    à cette pierre « qui fut d'abord repoussée par les constructeurs et qui est devenue la pierre de l'angle (6). » Mais il n'y a d'angle dans un édifice qu'autant que se joignent, pour constituer fine espèce d'unité, deux murailles de direction différente. Or ces deux murailles sont figurées par les deux aveugles qui criaient vers le Seigneur.

11. Remarquez maintenant, mes bien-aimés. Le Seigneur passait et les aveugles criaient. Il passait, qu'est-ce à dire ? Il faisait des oeuvres passagères, ainsi que nous l'avons déjà observé, et par ces oeuvres passagères il construisait l'édifice de notre foi. Car nous ne croyons pas
 
 

1. Matt. XV, 22-28. — 2. Ibid. VIII, 10, 8. — 3. Gen. XXII, 18. — 4. Galat. I, 22-34. — 5. Ephés. II, 20, 14. — 6. Ps. CXVII, 22.
 
 

seulement au Fils de Dieu considéré comme Verbe de Dieu et Créateur de toutes choses. Si toujours il était resté avec sa nature divine et son égalité avec Dieu, il ne se serait pas anéanti en prenant la forme d'esclave, et les aveugles, ne sentant point sa présence, n'auraient pas pu crier. Mais quand il s'appliquait à des oeuvres qui passent, en d'autres termes, quand il s'humiliait et se faisait obéissant jusque la mort, et la mort de la croix, les deux aveugles crièrent : « Ayez pitié de nous, Fils de David. » C'est que déjà, Seigneur et Créateur de David, Jésus voulut devenir en même temps son fils : c'était encore une oeuvre du temps, une oeuvre qui passait.

12. Maintenant, mes frères, qu'est-ce que crier vers le Christ, sinon répondre par ses bonnes oeuvres à la grâce du Christ? Ce que je remarque, mes frères, afin que nous évitions d'être bruyants en paroles et silencieux en bonnes actions. Quel est donc celui qui crie vers le Christ pour obtenir d'être guéri de l'aveuglement intérieur à son passage ? A son passage, c'est-à-dire pendant que nous distribuons les sacrements qui passent et qui portent à s'attacher aux choses qui ne passent point. Quel est, dis-je, celui qui crie vers le Christ? Crier vers le Christ, c'est mépriser le monde. Crier vers le Christ, c'est fouler aux pieds les plaisirs du siècle. Crier vers le Christ, c'est dire, non en parole, mais par toute sa vie : « Le monde m'est crucifié, et je le suis au monde (1). » Distribuer et donner aux pauvres pour obtenir la justice qui subsiste à jamais (2), c'est aussi crier vers le Christ. Car entendre et entendre sans être sourd ce divin conseil : « Vendez vos biens et les donnez aux pauvres. Faites-vous des bourses que le temps n'use point, un trésor qui ne vous fasse pas défaut dans le ciel (3); » c'est en quelque sorte entendre le bruit que fait le Christ en passant. Ah! c'est alors qu'il faut crier vers lui, c'est-à-dire suivre cet avis. Que la voix de chacun soit dans sa conduite, que chacun se mette à mépriser le monde, à donner son bien à l'indigent, à regarder comme un néant ce qui passionne les mortels, à dédaigner les injures, sans aucun désir de vengeance, à présenter la joue aux soufflets, à prier pour ses ennemis, à ne réclamer pas ce dont on a été dépouillé, et si on a dépouillé quelqu'un, à lui rendre quatre fois autant.

13. Mais commence-t-on à vivre de la sorte ?
 
 

1. Galat. VI, 14. — 2. Ps. CXI, 9. — 3. Luc, XII, 33.
 
 
 
 

Bientôt s'émeuvent les parents, les alliés, les amis. Quelle folie! s'écrient-ils. Quel homme extrême! Les autres ne sont-ils pas chrétiens? C'est une vraie folie, c'est de la démence. Voilà les propos que crie la foule pour empêcher les aveugles de crier. Là foule aussi voulait alors imposer silence, mais elle n'étouffait pas les cris de ces aveugles. Vous qui voulez guérir, -apprenez ici ce que vous avez à faire.

D'un côté sont ceux qui honorent Dieu du bout des lèvres, tandis que leur coeur est loin de lui (1). D'autre part je vois près du chemin des coeurs blessés à qui le Seigneur fait ses prescriptions. Toutes les fois en effet qu'on lit devant nous les actions temporelles du Seigneur, nous voyons en quelque sorte passer Jésus, et jusqu'à la fin du monde il y aura de aveugles assis près du chemin. C'est à ceux-ci de crier. La, foule qui accompagnait le Seigneur voulait empêcher de crier ces malheureux qui demandaient la guérison de leurs yeux. Mes frères, comprenez-vous ma pensée? Je ne sais comment m'exprimer; moins encore je ne sais comment me taire. Voici donc ma pensée, et je l'énonce hautement; car je crains Jésus, soit qu'il passe, soit qu'il demeure, et pour ce motif je ne saurais me taire.

Les bons chrétiens, les chrétiens vraiment zélés qui cherchent à accomplir les divins préceptes consignés dans l'Évangile, rencontrent un obstacle dans les chrétiens mauvais et tièdes. C’est la foule, accompagnant le Seigneur, qui les empêche de crier, c'est-à-dire qui les empêche de faire le bien, de persévérer et conséquemment de guérir. Mais qu'ils crient, sans se lasser, sans se laisser entraîner par l'autorité de la foule, sans imiter ces mauvais chrétiens qui les précèdent et qui leur portent envie à cause de leurs vertus. Qu'ils se gardent de dire : Vivons comme eux, ils sont en si grand nombre! — Pourquoi ne vivre pas plutôt comme le veut l'Évangile Pourquoi vouloir écouter les reproches de la foule qui arrête et ne marcher pas sur les traces du Seigneur qui passe? Ils t'insulteront, ils te blâmeront, ils te détourneront; mais crie, crie jusqu'à ce que tu sois entendu de Jésus. Si en effet l'on continue à pratiquer ce qu'a prescrit le Sauveur, sans faire attention aux clameurs de la multitude, sans s'inquiéter de ce qu'on y semble suivre le Christ, puisque l'on y porte le nom de chrétiens; si d'ailleurs on estime la
 
 

1. Isaïe, XXIX, 13.
 
 

lumière que doit rendre le Sauveur, plus qu'on ne redoute le blâme du public; non, Jésus ne délaissera point, il s'arrêtera et guérira.

14. Mais comment guérir cet oeil intérieur? — La foi nous montre le Christ passant pour la dispensation temporelle de ses grâces, que la foi nous le montre aussi s'arrêtant dans l'immuable éternité. La guérison de la vue intérieure consiste donc à fixer la divinité du Christ. Que votre charité le comprenne bien, remarquez d'ailleurs le mystère profond que je vais indiquer.

Toutes les actions temporelles de Jésus-Christ Notre-Seigneur contribuent à nous donner la foi. Nous croyons au Fils de pieu; nous voyons en lui, non-seulement le Verbe qui a tout fait, mais encore le Verbe fait chair pour habiter au milieu de nous, le Christ né de la Vierge Marie; nous croyons aussi tous les évènements que la foi nous enseigne de lui et qui se sont accomplis ostensiblement comme pour nous montrer le Christ à son passage et afin qu'en entendant le bruit de ses pas, les aveugles se mettent à crier par leurs oeuvres, à répondre par leur vie à leur profession de foi. Jésus alors s'arrête pour les guérir; car c'est voir Jésus s'arrêter que de dire : « Eussions-nous connu le Christ selon la chair; maintenant nous ne le connaissons plus ainsi (1) ; » car c'est voir sa divinité autant qu'il est possible en ce monde.

Dans le Christ en effet il y a la divinité et il y a l'humanité. La divinité s'arrête, l'humanité passe. La divinité s'arrête; qu'est-ce à dire? C'est-à-dire qu'elle ne change point, que rien ne l’ébranle, que rien ne l'altère. En venant à nous elle ne s'est pas éloignée du Père et en remontant vers lui, elle n'a pas changé de lieu. Le Christ considéré dans sa chair a changé de lieu; mais la divinité qui s'est unie au corps n'en a point changé, puisqu'aucun lieu ne saurait la circonscrire. Que le Christ donc s'arrête ainsi et nous touche pour nous rendre la vue. Nous rendre la vue, pourquoi? Parce que nous crierons à son passage, c'est-à-dire parce que nous ferons le bien, éclairés par cette foi qui a été annoncée dans le temps pour l'instruction des petits.

15. Et ces yeux une fois guéris, nous sera-t-il possible, mes frères, de posséder jamais un plus riche trésor? On est heureux de voir cette lumière créée qui tombe du ciel ou que répandent les flambeaux; combien semblent malheureux ceux
 
 

1. II Cor. V, 6.
 
 

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qui ne sauraient en jouir! Mais pourquoi vous parler ainsi, pourquoi vous faire cette réflexion,

si ce n'est pour vous exciter à crier, au passage de Jésus. Je voudrais faire aimer à votre sainteté une lumière que peut-être vous ne voyez pas encore. Croyez donc, puisque vous ne la voyez pas, et criez pour obtenir de la voir. On déplore l'infortune d'être privé de la vue de cette lumière sensible. Un homme est-il aveugle ? On dit aussitôt: Il a Dieu contre lui, il a fait quelque méchante action. C'est ce que répétait à Tobie son épouse. Tobie criait pour un chevreau, craignant qu'il n'eût été dérobé; il ne voulait pas souffrir dans sa maison l'idée même du larcin. Son épouse, pour se défendre, outrageait son mari. L'un disait: S'il est mal acquis, rendez-le; et l'autre avec insulte : Que sont devenues tes bonnes oeuvres (1) ? Comme elle était aveugle, de défendre son larcin ! Et comme lui voyait clair en commandant de restituer ! Extérieurement elle marchait à la lumière du soleil; et lui, intérieurement, à la lumière de la justice. Laquelle des deux lumières était préférable ?

16. C'est, mes frères, à l'amour de cette lumière que nous exhortons votre charité. Quand le Seigneur passe, criez par vos bonnes oeuvres, faites entendre votre foi, afin que Jésus s'arrête, afin que la Sagesse divine, toujours immuable, afin que le Verbe de Dieu, qui a fait toutes choses, vous ouvre enfin les yeux. C'est l'avis que donnait ce même Tobie à son Fils; il l'invitait à crier, c'est-à-dire à faire de bonnes œuvres. Il lui recommandait de donner aux pauvres, il lui ordonnait de faire l'aumône aux indigents et lui disait : « Les aumônes, mon fils, ne laissent pas tomber dans les ténèbres (2). » Ainsi un aveugle donnait le moyen de voir la lumière et d'en jouir. « Les aumônes, disait-il, ne laissent pas tomber dans les ténèbres. »

Mais si le fils étonné lui eût répondu : Quoi ! mon père, n'avez-vous pas fait l'aumône ? et pourtant... Vous geai me dites : « Les aumônes ne laissent pas tomber dans les ténèbres, » n'y êtes-vous point ? Mais le père savait de quelle lumière il parlait à son fils, il connaissait la lumière qui brillait dans son âme, et si le fils donnait la main au père pour le conduire sur la terre, le père la donnait au fils pour le conduire au ciel.

