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Saint Augustin d'Hippone
Sermons

SERMON CLXXVI. LA GRACE DE DIEU (1).
 

ANALYSE. — Les trois saintes lectures que vous venez d'entendre se rapportent à la même vérité. Elles montrent 1° combien la grâce de Dieu est nécessaire à tous, même aux petits enfants ; 2° combien nous devons avoir confiance en elle, puisqu'elle sanctifie les plus grands pécheurs ; 3° enfin, avec quelle fidélité et quelle reconnaissance nous devons lui attribuer tout le bien qui peut se trouver en nous.

 

1. Ecoutez attentivement, mes frères, ce que le Seigneur daigne nous enseigner par ces divines lectures; c'est de lui que vient la vérité, recevez-la par mon ministère. La première lecture est tirée de l'Apôtre: « Une vérité sûre et digne de toute confiance, dit-il, c'est que Jésus-Christ est venu au monde pour sauver ales pécheurs, dont je suis le premier. Mais j'ai obtenu miséricorde, afin que le Christ Jésus montrât en moi toute sa patience, pour a servir de leçon à ceux qui doivent croire en

 

1. I Tim. I, 15, 16; Ps. XCIV, 6, 2 ; Luc, XVII, 12-19.

 

« lui, en vue de la vie éternelle ». Voilà ce que nous a rappelé le texte de l'Apôtre. Nous avons ensuite chanté un psaume pour nous exciter les uns les autres; d'une même voix et d'un même coeur nous y disions : « Venez, adorons le Seigneur, prosternons-nous et pleurons en présence du Dieu qui nous a créés » ; nous y disions encore: « Hâtons-nous d'accourir devant lui pour célébrer ses louanges, et chantons avec joie des cantiques à sa gloire ». Enfin l'Evangile nous a montré dix lépreux guéris, et l'un deux, il était étranger, rendant grâces à son Libérateur. Etudions ces trois (114) textes, autant que nous le permet le temps dont nous pouvons disposer; disons quelques mots sur chacun d'eux, évitant, avec la grâce de Dieu, de nous arrêter trop longuement sur l'un au détriment des autres.

2. L'Apôtre veut d'abord nous apprendre à rendre grâces. Or, souvenez-vous que dans la dernière leçon, celle de l'Evangile, le Seigneur Jésus loue le lépreux guéri qui le remercie, et blâme les ingrats qui conservent dans le coeur la lèpre qu'il a effacée de leur corps. Comment donc s'exprime l'Apôtre? « Une vérité sûre et digne de toute confiance ». Quelle est cette vérité ? « C'est que Jésus-Christ est venu au monde ». Pourquoi ? « Pour sauver les pécheurs ». Et toi, qu'es-tu ? « Dont je suis le premier ». C'eût été de l'ingratitude envers le Sauveur, de dire : Je ne suis, je n'ai jamais été pécheur. Car il n'est aucun des descendants mortels d'Adam, il n'est aucun homme absolument qui ne soit malade et qui n'ait besoin pour guérir de la grâce du Christ.

Que penser des petits enfants, si tous les descendants d'Adam sont malades? Mais on les porte à l'Eglise ; ils ne peuvent y courir encore sur leurs propres pieds; ils y courent sur les pieds d'autrui pour y chercher la guérison. L'Eglise notre mère leur prête en quelque sorte les pieds des autres pour marcher, le coeur d'autrui pour croire et, pour confesser la foi, la bouche d'autrui encore. Si la maladie qui les accable vient d'un péché qu'ils n'ont pas commis, n'est-il pas juste que la santé leur soit rendue par une profession de foi faite par d'autres en leur nom? Que nul donc ne vienne murmurer à vos oreilles des doctrines étrangères. Tel est l'enseignement auquel l'Eglise s'est toujours attachée, qu'elle a professé toujours; l'enseignement qu'elle a puisé dans la foi des anciens et qu'elle conserve avec persévérance jusqu'à la fin des siècles. Dès que le médecin n'est pas nécessaire à ceux qui se portent bien, mais à ceux qui sont malades, l'enfant, s'il n'est pas malade, a-t-il donc besoin du Christ? Pourquoi, s'il a la santé, ceux qui l'aiment le portent-ils au Médecin? S'il était vrai qu'au moment où ils courent à lui entre des bras dévoués, ils n'eussent aucune souillure originelle, pourquoi ne dirait-on pas dans l'Eglise même à ceux qui les présentent: Loin d'ici ces innocents; ceux qui se portent bien n'ont pas besoin de Médecin, mais ceux qui sont malades; le Christ n'est pas venu appeler les justes, mais les pécheurs (1)? Jamais pourtant l'Eglise n'a tenu ce langage; elle ne le tiendra jamais. A chacun donc, mes frères, de dire ce qu'il peut en faveur de ces petits qui ne peuvent rien dire. Si l'on a soin de recommander aux évêques de veiller sur le patrimoine des orphelins ; avec combien plus de soin encore ne doit-on pas leur recommander de veiller sur la grâce des petits enfants? Si pour empêcher les étrangers d'opprimer l'orphelin après la mort de ses parents, l'évêque s'en fait le tuteur ; quels cris d'alarmes ne doit-on pas pousser en faveur des petits, lorsqu'on craint que leurs parents mêmes ne les mettent à mort? Ne doit-on pas répéter avec l'Apôtre : « Une vérité sûre et digne de toute confiance, c'est que Jésus-Christ est venu au monde » uniquement « pour sauver les pécheurs ? » Quiconque recourt au Christ a sans doute quelque infirmité à guérir; pourquoi, si l'on n'a rien, courrait-on au Médecin ? Que les parents choisissent donc entre ces deux partis: avouer que le Christ guérit dans leurs enfants la maladie du péché, ou cesser de les lui offrir; car ce se. rait conduire au Médecin celui qui est en pleine santé. Que présentes-tu ? — Quelqu'un à baptiser. — Qui ? — Un enfant. — A qui le présentes-tu ? —  Au Christ. — Au Christ qui est venu au monde ? — Oui. — Pourquoi y est-il venu? — « Pour guérir les pécheurs ». — L'enfant que tu présentes a donc en lui quelque chose à guérir ? Si tu dis oui, cet aveu sert à dissiper son mal ; il le garde, si tu dis non.

3. « Pour guérir les pécheurs, dont je suis le premier ». N'y avait-il point de pécheurs avant Paul? Mais Adam fut sûrement le premier de tous; la terre était couverte de pécheurs lorsqu'elle en fut purifiée par le déluge, et combien, depuis, se sont multipliés les pécheurs ! Comment dire alors: « Dont je suis le premier?» Il est le premier, non en date, mais en énormité. C'est l'énormité de son péché qui- lui a fait dire qu'il était le premier des pécheurs. Ne dit-on point, par exemple, qu'un homme est le premier des avocats, pour exprimer, non pas qu'il plaide depuis plus longtemps que les autres, mais qu'il l'emporte sur eux? Aussi bien, voici comment il dit ailleurs qu'il était le premier des

 

1. Matt. IX, 12, 13.

 

pécheurs : « Je suis le dernier des Apôtres, je suis indigne du nom d'Apôtre, parce que j'ai persécuté l'Eglise de Dieu (1) ». Aucun persécuteur ne fut plus ardent, ni, conséquemment, aucun pécheur plus coupable.

4. « Cependant, poursuit-il, j'ai obtenu miséricorde ». Pour quel motif ? Il l'expose en ces termes: « Afin que le Christ Jésus montrât en moi toute sa patience pour l'instruction de  ceux qui croiront en lui, en vue de la vie éternelle ». En d'autres termes: Le Christ voulait pardonner aux pécheurs qui se convertiraient à lui, fussent-ils ses ennemis; or, il m'a choisi, moi, son plus ardent adversaire, afin que nul ne désespérât en me voyant guéri par lui. N'est-ce pas ce que font les médecins? Arrivent-ils dans une contrée où ils sont inconnus? ils choisissent d'abord, pour les guérir, des malades désespérés; ils veulent ainsi exercer sur eux leur humanité et donner de leur habileté une haute idée; ils veulent que dans cette contrée chacun puisse dire à son prochain malade : Adresse-toi à ce médecin, aie pleine confiance, il te guérira. Il me guérira? reprend l'infirme, tu ne sais donc ce que je souffre ? Je connais tes souffrances, car j'en ai enduré de semblables. — C'est ainsi que Paul dit à chaque malade, fût-il porté au désespoir : Celui qui m'a guéri m'envoie près de toi; il m'a dit lui-même: Cours vers ce désespéré, raconte-lui ce que tu souffrais, de quoi et avec quelle promptitude je t'ai guéri. Je fai appelé du haut du ciel ; avec une première parole je t'ai abattu et renversé; avec une autre je t'ai relevé et j'ai fait de toi un élu ; je t'ai comblé de mes dons et envoyé prêcher avec une troisième; avec une quatrième enfin, je t'ai sauvé et couronné (2). Va donc, dis aux malades, crie à ces désespérés: « Une vérité sûre et digne de toute confiance, c'est que Jésus-Christ est venu au monde pour sauver les pécheurs». Que craignez-vous ? Que redoutez-vous ? « Je suis le premier » de ces pécheurs. Oui, moi qui vous parle, moi que vous voyez plein de santé, pendant que vous êtes malades; debout, pendant que vous êtes renversés; pénétré de confiance, pendant que vous vous abandonnez au désespoir: « Si j'ai obtenu miséricorde, c'est que le Christ Jésus voulait montrer en moi toute sa patience ». Longtemps il a souffert de mon mal, et c'est

 

1. I Cor. XV, 9. — 2. Act. IX.

 

ainsi qu'il m'en a délivré ; tendre Médecin, il a patiemment supporté ma fureur, enduré mes coups, puis il m'a accordé le bonheur de souffrir pour-lui. Vraiment « il a montré en moi toute sa patience pour l'édification de ceux qui croiront en lui en vue de la vie éternelle ».

5. Gardez-vous par conséquent de vous désespérer. Etes-vous malades ? Allez à lui et vous serez guéris. Etes-vous aveugles? Allez à lui et vous serez éclairés. Avez-vous la santé? Rendez-lui grâces. Vous surtout qui souffrez, courez à lui pour chercher votre guérison, et dites tous : « Venez, adorons-le, prosternons-nous devant lui et pleurons devant le Seigneur qui nous a créés », qui nous a donné la vie et la santé. S'il ne nous avait donné que l'existence, et que la santé fût notre oeuvre, notre oeuvre vaudrait mieux que la sienne, puisque la santé l'emporte sur la simple existence. Oui donc, si Dieu t'a fait homme et que tu te sois fait bon, tu as fait mieux que lui. Ah ! ne t'élève pas au-dessus de Dieu, soumets-toi à lui, adore-le, abaisse-toi, bénis Celui qui t'a créé. Nul ne rend l'être, que Celui qui l'a donné ; nul ne refait, que Celui qui a fait. Aussi lit-on dans un autre psaume: « C'est lui qui nous a faits, ce n'est pas nous (1) ».

Quand il t'a créé, tu n'avais de ton côté rien à faire ; mais aujourd'hui que tu existes, il en. est autrement: il te faut recourir à ce Médecin qui est partout, l'implorer. Et pourtant c'est lui encore qui excite ton coeur à recourir à lui, qui t'accorde la grâce de le supplier. « Car c'est Dieu, est-il dit, qui produit en vous le vouloir et le faire, selon sa bonne volonté (2) ». Il a fallu en effet, pour t'inspirer bonne volonté, que sa grâce te prévînt. Crie donc « Mon Dieu, sa miséricorde me préviendra (3) ». Oui, c'est sa miséricorde qui t'a prévenu pour te donner l'être, pour te donner le sentiment, pour te donner l'intelligence, pour te donner la soumission; elle t'a prévenu en toutes choses: préviens au moins, toi, sa colère en quelque chose. Comment? reprends-tu, comment ? En publiant que de Dieu te vient ce qu'il y a de bon en toi, et de toi ce qu'il y a de mal. Garde-toi de le mettre de côté pour t'exalter à la vue de ce que tu as de bien ; de t'excuser pour l'accuser à la vue de ce qui est mal en toi c'est le moyen de le bénir réellement.

 

1. Ps. XCIC, 3. — 2. Philip. II, 13. — 3. Ps. LVIII, 11.

 

116

 

Rappelle-toi aussi qu'après t'avoir comblé d'abord de tant d'avantages, il doit venir à toi pour te demander compte de ses dons et de tes iniquités; déjà il considère comment tu as usé de ses grâces. Mais s'il t'a prévenu de ses dons, examine comment à ton tour tu préviendras sa face quand il arrivera. Ecoute le Psaume « Prévenons sa présence en le bénissant. — Prévenons sa présence» ; rendons-le-nous propice avant qu'il vienne; apaisons-le avant qu'il se montre. N'y a-t-il pas un prêtre qui puisse t'aider à apaiser ton Dieu? Et ce prêtre n'est-il pas en même temps Dieu avec son :Père et homme pour l'amour de toi? C'est ainsi que tu chanteras avec allégresse des psaumes à sa gloire, que tu préviendras sa présence en le bénissant. Chante donc : préviens sa présence par tes aveux, accuse-toi ; tressaille en chantant, loue-le. Si tu as soin de t'accuser ainsi et de louer Celui qui t'a fait, Celui qui est mort pour toi viendra bientôt et te donnera la vie.

6. Attachez-vous à cette doctrine, persévérez-y. Que nul ne change, ne devienne lépreux; car un enseignement qui varie, qui n'offre pas toujours le même aspect, est comme la lèpre de l'âme; et c'est de cette lèpre que le Christ nous guérit. Peut-être as-tu changé de quelque manière et, après y avoir regardé de plus près, adopté un sentiment meilleur: tu aurais dans ce cas rétabli l'harmonie. Mais ne t'attribue pas ce changement heureux; ce serait te mettre au nombre des neuf lépreux qui n'ont pas rendu grâces. Un seul vint remercier. Les premiers étaient des juifs, et celui-ci était un étranger ; il représentait les gentils et donna au Christ comme la dîme qui lui était due.

Il est donc bien vrai que nous sommes redevables au Christ de l'existence, de la vie, de l'intelligence; si nous sommes hommes, si nous nous conduisons bien, si nous avons l'esprit droit, c'est à lui encore que nous en sommes redevables. Nous n'avons, de nous, que le péché. Eh ! qu'as-tu, que tu ne l'aies reçu (1) ? O vous donc, vous surtout qui comprenez ce langage, après avoir purifié votre coeur de toute lèpre spirituelle, placez-le haut, sursum cor, pour le guérir de toute infirmité, et rendez grâces à Dieu.

 

1. I Cor. IV, 7.

SERMON CLXXVII. CONTRE L'AVARICE (1).
 

ANALYSE. — Deux sortes de personnes ont à se tenir en garde contre l'avarice : ceux qui ne sont pas riches et ceux qui le sont, sans vouloir le devenir davantage. I. Si l'on n'est pas riche, qu'on se garde de chercher à le devenir. Les païens ont blâmé ce désir; mais nous avons, pour le condamner, des motifs plus pressants que les leurs. Ne sommes-nous pas les hommes de Dieu ? Or, quand on est d'un rang si haut, il est indigne de s'abaisser aux convoitises terrestres. De plus ce désir entrave notre marche et notre essor vers le ciel. Enfin il ne fait qu'accroître nos besoins et nos peines. II. Si l'on est riche, il faut, pour se préserver de l'avarice, éviter l'orgueil et la fierté ; ne pas s'appuyer sur les richesses, mais sur Dieu ; enfin donner généreusement pour acquérir un trésor dans la vie éternelle.

