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Saint Augustin d'Hippone
Sermons

SERMON CXI. DU NOMBRE DES ÉLUS
 

ANALYSE. — Ce petit discours, prononcé à Carthage, comme le montrent les paroles qui le suivent, constate que si les trois mesures de farine dont par-le Notre-Seigneur, désignent le genre humain, ce n'est pas une preuve que tous les hommes soient sauvés. Jésus-Christ l'indique clairement dans les versets qui suivent la parabole de la farine. Ailleurs, il est vrai, il enseigne que les élus seront en grand nombre. C'est que leur nombre est réellement fort considérable, si on l'examine en lui-même, mais bien petit, si on le compare à la multitude des réprouvés. Le saint Docteur terminé en excitant à la pratique de l'hospitalité comme moyen de se faire recevoir parmi les élus.

 

1. Les trois mesures de farine dont vient de nous parler le Seigneur, désignent le genre humain. Rappelez-vous le déluge; il n'y survécut que trois hommes pour repeupler la terre, car Noë eut trois fils qui furent les souches de l'humanité nouvelle. Quant à cette sainte femme qui cacha son levain, elle figure la sagesse, qui fait crier partout, au sein de l'Eglise de Dieu : « Je sais que le Seigneur est grand (1). »

Assurément les élus sont peu nombreux. Vous vous rappelez la question qui vient de nous être rappelée dans l'Evangile. « Seigneur, y est-il dit, est-ce que les élus sont peu nombreux? » Que répond le Seigneur ? Il ne dit pas qu'au contraire les élus sont en grand nombre, non; mais après avoir entendu cette question : « Est-ce que les élus sont peu nombreux? » il réplique : « Efforcez-vous d'entrer par la porte étroite. » N'est-ce pas confirmer dans l'idée du petit nombre des élus ? Il dit encore ailleurs : « Etroite et resserrée est la voie

 

1. Lc, XIII, 21-24. — 2 Ps. CXXXIV, 5.

 

qui mène à la vie, et il y en a peu pour y marcher; tandis que la voie qui mène à la perdition est large et spacieuse, et il y en a beaucoup pour la suivre (1). » Pourquoi donc chercher notre joie dans les multitudes? Vous qui êtes en petit nombre, écoutez-moi. Beaucoup en effet prêtent l'oreille, et peu sont dociles. Je vois une aire et mes yeux y cherchent le grain. On l'aperçoit difficilement tant qu'il est sous le fléau, mais viendra le moment de le vanner. C'est ainsi que comparés aux réprouvés, les élus sont en petit nombre ; tandis que considérés en eux-mêmes, ils formeront une quantité considérable lorsque le Vanneur viendra, le van à la main, nettoyer son aire, serrer le froment au grenier et brûler la paille au feu inextinguible z. Que la paille ne se rie pas du bon grain: cet oracle est véritable, Dieu ne trompe personne.

Soyez nombreux au sein des nombreux élus, et toutefois vous ne serez qu'en petit nombre;

 

1. Mat. VII, 13, 14. — 2 Luc, III, 17.

 

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comparés à une grande multitude . De l'aire du Seigneur doit sortir une telle quantité de bons grains, qu'ils rempliront les greniers célestes. Le Christ effectivement ne saurait se contredire. S'il a dit qu'il y en a peu pour entrer par la porte étroite et beaucoup pour périr en suivant la voie large; ailleurs il a dit aussi : « Beaucoup viendront de l'Orient et de l'Occident (1). » C'est que ceux-ci sont aussi en petit nombre; ils sont à la fois nombreux et peu nombreux. Les nombreux et les peu nombreux seraient-ils différents les uns des autres? Non. Les mêmes sont en même temps nombreux et peu nombreux; peu nombreux comparativement aux réprouvés, et nombreux absolument dans la société des Anges. Ecoutez, mes bien-aimés, voici ce qu'on lit dans l'Apocalypse: « Je vis venir ensuite, avec des robes blanches et des palmes, des élus de toute langue, de toute race et de toute tribu ; c'était une multitude que personne ne saurait compter (2). » Cette multitude est la grande assemblée des saints.

Quand donc l'aire sera vannée; quand cette multitude sera séparée de la foule des impies, des chrétiens mauvais et hypocrites ; quand seront jetés aux feux éternels ces hommes perdus qui pressent Jésus-Christ sans le toucher, car l'hémorrhoïsse touchait la frange du Christ tandis que la foule le pressait à l'importuner (3) ; quand enfin tous les réprouvés seront éloignés, et que debout à la droite du Sauveur, la masse purifiée des élus ne craindra plus ni le mélange d'aucun homme méchant,ni la perte d'aucun homme de bien et qu'elle commencera à régner avec le Christ, quel éclat et quelle force ne prendra point sa voix et avec quelle confiance ne s'écriera-t-elle pas : « Je sais que le Seigneur est grand! »

2. Par conséquent, mes frères, si j'ai ici de bons grains devant moi, s'ils comprennent ce que je dis et sont prédestinés à l'éternelle vie, qu'ils s'expriment par leurs oeuvres plutôt que par des applaudissements.

 

1. Matt. VIII,         11. — 2 Apoc. VII, 9. — 3. Luc, VIII, 44, 42

 

Nous sommes forcés de vous parler comme nous n'aurions pas dû le faire; car nous aurions dû trouver de quoi louer en vous sans être obligés de chercher à vous reprendre. Je vais expliquer ma pensée sans différer plus longtemps.

Reconnaissez la vertu d'hospitalité, elle a mené jusqu'à Dieu. Recevoir un hôte, c'est recevoir un compagnon de voyage, puisque nous sommes tous voyageurs; et au sein de son pays, dans sa propre demeure, le vrai chrétien se considère comme voyageur. Notre, vraie patrie n'est-elle pas le ciel ? C'est là seulement que nous ne serons pas étrangers; car chacun l'est ici, même auprès de son foyer. Si quelqu'un ne l'est pas, qu'il ne quitte donc pas sa demeure; et s'il doit la quitter, n'est-ce pas une preuve qu'il est voyageur? Qu'on ne se fasse pas illusion, bon gré, mal gré, on est étranger ici bas. Car on laisse sa maison à ses enfants, comme un hôte laisse l'hôtellerie à d'autres hôtes. Pourquoi? Si tu étais réellement dans une hôtellerie, ne la quitterais-tu pas, pour faire place à d'autres? C'est ainsi que tu sors de ta maison. Ton père a dû te faire place, tu feras place aussi à tes enfants. Tu demeures pour ne pas demeurer toujours et ceux qui te succèderont seront comme toi.

Si donc nous passons tous, faisons des oeuvres qui ne passent pas, afin de les trouver lorsque nous aurons passé et que nous serons parvenus au séjour heureux où rien ne passe. Le Christ s'est fait lui-même le gardien de tes mérites; pourquoi craindre de perdre ce que tu donnes? Tournons-nous vers le Seigneur (1). etc. Après- le discours : Nous allons vous rappeler ce que sait déjà votre charité. C'est demain l'anniversaire de la consécration du vénérable Aurèle (2) : il a daigné s'adresser à mon humilité pour vous prier et vous prévenir de vouloir bien vous rendre, avec la plus grande piété, à la basilique de Fauste. — Grâces à Dieu.

 

1. Ser. I. — 2. Evêque de Carthage.

SERMON CXII. OBSTACLES A LA CONVERSION (1).
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ANALYSE. — En expliquant la parabole du festin nuptial, saint Augustin montre que les prétextes alléguées par les invités qui refusent de s'y rendre, se réduisent aux trois concupiscences signalées par l'Apôtre saint Jean, savoir : l'orgueil de la vie, la curiosité sensuelle et la convoitise de la chair.

 

1. Ces saintes lectures nous sont faites, et pour que nous y prêtions l'oreille, et pour que nous y puisions, avec l'aide du Seigneur, un sujet d'entretien. Le texte de l'Apôtre rend grâces à Dieu de la foi des gentils, et avec raison, car elle est son oeuvre. Nous répétions en chantant le Psaume: « Dieu des vertus, attirez-nous, montrez-nous votre face et, nous serons sauvés (2). » Quant à l'Evangile il nous a invités au festin, ou plutôt il en a invité d'autres, puisque, sans nous y inviter, il nous y a menés, nous a même forcés d'y prendre part.

