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Saint Augustin d'Hippone
Sermons

SERMON CCVI. POUR LE CARÊME. II. LA PRIÈRE, L'AUMÔNE, LE JEUNE.
 

ANALYSE. — Le chrétien doit en tout temps s'appliquer à la prière, à l'aumône et au jeûne ; il le doit surtout en Carême. Que dans ces jours si rapprochés des humiliations du Sauveur il ne craigne donc pas de s'humilier plus profondément devant lieu. Qu'il pratique plus parfaitement la charité, soit en donnant, soit en pardonnant. Enfin qu'il ait grand soin d'accompagner son jeûne de la pratique de toutes les vertus, et plus sûrement ses prières seront exaucées.

 

1. Voici le retour annuel du temps de Carême; nous vous y devons une exhortation spéciale, comme à votre tour vous devez à Dieu des oeuvres en harmonie avec l'époque, quoique ces oeuvres ne puissent être d'aucune utilité au Seigneur, mais à vous seulement. En tout autre temps, il est vrai, le chrétien doit être plein d'ardeur pour la prière, le jeûne et l'aumône ; mais cette grande époque du Carême doit réveiller la ferveur de ceux mêmes qui la laissent s'éteindre aux autres moments, et la ranimer encore dans ceux qu'elle porte constamment à ces oeuvres chrétiennes.

Toute cette vie doit être pour nous un temps d'humiliation ; aussi est-elle figurée par cette époque solennelle où chaque année le Christ semble renouveler pour nous les souffrances qu'il a réellement endurées. Ce qu'il a fait une fois dans l'espace de tous les siècles, pour renouveler notre vie, est célébré chaque année pour en perpétuer la mémoire. Si donc, durant tout ce pèlerinage que nous traversons au milieu des épreuves, nous devons être sincèrement, affectueusement et pieusement humbles de coeur, à combien plus forte raison durant ces quelques jours qui sont tout à la fois une portion et un emblème mystérieux du temps que nous devons passer dans,l'humilité ! En se laissant mettre à mort par les impies, l'humilité du Christ nous a appris à être humbles ; et en devançant, par sa Résurrection, la résurrection des fidèles pieux, il nous élève jusqu'à lui. « Si nous tommes morts avec lui, dit son Apôtre, nous vivrons aussi avec lui ; si nous souffrons avec lui, avec lui nous régnerons (1)». De ces deux parts de notre existence nous consacrons pieusement à l'une, comme nous le devons, le temps présent, quand nous approchons en quelque sorte de sa Passion ; et à l'autre, le temps, qui suit Pâques, quand il est en quelque sorte ressuscité. Alors en effet, quand sont écoulés les jours de nos humiliations actuelles, si nous ne pouvons voir encore réellement l'heureuse époque de notre triomphe ; nous aimons à nous la représenter et à la méditer d'avance. Maintenant donc que nos gémissements soient plus profonds dans la prière, et nos joies seront alors plus abondantes dans l'action de grâces.

2. Mais pour donner à nos prières un essor plus facile et les faire arriver jusqu'à Dieu, attachons-y les ailes de la piété, l'aumône et le jeûne. Comme un chrétien comprend vivement l'obligation de ne pas usurper le bien d'autrui, quand il sent que c'est une espèce de larcin de rie pas donner son superflu à celui qui est dans le besoin !

« Donnez et on vous donnera, dit le Seigneur ; remettez aussi et on vous remettra (2) ».

 

1. II Tim. II, 11, 12. — 2. Luc, VI, 37, 38.

 

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Livrons-nous avec bonté et avec ferveur à ces deux espèces d'aumônes, qui consistent à distribuer et à pardonner; puisque nous demandons à Dieu de nous faire du bien et de ne pas nous faire le mal que nous méritons. « Donnez, dit-il, et on vous donnera ». Est-il rien de plus convenable, rien de plus juste que de se priver soi-même, en ne recevant pas,.lorsqu'on refuse de donner à autrui ? De quel front un laboureur demanderait-il des moissons aux terres qu'il sait n'avoir pas ensemencées ? De quel front aussi tendrait-on la main au Dieu des richesses, quand on a fermé l'oreille à la prière du pauvre? Sans avoir jamais faim, Dieu ne veut-il pas qu'on le nourrisse dans la personne de l'indigent? Ah ! ne dédaignons point dans le pauvre les besoins de notre Dieu, afin que nos besoins soient un jour satisfaits par ce riche. Si nous rencontrons des indigents, nous sommes indigents nous-mêmes donnons donc pour recevoir. Eh ! de quelle valeur est ce que nous donnons ? Pour si peu néanmoins, pour ces biens visibles, passagers et terrestres, qu'ambitionnons-nous ? « Ce que « l'oeil n'a point vu, ce que l'oreille n'a point entendu, ce qui ne s'est point élevé dans le coeur de l'homme (1) ». Sans les divines promesses, n'y aurait-il pas impudeur à donner si peu pour recevoir autant ? Que penser donc de qui refuse même de donner si peu, quand nous ne tenons ce peu que de la générosité de Celui qui nous excite à le donner ? Et comment oser espérer encore les deux sortes de biens, quand on en dédaigne l'Auteur en ne se soumettant point à l'usage auquel il ordonne de consacrer les moindres ?

« Remettez, et on vous remettra » : c'est-à-dire, pardonnez et on vous pardonnera; que

 

1. I Cor. II, 9.

 

le serviteur se réconcilie avec son compagnon, pour n'être pas châtié par son Maître. Pour faire cette espèce d'aumône, nul n'est pauvre; et on peut la faire, pour obtenir de vivre éternellement, lors même qu'on n'aurait pas de quoi vivre un moment. Ici on donne avec rien et on s'enrichit en donnant, puisqu'on ne s'appauvrit qu'en ne donnant pas. Si donc il est des inimitiés qui durent encore, qu'on les éteigne, qu'on y mette fin. Qu'on les tue, pour qu'elles ne tuent pas; qu'on les relâche, pour qu'elles n'enchaînent pas ; qu'elles soient mises à mort par le Rédempteur, pour qu'elles ne mettent pas à mort l'âme qui les ferait vivre.

3. Que votre jeûne ne ressemble pas à celui que condamne un prophète quand il dit: « Tel n'est pas le jeûne que je demande, s'écrie le Seigneur (1) ». Il ne veut pas du jeûne des querelleurs, mais de celui des hommes doux. Il condamne les oppresseurs; il veut qu'on ait le coeur large. Il condamne les semeurs d'inimitiés; il aime ceux qui affranchissent les esclaves. Aussi bien le motif pour lequel durant ces jours de salut vous détournez vos désirs de ce qui est même permis, c'est pour ne pas vous laisser aller à ce qui ne l'est pas. Que jamais donc ne se gorge de vin ni d'impureté, celui qui maintenant s'abstient da mariage.

