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Saint Augustin d'Hippone
Sermons

SERMON CLXVI. L'HOMME DÉIFIÉ (1).
 

ANALYSE. — D'un côté l'Apôtre nous ordonne de renoncer au mensonge, et David nous enseigne d'autre part que tout homme est menteur. Si tout homme est menteur, lui est-il possible de renoncer au mensonge? Cela ne lui est possible, dit saint Augustin, qu'autant qu'il cesse d'être homme pour devenir homme-dieu, non par nature, comme Jésus-Christ, mais par grâce et par adoption. Aussi notre vocation à tous est de devenir dieux dans ce sens : pourquoi n'y correspondre pas?

 

1. L'Apôtre vient de nous dire : « Renoncez au mensonge et dites la vérité » ; mais on lit dans un psaume: « Tout homme est menteur». Ces deux pensées ne sont-elles pas contraires? En deux mots je vous montrerai que non, pourvu que le Seigneur daigne nous éclairer.

Que signifient donc, d'une part: « Renoncez au mensonge et dites la vérité » ; et d'autre part: « Tout homme est menteur? » Dieu n'ordonne-t-il pas l'impossible par son Apôtre? Non. Qu'ordonne-t-il donc? J'ose le déclarer, mais ne vous croyez pas outragés, car je me confonds avec vous, Dieu exige que nous ne soyons pas des hommes. Si je disais : Dieu exige que vous ne soyiez pas des hommes, vous pourriez vous mécontenter; aussi pour détourner ce mécontentement, je me suis confondu avec vous.

2. Je vais plus loin avec votre sainteté. Il est

 

1. Ephés. IV, 25 ; Ps. CXV, 11.

 

sûr que l'Apôtre a fait aux hommes un crime d'être hommes; il leur en parle avec un ton de reproche. Dans la colère nous disons à quelqu'un : Tu es une bête; et le fouet de la justice divine à la main, l'Apôtre reproche aux hommes d'être des hommes. Mais s'il leur faisait un crime d'être des hommes, que voulait-il donc qu'ils devinssent? Dès qu'il y a entre vous, déclare-t-il, jalousie et esprit de contention, n'êtes-vous pas charnels et ne vivez-vous pas humainement? L'un dit : Moi je suis à Paul; et un autre : Moi à Apollo; n'est-ce donc pas une preuve que vous êtes des hommes (1) ». C'est bien pour les blâmer et les réprimander qu'il leur dit : « N'est-ce pas une preuve que vous êtes des hommes? » Et que voulait-il qu'ils devinssent, sinon ce qui est rappelé dans un psaume : « Je l'ai dit : Vous êtes des Dieux, vous êtes tous les fils du

 

1. I Cor. III, 3, 4.

 

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Très-Haut? » C'est Dieu en effet qui a tenu ce langage, c'est à cette grandeur qu'il nous invite. Puis, qu'ajoute-t-il? « Mais vous mourrez comme des hommes, et comme un des princes vous tomberez (1) ». N'est-ce point aussi sur un ton de blâme qu'il est dit : «Mais vous mourrez comme des hommes? »

En effet, Adam était homme, il n'était pas fils de l'homme; tandis que le Christ est en même temps fils de l'homme et Dieu. Le vieil homme, ou Adam, est pour le mensonge; l'homme nouveau, le fils de l'homme. ou le Christ Dieu est pour la vérité. Pour renoncer au mensonge, dépouille-toi d'Adam; pour dire la vérité, revêts-toi du Christ, et tu ne verras plus de contradiction entre ces deux passages de l'Ecriture. C'est effectivement pour nous engager à dépouiller le vieil homme et à revêtir le nouveau que l'Apôtre dit : « Renoncez au mensonge et dites la vérité » ; et c'était pour déplorer le sort de ceux qui en refusant de se dépouiller d'Adam et de se revêtir du Christ, voulaient rester hommes sans devenir des hommes nouveaux, que le psalmiste leur adressait ce sévère avertissement. Ceux-là méritaient qu'on leur dît : «N'êtes-vous pas des hommes? » et encore : « Tout homme est menteur ».

3. Tu seras donc menteur, si tu veux rester homme ; refuse de rester tel, et tu ne mentiras pas. Revêts-toi du Christ, et tu diras la vérité ; car ce que tu diras alors ne sera ni de toi ni imaginé par toi, mais viendra de l'éclat même et de la lumière de la vérité dans ton âme. Une fois séparé de la lumière, ne demeurerais-tu pas dans tes ténèbres, incapable de dire que le mensonge ? Le Seigneur même l'a déclaré : « Qui parle mensonge, parle de son propre fonds (2)» ; car tout homme est menteur ». D'où il suit qu'exprimer la vérité, ce n'est point parler d'après soi, mais d'après Dieu. Ce n'est pas que nous disions alors ce qui ne nous appartient pas ; nous le faisons nôtre en l'aimant quand nous le recevons et en rendant grâces à Celui qui nous l'envoie, et sans qui l'homme, privé de la lumière de la vérité , restera comme dépouillé de ce

 

1. Ps. LXXXI, 6, 7. — 2. Jean, VIII, 44.

 

splendide vêtement et ne pourra dire que mensonges ; attendu qu'il conservera ce qui est exprimé dans ces paroles : « Tout homme est menteur».

4. Ainsi nul n'a le droit de m'accuser ni de me dire : Je mentirai , puisque je suis un homme ; car je lui répondrai avec la plus grande assurance: Eh bien ! pour ne pas mentir, ne reste pas homme. — Comment? que je ne sois plus homme ? — Non. Car c'est pour n'être plus homme que tu as été appelé par Celui qui pour toi s'est fait homme. Ne critique pas : si on te dit de n'être plus homme, ce n'est pas pour te mettre au nombre des animaux, mais au nombre de ceux à qui a été donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu'. Car Dieu veut faire de toi un dieu, non par nature, comme le Fils qu'il a. engendré, mais; par sa grâce et en t'adoptant. De même en effet que par condescendance il est devenu participant de ta mortalité ; ainsi en t'élevant il te fait participer à son immortalité. Ah ! rends-lui grâces et saisis avec empressement ce qu'il te donne, afin de mériter de jouir de ce qu'il te promet. Ne sois pas un Adam et tu ne resteras plus homme ; et n'étant plus homme, tu ne seras plus menteur, puisque « tout homme est menteur ». Et quand tu auras commencé à ne plus mentir, ne te l'attribue pas, ne t'élève pas, comme si c'était par toi-même :      pareil à un flambeau qu'on vient d'allumer au foyer, tu pourrais t'éteindre au souffle de l'orgueil et retomber dans tes erreurs.

Gardez-vous donc de mentir, mes frères ; vous étiez ci-devant le vieil homme ; en recevant la grâce de Dieu vous êtes devenus l'homme nouveau. Le mensonge vient d'Adam, la vérité vient du Christ. « Renoncez donc au mensonge et dites la vérité », afin qu'une fois votre esprit renouvelé, cette chair mortelle elle-même, qui vous vient d`Adam, mérite à son tour d'être renouvelée et changée au moment où elle ressuscitera ; et que déifié ainsi tout entier, l'homme s'attache également tout entier à l'immortelle et immuable vérité.

 

1. Jean, I, 12.

SERMON CLXVII. RACHETER LE TEMPS (1).
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ANALYSE. — Les jours sont mauvais, dit saint Paul ; et ce qui les rend mauvais, observe saint Augustin, c'est la misère et la méchanceté , la méchanceté à faire le mal ou à persécuter les bons , car les bons sont toujours persécutés par les méchants. Donc il faut racheter le temps. Quand on achète, on donne pour avoir, on sacrifie pour acquérir. Racheter le temps, c'est sacrifier des avantages, des droits même temporels, afin de s'appliquer davantage à acquérir les biens éternels. Que dire des chrétiens qui au lieu de sacrifier leurs droits usurpent ceux d'autrui ?

 

1. Vous venez d'entendre, ou plutôt nous venons tous d'entendre l'Apôtre nous dire : « Ayez soin de marcher avec circonspection, non comme des insensés, mais comme des hommes sages, rachetant le temps, parce que les jours sont mauvais ». Deux choses, mes frères, rendent les jours mauvais : ce sont la méchanceté et la misère. Oui, c'est la méchanceté et la misère humaines qui font passer de mauvais jours. Considérés au point de vue de la durée, les jours sont réguliers; ils se succèdent et mesurent le temps avec ordre ; le soleil se lève, il se couche, les temps passent régulièrement. En quoi ces,temps blesseraient-ils l'homme, si les hommes ne se blessaient eux-mêmes? Aussi n'y a-t-il que deux choses, je le répète, pour rendre les jours mauvais, savoir la misère et la méchanceté humaines.

Il est vrai, la misère est le lot commun, il n'en doit pas être ainsi de la méchanceté. Depuis la chute d'Adam et son expulsion du paradis, les jours n'ont jamais été que misérables. Demandons à ces enfants qui viennent de naître, pourquoi ils débutent dans la vie par des pleurs, quand ils pourraient également rire. On naît et on pleure immédiatement ; combien de jours s'écoulent ensuite avant qu'on rie ? Je l'ignore. Or en pleurant ainsi dès sa naissance, chaque enfant prophétise ses malheurs; ses larmes attestent ses souffrances. Il ne parle pas encore, et déjà il est prophète. Et que prédit-il ? Qu'il vivra dans la peine ou dans la crainte. Oui, lors même qu'il se conduirait sagement et serait du nombre des justes, exposé de toutes parts aux tentations, il vivra constamment dans la crainte.

2. Que dit l'Apôtre ? « Tous ceux qui veulent

 

1. Ephés. V, 15, 16.

 

vivre pieusement en Jésus-Christ, souffriront persécution (1) ». Voilà ce qui fait encore que les jours sont mauvais, ç'est que les justes ne peuvent être ici-bas sans être persécutés. Ils sont persécutés par là même qu'ils sont au milieu des méchants; quand ceux-ci ne les attaquent ni avec le fer ni à coups de pierres, leur conduite et leurs moeurs sont les bourreaux de ces justes. Qui persécutait Lot à Sodome ? Personne ne s'armait contre ce saint personnage;,mais il vivait au milieu des impies, et en vivant parmi ces hommes impurs, orgueilleux, blasphémateurs, il souffrait, non pas des coups qu'il recevait, mais de ce qui se passait sous ses yeux. Toi qui m'entends et qui ne mènes pas encore une vie pieuse en Jésus-Christ, commence à mener cette vie, et tu expérimenteras ce que je dis. Aussi voyez ce que disait l'Apôtre en rappelant les dangers qu'il courait : « Périls sur mer, périls sur les fleuves, périls au désert, périls de la part des voleurs, périls de la part de faux frères (2) ». Les autres périls peuvent cesser; d'ici à la fin du monde les périls de la part des faux frères ne cesseront jamais.

3. Rachetons le temps, puisque les jours sont mauvais. Peut-être comptez-vous apprendre de moi ce que c'est que racheter le temps. Je vais, en l'expliquant, dire ce que bien pets entendent, ce que bien peu supportent, ce que bien peu entreprennent, ce que bien peu pratiquent; je le dirai néanmoins en faveur du petit nombre de ceux qui doivent m'écouter et qui vivent au milieu des méchants. Racheter le temps, c'est, par exemple, faire le sacrifice de quelque chose, lorsqu'on nous intente un procès, afin de nous occuper de Dieu

 

1. II Tim. III, 12. — 2 II Cor. XI, 26.

 

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plutôt que de plaidoierie.N'hésite pas de perdre alors quelque chose; ce que tu donnes ainsi sera le prix du temps. Quand pour tes besoins tu vas au marché, tu donnes de l'argent pour acheter du pain, du vin, de l'huile, du bois ou quelque ustensile : tu donnes ainsi et tu reçois, tu perds et tu acquiers; c'est ce qui s'appelle acheter. Car acquérir sans rien sacrifier, c'est trouver, recevoir en don ou comme héritage; mais acquérir en donnant, c'est acheter; ce que l'on acquiert ainsi est acheté, ce que l'on donne en est le prix. Eh bien ! de même que tu n'hésites pas à verser de ton argent pour acheter un objet quelconque; n'hésite pas non plus à en perdre pour acheter la tranquillité. Voilà en quoi consiste racheter le temps.

