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Saint Augustin d'Hippone
Sermons



SERMON CXXI. LES DEUX NAISSANCES (1).
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ANALYSE. — Le monde qui a rejeté Jésus-Christ n'est pas précisément le monde créé par lui; ce sont les hommes charnels que l'Écriture appelle le monde pour exprimer combien ils sont attachés aux choses du monde. Quant aux hommes qui ont reçu le Sauveur, ce sont ceux qui outre leur nature humaine ont reçu de Dieu et de l'Eglise une naissance toute spirituelle et toute divine, comme Jésus-Christ a reçu la vie par l'union sainte de l'Esprit divin et de la Vierge Marie.
 
 

1. « Le monde a été fait par » le Seigneur, « et le monde ne l'a point reconnu. » Quel est le monde qui a été fait par lui ? et quel est le monde qui ne l'a point reconnu ? Le monde fait par lui n'est pas celui qui ne l'a point reconnu. Quel est effectivement le monde fait par lui? Le ciel et la terre. Mais comment le ciel ne l'a-t-il pas reconnu, puisqu'à sa mort le soleil s'est obscurci ? Comment la terre ne l'a-t-elle pas reconnu, puisqu'elle a tremblé lorsqu'il était suspendu à la croix ? « Le monde » qui « ne l'a point reconnu » est celui qui a pour chef l'esprit mauvais dont il est dit : « Voici venir le prince de ce monde, et il ne trouve rien en moi (1). » On appelle monde les méchants et les infidèles, et ce nom leur vient de ce qu'ils aiment. En aimant Dieu nous devenons des dieux, et en aimant le monde nous sommes appelés monde. Cependant Dieu était dans le Christ et se réconciliait le monde (3). Tous forment-ils donc « le monde » qui « ne l'a point connu? »

2. « Il est venu chez lui, et les siens ne l'ont pas reçu. » Tout lui appartient, mais il était plus spécialement chez lui dans ce peuple dont faisait partie sa mère, où il avait pris un corps, à qui il avait fait annoncer longtemps auparavant son avènement futur, à qui il avait donné sa loi, qu'il avait délivré de la captivité égyptienne, et dont le père charnel, Abraham, avait été choisi par lui; car il a pu dire en toute vérité : « Je suis avant Abraham (4). » Il ne dit pas : Je suis avant que fût Abraham ; ni : J'ai été fait avant qu'Abraham le fut; car « Au commencement était le Verbe; » il était, sans avoir été fait. « Il est donc venu chez lui, » parmi les Juifs; « et les siens ne l'ont pas reçu. »

3. « Mais à tous ceux qui l'ont reçu. » De là en effet sont les Apôtres qui l'ont reçu; de là aussi ceux qui portaient des rameaux devant sa monture, marchant devant et derrière lui, couvrant
 
 

1. Jean, I, 10-14. — 2.  Jean, XIV, 30. — 3. II Cor. V, 19. — 4. Jean, VIII, 68.
 
 

la route de leurs vêtements et criant à haute voix: « Hosanna au fils de David; béni soit celui qui vient au nom du Seigneur! » — « Faites taire ces enfants, qu'ils ne crient pas ainsi devant vous, » lui disaient les Pharisiens, et il répondait : « S'ils se taisent, les pierres crieront (1). »

Qu'entendre ici par pierres, sinon les adorateurs des pierres? Si les petits juifs se taisent, les petits et les grands crieront parmi les gentils, Qu'entendre par pierres, sinon ce qu'entendait Jean, ce grand homme qui est venu pour rendre témoignage à la lumière ? Un jour en effet qu'il voyait des. Juifs s'enorgueillir d'être de la race d'Abraham, il les appela « race de vipères. » Ils se disaient les enfants d'Abraham, et lui les nommait « race de vipères. » N'était-ce pas Outrager Abraham lui-même ? Nullement. Je leur donnais le titre que méritaient leurs moeurs, Fils d'Abraham, ils auraient dû imiter leur père, comme le leur rappelait le Sauveur même. « Nous sommes libres, jamais nous n'avons servi personne, nous ayons Abraham pour père. » Ainsi les Juifs parlaient-ils au Sauveur, qui leur répondait : « Si vous étiez fils d'Abraham, vous feriez les oeuvres d'Abraham. Parce que je vous dis la vérité, vous voulez me mettre à mort; c'est ce qu'Abraham n'a pas fait (3). » Vous êtes issus d'Abraham, mais vous avez dégénéré.

Que leur disait donc Jean ? « Race de vipères, qui vous a montré à fuir devant la colère qui va venir? Faites donc de dignes fruits de pénitence, et ne songez pas à dire en vous-mêmes; «Nous avons Abraham pour père, car Dieu peut, de ces pierres mêmes, susciter des enfants à Abraham (4). » —  « De ces pierres mêmes; » de celles qu'il voyait en esprit; car il parlait aux Juifs et nous avait en vue. « Dieu peut, de pierres mêmes, susciter des enfants à Abraham De quelles pierres ? Si ceux-ci se taisent,
 
 

1. Matt. XXI, 9, 16; Luc, XIX, 39, 40. — 2. Jean, I, 8. — 3. Jean, VIII, 39, 40. — 4. Matt. III, 7-9.
 
 

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« pierres crieront. » Vous venez d'entendre ces mots et vous les avez acclamés. Ainsi donc se vérifie l'oracle : « Les pierres crieront. » Car nous sommes issus de la gentilité et nous avons adoré les pierres dans la personne de nos parents. C'est pour ce motif encore que nous avons été comparés à des chiens. Rappelez-vous en effet ce qui fut dit à cette femme qui criait derrière le Seigneur. Comme elle était Chananéenne, asservie au culte des idoles et liée au service des démons, que lui dit Jésus ? « Il ne convient pas de prendre le pain aux enfants et de le jeter aux chiens. N'avez-vous remarqué jamais comment les chiens lèchent les pierres engraissées? Tels sont les adorateurs d'idoles. Mais la grâce de Dieu est descendue en vous. A tous ceux qui l'ont reçu il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu. » Voici des fils nouveau-nés. « Il leur a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu. » Pourquoi ? « Parce qu'ils croient en son nom. »

4. Et comment deviennent-ils enfants de Dieu? En ne naissant « ni du mélange des sangs, ni de la volonté de l'homme, ni de la volonté de la chair, mais de Dieu. » Après avoir reçu le pouvoir de devenir enfants de Dieu, ils sont nés de Dieu. Remarquez bien : ils sont nés de Dieu, « non pas du mélange des sangs, » comme dans cette première génération, génération pleine de misère et produite par la misère. Qu'étaient en effet ces nouveaux fils de Dieu? Comment étaient-ils nés d'abord? Du mélange des sangs du père et de la mère, du rapprochement des corps. Et aujourd'hui! « C'est de Dieu qu'ils sont nés. » Leur première naissance était due à un homme et à une femme; la seconde est due à Dieu et à l'Église.

5. Ainsi donc il sont nés de Dieu. Pourquoi sont-ils nés de Dieu après avoir reçu d'abord une naissance humaine? Pourquoi ? Pourquoi? C'est que « le Verbe s'est fait chair afin d'habiter parmi nous. » Quel contraste! Lui se fait chair; et eux deviennent esprits. Quelle condescendance, mes frères ! Préparez vos âmes à espérer et à recueillir de plus signalés bienfaits encore. Ne vous attachez pas aux passions du siècle. On vous a achetés cher; pour vous le Verbe s'est fait chair, pour vous le Fils de Dieu est devenu fils de l'homme; ainsi veut-il que les enfants des hommes deviennent les enfants de Dieu. Qu'était-il, et qu'est-il devenu? Qu'étiez-vous et qu'êtes-vous devenus ? Il était Fils de Dieu. Qu'est-il devenu Fils de l'homme.Et vous, qui étiez fils des hommes, qu'êtes-vous devenus? Des fils de Dieu. Il a partagé nos maux pour nous communiquer ses biens.

En qualité même de fils de l'homme, il est bien élevé au dessus de nous. Nous devons notre vie humaine à la convoitise de la chair; il doit la sienne à la foi d'une Vierge. Chacun de nous est né d'un père et d'une mère; le Christ est né de l'Esprit-Saint et de la Vierge Marie.

Mais en s'approchant de nous, il ne s'est pas éloigné beaucoup de lui-même; ou plutôt il ne s'en est pas éloigné en tant que Dieu, et il n'a fait qu'ajouter sa nature à la nôtre; car en s'unissant à ce qu'il n'était pas, il n'a point sacrifié ce qu'il était; sans cesser d'être le Fils de Dieu, il est devenu fils de l'homme. Ainsi s'est-il établi Médiateur; médiateur, tenant le milieu, n'étant ni en haut ni en bas; ni en haut, parce qu'il est homme, ni en bas, parce qu'il n'est point pécheur. Et toutefois il est en haut en tant que Dieu, car en venant parmi nous il n'a pas quitté son Père. C'est ainsi qu'en remontant au ciel il ne nous a pas quittés, et qu'en revenant vers nous il ne quittera pas non plus son Père.

SERMON CXXII. JÉSUS ET NATHANAËL (1).
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ANALYSE. — Jésus dit à Nathanaël qu'il l'a vu sous le figuier, mais que lui-même ensuite verra le Fils de l'homme servi par les Anges. Que signifie ce langage? — Le figuier rappelle le péché de nos premiers parents : Jésus veut donc dire qu'il a vu Nathanaël dans l'état du péché. Nathanaël verra ensuite le Fils de l'homme dans sa gloire servi pas les Anges : c'est une allusion au songe ni mystérieux de Jacob où tout figurait le Christ, soit la pierre parfumée d'onction, soit l'ange qui se laissa vaincre volontairement, soit Jacob même qui représente à la fois: le peuple juif dans sa partie réprouvée et dans sa partie fidèle, car le patriarche est à la fois boiteux et béni de Dieu; le peuple chrétien qui a supplanté le peuple Juif et qui verra Dieu dans sa gloire; le Christ enfin, car les Anges descendent et montent en même temps vers lui, c'est que le Christ est en même temps dans le ciel et sur la terre.
 
 

1. Si nous comprenons bien ce que Jésus-Christ Notre-Seigneur vient de dire à Nathanaël; nous verrons que ses paroles ne s'adressaient pas seulement à lui. C'est en effet le genre humain tout entier que le Seigneur a vu sous le figuier. Le figuier en cet endroit signifie évidemment le péché. Le figuier n'a point partout cette signification, irais il l'a ici, comme je l'ai avancé, et ce qui porte à le croire, c'est que le premier homme, après son péché, se couvrit de feuilles de figuier, vous ne l'ignorez pas (2). Dans la confusion que leur inspirait leur crime; nos premiers parents voilèrent sous ces feuilles des membres que Dieu leur avait donnés et dont eux-mêmes venaient de faire des Membres honteux. Assurément on ne doit pas rougir de l'oeuvre de Dieu, le péché seul produit la confusion, et sans le péché; la nudité même n'inspirerait aucune honte. Aussi bien Adam et Eve étaient-ils nus sans en rougir; ils n'avaient rien fait d'humiliant.

Pourquoi ces réflexions ? Pour nous amener à comprendre comment le figuier rappelle le péché. Que signifie alors : « Je t'ai vu lorsque tu étais sous le figuier? » Je t'ai vu lorsque tu étais asservi au péché. Se rappelant alors un fait particulier, Nathanaël se souvint qu'il s'était trouvé effectivement sous un figuier et que Jésus n'était point là. Non, il n'y était pas de corps, mais où n'est point le regard de son esprit ? Nathanaël sachant donc qu'il s'était trouvé seul sous le figuier et que le Christ n'était point là, bien qu'il lui ait dit : « Je t'ai vu lorsque tu étais sous le figuier, » comprit qu'il était Dieu et s'écria : «C'est vous le Roi d'Israël. »

2. Le Seigneur reprit : « Parce que je t'ai dit je t'ai vu lorsque tu étais sous le figuier, tu t'étonnes; tu verras de plus grandes choses. » —  Lesquelles ? —  « Vous verrez le ciel ouvert et les
 
 

1. Jean, I, 48-51. — 2. Gen. III, 7.
 
 

Anges de Dieu montant et descendant vers le Fils de l'homme. »

Rappelons une ancienne histoire consignée dans un de nos livres saints, dans la Genèse. Jacob voulant s'endormir plaça une pierre sous sa tête. Or il vit en songe une échelle qui allait de la terre jusqu'au ciel; au dessus s'appuyait le Seigneur et sur les degrés de cette échelle les anges montaient et descendaient. Voilà ce que vit Jacob. Ce songe ne serait pas dans l'Ecriture s'il ne désignait quelque profond mystère et s'il ne contenait quelque prophétie importante. Aussi Jacob l'ayant compris plaça en cet endroit une pierre sur laquelle il répandit de l'huile (1).

Vous connaissez la nature du chrême; ici donc voyez aussi le Christ. Il est la pierre rejetée par les constructeurs et devenue pierre angulaire (2), Il est la pierre dont lui-même a dit : « Celui qui se heurtera contre cette pierre sera écrasé, et celui sur qui elle tombera sera brisé (3). » On se heurte contre elle quand elle est à terre; elle tombera quand elle viendra du ciel juger les vivants et les morts. Malheur aux Juifs qui se sont heurtés contre le Christ, lorsqu'il était à terre dans son humilité! « Cet homme, disaient-ils, ne vient pas de Dieu, puisqu'il viole le Sabbat (4). » — « S'il est le Fils de Dieu, qu'il descende de la croix (5). » Insensé ! tu ris parce que la pierre est à terre ; mais tu montres en riant combien tu es aveugle, et dans ton aveuglement tu te heurtes, et en te heurtant tu te brises, et après t'être brisé contre cette pierre qui maintenant est à terre, tu seras broyé par elle lorsqu'elle viendra d'en haut.