Appuyée ainsi sur l'humilité et la charité, sur le jeûne et sur l'aumône, sur l'abstinence et le pardon, sur le soin de faire le bien sans rendre le mal, d'éviter le mal et de faire du bien, notre prière cherche la paix et y parvient (2) ; son vol est soutenu sur les ailes de ces vertus, et il la porte plus facilement au ciel, où nous a précédés Jésus-Christ notre paix.

 

1. Isaïe, LVIII, 5. — 2. Ps. XXXIII, 15.

SERMON CCVII. POUR LE CAREME. III. L'AUMÔNE, LE JEÛNE ET LA PRIÈRE.
 

ANALYSE. — C'est surtout en Carême qu'il faut se livrer à l'aumône, au jeûne et à la prière. A l'aumône, car le Carême va nous remettre sous les yeux l'aumône immense, 1a miséricorde infinie que Dieu a faite à la terre. Au jeûne, en ayant soin de mitre un frein à notre sensualité, et non pas seulement d'en changer l'objet. A la prière enfin, qui montera plus aisément vers à ciel, si elle est accompagnée de l'aumône et du jeûne spirituels aussi bien que de l'aumône et du jeûne matériels.

 

1. C'est par l'aumône , le jeûne et la prière qu'il nous faut triompher , avec le secours miséricordieux du Seigneur notre Dieu, des tentations du siècle; des perfidies du démon, des embarras du monde, des séductions de la chair, des tempêtes de nos temps agités, enfin de toutes les adversités du corps et de l'âme. Le chrétien, durant toute sa vie, doit s'appliquer avec ferveur à ces bonnes oeuvres ; mais c'est surtout aux approches de la solennité pascale, dont le retour annuel inspire à nos âmes une vigueur nouvelle, en reproduisant en elles le souvenir salutaire de ce qu'a fait pour nous le Fils unique de Dieu, Jésus Notre-Seigneur, en faisant revivre en nous sa miséricorde, le jeûne et la prière auxquels il s'est livré pour nous.

Aumône en grec signifie miséricorde. Eh ! quelle miséricorde saurait l'emporter pour des malheureux sur celle qui a fait descendre du ciel le Créateur du ciel, qui a revêtu d'un corps de terre le Fondateur de la terre, égalé à nous dans notre nature mortelle Celui qui demeure l’égal de son Père dans son éternelle nature, donné une nature d'esclave au Maître du monde, condamné le Pain même à avoir faim, la Plénitude à avoir soif, réduit la Puissance à la faiblesse, la Santé à la souffrance, la Vie à la mort; et cela pour apaiser en nous la faim, étancher la soif, soulager nos souffrances, éteindre l'iniquité, enflammer la charité? Quel spectacle plus touchant que de voir le Créateur devenir créature, le Maître se faire esclave, le Rédempteur se laisser vendre; que de voir encore si profondément abaissé Celui qui élève tout et mis à mort Celui qui ressuscite les morts ? Il nous est commandé, pour faire l'aumône, de donner du pain à celui qui a faim (1) ; mais lui, pour se donner à nous comme nourriture, s'est d'abord livré à la fureur de ses ennemis. Il nous est commandé d'accueillir l'étranger; et lui, venant chez lui-même, n'a pas été reçu par les siens (2). Ah ! que notre âme le bénisse, car c'est lui qui efface toutes nos iniquités, qui guérit toutes nos langueurs, qui délivre notre vie de la corruption, qui la couronne dans sa miséricorde et sa bonté, qui comble de biens tousses désirs (3). Ainsi donc faisons des aumônes d'autant plus larges et plus fréquentes que nous approchons davantage du jour où nous célébrons l'aumône immense que nous avons reçue. Rien ne sert de jeûner, si l'on n'est miséricordieux.

2. Jeûnons toutefois, mais en nous humiliant, puisque nous touchons au jour où le Maître même de l'humilité s'est abaissé jusqu'à la mort de la croix (4). Imitons son crucifiement en clouant par l'abstinence nos convoitises domptées. Châtions notre corps et le réduisons en servitude ; et pour éviter que la chair rebelle nous entraîne à ce qui est défendu, sachons pour la dompter lui retrancher une partie même de ce qui est permis. Il faut, en tout autre temps, s'abstenir de toute débouche et de toute ivresse; renonçons, dans celui-ci, aux festins même légitimes. Toujours on doit détester et fuir l'adultère ainsi que la fornication ; on doit maintenant s'abstenir même entre époux. La chair t’obéira aisément quand il s'agira de ne point s'attacher à ce

 

1. Isaïe, LVIII, 7. — 2. Jean, I, 11. — 3. Ps. CII, 2-5. — 4. Philip. II, 8.

 

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qui est à autrui, lorsqu'elle aura contracté l'habitude de s'abstenir de ce qui lui appartient à elle-même.

Mais prends garde de changer tes jouissances plutôt que de les restreindre. Tu pourrais voir des hommes rechercher des boissons rares pour remplacer le vin ordinaire demander à d'autres fruits pressurés des sensations plus douces que lés sensations laissées par eux dans le raisin; se procurer, pour observer l'abstinence de gras, des aliments délicats et variés à l'infini ; faire pour cette époque des provisions de sensualité qui leur paraissent convenables et dont ils auraient honte de s'occuper en tout autre temps; faire ainsi servir l'observance du Carême, non pas à réprimer les convoitises du vieil homme, mais à imaginer de nouvelles délices. Ah ! mes frères, consacrez toute la vigilance dont vous êtes capables à ne vous laisser pas gagner par de tels abus. Joignez l'économie au jeûne. Si vous diminuez la quantité de vos aliments, évitez aussi ce qui provoque la, sensualité. Ce n'est pas qu'on doive avoir horreur des aliments propres,à nourrir l'homme, mais il faut mettre un frein aux plaisirs de la chair. Ce n'est pas en mangeant de veau gras ni de volailles engraissées, mais en convoitant sans modération quelques lentilles, qu'Esaü mérita d'être réprouvé de Dieu (1). Le saint roi David ne se repent-il pas d'avoir avec excès désiré un peu d'eau (2) ?Ainsi donc ce n'est pas avec une nourriture. de prix ni laborieusement préparée, c'est

 

1. Gen. XXV, 30-34. — 2. Par. XI, 18, 19.

 

avec des aliments communs et de peu de valeur qu;il faut en temps de jeûne restaurer ou plutôt soutenir le corps.

