SERMON CLVI. NÉCESSITÉ DE LA GRÂCE (1).
PRÊCHÉ DANS LA BASILIQUE DE GRATIEN, LE JOUR DE LA FÊTE DES MARTYRS DE BOLITE. {16 octobre, vers 417.)
ANALYSE. C'est en effet l'idée principale que saint Augustin met en relief dans l'explication des versets indiqués. I. En rappelant ce qu'il a dit dans les discours précédents, il montre que la grâce est nécessaire pour la justification. La loi ne justifiait pas; elle faisait plutôt sentir au pécheur son impuissance et le pressait d'implorer la médiation et la puissance du Sauveur. Il. Il ne suffit pas d'avoir été justifié, il faut. de plus mener une vie sainte, vivre selon l'esprit de Dieu et non pas selon la chair. Or l'Esprit de Dieu ou sa grâce nous est également indispensable pour vivre saintement ; non pas seulement, comme le prétendent quelques-uns, pour mener plus facilement une vie sainte, mais absolument pour pouvoir faire le bien, car sans la grâce nous en sommes incapables, et notre liberté ne peut que nous conduire au mal. III. Il s'ensuit qu'avec la grâce et la fidélité à la grâce, nous devons compter sur l'héritage des enfants de Dieu, sur la possession et la jouissance de notre Père qui est aux cieux. Ainsi la grâce est nécessaire pour nous tirer du péché, pour nous aider à mener une vie sainte, pour nous conduire au ciel.
1. La profondeur de la parole de Dieu exerce notre zèle sans refuser de se faire comprendre. Car si tout y était fermé, comment en pénètrerait-on les obscurités; et si tout y était enfoui, comment l'âme y trouverait-elle sa nourriture et la force d'en sonder les mystères ?
En expliquant à votre charité, avec l'aide qu'il a plu au Seigneur de nous accorder, les passages précédents de l'Apôtre, nous avions beaucoup de peine et d'inquiétude. Nous compatissions à vos besoins et nous étions soucieux non-seulement pour vous mais encore pour nous. Cependant, si je ne m'abuse, le Seigneur a pris pitié de nous tous, et par notre ministère il a daigné jeter de telles lumières sur ce qui nous semblait le plus impénétrable, qu'un esprit pieux n'y voit plus de problème à résoudre. Quant aux impies, ils ont horreur de l'évidence même; on voit de ces malheureux profondément pervertis redouter de connaître pour ne pas se sentir forcés de pratiquer. C'est de ces hommes qu'il est dit dans un psaume : « Ils ont refusé de comprendre de peur de faire le bien (2) ». Pour vous, mes bien-aimés, car il convient que j'aie des idées avantageuses de vous, vous demandez à comprendre coin nie Dieu demande que vous fassiez le bien. Car, est-il écrit, «tous ceux qui le servent ont un esprit droit (3) ». Il est vrai, ce qu'il nous reste à expliquer, ce qu'on vient de lire, ne présente pas autant de difficultés que nous en avons rencontrées dans ce qui précède, et pourtant
1. Rom. VIII, 12-17. 2. Ps. XXXV, 4. 3. Ps. CX, 10.
soutenus par la main de Dieu nous avons pu franchir ces passages périlleux. Il faut toutefois vous appliquer encore; car c'est ici comme la conclusion de ces propositions épineuses où il fallait prendre garde de faire de l'Apôtre un homme couvert en quelque sorte de tous les crimes, puisqu'il disait lui-même : «Je ne fais pas ce que je veux (1)». Il fallait prendre garde aussi de laisser croire d'une part que la loi divine avec le libre arbitre pût suffire à l'homme sans aucun autre secours du ciel, et d'autre part qu'elle ait été donnée inutilement. Voilà pourquoi nous avons expliqué le bien qu'elle était appelée à produire, sans toutefois remplacer la grâce.
2. Nous l'avons dit clairement en effet, vous devez vous en souvenir, et nous ne craignons pas de le répéter avec une force et un soin nouveau : le but de la loi était de faire connaître l'homme à lui-même, non pas de le guérir, mais de le déterminer à recourir au médecin en voyant les prévarications se multiplier proportionnellement à sa faiblesse (2). Or, quel est ce médecin, sinon Celui qui a dit : « Le médecin est nécessaire, non à qui se porte bien, mais à qui est malade (3)? » Mais de même que ne reconnaître pas le Créateur, c'est nier avec orgueil qu'on soit redevable de son être à quelqu'un; ainsi nier qu'on soit malade, c'est prétendre qu'un Sauveur est inutile. Pour nous, mieux inspirés, bénissons notre Créateur, et pour guérir les plaies que nous nous
1. Rom. VII, 15. 2. Ci-dessus, serm. CLV. n. 4. 3. Matt. IX, 12.
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sommes faites, implorons le Sauveur. Or, que lui demanderons-nous? De nous donner une loi? C'est trop peu; « car si la loi qui a été accordée avait pu donner la vie, la justice viendrait sûrement de la loi ». Mais si la loi octroyée ne pouvait communiquer la vie, pourquoi l'avoir donnée? L'Apôtre continue; il dit dans quel but elle a été promulguée, et il fait entendre que tout utile que fût la loi, tu ne dois pas te croire guéri par elle. « Si donc », dit-il, « la loi qui a été octroyée avait pu donner la vie, la justice viendrait sûrement de la loi ». Puis, comme si nous demandions Alors, à quoi bon la loi? «l'Ecriture, poursuit-il, a tout enfermé sous le péché, afin que les divines promesses fussent accomplies par la foi en Jésus-Christ en faveur de ceux qui croiraient (1) ».
A ce mot de promesses, attends Celui qui les réalisera. La nature humaine a bien pu se blesser avec son libre arbitre; mais une fois blessée et meurtrie elle ne saurait se guérir avec lui. Pour vivre dans l'intempérance et te rendre malade, tu n'as que faire de médecin, tu te suffis quand il s'agit de te faire du mal; mais une fois ta santé perdue dans l'intempérance, il ne t'est pas aussi facile de la rétablir qu'il t'a été facile de la ruiner dans la débauche. Que dis-je? lors même qu'on se porte bien, le médecin ne prescrit-il pas encore la sobriété? Oui, s'il est bon médecin, il ne veut pas que la maladie vienne le rendre nécessaire. C'est ainsi qu'après avoir créé l'homme sans mauvais penchant, le Seigneur notre Dieu daigna lui recommander la tempérance, et si l'homme eût été fidèle à l'observer, il n'aurait pas eu besoin ensuite d'appeler le médecin. Hélas ! pour ne l'avoir pas gardée, il est tombé malade, et malade il a créé, ou plutôt engendré d'autres malades. Dans tous ceux qui naissent ainsi malades, néanmoins, Dieu ne laisse pas de faire tout ce qu'il y a de bon : c'est lui qui donne au corps la forme et la vie, qui le nourrit et qui répand la pluie et le soleil sur les bons et sur les méchants; les méchants eux-mêmes n'ont pas à se plaindre de sa bonté. De plus il n'a pas voulu laisser abîmé dans l'éternelle mort le genre humain, tout justement, qu'il y fût condamné par lui-même; il lui a envoyé un médecin, un Sauveur, pour le guérir gratuitement, pour nous
1. Gal. III, 21, 22.
récompenser même après nous avoir gratuitement guéris. Que se peut-il ajouter à tant de bonté? Voit-on un homme pour dire : Laisse-moi te guérir et je te paierai? Ah! il n'a pris conseil que de son coeur ; il savait bien en venant à nous qu'il était riche et que nous étions pauvres. Aussi nous guérit-il de nos maux, et après nous avoir guéris nous fait-il un don qui n'est autre que lui-même, se montrant ainsi notre médecin quand nous sommes malades, et notre récompense quand nous sommes guéris.
3. « Ainsi donc, mes frères », c'est la lecture d'aujourd'hui, « nous ne sommes point redevables à la chair pour vivre selon la chair ». C'est pour n'y pas vivre que nous avons reçu le secours de Dieu, l'Esprit de Dieu, et qu'au milieu de nos travaux de chaque jour nous sollicitons sa grâce. La loi menace, la loi ne donne pas la force de faire ce qu'elle commande; ainsi elle assujettit, elle ne communique pas la grâce. « Elle est bonne pourtant lorsqu'on en fait bon usage (1) ». Qu'est-ce qu'en faire bon usage ? Ç'est avec elle constater de quelles infirmités on est atteint et implorer, pour guérir, l'assistance du ciel. Car, je l'ai déjà dit et je ne saurais trop le redire, « si la loi pouvait donner la vie, la justice viendrait entièrement de la loi » ; alors il n'eût pas fallu chercher de Sauveur, le Christ ne serait point descendu et il n'aurait pas racheté au prix de son sang ses brebis égarées. Voici en effet ce que dit ailleurs le même Apôtre: « Si la justice venait de la loi, il s'ensuivrait que le Christ serait mort inutilement (2) ». Mais à quoi sert-elle, quel avantage nous en revient? « L'Ecriture, dit saint Paul, a tout compris sous le péché, afin que les promesses fussent accomplies en faveur des croyants par la foi en Jésus-Christ. Aussi, ajoute-t-il, la loi nous a-t-elle servi de pédagogue vers Jésus-Christ (3) ». Remarquez cette comparaison , elle explique ma pensée. Un pédagogue ne garde pas l'enfant près de lui, il le conduit au maître; et l'enfant, quand son éducation est accomplie, n'est plus sous l'autorité de son pédagogue.
4. L'Apôtre traite encore ailleurs le même sujet, car il y revient fort souvent. Si seulement il n'avait pas affaire à des sourds ! Souvent donc il revient sur ce sujet et recommande
1. I Tim. I, 8. 2. Gal. II, 21. 3. Ib. III, 24.
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aux gent-ils les avantages de la foi. C'est par la foi qu'on obtient la grâce d'accomplir la loi ; ce n'est pas par la loi, c'est par la foi qu'on en obtient la force. Si l'Apôtre insiste si fréquemment sur cette vérité, c'est qu'il était en face des Juifs qui étaient fiers d'avoir la loi et qui s'imaginaient que le libre arbitre leur suffisait pour l'accomplir. Or, en croyant ainsi que le libre arbitre suffisait pour accomplir la loi, « ils ne connaissaient pas la justice de Dieu », ils ignoraient qu'elle vient de Dieu par la foi; « ils voulaient de plus établir la leur », se persuader qu'ils ne la devaient qu'à eux-mêmes et qu'ils ne l'avaient pas obtenue en la demandant avec foi: « Ainsi, concluait l'Apôtre, ils ne sont pas soumis à la justice de Dieu. Car le Christ est la fin de la loi, pour justifier tous ceux qui croiront (1) ».
Or en traitant ainsi ce sujet, il se fait cette objection: « A quoi donc sert la loi? » Quelle est son utilité? Et il répond : «Elle a été établie à cause des transgressions ». En d'autres termes, comme il s'exprime ailleurs, « la loi est entrée pour multiplier le péché ». Mais aussi, poursuit-il: « Où a abondé le péché, a surabondé la grâce (2) ». Le mal semblait trop léger et on dédaignait de recourir aux remèdes ; le mal s'est aggravé et on est allé chercher le médecin. « A quoi donc sert la loi ? Elle a été établie à cause des transgressions » , pour abaisser la fierté de ces esprits superbes qui présumaient trop d'eux-mêmes et qui avaient de leur volonté une idée si haute, qu'ils croyaient leur libre arbitre suffisant pour les rendre justes. Hélas ! néanmoins, lorsqu'au sein du paradis terrestre cette liberté était encore dans toute sa force, n'a-t-elle pas montré de quoi elle était capable, capable de tomber et non de se relever? Ainsi donc la loi a été établie en vue des transgressions jusqu'à ce que vînt le rejeton pour lequel Dieu avait fait la promesse, remise par les anges dans la main d'un médiateur ».
5. « Or un médiateur ne l'est pas pour un seul, et Dieu est seul (3) ». Que signifie : « Un médiateur ne l'est pas pour un seul? » Que nul ne peut être médiateur qu'entre deux. Or si Dieu est seul, si de plus on ne peut être médiateur pour un seul, entre Dieu et entre quoi cherchons-nous un médiateur ? Que veut donc
1. Rom. X, 3, 4. 2. Rom. V, 20. 3. Gal. III, 19, 20.
dire : « Un médiateur ne l'est pas pour un seul? » L'Apôtre va nous l'apprendre, car ailleurs il dit : « Il n'y a qu'un Dieu et qu'un médiateur entre Dieu et les hommes, « Jésus-Christ fait homme (1) ». Ah ! si tu n'étais pas tombé, un médiateur ne te serait pas nécessaire; mais comme tu es à terre sans pouvoir te relever, Dieu t'a en quelque sorte offert son propre bras pour médiateur. « Ce bras du Seigneur, pour qui s'est-il révélé (2) ? »
Mais aussi que personne ne s'avise de dire Puisque nous ne sommes plus sous la loi , mais sous la grâce, péchons à notre gré et faisons ce qui nous plaît. Parler ainsi, c'est aimer la maladie et non la santé. La grâce est un remède; vouloir être toujours malade, c'est dédaigner ce remède. « Aussi, mes frères », après avoir reçu ce remède divin, après que Dieu, du haut du ciel, nous offre son secours, son bras sacré avec l'assistance de l'Esprit-Saint, « nous ne sommes pas redevables à la chair pour vivre selon la chair ». La foi d'ailleurs ne saurait faire le bien que par la charité, et c'est à ce titre que la foi des fidèles se distingue de celle des démons, qui croient et qui tremblent (3). Ainsi la foi digne d'éloges, la vraie foi inspirée par la grâce est celle qui agit par amour. Or, pour faire ainsi le bien par amour, pouvons-nous nous procurer cet amour à nous-mêmes et n'est-il pas écrit : « La charité a été répandue dans nos curs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné (4) ? » La charité est tellement un don de Dieu, que Dieu en porte le nom. « Dieu est charité, dit l'apôtre saint Jean, et celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui (5) ».
