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Saint Augustin d'Hippone
Sermons

SERMON CCCXXXVI. POUR LA DÉDICACE D'UNE ÉGLISE. I. LE TEMPLE SPIRITUEL.
 

ANALYSE. — De même que pour se soutenir ce temple a besoin que toutes les parties en soient unies entre elles, ainsi pour être le temple de Dieu il est nécessaire que nous soyons unis par le liens de la charité envers Dieu et envers le prochain. Mais aussi, de même que, dans le psaume de la dédicace, Jésus-Christ notre Chef bénit Dieu de sa résurrection et de sa glorification, laquelle est comme la dédicace du temple sacré de son humanité sainte ; ainsi parviendrons-nous un jour à être comme dédiés et glorifiés avec lui.

 

1. La fête qui réunit cette multitude est la dédicace d'une maison de prières. Ainsi, cette maison lest pour nous une maison de prières, et nous sommes, nous, la maison de Dieu. Si nous sommes la maison de Dieu, c'est parce qu'en nous formant dans le siècle nous devons être dédiés à la fin du siècle; et si nous avons de la peine à bâtir, nous aurons de la joie quand viendra pour nous la dédicace.

Ce qui se faisait naguère, lorsque s'élevaient ces murailles, se fait encore, maintenant que se rassemblent ceux qui croient au Christ. Croire, en effet, c'est en quelque, sorte âtre tiré des forêts et des montagnes, comme le bois et la pierre; et s'instruire, être baptisé, se former à la vie chrétienne, c'est être comme taillé, dressé, poli entre les mains des ouvriers et des artisans. On ne devient toutefois la maison du Seigneur, qu'autant qu'on est uni par le ciment de la charité. Si ces pierres et ces bois. n'étaient joints entre eux d'après des règles déterminées, s'ils ne s'étreignaient pacifiquement, si en s'embrassant, en quelque sorte, ils ne s'aimaient à leur manière, qui entrerait ici ? Quand, au contraire, on voit dans un édifice , quelconque, les bois et les pierres parfaitement joints ensemble , on y entre tranquillement et sans en craindre la ruine, Aussi, afin de pouvoir entrer et demeurer en nous comme dans un temple qu'il se bâtissait, le Seigneur Jésus disait-il : « Je vous donne un commandement nouveau, c'est que vous vous aimiez les uns les autres (1). — Je vous donne un commandement nouveau ». Usés de vieillesse, vous n'étiez

 

1. Jean, XIII, 34.

 

pas pour moi un sanctuaire, et nous restiez dans vos débris: afin de vous relever de vos ruines, aimez-vous les uns les autres.

Votre charité doit donc considérer que, dans tout l'univers, cette demeure mystérieuse est encore en construction, ainsi qu'il a été prédit et promis. Aussi, lorsqu'après le captivité, comme on lit dans un autre psaume, ont bâtissait la maison sainte, on s'écriait: « Chantez au Seigneur un cantique nouveau ; toute la terre, chantez au Seigneur ». Ces mots : « Un cantique nouveau », sont synonymes de ces autres du Seigneur: « Un commandement nouveau ». Qu'y a-t-il, en effet, dans un nouveau cantique, sinon une affection nouvelle ? Le chant est l'expression de l'amour; le cri du chantre sacré est la ferveur de l'amour divin.

2. Aimons, aimons gratuitement, car notre amour a Dieu pour objet; or, qui vaut mieux que Dieu? Aimons Dieu pour lui-même ; pour nous, aimons-nous en lui, mais aussi pour lui. Car c'est l'aimer véritablement un ami, que d'aimer Dieu en lui, soit parce qu'il y est, soit pour qu'il y soit. Telle est la vraie charité : nous aimer pour un autre motif, c'est nous haïr plutôt que de nous aimer. « Celui qui aime l'iniquité, hait », quoi? .Peut-être son voisin ou sa voisine ? Qu'il frémisse : « Il hait son âme (3) ». Haïr son âme, c'est chérir l’iniquité. « Vous qui aimez le Seigneur, détestez le mal (1) ». Dieu,est le bien; toi, tu affectionnes le mal, et dans l'amour que tu as pour toi-même, il y a l'affection du mal comment donc aimes-tu Dieu, puisque tu

 

1. Ps. XCV, 1. — 2 Ib. X, 6. — 3. Ib. XCVI, 10.

 

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aimes encore ce qu'il hait? On t'a bien dit que Dieu nous a aimés (1) ; il est vrai, il nous a aimés, et nous ne pouvons que rougir en considérant ce que nous étions quand il nous a aimés. Aujourd'hui pourtant, nous ne rougissons point : c'est que son amour nous a changés. Le souvenir du passé nous humilie; l'espoir de l'avenir nous réjouit. Pourquoi, d'ailleurs, rougir de ce que nous avons été, sans nous livrer plutôt à la confiance, puisque nous sommes sauvés en espérance? Aussi avons-nous entendu ces paroles : « Approchez de lui et vous serez éclairés, et votre face ne rougira point (2)». Que la lumière vienne à s'éloigner, tu retombes dans l'obscurité et la confusion. « Approchez de lui, et vous serez éclairés ». Ainsi il est, lui, la lumière, et séparés de lui nous sommes ténèbres. T'éloigner de la lumière, n'est-ce pas demeurer dans tes ténèbres ? T'approcher de lui, au contraire, c'est briller, mais non par toi-même. « Autrefois vous étiez ténèbres », dit l'Apôtre à d'anciens infidèles devenus fidèles; « autrefois vous étiez ténèbres, vous êtes maintenant lumière dans le Seigneur (3) ». Ainsi donc, si avec le Seigneur on est lumière, et ténèbres sans lui; oui, si avec le Seigneur on est lumière, et ténèbres sans lui, « approchez-vous de lui et vous serez éclairés ».

3. Contemplez, dans le psaume de la dédicace que nous venons de chanter, un édifice qui sort de ses ruines.. « Vous avez déchiré mon cilice » ; idée de ruine. Où est l'image de la construction? « Et vous m'avez revêtu de joie »: Voici maintenant un chant de dédicace : « Afin que ma gloire vous célèbre et que je ne sois plus percé ». Qui parle de la sorte ? Reconnaissez-le à son langage. Vous comprendrez peu, si j'interprète ce qu'il dit; je vais donc rapporter ses paroles, vous le reconnaîtrez bientôt et vous l'aimerez dans ce qu'il vous dit. Qui a pu dire jamais: « Seigneur, vous avez tiré mon âme de l'enfer? » Quelle est l'âme délivrée par Dieu, de l'enfer, sinon l'âme dont il est dit ailleurs : « Vous ne laisserez point mon âme dans l'enfer (4)? » Il est question de dédicace et on chante la délivrance; on fait résonner le cantique de la dédicace de la maison sainte, et on dit : « Je vous exalterai, Seigneur, parce que vous

 

1. I Jean, IV, 10. — 2. Ps. XXXIII, 6. — 3. Eph. V, 8. — 4. Ps. XV,10.

 

m'avez relevé et que vous n'avez pas réjoui mes ennemis de ma ruine (1)».

