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Saint Augustin d'Hippone
Sermons

SERMON CCCVI. LES MARTYRS DE LA MASSE-BLANCHE (1). EN QUOI CONSISTE LE BONHEUR.
 

ANALYSE. — La mort des saints martyrs semble un malheur aux yeux du monde insensé ; elle est en réalité un bonheur véritable, puisqu'elle les met, comme elle peut nous mettre nous-mêmes, en possession du vrai bonheur. En quoi donc consiste le bonheur? Chacun veut en jouir; mais en quoi consiste-t-il? Examinons ce que tous désirent. Tous désirent vivre et vivre avec la santé ; la vie sans la santé ne mérite pas le nom de vie. Mais si on avait peur de perdre cette vie jointe à la santé, cette peur ne serait-elle pas un tourment ? La vie, pour Faire le bonheur, doit donc être éternelle. Il faut de plus qu'on ne craigne pas d'être trahi, trompé ; conséquemment, que l'on connaisse la vérité, qu'on lise dans le coeur de son prochain. Ainsi la vie heureuse, ou la vie proprement dite, doit être accompagnée de la connaissance de la vérité. Qui nous procurera cette vie bienheureuse ? Evidemment Celui qui a dit : « Je suis la Voie ». Tout donc est dans ces mots : « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie »; tout, le bonheur et le moyen d'y parvenir. Pourquoi hésiter de marcher dans cette voie où tant d'autres ont heureusement marché ?

 

1. Nous avons entendu et nous avons répété dans nos chants : « La mort des saints du Seigneur est précieuse », mais « à ses yeux (2) », et non aux yeux des insensés. Car « aux yeux des insensés, ils semblent mourir et leur trépas paraît un mal ». Mal ici ne signifie pas le mal qu'on fait, mais le mal qu'on souffre; il est par conséquent synonyme de peine, et voici le sens du texte sacré : «Aux yeux des insensés ils ont paru mourir, et leur trépas semble être un châtiment; mais ils sont en paix. Si devant les hommes ils ont enduré des tourments » voilà bien le mal qu'on fait, ou l'iniquité; « leur espoir est plein d'immortalité; leur affliction a été légère, et grande sera leur récompense (3). Les souffrances de cette vie ne a sont pas proportionnées à la gloire future a qui éclatera en nous (4) ». Mais tant qu'elle n'éclate pas elle demeure cachée ; et comme elle est cachée, « aux yeux des insensés, les  justes semblent mourir ». Or, de ce qu'elle soit cachée aux yeux des hommes, s'ensuit-il qu'elle le soit aux yeux de Dieu qui sait l'apprécier ? Car c'est pour ce motif que « la mort des saints du Seigneur est précieuse à ses yeux ». Ainsi donc ce sont les yeux de la foi que nous devons ouvrir à ce mystère caché, afin de croire à ce que nous ne voyons pas encore, et de souffrir avec courage les maux que nous endurons injustement.

2. Pour ne rien perdre en souffrant,

 

1. Voir le Martyrologe, 24 août. — 2. Ps. CXV, 15. — 3. Sag. III, 25. — 4. Rom. VIII, 18.

 

adoptons la bonne cause ; la mauvaise cause n'ayant pas à attendre de récompense, mais de justes tourments. Sans doute l'homme n'est pas maître de finir sa vie comme il le voudrait; mais il est maître de régler sa vie de manière à la quitter avec sécurité. Néanmoins il n'aurait pas même cette liberté, si le Seigneur n'avait donné « le pouvoir de devenir enfants de Dieu » ; à qui ? « à ceux qui croient en son nom (1) ». Cette foi est la grande cause défendue par les martyrs, c'est celle qu'ont soutenue les martyrs de la Masse-Blanche. Ils sont une masse, par leur nombre même; une masse blanche, à cause de l'éclat de la cause défendue par eux. En si nombreuse société, pouvaient-ils redouter les brigands? Du reste, chacun d'eux eût-il marché tout seul, ils se seraient trouvés munis contre les attaques nocturnes: leur chemin même était une défense. « A côté du sentier, est-il dit, ils m'ont dressé des embûches (2) ». Aussi n'y tombe-t-on pas lorsqu'on ne s'écarte pas de la voie ; nous en avons la souveraine et sûre promesse dans ces paroles de Notre-Seigneur Jésus-Christ: « Je suis la Voie, et la Vérité, et la Vie (3)».

3. Tout homme, quel qu'il soit, veut être heureux. Il n'y a personne qui ne le veuille et qui ne le veuille par-dessus tout, qui même ne rapporte uniquement à cela tout ce qu'il veut d'ailleurs.

On est entraîné par des passions diverses;

 

1. Jean, I, 12. — 2. Ps. CXXXIX, 6. — 3. Jean, XIV, 6.

 

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l'un veut une chose, l'autre une autre ; il y a dans le genre humain diverses manières de vivre, et chacun choisit différemment; toutefois, quelque genre de vie que l'on adopte, il n'est personne qui n'aspire à jouir de la vie bienheureuse. Ainsi la vie bienheureuse est le sort que tous ambitionnent; il n'y a de division que sur le moyen d'y arriver, d'y tendre, d'y parvenir enfin. Si par conséquent nous cherchons sur la terre la vie bienheureuse, j'ignore si nous pourrons l'y découvrir. Ah ! ce n'est pas que nous cherchions le mal, mais nous ne cherchons pas le bien où il est. L'un dit: Heureuse la profession militaire. Un autre: Heureux ceux qui cultivent les champs. Il n'en est pas de la sorte, reprend celui-ci : heureux plutôt ceux qui brillent en public devant les tribunaux, qui défendent les intérêts de chacun, et dont la parole devient l'arbitre de la vie ou de la mort de leurs semblables. Cela n'est pas non plus, répliqué celui-là : mais heureux les juges, ceux qui doivent écouter et décider. Ceci est nié encore, il en est qui disent de leur côté: heureux les marins; que de pays ils apprennent à connaître, que de richesses ils amassent ! Ainsi donc, mes très-chers frères, de tant de manières de passer sa vie, il n'en est pas une seule qui plaise à tout le monde; et toutefois la vie bienheureuse a des charmes pour tous. Comment se fait-il que le même genre de vie n'ayant pas les sympathies de tous, tous cependant soient attirés par la vie bienheureuse ?

4. Proposons ici, si nous le pouvons, un idéal de vie bienheureuse dont chacun dise: C'est cela que je veux. Qu'on demande à qui que ce soit s'il veut parvenir à la vie bienheureuse, nul ne répondra: Je ne le veux pas; comme donc nous examinons en quoi consiste cette vie bienheureuse, plaçons-y ce qui est aimé de tous, ce dont personne ne dira: Je n'en veux point. Qu'est donc, mes frères, qu'est-ce que cette vie bienheureuse à laquelle tous aspirent sans que tous la possèdent? Cherchons.

