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Saint Augustin d'Hippone
Sermons

SERMON CXXXI. Prononcé en 417 le dimanche, 9 des calendes d'Octobre, au tombeau de Saint Cyprien. SUR LA GRACE (1).
 

ANALYSE. — Quelqu'avantageuse que fut la promesse de l'Eucharistie, plusieurs n'y crurent pas. C'est que la grâce est nécessaire pour croire, pour mener une sainte vie et pour persévérer dans le bien. Pourquoi revenir si souvent sur ce sujet ? C'est que plusieurs aujourd'hui le méconnaissent parmi les Chrétien; eux-mêmes. Déjà les Juifs attribuaient à la grâce la rémission des péchés, la guérison des langueurs de l'âme, l'exemption de la corruption et le couronnement des mérites. Et aujourd’hui que le Sauveur à répandu la grâce par tout l'univers, on peut la méconnaître comme la méconnaissaient les Pharisiens? Mais la cause est jugée, car Rome a parlé.

 

1. Nous avons entendu le Maître de la vérité, le Rédempteur divin, le Sauveur des hommes recommander à nôtre amour le sang qui nous a rachetés. Car en nous parlant de son corps et de son sang, il a dit que l'un serait notre nourriture et l’autre notre breuvage. Les fidèles reconnaissent ici le Sacrement des fidèles. Mais qu’y voient les catéchumènes ?

 

1. Jean, VI, 54-66.

 

Afin donc d'exciter notre ardeur pour une telle nourriture et pour un breuvage si divin, le Sauveur disait : « Si vous ne mangez ma chair et si vous ne buvez mon sang, vous n'aurez pas en vous la vie, » et c'est la Vie même qui parlait ainsi de la vie, et pour celui qui accuserait la Vie de mentir, cette vie deviendrait la mort. Ce fut alors que se scandalisèrent, non pas tous les disciples, mais un grand nombre et.ceux-ci (538) disaient en eux-mêmes : « Ce langage est dur, qui peut le supporter? » Mais le Seigneur vit tout en esprit, il entendit le bruit de leurs pensées, et pour leur apprendre qu'il avait entendu leurs murmures intérieurs et les déterminer à y mettre un terme, il répondit avant même qu'ils eussent parlé. Que leur dit-il? « Cela vous scandalise? Et si, vous voyez le Fils de l'homme remonter où il était d'abord? » Qu'est-ce à

dire, Cela vous, scandalise? Croyez-vous que je vais couper mes membres en morceaux afin de vous les donner? Et « si vous voyez le Fils de l'homme remonter où il était d'abord? » Vous comprendrez sûrement, en le voyant remonter tout entier, qu'il n'était pas consumable.

C'est ainsi qu'il nous dorme avec son corps et avec son sang une alimentation salutaire et qu'il résout en quelques mots l'importante question de son incorruptibilité. Vous qui mangez, mangez donc réellement; buvez aussi, vous qui buvez; ayez faim, ayez soif; mangez la vie, buvez la vie. Manger ce corps, c'est se nourrir, mais se nourrir sans rien retrancher de ce qui nourrit. Qu'est-ce aussi que boire ce sang, sinon puiser la vie? Mange la vie, bois la vie : ainsi tu l'acquerras en la laissant tout entière. Mais pour y parvenir, pour trouver la vie dans le corps et le sang du Christ, chacun doit manger et boire véritablement et d'une manière toute spirituelle, ce qu'il reçoit dans le Sacrement d'une manière sensible. Effectivement, nous avons entendu dire au Seigneur : « C'est l'esprit qui vivifie et la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous ai adressées sont esprit et vie : mais il en est parmi vous, poursuit-il, qui ne croient pas. » C'était ceux qui disaient : « Ce langage est dur; qui peut le supporter? » Oui, il est dur, mais pour les durs; il est incroyable, mais pour les incrédules.

2. Afin de nous apprendre que la foi même est gratuite et non pas méritée, Jésus ajoute « Je vous l'ai déjà dit : Personne ne vient à moi, s'il ne lui est donné par mon Père. » Quand le Seigneur a-t-il dit cela? En nous rappelant ce qui précède, dans le même Evangile, nous remarquerons qu'il a dit : « Nul ne vient à moi, si le Père, qui m'a envoyé, ne l'attire (1). » Nous ne lisons pas : Ne le mène, mais ne l'attire. C'est une impulsion donnée au coeur et non au corps. Pourquoi donc t'étonner de ce langage? Croire, c'est venir; aimer, c'est être attiré. Ne considère

 

1. Jean, VI­, 44.

 

pas cette impulsion comme fatigante et désagréable : elle est douce, elle fait plaisir, c'est le plaisir même qui attire. N'attire-t-on pas la brebis quia faim en lui montrant de l'herbe? Alors sans doute on ne lui fait pas violence, mais on se l'attache en excitant ses désirs. Viens au Christ de la même manière; ne conçois pas l'idée d'un long trajet; croire, c'est venir, en quelque lien que tu sois. Il est partout, et pour l'aborder il ne faut pas de vaisseaux, mais seulement de l'amour, il faut le reconnaître toutefois, on ne laisse pas, dans cette espèce de traversée, que de rencontrer des vagues, des tempêtes, des tentations : afin donc de mettre ta foi en sûreté sur la planche de salut, crois au Crucifié; et porté par la croix, tu ne sombreras point. C'est ainsi, que naviguait sur les flots de ce siècle l'Apôtre qui s'écriait : « A Dieu ne plaise que je me glorifie si ce n'est dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ (1) ! »

3. Toutefois, ce qui étonne, c'est que de deux hommes qui entendent prêcher le Christ crucifié, l'un dédaigne, et l'autre s'attache à lui. Celui qui dédaigne doit s'imputer son dédain; mais celui qui s'attache au Christ ne doit rien s'attribuer. Le Maître de la vérité ne lui a-t-il pas dit : « Nul ne vient à moi, s'il ne lui est donné par mon Père? » Qu'il se réjouisse d'avoir reçu; qu'à son Bienfaiteur il rende grâces avec un coeur vraiment humble et sans orgueil; l'orgueil lui ferait perdre ce qu'a obtenu l'humilité.

Eh! ceux mêmes qui suivent la voie de la justice, s'en écartent bientôt s'ils attribuent leur vertu à eux-mêmes et à leurs propres forces, Aussi l'Écriture sainte, pour nous enseigner l'humilité, nous dit par l'Apôtre : « Faites votre salut avec crainte et tremblement. » Redoutant même qu'à ce mot : Faites, on ne vienne à s'attribuer quoi que ce soit. L'Apôtre ajoute aussitôt: Car c'est Dieu qui opère en vous et le vouloir et le faire, selon sa bonne volonté (2). » — C'est Dieu qui opère en vous; » craignez donc et tremblez, devenez vallées pour recevoir la pluie. Les terrains bas s'en pénètrent, tandis que les hauteurs se dessèchent, et cette pluie est la grâce. Pourquoi s'étonner alors que Dieu résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles (3) ? Craignez donc et tremblez, c'est-à-dire, soyez humbles. « Ne cherche pas l'élévation, mais crains (4). » Crains, pour être pénétré de la grâce;

 

1. Gal. VI, 14. — 2. Philip. II, 12,13. — 3. Jacq. IV, 6. — 4. Rom. XI, 20.

 

539

 

ne cherche pas l'élévation, pour éviter d'être à sec.

4. Tu répliques : Je suis maintenant dans la bonne voie; j'avais besoin d'en être instruit, j'avais besoin d'apprendre, des enseignements de la Loi, ce que je devais faire; j'ai la liberté, qui m'éloignera du droit chemin? — En lisant l'Écriture avec attention, tu y verras un homme s'enorgueillir d'abord de richesses spirituelles, que pourtant il avait reçues; le Seigneur, pour lui inspirer l'humilité, lui enlève dans sa compassion ce qu'il lui avait donné; et lui, tombé tout-à-coup dans l'indigence, se souvient du passé et publie ainsi les divines miséricordes : « J'ai dit dans mon bonheur: Jamais je ne serai ébranlé. — J'ai dit dans mon bonheur; » mais c'est moi qui l'ai dit, moi qui ne suis qu'un homme, et « tout homme est menteur (1). » — J'ai donc dit; « j'ai dit dans mon bonheur; » ce bonheur était si grand que j'ai osé dire : « Jamais je ne serai ébranlé. »

Et puis ? « Dans votre bonté, Seigneur, vous avez joint pour moi la force à la beauté. Mais vous avez détourné la face, et j'ai été dans le trouble (2). » Vous m'avez montré que toute ma richesse venait de la vôtre. Vous m'avez montré à qui je devais demander, à qui faire remonter ce que j'avais reçu, à qui je devais rendre grâces et vers qui je devais courir pour étancher ma soif et pour me fortifier, près de qui enfin je pourrais conserver les forces dont je me sentais pénétré. Car il est dit : « C'est près de vous, Seigneur, que je conserverai mon courage (3); » c'est vous qui m'enrichissez, et c'est par vous que je ne perdrai pas mes richesses. « Près de vous je garderai ma force; » et pour m'en convaincre, « vous avez détourné la face et je suis tombé dans la défaillance. » J'ai défailli, parce que je me suis desséché, et je me suis desséché pour m'être élevé. Terrain sec et aride, dis donc pour obtenir d'être arrosé : « Mon âme est devant vous comme une terre sans eau (4). » Répète: « Mon âme est devant vous comme une terre sans eau. » C'est toi en effet et non pas le Seigneur, qui avais dit d'abord : « Jamais je ne serai ébranlé. » Tu avais dit cela dans ta présomption; mais ton bonheur ne venait pas de toi, et ne te regardais-tu pas un peu comme en étant l'auteur?

5. Qu'enseigne donc le Seigneur? « Servez le Seigneur avec crainte et réjouissez-vous en

 

1. Ps. CXV, II. —2. Ps. XXIX, 7,8. — 3 Ps. LVIII,10. —  4. Ps. CXLII, 6.

 

lui avec tremblement. » C'est le sens de ces paroles de l'Apôtre : « Faites votre salut avec crainte et tremblement; car c'est Dieu qui produit en vous et le vouloir et le faire. » Pour ce motif donc, « réjouissez-vous avec tremblement, de peur que le Seigneur ne s'irrite. » Je comprends à vos cris que vous devancez ma parole; vous savez ce que je vais ajouter, vos cris le disent d'avance. Mais comment le savez-vous, sinon par l'enseignement de Celui à qui vous attache la foi? Il l'enseigne en effet; écoutez donc ce que vous savez déjà; je tic vous apprends rien, ma prédication ne fait que vous rappeller; ou plutôt je ne vous apprends pas puisque vous savez; je ne vous rappelle pas non plus, puisque vous avez l'idée présente. Ainsi donc répétons ensemble ce que vous connaissez aussi bien que nous. Voici les paroles du Seigneur : « Soumettez-vous à la discipline et tressaillez de joie, » mais «avec crainte, » afin que toujours humbles vous conserviez ce que vous avez reçu. « De peur que le Seigneur ne « s'irrite; » sans doute contre les superbes, contre ceux qui s'attribuent ce qu'ils ont, et qui ne rendent point grâces à leur bienfaiteur. « De  peur que le Seigneur ne s'irrite et que vous ne vous écartiez de la droite voie. » Est-il dit De peur que le Seigneur ne s'irrite et que vous n'entriez pas dans la droite voie ? Est-il dit : De peur que le Seigneur ne s'irrite et ne vous amène pas ou ne vous admette pas dans la droite voie? Vous y marchez déjà, pour ne vous en écarter pas, gardez-vous de l'orgueil. « De peur que vous ne vous écartiez de la droite voie, lorsque soudain sa colère éclatera » sur vous. Elle n'ira pas te chercher au loin; en t'enorgueillissant tu perds ce que tu avais reçu. Et comme si l'homme effrayé de ce langage, s'écriait : Qu'ai-je donc à faire? l'auteur sacré poursuit: « Heureux ceux qui se confient en lui (1), » en lui et non pas en eux-mêmes. C'est la grâce qui nous a sauvés; elle ne vient pas de nous, elle est un don de Dieu (2).