Ainsi donc Jacob fit une onction à la pierre, Etait-ce pour en faire une idole? C'était pour en faire un monument et non pour l'adorer. Maintenant donc revenons à Nathanaël, puisque c'est
 
 

1. Gen. XXVIII, 11-18. — 2. Ps. CXVII, 22. — 3. Matt. XXI, 44. — 4. Jean, IX, 16. — 5. Matt. XXVII, 40.
 
 

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à son occasion que Jésus Notre-Seigneur a voulu nous expliquer la vision de Jacob.

3. Vous êtes instruits à l'école du Christ, vous savez que Jacob s'appelle en même temps Israël. Le même homme porte deux noms : le premier, qui signifie supplantateur, lui fut donné au moment de sa naissance. Esaü en effet naquit le premier de ces deux frères jumeaux, et on remarqua que la main de Jacob lui tenait le pied; il lui tenait le pied pendant qu'Esaü sortait le premier du sein maternel, et lui-même n'en sortit qu'après. Or c'est parce qu'il lui tenait ainsi la plante du pied qu'il fut appelé Jacob (1), c'est-à-dire supplantateur. Plus tard, lorsqu'il revenait de Mésopotamie, il lutta sur la route contre un ange. Un homme peut-il lutter vraiment avec un ange? Ici donc il y a un mystère, une espèce de sacrement, une prophétie, une figure, que nous devons nous attacher à comprendre.

Remarquez de plus, en effet, comment lutta Jacob. Il l'emporta sur l'ange, dans la lutte, ce qui renferme une signification profonde; et après l’avoir emporté sur lui, il le retint; oui, l'homme vainqueur retint l'ange vaincu. « Je ne te laisse pas aller, lui dit-il, si tu ne me bénis. » Quelle idée de Jésus-Christ dans cette bénédiction donnée par le vaincu au vainqueur! Ce fut alors que cet ange, en qui nous voyons Jésus Notre-Seigneur, dit à Jacob : « Tu ne t'appelleras plus Jacob, tu porteras le nom d'Israël; » Israël, qui voit Dieu. Il lui toucha ensuite le nerf de la cuisse, dans toute son étendue; et ce nerf se dessécha, et Jacob devint boiteux (2). Voilà ce que fit le vaincu. Même après sa défaite il fut capable de toucher la cuisse de son vainqueur et de le rendre boiteux. N'est-ce donc pas volontairement qu'il fut vaincu? C'est qu'il avait le pouvoir de déposer ses forces, et le pouvoir de les reprendre (3). S'il ne s'irrite point d'être vaincu, il ne s'irrite point non plus d'être crucifié. Il bénit même son vainqueur en lui disant : « Tu ne t'appelleras plus Jacob, mais Israël. » Ainsi le supplantateur voyait Dieu.

Je l'ai déjà dit, l’ange en touchant Jacob le rendit boiteux. Vois dans Jacob la figure du peuple juif : vois-y d'abord ces milliers d'hommes qui suivaient et qui précédaient le Seigneur sur sa monture, qui s'unissaient aux Apôtres pour adorer le Seigneur et qui s'écriaient : « Hosanna au Fils de David; béni soit Celui qui vient au
 
 

1. Gen. XXV, 25. — 2. Gen. XXXII, 24-32. — 3. Jean, X, 18.
 
 

nom du Seigneur (1) ! » Voilà Jacob en tant qu'il a reçu la bénédiction. S'il est resté boiteux, c'est pour représenter les Juifs restés dans le Judaïsme. L'étendue du nerf blessé désigne le grand nombre de Juifs qui ne sont pas Chrétiens. Il est un psaume qui parle d'eux. Ce psaume prédit d'abord la conversion des gentils. « Un peuple que je ne connaissais pas m'a servi, il m'a prêté une oreille docile. » Ainsi donc la foi vient par l'audition, et l'audition par la parole du Christ (2). Le Psaume continue : « Mes enfants rebelles m'ont menti, mes enfants rebelles se sont en« durcis et ont boité dans leurs voies (3). »Voilà bien Jacob, Jacob béni et Jacob boiteux.

4. N'oublions pas, à cette occasion, d'examiner une question qui pourrait se présenter à quelqu'un d'entre vous et le préoccuper. Abraham aussi, l'aïeul de Jacob, changea de nom. Il s'appelait d'abord Abram et Dieu lui donnant un autre nom lui dit : « Tu ne t'appelleras plus  Abram, mais Abraham (4). » Pourquoi donc, désormais, ne s'appelle-t-il plus Abram ? Feuilletez les Ecritures et vous remarquerez qu'avant de recevoir un nom nouveau il n'était désigné que sous le nom d'Abram : et qu'après avoir reçu ce nouveau nom, il ne s'appelait plus qu'Abraham. Pour changer le nom de Jacob ont dit comme à Abraham : « Tu ne t'appelleras plus Jacob, mais tu l'appelleras Israël. » Eh bien! feuilletez aussi les Ecritures, et vous observerez que Jacob porta toujours ces deux noms de Jacob et d'Israël. Abraham, après son changement de nom, ne fut plus appelé qu'Abraham; et après avoir également changé de nom, Jacob fut appelé en même temps Jacob et Israël. C'est que la signification du nom d'Abraham devait recevoir son accomplissement dans ce siècle : ce nom signifie en effet qu'Abraham est devenu le père de peuples nombreux, tandis que le none d'Israël nous reporte vers l'autre monde où nous verrons Dieu.

Aussi le peuple de Dieu, le peuple chrétien est maintenant tout à la fois Jacob et Israël, Jacob en réalité et Israël en espérance. Ce peuple puîné n'a-t-il pas effectivement supplanté son frère aîné? .N'avons-nous pas supplanté le peuple juif? Nous pouvons dire que nous les avons supplantés, puisque c'est à cause de nous qu'ils le sont. S'ils n'étaient tombés dans l'aveuglement, ils n'auraient pas crucifié le Christ; si le Christ n'eût été crucifié, son sang précieux n'eût pas été
 
 

1. Matt. XXI, 9. — 2. Rom. X,17. — 3. Ps. XVII, 45, 46. — 4. Gen. XVII, 5
 
 

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répandu; et si son sang n'eût pas été répandu, il n'aurait pas racheté l'univers. Et comme leur aveuglement nous a servi, l'aîné a dû être supplanté par le puîné, nommé pour ce motif supplantateur. Mais combien de temps le sera-t-il?

5. Viendra un jour, viendra la fin du siècle et tout Israël se convertira, non pas les Israëlites d'aujourd'hui, mais leurs descendants. Car en poursuivant leurs voies ils aboutiront, ils arriveront à la damnation éternelle. Mais quand ce peuple entier sera entré dans l’unité, alors s'accomplira ce que nous chantons : « Je serai rassasié, lorsque se manifestera votre gloire (1); » lorsque se réalisera la promesse qui nous est faite, de vous voir face à face. Nous voyons aujourd'hui dans un miroir, en, énigme et en partie seulement; mais quand également purifiés, ressuscités, couronnés, devenus immortels et incorruptibles- à tout jamais, les deux peuples verront Dieu face à face et qu'il n'y aura plus de Jacob, mais seulement un Israël; le Seigneur alors le contemplera comme il contemplait ce saint Nathanaël et il dira : « Voilà un véritable Israëlite, en qui il n'y a point d'artifice. »

En entendant ces mots : « Voilà un véritable Israëlite, » rappelle-toi Israël, et en te rappelant Israël, souviens-toi de ce songe durant lequel Israël vit une échelle qui allait de la terre au ciel, le Seigneur appuyé sur cette échelle, et les Anges qui y montaient et y descendaient. Ce fut après ce songe, quelque temps après, quand il revenait de Mésopotamie, durant le voyage même, que Jacob reçut le nom d'Israël. Jacob donc, Jacob ou Israël ayant vu cette échelle mystérieuse, et Nathanaël étant de son côté un vrai Israélite sans aucun artifice, ne comprends-tu pas pour quel motif le Seigneur lui répondit : « Tu verras de plus grandes choses; » et pour quel motif il lui rappela le songe de Jacob, lorsqu'il le vit étonné de cette parole : « Je t'ai vu sous le figuier? » A qui en effet le Sauveur parlait-il ainsi? A un homme qu'il venait d'appeler un Israélite véritable et sans artifice. C'est donc comme s'il lui eût dit : Tu verras s'accomplir en toi le songe de celui dont je t'ai donné le nom; assez de cette admiration prématurée ;
 
 

1. P. XVI, 15.
 
 

tu verras de plus grandes choses. « Tu verras le ciel ouvert, et les Anges de Dieu montant et descendant vers le Fils de l'homme. » Voilà bien ce que vit Jacob ; voilà pourquoi il répandit de l'huile sur la pierre ; voilà pourquoi, devenu prophète, il érigea ce monument comme figure du Christ; car tout cela était prophétique,

6. Je sais ce que vous attendez maintenant, je comprends ce que vous demandez de moi. Je l'exprimerai en peu de mots également et comme Dieu m'en fera la grâce.

« Les Anges descendaient et montaient vers le Fils de l'homme. » S'ils descendent vers lui, n'est-il pas en bas? et s'ils montent vers lui, n'est-il pas en haut? Et s'ils montent -vers lui et y descendent tout à la.fois, n'est-il pas en même temps et en haut et en bas? Non, il n'est pas possible que dès Anges descendent et montent en même temps, s'il n'est en même temps et en haut où ils montent, et en bas où ils descendent, Mais comment prouver qu'il est tout.à la fois et ici et là? Paul nous répondra. Il portait d'abord le nom de Saut, il était d'abord persécuteur; ce fut alors qu'il comprit ce problème et qu'il devint prédicateur. Jacob d'abord, et Israël ensuite, de la race d'Israël et de la tribu de Benjamin (1), il nous montrera que le Christ est en même temps au ciel et sur la terre. N'est-ce pas ce que lui fil entendre dès le principe cette grande voix descendue du ciel : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu (2) ? » Paul en effet était-il monté au ciel? Avait-il contre le ciel lancé même une pierre? C'était les Chrétiens qu'il persécutait, les Chrétiens qu'il enchaînait, les Chrétiens qu'il traînait à la mort, cherchant à les découvrir partout dans leurs retraites et ne leur pardonnant jamais quand il était parvenu à les découvrir. Le Christ notre Seigneur lui cria donc alors: « Saul, Saul. » D’où lui criait le, Sauveur? Du haut du ciel. Il y est donc. « Pourquoi me persécutes-tu? » Il est donc sur la terre.

J'ai tout expliqué, bien qu'en peu de mots et comme je l'ai pu, à votre charité. J'ai donné comme j'y suis obligé ; à vous maintenant de vous occuper des pauvres, selon, votre devoir. Tournons-nous etc. (3).
 
 

1. Phllip. III, 5. — 2. Act. IX, 4. — 3. serm. I.

SERMON CXXIII. HUMILITÉ DU CHRIST (1).
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ANALYSE. — L'orgueil a commencé notre perte, par l'humilité doit commencer notre salut, Aussi quels exemples d'humilité nous a donnés Jésus-Christ ! Lui qui change pour autrui l'eau en vin aux noces de Cana, ne change pas pour lui-même les pierres en pain dans le déserte Lui qui se montre si puissant dans ses miracles, s'abandonne volontairement aux dernières indignités durant sa passion, et aujourd'hui encore il s'humilie dans la personne de ses pauvres. Ah ! comprendrons-nous enfin que nous sommes pauvres nous-mêmes et que nous nous enrichissons en assistant les pauvres?
 
 

1. Vous le savez, mes frères, vous l'avez appris lorsque vous avez commencé à croire en Jésus-Christ, et nous vous le rappelons constamment clans l'accomplissement de notre ministère : le remède à notre orgueil est l'humilité du Sauveur. En effet, l'homme n'aurait pas péri, s'il ne s'était laissé enfler par l'orgueil. « L'orgueil, dit l'Ecriture, est le commencement de tout péché (2). » Or, à ce commencement de tout péché il a fallu opposer le commencement de toute justice. Si donc l'orgueil est le commencement de tout péché, eût-il- été possible de guérir cette plaie funeste si Dieu n'avait daigné se faire humble? Rougis, ô homme, de ta superbe, en face de l'humilité d'un Dieu.

Nous invite-t-on à nous humilier? nous ne tenons pas compte de cette recommandation, et l'orgueil porte l'homme il se venger des outrages qu'il a reçus. Oui, c'est parce qu'on dédaigne de s'humilier que l'on veut se venger; comme si l'on.pouvait profiter de la peine faite à autrui! Mais si en aspirant à se venger des torts et des injures que l'on a soufferts, on cherche un remède dans lé châtiment d'autrui, on n'y trouve qu'un cruel tourment. C'est pourquoi le Christ notre Seigneur a daigné s'humilier en toutes choses. Il nous montré ainsi la voie; à nous de ne refuser pas d'y marcher.

2. Voyez, ce Fils d'une vierge paraît dans une noce, lui qui dans le sein de son Père a établi les noces. La première femme, la femme qui a introduit le péché parmi nous, ayant été tirée de l'homme sans le concours d'aucune femme, il convenait que l'homme qui venait détruire le péché, naquit d'une femme sans le concours d'aucun homme. Elle nous ayant fait tomber, lui nous relève.

Que fait il donc aux noces? Il change l'eau en vin. Quel témoignage de sa puissance! Et pourtant il s'est abaissé jusqu'à se réduire à
 
 

1. Jean, II, 1-11. — 2. Eccli. X, 15.
 
 

l’indigence. Lui qui a changé l'eau en vin, ne pouvait-il changer des pierres en pain? Il ne fallait pas plus de puissance. Sans doute, niais s'il ne fit pas ce changement, c'est que le diable l'y avait porté. Vous le savez en effet, c'est ce que le diable conseillait à notre Seigneur Jésus-Christ au moment où il le tenta.