 

1. Le sujet de notre discours sera cette leçon de l'Apôtre: « Nous n'avons rien apporté dans ce monde et nous ne pouvons en emporter rien. Ayant donc la nourriture et le vêtement, contentons-nous; car ceux qui veulent devenir riches, tombent dans la tentation, dans un filet, et dans beaucoup

 

1. I Tim. I, 7-19.

 

or de désirs nuisibles, lesquels plongent les hommes dans la ruine et la perdition. L'avarice est en effet la racine de tous les maux. aussi plusieurs y ayant cédé, ont dévié de la foi et se sont engagés dans beaucoup de chagrins ». Voilà de quoi vous rendre attentifs et nous déterminer à parler. Ces mots nous mettent en quelque sorte l'avarice devant les yeux ; elle comparaît à titre d'accusée; que (117) nul ne la défende, que tous au contraire la condamnent pour n'être pas condamnés avec elle. Je ne sais quelle influence exerce l'avarice dans le coeur; car tous les hommes, ou, pour m'exprimer avec plus d'exactitude et de prudente, presque tous les hommes l'accusent dans leurs discours et la défendent par leurs actions. Beaucoup ont parlé longuement contre elle; ils l'ont chargée de torts aussi sérieux que mérités; poètes et historiens , orateurs et philosophes, écrivains de tout genre, tous se sont élevés contre l'avarice. Mais l'important est de n'en être pas atteint; ah ! il vaut beaucoup mieux en être exempt que de savoir en montrer la laideur.

2. Toutefois, entre les philosophes, par exemple, et les Apôtres faisant le procès à l'avarice, n'y a-t-il pas quelque différence? Quelle est cette différence ? En examinant la chose de près, nous découvrirons ici un enseignement qui n'est donné que par l'école du Christ. J'ai déjà cité ces mots: « Nous n'avons rien apporté dans ce monde, et nous ne saurions en  emporter rien ; ayant donc la nourriture et le vêtement, contentons-nous ». Beaucoup d'autres que l'Apôtre ont fait cette réflexion. Il en est de même de celle-ci: « L'avarice est la racine de tous les maux ». Mais aucun profane n'a dit ce qui suit: « Pour toi, homme de Dieu, fuis ces choses et recherche la justice, la foi, la charité avec ceux qui invoquent le Seigneur d'un coeur pur (1) ». Non, aucun des profanes n'a dit cela ; tant la piété solide est étrangère à ces bruyants parleurs !

Aussi, mes bien-aimés, c'est pour détourner de nous ou des hommes de Dieu, la pensée de regarder comme de grands hommes ces esprits, étrangers à notre société, qui ont jeté sur l'avarice leur condamnation et leur mépris, que l'Apôtre s'écrie : « Pour toi, homme de Dieu ». Veut-on essayer de les mettre en face de nous? Rappelons-nous d'abord qu'un caractère qui nous distingue, c'est que nous agissons pour Dieu; c'est que le culte du vrai Dieu est une réprobation de l'avarice et que nous devons nous porter avec bien plus de soin à ce qui est un devoir de piété. Quelle honte, quelle confusion et quelle douleur pour nous, si l'on voyait les adorateurs des idoles triompher de l'avarice, et les serviteurs du Dieu unique subjugués par elle, esclaves de

 

1. II Tim. II, 2.

 

cette passion quand un sang divin leur sert de rançon ! L'Apôtre disait encore à Timothée « Je t'ordonne devant Dieu, qui vivifie toutes choses, et devant le Christ Jésus, qui a rendu a sous Ponce-Pilate un si glorieux témoignage à la vérité » ; ici encore constate à quelle distance nous sommes des profanes; « de garder inviolablement ce précepte jusqu'à l'avènement de Notre-Seigneur Jésus-Christ, que manifestera en son temps le bienheureux, le seul puissant, le Roi des rois, le Seigneur des seigneurs, qui seul possède l'immortalité et habite une lumière inaccessible, qu'aucun homme n'a vu ni ne saurait voir, et à qui sont l'honneur et la gloire pour les siècles des siècles. Ainsi soit-il ». C'est de la famille de ce grand Dieu que nous faisons partie, nous y sommes entrés par adoption, et grâces, non pas à nos mérites mais à sa bonté, nous sommes devenus ses enfants. Or, ne serait-il pas trop affreux, ne serait-il pas trop horrible d'être enchaînés sur la terre par l'avarice, quand nous disons: « Notre Père qui êtes dans les cieux (1) », à ce Dieu dont l'amour fait tout pâlir; quand aussi le monde où nous sommes nés est si peu fait pour nous, qu'une nouvelle naissance nous attache à Dieu? Usons de ces créatures pour le besoin et non par amour pour elles; que l'univers soit pour nous comme une hôtellerie où on passe et non comme un domaine que l'on habite. Restaure-toi et passe, voyageur, considère à qui tu vas rendre visite quelle grandeur en effet dans Celui qui t'a visité ! En quittant cette vie tu fais place à un autre qui y fait son entrée : n'est-ce pas ainsi qu'on sort d'une hôtellerie pour y être remplacé ? Mais tu voudrais arriver au séjour du repos parfait; que Dieu donc ne s'éloigne pas de toi, car c'est à lui que nous disons: « Vous m'avez conduit dans les sentiers de votre justice par égard à votre nom », et non par égard à mes mérites (2).

3. Ainsi donc autres sont les voies de notre mortalité, et autres les voies de la piété. Les voies de la mortalité sont fréquentées par tous; il suffit d'être né pour y marcher: on ne suit les voies de la piété qu'autant que l'on est régénéré. En marchant dans les premières on naît et on grandit, on vieillit et on meurt; et conséquemment on a besoin du vêtement et de la nourriture. Mais qu'on se contente du

 

1. Matt. VI, 9. — 2. Ps. XXII, 3.

 

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nécessaire. Pourquoi te charger? Pourquoi prendre, durant ce court voyage, non ce qui peut t'aider à parvenir au terme, mais ce qui ne saurait que t'accabler outre mesure? Tes désirs ne sont-ils pas étranges au-delà de toute expression? Pour voyager tu te charges, tu te charges encore ; tu es accablé sous le poids de l'argent, et plus encore sous la tyrannie de l'avarice. Mais l'avarice est l'impureté dans le coeur. Ainsi donc, de ce monde que tu affectionnes, tu n'emportes rien, rien que le vice auquel tu t'attaches. Et, en continuant à aimer ce monde; tu seras tout immonde aux yeux de son Auteur.

Si au contraire tu ne gardes avec modération que les ressources nécessaires au voyage, tu seras dans les bornes prescrites par ces mots de l'Apôtre : « N'aimez point les richesses et contentez-vous de ce qui suffit actuellement (1) ». Remarque ce qu'il place en première ligne. « N'aimez pas », dit-il. Touche-les, mais sans y attacher ton coeur. En attachant ton cœur aux richesses par les liens de l'amour, tu te plonges dans une infinité de chagrins; est-ce d'ailleurs faire attention à ces paroles: «Pour toi, homme de Dieu, fuis ces malheurs? » Il n'est pas dit : Laisse, abandonne; il est dit : « Fuis », comme on fuit un ennemi. Tu cherchais à fuir avec ton or; fuis l'or, que ton cœur s'en échappe et l'or devient ton esclave. Point d'avarice, non; mais de la piété. Ah ! il y a moyen d'employer ton or, si tu en es le maître et non l'esclave. Maître de l'or, tu t'en sers pour le bien ; esclave, il t'applique au mal. Maître de l'or, tu donnes des vêtements qui font louer le Seigneur; esclave, tu dépouilles et tu fais blasphémer Dieu. Or, c'est la passion qui t'en rend l'esclave, et la charité qui t'en affranchit. Fuis donc, sans quoi tu seras asservi. « Pour toi, homme de Dieu, fuis ». Point de milieu, on est ici fugitif ou captif.

4. Voilà bien ce que tu dois fuir; mais tu as aussi quelque chose à rechercher, car on ne fuit pas dans le vide, on ne laisse pas pour ne rien saisir. « Recherche donc la justice, la foi, la piété, la charité » ; sache t'enrichir par là, ce sont.des biens intérieurs dont n'approche pas le larron, à moins que la volonté mauvaise ne lui ouvre la porte. Garde avec soin ce coffre-fort, qui n'est autre que ta conscience;

 

1. Heb. XIII, 5.

 

richesses précieuses que ne pourront te ravir ni larron, ni ennemi, si puissant qu'il soit, ni les barbares, ni les envahisseurs, non, pas même le naufrage; car en.y perdant tout, tu sauve. rais tout. Quoique dépouillé de tout à l'extérieur, n'avait-il rien l'antique patriarche qui disait : « Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté; comme il a plu au Seigneur, ainsi il a été fait : que le nom du Seigneur soit béni (1)? » Quelle merveilleuse opulence ! quelles richesses immenses ! Il était privé de tout, mais rempli de Dieu; privé de tout bien qui passe, mais rempli de la volonté de son Seigneur. Eh ! pourquoi tant de fatigues et de voyages à la recherche de l'or ? Aimez cette autre sorte de richesses, et à l'instant même vous en êtes comblés : ouvrez votre coeur, et la source s'y jette. Or c'est avec la clef de la foi que s'ouvre le coeur, et la foi le purifie en l'ouvrant. Ne le crois pas trop étroit pour contenir le divin trésor. Ce trésor n'est autre que ton Dieu et il élargit le coeur en y entrant.

5. Ainsi donc « n'aimez pas l'argent et contentez-vous de ce qui actuellement suffit ». Pourquoi « actuellement ? » Parce que « nous n'avons rien apporté dans ce monde et nous ne saurions en emporter rien ». Voilà pourquoi il faut se contenter, « de ce qui suffit actuellement », sans se préoccuper de l'avenir.. Mais comment est-on séduit par les calculs de l'avarice ? — Eh ! dit-on, si je vis longtemps ? — Celui qui donne la vie, donne aussi de quoi la soutenir. Après tout, je veux bien qu'on ait des revenus; pourquoi, de plus, chercher des trésors ? Si le négoce, si le travail, si le commerce donnent des revenus, pourquoi vouloir encore thésauriser ? Ne crains-tu pas de laisser ton cœur où tu placeras ton trésor, d'entendre sans profit et de répondre menteusement quand on t'invite à l'élever ? Quoi ! lorsque tu réponds -à cette parole sacrée, lorsque ta voix y applaudit, ne sens-tu pas en toi ton cœur même t'accuser? Si déprimé et si accablé que soit ce coeur, ne te dit-il pas secrètement : Tu m'ensevelis sous terre, pourquoi mentir? Ne te dit-il pas encore : Ne suis-je pas où est ton trésor ? Oui, tu ments. Mentirait-il le Maître qui a dit: « Où sera ton trésor, là aussi sera ton coeur (2) ? » Tu oses dire qu'il ne sera pas là, quand la vérité affirme qu'il y sera ? Il ne sera pas là,

 

1. Job, I, 21. — 2. Matt. VI, 12.

 

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reprends-tu, parce que je n'aime pas ce trésor. Montre-le par tes oeuvres. Tu ne l'aimes pas, mais tu es riche. Ta réflexion et ta distinction sont justes; car tu ne confonds pas celui qui est riche avec celui qui veut le devenir, et l'on ne peut nier qu'il n'y ait entre l'un et l'autre une différence sérieuse : d'un côté l'opulence, de l'autre la passion.

6. Aussi bien l'Apôtre lui-même ne dit-il pas Ceux qui sont riches; mais : « Ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation, clans un piège, et dans beaucoup de désirs funestes ». C'est parce qu'ils veulent devenir riches, et non parce qu'ils le sont; de là le mot « désirs » qu'emploie saint Paul; car le désir s'applique à ce que l'on cherche et non à ce que l'on possède. Si insatiable que soit l'avarice, ceux qui possèdent beaucoup, désirent, non pas ce qu'ils ont, mais ce qu'ils veulent acquérir. Un tel possède cette campagne, il voudrait avoir encore celle-là et après elle une autre: ce qu'il désire n'est pas ce qu'il possède, mais ce qu'il- n'a pas. Ainsi en voulant devenir riche il est en proie aux désirs et à une soif ardente, laquelle s'augmente, comme celle de l'hydropique, à mesure qu'il boit. L'avare a donc au cœur une sorte d'hydropisie qui ressemble merveilleusement à l'hydropisie proprement dite. Quoique rempli d'une eau qui met sa vie en danger, l’hydropique en demande toujours ; ainsi l’avare a d'autant plus de besoins qu'il est plus riche. Quand il possédait moins, il demandait moins; il lui fallait moins pour le réjouir, quelques miettes faisaient ses délices ; depuis qu'il est comme rempli de biens, il semble qu'il n'a fait que se dilater pour aspirer à davantage. Il boit sans cesse et toujours, il a soif. Ah ! si j'avais cela, dit-il, je pourrais atteindre jusque-là; je puis peu, parce que j'ai peu. — Au contraire, posséder davantage, ce serait vouloir encore plus, ce serait accroître, non pas ta puissance, mais ton indigence.

7. Je ne tiens pas à ce que j'ai, dis-tu, afin d'avoir le coeur élevé. D'accord; si tu n'y tiens vraiment pas, ton coeur peut être haut placé; quel obstacle empêcherait de s'élever un coeur libre ? Mais n'y tiens-tu pas ? Dis-le toi fidèlement à toi-même, n'attends pas que je t’accuse, interroge-toi. — Non, je n'y tiens pas; je suis riche, il est vrai, mais comme je le suis, sans vouloir le devenir, je n'ai pas à tomber dans la tentation ni dans un filet ni dans ces nombreux et funestes désirs qui plongent l'homme dans la perdition : mal dangereux, mal accablant, horrible et mortelle maladie ! — Je suis riche, dis- tu, je ne veux pas l'être. — Tu es riche et tu ne veux pas l'être ? — Non. — Et si tu ne l'étais pas, ne voudrais-tu le devenir? — Non. — Donc, puisque tu l'es, puisqu'en te trouvant riche matériellement, la parole de Dieu t'a comblé des richesses intérieures, prends pour toi ce qui est dit aux riches. Ce n'est pas ce qui est exprimé dans ces paroles, : « Nous n'avons rien apporté dans ce monde et nous ne saurions en emporter rien; ayant donc le vivre et le vêtement, contentons-nous; car ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation », et le reste. Ces mots en effet: « Ceux qui veulent devenir riches », prouvent que l'Apôtre parlait à ceux qui ne le sont pas. Es-tu donc pauvre ? répète ce langage et tu es riche ; mais répète-le de tout coeur ; dis donc du fond du cœur : Je n'ai rien apporté dans ce monde et je ne saurais en emporter rien ; ayant donc le vêtement et la nourriture, je suis content. Car si je veux devenir .riche, je tomberai dans la tentation et dans le piège. Parle ainsi, et reste ce que tu es. Garde-toi de te plonger dans les nombreux chagrins : ne te déchirerais-tu pas en cherchant à te dépouiller.