4. Il y a un proverbe punique fort connu; je le traduirai en latin, attendu, que vous ne connaissez pas tous la langue punique. Ce proverbe est ancien, le voici : La peste te demande un sou ? donne-lui en deux et qu'elle s'en aille. Cet adage ne paraît-il pas tiré de l'Évangile ? Le Seigneur nous recommande-t-il autre chose que de racheter le temps, lorsqu'il dit : « Quelqu'un veut-il t'appeler en justice et t'enlever ta tunique ? Abandonne-lui encore ton manteau (1) ». — « Veut-il t'appeler en justice et t'enlever ta tunique? » Veut-il te détourner de ton Dieu en te jetant dans les procès ? Tu n'aurais alors ni la paix du coeur, ni la tranquillité de l'âme; tu serais tourmenté de soucis, irrité même contre ton adversaire : mais ce serait perdre ton temps. Ne vaut-il pas beaucoup mieux faire un

 

1. Matt. V, 40.

 

sacrifice d'argent et racheter ce temps précieux ? Mes frères, j'ai donc raison, lorsque nous avons à juger vos procès et vos affaires, de conseiller à celui qui est chrétien de sacrifier quelque chose pour racheter le temps. Mais ne dois-je pas, avec plus de soin et d'assurance encore, inviter à rendre le bien d'autrui ? Car ceux que je juge sont chrétiens l'un et l'autre. Je vois l'injuste accusateur, celui qui veut faire un procès à son frère et lui enlever quelque chose, ne fût-ce que par arrangement, tressaillir à ces mots. L'Apôtre, se dit-il, recommande « de racheter le temps, parce que les jours sont mauvais ». Donc je vais attaquer ce chrétien, et bon gré, mal gré, il me cédera quelque chose pour racheter le temps, attendu que l'Évêque a parlé. — Mais dis-moi, accusateur, si je conseille à ton frère de faire un sacrifice pour conserver la paix, ne te demanderai-je pas, à toi, calomniateur, fils perdu de Satan, pourquoi tu travailles à ravir ce qui ne t'appartient pas ? Tu n'as aucun sujet de plainte et tu l'accuses ainsi ? Si je lui dis : Sacrifie quelque chose pour qu'il se désiste de ses accusations iniques; que deviendras-tu après avoir été payé comme faux accusateur ? Sans doute il passe de mauvais jours en rachetant le temps pour détourner tes imputations calomnieuses; mais toi, tout en profitant de tes injustes délations, tu auras non-seulement des jours mauvais ici-bas, mais, au jour du jugement, et après ceux-ci, des jours bien plus mauvais encore. Peut-être ris-tu de cette pensée en détroussant ton frère. Ris, ris encore et tourne en dérision; je vais, moi, continuer à donner, un autre viendra te faire rendre compte.

SERMON  CLXVIII. LA FOI DUE A LA GRACE (1).
 

ANALYSE. — Le but de l'orateur est de prouver ici, contre les Pélagiens, que la grâce est nécessaire afin même de nous donner la foi. Il le prouve d'abord directement par le texte de son discours et par le témoignage formel de l'apôtre saint Paul parlant de sa conversion. Il le prouve ensuite en réfutant les Pélagiens qui s'attribuaient le commencement de la foi. Ils ont tort ; car ils ont reçu de Dieu avant de pouvoir lui rien donner ; car l'Eglise a prié pour obtenir la foi à saint Paul ; car l'Apôtre prétend n'avoir rien que par grâce; car enfin les fidèles, en priant pour la conversion de leurs parents infidèles, demandent pour eux la foi.

 

1. Que par de pieuses lectures, de saints cantiques, l'audition de sa divine parole et surtout par sa grâce, le Seigneur nourrisse votre piété ; ainsi ce ne sera pas pour votre condamnation, mais pour votre récompense que vous entendrez la vérité. Dieu le fera, nous en avons pour garantie sa promesse et sa toute-puissance. C'est ainsi qu'Abraham crut, à la gloire de Dieu, et crut avec une entière certitude que le Seigneur peut faire ce qu'il a promis (2). Quel sujet de joie pour nous ! car c'est nous que Dieu avait promis au patriarche et c'est nous qui sommes les enfants de cette promesse (3); puisque c'est de nous qu'il était question dans ces paroles : « En ta descendance les nations seront bénies (4) ». Si donc nous sommes devenus par la foi les descendants d'Abraham, c'est l'oeuvre de Celui qui peut accomplir ce qu'il a promis.

Que nul donc ne dise: C'est mon oeuvre. Dieu promettrait, et tu accomplirais? On pourrait dire que Dieu accomplit ce que tu promets; car tu es faible et non pas tout-puissant, et quelques promesses que tu fasses, si Dieu n'agit, ces promesses sont vaines ; tandis que les promesses de Dieu dépendent de lui et non de toi. — Pourtant, reprends-tu, c'est moi qui crois. — Je l'accorde, tu as raison, c'est toi qui crois; mais ce n'est pas toi qui t'es donné la foi. Et comment croire sans la foi ? La foi est un don de Dieu.

2. Ecoute le docteur même de la foi, le grand défenseur de la grâce; écoute l'Apôtre; c'est lui qui dit: « Paix à nos frères, et charité avec la foi ». Voilà trois grandes choses: la

 

1. Ephés. VI, 23. — 2. Rom. IV, 20, 21. — 3. Gal. IV, 28. — 4. Gen. XXII, 18.

 

paix, la charité, la foi. L'Apôtre commence par la fin et finit par le commencement; puisqu'on commence par la foi pour finir par la paix, la foi étant la croyance même. Or, cette foi doit être une foi de chrétiens et non une foi de démons. « Les démons en effet, dit l'apôtre saint Jacques, croient et tremblent (1) », N'ont-ils pas dit au Christ: « C'est vous le Fils de Dieu ? » Ainsi proclamaient-ils ce que ne croyaient pas encore bien des hommes; ces démons tremblaient, tandis que des hommes osèrent donner la mort. Mais de ce que ces démons s'écrièrent: « C'est vous le Fils de Dieu, nous savons qui vous êtes (2) » ; s'ensuit-il qu'ils devaient régner avec lui ? Nullement. Il faut donc distinguer la foi des démons de la foi des saints; il faut insister avec soin sur cette distinction importante. Pierre aussi ne fit-il pas la même confession? Le Seigneur demandait: « Qui dites-vous que je suis? — Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant », répondit Pierre. — Simon, fils de Jona, reprit le Seigneur, tu es bienheureux (3) ». — O Seigneur, puisque les démons ont dit la même chose, pourquoi ne sont-ils pas bienheureux aussi ? Pourquoi ? — C'est que les démons ont parlé par crainte, et Pierre par amour. Ainsi on commence par la foi; quelle foi ? Celle dont l'Apôtre a dit: « Ni la circoncision ni l'incirconcision ne servent de rien, mais la foi » . Quelle foi? « La foi qui agit par amour (4) ». Or, cette foi qui agit par, amour, les démons ne l'ont pas, mais uniquement les serviteurs de Dieu, ses saints, les enfants spirituels d'Abraham, les fils de la

 

1. Jacq. II, 19. — 2. Marc, III, 12; I, 24. — 3. Matt. XVI, 15-17. — 4. Gal. V, 6.

 

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charité, les fils de la promesse; aussi le texte ajoute-t-il: «Et la charité ». L'Apôtre ici nomme trois choses: « Paix aux frères et charité avec la foi ». — « Paix aux frères » d'où vient cette paix? « Et charité» : d'où vient cette charité? D'« avec la foi ». Car on n'aime pas sans croire; et voilà pourquoi l'Apôtre a dit, en allant de la fin au commencement: « Paix, charité, avec la foi ». Disons, nous: Foi, charité, paix; crois, aime, règne. Si tu crois sans aimer, tu ne distingues pas encore ta foi de la foi qui tremblait et qui criait: « Nous savons qui vous êtes, le Fils de Dieu ». Ainsi donc, aime; et la charité jointe à la foi te conduira à la paix. A quelle paix? A la paix véritable, à la paix complète, à la paix solide, à l'inaltérable paix, à la paix qui ne redoute ni malaise ni ennemi, à la paix où aboutissent tous les bons désirs. « La charité avec la foi », dit saint Paul; quoiqu'on puisse dire aussi : La foi avec la charité.

3. Ce sont donc de grands biens, des biens précieux, que rappellent ces mots de l'Apôtre «Paix à nos frères et charité avec la foi ». Mais d'où viennent ces biens ? De nous ou de Dieu ? Dire que c'est de nous, c'est se glorifier en soi et non pas en Dieu. Mais si on connaît ces autres paroles du même Apôtre: « Celui a qui se glorifie, doit se glorifier dans le Seigneur (1) » ; on avouera que la paix et la charité avec la foi ne nous viennent que de Dieu.

Je t'entends me répondre: C'est là ton assertion, mais prouve-la. — Je la prouverai, et ce sera par le témoignage du même Apôtre. Vous connaissez déjà ces paroles .de lui : « Paix à nos frères et charité avec la foi ». — Mais que prouvent-elles? — Continue à lire : « Paix à nos frères et charité avec la foi, par Dieu le Père et Jésus-Christ Notre-Seigneur ». Qu'as-tu donc que tu ne l'aies reçu? Et si tu l'as reçu, pourquoi te glorifier comme si tu ne l'avais pas reçu ? Si Abraham a été honoré, il l'a été à cause de sa foi. Or, quelle est la foi pleine et parfaite? Celle qui croit que tous les biens, et la foi même, nous viennent de Dieu. Aussi l'Apôtre dit-il encore : « J'ai obtenu «miséricorde ». Témoignage admirable ! Il ne dit pas : « J'ai obtenu miséricorde » parce que j'étais fidèle; mais bien: « J'ai obtenu miséricorde pour devenir fidèle (2) ».

4. Considérons ses commencements ; considérons

 

1. I Cor. I, 31. — 2. Ib. VII, 25.

 

ce Saul plein de cruauté et de fureur, respirant la haine et altéré de sang. Considérons-le, mes frères ; ce spectacle est admirable. Etienne vient de mourir, le sang de ce martyr généreux a coulé sous des masses de pierres, pendant que pour le lapider en quelque sorte par les mains de tous, Saul gardait les vêtements des bourreaux. Alors se dispersèrent les frères qui habitaient Jérusalem ; et poussé par la fureur, non content d'avoir vu couler et d'avoir versé le sang d'Etienne, Saul obtint, des princes des prêtres, des lettres pour aller jusqu'à Damas et pour ramener chargés de chaînes tous les chrétiens qu'il pourrait découvrir. Il s'en allait. Aussi le Christ n'était pas encore sa voie, et lui-même était Saul encore et non pas Paul. Il s'en allait. Qu'avait-il dans le coeur ? Quoi, sinon le mal ? Qu'on me montre ses mérites. Ce qu'il a mérité, c'est sa condamnation et non sa délivrance. Ainsi s'en allait-il exercer sa fureur sur les membres du Christ, et répandre leur sang; mais c'était un loup qui allait devenir un vrai pasteur. Il marchait donc dans des dispositions funestes ; et pouvait-il en avoir d'autres quand il allait remplir une telle mission? Or, pendant qu'il marche occupé de ces pensées et respirant le carnage ; pendant que la colère précipite ses pas, que la haine donne de l'agilité à ses membres; pendant qu'il court, pendant qu'il vole pour obéir à la cruauté, voici une voix du ciel: «Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu?» Ce sont ces mots qui lui ont fait dire : «J'ai obtenu miséricorde, pour devenir fidèle ». Il était vraiment infidèle : c'est peu; à l'infidélité il joignait la cruauté; mais il obtint miséricorde pour devenir fidèle (1). Eh! que répondre quand Dieu dit : Je le veux ? Quoi ! Seigneur, cet homme qui a fait tant de mal et qui cherchait à en faire encore tant à vos saints, est jugé par vous digne d'une aussi grande miséricorde? — Je le veux. « Ton oeil est-il mauvais parce que je suis bon (2)? »

5. Ayez la foi; mais pour l'avoir priez avec foi. Pourriez-vous néanmoins prier avec foi si déjà vous n'aviez la foi? Il n'y a vraiment que la foi qui permette de prier. « Comment' le prieront-ils, s'ils ne croient pas en lui ? Et comment y croiront-ils, s'ils n'en ont ouï parler? Comment en ouïront-ils parler, si nul ne le prêche? Comment enfin le

 

1. Act. VII-IX. — 2. Matt. XX, 15.

 

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prêchera-t-on, si l'on n'est pas envoyé (1)? » Aussi, c'est parce que nous sommes envoyés que nous parlons. Ecoutez-nous donc, écoutez en nous Celui qui nous envoie.

C'est pour cela même, disent quelques-uns, que nous demandons à Dieu de nous faire persévérer dans la pratique des vertus que nous avons déjà et d'y ajouter celles qui nous manquent. Aussi avons-nous d'abord la foi qui prie. Tout, sans aucun doute, vient de Dieu; car je lui ai tout demandé. Mais pour le prier j'ai commencé par croire. Ainsi je me suis donné la foi ; et c'est Dieu qui m'a donné ensuite ce que je lui ai demandé avec foi.