Je demande à un homme: Veux-tu vivre? Cette question fait-il sur lui la même impression que si je lui disais: Veux-tu être soldat? A cette demande : Veux-tu être soldat? quelques-uns répondraient: Je le veux; et d'autres, en plus grand nombre peut-être: Je ne le veux pas. Si je dis au contraire : Veux-tu vivre ? il n'est personne, je crois, qui me réponde : Je

ne le veux pas; car la nature même inspire à tous de vouloir vivre et de ne vouloir pas mourir.

J'ajoute: Veux-tu être en bonne santé? Personne encore, je présume, qui réponde: Je ne veux pas. Personne, en effet, ne recherche la souffrance. La santé est à la fois le seul patrimoine du pauvre et le plus précieux trésor du riche. Et que sert au riche son opulente, s'il n'a point la santé, l'héritage de l'indigent? Le riche échangerait volontiers son lit d'argent avec le cilice du pauvre, si la maladie pouvait être transportée comme son lit.

Voilà donc deux choses, la vie et la santé, qui agréent à tout le monde. En est-il ainsi de l'art militaire ? En est-il ainsi de l'agriculture? En est-il ainsi de la vie de marin? Tous aiment la vie et la santé.

Mais quand on a la vie et la santé, ne cherche-t-on rien davantage? Peut-être, si l'on est sage, qu'on ne doit rien ambitionner de plus. Avec une vie complète et une parfaite santé, chercher encore quelque chose, ne serait-ce point une cupidité désordonnée ?

5. Les impies vivront au milieu des tourments. « Viendra l'heure, dit l'Evangile, où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront sa voix; et ceux qui ont fait le bien en sortiront pour ressusciter à la vie; comme ceux qui ont fait le mal, pour ressusciter au jugement (1) ». Les uns donc iront à la récompense, et les autres au supplice; de plus les uns et les autres auront la vie sans qu'aucun d'eux puisse mourir. Ceux qui vivront en jouissant de leur récompense, mèneront une vie délicieuse; ceux qui vivront au milieu des tourments, désireront, s'il était possible, voir finir cette misérable vie; mais personne ne leur donnera la mort pour les délivrer de leurs supplices.

Considère toutefois avec quelle précision s'exprime l'Ecriture : elle n'a pas daigné donner le nom de vie à cette vie misérable; à cette vie qui se prolonge dans les tortures, dans les tourments, dans les feux éternels; par conséquent la vie doit rappeler la gloire, non le noir chagrin, et éloigner toute idée de supplice. Etre toujours dans les supplices, c'est plutôt la mort éternelle qu'une vie quelconque. Aussi l'Ecriture donne-t-elle à cette existence le nom de seconde mort (2), attendu

 

1. Jean, V, 28, 29. — 2. Apoc. II, 11 ; XX, 6, 14.

 

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qu'elle suit cette mort première à laquelle nous sommes tous astreints par notre condition humaine. On l'appelle mort, et seconde mort, quoique personne n'y meure; ou plutôt, ce qui est plus juste, quoique personne n'y vive, car ce n'est pas vivre que de vivre dans les douleurs. Comment prouver que l'Ecriture parle de la sorte ? Le voici, la preuve est dans ce passage que je viens de citer: « Ils entendront sa voix, et ceux qui ont fait le bien sortiront pour ressusciter à la vie ». Il n'est pas dit : A la vie bienheureuse, mais simplement: « A la vie ».

Le seul mot de vie implique l'idée de bonheur; s'il n'en était pas ainsi, on ne dirait pas à Dieu : « En vous est la source de la vie (1) ». Dans ce texte, en effet, on ne lit pas non plus: En vous est la source,de la vie bienheureuse; le terme de bienheureuse n'est pas exprimé, et tu dois le sous-entendre. Pourquoi ? Parce que la vie qui serait malheureuse ne mérite pas le nom de vie.

6. Voici un autre témoignage. Nous en avons déjà cité deux, savoir: « Ceux qui ont fait le bien ressusciteront à la vie » ; puis: « En vous est la source de la vie ». Dans aucun on ne lit le mot bienheureuse et on sait qu'il n'est question que de la vie bienheureuse, car la vie qui n'est pas bienheureuse n'est pas même une vie. Voici donc un autre passage tiré de l'Evangile. Vous connaissez ce riche qui ne voulait point quitter ce qu'il avait, qui s'irritait même à la pensée d'être forcé de laisser sur la terre sa fortune en mourant. Je m'imagine qu'au sein de ses biens immenses, mais pourtant terrestres, la crainte de la mort venait parfois troubler son bonheur et qu'elle lui disait: Tu jouis de ta fortune, mais tu ignores quand tu seras atteint de cette fièvre. Tu recueilles, tu acquiers, tu amasses, tu conserves, tu es dans la joie; mais on va te redemander ton âme, et tous ces biens que tu as amassés, à qui seront-ils (2) ? Cette pensée, comme on peut le croire, venant percer souvent son âme de l'aiguillon de la peur, il aborda le Seigneur et lui dit: «Bon Maître, qu'ai-je à faire pour acquérir la vie éternelle (3) ? » Il craignait de mourir, et il y était forcé; pour lui, aucun moyen d'échapper à la mort. Poussé donc par la nécessité de mourir d'une part, et d'autre part, par le désir de

 

1. Ps. XXXV,10. —  2. Luc, XII, 20. — 3. Matt. XIX, 16.

 

vivre, il aborda le Seigneur et lui dit : « Bon Maître, qu'ai-je à faire pour obtenir la vie éternelle ? »

Or, pour ne nous arrêter qu'à ce que nous cherchons, il lui fut répondu, entre autres choses: « Si tu veux parvenir à la vie, observe les commandements (1) ». Voilà bien ce que j'avais promis de prouver. Le riche ne dit pas dans sa demande: « Qu'ai-je à faire pour acquérir la vie » bienheureuse, mais : « pour acquérir la vie éternelle? » Il ne voulait pas mourir, il cherchait donc une vie qui fût sans fin. N'est-il pas vrai, cependant, comme je l'ai dit, que les impies vivent sans fin au milieu des tourments? Mais cette vie à ses yeux n'était pas une vie; il ne regardait pas comme une vie l'existence passée dans les douleurs et les afflictions, il savait que.ce n'était pas une vie et qu'elle méritait plutôt le nom de mort. Aussi parlait-il de vie éternelle, le nom seul de vie rappelant nécessairement l'idée de béatitude. Le Seigneur à son tour ne lui dit pas: Si tu veux parvenir, à la vie bienheureuse, observe les commandements; il ne prononce non plus que le mot seul de vie, il lui dit: « Si tu veux parvenir à la vie, observe les commandements ».

