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Saint Augustin d'Hippone
Sermons

SERMON CXLVIII. Prononcé le Dimanche après Pâques dans l’Église des vingt Martyrs. ANANIE ET SAPHIRE (1).
 

ANALYSE. — La mort temporelle infligée à Ananie et à Saphire est la punition de leur mensonge, et saint Augustin espère qu'ils sont préservés de la mort éternelle. Mais comme ce châtiment doit. nous porter à accomplir fidèlement les voeux que nous avons faits à Dieu!

 

1. Pendant qu'on faisait la lecture dans le livre qui porte pour, titre : Actes des Apôtres, vous avez remarqué comment furent frappés ces chrétiens, qui après avoir vendu un domaine, détournèrent une partie du prix et mirent le reste aux pieds des Apôtres, comme si t'eût été la somme entière. Un mot suffit pour les faire expirer tous deux, l'homme et la femme.

II en est qui regardent comme un châtiment trop sévère d'avoir fait mourir ces deux chrétiens parce qu'ils avaient soustrait de l'argent provenant après tout de leur propre bien. Ah! ce n'est point le désir de posséder qui porta l'Esprit-Saint à agir ainsi, c'est le mensonge qu'il vont ut punir en eux. Car vous avez entendu ces paroles du bienheureux Pierre : « Restant entre tes  mains, ne demeurait-il pas à toi ? et vendu, n'était-il pas encore en ta puissance? » Si tu ne voulais pas vendre, qui t'y forçait? Si tu ne voulais donner que moitié, exigeait-on le tout? Mais en n'offrant que moitié, il ne fallait pas dire que tu présentais la somme entière et c'est pour l'avoir dit que tu es coupable de mensonge.

Cependant, mes frères, ne regardons point comme un châtiment sévère cette mort temporelle, et plaise à Dieu que la vengeance ne soit pas allée plus loin ! Ces chrétiens en effet n'étaient-ils pas des mortels, ne devaient-ils pas mourir un jour? Seulement Dieu voulut que leur mort servit à affermir la discipline, et il faut

 

1. Act. V, 1-12.

 

croire qu'il les a épargnés au delà de ce monde, car sa miséricorde est immense.

A propos de ceux qui traitaient indignement le corps et le sang du Sauveur, l'Apôtre saint Paul parle quelque part des morts que Dieu inflige par punition. « C'est pour cela, dit-il, qu'il y a parmi vous beaucoup d'infirmes et de languissants et qu'un assez grand nombre s'endorment; » un assez grand nombre pour faire de salutaires impressions. Ils s'endorment, c'est-à-dire qu'ils meurent. La justice divine les frappait; ils tombaient malades et mouraient. L'Apôtre ajoute ensuite: « Car si nous nous jugions, nous ne serions pas jugés par le Seigneur. Or quand le Seigneur nous juge, il nous corrige pour ne nous damner pas avec ce monde (1). » N'est-ce pas ce qui est arrivé à Ananie et à Saphire ? Ils ont subi la peine de mort, pour n'être point. condamnés à l'éternel supplice.

2. Que votre charité fasse maintenant la réflexion suivante. Si le Seigneur s'est montré si mécontent qu'ils eussent détourné une partie de l'argent qu'ils lui avaient promis, quand toutefois cet argent ne pouvait servir qu'à des hommes, quel n'est pas son courroux quand on fait voeu de chasteté et qu'on ne l'observe pas, quand on fait voeu de virginité et qu'on n'y est pas fidèle? Ces voeux en effet sont pour Dieu et non pour des hommes. Qu'est-ce à dire, sont pour Dieu?

 

1. I Cor. XI, 30-32.

 

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C'est que Dieu fait, des saints, sa demeure et le temple où il daigne habiter, et il veut que ce temple demeure inviolable. A la vierge, à la religieuse qui se marie, on pourrait donc appliquer ce que Pierre disait à propos de l'argent, et lui dire : Restant entre tes mains, ta virginité ne t'appartenait-elle pas, et n'était-elle pas en ta puissance, avant que tu en fisses voeu? Quand toutefois on s'est conduit de la sorte, quand on a fait un tel voeu sans y être fidèle, on doit s'attendre, non pas à être corrigé par la mort temporelle, mais à être condamné aux éternelles flammes.

SERMON CXLIX. QUATRE QUESTIONS (1).
 

ANALYSE. — Saint Augustin, dans ce discours, résout quatre questions que le dimanche précédent il avait promis d'approfondir. La première est relative à la vision célèbre qu'eut saint Pierre immédiatement avant d'être appelé chez le Centurion Corneille. Les animaux purs et impurs qu'il lui fut ordonné de manger peuvent signifier que les observances légales étaient abolies sous le Christianisme, parce que.leurs significations prophétiques s'y trouvaient accomplies. Cependant, comme des serpents étaient mêlés à ces animaux et que les serpents ne peuvent servir d'aliment aux hommes, il faut donner à cette vision une autre interprétation encore et l'entendre, comme l'entendit Pierre, dans ce sens que les Gentils étaient, comme les juifs, appelés à faite partie du corps de l'Église. — La seconde question est relative aux bonnes oeuvres. D'un côté il nous est recommandé de les faire secrètement, et d'autre part nous sommes obligés de les faire briller publiquement. N'y a-t-il pas contradiction? Le moyen de concilier ces préceptes qui semblent opposés est de faire le bien en public, quand on doit l'y faire, mais sans se proposer pour but l'estime des hommes. Il faut avoir en vue uniquement la gloire de Dieu et l'édification du prochain. — C'est ce que rappelle la troisième question. Elle demande comment la main gauche peut ignorer ce que fait la droite. Saint Augustin répond que la gauche représente les biens temporels, et la droite, les biens éternels. Ne mêlez pas, dans vos bonnes oeuvres, le désir des premiers au désir des derniers, et votre gauche ignorera ce que fait votre droite. — Enfin, et c'est la quatrième question, comment l'Évangile nous ordonne-t-il d'aimer nos ennemis, quand l'ancien Testament disait : Aime ton prochain et hais ton ennemi? Ces préceptes sont vrais l'un et l’autre; car le prochain que nous commande d'aimer l'ancienne, loi désigne tous les hommes, et l'ennemi qu'elle ordonne de haïr n'est autre que le diable. Donnons à nos ennemis des preuves ardentes de notre charité, ce sera souvent le moyen d'en faire pour nous des amis.

 

1. Je me souviens que dès avant dimanche dernier je m'étais engagé, envers votre sainteté, à résoudre quelques questions tirées des Écritures. Or voici le moment d'acquitter ma promesse, autant que le Seigneur daigne m'en faire la grâce; car, sans parler de la charité qu'on doit toujours quoique toujours on s'en acquitte, je voudrais n'être pas plus longtemps votre débiteur.

A propos de la vision de Pierre, nous disions qu'il faudrait examiner premièrement ce que signifie cette espèce « de nappe de lin qu'on abaissait du ciel par les quatre coins et dans laquelle étaient toutes sortes de quadrupèdes de la terre, de serpents et d'oiseaux du ciel;» ce que signifient encore ces paroles divines adressées au même Apôitre : « Tue et mange; » pourquoi enfin cette nappe s'abaissa et se releva trois fois.

2. Il est facile de réfuter ici ceux qui s'imaginent que le Seigneur notre Dieu voulait par là commander à Pierre la gourmandise. Quand même en effet nous prendrions à la lettre ces

 

1. Act. X ; Matt. V,16 ; VI, 1-4 ; V, 43-48.

 

mots : « Tue et mange; » ce n'est pas à tuer et à manger qu'il y a péché, mais à user sans modération des dons que Dieu fait aux hommes pour subvenir à leurs besoins.