17. En deux mots, mes frères, car il faut conclure ce discours par ce qui nous touche et
 
 

1. Tob. II, 21, 22. —  2. Tob. IV, 11.
 
 

nous tourmente le plus, reconnaissez qu'il y a une foule pour s'opposer aux cris des aveugles; et vous tous qui, dans cette foule, cherchez votre guérison, ne vous laissez pas effrayer. Beaucoup portent le nom de chrétiens et mènent la conduite d'impies; que ceux-là ne vous détournent pas de faire le bien. Criez au milieu de cette foule qui vous impose silence, qui vous rappelle en arrière, qui vous insulte et qui vit dans le désordre ; car ce n'est pas de la voix seulement que les mauvais chrétiens tourmentent les bons, c'est aussi par leurs actions perverses.

Un bon Chrétien refuse d'aller au théâtre, et par ce refus même qui met un frein à sa passion, il crie après le Christ, il crie pour obtenir d'être guéri. D'autres y courent; mais ce sont peut-être des païens ou des juifs; que dis-je? ils se trouveraient si peu nombreux au théâtre que la honte même les en ferait sortir, si des chrétiens ne s'y rendaient avec eux. Ces chrétiens y courent donc aussi et y portent pour leur malheur un caractère sacré. Pour toi, crie en n'y allant pas; comprime en ton coeur cette passion volage, et criant toujours avec autant de force que de persévérance, approche-toi de l'oreille du Sauveur, détermine Jésus à s'arrêter et à te guérir. Au milieu même de la foule, crie, sans désespérer d'être entendu de lui. Est-ce que nos aveugles criaient du côté où n'était pas la foule, pour être entendus où ne se rencontrait aucun obstacle ? Ils criaient au sein de la multitude, et le Seigneur ne laissa pas de les entendre. Vous aussi, du milieu même des pécheurs et des voluptueux, du milieu des hommes, passionnés pour les folies du siècle, criez, criez pour obtenir votre guérison du Seigneur. N'allez pas d'un autre côté crier vers lui, n'allez pas vous mêler aux hérétiques pour crier de là vers le Sauveur. Songez, mes frères, que les aveugles furent guéris au sein de la foule qui les empêchait vainement de crier.

18. Votre sainteté remarquera aussi ce qu'obtient la persévérance à crier de cette sorte. Ecoutez ce que plusieurs ont expérimenté avec moi par la grâce du Christ, car l'Eglise ne cesse de lui donner de tels fils. Un chrétien se met-il à mener une vie réglée, à être zélé pour les bonnes oeuvres, et à mépriser le monde? Dès le début il rencontre dans les chrétiens glacés des opposants et des contradicteurs. Mais persévère-t-il? triomphe-t-il d'eux pansa patience et sans se relâcher de ses bonnes oeuvres ?Bientôt ils l'encouragent au (394) lieu de le détourner comme auparavant. Ils le censurent donc, l'inquiètent et le tourmentent, tout le temps qu'ils espèrent pouvoir le gagner. Et s'ils sont vaincus parla constance qu'on met à avancer, les voilà qui changent de langage. C'est un grand homme, un saint homme, répètent-ils ; homme heureux que Dieu favorise. Ils l'honorent et le félicitent, ils le louent et le bénissent. Ainsi faisait encore la foule qui accompagnait le Seigneur.

Elle empêchait d'abord les aveugles de crier, mais une fois que ceux-ci eurent crié, jusqu'à mériter d'être exaucés et d'obtenir miséricorde du Seigneur, la même foule commença à leur dire: « Jésus vous appelle. » Les voici donc excités par ceux mêmes qui auparavant leur imposaient silence. Et qui n'est pas appelé par le Seigneur ? Celui-là seulement qui ne souffre pas dans ce siècle. Mais qui ne souffre en cette vie de ses fautes et de ses iniquités ? Si donc tous ont à souffrir, c'est à tous qu'il a été dit : « Venez à moi, vous tous qui souffrez (1)? » Et si ce langage s'adresse à tous, pourquoi rejeter ta faute sur Celui qui t'appelle ainsi ? Viens donc. Ne crains pas d'être à l'étroit dans sa demeure ; le royaume de Dieu est possédé tout entier par tous et par chacun. Le nombre de ceux qui en jouissent n'en diminue pas l'étendue, car il ne se partage pas; chacun le possède tout entier, car tous y vivent dans une heureuse concorde.

19. Cependant, mes frères, nous découvrons, dans les mystérieuses profondeurs de l'Evangile de ce jour, une vérité qui brille d'un vif éclat dans d'autres parties des livres sacrés; c'est qu'il y a dans l'Eglise des bons et des méchants, du froment et de la paille, comme souvent nous disons. Que personne ne quitte l'aire prématurément, qu'on souffre d'être mêlé à la paille pendant que se fait le battage; qu'on souffre d'y être mêlé sur l'aire, car au grenier on n'aura plus rien à souffrir. Viendra le grand Vanneur et il séparera les méchants d'avec les bons, car il y aura alors, pour les corps-mêmes une séparation que prépare aujourd'hui la division des esprits. Toujours séparez-vous des méchants à l'intérieur, mais extérieurement conservez avec prudence l'union avec eux. Ne négligez pas toutefois de reprendre ceux qui relèvent de vous, ceux qui sont, à quelque titre, commis à votre sollicitude ; ayez soin de les avertir, de les instruire, de les encourager et de les effrayer. Agissez sur
 
 

1. Matt, XI, 28.
 
 

eux de toutes les manières possibles; et puisque vous rencontrez, dans les Ecritures ou dans la vie des saints antérieurs ou postérieurs à l'avènement du Seigneur, qu’au sein de l'unité les bons ne se sont point souillés au contact des méchants, ne négligez point de corriger ceux-ci.

Pour n'être pas souillé par le méchant, il faut deux choses : ne pas consentir et réprimander. Ne pas consentir, c'est ne pas prendre part à ses oeuvres, car on y prend part en s'y associant par la volonté ou en les approuvant: Voici l'avertissement que donne l'Apôtre à ce sujet : « Gardez-vous de prendre part aux oeuvres stériles des ténèbres ; » et comme il ne suffirait point de n'y pas consentir si on négligeait de les réprimer «Reprochez-les plutôt. » continue l'Apôtre. « Observez le double devoir tracé ici : Gardez-vous d'y prendre part; reprochez-les plutôt. » Qu'est-ce à dire : « Gardez-vous d'y prendre part ? » Gardez-vous d'y consentir, de les louer de les approuver. Et que signifie : « Reprochez-les plutôt? » Réprimandez-les, corrigez-les et les réprimez.

20. Il faut aussi, en corrigeant ou en réprimant les fautes d'autrui, éviter de s'enorgueillir, et méditer cette sentence apostolique : « Ainsi donc, que celui qui se croit debout, prenne garde de tomber (2). » Faites retentir avec force et avec terreur le bruit de la réprimande; mais conservez intérieurement la douceur de la charité. « Si un homme est tombé par surprise dans quelque faute, dit encore le même Apôtre, vous qui êtes spirituels, instruisez-le en esprit de douceur, regardant à toi-même pour éviter, toi aussi, d'être tenté. Portez les fardeaux les uns des autres, et c'est ainsi que vous accomplirez la loi du Christ (3). » Il dit encore ailleurs: «Il ne faut pas que le serviteur de Dieu dispute, mais qu'il soit doux envers tous, capable d'enseigner, patient, reprenant avec modestie ceux qui pensent différemment, dans l'espoir que Dieu leur donnera un jour l'esprit de pénitence pour qu'ils connaissent la vérité et se dégagent des liens du diable qui les tient captifs sous sa volonté (4).»

Ainsi donc ne soyez ni complices des méchants pour lés approuver, ni négligents pour les réprimander, ni orgueilleux pour les censurer avec hauteur.

21. Mais quitter l'unité c'est rompre la charité, et si grands dons que l'on possède, quand on
 
 

1. Ephès. V, 11. — 2. I Cor. X, 12. — 3. Gal. V, 1, 2. — 4. II Tim. II, 24-26.
 
 

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a rompu la charité, on n'est rien. On parlerait en vain les langues des hommes et des anges, on

connaîtrait en vain tous les mystères ; en vain aurait-on toute la foi, jusqu'à transporter les montagnes, distribuerait-on aux pauvres tous ses biens et livrerait-on son corps aux flammes; si l'on n'a pas la charité, on n'est rien (1). Inutilement on possèderait tout, si l'on manquait de la seule chose qui rend le reste utile.

Embrassons donc la charité, en nous appliquant à maintenir l'unité d'esprit avec le lien de la paix (2). Ne nous laissons pas séduire par ceux qui ont des idées trop charnelles et qui en provoquant une séparation matérielle se séparent eux-mêmes, par un sacrilège spirituel, du pur froment de l'Eglise répandu par tout l'univers. Ce pur froment en effet, a été semé par tout le monde. C'est Je Fils de l'homme qui l'a répandu non seulement en Afrique mais aussi partout; et c'est l'ennemi qui est venu ensuite semer l’ivraie. Or, que dit le Père de famille ? «Laissez, croître, l'un et l'autre jusqu'à la moisson. » Croître, où ? Sans doute dans le champ. Et quel est ce champ ? L'Afrique ? Non. Quel est-il donc? Ne le disons pas nous-même, laissons le Seigneur interpréter sa pensée, et que personne ne se permette de soupçons arbitraires.

Les disciples dirent donc à leur Maître : « Expliquez-nous la parabole de l'ivraie. » Et le Seigneur l'expliqua ainsi: « La bonne semence désigne les fils du royaume, et l'ivraie, les enfants du mal. » Qui a semé cette ivraie? « L'ennemi qui a. semé l'ivraie, c'est le diable. » Quel est le champ? «Le champ, c'est le monde. » Et la moisson ? « La moisson est la fin du siècle. » Et les moissonneurs? « Les moissonneurs sont les anges (3). » Mais l'Afrique est-elle le monde ! Sommes-nous au temps de la moisson et Donat est-il le moissonneur? Oui, c'est partout l'univers qu'il vous faut attendre la moisson c'est par tout l'univers qu'il vous faut croître pour mûrir, c'est par tout l'univers qu'il vous faut laisser l'ivraie jusqu'à l'époque de la moisson. Ah! ne vous laissez point séduire parles méchants, pailles légères qui s'envolent de l'aire avant l'arrivée du divin Vanneur : ne vous laissez pas séduire par eux; arrêtez-les à cette parabole de l'ivraie, elle suffit pour les confondre et ne leur laissez plus dire.

Un tel a livré les Écritures. — Non, c'est celui-là qui les a livrées. Quel que soit d'ailleurs celui qui les a livrées, est-ce que l'infidélité de ces traditeurs
 
 

1. I Cor. XIII,13. — 2. Ephés. IV, 3. — 2. Matt. XIII, 24-30, 36-43.
 
 

rendra vaine la fidélité de Dieu? Et quelle est cette fidélité de Dieu ? Celle que Dieu a promise à Abraham quand il lui a dit: « Dans ta race seront bénies toutes les nations. » Quelle est-elle encore? « Laissez croître l'un et l'autre jusqu'à la moisson. » Croître, où? Dans le champ. Qu'est-ce à dire, dans le champ ? C'est-à-dire dans le monde.

22. Ici on nous arrête. On avait vu, dit-on, le bon grain et l'ivraie croître dans le monde; mais il n'y a plus guère de froment; il n'y en a plus que dans notre pays et au milieu de nous, si peu nombreux que nous soyons. — Le Seigneur ne te permet pas de donner l'interprétation qui te plaît. C'est lui qui t'a expliqué cette parabole, et il te ferme la bouche, bouche sacrilège, bouche impie, bouche souillée, bouche qui se contredit et qui contredit en même temps le divin Testateur, les dispositions qui t'appellent à son héritage.