Considérez ici les Juifs ennemis du Sauveur : ils s'imaginaient avoir mis à mort, avoir vaincu le Christ comme un ennemi ordinaire, s'en être défait comme d'un homme mortel, semblable aux autres hommes. Il ressuscita le troisième jour, et voici son chant : « Je vous exalterai, Seigneur, parce que vous m'avez relevé ». Considérez également ces mots de l'Apôtre : « C'est pourquoi Dieu l'a exalté et lui a donné un nom au-dessus de tout nom (2) ». — « Et vous n'avez pas réjoui mes ennemis de ma ruine ». Sans doute ils se sont réjouis de la mort du Christ; mais à sa résurrection, à son ascension et à la prédication de sa gloire, plusieurs furent percés de douleur. Oui, quand il fut prêché et glorifié avec tant de constance par lés Apôtres, plusieurs furent pénétrés de douleur et se convertirent, d'autres s'endurcirent et furent couverts de confusion; il n'y en eut point pour se réjouir. Maintenant que se remplissent les églises, pensons-nous que les Juifs se réjouissent ? Pendant qu'on bâtit, qu'on dédie, qu'on remplit les églises, comment les Juifs se réjouiraient-ils ? Non-seulement ils ne se réjouissent point, ils sont couverts de honte, et on voit l'accomplissement de ce chant d'allégresse : « Je vous exalterai, Seigneur, parce que vous m'avez relevé et que vous n'avez « point réjoui mes- ennemis de ma ruine ». Vous ne les avez point réjouis de ma ruine; mais s'ils croient en moi, vous les réjouirez de mon triomphe.

4. Pour ne pas trop allonger, venons enfin aux paroles que nous avons chantées. Comment le Christ peut-il dire : « Vous avez déchiré mon cilice, et vous m'avez revêtu de joie ? » Son cilice était sa chair, semblable à la chair de péché. Ne dédaigne point ces expressions, : « Mon cilice » : dans ce cilice, dans ce sac était contenue ta rançon. « Vous avez déchiré mon sac ». Ainsi nous sommes-nous échappés. « Vous avez déchiré mon sac». C'est dans la passion que ce sac s'est déchiré. Comment toutefois peut-il dire à Dieu son Père: « Vous avez déchiré mon sac? » Veux-tu le savoir? « Vous avez déchiré mon sac » ; car  « il n'a pas épargné son propre Fils, mais il l'a livré pour nous tous (3)» . Il a fait, en effet,

 

1. Ps. XXIX, 12, I3, 4, 2. — 2. Philip. II, 9. — 3. Rom. VIII, 32.

 

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par le ministère des Juifs et à leur insu, ce qui devait servir à racheter les esprits éclairés et à confondre les incrédules. Les Juifs savent-ils le bien produit par leurs crimes ? Voyez suspendu le sac mystérieux; l'impie triomphe en quelque sorte ; le bourreau ouvre ce sac d'un coup de lance, et le Rédempteur en fait jaillir notre rançon. Chantés, ô Christ Rédempteur ; gémis, vendeur de Judas; ô juif acheteur, rougis. Et Judas, en vendant, et le juif, en achetant, ont fait l'un et l'autre une mauvaise affaire, ils ont perdu tous deux et se sont perdus eux-mêmes soit en vendant soit en achetant. Vous avez voulu acheter : ah ! qu'il eût mieux valu pour vous être rachetés ! Celui-là a vendu, celui-ci a acheté infortuné commerce, car le vendeur n'a point l'argent et l'acheteur n'a point de Christ. Je demande à l'un : Où est le prix reçu par toi ? à l'autre : Où est ce que tu as acheté? Au premier encore : En vendant tu t'es fraudé toi-même. Sois heureux, chrétien, à toi tout le profit du commerce de tes ennemis ; ce que l'un a vendu et ce qui a été acheté par l'autre, tu l'as gagné.

5. A notre Chef donc, à lui qui a été rois à mort pour le salut de son corps et qui pour son corps aussi a été comme dédié, à lui de dire, écoutons-le : « Vous avez déchiré mon cilice et vous m'avez revêtu d'allégresse » ; en d'autres termes : Vous avez brisé mes liens mortels et vous m'avez revêtu d'immortalité et d'incorruptibilité. « Afin que ma gloire vous célèbre et que je ne sois plus percé ». Qu'est-ce à dire, « que je ne sois plus percé? » Que le bourreau, pour me percer, ne me frappe plus de sa lance. « Depuis, en effet, qu'il est ressuscité d'entre les morts, le Christ ne meurt plus, la mort n'aura sur lui plus d'empire ; car en mourant pour le péché il n'est mort qu'une fois, et revenu à la vie il vit pour Dieu. Nous aussi, poursuit-il, estimons que nous sommes morts au péché et que nous vivons pour Dieu dans le Christ Jésus Notre-Seigneur (1) ». Avec lui donc nous chantons et nous sommes avec lui dédiés à Dieu. N'espérons-nous pas que les membres suivront leur Chef où celui-ci les a devancés ? « Nous sommes effectivement sauvés en espérance; or l'espérance qui se voit n'est point de l'espérance : qui espère ce qu'il voit ? Si donc

 

1. Rom. VI, 9-11.

 

nous espérons ce que nous ne voyons pas, c'est que nous l'attendons avec patience (1) » ; c'est qu'avec patience nous nous construisons en quelque sorte.