6. « Ainsi donc, mes frères, nous ne sommes pas redevables à la chair pour vivre selon la chair. Car si vous vivez selon la chair, vous mourrez ». Non pas que la chair soit mauvaise par nature, puisqu'elle aussi est l'uvre de Dieu, formée par Dieu aussi bien que l'âme, sans être plus qu'elle une partie de Dieu, mais son oeuvre comme elle. Non, la chair n'est pas mauvaise par nature; ce qui est mauvais, c'est de vivre selon la chair. Dieu est souverainement bon, parce qu'il est l'Etre souverain, comme il le dit dans ces mots : « Je suis l'Etre (6) ». Dieu donc est souverainement bon;
1. I Tim. II, 5. 2. Is. LIII, 1. 3. Jacq. II, 19. 4. Rom. V, 5. 5. I Jean, IV, 16. 6. Exod. III, 14.
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l'âme à son tour est un grand bien, mais elle n'est pas le bien souverain. Or quand je dis que Dieu est souverainement bon, ne crois pas que je ne l'entende que du Père; je l'entends du Père, du Fils et du Saint-Esprit; car ces trois ne font qu'un, qu'un seul Dieu, et ce Dieu est le Dieu souverainement bon. C'est dans ce sens que Dieu est un, et voilà comment il te faut répondre quand on te questionne sur la Trinité, et sans croire, lorsqu'on te dit que Dieu est un, que le Père soit le Fils et le Saint-Esprit. Il n'en est rien : le Père dans la Trinité n'est pas le Fils, le Fils n'y est pas le Père, et l'Esprit-Saint n'y est non plus ni le Père ni le Fils, mais l'Esprit du Père et du Fils. Oui, il est réellement l'Esprit du Père et du Fils, coéternel au Père et au Fils, consubstantiel, égal à l'un et à l'autre. Voilà toute la Trinité, voilà le Dieu unique et souverainement bon. Quant à l'âme, comme je l'ai dit, elle a été créée par ce Bien souverain, et sans être le souverain bien, elle est un grand bien Pour la chair, elle n'est ni un souverain bien, ni un grand bien, mais un bien d'ordre inférieur. Ainsi l'âme est un grand bien, sans être le bien souverain, et elle vit entre le bien souverain et le bien d'ordre inférieur, en d'autres termes, elle vit entre Dieu et la chair, inférieure à Dieu mais supérieure à la chair. Pourquoi donc conformerait-elle sa vie au bien inférieur et non au bien suprême? Plus clairement encore: Pourquoi ne vit-elle pas selon Dieu mais selon la chair?
Car elle n'est pas redevable à la chair pour vivre selon la chair. C'est à la chair de vivre selon l'âme et non à l'âme de vivre selon la chair. La chair ne doit-elle pas conformer sa vie au principe de sa vie ? N'est-ce pas un devoir pour la chair et pour l'âme? Or, qui fait vivre ta chair? ton âme. Et qui fait vivre ton âme? ton Dieu. A l'âme donc et à la chair de vivre de ce qui les fait vivre. La chair n'est pas sa propre vie; l'âme est la vie de la chair. L'âme n'est pas non plus la vie de l'âme; c'est Dieu. Ainsi donc, obligée de vivre selon Dieu et non pas selon la chair, l'âme dégénère si elle vit selon elle-même ; et en vivant selon la chair elle progresserait? Mais pour que la chair ait raison de conformer sa vie à celle de l'âme, il faut que l'âme à son tour conforme sa vie à la volonté de Dieu. Qu'arriverait-il effectivement si l'âme voulait vivre, non pas selon la chair, mais selon elle-même, comme je viens de le dire ? Je vais vous l'exposer, car il est bon, il est même très-avantageux que vous le sachiez.
7. Il y eut des philosophes profanes dont les uns ne mettaient le bonheur qu'à vivre selon la chair, et ne voyaient de bien pour l'homme que dans les plaisirs du corps. Du nom d'Epicure, leur fondateur et leur maître, on appela Epicuriens ces philosophes, eux et leurs semblables. Il y en eut d'autres; remplis d'orgueil, ils s'élevaient en quelque sorte au-dessus de la chair, mettaient dans leur âme tout l'espoir du bonheur, et faisaient consister le souverain bien dans leur propre vertu. Votre piété reconnaît ici une expression des psaumes; vous savez, vous voyez, vous vous rappelez comment y sont tournés en dérision ceux qui « se confient dans leur propre vertu (1)» .Tels furent donc les philosophes qui portent le nom de Stoïciens. Les premiers vivaient selon la chair, ceux-ci selon l'âme; ni les uns ni les autres ne vivaient selon Dieu. C'est à Athènes principalement que s'agitaient et que discutaient ces sectes. L'apôtre Paul y vint, comme on le lit au livre des Actes, et je suis heureux de voir que vos connaissances et vos souvenirs vous permettent de prévenir ce que je veux exprimer; alors donc, est-il écrit, « quelques philosophes Epicuriens et Stoïciens conférèrent avec lui (2) » ; ainsi ceux qui vivaient selon la chair et ceux qui vivaient selon l'âme conféraient avec un homme qui vivait selon Dieu. Mon bonheur, disait l'Epicurien, est de jouir de la chair. Mon bonheur, ajoutait le Stoïcien, est de jouir de mon esprit. « Et le mien, reprenait l'Apôtre, est de m'attacher à Dieu (3) ». Heureux, disait lEpicurien, celui qui jouit des voluptés de la chair. Heureux plutôt, s'écriait le Stoïcien , celui qui jouit des vertus de son âme. « Heureux, reprenait l'Apôtre, celui qui met son espoir dans le nom du Seigneur ». L'Epicurien est dans l'erreur; il est faux que l'homme soit heureux en jouissant des voluptés de la chair. Le Stoïcien se trompe aussi; car il est faux et absolument faux que l'homme soit heureux pour jouir de la vertu de son âme. « Heureux donc est celui qui met son espoir dans le nom du Seigneur ». Et comme ces philosophes sont aussi vains que menteurs, l'auteur sacré ajoute : « Et qui n'a
1. Ps. XLVIII, 7. 2. Act. XVII, 18. 3. Ps. LXXII, 28.
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point tourné ses regards vers les vanités et les folies menteuses (1) ».
8. « Ainsi donc, mes frères, nous ne sommes point redevables à la chair, pour vivre selon la chair » , comme les Epicuriens. Que dis-je ? Quand l'âme voudra vivre selon elle-même, elle deviendra charnelle, tombant, sans pouvoir se relever, dans les affections charnelles. Eh ! comment se relèverait-elle, puisqu'elle ne s'attache pas au bras libérateur qui lui est tendu? Si vous vivez selon la chair », dit l'Apôtre, et remarquez que dans ces mots : a Que peut contre moi la chair? que peut contre moi l'homme (2)? » la chair et l'homme sont synonymes; si vous vivez selon la chair, vous mourrez », non pas de la mort qui sépare l'âme du corps, puisque vous mourrez de cette manière tout en vivant selon l'Esprit; mais de la mort dont parle le Seigneur de cette façon terrible lorsqu'il dit dans l'Evangile : « Redoutez Celui qui peut précipiter l'âme et le corps dans la géhenne brûlante (3). Si donc vous vivez selon la chair, vous mourrez ».
9. « Mais si par l'Esprit vous mortifiez les uvres de la chair, vous vivrez ». Notre tâche durant cette vie est ainsi de mortifier par l'esprit les uvres de la chair, de les réprimer, de les restreindre, de les comprimer, de les anéantir chaque jour. Combien de passions, autrefois agréables, sont devenues insipides pour qui a fait quelques progrès? On les mortifiait, quand on y résistait malgré leurs charmes; et maintenant qu'elles n'ont plus d'attraits, elles sont comme mortes. Foule aux pieds ce cadavre et cours à ce qui vit encore; foule aux pieds cet ennemi étendu sans vie et va lutter contre celui qui résiste encore. Car s'il est des passions mortes, il en est d'autres qui vivent; tu mortifieras celles-ci en n'y consentant pas, et quand pour toi elles n'auront plus rien de flatteur, c'est que tu les auras exterminées. Voilà donc notre tâche, c'est en cela que doit consister pour nous la lutte; lutte laborieuse où nous avons Dieu pour spectateur, et où nous implorons son secours quand nous combattons avec courage. Sans son aide, en effet, nous ne pourrons vaincre, nous ne pourrons même pas combattre.
10. Aussi voyez ce qu'ajoute l'Apôtre. Il a dit : « Mais si par l'Esprit vous mortifiez les
1. Ps. XXXIX, 5. 2. Ps. LV, 5, 11. 3. Matt. X, 28.
uvres de la chair, vous vivrez »; en d'autres termes : Vous vivrez, si vous mortifiez par l'Esprit ces convoitises charnelles qu'il est si glorieux de ne pas suivre et si parfait de ne ressentir plus; ces uvres corrompues de la chair, qui cherchent votre mort. Or il était à craindre que chacun ne vînt à compter sur son esprit propre pour repousser ces assauts de la chair. Car on ne dit pas seulement de Dieu qu'il est un Esprit, on le dit aussi de ton âme, de ton intelligence; comme dans ces mots: « J'obéis par l'intelligence à la loi de Dieu et par la chair à la loi du péché (1) » ; qui signifient : « L'esprit convoite contre la chair et la chair contre l'esprit (2) ». L'Apôtre donc veut t'empêcher de compter sur ton esprit dans cette lutte contre les oeuvres de la chair, et d'être victime de l'orgueil, car Dieu résiste à l'orgueilleux comme il donne sa grâce aux humbles, selon ces paroles de l'Ecriture : « Dieu résiste aux superbes, mais aux humbles il donne sa grâce (3) ». Et pour détourner de toi cet orgueil fatal, voici ce qu'il ajoute.
Après avoir dit : « Si par l'Esprit vous mortifiez les uvres de la chair, vous vivrez », afin d'ôter à l'esprit humain la pensée de s'élever et de se croire assez puissant et assez fort pour remporter cette victoire, il ajoute aussitôt : « Car tous ceux qui sont conduits par l'Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu ». Pourquoi te pavaner à ces mots : « Si par l'Esprit vous mortifiez les uvres de la chair, vous vivrez? » Tu allais dire : Je n'ai besoin pour cela que de ma volonté, que de mon libre arbitre. Que peut, hélas ! ta volonté? que peut ton libre arbitre? Si Dieu ne te dirige, tu tombes; et tu restes tombé, s'il ne te relève. Comment donc compter sur ton esprit, quand l'Apôtre te crie : « Tous ceux qui sont conduits par l'Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu ? » Tu veux te conduire, te mener toi-même pour mortifier ces uvres de la chair? Mais que te sert de n'être pas Epicurien, si tu es Stoïcien? Que tu sois Epicurien ou Stoïcien, tu nes pas au nombre des fils de Dieu. « Car tous ceux qui sont conduits par l'Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu ». Ce ne sont ni ceux qui vivent selon la chair, ni ceux qui vivent selon leur esprit propre, ni ceux qui suivent les attraits de la chair, ni ceux qui se laissent aller à leur propre esprit,
1. Rom. VII, 25. 2. Gal. V, 17. 3. Jacq. IV, 6.
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mais tous ceux qui sont conduits par l'Esprit de Dieu, qui sont fils de Dieu ».
11. Quelqu'un m'arrête ici : Que faisons-nous, si nous ne nous conduisons pas nous-mêmes ? Je réponds : Non-seulement tu agis quand tu es conduit, mais tu agis d'autant mieux que tu es mieux conduit. Car l'Esprit de Dieu qui te conduit, t'aide à bien agir. Il prend à ton égard ce nom d'aide, adjutor, pour te faire entendre que tu agis avec lui. Réfléchis à ce que tu demandes, réfléchis à ce que tu professes, quand tu lui dis : « Soyez mon aide, ne m'abandonnez pas (1) ». Oui tu appelles Dieu à ton aide. Mais on n'aide pas celui qui ne fait rien. « Tous ceux donc qui sont conduits par l'Esprit de Dieu », non par la lettre, mais par l'Esprit, non par la loi qui commande, qui menace, qui promet, mais par l'Esprit qui excite, qui éclaire et qui aide, « ceux-là sont fils de Dieu. Nous savons, dit le même Apôtre, que tout coopère au bien de ceux qui aiment Dieu ». Si tu n'opérais pas, Dieu serait-il ton coopérateur ?
12. Mais soyez ici fortement sur vos gardes. Votre esprit ne pourrait-il pas dire: Dieu me retirât-il sa coopération et son aide, je n'en viendrai pas moins à bout? Il me faudra faire effort sans doute et surmonter des difficultés, mais je puis réussir. C'est comme si on disait En ramant nous parviendrons au port avec quelque peine. Ah ! si le vent nous était favorable, quelle facilité plus grande ! Mais telle n'est point la nature du secours que nous recevons du Père, que nous recevons du Fils, que nous recevons de l'Esprit-Saint. Nous ne pouvons sans ce secours faire absolument aucun bien. Il est vrai, tu agis sans lui avec liberté, mais tu agis mal. Voilà à quoi peut te servir cette volonté que tu appelles libre et qui en faisant le mal devient une esclave digne de damnation. Or quand je te dis que sans le secours de Dieu tu ne fais rien, j'entends, rien de bon ; ta libre volonté suffisant pour mal faire, sans le secours de Dieu. Et toutefois elle n'est pas libre ; car on est esclave de celui par qui on a été vaincu (2) », de plus : « Quiconque pèche est esclave du péché » ; enfin : « Si le Fils vous affranchit, vous serez alors véritablement libres (3) ».
13. Croyez donc qu'en faisant le bien de cette manière vous agissez volontairement.
1. Ps. XXVI, 9. 2. II Pierre, II,19. 3. Jean, VIII, 34, 36.
Dès que vous avez la vie, vous agissez ; l'Esprit-Saint ne vous aiderait pas si vous ne travailliez point, et si vous n'opériez, il ne vous servirait pas de coopérateur. N'oubliez pas toutefois que vous ne faites le bien qu'autant que vous l'avez pour guide et pour aide, et que sans lui vous ne pouvez aucun bien absolument (1).