Comment te ferme-t-il la bouche ? En disant: « Laissez l'un et l'autre croître jusqu'à la mois« son. » Si donc le temps de la moisson est arrivé, croyons qu'il n'y a plus guère de froment; et pourtant même alors on ne pourra dire qu'il n'y en a guère puisqu'il sera serré dans le grenier. Voici en effet ce qui est écrit : « Recueillez d'abord l'ivraie et mettez-la en gerbes pour la  brûler; quant au froment enfermez-le dans mon grenier. » Mais s'ils doivent croître jusqu'à la moisson et être ensuite enfermés, quand donc, tête opiniâtre et impie, les verra-t-on diminuer? Comparé en même temps à l'ivraie et à la paille, le bon grain, je l'accorde est en petite quantité; cependant il croît jusqu'à la moisson aussi bien que l'ivraie. Lors en effet que l'iniquité se multiplie, la charité se refroidit dans un grand nombre, l'ivraie croît et la paille aussi. Mais le bon grain ne saurait manquer partout, puis qu'en persévérant jusqu'à la fin il assure sa conservation (2); il s'ensuit que jusqu'à la moisson il croît avec l'ivraie.

D'autre part, si la multitude des méchants a fait dire : « Penses-tu que le Fils de l'homme, en venant sur la terre, y trouvera encore de la foi (3)? » (et ce mot de terre désigne tous ceux qui en violant la loi se rendent les imitateurs de celui à qui il a été dit: « Tu es terre, et tu retourneras « en terre (4) ; » ) il est dit aussi, à cause du grand nombre des bons et en considération du patriarche à qui s'adressait cette promesse : « Ta postérité se multipliera comme les étoiles du ciel et comme
 
 

1. Gen. XXII, 18. — 2. Matt. XXIV, 12-13. — 3. Luc, XVIII, 8. — 4. Gen. III,19.
 
 

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le sable de la mer (1) ; » il est donc dit que « beaucoup viendront d'Orient et d'Occident et prendront place avec Abraham et Isaac dans le royaume de Dieu (2). » Donc, encore une fois, le bon grain et l'ivraie croissent jusqu'à la moisson; et s'il y a dans les Ecritures des passages particuliers qui s'appliquent à l'ivraie ou à la paille, il en est d'autres pour le bon grain. Ne pas les comprendre, c'est tout confondre et mériter d'être confondu; c'est se laisser tellement emporter aux aboiements d'une passion aveugle, que l'éclat même de la vérité ne saurait imposer silence.

23. Voici, reprennent-ils, des paroles d'un prophète : « Eloignez-vous, sortez de là, ne touchez point ce qui est impur (2). » Comment souffrir les méchants pour conserver la paix, puisqu'il nous est commandé de sortir, et de nous éloigner, d'eux pour ne toucher pas ce qui est impur?

Nous, mes frères, nous entendons cet éloignement dans un sens spirituel, et eux, dans un sens matériel. Moi aussi je crie avec le prophète; quoique nous soyons, Dieu nous emploie comme des instruments à votre service, et nous vous crions, nous vous disons: « Eloignez-vous, sortez de là, ne touchez pas ce qui est impur; » évitez de le toucher, non de corps, mais de coeur. Qu'est-ce que toucher ce qui est impur, sinon consentir aux péchés d'autrui ? Et qu'est-ce qu'en sortir, sinon faire ce que réclame la correction des méchants, et autant que chacun en est capable dans sa dignité et son rang, et sans altérer la paix ? Tu es fâché de voir cet homme pécher : tu n'as point touché ce qui est impur. Tu l'as réprimandé, tu l'as corrigé, tu l'as averti, tu as même eu recours, selon le besoin, à un châtiment convenable mais sans rompre l’unité: tu en es sorti.

Examinez ce qu'ont fait les saints, car nous ne voulons point paraître vous donner ici notre interprétation particulière, et nous devons entendre ce passage comme ils l'ont entendu. « Sortez de là, » dit le prophète. J'explique d'abord cette parole d'après le sens qu'on lui donne habituellement; je montre ensuite que ce n'est pas un sentiment qui me soit personnel.

Il arrive souvent que des hommes soient accusés, et qu'étant accusés ils se défendent. Or lorsqu'un accusé s'est défendu en s'appuyant sur la raison et sur la justice, ceux qui l'ont entendu se disent: Il en est sorti. Comment est-il sorti?
 
 

1. Gen. XV, 5 ; XXII,17. — 2. Matt. VIII, 11.  — 3. Isaïe, LII, 11.
 
 

En s'appuyant sur la raison, en faisant une défense pleine de justice. N'est-ce pas ce que faisaient les saints en secouant la poussière de leurs pieds contre ceux qui n'acceptaient point la paix qu'ils leur annonçaient (1) ? Elle en est sortie cette sentinelle à qui il avait été dit: « Je t'ai établi comme une sentinelle pour la maison d'Israël. Si tu parles à l'impie et qu'il ne renonce ni à l'iniquité, ni à sa voie, cet impie mourra dans son iniquité et tu délivreras ton âme (2). » Si elle agit ainsi, elle en sort, non en se séparant extérieurement, mais en faisant ce qui lui sert de défense. Cette sentinelle a rempli son devoir, bien que l'impie n'ait pas obéi comme il aurait dû. La sentinelle en est donc sortie.

24. Ainsi nous crient de sortir et Moïse, et Isaïe, et Jérémie et Ezéchiel. Voyons si eux-mêmes sont sortis en abandonnant le peuple de Dieu et en se réfugiant au milieu des autres nations. Combien de fois et avec quelle véhémence Jérémie ne s'est-il pas élevé contre les pécheurs et coutre les impies dans Israël! Il vivait néanmoins au milieu d'eux, entrait dans le même temple et célébrait les mêmes mystères ; oui, il vivait au milieu de ce mélange d'hommes pervers; mais il en sortait en criant contre leurs désordres. Sortir de là, ne pas toucher ce qui est impur, signifie donc que la volonté ne doit pas consentir au mal, ni la bouche l'épargner. Que dirai-je de Jérémie, d'Isaïe, de Daniel, d'Ezéchiel et des autres prophètes ? Ils n'ont pas quitté ce peuple pervers; craignant de se séparer des bons mêlés aux méchants, parmi lesquels eux-mêmes aussi étaient parvenus à se sanctifier.

Au moment même où Moïse recevait la loi au sommet de la montagne, vous savez, mes frères, que le peuple resté au bas se fit une idole. C'était le peuple de Dieu, le peuple conduit à travers les flots dociles de la mer rouge qui avait englouti l'armée égyptienne poursuivant Israël: eh bien! après tant de prodiges et de si étonnants miracles qui avaient semé en Egypte des châtiments et la mort, protégé et sauvé les Hébreux, ceux-ci ne laissèrent pas de demander une idole, de l'obtenir par violence, de la fabriquer, de l'adorer, de lui sacrifier même. Dieu fait connaître ce crime à son serviteur et lui annonce en même temps qu'il va faire disparaître les coupables de devant sa face. Moïse intercède avant de rejoindre ce peuple. C'était bien l'occasion de s'éloigner de ce milieu, comme disent les Donatistes,
 
 

1. Luc, X, 11. — 2. Ezéch. III, 17-19.
 
 

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afin de ne pas toucher ce qui est impur, de ne vivre pas au milieu des coupables: mais il

n'en fit rien. Et pour empêcher de croire que sa conduite fût inspirée par le besoin plutôt que par la charité, Dieu lui offrit un autre peuplé : « Je ferai de toi, lui disait-il, une grande nation; » afin de pouvoir anéantir cette race coupable. Moise n'accepte point, il demeure uni à ces pécheurs, il prié pour eux. Et comment prie-t-il? Ah ! mes frères, quel témoignage d'affection ! Comment prie-t-il? Reconnaissez ici cette charité en quelque sorte maternelle dont il a été entre nous si souvent question. En entendant le Seigneur menacer ce peuple sacrilège, les tendres entrailles de Moïse s'émurent, et il s'offrit pour eux à la colère divine. « Seigneur, dit-il, si vous voulez leur pardonner cette faute, pardonnez-la ; sinon effacez moi de votre livre que vous avez écrit (1). » Quelles entrailles paternelles et maternelles tout à la fois ! Avec quelle tranquillité il parlait ainsi, l'oeil fixé sur la justice et la miséricorde de Dieu; car Dieu étant juste il ne pouvait perdre le juste, et miséricordieux; il devait pardonner aux pécheurs.

25. Maintenant donc, sans aucun doute, votre prudence voit manifestement quel sens il faut donner à tous ces passages tirés des Ecritures ; et que l'Ecriture nous criant de nous éloigner des méchants, c'est simplement l'ordre de nous éloigner d'eux par les dispositions du coeur; car en nous séparant des bons nous ferions plus de mal que nous n'en éviterions en demeurant au milieu des méchants; témoin les Donatistes. Ah S'ils étaient vraiment bons, si par conséquent ils faisaient des observations eux méchants au
 
 

1. Exod. XXXII, 31, 32.
 
 
 
 

lieu de diffamer méchamment les bons, qui donc ne supporteraient-ils pas, après qu'ils ont reçu comme parfaitement innocents les Maximinianistes, auparavant condamnés par eux comme de grands coupables ?

Oui, sans aucun doute, un prophète a dit: « Eloignez-vous et sortez de là, ne touchez pas ce, qui est impur. » Mais pour comprendre ses paroles, j'interroge sa conduite; celle-ci m'explique celles-la. « Eloignez-vous, » dit-il. A qui parle-t-il? Aux justes certainement. De qui veut-il qu'ils s'éloignent? Des pécheurs et des impies. Mais lui, s'en est-il éloigné ? Je le cherche et je découvre que non. Par conséquent, il comprenait différemment. N'aurait-il pas fait le premier ce qu'il exigeait? Mais il s'est séparé de coeur, il a adressé des observations, des reproches; en s'abstenant de consentir au mal, il n'a point touché ce qui est impure et en faisant des réprimandes, il est sorti innocent aux yeux de Dieu; et si Dieu ne lui a point reproché de péchés personnels, c'est qu'il n'en a pas fait; les péchés d'autrui, c'est qu'il ne les a pas approuvés; de négligence, c'est qu'il n'a pas omis de parler ; d'orgueil enfin, c'est qu'il a demeuré dans l'unité.

Vous donc aussi, mes frères, tout ce que vous connaissez au milieu de vous d'hommes encore appesantis sous l'amour du siècle, d'avares, de parjures, d'adultères; de passionnés pour les vains spectacles; ceux qui consultent les astrologues, les fanatiques; les augures; les aruspices ; tous ce que vous connaissez d'ivrognes, de voluptueux, tous ceux enfin qui font le mal au milieu de vous, désapprouvez-les de toutes vos forces afin de vous séparer d'eux par le coeur, reprenez-les, afin d'en sortir; et gardez-vous de consentir, afin de ne pas toucher ce qui est impur.

SERMON LXXXIX. LE FIGUIER MAUDIT (1).
 

