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Saint Augustin d'Hippone
Sermons

SERMON CCXLI. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XII. RÉSURRECTION DES MORTS : OBJECTIONS.
 

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ANALYSE. — L'étude de la nature et surtout l'étude de l'homme a conduit jusqu'à la connaissance de Dieu les philosophes païens, et leur crime n'est pas de l'avoir ignoré, mais de ne l'avoir pas servi et d'avoir adoré les idoles. Or en examinant ce qu deviendrait l'homme après la mort, ces philosophes se sont imaginé qu'une fois séparée du corps l'âme du juste oublierait botes les souffrances de la vie , jouirait du bonheur au ciel et plus tard se réunirait au corps. Système bizarre et rempli de contradictions. 1° Ce qui prouve que l'âme alors n'oublie pas tout, c'est qu'elle désire se réunir à quelque corps : elle a donc gardé le souvenir des corps. 2° Virgile l'appelle malheureuse : elle l'est effectivement, à cause de son ignorance, si elle ne connaît pas les maux qui l'attendent de nouveau sur cette terre ; à cause de ses connaissances, si elle entrevoit ce qu'elle y doit endurer. Pour combattre notre croyance à la résurrection; ces philosophes font une seconde objection : Ils disent que l’âme doit fuir à jamais la matière. Mais d'après eux-mêmes le monde matériel est animé et éternel ; d'après eux encore ces astres sont le séjour et comme le corps de certains esprits, et de plus ces astres sont immortels : deux preuves péremptoires de la fausseté de leurs principes. Il nous reste pour le prochain discours d'autres objections à examiner.

 

1. La résurrection des morts est une croyance spéciale des chrétiens. Le Christ notre Chef a montré dans sa personne un modèle de cette résurrection : c'est un exemple vivant pour autoriser notre foi et pour déterminer les membres à espérer ce qu'ils voient réalisé â ans leur Chef.

Nous vous disions hier que ces sages de la Gentilité que l'on appelle philosophes, que surtout les premiers d'entre eux ont cherché il pénétrer les mystères de la nature et qu'à la vue de ses oeuvres ils sont parvenus à en connaître l’Auteur (1). Ils n'ont ni entendu les prophètes, ni reçu la loi de Dieu; mais sans rompre le silence Dieu leur a,parlé en quelque sorte par les merveilles de l'univers, dont la beauté les excitait à en rechercher le Fondateur; et jamais ils n'ont pu se persuader. que le ciel et la terre se maintinssent par eux-mêmes. C'est d'eux que parle en ces termes le bienheureux apôtre Paul : « La colère de Dieu, dit-il, éclate du haut du ciel sur toute d'impiété ». — « Sur toute l'impiété? » Qu'est-ce à dire? C'est-à-dire que du haut du ciel éclate la, colère divine, non-seulement sur la tête des Juifs qui ont reçu la loi et qui en ont offensé l'Auteur, mais encore sur tous les Gentils livrés à l'impiété. Qu'on ne demande pas pourquoi ces menaces adressées aux Gentils, puisqu'ils n'ont pas reçu la Loi? Car

 

1. Voir serm.CCXL.

 

l'Apôtre ajoute : « Et sur toute l'iniquité de ces hommes qui retiennent la vérité avec injustice ». Veux-tu savoir,.de quelle vérité il est ici question, puisque ces Gentils n'ont ni reçu la loi, ni entendu un, seul prophète? Apprends-le : « Car ce qu'on peut connaître de Dieu, poursuit l'Apôtre, leur est connu ». Comptent? Le voici encore : « C'est que Dieu le leur a manifesté ». Mais de quelle manière le leur a-t-il manifesté, puisqu'il ne leur a point donné sa loi? Ecoute : « En effet ses perfections invisibles, rendues compréhensibles depuis la formation du monde par ce qui a été fait, sont devenues visibles ». — « Ses perfections invisibles », celles de Dieu; « depuis la formation du monde », depuis que lui-même a formé le monde; « rendues compréhensibles par ce qui a été fait, sont devenues visibles » quand évidemment on comprend la création ; « aussi bien » ce sont toujours les paroles de l'Apôtre que je cite ; « aussi bien que sa puissance éternelle et sa divinité » sous-entendu, sont rendues compréhensibles et visibles. « De sorte qu'ils sont inexcusables ». Pourquoi inexcusables

« Parce que connaissant Dieu ils ne l'ont ni glorifié comme Dieu ni remercié ». Il ne dit pas : Parce qu'ignorant Dieu, mais parce que « connaissant Dieu ».

2. Comment l'ont-ils connu? Par ses oeuvres. Interroge la beauté de la terre, la beauté de la mer, la beauté de cette vaste et immense (278) atmosphère, la beauté du ciel; interroge l'harmonie qui règne parmi les étoiles, le soleil qui éclaire le jour par ses rayons, la lune qui diminue les ténèbres de; la nuit qui succède. au jour, les animaux qui se meuvent dans les eaux, ceux qui vivent sur la terre et ceux qui volent dans les airs, tant d'âmes qu'on ne voit pas et tant de corps qui frappent les regards, tant d'êtres visibles qu'il faut diriger et tant d'êtres invisibles qui les dirigent; interroge tout cela. Tout ne répond-il pas : Regarde, admire notre beauté? Leur beauté même est une réponse. Or, qui a fait ces beautés muables, sinon l'immuable Beauté?

Afin aussi de s'appuyer sur l'homme lui-même pour s'élever jusqu'à la connaissance du Créateur de l'univers entier, ils ont examiné les deux parties de son être, le corps et l'âme. C'était examiner ce qu'ils portaient, le corps qu'ils voyaient, l'âme qu'ils ne voyaient pas et sans laquelle toutefois il leur était impossible de voir le corps. L'oeil sans doute était pour eu- l'organe de la vue, mais au dedans il y avait quelque chose pour regarder par cette ouverture. Aussi cette maison tombe en ruines quand en est sorti celui qui l'habite, ces membres se dissolvent quand est parti celui qui les dirige, et c'est parce que le corps tombe ainsi en décomposition qu'il prend le nom de cadavre : cadit, cadavre. Mais quoi ? Les yeux ne sont-ils pas encore intacts? Ils sont ouverts, et pourtant ils ne voient pas. Voilà des oreilles, plus personne pour entendre; voilà une langue, plus de musicien pour la mettre en mouvement. Les philosophes ont donc interrogé ces deux parties d'eux-mêmes, le corps visible et l'âme invisible; et ils ont constaté que la partie invisible l'emporte sur la partie visible, que l'âme qui se dérobe aux regards vaut mieux que le corps qui frappe le regard. Ils ont vu, ils ont sondé, ils ont apprécié ces deux substances et de plus ils ont reconnu que toutes deux sont muables considérées dans l'humanité. Que de changements n'impriment pas au corps là succession des âges, la maladie, la nourriture, le rétablissement et l'épuisement, la vie et la mort? Quant à l'âme reconnue par eux bien supérieure et admirée tout invisible qu'elle fût, il ont également surpris en elle des changements incontestables, car elle va du vouloir au non-vouloir, de la science à l'ignorance, du souvenir à l'oubli, de la crainte à l'audace, de la sagesse à la folie. Puisqu'elle aussi est muable, on ne devait pas s'arrêter à elle; aussi ces philosophes ont-ils passé outre pour rechercher ce qui est immuable.

3. C'est ainsi qu'au moyen de ses oeuvres ils sont parvenus à connaître Dieu. « Mais ils ne l'ont ni honoré ni remercié comme Dieu », dit encore l'Apôtre. « Au contraire, ils se sont évanouis dans leurs pensées et leur coeur insensé s'est obscurci ; car en prétendant être sages ils sont devenus fous ». En s'attribuant ce qui leur avait été donné, ils ont perdu ce qu'ils possédaient ; en se disant grands hommes, ils ont perdu la raison, Et jusqu'où sont-ils descendus ? « Et ils ont a échangé la gloire de Dieu incorruptible contre une apparence d'image représentant l'homme corruptible ».       Voilà l'idolâtrie. Toutefois, ce n'était pas assez de fabriquer des idoles représentant l'homme, ni d'abaisser l'Ouvrier divin jusqu'à le comparer à son oeuvre ; non, ce n'était pas assez. Qu'a-t-on fait encore ? Représentant aussi « des oiseaux  et des quadrupèdes et des serpents (1) ». C'est que de ces animaux muets et sans raison ces grands esprits se sont fait des dieux. Je te reprochais d'adorer la ressemblance d'un homme ; que ne ferai-je pas maintenant que tu adores l'image d'un chien, l'image d'une couleuvre, l'image d'un crocodile? Voilà pour tant où sont descendus ces sages ! Plus ils se sont élevés en cherchant, plus en tombant ils sont descendus bas. C'est que plus l'élévation est considérable, plus la chute est profonde.

4. Donc, comme je vous le rappelais hier, ces sages ont cherché à savoir ce qu'ils deviendraient ensuite; ensuite, c'est-à-dire après cette vie. Mais ils ont fait cette recherche en hommes, comment donc auraient-ils pu aboutir ? Sans les enseignements de Dieu, sans les enseignements des prophètes, ils n'ont pu rien découvrir d'authentique et ils ont été réduits à des conjectures que je vous ai rapportées hier. Les âmes perverses quittent le corps, disent-ils, et, comme elles sont impures, elle, rentrent aussitôt dans des corps différents; tandis que pour avoir pratiqué la vertu, les âmes des sages et des justes prennent leur essor vers le ciel en quittant les organes. — A merveille ! voilà pour elles un séjour convenable, puisque leur essor les conduit jusqu'au

 

1. Rom. I, 18-23.

 

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ciel. Qu'y deviennent-elles ? — Elles y resteront, continuent-ils, et se reposeront dans la société des dieux, ayant pour trônes les étoiles. — Ce n'est point là une habitation indigne d'elles; ah ! laissez-les maintenant, ne les faites pas tomber. Cependant, poursuivent-ils, après une longue période, après avoir perdu tout souvenir de leurs anciennes souffrances, le désir de se réunir aux corps se, réveille en elles ; leur plaisir est donc de redescendre, et de fait elles redescendent pour endurer tant d'afflictions, pour oublier Dieu, pour blasphémer contre lui , pour l'abandonner aux convoitises des sens, pour lutter contre les passions charnelles. Ah ! quels espaces elles ont franchis pour se plonger dans cet abîme de maux ! Pour quel motif ? dis-le moi. — Parce qu'elles avaient tout oublié. — Si elles ont oublié tous ces maux de la terre, que n'ont-elles oublié encore les plaisirs des sens ! Hélas ! c'est l'unique chose dont elles n'ont pas perdu le souvenir ; de 1a leur chute profonde. Pourquoi en effet reviennent-elles? Parce qu'elles aiment à demeurer de nouveau dans des corps. D'où leur vient cette inclination, sinon du souvenir d'y avoir séjourné antérieurement? Efface en elles tout souvenir, tu parviendras peut-être à leur conserver la sagesse; ne laisse en elles rien qui les rappelle ici.