Peut-être même, si nous nous montrons bien attentifs, si nous regardons avec soin, si nous avons l'oeil pénétrant, non pas comme le possèdent les amis aveugles de la matière ; oui, si nous appliquons notre oeil spirituel, pourrons-nous nous reconnaître nous-mêmes, trouver notre langage dans ces paroles de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ce n'est pas, en effet, sans raison que l'Apôtre a dit: « Sachant bien que notre vieil homme a été détruit avec lui, pour la destruction du corps du péché et afin que nous ne soyons plus esclaves du péchés ». Ici donc vois ton langage : « Afin que ma gloire vous célèbre et que je ne sois plus percé ». Manquons-nous, hélas ! de traits perçants, maintenant que nous sommes chargés des lourds fardeaux de ce corps mortel ? Si nous n'avons pas le coeur percé, pourquoi nous frapper la poitrine? Mais quand viendra pour notre corps aussi la dédicace pour laquelle le Seigneur nous a servi de modèle, nous ne serons plus percés. D'ailleurs le coup de lance du soldat rappelle la componction que nous fait le péché. Il est écrit « C'est à la femme qu'a commencé le péché, et par elle nous mourons tous (3) ». Rappelez-vous de quelle partie du corps elle a été formée, et voyez d'autre part où la lance a frappé le Seigneur. Rappelez-vous, rappelez-vous notre condition première. Est-ce donc en vain, je le répète, que « notre vieil homme a été crucifié avec lui, pour la destruction de ce corps de péché, et afin que nous ne soyons plus esclaves du péché ? » Eve donc, à qui remonte le péché, Eve a été prise, pour être formée, du côté de l'homme. Le premier homme dormait et était, couché lorsque ceci arriva ; le Christ mort était suspendu lorsque s'accomplit le mystère. Quels rapports entre le sommeil et la mort, entre un côté et un côté ! Le Seigneur a été percé au siège même du péché. Mais si du côté d'Adam a été formée Eve pour nous donner la mort en péchant ; du côté du Christ a été formée l'Eglise pour nous rendre à la vie en nous enfantant.

6. (4) C'est ainsi qu'en considérant avec plaisir

 

1. Rom. VIII, 24 , 25. — 2. Ib. VI, 6. — 3. Eccli. XXV, 33. — 4. Les Bénédictins remarquent que ce dernier paragraphe peut n'avoir pas été placé ici par saint Augustin.

 

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les murailles toutes neuves de cette sainte église, que nous dédions aujourd'hui au service de Dieu, nous remarquons que nous sommes redevables envers notre Dieu de grandes louanges et envers votre sainteté d'un discours convenable qui traite de la construction d'une maison divine. Notre discours sera convenable, pourvu qu'il renferme quelque chose d'édifiant qui tourne, avec le travail intérieur de Dieu, au profit de vos âmes.

Il faut donc réaliser spirituellement dans nos âmes ce que nous voyons dans ces murailles matérielles ; et avec la grâce de Dieu accomplir dans nos coeurs ce que nous apercevons d'achevé dans ces bois et ces pierres. De plus rendons particulièrement grâces au Seigneur notre Dieu, l'Auteur de tout bien excellent et de tout don parfait; louons aussi sa bonté avec toute la vivacité de notre coeur , car pour la construction de cette maison de prières, il a parlé à l'âtre de ses fidèles, il a excité leur ardeur, il leur a prêté des ressources; quand ils ne voulaient pas encore, il leur a donné de vouloir; pour soutenir ensuite les efforts de leur bonne volonté, il leur a accordé de réaliser leur dessein ; et c'est ainsi qu'au Seigneur, qui « produit dans les siens le vouloir et le faire selon son bon plaisir (1) » , revient la gloire d'avoir tout entrepris et tout achevé. De plus, comme il ne permet jamais que devant lui les bonnes oeuvres soient inutiles, après avoir accordé à ses fidèles la grâce d'agir avec sa vertu, il leur octroiera une récompense proportionnée à des œuvres si méritoires. Nouveau motif pour rendre à notre Dieu de plus amples actions de grâces : non content d'avoir fait élever cette église à la gloire de son nom, il a augmenté la vénération qui lui est due en y faisant placer les reliques de ses saints martyrs.

 

1. Philip. II, 13.

SERMON CCCXXXVII. POUR LA DÉDICACE D'UNE ÉGLISE. II. LE TEMPLE SPIRITUEL.
 

ANALYSE. — Pour vous récompenser de lui avoir élevé un temple matériel avec tant de générosité, Dieu vous accordera de devenir son temple spirituel. Quelle joie! quelle félicité! lorsque sera venu l'heureux moment de votre dédicace. Désirez donc cette dédicace; unissez-vous à Jésus-Christ, le céleste fondement; et multipliez les bonnes oeuvres que vous rappelle ce temple même.

 

1. Lorsqu'avec leurs biens temporels et terrestres les fidèles accomplissent ces bonnes oeuvres qui sont encaissées dans les trésors célestes, la foi le remarque, car elle a dans le coeur un oeil religieux. Aussi lorsqu'elle a vu des yeux du corps ces édifices qu'on élève pour y réunir de saintes assemblées, elle loue intérieurement ce qu'elle aperçoit à l'extérieur; et si la lumière visible l'éclaire, c'est pour lui communiquer la joie de l'invisible vérité. La foi effectivement ne s'applique pas à considérer combien sont belles les parties de cette sainte demeure, mais combien est grande la beauté de l'homme intérieur qui produit ces oeuvres inspirées par la charité.

Qu'est-ce donc que doit rendre le Seigneur à ses fidèles lorsque ceux-ci élèvent ces édifices avec tant de piété, tant de gaîté et de dévouement? C'est de les faire entrer à leur tour dans la construction de l'édifice immense vers lequel s'élancent les pierres vivantes que forme la foi, qu'affermit l'espérance et qu'unit la charité; édifice mystérieux où l'Apôtre, en sage architecte , établit comme fondement  (583) Jésus-Christ même (1), la grande pierre angulaire, comme le dit saint Pierre d'après les Ecritures prophétiques, « pierre rejetée par les hommes, choisie et glorifiée par Dieu (2)». C'est en nous unissant à elle que nous trouvons la paix, et la fermeté en nous appuyant sur elle ; car elle est à la fois la pierre fondamentale où nous trouvons notre assiette, et la pierre angulaire qui sert à nous unir. Jésus est aussi le roc sur lequel l'homme sage bâtit sa demeure et reste en pleine sûreté malgré les tempêtes du siècle, sans être ni entraîné par la pluie qui tombe, ni submergé par les fleuves débordés, ni ébranlé par le souffle des vents (3). « Il est aussi notre paix, puisque de deux il a fait un (4) » ; attendu qu' « en lui il n'y a ni circoncision, ni incirconcision, mais une création nouvelle (5) ». En effet, semblables à deux murailles venant de directions, opposées, la circoncision et l'incirconcision étaient fort éloignées l'une de l'autre, avant d'arriver jusqu'à lui et de s'y unir comme à l'angle.