3. Ces aumônes vraiment religieuses et ce jeûne frugal aideront en ce moment notre prière à monter jusqu'au ciel : car il n'y a pas d'indiscrétion à implorer la miséricorde de Dieu quand soi-même on ne la refuse pari un homme et lorsque la sérénité des désirs du coeur n'est point altérée par les représentations tumultueuses des plaisirs charnels. Que notre prière soit pure; gardons-nous de suivre les aspirations de la cupidité plutôt que celles de la charité; de souhaiter du mal à nos ennemis et de porter dans l'oraison l'aigreur que nous ne pouvons leur témoigner en leur faisant du mal ou en nous vengeant. Autant le jeûne et l'aumône favorisent en nous le prière; autant la prière à son tour rend agréable l'aumône lorsqu'elle s'élève du fond du coeur, dans l'intérêt de nos ennemis aussi bien que de nos amis, et qu'elle s'abstient de toute colère, de toute haine et des autres vices si nuisibles. Eh ! si nous savons nous abstenir de nourriture, ne faut-il pas à bien plus forte raison qu'elle s'abstienne de ce qui est poison ! Nous pouvons encore, quand le moment est arrivé, nous soutenir le corps en prenant nos aliments ; ne lui permettons jamais ces jouissances à jamais interdites. Que sous ce rap. port son jeûne soit perpétuel; car il y a pour elle une nourriture spéciale qu'elle ne doit pas cesser de prendre. Que toujours donc elle s'abstienne de haine, que toujours aussi elle vive d'amour.

SERMON CCVIII. POUR LE CARÊME IV. LE JEÛNE, LA PRIÈRE ET LES LARMES.
 

 

ANALYSE. — C'est surtout en Carême qu'il faut pratiquer le jeûne, l'aumône et la prière. Le jeûne, en restreignant les jouissances au lieu d'en changer l'objet, et en gardant la continence. L'aumône , en donnant aux pauvres ce qu'on se retranche sur la nourriture, et en pardonnant de bon coeur à ceux dont on a à se plaindre. Ainsi méritera-t-on d'être exaucé dans ses prières.

 

1. Voici le moment solennel où nous devons avertir dans le Seigneur et exciter l'ardeur de votre charité; et pourtant l'époque elle-même; quand nous garderions le silence, vous invite et vous exhorte suffisamment à vous appliquer au jeûne, à la prière et à l'aumône avec plus d'ardeur et de générosité que de coutume. Si notre ministère fait ici entendre la divine parole, c'est pour que notre voix, comme une trompette guerrière, ranime les forces de votre esprit dans la lutte qu'il va soutenir contre la chair.

Jeûnez donc en vous abstenant dé quereller, de frapper, de crier; il faut, avec prudence et bonté, laisser quelque relâche à ceux qui sont sous votre joug, tempérer l'austérité et là sévérité, sans toutefois rompre les liens d'une salutaire discipline. De plus, en vous abstenant, pour châtier le corps, de quelques aliments permis d'ailleurs, souvenez-vous que « pour ceux qui sont purs tout est pur» ; et ne considérez comme impur que ce qui a pu être souillé par l'infidélité. « Car rien n'est pur, dit l'Apôtre, pour les impurs et les infidèles (1)». Mais quand les fidèles assujettissent leurs corps à la mortification; l'esprit pro:file des jouissances retranchées au corps.

Aussi faut-il avoir soin, quand vous vous abstenez d'aliments gras, de rechercher une nourriture de prix soit pour compenser la privation, soit même pour arriver au dessus. Lors en effet qu'on châtie le corps et qu'on le réduit en servitude (2), c'est pour restreindre les jouissances et non pour en changer l'objet. Qu'importe l'espèce des aliments quand on s'y attache avec une convoitise immodérée et

 

1. Tit. I, 15; Rom. XIV, 20. — 2. I Cor. IX, 27.

 

coupable? Les Israélites regrettaient non-seulement la chair, mais aussi certains fruits et certains produits des champs, lorsqu'ils furent condamnés par la voix de Dieu (1). Ce fut aussi, non pour un pâté de chair de porc, mais pour un plat cuit de lentilles qu'Esaü perdit ses droits d'aînesse (2). Je ne rappellerai pas ce que le Seigneur dit du pain même, lorsqu'ayant faim il fut tenté par le démon (3) ; il ne cherchait pas sans doute à dompter sa chair comme une chair rebelle, mais il nous apprenait dans sa miséricorde ce que nous devons répondre lorsque nous éprouvons des tentations de ce genre. Ainsi donc, mes bien-aimés, quels que soient les aliments dont vous voulez vous priver, soyez fidèles à votre résolution pour observer les règles de la tempérance religieuse, et non pour condamner injustement et sacrilègement les oeuvres de Dieu.

Et vous qui êtes unis par le lien conjugal, c'est maintenant surtout que vous devez,.par respect pour la recommandation de l'Apôtre, vous abstenir pour un temps et pour vaquer à la prière (4). Ne serait-il point par trop honteux de ne pas faire maintenant ce qu'en tout temps il est avantageux de faire ? Serait-il trop pénible d'observer annuellement et à certains jours solennels, quand on. est marié,-ce que les veuves se sont engagées à faire durant une partie de leur vie, et les vierges consacrées durant leur vie tout entière ?

2. C'est aussi comme un devoir de multiplier ses aumônes durant cette époque. Où placer plus convenablement ce que vous vous retranchez par l'abstinence, que dans le sein de l'indigence ? Et serait-il rien de plus

 

1. Nomb. XI, 5, 33, 34. — 2. Gen. XXV, 30-34. — 3. Matt. IV, 3, 4. — 4. I Cor. VII, 5.

 

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injuste que de conserver par une avarice opiniâtre ou de consumer dans des plaisirs simplement ajournés, ce qu'épargne le jeûne? Considérez donc à qui vous êtes redevables de ce que vous vous retranchez ; faites en sorte que la miséricorde donne à la charité ce que la tempérance ôte à la volupté.

Que dire maintenant de cette couvre particulière de miséricorde qui consiste non pas à puiser dans ses celliers ni dans sa bourse, mais à tirer de son coeur ce qu'on perd en le conservant et non en le dissipant ? Je veux parler du ressentiment nourri contre qui que ce soit. Est-il rien de plus insensé que d'éviter un ennemi à l'extérieur, et d'en conserver un bien plus cruel au fond de son âme? Aussi l'Apôtre dit-il: «Que le soleil ne se couche pas sur votre colère » ; et il ajoute: « Ne donnez pas entrée au diable (1) ». Ne dirait-on pas que ne chasser point à l'instant la colère du coeur, c'est comme en ouvrir la porte pour y laisser pénétrer le diable ? Ayons donc soin d'abord que ce soleil ne se couche point sur notre colère, si nous ne voulons point que s'éclipse pour notre âme le Soleil de justice. Puis, s'il y a encore du ressentiment dans une âme, qu'il disparaisse au moins si près du jour de la Passion du Seigneur; car le Seigneur ne s'est point irrité contre ses bourreaux, attendu que pour eux

 

1. Eph. IV, 26, 27.

 

il a répandu du haut de la croix son sang de sa prière (1).