Le Seigneur donc souffrait de la faim, il en souffrait volontairement, car c'était aussi un acte d'humilité; c'était le Pain de vie qui avait besoin d'aliments. Ainsi on le vit épuisé, bien qu'il fût la voie; couvert de blessures, quoiqu'il fût la santé, et mort, bien qu'il fût la vie même. Au moment donc où il avait faim, le tentateur lui dit, comme vous savez : « Si tu es le Fils de Dieu, dis à ces pierres de devenir des pains. » Pour t'apprendre à répondre au tentateur, il lui répondit, comme un général combat afin de faire la leçon à ses soldats. Que répondit-il ? « L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole de Dieu. » Mais il ne changea pas les pierres en pain. Il le pouvait faire aussi, aisément .qu'il avait changé l'eau en vin, il ne lui fallait que la même puissance; mais il, n'en usa pas afin de témoigner son mépris pour la volonté du tentateur. Car on ne peut vaincre le tentateur qu'en le méprisant. Or, quand il l'eut vaincu les Anges s'approchèrent de lui et ils le servaient (1). Pourquoi, demandera-t-on, pourquoi avec tant de puissance fit-il un miracle plutôt que l'autre? Lis; ou plutôt rappelle-toi ce qu'on t'a lu à propos de l'un de ces miracles, du changement d'eau en vin : Que dit alors l'Evangile? « Et ses disciples crurent en lui. » Mais le démon aurait-il cru en lui?

3. Oui, malgré tant de puissance, il a eu faim, il a eu soif, il a été fatigué, il a dormi, il a été garrotté, déchiré de coups, crucifié et mis a mort. Voilà le chemin tracé; marche dans cette voie d'humilité pour parvenir à l'heureuse éternité
 
 

1. Matt. IV, 2, 3, 4, 10.
 
 

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Le Christ notre Dieu est la patrie où nous aspirons, et le Christ devenu homme est la voie qui nous y mène. Par lui nous allons donc a lui; que craignons-nous de nous égarer? Sans quitter son Père il est venu parmi nous. Il prenait le sein de sa mère, et il soutenait le monde. Il était couché dans l'étable, et en même temps la nourriture des Anges; Dieu et homme tout â la fois, l'humanité est en lui unie à la divinité et la divinité unie à l'humanité. Son humanité toutefois n'a pas le même principe que sa divinité; il est Dieu, parce qu'il est le Verbe, et homme, parce qu'il est le Verbe fait chair ; mais il est resté Dieu tout en prenant un corps humain, et en devenant ce qu'il n'était pas, il n'a rien perdu de ce qu'il était. C'est pour cela qu'après avoir souffert, qu'après être mort et avoir été enseveli dans son humilité; il est ressuscité, il est monté au ciel, où maintenant il est assis à la droite de son Père.

Ici toutefois il a encore besoin dans la personne de ses pauvres. Hier encore j'ai parlé de ce sujet a votre charité, à propos de ces paroles adressées à Nathanaël : « Tu verras de plus grandes choses. Je vous le déclare, vous verrez le ciel ouvert et les Anges de Dieu montant et descendant vers le Fils de l'homme (1). » Nous avons cherché à comprendre ce texte, nous nous sommes étendus longuement : faut-il aujourd'hui nous répéter? Ceux d'entre vous qui étaient hier ici n'ont qu'à réveiller leurs souvenirs. Je vais cependant les rappeler en peu de mots.

4. Il ne dirait pas : « Montant vers le Fils de l'homme, » si le Fils de l'homme n'était en haut; ni: « Descendant vers le Fils de l'homme, » s'il n'était aussi en bas. Il est en même temps et en haut et en bas; en haut, dans sa personne et en bas dans la personne des siens; en haut, dans le sein de son Père, et en bas parmi nous. De là viennent aussi ces paroles adressées à Saul : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu (2)?». Jésus ne dirait pas: « Saut, Saul; » s'il n'était en haut; et comme Saut ne le persécutait pas dans le ciel, ces mots: « Pourquoi me persécutes-tu? » signifient assurément que s'il était au ciel, il était en même temps sur la terre.

Craignez donc le Christ au ciel, et sachez le reconnaître sur la terre. Au ciel il donne, il est ici dans le besoin; au ciel il est riche, et pauvre ici. Pauvre ici, et pour nous disposer à recevoir ses grâces il dit lui-même : « J'ai eu faim, j'ai
 
 

1. Jean, I, 50, 51; ci-dess. serm. CXXIII. — 2. Act. IX, 4.
 
 

eu soif, j'ai été nu, j'ai été en prison. » — « Vous ne m'avez pas servi, » dira-t-il aux uns. Vous m'avez servi, » dira-t-il aux autres (1). N'y a-t-il point là des preuves de la pauvreté du Christ? Maintenant, qui ne connaît combien il est riche ? Sans sortir de notre sujet, ne se montrait-il pas riche en changeant l'eau en vin? Si la possession du vin est une richesse, le pouvoir de le créer n'en est-il pas une plus grande? Le Christ est ainsi pauvre et riche en même temps. Comme Dieu, il est riche, et comme homme il est pauvre. Comme homme il est riche aussi, mais dans son humanité il est monté au ciel et il y est assis à la droite du Père; et toutefois il est encore ici pauvre, souffrant de la faim, de la soif, de la nudité.

5. Et toi, qu'es-tu? Es-tu riche, ou es-tu pauvre ? Beaucoup me disent : Je suis pauvre, et ils disent vrai. Je connais des pauvres qui possèdent et j'en connais qui n'ont rien. Un tel possède abondamment de l'or et de l'argent. Ah s'il sentait combien il est pauvre ! Il le sentira s'il regarde le pauvre qui l'avoisine. Quelle que soit d'ailleurs ton opulence, toi qui es riche, tu n'es qu'un mendiant près de Dieu. Voici l'heure de la prière, c’est là que je t'attends. Tu demandes; n'es-tu pas pauvre, puisque tu demandes? J'ajoute : Tu demandes du pain. Ne dis-tu pas effectivement. « Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien (2) ? » Demander son pain de chaque jour, est-ce être riche ou est-ce être pauvre ?

Et pourtant le Christ ne craint pas de te dire:Donne-moi de ce que je t'ai, donné. Qu'as-tu apporté en venant au monde ? Tout ce que tu as trouvé ici après ta naissance, c'est moi qui l'ai créé; tu n'as rien apporté; tu n'emporteras rien. Pourquoi ne me donnes-tu pas de ce que je t'ai donné, puisque tu es dans l'abondance et le pauvre dans la disette? Considérez l'un et l'autre quelle à été votre origine vous êtes nés tous deux également nus; toi comme lui. Mais toi, tu as trouvé ici beaucoup ; qu'y as-tu apporté? Je ne demande que de ce qui vient de moi. Donne et je rends. Je suis ton bienfaiteur, rends-moi ton débiteur, fais-toi mon créancier. Tu me donneras peu, et je te rendrai beaucoup; pour tes biens terrestres, les biens célestes ; pour tes biens temporels, lesbiens éternels; je te rendrai enfin toi-même à toi-même, lorsque je te donnerai à moi.
 
 

1. Matt. XXV,35-45. — 2. Ib. VI, 11.

SERMON CXXIV. GUÉRISON D'UN PARALYTI QUE (1) .
 

ANALYSE. — La santé rendue à ce paralytique devait, comme la vie humaine, durer si peu, que Notre-Seigneur, évidemment avait un dessein plus relevé en opérant ce miracle. II voulait nous faire entendre qu'il était venu pour nous assurer le salut éternel par le mérite de sa passion. De même en effet que les paralytiques ne pouvaient trouver la santé dans la piscine qu'au moment où l'eau en était troublée, ainsi il n'y a de salut pour le genre humain que dans les souffrances endurées par le Sauveur.
 
 

1. On vient de faire retentir à nos oreilles une leçon évangélique bien sainte; notre attention est éveillée et nous voudrions connaître ce qu'elle signifie. De moi sans doute vous en attendez l'explication et je promets de m'y employer de toutes mes forces avec l'aide du Seigneur.

Il est sûr que ces miracles ne s'opéraient pas sans de grandes raisons et qu'ils se rapportaient de quelque façon au salut éternel. Combien devait durer en effet la santé corporelle rendue à ce paralytique? « Qu'est-ce que notre vie ? demande la sainte Ecriture. C'est, répond-elle, une vapeur qui paraît pour un peu de temps, et qui ensuite sera dissipée (2). » Ainsi la santé corporelle rendue à ce malade, c'est une durée telle quelle assurée à. une légère vapeur, ce qu'il ne faut pas estimer beaucoup : « la santé de l'homme est chose vaine (3). » Rappelez-vous aussi, mes frères, ce témoignage prophétique, et en même temps évangélique, puisqu'il est reproduit dans l'Evangile : « Toute chair est comme l'herbe, et toute sa gloire comme la fleur de l'herbe. L'herbe a séché et sa fleur est tombée ; mais le Verbe du Seigneur demeure éternellement (4). » Et ce Verbe de Dieu couvre de gloire l'herbe même, et cette gloire n'est point passagère, c'est l'immortalité conférée à la chair.

2. Auparavant, toutefois, passeront les afflictions dont nous délivre Celui à qui nous avons dit : «Secourez-nous dans la détresse (5). » Pour qui sait comprendre, en effet, cette vie n'est-elle pas tout entière un tissu d'angoissés ? L'âme y a deux bourreaux, deux bourreaux qui la torturent non pas ensemble mais alternativement. Ces deux bourreaux se nomment la crainte et la douleur. Es-tu heureux? Tu crains. Es-tu malheureux ? Tu es dans la douleur. Est-il un homme qui ne se laisse séduire par la prospérité et abattre par l'adversité du siècle ? Il faut donc, tant que dure cette herbe vaine, se tenir
 
 

1. Jean, V, 24. — 2. Jacq. IV, 45. — 3. Ps. LIX, 13. —  4. Isaïe, XL, 6-8 ; Jacq. I, 10, 11 ; I Pierre, 1, 24, 25. — 5. Ps. LIX, 13.
 
 

dans la voie la plus sûre, s'attacher au Verbe de Dieu. Car après ces mots : « Toute chair est comme la fleur, de l'herbe, » il semble, au prophète que nous demandions: Quelle espérance peut avoir ce qui n'est que de l'herbe? Quelle durée peut avoir une fleur? Et il répond : Mais « le Verbe de Dieu demeure éternellement. » Et ce Verbe de Dieu, comment puis-je l’atteindre ?  — « Ce Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous (1). » Il te dit lui-même : Ne dédaigne pas mes promesses, puisque je n'ai pas dédaigné de me faire herbe comme toi.

Or, ce que nous a accordé le Verbe de Dieu poilu nous attacher à lui et pour ne pas nous laisser passer comme la fleur de l'herbe; ce qu'il nous a accordé en se faisant chair, en prenant une chair sans se changer en chair, en restant ce qu'il était et en s'unissant à ce qu'il n'était pas ; ce qu'il nous a accordé est représenté aussi par la piscine dont il a été question.

3. Quelques mots seulement : cette eau figurait le peuple juif, et les cinq portiques représentaient la loi donnée par Moïse en cinq livres; et ces cinq livres étaient un frein pour ce peuple comme les cinq portiques étaient une digue pour cette eau. Si l'eau se troublait, c'était pour désigner la passion endurée par le Seigneur au milieu des Juifs. Parmi ceux qui descendaient dans la piscine, il n'y en avait qu'un pour être guéri : symbole de l'unité. Ceux qui rejettent la passion du Sauveur sont dés superbes; ils refusent de descendre, et ils ne sont pas guéris.

Quoi! dit-on, je pourrais voir un Dieu dans la chair, un Dieu né d'une femme, un Dieu crucifié, flagellé, mort, déchiré et enseveli? Loin de moi d'avoir de telles idées sur bien! Elles sont indignes. — Assez d'opiniâtreté, fais parler ton coeur. Le superbe regarde l'humilité comme indigne de Dieu; c'est ce qui éloigne la guérison de ces malheureux. Ah! ne t'élève point; si
 
 

1. Jean, I, 14.
 
 

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veux guérir, descends. Ta religion devrait s'effrayer si nous disions que le Christ incarné est devenu muable. Mais la Vérité même te crie que, considéré comme Verbe, le Christ est immuable. « Au commencement, est-il dit, était le Verbe, et le Verbe était en Dieu ; » ce n'était pas la parole qui fait du bruit et qui passe, car « le Verbe était Dieu (1). » Ainsi ton Dieu demeure immuable. O piété sincère! ton Dieu te reste; ne crains rien, il ne périt pas, il ne te laissera pas périr non plus, il te reste. Il naît d'une femme, mais comme homme, car comme Verbe il a créé sa propre mère : lui qui était avant de naître a donné l’être à celle de qui il a reçu la vie. Il a été enfant, mais selon la char. Il a pris le sein et il a grandi, il s'est nourri d'aliments solides et a parcouru tous les âges jusqu'à celui d'homme fait; mais selon la chair. Il s'est fatigué et endormi, mais selon la chair. Il a souffert de la faim et de la soif, mais selon la chair. Il a été saisi, garrotté, flagellé, couvert d'outrages, enfin attaché à la croix et mis à mort, mais selon la chair. Que crains-tu? « Le Verbe de Dieu demeure éternellement. » Repousser cette humilité d'un Dieu, c'est ne vouloir pas guérir de l’enflure mortelle de l'orgueil.

4. C'est ainsi que dans sa chair Jésus-Christ Notre-Seigneur a rendu l'espérance à la nôtre. Il s'est assujetti à ce que nous connaissions, à ce qui était commun sur cette terre, à naître et à
 
 

1. Jean, I, 14.
 
 

mourir, car la naissance et la mort y étaient le partage de tous. Mais on ne rencontrait ici ni la résurrection ni l'éternelle vie. En échange donc de choses viles et terrestres, il a apporté des richesses précieuses et célestes; et si tu redoutes sa mort, aime sa résurrection. Dans ta détresse il est venu à ton secours; car ton salut était sans appui.