3. L'ancienne loi avait donc déterminé certains animaux dont les Juifs pouvaient manger, et certains autres dont ils devaient s'abstenir. Cette distinction figurait des choses futures; l'Apôtre saint Paul l'enseigne clairement dans ces paroles : « Que personne donc ne vous juge sur le manger ou sur le boire, ou à cause des jours de fête, des néoménies ou des sabbats, ce qui est l'ombre des choses futures (1). » Aussi dit-il ailleurs, quand l'Église déjà était établie « Tout est pur pour ceux qui sont purs, mais il est mal à l'homme de manger avec scandale. — Quand l'Apôtre écrivait ceci, il y avait effectivement des chrétiens qui mangeaient certaines viandes au scandale de quelques âmes faibles. On vendait alors au marché des chairs d'animaux immolés par les aruspices, et beaucoup de frères s’abstenaient d'en manger pour ne pas

 

1. Colos. III, 16, 17. — 2. Tite, I, 6; Rom. XIV, 20.

 

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donner lieu aux ignorants d'acheter ces viandes sacrifiées aux idoles. C'était pour rassurer la conscience à ce sujet que le même Apôtre disait dans une autre Epître : « Mangez de tout ce qui se vend à la boucherie, ne faisant aucune question par conscience ; car au Seigneur est la terre et toute sa plénitude. » Il ajoutait : « Si un infidèle vous invite et que vous vouliez aller, mangez de tout ce qu'on vous servira, ne faisant aucune distinction par motif de conscience. Mais si quelqu'un dit : Ceci a été immolé aux idoles, n'en mangez point, à cause de celui qui  vous a avertis, et par conscience (1). » D'où il suit qu'en cette matière la pureté ou l'impureté consiste, non pas dans le toucher proprement dit, mais à avoir la conscience nette ou souillée.

4. Aussi les Chrétiens reçurent sous ce rapport une franchise que n'avaient pas les Juifs. Car si les Juifs ne pouvaient pas manger de certains animaux, c'est qu'ils étaient, comme nous l'avons remarqué, des figures ou des ombres de ce qui devait se faire. Ainsi leur 'circoncision désignait la circoncision du coeur, quoi qu'ils ne voulussent point de celle-ci, se contentant de porter celle-là sur leur chair : de la même manière ces aliments permis ou défendus étaient des préceptes mystérieux et des signes de l'avenir. Ils pouvaient, d'après l'Écriture, manger des animaux qui ruminent et qui ont la corne fendue, n1'ais non pas de ceux à qui manquent l'un ou l'autre ou bien l'un et l'autre de ces caractères (2). C'était pour désigner certains hommes qui ne sont pas de la société des saints. En effet la corne fendue a rapport à la conduite et la rumination rappelle une propriété de la sagesse. Quelle relation entre le corne fendue et la conduite? C'est que les animaux dont la corne est fendue ne tombent pas aisément : or le péché n'est-il pas une chute? Quelle relation aussi entre la sagesse et le caractère des ruminants ? C'est qu'il est dit dans l'Écriture : « Un trésor précieux repose dans la bouche du sage, mais l'insensé l'engloutit (3). » Ainsi écouter la vérité et l'oublier ensuite par négligence, c'est comme l'engloutir, c'est n'en conserver pas le goût, c'est l'ensevelir dans l'oubli même ; tandis que méditer la loi du Seigneur et le jour et la nuit, c'est comme la ruminer et en savourer les délices dans son coeur. La défense faite aux Juifs signifie donc qu'à l'Église ou au corps du Christ, qu'à la grâce et à la société des saints n'appartiennent pas ceux

 

1. I Cor. X, 25-28. — 2 Deut. XIV. — 3. Prov. XXI, 20, sel. sept.

 

qui écoutent indolemment la divine parole, ni ceux qui vivent mal, bien moins encore ceux qui tout à la fois écoutent mal et vivent mal.

5. Ainsi en est-il des autres observances semblables imposées aux Juifs; elles sont des ombres figuratives de l'avenir; et depuis, l'avènement de la lumière du monde, de Jésus-Christ notre Seigneur, quand on les lit c'est seulement pour en avoir l'intelligence et non pour les pratiquer. Il est donc permis aux chrétiens de ne pas se conformer à ces inutiles coutumes et de manger ce qu'ils veulent, pourvu qu'ils le fassent avec modération, bénédiction et action de grâces. Si donc il a été dit à Pierre : « Tue et mange, c'était peut-être pour lui faire entendre de n'observer plus ces usages des Juifs; mais ce n'était sûrement pas pour lui recommander la gourmandise ni une hideuse gloutonnerie.

6. Ce qui prouve toutefois qu'il s'agissait ici d'un enseignement figuré, c'est que dans cette espèce de vase il y avait des serpents. Pierre pouvait-il en manger? Quel est alors le sens de cette vision? Cette nappe immense désigne l'Église, et les quatre coins qui la tenaient. suspendue représentent les quatre parties du monde où s'étend l'Église, puisqu'elle couvre l'univers. Ainsi vouloir former un parti et se séparer de l'Église universelle, c'est n'être plus compris dans la vision mystérieuse, et n'y être plus compris, c'est n'avoir plus les clefs données à Pierre. Si en effet le Seigneur dit qu'à la fin du siècle ses saints seront rassemblés des quatre vents du ciel (1); c'est qu'aujourd'hui la foi de l'Evangile se répand aux quatre points cardinaux. Les animaux montrés à Pierre représentent donc les gentils. Car immondes et livrés à leurs erreurs, à leurs superstitions et à leurs convoitises avant l'avènement du Christ; les gentils ont reçu de lui le pardon de leurs fautes et sont ainsi devenus purs. Et une fois leurs péchés pardonnés, pourquoi ne feraient-ils point partie du corps du Christ, c'est-à-dire de l'Église représentée dans, la personne de Pierre?

7. Plusieurs passages des Ecritures montrent effectivement que Pierre représente l'Église; on le voit surtout dans ces paroles qui lui furent adressées : « Je te donne les clefs du royaume des cieux. Tout ce que tu lieras sur la terre, sera lié aussi dans le ciel, et tous ce que tu délieras sur la terre dans le ciel aussi sera délié (2). N'y eut-il que Pierre pour recevoir ces clefs

 

1. Matt. XXIV, 3. — 2. Ibid. XVI, 19.

 

et ne furent-elles pas données à Paul? N'y eut-il que Pierre pour les recevoir et furent-elles refusées à Jean, à Jacques et aux autres Apôtres? Ne sont-elles pas dans les mains de l'Église, où chaque jour se remettent les péchés? Oui, comme en Pierre se personnifiait l'Église, à l'Église fut donné ce qui le fut à Pierre en particulier.

C'est ainsi que cet Apôtre représentait l'Église, ou le corps du Christ. Qu'il admette donc les gentils; ils sont purifiés, puisque leurs iniquités leur sont remises, et c'est pour ce motif que le gentil Corneille ainsi que les gentils qui l'accompagnaient ont député vers lui une ambassade. Les aumônes de ce gentil avaient été agréables au ciel et l'avaient purifié, jusqu'à un certain point; il n'y avait plus qu'à l'incorporer, comme un bon aliment, à l'Église ou au corps de Jésus-Christ. Pierre craignait toutefois de livrer l'Évangile aux païens; car les croyants de la circoncision s'opposaient 'à ce que les Apôtres enseignassent la foi chrétienne à des incirconcis; ils prétendaient que ces derniers ne pouvaient participer aux grâces de l'Évangile, sans avoir reçu la circoncision donnée à leurs pères.

