PREMIER SERMON. DES DIX PLAIES ET DES DIX PRÉCEPTES QUE DONNA
MOISE AU PEUPLE D'ISRAËL (1).
Ce sermon fut édité par les religieux de Saint-Maur (Tom.
V, col. 41) comme un fragment d'Eugipius, et trouvé dans les manuscrits
royal et de Victorin. Le catalogue du Mont-Cassin le reproduisit plus au
complet, sous ce titre : « Sermons de saint Augustin, sur les paroles
du Seigneur et autres sujets » ; mais comme on l'avait édité
avec peu de soin, le catalogue le corrige au n° 13, sous ce titre :
« Pensées d'Eugipius, tirées de saint Augustin, sans
y rien mettre néanmoins, que le fragment connu, avec peu de variantes.
S'il y a quelques fautes encore, elles m'ont échappé, car
de tous les catalogues du Mont-Cassin, je n'ai pu me procurer que celui-là
qui reproduisait le discours tout entier. Or, il y a dans ce catalogue
vingt-six sermons sur les paroles du Seigneur, et dans le même ordre
qu'ils sont édités à Louvain. Ils y sont avec cinquante-huit
autres, dont vingt-sept dans l'édition de Saint-Maur, et vingt-trois
dans la récente: appendice de Denis; enfin huit autres, qui gisaient
soit en partie, soit totalement, dans la poussière.
ANALYSE. 1. Les faits de l'Ecriture sont figurés et réalisés.
La verge de Moïse, ou vie mortelle, figure. de l'Eglise qui dévore
les peuples en les incorporant au Christ. 2. Premier précepte et
première plaie ; changement de l'eau en sang, du vrai Dieu en idole.
3. Second précepte, et seconde plaie, celle des grenouilles ; prendre
en vain le nom du Seigneur, ou prêcher la vanité. 4. Troisième
précepte, repos du sabbat, repos spirituel, dans le calme de la
. conscience ; plaie opposée, mouches importunes. 5. Quatrième
précepte, honorer ses parents ; plaie opposée, mouches des
chiens, parce
(1) L'édition de Saint-Maur porte : « Des dix plaies et
des dix préceptes ». Le catalogue d'Eugipius : «
Exposition des dix préceptes, sans ébranler la solidité
de la base littérale, d'après l'explication du décalogue
au peuple ». Au psaume LXXVII, num. 27, saint Augustin y fait allusion,
en expliquant sommairement les dix plaies.
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que ceux-ci méconnaissent leurs parents. 6. Cinquième
précepte : Interdiction de l'adultère ; plaie opposée,
mort des animaux ; l'âme de l'adultère. 7. Sixième
précepte : Tu ne tueras point ; plaie opposée, pustules,
image de la colère, d'où provient l'homicide. 8. Septième
précepte : Tu ne déroberas point ; plaie opposée,
grêle qui amène la disette extérieure, image de la
disette intérieure. 9. Huitième précepte : Tu ne
diras point le faux témoignage; plaie opposée, sauterelle
à la dent nuisible. 10. Neuvième précepte : Ne convoite
point la femme d'un autre ; plaie opposée, épaisses ténèbres,
ou aveuglement. 11. Dixième précepte : Ne convoite point
le bien d'autrui ; plaie opposée, mort du premier-né ou de
la foi. 12. Enlèvement des richesses aux Egyptiens, Dieu qui donna
ordre à Abraham d'immoler son fils, qui délivra Pierre de
sa prison, ce qui fit mettre les gardes à la question, qui tourna
au profit de la rédemption le crime de Judas, pouvait aussi disposer
des richesses de l'Egypte en faveur de son peuple, comme une compensation
des travaux, afin de figurer l'Eglise qui enlève an paganisme ses
richesses. 13. Les mages de Pharaon succombant au troisième précepte,
où il est question de sanctification, image des hérétiques
séparés de l'esprit de Dieu, et dès lors de toute
sainteté.
1. Il est dit quelque part dans l'Ecriture, à la louange du Dieu
que nous adorons « Vous avez tout disposé avec poids, nombre
et mesure (1) ». Puis la doctrine apostolique nous enseigne «
à examiner tout ce que l'on peut comprendre par ce qui a été
fait, et à rechercher ce qui est caché d'après ce
qui est manifeste (2) ». De là vient que, partout, la créature
interrogée répond à sa manière qu'elle a pour
auteur le Seigneur notre Dieu. Ensuite l'apôtre saint Paul nous dit
que tout ce qui est écrit dans les livres de l'Ancien Testament
arrivait en figure : « Tout cela », dit-il, « est écrit
pour nous corriger (3), nous qui arrivons à la fin des siècles
(4) ». Aussi, lues frères bien-aimés, tout ce qui dans
la nature nous parait l'effet du hasard, si nous l'examinons avec soin,
si nous le discutons, si nous parvenons à le comprendre en l'explorant
avec sagesse, proclamera la louange du Créateur, la divine Providence
étendant partout ses soins et disposant tout avec douceur, ainsi
qu'il est écrit « qu'elle atteint avec force d'une extrémité
à l'autre (5) ». A combien plus forte raison, tout ce qui
est non-seulement d'accord avec les saintes Ecritures, mais signalé
dans leurs récits? C'est pour cela que nous entreprenons, au nom
du Seigneur notre Dieu, avec son secours et sa grâce, et fortifiés
par la pieuse intention de vos coeurs , d'exposer autant que possible cette
question que nous ont proposée nos frères, ou plutôt
cet examen, cette contestation sur les dix plaies dont les Egyptiens sont
frappés et sur les dix préceptes qui forment la constitution
du peuple de Dieu. Nous avons en effet besoin du secours de Dieu, non
1. Sap. XV, 21. 2. Rom. I, 20.
3. Saint Augustin cite les textes d'après l'ancienne version appelée Italique, qu'il préfère aux autres. L. 2 De doct. Chr., c. 15. Si notre illustre Denis eut fait cette remarque, il n'eût point vu un défaut de mémoire dans le sermon sur le cierge pascal, où il accuse saint Augustin d'avoir mis l'abeille pour la fourmi; car il eût trouvé Bars l'ancienne Italique, après les Septante, l'exemple de la fourmi et de l'abeille.
4. II Cor. X, 11. 5. Sap. VIII, 1.
pas peut-être pour nous, mais assurément pour vous, afin
que nous disions avec certitude ce qui (1) doit être dit et entendu,
et que, marchant ensemble dans la voie de la vérité, courant
ensemble vers la patrie, nous puissions éviter, dès que nous
connaîtrons l'esprit et la volonté de la loi, toutes les embûches
de notre route. Les plaies dont fut frappé le peuple de Pharaon
sont au nombre de dix, comme il y a dix commandements qui constituent la
législation du peuple de Dieu. Voyons donc, mes frères, quel
est le fait maté. riel, et quel en est le sens spirituel. Nous sommes
loin de nier le fait et de dire que cela est raconté ou écrit,
sans avoir été accompli ; mais nous acceptons les faits tels
qu'ils sont écrits, et néanmoins nous reconnaissons par l'enseignement
de l'Apôtre que ces faits étaient l'ombre de l'avenir. Nous
pensons dès lors qu'il faut voir dans ces faits un sens spirituel,
bien qu'ils soient néanmoins des faits réels. Que nul donc
ne s'en vienne dire : Il est écrit qu'une plaie d'Egypte fut la
conversion de l'eau en sang; mais c'est là un symbole qui n'a pu
se réaliser. Quiconque tiendrait ce langage, chercherait la volonté
de Dieu de manière à faire outrage à la puissance
de Dieu. Le même Dieu qui a pu donner un sens symbolique à
ses paroles, ne le pourrait donner à ses actes ? Le peut-il ou non?
Isaac n'est-il pas né, ou Ismaël? Ils étaient nés,
ils étaient des hommes, des hommes nés d'Abraham, «
l'un fils de la servante, l'autre de la femme libre (2) ». Tout hommes
qu'ils étaient, et hommes nés de femmes, ils n'en figuraient
pas moins les deux Testaments; l'Ancien et le Nouveau. Après avoir
assis de la sorte sur une base solide la certitude des faits, nous devons
en chercher la signification, de peur que, la base venant à se dérober,
1. On nous indique ici une omission ou une faute. Nous la croyons volontiers. Le saint docteur ne parle pas ainsi.
2. Galat. IV, 22.
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nous ne paraissions vouloir bâtir en l'air. Mon opinion, en effet, sur tous ceux qui méprisent les dix préceptes de la loi, qui ne les observent point, c'est qu'ils endurent d'une manière spirituelle ce qu'ont enduré les Egyptiens dans leur corps. Tandis que je vous exposerai ces choses avec le secours de Dieu, je vous supplie de m'accorder votre attention et de prier pour moi, afin que je puisse vous parler. Nous savons à quoi nous en tenir dans notre pensée, mais vous l'exposer, c'est une dette que nous acquittons. Et d'abord, pour ne point vous tromper quant au nombre de ces plaies, n'allez point prendre pour l'une d'elles ce qui arriva comme un signe, ou la baguette de Moïse changée en serpent. C'était une manière de se présenter à Pharaon et de signaler dans Moïse l'homme qui allait tirer de l'Egypte le peuple de Dieu ; et qui, sans frapper les obstinés, les effrayait devant un prodige divin. Il n'est pas nécessaire, en effet, et nous n'avons pas le dessein de parler de cette verge de Moïse changée en serpent. Mais puisque nous en avons fait mention de peur qu'on ne se trompe sur le nombre, et que nous ne voulons pas laisser dans l'esprit d'un auditeur le moindre scrupule d'ignorance, nous dirons brièvement que ces verges signifient le royaume de Dieu, que ce royaume de Dieu n'est autre que le peuple de Dieu, et que le serpent désigne le temps de cette vie mortelle, puisque la mort nous a été inoculée par le serpent. Devenir mortel, c'est donc en quelque sorte tomber de la main de Dieu sur cette terre ; de là cette verge qui devient un serpent dès qu'elle tombe de la main de Moïse. Les enchanteurs imitèrent ce miracle, en jetant leurs verges, qui devinrent des serpents; mais le serpent de Moïse, ou la verge de Moïse, dévora tous les serpents des mages ; enfin, une fois saisie par la queue, elle redevint une verge, et le royaume se remit sous la main. Car les verges des mages sont les peuples des impies. Qu'est-ce que ces peuples impies? Vaincus par le nom du Christ, ils passent dans son corps, comme dévorés par le serpent de Moïse : jusqu'à ce que nous rentrions dans le royaume de Dieu, mais à la fin de cette vie mortelle, ce que signifie la queue du serpent, et que cette grande figure s'accomplisse. Après avoir entendu ce que vous devez désirer, écoutez ce qu'il vous faut éviter.
2. Le premier commandement de la loi est d'adorer un seul Dieu :«Tu n'auras pas », est-il dit, « d'autres dieux que moi (1) ». La première plaie des Egyptiens fut l'eau changée en sang (2).
3. Comparez le premier précepte à la première plaie. Comprenez un seul Dieu par qui tout existe, sous la figure de l'eau, qui donne naissance à tout. A qui convient le sang, sinon à la chair mortelle? Que signifie donc le changement de l'eau en sang, sinon que « leur coeur insensé a été obscurci ? Ils se disaient sages, et sont devenus fous, et ont changé la gloire du Dieu incorruptible en l'image de l'homme corruptibles (3)». La gloire du Dieu incorruptible ressemblerait à l'eau et l'image de l'homme corruptible au sang. Voilà ce qui arrive en effet dans le coeur des impies ; car Dieu demeure le même, et bien que l'Apôtre dise : « Ils ont changé », Dieu n'est point changé pour cela.
4. Voici le second précepte : « Tu ne prendras pas en vain
le nom du Seigneur ton Dieu, car il ne sera point innocent, celui qui aura
pris en vain le nom du Seigneur Dieu (4) ». Or, le nom de Jésus-Christ,
notre Dieu, est la vérité, puisque lui-même l'a dit
: « Je suis la vérité (5) ». C'est donc la vérité
qui purifie, et la vanité qui souille. Et comme celui qui dit la
vérité « parle d'après Dieu ; tandis que celui
qui dit le mensonge parle d'après lui-même (6) », dire
la vérité c'est parler raisonnablement, tandis que dire la
vanité c'est bruire, plutôt que parler ; c'est avec raison
que le second précepte nous impose l'amour de la vérité,
auquel est opposé l'amour de la vanité. La vérité
est une parole, la vanité n'est qu'un vain bruit. Or, vois comment
ce précepte a son contraste dans la seconde plaie. Qu'est-ce que
cette seconde plaie? Des grenouilles sans nombre. Or, tu verras ici l'image
expressive de la vanité, si tu veux faire attention à la
quantité des grenouilles. Vois l'homme qui aime la vérité,
ne prendre point en vain le nom du Seigneur ton Dieu, tenir le langage
de la sagesse avec les parfaits et même avec les imparfaits; ne point
leur dire ce qu'ils ne sauraient comprendre, sans toutefois s'écarter
de la vérité, pour courir après la vanité.
Que les imparfaits ne puissent comprendre, si l'on s'élève
au-dessus
1. Exod. XX, 3. 2. Id. VII, 20. 3. Rom. I, 21. 4. Exod. XX, 7. 5.
Jean, XIV, 26. 6. Id. VIII, 44.
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d'eux jusqu'à disputer du Verbe de Dieu, « Dieu en Dieu,
par qui tout a été fait » ; mais comprennent quand
on leur parle, comme saint Paul au milieu des petits enfants du Christ,
« de Jésus-Christ et de Jésus-Christ crucifié
», il n'en faut pas conclure qu'il y ait ici vérité,
et dans le premier cas vanité. Mais il y aurait vanité à
dire que le Christ n'est point mort en vérité, mais qu'il
a feint de mourir, que ses plaies n'étaient que sur un fantôme,
que ce n'était point un sang réel, mais une vaine apparence
de sang qui coulait de ses plaies, qu'il n'étalait que de fausses
cicatrices comme après de fausses plaies. Mais quand nous racontons
tout cela, nous le donnons comme une réalité, nous le croyons
et le prêchons comme l'expression de la vérité. Sans
nous élever jusqu'à la sublime et immuable vérité,
nous n'allons pas néanmoins à la vanité. Quant à
ceux qui prêchent que tout cela n'arrivait au Christ qu'en apparence
et sans réalité , ce sont des grenouilles coassant dans un
marais. Ils produisent un bruit de voix, mais ne sauraient insinuer la
doctrine de la sagesse. Enfin, dans l'Eglise, ceux qui s'attachent à
la vérité prêchent la vérité dans celui
par qui tout a été fait, la vérité dans ce
Verbe fait chair et demeurant parmi nous, la vérité dans
ce Christ Dieu, né de Dieu, seul Fils d'un seul Dieu, unique et
coéternel, la vérité dans celui qui, prenant la forme
de l'esclave, est né de la vierge Marie, a souffert, a été
crucifié, est ressuscité, est monté aux cieux, partout
vérité, vérité quand l'enfant ne saurait la
comprendre, vérité également dans le pain et dans
le lait, dans le pain des adultes, dans le lait des petits enfants. Car
c'est le même pain que l'on fait traverser la chair pour le changer
en lait. Ceux qui nient cette vérité se trompent dans leur
vanité et trompent les autres; ce sont des grenouilles qui fatiguent
les oreilles sans nourrir l'esprit. Ecoute enfin les hommes qui parlent
raisonnablement : « Il n'est point de discours », dit le Prophète,
« point de langage dans lequel on n'entende cette voix »,
et cette voix n'est point vaine, puisque « son éclat s'est
répandu sur toute la terre et a retenti jusqu aux confins du monde
(1) ». Veux-tu au contraire entendre les grenouilles, écoute
ce verset du psaume : « Le frère dit des frivolités
à son frère (2)».
1. Ps. XVIII, 4, 5. 2. Id. XI, 3.
5. Troisième précepte : « Souviens-toi, au jour du sabbat, de le sanctifier (1) ». Ce troisième précepte flous paraît une prescription du repos, qui est la tranquillité du cur et de l'esprit, et provient de la bonne conscience: Il y a là sanctification, parce qu'il y a l'esprit de Dieu. Voyez dès lors cette interruption, c'est-à-dire ce repos: « Sur qui», dit le Prophète , a reposera mon esprit, sinon sur « l'homme humble, calme et redoutant mes « paroles (2) ». Ils se retirent donc de l'Esprit-Saint, ces hommes sans repos, qui recherchent les rixes et sèment la calomnie ; plus amateurs de la dispute que de la vérité, ils ne sauraient dans leur turbulence admettre ce repos ou ce sabbat spirituel. C'est contre la turbulence de ces hommes, et comme pour mettre dans leur coeur le véritable sabbat, la sanctification par l'esprit de Dieu, qu'il est dit « Ecoute la parole avec douceur, afin de comprendre (3) ». Que comprendrai-je? Dieu qui te dit : Loin de toi cette turbulence, qu'il n'y ait dans ton coeur aucun tumulte, et que ce fantôme que fait voltiger la corruption ne te stimule point. Qu'il n'en soit point ainsi, car il te faut comprendre cette parole de Dieu: « Reposez-vous, et comprenez que c'est moi qui suis Dieu (4)». En toi la turbulence ne veut aucun repos; aveuglé par la corruption de tes disputes, tu entreprends de voir ce que tu ne saurais voir.
6. Au troisième précepte est opposée la troisième plaie: « Des moucherons sortis du limon couvrirent la terre d'Egypte »; des mouches très-petites, insupportables, volant en désordre, entrent dans les yeux, ne laissent à l'homme aucun repos; on les chasse, elles reviennent; chassées de nouveau, elles reviennent à la charge, comme ces fantômes qui assiègent les coeurs turbulents. Observe le précepte, et garde-toi de la plaie.
7. Quatrième précepte : « Honore ton père
et ta mère (5) ». A ce quatrième précepte est
opposée la quatrième plaie, qui fut celle de la cynomie.
Qu'est-ce que la cynomie ? C'est la mouche des chiens ; son nom vient du
grec.. Or, le propre du chien est de ne pas connaître ses parents
; rien ne tient tant du chien comme de méconnaître ceux qui
nous ont engendrés: c'est donc avec raison que les petits chiens
naissent aveugles.
1. Exod. XX, 8. 2. Isaï. LXVI, 2. 3. Eccli. V, 13. 4. Ps. XLV,
11. 5. Exod. XX, 12.
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8. Voici le cinquième précepte: « Tu ne commettras
point d'adultère (1) ». La cinquième plaie fut «
la mort des troupeaux des Egyptiens (2) ». Comparons. Voilà
un homme adultère qui ne se contente point de son mariage; il ne
veut point dompter en lui cette convoitise de la chair qui nous est commune
avec les animaux. Car s'unir et engendrer appartient également aux
pourceaux, tandis que penser est le propre de l'homme. De là vient
que cette raison qui siège dans notre esprit doit régner
sur les mouvements inférieurs de la chair, les dominer, leur mettre
un frein, et ne point leur donner cette liberté immodérée,
cette licence d'errer partout et sans retenue. Aussi est-il dans la nature
des animaux, d'après les desseins du Créateur, de ne rechercher
les femelles qu'à des temps fixés ; car ce n'est pas la raison
qui retient la brute en d'autres temps ; mais tout mouvement se refroidit
et lui donne le calme. Pour l'homme, s'il peut toujours être excité,
c'est qu'il est toujours en son pouvoir de réfréner son excitation.
