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Saint Augustin d'Hippone
Sermons

SERMON CLXI. LE PÉCHÉ DE LA CHAIR (1).
 

ANALYSE. — Ce péché doit nous faire horreur : 1° Parce qu'il fait une injure grave à Jésus-Christ , dont nous sommes les membres, et au Saint-Esprit dont nous sommes les temples; 2° parce qu'il nous rend dignes de l'éternelle damnation. Comment, hélas! ne craint-on pas davantage ces supplices effroyables et interminables, quand on fait tant pour échapper aux maux légers et éphémères de la vie présente ? 3° parce que nous devrions agir par amour de Dieu, par le désir de lui plaire et la crainte de lui déplaire : amour heureux qui porte les vierges chrétiennes à renoncer absolument aux plaisirs charnels même permis.

 

1. Nous venons d'entendre, pendant la lecture, l'Apôtre reprendre et réprimer les passions humaines. « Ne savez-vous pas, disait-il, que vos corps sont les membres du Christ? Ainsi je prendrai au Christ ses membres pour en faire les membres d'une prostituée? Dieu m'en garde ». Si l'Apôtre dit que nos corps sont les membres du Christ, c'est qu'en se faisant homme pour nous le Christ est devenu notre Chef, notre Chef dont il est dit qu'«il est lui-même le Sauveur de son corps (2)»; or, son corps est l'Eglise (3). Si Notre-Seigneur Jésus-Christ ne s'était uni qu'à l'âme humaine, nos âmes seules seraient ses membres ; mais comme il s'est de plus uni à un corps, afin de devenir sous tout rapport notre chef, de nous qui sommes composés d'un corps aussi bien que d'une âme, il s'ensuit, à coup sûr, que nos corps aussi sont ses membres.

Si donc un chrétien se méprisait et s'avilissait assez pour vouloir s'abandonner à l'impureté, de grâce, qu'il respecte en lui le Christ; qu'il ne dise pas : Je céderai, car je ne suis rien, « toute chair n'étant que de l'herbe (4)». Ton corps toutefois n'est-il pas un membre du Christ ? Où allais-tu ? Reviens.

 

1. I Cor. VI, 9, 10, 15, 19. — 2. Ephés. V, 23. —  3. Colos. I, 18. — 4. Isaïe, XL, 6.

 

Où voulais-tu te précipiter ? Epargne en toi le Christ, reconnais-le en toi. « Je prendrai au Christ ses membres pour en faire les membres d'une prostituée ? » Car il faut qu'elle soit prostituée pour consentir à commettre avec toi l'adultère; et pourtant c'est peut-être une chrétienne qui prend aussi des membres au Christ pour en faire les membres d'un adultère. Ainsi vous outragez l'un et l'autre le Christ, sans égard ni pour votre Seigneur, ni pour la rançon qu'il a donnée afin de vous racheter. Comment néanmoins qualifier ce Seigneur, qui fait de ses serviteurs ses propres frères ? Ce n'était même pas assez; il en a fait ses membres. Et un tel honneur n'est rien pour toi ? Est-ce parce qu'il t'a été accordé avec une bonté si touchante que tu n'en tiens aucun cas ? Si tu ne l'avais pas, tu en serais jaloux; et parce que tu l'as reçu, tu le dédaignes !

2. Non content d'avoir appelé nos corps les membres du Christ, par la raison que le Christ a pris un corps de même nature que le nôtre, l'Apôtre dit encore que ces corps sont pour nous le temple du Saint-Esprit, que nous avons reçu de Dieu. Ainsi le corps du Christ fait que nos corps sont les membres du Christ, et l'Esprit du Christ demeurant en nous fait (54) de ces mêmes corps le temple de l'Esprit-Saint. Sur quoi maintenant vont tomber tes mépris ? Est-ce sur le Christ, dont tu es le membre, ou sur le Saint-Esprit, dont tu es le temple ? Cette infâme prostituée qui consent à faire le mat avec toi, tu n'oserais peut-être l'introduire dans ta chambre, dans ta chambre où est le lit conjugal; aussi pour te vautrer dans la fange, cherches-tu dans ta demeure quelque lieu abject et infâme. Ainsi tu respectes le lit de ton épouse, et tu ne respectes pas le temple de ton Dieu ? Tu ne fais pas entrer une impudique dans le lieu où tu dors avec ta femme, et quoique tu sois le temple de Dieu, tu vas trouver toi-même la prostituée? Le temple de Dieu pourtant me semble plus honorable que la chambre de ton épouse.

D'ailleurs, où que tu ailles, Jésus te voit, lui qui t'a créé, lui qui t'a racheté quand tu étais vendu, lui qui est mort pour toi quand tu étais mort. Tu te méconnais, mais lui ne détourne pas de toi ses regards; c'est pour te châtier, il est vrai, et non pour te venir en aide; car c'est sur les justes que veillent les yeux du Seigneur, et c'est à leurs prières que s'ouvrent ses oreilles ». Pour glacer de terreur ceux qui se flattent d'une fatale sécurité et qui se disent : J'agirai, car Dieu dédaigne de remarquer ces actions ignobles, le Prophète ajoute immédiatement. Ecoute-le, examine à qui tu appartiens, car Jésus te voit en quelque lieu que tu portes tes pas. Le Prophète ajoute donc : « Mais le Seigneur lance ses regards sur ceux qui font le mal, pour effacer de la terre jusqu'à leur souvenir (1) ». Et de quelle terre ? De celle dont il est dit : « Vous êtes mon espérance, mon héritage dans la terre des vivants (2) ».

3. N'y a-t-il pas ici quelque homme corrompu, impie, adultère, impudique et corrupteur qui s'applaudit de sa conduite, qui y vieillit sans laisser vieillir en lui la passion et qui se dit : Oui, il est bien vrai « que le Seigneur lance ses regards sur ceux qui font le mal, pour effacer de la terre jusqu'à leur souvenir ? » Me voici déjà vieillard; depuis mon jeune âge jusqu'aujourd'hui je n'ai rien épargné, j'ai inhumé tant d'hommes chastes plus jeunes que moi, j'ai conduit les funérailles d'un si grand nombre d'hommes purs, à combien d'hommes sages n'ai-je pas survécu

 

1. Ps. XXXIII, 16, 17. — 2. Ps. CXLI, 6.

 

dans mon libertinage ? Pourquoi donc nous dire que le Seigneur lance ses regards sur ceux qui font le mal, afin d'effacer de la terre jusqu'à leur souvenir ? » - C'est qu'il est une autre terre où il n'y a pas d'impudique, une autre terre où Dieu règne en personne. « Ne vous abusez point : ni les fornicateurs, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les efféminés, ni les    abominables, ni les --voleurs, ni les avares, ni les ivrognes, ni les médisants, ne posséderont le royaume de Dieu ». C'est ainsi qu'il effacera de la terre jusqu'à leur souvenir. Tout en s'abandonnant à ces crimes, beaucoup se font illusion; or, à cause de ces malheureux qui vivent abominablement et qui espèrent encore le royaume de Dieu, où ils n'entreront pas, il est écrit : « Il effacera de la terre jusqu'à leur souvenir ». Il y aura pour la demeure des justes un nouveau ciel et une terre nouvelle. Mais là ne pourront habiter ni impies, ni méchants, ni débauchés. Toi qui te reconnais ici, choisis où tu voudrais demeurer, quand le temps te permet encore de pouvoir changer.

4. Car il y a deux habitations : l'une au milieu des feux éternels, et l'autre dans l'éternel royaume. Sans doute on sera tourmenté différemment dans les flammes éternelles; on y sera pourtant, et pour y être tous tourmentés, quoique à des degrés divers. N'est-il pas écrit que Sodome, au jour du jugement, sera traitée d'une façon plus tolérable que quelque autre cité (1); et que plusieurs parcourent la mer et la terre pour faire un prosélyte, qu'ils rendent ensuite digne de l'enfer deux fois plus qu'eux-mêmes (2) ? Figure-toi que l'un est torturé deux fois plus que l'autre, que les uns le sont moins et les autres davantage, ce n'est pourtant pas un séjour à choisir pour toi. Les moindres tourments y sont plus effroyables que les plus redoutés par toi dans ce siècle. De quel tremblement ne serais-tu pas saisi, si tu te voyais accusé pour être jeté dans les cachots; et tu es assez ennemi de toi-même pour mériter par ta conduite d'être jeté dans les flammes ? Je te vois frissonner, te troubler, pâlir, courir à l'église, demander à voir l'évêque, te prosterner à ses pieds. Il te demande pourquoi. Sauvez-moi, lui réponds-tu. — Qu'y a-t-il ? — Un tel m'accuse injustement. — Que prétend-il contre toi ? — Seigneur,

 

1. Matt. X, 15. — 2. Ib. XXIII, 15.

 

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il m'enlève mon bien; Seigneur, il me jette en prison; prenez pitié de moi, sauvez-moi. Voilà jusqu'à quel point on redoute la prison, la perte des biens; et l'on craint si peu d'être brûlé dans l'enfer ?

Enfin, quand le danger devient plus pressant, quand l'infortune va plus loin et qu'on est exposé à la mort, quand quelqu'un redoute de succomber et d'être condamné à mourir, tous crient qu'il faut le secourir, et on appelle toutes sortes de moyens : Aidez-le, courez, dit-on, il s'agit de sa vie. Ce qu'on peut dire de plus pour grossir son infortune, c'est qu'il s'agit de sa vie. Sans doute il faut lui venir en aide et ne pas refuser de le secourir dans un tel embarras; si l'on a quelque pouvoir, il faut ici l'employer tout entier.

5. Je veux toutefois questionner cet homme en danger, cet homme dont le péril m'émeut jusqu'aux entrailles. Courez, dit-il, il s'agit de ma vie. Il m'est facile de lui répondre : Oui, je cours pour te sauver la vie du corps; si seulement tu courais pour sauver ton âme ; si seulement tu savais qu'en courant pour ton corps je ne puis rien pour ton âme ! Je préfère donc entendre la vérité de la bouche du Christ, plutôt que les cris que t'inspire une fausse frayeur. « Ne craignez pas, dit-il, ceux qui peuvent tuer le corps, sans pouvoir tuer l'âme (1) ». Tu veux que je courre pour te sauver la vie ; mais voilà celui que tu redoutes, celui dont les menaces te font pâlir, il ne peut tuer ton âme, sa fureur s'arrête à ton corps, c'est à toi d'épargner ton âme. Lui ne peut la tuer, tu le peux, toi ; tu le peux, non avec une lance, mais avec ta langue. Ton ennemi, en te frappant, met fin à.cette vie; « mais la bouche, en mentant, donne la mort à l'âme (2)». Il faudrait donc que la vue de ce que l'on craint dans le temps, élevât la pensée à ce que l'on doit réellement craindre. On craint la prison, et l'on ne craint point la géhenne? On craint les bourreaux de la torture, et on ne craint point les anges de l'enfer? On craint un châtiment temporel, et on ne craint point les supplices du feu éternel ? On craint enfin de mourir momentanément, et on ne craint pas de mourir éternellement?

6. Après tout, que te fera cet homme qui veut ta mort, que tu crains, que tu as en horreur, que tu fuis, dont la peur ne te laisse pas

 

1. Matt. X, 28. — 2. Sag. I, 11.

 

dormir, qui te fait même trembler durant ton sommeil, s'il t'arrive de le voir en songe ? Il séparera ton âme de ton corps. Mais considère où va cette âme un fois séparée. Car tout ce que peut ton ennemi, en tuant le corps, se borne à en séparer l'âme qui le fait vivre : puisque sa vie vient réellement de la présence de l'âme, et que cette présence, tant qu'elle dure, rend la vie indestructible. L'ennemi qui a juré ta mort, veut donc simplement chasser de ton corps l'âme qui le fait vivre.

Mais ton âme aussi n'a-t-elle pas un principe de vie ? L'âme est bien le principe de la vie du corps ; l'âme à son tour n'a-t-elle pas un autre principe de vie? Si ton corps a dans ton âme un principe de vie; l'âme également ne puise-t-elle pas la vie quelque part? Et si la mort du corps consiste à rejeter l'âme ou la vie, l'âme à son tour ne rejette-t-elle pas, en mourant, ce qui la fait vivre ? Eh bien ! si nous parvenons à découvrir, non pas quelle est la vie de ton corps, puisque nous savons que c'est ton âme, mais quelle est la vie de la vie de ton corps, en d'autres termes, quelle est la vie de ton âme ; tu devras, je crois, redouter de perdre cette vie de ton âme, plus que tu ne crains de perdre la vie de ton corps; une mort doit t'inspirer plus de frayeur que l'autre.

Abrégeons ; pourquoi rester si longtemps sur ce point? L'âme est la vie du corps, et Dieu est la vie de l'âme. L'Esprit de Dieu habite dans notre âme, et par notre âme dans notre corps, lequel devient ainsi le temple de l'Esprit-Saint, que Dieu nous a donné. Cet Esprit est effectivement descendu dans notre âme; la charité divine ayant été répandue dans nos coeurs par le Saint-Esprit que nous avons reçu (1), et le tout dépendant de qui occupe la partie maîtresse. En toi effectivement cette partie maîtresse est la nature la plus noble; d'où il suit que Dieu occupant cette nature, laquelle est ton coeur, ton intelligence, ton âme, il possède aussi par elle la nature qui lui est subordonnée, c'est-à-dire ton corps.

Que l'ennemi s'emporte maintenant, qu'il te menace de la mort, qu'il te la donne s'il le

peul, qu'il sépare ainsi ton âme de ton corps ah ! du moins que ton âme ne se sépare point de sa propre vie. Situ pleures avec raison devant cet ennemi puissant, si, tu dis d'un ton

 

1. Rom. V, 5.

 

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attendri : Ne frappez pas, épargnez mon sang ; Dieu ne te dit-il pas aussi : « Prends pitié de ton âme pour plaire au Seigneur (1)? » C'est peut-être ton âme qui te crie : Conjure-le de ne pas frapper, autrement je te quitte ; je ne pourrais plus alors demeurer avec toi, et si tu veux que je te reste , demande-lui de ne frapper pas. Or, quelle est cette âme qui dit : Si tu veux que je te reste ? C'est toi-même ; toi qui parles ainsi, tu es l'âme ; et c'est toi qui fuis, si l'ennemi frappe le corps, c'est toi qui t'en vas, qui émigres, pendant que la poussière restera gisant sur la poussière. Où sera alors ce principe qui a animé cette poussière? Que deviendra cet esprit que t'a donné le souffle de Dieu? S'il n'a point exhalé sa vie, son Dieu même, il demeurera en lui; oui, s'il ne l'a point perdu, s'il ne l'a point éloigné, c'est en lui que demeurera ton esprit. Or, si tu as égard à la faiblesse de ton âme quand elle te crie : Il va me frapper et je te laisse ; tu ne crains point quand Dieu même te dit : Je t'abandonne si tu pèches?