Attachons-nous donc, mes frères, et appliquons-nous à ce salut que le monde ne saurait donner et qui est éternel; vivons ici comme des étrangers: Songeons que nous ne faisons qu'y passer, et nous pécherons moins. Au lieu de nous plaindre rendons plutôt grâces au Seigneur notre Dieu, de ce qu'il a voulu que le dernier jour de la vie fût à la fois rapproché et incertain. Qu'importait à Adam d'avoir vécu jusqu'ici, s'il était mort aujourd'hui? Peut-on 'appeler long ce qui finit? Nul ne peut rappeler le jour d'hier, et demain pèse sur aujourd'hui afin de le faire disparaître. Puisque nous sommés ici pour si peu de temps, appliquons-nous à bien vivre, afin d'arriver au lieu d'on nous ne sortirons plus. Maintenant même, pendant que nous parlons, nous marchons. Les paroles se précipitent et les heures s'envolent : ainsi en est il de toute notre vie, de tous nos actes, de nos honneurs, de nos adversités et de nos prospérités présentes. Tout passe; mais ne craignons pas : « Le Verbe de Dieu demeure éternellement. »

Tournons-nous vers le Seigneur etc.

SERMON CXXV. MALADE DE TRENTE-HUIT ANS (1).
 

ANALYSE. — Saint Augustin rappelle qu’il a déjà traité ce sujet. C'est effectivement l'objet du précédent discours. Il est probable toutefois que ce n'est pas à celui-ci que le saint Docteur fait allusion, attendu qu'on n'y trouve pas ce qu'il rappelle avoir dit. Ici en effet il explique bien plus longuement le sens figuré des circonstances qui ont accompagné la guérison du malade de trente huit ans. — Les cinq portiques où gisaient les malades, représentent les cinq livres de la loi mosaïque, qui faisaient connaître les péchés sans pouvoir guérir les pécheurs. — L'eau dans les saints livres est le symbole du peuple, dont l'émotion s'élève si facilement et le mouvement imprimé à l'eau de la piscine représente le trouble et l’agitation du peuple juif lorsque descendit dans ses rangs l'Ange du grand conseil. On voit ici même que ce qui émut les Juifs c'est ce que le Sauveur dit du sabbat et de son égalité personnelle avec son Père. — Le malade guéri avait trente huit ans. Le nombre quarante est le chiffre de la perfection: En jeûnant quarante jours, Moïse, Elie et le Sauveur ont voulu nous apprendre que la perfection consiste d'abord à s'abstenir de l'amour déréglé des choses du siècle. L'amour étant comme la main du coeur ne saurait tenir, saisir les biens éternels, s’il est rempli des biens temporels: Mais le malade n'avait pas quarante ans, il lui en manquait deux. C'est qu'il manque aux pécheurs dont il était la figure le double amour, tant recommandé, de Dieu et du prochain. — Ainsi donc, détachons-nous de la terre et attachons-nous à Dieu.
 
 

1. En répétant ce qui n'est nouveau ni à votre oreille ni à votre coeur, nous allons ranimer vos sentiments et réveiller des souvenirs qui nous renouvellent en quelque sorte: Ne vous fatiguez pas d'entendre encore ce que vous connaissez déjà, car ce qui vient du Seigneur est toujours plein de douceur.
 
 

1 Jean, V.
 
 

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Il en est de l'explication des divines Ecritures comme de la divine Écriture elle-même. Si bien que l'on connaisse les Ecritures, on les lit pour se les rappeler; ainsi faut-il s'en rappeler l'interprétation afin de la faire connaître à ceux qui peuvent ne l'avoir pas entendue, afin d'en faire revivre l'idée si elle est éteinte dans quelques uns, et de mettre dans l'impossibilité de l'oublier ceux donc la mémoire est fidèle. Il nous souvient donc d'avoir entretenu déjà votre charité de ce passage de l'Évangile. Mais si nous n'avons point hésité de vous le relire, nous n'hésitons pas non plus dé vous en redire l'explication. « Vous écrire les mêmes choses, dit l'Apôtre dans l'une de ses Epîtres, n'est pas pénible « pour moi, et c'est nécessaire pour vous 1. Vous parler des mêmes choses, vous dirai je à son exemple, ne me coûte pas et c'est pour vous une précaution sûre.

2. Les cinq portiques où gisaient les malades, désignent la Loi qui t'ut donnée primitivement aux Juifs et au peuple d'Israël, par le ministère de Moïse, le serviteur de Dieu. Ce fut en effet Moïse, le promulgateur de la Loi, qui en écrivit les cinq livres, figurés par les cinq portiques de la piscine. — Cependant la Loi n'était par destinée à guérir les malades; elle devait seulement les découvrir et les faire connaître. « Si la Loi avait été donnée, dit l'Apôtre saint Paul, afin de pouvoir vivifier, « la justice viendrait vraiment de la Loi : mais l'Écriture a tout renfermé sous le péché, afin que la promesse fût accomplie par la foi en Jésus-Christ en faveur des croyants (2). » C'est donc pour ce motif que les malades gisaient sous les portiques sans y trouver leur guérison. N'est-ce pas le sens de l'Apôtre ? « Si la Loi avait été donnée afin de pouvoir vivifier? » Ainsi ces portiques qui rappelaient la Loi, ne pouvaient guérir les malades.

Pourquoi alors, me dira-t-on, Dieu a-t-il donné cette Loi? Le même Apôtre l'explique. « L'Ecriture, dit-il, a tout renfermé sous le péché, afin que la promesse fût accomplie par la foi

en Jésus-Christ, en faveur des croyants. » Les malades alors se croyaient en santé. On leur donna une loi qu'ils ne pouvaient observer; ils apprirent ainsi combien ils étaient frappés, ils implorèrent le secours du médecin, et ce désir de guérison venait en eux de ce qu'ils se sentaient malades en se sentant incapables d'accomplir la Loi qu'ils avaient reçue. L'homme auparavant se
 
 

1. Philip. III, 1. — 2. Galat. III, 21, 22.
 
 

croyait innocent et cet orgueil trompeur ne faisait qu'aggraver son état. Afin donc de dompter cet orgueil et de le mettre à nu, Dieu donna sa Loi; la Loi n'avait pas pour but de guérir le malade, mais de convaincre le superbe. Que votre charité remarque ceci avec soin : ce fut pour dévoiler et non pour enlever le mal que Dieu donna sa Loi. C'est ainsi que ces malades dont parle l'Évangile, auraient pu tenir leurs infirmités plus cachées en restant dans leurs demeures; mais ils se montraient à tous en se tenant sous ces portiques, qui néanmoins ne les guérissaient pas.

L'avantage de cette manifestation des péchés par la Loi consistait en ce que devenu plus coupable pour l'avoir violée, le pécheur sentait son orgueil abattu et pouvait implorer le secours de la miséricorde divine. Écoutez l'Apôtre : « La Loi est survenue, dit-il, afin que le péché abondât; mais où le péché a abondé, a surabondé la grâce (1). » Que signifie : « La loi est survenue afin que le péché abondât? » Ce qui est exprimé dans cet autre passage : « Où il n'y a point de loi, il n'y a point non plus de prévarication (2). » Avant la Loi, on pouvait appeler l'homme pécheur, mais non pas prévaricateur : tandis qu'après la Loi il est en même temps pécheur et prévaricateur; et la prévarication s'ajoutant au péché, on conçoit comment l'iniquité a abondé. L'iniquité abondant ainsi, l'orgueil humain apprend enfin à s'abaisser, à. bénir Dieu et à lui dire : « Je suis malade (3) ; » à répéter aussi ces mots d'un autre psaume qui ne conviennent qu'à un coeur humilié : « J'ai dit : Seigneur, ayez pitié de moi, guérissez mon âme car j'ai péché contre vous (4). » Parle donc ainsi, âme malade, convaincue de ton infirmité au moins par tes prévarications, éclairée et non guérie par la Loi. Écoute encore Paul lui-même : il te montrera d'un côté que la Loi est bonne, et d'autre part qu'elle ne délivre du péché que par la grâce du Christ. La Loi peut bien défendre et commander : elle ne saurait présenter le remède nécessaire pour guérir le vice intérieur qui ne permet pas à l'homme d'observer la Loi; pour cela la grâce est nécessaire. « Je me complais dans la loi de Dieu selon l'homme intérieur, » dit l'Apôtre : ce qui signifie : Je vois que ce que défend la Loi est mal, et que ce qu'elle ordonne est bien. « Je me complais donc dans la loi de Dieu selon l'homme intérieur. Mais je vois
 
 

1. Rom. V, 20. — 2. Ibid. IV, 15. — 3. Ps. VI, 3. — 4. Ps. XL, 5.
 
 

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dans mes membres une autre loi qui combat la loi de mon esprit et qui me captive sous la loi du péché. » C'est le châtiment du péché, c'est la mort qui se communique, c'est la condamnation encourue par Adam qui résiste à la loi de mon esprit, et m'assujettit à la loi du péché se faisant sentir dans mes membres. Voilà un homme convaincu, c'est à la loi qu'il est redevable de cette conviction : vois, maintenant combien cette conviction lui est salutaire. « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort? La grâce de Dieu par Jésus-Christ notre Seigneur (1). »

3. Remarquez le bien: ces portiques figuraient la Loi, ils mettaient le mal au grand jour, et n'y appliquaient pas le remède. Qui donc guérissait de ces malheureux? Celui d'entre eux qui descendait dans la piscine. Et quand y descendait-il? Lorsque l'ange l'en avertissait en mettant l'eau en mouvement. Ce lieu en effet était si saint, qu'un ange y venait remuer l'eau. Les hommes voyaient cette eau dont le mouvement les avertissait de la présence de l'ange; et quiconque y descendait alors se trouvait guéri. Pourquoi donc notre malade ne l'était-il pas encore? Examinons ses paroles : « Je n'ai personne pour me mettre dans la piscine lorsque l'eau est agitée; et lorsque j'y vais un autre y descend. » Mais ne saurais-tu donc y descendre quand avant toi un autre y est descendu? Son langage indique qu'il n'y avait qu'un seul malade pour guérir, lorsque l'eau était en mouvement. Quiconque y descendait le premier était seul guéri, et quelque fût celui qui y serait descendu ensuite, il ne recouvrait pas alors la santé, mais il attendait que l'eau fût agitée de nouveau. Que signifie ce mystère? Cette circonstance n'est pas ici sans raison profonde.

Que votre charité redouble d'attention. Dans l'Apocalypse, les eaux figurent les peuples. En effet, Jean ayant vu de grandes eaux, demanda ce qu'elles signifiaient, et il lui fut répondu que ces eaux étaient des peuples (2). L'eau de la piscine désignait donc le peuple juif; ce peuple était contenu par l'autorité des cinq livres de Moïse, comme cette eau était contenue dans l'enceinte des cinq portiques. A quel moment se troubla cette eau? Au moment où le trouble se mit parmi les Juifs. Et quand se mit-il parmi eux, sinon à l'époque où y vint Jésus-Christ Notre-Seigneur? Quel trouble au moment de la passion! Quelle émotion
 
 

1. Rom. VII, 22-26. — 2. Apoc. XVII, 16.
 
 

parmi les Juifs quand le Sauveur endura les derniers supplices! Ce trouble ne se remarque-t-il pas déjà dans ce qu'on vient de lire? Le Juifs en effet voulaient mettre le Seigneur à mort, non- seulement parce qu'il faisait des miracles aux jours de sabbat, mais encore parce qu'il se disait Fils de Dieu en s'établissant l'égal de Dieu. Jésus effectivement prenait ce titre de Fils de Dieu autrement qu'il n'est accordé aux hommes dans ces mots : « J'ai dit : Vous êtes des dieux; vous êtes tous les Fils du Très-Haut. (1). » Car s'il ne se disait Fils dé Dieu que dans le sens qui permet de donner ce nom à un homme quel qu'il soit quand il a la grâce, les Juifs n'entreraient point en fureur. Mais ils comprenaient que Jésus se disait Fils de Dieu autrement, dans le sens de ces paroles: « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu (2); » dans le sens aussi de ce texte de l'Apôtre : « Il avait la nature de Dieu, et il n'a point cru usurper en se faisant l'égal de Dieu (3); » et voyant en lui un homme, ils s'irritaient de ce qu'il osait revendiquer cette égalité avec Dieu. Mais Jésus se savait l'égal de Dieu par un côté qui ne tombait point sous les yeux des Juifs. Ceux-ci voulaient crucifier ce qu'ils voyaient en lui; ce qu'ils n'y voyaient pas les jugeait. Que voyaient-ils? Ce que voyaient aussi les Apôtres quand Philippe lui dit : « Montrez-nous votre Père, et cela nous suffit. » Et que ne voyaient-ils pas? Ce que ne voyaient pas les Apôtres eux-mêmes quand le Seigneur répondit: « Il y a si longtemps que je suis avec vous, et vous ne me connaissez pas! Qui me voit, voit aussi mon Père (4). » Dans l'impuissance donc de le voir de cette sorte, les Juifs le considéraient comme un orgueilleux et un impie qui osait se faire l'égal de Dieu.