Résolvons cette objection, attendu qu'elle ne manque pas d'importance. — Ne sembles-tu pas dire que tu as commencé par donner toi-même à Dieu, afin d'obtenir de lui ensuite? car tu lui as présenté d'abord ta foi et ta prière. Mais oublies-tu ces paroles apostoliques : « Qui a connu la pensée du Seigneur ? Qui lui a donné des conseils? Qui lui a donné d'abord pour être ensuite rétribué (2)? » Tu prétends que c'est toi. Ainsi tu as donné le premier à Dieu et tu lui as donné ce que tu n'a pas reçu de lui? Où as-tu trouvé, pauvre mendiant, de quoi lui donner ? Mais qu'avais-tu à lui donner? Qu'as-tu effectivement que tu ne l'aies reçu? Non, tu ne donnes à Dieu que ce que tu as reçu de lui; il ne reçoit de toi que ce qu'il t'a donné; et si le premier il ne t'avait donné, tu serais toujours, pauvre mendiant, dans le dénuement le plus complet.

6. En voici une preuve encore plus frappante. Admettons que vous avez reçu parce que vous aviez la foi. Mais ceux qui, comme Saut, ne croyaient pas encore? Saul obtint d'abord de croire au Christ, et lorsqu'il crut en lui, il commença à l’invoquer. La grâce du Christ lui accorda donc de croire, puis en croyant de le prier et en priant d'obtenir le reste. Qu'en pensez-vous, mes frères? Quand Saut n'avait pas encore la foi, ceux qui l'avaient priaient-ils ou ne priaient-ils pas pour lui ? Mais si l'on ne priait pas pour lui, que signifient ces paroles d'Etienne : « Seigneur, ne leur imputez pas ce péché (3) ? » Ainsi pour lui et pour les autres incroyants on demandait la foi. Ils ne l'avaient pas encore, et ils l'obtenaient grâce aux prières des fidèles; et ils n'avaient rien encore à offrir à Dieu, avant

 

1. Rom. X, 14, 15. — 2. Rom. XI, 34, 35. — 3. Act. VII, 59.

 

d'avoir obtenu miséricorde pour être fidèles. Aussi, lorsque Saut fut converti; lorsque la même parole l'eut renversé et relevé, renversé comme persécuteur et relevé comme prédicateur; lorsqu'il eut commencé à annoncer la foi qu'il avait poursuivie, que disait-il dé lui-même? J'étais inconnu de visage aux églises de Judée qui étaient unies au Christ; seulement elles entendaient dire : Celui qui nous persécutait il y a quelque temps, annonce maintenant la foi qu'il s'efforçait alors de détruire; et elles bénissaient Dieu à mon sujet (1) ». Dit-il: Et elles me bénissaient à mon sujet ? Il dit : Et comme je prêchais la foi que j'avais cherché à anéantir, ce n'est pas moi qu'elles glorifiaient, c'est Dieu. Si donc Saut a quitté cette vieille, tunique que le péché avait mise en lambeaux, qui était toute dégouttante de sang, pour prendre une robe d'humilité et devenir Paul, de Saut qu'il était, c'est à Dieu qu'il en est redevable.

7. Que signifie Paul? Tout petit. « Je suis, « dit-il, le plus petit d'entre les Apôtres ». Voilà ce que signifie Paul. Paul en latin est synonyme de peu, de petit; c'est ainsi que nous disons: Dans peu je te verrai, je ferai cela sous peu : post paulum, paulo post. Pourquoi Paul a-t-il donc pris ce nom? Pour signifier qu'il était petit, le plus petit. « Je suis, dit-il, le plus petit d'entre les Apôtres, car je ne suis pas digne de porter le nom d'Apôtre, ayant persécuté l’Eglise de Dieu ». C'est la vérité, Dieu devait te condamner, et il t'a donné de quoi mériter la couronne. De qui, de qui as-tu reçu de quoi mériter la couronne? Voulez-vous le savoir? Ecoutez, non pas moi, mais lui: « Je ne suis pas digne du nom d'Apôtre, dit-il, ayant persécuté l’Eglise de Dieu : par la grâce de Dieu néanmoins je suis ce que je suis ». Si c'est par la grâce de Dieu que tu es ce que tu es; c'est donc par ta faute que tu étais ce que tu étais. « Et sa grâce, ajoute-t-il, n'a pas été stérile en moi ». Le voilà qui préconise la foi qu'il voulait autrefois anéantir ; et la grâce n'est pas nulle en lui, puisqu'il dit. « Elle n'a pas été stérile en moi, mais j'ai travaillé plus qu'eux tous ». Prends garde, tu commences à t'élever. Que fais-tu, Paul? Tu étais si petit naguère. « J'ai travaillé plus qu'eux tous ». Par quel moyen? Dis-le, puisque tu n'as rien

 

1. Gal. I, 22-24.

 

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que tu ne l'aies reçu? Il s'arrête à l'instant même, et après avoir déclaré qu'il a travaillé plus qu'eux tous, il a peur en quelque sorte de ce qu'il a dit, et se montrant de nouveau dans son humilité : « Mais ce n'est pas moi, poursuit-il, c'est la grâce de Dieu avec moi (1) ».

8. Ainsi donc, mes frères, pour mieux connaître encore que la foi même nous vient du Seigneur notre Dieu, priez pour ceux qui ne l'ont pas encore. Quelqu'un d'entre vous a-t-il un ami qui n'ait pas la foi? Je l'engage à prier

 

1. I Cor. XV, 9, 10.

 

pour lui. Mais est-il besoin que je l'y engage? Le mari est chrétien, l'épouse ne l'est pas : et il ne prierait pas pour obtenir la foi à son épouse? C'est l'épouse qui est chrétienne et le mari qui ne l'est pas: et cette femme pieuse ne prierait pas pour obtenir la foi à son mari? Or, quand on prie pour cela, que fait-on ? Ne conjure-t-on pas Dieu de donner la foi? La foi est ainsi un don de Dieu. Que nul donc ne s'élève, que nul ne se vante de s'être donné quoi que ce soit. « Celui qui se glorifie, doit se glorifier dans le Seigneur (1) ».

 

1. I Cor. I, 31.

SERMON CLXIX. LA VIE CHRÉTIENNE (1).
 

ANALYSE. — Dans les quelques versets qui viennent d'être indiqués pour servir de thème à ce discours, saint Paul assigne à la vie chrétienne trois caractères opposés aux idées que se faisaient les Juifs. Ceux-ci mettaient leur gloire dans des avantages que saint Paul appelle charnels ; ils étaient surtout fiers d'être de la race d'Abraham : le chrétien, au contraire, se détache de tout l'extérieur pour ne s'attacher qu'à Jésus-Christ. Les Juifs, secondement, s'appuyaient sur leur propre justice, se croyaient capables de mériter le ciel : le chrétien au contraire ne compte que sur la grâce et la miséricorde du Sauveur. Troisièmement enfin, les Juifs s'estimaient parfaits : mais le chrétien, quoi qu'il ait fait, ne croit jamais avoir atteint à la perfection. En développant, en expliquant le texte de l'Apôtre, saint Augustin assigne ces mêmes caractères à la vie chrétienne.

 

1. Que votre sainteté s'applique à bien écouter et à bien comprendre cette leçon que nous fait l'Apôtre ; que vos pieux désirs nous obtiennent en même temps du Seigneur notre Dieu la grâce de vous expliquer convenablement et utilement les idées qu'il daigne nous révéler.

Pendant que se faisait la lecture, vous avez entendu l'apôtre saint Paul nous dire: « Car c'est nous qui sommes la circoncision, nous qui servons l'Esprit de Dieu ». La. plupart des manuscrits portent, je le sais: « Nous qui servons Dieu en esprit » ; mais les textes grecs que nous avons pu consulter, disent: « Nous qui servons l'Esprit de Dieu ». Du reste, il n'y a point là de difficulté ; les deux sens sont également clairs et orthodoxes , puisqu'il est vrai que nous servons l'Esprit de Dieu, vrai aussi que nous servons Dieu en esprit et non pas selon la chair. Servir Dieu selon la chair, ce serait compter lui plaire par ce qui tient à la chair. Mais lorsque, pour faire le bien, la chair même est soumise à l'esprit, c'est en esprit que nous servons Dieu. Alors en effet nous domptons la chair pour soumettre à Dieu l'esprit qui la gouverne; et l'esprit ne saurait la gouverner comme il convient, s'il n'est gouverné lui-même.

2. « C'est nous qui sommes la circoncision ». Examinez ce que l'Apôtre veut faire entendre par cette circoncision qui fut imposée sous le règne des ombres mystérieuses et qui a été abrogée à l'apparition de la lumière véritable. Pourquoi ne dit-il pas: C'est nous qui avons, mais: « C'est nous qui sommes la circoncision? » C'est comme s'il avait voulu dire C'est nous qui sommes la justice, attendu que la circoncision est justice. Mais être justice,

 

1. Philipp. III, 3-16.

 

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c'est, plus que d'être juste ; et pourtant saint Paul, en disant que nous sommes justice, veut signifier que nous sommes justes. Nous ne sommes pas en effet cette justice immuable à laquelle nous -participons. Comme on dit une nombreuse jeunesse pour désigner de nombreux jeunes gens, on dit aussi justice pour désigner des justes. Voyez-le plus clairement dans ces paroles du même Apôtre: « Afin, « dit-il, due nous soyons en lui justice de Dieu  (1) ». Justice de Dieu et non de nous; justice reçue de lui et non puisée en nous; justice obtenue et non usurpée, donnée et non ravie. Il y eut un être qui usurpa en cherchant à s'égaler à Dieu; aussi trouva-t-il sa ruine dans cette ambition. Mais Jésus-Christ Notre-Seigneur étant de la nature de Dieu, « ne crut pas usurper en s'égalant à lui ». Comment d'ailleurs aurait-il usurpé, puisque par nature il était son égal? Toutefois « il s'anéantit lui-même en prenant une nature d'esclave (2), afin que nous soyons en lui justice de Dieu ». Ah ! s'il n'avait accepté notre indigence, nous ne cesserions pas d'être pauvres. Mais étant riche il s'est fait pauvre, « afin de nous enrichir par sa pauvreté », dit l'Ecriture (3). Que ne devons-nous donc pas espérer de ses richesses, puisque sa pauvreté même contribue à nous enrichir? — Ainsi l'Apôtre ne nie pas que tu sois circoncis ; seulement il explique la circoncision, il apporte la lumière et chasse les ombres.

3. « Nous sommes, dit-il, la circoncision, « nous qui servons Dieu en esprit, qui nous glorifions dans le Christ Jésus et qui ne mettons pas notre confiance dans la chair ». Il avait en vue des hommes qui mettaient dans la chair leur confiance, qui se glorifiaient de la circoncision charnelle; et d'eux il disait encore: « Qu'ils font un Dieu de leur ventre et qu'ils mettent leur honneur dans leur ignominie (4) ». Comprends mieux, toi, la circoncision, sois la circoncision; comprends et agis, car il est bon de comprendre quand on pratique (5) ».

Ce n'est pas sans raison que l'enfant devait être circoncis le huitième jour (6). Le Christ n'est-il pas la Pierre qui nous circoncit? Le peuple juif fut circoncis avec, des couteaux de pierre (7); mais la pierre désignait le Christ (8) ;

 

1. II Cor. V, 21. — 2. Philip. II, 6, 7. — 3. II Cor. VIII, 9. — 4. Philip. III, 19. — 5. Ps. CX, 10. — 6. Gen. XVI, 12; Lév. XI, 3. — 7. Josué, V, 2. — 8. I Cor. X, 4.

 

et si l'opération se pratiquait le huitième jour, c'est que, dans la succession des semaines, le huitième jour est le premier, puisque les sept jours écoulés on revient au premier. Quand finit le septième, le Sauveur est encore au tombeau; il ressuscite quand reparaît le premier, et sa résurrection est pour nous la promesse du jour éternel comme elle est la consécration du dimanche. Dimanche en effet paraît se rapporter à Seigneur, dominicus ad Dominum; ce qui s'explique parce que le Sauveur est ressuscité ce jour-là. C'est la Pierre qui nous a été rendue en ce moment. Faites-vous donc circoncire, vous qui voulez dire: « Nous qui sommes la circoncision. Car il s'est sacrifié pour nos péchés, et il est ressuscité pour notre justification  (1) ». Cette justification ou cette circoncision ne vient pas de toi. « C'est la grâce qui vous a sauvés par la foi, et cela ne vient pas de vous, car c'est un don de Dieu, ni de vos oeuvres (2) ». Ne dis donc pas : Si j'ai reçu, c'est que j'ai mérité; ne crois pas avoir reçu à cause de tes mérites, -puisque tu n'en aurais point si tu n'avais reçu. Ainsi la grâce a devancé le mérite : ce n'est pas la grâce qui vient du mérite, mais le mérite qui vient de la grâce. Si la grâce venait du mérite, ce serait un achat et non, pas un don gratuit. « Vous les sauverez pour rien (3) ». Que signifie : « Vous les sauverez pour rien ? » Vous ne trouvez en eux rien qui mérite le salut, et pourtant vous le leur accordez. Vous donnez, vous sauvez gratuitement. Vos dons précèdent tous mes mérites , afin que, mes mérites suivent vos dons. Vous donnez donc et vous sauvez gratuitement, puisqu'au lieu de trouver en moi de quoi vous porter à me sauver, vous y trouvez tant de motifs de me condamner.