7. Je voudrais que nos vaines frayeurs nous inspirassent une frayeur utile. C'est une vaine frayeur que celle de tous ces hommes qui redoutent de perdre ce qui ne peut se conserver toujours, qui doivent sortir un jour d'ici et qui tremblent d'en sortir, qui veulent enfin retarder toujours ce qui doit inévitablement s'accomplir. Oui, ce sont là de vaines frayeurs ; et pourtant elles existent, on les ressent vivement, on ne saurait s'y soustraire. Mais c'est là aussi ce qui doit nous servir à blâmer, à réprimander, à plaindre et à pleurer ces malheureux qui ont peur de mourir et qui ne travaillent qu'à retarder un peu la mort. Pourquoi ne travaillent-ils pas à ne mourir jamais ? Parce que, malgré tout, ils n'y parviendront pas. Ne peuvent-ils donc rien faire pour y parvenir? Absolument rien. Quoique tu fasses en effet, prends toutes les précautions possibles, fuis où tu voudras, abrite-toi sous les plus solides remparts, emploie toutes les richesses imaginables à racheter ta vie, et tous les plus habiles stratagèmes pour déjouer l'ennemi; une fièvre suffit pour t'arrêter, et en essayant de tous les moyens pour ne pas expirer immédiatement sous les coups de l'ennemi, tu obtiens tout au plus de mourir de la fièvre un peu plus tard.

 

1. Eccli. XXX, 24.

 

Tu peux toutefois ne mourir jamais. Si tu crains la mort, aime la vie. Or, ta vie est Dieu même, ta vie est le Christ, ta vie est l'Esprit-Saint. Ce n'est pas en faisant mal que tu lui plais; il ne veut pas d'un temple ruineux, il n'entre point dans un temple souillé. Ah ! gémis devant lui pour obtenir qu'il purifie son sanctuaire; gémis devant lui pour qu'il rebâtisse son temple, pour qu'il relève ce que tu as abattu, pour qu'il répare ce que tu as détruit, pour qu'il refasse ce que tu as défait. Crie vers Dieu, crie dans ton coeur, c'est là qu'il entend ; car si tu pèches où plonge son regard, tu dois crier où il, a l'oreille ouverte.

8. Et pourtant lorsque tu auras redressé en toi la crainte, lorsque tu auras commencé à redouter à ton profit, non pas des tourments passagers, mais le supplice des flammes éternelles , lorsqu'en conséquence tu ne commettras plus d'adultère, car c'est de ce vice que nous avons été amenés à parler à cause de ces mots de l'Apôtre : « Vos corps sont les membres du Christ » ; lors donc que la peur de brûler dans le feu qui ne s'éteint point t'aura fait renoncer à l'adultère, tu ne mériteras point d'éloge encore : sans doute tu seras moins à plaindre qu'auparavant, mais tu ne seras point encore à louer.

En effet, qu'y a-t-il d'honorable à craindre le châtiment? Ce qui est beau, c'est d'aimer la justice. Pour te connaître, je vais t'interroger. Ecoute mes questions retentissant à ton oreille, et interroge-toi en silence. Dis-moi donc : Lorsque vaincu par la passion ta as une complice, pourquoi ne commets-tu pas l'adultère? — Parce que je crains, répondras-tu, je crains l'enfer, je crains le supplice des feux éternels; je crains le jugement du Christ, je crains la société du démon, je crains d'être condamné par le premier et de brûler avec l'autre. — Eh quoi ! blâmerai-je cette crainte, comme je t'ai blâmé de craindre l'ennemi qui cherchait à t'ôter la vie du corps ? Je te disais alors et avec raison : Tu as tort, car ton Seigneur t'a rassuré par ces mots : « Gardez-vous de craindre ceux qui tuent le corps ». Maintenant que tu t'écries : Je crains l'enfer, je redoute d'être brûlé, j'ai peur d'être châtié éternellement, que.répondrai-je? Que tu as tort? Que ta crainte n'est pas fondée? Je ne l'ose, puisqu'après avoir condamné ta crainte, le Seigneur t'a recommandé de craindre. « Gardez-vous de redouter, a-t-il dit, ceux qui  (57) tuent le corps et qui ne. peuvent plus rien après cela; mais craignez Celui qui ale pouvoir de jeter dans la géhenne brûlante et le corps et l'âme; oui, je vous le répète, craignez Celui-là  (1) ». Le Seigneur donc ayant ainsi inspiré la crainte, une crainte vive, et menacé deux fois en répétant ce mot : craignez, de quel front te dirais-je que tu as tort de craindre? Je ne le dirai pas. Oui, crains, rien n'est plus digne de crainte, il n'est rien que tu doives redouter davantage.

Autre question encore : Si Dieu ne te voyait pas faire le mal, et que personne d'ailleurs ne dût te convaincre, devant son tribunal, de l'avoir fait, le commettrais-tu? Examine-toi bien; car tu ne saurais répondre à toutes mes paroles : examine-toi. Eh bien ! le commettrais-tu ? Si c'est oui, c'est que le châtiment te fait peur : ce n'est pas encore la chasteté que tu aimes, tu n'as pas encore la charité, mais une crainte servile; il y a en toi la peur du mal, et non pas l'amour du bien. Continue toutefois à craindre : cette crainte pourra te préserver et te conduire à la charité. Car cette peur de l'enfer, qui t'empêche de faire le mal, est réellement un frein pour toi, elle empêche la volonté d'exécuter le mal qui lui plait. C'est une crainte qui te préserve, qui te fait accomplir la loi, la verge à la main; c'est la lettre qui menace et non pas encore la grâce qui donne des forces. Qu'elle continue néanmoins à te préserver; et en t'abstenant par crainte tu finiras par recevoir la charité ; celle-ci entrera dans ton coeur, et au fur et à mesure qu'elle y pénètrera, elle en fera sortir la crainte. La crainte t'empêchait d'accomplir le mal; la charité t'empêchera d'y consentir , quand même tu pourrais le commettre impunément.

9. Je viens de dire ce que vous devez craindre, de dire aussi ce que vous devez rechercher. Appliquez-vous à la charité, que la charité pénètre en vous, accueillez-la avec la crainte de pécher, appelez en vous l'amour qui ne pèche pas, l'amour qui règle la vie. Je le disais tout à l'heure, quand la charité commence à entrer dans le coeur, la crainte de son côté commence à en sortir; plus l'une entre, plus l'autre disparaît, et lorsque l'une est entrée complètement, il ne reste plus rien de l'autre, car la charité parfaite chasse la

 

1. Luc, XII, 4-5.

 

crainte (1); elle la chasse en pénétrant dans l'âme.

Cependant elle n'y entre pas seule; elle y mène avec elle une crainte spéciale qui est son oeuvre : mais c'est une crainte chaste et qui subsiste dans les siècles des siècles (2). On distingue donc la crainte servile, celle par exemple de brûler avec les démons; et la crainte chaste, celle de déplaire à Dieu. Faites-vous-en une idée, mes très-chers frères, en considérant les dispositions du coeur de l'homme. Un esclave a peur d'offenser son maître, mais c'est pour n'être pas frappé, pour n'avoir pas les fers aux pieds, pour n'être pas jeté au cachot ni condamné à être broyé en tournant la meule. De telles craintes éloignent l'esclave du péché; mais dès qu'il ne voit plus l'oeil de son maître et qu'il n'y a plus aucun témoin qui puisse le convaincre, il fait le mal. Pourquoi le fait-il? C'est qu'il redoutait le châtiment, saris aimer la justice. Quant à l'homme de bien, juste et libre, car il n'y a pour être libre que l'homme juste, tout pécheur étant esclave du péché (3), c'est la justice qu'il aime. Pût-il donc pécher sans témoin, il redoute le regard de Dieu; et si Dieu même venait à lui dire : Je te vois quand tu pèches, je ne te condamnerai pas, mais tu me déplais; c'en serait assez. Il ne veut pas déplaire aux yeux de son Père, qui pourtant n'est pas un juge terrible ; il craint, non pas d'être condamné, puni, torturé, mais de blesser le coeur paternel, de déplaire à Celui qui l'honore de son amour. Et comment, s'il aime réellement et se sent aimé par son Seigneur, pourrait-il faire ce qui l'offense?

10. Considérez même les amours dangereux , et déshonnêtes. Supposez un misérable, un débauché qui s'habille ou qui se pare autrement qu'il ne plait à la femme qui cause sa perte. Que celle-ci lui dise: Je ne t'aime pas avec ce béret, il le jette ; qu'elle lui dise même en plein hiver: Je te préfère en habits légers, il aimé mieux trembler de froid que de lui déplaire. Cette femme pourtant doit-elle le condamner, l'envoyer en prison, le mettre aux mains des bourreaux? Il n'a d'elle à craindre que ce mot: Je ne te verrai plus ; il ne redoute que cette parole : Tu ne me verras plus en face. Quoi ! ce seul mot dans la bouche d'une impudique fait trembler, et dans la

 

1. Jean, IV, 18. — 2. Ps. XVIII, 10. — 3. Jean, VIII, 34.

 

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bouche de Dieu il ne fait pas trembler? Ah ! il doit nous faire trembler davantage, mais à la condition que nous aimerons; point de terreur, si nous n'aimons. Nous tremblons pourtant, mais comme des esclaves, dans la crainte du feu de l'enfer, des épouvantables menaces du tartare, des anges pervers et effrayants qui sont aux ordres du diable, et de ses affreux supplices. Eh bien ! craignons au moins cela. Si nous aimons peu le bien, redoutons au moins ces atroces malheurs.

11. Loin donc de tous les fornications. « Vous êtes le temple de Dieu, et l'Esprit de Dieu habite en vous. Si quelqu'un profane le temple de Dieu, Dieu le perdra (1) ». Le mariage est permis ; ne cherchez pas au delà. Ce fardeau n'est pas trop lourd.

Par un amour plus grand les vierges ont pris un plus lourd fardeau. Pour plaire davantage au coeur à qui elles se sont vouées, elles ont renoncé à ce qui leur était permis, ambitionnant ainsi pour leur âme une beauté plus grande. Il semble qu'elles aient dit au Seigneur: Que commandez-vous ? Vous commandez que nous ne soyons pas adultères? Eh bien !  pour l'amour de vous, nous faisons davantage. « Quant à la virginité, dit l'Apôtre, je n'ai pas reçu d'ordre du Seigneur». Pourquoi donc l'embrasser? Mais je donne un conseil (2)». Ainsi ces âmes aimantes, qui dédaignent les noces d'ici-bas, et qui ne veulent point de terrestres embrassements, prennent pour elles, non-seulement le précepte, mais encore le conseil : c'est que pour se rendre plus agréables elles veulent s'embellir davantage. En effet, plus on recherche les ornements du corps, ou de l'homme extérieur, plus l'âme perd de sa grâce; et la beauté des moeurs l'orne d'autant plus, qu'elle convoite moins les embellissements extérieurs. Aussi saint Pierre dit-il lui-même: « Qu'elles se parent, non pas d'une chevelure artistement arrangée ». A ces premiers mots : « Qu'elles se parent », les âmes sensuelles ne s'imaginaient-elles point qu'il était question d'ornements visibles ? Mais

 

1. I Cor. III, 16, 17. — 2. I Cor. VII, 25.

 

cette pensée suggérée par la vanité doit bientôt disparaître. « Qu'elles se parent, non pas avec des cheveux artistement arrangés, ni de l'or, ni des pierreries, ni des habits somptueux; mais qu'elles ornent l'homme intérieur et caché, lequel est de si haut prix devant Dieu (1) ». Dieu effectivement n'aurait pas préparé des ornements pour l'homme extérieur et laissé l'homme intérieur dans le dénûment ; aussi à l'âme invisible a-t-il donné des trésors et des ornements invisibles.

12. Avides de se procurer ces saintes parures, les vierges chrétiennes n'ont point désiré ce qui leur était permis, elles n'y ont même pas consenti quand on les contraignait. Dans combien d'entre elles le feu de l'amour divin a-t-il triomphé des violences de leurs parents ! Le père s'irritait, la mère était en larmes ; mais l'enfant s'élevait au-dessus de tout, parce qu'elle avait sous ses yeux « le plus beau des enfants des hommes (2) ». Pour lui donc elle voulait se parer, afin de ne plus s'occuper que de lui. Car si « la femme mariée pense aux choses du monde, comment elle plaira à son mari ; celle qui ne l'est pas songe aux choses de Dieu, comment elle peut plaire à Dieu (3) ». Voilà ce que c'est qu'aimer. L'Apôtre ne dit pas: Elle pense comment elle échappera à être condamnée par Dieu. Ce serait encore la crainte servile. Crainte préservative, elle éloignerait ces âmes du mal, pour les rendre dignes de recevoir l'esprit de charité. Ces âmes toutefois ne cherchent pas comment elles éviteront les châtiments divins, mais comment elles plairont à Dieu, comment elles lui plairont par les charmes intérieurs, par les grâces secrètes, par la beauté du coeur, découvert à ses yeux. C'est là seulement et non dans le corps, qu'elles sont à découvert, toujours pures d'ailleurs, et dans le corps et dans l'âme.

Que l'exemple de ces vierges apprenne au moins aux époux et aux épouses à éviter l'adultère. Si les premières font plus qu'il n'est commandé, que les autres du moins fassent ce qui l'est.

 

1. I Pierre, III, 3, 4 ; I Tim. II, 9, 10. — 2. Ps. XLIV, 3. — 3. I Cor. VII, 34.

SERMON CLXII. PÉCHER DANS SON CORPS (1).
 

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ANALYSE. — Ce sermon, que plusieurs éditions disent n'être qu'un fragment, est la solution, à un double point de vue, de ces paroles de saint Paul : « Tout autre péché commis par l'homme est hors du corps, mais celui qui commet la fornication , pèche dans son propre corps (2) ». Si on entend ici la fornication dans son sens propre, les paroles de l'Apôtre peuvent signifier qu'en commettant l'impureté l'homme est tellement absorbé dans les sens et submergé dans les délectations charnelles, qu'il ne voit rien en dehors; il est alors entièrement dans son corps, tandis qu'il n'y est pas de la même manière quand il commet d'autres péchés. Si le mot de fornication est pris ici dans un sens figuré et pour exprimer l'attachement du pécheur à tout ce qui n'est pas Dieu; ce péché se trouve opposé aux péchés d'oubli et de fragilité qui se commettent sans attachement pervers. Le corps désignerait donc ici la concupiscence à laquelle l'Apôtre rapporte tous les péchés proprement dits; et on pécherait en dehors du corps, quand on pêcherait sans passion et par pure faiblesse. Saint Augustin avertit toutefois qu'il ne se flatte pas d'être entré entièrement dans la pensée de l'Apôtre.