5. L'un d'entre eux pourtant a eu horreur de cette doctrine. On lui montrait, ou plutôt il supposait que, dans les enfers un père montrait à son fils. Vous connaissez cela presque tous, et plaise à Dieu qu'un petit nombre seulement le connaissent parmi vous ! Mais si vous êtes peu pour avoir appris à la lecture, combien n'avez-vous pas appris au théâtre qu'Enée descendit aux enfers et que son père lui montra les âmes des Romains illustres qui devaient reprendre des corps. Enée même en fut épouvanté, et s'écria: « Peut-on croire, ô mon père, qu'il y ait quelques-unes de ces grandes âmes pour remonter jamais sous le ciel et reprendre le lourd fardeau de leur corps? » Peut-on croire qu'une fois parvenues au ciel, elles le quittent ? « Eh ! d'où vient à ces malheureuses un désir si cruel de revoir la lumière (1)? » Le fils comprenait mieux que ne l'instruisait son père. Il blâme l'inclination qu'éprouvent ces âmes de se réunir à des

 

1. Virg. Enéid. liv. VI, V.719-721.

 

corps ; il traite cette inclination de cruelle, et ces âmes de malheureuses, et il le fait sans rougir.

Et vous, philosophes, si vous êtes parvenus à purifier ces âmes, à les purifier souverainement et jusqu'à leur faire tout oublier, c'est pour les ramener, par cet oubli de nos misères, à les partager de nouveau. Ah ! dites-le moi, je vous en prie, ors même que votre système serait fondé, ne vaudrait-il pas mieux l'ignorer ? Oui, quand même serait vrai ce système, lequel est sûrement aussi faux que honteux, ne vaudrait-il pas mieux y être étranger ? Tu me diras sans doute : A l'ignorer, tu ne seras pas un sage. Pourquoi ne l'ignorer pas ? Puis-je actuellement être meilleur que je ne serai au ciel ? Mais au ciel, quand je serai meilleur et plus 'parfait , j'oublierai , j'ignorerai complètement; quoique meilleur, tout ce que j'ai appris dans ce monde; permets donc que dès maintenant je l'ignore. Tu prétends qu'au ciel on oublie tout; laisse-moi sur terre ignorer tout.

Dis-moi encore, je te prie : Ces âmes savent-elles ou ne savent-elles pas dans le ciel qu'elles doivent passer encore par les misères de cette vie ? Réponds ce que tu voudras. Si elles savent qu'elles doivent endurer encore tant de maux, comment, avec la pensée des douleurs qui les attendent, peuvent-elles être bienheureuses ? Comment peuvent-elles jouir de la félicité quand elles n'ont point dé sécurité ? Mais je te comprends, tu vas me répondre qu'elles ne le savent pas. Donc tu crois estimable dans le ciel l'ignorance où tu ne veux pas me laisser sur la terre, puisque tu m'enseignes maintenant ce que d'après toi je ne saurai plus alors. Elles n'en savent rien, dis-tu. Si elles n'en savent rien, si elles ne pensent pas qu'elles souffriront encore, il s'ensuit,que leur félicité est fondée sur l'erreur: En effet, elles,croient n'avoir pas à souffrir ce qu'elles souffriront ; mais croire ce qui est faux, n'est-ce pas être dans l'erreur ? Il est donc bien vrai que leur félicité sera fondée sur l'erreur, que leur bonheur viendra, non de l'éternité, mais de la fausseté. Ah ! que la vérité nous affranchisse, afin que nous puissions être vraiment heureux, car ce n'est pas sans motif que notre Rédempteur a dit . « Si la vérité vous délivre, vous serez libres véritablement ». — C'est bien de lui encore que viennent ces paroles : « Si vous demeurez dans ma parole, vous serez vraiment mes (280) disciples, et vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous délivrera (1) ».

6. Ecoutez encore une autre conséquence, conséquence plus affreuse, conséquence déplorable, ou plutôt ridicule. Toi qui es un sage, toi qui es un philosophe, j'entends,un philosophe de la terre, tel par exemple que Pythagore, Platon, Porphyre et je ne sais quel autre de ce mérite, pourquoi fais-tu de la philosophie ? En vue, répond-il, de la,vie bienheureuse. — Quand jouiras-tu de cette vie bienheureuse ? — Lorsque j'aurai laissé ce corps sur la terre. — Maintenant donc tu mènes une vie malheureuse, mais tu espères la bienheureuse vie ; au lieu que tu jouiras alors de la vie bienheureuse, mais avec l'espoir de la vie malheureuse. Ne s'ensuit-il pas que le bonheur est dans l'attente du malheur, et le malheur, du bonheur ? Repoussons de telles absurdités ; soit en en riant puisqu'elles ne sont que des chimères, soit en les déplorant à cause de l'importance qu'on y attache ; car il faut le dire, mes frères, ce sont là les grandes extravagances des grands savants. Ah ! ne vaut-il pas mieux nous attacher aux grands mystères des grands saints ? On dit que pressés par l'amour des sens, les âcres purifiées, réformées, devenues sages, s'unissent de nouveau à des corps. Voilà donc où se porte l'affection d'une âme ainsi purifiée ! Quelle putréfaction que cet amour !

7. Il faut donc s'éloigner absolument de tous les corps ? Un de leurs grands philosophes, un philosophe qui a vécu depuis l'établissement de la foi chrétienne, dont il s'est montré le violent ennemi, tout en rougissant de leurs extravagances et en s'améliorant sous quelques rapports au contact des chrétiens, Porphyre a dit et écrit dans ces derniers temps Tout corps est à fuir.          Tout corps, dit-il ; comme si tous les corps étaient pour l'âme des liens douloureux. Mais si tout corps absolument est à fuir, comment admirer un corps quelconque devant Porphyre ? comment, d'après l'enseignement de Dieu même, notre foi vante-t-elle la beauté des corps ? Il est vrai que le corps que nous portons maintenant est pour nous un instrument d'expiation, et en s'épuisant il est pour l'âme un fardeau (2) ; n'y voit-on pas toutefois une beauté spéciale, l'harmonie entre les membres, des serfs parfaitement

 

1. Jean, VIII, 30, 31, 32. — 2. Sag. IX, 15.

 

distincts ? Il se tient debout et présente à l'attention une infinité d'observations qui ravissent. Ce corps néanmoins deviendra de plus complètement incorruptible, complètement immortel ; il sera d'une souplesse et d'une agilité merveilleuse.

Pourquoi me vanter un corps quelconque? reprend Porphyre ; si l'âme veut être heureuse, tout corps pour elle est à fuir. — Voilà ce que répètent ces philosophes; mais c'est de l'égarement, c'est du déliré. Je me hâte de le prouver, je ne veux pas discuter longuement.

En effet, tout attribut doit avoir un sujet; l'attribut et le sujet sont deux choses inséparables. Aussi, Dieu étant au-dessus de tout, a tout pour sujet. Si donc l'âme a quelque valeur devant Dieu, ne doit-elle pas avoir aussi quelque chose pour sujet ?

Mais je ne veux pas insister sur cette preuve. J'ouvre vos écrits; vous y enseignez que ce monde, que le.ciel, la terre, les mers, tous ces corps immenses, tous ces éléments répandus partout; que tout cet univers composé de tous ses éléments est un animal gigantesque; qu'il a son âme, quoiqu'il n'ait pas de sens corporels, puisqu'extérieurement il est insensible; qu'il a son intelligence et que par elle il s'unit à Dieu; vous dites encore que cette âme du monde porte le nom de Jupiter ou celui d'Hécate et qu'elle est comme l'âme universelle qui dirige le monde et qui fait de lui un animal immense. Vous ajoutez que ce même monde est éternel, qu'il existera toujours et ne finira jamais. Or, si ce monde est éternel, s'il doit subsister toujours ; si de plus il est un animal et que son âme doive rester toujours en lui; comment dire encore que tout corps est à fuir ? pourquoi donc répétais-tu qu'il faut fuir tout corps ? Je soutiens , moi, que les âmes bienheureuses auront éternellement des corps incorruptibles. Mais toi qui cries que tout corps est à fuir, tue donc le monde. Tu veux que je fuie ma chair; que ton Jupiter fuie d'abord et le ciel et la terre.

8. Ne savons-nous pas encore que dans un livre écrit par lui sur la formation du monde, Platon, le maître de tous ces philosophes, nous montre Dieu comme l'Auteur des dieux, comme ayant également formé les dieux du ciel, tous les astres, le soleil, la lune ? Il dit donc que Dieu a fait les dieux célestes; que les étoiles mêmes ont des âmes intelligentes qui (281) connaissent Dieu et des corps matériels qui frappent nos regards.