2. De même donc que cet édifice sensible a été élevé pour nous réunir corporellement ; ainsi l'édifice mystérieux qui est nous-mêmes se construit pour servir à Dieu d'habitation spirituelle. « Le temple de Dieu est saint, dit l'Apôtre, et ce temple c'est vous-mêmes ». Nous construisons l'un avec des matériaux terrestres; élevons l'autre avec des moeurs réglées. Le premier se dédie maintenant, que nous le visitons ; le second se dédiera à la fin du siècle, quand viendra le Seigneur, quand, corruptible, ce corps se revêtira d'incorruptibilité, et mortel, d'immortalité (6) ; puisqu'à son corps glorieux le Seigneur conformera notre humble corps (7). Voyez plutôt ce qui se lit dans le psaume de la dédicace: « Vous avez changé mon deuil en joie; vous avez déchiré mon cilice, et vous m'avez revêtu d'allégresse; afin que ma gloire. vous célèbre et que je ne sois plus percé (8) ». De fait, pendant que nous nous élevons, notre humilité gémit devant Dieu; mais au moment où nous lui serons dédiés, notre .gloire le célébrera, attendu qu'il y a peine à s'élever et qu'il y aura joie à être consacré. N'y a-t-il pas travail et sollicitude quand on abat les pierres des montagnes et les arbres des forêts; quand, on

 

1. I Cor. III, 10, 11. — 2. I Pierre, II, 4. — 3. Matt. VII, 24, 25. — 4. Eph. II, 14. — 5. Gal. VI, 15. — 6.  I Cor. XV, 53. — 7. Philip. III, 21. — 8. Ps. XXIX, 12, 15.

 

les taille, qu'on les polit, qu'on les assemble; et lorsque l'édifice achevé on en célèbre la dédicace, la joie et la sécurité ne succèdent-elles point aux. fatigues et aux soucis? Ainsi en est-il de l'habitation spirituelle où Dieu fera sa demeure; non pour un temps, mais pour l'éternité: pendant que les mortels passent de l'infidélité à la foi; pendant qu'on abat et qu'on retranche en eux tout ce qui n'est ni bon, ni droit, pendant que la religion y forme en quelque sorte d'harmonieux et solides assemblages, à quelles afflictions ne sont-ils pas exposés à quelles tentations ne sont-ils pas en butte ! Mais lorsqu'arrivera la dédicace de l'éternelle demeure, lorsqu'il nous sera dit « Venez, bénis de mon Père, prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde (1) » ; quelle allégresse, quelle paix pour nous! Il n'y aura plus que gloire, pour se livrer à l'enthousiasme; la faiblesse ne pourra plus être blessée. Ah ! lorsque se dévoilera devant nous Celui qui nous a aimés et qui pour nous s'est sacrifié; lorsque Celui qui s'est montré aux hommes avec la nature créée qu'il doit à sa Mère, se montrera à nous avec la nature divine et créatrice qu'il conserve dans le sein de son Père; lorsque, pour l'habiter toujours, l'Eternel entrera dans sa demeure, demeure achevée,et embellie, solidifiée par l'unité et revêtue d'immortalité, c'est alors qu'il accomplira toutes choses, qu'on le verra briller partout et que « Dieu sera tout en tous (2)».

3. Ce bonheur unique de voir Dieu a été demandé au Seigneur, demandé par quelqu'un qui est nous-mêmes, si nous voulons. Dans l'ardeur de ce désir, le prophète s'épuisait en gémissant, chaque nuit il baignait sa couche et arrosait son lit de ses larmes (3). C'est effectivement en vue de ce bonheur que ses pleurs lui servaient de pain et le jour et la nuit, pendant que tous les jours on lui demandait: « Où est ton Dieu (4)? » Ne dit-il pas lui-même: « J'ai demandé une grâce au Seigneur, je la réclamerai: c'est de demeurer dans la maison du Seigneur tous les jours de ma vie, afin d'y contempler le bonheur de Dieu et d'être à l'abri de tout danger, à moi qui suis son temple (5) ». Dieu, en effet, demeure dans ses élus; ceux-ci sont l'habitation de Dieu; oui, tout en habitant la

 

1. Matt. XXV, 34. — 2. I Cor. XV, 28. — 3. Ps. VI, 7. — 4. Ib. XLI, 4. — 5. Ib. XXVI, 4.

 

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demeure de Dieu, ils servent à Dieu de demeure; demeure vivante qui contemple de près la félicité divine, qui est protégée parce qu'elle est son temple, et qui se met à l'abri dans le secret de sa face. Tel est l’espoir que nous gardons, sans posséder encore la réalité. « Or, si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons avec patience (1)», avec patience nous nous formons.

4. Courage donc, mes frères: « Si vous êtes ressuscités avec le Christ, aspirez à ce qui est en haut, car le Christ y siège à la droite de Dieu; goûtez ce qui est en haut et non ce qui est sur la terre (2) ». Si le Christ, notre fondement, est placé en haut, n'est-ce pas pour que nous nous y élevions ? Quand il s'agit de constructions terrestres, comme les matériaux tendent par leur propre poids à descendre, on pose en bas les fondations; mais. pour nous attirer en haut par le mouvement de la charité, c'est en haut qu'est placé ce fondement divin. « Travaillez » donc vivement, « avec crainte et tremblement toutefois, à votre salut; car c'est Dieu qui produit en nous le vouloir et le faire, selon son bon plaisir. Faites tout sans murmurer (3). Et, comme des pierres vivantes » unissez-vous « pour former le temple de Dieu (4) » ; semblables même à des bois incorruptibles, bâtissez avec vous-mêmes la maison du Seigneur. Par le travail, la souffrance, les veilles et l'application, équarrissez-vous, polissez-vous, disposez-vous à toutes sortes de bonnes oeuvres, pour mériter de reposer éternellement dans l'union avec les anges.