ANALYSE. — Ce figuier maudit par Notre-Seigneur désigne la partie stérile de la Synagogue réprouvée par lui, comme la montagne qu'il donne à ses Apôtres le pouvoir de jeter dans la mer, figure la foi chrétienne qui devait s'implanter au sein des vagues de la gentilité. La preuve que Jésus avait en vue autre chose que le figuier, c'est que la malédiction lancée sur cet arbre serait autrement inexplicable, car si Jésus n'y trouva pas de fruits, un Évangéliste, observe que la saison des fruits n'était pas arrivée. — Il ne faut donc pas prendre à la lettre ce qui est dit du Sauveur, qu'il alla vers cet arbre pour y cueillir du fruit. J'oserai affirmer qu'il feignit de vouloir cri cueillir, comme il feignit, devant les disciples d'Emmaüs, de vouloir aller plus loin. De même en effet qu'il y a des paroles que l'on.doit prendre dans le sens littéral, d'autres qui ne s'expliquent que dans le sens figuré, d'autres enfin qui comportent l'on et l'autre sens; ainsi il y a des actions qui s'expliquent par elles-mêmes, il en est d'autres que fou doit regarder uniquement comme des symboles, et d'autres enfin qui sont à la fois historiques et figurées. Celles qui sont simplement symboliques peuvent être nommées des fictions. Telles sont la recherche des fruits sur le figuier et la volonté d'aller plus loin, à Emmaüs.
 
 

1. La dernière lecture qu'on vient de nous faire, du saint Evangile, est une invitation formidable à ne pas porter des feuilles sans fruits. Si le fait est rapporté en peu de mots, c'est sans doute afin qu'il n'y ait pas abondance de paroles et disette d'actions! Quel sujet de frayeur ? Et qui ne craindrait en voyant des yeux du coeur, dans le récit sacré, un arbre desséché tout-à-coup, et desséché au point qu'on lui dit : « Que jamais; qu'éternellement fruit ne naisse de toi ? » Que cette frayeur nous corrige et une fois corrigés portons des fruits: Sans aucun doute, effectivement, le Christ Notre Seigneur avait en vue une espèce d'arbre qui méritait d'être desséché pour avoir porté des feuilles sans fruits. Cet arbre est la Synagogue, non pas la Synagogue élue, mais la Synagogue réprouvée. Car c'est de la Synagogue que sortait le vrai peuple de Dieu, ce peuple qui attendait réellement et sincèrement le salut de Dieu, Jésus-Christ prédit dans les prophètes. Aussi pour l'avoir fidèlement attendu, mérita-t-il de jouir de sa présence. De là venaient les Apôtres et toute cette foule qui précédaient le Seigneur sur sa monture et qui s'écriaient : « Hosanna au Fils de David ! Béni Celui qui vient au nom du Seigneur (2) ! » Car il y avait un grand nombre de Juifs fidèles, oui un grand nombre de Juifs qui croyaient au Christ avant même que pour eux il eut versé son sang. Etait-ce en vain qu'il n'était venu en personne que vers les brebis perdues de la maison d'Israël (3) ?

D'autres lui offrirent, quand il fut crucifié et monté au ciel, des fruits de pénitence. Il ne dessécha point ceux-là, au contraire il les cultiva avec soie dans son champ et les arrosa de l'eau
 
 

1. Matt. XXI, 19-21. — 2. Matt. XXI, 9. — 3. Ibid. XV, 24.
 
 

de sa parole. De ce nombre étaient les quatre mille Juifs qui crurent en lui au moment où ils virent ses disciples et ceux qui les accompagnaient, remplis du Saint-Esprit et parlant les langues de tous les peuples ; don des langues qui annonçait en quelque sorte la future propagation de l'Eglise dans tout l'univers. Ces Juifs crurent donc alors ; aussi faisaient-ils encore partie des brebis perdues de la maison d'Israël que le Fils de l'homme retrouva également, parce qu'il était venu chercher et sauver ce qui était perdu (1). Au milieu de quels buissons n'avaient elles pas été entraînées et cachées par les loups ravissants? Aussi le Sauveur ne parvient à les découvrir qu'en se faisant déchirer parles épines de la passion. Il y parvint cependant, il les trouva et les racheta. Ces malheureux dans leur fureur s'étaient donné la mort autant qu'à lui : ils durent leur salut au sang répandu pour eux. Car ils furent contrits en entendant les Apôtres ; ils avaient percé le Sauveur d'une lance, ils se sentirent blessés dans la conscience. Sous ce sentiment de componction ils demandèrent conseil, ce conseil leur fut donné, ils le reçurent, firent pénitence, trouvèrent grâce et burent avec foi le sang versé par eux avec fureur. (2)

C'est ce qui reste aujourd'hui de cette race, maudite et stérile jusqu'à la fin des siècles, qui a été figuré par cet arbre. Tu viens à eux et tu y trouves tous les écrits des prophètes. Mais ce ne sont que des feuilles. Le Christ a faim, le Christ cherche du fruit; mais il n'en trouve point là, parce qu'il ne s'y trouve pas. Car c'est être sans fruit que de n'être pas attaché au Christ; et c'est n'être pas attaché au Christ que de n'être pas attaché à l'unité du Christ, que de n'avoir
 
 

1. Luc, XIX, 10. — 2. Act. II.
 
 

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pas la charité ; d'où il suit que de manquer de charité, c'est être sans fruit. Ecoute l'Apôtre : « Le fruit de l'Esprit, dit-il, c'est la charité. » Il la montre comme une belle grappe, comme un beau fruit. « Le fruit de la charité, dit-il donc, est la charité, la joie, la paix, la patience (1). » Après avoir vu la charité venir la première, ne t'étonne pas de ce qui la suit.

2. Aussi voyant ses disciples surpris en présence de cet arbre desséché tout-à-coup, il leur recommanda la foi et leur dit : « Si vous aviez une foi qui n'exceptât rien; » en d'autres termes : Si pour tout vous aviez foi en Dieu, sans dire: Il peut ceci, il peut cela; si vous aviez confiance en la toute-puissance du Tout-Puissant; non-seulement vous feriez cela, mais encore « vous diriez à cette montagne : Lève-toi et te jette dans la mer, et elle le ferait. De plus, tout ce que vous demanderiez dans la prière avec foi, vous l'obtiendriez. »

Nous lisons que les disciples du Sauveur ont lait des miracles, ou plutôt que le Sauveur en a faits par eux, puisqu'il leur a dit : « Vous ne pouvez rien faire sans moi (2). » Le Seigneur en effet pouvait beaucoup sans ses disciples, mais sans lui ses disciples ne pouvaient rien; et lorsqu'il travailla à les former, il ne fut pas certainement aide par eux. Or en parcourant les miracles des Apôtres, nous ne voyons nulle part ni qu'ils aient desséché un arbre, ni qu'ils aient transporté une montagne dans la mer. Cherchons donc comment cette promesse s'est accomplie, attendu que les paroles du Seigneur ne sauraient être vaines.

Or, si l'on ne considère que les arbres ordinaires et les montagnes connues, la promesse ne s'est point exécutée. Mais si l'on considère l'arbre mystérieux dont j'ai parlé, et cette montagne du Seigneur dont un prophète a dit : « On verra dans les derniers jours la montagne du Seigneur à découvert (3); » si dis-je, l'on considère et l'on comprend ce sens, la promesse s'est accomplie et accomplie par les Apôtres. L'arbre donc désigne la nation juive, mais je le répète, la partie de cette nation réprouvée et non élue ; cet arbre ainsi rappelle la nation juive; et la montagne, d'après l'autorité du prophète, figure le Seigneur même. L'arbre desséché, c'est le peuple Juif sans la gloire du Christ ; et la mer est le monde de la gentilité tout entière. Écoute maintenant les Apôtres s'adressant à cet arbre
 
 

1. Galat, V, 22. — 2. Jean, XV, 6. — 3. Isaïe, II, 4.
 
 

pour le dessécher et lançant la montagne en pleine mer. On les voit, au livre des Actes, parler aux Juifs contradicteurs et rebelles à la parole de vérité; en d'autres termes à l'arbre chargé de feuilles mais dépouillé des fruits. « Il fallait, leur disent-ils, vous annoncer la divine parole; mais puisque vous la repoussez; » puisque vous répétez les paroles des prophètes sans reconnaître Celui qui fut annoncé par eux, c'est-à-dire puisque vous n'avez que des feuilles : « Voici que nous nous tournons du côté des gentils (1). » Le prophète d'ailleurs l'avait prédit ainsi : « Voici que je t'ai établi pour être la lumière des gentils et leur salut jusqu'aux extrémités de la terre (2). » Ainsi l'arbre est desséché, et le Christ annoncé aux nations est la montagne transportée dans la mer. Comment d'ailleurs l'arbre ne sècherait-il point, attendu qu'il est placé, dans une vigne dont il a été dit : « Je défendrai à mes nuées de répandre la pluie sur elle (3)? »

3. Le Seigneur a voulu nous montrer avec évidence qu'il agissait ainsi d'une manière prophétique, qu'il n'entendait pas simplement l'aire un miracle sur cet arbre, mais faire un miracle qui présageât l'avenir. Plusieurs circonstances nous disent, nous prouvent, nous forceraient même à avouer malgré nous que telle fut son intention.

Et d'abord, cet arbre avait-il péché pour n'être pas alors couvert de fruits ? Fût-on au temps des fruits, il n'était point répréhensible de n'en point porter. Quelle faute peut-on reprocher à un arbre insensible? Ajoutez, comme le rapporte expressément un autre Évangéliste, que « ce n'était pas le temps des figues (4). » C'était le moment où le figuier pousse ces feuilles délicates qui précèdent toujours les fruits, nous le savons et ce qui le démontre, c'est d'une part que l'on était proche de la passion, et nous savons d'autre part à quelle époque le Seigneur l'endura; mais ne fissions-nous pas attention à cette circonstance, nous devons croire à l'Évangile ; or l'Évangile dit : « On n'était pas au temps des figues. » Ah ! si le Seigneur n'avait voulu faire qu'un miracle, s'il n'avait pas eu dessein de nous donner une figure prophétique de quelque évènement futur, il eût agi d'une manière beaucoup plus douce et plus digne de sa miséricorde, et s'il avait rencontré un arbre mort, il lui eût rend a la vie, comme il se plaisait à guérir les malades, à purifier les lépreux, à ressusciter les morts.
 
 

1. Act, XIII, 46. — 2. Isaïe XLIX, 6. — 3. Ibid. V, 6. — 4. Marc, XI, 13.
 
 

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Comment expliquer ici une conduite en apparente aussi contraire aux règles ordinaires de sa bonté ? Il rencontre un arbre bien vert; cet arbre ne porte pas encore de fruits; mais ce n'en est pas la saison, mais il n'en refuse pas à celui qui le cultive, et le Seigneur le dessèche! N'était-ce pas dire à chacun de nous : Je n'ai pas pris plaisir à faire mourir cet arbre, mais j'ai voulu t'avertir que je n'ai pas agi sans motif et te porter à réfléchir avec plus de soin à ce que je viens de faire ? Je n'ai pas maudit cet arbre, je n'ai pas entendu infliger de châtiment à un être insensible; mais j'ai voulu t'inspirer une frayeur salutaire et te porter, si tues attentif, à ne mépriser pas le Christ quand il a faim et à chercher plutôt à être couvert de fruits que chargé d'un sombre feuillage.