 

1. La question que nous suggèrent ces paroles du bienheureux Apôtre Paul, dans son Epitre aux Corinthiens: « Tout autre péché commis par l'homme est hors du corps ; mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps », pourra-t-elle être parfaitement résolue? Je l'ignore, tant elle est profonde ! On peut néanmoins, avec l'aide de Dieu, lui donner un sens probable.

L'Apôtre venait de dire, dans la même épître: « Ne vous abusez point: ni les fornicateurs, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les efféminés, ni les abominables, ni les voleurs, ni les avares, ni les ivrognes, ni les médisants, ni les rapaces, ne posséderont le royaume de Dieu » ; et un peu plus loin : « Se savez-vous pas que        vos corps sont les membres du Christ? Quoi ! j'enlèverai au a Christ ses membres pour en faire les membres d'une prostituée? Dieu m'en garde ! » Ignorez-vous que s'unir à une prostituée, « c'est devenir un même corps avec elle, car, est-il dit, ils seront deux en une seule chair; a tandis que s'unir au Seigneur, c'est être a un seul esprit avec lui? Fuyez la fornication ». Puis il ajoute : « Tout autre péché commis par un homme est hors du corps; mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps. Ne savez-vous pas que votre corps est le temple de l'Esprit-Saint, qui est en vous, que vous avez reçu, et qu'ainsi vous n'êtes plus à vous-mêmes ?

 

1. I Cor. VI, 9-20. — 2. I Cor. VI, 18.

 

Car vous avez été achetés à haut prix. Glorifiez et portez Dieu dans votre corps ».

On le voit, l'Apôtre vient de signaler d'abord un grand nombre de péchés horribles qui excluent du royaume de Dieu, et que l'homme ne saurait commettre que par l'intermédiaire de son corps; de ce corps qu'il appelle, dans les fidèles, le temple du Saint-Esprit que Dieu nous a donné; de ces membres qu'il assure être les membres du Christ, et desquels il dit d'un ton de blâme et d'interrogation: « Quoi ! je prendrai au Christ ses membres afin d'en faire les membres d'une prostituée ? » pour répondre : « A Dieu ne plaise ! » et pour ajouter aussitôt : « Ignorez-vous que s'unir à une prostituée, c'est devenir un même corps avec elle, puisqu'il est dit; Ils seront deux en une seule chair, tandis que, s'unir à Dieu, c'est être un seul esprit avec lui ? » Il conclut de là: « Fuyez la fornication » ; et c'est alors qu'il ajoute : « Tout autre péché commis par l'homme est hors du corps; mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps ». Eh quoi ! n'a-t-il pas dit: « Ne vous abusez point. ni les fornicateurs, ni les idolâtres, ni les adultères ni les efféminés, ni les abominables, ni les voleurs, ni les avares, ni les ivrognes, ni les médisants, ni les rapaces, ne posséderont le royaume de Dieu? » Et tous ces crimes, toutes ces infamies peuvent-ils se commettre autrement que par le corps? Quel homme à idées saines oserait dire le contraire ? Car l'Apôtre dans tout ce passage n'avait en vue que le corps, (60) acheté si cher, au prix même du sang adorable du Christ, et devenu le temple de l'Esprit-Saint : il voulait qu'au lieu de le souiller par ces abominations, on le conservât dans une pureté inviolable comme l'habitation de Dieu même. Pourquoi donc avoir ajouté, pour soulever une question si difficile : « Tout autre péché, commis par l'homme, est hors du corps; mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps? »

N'est-il pas vrai que la fornication et tous les autres péchés de la chair qui ressemblent à la fornication, ne peuvent se commettre et se pratiquer que par le corps? Pour ne parler pas des autres péchés, qui pourrait, sans le concours des organes corporels, être voleur, ivrogne, médisant ou rapace? L'idolâtrie même et l'avarice ne sauraient, sans le ministère du corps, produire leurs actes et leurs effets. Pourquoi alors ces paroles : « Tout autre péché commis par l'homme est hors du corps; mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps? »

On peut constater d'abord que toutes les convoitises déréglées auxquelles s'abandonne l'homme d'une manière même purement intérieure, ne sont pas en dehors du corps, puisque sûrement elles sont produites par la sensualité et par la prudence charnelle, tant que l'homme est encore revêtu de son corps. Le crime même signalé dans ces paroles d'un psaume : « L'impie a dit en son coeur : Il n'y a point de Dieu (1)», le bienheureux Apôtre saint Paul n'a pu le considérer indépendamment du corps, puisqu'il a dit quelque part: «Nous comparaîtrons tous devant le tribunal du Christ, afin que chacun reçoive conformément à ce qu'il a fait, soit bien, soit mal, par son corps (2) ». Il fallait en effet que l'impie fût encore dans sa chair pour pouvoir dire: « Il n'y a point de Dieu ». Je ne dirai rien de ce que le même docteur des gent-ils écrit dans une autre épître, où on lit: « On connaît aisément les oeuvres de la chair, qui sont: la fornication, l'impureté, la luxure, les empoisonnements, les inimitiés, les contestations, les jalousies, les colères, les dissensions, les sectes, les envies, les ivrogneries et autres semblables, desquelles je vous déclare, comme je l'ai déclaré, que ceux qui s'y livrent n'obtiendront pas le

 

1. Ps. XIII, 1. — 2. II Cor. V, 10.

 

royaume de Dieu (1) ». Ne semble-t-il pas que, dans cette énumération, îles jalousies, les colères, les dissensions, les envies et les sectes, n'appartiennent pas au corps? Et cependant elles sont représentées comme des oeuvres de la chair par ce même docteur qui a initié les gent-ils à la foi et à la vérité. Que signifient donc ces mots: « Tout autre péché commis par l'homme est hors du corps? » et pourquoi ne dire que d'un seul péché: « Mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps? »

2. Si inculte et si peu ouvert qu'on puisse être, on voit combien est difficile cette question. Si néanmoins, acquiesçant à nos pieux désirs, le Seigneur daigne nous éclairer et nous seconder un peu, il nous sera possible d'y assigner un sens vraisemblable.

Ici donc le bienheureux Apôtre, en qui parlait le Christ, semble avoir voulu élever la gravité du péché de fornication au-dessus de la gravité de tous les autres péchés qui se commettent par l'intermédiaire du corps, mais qui néanmoins ne rendent pas l'âme humaine esclave et dépendante du corps, comme elle le devient dans le seul acte de la fornication, où la fougue impétueuse de la passion la confond avec le corps, l'y unit, l'y colle en quelque sorte et l'y enchaîne étroitement, si étroitement, qu'au moment où il se livre frénétiquement à cet acte brutal, il lui est impossible de voir ou de vouloir autre chose que ce qui peut y porter son âme; et comme submergée et engloutie dans cette fange honteuse, l'âme n'est plus qu'une esclave. Si donc l'Apôtre a dit : « Mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps », c'est qu'alors et surtout au moment de l'acte infâme, le coeur devient véritablement et absolument l'esclave du corps ; et ce serait pour détourner plus efficacement de pareilles horreurs qu'il aurait dit encore : « Quoi ! je prendrai au Christ set membres et j'en ferai les membres d'une prostituée?» et qu'il aurait répondu avec exécration et frémissement : « Dieu m'en garde ! Ne savez-vous pas que s'unir à une prostituée, c'est devenir un même corps avec elle, car il est dit : Ils seront deux en une seule chair ? »

Or, pourrait-on en dire autant des autres crimes; quels qu'ils soient, que commettent

 

1. Galat. V, 19-21.

 

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les hommes? Au moment ou on se livre à l'un d'eux, l'esprit conserve la liberté d'y penser et de s'appliquer à autre chose, tandis qu'au moment où il s'abandonne à la fornication, il ne peut s'occuper de rien autre absolument. L'homme est alors tellement absorbé dans ce qu'il fait, qu'on ne peut dire que sa pensée soit à lui; on pourrait dire au contraire qu'il n'est plus que chair, un souffle qui passe et ne revient point (1). D'où il suit que par ces paroles : « Tout autre péché commis par un homme est hors du corps; mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps », l'Apôtre semble avoir voulu nous dire, pour nous inspirer une vive horreur de la fornication, que comparés à elle les autres péchés sont hors du corps, tandis que ce mal affreux retient l'âme dans le corps, attendu que la violence de cette passion, qui n'a pas son égale, fait de cette âme une esclave et une captive de la volupté charnelle.

3. Ceci doit être entendu de la fornication proprement dite. Cependant les livres saints donnant à ce vice un sens plus étendu, efforçons-nous, avec l'aide de Dieu, d'appliquer à ce sens nos réflexions.

Il faut prendre évidemment la fornication dans un sens général, lorsqu'on lit ces paroles d'un psaume : « Ceux qui s'éloignent de vous périront; vous anéantirez quiconque se prostitue loin de vous » ; et lorsqu'on remarque ensuite, dans ces mots qui viennent après, le moyen d'éviter cette espèce de fornication générale : « Pour moi, mon bonheur est de m'attacher à Dieu (2) ». Il est facile de voir en effet qu'il y a fornication pour l'âme humaine, quand au lieu de s'unir à Dieu elle s'unit au monde. De là ces mots du bienheureux apôtre Jean: « Si quelqu'un aime le monde, l'amour du Père n'est pas en lui (3) » : et ces autres de saint Jacques : « Adultères, ignorez-vous que l'amitié de ce monde est ennemie de Dieu (4) ? » Ce qui constate en peu de mots que l'amour de Dieu est incompatible avec l'amour du monde, et qu'en voulant aimer le monde on est ennemi de Dieu. C'est ce que signifient encore ces paroles du Seigneur dans l'Evangile : « Nul ne peut servir deux maîtres; car il haïra l'un et aimera l'autre; ou bien il supportera l'un et méprisera l'autre » ; et cette conclusion

 

1. Ps. LXXVII, 39. — 2. Ps. LXXII, 27, 28. — 3. I Jean , II, 15. — 4. Jacq. IV, 4.

 

qui en ressort : « Vous ne pouvez servir Dieu et l'argent (5) ».

Ainsi donc, comme nous l'avons dit, l'a fornication, entendue dans un sens général et embrassant absolument tout, consiste à s'attacher au monde et non pas à Dieu, et c'est dans cette acception de prostitution générale que nous devons prendre ces mots de l'Apôtre : « Tout autre péché commis par l'homme est hors du corps ; mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps ». En effet, si l'âme humaine est exempte du péché de fornication quand elle s'attache intimement à Dieu et nullement au monde, quels que soient les péchés qu'elle commette d'ailleurs, soit par ignorance, soit par négligence, soit par oubli, soit par défaut d'intelligence, dès que ces péchés ne viennent pas de la concupiscence de la chair, mais uniquement de la fragilité humaine, on peut les voir dans ces mots : « Tout autre péché commis par l'homme est hors du corps » ; ces péchés n'étant effectivement empreints d'aucune concupiscence, on a raison de les considérer comme étant hors du corps. Si au contraire l'âme mondaine s'attache au monde en s'éloignant de Dieu, dès qu'elle se prostitue ainsi en se séparant de Dieu, elle pèche dans son propre corps : car la concupiscence charnelle la jette sur tout ce qui est charnel et éphémère; la sensualité et la prudence de la chair se l'arrachent en quelque sorte et la mettent au service de la créature, plutôt qu'à celui du Créateur, béni dans les siècles des siècles.

4. Voilà donc,. à mon avis, le sens soit général, soit spécial qu'on peut assigner, sans blesser la foi, au passage fameux où nous lisons ces paroles du grand et incomparable Docteur : « Tout autre péché commis par l'homme est hors du corps ; mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps ». L'Apôtre a voulu nous inspirer une vive horreur pour la fornication proprement dite ; et si d'après lui elle se commet dans le corps, c'est que jamais l'homme en péchant n'est lié ni cloué au plaisir charnel d'une manière aussi complète et aussi invincible; de sorte que comparé au désordre de ce péché abominable, les autres péchés, même commis par l'intermédiaire du corps, semblent être hors du corps.

 

1. Matt. VI, 24.

 

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Pour asservir l'âme au corps et en faire son vil esclave, il y a dans la fornication, surtout au montent où se consomme cette impure iniquité, une force impétueuse et irrésistible qui ne se rencontre nulle part ailleurs, et l'âme ne peut réellement alors connaître ou rechercher ce qui se passe brutalement dans ses organes.

On peut admettre aussi que l'Apôtre a voulu parler de la fornication dans le sens le plus général, lorsqu'il a dit : « Tout autre péché commis par l'homme est hors du corps; mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps ». Il faudrait alors entendre qu'en s'attachant au monde et non à Dieu, par l'amour et le désir des biens temporels, chacun pèche dans son propre corps, en ce sens que livré et assujetti à toutes les convoitises charnelles, il est tout entier l'esclave de la créature, et qu'il a rompu avec le Créateur par cet orgueil qui est le principe de tout péché et qui se révèle d'abord en rompant avec Dieu (1). A quelque péché d'ailleurs qu'on fût entraîné par la corruption et la mortalité qui pèsent sur chacun, dès qu'on serait exempt de ce vice de fornication prise dans le sens général, on pécherait hors du corps; car, nous l'avons dit plusieurs fois, ce serait être en quelque sorte hors du corps, que d'être étranger

 

1. Eccli. X, 15, 14.

 

à cette convoitise vicieuse et charnelle. C'est seulement cette convoitise générale qui éloigne l'âme de Dieu et qui la prostitue dans tous les péchés qu'elle commet, la liant en quelque sorte et l'enchaînant à tous les désirs et à foutes les séductions du corps et du temps. Elle pèche ainsi dans son propre corps, puisque c'est pour obéir aux convoitises du corps qu'elle s'assujettit au monde et s'éloigne de Dieu ; ce qui est, répétons-le, le commencement de l'orgueil.

Aussi pour nous détourner de ce vice général de fornication, le bienheureux Jean s'écrie : « N'aimez ni le monde, ni ce qui est dans le monde; car tout ce qui est dans le monde est convoitise de la chair, convoitise des yeux et ambition du siècle : or, cette convoitise ne vient pas du Père, mais du monde. Or le monde passe et sa concupiscence aussi ; au lieu que celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement, comme Dieu même (2) ». Cet amour du monde qui en renferme toutes les convoitises, est donc bien la fornication générale qui se commet dans le corps; attendu que l'âme ne travaille alors qu'à satisfaire les désirs et les impressions qu'excitent les choses visibles, matérielles et passagères, pendant qu'elle est délaissée et abandonnée misérablement par le Créateur universel.

 

1. I Jean, II, 15-17.

SERMON CLXIII. LE TEMPLE NOUVEAU OU LA VIE NOUVELLE (1).
 

PRONONCÉ DANS LA BASILIQUE D'HONORIUS, LE 8 DES CALENDES D'OCTOBRE (23 septembre).