Si donc il en est parmi vous dont le coeur ait gardé jusqu'à ces saints jours une colère opiniâtre, que maintenant au moins ils l'en bannissent (2), afin que la prière puisse s'ai élever sans inquiétude, sans se heurter, sans trembler, sans être étouffée sous le poids des remords de la conscience, lorsqu'elle sera arrivée au moment où elle devra dire : «Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons nous-mêmes à ceux qui nous ont offensés (3) ». Vous devez en effet demander deux choses : à ne pas recevoir et à recevoir « Remettez donc et on vous remettra; donnez et on vous donnera (4) ».

Lors même que je ne vous parlerais pas di ,ces devoirs, vous êtes obligés, mes frères, di vous appliquer à les observer en les méditant continuellement. Mais aujourd'hui qu'en vous rappelant tous ces divins préceptes, notre voir est secondée par la solennité même de ce jour je n'ai pas à craindre qu'aucun de vous ne méprise ou plutôt méprise en moi le Seigneur de tous ; je dois espérer au contraire qui reconnaissant sa parole dans ce que je dis,soi troupeau l'écoutera fidèlement pour être écouté lui-même.

 

1. Luc, XXIII, 34. — 2. Eccl. XI, 10. — 3. Matt. VI, 12. — 4. Luc, 37, 38.

SERMON CCIX. POUR LE CARÊME. V. LE PARDON, L'AUMÔNE ET LE JEUNE.
 

ANALYSE. — Nous devons, en temps de Carême, pardonner les injures en triomphant des vices qui ont pu nous empêcher de pardonner jusqu'alors. Quant à l'aumône, celui qui jeûne doit verser dans le sein des pauvres ce qu'il se retranche, et celui qui ne peut jeûner doit, par compensation, donner davantage encore. L'abstinence enfin doit être sérieuse, ainsi que la continence.

 

1. Nous voici parvenus à l'époque solennelle où je dois avertir votre charité de penser davantage à l'âme et de châtier le corps. Nous voici en effet à ces quarante jours si sacrés dans tout l'univers, que célèbre par des exercices publics, de religion la partie du monde que Dieu se réconcilie par le Christ.

Les inimitiés ne devraient jamais naître ou devraient mourir à l'instant : si toutefois il en est que la négligence, l'opiniâtreté ou une (199) honte plus superbe que modeste ait entretenues entre nos frères jusqu'à ce jour, Ah ! que maintenant au moins on sache y mettre fin. Le soleil ne devait pas se coucher sur elles (1) ; après que tant de fois le soleil s'est couché et levé sur elles, qu'elles s'éteignent enfin et se couchent à leur tour sans se relever jamais. La négligence oublie d'y mettre un terme; l'opiniâtreté refuse d'accorder le pardon à qui le sollicite, et la honte orgueilleuse dédaigne de le demander. Ces trois vices entretiennent ces inimitiés funestes qui tuent les âmes en qui elles ne meurent pas. A la négligence donc opposez le souvenir, la. compassion à l'opiniâtreté, et une humble prudence à la honte orgueilleuse. Se souvient-on d'avoir négligé de se réconcilier? Qu'on s'éveille et qu'on secoue cette torpeur. Veut-on exiger d'un autre tout ce qu'il doit? Qu'on se rappelle combien soi-même on doit à Dieu. Rougit-on de demander pardon à son frère? Qu'on surmonte cette honte funeste par une louable crainte. En mettant ainsi fin, en donnant ainsi la mort à ces inimitiés fatales, vous recouvrerez la vie. La charité s'acquitte de tous ces devoirs, car elle n'agit pas insolemment (2). Si donc vous avez la charité, mes frères, exercez-la par une sainte conduite; et si vous en manquez, obtenez-la par la prière.

2. Comme nous devons maintenant rendre nos prières plus ferventes ; afin de leur donner de solides appuis, faisons l'aumône avec plus de ferveur aussi; ajoutons à nos largesses ce que nous nous retranchons, par le jeûne et par l'abstinence, de nos aliments ordinaires. Et toutefois ceux qui par besoin ou par habitude contractée ne peuvent pratiquer l'abstinence ni conséquemment donner aux pauvres ce qu'ils se retranchent, doivent donner plus abondamment encore, donner avec piété précisément parce qu'ils ne se retranchent rien, s'ils ne peuvent donner quelque valeur à leurs supplications en châtiant leurs corps, ils doivent enfermer dans le coeur du pauvre une

 

1. Eph. IV, 26. — 2. I Cor. XIII, 4.

 

aumône plus abondante, car elle saura prier pour eux. Voici en effet le conseil éminemment salutaire et digne de toute confiance que donnent les saintes Ecritures : « Enferme ton aumône dans le coeur de l'indigent, et elle priera pour toi (1) ».

3. Nous invitons aussi ceux qui s'abstiennent de viandes à ne pas rejeter comme impurs les vases où elles ont cuit. « Tout est pur, dit l'Apôtre, pour ceux qui sont purs (2)». Aux yeux de la vraie science, ces sortes d'observances n'ont point pour but l'éloignement de ce qui est impur, mais la répression de la concupiscence. Combien donc s'égarent ceux qui se privent de chairs pour se procurer d'autres aliments plus difficiles à préparer et de plus haut prix ! Ce n'est point pratiquer l'abstinence, c'est modifier ses jouissances. Comment inviter ces hommes à donner aux pauvres ce qu'ils se retranchent, puisqu'ils ne renoncent à leurs aliments ordinaires que pour dépenser davantage à s'en procurer d'autres? A cette époque donc jeûnez plus fréquemment, dépensez moins pour vous-mêmes et donnez plus largement aux malheureux.

Il convient aussi de quitter maintenant le lit conjugal., « pour un temps, dit l'Apôtre, et pour s'appliquer à la prière; puis revenez comme vous étiez, de crainte que Satan ne vous tente par votre incontinence (3) ». Est-il si pénible et si difficile, quand on est marié, d'observer durant quelques jours ce que les saintes veuves ont entrepris de faire jusqu'à la fin de leur vie et les vierges consacrées durant leur vie tout entière ?

Mais en accomplissant tous ces devoirs, il faut s'enflammer d'ardeur et réprimer l'orgueil. Que nul ne se réjouisse du mérite d'avoir donné, jusqu'à perdre le mérite de l'humilité. Quelles que soient les autres grâces que l'on ait reçues de Dieu, il n'en est aucune pour nous faire mériter en rien, si elles ne sont unies par le lien de la charité.

 

1. Eccli. XXIX, 15. — 2. Tit. I, 15. — 3. I Cor. VII, 5.

SERMON CCX. POUR LE CARÊME. VI. DU TEMPS CHOISI POUR LE CARÊME.
 