Ainsi nous ne disons pas comme certains hommes qui se sont vus forcés enfin à reconnaître la grâce ; et pourtant nous bénissons Dieu de cet aveu tardif, car en avançant encore ils pourront arriver à la vérité. Ils disent donc que si la grâce de Dieu nous aide, c'est à agir plus facilement, et voici leurs expressions : « Le but pour lequel Dieu donne aux hommes sa grâce, disent-ils, c'est de les rendre capables d'accomplir plus facilement, avec cette grâce, ce qu'ils sont obligés de faire avec leur libre arbitre ». La navigation est plus facile avec les voiles, plus difficile avec les rames; les rames pourtant suffisent. On voyage à cheval plus facilement, plus difficilement à pied; à pied pourtant on finit par arriver. Or ce langage n'est pas celui de la vérité.
Ecoutez le Maître même de la vérité, ce Maître qui ne flatte ni ne trompe personne, ce Maître qui enseigne et qui sauve tout à la fois, et à qui nous a conduits un importun pédagogue. En parlant des bonnes oeuvres, qu'il compare aux fruits des sarments et des branches de la vigne, il ne dit pas: Vous pouvez sans moi faire quelque chose, mais plus facilement avec moi ; il ne dit pas: Vous produirez sans moi du fruit, mais vous en produirez davantage avec moi. Il ne dit pas cela. Que dit-il donc? Lisez le saint Evangile, devant qui s'abaissent les têtes superbes ; vous n'y trouverez pas la doctrine d'Augustin différente de la doctrine du Seigneur. Qu'y dit le Seigneur? Sans moi vous ne pouvez rien faire (2) ». Et maintenant, lorsque vous entendez ces mots : « Tous ceux qui sont conduits par l'Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu », ne vous abattez point. En vous employant pour la construction de son temple, Dieu ne vous prend pas pour des pierres sans mouvement c'est l'ouvrier seul qui élève et place celles-ci. Telle n'est pas la nature des pierres vivantes.
1. Il s'agit ici du bien dans l'ordre surnaturel, car on peut, sans le secours de la grâce, faire quelques bonnes oeuvres naturelles.
2. Jean, XV, 5.
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« Or c'est vous qui comme des pierres vivantes vous réunissez pour former le temple de Dieu (1) ». Ainsi donc quand il vous conduit, courez de votre côté, suivez quand il vous mène; il n'en sera pas moins vrai que sans lui vous ne pouvez rien faire, car « cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde (2) ».
14. Peut-être alliez-vous dire: La loi nous suffit. La loi inspire la crainte; mais voyez ce qu'ajoute l'Apôtre. Il a dit : « Tous ceux qui sont animés de l'Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu » ; et comme être animé de l'Esprit de Dieu c'est agir par charité, « la charité ayant été répandue dans nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné (3)», il continue: « Aussi n'avez-vous pas reçu de nouveau l'esprit de servitude qui inspire la crainte ». Que rappelle ce mot, de nouveau? Comme à l'époque où vous étiez sous le joug de l'importun pédagogue. Que signifie-t-il encore? Comme au moment où sur le mont Sina vous avez reçu l'esprit de servitude.
On va me dire: L'Esprit qui rend esclave ne saurait être le même que l'Esprit qui affranchit. S'il n'était pas le même, l'Apôtre semblerait-il dire qu'il est le même en employant ce mot de nouveau ? Oui, c'est le même Esprit; mais la première fois il a écrit sur des tables de pierre pour imprimer la crainte, et la seconde fois sur les tablettes du coeur pour pénétrer d'amour. Vous qui étiez ici avant-hier, vous vous rappelez comment le peuple se tenait éloigné et comment le bruit, le feu et la fumée de la montagne le glaçaient de frayeur (4); comment au contraire le Saint-Esprit, ou le doigt de Dieu, descendit le cinquantième jour après la pâque figurative, et reposa, sous forme de langues de feu, sur chacun des disciples (5). Ce n'était donc plus la crainte, c'était l'amour; ce n'était plus pour nous rendre esclaves, c'était pour faire de nous des enfants. Car faire le bien par crainte du châtiment, ce n'est pas aimer Dieu encore, ce n'est pas être au nombre de ses fils ; et pourtant si tous du moins avaient peur de sa sévérité ! La crainte est une esclave, la charité est libre; j'oserai même dire que la crainte est l'esclave de la charité. Ah ! pour éloigner le diable de ton coeurs fais marcher en avant ton esclave et qu'elle garde la place pour sa
1. Eh. II, 22; I Pierre, II, 5. 2. Rom. IX, 16. 3. Ib. V, 5. 4. Exod. XIX, XX, XXXI, 18; ci-dev. ser. CLV, n. 6. 6. Act. II, 1-4.
future maîtresse. Agis, agis par crainte du châtiment, si tu ne peux agir encore par amour de la justice. Viendra la maîtresse et l'esclave s'en ira, car « la charité parfaite chasse la crainte (1); et vous n'avez pas reçu de nouveau l'Esprit de servitude qui inspire la crainte ». C'est maintenant le Nouveau Testament, ce n'est plus l'Ancien. « Les choses anciennes ont passé; voilà que tout est devenu nouveau; et le tout vient de Dieu (2) » .
15. Que lisons-nous ensuite? L'Apôtre t'entend dire: Qu'avons-nous reçu? Il ajoute donc: «Mais vous avez reçu l'Esprit d'adoption filiale par lequel nous crions: Abba, « Père ». On craint un maître, on aime un père. « Mais vous avez reçu l'Esprit d'adoption filiale par lequel nous crions: Abba, Père ». Ce cri vient du coeur et non de la bouche ni des lèvres; il retentit à l'intérieur, aux oreilles de Dieu. C'est ainsi que criait Susanne, sans ouvrir la bouche ni remuer les lèvres (3). « Mais vous avez reçu l'Esprit d'adoption filiale par qui nous crions: Abba, Père ». C'est au coeur de crier: « Notre Père qui êtes aux cieux (4) ». Et pourquoi ne pas dire seulement: « Père? » Pourquoi dire: « Abba, Père? » Car si tu demandes ce que signifie Abba, on te répondra qu'il signifie Père; tel est son sens en hébreu. Pourquoi l'Apôtre a-t-il employé ces deux termes à la fois? C'est qu'il avait en vue cette pierre angulaire rejetée par les travailleurs (5), et devenue la tête d'angle; il savait qu'elle ne porte ce nom de pierre angulaire que pour réunir et faire s'embrasser les deux murs qui viennent de directions opposées. Ces deux murs sont la circoncision et la gentilité, aussi éloignées l'une de l'autre qu'elles l'étaient de l'angle, et aussi rapprochées entre elles qu'elles sont maintenant rapprochées de l'angle où elles s'unissent intimement. « Car c'est lui qui est notre paix, et de deux il ne fait qu'un (6) » ; il ne fait qu'un de la circoncision et de la gentilité; ces deux murs sont la gloire de l'angle qui les réunit. « Vous avez reçu l'Esprit d'adoption filiale par qui nous crions: Abba, Père ».
16. Si tel est le gage, quelle ne sera pas la réalité? Ne l'appelons pas gage, disons plutôt au singulier, arrhe ; car on rend le gage quand on a reçu l'objet même, au lieu qu'on conserve l'arrhe, lorsqu'on est en possession
1. I Jean , IV, 18. 2. II Cor. V, 17, 18. 3. Dan. XIII. 4. Matt. VI, 9. 5. Ps. CXVII, 22. 6. Ephés. II, 14.
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de ce qu'on attendait; l'arrhe ainsi n'est qu'une partie de ce qui était promis. Que . chacun donc rentre dans son coeur et examine si c'est du fond de son âme, si c'est avec un amour sincère qu'il crie : « Père ». Il ne s'agit pas de savoir pour le moment quelle est l'étendue de ta charité, si elle est grande, petite ou moyenne, mais de savoir au moins si tu en as. Si tu en as, elle grandira secrètement, en grandissant elle se perfectionnera, et une fois parfaite, elle subsistera; car une fois parfaite elle ne vieillit pas pour aller de la vieillesse à la mort; mais quand elle se perfectionne, c'est pour subsister éternellement. Ecoute en effet ce qui suit. « Nous crions: Abba, Père. C'est l'Esprit même qui rend à notre esprit le témoignage que nous sommes enfants de Dieu ». Ce n'est pas notre esprit qui rend à notre esprit le témoignage que nous sommes enfants de Dieu : c'est l'Esprit même de Dieu, c'est l'arrhe qui nous garantit l'exécution de la promesse. « L'Esprit même rend à notre esprit le témoignage que nous sommes enfants de Dieu ».
17. « Or, si nous sommes enfants, nous sommes aussi héritiers ». On ne porte pas en vain le nom d'enfants; on est récompensé, la récompense est l'héritage. N'avais-je pas raison de vous dire tout à l'heure que non content de nous donner la santé, notre médecin daigne encore nous offrir une récompense pour nous l'avoir donnée? En quoi consiste cette récompense? A être ses héritiers. Héritage bien différent des héritages humains ! Un père ne fait que laisser à ses enfants, il.ne possède pas conjointement avec eux; et pourtant il croit faire beaucoup, il veut qu'on le remercie d'avoir voulu donner ce qu'il ne pourrait emporter. Que pourrait-il emporter en mourant? S'il le pouvait, laisserait-il ici quoique ce fût à sa famille? Mais c'est Dieu même qui est l'héritage de ses héritiers; aussi est-il dit de lui dans un psaume: « Le Seigneur est ma part d'héritage (1) ».
Oui, héritiers de Dieu » ; si pour vous ce n'est pas assez, voici ce qui mettra le comble à votre joie : « héritiers de Dieu, et cohéritiers du Christ ».
Tournons-nous avec un coeur pur, etc.
1. Ps. XV, 5.
SERMON CLVII. L'ESPÉRANCE CHRÉTIENNE (1).
ANALYSE. L'espérance chrétienne demande que, détachés des choses présentes, nous fixions nos regards sur les biens futurs. Il est vrai, il faut pour cela courage et patience ; mais la vue de la gloire du Sauveur ne nous dit-elle point le sort heureux qui nous attend, si nous sommes fidèles à imiter ses exemples ? Il est vrai encore, les mondains se rient de notre espérance et nous vantent leur bonheur ; mais est-il rien de plus fugitif, de plus incertain et de plus vain que leurs plaisirs ? D'un autre côté, combien d'événements dont nous sommes témoins nous garantissent la fidélité avec laquelle Dieu réalisera les promesses qu'il nous a faites ?
1. Votre sainteté se rappelle, mes très-chers frères, que l'Apôtre a dit : « C'est en espérance que nous avons été sauvés. Or, continue-t-il, « l'espérance qui se voit n'est pas de l'espérance, comment en effet espérer ce qu'on voit ? Or, si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l'attendons avec patience ». Ici donc le Seigneur notre Dieu nous invite à vous adresser quelques paroles d'encouragement et de consolation. C'est à lui que nous disons dans un psaume : « Vous êtes mon espérance, mon partage dans la terre des vivants (2) ». Lui donc qui est notre espoir dans la terre des vivants, nous ordonne de vous exciter, dans la terre des mourants, à ne pas fixer vos regards sur ce qui se voit, mais
1. Rom. VIII, 24, 25.
2. II Cor. IV, 18.
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sur ce qui ne se voit pas; car ce qui se voit est temporel, tandis que ce qui ne se voit pas est éternel (4). Or, dès que nous espérons ainsi ce que nous ne voyons pas et que nous l'attendons avec patience, on a droit de nous adresser ces paroles d'un psaume: « Attends le Seigneur, agis avec courage, fortifie ton coeur et attends le Seigneur (1)». Car les promesses du monde sont toujours trompeuses, au lieu que les promesses divines ne trompent jamais.
Cependant le monde semble devoir donner ce qu'il promet, ici même, sur la terre des mourants où nous sommes; Dieu au contraire ne nous mettra en possession de ce qu'il nous offre que dans la terre des vivants : de là vient que plusieurs se lassent d'attendre Celui qui ne peut les induire en erreur, et qu'ils ne rougissent pas de s'attacher à ce qui ne fait que les tromper. C'est de ces aveugles qu'il est dit dans l'Ecriture : « Malheur à ceux qui ont perdu patience et qui ont abandonné les droites voies (2) ». De plus, quand on agit avec courage et qu'on attend Dieu avec résolution, on est constamment outragé par les victimes de l'éternelle mort qui ne cessent de prôner leurs joies éphémères, joies perfides qui ne flattent un moment que pour surpasser le fiel en amertume. Où est, nous répètent-ils, ce qu'on volis promet au-delà de cette vie? Qui est venu de l'autre inonde pour vous assurer que vos espérances sont fondées ? Nous au moins nous savons jouir de nos plaisirs, car nous espérons ce que nous voyons : pour vous, qui croyez ce que vous ne voyez pas, vous ne savez vous imposer qu'abstinences et tortures. Puis ils ajoutent, comme l'a rappelé saint Paul: « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons ». Remarquez cependant à quoi il nous avertit de prendre garde. « Les mauvais propos, dit-il, corrompent les bonnes murs. Usez d'une sage sobriété et ne péchez pas (3) ».
2. Prenez donc garde, mes frères, que de semblables propos ne corrompent en vous les moeurs, n'abattent vos espérances, n'affaiblissent votre patience et ne vous jettent dans des voies funestes. Ah ! plutôt soyez doux et dociles pour suivre les voies droites, celles que vous montre le Seigneur, et dont il est ainsi parlé dans un psaume : « Il conduira dans la justice ceux qui sont dociles, il enseignera ses voies à ceux qui sont doux (4) ». En
1. Ps. XXVI, 14. 2. Eccli. II, 16. 3. I Cor. XV, 32-34. Ps. XXIV, 9.
effet, pour pratiquer, toujours au milieu des épreuves de la vie, la patience sans laquelle il est impossible de conserver l'espérance du bonheur à venir, il est absolument nécessaire d'être doux et docile, de ne pas résister à la volonté de Dieu, de Dieu dont le joug est doux et le fardeau léger, mais pour ceux qui croient en lui, qui espèrent en lui et qui l'aiment. Si vous êtes ainsi doux et dociles, non-seulement vous aimerez les consolations de Dieu, mais, comme de bons fils, vous saurez endurer, encore les coups de sa verge et attendre avec patience ce que vous espérez sans le voir.