5. On a employé quelque temps à bâtir ce lieu sacré, et il ne durera pas éternellement c'est ainsi que ne sont pas éternels, mais temporels et mortels, nos propres corps dont la faiblesse a demandé à la charité de construire

 

1. Rom. VIII , 25. — 2. Colos. III , 1 , 2. — 3. Phllip. II , 12-14. — 4. Pierre, II, 5.

 

ce sanctuaire. « Mais nous avons une autre maison construite par Dieu, non par la main des hommes, et éternelle, dans les cieux (1) » ; c'est là qu'habiteront nos corps eux-mêmes, transformés après la résurrection en corps célestes et éternels. Maintenant encore Dieu habite en nous, non pas, il est vrai, en se découvrant comme lorsque nous le verrons face à face (2), mais par la foi; or, pendant qu'il réside ainsi en nous, nous méritons par les bonnes œuvres de devenir plus parfaitement son habitation, et ces bonnes oeuvres aussi ne sont pas éternelles, elles conduisent seulement à l'éternelle vie. Du nombre de ces œuvres est la construction de cette basilique; car au ciel nous ne construirons rien de semblable : nul édifice n'y menace ruine, on n'en bâtit aucun pour abriter un homme destiné à la mort. Maintenant toutefois, et afin d'obtenir l'éternelle récompense, livrez-vous aux bonnes œuvres temporelles. Oui, animés par la charité que donne l'Esprit-Saint, construisez la demeure de la foi et de l'espérance ; construisez-la avec les bonnes œuvres dont il ne sera plus question alors, parce qu'alors il n'y aura plus de besoin. Les fondations jetées dans vos coeurs seront les enseignements des prophètes et des Apôtres; votre humilité s'abaissera sans blesser personne et sera comme le payé; la prière et les discours sacrés serviront, comme de forts remparts, à protéger dans vos âmes la divine doctrine; les divins témoignages seront vos flambeaux; comme de fermes colonnes, vous soutiendrez les faibles; vous protégerez les abandonnés, comme cette solide toiture. Ainsi le Seigneur notre Dieu vous rendra-t-il des biens éternels pour vos biens temporels; et, parfaits, consacrés à lui, vous serez éternellement son domaine.

 

1. II Cor. V, 1. — 2. I Cor. XIII, 12.

SERMON CCCXXXVIII. POUR LA DÉDICACE D’UNE ÉGLISE. III. PURETÉ D'INTENTION.
 

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ANALYSE. — Outre l'avantage matériel que produisent les bonnes oeuvres, elles édifient quand on les voit, et si le Sauveur défend qu'on cherche à montrer le bien qu'on fait, il n'est pas en contradiction avec lui-même, il veut seulement qu'on ne mette point sa fin dernière dans les louanges humaines.

 

1. Lorsque les hommes vraiment bons et religieux montrent le bien qu'ils font en vue de Dieu, ils ne convoitent point les louanges humaines, ils proposent un objet d'imitation. Aussi bien y a-t-il, en fait de bonnes couvres, une double charité, la charité corporelle, et la charité spirituelle. La charité corporelle subvient aux besoins de ceux qui ont faim, qui ont soif, qui sont sans vêtements, sans asile; mais en montrant ce qu'elle fait pour eux et en excitant à l'imiter, elle nourrit de plus l'esprit et l'âme. Tel a besoin de recevoir la charité, tel autre, qu'on lui donne bon exemple; car ils ont faim tous deux. L'un veut recevoir de quoi se nourrir, et l'autre veut voir ce qu'il pourra imiter.

Cette vérité nous est rappelée par la lecture même qu'on vient de faire dans le saint Evangile. Aux chrétiens qui croient en Dieu, qui font le bien et qui nourrissent, comme récompense de leurs bonnes oeuvres, l'espoir de la vie éternelle, il y est dit en effet : « Vous êtes la lumière du monde » ; et à l'Eglise universelle, à l'Eglise répandue partout : « Une cité ne saurait être cachée quand elle est assise sur une montagne (1)». — « Dans les derniers temps, était-il dit ailleurs, apparaîtra, établie au sommet des montagnes, la montagne où habite le Seigneur (2) ». C'est cette montagne qui s'est formée d'une petite pierre et qui en grossissant a rempli tout l'univers (3) ; et c'est sur elle que se bâtit l'Église, impossible à dissimuler.

« On n'allume pas non plus un flambeau pour le mettre sous le boisseau; on le place sur un chandelier afin qu'il éclaire tous

 

1. Matt. V, 14. — 2. Isaïe, II, 2. — 3. Dan. II, 34, 35.

 

ceux qui sont dans la maison (1) ». Ce texte vient fort à propos, puisque nous consacrons des chandeliers afin qu'on puisse travailler, à la lumière des lampes qui y seront posées. En effet, tout homme qui fait le bien est un flambeau. Que désigne le chandelier ? « A Dieu ne plaise que je me glorifie, sinon de la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ (2) ! » Ainsi donc quand on agit d'après le Christ et en vue du Christ, jusqu'à ne se glorifier qu'en lui, on est le chandelier. Ah ! que ce chandelier projette sa lumière devant tout le monde; que tous voient des actes à imiter; qu'ils ne soient ni lents ni secs; qu'ils profitent de ce qu'ils voient; qu'ils n'aient pas l'œil ouvert et le coeur fermé.

3. Ne pourrait-on se dire que le Seigneur ordonne en quelque sorte de cacher ses bonnes couvres quand il s'exprime ainsi « Gardez-vous d'accomplir votre justice devant les hommes, pour en être vus : autrement vous n'aurez point de récompense près de votre Père qui est dans les cieux (3) ? » Il faut résoudre cette question de manière à nous apprendre comment nous devons obéir au Seigneur; sans croire qu'il soit impossible de lui, obéir quand il paraît commander des choses contradictoires.

Il dit d'un côté : « Que vos actions brillent aux yeux des hommes, de façon qu'ils voient vos bonnes oeuvres » ; et de l'autre : « Gardez-vous d'accomplir votre justice devant les hommes, pour en être vus ». Voulez-vous savoir combien il importe de résoudre cette difficulté, car il serait fâcheux qu'elle restât inexpliquée ? Il est des hommes qui

 

1. Matt. V, 15. —  2. Gal. VI, 14. — 3. Matt. VI, 1.

 

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font le bien et qui craignent d'être vus; ils s'appliquent même avec tout le zèle dont ils sont capables, à cacher leurs bonnes oeuvres. Ils cherchent le moment où ils n'aperçoivent personne, et c'est alors qu'ils font des largesses, car ils redoutent de violer cette défense : « Gardez-vous d'accomplir votre justice devant les hommes, pour en être vus ». Or, Dieu n'a point commandé de cacher ses bonnes oeuvres, mais de ne se pas occuper, en les faisant, des louanges humaines. Aussi, après ces mots : « Gardez-vous d'accomplir votre justice devant les hommes », comment termine-t-il ? « Pour en être vus ». Il défend donc de les faire pour être vus des hommes; il ne veut pas qu'on recherche, qu'on se procure ces louanges comme fruit de ce que l'on fait, sans ambitionner rien autre chose, sans rien attendre de plus élevé, de céleste. Ne faire le bien que pour être loué, voilà ce que défend le Seigneur. « Gardez-vous d'accomplir ». — « Dans le but d'être vus » ; gardez-vous de considérer la vue des hommes comme étant votre récompense.