8. La vision de Pierre mit fin à cette hésitation; aussi l'Esprit-Saint lui dit-il ensuite de descendre et d'accompagner les ambassadeurs de Corneille; ce qu'il fit. Corneille en effet et les gentils d'avec lui étaient considérés comme ces animaux que Pierre avait vus sur la nappe; mais comme Dieu les avait purifiés déjà en agréant leurs aumônes, il fallait les tuer et les manger, en d'autres fermes, détruire en eux la vie ancienne qu'ils avaient passée dans l'ignorance du Christ et les unir à son corps en leur faisant puiser une vie nouvelle dans la communion de l'Église. Aussi Pierre en arrivant près d'eux leur rappela-t-il en peu de mots sa vision. « Vous savez vous-mêmes, leur dit-il, combien il est défendu à un Juif de fréquenter ou même d'approcher un étranger; mais Dieu m'a montré à ne traiter aucun homme d'impur  ou de souillé. » C'est effectivement ce que lui fit entendre le Seigneur par ces mots: « N'appelle pas impur, toi, ce que Dieu a purifié. » Plus tard encore, comme il venait visiter les frères à Jérusalem et que plusieurs se plaignaient de voir l'Évangile livré aux gentils, il leur rappela, pour les calmer, la vision qu'il avait eue (1). L'aurait-il rappelée, si elle n'avait le sens que nous venons d'indiquer?

9. On pourrait peut-être demander encore

 

1. Act. XI.

 

pourquoi ces animaux paraissaient être sur une nappe de lin. Ce n'est pas sans motif assurément. Le lin effectivement n'est pas rongé par les vers qui rongent les autres tissus. Que chacun donc bannisse de son coeur la corruption des passions mauvaises, et s'affermisse assez énergiquement dans la foi pour ne pas se laisser entamer parles mauvaises pensées, lesquelles sont comme des vers rongeurs : c'est le moyen de profiter de la leçon mystérieuse que nous donne le lin, symbole de l'Église.

10. Pourquoi fut-il abaissé du haut du ciel à trois reprises? Parce que tous les gentils dispersés aux quatre extrémités du monde, qu'occupe l'Église et que désignaient les quatre cordons qui soutenaient les nappes, sont baptisés au nom de la Trinité Sainte; sont renouvelés par la foi au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, pour entrer dans société et la communion des saints. Ces quatre cordons de lin et cet abaissement répété trois fois, rappellent aussi les douze Apôtres, ou trois multiplié par quatre, puisque trois fois quatre font douze. Assez, je crois, sur cette vision.

11. Nous avons ajourné aussi une autre question, celle de savoir pourquoi le Seigneur, dans son discours sur la montagne, dit d'abord à ses disciples : « Que vos oeuvres brillent devant les hommes, de façon qu'ils voient vos bonnes actions et glorifient votre Père qui est dans les cieux; » et un peu après, toujours dans le même discours: « Gardez-vous d'accomplir votre justice devant les hommes, pour en être vus; » et encore : « Fais ton aumône en secret, et ton Père, qui voit dans le secret, te récompensera. » On flotte souvent dans la pratique entre ces deux préceptes et on ne sait auquel obtempérer pour obéir au Seigneur qui les a imposés l'un et l'autre (1). Comment faire briller nos bonnes oeuvres devant les hommes, en sorte qu'ils voient réellement nos actions louables, si d'autre part nous sommes obligés de tenir nos aumônes secrètes? En voulant observer le premier de ces préceptes, je viole le second, et je pèche si j'accomplis celui-ci. Il faut donc trouver entre ces deux passages de l'Écriture quelque tempérament et montrer que les divins préceptes ne sauraient être contradictoires. L'opposition qui semble se révéler dans les termes demande un grand calme pour les comprendre; que chacun soit en paix intérieurement avec la

 

1. Voir ci-dessus serm. 41. n° 13 ; Serm. 54, n° 1.

 

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parole de Dieu et il ne trouvera dans l'Écriture aucune contrariété.

12. Suppose un homme qui fait l'aumône dans le plus grand secret et jusqu'à ne se laisser pas connaître, s'il est possible, de celui même à qui il donne, ce qui aurait lieu si pour échapper à ses regards il lui faisait trouver ses libéralités au lieu de les lui présenter. Que peut-il davantage pour rendre sa bienfaisance secrète? Mais alors il rencontre et il ne pratique pas la recommandation suivante : « Que vos oeuvres brillent devant les hommes, de façon qu'ils  voient vos bonnes actions. » Personne en effet ne voit ce qu'il fait ni n'est porté à l'imiter; et autant qu'il dépend de lui, il condamne les autres hommes à la stérilité; car si on travaille à rie laisser pas voir le bien qu'on opère, ils s'imagineront que personne n'observe les divins commandements; et pourtant il y a plus de charité à donner bon exemple à l'âme, qu'à nourrir le corps.

Autre supposition : il s'agit de quelqu'un qui publie et vante ses aumônes, qui n'a d'autre but que d'y chercher sa gloire; ses oeuvres brillent devant les hommes. Evidemment il ne manque pas à cette recommandation; mais il blesse cette autre : « Que ton aumône soit secrète; » et il se relâche bientôt s'il rencontre des impies qui vont jusqu'à blâmer sa conduite. Esclave des louanges, il ressemble aux vierges qui ne portaient pas d'huile sur elles. Vous connaissez effectivement ces cinq vierges folles qui ne portaient pas d'huile sur elles, et en même temps les vierges sages qui.en portaient toujours. Toutes avaient des lampes qui brillaient : mais les unes n'avaient pas et les autres avaient de quoi les entretenir, ce qui établissait entre elles la distinction des vierges folles et des vierges sages (1). Qu'est-ce donc que porter de l'huile sur soi, sinon chercher en conscience à plaire à Dieu par ses bonnes couvres, sans se proposer pour but le plaisir d'être loué par les hommes, qui ne peuvent lire dans l'âme; car si l'homme peut voir ce que nous faisons, Dieu seul connaît quelle intention nous porte à agir.

13. Représentons-nous maintenant quelqu'un qui observe ces deux préceptes et qui se montre aussi fidèle à l'un qu'à l'autre. A celui qui a faim il donne du pain et il en donne devant ceux qu'il veut porter à l'imiter, s'inspirant de ces paroles de l'Apôtre : « Soyez mes imitateurs, comme je

 

1. Matt. XXV, 1-13.

 

le suis moi-même du Christ (1). » Il donne donc du pain au pauvre; on voit son oeuvre, mais sa piété reste dans son coeur. A-t-il en vue sa gloire ou la gloire de Dieu? Nul ne le sait, nul ne peut le déterminer parmi les hommes; ceux toutefois que la bonne volonté porte à l'imiter regardent comme inspiré par la piété du coeur ce qu'ils voient faire de bien, et ils bénissent Dieu dont la parole et la grâce déterminent ces bonnes oeuvres. Ainsi l’action paraît pour que les hommes la voient et glorifient leur Père qui est dans les cieux; mais le coeur voudrait que l'aumône fût secrète pour en recevoir la récompense du Père saint qui voit ce qui est caché. Ainsi le tempérament est gardé, aucune obligation n'est méprisée, elles sont toutes deux accomplies parfaitement. On s'est gardé de pratiquer la justice devant les hommes, c'est-à-dire de se proposer leurs louanges pour fin dernière, puisqu'en faisant le bien on a cherché non pas à se distinguer mais à honorer Dieu; et parce que cette intention est intérieure, cachée dans la conscience, l'aumône dans ce sens est secrète, appelant la récompense de Celui qui voit tout. Qui peut effectivement, quand il agit, mettre à nu son coeur aux yeux des hommes et leur faire voir l'intention qui le dirige?