6. Vous direz peut-être : Pourquoi revenir si souvent sur le même sujet? Voilà la seconde, la troisième fois, et presque jamais il ne prêche sans en parler. — Ah! si seulement je n'y étais pas forcé! Il est en effet des hommes bien ingrats pour le bienfait de la grâce et qui donnent trop à la faiblesse de notre nature blessée. Sans doute le libre arbitre était puissant au moment

 

1. Ps. II, 11-13. —  2. Ephès. II, 8.

 

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de la création, mais il perdit sa force en se laissant aller au péché. Car l'homme alors fut blessé à mort, affaibli, laissé presque sans vie sur le chemin ; et il fallut que le Samaritain, c'est-à-dire que le Gardien qui passait, le mit sur sa monture et le conduisit à l'hôtellerie. Comment peut-il s'enfler d'orgueil? Il est encore en traitement. — Il me suffit, dit-il, d'avoir reçu dans le baptême la rémission de tous mes péchés. — Mais de ce que l'iniquité soit effacée, s'ensuit-il qu'il n'y ait plus d’infirmité? — J'ai bien reçu, reprend-il; la rémission de tous mes péchés. — C'est incontestable ; oui tous les péchés sont effacés par le sacrement de baptême, tous sans exception, péchés de paroles, péchés d'action, péchés de pensée, tout est anéanti. Mais c'est là l’huile et le vin répandus, sur le chemin même, dans les plaies du malade. Vous n'avez pas oublié, mes, très-chers frères, comment ce voyageur blessé et laissé à demi-mort par, les larrons, fut soulagé en recevant cette huile et ce vin dans ses blessures (1). C'est le pardon accordé à ses égarements, mais il reste languissant et on le soigne dans l'hôtellerie. Cette hôtellerie n'est-elle pas l'Église ? Elle est aujourd'hui une hôtellerie, parce que notre vie n'est qu'un passage; elle sera une demeure, une demeure d'où nous ne sortirons plus, lorsque parfaitement guéris nous serons parvenus au royaume des cieux. En attendant soyons heureux d'être soignés dans l'hôtellerie, et convalescents encore, ne nous glorifions pas d'avoir recouvré toute notre santé; cet orgueil pourrait n'aboutir qu'à nous éloigner de tout remède et de toute guérison.

7 « Bénis le Seigneur, ô mon âme. » Dis à cette âme, dis lui : Tu es encore dans cette vie chargée encore d'une chair fragile, d'un corps corruptible qui appesantit l'âme (2), obligée encore à prendre le remède de la prière malgré l'entière rémission de tes fautes; car pour obtenir la guérison de ce qu'il te reste de langueurs tu répètes : « Pardonnez-nous nos offenses (3). » Humble vallée plutôt que fière montagne, dis à ton âme : « Bénis le Seigneur, ô mon âme, et garde-toi d'oublier toutes ses faveurs. » Quelles sont-elles ? Dis-1e, énumère-les, rends-en grâces. Quelles sont donc ces faveurs? « Il te pardonne toutes tes iniquités. » Ce qui s'est fait dans le Baptême. Et maintenant ? « Il guérit toutes les langueurs. » Oui, c'est maintenant, je le

 

1. Luc, X, 30-35. — 2. Sag. IX, 15. — 3. Matt. VI, 12.

 

reconnais. Mais tant que je suis ici, ce corps corruptible appesantit l'âme. Dis donc aussi ce qui suit ? « Il délivre ta vie de la corruption. » Et après cette délivrance qu'a-t-on à attendre encore? « Lorsque ce corps corruptible sera revêtu d'incorruptibilité, et ce corps mortel d'immortalité, alors s'accomplira cette parole de l'Écriture : La mort a été abîmée dans sa victoire. O mort, où sont tes armes? O mort, est-il dit encore avec raison, où est ton aiguillon ? » Tu en cherches la trace, mais sans la trouver. — Que signifie l'aiguillon de la mort? Que signifie : « O mort, où est ton aiguillon? » Cela veut dire : Où est le péché ? On le cherche, il n'est plus. « En effet le péché est l'aiguillon de la mort dit expressément l'Apôtre et non pas moi. On répètera donc alors : « O mort, où est ton aiguillon? » Il n'y aura plus de péché, ni pour surprendre, ni pour attaquer, ni pour blesser ta conscience. On ne dira plus alors : « Pardonnez-nous nos offenses. » Et que dira-t-on ? « Seigneur notre Dieu, donnez-nous

la paix, car vous avez tout fait pour nous (2). »

8. Qu'y aura-t-il encore, après qu'on sera affranchi de toute corruption, sinon la couronne de justice? Oui, ou aura à la recevoir encore, mais pour la porter il ne faut pas de tête enflée. Considère comment ce même Psaume exprime cette vérité. Après avoir dit : « Il délivre ta vie de la corruption; — il te couronne, » ajoute-t-il. Je vois ici l'orgueilleux sur le point de dire: Il me couronne, mais, comme le proclament mes mérites, c'est ma vertu qui l'exige, c'est un paiement et non un don. Prête plutôt l’oreille à la voix du psaume avec lequel tu as dit toi-même : « Tout homme est menteur (3). » Ecoule ce que Dieu même t'enseigne : « Il te couronne dans sa miséricorde et sa compassion. » Oui, s'il te couronne, c'est par miséricorde, c'est par compassion. Tu n'étais digne ni d'être appelé, ni d'être justifié après avoir été appelé, ni, après avoir été justifié, d'être admis dans la gloire. « C'est par le choix de la grâce que les restes ont été sauvés. Or, si c'est par la grâce, ce n'est plus par les oeuvres, autrement la grâce ne serait plus la grâce (4). » — « Car pour celui qui travaille le salaire ne sera point considéré comme une grâce, mais comme une dette ; » C'est bien l'Apôtre qui dit : « Non pas comme une grâce, mais comme une dette; » tandis que c'est dans sa miséricorde et sa compassion

 

1. I Cor. XV, 54-56. — 2. Isaïe, XXVI, 12. — 3. Ps.CXV, 11. — 4. Rom. XI, 5. — 5. Ibid. IV, 4.

 

que Dieu te couronne. Diras-tu que pourtant tu avais des mérites ? Dieu te répondra : Examine-le bien et tu verras que ces mérites sont encore des dons de ma bonté.

9. Voilà en quoi consiste la justice de Dieu... On dit « le salut du Seigneur (1), » non pour exprimer le salut dont Dieu jouit, mais pour signifier le salut dont il fait jouir ceux qu'il sauve : ainsi la grâce divine méritée par Jésus-Christ Notre-Seigneur s'appelle la justice de Dieu, non pas la justice qui le rend juste, mais la justice qu'il accorde à ceux qu'il rend justes, d'impies qu'ils étaient. Aujourd'hui toutefois il est des hommes qui se disent chrétiens et qui, pareils aux Juifs d'autrefois, ignorent la justice de Dieu et veulent établir la leur; oui, aujourd'hui même, dans ces temps oit la grâce se montre à découvert, dans ces temps où elle se révèle après avoir été cachée d'abord, dans ces temps oi1 on la voit sur l'aire après quelle a été voilée dans la toison.

Je remarque que peu d'entre vous m'ont compris; je dois au grand nombre de m'expliquer; je n'y manquerai pas.

Un des anciens justes demanda au Seigneur un signe de sa volonté et lui dit : « Je vous prie, Seigneur, d'imbiber de pluie toute cette toison et de laisser sèche l'aire qui l'entoure. » Ce qui arriva : latoison s'humecta et l'aire resta sèche tout entière. Dès le matin Gédéon pressa la toison au dessus d'un bassin : c'est la figure de la grâce qui coule dans les humbles; vous savez aussi ce que fit Notre-Seigneur à ses disciples, un bassin à la main. Gédéon demanda un second signe : « Je désire Seigneur, que la toison soit sèche et l'aire imbibée. » Ce qui arriva aussi (2). Rappelle-toi l'époque de l'ancien Testament. La grâce n'y était-elle pas cachée dans le nuage comme la rosée dans la toison ? Et maintenant, à l'époque du nouveau Testament,

 

1. Ps. III, 9. — 2 Juges, VI, 37-40.

 

considère les Juifs : ils ressemblent à une sèche toison, tandis que l'univers entier, pareil à l'aire de Gédéon, est rempli de la grâce, qui s'.y révèle avec éclat. C'est ce qui nous force à pleurer amèrement ceux de nos frères qui disputent contre la grâce, au moment même où elle se manifeste et se montre à découvert. On pardonne aux Juifs; ruais des Chrétiens? Pourquoi sont-ils ennemis de la grâce du Christ? Pourquoi présumer ainsi de vous-mêmes? Pourquoi cette ingratitude? Le Christ est-il venu sans motif? N'avions-nous pas la nature, cette nature que vous trompez en l'exaltant? N'avions-nous pas aussi la Loi? Mais « si la justice a été établie par la Loi, dit l'Apôtre, c'est donc en vain que le Christ est mort (1)? » Ce que l'Apôtre dit de la Loi, nous l'appliquerons à la nature et nous dirons à ces orgueilleux : Si la justice a été établie par la nature, c'est donc en vain que le Christ est mort?

10. Ainsi nous remarquons en eux ce qu'on a observé des Juifs. Ils ont du zèle pour Dieu. « Je « leur rends ce témoignage, qu'ils ont du zèle pour Dieu, mais non pas selon là science. » — Qu'est-ce à dire : « Non pas selon là science ? » « C'est qu'ignorant la justice de Dieu et cherchant à établir la leur, ils ne sont pas soumis à la justice de Dieu (2). »

Mes frères, prenez pitié d'eux avec moi. Quand vous rencontrerez de ces esprits, gardez-vous de les cacher, n'ayez pas cette compassion funeste; oui, gardez-vous de les cacher quand vous en rencontrerez. Réfutez leurs contradictions, amenez-nous les quand ils résistent. Déjà effectivement on a envoyé sur ce sujet les actes de deux Conciles au Siège Apostolique, dont on a aussi reçu les réponses. La cause est finie; puisse ainsi finir l'erreur ! Aussi les avertissons-nous de rentrer en eux-mêmes; nous prêchons pour leur faire connaître la vérité et nous prions pour obtenir leur changement.