Agissez, agissez ainsi. C'est le Christ que vous suivez, et il a dit: « Je suis la voie (1)». Or apprenez dans ses exemples comme dans ses paroles de quelle manière vous le devez suivre. Il est le Fils unique du Père, et le Père ne l'a pas épargné, mais il l'a livré pour nous tous (2), sans que le Fils refusât ou résistât. Car il voulait ce que voulait son Père, n'ayant avec lui qu'une même volonté dans l'égalité de la divine nature, égalité qui lui permettait, sans usurpation, de s'égaler à Dieu. Et pourtant quelle incomparable obéissance il pratiqua dans la nature d'esclave qu'il prit en s'anéantissant (3) ! Car « il nous a aimés et s'est livré lui-même pour nous en oblation à Dieu et en hostie de suave odeur (4)». D'où il suit que si le Père n'a pas épargné son propre Fils et l'a livré pour nous tous, le Fils aussi s'est sacrifié pour nous.
3. Or c'est en se livrant ainsi, dans sa nature humaine, aux opprobres des hommes, aux dérisions de la multitude, aux outrages, aux fouets et à la mort de la Croix, que ce Dieu Très-haut, par qui tout a été fait, nous a enseigné avec quelle patience nous devons marcher dans son amour; et, par l'exemple de sa résurrection, il nous dit encore ce qu'avec une invincible patience nous devons espérer de lui. «Car si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons avec patience ». Il est vrai, nous espérons ce que nous ne voyons pas; mais. nous sommes le corps d'un Chef divin cri qui nous voyons réalisées dès maintenant nos espérances. N'est-il pas dit de lui qu' « il est le Chef de son corps, de lEglise, le premier-né, et qu'il garde en tout la primauté (5)? » Et de nous : « Vous êtes le corps et
1. Jean, XIV, 6. 2. Rom. VIII, 32. 3. Philip. II, 6, 7. 4. Ephés. V, 2. 5. I Col. 1, 18.
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les membres du Christ (1)? » Or, si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons avec patience». Mais aussi avec tranquillité, puis que notre espérance est sous la garde de notre Chef ressuscité.
Ce Chef, de plus, ayant été flagellé avant de ressusciter, voilà notre patience affermie. D'ailleurs il est écrit que Dieu corrige celui qu'il aimé, et qu'il frappe de verges tout fils qu'il reçoit (2) ». Donc, pour ressusciter avec joie, ne nous décourageons pas sous la main qui châtie. N'est-il pas bien vrai qu'il fouette tout fils qu'il reçoit, puisque loin d'épargner son Fils unique, il l'a sacrifié pour l'amour de nous tous ? Ah ! le regard fixé sur ce Fils qui a été flagellé sans l'avoir mérité, qui est mort pour expier nos péchés et qui est ressuscité pour nous justifier (3), ne craignons pas que Dieu nous délaisse quand il nous châtie; ayons plutôt confiance qu'il nous recevra dans son sein après nous avoir ainsi sanctifiés.
4. Maintenant même, quoique notre bonheur soit loin encore d'être complet, nous laisse-t-il sans jouissances et ne sommes-nous pas sauvés en espérance? Aussi l'Apôtre ne se contente pas de dire : « Si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons avec patience » ; il dit ailleurs : « Vous réjouissant par l'espérance, patients dans la tribulation (4) » ; « et appuyés sur une telle espérance, agissons avec grande confiance (5) »; « que nos paroles, toujours gracieuses, soient a assaisonnées du sel de la sagesse, en sorte a que vous sachiez comment il vous faut répondre à chacun (6) ».
Que faut-il répondre. effectivement à ces malheureux qui ont renoncé ou qui ne se sont jamais consacrés au service de Dieu, et qui néanmoins ont le front de nous insulter, nous qu'ils devraient imiter parce que nous le servons, parce que nous espérons et attendons avec patience ce que nous ne voyons pas ? Il faut leur dire : Eh ! où sont donc ces joies que vous poursuivez en marchant par vos voies tortueuses? Nous ne vous demandons pas ce qu'elles deviendront après cette vie : aujourd'hui même où sont-elles? Hier est emporté par aujourd'hui, comme aujourd'hui sera emporté par demain ; quels sont alors les objets de vos affections qui ne s'envolent et ne se dissipent? Est-il rien qui ne s'enfuie avant même
1. I Cor. II, 27. 2. Héb. XII, 6. 3. Rom. IV, 25. 4. Rom. XII, 12. 5. II Cor. III, 12. 6. Coloss. IV, 6.
qu'on s'en empare, quand du jour actuel on ne peut arrêter même une heure; quand la douzième heure doit être remplacée par la treizième, comme la première s'est évanouie devant la seconde ; quand de l'heure qui semble actuellement présente rien n'est présent, puisque toutes les parties et que tous les points ne font que s'en écouler?
5. Si seulement l'homme n'était pas si aveugle et qu'il considérât pour quel motif il pèche ou s'est abandonné au péché ! Il pourrait remarquer qu'il soupire sans prévoyance après un plaisir qui doit passer , et que ce plaisir goûté , il n'y songe qu'avec remords. Vous nous tournez en dérision parce que nous espérons les biens éternels sans les voir; quand, esclaves des choses temporelles que vous voyez, vous ne savez pas ce que sera pour vous le jour de demain , ce jour que souvent vous attendez bon et que vous reconnaissez mauvais, sans pouvoir l'arrêter dans sa fuite, lorsque parfois il est bon ! Vous nous tournez en dérision parce que nous espérons des biens éternels qui ne passeront point quand ils seront arrivés; ou plutôt ils n'arriveront pas, puisqu'ils subsistent éternellement, et c'est nous plutôt qui parviendrons jusqu'à eux lorsqu'en suivant la voie divine nous aurons passé au-delà de ce qui passe. Et vous ne cessez d'espérer des biens temporels qui vous échappent si souvent malgré l'ardeur de vos désirs , qui ne font que vous surexciter avant de venir, que vous corrompre en arrivant et que vous torturer en s'échappant 1 N'est-il pas vrai que vous brûlez avant de les posséder, qu'ils s'avilissent entre vos mains et qu'une fois perdus ils ne sont plus qu'un songe? Nous aussi nous en usons, mais pour les besoins de notre pèlerinage, mais sans en faire dépendre notre bonheur, car ils pourraient nous entraîner avec eux. Nous usons en effet de ce monde comme n'en usant pas (1), et c'est dans le dessein de parvenir près de Celui qui a fait le monde, de demeurer en lui et de jouir avec lui de son éternité.
6. Pourquoi dire encore : Qui est revenu d'entre les morts, pour apprendre aux mortels ce qui se passe au-delà du tombeau? Ne vous a-t-il pas fermé la bouche en, ressuscitant un mort de quatre jours (2), en ressuscitant lui-même le troisième jour pour ne plus mourir,
1. I Cor. VII, 31. 2. Jean, XI, 39-44.
40
en montrant enfin avant sa mort et avec la certitude de Celui pour qui rien n'est caché, soit dans la paix dont jouit le pauvre, soit dans les flammes où est plongé le riche, quelle vie attend les humains au-delà de cette vie (1) ? Mais ils ne croient pas ces vérités, eux qui répètent . Qui est revenu d'entre les morts? Ils veulent persuader qu'ils croiraient, si quelqu'un de leurs proches recouvrait la vie. Mais maudit quiconque met son espoir dans un homme (2) ! C'est même pour détourner de nous cette malédiction qu'un Dieu fait homme a voulu mourir, puis ressusciter et montrer ainsi dans une chair humaine, ce qui attend l'homme, pourvu toutefois que l'homme ne s'appuie pas en lui, mais sur Dieu.
D'ailleurs l'Eglise fidèle est répandue par tout l'univers, elle est sous leurs yeux. Qu'ils lisent et ils reconnaîtront que bien des siècles avant son établissement Dieu en avait fait la promesse à un homme, à un homme qui espéra, contre toute espérance, qu'il deviendrait le père d'un peuple innombrable (3). Ainsi nous voyons actuellement accomplie la promesse
faite à un seul croyant, à Abraham, et nous n'espérerions pas avec certitude ce qui a été promis à tous les croyants, à l'univers entier? Qu'ils s'en aillent donc en répétant : « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons ». Ils mourront demain, disent-ils; la vérité est qu'ils sont morts en parlant ainsi.
Pour vous, mes frères, ô fils de la résurrection, concitoyens des saints anges, héritiers de Dieu et cohéritiers du Christ ; gardez-vous d'imiter ces malheureux qui mourront demain, en ce sens que demain ils expireront, mais qui dès aujourd'hui sont ensevelis dans le vin. Or pour préserver vos moeurs de la corruption des mauvais propos, comme s'exprime l'Apôtre, « observez une sage sobriété et rte péchez point (4) », suivez la voie étroite mais sûre, qui conduit dans cette immense Jérusalem céleste, notre mère pour l'éternité; espérez fermement ce que vous ne voyez pas, et attendez avez patience ce que vous ne possédez pas encore, puisque vous vous attachez inséparablement au Christ dont les promesses ne peuvent manquer.
1. Luc, XVI, 19-31. 2. Jér. XVII, 5. 3. Rom. IV, 18. 4. I Cor. XV, 32-34.
SERMON CLVIII. CONFIANCE EN DIEU (1).
ANALYSE. Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? L'important donc est de savoir si Dieu est pour nous. Or l'Apôtre enseigne qu'il est pour ceux qu'il a prédestinés, appelés, justifiés et glorifiés. Voyons ce qu'il y a déjà en nous de ces quatre caractères, afin de nous en faire un point d'appui pour obtenir de Dieu ce qui nous manque encore. Avant même que nous ayons reçu l'existence, Dieu bous avait prédestinés et il nous a appelés en nous faisant chrétiens. Mais sommes-nous justifiés afin d'être un jour du nombre des glorifiés? Examinons ce que nous pouvons posséder de justice, car elle n'est pas complète ici-bas, et cherchons à acquérir ce qui nous manque. La justification comprend la foi, l'espérance et la charité. Si déjà nous avons en nous la foi et l'espérance, perfectionnons et développons sans relâche la charité, attendu qu'au ciel nous n'aurons plus ni la foi ni l'espérance, nous n'y conserverons que la charité. Ainsi donc, Dieu nous a suffisamment témoigné sa bonté pour nous inspirer confiance en lui; c'est à nous de développer avec sa grâce la charité dans notre vie, pour affermir de plus en plus notre confiance.
1. Nous venons d'entendre le bienheureux Apôtre nous encourager et nous rassurer par ces mots : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? » Pour qui est-il? L'Apôtre venait de le dire de la manière suivante : « Ceux qu'il a prédestinés, il les a appelés; et ceux qu'il a appelés, il les a justifiés; et ceux qu'il a justifiés, il les a glorifiés. Que dire après cela? Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? » Dieu est pour nous, en nous prédestinant; Dieu est pour nous, en nous appelant; Dieu est pour nous, en
1. Rom. VIII, 30, 31.
nous justifiant; Dieu est pour nous, en nous glorifiant. « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? » Il nous a prédestinés, avant notre existence; il nous a appelés, quand nous étions loin de lui; justifiés, quand nous étions pécheurs; glorifiés, quand nous étions mortels. « Si Dieu est pour nous, qui sera contre-nous ? » Pour essayer de nuire à ceux que Dieu a prédestinés, appelés, justifiés et glorifiés, il faudrait se disposer à lutter d'abord, si on le peut, contre Dieu même. Dès qu'on nous dit : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? » n'est-il pas vrai qu'on ne peut nous atteindre sans triompher de Dieu? Mais qui triomphe du Tout-Puissant? Chercher à lui résister, c'est se meurtrir ; et c'est ce que le Christ criait du haut du ciel à lApôtre qui portait encore alors le nom de Saul : « Tu ne gagnes rien, lui disait-il, à regimber contre l'aiguillon (1) ». Qu'on frappe, qu'on frappe autant qu'on peut; frapper contre l'aiguillon, n'est-ce pas se frapper soi-même?
2. En examinant ces quatre caractères que l'Apôtre a mis en relief et qui distinguent les favoris de Dieu, savoir la prédestination, la vocation, la justification et la glorification, remarquons ceux que nous possédons déjà et ceux que nous attendons encore. En voyant ce que nous avons, nous louerons Dieu qui nous l'a donné; et en constatant ce qui nous manque, soyons sûrs que Dieu nous en est redevable. Il nous le doit, non pour avoir reçu de nous, mais pour nous avoir promis ce qu'il lui a plu. Nous pouvons dire à un homme : Tu me dois, car je t'ai donné; mais à Dieu : Vous me devez, car vous m'avez promis. Quand on peut dire : Tu me dois, parce que je t'ai donné, c'est qu'on a remis pour échanger plutôt que pour donner. Mais quand on dit : Vous me devez, parce que vous m'avez promis, on n'a rien confié et pourtant on exige; on exige parce que la bonté qui a promis donnera fidèlement, sans quoi elle ne serait plus bonté , mais plutôt méchanceté, attendu que pour tromper il faut être méchant. Or, disons-nous à Dieu : Rendez-moi , car je vous ai donné? Eh ! que lui avons-nous donné, puisque c'est de lui que nous tenons tout ce que nous sommes et tout ce que nous avons de bon? Non, nous ne lui avons rien donné; et nous ne pouvons à ce
1. Act. IX, 5.
titre réclamer ce qu'il nous doit. L'Apôtre d'ailleurs ne dit-il pas avec beaucoup de raison: « Quia connu la pensée du Seigneur? ou qui a été son conseiller? ou qui le premier lui a donné et sera rétribué (1) ? » Voici donc comment nous pouvons poursuivre le Seigneur notre Dieu; il faut lui dire : Accordez-nous ce que vous avez promis, car nous avons fait ce que vous avez prescrit ; et encore est-ce vous qui l'avez fait en nous, puisque vous nous avez aidés à le faire.