Revenons: tu es donc riche? Nous avons d'autres paroles à t'adresser; ne t'imagines pas, ô riche, que l'Apôtre rie t'a rien dit. Il écrivait donc au même, à Timothée, pauvre comme lui. Mais qu'écrivait-il à ce pauvre concernant les riches? Le voici, écoute: « Ordonne aux riches de ce siècle » ; c'est qu'il y a aussi des hommes qui sont les riches de Dieu ; ceux-ci sont même les seuls vrais riches, et tel était ce même Paul qui disait: « J'ai appris à être satisfait de l'état où je me trouve (1) » ; tandis que l'avare n'est satisfait de rien. « Ordonne donc aux riches de ce siècle ». — Que leur dirai-je ? De ne chercher pas à devenir riches ? Mais ils le sont. Qu'ils écoutent ce qui s'adresse à eux; c'est en premier lieu « de ne « pas s'enfler d'orgueil ». Quoi ! on a encore des richesses et on les aime éperdûment ! Mais elles sont comme un nid où l'orgueil se développe et grandit, grandit, hélas ! non pour s'envoler, mais pour y rester. Avant tout donc

 

1. Philip. IV, 11.

 

 

 

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le riche ne doit pas « s'enfler     d'orgueil ». Ainsi sache, ô riche, persuade-toi et te rappelle que tu es mortel et que les pauvres, mortels comme toi, sont tes égaux. Qu'aviez-vous l'un et l'autre en paraissant sur la terre? Sujets tous deux à la maladie, n'êtes-vous pas tous deux attendus par la mort? Sur sa couche de terre le pauvre endure la souffrance, et le riche ne peut l'empêcher de venir à lui sur son lit d'argent. Ainsi donc « ordonne aux riches de ce monde de ne s'enfler pas d'orgueil ». Qu'ils voient dans les pauvres leurs égaux s'ils sont hommes, les pauvres le sont aussi; l'habit est différent, le sang est le même : quoique le riche soit embaumé après sa mort, il n'est pas pour cela exempt de la corruption, elle vient plus tard ; pour venir plus tard, en vient-elle moins réellement? Supposons toutefois que le riche et le pauvre ne pourrissent pas également, ne sont-ils pas sensibles l'un et l'autre? « Ordonne aux riches de ce monde de ne s'enfler pas d'orgueil ». Non, qu'ils ne s'enflent pas d'orgueil, et ils seront en réalité ce qu'ils veulent paraître ; ils posséderont leurs richesses sans les aimer et conséquemment ils n'en seront pas les esclaves.

8. Considère encore ce qui suit: « De ne pas s'enfler d'orgueil et de n'espérer pas dans  l'inconstance des richesses ». Tu aimes l'or; peux-tu être sûr de n'avoir pas à craindre de le perdre? Tu t'es amassé du bien ; peux-tu t'assurer la tranquillité ? « Et de n'espérer pas dans l'inconstance des richesses ». Détache donc ta confiance des objets où tu l'as placée. « Mais au Dieu vivant ». Fixe en lui ton espoir, jette en lui l'ancre qui retient ton coeur, afin que les tempêtes du siècle ne puissent t'en détacher. « Au Dieu vivant qui nous donne abondamment tout pour en jouir ». S'il nous donne tout, combien plus encore se donne-t-il lui-même ? Oui, il est bien vrai qu'en lui nous jouirons de tout. Aussi ce tout qu'il nous « donne abondamment pour en jouir », me semble-t-il n'être que lui. Autre chose est d'user et autre chose de jouir. Nous usons par besoin, nous jouissons par plaisir. Par conséquent Dieu nous donne les choses temporelles pour en user, et lui-même pour en jouir: Mais si c'est lui-même qu'il donne, pourquoi avoir dit tout, sinon parce qu'il est écrit « que Dieu doit être tout en tous (1) ? » En lui

 

1. I Cor. XV, 28.

 

donc place ton coeur pour jouir de lui, et ton coeur sera élevé. Détache-toi d'ici et attache-toi là-haut: quel danger pour toi de rester sans être fixé au milieu de toutes ces tempêtes !

9. « De n'espérer pas dans l'inconstance des richesses » ; l'espoir pourtant n'est pas interdit; « mais au Dieu vivant qui nous donne abondamment tout pour en jouir ». Où est tout, sinon en Celui qui a fait tout ? Il ne ferait pas tout, s'il ne connaissait tout. Qui oserait dire : Dieu a fait cela sans le savoir? Il a fait ce qu'il savait. Cet objet était donc en lui, avant d'être fait par lui ; mais il était en lui d'une manière admirable ; il était en lui, non comme on le voit réalisé, à la façon de ce qui est temporel et passager, mais comme l'idée est dans l'artiste. Celui-ci porte en soi ce qu'il produit extérieurement ; et c'est ainsi que tout est en Dieu souverainement, immortellement, immuablement, toujours au même état, et que Dieu sera tout en tous; mais c'est pour ses saints qu'il sera tout en tous. Lui donc et lui seul nous suffit; aussi est-il écrit : « Montrez-nous votre Père, car il nous suffit. Quoi! reprît alors le Sauveur, je suis avec vous depuis si longtemps et vous ne me connaissez pas ? Me voir, c'est voir mon Père (1) ». Dieu donc est tout, Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit; et c'est avec raison que seul il nous suffit. Ah ! aimons-le, si nous sommes avares; seul il pourra nous satisfaire, si nous convoitons les richesses, car il est dit de lui; « Il comble de biens tes désirs (2) ». Et le pécheur ne s'en contente pas ? Il n'a pas assez d'un bien si grand, si incomparable ? Hélas ! en voulant tout avoir, il a plutôt perdu tout, « l'avarice étant la racine de tous les maux », Aussi est-ce avec raison que par l'organe d'un Prophète le Seigneur adresse ces reproches à l'âme infidèle qui se prostitue loin de lui; « Tu t'es imaginé que tu obtiendrais davantage en te séparant de moi ». Mais, comme ce fils puîné, te voilà réduite à paître des pourceaux (3); tu as tout perdu, tu es restée dans la misère, et c'est bien tard que tu es revenue tout épuisée. Comprends enfin que ce que te donnait ton père était près de lui plus en sûreté. « Tu t'es imaginé que tu obtiendrais davantage en te séparant de moi ». O pécheresse, ô prostituée, ô âme couverte de honte, défigurée, ô âme immonde, tu es pourtant aimée

 

1. Jean, XIV, 8, 9. — 2. Ps. CII, 5. — 3. Luc, XV, 15.

 

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encore. Pour recouvrer ta beauté, reviens donc à la beauté même; reviens et dis à ce Pieu qui peut seul te satisfaire : « S'en aller « loin de vous, c'est se perdre ». De quoi donc ai-je besoin ? Ah ! « mon bonheur est de m'attacher à Dieu (1) ». Donc élève ton coeur ; qu'il ne reste ni sur la terre, ni au milieu de trésors menteurs, ni dans des objets qui ne sont que pourriture. «L'avarice est la racine de tous les maux ». Ne l'a-t-on pas vu dans Adam même ? S'il a cherché plus qu'il n'avait reçu, c'est que Dieu ne lui suffisait point.

10. Mais que feras-tu de ce que tu possèdes, toi qui es riche? Le voici. Tu ne t'enfles plus d'orgueil; c'est bien. Tu n'espères plus dans l'inconstance des richesses, mais au Dieu vivant, qui nous donne tout abondamment pour en jouir; à merveille. N'hésite donc pas à pratiquer encore ce qui suit: « Qu'ils soient riches en bonnes oeuvres ». Méditons ces paroles et croyons ce que nous ne voyons pas encore.

Tu disais : Je possède de l'or, mais sans affection. Remarque que ce défaut d'affection est en toi: si donc tu as pour moi quelque égard, daigne me le montrer aussi; oui, montre à ton frère ce que tu ne dérobes point au regard de ton Dieu. Comment te le montrer, demandes-tu? En voici le moyen: « Qu'ils soient riches en bonnes oeuvres, qu'ils donnent aisément ». Fais consister ton opulence à donner aisément. En vain le pauvre voudrait donner, il ne le peut; mais autant la chose lui est impossible, autant elle t'est facile. Mets donc pour toi l'avantage d'être riche à faire sans délai le bien que tu veux faire. « Qu'ils a donnent aisément, qu'ils partagent ». Est-ce perdre? « Qu'ils s'amassent un trésor qui soit un bon appui pour l'avenir ». Toutefois ne désirons point posséder alors ni or, ni argent, ni domaines, ni rien de ce qui charme ici-bas les regards humains. Quoiqu'on nous dise Transportez, placez là votre trésor, l'Apôtre tient à nous mettre en garde contre ces idées trop charnelles, et il nous dit : « Afin d'acquérir la vie véritable »; non pas cet or qui reste à terre, non pas ces biens qui pourrissent et qui passent, mais « la vraie vie ». Il est vrai, nos biens émigrent en quelque sorte, lorsque d'ici ils montent là-haut; là pourtant nous ne les aurons pas tels que nous les y envoyons.

Le Seigneur notre Dieu veut donc faire de

 

1. Ps. CXXII, 27, 28.

 

nous des espèces de commerçants ;lui-même échange avec nous. Nous donnons ce qui se trouve ici, partout, pour recevoir ce qui est près de lui en pleine abondance ; semblables à ces nombreux négociants qui échangent leurs marchandises, qui donnent ici une chose pour ailleurs en recevoir d'autres. Si, par exemple, tu disais à ton ami : Je t'offre ici de l'or, mais donne-moi de l'huile en Afrique, cet or voyagerait et ne voyagerait pas, mais tu aurais ce que tu désires. Telle est, mes frères, l'idée qu'il nous faut avoir de notre commerce spirituel. Que donnons-nous d'une part et que recevons-nous de l'autre ? Nous donnons ce que malgré la plus énergique volonté nous ne saurions emporter avec nous. Pourquoi le laisser périr? Donnons ici ce qui est moins, pour recevoir ailleurs ce qui est plus. Nous donnons donc la terre pour le ciel, ce qui est temporel pour ce qui est éternel, ce qui se corrompt pour ce qui est inaltérable ; enfin nous donnons ce que Dieu nous a donné pour recevoir en échange Dieu lui-même. Ah ! ne nous lassons point de faire cet échange, d'exercer cet heureux et ineffable négoce. Mettons à profit notre existence sur la terre, notre naissance, notre exil; ne demeurons pas indigents.

11. Ne laissons point entrer dans notre coeur une pensée funeste qui en serait comme le ver rongeur; ne disons point : Je m'abstiendrai de donner, pour ne manquer pas demain. Ne songe pas tant à l'avenir, ou plutôt songes-y beaucoup, mais songe au dernier avenir. « Qu'ils s'amassent un trésor qui soit un bon appui pour l'avenir, afin d'acquérir la véritable vie » . Cependant il faut suivre cette règle de l'Apôtre : « Qu'il n'y ait pas, dit-il, soulagement pour les autres, et pour vous surcharge, mais égalité (1) ». Possède donc; garde-toi seulement d'aimer, de conserver, d'amasser, de couver tes trésors enfouis ; ce serait te confier à l'incertitude même. Combien se sont endormis riches pour s'éveiller pauvres ?

Il y a donc une pensée mauvaise que l'Apôtre a voulu combattre après avoir dit: « N'aimiez pas l'argent, contentez-vous de ce qui suffit actuellement » . Cette pensée funeste est celle qui fait dire : Si je n'ai pas un trésor, qui me donnera lorsque j'aurai besoin ? Sans doute, j'ai abondamment de quoi vivre, j'ai assez ; mais si on tombe violemment sur moi,

 

1. II Cor. VIII, 13.

 

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comment me délivrer ? Que faire, s'il me faut plaider ? Ou trouver des ressources ? — Hélas ! pendant que, sans y réussir, on cherche à calculer tous les maux qui peuvent affliger l'humanité, souvent un seul accident trouble tous les calculs, et il ne reste rien, absolument rien des ressources qu'on alignait. Aussi pour détruire ce ver rongeur, pour anéantir cette pensée, Dieu a-t-il placé dans son Ecriture un enseignement qu'on peut comparer aux parfums destinés à éloigner l'artison des étoffes. Quel est cet enseignement ? Tu songeais aux malheurs qui peuvent tomber sur toi, sans penser peut-être au plus grand de tous? Ecoute: « N'aimez point l'argent, contentez-vous de ce qui actuellement suffit » . Car Dieu même a dit: « Je ne te laisserai ni ne t'abandonnerai (1) ». Tu redoutais je ne sais quel accident, et pour y parer tu conservais ton or. Prends note de l'engagement sacré que Dieu même contracte. « Je ne te laisserai ni ne t'abandonnerai,dit-il ». Si un homme te faisait cette promesse, tu aurais confiance; c'est Dieu, et tu doutes ? Oui, il t'a promis, il a écrit, il t'a donné caution; sois donc sûr. Relis sa promesse, tu l'as en main, tu as en main la caution ; tu as en main Dieu lui-même, devenu ton débiteur, quoique tu le supplies de te quitter tes dettes.

 

1. Héb. XIII, 5.

SERMON CLXXVIII. SUR LA JUSTICE (1).
 

ANALYSE. — L'évêque étant obligé de combattre non-seulement ceux qui contredisent la saine doctrine par leurs discoure, mais encore ceux qui y résistent par leurs actions, saint Augustin croit devoir réfuter ici ceux qui blessent la justice. Il leur rappelle et leur prouve que la justice impose trois devoirs : 1° Celui de ne pas ravir le bien d'autrui. Si l'Evangile condamne avec tant de rigueur ceux qui ne font pas l'aumône avec leurs propres biens, quels supplices n'attendent pas ceux qui dérobent ce qui ne leur appartient point ! Vainement ils prétextent qu'avec ce bien ravi ils assistent les malheureux, ou qu'ils ne dépouillent que des païens. En dépouillant les païens ils les empêchent de devenir chrétiens, et en dépouillant des chrétiens c'est le Christ même qu'ils dépouillent ; 2° le second devoir prescrit par la justice est de restituer le bien d'autrui. L'Ecriture en faisait une obligation sacrée au peuple juif lui-même. Exemple mémorable et touchant de restitution ; 3° une autre obligation imposée par, la justice, c'est de la pratiquer, non par une crainte servile, mais par le pur amour qui ne demande pour récompense que le bonheur de jouir de Dieu.

 

1. Ce qu'on vient de lire de l'Epître du bienheureux Apôtre sur le choix des évêques, a été pour nous tous un avertissement. Nous y avons appris, nous, à nous examiner sérieusement, et vous, à ne pas nous juger, surtout à cause de cette pensée qui suit le passage de l'Evangile dont on nous a encore donné lecture : « Gardez-vous de juger avec acception des personnes, mais rendez un juste jugement (2) ». En effet pour ne pas faire, dans ses jugements, acception des étrangers, il ne faut pas faire non plus acception de soi-même.