Tournons-nous etc.

 

1. Galat. II, 21. — 2. Rom. X, 2, 3.

SERMON CXXXII. PURETÉ ET SAINTE COMMUNION (1).
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ANALYSE. — Après avoir excité les Catéchumènes à faire leur profession de foi et à recevoir le baptême afin d'être initiés é la connaissance de ce que l'Écriture appelle le corps et le sang de Jésus-Christ, S. Augustin rappelle aux fidèles la nécessité de la pureté pour communier. Que tous donc la pratiquent, et ceux qui sont mariés, et ceux qui ne le sont pas encore, et ceux surtout qui en ont fait vœu et qui doivent la garder avec une perfection plus grande. Il termine en disant qu'il voudrait être moins sévère, mais que son devoir ne le lui permet pas.

 

1. Nous venons de l'entendre pendant la lecture du saint Evangile, c'est en nous promettant la vie éternelle que Jésus-Christ notre Seigneur nous exhorte à manger sa chair et à boire so sang. Vous l'avez tous entendu, mais tous vous ne l'avez pas compris. Vous qui êtes baptisés et vous- qui êtes au nombre des fidèles, vous savez la pensée du Seigneur. Quant à ceux qui sont encore Catéchumènes où Écoutants, ils ont pu entendre ses paroles, mais en ont-ils saisi le sens? Aussi nous adressons-nous aux uns et aux autres.

Ceux qui déjà mangent la chair du Seigneur et boivent son sang, doivent songer à ce qu'ils mangent et à ce qu'ils boivent; pour ne pas s'exposer, comme s'exprime l'Apôtre, à manger et à boire leur condamnation (2). Pour ceux qui ne communient pas encore, qu'ils s'empressent d'approcher de ce divin banquet où ils sont invités. C'est à cette époque que les maîtres de maison donnent des repas : Jésus en donne chaque jour, et voilà sa table dressée au milieu de cette enceinte. Qui vous empêche, ô Écoutants, de voir cette table et de vous asseoir à ce festin? Vous vous êtes dit peut-être, durant la lecture de l'Évangile : Quelle idée nous faire de ces mots : « Ma chair est véritablement une nourriture et mon sang véritablement un breuvage ? » Comment se mange la chair et comment se boit le sang du Seigneur ? Que veut-il dire? — Mais qui t'a fermé l'entrée de ce mystère? Tu y vois un voile; ce voile, si tu veux, sera 'soulevé. Viens à la profession de foi et la question sera résolue pour toi, car ceux qui l'ont faite connaissent ce qu'a voulu dire notre Seigneur Jésus. Quoi! on t'appelle Catéchumène, on t'appelle Écoutant, et tu es sourd! Tu as ouverte l'oreille du corps, puisque tu entends le bruit des paroles; mais tu as fermée encore l'oreille du coeur, puisque tu n'en comprends point le sens. Je parle, mais je n'explique

 

1. Jean, VI, 66. 67. — 2. I Cor. XI, 29.

 

pas. Nous voici à Pâques, fais-toi inscrire pour le Baptême. Si la fête ne suffit pas pour t'exciter, laisse-toi conduire par la curiosité même, par le désir de savoir ce que signifie « Celui qui mange ma chair et boit mon sang, demeure en moi et moi en lui. » Pour comprendre avec moi le sens de ces mots : frappe et on t'ouvrira. Je te dis : Frappe et on t'ouvrira; moi aussi je frappe, ouvre-moi; je fais bruit aux oreilles, mais je frappe au coeur.

2. Mes frères, si nous devons exciter les Catéchumènes à ne point différer de recevoir cette grâce- immense de la régénération; quel soin devons-nous consacrer à porter les fidèles à profiter de ce qu'ils reçoivent, à ne pas manger, à ne pas boire leur condamnation à cette table divine ! Qu'ils vivent donc bien, pour être préservés de ce malheur. Et vous, exhortez, non par vos paroles, mais par vos moeurs, ceux qui ne sont pas baptisés, à suivre vos exemples sans y trouver la mort. Époux, gardez à vos épouses la foi nuptiale ; faites pour elles, ce que vous exigez pour vous. Mari, tu requiers de ta femme la garde de la chasteté, donne-lui l'exemple et non des paroles. Tu es le chef; vois où tu marches; car tu ne dois marcher que par où elle peut te suivre sans danger; que dis-je? partout où tu veux qu'elle mette le pied, tu dois mettre le tien. De ce sexe faible tu exiges la force : comme vous éprouvez l'un et l'autre les convoitises de la chair, c'est au plus fort de vaincre le premier. N'est-il pas toutefois déplorable de voir tant d'hommes vaincus par les femmes? Des femmes gardent la chasteté que des hommes refusent d'observer; ils mettent même leur honneur d'homme à ne l'observer pas, comme si leur sexe n'était plus fort que pour se laisser plus 'facilement dompter par l'ennemi. Il y a lutte, il y a combat, il y a bataille. L'homme est plus fort que la femme, dont il est le chef  (1). La

 

1. Ephés. V, 23.

 

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femme combat, elle triomphe; et toi tu succombes! Le corps reste debout et la tête est tombée!

Pour vous, qui n'êtes point mariés encore et qui pourtant vous approchez de la table du Seigneur pour y manger sa chair et y boire son sang, conservez-vous pour vos futures épouses si vous devez en prendre. Ne doivent-elles pas vous trouver telles que vous désirez les trouver vous-mêmes? Quel est le jeune homme qui ne désire une épouse chaste, qui ne demande l'intégrité la plus parfaite dans la vierge à laquelle il veut s'unir ? Sois ce que tu veux qu'elle soit ; tu la veux pure, sois pur. Ne pourrais-tu ce dont elle est capable ? Si la vertu est impossible, pourquoi la pratique-t-elle? Et si elle la pratique, n'est-ce pas t'enseigner qu'elle est praticable ? C'est Dieu sans doute qui la dirige pour l'en rendre capable.

Souviens-toi cependant qu'à la pratiquer tu auras plus de gloire qu'elle. Pourquoi plus de gloire? C'est qu'elle est comprimée par la vigilance de ses parents, arrêtée par la pudeur (le son faible sexe, retenue enfin par la peur de lois que tu n'as pas à craindre. Voilà pourquoi tu auras réellement plus de gloire à demeurer chaste, la pureté sera en toi la preuve que tu crains Dieu.Elle, en dehors de Dieu, que n'a-t-elle pas à craindre? Toi, tu n'as d'autre crainte que celle de Dieu ; mais aussi quelle grandeur comparable à celle de ce Dieu que tu crains ? Il faut le craindre en public et le craindre en secret. Si tu sors il te voit, il te voit encore si tu entres ; ta lampe brûle, il te voit ; elle est éteinte, il te voit encore; il te voit quand tu pénètres dans ton cabinet, il te voit aussi quand tu réfléchis en ton coeur. Crains, crains cet oeil qui ne te perd pas de vue, et que la crainte au moins te maintienne chaste; ou bien, si tu es déterminé à pécher, cherche un endroit où Dieu ne te verra pas, et fais là ce que tu veux.

3. Pour vous qui déjà avez fait le voeu de pureté, châtiez plus sévèrement votre corps, ne laissez pas la convoitise aller même à ce qui est permis; non content, de vous abstenir de tout contact impur, sachez dédaigner même un regard licite. Quelque soit votre sexe, souvenez-vous que vous menez sur la terre la vie des Anges, puisque les Anges ne se marient point. Après lai résurrection nous serons tous comme eux (1) ;

 

1. Matt. XXXII, 30.

 

mais combien vous l'emportez sur les autres, vous qui commencez d'être avant la mort ce qu'ils ne seront qu'après la résurrection ! Soyez fidèles à vos engagements divers, comme Dieu sera fidèle à vous glorifier diversement. Les morts ressuscités sont comparés aux étoiles du ciel. « Une étoile, dit l'Apôtre, diffère en clarté d'une autre étoile. Ainsi en est-il de la résurrection (1). » Autre sera l'éclat de la virginité, autre l'éclat de la chasteté conjugale, autre encore l'éclat de la viduité sainte. La gloire sera diverse, ruais tous les élus auront la leur. La splendeur n'est pas la même, le ciel est commun.

4. Réfléchissez ainsi à vos devoirs, soyez fidèles à vos obligations diverses et recevez la chair, recevez le sang du Seigneur. Qu'on n'approche point, si l'on n'a pas la conscience en bon état. Que mes paroles vous portent de plus en plus à la componction. Elles portent la joie dans ceux qui savent rendre à leurs épouses ce qu'ils demandent d'elles et dans ceux aussi qui observent avec perfection la continence qu'ils ont vouée à Dieu. Mais il en est d'autres qui s'affligent en m'entendant dire : N'approchez pas de ce pain sacré, vous qui n'êtes pas purs. Je voudrais bien ne pas tenir ce langage : mais que faire ? Aurai-je peur de l'homme pour ne pas annoncer la vérité ? Il faudra donc que ces serviteurs infidèles ne craignant pas le Seigneur, je ne le craigne pas non plus, comme si je ne connaissais pas cette sentence : « Serviteur mauvais et paresseux, tu aurais dû donner et moi j'aurais fait rendre (2). »

Ah ! j'ai donné, Seigneur mon Dieu ; oui, devant vous, devant vos Anges et devant votre peuple j'ai distribué vos richesses; car je redoute vos jugements. J'ai     distribué, à vous de faire rentrer. Du reste vous le ferez assez sans que je le dise. Je dirai donc au contraire: J'ai distribué, à vous de toucher, à vous de pardonner. Rendez purs ceux qui étaient impurs. Ainsi, au jour de vos arrêts, nous serons tous dans la joie, et celui qui a donné et celui qui a reçu. Le voulez-vous, mes frères ? Veuillez-le. O impudiques, corrigez-vous pendant que vous êtes en vie. Je puis bien annoncer la parole de Dieu, mais je ne saurais soustraire au jugement et à la condamnation suprême les impurs qui auront persévéré dans leurs infamies.

 

1. I Cor. XV, 41, 42. — 2. Matt. 26, 27.

SERMON CXXXIII. JÉSUS ACCUSÉ DE MENSONGE (1).
544

 

ANALYSE. — Invité par ses parents à se rendre à la fête des tabernacles, le Sauveur répond: « Allez, vous, à cette fête, pour moi je n'y vais point: » Mais lorsque ses frères furent partis, il y alla aussi lui-même. Le langage de Jésus n'est-il pas ici en contradiction avec sa conduite? Ne peut-on pas voir ici une espèce de mensonge? S. Augustin expose d'abord plusieurs raisons préjudicielles pour détourner du Fils de Dieu l'accusation de mensonge. Premièrement, dit-il, est-ce mentir que de promettre sincèrement une chose que l'on rie peut ensuite accomplir? Le seigneur ne connaissait donc pas l'avenir ? dira-t-on. On ne peut admettre qu'il l'ait ignoré, et l'on croirait qu'il a menti ? Quoi ! et c'est la troisième raison, tu veux, accusateur, que j'aie foi à ta parole et tu veux que je me défie de celle du Christ? Quoi  encore, en prenant à la lettre le récit évangélique, ne vois-tu pas que tu estimes le.disciple plus digne de foi que le Maître? Pour ors quatre motifs, condamne d'abord ton accusation. Puis, si tu veux comprendre la vérité, observe que l'on demandait au Sauveur de se mettre en relief en allant le premier à la fête dés tabernacles. Comme sa vie eût été plus en danger et que son heure n'était pas encore venue, il attend que les pèlerins soient plus nombreux et qu'il soit lui-même à l'abri d'une surprise. C'est pourquoi il ne se met en route qu'après le départ de sa famille, et sa conduite n'est aucunement en contradiction avec son langage. On pourrait dire aussi qu'il parlait alors en notre nom et pour signifier que nous devons ne point prendre part aux solennités juives.