14. Aussi, mes frères, considérez avec quelle exactitude le Seigneur a pesé ses paroles. Remarquez bien celles-ci: « Gardez-vous d'accomplir votre justice devant les hommes pour en être vus. » En se proposant pour fin d'être vu des hommes, on devient répréhensible, on est coupable de vouloir faire le bien pour être loué par des mortels, sans chercher autre chose. Voilà aussi ce que blâme le Seigneur dans les paroles citées. Mais en nous commandant de montrer nos bonnes oeuvres, il ne veut pas que nous nous proposions pour but d'être seulement remarqués par les hommes et loués par eux; il monte plus haut, jusqu'à la gloire de Dieu, et il exige que nous l'ayons en vue quand nous agissons. « Que vos oeuvres, dit-il, brillent devant les hommes, de sorte qu'ils voient vos bonnes actions. » Ce n'est pas cela pourtant que tu dois ambitionner. Qu'est-ce donc? Le Sauveur ajoute : « Et qu'ils glorifient votre Père qui est dans les cieux. » En cherchant de la sorte la gloire de Dieu, ne crains pas d'être remarqué par les hommes : ton aumône n'en est pas moins dans ce secret sanctuaire où le seul regard de Dieu voit clairement que tu n'as en vue que sa gloire.

 

1. I Cor. IV, 16; XI, 1.

 

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Voilà pourquoi l'Apôtre Paul, après avoir été « abattu comme persécuteur et s'être relevé prédicateur, écrivait : « J'étais inconnu de visage aux Eglises de Judée qui étaient unies au Christ. « Seulement elles s’entendaient dire que celui qui les persécutait annonce maintenant la foi qu'il s'efforçait alors de détruire, et à mon sujet, poursuivait-il, elles glorifiaient Dieu. » Ainsi donc sa joie ne venait pas de ce qu'on connaissait en lui un homme qui avait reçu la grâce, mais de ce qu'on bénissait Dieu qui la lui avait donnée. Aussi disait-il encore: « Si je plaisais aux hommes jusque là, je ne serais point serviteur du Christ (1). » Et pourtant il disait ailleurs: « C'est  ainsi que moi-même je complais à tous en toutes choses. » On pourrait sans doute renouveler ici notre question. Mais qu'ajoute-t-il ? « Ne « cherchant pas ce qui m'est avantageux, mais « ce qui l'est au plus grand nombre, afin qu'ils soient sauvés (2). » C'est la même pensée que dans ces mots du même Apôtre : « Et à mon sujet elles glorifiaient Dieu; » et que dans ces autres du Sauveur: « Afin qu'ils glorifient votre Père qui est dans les Cieux. » Car c'est faire son salut, quand on voit les hommes faire le bien, que de glorifier Celui qui leur en accorde la grâce.

15. Restent deux questions : mais je crains soit d'être à charge à ceux qui ont assez, soit de manquer à ceux qui ont faim encore. Je me rappelle toutefois ce que j'ai déjà résolu et ce que je dois encore résoudre. Je dois, effectivement, examiner ce que signifie cette recommandation : « Que ta gauche ignore ce que fait ta droite; » et, à propos de l'amour des ennemis, pourquoi les anciens semblent avoir eu la permission de les haïr, tandis qu'à nous il est ordonné de les aimer. Comment faire? Si je traite ces questions en peu de mots, je pourrai n'être pas suffisamment compris; et je crains, en développant davantage, que mon discours ne-vous soit plus à charge, que mon explication; utile. Et pourtant, si vous ne comprenez pas assez, considérez-moi toujours comme votre débiteur, je m'engage à approfondir davantage ces problèmes dans une autre circonstance. Mais je ne dois pas aujourd'hui les passer entièrement sous silence.

La main gauche désigne dans l'âme la convoitise charnelle, et la main droite, la charité toute spirituelle. D'où il suit que si en faisant

 

1. Gal. I, 22, 23, 24, 10. — 2. I Cor, X, 33.

 

l'aumône on a en vue quelques avantages temporels, on fait connaître à la gauche les oeuvres de la droite. Si c'est au contraire avec une vraie charité et une conscience toute pure devant Dieu qu'on vient au secours du prochain, sans ambitionner autre chose que de plaire à Celui qui en impose le devoir, la gauche ignore ce que fait la droite.

16. Il est plus difficile de traiter et on ne saurait résoudre aussi vite la question de l'amour des ennemis. Tout en nous écoutant priez donc pour nous, et le Seigneur notre Dieu nous accordera peut-être bien vite ce que nous estimons si difficile à obtenir. Membres d'une même famille, nous puisons au même grenier; et il est possible que ce que nous croyons enfermé bien avant, soit placé sur le seuil par Celui qui promet de nous exaucer, afin que nous puissions plus facilement distribuer à qui demande.

Le Christ notre Seigneur a aimé réellement ses ennemis. Ne disait-il pas, lorsqu'il était suspendu à la croix : « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (1)? » Etienne l'imita au moment où on le lapidait. « Seigneur disait-il, ne leur imputez point cette faute (2). » Si le serviteur a ainsi unité son Maître, quel serviteur pourra hésiter et croire que le Seigneur était seul capable d'un tel acte? Ah! si nous croyons que c'est trop pour nous de suivre l'exemple du Seigneur, imitons au moins celui qui n'est que serviteur comme nous, puisque nous avons été appelés à recevoir la même grâce.

Pourquoi alors fut-il, dit aux anciens : « Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi? » Peut-être eux aussi comprenaient-ils bien ces paroles ; mais dans l'économie des temps actuels nous le comprendrons mieux encore, grâce à la présence de Celui qui comprenait si bien ce qu'il fallait voiler ou découvrir à chacun. Effectivement, n'avons-nous pas un ennemi que rien ne nous oblige d'aimer? Le diable est cet ennemi. Donc « tu aimeras ton prochain, » l'homme; « et tu haïras ton ennemi, » le diable. Cependant il s'élève souvent des inimitiés entre les hommes; car il en est dont l'infidélité donne prise intérieurement au démon, et qui deviennent même ses instruments quand il agit sur les fils de la défiance. Mais comme il peut se faire que l'homme renonce à sa méchanceté et qu'il s'attache au Seigneur, il faut aimer notre ennemi, prier pour lui et lui faire du bien, lors même

 

1. Luc, XXIII, 34. — 2. Act. VII, 59.

 

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qu'il est encore emporté contre nous et qu'il nous persécute. Ainsi on accomplira soit le précepte ancien, puisqu'on aimera l'homme qui est le prochain et puisqu'on haïra le diable qui est l'ennemi; soit le précepte nouveau, puisqu'on aimera les hommes, tout ennemis qu'ils soient, et puisqu'on priera pour ceux qui persécutent.

17. Croirais-tu que dans ces premiers temps du Christianisme les chrétiens ne priaient pas pour Saul qui les persécutait? Mais n'est-ce pas la prière du martyr Étienne qui obtint de Dieu sa conversion? Car Saut était du nombre de ses persécuteurs et il gardait leurs vêtements (1). Cet Apôtre écrivait lui-même à Timothée : « Je demande avant tout comme une grâce qu'on fasse des supplications, des prières, des demandes, des actions de grâces pour tous les hommes; pour les rois et tous ceux qui sont en dignité, afin que nous menions une vie « paisible et tranquille (2). » Ainsi donc il ordonnait qu'on priât pour les rois qui alors persécutaient les Églises; tandis qu'ils défendent aujourd'hui ces mêmes Églises qui priaient alors pour eux et qui maintenant sont exaucées pour leur bonheur.

