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Saint Augustin d'Hippone
Sermons

SERMON CCCXI. FETE DE SAINT CYPRIEN, MARTYR. III. MÉPRIS DES BIENS DU MONDE.
 

ANALYSE. — Ce mépris nous est inspiré par plusieurs motifs : 1° L'exemple des martyrs et notamment de saint Cyprien nous invite à mépriser les biens du monde et à nous en éloigner comme d'une glu fatale qui ôte à l'âme son énergie. 2° L'Ecriture avec laquelle nous devons mettre nos moeurs en harmonie, comme le danseur se met en harmonie avec le musicien, nous prescrit de ne pas nous attacher au monde. 3° En ne nous y attachant pas, nous ferons un bon usage des richesses du monde, nous n'en serons pas les esclaves pour faire le mal. 4° En distribuant les biens du monde aux méchants comme aux bons, Dieu montre que ces biens ne sont pas de grands biens, qu'il les regarde comme peu dignes de son estime et de la nôtre. 5° Enfin, ce qui doit nous en détacher complètement et nous porter à nous amasser un trésor dans le ciel, ce sont les maux dont ils sont mêlés.

 

1. C'est le martyre du bienheureux Cyprien qui pour nous a fait de ce jour un jour de fête; c'est l'éclat de sa victoire qui nous a réunis avec tant de dévotion dans ce lieu. sMais la célébration de la fête des martyrs doit être l'imitation de leurs vertus. Il est facile d'honorer un martyr, il est grand de reproduire sa foi et sa patience. Remplissons le premier de ces devoirs en aspirant à accomplir le second; célébrons la gloire afin surtout de nous attacher à l'imitation.

Que louons-nous dans la foi d'un martyr? c'est qu'en faveur de la vérité il a combattu jusqu'à la mort, et par conséquent vaincu; c'est qu'il a dédaigné les caresses du monde, c'est qu'il n'a point cédé à ses fureurs et que (527) victorieux du monde il s'est élevé jusqu'à Dieu. Que d'erreurs et de terreurs dans ce siècle ! Notre saint martyr a triomphé, et de ces erreurs par sa sagesse, et de ces terreurs par sa patience. Quelle merveille il a accomplie ! En marchant à la suite de l'Agneau, il a vaincu le lion. La rage du persécuteur était le rugissement du lion; mais en fixant l'Agneau placé au ciel, le martyr écrasait sous ses pieds le lion sur la terre; car c'est cet Agneau qui par sa mort a anéanti la mort; suspendu au gibet, il y a versé son sang et racheté le monde.

2. En avant ont marché les bienheureux Apôtres, les béliers du troupeau sacré : après avoir vu le Seigneur Jésus attaché à la croix, après avoir pleuré sa mort et s'être effrayés de le voir ressuscité, ils. l'ont aimé avec sa puissance et ont répandu leur sang pour affirmer ce qu'ils ont vu en lui. Songez, mes frères, ce que c'était pour ces Apôtres d'être envoyés dans l'univers, de prêcher la résurrection d'un homme mort et son ascension au ciel, de souffrir enfin, pour prêcher cela, tout ce qu'était capable d'infliger le monde en fureur, les privations, l'exil, les chaînes, les tortures, les flammes, la dent des bêtes, le crucifiement, la mort. Pour qui souffraient-ils ainsi ? Je vous le demande, mes frères, est-ce donc pour sa propre gloire que mourait Pierre ? Pierre se prêchait-il lui-même ? Il mourait, mais pour la gloire d'un autre; il se laissait mettre à mort, mais pour le culte d'un autre. Ah ! aurait-il. fait cela si, avec la conscience de posséder la vérité, il n'eût été embrasé des flammes de la charité? Les Apôtres avaient vu ce qu'ils enseignaient; s'ils- ne l'avaient vu, seraient-ils morts pour le soutenir? Et après l'avoir vu, devaient-ils le nier? Ils ne l'ont point nié; ils ont proclamé la mort de Celui qu'ils savaient être vivant. Ah ! ils savaient pour quelle vie ils méprisaient cette vie; ils savaient pour quelle félicité ils souffraient une infortune éphémère, pour quels dédommagements ils subissaient tant de privations. Ce qu'ils croyaient, ne pouvait entrer en comparaison avec l'univers entier; car on leur avait dit : « Que sert à l'homme de gagner l'univers entier, et de perdre son âme (1) ? » Le siècle avec ses charmes ne les a point retardés dans leur course, sa félicité en passant

 

1. Matt. XVI, 26.

 

ne les a point empêchés de passer; aussi, quelque brillante qu'elle soit, faudra-t-il la laisser ici, on ne pourra la transporter dans une autre vie; souvent même elle nous quitte ici pendant que nous y vivons encore.

3. Chrétiens, méprisez donc ce siècle; méprisez-le, méprisez-le. Les martyrs l'ont méprisé, les Apôtres l'ont méprisé ; il a, été méprisé aussi par ce bienheureux Cyprien dont nous célébrons aujourd'hui la mémoire. Vous voulez des richesses, des honneurs, de la santé : il a méprisé tout cela, et pourtant vous vous réunissez sur son tombeau. Pourquoi, je vous le demande, aimer autant ce qu'a méprisé si fort celui que vous honorez avec tant de solennité, et quand vous n'honoreriez pas de la sorte s'il n'avait méprisé tout cela ? Comment se fait-il que je te trouve aussi attaché aux biens dont tu vénères le contempteur, le contempteur , que tu ne vénérerais sûrement pas, s'il ne les avait dédaignés ? Toi aussi, garde-toi de les aimer : il n'est pas entré pour te fermer la porte ; méprise-les donc aussi, et entre à sa suite. L'ouverture est au large, le Christ lui-même est la porte, cette porte t'a été ouverte quand il a eu le côté percé d'une lance. Rappelle-toi ce qui en a coulé, et regarde comment tu pourras y entrer. Lorsque suspendu et mourant sur la croix le Seigneur eut le côté ouvert avec une lance, il en jaillit de l'eau et du sang (1) : l'une te purifie, l'autre te sert de rançon.

4. Aimez et n'aimez pas : aimez sous un rapport, n'aimez pas sous un autre. On peut aimer avec profit, et on peut aimer pour s'entraver. N'aime point ce qui entrave , si tu veux ne rencontrer pas ce qui torture. Ce qu'on aime sur la terre devient entraves : c'est comme la glu des vertus, ailes spirituelles avec lesquelles on s'envole jusqu'à Dieu. Tu ne veux pas te laisser prendre, et tu aimes la glu ? Pour être pris doucement, en seras-tu moins pris ?, Plus tu aimes, plus tu étouffes. — A ces mots, vous applaudissez, vous acclamez, vous vous montrez contents. Ecoutez, non pas moi, mais la Sagesse. Je veux des actes, dit-elle, et non du bruit. Loue la sagesse par ta vie ; loue-la, non pas en criant, mais en t’accordant avec elle.

5. Le Seigneur dit dans l'Evangile : « Nous vous avons chanté, et vous n'avez pas dansé (2)».

 

1. Jean, XIX, 34. — 2. Matt. XI, 17.

 

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M'aviserais-je de prononcer ici ces paroles, si je ne les avais lues ? Les esprits vains rient de moi, mais j'ai pour moi l'autorité. Si je n'avais pas rappelé qui a prononcé ces mots « Nous vous avons chanté, et vous n'avez pas dansé» , qui d'entre vous les aurait supportés dans ma bouche ? Signifieraient-ils qu'on doit danser ici quand on y chante quelque psaume? Il y a quelques années seulement , d'insolents danseurs avaient envahi ce sanctuaire même. Oui, ce lieu si saint où repose le corps d'un si saint martyr, ainsi que s'en souviennent ceux qui sont déjà avancés en âge, ce lieu si saint avait été envahi par d'insolents et corrompus danseurs. Pendant toute la nuit on chantait ici des choses infâmes, et la danse accompagnait ces chants. Mais quand le Seigneur eut manifesté sa volonté par votre évêque, notre saint frère, à dater du jour où on se mit à célébrer ici de saintes veilles, ce fléau, après avoir résisté quelque temps, a fini par céder devant le zèle, par disparaître avec confusion devant la sagesse.

6. Maintenant donc, par la grâce de Dieu , ces désordres ne se commettent plus ici : aussi ne célébrons-nous pas en faveur des démons, des jeux où se renouvellent ces scènes pour le plaisir de ces démons qu'on vénère et qui communiquent à leurs adorateurs leur dépravation et leur souillure ; mais nous célébrons la sainteté et la fête des martyrs. Ici donc on ne danse plus, et quoiqu'on n'y danse plus, on y lit ces mots de l'Evangile : « Nous vous avons chanté, et vous n'avez pas dansé » : on y reprend, on y blâme; on y accuse ceux qui n'ont pas dansé. Loin de nous la pensée de rappeler ces insolents; écoutez plutôt ce que veut vous faire entendre la divine Sagesse.