4. Il veut même qu'on voie nos oeuvres; aussi dit-il : « Nul n'allume un flambeau pour le mettre sous le boisseau, mais sur le chandelier, afin qu'il éclaire tous ceux qui sont dans la maison ». Il ajoute : « Que vos actions brillent aux yeux des hommes, de façon qu'ils voient vos bonnes oeuvres ». Mais sans s'arrêter là, il poursuit : « Et qu'ils glorifient votre Père qui est dans les cieux (1) ». C'est, en effet, autre chose de rechercher dans les bonnes oeuvres sa propre gloire ou de rechercher la gloire de Dieu. Rechercher sa propre gloire, c'est s'arrêter à la vue des hommes ; rechercher la gloire de Dieu, c'est acquérir la gloire éternelle. Voilà dans quel sens nous ne devons pas, en agissant, rechercher à être vus des hommes : il nous faut faire le bien sans ambitionner comme récompense l'admiration humaine, mais en cherchant la gloire de Dieu dans ceux qui nous voient et qui nous imitent, et en reconnaissant que nous ne serions rien si le Seigneur ne nous faisait ce que nous sommes.

 

1. Matt. V, 16.

SERMON CCCXXXIX. POUR LE JOUR ANNIVERSAIRE DE SON SACRE. I. LA CHARGE PASTORALE.
 

ANALYSE. — C'est surtout aujourd'hui que je me sens porté à réfléchir au poids de ma charge pastorale, et à vous recommander de m'alléger ce fardeau : fardeau terrible qui m'oblige, sous peine de mort éternelle, à vous avertir des dangers qui vous menacent. Ayez donc soin de vivre saintement pour ne pas-vous pendre vous-mêmes. Eh ! pourquoi chercher en tout ce qui est bon sans s'appliquer à rendre bonne sa vie ?

 

1. Ce jour me presse, mes frères, de réfléchir avec une attention plus grande au fardeau dont je suis chargé. Quoique je doive m'en occuper et le jour et la nuit, je ne sais comment il se fait qu'en cet anniversaire je sois tout pénétré de cette pensée, sans pouvoir même dissimuler combien elle me travaille. Et même, plus croissent ou plutôt décroissent pour moi les années en.me rapprochant du dernier jour; plus est vive, plus est profonde et saisissante la pensée du compte que je dois rendre, pour vous, au Seigneur notre Dieu. Telle est, en effet, la différence qui existe entre chacun de vous et nous : vous n'avez presque à rendre compte que de vous seuls, tandis que nous devons, nous, rendre compte et de nous et de vous. Aussi notre fardeau est-il plus lourd. Il est vrai que bien porté il nous prépare (587) une gloire plus grande ; mais s'il est porté d'une manière infidèle, il plonge dans les plus affreux supplices.

Aujourd'hui donc, qu'ai-je surtout à faire ? Je dois vous intéresser ait danger que je cours, afin que vous deveniez ma joie. Mon danger, c'est d'être attentif aux éloges que vous me donnez, sans tien dire de la manière dont vous vivez. Ah ! Celui qui me voit parler, qui me voit même penser, sait que je suis moins charmé des louanges populaires, qu'inquiet et tourmenté de la manière dont vivent ceux qui m'applaudissent: Je ne veux pas, j'abhorre, je déteste les louanges que me donnent ceux dont la conduite est mauvaise c'est peut moi une douleur et non pas un plaisir. Dirai-je que je ne Veux pas non plus des louanges de ceux qui mènent une vie vertueuse? Ce serait mentir. Dirai-je que j'en veux? J'aurais peur de convoiter plutôt ce qui est vain que ce qui est solide. Que dire alors? Que sans les vouloir absolument, je ne les repousse pas absolument non plus. Je n'en veux pas absolument, pour éviter le péril où exposent les louanges humaines; et je ne les repousse pas absolument, pour ne faire pas des ingrats de ceux que j'évangélise.

2. Quant à la chargé qui pèse sur moi, elle est exprimée par ces paroles que vous venez d'entendre du prophète Ezéchiel. C'est peu, en effet, que ce jour en lui-même nous invite à réfléchir à notre fardeau; il nous a été fait, de plus, une lecture qui nous porte à penser avec grande crainte au devoir dont nous sommes chargé; car nous succombons, si Celui qui nous a imposé ce devoir n'en porte le poids avec nous. Voici donc ce que vous venez d'entendre : « Lorsque j'aurai amené l'épée sur une terre, et que cette terre se sera donné une sentinelle pour voir arriver l'épée, en avertir et l'annoncer; si la sentinelle, à l'approche de l'épée, se tait et que, le glaive frappe et mette à mort le pécheur, ce pécheur, sans doute, mourra à cause de son iniquité, mais je rechercherai son sang dans les mains de la sentinelle; si, au contraire, la sentinelle a vu accourir le glaive, qu'elle ait sonné de la, trompette, qu'elle ait averti , et que le pécheur averti ne se soit pas tenu sur ses gardes, ce pécheur, sans doute encore, mourra à cause de son iniquité, mais la sentinelle a sauvé sa vie. Toi donc, fils de l'homme, je t'ai établi en sentinelle pour les enfants d'Israël ». Ici le Seigneur fait connaître ce qu'il entend par la sentinelle, ce qu'il entend par le glaive, ce qu'il entend par la mort : il n'a point voulu que l'obscurité du texte fût un prétexte pour notre négligence. « Je t'ai établi en sentinelle. Si je dis au pécheur : Tu mourras de mort, et que tu gardes le silence, et qu'il soit frappé de mort; sa mort, sans doute, sera juste et méritée, néanmoins je rechercherai son sang dans tes mains. Mais si je dis au pécheur : Tu seras frappé de mort, et qu'il ne se tienne pas sur ses gardes, son iniquité, sans doute, sera cause de sa mort, mais tu auras sauvé ton âme (1) ».

3. Relevez donc, mes frères, relevez mon fardeau et portez-le avec moi. Vivez bien. Nous voici tout près de la Nativité du Seigneur; nous avons à nourrir ceux qui partagent notre pauvreté; étendons jusqu'à eux notre humanité. Considérez mes paroles comme des mets que je vous présente; je ne puis vous nourrir tous d'un pain matériel et visible; je vous donne à -manger ce qu'on me donne à moi-même. Je suis le serviteur, et non le père de famille. Je vous présente de ce qui me fait vivre; je puise dans les trésors du Seigneur, dans les celliers de ce père de famille qui pour nous s'est fait pauvre, quand il était riche, afin de nous enrichir par sa pauvreté (2). Si je vous servais du pain, le pain une fois rompu, vous en emporteriez un morceau, et tant que j'en aie , chacun de vous n'en recevrait que bien peu. Mais ce que je dis maintenant arrive tout entier à tous et à chacun. Vous partagez-vous entre vous les syllabes de mes paroles? Avez-vous emporté chaque mot de mon discours à mesure qu'il s'est poursuivi? Chacun de vous l'a entendu tout entier. Mais aussi c'est à chacun de voir comment il l'a entendu, car je suis, moi, le distributeur et non l'exacteur.

