www.JesusMarie.com
Saint Augustin d'Hippone
Sermons 301 - 305


 SERMON CCCI. FÊTE DES SAINTS MACHABÉES, MARTYRS. II. LA PROSPÉRITÉ DES MÉCHANTS.

ANALYSE. — La mère des Macchabées exhortant ses enfants au martyre est une image touchante de l’Eglise notre mère, nous excitant à mourir généreusement pour Jésus-Christ. Pourquoi, demandera-t-on, Dieu n'a-t-il pas préservé les Macchabées de la mort comme il a su en préserver les trois jeunes Hébreux jetés dans la fournaise? Evidemment il a traité les Macchabées avec plus de bonté, puisqu'en ne les préservant pas de la mort il les a délivrés de tous les dangers que l'on court dans la vie. Antiochus a donc été pour eux, à son insu, l'instrument de la divine bonté, tout en se perdant lui-même. Par conséquent, pourquoi envier la prospérité des impies? C'est d'abord une témérité, tout au moins, puisque tu ne sais à quoi ils sont réservés après cette vie. C'est de plus un aveuglement étrange : Dieu a ses raisons pour leur laisser une place dans ce monde. Souvent en effet ils doivent donner le jour à des enfants vertueux; souvent aussi ils servent à exercer, à purifier et à sanctifier les justes. Mais dans l'autre monde, dans la vie bienheureuse, il n'y a pour eux aucune place. Pourquoi donc se scandaliser de leur prospérité si éphémère? Pourquoi ne pas s'occuper davantage de l'éternelle et ineffable félicité réservée aux justes après une vie si courte ?

1. Un grand spectacle vient de passer sous les yeux de votre foi. Nous venons d'entendre, nous venons de voir en quelque sorte une mère faisant des voeux ardents pour que ses fils quittent cette vie avant elle : que ces voeux sont contraires aux voeux que font ordinairement les parents ! Tous, en effet, veulent sortir de cette vie avant leurs enfants, et non pas après ; tandis que cette mère généreuse voulait ne mourir qu'après les siens. Ah !  c'est qu'elle ne perdait pas ses fils, elle s'en faisait précéder; c'est qu'elle considérait moins la vie qu'ils quittaient que celle où ils entraient. Ils cessaient de vivre, mais dans une région où ils devaient un jour mourir; et ils commençaient à vivre dans une patrie où leur vie (497) devait se prolonger sans fin. Peu contente de les regarder, ne les exhortait-elle pas avec un courage que nous avons admiré? Plus riche en vertus qu'en enfants, elle combattait avec eux en les voyant combattre, et leur victoire était également sa victoire. Dans son unité, cette femme, cette mère nous représente donc sensiblement une autre mère, la sainte Eglise, exhortant partout ses enfants à mourir pour le nom de l'Epoux divin qui les lui a donnés. C'est ainsi qu'arrosé par le sang des martyrs, le champ de l'univers, déjà ensemencé, a produit à l'Eglise d'amples moissons. Comment l'homme a-t-il obtenu ce bonheur? N'est-ce pas de Celui « qui sauve les justes et qui se déclare leur protecteur au jour de l'affliction (1) ? »
2. Nous l'avons vu, nous le savons, Dieu s'est montré, au jour de l'affliction, le protecteur de ces trois Hébreux qui marchaient au milieu des flammes inoffensives, et qui sans en recevoir d'atteinte y louaient le Seigneur. Envers eux l'homme était cruel, et le feu indulgent. Nous avons vu, nous savons comme le Seigneur à sauvé ces justes: jetés dans la fournaise, ils ont converti, en y conservant la vie, le prince barbare qu'avait irrité leur langage. Car il crut en Dieu, et il édicta que quiconque blasphémerait le Dieu de Sidrach, de Misach et d'Abdénago, serait mis à mort et sa maison livrée au pillages (2). Que cet ordre ressemblait peu au premier ! Quel était le premier? Périsse quiconque n'adorera pas la statue d'or ! Et le second? Périsse quiconque aura blasphémé contre le vrai Dieu ! Ainsi, sans avoir fléchi en rien, ces hommes fidèles changèrent le prince infidèle. Pour être restés fermes dans la foi, ils ne le laissèrent point persévérer dans son infidélité. Manifestement leur conservation vint de Dieu. Dieu était là , quand , sans brûler , ils le louaient.
Mais où Dieu était-il quand en le confessant aussi les Macchabées brûlaient et mouraient? Les uns étaient-ils des justes, et les autres des pécheurs? Lorsque tout à l'heure on lisait le martyre des Macchabées, nous les avons entendus confesser leurs péchés et reconnaître que s'ils souffraient tout cela, c'est que Dieu était irrité contre eux et contre les désordres de leurs pères (3). Et les trois Hébreux ? Lisez,

1. Ps. XXXVI, 39. — 2. Dan. III, 96. — 3. II Mach. VII.

vous constaterez qu'eux aussi avouaient leurs propres iniquités et confessaient qu'ils souffraient justement. Egalement justes les uns et les autres, ils confessaient également leurs péchés, si même ils étaient également justes, c'est qu'également ils se reconnaissaient pécheurs ; et ils étaient irrépréhensibles, parce qu'ils ne mentaient pas. « Si nous prétendons, dit saint Jean, être sans péché, nous nous trompons nous-mêmes,et la vérité n'est pas en nous. Mais si nous confessons nos péchés, Dieu est fidèle et juste pour nous les remettre et pour nous purifier de toute iniquité (1) ». Aussi le caractère des justes est-il d'avouer leurs fautes, et le caractère des orgueilleux de soutenir leurs mérites.
Tous ces justes donc confessaient également leurs péchés, glorifiaient également Dieu, étaient également disposés à mourir pour ses lois. Comment alors les uns sont-ils délivrés des flammes et les autres y sont-ils consumés ? Dieu protégeait-il les uns et abandonnait-il les autres ? Loin de nous cette idée! Dieu a protégé les uns et les autres ; les uns secrètement, et les autres ostensiblement. Il délivrait visiblement ceux-ci, invisiblement il couronnait ceux-là. Les premiers, en effet, furent délivrés de la mort, mais ils restèrent au milieu des tentations de cette vie; sauvés du feu, combien de dangers ils avaient à courir encore; vainqueurs d'un tyran, il leur fallait lutter encore contre le diable. Appliquez ici, mes frères, votre intelligence de chrétiens. Oui, les Macchabées ont été délivrés d'une manière plus désirable et plus sûre. Les trois jeunes Hébreux, en surmontant une tentation, avaient à courir encore toutes les autres ; les Macchabées, en terminant leur vie, se trouvaient préservés de toutes. Ajoutons que, d'après un arrêt divin, arrêt mystérieux sans doute, mais pourtant juste, Nabuchodonosor mérita de se convertir, tandis qu'Antiochus s'endurcit; que l'un trouva miséricorde, et que l'autre ne fit que croître en orgueil.
3. Mais combien et jusqu'à quel degré s'éleva son orgueil? « J'ai vu l'impie s'élever au-dessus des cèdres du Liban ». Jusques à quand ? combien de temps durera cette élévation ? « J'ai passé, et voilà qu'il n'était plus; je l'ai cherché, et je n'ai point trouvé sa place (2) ». Je le comprends, tu l'as cherché sans le trouver,

1. I Jean, I, 8, 9. — 2. Ps. XXXVI, 35, 36.

498

ver, parce que tu es monté plus haut. Veux-tu, mon frère, te convaincre que l'impie n'est plus là? Veux-tu le chercher et ne trouver pas sa place? Passe. Qu'ai-je entendu par ce mot, Passe ? Ne tremble point; je n'ai pas voulu dire: Meurs. Tu croyais que je te disais: Sors de cette vie, et comme tu n'en es pas sorti, tu tremblais. Comment n'en es-tu pas sorti ? C'est que tu n'as pas élevé ton coeur au-dessus des charmes de la prospérité temporelle, tu ne l'as pas élevé au-dessus des séductions de la chair, de ces attraits du siècle qui le provoquent et lui inspirent la crainte des humaines adversités. Car tu t'imagines que le bonheur est dans ce inonde, et tu ne songes point que c'est plutôt le malheur. Ah ! la félicité du royaume des cieux n'a fait aucune impression sur ton coeur ; du ciel il n'est descendu sur tes passions aucun vent rafraîchissant. Te dit-on que la prospérité du monde est une prospérité trompeuse ? Tu n'oserais contredire; mais je vois ce qui se passe dans ton coeur; peut-être même te moques-tu de ce langage, peut-être en ris-tu et vas-tu jusqu'à t'écrier : Oh ! si seulement je jouissais de ce bonheur! J'ignore ce qui m'arrivera plus tard. Non content même de dire: J'ignore, ne vas-tu pas jusqu'à ajouter: « Le temps de notre vie est court et plein d'ennui; l'homme une fois mort ne reparaît plus, et l'on n'en connaît point qui soit revenu des enfers (1) ». Dis au moins que tu n'en connais point, l'aveu de son ignorance est un pas fait vers la connaissance. Je suppose donc que tu me dises: J'ignore ce qui arrivera après la mort; j'ignore si les justes seront heureux et les pécheurs malheureux, ou bien si les uns et les autres seront également rentrés dans le néant. Eh bien ! quand même tu ignorerais cela, tu n'oseras avancer que les pécheurs seront heureux après la mort, et les justes malheureux. Et quand tu serais porté à croire que les uns et les autres auront également perdu toute existence, tu ne peux dire que le sort des impies après la mort sera préférable à celui des justes, et que ceux-ci seront plongés dans le malheur. Non, ton ignorance ne saurait te suggérer cette idée. Tu peux donc dire: J'ignore si les justes seront heureux après leur mort et les impies malheureux, ou bien si les uns et les autres sont insensibles ; si seulement j'étais heureux ici, pendant