Chanter, c'est commander ; danser, c'est pratiquer. Qu'est-ce que danser, sinon mettre les mouvements des membres en harmonie avec le chant? Maintenant donc, quel est notre chant, à nous ? Je ne le dirai pas, je ne veux pas le dire de moi-même; il me sied mieux d'être répétiteur que docteur. Voici notre chant: « N'aimez ni le monde ni ce qui est dans le monde. Si quelqu'un aime le monde , la charité du Père n'est pas en lui ; car tout ce qui est dans le monde, est convoitise de la chair, convoitise des yeux et ambition du siècle. Or, cette convoitise ne vient pas du Père, elle vient du monde. Et le monde passe, et sa convoitise aussi : mais celui qui a accompli la volonté de Dieu subsiste éternellement, comme éternellement subsiste Dieu lui-même (1) » .

7. Quel chant, mes frères ! Vous venez d'entendre le chanteur, faites-nous entendre maintenant les danseurs; faites, par la régularité de votre vie, ce que font les danseurs par les mouvement réguliers de leurs membres; faites cela intérieurement, mettez l'harmonie dans vos moeurs ; arrachez-en la cupidité et plantez-y la charité. Tout ce que produit cet arbre de la charité, est bon. Au lieu que la cupidité ne produit aucun bien, la charité ne produit aucun mal. On répète cette doctrine, on la loue, et nul pourtant ne change. Qu'ai-je-dit ? Ce n'est pas la vérité. Les pécheurs ont changé , beaucoup de sénateurs ont changé ensuite; Cyprien aussi a changé, lui dont nous honorons aujourd'hui la mémoire. Lui-même écrit, lui-même atteste quelle vie il menait d'abord , combien elle était infâme, impie, horrible et détestable (2). — Il entendit le chanteur et il dansa d'accord avec lui, non corporellement, mais spirituellement. Il se mit en harmonie avec le saint cantique, avec le cantique nouveau ; il se mit d'accord avec lui, il aima, il persévéra, combattit et triompha.

8. Et vous direz encore : Les temps sont mauvais, les temps sont durs, les temps sont malheureux ! Vivez sagement, et en vivant de la sorte vous changez les temps; vous changez le temps et vous n'avez plus sujet de murmurer. Qu'est-ce, en effet, que le temps, mes frères ? Le temps est l'étendue et la succession des siècles. Le soleil s'est levé, et après douze heures écoulées il s'est couché à un point opposé du monde; le lendemain il se lève encore pour se coucher également ; compte combien de fois il fait cela : voilà le temps. Eh bien ! qui a été blessé du lever du soleil ? qui a été blessé de son coucher ? Le temps donc ne blesse personne. Ce sont les hommes qui blessent les hommes. O douleur profonde ! On voit des hommes blessés, des hommes dépouillés , des hommes opprimés. Par qui le sont-ils ? Ce n'est ni par des lions, ni par des serpents, ni par des scorpions, mais par des hommes. Ceux qui sont blessés gémissent ; mais eux-mêmes, s'ils le peuvent, ne font-ils pas ce qu'ils condamnent dans autrui ? C'est quand le murmurateur peut faire ce qui l'excitait au

 

1. Jean, II, 15, 17. — 2. Ep. II, à Donat.

 

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murmure, que nous apprenons ce qu'il est. Je le loue, je le loue, mais quand il ne fait pas ce qu'il a reproché.

9. Aussi, mes très-chers frères, voyez comme sont exaltés ceux qui paraissent puissants dans le siècle, lorsqu'ils ne font pas tout le mal qu'ils peuvent. L'Ecriture applaudit à celui « qui a pu transgresser et qui n'a point transgressé ; qui de plus n'a pas couru à la remorque de l'or (1) ». C'est toi que doit suivre l'or et non pas toi qui dois le suivre. L'or est bon en soi, puisque Dieu n'a créé rien de mauvais. Ne sois pas mauvais, et l'or ne le sera pas. Je vais mettre de l'or sous la main d'un homme de bien, et sous la main d'un méchant. Que le méchant s'en empare: il opprime l'indigent, corrompt les juges, pervertit les lois, met le trouble dans la société. Tels sont les effets produits par l'or entre les mains des méchants. Que l'homme de bien prenne cet or : il nourrit les pauvres, donne des vêtements à qui n'en a pas, délivre les opprimés et rachète les prisonniers. Combien de bons effets produit l'or au pouvoir d'un homme de bien ! et combien il en produit de mauvais quand il est la propriété du méchant! Pourquoi donc vous arrive-t-il de dire parfois avec humeur : Oh ! si seulement il n'y avait pas d'or? Ne l'aime pas, toi : mauvais, tu es son esclave, homme de bien, il t'obéit. Il t'obéit ? qu'est-ce à dire ? C'est-à-dire que tu en disposes, sans qu'il dispose de toi ; que tu en es le maître et non l'esclave.

10. Revenons aux paroles du texte sacré. « Il n'a point marché à la remorque de l'or. Il pouvait transgresser, et il n'a point transgressé. Quel est celui-là, et nous le louerons (2) ? » L'Ecriture porte : Quis est hic ? Faut-il traduire : Cet homme est-il ici, ou Quel est cet homme? Beaucoup m'écoutent ; est-il parmi eux un homme qui fasse ainsi? Loin de moi, néanmoins, la pensée qu'il n'y en ait ni un ni même plusieurs parmi eux ! Loin de moi une idée si mauvaise de l'aire du grand Père de famille ! Quand de loin on aperçoit une aire, il semble qu'elle ne contienne que de la paille; mais on y voit du grain quand on sait regarder de près. C'est dans cette paille que tu aperçois avec peine que se cache une masse de leurs grains ; c'est dans cette paille brisée par le fléau, que se trouve le grain qu'on en

 

1. Eccli. XXXI, 8. — 2. Eccli. XXXI, 10.

 

 

détache; il y en a là, sois-en sûr, il y en a là. C'est ce que voit Celui qui a semé, qui a moissonné, qui a amassé sa récolte sur l'aire ; il voit là de quoi remplir son grenier, quand le van y aura passé. Le temps des persécutions a un peu vanné : combien de grains n'a-t-on pas vus alors? C'est alors qu'on a vu couverte de gloire la Masse-Blanche d'Utique (1); c'est alors que s'est montré le bienheureux Cyprien , comme un grain magnifique et choisi. Combien de riches ont alors méprisé leurs richesses ! Combien de pauvres, au contraire, ont succombé à la tentation ! Au moment de cette tentation, qui fut comme un coup de van, il y eut des riches à qui ne nuisit point l'or qu'ils possédaient, et des pauvres qui ne profitèrent point de n'en pas avoir. Les uns furent vainqueurs et les autres vaincus.

11. Une vie réglée ne dépend que d'un amour réglé. Supprimez L'or de la société humaine, ou plutôt, ne le supprimez pas, afin d'éprouver la société. Si, pour éviter le blasphème, Dieu fait perdre aux hommes leur langue, qui d'entre eux le louera? Est-ce de la langue même que tu dois te plaindre? Donne-moi un homme qui chante bien comme la langue alors est un bel instrument ! Que cette langue obéisse ensuite à une âme vertueuse : je vois la notion du bien répandue, la paix rétablie, les affligés consolés, les libertins corrigés, les colères réprimées, Dieu loué, le Christ prêché, l'âme embrasée d'amour, d'amour divin et non pas d'amour humain, d'amour spirituel et non d'amour charnel. Tels sont les bons effets produits par la langue. Pourquoi les produit-elle ? Parce qu'elle sert d'instrument à une âme vertueuse. Suppose, au contraire, qu'elle appartient à un méchant: voici des blasphèmes, des querelles, des calomnies, des délations. Tous ces maux viennent de la langue, parce que cette langue est l'instrument d'un méchant.

N'ôtez pas à la société ses biens, ne les lui ôtez pas; seulement, qu'elle en fasse bon usage. Il y a, en effet, des biens qui ne sont que pour les bons; et il y en a qui sont pour les bons et pour les méchants. Les biens quine sont que pour les bons, sont la piété, la foi, la justice, la chasteté, la prudence, la modestie, la charité et autres vertus semblables. Les

 

1. Voir serm. CCCVI.

 

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biens qui sont pour les bons et pour les méchants, sont les richesses, les honneurs, la puissance du siècle, la conduite des affaires; la santé même du corps. Ce sont des avantages réels, mais ils ont besoin d'être aux mains des hommes de bien.

12. Mais voici ce murmurateur qui cherche constamment à blâmer, même en Dieu, et qui ferait beaucoup mieux de rentrer en lui-même, de se voir, dé se reprendre et de se corriger; ce censeur, ce raisonneur va donc me faire cette objection : Pourquoi Dieu, qui gouverne toutes choses, donne-t-il ces biens aux méchants ? Il devrait ne les donner qu'aux gens de bien. — Prétends-tu que je t'initierai aux desseins de Dieu ? Qui es-tu? à qui t'adresses-tu ? que demandes-tu ? Selon moi; cependant, autant du moins que je puis saisir et que Dieu daigne m'éclairer, voici un motif qui, peut-être, ne te satisfera pas, mais qui satisfera sûrement quelqu'un d'ici. Je vais donc chanter ; il est impossible que je ne trouve pas, dans une si grande foule, quelqu'un pour danser. Ecoute, homme sage, sage à l'envers, écoute. Quand Dieu donne ces biens, même à des méchants, c'est pour t'instruire, si tu veux t'appliquer à comprendre, ce n'est pas en Dieu une faute. Je vois que tu ne me comprends pas encore : écoute donc ce que je viens de dire, toi à qui je m'adressais, toi qui blâmes Dieu, foi qui accuses Dieu de faire part, même aux méchants, de ces biens terrestres et temporels que, selon toi, il ne devrait accorder qu'aux bons. C'est, en effet, sur cela que s'appuie l'impiété mortelle de ces hommes qui vont jusqu'à croire que Dieu ne s'occupe pas des choses humaines. Voici ce qu'ils disent et comment ils raisonnent : Si Dieu était attentif aux choses humaines, un tel serait-il riche? celui-ci serait-il en honneur et celui-là dépositaire du pouvoir? Dieu ne prend point souci de nos affaires; s'il en prenait souci, aux bons seulement il accorderait ces biens.