 

ANALYSE. — I. Pour consacrer au vrai Dieu un temple d'idoles, il est des parties que l'on renverse totalement, et il en est d'autres que l'on sanctifie. Afin également de nous dévouer au service de Dieu, nous devons anéantir en nous le péché et vivre pour Jésus-Christ, le Sauveur envoyé de Dieu à la terre ; il nous faut par conséquent être en armes et combattre. Mais par quels moyens obtenir la victoire ? — II. Deux moyens sont nécessaires : l'humilité , et c'est pour nous l'inspirer que Dieu nous fait lutter longtemps et expérimenter notre faiblesse; la grâce divine, et c'est parce que la loi ancienne ne la conférait pas qu'elle multipliait le péché, plutôt que de l'anéantir. Implorons donc avec foi le secours du Ciel.

 

1. En considérant, mes frères, ce que nous étions avant la grâce et ce que la grâce a fait de nous, nous nous convaincrons facilement que si les hommes s'améliorent, il est aussi des édifices qui deviennent comme les instruments de la grâce après avoir été élevés

 

1. Gal. V, 16-21.

 

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contre elle. « En effet., dit l'Apôtre, nous sommes le temple du Dieu vivant; aussi le Seigneur déclare-t-il : J'habiterai en eux et j'y marcherai ». Les idoles qui étaient ici pourraient bien y demeurer fixées, elles ne pouvaient marcher. Quant à la Majesté suprême, elle est en mouvement dans nos coeurs, pourvu qu'ils soient élargis par la charité. C'est à quoi nous exhorte l'Apôtre par ces mots : « Dilatez-vous pour ne traîner pas le même joug que les infidèles (1) ». Oui, Dieu marche en nous si nous nous dilatons ainsi ; mais il faut qu'il travaille à nous dilater lui-même. Si c'est effectivement la charité qui nous dilate, et la charité ne resserre jamais, n'est-ce pas Dieu qui produit en nous cet élargissement, puisque l'Apôtre enseigne que « la charité a été répandue dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné (2)? » N'oublions pas que cette dilatation du coeur fait que Dieu marche en nous.

2. Pendant qu'on lisait l'Epître de l'Apôtre, voici ce que nous avons entendu : « Marchez selon l'Esprit et n'accomplissez point les désirs de la chair. La chair en effet convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair; car ils sont opposés l'un à l'autre, de sorte que vous ne faites pas ce que vous voulez ». C'est à des baptisés que saint Paul parlait ainsi n'était-ce pas bâtir, sans dédier encore le temple? Que se passe-t-il, mes frères, lorsqu'on consacre à de plus nobles usages des édifices terrestres? On abat et on tranche d'un côté, pendant qu'on améliore de l'autre. Ainsi en est-il de nous. Il y avait en nous des oeuvres charnelles et vous venez d'entendre l'Apôtre en faire une énumération . « On connaît aisément, dit-il, les oeuvres de la chair, qui sont la fornication, l'impureté, l'idolâtrie, les empoisonnements (3), les inimitiés, les contestations, les sectes, les envies, les ivrogneries et autres semblables ». Voilà qui est à détruire et non pas à améliorer; aussi saint Paul ajoute-t-il : « Je vous le déclare comme je l'ai déclaré déjà, ceux qui se livrent à de tels désordres n'obtiendront pas le royaume de Dieu». Anéantissons en nous ces vices comme on brise des idoles. Quant aux membres de notre corps, ce sont eux qu'il faut consacrer à de plus nobles usages, en les employant au service glorieux de la charité, quand ils ont

 

1. II Cor. VI, 16, 13, 14. — 2. Rom. V, 5. — 3. Veneficia , non beneficia, id est, non a bonis dicta, sed a venenis.

 

trop agi dans l'intérêt honteux de la cupidité.

3. Remarquez, cependant, et examinez avec soin la pensée de l'Apôtre. Nous sommes les ouvriers de Dieu occupés encore à la construction de son temple. Ce temple néanmoins est déjà dédié dans la personne de notre Chef. Le Seigneur en effet n'est-il pas ressuscité d'entre les morts après avoir vaincu la mort, et n'est-il pas monté au ciel après avoir fait disparaître en lui tout ce qu'il y avait de mortel ? Aussi c'est pour lui qu'était écrit le psaume de la dédicace, et s'il dit après sa passion : « Vous avez changé mes gémissements en joie, vous avez déchiré mon cilice et vous m'avez revêtu d'allégresse, afin que ma gloire vous chante et que mon bonheur ne cesse jamais (1) », c'est que cette dédicace s'est accomplie après la passion, à la résurrection même. Il est donc bien vrai que maintenant la foi bâtit le temple et que la dédicace s'en fera à la résurrection dernière.

Voilà pourquoi ce psaume de la dédicace où est révélée la résurrection de notre Chef, est suivi, non pas précédé, d'un autre psaume qui a pour titre : « Quand on construisait la maison, après la captivité ». Rappelez-vous ici cet esclavage où nous gémissions pendant que le monde entier, comme une masse d'infidélité, était sous la tyrannie du démon. C'est pour détruire cet esclavage que le Rédempteur est venu, qu'il a versé tout son sang et qu'après avoir ainsi payé notre rançon il a effacé les titres de notre captivité. « La loi, dit l'Apôtre, est spirituelle ; mais moi je suis charnel, vendu et assujetti au péché (2) ». Oui, nous étions d'abord vendus et assujettis au péché, mais nous sommes depuis délivrés parla grâce; et maintenant que nos fers sont rompus, le temple se bâtit. N'est-ce pas pour le bâtir que l'on prêche l'Evangile ? Aussi le psaume que nous venons d'indiquer, commence ainsi : « Chantez au Seigneur un cantique nouveau ». Ne t'imagine point que ce temple se bâtit à l'écart, comme bâtissent les hérétiques ou les schismatiques; car voici ce qui suit: « Toute la terre, chantez au Seigneur (3) ».

4. « Chantez au Seigneur un cantique nouveau », différent du cantique ancien: c'est le Nouveau Testament succédant à l'Ancien; c'est le nouvel homme remplaçant le vieil homme. « Dépouillez-vous du vieil homme, est-il dit, et

 

1. Ps. XXIX, 12, 13. — 2. Rom. VII, 14. — 3. Ps. XCV, 1.

 

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de ses actes; revêtez-vous du nouveau, lequel a été créé conforme à Dieu, dans la justice et la sainteté de la vérité (1) ». Ainsi donc chantez au Seigneur un cantique nouveau, que toute la terre chante au Seigneur». Chantez et bâtissez, chantez et chantez bien. « Annoncez son salut, le jour engendré du jour : annoncez le jour issu du jour », son Christ. Et quel est son salut, sinon aussi son Christ ? C'est pour l'obtenir que nous disions dans un autre psaume : « Montrez-nous, Seigneur, votre miséricorde, et donnez-nous votre salut (2) ». C'est après ce Salut que soupiraient les anciens justes dont le Seigneur disait à ses disciples : « Beaucoup ont désiré voir ce que vous voyez, et ne l'ont pu (3) ». — « Et donnez-nous votre Salut ». Ces anciens disaient aussi : « Donnez-nous votre Salut », accordez-nous de voir votre Christ pendant que nous vivons dans ces corps de chair. Voyons-le dans la chair, puisqu'il doit nous en délivrer; donnez cette chair qui doit sanctifier la chair, et qu'elle souffre pour racheter l'âme aussi bien que le corps. « Et donnez-nous votre Salut ».

Tel était le désir du saint vieillard Siméon; ah ! oui, il avait ce désir, ce saint vieillard comblé de mérites auprès de Dieu ; lui aussi répétait sans doute: « Montrez-nous, Seigneur,  votre miséricorde et donnez-nous votre salut » : et c'est quand il traduisait ses veaux par ces soupirs qu'il fut assuré de ne pas goûter la mort avant d'avoir vu le Christ du Seigneur. Le Christ donc naquit; il venait et le vieillard s'en allait, mais celui-ci ne voulait pas quitter avant de l'avoir vu. La maturité de la vieillesse l'entraînait, mais sa piété sincère le retenait. Et dès que le Christ fut descendu, fut né; dès que Siméon le vit entre les bras de sa mère, ce pieux vieillard reconnut le divin enfant, il le prit dans ses mains et s'écria : « Maintenant, Seigneur, vous, laissez votre serviteur aller en paix : car mes yeux ont vu votre salut (4) ». Voilà dans quel sens il disait : « Montrez-nous, Seigneur, votre miséricorde, et donnez-nous votre Salut ». Les veaux du vieillard se trouvèrent ainsi accomplis, quand le monde lui-même touchait à la vieillesse ; le Sauveur se donnait à ce vieillard, au moment où il visitait ce vieux monde. Mais si dès lors le monde était vieux, qu'il prête

 

1. Coloss. III, 9, 10 ; Ephés. IV, 22-24. — 2. Ps. LXXXIV, 8. — 3. Luc, X, 24. — 4. Luc, II, 26-30.

 

l'oreille à cet avertissement: « Chantez au Seigneur un cantique nouveau; que toute la terre le chante au Seigneur ». A bas la vétusté, vive la nouveauté.

5. « Chantez au Seigneur un cantique nouveau ; oui, chantez au Seigneur ». Voyez avec quelle émulation travaillent les constructeurs. « Chantez au Seigneur. — Bénissez son nom. — Publiez la bonne nouvelle », en grec l'Evangile. Prêchez. Quoi ? — « Le jour qui naît du jour ». Quel est-il ? « Le Salut de Dieu ». Quel est encore ce jour qui naît du jour ? C'est la lumière qui naît de la lumière, le Fils qui naît du Père, c'est son Salut. Publiez sa gloire parmi tous les peuples; ses merveilles au sein des nations ». C'est ainsi que se bâtit le temple après la captivité. « Le Seigneur est terrible par-dessus tous les dieux ». Quels dieux ? « Tous les dieux des nations, qui ne sont que les démons, tandis que le Seigneur a fait les cieux (1) » ; il a fait les saints, les Apôtres, ces cieux qui racontent la gloire de Dieu. Il n'est point d'idiomes, point de langues qui n'entendent leur voix, et leur parole s'est répandue par toute la terre (2) » ; aussi toute la terre chante-t-elle le cantique nouveau.

6. Prêtons donc l'oreille à cet Apôtre qui se nomme l'architecte du Seigneur : « Comme un sage architecte, dit-il, j'ai établi le fondement » ; écoutons cet architecte, édifiant d'une part et détruisant de l'autre. « Conduisez-vous par l'esprit », c'est une construction nouvelle; « et n'accomplissez point les désirs de la chair », c'est comme une démolition. « Parce que la chair, poursuit-il, convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair. Ils sont opposés l'un à l'autre, et vous « ne pouvez faire tout ce que vous voulez »; preuve que vous construisez encore et que vous ne faites pas la dédicace du temple.

« Et vous ne faites pas tout ce que vous voulez ». Que voudriez-vous, en effet? N'éprouver absolument plus aucun penchant pour les plaisirs déréglés et coupables. Est-il un saint qui ne forme un tel veau ? Mais il ne le réalise pas, ce voeu ne s'accomplit point durant la vie présente. « La chair y convoite contre l'esprit, « et l'esprit contre la chair. Ils sont opposes l'un à l'autre, et vous ne faites pas tout ce que vous voulez » ; vous ne pouvez arriver à

 

1. Ps. XCV, 1-5. — 2. Ps. XVIII, 2, 4, 5.

 

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n'avoir plus aucun penchant mauvais. Que faire alors? « Conduisez-vous par l'esprit » ; et puisque vous ne pouvez éteindre absolument les désirs de la chair, «ne les accomplissez pas ». Vous devez aspirer sans doute à les détruire, à les arracher, à les déraciner complètement; mais tant qu'ils sont encore en vous; et qu'il y a dans vos membres une loi qui résiste à la loi de votre esprit, « n'accomplissez point les désirs de la chair ». Vous voudriez n'éprouver plus aucun de ces désirs; mais ces désirs mêmes résistent: résistez-leur. Vous voudriez n'en plus avoir, mais vous en avez : « La chair s'élève contre l'esprit » : que l'esprit s'élève contre la chair. « Et vous ne faites point ce que vous voulez », vous n'arrivez pas à anéantir ces inclinations de la chair: qu'elles ne fassent pas non plus ce qu'elles veulent; qu'elles ne vous fassent pas non plus accomplir ce qu'elles désirent. Si on ne cède pas complètement devant toi, ne cède pas non plus; combats, puisqu'on te combat, afin de remporter un jour la victoire.

7. Sûrement, en effet, mes frères, on aura la victoire : croyons, espérons, aimons; on aura la victoire un jour, le jour où se fera la dédicace du temple qui se bâtit maintenant, après la captivité. La mort même finira par être détruite, lorsque ce corps corruptible se sera revêtu d'incorruptibilité, ce corps mortel, d'immortalité. Lisez d'avance ces chants de triomphe. « O mort, où est ton ardeur dans la lutte (1) ? ». C'est bien le chant de triomphe et non le cri des combattants; car voici ce que disent ceux-ci : « Prenez pitié de moi, Seigneur, parce que je suis infirme ; guérissez-moi, Seigneur, parce que mes os sont ébranlés et que mon âme est violemment troublée. Et vous, Seigneur, jusques à quand? » N'est-ce pas ici le travail de la lutte? Et vous, Seigneur, jusques à quand ? » Jusques à quand? Jusqu'à ce que tu sois bien convaincu que c'est moi qui te soutiens. Si je te secourais à l'instant même, tu ne sentirais pas le travail de la lutte; ne le sentant pas, tu présumerais de tes forces, et cet orgueil t'empêcherait de remporter la victoire. Il est écrit, à la vérité : « Tu parleras encore, que je répondrai : Me voici (2) » ; mais en retardant, Dieu ne nous oublie pas, il nous aide en différant, et son délai même est un secours : car en exauçant

 

1. I Cor. XV, 26, 53, 54, 55. — 2. Isaïe, LVIII, 9.

 

trop tôt nos désirs, il ne nous assurerait point une santé parfaite.

8. Manquait-il à l'apôtre saint Paul, mes frères, lorsqu'au milieu de la mêlée celui-ci craignait de s'enorgueillir? De peur, disait-il, que la grandeur de mes révélations ne m'élève ». Cet Apôtre était donc ainsi aux prises dans l'arène, sans jouir encore de la sécurité de la victoire. « De peur que je ne m'élève à cause de la grandeur de mes révélations». Qui dit : « De peur que je ne m'élève? » Quel sujet de craindre? quel sujet de trembler? Qui dit : « De peur que je ne m'élève? »Si souvent il réprime l'orgueil, abaisse la présomption, et il dit : « De peur que je ne m'élève ! » Ce n'est même pas assez pour lui de craindre de s'élever : considérez quel remède il se dit obligé de prendre.