4. Donc, dit-il, « c'est nous qui sommes la circoncision, qui servons l'Esprit de Dieu et qui nous glorifions en Jésus-Christ ». Car celui qui se glorifie doit se glorifier dans le Seigneur (4). « Sans mettre notre confiance dans la chair ». Qu'est-ce que mettre sa confiance deus la chair? Le voici. « Et pourtant, continue l'Apôtre, moi aussi j'ai sujet d'y mettre ma confiance, j'ai même sujet plus que beaucoup d'autres ». Ne vous. figurez point que je dédaigne ce que je ne puis avoir. Est-il étonnant qu'un homme du bas peuple et de

 

1. Rom. IV, 25. — 2. Ephés. II, 8, 9. — 3. Ps. LV, 8. — 4. I Cor. I, 51.

 

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condition vile méprise la noblesse et montre sous ce rapport une humilité véritable? Oui, «moi aussi, j'ai de quoi mettre ma confiance dans la chair ». Je puis donc vous enseigner à ne faire aucun cas de ce que vous me voyez fouler aux pieds moi-même. «Si quelqu'un croit pouvoir se confier dans la chair, je le puis davantage ».

5. Voici enfin la nature de cette confiance. « J'ai été circoncis le huitième jour » : je ne suis par conséquent ni prosélyte, ni étranger, au sein du peuple de Dieu ; je n'ai pas été circoncis dans un âge déjà avancé, mais le huitième jour, réellement, puisque je suis né de parents juifs. « De la race d'Israël, de la tribu de Benjamin, hébreu de pères hébreux; pharisien dans le zèle pour la loi ». Les pharisiens étaient comme les premiers de la nation, comme la noblesse juive; ils n'étaient pas confondus avec le petit peuple. Ce mot de pharisien signifie, dit-on, une espèce de séparation, comme en latin le mot egregius distingué, signifie tiré de la foule, e grege. De la race d'Israël faisaient partie aussi les tribus qui avaient renoncé au temple. Mais les tribus de Benjamin et de Juda étaient restées fidèles. A l'époque du schisme qui eut lieu sous le serviteur de Salomon, il n'y eut en effet pour continuer à fréquenter Jérusalem et le temple du vrai Dieu, que la tribu sacerdotale de Lévi, la tribu royale de Juda, et la tribu de Benjamin (1). Il ne faut donc point passer légèrement sur ce mot : « De la tribu de Benjamin » c'est-à-dire attaché à Juda et fidèle au temple. « Hébreu de parents hébreux ; quant à la loi, pharisien; quant au zèle, persécuteur de l'Eglise ». Il considère donc comme un de ses mérites d'avoir persécuté les chrétiens. « C'était par zèle, dit-il ». En d'autres termes, je n'étais pas un juif indolent, je souffrais avec peine et j'attaquais avec vigueur tout ce qui semblait contraire à ma loi.

Toutes ces distinctions étaient parmi les Juifs des caractères de noblesse ; mais il faut être humble pour être chrétien. Aussi l'Apôtre s'appelait-il Saul quand il était Juif et a-t-il pris le nom de Paul quand il est devenu l'un des nôtres. Le mot Saul vient de Saül. Vous savez ce qu'était Saül, quelle haute taille il avait. L'Ecriture dit de lui qu'il surpassait tous les autres quand il fut choisi pour

 

1. III Rois, XII.

 

recevoir l'onction royale (1). Tel n'était pas Paul, mais seulement quand il eut pris ce nom de Paul, qui veut dire Petit. « Par zèle donc persécuteur de l'Eglise ». Comprenez par là quel rang j'occupais parmi les Juifs, puisque le zèle de nos traditions paternelles me déterminait à persécuter l'Eglise du Christ.

6. Il ajoute : « Quant à la justice de la loi, ayant vécu sans reproche ». Votre charité n'ignore pas qu'il est dit de Zacharie et d'Elizabeth qu'ils marchaient sans reproche dans toutes les prescriptions du Seigneur. « Observant tous deux, dit l'Ecriture, les commandements du Seigneur sans reproche (2) ». C'est ce que faisait notre saint Apôtre quand il s'appelait Saul. Il suivait la loi sans encourir de reproche; mais ce fut en ne méritant point de reproche qu'il arriva à mériter un reproche bien grave. Quoi donc? rues frères, estimons nous qu'il y eût du mal à vivre irrépréhensible dans la justice commandée par la loi? S'il y avait du mal à cela, il y en avait donc aussi dans la loi même? Le même Apôtre nous dit néanmoins : « Ainsi la loi est sainte, et le commandement saint, juste et bon (3) ». Or, la loi étant sainte, et le commandement saint, juste et bon, comment y aurait-il du mal à vivre irréprochable dans l'observation de la justice ordonnée par cette sainte loi ? N'est-ce pas plutôt être saint ? Et pourtant est-ce être saint que de vivre ainsi ? Ecoutons encore le même Apôtre, voici ce qu'il dit : « Ce qui était gain pour moi, je l'ai jugé perte à cause du Christ ». Il parle ici de ses pertes réelles, et dans le nombre de ses pertes il met la vie irréprochable qu'il a menée conformément à la justice légale. « Bien plus, continue-t-il, j'estime que tout est perte comparativement à l'éminente connaissance de Jésus-Christ Notre-Seigneur ». J'examine ce qui fait ma gloire, et je le mets en face de la grandeur incomparable de Notre-Seigneur Jésus-Christ. J'ai soif de ceci, dégoût pour cela. C'est peu : « Non-seulement je regarde tout comme perte en face de lui; mais quand il s'agit de gagner le Christ, tout n'est à mes yeux que fumier ».

7. Voici, grand Apôtre, une question plus profonde. Vous viviez, sans mériter de reproche, conformément à la justice ordonnée par la loi; cette vie néanmoins est considérée par

 

1. I Rois, IX, 2. — 2. Luc, X, 6. — 3. Rom. VII, 12.

 

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vous comme une perte, comme un dommage, comme du fumier, relativement à l'acquisition que vous voulez faire du Christ: ne s'ensuit-il pas que cette justice détournait du Christ? Je vous en prie, daignez vous expliquer un peu. Ou plutôt demandons à Dieu de nous éclairer; car c'est lui qui a éclairé l'auteur de cette épître, écrite, non pas avec de l'encre, mais avec l'Esprit du Dieu vivant. Vous voyez bien, mes très-chers, qu'il y a ici une difficulté fort ardue et malaisée à comprendre. D'un côté la loi est sûrement sainte, et le commandement saint, juste et bon; pour les catholiques il est certain encore, et on ne peut le nier qu'en cherchant à sortir de l'Eglise, que cette loi ancienne n'a été donnée que par le Seigneur notre Dieu. D'un autre côté cependant la vie irréprochable et conforme à cette justice légale a détourné l'Apôtre du Christ, et il ne s'est attaché à lui qu'en regardant comme une perte, comme un dommage, comme du fumier, son irrépréhensible fidélité à la justice ordonnée par la loi. Voilà la difficulté.

Continuons à lire, faisons un pas en avant, peut-être trouverons-nous dans les propres paroles de saint Paul, un trait de lumière qui dissipera ces ombres. « J'ai regardé tout cela, « dit-il, comme une perte, et comme du fumier, afin de gagner le Christ ». Soyez attentifs, je vous prie. Je regarde tous ces avantages, et parmi eux je compte la fidélité inviolable de ma vie à la justice légale, comme perte, comme dommage, comme fumier véritable. Oui, j'estime tout cela à l'égal d'une perte, à l'égal du fumier, « afin de gagner le Christ et d'être trouvé, en lui, possédant, non ma propre justice qui vient de la loi ». Vous qui comprenez avant que j'aie expliqué, figurez-vous que vous ressemblez à des voyageurs plus rapides qui sont en route avec des voyageurs au pas plus lent. Ralentissez tant soit peu votre marche, pour ne laisser pas vos compagnons en arrière. « Pour gagner le Christ, dit donc l'Apôtre, et pour être trouvé possédant en lui, non ma propre justice, qui vient de la loi ». Si c'est la sienne, pourquoi dire qu'elle vient de la loi? Si elle vient de la loi, comment vient-elle de vous ? Est-ce vous qui vous seriez donné la loi? Mais c'est Dieu qui l'a donnée, c'est Dieu qui l'a imposée, c'est Dieu qui a commandé de l'observer. Si cette loi ne t'apprenait pas à vivre, comment te dirais-tu irréprochable au point de vue de la justice qu'elle prescrit? Et si c'est d'elle que te vient cette justice, comment affirmes-tu que tu possèdes, « non ta propre justice qui vient de la loi, mais celle qui vient de Dieu par la foi au Christ? »

8. Je résoudrai cette question le mieux que je pourrai : daigne Celui qui habite en vous y jeter plus de lumière, nous donner la grâce de voir et d'aimer la vérité; car s'il nous donne de l'aimer, il nous donnera par là même la grâce de la pratiquer. — Voici donc quelle est ma pensée.

Dieu a donné sa loi, je parle de la loi qui dit: « Tu ne convoiteras point (1) », et non de ces observances charnelles qui sont des ombres de l'avenir. Or, Dieu ayant donné cette loi; si un homme craint, s'il croit pouvoir l'accomplir avec ses propres forces, s'il fait réellement ce qu'elle prescrit, non par amour de la justice, mais par peur du châtiment, cet homme est sans reproche au point de vue de la justice légale, car il ne dérobe ni ne commet d'adultère, il ne fait ni faux témoignage ni homicide, il ne convoite même pas le bien de son prochain; va-t-il toutefois jusque-là? Le peut-il? S'il le fait, c'est par crainte du châtiment. Mais s'abstenir de convoiter uniquement par crainte du châtiment, n'est-ce pas convoiter? En présence d'un appareil formidable d'armes défensives et offensives, en face d'une multitude qui le cerne ou qui court à sa rencontre, un lion même cesse de poursuivre sa proie: en est-il moins lion? Il a laissé sa proie, mais non sa fureur. Lui ressembles-tu ? Tu pratiques sans doute la justice, et c'est elle qui te dit de te dérober aux tourments. Mais est-il étonnant qu'on redoute les supplices ? Qui ne les redoute pas? Quel voleur, quel sicaire, quel scélérat n'en a peur? La différence qui distingue ta peur de la peur du larron, c'est que tout en craignant les lois humaines , celui-ci ne s'abstient pas d'être homicide , parce qu'il compte échapper à la vigilance de ces lois ; tandis que les lois et les peines que tu redoutes sont celles d'une puissance que tu ne saurais tromper ; que ne ferais-tu point si tu le pouvais? Ainsi tes convoitises coupables ne sont pas éteintes par l'amour, mais comprimées par la crainte. C'est le loup qui se lance sur un bercail et que forcent à s'éloigner

 

1. Exod. XX, 16.

 

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l'aboiement des chiens et le cri des bergers en est-il moins loup? Ah ! qu'il change et devienne brebis. Le Seigneur en effet peut faire ce changement. Mais alors c'est sa justice et non la tienne. Tu peux avec la tienne redouter le châtiment, tu n'as pas pour la justice un amour réel.

Quoi ! mes frères, l'iniquité aurait ses charmes et la justice n'aurait pas les siens? Le mal a de l'attrait, et le bien n'en aurait. pas? A coup sûr il en a ; mais « c'est le Seigneur qui répandra la douceur, puis notre terre portera ses fruits (1)». Elle demeurera stérile si d'abord le Seigneur ne verse ses attraits. Voilà pourquoi l'Apôtre aimait la justice et se trouvait heureux; se souvenait de Dieu et se trouvait heureux (2); soupirait avec ardeur après les parvis sacrés (3), et dédaignait, considérait comme perte, comme dommage et comme vil fumier tout ce qu'il estimait auparavant.