3. Que personne donc ne dise : Dieu m'a appelé, parce que je l'ai servi. Comment l'aurais-tu servi, s'il ne t'avait appelé ? S'il t'avait appelé pour avoir été servi par toi, il t'aurait donc rendu pour avoir reçu de toi le premier. Mais l'Apôtre n'interdit-il pas ce langage quand il s'écrie : « Qui lui a donné le premier et sera rétribué? » Au moins tu existais déjà quand il t'a appelé; mais aurait-il pu te prédestiner, si déjà tu avais l'être? Qu'as-tu donné à Dieu, puisque, pour donner, tu n'existais même pas? Et qu'a fait Dieu en te prédestinant avant ton existence? Ce que dit l'Apôtre : « Il appelle ce qui n'est pas comme ce qui est (2) ». Non, il ne te prédestinerait pas, si tu existais, et ne t'appellerait pas, si tu n'étais éloigné; si tu n'étais impie, il ne te justifierait pas, et ne te glorifierait pas, si tu n'étais de terre et de boue. « Qui donc lui a donné le premier et sera rétribué? Puisque c'est de lui, par lui et en lui que sont toutes choses » ; que lui rendrons-nous? « A lui la gloire (3) ». Nous n'étions pas, quand il nous a prédestinés; nous étions éloignés, quand il nous a appelés; quand il nous a justifiés, nous étions pécheurs : donc rendons-lui grâces et ne demeurons pas ingrats.
4. Nous nous étions proposé d'examiner ce que nous avions déjà et ce qu'il nous restait à acquérir encore des quatre caractères énoncés par saint Paul. Or,. dès avant notre naissance, nous avons été prédestinés; et nous avons été appelés, lorsque nous sommes devenus chrétiens. Voilà ce que nous avons déjà. Mais sommes-nous justifiés? Où en sommes-nous sous ce rapport? Oserons-nous dire de ce troisième caractère que nous l'avons aussi? Y aura-t-il parmi nous un seul homme pour oser dire : Je suis juste? Je suis juste, signifie, selon moi, je ne suis pas pécheur.
1. Rom. XI, 34, 35. 2. Ib. IV, 17. 3. Rom. XI, 36.
42
Mais si tu oses tenir ce langage, voici devant toi l'Apôtre Jean : « Si nous affirmons », dit-il, « que nous sommes sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes et la vérité n'est point en nous (1) ». Eh quoi ! sommes-nous étrangers à toute justice? Ou bien sommes-nous un peu justes, sans l'être complètement? C'est ce qu'il nous faut examiner; car si nous sommes justes sans l'être complètement, il nous suffira, pour le devenir, d'ajouter à ce que nous sommes déjà.
Voici des hommes baptisés, tous leurs péchés sont remis, ils en sont justifiés, nous ne pouvons le nier : il leur reste néanmoins à lutter encore contre la chair, à lutter contre le monde, à lutter contre le démon. Or, quand on lutte, on frappe et on est frappé, on triomphe et on est renversé; mais il faut voir dans quel état on quittera l'arène. Oui, « si nous affirmons que nous sommes sans péché, nous nous illusionnons nous-mêmes et la vérité n'est point en, nous ». D'un autre côté, si nous nous disons absolument étrangers à la justice , c'est un mensonge qui s'élève contre les dons divins. En effet, être entièrement étranger à la justice, c'est n'avoir même pas la foi; mais si nous n'avons pas la foi, nous ne sommes pas chrétiens; si au contraire nous l'avons, nous sommes un peu justes. Veux-tu savoir la valeur immense de ce peu ? Le juste vit de la foi (2) ; oui le juste vit de la foi », en croyant ce qu'il ne voit pas.
5. Lorsque nos pères, lorsque les chefs du troupeau sacré, lorsque les saints apôtres annonçaient l'Evangile, ils publiaient non-seulement ce qu'ils avaient vu, mais encore ce qu'ils avaient touché de leurs mains; et pourtant, comme un de ses disciples le touchait de la main, cherchant à s'assurer et s'assurant effectivement de la réalité, comme il s'écriait en le pressant : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » ce Seigneur et ce Dieu, qui nous réservait le don de la foi, répondit d'abord : « Tu as cru pour avoir vu » ; puis jetant les yeux sur ce que nous ferions : « Heureux, continua-t-il, ceux qui ont cru sans avoir vu (3) ! » Nous donc qui n'avons pas vu et qui avons cru pour avoir entendu, nous avons été d'avance proclamés bienheureux, et nous serions complètement étrangers à la justice ! Le Seigneur s'est
1. Jean, I, 8. 2. Hab. II, 4 ; Rom. I, 17. 3. Jean, XX, 28, 29.
montré avec son corps aux yeux des Juifs, et ils l'ont mis à mort ; il ne s'est pas montré visiblement à nous, et nous l'avons reçu. « Un peuple que je ne connaissais pas m'a servi ; il a prêté à ma voix une oreille docile (1) ». Nous sommes ce peuple, et il n'y aurait en nous aucune trace de justice ! Certes il y en a. Soyons reconnaissants pour ce que nous avons reçu; ainsi nous obtiendrons encore, sans rien perdre de ce qui nous a été donné.
Il résulte que maintenant encore se forme en nous le troisième caractère. Nous sommes justifiés, mais la justice progresse en nous avec nous. Je vais vous exposer ses développements et conférer en quelque sorte avec vous. Chacun de vous, quoique déjà justifié en ce sens qu'il a reçu la rémission de ses péchés dans le bain de la régénération, qu'il a reçu encore l'Esprit-Saint pour avancer de jour en jour, pourra reconnaître où il en est, marcher, progresser et croître jusqu'à ce qu'il arrive, non pas au terme, mais à la perfection.
6. On commence par la foi. En quoi consiste la foi ? A croire. Cette foi néanmoins doit se distinguer de celle des esprits immondes. Elle consiste, avons-nous dit, à croire. « Mais, observe l'apôtre saint Jacques, les démons croient aussi et ils tremblent (2) ». Tu crois et tu vis sans espérance ou sans amour? mais les démons croient aussi et ils tremblent ». Tu estimes avoir beaucoup fait en proclamant le Christ Fils de Dieu. Il est vrai, Pierre l'a proclamé, et il lui a été dit : « Tu es heureux, Simon, fils de Jona » ; mais les démons l'ont publié aussi, et il leur a été dit : « Taisez-vous ». Pierre parle et on lui dit : « Ce n'est ni la chair ni le sang qui t'ont révélé ceci, mais mon Père, qui est dans les cieux (3) ». Les démons parlent de même, et on leur dit de se taire (4), et on les repousse ! Sans doute la parole est la même; mais le Sauveur porte son regard sur la racine et non sur la fleur. De là cette recommandation adressée aux Hébreux : « Veillant à ce qu'aucune racine amère, poussant en haut ses rejetons, n'importune et ne souille l'âme d'un grand nombre (5) ». Songe donc avant tout à rendre ta foi différente de celle des démons.
Par quel moyen ? Les démons confessaient le Christ avec crainte, Pierre avec amour. Ajoute donc l'espérance à la foi. Mais comment
1. Ps. XVII, 45. 2. Jacq. II, 19. 3. Matt. XVI, 17. 4. Marc, I, 25. 5. Héb. XII, 15.
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espérer si la conscience n'est en bon état? A l'espérance joins donc aussi la charité. C'est la voie suréminente dont parle ainsi l'Apôtre Voici la voie suréminente: quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n'ai pas la charité, je suis semblable à un airain sonore ou à une cymbale retentissante ». L'Apôtre poursuit ensuite son énumération et assure que sans la charité tous les avantages ne sont rien. Conservons donc la foi, l'espérance et la charité (1). La charité l'emporte sur tout; appliquez-vous à la charité, et par là rendez votre foi différente, vous qui êtes du nombre des prédestinés, des appelés et des glorifiés. Saint Paul dit encore: « Ni la circoncision, ni l'incirconcision ne servent de rien, mais la foi ». O Apôtre, ne vous arrêtez pas, parlez encore, signalez la différence, car les démons croient aussi et ils tremblent » ; indiquez donc la différence qui doit distinguer notre foi de celle des démons, qui tremblent parce qu'ils haïssent; parlez, Apôtre, distinguez ma foi et séparez ma cause de celle des impies (2). Il le fait clairement et voici en quels termes : « La foi qui agit avec amour», dit-il (3).
7. A chacun donc, mes frères, de s'examiner intérieurement, de se peser, de se juger, dans tous ses actes et dans toutes ses bonnes oeuvres, pour reconnaître ce qu'il fait avec charité, sans attendre de récompense temporelle, mais seulement ce que Dieu a promis, le bonheur de le voir. Quelles que soient en effet les promesses de Dieu, sans lui tout n'est rien. Non, Dieu ne me satisferait point, s'il ne se promettait lui-même à moi. Qu'est-ce que toute la terre ? Qu'est-ce que toute la mer? Qu'est-ce que le ciel entier, et tous les astres, et le soleil et la lune et tous les choeurs des anges ? C'est du Créateur de toutes ces merveilles que j'ai soif; c'est de lui que j'ai faim. J'ai soif de lui et je lui dis: « En vous est la source de vie (4), » il me dit de son côté: « Je suis le pain descendu du ciel ! (5) ». Ah ! que j'aie faim et soif dans mon pèlerinage, pour être rassasié quand je serai au terme. Le monde me sourit par une variété immense de créatures éclatantes en beauté et en force: mais que le Créateur est à la fois bien plus beau, bien plus fort, bien plus éclatant et bien plus agréable ! « Je serai rassasié, lorsqu'apparaîtra votre gloire dans son éclat (6) ». Si donc vous avez cette foi qui agit avec
1. I Cor. XII, 31; XIII. 2. Ps. XLII , 1. 3. Gal. V, 6. 4. Ps. XXXV, 10. 5. Jean, VI, 41. 6. Ps. XVI, 15.
amour, vous êtes du nombre des prédestinés, des appelés, des justifiés : faites-la donc croître en vous. Cette foi qui agit par amour est inséparable de l'espérance. L'aurons-nous encore lorsque nous serons au terme ? Alors encore nous dira-t-on de croire ? Assurément non ; car nous verrons alors et nous contemplerons face à face. « Mes bien-aimés, nous sommes les enfants de Dieu, et ce que nous serons n'a point paru encore ». Cela n'a point paru, car c'est encore la foi. « Nous sommes les enfants de Dieu », prédestinés, appelés, justifiés par lui. « Nous sommes enfants de Dieu, et ce que nous serons n'a point paru encore ». Avant donc de voir ce que nous serons; croyons aujourd'hui. « Nous savons que lorsqu'il se montrera nous lui serons semblables ». Est-ce parce que nous croyons? Non. Pourquoi donc? « Parce que nous le verrons tel qu'il est (1) ».
8. Et l'espérance? y en aura-t-il encore? Non, puisque nous posséderons la réalité. L'espérance est nécessaire au voyageur, c'est elle qui le soutient sur la route ; car s'il supporte courageusement les fatigues de la marche, c'est qu'il compte arriver au terme. Qu'on lui ôte cette espérance, ses forces s'affaissent aussitôt. Ce qui fait voir que l'espérance actuelle nous est nécessaire pour pratiquer la justice durant notre pèlerinage. Ecoute l'Apôtre: « En attendant l'adoption, dit-il, nous gémissons encore en nous-mêmes ». Quand il y à encore gémissement, peut-on reconnaître la félicité dont il est dit dans l'Ecriture : « Plus de fatigue ni de gémissements (2) ? » Ainsi, dit saint Paul, « nous gémissons encore en nous-mêmes, attendant l'adoption et la délivrance de notre corps ». Nous gémissons encore. Pourquoi ? C'est que nous sommes sauvés en espérance. Or, l'espérance qui se voit, n'est pas de l'espérance. Qui espère ce qu'il voit? Mais si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous attendons avec patience ». C'est avec cette patience que les martyrs méritaient la couronne, aspirant à ce qu'ils ne voyaient pas et dédaignant ce qu'ils souffraient; et ils disaient, avec cette espérance: « Qui nous séparera de l'amour du Christ? l'affliction? l'angoisse ? la persécution ? la faim ? la nudité ? le glaive ? Car c'est à cause de vous ». Et où est-il celui à cause de qui? Car c'est à cause de vous que nous sommes mis. à mort
1. I Jean, III, 2. 2. Isaïe, XXXV, 10.
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durant tout le jour (1) ». Où est enfin celui à cause de qui? « Heureux ceux qui ont cru sans avoir vu (2) ». Voilà qui indique où il est. Il est en toi, puisque ta foi y est aussi. L'Apôtre nous tromperait-il quand il dit « que par la foi le Christ habite en nos coeurs (3) ? » Il y est aujourd'hui par la foi, il y sera alors sans voiles; il y est par la foi, tant que nous sommes voyageurs, tant que nous poursuivons notre pèlerinage ; car tant que nous sommes dans ce corps, nous voyageons loin du Seigneur, « puisque nous marchons par la foi et non par la claire vue ( ) ».
9. Si la foi nous donne tant, que nous donnera la vue même? Le voici: « Dieu sera tout en tous (5) ». Que signifie tout? Il veut dire que tu posséderas alors tout ce que tu recherchais, tout ce que tu estimais ici. Que voulais-tu? Que cherchais-tu ? Tu voulais manger et boire? Dieu sera pour toi nourriture et breuvage. Que voulais-tu? La santé du corps, toute fragile et toute éphémère qu'elle lut? Dieu sera pour toi l'immortalité même. Que cherchais-tu? Des richesses? O avare, de quoi te contenteras-tu, si Dieu ne te suffit pas ? Qu'aimais-tu? La gloire, les honneurs? Dieu même sera ta gloire, et dès aujourd'hui tu lui dis : « C'est vous qui êtes ma gloire et qui élevez mon Chef (6) ». Déjà, en effet, il a exalté mon Chef, mon Chef qui est le Christ. Pourquoi enfin ton étonnement? Les membres comme
1. Rom. VIII, 23, 25, 35, 36. 2. Jean, XX, 29. 3. Eph. III, 17. 4. II Cor. V, 6, 7. 5. I Cor. XV, 28. 6. Ps. III, 4.
le Chef seront un jour élevés en gloire et Dieu alors sera tout en tous.