Le bienheureux Apôtre dit quelque part « Je combats, mais non comme frappant l'air; au contraire je châtie mon corps et le réduis

 

1 Tit. I, 9. — 2. Jean, VII, 24.

 

« en servitude, de peur qu'après avoir prêché aux autres, je ne sois réprouvé moi-même (1) ». Cette frayeur se communique à nous. Que fera l'agneau, lorsque tremble le bélier? Parmi les nombreux devoirs auxquels l'Apôtre exige que soit propre l'évêque, il en est un qui vient de nous être rappelé aussi, et que nous pourrons nous contenter d'examiner et d'approfondir; car si nous cherchions à les étudier tous en détail et à traiter de chacun d'eux comme il se rait convenable, ni nos forces ni les vôtres n suffiraient, les nôtres pour parler, les vôtres pour écouter. Or, quel est ce devoir spécial que j'ai en vue, avec le secours de Celui qui vient de me glacer d'effroi ? C'est que nonobstant

 

1. I Cor. IX, 26, 27.

 

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tant ses autres obligations l'évêque doit être, selon l'Apôtre, puissant en bonne doctrine, afin de pouvoir confondre les contradicteurs. Quelle couvre importante ! quel lourd fardeau ! quelle pente rapide ! Mais « j'espérerai en Dieu, est-il écrit, car il me délivrera lui-même du piège des chasseurs et des dures paroles (1) ». C'est qu'il n'est rien, comme la crainte des paroles dures, pour rendre indolent un ministre de Dieu quand il s'agit de confondre les contradicteurs.

2. Je commencerai donc, autant que Dieu m'en fera la grâce, par vous expliquer ce que signifie « confondre les contradicteurs ». Le mot contradicteur est susceptible de plusieurs sens. Très-peu en effet nous contredisent par leurs paroles, mais beaucoup par leur vie désordonnée. Quel chrétien oserait me soutenir qu'il est bien de dérober ce qui appartient à autrui, quand aucun ne se permettrait de dire qu'il est bien de conserver avec ténacité ce qui nous appartient à nous-mêmes? Il est parlé d'un riche qui avait fait un grand héritage et qui ne trouvait plus à loger ses récoltes; qui s'applaudissait du dessein, conçu tout à coup, de détruire ses vieux greniers pour en construire de nouveaux et les remplir, et qui disait à son âme : « Voilà, mon âme, que pour longtemps tu as beaucoup de bien : livre-toi à la joie, au plaisir, à la bonne chère ». Mais ce riche cherchait-il à s'emparer du bien d'autrui ? Il voulait faire ses récoltes et songeait au moyen de les rentrer; il ne pensait ni à s'emparer des champs de ses voisins, ni à déplacer les bornes, ni à dépouiller le pauvre, ni à tromper le simple, mais uniquement à loger, ce qui était à lui. Or, parce qu'il tenait à ce qui lui appartenait, apprenez ce qui lui fut dit, et comprenez par là ce qu'ont à attendre les ravisseurs du bien d'autrui.

Au moment donc où il croyait si sage l'idée qui lui était venue de renverser ses vieux greniers trop étroits et d'en construire de plus amples pour y rentrer et y serrer toutes ses récoltes, sans songer à convoiter ni à ravir le bien d'autrui, Dieu lui dit : « Insensé ! » car en te croyant sage tu n'es qu'un insensé; « Insensé » donc, « cette nuit même on te redemande ton âme ; et ces biens amassés, à qui seront-ils (2)? » Pour les avoir conservés ils ne seront plus à toi; ils t'appartiendraient

 

1. Ps. XC, 2, 3. — 2. Luc, XII, 16-20.

 

toujours, si tu les avais donnés. A quoi bon enfermer ce que tu vas quitter ? — Ainsi fut réprimandé ce misérable qui rentrait son bien par avarice. Mais si pour cette raison Dieu le traite d'insensé, quel nom, dites-moi, faut-il donner à celui qui dérobe? Si le premier semble couvert de boue, le second n'est-il pas tout rempli d'ulcères? Que celui-ci pourtant est loin de ressembler à ce pauvre qui gisait à la porte du riche et dont les chiens léchaient les plaies ! L'un n'avait des ulcères que dans son corps, le voleur en a dans le coeur.

3. Quelqu'un objectera peut-être : Etait-ce donc pour cet avare un si terrible châtiment que d'entendre Dieu lui dire: « Insensé ! » Ah ! c'est que dans la bouche de Dieu ce mot a un tout autre effet que dans la bouche d'un homme. Dans la bouche de Dieu, c'est une sentence. Le Seigneur, en effet, donnera-t-il à des insensés le royaume des cieux? Et que reste-t-il, sinon les peines de l'enfer, à ceux qui n'auront pas ce royaume? Vous croyez que nous parlons ici par simple conjecture voyons la vérité dans tout son éclat.

Pour revenir à ce riche qui voyait étendu à sa porte le pauvre couvert d'ulcères, il n'est pas dit de lui qu'il se fût approprié le bien d'autrui. « Il y avait, est-il écrit, un riche qui se couvrait de pourpre et de fin lin, et qui chaque jour faisait grande chère ». Il était riche, dit le Sauveur; il n'est pas dit qu'il fût ni calomniateur, ni oppresseur des pauvres, ni ravisseur, voleur ou receleur du bien d'autrui, ni spoliateur des orphelins, ni persécuteur des veuves; rien de tout cela: seulement «il était riche ». Est-ce un crime? Il était riche, mais de son propre bien. Qu'avait-il dérobé ? Ah ! s'il avait dérobé, le Seigneur ne le dirait-il pas? Cacherait-il ses fautes pour faire acception de sa personne, quoiqu'il nous défende de faire dans nos jugements acception de qui que ce soit? Veux-tu donc savoir en quoi , consiste la culpabilité de ce riche? ne cherche pas à connaître plus que ne te dit la Vérité même. « Il était riche, dit-elle, vêtu de pourpre et de fin lin, et faisant grande chère chaque jour ». Quel est enfin son crime ? Son crime, c'est ce pauvre couvert d'ulcères qu'il ne soulage pas, et ce fait prouve manifestement qu'il est sans entrailles. Car, mes bien-aimés, si ce malheureux qui gisait à sa porte, avait reçu de lui le pain nécessaire, serait-il écrit qu' « il désirait se rassasier des (124) miettes qui tombaient de la table du riche? » Ce crime seul, cette inhumanité avec laquelle il dédaignait le pauvre étendu devant sa porte sans lui donner les aliments convenables, lui mérita la mort ; une fois enseveli et plongé dans les tourments de l'enfer, il leva les yeux et vit le pauvre dans le sein d'Abraham. Mais pourquoi plus de détails? Là il soupirait après une goutte d'eau, lui qui n'avait pas donné une miette de pain: une avarice cruelle lui avait fait refuser; un arrêt plein de justice le condamna à ne pas obtenir (1). Or, si de tels châtiments sont réservés aux avares, à quoi ne doivent pas s'attendre les ravisseurs ?

4. Pour moi, me dit quelqu'un de ces ravisseurs, je ne ressemble pas à ce riche. Je donne des repas de charité, j'envoie du pain aux prisonniers, des vêtements à ceux qui n'en ont point et j'abrite les étrangers. —Ainsi tu crois donner ? Oui, si tu ne ravissais pas. Celui à qui tu donnes est dans la joie ; celui que tu dépouilles, dans les larmes : lequel des deux exaucera le Seigneur ? Tu dis à l'un : Remercie-moi de t'avoir donné; mais l'autre te dit de son côté : Je souffre de ce que tu m'as pris. De plus, ce que tu as pris à l'un, tu le conserves presque tout entier ; et ce que tu donnes à l'autre, est fort peu de chose ; et pourtant, eusses-tu donné absolument tout, Dieu n'aimerait pas encore cette conduite. Insensé, te dit-il, je t'ai commandé de donner, mais non pas du bien d'autrui. Si tu as quelque chose, donne de ce qui est à toi; situ n'as rien à donner, mieux vaut ne donner rien que de dépouiller les autres.

Lorsque le Christ Notre Seigneur siégera sur son tribunal, et qu'il aura placé les uns à sa droite et les autres à sa gauche, il dira à ceux qui auront fait de bonnes oeuvres : « Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume » ; tandis qu'aux hommes stériles qui n'auront pas fait de bien aux pauvres, il parlera ainsi: « Allez au feu éternel ». Aux bons, que dira-t-il encore ? « Car j'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger », et le reste. « Seigneur, reprendront ceux-ci, quand vous avons-nous vu endurer la faim ? — Ce que vous avez fait, répondra-t-il, à l'un des derniers d'entre les miens, c'est à moi que vous l'avez fait ». Insensé, qui veux faire l'aumône avec le bien usurpé, comprendras-tu enfin que si

 

1. Luc, XVI, 19-26.

 

tu nourris le christ en nourrissant un chrétien, dépouiller un chrétien c'est aussi dépouiller le Christ ? Remarque ce qu'il dira à ceux de la gauche: « Allez au feu éternels, Pourquoi ? Parce que j'ai eu faim et que vous ne m'avez pas donné à manger; j'ai été nu et vous ne m'avez pas donné de vêtement (1) ». — « Allez ». Où ? « Au feu éternel ». Oui allez-y. Pourquoi ? « Parce que j'ai été nu et que vous ne m'avez pas donné de vêtement ». Mais s'il doit aller au feu éternel, celui à qui le Christ dira : J'ai été nu, et tu ne m'as point donné de vêtement, quelle place occupera dans ces flammes celui à qui il pourra dire : J'avais des vêtements et tu m'en as dépouillé ?

5. Pour échapper à cette sentence et n'entendre pas le Christ t'adresser ces mots : J'avais des vêtements et tu m'en as dépouillé, voudrais-tu, contre la coutume établie, dépouiller le païen pour vêtir le chrétien? Ici encore le Christ te répondrait; oui il te répond ici même par l'organe d'un de ses ministres, si peu de chose que soit celui-ci : Ah ! prends garde de me faire tort ; car si un chrétien dépouille un païen, il l'empêchera de devenir chrétien. Insisterais-tu et dirais-tu : Mais ce n'est point par haine, c'est par amour de l'ordre que je lui inflige ce châtiment; je prétends, au moyen de cette sévère et salutaire correction, faire de lui un chrétien? Je t'écouterais et je te croirais, si tu donnais au chrétien toute la dépouille de ce païen.

6. Nous venons de parler contre ce vice qui jette partout le désordre au milieu de l'humanité; et personne ne nous contredit. Eh ! qui oserait s'élever par ses paroles contre une vérité si manifeste? Ainsi nous ne faisons point actuellement ce que prescrit l'Apôtre, puisque nous ne réfutons point de contradicteurs ; loin de réfuter des contradicteurs, nous parlons à des fidèles soumis, nous instruisons des hommes qui nous applaudissent. Hélas ! ce n'est point par des paroles , n'est-ce point par des actes qu'on nous contredit? Je rappelle à l'ordre et on dérobe; j'enseigne, on dérobe encore; je commande, on dérobe aussi; je reprends, on dérobe toujours; n'est. ce pas contredire ? Je dirai donc encore sur ce sujet ce que je crois nécessaire. Abstenez-vous, mes frères, abstenez-vous,

 

1. Matt. XXV, 34, etc.

 

125

 

mes enfants, abstenez-vous de l'habitude du vol; et vous qui gémissez sous la main des ravisseurs, abstenez-vous du désir de ravir. Un tel est puissant et il enlève le bien d'autrui; toi au contraire tu gémis sous sa main rapace; mais si tu ne fais pas comme lui, c'est que tu n'en as pas le pouvoir. Montre-moi ce pouvoir et je confesserai avec bonheur que la passion est domptée en toi.

7. L'Ecriture proclame heureux « celui qui n'a point couru après l'or, qui a pu transgresser et qui n'a point transgressé, faire le mal et ne l'a pas fait (1) ». Pour toi, tu n'as, dis-tu, refusé jamais de rendre le bien d'autrui. N'est-ce point parce que personne jamais ne te l'a confié, ou qu'on ne te l'a confié qu'en présence de plusieurs témoins ? Mais, dis-moi, l'as-tu rendu également quand toi et celui qui te le remettait, vous n'aviez pour témoin que le regard de Dieu ? Si tu l'as rendu alors, si après la mort du dépositaire tu as remis au fils ce que t'avait confié le père à son insu, je te louerai de n'avoir pas couru après l'or, d'avoir pu transgresser et de n'avoir pas transgressé, faire le mal et de ne l'avoir pas fait. Je te louerai également si tu as rendu sans délai le sac de monnaie que tu as pu trouver sur ton chemin et quand il n'y avait personne pour te voir.

Allons, mes frères, rentrez en vous-mêmes, examinez-vous, interrogez-vous, rendez-vous compte sans déguisement et jugez-vous, non pas en faisant acception de la personne, mais selon la justice rigoureuse. Tu es chrétien, tu fréquentes l'Eglise, tu écoutes la parole de Dieu et tu l'entends lire avec la plus sensible joie. Or, pendant que tu applaudis celui qui l'explique, je demande qu'on la pratique; oui, pendant que tu loues celui qui la prêche, je demande qu'on l'observe. Tu es donc chrétien, tu fréquentes l'Eglise, tu aimes la divine parole et tu l'écoutes avec plaisir. Eh bien ! voici une parole divine que je te présente, sache à sa lumière t'examiner et te peser, monter sur le tribunal de ta conscience pour comparaître toi-même devant toi-même, te juger et te corriger si tu te trouves en défaut. La voici donc. Dieu dit dans sa loi qu'il faut rendre ce qu'on a trouvé (2). Dans cette loi donnée par lui au premier peuple, pour qui le Christ n'était pas encore mort, il dit donc

 

1. Eccli. XXXI, 8, 10. — 2. Deut. XXII, 3.

 

qu'il faut rendre, comme étant le bien d'autrui, ce qu'on a trouvé. Ainsi, par exemple, si tu avais rencontré sur la route la bourse d'un autre, tu serais obligé de la lui rendre. Mais tu ne sais à qui elle appartient ? Vaine excuse d'ignorance que nul ne prétexte, s'il n'est esclave de l'avarice.

8. Voici pour votre charité, car les dons viennent de Dieu, et il en est parmi son peuple qui n'écoutent pas en vain sa parole; voici donc ce que fit un homme très-pauvre, pendant que nous étions établis à Milan. Cet homme était réduit à servir de valet à un grammairien; mais il était excellent chrétien, quoique son maître fût païen et méritât plutôt d'être debout à la porte qu'assis dans la chaire (1). Ce pauvre trouva une bourse qui contenait, si je ne me trompe, environ deux cents pièces d'argent. Pour observer la loi, il fit placer une affiche en public. S'il connaissait l'obligation de rendre la bourse, il ne savait à qui la remettre. Voici quel était le sens de cette affiche : Celui qui a perdu de l'argent n'a qu'à venir en tel endroit et demander un tel. Le malheureux qui avait perdu sa bourse et qui portait ses plaintes de tous côtés, ayant rencontré et lu cette affiche, s'empressa de suivre la direction indiquée. Pour n'être pas dupe d'un voleur, celui qui avait trouvé la bourse lui demanda comment elle était, quels en étaient le sceau et le contenu. Les réponses l'ayant satisfait, il la rendit. Au comble de la joie et désireux de témoigner sa reconnaissance, le premier lui offrit comme fa dîme, vingt pièces d'argent : il les refusa. Il le pria d'en accepter au moins dix: nouveau refus. Cinq au moins: refus encore. De mauvaise humeur, il jeta sa bourse : Je n'ai rien perdu, dit-il; non, je n'ai rien perdu si tu ne veux rien accepter. Quel combat ! mes frères, quelle lutte ! quel démêlé ! quel conflit ! Le monde en était le théâtre et Dieu le seul spectateur. Le pauvre pourtant se laissa vaincre; il accepta ce qu'on lui offrait, mais ce fut pour aller aussitôt le distribuer aux pauvres sans en garder chez lui la moindre parcelle.