Voici en effet ce que nous venons d'entendre : « Un homme fit un grand festin. » Quel est cet homme, sinon Celui qui est médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus homme (3)? Il envoya ensuite chercher les invités, car l'heure était venue pour eux de se rendre au banquet. Quels sont ces invités, sinon ceux qu'avaient conviés les Prophètes envoyés par lui ? Quand les avaient-ils invités ? Depuis longtemps, car les Prophètes n'ont cessé depuis que Dieu les envoie, de convier au festin du Christ. Envoyés donc vers le peuple d'Israël et envoyés fréquemment, ils ont sans relâche pressé ce peuple de venir pour lé moment du repas. Mais tout en recevant les Prophètes qui les invitaient, les Juifs refusèrent de se rendre au festin. Qu'est-ce à dire : tout en recevant les Prophètes qui les invitaient, ils refusèrent de se rendre au festin? C'est-à-dire que tout en lisant les prophètes ils mirent le Christ à mort.

Or, en le mettant à mort, ils nous ont, sans s'en douter, préparé un festin; et quand ce festin a été préparé, quand le Christ a été immolé, quand, après la résurrection du Christ, le banquet mystérieux que connaissent les fidèles, a été institué par lui, consacré par ses mains et par ses paroles, les Apôtres on été envoyés vers ces mêmes hommes à qui avaient d'abord été adressés les Prophètes. Venez au festin.

2. Mais en refusant ils apportèrent des excuses.

 

1. Luc, XIV, 16-24 . — 2. Ps. LXXIX, 2. — 3. I Tim. II, 6.

 

Quelles excuses? Trois. « L'un dit : J'ai acheté une métairie, je vais la voir, excusez-moi. Un autre dit: J'ai acheté cinq paires de boeufs, je vais les essayer; excusez-moi, je vous prie. Un troisième dit: J'ai pris une femme, excusez-moi, je ne puis venir. » Ne sont-ce pas là, croyez-vous, les prétextes qui retiennent quiconque refuse de se rendre au divin banquet? Examinons, sondons, comprenons ces prétextes, mais pour les éviter.

L'achat de la métairie est un signe de l'esprit de domination. Ici donc le Sauveur flagelle l'orgueil, car c'est par orgueil qu'on aime à avoir, à garder, à conserver des domaines et à y entretenir des serviteurs que l'on se plaît à commander. Vice désastreux ! vice primordial ! Car en refusant d'obéir, le premier homme voulut commander. Et qu'est-ce que commander, sinon relever de sa propre autorité? Au dessus de nous toutefois est une autorité plus haute; soyons-lui soumis, afin de pouvoir être en sûreté. « J'ai acheté une métairie ; excusez-moi. » C'est l'orgueil qui empêche de se rendre à l'invitation.

3. « Un autre dit: J'ai acheté cinq paires de boeufs. » Ne suffisait-il pas de dire : J'ai acheté des boeufs? Sans aucun doute, il y a ici quelque mystère qui par son obscurité même nous invite à l'étudier et à le pénétrer. C'est une porte close qui nous appelle à frapper. Ces cinq paires de boeufs sont les cinq sens corporels. Chacun le sait effectivement, nos sens sont au nombre de cinq, et s'il en est qui ne l'aient pas remarqué encore, il suffit pour les leur faire connaître, d'éveiller leur attention. Nos sens sont donc au nombre de cinq : la vue qui réside dans les yeux; l'ouïe, dans les oreilles; l'odorat, dans les narines; le goût, dans la bouche; le toucher, dans tout le corps. C'est la vue qui distingue ce qui est blanc et noir, ce qui est coloré d'une manière quelconque, ce qui est clair et obscur. L'ouïe discerne les sons rauques et les voix harmonieuses. A l'odorat de sentir ce qui exhale bonne ou mauvaise odeur.

 

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Le goût distingue ce qui est doux et ce qui est amer. Le toucher enfin reconnaît ce qui est dur ou tendre, âpre ou poli, chaud ou froid, pesant ou léger. Ainsi ces sens sont au nombre de cinq. J'ajoute: De cinq paires.

Ce qu'il est facile d'observer dans les trois premiers, puisque nous avons deux yeux, deux oreilles et deux narines Voilà trois paires. Dans la bouche aussi, considérée comme sens du goût, on remarque 'encore le nombre deux, puisqu'il faut, pour goûter, la langue et le palais. Le plaisir charnel du toucher réside aussi dans une espèce de couple, quoique d'une façon moins apparente, car il est à la fois intérieur et extérieur ; double par conséquent.

Pourquoi dire paires de boeufs ? C'est que ces sens charnels s'occupent de ce qui est terrestre, comme les boeufs de retourner la terre. Il y a en effet des hommes qui n'ont pas la foi et qui se donnent, s'appliquent tout entiers aux choses de la terre et aux plaisirs du corps, refusant de croire autre chose que ce que leur montrent les sens et prenant leurs inspirations pour seules règles dé conduite. Je ne crois que ce que je vois, disent-ils. Ceci est blanc, cela est noir; voilà qui est rond, voilà qui est carré, voilà telle et telle couleur ; je le sais, je le sens, j'en suis sûr, la nature même me l'enseigne; je ne suis pas forcé de croire ici ce que tu ne saurais me montrer. J'entends une voix; je sens bien que c'est une voix elle chante bien, elle chante mal, elle est rauque, elle est douce; je le sais, j'en suis sûr, elle me frappe l'oreille. Cette odeur est agréable, celle-ci est désagréable; je le sais, car je la sens. Ceci est bon, cela est amer, ceci est salé, cela est fade. Que peux-tu me dire de plus? C'est au toucher que je constate ce qui est dur et ce qui est mou, ce qui est rude et ce qui est poli, ce qui est chaud ou froid. Que peux-tu me montrer davantage?

4. Tels étaient les liens qui enchaînaient notre Apôtre saint Thomas lui-même, lorsqu'au sujet même du Christ Notre-Seigneur, c'est-à-dire de sa résurrection, il ne voulait s'en rapporter qu'au témoignage de ses yeux. « Si je ne mets mes doigts à la place même des clous et dans ses plaies, et si je ne mets ma main dans son côté, je ne croirai point. » Le Seigneur aurait pu ressusciter sans conserver aucune trace de ses blessures; mais il garda ses cicatrices, afin que l'Apôtre incertain pût les toucher et guérir ainsi la plaie faite à son coeur. Ce qui toutefois ne l'empêchera point de dire, pour réfuter d'avance ceux qui refuseraient son invitation en alléguant les cinq paires de boeufs : « Heureux ceux qui croient sans voir (1). »

Pour nous, mes frères, nous n'avons point vu là d'obstacle à répondre à l'invitation divine. Avons-nous en effet désiré voir maintenant le Seigneur dans sa chair? Avons-nous désiré entendre sensiblement sa voix, ou flairer les parfums précieux que répandit sur lui une sainte femme et dont fut embaumée toute la maison (2)? Nous n'étions point là, nous n'avons pas senti ces parfums, et pourtant nous croyons. Après avoir consacré les aliments mystérieux, le Sauveur les distribua de ses propres mains à ses disciples nous n'étions pas à ce festin, et la foi néanmoins nous y fait prendre part chaque jour. N'enviez pas comme un grand bonheur, d'avoir assisté, sans avoir la foi, à ce banquet servi de ses mains divines. La foi d'ensuite ne fut-elle pas préférable à la perfidie d'alors ? Paul n'y était point et il crut; Judas y était, et il trahit son Maître. Aujourd'hui encore, quoiqu'ils n'aient vu ni la table sur laquelle le Seigneur consacra, ni le pain qu'il présenta de ses mains adorables et quoiqu'ils n'aient pas mangé ce pain lui-même, combien, au moment du repas sacré, mangent et boivent leur jugement (3), car le repas qui se prépare maintenant est le même.