ANALYSE. — Deux parties dans ce discours, une partie dogmatique et une partie morale. I. Pourquoi le Carême est-il fixé aux approches de la Passion du Sauveur, et pourquoi doit-il durer quarante, jours ? A la première de ces deux questions, saint Augustin répond de la manière suivante : Il est vrai, Notre-Seigneur ayant jeûné après son baptême, il semblerait d'abord que le baptême se conférant dans l'Église à la fête de Pâques, le jeûne du Carême devrait suivre et non précéder cette fête. Mais premièrement, le baptême s'administre aussi indistinctement tous les autres jours de l'année. Secondement, le baptême de saint Jean reçu par Notre-Seigneur, était loin de conférer les grâces que nous confère son propre baptême, et il n'y a aucune parité à établir entre l'un et l'autre. D'où il suit que si Notre-Seigneur a jeûné  après le baptême de saint Jean, ce n'est pas pour nous d raison de jeûner après le sien. Ce qui explique mieux pourquoi le Carême est fixé aux approches de la Passion, c'est qu’il est dit dans l'Écriture que Jésus-Christ jeûna quand il devait être tenté par le démon. Or, est-il rien qui nous rappelle mieux tentations et les épreuves de cette vie que la Passion du Sauveur ? Si donc nous jeûnons aux approches de la Passion, c'est que toujours nous devons jeûner et nous mortifier pour résister à la tentation. — A la seconde question : Pourquoi le jeûne Carême dure-t-il quarante jours, tandis que les joies du temps pascal en durent cinquante ? Le saint Docteur répond que les quarante jours du Carême désignent toute la vie présente, vie de labeurs et de gémissements, comme les cinquante jours du temps pascal désignent le bonheur de l'éternité. — II. Dans la partie morale se représentent les idées sur la prière, le jeûne, l’abstinence, la continence, l'aumône et le pardon des injures, que nous avons vues dans les discours précédents.

 

1. Voici l'époque solennelle qui nous avertit de nous appliquer à la prière et au jeûne plus qu'en tout autre temps de l'année, en humiliant nos âmes et en châtiant nos corps. Mais pourquoi lest-ce aux approches de la solennité de la Passion du Sauveur, et pourquoi durant l'espace mystérieux de quarante jours? Plusieurs s'adressent souvent ces questions ; c'est pourquoi nous allons vous communiquer sur ce sujet les réflexions que Notre-Seigneur a daigné nous suggérer; et ce qui nous aidera puissamment à obtenir de pouvoir traiter cette matière, c'est la foi et la piété de ceux d'entre vous que je sais s'en occuper, non pour contredire mais pour s'instruire.

2. Ce qui donne lieu à cette question, c'est qu'après avoir pris un corps et s'être montré aux hommes comme l'un d'entre eux afin de nous apprendre à vivre, à mourir et à ressusciter à son exemple, Jésus-Christ Notre-Seigneur n'a point jeûné avant de recevoir, mais après avoir reçu le baptême. Voici en effet ce qui se lit dans l'Évangile : « Or, ayant été baptisé, Jésus sortit aussitôt de l'eau, et voici que les cieux lui furent ouverts, et il vit l'Esprit de Dieu descendre sur lui; et voici une voix du ciel disant: Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j'ai mis mes complaisances. Alors Jésus fut conduit par l'Esprit dans le désert, pour y être tenté par le diable, et lorsqu'il eut jeûné quarante jours et quarante nuits, il eut faim (1) » . Pour nous, au cou. traire, nous jeûnons avec ceux qui doivent recevoir le baptême, avant le jour où ils le doivent recevoir, c'est-à-dire jusqu'à la veille de Pâques, après quoi nous cessons de jeûner durant cinquante jours.

Cette raison aurait quelque valeur, si l'on ne pouvait conférer ni recevoir le baptême qu'au jour éminemment solennel de Pâques, Mais parla grâce de Celui qui nous a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu (2), chacun peut toute l'année recevoir ce sacrement, selon qu'on y est déterminé par la nécessité ou par la volonté ; tandis qu'il n'est permis de célébrer l'anniversaire de la Passion du Sauveur qu'une fois l'an, à Pâques. Il faut donc établir entre Pâques et le baptême une différence incontestable; le baptême pouvant se recevoir chaque jour, et Pâques ne pouvant se célébrer qu'une fois l'année et en un jour déterminé; le baptême ayant pour but de conférer une vie nouvelle, et Pâques de ranimer le souvenir des mystères de la religion. S'il y a à Pâques une nombre bien plus considérable de catéchumènes à baptiser, ce n'est pas qu'on reçoive alors

 

1. Matth. III, 16, 17 ; IV, 2. — 2. Jean, I, 12.

 

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plus de grâce pour le salut, c'est qu'on est excité par la joie bien plus vive de la fête.

3. Ne pourrait-on pas signaler aussi quelle différence existe entre le baptême de Jean, reçu alors par Jésus-Christ, et le baptême de Jésus-Christ, reçu aujourd'hui parles fidèles ? De ce que Jésus-Christ soit au-dessus du chrétien, il ne s'ensuit pas que le baptême reçu par Jésus-Christ soit au-dessus du baptême reçu aujourd'hui par le chrétien ; ce dernier au contraire l'emporte sur. l'autre précisément parce qu'il a été établi par Jésus-Christ. Jean en effet baptisa le Christ au moment où il publiait combien il lui était inférieur; mais c'est le Christ qui baptise le chrétien, quand il s'est montré si supérieur à Jean. Ainsi en est-il de la circoncision de la chair : Jésus-Christ a été circoncis, le chrétien ne l'est pas aujourd'hui.; mais sur cette circoncision l'emporte le sacrement qui nous fait ressusciter avec le Sauveur, et qui est pour le chrétien une espèce de circoncision le dépouillant de sa vie ancienne et charnelle et lui faisant entendre ces paroles de l'Apôtre: «Comme le Christ est ressuscité d'entre les morts par la gloire du Père, nous aussi menons une vie nouvelle (1) » . Ainsi en est-il encore de la Pâque antique, qu'on devait célébrer en immolant un agneau de ce que le Christ l'ait célébrée avec ses disciples, il ne faut pas conclure qu'elle soit préférable à noire Pâque, qui consiste dans l'immolation du Christ lui-même. Si le Sauveur a daigné recevoir sur la terre ces sacrements anciens qui annonçaient son futur avènement, c'était pour nous donner des exemples d'humilité et de religion, c'était pour nous apprendre avec quel respect nous devons recevoir ces autres sacrements qui nous montrent ce même avènement comme étant accompli.