1. Sag. II, 1.

que j'ai vie et sensibilité! Mais parler ainsi, ce n'est pas t'être élevé encore; ce n'est pas être allé au-delà des pensées de terre, de poussière, de fumée, de vapeur, de chair, de mort; et si l'impie te semble élevé encore au-dessus des cèdres du Liban, si tu cherches encore sa place et que tu la trouves, c'est que tu n'es pas sorti d'ici encore.
4. Tu cherches sa place, tu la trouves; mais ici effectivement il a sa place en ce monde. Serait-ce sans raison qu'il a été créé par Dieu qui connaît l'avenir, que ce même Dieu le nourrit, fait lever sur lui son soleil et tomber la pluie, l'épargne avec tant de patience malgré sa perversité et ses crimes? Sûrement non. Il a donc ici sa place. Sans doute, nous ne pouvons découvrir toutes les raisons de cette disposition divine, mais Dieu les connaît, lui qui sait disposer toutes choses. Ainsi, pour ne parler pas des autres persécuteurs, quelle place n'occupait pas ici ce misérable Antiochus ? Par lui le peuple de Dieu a été châtié et éprouvé; par lui encore ont été couronnés nos jeunes et saints Macchabées. Voilà pourquoi il avait ici sa place. C'était un méchant prince, mais Celui qui est nécessairement tout bon l'a fait servir au bien. De même, en effet, que les méchants font mauvais usage des créatures qui sont bonnes, ainsi le Créateur qui est bon fait bon usage des méchants. Créateur du genre humain tout entier, il sait quel parti tirer d'eux. C'est l'orfèvre qui porte, qui pèse et qui place le minerai. Pour embellir un tableau, le peintre sait où placer les ombres; et Dieu, pour faire l'ordre dans la création, ne saurait où placer les pécheurs ?
D'ailleurs, si dans les siècles précédents la patience divine n'avait conservé des pécheurs, d'où naîtraient aujourd'hui tant de fidèles? Il épargne donc des méchants, afin qu'ils donnent le jour aux bons, à ceux qui deviennent bons par la grâce de Dieu , attendu que toute la masse du péché est une masse condamnée.
Qu'y a-t-il de plus pervers que le démon? Que de biens cependant Dieu n'a-t-il pas tirés de sa perversité? Sans la méchanceté du traître, le sang du Rédempteur n'eût pas coulé pour notre salut. Lis l'Evangile et vois ces mots qui y sont écrits : « Le diable mit au coeur de Judas le dessein de livrer le Christ (1) ». Le diable est méchant, Judas l'est

1. Jean, XIII, 2.

499

aussi; l'instrument est bon pour la main qui l'emploie. Ainsi le démon fit de son instrument un usage mauvais; mais le Seigneur les fit servir au bien l'un et l'autre. Eux voulaient notre ruine : le Seigneur daigna tirer d'eux notre salut.
5. Judas a livré le Christ et a été condamné; il l'a livré, et il est damné encore: le Père aussi l'a livré, et on l'en glorifie. Je le répète, Judas a livré son Maître, et il est condamné; le Fils est livré lui-même et on l'en bénit. Nous savons tous comment Judas a livré le Christ. Peut-être vous attendez-vous à apprendre comment le Père a livré son Fils? Mais vous le savez aussi. Je le redirai néanmoins afin de réveiller vos souvenirs. Ecoute l'Apôtre, il dit de Dieu le Père : « Il n'a pas épargné son propre Fils, mais il l'a livré pour nous tous (1) ». Ecoute aussi ce qu'il dit du Fils : « Il m'a aimé, et pour moi il s'est livré lui-même (2) ». Voilà déjà le Père qui livre le Fils et le Fils qui se livre lui-même; mais en livrant ainsi ils sont l'un et l'autre Sauveurs, parce qu'ils sont créateurs l'un et l'autre. Qu'a donc fait Judas? Eh! quel bien a-t-il fait? De lui on a tiré du bien, ce n'est pas lui qui l'a fait, car il ne se disait pas : Je vais livrer le Christ pour délivrer genre humain. Judas était inspiré par l'avarice, et Dieu par sa miséricorde. Aussi Judas n'a-t-il été payé que de ce qu'il a fait, et non pas de ce que Dieu a fait par lui.
6. Pourquoi ces réflexions ? C'est que l'impie a réellement sa place en ce monde; c'est que Dieu connaît sûrement ceux qui sont à lui (3); c'est qu'il sait quel parti tirer en leur faveur de ceux qui ne sont pas à lui. Mais toi, si tu l'élèves, si tu foules aux pieds les choses de la terre, si tu ne réponds pas à tort que tu as le cœur au ciel, tu y chercheras la place de l'impie, et tu ne la trouveras pas. Eh ! quelle place aurait-il dans cette vie future? Aurons-nous besoin d'y être exercés encore par les méchants? L'or y a-t-il besoin d'être purifié encore avec la paille ? Le monde entier est comme un immense atelier d'orfèvre; les justes y sont comme l'or, et les impies comme la paille; les tribulations y sont comme le feu, et Dieu même y est l'orfèvre. Quand l'homme religieux loue Dieu, c'est l'or qui brille; quand l'impie le blasphème, c'est la paille qui fume. Sous le poids de la même affliction comme à

1. Rom. VIII, 32. — 2. Gal. II, 20. — 3. II Tim. II, 19.

la chaleur du même feu, l'un se purifie, l'autre se consume, et tous deux néanmoins font éclater la gloire dé Dieu.
7. Un mot maintenant, mes bien-aimés, pour vous encourager et moi aussi. Elevons-nous, avec l'aide de Dieu, au-dessus des pensées charnelles, tenons au ciel notre coeur, pensons a la vie future : on y est quand on y a le coeur. Où vois-tu l'impie ? Il n'y sera point. Ici on avait besoin de lui ; là tu le chercheras, mais sans trouver sa place. Vous donc qui vivez de la foi, vous dont le coeur est droit, vous qui comptez sur la félicité future, félicité vraie et éternelle; lorsque vous voyez les humains s'attacher et prendre plaisir aux vaines et trompeuses félicités de cette vie, si vous êtes pieux, gémissez; si vous avez la santé, pleurez.
Voici comment s'accuse lui-même cet homme qui sans doute était déjà au-dessus de la terre, mais qui n'y était pas entièrement, qui n'y était pas assez, et dont les pieds avaient chancelé. Il ne, niait point que Dieu connût tout; mais comme s'il avait eu les pieds ébranlés, il chancela. Il chancela ? Qu'est-ce à dire ? Il hésita. Or, que dit-il en se reprochant de n'avoir pas eu le cœur droit? Pourquoi nies pieds ont-ils chancelé ? « Parce que je me suis indigné contre les pécheurs, en voyant la paix dont ils jouissent ». Je me suis indigné contre les impies; en les voyant riches; j'ai même dit que je ne gagnais, rien à pratiquer la justice, « qu'inutilement je m'étais purifié le cœur et lavé les mains parmi les innocents ». Mais dans cette incertitude, voici comment j'ai commencé à voir la vérité. « Voici comment j'ai commencé à connaître ; ç'a été pour moi un rude travail »; un rude travail pour résoudre cette question. Il y a vraiment fatigue à voir le méchant dans la prospérité et le juste dans l'adversité, pendant que Dieu siège sur son tribunal au-dessus de l'un et de l'autre. C'est donc ce juste Juge qui dispense aux méchants la fortune, et l'infortune aux bons. « C'est pour moi un travail ». Mais jusqu'à quand dure-t-il? « Jusqu'à ce que je sois entré dans le sanctuaire de Dieu et que j'aie jeté les yeux sur les fins dernières ». C'est donc en jetant les yeux sur les fins dernières que tu parviendras au repos que donne la découverte, et que tu échapperas aux tourments de la recherche.
8. Ah ! considère cet avenir suprême où il  (500) n'y aura ni méchant heureux ni bon malheureux. Que dit en effet le prophète? « Que n'ai-je pas au ciel? » Je le sais maintenant, mais c'est depuis que je suis entré dans le divin sanctuaire et que j'ai médité les dernières fins. « Que n'ai-je pas au ciel ? » J'y ai l'incorruptibilité, l'éternité, l'immortalité, sans douleur, sans crainte, sans terme à mon bonheur. « Que n'ai-je pas au ciel? » Que ne m'y est-il pas réservé? « Et hors de vous, qu'ai-je voulu sur la terre (1)? — Que n'ai-je pas au ciel? » Puis-je dire ce qui m'y attend? Comment l'expliquer? Aussi ces mots : « Que n'ai-je pas au ciel? » sont plutôt un cri d'admiration qu'un commencement d'énumération. Pourquoi ne pas dire ce qui t'y est réservé ? Eh ! comment dire « ce que l'oeil n'a point vu, ce que l'oreille n'a point entendu, ce que le coeur de l'homme n'a point pressenti (2) ? » Foulez aux pieds ce qui est en bas, car ce n'est rien; espérez ce qui est en haut, car on ne saurait l'expliquer ; puis, avec cette foi, ne vous indignez pas à propos des pécheurs quand ils vous paraissent heureux; c'est un faux bonheur, ils sont malheureux réellement. Pour vous, « réjouissez-vous dans le Seigneur (3) »; et si vous avez des richesses, des honneurs, des dignités temporelles, gardez-vous d'y placer pour vous le bonheur.
Quand on sait se réjouir dans le Seigneur et considérer ses fins dernières, la félicité de ce monde n'est pas un honneur, c'est un fardeau. La prospérité du siècle est un danger ; il est à craindre que celui qui en jouit ne se corrompe, non pas le corps, mais le coeur, car c'est une fausse félicité. Aussi les hommes pieux qui semblent être quelque chose dans ce monde ne se réjouissent pas de cela, ils mettent leur joie à accomplir les préceptes du Seigneur. Aux caresses et aux menaces du monde ils