Voilà ce que nous croyons aujourd'hui, ce qu'aujourd'hui nous espérons ; mais une fois arrivés, nous le posséderons, et ce ne sera plus la foi, mais la vue; une fois arrivés nous le posséderons, et ce ne sera plus l'espérance, mais la réalité. Et la charité ? Elle aussi existe-t-elle aujourd'hui pour disparaître alors ? Mais si nous aimons maintenant, que nous croyons sans voir; comment n'aimerons-nous pas alors, que nous verrons et que nous posséderons? Ainsi donc la charité subsistera encore alors, et elle sera parfaite. Aussi l'Apôtre dit-il : « Nous avons aujourd'hui la foi, l'espérance et la charité, trois vertus; mais la charité l'emporte (1) ». Conservons-la, nourrissons-la en nous, persévérons-y avec confiance et avec le secours divin, et disons : « Qui nous détachera de l'amour du Christ », avant qu'il ait pitié de nous et qu'il mène notre charité à sa perfection ? L'affliction? l'angoisse? la faim ? la nudité? les dangers? le glaive? Car pour vous nous sommes mis à mort tous les jours, nous sommes considérés comme des brebis de boucherie ». Or, qui peut souffrir, qui supporte tout cela? En tout cependant nous triomphons ». Par quel moyen ? Par le secours de Celui qui nous a aimés (2) ».
N'est-il donc pas vrai de dire : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? »
1. I Cor. XIII, 13. 2. Rom. VIII, 36, 37:
SERMON CLIX. AMOUR DE LA JUSTICE (1).
ANALYSE. C'est dans les martyrs qu'on trouve l'amour véritable de la justice. En effet cet amour demande : 1° Qu'on le préfère à toutes les jouissances permises qu'offre la nature; il faut que la justice ait pour nous plus de charmes que tout le reste. Ce n'est pas assez, il faut 2° que nous fassions pour la justice ce qu'on ne fait pas ordinairement pour satisfaire ses passions, c'est-à-dire que pour elle nous bravions tous les supplices et la mort même. Or, c'est ce qu'ont fait magnifiquement les martyrs. Mais c'est à Dieu qu'il faut nous adresser, soit pour le remercier de l'amour que nous avons déjà pour la justice, soit pour lui demander ce qui nous manque encore.
1. Il a été hier longuement question de la justification que nous accorde le Seigneur notre Dieu ; c'était nous qui parlions, Dieu qui nous en faisait la grâce, et vous qui écoutiez. Il est vrai, le fardeau de chair corruptible dont nous sommes chargés en cette vie, fait
1. Rom. VIII, 30, 31.
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que nous n'y sommes point exempts de péché, et si nous disons que nous n'en avons point, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous (1); je le crois pourtant, votre charité a compris avec évidence que nous sommes justifiés autant que le comporte notre pèlerinage, puisque nous vivons de la foi, en attendant que nous soyons en face de l'heureuse réalité. Ainsi on commence par la foi, pour arriver à la claire vue; on franchit la route, afin de parvenir à la patrie. L'âme répète durant ce voyage : « Tous mes désirs sont devant vous, et mes gémissements ne vous sont point inconnus (2) ». Mais dans la Patrie on n'aura plus lieu de prier, il n'y aura place que pour la louange. Pourquoi pas pour la prière? Parce qu'on n'y manque de rien. On y voit ce qu'on croit ici; ce qu'ici on espère, on le possède là ; et l'on y reçoit ce qu'on demande ici.
Maintenant, toutefois il y a une perfection relative à laquelle sont parvenus les martyrs. Aussi, comme le savent les fidèles, la discipline ecclésiastique ne veut pas qu'on prie pour les martyrs lorsqu'on prononce leur nom à l'autel. On prie pour les autres défunts dont on fait mémoire; ce serait une injure de prier pour un martyr, puisque nous devons au contraire nous recommander à ses prières, attendu qu'il a combattu jusqu'au sang contre le péché. A des chrétiens encore imparfaits et néanmoins justifiés en partie, l'Apôtre dit dans son épître aux Hébreux : « Vous n'avez pas combattu encore jusqu'au sang en résistant au péché (3) ». Fils n'ont pas combattu encore jusqu'au sang, il est des hommes qui sont allés sûrement jusque-là. Les saints martyrs, sans aucun doute, et c'est à eux que s'appliquent ces mots de l'apôtre saint Jacques, dont on vient de faire lecture: « Considérez, mes frères, comme la source de toute joie, les diverses épreuves qui tombent sur vous (4) ». Ce langage s'adresse aux parfaits, lesquels peuvent dire aussi : « Eprouvez-moi, Seigneur, et tentez-moi (5). Sachant, continue l'Apôtre, que l'affliction a produit la patience. Or, la patience rend les uvres parfaites (6) ».
2. Nous devons en effet aimer la justice, et il y a, dans cet amour de la justice, des degrés qui marquent le progrès que l'on y fait. Le premier degré est de ne préférer rien
1. I Jean, I, 8. 2. Ps. XXXVII, 10. 3. Héb. XII, 4. 4. Jacq. I, 2. 5. Ps. XXV, 2. 6. Jacq. I, 3, 4.
de ce qui charme à l'amour de la justice. C'est bien là le premier degré. Mais que veux-je dire ? Que de tout ce qui charme, rien ne te charme comme la justice. Je ne te demande pas que rien autre ne te plaise, je demande que la justice te plaise davantage. Il faut l'avouer, il est bien des choses qui ont pour notre faiblesse un attrait naturel: ainsi le boire et le manger ont de l'attrait, quand on a soif et quand on a faim; ainsi la lumière encore, soit celle qui rayonne du haut du ciel quand le soleil est sur l'horizon, soit celle que projettent les étoiles et la lune, soit celle que répandent les flambeaux allumés sur la terre pour consoler nos yeux au milieu des ténèbres; ainsi encore une voix harmonieuse, des airs suaves et des parfums délicieux ; le toucher même est flatté en nous par tout plaisir sensuel. Or, parmi tous ces plaisirs qui affectent nos sens, il en est de permis; tels sont, comme je viens de le dire, les grands spectacles de la nature qui charment les regards; mais l'il aime aussi les spectacles des théâtres, et si ceux-là sont permis, ceux-ci ne le sont pas. L'oreille se plait au chant harmonieux d'un psaume sacré; elle aime aussi le chant des histrions. L'un est permis, l'autre ne l'est pas. Les fleurs et les parfums, qui sont aussi l'oeuvre de Dieu, flattent l'odorat; il aspire également avec joie l'encens brûlé sur l'autel des démons. Ici encore tout n'est pas permis. Le goût aime des aliments qui ne sont pas interdits ; il aime aussi ce qu'on sert aux banquets sacrilèges des sacrifices idolâtriques. Il le peut dans le premier cas, il ne le peut dans le second. Il y a aussi des embrassements permis et des embrassements impurs. Vous le voyez donc, mes bien chers, parmi ces jouissances sensibles, il en est de permises et il en est d'interdites. Or, il faut que la justice nous plaise plus que les jouissances mêmes permises; oui, tu dois préférer la justice à ce qui te charme d'ailleurs même innocemment.
3. Afin de mieux comprendre encore, représentons-nous une espèce de duel intérieur. Aimes-tu la justice? Je l'aime, réponds-tu. Ta réponse ne serait pas sincère, si la justice n'avait pour toi quelque attrait ; on n'aime en effet que ce qui en a. « Mets tes délices dans le Seigneur (1) », dit l'Ecriture. Mais le Seigneur est la justice même. Nous ne devons
1. Ps. XXXVI, 4.
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pas en effet nous le figurer tel qu'une idole. Dieu est de la nature de ce qui est invisible; or ce qui est invisible est ce que nous avons de meilleur. Ainsi la fidélité est préférable au corps, préférable à l'or, préférable à l'argent, préférable aux trésors, préférable à des domaines, à une grande maison, aux richesses tous ces biens sont visibles, tandis que la fidélité ne l'est pas. A quoi donc comparer Dieu ? A ce qui est visible ou à ce qui est invisible? A ce qui est plus vil ou à ce qui est plus précieux? Parlons de ce qui est plus vil.
Tu as deux esclaves; l'un est laid de corps et l'autre d'une beauté ravissante ; mais le premier est fidèle et non pas l'autre. Lequel des deux préfères-tu, dis-moi? Je vois bien que tu aimes ce qui ne se voit pas. Or, préférer le serviteur fidèle, avec sa laideur corporelle, à l'esclave infidèle, quoique beau, n'est-ce pas se tromper et préférer la laideur à la beauté ? Non, à coup sûr, c'est au contraire aimer la beauté plus que la laideur; c'est faire moins de cas du témoignage des yeux du corps, que du témoignage des yeux du coeur. Que t'ont répondu les yeux du corps, quand tu les as interrogés? Que des deux esclaves l'un était beau et l'autre laid. Tu n'as pas voulu de cette déposition , tu l'as mise de côté. Fixant ensuite les yeux du coeur sur les deux esclaves, tu as vu que si l'un était laid de corps, il était fidèle, et que l'autre était infidèle avec sa beauté corporelle. Tu t'es prononcé alors: Est-il rien, as-tu dit, de plus beau que la fidélité, rien de plus laid que l'infidélité ?
4. A tous les plaisirs, à toutes les jouissances mêmes permises il faut donc préférer la justice ; et s'il est vrai que tu aies des sens intérieurs, tous ces sens sont portés pour elle. As-tu des yeux intérieurs? Contemple sa lumière : « En vous est la source de vie, et à votre lumière nous verrons la lumière (1) ». De cette lumière encore il est dit dans un psaume: « Illuminez mes yeux, de peur que «je ne m'endorme un jour dans la mort (2) ». As-tu aussi des oreilles intérieures? Ouvre-les à la justice. C'est ce que demandait celui qui criait: « Entende, qui a des oreilles pour entendre (3) ». As-tu dans l'âme encore une espèce d'odorat? Nous sommes partout, dit l'Apôtre, la bonne odeur du Christ (4) ». Il est
1. Ps. XXXV, 10. 2. Ps. XII, 4. 3. Luc, VIII, 8. 4. II Cor. II, 15.
dit encore, en s'adressant au goût: « Goûtez et reconnaissez combien le Seigneur est doux (1) ». Quant au toucher spirituel, voici ce que l'Epouse publie de son Epoux : « De sa gauche il me soutient la tête et de sa droite il m'embrasse (2) ».
5. Revenons à l'espèce de duel que j'ai annoncé. Qui veut me répondre? J'interrogerai et je mettrai à même de constater si on préfère réellement la justice à tout ce qui flatte les sens corporels. Tu aimes l'or, il charme tes regards ; de fait, l'or est un métal beau, brillant, agréable à voir. Il est beau, je ne le nie pas, et le nier serait outrager le Créateur. Mais voici une tentation. Je t'enlève ton or, dit-on, si tu ne fais pour moi ce faux témoignage, et si tu le fais, je t'en donne. Tu ressens alors un double attrait. Auquel, dis-moi, donneras-tu la préférence? A ton attrait pour l'or, ou à ton attrait pour la vérité? A ton attrait pour l'or, ou à ton attrait pour déposer conformément à la vérité? L'or seul brille-t-il et la vérité ne brille-t-elle pas à sa manière ? Il faut, pour faire un vrai témoignage, être fidèle à la vérité. Si l'or brille, la fidélité n'a-t-elle pas aussi de l'éclat?... Rougis, ouvre les yeux: n'offriras-tu pas à ton Maître ce qui te charmait dans ton esclave? Quand, il y a un instant, je te demandais si tu préférais un bel esclave, mais infidèle, à un esclave laid, mais fidèle, tu m'as répondu conformément à la justice, tu as préféré ce qui était réellement préférable. Rentre en toi, car c'est de toi que maintenant il s'agit. Oui, tu aimes l'esclave fidèle; Dieu est-il indigne d'avoir en toi un fidèle serviteur? Quelle récompense si grande promettais-tu à ce fidèle esclave? Comme preuve de ton vif attachement et comme récompense suprême, la liberté. Oui, qu'assurais-tu de grand à ce fidèle esclave? La liberté temporelle. Et pourtant combien ne voyons-nous pas d'esclaves qui ne manquent de rien, et d'affranchis qui mendient ? Avant néanmoins de promettre cette liberté, tu exigeais que ton esclave te fût fidèle ; et tu n'es point fidèle à Dieu , quand il te promet l'éternité ?
6. Il serait trop long de faire également l'application à chacun des sens corporels; entendez de tous les autres ce que j'ai dit de la vue et préférez toujours les joies de l'esprit aux joies de la chair. Votre corps est-il attiré à des plaisirs
1. Ps. XXXIII, 9. 2. Cant. II, 6.
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coupables; que votre âme s'attache aux charmes invisibles de la justice, toujours si belle, si chaste, si sainte, si harmonieuse et si douce, et ne l'observer point par contrainte. Vous ne l'aimez pas encore, quand c'est la peur qui vous y porte. Ce qui doit te détourner du péché n'est pas la crainte du châtiment, mais l'amour de la justice.
De là ces paroles de l'Apôtre: « Je parle humainement à cause de la faiblesse de votre chair. Comme vous avez fait servir vos membres à l'impureté et à l'iniquité pour l'iniquité ; ainsi maintenant faites-les servir à la justice pour votre sanctification (1)». Que signifie: « Je parle humainement?» Je dis ce qui est à votre portée. Or, lorsque vous avez fait servir vos membres à l'iniquité pour vous livrer à la débauche, est-ce la crainte qui vous poussait, ou bien est ce le plaisir qui vous attirait? Lequel des deux ? Répondez-nous; car si vous êtes sages aujourd'hui, peut-être ne l'avez-vous pas toujours été. Quand donc vous péchiez, quand vous vous plaisiez à pécher, était-ce la crainte qui vous y déterminait, ou la délectation que vous trouviez dans le péché? Vous me répondrez que c'était la délectation. Eh quoi c'est le plaisir qui attire au péché, et il faudra la crainte pour porter à la justice? Sondez-vous, examinez-vous. Ah ! que le tentateur qui m'en menace, enlève mon or; il y a dans la justice plus d'agrément et plus d'éclat. Que celui qui me promet de l'or, ne m'en donne pas; à l'or je préfère la justice, je trouve en elle plus de délices, plus d'éclat, plus de beauté, plus de charme, plus de douceur. Mais si on examine ainsi son coeur et qu'on triomphe dans cette espèce de duel, c'est qu'on a prêté l'oreille à ces mots de l'Apôtre : «Je parle humainement à cause de la faiblesse de votre chair » . C'est sans doute ici de l'indulgence pour la faiblesse, et j'ignore si jamais il s'est mis davantage à la portée des moins avancés.