9. C'était donc son zèle ardent pour les traditions de ses pères, qui l'avait porté à persécuter l'Eglise (4), à établir sa propre justice au lieu de rechercher la justice de Dieu. En voulez-vous la preuve? « Que dirons-nous donc? » s'écrie-t-il ailleurs. « Que les gentils, qui ne cherchaient point la justice, ont embrassé la justice ». Laquelle? « Mais la justice qui a vient de la foi; et que les gentils qui ne cherchaient point », comme la leur, « la justice qui vient de la loi », la justice inspirée par la crainte du châtiment et non par l'amour du bien, « sont parvenus à la justice, cet à la justice qui vient de la foi; tandis qu'Israël, en recherchant la loi de justice, n'y est point parvenu. Pourquoi ? Parce que ce n'est point par la foi ». Qu'est-ce à dire : « Ce n'est point par la      foi ? » C'est-à-dire qu'Israël n'a point espéré en Dieu, n'a point attendu de lui la justice, n'a point eu foi en Celui qui justifie l'impie (5), n'a point fait comme le publicain qui baissait les yeux jusqu'à terre, se frappait la poitrine et disait «Seigneur, ayez pitié de moi, pauvre pécheur (6). — Voilà pourquoi tout en recherchant la loi de justice, il n'y est point parvenu. Pourquoi? Parce que ce n'est point par la foi, mais comme par   les oeuvres qu'ils l'ont recherchée; car ils se sont heurtés contre la pierre d'achoppement (7) » . Voilà bien pourquoi Saul persécutait l'Eglise;

 

1. Ps. LXXXIV, 13. — 2. Ps. LXXVI, 3. — 3. Ps. LXXXIII, 3. — 4. Gal. I, 14. — 5. Rom. IV, 5. — 6. Luc, XVIII, 13. — 7. Rom. IX, 30-32.

 

il se heurtait alors contre la pierre d'achoppement, contre le Christ étendu en quelque sorte sur terre dans son humilité. Sans doute aussi il était élevé au ciel avec son corps ressuscité d'entre les morts; mais s'il n'eût été en même temps sur la terre, aurait-il crié à Saul : « Pourquoi me persécutes-tu » ? Il était donc abaissé à terre par son humilité; et Saul se heurtait contre lui dans son aveuglement. Cet aveuglement, d'où venait-il? De l'enflure causée par son orgueil. Qu'est-ce à dire? De ce qu'il s'appuyait sur sa justice. Cette justice à la vérité venait de la toi; mais elle était aussi la sienne. Comment venait-elle de la loi ? Parce qu'elle était contenue dans les prescriptions légales. Et comment était-elle aussi la sienne? Parce qu'il se l'attribuait, parce qu'elle ne venait pas de l'amour, de l'amour de la justice, de l'amour de la charité du Christ. Mais d'où lui est venu cet amour? Quand il n'y avait en lui que la crainte, cette crainte réservait dans son coeur la place que devait occuper la charité. Lors donc qu'il sévissait avec fierté, avec orgueil contre les chrétiens et qu'il se glorifiait devant les Juifs de persécuter l'Eglise par zèle pour les traditions paternelles; lorsqu'il se croyait un grand homme, il entendit du haut du ciel la voix de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Déjà assis sur son trône le Sauveur n'en recommandait pas moins l'humilité. « Saul, Saul, dit-il, pourquoi me persécutes-tu ? Il t'est dur de regimber contre l'aiguillon (1) ». Je pourrais te laisser faire; tu te blesserais toi-même, sans m'atteindre, en frappant du pied; mais non, je ne te laisse pas. Tu es furieux, et je suis miséricordieux. « Pourquoi me persécutes-tu? » Je ne crains pas que tu mie crucifies de nouveau; je veux seulement me révéler à toi, afin de te détourner de mettre à mort, non pas moi, mais toi.

10. L'Apôtre frémit; frappé et renversé, il fut bientôt relevé et raffermi. En lui s'accomplit cette parole : « C'est moi qui frapperai et c'est moi qui guérirai (2)». Il n'est pas dit: Je guérirai, puis je frapperai; mais : « Je frapperai et je guérirai». Je te frapperai, puis je me donnerai à toi. Ainsi frappé, il prit à dégoût sa propre justice, cette justice qu'il pratiquait sans reproche et qui le rendait honorable, grand et glorieux aux yeux de Juifs; il la regarda comme une perte, comme un

 

1. Act. IX, 4, 5. — 2. Deut. XXXII, 39.

 

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dommage, comme un fumier, aspirant à «avoir en lui, non sa propre justice, qui vient de la loi, mais celle qui vient de Dieu par la foi en Jésus-Christ ».

Que dit ensuite le même Apôtre de ceux qui se sont heurtés contre la pierre d'achoppement? Qu'ils s'appuyaient, non sur la foi, « mais sur les oeuvres » ; et que c'est en quelque sorte leur justice même qui a fait qu'ils se sont heurtés contre la pierre d'achoppement, comme il est écrit: Voici que je mets en Sion une pierre d'achoppement et une pierre de scandale; et quiconque croit en Elle ne sera point confondu (1) ». En croyant en Elle, effectivement, on ne comptera plus sur cette justice qui vient de la loi, toute bonne que soit cette loi; mais on accomplira la loi à l'aide de la justice octroyée par Dieu; et c'est ainsi qu'on ne sera point confondu. Car la charité est la plénitude de la loi (2). Mais par qui cette charité a-t-elle été répandue dans nos coeurs? Ce n'est point par nous, à coup sûr, c'est par le Saint-Esprit, qui nous a été donné (3). Les Juifs donc se sont heurtés contre la pierre d'achoppement et contre la pierre de scandale, et l'Apôtre dit d'eux : « Mes frères, les ardents désirs de mon coeur et mes supplications à Dieu ont pour objet leur salut ». Ainsi,l'Apôtre demande la foi pour ceux qui ne croient pas, et la conversion pour les impies ; ce qui prouve que la conversion même ne se produit pas sans la grâce. « Mes supplications à Dieu ont pour objet leur salut. Car je leur rends ce témoignage, qu'ils ont du zèle pour Dieu». Lui aussi avait du zèle pour Dieu; mais quel zèle? Un zèle pareil au leur, un zèle qui n'était pas « selon la science ». Comment n'était-il pas selon la science? C'est qu'ils ignoraient la justice de Dieu et voulaient établir la leur ». Aussi revenu de cet égarement l'Apôtre disait-il: « Je n'ai plus ma propre justice». Eux veulent établir la leur, ils aiment encore à rester sur le fumier. Je n'ai plus, moi, ma justice, mais la justice que donne la foi au Christ, la justice qui vient de Dieu, oui, cette justice qui vient de Dieu qui justifie l'impie.

11. Sors, sors de toi-même, tu es pour toi un obstacle, et en t'élevant toi-même tu ne prépares que des ruines. Si le Seigneur ne

 

1. Rom. IX, 32, 33. — 2. Ib. XIII, 10. — 3. Ib. V, 5.

 

bâtit la maison, c'est en vain qu'on se fatigue à la construire (1). Garde-toi donc de chercher à acquérir ta propre justice. Oui la justice vient, elle doit venir de la loi donnée par Dieu; mais puisqu'elle vient de la loi, quelle ne vienne pas de toi. C'est l'Apôtre qui le dit, et ce n'est pas à moi que doivent s'en prendre les amis de leur propre justice. Voilà le livre, ouvre lis, écoute, comprends. Ne cherche pas ta justice; quoiqu'elle vienne de la loi, l'Apôtre la considère comme du fumier, dès qu'elle est la tienne. « Car en ignorant la justice de Dieu et en cherchant à établir la leur, ils ne sont point soumis à la divine justice (2) ». Ne t'imagine pas qu'étant chrétien tu ne saurais te heurter contre la pierre d'achoppement. Tu t'y heurtes, dès que tu dérobes quelque chose à la grâce. Et n'est-on pas plus coupable de se heurter contre le Christ sur son trône, que contre le Christ sur la croix? Sois juste, mais par la grâce, par le secours de Dieu et non par toi. « Que vos prêtres soient revêtus de justice (3) ». On reçoit un vêtement, il ne naît pas avec les cheveux et il n'y a que les animaux qui naissent tout vêtus. Telle est la grâce que préconise l'Apôtre : tu dois l'attendre de Dieu. Gémis pour l'obtenir, crois et pleure afin que Dieu te la donne. « Celui qui invoquera le nom du Seigneur, sera sauvé, est-il écrit (4) ». Remarque qu'il ne s'agit pas ici de la guérison de quelque mal corporel, tel que serait la fièvre, la peste, la goutte ou tout autre. Non. « Celui qui invoquera le nom du Seigneur, sera sauvé », c'est-à-dire qu'il sera justifié. Si le Seigneur a dit: « Le médecin n'est pas nécessaire à ceux qui se portent bien, mais aux malades », n'a-t-il pas expliqué sa pensée par ces autres paroles: « Je ne suis pas venu chercher les justes, mais les pécheurs (5) ? »

12. Aussi voyez ce que dit encore l'Apôtre: « Je voudrais avoir en lui, non pas ma justice, qui vient de la loi », car c'est toujours la mienne, « mais celle qui vient de Dieu », qui s'obtient de Dieu par la foi au Christ, « la justice de la foi, pour le connaître, ainsi que la vertu de sa résurrection ». Quel bonheur de connaître la vertu de la résurrection du Christ ! Etes-vous étonnés qu'il ait ressuscité son corps? Est-ce en cela que consiste la vertu de sa résurrection ?

 

1. Ps. CXXVI, 1. — 2. Rom. X, 1-3. — 3. Ps. CXXXI, 16. — 4. Joël, II, 32. — 5. Matt. IX, 12,13.

 

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Ne ressusciterons-nous pas aussi a la fin des siècles? Ce corps corruptible ne se revêtira-t-il pas d'incorruptibilité, ce corps mortel d'immortalité ? Le Christ est ressuscité d'entre les morts, il ne meurt plus et la mort 1faura plus sur lui d'empire (1); ne ressusciterons-nous pas, si je l'ose dire, d'une façon plus admirable encore? Sa chair est ressuscitée sans avoir été corrompue; la nôtre sortira pleine de vie dé la corruption même. Il est beau sans doute qu'il nous ait devancés pour être notre modèle et pour nous montrer ce que nous devons attendre; mais ce n'est point là tout ce qu'avait en vue l'Apôtre en parlant, non pas de sa justice, mais de celle qui vient de Dieu, et en faisant mention de la vertu de la résurrection du Christ ; il voulait t'y faire voir ta justification. Car c'est la résurrection du Sauveur qui nous justifie, comme c'était la Pierre qui opérait la circoncision. Voilà pourquoi saint Paul a commencé par ces mots: « C'est nous qui sommes la circoncision ». Comment a-t-elle été produite? Par la Pierre. Quelle est cette Pierre? Le Christ. Quand a-t-elle été produite? Le huitième jour: aussi bien est-ce en ce jour que le Seigneur est ressuscité.

13. Voilà donc, mes frères, la justice que nous devons conserver si nous l'avons, augmenter dans ce qui lui manque, et porter à sa perfection pour l'époque où on chantera : « O mort, « où est ta victoire? O mort, où est ton aiguillon (2)? » Tout cela néanmoins doit nous venir de Dieu; mais nous ne devons ni nous endormir, ni oublier de faire des efforts, ni négliger de vouloir. Sans volonté de ta part, ne compte pas avoir en toi la justice de Dieu. Sans doute, tu n'as d'autre volonté que la tienne; mais tu ne peux avoir non plus de justice que de Dieu. La justice de Dieu est indépendante de ta volonté; mais sans la vouloir tu ne l'auras pas. On t'a bien montré ce que tu dois faire, la loi fa dit : Ne fais ni ceci ni cela; mais cela et ceci. La loi donc t'a parlé, elle t'a commandé, elle t'a montré, et si tu as de l'intelligence tu as compris ton devoir. Demande maintenant la grâce de l'accomplir, si tu connais la vertu de la résurrection du Christ. « Car il s'est sacrifié pour nos péchés, et il est ressuscité pour notre justification (3) ». Pour notre justification? pour nous justifier, pour nous

 

1. Rom. VI, 9. — 2. I Cor. XV, 53-55. — 3. Rom. IV, 25.

 

rendre justes. Ainsi tu seras à double titre l'oeuvre de Dieu : comme homme et comme juste. Mieux vaut pour toi être juste que d'être homme. Si donc c'est Dieu qui t'a fait homme et si c'est toi qui te rends juste, ton oeuvre est préférable à celle de Dieu. Mais non; Dieu t'a fait sans toi, car tu n'as point consenti à être créé par lui. Eh ! comment y aurais-tu consenti, puisque tu n'étais pas? Mais s'il t'a fait sans toi, sans toi il ne te justifie pas. Il t'a donc formé sans que tu le susses, et il ne te justifie qu'autant que tu le veux. C'est lui néanmoins qui te justifies ce n'est pas toi, et tu ne dois pas retomber sur ce qui était pour toi une perte, un dommage, du fumier, mais chercher en lui, non ta propre justice, « qui vient de la loi, mais la justice qui vient de Dieu par la foi du Christ, la justice de la foi, pour le connaître, ainsi que la vertu de sa résurrection, et la participation de ses souffrances ». Ici encore tu trouveras la vertu ; la vertu sera pour toi dans la participation des souffrances du Christ.