1. Ps. LXXII, 3-25. — 2. I Cor. II, 9. — 3. Ps. XXXI, 11.

préfèrent les divins commandements; tout ce qui est visible, ils le foulent aux pieds; ils s'élèvent au dessus, ils s'y élèvent en esprit et non de corps. Non-seulement ils s'élèvent au-dessus de ce qui est visible, car il est facile de s'élever au-dessus de ce qu'on foule aux pieds; mais ils s'élèvent au-dessus de tout ce qui est muable. Il est vrai : tout ce qui est visible est muable ; mais tout ce qui est muable n'est pas visible; ainsi tout invisible qu'elle soit, l'âme est muable. Elève-toi donc au-dessus de tout ce qui se voit, au-dessus également de tout ce qui ne se voit pas et qui change, pour arriver jusqu'à Celui qui ne se voit pas et qui ne change pas. Arriver jusqu'à lui, c'est arriver jusqu'à Dieu.
9. Maintenant donc vis de la foi, règle ta vie ; comme Dieu est si élevé, nourris tes ailes ; crois ce que tu ne peux voir encore, pour mériter de voir ce que tu crois. Vivons comme des voyageurs, songeons que nous passons et nous pécherons moins. Rendons grâces surtout au Seigneur notre Dieu, de ce qu'il a voulu que le dernier jour de notre vie ne fût ni éloigné ni certain. De la première enfance à la vieillesse décrépite, l'espace est court, en effet. Qu'importerait à Adam d'avoir tant vécu, s'il était mort seulement aujourd'hui ? Qu'y a-t-il de long une fois qu'on est au terme? On ne peut rappeler le jour d'hier; aujourd'hui est poussé par demain, il faut qu'il passe. Durant une vie si courte, conduisons-nous bien, et allons dans cette autre vie d'où l'on ne sort pas. — Maintenant même, tout en parlant, ne passons-nous pas? Les paroles se précipitent en tombant des lèvres; ainsi en est-il de nos actions, de nos honneurs, de notre misère, de notre félicité. Tout passe; mais ne tremblons point: « Le Verbe de Dieu  subsiste éternellement (1)».

1. Isaïe, XL, 8.
 

 SERMON CCCII. FÊTE DE SAINT LAURENT, MARTYR. I. AMOUR DE LA VIE ÉTERNELLE.

501

ANALYSE. — Ce discours comprend deux parties bien distinctes : premièrement, l'obligation où nous sommes de travailler pour la vie éternelle ; secondement, des observations adressées au peuple à l'occasion du meurtre d'un soldat mis à mort dans une émeute. — I. Nécessité de travailler pour la vie éternelle. Si nous obtenons tant de grâces temporelles en invoquant les saints, ce n'est pas que ces grâces soient de haut prix ; nous devons en les obtenant exciter en nous la confiance d'être mieux exaucés encore en sollicitant des faveurs spirituelles. La vie présente mérite-t-elle qu'on s'y attache ? Ne sommes-nous pas, comme chrétiens, engagés à travailler de toutes nos forces pour l'éternelle vie?- Et pourtant, ne faisons-nous pas pour elle incomparablement moins que pour la vie présente? Pour celle-ci nous nous dépouillons du nécessaire, même de tout; pour celle-là nous ne donnons pas même le superflu. La vie éternelle est néanmoins si digne de notre amour et l'autre en est si indigne ! Ah !  que saint Laurent était bien mieux inspiré lorsqu'il donnait tout aux pauvres et qu'il appelait les pauvres les richesses de l'Eglise ! — II. Observations à l'occasion d'un meurtre. Ce n'est pas au peuple, c'est à l'autorité civile qu'il appartient de punir les malfaiteurs. Exemple de Jésus-Christ épargnant la femme adultère. On objecte que le soldat mis à mort a fait trop de mal. Il a eu tort, il aurait dû suivre plutôt les lois de l'Evangile et n'opprimer personne ; mais ce n'était pas une oison de le mettre à mort : on est méchant quand on met à mort les méchants. On dit que l'évêque devrait intercéder auprès de l'autorité pour la répression des désordres de ses employés. Vous disons-nous ce que nous faisons auprès d'elle ? Devons-nous à reprendre en public ? Opposez-vous donc à ces émeutes. Ces émeutes n'attirent-elles pas la colère de Dieu, que n'effraie pas le grand nombre ?

1. C'est aujourd'hui la fête du bienheureux saint Laurent, martyr ; et nous avons entendu des lectures appropriées à cette solennité sainte. Nous avons entendu, nous avons chanté plusieurs de ces passages ; nous avons surtout prêté à l'Evangile l'attention la plus soutenue. Mais afin de ne pas célébrer inutilement la fête des martyrs, appliquons-nous à marcher sur leurs traces.
Qui ignore le haut mérite du martyr dont nous venons de prononcer le nom ? Qui a prié à sa mémoire sans être exaucé ? A combien de faibles sa vertu n'a-t-elle pas obtenu des faveurs temporelles dédaignées par lui-même ? C'est qu'il les accordait, non pour entretenir la faiblesse des suppliants, mais pour leur inspirer l'amour de biens préférables à ceux qu'ils obtenaient. Il arrive souvent à un père d'accorder à ses enfants encore petits des jouets de mince valeur, surtout quand ces enfants pleurent s'ils ne les obtiennent. Une fois que ces enfants grandiront et se développeront, le père ne voudrait pas qu'ils restassent attachés à ces bagatelles; il ne les leur accorde pas moins par bonté et par condescendance paternelle. Ainsi leur donne-t-il quelques noix, quand il leur réserve tous ses biens. C'est pour ne décourager pas ces petits dans leur faiblesse que sa bonté leur permet des jeux et des amusements proportionnés à leur âge. Ce sont des caresses plutôt que des leçons. Mais les leçons que nous ont données les martyrs, les enseignements qu'ils ont saisis et saisis de grand cœur, et pour lesquels ils ont versé leur sang, sont compris dans ces mots évangéliques que vous venez d'entendre : «Abondante est votre récompense dans les cieux (1) ».
2. Cependant, mes très-chers frères, il y a deux vies, l'une qui précède et l'autre qui suit la mort, et chacune d'elles a eu et a encore ses partisans. Est-il besoin de faire le tableau de ce qu'est cette courte vie ? Nous sentons à combien d'afflictions et de plaintes elle est sujette; de combien de tentations elle est traversée, de combien de craintes elle est remplie; combien elle est ardente dans ses convoitises, exposée aux accidents; accablée dans l'adversité, fière dans la prospérité; comme elle déborde de joie quand elle gagne, comme elle se tourmente quand elle perd; mais tout en tressaillant de bonheur quand elle gagne, elle tremble, elle craint de perdre ce qu'elle vient d'acquérir , d'être inquiétée pour ce

1. Matt. V, 12.

502

qu'elle possède, au lieu qu'elle ne l'était pas lorsqu'elle n'avait rien. N'est-ce pas l'infortune même, une félicité menteuse ? Le petit y cherche à monter, et le grand y craint de descendre. Le pauvre y porte envie au riche, et le riche y dédaigne le pauvre. Qui pourrait d'ailleurs exprimer combien est à la fois profonde et frappante la laideur de cette vie? Cette laideur toutefois compte des amis tellement dévoués, que nous sommes réduits à désirer découvrir un petit nombre au moins d'hommes qui aiment la vie éternelle, dont ils ne peuvent voir la fin, comme on aime cette vie temporelle, qui finit si tôt et qu'on craint de voir finir à chaque instant, lorsqu'elle vient à se prolonger. Mais que faire ? qu'entreprendre ? que dire ? à quelles menaces saisissantes, à quelles exhortations brûlantes recourir pour faire sortir enfin de leur torpeur ces coeurs lourds et insensibles, ces coeurs glacés par le froid amour de la terre et du monde, et pour leur inspirer l'ardeur des choses éternelles ? Oui, que faire ? que dire ? Je le sais, j'y pense de temps en temps ; car ce qui se passe ici chaque jour me suggère suffisamment de considérations.
De l'amour même de cette vie temporelle, monte, s'il est possible, à l'amour de cette éternelle vie qu'ont aimée les martyrs et pour laquelle ils ont méprisé les choses du temps. Je vous en prie, je vous en conjure, je vous y engage et je m'y excite avec vous, aimons la vie éternelle. Je n'en demande pas, davantage, quoiqu'elle mérite beaucoup plus; aimons-la, comme la vie temporelle est aimée de ses partisans, et non comme cette même vie temporelle a été aimée des saints martyrs; Car ils ne l'ont pas ou ils ne l'ont guère aimée, et facilement ils lui ont préféré l'éternelle. Aussi n'est-ce pas aux martyrs que je pensais en disant: Aimons la vie éternelle comme on aime la vie temporelle, je voulais dire: Aimons l'éternelle vie comme la vie temporelle est aimée de ses partisans. C'est d'ailleurs de l'amour de cette vie éternelle que fait profession le chrétien.
3. Si nous sommes devenus chrétiens, c'est pour elle en effet et non pour la vie éternelle. Combien de chrétiens sont enlevés avant la maturité de l'âge, et combien d'impies vivent jusqu'à la vieillesse la plus avancée ! En retour il est aussi beaucoup d'impies qui meurent avant la maturité. Souvent les chrétiens perdent, tandis que les impies gagnent; souvent aussi les impies perdent, tandis que gagnent les chrétiens. Si d'un côté les impies sont sou. vent couverts d'honneur, et les chrétiens de mépris; souvent aussi les honneurs sont pour les chrétiens et les dédains pour les impies.
Ces biens et ces maux étant ainsi répartis sur les uns et sur les autres; lorsque nous sommes devenus chrétiens, mes frères, est-ce dans l'intention d'éviter ces maux et d'acquérir ces biens que nous avons consacré notre nom au Christ et que nous avons abaissé notre front devant son auguste symbole ? Tu es chrétien, tu portes sur ton front la croix du Christ : ce caractère te fait comprendre le sens de tes engagements sacrés. Quand en effet le Christ était suspendu à la croix, à cette croix gravée sur ton front et que tu aimes, non parce qu'elle est le signe d'un gibet,, mais parce qu'elle est le symbole du Christ; quand donc le Christ était suspendu à cette croix, il voyait autour de lui des bourreaux, il supportait leurs outrages et priait pour ces ennemis. Généreux Médecin, pendant qu'on le mettait à mort, il guérissait les malades avec son propre sang. Il dit alors; « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (1) ». Or ce cri ne fut ni vain ni stérile; et bientôt des milliers de ces bourreaux crurent en leur Victime, et apprirent à souffrir pour Celui qui avait souffert pour eux.
Ce signe donc, mes frères, ce caractère que reçoit le chrétien, même en devenant catéchumène, nous fait comprendre que si nous sommes chrétiens , ce n'est pas pour éviter ni pour acquérir les maux ou les biens temporels et passagers, mais pour éviter les maux qui ne passeront pas et pour acquérir les biens qui dureront sans fin.
4. Cependant, mes frères, car j'avais commencé à vous le dire, à vous en avertir, à vous le rappeler, je vous en conjure, considérons à quel degré est aimée de ses partisans cette vie temporelle, dont craignent si fort d'être dépouillés par la mort des hommes condamnés à la mort. Vois-tu ce mortel trembler, fuir, chercher les ténèbres, aviser aux moyens de se défendre, prier, s'agenouiller, être prêt à donner, s'il est possible, tout ce qu'il possède, afin d'obtenir la vie, afin d'obtenir