13. Rentre en ton coeur, et de là élève-toi jusqu'à Dieu, car tu es bien près de Dieu, une fois rentré dans ton coeur. Quand tu es choqué de cette distribution, tu es sorti de toi-même, tu es exilé de ton propre coeur. Tu te perds en te préoccupant de ce qui est hors de toi. Toi; tu es en toi-même, ces biens sont en dehors; ce sont des biens, il est vrai, mais ils sont en dehors. L'or, l'argent, toute autre monnaie, les vêtements, la clientèle, les serviteurs, ;les troupeaux, les dignités, tout cela n'est-il pas hors de toi ? Eh bien ! si ces choses infimes, terrestres, temporelles, éphémères, n'étaient aussi octroyées aux méchants, les bons mêmes les prendraient pour des biens de haute valeur. Dieu donc, en les donnant aux méchants, t'apprend à désirer des biens meilleurs. Je le déclare : en gouvernant ainsi les choses humaines, Dieu, ton Père, semble te parler; il t'adresse, pour te donner le sens qui te manque comme à un enfant, ces mots que je vais te faire entendre avec d'autant plus de confiance qu'il daigne demeurer en moi plus intimement. Suppose donc que te parle ainsi ce Dieu qui t'a renouvelé et adopté : O mon fils, pourquoi te lever chaque jour et prier, et fléchir le genou, et frapper du front la ferre, pleurer même quelquefois et me dire: Mon Père, mon Dieu, donnez-moi des richesses? Si je t'en donne, tu t'estimeras beaucoup et tu croiras avoir beaucoup reçu.

Mais, pour les avoir demandées, tu en as reçu; fais-en bon usage. Avant d'en avoir, tu étais humble; depuis que tu - en as, tu t'es mis à mépriser les pauvres. Quel est donc ce bien qui t'a rendu pire ? Il t'a rendu pire, car tu étais mauvais déjà; et ne sachant ce qui pourrait ajouter à ta méchanceté, tu implorais de moi ces biens. Je te les ai donnés, et je t'ai éprouvé; tu les as trouvés, et tu t'es trouvé toi-même; tu te méconnaissais quand tu ne les avais pas. Corrige-toi, vomis cette cupidité et bois la charité. Que me demandes-tu là de si grand, te crie ton Dieu? Ne vois-tu pas à qui, à quels hommes j'ai donné cela? Si ce que tu sollicites de moi avait tant de prix, est-ce que les larrons le posséderaient ? Est-ce qu'on le verrait aux mains des infidèles, de ceux qui me blasphèment, de cet infâme comédien, de cette impudique courtisane ? Est-ce que tous ces gens auraient de l'or, si l'or était un si grand bien ? — L'or n'est donc pas un bien ? me diras-tu. L'or est un bien assurément; mais avec cet or qui est un bien, les méchants font le mal et les bons font le bien. Ainsi, en voyant à qui j'en fais part, demande-moi quelque chose de meilleur, quelque chose de plus grand; demande-moi les biens spirituels, demande-moi à moi.

14. Mais, reprends-tu; il se fait dans le monde des iniquités, des cruautés, des infamies et des choses détestables. Le monde est laid, ne l'aime donc pas. Quoi ! il est tel, et on l'aime à ce (531) point ! C'est une maison qui tombe en ruines, et on hésite d'en sortir ! Quand, les mères ou les nourrices voient que les enfants ont déjà grandi et qu'il ne convient plus de les nourrir de lait ; si ces enfants leur demandent le sein avec importunité, afin de ne pas le leur donner trop longtemps, elles mettent au bout quelque chose d'amer qui repoussera l'enfant et l'empêchera de le demander davantage. Si le monde est pour toi si amer, pourquoi le goûter encore avec tant de plaisir ? Dieu l'a rempli d'amertumes; et tu soupires encore après; tu t'y attaches, tu le suces en quelque sorte, tu ne trouves de jouissance que là et là encore ? Combien de temps cela durera-t-il? Eh ! si tout dans le monde était douceur, comme on l'aimerait !

Ses amertumes te déplaisent ? Fais choix d'un autre genre de vie; aime Dieu, méprise les biens du monde, dédaigne les biens que recherchent les hommes ; car tu dois quitter ces biens, tu ne demeureras pas toujours ici. Et toutefois, si mauvais que soit ce monde, si amer, si rempli qu'il soit de calamités, je suppose que Dieu te promette de t'y laisser toujours, tu ne te posséderais pas de joie, tu tressaillerais, tu lui rendrais grâces : de quoi ? de ne voir plus de fin à ta misère. Ah ! la plus grande infortune est bien celle qui se fait aimer; elle serait moindre; si on ne l'aimait pas; elle est d'autant plus déplorable qu'on l'aime davantage.

15. Il y a, mes frères, une autre vie; après celle-ci il en est une autre, soyez-en sûrs. Préparez-vous-y, méprisez.tous les biens présents. En avez-vous ? Faites-en le bien. N'en avez-vous pas ? Ne les désirez pas avec convoitise. Envoyez-les, faites-les transporter devant vous ; envoyez où vous devez aller ce que vous avez ici. Ecoutez le conseil que vous donne votre Seigneur: « Ne vous amassez point de trésors sur la terre, où les vers et la rouille dévorent, où les voleurs fouillent et emportent ; mais amassez-vous un trésor dans le ciel, où n'aborde pas le voleur, où ne rongent pas les vers. Car où est ton trésor, là aussi est ton coeur (1) ». On te dit chaque jour, fidèle : Elève ton coeur ; mais comme si on te disait le contraire, tu ensevelis ton coeur dans la terre. Sortez. Avez-vous des richesses? Faites le bien. N'en avez-vous pas ? Gardez-vous de murmurer contre Dieu. Ecoutez-moi, ô pauvres : Que n'avez-vous pas, si vous avez Dieu? Riches, écoutez-moi aussi : Qu'avez-vous, si vous n'avez pas Dieu ?

 

1. Matt. VI, 19-21.

SERMON CCCXII. FÊTE DE SAINT CYPRIEN, MARTYR. IV. L'OEUVRE DE LA GRÂCE.
 

ANALYSE. — Ce sera faire une chose bien agréable à saint Cyprien que de montrer ce qu'a produit en lui la grâce du Seigneur. 1° Il était plongé dans les ténèbres de l'erreur et dans le vice : la grâce a fait briller en lui la lumière de la vérité et lui a fait répandre la bonne odeur du Christ. 2° Il était un orateur profane : la grâce a fait de lui un éloquent prédicateur de l'Evangile, il est l'un de ceux à qui nous devons le triomphe actuel de la vérité sur l’erreur. 3° Enfin la grâce lui a accordé de conformer sa conduite à son enseignement et de confirmer par sa mort la vérité prêchée par lui durant sa vie.

 

1. Une solennité si pleine de charmes et d'allégresse, une fête si heureuse et si sainte, le couronnement enfin d'un martyr si illustre me presse de vous adresser le discours que je vous dois. Mais ses prières porteront avec moi ce lourd fardeau : et si , en vous parlant, je ne suis pas au niveau de ma tâche, il ne me dédaignera pas; au contraire, il nous ranimera tous en intercédant pour nous. Je vais faire du reste ce que je sais lui être très-agréable : je le louerai dans le Seigneur, je louerai le Seigneur à son sujet.

 

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En effet, lorsqu'au milieu des tentations de tout genre il courait encore les dangers que présente cette vie de troubles et de tempêtes, il était doux, et ce grand homme savait parfaitement chanter avec sincérité devant Dieu: « Que ceux qui sont doux m'entendent et partagent mon allégresse (1) ». Maintenant donc, après avoir quitté la terre des mourants, il possède avec bonheur la terre des vivants ; car il était du nombre de ceux dont il est dit: « Heureux ceux qui sont doux, car ils posséderont la terre (2) ». Quelle terre, sinon celle dont on a dit en s'adressant à Dieu : « Vous êtes mon espérance, ma portion dans la terre des vivants (3) ? » Dût-on n'entendre, par cette terre des vivants, que le corps ressuscité, le corps tiré de terre et transformé en un corps glorieux et céleste; Cyprien ne gémit plus dans la faiblesse de notre corps mortel, lui pour qui ce n'était pas un bonheur d'y demeurer, mais une nécessité provoquée par,notre intérêt; délivré au contraire et dégagé de ses pressantes entraves, il attend en repos et dans la société du Christ, la rédemption de sa chair. Dès qu'il n'a pas été vaincu, pendant que son corps était vivant, parla tentation; maintenant que ce corps est enseveli, il est tranquille sur la restauration qui l'attend.