            C'était l'eau qui se troublait; l'Ange y était descendu. Aussi bien le Seigneur est-il nommé « l'Ange du grand conseil (5), » car il est venu annoncer la volonté de son Père. Ange signifie celui qui annonce; et le Seigneur n'a-t-il pas dit qu'il nous annonçait le royaume des cieux? Cet Ange du grand conseil, ou plutôt ce Seigneur de tous les Anges était donc descendu; car s'il est appelé Ange pour s'être incarné; il est le Seigneur des anges, puisque « tout a été fait par « lui et que sans lui rien ne l'a été (6). » Tout, et par conséquent les anges, mais non pas lui, car c'est par lui qu'a été fait tout ce qui l'est. Or
 
 

1. Ps. LXXXI, 6. — 2. Jean, I, 1. — 3. Philip. II, 6. — 4. Jean, XIV, 8, 9. — 5. Isaïe, IX, 6. Sept. — 6. Jean, I,3.

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rien de ce qui a été fait ne l'ayant été sans lui, Celle qui était réservée à devenir sa mère

n'a pu naître sans être créée par Celui qui plus tard devait naître d'elle-même.

4. Les Juifs donc se troublent. Qu'est-ce que cette conduite, disent-ils? Pourquoi fait-il ces choses les jours de sabbat? Ce qui les émeut par dessus tout, ce sont ces paroles du Seigneur lui-même : « Mon Père travaille sans cesse, et moi je travaille avec lui. » Ce qui les scandalisait, c'est qu'ils comprenaient dans un sens tout charnel le repos que Dieu prit le septième jour après avoir achevé toutes ses oeuvres (1). Il est parlé de ce repos dans la Genèse; c'est un passage aussi magnifiquement écrit que profondément pensé. Mais les Juifs s'imaginaient que si Dieu s'était reposé le septième jour, c'est qu'il s'était fatigué en travaillant, et que s'il avait béni ce jour, c'est qu'il s'y était remis de sa lassitude : insensés! ils ne comprenaient pas qu'ayant tout fait d'un mot il n'avait pu se fatiguer. Qu'ils lisent, et qu'ils m'expliquent comment Dieu pouvait se fatiguer en disant : « Qu'il soit fait. » — « Et il était fait: » Parmi les hommes eux-mêmes, qui se fatiguerait aujourd'hui en agissant comme Dieu agissait alors? « Il dit : Que la lumière soit, et la lumière fut. » — « Soit le firmament, et le  firmament fut formé (2). » Dira-t-on qu'il s'est fatigué parce qu'il a commandé sans être obéi? L'Ecriture répond ailleurs plus brièvement encore : « Il dit, et tout fat fait; il commanda, et tout fut créé (3). » Agir ainsi, est-ce se fatiguer?

Si néanmoins Dieu ne se fatigue pas, comment prend-il du repos? C'est que ce repos que prend le Seigneur après avoir terminé tous ses ouvrages, est la figure du repos que nous goûterons dans le repos de Dieu; car le fidèle sera comme en un jour de sabbat, lorsqu'auront passé les six âges du inonde. Ces six âges en effet sont comme six jours. Le premier jour s'étend depuis Adam jusqu'à Noé; le second, du déluge à Abraham; le troisième, d'Abraham à David; le quatrième, de David à la transmigration de Babylone; le cinquième, de la transmigration de Babylone à l'avènement du Messie. Nous sommes au sixième jour, c'est-à-dire au sixième âge. Donc, puisqu'au sixième jour l'homme a été créé à l'image de Dieu, rétablissons en nous cette image  (4). Dieu nous a formés, à nous de nous réformer; il nous a créés, créons-nous de nouveau. Et après ce jour, après l'âge que nous traversons
 
 

1. Gen. II, 2. — 2. Gen. I, 3, 6, 7. — 3. Ps. XXXII, 9. — 4. Gen. 1, 27.
 
 

maintenant, viendra le repos promis aux saints et figuré dès le commencement. Ainsi Dieu, après avoir produit toutes ses créatures ne fit plus rien de nouveau dans le monde, où ses oeuvres ne font que se succéder et se transformer, sans qu'aucune espèce nouvelle se soit établie depuis la création.

Toutefois, si le monde n'était régi par son auteur, il retomberait dans le néant, Dieu peut-il se refuser à conduire ce qu'il a créé? Mais comme il n'a rien établi de nouveau, on dit pour ce motif qu'il s'est reposé de tous ses travaux; et comme il ne cesse de gouverner ce qu'il a fait, le Seigneur a dit avec raison : « Mon Père agit sans cesse. » Que votre charité remarque bien ceci. Quand on répète que Dieu s'est reposé après avoir fini, on veut faire entendre qu'il n'a rien ajouté à ce qu'il a fait d'abord: et quand on dit qu'il ne cesse pas d'agir, on entend qu'il gouverne tout. Gouvernement aussi peu laborieux que l'était peu la création. Gardez-vous de croire en effet, mes frères, que si Dieu ne se fatiguait en créant, il se fatigue en gouvernant comme se fatiguent et ceux qui construisent et ceux qui conduisent un navire. Ils sont des hommes; mais autant il a été facile à Dieu de tout créer par sa parole, autant il lui est aisé de gouverner tout par l'autorité de son jugement et par son Verbe.

5. Si le désordre se révèle dans les choses humaines, n'en concluons pas qu'elles manquent de direction. Chacun est à sa place, quoique chacun n'y croie pas être. Occupe-toi seulement de ce que tu veux être; car le divin Ouvrier saura te placer en conséquence. Considère ce peintre voici devant lui diverses couleurs; ne sait-il pas où placer chacune? Et si le pécheur prend le noir pour lui, l'Artiste est-il embarrassé? Que ne fait-il pas avec le noir? A combien d'ornements ne l’emploie-t-il pas ? Il en fait les cheveux, la barbe, les sourcils; ruais pour le front il lui faut du blanc. Vois donc ce que tu veux devenir, et ne t'inquiète pas de savoir où te placera Celui qui ne se trompe jamais; il le sait, lui. N'est-ce pas ce que nous apprennent aussi les lois de ce monde? Un tel a voulu se rendre voleur avec effraction; la loi de l'empire sait qu'elle a été outragée par lui, elle sait aussi ce qu'elle en fera, et elle le met parfaitement à sa place. Le coupable a mal fait, mais la loi qui le punit ne fait pas plat; elle le condamne aux mines, et à combien d'oeuvres ne l'emploiera-t-elle pas? Son châtiment servira aux décorations de la ville. Dieu sait également (510) où te placer. Ne t'imagine point qu'en voulant faire le mal tu troubles les desseins de Dieu. Quoi Celui qui a su te créer, ne saura te placer? Ton avantage est de faire des efforts afin d'obtenir d'être en bon lieu. Qu'est-il dit de Juda par l'Apôtre Pierre ? « Il est allé en son lieu (1). » Ainsi l'a ordonné la divine providence pour le punir d'avoir voulu opiniâtrement faire le mal, sans que Dieu lui-même l'ait rendu mauvais. Ce malheureux a voulu être pécheur, il a fait comme il a voulu, mais il a souffert ce qu'il ne voulait pas. Son crime est d'avoir fait ce qu'il voulait; la gloire de Dieu est de lui avoir fait souffrir ce qu'il ne voulait pas.

6. Pourquoi ces réflexions ? Afin de vous faire comprendre, mes frères, combien Jésus-Christ Notre-Seigneur avait raison de dire : « Mon Père agit sans cesse, » puisqu'il ne délaisse pas la créature sortie de ses mains. En ajoutant : « Et moi j'agis comme lui, » il indique qu'il est l'égal de Dieu. « Mon Père agit sans cesse, et moi j'agis avec lui. » Ainsi est combattue l'idée charnelle que les Juifs se faisaient du sabbat. Ils s'imaginaient donc que Dieu s'était reposé de ses fatigues pour ne plus rien faire. Mais à ces mots : « Mon Père agit sans cesse, » ils se troublent; et à ceux-ci qui montrent le Sauveur égal à Dieu « Et moi j'agis avec lui, » ils se troublent encore. Ah ! ne craignez point. C'est l'eau qui se trouble, c'est un malade qui doit être guéri. Qu'est-ce à dire? Le trouble où ils entrent conduira le Seigneur à la mort. Le Seigneur souffre en effet son sang, précieux est répandu, le pécheur est racheté et la grâce accordée au coupable qui s'écrie. « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort? C'est la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre Seigneur (2). »

Et quel traitement lui fait-on suivre? On l'oblige à descendre. Cette piscine était en effet construite de manière qu'il fallait y descendre au lieu d'y monter. Pourquoi avait-elle cette forme ? Parce que la passion du Sauveur exige l'humilité. Humble, descends, et si tu veux être guéri, garde-toi de l'orgueil.

Pourquoi aussi n'y avait-il qu'un malade pour guérir? Parce qu'il n'y a qu'une seule Église dans tout l'univers, c'est une recommandation en faveur de l'unité; cette guérison accordée à un seul en est le symbole.Vois donc ici l'unité, et pour ne rester pas malade, garde-toi de t'en écarter.

7. Pourquoi maintenant ce malade avait-il
 
 

1. Act I, 25. — 2. Rom. VII, 25, 25.
 
 

trente huit ans? Je sais; mes frères, que j'en ai déjà dit la raison; mais si on oublie en lisant le texte, que ne fait-on pas lorsqu'on ne l'entend lire que rarement? Que votre charité fasse donc encore un peu d'attention.

Le nombre quarante figure la perfection de la justice. En effet, comme nous vivons ici au milieu des travaux, dans la détresse, dans la contrainte, dans le jeune, parmi les veilles et les afflictions, l'exercice de la justice consiste à supporter le poids de la vie, et à jeûner en quelque sorte en renonçant au siècle, à se priver, non pas des aliments corporels, ce que nous ne faisons que rarement, mais de l'amour du monde. Ainsi on accomplit la loi quand on renonce au siècle. Comment d'ailleurs aimer ce qui est éternel, si on ne cesse d'aimer ce qui est temporel? Considérez l'amour naturel : n'est-il pas comme la main du coeur? Si cette main tient un objet, elle ne saurait en tenir un autre, et pour recevoir ce qu'on lui donne, il faut qu'elle laisse ce qu'elle tient. Eh bien! entendez-moi, je parle clairement. Celui qui aime le siècle ne saurait aimer Dieu, car il a la main pleine. Prends ce que je te donne, dit le Seigneur. Mais il ne veut pas jeter ce qu'il avait à la main; et il ne saurait recevoir ce qu'on lui offre.

Ai je dit : Que personne ne possède rien? Si on le peut, si la perfection de la justice l'exige ainsi, qu'on renonce à tout. Mais si on n'en est point capable, si l'on en est empêché, par quelque obstacle insurmontable, qu'on possède, mais sans se laisser posséder, qu'on retienne, mais sans être retenu : qu'on reste le maître et non l'esclave de son bien, conformément à cette recommandation de l'Apôtre : « D'ailleurs, mes frères, le temps est court; il faut même que ceux qui ont des femmes soient comme n'en ayant pas; et ceux qui achètent, comme ne possédant pas; et ceux qui se réjouissent, comme ne se réjouissant pas; et ceux qui pleurent, comme ne pleurant pas; et ceux qui usent de ce monde, comme n'en usant pas; car elle passe, la figure de ce monde, et je voudrais que vous fussiez exempts de soucis (1). » Que signifie cet avertissement : Prends garde d'aimer ce que tu possèdes en cette vie ? Que ta main n'y soit pas liée, puisque c'est par elle que tu dois te saisir de Dieu; que ton amour n'y soit point attaché, puisque c'est par lui que tu peux t'élancer vers Dieu et t'unir à ton Créateur.
 
 

1. I Cor. VII, 29, 82.
 
 

511
 
 

8. Mais Dieu sait, répliques-tu, que je ne me rends point coupable en possédant ce que j'ai. La tentation le montrera: On te conteste ta propriété, et tu blasphèmes ! Nous avons été soumis, il y a peu de temps, à de semblables épreuves. Donc on te conteste ta propriété, et- tu né te montres plus le même qu'auparavant! tu ne parles même plus comme tu parlais la veille! Encore si tu te contentais de défendre même avec bruit ce qui t'appartient, sans faire effort pour usurper audacieusement le bien d'autrui, et ce qui est pire, sans recourir, pour échapper aux poursuites, au moyen de revendiquer comme ton bien ce qui n'est pas à toi

Est-il nécessaire d'en dire davantage ? Ce sont, mes frères, ce sont des avis et des avis maternels, que je vous donne. Dieu me le commande; et je vous les transmets; car ils me sont donnés comme à vous. La parole de Dieu m'effraie, elle ne me permet pas de garder le silence. Dieu réclame ce qu'il m'a donné; il me l'a donné pour le distribuer, et si je le cachais pour le conserver, il me dirait bientôt : « Mauvais et paresseux serviteur, pourquoi n'as-tu pas donné mon argentait banquier? En venant aujourd'hui je le redemanderais avec les intérêts (1). » Et.que me servira de n'avoir rien perdu de ce qui m'a été confié? Ce n'est pas assez pour mon Maître, car il est avare mais avare pour notre salut. Oui, il est avare, partout il recherche ses deniers, il rassemble ce qui porte son image. « Tu devais, dit-il; donner cet argent aux banquiers, et en venant aujourd'hui je le redemanderais avec les intérêts. » Quand même d'ailleurs, j'oublierais de vous prévenir, les épreuves et les calamités que nous subissons ne seraient elles pas pour vous un avertissement ?