1. Luc, XXIII, 34.

503

de vivre un jour de plus, de prolonger tant soit peu une existence toujours incertaine ? On fait tant pour cette vie temporelle: qui fait rien de semblable pour la vie éternelle ? Adressons-nous à l'ami de la vie présente : Pourquoi tant faire ? pourquoi t'empresser ? pourquoi trembler ? pourquoi fuir ? pourquoi chercher l'obscurité ? Afin de vivre, répond-il ? Afin de vivre vraiment ? — Est-ce afin de vivre toujours ? — Non. — Tu n'entreprends donc pas d'échapper à la mort, mais de la retarder ? Toi qui fais tant pour mourir un peu plus tard, fais donc quelque chose pour ne mourir jamais.
5. Combien nous rencontrons d'hommes qui disent : Que le fisc me dépouille de mes biens, pourvu que je retarde ma mort ! et combien il y en a peu pour dire : Que le Christ me prenne tout, pourvu que je ne meure jamais ! Et pourtant, ô ami de cette vie temporelle, si le fisc te dépouille, il te ruine dans cette.vie ; mais si c'est le Christ, il te conserve tout au ciel. Par amour pour cette vie les hommes veulent à la fois posséder et donner de quoi l'entretenir. Ce que tu te réserves pour vivre, tu le donnes aussi pour vivre, dusses-tu mourir de faim. Tu vas même jusqu'à dire : Qu'on me dépouille, que m'importe ? Je veux mendier. Tu donnes ce qui te fait vivre, disposé, pour vivre, à demander l'aumône; tu donnes même le nécessaire, prêt à mendier dans ce monde; et tu n'es pas prêt, en donnant tort superflu, à régner avec le Christ ?
Pèse bien ceci, je t'en prie. S'il y a dans ton coeur une balance d'équité, sors-la et mets-y ces deux choses : Mendier dans ce monde, et régner avec le Christ. Mais est-il possible de peser ? Ce qui est sur l'un des plateaux n'est rien, comparé à ce qui est sur l'autre. S'il s'agissait ou de régner dans ce monde ou de régner avec le Christ, il n'y aurait point de comparaison à établir. J'ai donc eu tort de te dire de peser ; il n'y a pas ici de contrepoids. « Que sert à l'homme de gagner tout le monde, s'il vient à perdre son âme (1) ? » Or, qui ne perdra pas son âme règnera avec le Christ. Qui règne tranquille en ce monde ? Suppose qu'on y règne tranquillement, y règne-t-on éternellement ?
6. Considérez, comme je le disais d'abord,

1. Matt. XVI, 25.

jusqu'à quel point on aime cette vie; vie temporelle, vie éphémère, vie pleine de laideurs, combien on l'aime ! Pour elle souvent on va jusqu'à se dépouiller complètement et mendier. Veux-tu savoir pourquoi on se dépouille ainsi ? Pour vivre, réplique-t-on. — Malheureux, qu'as-tu aimé et où es-tu parvenu avec cet amour ? Ami malavisé, que diras-tu à cette vie que tu aimes désordonnément? oui, que diras-tu à cette vie que tu aimes ? Dis, parle, flatte-la, si tu le peux; que lui diras-tu? — Voilà à quel état d'indigence m'a réduit l'amour de ta beauté. — Mais je suis laide, te crie-t-elle, et tu m'aimes ? Je suis dure, et tu m'embrasses ? Je suis volage, et tu essaies de me suivre ? Je ne resterai pas avec toi, te crie encore cette amie; si j'y demeure encore quelque temps, je n'y demeurerai pas toujours. J'ai pu te dépouiller, je ne saurais te rendre heureux.
7. Ah ! puisque nous sommes chrétiens, implorons contre les séductions de cette vie désordonnément aimée le secours du Seigneur notre Dieu, et aimons la beauté de cette autre vie que l'oeil n'a point vue, dont l'oreille n'a point entendu parler, et que le coeur de l'homme n'a point pressentie; car c'est celle que Dieu a préparée pour ceux qui l'aiment (1) ; et cette vie n'est autre que lui-même. Vous applaudissez, vous aspirez à cette vie. Aimons-la énergiquement; que Dieu nous accorde de l'aimer. Répandons des larmes, non-seulement pour obtenir de la posséder, mais encore pour obtenir de l'aimer.
Qu'allons-nous vous dire? qu'allons-nous vous prouver ? Ouvrirons-nous des livres pour vous démontrer combien elle est incertaine, combien elle est éphémère, comme elle est presque nulle et combien sont vraies ces paroles : « Qu'est-ce que notre vie ? C'est une vapeur qui parait un moment et qui bientôt sera dissipée (2)? » Tel vivait hier, qui n'est plus aujourd'hui; il y a quelques jours on le voyait, impossible,de le. voir maintenant. On conduit un homme dans sa tombe; on revient tout triste pour l'oublier bientôt. On répète que l'homme n'est rien, l'homme le dit lui-même; et il ne se corrige pas de n'être rien en devenant quelque chose. C'est par la vie où on est quelque chose que les martyrs se sont épris d'amour; c'est elle qu'ils ont

1. Cor. II, 9. — 2. Eph. II, 10.

504

acquise; ils y trouvent ce qu'ils ont aimé,, et ils l'auront bien plus abondamment encore à la résurrection des morts. C'est le chemin de cette vie qu'ils nous ont frayé en souffrant autant qu'ils ont souffert.
8. Saint Laurent était archidiacre. Le persécuteur, dit-on, lui demandait les richesses de l'Église, et c'est pour les obtenir qu'il lui fit endurer cette multitude de tourments dont le seul récit fait horreur. Placé sur un gril, il y eut tous les membres brûlés, il y sentit les ardeurs cuisantes de la flamme; mais il avait une telle vigueur de charité, qu'aidé de Celui qui la lui avait donnée, il triompha de toutes les tortures corporelles. « Nous sommes en effet l'ouvrage de Dieu, ayant été créés dans le Christ Jésus pour les bonnes oeuvres que Dieu a préparées afin que nous y marchions (1) ». Voici même ce qu'il fit pour exciter la colère du persécuteur, non dans le but de l'irriter, mais de témoigner de sa foi devant la postérité et de montrer avec quelle sécurité il recevait la mort. « Fais venir avec moi, dit-il, des véhicules, afin que je t'amène les richesses de l'Église ». On lui envoya ces véhicules; il les chargea de pauvres et ordonna qu'on les reconduisît; il disait : « Ce sont là les richesses de l'Église ». Ce qui est indubitable, mes frères : la grande fortune des chrétiens consiste en effet dans les besoins des pauvres; pourvu toutefois que nous sachions où il nous faut conserver ce que nous possédons. Devant nous sont les pauvres; si nous leur donnons pour conserver, nous ne.perdons rien. Ne craignons pas qu'on nous enlève quoi que ce soit : tout est gardé par Celui qui nous a tout donné. Comment découvrir un gardien plus sûr, un plus fidèle débiteur ?
9. Animés de ces pensées, imitons courageusement les martyrs, si nous voulons profiter des solennités que nous célébrons. C'est ce que nous avons toujours dit, mes frères, c'est ce que nous n'avons jamais cessé de vous répéter. Il faut donc aimer l'éternelle vie ; mépriser la vie présente, se bien conduire et compter sur le bonheur. Que celui qui est mauvais, change; qu'une fois changé, on l'instruise ; une fois instruit il doit persévérer. « Qui persévérera jusqu'à la fin, celui-là sera sauvé (2)».

1. Eph. II, 10. — 2. Matt. X, 22; XXIV, 13.

10. Mais beaucoup de méchants tiennent tant de mauvais propos. — Que voudrais-tu ? Que le bien naquit du mal ? Ne cherche pas le raisin sur des épines ; on te l'a défendu. « La bouche parle de l'abondance du coeur (1) ». Si tu peux quelque chose, si tu n'es pas méchant toi-même; souhaite au méchant de devenir bon. Pourquoi maltraiter les méchants? — Parce qu'ils sont méchants, reprends-tu. — Mais en les maltraitant tu te joins à eux. Voici un conseil : Un méchant te déplaît ? fais qu'il n'y en ait pas deux. Tu le réprimandes, et tu te joins à lui ? Tu le condamnes et tu fais comme lui ? Tu veux par le mal triompher du mal ? Triompher de la méchanceté par la méchanceté ? Il y aura alors deux méchancetés qu'il faudra vaincre l'une et l'autre. Ne connais-tu pas le conseil que ton Seigneur t'a fait donner par son Apôtre : « Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais surmonte le mal par le bien (2) ? » Il est possible que cet homme soit pire que toi ; mais comme tu es mauvais ici, il y a deux méchants, et je voudrais que l'un de vous au moins fût un homme de bien. Enfin on le maltraite jusqu'à le faire mourir. Pourquoi le maltraiter encore après la mort, quand son cadavre est insensible et qu'on ne déploie plus contre lui qu'une rage coupable et stérile ? C'est de la folie, et non de la vengeance.
11. Que vous dirai-je encore, mes frères, que vous dirai-je ? De n'aimer pas ces désordres ? Irai-je croire que vous les aimez? Loin de moi d'avoir sur vous de telles idées ! Il ne suffit pas, non il ne suffit pas que vous ne les aimiez point ; on doit exiger de vous autre chose. Nul ne doit se contenter de dire: Dieu sait que je ne voulais pas qu'on fît cela. Ne pas y avoir pris part, n'y avoir pas consenti voilà bien deux choses ; mais ce n'est pas encore assez. Il ne suffisait point de ne pas consentir, il fallait encore s'opposer. Il y a pour les méchants des juges, il y a des pouvoirs établis. « Ce n'est pas sans raison, dit l'Apôtre, que le pouvoir porte le glaive; car il est le ministre de Dieu dans sa colère » : mais « contre celui qui fait le mal ». Le ministre de la colère divine contre celui qui fait le mal. « Si donc tu fais le mal, poursuit-il, crains.  Ce n'est pas sans raison qu'il porte le glaive. Veux-tu ne craindre pas le pouvoir? Fais