C'est à toi que le Créateur a donné de dominer par
la raison, à toi les préceptes de la continence, comme des
jougs pour assujétir les animaux inférieurs. Tu as ce que
la brute n'a point; et dès lors tu espères ce qu'elle ne
saurait espérer. La continence est pour toi. un labeur que ne ressent
point la brute ; mais tu auras une joie éternelle que la brute ne
saurait atteindre. Si le travail te fatigue, du moins que la récompense
te console ; et c'est déjà souffrir que réprimer ses
mouvements intérieurs, et ne point laisser aller librement, comme
la brute, ce qui nous est commun avec elle. Te mépriser en toi-même,
et dominer par les passions de la brute, négliger cette image de
Dieu, selon laquelle il t'a fait, c'est abdiquer la dignité de l'homme,
pour devenir brute ; ce n'est point changer ta nature en celle de l'animal,
mais c'est, sous l'apparence de l'homme, ressembler à l'animal que
ne pas entendre cette parole : « Ne soyez point comme le cheval et
le mulet, qui n'ont point dintelligence (3) » Et si tu choisis la
part de la. brute, si tu veux laisser un libre cours à tes passions,
sans imposer à tes appétits charnels le joug de la continence,
crains la plaie de l'Egypte ; et si tu ne crains lias de vivre comme la
brute,
1. Exod. XX, 14. 2. Id. IX, 6. 3. Ps. XXXI, 9.
crains au moins de mourir comme elle.
9. Sixième précepte : « Tu ne tueras point (1) » ; et septième plaie : « Des pustules sur le corps, des tumeurs bouillonnantes et purulentes , des plaies enflammées se formèrent de la cendre du foyer (2) ». Telles sont les âmes homicides, qui bouillonnent de colère, et la colère de l'homicide a tué l'amour fraternel. L'homme s'enflamme de colère, comme il s'enflamme par les bons offices. Mais, dans un cas, c'est le feu de la santé, dans l'autre c'est le feu de l'ulcère. Des pustules brûlantes par tout le corps ne donnent écoulement qu'à des homicides intérieurement conçus; or ce feu n'est pas la santé: c'est un feu, mais non de l'esprit de Dieu. Il y a ardeur chez celui qui veut secourir, et ardeur aussi chez celui qui veut tuer : chez l'un c'est le précepte qui l'enflamme, chez l'autre la maladie ; chez l'un les bonnes oeuvres, chez l'autre les ulcères purulents. Si nous pouvions voir en effet l'âme des homicides, nous verserions plus de larmes qu'à la vue des corps envahis par la gangrène.
10. Voici le septième précepte : « Tu ne déroberas
point (3) ». Septième plaie, « la grêle sur les
fruits de la terre (4) ». Ce que tu soustrais contrairement au septième
précepte, tu le perds pour le ciel ; car nul ne bénéficie
injustement, sans subir un juste dommage. Voilà un homme qui vole,
par exemple; son larcin lui donne un vêtement, mais, par le jugement
du ciel, il perd la foi. Avec le gain, le dommage: le gain est visible,
et le dommage invisible ; le gain vient de son aveuglement, le dommage
de la nuée du Seigneur. Car, mes bien-aimés, rien n'arrive
sans la providence. Vous imaginez-vous que le Seigneur s'endort sur tout
ce que souffrent les hommes ? Tout cela parait être l'effet du hasard
: des nuées qui s'amassent, des pluies qui se répandent,
la grêle qui tombe, le tonnerre qui secoue la terre, les éclairs
qui effrayent; tout cela paraît être l'effet du hasard et arriver
sans l'intervention de la providence. Or, c'est à l'encontre de
ces pensées le psalmiste prend soin de nous dire : « Louez-le
Seigneur, vous qui êtes sur la terre, (le ciel déjà
l'a béni), dragons et tous les abîmes, feu, grêle, neige,
glace, tourillons et tempêtes, qui obéissez à sa parole
(1) ». La
1. Exod. XX, 13. 2. Id. IX, 10. 3. Id. XX, 15. 4. Id. IX, 23. 5.
Ps. CXLIII, 7, 8.
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grêle est donc à l'extérieur le juste jugement de Dieu contre cet homme qu'un coupable désir intérieur a porté à dérober. Oh ! si l'on pouvait découvrir le champ de son coeur, on verserait des larmes ; car on n'y trouverait rien pour la nourriture de l'esprit, bien que son vol ait fourni de quoi rassasier le ventre. La faim est plus grande chez l'homme intérieur, la faim plus grande, la plaie plus dangereuse, la mort plus déplorable, beaucoup de morts se promènent ici-bas, beaucoup d'affamés s'élèvent dans leurs vaines richesses. Enfin l'Ecriture proclame que le serviteur de Dieu est riche intérieurement: « L'homme caché de votre cur », nous dit-elle, « qui est riche devant Dieu ». Elle ne dit point, riche devant les hommes, mais devant Dieu, riche où est Dieu. Tiens-toi sur tes gardes, ô riche; de quoi te sert ta richesse? Où l'homme ne voit point, tu dérobes, et où Dieu voit, tu subis la grêle.
11. Huitième précepte: « Tu ne diras point le faux témoignage (1) ». Huitième plaie « La sauterelle, animal à la dent nuisible (2) ». Que veut le faux témoin, sinon nuire par ses morsures, anéantir par ses mensonges? L'Apôtre, avertissant les fidèles de ne point chercher à se nuire par de fausses récriminations : « Si vous vous déchirez », dit-il, « et vous dévorez les uns les autres, prenez garde que vous ne vous détruisiez mutuellement (3) ».
12. Neuvième précepte: « Tu ne convoiteras pas la
femme de ton prochain. (4) ». Neuvième plaie : « D'épaisses
ténèbres (5) ». Il y a, en effet, une sorte d'adultère
qui veut réprimer ce précepte et qui ne va même point
jusqu'à convoiter la vertu d'une épouse étrangère.
Mais tel est adultère, qui ne débauche point l'épouse
de son prochain ; seulement la sienne ne lui suffit pas; or,il y a d'épaisses
ténèbres non-seulement à ne se point contenter de
son épouse, mais encore à rechercher celle d'un autre. Il
n'est rien, en effet, de plus douloureux pour un époux, et tel,qui
le fait à un autre, ne le voudrait jamais souffrir. Un homme endurerait
plutôt toute autre injure; mais celle-ci, je ne sais si l'on trouverait
un homme pour l'endurer. O épaisses ténèbres de ceux
qui commettent ces crimes, conçoivent de tels désirs ! Ils
sont vraiment aveuglés d'une
1. Exod. XX, 16. 2. Id. X, 13. 3. Galat. V, 15. 4. Exod. XX, 19.
5. Id. X, 22.
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terrible fougue, car c'est une fougue indomptée, de souiller la femme d'un autre homme.
13. Dixième précepte : « Tu ne convoiteras aucun
bien de ton prochain, ni son bétail, ni son serviteur, ni sa servante,
en un mot tu ne convoiteras rien de ton prochain (1) » . C'est contre
un tel crime qu'est dirigée la dixième plaie: «La mort
des premiers-nés (2)». Or, à propos de cette plaie,
quand je cherche quelque comparaison, je ne trouve rien; un autre peut
trouver mieux, surtout s'il cherche mieux, sinon que tout homme cherche
à conserver son bien pour ses héritiers. Or, ici l'on condamne
celui qui désire le bien de son prochain; car le vol ne s'effectue
qu'à la suite de la convoitise; et nul ne dérobe le bien
du prochain, qu'après avoir désiré ce bien d'un autre.
Mais déjà il y a un précepte sur le vol, ce qui doit
te faire comprendre que le vol par violence est défendu. Car l'Ecriture
ne saurait défendre le vol, et garder le silence sur la rapine,
sinon pour te faire comprendre que si l'on est coupable de prendre à
la dérobée, on est bien plus coupable de prendre avec violence.
Il y a donc un précepte qui défend de prendre au prochain
malgré lui, soit ouvertement, soit secrètement. Or, il n'est
point permis de convoiter le bien d'autrui, ce que Dieu découvre
dans notre coeur, même en recherchant une légitime succession.
Ceux qui veulent en effet couvrir du manteau de la justice la possession
du bien d'autrui, cherchent auprès des moribonds à se faire
instituer héritiers. Que peut-on, en effet, voir de plus. juste,
que de posséder de droit commun tel bien qu'on nous a laissé
en héritage? Que fait cet homme chez toi? On m'a tout abandonné;
j'ai acquis un héritage, j'en lis le testament. Rien ne paraît
plus juste que ce cri de l'avarice. Et toi de répondre : Ta possession
est juste; de louera un homme qui possède selon le droit. Dieu condamne
celui qui désire injustement. Vois qui tu es, pour désirer
qu'un autre t'adopte comme héritier; tu ne veux pas qu'il ait des
héritiers. Or, parmi les héritiers , nul n'est plus cher
que le premier-né ; et dès lors c'est dans tes premiers-nés
que tu es châtié, toi qui, en convoitant le bien d'autrui,
as recherché sous l'ombre du droit ce qui de droit ne te revenait
1. Exod. XX, 17. 2. Id. XII, 29.
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point. Perdre ses premiers-nés d'une manière corporelle, mes frères, est chose facile; car les hommes meurent soit avant, soit après leurs parents ; ils sont mortels, et ils meurent. Or, ce qui est à craindre, au sujet de cette convoitise occulte et injuste, c'est la perte des premiers-nés de. ton coeur. Car en nous le premier-né porte l'image de la grâce de Dieu or, parmi tout ce qui naît dans notre coeur, le nouveau-né, le premier-né c'est la foi. Nul, en effet, ne peut faire le bien, si la foi n'est d'abord en lui, selon cette parole de l'Apôtre : « Sans la foi il est impossible de plaire à Dieu (1) ». Toutes les bonnes oeuvres sont pour toi des enfants spirituels, mais parmi eux c'est la foi qui est née tout d'abord. O toi, dès lors, qui convoites intérieurement le bien d'autrui, tu as perdu la foi intérieure. Tout d'abord tu vas feindre, obéir par fraude, et non par charité; tu feindras d'aimer celui dont tu veux être l'héritier, mais ton amour pour lui est de lui souhaiter la mort et de ne point lui vouloir de successeur, afin de t'établir dans la possession de son bien.
14. Allons ! mes frères, après avoir parcouru les dix préceptes et les dix plaies, en comparant ceux qui méprisent les préceptes aux Egyptiens obstinés, nous vous avons mis sur vos gardes, afin que vous possédiez en paix vos biens, selon les préceptes de Dieu ; oui, dis-je, vos biens, les biens intérieurs de votre coffre-fort, soigneusement cachés dans votre trésor; vos biens, que ni larron, ni voleur, ni voisin, ne saurait vous enlever, où vous n'avez à craindre ni vers, ni rouille, et que l'on peut sauver du naufrage. C'est ainsi que vous serez le peuple de Dieu au milieu des injustes Egyptiens, puisqu'ils auront ces convoitises dans leurs coeurs, tandis que vous serez sains et saufs dans ce qui est de l'homme intérieur, jusqu'à ce que le peuple sorte de l'Egypte, par un nouvel Exode, qui a lieu maintenant; car ce qui s'est fait alors, ne cesse de se faire maintenant.
15. Car, à bien voir, nous enlevons aussi les dépouilles
de l'Egypte. Ce n'est point en effet, sans une raison mystérieuse,
que Dieu fit emprunter aux Egyptiens de l'or, de l'argent, des vêtements,
ce qui. fournit contre fui une accusation aux hommes peu intelligents;
on leur donna tout cela, et ils l'enlevèrent (2). Il y aurait là
un vol si Dieu ne l'avait commandé.
1. Hébr. IX, 6. 2. Exod. XII, 35.
Que votre charité veuille bien être attentive; il y aurait vol, dis-je, si Dieu ne l'avait commandé; mais comme Dieu l'avait commandé, il n'y avait point vol. Sans les accuser davantage, te voilà prêt à accuser Dieu. C'était à eux d'obéir, car Dieu, qui leur en donna l'ordre, sait ce que chacun doit souffrir, qui doit souffrir, que doit-il souffrir, et avec quelle justice. Abraham eût commis à ciel ouvert le plus détestable parricide, s'il eût sacrifié son fils spontanément; mais comme il en était autrement, son action était louable, parce qu'il obéissait à Dieu, et ce qui eût été un acte cruel dans sa volonté spontanée, devenait un acte d'obéissance à l'ordre de Dieu (1).
16. Je voudrais vous dire un mot des Actes des Apôtres. Quand
Pierre était dans la prison, l'ange du salut vint à lui et
fit tomber les chaînes de ses mains (2). Pierre sortit derrière
l'ange et fut délivré de la prison par l'ordre de Dieu, par
l'autorité de Dieu. Le lendemain, le juge l'envoya chercher pour
l'entendre; il reconnut qu'il était sorti et fit emmener les gardes
: « Après avoir soumis les soldats à la question, il
ordonna qu'on les emmenât » ; il porta contre eux la sentence,
l'arrêt qu'il jugea propre à leur faire trouver Pierre. Qu'en
dis-tu ? Pierre fut-il l'auteur de leur mort ? N'y aurait-il point fausse
piété de sa part à contredire la volonté de
Dieu, à répondre à l'ange qui lui ordonnait de sortir:
Je ne sortirai point, de peur que mon départ ne livre à la
mort ces mal. heureux hommes qui gardent la prison ? On lui eût répondu
: Laisse au Créateur tous ces soins, ce n'est point toi qui as tout
disposé pour la naissance d'un homme, tu ne dois pas être
juge de la manière dont il doit mourir; car nul ne meurt, que Dieu
ne le veuille. C'est Dieu qui est juge de la manière dont nous mourrons,
mais la convoitise de l'homicide n'en est pas moins condamnable. De même,
ici, nous n'avons point à examiner le jugement de Dieu, mais ce
qu'avait mérité cette nation coupable. Judas, en effet, livra
le Fils de Dieu que l'on fit souffrir, et par la souffrance du Fils de
Dieu, toutes les nations et sauvées, et toutefois ce salut des nations
ne valut à Juda aucune récompense, mais son crime lui attira
un châtiment bien mérité. Car si l'on doit
1. Gen. XXII. 2. Act. XII.
485
considérer l'action de livrer le Christ, et non l'intention de celui qui le livre, Judas fit ce que fit Dieu le Père, dont il est dit a qu'il n'a pas « épargné son Fils, mais l'a livré pour nous tous (1) ». Judas fit ce que fit Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même, dont il est écrit « qu'il s'est livré pour nous, en s'offrant à Dieu comme une victime d'agréable odeur » ; et encore : « Ainsi le Christ a aimé l'Eglise jusqu'à se livrer pour elle, afin de la sanctifier (1) ». Et nous rendons grâces à Dieu le Père, qui « n'a point épargné son Fils unique, mais l'a livré pour nous ». Nous rendons grâces au Fils de Dieu, « qui s'est livré pour « nous s, accomplissant ainsi la volonté de son Père. Et nous détestons Judas, dont faction a servi à Dieu pour nous accorder un tel bien, et nous disons avec justice : « Dieu lui a rendu selon son iniquité, et l'a perdu comme le méritait sa malice (2) ». Car ce ne fut point pour nous qu'il livra le Christ, mais il le vendit pour de l'argent, et toutefois, cette vente du Christ devint notre rédemption.
17. Que nul, mes frères, que nul ne veuille mettre Dieu en discussion.
C'est une arrogance, une impiété, une folie. Pour toi, mets
un frein à tes convoitises, ne fais rien avec mauvaise intention,
sois prêt à obéir et non à nuire. Ce que ces
hommes d'Israël ont fait, c'est Dieu qui l'a fait. S'ils eussent commis
un vol, c'est peut-être que le Christ leur Dieu avait voulu qu'ils
endurassent ce qu'ils avaient enduré, lui qui leur permit de faire
ce qu'ils firent; et toutefois, il réserverait une peine aux voleurs,
et néanmoins exécuterait une certaine vengeance temporelle
contre les victimes d'un tel larcin. Maintenant donc, ils ne l'ont point
fait d'eux-mêmes, c'est Dieu qui l'a voulu faire par un juste jugement.
En examinant cette cause, nous verrons qu'ils ne volèrent point
l'or d'autrui, mais exigèrent seulement une récompense qui
était due. Sous l'injuste oppression des Egyptiens, ils fabriquèrent
des briques, et ne sortirent point sans une récompense pour les
travaux si accablants de la servitude, et toutefois Dieu avait en cela
son dessein. Si nous sommes en ce monde comme le peuple d'Israël en
Egypte, j'ose vous dire, et je crois parler d'après l'Esprit de
Dieu, dérobez aux Egyptiens leur or, leur argent, leurs vêtements;
leur or ou leurs sages, leur argent ou leurs hommes éloquents,
1. Rom. VIII, 32. 2. Ephés. V, 2, 25. 3. Ps. XCIII, 23.
485
leurs vêtements ou leurs diverses langues. Ne voyons-nous pas
tout cela dans l'Eglise, n'est-ce point ce que l'Eglise fait chaque jour?
Combien de sages en ce monde embrassent la foi du Christ ? C'est l'or enlevé
aux Egyptiens. Le saint dont nous célébrons aujourd'hui la
fête fut un jour de l'or ou de l'argent des Egyptiens; ces vêtements
des Egyptiens, dont on recouvre en quelque sorte les sens, figurent les
langues diverses. Vous les voyez sortir de l'Egypte et s'acheminer vers
le peuple de Dieu. « Il n'est point de discours, point de langage
dans lequel on n'entende cette voix (1) ». Tel est l'or, tel est
l'argent des Egyptiens; nous le voyons en sortant d'Egypte, et nous en
faisons notre récompense avec nous; car ce n'est point gratuitement
que nous avons travaillé dans la boue de l'Egypte. Ainsi, mes frères,
de tout ce que nous pouvons vous exposer, ou que nous ne pouvons point
encore, de tout ce que vous comprenez ou ne pouvez comprendre, soit qu'on
vous l'expose comme nous venons de le faire, soit d'une manière
supérieure, croyez que tout alors arrivait en figure aux «
enfants d'Israël, et que cela est écrit pour notre instruction,
à nous qui arrivons à la fin des temps (2) ». Et je
n'y ferais aucune attention ? Et toi, chrétien, dans le sens spirituel,
tu n'étudierais pas avec moi pourquoi les mages de Pharaon furent
pu défaut à la troisième plaie, tu n'y verrai a qu'un
effet sans cause ? Je n'y chercherais rien, et je croirais que ce fait
s'est accompli ou a été consigné sans dessein ? Les
mages de Pharaon, à l'encontre de Moïse, font des serpents
avec des verges, du sang avec de l'eau, ils font des grenouilles, ils font
tout cela. Ils arrivent à la troisième plaie, à ces
mouches appelées moucherons, et là, font défaut ceux
qui avaient fait des serpents; ceux qui avaient fait des grenouilles, font
défaut devant les mouches. Assurément, cela n'est point sans
raison. Frappez avec moi. A quoi est opposée la troisième
plaie ? Au troisième précepte de Dieu, qui impose le sabbat
au peuple, qui prêche le repos, qui recommande la sanctification;
car il est dit : « Souviens-toi de sanctifier le jour du sabbat ».
Enfin, dans les premiers ouvrages du monde, le Seigneur fit le jour, fit
le ciel, la terre, la mer, les grands corps lumineux, les étoiles,
tira des eaux les animaux,
1. Ps. XVIII, 4. 2. I Cor. X.
486
et tira du limon de la terre l'homme qu'il fit à son image. Il
fait tout cela, et nous ne trouvons pas encore le mot de sanctification.