Ainsi donc une vie de tourments n'est pas une vie; il n'y a de vie que la vie bienheureuse ; de plus elle ne saurait être bienheureuse qu'elle ne soit éternelle. Aussi, pour échapper à la crainte de la mort qui lui parlait chaque jour, ce riche de l'Evangile cherchait-il la vie éternelle. Il avait déjà ce qu'il croyait être la vie bienheureuse; car il possédait la fortune et la santé, et vraisemblablement il se disait: Je n'en veux pas davantage, pourvu que je jouisse éternellement de ce que j'ai. Il trouvait une espèce de bonheur dans les plaisirs qu'il se procurait en satisfaisant ses passions insensées. Voilà pourquoi, en ne prononçant que le mot de vie, le Seigneur le détrompa; mais comprit-il? Le Sauveur ne lui dit pas en effet: Si tu veux parvenir à la vie éternelle, celle qu'il cherchait, estimant avoir déjà la vie heureuse ; il ne lui dit pas non plus : Si tu veux parvenir à la vie bienheureuse, attendu que la vie malheureuse ne mérite pas le nom de vie; il lui dit: « Si tu veux parvenir à la vie », à la vie qui est en même temps éternelle et bienheureuse

 

1. Matt. XIX, 17.

 

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« Si tu veux parvenir à la vie, observe les commandements » ; à la vie par conséquent éternelle et bienheureuse tout à la fois, attendu que si elle n'est pas éternelle, elle n'est pas non plus bienheureuse, et qu'elle n'est pas une vie, si elle est éternelle et douloureuse.

7. Ou en sommes-nous, mes frères? Je vous ai demandé si vous vouliez vivre, et tous vous avez répondu affirmativement; affirmativement encore lorsqu'ensuite je vous ai demandé si vous vouliez la santé. Mais avec la crainte de perdre la santé et la vie, on ne vit plus; la vie alors en se prolongeant n'est qu'une longue crainte. Mais craindre toujours, c'est être toujours tourmenté. Un tourment éternel est-il une éternelle vie ? Voilà, certes, la preuve que la vie n'est pas bienheureuse, si elle n'est éternelle, ou plutôt qu'il n'y a de bonheur que dans la vie; car si elle n'est éternelle, et si elle n'est éternellement satisfaite, elle n'est ni bienheureuse, ni vie même. La chose est claire à nos yeux, tous sont d'accord sur ce point.

Mais ce que nous comprenons, nous. ne le possédons pas encore. Tous cherchent à le posséder, il n'est personne qui n'y travaille ; qu'on soit bon, qu'on soit méchant, on aspire à cela ; celui qui est bon avec confiance, et le méchant, avec impudence. Pourquoi , méchant, chercher ce qui est bon ? Ton désir même ne te dit-il pas quelle improbité il y a pour toi à chercher ce qui est bon quand tu es méchant? Ne veux-tu pas t'emparer, en effet, de ce qui appartient à autrui ? Si donc tu aspires au souverain bien, c'est-à-dire à la vie, pour y parvenir, sois bon. « Si tu veux par«,venir à la vie, observe les commandements». Une fois que nous serons en possession de cette vie, aurai-je besoin de demander qu'elle soit éternelle , qu'elle soit bienheureuse ? C'est assez d'avoir dit la vie , car il n'y a de vie que la vie bienheureuse et éternelle , et quand nous y -serons entrés, nous aurons la certitude d'y rester toujours. Si nous y étions avec l'incertitude de savoir si toujours nous y resterions, évidemment nous serions sous l'impression de la crainte. Or la crainte est un tourment, non pour le corps, mais, ce qui est pire, pour le coeur. Quand il y a tourment, y a-t-il bonheur? Aussi serons-nous sûrs de posséder toujours cette vie sans pouvoir la quitter ; d'ailleurs nous habiterons le royaume de Celui dont il est dit : « Et son royaume n'aura pas de fin (1)». De plus, en parlant de la gloire des saints de Dieu, dont la mort est précieuse à ses yeux, la Sagesse disait, comme vous l'avez remarqué à la fin de la lecture : « Et leur Seigneur règnera éternellement (2) ». Ah ! nous serons au sein d'un grand et éternel royaume, d'un royaume grand et éternel, précisément parce qu'il est fondé sur la justice.

5. Là personne ne trompe ni personne n'est trompé, on n'a pas lieu d'y suspecter son frère. En effet, la plupart des maux dont souffre le genre humain, ne viennent que de faux soupçons. D'un homme qui est peut-être ton ami, tu soupçonnes qu'il est ton ennemi ; et ce mauvais soupçon fait de toi l'ennemi acharné d'un sincère ami. Que peut-il faire pour te détromper, quand tu ne le crois pas et qu'il lui est impossible de te montrer son coeur ? Il te dit bien: Je t'aime; mais comme il peut te parler ainsi sans sincérité, puisque le menteur peut emprunter le langage de l'homme, véridique, en ne le croyant pas, tu continues à le haïr. C'est pour te tenir en garde contre ce péché qu'il t'a été dit : « Aimez vos ennemis (3) ». Aime tes ennemis mêmes, chrétien, pour ne t'exposer pas à haïr tes amis. Il est donc bien vrai, nous ne pouvons, durant cette vie, lire dans nos coeurs, « jusqu'à ce que vienne le Seigneur et qu'il éclaire ce qui est caché dans les ténèbres; il manifestera les secrètes pensées de l'âme, et chacun recevra de Dieu sa louange (4) ».

9. Si donc un homme à qui nous aurions complètement foi, venait à nous dire maintenant ; si un prophète, si Dieu même nous disait d'une manière quelconque, en employant qui il lui plairait : Vivez tranquilles, vous aurez tout en abondance, aucun de vous ne mourra, ne sera malade, ne souffrira ; j'ai délivré le genre humain de la mort, je veux que nul n'y soit plus assujetti ; si ce langage nous était adressé, quelle joie nous inspirerait cette espèce de sécurité ! Nous n'ambitionnerions pas davantage , nous le croyons du moins. Pourtant, si Dieu nous faisait parler de la sorte, nous demanderions aussitôt qu'il nous accorde de plus la grâce de lire réciproquement dans nos coeurs et de ne pas nous haïr, de nous connaître, non d'après dés conjectures humaines, mais à la lumière divine.

 

1. Luc, I, 33. — 2. Sag. III, 8. — 3. Matt. V, 44. — 4. I Cor. IV, 5.

 

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Est-ce que je voudrais m'inquiéter, si mon ami, si mon voisin ne me haïssent pas, ne m'en veulent pas, et faire le mal par le fait même de cette inquiétude, avant qu'on m'en fasse? Assurément nous demanderions cette grâce, nous voudrions une vie sans incertitude , nous voudrions connaître réciproquement nos dispositions intérieures. Par vie, vous savez ce que j'entends ici ; à force de le répéter je pourrais émousser en vous plutôt qu'exciter le sentiment de la vérité. A la vie donc je voudrais adjoindre la vue de la vérité , la connaissance réciproque de nos coeurs, l'impossibilité d'être trompés par nos soupçons, la certitude enfin de ne déchoir jamais de l'éternelle vie. A la vie donc ajoute ainsi la vérité, et ce sera la vie bienheureuse. Nul, en effet, ne se soucie d'être trompé, comme nul ne se soucie de mourir. Montre-moi un homme qui consente à être dupe. On en rencontre, hélas ! beaucoup qui cherchent à tromper, pas un seul qui consente à être trompé. Rentre en toi-même. Tu ne veux pas être déçu, ne déçois personne, ne fais pas ce que tu ne veux pas endurer. Tu veux parvenir à la vie où on n'éprouve aucune déception; vis actuellement sans en faire éprouver aucune. Veux-tu arriver véritablement à la vie où tu seras à l'abri de toute surprise ? Eh ! qui ne le voudrait? Tu aimes donc la récompense; par conséquent, ne dédaigne pas de la mériter. Vis maintenant sans tromper, et tu parviendras à vivre sans être trompé. L'homme véridique aura la vérité pour récompense, comme celui qui passe bien le temps de sa vie aura pour récompense l'éternité.