1. Luc, VI, 45. — 2. Rom. XII, 21.

505

le bien, et par lui tu seras glorifié (1)».
12. Quoi donc ? observera-t-on, est-ce que saint Laurent avait fait le mal, lui qui a été mis à mort par le pouvoir? Comment s'appliquent à lui ces mots: « Fais le bien, et par lui « tu seras glorifié » ; puisque c'est pour avoir, fait le bien qu'il a été si cruellement torturé par le pouvoir? — Pourtant, si le pouvoir n'avait servi à le glorifier, serait-il aujourd'hui honoré, exalté, comblé par nous de tant d'éloges? Ainsi le pouvoir malgré lui-même a servi à le glorifier. Aussi bien l'Apôtre ne dit pas : Fais le bien et le pouvoir te glorifiera. De fait les apôtres et les martyrs ont tous fait le bien, et au lieu de les louer, les puissances publiques les ont mis à mort. L'Apôtre te tromperait donc s'il te disait : Fais le bien, et la puissance te glorifiera. Mais il a fait attention; il a médité, pesé, adopté, châtié son langage. Remarquez bien ces mots : « Fais le bien, et «parelle tu seras glorifié » ; soit qu'elle te loue elle-même, si elle est bonne; soit que, si elle est injuste et que tu meures pour la foi, pour la, justice, pour la vérité, elle travaille à ta gloire par ses cruautés mêmes, non pas en le louant, mais en te donnant occasion de mériter des louanges. Ainsi donc fais le bien, et tu en jouiras avec sécurité.
13. Ce méchant toutefois a fait tant de mal; il a opprimé tant de malheureux, les a réduits en si grand nombre à l'indigence et à la mendicité. — Pour lui, il y a des juges, il y a des pouvoirs établis. L'État est organisé; « puisque les pouvoirs qui existent ont été établis de Dieu (2) ». Pourquoi le maltraiterais-tu? Quel pouvoir en as-tu ?Aussi ces actes ne sont-ils pas des supplices publics, ce sont des assassinats manifestes. Voulez-vous plus encore ? Considérez les divers degrés de la hiérarchie. Quand un homme est condamné au dernier supplice, quand le glaive est déjà suspendu sur sa tête, nul autre n'a le droit de le frapper que celui qui a reçu cette mission spéciale. Le bourreau qui donne la question est seul chargé de frapper le condamné. Voici un homme réservé par le tribunal au dernier supplice; que le greffier vienne à le frapper, tout condamné que soit cet homme, le greffier à son tour est condamné comme homicide. Encore une fois, tout condamné que soit celui qu'il met à mort, quoiqu'il n'attende plus que le

1. style="" lang="EN-GB"Rom. XIII, 3, 4. — 2. style="" lang="EN-GB"Rom. XIII, 1-4.
 

châtiment suprême, comme il est frappé irrégulièrement, il y a homicide. Mais, s'il y a homicide à frapper sans ordre un homme condamné à mort : comment caractériser, je vous le demande, la volonté de tuer un homme qui n'a été ni entendu ni jugé, et sur lequel, tout méchant qu'il soit, on n'a reçu aucune juridiction ? Nous n'avons garde de soutenir les méchants, ni de dire que les méchants ne sont pas des méchants. C'est aux juges à rendre compte de leur conduite envers eux. Pourquoi voudrais-tu, toi, prendre à ta charge la difficile responsabilité de la mort d'autrui., quand tu n'es revêtu d'aucune puissance ? Dieu t'a déchargé d'un lourd fardeau en ne te faisant pas juge. Pourquoi t'arroger ce qui ne t'appartient pas ? Rends compte de ta propre conduite.
14. O Seigneur, de quel trait vous avez frappé au coeur ceux qui cherchent à frapper leur prochain, lorsque vous avez dit : « Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre ». Cette parole grave et saisissante leur perça le coeur, ils virent à découvert leurs consciences , ils rougirent devant la justice qui leur parlait, et s'en allant l'un après l'autre, ils laissèrent seule cette malheureuse femme. Mais non, la pécheresse n'était pas seule ; avec elle était son Juge , son Juge qui ne la jugeait pas encore et qui lui offrait sa miséricorde. Les bourreaux une fois partis, il n'y avait plus effectivement que la misère et la miséricorde en présence l'une de l'autre. « Personne ne t'a condamnée ? » dit le Seigneur, à l'adultère. « Personne, Seigneur », reprit-elle. — « Ni moi non plus je ne te condamnerai pas, et garde-toi de pécher à l'avenir (1) ».
15. Mais ce soldat m'a fait tant de mal. — Je voudrais savoir si, soldat à ton tour, tu ne ferais rien de semblable. Nous ne voulons pas toutefois que se conduisent de la sorte les soldats qui oppriment les pauvres; nous voulons au contraire qu'eux aussi écoutent l'Évangile, car ce n'est pas la milice, mais la malice qui fait obstacle au bien. Quand les soldats venaient demander le baptême à saint Jean, ils lui disaient: « Et nous, que ferons-nous ? N'usez de violence ni de fraude envers personne, répondait saint Jean, et contentez-vous de votre paye ». Réellement, mes frères,

1. Jean, VIII, 3-11.

506

si les soldats agissaient ainsi, l'Etat serait heureux.
Il faudrait qu'outre les soldats, les leveurs d'impôts fussent aussi comme le dit saint Jean au même endroit. Les publicains, en d'autres termes les leveurs d'impôts, lui demandant en effet : « Nous aussi, que ferons-nous ? » il leur répondit: « N'exigez rien de plus que ce qui vous a été prescrit». Voilà des avis pour le soldat, en voilà aussi pour le leveur d'impôts ; en voici d'autres pour le propriétaire : « Que celui quia deux tuniques en donne une à qui n'en a pas; et que celui qui a de quoi manger fasse de même (1) ». Nous voulons que les soldats soient dociles aux leçons du Christ ; soyons-y dociles nous-mêmes. Le Christ n'est-il que pour eux et n'est-il pas pour nous ? Tous écoutons-le et vivons cordialement en paix.
16. Il m'a écrasé dans mon commerce. — A ton tour, as-tu bien fait le commerce ? N'y as-tu trompé personne ? N'y as-tu pas fait de faux serments ? N'y as-tu pas dit : J'en atteste Celui qui m'a conduit sur la mer, j'en atteste la mer elle-même, j'ai acheté cela tant, quoique tu ne l'aies pas acheté ce que tu déclares ? Je vous le dis formellement et avec toute la liberté que Dieu me donne, mes frères, il n’y a que des méchants pour maltraiter les méchants. Le pouvoir a des obligations différentes, et souvent le juge est contraint à tirer l'épée et à frapper malgré lui. Autant que la chose dépendait.de lui, il était prêt à rendre un arrêt non sanglant ; mais il ne voulait point la ruine de l'ordre public : c'est sa profession, son autorité, son devoir. Ton devoir à toi n'est-il pas de dire à Dieu : « Délivrez-nous du mal (2)? » O toi qui dis : « Délivrez-nous du mal», je prie Dieu de te délivrer de toi-même.
17. En résumé, mes frères, que pouvons-nous éviter ? Tous nous sommes chrétiens ; mais nous portons, nous, un fardeau plus lourd encore. Souvent on dit de nous : Il est allé trouver telle autorité ; qu'est-ce qu'un évêque peut avoir à faire avec elle ? — Tous cependant vous savez que vos propres besoins nous font aller où nous n'aimons pas ; nous forcent à regarder, à nous arrêter à la porté, à attendre l'entrée des grands et des petits, à nous faire annoncer, à être enfin admis avec

Luc, III, 11-14. — 2. Matt. VI, 13.

peine, à supporter des humiliations, à prier, à obtenir parfois, et d'autres fois à sortir avec tristesse. Qui de nous voudrait souffrir tout cela, sans y être forcé ? Qu'on nous laisse, qu'on ne nous impose pas cette charge, que nul ne nous contraigne ; oui, qu'on nous accorde cela, débarrassez-nous de ce fardeau. Nous vous en prions, nous vous en conjurons, que nul- ne nous force plus : nous ne voulons pas avoir affaire avec les autorités, Dieu sait qu'on nous fait violence. D'ailleurs nous nous conduisons envers ces autorités comme nous devons nous conduire envers des chrétiens, si ces puissances sont chrétiennes ; et comme nous devons nous conduire envers des païens, si elles sont païennes, car nous voulons à tous du bien.
Je devrais, dit-on, engager ces autorités à faire le bien. Les y engagerons-nous devant vous ? L'avons-nous fait jamais, je vous le demande ? Vous ignorez si nous leur avons donné des avis, oui ou non. Je suis sûr que vous l'ignorez et que vous jugez témérairement. Permettez-moi cependant de le dire encore, mes frères ; on peut me dire, à propos d'une autorité: S'il avait averti ce magistrat, ce magistrat aurait fait le bien. Eh bien ! c'est ma réponse, je l'ai averti, mais il ne m'a pas écouté ; je l'ai averti, quand je ne t'avais pas pour témoin. Comment avertir le peuple en particulier? Nous pouvons bien donner à un homme un avertissement secret, lui dire, quand personne n'est présent : Fais ceci, fais cela ; qui prendra le peuple à l'écart et l’avertira sans que personne en sache rien?
18. C'est ce malheur (1) qui nous a contraint de vous parler ainsi, pour n'avoir pas à rendre de vous un compte funeste à Dieu, pour ne nous exposer pas à entendre ce reproche C'était à toi de l'avertir, de lui donner; comme à moi, de recueillir (2).
Eloignez-vous donc, oui éloignez-vous complètement de ces actions sanglantes. Lorsque vous voyez ou qu'on vous rapporte des faits semblables, ne cherchez à exciter en vous que de la pitié. — C'est un méchant qui est mort. Il n'en est que plus à plaindre, à plaindre comme mort et comme méchant. Il faut le plaindre doublement, car il est deux fois mort, éternellement et temporellement. S'il était mort en bon état, nous n'éprouverions