 

1. Nous nous proposons, avec le secours du Seigneur, d'examiner le passage évangélique qu'on a lu en dernier lieu. Il renferme une grave question : prenons garde de mettre la vérité en danger et de glorifier le mensonge. Mais la vérité ne saurait périr, ni le mensonge triompher. En quoi donc consiste la question ? Je vous le dirai en peu de mots, et une fois votre attention éveillée, priez pour que nous puissions résoudre le problème.

La Scénopégie était une fête des Juifs. Ils l'observaient, je crois, et ils l'observent encore aujourd'hui à l'époque qu'ils nomment les tentes. Alors en effet ils élèvent des tabernacles, et skene, signifiant tabernacle, scénopégie signifie dresser un tabernacle. Cette, époque était donc une fête chez les Juifs, et si l'on disait simplement le jour de la fête, ce n'est pas que la fête rie durât qu'un jour, c'est qu'elle se prolongeait durant plusieurs jours consécutifs. Ainsi on dit le jour ou la fête de Paques, le jour ou la fête des azymes, quoique cette fête, comme on sait, dure quelques jours.

Cette fête de la Scénopégie se célébrait en Judée, et le Seigneur était en Galilée, où il avait été élevé et oit étaient ses parents et ses proches, nommés ses frères dans l'Ecriture. « Ses frères lui dirent » donc comme on vient de nous le lire : « Partez d'ici et allez en Judée, afin que vos disciples voient, eux aussi, les oeuvres que vous faites. Nul en effet n'agit en secret, lorsqu'il cherche lui-même à paraître en public. Si vous faites tout cela, manifestez-vous devant le monde. » L'Evangéliste fait ensuite cette réflexion . « Car ses frères ne croyaient pas en

 

1. Jean, VII, 2-10.

 

lui. » Et ne croyant pas en lui, ils lui adressaient ces paroles blessantes. « Jésus leur répondit; Mon temps n'est pas encore venu, mais votre temps est toujours prêt. Le monde ne saurait vous haïr ; pour moi, il me hait, car je rends de lui ce témoignage, que ses oeuvres sont mauvaises. Montez, vous, à cette fête ; pour moi, je n'y monte point, parce que mon temps n'est pas encore accompli. Ce qu'ayant dit, ajoute l'Evangéliste, il demeura en Galilée. Puis, lorsque ses frères furent partis, il monta aussi lui-même à la fête, non pas publiquement, mais.  comme en secret. » Voilà ce qui renferme notre question, le reste est clair.

2. De quoi donc s'agit-il ici? Où est l'embarras? Où est le danger ? Ce qui est à craindre, c'est qu'on n'accuse de mensonge le Seigneur, ou pour parler plus clairement, la Vérité même. Admettre qu'il a menti, c'est accréditer le mensonge auprès de la faiblesse humaine. Or nous avons entendu cette accusation s'élever contre lui, et voici comment on la formule : Jésus adit qu'il.ne monterait pas à la fête, et il y est monté.

Ainsi donc examinons d'abord, autant que nous le permet le peu de temps dont nous pouvons disposer, si c'est mentir que de promettre une chose et de ne pas la faire. Exemple: je dis à mon ami : Je te verrai demain ; de plus graves obligations sont venues me retenir : je n'ai pas menti. J'étais sincère en faisant ma promesse, et lorsque sont arrivés ces obstacles majeurs qui m'ont empêché de l'accomplir, je n'avais pas non plus l'intention de mentir, c'est le pouvoir qui m'a manqué. Vous le voyez, me semble-t-il, il ne m'a point fallu d'efforts, il m'a (545) suffi d'éveiller l'attention de votre sagesse, pour vous montrer qu'il n'y a pas mensonge à promettre sans exécuter, lorsqu'il se présente des obstacles majeurs : ces obstacles empêchent d'accomplir la promesse, ils né prouvent pas le mensonge.

3. Mais quelqu'un s'écrie parmi mes auditeurs Peut-on dire du Christ ou qu'il était incapable d'accomplir ce qu'il voulait ou qu'il ignorait l'avenir ? — C'est bien, voilà une bonne idée, une excellente ouverture ; mais, ô mon ami, partage mon embarras. Oserons-nous accuser de mensonge Celui à qui nous n'osons refuser la toute-puissance? Pour mon propre compte, autant du moins que permet d'apprécier et de juger ma faiblesse, j'aime mieux voir un homme se tromper que de le voir mentir en quoi que ce soit. Car si l'erreur est une faiblesse, le mensonge est une iniquité. « Seigneur, est-il écrit, vous a haïssez tous ceux qui commettent l'iniquité. » Et aussitôt après : « Vous perdrez tous ceux qui profèrent le mensonge (1). » Il faut admettre ou que l'iniquité et le mensonge ont la même gravité, ou que perdre signifie plus que haïr. De fait, la peine de mort ne suit pas immédiatement la haine.

Mais laissons de coté ta question de savoir s'il est quelquefois nécessaire de mentir. Je ne l'examine pas pour le moment. Elle est obscure, elle a une infinité de replis ; je ne puis les ouvrir tous ni pénétrer au vif. Attendons un autre moment,           pour la traiter : peut-être même que le secours divin, sans l'intermédiaire de nos paroles, vous en montrera la vérité à découvert. Saisissez seulement et distinguez bien ce que je veux examiner aujourd'hui et ce que j'ajourne. Faut-il mentir quelquefois ? C'est ce que j'appelle la question difficile, obture, et j'ajourne cette question. Le Christ a-t-il menti? la Vérité a-t-elle énoncé quelque fausseté ? C'est ce que nous entreprenons de traiter aujourd'hui, déterminés que nous y sommes par la lecture de l'Evangile.

4. Disons d'abord en peu de mots quelle différence il y a entre mentir et se tromper. Se tromper, c'est croire vrai ce que l'on dit, c'est le dire parce qu'on le croit vrai. Si ce que l'on dit alors était vrai, on ne se tromperait pas ; et pour ne pas mentir, il ne suffit point que ce que l'on dit soit vrai, il faut encore qu'on sache qu'il l'est. Se tromper consiste ainsi à croire vrai ce qui est faux, et à ne le dire que parce qu'on le croit vrai ;

 

1. Ps. V, 7.

 

ce qui vient de la faiblesse humaine sans blesser la conscience. Mais estimer qu'une chose est fausse et la donner comme vraie, c'est mentir. Sachez bien cela, mes frères, distinguez-le avec soin, vous qui êtes nourris au sein de l'Eglise et instruits des divines Ecritures, vous qui ne manquez ni d'éducation, ni de distinction, ni de science ; car il y a parmi vous des esprits instruits, des esprits cultivés, des hommes qui ne sont pas médiocrement versés dans l'une et l'autre littérature. Il y en a aussi qui ne se sont pas occupés des arts libéraux, mais ils ont un plus grand avantage, c'est d'avoir été élevés dans la connaissance de la parole de Dieu. S'il me faut travailler pour expliquer ma pensée, aidez-moi, aidez-moi en écoutant avec attention et en réfléchissant avec prudence. Mais vous ne m'aiderez pas si vous n'êtes aidés vous-même. C'est pourquoi prions les uns pour les autres et attendons ensemble un commun secours.

C'est donc se tromper que de croire vrai ce que l'on dit, quoiqu'il soit faux : et c'est mentir due d'affirmer comme vrai ce que l'on croit faux. Peu importe d'ailleurs que ce que l'on dit alors soit faux ou soit vrai. Remarquez bien ceci : oui, que ce que l'on dit soit faux oie soit vrai, il y a mensonge quand on le présente comme vrai tout en le croyant faux, car on a alors intention de tromper. Eh! que sert au menteur que ce qu'il dit soit vrai, puisqu'il le croit faux et le présente comme vrai ? Sans doute, ce qu'il dit est vrai, considéré en soi, est bien vrai ; mais dans son esprit c'est une fausseté, sa conscience dément ses paroles ; il donne pour vrai autre chose que ce qu'il croit vrai. Cet homme n'est pas simple, il a un cœur double, il ne dit pas ce qu'il pense, et depuis longtemps le cœur double est réprouvé de Dieu. « Leurs lèvres sont trompeuses, ils ont dit le mal dans un coeur et dans un cœur (1). » Ne suffirait-il pas d'écrire : « Ils ont mal parlé dans leur cœur ? » Pourquoi ajouter: « Leurs lèvres sont trompeuses ? » En quoi consiste la tromperie ? A montrer autre chose que ce que l'on fait. « Les lèvres trompeuses » n'ont pas un cœur simple ; et le coeur n'étant pas simple, nous lisons : « dans un cœur et dans un coeur, » deux fois dans un cœur : c'est le cœur double.

5. Irons-nous donc penser que Jésus-Christ Notre-Seigneur ait menti ? S'il y a moins de mal à se tromper qu'à mentir, oserons-nous accuser d'avoir menti Celui que nous n'osons accuser de

 

1. Ps. XI, 3.

 

546

 

s'être trompé ? Mais il ne se trompe ni ne ment, et c'est de lui que s'entendent et que doivent s'entendre littéralement ces paroles écrites quelque part : On ne dit rien de faux au Roi, et rien de faux ne sortira de sa bouche. Si Roi ne désigne ici qu'un roi ordinaire, il est certain que nous devons à ce roi préférer le Christ, le Roi suprême. Si au contraire il n'est question ici que du Christ, ce qui est plus véritable, car on ne lui dit rien de faux puisqu'il ne se trompe pas, et rien de faux ne sortira de sa bouche puisqu'il ne ment pas, cherchons quel sens il faut donner au passage de l'Evangile que nous étudions et gardons-nous d'invoquer une autorité céleste pour creuser l'abîme du mensonge.

Ne répugne-t-il pas de chercher à établir la vérité dans le dessein d'accréditer le mensonge? Toi qui m'expliques le texte évangélique, que prétends-tu m'apprendre? que veux-tu m'enseigner ? Tu n'oserais sans doute répondre : Je viens t'enseigner ce qui est faux ; car si tu me faisais cette réponse, à l'instant je détournerais les oreilles, je les fermerais avec des épines et si tu voulais en forcer l'entrée je m'éloignerais tout blessé, plutôt que d'entendre ton explication mensongère de l'Evangile. Dis-moi ce que tu veux m'enseigner, et la question sera résolue, dis-le moi, je t'en prié : me voici ; j'ai l'oreille ouverte et le coeur préparé, parle. Que vas-tu me dire ? Pas de détours ; que vas-tu m'enseigner ? Quelque doctrine que tu veuilles exposer publiquement, quelles que soient les preuves que tu invoques à son appui, dis-moi seulement, réponds à cette question disjonctive : Est-ce la vérité ou le mensonge que tu veux m'enseigner? — Que va-t-il répondre pour m'empêcher de m'éloigner, de le quitter sans hésitation, au moment même où déjà il ouvre la bouche et cherche à me parler ? Ne promettra-t-il pas de ne dire que la vérité ? Je l'écoute donc, je suis immobile, j'attends, et j'attends avec la plus grande attention. Et cet homme qui promet de me dire la vérité, ose accuser le Christ de mensonge ? Comment me dira-t-il la vérité, s'il représente le Christ comme un menteur ? Si le Christ ment, puis-je espérer que tu ne mentes pas ?