De peur que je ne m'élève, il m'a été donné un aiguillon dans ma chair, un ange de Satan ». Quelle plaie venimeuse, que le poison seul peut guérir ! « Il m'a été donné un aiguillon dans ma chair, un ange de Satan pour me souffleter ». Pour D'empêcher de lever la tête, on le frappait à la tête. Quel contre-poison, formé, pour ainsi dire, du serpent lui-même et méritant ainsi le nom de thériaque ! C'est le serpent qui nous a inspiré l'orgueil. Goûtez et vous serez comme des dieux, disait-il : c'était bien là inoculer l'orgueil (1) ; c'était nous faire tomber par où il était tombé lui-même. Ne convenait-il donc pas que le serpent servît à guérir la plaie venimeuse faite par le serpent?

« Que dit encore l'Apôtre? C'est pourquoi j'ai demandé trois fois au Seigneur qu'il le retirât de moi ». Mais qu'est devenue cette promesse : « Tu parleras encore, que je répondrai : Me voici ? — C'est pourquoi j'ai demandé au Seigneur », non pas une fois, mais deux fois et même trois. Ne disait-il pas alors: « Et vous, Seigneur, jusques à quand ? » Si le Seigneur différait, il n'était pas moins là et il ne démentait pas cette promesse : « Tu parleras encore , que je répondrai : Me voici ». Si le médecin est là quand il t'accorde ce qui te plaît, n'est-il pas là aussi quand il tranche? Ne lui cries-tu pas de cesser, quand tu sens le tranchant du fer, et son amour même pour toi ne fait-il pas qu'il continue? Pour te convaincre enfin que le

 

1 Gen. III, 5.

 

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Seigneur ne délaissait pas son Apôtre, vois ce qu'il répondit à sa prière, répétée trois fois Dieu me dit, poursuit-il : ma grâce te suffit, « car la vertu se perfectionne dans la faiblesse (1) ». Je sais ce qu'il en est, dit le divin Médecin; je sais quelles proportions prendrait cette tumeur dont je veux te guérir. Sois tranquille, je n'ignore pas ce que j'ai à faire. « Ma grâce te suffit », mais non pas ta volonté.

Ainsi s'exprimait donc ce soldat dans la mêlée; ainsi disait-il les dangers qu'il courait et le secours divin qu'il implorait.

9. Et maintenant quels seront les chants de triomphe? Le combattant parle pendant qu'on bâtit le temple; au vainqueur de s'écrier, quand enfin on en fera la dédicace : « O mort, « où est ton ardeur ? O mort, où est ton aiguillon? L'aiguillon de la mort est le péché ». Ainsi s'exprimait l'Apôtre, et ne dirait-on pas qu'il y était déjà? Mais pour nous faire entendre qu'il s'agit ici, non pas de la lutte actuelle, mais de la récompense future, il a dit auparavant : « Alors s'accomplira », non pas s'accomplit; alors s'accomplira », quoi ? cette parole de l'Ecriture : « La mort a succombé dans sa victoire. O mort, où est ton ardeur? O mort, où est ton aiguillon? » Ainsi il n'y aura plus nulle part ni aiguillon de la mort, ni péché, par conséquent. Pourquoi te tant hâter ? Plus tard, plus tard. Mérite pour plus tard par ton humilité; car l'orgueil t'empêcherait d'obtenir jamais ce bonheur. Plus tard : maintenant donc, pendant que tu luttes, pendant que tu te fatigues et que tu cours des dangers, répète, répète: « Pardonnez-nous nos offenses (2) ». Répète en combattant, répète ce qui est vrai, répète de tout ton coeur : « Si nous prétendons être sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes (3) ». Ce serait faire contre toi l'office même du diable. « Nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous » ; car n'étant point ici-bas sans péché, nous mentons en prétendant en être exempts. Disons donc la vérité, afin d'arriver un jour à la tranquillité. Disons la vérité en combattant, afin d'arriver à la sécurité que donne la victoire. Nous dirons alors avec raison : « O mort, où est ton aiguillon? L'aiguillon de la mort est le péché ».

10. Mais tu comptes sur la loi; car une loi

 

1. II Cor. XII, 7-9. — 2. Matt. VI, 12. — 3. I Jean, I, 8.

 

t'a été donnée avec ses préceptes. Afin toutefois de n'être pas tué par la lettre, il convient que l'Esprit te donne là vie. J'accorde que tu aies bonne volonté; la bonne volonté ne te suffit pas. Tu as besoin d'être aidé pour vouloir pleinement et accomplir ce que tu veux. Veux-tu savoir ce que peut, sans le secours de l'Esprit de Dieu, la lettre qui commande ? Tu le trouveras dans le même passage. Après avoir dit : « O mort, où est ton aiguillon? » l'Apôtre ajoute immédiatement : « La force du péché est la loi (1) ». Comment la loi est-elle la force du péché ? » Ce n'est ni en commandant le mal, ni en défendant le bien, mais au contraire en commandant le bien et en défendant le mal. « La loi est la force du péché », parce que la loi est entrée pour faire abonder le péché ». Comment la loi a-t-elle fait abonder le péché? » C'est que la grâce n'y étant pas, la défense n'a fait qu'enflammer la convoitise; et en présumant de sa propre force, l'homme est tombé dans de graves désordres. Qu'a fait ensuite la grâce? « Elle a surabondé, là où avait abondé le péché (2) ». Le Seigneur est venu; et tout ce que tu as emprunté à Adam, tout ce que tu as ajouté au vice originel par tes moeurs dépravées, a été effacé, pardonné entièrement par lui; il a de plus enseigné à prier et promis la grâce, appris à combattre, aidé le combat. tant et couronné le vainqueur. « Ainsi donc, dit l'Apôtre, la loi est sainte, et le commandement saint, juste et bon. Ce qui est bon serait-il devenu pour moi la mort? Nullement. Mais le péché, pour se montrer péché », car il existait avant la défense, mais on ne le voyait pas : « puisque je ne connaîtrais pas -la convoitise, si la loi ne disait : Tu ne convoiteras pas. Prenant donc occasion du commandement, le péché m'a séduit par a lui et par lui m'a tué (3) ». Voilà ce que signifie: « La lettre tue (4) » .

11. De là il suit que pour échapper aux menaces de la loi, tu dois recourir à la grâce de l'Esprit; car la foi fait espérer ce que commande la loi. Crie donc vers ton Dieu, demande qu'il vienne à ton aide. Ne demeure pas coupable sous le fardeau de la lettre; que Dieu par son Esprit te seconde, pour que tu ne ressembles pas au juif superbe. Le péché étant l'aiguillon de la mort, et la loi la force

 

1. I Cor. XV, 51-56. — 2. Rom. V, 20. — 3. Rom. VII, 7-13. — 4. II Cor. III, 6.

 

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du péché, que pourrait, hélas ! la faiblesse humaine où s'épuise la volonté? Car il est écrit: « Le vouloir est en moi, mais je n'y a trouve pas à accomplir le bien (1) ». Que faire alors? D'un côté : « Le péché est l'aiguillon de la mort » ; d'autre part : « La loi est la force du péché. — La loi est entrée pour faire abonder le péché ; car si la loi pouvait donner la vie, la justice viendrait réellement a de la loi. Mais l'Écriture a tout enfermé sous le péché ». Comment a-t-elle tout enfermé? Pour t'empêcher de t'égarer, de te. jeter dans l'abîme, de disparaître sous les flots; la loi a dressé devant toi une barrière, afin que ne trouvant point d'issue tu recourusses à la grâce. « L'Écriture a tout enfermé sous le péché, afin que la promesse... » Promettre, c'est t’engager à faire toi-même et non pas prédire ce que tu feras; autrement ce ne serait pas promettre, mais annoncer d'avance. « L'Écriture a donc tout enfermé sous le péché, afin que la promesse fût donnée aux croyants par la foi en Jésus-Christ (2) ». Remarque cette expression fût donnée. De quoi t'enorgueillir ? Elle a été donnée. Que possèdes-tu en effet sans l'avoir reçu ?

Ainsi donc le péché est l'aiguillon de la « mort, et la loi, la force du péché » ; de plus la Providence l'a permis ainsi dans sa bonté, afin d'enfermer tous les hommes sous le péché, et de les déterminer à implorer du secours, à recourir à la grâce, à recourir à Dieu et à ne plus présumer de leur vertu. Si donc après ces mots : « Le péché est l'aiguillon de la mort, et la loi, la force du péché », tu trembles, tu t'inquiètes, tu te fatigues, écoute les mots qui suivent : « Grâces à Dieu, qui nous a octroyé la victoire par Jésus-Christ Notre

 

1. Rom. VII, 18. — 2. Gal. III, 21, 22. — 3. I Cor. IV, 7.

 

Seigneur (1) ». En vérité, est-ce de toi que te vient la victoire ? Grâces à Dieu, qui nous a octroyé la victoire par Jésus-Christ Notre-Seigneur ».

12. Par conséquent, si tu te sens accablé en luttant  contre les convoitises de la chair , marche selon l'Esprit, implore l'Esprit, appelle le don de Dieu. Si de plus la loi des membres résiste, dans la partie inférieure ou dans la chair, à la loi de l'Esprit et te tient captif sous la loi du péché, compte que ce désordre même sera réparé par la victoire. Aie soin seulement de crier, de prier. « Il faut prier toujours et ne cesser jamais (2) ». Prie de tout ton coeur, crie au secours ! « Tu parleras encore, qu'il répondra : Me voici ». Recueille-toi ensuite et tu l'entendras dire à ton âme : « Je suis ton salut (3) ». Oui, quand la loi de la chair commencera à s'élever contre la loi de l'Esprit et à te pousser dans l'esclavage de la loi du péché qui est dans tes membres, dis avec l'accent de la prière, dis avec humilité : « Misérable homme que je suis ! » L'homme, hélas ! est-il autre chose? Qu'est-il, sans votre souvenir (4) ? » —  Misérable homme que je suis ! » car c'en était fait de l'homme, si le Fils de l'homme n'était venu. Crie dans ta détresse : « Qui me délivrera du corps de cette mort », où la loi de mes membres résiste à la loi de mon esprit? A l'intérieur je me complais dans la loi de Dieu. Qui me délivrera du corps de cette mort? » Si c'est la foi, si c'est l'humilité qui t'inspire ce langage, la vérité même te répondra : « Ce sera la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur (5) ».

Tournons-nous avec un coeur pur, etc.

 

1. I Cor. XV, 56, 57. — 2. Luc, XIX, 1. — 3. Ps. XXXIV, 3. — 4. Ps. VIII, 5. — 5. Rom. VII, 22-25.

SERMON CLXIV. LE DOUBLE FARDEAU (1).
 

ANALYSE. — Chacun doit, conformément à la doctrine de saint Paul, porter son propre fardeau et porter aussi le fardeau de ses frères. I. Le fardeau propre que chacun porte est le fardeau de ses péchés: lourd et accablant fardeau qu'il faut nous empresser de secouer pour porter à la place le doux et consolant fardeau de Jésus-Christ. — II. Quant au fardeau de nos frères, nous devons le porter doublement : dans l'ordre physique et dans l'ordre moral. Dans l'ordre physique, en partageant nos biens avec les indi4ents ; si nous leur aidons ainsi à porter le fardeau de leur pauvreté, ils nous aident de leur côté à porter le fardeau plus lourd peut-être de la richesse. Dans l'ordre moral, nous devons supporter tes défauts de nos frères, sans nous séparer d'eux, comme font les Donatistes, tant de fois convaincus d'erreur et toujours opiniâtres à y demeurer. Opposons à leur orgueil et à leur respect humain une charité compatissante.

 

1. La vérité même nous invite tous, par le ministère de l'Apôtre, à porter mutuellement nos fardeaux, et tout en nous invitant à porter les fardeaux les uns des autres, elle montre ce que nous gagnerons à le faire, car elle ajoute : « Vous accomplirez ainsi la loi du Christ », laquelle ne serait donc pas accomplie, si nous ne supportions nos fardeaux réciproquement. Quels sont ces fardeaux, et comment devons-nous les supporter? C'est ce que je vais tâcher de faire comprendre, avec l'assistance du Seigneur, puisque nous sommes tous obligés d'accomplir, autant que nous le pouvons, la loi du Christ. Ayez soin d'exiger ce que je me propose de vous faire voir; mais aussi ne réclamez plus rien quand je me serai acquitté de ma dette.

Ce que je me propose donc, pourvu que le Seigneur seconde mes désirs et exauce les prières que vous lui offrez pour moi, c'est de vous montrer quels sont les fardeaux que l'Apôtre nous ordonne de porter et comment nous les devons porter. En accomplissant ce devoir, nous jouirons naturellement de l'avantage promis par cet Apôtre, celui d'observer complètement la loi du Christ.

2. Il faut donc, me dira quelqu'un, que le texte sacré ne soit pas clair, pour que lu essaies de montrer et quels sont ces fardeaux et de quelle manière nous devons les supporter? — C'est qu'ici nous sommes obligés de distinguer plusieurs espèces de fardeaux. Tu lis en effet, dans le passage même que nous expliquons: « Chacun portera son propre

 

1. Gal. VI, 2-5.

 

fardeau ». N'êtes-vous pas alors pressés de vous dire : « Si chacun, selon l'Apôtre, doit porter son propre fardeau », comment, selon lui encore, « devons-nous porter les fardeaux les uns des autres? » Pour ne pas mettre saint Paul en contradiction avec lui-même, il faut évidemment voir ici plusieurs sortes de fardeaux; car ces deux assertions différentes que chacun doit porter son fardeau personnel, et que tous nous devons nous prêter à porter nos fardeaux réciproquement, ne sont pas éloignées l'une de l'autre; elles sont dans la même épître, dans le même passage, si rapprochées enfin qu'elles se touchent.

3. Autre est donc l'obligation de porter notre fardeau particulier, sans pouvoir être aidé ni pouvoir nous décharger sur personne ; et autre l'obligation qui te fait dire à ton frère

Je vais porter avec toi, ou même: Je vais porter à ta place. Mais dès qu'il faut distinguer, tous ne sauraient comprendre aisément.

Il y avait des hommes qui croyaient qu'on peut être souillé par les péchés d'autrui: « Chacun, leur répond l'Apôtre, portera son propre fardeau ». Il y en avait aussi qui une fois certains de n'être pas coupables des péchés d'autrui, pouvaient par négligence ne s'occuper plus de reprendre le prochain : « Portez les fardeaux les uns des autres », leur crie saint Paul. L'Apôtre s'exprime et établit la distinction en peu de mots; cette brièveté, pourtant, ne paraît pas nuire à la clarté. Quelques mots en effet nous ont suffi pour comprendre la vérité. Je n'ai pas lu dans vos coeurs, mais j'ai entendu les témoignages qui viennent de s'en échapper. Maintenant (69) donc que nous sommes sûrs d'être saisis, étendons-nous un peu plus, non pour vous faire voir ce que vous voyez, mais pour vous en pénétrer davantage.