18. Veux-tu observer aussi le précepte donné aux anciens? Aime ton prochain, c'est-à-dire tous les hommes; puisque issus tous de deux premiers parents, nous sommes conséquemment tous proches l'un à l'autre. Il est certain d'ailleurs que Celui qui nous commande d'aimer nos ennemis, que Jésus-Christ notre Seigneur, a résumé toute la Loi et les prophètes dans les deux préceptes suivantes: « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout coeur, et de toute ton âme, et de tout ton esprit; » et : « tu aimeras ton prochain comme toi-même (3). » Il n'est pas fait mention ici de l'amour des ennemis; ne s'ensuit-il pas que ces deux commandements ne résument pas toute la Loi? Nullement; car en disant: a Tu aimeras ton prochain, » il comprend dans ce dernier mot tous les hommes, fussent-ils ennemis. Au point de vue même de la parenté spirituelle, tu ignores ce qu'est vis-à

 

1. Act. VII 67. — 2. I Tim. II,1, 2. — 3. Matt. XXII, 37-40.

 

vis de toi, dans la prescience divine, celui que tu crois maintenant ton ennemi. En effet, comme la patience de Dieu l'attire à faire pénitence, il est possible qu'il finisse par reconnaître et suivre ces attraits. Eh! si Dieu lui-même, si Dieu qui sait d'avance quels sont ceux qui continueront la trame de leurs iniquités, ceux qui abandonneront les voies de la justice et se jetteront irrévocablement dans le mal; ne laisse pas de faire lever son soleil sur les bons et sur les méchants, ni de faire pleuvoir sur les justes et sur les pécheurs; si sa patience les invite à faire pénitence en menaçant, pour la fin, des rigueurs de sa justice ceux qui auront dédaigné les attraits de sa bonté; avec quel empressement chacun de nous ne doit-il pas se calmer, pour ne pas s'exposer, dans son ignorance de l'avenir, à haïr Celui avec qui il règnera dans l'éternelle félicité et qu'il regarde maintenant comme son ennemi? Accomplis donc l'ancien précepte, aime dans ton prochain tous les hommes et hais le diable ton ennemi. Accomplis aussi le précepte nouveau; aime tes ennemis, pourvu qu'ils soient des hommes; prie pour ceux qui te persécutent, s'ils sont hommes aussi; et s'ils sont hommes encore, fais du bien à ceux qui te haïssent.

19. « Si ton ennemi a faim, donné-lui à manger, et à boire, s'il a soif; car en agissant ainsi, tu amasseras des charbons sur sa tête (1). » Ici encore une question : Comment aimer un homme qu'on veut brûler par des charbons? Mais il suffit de bien comprendre pour faire disparaître toute difficulté. Les charbons dont il est ici parlé sont les charbons dévorants que Dieu donne à l'homme pour le délivrer de la langue trompeuse 2. Car en faisant du bien à un ennemi, en ne se laissant pas vaincre par sa malice et en triomphant du mal par le bien, on l'amène souvent à se repentir de sa haine et à regretter d'avoir nui à un homme qui lui fait tant de bien. La combustion qu'il éprouve est la pénitence même qui détruit en lui, comme des charbons ardents, la haine et la méchanceté.

 

1. Rom, XII, 20. — 2. Ps. CXIX, 3, 4.

SERMON CL. LA SOURCE DU BONHEUR (1).
600

ANALYSE. — Avant de rapporter le discours de saint Paul devant l'Aréopage et le succès qu'il obtint, les Actes disent qu'il conféra avec plusieurs philosophes épicuriens et plusieurs philosophes stoïciens. Ce n'est pas sans une disposition spéciale de la Providence qu'apparaissent ici ces deux sectes. A elles en effet semblent se rapporter toutes les autres. Quel est le but de tous les philosophes comme de tous les hommes? De parvenir au bonheur, à la vie bienheureuse. Or les Epicuriens mettent le bonheur dans les plaisirs du corps et les Stoïciens dans la vertu de l'âme. N'est-ce pas à ces deux opinions que se rapportent toutes les autres opinions philosophiques, puisqu'on ne peut distinguer en nous que le corps et que l'âme? Mais l'une et l'autre sont combattues par l'Apôtre. Au lieu de mettre le bonheur dans le plaisir des sens, il ordonne la mortification des sens; et toute sa doctrine fait hautement dépendre la vertu de la grâce de Jésus-Christ. Aussi Jésus-Christ et Jésus-Christ seul est à la fois la source du bonheur et le chemin qui y conduit.

 

1. Votre charité a remarqué avec nous, pendant la lecture des Actes des Apôtres, que saint Paul adressa la parole aux Athéniens, et que pour tourner en dérision la prédication de la vérité, on lui donna lé nom de semeur de paroles. Dans la pensée de ceux qui lé donnaient, ce surnom était une insulte; mais la foi né doit pas le dédaigner, car l'Apôtre semait réellement des paroles pour moissonner des vertus. Et nous-mêmes qui sommes si petits et qui n'avons rien à comparer à ce grand homme, ne semons-nous pas la parole de Dieu dans le champ même de Dieu, c'est-à-dire dans votre coeur, et n'attendons-nous pas de vous une ample moisson de vertus? Quoi qu'il en soit, nous vous engageons à vous montrer fort attentifs au sujet dont la lecture des Actes nous avertit d'entretenir votre charité : peut-être y exposerons-nous, avec le secours du Seigneur notre Dieu, des idées que tous ne sauraient comprendre facilement, si quelqu'un ne les exprime, et que nul ne doit dédaigner, quand il les comprend.

2. Paul parlait à Athènes. Or les Athéniens avaient parmi les autres peuples une grande réputation en tout genre de littérature et de doctrine. Athènes était la patrie des grands philosophes, et de ce centre s'étaient répandus dans les autres contrées de la Grèce et de l'univers des enseignements nombreux et variés. C'est donc là que parlait l'Apôtre, là qu'il annonçait ce Christ crucifié qui était scandale pour les Juifs et folie pour les Gentils; mais pour ceux qui « sont appelés, soit Juifs, soit Gentils, la Vertu de Dieu et la Sagesse de Dieu (2). » Songez à quel danger c'était s'exposer que de prêcher ainsi au milieu des orgueilleux et des savants.

Lorsque l'Apôtre eut terminé son discours, plusieurs se moquèrent, parce qu'il avait fait mention de cette résurrection des morts qui est l'un

 

1. Act. XVII, 18-34. — 2. I Cor. I , 23, 24.

 

des articles principaux de la foi chrétienne ; d'autres disaient : « Nous t'entendrons une seconde fois sur ce sujet; » il y en eut même qui crurent et parmi eux on nomme : Denys l'Aréopagite, l'un des magistrats d'Athènes, car l'Aréopage était comme le sénat dès Athéniens ; une femme noble encore et quelques autres. Ainsi la parole apostolique fit trois partis du peuple athénien, et on les voit caractérisés avec une exactitude remarquable : le parti des rieurs, le parti des sceptiques et le parti des croyants. « Quelques-uns, vient-on de lire, se moquaient; quelques autres disaient : Nous t'entendrons là dessus une nouvelle fois. » Ces derniers doutaient donc, et comme il y en eut qui crurent, ils tinrent le milieu entre les rieurs et les croyants. Mais rire c'est tomber; croire c'est se tenir debout, et douter c'est chanceler. « Nous t'entendrons là dessus de nouveau; » ils ne savaient donc s'ils tomberaient avec les rieurs ou s'ils s'affermiraient avec les croyants.

S'ensuit-il que le semeur de paroles ait travaillé inutilement ? Ah ! s'il avait redouté les rieurs, il ne serait pas arrivé jusqu'aux croyants : comme le Semeur évangélique dont parle le Seigneur, et saint Paul était aussi ce semeur, n'aurait pu jeter sa semence dans la bonne terre, s'if avait eu peur de la répandre, soit dans le chemin, soit parmi les épines, soit parmi les endroits pierreux. Semons donc nous aussi, répandons au loin; à vous de préparer vos coeurs et de donner du fruit.