14. Comment toutefois participer aux souffrances du Christ, sans la charité? Ne voit-on pas, au milieu des tortures, des larrons montrer un tempérament si ferme , que loin de faire connaître leurs complices, plusieurs mêmes refusent de se nommer? Ils sont déchirés, broyés; ils ont les côtes brisées, les membres en lambeaux; et rien ne peut vaincre leur obstination coupable. Qu'aiment-ils? car il est impossible qu'ils résistent ainsi sans un ardent amour. Ne leur comparons pas toutefois celui qui aime Dieu, car on ne l'aime que par lui. Ce coupable aime autre chose, autre chose qui tient à la chair, car il est homme. Mais quel que soit l'objet de son amour, que son amour tombe sur ses complices, sur le désir de n'être pas connu ou sur la gloire qu'il attache aux crimes; quel que soit enfin l'objet de son amour, il en avait beaucoup pour n'avoir pas cédé sous le poids des tortures. Si donc ce misérable n'a pu, sans aimer, soutenir tant de tourments, les soutenir et n'y pas succomber; tu ne pourras non plus, sans aimer, partager les souffrances du Christ.

15. Or, quel doit être ton amour? Il doit être charité et non cupidité. « Quand je livrerais mon corps aux flammes, est-il dit, si je «n'ai pas la charité, je n'y ai aucun profit (1) ».

 

1. I Cor. XIII, 3.

 

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Afin donc de profiter de là participation aux souffrances du Christ, tu dois avoir la charité. Comment l'avoir? Pauvre mendiant, comment avoir l'amour de Dieu? Veux-tu que je te l'apprenne? Interroge plutôt l'économe du Seigneur. Oui, avec la charité, la participation aux souffrances du Christ te rendra véritablement martyr; le martyr étant celui dont on couronne la charité. Mais enfin, comment avoir cette charité? Nous portons ce trésor dans des vases d'argile, dit le même Apôtre, « de sorte que la grandeur appartient à la vertu de Dieu et ne vient pas de nous (1) ». N'est-ce pas dire que « la charité a été répandue dans nos coeurs par l'Esprit-Saint, qui nous a été donné (2) ? »

C'est après cela que tu dois soupirer. Dédaigne ton esprit et reçois l'Esprit de Dieu. Que ton esprit ne craigne pas de se trouver à l'étroit dans ton corps, lorsque l'Esprit de Dieu commencera à régner en toi. Non, l'Esprit de Dieu ne bannira pas alors ton esprit; ne crains pas. Tu serais à l'étroit, si tu donnais l'hospitalité à un riche, tu ne saurais où te loger, où  placer ton lit, ton épouse, tes enfants, toute ta famille. Que faire ? dirais-tu. Où aller? Où habiter? L'Esprit de Dieu est riche, reçois-le pourtant; il te mettra au large au lieu de te mettre à l'étroit. « Sous moi vous avez élargi l'espace (3) » ; c'est ce que tu chantes. Tu diras donc à ton hôte divin : « Sous moi vous avez élargi l'espace ». J'étais à l'étroit, quand vous n'étiez pas ici; vous avez rempli ma demeure, et au lieu de m'en chasser, vous n'en avez chassé que la gêne. Dans ces mots d'ailleurs: « La charité de Dieu a été répandue », le terme répandue n'éveille-t-il pas l'idée d'étendue ? Non, ne crains pas d'être à l'étroit, accueille ton hôte, et ne le traite pas comme un de ceux qui ne font que passer. Tu ne gagnerais rien à son départ; c'est en demeurant qu'il donne. Sois à lui, ne souffre pas qu'il te laisse, qu'il sorte, retiens-le toujours et dis-lui : « Faites de nous votre possession, ô Seigneur notre Dieu (4) ».

16. Oui, conservons la justice qui vient de Dieu, pour le connaître, ainsi que la vertu de sa résurrection et la participation à ses souffrances, en nous conformant à sa mort. « Car nous avons été, par le baptême, ensevelis avec le Christ pour mourir, afin que, comme

 

1. II Cor. IV, 7. — 2. Rom, V, 5. — 3. Ps. XVII, 37. — 4. Isaïe XXVI, 13, sept.

 

le Christ est ressuscité d'entre les morts, nous menions aussi une vie nouvelle (1) ». Meurs, pour vivre; pour ressusciter, ensevelis-toi: c'est après ta sépulture et ta résurrection que véritablement tu auras le coeur élevé, Vous goûtez ce que je dis. Le goûteriez-vous, si vous n'y trouviez une secrète douceur ?

« Je me conforme à sa mort, poursuit saint Paul, afin que je puisse parvenir de quelque manière à la résurrection d'entre les morts ». Il parlait de la justification, de la justification par la foi au Christ, de la justification qui vient de Dieu, et voici comment il termine. Après avoir recherché cette justification, après avoir dit: « Afin d'être trouvé en lui, possédant non ma propre justice, qui vient de la loi, mais la justice qui s'obtient par la foi au Christ, la justice qui vient de Dieu », il ajoute: « Pour parvenir de quelque manière à la résurrection d'entre les morts ». Pourquoi avoir dit: « Pour parvenir de quelque manière ? — C'est que sans avoir atteint encore jusque-là ni être déjà parfait, je cherche, en poursuivant, à atteindre de quelque manière le but auquel j'ai été destiné par le Christ Jésus ». Sa justice m'a prévenu, que la mienne le suive ; et elle le suivra, dès que ce ne sera plus la mienne. « A parvenir de quelque manière. Ce n'est pas que j'aie encore atteint ou que déjà je sois parfait». On s'étonne en entendant l'Apôtre dire: « Ce n'est pas que j'aie atteint encore jusque-là ou que déjà je sois parfait ». Que n'avait-il pas atteint encore ? Il avait la foi, le courage, l'espérance ; la charité l'embrasait, il faisait des miracles, il prêchait avec une indomptable vigueur, souffrait toutes sortes de persécutions et se montrait partout patient, plein d'amour pour l'Eglise et de sollicitude pour toutes les communautés chrétiennes: que n'avait-il pas reçu? « Ce n'est pas que j'aie encore atteint ni que je sois déjà parfait ». Que dis-tu? Tu parles et nous sommes dans l'étonnement; tu parles et nous sommes dans la stupeur; car nous avons notre pensée. Que dis-tu ? « Mes frères », s'écrie-t-il. Que veux-tu dire enfin? que dis-tu? « Je ne pense pas avoir atteint le but ». Ne vous méprenez pas sur mon compte, je me connais mieux que vous. Si j'ignorais ce qui me manque, je ne saurais ce que j'ai. « Je ne crois pas avoir atteint le but.

 

1. Rom. VI, 4.

 

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« Il est une chose », que je ne crois pas avoir encore. J'ai beaucoup, mais il est une chose que je n'ai pas encore. « J'ai demandé une grâce au Seigneur, je la réclamerai encore ». Qu'as-tu demandé et que réclames-tu ? « C'est d'habiter dans la maison du Seigneur tous les jours de ma vie». Pourquoi? « Afin de contempler la joie du Seigneur (1) ». Voilà la chose unique que l'Apôtre assurait n'avoir point obtenue encore ; et plus il en était éloigné, moins il était parfait.

17. Vous vous rappelez, mes frères, ce passage de l'Evangile où il est parlé de deux soeurs, Marthe et Marie, qui donnèrent l'hospitalité au Seigneur. Oui, vous vous le rappelez: Marthe s'empressait à faire de nombreux préparatifs et avait soin de la maison; car enfin elle recevait le Seigneur et ses disciples. Elle cherchait, avec un empressement tout religieux, à faire en sorte qu'aucun égard ne manquât chez elle à ces saints personnages. Or, pendant qu'elle s'empressait ainsi, Marie sa soeur était assise aux pieds du Seigneur et recueillait sa parole. Mécontente, au milieu de ses soins, de la voir assise sans s'occuper de ce qu'elle faisait, elle en appela au Sauveur: « Vous plait-il, Seigneur, lui dit-elle, que ma soeur me laisse ainsi, quand je suis si pressée ? Marthe, Marthe, reprit le Seigneur, tu t'occupes de beaucoup de choses; il n'y en a pourtant qu'une de nécessaire. Marie a choisi la meilleure part,  qui ne lui sera point ôtée (2) ». La tienne est bonne, la sienne est meilleure. La tienne est bonne, car il est bon de s'appliquer à servir les saints, mais la sienne est meilleure. En effet ce que tu as choisi passe. Tu apaises la faim et la soif, tu nous prépares des lits de repos, et tu ouvres ta porte quand nous voulons loger ici. Tout cela passe ; viendra le temps où on n'aura plus besoin de manger, de boire ni dé dormir; tu perdras alors ton emploi. « Marie a choisi la meilleure part; elle ne lui sera point ôtée. —Elle ne lui sera point ôtée » ; car elle a choisi de contempler et de vivre de la parole. Que ne sera point cette vie par la Parole, sans bruit de paroles ! Marie vivait bien alors de la Parole, ruais avec un bruit de paroles. Viendra la vie par la Parole, sans aucun bruit de paroles. La Parole même est la vie. « Nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu'il est (3) ». Telle était l'unique

 

1. Ps. XXVI, 4. — 2. Luc, X, 38-42. — 3. I Jean, III, 2.

 

grâce demandée, afin de contempler la joie du Seigneur. Nous n'en pouvons jouir durant la nuit de ce siècle. « Je paraîtrai devant vous le matin, et je vous contemplerai (1) ». Ainsi donc « il est une chose que je ne crois pas avoir atteinte ».

18. Que fais-je alors ? « Oubliant ce qui est en arrière et m'élançant vers ce qui est en avant, je tends au terme », maintenant encore, « à la palme à laquelle Dieu m'a appelé d'en haut par Jésus-Christ». Oui, je marche encore, j'avance, je suis sur la route, je me hâte, je ne suis pas encore arrivé. Toi donc également, si tu marches, si tu t'avances encore, si tu penses à l'avenir; oublie le passé, ne t'y arrête pas, dans la crainte de t'arrêter au point sur lequel tu fixes les yeux. Souvenez-vous de la femme de Lot (2).

« Ayons ces sentiments, nous tous qui sommes parfaits ! » Il avait dit : « Ce n'est pas que je sois parfait » ; et il dit maintenant : « Ayons ces sentiments, nous tous qui sommes parfaits ! » — « Je ne crois pas avoir atteint. Ce n'est pas que j'aie encore atteint ou que je sois déjà parfait » ; et maintenant Ayons ces sentiments, nous tous qui sommes parfaits (3) » C'est qu'on peut être parfait et imparfait en même temps; parfait voyageur sans être encore possesseur parfait. Or, pour te convaincre que l'Apôtre parle ici de voyageurs parfaits, de ceux qui sont parfaits comme voyageurs, sans être encore eu possession du souverain bien, remarque ce qui suit : « Ayons ces sentiments, nous tous qui sommes parfaits ; et si vous en avez d'autres » ; car vous pourriez être tentés de vous croire quelque chose, malgré ces paroles : « Quiconque s'estime quelque chose, s'abuse lui-même, puisqu'il n'est rien (4) » ; et malgré ces autres : « Si quelqu'un se persuade savoir quelque chose, il ne sait pas encore comment il doit savoir (5) ». Ainsi donc, « si vous avez d'autres sentiments », si vous êtes faibles encore, « Dieu vous éclairera aussi sur ce point. Marchons cependant dans le chemin que nous connaissons déjà ». Afin donc que Dieu nous détrompe, ne nous arrêtons pas à ce que nous savons déjà; allons en avant, marchons.

Vous voyez bien que nous sommes voyageurs. Demandez-vous ce que c'est que

 

1. Ps. V, 5. — 2. Luc, XVII, 32. — 3. Gal. 6, 3. — 5. I Cor. VIII, 2.

 

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marcher ? Je le dis en un mot : Marcher, c'est progresser; je le dis ainsi dans la crainte que ne le comprenant pas, vous marchiez moins vite. Avancez donc, mes frères; examinez-vous toujours sans vous tromper, sans vous flatter, sans vous caresser; car il n'y a personne, au dedans de toi, qui te doive porter à rougir ou à te vanter. Il y a bien quelqu'un; mais c'est quelqu'un à qui plaît l'humilité. Ah ! que celui-là te contrôle. Sache aussi te contrôler toi-même, et pour arriver à ce que tu n'es pas encore, aie constamment horreur de ce que tu es. Te plaire en quelque chose, ce serait t'arrêter. Si donc pour ton malheur il t'est arrivé de dire : c'est assez; va désormais toujours en avant, augmente et progresse toujours ; garde-toi de t'arrêter, de retourner ou de t'égarer. Ne pas avancer, c'est s'arrêter; retourner, c'est retomber dans les désordres auxquels on avait renoncé; s'égarer, c'est s'éloigner de la,voie; or il vaut mieux y rester en boitant, que de s'en éloigner en courant. Tournons-nous avec un coeur pur, etc.