4. Voilà une première circonstance destinée à nous montrer que le Seigneur avait en vue quelque signification mystérieuse. En est-il une autre ? — Il a faim, il s'approche de l'arbre et il y cherche du fruit. Ignorait-il que ce n'en était pas encore la saison ? Le Créateur de cet arbre ne savait-il pas ce que savait le jardinier? Le voilà donc qui cherche sur cet arbre un fruit qui n'y est pas encore. Cherche-t-il réellement, ou plutôt ne feint-il pas de chercher? Car s'il cherche réellement, il se trompe, et loin de nous une idée semblable ! Alors il feint? Mais tu crains de l'avouer. Tu confesses donc qu'il se trompe? Tu ne peux l'admettre encore et tu. te rejettes sur la feinte. Nous voici tourmentés, agités, nous nous desséchons. Dans cette fièvre d'anxiété, demandons la pluie du ciel pour nous rendre la vie, et gardons-nous de rien dire qui soit indigne du Seigneur, ce serait nous vouer à la mort.

Le texte de l'Évangile porte : « Le Seigneur alla vers cet arbre et n'y trouva pas de fruit. » Nous ne lirions pas cette expression : « Il n'y trouva point, » s'il n'y avait cherché ou feint de chercher les fruits qu'il savait n'y être pas. Point de doute à cet égard, le Christ assurément ne s'est point trompé. Il a donc feint ? Mais le dirons-nous et comment sortir de cet embarras? Voyons si quelque Évangéliste n'a pas dit ailleurs ce que de nous-mêmes nous n'oserions affirmer. Reproduisons d'abord ce qu'a dit cet Évangéliste, et travaillons à le comprendre après l'avoir reproduit. Mais pour le comprendre croyons-le d'abord. « Si vous ne croyez, vous ne comprendrez pas, » dit en effet un prophète (1).
 
 

1. Isaïe VII, 9, sel. LXX.
 
 

Le Seigneur Jésus, après sa résurrection, voyageait avec deux de ses disciples, et saris en être encore reconnu, il cheminait avec eux comme un troisième voyageur. On arriva à l'endroit où allaient les deux premiers; mais Jésus dit l'Evangéliste, « feignit d'aller plus loin. » Eux le retenaient par politesse, lui disaient qu'il était déjà tard et le priaient de rester avec eux. Il accepte l'hospitalité, prend du pain, le bénit, le rompt; et on le reconnaît. Pourquoi donc craindre de dire qu'il feignit de chercher du fruit, puisqu'il est écrit qu'il feignit d'aller plus loin?

Mais voici surgir une autre question. Nous avons hier soutenu pendant longtemps la véracité des Apôtres; et dans le Seigneur lui-même nous rencontrerions aujourd'hui quelque feinte? Ici donc, mes frères, nous devons vous exposer, vous expliquer, dans la faible mesure des forces que Dieu.nous donne pour vous servir; nous devons enfin vous faire comprendre la règle qui doit vous diriger dans l'interprétation de toutes les Écritures.

Toute parole ou toute action y doit être entendue soit dans un sens propre, soit dans un sens figuré, soit en même temps dans l'un et l'autre sens. Voilà une triple distinction; appuyons-la sur des exemples, et des exemples tirés des Lettres divines. Expressions prises dans le sens propre : Le Seigneur a souffert, il est ressuscité et monté au ciel ; nous ressusciterons aussi à la fin des siècles, et si nous ne le dédaignons pas, nous règnerons éternellement avec lui voilà un langage qu'il faut prendre à la lettre; prends-le dans le sens propre sans y chercher de figures; les choses sont réellement telles qu'elles sont exprimées. Voici des faits : l'Apôtre monta à Jérusalem pour y voir Pierre; il y monta réellement, cet acte doit être aussi entendu dans le sens propre (1); c'est le récit d'un fait, d'un fait où il n'y a rien de figuré.

Voici maintenant du figuré: « La pierre rejetée par les constructeurs est devenue la tête de l'angle (2). » Si nous prenons à la lettre ce terme de pierre, de quelle pierre est-il dit que rejetée par les constructeurs elle est devenue la pierre de l'angle ? Et si à la lettre encore nous entendons le terme d'angle, de quel angle cette pierre est-elle devenue la tête ? En supposant au contraire qu'il y a un sens figuré et en s'y attachant, on voit le Christ dans cette pierre angulaire et dans cette tête d'angle le Chef de l'Église.
 
 

1. Galat. I, 18. — 2. Ps. CXVII, 22 ; Matt. XXI, 42.
 
 

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Mais comment l'Église est-elle comparée à un angle? Parce qu'elle attire à elle, d'un côté les Juifs et d'un autre côté les Gentils; ils sont comme deux murs qui viennent de directions différentes, qui se réunissent en elle et dont elle maintient l'union par la grâce qui produit la paix dans son sein. « Car le Christ est notre paix, et de deux choses il en a fait une seule (1). »

5. Voilà donc des actes et des expressions dans le sens propre, ainsi que des paroles dans le sens figuré. Vous demandez maintenant des exemples d'actions figuratives. Il en est beaucoup. Citons provisoirement le trait que nous rappelle ce que nous venons de dire de la pierre angulaire. C'est l'onction que fit Jacob à la pierre qu'il avait placée sous sa tête durant ce sommeil mystérieux où il vit des échelles qui allaient de la terre au ciel, des hommes qui montaient et descendaient, et le Seigneur debout au sommet de ces échelles. Cette dernière circonstance lui fit comprendre ce que devait signifier cette pierre, et pour nous démontrer qu'il n'était point étranger au sens de cette vision (1), de cette révélation sublime, il répandit sur cette pierre l'onction destinée à rappeler qu'elle figurait le Christ (2). Pourquoi t'étonner de cette onction? N'est-ce pas d'onction que vient en grec le nom de Christ ?

Ce même Jacob est donc appelé dans l'Écriture un homme sans artifice; il y porte aussi le nom d'Israël, vous le savez. N'est-ce pas pour cela qu'il est écrit dans l'Évangile qu'en voyant Nathanaël le Seigneur s'écria : « Voici vraiment un Israélite en qui il n'y a point d'artifice ? » Mais ne sachant encore qui lui adressait la parole, cet Israélite répliqua : « D'où me connaissez-vous? « — Lorsque tu étais sous le figuier, répondit le Seigneur, je t'ai vu; » c'est-à-dire, lorsque tu étais encore dans les ombres du péché, je t'ai prédestiné. Mais lui, se rappelant avoir été sous un figuier quand le Seigneur n'était point présent, reconnut sa divinité et s'écria: « C'est vous le Fils de Dieu, c'est vous le Roi d'Israël. » C'est ainsi, c'est ainsi qu'en reconnaissant le Christ, il n'était point devenu une figue sèche tombée sous le figuier. Le Seigneur ajouta : « Parce que j'ai dit t'avoir vu lorsque tu étais sous le figuier, tu crois : tu verras de plus grandes choses. » Quelles sont-elles ? Rappelle-toi d'un côté qu'il s'agit ici d'un Israélite sans artifice; souviens-toi aussi qu'il est dit de Jacob qu'il était également sans artifice, et que le Seigneur fait allusion à la
 
 

1. Ephès. II, 14. — 2. Gen. XXVIII, 11-18.
 
 

pierre qu'il avait sous la tête, à ce qu'il vit dans son sommeil, aux échelles qui allaient de la terre au ciel, et aux anges qui montaient et qui descendaient. Tu comprendras alors le sens de la réponse que fait le Sauveur à cet Israélite sans artifice. « En vérité je vous le déclare, dit  donc Jésus; vous verrez le ciel ouvert : » Nathanaël, sans artifice, écoute bien ce que rit Jacob, sans artifice également: « vous verrez le ciel ouvert, et les anges montant et descendant : » vers qui ? « Vers le Fils de l'homme (1). » Le Fils de l'homme était donc la pierre mystérieuse, qui soutenait le chef de Jacob; et de fait si l'homme est le chef de la femme, le Christ à son tour est le chef de l'homme (2). Si le Sauveur ne dit pas que les Anges montaient au dessus du Fils de l'homme et descendaient vers lui, c'est pour ne pas laisser croire qu'il fût seulement au ciel et seulement sur la terre. « Ils monteront et descendront vers le Fils de l'homme. » Car il est au ciel et c'est lui qui crie : « Saul, Saul. » Il est aussi sur la terre, et c'est pourquoi il ajoute

« Pourquoi me persécutes-tu (3)? »

6. J'ai cité des expressions à prendre dans le sens propre : nous ressusciterons; des actes pris également à la lettre : Paul monta à Jérusalem pour y voir Pierre; des expressions figurées : la pierre réprouvée par les constructeurs; un acte figuratif aussi : l'onction de la pierre placée sous la tête de Jacob. Je dois maintenant, pour vous satisfaire, produire un trait qui soit en même temps littéral et figuré.

Nous savons tous qu'Abraham eut deux fils, l'un de la servante, et l'autre de la femme libre voilà tout à la fois un évènement et un récit à entendre dans le sens propre. Mais qu'y a-t-il de figuré ? « Ce sont là les deux alliances (4). »

Des expressions figurées sont donc des espèces de fictions. Mais comme elles finissent par avoir une signification, et une signification conforme à la vérité, on ne saurait les accuser de mensonge. Un semeur s'en alla semer, et pendant qu'il semait, la semence tomba une partie dans le chemin, une partie dans des endroits pierreux, une autre au milieu des épines, une autre enfin sur une bonne terre. Quel est ce semeur? Quand s'en alla-t-il ? Quelles sont les épines? Quelles sont les pierres? Quel est le chemin ? Quel est le champ où il jeta sa semence? Si tu vois ici une fiction, comprends assurément qu'elle signifie quelque chose. Or, c'est bien une fiction. Si d'ailleurs il
 
 

1. Jean, 1, 47-52. 2. — 2. I Cor. XI, 3. — 3. Act. IX, 4. — 4. Galat. IV, 22, 24
 
 

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s'agissait ici d'un semeur véritable qui eût répandu sa semence dans les différents endroits dont il vient d'être parlé, ce ne serait pas à la vérité une fiction, mais ce ne serait pas non plus un mensonge. Il y a ici fiction, mais il n'y a pas non plus de mensonge. Pourquoi ? Parce que c'est une fiction qui désigne quelque chose et qui ne trompe pas. Elle demande à être comprise, mais n'induit pas en erreur.

C'est ce qu'avait en vue le Christ lorsqu'il chercha des fruits sur le figuier; c'était une fiction, mais une fiction figurative et non pas trompeuse, et conséquemment une fiction honnête et irrépréhensible; une fiction qui ne jette point dans l'erreur si on l'examine, mais qui découvre la vérité lorsqu'on en approfondit le sens.

7. Je sais ce qu'on demandera encore : Explique-nous, dira quelqu'un, ce que voulait faire entendre le Sauveur, lorsqu'il feignit d'aller plus loin; car s'il n'avait pas prétendu faire connaître quelque chose, c'eût été tromper et mentir. — Les principes et les règles qui nous guident avec tant d'exactitude serviront à vous faire comprendre ce que signifiait cette feinte, de vouloir aller plus loin.

Le Sauveur feint donc de vouloir aller plus loin et on le retient, on l'en empêche. N'est-il pas vrai qu'on le croyait absent de corps? Or cette absence présumée était comme l'éloignement du Seigneur Jésus. Pour toi, retiens-le fidèlement, retiens-le au moment de la fraction du pain. Que dirai-je encore? La connaissez-vous? Si vous la connaissez, vous savez que le Christ est là. Mais il ne faut pas en dire davantage du sacrement redoutable. Ceux qui diffèrent de s'en instruire, laissent le Seigneur bien éloigné d'eux. Ah! qu'ils l'apprennent au plus tôt et ne perdent pas le trésor; qu'ils offrent l'hospitalité, et on les invite au ciel.