Maintenant, pour arriver à vous faire comprendre ma pensée : N'est-il pas vrai que ce soleil que vous voyez serait invisible s'il n'était un corps? —  C'est incontestable. — N'est-il pas vrai qu'on ne verrait ni la lune ni aucune étoile si également elles n'étaient un corps? Parfaitement vrai. Aussi l'Apôtre dit-il lui-même : « Il y a et des corps célestes, et des corps terrestres »; il ajoute : « Autre est l'éclat des célestes, et autre l'éclat des terrestres ». Il dit encore, à propos de cet éclat des corps célestes : « Autre est la clarté du soleil, autre la clarté de la lune, et autre la clarté des étoiles; car une étoile diffère d'une autre, étoile en clarté. Ainsi en est-il de la résurrection des morts (1) ». Ce qui vous montre que l’éclat même est promis aux corps des saints, et un éclat proportionné aux divers mérites de la charité. Que prétendent de leur côté les philosophes? Ces étoiles que vous voyez, disent-ils sont bien des corps, mais elles ont des âmes intelligentes: ce sont des divinités. Il est vrai, ils peuvent assurer que ces étoiles ont des corps. Ont-elles des âmes intelligentes? Pourquoi l'examiner? Occupons-nous à notre question.

Platon lui-même nous représente Dieu adressant la parole à ces dieux qu'il a tirés

 

1. I Cor. XV, 40-42.

 

d'une substance corporelle et d'une substance spirituelle, et leur disant entre autres choses « Puisque vous avez commencé, vous n'êtes ni « immortels ni indissolubles ». A ces mots, ne pouvaient-ils pas trembler ? —  Pourquoi ? —  Parce qu'ils aspiraient à être immortels et ne voulaient pas consentir à la mort. Afin donc de leur ôter cette crainte, il poursuit : « Vous ne tomberez pas toutefois en décomposition, les arrêts de la mort ne pourront vous atteindre, ils ne l'emporteront pas sur ma volonté, laquelle sera plus puissante pour vous conserver l'immortalité que ces arrêts qui ont empire sur vous ». C'est ainsi que Dieu tranquillise les dieux qu'il a faits ; il leur assure ainsi l'immortalité et s'engage à ne leur laisser pas quitter ces globes lumineux qui forment leurs corps. Et tout corps est à fuir ?

Je le crois et vous le voyez, nous avons répondu aux philosophes; nous leur avons répondu autant que nous le permettaient, et nos propres forces, et le temps destiné à vous entretenir, et votre intelligence. Quelles sont maintenant les raisons les plus pénétrantes, les raisons selon eux irréfutables qu'ils élèvent contre la résurrection des corps? Ce serait trop de vous les exposer aujourd'hui. Néanmoins, comme je vous ai promis l'autre jour de traiter à fond, durant cette semaine, la question de la résurrection de la chair, préparez pour demain, avec la grâce de Dieu, vos oreilles et vos coeurs à entendre ce qui reste à dire encore.

SERMON CCXLII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XIII. DE LA RESURRECTION DES MORTS . AUTRES OBJECTIONS.
 

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ANALYSE. — Aucun fait n'a été mieux, constaté que celui de la résurrection de Jésus-Christ. Cependant les hommes charnels ne laissent pas de le nier, parce qu'ils ne croient que ce qu'ils voient, et ils élèvent contre la résurrection du corps plusieurs objections. Ils demandent si les corps ressuscités mangeront, s'ils auront alors leurs difformités actuelles, si les enfants resteront éternellement enfants. Un mot suffit pour réfuter chacune de ces objections. — Il n'en est pas de même de celle qu'ils tirent des lois de la pesanteur. D'après elles, disent-ils, il est impossible à un corps ressuscité d'habiter le ciel. Le Christ cependant est monté. D'ailleurs ne confessent-ils pas eux-mêmes la toute-puissance de Dieu ? Enfin combien de faits même naturels opposés aux lois de la pesanteur ! Ne voit-on pas se soutenir au-dessus de l'eau le bois et le plomb même ? Les nuées se soutenir à leur tour au-dessus de l'air ? Des corps massifs se montrer beaucoup plus légers dans leurs mouvements que des corps très-légers. — Si l'on dit que les corps ressuscités des saints seront tout spirituels , c'est pour exprimer combien ils seront souples au moindres inspirations de l'âme. Ce qui doit enfin éloigner de notre esprit tout doute au sujet de notre résurrection future, c'est la fidélité de Dieu à accomplir toutes ses autres promesses.

 

1. Durant ces jours consacrés à la résurrection du Seigneur, traitons, autant que nous le pourrons avec sa grâce, de la résurrection de la chair. Telle est en effet notre croyance ; tel est le bienfait dont nous voyons la promesse et l'idéal dans la chair ressuscitée de Jésus-Christ Notre-Seigneur. Car il a voulu non-seulement nous annoncer, mais encore nous montrer ce qu'il nous réserve pour la fin du siècle.

En effet ceux qui l'accompagnaient alors le contemplèrent, et comme ils étaient frappés de stupeur et croyaient voir un esprit, ils s'assurèrent au toucher qu'il avait un corps solide. Il parla donc, non-seulement à leurs oreilles en faisant entendre des mots, mais encore à leurs yeux en leur montrant la réalité; non content même de se faire voir, il permit qu'on le touchât, qu'on le palpât. « Pourquoi ce trouble, dit-il, et ces pensées qui montent dans votre coeur ? » C'est qu'ils s'imaginaient voir un esprit. « Pourquoi ce trouble et ces pensées qui montent dans votre coeur ? Voyez mes mains et mes pieds; touchez et reconnaissez, car un esprit n'a ni os ni chair comme vous m'en voyez ». Et c'est contre une telle évidence qu'on élève des doutes ! Que peuvent d'ailleurs des hommes qui goûtent ce qui vient de l'homme, que de s'élever contre Dieu en parlant de Dieu? Car Jésus est Dieu, et eux sont des hommes. « Mais Dieu sait combien sont vaines les pensées de l'homme (1) ». Toute la règle de l'homme char net est de ne croire que ce qu'il a l'habitude de voir. Eux donc croient aussi ce qu'ils voient,, mais non ce qu'ils ne voient pas. En dehors du cours ordinaire Dieu fait-il des miracles comme il le peut, puisqu'il est Dieu? Tant d'hommes qui naissent chaque jour, quand ils n'étaient rien, sont sans doute de plus grands prodiges que quelques hommes ressuscitant lorsque déjà ils existaient. On n'a pu considéré néanmoins ces premiers miracles comme miracles, l'habitude de les voir leu dépréciés. Le Christ est ressuscité; le fait est sûr. Il avait un corps; il avait une chair quia été suspendue à la croix, qui a rendu le der nier soupir et qui a été déposée dans un sépulcre. Lui qui avait vécu en elle l'a montrée ensuite pleine de vie. Pourquoi nous en étonner? Pourquoi ne croire pas? C'est Dieu qui a fait ce prodige; considère qu'il en est l'Auteur, et bannis le doute.

2. On demande si l'épuisement qui se fait sentir dans le corps, sera senti encore à la résurrection des morts ? —  Non. — Si c'est non, pourquoi mangera-t-on ? Et si l'on ne doit pas manger, pourquoi le Seigneur a-t-il mangé après sa résurrection ? On vient de lire l’Evangile et nous avons vu que ce fut trop peu pour lui, quand il voulut prouver avec évidence sa

 

1. Ps. XCIII, 11.

 

283

 

résurrection, de se montrer plein de vie aux yeux de ses disciples et de se faire toucher par eux; il ajouta même : « Avez-vous ici quelque chose à manger? Et ils lui offrirent un morceau de poisson rôti et un rayon de miel ; il en mangea puis leur donna le reste (1) ». On nous objecte donc : Si le corps ne perdra plus rien à la résurrection, pourquoi le Christ votre Seigneur a-t-il mangé ? — Vous avez lu qu'il a mangé; avez-vous lu qu'il ait eu faim? S'il a mangé, ce n'est pas par besoin, c'est qu'il le pouvait; au lieu que s'il avait eu faim, c'est qu'il aurait été dans le besoin. D'un autre côté, s'il n'avait pu manger, ne serait-ce pas une preuve de faiblesse? Des anges même n'ont-ils pas mangé en recevant l'hospitalité de nos pères (2), sans cesser néanmoins d'être incorruptibles?

3. Ou dit encore : Ressuscitera-t-on avec les difformités corporelles que l'on avait en mourant? Je réponds : Non. On ajoute : Pourquoi donc le Seigneur est-il ressuscité avec les cicatrices de ses plaies? — Que répondre, sinon encore qu'il l'a pu, sans que cela fût nécessaire? Il a donc voulu ressusciter et se montrer avec ses cicatrices pour dissiper bien des doutes; et ses plaies cicatrisées n'ont-elles pas fermé pour beaucoup la plaie de l'incrédulité?

4. On poursuit la discussion, on nous adresse encore cette demande : Les enfants qui meurent en bas âge ressusciteront-ils petits enfants, ou à la maturité de l'âge ? Nous ne voyons pas que cette question soit résolue dans les Écritures. II est bien promis que les corps ressusciteront incorruptibles et immortels; mais lors même que les enfants ressusciteraient en bas âge et avec leurs petits membres, s'ensuit-il qu'ils auraient la même faiblesse, qu'ils ne pourraient ni se tenir debout ni marcher? Il est plus croyable toutefois, plus probable, plus vraisemblable qu'ils ressusciteront dans la vigueur de l'âge et qu'ils recevront comme une grâce ce que devait leur procurer la prolongation de leur vie. Nous imaginerions-nous aussi que la vieillesse en ressuscitant sera essoufflée et courbée comme elle l'est? Enfin éloigne toute idée d'épuisement et suppose tout ce que tu voudras.