Tout cela se fait en six jours, et le septième jour, ou jour du
repos de Dieu, est sanctifié. Dieu, qui n'a point sanctifié
ses oeuvres, sanctifie son repos (1). Que dire ? Allons-nous penser qu'il
en est de Dieu comme de nous, qui, au milieu de nos travaux, préférons
le repos à l'ouvrage ? Loin de nous cette pensée, comme aussi
de croire que la création était pour lui une oeuvre de fatigue
et non de commandement. « Dieu dit : Que cela soit, et cela a fut
». Cette manière d'agir ne serait point une fatigue même
pour l'homme. Mais en ce jour, il nous a recommandé de nous reposer
de tout travail, afin de nous faire comprendre qu'un jour, après
toutes nos bonnes oeuvres, nous nous reposerons sans fin. Car, ici-bas,
tous nos jours ont un soir, le septième n'en a point; notre travail
a un terme ou soir, et notre repos est sans terme. C'est alors que la sanctification
nous vient comme une parole mystérieuse, qui est le propre du Saint-Esprit.
Mais quand je parle de lui, mes frères, écoutez avec indulgence,
je vous en supplie, cherchez le sens que je m'efforce de donner, plutôt
que mes explications; je sais qui je suis pour vous parler, et de quoi
je veux vous parler : c'est un homme expliquant aux hommes les choses de
Dieu. Allons, efforcez-vous avec moi, partagez mon labeur, afin de partager
aussi mon repos, autant que le Seigneur me l'accordera, autant qu'il me
découvrira ces mystères, autant que m'inspirera cette sagesse
qui se montre volontiers dans ses voies, à ceux qui l'aiment, et
qui vient au-devant d'eux d'une manière toute providentielle. Le
sabbat, le repos de Dieu est donc sanctifié. C'est la première
fois qu'il est parlé de sanctification , du moins que je sache et
que vous sachiez vous-mêmes, c'est ce que nous croyons. Or, il n'y
a point de sanctification divine et véritable qui ne vienne du Saint-Esprit.
Sans doute le Père est saint, comme le Fils est saint, et néanmoins
c'est à l'Esprit que ce nom est donné en propre, en sorte
que la troisième personne de la Trinité se nomme Saint-Esprit.
C'est lui qui « repose sur l'homme humble et calme»,
comme dans son sabbat. C'est pour cela qu'on attribue encore au Saint-Esprit
le nombre sept. Nos Ecritures
1. Gen. II, 3.
le disent assez; nous laissons aux plus saints que nous de trouver des
choses plus saintes, aux savants des choses plus relevées; qu'ils
entrent, au sujet de ce nombre sept, dans les subtilités, et nous
donnent des explications plus divines. Quant à moi, ce qui me suffit
pour maintenant, je vois ceci que j'entreprends de vous faire voir, c'est
que le nombre sept est attribué à l'Esprit-Saint, parce que
c'est le septième jour qu'il est parlé de sanctification.
Et comment prouver que le nombre septénaire est un attribut de l'Esprit-Saint
? Le prophète Isaïe dit que l'esprit de Dieu vient sur le chrétien,
sur tel membre du Christ. « Esprit de sagesse et d'intelligence,
de conseil et de force, de science et de piété, esprit de
crainte de Dieu (1) ». Or, si vous m'avez suivi, j'ai énuméré
sept dons, comme si l'Esprit de Dieu descendait en nous de la sagesse à
la crainte, pour nous faire monter de la crainte à la sagesse. «
Car la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse (2) ».
Ainsi donc l'esprit est septénaire, et il n'y a qu'un seul esprit
en sept attributs. Voulez-vous quelque chose de plus clair ? L'Ecriture
sainte nous parle de la Pentecôte, solennité qui arrive après
sept semaines. Vous avez l'histoire de Tobie qui s'exprime clairement sur
la fête des sept semaines. Sept multiplié par sept nous donne
une somme de quarante-neuf, mais comme pour nous ramener à la source;
car l'Esprit-Saint nous rassemble dans l'unité, ne nous divise pas
de l'unité; c'est pourquoi, en ajoutant à quarante-neuf,
un ou l'honneur de l'unité, nous avons cinquante. Ce n'est donc
point sans raison que, le cinquantième jour, le Sauveur déjà
monté au ciel envoya l'Esprit-Saint. Le Seigneur ressuscité,
sort des enfers, mais ne remonte pas encore au ciel. A dater de cette résurrection,
de cette sortie de dessous terre, nous comptons cinquante jours, et le
Saint-Esprit vient au nombre cinquantième, comme pour fêter
sa naissance en nous-mêmes. Car le Seigneur s'entretint ici-bas avec
ses disciples pendant quarante jours; au quarantième jour il monta
au ciel, et après que les disciples ont passé dix jours au
cénacle, en signe des
dix préceptes, le Saint-Esprit descendit; car nul ne peut accomplir
la loi que par la grâce de l'Esprit-Saint. Il devient clair, dès
lors, que le nombre septénaire est un attribut de
1. Isaï. XI, 2. 2. Prov. I, 7.
487
l'Esprit-Saint. On doit regarder comme n'ayant pas l'Esprit-Saint quiconque n'adhère pas à l'unité du Christ, quiconque prend une direction contraire à cette unité. Car les disputes, les dissensions, les divisions, ne peuvent qu'aboutir, et l'Apôtre a dit de ces hommes: « L'homme animal ne perçoit pas les choses qui sont de l'Esprit de Dieu (1) ». Il est encore écrit dans l'épître de l'apôtre saint Jude : « Ceux-là se séparent eux-mêmes, hommes sensuels, n'ayant point l'Esprit (2)». Peut-on rien trouver de plus clair, de plus évident ? Bien qu'ils aient les mêmes croyances que nous, qu'ils viennent donc à nous, afin de recevoir l'Esprit-Saint qu'ils ne sauraient avoir, tant qu'ils demeurent les ennemis de l'unité. L'Apôtre les compare aux mages de Pharaon : « Ils ont », dit-il, « l'apparence de la piété, mais n'en ont point la réalité (3) ». Oui, avec cette apparence de piété, ils firent d'abord des prodiges semblables, mais parce qu'ils n'en avaient point la réalité, ils furent impuissants au troisième (4).
18. Mais cherchez encore avec moi pourquoi cette défaillance
au troisième signe. Qu'importe à quel signe cette défaillance
vienne éclater, au second ou au quatrième signe, puisqu'ils
doivent défaillir? Pourquoi dont fut-ce au troisième? Mais
voyez, comme je vous l'ai promis, si l'Apôtre saint Paul ne compare
point les hérétiques à ces mages. « Ils ont
», dit-il, « la forme de la piété sans en a avoir
la réalité : fuis encore ceux-là. Car il en est parmi
eux qui s'insinuent dans les maisons, qui entraînent après
eux, comme captives, des femmes chargées de péchés
et poussées par divers désirs ; lesquelles ape prennent toujours
sans jamais parvenir à connaître la vérité (5)
». Ils entendent continuellement rendre témoignage à
l'Eglise catholique, et ne veulent point venir à l'Eglise catholique.
Ils disent sans cesse, et ne cessent point d'entendre : « En ta postérité
seront bénies toutes les nations (6) »; ils ne cessent d'entendre
: « Demande-moi, et je te donnerai les nations pour héritage,
et tu posséderas les confins de la terre (7) » ; d'entendre
encore : « Toutes les familles de la terre se
1. I Cor. II, 14. 2. Jud. I, 19. 3. II Tim. III, 5.
4. Saint Augustin avait raison de nous dire qu'il y a des difficultés dans les explications qu'il donne ; ces difficultés redoublent encore à cause de l'altération du texte en bien des endroits, ce qui fait le désespoir du traducteur.
5. II Tim. III, 5 et suiv. 6. Gen. II, 1, 2. 7. Ps. II, 8.
souviendront du Seigneur et reviendront à lui (1) » ; d'entendre
enfin : « Il dominera jusqu'à la mer, et depuis le fleuve
jusqu'aux extrémités de la terre (2) ». Voilà
ce qu'ils entendent sans cesse, ce qu'ils apprennent sans cesse, et néanmoins
sans arriver à la science de la vérité. Voyez maintenant
ce que je vous ai promis. Que dit ensuite l'Apôtre? « De même
que Jamnès et Mambré résistèrent à Moïse,
de même ceux-ci font opposition à la vérité,
hommes corrompus dans l'esprit et pervertis dans la foi ».
Que dit-il encore? « Mais ils n'iront pas au-delà, car leur
folie sera connue de tout le monde, comme le fut celle de ces hommes
». Voyez donc pourquoi ils succombèrent au troisième
signe. Souvenez-vous que ceux qui s'opposent à l'unité n'ont
point le Saint-Esprit. Or, il est facile de voir que les trois premiers
préceptes du décalogue ont pour objet l'amour de Dieu, et
les sept derniers se rapporteraient à l'amour du prochain ; en sorte
que les deux tables de la loi et les dix préceptes pourraient se
résumer sommairement dans ces deux : « Tu aimeras le Seigneur
ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de toutes tes forces,
et tu aimeras ton prochain comme toi-même : ces deux préceptes
résument a toute la loi et les Prophètes (3) ». Reportons
donc les trois premiers préceptes à l'amour de Dieu. Quels
sont ces trois premiers? Premier : « Tu n'auras pas d'autre Dieu
que moi », et auquel est opposée la plaie de l'eau changée
en sang, parce que le principe souverain du Créateur avait été
ramené à l'image d'une chair humaine. Second précepte
: « Ne prends pas en vain le nom du Seigneur ton Dieu ». Autant
que j'en puis juger, il s'agit du Verbe ou Fils de Dieu. « Car il
n'est qu'un seul Dieu, et un seul Jésus-Christ Notre-Seigneur, par
qui tout a a été fait (4) ». A l'encontre du Verbe,
les grenouilles. Comprends les grenouilles à l'encontre du Verbe,
le bruit à l'encontre de la raison, la vanité à l'encontre
de la vérité. Le troisième précepte, concernant
le sabbat, est dans les attributs de l'Esprit-Saint, à cause de.
cette sanctification que nous entendons pour la première fois au
jour du sabbat, ce que nous vous avons signalé avec autant d'instance
qu'il nous a été possible. Or, l'opposé de
1. Ps. XXI, 58. 2. Id. LXXI, 18. 3. Matth. XXII, 37, 38. 4. Rom.
XI, 36.
488
ce précepte fut la turbulence dans ces mouches nées de
la pourriture, et qui s'en prenaient aux yeux. Or, les magiciens succombèrent
à ce troisième signe, parce que les ennemis de l'unité
n'ont point l'Esprit-Saint, tel est le châtiment qu'il leur inflige.
L'Esprit-Saint a des faveurs et des châtiments les premières,
c'est devenir en nous; les seconds, de nous abandonner. Enfin, pour comprendre
plus clairement, par l'aveu des mages de Pharaon, quel nom reçut
l'Esprit-Saint, voyons comment il est nommé dans l'Evangile. Comme
les Juifs jetaient au Sauveur ces outrageantes paroles : « Celui-ci
ne saurait chasser les démons que par Béelzébub, prince
des démons », il répondit: « Si c'est par l'Esprit
de Dieu que je chasse les démons, assurément le royaume de
Dieu est venu vers vous (1) » ; ce qu'un autre évangéliste
nous raconte ainsi : « Si c'est par le doigt de Dieu que je chasse
les démons ». Ainsi, ce qu'un évangéliste appelle
: « Esprit de Dieu (2) », un autre l'appelle
1. Matth. XII, 24. 2. Luc, X, 20.
« Doigt de Dieu »; donc l'Esprit de Dieu est aussi doigt
de Dieu. C'est pourquoi la loi fut écrite par le doigt de Dieu,
loi qui fut donnée sur le mont Sinaï, le cinquantième
jour après l'immolation de l'agneau, après que le peuple
juif, eut célébré la pâque. Quand s'accomplit
le nombre de cinquante jours après l'immolation de l'agneau, la
loi est donnée écrite par le doigt de Dieu; et quand s'accomplit
le nombre de cinquante jours après la mort du Christ, le Saint-Esprit
descend. Béni soit le Seigneur qui se cache providentiellement,
pour apparaître avec douceur. Voyez encore les mages de Pharaon faire
cet aveu si clair; succombant au troisième signe, ils s'écrièrent
: « Le doigt de Dieu est ici (1) ». Bénissons le Seigneur
qui donne l'intelligence et qui donne le verbe. S'il n'y avait sur tout
cela un voile mystérieux, on le rechercherait avec moins d'avidité;
et si on le recherchait avec moins d'avidité, on goûterait,
en le trouvant, moins de douceur.
1. Exod. VIII, 10.
DEUXIÈME SERMON. SUR LA NAISSANCE DE SAINT AUGUSTIN (1).
Le Codex manuscrit, num. 17, dont nous avons parlé plus haut,
indique comme détachés de celui-ci les sermons CCCXXXIX et
XL, de l'édition de Saint-Maur. Comme j'étais à me
demander d'où vient qu'en France on ne trouve ce sermon que disloqué
et mutilé dans les catalogues à l'aide desquels Amerbach,
Erasme, les éditeurs de Paris, de Louvain, de Saint-Maur, ont ajusté
leurs éditions, il m'est venu cette pensée assez croyable,
savoir : que, de l'aveu des Bénédictins de Saint-Maur (Praef.,
tom. V), saint Césaire d'Arles, accablé d'années,
avait coutume de faire lire par ses prêtres et ses diacres, non-seulement
ses propres serinons, mais aussi ceux de saint Augustin, parfois mutilés,
souvent avec un nouvel exorde ou une nouvelle péroraison. Quelqu'un
put alors séparer les principaux arguments de ce sermon, selon qu'il
le jugeait nécessaire, en admettant ce qui rattachait une partie
prêchée à une partie omise. Or, comme cela ne s'est
point fait avec toute la sagacité désirable, il nous reste
des indices appuyant l'autorité de notre catalogue, réunissant
ainsi les membres épars. En attendant, le sermon découpé
à Arles, et ainsi jeté dans le public, s'est glissé
dans tous les catalogues français, puis dans les autres contrées
où saint Césaire, comme on le lit dans sa vie, liv. I, transmettait
par ces mêmes prêtres ce qu'ils devaient faire prêcher
dans leurs églises. De là vient l'importance de rendre son
ancienne intégrité à un sermon qui a manqué
jusqu'alors dans nos bibliothèques.
ANALYSE. 1. Avertir son peuple, c'est pour le pasteur alléger
sa responsabilité. Notre saint a toujours averti les pécheurs.
Illusion de ceux qui comptent sur la divine miséricorde pour retarder
leur conversion. Fidélité de Dieu à tenir compte
des bonnes oeuvres. 2. Prêcher à son peuple, c'est le nourrir.
Amener à la conversion, c'est faire valoir
(1) On trouve dans une édition cette inscription : « Pour
le jour de son ordination n. On appellerait sa tête l'anniversaire
de sa consécration épiscopale, jour qui était très-solennel,
comme l'attestent saint Paulin, épit. à Delph., le pape Sixte,
épit. à Cyril. en 430, saint Léon le Grand, le pape
Hilaire, épit. à l'év. de Tarrag., et saint Augustin
lui-même, épit. 255, et ailleurs.
489
le talent confié par Dieu. Folie de l'homme qui ne désire
rien que de bon, excepté sa vie. Le sort du mauvais riche et de
Lazare. Bonheur du ciel pour les justes, apprécié par ce
que Dieu fait pour les méchants. Les largesses de Dieu ne l'appauvrissent
point. Nécessité d'attendre avec foi. Fausse sécurité
du pécheur retardataire qui n'a pas de lendemain assuré.
3. Exhortation au pécheur de se convertir au plus tôt. Ne
nous endormons point en cette vie, qui n'a aucune sécurité.
1. Cette journée, mes frères, m'avertit de réfléchir plus attentivement au fardeau qui me charge. Sans doute il me faut y penser nuit et jour, mais je ne sais comment cet anniversaire vient en pénétrer mes sens au point que je n'en puis détourner ma pensée, et à mesure que s'avancent, ou plutôt que fuient les années, nous rapprochant du dernier jour, qui viendra sans aucun doute, alors devient pour moi plus vive et plus poignante la pensée du compte que je dois rendre à votre sujet au Seigneur mon Dieu. Car entre vous et nous il y a cette différence, que votre inquiétude sur le compte que vous avez à rendre se borne à vous-mêmes, tandis que pour nous, elle s'étend à vous et à nous. Mon fardeau est donc plus grand ; mais, bien porté, il me vaudra une gloire plus grande; porté avec infidélité, une peine épouvantable. Qu'ai-je donc aujourd'hui de mieux à faire, sinon de vous signaler mon danger, afin que vous soyez ma joie? Or, ce qui constitue un danger pour moi, ce serait de faire attention à vos louanges, sans examiner votre vie. Or, il le sait, celui qui a les yeux sur mes paroles, et même sur mes pensées, il sait que les louanges populaires sont moins un plaisir pour moi qu'un stimulant, et que ma vive inquiétude est de savoir comment vivent ceux qui me louent. Toute louange qui me viendrait de ceux qui vivent mal m'est en horreur, je l'abhorre, et c'est pour moi une douleur plutôt qu'un plaisir; quant à celle qui me viendrait de ceux dont la vie est régulière, dire que je la repousse, c'est mentir, dire que je la recherche, c'est m'exposer à rechercher la vanité plutôt que la solidité. Que dire alors? Sans la vouloir tout à fait, je ne la repousse point tout à fait. Je ne la désire point tout à fait, parce que je redoute un danger dans la louange des hommes; je ne la repousse point tout à fait, pour ne pas exposer mes auditeurs à l'ingratitude. Or, quel est mon fardeau, vous l'avez entendu quand on lisait le prophète Ezéchiel. C'était peu qu'un jour semblable nous invitât à réfléchir à notre fardeau, voilà qu'on lit un passage qui nous saisit de crainte et nous fait réfléchir à
ce que nous portons; car si celui qui nous l'a imposé ne le porte
avec nous, il nous faut succomber. Vous venez de l'entendre. « Lorsque
j'aurai appelé l'épée sur une terre », dit le
Prophète, « et que cette terre aura établi une sentinelle,
pour voir ce glaive arriver puis le dénoncer et avertir le peuple;
si la sentinelle se tait à l'arrivée du glaive, et que le
glaive, survenant sur le pécheur, lui donne la mort, le pécheur
mourra sans a doute selon son iniquité, mais je redemanderai son
sang à la sentinelle. Que si, au contraire, elle voit le glaive
arriver, et a sonné de la trompette, et avertit le peuple, et que
celui qui entend l'avertissement n'en prenne aucun souci, celui-ci mourra
dans son iniquité, sans doute, mais la sentinelle aura sauvé
sa vie. Toi donc, fils de l'homme, je t'ai établi sentinelle en
Israël (1) ». Il expose ensuite ce qu'il entend par épée,
ce qu'il entend par la mort, et ne nous laisse aucun moyen de négliger
cette lecture sous prétexte d'obscurité. « Je t'ai
établi sentinelle », me dit-il, « et si, quand je dis
au pécheur : Tu mourras de mort, tu gardes le silence, et qu'il
meure dans son péché, il meurt à cause de son péché
sans doute, mais il est bien juste que je te redemande son sang à
toi-même. Mais si toi-même tu dis à l'impie : Tu mourras
de mort, et qu'il ne se tienne point sur ses gardes, il mourra dans
son iniquité, tandis que tu auras sauvé ton âme ».