5. Quelle fut pour le Seigneur l'occasion de parler de ce festin ? C'est qu'à un festin où le Sauveur avait été invité, un des convives s'était écrié : « Heureux ceux qui mangent du pain dans le royaume de Dieu ! » Ce pain après lequel soupirait ce convive lui paraissait loin d'être à sa portée, et il était à table devant lui. Quel est en effet le pain du royaume de Dieu, sinon Celui qui dit: « Je suis le Pain vivant, descendu du ciel (4)? » N'ouvre pas la bouche, mais le coeur. Voilà ce qui donne tant de valeur à ce festin. Nous croyons au Christ et nous le recevons avec foi. Nous savons, en mangeant, de quoi nourrir notre esprit. Nous prenons peu et notre âme s'engraisse. Ce qui nous fortifie n'est pas ce qui se révèle aux sens, mais ce que montre la foi. Ainsi nous n'avons pas cherché le témoignage des sens extérieurs et nous n'avons pas dit : A eux de croire, puisqu'ils ont vu de leurs yeux et touché de leurs mains le Seigneur ressuscité, si néanmoins l'histoire rapporte la vérité; pour nous qui ne le touchons point, comment croirions-nous? Avoir de telles idées, ce serait prétexter les cinq paires de

 

1. Jean, XX, 25-27. — 2. Ibid. XIII, 3. — 3. I Cor. XII, 29. — 4. Jean, VI, 41

 

boeufs pour ne nous rendre pas au festin. Et pour vous convaincre, mes frères, que ce qui est signalé par les cinq sens qui figurent ici, ce West pas la volupté ni le plaisir charnel, mais une espèce de curiosité, remarquez qu'il n'est pas dit : « J'ai acheté cinq paires de boeufs, » je vais les mener paître, mais: «je vais les essayer. »Vouloir les essayer, ce n'est pas vouloir rester dans le doute, c'est en vouloir sortir comme voulut en sortir saint Thomas, par le témoignage des sens. Je veux voir, toucher, porter les doigts, disait-il. « Oui, reprit Jésus, mets le doigt dans mon côté, et ne sois plus incrédule. » Pour toi j'ai été mis à mort, et pour te racheter j'ai répandu mon sang par l'ouverture que tu veux sonder; et si tu ne me touches, tu doutes encore de ma parole ! Eh bien ! ce que tu veux de plus, le voilà, je te l'offre ; touche, mais crois ; sonde mes plaies et guéris les tiennes.

6. « J'ai pris une femme. » C'est ici l'obstacle de la volupté charnelle. Ah ! combien elle en éloigne de Dieu ! Si seulement ce n'était qu'en dehors de nos rangs ? Beaucoup s'écrient en effet On n'est pas bien sans les joies de la chair ; et ils répètent, comme l'a observé l'Apôtre : « Mangeons et buvons car demain nous mourrons (1). » Et qui est revenu d'entre les morts ? Qui nous a redit ce qui se passe parmi eux ? Nous n'emportons avec nous que les jouissances que nous prenons maintenant. Parler ainsi, c'est avoir pris femme, c'est étreindre la chair, c'est goûter les joies de la chair. On s'excuse alors de venir au festin, mais ne va-t-on pas mourir de la faim intérieure?

Ecoutez saint Jean, Apôtre et Evangéliste « N'aimez, dit-il, ni le monde, ni ce qui est dans le monde. » O vous qui vous rendez au banquet divin, « n'aimez ni le monde, ni ce qui est dans le monde. » Saint Jean ne dit point: Ne possédez pas, mais: « N'aimez pas. » Toi, tu possèdes, tu t'attaches, tu aimes : cet amour des choses de la terre est comme une glu pour les ailes de l'âme. La convoitise même te lie. Qui te donnera des ailes comme à la colombe ? Quand prendras-tu ton essor pour le séjour du repos véritable (2), dès qu'ici tu cherches, dans de coupables attachements, un repos trompeur ? « N'aimez point le monde. » c'est le cri de la trompette céleste et cette trompette divine fait aussitôt retentir aux oreilles de l'univers entier: « N'aimez ni le monde ni ce qui est dans le monde. Quiconque aime le monde, l'amour du Père n'est pas en lui; car

 

1. I Cor. XV, 32 . — 2. Ps. LIV, 7.

 

ce qui est dans le monde est convoitise de la chair, convoitise des yeux et ambition du siècle (1). » Cet Apôtre commence par où finit l'Evangile ; le premier caractère indiqué par lui est le dernier que montre l'Evangile. Ainsi la convoitise de la chair : « j'ai pris une femme ; » la convoitise des yeux: « j'ai acheté cinq paires de boeufs ; » l'ambition du siècle, « j'ai acheté une métairie. »

7. Si nous voyons ici la partie pour le tout, et les yeux pour les autres sens, c'est qu'ils sont les principaux. Aussi la vue étant la fonction propre des yeux, le mot voir s'applique à l'action de tous les sens. Comment? Ne disons-nous pas d'abord, en parlant des yeux eux-mêmes : Vois comme cet objet est blanc, regarde et vois comme il est blanc? Voilà pour les yeux. Nous disons- encore : Ecoute et vois combien cette voix est harmonieuse. Pouvons-nous dire réciproquement : Ecoute et vois comme cet objet est blanc? Ce mot Vois exprime ainsi l'action de tous les sens, ce qu'on ne peut pas dire du terme propre à chaque sens. Ecoute et vois combien ce chant est harmonieux ; flaire et vois comme c'est parfumé ; goûte et vois comme c'est bon ; touche et vois comme c'est doux. Puisqu'il s'agit ici de l'action des sens, ne devrait-on pas dire plutôt: Ecoute et sens comme ce chant est harmonieux ; flaire et sens comme c'est parfumé; goûte et sens comme c'est chaud; palpe et sens comme c'est poli, comme c'est doux? Nous ne parlons pourtant pas ainsi. Le Seigneur lui-même, en apparaissant, après sa résurrection, à ses disciples qu'il voyait chancelants encore dans la foi et persuadés qu'ils étaient en présence d'un esprit, leur dit : « Pourquoi doutez-vous, et pourquoi ces pensées s'élèvent-elles dans votre coeur ? Voyez mes mains et mes pieds. » Non content d'avoir dit : « Voyez, » il ajoute : « Touchez, palpez, et voyez (2). » Regardez et voyez, palpez et voyez ; les yeux seuls voient et pourtant on voit par tous les sens.

Afin d'obtenir l'assentiment intérieur de la foi, le Sauveur se montrait aux sens extérieurs de ses disciples. Et nous, pour nous attacher à lui nous n'avons rien demandé à ces sens corporels; notre oreille a entendu et notre coeur à cru; et ce que nous avons entendu, nous l'avons entendu, non pas de sa bouche, mais de la bouche de ses prédicateurs, de la bouche de ces hommes qui assis au festin nous y invitaient en nous en disant les douceurs.

8. Par conséquent, loin de nous les excuses

 

1. Jean, II, 15, 16. — 2. Luc, XXIV, 38 39.

 

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vaines et funestes, rendons-nous à ce banquet pour y nourrir nôtre âme. Ne nous laissons arrêter ni par l'orgueil qui pourrait nous enfler, ni par une curiosité coupable qui pourrait s'effrayer et nous éloigner de Dieu, ni par les voluptés charnelles qui nous priveraient des délices du coeur. Venons et puisons des forces.