3. La même lecture nous a rappelé encore, si votre charité s'en souvient, que quelques philosophes épicuriens et stoïciens discouraient avec l'Apôtre. Qu'étaient-ce et que sont encore ces philosophes épicuriens et stoïciens? Que pensaient-ils ? Où mettaient-ils la vérité ? Que cherchaient-ils parleurs travaux philosophiques ? Beaucoup d'entre vous l'ignorent sans doute, mais; comme (601) nous parlons dans Carthage, beaucoup aussi le savent. Ceux-ci voudront donc bien nous servir d'appui dans ce que nous dirons, car le sujet est de haute importance. Prêtez l'oreille, vous qui savez et vous qui ne savez pas ; vous quine savez pas, pour apprendre, et vous qui savez, pour vous rappeler; vous, pour connaître, et vous, pour reconnaître.

4. Sachez d'abord que tous les philosophes poursuivaient un même but et que c'est en le poursuivant qu'ils se divisèrent en cinq partis, dont chacun avait sa doctrine particulière. Ce que tous ambitionnaient dans leurs études, dans leurs recherches, dans leurs disputes et dans leur genre de vie, c'était de parvenir à la vie bienheureuse. Tel était l'unique mobile de tous les philosophes : n'est-ce pas aussi le nôtre ?

Si je vous demandais pourquoi vous avez foi en Jésus-Christ, pourquoi vous vous êtes faits chrétiens, chacun me répondrait conformément à la vérité: C'est pour parvenir à la vie bienheureuse. Ainsi l'aspiration à la bienheureuse vie est commune aux philosophes et aux chrétiens. Mais ce qui fait la question et ensuite la division, c'est de savoir où trouver ce bonheur si convenable à notre nature Oui, chercher la vie bienheureuse, la vouloir, l'ambitionner, la désirer, faire effort pour y atteindre, c'est, je crois, un caractère commun à tous les hommes. Aussi n'ai je pas assez dit en affirmant que cette aspiration est commune aux philosophes et aux Chrétiens ; je devais dire : à tous les hommes ; oui, à tous, aux bons et aux méchants. C'est pour être heureux qu'on est bon; et le méchant ne serait pas méchant s'il ne voyait son bonheur dans le mal.

Il est facile de prouver que si les bons sont bons, c'est parce qu'ils aspirent à la vie bienheureuse. Quant aux méchants, on pourrait se demander peut-être si eux aussi la recherchent. Supposons toutefois que je puisse ici les séparer des bons et les interroger à part :  Voulez-vous être heureux, leur dirais-je ? Nul d'entre eux ne répondrait qu'il ne veut pas. Voici, par exemple, un voleur. Je lui demande : Pourquoi ce larcin? — C'est que je voulais ce que je n'avais pas. — Pourquoi vouloir ce que tu n'avais pas? — Parce qu'il est malheureux de ne le pas avoir. —Mais s'il est malheureux de l'avoir pas, il croit donc qu'on est heureux de l'avoir. Seulement il y a pour lui aveuglement et égarement à chercher le bonheur dans le mal. Il est bien sans doute de vouloir être heureux. Pourquoi ce voleur ne fait-il pas bien? Parce qu'en cherchant le bien il fait le mal. Eh! pourquoi le cherche-t-il ainsi? Pourquoi la passion des méchants convoite-t-elle la récompense des bons? La récompense des bons est la vie bienheureuse : être bon, voilà le devoir; être heureux, c'est le salaire. C'est Dieu        , qui commande le devoir et qui propose la, récompense. Fais cela, dit-il, et voici ce que je te donnerai. Mais le méchant nous répond : Au contraire je ne serai pas heureux si je ne fais mal. N'est-ce pas dire : Je n'arriverai au bien que par le mal? Ne vois-tu donc pas que le bien et le mal sont, opposés? Tu cherches le bien et tu fais le mal? C'est courir en tournant le dos au but : quand y atteindras-tu?

5. Laissons ces méchants; peut-être néanmoins conviendra-t-il de revenir à eux quand nous aurons fait avec les philosophes ce que nous méditons.

Il y avait alors, dans la ville d'Athènes, un grand nombre de sectes philosophiques; mais ce n'est pas, je crois, sans une disposition particulière de cette divine Providence qui fait servir l'ignorance même à de grands desseins, qu'il n'y eut que les Epicuriens et les Stoïciens pour conférer avec l'Apôtre (1); et vous en comprendrez la raison lorsque j'aurai rappelé le sentiment particulier de chacune de ces sectes. Paul ne pouvait choisir lui-même les discoureurs à qui il lui fallait répondre; mais la divine Sagesse qui gouverne tout le mit en face de ces deux sectes, dont les doctrines semblent résumer tous les dissentiments de la philosophe. J'abrège aussi : vous qui ne savez pas, croyez-nous, et vous qui savez, veuillez apprécier. Oserais-je dire faux à ceux qui ne savent pas, quand j'ai pour juges ceux qui savent; quand surtout je vais énoncer des choses dont peuvent apprécier la vérité ceux qui ne savent pas comme ceux qui savent?

Je dis donc d'abord que l'homme est composé d'une âme et d'un corps. Je ne demande pas ici que vous me croyiez, mais, que vous me jugiez. Car je ne crains pas que cette assertion fasse porter de moi un défavorable jugement à quiconque se connaît. L'homme donc, et personne n'en doute, est composé d'une âme et d'un corps. De plus, cette nature, cet être, cette personne qu'on appelle homme, recherche la vie bienheureuse; vous le savez aussi et je ne demande pas non plus que vous me croyiez sur parole,

 

1. Act. XVII, 18.

 

602

 

reconnaissez seulement cette vérité. Oui, l'homme, cet être qui n'est pas des plus petits, cet être qui l'emporté sur tous les animaux domestiques, sur tous les oiseaux, sur tous les poissons, 'et sur tous les êtres corporels qui ne sont pas l'homme; l'homme qui est composé d'une âme et d'un corps, non pas d'une âme telle quelle, car les animaux ont aussi une âme et un corps, mais d'une âme raisonnable unie à une chair mortelle; l'homme est à la recherche de la vie bienheureuse. Or quand une fois il a connu ce qui rend la vie bienheureuse, s'il ne s'y attache, s'il ne le poursuit, s'il ne se l'attribue et ne se l'approprie quand il le peut et s'il ne le demande quand il est difficile d'y parvenir, il ne saurait être heureux. Ainsi toute la question est de savoir ce qui fait la vie bienheureuse.

Représentez-vous maintenant devant vous des Epicuriens, des Stoïciens et l'Apôtre; ou, ce qui revient au même, des Epicuriens, des Stoïciens et des Chrétiens. Demandons aux Epicuriens d'abord ce qui rend la vie heureuse? — Le plaisir des sens; répondent-ils. Ajoutez foi à cette assertion, car j'ai ici des juges. Vous qui n'avez pas lu cette sorte d'écrits, vous ignorez si tel est le langage, si telle est l'opinion des Epicuriens; mais il y a ici des hommes qui les ont lus. Reprenons par conséquent nos questions. Dites-nous, Epicuriens, ce qui rend la vie heureuse? — Le plaisir des sens, répondent-ils. —- Et vous, Stoïciens, dites-nous aussi ce qui fait le bonheur de la vie? — La vertu de l'âme, répliquent-ils. — Que votre charité veuille bien examiner avec moi; car nous sommes chrétiens et nous voulons prononcer entre -des philosophes.