Puis il ajoute ce qu'il veut qu'on dise à la maison d'Israël.
« Tu diras donc aux enfants d'Israël: Quel est ce langage que
vous tenez en vous-mêmes : Nos iniquités sont sur nous, nous
languissons dans nos péchés, comment pouvons-nous vivre?
Voici ce que dit le Seigneur: Je ne veux point la mort de l'impie, mais
je veux qu'il se détourne de sa voie perverse et qu'il vive ».
Voilà ce qu'il veut que nous annoncions; autrement il nous faudra,
comme la sentinelle, rendre un compte pitoyable. L'annoncer, au contraire,
c'est nous acquitter de notre tâche. Ce sera votre affaire ; pour
nous, déjà nous serons en sécurité. Mais comment
serions
1. Ezéch. XXXIII, 2 et suiv.
490
nous en sécurité, quand vous êtes en danger et condamnés
à mourir? Nous ne voulons point qu'il y ait gloire pour nous et
châtiment pour vous. Sans doute nous sommes en sécurité
d'une part, mais d'autre part sa charité nous rend anxieux. Voilà
que je vous le répète, et vous savez que vous l'ai dit toujours,
que jamais je ne m'en suis tu : « Voici ce que dit le Seigneur: Je
ne veux pas la mort de l'impie, mais que l'impie se détourne de
sa voie perverse et qu'il vive ». Qu'est-ce que disait l'impie? Le
Prophète a cité les paroles des impies et des méchants
: « Nos iniquités sont sur nous, nous languissons dans nos
péchés, comment pouvons-nous vivre? » Le malade désespère,
mais le médecin promet l'espérance. L'homme s'est dit : «
Comment puis-je vivre (1) ? » Or Dieu dit: Tu peux vivre. «
Si tout homme est menteur, que a Dieu, qui seul est véridique»,
efface la parole de l'homme et écrive celle de Dieu. Bannis tout
désespoir, tu peux vivre, non à cause de tes fautes passées,
mais à cause de tes bonnes oeuvres à venir; c'est effacer
le mal, que t'éloigner du mal. Tout le bien ou tout le mal s'efface
par le changement. Passer d'une vie pure à une vie désordonnée,
c'est effacer la vie pure; et réciproquement, passer d'une vie mauvaise
à une vie pure, c'est effacer la vie désordonnée.
Vois donc ce que tu recherches, ce que tu veux recevoir, il y a deux trésors
préparés devant toi : tu retrouveras ce que tu auras perdu;
Dieu est un fidèle gardien, qui te rendra le bien que tu auras fait.
Il en est d'autres qui ne périssent point par désespoir,
qui ne se disent point: « Nos iniquités pèsent sur
nous; nous languissons dans nos péchés, comment pouvons-nous
vivre?» Mais ils se trompent d'autre part. Ils se flattent de la
miséricorde de Dieu, au point de ne se corriger jamais; ils se disent
en effet : En dépit des crimes que nous commettons, des iniquités
que nous entassons chaque jour, de nos actes luxurieux et de nos forfaits,
de notre mépris pour le pauvre et l'indigent; quand même nous
nous élèverions dans notre orgueil, et nous n'aurions dans
le coeur aucun repentir de nos fautes, Dieu voudra-t-il perdre une si grande
multitude et n'en sauver qu'un si petit nombre? Il y a donc deux périls
en présence, l'un du côté du Prophète que nous
avons entendu, et l'autre que
1. Rom. III, 4.
lApôtre n'a point dissimulé. C'est en effet contre ces
hommes qui meurent dans le désespoir, comme des gladiateurs en quelque
sorte destinés au glaive, qui se plongent dans toutes les voluptés,
qui vivent dans la débauche, qui méprisent leur âme
comme condamnée par avance, que le Prophète nous dit tout
haut leur langage intérieur : « Nos iniquités sont
sur nous, voilà que nous languissons sous le poids de nos péchés,
comment pourrons-nous vivre? » Or, voici que l'Apôtre nous
tient d'autre part ce langage ! « Est-ce que la richesse de sa bonté,
de sa miséricorde et de sa longue patience sont un objet de mépris
pour toi (1) ? »A l'encontre de ceux qui disent: Dieu est bon, Dieu
est miséricordieux, il ne perdra point cette grande multitude de
pécheurs, pour épargner le petit nombre; car s'il ne les
voulait point, ils ne vivraient pas; quand ils font de si grands maux,
ils vivent néanmoins, et si cela déplaisait à Dieu,
il les ferait disparaître de la terre; ou c'est contre eux que l'Apôtre
a dit : « Ignores-tu que Dieu est patient, afin de t'amener à
la pénitence? Et toutefois, parla dureté, par l'impénitence
de ton coeur, tu t'amasses un trésor de colère, pour le jour
de la colère et de la manifestation du juste jugement de Dieu, qui
rendra à chacun selon ses oeuvres ». A qui l'Apôtre
tient-il ce langage. A ceux qui disent: Dieu est bon, il ne comptera point.
Il rendra certainement à chacun selon ses oeuvres. Quant à
toi, que fais-tu ? Tu amasses quoi? Un trésor de colère.
Ajoute colère sur colère, augmente le trésor; ce que
tu auras amassé te sera rendu, car celui à qui tu prêtes
ne connaît point la fraude. Mais si tu jettes en un autre trésor
tes bonnes oeuvres, qui sont les fruits de la justice, ou de la continence,
ou de la virginité, ou de la chasteté conjugale, sois encore
étranger à la fraude, à l'homicide et à tout
autre crime ; souviens-toi de l'indigent, indigent toi-même ; souviens-toi
du pauvre, ô toi qui es pauvre ; quelles que soient tes richesses,
tu as néanmoins des lambeaux de chair pour vêtement. Si c'est
dans ces pensées et dans ces oeuvres que tu as soin de jeter dans
le trésor des bonnes oeuvres pour le jugement, celui qui ne sait
tromper personne et qui rend à chacun selon ses oeuvres, te dira
enfin : Prends ce que tu as mis, parce qu'il y a surabondance.
1. Rom. II, 2.
491
Quand tu jetais dans le trésor, tu ne voyais pas; mais moi, je conservais tout pour te le rendre un jour. Et en effet, mes frères, quiconque a jeté dans ce trésor, sait qu'il y a jeté; mais il ne voit plus ce qu'il y a jeté. Suppose un trésor caché en terre, et n'ayant qu'une ouverture ou qu'une fente par où tu peux jeter; tu y jettes peu à peu ce que tu acquiers; si tu ne vois point ce que tu as jeté, la terre néanmoins le conserve. Et celui qui a fait le ciel et la terre ne te le conserverait point?
2. Soulevez donc, mes frères, soulevez mon fardeau, portez-le
avec moi : vivez d'une vie sainte (1), car nous avons à nourrir
aujourd'hui nos pauvres, à faire preuve envers eux d'humanité.
Quant à la nourriture que je vous apporte, elle consiste dans mes
paroles.
1. Une édition ajoute : « Natalis Domini imminet, voici
que Noël approche ». Faut-il accuser le libraire d'avoir omis
Natalis Domini imminet dans le manuscrit ? Ou bien cette addition s'est-elle
glissée dans tous les manuscrits de la Gaule, par quelque ministre
de saint Césaire, ou par tout autre prêchant une ordination
épiscopale quelques jours avant Noël ? je dirai ce que j'en
pense d'après les conjectures probables. L'édition de Saint-Maur,
tom. V, a rejeté dans l'appendice le sermon CXVI, inscrit au nom
de saint Césaire, dans le catalogue de Corbeil, au numéro
6 duquel on lit: « Natalis Domini imminet... ad convivia vestra frequentius
pauperes evocate »; et num. 3 : « Pauperes ante omnia ad convivium
frequenter vocemus ». or, il est permis de conjecturer que saint
Césaire fut promu à l'épiscopat dans le mois de décembre,
surtout d'après l'auteur de sa vie, qui dit que saint Césaire
fut préposé à l'église d'Arles quelque temps
après la mort d'Aeonius, qui arriva le XVI des calendes de septembre.
Or, d'après ces paroles, j'aimerais mieux conjecturer un intervalle
de quelques mois, plutôt qu'un intervalle de quelques jours, comme
l'ont pensé les Bollandistes; quelque diacre dès lors, ou
quelque prêtre de saint Césaire, en prêchant aux approches
de Noël, aura lié la pensée de cet évêque
avec le discours de saint Augustin, en changeant l'expression « aujourd'hui
» en ces autres paroles :« Voici que Noël approche »,
afin de parler des festins des pauvres, en saisissant cette métaphore
d'une nourriture spirituelle, sur laquelle saint Augustin avait fait un
jeu de mots. Mais, diras-tu: pourquoi ne pas les attribuer à l'évêque
d'Hippone ? Nulle part, que je sache, le saint docteur n'a parlé
de préparation particulière à la fête de Noël,
et ce serait l'unique endroit où il eût insisté à
ce sujet. Or, quel homme, tant soit peu versé dans la lecture de
saint Augustin, noue dira qu'il a pu y insinuer cette nécessité
de préparation comme à la dérobée, et par une
simple phrase, et sans insister longuement ? Tout lecteur de ses écrite
ne peut ignorer que le même docteur qui, dans les pointa spéculatifs,
exige de ses auditeurs une vive attention, demande, au contraire, dans
les points de pratique et de morale, beaucoup de patience, dirons-nous
avec Erasme (Praefat. ad op. Aug.), pour faire toujours le même cas
des sentences sur lesquelles il insiste. De plus, on se figure difficilement
que le saint docteur ait emprunté à la fête prochaine
l'occasion de parler en ce jour de son devoir de donner aux fidèles
une nourriture spirituelle, plutôt qu'au ministère du pasteur,
dont il a déjà tant parlé. Mais, sans le savoir, je
vais me heurter contre Pagina, les Bollandistes, saint Maur, Tillemont
et les autres critiques de premier ordre, qui souscrivent toue au texte
de l'édition, et en infèrent que saint Augustin fut ordonné
évêque d'Hippone au mois de décembre. Or, pour préciser
cette époque, sans rien dire de moi-même, je ne donnerai que
l'avis de saint Prosper, suivi par Cassiodore et Hermann Contractus dans
Canisius, et dont Tillemont confesse la certitude, sur l'autorité
de monseigneur Pontac (Mém. pour servir à l'Histoire ecclésiastique,
tom. XIII, not. 24 § 25). Or, ce digne disciple de saint Augustin
atteste (Chron., pag. 2) que Théodose, régnant encore avec
ses fils, Arcadius et Honorius, sous le consulat d'Olybrius et de Probinus,
l'an 395, cet illustre flambeau de l'Eglise fut élevé sur
la chaire d'Hippone. Mais Socrate (Hist. eccl., l. VI, c. l) fixe la mort
de Théodose au XVI des calendes de février ; tous les chronographes
sont d'accord sur ce point, ce qui nous donnerait l'ordination de saint
Augustin dans le mois de janvier, et nous prouverait que le catalogue du
Mont-Cassin a raison de dire : « Hodie », et non: « Natalis
dies imminet ».
Vous donner à tous un pain extérieur et visible, je ne
le pourrais; je donne la nourriture dont je me rassasie ; car je suis ministre
et non père de famille; aussi ne puis-je vous servir que le pain
dont je vis moi-même dans les trésors de mon Dieu, quelque
part du festin de ce père de famille si qui, étant riche,
« s'est fait pauvre pour l'amour de nous, afin que nous devinssions
riches par sa pauvreté (1) ». Si je vous offrais du pain,
chacun en prendrait un morceau et s'en irait, et quand j'en apporterais
en grande quantité, chacun n'en aurait qu'un bien chétif
morceau. Mais ma parole, voilà que tous l'ont tout entière,
et chacun tout entière encore. Pouvez-vous, en effet, partager entrevous
des syllabes? Est-ce que vous avez pu distraire chaque mot de mon discours
prononcé? Chacun de vous a entendu le discours tout entier. Mais
que chacun voie comme il entend, car je suis pour donner et non pour recevoir.
Si je ne donne point, si je conserve mes richesses, l'Evangile m'effraye.
Je pourrais dire, en effet: Combien il m'en coûte d'ennuyer les hommes?
de dire aux pécheurs: Loin de vous toute action perverse ? C'est
ainsi qu'il faut vivre, ainsi qu'il faut agir, voilà ce qu'il faut
éviter? Que me revient-il d'être à charge aux hommes?
Je sais comment je dois vivre; je vivrai selon la règle qui m'est
tracée, le précepte qui m'est imposé. En distribuant
ce que j'ai reçu, pourquoi me faut-il rendre compte des autres?
L'Evangile m'effraye. Nul homme ne me ferait renoncer à cette sécurité
si paisible, rien de mieux, rien de plus doux, de sonder sans bruit les
trésors de Dieu : c'est là un . charme, un bonheur. Mais
prêcher, mais reprendre, mais redresser, mais édifier, mais
redoubler d'efforts auprès de chacun, c'est là une grande
charge, un grand fardeau, une grande fatigue. Qui ne reculerait devant
cette fatigue ? Mais l'Evangile m'effraye. Voici un serviteur qui dit à
son maître : « Je vous con« naissais pour un homme dur,
récoltant où «vous n'avez pas semé u, j'ai gardé
votre argent, je n'ai point voulu en donner; prenez ce qui vous appartient;
s'il y en a moins, jugez-en; si c'est le tout, ne troublez point mon repos.
Mais le maître répondit : « Mauvais serviteur, je te
juge par tes paroles (2) ». Pourquoi? Puisque tu me dis avare, pourquoi
négliger mes bénéfices? Mais j'ai craint
1. II Cor. VIII, 9. 2. Luc, XIX, 21 et suiv.
492
de le perdre en le donnant. Voilà ton excuse? On dit souvent
: Pourquoi me piller? Mais vaine excuse, le maître ne t'entend point;
et moi, dit ce serviteur, je n'ai point voulu donner votre argent, j'ai
craint de le perdre. Mais le maître : Si tu avais prêté
mon argent, je serais venu le recueillir avec usure; j'avais fait de toi
un prêteur, nous dit-il, non un exacteur ; prêter toi-même,
c'est me laisser le soin de recueillir. Sous le poids de cette crainte,
que chacun voie comment il pourra recevoir. Mais si je ne donne qu'avec
tremblement, celui qui recueille peut-il être en sûreté?
Que l'homme mauvais hier soit bon aujourd'hui. C'est ainsi que je prête,
c'est que l'homme hier mauvais soit bon aujourd'hui. Hier il était
mauvais, sans mourir néanmoins; s'il était mort dans sa malice,
il serait allé là où l'on ne peut revenir. Mais, mauvais
hier, il vit aujourd'hui, que cette vie lui profite, et qu'il ne vive point
irrégulièrement. Mais au jour d'hier pourquoi ajouter celui-ci
qui est mauvais ? Tu veux une longue vie et non une bonne vie ? Qui supporterait
longtemps quel. que chose de mauvais, fût-ce un dîner? Tel
est néanmoins l'aveuglement de l'esprit, telle est la surdité
intérieure de l'homme, qu'il veut que tout soit bon, excepté
lui-même. Veux-tu une villa ? je nie que tu veuilles une mauvaise
villa. Tu veux une épouse, mais seulement une bonne épouse
; une maison, mais seulement une bonne maison. A quoi bon tant de détails?
Tu rejettes bien loin une mauvaise chaussure, et tu veux une vie mauvaise?
Comme si une mauvaise chaussure était, plus nuisible qu'une vie
mauvaise. Quand une chaussure défectueuse ou trop étroite
vient à te blesser, tu t'assieds pour ôter cette chaussure,
la jeter au loin, ou y remédier, ou la changer, puis te chausser
ensuite; et cette vie défectueuse, qui perd ton âme, tu ne
la redresses pas? Mais, ici, je vois clairement ton erreur. Une chaussure
qui nuit est douloureuse, tandis qu'une vie qui nuit est voluptueuse ;
l'une est pénible, et l'autre est agréable ; mais ce qui
est agréable pour un temps, n'en est que plus douloureux plus tard;
ce qui, au contraire, nous cause dans le temps une douleur salutaire, nous
vaut ensuite un bonheur sans fin, une joie sans mélange. Voyez,
l'homme de la joie et l'homme de la douleur; voyez dans la joie ce riche,
et dans la douleur ce pauvre de l'Evangile : l'un était dans les
festins, l'autre dans la misère; l'un recevait les hommages de ses
nombreux domestiques, l'autre était léché par les
chiens; l'un que ses festins rendaient plus avide, l'autre qui ne pouvait
se rassasier de miettes. Pour l'un passa le plaisir, pour l'autre l'indigence;
les biens du riche passèrent, comme les maux du pauvre, tandis que
le riche vit venir le malheur, et le pauvre la félicité.
Ce qui était passé ne pouvait revenir, ce qui arrivait ne
diminuait point. Le riche brûlait dans les enfers, le pauvre goûtait
la joie au sein d'Abraham. Le pauvre avait désiré les miettes
de la table du riche, et le riche désira qu'une goutte d'eau tombât
du doigt du pauvre. Chez l'un la pauvreté finit enfin par être
rassasiée; chez l'autre le plaisir fit place à une douleur
sans fin. Aux festins succéda la soif, à la volupté
la douleur, à la pourpre le feu. Car ce festin qui paraît
être celui de Lazare au sein d'Abraham, nous vous le souhaitons à
tous, nous voulons le partager avec vous. Que serait-ce, en effet, d'un
festin auquel je vous inviterais tous, Pt qui remplirait de tables cette
église entière? Tout cela passerait. Elevez-vous de ce langage
que je vous tiens jusqu'à ce banquet qui ne finira point pour vous.
A ce festin, nulle indigestion, et les mets ne sont point de ceux qui nourrissent
en diminuant, qui restaurent à mesure qu'ils disparaissent. Ces
mets seront toujours entiers, et nous en serons rassasiés. Que notre
oeil s'alimente de lumière, cette lumière ne diminue point.
Quels seront ces festins dans la contemplation de la vérité,
en face de l'éternité, dans la louange de Dieu, dans la paix
du bonheur, dans la félicité de l'esprit, dans l'immortalité
du corps, dans l'inaltérable jeunesse de notre chair, dans la continuelle
satiété de notre âme? Là, ni croissance ni diminution;
là, nulle naissance, parce qu'il n'y a nulle mort; là, vous
ne serez forcés à faire aucune de ces oeuvres auxquelles
nous vous engageons aujourd'hui. Tout à l'heure vous avez entendu
le Seigneur qui disait, et disait à nous tous : « Lorsque
tu donneras un festin, n'y appelle point tes amis ». Il nous apprend
à être généreux : « N'y invite point tes
proches, qui ont de quoi tinviter à leur a tour, mais appelles-y
les pauvres, les infirmes, les boiteux, les indigents, qui n'ont a pas
de quoi te rendre (1) » Y perdras-tu
1 Luc, XIV, 12.
493
« Tu auras ta récompense à la résurrection
des justes (1) ». C'est à toi de donner, nous dit-il, c'est
moi qui reçois, qui annote, qui récompense. Voilà
ce que dit le Seigneur; voilà ce qu'il nous engage à faire,
lui-même nous en tiendra compte. Or, la récompense qu'il nous
donnera, qui pourra nous l'enlever? « Si Dieu est pour nous, qui
sera contre nous (1) ? » A nous pécheurs, il a donné
la mort du Christ, et quand nous sommes justes, il nous tromperait? «
Car ce n'est point pour les justes, mais pour les pécheurs, que
le Christ est mort (2) ». Si donc Dieu a donné pour les pécheurs
la mort de son Fils, que réserve-t-il aux justes ? Ce qu'il leur
réserve, il ne saurait rien leur réserver de plus précieux
que ce qu'il a déjà donné pour vous. Qu'a-t-il donné
pour eux? « Il n'a point épargné son propre Fils (3)
». Que leur réserve-t-il? Son propre Fils. Mais c'est un Dieu
dont ils doivent jouir, non un homme destiné à la mort. C'est
à cela que Dieu vous appelle, mais comment y réponds-tu?