4. Les péchés sont les fardeaux personnels dont chacun est chargé. A ceux qui gémissent et qui s'épuisent inutilement sous ce poids abominable, le Seigneur crie : « Venez à moi, vous tous qui gémissez et qui êtes accablés, et je vous soulagerai ». Comment peut-il soulager ceux qui portent la charge de leurs péchés, si ce n'est eu leur en accordant le pardon? Ne semble-t-il pas que du haut de son incomparable autorité, le Docteur de l'univers s'écrie: Ecoute , humanité ; écoutez, fils d'Adam; écoutez, vous tous qui travaillez en vain? Je suis témoin de vos travaux; considérez mes largesses. Je sais que vous souffrez et que vous êtes accablés; ce qu'il y a de plus malheureux, c'est que vous attachez à vos épaules ces charges qui vous tuent : ce qu'il y a même de pire encore, c'est qu'au lieu d'alléger , vous ne cherchez qu'à appesantir vos fardeaux.

5. Qui d'entre nous pourrait donner, en quelques instants, une idée de tant de fardeaux, avec leurs variétés multiples? Rappelons cependant quelques traits; ils nous permettront de juger du reste. Voici un homme courbé sous le poids de l'avarice ; il sue, il respire avec peine, il a une soif ardente et tous ses travaux ne font qu'ajouter au fardeau qui l'accable. Qu'attends-tu, ô avare, en embrassant ce fardeau et en te l'attachant aux épaules par les chaînes de la cupidité? Qu'attends-tu? Pourquoi te fatiguer? A quoi aspires-tu? Quel est l'objet de tes désirs? Tu veux satisfaire ton avarice. Voeux superflus ! coupables tentatives ! Tu veux satisfaire ton avarice? L'avarice peut bien te pousser, mais tu ne peux la satisfaire. N'est-ce pas un joug pesant, et sous ce poids énorme la sensibilité serait-elle déjà éteinte en toi jusqu'à ce point? L'avarice ne pèse pas sur toi ? Pourquoi donc te réveille-t-elle ? Pourquoi même t'empêche-t-elle de dormir?

Il serait possible encore que l'avarice fût accompagnée dans ton coeur d'une autre passion, celle de la paresse: mais ce sont deux bourreaux ennemis entre eux qui te poursuivent et te déchirent; car leurs ordres ne sont pas les mêmes, leurs prescriptions ne se ressemblent pas. Dors, dit la paresse ; lève-toi, dit l'avarice. Ne t'expose pas au froid de ce temps, dit l'une; ne redoute pas même les tempêtes de l'Océan, dit l'autre. La première dit: Repose-toi ; la seconde ne le permet pas, elle veut que tu marches, elle crie : Traverse les mers, cherche des pays inconnus, transporte tes marchandises jusque dans les Indes; tu ne connais pas la langue des Indiens, mais l'avarice se fait comprendre partout. Tu rencontreras un inconnu pour qui tu es inconnu toi-même; tu lui donnes et il te donne, tu achètes et tu emportes. Tu es arrivé jusque-là au milieu des dangers, au milieu des dangers encore tu en reviens, et quand les flots de la tempête te secouent, tu t'écries: Sauvez-moi, Seigneur. Ne l'entends-tu pas répondre: Pourquoi? Est-ce moi qui t'ai envoyé? C'est l'avarice qui t'a commandé d'aller chercher ce que tu n'avais pas; tandis que je te commandais de donner, sans fatigue, ce que tu avais, au pauvre qui mendie à ta porte. Elle t'a envoyé aux Indes pour en rapporter de l'or; moi, j'ai placé le Christ à ta. porte, afin que tu puises lui acheter le royaume des cieux. Que de fatigues pour obéir à l'avarice ! et il n'y en a point pour m'obéir! Deux voix se sont fait entendre, tu n'as pas écouté la mienne: te sauve donc le maître à qui tu as obéi.

6. Combien, hélas ! sont chargés de tels fardeaux! Combien même qui soupirent ici sous ce faix, pendant que je m'élève contre ce poids énorme ! Ils étaient sous le joug en entrant, ils y sont en sortant; avares ils sont entrés et ils sortent avares. Je me fatigue à parler contre ces passions; ah ! jetez ces fardeaux, puisque vous applaudissez. D'ailleurs, ne m'écoutez pas, moi, mais écoutez votre Chef; c'est lui qui crie : « Venez à moi, vous tous qui êtes chargés et accablés ». Car vous ne sauriez venir sans cesser de l'être. Vous voudriez courir jusqu'à moi ; mais la pesanteur du joug ne vous le permet pas. « Venez à moi, vous tous qui êtes chargés et accablés, et je vous soulagerai ». Je vous pardonnerai les péchés passés, j'ôterai ce qui vous couvrait les yeux, je guérirai les meurtrissures de vos épaules. Mais en vous déchargeant, je n'oublierai pas de vous charger; je vous ôterai les fardeaux qui accablent et je les remplacerai par les fardeaux qui soulagent. — Effectivement , après ces mots : « Et je vous soulagerai », le Sauveur a ajouté ceux-ci: « Enlevez sur vous mon joug ». Tu étais sous le joug d'une (70) funeste cupidité, passe sous celui de l'heureuse charité.

7. « Enlevez sur vous mon joug, et apprenez de moi ». Si vous n'avez plus de confiance dans l'enseignement des hommes, «apprenez de moi ». C'est le Christ, c'est le Maître, c'est le Fils unique de Dieu, c'est le seul Docteur infaillible, le Docteur véritable, la Vérité même qui crie : « Apprenez de moi ». Quoi? Qu'au commencement était le Verbe, que le Verbe était en Dieu, que le Verbe était Dieu, et que tolet a été fait par lui (1) ? Pourrons-nous apprendre jamais de lui à construire le monde, à remplir le ciel de flambeaux, à régler les alternatives du jour et de la nuit, à présider au cours du temps et des siècles, à donner la vie aux semences et à peupler la terre d'animaux? Ce n'est rien de semblable que veut nous enseigner le Maître céleste ; car c'est comme Dieu qu'il fait tout cela.

Ce Dieu néanmoins ayant daigné se faire homme, si ce qu'il fait comme Dieu doit te ranimer, tu dois imiter ce qu'il fait comme homme. « Apprenez de moi », dit-il, non pas à créer le morde ou des natures nouvelles; non pas même à faire ce que j'ai fait visiblement comme homme et invisiblement comme Dieu ; non pas à chasser la fièvre du corps des malades, à mettre les démons en fuite, à ressusciter les morts, à commander aux vents et aux vagues, à marcher sur les eaux; non, n'apprenez pas cela de moi. Il est en effet des chrétiens à qui le Sauveur a donné ces pouvoirs, et il en est à qui il les a refusés. Mais ces mots : « Apprenez de moi », sont adressés à tous, et personne ne saurait se soustraire à cette obligation: « Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur ». Pourquoi hésiter d'enlever ce fardeau? Est-ce une charge accablante d'être doux et pieux ? Est-ce une charge accablante d'avoir la foi, l'espérance et la charité? Car ce sont ces vertus qui rendent humble et doux. Assure-toi qu'en l'écoutant tu ne seras pas écrasé: « Mon joug est doux, dit-il en effet, et mon fardeau léger (2) ». Que signifie ici léger? — Ne faut-il pas entendre que son joug est moins pesant, que l'avarice pèse plus que la justice? Je ne veux pas de ce sens. Ce fardeau n'est pas un poids qui charge, ce sont des ailes qui soulèvent. Les ailes de l'oiseau ne sont-elles pas

 

1. Jean, I, 1-3. — 2. Matt. XI, 28, 32.

 

aussi un fardeau? Et que dire de ces ailes? Si l'oiseau les porte, elles le portent aussi. Il les porte à terre et elles le portent au ciel. Serait-ce avoir pitié de l'oiseau, surtout en été, que de dire : Ce pauvre petit est chargé du poids de ses ailes, je vais l'en décharger ? En voulant le secourir, ne l'as-tu pas condamné à rester à terre? Reçois donc ces ailes de la charité, porte ces ailes qui t'assureront la paix. Voilà le fardeau du Christ, ainsi s'accomplit sa loi.

8. Nous avons distingué plusieurs sortes de fardeaux. Supposons donc un avare qui entre ici, et que je ne connais pas. Tu le connais, toi, il est ton voisin, mais tu n'es pas avare comme lui ; tu es même compatissant, tu donnes au pauvre de ce que tu as, sans soupirer après ce que tu n'as pas. Tu prêtes l'oreille à ces mots de l'Apôtre : « Prescris aux riches de ce siècle de ne pas s'élever avec orgueil et de ne pas espérer en des richesses incertaines , mais dans le Dieu vivant, qui nous donne tout avec abondance pour en jouir;        qu'ils    soient riches en bonnes oeuvres, qu'ils donnent aisément, « qu'ils partagent et qu'ils se fassent un trésor qui soit pour l'avenir un solide appui, afin de parvenir à la vie éternelle (1) ». Tu as écouté cette recommandation, tu l'as appréciée, apprise, retenue, pratiquée. Continué, continue sans te relâcher, sans cesser. « Qui persévérera jusqu'à la fin, celui-là sera sauvé (2) ». As-tu fait du bien à un homme, à un homme qui est un ingrat? Ne t'en repens pas.: ce repentir te ferait perdre ce que tu as gagné par ta bonté; dis plutôt dans ton coeur : Si je ne suis pas remarqué de celui à qui j'ai fait du bien, je le suis de Celui pour qui je l'ai fait ; si cet homme le remarquait, s'il n'était pas un ingrat, sa reconnaissance lui profiterait plus qu'à moi ; pour moi je veux m'attacher à Dieu, qui n'ignore aucune de mes œuvres, aucun même des sentiments de mon coeur; c'est de lui que j'attendrai ma récompense, mes actions n'ont besoin de lui être attestées par personne.

Je suppose donc que tu es ce que je viens de dire et que dans l'assemblée da peuple de Dieu tu as pour voisin un avare, un ravisseur, un homme qui convoite le bien d'autrui. Ce malheureux est fidèle, ou plutôt il en a le

 

1. I Tim. VI, 17-19. — 2. Matt. X, 22.

 

71

 

nom; tu le connais, mais tu ne peux le chasser de l'église, tu n'as aucun moyen de l'amender, ni châtiment ni reproche; il va même avec toi s'approcher de l'autel; ne crains rien: « Chacun portera son propre fardeau ». Rappelle-toi, pour être en sûreté à l'autel, ces paroles de l'Apôtre : « Chacun portera son propre fardeau ». Pourvu seulement qu'il ne t'invite pas à porter le sien avec lui; car en partageant son avarice, tu n'allégerais pas le faix; vous en seriez accablés tous deux. A lui donc sa charge, à toi la tienne. Dieu en effet n'ôte jamais un fardeau que pour en rendre un autre; il n'ôte le joug de la cupidité que pour rendre celui de la charité; et chacun doit porter le joug que méritent ses dispositions : le méchant, un joug qui écrase ; le bon, un joug qui soulève.

9. Remarque encore maintenant cette recommandation : « Portez mutuellement vos fardeaux». Dès que tu portes le joug du Christ, tu peux aider ton frère à porter son fardeau personnel. Il est pauvre, et tu es riche; la pauvreté est son fardeau, tu n'as pas celui-là. Ah ! prends garde, s'il t'implore, de lui répondre : « Chacun portera son propre fardeau ». Rappelle-toi ici cet autre précepte : « Portez vos fardeaux réciproquement». La pauvreté n'est pas ton fardeau , elle est celui de ton frère; mais l'opulence ne serait-elle pas pour toi un fardeau plus lourd ? Tu n'as point le fardeau de la pauvreté, mais tu as le fardeau des richesses. Oui, si tu y regardes bien, les richesses sont un fardeau. Lui a le sien, et toi le tien. Porte avec lui, à son tour qu'il porte avec toi; ainsi vous porterez réciproquement vos fardeaux. En quoi consiste le fardeau de la pauvreté ? A ne rien avoir. Et le fardeau des richesses? A avoir plus qu'il ne faut. S'il est chargé, tu l'es aussi. Porte avec lui l'indigence, et qu'il porte l'opulence avec toi; ainsi vos charges s'équilibreront. En lui donnant, tu alléges son fardeau, qui est de ne rien avoir; puisqu'il commence à avoir en recevant de toi, tu diminues évidemment sa charge ; il diminue aussi la tienne, qui consiste à trop avoir. Vous marchez l'un et l'autre dans la voie de Dieu, pendant le pèlerinage de celte vie. Tu es chargé, toi, d'un bagage magnifique, superflu; il est, lui, sans bagages; il s'approche avec le désir de t'accompagner; ne dédaigne pas son offre, ne le repousse pas, ne le laisse pas. Ne sens-tu pas combien tu es chargé? Lui ne porte rien, il n'a rien, donne-lui quelque chose, ainsi tu aideras ce compagnon de voyage, en te soulageant toi-même. Voilà, je pense, assez d'explications sur cette pensée de saint Paul.

10. Ne vous laissez donc pas éblouir par ces hommes qui répètent : Nous sommes des saints, nous ne- nous chargeons pas de vos fardeaux, et c'est pour cela que nous ne communiquons pas avec vous. Ces grands saints portent cependant d'énormes fardeaux de division, fardeaux de morcellement, fardeaux de schisme, fardeaux d'hérésie, fardeaux de dissensions, fardeaux de rancune, fardeaux de faux témoignages , fardeaux d'accusations calomnieuses. Nous avons essayé et nous essayons encore d'ôter à nos frères ces lourds fardeaux ; mais ils y tiennent; ils croiraient s'amoindrir en se séparant de ces volumes avec lesquels ils croient avoir grandi. Ne semble-t-il pas qu'on se rapetisse en quittant un fardeau que l'on portait sur la tête? Mais c'est le poids qui diminue et non la taille.