7. C'est comme s'il se fût exprimé de la manière suivante: Je me place à votre niveau; vous avez livré vos sens à des plaisirs coupables, et c'est l'attrait du péché qui vous a conduits à les commettre; ainsi laissez-vous amener à faire le bien par les charmes et la douceur de la justice, aimez la justice comme vous avez aimé l'iniquité. Elle mérite d'obtenir que vous fassiez pour elle ce que vous avez fait
1. Rom. VI, 19.
pour l'iniquité. Voilà ce que signifie: « Je parle humainement » ; en d'autres termes, je dis ce qui est à la portée de votre faiblesse même.
L'Apôtre tenait donc quelque chose en réserve; mais quoi? Qu'est-ce donc qu'il différait de dire? Je l'exprimerai, si je le puis. Mets sur une balance la justice et l'iniquité : la justice ne vaut-elle pas autant que l'iniquité valait pour toi ? Ne faut-il pas aimer l'une autant que tu as aimé l'autre ? Quelle comparaison ! Plût à Dieu néanmoins qu'il en fut ainsi ! Tu dois donc à la justice davantage? Sans aucun doute. Tu cherchais le plaisir en faisant le mal; affronte la douleur pour faire le bien. Je le répète: Si tu as cherché le plaisir dans l'injustice, supporte la douleur en faveur de la justice: ce sera faire plus pour elle.
Voici, à l'âge dangereux un jeune libertin poussé par la passion, il a jeté les yeux sur une femme étrangère, il l'aime et veut en jouir, mais il veut que ce soit secrètement : ce jeune homme aime le plaisir, il craint davantage la douleur. Pourquoi en effet ce désir de n'être pas connu ? C'est qu'il a peur d'être saisi, enchaîné, conduit, enfermé, produit au grand jour, torturé et mis à mort, et c'est la crainte de tout cela qui le porte à se cacher tout en cherchant à satisfaire sa passion. Voilà pourquoi il épie l'absence du mari, craint même de rencontrer son complice et d'avoir un témoin de son crime. Il est évident qu'il obéit à l'attrait du plaisir; cet attrait néanmoins n'est pas assez puissant pour lui faire triompher de la crainte, de la torture et de la peur des supplices.
Voyons maintenant la justice et la beauté, la fidélité avec ses charmes; qu'elles se produisent ouvertement, qu'elles se montrent aux yeux du coeur et qu'elles embrasent de zèle leurs amis. Tu veux jouir de moi ? dira chacune d'elles: dédaigne tout autre chose, méprise pour moi tout autre plaisir. Tu obéis : ce n'est pas assez; voilà ce qu'elle conseillait humainement, à cause de la faiblesse de votre chair. Oui, c'est peu de mépriser pour elle tout autre plaisir; pour elle encore dédaigne tout ce qui te faisait peur ; ris-toi des prisons, ris-toi des fers, ris-toi des chevalets, ris-toi des tortures, ris-toi de la mort. En triomphant de tout cela, tu obtiens ma main, dit la justice. Et vous, mes frères, montez ce double degré pour prouver aussi combien vous l'aimez.
8. Peut-être rencontrons-nous quelques (48) fidèles qui préfèrent les attraits de la justice aux voluptés et aux joies des sens; mais parmi vous y a-t-il un homme qui méprise pour elle les châtiments, les douleurs et la mort? Contentons-nous au moins d'élever nos pensées à la hauteur de dispositions que nous n'osons nous flatter d'avoir. Où trouver ces dispositions ? Où les rencontrer ? Il y a sous nos yeux des milliers de martyrs en qui reluit ce véritable et sincère amour de la justice. C'est en eux que se vérifie cette recommandation
Considérez, mes frères, comme la source de toute joie, les afflictions diverses où vous pouvez tomber, sachant que l'épreuve de votre foi engendre la patience ; or la patience rend les oeuvres parfaites (1) ». Eh ! que manque-t-il à la patience pour rendre les oeuvres parfaites ? Elle est embrasée d'amour et de zèle, elle foule aux pieds tout ce qui flatte et elle se précipite en avant. La voici en face de difficultés, d'horreurs, d'atrocités, de menaces; elle foule encore tout cela, elle s'en rit et s'élance. Oh ! n'est-ce pas là aimer, marcher, mourir à soi et parvenir jusqu'à Dieu ? Qui aime son âme, la perdra; et qui pour moi l'aura perdue, la gagnera pour l'éternelle vie ». Voilà, voilà comment doit se préparer un ami de la justice, un ami de l'invisible beauté. « Dites en plein jour ce que je vous dis dans les ténèbres, et prêchez sur les toits ce que je vous confie à l'oreille (1)». Que signifie : « Publiez en plein jour ce que je vous dis dans les ténèbres ? » Annoncez avec confiance ce que je vous dis et ce que vous entendez au fond du coeur. « Et prêchez sur les toits ce
1. Jacq. I, 2-4. 2. Matt. X, 39, 27.
que je vous confie à l'oreille». Que signifie encore : « Ce que je vous confie à l'oreille ? » Ce que je vous dis secrètement, parce que vous craignez encore de le confesser et de le publier. Que signifie enfin : « Prêchez sur les toits? » Vos demeures sont vos corps ; vos demeures sont vos organes charnels. Ah ! monte sur le toit, foule aux pieds la chair et prêche ma parole.
9. Avant tout cependant, mes frères, déplorez ce que vous étiez, et vous pourrez devenir ce que vous n'êtes pas encore. Ce que je dis est important : comment y arriver? Ce que je dis est la perfection la plus élevée, la perfection suprême: comment y atteindre ? Toute grâce , excellente et tout don parfait vient d'en haut et descend du Père des lumières, en qui il n'y a ni changement, ni ombre de vicissitudes (1) ». De lui vient ce qu'il y a de bon en nous, et de lui ce que nous n'avons pas encore. Vous manquez ? « Demandez, et vous recevrez. Si vous, dit le Sauveur, tout mauvais que vous soyez, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père, céleste accordera-t-il ce qui est bon à ceux qui l'implorent (2)? »
A chacun donc de s'examiner, et sil trouve en lui quelque don qui ait rapport à la justification, qu'il en rende grâces à Celui qui en est l'auteur; et tout en lui rendant grâces de ce qu'il a reçu, qu'il lui demande ce qu'il n'a pas reçu encore ; car situ gagnes à recevoir, lui ne perd rien à donner; et quelle que soit ton avidité, quelque dévorante que soit ta soif, tu pourras toujours te plonger dans cette source.
1. Jacq. I, 17. 2. Matt. V, 7, 11.
SERMON CLX. SE GLORIFIER DE JÉSUS-CHRIST (1).
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ANALYSE. Il est des hommes qui se glorifient de leurs propres mérites. Ils ne comprennent rien à la religion, car elle veut que nous nous glorifions seulement de Jésus-Christ. En effet, premièrement, il n'y a rien en lui dont nous puissions rougir, puisqu'il possède toutes les perfections divines. Secondement, s'il a subi les humiliations et les outrages de la croix, c'était pour notre salut, et nous avons besoin, pour arriver à la gloire éternelle, d'épuiser nous-mêmes la coupe des ignominies. Gardons-nous donc de rougir de la croix ; sachons nous en glorifier ; c'est pour cela que nous la portons gravée sur notre front. Evitons aussi de nous glorifier de nos mérites, et ne soyons fiers enfin que de la croix de Jésus-Christ.
1. L'Apôtre vient de nous rappeler que celui qui se glorifie doit se glorifier du Seigneur ; et en nous adressant au Seigneur lui-même nous avons dit à notre tour : « Délivrez-moi et sauvez-moi dans votre justice (2) ». Ainsi se glorifier du Seigneur, c'est se glorifier, non pas de son propre mérite, mais de la justice du Seigneur même.
Cette justice semble ignorée de ceux qui se glorifient de la leur, et ce désordre s'est révélé principalement dans la personne des Juifs qui rejettent le Nouveau Testament et qui conservent le vieil homme. C'est en vain, c'est sans profit aucun qu'ils ont lu et chanté dans leurs livres: « Sauvez-moi par votre justice; car méconnaissant la justice de Dieu et voulant établir la leur, ils ne sont point soumis à la divine justice ». Que nul donc, fût-il juste, ne se glorifie de sa justice; car on pourrait lui dire : « Qu'as-tu que tu ne l'aies reçu (3) ? » Et si on se glorifie, « qu'on se glorifie du Seigneur ». Est-il rien de plus sûr que de se glorifier de Celui dont personne absolument ne peut rougir ? En effet, si tu mets ta gloire dans un homme, tu peux rencontrer en lui quelque motif, des motifs même nombreux de confusion pour toi. Or dès que tu ne dois te glorifier d'aucun homme, tu dois tabstenir aussi de te glorifier de toi-même, attendu que tu n'es pas autre chose qu'un homme. Que dis-je? il n'y a rien de plus insensé, rien de plus détestable que de te glorifier ainsi en toi-même. Mets ta gloire dans un homme juste et sage, celui-ci ne la met pas pour cela en lui-même; au lieu qu'en la mettant en toi tu n'es ai sage ni juste; et s'il est interdit de la mettre même dans un homme sage, comment
1. I Cor. I, 31. 2. Ps. LXX, 2. 3. I Cor. IV, 7.
la placer dans un insensé? Or, on est sûrement insensé dès qu'on la place en soi; ce seul acte suffit pour le prouver. Ah ! si l'on se glorifie, qu'on se glorifie dans le Seigneur ; rien n'est plus sûr, rien n'est moins exposé, et si tu le peux, tu as à quoi t'attacher, tu n'auras jamais à rougir. Quel défaut peut-on signaler dans cet objet sacré de tes préférences? Aussi l'homme illustre qui s'écriait : « Sauvez-moi », non pas avec ma justice, « mais avec la vôtre », venait de dire : « Seigneur, j'ai mis en vous ma confiance; à jamais je ne serai confondu (1) ».
2. Aussi d'où est venu l'égarement des Juifs et quel est le désordre qui les a éloignés des grâces de l'Evangile? N'est-ce pas uniquement celui que je viens de rappeler, et l'Apôtre ne l'a-t-il pas dit formellement ? « Je leur rends, dit-il, ce témoignage, qu'ils ont du zèle pour Dieu, mais non pas selon la science ». Voilà tout à la fois un éloge et un blâme. De quoi les blâme-t-on? De ce que tout en ayant du zèle pour Dieu, ils ne règlent pas ce zèle sur la science. Ensuite, comme si nous consultions l'Apôtre, comme si nous lui disions : Que signifie ce zèle qui ne se règle pas sur la science? Quelle est la science que n'ont pas ces hommes zélés pour Dieu ? Veux-tu le savoir ? semble-t-il reprendre, remarque ce qui suit : « C'est qu'ignorant la justice de Dieu et cherchant à établir la leur, ils ne sont pas dépendants de la justice de Dieu (2)». C'est pourquoi, si tu as du zèle pour Dieu, si tu veux le régler sur la science et entrer dans l'alliance nouvelle dont les Juifs n'ont pu faire partie, parce que leur zèle n'était pas conforme à la science, reconnais la justice de Dieu, et garde-toi, si tu es quelque
1. Ps. LXX, 1. 2. Rom. X, 2, 3.
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peu juste, de te l'attribuer; non, si ta vie est sage, situ observes les divins commandements, ne te l'attribue pas : ce serait chercher à établir ta propre justice. Reconnais à qui tu dois et de qui tu tiens tout ce que tu possèdes. Tu n'as rien effectivement que tu ne l'aies reçu:; or, « si tu l'as reçu, pourquoi te glorifier comme si tu ne l'avais pas reçu (1) ? » Te glorifier dé cette manière, c'est te glorifier de toi ; mais celui qui se glorifie ne doit-il pas se glorifier du Seigneur ? » Conserve le bienfait, mais n'oublie pas le Bienfaiteur. Lorsque le Seigneur promettait d'envoyer son Esprit, il disait : « Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive. Celui qui croit en moi, des fleuves d'eau vive couleront de son sein (2) ». D'où viennent en toi ces fleuves? Rappelle-toi ton ancienne aridité ; car si tu n'avais été desséché, tu n'aurais pas eu soif, et n'ayant pas soif tu n'aurais pas bu. Que veux-je dire par ces mots : n'ayant pas soif, tu n'aurais pas bu ? Je veux dire que tu n'aurais pas cru en Jésus-Christ, si tu ne t'étais senti dans le besoin. Aussi . avant de dire : « Des fleuves d'eau vive couleront de son sein », il a dit : « Si quelqu'un a soif, qu'il vienne et qu'il boive ». Pour avoir ces fleuves d'eau vive, il faut boire ; pour boire, il faut avoir soif. Tu avais donc soif : pourquoi vouloir alors te glorifier comme si ces fleuves venaient de toi ? Oui, « que celui qui se glorifie, se glorifie du Seigneur ».