Daigne examiner où il t'appelle, et par où et comment. Mais
quand tu seras arrivé là, te dira-t-on : « Partage
ton pain avec l'indigent, si tu vois un homme nu, donne-lui un vêtement
(4) »; ou te lira-t-on ce chapitre ? « Quand tu donneras un
festin, invite les boiteux, les aveugles, les indigents, les pauvres ».
Là il n'y aura nul pauvre, nul boiteux, nul aveugle, nul infirme,
nul étranger, nul homme sans vêtement, tous seront dans la
santé, tous dans la force, tous dans l'abondance, tous revêtus
de la lumière éternelle. Quel étranger y verras-tu
? C'est là notre patrie, c'est ici-bas que nous sommes étrangers.
Aspirons après cette patrie, accomplissons les préceptes
afin d'exiger les promesses. Ou plutôt, je me trompe,, en achetant
ce que j'ai dit, loin de nous d'exiger des promesses, nous prendrons ce
que l'on nous offrira spontanément. Car exiger, semblerait que Dieu
voudra refuser; or, il donnera sans tromper personne. Or, considérez,
mes frères, et voyez quels biens innombrables Dieu donne aux méchants:
la lumière, la vie, la santé, des fontaines, des fruits,
des enfants, les honneurs pour la plupart, la grandeur, la puissance; voilà
des biens qu'il donne aux méchants comme aux bons. Or, lui qui donne
même aux méchants de si grands biens, pensez-vous qu'il ne
1 Luc,V, l4. 2. Rom.VIII, 31. 3. Ibid. 5, 6. 4. Ibid.32. 5. Isaï.
LVIII, 7.
réserve rien aux bons? Que nul n'admette ces pensées dans
son coeur. Mes frères, Dieu réserve aux bons de grands biens,
mais « l'oeil ne les a point vus, l'oreille ne les a point entendus,
ils ne sont point montés au cur de l'homme (1) » . Tu ne
saurais y penser avant de les recevoir, en les recevant tu les verras;
mais impossible à toi d'en concevoir la pensée avant de les
recevoir. Que voudrais-tu voir en effet (2) ? Ce n'est ni une harpe, ni
une lyre, ni un son mélodieux pour les oreilles. Quelle pensée
en voudrais-tu avoir? Cela n'est point monté au cur de l'homme.
Que puis-je faire? Je ne saurais voir, ni entendre, ni même penser.
Que faire ? Crois; c'est là le grand avantage. Le grand vase capable
de contenir ce grand don, c'est la foi. Prépare-toi un grand vase,
car il te faut aller à la grande source; prépare un grand
vase. Qu'est-ce à dire prépare ? Que ta foi grandisse, qu'elle
aille en croissant, que ta foi s'affermisse, qu'elle ne soit ni chancelante,
ni faite en terre, afin de ne point se briser contre les tribulations de
ce monde; mais qu'elle soit fortement durcie. Lorsque tu auras fait tout
cela, et que ta foi sera devenue un vase convenable, spacieux, ferme, Dieu
l'emplira. Il ne te répondra point comme répondent les hommes
à celui qui les supplie et leur dit Donne-moi quelque peu de vin,
je t'en prie; et celui-ci: Volontiers, viens, je t'en donnerai. Or, le
premier apporte une urne en disant : Je suis venu sur tes ordres. Mais
l'autre: Je pensais que tu n'apporterais qu'un petit flacon, qu'as-tu apporté,
et où viens-tu ? Je ne saurais t'en donner autant, mets de côté
ce grand vase dont tu es muni, et donne-moi quelque chose de moins spacieux,
quelque vase que ma pénurie me permette d'emplir. Dieu ne parle
point ainsi ; il est dans l'abondance, et tu seras dans l'abondance, et
quand il t'aura comblé, il aura tout autant qu'il avait auparavant.
Les dons de Dieu sont sans limite, nulle part tu n'en trouveras de semblables
sur la terre ; crois, et tu en feras l'épreuve. Mais ce n'est pas
maintenant; quand donc, me diras-tu? Attends le Seigneur, agis avec courage,
que ton cur se fortifie, afin qu'en recevant tu puisses dire : «
Vous avez
1. I Cor. I, 2-9.
2. Il y a ici une omission, comme on peut s'en convaincre par ces paroles
du sermon CCCXXXI, nom. 3 : « L'oeil n'a point vu, parce que ce n'est
point une couleur; l'oreille n'a point entendu, parce que ce n'est point
un sort ».
494
mis la joie dans mon cur (1) » . Attends (2) le Seigneur, agis
avec courage, que ton cur se fortifie, et attends le Seigneur. Qu'est-ce
à dire: Attends le Seigneur? Que tu recevras quand il lui plaira
de te donner, sans exiger selon ta volonté. Ce n'est point le temps
de donner; il t'à attendu, attends-le à ton tour Que dis-je,
il t'a attendu, attends-le à ton tour? Si tu vis selon la justice,
situ es converti à lui, si tes actions d'autrefois te déplaisent,
si tu as préféré choisir une vie de bonnes uvres,
ne te hâte point d'exiger ta récompense. Dieu a bien voulu
attendre ton changement de vie, attends à ton tour qu'il couronne
une vie sainte. Si Dieu n'avait daigné t'attendre, il ne pourrait
te donner; attends dès lors, puisqu'il t'a attendu (3). Mais toi
qui ne veux point te corriger ; ô qui toue tu sois, qui refuses de
te redresser encore; comme s'il n'y en avait qu'un seul, j'aurais mieux
dit : Vous tous qui êtes ici. Toi néanmoins qui es ici, si
toutefois tu es ici, qui n'as pas un dessein arrêté de te
corriger; je veux parler comme à un seul. O toi qui ne veux aucun
redressement, quelle promesse te fais-tu? Veux-tu périr par désespoir
ou par l'espérance? Tu péris par désespoir, quand
tu dis en ton cur : « Mon iniquité est sur moi, je languis
dans mes péchés; pour moi, quelle espérance de vivre
? Ecoute la réponse du Prophète : « Je ne veux point
la mort de l'impie, mais seulement qu'il se détourne de sa voie
mauvaise et qu'il vive (4) ». Veux-tu périr par l'espérance
? Comment périr par l'espérance? Tu dis en ton âme
: Dieu est bon, Dieu est miséricordieux, il pardonne tout, et ne
rendra point le mal pour le mal. Ecoute la parole de l'Apôtre : «
Ignores-tu que la patience de Dieu est une invitation à la pénitence
? » Que reste-t-il donc? Tu as profité déjà
si mes paroles sont entrées dans ton coeur. Je vois ce qu'on pourrait
me
1. Ici commence le sermon XL de l'édition, ainsi intitulé : « Du même passage de l'Ecclésiastique, V, 8: « Ne tarde pas à te convertir au Seigneur, etc.,contre ceux qui diffèrent leur conversion de jour en . jour, et dont les uns périssent par une fausse espérance, les autres par désespoir ». Sermon tiré des mêmes catalogues que le sermon CCCXXXIX.
2. L'édition commence ainsi le sermon XL : « Bien souvent , mes frères, nous avons chanté avec le Psalmiste : Sustine Dominum.
3. Qu'un juge clairvoyant lise et relise, qu'il médite pour trouver le lien qui rattache cette première période, telle qu'elle est dans l'édition, où elle tient lieu d'exorde, avec les autres parties du sermon. S'ils ne le peuvent, il faut avouer que le sermon de l'édition n'est pas intègre, que cette première période se rattache aux précédentes, que c'est une manière de revenir sur une confiance excessive et sur le désespoir, d'abord parce que c'est un sermon de morale, ensuite parce que toute sa sollicitude pastorale lui fait un devoir d'en parler.
4. Ezech.: XXXIII, 11.
répondre : Tout cela est vrai., mais je ne vis point sans espérance, de manière à mourir par désespoir; et je n'ai point une fausse conscience, de manière à mourir par espérance. Je ne dis point : Mon iniquité est sur moi, et je n'ai plus d'espérance ; je ne dis pas non plus : Dieu est bon, et ne rendra point le mal ; je ne tiens ni l'un ni l'autre de ces langages. D'une part, c'est le Prophète qui me maintient, d'autre part c'est l'Apôtre. Et que dis-tu ? Que je vivrai quelque temps encore à ma fantaisie. Voilà les hommes qui nous fatiguent; ils sont nombreux et ennuyeux. Quelque temps encore je vivrai à ma fantaisie; plus tard je me convertirai, un jour. Car elle est vraie cette parole du Prophète : Je ne veux point la mort de l'impie, mais qu'il se détourne de sa voie détestable, et qu'il vive ; quand je me convertirai, Dieu effacera toutes mes fautes, et pourquoi ne pas prolonger mes plaisirs, vivre autant que je voudrai, et comme je voudrai, puis ensuite me tourner vers Dieu? Pourquoi parler ainsi, mon frère? Pourquoi? Parce que Dieu m'a promis le pardon si je change de vie. Je lt, vois, je le sais, il t'a promis le pardon par son saint Prophète, il te le promet par moi, le moindre de ses ministres. Le promet-il? Ses promesses sont vraies, et il a promis le pardon par la bouche de son Fils unique. Mais pourquoi ajouter des jours mauvais à des jours mauvais ? Qu'à chaque jour suffise sa malice : hier était un jour mauvais, aujourd'hui un jour mauvais, demain un jour mauvais? Crois-tu qu'ils soient bons, ces jours où tu donnes libre carrière à tes passions voluptueuses ? où tu rassasies ton cur de luxure ? où tu tends des embûches à la vertu d'autrui ? où tu affliges ton prochain par des fraudes? où tu nies un dépôt? où tu fais un faux serment pour une pièce de monnaie? où tu t'assieds à un bon dîner, crois-tu passer ainsi une bonne journée ? Une chose me suffit, répond ce pécheur, c'est d'obtenir le pardon; pourquoi? Parce que Dieu m'a promis ce pardon; mais nul ne t'a promis de vivre jusqu'à demain, ou lis-moi ce passage. De même que tu lis dans le Prophète, dans l'Evangile, dans l'Apôtre, qu'au jour de ta conversion Dieu te pardonnera tes iniquités ; lis-moi ce passage, qui te promet de vivre demain, et demain livre-toi au mal. Toutefois, ô mon frère, je ne devrais point te parler de (495) la sorte. Ta vie pourra être longue; si elle est longue, qu'elle soit bonne aussi. Pourquoi voudrais-tu avoir une vie longue et mauvaise? Peut être sera-t-elle courte; et celle qui ne finira point te doit consoler. Ou bien elle sera longue, et où est le mal d'avoir mené longtemps une vie sainte? Pour toi, tu veux une longue vie de désordre, tu ne veux pas vivre saintement, et pourtant nul ne t'a promis un lendemain. Corrige-toi (1), écoute l'Écriture. Ne méprise pas en moi un homme qui fait sa fête (2). Je te parle d'après l'Écriture. « Ne tarde point de te convertir au Seigneur. Ces paroles, qui ne sont pas à moi, sont à moi cependant; elles sont à moi si j'ai la charité. Ayez la charité, elles seront à vous. Ce langage que je vous tiens est de l'Écriture sainte ; si tu le dédaignes, il est ton adversaire. Mais écoute cette parole du Seigneur : « Hâte-toi d'être en accord avec ton adversaire (3) ». (Quelle est cette parole effrayante? Vous venez chercher la joie. C'est aujourd'hui la fête de votre évêque. Faudrait-il dire une parole capable de vous contrister? Disons plutôt ce qui peut réjouir ceux qui nous aiment, et irriter ceux qui nous méprisent; car il vaut mieux encore contrister l'homme dédaigneux que frustrer l'homme fidèle.)
3. Que tous veuillent m'écouter ; ce sont les paroles de l'Écriture
que je récite ; ô toi qui temporises et qui soupires après
un misérable lendemain, écoute cette parole du Seigneur,
écoute cette prédication de la sainte Écriture; de
ce lieu je suis une sentinelle : « Ne tarde pas à te convertir
au Seigneur, ne diffère pas de jour en jour ». Vois si elle
ne les a point vus, vois si elle ne les a point examinés, ces hommes
qui disent : A demain la vie sainte, aujourd'hui le plaisir. Et quand demain
viendra, ce sera ton refrain encore. « Ne tarde point de te convertir
au Seigneur, ne diffère point de jour en jour; car sa colère
viendra soudain, et, au jour de la vengeance, il te perdra (4)».
Que faire ? Puis-je effacer ce passage? je crains d'être effacé
moi-même. Le passer sous silence? je crains le silence à mon
égard. Me voilà forcé de le prêcher, d'effrayer
les autres, comme je suis effrayé moi-même. Craignez avec
moi, afin
1. Il y a ici une omission volontaire ; on a voulu faire du sermon un sermon sur la conversion seule.
2. Il y a en latin natalitiarium, qu'on ne trouve en aucun glossaire.
3. Matth. V, 25. 4. Eccl. V, 8, 9.
495
de vous réjouir avec moi. « Ne tarde pas à te tourner
vers Dieu ». Voyez, Seigneur, voyez que je parle : vous connaissez
ma frayeur, quand on lisait votre Prophète; oui, Seigneur, vous
savez quelle crainte j'éprouvais dans cette chaire, quand on lisait
votre Prophète. Voici que je vous le dis: «Ne tardez pas de
vous tourner vers le Seigneur, ne différez pas de jour en jour;
car sa colère viendra soudain, et au temps de la vengeance il vous
perdra » ; mais je ne veux point qu'il vous perde; je ne veux pas
vous entendre dire : Je veux périr ; car moi je ne le veux point,
et mon je ne veux point vaut mieux que votre je veux. Que ton père
soit malade et sans mouvement entre tes bras; mais, jeune homme, tu soulagerais
un vieillard malade. Que le médecin te dise Ton père est
en danger, ce sommeil n'est autre qu'une pesanteur mortelle, veille sur
lui, ne le laisse point dormir. Sitôt que tu le verras sommeiller,
prends soin de l'éveiller; si c'est trop peu de l'éveiller
, il faut le secouer; si c'est peu encore, il faut le stimuler, afin d'empêcher
ton père de mourir. Tu serais-là, jeune homme, pour molester
un vieillard. Il s'affaisserait dans une douce langueur, ses yeux se fermeraient
sous le poids du sommeil. Mais toi : Ne dormez point, et lui : Laisse-moi,
je veux dormir; et toi: Le médecin m'a dit: S'il veut dormir, ne
le permets point ; et lui : Je t'en supplie, laisse-moi, je préfère
la mort. Mais en fils dévoué, tu dis à ton père
: Et moi je ne le veux point. A quel père? A ce père qui
veut mourir. Et toutefois tu veux éloigner la mort de ton père,
tu veux vivre le plus longtemps possible avec un vieillard qui mourra néanmoins.
Or, le Seigneur te crie : Garde-toi de dormir, si tu ne veux dormir éternellement
; veille, afin de vivre avec moi, afin d'avoir un père que tu ne
perdras jamais ; et tu demeures sourd. Qu'ai-je donc fait, moi, sentinelle?
Je .Suis libre et ne veux pas être à charge. Quelques-uns
diront, je le sais: Qu'a-t-il voulu nous dire ? Il nous effraye, il nous
accable, il fait de nous des coupables. Au contraire, j'ai prétendu
vous relever de toute culpabilité. II serait honteux, il serait
infâme, je n'oserais dire ni mal, ni dangereux, ni coupable, il serait
honteux de vous tromper, si Dieu ne me trompe point. Le Seigneur menace
de la mort les impies, les hommes d'injustice, les fourbes, les scélérats,
les adultères, les affamés (496) de voluptés, les
hommes qui le dédaignent, qui murmurent contre le temps, sans changer
leurs moeurs ; le Seigneur les menace de la mort, les menace de l'enfer,
les menace de la mort éternelle. Que veulent-ils que je leur promette,
si Dieu ne le promet point? Qu'un intendant vous donne des assurances ,
de quoi serviront-elles si le Père de famille ne les donne aussi?
Je ne suis que l'intendant, que le serviteur. Faut-il donc vous dire Vivez
à votre gré, le Seigneur ne vous perdra point? c'est une
garantie de l'intendant, mais la garantie. de l'intendant n'est pas valable.
Puisse Dieu te la donner, quand je soulève en toi l'inquiétude
! En dépit de moi, la garantie du Seigneur est valable, tandis que
la mienne est nulle, s'il ne la valide. Or, quelle sécurité,
mes frères, pouvons-nous avoir, vous ou moi, sinon d'observer fidèlement
ses préceptes, de l'écouter attentivement et d'attendre ses
promesses avec confiance? Dans ces occupations qui nous fatiguent, puisque
nous sommes des hommes, implorons son secours, gémissons à
ses pieds; ne lui demandons rien de ce monde, rien de ce qui passe, rien
de transitoire, rien de ce qui s'évapore comme une fumée;
mais prions pour l'accomplissement de la justice, pour que le nom du Seigneur
soit sanctifié; non pour surmonter nos voisins, mais pour surmonter
nos passions; non pour rassasier, mais pour dompter notre avarice. Que
telles soient nos prières, qu'elles nous soutiennent dans notre
lutte intérieure et nous couronnent dans notre victoire.
TROISIÈME SERMON. DU MÉPRIS DES CHOSES TEMPORELLES (1).
Le catalogue manuscrit, num. 173, intitulé : Augustini operum,
tom. XII, contient des traités et des sermons dont la majeure partie
est en parfait accord avec ce qui est édité; mais les autres
contiennent, en outre des variantes, des périodes qu'on ne trouve
point dans les éditions. Dans ces dernières, j'en ai choisi
une seule qui se trouve dans des variantes presque sans nombre. Comme je
n'oserais décider si elle est l'oeuvre des scribes qui écrivaient
précipitamment puis mettaient en ordre ce qu'ils avaient écrit,
ou si elle est l'oeuvre de saint Augustin, qui a pu écrire de nouveau
un sermon composé antérieurement, comme il avoue, dans son
quinzième livre de la Trinité, qu'il l'a fait ailleurs, j'ai
cru qu'il suffisait de s'en rapporter au jugement des érudits, qui
devront statuer ce qu'il faut penser, par ce seul fait, des autres extraits
que l'on fait de ce même catalogue. Mais le catalogue, num. 219,
intitulé: Dydimus de Spiritu sancto, et alia, contient ce sermon
absolument semblable à celui du premier catalogue. Les bénédictins
de Saint-Maur, tom. V, num. 345, ont donné ce sermon d'après
les éditions de Colbert et de Sirmond, sans avoir aucun doute au
sujet de son intégrité.
ANALYSE. Soyons riches en bonnes oeuvres. L'homme pauvre qui rêve
des richesses, et se trouve pauvre à son réveil, c'est le
riche sans bonnes oeuvres, pauvre à la mort. Avec des voleurs on
rachète sa vie par tous ses biens, donnons-les pour la vie éternelle.