6. Autre observation. Que dit mon adversaire ? — Que le Christ a menti. — Comment a-t-il menti? — En disant qu'il n'irait pas à la fête tandis qu'il y est allé. — Je voudrais d'abord sonder ce passage ; peut-être y découvrirais-je que le Christ n'a point menti. Je suis même sûr que le Christ n'a point menti, et en examinant ses paroles je parviendrai à les comprendre, ou bien si je ne les comprends pas, je me promettrai d'y revenir plus tard; mais je ne dirai jamais que le Christ a menti. Oui, si je ne les comprends pas, j'avouerai mon ignorance : jointe à la piété, elle est préférable à une présomption insensée. Essayons néanmoins d'approfondir ce passage; il est possible qu'aidés de Celui qui est la Vérité même, nous y découvrions quelque lumière qui nous édifie. Ce que nous découvrirons ne saurait être un mensonge émané de la Vérité; et si nous voyions là un mensonge, nous pourrions être sûrs de ne rien voir.

Quand donc prétends-tu que le Christ a menti? — Quand il a dit qu'il n'irait pas à la fête et qu'il y est allé. — Où as-tu appris qu'il a dit cela? Et si je te disais à mon tour, ou plutôt si un autre que moi te disait, car à Dieu ne plaise que je tienne ce langage ! que le Christ n'a point parlé ainsi? Comment le réfuterais-tu? Comment lui démontrerais-tu son erreur? Tu ouvrirais le livre saint, tu chercherais la page, tu la montrerais à, cet homme; ou plutôt, pour vaincre ses résistances, tu lui donnerais fièrement et brusquement le livre sacré, en lui disant: Tiens, regarde, lis, voilà l'Evangile. Pour moi, je t'en prie, n'y mets pas tant d'animosité, pas tant d'indignation; parle avec calme, dis d'un ton posé: Voici l'Evangile, examinons. Or l'Evangile, dis-tu à ton adversaire, attribue au Christ ce que tu nies. — Et parce que l'Evangile le dit, tu le croiras? — Sans doute. — Je m'étonne étrangement que tu croies le Christ, et non pas l'Evangile, coupable de mensonge. — Mais par Evangile n'entends ici ni le livre ni le parchemin, ni l'encre ; recours à l'étymologie grecque : Evangile signifie bon messager ou bonne nouvelle. — Ainsi ce bon messager ne ment pas, c'est Celui qui l'envoie? Réponds: ce messager, cet Evangéliste, et pour dire son nom, cet écrivain sacré nommé Jean, a-t-il menti ou a-t-il dit vrai en parlant ici du Christ? Admets ce qu'il te plait, je suis également prêt à t'entendre. Si Jean a menti, tu ne saurais plus prouver que le Christ a tenu le langage qu'il lui prête. Et s'il a dit vrai, comment la vérité a-t-elle pu jaillir d'une source menteuse? Quelle est cette source ? Le Christ même, dont Jean n'est que comme le faible ruisseau. Ce ruisseau coule vers moi et tu me dis : Bois en -toute sûreté; et tout en me faisant craindre la source, tout en prétendant m'y montrer le mensonge, tu répètes: Bois (547) en toute sûreté ? Et qu'y boirai-je ? Qu'a dit Jean ? Que le Christ a menti. Et qui envoie Jean ? Le Christ. Quoi ! le messager dit vrai et Celui qui l'envoie est menteur?

J'ai lu expressément dans l'Evangile : « Jean reposait à table sur la poitrine du Seigneur (1); » il y buvait sans doute la vérité ; et quelle vérité y a-t-il bue? Qu'y a-t-il bu, sinon ce qu'il nous a fait entendre: « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe  était Dieu ; il était en Dieu dès le commencement. Tout a été fait par lui, et sans lui rien n'a été fait. Ce qui a été fait, était en lui la vie, et la vie était la lumière des hommes, et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point comprise: » elle luit, et si à mes yeux il y a encore de l'obscurité, si je ne puis comprendre parfaitement, elle n'en luit pas moins. « Il y eut un homme envoyé de Dieu, dont le nom était Jean. Il vint en témoignage, pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous crussent par lui. Il n'était pas la lumière. » Qui n'était pas la lumière ? Jean. Quel Jean ? Jean-Baptiste; car c'est bien de lui que Jean l'Evangéliste dit qu' « il n'était pas la lumière, » tandis que le Seigneur a dit au contraire qu' il était un flambeau ardent et luisant (2). » Mais un flambeau peut s'allumer et s'éteindre. N'y a-t-il donc pas ici une distinction? Où la prendre ? Dans ces mots : Celui à qui le flambeau rendait témoignage « était la lumière véritable. » Et tu cherches le mensonge dans ce que Jean appelle « la lumière véritable? »

Ecoute encore le même Evangéliste nous redisant ce qu'il a vu. « Nous avons vu sa gloire, » s'écrie-t-il. Qu'a-t-il vu ? Quelle gloire a-t-il vue? « Comme la gloire que le Fils unique reçoit de son Père, plein de grâce et de vérité (3). »

Vois maintenant, vois si nous ne devons pas étouffer des discussions soulevées par la faiblesse ou par la témérité, nous garder d'attribuer aucun mensonge à-la Vérité, et nous empresser de rendre au Seigneur ce qui lui est dû? Ah ! pour boire avec sûreté, rendons gloire à Celui qui est la source du vrai. « C'est Dieu qui dit vrai, et tout homme est menteur (4). » Qu'est-ce à dire que le coeur de Dieu est plein, tandis que celui de l'homme est vide : afin donc de se remplir le coeur, que l'homme s'approche de Dieu. « Approchez-vous de lui, et soyez éclairés (5). » Ah ! si le coeur de l'homme est vide parce que la vérité

 

1. Jean, XIII, 23. — 2. Jean, V, 35. — 3. Jean, I, 1-14. — 4. Rom. III, 4. — 5. Ps. XXXIII, 6.

 

n'est pas en lui; n'est-il pas juste qu'il cherche à le remplir, qu'il coure vers la fontaine avec autant d'empressement que d'avidité ? Il a soif et il veut boire. Mais toi, que lui dis-tu? De se défier de cette fontaine, parce que d'elle jaillit le mensonge. N'est-ce pas prétendre qu'elle est empoisonnée ?

7. C'est assez, reprends-tu, je suis réprimé, je suis châtié. Montre-moi enfin comment il n'y a pas mensonge à dire qu'on ne va pas à la fête, tandis qu'on y va ? — Je le ferai, si j'en suis capable : reconnais cependant que si je ne t'ai pas fait voir encore la vérité, je ne t'ai pas rendu un léger service en te préservant de tout jugement téméraire. Parlons ; mais si tu te rappelles les paroles que j'ai citées, je ne ferai qu'exprimer ce que tu comprends sans doute. La réponse à la question est dans le texte même.

Effectivement, la fête durait plusieurs jours, et le Sauveur voulait faire entendre qu'il n'irait pas à la fête le jour même où ses parents comptaient qu'il irait, mais le jour où lui-même se disposait à y aller. Aussi considère ce qui suit : « Après avoir ainsi parlé, dit l'Evangéliste, il demeura en Galilée. » Ce jour-là donc il n'alla pas à la fête. Ses frères auraient voulu qu'il y allât le premier; aussi lui disaient-ils : « Allez d'ici en Judée. » Non pas: Allons d'ici, comme s'ils avaient dû l'accompagner ; ni : Suivez-nous en Judée, comme s'ils avaient voulu marcher en avant; ils désiraient seulement que Jésus les précéda.t. Lui au contraire voulait qu'ils y fussent avant lui, et en ne cédant pas à leurs désirs, il avait dessein de cacher sa divinité et de révéler la faiblesse de sa nature humaine, comme il fit en fuyant en Egypte (1). Ce n'était point de sa part une preuve d'impuissance, c'était une règle de prudence tracée par la Vérité même. Jésus en effet apprenait par son exemple à ses serviteurs à ne pas dire, quand il est bon de prendre la fuite : Je ne, m'échapperai pas, ce serait honteux. Il devait dire aux siens : « Lorsqu'on vous persécutera dans une ville, fuyez vers une autre (2) ; » et lui-même donna cet exemple.

Il fut pris quand il le voulut, et quand il voulut il naquit. Mais afin de n'être pas prévenu par ses frères, pour leur ôter la pensée d'annoncer son arrivée et empêcher qu'on lui dressât des pièges, « Je ne vais pas à ce jour de fête,» dit-il. « Je ne vais pas : » voilà pour cacher sa marche ; « à ce jour: » voilà pour éviter le mensonge. Ainsi

 

1. Matt. II,14. — 2. Ibid . X, 23.

 

548

 

il exprime une chose, il en écarte une autre et il en ajourne une troisième: mais il ne dit rien de faux, aucun mensonge ne sort de sa bouche. Après cela, et « lorsque ses frères furent partis : » c'est l'Évangile qui parle, écoute, lis ce passage dont tu te faisais une arme contre moi; considère si la solution n'est pas dans le texte même, et si j'ai pris ailleurs ma réponse. Afin donc d'empêcher ses frères d'annoncer sa venue, le Seigneur attendit qu'ils partissent les premiers. « Après qu'ils furent partis, alors il alla lui-même à la fête, non pas publiquement, mais comme en secret. » Pourquoi « comme en secret? » Le Seigneur agit « comme en secret.» Pourquoi «comme en secret ? » Parce que ce n'était pas réellement en secret. Non, il ne cherchait pas véritablement à se cacher, puisqu'il dépendait de lui de n'être saisi que quand il le voudrait. En se cachant de cette manière, il voulait seulement, je le répète, servir de modèle à la faiblesse de ses disciples qui n'avaient pas le pouvoir de se dérober quand ils ne voudraient pas être pris, et leur apprendre à se défier des pièges de leur ennemis. Aussi se montra-t-il ensuite en publie; il enseignait même au milieu du temple et plusieurs disaient: « Le voici, voici qu'il enseigne. Il est certain que nos princes prétendaient hautement vouloir s'emparer de lui; le voilà qui parle en public et personne ne met sur lui la main (1). »

8. Maintenant considérons-nous nous-mêmes, songeons que nous sommes son corps et que lui c'est nous. Si en effet nous ne faisions pas avec lui une même personne, pourrait-il dire : « Ce que vous avez fait à l'un de ces plus petits d'entre les miens, c'est à moi que vous l'avez fait (2) ? » Pourrait-il dire encore : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu (3) ?» C'est ainsi que lui c'est nous; car nous sommes ses membres, nous sommes son corps, il est notre chef (4), et le Christ entier comprend le corps aussi bien que le Chef. Ne pourrait-on pas dire alors qu'il nous avait en vue et qu'en disant: « Je ne vais pas à cette fête, » il faisait entendre que nous ne célèbrerions pas les fêtes des Juifs ?