Mais vous entendez la parole de Dieu. Que le Seigneur en soit béni, lui et sa gloire. Je vous vois réunis et suspendus aux lèvres de celui qui nous la dispense au nom du ciel. Ne faites pas attention à l'organe extérieur qui vous la distribue; les affamés ne s'occupent-ils pas plutôt de la bonté des aliments que du peu de valeur du vase où il leur sont présentés? Dieu vous éprouve, et réunis ici, vous entendez sa parole. Mais l'épreuve même fera connaître quelles sont vos dispositions; il vous surviendra des affaires qui montreront ce que vous êtes. Tel outrage Dieu bruyamment aujourd'hui, qui l'écoutait hier avec plaisir. Pour ce motif donc, mes frères, je
 
 

1. Luc, XIX, 23.
 
 

vous avertis d'avance, je vous dis et je vous répète que le moment de l'examen viendra. « Le Seigneur, dit l'Écriture, examinera le juste et l'impie. » Ne venez-vous pas de chanter, n'avons-nous pas chanté ensemble: « Le Seigneur examine le juste et l'impie? » Qu'est-il dit ensuite : « Mais celui qui aime l'iniquité hait son âme (1)? » Ailleurs encore nous lisons : « L'impie sera interrogé sur ses pensées (2). » Ainsi Dieu n'interroge pas comme je t'interroge. J'interroge ta parole, et Dieu interroge ta pensée. II sait avec quelles dispositions tu m'écoutes, il sait également avec quelle rigueur il réclamera ce qu'il m'oblige de distribuer. Il veuf que je distribue, mais il se réserve de faire rendre compte. A nous d'avertir, d'enseigner, de rependre mais non pas de sauver et de couronner, ni de condamner ni de jeter dans les tourments. C'est le juge qui livrera le coupable au bourreau, et celui-ci le jettera en prison. « En vérité, je te le déclare, tu n'en sortiras pas que tu n'aies payé jusqu'au dernier quart d'un as (3). »

9. Revenons à notre sujet. La perfection de la justice est figurée parle nombre quarante. Qu'est-ce qu'accomplir ce nombre? C'est s'abstenir de l'amour du siècle; et s'abstenir des choses temporelles pour éviter de les aimer d'une manière dangereuse, c'est en quelque sorte jeûner. Aussi le Seigneur, Moïse et Elie ont jeûné quarante jours (4). Si le Seigneur a donné à ses serviteurs de pouvoir jeûner quarante jours, ne pouvait-il en jeûner lui-même quatre-vingt et même cent ? Pourquoi n'a-t-il pas voulu jeûner plus longtemps qu'eux, sinon parce que le nombre quarante est la figure mystérieuse du jeune dont nous parlons, du renoncement au siècle? En quoi consiste ce renoncement ? Dans ce que dit l'Apôtre: « Le monde est pour moi un crucifié et je suis un crucifié pour le monde (5). » Ainsi se réalise en lui la signification du nombre quarante.

Mais enfin que prétend le Seigneur?

Moïse et Elie ayant jeune autant que le Christ, la loi et les prophètes publient le même enseignement que l'Évangile, et l'on ne doit pas voir dans celui-ci le contraire de ce que renferment les prophètes et la loi. Toutes les Écritures en effet ne recommandent que de renoncer à l'amour du siècle, afin de faire prendre à notre amour son essor vers Dieu. Cette espèce de jeûne est figurée dans la loi par le jeune de Moïse durant quarante jours; dans les prophètes, par le jeûne
 
 

1. Ps. X, 6. — 2. Sag. I, 9. — 3. Matt. V, 25, 26. — 4. Matt. IV, 2 ; Exod. XXXIV, 28; III Rois, XIX, 8. — 5. Galat. VI, 14.
 
 

512
 
 

d’Elie, durant quarante jours également; dans l'Évangile, par le jeune du Seigneur, aussi de quarante jours. Ceci explique encore pourquoi le Seigneur apparut sur la montagne, ayant à ses côtés Moïse et Elie. C'est que la loi et les prophètes rendent témoignage à l'Évangile (1).

Examinons maintenant comment le nombre quarante exprime la perfection de la justice. On lit dans un psaume. « Je vous chanterai, Seigneur, un cantique nouveau ; je vous célèbrerai sur le psaltérion à dix cordes (2). » Ce psaltérion rappelle les dix préceptes de la loi que le Seigneur n'est pas venu abroger, mais perfectionner. De plus cette Loi étant répandue partout a comme quatre points d'appui, l'Orient et l'Occident, le midi et l'aquilon, comme parle l'Écriture. De là vient que ce vase mystérieux, où étaient en images toutes les espèces d'animaux, et qui fut montré à Pierre en même temps qu'une voix disait : « Tue et mange (3) ; » afin de faire connaître que tous les peuples devaient croire et être incorporés à l’Église, comme ce que nous mangeons devient partie de nos organes; descendait du haut du ciel soutenu par quatre cordes représentant les quatre parties du monde et marquait ainsi la future conversion de l'univers entier. C'est ainsi que le nombre quarante exprime le renoncement au siècle. Ce renoncement comprend la plénitude qui consiste elle-même dans la charité.

De là vient encore que nous jeûnons durant quarante jours avant Pâques. Ce jeune est la figure de cette vie pénible où il nous faut accomplir la loi au milieu des travaux, des afflictions et des privations de tout genre. Après Pâques, au contraire, c'est-à-dire après la résurrection du Seigneur, c'est une époque qui représenté notre propre résurrection. Cette époque comprend cinquante jours, parce qu'en ajoutant à quarante le denier ou les dix as de la récompense, on obtient la somme de cinquante. Pourquoi dire le denier de la récompense? Mais n'avez-vous pas lu que les ouvriers appelés à la vigne, soit à la première, soit à la sixième, soit à la dernière heure, n'ont pu recevoir qu'un denier (4)? Lors donc que notre justice aura reçu sa récompense, nous serons au nombre cinquante. Nous n'aurons plus qu'à louer Dieu. Aussi chanterons-nous alors l'Alléluia, Alleluia ou louange à Dieu. Mais aujourd'hui, durant cette vie fragile et mortelle, durant cette quarantaine, gémissons dans la prière comme avant la résurrection, afin de louer Dieu plus tard. C'est
 
 

1. Rom. III, 24. — 2. Ps. CXLIII, 9. — 3. Act. X, 11-13. — 4. Matt. XX, 1-10.
 
 

maintenant l'époque des désirs, ce sera alors le temps des embrassements et des jouissances. Ne manquons pas à notre devoir pendant la quarantaine, afin de goûter le bonheur durant la cinquantaine.

10. Mais qui peut accomplir la loi sans avoir la charité? Interroge ]'Apôtre: « La charité, dit-il, est la plénitude de la loi (1). » — « Car toute la loi est renfermée dans une seule parole, dans la suivante : Tu aimeras ton prochain comme toi-même (2). » Et ce précepte de la charité est double. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, et de toute ton âme, et de tout ton esprit. Voilà le grand précepte. En voici un autre qui lui ressemble : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Ainsi parle le Seigneur dans l'Évangile, et il ajoute : « A ces deux commandements se rattachent toute la loi et les prophètes (3). » Sans cette double charité on ne saurait accomplir la loi, et en ne l'accomplissant pas on est malade.

Voilà pourquoi il manquait deux ans à ce malade qui l'était depuis trente-huit. Qu'est-ce à dire, il lui manquait deux ans? C'est-à-dire qu'il n'accomplissait pas ces deux préceptes. Et que sert d'observer les autres si on n'observe pas ceux-ci? Tu en accomplis trente huit? Sans ces deux points de récompense pour toi. Ces deux que tu violes sont ceux qui mènent au salut et sans lesquels les autres n'ont aucun mérite. « Quand je parlerai les langues des hommes et des anges, si je n'ai pas la charité, je suis comme un airain sonnant ou une cymbale retentissante. Et quand je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j’aurais toute la foi, au point de transporter les montagnes, si je n'ai point la charité, je ne suis rien. Et quand je distribuerais tout mon bien, et que je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n'ai point la charité, cela ne me sert de rien (4). » Ainsi parle l'Apôtre, et tout ce qu'il énumère ici peut être considéré comme les trente huit ans; mais parce que la charité y fait défaut, ce n'en est pas moins un état de maladie. Qui en délivrera, sinon Celui qui est venu donner la charité? « Voici de ma part, a-t-il dit, un commandement nouveau; c'est que vous vous aimiez les uns les autres (5). » Or, c'est parce qu'il est venu établir le règne de la charité, et parce que la charité perfectionne la loi, qu'il a pu dire : « Je ne suis pas venu pour abroger, mais pour achever la loi (6). » Après
 
 

1. Rom. XIII, 10, — 2. Galat. V, 14. — 3. Matt. XXII, 37-44. — 4. I Cor. XIII,1-3. — 5. Jean, XIII, 34. — 6. Matt. V, 17.
 
 

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avoir guéri notre malade, il lui dit d'emporter son grabat et d'aller chez lui. Il en dit autant

au paralytique, après l'avoir rendu à la santé (1). Mais qu'est-ce qu'emporter son grabat? N'est-ce pas rejeter les voluptés charnelles où nous gisons malades comme dans un lit? Or quand on est guéri, on maîtrise et on dompte sa chair, au lieu d'être maîtrisé par elle. Toi donc qui es en bonne santé, surmonte la fragilité de la chair, accomplis le jeûne de quarante jours en renonçant au siècle, tu atteindras ainsi la quarantaine avec cet heureux malade, guéri par celui qui n'est pas venu abroger, mais achever la loi.

11. Après avoir entendu ces réflexions; élevez vos coeurs vers Dieu. Né vous faites pas illusion. Examinez-vous quand le monde vous sourit, examinez alors si vous ne l'aimez pas, et apprenez à le quitter avant qu'il vous quitte. Qu'est-ce que le quitter? C'est ne l'aimer pas véritablement. Pendant que tu tiens encore ce qu'il te faudra quitter ou pendant la vie ou au moment de la mort, car tu ne saurais le garder toujours, détaches-en ton coeur, sois prêt à tout ce que te demandera la volonté divine, tiens-toi comme suspendu à Dieu, tiens-toi uni à Celui que tu ne saurais perdre malgré toi, et s'il t'arrive d'être dépouillé de ces choses temporelles, tu pourras dire : « Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté; comme il a plu au Seigneur, il a été fait : Que le nom du Seigneur soit béni (2). » S'il arrive au contraire, si Dieu veut que tu conserves ces biens, jusqu'à la fin de ta vie, une fois sorti des liens de ce monde, tu recevras le denier de la cinquantaine, tu parviendras au parfait bonheur
 
 

1. Marc, II, 11. — 2. Job, I, 21.
 
 

Et tu ne cesseras de chanter le céleste Alleluia Ne perdez pas de vue ce que je viens de vous rappeler et que ce souvenir vous empêche d'aimer le siècle. Cette amitié est funeste, trompeuse et provoque l'inimitié de Dieu. Il suffit, hélas! d'une tentation à l'homme pour offenser Dieu et pour devenir son ennemi, ou plutôt pour montrer qu'il l'était. Car il l'était, quand il le louait et croyait l'aimer, mais c'était à son insu et à l'insu d'autrui. Une tentation est survenue, touchez le pouls, vous constatez la fièvre. Ainsi, mes frères, l'amitié et l'affection du monde nous rendent ennemis de Dieu. De plus, ce monde ne donne jamais ce qu'il a promis, c'est un menteur et un trompeur. Est-ce pour ce motif qu'on ne cesse d'espérer en lui? Mais qui obtint jamais tout ce qu'il en attend? Et quoi que l'on ait obtenu, bientôt on le méprise, pour commencer à désirer avec ardeur, à espérer d'autres choses. Celles-ci encore ne sont pas plus tôt arrivées qu'on les dédaigne encore. Attache-toi donc à Dieu : jamais il ne perd rien de ses charmes, parce que sa beauté est sans égale. Si les biens du monde se flétrissent si vite, c'est qu'ils n'ont rien de stable, c'est qu'ils ne sont pas Dieu, c'est qu'il ne te faut rien moins, ô âme humaine, que Celui qui t'a créée à son image. Aussi fut-il dit avec raison : « Seigneur, montrez-nous votre Père, et cela nous suffit (1). » Là seulement se trouve la sécurité et avec elle un rassasiement en quelque sorte insatiable. Ce rassasiement en effet ne fera dire jamais : c'est assez; jamais non plus rien ne manquera dont on puisse ressentir le besoin.
 
 

1. Jean, XIV, 8.

SERMON CXXVI. LE REGARD DU VERBE (1).
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ANALYSE. — De ces paroles de Notre-Seigneur : « Le Fils ne peut faire de lui-même que ce qu'il voit faire au Père, » les Ariens concluaient que le Verbe n'est pas égal à Dieu. Saint Augustin, pour les réfuter, précisera le sens de ces paroles. Mais auparavant il établit que la foi doit précéder et préparer l'intelligence; que ce que nous voyons doit nous assurer de ce que nous ne voyons pas; le spectacle de l'univers prouve l'existence de Dieu, et les miracles du Sauver démontrent sa divinité. Il suit delà que si plusieurs ne comprennent pas suffisamment l'explication qu'il va donner de la difficulté soulevée par les Ariens, ils n'en doivent pas être moins inébranlables dans la foi catholique. Que signifient les paroles citées? Elles ne signifient pas que le Fils, après avoir vu son Père à l'oeuvre, produit lui-même des ouvrages semblables, puisque les trois personnes de la sainte Trinité font en même temps toutes les œuvres attribuées à l'une d'entre elles. Que signifient-elles donc? Il faudrait avoir une idée exacte de la nature du regard du Verbe. Nous connaissons en quoi consiste le regard de son humanité. Mais qu'est-ce que le regard de sa divinité et comment, entant que Dieu, voit-il son Père agir? Comme la nature divine est très-simple, il est sûr que le regard du Verbe n'est pas différent de lui-même et que ces mots: « Le Fils ne peut faire que ce qu'il voit faire au Père, » reviennent à ceux-ci : Le Fils n'existerait pas s'il ne naissait du Père.