1. L'homicide commis. — 2. Luc, XIX, 23.

507

que la tristesse humaine d'être séparé de lui, quand nous aurions voulu qu'il vécût encore avec nous. Il nous faut pleurer davantage les méchants, puisqu'à la suite de cette vie ils ont en partage les peines éternelles. Votre devoir est donc de plaindre, mes frères, de plaindre et non de maltraiter.
19. Mais, je l'ai dit, il ne suffit pas, non, il. ne suffit pas de s'abstenir, de gémir même ; il faut de plus vous opposer de toutes vos forces à ce que peut faire le peuple. Je ne prétends pas, mes frères, que chacun de vous puisse sortir et le réprimer, ce peuple; nous ne le pouvons nous-mêmes : mais chacun, sans sortir de chez lui, peut arrêter son fils, son serviteur, son ami, son voisin, son client, son inférieur. Traitez avec eux, pour les détourner de ces actes. Persuadez quand vous pouvez ; employez même la sévérité, quand vous avez de l'autorité. Je sais une chose, et tous la savent comme moi, c'est que dans cette ville il y a beaucoup de maisons où il ne se rencontre pas un seul païen, et qu'il n'en est aucune où il n'y ait des chrétiens. Si même on y regarde de près; il n'y a mime aucune maison où il n'y ait plus de chrétiens que de païens. C'est vrai, vous l'admettez. Si donc les chrétiens s'y opposaient, il ne se commettrait pas de ces désordres. A cela, rien à répondre. Il pourrait sans doute y avoir des désordres secrets, mais non des désordres publics, si les chrétiens voulaient qu'il n'y en eût pas. Chacun en effet retiendrait son serviteur, son fils ; le jeune homme serait arrêté par la sévérité de son père, de son oncle, de son précepteur, d'un bon voisin, par la sévérité même des réprimandes de son aîné. Ah ! si on se conduisait ainsi, que de maux et de chagrins on nous épargnerait !
20. Mes frères, je redoute la colère de Dieu. Dieu ne s'effraie pas du grand nombre. On a bientôt fini de dire : Ce que le peuple a fait, il l'a fait ; qui punira le Peuple ? — Qui ? Pas même Dieu ? Dieu a-t-il eu peur du monde entier, en envoyant le déluge ? A-t-il eu peur -de toutes les villes de Sodome et de Gomorrhe, en les faisant consumer par le feu du ciel ? Je ne veux point parler des calamités actuelles ; hélas ! qu'elles sont cruelles et universelles aussi bien que leurs conséquences ! Je n'en veux point parler, pour ne paraître pas blesser. Mais Dieu, dans sa colère, a-t-il distingué les coupables des innocents ? Il a confondu ceux qui faisaient le mal avec ceux qui ne les empêchaient pas.
21. Résumons enfin ce discours, mes frères. Nous vous recommandons, nous vous prions, au nom du Seigneur et de sa mansuétude, de vivre avec douceur, de vivre en paix. Laissez les autorités accomplir tranquillement les devoirs dont elles rendront compte à Dieu et à leurs supérieurs ; et toutes les fois que vous avez une requête à présenter, présentez-la avec respect et sans bruit. Ne vous mêlez pas à ceux qui font le mal et qui maltraitent d'une manière aussi malheureuse que désordonnée ; loin de vous le désir d'être même simples spectateurs d'actes pareils. Que chacun dans sa demeure et dans son voisinage emploie toute son influence sur ceux avec qui il a des rapports de parenté ou d'amitié, pour les avertir, les persuader, les, instruire et les reprendre efficacement ; employez même des menaces pour détourner de si grands maux ; et afin que Dieu prenne enfin pitié de nous, mette un terme aux calamités humaines, ne nous traite pas selon nos péchés, ne nous rende pas selon nos iniquités ; qu'il éloigne de nous nos crimes comme l'Orient est éloigné de l'Occident (1), et que pour la gloire de son nom il nous délivre, nous pardonne nos péchés et empêche les gentils de demander: Où est leur Dieu (2) ?

1. Ps. CII, 10, 12. — 2. Ps. LXXVIII, 9, 10.
 SERMON CCCIII. FÊTE DE SAINT LAURENT, MARTYR. II. RÉCOMPENSE, DU MARTYRE.
 
598

ANALYSE. — La foi de saint Laurent et le mépris qu'il a fait du monde sont admirables. Imitons cette foi et ce mépris da monde, et nous aurons part à sa magnifique récompense.

1. Le martyre de saint Laurent est illustre, mais à Rome, et non ici : tant je vous vois en petit nombre ! Autant il est impossible de cacher Rome, autant il le serait de voiler la gloire de saint Laurent. Comment pourrait-il se faire qu'elle fût cachée encore à cette ville? Je l'ignore. Peu de mots donc à vous qui êtes si peu. Fatigués d'ailleurs et accablés de chaleur comme nous le sommes, nous ne pouvons pas beaucoup.
Saint Laurent était diacre ; il suivit les Apôtres, c'est-à-dire qu'il exista peu de temps après eux. Or, comme une de ces persécutions que vous venez d'entendre prédire aux chrétiens dans l'Evangile sévissait avec fureur à Rome ainsi que partout ailleurs, on demanda à Laurent, en sa, qualité d'archidiacre, de livrer les richesses de l'Eglise. Il répliqua, dit-on : « Qu'on envoie des chars avec moi, afin que j'y transporte les trésors de l'Eglise ». L'avarice s'ouvrit à l'espérance; mais la sagesse savait que faire. Les ordres furent promptement donnés, et il partit autant de chars qu'en demanda Laurent. Or, il en demanda beaucoup, et plus il y en avait, plus on nourrissait l'espoir d'un riche butin. Saint Laurent remplit ces chars de pauvres, revint avec eux; et comme on lui demandait : Qu'est-ce que cela? « Ce sont, reprit-il, les trésors de l'Eglise ». Ainsi joué, le persécuteur fit allumer des feux, mais le saint diacre n'était pas froid à les redouter; si le bourreau était comme embrasé de fureur, l'âme du martyr était plus encore embrasée de charité. Qu'arriva-t-il encore? On apporta un gril, le saint y fut rôti. Quand il eut un côté brûlé, on rapporta qu'il souffrit ces tourments avec une telle tranquillité, que se réalisa en lui ce que nous venons d'entendre dans l'Evangile : « Dans votre patience vous posséderez vos âmes (1) » ; quand donc il fut brûlé, il dit avec une patience tranquille : « C'est déjà cuit; il ne vous reste plus qu'à me retourner et à me manger ».
Tel fut son martyre, telle est la gloire dont il est couronné. Ses bienfaits brillent à Rome avec tant d'éclat, qu'il est absolument impossible de les nombrer. Saint Laurent est donc un,de ceux dont le Christ a dit : « Qui perdra pour moi son âme, la sauvera (2) ». Il sauva la sienne par sa foi, par son mépris du monde, par le martyre. Quelle n'est pas sa gloire auprès de Dieu, puisqu'il reçoit tant d'honneur au milieu des hommes ?
2. Marchons sur ses traces en imitant sa foi, en imitant aussi son mépris du monde. Ce n'est pas seulement aux martyrs que sont promises les célestes récompenses ; c'est à tous ceux qui suivent le Christ avec une foi entière et une parfaite charité. La Vérité même ne promet-elle pas les honneurs des martyrs quand elle dit : « Nul ne laisse sa maison, ou son champ, ou ses parents, ou ses frères, ou son épouse, ou ses fils, sans recevoir sept fois autant durant cette vie; mais au siècle futur, il jouira de la vie éternelle (3)? »
Est-il rien de plus glorieux à l'homme que de vendre tout .ce qu'il a pour acheter le Christ, que d'offrir à Dieu ce que Dieu agrée davantage, la vertu d'une âme incorruptible, les pures louanges de la dévotion; que d'escorter le Christ lorsqu'il viendra tirer vengeance de ses ennemis ; que de siéger à ses côtés, quand il s'assiéra sur son tribunal; que de devenir son cohéritier, que d'être égalé aux anges, que de jouir, avec les patriarches, les

1. Luc, XXI, 19. — 2. Ib. IX, 24. — 3. Matt. XIX, 29.

509

Apôtres et les prophètes, de la possession du royaume des cieux? Quelle persécution peut abattre ces pensées, quels tourments peuvent en triompher? Quand une âme vigoureuse, forte et constante s'appuie sur ces idées religieuses, elle reste immobile devant toutes les terreurs diaboliques, devant toutes les menaces du,monde, car elle puise son énergie dans la foi certaine et inébranlable de l’avenir. La persécution ferme ses yeux, mais le ciel s'ouvre ; l'Antéchrist menace,   mais le Christ soutient ; on endure la mort, mais la mort est suivie de l'immortalité; on perd le monde en le quittant, mais on reçoit le paradis en échange ; la vie temporelle s'éteint, mais on renaît à la vie éternelle. Quelle gloire et quelle félicité de quitter la terre plein de joie; de la quitter comblé d'honneur au milieu des tourments et des angoisses ; de fermer un moment les yeux aux hommes et au monde, et de les ouvrir aussitôt pourvoir Dieu, même en allant heureusement vers lui ! Avec quelle rapidité on quitte la terre pour prendre sa place dans les célestes royaumes !
Voilà ce qu'il faut embrasser par l'esprit et la. pensée, méditer le jour et la nuit. Que la persécution trouve en cet état le soldat de Dieu : une vertu si bien disposée au combat restera invincible. Est-on appelé avant l'heure du combat? La foi ainsi disposée au martyre reçoit sans retard sa récompense de la justice de Dieu. A la lutte, durant la persécution, à la constance en temps de paix, est accordée la couronne.
 SERMON CCCIV. FÊTE DE SAINT LAURENT, MARTYR. III. IMITER JÉSUS-CHRIST.