10. Ainsi donc, mes frères, nous voulons tous la vie et la vérité. Mais comment y arriver? quel chemin suivre? Il est vrai, nous ne sommes pas encore au terme du voyage ; mais l'esprit et la raison nous l'indiquent , nous le montrent même. Nous aspirons à la

vie et à la vérité; le Christ est l'une et l'autre. Par où parvenir ? « Je suis la Voie », dit-il. Où arriver? « Et la Vérité et la Vie (1) ».

Voilà ce qu'ont aimé les martyrs ; voilà pour quel motif ils ont dédaigné les biens présents et éphémères. Ne vous étonnez point de leur courage : l'amour en eux a vaincu la douleur. Célébrons donc avec une conscience pure la fête de la Masse-Blanche ; et marchant sur les traces des martyrs, les yeux fixés sur leur Chef et le nôtre, si nous désirons parvenir au bonheur immense dont ils jouissent, ne craignons pas de passer par des voies difficiles. L'Auteur des promesses qui nous.sont faites est véridique, il est fidèle, il ne saurait tromper. Ah ! disons-lui avec une conscience pleine de candeur : « A cause des paroles sorties de vos lèvres, j'ai marché par de dures voies (2) ». Pourquoi craindre les dures voies de l'affliction et de la souffrance ? Le Sauveur y a passé. Mais c'est lui, réponds-tu peut-être. — Les Apôtres y ont passé aussi. — Mais c'étaient les Apôtres. — Je le sais : ajoute pourtant que des hommes comme toi y ont passé ensuite ; rougis même, des femmes aussi y ont passé. Exposé au martyre, tu es un vieillard ? Si près de la mort, ne crains pas la mort. Tu es un jeune homme ? Combien de jeunes hommes ont passé par là, qui comptaient vivre encore ? Des enfants mêmes et de petites filles ont passé par là. Comment serait dure encore cette voie que tant de passants ont aplanie ?

Voilà donc l'instruction que nous vous faisons régulièrement chaque année, afin de ne pas célébrer inutilement les solennités des martyres, mais de nous exciter à n'hésiter pas d'imiter leur foi et leur conduite, dès que nous faisons profession de les aimer en solennisant leurs fêtes.

 

1. Jean, XIV, 6. — 2. Ps. XVI, 4.

SERMON CCCVII. DÉCOLLATION DE SAINT JEAN-BAPTISTE. I. DU SERMENT.
 

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ANALYSE. — C'est pour avoir prêté un serment téméraire qu'Hérode est amené à commettre le crime énorme de la décollation de saint Jean-Baptiste. N'est-ce donc pas avec raison que l'Évangile nous interdit toute espèce de serment ? Sans doute tout serment n'est pas coupable ; Dieu lui-même fait des serments dans l'Écriture. Mais le faux serment est un si grand crime, et notre fragilité si connue, que pour nous préserver plus efficacement du faux serment, Dieu a voulu nous interdire le serment quel qu'il soit. Détruisons en nous la funeste habitude du serment ; mon expérience personnelle prouve qu'on y peut réussir.

 

1. La lecture du saint Evangile nous a mis sous les yeux un spectacle sanglant; nous avons vu, en haine de la vérité et servi par la cruauté, un mets funèbre, la tête même de Jean-Baptiste présentée dans un bassin, Une jeune fille danse, sa mère a la rage dans le coeur, au milieu des délices et des dissolutions d'un banquet, on prête, puis on accomplit un serment téméraire et impie.

Ainsi se réalisa dans la personne de saint Jean ce que saint Jean avait prédit. Il avait dit, en parlant de Notre-Seigneur Jésus-Christ: « Il faut qu'il croisse et que je diminue (1) ». Jean fut donc diminué de la tête, et Jésus élevé sur la croix. La haine contre Jean naquit de la vérité même. On ne pouvait souffrir avec calme les avertissements que donnait ce saint homme de Dieu, et qu'il ne donnait qu'en vue du salut de ceux à qui il les adressait; et on lui rendit le mal pour le bien. Pouvait-il faire entendre autre chose que ce qui remplissait son coeur; et eux pouvaient-ils répondre autre chose aussi que ce qu'ils avaient dans l'âme? Jean sema le bon grain, mais il recueillit des épines. « Il ne vous est pas permis, disait-il au roi, de garder l'épouse de votre frère (2) ». Esclave de sa passion, le roi en effet retenait chez lui, malgré la loi, la femme de son frère; mais la passion ne l'enflammait pas jusqu'à lui faire répandre le sang. Il honorait même le prophète qui lui disait la vérité. Quant à la femme détestable qu'il gardait, elle nourrissait une haine secrète qui devait finir par éclater dans l'occasion. Comme elle nourrissait cette haine, elle fit paraître sa

 

1. Jean, III, 20. — 2. Marc, VI, 17-28.

 

fille, elle la fit danser; et le roi qui regardait Jean comme un saint, qui le craignait même par respect pour Dieu, sans toutefois lui obéir, s'affligea lorsqu'il vit qu'on lui demandait de livrer dans un bassin la tête de Jean-Baptiste; mais, par égard pour son serment et pour les convives, il envoya un archer et accomplit ce qu'il avait promis.

2. Ce passage nous invite, mes frères, à vous dire quelques mots du serment, afin de mieux régler votre conduite et vos moeurs.

Le faux serment n'est pas un péché léger; c'est même un péché si grave que pour le prévenir le Seigneur a interdit tout serment. Voici ses paroles : « Il a été dit : Tu ne te parjureras point, mais tu tiendras au Seigneur tes serments. Et moi je vous dis de ne jurer en aucune façon; ni par le ciel, parce que c'est le trône de Dieu; ni par la terre, parce qu'elle est l'escabeau de ses pieds ; ni par tout autre objet ; ni par ta tête, parce que tu ne peux pas rendre un seul de tes cheveux blanc ou noir. Que votre langage soit : Oui, oui; non, non; car, ce qui est en plus vient du mal (1) ».