5. Pourtant, reprends-tu, est-il possible à un corps de terre de séjourner au ciel? C'est ici surtout que nous arrêtent ces grands philosophes de la Gentilité dont je vous ai rappelé les

 

1. Luc, XXIV 37-43. — 2. Gen. XVIII, 1-9; Tob. XII, 19.

 

opinions insensées, ou tout au moins humaines; attendu. qu'ils ont cherché à s'éclairer, 'non pas avec le secours dé l'Esprit de Dieu, mais d'après les conjectures de leur propre raison. Pour nous embarrasser ils discutent habilement sur les lois de la pesanteur et sur l'harmonie des éléments; ils disent,, ce que du reste constatent nos regards, que le monde est tellement disposé, que la terre en occupe comme le fond ; l'eau vient en second lieu et se répand au-dessus de la terre, l'air vient en troisième lieu, et l'éther en quatrième lieu s'élève au-dessus de tout. Ce dernier élément qu'ils nomment éther, est, disent-ils, un feu limpide et pur qui a servi à former les astres et où ne saurait, d'après les lois mêmes de la pesanteur, subsister rien de terrestre. Répondrons-nous que nos corps après la résurrection n'habiteront pas le ciel mais une terre nouvelle? Ce serait trop de hardiesse, ce serait témérité et parler même contre la foi. Car la foi nous enseigne que nos corps nous permettront alors de nous transporter partout et aussi rapidement que nous voudrons. D'ailleurs en affirmant, pour échapper à la difficulté tirée des lois de la pesanteur, que nous vivrons sur la terre, comment expliquer que Notre-Seigneur est monté au ciel avec sont corps?

6. Vous n'avez pas oublié ce que l'Evangile vient de vous rappeler encore : « Les mains élevées, il les bénit; et il arriva, pendant qu'il les bénissait, qu'il s'éloigna d'eux et monta au ciel (1) ». Qui montait ainsi au ciel? Le Seigneur, le Christ. Quel Christ, quel Seigneur? Le Seigneur Jésus. Voudrais-tu séparer en lui l'humanité de la divinité, faire en lui deux personnes, l'une divine, l'autre humaine, supprimer ainsi la Trinité et introduire une espèce de quaternité? Homme, tu es à ta fois un corps et une âme; ainsi le Verbe Notre-Seigneur est-il aussi un âme et un corps. Mais comme Verbe il n'a point quitté soif Père; il est venu parmi nous sans s'éloigner de son Père, et tout en prenant un corps dans le sein maternel il n'a point abandonné le gouvernement du monde. Qu'est-ce donc qui dans sa personne montait au ciel, sinon ce qu'il avait pris sur la terre, cette chair, ce corps dont il disait à ses disciples : «Touchez et reconnaissez, car un esprit n'a ni os ni chair, comme vous m'en voyez ». Croyons cela, mes frères,

 

1. Luc, XXIV, 51, 52.

 

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et si nous réfutons difficilement les objections des philosophes, ajoutons foi sans difficulté à ce que le Seigneur a montré dans sa personne. Laissons-les à leur babil et croyons.

7. Pourtant, reprennent-ils, un corps terrestre ne saurait habiter le ciel. — Et si Dieu le voulait? Attaque-toi maintenant à Dieu et soutiens qu'il n'a pas ce pouvoir. Mais tout païen que tu sois, ne confesses-tu pas que Dieu est tout-puissant? Ne lit-on pas dans un livre de Platon ce que j'en citais hier, savoir que le Dieu suprême dit aux dieux que lui-même a formés : « Dès que vous avez commencé, vous ne sauriez être ni immortels ni indissolubles. Toutefois vous ne tomberez pas en décomposition et les arrêts de la mort ne pourront vous atteindre; ils ne l'emporteront pas sur ma volonté, laquelle sera plus puissante pour vous conserver l'immortalité, que ces arrêts qui ont empire sur vous (1) ». C'est ainsi que Dieu soumet tout à sa volonté suprême, il peut même ce qui est d'ailleurs impossible. Quel' est en effet le sens de ces paroles : Vous ne sauriez être immortels, mais je ferai que vous le soyez, sinon celui-ci : Je fais, moi, ce qui ne se peut faire?

8. Toutefois je veux bien encore examiner les différentes lois de la pesanteur. Dis-moi, je t'en prie, la terre n'est-elle pas la terre, l'eau n'est-elle pas l'eau, l'air n'est-il pas l'air et l'éther ou le ciel n'est-il pas ce feu limpide dont nous avons parlé? Ce sont là en effet les quatre éléments qui ont construit et élevé le monde, ou plutôt qui ont servi à le former. Eh bien ! qu'y a-t-il en bas? La terre. — Au-dessus? — L'eau. —  Au-dessus de l'eau? —  L'air. — Au-dessus de l'air? —  L'éther, le ciel. — Que sont maintenant les corps solides qu'on peut saisir et manier? Je ne parle pas des liquides qui tombent et qui coulent; je parle des corps solides proprement dits : à quel élément appartiennent-ils? Est-ce à la terre, à l'eau, à l'air ou à l'éther? — A la terre, répondras-tu. — Le bois est donc un corps terrestre? Sans aucun doute. Il se forme dans la terre, il s'y nourrit, il s'y développe; c'est un corps solide et non un corps liquide. — Revenons maintenant aux lois de la pesanteur. En bas est la terre; suis bien la progression. Et au-dessus de la terre? — L'eau. —Pourquoi donc le bois nage-t-il sur l'eau? C'est un corps

 

1. Voir Cité de Dieu, liv. XXII, ch, 26.

 

terrestre, et d'après les lois de la pesanteur,on devrait le voir au-dessous et non pas au-dessus de l'eau. Voilà, l'eau qui sépare la terre de ce bois. Au-dessous, la terre, ensuite, l'eau; puis encore la terre au-dessus de l'eau, puisque ce morceau de bois est de la terre. C'en est fait de tes lois, attache-toi donc à la foi.

Ainsi quand le bois nage sur l'eau au lieu de s'y enfoncer, c'est un corps terrestre qui s'élève au-dessus du second élément de l'univers.

9. Observe un autre phénomène plus étonnant encore. Il y a des corps très-lourds qui pourtant viennent de la terre encore; ils s'enfoncent dans l'eau sitôt qu'on les jette dessus, et descendent jusqu'à ses dernières profondeurs : tels sont le fer et le plomb surtout. Qu'y a-t-il en effet de plus lourd que le plomb ? Toutefois entre les mains d'un ouvrier ce plomb prend une forme concave et il nage au-dessus de l'eau. Et Dieu ne ferait pas pour mon corps ce que fait un ouvrier pour du plomb ?

Où enfin placez-vous l'eau? Rappelez-vous dans quel ordre sont superposés les éléments. — L'eau , répondrez-vous , vient immédiatement au-dessus de la terre. — Mais pourquoi donc, avant de couler sur la terre, voit-on des fleuves suspendus aux nuées?

10. Reviens maintenant avec toute ton attention à ce que je vais dire encore, si Dieu m'en fait la grâce. Que voit-on se mouvoir plus facilement et plus rapidement s'élancer, d'un corps plus léger ou d'un corps plus lourd? Qui ne dirait que c'est le corps le plus léger? Il est bien vrai, les corps plus légers se meuvent avec plus de facilité, et s'élancent avec une rapidité plus grande que les corps lourds. Voilà bien la règle, et c'est après avoir considéra tout avec attention que tu as répondu: Les corps légers se meuvent plus facilement, et plus rapidement s'élancent que les corps lourds. Voilà ce que tu dis. Mais dis-moi encore : Pourquoi l'araignée légère se meut-elle si lentement, tandis que le lourd cheval court avec rapidité? Parlons des hommes eux. mêmes : Un grand corps n'est-il pas plus lourd et un petit corps plus léger, puisqu'il pèse moins? Saris doute, si un autre le porte. Mais si chacun porte son corps, l'homme vigoureux peut courir, tandis que l'homme épuisé de langueur peut à peine marcher. Pèse un homme maigre et un homme robuste;

 

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l'un languissant et à qui quelques as suffisent pour faire équilibre, et l'autre bien portant et pesant beaucoup plus : essaie de les soulever tous deux, tu trouveras lourd le bien portant et le malade plus léger. Eloigne-toi maintenant, qu'ils essaient de marcher; laisse chacun d'eux conduire son corps; mais l'épuisé fait à peine un pas, tandis que court le vigoureux et le robuste. Ah ! si telle est la puissance de la santé, que ne pourra l'immortalité?

11. Dieu donc donnera à ces corps une souplesse merveilleuse, une merveilleuse agilité, et ce n'est pas sans motif qu'on les nomme spirituels. S'ils portent ce nom, ce n'est pas qu'ils soient des esprits et qu'ils aient cessé de dire des corps. Ne dit-on pas de notre corps actuel qu'il est un corps animal? Pourtant il n'est pas une âme, mais un corps réel. Eh bien! comme on dit aujourd'hui que notre corps est un corps animal sans qu'il soit notre âme; ainsi on dit que seront spirituels les corps ressuscités, quoiqu'ils ne soient point des esprits mais des corps véritables. Pourquoi donc appeler ces corps spirituels, mes très-chers frères, sinon parce qu'ils obéiront au moindre mouvement de l'esprit ? Alors en effet il n'y aura rien en toi pour s'opposer à toi, rien en toi pour se révolter contre toi. On ne pourra plus dire en gémissant avec l'Apôtre : « La chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair (1) » ; ni : «Je vois dans mes membres une autre, loi qui résiste à la loi de mon esprit (2)». Il n'y aura plus de ces luttes; ce sera la paix, la paix parfaite. Tu seras où lu voudras, mais sans t'éloigner de Dieu ; tu seras où tu voudras, mais où que tu ailles, ton Dieu sera avec toi , comme tu seras toujours avec cette source de ta félicité.

12. Que nul donc n'essaie ni de tromper, ni

 

1. Gal. V, 17. — 2. Rom. VII, 23.

 

d'argumenter, ni de se livrer à des raisonnements qui l'égarent; et soyons invinciblement sûrs que se réaliseront les divines promesses. Mes frères, quand on voyait le Christ en personne et qu'on le croyait un esprit, non-seulement il se montrait aux yeux, mais de plus il se faisait toucher de la main pour prouver qu'il avait un corps véritable. Non content même, pour convaincre de la vérité de la foi, d'avoir mangé, non par nécessité mais par condescendance; comme ses disciples étaient en quelque sorte tout.tremblants de joie , il leur raffermit le coeur par les saintes Ecritures et il leur dit: « Je vous prévenais donc, quand j'étais encore avec vous, qu'il fallait que s'accomplît tout ce qui est écrit de moi dans la loi de Moïse, dans les prophètes et dans les psaumes. Alors il leur ouvrit l'intelligence, comme s'exprime l'Evangile qu'on a vient de lire, pour qu'ils comprissent les Ecritures, et il leur dit : Ainsi est-il écrit et c'est ainsi qu'il fallait que le Christ souffrît et qu'il ressuscitât d'entre les morts le troisième jour, et qu'on, prêchât en son nom la pénitence et la rémission des péchés à toutes les nations, en commençant par Jérusalem (1) ». De ces deux événements nous n'avons pas vu l'un, nous voyons l'autre. Quand le Sauveur f lisait ses promesses, on ne les voyait pas encore réalisées. Les Apôtres voyaient bien le Christ, devant eux, mais ils ne, voyaient pas l'Eglise répandue par tout l'univers ; ils voyaient le Chef et ne faisaient que croire au corps. A notre tour, aujourd'hui; nous aussi nous avons la grâce qui nous convient et le cours des siècles est destiné à appuyer la même foi sur les plus solides arguments. Les Apôtres donc voyaient le Chef et croyaient au corps, pour nous, nous voyons le corps, croyons au Chef.

 

1. Luc, XXIV, 44-47.

 

SERMON CCXLIII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES XIII. ÉTAT DES CORPS RESSUSCITÉS.
 

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ANALYSE. — Après avoir expliqué pourquoi Jésus-Christ ressuscité défendit à Madeleine de le toucher quand il s'était laissé toucher par les autres saintes femmes, saint Augustin aborde la question de savoir ce que deviendront après la résurrection des membres de nos corps dont nous n'aurons plus à faire aucun usage. Il répond que comme aujourd'hui nous avons dans nom corps des parties pour nous servir et d'autres pour nous embellir; ainsi après la résurrection la plupart de nos membres seront, simplement destinés à jeter sur nos corps un vif éclat ; car les membres intérieurs eux-mêmes seront visibles et transparents, et tout en nous sera d'une beauté ravissante. Mais qu'aurons-nous à faire ? N'est-ce donc rien que de contempler, que de louer, que d'aimer Dieu ? Seulement nous ne nous en lasserons pas, comme ici nous nous lassons de ce que nous avons le plus ardemment désiré.

 

1. On a commencé à lire aujourd'hui le récit de la résurrection de Notre-Seigneur Jésus-Christ d'après l'Évangéliste saint Jean. Vous savez en effet, et je vous en avais prévenu, que durant ces quelques jours on lit la résurrection du Sauveur dans les quatre Evangiles.

Il n'y a , dans ce que nous venons d'entendre, qu'une chose qui préoccupe ordinairement, c'est de savoir pourquoi le Seigneur Jésus a dit à cette femme qui eut le bonheur de le voir plein de vie quand elle cherchait simplement à découvrir son corps : « Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père ». Je vous ai fait remarquer, et vous devez vous en souvenir, que chacun des Evangélistes ne rapporte pas tout, mais que les uns disent ce qu'ont omis les autres. Il ne faut pourtant pas croire qu'ils se contredisent; mais il faut les étudier sans esprit de contention, avec intelligence et piété. Au témoignage donc de saint Matthieu, le Sauveur après sa résurrection se présenta à deux femmes, dont l'une était celle dont nous venons de parler; il leur dit: « Je vous salue. Mais elles s'approchèrent de lui, embrassèrent ses pieds, et l'adorèrent (1) »; il n'était pourtant pas monté encore vers son Père. Comment donc dit-il maintenant à l'une d'elles : « Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père ? » Ces paroles ne semblaient-elles pas indiquer que Marie pourrait le toucher

 

1. Matt. XXVIII, 9.

 

lorsqu'il serait monté au ciel ? Et pourtant, si on ne peut le toucher sur la terre, quel mortel peut l'atteindre depuis qu'il trône dans le ciel ?

2. Mais cet attouchement est une figure mystérieuse de la foi. Croire au Christ, c'est le toucher; aussi cette autre femme qui souffrait d'une perte de sang disait-elle en elle-même: « Si je touche le bord de son vêtement, je serai guérie (1) ». Elle le toucha avec foi et recouvra aussitôt la santé qu'elle se promettait. Afin donc de nous faire connaître ce que c'est que de le toucher, le Seigneur dit aussitôt à ses disciples: «Qui m'a touché? » — «La foule vous presse, répondirent-ils, et vous demandez : Qui m'a      touché ? Quelqu'un m'a touché, reprit-il (2) ». N'était-ce pas dire: la foule me presse, mais la foi me touche. Par conséquent, lorsque le Sauveur dit à Marie; « Garde-toi de me toucher, puisque je ne suis pas encore monté vers mon Père », Marie semblait personnifier l'Eglise qui ne crut en lui qu'après son ascension . vers son Père, le vous le demande à vous-mêmes , de quelle époque date votre foi ? J'adresse la même question à l'Eglise répandue par tout l'univers et elle me répond de concert : J'ai commencé à croire depuis que Jésus est monté vers son Père. Que signifie : J'ai commencé à croire, sinon : J'ai commencé à le toucher? Beaucoup d'hommes charnels n'ont vu dans le Christ que son humanité, leur regard n'a

 

1. Matt. IX, 21. — 2. Luc, VIII, 43-46.

 

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point découvert la divinité voilée dans sa personne. Ceux-là ne l'ont pas bien touché, parce qu'ils n'ont pas cru comme il faut croire. Veux-tu le bien toucher? Sache qu'il est coéternel à son Père et tu l'as touché comme il convient. Mais si tu ne vois en lui qu'un bomme, il n'est pas encore, pour toi, monté vers son Père.

3. Si donc le Seigneur Jésus voulut faire constater par les sens de l'homme la réalité de son corps, c'était pour prouver davantage la résurrection de la chair: et en montrant, après sa résurrection, son corps plein de vie, il ne prétendait que nous amener à croire la résurrection des morts.

Mais comme tout sera alors réparé, dans nos corps, il est une question difficile, question relative à l'usage de nos membres, que soulèvent à la fois les esprits qui veulent s'instruire et les esprits qui cherchent à disputer. Quel que soit, disent-ils, le nombre des membres de notre corps, on sait bien à quoi chacun d'eux est destiné. Qui ne sait effectivement, qui ne voit que nous avons des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, une langue pour parler, des narines pour flaire, des dents polir mâcher, des mains pour travailler, des pieds pour marcher,et à quoi sont appelées les parties nobles? Les organes même intérieurs que Dieu a voilés pour qu'ils ne fissent pas horreur à l'oeil, tout ce qui est en nous et jusqu'à nos intestins,tous ne remplissent-ils pas des fonctions que connaissent beaucoup d'hommes et surtout les médecins ? Voici donc comment on argumente contre nous : Si nous devons avoir, après la résurrection, des oreilles pour entendre, des yeux pour voir et une langue pour parler; à quoi nous serviront, puisque nous ne mangerons pas, les dents, l'oesophage, les poumons, l'estomac, les intestins qui donnent passage aux aliments et où ils se transforment pour entretenir en nous la vie ? A quoi nous serviront enfin les membres que l’on voile, puisqu'il n'y aura ni génération ni déjection ?

4. Que leur répondre ? Dirons-nous que nous n’aurons point en ressuscitant ces organes intérieurs, pas plus que des statues? Les dents s’expliqueront facilement, attendu qu'ils servent, non-seulement à mâcher, mais encore à parler, tirant de notre langue les sons ou les syllabes comme l'archet qui frappe sur les cordes d'une lyre. Quant à nos autres membres, ils seront donc pour la beauté et non pour le besoin, pour l'agrément de la vue et non pour la nécessité. Seront-ils déplacés pour n'avoir pas de fonctions à remplir ? Aujourd'hui, il est vrai, en raison même de notre défaut d'expérience et de notre ignorance des raisons qui expliquent chaque chose, la vue des parties intérieures de notre corps nous ferait plutôt horreur qu'elle ne nous ravirait d'admiration. Qui connaît à fond les rapports de ces membrés entre eux et leurs proportions merveilleuses? Tout y est si beau, qu'on adonné à cet ensemble le nom d'harmonie; expression empruntée à la musique, qui sait tendre avec tant de précision les cordes d'une harpe. Si toutes ces cordes rendaient le même son , que pourrait-on jouer ? C'est en les étendant diversement qu'on obtient des sons divers; et ces sons divers combinés par la raison produisent non pas pour les yeux, mais pour les oreilles une harmonie qui les ravit. En étudiant sous ce rapport les membres du corps humain, on est enchanté, ravi; et les hommes vraiment intelligents préfèrent cette beauté à toute beauté visible. Nous n'en avons pas conscience aujourd'hui, mais nous la verrons alors; non que nos membres intérieurs doivent être mis à nu, mais tout voilés qu'ils resteront, ils ne pourront se dérober à nos regards.

5. On me criera sans doute : Comment, s'ils sont voilés, ne pourront-ils se soustraire à nos regards ? — Nos coeurs seront à découvert, et on ne verrait pas nos entrailles ? Oui, mes frères, nos pensées mêmes, ces pensées que discerne maintenant le regard seul de Dieu , apparaîtront réciproquement aux yeux de tous dans cette société des saints. Nul ne cherche à y dissimuler ce qu'il pense, parce que nul n'y pense mal. Aussi l'Apôtre dit-il : « Gardez-vous de juger avant le temps » ; en d'autres termes : Ne jugez pas témérairement quand vous ne savez dans quelle intention on agit. Pourquoi blâmer ce qui peut être fait avec de bonnes vues ? Ne cherche pas au-delà de ce que petit l'humanité. A Dieu seul il appartient de lire dans l'âme; les hommes ne sauraient juger que de ce qui est extérieur. « Gardez-vous donc de juger avant le temps ». Qu'est-ce à dire, « avant la temps ?» Le voici dans la suite du texte : « Jusqu'à ce que le Seigneur vienne et jette la lumière sur ce qui est caché dans les ténèbres ». Quelles sont ces ténèbres ? L'Apôtre le dit clairement dans ce qui (288) suit: « Jusqu'à ce qu'il jette la lumière sur ce qui est caché dans les ténèbres ». Et puis ? Ecoute : « Alors il manifestera les pensées du coeur (1) ». Ainsi, jeter la lumière sur ce qui est caché dans les ténèbres, c'est manifester les pensées du tueur. Pour chacun de nous ses propres pensées sont aujourd'hui en lumière, puisqu'il les connaît; mais elles sont pour notre prochain dans les ténèbres, puisqu'il ne les voit pas. Alors au contraire les autres sauront ce due tu auras conscience de penser. Que crains-tu ? Si tu veux aujourd'hui cacher tes pensées, si tu redoutes qu'elles soient rendues publiques, n'est-ce point parce que tu en as quelquefois de mauvaises, de honteuses, de vaniteuses ? Là, quand tu y seras, tu n'en auras que de bonnes, que d'honnêtes, que de vraies, que dé pures, que de généreuses ; et tu n'auras pas plus envie de soustraire aux regards ta conscience, que tu n'en as maintenant d'y soustraire ta face.

Effectivement, mes très-chers frères; n'est-il pas vrai que nous nous connaîtrons tous? Vous imaginez-vous que vous me reconnaîtrez alors parce que vous me connaissez aujourd'hui , mais que vous ne connaîtrez ni mon père, que vous n'avez jamais vu, ni aucun des évêques qui ont siégé dans cette église si longtemps avant moi ? Vous connaîtrez tout le monde ; et cette connaissance ne se bornera pas à distinguer chacun par l'extérieur; elle sera réciproquement aussi profonde que possible. Tous verront aussi bien et beaucoup mieux que ne voient maintenant les prophètes, ils verront à la manière de Dieu même, puisqu'ils seront remplis de lui; et il n'y aura rien pour échappera autrui ni pour blesser personne.

6. On aura donc tous ses membres, ceux mêmes que l'on appelle aujourd'hui honteux et qui ne le seront plus alors ; et à l'abri de toute impression voluptueuse, on n'aura point à veiller pour conserver l'honneur de la pureté. Ici même, où la nécessité, qui aura complètement disparu alors, est comme la mère de toutes nos oeuvres, n'y a-t-il pas dans nos corps des parties qui ne servent absolument qu'à l'embellir ?

Je jetais tout à l'heure un coup d'oeil sur nos membres; regardons-les maintenant avec un peu plus d'attention. Nous avons des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, des

 

1. I Cor. IV, 5.

 

narines pour flairer, une bouche et une langue pour parler, des dents pour mâcher, un gosier pour avaler, un estomac pour recevoir et digérer, des intestins pour conduire en bas nos aliments, les membres honteux pour servir à la génération ou aux déjections, les mains pour travailler et les pieds pour marcher. Mais à quoi sert la barbé, sinon et uniquement à embellir? Pourquoi Dieu a-t-il donné la barbe à l'homme ? Je vois comme elle le pare, je ne cherche pas à quoi elle lui sert. On voit pour quoi la femme a des seins, c'est pour allaiter ses enfants; mais l'homme, pourquoi en a-t-il ? Cherches-en l'utilité, il n'en est aucune; mais si l'idée de beauté se présente à toi, ne siéent-ils pas à la poitrine de l'homme lui même ? Supprime-les, tu verras bientôt quelle beauté de moins, quelle laideur de plus.

7. Croyez donc, mes très-chers frères, croyez et soyez intimement convaincus que beaucoup de nos membres n'auront pas alors de fonctions à remplir, mais que chacun aura sa beauté propre. Là rien d'indécent, rien de discordant, mais une paix souveraine; rien de difforme, rien de blessant pour la vue, mais Dieu sera béni de tous. Si dès maintenant, malgré l'infirmité de notre chair et la faiblesse de nos membres, la beauté corporelle va jusqu'à provoquer la passion, exciter à l'étude et éveiller la curiosité ; si pour celui à qui se révèle l'harmonie de nos organes, ils n'ont pu être formés que par Celui qui a formé les cieux, et s'il n'y a qu'un Créateur possible de ce qu'il y a de plus petit comme de ce qu'il y a de plus grand : à combien plus forte raison ce spectacle nous ravira-t-il dans ce séjour d'où sont bannis, et la passion, et l'épuisement, et la difformité, et les souffrances qu'engendre le besoin, pour faire place à l'interminable éternité, à la vérité qui enchante, à la félicité suprême !

8. Que ferai-je alors ? me diras-tu, que ferai-je dès que je n'aurai plus à faire usage de mes organes ? Eh ! ne sera-ce pas agir que d'être là, de contempler, d'aimer et de bénir? Ces saints jours de fête qui s'écoulent après la résurrection du Seigneur, sont l'emblème de la vie que nous mènerons après être ressuscités nous-mêmes. Si le temps du Carême signifie avant Pâques l'existence laborieuse que nous font les afflictions et la mort qui nous attend ; ces jours de joie sont l'indice de la vie future durant laquelle nous devons régner avec le Seigneur. Nous traversons maintenant (289) la vie représentée par la quarantaine qui précède la fête de Pâques; quant à la vie que symbolisent les cinquante jours qui suivent la résurrection du Sauveur, nous n'en jouissons pas, nous l'espérons; nous faisons plus, nous l'aimons en même temps que nous l'espérons; cet amour même est la louange de Dieu qui nous a fait ces grandes promesses, et cette louange se traduit par le chant de l’Alleluia. Que signifie Alleluia? Alleluia est une expression hébraïque qui signifie Louez Dieu: Allelu, louez ; ia. Dieu. En chantant donc Alleluia ou Louez Dieu, nous nous excitons réciproquement à louer le Seigneur, et l'harmonie de nos coeurs, mieux encore que l'harmonie de la harpe, chante les louanges de Dieu, répète Alleluia. Mais après avoir chanté, la faiblesse de nos organes demande que nous réparions nos forces. Pourquoi les réparer , sinon parce qu'elles s'épuisent ? De fait, telle est notre infirmité corporelle, telles sont les importunités de la vie, que les choses les plus admirables finissent par engendrer une espèce de dégoût. Comme nous regrettions ces jours de fête quand nous les voyions s'écouler, quoique néanmoins ils dussent revenir chaque année, et avec quel bonheur les voyons-nous revenir à l'époque déterminée ! Eh bien ! si on nous disait : Chantez l’Alleluia sans interruption, nous nous excuserions. Pourquoi ? parce que la lassitude ne nous le permettrait pas ; parce que, si beau qu'il soit, nous y trouverions l'ennui et la fatigue. Mais là, point d'épuisement ni de dégoût. Restez donc debout et chantez, « vous qui demeurez dans la maison du Seigneur, dans les parvis du sanctuaire de notre Dieu (1)». Pourquoi demander ce que tu pourras y faire? « Heureux, est-il écrit, ceux qui habitent dans votre maison, Seigneur ; ils vous loueront dans les siècles des siècles (2) ».

 

1. Ps. CXXX, 1. — 2. Ps. LXXXIII, 5.

SERMON CCXLIV. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XII. DIVINITÉ DE JÉSUS-CHRIST (1).
 

ANALYSE . — La passion et la mort de Jésus-Christ avait fait perdre à ses Apôtres mêmes la foi en sa divinité ; et Marie-Madeleine en le cherchant ne paraît l'avoir cherché que comme homme et comme prophète. Ce qui prouve qu'il ne faut pas entendre à la lettre la défense que lui fit le Sauveur de le toucher, c'est qu'il se laissa toucher non-seulement par les Apôtres, mis encore par les saintes femmes et par elle-même. « Ne me touche pas, car je ne suis pas monté encore vers mon Père », signifie donc : Je veux qu'en m'approchant tu me considères comme le Fils de Dieu et comme devant bientôt retourner au ciel, tan patrie véritable. Les paroles de Jésus sont par conséquent la condamnation des disciples de Photin et d'Arius

 

1. On a commencé à lire aujourd'hui la résurrection de Notre-Seigneur d'après l'Evangile de saint Jean. On nous y a montré et nous avons vu des veux de la foi le tendre attachement d'une sainte femme pour sa personne sacrée. Elle le cherchait, mais son corps n'était encore pour elle que le corps d'un homme, et elle ne l'aimait que comme un Maître excellent. Elle ne comprenait pas, elle ne croyait

 

1. Jean, XX, 1-18.

 

pas qu'il fût ressuscité d'entre les morts; et quand elle vit la pierre ôtée de l'entrée du sépulcre,, elle crut que le corps de Jésus avait été enlevé, et elle en porta aux disciples la triste nouvelle. Deux d'entre eux coururent aussitôt : c'étaient Pierre et Jean, Jean que Jésus aimait plus que les autres; car, comme leur Seigneur, il les aimait tous. Ils coururent donc pourvoir si, comme le disait Madeleine, le corps sacré avait été enlevé du tombeau. Ils arrivent, regardent, ne le trouvent pas, et ils (290) croient. Que croient-ils? Ce qu'ils ne devraient pas croire. Quand vous entendez ces mots « Et ils crurent », vous vous imaginez peut-être qu'ils crurent ce que réellement ils devaient croire, savoir, que le Seigneur était ressuscité d'entre les morts. Ce n'est point cela qu'ils crurent, mais ce que leur avait dit Madeleine; et pour vous en convaincre, l'Evangéliste ajoute immédiatement : « Car ils ne savaient encore, comme le disent les Ecritures, qu'il fallait qu'il ressuscitât d'entre les morts ».

Où est leur foi? Où est la vérité si souvent attestée par eux? Le Seigneur Jésus ne leur avait-il pas déclaré lui-même, et plusieurs fois, avant sa passion, qu'il serait trahi, mis à mort et qu'il ressusciterait? Mais il parlait à des hommes encore sourds. Déjà Pierre lui avait dit : « Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant ». Déjà il lui avait été répondu : « Tu es bienheureux, Simon, fils de Jonas, car ce n'est ni la chair ni le sang qui te l'ont révélé, mais mon Père qui est dans les cieux. A mon tour je te déclare que tu es Pierre et que sur cette Pierre je bâtirai mon Eglise, et que les portes de l'enfer n'en triompheront pas (1) ». Hélas ! une foi si éclairée a comme sombré quand le Seigneur a été attaché à la croix Pierre a cru que Jésus était le Fils de Dieu, mais c'est seulement jusqu'à ce qu'il l'a vu suspendu au gibet, cloué, mort et enseveli; car alors il a perdu tout ce qu'il possédait. Qu'est devenue cette pierre ? Qu'est devenue sa fermeté? Ah ! la Pierre véritable était le Christ lui-même, et Pierre n'était pierre que par participation. Aussi la Pierre a dû ressusciter pour affermir Pierre, et c'en était fait de Pierre, si la Pierre n'avait recouvré la vie.

2. Lorsqu'ensuite le Seigneur dit à Madeleine : « Marie », elle se retourna, le reconnut et l'appela Maître, « Rabboni ». Ainsi eut-elle connaissance de la résurrection du Sauveur. Que signifient donc ces mots : « Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père ? » A plusieurs points de vue cette question étonne. D'abord, pourquoi défendre de le toucher, comme si elle avait pu le toucher avec des intentions coupables ? Pourquoi ensuite cette raison de la défense de le toucher : « Car je ne suis pas monté encore vers mon Père ? » N'était-ce pas dire : C'est

 

1. Matt. XVI, 16-18.

 

quand je serai monté vers mon Père que tu pourras me toucher? Quoi ! il lui défendait de le toucher pendant qu'il était sur la terre, et, elle pourrait le faire quand il serait dans le ciel ?

Je me demandais ce que signifie : « Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père ». Je vais plus loin, Après sa résurrection même, il apparut à ses disciples, et nous en avons son propre témoignage et celui de tous les autres Evangélistes, ainsi que nous venons de le voir encore pendant les lectures sacrées. Comme ils voyaient en lui un esprit, il leur dit : « Pourquoi vous troublez-vous, et pourquoi ces pensées montent-elles dans votre coeur? Voyez mes mains et mes pieds. Touchez et voyez (1) ». Etait-il déjà monté au ciel? Non, il n'était pas remonté encore vers son Père, et pourtant il leur disait : « Touchez et voyez ». Est-ce là le « Garde-toi de me toucher? »

Quelqu'un dira peut-être ici : Il a bien voulu être touché par des hommes, mais non par des femmes. S'il avait tant d'horreur pour les femmes, il n'en aurait pas pris une pour Mère. Mais il n'y a pas même à se préoccuper tant soit peu d'entendre dire qu'avant de remonter vers son Père le Seigneur a bien voulu se laisser toucher par des hommes et non par des femmes. En effet l'Evangéliste saint Matthieu rapporte lui-même que des femmes pieuses, du nombre desquelles était Marie-Madeleine, rencontrèrent le Seigneur ressuscité et qu'elles lui embrassèrent les pieds (2). N'est-ce pas rendre de plus en plus difficile la réponse à cette question : Que signifie: «Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père? » Ainsi tout ce que j'ai dit jusqu'alors n'a abouti qu'à rendre plus difficile cette réponse; vous voyez la question sérieuse et pour ainsi dire insoluble. Daigne le Seigneur m'aider à la résoudre. Il lui a plu de la présenter, qu'il lui plaise aussi de la décider. Demandez cette grâce avec moi; ouvrez moi les oreilles et à lui votre coeur; je vous ferai part de ce qu'il daigne me communiquer, Que celui qui comprend mieux veuille bien m'instruire, car je ne suis pas un docteur indocile. Quant à celui qui ne comprend pas mieux, qu'il ne refuse pas d'entendre de ma bouche ce qu'il comprend déjà.

 

1. Luc, XXIV, 37-39. — 2. Matt. XXVIII, 9.

 

291

 

3. Nous l'avons remarqué, et la chose est du reste évidente, les disciples ne voyaient qu'un homme dans le Seigneur Jésus; c'est là que s'arrêtait leur foi, ils ne l'élevaient pas plus haut. Ils marchaient sur la terre avec le Sauveur; ils connaissaient ce qu'il s'était fait pour nous et non pas ce qu'il a fait, car il est à la fois Créateur et créé. Créateur: « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu; et le Verbe était Dieu; il était en Dieu dès le commencement. Tout a été fait par lui ». Crée : « Et le Verbe s'est fait chair, et il a habité  parmi nous (1) ». A ces traits nous reconnaissons Jésus, mais c'est depuis que nous a été prêchée la foi des Apôtres. Or, à l'époque dont nous parlons, ils ne savaient pas encore ce que nous savons. Mon langage ne les outrage point. le n'oserais les traiter d'ignorants, et toutefois ils publient qu'ils le sont. C'est ensuite seulement qu'ils apprirent ce qu'ils ne savaient pas et ce que nous savons aujourd'hui. Le Christ est à la fois Dieu et homme, producteur des êtres et créé parmi eux, Créateur de l'homme et homme créé : nous le savons, eux ne le savaient pas encore. Comme Dieu il est égal au Père, aussi grand que lui, parfaitement semblable à lui, un autre lui-même sans être lui-même. Un autre lui-même; car il est Dieu comme lui, tout-puissant comme lui et comme lui immuable. Il est un autre lui-même, sans être toutefois lui-même; car il est Fils, tandis que lui est Père. Pour quiconque sait cela, le Christ est monté vers son Père; il n'y est pas monté pour quiconque ne le sait, mais il reste encore petit avec cet homme et sur la terre avec lui, sans être l'égal du Tout-Puissant. Enfin pour celui qui progresse dans la foi, le Christ est en voie de monter, il monte pour ainsi dire avec lui.

Que signifie alors : « Garde-toi de me toucher? » L'attouchement désigne ici la foi, attendu que pour toucher quelqu'un on s'en approche. Voyez cette femme qui souffrait d'une perte de sang. Elle se disait : « Je serai guérie, si je touche la frange de son vêtement (2) ». Elle s'approcha de lui, le toucha, fut guérie. Que signifie : Elle s'approcha de lui et le toucha? Qu'elle s'en approcha et qu'elle crut. Pour vous convaincre avec quelle foi elle le toucha, le Seigneur s'écria : « Quelqu'un m'a touché » . Quelqu'un m'a touché?

 

1. Jean, I,1, 2, 3, 14. — 2. Matt. II, 21.

 

Qu'est-ce à dire, sinon : Quelqu'un a cru en moi? Pour vous convaincre encore que m'a touché est synonyme de a cru en moi, « les disciples lui répondirent : La foule vous accable, et vous dites : Qui m'a touché (1) ? » Si vous marchiez seul, si la foule vous faisait place sur le chemin, si près de vous il n'y avait personne, vous pourriez dire : « Quelqu'un m'a touché ». Mais c'est la foule qui vous accable, et vous ne parlez que d'une main pour vous avoir touché. « Quelqu'un m'a touché », répéta encore le Sauveur. Cette foule peut me presser, elle ne sait me toucher. — Il est donc sûr qu'en disant : « Quelqu'un m'a touché; qui m'a touché ? » telle a été la pensée du Christ, et qu'il a voulu nous enseigner que ce toucher est comme le rapprochement que la foi établit avec lui. Que signifie alors la phrase entière : « Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père? » Tu ne vois en moi que ce qu'y découvrent tes regards. « Je ne suis pas monté encore vers mon Père». Tu vois en moi un homme et tu crois que je le suis. Je le suis, il est vrai, mais que ta foi ne s'arrête pas là. Ne me touche pas avec la pensée que je ne suis qu'un homme. « Car je ne suis pas monté encore vers mon Père ». Voici que je monte vers lui; touche-moi alors; en d'autres termes, avance, comprends que je suis égal à mon Père, touche-moi avec cette pensée et tu seras sauvé. « Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père ». Tu vois en moi ce qui est descendu, tu ne vois pas ce qui est monté. « Car je ne suis pas monté encore vers mon Père ». Je me suis anéanti moi-même « en prenant une nature de serviteur, en me faisant semblable aux hommes et en paraissant homme extérieurement ». C'est cette nature que l'on voit en moi crucifiée, ensevelie et ressuscitée. Mais tu ne vois pas encore l'autre nature dont il est parlé ici : « Il avait la nature de Dieu et il n'a pas cru usurper en s'égalant à Dieu (2) ». Tu ne vois pas ce qui est élevé en moi. Ah ! prends garde de perdre le ciel en touchant la terre; prends garde de ne pas croire en Dieu en s’arrêtant à l'homme; « prends garde de « me toucher, car je ne suis pas monté encore a vers mon Père ».

4. Vienne ici l'Arien ; que le Photinien pourtant passe avant lui. Nous répondons au

 

1. Luc, VIII, 45, 46. — 2. Philip. II, 7, 6.

 

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Photinien : Garde-toi de le toucher. Qu'est-ce à dire ? Ne crois pas ce que tu crois, car le Christ à tes yeux n'est pas monté encore vers son Père. A ton tour, Arien. Je crois, dit-il, que le Christ est Dieu, mais à un degré inférieur. Il n'est donc pas non plus monté vers son Père à tes yeux. Mais, puisqu'il y est monté réellement, hausse-toi, pour le toucher; hausse-toi, pour atteindre à sa divinité. — Moi aussi, répond-il, je confesse qu'il est Dieu. — Sans doute, mais tu veux qu'il soit d'une autre nature et d'une autre substance ; créé et non pas Créateur de toutes choses; formé et non pas ce Verbe qui existe dès le commencement et en dehors de tout temps. Ainsi tu es bien au-dessous de la vérité, et pour toi il n'est pas monté encore vers son Père. Veux-tu qu'il y monte ? Crois qu' « ayant la nature de Dieu, il n'a point estimé usurper en s'égalant à Dieu ». Ce n'est pas une usurpation, puisque c'est sa nature même et il lui suffit de nous la faire connaître. « Ayant la nature de Dieu, il n'a point estimé usurper en s'égalant à Dieu ». C'est dans cette égalité même qu'il est né, né éternellement; qu'il est né, né éternellement, né sans avoir jamais commencé.