SERMON CLXX. AU CIEL LA VRAIE JUSTICE (1).
 

ANALYSE. — Pourquoi l'apôtre saint Paul regarde-t-il comme un fumier la justice qu'il a pratiquée en vivant irréprochablement sous le joug de la loi? Saint Augustin en donne trois raisons principales. La première, c'est que par suite du péché originel, dont le Christ fut exempt, tous les hommes ressentent des inclinations perverses qui ne les laissent pas innocents devant Dieu. La seconde, c'est que les Juifs s'attribuaient à eux-mêmes la justice qu'ils observaient sous la loi, au lieu de la faire remonter jusqu'à Dieu, sans la grâce de qui on ne peut rien. La troisième enfin, c'est que toute la perfection pratiquée sur la terre n'est rien si on la compare à la perfection et à la félicité du ciel. Attachons-nous donc invinciblement au Christ qui nous y conduit.

 

1. Il y a une liaison si intime entre tous ces textes sacrés, qu'ils semblent ne former qu'une seule leçon : c'est que tous, aussi bien, sont du même auteur. Nombreux sont les ministres qui exercent le ministère de la parole; mais tous puisent à une source unique.

Dans le passage de l'Apôtre qui vient de nous être lu, on pourrait s'étonner de rencontrer ces paroles : « Après avoir pratiqué sans reproche la justice de la loi, j'ai considéré comme une perte, à cause du Christ, ce qui était un avantage pour moi. Non-seulement, poursuit-il, je l'ai considéré comme une perte, je le regarde même comme un vil fumier, afin de gagner le Christ et d'être trouvé en lui, possédant, non ma propre justice, qui vient de la loi, mais la justice qui vient de la foi en Jésus-Christ ». Comment assimiler à une perte et à un fumier la vie irréprochable qu'on a

 

1. Philip. III, 6-16.

 

menée conformément à la justice de la loi ? Qui a donné cette loi ? N'est-ce pas Celui qui devait venir ensuite pardonner aux coupables qui l'auraient enfreinte ? Il est bien vrai qu'il est venu pardonner à ceux que la loi considérait comme criminels; mais la loi considérait-elle comme criminels ceux qui dans leur vie observaient irréprochablement la justice qu'elle commandait ?

D'ailleurs, si le Fils de Dieu est venu apporter aux infracteurs de la loi le pardon de tous leurs crimes, aurait-il refusé ce pardon à l'apôtre Paul affirmant qu'il a vécu sous la -loi sans mériter de reproche ? Ecoutons le même Apôtre; ailleurs il s'exprime ainsi Ce n'est point, dit-il, à cause de nos oeuvres, « mais en considération de sa miséricorde, « qu'il nous a sauvés dans le bain régénérateur (1) ». Il dit encore : « Moi qui étais auparavant blasphémateur, persécuteur et

 

1. Tit. III, 5.

 

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outrageux, j'ai obtenu miséricorde (1) », et le reste. Ainsi, d'un côté il affirme avoir vécu irréprochablement sous la loi, et d'autre part il se représente comme si grand pécheur qu'en considérant le pardon qu'il a obtenu, il n'est aucun pécheur qui doive désespérer de son salut.

2. Etudiez avec soin, mes frères, et pesez attentivement le sens de ce passage où l'Apôtre compare à une perte et à un vil fumier la vie irrépréhensible qu'il a menée sous la loi; et où il se représente comme ayant été dans le même moment, avant d'avoir reçu le baptême et la grâce, observateur et infracteur de la loi. Ce n'est pas sans raison qu'il emploie le mot perte : écarte ici la funeste pensée de croire que d'après lui l'auteur de la loi serait différent de l'auteur de l'Evangile , comme se l'imaginent faussement les Manichéens et d'autres hérétiques. Selon eux effectivement on ne doit pas attribuer la loi de Moïse au distributeur de la grâce évangélique la loi vient du Dieu mauvais et la grâce du Dieu bon. Pourquoi serions-nous surpris d'une telle assertion, mes frères? Si ces malheureux ne voient que ténèbres dans les obscurités de la loi, c'est qu'ils ne s'en font pas ouvrir la porte en y frappant avec piété.

Il est vrai néanmoins que le même Apôtre dit quelquefois en des termes très-clairs que la loi est bonne (2) ; quoiqu'il enseigne encore qu'elle a été donnée afin de multiplier le péché et, par là, de multiplier la grâce davantage encore (3). C'est que les hommes présomptueux , en faisant tout ce qu'ils se croyaient permis, enfreignaient la loi secrète de Dieu. Comme ils ne se croyaient aucunement coupables, Dieu leur donna visiblement sa loi ; il la leur donna, non pour les guérir, mais pour leur montrer qu'ils étaient malades. Cette loi devançait donc l'arrivée du Médecin afin de détromper le malade, qui se croyait en bonne santé , et c'est pour ce motif qu'elle lui a dit : « Tu ne convoiteras point (4) ». De plus, la loi n'était point violée avant d'avoir été promulguée, « car il n'y a point de prévarication, dit saint Paul, quand

il n'y a point de loi (5) ». On     péchait sans doute avant la loi; mais en péchant après la loi on péchait davantage, puisque la prévarication s'ajoutait au péché. L'homme alors

 

1.  I Tim. I, 13. — 2. Rom. VII, 12. — 3. Ib. V, 20. — 4. Rom. VII, 7. — 5. Ib. IV, 15.

 

reconnut qu'il était vaincu par les passions désordonnées que ses mauvaises habitudes avaient nourries contre lui-même. Et pourtant il était déjà assujetti au péché par le fait même qu'il descendait d'Adam. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre : « Nous étions, nous aussi, enfants de colère par naissance (1) » ; et à Job, que pas même l'enfant d'un jour n'est exempt de péché (2) ; non de péché actuel, mais de péché originel.

3. Prête maintenant l'oreille à un psaume qui révèle ce qu'il y a dans notre âme, qui met à nu nos désordres les plus secrets. On y dit au Sauveur, au nom du genre humain : C'est contre vous seul que j'ai péché, et devant vous que j'ai fait le mal ». Ce n'est pas seulement au nom de David que se tient ce langage, c'est également au nom d'Adam, le père de l'humanité. Voici la suite : « C'est contre vous seul, a-t-il été dit, que j'ai péché, et devant-vous que j'ai fait le mal; afin, « ajoute-t-on, que vous soyez justifié dans vos discours ». Quel sens donner à ces mots adressés au Christ? Lisons encore . « Et que vous soyez victorieux quand on vous jugera (3) ». Dieu le Père n'a pas été jugé, le Saint-Esprit ne l'a pas été non plus; il n'y a que le Fils qui ait été jugé, il l'a été dans la nature humaine qu'il a daigné prendre avec nous, mais non pas au moyen de l'union des sexes; car sa mère était Vierge quand elle crut, vierge quand elle le conçut, vierge quand elle l'enfanta, et vierge toujours. Voilà pourquoi il est dit : « Afin que vous soyez victorieux lorsqu'on vous jugera ». De fait, n'a-t-il pas été vainqueur lorsqu'on l'a jugé, puisqu'il a été jugé sans; qu'on découvrît en lui de péché, puisque le jugement souffert par lui a mis en lumière sa patience et non ses crimes ? On juge souvent des hommes qui sont innocents, innocents dans la cause qui se débat; car sous d'autres rapports ils sont loin de l'être, attendu qu'aux yeux de Dieu la pensée est une faute, comme l'action aux yeux des hommes. Oui, ta pensée est un acte devant Dieu; il en est à la fois le témoin et le juge, comme ta conscience en est l'accusateur. Il n'y a donc que le Sauveur qui ait été véritablement innocent quand il a été jugé; aussi fut-il alors victorieux; victorieux, non pas de Ponce-Pilate, qui le condamna, ni des Juifs,

 

1. Eph. II, 3. — 2. Job, XIV, 4, sept. — 3. Ps. L, 6.

 

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acharnés contré lui, mais du diable même, du diable qui recherche nos péchés avec toute l'activité que lui inspire l'envie.

4. En effet, que dit de lui le Seigneur Jésus? « Voici venir le prince de ce monde ».  Souvent déjà il a été dit à votre charité que le monde désigne les pécheurs. Pourquoi les pécheurs sont-ils appelés le monde ? Parce que leur amour les y attache; attendu que ceux qui ne l'aiment point ne sont pas censés l'habiter : « Notre vie est dans les cieux », dit saint Paul (1). Or, si en aimant Dieu on habite au ciel avec Dieu, il est sûr qu'en aimant le monde, on habite le monde avec le prince du monde. D'où il suit que tous les amis du monde sont le monde; car ils l'habitent, non-seulement de corps, comme tous les justes, mais encore d'esprit, ce qui est le propre des pécheurs qui ont le démon pour chef. Ne dit-on pas la maison pour désigner ceux qui l'habitent? C'est ainsi que nous disons d'une maison de marbre que c'est une mauvaise maison, et d'une demeure enfumée que c'est une bonne maison. Viens-tu à rencontrer une maison enfumée habitée par des gens de bien ? Tu dis : Voilà une bonne maison, tandis qu'en passant devant un palais couvert de marbre et orné de superbes lambris, mais habité par des criminels, tu dis : Voilà une mauvaise maison : ainsi tu appelles maison, non pas les murailles ni les appartements, mais les habitants eux-mêmes. C'est dans le même sens que l'Ecriture appelle monde ceux qui tiennent au monde, non par le corps, mais par le coeur. Ce qui explique ces paroles : « Voici venir le prince de ce monde ».

« Et il ne trouve rien en moi ». Le Christ est le seul en qui le démon ne revendique rien. Puis, comme si on lui demandait : Pourquoi donc mourez-vous ? le Sauveur ajoute . « Or, afin qu'on sache que j'accomplis la volonté de mon Père, levez-vous, marchons (2) ». Il se lève et va souffrir. Pourquoi ? Pour accomplir la volonté de mon Père ». C'est donc en témoignage de cette innocence incomparable que le Psalmiste lui dit : « C'est contre vous seul que j'ai péché, et devant vous que j'ai fait le mal ; afin que vous soyez justifié dans vos discours et victorieux lorsqu'on vous jugera » ; puisqu'on ne découvrira en vous aucun mal. Pourquoi au contraire s'en trouve-t-il

 

1. Philip. III, 20. — 2. Jean, XIV, 30, 31.

 

en toi, ô humanité ? Le voici : « Pour moi, j'ai été formé dans l'iniquité, et ma mère m'a conçu dans le péché (1) ». C'est David qui s'exprime ainsi. Comment est né David ? Cherche, et tu constateras qu'il est né d'une épouse légitime et qu'il n'est pas le fruit de l'adultère. C'est pourtant de cette naissance qu'il dit : « J'ai été formé dans l'iniquité ». N'est-ce pas pour nous faire entendre qu'il y a là un germe de mort que chacun tire de l'union de l'homme et de la femme ?

5. Chacun donc porte en soi la concupiscence ; et quand il entend la loi lui dire : « Tu ne convoiteras pas (2) », il ne peut se dissimuler qu'il y a en lui ce qu'interdit la loi et que conséquemment il la viole. Mais en reconnaissant en lui cette concupiscence dont il est l'esclave, qu'il s'écrie : « Il est vrai, je me plais intérieurement dans la loi de Dieu; mais je vois dans mes membres une autre loi qui s'élève contre la loi de mon esprit et qui m'assujettit à loi du péché, laquelle est dans mes membres ». Qu'après s'être ainsi reconnu malade , il implore son Médecin : « Malheureux homme que je suis, qui me dé. « livrera du corps de cette mort ? » Le Médecin répondra : « La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur (2) ». « La grâce de Dieu » ; non tes mérites. Pourquoi dans ce cas l'Apôtre a-t-il dit qu'il avait vécu sous la loi avec justice et sans mériter de reproche? Remarquez : c'est sans mériter de reproche de la part des hommes. Il est effectivement un degré de justice où l'homme peut atteindre sans mériter de reproches de la part d'autres hommes. Ainsi la loi disant . « Tu ne convoiteras pas le bien d'autrui », les hommes ne te reprocheront rien si tu t'abstiens de ravir ce qui n'est pas à toi. Mais comme tu peux le convoiter sans le ravir, tu demeures en 1e convoitant soumis à la condamnation de Dieu; tu te rends coupable contre la loi, mais aux yeux seulement du Législateur.