3. Nous trouvons néanmoins, dans les saintes Écritures, que le Seigneur jura lorsque Abraham lui obéit jusqu'à immoler son fils bien-aimé. Un ange, en effet, lui cria du haut du ciel : « Je le jure par moi-même, dit le Seigneur; parce que tu as été docile à ma voix et qu'en ma considération tu n'as pas épargné ton bien-aimé fils, je te comblerai de mes bénédictions et je multiplierai ta postérité comme les étoiles du ciel et comme

 

1. Matt. V, 33-37.

 

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le sable de la mer, et dans ta race seront bénies toutes les nations (1) ». Si maintenant vous voyez les chrétiens remplir tout l'univers, c'est un effet de ce fidèle serment de Dieu. Dans les Psaumes il était dit également et par avance, de. Notre-Seigneur Jésus-Christ : « Le Seigneur a fait ce serment, dont il ne se repentira point : Vous êtes le prêtre éternel, selon l'ordre de Melchisédech (2) ». Ceux qui connaissent l'Ecriture savent ce qu'offrit Melchisédech, quand il bénit Abraham (3). A cause des catéchumènes nous ne devons pas le rappeler; mais les fidèles reconnaissent ici la prédiction de ce que nous voyons accompli aujourd'hui. Or, d'où vient cet accomplissement? Du serment prêté par le Seigneur. « Le Seigneur a fait ce serment, et il ne s'en repentira point » comme Hérode s'est repenti de celui qu'il avait fait.

4. Puisque Dieu a juré, pourquoi le Christ Notre-Seigneur, défend-il aux siens de jurer? Le voici. Ce n'est pas un péché d'assurer la vérité par serment; mais comme il y a un crime énorme à affirmer par serment le mensonge, n'est-il pas vrai qu'on n'est pas exposé à commettre ce crime quand on ne jure pas du tout, et qu'on y est exposé davantage quand on jure pour la vérité? En t'interdisant de jurer, le Seigneur te défend donc de marcher sur le bord étroit du précipice, dans la crainte que ton pied venant à glisser, tu n'y tombes. Le Seigneur pourtant a juré, reprend-on. — Il jure sans danger, puisqu'il ne sait mentir. Ne te préoccupe pas des serments que Dieu a

 

1. Gen. XXII, 16-18. — 2. Ps. CIX, 4. — 3. Gen. XIV, 18-20,

 

faits; il n'y a peut-être que lui qui doive en faire. Que fais-tu en jurant? Tu prends Dieu à témoin. Tu le prends à témoin; lui s'y prend lui-même. Mais à toi qui n'es qu'un homme et qui te trompes fréquemment, il arrive bien souvent de prendre la vérité à témoin de tes erreurs. De plus, on se parjure quelquefois même sans le vouloir, c'est quand on croit vrai ce qu'on affirme avec serment. Sans doute le péché n'est pas alors aussi grave que le péché commis quand on affirme par serment ce qu'on sait être faux. Qu'on fait bien mieux, et qu'on est moins exposé à commettre ce grave péché, lorsqu'on écoute le Christ Notre-Seigneur, et que jamais on ne jure !

5. Je sais que c'est pour vous une habitude difficile à détruire; en nous aussi elle a été difficile à extirper. Cependant la crainte de Dieu nous a aidé à bannir le serment de notre bouche. Nous vivons au milieu de vous: qui nous a jamais entendu jurer? Et pourtant n'avais-je pas l'habitude de jurer chaque jour? Mais après avoir lu l'Evangile, j'ai craint, j'ai lutté contre cette habitude, et tout en luttant, j'invoquais l'appui du Seigneur. Le Seigneur m'a accordé la grâce de ne plus jurer, et rien ne m'est plus facile que de m'en abstenir. Je fais cette communication à votre charité pour empêcher qui que ce soit de dire: Qui peut s'en empêcher? Oh ! si on craignait Dieu ! Oh ! si les parjures tremblaient devant lui ! Bientôt la langue aurait un frein, on s'attacherait à la vérité et le serment aurait disparu (1).

 

1. Voir ci-dev. serm. CLXXX.

SERMON CCCVIII. DÉCOLLATION DE SAINT JEAN-BAPTISTE. II. DU SERMENT.
 

ANALYSE. — 1° On doit éviter de se jeter dans l'embarras inextricable où s'est jeté Hérode en faisant un serment téméraire. 2° Si la chose promise avec serment est mauvaise, mieux vaut ne pas la faire, à l'exemple de David. 3° On se rend bien coupable lorsqu'on provoque un faux serment. Histoire de Tutelymène.

 

1. Le trait évangélique que nous avons entendu aujourd'hui, me donne occasion de dire à votre charité: Vous voyez que ce misérable Hérode aimait saint Jean, l'homme de Dieu; mais que dans l'ivresse de la joie et des séductions d'une danseuse, il jura témérairement et promit de donner tout ce que lui demanderait cette jeune fille, qui l'avait captivé en dansant devant lui. Il s'affligea néanmoins lorsqu'il vit qu'on lui faisait une demande cruelle et criminelle ; à ses yeux c'était un crime horrible : mais placé entre son serment et la requête de la jeune fille, craignant tout à la fois et de commettre un forfait sanglant et de se rendre coupable de parjure, pour ne pas offenser Dieu en se parjurant, il prit le parti de l'offenser en versant le sang (1).

Que devait-il donc faire ? me demande-t-on. Répondrai-je : Il ne devait pas s'engager par serment? Mais qui ne voit cette vérité ? D'ailleurs, on ne me consulte pas pour savoir s'il devait prêter ce serment ; mais ce qu'il devait faire après l'avoir prêté. La question est grave. Son serment était téméraire : qui l'ignore ? Il ne l'en a pas moins prêté ; et la jeune fille vient de requérir la tête de saint Jean. Que doit faire Hérode ? Donnons-lui un conseil. Lui dirons-nous : Epargne Jean, ne commets pas ce crime ? C'est conseiller le parjure. Lui dirons-nous : Ne te parjure pas ? C'est exciter au crime. Triste embarras !

Avant donc de vous jeter dans ce filet inextricable, renoncez aux serments téméraires; oui, mes frères ; oui, mes enfants, je vous en supplie, renoncez-y avant d'en avoir

 

1. Marc, VI, 17-28.

 

contracté la funeste habitude. Est-il besoin de vous précipiter dans une impasse où nous ne savons quel conseil vous donner ?

2. Toutefois, en examinant avec plus de soin les Écritures, j'y rencontre un exemple qui me montre un homme pieux et saint tombant dans un serment téméraire et aimant mieux ne pas accomplir ce qu'il avait promis, que d'être fidèle à son serment en répandant le sang humain. Je vais rappeler ce trait à votre charité.