Ainsi ni le Christ ni l'Évangéliste n'ont menti, et s'il fallait reconnaître quelque mensonge dans l'un d'entre eux, l'Évangéliste me pardonnerait de ne le croire pas plus vrai que là Vérité même, de ne préférer pas l'envoyé à Celui qui l’envoie. Mais, grâces à Dieu, ce qui était obscur est clair maintenant, je crois. Que ne pourra votre piété auprès de Dieu ? J'ai résolu, comme je l'ai pu, la question relative au Christ et à l'Évangéliste. Avec moi, mon ami, attache-toi à la vérité, embrasse la charité sans contester davantage.

 

1. Jean, VII, 25, 26. — 2. Matt. XXV, 40. — 3. Act. IX, 4. — 4. Ephés. I, 22.

SERMON CXXXIV. LA VRAIE LIBERTÉ (1).
 

ANALYSE. — A ceux qui s'attachent à sa parole, Jésus promet la vraie liberté, l'affranchissement du joug du démon et de la tyrannie du péché. Le démon, en effet, ayant mis à mort le Sauveur, sans avoir sur lui aucun droit, a mérité de perdre les droits que le péché lui avait donnés sur.nous; et Jésus-Christ a conquis, en se soumettant à la mort, le droit de rendre libres tous ceux qui s'attachent à lui.

 

1. Votre charité n'ignore pas que tous nous avons un seul et même Maître et que sous son autorité nous sommes tous condisciples. Pour vous adresser la parole d'un lieu plus élevé, nous ne sommes pas vos maîtres : notre maître à tous est Celui qui habite en chacun de nous. C'est lui qui vient de nous parler dans l'Évangile ; il nous y disait ce que je vous répète ; car c'est de nous qu'il était question et il me disait comme à vous : « Si vous demeurez dans ma parole, » non pas

 

1. Jean, VIII, 31-34.

 

dans la mienne, de moi qui vous prêche en ce moment; mais dans la sienne, de lui qui vient de nous enseigner dans l'Évangile. « Si vous demeurez dans ma parole, dit-il, vous êtes véritablement mes disciples. » Il ne suffit pas pour un disciple d'entendre la parole du maître, il doit s'y attacher. Aussi le Sauveur ne dit-il pas Si vous entendez ma parole, si vous cherchez à la recueillir, si vous y applaudissez; mais, remarquez bien ; « Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes véritablement mes disciples; (549) et vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous délivrera. »

Quelle observation faire ici, mes frères? Il y a peine ou il n'y a pas peine à demeurer dans la parole de Dieu, Si c'est une peine, considère la grandeur de la récompense ; et si ce n'en est pas une, la récompense t'est accordée gratuitement. Ah! demeurons dans Celui qui demeure en nous. Ne pas demeurer en lui, pour nous c'est tomber; et pour lui, s'il ne demeure pas en nous, il n'en a pas moins une demeure; car il sait demeurer en lui-même, puisqu'il n'en sort jamais. L'homme au contraire, après s'être perdu, doit se garder de demeurer en soi; et si le besoin nous .porte à demeurer en lui, c'est la compassion qui le détermine à demeurer en nous.

2. Maintenant, qu'il nous a montré ce que nous devons faire, examinons quelle récompense nous est offerte. Car si Jésus a commandé, il a aussi promis. Qu'a-t-il commandé? « Si vous demeurez dans ma parole, » a-t-il dit. C'est peu de chose, peu de chose à dire, mais beaucoup à faire. « Si vous demeurez. » Que signifie « Si vous demeurez ? » Si vous bâtissez sur la pierre. O mes frères, qu'il est important, qu'il est important de bâtir sur la pierre! « Les fleuves se sont débordés, les vents ont soufflé, la pluie est descendue, tout est venu fondre sur cette maison, et elle n'est pas tombée, parce qu'elle était bâtie sur la pierre (1). » Qu'est-ce donc que demeurer dans la parole de Dieu, sinon ne céder devant aucune tentation ?

Et quelle récompense recevra-t-on ? « Vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous délivrera. » — Vous me plaignez parce que vous vous apercevez que ma voix est voilée; aidez-moi par votre silence. « Vous connaîtrez la vérité : » quelle récompense ! On pourrait dire : Que me sert de connaître la vérité? « Et la vérité vous délivrera. » Si tu n'aimes pas la vérité, aime la liberté. Le mot délivrer, dans notre langue, peut s'entendre de deux manières: on le prend le plus ordinairement pour exprimer que l'on sauve d'un danger, que l'on tire d'embarras. Mais dans le sens propre délivrer signifie rendre libre. Qu'est-ce que sauver, sinon assurer le salut ? Qu'est-ce que guérir, sinon rendre la santé ? Ainsi délivrer signifie rendre libre, et voilà pourquoi je disais : Si tu n'aimes pas la vérité, aime la liberté. Le mot grec exprime ce sens plus clairement encore, et on ne peut l'entendre autrement. Ce qui le

 

1. Matt. VII, 24, 25.

 

prouve, c'est que les Juifs répondirent au Seigneur. « Nous n'avons été jamais esclaves de « personne ; comment dites-vous: La vérité vous « délivrera? » la vérité vous rendra libres ? Comment nous dites-vous cela puisque nous n'avons jamais été esclaves de personne ? Vous savez que nous ne sommes assujettis à aucun esclavage ; comment donc nous promettez-vous la liberté ?

3. Ils comprenaient bien, mais ils agirent mal. Comment comprirent-ils ? — « La vérité vous délivrera, » ai-je dit; et considérant que vous n'êtes esclaves d'aucun homme, vous vous êtes écriés: «Jamais nous n'avons été esclaves. » Mais « quiconque » Juif ou Gentil, riche ou pauvre homme privé ou homme public, empereur ou mendiant, « quiconque fait.le péché, est esclave du péché. » Oui, «quiconque fait le péché, est « esclave du péché, » et si on reconnaît cet esclavage, on saura à qui demander la liberté.

Un homme libre est saisi parles barbares, de libre qu'il était il devient esclave. Un riche compatissant l'apprend ; il considère qu'il a de la fortune et il veut le racheter. II va trouver les barbares, leur donne de l'argent et rachète l'esclave. Mais l'affranchir complètement, ce serait le délivrer du péché. Qui en délivre ? Est-ce un homme qui en affranchit l'homme ? Cet homme que nous venons de voir sous le joug des barbares a été racheté par son bienfaiteur, et il y a de l'un à l'autre une grande différence : il est possible pourtant que tous deux soient également esclaves de l'iniquité. Je demande à l'esclave racheté : As-tu quelque péché ? — J'en ai, répond-il. — Et toi, rédempteur, en as-tu ? — J'en ai aussi, reprend-il. — Donc ne vous vantez ni l'un ni l'autre, ni toi d'être racheté, ni toi d'avoir racheté; mais courez tous deux au Libérateur véritable.

Ce n'est pas même assez d'appeler esclaves ceux qui sont assujettis au péché ; ils sont morts; l'iniquité a fait contre eux ce qu'ils craignent de la captivité. S'ils paraissent vivants, s'ensuit-il que le Sauveur n'a pas eu raison de dire : « Laisse les morts ensevelir leurs morts (1) » Ainsi tous ceux qui sont en état de péché, sont morts, ce sont des esclaves morts: ils sont morts parce qu'ils sont esclaves, et ils sont esclaves parce qu'ils sont morts.

4. Qui peut délivrer de la mort et de l'esclavage, sinon Celui qui est resté libre parmi les morts ? Et quel autre est resté libre parmi les morts, que

 

1. Matt. VIII, 22.

 

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Celui qui est resté sans péché au milieu des pécheurs? « Voici venir le prince du monde, » dit notre Rédempteur, notre Libérateur; « voici venir le prince du monde et il ne trouvera rien

en moi (1). » Il tient captifs ceux qu'il a trompés, ceux qu'il a séduits, ceux qu'il a portés au péché et à la mort. « mais en moi il ne trouvera rien. » Venez, Seigneur, venez; ô Rédempteur, venez. Soyez reconnu de l'esclave et que devant vous le tyran prenne la fuite. Ah ! soyez mon libérateur.

J'étais perdu quand m'a rencontré Celui en qui le démon n'a rien trouvé des oeuvres de la chair. Le prince de ce siècle a bien trouvé la chair en lui, et quelle chair ? Une chair mortelle qu'il pouvait saisir, crucifier, mettre à mort. Mais tu t'égares, ô séducteur; dans le Rédempteur il n'y a aucune faute, tu te méprends. Tu vois dans le Seigneur une chair mortelle, mais ce n'est point une chair de péché; ce n'en est que la ressemblance. Car « Dieu a envoyé son Fils dans une chair semblable à la chair de péché. » C'est une chair véritable, une chair mortelle, mais non pas une chair de péché. Oui « Dieu a envoyé son Fils dans une chair semblable à la chair de péché, afin de condamner dans la chair le péché par le péché même. » Oui « Dieu a envoyé son Fils dans une chair semblable à la chair de péché : » c'est bien dans la chair, mais non pas dans une chair de péché; c'est seulement « dans une chair semblable à la chair de péché. » Et pourquoi? «Afin de condamner dans la chair le péché par le péché même, » qui néanmoins n'existait pas en lui; « afin que la justification de la loi s'accomplit en nous, qui ne marchons point selon la chair, mais selon l'esprit (2). »

5. Si pourtant le Christ avait, non pas une chair de péché, mais une chair semblable à la chair de péché, comment a-t-il pu « condamner dans la chair le péché par le péché même ? » — On donne ordinairement à une image le nom de ce qu'elle représente. On connaît ce qui s'appelle homme dans le sens propre; mais si tu demandes le nom de cette peinture que tu montres sur la muraille, on te répondra aussi que c'est un homme. C'est ainsi que l'Apôtre appelle péché, la chair qui ressemble à la chair de péché et qui doit être sacrifiée pour effacer le péché. Le même Apôtre dit ailleurs : Dieu « a rendu péché pour l'amour de nous Celui qui ne connaissait pas le péché (3). » — « Celui qui ne connaissait point le péché. » Quel est celui-là, sinon Celui qui

 

1. Jean, XIV, 30. — 2. Rom, VIII, 3, 4. — 3. II Cor. V,21.

 

a dit : « Voici venir le prince de ce monde, et il ne trouvera rien en moi? » — « Il a rendu péché pour l'amour de nous Celui quine connaissait pas, le péché. » Oui, c'est le Christ même, le Christ étranger au péché, que « Dieu a rendu péché pour l'amour de nous. » Que signifie cela, mes frères ?