Ainsi donc, quand le Christ a jeûné aussitôt après avoir reçu le baptême de Jean, on ne doit pas croire qu'il ait voulu nous commander de l'imiter en jeûnant aussitôt après avoir reçu son propre baptême ; il a prétendu seulement nous apprendre par son exemple qu'il est nécessaire de jeûner quand il nous arrive d’avoir à lutter plus énergiquement contre le tentateur. Aussi, après avoir daigné se faire bomme, le Seigneur, pour apprendre au chrétien par son autorité à ne se pas laisser vaincre par l'ennemi, n'a pas dédaigné d'être tenté

comme les hommes. Que ce soit donc aussitôt après avoir reçu le baptême, ou à tout autre moment que l'homme soit attaqué par des tentations semblables, il doit alors recourir au jeûne. Le corps combattra en se mortifiant ainsi, et l'esprit remportera la victoire en s'humiliant par ce moyen. Par conséquent la cause de ce jeûne,modèle et divin, n'est pas le baptême reçu dans le Jourdain, mais la tentation causée par le démon.

4. Maintenant, pourquoi est-ce avant le jour où nous solennisons la Passion du Seigneur que nous jeûnons, tandis que nous interrompons notre jeûne durant les cinquante jours qui suivent? En voici la raison. Quiconque entend bien le jeûne qu'il pratique a pour but, soit de s'humilier, avec une foi sincère, par les gémissements de la prière et la mortification du corps ; soit de se détourner des plaisirs de la chair en goûtant les douceurs spirituelles de la sagesse et de la vérité, et en souffrant volontairement la faim et la soif. Le Seigneur parla de ces deux espèces de jeûne lorsqu'on lui demanda pourquoi se s disciples ne jeûnaient point. Il dit en effet du premier, qui a pour but l'humiliation de l'âme  « Les fils de l'Epoux ne sauraient être en deuil, tant que l'Epoux est avec eux; mais viendra le moment où l'Epoux leur sera enlevé, et alors ils jeûneront ». Voici ce qu'il ajoute relativement à la seconde espèce de jeûne, qui se propose de nourrir l'esprit : « Personne ne met une pièce de neuve étoffe à un vieux vêtement; ce serait le déchirer davantage. On ne met point non plus du vin nouveau dans de vieilles outres; autrement les outres se rompent et le vin se répand ; mais on met le vin nouveau dans des outres neuves, et tous les deux se conservent (1)».

Concluons que l'Epoux nous étant enlevé, nous qui sommes ses fils, nous devons être en deuil. Il l'emporte en beauté sur tous les enfants des hommes, la grâce est répandue sur ses lèvres (2); et pourtant il n'avait ni grâce ni beauté sous la main de ses persécuteurs, et sa vie a disparu de la terre (3). Ah ! notre deuil n'est que trop légitime si nous brûlons du désir de le voir. Heureux ceux qui ont pu jouir de sa présence avant sa Passion, l'interroger à l'aise et l'entendre comme ils en avaient besoin ! Les patriarches, avant son

 

1. Matt. IX, 15-17. — 2. Ps. XLIV, 3. — 3. Isaïe, LIII, 2, 8.

 

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avènement, auraient voulu le voir vivant, mais ils ne l'ont point vu, parce qu'ils avaient reçu de Dieu une autre mission : au lieu d'être destinés à l'entendre quand il serait venu, ils devaient annoncer qu'il viendrait. Aussi bien voici ce qu'il disait d'eux à ses disciples : « Beaucoup de justes et de prophètes ont désiré voir ce que vous voyez et ne l'ont point vu; entendre ce que vous entendez et ne l'ont point entendu (1)». Quant à nous, nous ressentons l'accomplissement de ces autres paroles de même nature: « Viendra un temps «où vous désirerez voir un des jours actuels, mais vous ne le pourrez (2) ».

5. Qui ne ressent l'ardeur de ces saints désirs? Qui n'est ici en deuil? qui ne pousse de douloureux gémissements? Qui ne s'écrie : « Mes larmes m'ont servi de pain la nuit et le jour, pendant qu'on ne cesse de me dire : Où est ton Dieu (3)? » Nous croyons sans doute que déjà il siège à la droite du Père ; il n'en est pas moins vrai que nous sommes loin de lui pendant que nous vivons dans ce corps (4) , et qu'aux esprits sceptiques ou incrédules nous ne pouvons le montrer quand ils nous répètent: « Où est ton Dieu ? » Ah ! l'Apôtre avait raison de souhaiter la mort pour être avec Jésus-Christ; de ne pas considérer la conservation de sa vie comme un bonheur polis lui, mais comme un besoin pour nous (5). Ici en effet les pensées des mortels sont timides et leurs prévoyances incertaines, parce que cette habitation de boue réprime l'essor de l'esprit (6). Et de là vient que cette vie sur la terre est une tentation perpétuelle (7), et que durant cette nuit du siècle le lion rôde et cherche à dévorer (8). Il ne s'ait pas ici de ce Lion de la tribu de Juda due nous appelons notre Roi (9), mais du démon, notre ennemi. Car notre Roi réunit en lui seul les caractères des quatre animaux qui figurent dans l'Apocalypse de saint Jean ; il est né comme un homme, il a travaillé comme un lion, il a été immolé comme la victime des sacrifices, il a pris ensuite son essor comme l'aigle (10) ; « il s'est élevé sur l'aile des vents, et il a choisi les ténèbres pour retraite (11)». Lui.même a produit ces ténèbres qui ont amené la nuit, et voilà que passent toutes les bêtes des forêts, et avec elles les lionceaux qui rugissent, c'est-à-dire les hommes qui nous

 

1. Matt. XIII, 17. — 2. Luc, XVII, 22. — 3. Ps. XLI, 4. — 4. II Cor. V, 6. — 5. Philip. I, 23, 24. — 6. Sag. IX, 14, 15. — 7. Job, VII, 1. — 8. I Pierre, V, 8. — 9. Apoc. V, 5. — 10. Ib. IV, 7. — 11. Ps. XXVII, 11, 12.

 

tentent et que le démon lance contre nous pour chercher à nous dévorer. Il est vrai néanmoins qu'ils n'en ont le pouvoir qu'autant qu'ils l'ont reçu; aussi le psaume ajoute-t-il : « Demandant à Dieu leur pâture (1) ». Au milieu des ténèbres d'une nuit si dangereuse, si pleine de tentations, qui ne craindrait? qui ne tremblerait de tous ses membres ? qui n'aurait peur de mériter d'être jeté dans la gueule d'un ennemi si cruel pour être dévoré par lui il faut donc jeûner et prier.