Pendant que Saül persécutait le saint homme David, celui-ci, pour échapper à Saül et à la mort, allait où il pouvait. Or, un jour il demanda à un homme riche, nommé Nabal, occupé de la tonte de ses brebis, les aliments nécessaires pour le soutenir, lui et ses compagnons d'armes. Cet homme sans entrailles les lui refusa, et, ce qui est plus grave, il répondit en l'outrageant. Le saint jura de le mettre à mort. Il avait des armes, en effet, et sans réfléchir assez il fit serment de tirer de lui une vengeance qui lui était facile et que la colère lui représentait comme juste. Il se mit donc en route pour accomplir son serment. L'épouse de Nabal, Abigaïl vint à sa rencontre, lui amenant les aliments qu'il avait demandés. Elle le supplia humblement, le gagna et le détourna de répandre le sang de son mari (1). Ainsi, après avoir fait un serment téméraire, David ne l'accomplit point, inspiré par une piété plus grande.

Je reviens donc, mes très-chers frères, à la leçon que je vous dois. Il est vrai, le saint roi dans sa colère ne répandit pas le sang de cet homme : mais qui peut nier qu'il ait fait un

 

1. I Rois, XXV.

 

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faux serment? De deux maux il a choisi le moindre; le dernier étant moins grave que n'eût été le premier. Bien que considéré en lui-même, le faux serment fait un grand mal. Vous devez donc travailler d'abord et lutter contre votre funeste, funeste, funeste et très-funeste habitude, et faire disparaître les serments que vous avez à la bouche.

3. Cependant si un homme demande de toi un serment, si cet homme n'exige que ce serment pour se convaincre que tu n'as point fait ce qu'il t'attribue et dont il est possible que tu sois innocent, et que tu jures pour le délivrer de ce mauvais soupçon, tu ne pèches pas autant que celui qui exige ce serment, attendu que le Seigneur Jésus a dit : « Que votre langage soit: Oui, oui; non, non. Ce qui est en plus vient du mal (1)». C'est du serment que parlait alors le Sauveur, et il a voulu nous faire entendre ici que le serment vient d'un principe mauvais. Quand on y est provoqué, le principe mauvais est dans celui qui provoque et non dans celui qui jure. Ce principe, d'ailleurs, n'est-il pas commun au genre humain ? Ne repose-t-il pas sur l'impossibilité où nous sommes de voir réciproquement nos coeurs ? Jurerions-nous jamais si nous les voyions ? Qui exigerait de nous un serment, si chacun voyait clairement la pensée même dé son prochain ?

4. Ecrivez dans vos coeurs ce que je vais vous dire : Provoquer à faire un serment quand on sait que ce serment sera faux, c'est être plus qu'homicide car alors on tue l'âme, ou plutôt on tue deux âmes : l'âme de celui qui provoque et l'âme de celui qui jure; au lieu que l'homicide ne tue que le corps. Tu sais que tu dis vrai, que ton interlocuteur dit faux : et tu le forces à jurer? Le voilà donc qui jure, qui se parjure, qui se perd: qu'y as-tu gagné ? Ah ! tu t'es perdu aussi, en te rassasiant de sa mort.

 

1. Matt. V, 37.

 

5. Je vais vous citer un trait dont je n'ai point parlé encore à votre charité, et qui est arrivé au milieu de ce peuple, de cette église. Il y avait ici un homme simple, innocent, bon chrétien, et connu de beaucoup d'entre-vous, habitants d'Hippone, ou plutôt connu de vous tous sous le nom de Tutelymène. Qui de vous, citoyens de cette ville, n'a connu Tutelymène? Eh bien ! voici ce que j'ai appris de lui-même.

Quelqu'un, je ne sais qui, refusa de lui rendre ce que Tutelymène lui avait confié, ou ce qu'il devait à Tutelymène, qui d'ailleurs s'était fié à lui. Tutelymène ému lui demanda de faire serment. Le serment fut prêté, Tutelymène perdit son bien, mais l'autre se perdit lui-même. Or, Tutelymène, homme grave et fidèle, ajoutait que la même nuit il fut cité devant le juge, que tout tremblant il fut emporté avec rapidité devant un homme très-grand et admirable qui siégeait sur un trône, et à qui obéissaient de très-grands serviteurs aussi; que dans son trouble on le fit passer par derrière et qu'on l'interrogea en ces termes : Pourquoi as-tu excité cet homme à jurer, puisque tu savais qu'il ferait un faux serment? C'est qu'il me refusait ce qui était à moi, répondit-il. Ne valait-il pas mieux, lui fut-il répliqué, faire le sacrifice de ce que tu réclamais, que de perdre par un faux serment l'âme de cet homme ? On le fit étendre alors et frapper, frapper si fortement qu'à son réveil on voyait sur son dos la trace des coups reçus. Après cette correction, on lui dit : On t'épargne à cause de ton innocence; à l'avenir, prends garde de recommencer.

Cet homme avait commis un péché grave, et il en fut châtié; mais bien plus grave en-. tore sera le péché de quiconque fera ce qu'il a fait après avoir entendu ce discours, cet avertissement, cette exhortation. Prenez garde au faux serment, prenez garde au jugement téméraire. Or, vous éviterez sûrement ces deux maux, si vous détruisez en vous l'habitude de jurer.

SERMON CCCIX. FÊTE DE SAINT CYPRIEN, MARTYR. I. CIRCONSTANCES DE SON MARTYRE.
 

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ANALYSE. — Si le jour de sa mort fut pour son peuple un jour de deuil, le jour de sa fête n'excite en nous que la joie, car toutes les circonstances de son martyre ont contribué à sa gloire. On l'envoie d'abord eh exil, mais y a-t-il un exil pour le chrétien, qui trouve Jésus-Christ partout ? Revenu de l'exil, il attend avec bonheur le moment de la mort que le ciel lui a annoncée. Saisi par deux bourreaux, il est heureux de marcher au milieu d'eux comme Jésus-Christ au milieu des deux larrons. Durant la nuit qu'il passe en attendant l'heure du martyre, il commande en pasteur vigilant de mettre en sûreté les jeunes filles qui se trouvent mêlées au peuple accouru autour de lui. Ah ! qu'il réfléchissait à ses intérêts bien mieux que ne le lui conseillait le juge qui voulait l'amener à sacrifier aux idoles ! Pour veiller sur nos propres intérêts, passons chacun de nos jours comme s'il était le dernier de notre vie; et nous unissant à saint Cyprien qui accepte la mort de grand coeur, avec lui rendons grâces à Dieu.

 

1. Une solennité si belle et si religieuse, consacrée à célébrer la mort d'un bienheureux martyr, demande que nous vous adressions le discours que nous devons faire entendre à vos oreilles et à vos coeurs. Sans aucun doute l'Eglise alors fut affligée, non du malheur de ce martyr, mais du regret de le perdre; elle aurait voulu jouir toujours de la présence d'un tel pasteur, d'un tel docteur. Mais après s'être affligés et inquiétés du combat, les fidèles se consolèrent en voyant le vainqueur couronné. Et maintenant ce n'est pas seulement sans tristesse, c'est de plus avec une joie immense que nous nous rappelons et que nous lisons avec amour ce qui s'est alors accompli; ce jour enfin n'est plus un jour de crainte, c'est un jour de joie ; nous ne redoutons point de le voir se lever avec un appareil menaçant, nous attendons plutôt son gai retour. Ainsi donc, contemplons avec bonheur toute la carrière parcourue par ce fidèle, par ce courageux, par ce glorieux martyr, que nos frères considéraient avec alarmes au moment où il allait y entrer.