SERMON XC. Prononcé à Carthage dans la Basilique Restitute (1). LA ROBE NUPTIALE OU LA CHARITÉ (2).
 

ANALYSE. Ce discours comprend deux parties distinctes: I° nécessité indispensable de la charité ; 2° conditions dont la charité doit être revêtue. — I. Il y a dans chacun des fidèles et du bien et du mal; chacun est donc en même temps bon et mauvais. Est-ce dans ce sens qu'il est dit que les mauvais entrèrent avec les bons dans la salle du banquet? Evidemment non; et le convive qui fut chassé du festin et précipité dans les ténèbres extérieures, représente le grand nombre des chrétiens qui méritent d'être exclus du royaume des cieux pour n'être pas revêtus de la robe nuptiale. Or la robe nuptiale est sans aucun doute la charité chrétienne, dont l'Apôtre a proclamé en termes si énergiques l'incomparable nécessité. La charité est donc réellement indispensable pour qui veut être sauvé. — II. Or 1° cette charité doit s'étendre à tous les hommes, puisque tous viennent d'un même père, soit dans l'ordre de la nature soit dans l'ordre de la grâce, et que la foi qui nous rend chrétiens n'est pas une telle foi telle quelle, mais la foi agissant par la charité. La charité doit 2° embrasser les ennemis et prier pour eux. Est-il d'ailleurs rien de plus convenable, puisque prier pour eux c'est demander qu'ils soient délivrés des vices qui les rendent nos ennemis? 3° Enfin cette charité doit entraîner tout; rapporter tout à Dieu : c'est le tribut légitime et nécessaire dont nous sommes redevables au Souverain de l'univers.
 
 

1. Tous les fidèles connaissent les noces et le festin du fils du Roi; on sait aussi que cette table divine est dressée pour quiconque est de bonne volonté. Mais si rien n'empêche d'en approcher, il faut faire grande attention aux dispositions qu'on y apporte. Les saintes Écritures nous enseignent effectivement que le Seigneur a deux banquets l'un où se rendent les méchants avec les bons, et l'autre d'où sont exclus les méchants. Voilà pourquoi il y a des méchants comme des bons au festin sacré dont il vient d'être question dans l'Évangile. Tous ceux qui se sont excusés d'y venir,
 
 

1. Voir ci-dessus, Serm. XIX. — 2. Matt. XXI, 1-14.
 
 

sont méchants; mais il ne faut pas considérer comme bons tous ceux qui s'y sont rendus. C'est à vous donc que j'adresse la parole, vous, bons convives, qui prenez au sérieux ce grave enseignement : « Celui qui mange et qui boit indignement, mange et boit sa propre condamnation (1); » à vous tous qui êtes bons j'adresse donc la parole et je vous dis : Ne cherchez pas les bons en dehors, et en dedans souffrez les méchants.

2. Votre charité voudrait savoir sans doute quels sont ceux à qui je m'adresse et à qui je
 
 

1. I Cor. XI, 29.
 
 

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recommande de ne pas chercher les bons en dehors et de tolérer en dedans les méchants; car

à qui me serais je adressé s'il n'y avait pas de bons, et si tous l'étaient, comment aurais-je pu inviter à souffrir les méchants ? Commençons doué avec l'aide du Seigneur, à résoudre cette question.

A prendre la bonté dans toute sa perfection, il n'y a réellement que Dieu pour être bon. Le Seigneur le dit de la manière la plus expresse « Pourquoi m'interroger sur ce qui est bon ? Dieu seul est bon (1). » Mais s'il n'y a que Dieu pour être bon, comment se trouve-t-il à ces noces divines des bons avec les méchants ?

Sachez d'abord que sous certain rapport nous sommes tous mauvais. Oui, sous un rapport nous sommes tous mauvais; et sous un autre rapport nous ne sommes pas tous bons. Pouvons-nous en effet nous comparer aux Apôtres? Et pourtant le Seigneur leur disait : «Si donc vous, qui êtes mauvais, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants. » Il y avait sans doute, au témoignage des Écritures, un Apôtre mauvais parmi les douze ; c'est à lui que le Sauveur faisait allusion dans ces mots : « Vous êtes purs, mais non pas tous (2). » Quand néanmoins il s'adresse à tous en général, il leur dit: « Si vous qui êtes mauvais. » Alors étaient présents et Pierre, et Jean, et André, et tous les autres qui faisaient partie des onze Apôtres fidèles; c'est à eux qu'il fut dit: « Si, tout mauvais que vous êtes, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père qui est dans les cieux en donnera-t-il de bonnes à ceux qui les lui demandent (3) ? » Ils devaient se décourager, en s'entendant dire qu'ils étaient mauvais; mais aussi devaient-ils respirer, en entendant que dans les cieux ils avaient Dieu pour père. « Tout mauvais que vous êtes, » dit le Sauveur. Mais quand on est mauvais, que peut-on attendre autre chose que des châtiments? « Combien plus, poursuit-il, votre Père qui est dans les cieux ! » Mais un enfant ne doit-il pas espérer des encouragements de son père ? Ainsi la qualification de mauvais inspire la crainte des supplices, et le titre d'enfants ranime l'espérance d'un héritage.

3. En quoi donc étaient mauvais ces Apôtres qui sûrement étaient bons à quelque point de vue? Car s'il leur fut dit : « Tout mauvais que vous êtes, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants ; » il fut ajouté immédiatement : « Combien plus votre Père qui est dans les cieux; »
 
 

1. Matt. XIX, 17. —  2. Jean, XIII, 10. — 3. Matt. VII, 11.
 
 

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et si Dieu a des enfants mauvais, il ne faut pas désespérer de leur sort, car il est aussi médecin pour les guérir. Oui donc ils étaient mauvais sous certain rapport; j'estime toutefois que si ces convives, admis par le Père de famille aux noces du Roi son fils, comptaient parmi ceux dont il est écrit. « On invita les bons et les méchants; » toutefois on ne doit pas les confondre avec ces mauvais que nous avons vu chasser du festin dans la personne de ce malheureux qui n'avait point la robe nuptiale. En quoi, dis-je, étaient mauvais ces bons ? et en quoi bons ces mauvais ?

Écoute Jean, il t'apprendra en quoi ils étaient mauvais: « Si nous prétendons être sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n'est pas en nous. » Voilà ce qui les rendait mauvais, c'est qu'ils n'étaient pas sans péché. En quoi maintenant étaient-ils- bons ? « Si nous confessons nos péchés, Dieu est fidèle et juste pour nous les pardonner, et pour nous purifier de toute iniquité (1). »

Mais pouvons-nous appliquer ici cette interprétation qui s'appuie, vous le voyez sans doute, sur l'autorité de l'Ecriture, et dire que les mêmes hommes étaient à la fois bons et mauvais, bons sous un rapport et mauvais sous un autre ? Pouvons-nous expliquer dans ce sens ces paroles : « On invita les bons et les méchants, » c'est-à-dire des hommes qui étaient à la fois bons et méchants? Non, ce sens n'est pas admissible; car il y a ici un convive qui fut découvert sans la robe nuptiale et non-seulement éloigné du festin, mais encore condamné, dans les ténèbres, à l'éternel supplice.

4. Quoi ! dira-t-on; mais il ne s'agit ici que d'un homme ; et qu'y a-t-il d'étrange, qu'y a-t-il de surprenant que les serviteurs du Père de famille aient par mégarde laissé entrer dans la foule un homme qui n'avait point l'ornement nuptial ? La présence de cet homme suffirait-elle pour justifier ces expressions: « On invita les bons et les méchants ? » — Appliquez-vous, mes frères, et saisissez bien ma pensée.

Cet homme représentait toute une catégorie; car il y en avait beaucoup comme lui (2). — Je me soucie peu de tes conjectures, m'objectera ici un auditeur attentif : prouve-moi qu'un faisait plusieurs. —Le Seigneur m'aidera et je le prouverai clairement, sans même chercher loin mes preuves ; car avec la grâce de Dieu je porterai la lumière dans sa parole et lui-même vous fera connaître par moi la vérité avec évidence. Voyons.
 
 

1 Jean, 1, 8, 9. — Ci-dessous, serm. XCV.
 
 

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« Le Père de famille étant entré pour examiner ceux qui étaient à table. » Ainsi, mes frères, le rôle des serviteurs n'était que d'inviter et d'amener les bons et les méchants ; il n'est pas dit : Les serviteurs considérèrent les convives, ils trouvèrent parmi eux un homme qui n'avait pas le vêtement nuptial et ils lui dirent. Cela donc n'est pas écrit. C'est le Père de famille en personne qui regarde, gui découvre, qui distingue et qui chasse le coupable. Voilà ce qui est écrit. Mais ce que nous avons entrepris de prouver, c'est qu'un seul en faisait plusieurs.

« Le Père de famille entra pour examiner les convives; il rencontra parmi eux un homme qui n'avait pas le vêtement nuptial et lui dit : « Comment es-tu entré ici sans la robe nuptiale ? » Et lui resta muet. » Ah ! c'est qu'il ne pouvait en imposer à Celui qui le questionnait. L'ornement nuptial devait être dans le coeur et non pas recouvrir le corps ; car s'il se fût agi d'un vêtement extérieur, les serviteurs eux-mêmes ne s'y seraient pas mépris. Apprenez en effet où doit se porter ce vêtement mystérieux: « Que vos prêtres, est-il écrit; soient revêtus de la justice (1) ; » et l'Apôtre dit aussi en parlant du même vêtement : « Si toutefois nous sommes trouvés vêtus et non pas nus (2). » Aussi bien c'est le .Seigneur lui-même qui découvre ce qu'ignoraient ses serviteurs; et le coupable interrogé gardant le silence, c'est lui encore qui le fait lier, jeter et condamner par tous les autres.

Mais j'ai avancé, Seigneur, que c'est un avertissement adressé par vous à tous les hommes. Donc, mes frères, rappelez-vous avec moi les paroles que vous venez d'entendre et bientôt vous découvrirez; vous comprendrez que dans ce convive il y en a beaucoup d'autres. Le Seigneur, sans aucun doute, n'en avait interrogé qu'un, c'est à un seul qu'il avait dit: «Mon ami, comment es-tu entré ici? » Il n'y en eut qu'un non plus pour rester muet et c'est de lui seul qu'il l'ut dit : « Liez-lui les pieds et les mains et jetez-le dans les ténèbres extérieures : là il y aura pleur et grincement de dents. » Et pourquoi ? « Parce qu'il y a beaucoup d'appelés mais peu d'élus. » Qui pourrait résister à cet éclat de la vérité ? « Jetez-le, dit le Seigneur, dans les ténèbres extérieures. » Qui, lui ? Ce seul convive à propos duquel il est déclaré qu' « il y a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus. » Il s'ensuit donc que c'est le petit nombre qui n'est pas jeté dehors.
 
 

1. Ps. CXX, 9. — 2. II Cor. V, 3.
 
 

Oui, encore une fois, il n'y en avait qu'un pour ne porter pas la robe nuptiale. « Celui-là jetez-le. » Pourquoi le jeter? « Parce qu'il y a beaucoup d'appelés mais peu d'élus. » Laissez ici le petit nombre, jetez le grand. Non, il n'yen avait qu'un ; mais ce seul convive en représentait un grand nombre, un nombre qui l'emportait sur le nombre des bons. Les bons aussi sont en grand nombre; ce nombre toutefois est petit, comparé à celui des méchants. Si multipliés que soient les grains de froment, que sont-ils en quantité comparés à la paille ? Ainsi en est-il des justes : nombreux en eux-mêmes, ils ne le sont point en face dés méchants.