 

1. Les mystères et les secrets du royaume de Dieu demandent qu'on les croie, avant de se révéler à l'intelligence. La foi conduit à l'intelligence, et l'intelligence est méritée par la foi. C'est ce que dit clairement un prophète à tous ces hommes qui cherchent à comprendre prématurément et désordonnément, sans s'inquiéter de croire. « Si vous ne croyez, leur crie-t-il, vous ne comprendrez pas (2). » La foi est donc éclairée aussi; elle l'est parles Écritures, parles prophètes, par l'Évangile, par les écrits des Apôtres; et tous les témoignages qu'on nous en lit pour le moment sont comme autant de flambeaux qui luisent dans l'obscurité pour nous préparer au grand jour. Ainsi s'exprime l'Apôtre Pierre : « Nous avons la parole plus ferme « des prophètes, à laquelle vous faites bien d'être « attentifs, comme à une lampe: qui luit dans « un lieu obscur, jusqu'à ce que le jour brille, et que l'étoile du matin se lève dans vos coeurs (3). »

2. Vous voyez donc, mes frères, combien sont funestement et désordonnément pressés, ces esprits qu'on peut comparer aux embryons trop hâtifs qui cherchent à avorter avant de naître. Pourquoi, disent-ils, me commander de croire ce que je ne vois pas? Fais-moi voir pour m'amener à croire. Tu m'ordonnes de croire sans que je voie; pour moi je veux voir et croire ensuite, croire en voyant et non en écoutant. Mais voici le prophète : « Si vous ne croyez, vous ne comprendrez pas. » Quoi ! tu veux monter sans appui! N'est-ce pas mal ? Ah! si je pouvais, ô mon ami, te montrer et te faire voir, je ne t'engagerais plus à croire.

3. Aussi « la foi est-elle, selon la définition donnée ailleurs, le fondement de ce qu'on

 

1. Jean, 19. — 2. Isaïe, VII, 9 sel. LXX — 3. II Pierre, I, 19.

 

espère, la conviction de ce qu'on ne voit pas (1). » — Si l'on ne voit pas, comment se convaincre? — D'où vient ce que tu vois, sinon de ce que tu ne vois pas? Tu vois une chose pour en croire une autre, et ce que tu vois te porte à croire ce que tu ne vois pas. Ne sois pas ingrat envers Celui qui t'a accordé la vue; car cette vue te mène à croire ce que tu ne saurais voir encore. Dieu a donné des yeux à ton corps, et la raison à ton âme; éveille cette raison, elle est en quelque sorte enfermée dans l'oeil intérieur de l'âme, qu'elle vienne à la fenêtre pour contempler les créatures de Dieu. Oui, il faut en nous quelque chose afin que nous puissions voir par l'organe de la vue. Si tu es devant moi absorbé dans tes pensées, n'est-il pas vrai que ton esprit distrait ne saurait voir ce qui est sous tes yeux! En vain la fenêtre est ouverte, quand le spectateur est absent. Il est donc bien vrai que ce ne sont pas les yeux qui voient, mais quelqu'un qui s'en sert. Eveille ce quelqu'un, presse-le.

Ah! tu n'es point déshérité : Dieu a fait de toi un animal raisonnable, il t'a mis au dessus dés autres animaux et formé à sa propre image, Dois-tu alors voir simplement comme voient les animaux, pour nourrir le corps, et non pour éclairer l'âme? Ouvre donc l'oeil de la raison, regarde en homme, contemple le ciel et la terre, les beautés du ciel et la fécondité de la terre, le vol des oiseaux, les poissons qui nagent, les végétaux qui poussent et les saisons qui se succèdent avec tant d'ordre; contemple ces oeuvres et cherche à en connaître l'auteur; regarde ce que tu vois et cherche Celui que tu ne vois pas, A cause de ces oeuvres que tu vois, crois en lui quoique tu ne le voies pas. Si tu ne voulais pas

 

1. Héb. XI, 1.

 

515

 

obéir à mes conseils, prête l'oreille à la voix de l'Apôtre : « Les perfections invisibles de Dieu, dit-il, sont devenues visibles, depuis la création du monde, par les choses qu'il a faites (1). »

4. Tu foulais aux pieds ces oeuvres, tu les regardais, non pas en homme, mais comme un animal sans raison. Le prophète te criait, mais en vain : « Gardez-vous de ressembler au cheval et au mulet, qui n'ont pas d'intelligence (2). » Tu voyais donc ces oeuvres, et tu les dédaignais. Ces merveilles que Dieu produit chaque jour avaient sur toi perdu leurs charmes, non pas qu'elles en manquassent, mais parce que tu étais accoutumé à ce spectacle. Eh! qu'y a-t-il de plus difficile à comprendre que la naissance et la mort d'un homme, que cette disparition de ce qui était, et cette apparition de ce qui n'était pas? Est-il rien de plus admirable, rien de moins aisé à expliquer ? Mais pour Dieu, rien de plus facile à produire. Admire ces merveilles, sors de ton engourdissement. Ton admiration ne s'arrête que sur ce qui est extraordinaire; y a-t-il moins de grandeur dans ce que tu vois ordinairement ?

On s'étonne que Jésus-Christ notre Dieu ait rassasié plusieurs milliers d'hommes avec cinq pains; et on ne s'étonne pas que quelques grains suffisent pour couvrir les campagnes de moissons (3). A la vue de l'eau changée en vin, on fut frappé de stupeur (4); en passant par les racines de la vigne, l'eau du ciel ne se transforme-t-elle pas également ? L'auteur de ces merveilles est le même; il fait les unes pour te nourrir et les autres pour te les faire admirer. Les unes et les autres toutefois sont également admirables, parce qu'elles sont également les oeuvres de Dieu. Un homme voit une chose extraordinaire et il s'étonne. Mais,d'où vient cet homme qui s'étonne? Où était-il? D'où -sort-il ? D'ou lui viennent et la forme de son corps; et ses membres divers, et cet air distingué? Quelle a été son origine? Toutes les circonstances n'en étaient-elles pas méprisables? Il s'étonne, et il est en lui-même le plus grand sujet d'étonnement.

D'où viennent donc enfin toutes ces merveilles que tu vois, sinon de Celui que tu ne vois pas? Mais, comme je le disais, tu ne savais plus les apprécier; c'est alors que l'auteur se montra, et en faisant des choses extraordinaires, il voulut se révéler à toi dans les plus ordinaires. Il lui avait été dit : « Renouvelez les prodiges (5); » et

 

1. Rom. I, 20. — 2. Ps. XXXI, 4. —  3. Matt. XIV, 17-21. — 4. Jean, II, 9-11. —5. Eccli. XXXVI, 6.

 

encore : « Signalez vos miséricordes (1). » Sans doute il les répandait avec profusion, mais personne n'en était frappé. Il s'est donc fait petit pour venir vers les petits; médecin il a visité ses malades; et libre de venir quand il voudrait, de faire ce qu'il lui plairait et de juger comme il l'entendrait, car sa volonté est la justice même; oui, son vouloir est la justice; ce qu'il veut ne saurait être injuste, ni juste ce qu'il ne veut pas; il est donc venu ressusciter les morts, et les hommes se sont étonnés de le voir rendre à la lumière ceux qui en avaient déjà joui, quand il la donne chaque jour à ceux qui ne l'ont jamais vue!

5. Malgré ces merveilles, plusieurs l'ont méprisé, moins attentifs à la grandeur de ses cenvres qu'à ses abaissements. Ils semblaient se dire Ces actions sont divines, mais lui n'est qu'un homme. Ici donc tu vois deux choses : un homme et des actes divins. Mais si Dieu seul peut faire des actes divins, cet homme ne serait-il pas un Dieu caché? Considère bien ce que tu vois, et crois ce que tu ne vois pas. En t'appelant à croire, le Ciel ne t'a pas laissé sans secours; s'il t'ordonne de croire ce que tu ne saurais voir, ne t'a-t-il pas fait voir ce qui peut te conduire à croire ce que tu ne vois pas? Dans la création même quels signes révélateurs de Celui qui en est l'auteur! Il a fait plus, il est venu en personne, il a opéré des miracles. Tu ne pouvais voir Dieu, mais tu pouvais voir un homme; Dieu donc s'est fait homme, afin de réunir dans sa personne ce qui tombe sous tes sens et ce qui est l'objet de ta foi. « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu (2). » En entendant ces mots, tu ne vois rien encore. Mais ce Verbe descend, il naît, il naît d'une femme, lui qui a fait l'homme et la femme; et quoiqu'il ait fait l'homme et la femme, il ne naît pas de l'homme et de la femme. Si tu le méprises en le voyant naître, peux-tu mépriser la manière dont il naît, puisqu'avant de naître il existait éternellement? Il a donc pris un corps, il s'est. revêtu de chair, il est sorti du sein maternel. Le vois-tu, maintenant; le vois-tu? Je parle à un homme de chair; mais aussi je lui montre un homme de chair; tu vois en lui une chose, il en est une autre que tu n'y vois pas. Oui, dès sa naissance, il y a en lui deux choses, l'une que tu peux voir et l'autre qui échappe à ta vue ; mais celle que tu verras devra te porter à croire celle que tu ne vois pas. En le

 

1. Ps. XVI, 7. — 2. Jean, I, 1.

 

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voyant naître, tu t'étais mis à le mépriser; crois ce que tu ne vois pas en lui. il est né d'une Vierge. Qu'il était petit en naissant, disait-on! Qu'il est grand au contraire, puisqu'il, est né d'une Vierge ! Or en naissant d'une Vierge il nous montre un miracle, puisque sans avoir de père, de père humain, il n'en est pas moins issu de notre chair. Comment d'ailleurs lui eût-il été impossible d'avoir une mère et point de père, puisqu'il a créé l'homme avant que l'homme eût ni père ni mère ?

6. Sa naissance donc est un miracle qu'if fait clans le temps, afin de te porter à le chercher et à l'admirer lui-même dans son éternité. C'est bien lui en effet qui en s'élançant de sa couche nuptiale (1), c'est-à-dire du sein d'une Vierge où s'est consommée la sainte union du Verbe et de l'humanité, a fait un miracle temporel. Mais lui-même est éternel, coéternel au Père; il est lui-même le Verbe qui était au commencement, le Verbe qui était en Dieu, le Verbe qui était Dieu. Mais il s'est fait homme pour te guérir et te permettre de voir ce que tu ne voyais pas. Ce qui te parait en lui méprisable, n'est pas ce que contemple l'oeil guéri, c'est ce qui guérit l'oeil malade. Ne cherche pas à voir trop tôt ce que voient les yeux guéris. Les Anges le "voient sans doute, ils le voient avec ravissement, ce spectacle fait leur nourriture et leur vie, et jamais ne s'épuise ni ne diminue cet aliment divin; oui, sur leurs trônes sublimes, au haut des cieux et au- dessus des cieux, les Anges voient le Verbe et est leur félicité; ils vivent de lui et lui demeure toujours le même; mais pour préparer l'homme à manger ce pain des Anges, le Seigneur des Anges a dû se faire homme. Ainsi est-il notre salut; remède pour qui est malade, aliment pour qui se porte bien.

7. Or, il enseignait les hommes et leur disait, comme vous venez de l'entendre : « Le Fils ne peut faire de lui-même que ce qu'il voit faire au Père » Y a-t-il, pensez-vous, quelqu'un pour comprendre cela? Oui, y a-t-il ici un homme déjà suffisamment guéri par la vue de l'humanité du Sauveur, pour pouvoir contempler tant soit peu l'éclat de sa divinité? Cependant, puisqu'il a parlé, parlons aussi; il a parlé, parce qu'il est le Verbe, parlons à notre tour puisque nous devons parler du Verbe. Mais comment nous hasarder à parler du Verbe ? C'est que lui-même nous â faits à son image. Ainsi donc, parlons de

 

1. Ps. XVIII, 6.

 

lui autant que flous en sommes capables, parlons de lui autant que nous pouvons parler de ce qui est ineffable, parlons et que nul ne nous contredise. Notre foi n'a-t-elle pas devancé nos paroles et ne pouvons-nous pas dire : « J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé ? » (1). Ainsi je dis ce que je crois. Le vois-je aussi tant soit peu? Le Verbe le sait mieux que moi, mais vous, vous ne pouvez le constater. Que m'importe d'ailleurs, si l'on voit ce que je vais dire, que l'on croie on que l'on ne croie pas que je le vois moi-même? Voyez-le clairement et pensez de moi ce qu'il vous plaira.

8. « Le Fils ne saurait faire de lui-même que ce qu'il voit faire au Père. » Ici s'élève avec orgueil une erreur des Ariens; mais elle ne s'élève que pour tomber, car ce n'est point par l'humilité qu'ils cherchent l'humiliation. Que prétends-tu donc? Que le Fils est moins que le Père, et tu t'appuies sur ces mots : « Le Fils ne saurait faire de lui même que ce qu'il voit faire, au Père. » C'est de là que tu veux couture à l'infériorité du Fils. Je le sais, je le sais, ce passage t'embarrasse. Eh bien! crois que le Fils n'est pas moins que le Père; tu ne peux le comprendre encore, crois-le, c'est ce que je disais tout à l'heure. — Comment, répliques-tu, aller à l'encontre de ses propres paroles? Il dit lui-même : « Le Fils ne saurait faire que ce qu'il voit faire au Père. » — Sans doute, mais lis aussi ce qui suit : « Car tout ce que fait le Père, le Fils le fait également; » il ne dit pas qu'il en fait autant.