Admettons toutefois que tu ne mérites aucun reproche; pourquoi dans ce cas comparer ta justice à une perte, au fumier même? Cette objection forme un noeud bien étroit; mais 7 sera dénoué par Celui qui sait nous en dénouer tant d'autres; et pour mériter cette grâce, si j'interroge avec une soumission pieuse, vous demanderez avec une pieuse intention. —Tout

 

1. Ps. L, 6, 7. — 2. Exod. XX, 16. — 3. Rom. VII, 22-25.

 

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ce que faisaient les Juifs pour se rendre irrépréhensibles aux yeux des hommes, et pour vivre sous la loi sans reproche, ils se l'attribuaient; ils revendiquaient pour eux le mérite d'avoir observé la justice légale. Ils ne pouvaient l'observer parfaitement, mais ils taisaient ce qu'ils pouvaient, et ils le faisaient mal en s'en attribuant le mérite.

6. Pour observer complètement la loi, il faudrait donc ne plus convoiter. Qui en est capable dans cette vie ? Cherchons des lumières dans le psaume qu'on vient de chanter. « Exaucez-moi à cause de votre justice », et non pas à cause de la mienne. Si l'auteur sacré disait : Exaucez-moi à cause de ma justice, il revendiquerait ce qu'il a mérité. Il est vrai que parfois il parle aussi de sa propre justice ; mais ici il s'exprime plus clairement. Quand en effet il parle de sa propre justice, il entend celle qu'il a reçue. N'est-ce pas ainsi que nous disons: «Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien (1)? » Comment entendre autrement ces deux mots : notre, et donnez ? Il s'exprime donc plus clairement en disant «Exaucez-moi à cause de votre justice ». Il ajoute : «Et n'entrez pas en jugement avec votre serviteur ». Que signifient ces mots : « Et n'entrez pas en jugement avec votre serviteur ? » Ne venez pas me juger; ne me demandez pas compte de tout ce que vous avez prescrit, de tout ce que vous avez commandé. Ah ! vous me trouverez coupable, si vous entrez en jugement avec moi. J'ai plutôt besoin de votre miséricorde que de votre rigoureux jugement. Mais pourquoi? pourquoi dire: « N'entrez pas en jugement avec votre a serviteur? » Il l'explique aussitôt : « C'est que nul homme vivant ne sera justifié en votre présence (2) ». Je suis votre serviteur ; pourquoi me faire comparaître devant votre tribunal ? Je recourrai à la clémence de mon Maître. Pourquoi ? Parce que nul homme vivant ne sera justifié en votre présence »; Qu'est-ce à dire ? que durant cette vie il n'y a devant Dieu aucun juste véritable. Devant Dieu, car on peut être juste aux yeux des hommes. Ainsi c'est devant les hommes que l'Apôtre aurait observé, sans mériter de reproche, la «justice qui vient de la loi » ; tandis qu'aux yeux de Dieu « nul homme vivant ne sera justifié ».

 

1. Luc, XI, 3. — 2. Ps. CXLII, 1, 2.

 

7. Que faire alors ? crier : « N'entrez pas en jugement avec votre serviteur ». Crier encore : « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort? La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur ». Nous avons entendu le premier cri poussé par le Psalmiste , le second par l'Apôtre. C'est qu'une fois parvenus au degré de justice où vivent les anges, à ce degré où il n'y aura plus de convoitise, eh ! quelle différence il y aura entre nous-mêmes et nous-mêmes ? Qu'on compare une justice à l'autre ; l'une ne sera vis-à-vis de l'autre que perte et que fumier.

Considérez encore qu'en se croyant capable d'accomplir simplement la justice qui consiste à observer ce qui passe aux yeux des hommes pour être l'honnêteté et l'innocence, on s'arrête en chemin, on ne désire pas davantage, puisqu'on croit être parvenu au suprême degré  et comme on s'attribue un grand mérite, on est orgueilleux. Un pécheur humble, néanmoins, vaut mieux qu'un juste orgueilleux. Aussi l'Apôtre désire-t-il « posséder en lui, non sa propre justice, qui vient de la loi », et dont se contentaient les Juifs, « mais la justice qui vient de la foi en Jésus-Christ ». Puis il ajoute : « Afin de parvenir de quelque manière à la résurrection d'entre les morts ». C'est pour ce moment qu'il compte accomplir la justice, la posséder dans toute sa plénitude. Or, comparée à cette résurrection glorieuse, la vie présente n'est que fumier. Ecoute l'Apôtre l'enseigner plus clairement encore : « Afin de parvenir de quelque manière à la résurrection d'entre les morts : ce n'est pas que j'aie encore atteint ce but nique je sois déjà parfait. Non, mes frères, conclut-il, je ne crois pas l'avoir atteint ». Voyez-vous comme il compare la justice à la justice, le salut au salut, la foi à la claire vue, l'exil à la patrie ?

8. Considérez comment il veut parvenir à ce qu'il ne croit pas avoir encore atteint. « Il est «une chose que je fais », dit-il. Laquelle? N'est-ce pas de vivre dans la foi et dans l'espoir de ce salut éternel où règnera dans toute sa perfection, cette justice près de laquelle il faut considérer comme perte tout ce qui passe, et comme fumier tout ce qu'on doit réprouver ? Poursuivons. « Il est une chose, c'est qu'oubliant ce qui est en arrière et m'élançant vers ce qui est en avant, je cours au but, à la palme où Dieu, m'appelle d'en (98) haut par Jésus-Christ ». S'adressant ensuite à ceux qui auraient été tentés de s'estimer parfaits : «Nous tous qui sommes parfaits, dit l'Apôtre, ayons ces sentiments ». Il vient de se dire imparfait; et maintenant il se dit parfait ! Pourquoi ? N'est-ce point parce que la perfection de l'homme consiste à savoir qu'il n'a pas atteint -la perfection? Nous tous qui sommes parfaits, ayons ces sentiments. Et si vous en avez d'autres, Dieu vous éclairera également sur ce point ». En d'autres termes : Si vous estimez avoir fait quelque progrès dans la justice, vous découvrirez en lisant les Ecritures et en vous faisant une idée exacte de la vraie et parfaite justice, que vous êtes coupables encore; le désir de l'avenir vous fera condamner le présent; vous vivrez de foi, d'espérance et de charité; vous comprendrez que vous êtes loin de voir encore ce que vous croyez, de posséder ce que vous espérez, et d'être parvenus au but suprême de vos désirs. Si l'on peut avoir une charité si vive au milieu des ombres du voyage, quelle charité n'aura-t-on pas dans les splendeurs de la patrie? On ne saurait donc douter qu'en préconisant la justice de Dieu sans établir la sienne, l'Apôtre n'ait dit comme le Psalmiste : « Exaucez-moi à cause de votre justice; et n'entrez pas en jugement avec votre serviteur; car nul homme vivant ne sera justifié en votre présence ».

9. C'est en parlant de cette vie qu'il est dit à Moïse : « Nul n'a vu la face de Dieu sans mourir (1) ». Ainsi nous ne devons pas vivre de cette vie dans l'espérance de voir maintenant cette face divine; il nous faut plutôt mourir au monde afin de vivre éternellement pour Dieu. Ah ! lorsque nous contemplerons cette face adorable dont les charmes l'emportent infiniment sur toutes les convoitises, nous ne pécherons plus ni par actions ni par désirs. Elle est si douce, mes frères, elle est si belle, que rien ne saurait plaire quand une fois on l'a vue. Nous goûterons alors un rassasiement insatiable, un rassasiement sans dégoût; toujours rassasiés, nous aurons toujours faim. Vois dans l'Ecriture ces deux pensées. « Ceux qui me boivent, dit la Sagesse, auront encore soif, et ceux qui me mangent auront faim encore (2) ». Ne crois pas néanmoins qu'on doive souffrir alors de la faim ou

 

1. Exod. XXXIII, 20. — 2. Eccli. XXIV, 29.

 

de quelque autre besoin, écoute plutôt le Seigneur : « Quiconque boira de cette eau n'aura point soif de toute l'éternité (1) ».

Quand  viendra ce bonheur ?    t'écries-tu. Quelque soit le moment où il arrive, ne laisse pas d'attendre le Seigneur, d'espérer le Seigneur, d'agir avec courage et d'affermir ton coeur (2). Nous reste-t-il autant de siècles qu'il s'en est écoulé ? Depuis Adam jusqu'à nos jours, calcule combien se sont montrés qui ne sont plus. Nous n'avons plus, en quelque sorte, que quelques jours; c'est ainsi qu'il faut parler des ans qui doivent s'écouler encore, si on les compare aux âges évanouis. Excitons-nous donc les uns les autres; que Celui-là nous excite surtout qui est descendu parmi nous, qui s'est élancé dans la carrière en s'écriant: Suivez-moi; qui est monté le premier au ciel, afin de pouvoir, du haut de ces régions élevées, secourir sur la terre ses membres dans la peine, et qui s'est écrié du haut de ce trône : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu (3) ? » Que nul donc ne désespère; ce qui nous est promis finira par nous être accordé, et c'est alors que la justice sera parfaite en nous.

10. L'Evangile vous a fait entendre aussi un enseignement semblable. « C'est la volonté de mon Père, y dit le Sauveur, que de tout ce qu'il m'a donné rien ne se perde, mais que tous possèdent la vie éternelle, et je les ressusciterai au dernier jour (4) ». Il s'est ressuscité au premier jour, il nous ressuscitera au dernier. Le premier jour était pour le chef de l'Eglise; car Jésus Notre-Seigneur est pour nous lui-même un jour qui ne connaît pas de soir. Le dernier jour est la fin des siècles. Ne dis pas : Quand viendra-t-il ? Si éloigné qu'il soit pour le genre humain, pour chacun il est proche le dernier jour de chacun étant le jour de la mort. Sitôt en effet que tu quitteras cette terre, tu recevras ce que tu auras mérité, en attendant que tu ressuscites pour recueillir le fruit de tes oeuvres. Dieu couronnera alors moins tes mérites que ses dons. Il reconnaîtra, si tu l'as gardé, tout ce qu'il t'avait départi.

Ainsi donc, mes frères, n'ayons plus de désir que pour le ciel, n'en ayons plus que pour l'éternelle vie. Gardez-vous de vous plaire ù vous-mêmes comme si vous aviez déjà vécu

 

1. Jean, IV, 13. — 2. Ps. XXVI, 14. — 3. Act. IX, 4. — 4. Jean, VI, 39.

 

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dans la justice et de vous comparer aux pécheurs; semblables à ce Pharisien qui faisait son propre éloge (1), et qui n'avait pas entendu l'Apôtre nous dire : « Ce n'est pas que j'aie encore atteint le but ou que je sois déjà parfait ». Saint Paul, par conséquent, n'était point arrivé encore au terme de ses désirs. Il avait bien reçu un gage : « Il nous a donné, disait-il, son Esprit pour gage (2) ». Mais il aspirait à posséder ce que lui promettait ce gage. Ce gage sans doute était déjà une participation à ce bonheur : quelle différence, toutefois ! Nous en jouirons alors bien autrement qu'aujourd'hui. Nous en jouissons aujourd'hui, grâce à cet Esprit divin, par la foi et par l'espérance; mais nous aurons alors la vue même et la réalité; et ce sera toujours lé même Esprit, le même Dieu, la même plénitude. Maintenant il nous crie de loin comme à des absents, il se montrera alors tout près de nous; il nous appelle aujourd'hui dans l'exil, il nous nourrira et nous rassasiera alors dans la patrie.

11. Comment, le Christ s'est fait notre voie,

 

1. Luc, XVIII, 11. — 2. II Cor. V, 5.

 

et nous désespérons d'arriver ? C'est une voie qui ne peut avoir de terme, qui ne saurait être coupée, que ne peuvent défoncer ni les pluies ni les inondations, dont les brigands enfin ne peuvent se rendre maîtres. Marche avec confiance dans cette voie sacrée, marche, sans te heurter, sans tomber, sans regarder derrière, sans t'arrêter, sans t'égarer. Evite tous ces écueils,et tu parviens au terme. Mais une fois parvenu, glorifie-toi de ce bonheur, et non de toi. Se louer soi-même, ce n'est pas louer Dieu, c'est s'éloigner de lui. Mais hélas ! s'éloigner du feu, c'est lui laisser sa chaleur et se refroidir; s'éloigner de la lumière, c'est lui laisser son éclat et se plonger dans les ténèbres. Ah ! ne nous éloignons ni de la chaleur de l'Esprit-Saint ni de la lumière de la Vérité. Nous ne faisons maintenant qu'entendre sa voix; nous la verrons alors face à face. Que nul donc ne soit content de soi, que nul n'outrage personne. Cherchons tous à avancer, mais sans porter envie à ceux qui avancent et sans mépriser ceux qui reculent, et nous jouirons avec bonheur de l'accomplissement de cette promesse évangélique : « Je les ressusciterai au dernier jour ».
 
 
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

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