3. « Pour moi, mes frères, poursuit l'Apôtre, « lorsque je suis venu vers vous, je ne suis point venu vous annoncer le mystère de Dieu avec la sublimité du discours et de la sagesse». il ajoute. « Ai-je prétendu parmi vous savoir autre chose que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié (3)?» Mais ne savoir que cela, c'était ne rien ignorer. Quel trésor de science que Jésus-Christ crucifié ! L'Apôtre l'a mis devant les yeux des enfants comme un trésor enveloppé. Ces deux mots: « Jésus-Christ crucifié », que ne renferment-ils pas ? Ailleurs encore, comme il craignait que plusieurs ne se laissassent détourner du Christ par l'appât trompeur de la philosophie et d'une vaine science, il leur promit qu'ils auraient dans le Christ le trésor infini de la science et de la sagesse divine. « Prenez garde, dit-il, que personne ne vous séduise par la philosophie, par des raisonnements vains et trompeurs, « selon les principes d'une science mondaine, et non selon le Christ, en qui sont cachés tous les trésors de la science et de la sagesse (1) ». Le Christ crucifié comprend ainsi tous les trésors de la sagesse et de la science. Ah ! prenez garde, dit saint Paul, de vous laisser séduire par le nom menteur de science. Approchez-vous plutôt du trésor caché, enveloppé, et demandez qu'il vous soit découvert.
Philosophe égaré de ce monde, ce que tu cherches n'est rien ; c'est Celui que tu ne cherches pas qui est quelque chose. A quoi te sert d'avoir cette soif dévorante, puisque tu marches dédaigneusement sur la fontaine ? Tu méprises l'humilité, mais c'est que tu n'en comprends pas la majesté. « Si on l'avait connu, jamais on n'aurait crucifié le Seigneur de gloire (2) ». Oui, « Jésus-Christ crucifié ; je n'ai prétendu savoir parmi vous que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié » ; que son humilité, dont se moquent les orgueilleux, mais pour attirer sur eux cette sentence : « Vous avez châtié les superbes; maudits ceux qui s'écartent de votre loi (3) ». Or, quelle est cette loi de Dieu, sinon de croire en lui et de nous aimer les uns les autres ?En lui, c'est-à-dire en qui ?En Jésus-Christ crucifié. Ah ! écoutons avec sagesse ce que refuse d'écouter l'orgueil. Le commandement imposé par Dieu est de croire, en qui? au Christ crucifié; oui, ce qu'il nous commande, c'est de croire au Christ crucifié, c'est bien cela sans doute. Mais cet orgueilleux lève la tête, il se gonfle la poitrine, il s'enfle la bouche et se moque insolemment du Christ crucifié. « Maudits ceux qui s'écartent de vos préceptes ! » Pourquoi se moquent-ils, sinon parce qu'en face d'une grossière enveloppe, ils ne voient pas le trésor qu'elle enferme ? On voit la chair, on voit l'homme, on voit la croix, on voit la mort; et on rit de tout cela. Arrête, ne passe pas, retiens tes insultes et tes mépris ; attends, fouille ; n'y a-t-il pas à l'intérieur de quoi te charmer ? Et si tu y trouvais ce que l'oeil n'a point vu, ce que l'oreille n'a point entendu, ce qui n'est point monté dans le coeur de l'homme (4) ? » L'oeil voit le corps; mais il y a au dedans ce que l'oeil ne voit pas. L'oreille entend la voix ; mais il y a dans la voix ce que n'entend pas l'oreille. Dans le coeur monte, comme une
1. Colos. II, 8, 3. 2. I Cor. II, 8. 3. Ps. CXIII, 21. 4. I Cor. II, 9.
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pensée terrestre, le souvenir d'un homme mort attaché à la croix; mais il y a en lui ce qui ne monte pas dans le cur de l'homme. Il ne s'élève dans notre coeur que des idées ordinaires. « Dans le coeur de Moïse, dit l'Ecriture, monta la pensée de visiter ses frères (1) » ; c'était une pensée humaine. Et lorsque les disciples étaient indécis sur la personne même du Seigneur, lorsqu'ils se disaient, en le voyant ressuscité si vite: c'est lui, ce n'est pas lui ; c'est son corps, c'est un fantôme, il les reprit en ces termes: « Pourquoi ces pensées montent-elles dans votre coeur (2)? »
4. Cherchons donc, si nous le pouvons, non pas ce qui pourrait monter dans notre coeur, mais où notre coeur doit mériter de s'élever. Il méritera d'être glorifié avec Jésus-Christ dans son royaume, s'il a appris à se glorifier avec lui sur sa croix. Aussi, bien plus heureux que ceux qui voient où il faut monter, sans savoir par où, et qui aiment le pays de la grandeur, sans savoir le chemin de l'humilité, l'Apôtre sachant tout à la fois et le terme et la route, s'écrie avec un accent profondément convaincu. « A Dieu ne plaise que je me glorifie, sinon dans la croix de Jésus-Christ Notre-Seigneur !» Il aurait pu dire: Sinon dans la sagesse de Jésus-Christ Notre-Seigneur, et il aurait dit vrai; sinon dans sa majesté, il aurait dit vrai encore; sinon dans sa puissance, il aurait dit également vrai. Il dit plutôt : « Dans la croix ». Ce qui fait rougir le philosophe du siècle, est pour l'Apôtre un trésor ; il ne dédaigne point l'enveloppe grossière, et il découvre l'or caché. « A Dieu ne plaise que je me a glorifie,sinon dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ ! » De quel heureux fardeau vous vous chargez, ô Apôtre, il renferme tout ce que vous ambitionnez, vous avez même montré ce qu'il contient de riche. Mais de quel secours vous est-il ? Par lui, répond-il, le monde a m'est crucifié, et je le suis au monde (3)? » Comment en effet le monde vous serait-il crucifié, si pour vous ne l'avait été d'abord l'Auteur même du monde ? Ainsi que celui qui a se glorifie, se glorifie dans le Seigneur ». Dans quel Seigneur? Dans le Christ crucifié. Il y a en lui de l'humilité, mais aussi la majesté même; de la faiblesse, mais aussi la puissance; la mort, mais aussi la vie. Pour parvenir à ce qui te flatte, ne méprise point ce qui t'effraie.
1. Exod. II, 11. 2. Luc, XXIV, 38. 3. Galat. VI, 14.
5. Tu as remarqué dans l'Evangile les fils de Zébédée. Ils voulaient de la grandeur, ils demandaient que l'un d'eux siégeât à la droite et l'autre à la gauche du Père de la grande famille. On ne peut le dissimuler, ils ambitionnaient là une haute élévation. Mais ils n'avaient pas souci du moyen d'y parvenir; le Christ donc les rappelle de la fin qu'ils voulaient atteindre au moyen qu'ils devaient employer. Aussi que répond-il à leur demande? « Pouvez-vous, leur dit-il, boire le calice que je boirai moi-même (1) ? » Quel calice, sinon celui de l'humilité, celui de la passion , sinon celui qu'il allait boire, quand personnifiant en lui notre faiblesse il disait à son Père : « S'il est possible, mon Père, que ce calice se détourne de moi a? » C'est donc de ce calice que reproduisant encore les sentiments de ces disciples qui refusaient de le boire, cherchant la grandeur et ne s'inquiétant pas de l'humilité qui y mène, il leur disait : « Pouvez-vous boire le calice que je boirai moi-même? » Vous voulez le Christ sur son trône; rapprochez-vous d'abord du Christ sur la croix. Vous voulez siéger et être honorés avec le Christ; apprenez d'abord à dire : « A Dieu ne plaise que je me glorifie, sinon dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ (2) »
Telle est la doctrine chrétienne; elle nous ordonne, elle nous recommande l'humilité, elle nous dit de ne nous glorifier que dans la croix de Jésus-Christ Notre-Seigneur. Il n'est pas difficile de te glorifier de la sagesse du Christ; ce qui est grand, c'est de te glorifier de sa croix, c'est que l'homme pieux s'honore de ce qu'outrage l'impie, c'est que le chrétien se fasse gloire de ce que dédaigne le superbe. Ne rougis donc pas de la croix du Christ; aussi pour te préserver de cette honte, as-tu reçu au front ce signe sacré, et pour ne pas avoir peur des propos étrangers, pense à ton front.
6. Le signe de l'Ancien Testament était la circoncision , imprimée secrètement sur la chair; le signe du Nouveau est la croix, marquée ouvertement sur le front. C'est qu'alors les mystères étaient cachés, tandis qu'ils sont à découvert aujourd'hui; il y avait alors un voile, la face est aujourd'hui dévoilée. Car, est-il dit, « tant qu'ils lisent Moïse, ils ont un voile posé sur le coeur (3)». Pourquoi ce voile ? Parce qu'ils ne sont pas allés jusqu'au Christ.
1. Matt. XX, 22. 2. Ib. XXVI, 39. 3. II Cor, III, 15, 16, 18.
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« Lors en effet que tu te seras converti au Christ, le voile sera enlevé » ; tu portais la circoncision secrètement, tu porteras la croix sur le front. Pour nous, continue l'Apôtre, « contemplant à face découverte la gloire du Seigneur, nous nous transformons en sa ressemblance , nous élevant de clarté en clarté, comme par l'Esprit du Seigneur (1) ». Ah ! ne t'attribue pas cette transformation, ne la regarde point comme ton oeuvre ; autrement, méconnaissant la justice de Dieu et voulant établir la tienne, tu ne serais pas soumis à cette divine justice. Passe au Christ, ô toi qui t'honores d'être circoncis. Ne mets-tu pas ta gloire dans ce que tu rougirais de montrer? Sans doute, la circoncision est un signe, un signe véridique et commandé par Dieu mais c'est un signe de ce qui est caché; car le Nouveau Testament était voilé dans l'Ancien, comme l'Ancien se révèle dans le Nouveau. Hâte-toi donc de mettre à découvert ce signe caché et de placer sur ton front ce qui est voilé sous tes vêtements. Ignore-t-on que le Christ était figuré par là? Aussi on employait le couteau de pierre ; et le Christ était la Pierre (2). Aussi la circoncision se faisait le huitième jour; et le huitième jour est consacré au Seigneur à cause de sa résurrection. Aussi l'Apôtre en quittant ces ombres pour s'attacher au Christ et rejeter le voile antique, sait-il de quoi il a à se glorifier. « A Dieu ne plaise que je me glorifie, dit-il, sinon dans la croix de Jésus-Christ Notre-Seigneur ! » Et que venait-il d'enseigner? « Que ceux qui se font circoncire ne gardent pas la loi, mais veulent que vous vous fassiez circoncire pour se glorifier en votre chair (3) ». Et vous, que voulez-vous, ô grand Apôtre ? Que tu arbores le signe sacré sur ton front. « A Dieu ne plaise que je me glorifie, sinon dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ ! » Je sais maintenant ce que j'ignorais; la nouvelle alliance est faite, et voilà mis au grand jour ce qui était dans les ténèbres. La lumière s'est levée sur ceux qui étaient assis à l'ombre de la mort (4) ; ils voient ce qu'ils ne voyaient pas; ce qui était secret est maintenant à découvert. La Pierre fondamentale est descendue parmi nous, tous elle nous a circoncis spirituellement, et sur le front des fidèles rachetés elle a gravé le symbole de l'humilité.
1. II Cor. III, 15, 16, 18. 2. I Cor. X, 4. 3. Gal. VI, 14, 13. 4. Isaïe, IX, 2.
7. Maintenant donc glorifions-nous de la croix du Christ, et n'ayons pas honte des abaissements du Très-Haut. Jusques à quand dureront cette distinction des aliments et cette circoncision de la chair? Voilà des hommes qui font un Dieu de leur ventre et qui mettent leur gloire dans l'ignominie (1). Qu'ils croient enfin, puisqu'ils le voient accompli, ce qui leur était annoncé d'avance. Ah ! si nous avons appelé son avènement, ne soyons point ingrats envers le Sauveur, puisqu'il est arrivé: « Cependant comment les Juifs sont-ils devenus, relativement à la grâce nouvelle, des bannis, des étrangers, des transfuges? C'est que leur zèle pour Dieu n'est pas conforme à la science ». A quelle science ? C'est qu'ils méconnaissent la justice de Dieu et cherchent à établir la leur » ; c'est que ne voyant Dieu que dans ses commandements, ils s'estiment capables de les accomplir par leurs propres forces et s'éloignent ainsi du secours divin qui leur est pourtant nécessaire. « Car le Christ est la fin de la loi », il en est le perfectionnement, « en ce sens qu'il communique la justice à qui croit en lui (2) ». En effet quand on croit en lui, comme il justifie l'impie », l'impie et non le saint, l'impie qu'il rend saint, « la foi est imputée à justice. « Si Abraham lui-même doit sa justification à ses oeuvres », comme s'il en était l'auteur et l'auteur par lui-même ou le premier principe, « il a de quoi se glorifier, mais non devant Dieu (3) ». Cependant celui qui se glorifie doit se glorifier en Dieu », et pouvoir dire avec assurance : « Dans votre justice délivrez-moi et sauvez-moi ». C'est le Seigneur effectivement qui délivre et qui sauve, non pas ceux qui s'attribuent ce qu'ils ont reçu, mais ceux qui espèrent en lui.
« Il y a sagesse à savoir même de qui on a reçu le bienfait (4) ». Qui parle ainsi? Un homme qui a prié Dieu pour obtenir de lui la tempérance. Mais peut-on, sans quelque tempérance, accomplir, je ne dis pas toute justice, mais un devoir quelconque de justice, puisque c'est le plaisir qui porte au péché, sans quoi on ne pécherait pas? La justice, hélas l'a moins d'attraits, peut-être même n'en offre-t-elle pas du tout, au moins n'en éprouve-t-on pas pour, elle autant qu'il conviendrait. Pourquoi cette espèce de dégoût? Ne vient-il pas
1. Philip. III, 19. 2. Rom. X, 2-4. 3. Ib. IV, 5, 2. 4. Sag. VIII, 21.
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de la langueur de l'âme? N'est-ce pas le pain qui fait horreur,
quand on court au poison? Et comment, je vous le demande, sortir de cette
langueur? Est-ce par nous-mêmes que nous en sommes capables ? Tous,
hélas ! nous avons pu nous blesser, mais qui de nous peut guérir
cette blessure volontaire? Voilà bien l'image de nos péchés
: qui n'en commet quand il veut? Mais chacun ne saurait en fermer la plaie
comme il l'entend. Ah ! que nos coeurs deviennent donc pieux, fidèlement
chrétiens et sensibles à la grâce. Reconnaissons notre
Médecin: jamais le malade ne se guérit lui-même.
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm