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Saint Augustin d'Hippone
Sermons

SERMON CCLI. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XXII. LA PÊCHE MIRACULEUSE (1).
 

ANALYSE. — Dans la pêche miraculeuse que fit faire le Sauveur à ses Apôtres avant sa résurrection, on voit les méchants mêlés aux bons, les barques presque coulées à fond et les filets rompus ; autant de caractères de l'Eglise actuelle. Dans la pêche miraculeuse qui suivit la résurrection et qui désigne l'Eglise triomphante, on ne voit aucun de ces caractères. Les bons séparés des méchants, on aborde heureusement au rivage, il n'y a ni schismes ni hérésies pour rompre les filets. S'il est dit de plus que les poissons pris sont tous grands, c'est que tous les élus le sont aussi. S'il est dit encore qu'ils sont au nombre de cent cinquante-trois, c'est que ce nombre est le produit de tous les nombres inférieurs additionnés jusqu'au nombre dix-sept inclusivement, et que le nombre dix-sept rappelle les dix commandements pratiqués par les justes avec l'assistance des sept dons du Saint-Esprit. Afin donc d'être un jour comptés parmi les élus, réconcilions-nous au plus tôt avec notre ennemi, la parole de Dieu.

 

1. Quand notre Libérateur pêche, c'est pour nous délivrer. Or, nous remarquons dans le saint Evangile qu'il a pêché deux fois, c'est-à-dire que deux fois il a fait jeter les filets : la première fois, quand il choisit ses disciples, et cette seconde fois, lorsqu'il fut ressuscité d'entre les morts. La première pêche était l'emblème de l'état actuel de l'Eglise ; et la seconde, celle qui suivit la résurrection du Seigneur, la représente telle qu'elle sera à la fin des siècles.

Dans la première pêche, en effet, il commanda bien de jeter les filets, mais sans dire de quel côté; il ordonna simplement de les jeter. Les disciples les lancèrent; il n'est pas dit si ce fut à droite, il n'est pas dit non plus si ce fut à gauche. Les poissons désignant ici des hommes: si on avait jeté à droite, c'eût été ne prendre que les bons; et à gauche, on n'eût pris que les mauvais. Mais les bons devaient être dans l'Eglise mêlés aux méchants ; aussi jeta-t-on au hasard les filets pour tirer des poissons qui signifieraient le mélange des méchants et des bons. Il est encore dit de cette pêche qu'on y fit une telle capture qu'on en remplit deux barques qui coulaient à fond, c'est-à-dire qui étaient chargées jusqu'à s'engloutir (2) ; jusqu'à s'engloutir, car elles ne s'engloutirent pas réellement, mais elles y furent exposées. D'où venait ce danger ? De la multitude même des poissons,

 

1. Jean, XXI, 1-14. — 2. Luc, V, 1-7.

 

symbole frappant du péril que devait taire courir à la discipline chrétienne le grand nombre que l'Eglise avait à rassembler dans son sein. Il est dit encore que dans cette même pêche les filets se rompirent à cause de la quantité trop considérable dés poissons. Qu'annonçait cette rupture, sinon les schismes qui devaient se former ?

Ainsi donc cette pêche mystérieuse reps. sente trois choses : le mélange des bons et des méchants, l'accablement produit parla foule, l'éloignement des hérétiques. Le mélange des bons et des méchants, car ce ne fut ni à droite ni a gauche qu'on jeta les filets; l’accablement produit par la multitude, car on prit tant de poissons que les barques enfonçaient; enfin les divisions causées par les hérétiques, car les filets se rompirent sous le poids de la capture.

2. Considérez maintenant cette autre pêché dont on vient de nous lire l'histoire. Si elle eut lieu après la résurrection du Seigneur, c'est pour nous faire connaître ce que sera l'Eglise après notre résurrection. « Jetez le filet du côté droit », dit le Sauveur. C'est ainsi que ne seront pas confondus avec les autres ceux qui paraîtront à la droite. Vous n'avez pas oublié que le Fils de Dieu nous i donné l'assurance qu'il viendrait avec anges; que toutes les nations se rassembleront devant lui; qu'il les séparera, comme le berger sépare les brebis d'avec les boucs; qu'il places les brebis à sa droite et les boucs à sa gauche. Aux brebis il dira ensuite : « Venez, recevez (309) le royaume » ; et aux boucs : « Allez au feu éternel (1). —Jetez à droite », signifie donc le voici ressuscité et je veux donner une image de ce que sera l'Eglise à la résurrection des morts. « Jetez à droite ». On jeta, à droite les filets, et on ne pouvait les retirer, tant ils étaient chargés de poissons !

Ici donc encore il y en a un grand nombre, mais ce nombre est déterminé ; il est dit de plus que ces poissons nombreux sont tous de grands poissons ; tandis qu'à la première pêche le nombre est indéterminé. C'est qu'aujourd'hui, avant la résurrection et la séparation des bons et des méchants, s'accomplit cette prédiction d'un prophète : « J'ai annoncé et j'ai parlé ». — « J'ai annoncé et j'ai parlé ? » qu'est-ce à dire ? J'ai jeté les filets. Et puis ? « Ils se sont élevés au-dessus du nombre (2) » . Il y a un nombre fixé, ils l'ont dépassé. Ce nombre est celui des saints qui : doivent régner avec le Christ. Ce qui dépasse ce nombre, ce sont ceux qui peuvent entrer aujourd'hui dans l’Eglise, sans pouvoir entrer dans le royaume des cieux.

Voilà pourquoi je vous adjure de vous arracher à ce siècle pervers ; voilà pourquoi je vous presse, vous qui aspirez à vivre, de n'imiter pas les mauvais chrétiens. Ne dites donc pas: Pourquoi me le défendre ? Un tel n'est-il Ma fidèle; et pourtant il s'enivre ? Pourquoi me le défendre ? Un tel n'est-il pas fidèle, il a pourtant des concubines ? Pourquoi me le défendre? Un tel n'est-il pas fidèle, et pourtant il trompe chaque jour ? Pourquoi me le défendre ? Un tel n'est-il pas fidèle, et pourtant il consulte les astrologues ? Voulez-vous maintenant être de bons grains ? Vous ferez alors partie du monceau de froment. Voulez-vous n'être que de la paille ? Vous serez en tas aussi, mais pour être livrés à un immense incendie.

3. Voyons la suite. « On amena les filets jusqu'au rivage » ; Pierre même les tira sur la rive :vous l'avez remarqué durant la lecture de l'Evangile. Qu'est-ce que le rivage, sinon la limite de la mer? Mais, dans cette limite de la mer, vois la fin du siècle. Or, à la première pèche, les filets ne furent pas traînés jusqu'au rivage: on. versa dans les barques les poissons qu'on venait de prendre. Aujourd'hui, au contraire, on les tire jusqu'à la rive. Espère la fin

 

1. Matt. XXV, 31-41. — 2. Ps. XXXIX, 6.

 

du monde. Elle viendra, pour le bonheur de ceux qui sont à droite, pour le malheur de ceux qui sont à gauche.

Quel est le nombre des poissons ? « Ils tirèrent les filets, qui renfermaient cent cinquante-trois poissons ». L'Evangéliste fait ici une remarque importante. « Et quoiqu'il y en  eût tant », de si grands, « le filet ne se rompit point ». Là aussi les élus seront grands, et il n'y aura point d'hérésies; ce qui fait même qu'il n'y en aura point, c'est que tous seront grands. Que faut-il pour être grand ? Lis les paroles mêmes du Seigneur dans l'Evangile, et tu le sauras ; car il dit quelque part : « Je ne suis pas venu abréger la loi ni les prophètes, mais les compléter. En vérité, je vous le déclare : Celui qui violera un seul de ces moindres commandements et qui enseignera ainsi », qui violera en se conduisant mal, et qui enseignera en excitant même à faire le bien, « celui-là sera appelé très-petit dans le royaume des cieux (1) ».

Que faut-il entendre ici par le royaume des cieux? L'Eglise que nous voyons, car elle aussi se nomme le royaume des cieux. Si elle ne portait pas ce nom, maintenant qu'elle recueille les bons et les méchants, le Seigneur lui-même ne dirait pas dans une de ses paraboles : « Le royaume des cieux est semblable à un rets qu'on jette dans la mer et qui réunit toutes sortes de poissons » . Ensuite ? « Le royaume des cieux est semblable à un rets qu'on jette dans la mer ». Rets ou filets, c'est tout un. « Et qui réunit toutes sortes de poissons ».  Ensuite? On le traîne jusqu'au rivage; le Seigneur le dit expressément dans la parabole ; et après l'avoir traîné jusque-là , les pêcheurs s'asseoient, « choisissent les bons, les mettent dans des vases, et jettent les mauvais dehors». Le Seigneur s'explique ensuite.

« Ainsi en sera-t-il à 1a consommation du siècle, dit-il » ; n'est-ce point là le rivage ? « Les anges viendront, ils sépareront les méchants du milieu des justes et les jetteront dans la fournaise embrasée; là sera le pleur et le grincement de dents (2) ». L'Eglise n'en est pas moins appelée le royaume des cieux. On voit nager ensemble dans la mer de bons et de mauvais poissons ; il en est ainsi dans ce royaume des cieux qu'on appelle l'Eglise actuelle; on y traite de très-petit celui qui enseigne

 

1. Matt. V, 17-19. — 2. Matt. XIII, 47-50.

 

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le bien et qui fait le mal, car lui aussi en fait partie. Il n'en est pas séparé, il est réellement dans ce royaume des cieux qui n'est autre que l'Eglise avec sa situation présente. Il enseigne le bien, il fait le mal; on a besoin de lui; c'est un mercenaire. « En vérité je vous le déclare, dit le Sauveur, ceux-là ont reçu leur récompense (1)». Ils sont utiles en quelque chose, néanmoins, sans quoi le Seigneur en parlant de ces hommes qui enseignent le bien et qui font le mal, ne dirait pas à son peuple : « Les Scribes et les Pharisiens sont assis sur la chaire de Moïse; faites ce qu'ils disent, mais gardez-vous de faire ce qu'ils font ». Pourquoi ? « Parce qu'ils disent et ne font pas (1) ».

4. Que votre charité maintenant redouble d'attention , je veux expliquer ce que désignent ces grands poissons. « Quiconque violera, est-il dit, l'un de ces moindres préceptes, sera appelé très-petit dans le royaume des cieux ». Il y sera donc, mais très-petit. « Au contraire, quiconque les pratiquera et les enseignera, sera appelé grand dans le royaume des cieux ». Voilà ces grands poissons qu'on a pris du côté droit. « Quiconque pratiquera et enseignera » ; pratiquera le bien, enseignera le bien, ne mettra pas sa vie en contradiction avec ses paroles, ne fera pas de son langage fidèle un témoin de sa vie mauvaise ; donc « quiconque agira et instruira de cette manière, sera surnommé grand dans le royaume des cieux. Or, poursuit le Seigneur, si votre justice ne l'emporte sur celle des Scribes et des Pharisiens, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux (2)». Dans quel sens prends-tu ici le royaume des cieux ? dans le sens de ces paroles : « Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume (4). — Si votre justice ne l'emporte sur celle des Scribes et des Pharisiens ». Qu'est-ce à dire, « sur celle des a Scribes et des Pharisiens ? » Songe à ces Pharisiens et à ces Scribes qui occupent la chaire de Moïse, et à qui s'adressent ces mots : « Faites ce qu'ils disent, et gardez-vous de faire ce qu'ils font; car ils disent et ne font pas ». Ainsi la justice des Pharisiens consiste à dire sans faire. Que votre justice l'emporte donc sur celle des Scribes et des Pharisiens, en disant bien et en faisant bien aussi.

5. Est-il encore besoin de répéter les mêmes choses sur le nombre des cent cinquante-trois

 

1 Matt. VI, 2. — 2. Ib. XXIII, 2, 3. — 3. Ib. V, 20. — 4. Ib. XXV, 34.

 

poissons ? Vous connaissez cela. Ce nombre est formé de dix-sept. Commence par un et additionne tous les nombres qui vont depuis un jusqu'à dix-sept ; ainsi compte : Un et deux, trois, et trois, six, et quatre, dix; ainsi jusqu'à dix-sept, et tu obtiens cent cinquante-trois.

Maintenant donc il ne nous reste plus qu'à savoir ce que signifie dix-sept, le nombre qui sert à former celui de cent cinquante-trois. Que signifie dix-sept? Voici d'abord dix dans la loi ; or les dix préceptes de la loi, ou le Décalogue, ont d'abord été écrits sur des tables par le doigt de Dieu. Si la loi te montre dix, l'Esprit-Saint révèle en toi l'idée de sept; car ce nombre est consacré au Saint-Esprit. Aussi la loi ne parle de sanctification qu'au septième jour. Dieu a fait la lumière, il n'est pas dit qu'il l'ait sanctifiée ; il a fait le firmament, il n'est pas dit qu'il l'ait sanctifié; il a séparé la mer de la terre et a commandé à la terre de pousser des plantes, il n'est pas dit qu'il l'ait sanctifiée ; il a fait la lune et les astres, il n'est pas dit qu'il les ait sanctifiés; il a commandé à des animaux de sortir des eaux pour nager et pour voler, il n'est pas dit qu'il les ait sanctifiés; il a fait sortir de terre les quadrupèdes et tous les reptiles, il n'est pas dit qu'il les ait sanctifiés ; enfin il a fait l'homme, il n'est pas dit qu'il l'ait sanctifié. Nous voici au septième jour, où Dieu s'est reposé : c'est ce jour qu'il a sanctifié (1). Ce repos du Seigneur était l'emblème de notre repos, et nous serons pleinement sanctifiés lorsque nous nous reposerons éternellement avec lui. Pourquoi Dieu se reposerait-il? Ses oeuvres ne l'ont point fatigué. Toi-même, si tu n'as qu'une parole à dire, te fatigues-tu? Tu n'as pas même à faire le moindre mouvement, s'il te suffit de commander pour qu'à l'instant s'exécute ta volonté. Et quand, pour tout faire, Dieu n'a dit que peu de mots, il aurait tout à coup perdu ses forces?

6. Ainsi donc que le nombre dix te rappelle la loi, et le nombre sept, le Saint-Esprit. Puis à la loi ajoute l'Esprit-Saint; car en vain tu recevrais la loi; si tu ne reçois point le secours du Saint-Esprit, tu n'accompliras point cette loi que tu lis, tu n'en exécuteras point les ordonnances, tu deviendras même prévaricateur. Que l'Esprit-Saint te vienne en aide, tu la pratiqueras; et sans lui, c'est la lettre qui

 

1. Gen. II, 3.

 

te tue. Pourquoi? Parce qu'elle ne fera de toi qu'un prévaricateur, sans que tu puisses t'excuser sous prétexte d'ignorance, puisque tu as reçu la loi. Or , incapable d'être excusé pour cause d'ignorance, puisque tu as reçu la loi, tu es perdu si l'Esprit-Saint ne vient à ton aide. Que dit en effet l'Apôtre saint Paul? « La lettre tue, mais l'Esprit vivifie (1) ». Comment l'Esprit vivifie-t-il? En faisant accomplir la lettre, pour que la lettre ne tue pas. Les saints sont ceux qui accomplissent la loi de Dieu avec le secours de Dieu. La loi peut commander, elle ne saurait aider. Qu'à la loi vienne s'adjoindre l'Esprit-Saint pour aider; on accomplit alors-la volonté de Dieu avec joie, avec plaisir. Beaucoup, il est vrai, accomplissent cette loi par crainte ; mais en l'accomplissant ainsi avec crainte du châtiment, ils aimeraient mieux n'avoir pas à craindre; tandis que ceux qui l'accomplissent par amour pour la justice, trouvent en elle de la joie, puisqu'elle n'est pas leur ennemie.

7. Aussi le Seigneur dit-il : « Accorde-toi au plus tôt avec ton adversaire, pendant que tu voyages avec lui (2) » . Quel est cet adversaire? Le texte de la loi. Et le voyage? Cette

 

1. II Cor. III, 6. — 2. Matt. V, 25.

 

vie. Comment ce texte est-il ton adversaire? C'est qu'on y lit : « Tu ne commettras point d'adultère », et tu voudrais en commettre : « Tu ne convoiteras pas le bien de ton prochain », et tu voudrais ravir ce qui appartient à autrui : « Honore ton père et ta mère u, et tu es outrageux envers tes parents : « Ne fais point de faux témoignage (1) », et tu ne cesses de mentir. Or, tu vois bien que ce texte est devenu ton adversaire, puisque tu fais le contraire de ce qu'il dit. Tu as là un adversaire redoutable, ne le laisse pas entrer avec toi dans la demeure mystérieuse; arrange-toi, pendant que tous deux vous êtes encore en chemin. Dieu est prêt à vous mettre d'accord. Comment vous mettra-t-il d'accord ? En te pardonnant tes péchés et en t'inspirant, pour faire le bien, l'amour de la justice.

Or, quand avec l'assistance de l'Esprit-Saint tu auras fait ainsi la paix avec ton adversaire, c'est-à-dire avec les dix préceptes de la loi, tu auras en toi le nombre dix-sept; ce nombre, une fois en toi, se développera jusqu'à celui de cent cinquante-trois. Ainsi tu seras à la droite pour être couronné, et non plus à la gauche pour être condamné.

 

1. Exod. XX, 1-17.

SERMON CCLII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XXIII. L’ÉGLISE MILITANTE ET TRIOMPHANTE (1).
 

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ANALYSE. — Le Seigneur a voulu nous enseigner par ses actions aussi bien que par ses paroles. Aussi des deux pêches miraculeuses qu'il fit faire à ses disciples, l'une avant, l'autre après sa résurrection, la première désigne l'Église militante, où les bons sont mêlés aux méchants, où les Juifs et les Gentils, figurés par les deux barques, ont été secoués si violemment et sur le point de descendre dans l'abîme tant de fois; car il y aura toujours dans l'Église ces méchants que le Seigneur désigne encore par la paille mêlée au bon grain. La seconde pêche, celle qui suivit la résurrection, désigne l'Eglise triomphante, où ne seront admis que les bons. Le nombre même des cent cinquante-trois poissons, qui furent pris alors, rappelle cette vérité. Dans ce nombre en effet le nombre trois paraît destiné à indiquer qu'il faut diviser cent cinquante par trois. On obtiendra ainsi cinquante. Que signifie cinquante ? Ne rappellerait-il pas les cinquante jours d'allégresse que nous passons après la fête de Pâques? Il est manifeste que dans l'Écriture le nombre quarante rappelle la vie présente avec ses fatigues et ses privations. A quarante ajoutez le nombre dix, denarium, celui qui indique la récompense assurée aux justes pour la vie éternelle, parce que ce nombre est composé de sept, la créature formée en sept jours, et de trois, la Trinité divine, et vous obtenez cinquante, le symbole de la multitude. Multipliez maintenant cinquante par trois et ajoutez au total le nombre fondamental et sacré de trois, et vous avez cent cinquante-trois. Mais quoique ces cinquante jours du temps pascal figurent le bonheur éternel, gardez-vous en vous livrant à des plaisirs dangereux, d'y trouver votre perte éternelle.

 

1. C'est sous un grand nombre de formes différentes que Notre-Seigneur Jésus-Christ nous présente, dans les saintes Écritures, les grandeurs de sa divinité et les oeuvres compatissantes de son humanité ; et s'il a recours habituellement à des figures et à des actions mystérieuses, c'est pour qu'on obtienne en demandant, qu'on trouve en cherchant et qu'en frappant on se fasse ouvrir. Aussi le trait même qu'on vient de lire dans le saint Evangile demande-t-il à être compris avec soin, excitant, quand il l'est, la joie spirituelle dans le coeur. Que votre sainteté examine donc dans quel dessein le Sauveur s'est manifesté à ses disciples de la manière qu'atteste aujourd'hui l'Écriture.

Les disciples étaient allés pêcher, et de toute la nuit ils n'avaient pris absolument rien. Au matin le Seigneur leur apparut sur le rivage et leur demanda s'ils n'avaient rien à manger. Non, répondirent-ils. « Jetez les filets à droite, reprit le Sauveur, et vous trouverez ». Il était venu comme pour acheter; mais que ne leur donne-t-il pas tout gratuitement ! il puisait dans la mer comme dans l'oeuvre de ses mains. Quel miracle ! Les disciples en effet jetèrent leurs filets et prirent une telle quantité de poissons, qu'ils ne pouvaient les retirer.

 

1. Luc, V, 1-7 ; Jean, XXI, 1-14.

 

Toutefois, en considérant l'Auteur de ce mi. racle, on n'est point étonné. N'en avait-il pas fait beaucoup déjà et de plus considérables ? Après avoir ressuscité des morts avant sa résurrection, ne pouvait-il, après, faire prendre des poissons? Interrogeons plutôt ce miracle, écoutons le mystère qu'il nous révèle.

Ce n'est point sans motif qu'au lieu de dire simplement : Jetez les filets, le Seigneur dit: « Jetez-les à droite », ni que l'Évangéliste a fait connaître le nombre exact des poissons; remarquez aussi que « les filets ne se rompirent point malgré une quantité si grande ». Ici, en effet, il fait allusion à une autre pêche semblable ordonnée par le Sauveur avant sa passion, quand il choisissait ses Apôtres. Pierre, Jean et Jacques étaient alors ensemble; sur l'ordre du Seigneur, ils jetèrent leurs filets, prirent une quantité innombrable de poissons, et après en avoir empli une barque, ils appelèrent à leur aide la barque voisine, l'emplirent comme la première ; n'oubliez pas que c'était avant la résurrection ; il y avait enfin tant de poissons que les filets se rompirent (1). Pourquoi le nombre ici n'est-il pas exprimé? Pour quoi les filets sont-ils rompus ici, tandis que là ils ne le sont pas? Pourquoi n'est-il pas dit ici qu'il faut jeter à droite, tandis que là il est

 

1. Luc, V, 17.

 

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dit expressément: « Jetez du côté droit? » Non, ce n'est pas sans motifs; le Seigneur n'agissait pas alors comme à l'aventure et sans dessein. Le Christ est le Verbe de Dieu et il instruit les hommes non-seulement par sa parole, mais aussi par ses actes.

2. Nous nous sommes donc proposé d'examiner avec votre charité ce que signifient des circonstances si diverses. Si les filets prirent la première fois une quantité innombrable de poissons, si on en chargea deux vaisseaux, si ces filets se rompirent et s'il ne fut pas commandé de les jeter d'un côté plutôt que de l'autre, c'était pour désigner un mystère qui s'accomplit aujourd'hui. Quant à cet autre mystère, ce n'est pas sans motif que Jésus l’accomplit après sa résurrection, lorsqu'il ne devait plus mourir, mais vivre éternellement, non-seulement dans sa divinité qui ne meurt jamais, mais encore dans sa chair qu'il a daigné immoler pour nous. Non, ce n'est pas en vain que l'un de ces miracles eut lieu avant sa passion et l'autre après sa résurrection; que sans désigner ni la droite ni la gauche, le Seigneur dit la première fois : « Jetez les filets », et la seconde : « Jetez-les à droite » ; que sans précision d'aucun nombre la première fois, il n'est parlé que d'une multitude si prodigieuse que les deux barques coulaient presque à fond, taudis que la seconde, le nombre est déterminé, et que de plus il est dit que c'étaient de grands poissons; que la première fois enfin les filets se rompirent, au lieu que l'Evangéliste a dû dire la seconde : « Et quoiqu'ils fussent si grands, les filets ne furent pas rompus » .

Ne voyons-nous pas, mes frères, que les filets rappellent la parole de Dieu; la mer, ce siècle; et que tous les croyants sont pris dans ces filets mystérieux? Douterait-on que tel fut le sens? Qu'on écoute le Seigneur en personne expliquant dans une parabole ce qu'il vient de faire par ce miracle. «Le royaume des cieux, dit-il, est semblable à un filet jeté dans la mer, qui prend toutes sortes de poissons; et lorsqu'il est plein, on le tire sur le rivage, puis s'asseyant sur le rivage encore, on choisit les bons pour les mettre dans des vases, et on jette les mauvais dehors. Ainsi en sera-t-il à la fin du siècle : Les anges sortiront, ils sépareront les méchants du milieu des justes, et les jetteront dans la fournaise de feu : là sera le pleur et le grincement de dents (1) ». Ainsi désignent la foi ces filets jetés à la mer. Ce siècle d'ailleurs n'est-il pas une mer où les hommes se dévorent comme se dévorent les poissons? N'y a-t-il pour la troubler que de légères tempêtes et des tentations légères? N'y a-t-il que de faibles dangers pour les navigateurs, c'est-à-dire pour ceux qui sont en quête de la patrie céleste sur le bois de la croix? Ainsi l'analogie est évidente.

3. Mais puisque la résurrection du Seigneur est l'emblème de la vie nouvelle dont nous jouirons quand le siècle aura fini son cours, examinons seulement comment la parole de Dieu a été d'abord jetée sur cette mer ou lancée dans ce monde. Oui, elle a été jetée au milieu de ce siècle dont les flots sont si agités, les tempêtes si dangereuses et les naufrages si cruels; elle y a pris des poissons jusqu'à en remplir deux barques.

Que désignent ces deux barques? Deux peuples. Ces deux peuples sont comme deux murailles qui viennent de directions opposées et qui se réunissent dans une même pierre angulaire, le Seigneur Jésus (2). Le peuple juif, en effet, avait des habitudes bien différentes de celles des Gentils, qui ont dû quitter leurs idoles. Les Juifs avaient la circoncision, les Gentils ne l'avaient pas; moeurs opposées d'où sont partis ces peuples pour s'unir dans la pierre angulaire. Ne faut-il pas, du reste, que deux murs n'aient pas la même direction pour former un angle? C'est ainsi que s'accordent dans la personne du Christ les Juifs qu'il a appelés de près , et les Gentils qu'il a conviés de loin. Les Juifs étaient plus rapprochés, puisqu'ils n'adoraient qu'un seul Dieu; mais que n'ont-ils pas fait, une fois qu'ils se sont attachés au Christ? Ils vendirent d'abord tout ce qu'ils avaient et en déposaient le prix aux pieds des Apôtres, qui faisaient distribuer à chacun selon les besoins de chacun (3). Ainsi se débarrassaient-ils du fardeau des. affaires du monde pour suivre plus facilement le Christ; et prenant sur leurs épaules son joug qui est doux, ils se sont attachés à lui comme à la pierre angulaire et ont trouvé en lui la paix qu'ils n'avaient pas auparavant, tout rapprochés qu'ils fussent. Les Gentils aussi sont venus à lui, mais de plus loin, et pourtant une fois réunis à cet angle sacré, ils y ont goûté la même paix.

 

1. Matt. XIII, 47-50. — 2. Ephés. II, 11-22. — 3. Act. IV, 31, 35.

 

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Ces deux peuples étaient donc symbolisés par les deux barques. Or ces barques furent remplies d'une telle quantité de poissons qu'elles furent sur le point d'être englouties. C'est que parmi les croyants issus du judaïsme il y eut des hommes charnels qui étaient pour l’Eglise une surcharge, qui empêchaient les Apôtres de prêcher l'Evangile aux Gentils et qui répétaient : Le Christ n'est venu que pour les Juifs, et les Gentils doivent se faire circoncire s'ils veulent avoir part à l'Evangile. Voilà pourquoi l'apôtre saint Paul, dont la mission embrassait la Gentilité d'une manière spéciale, fut en butte aux chrétiens sortis du judaïsme, quoiqu'il ne prêchât que la vérité (1) ; car il voulait que, tout en venant de direction contraire, les Gentils s'attachassent à l'angle pour y trouver une paix solide. Mais ces hommes charnels, qui imposaient la circoncision comme un devoir, n'étaient pas du nombre des chrétiens spirituels ; ils ne voyaient pas que le temps des observances charnelles était passé, et que l'éclat jeté par le Messie venu devait en dissiper toutes les ombres. Aussi, en excitant des troubles dans l'Eglise, ils mettaient, par leur multitude, le vaisseau en danger.

4. Considérons aussi l'autre navire; voyons si, parmi les Gentils, il n'y eut pas pour entrer dans l'Eglise une multitude qu'on puisse comparer à la paille laissant voir à peine quelques grains de froment. Combien, hélas ! de ravisseurs ! combien d'hommes adonnés au vin ! combien de diffamateurs ! combien qui fréquentent les théâtres ! ne voit-on pas les théâtres remplis de ceux qui remplissent nos églises ? Ne cherchent-ils pas souvent dans ces églises ce qu'ils cherchent aux théâtres? Souvent encore, si on y traite de vérités ou de devoirs relatifs à la vie spirituelle, ne résistent-ils pas, ne luttent-ils pas en faveur de la chair contre l'Esprit-Saint, comme Etienne reprochait aux Juifs de le faire aussi (2)? Eh ! dans cette ville même, votre sainteté se le rappelle, mes frères, ne savons-nous pas quel danger nous avons couru lorsque Dieu a banni de cette basilique les scènes d'ivresse (3)? Le tumulte. excité par les hommes charnels ne faisait-il pas sombrer notre vaisseau ? La cause de ce péril n'était-elle pas dans cette innombrable quantité de poissons?

 

1. Gal. IV, 16. — 2. Act. VII, 51. — 3. Voir lett. 22 et 29.

 

Il est dit aussi de cette première pêche que les filets s'y rompirent. Cette rupture est l'emblème des schismes et des hérésies qui se sont formés. Tous en effet sont enfermés dans les mailles du filet; mais les poissons impatient qui refusent de se laisser servir sur la table du Seigneur , s'engraissent quand ils le peuvent, puis ils brisent le filet et s'échappent. Ce filet immense couvre tout l'univers, on ne le rompt que dans des lieux particuliers. Cet ainsi que les Donatistes l'ont rompu en Afrique, les Ariens en Egypte, les Photiniens en Pannonie, les Cataphrygiens en Phrygie, les Manichéens en Perse. A combien de places se sont faites les ouvertures? Ce qui n'empêche pas toutefois les poissons qui demeurent à parvenir au rivage. Il y en a donc qui y par. viennent; mais sont-ce ceux qui ont rompu les mailles? Tous ceux qui s'échappent sont mauvais; il n'y a que les mauvais pour s'échapper ; il en reste néanmoins de mauvais avec les bons. Autrement le Seigneur dirait-il dans sa parabole que le filet est tiré sur le rivage avec les poissons bons et mauvais qu'il renferme ?

5. L'aire donne lieu, quand on la foule, à une comparaison semblable. Il y a sur l'aire de la paille, il y a aussi du froment; mais en la regardant il est difficile d'y apercevoir autre chose que la paille, il faut examiner avec soin pour distinguer le froment qui s'y trouve mêlé. Or, sur cette aire les vents soufflent de toutes parts; au moment même où on la foule et avant qu'on la soulève, afin de pouvoir en vanner le grain, n'est-elle pas exposée sur vents? Mais en soufflant, par exemple, de ce côté, le vent enlève des pailles ; il les emporte de cet autre côté en soufflant d'ailleurs; de quelque côté qu'il vienne il enlève donc des pailles et les jette soit dans les haies, soit dans les épines, soit n'importe où ; mais il ne saurait emporter le froment, il n'emporte que des pailles. Quand toutefois les vents en soufflant de toutes parts ont emporté ces pailles, ne laissent-ils que le froment sur l'aire? Ils n'enlèvent que de la paille, mais ils en laissent en. tore au milieu du froment. Quand donc sera enlevée toute cette paille? Quand le Seigneur viendra, le van à la main, qu'il nettoiera son aire, serrant le froment dans son grenier et jetant la paille dans un feu inextinguible (1). Je

 

1. Matt. III, 12.

 

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prie votre charité d'écouter mieux encore ce que je vais vous dire. Il arrive que parfois après avoir emporté une paille de dessus l'aire, les vents viennent plus tard du côté de la haie où s'était arrêtée cette paille et qu'ils la rejettent sur l'aire. Ainsi, par exemple, tan catholique éprouve quelque affliction, quelque épreuve. Il remarque que les Donatistes peuvent lui venir en aide dans son embarras matériel; ceux-ci lui disent même : On ne te secourra que si tu communiques avec nous. C'est le vent qui souffle, il jette cet homme au milieu des épines. Mais voici pour le même individu un nouvel embarras temporel, il ne peut en sortir qu'au sein de l'Eglise catholique; sans considérer où il est, mais uniquement où il lui sera plus facile de terminer son affaire, et comme si le vent venait aujourd'hui de l'autre côté de la haie, il rentre sur l'aire sacrée du Seigneur.

6. Sachez donc, mes frères, ce que sont ces hommes qui cherchent dans l'Eglise des biens temporels, sans avoir en vue ceux que Dieu promet. Ici effectivement il y a des tentations, des dangers, des difficultés, et c'est seulement après les travaux de cette vie que le Seigneur nous promet l'éternel repos et la compagnie des saints anges. Ceux donc qui ne se proposent pas comme terme ces biens éternels et qui cherchent dans l'Eglise des avantages charnels, ceux-là sont de la paille aussi bien quand ils sont sur l'aire que séparés de l'aire. Ah! ils ne nous inspirent pas grande joie et nous ne leur prodiguons pas de vaines flatteries. Que ne deviennent-ils du froment ? La différence qui distingue la paille proprement dite de ces hommes charnels, c'est que la paille n'a point le libre arbitre donné par Dieu à l'homme. Si donc un homme le veut, après avoir été hier une paille, il devient froment aujourd'hui, comme aujourd'hui il devient paille, s'il tourne le dos à la parole de Dieu. Et de quoi faut-il se préoccuper, sinon de l'état où doit nous trouver le suprême Vanneur ?

7. Maintenant, rues frères, considérez cette Eglise bienheureuse, invisible et grande que figurent les cent cinquante-trois poissons. Nous avons appris, nous connaissons et nous voyons quel est l'état de l'Eglise présente; mais que sera cette autre Eglise ? Nous ne le savons encore que par les prophéties et non par notre expérience. Nous pouvons toutefois nous réjouir de ce qu'elle sera, tout en ne la voyant pas de nos yeux.

Les filets ne furent jetés, la première fois ni à droite ni à gauche, parce qu'ils devaient prendre des méchants et des bons. S'il avait été commander de les lancer à droite, il n'y aurait pas eu de méchants; ni de bons, si t'eût été à gauche. Comme ils devaient envelopper les méchants avec les bons, ils furent jetés au hasard et ils prirent, comme nous l'avons expliqué, des pécheurs et des justes. Pour cette Eglise qui doit habiter la sainte cité de Jérusalem et où tous les coeurs seront à découvert, il n'est pas à craindre que dans son sein entre aucun méchant ; nul ne cachera alors sous le voile d'un corps mortel la noire perfidie d'un coeur corrompu. C'est pour ce motif en effet que le Seigneur, qui vient d'apparaître sur le rivage, commande après sa résurrection et quand il ne doit plus mourir, de jeter les filets du côté droit. Aussi voit-on l'accomplissement de ces paroles de l'Apôtre : « Jusqu'à l'avènement du Seigneur, qui éclairera ce qui est caché dans les ténèbres et manifestera les secrètes pensées du coeur ; et alors chacun recevra de Dieu sa louange (1) » ; alors, quand seront à découvert les consciences maintenant voilées. Là donc il n'y aura que les bons; les méchants seront bannis. Jetés à droite, les filets ne pourront retirer aucun pécheur.

8. Pourquoi le nombre de cent cinquante-trois? N'y aura-t-il pas plus de saints? Mais à tenir compte des martyrs seulement et non pas de tous les fidèles qui sont morts à la suite d'une vie sainte, le total des martyrs exécutés en un seul jour donne des milliers de saints couronnés dans le ciel. Que signifient donc ces cent cinquante-trois poissons ? C'est une question à examiner, sûrement.

Qu'exprime le nombre cinquante? Ce nombre est sans aucun doute un nombre mystérieux, puisqu'en le multipliant par trois on obtient cent cinquante. Pour le nombre trois, il semble ajouté ici afin d'indiquer seulement le multiplicateur qui a formé cent cinquante-trois; il semble dire: Divise cent cinquante par trois. S'il y avait cent cinquante-deux, ce dernier chiffre nous avertirait de diviser par deux pour obtenir soixante-quinze, puisque deux fois soixante-quinze donnent cent

 

1. I Cor. IV, 5.

 

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cinquante. Le nombre deux inviterait donc à diviser par deux. D'un autre côté, s'il y avait cent cinquante-six, nous devrions partager cent cinquante en six pour obtenir vingt-cinq au quotient. Maintenant donc que nous avons cent cinquante-trois, nous devons diviser par trois le nombre entier, c'est-à-dire cent cinquante. Or, le tiers de ce nombre total est de cinquante. C'est donc sur ce nombre de cinquante que doit porter toute notre attention.

9. Ne seraient-ce pas les cinquante jours que nous célébrons actuellement ? Ce n'est pas sans motif, mes frères, que fidèle à l'antique tradition, l'Eglise chante Alleluia durant ces cent cinquante jours. Alleluia signifie louange à Dieu, et ce mot nous rappelle, pendant le travail, ce que nous ferons durant notre repos. Lors en effet qu'après les fatigues de la vie présente nous serons parvenus à ce repos heureux, nous n'aurons d'autre affaire que celle de louer Dieu, d'autre occupation que de chanter Alleluia. Que veut dire Alleluia ? Louez Dieu. Mais qui peut louer Dieu sans interruption, sinon les anges? Ils ne sont sujets ni à la faim ni à la soif, ni à la maladie ni à la mort. Nous aussi nous avons chanté l'Alleluia ; on l'a ici chanté ce matin et en paraissant parmi vous nous venions de le chanter encore. C'est comme un parfum qui s'exhale de cette patrie des divines louanges et du repos bienheureux pour arriver jusqu'à nous; mais comme le poids de notre mortalité nous accable bientôt ! Nous nous épuisons en chantant et nous cherchons à réparer nos forces; le fardeau de notre corps nous rendrait onéreuses les louanges divines, si nous les chantions longtemps. C'est seulement après cette vie et ses fatigues que de toutes nos forces et sans interruptions nous redirons l'Alleluia.

Que faire donc, mes frères ? Répétons ce chant autant que nous en sommes capables, afin de pouvoir le répéter toujours; et dans cet heureux séjour l’Alleluia sera tout à la fois notre nourriture et notre breuvage, notre repos actif et toute notre joie. Chanter l'Alleluia, c'est louer Dieu. Or, comment louer sans cesse, si on ne jouit sans aucun dégoût? Quelle ne sera donc pas l'énergie de notre âme, l'immortalité et la force de notre corps, pour que l'âme ne se lasse pas de contempler Dieu, et pour que le corps ne s'épuise pas en continuant à le louer ?

10. Pourquoi cinquante jours consacrés à célébrer ce mystère ? Au rapport des Actes des Apôtres, le Seigneur passa quarante jours avec ses disciples après sa résurrection; ces quarante jours écoulés, il monta au ciel, et le dixième jour qui suivit, il envoya l'Esprit-Saint. Quand furent remplis de lui les Apôtres et tous ceux qui s'étaient unis à eux, ils parlèrent diverses langues; et tout en annonçant la parole de Dieu avec une grande confiance, ils firent ces prodiges que nous lisons et que nous croyons de tout notre coeur (1). Le Sauveur passa donc encore quarante jours sur la terre avec ses disciples. Avant sa passion il avait jeûné quarante jours aussi (2). Il n'y a, pour avoir pratiqué ce jeûne de quarante jours, que le Seigneur, Moïse (3) et Elie (4) ; le Seigneur, comme représentant l'Evangile; Moïse, comme représentant la loi; Elie, comme représentant les prophètes; car l'Evangile est appuyé sur le témoignage de la loi et des prophètes (5), Voilà pourquoi, lorsque le Seigneur voulut montrer sa gloire sur la montagne, il était debout entre Moïse et Elie (6). Au milieu d'eue il recevait tous les honneurs; à ses côtés la loi et les prophètes lui rendaient témoignage.

Le nombre quarante désigne ainsi le temps présent, le temps où nous travaillons en ce monde, car la sagesse ne nous y est distribuée que partiellement. Ah ! on la voit autrement; cette sagesse immortelle, en dehors du temps; et dans le temps elle se communique autre. ment. Les patriarches ont paru ici et ils en ont disparu; leur ministère a été passager. Je ne dis pas que leur vie est passagère, car elle dure toujours et ils en jouissent avec Dieu; il n'en est pas moins vrai qu'ils n'ont publié qu'en passant la divine parole, car ils ne parlent plus au milieu de nous, quoiqu'on ait conservé leurs enseignements par écrit et qu'on les lise dans, le temps. Les prophètes également sont venus au temps marqué, puis ils sont partis,, Le Seigneur encore est venu à son heure. Sans doute, sa majesté n'a jamais cessé d'être pré. sente et comme Dieu, présent partout, jamais il ne nous quitte ; toutefois, ainsi que s'exprime l'Evangile ; « il était dans ce monde, et le monde a été fait par lui, et le monde ne l’a point reconnu; il est venu chez lui, et, les siens ne l'ont point reçu (7) ». Comment était-il ici avant d'y venir, sinon parce qu'il y était dans sa nature divine et qu'il y est venu dans

 

1. Act. I, 11. — 2. Matt. IV, 2. — 3. Exod. XXXIV, 28. — 4. III Rois, XIX, 8. — 5. Rom. III, 21. — 6. Matt. XVII, 2, 3. — 7. Jean, I ,10,11.

 

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sa nature humaine? Or, s'il est venu avec une nature humaine, c'était pour nous servir partiellement la sagesse. La loi donc l'a distribuée partiellement, partiellement les prophètes, et les livres de l'Evangile partiellement aussi. Mais une fois les temps écoulés, nous verrons telle qu'elle est cette sagesse qui donne pour récompense le denier, le nombre dix; ce nombre où entrent celui de sept, symbole de la création, puisque Dieu a travaillé sept jours et s'est reposé le septième ; puis celui de trois, qui rappelle le Créateur, Père, Fils et Saint-Esprit. C'est que la sagesse parfaite consiste à soumettre pieusement la créature au Créateur, à distinguer le Fondateur de ce qu'il a fondé, l'Artiste de son oeuvre. Confondre l'artiste avec ses oeuvres, c'est ne connaître ni l'art ni l'artiste; tandis que la sagesse parfaite consiste à les distinguer ; et cette sagesse parfaite est le denier même ou le nombre dix. Mais quand elle se communique dans le temps, le nombre quatre étant l'emblème de ce qui est temporel, en le multipliant par le nombre dix, ou le denier, on n'obtient que quarante. De fait, il y a dans l'année quatre saisons, le printemps, l'été, l'automne et l'hiver. Le temps en général est marqué surtout par quatre changements successifs. L'Ecriture parlé aussi des quatre vents; car l’Evangile qui se publie dans le temps, est répandu aux quatre points cardinaux; l'Eglise catholique n'occupe-t-elle pas également les quatre parties du globe? C'est ainsi que le denier ou le nombre dix parvient à former quarante.

11. Ces jeûnes de quarante jours étaient donc destinés à nous montrer que durant cette vieil faut nous abstenir de l'amour des choses temporelles; voilà bien la leçon donnée par ces jeûnes ininterrompus durant l'espace de quarante jours. Pour ce motif encore le peuple d'Israël fut conduit à travers le désert durant quarante années et avant d'entrer dans la terre promise où il devait établir son empire. Tel est notre état aussi durant cette vie, où nous rencontrons tant de soucis, de craintes et de dangers dans l'épreuve; nous sommes conduits comme à travers le désert par la Providence qui veille sur nous. Mais lorsque nous aurons bien rempli le nombre quarante ; en d'autres termes, lorsque nous aurons vécu saintement sous la conduite de Dieu durant le temps, en accomplissant ses préceptes, nous recevrons pour récompense le denier promis aux fidèles. N'est-ce pas le denier aussi qu'accorda le Seigneur aux ouvriers loués par lui pour travailler à sa vigne? Tous le reçurent, et ceux qu'il y avait conduits dès le matin, et ceux . qu'il y mena soit à midi, soit le soir (1). C'est ainsi que le recevront tous ceux qui se sont montrés fidèles dès le premier âge; ils le recevront, non comme on le reçoit dans le temps ; il sera pour eux cette sagesse qui discerne, à la lumière de l'éternelle contemplation , le Créateur de la créature, pour jouir du Créateur et le louer de ses oeuvres. Voici toutefois un jeune homme qui n'a pas été fidèle dès le début de sa vie, mais qui croit maintenant; lui aussi recevra ce denier. Voici,un vieillard qui se convertit, il semble conduit à la vigne au coucher du soleil et comme à la onzième heure ; lui encore recevra le denier.

Ainsi donc au nombre quarante bien rempli, ajoute ce denier, ce nombre dix, et tu obtiendras cinquante; ce nombre symbolise l'Eglise du ciel où toujours on louera Dieu. De plus, comme c'est au nom de la sainte Trinité que tous ont été appelés à vivre sagement sous le nombre quarante et à recevoir le denier, multiplie cinquante par trois, et tu obtiens cent cinquante. A cent cinquante ajoute encore le nombre qui rappelle la.Trinité, voilà cent cinquante-trois, le nombre précis des poissons pris à droite : mais ce nombre mystérieux comprend d'innombrables milliers de saints. De cette multitude on ne bannira aucun méchant, car il n'y en aura point; les filets ne se rompront pas non plus, attendu qu'ils seront de doux liens pour maintenir l'unité et la paix.

12. C'est assez d'explications, je crois, sur ce profond mystère. Vous savez, donc que notre devoir est de bien travailler durant la quarantaine pour mériter de louer Dieu pendant la cinquantaine. Aussi passons-nous dans le travail, le jeûne et l'abstinence, les quarante jours qui précèdent la veille sacrée, la nuit qui prépare au jour de Pâques (2) ; car ils sont l'emblème du temps présent. Quant aux jours qui suivent la résurrection du Seigneur, ils figurent l'éternelle félicité ; on n'y est pas encore, ces jours la figurent simplement; cette félicité est symbolisée, mais non réalisée; de même qu'on ne crucifie pas le Seigneur quand on célèbre la fête de Pâques, et qu'on représente seulement,

 

1. Matt. XX, 1-10. — 2. Voir ci-dessus, serm. CCXIX et suiv.

 

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par cette solennité de chaque année, des événements accomplis; ainsi figure-t-on d'avance ce qui doit être, sans être encore. Voilà pourquoi nous interrompons nos jeûnes durant cette époque, dont les jours mêmes rappellent par leur nombre le repos à venir.

Mais prenez garde, mes frères, de vous laisser aller à l'excès du vin, de vous répandre en quelque sorte vous-mêmes, de vouloir passer ce temps d'une manière charnelle et par conséquent de ne mériter pas de jouir éternellement avec les anges du bonheur dont il est l'indice. Un ami du vin me dira-t-il, si je le réprimande : Tu nous as montré que cette époque de l'année figure l'éternelle joie; tu nous as fait comprendre que les jours où nous sommes nous prédisent le bonheur du ciel et des anges; et je ne dois pas me récréer? —  Ah ! si seulement tu te récréais bien et non pas en faisant le mal ! Oui, cette époque t'annonce la joie, mais à la condition que tu sois le temple de Dieu. Que si tu remplis ce temple des impuretés de ta débauche, écoute la voit tonnante de l'Apôtre : « Si quelqu'un profane le temple de Dieu, dit-il, Dieu le perdra (1) ». Gravez-le profondément dans vos coeurs : peu d'intelligence et une bonne conduite valent mieux que beaucoup d'intelligence avec une vie déréglée. La perfection sans doute et le bonheur parfait seraient la réunion d'une intelligence vive et d'une sage conduite :mais dans l'impossibilité d'avoir l'une et l'autre, mieux vaut la conduite sage que la vivacité de l'intelligence. En effet la bonne conduite mérite un accroissement d'intelligence, au lieu qu’en vivant dans le désordre on perdra même ce qu'on sait; car il est écrit : « A celui qui a, on donnera encore; pour celui qui n'a pas, on lui ôtera même ce qu'il semble avoir (2) ».

 

1. I Cor. III, 17. — 2. Matt. XXV, 29.

SERMON CCLIII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XXIV. RÉHABILITATION DE SAINT PIERRE (1).
 

ANALYSE. — Saint Pierre ayant eu le malheur de renier son Maître jusqu'à trois fois, Jésus pour lui faire réparer sa faute lui demande une triple protestation d'amour. De plus il lui ordonne de paître son troupeau. Il l'invite enfin à le suivre jusqu'à la mort, en mourant crucifié comme lui, au lieu que saint Jean mourra d'une mort paisible et sans avoir le corps déchiré.

 

1. L'évangile de l'apôtre Jean, ou plutôt l'évangile selon saint Jean vient de finir avec l'histoire des apparitions du Seigneur à ses disciples après sa résurrection. Le Sauveur donc s'adresse à l'apôtre Pierre, qui l'a renié à la suite de sa présomption; il s'adresse à lui après avoir triomphé de la mort et recouvré la vie, il lui dit : « Simon, fils de Jean », ainsi se nommait Pierre, «m'aimes-tu ? » Pierre répondait ce qu'il sentait dans son coeur. S'il répondait ce qu'il sentait au coeur, pourquoi le Seigneur le questionnait-il, puisqu'à ses yeux ce coeur était ouvert ? Aussi Pierre s'étonnait-il, et il s'entendait avec quelque peine interroger de la sorte par Celui qu'il savait instruit de tout. Une première fois il lui est dit: « M'aimes-tu? » Lui de répondre : « Je vous aime, Seigneur, vous le savez ». Une seconde fois : « M'aimes-tu ? » Et une seconde fois : « Vous connaissez tout, Seigneur, vous savez que je vous aime ». A cette troisième demande : « M'aimes-tu? » Pierre s'attriste. Pourquoi, Pierre, t'attrister de redire jusqu'à trois fois ton  amour? As-tu oublié la triple manifestation de ta crainte? Laisse ton Seigneur te questionner; c'est ton médecin, il t'interroge pour te

 

1. Jean, XXI, 15-25.

 

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guérir. Ne te laisse pas aller à la peine; attends, redis assez de fois ton amour pour effacer tous tes reniements.

2. Chaque fois cependant, chaque fois, chacune des trois fois qu'il l'interroge et que Pierre proteste de son amour, le Seigneur Jésus lui recommande ses agneaux; il lui dit : « Pais mes agneaux, pais mes brebis ». N'est-ce pas comme s'il lui demandait : Que me rendras-tu pour cet amour que tu me portes? Eh bien ! déploie cet amour même en faveur de mes brebis !  Que me rendras-tu pour cet amour, puisque c'est moi qui te l'ai donné? Voici comment montrer, voici comment exercer cet amour que tu as pour moi : « Pais mes agneaux ».

Maintenant , comment paître    ces chers agneaux du Seigneur? Avec quel amour paître des brebis qu'il a rachetées à si haut prix? La suite le montre. Après que Pierre a répondu par trois fois, comme il le devait, qu'il aimait le Seigneur, et après que Jésus lui a confié ses brebis, il lui parle des souffrances qui l'attendent, et il montre ainsi que tous ceux à qui il conte ses brebis doivent les aimer jusqu'à être disposés à mourir pour elles. C'est d'ailleurs ce que dit encore saint Jean dans une épître où il s'exprime ainsi : « De même que île Christ a donné pour nous sa vie, de même devons-nous donner la nôtre pour nos frères (1) ».

3. Avec une présomption superbe , Pierre avait répondu au Seigneur : « Je donnerai ma vie pour vous ». Il n'avait pas encore la force d'accomplir sa promesse. Afin de l'en rendre capable, le Seigneur le remplit donc de charité; voilà pourquoi il lui demande m'aimes-tu? » et pourquoi Pierre répond : « Je vous aime »; il n'y a en effet que la charité qui puisse être fidèle à une semblable promesse. Qu'avais-tu donc, Pierre, quand tu reniais? Que redoutais-tu? Tout ce que tu redoutais, c'était la mort. Mais Celui que tu as vu mort te parle maintenant plein de vie ; ne crains donc plus la mort ; cette ennemie tant redoutée de toi a été vaincue par lui. Il a été suspendu à la croix, attaché avec des clous, il a rendu l'esprit, reçu un coup de lance, puis on l'a mis au tombeau. Voilà ce que tu craignais pour toi en le reniant; tu tremblais d'endurer ce qu'il a enduré, et c'est en redoutant

 

1. I Jean, III, 16.

 

la mort que tu as renié la vie. Ouvre les yeux maintenant : N'es-tu pas mort en craignant de mourir?

Oui, il est mort en reniant son Maître, mais en pleurant il est ressuscité. Que lui dit encore le Sauveur? « Suis-moi ». C'est qu'il connaissait combien il avait mûri. Vous vous rappelez ce trait, sans doute, ou plutôt parce que ceux qui l'ont lu se le rappellent, apprenons-le à ceux qui ne l'ont pas lu et rappelons-le à ceux qui l'ont perdu de vue. Pierre donc avait dit : « Je vous suivrai partout où vous irez » ; et le Seigneur lui avait répondu: «Tu ne saurais me suivre maintenant, mais plus tard tu me suivras (1). —Tu ne le peux maintenant » ; tu le promets bien, mais je connais ta force; je vois les pulsations de ton coeur, et je dis à mon malade ce qu'il en est : « Tu ne « saurais maintenant me suivre ». En lui parlant ainsi le Médecin ne voulait pas le désespérer, car il ajouta aussitôt : « Mais plus tard tu me suivras ». Tu guériras et tu me suivras. Aujourd'hui, au contraire, c'est parce qu'il voit ce qui se passe dans son coeur et quel amour il lui a inspiré qu'il lui dit: « Suis-moi ». Je t'avais dit: « Tu ne le saurais maintenant » ; je te dis aujourd'hui : « Suis-moi ».

4. Il s'éleva alors une question que je ne dois pas passer sous silence. Quand le Seigneur eut dit à Pierre : « Suis-moi » , Pierre jeta les yeux sur le disciple que Jésus aimait, sur Jean, l'auteur même de cet Evangile, et il dit à Jésus : « Celui-ci, Seigneur, que deviendra- t-il? » Je sais que vous l'aimez; ne vous suivra-t-il pas comme moi ? Le Seigneur reprit : « Je veux qu'il demeure ainsi jusqu'à ce que je vienne: toi, suis-moi ». Le même Evangéliste, celui qui a écrit ce trait et de qui il a été dit : « Je veux qu'il demeure ainsi jusqu'à ce que je vienne », rapporte aussitôt, en son nom, que cette parole fit courir parmi les frères le bruit que ce disciple ne mourrait point; et, pour détruire cette opinion, il ajoute: « Or, Jésus ne dit pas qu'il ne mourrait point, il dit seulement : Je veux qu'il demeure ainsi jusqu'à ce que je vienne : toi, suis-moi ». C'est ainsi que pour dissiper le bruit qu'il ne mourrait point, Jean lui-même fait cette réflexion, et pour nous ôter cette idée : Ce n'est pas de telle manière, dit-il, que s'est exprimé le Sauveur, mais de telle autre.

 

1. Jean, XIII, 37, 36.

 

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Pourquoi maintenant le Seigneur a-t-il ainsi parlé ? Jean ne l'explique pas; il nous invite donc à frapper pour nous faire ouvrir, s'il est possible.

5. Voici donc, autant que le Seigneur daigne me faire la grâce de le comprendre, de plus avancés comprennent mieux sans doute; voici comment il me semble qu'on peut résoudre cette difficulté. De deux manières, soit en rapportant au martyre de Pierre les paroles du Seigneur, soit en les appliquant à l'Evangile de saint Jean.

En les rapportant au martyre, « Suis-moi », souffre pour moi, souffre ce que j'ai souffert. Le Christ a été crucifié; Pierre l'a été aussi, et comme lui il a ressenti les clous, il a eu le corps déchiré. Jean, au contraire, n'a point souffert cela ; et « je veux qu'il demeure ainsi » signifierait donc : Je veux qu'il s'endorme sans avoir été meurtri ni déchiré, et qu'il m'attende ainsi : « Toi, suis-moi » ; pour toi j'ai répandu mon sang, répands le tien pour moi. Voilà donc un premier sens qu'on peut donner à ces mots : « Je veux qu'il demeure ainsi jusqu'à ce que je vienne; toi, suis-moi » ; je ne veux pas qu'il souffre, mais toi.

En les appliquant à l'Evangile de saint Jean, voici l'interprétation qu'on peut leur donner, me semble-t-il : Pierre a parlé du Seigneur dans ses écrits; les autres ont parlé de lui aussi , mais ils considèrent son humanité principalement. Le Seigneur Jésus est Dieu et homme. Qu'est-ce qu'un homme? Une âme et un corps. Et le Christ? Il est par conséquent Verbe, âme et corps. Quelle âme, puisque les bêtes mêmes ont des âmes? Le Christ est le Verbe, une âme raisonnable et un corps; il est tout cela. Il est bien question de sa divinité dans les écrits de Pierre, mais c'est surtout et éminemment dans l'Evangile de saint Jean; c'est lui qui a dit: « Au commencement était le Verbe ». Il s'élève au-dessus des nues, au-dessus des astres, au-dessus des anges, au-dessus de toute créature, il arrive jusqu'au Verbe qui a tout fait. « Au commencement « était lé Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le « Verbe était Dieu; il était en Dieu dès le commencement. Tout a été fait par lui (1) ». Mais qui voit ce Verbe? Qui s'en fait une idée? Qui comprend bien ? Qui même prononce convenablement ces paroles? On les comprendra quand le Christ sera venu. « Je veux que cela reste ainsi jusqu'à ce que je vienne ». J'ai expliqué comme j'ai pu; il peut, lui, parler plus clairement à vos coeurs.

 

1. Jean, I, 1-3.

SERMON CCLIV. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XXV. TRISTESSE ET JOIE.
 

ANALYSE. — Dieu veut dans sa bonté que nous commencions par la tristesse pour aboutir à la joie. Or, de quoi nous attrister et de quoi nous réjouir ? I. La tristesse qui ne s'applique pas à l'objet pour lequel elle est faite, est comme le fumier qui lest point à sa place, une saleté. Pour n'être pas une saleté, un poison même, il faut que la tristesse pleure le péché et non pas lei vaines calamités du siècle; et le temps à donner à la tristesse est figuré par les quarante jours qui précèdent la résurrection. — II. Quant à la joie, figurée par les cinquante jours du temps pascal, elle doit être produite en nous par la foi aux divines promesses, non-seulement parce que Dieu est fidèle, mais encore parce que Dieu nu nous doit absolument rien, puisque n'ayant de nous-mêmes que le mal, nous n'avons pu lui rien donner. qui ne vienne de lui. Ah ! louons Dieu avec transports du bonheur immense qu'il nous réserve.

 

1. Il ressort, mes frères, il ressort de la misère de notre condition et de la miséricorde de Dieu que le temps de la tristesse précède celui de la joie; qu'on se réjouisse d'abord

pour s'attrister ensuite, qu'on travaillé pour ensuite se reposer, qu'on souffre pour ensuite être heureux. C'est ce qui vient, nous le répétons, de la misère de notre condition et de la (321) miséricorde divine ; car ce temps de tristesse, de travail et de misère, est l'oeuvre de nos péchés; tandis que le moment de la joie, du repos et de la félicité. n'est pas le fruit de nos mérites, mais de la grâce du Sauveur. Nous méritons l'un , nous espérons l'autre ; nous méritons le mal, nous espérons le bien, le bien que nous accordera la miséricorde de Celui qui nous a créés.

2. Mais à l'époque de nos souffrances, ou, comme dit l'Ecriture , durant les jours de notre nativité, nous devons savoir de quoi il faut nous attrister. La tristesse est une espèce de fumier. Or, quand le fumier n'est pas à sa place, c'est une saleté, une saleté qui soulève, dans la maison où il est, tandis que bien placé il féconde les champs. Voyez où le divin Agriculteur veut qu'on place le fumier. « Et qui aurai-je pour me réjouir, dit l'Apôtre, sinon celui qui s'attriste à cause de moi (1)  ? » Ailleurs encore : « La tristesse qui est selon Dieu, dit-il, produit la pénitence pour un salut sans repentance». Etre triste comme Dieu le demande, c'est s'affliger de ses péchés par esprit de pénitence. Or, cette tristesse causée par l'iniquité produit la justice propre à l'âme. Rougis de ce que tu es, afin de pouvoir être ce que tu n'es pas.

« La tristesse qui est selon Dieu produit la a pénitence pour un salut sans repentance. — «Produit la pénitence pour un salut ». Pour quel salut? «Pour un salut sans repentance ». Sans repentance? Qu'est-ce à dire? C'est-à-dire qu'il est absolument impossible de se repentir de ce salut. Nous avons mené, hélas! une vie dont nous avons dû nous repentir, une vie à nous en repentir. Mais nous ne saurions arriver à une vie sans repentance, sans nous repentir de notre vie coupable. Trouvera-t-on, mes frères, j'avais commencé à le dire, du fumier dans un tas de blé bien nettoyé? Toutefois, c'est par le moyen du fumier que le blé parvient à cette pureté, à cette beauté qui réjouit l'oeil : ainsi la laideur conduit à la beauté.

3. C'est donc avec raison que le Seigneur parle ainsi, dans l'Evangile, d'un arbre stérile : « Voilà trois ans déjà que je viens chercher du fruit sur cet arbre, et je n'en trouve point; je vais le couper pour qu'il n'embarrasse point mon champ ». Le vigneron intervient,

 

1. II Cor. II, 2. — 2. Ib. VII, 10.

 

il intervient quand la hache est déjà levée sur ce tronc ingrat et que déjà elle le touche; il intervient comme Moïse intervint près de Dieu, et il s'écrie : « Ah ! Seigneur, laissez-le cette année encore, je vais creuser autour de lui et y jeter une mesure de fumier, s'il porte ensuite du fruit, tant mieux ! dans le cas contraire, vous le couperez (1) ». Cet arbre désigne le genre humain. Dieu l'a visité à l'époque des patriarches; c'est comme la première année. Il l'a visité à l'époque de la loi et des prophètes; c'est comme la seconde. Avec l'Evangile parait la troisième. L'arbre devrait être abattu déjà; mais un Miséricordieux intercède près d'un Miséricordieux. Celui qui est venu faire miséricorde ne s'est-il pas fait intercesseur? Qu'on le laisse, dit-il, cette année encore; qu'on creuse une fosse autour de lui, symbole d'humilité; qu'on y mette une corbeille de fumier, peut-être donnera-t-il du fruit. Ou plutôt, comme il en donne d'un côté sans en donner de l'autre, le Maître viendra et le coupera en deux. Le coupera en deux ? Pourquoi ? Parce qu'il y a dans le monde des bons et des méchants, et que, mêlés maintenant, ils font en quelque sorte partie du même corps.

4. J'ai donc eu raison de le dire, mes frères, le fumier bien placé produit du fruit, tandis qu'ailleurs il n'est que saleté. Voici un homme triste, je rencontre un homme plongé dans la tristesse; c'est une espèce de fumier. Où est ce fumier? Dis-moi, mon ami, pourquoi es-tu triste ? — J'ai perdu de l'argent. — Lieu sale, fruit nul. Ecoute l'Apôtre: « La tristesse de ce monde produit la mort (2) ». Donc il n'y a pas seulement absence de fruit, il y a encore d'horribles dégâts. Je pourrais en dire autant de tout ce qui inspire les joies du siècle, mais ce serait trop long.

Je vois un autre homme affligé, gémissant et pleurant; c'est beaucoup de fumier. Quelle place occupe-t-il? Tout en le voyant triste et versant des larmes, je remarque de plus qu'il prie. Je ne sais quelle bonne idée il me suggère en priant; je cherche pourtant à savoir encore à quoi s'applique sa tristesse. Et s'il allait, dans sa prière, au milieu de ses gémissements et de ses sanglots, solliciter la mort de son ennemi? Oui, s'il pleure, s'il supplie, s'il prie de la sorte, lieu sale, fruit nul. Il y a

 

1. Luc, XIII, 6-9. — 2. II Cor. VII, 10.

 

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même plus dans nos Ecritures : en demandant la mort de son ennemi, il tombe sous le coup de cette malédiction qui pèse sur Juda : « Que sa prière devienne un crime (1) ! »

J'en aperçois un autre qui gémit, qui pleure, qui prie aussi; il y a du fumier; où est-il? je prête l'oreille à sa prière, je lui entends dire : « Seigneur, prenez pitié de moi, guérissez mon âme, car j'ai péché contre vous (2)». Cet homme déplore son péché; c'est le fumier placé dans le champ, j'ai droit d'espérer. Grâces à Dieu, ce fumier est bien placé, il n'est pas inutile, il produira. Nous voici réellement au moment de nous livrer à une tristesse salutaire, de déplorer notre assujettissement à la mort, la multitude de nos tentations, nos faiblesses coupables, les résistances de nos passions, les luttes de nos convoitises toujours mutinées contre nos inspirations saintes; affligeons-nous de tout cela.

5. Ce temps destiné pour nous à la misère et aux gémissements est figuré par les quarante jours qui précèdent Pâques; comme le temps destiné à la joie qui suivra, au repos, à la félicité, à l'éternelle vie, à ce règne éternel dont nous ne jouissons pas encore, est symbolisé par ces cinquante jours où nous chantons les louanges de Dieu. Deux époques en effet nous sont montrées : l'une qui précède la résurrection du Seigneur, l'autre qui vient après; l'une où nous sommes, l'autre où nous espérons être. L'époque de tristesse que rappellent les jours du Carême est pour nous figurée et actuelle; quant à l'époque de joie, de repos et de règne représentée par ces jours-ci, nous la figurons par le chant de l'Alleluia, mais nous ne possédons point encore l'objet de nos louanges, nous soupirons seulement après l'Alleluia véritable. Que signifie Alleluia ? Louez Dieu. Mais nous ne te possédons point encore pour le. louer; et si dans l'Eglise on multiplie ses louanges après la résurrection du Seigneur, c'est qu'après notre résurrection nous les chanterons sans nous interrompre. La passion du Sauveur rappelle le temps actuel, ce temps où coulent nos pleurs. Eh ! que rappellent en effet ces verges, ces chaînes, ces outrages, ces crachats , cette couronne d'épines, ce vin mêlé de fiel, ce vinaigre au bout d'une éponge, ces insultes, ces opprobres, cette croix enfin, ces membres sacrés qui y

 

1. Ps. CVIII, 7. — 2. Ps. XL, 5.

 

sont suspendus, sinon nos jours présents, nos jours de deuil, nos jours de mort, nos jours d'épreuves? Ainsi le temps est laid ; puisse cette laideur être celle du fumier étendu dans la campagne et non laissé dans la maison! Gémissons de nos péchés et non des déceptions de nos vains désirs. Le temps est laid, mais il sera fertile si nous en faisons bon usage. Est-il rien de plus laid qu'un champ couvert de fumier? Il était plus beau avant de recevoir l'engrais; pour devenir fertile, il a dû s'enlaidir. Cette laideur rappelle le temps pré. sent; puisse-t-elle être pour nous une époque de fécondité !

Tournons nos yeux vers le prophète; que dit-il? « Nous l'avons vu ». En quel état? « Sans éclat ni beauté (1) ». Pourquoi? Demande-le à un autre. prophète : « Ils ont compté tous mes os (2) ». Ils les ont comptés pendant qu'il était suspendu à la croix. Quel affreux spectacle que celui d'un crucifié ! Mais cet opprobre conduit ici à la beauté. A quelle beauté? A la beauté de la résurrection. Aussi « est-il le plus beau des enfants des hommes (3) ».

6. Donc, mes frères, louons le Seigneur; louons-le de ce qu'il nous a fait de fidèles promesses, quoique nous n'en ayons point reçu l'accomplissement encore. Estimez-vous peu ces promesses qui font de Dieu notre débiteur? Si ses promesses l'ont rendu notre débiteur, c'est l'effet de sa bonté et non le résultat d'aucune avance de notre part. Que lui avons-nous donné pour qu'il nous doive? Ne vous rappelez-vous point qu'il est dit dans un psaume: « Que rendrai-je au Seigneur? » Ces mots: « Que rendrai-je au Seigneur », dénotent un débiteur et non un créancier qui exige d'être payé. Des avances ont donc été faites; « Que rendrai-je au Seigneur? — Que rendrai-je au Seigneur » ne signifie-t-il pas : Comment m'acquitter envers lui ? Et pour quoi? « Pour tout ce qu'il m'a donné ». Je n'étais pas, il m'a créé ; je me suis perdu, il m'a cherché; en me cherchant, il m'a trouvé; captif, il m'a racheté ; vendu, il m'a délivré, et d'esclave que j'étais il a fait de moi son frère. « Que rendrai-je au Seigneur?» Tu n'as pas de quoi lui rendre. Que lui rendre, dès que tu attends tout de lui ? Mais, un instant ! Que veut-il dire? Pourquoi demande-t-il: « Que rendrai-je au Seigneur pour tout ce qu'il

 

1. Isaïe, LIII, 2. — 2. Ps. XXI, 18. — 3. Ps. XLIV, 3.

 

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m'a donné? » Il regarde de tous côtés, et il semble avoir trouvé de quoi rendre. Qu'a-t-il donc trouvé? « Je recevrai le calice du salut ». Tu songeais à rendre et tu veux recevoir encore ! Réfléchis, je t'en prie. En voulant recevoir encore, tu augmentes tes dettes, quand les éteindras-tu? Oui, quand les éteindras-tu, si tu ne cesses d'en contracter? Tu ne le pourras jamais, puisque jamais tu n'auras rien qui Devienne de lui.

7. Ainsi donc, ces mots: « Que rendrai-je? » ne rappellent-ils pas que « tout homme est menteur (1) », comme tu le dis toi-même? Prétendre qu'on rendra à, Dieu quoi que ce soit, c'est être menteur, puisque nous devons tout attendre de Dieu, et que sans lui nous n'avons de nous que le péché peut être ; c'est, de plus, parler de son propre fond. L'homme, hélas! ne possède que trop par lui-même; il y a en lui le mensonge, un trésor de mensonges. Qu'il emploie toutes ses forces à mentir, la source du mensonge ne tarit pas en lui : il peut sans l'épuiser feindre et mentir autant qu'il pourra. Pourquoi? Parce que c'est de lui que vient tout ce qui est pour lui sans mérite, il ne l'a point acheté. Mais pour embrasser la vérité et s'y conformer, il lui faut autre chose que lui-même.

Par lui-même Pierre fut menteur. Comment le fut-il? Le Seigneur promettait de souffrir pour nous. « A Dieu ne plaise ! reprit Pierre; que cela ne vous arrive point ! » C'était un homme menteur. Ecoute le Seigneur même : « Tu ne goûtes pas, lui dit-il, ce qui vient de Dieu, mais ce qui vient de l'homme ». Pierre pourtant dit aussi une vérité. Quand ? Quand il s'écria: «Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant». Comment ce menteur pouvait-il exprimer cette vérité? C'est bien un homme qui dit: « Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu

 

1. Ps. CXV, 11-13.

 

vivant ». En effet, qui a dit cela? Pierre. Qu'était-ce que Pierre? Un homme qui a dit cette vérité. Assurément « tout homme est menteur ». Voilà, voilà bien ce qu'il est dans son langage, voilà bien ce que fait de lui sa langue. Comment « tout homme est-il menteur ? » Ecoute : « Tout homme est menteur » par son propre fond. Comment donc Pierre put-il dire alors la vérité ? Ecoute la Vérité même: «Tu es bienheureux, Simon, fils de Jonas ». D'où lui vient ce bonheur? Est-ce de lui ? Nullement. « Car ce n'est ni la chair ni le sang qui t'ont révélé cela, mais mon Père qui est dans les cieux (1) ».

8. Ainsi donc, mes bien-aimés, louons le Seigneur, louons notre Dieu, répétons Alleluia. Représentons durant tous ces jours le jour qui sera sans fin; donnons une idée du séjour de l'immortalité, de ce que sera le temps de l'immortalité; hâtons notre marche vers l'éternelle demeure. « Heureux ceux qui habitent en votre maison, Seigneur; ils vous loueront durant les siècles des siècles (2) ». Ainsi parle la loi, ainsi parle l'Ecriture, ainsi s'exprime la Vérité. Nous entrerons dans cette maison de Dieu qui est placée au ciel. Là nous louerons Dieu, non pas cinquante jours, mais, comme il est écrit, « durant les siècles des siècles ». Nous verrons, nous aimerons, nous louerons; et ce que nous verrons ne s'évanouira pas, et ce que nous verrons ne nous échappera pas, et ce que nous verrons ne se taira jamais: tout sera éternel, tout sera sans fin. Louons, louons; mais ne louons pas seulement de la voix, louons aussi par nos oeuvres; que nos lèvres bénissent, que notre vie bénisse aussi, mais qu'elle soit animée de la charité qui ne.s'éteint pas.

Tournons-nous avec un coeur pur, etc.

 

1. Matt. XVI, 22, 23, 16, 17. — 2. Ps. LXXXIII, 5.

SERMON CCLV. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XXVI. LE BONHEUR DU CIEL.
 

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ANALYSE. — Si pour nous consoler durant les fatigues du voyage nous chantons maintenant les louanges de Dieu, un jour viendra où, dans le ciel, nous n'aurons d'autre occupation que celle-là. En effet le bonheur du ciel est figuré, non par la vie active de Marthe, mais par la vie contemplative de Marie. Or, qu'est-ce que Dieu nous donnera une fois parvenus à cette vie ? Il se montre si bon envers ses ennemis mêmes et les animaux ; que ne donnera-t-il donc pas à ses amis ? Il les fera participer à son propre bonheur, il leur accordera un plein et éternel rassasiement. Aussi Notre-Seigneur disait-il à Marthe qu'on ne doit tendre qu'à cette félicité. Craindrait-on de ne trouver pas dans cette union avec Dieu la satisfaction de tous les désirs que l'on éprouve ? Comme les désirs d'un malade s'évanouissent quand il recouvre la santé, ainsi s'évanouiront dans la pleine santé du ciel toutes les vaines aspirations de la terre.

 

1. Le Seigneur ayant voulu que nous voyons votre charité pendant qu'on chante l'Alléluia, c'est de l'Alléluia que nous devons vous entretenir. Que je ne sois pas un importun, si je vous rappelle ce que vous connaissez: n'éprouvons-nous pas chaque jour du plaisir à répéter l'Alléluia ? Vous savez effectivement que dans notre langue Alléluia signifie Louez Dieu ; ainsi, en redisant ce mot avec l'accord sur les lèvres et dans le coeur, nous nous excitons mutuellement à louer le Seigneur. Ah ! il est le seul que nous puissions louer avec sécurité, puisqu'il n'y a rien en lui qui puisse nous déplaire. Sans doute, à cette époque où s'accomplit notre pèlerinage, nous chantons l'Alléluia pour nous consoler des fatigues de la route; c'est pour nous le chant du voyageur; mais en traversant nos laborieux sentiers, nous cherchons le repos de la patrie, et là, toute autre occupation cessant, nous n'aurons plus qu'à redire l'Alléluia.

2. C'est le doux lot qu'avait choisi Marie, lorsque dans son loisir elle s'instruisait et bénissait Dieu, tandis que Marthe, sa soeur, s'appliquait à tant de soins. A la vérité, ce qu'elle faisait était nécessaire, mais ne devait pas durer toujours. c'était bon pour la route et non pour la patrie, bon pour le temps du pèlerinage et non pour le temps du séjour. Elle donnait l'hospitalité au Seigneur et à ceux de sa suite; car le Seigneur avait un corps, et dans sa condescendance il voulait avoir faim et soif, comme il avait voulu s'incarner dans osa bonté; dans sa bonté encore il voulait que sa faim et sa soif fussent apaisées par ceux qu'il avait enrichis, et quand il recevait, ce n'était pas par besoin, c'était par bienveillance. Ainsi donc Marthe s'occupait de préparer ce que réclamaient la faim et la soif; elle pourvoyait, avec un pieux empressement, à ce que devaient manger et boire, dans sa maison, les saints et le Saint des saints lui-même (1). C'était là une belle oeuvre, mais une oeuvre passagère. Aura-t-on faim et soif toujours? Dès que nous serons intimement unis à cette pure et parfaite Bonté, nous n'aurons plus besoin d'aucun service; nous serons heureux, ne manquant de rien ; nous posséderons beaucoup, n'ayant rien à chercher. Et qu'aurons-nous, pour ne chercher rien? Je l'ai dit. Vous verrez alors ce que vous croyez maintenant. Mais comment posséderons-nous beaucoup sans avoir rien à chercher, sans manquer de quoi que ce soit? Qu'est-ce donc que nous aurons? Qu'est-ce que Dieu donnera à ceux qui le servent et qui l'adorent, qui croient en lui, qui espèrent en lui et qui l'aiment?

3. Nous voyons combien il donne durant cette vie à ceux mêmes qui se défient, qui se désespèrent, qui s'éloignent de lui et qui le blasphèment; de quels biens ne les comble-t-il pas? Il leur accorde d'abord la santé, bien si doux que nul ne le prend à dégoût jamais. Que manque-t-il au pauvre quand il en jouit? Que servent au riche tous ses trésors quand il ne l'a pas ? C'est de lui, c'est du Seigneur notre

 

1. Luc, X, 38-42.

 

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Dieu, du Dieu que nous adorons, du vrai Dieu à qui s'attachent notre foi, notre espérance et notre amour, c'est de lui que vient ce don précieux de la santé. Considérez avec soin que si précieux que soit ce don, il l'accorde aux Gons et aux méchants, à ceux qui le blasphèment et à ceux qui le louent. Pourquoi néanmoins s'en étonner autant? Les uns et les autres, après tout, ne sont-ils pas des hommes? Or, si méchant que soit un homme, il vaut mieux encore que tous les animaux. Eh bien ! aux animaux encore, aux bêtes de somme et aux dragons, aux mouches mêmes et aux vermisseaux Dieu donne la santé ; il la donne à tout ce qu'il a créé.

Ainsi donc, sans parler d'autres bienfaits, et comme nous n'en trouvons point de supérieurs icelui-là, Dieu donne la santé, non-seulement aux hommes, mais aux troupeaux mêmes, comme il est dit dans ces paroles d'un psaume: « Aux hommes et aux animaux, Seigneur, vous rassurerez la santé, en proportion de l'étendue immense de votre miséricorde, ô mon dieu ». Comme vous êtes Dieu, votre bonté ne saurait rester en haut sans descendre en bas; elle va des anges aux derniers et aux plus petits des animaux. En effet la Sagesse atteint avec force d'une extrémité à l'autre, et elle dispose tout avec douceur (1). Or, c'est en disposant ainsi tout avec douceur, qu'elle donne à tous le doux bienfait de la santé.

4. Si Dieu fait à tous, aux bons et aux méchants, aux hommes et aux animaux, ce don si précieux, que ne réserve-t-il pas, mes frères, à ses serviteurs fidèles? Aussi, après avoir dit: « Aux hommes et aux animaux, Seigneur, vous assurerez la santé , d'après l'étendue immense de votre miséricorde », l'écrivain sacré ajoute : « Mais les enfants des hommes (2)». Que signifient ces expressions? Entre les hommes dont il vient de dire: « Aux hommes et aux animaux vous assurerez la santé », et les enfants des hommes, y aurait-il une différence? Les hommes ne sont-ils pas des enfants des hommes, et les enfants des hommes ne sont-ils pas des hommes? Pourquoi ces termes différents? Ne serait-ce pas pour faire entendre que ces hommes sont du parti de l'homme, et que les enfants des hommes sont du parti du Fils de l'homme; oui, que les hommes sont unis à l’homme, et au Fils de l'homme les

 

1. Sag. VIII, 1. — 2. Ps. XXXV, 7, 8.

 

enfants des hommes ? N'y a-t-il pas un homme qui n'est point fils de l'homme ? Le premier homme, en effet, ne doit sa naissance à aucun homme. Eh bien ! qu'avons-nous reçu de cet homme et qu'avons-nous reçu du Fils de l'homme?