Nous haïr pour aimer Dieu, lui confier nos biens, puisque nous lui
confions notre âme. Donnons nos biens à Dieu dans la personne
des pauvres. Le véritable riche, et la véritable vie. Donnons
à Dieu nos richesses, et faisons le don de nous-mêmes en le
suivant à la croix, comme les martyrs. Humilions-nous. Les épreuves
du temps présent. Impossibilité d'évaluer par des
choses temporelles le prix d'une vie sainte.
Cette fête des martyrs, ce jour du Seigneur, nous engagent à
dire à votre charité ce qui peut nous porter au mépris
du siècle présent et à l'espérance du siècle
à venir. Cherches-tu de quoi mépriser? Tout homme saint,
tout martyr a méprisé jusqu'à cette vie présente.
(1) L'édition de Saint-Maur lui donne ce titre : Du mépris
du monde ; il fut prêché dans les jours de Pâques, à
la fête des saintes de Tibur, selon Sirmond agi nombre de deux, Félicité
et Perpétue ; selon Henri de Valois, au nombre de trois, Maxima,
Donatilla, Seconda ; d'après le témoignage des mêmes
Pères de Saint-Maur. On voit plus clairement ici, que dans l'édition,
que l'exorde est tiré des circonstances du temps.
Veux-tu de quoi espérer? C'est aujourd'hui que le Seigneur est
ressuscité. Si tu hésites quant à ta chose espérée,
sois ferme quant à l'espérance. Si le travail te cause du
trouble, que la récompense te relève. Dans la première
lecture (1) de cette épître que l'Apôtre écrit
à Timothée, nous trouvons aussi pour nous ce précepte
qu'il lui donne : « Prescrivez aux riches de ce monde de n'être
point orgueilleux, de ne point mettre leur confiance dans des richesses
incertaines, mais dans le Dieu vivant qui nous donne avec abondance ce
qui est nécessaire à la vie. Qu'ils soient riches en bonnes
oeuvres, qu'ils donnent de bon coeur, qu'ils fassent part de leurs richesses,
qu'ils se fassent un trésor et un fondement solide pour l'avenir,
afin d'embrasser la véritable vie (2) ». [Et que cette leçon
ne nous paraisse pas moins à propos dans cette solennité
de nos saints martyrs; car cette fête nous enseigne aussi le mépris
du monde. Dire en effet aux riches de se faire des trésors et un
fondement solide pour l'avenir, afin d'embrasser la véritable vie,
c'est dire sans aucun doute que cette vie est fausse.] Et surtout, ils
doivent s'appliquer cette leçon, ces riches que les pauvres ne sauraient
voir sans murmurer, sans louer, sans envier leur sort, sans en désirer
un semblable, sans se plaindre de leur infériorité, et au
milieu des applaudissements qu'ils donnent à la vie des riches,
voici ce qu'ils disent le plus souvent C'est là seulement exister,
c'est là seulement vivre. Or, à cause de ces paroles flatteuses
que donnent aux riches les hommes de basse condition, [que c'est là
vivre, qu'il n'y a de vie que pour eux seuls, de peur que ces adulations
ne viennent à les enorgueillir, à leur persuader qu'ils vivent,
prescrivez aux riches », dit l'Apôtre, « aux riches de
ce monde, de ne point s'enorgueillir, de ne mettre point leur confiance
dans des richesses incertaines, mais dans le Dieu vivant, qui nous
donne avec abondance ce qui est nécessaire à la vie ».
Qu'ils soient riches, mais en quoi ? « En bonnes oeuvres : qu'ils
donnent facilement, car ce n'est point perdre que a donner; qu'ils veuillent
bien faire part de
1. Le nom de première lecture s'appliquait autrefois à l'épître après laquelle on chantait des psaumes, puis l'évangile. C'est ce que nous Insinue clairement saint Augustin, sermon CLXXVII, où il appelle indistinctement lectures ces trois objets. Dans notre liturgie actuelle on a conservé le même ordre, mais l'épître seule a retenu le nom de lecture, ou lectio.
2. I Tim. VI, 17 et suiv.
497
leurs biens à ceux qui n'ont rien. Et qu'en résultera-t-il?
« Qu'ils s'acquièrent un trésor a et un fondement solide
pour l'avenir, afin « qu'ils embrassent la véritable justice
la, sans croire à ceux qui leur disent qu'ils vivent et qu'il n'y
a qu'eux pour vivre.] Cette vie n'est qu'un songe, et ces richesses s'évanouissent
comme dans un songe. Ecoute le Psalmiste, ô riche très-pauvre
: « Ils ont dormi leur a sommeil, et tous ces hommes n'ont trouvé
« sous leurs mains aucune richesse (1) ». Quelquefois un mendiant
couché sur la terre, tremblant de froid, et néanmoins endormi,
rêve à des trésors, et dans son rêve il se livre
à la joie et à l'orgueil, il ne daigne plus connaître
son père couvert de haillons, et jusqu'à son réveil
il est riche. Pendant son sommeil, il goûte une joie fausse, à
son réveil il ne trouve de vrai (lue la douleur. Le riche, à
sa mort, ressemble donc à ce pauvre qui s'éveille après
avoir vu des trésors en songe; car lui aussi était vêtu
de pourpre et de fin lin. Un certain riche qui ;n'est point nommé,
et qu'on ne doit point nommer, dédaignait un pauvre couché
à sa porte, se revêtait de pourpre et de fia lin, comme le
dit l'Evangile, et donnait chaque jour de splendides festins : il mourut
et fut enseveli ; il s'éveilla et se
trouva dans les flammes. Cet homme donc « dormit son sommeil et ne
trouva sous sa main rien de toutes ses richesses », parce que ses
mains n'avaient fait aucun bien. C'est donc pour la vie qu'on recherche
les richesses, et non la vie pour les richesses. Combien ont pactisé
avec l'ennemi, lui ont tout laissé, pour qu'il leur laissât
la vie, achetant ainsi la vie au prix de tout ce qu'ils possédaient
(2). A quel prix nous faudra-t-il acheter la vie éternelle, si cette
vie qui doit finir est si précieuse ? Donne au moins quelque chose
au Christ, afin de vivre heureux, si tu donnes tout au voleur afin de vivre
en mendiant. Par ta vie temporelle, que tu rachètes à si
grand prix, juge de la vie éternelle, que tu négliges, afin
de
1. Ps. LXX, 6.
2. On lit dans l'édition : « Ils ont tout donné
pour ne point perdre la vie. Tu as donné, ô mon père,
tous tes biens aux barbares ! Tout, répond-il, et je suis demeuré
nu; mais nu, je vis encore. Et pourquoi? on devait me tuer tout à
fait, et j'ai tout donné. Et pourquoi ce malheur? Veux-tu que je
te le dise? Avant la rencontre de ce barbare, tu ne donnais rien au pauvre,
de manière à faire parvenir ton aumône jusqu'au Christ
au moyen du pauvre. Tu n'as rien donné au Christ, et tu as tout
donné aux barbares, tout . avec serment. Le Christ demande et ne
reçoit rien ; le barbais tors turc et enlève tout. Si tu
as acheté à un tel prix une vie périssable, à
quel prix etc.
498
vivre pendant quelques jours, dusses-tu arriver jusqu'à la vieillesse.
Car tous les jours de l'homme, depuis l'enfance jusqu'à la vieillesse,
ne sont que peu nombreux. Adam mourant aujourd'hui, n'aurait vécu
que peu de jours, puisqu'il serait arrivé,à la fin. Ce sont
donc ces jours si peu nombreux, jours de peine, jours de disette, jours
d'épreuve, que tu as rachetés ? Et à quel prix ? Tu
ne veux plus rien posséder, pour te posséder toi-même.
Veux-tu savoir combien vaut la vie éternelle? Sois toi-même
le supplément du prix. L'ennemi qui avait fait de toi un captif
t'a dit : Si tu veux vivre, donne-moi ce que tu as, et pour vivre tu as
tout donné, toi racheté aujourd'hui pour mourir demain; échappé
aujourd'hui, pour être massacré demain. Que nos périls
nous instruisent, mes frères. Où trouver une pareille ignorance,
au milieu et des paroles de Dieu, et des expériences de la vie humaine
? Tu as tout donné, et tu t'es échappé heureux de
vivre, et pauvre, et nu, et indigent, et mendiant; tu as de la joie, parce
que tu vis et que la lumière est douce. Que le Christ apparaisse,
qu'il pactise avec toi, lui qui, loin de te captiver, a été
fait captif pour toi, qui, loin de chercher à te donner la mort,
a daigné souffrir la mort pour toi et se donner pour toi. Quelle
rançon ! Celui qui t'a fait te dit donc : Faisons une convention
Veux-tu te posséder et perdre tout? Situ veux te posséder,
il faut m'avoir aussi, et te haïr, afin de m'aimer et de retrouver
ta vie en la perdant, de peur de la perdre en la conservant. Quant à
ces richesses que tu aimes à posséder, et que néanmoins
tu es disposé à donner pour conserver cette vie terrestre,
je t'ai donné un conseil salutaire. Si tu aimes aussi ces richesses,
garde-toi de les perdre en même temps ; mais elles périront
ici-bas, où tu les aimes. A ce sujet je te donne aussi un conseil.
Les aimes-tu véritablement? C'est de les envoyer où tu dois
les suivre, de peur qu'en les aimant sur la terre, ou tu les perdes pendant
ta vie, ou tu les abandonnes à la mort. C'est pour cela, nous dit-il,
que je te donne un conseil, je ne te dis point de les perdre, mais de les
conserver ; tu veux thésauriser, loin de te le défendre,
je t'indique l'endroit; écoute en moi un conseil, non une défense.
Où donc te dis-je de thésauriser ? « Amassez-vous un
trésor dans le ciel, d'où n'approche point le voleur, où
la teigne et la rouille ne rongent point (1) ». Mais, diras-tu, je
ne vois point ce que je place dans le ciel. Tu vois, il est vrai, ce que
tu caches dans la terre. Or, voudrais-tu être en sûreté
en cachant dans la terre, et dans l'inquiétude, quand tu confies
quelque chose à celui qui a fait le ciel et 1a terre ? Conserve
où tu voudras ; si tu trouves un dépositaire plus fidèle
que le Christ, garde tout pour le lui confier. Mais, dis-tu, je confie
à mon serviteur. Combien il serait mieux de confier à ton
maître. Un serviteur enlève ce qu'on lui confie et prend la
fuite ; et au milieu de tant de malheurs, c'est encore un bien que le serviteur
emporte le dépôt et s'enfuie, sans amener les ennemis contre
son maître. Beaucoup de serviteurs se sont tout à coup tournés
contre leurs maîtres et les ont livrés à l'ennemi avec
tous leurs biens. A qui donc te fier? En attendant, diras-tu, je confie
mon or à mon serviteur. Ton or à ton serviteur, et ton âme
à qui ? A mon Dieu, diras-tu. Combien serait mieux ton or chez celui
qui a déjà ton âme ? Pourrait-il, par hasard, fidèle
à conserver ton âme, être infidèle à conserver
tes richesses ? Ne saurait-il rien conserver pour toi, celui qui te conserve
toi-même? Aie donc confiance. L'affaire de ton serviteur est de ne
point enlever, est-elle de ne point perdre? Toute sa fidélité
consiste à ne point te tromper. Or, tu fais attention à sa
fidélité, et non à sa faiblesse ? Il a déposé,
mais non caché ton trésor; un autre vient et t'enlève.
Or, quelqu'un pourrait-il en agir ainsi envers le Christ? Secoue donc ta
paresse, reçois un conseil et thésaurise pour le ciel. Que
dis-je, secoue ta paresse, comme si c'était un labeur que thésauriser
pour le ciel; et quand même ce serait un labeur, il n'en faudrait
pas moins agir, entreprendre ce labeur et y déposer ce que nous
avons soin de mettre dans un endroit sûr, afin que nul ne l'enlève.
Et toutefois le Christ ne te dit point : Amasse des trésors dans
le ciel, cherche des échelles, procure-toi des ailes, mais bien
: Donne-moi sur la terre, et je te conserverai pour le ciel. Oui, dit-il,
donne-moi sur la terre; car c'est pour cela que j'y suis venu pauvre,afin
de t'enrichir dans le ciel. Prépare-toi un moyen de passer. Tu crains
la fraude ,qui te ferait perdre. Voudrais-tu un homme pour le porter où
tu dois aller? Le Christ est à ton service dans l'un et dans l'autre
cas. Il ne connaît
1. Matth. VI, 20.
499
point la fraude et portera ton dépôt. Mais où trouver
le Christ, me diras-tu ? Ma foi m'apprend ce que j'ai entendu dans l'Eglise
; je l'ai appris, je le crois, je suis imbu de ces mystères : Le
Christ a été enseveli, il est ressuscité le troisième
jour, et quarante jours après il monta aux cieux en présence
de ses disciples, pour s'asseoir à la droite de son Père,
d'où il doit venir au dernier jour; comment le trouver ici-bas,
pour lui confier mes richesses ? Point de trouble, écoute jusqu'à
la fin, et, si tu as écouté, répète jusqu'à
la fin. Tu crois ceci, je le sais, que le Christ a été suspendu
à la croix, qu'on l'en a descendu, qu'on l'a mis au sépulcre,
qu'il est ressuscité, qu'il est monté aux cieux; mais as-tu
lu aussi, quand Saul persécutait son Eglise, quand il sévissait
avec orgueil et cruauté, ne respirant que le carnage, et, dans sa
soif du sang des chrétiens, portait des lettres à Damas afin
d'amener enchaînés à Jérusalem les hommes et
les femmes qu'il trouverait de cette religion (1), as-tu entendu le cri
que poussa celui que tu avoues être dans le ciel? Rappelle-toi ce
qu'il dit alors; qu'as-tu entendu, toi qui as lu ? « Saul, Saul,
pourquoi me persécuter ? » Or, Paul ne le voyait point, ne
le touchait point, et Jésus disait néanmoins : « Pourquoi
me persécuter? » Il ne dit point : Pourquoi persécuter
mes serviteurs, mes fidèles, mes saints, mes frères, que
tu dois honorer ; il ne dit rien de semblable. Que dit-il donc? a Pourquoi
me persécuter? » c'est-à-dire mes membres ; et quand
ces membres sont broyés sur la terre, la tête se plaint du
haut du ciel; de même que, pour ton pied que l'on écrase sur
la terre, ta langue s'écrie : Tu m'écrases, et non : Tu écrases
mon pied. Comment donc ne sais-tu point à qui donner? Celui qui
a dit : « Saul, Saul, pourquoi me persécuter? »
te dit également : Nourris-moi sur la terre. Saul y sévissait,
et néanmoins persécutait le Christ; et toi, donne sur la
terre, et tu nourris le Christ. Car le Seigneur a tranché d'avance
la question qui toccupe. « Alors ils seront tout émus ceux
qui seront placés à droite, et quand il leur dira : J'ai
eu faim, et vous m'avez donné à manger, ils répondront
: Seigneur, quand est-ce que nous vous avons vu avoir faim ? et aussitôt
ils entendront cette réponse: « Ce que vous avez fait au moindre
des miens,
1. Act. IX, 2 et suiv
c'est à moi que vous l'avez fait (1)» . Si donc tu ne veux
pas donner; il y a de quoi t'accuser , mais non t'excuser (2). C'est donc
à propos de ces richesses que le Seigneur te dit: Je t'ai donné
le plus salutaire conseil, les aimes-tu ? porte-les ailleurs; et quand
tu les auras portées ailleurs, tu les suivras, tu les suivras aussi
de cur ; « car où est ton trésor, là est aussi
ton cur ». Confier ton trésor à la terre, c'est cacher
ton coeur dans la terre et dès qu'il est dans la terre, tu ne saurais
sans rougir répondre qu'il est vers le Seigneur », quand tu
entends : « En haut le cur (3) ». Pour moi, dit le Seigneur,
je t'ai donné un conseil salutaire au sujet de tes richesses, si
tu veux le suivre, si tu veux me comprendre, si tu veux être riche
comme le prescrit l'Apôtre, sans orgueil, sans mettre ta confiance
en des richesses qui sont incertaines, en donnant facilement, en faisant
part de tes biens ; si tu veux te faire un véritable trésor,
un fondement solide pour l'avenir, afin d'embrasser la véritable
vie. Maintenant, interroge-moi, dit le Seigneur ton Dieu; voilà,
diras-tu, que j'ai envoyé au ciel ce que je possède, soit
en donnant le tout, soit en possédant le reste comme si je ne le
possédais point, usant de ce monde comme n'en usant pas (4). Le
ciel vaut-il tout cela? S'il le vaut, voilà que je l'ai fait. Est-ce
cher? Il vaut mieux encore. Car il n'est pas réellement de nature
à valoir tel ou tel prix; tu vivras éternellement. Toi, qui
donnerais tous ces trésors pour une vie de peu de jours, tu seras
là, véritablement riche, puisque tu n'y manqueras de rien.
Ton but unique, en recherchant les richesses, est de ne manquer de rien
sur la terre. C'est pour cela que tu veux amasser, entasser une boue épaisse
qui pèsera sur toi, qui t'écrasera et qui, en se desséchant,
te fera une étroite prison. De là vient alors que, pour éviter
l'indigence, tu veux pour ton carrosse beaucoup de chevaux, pour ta table
des vivres en abondance, pour te couvrir les plus précieux vêtements.
En dépit de ces possessions
1. Matth. XXV, 37-40.
2. On lit dans l'édition : « Si tu as entendu cette parole, dis franchement : Je ne veux point donner alors tu seras sans excuse et condamné par ta bouche ».
3. Il y a dans l'édition : « Il te faut rougir comme d'un mensonge, quand tu réponds à cette parole : En haut les curs. On dit en a effet en haut les coeurs, et aussitôt tu réponds : Nous les avons vers le Seigneur. C'est mentir à Dieu. Pendant une heure tu mens à l'Eglise, tu mens à Dieu, et toujours aux hommes. Tu dit que ton cur est vers Dieu, tandis qu'il est caché en terre ; car où est a ton trésor, là aussi est ton coeur .
4. I Cor. VII.
500
il n'y aura point richesse pour toi, et pauvreté pour l'ange
qui n'a pas besoin d'un cheval, qui ne court pas sur un char, qui ne couvre
point sa table d'un tel apparat, à qui l'on ne tisse point de vêtement,
puisqu'il est revêtu de lumières; apprends à connaître
les véritables richesses. Tu veux les richesses qui te fourniront
de quoi flatter ton palais, rassasier tes entrailles ; celui-là
te rendra véritablement riche, qui te donnera de quoi n'avoir pas
faim ; car n'avoir pas faim, c'est n'avoir aucun besoin. Quelles que soient,
en effet, tes richesses, quand vient pour toi l'heure de dîner, ou
avant de te mettre à table, avoir faim c'est être pauvre.
Enfin, qu'on desserve la table, et tu respires dans ton orgueil. Ce n'est
là que la fumée de nos soins, et non l'exemption du besoin.
Vois quelles sont tes pensées, dans le dessein d'augmenter tes richesses.
Vois si ton sommeil est facile, quand ton esprit s'occulte ou à
ne point perdre ce que tu as amassé, ou à grossir ce que
tu as conservé. C'est donc trouver la richesse, que trouver le repos.
Eveillé , tu réfléchis à l'augmentation de
les richesses ; endormi, tu rêves des voleurs; inquiet le jour, peureux
la nuit, toujours mendiant. Or, celui qui t'a promis le royaume des cieux
te veut faire véritablement riche. Et à quel prix ;penses-tu
pouvoir acquérir ces véritables richesses , cette vie
véritable qui sera éternelle? Quoi donc ? T'imaginerais-tu
qu'elle est réelle, parce que tu l'achèteras au même
prix que tu as voulu donner pour acheter ce jour de labeur et de misère?