2. Le premier pas qu'il y fit, fut d'être envoyé en exil à Curube, pour avoir confessé le Christ avec foi : mais sans nuire à saint Cyprien, cet exil profita grandement à cette ville. Eh ! où pouvait-on l'envoyer, sans qu'il y trouvât Celui à qui on le punissait d'avoir rendu témoignage ? Le Christ a dit : « Voici que je suis avec vous tous les jours jusqu'à la consommation du siècle (1)» ; aussi accueillait-il ce membre de son corps partout où le jetait la rage de l'ennemi. O aveugle infidélité du persécuteur, si tu cherches pour le chrétien un lieu qui soit vraiment pour lui un lieu d'exil, découvre d'abord, si tu le peux, un lieu d'où il te soit possible de faire sortir le Christ. Tu veux jeter cet homme de Dieu de sa patrie sur une terre étrangère ; mais avec le Christ il n'est exilé nulle part, et avec son propre corps il l'est partout sur la terre.

Après avoir parlé de ce voyage que l'ennemi considérait comme un exil et dont Cyprien ne ressentit point la peine, rappelons et contemplons avec joie ce qui vient ensuite dans l'histoire de son martyre. Lorsque ce saint confesseur, lorsque cet élu de Dieu fut revenu de la ville de Curube où il avait été exilé par l'ordre du proconsul Aspase-Paterne, il resta quelque temps dans ses propres jardins : mais là il espérait chaque jour qu'on allait venir se saisir de lui, comme le lui avait prédit une révélation.

3. Pourquoi frémirait maintenant la rage du persécuteur ? Ce grand coeur est prêt, le Seigneur même l'a affermi en lui envoyant une révélation céleste. Comment Dieu l'abandonnerait-il dans la souffrance, puisqu'il n'a pas voulu qu'on s'emparât de lui sans qu'il fût prévenu? Ainsi donc, lorsque pour le transporter sur le théâtre de, son martyre, deux envoyés le prirent avec eux et le placèrent au milieu d'eux sur le même char, Cyprien en avait été, aussi, divinement averti d'avance Dieu voulant, en le prévenant, qu'il se réjouit à la pensée d'appartenir au corps de Celui qui

 

1. Matth. XXVIII, 20.

 

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fut compté parmi les scélérats. Aussi voyait-il, pour lui servir de modèle de patience, le Christ attaché à la: croix entre deux larrons (1) ; et conduit également entre deux bourreaux , Cyprien sur son char marchait sur les traces du Christ.

4. Quand ensuite, remis au lendemain pour son supplice, et passant la nuit dans la maison des gardes, aux portes de laquelle s'était réunie, pour y passer également la nuit, une grande multitude de frères et de soeurs, il ordonna qu'on gardât avec soin les jeunes filles, quel exemple il donna ! avec quelle attention ne faut-il pas l'étudier ! comme il faut louer et exalter ce trait! Son corps allait mourir, mais dans son âme ne mourait pas sa vigilance de pasteur; il y conservait avec une sérénité parfaite l'attention à protéger, jusqu'à son dernier souffle, le troupeau du Seigneur, et sous la mails cruelle du bourreau, il ne renonçait pas au zèle d'un fidèle dispensateur. Tout en se voyant sur le point d'être martyr, il n'oubliait pas qu'il était évêque ; plus occupé du compte qu'il allait rendre, au Prince des pasteurs, des ouailles qui lui avaient été confiées, que des réponses qu'il aurait à faire, sur sa propre foi, à l'infidèle proconsul. Ah ! c'est qu'il aimait Celui qui a dit à Pierre : « M'aimes-tu ? Pais mes brebis (2) » ; c'est qu'il paissait réellement le troupeau du Sauveur à l'imitation duquel il se préparait, pour ce même troupeau, à répandre son sang. Il savait, en ordonnant de mettre les jeunes filles sous bonne garde, que s'il avait affaire à un Seigneur qui aime la simplicité, il avait aussi en face de lui un ennemi rusé. Ainsi donc, pendant qu'en confessant sa foi il montrait courageusement sa poitrine au lion qui rugissait aux yeux de tous, il prémunissait le sexe faible contre les desseins perfides que formait le loup contre le troupeau sacré.

5. C'est ainsi qu'on réfléchit véritablement à ses propres intérêts, lorsqu'on songe au jugement de Dieu , devant qui chacun doit rendre compte et de la conduite personnelle qu'il a tenue, et de la manière dont il a accompli les devoirs d'état imposés par lui ; devant qui chacun recevra, comme l'atteste l'Apôtre, « conformément à ce qu'il a fait de bien ou de mal pendant qu'il était uni à son corps (3) ». C'est ainsi qu'on réfléchit à ses

 

1. Marc, XV, 17, 28. — 2 Jean, XXII, 17. — 3. II Cor. V, 10.

 

intérêts, quand, vivant de la foi et travaillant à n'être pas surpris par le dernier jour, on compte chaque jour comme le dernier, et que jusqu'au dernier on persévère à se rendre agréable à Dieu. C'est dans ce sens aussi que le bienheureux Cyprien, évêque si compatissant et si fidèle martyr, réfléchissait à ses intérêts; car il ne les comprenait point comme les comprenait le diable, dont la langue perfide lui disait, par l'organe du juge impie qu'il possédait : « Pense à toi ». Quand, en effet, il le vit inébranlable devant cette sentence . « Les princes te commandent de sacrifier aux dieux » ; et que Cyprien eut répondu : « Je ne sacrifie pas » , il ajouta: « Pense à toi ». C'était dans la pensée du diable un langage perfide: la perfidie pouvait n'être pas dans celui qui parlait; elle était dans celui dont il était l'organe ; car le proconsul était moins l'interprète des princes humains dont il se vantait d'accompli les ordres, que du prince des puissances de l'air de qui l'Apôtre a dit : « Il agit dans les fils de la défiance (1) », et que saint Cyprien voyait mouvoir, à l'insu du proconsul, la langue du proconsul même. Oui, en entendant ce dernier lui dire: «Pense à toi», Cyprien savait que ce que la chair et le sang lui conseillaient dans un sens grossier, le diable le lui conseillait avec malice : il voyait deux agents appliqués à la même oeuvre ; il voyait l'un des yeux du corps et l'autre des yeux de la foi. Le premier ne voulait pas qu'il mourût ; le second, qu'il reçût. la couronne; aussi, calme vis-à-vis du premier, sur ses gardes vis-à-vis du second, il répondait hautement à fun et secrètement triomphait de l'autre.