Mais quels furent ceux qui se rendirent alors au festin ? N'était-ce pas des mendiants, des malades, des boiteux, des aveugles? On n'y vit ni les riches, ni les bien portants, ni ceux qui croyaient marcher droit ou avoir la vue pénétrante, présumant beaucoup d'eux-mêmes et d'autant plus désespérés qu'ils étaient plus superbes. Accourez, mendiants, car l'invitation vient de Celui gui pour nous s'est fait pauvre quand il était riche, afin de nous enrichir par sa pauvreté (1). Accourez, malades, car le médecin n'est pas nécessaire à qui se porte bien mais à qui a mal (2). Accourez, boiteux et dites-lui : « Affermissez mes pas dans vos sentiers (3). » Accourez, aveugles, pour lui dire encore : « Eclairez mes yeux, de peur que Je ne m'endorme un jour dans la mort (4). »

 

1. II Cor. VIII, 9. — 2. Mat. IX, 12 . — 3. Ps. XVI, 6. —  4. Ps. XII, 4.

 

Tels sont ceux qui se rendirent au moment, prescrit, tandis que les premiers invités méritèrent en s'excusant, d'être rejetés. Lors donc qu'au moment voulu les autres furent accourus du milieu des places et des carrefours de la ville, « le serviteur » envoyé pour les chercher répondit : « Seigneur, il a été fait comme vous l'avez ordonné, et il reste de la place. — Va dans « les chemins et le long des haies et force à entrer ceux que tu rencontreras. » N'attends pas qu'il leur plaise d'entrer, force-les. J'ai préparé un grand festin, une salle immense, je ne souffrirai pas qu'il y ait des places vides. — C'est ainsi que les gentils sont venus du milieu des rues et des places publiques; puissent les hérétiques venir du milieu des haies! Les haies ne sont-elles pas des limites de séparation? Arrachez-les à leurs haies, tirez-les du milieu de leurs épines. Ils y sont attachés, ils ne veulent pas être forcés à en sortir. Nous voulons, disent-ils, nous réunir librement à vous. Telle n'est point la volonté du Seigneur. « Contraignez-les d’entrer, » dit-il; la contrainte extérieure fera naître à l'intérieur la bonne volonté.

SERMON CXIII. LES RICHESSES D'INIQUITÉ (1).
 

ANALYSE. — Les pauvres dont on doit se faire des amis avec les richesses d'iniquité pour être reçu par eux dans les tabernacles éternels sont les serviteurs du Christ qui ont tout abandonné pour l'amour de lui. Mais quelles sont ces richesses d'iniquité avec lesquelles on doit se faire des amis? Ce ne sont pas, comme se l'imaginent quelques-uns, les biens que l'on ravit injustement pour faire l'aumône, car pour ceux-là on est obligé à les restituer comme Zachée; ce sont les biens que l'iniquité appelle richesses, quoiqu'elles soient pleines de pauvreté, car les vraies richesses sont dans l'amour de Dieu, qui peut seul nous rendre heureux.

 

1. Nous vous devons les avertissements qui s'adressent à nous. Dans la lecture de l'Evangile qui vient d'être faite, on nous presse de nous faire des amis avec les richesses d'iniquité, afin que ces amis nous reçoivent un jour dans les tentes éternelles.

Mais qui aura des tentes éternelles, sinon les saints de Dieu? Et quels sont ceux qu'ils y recevront, sinon ceux qui pourvoient à leurs besoins et leur donnent avec joie ce qui leur est nécessaire? Rappelons-nous le jugement suprême; à ceux qui seront à sa droite le Seigneur dira en effet : « J'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger, » et le reste, que vous savez. Et comme

 

1. Luc, XVI, 9.

 

ils lui demanderont à quel moment ils ont pu lui rendre ces services : « Chaque fois, leur répondra-t-il, que vous l'avez fait à l'un de ces plus petits d'entre les miens, c'est à moi que vous l'avez fait. » Ce sont ces plus petits qui reçoivent dans les tentes éternelles, et le Seigneur le fait entendre soit aux hommes de sa, droite qui ont pratiqué la charité, soit aux hommes de sa gauche qui ont refusé d'en accomplir les devoirs.

Qu'ont obtenu cependant ou plutôt qu'obtiendront les hommes de la droite qui s'y sont montrés fidèles? « Venez, bénis de mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé dès la formation du monde. Car j'ai eu faim et vous (475) m'avez donné à manger. —Chaque fois que vous n l'avez l'ait pour l'un de ces .plus petits d'entre les miens, vous l'avez fait à moi-même (1). » Ainsi donc, quels sont les plus petits du Christ? Ce sont ceux qui ont tout abandonné, qui l'ont suivi, et qui ont distribué aux pauvres tout ce qu'ils avaient, afin de servir Dieu sans aucune des entraves du siècle et de prendre leur essor sans être arrêtés par aucune des charges que porte le monde et comme s'ils avaient des ailes. Voilà ceux que le Christ appelle ses plus petits. Pourquoi ce nom? Parce qu'ils sont humbles, parce qu'ils ne sont ni fiers ni orgueilleux. Pèse néanmoins ces petits; quel poids de mérites !

2. Pourquoi dire encore qu'il faut s'en faire des amis avec les richesses d'iniquité ? Que signifie richesses d'iniquité, mammona iniquitatis? Mammona est une expression qui n'est pas latine, mais hébraïque, et l'hébreu touche à la langue punique, ces deux idiômes ont beaucoup d'analogies. Le mot punique mammon signifie gain, et le mot hébreu mammona veut dire richesses, en sorte que la pensée de Notre-Seigneur Jésus-Christ est bien celle-ci : « Faites-vous des amis avec les richesses d'iniquité. »

Il en est qui comprennent mal ce précepte; ils ravissent le bien d'autrui pour en donner quelque partie et s'imaginent obéir ainsi à Jésus-Christ. Voici leur raisonnement : Le bien pris à autrui est un bien d'iniquité; en donner surtout aux saints dans l'indigence, c'est se faire des amis avec ce bien d'iniquité. — Redressez une telle interprétation, ou plutôt effacez-la complètement de votre coeur. Gardez-vous, gardez-vous de comprendre ainsi. Faites l'aumône du juste fruit de vos travaux, donnez de ce que vous possédez légitimement. Prétendez-vous corrompre votre juge, corrompre le Christ et obtenir qu'il ne vous cite pas à son tribunal avec les pauvres que vous dépouillez? Suppose qu'il t'arrive d'abuser de ta force et de ta puissance pour ruiner un homme faible; suppose que cet homme comparaisse avec toi devant un juge quelconque de la terre, devant un homme revêtu de quelque puissance judicaire et qu'il veuille soutenir sa cause contre toi: si pour obtenir une sentence favorable, tu donnais au juge une portion de la dépouille enlevée à ce pauvre, franchement l'estimerais-tu? Il aurait prononcé dans ton intérêt; telle est toutefois la puissance de la justice que tu le mépriserais toi-même. Garde-toi donc de te représenter

 

1. Matt. XXV, 46-40

 

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Dieu sous ces traits, de placer dans le sanctuaire de ton coeur une idole semblable. Ton Dieu n'est pas ce qu'il t'est interdit d'être toi-même. Tu ne voudrais pas juger de la sorte, tu veux que la justice préside à tes arrêts; malgré ces bons sentiments ton Dieu est encore meilleur que toi, il ne té cède en rien, il est plus juste, il est la source même de la justice. Si tu as tait du bien, c'est à lui que tu le dois; si tu as répandu de bonnes idées, tu les as puisées en lui. Quoi ! tu estimes le vase à cause de ce qu'il contient, et tu méprises la source où il se remplit !

Gardez-vous donc de faire des aumônes avec les exactions et l'usure. Je parle ici à des fidèles, je m'adresse à ceux qui reçoivent de nous le corps du Christ. Craignez et corrigez-vous, ne m'obligez pas à dire bientôt : C'est toi et c'est toi le coupable. Si pourtant je dénonce ainsi, vous ne devrez pas, je crois, vous irriter contre moi, mais contre vous, pour vous corriger. C'est ainsi qu'on doit entendre ce passage d'un psaume : « Fâchez-vous, et gardez-vous de pécher (1). » Je consens que vous vous fâchiez, mais pour éviter le péché. Contre qui en effet vous fâcher pour éviter le péché, sinon contre vous? Et quel est le vrai pénitent, sinon l'homme irrité contre soi ? Pour obtenir son pardon, il se châtie lui-même et il peut dire à Dieu : « Détournez vos yeux de mes péchés, car je reconnais mon crime (2). » Si tu le connais, lui l'oublie. — Vous donc qui agissiez de la sorte, ne continuez pas, cette pratique est coupable.