11. Pour moi, dis-tu, je ne me mêle pas aux péchés d'autrui. —T'ai-je donc dit, Viens, partage les péchés d'autrui ? Je ne te dis pas cela ; je sais ce que recommande l'Apôtre, et voici ce que je dis : Ces péchés d'autrui fussent-ils réels et ne fussent-ils pas plutôt tes propres péchés, tu ne devrais pas, pour ce motif, quitter le troupeau de Dieu, où les boucs sont mêlés aux brebis; sortir de l'aire royale, où la paille se foule avec le bon grain; ni déchirer les filets du divin Pêcheur, tant qu'on traîne vers le rivage les poissons bons et mauvais qu'ils renferment. — Et comment souffrir celui que je sais mauvais? — Ne vaudrait-il pas mieux le souffrir que de sortir toi-même? Pour le souffrir, il te suffirait de remarquer ces paroles de l'Apôtre : « Chacun portera son propre fardeau » ; cette pensée serait ta sauvegarde. D'ailleurs tu partagerais avec lui, non pas l'avarice, mais la table du Christ; et que perdrais-tu à partager cette table avec lui? L'Apôtre ne dit-il pas : « Celui qui mange et boit indignement, mange et boit sa propre condamnation (1) ? » La sienne et non la tienne. Cependant, si tu es son juge, si tu as reçu le pouvoir de le juger d'après les règles canoniques, si on l'accuse devant toi et qu'il soit convaincu par des preuves et des

 

1 I Cor. XI, 28.

 

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témoignages dignes de foi, dans ce cas corrige-le, reprends-le, excommunie-le même et le dégrade; la tolérance ne doit pas laisser dormir la discipline.

12. Mais, réplique-t-on, Cécilien a été condamné. Condamné ? Par qui? Il l'a été d'abord en son absence; ensuite, tout innocent qu'il était, par les vrais traditeurs, comme il a été dit, inséré dans les Actes et prouvé. Vainement ont-ils essayé d'affaiblir la force de la vérité et d'en voiler l'éclat, autant qu'ils l'ont pu, en élevant devant elle les vains nuages de persécutions imaginaires. Le Seigneur a été avec nous et les rayons de la vérité ont dissipé ces vaines ombres. Voyez même comment, sans le savoir, ils ont justifié l'Eglise universelle, cette Eglise dont nous sommes si heureux, quels que nous soyons, de partager la communion. Ce n'est pas notre cause que nous défendons, mais la sienne que nous soutenons, que nous faisons triompher, lorsque nous défendons l'aire du Seigneur, lorsque nous prêchons pour elle. Que t'importe ce que je suis sur cette aire sacrée? J'attends le grand Vanneur (1). Ne t'inquiète donc pas de cela; si cependant tu veux le savoir, examine-le en paix afin de pouvoir guérir ton frère. Prends soin de la paille, si tu peux; mais si tu ne peux en tirer parti, ne laisse pas là le froment, pour ce motif. Il arrive parfois que des pailles soient emportées de dessus l'aire ; des grains mêmes la quittent aussi, mais ils ne vont pas loin; car il y a de bons ouvriers qui circulent incessamment autour de cette aire sainte et qui y font rentrer avec les instruments qui la nettoient, et en agissant avec une certaine violence, les grains qui en sont sortis. Ces instruments sont les lois de l'empire. Ramène, ramène ce froment, dût-il être mêlé à un peu de terre; la présence de cette terre ne doit pas être cause qu'il se perde.

Cécilien a été condamné, disent-ils. Oui , absent, il a été condamné une fois, et présent, justifié trois fois. C'est ce que nous leur avons répondu ; nous avons même, autant qu'il nous a été possible, adressé à ces hommes opiniâtres une leçon tirée de leur propre conduite; nous leur avons dit : Pourquoi citer contre Cécilien un synode de soixante-dix évêques, puisque ces évêques n'ont condamné qu'un absent ? Les Maximianistes assemblés ont rendu plusieurs

 

1. Matt. III, 12.

 

sieurs sentences contre Primien absent, et nous avons dit aux Donatistes : Ceux-là ont condamné Cécilien en son absence; ceux-ci en son absence , ont condamné Primien. Si donc le jugement prononcé contre Primien absent ne prouve rien contre lui; quelle valeur pourrait avoir ce qui s'est fait contre Cécilien en son absence?

13. Ainsi pressés par nous, qu'ont-ils répondu, pensez-vous? Eh ! que pouvaient-ils répondre? Comment pouvaient-ils s'échapper de ce filet où les enveloppait la vérité même? Toutefois, en s'agitant violemment pour le rompre, ils ont exprimé en peu de mots une pensée toute concluante en notre faveur. Ils ont fait entendre beaucoup d'autres réponses qui presque toutes étaient pour notre cause, ainsi que s'en assurera votre charité en lisant les Actes de la Conférence qui paraîtront bientôt; mais il en est une que je vous prie, que je vous conjure, au nom du Christ, de retenir, de répéter avec soin, d'avoir toujours à la bouche; car il était impossible de nous justifier d'une manière plus précise , plus solide et plus claire. Quelle est donc cette réponse? Nous leur faisions l'objection suivante La sentence rendue contre Cécilien ne prouve pas plus contre lui que la sentence rendue contre Primien. Ce fut alors que leur défenseur s'écria : « Une cause ne fait rien à une autre cause, ni une personne à une autre personne (1) ». Quelle réponse, aussi courte que vraie et solide ! Cet avocat ne savait ce qu'il disait; et quand il s'écria : « Une cause ne fait rien à une autre cause, ni une personne à une autre personne » , il était comme Caïphe, qui prophétisa parce qu'il était pontife (2).

Or, si une cause ne fait rien à une autre cause, ni une personne à une autre personne, il s'ensuit que chacun porte son propre fardeau. Qu'on vienne donc maintenant, qu'on`

vienne encore t'opposer Cécilien; qu'on vienne l'opposer, non pas à un homme quel qu'il soit, mais à l'univers entier : n'est-ce pas opposer un innocent à des innocents? Les Actes le démontreront avec la dernière évidence, car Cécilien a été complètement justifié. Suppose néanmoins qu'il ne l'ait pas été, suppose que sa culpabilité ait été constatée, l'univers entier rie répète-t-il pas avec toi ces paroles : « Une cause ne fait rien à une

 

1. Voir S. Aug. lett. CLXI, n. 6, t. 2 p. 328. — 2. Jean, XI, 49.

 

73

 

cause, ai une personne à une autre personne? » O hérétique, ô incorrigible, ô coeur aigri, pourquoi accuser ton juge, quand tu te condamnes toi-même? Si je,l'ai corrompu et amené à prononcer en ma faveur; qui t'a corrompu, toi, et amené à te condamner ?

14. Si seulement ils faisaient un jour ces réflexions, s'ils les faisaient au moins plus tard et quand leurs coeurs aigris se seront désenflés ! s'ils rentraient en eux-mêmes, s'ils s'examinaient, s'ils s'interrogeaient et se répondaient sérieusement, si dans l'intérêt de la vérité ils ne redoutaient point les malheureux à qui ils ont vendu pendant si longtemps le mensonge ! Car ils craignent de les offenser ; ils ont peur de la faiblesse humaine et ils n'ont pas peur de l'invincible vérité. Ce qu'ils redoutent, c'est qu'on ne leur dise : Pourquoi donc nous avez-vous trompés ? Pourquoi nous avez-vous séduits? Pourquoi nous avoir enseigné tant de funestes erreurs ? Avec quelque crainte de Dieu ils devraient répondre : S'égarer était une faiblesse humaine, demeurer dans l'erreur par animosité serait une méchanceté diabolique. Il vaudrait mieux ne nous être jamais égarés; faisons au moins ce qui est bon encore, c'est de revenir de notre égarement. Nous vous avons trompés, parce que nous l'étions nous-mêmes ; nous vous avons enseigné l'erreur, parce que nous avions confiance à ceux qui nous l'avaient enseignée. Qu'ils disent à leurs partisans : Nous avons erré ensemble, revenons ensemble de l'erreur. Nous vous guidions vers le précipice et vous nous y suiviez; c'est maintenant qu'il faut nous suivre, puisque nous vous conduisons vers l'Eglise. Voilà ce qu'ils pourraient dire. On les entendrait sans doute avec indignation et avec colère; mais on finirait par se calmer et par se réconcilier, plus tard au moins, avec l'unité.

15. En attendant, mes frères, soyons patients à leur égard. Ils ont l'oeil enflammé et enflé ne renonçons pas à les guérir; gardons-nous avec soin de les aigrir davantage par des paroles de mépris ; expliquons-leur nos raisons avec douceur sans triompher orgueilleusement de la victoire. « Il ne faut pas qu'un serviteur de Dieu dispute, dit. saint Paul, mais qu'il soit doux envers tous, capable d'enseigner, patient, reprenant modestement ceux qui pensent autrement que lui ; dans l'espoir que Dieu leur donnera l'esprit de pénitence et qu'ils se dégageront des filets du diable qui les tient captifs sous sa volonté (1) ». Ainsi donc supportez-les patiemment, si vous n'êtes pas malades ; supportez-les avec une patience proportionnée à votre santé. Qui jouit ici d'une santé parfaite ? Lorsque le Roi juste siégera sur son trône, qui se vantera d'avoir le coeur pur? qui se vantera d'être sans péché (2)? » Puisque nous avons tant d'infirmités encore, notre devoir n'est-il donc pas de supporter mutuellement nos fardeaux?

Tournons-nous avec un coeur pur, etc.

 

1. II Tim. II, 24, 26. — 2. Prov. XX, 8, 9.

SERMON CLXV. LE MYSTÈRE DE LA GRACE (1).
 

PRONONCÉ DANS LA BASILIQUE DES ANCIENS.

 

ANALYSE. — Le passage qu'il s'agit d'expliquer prouve la nécessité de la grâce, et les Pélagiens n'opposent à cette nécessité que des arguments dérisoires. I. L'Apôtre enseigne la nécessité de la grâce, puisqu'il demande pour les Ephésiens la grâce de faire ce qu'il leur recommande, et puisqu'en demandant aussi qu'ils comprennent la largeur, la longueur et la hauteur mystérieuses de la croix, il prie pour qu'ils en comprennent également la profondeur, pour qu'ils sachent au moins que la distribution de la grâce est un mystère inexplicable. II. Pour expliquer ce mystère, il est des hérétiques qui ont prétendu que nous avions bien ou mal agi dans une vie antérieure, et que la grâce était donnée ou refusée dans ce monde, selon ce qu'on avait mérité avant d'y naître. D'autres prétendent que la mort étant un châtiment des péchés personnels, les enfants mêmes qui meurent avant l'âge de raison ou dans le sein de leurs mères ne sont pas exempts de péchés actuels. Ces deux sentiments sont aussi opposés à l'enseignement formel de l'Ecriture que déraisonnables, et la distribution de la grâce par la volonté de Dieu est réellement un mystère impénétrable.

 

1. Nous venons d'entendre l'Apôtre, d'entendre les psaumes, d'entendre l'Evangile; tous ces divins écrits proclament unanimement que nous devons placer notre confiance non pas en nous, mais en Dieu. « Je vous demande, dit saint Paul, de ne vous point laisser abattre à cause de mes tribulations pour vous, car c'est votre gloire ». C'est-à-dire, je vous demande de ne vous point laisser décourager lorsque vous apprenez que j'endure pour vous des afflictions, parce que ces afflictions sont votre gloire. Or, s'il demande qu'ils ne se laissent pas abattre, n'est-ce pas pour exciter en eux la volonté ? Sans quoi on pourrait lui répondre : Pourquoi exiger de nous ce qui n'est pas en notre pouvoir? Si d'ailleurs l'Apôtre ne savait que leur volonté consent quand ils font quelque chose, il ne dirait pas : « Je vous demande » ; et c'est en vain qu'il dirait : J'ordonne, s'il ne les croyait capables d'appliquer leur volonté à ses ordres.

Il savait d'autre part combien la volonté humaine est impuissante sans le secours de Dieu; aussi, après avoir dit: « Je vous demande », pour détourner d'eux l'idée qu'ils n'étaient pas libres, il veut les empêcher de dire: Notre liberté nous suffit. Qu'ajoute-t-il donc? A cause de cela », en d'autres termes, à cause de la demande que je vous ai faite, « de ne pas vous laisser abattre par mes tribulations pour vous, car c'est votre gloire » ; et

 

1. Ephés. III, 13-18.

 

j'ai fait cette demande parce que vous avez le libre arbitre : mais comme ce libre arbitre ne vous suffit pas pour accomplir ce que je demande de vous, « pour ce motif je fléchis les genoux devant le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de qui toute paternité prend son nom au ciel et sur la terre, afin qu'il vous accorde ». Afin qu'il vous accorde, quoi? Afin qu'il vous accorde ce que je vous demande à vous-mêmes. Je vous demande donc, parce que vous avez la liberté; et je le prie de vous donner, parce que vous avez besoin du secours de sa Majesté.

2. Mais nous devançons les expressions de l'Apôtre ;et vous qui ne connaissez pas son texte, vous désirez voir sans doute s'il est bien vrai qu'en fléchissant les genoux devant le Père céleste, il voulait obtenir pour eux ce qu'il leur demandait à eux-mêmes. Rappelez-vous donc ce qu'il leur a demandé : « Je vous demande de ne vous laisser pas abattre à cause de mes afflictions pour vous » : voilà ce qu'il leur demande; et voici ce qu'il demande pour eux: «Je fléchis les genoux devant le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, afin qu'il vous accorde, selon les richesses de sa gloire, d'être puissamment fortifiés ». N'est- y ce pas la même chose que de ne pas vous laisser abattre ? « D'être puissamment fortifiés par son Esprit ». C'est l'Esprit de grâce. Voilà ce qu'il demande pour eux. Ainsi il demande à Dieu ce qu'il exige d'eux. Afin, effectivement, que Dieu veuille donner, tu dois de ton côté (75) disposer ta volonté à, accepter. Comment espérerais-tu recevoir la grâce de la bonté divine, si tu ne lui ouvrais en quelque sorte le sein de ta propre volonté ?

« Afin qu'il vous accorde », dit l'Apôtre ; car vous ne l'avez pas s'il ne vous l'accorde. « Afin qu'il vous accorde d'être puissamment a fortifiés par son Esprit ». Vous accorder d'être puissamment fortifiés, c'est vous accorder par là même de. ne pas vous laisser abattre. a Qu'intérieurement le Christ habite par la foi dans vos coeurs ». Que Dieu vous accorde tout cela. « Afin qu'enracinés et fondés dans la charité, vous puissiez comprendre, avec tous les saints ». Quoi ? « Que Dieu vous accorde par son Esprit d'être puissamment fortifiés, et d'avoir intérieurement le Christ dans vos coeurs parla foi, afin qu'étant ainsi a enracinés et fondés dans la charité, vous puissiez comprendre avec tous les saints » quoi? « Quelle est la,largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur ». Dans la langue latine le mot altitudo, hauteur, désigne aussi la profondeur, ce qui descend, comme ce qui monte. Mais le traducteur a eu raison d'appeler spécialement hauteur ce qui s'élève, et profondeur ce qui descend.

3. Que signifie ce langage ? Je vais vous D'expliquer, mes frères. On le ferait plus facilement, sans doute, si l'on avait ce qu'il exprime. Pourtant, si je suis moins apte que d'autres à révéler le sens de cette largeur, de cette longueur, de cette hauteur.et de cette profondeur, de ces quatre choses mystérieuses dont parle l'Apôtre, s'ensuit-il que je dois passer sans l'entreprendre ; ou bien ne dois-je pas prier et être soutenu par vos prières afin de vous présenter un enseignement utile?