9. Eh bien ! si j'ai fait quelque impression

 

1° Le texte porte Proscholus et désigne l'homme de peine destiné surtout à faire la police dans la classe. En disant que le maître méritait plutôt d'être à la porte, où se tenait le domestique, ante velum, qu'assis dans la chaire, l'humilité de saint Augustin laisse entendre que le maître dont il s'agit n'était autre que lui-même. Le trait est donc fort authentique. (Voir Conf. liv. i, ch. 13.)

 

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sur vos coeurs, si la parole de Dieu y a trouvé place, si elle y est à l'aise, suivez ses inspirations, mes frères; ne croyez pas perdre; au contraire, vous gagnerez beaucoup à faire ce que je vous dis. — Mais j'ai perdu vingt, j'ai perdu deux cents, cinq cents sous. — Qu'as-tu perdu? Cet argent est sorti de chez toi; mais c'est un autre et non pas toi qui l'a perdu d'abord. La terre n'est-elle pas comme une grande maison, comme une hôtellerie où vous êtes entrés tous deux, parce que vous êtes tous deux voyageurs en cette vie? L'un de vous y a donc déposé sa bourse, il l'a oubliée ; c'est-à-dire qu'elle est tombée pendant qu'il partait, et toi tu l'as trouvée ensuite. Or, qui es-tu? Un chrétien. Qui es-tu ? Un homme qui connais la loi, oui, un chrétien qui l'as entendue. Qui es-tu encore? Un cœur généreux qui as beaucoup applaudi en entendant cette loi. Eh bien ! si tes applaudissements étaient sincères, rends donc ce que tu as trouvé; autrement ces applaudissements seraient contre toi comme des témoins à charge. Soyez fidèles à rendre ce que vous avez trouvé; vous aurez le droit alors de crier contre l'iniquité des ravisseurs. N'es-tu pas ravisseur, lorsque tu ne rends pas ce que tu as trouvé ? C'est ravir autant que tu en es capable; et si tu ne ravis pas davantage, c'est que tu n'en as pas le pouvoir. Refuser de rendre le bien d'autrui, c'est prouver qu'on le dérobera dans l'occasion. La crainte seule t'empêche alors de le prendre : ce n'est pas faire le bien, c'est redouter le mal.

10. Quel mérite y a-t-il à redouter le mal? Le mérite, c'est de ne pas faire le mal; le mérite, c'est d'aimer le bien. Le larron aussi ne craint-il pas le mal? S'il ne le fait pas par impuissance, il n'en est pas moins larron; car c'est le cœur et non la main que Dieu a en vue. Un loup court à un troupeau de brebis, il cherche à y pénétrer, à égorger, à dévorer; mais les bergers veillent, les chiens aboient et le loup rendu impuissant n'enlève ni n'égorge rien : ne s'en retourne-t-il pas aussi loup qu'il est venu? Pour n'emporter pas de brebis, est-il devenu brebis, de loup qu'il était? Il venait avec fureur, il retourne avec frayeur n'est-ce pas toujours la fureur et la frayeur d'un loup? Toi donc qui veux juger, examine-toi : si tu reconnais que tu ne fais pas le mal quand tu pourrais le faire sans encourir la vengeance des hommes, vraiment tu crains Dieu. Personne n'est là, personne, si ce n'est toi, celui que tu maltraites et Dieu qui vous voit tous deux. Vois-le toi-même et crains; ce n'est pas assez: vois-le et non-seulement crains le mal, mais encore aime le bien. Il ne suffit pas en effet, pour être parfait, de ne pas faire le mal dans la crainte de l'enfer; je l'ose dire, s'il n'y a en toi que cette crainte, tu as bien la foi puisque tu crois au jugement à venir da Dieu, je suis heureux de voir en toi cette croyance, mais je tremble encore pour ton penchant au mal. Que veux-je dire? Qu'éviter le mal par crainte de l'enfer, ce n'est pas faire le bien par amour de la justice.

11. Il est donc bien différent de craindre la peine ou d'aimer la justice. Cet amour doit être pur dans ton coeur, c'est-à-dire qu'il doit te porter à désirer de voir, non pas le ciel et la terre, non pas les plaines transparentes de la mer, non pas les vains spectacles ni l'éclat et la splendeur des pierreries, mais ton Dieu lui-même. Désire donc de le voir, désire de l'aimer, puisqu'il est écrit : « Mes bien-aimés nous sommes les enfants de Dieu, et ce qui nous serons ne paraît pas encore; mais nous savons que lorsqu'il apparaîtra, nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu'il est (1) ». Voilà, voilà pour quelle contemplation je t'engage à faire le bien et de plus à éviter le mal.

Supposons que tu désires jouir de la vue ton Dieu et que cet amour ne cesse de soupirer en toi durant ce pèlerinage. Le Seigneur toi Dieu veut t'éprouver, il te dit : Eh bien ! fais ce qu'il te plaît, contente tes passions, donne un libre cours à la débauche, multiplie tes actes de luxure et crois permis tout ce qui t'est agréable. Pour rien de tout cela je ne te punirai ne te jetterai dans les enfers, je te refuse seulement ma présence. Si tu trembles à ces mots, c'est que tu aimes Dieu; oui, si à ces paroles : Ton Dieu ne se laissera point voir à toi, ton cœur est ému de crainte, si tu regardes comme un grand malheur pour toi la privation de la vue de ton Dieu, c'est que toi amour est pur. Ah ! si ma parole rencontre el vous quelque étincelle de ce pur amour de Dieu, entretenez-la ; et pour l'accroître toutes vos forces, recourez à la prière, l'humilité, à la douleur de la pénitence, à l'amour de la justice, aux bonnes oeuvres, aux saints gémissements, à l'édification de la vie,

 

1. I Jean, III, 2.

 

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à la fidélité dans vos rapports avec vos frères. Soufflez, développez en vous cette étincelle précieuse du divin amour. Lorsqu'elle aura grandi, lorsque ses pures flammes auront produit comme un; immense embrasement, elle consumera en un clin d'oeil la paille des passions charnelles.

SERMON CLXXIX. LA PAROLE DE DIEU (1).
 

Analyse. — La Parole de Dieu nous impose deux devoirs, celui de l'écouter et celui de la pratiquer. I. Il est bien plus sûr d'écouter la parole de Dieu que de l'annoncer, et saint Augustin envie le bonheur de ceux qui n'ont qu'à l'entendre. Ce bonheur n'est-il pas comparable à celui de Marie assise aux pieds de Jésus ? Les oeuvres auxquelles se livre Marthe passeront, quoique la récompense méritée par elle ne doive pas passer. Mais l'occupation même de Marie ne passera pas; elle ne fera que se perfectionner. II. Quant au devoir de pratiquer la divine parole, il pèse sur les prédicateurs comme sur les auditeurs, et tous doivent l'accomplir intérieurement et extérieurement ; intérieurement par la pureté d'intention, extérieurement par la pureté de la vie et sa conformité aux divins commandements. Ecouter la sainte parole sans la pratiquer, c'est bâtir sur le sable ; l'écouter et la pratiquer, c'est bâtir sur le roc ; ne faire ni l'un ni l'autre, c'est ne pas même bâtir, c'est rester, sans aucun abri, exposé à tous les dangers. Il faut donc pratiquer, pratiquer sans s'inquiéter des défauts et des vices mêmes qui se peuvent rencontrer dans le prédicateur.

 

1. Le bienheureux Apôtre Jacques s'adresse aux auditeurs assidus de la parole divine et leur dit. « Pratiquez cette parole, sans vous «contenter de l'écouter; ce serait vous tromper a vous-mêmes ». Vous-mêmes, et non pas celui qui vous envoie cette parole, ni celui qui vous l'annonce.

Cette pensée jaillit de la source même de la vérité, et nous est présentée par la bouche infaillible d'un Apôtre. A notre tour donc, nous nous en emparons avec confiance pour en faire le sujet de cette exhortation ; mais en vous l'adressant nous n'aurons garde de nous oublier nous-mêmes. A quoi servirait de prêcher extérieurement la parole de Dieu, si d'abord on ne l'écoutait dans son coeur? Sommes-nous assez étrangers à l'humanité et à toute réflexion sérieuse, pour ne comprendre pas les dangers que nous courons en annonçant aux peuples la sainte parole ? Une chose pourtant nous encourage, c'est le secours que nous assurent vos prières au milieu de nos périlleuses fonctions. Mais pour vous montrer, mes frères, combien, à la place que vous occupez, vous êtes plus en sûreté que nous, je vous citerai une autre pensée du même Apôtre : « Que chacun de vous, dit-il, soit prompt à écouter et lent à parler ». Par égard donc à cette recommandation d'être prompts à écouter et lents à parler, un mot d'abord du devoir que nous accomplissons ; et après vous avoir dit pourquoi nous prêchons si souvent, je reviendrai au premier objet de ce discours.

2. Notre devoir est de vous exciter, non-seulement à écouter la parole de Dieu, mais encore à la pratiquer. Quel est pourtant l'homme qui ne nous juge, lorsque peu frappé de cette obligation il lit ces mots sacrés: « Que chacun soit prompt à écouter et lent à parler ? » N'est-ce pas d'ailleurs votre ferveur qui nous force à n'observer pas cette recommandation ? Mais quand je me jette ainsi au milieu des dangers, c'est pour vous une nécessité nouvelle de nous soutenir par vos prières.

Toutefois, mes frères, je vais vous faire un aveu auquel je vous demande d'ajouter foi , puisque vous ne pouvez lire dans mon coeur. Pour obéir aux ordres de mon seigneur et frère, votre évêque, ainsi que pour faire droit à vos instances, je vous parle fréquemment : ma joie solide n'est pourtant pas de prêcher, mais d'écouter. Oui, je le répète, ma joie solide est de pouvoir écouter, non pas de prêcher.

 

1. Jacq. I, 19, 22.

 

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Quand j'écoute, en effet, ma joie ne court aucun danger, je ne suis pas exposé à l'orgueil; car on n'a pas à craindre de tomber dans cet abîme, lorsqu'on s'appuie sur le roc inébranlable de la vérité. Voulez-vous une preuve de ce que je vous dis? Écoutez ces paroles: « Vous me donnerez, si je vous écoute, la joie et l'allégresse ». Ainsi mon bonheur est d'entendre. Le Prophète ajoute aussitôt : « Et mes ossements humiliés tressailleront de plaisir (1) ». C'est donc être humble que d'écouter, tandis que pour ne pas tomber, en prêchant, dans une vaine complaisance, il faut se comprimer. Si je ne m'enfle point alors, j'y suis exposé; au lieu qu'en écoutant, je jouis d'un bonheur aussi sûr qu'il est secret. A ce bonheur n'était pas étranger l'ami de l'Époux quand il disait : « L'Époux est celui à qui appartient l'épouse; pour l'ami de l'Époux, il est debout et l'écoute » ; et s'il est debout, c'est qu'il écoute. Aussi le premier homme resta-t-il debout, tant qu'il écouta Dieu, tandis qu'il tomba dès qu'il eut prêté l'oreille au serpent. Il est donc bien vrai que « l'ami de l'Époux est debout et l'écoute, et que de plus il est transporté de joie parce qu'il entend la voix de l’Epoux (2) ». Non pas sa propre voix à lui, mais la voix de l'Époux. Jean toutefois ne cachait pas publiquement aux peuples cette voix de l'Époux qu'il entendait secrètement.

3. C'est le bonheur dont Marie également avait fait choix, pendant qu'elle laissait sa sueur vaquer aux soins nombreux du service, pour demeurer assise aux pieds du Seigneur et entendre en repos sa parole. Si Jean était debout et Marie assise; Marie n'en était pas moins debout dans son coeur et Jean assis dans son humilité, car l'attitude de Jean est le symbole de la persévérance, comme celle de Marie, l'indication de l'humilité. Pour vous convaincre que l'attitude de Jean désigne la persévérance, souvenez-vous que le démon ne persévéra point et qu'il est écrit de lui : « Il a été homicide dès le commencement et n'est point resté debout dans la vérité (3) ». Pour vous convaincre aussi que la position de Marie symbolise l'humilité, voici ce que dit un psaume à propos de la pénitence : « Levez-vous après avoir été assis, vous qui mangez le pain de la douleur (4)». Pourquoi se lever après avoir été assis? C'est que « celui qui s'humilie sera élevé (5) ».

 

1. Ps. L, 10. — 2. Jean, III, 29. — 3. Jean, VIII, 44. — 4. Ps. CXXVI, 2. — 5. Luc, XIV, 11.

 

Maintenant, le Seigneur nous dira lui. même, en parlant de Marie assise à ses pieds et recueillant sa parole, quel bonheur il y a à l'entendre. Pendant que sa soeur était surchargée des préparatifs du service, elle se plaignait à Jésus même de n'être pas secondée par elle, et Jésus lui répondit: « Marthe, Marthe, à combien d'occupations tu te livres ! Il n'y a pourtant qu'une chose nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, laquelle ne lui sera point ôtée (1) ». Y avait-il du mal dans ce que faisait Marthe ? Eh ! qui de nous pourrait exalter suffisamment le mérite immense de donner l'hospitalité à des saints? Mais s'il y a tant de mérite à être hospitalier envers les saints, quel mérite bien plus considérable à pratiquer cette vertu envers le Chef même des saints et ses principaux membres, envers le Christ et ses apôtres? Vous tous qui aimez à exercer cette vertu, ne dites-vous pas, en entendant parler de ce que faisait Marthe: Oh ! qu'elle était heureuse, qu'elle était favorisée de recevoir le Seigneur même et d'avoir pour hôtes ses apôtres pendant qu'ils vivaient sur la terre? Ne te décourage pourtant point de ne pouvoir, comme Marthe, accueillir dans ta demeure le Seigneur avec ses apôtres; lui-même te rassure : « Ce que vous avez fait à l'un des derniers d'entre les miens, dit-il, vous me l'avez fait à moi (2) ». L'Apôtre donc nous prescrit quelque chose de bien grand, de bien impur. tant, quand il dit: « Partagez avec les saints qui sont dans le besoin, aimez à exercer l'hospitalité (3) ». Puis, louant cette vertu dans l'Épître aux Hébreux: « C'est elle, dit-il, qui a mérité à plusieurs d'abriter des anges à leur insu (4) ». Quel service magnifique ! quelle insigne faveur ! « Marie pourtant a  choisi la meilleure part », en demeurant assise, en repos et en écoutant, tandis que sa soeur allait et venait, se fatiguait et pensait-il tant de choses.