S'il était dit: Dieu a péché contre lui ou l'a fait tomber dans le péché, la chose semblerait intolérable; comment donc souffrons-nous ces mots Dieu « l'a rendu péché? » Le Christ est-il le péché même? Ceux qui connaissent les livres de l'ancien Testament comprennent ce langage. Il n'est par rare en effet, il arrive même fort souvent que lés péchés y signifient les sacrifices offerts pour effacer les péchés. Offrait-on, par exemple, un bouc, un bélier, tout autre chose pour le péché? La victime, quelle qu'elle fût alors, était désignée sous le nom de péché : et le péché était pris dans le sens de sacrifice pour le péché. Aussi la loi dit-elle quelque part que les prêtres doivent mettre la main sur le péché (1). Conséquemment ces mots de l'Apôtre: Dieu « a rendu péché pour l'amour de nous Celui qui ne connaissait pas le péché, » veulent dire que le Sauveur s'est fait victime pour nos péchés. Le péché s'est offert, et.le péché a été effacé; le sang du Rédempteur a coulé, et il n'a plus été question des obligations du débiteur. Ce sang n'est-il pas celui qui a été répandu pour la rémission des péchés?

6. Pourquoi donc, ô mon tyran, cette joie insensée à la vue de la chair mortelle dont était revêtu mon Libérateur? Vois s'il était coupable, et si tu trouves en lui quelque chose qui t'appartienne, arrête-le. Le Verbe s'est fait chair (2). Qui dit Verbe, dit Créateur: et qui dit chair, dit créature. Qu'y a-t-il là qui t'appartienne, cruel ennemi ? Le Verbe est Dieu; quant à son âme humaine, quant à sa chair et même à sa chair mortelle, ce sont des créatures de Dieu. Cherches-y le péché. Mais pourquoi le chercher? La Vérité même a dit : « Voici venir le prince de ce monde, et il ne trouvera rien en moi. » Ce n'est pas la chair qu'il ne trouvé pas, c'est son bien, c'est le péché. Tu as séduit des innocents et tu en as fait des coupables; mais aussi tu as mis à mort l'Innocent, tu l'as mis à mort sans avoir aucun droit sur lui; rends alors ce dont tu étais le possesseur. Ah! fallait-il ces transports d'un moment pour avoir découvert dans le Christ

 

1. Lévit. IV, 29, sel. Sept. — 2. Jean, I, 14.

 

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une chair mortelle? Pour toi c'était un piège, et, ce qui faisait ta joie, a fait ta perte. Tu tressaillais en le trouvant, et tu gémis maintenant d'y avoir tout perdu.

Pour nous, mes frères, pour nous qui croyons au Christ, demeurons dans sa parole. En y demeurant, nous serons véritablement ses disciples; car il n'a pas pour disciples que ses douze Apôtres, il a encore tous ceux qui demeurent dans sa parole. Ainsi nous connaîtrons la vérité, et la Vérité, c'est-à-dire le Christ, le Fils de Dieu qui a dit : « Je suis la Vérité (1), » la Vérité nous délivrera : elle nous rendra libres, elle nous affranchira, non pas du joug des barbares, mais de la tyrannie du démon, non pas de la captivité qui pèse sur le corps, mais de l'iniquité qui enchaîne l'âme. Seul d'ailleurs il peut nous procurer cette liberté. Que nul donc ne se croie libre, s'il ne veut rester esclave. Mais notre âme ne restera point dans l'esclavage, puisque chaque jour lui remet ses dettes.

 

1. Jean, XIV, 6.

SERMON CXXXV. A PROPOS DE L'AVEUGLE-NÉ (1).
 

ANALYSE. —- Ce discours est la solution de deux difficultés qu'on élève devant saint Augustin à propos de l'histoire de l'aveugle-né. 1° Jésus-Christ disant alors qu'il était obligé de « faire les oeuvres de son Père, » n'est-ce pas une preuve qu'il est inférieur à son Père? Non, car d'autres textes prouvent clairement que les œuvres et la nature du Père son aussi les œuvres et la nature du Fils. 2° Est-il vrai, comme le dit l'aveugle-né, et dans un sens absolu, que Dieu n'exauce point les pécheurs? Non; autrement personne ne devrait prier, car tous les hommes, et les plus saints eux-mêmes, ont des fautes à se reprocher et en demandent pardon en priant.

 

1. La lecture du saint Evangile vient de nous rappeler que le Seigneur Jésus a ouvert les yeux à un aveugle de naissance. Si nous considérons, mes frères, le châtiment dont nous avons hérité, le monde entier est cet aveugle, et si le Christ est venu lui rendre la vue, c'est que le démon l'avait aveuglé; en trompant le premier homme, il a fait de nous tous des aveugles-nés. Courons donc à Celui qui nous rendra la vue, courons, croyons, recevons sur nos yeux la boue faite avec sa salive. La salive n'est-elle pas comme le Verbe même, et la terre, comme sa chair? Lavons-nous la face dans la fontaine de Siloé. Que signifie Siloé ? L'Evangéliste a dû nous le dire: Siloé, selon lui, « signifie envoyé. » Et quel est l'envoyé, sinon Celui qui a dit dans notre Evangile : « Je suis venu faire les oeuvres de Celui qui m'a envoyé? » Voilà le véritable Siloé lavez-vous y la face, recevez son baptême, recouvrez la lumière, et voyez, vous qui ne voyiez pas jusqu'alors.

2. Et d'abord ouvrez les yeux à ces paroles « Je suis venu faire les couvres de Celui qui m'a envoyé. » Voici un Arien qui se lève : vous voyez bien, dit-il, que le Christ ne fait pas ses propres oeuvres, mais les oeuvres du Père qui l'a envoyé. — Mais l'Arien ne parlerait pas ainsi, s'il

 

1. Jean, IX.

 

voyait clair, s'il se lavait la face dans Siloé, dans Celui qui a été envoyé. Que dis-tu donc, Arien ? — biais c'est lui-même qui l'affirme, répond-t-il. — Qu'affirme-t-il? — « Je suis venu faire les « œuvres de Celui qui m'a envoyé. » — Donc ce ne sont pas les siennes ? — Sans doute. — Pourquoi alors, pourquoi ce Siloé, cet envoyé, ce Fils de Dieu, ce Fils unique que tu regardes avec douleur comme un Fils dégénéré, pourquoi dit-il : « Tout ce qui est à mon Père, est à moi (1) ? » Tu prétends qu'il ne faisait pas ses propres oeuvres parce qu'il s'est présenté comme faisant « les œuvres de son Père. » Je pourrais répliquer, en m'appuyant sur tes principes, que le Père possédait le bien d'autrui. Comment prouverais-tu en effet que ces mots : « Je suis venu « faire les oeuvres de Celui qui m'a envoyé, » indiquent que ces œuvres n'étaient pas en même temps celles du Christ?

3. J'en appelle à vous, Seigneur Jésus, décidez cette question, finissez en avec cette dispute. Le Sauveur répond : « Tout ce qui est à mon Père, est à moi. » Si c'est à vous, s'ensuit-il donc que ce n'est pas à votre Père ? — Jésus ne dit pas Mon Père m'a donné tout ce qu'il possède, et toutefois ce langage n'aurait t'ait que prouver son égalité avec lui. Il dit : « Tout ce qui est à mon

 

1. Jean, XVI, 15.

 

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Père, est à moi. » Comment l'expliquer? Dans ce sens, que tout ce qui est au Père; est au Fils, comme tout ce qui est au Fils, est au Père. Voici en effet comme il s'exprime dans un autre passage : « Tout ce qui est à moi, est à vous ; et tout ce qui est à vous, est à moi (1). » Ainsi relativement à ce que possèdent le Père et le Fils, la question est tranchée; ils possèdent paisiblement en commun; pourquoi susciter des débats?

Quant aux œuvres du Père, le Fils dit aussi qu'elles sont ses oeuvres. Elles sont les siennes, puisqu'elles sont celles du Père à qui il disait « Tout ce qui est à moi est à vous; et tout ce qui « est à vous est à moi. » Ne s'ensuit-il pas en effet que mes œuvres sont les vôtres et que les vôtres sont les miennes? D'ailleurs, a-t-il dit encore, lui, le Seigneur même, le Fils et le Fils unique de Dieu, la Vérité suprême : qu'a-t-il donc dit? « Tout ce que fait le Père, le Fils le fait aussi comme lui (2). » Quel trait de lumière! quelle vérité ! quelle égalité! Ne suffirait-il pas de dire « Tout ce que fait le Père, le Fils le fait aussi ? » — Non, j'ajoute : « Comme lui. » Pourquoi ajouter. : « Comme lui ? » Parce qu'il est des esprits peu intelligents et marchant sans avoir les yeux ouverts, qui aiment à répéter que le Père agit en commandant et le Fils en obéissant, d'où il suit qu'ils n'agissent pas l'un comme l'autre. Mais ces mots : « comme lui, » indiquent qu'ils agissent l'un comme l'autre, et que l'un fait ce qui est fait par l'autre.

4. Cependant, réplique-t-on, le Père commande au Fils d'agir. Quelle idée charnelle! Eh bien! sans préjudicier aux droits de la vérité, j'accepte. Le Père donc commande et le Fils obéit : s'ensuit-il que le Fils qui obéit n'est pas de même nature que le Père qui commande? Supposons deux hommes, un père et son fils. L'un commande, c'est un homme ; l'autre obéit, c'est un homme encore; ils ont tous deux une seule et même nature. Celui qui commande n'a-t-il point communiqué par la génération la nature à son fils ? Et celui qui obéit a-t-il en obéissant perdu cette nature ? Provisoirement donc considère comme deux hommes le Père qui commande et le Fils qui obéit, sans oublier toutefois que l'un et l'autre est Dieu. Mais il y a cette différence que les deux hommes sont deux hommes réellement, tandis que le Père et le Fils ne forment ensemble qu'un seul. Dieu; ce qui est une propriété merveilleuse et toute divine. Veux-tu

 

1. Jean, XVII,10. — 2. Ibid. V, 19.

 

donc que j'attribue avec toi l'obéissance au Fils? Admets d'abord avec moi qu'il est de même nature que son Père. Le Père a engendré un autre lui-même; son Fils autrement ne serait pas son vrai Fils. Le Père lui dit : « Je vous ai engendré de mon sein avant l'aurore (1). » Que signifie « avant l'aurore ? — Avant l'aurore » signifie avant le temps, et par conséquent avant tout ce qui est précédé par quoi que ce soit, avant tout ce qui n'est pas encore, et avant tout ce qui est déjà. Aussi l'Évangile ne dit-il pas : Au commencement Dieu a fait le Verbe, comme il est dit ailleurs: « Au commencement Dieu a fait le ciel et la terre (2). » Il ne dit pas non plus : Au commencement est né le Verbe; ni: Au commencement Dieu l'a engendré. Que dit-il alors? «Il était, il était, il était. » A ce mot, il était, crois. « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu (3). » A chaque répétition de ce mot, il était, éloigne toute idée de temps, car c'est toujours qu'il était. Ainsi donc, comme Dieu a toujours été et toujours été avec son Fils, comme aussi il peut engendrer en dehors du temps, c'est lui qui a dit à son Fils : « Je vous ai engendré de mon sein avant l'aurore. » Que signifie, de mon sein ? Dieu aurait-il un sein? Lui donnerons-nous une forme et des membres corporels ? Nullement. Si donc il a dit : De mon sein, n'est-ce pas pour nous faire entendre qu'il a engendré de sa propre substance? Son sein a ainsi produit un autre lui-même; attendu que si le Fils était d'une autre nature que son Père, il ne serait pas un Fils, mais un monstre véritable.