2. Ainsi donc louons son âme dans le Seigneur, et que ceux qui sont doux nous entendent et soient remplis d'allégresse. Louons dans le Seigneur cette âme excellente; car c'est en la possédant qu'il la rend bonne, en l'inspirant qu'il lui donne de la vigueur, en l'éclairant qu'il la rend toute brillante, en la formant qu'il lui communique ses charmes, et en la remplissant qu'il la féconde. Quand autrefois il n'était pas en elle, quand elle ne croyait pas encore au Christ, elle était morte, ténébreuse, difforme, stérile, flottant à tout vent. De quel avantage était pour ce païen son éloquence, puisque, comme d'un vase précieux, il ne s'en servait que pour boire lui-même et faire boire à autrui de meurtrières erreurs ? Mais lorsqu'à ses yeux brilla la bonté et l'humanité du Sauveur notre Dieu (4), Cyprien devint croyant, Dieu le purifia de ses convoitises mondaines et il fit de lui un vase d'honneur, utile à sa famille, préparé pour toutes les bonnes oeuvres (5).

Cyprien n'a point gardé le silence sur ce

 

1. Ps. XXXIII, 3. — 2. Matt. V, 4. — 3. Ps. CXLI, 6. — 4. Tit. III, 4. — 5. II Tim. II, 21.

 

bienfait. Aurait-il pu, en connaissant Dieu,ne le point glorifier comme Dieu? Il lui a rendu grâces; loin de reprendre en impie ce qu'il avait rejeté de sa vie ancienne, il s'est rappelé pieusement ce qui était changé en lui. Ecrivant en effet à l'un de ses amis, qu'il cherchait, autant qu'il était. en lui, à tirer aussi de ses ténèbres pour le rendre à la lumière dans le Seigneur. « Quand, lui dit-il, j'étais plongé dans les ombres et dans la nuit épaisse, quand sur les vagues agitées du siècle, je flottais hésitant, incertain, égaré, ne sachant ce que je faisais, étranger à la vérité et à la lumière ».

Il ajoute un peu plus loin : «D'un côté j'étais comme enchaîné dans les erreurs nombreuses de ma vie première, ne croyant pas pouvoir m'en délivrer; et d'autre part, je cherchais à satisfaire des vices qui faisaient comme partie de moi-même, et désespérant d'arriver à un état meilleur, je caressais mes passions funestes, je m'y attachais comme à une propriété chérie (1) ».

3. Tel était Cyprien quand le Christ vint à lui; telle était l'âme qu'il vint frapper et guérir, lui qui arrache et qui plante. Ce n'est pas, en effet, sans raison qu'il a dit: « C'est moi qui tuerai et moi qui ferai vivre; moi, qui blesserai et moi qui guérirai (2) »; ni sans raison qu'il disait à Jérémie, en prévision de l'avenir « Voilà que je t'ai établi aujourd'hui sur les nations et sur les royaumes, pour déraciner, pour renverser, pour perdre, pour réédifier ensuite et pour planter (3) ». Lui donc qui déracine et qui plante, s'avança vers cette âme; il détruisit le vieux Cyprien, puis s'établissant lui-même comme fondement, il bâtit sur lui-même un Cyprien nouveau dont il fit par sa grâce un vrai Cyprien. L'Eglise ne dit-elle pas au Christ: « Mon Bien-aimé est une grappe parfumée : botrus cypri (4)?» C'est ainsi qu'en devenant chrétien par la faveur du Christ, par sa faveur aussi Cyprien devint réellement Cyprien ; il fut en tout lieu la bonne odeur du Christ, comme s'exprime l'Apôtre saint Paul, cet ancien persécuteur que Jésus renversa aussi pour en faire son prédicateur. « Nous sommes devant Dieu, dit-il, la bonne odeur du Christ en tout lieu, et pour ceux qui se sauvent et pour ceux qui se perdent; aux uns une odeur de mort pour donner la

 

1. S. Cypr. Epit. II, à Donat. — 2. Deut. XXXII , 39. — 3. Jér. I, 10. — 4. Cant. I, 13.

 

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mort, et aux autres une odeur de vie pour, donner la vie. Or, qui est propre à un tel ministère (1)? » Aussi les uns trouvèrent la vie en imitant Cyprien, et les autres la mort en le haïssant.

4. Louange et gloire à celui qui, en justifiant par la foi l'âme de son serviteur, l'a tiré du nombre des impies et a fait de lui comme sa framée, comme un glaive à double tranchant; car il voulait qu'en mettant à nu cette folie dés gentils qu'elle voilait et couvrait pour lui donner aux yeux des prudents un éclat menteur, la langue de Cyprien là frappât à mort, et qu'au lieu de parer indignement les doctrines ruineuses des démons, sa noble éloquence travaillât à l'édification de 1'Eglise, dont le développement amenait la chute des idoles; il voulait qu'au lieu de passionner, comme le cri de la trompette, les luttes et les mensonges du barreau, sa grande voix servît à abattre le démon par la mort précieuse des saints, à exciter au combat les soldats du Christ, les martyrs généreux qui mettent en lui leur gloire.

Aussi tout en les enflammant des pieuses et saintes ardeurs de sa parole, de sa parole où on ne voyait plus les trompeuses fumées du mensonge, mais le pur éclat de la vérité divine, Cyprien parvint-il à vivre au milieu d'eux en mourant, à triompher de son juge en se laissant juger, à vaincre son ennemi en se laissant frapper, a faire enfin mourir la mort en subissant la mort. Ah ! si en s'exerçant aux jeux pervers de l'humaine faconde, il avait appris à lui-même et à d'autres à affirmer le mensonge et à nier habilement les objections même fondées d'un adversaire, il avait appris dans une autre école à échapper à l'ennemi en soutenant la vérité. Quand, en effet, notre ennemi fait du nom du Christ un sujet d'accusation, le Christ fait des tourments un sujet de gloire.

5. Chercherait-on maintenant à savoir qui l'a emporté? Sans parler du royaume des saints, que les infidèles refusent d'admettre parce qu'ils ne peuvent le voir, ne voyez-vous pas, dirai-je, avec quelle chaleur, sur cette terre même et durant cette vie, à la maison et à la campagne, dans les cités et l'univers entier, on loue les martyrs? Que sont devenues les accusations furieuses proférées contre

 

1. II Cor. II, 15, 16.

 

eux par les impies? Les idoles mêmes consacrées aux démons ne montrent-elles pas combien est en honneur la mémoire de leurs victimes? Que ne feront pas contre eux, au jour du jugement, ceux qui en mourant ont renversé leurs temples? Comme il anéantit leurs erreurs présomptueuses par l'éclat même de ses soldats ressuscités, Celui qui a éteint par le sang de ses martyrs, au moment de leur mort, leurs autels encore fumants?

6. Parmi ces phalanges du Christ, contemplez le bienheureux Cyprien. Il a enseigné à combattre glorieusement, et glorieusement il a combattu lui-même. Or, il a tellement enseigné ce qu'il devait faire un jour, et tellement accompli ce qu'il avait enseigné, qu'on sentait l'âme du martyr dans les paroles du docteur, et les paroles, du docteur dans. l'âme du martyr. Qu'il était loin de ressembler à ces hommes dont le Seigneur parle en ces termes: « Faites ce qu'ils disent, gardez-vous de faire ce qu'ils font; car ils disent et ne font pas (1) » Cyprien, lui, a parlé, parce qu'il croyait, et il a souffert le martyre pour avoir parlé. Ainsi a-t-il enseigné durant sa vie ce qu'il a fait, et fait au moment de sa mort ce qu'il avait enseigné.

Louange et gloire au Seigneur notre Dieu, au Roi des siècles, au Créateur et au Restaurateur de l'humanité, pour avoir enrichi son Eglise du grand évêque de cette cité, et pour avoir consacré ce sanctuaire illustre par la présence d'un corps si saint. Louange et gloire au Seigneur pour avoir daigné mettre, avant tous les temps, cet homme remarquable au nombre de ses saints, pour avoir daigné le créer parmi les hommes au temps convenable, le rappeler de ses égarements, le purifier de ses souillures, le justifier parla foi, l'instruire - quand il s'est montré docile, et le diriger quand il instruisait, l'aider au moment du combat et le couronner après la victoire. Louange et gloire au Seigneur pour avoir préparé et destiné cette âme surtout à remontrer à son Eglise à quelles épreuves il faut opposer et à quels biens il faut préférer la charité; combien peu enfin on aurait la charité du Christ si on ne gardait l'unité établie par lui. Cyprien l'a aimée, cette unité, sans épargner les méchants par charité, tout en lés souffrant pour conserver la paix; se montrant libre

 

1. Matt. XXIII, 3.

 

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pour dire ce qu'il pensait, et pacifique pour entendre ce que pensaient ses frères. Pour s'être maintenu avec une humilité si profonde dans les liens de la concorde catholique, il a mérité le haut rang d'honneur qu'il occupe dans l'Eglise.