Que votre charité se recueille un peu, afin que vous ne vous étourdissiez pas vous-mêmes, Il faut ici un coeur tranquille, une foi pieuse et appliquée; une religieuse attention, non pas à moi, pauvre instrument, mais à Celui qui me donne à distribuer le pain de vie. Donc, un peu d'attention. Vous avez entendu avec bonheur, avec joie, vous avez compris facilement ce que nous avons dit pour vous exciter à la foi, pour vous pénétrer de cette foi qui dispose à comprendre; vous vous êtes réjouis d'entendre cela, vous m'avez suivi et saisi parfaitement. Quelques-uns sans doute comprendront aussi ce qu'il me reste encore à dire; je crains que tous ne le saisissent pas. Cependant c'est Dieu même qui nous a indiqué, par la lecture de l'Évangile, le sujet toutefois que nous avons à traiter et nous ne pouvons

 

1. Ps. CXV, 10.

 

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décliner les ordres du Maître. Mais je crains, d'être accusé d'avoir parlé inutilement par ceux qui ne comprendront pas, et peut-être y en aura-t-il plusieurs. Toutefois, comme il y en aura aussi pour comprendre, ma parole ne sera point complètement stérile. Qu'on se réjouisse donc, si on comprend, et si on ne comprend pas, qu'on prenne patience; qu'on souffre avec calme de ne pas saisir, afin d'arriver à saisir plus tard.

9. Jésus donc ne dit pas : Quoique fasse le Père, le Fils en fait autant, comme si les oeuvres du Père n'étaient pas identiquement les mêmes que celles du Fils. Il semblait exprimer cette idée dans les paroles déjà citées : « Le Fils ne fait de lui-même que ce qu'il voit faire au Père. » Là néanmoins, remarque-le, il ne dit pas non plus : Que ce qu'il entend commander au Père, mais : « Que ce qu'il voit faire au Père. »

Donnons à ces mots une pensée, ou plutôt un sens charnel; nous verrons comme deux ouvriers, le Père et le Fils, le Père qui travaille sans prendre modèle sur personne, et le Fils qui travaille eu regardant le Père. Ce regard sans doute serait encore charnel; mais pour bien saisir ce qui précède, ne dédaignons pas de descendre à ces basses et abjectes suppositions. Met tons-nous donc sous les yeux un spectacle tout matériel; représentons-nous deux ouvriers, père et fils. Le père vient de faire un meuble que le fils n'aurait pu faire s'il ne l'avait vu faire au père; le fils regarde ce meuble, et il en fait un pareil, mais il ne fait pas celui-là.

Avant de passer à ce qui suit, je m'adresse à l'Arien. Te fais-tu, lui dis-je, l'idée que je viens d'exprimer? Te figures-tu le Père faisant un travail et le Fils en faisant un semblable parce qu'il a vu comment s'y prenait le Père ? N'est-ce pas ce que, semblent signifier les paroles auxquelles tu t'es arrêté ? Il n'y est pas dit en effet Le Fils ne saurait faire de lui-même que ce qu'il entend le Père lui commander; mais : « Le Fils ne saurait faire de lui-même que ce qu'il voit faire au Père. » Si c'est là le sens que tu donnes à ces mots, il faut admettre que le Père a travaillé, que le Fils l'a regardé pour apprendre à travailler lui-même et à faire un ouvrage différent et néanmoins semblable à celui de son Père. Mais cet ouvrage du Père, par qui l'a-t-il exécuté? Si ce n'est point par son Fils, par son Verbe, te voilà en guerre contre l'Évangile où il est dit: le Père. « Tout a été fait par lui (1). » Ainsi donc,

 

1. Jean, I, 3.

 

tout ce qu'avait fait le Père, il l'avait fait par son Verbe, par son Verbe, c'est-à-dire par son Fils. Quel autre alors le regardait pour apprendre à faire ce qu'il voyait faire à son Père ? Vous ne dites pas ordinairement que le Père ait deux fils; il n'a qu'un Fils unique engendré par lui, bien que, dans sa miséricorde, tout en ne commun quant.sa divinité qu'à lui seul, il n'en fasse pas son seul héritier; car il donne des cohéritiers à ce Fils unique, et s'il ne les engendre pas, comme lui, dé sa substance, il les adopte par lui, pour être membres de sa famille, puisqu'au témoignage des saintes Écritures, notre vocation est d'être ses enfants adoptifs (1).

10. Que dis-tu donc? C'est le Fils unique qui parle lui-même; c'est le Fils unique qui parle dans l'Évangile; c'est la Parole même qui nous adresse la parole et qui nous dit. « Le Fils ne saurait faire de lui-même que ce qu'il voit faire à son Père. » Mais déjà le Père a agi, le Fils l'a vu agir ; et cependant le Père ne fait rien que par le Fils, Je te vois embarrassé, hérétique, je te vois troublé; mais ce trouble, comme le mouvement produit par l'hellébore, sera pour toi un trouble salutaire. Tu ne t'y retrouves plus, et si je ne me trompe, tu condamnes toi-même ton interprétation et ton sentiment charnel. .Laisse de côté ce regard physique, et si tu as quelque chose au coeur, élève-toi à la.contemplation des choses divines. Il est vrai, ce sont des paroles humaines qui te sont adressées par un homme, par un Évangéliste, et parce que tu es homme toi-même; mais ces paroles sont relatives au Verbe, et si elles sont humaines, c'est pour t'élever à la connaissance des choses de Dieu. C'est le Maître qui t'embarrasse pour t'instruire, qui te jette une question pour exciter ton attention. « Le Fils, dit-il, ne saurait rien faire qu'il ne le voie faire à son Père. » Conséquemment il devait ajouter : Quoique fasse le Père; le Fils en fait autant. Néanmoins ce n'est pas ce qu'il dit, mais : « Tout ce que fait le Père, le Fils le fait avec lui. » Les oeuvres du Père ne sont pas autres que celles du Fils ; car tout ce que fait le Père, il le fait par le Fils. Le Fils a ressuscité Lazare (2). Le Père ne l'a-t-il pas en même temps ressuscité ? Le Fils a guéri l’aveugle-né (3); le Père ne l'a-t-il pas guéri avec lui ? Le Père agit par le Fils dans le Saint-Esprit ; c'est une Trinité de personnes, mais il n'y a qu'une seule action; c'est la même majesté, la même éternité et là même coéternité, ce sont les mêmes œuvres. Il n'y a pas des homme créés par le Père, ni d'autres

 

1. Ephés. I, 5-2. — 2. Jean, XI. — 3. Ibid. IX.

 

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par le Fils, ni d'autres par l'Esprit-Saint; le même homme est créé par le Père, le Fils et le Saint-Esprit; le Père, le Fils et l'Esprit-Saint ne sont qu'un seul et même Dieu créateur.

11. Si tu vois ici pluralité dans les personnes, reconnais aussi qu'il y a unité dans la divinité. A cause de la pluralité des personnes nous lisons « Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance. » Dieu ne dit pas : Je vais faire l'homme ; sois attentif afin de pouvoir en faire toi-même un semblable; mais: « Faisons; » voilà la pluralité; « à notre image; » la pluralité encore. Où donc est l'unité de Dieu? Poursuis : « Et Dieu fit l'homme (1). » Après : « Faisons l'homme, » il n'est pas dit: Et les dieux firent l'homme; l'unité se révèle dans ces mots. « Et Dieu fit l'homme. »

12. Qu'est devenue ton interprétation charnelle? Qu'elle rougisse, qu'elle se cache, qu'elle s'évanouisse : ô Verbe de Dieu, parlez-nous. Nous tous qui avons déjà quelque piété et qui croyons, nous qui avons une foi pénétrante et qui sommes déjà tant soit peu disposés à comprendre, tournons-nous vers le Verbe, le foyer de toute lumière, et disons-lui: Seigneur, votre Père fait les mêmes choses que vous, puisqu'il fait tout par vous. Dès le commencement vous étiez son Verbe: nous ne l'avons pas vu, mais on nous l'a enseigné et nous le croyons. Dans cet enseignement nous avons appris aussi que tout a été fait par vous et de là il suit que tout ce que fait le Père c'est par vous qu'il le fait et que vous faites tout ce qu'il fait. Pourquoi alors avez-vous dit : « Le Fils ne saurait rien faire de lui-même ? » Je vois bien que vous avez avec votre Père une certaine égalité, lorsque j'entends ces mots: « Tout ce que fait le Père, le Fils le fait avec lui; » oui, je reconnais, je saisis ici une certaine égalité et j'y vois dans la mesure de mes forces la même pensée que dans ces autres expressions: « Mon Père et moi nous sommes un (2). » Mais pourquoi ne pouvez-vous rien faire que vous ne le voyiez faire à votre Père ? Que voulez-vous dire par là?

13. Né pourrait-il pas me répondre, ou plutôt nous répondre à tous : Dans ces paroles : « Le Fils ne saurait rien faire qu'il ne le voie faire à son Père, » quel sens donnes-tu au mot voir? Qu'entends-tu par mon regard? — Oublions un peu la nature de serviteur qu'il a prise pour nous. Considéré dans cette nature, le Seigneur avait, comme nous, des yeux et des oreilles, un corps et des membres comme nous. Sa chair lui

 

1. Gen. I, 26, 27. — 2. Jean, XI, 30.

 

venait d'Adam; mais quelle différence entre lui et Adam! Et soit qu'il marchât sur terre ou sur mer, car il pouvait tout ce qu'il voulait, tout ce qui lui plaisait, il regardait comme il l'entendait, jetait les yeux et voyait, les détournait et ne voyait plus ; on marchait devant lui et il voyait des yeux du corps, on marchait derrière lui et il n'en voyait pas, quoique rien ne fût caché à sa divinité. Fais abstraction, fais donc un peu abstraction de cette nature de serviteur et considère en lui la nature de Dieu, cette nature qu'il avait avant la création du monde et qui le rendait égal à son Père, ainsi que le dit et que doit te le faire entendre celui de qui viennent ces paroles: « Il avait la nature de Dieu et il n'a point cru usurper en se faisant égal à Dieu (1). » Considère-le, si tu le peux, dans cette nature, afin de pouvoir comprendre en quoi consiste son regard. « Au commencement était le Verbe. » Comment regarde le Verbe ? A-t-il des yeux? A-t-il des yeux comme les nôtres ? A-t-il, non pas les yeux du corps, mais les yeux de ces coeurs pieux dont il est dit: « Heureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu (2) ? »

14. Le Christ est à la fois Dieu et homme; il te montre aujourd'hui son humanité, il te réservé pour plus tard sa divinité. En voici la preuve. « Celui qui m'aime, dit-il, observe mes commandements : celui qui m'aime sera aimé de mon Père, et je l'aimerai aussi.» Puis, comme si on lui demandait: Que donnerez-vous à celui qui vous aime ? « Et je me montrerai à lui, poursuit-il. » Que signifie cela, mes frères ? Comment ! ses disciples le voyaient, et il promettait de se montrer à eux ? A qui en effet promettait-il de se montrer? A ceux qui le voyaient ou à ceux qui ne le voyaient pas? Rappelons-nous ce qu'il répondit à un de ses Apôtres qui demandait comme suprême bonheur de voir le Père et qui disait expressément : « Montrez-nous votre « Père, et cela nous suffit. » Debout donc, dans sa nature humaine, sous les yeux de cet Apôtre et réservant de lui montrer sa nature divine quand il serait lui-même divinisé : Quoi, répondit-il, « je suis depuis si longtemps avec vous, et vous ne me connaissez pas ! Qui me voit, voit aussi mon Père (3). » Tu cherches à voir mon Père, regarde-moi : tu me vois sans me voir: tu vois la nature que j'ai prise pour toi, tu ne vois pas celle que je te réserve. Observe mes préceptes, purifie-toi la vue; car « celui qui m'aime

 

1. 1 Philip. II, 6. — 2. Matt. V, 6. — 3. Jean, XIV, 21, 8,9.

 

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garde mes commandements; et je l'aimerai à mon tour : » et parce qu'il aura gardé mes commandements et qu'il sera guéri parce moyen, « je me découvrirai moi-même à lui. »

15. Hélas ! mes frères, si nous ne pouvons comprendre en quoi consiste le regard du Verbe, où allons-nous? N'exigeons-nous pas trop tôt de le comprendre? Pourquoi demander qu'on nous montre ce que nous ne saurions voir ? Aussi quand on nous parle de ce regard du Verbe, on nous parle de ce que nous désirons et non pas de ce que nous pouvons contempler. En effet, voir le regard du Verbe, si tu en étais capable, ce serait voir le Verbe même ; le Verbe n'est pas différent de son regard ; autrement il serait d'une nature mélangée et compliquée, double et composée, tandis qu'il est simple, d'une ineffable simplicité. Le regard de l'homme est différent de l'homme même, car le regard peut s'éteindre sans que l'homme vienne à mourir; mais il n'en est pas ainsi dans le Verbe.

Voilà ce que j'annonçais ne pouvoir être compris par tout le monde: encore si le Seigneur accordait à quelques-uns de le comprendre! Ce qu'il demande de nous, mes frères, c'est que nous reconnaissions au moins que ce regard du Verbe surpasse notre entendement, et comme cet entendement est faible, appliquons-nous à le fortifier, à le perfectionner. Par quel moyen ? Par l'observation des commandements. Lesquels? Ceux dont il est dit : « Celui qui m'aime, garde mes préceptes. » Quels sont ces préceptes ? car enfin nous voulons grandir, nous fortifier et nous perfectionner jusqu'à voir le regard du Verbe. O Seigneur, dites-nous donc quels sont ces préceptes. « Le précepte nouveau que je vous fais, c'est de vous aimer les uns les autres (1). » Ainsi donc, mes frères, puisons cette charité à la source abondante d'où elle jaillit; pénétrons-nous, nourrissons-nous de charité. Saisis pour pouvoir saisir. Que la charité t'engendre, te nourrisse, te développe, te fortifie, te rende capable de voir que le regard du Verbe n'est pas différent de lui-même, que ce regard est le Verbe même. Tu comprendras alors facilement que ces paroles: « Le Fils ne saurait rien faire de lui-même qu'il ne le voie faire au Père, » reviennent à celles-ci : Le Fils n'existerait pas, s'il ne naissait du Père.

Assez, mes frères; en méditant ce que je viens de dire, beaucoup pourront le comprendre; je pourrais l'obscurcir en le répétant plusieurs fois.

 

1. Jean, XIII, 34.
 
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

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