4. Si je ne distribuais pas, si je conservais l'argent, l'Évangile me glacerait d'effroi. Je pourrais dire : Qu'ai-je besoin d'ennuyer les hommes, de crier aux pécheurs : Gardez-vous d'agir injustement, agissez de telle manière, cessez d'agir de telle autre ? Qu'ai-je besoin d'être à charge au monde ? J'ai appris comment je dois vivre; je veux tenir compte de ce qui m'a été ordonné, prescrit, enseigné;

 

1. Ezéch. XXXIII, 2-9. —  2. II Cor. VIII, 9.

 

588

 

ai-je besoin de rendre compte d'autrui ? Mais l'Evangile me glace d'effroi, et nul au monde ne me ferait sortir de mon oisiveté et de ma tranquillité. Est-il rien de meilleur, de plus doux, que de puiser sans bruit extérieur dans les trésors divins ? Voilà ce qui est bon, ce qui est agréable. Mais prêcher, reprendre, corriger, édifier, s'inquiéter pour chacun, quelle charge, quel poids, quel travail ! Qui ne le fuirait ?

Encore une fois l'Evangile m'épouvante. Un serviteur y paraît, qui dit à son maître « Je savais que vous êtes un homme fâcheux, que vous moissonnez où vous n'avez pas semé; j'ai conservé mon argent, je n'ai pas voulu le dépenser, prenez ce qui est à vous ». S'il y manque quelque chose, montrez-le; s'il n'y manque rien, ne me faites pas de peine. « Méchant serviteur, reprit le Maître, c'est d'après ta propre bouche que je te condamnerai ». — Comment cela ? — Dès que tu m'accuses d'avarice, pourquoi as-tu négligé de me faire des profits ? — J'ai craint de perdre en donnant. — Voilà ce que tu dis. N'est-ce pas ainsi qu'on s'écrie souvent : Pourquoi tant corriger ? Ce que tu lui dis devient inutile, il ne t'écoute pas ? — Je n'ai pas voulu donner mon argent dans la crainte de le perdre, dit le serviteur. — « Je l'eusse, en arrivant, repris avec usure (1) », ajoute le Maître; car je t'avais constitué distributeur, et non exacteur; tu devais t'exercer à donner et me laisser le soin de réclamer ensuite.

Que chacun donc craigne un pareil reproche et songe à la manière dont il reçoit. Si je tremble en donnant, celui qui reçoit doit-il être tranquille ?

5. Que celui qui était mauvais hier soit bon aujourd'hui. Voilà ce que je vous donne. Oui, que celui qui était mauvais hier soit bon aujourd'hui. Tel hier était mauvais, il n'est pas mort. S'il était mort, mort .en mauvais état, il serait allé d'où l'on ne revient pas. Hier il était mauvais et il vit encore : ah ! qu'il profite de sa vie et ne vive plus mal. Pourquoi vouloir au jour mauvais d'hier ajouter un jour mauvais aujourd'hui ? Tu désires une

 

1. Luc, XIX, 21-23.

 

longue vie, et tu ne veux pas qu'elle soit bonne ? En fait même de repas, qui veut d'un mauvais et long dîner ? Tel est l'aveuglement prodigieux de l'esprit, telle est la surdité de l'homme intérieur, qu'à l'exception de, soi-même, on ne veut rien que de bon. Tu voudrais posséder une villa. Je soutiens que tu ne désires pas qu'elle soit mauvaise. Tu désires une épouse ? Tu n'en. veux qu'une bonne; tu ne veux non plus qu'une bonne maison. Pourquoi poursuivre cette énumération ? Tu ne veux pas d'une mauvaise chaussure, et tu veux d'une vie mauvaise ? Une chaussure mauvaise te fera-t-elle plus de mal qu'une mauvaise vie ? Quand une chaussure mauvaise et trop serrée te gêne, tu t'assois, tu l'ôtes, tu la jettes ou bien tu y remédies, ou bien encore tu en changes, pour ne pas te fouler les doigts du pied; voilà comment tu te chausses. Et pourtant ta vie reste mauvaise et te fait perdre ton âme !

Je vois clairement ce qui t'égare. Une chaussure nuisible produit la douleur; une vie nuisible, le plaisir; l'une fait souffrir, l'autre fait jouir. Mais ce qui cause un plaisir temporel, produira plus tard une douleur bien plus sensible; au lieu que ce qui cause pour un temps une douleur salutaire, remplira ensuite d'un plaisir infini, d'une joie délicieuse et abondante, car il est écrit : « Ceux qui sèment dans les larmes moissonneront dans la joie (1) » ; et encore : « Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés (2)».

6. Plus attentifs donc à ces vérités, songeons à ces autres paroles de l'Ecriture relatives à la débauche et à la volupté : « Un moment elle flatte le palais, on la sent ensuite plus amère  que le fiel (3) ». De plus, comme notre vie dans ce monde ressemble à un chemin, mieux vaut pour nous aller du travail au repos que du repos au travail; mieux vaut aussi nous fatiguer quelque temps sur la route, afin de pouvoir parvenir ensuite heureusement aux éternelles joies de la patrie, avec la gloire de Jésus-Christ Notre-Seigneur, lequel vit et règne avec le Père, etc. (4)

 

1. Ps. CXXV, 5. — 2. Matt. V, 5. — 3. Prov. V, 3,4. — 4. Il est douteux que ce dernier paragraphe soit de saint Augustin.

SERMON CCCXL. POUR LE JOUR ANNIVERSAIRE DE SON SACRE. II. LA CHARGE PASTORALE.
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ANALYSE. — Un double devoir est imposé aux fidèles à l'endroit de leurs pasteurs: 1° l'obligation de prier pour eux; afin que plus attachés au bonheur d'être chrétiens qu'à l'honneur d'être évêques, ils aiment généreusement le Sauveur, soient reconnaissants envers lui et accomplissent les fonctions multiples et difficiles de la charge pastorale ; 2° l'obligation de leur obéir, afin d'assurer leur salut avec celui de leurs pasteurs.