Pourquoi, chrétien, laisser ton imagination courir à travers la largeur de la terre, dans la longueur des temps, la hauteur du ciel et la profondeur de l'abîme? Peux-tu comprendre tout cela dans ta pensée ou dans tes bras? Peux-tu fixer avec exactitude sur toutes ces dimensions ton esprit ou ton regard ? Ecoute plutôt l'Apôtre te dire encore : « A Dieu ne plaise que je ma glorifié d'autre chose que de la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ (1) ! » Nous aussi, glorifions-nous de cette croix, ne fût-ce que parce que nous nous y appuyons;

 

1. Gal. VI, 14.

 

peut-être y trouverons-nous la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur que nous cherchons, et qui nous révèlent en quelque sorte cette croix même. Dans la croix en effet on distingue : la largeur, où les mains sont fixées; la longueur, c'est-à-dire le bois qui s'étend de la largeur jusqu'à terre; la hauteur, c'est-à-dire ce qui s'élève un peu au-dessus de la partie transversale où sont fixées les mains, la partie où repose la tête du crucifié; on y distingue enfin la profondeur, ce qui pénètre dans la terre et se dérobe à la vue. Contemple ici un grand mystère : c'est de cette profondeur qui échappe à ta vue que s'élève tout ce qui frappe tes regards.

4. Maintenant, où encore y a-t-il largeur ? Songe à la vie et à la conduite de ces saints qui disent : « A Dieu ne plaise que je me glorifie, sinon de la croix de Jésus-Christ Notre-Seigneur ! » Nous trouvons dans leur conduite la largeur de la charité; aussi l'Apôtre leur dit-il  « Dilatez-vous, pour ne traîner pas le joug avec les infidèles ». Mais en les portant à se dilater ainsi, n'avait-il pas lui-même cette largeur mystérieuse de la charité, puisqu'il écrivait : « Pour vous, ô Corinthiens, notre bouche s'est ouverte, notre coeur s'est dilaté (1) ? » La largeur désigne donc la charité, et la charité seule fait le bien ; car elle est cause de l'amour que Dieu porte à qui donne avec joie (2). Si en effet on avait le cœur étroit, on donnerait avec tristesse; et si l'on donnait avec tristesse, on perdrait tout mérite. Pour ne perdre pas le bien que l'on fait, il faut donc avoir le cœur dilaté par la charité.

Cependant le Seigneur ayant dit : « Dès que l'iniquité se sera multipliée, la charité d'un grand nombre se refroidira », il me faut longueur aussi. Longueur, pourquoi ? « Quiconque persévérera jusqu'à la fin, celui-là sera sauvé (3) ». Voilà ce que signifie la longueur de la croix, cette partie où s'étend tout le corps, où il est comme debout et continue à rester comme debout.

Toi qui te glorifies de la croix, tu voudrais en avoir la largeur? Applique-toi à faire le bien avec courage. Tu voudrais en avoir la longueur? Persévère avec constance. Aspires-tu encore à en imiter la hauteur? Songe à ce que signifient ces mots . Elevez vos coeurs, et au lieu où on te les. adresse. Elevez vos coeurs

 

1. II Cor. VI, 11-14. — 2. Ib. IX, 7. — 3. Matt. XXIV, 12, 13.

 

76

 

qu'est-ce à dire? Que c'est en haut qu'il faut espérer, en haut qu'il faut aimer, là qu'il faut demander la vertu et attendre la récompense. En faisant le bien et en donnant avec joie, tu sembleras avoir la charité dans sa largeur; tu sembleras l'avoir dans sa longueur, en persévérant jusqu'à la fin dans tes bonnes oeuvres ; mais si tu ne fais pas tout cela en vue de la récompense céleste, tu n'en auras pas la hauteur; plus dès lors de largeur ni de longueur. Qu'est-ce en effet qu'être à la hauteur de la charité, sinon penser à Dieu, aimer Dieu, et l'aimer sans intérêt, lui qui pourtant nous soutient, veille sur nous, nous couronne et nous récompense; sinon enfin le considérer comme récompense et n'attendre de lui que lui-même ? Si donc tu aimes, aime sans intérêt; si tu aimes réellement, prends comme récompense l'objet de ton amour. Aimerais-tu tout pour dédaigner Celui qui a tout fait?

5. C'est afin de nous rendre capables d'aimer ainsi, c'est afin de nous en obtenir la grâce que l'Apôtre fléchit pour nous les genoux. L'Evangile, hélas ! ne vient-il pas lui-même nous glacer d'effroi? Pour vous, dit-il, il vous a été donné de connaître le mystère du royaume; mais pour eux, il ne leur a pas été donné; car à celui qui a, il sera donné encore ».Mais quel est celui qui a et à qui on donnera encore, sinon celui qui a reçu déjà? « Quant à celui qui n'a pas, même ce qu'il a lui sera ôté (1) ». Or, quel est celui qui n'a pas, sinon celui qui n'a pas reçu? Pourquoi maintenant avoir donné à l'un et pas à l'autre? Je n'hésite pas de le dire : c'est la profondeur de la croix. De cette profondeur mystérieuse des desseins de Dieu, que nous ne saurions ni sonder ni contempler, vient tout ce que nous sommes capables de faire. Oui, de cette profondeur mystérieuse des conseils divins, que nous ne pouvons contempler parce que nous ne pouvons la sonder, procède tout ce dont nous sommes capables. Je vois bien ce que je puis, je ne vois pas pourquoi je le puis; je sais seulement que toute ma puissance vient de- Dieu. Mais pourquoi Dieu donne-t-il cette puissance à celui-ci et pas à celui-là? Voilà ce qui me surpasse; c'est un abîme, c'est la profondeur de la croix, c'est ce qui excite en moi des cris d'étonnement, c'est sur quoi je ne puis raisonner juste.

 

1. Matt. XIII, 11-12

 

Et que puis-je dire en face d'une telle profondeur? « Que vos oeuvres sont admirables, Seigneur ! » Les gent-ils sont éclairés, les Juifs tombent dans les ténèbres; des enfants sont purifiés dans les eaux du baptême, d'autres enfants sont laissés dans l'état de mort du premier homme. « Que vos couvres sont admirables, Seigneur ! Vos desseins sont d'une profondeur inaccessible ». Le Prophète ajoute : « L'imprudent n'en a point l'idée, et l'insensé ne les comprend pas (1) ». Que ne comprennent ni l'imprudent ni l'insensé? Qu'il y a ici une grande profondeur. Elle n'y serait pas, si le sage et non l'insensé comprenait. Ce que le sage comprend ici, c'est qu'il y à une profondeur impénétrable, et c'est aussi ce que ne comprend pas l'insensé.

6. Aussi plusieurs, pour rendre compte de ,ce profond mystère, se sont égarés dans des fables ridicules. Selon les uns, les âmes pèchent dans le ciel, puis elles sont envoyées dans des corps, et y sont en quelque sorte emprisonnées, conformément à leurs mérites. Quelles vaines imaginations ! Ces hommes sont tombés dans l'abîme en voulant discuter sur les profondeurs divines. En face d'eux se présente l'Apôtre ; il prêche la grâce, et citant les deux enfants que Rébecca portait dans son sein : « Ils n'étaient pas encore nés, dit-il, et n'avaient fait ni bien ni mal (2) ». Vois comment l'Apôtre fait évanouir le vain fantôme d'une vie antérieure au corps, et passée dans le ciel. Si en effet les âmes y ont vécu, elles y ont fait du bien ou du mal, et c'est conformément à leurs mérites qu'elles ont été liées à des corps de terre. Oserions-nous contredire ces mots de l'Apôtre : «Ils n'étaient pas encore nés, et n'avaient fait ni bien ni mal? » Ces expressions sont troll claires, et la foi catholique rejette l'idée que les âmes vivent d'abord dans le ciel et y méritent, par leur conduite, les corps auxquels elles seront unies; aussi nos petits novateurs n'osent soutenir ce sentiment.

7. Que disent-ils donc? Voici, nous a-t-on appris , comment raisonnent quelques-uns d'entre eux. Si les hommes meurent, disent-ils, c'est sûrement parce qu'ils l'ont mérité par leurs péchés, puisque sans le péché on ne mourrait pas. Rien de mieux; il est bien sûr que sans le péché on ne mourrait pas. Mais je n'applaudis à cette pensée qu'en considérant

 

1. Ps. XCI, 6, 7. — 2. Rom. IX, 11.

 

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la mort première et le péché du premier homme. « De même que nous mourrons tous par Adam, dit l'Apôtre, ainsi tous recevront la vie par Jésus-Christ (1). Par un seul homme le péché est entré dans le monde et par le péché la mort ; ainsi la mort a passé dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché (2) ». Tous effectivement étaient dans un seul.

. Est-ce dans ce sens que selon toi la mort de l'homme vient du péché? — Non. — Comment l'entends-tu ? — Aujourd'hui encore Dieu crée chaque homme immortel. — Etrange nouveauté 1 Reprends. — Oui, Dieu crée chacun de nous immortel. — Pourquoi, dans ce cas, les petits enfants meurent-ils? Si je te demandais : Pourquoi les grandes personnes meurent-elles? tu me répondrais: C'est qu'elles ont péché. Je laisse donc là les grandes personnes et j'invoque contre toi le témoignage des petits enfants. Saris parler, ils te confondront; sans rien dire, ils prouvent en ma faveur. Les voilà, Ces petits enfants ; innocents dans leurs actions, ils n'ont de mal que celui qui leur a été légué par le premier homme ; s'ils ont besoin, pour recevoir la vie chrétienne, de la grâce du Christ, c'est qu'Adam leur a donné la mort; souillés dans leur naissance, ils ont besoin, pour être purifiés, de passer.par la régénération. Voilà les témoins que je vais produire. Réponds maintenant. S'il est vrai que tous les hommes naissent immortels et qu'ils ne meurent que parce qu'ils pèchent, pourquoi -ces enfants meurent-ils? Que pensez-vous qu'ils aient pu répondre, mes frères? Ah ! quelles oreilles pourraient l'écouter ? Ces petits enfants eux-mêmes, disent-ils,ont péché. — Où ont-ils péché? dis-le moi; quand ont-ils péché ? comment ont-ils péché? Ils ne distinguent ni le bien ni le mal, et incapables de saisir un ordre, ils pèchent ? Prouve-moi que les petits enfants sont des pécheurs. Vraiment tu as oublié ce que tu étais à leur âge; mais prouve ton assertion, montre-moi en quoi pèchent ces petits. Est-ce en pleurant qu'ils pèchent? Leurs péchés consistent-ils à repousser la peine et à accepter le plaisir par des mouvements qui ressemblent à ceux des animaux sans parole? Si ces mouvements sont des péchés, le baptême ne fait que rendre davantage ces enfants pécheurs, puisqu'au

 

1. I Cor. XV, 22. — 2. Rom. V, 12.

 

moment où on les baptise, ils résistent avec tant de violence. Pourquoi néanmoins ne considère-t-on pas ces résistances comme des péchés? N'est-ce pas parce que la volonté de ces enfants n'est pas encore maîtresse d'elle-même?

8. Voici autre chose : Ces enfants, qui sont nés, ont déjà péché, dis-tu; puisque, d'après toi, s'ils n'avaient péché ils ne mourraient pas. Mais n'en est-il pas qui meurent dans le sein maternel? Quel embarras ! — Ceux-là aussi ont péché, répond-on; c'est pour cela qu'ils meurent. — Veux-tu nous duper, où es-tu dupe toi-même? Contre toi s'élève l'Apôtre : « Ils n'étaient pas encore nés, dit-il, et n'avaient fait ni bien ni mal ». J'aime mieux écouter l'Apôtre que toi, je le crois plutôt que je ne te crois. « Ils n'étaient pas encore nés et n'avaient fait ni bien ni mal ». Ne veux-tu pas de ce témoignage? Retombe alors dans ces vaines imaginations et soutiens que ces enfants ont péché au ciel et qu'on les en a jetés dans leurs corps. — Je ne dis pas cela. —Pourquoi pas? —  Parce que, d'après l'Apôtre, quand on n'est pas né, on ne fait ni bien ni mal. — Ainsi tu ne leur attribues pas de crime dans le ciel, et tu leur en attribues dans le sein de leur mère ? Or l'Apôtre réfute les deux opinions, et celle qui place le péché dans le ciel, et celle qui le place dans le sein maternel. Toutes deux en effet tombent devant cette assertion : qu'avant leur naissance ils n'avaient fait ni bien ni mal. Pourquoi enfin meurent-ils? Te croirai-je plutôt que le Maître des gent-ils ?

9. Dites-moi, Apôtre saint Paul, pourquoi meurent ces enfants? « Par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort; ainsi la mort a passé dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché». C'est donc le premier homme qui a fait condamner tout le genre humain. Venez, venez, Notre-Seigneur; venez, ô second Adam, venez, venez; mais venez par un autre chemin, venez par une Mère vierge; vivant, venez, vers des morts, et mourez pour aider les mourants, pour rendre la vie aux morts, pour les racheter de la mort, pour conserver la vie dans la mort et pour tuer la mort par la mort même. Voilà la seule grâce qui convienne aux petits comme aux grands, la seule qui sauve les grands et les petits.

Pourquoi maintenant choisit-il celui-ci et (78) celui-là? Pourquoi choisit-il l'un et non pas l'autre? Qu'on ne m'adresse pas cette question. Je suis homme; je constate la profondeur de la croix, je ne la pénètre pas; elle m'épouvante, je ne la sonde pas. Ses jugements sont incompréhensibles et ses voies impénétrables (1). Je suis homme et tu es homme; il était homme aussi, celui qui disait : « O homme, qui es-tu pour contester avec Dieu (2)? » et homme il s'adressait à l'homme. Que l'homme écoute donc pour ne pas périr, lui pour qui Dieu s'est fait homme.

Ainsi, en face de cette profondeur mystérieuse de la croix, en face de telles obscurités,

 

1. Rom. XI, 33. — 2. Ib. IX, 20.

 

attachons-nous à ce que nous avons chanté; ne présumons point de notre propre vertu, n'attribuons rien dans ce mystère à la faible capacité de notre petit esprit; répétons le psaume et disons avec lui : « Ayez pitié de moi, mon Dieu, ayez pitié de moi». Pourquoi? Est-ce parce que je puis vous mériter? Non. Pourquoi alors? Est-ce parce que ma volonté peut mériter votre grâce avant de l'obtenir? Non encore. Pourquoi donc? Parce que c'est en vous que se confie mon âme (1) ». Ah ! quelle science que cette confiance ! Tournons-nous avec un coeur pur, etc.

 

1. Ps. LVI, 2.
 
 
 
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

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