6. Quand, surtout, quand le faut-il faire avec plus d'ardeur qu'aux approches de la solennité de la Passion du Sauveur; puisque cette solennité, qui revient chaque année, a pour but de graver en quelque sorte de nouveau dans nos âmes le souvenir de la nuit où nous! vivons, de nous prémunir contre l'oubli, contre le sommeil spirituel durant lequel nous pourrions être surpris par cet ennemi rugissent et dévorant. Qu'est-ce en effet que dans la personne de Jésus-Christ notre Chef, nous apprend surtout la Passion du Sauveur? N'est-ce pas les tentations de cette vie? Aussi dit-il à Pierre, quand approchait l'heure de sa mort; « Satan a demandé à vous secouer comme la froment; mais moi, j'ai prié pour toi, Pierre, afin que ta foi ne défaille point; va et affermis tes frères (2) ». Ne nous a-t-il pas affermis par son apostolat, par son martyre, par ses épîtres? On voit même qu'il nous parle, dans ces dernières, de la nuit redoutable dont il est ici question, et qu'il nous invite à veiller, à être sur nos gardes, à nous ranimer par le souvenir des prophéties qu'il compare à un flambeau nocturne. « Nous avons,dit-il, la parole plus ferme des Prophètes, à laquelle vous faites bien d'être attentifs, comme à une lampe qui luit dans un lieu obscur, jusqu'à ce que le Jour se lève et que l'Etoile du matin rayonne dans vos coeurs (3) ».

7. Ainsi donc ceignons-nous les reins, que nos lampes soient toujours allumées, et imitons les serviteurs qui attendent que leur maître revienne des noces (4). Au lieu de nous dire l'un à l'autre : « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons (5)»; jeûnons et prions avec d'autant plus d'ardeur que le moment à notre mort est plus incertain, et le temps de la vie plus douloureux; oui, demain nous mourrons. « Encore un peu de temps, dit le

 

 

1. Ps. CIII, 20, 21. — 2. Luc, XXII, 31, 32. — 3. II Pierre, I, 19. — 4. Luc, XII, 35, 36. — 5. I Cor. XV, 32.

 

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Sauveur, et vous ne me verrez plus; puis, encore un peu de temps, et vous me reverrez». Nous voici à l'époque dont il disait : « Vous serez dans la tristesse, et le siècle dans la joie » ; car cette vie est remplie de tentations et nous y sommes loin du Seigneur. « Cependant je vous reverrai, poursuit le Sauveur, et votre coeur sera dans la joie, et cette joie, personne ne vous l'enlèvera (1) ». Cet espoir, fondé sur de si sûres promesses, nous cause dès maintenant quelque sorte de joie, en attendant que nous goûtions cette joie surabondante, quand nous lui serons semblables, pour le voir tel qu'il est (2), et que cette joie ne nous sera enlevée par personne. Comme gage heureux et gratuit de cette espérance, n'avons-nous pas reçu l'Esprit-Saint, lui qui éveille dans nos coeurs les gémissements ineffables des saints désirs? « Nous avons conçu, comme parle Isaïe, et nous avons enfanté l'esprit de salut (3)». Or, « lorsqu'une femme enfante, dit le Seigneur, elle est dans la tristesse, parce que son jour est venu; mais devenue mère, elle goûte une grande joie pour avoir adonné un homme au siècle (4) ». Telle sera pour nous la joie qui ne nous sera point ôtée, et dont nous serons transportés en passant des obscurités de la foi où nous sommes conçus en quelque sorte, au grand jour de l'éternelle lumière. Maintenant donc qu'on nous enfante, jeûnons et prions.

8. C'est ce que fait dans tout l'univers, où il est répandu, le corps entier du Christ, c'est-à-dire l'Eglise, cette communauté qui s'écrie dans un psaume : « J'ai crié vers vous des extrémités de la terre, quand mon coeur a était dans l'angoisse (5) ». Ce qui, nous fait comprendre déjà pourquoi cette humiliation solennelle doit durer quarante jours. En criant des extrémités de la terre, lorsque son coeur est dans l'angoisse, l'Eglise crie, des quatre parties du monde, qui figurent souvent dans l'Ecriture sous les noms d'Orient et d'Occident, de Nord et de Midi. Or; dans toutes ces parties de l'univers a été publié le Décalogue, non-seulement pour inspirer la frayeur de la lettre, mais encore pour être accompli avec la grâce de l'amour. Multiplions dix par quatre, nous obtenons le nombre de quarante.

Cependant nous avons à nous débattre encore contre les tentations, à solliciter le pardon de

 

1. Jean, XVI, 19, 20, 22. — 2. I Jean, III, 2. — 3. Isaïe, XXVI, 18. — 4. Jean, XVI, 21. — 5. Ps. LX, 3.

 

nos fautes. Qui de nous en effet accomplit parfaitement ce précepte : « Tu ne convoiteras pas (1)? » Il faut donc jeûner et prier, sans cesser de faire le bien. Ce travail finira par recevoir la récompense désignée dans l'Ecriture sous le nom de denier (2). Or le mot denier, denarius, vient de dix, decem, comme ternarius de tres, quaternarius de quatuor, quatre En unissant ce terme à quarante, comme l'expression de la récompense due au labeur chrétien, on parvient au nombre cinquante, lequel désigne ainsi l'époque heureuse où nous goûterons la joie que nul ne nous enlèvera. Nous ne la goûtons pas encore durant cette vie; cependant, -lorsque nous avons célébré la Passion du Seigneur, ne la faisons-nous pas résonner en quelque sorte pendant les cinquante jours qui suivent da résurrection, quand notre jeûne est interrompu et qu'en chantant les divines louanges nous répétons l'Alleluia?

9. Maintenant donc et pour vous éviter d'être circonvenus par Satan, je vous exhorte, mes bien-aimés, au nom de Jésus-Christ, de vous appliquer à apaiser Dieu par le jeûne de chaque jour, de plus abondantes aumônes et des prières plus ferventes. Nous voici au temps où on doit s'abstenir entre époux afin de vaquer à la prière, quoiqu'on doive le faire aussi à certains jours dans le cours de l'année et d'autant plus avantageusement qu'on le renouvelle plus souvent; car user sans mesure d'une permission, c'est offenser celui qui l'a accordée. L'oraison, d'ailleurs, étant une oeuvre spirituelle, est d'autant plus agréable à Dieu qu'elle se fait plus spirituellement. Or, elle se fait d'autant plus spirituellement qu'en l'adressant à Dieu on est plus dégagé des plaisirs sensuels.

Moïse, le ministre de la loi, a jeûné quarante jours; quarante jours aussi a jeûné le grand prophète Elie, ainsi que le Seigneur lui-même, à qui ont rendu témoignage la loi et les Prophètes. Aussi se montra-t-il avec eux sur la montagne. Pour nous, qui ne pouvons soutenir un jeûne aussi long, sans prendre aucun aliment durant tant de jours et tant de nuits, faisons au moins ce que nous pouvons; et en dehors des jours où pour des motifs spéciaux la coutume de l'Eglise interdit le jeûne, rendons-nous agréables au Seigneur notre Dieu en jeûnant chaque jour ou fréquemment.