Mais ce qui est bien plus long doit avoir beaucoup plus de valeur. Que
faire, diras-tu ? J'ai donné aux pauvres tout ce que j'avais, et
ce qui me reste j'en fais part aux indigents ; que puis-je faire de plus
? Tu as quelque chose de plus, toi-même ; oui, toi-même et
en plus : tu fais partie de tes possessions, il faut te donner toi-même.
Ecoute le conseil que ton Dieu donnait à un riche : « Va,
vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres». L'abandonna-t-il
après lui avoir tenu ce langage? De peur qu'il ne crût perdre
ce qu'il aimait, le Sauveur le rassura d'abord, et lui montra que ce n'était
point perdre, mais mettre en sûreté : « Tu auras »,
lui dit-il, « un trésor dans le ciel ». Cela suffit-il?
Non. Que faut-il encore? « Viens et suis-moi (2) ». L'aimes-tu
? Veux-tu le suivre?
1. Matth. XIX, 21.
Mais il est parti, il s'est envolé : cherche par où ?
Je ne sais. O chrétien ! Tu ne sais pas où a passé
ton Dieu? Veux-tu que je te dise par où tu dois le suivre? Par les
angoisses, par les opprobres, par les calomnies, par les crachats sur son
visage, par les soufflets, par les meurtrissures de la flagellation, par
la couronne d'épines, par la croix, par la mort. Comme tu es lent
! Tu voulais le suivre, tu connais le chemin. Mais tu dis: Qui donc le
suit par là ? Rougis d'être homme. Elles l'ont suivi, ces
femmes dont nous célébrons la fête aujourd'hui ; car
aujourd'hui nous célébrons la fête de ces saintes femmes,
martyres à Tibur. Votre Dieu, notre Dieu, leur Dieu, le Dieu de
tous, notre Rédempteur, en marchant devant nous dans cette voie
étroite et rude, en a fait une voie royale, fortifiée et
pure, dans laquelle des femmes font leurs délices de marcher, et
tu es lent encore ? Tu ne veux point répandre ton sang pour un sang
si précieux?Voilà ce que te dit le Seigneur ton Dieu : J'ai
souffert le premier pour toi ; donne ee que tu as reçu, rends ce
que tu as bu. Ne saurais-tu le faire? Des jeunes enfants, des jeunes filles
l'ont pu; des hommes délicats, des femmes délicates l'ont
pu ; des riches l'ont pu ; ces hommes aux grandes richesses, quand est
venue fondre sur eux l'épreuve de la souffrance, n'ont été
retenus, ni par leurs grands biens, ni par les douceurs de la vie: ils
pensaient à ce riche qui en finissait avec ses richesses, pour rencontrer
les tourments, et sans envoyer leurs richesses devant eux, ils les ont
précédées par le martyre. En face de si nobles exemples,
tu affiches de la lenteur? Et toutefois tu célèbres les fêtes
des martyrs. C'est aujourd'hui une fête des martyrs; j'irai, dis-tu,
et peut-être avec une tunique plus belle. Vois avec quelle conscience,
aime ce que tu fais, imite ce que tu célèbres, fais ce que
tu loues. Mais moi, je ne saurais. Le Seigneur est tout près, soyez
sans inquiétude (1). Mais moi, dis-tu, je ne puis. Loin de toi de
craindre la source ; où ces femmes ont été comblées,
toi aussi tu peux être comblé, si tu en approches avec avidité,
si tu ne t'élèves point comme la colline; si, au contraire,
tu t'abaisses comme la vallée, afin de mériter d'être
comblé. Gardons-nous donc, mes frères, de trouver ces exigences
trop dures, surtout dans ces temps si féconds en douleurs (2). Les
martyrs ont méprisé le monde
1. Philipp. IV, 6. 2. Ce sermon fut probablement prêché
pendant la première persécution des Vandales, vers l'an 427.
(Voir sermon CCXCVI, num. 6-14.) Mais dans l'un il parle des ravages de
Rome, ici des ravages de l'Afrique.
501
dans sa fleur ; le mépriser dans sa fleur est vraiment digne
d'éloges , puisqu'on l'aime dans sa ruine. Les martyrs ont méprisé
les fleurs, et tu en aimes les épines! S'il t'en coûte de
partir, que ta maison qui s'écroule te cause au moins de l'effroi.
Mais voilà qu'un païen te vient insulter. Ah ! c'est pour un
païen bien choisir son temps, quand s'accomplissent les oracles du
Seigneur. Son insulte viendrait plus à propos, si l'on ne voyait
point l'accomplissement de ses oracles. Il abjure le Dieu que tu adores,
et toi, par ce qui arrive aujourd'hui dans le monde, prouve que ce Dieu
est véridique; sans t'affliger des prédictions, réjouis-toi
des promesses. Il est venu à cette heure où le monde, sur
son déclin et près de finir, devait passer par des ruines,
des calamités, des angoisses, des souffrances. Il est donc venu
pour te consoler, celui qui est venu alors; pour te soutenir dans les angoisses
de cette vie qui périt et qui passe rapidement ; il t'a promis une
autre vie. Avant que le monde fût en butte à ces afflictions,
à ces calamités, les Prophètes furent envoyés
; ce furent donc les serviteurs qui furent envoyés d'abord à
ce grand malade qui était le genre humain, et qui, semblable à
un seul homme, gisait de l'Orient à l'Occident. Le Médecin
puissant envoya d'abord ses serviteurs. Alors il arriva que ce malade eut
de tels accès, qu'il était condamné à souffrir
beaucoup. Alors le Médecin dit : Le malade souffrira beaucoup; ma
présence est nécessaire. Que, dans son délire, le
malade dise au Médecin : Seigneur, je souffre beaucoup depuis votre
arrivée. Insensé, tu souffres depuis mon arrivée;
mais c'est parce que tu devais souffrir que je suis venu. Abrégeons,
mes frères, pourquoi parler davantage ? « Le Seigneur a résolu
de faire sur la terre un grand retranchement ». Vivons saintement,
et, en échange de cette vie sainte, n'espérons point les
biens passagers de la terre : un bonheur terrestre serait une récompense
peu digne d'une sainte vie; une vie sainte sur la terre est, néanmoins,
au-dessous des désirs que tu y conçois; et toutefois, avec
ces désirs, ta vie est loin d'être sainte ; si. tu veux changer
ta vie, change aussi tes désirs. Tu gardes ta foi au Seigneur, et
cela afin d'obtenir le bonheur; c'est là ton but. Pourquoi garder
ta foi au Seigneur? Combien vaut ta foi? Combien l'estimerais-tu? Quel
prix la fais-tu? Si tu as ici-bas quelque chose à vendre, en faisant
un prix avec l'acheteur, tu élèves ce prix, lui l'abaisse;
cela vaut tant, dis-tu, en exagérant quelque
peu comme vendeur ; mais lui : non, mais tant seulement; et il fixe un
prix intérieur, afin d'acheter à meilleur marché.
Voilà que le Seigneur Jésus-Christ te corrige. Et toi, tu
dis au Seigneur Jésus Seigneur, je vous garde ma foi, récompensez-moi
sur la terre. Insensé ! ce que tu voudrais vendre ne s'estime pas
ainsi ; tu es dans l'erreur, ne sachant ce que tu possèdes. Tu gardes
ta foi et tu demandes la terre ? Ta foi vaut mieux que la terre, et tu
ne sais en faire le prix. Moi qui te l'ai donnée, je sais ce qu'elle
vaut : elle vaut la terre entière; à la terre ajoute le ciel,
elle vaut plus encore. Qu'y a-t-il donc au-dessus de la terre et du ciel
? Celui qui a fait la terre et le ciel. Tournons-nous vers le Seigneur,
etc.
QUATRIÈME SERMON. POUR LA NAISSANCE DU SEIGNEUR.
502
Les Pères de Saint-Maur se plaignent de n'avoir vu nulle part,
dans le catalogue manuscrit, le sermon n° 189, tome V, afin d'en compléter
ou d'en restaurer certains endroits. Pour le rétablir dans son intégrité,
je l'ai copié sur sept catalogues, dont trois sont d'antiques lectionnaires
dont les moines se servaient pour la récitation solennelle de l'office
au choeur. Parmi eux nous remarquons le catal. nom. 106, que Léon
d'Ostie a transcrit avec beaucoup d'élégance de sa propre
main, en l'ornant de figures, précisant l'époque et y apposant
son nom. Deux autres sont des bréviaires en caractères latins
du rive siècle, et antérieurs à Urbain V, puisqu'ils
contiennent les psaumes d'après l'édition romaine, et non
d'après l'édition gallicane, que ce Pontife avait prescrite
au Mont-Cassin. Les deux antres contiennent des sermons de divers auteurs,
et sont inscrits de même. Dans ces sept catalogues, on lit le sermon
tel qu'il est ici, c'est la même inscription, qui est d'accord avec
l'édition de Saint Maur. La bibliothèque de Laurent de Médicis
avertit que, dans le Cod. 1 Plut. XIV, on retrouve en entier ce sermon
tel qu'il est dans nos catalogues.
ANALYSE. Jésus-Christ né du Père, c'est le jour
du jour. Né de Marie, c'est la vérité qui s'élève
de la terre. La justice vient du ciel pour se donner aux hommes et nous
faire naître pour le ciel. Merveille d'un Dieu naissant d'une Vierge.
Acceptons-le pour Maître, portons-le dans nos coeurs.
Voici le jour qu'a sanctifié pour nous le jour qui a fait tout
jour, et dont le Psalmiste a chanté (1) : « Chantez au Seigneur
un cantique nouveau, que toute la terre chante le Seigneur ; chantez au
Seigneur et bénissez son nom. Annoncez de jour en jour que le salut
vient de lui (2) ». Quel est ce jour du jour, sinon le Fils qui vient
(lu Père, lumière de lumière. Mais ce jour enfantant
cet autre jour qui naît aujourd'hui de la Vierge, ce jour qui n'a
point de lever non plus que de coucher, ce jour, je l'appelle Dieu le Père;
[ car Jésus ne serait point jour du jour, si le Père n'était
le jour aussi.] Qu'est-ce donc que ce jour, sinon la lumière? Non
point cette lumière qui luit aux yeux de la chair et qui n'est pas
lumière, non plus cette lumière commune aux hommes et aux
animaux; mais cette lumière qui est celle des anges et qui purifie
les coeurs qui en jouissent. Elle passe en effet, cette nuit qui nous environne,
dans laquelle nous vivons, dans laquelle on allume pour nous le flambeau
des saintes
1. La version Italique porte : « Cantate Domino, benedicite nomen ejus, bene nuntiate diem de die, salutare ejus », ou annoncez son salut qui est le jour du jour ; comme nous disons lumen de lumine. Aussi les Pères de Saint-Maur ont-ils cru que ce verset du psaume pouvait convenir ici. Mais nos catalogues ne suffisent pas pour établir cette opinion. Cl. Sabatier, dans son ancienne version de la Bible, dit que saint Augustin n'a fait usage qu'une seule fois de cette manière de lire, et que, partout ailleurs, il a écrit : de die in diem, ou : de die ex die.
2. Psal. XCV, 1, 2.
Ecritures, et alors viendra ce matin que le psaume a chanté (1)
: « Au matin je me tiendrai devant vous, et vous contemplerai (2)
». Ce jour est donc le Verbe de Dieu, jour qui éclaire les
anges, qui resplendit dans cette patrie d'où nous sommes exilés,
qui s'est revêtu de notre chair et a pris naissance de la Vierge
Marie. Il est né d'une manière merveilleuse, et en. effet,
quoi de plus merveilleux que l'enfantement d'une vierge? Elle a conçu
demeurant vierge, enfanté demeurant vierge encore. Car il a été
créé de celle que lui-même a créée, il
lui a fait don de la fécondité, sans léser son intégrité.
D'où vient Marie? D'Adam. D'où Adam? De la terre. Si donc
Adam vient de la terre, et que Marie vienne d'Adam, Marie vient de la terre;
si Marie vient de la terre, comprenons cette parole: « C'est de la
terre que s'est levée la vérité ». Quel bienfait
pour nous que la vérité se soit levée de la terre
? « C'est que la justice a regardé du haut du ciel (3) ».
Car les Juifs, comme l'a dit l'Apôtre, « ignorant la justice
de Dieu et voulant établir leur propre justice, n'ont pas été
soumis à la justice de Dieu (4) ». D'où l'homme peut-il
être juste? De lui-même? Quel pauvre se donne à lui
1. Dans les discours sur les psaumes et les traités sur saint Jean, saint Augustin a toujours cité : Mane astabo tibi et contemplabor. Ici seulement nous lisons : contemplabor te.
2. Ps. V, 5. 3. Id. LXXXIV, 12. 4. Rom. X, 3.
503
même du pain? Quel homme; s'il est nu, peut se couvrir, si on
ne lui donne un vêtement? [Nous n'avions pas la justice, il n'y avait
en nous que péchés.] D'où vient la justice? Quelle
justice peut exister sans la foi? « Car le juste vit de la foi (1)».
Celui qui sans la foi se dit juste, est menteur par là même.
Comment ne pas mentir quand on n'a pas la foi? Quiconque veut dire vrai,
qu'il se convertisse à la vérité. Mais elle était
loin. «La vérité s'est levée de la terre ».
Tu dormais, elle est venue à toi; tu étais endormi, elle
t'a éveillé; elle t'a par elle-même tracé ta
voie, de peur que tu ne vinsses à t'égarer. Donc, parce que
la vérité s'est levée de la terre, Notre-Seigneur
Jésus-Christ est né d'une Vierge. « La justice a regardé
du haut du ciel », pour que les hommes aient non leur propre justice,
mais celle de Dieu. Combien Dieu a daigné faire? Et dès lors
combien nous étions indignes auparavant ! Combien indignes ? Nous
étions mortels, accablés du poids de nos fautes, courbés
sous nos peines. Tout homme qui vient au monde commence par la douleur.
Ne cherche aucun prophète , interroge l'enfant nouveau-né
et vois-le pleurer. Dès lors que sur la terre nous étions
à ce point indignes de Dieu, comment tout à coup en sommes-nous
devenus dignes? « La vérité s'est levée de la
terre ». Celui qui a tout créé a été
créé parmi tout ce qui existe; il a fait le jour, il est
venu au grand jour; il était avant le temps, et il a marqué
le temps. Notre-Seigneur Jésus-Christ est dans l'éternité
sans commencement en son Père; [et toutefois demande qu'y a-t-il
aujourd'hui. Une naissance. De qui? Du Seigneur. Il prend donc naissance?
Oui, il prend naissance. Il prend naissance, ce Verbe au commencement,
Dieu en Dieu ? Il prend naissance. ] S'il n'avait point sa génération
parmi les hommes, nous ne parviendrions pas à la régénération
divine. il naît pour que nous renaissions. Que nul n'hésite
à renaître quand le Christ est né; quand il a une génération,
celui qui n'a pas besoin de régénération. A qui faut-il
une régénération, sinon à celui dont la génération
est maudite? Que dès lors sa miséricorde se fasse dans nos
curs. Sa Mère l'a porté dans son sein, portons-le dans notre
coeur ; le sein de Marie grossit par l'incarnation du Christ, que nos coeurs
à notre tour grossissent de la foi au
1. Rom. I, 17.
Christ; elle a enfanté le Sauveur, enfantons sa louange. Ne soyons
point stériles, que nos âmes reçoivent de Dieu la fécondité.
Il y a une génération du Christ qui vient du Père,
et sans, mère, et une génération du Christ, qui vient
de la mère, et sans père : toutes deux sont admirables. La
première s'accomplit dans .l'éternité, la seconde
dans le temps. [Quand est-il né du Père? Qu'est-ce à
dire quand? Tu cherches quand, là où il n'y a aucun temps?
Là ne cherche pas quand, cherche-le ici ; c'est à propos
de sa mère que l'on demande quand, mais quand est déplacé
à propos du Père ; il est né, et ne connaît
point de temps]; il est né éternel de l'Eternel, et coéternel.
Pourquoi t'étonner? Il est Dieu. En considérant la divinité,
tu sens tomber tout étonnement. [Et quand nous disons: Il est né
de la Vierge, ô merveille, tu es dans l'admiration ! C'est un Dieu,
ne t'étonne plus] ; qu'à l'admiration succède la louange.
Que la foi te soutienne. crois que cela fut fait]. Si tu ne le crois point,
cela est fait également, et tu demeures dans l'infidélité.
Il a daigné se faire homme, que cherches-tu de plus]? Est-ce peu,
pour toi, qu'un Dieu se soit humilié? Parce qu'il était Dieu,
il s'est fait homme, et comme l'hôtellerie était étroite,
il a été enveloppé de langes et couché dans
une crèche: vous l'avez entendu à la lecture de l'Evangile.
Qui ne serait point dans l'admiration? Celui qui remplit le monde ne trouvait
pas de place dans une hôtellerie, et il a été couché
dans une crèche pour y devenir notre nourriture. Qu'ils viennent
à l'étable, ces deux animaux, ou plutôt ces deux peuples;
car le boeuf connaît son maître, et l'âne l'étable
de son maître (1). Viens à l'étable, et ne rougis point
d'être pour le Seigneur une bête de somme. Tu porteras le Christ
sans t'égarer; tu marcheras dans la voie, et cette voie est assise
sur toi. Vous souvient-il de cet âne que l'on amène au Seigneur?
N'en rougissons pas, c'est nous. Que le Seigneur s'assoie sur nous et nous
appelle où il voudra. Nous sommes sa monture, et nous allons à
Jérusalem. Sous un tel poids, loin de nous courber, nous nous relevons
; sous sa direction nous ne saurions errer, nous allons à lui, nous
allons par lui, et nous ne saurions périr.
1. Isaï. I, 3
504
CINQUIÈME SERMON, SUR CES PAROLES DE L'APÔTRE AUX GALATES.
« MES FRÈRES, SI QUELQU'UN EST TOMBÉ PAR SURPRISE EN
QUELQUE PÉCHÉ, VOUS AUTRES QUI ËTES SPIRITUELS, »
ETC. PRÊCHÉ A CARTHAGE, A LA TABLE (1) DU BIENHEUREUX CYPRIEN,
LE VI DES IDES DE SEPTEMBRE.
Les sermons inédits que nous mettons au jour pour la première
fois, forment une classe à part et trouveront, selon moi, des champions
dans tous ceux qui sont quelque peu versés dans la lecture de saint
Augustin. J'ai copié celui-ci du catal. 17, dont j'ai déjà
parlé, et lui ai donné le même titre qu'il porte dans
ce catalogue. Je ne l'ai point trouvé en d'autres bibliothèques,
et si l'on veut l'insérer dans l'édition de Saint-Maur, on
peut le mettre avant le 164. En lisant le commentaire de Florus sur l'Epître
aux Galates, on voit facilement quand s'est servi des pensées de
ce sermon pour expliquer les premiers versets du chapitre VI. Les Pères
de Saint-Maur, qui ne connaissaient point ce sermon,. n'ont vu dans Florus
que des extraits du sermon 164 ; mais là il s'agit seulement de
porter son propre fardeau et celui des autres, tandis qu'ici, tes six premiers
versets sont expliqués, et le commentaire de Florus ne s'éloigne
point de cette explication.
ANALYSE. Si chacun portera son fardeau, comment le porter mutuellement
? Le porter mutuellement, c'est pardonner aux autres leurs imperfections.