3. Si pourtant l'iniquité est commise, si vous avez acquis des richesses par ces moyens injustes, si vous en avez rempli vos bourses et vos trésors, votre fortune vient d'une source mauvaise; n'ajoutez pas le mal au mal et faites-vous des amis avec les richesses d'iniquité. La fortune de Zachée était-elle pure ? Lisez et voyez. C'était un chef de publicains, et les publicains percevaient les impôts publics. C'est là qu'il s'était enrichi. En pressurant et en dépouillant un grand nombre de malheureux, il avait acquis beaucoup de biens. Le Christ entra dans sa maison, et le salut avec lui, car le Sauveur, dit expressément.: « Aujourd'hui cette maison a reçu le salut. » Voyez en quoi consiste ce salut. D'abord, cet homme désirait voir le Christ, et comme il était de petite taille et que la foule l'empêchait, il monta sur un sycomore et vit passer Jésus. Jésus le regarda : « Zachée, lui dit-il, descends ;

 

1. Ps. IV, 5. — 2. Ps. I, 11, 5.

 

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il faut qu'aujourd'hui je loge dans ta maison. » Je te vois comme suspendu, mais je ne te tiens pas en suspens; je ne t'ajourne pas; tu voulais me voir passer, et aujourd'hui même tu me trouveras en repos chez toi. Le Seigneur entra donc, et tout transporté de joie : « Je donne aux pauvres moitié de mes biens, » dit Zachée. Voyez comme il s'empresse de se faire des amis avec les richesses d'iniquité! Dans la crainte d'avoir encore autre chose à se reprocher : « Si j'ai fait tort à quelqu'un, je lui rends quatre fois autant (1). » C'était se condamner, pour n'être pas damné.

Vous aussi qui avez du bien mal acquis, faites en de bonnes oeuvres; et vous qui n'en avez point, gardez-vous d'en avoir jamais. Mais toi qui fais du bien avec le bien mai acquis, veille à être bon toi-même; dès que tu te mets à changer le mal en bien, ne reste pas mauvais. Tes deniers s'épurent, et tu demeures souillé !

4. On peut encore donner un autre sens aux paroles du Sauveur; je ne le tairai point. Les richesses d'iniquité sont toutes les richesses de ce inonde, quel qu'en soit d'ailleurs le principe. D'où qu'elles proviennent effectivement, ce sont des richesses d'iniquité. Qu'est-ce à dire des richesses d'iniquité? C'est de l'argent décoré par l'iniquité du nom de richesses. Ah 1 si tu cherches les richesses véritables, cherche-les ailleurs. Job les possédait en abondance, lorsque dépouillé de tout il s'attachait de tout son coeur à Dieu, lorsqu'après avoir tout perdu il comblait Dieu de bénédictions plus précieuses que les plus riches pierreries (2). —Où les aurait-il puisées, s'il n'avait eu encore un trésor ? C'étaient là les vraies richesses et il n'y a que l'iniquité pour donner ce nom à celles de la terre. Tu as de celles-ci, je ne t'en blâme pas; tu as hérité, ton hère était riche et il t'a laissé sa fortune. Tu as fait de légitimes acquisitions, ta maison est remplie du fruit légitime de tes travaux; je ne t'en fais pas un crime. Garde-toi néanmoins d'appeler cela richesses. En les appelant ainsi tu t'y affectionneras, et en t'y affectionnant; tu te perdras avec elles. Perds donc pour ne pas te perdre; donne pour acquérir; sème pour moissonner. Ne leur donne pas le nom de richesses; car elles ne sont pas des richesses véritables; mais, remplies de pauvreté, toujours elles sont sujettes à mille accidents. Quelles richesses en effet que celles qui te font craindre les larrons et trembler que ton serviteur même ne te mette à mort pour les enlever

 

1. Luc XIX, 2-9. — 2. Job. I, 21.

 

et s'enfuir? Ah! si elles étaient réellement des richesses, elles te donneraient la tranquillité.

5. Les vraies richesses sont donc celles que nous ne saurions perdre, une fois que nous les avons acquises. Tu n'auras pas à redouter pour elles le voleur, car elles seront à l'abri de tout coup de main. Ecoute ton Seigneur: « Amassez-vous des trésors dans le ciel, car le voleur ne saurait en approcher (1). » Ainsi tes richesses ne deviendront richesses que si tu les places ailleurs; elles ne sont pas des richesses tant qu'elles restent sur la terre. Le monde, il est vrai, l'iniquité les nomme richesses, et c'est pour cela même que Dieu les appelle richesses d'iniquité, mammona iniquitatis. Ecoute le psaume : « Délivrez-moi, Seigneur, de la main des fils de l'étranger : leur bouche parle le mensonge; leur droite est la droite de l'iniquité; leurs enfants sont comme de jeunes arbres bien affermis sur leurs racines; leurs filles sont préparées et ornées comme des temples; leurs celliers sont remplis et regorgent les uns dans les autres; leurs boeufs sont gras, et leurs brebis fécondes se multiplient en courant; il n'y a dans leurs murailles ni brèche ni ouverture, ni de clameurs sur leurs places publiques. » Quelle félicité décrite dans ce psaume! Tu la vois en quelque sorte; mais remarque bien le caractère des enfants d'iniquité dont il est ici question. « Leur bouche parle la vanité et leur droite est la droite de l'iniquité. » Voilà ceux dont parle l'auteur sacré et il ne montre en eux qu'une félicité terrestre. Qu'ajoute-t-il enfin ? « Ils ont proclamé heureux le peuple qui possède ces choses. Quels sont ceux qui l'ont proclamé heureux? Les fils de l'étranger, ceux quine sont pas de la race d'Abraham : ce sont eux qui ont proclamé heureux le peuple qui possède ces choses. » Que sont-ils? « Leur bouche parle la vanité. » Il est donc vain de proclamer heureux- ceux qui possèdent ces choses. Aussi ce bonheur n'est célébré que par ceux dont la bouche est une bouche de vanité; ce sont eux qui donnent le nom de richesses à ce qui n'est que richesses de vanité.

7. Et toi, ajouterez-vous, qu'en penses-tu? Ce sont, dis-tu, les fils de l'étranger, ceux dont la bouche profère le mensonge qui proclament heureux le peuple possesseur de ces biens, mais toi, qu'en penses-tu? Si ces richesses sont fausses, fais-moi connaître les véritables; tu méprisés ces sortes de bien, montre-moi les biens dignes d'estime.

 

1. Matt. VI, 20.

 

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Tu veux que je dédaigne les premiers; indique moi quels sont les seconds que je dois préférer.—  Notre psaume le dira lui-même; car après ces mots : « Ils ont proclamé heureux le peuple possesseur de ces choses, » il semble supposer que nous lui disons: Tu nous dépouilles de ces biens, mais que nous donnes-tu en place? Oui, oui, nous les méprisons, mais de quoi vivrons-nous ? qui nous rendra heureux? Ceux qui viennent de parler trouvent en eux-mêmes à quoi s'en tenir et ils publient que le bonheur est dans les richesses; mais-toi que dis-tu?

A cette question supposée le psaume répond : Je dis, moi: « Heureux le peuple dont le Seigneur est le Dieu (1). » Ainsi les vraies richesses consistent à se faire des amis avec les richesses d'iniquité; et le bonheur à avoir le. Seigneur pour son Dieu.

Il nous arrive parfois en longeant la route, de voir de magnifiques et riches domaines: nous demandons, a qui cette propriété? A un tel, nous répond-on. Si nous ajoutons : Il est bienheureux, c'est un langage menteur, comme aussi quand nous disons : Heureux le propriétaire de cette maison, de ce domaine, de ce troupeau, de ce serviteur, de cette famille. Loin de toi ce langage faux, si tu veux connaître la vérité, car « heureux est celui dont le Seigneur est le Dieu. » Non l'homme heureux n'est pas celui à qui appartient cette terre, mais celui dont le Seigneur est le Dieu. Pour montrer clairement que le bonheur consiste dans ces choses terrestres, tu prétends que ton domaine te rend heureux; pourquoi ? Parce qu'il te fait vivre. Lors en effet que tu le vantes, tu as soin de répéter : C'est lui qui me nourrit, c'est lui qui me fait vivre. Mais considère donc quel est celui qui te fait vivre. N'est-ce pas Celui

 

1. Ps. CXLIII, 11-15.

 

à qui tu dis : « En vous est la source de la vie (1).»