C'est pourquoi, mes bien-aimés, après vous avoir donné dans la mesure de mes forces le discours que. réclamait de moi une solennité si heureuse, je demande à votre charité et à votre piété que nous passions cette journée avec honnêteté et sobriété ; qu'au jour du martyre du bienheureux Cyprien nous pratiquions ce qu'il a aimé jusqu'à endurer la mort.

SERMON CCCXIII. FÊTE DE SAINT CYPRIEN, MARTYR. V. LE GLAIVE DE DIEU.
 

ANALYSE. — Nul, pas même saint Cyprien, ne saurait louer saint Cyprien dignement. Que dire donc de lui? Qu'il est sous tous rapports l'ouvrage de Dieu, que Dieu l'a armé de ses dons pour tenir tête à l'ennemi, que Dieu l'a soutenu dans la lutte, que Dieu enfin s'est servi de lui comme d'une épée, afin de vaincre les ennemis qui lui donnaient la mort.

 

1. Voici un jour bien saint et bien solennel, un jour bien glorieux et bien illustre pour cette Eglise en particulier, un jour destiné à exciter en nous la joie: c'est le jour que le bienheureux Cyprien nous a consacré par la gloire de son martyre. Aucune langue, pas même la sienne, ne saurait louer dignement ce grand évêque, ce martyr vénérable. Aussi, pendant que nous ferons entendre à vos oreilles ce discours dont nous lui sommes redevable, ayez plus égard à ce que nous voulons qu'à ce que nous pourrons vous dire. N'est-ce pas ainsi que se sentant incapable de louer convenablement le Seigneur, le Seigneur au-dessous de qui se trouve toujours non-seulement toute parole, mais toute pensée, un saint Prophète s'écriait: «Agréez, Seigneur, le vouloir de mes lèvres (1) ? » de répète ces mots : Je voudrais, moi aussi, que dans l'impossibilité de parler comme je le voudrais, on agréât mon désir, ma bonne volonté.

2. N'est-ce pas effectivement louer Dieu même que de louer un tel martyr? A qui fait honneur Cyprien lorsqu'il s'attache à Dieu de tout son coeur, sinon à Celui à qui s'adressent ces mots: « Dieu des vertus, convertissez-

 

1. Ps. CXVIII, 108.

 

nous (1)?» Qui a fait de Cyprien un docteur, sinon Celui à qui il est dit : « Enseignez-moi vos justices (2) ? » Qui a fait de Cyprien un pasteur, sinon Celui qui a dit. « Je vous donnerai des pasteurs selon mon coeur, et ils vous nourriront avec mesure (3)? » Qui a fait de Cyprien un confesseur, sinon Celui qui a dit: « Je vous donnerai une bouche et une sagesse auxquelles ne pourront résister vos ennemis (4)? » Qui a fait de Cyprien un martyr de la vérité dans une persécution si cruelle, sinon Celui à qui on a dit: « Vous êtes, Seigneur, la patience d'Israël (5) » ; de qui on a dit encore : « Car c'est de Lui que me vient la patience (6) ? » Qui a rendu enfin Cyprien toujours vainqueur, sinon Celui de qui il est écrit: « Nous l'emportons en toutes choses à cause de Celui qui nous a aimés (7)? » Ainsi donc, ce n'est pas cesser de louer Dieu, que de louer les couvres de Dieu, que de montrer Dieu combattant dans l'un de ses soldats.

3. Voici, en effet, comment nous exhorte l'Apôtre: « Soyez fermes, dit-il, vous ceignant les reins de la vérité, revêtant la cuirasse de la justice, vous chaussant les pieds pour vous préparer à l'Evangile de la paix, prenant

 

1. Ps. LXXIX, 8. — 2. Ps. CXVIII, 135. — 3. Jér. III, 15. — 4. Luc, XXI, 5. — 5. Jérém. XVII, 13. — 6. Ps. LXI, 6. — 7. Rom. VIII, 37.

 

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en tout le bouclier de la foi pour y éteindre les traits enflammés de l'ennemi ; prenez aussi le casque du salut et le glaive de l'Esprit, c'est-à-dire la parole de Dieu (1) ». Que signifient revêtir la cuirasse de la justice, prendre le bouclier de la foi, le casque du salut, et le glaive de l'Esprit ou la parole de Dieu, sinon recevoir du Seigneur ses dons comme une armure? Cependant le soldat chrétien n'aurait pas, assez de cette armure, s'il n'obtenait encore, du fort armé qui la lui a donnée, un secours spécial. Croyez-vous que dans sa lutte et ses souffrances notre pieux martyr n'a pas prié, n'a pas dit: « Jugez, Seigneur, ceux qui me persécutent; combattez ceux qui me combattent; prenez vos armes et votre boucher, levez-vous pour me secourir; tirez l'épée et plongez-la dans ceux. qui me poursuivent; dites à mon âme : Je suis ton salut (2)? » Comment aurait été vaincu un homme que Dieu conduisait après l'avoir armé et qu'il défendait après s'être armé lui-même?

4. Loin de nous l'idée puérile que Dieu se soit revêtu d'armes matérielles ! De quelle nature sont ces armes avec lesquelles Dieu soutient ses soldats? Ceux-ci, le publient, lorsqu'éclatant en actions de grâces, ils s'écrient « Seigneur, vous nous avez couverts du bouclier de votre amour (3) ». Quant à cette framée ou épée de Dieu que le corps du Christ ou l'Eglise demande que l'on tire et que l'on plonge dans les persécuteurs, on.peut savoir ce qu'elle signifie en méditant ces mots du Sauveur parlant à ce même corps: « Je ne suis pas venu apporter la paix sur la terre, mais le glaive (4) ». C'est avec ce glaive spirituel que de l'âme de ses martyrs, épris d'amour pour les joies célestes, il a retranché les affections terrestres, aussi funestes que flatteuses, qui les auraient ramenés du ciel sur la terre, si elles n'avaient été rompues par cette épée du Christ.

Cependant la framée est susceptible encore d'une autre interprétation incontestable, elle désigne l'âme du juste dans la main de Dieu, et c'est ainsi que s'entendent les paroles suivantes

 

1. Ep. VI, 14-17. — 2. Ps. XXXIV, 1-3. —        3. Ps. V, 13. — 4. Matt. X, 34.

 

adressées parle Psalmiste au Seigneur « Arrachez mon âme aux impies, votre framée aux ennemis de votre main (1) ». — « Votre framée » n'est ici que la répétition de « mon âme » ; « aux ennemis de votre main », que la répétition « des impies ».

5. Dieu donc a tiré cette épée, lorsqu'il a répandu de tous côtés ses martyrs ; puis il l'a plongée dans le coeur des persécuteurs de son Eglise, lorsque, insensibles aux cris de leurs prédications, ceux-ci ont été vaincus par le courage de leur mort. Ah ! c'est que de ceux qu'il rend ses amis Dieu se fait contre ses ennemis des armes puissantes. Ainsi l'âme du bienheureux Cyprien ne fut-elle point comme une grande épée dans la main de Dieu? Toute brillante de charité, aiguisée par la mérité , dans combien de luttes ne parut pas cette épée, maniée par le bras guerrier du Seigneur ? Quelles légions de contradicteurs ne fit pas reculer ce grand homme en les réfutant ? Combien ne frappa-t-il point d'ennemis, ne sut-il pas abattre d'adversaires ? Dans combien de ces ennemis ne détruisit-il pas l'inimitié même qui les animait contre lui, se faisant en eux des amis avec lesquels Dieu allait remporter de nouvelles et plus grandes victoires?

Enfin, lorsqu'arriva le moment où vainqueurs en apparence, ses ennemis devaient s'emparer de lui, Dieu ne voulut point qu'il succombât, qu'il fût vaincu par leurs mains impies: il le soutint, au contraire, pour le rendre invincible, et Cyprien triompha sans avoir désormais aucune lutte à soutenir ni contre ce monde, ni contre le prince de ce monde. Oui, Dieu vint en aidé à ce fidèle et incorruptible témoin qui combattait jusqu'à la mort en faveur de la vérité; il lui accorda la grâce sollicitée, il arracha cette âme aux impies, sa framée aux ennemis de sa main. Voyez la chair sainte de cette âme victorieuse; elle est comme le fourreau de cette épée; c'est en son honneur que nous élevons ici un autel divin; mais, à la résurrection, cette chair sera rendue à cette âme glorieuse, qui n'en sera plus jamais dépouillée par la mort.

 

1. Ps. XVI, 13, 14.

SERMON CCCXIV. FÊTE DE SAINT ÉTIENNE, MARTYR. I. IMITER SES VERTUS.
 

ANALYSE. — S'il n'avait eu les yeux fixés sur la récompense céleste, il n'aurait pu soutenir les tourments de son martyre; mais la vue du bonheur qui l'attendait, a électrisé son âme jusqu'à lui faire implorer le pardon de ses meurtriers. Imitons-le pour être couronnés avec lui.