Pour toi, Arien, que prétends-tu ? —  Qu'il fut un temps où le Fils n'existait pas. — Pour toi donc il n'est pas monté encore vers son Père. Garde-toi de le toucher, d'avoir de pareils sentiments. Entre le Père et le Fils il n'y a pas d'intervalle. Le Père a engendré, le Fils est né; le Père a engendré en dehors du temps, en dehors du temps aussi le Fils est né, puisque c'est lui qui a fait tous les temps. Touche-le avec cette croyance, et pour toi il est monté vers son Père. Il est le Verbe, mais ce Verbe est coéternel à Dieu; il est la Sagesse de Dieu, mais le Père n'a été jamais sans cette Sagesse.

Ta chair voudrait te répondre, elle voudrait s'entretenir avec toi et te dire dans l'obscurité; Comment ce Fils est-il né? Voilà le langage des ténèbres. —Qu'on me l'explique, t'écries-tu; je veux qu'on me l'explique. — Que veux-tu qu'on t'explique ? —  Si le Fils est né ou s'il n'est pas né. —Mais s'il n'était pas né, il ne serait pas le Fils. — Il est né ? donc il fut un temps où il n'était pas ? —  Fausseté, fausseté; c'est toi, terre, qui parles: ce langage est tout terrestre. — S'il a été toujours, poursuit-il, explique-moi comment il est né. — Non, non, je ne l'explique pas, je ne le puis. Je ne l'explique pas, mais en ma faveur je cite un prophète : « Qui expliquera, dit-il, sa génération (1) ? »

 

1. Isaïe LIII, 8.

SERMON CCXLV. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XVI. DIVINITÉ DE JÉSUS-CHRIST (1).
 

ANALYSE. — Dans ce discours, comme dans le précédent, saint Augustin constate d'abord que les Apôtres ne croyaient plu, après la passion, la divinité de Jésus-Christ. C'est pour la rappeler à Marie-Madeleine que le Sauveur lui dit : « Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père ».

 

1. Aujourd'hui encore on a lu la Résurrection du Seigneur dans le saint Evangile, et cet Evangile est celui de saint Jean. Nous y avons vu ce que ne disent pas les autres Evangélistes.

Tous sans doute publient la vérité, ils l'ont tous puisée à la même source; mais, comme je l'ai fait remarquer souvent à votre charité, parmi les faits évangéliques il en est qui sont rapportés par tous, d'autres par deux ou trois d'entre eux, d'autres enfin par un

 

1. Jean, XX, 1-18.

 

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seul. Ainsi ce trait que vient de rappeler l'Evangile selon saint Jean, savoir, que Marie Madeleine vit le Seigneur et que le Seigneur lui dit: « Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père », ne se lit que dans cet Evangile. Je vais donc en entretenir votre sainteté.

Il y est dit encore qu'en voyant les linges dans le tombeau, on avait cru qu'au lieu d'être ressuscité le Seigneur avait été enlevé. Jean lui-même, car c'est lui qu'il désigne sous le nom du disciple « que Jésus aimait », ayant entendu dire aux saintes femmes: « On a emporté mon Maître du sépulcre », y courut avec Pierre, n'y vit que les linges et le crut. Que crut-il? Non pas que le Seigneur était ressuscité, mais qu'il avait été enlevé du tombeau. C'est ce que prouvent les paroles suivantes. Voici en effet ce qui est écrit, ce que nous venons d'entendre : « Il regarda, il vit cet il crut; car il ne savait pas encore que d'après les Ecritures il fallait qu'il ressuscitât d'entre les morts ». Voilà qui montre ce qu'il crut; il crut ce qu'il ne devait pas croire; il crut ce qui était faux. Le Seigneur lui apparut ensuite, dissipa son erreur et lui fit connaître la vérité.

2. Quant à ces mots qui frappent tout lecteur et tout auditeur qui désire s'instruire au lieu d'être indolent : « Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père », examinons, avec l'aide du Seigneur qui les a prononcés, quel en est le sens. Comment ne pas se préoccuper de ce que signifie: « Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père? » Quand en effet y monta-t-il ? Ce fut, comme le disent les Actes des Apôtres, le quarantième jour après sa Résurrection, jour que nous célébrerons bientôt en son honneur; ce fut alors qu'il monta vers son Père , alors encore qu'après l'avoir touché de leurs mains ses disciples le conduisirent du regard; alors enfin que se firent entendre ces paroles angéliques : « Hommes de Galilée, pourquoi rester là debout, regardant au ciel ? Ce Jésus qui vient d'être enlevé du milieu de vous, reviendra de la même manière que vous l'avez vu allant au ciel (1) ». Si donc ce fut alors qu'il monta vers son Père, que répondre, mes frères? Marie ne pouvait le toucher quand il

 

1. Act. I, 1-11.

 

était sur la terre, et elle pourrait le toucher une fois monté au ciel ? Si elle ne le pouvait ici-bas , combien moins le pourrait-elle si haut ? Que signifient donc ces mots : « Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père ? » Le Sauveur ne semble-t-il pas dire : Attends pour me toucher que je sois monté, ne me touche pas auparavant? Quoi, Seigneur, je ne puis vous toucher ici, et je vous toucherai quand vous n'y serez plus?

Dira-t-on qu'avant de monter vers son Père il avait en horreur tout attouchement humain? Comment alors permit-il à ses disciples, non-seulement de le voir, mais encore de le toucher, quand il leur dit : « Voyez mes mains et mes pieds ; touchez et reconnaissez, car un esprit n'a ni chair ni os, comme vous m'en voyez (1)? » Il n'y eut pas jusqu'à Thomas, le disciple incrédule, qui ne touchât son côté ouvert et qui ne s'écriât : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » Or, quand il le toucha ainsi, Jésus n'était pas monté encore vers son Père.

Un étourdi dira-t-il : Avant son ascension vers son Père, les hommes pouvaient le toucher, mais les femmes ne le peuvent que depuis cette ascension ? Une telle idée serait absurde , ce sentiment serait erroné. Que l'Eglise écoute plutôt ce qu'entendit Madeleine; que tous l'entendent, le comprennent et le pratiquent.

Que signifie donc : « Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père?» En me voyant, tu me regardes comme un homme, tu ne sais pas encore que je suis égal à mon Père; ne me touche point avec ces sentiments, ne vois pas seulement l'homme en moi, crois que je suis aussi le Verbe égal à Celui qui l'engendre. Que signifie : « Garde-toi de me toucher? » Garde-toi de croire. De croire, quoi? Que je ne suis que ce que tu vois. Je monterai vers mon Père ; touche-moi alors. J'y monterai pour toi, quand tu comprendras que je suis son égal; car maintenant que tu m'estimes inférieur à lui, je n'y monte pas à tes yeux.

3. Toucher, c'est croire. Nous le verrons clairement, j'espère, dans l'histoire de cette femme qui toucha la frange du vêtement du Christ et se trouva guérie. Rappelez-vous ce

 

1. Luc, XXIV, 38, 39,

 

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trait de l'Evangile. Notre-Seigneur Jésus-Christ allait visiter cette fille d'un prince de la synagogue dont on lui avait annoncé la maladie d'abord, puis la mort. Comme il poursuivait sa route, voici qu'arrive par derrière une femme qui souffrait depuis douze années d'une perte de sang, et qui avait tout dépensé, sans obtenir de guérison, pour les soins qu'elle recevait des médecins. Elle disait dans son coeur : « Ah ! si je touche la frange de son vêtement, je serai guérie (1) ». Parler ainsi, c'était déjà le toucher. Aussi, écoute la sentence du Maître. Dès qu'elle eut obtenu sa guérison, conformément à ce qu'elle croyait, Notre-Seigneur Jésus-Christ s'écria : « Quelqu'un m'a touché ». —  « La foule vous accable, répondirent les disciples, et vous dites : Qui m'a touché? —  Quelqu'un m'a touché, reprit-il, car je sais qu'une vertu est sortie de moi (2) ». C'était la grâce qui s'échappait de sa personne pour guérir cette femme sans l'appauvrir lui-même. Remarquez-le : Les disciples lui disent : La foule vous accable et vous n'avez senti que quelqu'un ou quelqu'une? « Quelqu'un m'a touché », réplique-t-il; les autres me pressent, mais celle-là m'a touché. Que signifient : Les autres me pressent, mais celle-là m'a touché? Les Juifs m'affligent, c'est l'Eglise qui croit en moi.

4. Ainsi donc, nous le voyons, toucher, pour cette femme, c'était croire. Tel est aussi le sens de ces paroles adressées à Madeleine : « Garde-toi de me toucher » ; je monterai,

 

1. Matt. IX, 21. — 2. Luc, VIII, 41-46.

 

touche-moi alors. Touche-moi après avoir appris qu' « au commencement était le Verbe, que le Verbe était en Dieu, et que le Verbe était Dieu (1) ». Il est vrai, le Verbe s'est fait chair, et ce Verbe sans souillure et sans tache demeure immuable et parfait. Mais comme tu ne vois en lui que l'humanité et non pas le Verbe, je ne veux pas que tu croies à la réalité de sa chair, en laissant de côté sa nature de Verbe. Considère le Christ tout entier, car il est, comme Verbe, égal à son Père. Ne me touche donc pas avec ces sentiments; tu ne sais encore qui je suis.

Que l'Eglise donc, personnifiée dans Marie, prête l'oreille à ce qui fut dit à Marie. Touchons tous le Christ en croyant en lui. Il est maintenant monté près de son Père et assis à sa droite. Aussi l'Eglise universelle répète aujourd'hui : « Il est monté au ciel, il est assis à la droite du Père ». C'est ce qu'on enseigne à ceux qui reçoivent le baptême, c'est ce qu'ils croient avant de le recevoir. Quand donc ils croient ainsi, c'est Marie qui touche le Christ.

Ce sens est profond, mais vrai; inaccessible aux incrédules, mais il se révèle à ceux qui cherchent avec foi. Il s'ensuit donc que Jésus Christ Notre-Seigneur est en même temps là haut et avec nous, avec son Père et au milieu de nous; sans le quitter et sans nous laisser ; comme Maître il nous enseigne à prier, et comme Fils de Dieu il nous exauce avec son Père.

 

1. Jean, I, 1.
 
 
 
 
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

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