Comment prouver qu'en eux-mêmes, ils sont nombreux? « Beaucoup viendront de l'Orient et de l'Occident, » Où viendront-ils ? Est-ce au banquet où sont confondus les méchants avec les bons? C'est d'un autre banquet qu'il est question, car le Seigneur ajoute : « Et ils seront à table avec Abraham et Isaac et Jacob dans le royaume des cieux (1). » A ce dernier banquet les méchants ne sont pas admis, et il faut pour y parvenir, s'asseoir dignement au festin actuel.

Ainsi donc les élus sont à la fois en grand et en petit nombre; en grand nombre, si, on les considère en eux-mêmes, et en petit nombre, si on les compare aux méchants. Quel.est alors l'enseignement que nous donne le Seigneur? En rencontrant le seul convive gui n'ait pas la robe nuptiale : Qu'on jette dehors la multitude, dit-il, et qu'on conserve le petit nombre seulement. Déclarer en effet qu' « il y a beaucoup d'appelés et peu d'élus, » n'est-ce pas évidemment faire connaître quels sont les convives digues d'être admis à cet autre banquet où ne s'asseoiront point les méchants?

5. Qu'en conclure ? Vous tous qui prenez part au festin sacré dans la vie présente, ah! Gardez-vous de la multitude qui doit être rejetée, soyez plutôt du petit nombre qui doit être conservé. Quel moyen employerez-vous ! Revêtez-vous de la robe nuptiale. — Mais qu'est-ce, dira-t-on, que la robe nuptiale? - La robe nuptiale est, sans aucun doute, une robe qui n'appartient qu'aux bons, qu'à ceux qui doivent rester au festin et qui sont destinés à cet autre banquet où nul méchant ne doit être admis : ceux donc qui par la grâce de Dieu doivent être conduits à ce banquet possèdent la robe nuptiale. Maintenant, mes frères, examinons quels sont, parmi les fidèles,
 
 

1. Matt. VIII, 11.
 
 

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ceux qui possèdent ce que n'ont pas les méchants ce sera là la robe nuptiale.

Dirons-nous que les sacrements sont cette robe nuptiale ? Mais vous voyez que les méchants y sont admis aussi bien que les bons. Dirons-nous que c'est le baptême ? Sans le baptême, à la vérité, nul n'arrive à la jouissance de Dieu; mais cette jouissance est loin d'être assurée à quiconque a reçu le baptême; et la robe du baptême se trouvant portée par des méchants comme par les bons, le sacrement de baptême n'est pas assurément la robe nuptiale. Serait-ce l'autel ou plutôt ce qu'on y reçoit? Mais nous savons que beaucoup y mangent et y boivent leur condamnation. Qu'est-ce donc? Le jeûne? Mais les méchants jeûnent aussi. La fréquentation de l'Eglise? Les méchants y viennent également. Serait-ce enfin le don des miracles ? Non-seulement les méchants en font comme les bons; il arrive quelquefois aux bons de n'en pas faire. Voyez l'histoire de l'ancien peuple : les Mages de Pharaon nous y sont représentés faisant des miracles (1), tandis que les Israélites n'en faisaient pas ; car parmi eux il n'y avait pour en faire que Moïse et Aaron ; le reste du peuple se contentait de les regarder, de trembler et de croire. S'imaginera-t-on que les Mages de Pharaon, en faisant des miracles, valaient mieux que le peuple d'Israël qui ne pouvait en faire et qui ne laissait pas d'être le peuple de Dieu? Au sein de l'Eglise même, que dit l'Apôtre ? « Tous, sont-ils prophètes ? Tous ont-ils la grâce de guérir? Tous parlent-ils les langues (2) ? »

6. Qu'est-ce donc que la robe nuptiale? Le voici: « La fin des préceptes est la charité qui vient d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère (3). » Voilà la robe nuptiale. Ce n'est pas une charité telle quelle ; car il est beaucoup d'hommes qui paraissent s'aimer, quoique leur conscience soit en mauvais état. Ainsi ceux qui commettent ensemble des brigandages, qui exercent ensemble des maléfices, qui courent ensemble les histrions et; qui ensemble applaudissent des cochers et des gladiateurs, s'affectionnent souvent: mais ils n'ont pas « la charité qui vient d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère, » et cette charité est la robe nuptiale.

« Quand je parlerais les langues des hommes et des Anges, si je n'ai pas la charité, est-il dit,  je suis comme un airain sonnant ou une cymbale retentissante. » On a reçu le don des
 
 

1. Exod. VII, VIII. — 2. I Cor. XII, 29, 30. — 3. I Tim. I, 5.
 
 

langues; ce don seul n'empêche donc pas de dire Pourquoi êtes-vous entrés ici,sans la robe nuptiale? « Et quand j'aurais le don de prophétie, que je connaîtrais tous les mystères et toute la science; quand j'aurais toute la foi, au point de transporter les montagnes, si je n'ai point la charité, je ne suis rien. » Ne voit-on pas ici les miracles de ces hommes qui souvent n'ont pas la charité ? En vain, dit l'Apôtre, je pourrais les opérer tous, je ne suis rien si je lie suis pas uni au Christ. « Je ne suis rien. » S'ensuit-il que la prophétie ne soit rien? que la science des mystères ne soit rien? Non assurément; mais c'est moi qui ne suis rien, si je possède ces dons sans posséder la charité. Que de biens inutiles s'il en manque un, un seul? Je puis, sans la charité, distribuer mes biens aux pauvres, confesser le nom du Christ jusqu'à verser mon sang et me faire consumer par la flamme, car on peut faire tout cela par amour de la gloire ; mais alors tout cela est vain. Et comme l'amour de la gloire peut rendre vaines toutes ces actions, que la divine charité aurait rendues si riches, l'Apôtre en parle aussi ; voici ses paroles : « Quand je distribuerais tous mes biens pour être la nourriture des pauvres, et que je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n'ai point la charité, cela ne me sert de rien (1). » Voilà bien la robe nuptiale.

Examinez-vous: si vous l'avez, soyez en paix au festin du Seigneur. Il y a deux choses dans l'homme : la charité et l'amour de soi. Si tu n'as pas encore la charité, fais-la naître ; et si tu l'as, nourris-la, développe-la, fais-la croître. Quant à l'amour-propre, on ne peut sans doute l'anéantir complètement en cette vie; « car si nous prétendons être sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes et la vérité n'est point en nous. » Mais si la mesure de notre amour-propre est la mesure de nos péchés, faisons croître la charité et décroître l'amour-propre, menons l'une à sa perfection et l'autre à son anéantissement. Revêtez-vous donc de la robe nuptiale, vous, dis-je, qui ne l'avez pas encore. Vous êtes déjà dans la salle du festin, vous vous approchez de la table sainte, et vous ne portez point le vêtement que réclame l'honneur de l'époux ! vous cherchez encore vos intérêts et non ceux de Jésus-Christ! La robe nuptiale est destinée à honorer l'union conjugale, à honorer l'époux et l'épouse. Vous connaissez l'époux, c'est le Christ; l'épouse, c'est l'Eglise. Soyez pleins d'égard pour l’un et
 
 

1. I Cor. XIII, 1-3.
 
 

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pour l'autre, et vous deviendrez leurs enfants. Voici donc en quoi vous devez faire des progrès : Aimez le Seigneur, et apprenez par là à vous aimer vous-mêmes; et lorsqu'en aimant le Seigneur vous serez parvenus à vous aimer, vous pourrez en toute sécurité aimer votre prochain comme vous-mêmes. Quand en effet je rencontre un homme qui ne s'aime pas, comment lui permettrai-je d'aimer son prochain comme lui-même? - Mais qui ne s'aime soi-même, dira-t-on? Voici: « Aimer l'iniquité, c'est haïr, son âme 1. » Est-ce en effet s'aimer que d'idolâtrer sa chair et de haïr son âme, et cela à son détriment, au détriment de l'âme et de la chair même ? Mais quand on amie Dieu de tout son coeur et de tout son esprit, je permets alors d'aimer le prochain. — Aimez ainsi votre prochain comme vous-mêmes.

7. Qui est mon prochain, demandera-t-on ? — Tout homme est ton prochain. Tous en effet ne sommes-nous pas descendus de deux premiers parents ? On voit parmi les animaux les individus de chaque espèce se rapprocher; la colombe se rapproche de la colombe, le léopard du léopard, l'aspic de l'aspic, la brebis de la brebis, et l'homme ne serait pas le prochain de l'homme? Rappelez-vous la création du monde. Dieu dit, et les eaux produisirent; elles produisirent des animaux qui nagent, de grands cétacés, des poissons, des oiseaux mêmes et d'autres êtres semblables. Mais tous les oiseaux descendent-ils d'un oiseau ? Tous les vautours d'un premier vautour ? Toutes les colombes d'une même colombe? Tous les serpents d'un seul serpent ? Toutes les dorades d'une même dorade ? Enfin toute les brebis d'une première brebis ? Non, la terre a produit en même temps toutes les espèces d'animaux. Mais quand il s'est agi de l'homme, la terre ne l'a point produit ainsi. Dieu nous a donné un même père remarquez, il ne nous a pas donné d'abord un père et une mère; non, il nous a donné un père seulement et non pas un père et une mère. La mère a été tirée du père, et le père n'a été tiré de personne; c'est Dieu qui l'a fait de rien, tandis que de lui il a formé la mère. (2).

Considérez donc notre race ; nous sortons tous d'une même source, et parce que cette source primitive s'est aigrie, nous avons dégénéré et nous ne sommes que des oliviers sauvages. Mais la grâce est venue ensuite. Un premier père nous avait engendrés pour le péché et pour la mort, sans nous empêcher toutefois de former la même
 
 

1. Ps. X, 6. — 2. Gen. I, II.
 
 

famille, d'être proches les uns des autres; non-seulement de nous ressembler, mais encore d'être parents. Un autre vint réparer l'oeuvre du premier. L'un avait dispersé, l'autre vint recueillir l'un avait donné la mort, l'autre vint donner la vie. Car « de même que tous nous mourons en Adam, ainsi nous serons tous vivifiés en Jésus-Christ (1). » Quiconque naît d'Adam est destiné à la mort ; quiconque aussi croit en Jésus-Christ recouvre la vie, mais à condition qu'il aura la robe nuptiale et qu'il sera invité au festin pour y rester et non pour en être chassé.