 

1. Nous célébrions hier la naissance du Seigneur ; nous célébrons aujourd'hui la naissance de son serviteur. Mais cette naissance du Seigneur était son avènement miséricordieux, et celle du serviteur, son couronnement. Celle du Seigneur a consisté, pour lui, à se revêtir de notre chair; celle du serviteur, à se dépouiller de la sienne; celle du Seigneur, à se rendre semblable à nous, celle du serviteur à se rapprocher du Christ; car si le Christ en naissant s'est uni à Etienne, Etienne en mourant s'est réuni au Christ. Pourquoi dans l'Eglise une double fête ? Pourquoi solenniser tout à la fois la naissance et la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ ? C'est que l'une et l'autre sont pour nous un remède. Car, s'il est né, c'est pour nous faire renaître; et s'il est mort, c'est pour nous faire vivre éternellement. Quant aux martyrs, comme ils avaient contracté le péché originel , leur naissance les destinait à lutter contre le mal ; mais en mettant en eux un terme à tout péché, la mort les a mis en possession des biens les plus solides.

D'ailleurs, s'ils n'eussent été soutenus, au milieu des persécutions, par l'espoir de la félicité future, comment auraient-ils pu endurer tant de supplices divers? Comment le bienheureux Etienne aurait-il pu souffrir la grêle de pierres qui l'accablait, s'il n'eût pensé à la récompense à venir? Ah ! il avait à coeur d'obéir à Celui qu'il voyait présent au ciel; et embrasé pour lui d'un ardent amour, il brûlait de laisser au plus tôt sa chair et de prendre vers lui son essor. Il ne craignait plus la mort parce qu'il voyait plein de vie le Christ qu'il savait être mort pour lui ; aussi, pour vivre avec lui, s'empressait-il de mourir pour lui. Vous savez effectivement ce que voyait ce bienheureux martyr au moment de ce terrible combat ; puisque vous vous rappelez sans aucun doute ces paroles que relatent de lui les Actes des Apôtres : «Voici, je vois les cieux ouverts, et le Christ debout à la droite de Dieu (1)». Il voyait donc Jésus debout; et si lui-même demeurait ferme, ferme sans chanceler, c'est qu'en se tenant debout au ciel et en voyant sur la terre son soldat combattre, le Christ lui communiquait une force invincible pour l'empêcher de succomber. « Voici, disait-il, je vois les cieux ouverts » : heureux mortel dont le regard plongeait dans le ciel ! Mais qui lui avait ouvert ce ciel ? Celui dont il est dit dans l'Apocalypse: « Il ouvre et nul ne ferme; il ferme, et personne n'ouvre (2) ». Quand après avoir commis le premier péché, son horrible péché, Adam fut chassé du paradis, le ciel fut fermé au genre humain : le larron fut le premier qui y entra , après la passion du Christ; Etienne ensuite le vit ouvert. Pourquoi nous en étonner alors ? Il l'indiquait fidèlement comme le lui montrait sa foi, et il y pénétra avec énergie:

2. Allons, mes frères, suivons-le ; car si nous marchons à la suite d'Etienne, nous serons couronnés. C'est surtout en aimant nos ennemis que nous devons le suivre et l'imiter. Il vous en souvient, lorsqu'entouré de la foule serrée de sec ennemis, il était contusionné par les coups précipités des pierres qui pleuvaient sur lui, il demeurait à la fois calme et intrépide, doux et tranquille sous les chocs qui lui arrachaient la vie, et l'œil fixé sur Celui pour

 

1. Act. VII, 5. — 2. Apoc. III, 7.

 

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qui il recevait la mort, il ne dit pas: Soyez juge, Seigneur, du meurtre dont je suis victime ; mais : « Recevez mon esprit ». Il ne dit pas : Seigneur Jésus; vengez votre serviteur, que vous voyez en proie à ce supplice mortel; mais : « Ne leur imputez pas ce péché (1) ».

C'est ainsi qu'en tendant constamment témoignage à la vérité et en respirant, comme vous le savez bien, les ardeurs de la charité, ce bienheureux martyr parvint à la fin la plus glorieuse; pour avoir persévéré jusqu'au terme dans sa vocation, il obtint enfin ce que désignait son nom même, il reçut la couronne rappelée par le nom glorieux d'Etienne. Aussi quand, le premier de tous les martyrs, le bienheureux Etienne versa son sang pour le Christ, la couronne sembla descendre du ciel ; elle s'offrait comme récompense à quiconque marcherait sur les traces de ce généreux combattant. De fréquentes immolations de martyrs ont depuis couvert la terre ; et ceux qui pour confesser lé Christ ont répandu leur sang, ont placé sur leur tête cette couronne, tout en la laissant intacte à ceux qui devaient les suivre. Maintenant encore, tees frères, elle est suspendue du haut du ciel ; quiconque la convoite prendra vers elle un rapide essor. D'ailleurs, pour.y exciter brièvement et clairement votre sainteté, il n'est pas besoin d'insister qu'on suive Etienne, si on a envie de sa couronne:

Unis au Seigneur, etc.

 

1. Act. VII, 58, 59.

SERMON CCCXV. FÊTE DE SAINT ÉTIENNE, MARTYR. II. ANALOGIES AVEC LA PASSION.
 

sANALYSE. — 1° Saint Etienne fut accusé, comme le Sauveur, par de faux témoins d'autant plus redoutables qu'ils se contentaient de dénaturer ses paroles. 2° Si, comme le Sauveur, il ne se tut pas, ce fut pour obéir au Sauveur même; et; s'il leur parla avec dureté, ce n'en fut pas moins avec charité. 3° En priant pour lui-même il se tint debout, parce qu'il ne demandait que ce qui lui était dû ; il s'agenouilla en priant pour ses ennemis, parce qu'ils n'avaient aucun droit à la grâce divine, et il obtint la conversion de saint Paul. Pouvait-il imiter avec plus de perfection Jésus-Christ priant pour ses bourreaux? Exhortation à réprimer la colère.

 

1. Vous venez d'entendre, pendant qu'on faisait la lecture, comment le bienheureux Etienne fut ordonné, comme septième, avec les six autres diacres, et comment il parvint à la suprême couronne. Le premier mérite de ce premier martyr mis en relief devant vôtre charité, c'est que son supplice est consigné dans un livre canonique, au lieu que nous découvrons à peine les actes des autres martyrs pour les lire quand nous célébrons leur fête. Les Actes des Apôtres sont effectivement un livre canonique de l'Ecriture. La coutume de l'Eglise est d'en commencer la lecture au Dimanche de Pâques. Ainsi donc, c'est dans le livre intitulé Les Actes des Apôtres que vous avez appris comment les Apôtres élurent et ordonnèrent sept diacres, au nombre desquels était saint Etienne. Les Apôtres sont les premiers en dignité, les diacres viennent ensuite pourtant le premier martyr fut un diacre, et non pas un Apôtre ; la première victime fut un agneau, et non un bélier.

2. Quelle ressemblance présente son martyre avec la passion de son Seigneur et Sauveur ! De faux témoins s'élevèrent contre l'un comme contre l'autre, et sur le même sujet. Vous savez, vous vous rappelez ce qui fut dit par les faux témoins contre le Christ Notre-Seigneur: « Nous lui avons entendu dire: Je détruis ce temple et dans trois jours j'en bâtis un autre tout neuf (1) » . Il est vrai, le Seigneur n'avait point parlé ainsi; mais le mensonge

 

1. Marc, XIV, 58.

 

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voulut se rapprocher de la vérité. En quoi consiste la fausseté de ce témoignage? Les témoins avaient ouï ces mots: « Détruisez ce temple, et en trois jours je le rebâtirai. Or, observe l'Evangéliste, il disait cela du temple de son corps (1) ». Mais au lieu de : « Détruisez », les faux témoins disaient : « Je détruis ». Sans doute le changement n'était que dans quelques syllabes; mais ces menteurs étaient d'autant plus perfides que pour mieux tromper ils se rapprochaient davantage de la vérité. Pour saint Etienne, que lui reprocha-t-on? : « Nous lui avons entendu dire que Jésus de Nazareth détruira ce temple et changera les coutumes légales (2) ». C'était à la fois une fausse déposition et une prédiction véridique. C'est ainsi que Caïphe, l'un, de leurs docteurs et des princes des prêtres, avait dit, en conseillant aux Juifs de mettre le Christ à mort : « Mieux vaut la mort d'un homme que la ruine de toute la nation. Or, observe l'Evangéliste, il ne dit pas cela de lui-même; mais, étant le pontife de cette année-là, il prédit que le Christ devait mourir pour le peuple (3) ». Pourquoi cela, mes frères? C'est qu'il y a dans la vérité une grande puissance ; tout en la haïssant, les hommes la prédisent à leur insu, et ils n'en sont que les instruments. Ainsi donc, il s'éleva contre Etienne de faux témoins semblables aux faux témoins pour qui le Christ fut mis à mort.