Pour rappeler ce que nous devons à l’homme, je cite les termes de l'Apôtre «Par un homme, dit-il, le péché est entré dans le monde, et par le péché, la mort; ainsi la mort a passé à tous les hommes, « par celui en qui tous ont péché (1) ». Voilà le breuvage que nous a présenté le premier homme, voilà ce que nous a fait boire notre père, et ce qu'il nous est si difficile de digérer. Si c'est là ce que nous devons à l'homme, que devons-nous au Fils de l'homme? Dieu « n'a pas épargné son propre Fils », est-il dit. S'il « n'a pas épargné son propre Fils, s'il l'a livré pour nous tous, est-il possible qu'il ne nous donne pas toutes choses avec lui (2) » ? Il est dit encore : « De même que par la désobéissance d'un seul homme beaucoup ont été constitués pécheurs, ainsi beaucoup sont constitués justes par l'obéissance d'un seul (3) ». Donc à Adam nous devons le péché, et la justice au Christ; et c'est ainsi que tous les pécheurs sont unis à l'homme, et au Fils de l'homme tous les justes.

Pourquoi maintenant vous étonner que ces pécheurs, que ces impies, que ces injustes, que ces blasphémateurs de Dieu, que ces hommes qui se détournent de lui, qui aiment le siècle, qui prennent parti pour l'iniquité, qui haïssent la vérité, en d'autres termes que ces hommes qui imitent l'homme; pourquoi vous étonner qu'ils jouissent de la santé , quand vous savez qu'il est dit dans le psaume « Aux hommes et aux animaux vous assurerez « la santé, Seigneur? » Ah ! que ces hommes ne soient pas fiers de cette santé temporelle, puisque les animaux l'ont comme eux ! Eh ! pourquoi feu glorifier, mon ami? N'est-ce pas un bien que tu partages avec ton âne, avec ta poule, avec tout autre animal domestique , avec ces passereaux mêmes? N'est-ce pas avec tous ces animaux que t'est commune cette santé du corps?

5. Cherche donc quelle promesse est faite aux enfants des hommes; écoute ce qui suit « Mais les enfants des hommes espéreront à

 

1. Rom. V, 12. — 2. Ib. VIII, 32. — 3. Ib. V, 19.

 

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l'ombre de vos ailes ». Ils espéreront tant qu'ils seront voyageurs. « Les enfants des hommes espéreront à l'ombre de vos ailes. —  Car c'est en espérance que nous sommes sauvés (1) ».  Ce ne sont ni les hommes ni les animaux qui peuvent espérer de la :orle à l'ombre des ailes de Dieu. Or, cette espérance nous allaite en quelque sorte, elle nous nourrit, nous fortifie et nous soulage durant cette vie laborieuse; c'est elle qui nous fait chanter 1'Alleluia. De quelle joie elle est la source? Que ne sera donc pas la réalité? Tu veux le savoir? Ecoute ce qui suit : « Ils seront enivrés de l'abondance de votre maison (2) ». C'est là notre espoir. Nous avons faim et soif, nous avons besoin d'être rassasiés; mais la faim nous suivra durant tout le voyage, dans la patrie seulement nous serons rassasiés. Comment le serons-nous ? « Je serai rassasié lorsque se manifestera votre gloire (3) ». Aujourd'hui est voilée la gloire de notre Dieu, la gloire de notre Christ, et la nôtre est cachée avec la sienne; mais « lorsqu'apparaîtra le Christ, votre vie, vous aussi vous apparaîtrez avec lui dans la gloire (4) ». Ce sera l'Alleluia dans la réalité, au lieu que nous ne l'avons maintenant qu'en espérance. Cette espérance chante maintenant la réalité, l'amour la chante aussi et la chantera plus tard; mais c'est aujourd'hui un amour affamé, tandis que ce sera alors l'amour rassasié. En effet, mes frères, que signifie le mot Alleluia ? Je l'ai déjà fait observer, il signifie Louange à Dieu. Quand aujourd'hui vous entendez ce mot, vous y trouvez plaisir, et le plaisir fait éclater la louange sur vos lèvres. Ah ! si vous aimez tant une goutte d'eau , comment n'aimerez-vous pas la source même? Comme le bien-être corporel vient de l'appétit satisfait, ainsi jaillit la louange quand le coeur est content. Si nous louons ce que nous croyons, comment ne louerons-nous pas quand nous verrons?

Tel est le sort que Marie avait choisi; mais elle donnait seulement une idée de cette vie céleste, elle ne la possédait pas encore.

6. Il y a deux vies: l'une regarde les jouissances de l’esprit et l'autre s'occupe des besoins du corps. Celle-ci est une vie de travail, l'autre une vie de délices. Mais rentre en toi-même, ne cherche pas le plaisir au dehors;

 

1. Rom. VIII, 24. — 2. Ps. XXXV, 7, 9. — 3. Ps. XVI, 15. — 4. Colos. III, 4.

 

prends garde aussi de t'enfler d'orgueil et de ne pouvoir entrer par la porte étroite. Considère comment Marie voyait le Seigneur dans son corps et comment, en l'entendant ainsi, elle le voyait en quelque sorte à travers ut voile, ainsi que le disait l'épître aux Hébreux qu'on vient de lire (1). Mais il n'y aura plus de voile quand nous le contemplerons face à face. Marie donc était assise, c'est-à-dire en repos; de plus elle écoutait et louait le Seigneur, tandis que Marthe s'appliquait à des soins nombreux. Le Seigneur lui dit alors : « Marthe, Marthe, tu t'occupes de bien des choses; mais il n'en est qu'une de nécessaire (2) ». Non, il n'y en aura qu'une; les autres ne le seront pas. Mais avant de parvenir à cette uni. que, de combien d'autres n'avons-nous pas besoin maintenant? Que cette unique toute fois nous entraîne, pour que les autres ne nous en séparent pas en nous attirant à elles. L'Apôtre saint Paul disait de cette unique qu'il n'y était point parvenu encore. « Je ne crois pas l'avoir atteinte, dit-il; mais oubliant pour cette unique ce qui est en arrière et m'étendant vers ce qui est en avant ». Il ne se dissipe pas, il s'étend; aussi bien le but unique attire à lui, il ne divise pas; c'est la pluralité qui divise, c'est l'unité qui attire. Pendant combien de temps ce but unique nous attire-t-il? Durant toute notre vie; car une fois que nous l'aurons atteint, il ne nous attirera plus, il nous tiendra. « Oubliant donc, pour ce but unique, ce qui est en arrière et m'étendant vers ce qui est en avant ». Voilà bien l'Apôtre qui s'élance sans se répandre. « Je tends au terme, à la palme que me présente la vocation céleste de Dieu par le Christ Jésus (3) » . Le texte signifie réellement tendance vers le but unique : unum sequor. Nous finirons donc par arriver et par jouir de l'unique nécessaire; mais cet unique sera tout pour nous.

Que disions-nous, mes frères, en commençant cet entretien ? Nous demandions ce que nous posséderons de si précieux pour n'avoir plus aucun besoin; nous voulions connaître ce bien incomparable. Il s'agissait donc de savoir ce que Dieu nous donnera, ce qu'il ne donnera pas aux autres. « Que l'impie disparaisse, pour qu'il ne voie point la gloire de Dieu (4) ». Dieu donc nous donnera sa gloire

 

1. Héb. X, 20. — 2. Luc, X, 38, 42. —3. Philip. III, 13,14. — 4. Isaïe, XXVI, 10.

 

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pour que nous en jouissions; et c'est pour ne pas la contempler que sera emporté l'impie. Dieu sera ainsi tout ce que nous posséderons. Avare, que voulais-tu de lui ? Que demander à Dieu, quand Dieu ne suffit pas ?

7. Ainsi donc nous posséderons Dieu et nous nous contenterons de lui, nous trouverons en lui seul tant de délices que nous ne chercherons rien au delà. C'est de lui que nous jouirons en lui, de lui encore que nous jouirons en nous réciproquement. Eh ! que sommes-nous sans Dieu ? Devons-nous aimer en nous autre chose que Dieu, soit pour l'y adorer, soit pour l'y attirer ? Mais en apprenant que nous serons dépouillés de tout le reste et que nous ne jouirons que de Dieu, l'âme se resserre en quelque sorte, habituée quelle est à trouver des jouissances dans tant d'objets; âme charnelle, âme attachée à la chair, âme enveloppée dans des désirs charnels, âme dont les ailes sont prises à la glu des passions coupables et qui ne peut s'élever vers Dieu, elle se dit : Eh ! qu'aurai-je encore lorsque je ne mangerai ni ne boirai plus, lorsque je serai éloigné de mon épouse? Quelle joie me restera-t-il ? — Ah ! cette sorte de joie vient de la maladie et non de la santé. Dis-moi, n'es-tu pas maintenant quelquefois malade de corps et quelquefois bien portant? Redoublez d'attention, afin que je puisse vous faire comprendre par un exemple une vérité que je ne puis expliquer autrement.

Les malades ont des désirs particuliers; ils soupirent ou après l'eau de telle fontaine, ou après le fruit de tel arbre et ils s'imaginent dans l'ardeur qui les tourmente, combien ils seraient heureux, s'ils étaient guéris, de contenter l'appétit qu'ils éprouvent. La santé revient, plus de ces désirs; ce qu'on convoitait n'inspire plus que dégoût; c'est que le désir n'était excité que par la fièvre. Quelle est pourtant cette santé qui n'empêche pas l'âme d'être convalescente et malade? Qu'est-ce que cette santé dont jouissent ceux qu'on dit se bien porter? Elle servira toutefois à nous instruire.

Cette santé, avons-nous dit, fait disparaître bien des désirs que nourrissaient les malades; de la même manière l'immortalité les anéantit tous, car l'immortalité même sera alors notre santé. Rappelez-vous l'Apôtre, considérez ce qu'il annonce : « Il faut, dit-il, que corruptible ce corps se revête d'incorruptibilité, et que mortel il se revête d'immortalité (1) ». Nous serons alors égaux aux anges. Mais les anges sont-ils malheureux de ne pas manger? Ne sont-ils pas plus heureux pour n'avoir pas cette sorte de besoin? Quel riche sera jamais comparable aux anges? Les anges sont les vrais riches. Qu'appelle-t-on richesses? Les richesses sont des ressources. Or les anges ont d'immenses ressources puisqu'ils ont des facilités immenses. Quand on fait l'éloge d'un riche, on dit de lui : Qu'il est heureux ! c'est un seigneur, c'est un homme riche, c'est un homme puissant. Qu'il est heureux pour aller où il veut ! Combien de montures, d'équipages, de serviteurs, d'esclaves! Ce riche possède tout cela, et sans fatigue il va où il veut. L'ange aussi ne va-t-il pas où il veut, et sans dire : Attèle, arrête, comme ces opulents du siècle qui s'enorgueillissent de pouvoir répéter ces mots? Malheureux que tu es, ce langage est l'indice de ta faiblesse et non de ta puissance.

Nous donc nous n'aurons besoin de rien, et c'est ce qui sera notre bonheur. Nous serons pleinement satisfaits, mais de notre Dieu, et il nous tiendra lieu de tout ce que nous convoitons ici avec tant d'ardeur. Tu soupires après la nourriture? Dieu sera ta nourriture. Après des embrassements charnels? « Mon bonheur est de m'unir à Dieu (2) » . Après des richesses? Comment ne posséderais-tu pas tout, puisque tu jouiras de Celui qui a fait tout? Pour te rassurer enfin par les paroles mêmes de l'Apôtre, c'est lui qui a dit de cette vie que « Dieu y est tout en tous (3) ».

 

1. I Cor. XV, 53. — 2. Ps. LXXII, 28. — 3. I Cor. XV, 28.
 
 
 
 
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

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