8. Ainsi donc, mes frères, ayez la charité. Je viens de vous faire connaître en quoi consiste la robe nuptiale, le vêtement proprement dit. On loue la foi, sans aucun doute, on la loue. Mais laquelle? C'est ce que précise l'Apôtre. Quelques-uns se glorifiaient de leur foi, sans avoir des moeurs qui y répondissent : l'Apôtre saint Jacques les réprimande en ces termes : « Tu crois qu'il n'y a qu'un Dieu, tu fais bien. Les démons croient aussi, et ils tremblent (2). » Pourquoi les félicitations données à Pierre? Pourquoi fut-il appelé bienheureux? Rappelons-le ensemble ; c'est qu'il avait dit : « Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant (3). » Mais en déclarant cet Apôtre bienheureux, le Christ avait en vue, non les paroles elles-mêmes, mais l'affection du coeur qui les inspirait. Voulez-vous vous convaincre en effet que le bonheur de Pierre ne vint pas de les avoir prononcées? Considérez que les démons les prononcèrent également: « Nous savons qui vous êtes, disaient-ils, vous êtes le Fils de Dieu (4). » Pierre confessa que Jésus était le Fils de Dieu; les démons le confessèrent aussi. — Ah! Seigneur, ne confondez pas l'un avec les autres. — Je ne les confonds pas ensemble. Pierre parlait avec amour, et les démons par crainte. L'un disait: « Je vous suis jusqu'à la mort (5) ; » et les autres : « Qu'y a-t-il entre nous et vous (6)? »

Toi donc qui te présentes au festin, garde-toi de te glorifier de ta foi si elle est seule. Il y a une distinction à faire entre foi et foi, c'est le moyen de porter la robe nuptiale. Or apprenons de l'Apôtre cette distinction importante: « Ni la circoncision, dit-il, ni l'incirconcision ne servent de rien, mais la foi. » — Quelle foi? N'est-il pas vrai que les démons mêmes ont la foi et qu'ils tremblent? — Je vais préciser, reprend-il, écoutez; voici, voici la distinction : « Mais la
 
 

1. I Cor. XV, 22. — 2. Jacq. II, 19. — 3. Matt. XVI, 16, 17. — 4. Marc, I , 24. — 5. Luc, XXII, 38. — 6. Matt. VIII, 29.
 
 
 
 

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 foi qui agit par la charité (1). » Quelle est donc cette foi, quelle est-elle? Celle « qui agit par la charité. » — Car, « lors même que j'aurais toute la science et toute la foi jusqu'à transporter les montagnes, si je n'ai pas la charité, je ne suis rien. » Ayez donc la foi avec l'amour; car sans la foi vous ne pouvez avoir l'amour. Je vous en préviens, je vous y exhorte, et au nom du Seigneur je vous répète de joindre l'amour à la foi. Vous pouvez en effet posséder la foi sans l'amour, et je ne vous exhorte pas précisément à avoir la foi, mais la charité; puisque sans la foi vous ne sauriez avoir la charité, la charité même envers Dieu et envers le prochain. Comment en effet concevoir cette charité sans la foi? Est-il possible d'aimer Dieu si l'on ne croit en lui? Est-il possible à un insensé de l'aimer quand il dit dans son coeur. « Il n'y a point de Dieu (2)? » Il peut se faire que tu croies à l'avènement du Christ sans aimer le Christ; mais il ne t'est pas possible d'aimer le Christ sans reconnaître qu'il est venu.

9. Ainsi donc à la foi joignez la charité; la charité est la robe nuptiale. Vous qui aimez le Christ, aimez-vous les uns les autres, aimez vos amis, aimez vos ennemis mêmes, et que ce dernier devoir ne vous semble pas trop rigoureux. Est-ce perdre en effet que d'acquérir beaucoup? Pourquoi tenir tant à demander à Dieu la mort de ton ennemi ? Ce n'est point là le vêtement nuptial. Considère l'Epoux lui-même; il est pour toi suspendu à la croix et pour ses ennemis il prie son Père : « Mon Père, dit-il, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (3). » C'est l'Epoux même qui tient ce langage. Ecoute maintenant un ami de l'Epoux, un convive revêtu de la robe nuptiale, le bienheureux Etienne.

Aux reproches qu'il adresse aux Juifs on croirait d'abord qu'il est indigné et irrité. « Durs de tête et incirconcis de coeur et d'oreilles, vous avez résisté à l'Esprit-Saint. Lequel des prophètes vos pères n'ont-ils pas persécuté ? » Quelles paroles énergiques! Tu es disposé à les imiter contre le premier venu, et plaise à Dieu que tu les répètes contre quiconque a offensé le Seigneur et non pas contre celui qui t'a offensé ! oui, on offense Dieu et tu ne dis rien; mais tu cries quand on t'offense : est-ce là la robe nuptiale? Mais après avoir entendu la sainte indignation d'Etienne, écoute son amour. Il a blessée ses ennemis en leur adressant de justes reproches,
 
 

1. Galat. V, 6. — 2. Ps. XIII, 1. — 3. Luc, XXIII, 34.
 
 

et ils le lapident. Or pendant que de toutes parts ces furieux se jettent sur lui, le saisissent et le broient à coup de pierres : « Seigneur Jésus-Christ, s'écrie-t-il d'abord, recevez mon esprit. » Puis, après avoir ainsi prié debout pour lui-même, il s'agenouille et prie pour ceux qui le lapident : « Seigneur, ne leur imputez pas ce péché : » j'accepte la mort du corps, préservez-les de la mort de l'âme; et en parlant ainsi, il s'endormit (1); il n'ajouta rien à ces derniers mots, il les prononça et s'en alla; sa dernière prière fut pour ses ennemis. Apprenez à porter ainsi la robe nuptiale.

Comme lui donc, ploie le genoux, jette-toi le front contre terre, et avant d'approcher de la table sainte, du banquet des Ecritures, garde-toi de dire : Ah! si mon ennemi mourait! mettez-le à mort, Seigneur, si je puis quelque chose près de .vous. Ne craindrais-tu pas, en tenant ce langage; que le Seigneur ne vînt à te répondre : Si je voulais perdre ton ennemi, ne devrais-je pas te perdre d'abord? T'applaudis-tu de ce que tu viens d'être invité? Mais songe à ce que tu étais naguère avant devenir ici. Ne blasphémais-tu pas contre moi? Ne me tournais-tu pas en dérision? N'aurais-tu pas voulu effacer mon nom de dessus la terre? Et tu te glorifies d'être venu sur mon invitation? Ah! si je t'avais mis à mort quand tu étais mon ennemi, comment aurais-je pu faire de toi mon ami? Pourquoi donc, par tes prières exécrables, me porter à faire à autrui ce que je n'ai pas fait contre toi? Ecoute-moi plutôt, dit le Seigneur, je vais t'apprendre à m'imiter. Attaché à la croix, je disais : « Pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font. » Voilà ce que j'ai appris à mon soldat. Toi aussi apprends à lutter contre le démon : mais tu ne deviendras invincible dans cette guerre qu'en priant pour tes ennemis.

J'y consens toutefois, demande aussi, demande la mort de ton ennemi; mais demande la avec prudence, demande-la avec discernement. Ton ennemi est un homme; mais, dis-moi, par où est-il ton ennemi? La haine qu'il te porte vient-elle de ce qu'il est homme ? Non. — D'où? — De ce qu'il est mauvais. —  Ainsi sa nature d'homme, sa nature que j'ai formée n'est pas ton ennemie. Effectivement, poursuit le Seigneur, je n'ai pas fait l'homme mauvais, il l'est devenu par son insubordination, pour avoir obéi au, diable plutôt qu'à Dieu; et son inimitié contre toi vient de
 
 

1. Act. VII, 5l-59.
 
 

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ce qu'il a fait; elle vient de sa méchanceté, non de sa nature. Dans lui en effet je vois deux choses : l'homme et l'homme mauvais; à sa nature il doit d'être homme, et à sa faute, d'être mauvais : or j'efface la faute et je conserve la nature. Le Seigneur ton Dieu ajoute encore : Je vais te venger, je vais mettre à mort ton ennemi; je le délivre de sa méchanceté et je conserve sa nature. Est-ce qu'en le rendant bon je n'anéantis pas ton ennemi pour en faire ton ami ? Prie ainsi quand tu pries: demande, non pas la destruction de l'homme, mais l'extinction de toute inimitié. Si en effet tu sollicitais la mort de l'homme lui-même, que serait-ce, sinon la prière d'un méchant contre un méchant; et quand tu dirais : A mort ce méchant, ne répondrait-on, pas : Lequel de vous deux?

10. Ainsi donc, ne vous contentez pas d'embrasser dans votre affection vos épouses et vos enfants. Ne voit-on pas dans le bétail et dans les passereaux une affection semblable? Vous savez effectivement comment s'aiment les couples de passereaux et d'hirondelles, comment ils couvent ensemble leurs veufs et nourrissent ensemble leurs petits, combien leur tendresse est gratuite et naturelle, combien ils sont étrangers à toute idée de récompense. Le passereau ne dit pas, je vais élever mes petits, afin qu'à leur tour ils me nourrissent dans ma vieillesse. Il n'a aucune idée pareille; son amour et ses soins sont désintéressés; il déploie une affection vraiment paternelle sans avoir en vue aucun salaire. Vous aussi, je le sais, j'en suis sûr, vous avez pour vos enfants une affection semblable; « puisque les enfants ne doivent point thésauriser pour « les parents, mais les parents pour leurs enfants (1). » C'est même ce qui dans beaucoup excite l'avarice; car on se dit qu'on amasse pour ses enfants, qu'on garde pour eux. Etendez, étendez cet amour; l'affection entre époux et l'affection pour des enfants n'est pas encore la robe nuptiale.

Soyez fidèles à Dieu, aimez Dieu avant tout, élevez jusqu'à lui votre amour; puis entraînez vers lui tous ceux que vous pourrez. Voici ton ennemi? Entraîne-le jusqu'à Dieu. C'est ton fils, ton
 
 

1. II Cor. XII, 14.
 
 

épouse, ton serviteur ? Entraîne-les encore. C'est un étranger? Entraîne-le aussi. Mais entraîne, entraîne surtout ton ennemi; il ne sera plus ton ennemi si tu l'entraînes.

Voilà comment doit progresser, comment doit se nourrir et se perfectionner la charité; comment on doit se revêtir de la robe nuptiale, comment il faut tailler de nouveau et rendre de plus en plus ressemblante l'image dé Dieu formée en nous par la création. Le péché avait terni et flétri cette image ; et comment s'était-elle flétrie et ternie? En traînant contre terre. Qu'est-ce à dire en traînant contre terre? En se laissant froisser par les passions terrestres. Car, « bien que l'homme passe comme une image, il se laisse troubler par la vanité (1). » Or ce n'est pas la vanité, c'est la vérité qu'on recherche dans l'image de Dieu; puisque c'est en aimant la vérité que cette divine image, à laquelle nous sommes créés, reçoit une nouvelle empreinte, et que nous rendons à notre souverain la monnaie qui lui est due. N'est-ce pas ce que vous avez entendu le Seigneur répondre aux Juifs qui le tentaient? « Hypocrites, leur dit-il, pourquoi me tentez-vous? Montrez-moi la monnaie du tribut, » c'est-à-dire l'image et l'inscription qui y sont gravées. Montrez-moi ce que vous payez, ce que vous vous préparez à payer, ce qu'on vous demande, montrez-le moi. Ils lui montrèrent un denier; et il ajouta : « De qui en sont l'image et l'inscription? De César, répondirent-ils (2). »

César donc réclame aussi son image; César ne veut pas laisser périr ce qu'il a ordonné de frapper; et Dieu voudrait perdre ce qu'il a fait! Ce n'est pas César, mes frères, qui frappe lui-même sa monnaie; ce sont des monnayeurs, des artistes et des serviteurs à qui il intime ses ordres; et ceux-ci y impriment une image, ils y impriment l'image de César. César toutefois réclame ce que d'autres ont fait; César le met dans son trésor et il n'entend pas qu'on lui refuse ce tribut. L'homme aussi est la monnaie du Christ, et je vois sur cette monnaie l'image, le nom, les bienfaits du Christ et les devoirs qu'il impose.
 
 

1. Ps. XXXVIII, 7. — 2. Matt. XXII,18-21.
 
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

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