ANALYSE. — En donnant aux fidèles le sang du Sauveur, saint Laurent a compris qu'il devait offrir à Jésus-Christ son propre sang. Mais les seuls martyrs ne sont pas appelés à imiter le Fils de bien; saint Pierre semble enseigner que sa passion ne profitera qu'à ceux qui marchent sur ses traces. Donc imitons son humilité en obéissant comme lui, sa douceur en ne nous vengeant pas, son mépris des choses de la terre en vivant intérieurement dans le ciel. Mais il faut pour cela une invincible charité. C'est à son ardente charité que saint Laurent doit la victoire : sans elle il eût été vaincu.

1. Voici le jour où a triomphé le bienheureux Laurent; le jour où il a foulé aux pieds la rage du monde et méprisé ses caresses; le jour où il l'a ainsi emporté sur les persécutions de l'enfer : c'est Ce que nous assure l'Eglise romaine. Tout Rome redit en effet combien est glorieuse 'la couronne du saint martyr, quelle multitude de vertus, semblables à des fleurs variées, la font briller d'un vif éclat.
On vous le répète habituellement: il exerçait dans l'Eglise même l'office de diacre. C'est là qu'il dispensait le sang divin du Christ, c'est là aussi que pour le nom du Christ il versa son propre sang. Il s'était donc assis avec prudence à la table du Tout-Puissant, de cette table dont viennent de nous parler ainsi les proverbes de Salomon : « Es-tu assis pour manger à la table d'un puissant ? Considère avec attention ce qui t'est servi, et en y portant la main, sache que tu dois le traiter semblablement (1) ». Quel est le sens mystérieux de ce festin ? Le saint apôtre Jean le fait connaître clairement quand il dit : « De même que le Christ a donné sa vie pour nous, ainsi devons-nous donner la nôtre pour nos frères (2) ». Saint Laurent comprit cette leçon, mes frères, il la comprit et la pratiqua, car il se disposait à rendre ce qu'il prenait à la table sacrée. Plein d'amour pour le Christ durant sa vie, il l'imita dans sa mort.
2. Nous donc aussi, mes frères, imitons le

1. Prov. XXIII, 1, 2. — 2. I Jean, III, 10.

510

Christ si nous l'aimons véritablement. Pouvons-nous lui mieux témoigner notre amour qu'en imitant son exemple? Aussi bien « le Christ a souffert pour nous, nous laissant son exemple pour que nous marchions sur ses traces (1)». L'apôtre Pierre en parlant ainsi semble avoir compris que le Christ n'a souffert que pour ceux qui marchent sur ses traces, et que sa passion ne profite qu'à eux. Les saints martyrs l'ont suivi jusqu'à répandre leur sang, jusqu'à souffrir pour lui; toutefois ils ne sont pas les seuls pour l'avoir suivi. Après leur passage, le pont n'a pas été détruit, ni la fontaine tarie après qu'ils y ont bu. Quelle est, d'ailleurs, l'espérance des vrais fidèles, soit qu'ils vivent dans la chasteté et l'union sous le joug du pacte matrimonial, soit qu'ils domptent les appétits de la chair dans la continence de la viduité, soit même qu'aspirant au point culminant de la sainteté et couronnés des fleurs toujours fraîches de la virginité, ils suivent l'Agneau partout où il va? Quelle est leur espérance et la nôtre à tous en même temps, s'il n'y a pour suivre le Christ que ceux qui versent pour lui. leur sang ? L'Eglise notre mère va-t-elle donc perdre tous ces enfants, à qui elle a donné le jour avec d'autant plus de fécondité qu'elle jouissait d'une paix plus complète ? Doit-elle pour ne les perdre pas, demander des persécutions, demander des épreuves nouvelles? Nullement, mes frères. Eh ! comment peut-elle demander des persécutions, elle qui crie chaque jour : « Ne nous jetez pas dans la tentation (2)?»
Il y a, il y a, oui, mes frères, il y a dans ce jardin du Seigneur, non-seulement la rose des martyrs, mais encore le lis des vierges, le lierre des époux et la violette des veuves. Non, mes bien-aimés, il n'y a aucun état dans le genre humain, qui puisse désespérer de sa vocation. Pour tous le Christ a souffert, et l'Ecriture dit avec vérité: « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et qu'ils parviennent à la connaissance de la vérité (3) ».
3. Etudions maintenant comment sans répandre son sang et sans être exposé au martyre, le chrétien doit imiter Jésus-Christ. L'Apôtre dit, en parlant du Seigneur : « Il avait la nature divine et il ne crut pas usurper en s'égalant à Dieu ». Quelle majesté ! « Mais il s'est anéanti lui-même en prenant une

1. I Pierre, II, 21. — 2. Matt. VI, 13. — 3. I Tim. II, 4.

nature d'esclave, en se faisant semblable aux hommes et reconnu homme par l'extérieur». Quelle humilité ! Le Christ s'est abaissé: voilà, chrétien, à quoi t'attacher. Le Christ « s'est fait obéissant » : pourquoi t’enorgueillir ? Jusqu'où le Christ a-t-il.obéi ? Jusqu'à s'incarner, tout Verbe qu'il était; jusqu'à partager notre mortalité, jusqu'à être trois fois tenté par le diable, jusqu'à endurer les dérisions du peuple, jusqu'à souffrir d'être conspué et en. chaîné, d'être souffleté et flagellé; si ce n'est pas assez, « jusqu'à mourir» : et si le genre de mort est encore capable d'y contribuer davantage, «jusqu'à mourir sur la croix (1) ». Tel est le modèle d'humilité qui doit servir de remède à notre orgueil.
O homme ! pourquoi donc t’enfler? Pourquoi te tenir si raide, ô peau de cadavre? Pourquoi te gonfler, pourriture infecte ? Tu t'animes, tu gémis, tu t'échauffes, parce que je ne sais qui, t'a fait quelque injure. Pourquoi demander à te venger ? Pourquoi cette soif ardente de représailles? Pourquoi n'être tranquille qu'après avoir frappé celui qui t'a frappé ? Si tu es chrétien, cède le pas à ton Roi; que le Christ se venge d'abord, car il ne s'est pas vengé encore, lui qui a tant souffert pour l'amour de toi. Cette haute majesté pouvait sans doute ne rien souffrir ou se faire justice immédiatement. Mais plus le Christ était puissant, plus il a voulu être patient; car « il a souffert pour nous, il nous a donné l'exemple afin que nous marchions sur ses traces ».
Ainsi donc vous le reconnaissez, mes bien-aimés, sans verser son sang, sans aller jusqu'à être enchaîné, emprisonné, flagellé, déchiré par les ongles de fer, nous pouvons souvent imiter le Christ.
Mais après avoir parcouru ces humiliations et avoir dompté la mort, le Christ est monté au ciel : suivons l'y encore. Ecoutons l'enseignement.d'un Apôtre: « Si vous êtes ressuscités avec le Christ, goûtez les choses d'en haut, puisque le Christ y est assis à la droite de Dieu ; cherchez les choses d'en haut et non, les choses de la terre (2) ». Qu'on repousse tous- les plaisirs temporels auxquels peut entraîner le monde; qu'on méprise toutes les souffrances et tous les désagréments dont il menace. En agissant ainsi, on peut être sûr de marcher sur les traces du Christ et d'avoir le

1. Philip. II, 6-8. — 2. Colos. III, 1, 2.

droit de dire avec l'apôtre saint Paul: « Notre vie est dans les cieux (1) ».
4. Afin toutefois que la vertu     soit alors invincible, il faut que la charité ne soit pas une feinte charité. Aussi la, vraie vertu nous vient-elle de Celui qui répand la charité dans nos coeurs (2). Saint Laurent n'aurait-il pas redouté les feux extérieurs sur lesquels on le jetait, si en lui n'avait brûlé la flamme intérieure de la charité ? Si donc, mes frères, ce martyr glorieux n'avait point peur des flammes épouvantables qui calcinaient son corps, c'est que son coeur était enflammé du désir le plus ardent des joies célestes. Comparée à l'ardeur, qui brûlait son âme, la flamme allumée par les persécuteurs était toute froide. Aurait-il pu supporter des douleurs si

1. Philip. III, 20. — 2. Rom. V, 5.

multipliées et si aiguës, s'il n'eût aimé les chastes délices des récompenses éternelles ? Aurait-il enfin méprisé cette vie, s'il n'eût été attaché à une vie meilleure? « Qui pourra vous nuire », dit l'apôtre saint Pierre ? « qui pourra vous nuire, si vous êtes attachés au bien (1)? » Quelque mal que te fasse endurer le persécuteur , que l'amour du bien t'empêche de fléchir. Car en aimant de tout ton coeur ce qui est bien, tu endureras avec patience et avec égalité d'humeur tous les maux possibles. En quoi tous les tourments infligés par les bourreaux à saint Laurent, lui ont-ils nui ? N'est-il pas vrai que les supplices l'ont rendu plus illustre, et qu'en lui procurant une mort précieuse, ils nous ont ménagé ce grand jour de fête?

1. Pierre, III, 13.

 SERMON CCCV. FÊTE DE SAINT LAURENT, MARTYR. IV. HAÏR SON ÂME C'EST L'AIMER.