« Heureux le peuple dont le Seigneur est le Dieu (1): » O Seigneur mon Dieu, ô Seigneur mon Dieu, pour nous attirer à vous, rendez-nous 'heureux- par vous. Nous ne voulons chercher le bonheur ni dans l'or, ni dans l'argent, ni dans les domaines, ni dans aucun des biens terrestres, biens si vains et qui échappent si promptement à cette fragile vie; nous ne voulons pas permettre à notre bouche un langage menteur. Rendez-nous heureux par vous-même, car nous pouvons ne pas vous perdre, et en vous possédant nous ne vous perdrons ni ne nous perdrons nous-mêmes. Faites-nous jouir de vous, car « heureux est le peuple dont le Seigneur est le Dieu. »

Se fâcherait-il si nous l'appelions notre domaine ? Mais nous lisons : « Le Seigneur est ma part d'héritage (2).. » Chose merveilleuse, mes frères, nous sommes en même temps l'héritage de Dieu et il est notre héritage; car si nous lui rendons un culte, il nous cultive à son tour. Il n'y a pas d'outrage à dire qu'il nous cultive : si nous lui rendons un culte comme à notre Dieu, il nous cultive comme son champ. Pour vous en convaincre, écoutez celui qui nous est venu de sa part : « de suis la vigne, dit-il, vous en êtes les branches, et mon Père est le vigneron (3). » Il nous cultive donc, et il ouvre son grenier si nous produisons du fruit; mais si nonobstant des soins comme ceux qu'il nous donne, nous voulons demeurer stériles, si au lieu de froment nous présentons des épines, je me refuse à dire ce qui nous attend; terminons sur une pensée consolante.

Tournons-nous etc.

 

1. Ps. XXXV, 10. — 2. Ps. XV, 5. — 3. Jean, XV, 1, 5.

SERMON CXIV. Prononcé sur le tombeau de Saint Cyprien, en présence du comte Boniface. DU PARDON DES INJURES (1).
 

ANALYSE. — Jésus-Christ nous oblige à pardonner toutes les offenses. Pourquoi ne pas le faire? C'est le moyen d'obtenir l'éternelle vie c'est l'exemple que nous donnent le Sauveur et ses Apôtres; C'est le moyen d'obtenir le pardon de nos propres péchés et de ne pas; mentir dans la prière.

 

1. Le saint Évangile qu'on vient de nous lire parle du pardon des injures, et c'est de ce sujet que nous devons vous entretenir, puisque nous sommes chargés de vous annoncer non pas notre parole, mais-la parole de Dieu Notre-Seigneur, que nul ne sert sans gloire et.que nul ne dédaigne sans châtiment. Ainsi donc ce Seigneur notre Dieu, qui nous a créés pendant qu'il demeurait dans le sein de son Père, et qui nous a régénérés depuis qu'il est devenu l'un de nous, ce Seigneur notre Dieu, Jésus-Christ nous dit ce que nous venons d'entendre à la lecture de l'Évangile : « Si ton frère a péché contre toi, reprends-le et s'il se repent, pardonne-lui; et s'il a péché contre toi sept fois dans le jour, et que sept fois dans le jour il revienne à toi en disant: Je me repens, pardonne-lui. » Dans la pensée du Sauveur, sept fois dans le jour ne signifie rien autre chose que chaque fois, autrement tu pourrais refuser le pardon si ton frère venait à t'offenser huit fois. Il faut donc donner à sept fois le sens de toujours, de toutes les fois que ton frère péchera et se repentira. Ces expressions : « Je vous louerai sept fois le jour (2), » n'ont-elles pas la même signification que les expressions suivantes d'un autre Psaume

« Sa louange est toujours sur mes lèvres (3) ? » Et si sept fois est mis pour toujours, c'est sûrement parce que la révolution du temps s'accomplit dans une succession constante de sept jours.

2. Toi donc, qui que tu sois, qui as le Christ devant tes yeux et aspires à obtenir l'objet de ses promesses, garde-toi de toute négligence pour l'observation de ses préceptes. Et qu'a-t-il promis? La vie éternelle. Et qu'a-t-il commandé? De pardonner: à notre frère. C'est comme s'il eût dit : O homme, pardonne à un homme, et Dieu se donnera à toi.

Mais ne parlons pas, ou plutôt cessons de parler de ces sublimes et divines promesses par lesquelles notre Créateur s'engage à nous rendre

 

1. Luc, XVII, 3, 4. — 2. Ps. CXVIII, 164. — 3. Ps. XXXIII, 2.

 

égaux aux Anges, à nous faire vivre sans fin avec lui, en lui et par lui; ne parlons plus, dis-,je, de ces promesses et réponds-moi: Ne veux-tu donc pas- recevoir de ton Dieu ce qu'il te commande d'accorder, à ton frère ?Je répète : Ne veux-tu pas recevoir de ton Seigneur ce qu'il t'oblige d'octroyer à ton frère ? Si tu ne veux pas le recevoir, ne l'accorde pas. Quelle est cette grâce ? N'est-ce pas d'accorder le pardon à qui-te le demande si tu veux l'obtenir en le demandant? Si tu n'as pas besoin de pardon, j'ose bien te le dire : Ne pardonne pas. Et pourtant je ne dois pas tenir ce langage, car tu dois pardonner, lors même que fui, n'aurais pas besoin de pardon. .

3. Tu vas m'objecter : Mais je ne suis pas Dieu, je ne suis qu'un pauvre pécheur. — Dieu soit béni de ce que tu l'avoues. Donc aussi pardonne afin que ces péchés te soient pardonnés.

Un autre motif, c'est que le Seigneur notre Dieu nous presse de l'imiter. Or l'Apôtre saint Pierre dit de lui : « Le Christ même a souffert pour nous, vous donnant l'exemple afin de vous exciter à marcher sur ses traces ; lui qui n'a pas commis de péché et dans la bouche de qui ne s'est point rencontrée la fraude (1). » Ainsi il était sans péché, et il est mort pour nos péchés; et pour nous en obtenir le pardon il a répandu son sang. Pour nous décharger de nos dettes, il s'est chargé de dettes qui n'étaient pas les siennes. Il ne devait pas mourir et nous ne devions pas vivre. Pourquoi ne devions nous pas vivre ? Parce que nous étions pécheurs. La mort donc ne lui était pas due, comme la vie ne nous l'était pas. Et pour nous donner ce que nous ne méritions pas, il a accepté ce qui ne lui était pas dû. N'oublions pas toutefois qu'il s'agit du pardon des injures et ne croyez pas qu'il soit au dessus de vos forces d'imiter le Christ en ce point. L'Apôtre ne dit-il pas : « Vous pardonnant réciproquement comme Dieu vous a pardonné dans la personne

 

1. Pierre, II, 21, 22

 

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du Christ (1); — Soyez donc les imitateurs de Dieu (2) ? » C'est de l'Apôtre et non pas de moi ces paroles. « Soyez donc les imitateurs de Dieu. » N'y a-t-il pas orgueil à prétendre imiter Dieu? Écoute l'Apôtre : « Soyez les imitateurs de Dieu, comme ses enfants bien-aimés. » Tu portes ce nom d'enfant : si lu refuses d'imiter ton père, pourquoi cherches-tu à être son héritier?

4. Je tiendrais ce langage, lors même que tu n'aurais à désirer le pardon d'aucun péché. Mais quel que soit son titre, n'es-tu pas un homme? Juste, tu es homme; laïque, tu es homme; moine, tu es homme; clerc, tu es homme; évêque, tu es homme; Apôtre même, tu es homme. Or écoute un Apôtre: « Si nous prétendons être sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes.» Celui , celui qui parle ainsi, c'est Jean, Apôtre et Evangéliste, Jean, que le Christ notre Seigneur aimait spécialement et qui reposait sur sa poitrine; c'est lui qui dit : « Si nous prétendons. » Il ne dit pas : Si vous prétendez être sans péché, mais : « Si nous nous prétendons sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous. » Il se met au nombre des pécheurs pour obtenir avec eux le pardon. « Si nous prétendons. » Remarquez bien quel est celui qui parle. « Si nous prétendons être sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes et la vérité n'est point en nous. Mais si nous confessons nos péchés, il est fidèle et juste pour nous les remettre et nous purifier de toute iniquité (3). » Comment nous en purifie-t-il? En nous les pardonnant; car s'il trouve en nous à punir, il y trouve aussi à pardonner. Par conséquent, mes frères, si nous avons des fautes, pardonnons à qui nous en prie; ne gardons dans notre coeur d'inimitiés contre personne, ces inimitiés ne feraient que le corrompre de plus en plus.