 

1. A la vérité, depuis que ce fardeau, dont j'ai à rendre un compte si difficile, est placé sur mes épaules, la pensée de ma dignité me tient constamment en éveil : toutefois je m'en sens beaucoup plus pénétré et plus ému, quand, en me renouvelant la mémoire du passé, ce jour anniversaire de mon sacre me met si vivement en présence du fardeau dont je suis chargé, qu'il me semble arriver pour m'en charger aujourd'hui seulement.

Or, qu'y a-t-il à craindre dans cette dignité, sinon qu'on n'aime plus les dangers qu'elle renferme, que l'avancement de votre salut? Ah ! aidez-moi donc de vos prières, afin que le.Seigneur daigne porter avec moi ce fardeau qui est le sien. Quand vous priez pour moi, d'ailleurs, vous priez aussi pour vous; car le fardeau dont je vous parle est-il autre chose que vous? Priez pour moi sincèrement, comme je demande pour vous que vous ne me pesiez pas. Jésus Notre-Seigneur n'appellerait pas ce fardeau léger, s'il ne le portait avec quiconque en est chargé. Vous aussi, soutenez-moi, et conformément au précepte de l'Apôtre, nous porterons les fardeaux les uns des autres et nous accomplirons ainsi la loi du Christ (1). Ah ! si le Christ ne les porte avec nous, nous fléchissons; et nous succombons, s'il ne nous porte.

Si je m'effraie d'être à vous, je me console d'être avec vous; car je suis à vous comme évêque, comme chrétien je suis avec vous; le premier titre rappelle des obligations contractées, le second, la grâce reçue ; le premier,

 

1. Gal. VI, 2.

 

des dangers, le second, le salut; en accomplissant les devoirs attachés au premier, nous sommes en proie aux secousses de la tempête sur une mer immense; mais en nous rappelant quel sang nous a rachetés, nous trouvons dans la tranquillité que nous inspire cette pensée, comme un port paisible, et tout en travaillant au devoir qui nous est propre, nous goûtons le repos de la grâce faite à tous. Si donc je suis plus heureux d'être racheté avec vous que de vous être préposé, je ne vous en servirai que mieux, comme l'ordonne le Seigneur, pour ne pas payer d'ingratitude Celui qui m'a obtenu d'être avec vous son serviteur. Ne dois-je pas aimer mon Rédempteur et ne sais-je pas qu'il a dit à Pierre : « Pierre, m'aimes-tu? Pais mes brebis (1) » ; et cela, une fois, deux fois, trois fois? En lui demandant s'il l'aimait, il le chargeait de travailler; c'est que plus est grand l'amour, moins pèse le travail.

« Que rendrai-je au Seigneur pour tous les biens qu'il m'a rendus (2)? » Si je prétends lui rendre en paissant ses ouailles, je ne dois pas oublier que « ce n'est pas moi, mais la grâce de Dieu avec moi » qui accomplit ce devoir (3). Comment rendre à Dieu, quand pour tout il me prévient? Et pourtant, si gratuit que soit notre amour, nous cherchons une récompense en paissant le troupeau sacré. Comment cela? — Comment pouvons-nous dire : J'aime purement afin de pouvoir paître, et : Je demande à être récompensé de ce que je fais? La chose serait impossible; jamais le pur amour n'ambitionnerait de récompense,

 

1. Jean, XXI, 17. — 2. Ps. CXV, 12. — 3. I Cor. XV, 10.

 

590

 

si sa récompense n'était Celui-là même à qui il s'attache (1). Eh ! si nous lui témoignons, en paissant son troupeau, notre reconnaissance pour le bienfait de la rédemption, que lui rendrons-nous pour la grâce d'être pasteurs? Il est vrai, et à Dieu ne plaise que ceci s'applique à nous, c'est notre malice personnelle qui nous rend mauvais pasteurs; mais sans sa grâce, et puisse-t-il nous accorder celle-là, nous ne saurions être bons pasteurs. Aussi « vous prions-nous et vous commandons-nous », mes frères, « de ne recevoir pas en vain », non plus «la grâce de Dieu (2)». Rendez fructueux notre ministère. « Vous êtes le champ que Dieu cultive (3) ». Accueillez, à l'extérieur, celui qui vous plante et vous arrose; à l'intérieur, Celui qui donne l'accroissement.

Il nous faut arrêter les inquiets, consoler les pusillanimes, soutenir les faibles, réfuter les contradicteurs, nous garder des astucieux, instruire les ignorants, exciter les paresseux, repousser les contentieux, réprimer les orgueilleux, apaiser les disputeurs, aider les indigents, délivrer les opprimés, encourager les bons, tolérer les méchants, aimer tout le monde. Sous le poids de devoirs si importants, si nombreux et si variés, aidez-nous de vos prières et de votre soumission, obtenez que

 

1. On peut remarquer ici combien cette doctrine , que l'on retrouve souvent dans saint Augustin, est opposée à ce que soutenait Fénelon quand il fut poursuivi par Bossuet. — 2. II Cor. VI, 1. — 3. I Cor. III, 9.

 

nous soyons moins flattés de vous commander que de vous rendre service.

2. De même, en effet, qu'il est bon pour vous que nous nous appliquions à implorer pour votre salut la divine miséricorde; ainsi faut-il que pour nous vous répandiez vos prières devant le Seigneur. Jugerions-nous peu convenable ce qu'a fait l'Apôtre, et ce que nous savons? Il avait un si vif désir qu'on le recommandât à Dieu dans la prière, que s'adressant à un peuple tout entier, il lui disait d'un ton suppliant : « Priez en même temps pour nous aussi, (1) etc. »

Ainsi devons-nous vous dire ce qui peut nous encourager nous-mêmes et vous instruire. S'il faut, en effet, que nous réfléchissions avec beaucoup de crainte et d'application à la manière dont nous pourrons accomplir sans reproche les fonctions de notre pontificat; vous devez également chercher à accomplir humblement et généreusement tout ce qui vous sera prescrit. Par conséquent, mes bien-aimés, demandons avec une égale ardeur, que mon épiscopat profite et à vous et à moi. Il me profitera, si je dis ce qu'il faut faire; et à vous, si vous faites ce que j'aurai dit. Oui, si nous prions pour vous et si vous priez pour nous saris cesse et avec l'amour parfait de la charité, nous parviendrons heureusement, avec l'aide du Seigneur, à l'éternelle béatitude.

 

1. Colos. IV, 3.

 

Traduction de M. l'Abbé RAULX.

 

FIN DU TOME SEPTIÈME.
 
 
 
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

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