Comprenez d'abord pourquoi il a plu à Dieu de ne mettre que ces deux sectes en face de l’Apôtre. Il n'y a, pour former la nature et la substance de l'homme, que le corps et l'âme. C'est dans l'une de ces ceux parties, le corps, que les Epicuriens placent la vie heureuse; et c'est dans l'autre, l'âme, que la mettent les Stoïciens. Effectivement si le bonheur dépend de l'homme, il ne saurait être que dans son âme ou dans son corps; c'est nécessairement le corps ou l'âme qui fait ce bonheur; et chercher davantage, ce serait chercher en dehors de l'homme. Aussi bien les esprits qui attribuent à l'homme la cause de sa félicité, n'ont pu l'établir jamais que dans son corps ou clans son âme. Or à la tête de ceux qui mettent le bonheur dans le corps marchent les Epicuriens ; et à la tête de ceux qui le        mettent dans l'âme, les Stoïciens.

6. Les voilà donc; ils confèrent avec l'Apôtre. L'Apôtre en sait-il plus qu'eux? Est-il nécessaire qu'il se rattache à l'une de ces deux sectes, et que lui aussi place dans l'âme ou dans le corps la cause du bonheur? Mais saint Paul ne mettra jamais dans le corps la source de la félicité. Pourquoi nous en étonner; puisque ce n'est pas non plus le sentiment de ceux qui se font du corps les idées les plus justes? Les Epicuriens en effet font mourir l'âme aussi bien que le corps; ce qu'il y a même de plus détestable, ils affirment qu'après la mort           l'âme se, dissout avant le corps. « Pendant, disent-ils, que le cadavre subsiste encore après le dernier soupir; pendant que les membres subsistent quelque temps encore avec leurs configurations spéciales; sitôt que l'âme a quitté le corps, elle s'évanouit comme la fumée emportée par le vent. » Comment donc nous étonner qu'ils placent le souverain bien, ou la cause de la béatitude, dans le corps, puisqu'à leurs yeux leur corps.l'emporte sur leur âme?

Serait-ce là le sentiment de l'Apôtre? Loin de lui de mettre dans le corps le souverain bien, puisque le bien souverain est la cause du bonheur! N'a-t-il pas gémi au contraire d'avoir vu quelques Chrétiens de nom adopter le sentiment de ces Epicuriens, qui sont plutôt des pourceaux que des hommes? Tels étaient les misérables qui corrompaient la pureté des moeurs par la perversité de leur langage et qui répétaient : « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons (1). » Il y eut des Epicuriens pour conférer avec l'Apôtre saint Paul; il y a aussi des Chrétiens épicuriens. N'est-ce pas être épicurien que de redire chaque jour : « Mangeons et buvons, demain nous mourrons? » A ce langage revient celui-ci : Plus rien au de là du tombeau; notre vie n'est que le passage d'une ombre. On répète encore, dans la folie de ses pensées : « Couronnons-nous de roses, avant qu'elles soient fanées; ne laissons aucun parterre sans y promener notre sensualité; laissons partout des traces de joie : c'est là notre part, c'est là notre sort. »

7. Nous élevons-nous avec plus de force contre ce langage? résistons-nous à ces passions avec plus d'énergie? ils ajouteront ce qui suit : « Ecrasons le juste dans sa pauvreté ?» Mais nous n'oserons pas moins vous crier, du haut

 

1. I Cor. XV, 32. — 2. Sag, II, 8-10.

 

603

 

de cette chaire : Gardez-vous d'être des épicuriens. Réfléchissez à ce qu'ils disent dans un sens mauvais : « Demain nous mourrons. » Nous ne mourrons pas entièrement, en effet; car à la mort survit quelque chose, et le mourant aura pour sort la vie ou le supplice. Ne dites pas : Qui en est revenu? Hélas! ce riche couvert de pourpre aurait voulu en revenir; mais il était trop tard, on ne le lui permit pas, et après avoir rebuté le pauvre affamé, il fut réduit à demander une goutte d'eau, dans l'ardeur de sa soif (1). Ne dites donc pas non plus. « Mangeons et buvons, demain nous mourrons. » Dites, si vous voulez: « Car demain nous mourrons; » j'y consens, pourvu qu'auparavant vous disiez autre chose. Parce qu'ils ne veulent pas vivre après la mort, et parce qu'ils ne connaissent que le plaisir des sens, les Epicuriens répètent : « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons. » Mais les Chrétiens doivent vivre au delà du tombeau, c'est même alors qu'ils vivront plus heureux ; qu'ils ne disent donc pas : « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons. » Retenez cependant que « demain nous mourrons; » mais dites alors : Jeûnons et prions, « car demain nous mourrons. » Je demande et je demande hautement autre chose encore; ah! je ne veux pas omettre un troisième devoir, celui qu'on doit s'attacher à observer principalement c'est que ton jeûne serve à apaiser la faim du pauvre, c'est que, si tu es incapable de jeûner, tu t'appliques davantage encore à le nourrir, afin d'obtenir par là ton pardon. Dites donc, Chrétiens : Jeûnons, prions et donnons, « car demain nous mourrons. » Si cependant vous ne voulez que deux choses, je préfère que vous disiez : Donnons et prions, plutôt que : Jeûnons sans donner.

Ainsi ne croyons pas que l'Apôtre ait placé dans le corps le souverain bien, ou le principe de la béatitude.

8. Peut-être la lutte sera-t-elle moins disproportionnée avec les Stoïciens. Car si on leur demande où ils placent la cause efficiente de la vie bienheureuse, en d'autres termes, ce qui rend heureuse la vie de l'homme; ils répondent que ce n'est pas le plaisir des sens, mais la vertu de l'âme. Et l'Apôtre? Est-il de cet avis? S'il en est, soyons-en. Mais il n'en est pas, puisque l'Écriture blâme ceux qui se confient dans leur propre vertu (1). En plaçant le souverain bien dans le corps, l'Epicurien

 

1. Luc, XVI, 19-24. — 2. Ps. XLVIII, 7.

 

se confie en lui-même. En plaçant dans l'âme le même bien souverain, le Stoïcien lui assigne sans doute un siège plus honorable; mais il se confie en lui-même également. De plus Epicurien et Stoïcien ne sont que des hommes. Mais maudit soit qui met son espoir dans l'homme (1).

Que faire encore? Après avoir placé devant nous et l'Epicurien, et le Stoïcien, et le Chrétien, questionnons chacun deux. Selon toi, Epicurien, qu'est-ce qui fait le bonheur de l'homme? — Le plaisir des sens. — Et selon toi, Stoïcien?- La vertu de l'âme. — Et selon toi, Chrétien? —  La grâce de Dieu.

9. Ainsi, mes frères, nous avons vu en quelque sorte les Epicuriens et les Stoïciens conférer avec l'Apôtre, et leur conférence nous a appris ce que nous devons rejeter et ce que nous devons admettre. Les vertus de l'âme sont dignes d'éloges soit la prudence, qui distingue le bien et le mal; soit la justice, qui rend à chacun ce qui lui est dû; soit la tempérance, qui réprime les passions; soit la force, qui soutient les adversités avec calme. Oui, la vertu est une grande chose, elle est digne d'éloges, Stoïcien, loue-la de toutes tes forces; mais dis-moi : A qui la dois-tu? Ce qui te rend heureux, ce n'est pas la vertu de ton âme; c'est Celui qui t'a fait don de la vertu, Celui qui t'a inspiré de vouloir et qui t'a donné de pouvoir (2). Je sais que tu vas te rire de moi et te mêler à ceux qui se riaient de Paul. Eh bien! quand même tu serais un chemin, il ne laisse pas de semer, car moi aussi je suis dans ma faiblesse un semeur de paroles. Ce qui était un outrage sur tes lèvres, est mon titre. Je sème donc; mais je sème en toi comme sur une terre durcie. Je ne me décourage point et je parviens à la bonne terre. Comment te traiter? Tu es digne de blâme, et jugé tel par l’oracle divin : du nombre de ceux qui se confient dans leur vertu, de ceux qui mettent leur espoir dans un homme. Tu aimes la vertu, c'est bien; tu en as soif, je le sais; mais tu peux la faire jaillir en toi, tu es à sec; et pourtant si je te montre la source de la vie, ne te riras-tu pas? Ne diras-tu pas en toi-même: Comment me faire boire à ce rocher?