5. Je veux aussi que tu pardonnes, par le motif que je te vois demander pardon. On te le demande, accorde-le; on te le demande et tu le demanderas: on te le demande, accorde-le, car tu le solliciteras pour toi-même. Viendra bientôt le temps de la prière et je me fais contre toi une arme des paroles que tu prononceras alors : « Notre Père qui êtes aux cieux; » car tu ne serais pas de ses enfants, si tu ne disais : « Notre Père. » Ainsi tu diras: « Notre Père qui êtes aux cieux. » Poursuis: « Que votre nom soit sanctifié. » Plus loin encore : « Que votre règne arrive. » Encore plus loin : « Que votre volonté soit faite sur la

 

1. Coloss. III, 13. — 2. Ephès. V, 1. — 3. I Jean, I, 8, 9.

 

terre comme au ciel. » A cela qu'ajoutes-tu ? « Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien. » Où est ta fortune ? Te voilà mendiant. Viens néanmoins aux paroles qui renferment notre question, et après ces mots: « Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien, » prononce les suivants : « Pardonnez-nous nos offenses. » C'est ici que j'en voulais venir : « Pardonnez-nous nos offenses. » Mais de quel droit solliciter ce pardon? sur quelle convention, sur quel contrat, sur quelle signature s'appuyer! « Comme nous pardonnons nous-mêmes à ceux qui nous ont offensés (1). »

C'est donc peu de ne pardonner pas, tu mens, et tu mens à Dieu. Tu as rappelé une condition, établi la règle; elle est dans ces mots : Pardonnez comme je pardonne. Aussi ne pardonne-t-il point si tu ne pardonnes. Pardonnez comme je pardonne. Tu veux, quand tu le demandes, qu'on, t'accorde le pardon; octroie-le donc quand on le sollicite près de toi. Cette requête est dictée par le Jurisconsulte du ciel, il ne te trompe pas; conforme ta requête à ce qu'à dit sa voix céleste ; dis : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons-nous mêmes, » et exécute ce que tu dis. Mentir en priant, c'est se.priver de la faveur sollicitée; mentir en priant, c'est à la fois perdre son procès et.provoquer un châtiment. Qui peut mentir à l'Empereur sans être convaincu quand l'Empereur paraît ? Mais si tu mens en priant; c'est dans la prière même que ton mensonge est découvert, et Dieu pour te convaincre n'appelle aucun témoin. S'il est ton avocat en dictant ta requête, il devient, si tu mens, témoin à ta charge, et si tu ne te corriges, il sera ton juge. Ainsi dis et fais.ce que tu dis. Car en ne prononçant pas cette requête, ta prière est contraire au droit, et en la prononçant sans y conformer ta conduite, tu seras convaincu de mensonge. On ne saurait donc passer sur ce verset qu'en accomplissant ce qu'il exprime. Pourrons-nous l'effacer de notre prière ? Voulez-vous conserver seulement: « Pardonnez-nous nos offenses, » et supprimer : « Comme nous pardonnons nous-mêmes à ceux qui nous ont offensés? » N'efface rien, si tu ne veux être d'abord effacé toi-même.

Ainsi donc ta prière renferme ces deux mots « Donnez, » et « Pardonnez. » C'est pour acquérir ce que tu n'as pas encore, et pour être déchargé des fautes que tu    as commises. Veux-tu

 

1. Matt. VI, 9, 12.

 

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obtenir? Donne. Veux-tu qu'on te pardonne? Pardonne. C'est un abrégé complet. Ecoute encore le Christ; ailleurs il dit lui-même : « Pardonnez, et on vous pardonnera; donnez, et on vous donnera (1). » — « Pardonnez, et on vous pardonnera. » Que pardonnerez-vous (1)? Les offenses que d'autres ont commises contre vous. Et

 

1. Luc, VI, 37, 38.

 

que vous pardonnera-t-on? Celles que vous-mêmes avez commises. « Pardonnez » donc. « Donnez, et on vous donnera ce que vous désirez, » la vie éternelle. Soutenez la vie temporelle du, pauvre, entretenez la vie actuelle de l'indigent, et comme produit de ce peu de semence terrestre, vous aurez pour moisson la vie éternelle. Ainsi soit-il.

SERMON CXV. L'HUMILITÉ DANS LA PRIÈRE (1).
 

ANALYSE. — Notre-Seigneur nous engage, de la manière la plus pressante, à prier toujours. Mais pour prier il faut la foi. Cependant la prière a besoin d'obtenir l'affermissement de la foi même. Que nous sommes pauvres par conséquent! Aussi nous faut-il prier non avec l'orgueil du pharisien, mais avec l'humilité profonde du publicain. Que penser alors de ces hérétiques qui en s'attribuant le mérite de leurs bonnes couvres, l'emportent par leur orgueil sur les pharisiens mêmes? Il n'est pas jusqu'aux petits enfants qui n’aient besoin de la grâce de Dieu.

 

1. Cette lecture du Saint Évangile nous porte à la prière et à la vraie foi, sans nous permettre de nous appuyer sur nous-mêmes, mais sur le Seigneur. Se pouvait-il une exhortation plus pressante à la prière, que cette comparaison du juge d'iniquité ? Il n'avait ni crainte de Dieu, ni égards pour personne: vaincu par l'ennui et non pas déterminé par l'humanité, il finit néanmoins par écouter la pauvre veuve qui recourait à lui. Si donc il l'exauça, quoiqu'il trouvât ses réclamations si importunes, comment ne nous exaucerait pas Celui qui nous presse de le prier? Mais en nous excitant, par cette parabole tirée des contraires, « à prier toujours et à ne cesser jamais, » le Seigneur ajoute : « Néanmoins, quand le Fils de l'homme viendra, penses-tu qu'il trouvera de la foi sur la terre? » Sans la foi, point de prière. Comment demander ce qu'on ne croit pas? Aussi le bienheureux Apôtre ne manque pas de dire, en exhortant à la prière: « Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé.» Puis, pour montrer que la foi est la, source de la prière et que le ruisseau ne peut couler si la source est à sec, il ajoute : « Mais comment l'invoqueront-ils, s'ils ne croient pas en lui (2) ? »

Ainsi donc, pour prier il faut croire, et pour obtenir la conservation de la foi qui fait la prière, il nous faut prier. La foi répand la prière et la prière en se répandant obtient l'affermissement

 

1. Luc, XVIII, 1-17. — 2.  ( ?)  X, 13, 14.

 

de la foi. Je le répète : La foi répand la prière, et la prière en se répandant obtient l'affermissement de la foi même. C'est en effet pour ne laisser pas notre foi s'affaiblir au milieu des tentations que le Seigneur dit ensuite: « Veillez et priez, pour n'entrer pas en tentation. Veillez, dis-je et priez, pour n'entrer pas en tentation. » Qu'est-ce qu'entrer en tentation, sinon quitter la foi? car la tentation gagne ce que la foi perd, et la foi gagne à son tour ce que perd la tentation. Effectivement, pour mieux convaincre votre charité qu'en disant: « Veillez et priez pour n'entrer pas en tentation, » le Seigneur donnait un moyen d'empêcher l'affaiblissement et la perte de la toi, il ajoute, au même endroit dans l'Évangile: « Cette nuit même Satan a demandé à vous cribler comme le froment; mais j'ai prié pour toi, Pierre, afin que ta foi ne défaille point (1). » Quand Celui qui soutient supplie, celui qui est en danger ne supplierait pas ?