4. Le Seigneur montre néanmoins ce qui rendait meilleure la part de Marie. Après avoir dit: « Marie a choisi la meilleure part », il ajoute aussitôt et comme pour répondre à notre désir d'en savoir la raison : « Laquelle ne lui sera point ôtée ». Que voir là, mes frères? Si la raison pour laquelle la part de Marie est préférable, est que cette part ne lui sera point ôtée , il s'ensuit sûrement que l'autre

 

1. Luc, X, 38, 42. — 2. Matt. XXV, 40. — 3. Rom. XII, 13. — 4. Héb. XII, 2.

 

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part choisie par Marthe ne lui sera pas conservée toujours. Oui, quiconque fournit aux saints ce qui est nécessaire à la vie corporelle, ne le fera pas toujours; il n'aura pas toujours à leur rendre ces services. Pourquoi les leur rend-on en effet, sinon parce qu'ils sont faibles? Pourquoi encore, sinon parce qu'ils sont mortels ? Pourquoi, sinon parce qu'ils ont faim et soif ? Mais qu'éprouveront-ils de tout cela, lorsque ce corps corruptible sera revêtu d'incorruptibilité, et que ce corps mortel sera devenu immortel? Quel service à rendre au besoin, lorsqu'il n'y aura plus de besoin ? Alors donc il n'y aura plus de travail,. mais on en aura la récompense. Comment donner à manger, quand nul n'aura faim? à boire, quand personne n'aura soif? A qui offrir l'hospitalité, quand il n'y aura point d'étranger?

C'était afin de pouvoir récompenser de la pratique de la charité, que le Seigneur daignait se laisser dans le besoin avec ses apôtres. S'il avait faim et soif, ce n'était point par nécessité, c'était par bonté. Il était bon que le Créateur de toutes choses fût dans le besoin;. car c'était un moyen de rendre heureux qui (assisterait. De plus, quand on assistait ainsi le Sauveur, que lui donnait-on ? qui lui donnait? où prenait-on pour lui donner? et à qui donnait-on ? Que donnait-on ? A manger au pain même. Qui -lui donnait? Celui qui voulait recevoir de lui bien davantage. Où prenait-on? Chacun donnait-il de ce qui lui appartenait? Mais que possédait-on qu'on ne l'eût reçu? A qui enfin donnait-on? N'est-ce pas à Celui qui avait créé tout à la fois, et ce qu'on lui donnait, et celui qui lui donnait? Quel noble service ! quel emploi magnifique ! quelle immense faveur ! Et pourtant « Marie a choisi la meilleure part, laquelle ne lui sera point ôtée ». Ainsi donc la part de Marthe passe; mais, je le répète, sa récompense ne passe point.

5. La part même de Marie ne passe point. Voici comment. D'où venait, dites-moi, la joie de Marie en écoutant ? Que mangeait-elle ? Que buvait-elle? Savez-vous ce qu'elle mangeait, ce qu'elle buvait ? Demandons-le au Seigneur même; demandons-lui quel banquet il prépare à ses amis. « Heureux, dit-il, ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés (1)» . — C'est à cette fontaine, c'est

 

1. Matt. V, 6.

 

dans ce grenier que- puisait Marie les quelques miettes qu'elle mangeait avec avidité aux pieds du Seigneur. Le Seigneur lui donnait bien alors autant qu'elle pouvait prendre ; mais ni ses disciples, ni ses apôtres mêmes n'étaient alors capables de recevoir autant qu'il donnera un jour au céleste festin. Aussi leur disait-il: «J'ai encore beaucoup de choses à vous enseigner; mais vous ne sauriez les entendre encore (1) ». Je demandais donc d'où venait le bonheur de Marie; ce qu'elle mangeait, ce qu'elle buvait dans son coeur avec une avidité si soutenue. C'était la justice, la vérité. La vérité faisait ses délices, elle écoutait la vérité; elle aspirait à la vérité, soupirait après elle; elle en avait faim et elle la mangeait; soif et elle la buvait; elle se rassasiait ainsi sans rien retrancher à ce qui lui servait de nourriture. Quelles étaient les délices de Marie? Que mangeait-elle? Je m'arrête à cette idée, parce qu'elle fait mes délices à moi-même. Je l'ose donc déclarer, elle mangeait Celui qu'elle entendait. Elle mangeait la vérité; mais n'a-t-il pas dit: « Je suis la Vérité (2)? » Que dire encore ? Lui se laissait manger, comme étant un pain, car il a dit aussi : « Je suis le pain descendu du ciel (3) ». Voilà, voilà le pain qui nourrit sans s'épuiser.

6. Je prie votre charité de se rendre ici fort attentive. Servir les saints , leur préparer à manger, leur offrir à boire, pour eux dresser la table, préparer un lit, leur laver les pieds et les recevoir dans sa demeure, tout cela, disons-nous , doit passer. Mais qui oserait avancer que si maintenant nous vivons de la vérité, nous n'en vivrons plus, une fois parvenus à l'immortalité? N'est-il pas vrai que nous ne pouvons aujourd'hui recueillir que des miettes et qu'alors nous serons assis à la table de Dieu même? C'est de ces aliments spirituels que parlait le Sauveur, lorsque faisant l'éloge de la foi du centurion, il disait : « En « vérité je vous le déclare, je n'ai pas trouvé dans Israël une foi aussi grande. Aussi, je vous l'annonce , beaucoup viendront de l'Orient et de l'Occident et prendront place, avec Abraham, Isaac et Jacob, au festin du royaume des cieux (4) ». Loin de nous la pensée de comparer ces aliments célestes à ceux dont il est question dans ce passage de l'Apôtre : « La nourriture est pour l’estomac, et

 

1. Jean, XVI, 12. — 2. Jean, XCV, 16. — 3. Ib. VI, 14. — 4. Matt. VIII, 10, 11.

 

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l'estomac pour la nourriture; mais Dieu détruira l'un et l'autre (1) ». Il détruira? C'est qu'on ne ressentira plus la faim. Mais la nourriture qu'on prendra alors durera toujours. C'est la récompense qu'il promet de donner à ses saints dans son royaume: « En vérité je vous le déclare, dit-il, il les fera mettre à table; lui-même passera et les servira (2) ». Que signifie: « Il les fera mettre à table », sinon : Il les fera reposer, reposer complètement? Et: « Il passera lui-même et les servira? » Qu'il les servira après avoir passé ici, car le Christ a passé ici, et il nous faudra le rejoindre dans ce séjour où il ne passe plus. Le mot Pâque en hébreu signifie passage; à quoi fait allusion le Sauveur, ou plutôt son Evangéliste , lorsqu'il dit : « L'heure étant venue pour lui de passer de ce monde à son Père (3) ». Or, si dès maintenant il nous sert, et quelle nourriture ! à quoi ne devons-nous pas nous attendre alors? La part choisie par Marie devait donc croître plutôt que de passer. Eh ! quand le cœur humain jouit de la lumière de la vérité, de l'abondance de la sagesse; quand surtout ce cœur humain est un coeur fidèle et saint, à quelles délices comparer ce qu'il ressent? D'aucune autre satisfaction on ne saurait même dire qu'elle est moindre; ce serait comme laisser croire qu'en augmentant elle pourra égaler ces divines délices. Ici donc point de degré moindre, point de comparaison à établir les joies sont de nature trop différente. Pourquoi en ce moment êtes-vous tous si attentifs, si appliqués? Pourquoi cette émotion et ce plaisir quand vous voyez la vérité? Que voyez-vous alors? Que saisissez-vous ? Quelle couleur brillante a frappé vos regards ? Quelle forme, quelle figure a passé devant vous ? Quelle en était la grandeur, quels en étaient les membres, quelle en était la beauté corporelle? Rien de tout cela; et pourtant vous aimez; applaudiriez-vous ainsi, si vous n'aimiez pas ? Or, aimeriez-vous, si vous ne voyiez rien? Oui, sans que je vous montre ni formes corporelles, ni couleurs, ni contours, ni mouvements cadencés, sans que je vous montre rien de tout cela, vous voyez, vous aimez, vous applaudissez. Ah ! si maintenant la vérité a tant de charmes, que n'aura-t-elle point alors? « Marie a choisi la meilleure part, laquelle ne lui sera point ôtée ».

 

1. I Cor. VI, 13. — 2. Luc, XII, 37. — 3. Jean, XIII, 1.

 

7. Autant que je l'ai pu et que le Seigneur a daigné m'en faire la grâce, j'ai montré à votre douce, charité combien vous êtes plus en sûreté en restant debout pour écouter, que nous en prêchant. Ne faites-vous pas aujourd'hui ce que tous nous ferons plus tard? Dans la patrie en effet il n'y aura plus personne pour porter la parole ; le Verbe se portera lui-même. Mais aujourd'hui votre devoir est de pratiquer et le nôtre de vous y exciter, puisque vous êtes auditeurs, et nous prédicateurs. Tous néanmoins nous sommes auditeurs, auditeurs dans cette partie secrète de nous-mêmes où ne pénètre aucun regard humain, auditeurs dans le coeur, dans l'intelligence où vous parle Celui qui vous porte à applaudir ; car je ne fais, moi, qu'un bruit extérieur de paroles; c'est Dieu qui émeut votre âme, et c'est là que nous devons tous écouter.

Mais tous aussi nous devons pratiquer et extérieurement et intérieurement en présence de! Dieu. Comment pratiquer intérieurement ? « Parce que quiconque voit une femme pour la convoiter a déjà commis avec elle l'adultère dans son coeur (1) ». On peut donc être coupable de ce crime sans qu'aucun homme s'en aperçoive, mais non sans que Dieu châtie. Quel est alors celui qui pratique intérieurement? Celui qui ne voit pas pour convoiter. Et celui qui pratique extérieurement? « Romps ton pain pour celui qui a faim (2) ». Le prochain te voit alors : Dieu seul distingue cependant quelle est l'intention qui t'anime. « Observez » donc « la parole », mes frères, « sans vous contenter de l'entendre, ce qui serait vous séduire vous-mêmes » ; vous-mêmes et non pas Dieu ni celui qui prêche. Ni aucun prédicateur ni moi ne lisons dans votre cœur ; nous ne pouvons juger ce que vous faites par le travail intérieur de vos pensées. Mais si l'homme ne peut voir cela, Dieu le distingue, le coeur humain ne peut avoir pour lui de replis cachés. Il voit avec quelle intention tu écoutes, ce que tu penses, ce que tu retiens, combien tu profites de ses grâces, avec quelle insistance tu le pries, comment tu lui demandes ce que tu n'as pas et comment tu lui rends grâce de ce que tu possèdes : Lui qui doit te demander compte de tout, connaît tout cela. Nous pouvons bien, nous, distribuer les richesses dû Seigneur; lui-même viendra les réclamer,

 

1. Matt. V, 28. — 2. Isaïe, LVIII, 7.

 

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car il a dit: « Mauvais serviteur, tu devais mettre mon argent à la banque , et je l'aurais en venant réclamé avec les intérêts (1) » .

8. Prenez donc garde, mes frères, de vous séduire vous-mêmes; car il ne vous suffit pas d'être venus avec empressement entendre la parole de Dieu ; il faut, sans vous relâcher, mettre en pratique ce que vous écoutez. S'il est beau d'entendre, n'est-il pas bien plus beau d'accomplir ? En n'écoutant pas, en négligeant de le faire, tu ne bâtis rien. Ecouter sans pratiquer, c'est préparer un renversement. Voici la comparaison frappante qu'a faite Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même pour expliquer cette vérité : « Celui, dit-il, qui entend ces paroles que je publie et qui les accomplit, je le comparerai à l'homme sage qui bâtit sa maison sur la pierre. La pluie est descendue, les fleuves sont débordés, les vents ont soufflé et sont venus fondre sur cette maison, et elle n'est pas tombée ». Pourquoi ? « Parce qu'elle était fondée sur la pierre ». Ainsi écouter et pratiquer, c'est bâtir sur la pierre, puisqu'écouter c'est bâtir. « Mais, poursuit le Sauveur, celui qui entend ces paroles que je publie et qui ne les accomplit pas, je le comparerai à un insensé qui bâtit ». Lui donc aussi bâtit. Que bâtit-il ? « Il bâtit sa maison ». Mais comme il n'accomplit pas ce qu'il entend, il ne fait en entendant que « bâtir sur le sable ». Ainsi donc écouter sans pratiquer, c'est bâtir sur le sable ; écouter et pratiquer, c'est construire sur la pierre; mais n'écouter même pas, c'est ne bâtir ni sur la pierre ni sur le sable. Et qu'arrive-t-il ? « La pluie est descendue, les fleuves sont débordés, les vents ont soufflé et sont venus fondre sur cette maison, et elle s'est écroulée et sa ruine a été grande (2) ». Quel triste spectacle !

9. Quelqu'un sans doute me dira : Ai-je besoin d'écouter ce que je ne dois pas accomplir, puisque en écoutant sans pratiquer je ne bâtirai que des ruines. N'est-il pas plus sûr de n'écouter pas ? — Le Seigneur n'a point voulu, dans sa comparaison, toucher à ce point de la question ; il a pourtant donné la solution à entendre. Dans cette vie, en effet, la pluie, les vents et les fleuves sont toujours en mouvement. Quoi ! C'est pour n'être pas renversé

 

1. Luc, XIX, 22,23. — 2. Matt. VII, 24-27.

 

par eux que tu ne bâtis pas sur la pierre ? C'est pour qu'ils ne renversent pas ta demeure dans leur course que tu ne bâtis pas même sur le sable ? Tu veux donc, en n'écoutant pas, rester sans abri. Voici la pluie, voici les vents; cours-tu moins de dangers, pour être enlevé, dépouillé de tout ? Eh ! quel sort ne te prépares-tu point ? Non, détrompe-toi, tu ne te mets pas en sûreté en n'écoutant pas; sans abri et sans vêtements, tu seras inévitablement abattu, emporté et submergé. Or, si c'est un mal de bâtir sur le sable, un mal encore de ne bâtir pas, c'est qu'on ne fait bien qu'en bâtissant sur la pierre. Oui, c'est mal de n'écouter pas ; mal aussi d'écouter sans pratiquer; il n'y a donc qu'à écouter et à pratiquer. « Accomplissez la parole, sans vous contenter de l'entendre ; ce qui serait vous tromper vous-mêmes ».

10. N'est-il pas à craindre qu'en vous excitant ainsi je ne vous fasse tomber dans le désespoir, au lieu de vous encourager par mes paroles? Peut-être en effet que dans cette assemblée si nombreuse, quelqu'un, deux ou plusieurs se disent: Je voudrais savoir si celui qui nous parle de la sorte fait lui-même ce qu'il entend ou ce qu'il adresse aux autres. Je lui réponds: « Peu m'importe d'être jugé par vous ou par un tribunal humain ». Sans doute, je puis savoir en partie ce que je suis aujourd'hui; j'ignore ce que je serai demain. Pour toi qui t'inquiètes ainsi de moi, sois tranquille sous ce rapport ; Dieu le veut. Si je fais ce que je dis ou ce que j'entends, « soyez mes imitateurs, comme je le suis du Christ (1) ». Si au contraire je prêche sans pratiquer, écoute cette recommandation du Sauveur: « Faites ce qu'ils disent, mais gardez-vous de faire ce qu'ils font ». Concluons que si tu me loues pour avoir bonne idée de moi, et que si tu m'accuses pour en penser mal, tu ne te justifies pas. Eh ! comment te justifierais-tu en lançant l'accusation contre un prédicateur indigne de la vérité qui t'annonce la parole de Dieu et qui vit mal; puisque ton Seigneur, ton Rédempteur, puisque Celui qui a répandu son sang pour te racheter, pour t'enrôler sous ses drapeaux et de toi, son serviteur, faire son propre frère, te défend de me mépriser et te crie : « Faites ce qu'ils disent, mais gardez-vous de faire ce qu'ils

 

1. I Cor. IV, 3, 16.

 

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font; car ils disent et ne font pas (1)? » Ils disent bien et font mal; pour toi écoute le bien et te garde de faire mal.