5. Dans ce sens donc le Fils peut accomplir les oeuvres de Celui qui l'a envoyé, et le Père, les œuvres du Fils. Oui, le Père veut et le Fils exécute. Ne puis-je montrer aussi que le Fils veut et que le Père accomplit? — Comment, dis-tu, le montrerai-je ? — Le voici. « Mon Père, je veux. » Ne pourrais-je à mon tour accuser le Fils de vouloir et le Père d'exécuter ? Que voulez-vous Seigneur? « Que là où je suis, eux soient aussi avec moi (4). » Nous voilà tirés du danger, nous serons alors où il est; oui, nous y serons. Qui peut annuler ce vouloir du Tout-Puissant?

Après avoir constaté la volonté de sa puissance, constate maintenant la puissance de sa volonté.

« Comme le Père, dit-il; réveille les morts et les rend à la vie; ainsi le Fils vivifie ceux qu'il veut (5). » — « Ceux qu'il veut. » Ne dis donc

 

1. Ps. CIX, 3. — 2 Gen. I, 1. — 3. Jean, I, 1. — 4. Jean, XVII, 24. — 5. Ibid. V, 21.

 

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pas que le Fils vivifie ceux que le Père lui commande de vivifier. « Il vivifie ceux qu'il veut. »

Ceux par conséquent que le Père veut comme lui; car la puissance étant la même, la volonté est la même aussi. Ainsi donc n'ayons pas le coeur aveugle et reconnaissons au Père et au Fils une seule et même nature, car le Père est véritablement Père, et le Fils véritablement Fils. Le Père a engendré un autre lui-même, car le Fils n'est pas un Fils dégénéré.

6. Il y a, dans les paroles de l'aveugle-né, je ne sais quoi qui peut inquiéter, peut-être même porter au désespoir quand on ne les comprend pas bien. Après avoir recouvré la vue, il dit entre autres choses : « Nous savons que Dieu n'exauce pas les pécheurs. » Eh ! que deviendrons-nous, si Dieu n'exauce pas les pécheurs? Si Dieu n'exauce pas les pécheurs, oserons-nous le prier? — Eh bien ! montrez-moi quelqu'un qui prie, et je vous montre qui l'exauce. Montrez-moi quelqu'un qui prie, examinez le genre humain; allez des imparfaits aux parfaits, du printemps à l'été, car nous venons de chanter. « C'est vous qui avez fait l'été et le printemps (1); » c'est-à-dire : C'est vous qui avez fait les hommes qui sont déjà spirituels et ceux qui sont encore charnels ; car le Fils de Dieu dit lui-même : « Vos yeux voient ce qu'il y a en moi d'imparfait; » ils voient ce qu'il y a d'imparfait dans mon corps. Poursuivons. Ceux qui sont imparfaits ont-ils à espérer quelque chose? Sûrement, car nous lisons ensuite: « Et tous seront inscrits dans votre livre (2). »

Peut-être croyez-vous, mes frères, que les spirituels prient et sont exaucés, parce qu'ils ne sont pas pécheurs. Que deviendront alors les hommes encore charnels ? Que deviendront-ils? Ils seront donc perdus? Ils ne prieront plus le Seigneur? Loin de nous cette pensée ! Voyons te publicain de l'Évangile. Viens, publicain, arrête-toi au milieu de nous, pour empêcher les faibles de perdre tout espoir, montre-nous quelle espérance te soutenait. Ce publicain est monté au temple pour y prier avec le pharisien; il se prosterne la face contre terre, il reste éloigné du sanctuaire et se frappe la poitrine en disant : « Soyez moi propice, Seigneur, car je suis pécheur; » puis il retourne justifié, plutôt que le pharisien (3). En s'écriant: « Soyez-moi propice, car je suis pécheur, » disait-il vrai ou faux Puisqu'il disait vrai, il était pécheur; il fut néanmoins

 

1. Ps, LXXIII, 17. — 2. Ps. CXXXVIII, 16. — 3. Luc, XVIII, 10-14.

 

moins exaucé et justifié. Comment donc as-tu pu dire, toi dont les yeux ont été ouverts par le Seigneur: « Nous savons que Dieu n'exauce pas les pécheurs ? » Nous voyons ici qu'il les exauce. Lave donc ton âme, fais pour ton coeur ce que tu as fait pour tes yeux et tu reconnaîtras que Dieu exauce les pécheurs. Tu es dupe d'une imagination vaine; tu n'es pas encore guéri complètement. Cet aveugle fut excommunié par, la Synagogue; Jésus l'apprit, vint à lui et lui dit : « Crois-tu au Fils de Dieu ? » — « Qu'est-il, Seigneur, pour que je croie en lui? » Il voyait donc et ne voyait pas; il voyait des yeux, mais non du coeur. « Mais tu le vois, » répliqua le Seigneur, tu le vois des yeux du corps; « c'est lui-même qui te parle. — Et se prosternant alors il l'adora. » C'était se purifier l'oeil du coeur.

7. Pécheurs, appliquez-vous donc à prier; confessez vos péchés, priez pour les effacer, priez pour en diminuer le nombre, priez pour obtenir qu'ils disparaissent à mesure que vous progressez : mais gardez-vous de désespérer et priez, tout pécheurs que vous êtes. Quel est, hélas ! celui qui n'a point péché? Commençons par les prêtres.

Il est dit aux prêtres : « Offrez d'abord des sacrifices pour vos péchés, et ensuite pour le peuple (1). » Ces sacrifices témoignaient contre les prêtres, et si l'un d'entre eux s'était prétendu juste et exempt de péché, on lui aurait répondu-: Je ne considère point ce que tu dis, mais ce que tu offres; la victime qui est entre tes mains sert à te confondre. Pourquoi offrir en vue de tes péchés, si tu es sans péché? Prétends-tu tromper Dieu, même en sacrifiant?

On objectera peut-être que si les prêtres de l'ancien peuple étaient pécheurs, les prêtres du peuple nouveau ne le sont pas. Croyez-moi, mes frères: puisque Dieu l'a voulu, je suis son prêtre, et pourtant je suis pécheur, je frappe avec vous rua poitrine, avec vous je demande pardon, j'espère avec vous que Dieu me fera miséricorde. Mais les saints Apôtres, les premiers chefs du troupeau chrétien, ces premiers pasteurs, membres du Pasteur suprême, n'étaient-ils pas sans péchés? Non, ils n'étaient pas sans péché, ils avaient réellement des péchés, et si nous le publions ils ne s'irritent point, attendu qu'ils l'avouent eux-mêmes. De moi-même je n'oserais l'avancer; ruais prête d'abord l'oreille à la voix du Seigneur;

 

1. Lévit. XVI, 6 ; Héb. VII, 27.

 

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il leur disait : « C'est ainsi que vous prierez. » Cette prière prouvera contre eux, comme les sacrifices déposaient contre les prêtres de l'ancienne loi. « C'est ainsi que vous prierez; » et entre autres demandes prescrites le Seigneur a inséré la suivante : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à qui nous a offensés (1). » Que disent donc les Apôtres ? Ils demandent, chaque jour le pardon de leurs fautes. Coupables, ils se présentent à la prière, ils en sortent absous et y reviennent de nouveau coupables. On n'est pas dans cette vie exempt de péché, puisqu'on en demande pardon toutes les fois qu'on prie.

8. Que dire encore ? Dirai-je qu'ils étaient encore malades quand cette prière leur fut enseignée ? Dirai je, comme on pourra le faire, qu'au moment où le Seigneur Jésus leur apprit cette prière, ils étaient petits encore, faibles et encore charnels, et non pas du nombre de ces spirituels qui ne commettent point de péché? Mais ont-ils, mes frères, cessé de prier quand ils sont devenus spirituels? Le Christ donc aurait dû leur dire qu'ils devaient pour le moment prier de cette manière, puis leur indiquer une autre formule de prière pour l'époque où ils seraient devenus spirituels. Mais non, il n'y a dans l'Eglise que cette formule donnée parle Sauveur, suivez-la en priant.

Portons contre l'objection le dernier coup. Tout en soutenant que ces saints Apôtres étaient spirituels, tu avoueras que jusqu'au moment de la passion du Seigneur ils étaient charnels encore. N'est-il pas vrai qu'ils tremblèrent quand ils le virent suspendu à la croix et qu'ils désespérèrent au moment même où le larron crut en lui? Pierre osa le suivre quand on le conduisait au supplice, il osa le suivre, arriva jusqu'à la demeure du pontife, entra tout fatigué dans la cour, se tint près du feu où son zèle se, refroidit; c'était la crainte qui le glaçait près du feu. Questionné par une servante, une première fois il renia le Christ; interrogé une seconde fois, il le renia

 

1. Matt. VI, 9,12.

 

encore; il le renia une troisième fois quand une troisième fois il fut questionné (1). Que Dieu soit béni de ce qu'on cessa de l'interroger ! Combien de temps encore n'eût-il pas continué à renier? Et ce ne fut qu'après sa résurrection que le Seigneur confirma ses Apôtres et en fit des hommes spirituels.

Mais alors n'étaient-ils pas sans péché? Ces hommes spirituels écrivaient et adressaient aux Eglises des lettres toutes spirituelles; ils étaient sans péché, prétends-tu. Je ne te crois pas sur parole, je les interroge eux-mêmes. Dites-nous donc, saints Apôtres, si vous n'avez plus commis de fautes depuis qu'après sa résurrection le Seigneur vous eut confirmés en vous envoyant du haut du ciel l'Esprit-Saint? Dites-nous cela, je vous en conjure. Ecoutons, mes frères, et les pécheurs ne désespéreront pas, et ils ne cesseront pas de prier pour n'être pas sans péché. Parlez donc. Voici l'un d'entre eux. Lequel? Celui que le Seigneur aimait spécialement, celui qui reposait sur sa poitrine (2) , et qui y puisait, pour nous les communiquer, les secrets du royaume des cieux. C'est celui-là que j'interroge. Etes-vous, ou n'êtes-vous pas sans péché? Voici sa réponse : « Si nous prétendons être sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes et la vérité n'est point en nous. » Remarquez : c'est le même Evangéliste Jean qui a dit: « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu (3). » Quels espaces il avait franchis pour arriver jusqu'au Verbe ! Et bien! c'est ce grand homme, ce grand homme qui s'était élevé comme l'aigle au dessus des nues et qui d'un regard serein contemplait le Verbe qui « était au commencement; » c'est lui qui a dit : « Si nous prétendons être sans péché, nous nous faisons illusion et la vérité n'est point en nous. Mais si nous confessons nos fautes, Dieu est fidèle et juste pour nous les remettre et pour nous purifier de toute iniquité (4). » Ainsi donc priez.

 

1. Matt. XXVI, 69-74. — 2. Jean, XIII, 23. — 3. Ib. t, 1. — 4. Jean, I, 8, 9.
 
 
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

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