Observons toutefois que ces mots : « Quand le Fils de l'homme viendra, penses-tu qu'il trouvera de la foi sur la terre ? » s'appliquent à la foi, parfaite, car elle est bien rare dans la monde, Vous le voyez, l'Église de Dieu se remplit. Or qui pourrait y entrer s'il n'avait point de foi, et si la foi était parfaite, qui ne transporterait des montagnes? Considérez les Apôtres eux-mêmes : ils n'auraient pas tout abandonné, ils n'auraient pas foulé aux pieds les espérances du siècle pour

 

1 Luc, XXII, 46, 31, 32.

 

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suivre le Seigneur, s'ils n'avaient une grande foi; et pourtant si cette foi était parfaite, ils ne diraient pas au Seigneur : « Accroissez en nous la foi (1). » Considérez ce double aveu, cette foi qui existe réellement, mais sans être parfaite, dans la bouche de ce père qui vient de présenter son fils au Seigneur pour qu'il le délivre du démon : interrogé s'il a la foi : « Je crois, Seigneur, répond-il; aidez mon incrédulité (2). » — « Je crois, je crois, Seigneur, » il a donc la foi. Mais « aidez mon incrédulité : » sa foi n'est donc pas encore parfaite.

2. Cette foi n'étant pas pour les orgueilleux, mais pour les humbles, le Seigneur  « dit cette parabole pour quelques-uns qui se confiaient en eux-mêmes comme étant justes et méprisaient les autres : Deux hommes montèrent au temple pour y prier, un pharisien et un publicain. Le pharisien disait : Je vous rends grâces, ô Dieu, de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes. » Il devrait dire au moins, comme beaucoup d'hommes. Que signifie « comme le reste des hommes, » sinon comme tous les autres hommes, excepté lui? Je suis donc juste, » dit-il, les autres sont des pécheurs. « Je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont injustes, voleurs, adultères (1). » Voici près de toi un publicain qui te donnera lieu de t'enfler davantage encore. « Comme ce publicain, » dit-il. Il fait partie du grand nombre, moi je suis seul de mon espèce. Je ne lui ressemble pas, grâces à mes oeuvres de justice, qui me préservent de toute iniquité. «Je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme de tout ce que je possède. » Que demande-t-il donc à Dieu? Qu'on examine ses paroles, et on ne le trouvera pas. Il est monté pour prier; mais au lieu de prier Dieu, il se loue. Il ne lui suffit pas même de ne pas prier et de se louer, il insulte celui qui prie.

« Le publicain se tenait éloigné, » mais il était près de Dieu; les remords de sa conscience l'écartaient de Dieu, mais sa piété l'attachait à lui. « Le publicain se tenait éloigné; » mais Dieu le regardait de près; car le Seigneur est grand et il abaisse ses regards sur les humbles, tandis qu'il ne voit que de loin les orgueilleux, tel que ce pharisien; il voit de loin ces orgueilleux (3), mais il ne les oublie pas. Considère encore l'humilité du publicain. Peu content de se tenir éloigné, « il « ne levait pas même ses yeux au ciel. ». Pour être regardé, il ne regardait pis; il n'osait, regarder

 

1. Luc, XVII, 5. — 2. Marc, IX, 23. — 3. Ps. CXXXVII, 6.

 

en haut; sa conscience le chargeait, mais l'espérance le soulevait. Vois encore : « Il se frappait

la poitrine, » il se punissait lui-même; aussi le Seigneur pardonnait-il à son aveu. « Il se frappait la poitrine en disant : Seigneur, ayez pitié de moi, qui suis un pécheur. » Voilà un homme qui prie. Qu'y a-t-il d'étonnant que Dieu lui pardonne, puisqu'il se reconnaît si bien? Après avoir prêté l’oreille à la plaidoirie du Pharisien et du Publicain, écoute la sentence. Après avoir vu l'orgueil dans l'accusateur, l'humilité dans l'accusé, écoute le Juge. « En vérité je vous le déclare. » C'est la Vérité, c'est Dieu, c'est le Juge qui parle. « En vérité je vous le dis, ce publicain sortit du temple justifié, plutôt que le pharisien. » Pourquoi, Seigneur? Je vois le Publicain, plutôt que le Pharisien, sortir du temple justifié. Pourquoi ? — Pourquoi ? Le voici : « Quiconque en effet s'exalte sera humilié, et quiconque s'humilie sera exalté. » Tu viens d'entendre la sentence, prends donc garde de te jeter dans une mauvaise affaire; autrement : Tu viens d'entendre la sentence, prends garde à l'orgueil.

3. Qu'ils ouvrent les yeux maintenant, qu'ils prêtent l'oreille ces moqueurs impies, ces hommes qui présument de leurs propres forces et qui disent: Dieu m'a fait homme, mais je me suis fait juste. N'est-ce pas être pire et plus détestable que le Pharisien ? Le Pharisien dans son orgueil se disait juste, néanmoins il rendait grâces à Dieu de sa justice. Il se disait juste, mais il rendait grâces à Dieu. « Je vous rends grâces, ô Dieu, de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes. » — « Je vous rends grâces, ô Dieu.: » il remercié Dieu de n'être pas comme les autres hommes, et toutefois il est blâmé de son orgueil et de son enflure : sa faute n'est pas d'avoir rendu grâces à Dieu, mais de s'être regardé comme n'ayant plus besoin de rien. « Je vous rends grâces de ce que je suis pas comme les autres hommes, qui sont injustes. » Tu es donc juste, toi; et c’est pourquoi tu redemandes rien : tu es donc parfait, et la vie humaine n'est plus une épreuve sur la terre (1); tu es donc parfait, tu es riche et tu n'as plus besoin de dire : « Pardonnez-nous nos offenses (2). » Or, si l'on est coupable pour rendre grâces avec orgueil, que ne mérite-t-on pas en attaquant la grâce avec impiété ?

4. Après cette plaidoirie et cet arrêt, il se présente ou plutôt on apporte de petits enfants et on les présente au Sauveur pour qu'il daigne les

 

1. Job, VII, 1. — 2. Matt. VI, 12.

 

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toucher. S'il doit les toucher, n'en est-il pas le Médecin? Et si ces enfants n'ont aucun mal, pourquoi le prie-t-on dé les toucher? A qui les présente-t-on? Au Sauveur. S'il est leur Sauveur, c'est qu'il doit les sauver. N'est-ce pas lui qui est venu chercher et sauver ce qui était perdu (1) ? Comment s'étaient-ils perdus? En ce qui les regarde personnellement, je les vois innocents où trouver qu'ils sont coupables? Voici la voix de l'Apôtre : « Par un seul homme le péché est entré dans l'univers. Par un seul homme, dit-il, le péché est entré dans l'univers, et par le péché, la mort; ainsi la mort a passé dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché (2). »

Venez donc, petits enfants, venez; qu'on écoute le Seigneur : « Laissez, dit-il, venir à moi les petits enfants (3). » Venez, petits; malades, à votre Médecin; perdus, à votre Rédempteur; venez, que nul ne vous empêche. Ils n'ont produit encore aucun fruit sur le rameau, mais ils sont

 

1. Luc, XIX, 10. — 2. Rom. V, 12. — 3. Luc, XVIII, 16.

 

morts dans la racine. Que le Seigneur bénisse les petits et les grands; que le Médecin touche aussi et les uns et les autres. Nous recommandons aux aînés la cause des petits. Parlez pour eux puisqu'ils se taisent, priez pour eux puisqu'ils pleurent. Pour n'être pas en vain leurs aînés, soyez leurs tuteurs; protégez-les puisqu'ils ne sauraient s'occuper de leurs intérêts. Ils ont été perdus avec nous, qu'avec nous ils se sauvent; nous avions péri ensemble, sauvons-nous ensemble dans le Christ. Les mérites sont inégaux, mais la grâce est commune. Il n'y a de mal en eux que ce qu'ils en ont puisé à la source; il n'y a de mal en eux que ce qu'ils en ont puisé à leur naissance. Ah! qu'ils ne soient point éloignés du salut par ceux qui ont ajouté tant de péchés au péché d'origine. Celui qui a plus d'âge, a aussi plus d'iniquités. Mais la grâce de Dieu efface en même temps ce qui vient de l'origine et ce qui vient de la volonté.   Elle a surabondé là où avait abondé le péché

 

1. Rom. V, 20.
 
 
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

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