 

1. Matt. XXIII, 3.

 

Tu objecteras. Comment un homme mauvais peut-il m'enseigner à être bon ? « Cueille-t-on des raisins sur des épines (1) ? »

 

1. Ib. VII, 16. — Cette objection n'est pas résolue ici. Elle l’est précédemment. serm. XLVI, n. 22 CL, n. 10.

SERMON CLXXX. DU SERMENT (1).
 

ANALYSE. — Deux questions sur ce grave sujet que le saint Docteur n'a pas osé traiter encore. I. Pourquoi le serment est-il interdit par saint Jacques et par Notre-Seigneur? Premièrement c'est que le serment expose l'homme au parjure; secondement c'est que le parjure est un crime énorme qui donne la mort à l'âme. Aussi , II. Que faut-il faire pour se corriger de l'habitude de jurer? Premièrement il faut s'y appliquer de toutes ses forces, par-dessus tout, dit saint Jacques, et on peut réussir, saint Augustin en est une preuve. On doit secondement s'abstenir de demander le serment, à moins, bien entendu, d'une nécessité spéciale et extraordinaire. Il faut troisièmement ne jurer pas même par les faux dieux, ce qui serait un scandale. Quatrièmement enfin, il suffit pour se délivrer de cette coutume funeste, d'y résister sérieusement pendant trois jours.

 

1. La première leçon de l'apôtre saint Jacques qui nous a été lue aujourd'hui, demande à être examinée; c'est pour ainsi dire une obligation qui nous est imposée. Ce qui principalement vous y a frappés, c'est qu'avant tout vous ne devez pas jurer; mais c'est une question difficile à traiter. S'il est réellement défendu de jurer, qui n'est coupable? Que le parjure soit un péché et un péché énorme, nul n'en doute. Mais dans le passage que nous étudions l'Apôtre ne dit pas: « Avant tout », mes frères, gardez-vous de vous parjurer, mais « gardez-vous de jurer ». Déjà Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même avait fait dans l'Evangile une recommandation semblable. « Vous savez, y dit-il, qu'il a été dit aux anciens: Tu ne te parjureras pas; pour moi je vous le dis : Ne jurez ni par le ciel, car il est le trône de Dieu; ni par la terre, car elle est l'escabeau de ses pieds; tu ne jureras pas non plus par ta tête, parce que tu ne peux rendre un seul de tes cheveux blanc ou noir. Que votre langage soit: Oui, oui; non, non; car ce qui est de plus vient du mal (2) ». Le texte précité de l'Apôtre est si conforme à cet avertissement du Seigneur, que c'est évidemment le même ordre donné par Dieu. Aussi l'auteur

 

1. Jacq. V,12. — 2. Matt. V, 33-37.

 

de la recommandation évangélique n'est-il pas différent de celui qui a dit par l'organe de l'Apôtre: « Avant tout, mes frères, ne jurez ni par le ciel ni par la terre, et ne faites aucun autre serment que ce soit. Que votre langage soit: Oui, oui; non, non ». Il n’y a ici de différence que ces mots: « Avant tout », ajoutés par l'Apôtre. C'est ce qui vous a si vivement frappés, c'est aussi ce qui accroît la difficulté de la question.

2. Il est sûr en effet que les saints ont juré et que Dieu même, en qui ne se trouve absolument aucun péché, a juré le premier: « Le Seigneur l'a juré et il ne s'en repentira point, vous êtes prêtre pour l'éternité selon l'ordre de Melchisédech (1) ». Ainsi a-t-il promis avec serment, à son Fils, l'éternité du sacerdoce, Nous lisons encore : « Je jure par moi-même, dit le Seigneur (2)» ; et cet autre serment: « Je vis, dit le Seigneur (3) ». De même donc que l'homme jure par Dieu, ainsi Dieu jure par lui-même. Ne s'ensuit-il pas qu'il n'y a point de péché à jurer ? Comment soutenir que c'est un péché, puisque Dieu a juré? Ne serait-ce.pas un affreux blasphème ?Dieu est sans péché, et il jure ; il n'y a donc pas de crime à jurer, mais plutôt à se parjurer?

 

1. Ps. CIX, 4. — 2. Gen. XXII, 16. — 3. Nomb. XIV, 28.

 

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Peut-être pourrait-on répondre qu'en fait de serment il ne faut pas prendre modèle sur le Seigneur notre Dieu ; car dès qu'il est Dieu ne saurait se parjurer, et à lui seul par conséquent il est permis de jurer. Quand les hommes font-ils de faux serments ? Quand ils se trompent ou sont trompés. En effet, ou on croit vrai ce qui est faux, et on jure témérairement ; ou bien on voit, on soupçonne au moins la fausseté d'une chose et on l'affirme avec serment comme étant vraie ; le serment est alors un crime. Entre ces deux faux serments il y a donc une différence. Voyons d'abord l'homme qui croit vrai ce qu'il affirme; il le croit vrai, mais la chose est fausse. Cet homme ne fait pas un parjure volontaire ; il est trompé en prenant pour vrai ce qui est faux, il ne fait pas volontairement un serment faux. Voyons ensuite celui qui connaît la fausseté et qui la soutient comme une vérité; oui, il affirme avec serment ce qu'il sait être faux. N'est-ce pas un monstre exécrable qu'il faut bannir de la société humaine ? Qui aime une telle conduite ? Qui ne l'abhorre ? On peut faire une troisième supposition. Un homme croit une chose fausse et il l'affirme comme vraie, mais il se trouve que réellement elle est vraie. Ainsi, par exemple et pour plus de clarté, tu lui demandes : A-t-il plu en cet endroit ? Il croit qu'il n'y a pas plu , mais il a intérêt à dire qu'il y a plu ; et quoiqu'il pense le contraire, quand on lui demande

Y a-t-il plu réellement ? Oui, répond-il, et il jure. Il est vrai qu'il y a plu, mais il l'ignore, il croit même le contraire; il est donc parjure; tant l'intention influe sur le caractère de la parole ! La langue n'est pas coupable si l'âme ne l’est d'abord.

Quel est, hélas ! celui qui ne se trompe, tout en cherchant à ne tromper pas ? Quel est l'homme inaccessible toujours à l'erreur ? Et pourtant on ne cesse de jurer, les serments se multiplient,ils sont souvent en plus grand nombre que les simples paroles. Ah ! si on examinait combien de fois on jure dans un jour, combien de fois on se blesse, combien de fois on se frappe et on se perce du dard de sa langue, quelle partie de soi-même trouverait-on exempte de meurtrissures? Ainsi donc, parce que le parjure est un crime énorme, l'Ecriture t'a indiqué le plus court chemin pour y échapper ; c'est de ne jurer pas.

3. Que te dirai-je encore, mon ami ? De jurer selon la vérité ? Sans doute, sans doute, en jurant selon la vérité, tu ne pèches pas, non. Mais tu es homme, tu vis au milieu des tentations, enveloppé dans la chair; tu es poussière foulant la poussière, pendant que ce corps qui se corrompt appesantit l'âme, pendant que cette maison de boue abat l'esprit rempli de tant de soucis (1). Or, au milieu de tant de pensées incertaines et frivoles, de vaines conjectures et d'humaines perfidies, comment n'être pas séduit par ce qui est faux dans la région même de la fausseté ? Veux-tu donc t'éloigner du parjure ? Garde-toi de jurer. On peut en jurant jurer quelquefois selon la vérité ; mais il est impossible en ne jurant pas d'affirmer le mensonge avec serment. C'est à Dieu de jurer; car il jure sans danger, car rien ne le trompe et il n'ignore rien, et étant incapable d'être trompé, il ne sait non plus tromper personne. Quand il jure, c'est lui-même qu'il prend pour témoin. De même qu'en jurant tu invoques son témoignage, ainsi quand il jure, lui-même en appelle à lui-même. Mais toi, en le prenant à témoin, pour attester peut-être un mensonge, tu fais intervenir en vain le nom du Seigneur ton Dieu (2). Afin donc de ne te point parjurer, ne jure pas. Le parjure est un précipice dont le jurement est comme le bord ; d'où il suit qu'en jurant on en approche et qu'on s'en éloigne en ne jurant pas. On pèche et on pèche gravement en jurant faux ;on ne pèche pas en jurant vrai, mais on ne pèche pas non plus en ne jurant pas du tout. Toutefois en ne péchant pas pour ne pas jurer, on reste éloigné du péché ; tandis qu'on s'en approche en ne péchant pas pour jurer vrai. Suppose que tu marches en un endroit où tu as, à droite, une plaine immense et sans écueil, et à gauche un abîme. De quel côté préfères-tu te porter ? Est-ce sur le bord ou loin de l'abîme ? Tu t'en éloigneras sans doute. C'est ainsi qu'en jurant on marche sur le bord du précipice, et l'on est d'autant plus exposé à y tomber qu'étant homme on n'a pas le pied ferme. Heurte-toi ou viens à glisser, tu tombes dans cet abîme. Et pour y rencontrer quoi ? Le châtiment dû aux parjures. Tu voulais ne jurer que selon la vérité, écoute plutôt le conseil de Dieu, et ne jure pas.

4. Pourtant, si le serment était un péché,

 

1. Sag. IX, 15. — 2. Exod. XX, 7.

 

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l'ancienne loi même ne dirait point: « Tu ne te parjureras point, mais tu accompliras le serment fait par toi au Seigneur (1) ». Nous y serait-il commandé d'accomplir un péché ? — Il est vrai, Dieu te dit: Si tu jures, c'est-à-dire, si tu jures vrai, je ne te condamnerai point. Mais te condamnerai-je si tu ne jures pas? Il est, poursuit-il, deux choses que je ne condamnerai jamais : jurer vrai et ne jurer pas, tandis que je réprouve le faux serment. Le faux serment est désastreux, le serment vrai est dangereux ; on ne court aucun péril en ne jurant pas.

Je savais que cette question est difficile, et j'en fais l'aveu devant votre charité , toujours j'ai évité de la traiter. Mais puisque aujourd'hui Dimanche, on a lu comme sujet du discours que je vous dois adresser, le passage où il en est fait mention, j'ai cru que le ciel même m'inspirait de vous en entretenir. Si donc Dieu veut que je vous en parle, il veut aussi que vous m'écoutiez sur ce point. Je vous en conjure, ne dédaignez pas ce sujet, comprimez la mobilité de vos pensées, retenez l'activité de vos langues. Non, non, ce n'est pas sans raison qu'après avoir cherché toujours à échapper à cette question, je me sens aujourd'hui contraint de l'aborder et d'en occuper votre charité.

5. Ce qui doit vous convaincre encore que le serment conforme à la vérité n'est pas un péché, c'est que l'apôtre Paul sûrement a juré. « Chaque jour, mes frères, je meurs, par la gloire que je reçois de vous en Jésus-Christ Notre-Seigneur (2) ». Ces mots par la gloire, sont une formule de serment. « Je meurs; par la gloire que je reçois de vous », ne signifie donc,pas que cette gloire me fait mourir. On dit bien: Un tel est mort par le poison, il est mort par l'épée, il est mort par une bête, il a été tué par son ennemi, c'est-à-dire sous les coups de son ennemi, parle moyen de l'épée, du poison ou par tout autre moyen. Ce n'est pas dans ce sens que l'Apôtre s'écrie : « Je meurs, par la gloire que je reçois de vous». Le texte grec ne permet aucune équivoque. Il suffit de le lire pour y découvrir une formule authentique de serment. En umeteran laukheste, y est-il dit. En ton Teon est un serment pour le grec; vous qui chaque jour entendez des Grecs et qui savez le grec, vous en êtes convaincus, et

 

1. Lévit. XIX, 12. — 2. I Cor. XV, 3.

 

 

ces expressions signifient: Par Dieu. Aussi personne ne doute que l'Apôtre n'ait juré en prononçant ces mots. « Par la gloire que je reçois de vous » ; mais ce n'est pas une gloire humaine. Aussi ajoute-t-il: « En Jésus-Christ Notre-Seigneur ». Il fait ailleurs encore un serment aussi certain que formel: « Je prends Dieu à témoin sur mon âme, dit-il; je prends Dieu à témoin sur mon âme, que c'est pour vous épargner que je ne suis pas encore venu à Corinthe (1) ». Ailleurs encore, écrivant au Galates : « En vous écrivant ceci, dit-il, voici, devant Dieu, que je ne mens pas (2) ».

6. Appliquez-vous, je vous en prie, et suivez avec attention. Si mes paroles ne vous frappent pas assez vivement, attribuez-le aux difficultés du sujet; vous en profiterez toutefois si vous savez vous en pénétrer. L'Apôtre donc a juré. Ah ! ne vous laissez pas égarer par ces esprits qui pour distinguer ou plutôt pour ne comprendre pas les formules de serment, répètent que ce n'en est pas de dire: Dieu sait, Dieu est témoin, j'en appelle à Dieu par mon âme que je dis la vérité. Il a invoqué Dieu, objectent-ils, il l'a cité comme témoin: était-ce jurer? Ce langage prouve qu'eux-mêmes, en en appelant au témoignage de Dieu, n'ont en vue que de mentir. Mais quoi donc, ô coeur pervers et dépravé, c'est jurer que de dire; Par Dieu ; et ce n'est pas jurer de prononcer ces mots : Dieu m'est témoin ? Eh ! Par Dieu ne signifie-t-il pas. Dieu m'est témoin? Dieu m'est témoin exprime-t-il autre chose que; Par Dieu ?

7. Que veut dire jurer, jurare, sinon rendre ce qui est dû, jus, à Dieu, quand on jure par Dieu ; à son salut, quand on jure par son salut ; et à ses enfants, quand on jure par eux? Maintenant, que devons-nous à notre salut, à nos enfants, à notre Dieu, sinon vérité, charité et non pas mensonge ? Il y a surtout serment véritable, lorsqu'on en appelle à Dieu; de plus, lorsqu'on dit : Par mon salut, on le remet entre les mains de Dieu, comme en jurant par ses enfants on les dévoue à Dieu afin qu'il fasse, retomber sur leur tête ce que fon dit, la vérité, si c'est la vérité, et la fausseté, si c'est elle. Or, si en jurant par ses enfants, par sa tête ou par son salut, on engage à Dieu tout cela ; ne le fait-on pas beaucoup plus lorsqu'on ose dans un parjure faire intervenir

 

1. II Cor, I, 23. — 2. Gal. I, 20.

 

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Dieu lui-même? On craindrait de se parjurer au nom d'un fils, et on ose se parjurer au nom de son Dieu ? Dirait-on intérieurement Je crains que mon fils ne meure, si par lui je fais un faux serment ; mais Dieu ne meurt pas; que craindre donc pour lui en jurant faux par lui ? Sans doute, Dieu ne perd rien, si tu jures faux par lui ; c'est toi qui perds beaucoup en prenant Dieu à témoin pour tromper ton frère. Supposition : Tu fais quelque chose en présence de ton fils, puis tu dis à un ami, à un parent ou à tout autre: Je ne l'ai pas fait; tu vas même jusqu'à mettre la main sur la tête de ce fils que tu as eu pour témoin et jusqu'à dire: Par son salut, je ne l'ai pas fait. Tout tremblant sous la main de son père sans la craindre néanmoins, mais redoutant la main divine, ce fils ne s'écrierait-il point : Non, non, mon père, ne fais pas si peu de cas de mon salut ; tu as invoqué sur moi le témoignage de Dieu, je t'ai vu, tu as fait ce que tu nies, abstiens-toi du parjure ; il est vrai, tu es mon père, mais je crains davantage mon Créateur et le tien ?