ANALYSE. — C'est en mourant que Jésus-Christ s'est multiplié; c'est en mourant aussi que les martyrs ont fécondé le monde. Jésus-Christ nous dit que nous devons également nous haïr : c'est la meilleure manière de nous aimer. Or, nous devons avoir confiance en Jésus-Christ quand il nous enseigne cette vérité, comme lorsqu'il nous enseigne toutes les autres ; car il y a en lui la toute-puissance, attendu qu'il s'est ressuscité, et pour nous une inexprimable bonté de condescendance. Donc, appuyons-nous sur lui et espérons en lui.

1. Votre foi connaît le grain mystérieux qui est tombé en terre et qui s'est multiplié en y mourant. Oui, votre foi connaît ce grain mystérieux, puisqu'il habite en vos coeurs. Aucun chrétien ne doute, en effet, que le Christ n'ait alors parlé de lui-même. Mais après la mort et la multiplication de ce grain, d'autres grains ont été semés sur la terre ; de ce nombre est le bienheureux Laurent, et nous célébrons aujourd'hui le jour où il a été semé.
De ces grains répandus par tout l'univers , quelle riche moisson est sortie ! Nous la voyons, nous en sommes heureux, et cette moisson est nous-mêmes, si toutefois, par la grâce de Dieu, nous sommes en état d'être placés dans le grenier. On n'y place pas toute la récolte. Si utile et. si nourrissante que soit la pluie; elle fait croître en même temps le froment et la paille. Ira-t-on enfermer dans le même grenier -la paille et le froment, quoique l'une,et l'autre croissent dans le même champ et soient foulés sur la môme aire? Nullement. Voici donc le temps de fixer son choix. Avant qu'arrive le vannage suprême, qu'on épure ses moeurs ; car aujourd'hui le grain est encore sur l'aire où il se sépare de la paille, et on ne le vanne pas encore pour l'en séparer définitivement.
2. Ecoutez-moi, grains sacrés , car je ne doute pas qu'il n'y en ait ici ; en douter, ce ne serait pas être un bon grain moi-même: écoutez-moi donc, ou plutôt écoutez en moi le grain (512) primordial. N'aimez pas vos âmes durant cette vie, ou plutôt ne consentez pas à les aimer, si vous y êtes portés, afin de les sauver en ne les aimant pas, car en ne les aimant pas, vous les aimez davantage. « Qui aime son âme en ce siècle, la perdra (1) ». C'est ce qu'enseigne le grain mystérieux, le grain qui est tombé en terre et qui y est mort pour se.multiplier qu'on écoute ce qu'il dit, car il ne ment pas. Lui-même a fait ce à quoi il nous engage; il nous a instruits par ses préceptes, et pour nous donner l'exemple, il a marché en avant. Le Christ durant cette vie n'a pas aimé son âme; s'il est venu parmi nous, c'était afin de la perdre, de la donner pour nous et de la reprendre quand il le voudrait.
Il est vrai, tout homme qu'il était, il était Dieu en même temps ; car le Christ est à la fois Verbe, âme et corps, vrai Dieu et vrai homme; mais homme exempt de tout péché, afin de pouvoir effacer le péché du monde, et doué d'une puissance si supérieure qu'il pouvait dire en toute vérité : « J'ai le pouvoir de déposer mon âme; et j'ai aussi le pouvoir de la reprendre; nul ne me l'enlève; c'est de moi-même que je la dépose, et de moi-même que je la reprends (2) ». Eh bien ! puisqu'il avait une telle puissance, comment a-t-il pu dire : « Maintenant mon âme est troublée (3)? » Comment, avec une telle puissance, cet Homme-Dieu est-il troublé, sinon parce qu'en lui est symbolisée notre faiblesse ? « J'ai le pouvoir de déposer mon âme et j'ai le pouvoir de la reprendre ». Ces paroles montrent le Christ tel qu'il est en lui-même; oui, elles montrent le Christ tel qu'il est en lui-même ; mais quand il se trouble aux approches de là mort, c'est le Christ ,tel qu'il est en toi. L'Eglise serait-elle son corps, s'il n'était en nous en même temps qu'en lui?
3. Ecoute-le donc : « J'ai le pouvoir de donner mon âme et j'ai le pouvoir de la reprendre ; personne ne me l'enlève. — Je me suis endormi ». On lit en effet dans un psaume
« Je me suis endormi». C'est comme si le Sauveur eût dit : Pourquoi ces frémissements, ces transports, cette ivresse des Juifs ?croient-ils avoir fait quelque chose? « Je me suis endormi ». C'est moi, moi qui ai le pouvoir de déposer mon âme; « je me suis endormi », en la déposant, « et j'ai pris mon sommeil». Mais

1. Jean, XII, 24, 25. — 2. Ib. X, 17, 18. — 3. Jean, XII, 27.

comme il avait aussi le pouvoir de reprendre cette âme, il ajoute : « Et je me suis réveillé ». Afin toutefois d'en rendre gloire à son Père, il poursuit : « Parce que le Seigneur m'a pris dans ses bras (1)». Ces mots : «Parce que le Seigneur m'a pris dans ses bras » , ne doivent pas éveiller dans vos esprits l'idée que le Seigneur ne se serait pas ressuscité lui-même. Le Père l'a ressuscité ; lui aussi s'est ressuscité. Comment prouver que lui aussi s'est ressuscité ? Rappelle-toi ces mots adressés aux Juifs « Renversez ce temple, et en trois jours je le rebâtirai (2) ».
Comprends par là que c'est de son plein pouvoir que le Christ est né d'une Vierge: ce n'était pas une nécessité, c'était un acte de plein- pouvoir; que de son plein pouvoir aussi il est mort, et mort comme il est mort. A leur insu il faisait servir les méchants à ses bons desseins: pour notre bonheur il appliquait à accomplir les projets de sa puissance un peuple frémissant et insensé ; parmi ceux qui lui donnaient la mort, il voyait de futurs disciples qui devaient; vivre avec lui; et en les voyant partager encore les folies d'un peuple insensé, il disait: « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne « savent ce qu'ils font (3) ». C'est moi, c'est moi leur médecin-; je leur tâte le pouls; du haut de cet arbre je vois mes malades; je suis attaché et j'étends sur eux ma main ; je meurs et je leur donne la vie; je verse mon sang et je fais avec ce sang un remède pour mes ennemis ; ils sont furieux et le répandent, ils croiront et le boiront.
4. Ainsi donc le Christ Notre-Seigneur et notre Sauveur, le chef de l'Eglise, lui qui est né de son Père sans le concours d'une Mère; oui, Notre-Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, considéré en lui-même, a déposé son âme avec plein pouvoir et avec plein, pouvoir il l'a reprise. Ce n'est pas précisément à cause de cette puissance suprême qu'il disait:  « Mon âme est troublée » ; c'est nous qu'il personnifiait en lui-même; c'est nous qu'il voyait, qu'il considérait tout fatigués, qu'il prenait en quelque sorte et qu'il ranimait dans ses bras. Il craignait que quand arriverait pour quelqu'un de ses membres le dernier jour, le jour où il lui faudrait quitter la vie, ce membre ne vînt à se troubler par faiblesse, à désespérer de son salut, à dire qu'il n'est pas uni au Christ, puis

1. Ps. III, 6. — 2. Jean, II, 19. — 3. Luc, XXIII, 34.

513

qu'il n'est pas préparé à la mort jusqu'à ne sentir en soi aucun trouble, jusqu'à éprouver assez de dévotion pour n'avoir l'esprit voilé par aucun nuage de tristesse. Ce désespoir eût été un danger, si on s'y fût livré lorsqu'aux approches de la mort on se serait troublé de ne finir que malgré soi une vie malheureuse et d'hésiter à commencer une vie qui ne doit jamais finir. Afin donc de ne pas laisser accabler par ce désespoir ses enfants encore faibles, il les regarde, il recueille dans son sein ces membres débiles, les derniers de ses membres, comme la poule réunit ses poussins sous ses ailes, et c'est à eux qu'il semble s'adresser quand il dit : « Mon âme est troublée » : reconnaissez-vous en moi ; s'il vous arrive quelquefois de vous troubler, ne désespérez pas, levez les yeux vers votre Chef et dites-vous : Lorsque le Seigneur prononçait ces mots : « Mon âme est troublée », c'est nous qui étions en lui, ce sont nos sentiments qu'il exprimait. Nous nous troublons, mais nous ne sommes pas perdus. « Pourquoi es-tu triste, mon âme ? et pourquoi me troubles-tu? » Tu ne veux pas quitter cette misérable vie? Elle est d'autant plus misérable que tu l'aimes malgré sa misère et que tu refuses d'en sortir; elle le serait moins si tu ne l'aimais pas.
Que n'est donc pas la vie bienheureuse, puisqu'on aime ainsi la vie malheureuse, uniquement parce qu'elle porte le nom de vie ? « Pourquoi es-tu triste, mon âme? et pourquoi  me troubles-tu ? » Voici un parti à prendre. Laissée à toi-même, tu succombes ? « Confie-toi au Seigneur (1) ». En toi tu te.troubles? « Espère au Seigneur », au Seigneur qui t'a choisie avant la formation du monde, qui t'a prédestinée, qui t'a appelée, qui t'a justifiée quand tu étais impie, quia promis de te glorifier éternellement, qui a souffert pour toi la mort qu'il ne méritait pas, qui a pour toi répandu son sang et qui t'a personnifiée en lui-même quand il a dit: « Mon âme est troublée ». Quoi ! tu es à lui et tu trembles ? Comment pourra te nuire le monde, quand pour l'amour de toi est mort Celui qui a fait le monde ? Tu es à lui, et tu trembles ? « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? Il n'a pas épargné son propre Fils, mais pour nous tous il l'a livré ; comment ne nous aurait-il pas donné toutes choses aussi avec lui (2) ? » Tiens donc ferme contre ces troubles; ne cède pas à l'amour du siècle. Il provoque, il flatte, il essaie de séduire n'y ajoute pas foi, et attache-toi au Christ.

1. Ps. XLII, 5. — 2. Rom. VIII, 31, 32.

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

www.JesusMarie.com