3. Pour donner à sa condamnation plus d'autorité, ces faux témoins l'amenèrent devant le sanhédrin. Là, cet ami du Christ, après avoir exposé sa cause, proclama la divine vérité de son Maître. Il allait mourir : pourquoi ses lèvres pieuses ne se seraient-elles point ouvertes devant ces impies? Pourquoi ne serait-il pas mort pour la défense de la vérité? Entre son Seigneur et lui il y eut cependant une différence dans le cours même des souffrances; c'était pour indiquer un incontestable mystère, le mystère de la majesté et de la grandeur divines dans la personne de Jésus. Lorsque le Seigneur. fut conduit devant ses juges, il préféra garder le silence, quoique interrogé par eux ; au lieu qu'Etienne ne le garda pas. Pourquoi le Seigneur le garda-t-il ? Parce qu'il avait été prédit de lui : « Il a été conduit comme une brebis à l'immolation, et comme « l'agneau muet sous le ciseau qui le tond, il

 

1. Jean, II, 19-21. — 2. Act. VI, 14. — 3. Jean, XI, 50, 51.

 

n'a pas ouvert la bouche (1) ». Pourquoi Etienne ne le garda-t-il pas ? Parce que son Seigneur même avait dit : « Ce que je vous enseigne dans les ténèbres, publiez-le au grand jour; et ce qui vous est dit à l'oreille, prêchez-le sur les toits (2) ». Comment saint Etienne prêcha-t-il sur les toits? Parce qu'il foula aux pieds sa chair, une maison de boue. N'est-ce pas fouler la chair aux pieds que de ne craindre pas la mort ?

Etienne commença par remonter devant eux jusqu'à l'origine de la loi de Dieu ; il alla d'Abraham à Moïse, à la publication de la loi, à l'entrée dans la terre promise : c'était pour leur démontrer qu'on avait tort de déposer contre lui ce qu'on lui imputait. Il fit ensuite, en parlant de Moïse, une frappante allusion au Christ. Quoique rejeté par eux, Moïse délivra les Juifs ; il les délivra après avoir' été rejeté ; loin de rendre le mal pour le mal, pour le mal il rendit le bien. C'est ainsi qu'après avoir été réprouvé par les Juifs, le Christ Notre-Seigneur doit les délivrer un jour.

4. Il est vrai, ceux qui meurent maintenant n'en sont pas moins morts. Mais viendra l'époque où ce peuple juif que tu vois aujourd'hui sera délivré par Celui-là même qu'il a rejeté, quoique maintenant il ne le sache pas. Ceux d'entre eux qui maintenant le blasphèment, périssent sans doute; d'autres leur succèderont, et ce sera ce peuple, le même peuple qui obtiendra le salut dont nous parlons à l'heure qu'il est. La nation donc sera délivrée, quoique ceux-ci ne le soient pas. Ecoutez et comprenez cette comparaison. Dieu ne délivre-t-il pas aujourd'hui les gentils ? Tous les peuples gentils croient au Christ, et de fils du diable ils deviennent enfants de Dieu. Il n'en est pas moins vrai: que nos pères, que les idolâtres dont nous sommes issus, se sont perdus avec leurs idoles.

5. En prêtant l'oreille, vous avez joui d'un spectacle intérieur ; le bruit frappait vos oreilles, vos âmes voyaient ; elles voyaient cette grande lutte d'Etienne accablé sous une grêle de pierres. Et qu'était-il ? Un homme qui depuis longtemps rappelait la loi. Quelle loi ? La loi reçue par les Juifs sur des tables de pierre. Devenus pierres, eux-mêmes, doit-on s'étonner qu'ils aient lapidé l'ami du Christ?

« Têtes dures », car après leur avoir rappelé

 

1. Isaïe, LIII, 7. — 2. Matt. X, 27.

 

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la loi, il les réprimande. « Coeurs et oreilles incirconcis, quel prophète n'a pas été mis à mort par vos pères ? » Rigueur apparente ; ce langage est sévère, le coeur est plein de douceur. Etienne crie,. et il aime ; il est rigide, et il veut les sauver. Qui ne le croirait irrité, qui ne l'estimerait enflammé de haine quand il crie: « Têtes dures, coeurs et oreilles incirconcis ? »

Cependant le Seigneur regarda du haut du ciel ; Etienne le vit. Le ciel s'ouvrit, et Jésus apparut comme pour encourager son athlète. Le martyr ne s'abstint pas de dire ce qu'il voyait. « Voici, je vois, dit-il, le ciel ouvert et le Fils de l'homme debout à la droite de la Majesté ». En l'entendant parler ainsi, et comme s'il eût proféré un blasphème, les Juifs se bouchèrent les oreilles et coururent aux pierres. Il était dit dans un psaume: « C'est comme l'aspic sourd qui se ferme les oreilles (1) ». Ici donc ils accomplirent ce qui était prédit d'eux. On commence à lapider Etienne. Rappelez-vous maintenant sa rigueur, ses austères paroles : « Durs de tête, incirconcis de coeur et d'oreilles ». C'est l'accent d'un ennemi : ne dirait-on pas qu'il va les égorger tous,, s'il le peut ? Mais pour le croire, il faudrait ne voir pas son coeur. Sans doute ce coeur est caché ; mais les secrets s'en révèlent dans les dernières paroles que fit entendre le martyr au moment où on le lapidait. «Seigneur Jésus, s'écria-t-il, recevez mon esprit ». C'est à vous que je m'adresse, c'est pour vous que je meurs. « Seigneur Jésus, recevez mon esprit ». Parce que vous l'avez soutenu, votre protégé est vainqueur. « Recevez mon esprit », des mains de, ceux qui haïssent le vôtre. Ainsi parla saint Etienne encore debout. Il fléchit ensuite le genou et s'écria : «Seigneur, ne leur imputez pas ce péché ». Eh ! où sont les têtes dures? Voilà à quoi se bornent tes reproches, à quoi aboutissent toutes tes rigueurs ? Ah ! ta bouche réprimandait, mais ton coeur priait.

6. « Seigneur Jésus, recevez mon esprit » il parlait ainsi en restant debout. Il, exigeait effectivement ce qui lui était dû quand il disait : « Seigneur Jésus, recevez mon esprit ». Il exigeait ce qui était dû, ce qui avait été promis aux martyrs, ce que réclamait l'Apôtre par ces paroles : « Déjà on m'immole, et le

 

1. Ps. LVII, 5.

 

temps de ma décomposition est proche. J'ai  combattu le bon combat, j'ai achevé ma course, j'ai gardé ma foi. Reste la couronne de justice qui m'est réservée, et que le Seigneur, juste Juge, me rendra en ce jour (1)». Il rendra, il rendra ce qu'il me doit. A l'Apôtre ci-devant étaient dus des supplices; Dieu maintenant lui est redevable de grandes récompenses. Comment à l'Apôtre Paul était-il dû des supplices ? Parce qu'il était alors ennemi et persécuteur de l'Eglise. Ecoutez-le : « Je ne mérite pas le nom d'Apôtre, parce que j'ai persécuté l'Eglise de Dieu ». Il le mérite quand il dit : Je ne le mérite pas. Pourquoi ne le mérites-tu pas ? — Je méritais bien d'être en proie aux tourments, d'être précipité dans les enfers, d'être torturé en proportion de mes crimes ; mais je ne méritais pas d'être Apôtre. — Comment donc es-tu parvenu à ce que tu ne méritais pas ? — Il poursuit: « C'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis (2) ». C'est par ma faute que j'étais ce que j'étais; c'est par la faveur de Dieu que je suis ce que je suis. —Ainsi, pour pouvoir réclamer ce qui lui était dû, il a reçu d'abord ce qui ne lui était dû nullement. Que lui est-il dû ensuite? « Il ne me reste que la couronne.de justice, celle que le Seigneur, juste Juge, me rendra en ce jour ». Il me la rendra, elle m'est due, elle ne me l'était pas d'abord. Que m'était-il dû d'abord ? « Je ne suis pas digne du nom d'Apôtre ; c'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis ». C'est dans ce sens aussi qu'en disant : « Seigneur Jésus », saint Etienne se tenait debout afin d'exprimer la confiance qu'il ressentait en lui-même pour avoir bien lutté, bien combattu, pour n'avoir,pas fléchi devant l'ennemi, pour avoir méprisé la peur, dédaigné la chair , vaincu, le mande et le démon ; oui, c'est pour ce motif qu'il se tenait debout en disant « Seigneur Jésus, recevez mon esprit ».

7. Au moment même où il réclamait cette dette, l'apôtre Paul mettait le comble à des dettes d'autre sorte. Etienne réclamait ce qui lui était dû pour son bonheur ; Paul ajoutait à ce qui lui était dû pour son malheur. Quelle idée vous faites-vous de ce que je dis, mes frères? Vous l'avez entendu, mais peut-être n'y avez-vous pas pris garde : lorsqu'il fut question de lapider saint Etienne, ses faux

 

1. II Tim. IV, 6-8. — 2. I Cor. XV, 9, 10

 

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témoins, pour lui jeter la pierre, déposèrent leurs vêtements aux pieds d'un jeune homme nommé Saul.