Mais la verge a frappé le rocher, et l'eau en a jailli. C'est que si « les Juifs demandent des prodiges ; » toi, Stoïcien, tu n'es pas juif, mais gentil, je le sais; si de plus les Gentils recherchent la sagesse ; pour nous, nous prêchons

 

1. Jérém. XVII, 5. — 2. Philip. II, 13.

 

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« le Christ crucifié. » Les Juifs s'en scandalisent, les Gentils s'en moquent. Aussi est-il « seau« Jale pour les Juifs et folie pour les Gentils; mais pour ceux qui sont appelés, soit Juifs, « soit Gentils; » tels que Paul, autrefois Saul ; tels que Denys l'Aréopagite et ceux qui ressemblent à l'un ou à l'autre, ce Christ « est la Vertu de Dieu et la Sagesse de Dieu (1). » Te riras-tu encore du rocher? La croix est la verge mystérieuse, le Christ est la fontaine qui jaillit, et si tu as soif, bois-y la vertu; enrichis-toi à cette fontaine et de ton coeur pourront jaillir des actions de grâces; tu ne t'attribueras plus ce que tu auras puisé en elle, mais tu t'écrieras tout transporté : « Je vous aimerai, Seigneur, ô ma vertu (2). » Tu ne diras plus : C'est ma propre vertu qui me rend heureux; tu ne seras plus du nombre de ces hommes qui connaissant Dieu « ne l'ont pas glorifié comme Dieu, ni ne lui ont rendu grâces ; mais se sont perdus dans leurs pensées, et dont le coeur insensé a été obscurci; car en se disant sages ils sont devenus fous (3). » Que signifie en effet: Se disant sages, sinon disant qu'ils possédaient la sagesse par eux-mêmes et se suffisaient? « Ils sont devenus fous, » et avec justice, car la folie n'est autre chose qu'une fausse sagesse. Tu entreras au contraire dans les rangs de ceux dont il est écrit : « Seigneur, ils marcheront à la lumière de votre visage, ils chanteront votre nom durant tout le jour,

ils s'élèveront dans votre justice, car vous êtes la gloire de leur vertu (4). » Tu recherchais la vertu, dis donc : « O Seigneur, ô ma vertu  (5). » Tu aspirais à la vie bienheureuse, dis aussi

« Heureux l'homme que vous avez instruit, Seigneur, » heureux, non pas le peuple qui s'attache au plaisir des sens, ni celui qui s'attribue sa vertu, mais celui « dont le Seigneur est le Dieu (6). » En lui est la patrie de la béatitude à laquelle tous aspirent et que tous ne cherchent pas où il faut. Pour nous, afin d'y parvenir, ne nous formons pas en quelque sorte un chemin d'après nos idées, n'essayons pas de nous dresser des sentiers trompeurs : car le chemin véritable descend de là jusqu'à nous.

10. Que veut en effet l'homme heureux? Que veut-il, sinon éviter les déceptions, la mort et la douleur ? Que cherche-t-il encore ? Est-ce à accroître en lui la faim et  à manger davantage? N'est-il pas préférable de ne la plus ressentir ? Il n'y a de bonheur qu'à vivre éternellement exempt

 

1. I Cor. I, 22, 24. — 2. Ps. XVI, 2. — 3. Rom. I, 21, — 12. — 4. Ps. LXXXVII, 16-18. — 5. Ps. XCIII, 12. — 6. Ps. CXLIII, 15.

 

de crainte et d'erreur. Car toute âme a l'illusion en horreur, et ce qui prouve jusqu'à quel degré, c'est que les hommes qui ont leur bon sens pleurent les aliénés qui rient. On aime, sans doute, mieux rire que de pleurer; si l'on demandait à quelqu'un : Veux-tu rire ou pleurer? Qui ne répondrait : Je veux rire? Faisons une autre question : Veux-tu être trompé ou connaître la vérité? Chacun répond : Connaître la vérité. Ainsi ce que l'homme préfère, c'est la joie et la vérité; du rire ou des pleurs, c'est le rire; de l'illusion ou de la vérité, c'est la vérité. Mais tel est l'invincible empire de la vérité, que l'homme encore aime mieux pleurer avec sa raison, que de rire avec la folie.

Aussi dans cette heureuse patrie règnera la vérité, sans déception et sans erreur aucune. De plus, il n'y aura point de larmes avec la vérité, car on y connaîtra le rire véritable et la joie qu'inspire la vérité, puisque la vie y sera réelle. S'il y avait de la douleur en effet, ce ne serait pas la vie : comment appeler vie un perpétuel et immortel supplice ? Aussi le Seigneur n'appelle pas vie la destinée réservée aux impies, quoiqu'ils doivent vivre sans fin, quoiqu'ils n'atteignent pas la limite de leur existence, pour n'atteindre pas celle de leur supplice ; car « leur ver ne meurt point, ni leur feu ne s'éteint (1) ; » non, il ne l'appelle pas vie, il réserve ce nom à la vie bienheureuse et éternelle (2). Ce riche donc lui demandait un jour: « Seigneur, quel bien ai-je à faire pour parvenir à l'éternelle vie : » et par éternelle vie il n'entendait que la vie bienheureuse: puisque si la vie des impies doit être éternelle, elle ne sera point heureuse mais remplie de tourments. Il lui disait donc : « Seigneur, quel bien ai-je à faire pour parvenir à l'éternelle vie ? » Observer les commandements, répondit le Seigneur. Je les ai tous accomplis, reprit le riche. Or en lui parlant des commandements comment s'exprime le Sauveur ? « Si tu veux parvenir à la vie (3). » Il ne dit pas : à la vie bienheureuse, attendu qu'une vie malheureuse ne doit même pas s'appeler vie. Il ne dit pas non plus : A la vie éternelle, car vit-on quand on craint la mort?

Eh bien ! voilà ce que tous veulent, ce que nous voulons tous, la vérité et la vie. Mais par où parvenir à ce vaste domaine, à cette félicité immense ? Les philosophes se sont ouvert des sentiers trompeurs; les uns disant: C'est par ici,

 

1. Isaïe, LXVI, 84. — 2. Matt. XXV, 41, 46. — 3. Ibid. XIX, 16, 17.

 

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et les autres: Non, mais de ce côté. Hélas! ils n'ont pas connu la voie, parce que Dieu résiste aux superbes (1). Nous ne la connaîtrions pas non plus, si elle n'était descendue jusqu'à nous. Aussi te Seigneur disait-il : « Je suis la voie. » Voyageur découragé, tu ne voulais pas t'approcher de cette voie, elle s'est approchée de toi. Tu cherchais

 

1. Jacq. IV, 6.

 

par où marcher : « Je suis la vérité et la vie (1). » En allant à lui, par lui, tu ne t’égareras.point.

Tel est l'enseignement chrétien; il n'est pas à comparer, mais il est incomparablement préférable aux doctrines des philosophes, soit à l'impureté des Epicuriens, soit à l'orgueil des Stoïciens.

 

1. Jean, XIV, 6.

 

 

Ce premier volume des Sermons a été traduit, pas. M. l'Abbé RAULX.

 

FIN DU TOME SIXIÈME.
 
 
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

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