8. Toutefois, quand tu en appelles au témoignage de Dieu, Dieu ne te dit pas : Je t'ai vu, ne jure pas, tu l'as fait; et pourtant tu redoutes qu'il ne te donne la mort. Mais c'est toi qui te la donnes auparavant. De ce qu'il ne dit pas : Je t'ai vu, conclurais tu que tu t'es dérobé à ses regards? Eh! n'est-ce pas lui qui s'écrie : « Je me suis tu, je me suis tu ; me tairai-je toujours (1) ? » D'ailleurs ne dit-il pas souvent Je t'ai vu? ne le dit-il pas en punissant le parjure? Il est vrai, il ne frappe pas tous les parjures, et c'est pourquoi ce crime se propage.

J'en suis sûr, dit-on, un tel m'a fait un faux serment, et il vit. — Il t'a fait un faux serment, et il vit? — Oui, il a fait un faux serment, et il vit; assurément il a juré faux. — Tu te trompes. Ah ! si tu avais des yeux pour constater comme il est mort ; si tu comprenais ce que c'est qu'être mort et ce que c'est que ne l’être pas, tu saurais qu'il l'est réellement. Rappelle-toi seulement l'Ecriture, et tu seras convaincu que loin d'être vivant comme tu te l'imagines, ce parjure est mort. Parce que ses pieds marchent, parce que ses mains touchent, que ses yeux voient, que ses oreilles entendent et que ses autres organes remplissent suffisamment

 

1 Isaïe, XLII, 14.

 

leurs fonctions, tu crois cet homme vivant. C'est son corps qui est vivant; quant à son âme, quant à cette portion meilleure de lui-même, elle est morte. La maison est vivante, celui qui l'occupe est mort. — Comment, répliqueras-tu, l'âme est-elle morte, quoique le corps soit vivant? Le corps aurait-il la vie si l'âme ne la lui communiquait ? Comment peut être morte cette âme qui fait vivre le corps ? — Ecoute, voici la doctrine.

Le corps de l'homme est l'oeuvre de Dieu, et l'âme également son oeuvre. C'est par l'âme que Dieu fait vivre le corps, et l'âme il la fait vivre, non par elle, mais par lui. Il s'ensuit que l'âme est la vie du corps, et Dieu la vie de l'âme. Le corps meurt quand l'âme le quitte; l'âme meurt à son tour, lorsque Dieu s'en sépare. L'âme quitte le corps si ce dernier reçoit un coup d'épée; et Dieu ne quitterait point l'âme quand elle est blessée par le parjure? Veux-tu constater que le coupable dont tu parles est vraiment mort? Lis ce passage de l'Ecriture : « La bouche qui ment donne la mort à l'âme (1) ». Tu croirais que Dieu voit et punit le parjure, si celui qui vient de te tromper par un faux serment expirait tout à coup. S'il expirait sous tes yeux, c'est son corps qui expirerait. Qu'est-ce à dire ? C'est son corps qui rejetterait le souffle qui l'anime. Expirer, en effet, c'est rejeter le souffle qui fait vivre le corps. Mais en se parjurant, il a repoussé le souffle ou l'esprit qui faisait la vie de son âme. Il est donc mort, mais à ton insu; il este mort, mais tu ne le vois pas. Tu vois bien un cadavre étendu sans son âme ; tu ne saurais voir une âme infortunée privée de son Dieu. Crois-le donc, appelles-en au regard de la foi. Non, aucun parjure ne reste impuni, aucun; il porte son châtiment avec lui. Il serait puni sans doute, si dans sa propre demeure un bourreau lui torturait le corps; le bourreau de sa conscience est au fond de son coeur et on dira encore que son crime est impuni?

Que dis-tu, néanmoins? — Cet homme m'a fait un faux serment, et pourtant il vit, il est dans la joie, dans les plaisirs; pourquoi me parler de ce qui est invisible? — Parce que Dieu, invoqué par lui, est invisible lui-même. Il a juré par l'Etre invisible, il est frappé d'une invisible peine. — Mais, il vit, reprends-tu encore, il est même tout frémissant et tout

 

1. Sag. I, 11.

 

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bouillant au milieu des plaisirs. — Si tu dis vrai, ces mouvements qui l'agitent et qui l'échauffent, sont comme les vers qui rongent son âme morte. Aussi tout homme prudent, dont le flair intérieur est resté pur, se détourne de ces parjures qui vivent dans les délices ; il ne veut ni les voir ni les entendre. Pourquoi cette aversion, sinon parce que l'âme morte exhale une odeur infecte?

9. Maintenant, mes frères, voici en peu de mots la conclusion de ce discours; puissé-je vous mettre au coeur une salutaire sollicitude ! « Avant tout gardez-vous de jurer ». Pourquoi « avant tout? » C'est un crime énorme de se parjurer, mais il n'y a point de faute à jurer vrai; pourquoi donc dire : «Avant tout, gardez-vous de jurer ? » L'Apôtre devait dire: Avant tout, gardez-vous d'être parjures; mais non: «Avant tout, gardez-vous de jurer », dit-il. Est-ce plus de mal de jurer que de dérober? de jurer que d'être adultère? Je ne parle pas de jurer faux, mais simplement de jurer; or, est-ce plus de mal de jurer que de tuer un homme? Lourde nous cette idée. Il y a péché à tuer, à commettre l'adultère, à dérober; ce n'est pas un péché de jurer, mais c'en est un de jurer faux. Pourquoi donc « Avant tout ? » C'est pour nous tenir en garde contre notre langue. « Avant tout » signifie Soyez singulièrement attentifs, veillez avec soin pour ne contracter pas l'habitude de jurer. Tu dois être en quelque sorte en sentinelle contre toi-même : « Avant tout », te voilà, pour t'observer, élevé au-dessus de tout. C'est que l'Apôtre sait combien tu jures. Par Dieu, par le Christ, je le tue; combien de fois parles-tu ainsi dans un jour, dans une heure ? Tu n'ouvres guère la bouche que pour ces sortes de serments. Et tu ne voudrais pas que l'on dît: « Avant tout », afin de te rendre tout à fait attentif sur cette habitude funeste; afin de te porter à examiner tout ce qui te concerne, de te mettre sérieusement en garde contre tous les mouvements de ta langue, de te tenir en éveil et de te faire réprimer cette habitude détestable? Prête donc l'oreille à ces mots: « Avant tout ». Tu étais endormi ; je te frappe en disant: « Avant tout », je te frappé avec des épines. A quoi donc t'invite « Avant tout? » A veiller avant tout, à être avant tout attentif.

10. Nous aussi nous avons, Hélas ! juré souvent; nous avons eu cette hideuse et meurtrière habitude. Mais je le déclare devant votre charité, depuis que nous nous sommes mis au service de Dieu, et que nous avons compris l'énormité du parjure , nous nous sommes senti saisi de crainte, et cette crainte profonde nous a aidé à réprimer cette fatale habitude. Une fois réprimée, elle perd de sa force, tombe en langueur, puis elle expire pour être remplacée par une bonne.

Toutefois nous ne voulons point dire que nous ne jurons jamais; ce serait mentir. Pour mon propre compte, je jure; mais seulement, je le crois, lorsque j'y suis contraint par une nécessité sérieuse. Ainsi je remarque qu'on ne me croit pas si je ne fais serment, et qu'on perd beaucoup à ne pas me croire : c'est une raison que je pèse, une circonstance que j'examine avec soin ; puis, pénétré d'une crainte profonde, je dis : Devant Dieu, ou bien : Dieu m'est témoin ; ou encore : Le Christ sait que je parle sincèrement. Je comprends que c'est plus .que de dire : « Oui, oui, non, non » ; et que « ce plus vient du mal » ; mais ce n'est pas du mal de celui qui jure, c'est du mal de celui qui ne croit pas. Aussi le Seigneur ne dit-il pas que celui qui fait plus est coupable; il ne dit pas : Que votre langage soit : oui, oui, non, non; dire plus, c'est être mauvais; il dit : « Que votre langage soit : oui, oui, non, non; ce qui est de plus vient du mal (1) ». A toi de chercher du mal de qui ?

Ce n'est pas, hélas ! ce que présentent les moeurs détestables des hommes. On te croit, et tu jures ; on n'exige pas ton serment, et lu le fais ; tu le fais devant ceux mêmes qui en ont horreur; tu ne cesses de jurer, n'es-tu pas coupable de quelque parjure ? Vous imagineriez-vous donc, mes Frères, que si l'apôtre Paul avait su que les Galates eussent ajouté foi à ses paroles, il leur aurait dit avec serment: « Quant à ce que je vous écris, voici, devant Dieu, que je ne ments pas (2)? » Mais s'il en voyait parmi eux qui croyaient, il en voyait d'autres qui ne croyaient pas. Toi donc aussi ne refuse pas le serment lorsqu'il est nécessaire. Il vient du mal sans doute, mais du mal de celui qui l'exige; car il est pour toi un moyen indispensable, soit de te justifier, soit d'accomplir un autre devoir pressant. N'oublie pas d'ailleurs qu'il est bien différent de se voir imposer le serment ou de l'offrir soi-

 

1. Matt. V, 37. — 2. Gal. I, 20.

 

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même, et quand on l'offre, de l'offrir à qui ne te croit pas et de l'offrir légèrement à qui te croit.

11. Réprime donc de toutes tes forces et ta langue et cette habitude funeste. N'imite pas ces hommes qui répondent, quand on leur parle : Tu dis vrai ? je n'en crois rien ; tu n'as pas fait cela? je ne le crois pas; que Dieu soit juge, prête-moi serment. De plus, quand on exige ainsi le serment , il y a encore une énorme différence entre savoir ou ne savoir pas que celui qui le prête fera un serment faux. Si on l'ignore et que pour croire cet homme on lui dise : Jure; je n'ose affirmer qu'il n'y a pas péché, mais c'est sûrement une occasion de péché. Si au contraire on est sûr que quelqu'un a fait ce qu'il nie, si on l'a vu le faire et qu'on le contraigne à jurer, on est homicide. Le parjure se donne lui-même la mort; mais celui qui le contraint de jurer lui saisit la main et la pousse contre lui. Arrive-t-il qu'un larron consommé est invité par un homme qui ignore s'il est coupable, de jurer qu'il n'a pas dérobé, qu'il n'a pas fait le crime dont il s'agit? Un chrétien ne peut jurer, répond-il; il ne lui est pas permis de prêter serment quand on le lui demande; or, je suis chrétien, je ne puis donc jurer. Use alors d'adresse avec lui, change de propos, cesse de parler de l'affaire sur laquelle tu le questionnais; parle-lui de différentes bagatelles, et tu le surprendras jurant des milliers de fois, lui qui fa refusé de jurer une seule fois. Ah ! mes frères, cette coutume affreuse de jurer sans motif, sans que personne l'exige, sans que nul ne révoque en doute tes paroles, de jurer chaque jour et si souvent chaque jour, extirpez-la du milieu de vous, qu'elle ne se retrouve plus jamais ni sur vos langues ni sur vos lèvres.

12. Mais c'est une habitude, dit-on; c'est une habitude qu'on suivra, lors même que je m'y soustrairais. N'est-ce pas pour cela que l'Apôtre disait : « Avant tout? — Avant tout », qu'est-ce à dire ? Prends ici tes précautions par-dessus toutes choses ; applique-toi à ce devoir plus qu'aux autres. Une habitude invétérée demande plus d'efforts qu'une habitude légère. S'il s'agissait d'ouvrages manuels, il serait bien facile de commander à ta main de n'agir pas; s'il fallait marcher, tu pourrais aisément, malgré les réclamations de la paresse, te déterminer à te lever et à te mettre en route. Mais la langue a le mouvement si facile ! dans un endroit toujours humecté, elle y glisse si aisément ! Aussi plus ses mouvements sont aisés et rapides, plus tu dois te montrer ferme. Pour la dompter, il te faut -veiller; pour veiller, il te faut craindre; et pour craindre, songer que tu es chrétien. Le parjure est un si grand mal, que ceux mêmes qui adorent les pierres redoutent de prêter devant elles un faux serment. Et toi, tu ne crains pas ce Dieu qui partout est présent, ce Dieu vivant qui sait tout, qui subsiste éternellement et qui se venge de ses contempteurs? L'idolâtre en fermant son temple y laisse la pierre qu'il adore et rentre chez lui; il a donc enfermé son Dieu , et néanmoins quand on lui dit : Jure par Jupiter, il redoute son regard comme s'il était là.

13. Mais, je le déclare devant votre charité, en appeler à une pierre même pour un faux serment, c'est être parjure. Pourquoi cette observation? Parce que beaucoup sont ici dans l'illusion en croyant que jurer par ce qui n'est rien, c'est n'être pas coupable de parjure. N'es-tu point parjure en jurant faux par ce que tu crois saint? — Oui, mais je ne crois pas à la sainteté de cette pierre. — Et celui à qui tu jures y croit. Or, quand tu jures, ce n'est ni pour toi, ni pour la pierre, mais pour ton prochain. C'est donc à un homme que tu fais serment devant cette pierre; mais Dieu n'est-il pas là? Si la pierre ne t'entend pas parler, Dieu te punit pour chercher à tromper.

14. Avant tout donc, mes frères, je vous conjure de faire en sorte que ce ne soit pas inutilement que Dieu m'a pressé de vous entretenir de ce sujet. Je vous l'avoue de nouveau devant lui : j'ai souvent évité d'aborder cette question; je craignais de rendre plus coupables ceux qui ne se rendraient ni à mes avertissements ni aux ordres de Dieu; j'ai craint davantage aujourd'hui de résister à l'obligation de parler. Serais-je d'ailleurs trop peu récompensé de mes sueurs présentes, si tous ceux qui m'ont applaudi criaient en même temps contre eux-mêmes et s'engageaient à ne plus. se nuire en jurant faux; si tant d'hommes qui m'ont prêté l'attention la plus parfaite, se montraient désormais attentifs contre eux-mêmes; s'ils se prêchaient, une fois rentrés dans leurs foyers et lorsque par mégarde ils se seront laissés aller à une de ces paroles qui leur sont trop ordinaires; si l'on se répétait (138) l'un à l'autre : Voilà ce qu'on nous a dit aujourd'hui, voilà le devoir qui nous oblige. Qu'on ne retombe pas aujourd'hui, surtout pendant le temps qui suivra immédiatement ce discours, qu'on ne retombe pas aujourd'hui, je parle par expérience, et demain on retombera moins facilement. Que si l'on ne retombe pas demain, on aura moins de peine à se surveiller, attendu qu'on sera aidé par l'effort de la veille. Trois jours suffisent pour guérir de cette maladie funeste. Oh ! comme nous serons heureux de ce résultat dont vous jouirez, car vous vous préparerez un bien immense en vous délivrant d'un aussi grand mal.

Tournons-nous avec un coeur pur, etc.
 
 
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

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