 

1. Exod. XX, 17. — 2. Matt. XX, 2-13.

 

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Mais s'il n'est pas possible de s'abstenir totalement du boire et du manger durant tant de jours, ne saurait-on renoncer entièrement alors aux rapports des sexes, quand par la grâce du Christ nous voyons beaucoup de chrétiens et de chrétiennes conserver dans toute leur pureté des membres qu'ils ont consacrés à Dieu? Serait-il donc si difficile à la chasteté conjugale de faire durant tout le temps des solennités de Pâques ce que fait toute sa vie la pureté virginale ?

10. Il est une observation que je ne vous dois plus, après vous avoir montré, dans la mesure de mes forces, le temps actuel comme étant surtout une époque d'humiliation pour l'âme ; attendu néanmoins les égarements de certains hommes, dont les discours vains et séducteurs ainsi que les habitudes dépravées ne cessent de nous inspirer pour votre salut de laborieux soucis, je ne saurais me taire.

Il en est qui observent le Carême plutôt délicieusement que religieusement, qui s'appliquent plus à imaginer de nouvelles jouissances qu'à réprimer la vieille concupiscence. Ils font d'immenses et dispendieux amas de toutes sortes de fruits, afin d'arriver à former les plus variés et les plus savoureux de tous les mets ; ils auraient peur de se souiller en touchant les vases où a cuit la chair, et ils ne redoutent point dé nourrir leur corps de ce qu'il y a de plus raffiné dans les plaisirs des sens; ils jeûnent, non pas pour modérer leur sensualité habituelle à prendre leurs aliments, mais afin d'exciter, en différant de les prendre, un appétit immodéré. Quand effectivement le moment du repas est arrivé, ils se jettent sur leurs tables splendides comme des troupeaux sur le fourrage ; ils s'élargissent l'estomac en le chargeant de mets trop nombreux , et pour éviter le rassasiement qu'engendre une nourriture trop copieuse, ils réveillent l'appétit par la variété et l'étrangeté des assaisonnements imaginés par l'art. Ils mangent enfin en si grande quantité que le temps du jeûne ne suffit pas à la digestion.

11. Il en est aussi qui en se privant de vin pressurent d'autres fruits afin d'en extraire des boissons, non pas pour la santé, mais pour la volupté ; comme si le Carême n'était pas un temps où on doive s'humilier pieusement plutôt que d'imaginer de nouvelles jouissances. Si la faiblesse de l'estomac ne peut se contenter d'eau, ne serait-il pas bien plus convenable de boire un peu de vin véritable que de rechercher ces autres espèces devins inconnus à la vendange et étrangers aux pressoirs, non pas pour avoir une boisson de digestion plus facile, mais pour n'avoir pas une boisson trop commune ? A l'époque même où on doit mortifier plus sévèrement la chair, n'est-il pas éminemment déraisonnable de chercher à la flatter au point que la sensualité même regretterait de n'avoir pas à faire de Carême ? Peut-on souffrir qu'aux jours consacrés à l'humiliation, quand chacun doit s'attacher à vive comme les pauvres, on vive au contraire d'une façon si dispendieuse que les plus riches patri. moines y suffiraient à peine si ce genre de vie durait toujours ? Prenez garde à ces abus, mes bien-aimés; rappelez-vous ces mots de l'Ecriture : « Ne suis pas tes convoitises (1) ». Si ce précepte salutaire doit s'observer en tout temps; n'est-ce pas surtout au moment où il y aurait tant de honte à rechercher pour la sensualité des jouissances extraordinaires , qu'on serait justement blâmé de ne pas restreindre ce qui peut la flatter ordinairement?

12. Avant tout n'oubliez pas les pauvres, et mettez en réserve dans le trésor céleste ce que vous épargnez en vivant avec plus d'économie. Qu'on donne au Christ pour apaiser sa faim, ce dont se prive chaque chrétien pour pratiquer le jeûne. Que la pénitence volontaire serve à soutenir l'indigent ; que l'indigence volontaire du riche devienne l'abondance nécessaire du pauvre.

Que le coeur doux et humble soit miséricordieux et facile à accorder le pardon. Que celui; qui a fait l'outrage, demande pardon; et que celui qui l'a subi, l'accorde ; afin que nous ne tombions pas au pouvoir de Satan, qui triomphe des dissensions des chrétiens. Quelle aumône avantageuse de remettre à ton frère ce qu'il te doit, afin d'obtenir la remise de ce que tu dois au Seigneur ! C'est le Maître céleste qui a recommandé à ses disciples ce double devoir : « Remettez, leur disait-il, et il vous sera remis ; donnez et on vous donnera (2) ». Souvenez-vous de ce serviteur de qui son maître exigea de nouveau le paiement de toute la dette dont il l'avait tenu quitte, et cela parce qu'envers son compagnon, qui lui était redevable de cent deniers, ce serviteur n'avait pas

 

1. Eccli. XVIII, 30. — 2. Luc, VI, 37, 38.

 

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usé de miséricorde comme on en avait usé envers lui au sujet de sa dette de dix mille talents'. Or, en ce genre de bonnes oeuvres aucune excuse n'est valable, puisqu'il ne faut que de la volonté. On peut dire quelquefois Je ne puis jeûner, car j'aurais mal à l'estomac. On peut dire encore : Je voudrais donner aux pauvres, mais je n'ai rien, ou bien : J'ai si peu qu'en donnant je crains de tomber dans la misère. Remarquons toutefois que souvent, dans ces circonstances, on imagine de fausses excuses, parce qu'on n'en a pas de solides. Mais peut-on dire jamais: Si je n'ai pas accordé le pardon qui m'était demandé, c'est que j'en ai été empêché par ma faible santé, ou que je n'avais aucun moyen de le faire parvenir ? Remets, pour qu'on te remette. Il  ne s'agit pas ici de bonne oeuvre corporelle; pour accorder ce qui est demandé, il ne faut pas même à l'âme le concours d'un seul des membres du corps. C'est la volonté qui fait, qui accomplit tout. Agis donc, donne sans inquiétude ; tu n'auras aucune douleur à endurer dans ton corps, aucune privation à subir dans ta maison. O mes frères, quel crime de ne pardonner pas à un frère qui se repent, quand on est obligé d'aimer son ennemi même !

Puisqu'il en est ainsi et puisqu'il est écrit « Que le soleil ne se couche pas sur votre colère (1) » ; je vous le demande, mes frères, doit-on appeler chrétien celui qui maintenant au moins ne veut pas en finir avec des inimitiés que jamais il n'aurait dû contracter ?

 

1. Eph. IV, 26.
 
 
 
 
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

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