6. « Fais, dit-il au premier, ce qui t'est commandé : en matière aussi juste il n'y a pas à réfléchir » . Le juge avait dit en effet: « Songe à toi » ; et à cette invitation se rapporte la réponse : « En matière aussi juste il n'y a pas à réfléchir ». On réfléchit pour donner ou pour prendre conseil. Or, le proconsul ne demandait pas conseil à Cyprien, il prétendait plutôt que Cyprien suivît le conseil qu'il lui donnait. « En matière aussi juste , reprit celui-ci, il n'y a pas à réfléchir ». Je n'ai plus à réfléchir, car je ne suis pas dans le doute ; la justice de la cause dissipe en moi toute ombre d'hésitation. Or, le juste, pour

 

1. Eph. II, 2.

 

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subir eu paix la mort corporelle, vit avec.certitude de la foi. Beaucoup de martyrs avaient précédé Cyprien, et, par ses exhortations brûlantes, il les avait portés à triompher du diable. N'était-il pas juste qu'après les avoir précédés en quelque sorte en leur disant la vérité, il les suivît en souffrant avec intrépidité ? C'est ainsi qu'en matière aussi juste, il n'y avait pas à réfléchir.

A cela, que répondre ? comment faire éclater notre joie? Le coeur aussi rempli d'allégresse, comment exprimer ce que nous ressentons, sinon en recourant à la dernière parole du vénérable martyr? Quand, en effet, Galère-Maxime eut lu cette sentence : « Il nous plaît de frapper du glaive Tascius Cyprien », celui-ci répondit : «Grâces à Dieu ». Nous aussi qui devons à ce grand événement et le monument élevé dans ce lieu, et cette fête si solennelle, et l'édification d'un exemple si salutaire, crions également de tout notre coeur : Grâces à Dieu.

SERMON CCCX. FÊTE DE SAINT CYPRIEN, MARTYR. II. GLOIRE DE SAINT CYPRIEN.
 

ANALYSE. — La naissance, au ciel, de saint Cyprien, est connue aujourd'hui dans tout l'univers, des Juifs mêmes et des païens. A Carthage, en particulier, quel contraste entre la foule menaçante qui demandait autrefois l'effusion de son sang, et la foule pieuse qui pour l'honorer boit aujourd'hui le sang de Jésus-Christ! Serait-il honoré comme il l'est par toute la terre, si sa mort n'eût été précieuse devant Dieu? Il faut pourtant reconnaître encore que ses écrits vraiment délicieux ont aussi contribué beaucoup à sa célébrité. Cherchons à mériter le bonheur de le voir et de l'entendre dans l'Eglise du ciel.

 

1. Que l'Esprit-Saint daigne nous 'enseigner ce que nous devons dire en ce moment; car nous voulons parler un peu à la louange du glorieux martyr saint Cyprien, dont, vous le savez, nous célébrons aujourd'hui la naissance. Ce terme de naissance est souvent employé dans l'église pour désigner la mort précieuse des martyrs; et, à force d'être employé par elle dans ce sens, il est pris dans ce même sens par ceux mêmes qui ne sont pas ses enfants. Est-il aujourd'hui, je ne dis pas dans cette ville, mais dans l'Afrique entière et dans les pays d'outre-mer, non-seulement un chrétien, tuais un païen, un juif ou un hérétique, qui ne dise pas avec nous que c'est la naissance du martyr Cyprien ? Pourquoi cela, mes frères? Nous ignorons le jour où il est venu au monde; et parce qu'il a été martyrisé aujourd'hui, nous célébrons aujourd'hui le jour de sa naissance. Connussions-nous le jour où il est né, nous n'en ferions pas une fête, car il est né avec le péché originel, au lieu qu'aujourd'hui il a triomphé de tout péché. Au jour de sa naissance il a quitté le sein fatigué de sa mère pour se montrer à la lumière qui charme les yeux du corps; mais en sortant aujourd'hui du sein profond de la nature, il s'est élancé vers cette autre lumière qui éclaire la vue de l'âme et fait son bonheur parfait.

2. Durant sa vie il a gouverné l'église de Carthage; il l'a glorifiée par sa mort. Il a, dans cette église, porté la charge épiscopale; il y a également consommé son martyre. Dans le lieu sacré où il a laissé la dépouille de son corps, on voyait alors une multitude en fureur accourue pour verser le sang de Cyprien en haine du Christ; et dans ce même lieu se presse aujourd'hui une foule pieuse pour boire le sang du Christ en célébrant la naissance de Cyprien. En l'honneur de Cyprien elle y boit le sang du Christ avec d'autant plus de bonheur, qu'avec plus de dévotion Cyprien a répandu son sang pour le Christ. Vous savez aussi, vous tous qui connaissez Carthage, que dans ce même lieu on a élevé une table au Seigneur; on l'appelle pourtant table de (526) Cyprien ; non que Cyprien y ait mangé, mais parce que Cyprien, ayant été immolé en cet endroit, a disposé par son immolation même à l'érection de cette table où il ne doit ni donner ni se donner à manger lui-même, mais où on doit offrir, comme lui-même s'est offert, le sacrifice au Seigneur. Voici néanmoins pour quel motif on nomme table de Cyprien cette table qui est à Dieu : c'est que, dans le lieu même où cette table est aujourd'hui environnée de fidèles, là Cyprien était autrefois entouré de persécuteurs; dans le lieu où cette table est vénérée par des amis en prières, là Cyprien était outragé par des ennemis en fureur; dans le lieu enfin où elle a été élevée, a été abattu Cyprien. « Chantez le Seigneur, célébrez des hymnes en son honneur : lui qui s'élève vers le couchant » a fait ces merveilles en l'honneur d'un homme renversé par la mort.

3. Cependant, puisqu'à Carthage est la chaire, puisqu'à Carthage est le monument de Cyprien; ici célébrerions-nous sa naissance, si la mort de ses saints n'était précieuse devant le

Seigneur (1) ? Sa voix a retenti par toute la terre, et ses paroles jusqu'aux extrémités de l'univers (2). Il a fidèlement enseigné ce qu'il devait faire, et fait courageusement ce qu'il a enseigné. La justice de sa vie l'a conduit à une précieuse mort, et l'iniquité de sa mort l'a fait parvenir à la vie glorieuse; et pour avoir combattu jusqu'au sang en faveur de la vérité, il a obtenu le titre victorieux de martyr.

4. De plus, il n'a pas seulement parlé pour être entendu, il a écrit aussi pour être lu; ils été porté en certains lieux par des langues étrangères, dans d'autres il l'a été par ses propres ouvragés; il est connu au loin, soit par la renommée de sa courageuse mort, soit par l'attrait attaché à ses suaves écrits. Célébrons donc avec joie ce beau jour, et prions tous avec tant d'unanimité, que nous méritions d'entendre et de voir ce commun père dans une plus ample Eglise : ainsi sa parole nous charmera et nous profiterons de la gloire de son martyre, par Jésus-Christ Notre-Seigneur. Ainsi soit-il.

 

1. Ps. CXV, 15. — 2. Ps. XVIII, 5.
 
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

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