Ce Saul devint Paul ensuite : Saul, il était persécuteur; Paul, il fut prédicateur. Saul, en effet, vient de Saül, Saül, le persécuteur du roi David. Saül avait été contre David ce que fut Saul contre Etienne. Mais une fois appelé du haut du ciel, une fois appelé, renversé, changé; une fois que, devenu Apôtre, il eut commencé à prêcher la parole de Dieu, il changea de nom et s'appela Paul. Pourquoi choisit-il ce nom? Parce que Paul signifie médiocre, petit. Ne disons-nous pas fréquemment: Post paulum videbo te : Je te verrai dans peu de temps? Comment donc Paul était-il Paul? « Je suis le moindre des Apôtres (1) ». Chose merveilleuse et vraiment divine ! cet homme qui persécutait le Christ au moment du meurtre d'Etienne, est devenu ensuite le prédicateur du royaume des cieux. Voulez-vous savoir quelle était son ardeur cruelle au moment de ce meurtre? Afin de jeter en quelque sorte la pierre au martyr par les mains de tous, de tous il gardait les vêtements.

Sitôt donc que, debout, saint Etienne eut réclamé ce qui lui était dû, en disant: « Seigneur Jésus; recevez mon esprit », il jeta les yeux sur ses ennemis, qui en le lapidant contractaient pour leur malheur une dette nouvelle et ajoutaient à ce trésor dont parle ainsi l'apôtre saint Paul : « Mais toi, par ta dureté et l'impénitence de ton coeur, tu t'amasses un trésor de colère pour le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de  Dieu (2) » ; il regarda donc ses ennemis, et touché pour eux de compassion, il fléchit le genou en leur faveur. Priait-il pour lui? il demeurait debout; pour eux ? il fléchissait le genou. Ainsi distinguait-il le juste du pécheur. Si, en priant pour le juste, il se tenait debout, c'est qu'il réclamait sa récompense; et si, pour les pécheurs, il s'agenouillait, c'est qu'il savait combien il lui serait difficile d'être exaucé en faveur de ces grands coupables. Tout juste qu'il fût, quoique touchant déjà la couronne, il ne présuma point, il fléchit le genou; il rie considérait point ce qu'il méritait d'obtenir lui-même en priant, mais ce que méritaient ces malheureux qu'il voulait soustraire à d'affreux supplices. « Seigneur,

 

1. I Cor. XV, 9. — 2. Rom. II, 5.

 

dit-il, ne leur imputez pas ce péché ».

8. Ce que fit Etienne dans son humilité, Jésus le fit dans sa grandeur; ce que fit l’un en s'inclinant vers la terre, l'autre le fit du haut de l'arbre où il était suspendu. Rappelez-vous, en effet, que lui aussi dit à son Père: « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (1) ». Assis en quelque sorte sur la croix comme sur une chaire doctorale, il enseignait à Etienne un des devoirs de la charité. O bon Maître ! que vous avez bien parlé, que vous l'avez bien instruit ! Voyez votre disciple prie pour ses ennemis, prie pour ceux qui le lapident. Ainsi montre-t-il comment le petit doit imiter le grand, la créature son Créateur, la victime son Médiateur, l'homme enfin le Dieu-Homme, Celui qui est vraiment Dieu mais qui aussi. est homme sur la croix, le Christ qui est Dieu, mais qui sur la croix se montrait homme quand il disait à haute voix: « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font ».

On se dit : Il a prié, lui, pour ses ennemis, parce qu'il est le Christ, parce qu'il est Dieu, parce qu'il est le Fils unique; qui suis-je, moi, pour en faire autant? Si ton Seigneur est trop élevé au-dessus de toi, ignores-tu que comme toi Etienne est son serviteur? Or Dieu, par Etienne, t'a donné une leçon que tu ne dois point dédaigner. Bien que vous voyiez ces exemples dans l'Evangile d'abord, que nul de vous, mes frères, ne dise en son coeur: Qui les imite ? Etienne ne les a-t-il pas imités? Or, est-ce par lui-même, est-ce par ses propres forces? Si c'est au contraire par la grâce de Dieu, a-t-il pénétré, pour t'en exclure, dans les trésors de cette grâce ? A-t-il détruit le pont après l'avoir franchi? Tu trouves le devoir bien difficile? Toi aussi, prie, la source coule, elle n'est point tarie.

9. Or, j'y exhorte ardemment votre charité exercez-vous, mes frères, autant que vous le pouvez, à vous montrer bons envers vos ennemis eux-mêmes. Mettez un frein à la colère qui vous porte à vous venger. La colère est un scorpion. Tu crois faire merveille, quand elle t'excite par ses ardeurs, en te vengeant de ton ennemi. Eh bien ! veux-tu te venger réellement de ton ennemi ? Tourne-toi vers ta colère même, car elle est ton ennemi, puisqu'elle donne la mort à ton âme. Brave homme, car

 

1. Luc, XXIII, 34.

 

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je ne veux pas dire autrement, je préfère dire ce que je voudrais que tu fusses, plutôt que ce que tu es; brave homme, que peut contre toi ton ennemi? A quoi aboutit le plus haut effort de sa puissance? Qu'ambitionne-t-il, quand il veut que Dieu lui laisse toute liberté ? De répandre ton sang. Il n'y parviendra pas aisément, et les ennemis sont rares, qui poussent la cruauté jusqu'à donner la mort; souvent même, quand ils voient dans l'affliction ceux contre qui ils s'acharnent, les ennemis changent leur colère en compassion. Oui, il est difficile de rencontrer un ennemi qui pousse la haine jusqu'au meurtre. Suppose cependant qu'un ennemi la pousse jusque-là; mets-toi en présence d'un ennemi de cette sorte; que te fera-t-il? Il te procurera ce que les Juifs ont procuré à Etienne, une couronne, des tourments pour eux-mêmes. Cet ennemi te donnera la mort; mais dois-tu ne jamais mourir, vivre toujours? Ainsi, ton ennemi parviendra donc à faire ce que devait faire quelque jour une petite fièvre; il sera pour toi comme une fièvre en te mettant à mort. Crois-tu qu'il te nuira en t'ôtant la vie ? Non; au contraire, si tu meurs en bon état et en l'aimant, il ajoutera à ta céleste récompense. Ne sais-tu pas combien ces bourreaux ont augmenté la gloire de saint Etienne ? Se disaient-ils qu'à cause de sa vertu, lui recevrait une couronne, et eux des supplices en punition de leur méchanceté? De quoi ne sommes-nous pas redevables au diable? C'est à lui que nous devons tous nos martyrs. Croyez-vous qu'il doive nous épargner? Cependant il ne sera point récompensé du bien qu'il a fait sans le vouloir; Dieu lui imputera le mal qu'il cherchait et non le bien que Dieu en a tiré. Ainsi, quel que soit l'ennemi qui te poursuive à mort, cet ennemi ne te nuira point.

Vois au contraire combien est funeste la colère. Reconnais en elle ton ennemie, l'ennemie contre laquelle tu luttes dans l'arène de ton coeur. Ce théâtre est étroit, mais Dieu y est spectateur; domptes-y ton ennemi. Veux-tu savoir combien cette ennemie est acharnée ? Le voici.

Tu vas faire à Dieu ta prière; voici pour toi le moment de lui dire : « Notre Père qui êtes aux cieux »; et d'ajouter : « Pardonnez-nous nos péchés ». Mais ensuite? « Comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés (1) ». Eh bien ! c'est ici que ton ennemie se dresse contre toi; elle ferme le passage à ta prière; elle élève devant toi un rempart, tu ne saurais passer outre. Tu as dit sans obstacle tout ce qui précède; de tes lèvres coulaient ces mots : « Pardonnez-nous nos péchés ». Mais il faut ajouter : « Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ». Or, c'est ici que résiste ton ennemie; elle résiste, non point en dehors, mais au dedans, dans le sanctuaire même de ton coeur : c'est là qu'elle élève ses cris, ses cris de contradiction. Combien elle est acharnée contre nous, mes frères, en résistant ainsi !

« Comme nous pardonnons nous-mêmes ». Il ne t'est point permis de sévir contre ton ennemi; sévis contre ta colère. « Celui qui dompte sa colère, l'emporte sur celui qui prend une cité » , dit l'Écriture (2). Oui, c'est bien dans l'Écriture que se trouvent ces mots « Celui qui dompte sa colère, l'emporte sur celui qui prend une cité ». Quand un général d'armée attaque des ennemis et qu'il rencontre une ville fortifiée, munie de défenseurs et riche, qui lui résiste, n'est-il pas vrai que s'il s'en rend le maître et le vainqueur, que s'il parvient à la détruire, il réclame les honneurs du triomphe ? Eh bien ! comme s'exprime l'Ecriture : « Celui qui dompte sa colère l'emporte sur celui qui prend une cité ». La colère, est sous ta main. Tu ne saurais l'anéantir? Tu peux la réprimer. Si tu as de la force, dompte ta colère et épargne la cité.

            Je vous vois fort attentifs; je sais avec quel bon esprit vous m'avez entendu. Que Dieu vous assiste dans vos combats, afin qu'il vous profite d'avoir été spectateurs de la lutte de notre grand martyr ; puissiez-vous vous vaincre vous-mêmes intérieurement, comme sous vos yeux et à vos applaudissements s'est vaincu saint Etienne.

 

1. Matt. VI, 9, 12. — 2. Prov. XVI, 32.
 
 
 
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

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