Porter le nôtre, c'est rendre compte de nos fautes. Nous devons
essayer de redresser les autres, mais dans la douceur. Ne pas se croire
sans péché, ni agir pour la louange. Le Christ dormirait
dans nos âmes. Chercher la louange c'est, comme les vierges folles,
emprunter l'huile des autres.
1. Rappelez-vous, rues frères, ce qu'on vous « a lu dans
l'épître de l'Apôtre: Mes frères, dit-il,
si quelqu'un est tombé par surprise dans quelque faute, vous qui
êtes spirituels redressez-le dans l'esprit de douceur, chacun réfléchissant
sur soi-même, de peur d'être tenté. Portez mutuellement
vos fardeaux, et ainsi vous accomplirez la loi du Christ. Car si quelqu'un
s'imagine être quelque chose, il se trompe, puisqu'il n'est rien.
Que chacun examine ses propres actions, et alors il aura seulement de quoi
se glorifier en lui-même, et noir dans un autre. Que celui que l'on
instruit dans les choses de la foi, communique tous ses biens à
celui qui l'instruit. Ne vous y trompez pas, on ne se moque pas de Dieu,
et l'homme recueillera ce qu'il a semé; car celui qui a semé
dans la chair ne recueillera de la chair que la corruption ; et celui qui
sème dans l'esprit, recueillera de l'esprit la vie éternelle.
Ne faiblissons pas en faisant le bien ; si nous ne perdons point courage,
nous moissonnerons le temps venu. C'est pourquoi, pendant qu'il en est
temps, faisons du bien à tous, mais principalement aux serviteurs
de la foi (1) ».
1. Galat. VI, I et suiv.
Voilà ce qu'on a récité de l'apôtre saint
Paul, jusque-là je ne suis que lecteur. Toutefois, mes frères,
si la lecture est comprise, à quoi bon expliquer davantage? Voilà
que nous avons entendu, que nous avons compris ; c'est à nous d'agir
afin de vivre. A quoi bon charger notre mémoire? Retenez ces leçons
et réfléchissez-y. Quelqu'un est-il curieux de savoir comment
il faut comprendre cette parole : « Portez mutuellement vos fardeaux
», et cette autre qui vient peu après : « Chacun portera
son propre fardeau? » Car vous dites alors dans votre coeur, si toutefois
vous en faites la remarque: Comment porter mutuellement ses fardeaux, si
chacun doit porter le sien? Comment les porter mutuellement (1) ? C'est
là une question, je l'avoue. Frappez, et l'on vous ouvrira: frappez
par votre attention, frappez par l'étude, frappez même pour
nous, par vos prières, afin que nous trouvions pour vous des paroles
dignes; en frappant ainsi, vous nous viendrez en aide, et la question sera
plus tôt résolue. Puisse chacun mettre en pratique ce qu'il
aura compris, aussi efficacement qu'elle sera promptement résolue
! Au point de vue de nos infirmités, « nous portons mutuellement
1. Cette répétition peut bien être une redondance.
(1)Voyez sermon CCCX, n. 2, ce que l'on entend, à Carthage, par
Table de saint Cyprien.
505
nos fardeaux » ; au point de vue de la piété, «
chacun portera son fardeau ». Que dis-je? Nous tous, qui sommes-nous,
sinon des hommes, et dès lors des infirmes qui ne sauraient être
absolument sans péché? En cela « nous portons mutuellement
nos fardeaux o. Si les péchés de ton père sont une
charge pour toi, et les tiens pour lui, c'est une négligence mutuelle,
et vous faites vraiment un grand péché. Mais s'il supporte
ce que tu ne saurais supporter, et toi ce qu'il ne saurait supporter, alors
vous portez mutuellement vos fardeaux, vous accomplissez la loi sacrée
de la charité. Cette loi est celle du Christ; la loi de la charité
est la loi du Christ. Car il est venu parce qu'il nous aime, et il n'y
avait rien en nous qu'il pût aimer; son amour nous a fait aimables.
Vous avez entendu ce que signifie: « Portez mutuellement vos fardeaux,
et ainsi vous accomplirez la loi du Christ ». Que signifie dès
lors: « Chacun portera son propre fardeau? » Chacun rendra
compte de ses propres péchés, et nul ne rendra compte des
péchés d'un autre. Chacun a sa propre cause, et doit rendre
compte à Dieu. Mais les évêques eux-mêmes, qui
doivent rendre compte à Jésus-Christ de son troupeau, rendront
compte pour leurs propres péchés, s'ils négligent
le troupeau du Christ. Donc, mes frères, « si quelqu'un est
tombé par surprise dans quelque péché, vous qui êtes
spirituels, qui que vous soyez, dès lors que vous êtes spirituels,
ayez soin de le relever dans l'esprit de douceur ». Mais si tu cries
au dehors, aime à l'intérieur ; exhorte, flatte, corrige,
sévis; aime et fais ce que tu voudras. Car un père aime son
fils, et toutefois un père, quand il le faut, frappe son fils, lui
inflige la douleur, afin de veiller à son salut. C'est donc là
« l'esprit de douceur » ; car si tel homme « est tombé
par surprise dans quelque péché », et que tu lui dises:
Que m'importe ; si je te demande pourquoi ce peu m'importe? « Parce
que, me diras-tu, chacun portera son propre fardeau »; et moi je
répondrai à mon tour: Tu as entendu volontiers, et compris:
« Portez mutuellement vos fardeaux. Si donc un homme est tombé
par surprise dans le péché », toi qui es spirituel,
tu dois le redresser dans l'esprit de douceur. Sans doute il rendra compte
de son péché, parce que « chacun portera son propre
fardeau » ; mais toi, si tu négliges sa blessure, tu rendras
de ton péché de négligence un compte redoutable; et
dès lors, si vous ne portez mutuellement vos fardeaux, vous aurez
à rendre un compte terrible, puisque « chacun portera son
fardeau ». Faites en sorte de porter mutuellement vos fardeaux, et
Dieu vous pardonnera quant au fardeau que chacun doit porter. Si, en effet,
tu portes le fardeau d'un autre, quand il est tombé par mégarde
dans le péché, de manière à le relever par
l'esprit de douceur, tu en viendras à ce passage que tu as entendu
: « Chacun portera son propre fardeau » ; et dans ta bonne
confiance tu diras au Seigneur: « Remettez-nous nos dettes ».
Souvenez-vous donc, mes frères, de ces paroles: « Si un a
homme est tombé par surprise dans quelque faute », et ne passons
pas légèrement sur cette expression, homme. L'Apôtre
pouvait dire: Si quelqu'un est tombé par mégarde, ou: Quiconque
sera tombé. Il n'a point dit ainsi, mais il a dit : l'homme. Or,
il est bien difficile que l'homme ne tombe point par surprise dans le péché.
Qu'est-ce que l'homme, en effet? Mais ces spirituels, qu'il avertit de
redresser avec douceur l'homme qui sera tombé par surprise dans
quelque péché, disaient peut-être en leurs coeurs :
Portons les fardeaux de ceux qui tombent dans le péché par
surprise, parce que nous n'avons en nous rien qu'ils puissent porter. Ecoute
ces paroles qui t'avertissent de n'être point trop en sûreté.
« Vois et surveille-toi, de peur d'être tenté ».
Que les spirituels n'en viennent point à l'orgueil et à l'enflure;
et toutefois, s'ils sont véritablement spirituels, ils ne s'élèveront
point. Je crains qu'ils ne s'élèvent, tout spirituels qu'ils
sont, parce qu'ils sont en cette chair; toutefois, que l'homme spirituel
veille sur lui, de peur d'être tenté. Pour être spirituel,
en effet, n'est-il plus un homme? Pour être spirituel, n'a-t-il plus
le corps corruptible qui appesantit l'âme (1) ? Pour être spirituel,
est-il à bout de cette vie, qui « est sur la terre une continuelle
épreuve (2)? » Il est donc bien de lui dire: « Veille
sur toi, de peur que tu ne sois tenté ». Après les
avoir avertis, c'est-à-dire ces hommes spirituels, l'Apôtre
nous jette alors cette sentence générale : Portez les «
fardeaux les uns des autres, et ainsi vous accomplirez la loi du Christ
». Qu'est-ce à dire. les uns des autres ? Que l'homme charnel
porte le fardeau de l'homme charnel, l'homme spirituel celui du spirituel:
« Portez mutuellement
1. Sap. IX, 15. 2. Job, VII, I, juxta Italam.
506
vos fardeaux » ; ne négligez pas mutuellement vos péchés:
quand vous avez assez de confiance, reprenez; et quand vous n'avez pas
une confiance suffisante pour reprendre, avertissez (1); et si cela est
nécessaire, pour que nul ne soit pécheur, priez, suppliez.
Serait-ce vous humilier que vous dire : Suppliez? Ecoutez l'Apôtre
: «En vous donnant nos préceptes », dit-il, «
nous vous supplions de ne pas recevoir en vain la grâce de
Dieu (2) ». Qu'un médecin trouve des forces dans un malade,
il le réprimande; mais si les forces font défaut, s'il craint
de le voir défaillir sous l'amertume de la réprimande, il
le supplie, le conjure de l'écouter, d'exécuter ses prescriptions,
et de vivre. Il est donc constaté que cette parole: « Portez
mutuellement vos fardeaux » est un avis pour l'homme spirituel, que
l'Apôtre lui dit: « Veille sur toi-même de peur d'être
tenté » ; de peur que ce spirituel ne vienne à croire
qu'il n'a point lui-même de fardeau qu'un autre soit obligé
de porter. Or, écoute-le en face de cette arrogance, de cette enflure,
de cet orgueil, écoute-le qui nous répète: «
Celui qui se croit quelque chose, se trompe lui-même; car il n'est
rien ». On ne saurait mieux dire que se tromper soi-même. Car
il ne faut point tout rejeter sur le diable, puisque souvent l'homme est
son diable à soi-même. Pourquoi faut-il éviter le diable?
Parce qu'il te séduit. Mais te séduire toi-même n'est-ce
pas être le diable pour toi ? Que dit-il ensuite? « Que chacun
éprouve son oeuvre, et alors il aura de la gloire seulement en lui-même,
et non dans un autre ». Quand tu fais quelque bonne oeuvre, si cette
oeuvre te plaît, parce qu'un autre te loue ; et que si cet autre
ne te louait, tu viendrais à défaillir dans l'accomplissement
de cette uvre parce que l'approbation te manquerait; alors tu as de la
gloire dans un autre, et non en toi-même Qu'il te loue, et tu agis;
mais que la bonne oeuvre que tu fais vienne à déplaire à
l'insensé, tu ne la fais plus. Ne vois-tu point combien de bouches
acclament ces hommes qui se ruinent en faveur des hystrions, sans rien
donner aux pauvres ? Les louanges qu'on leur prodigue font-elles donc que
leurs actions soient bonnes? Lève-toi enfin : « La louange
du pécheur est dans les désirs de son âme ».
Vous applaudissez, parce que vous connaissez les Ecritures auxquelles j'emprunte
ce témoignage.
1. II Cor. VII, 4. 2. II Cor. VI, I, ex Itala.
Qu'ils écoutent, ceux qui ne les connaissent point. L'Ecriture
a dit, ou plutôt l'Ecriture a prédit que « le pécheur
est loué sur les désirs de son âme, et que l'on applaudit
celui qui fait le mal (1) ». Et maintenant que le pécheur
est loué sur les désirs de son âme, que l'on applaudit
au mal qu'il fait, cherche les applaudissements. Des coupables désirs
te viennent-ils déchirer ? Plonge-toi chaque jour dans l'iniquité
et cherche les applaudissements. Crois-moi, tu ne saurais trouver que des
adulateurs ou des séducteurs. Comment adulateurs, comment séducteurs?
Je te dois raison de mes paroles. Ils sont adulateurs, parce qu'ils te
louent, bien qu'ils sachent que tu fais mal; mais ceux qui te louent quand
tu fais le mal, parce qu'ils croient que tu fais le bien, ne sont point
des adulateurs, ils te louent dans leur âme; mais ils sont des séducteurs,
parce que leurs applaudissements répétés sont une
séduction pour le mal, et ne te laissent point respirer. Tu te repais
alors de vanité, tu crois que c'est lé bien que tu fais;
tu dissipes ton bien, tu ruines ta maison, tu dépouilles tes enfants;
ces louanges t'ont jeté dans le délire; tu cours, tu gesticules,
tu reçois des applaudissements, tu les stimules, tu appauvris ta
maison, pour ne recueillir que le vent. Mais, diras-tu, comment sont-ils
séducteurs, ceux qui me louent dans leur âme? Ils sont pour
toi des séducteurs, parce que tout d'abord ils se sont séduits
eux-mêmes en te trompant. Veux-tu qu'il se fatigue à mettre
des échelles auprès de toi, pour ne pas te séduire,
cet homme qui s'est d'abord séduit lui-même? « Donc
le pécheur est glorifié selon les désirs de son âme,
et l'on applaudit à celui qui fait le mal ». Eloigne de toi
ces louanges, évite ces applaudissements, ou plutôt fais le
bien. Mais, diras-tu, en faisant le bien je vais déplaire à
tel bouillie. Qu'importe, si tu plais à Dieu? Déplaire à
cet homme, et plaire à Dieu, c'est posséder la gloire en
toi, et non dans un autre. Toutefois lés méchants sont les
détracteurs des bons, ceux qui aiment le monde se plaisent à
maudire ceux qui le méprisent, ils les outragent et cherchent à
les critiquer. Qu'on leur en dise quelque peu de mal, ils le croient aussitôt;
qu'on leur en dise du bien, ils refusent de le croire, et ton coeur se
trouble au point de cesser de faire là bien, parce qu'il n'y
1. Ps. IX, 24.
507
a personne pour t'applaudir, ou te tromper, ou te séduire. Et
le témoignage de ta conscience ne te suffit point? Dans le théâtre
de ton âme, sous l'il de Dieu, pourquoi te troubler? Je t'en supplie,
pourquoi te troubler? Parce l'on dit de moi beaucoup de mal, voilà
ta réponse? Tu ne serais pas troublé dans la barque de ta
confiance, si le Christ n'y dormait. Tu as entendu la lecture de l'Evangile
: « Il s'éleva une grande tempête, et le vaisseau était
ballotté et couvert par les flots » ; pourquoi? « Parce
que le Christ dormait (1) ». Quand est-ce que Jésus-Christ
dort dans ton coeur, sinon quand tu oublies ta foi ? La foi en Jésus-Christ
dans ton coeur est comme le Christ dans la barque. Les outrages que tu
entends, te fatiguent, te troublent : c'est que Jésus-Christ dort.
Eveille Jésus-Christ, éveille ta foi. Tu peux agir, même
dans ton trouble. Eveille ta foi, que le Christ s'éveille et te
parle Les outrages te troublent? Quels outrages n'ai-je pas entendus avant
toi et pour toi? Ainsi te parlera le Christ, ainsi te parlera ta foi. Ecoute
son langage, et vois à son langage si tu n'as peut-être pas
oublié que « le Christ a souffert pour nous (2) ? »
et qu'avant d'endurer pour nous de telles douleurs, il entendit des outrages?
Il chassait les démons, et on lui disait. «Vous êtes
possédé du démon (3) ». C'est de lui que le
prophète a dit: « Les opprobres de ceux qui vous outragent
sont tombés sur moi (4) » . Eveille donc le Christ, et il
te dira dans ton coeur: « Quand les hommes vous maudiront et diront
toutes sortes de mal contre vous, réjouissez-vous, soyez dans l'allégresse,
parce que votre récompense est grande dans les cieux (5) ».
Crois à ce qui est dit, et un grand calme s'établira dans
ton coeur. Si donc « l'homme se croit quelque chose, il se séduit
lui-même, puisqu'il n'est rien; que chacun éprouve son oeuvre,
et alors
1. Matth. VIII, 24. 2. Pierre, II, 21. 3. Jean, VIII, 48.
4. Ps. LXVIII, 12. 5. Matth. V, 11, ex Itala.
il aura la gloire en lui-même, et non dans un autre ». Qu'on te loue, qu'on te blâme, tu as ta gloire en toi-même, parce que ta gloire c'est ton Dieu dans ta conscience, et tu ressembleras aux vierges sages, qui prirent avec elles de l'huile dans leurs lampes, et eurent ainsi la gloire en elles-mêmes, et non dans un autre (1). Car celles qui ne prirent point d'huile avec elles, en mendièrent auprès des autres, et leurs lampes s'éteignirent, et elles dirent: « Donnez-nous de votre huile ». Qu'est ce à dire : « Donnez-nous de votre huile », sinon : Louez nos oeuvres, parce que notre conscience ne nous suffit pas ! Autant que le Seigneur m'en a fait la grâce, j'ai expliqué ce qu'il y avait d'obscur dans la lecture de l'Apôtre. Tout le reste est clair et demande moins à être expliqué que mis en pratique. Mais pour pratiquer ce que nous avons entendu, prions Celui sans le secours de qui nous ne pouvons rien faire de bien, puisqu'il a dit à ses disciples: « Sans moi vous ne pouvez rien faire (2) ». Tournons-nous vers le Seigneur etc.
Et après le sermon (3). Comme le peuple avait demandé
qu'il ne partit point avant la tête de saint Cyprien, il ajouta:
Je dois déclarer à votre charité que nous ne sommes
plus maîtres de nos désirs, non plus que de supporter des
plaintes même dans les lettres; mais comme l'objet de vos demandes
m'était déjà imposé parle saint vieillard,
le termine ainsi mon discours: Voici tout près de nous la fête
de saint Cyprien ; vous m'avez fait violence pour me retenir, a cause de
cette solennité si donc nous sommes avides de la parole, il nous
est bon de faire jeûner notre corps.
1. Matth. XXV, 8. 2. Jean, XV, 15.
3. On trouve souvent de ces additions dans les sermons édités,
Les premières paroles viennent de quelque scribe. Ce passage nous
confirme ce qu'a dit Possidius dans la vie de saint Augustin, que souvent
les évêques et le peuple, chez lesquels se trouvait le saint
docteur, non-seulement le suppliaient de prêcher, mais souvent l'y
contraignaient ; ce qui n'est pas une moindre preuve de sa grande science
et de l'éclatante renommée dont il jouissait.
508
SIXIÈME SERMON. SUR PLUSIEURS MARTYRS (1 ).
Ce sermon, qui porte le nom de saint Augustin et qui est parsemé
des produits de son esprit, est tiré du catalogue num. 12, intitulé
: « Sermons de saint Augustin, et d'autres u. On n'en voit aucune
mention dans toutes les bibliothèques éditées que
j'ai pu parcourir. Dans l'édition de Saint-Maur, on peut le placer
après le sermon CCCXXVI. L'exorde et la pensée qui l'animent
se trouvent dans le sermon CCLXXXVI, et à peu près dans les
mêmes termes. Voyez aussi sermon CCCXXVIII, latin. 2, vers le milieu.
ANALYSE. L'iniquité, en condamnant les martyrs, se mentait
à elle-même. L'amour de la vie éternelle triomphe
de notre amour pour la vie du temps. Comment le laboureur jette et sème
son froment pour récolter du froment.
Martyrs est un mot grec que l'on traduit en latin par testes, ou témoins.
Si donc les martyrs sont des témoins, c'est qu'ils ont subi tant
de douleurs, pour affirmer la vérité de leur témoignage.
La vérité servait Dieu, l'iniquité se mentait à
elle-même. Car voici ce qui est écrit; c'est le corps du Christ
ou l'Eglise qui dit dans un psaume : « Des témoins iniques
se sont élevés contre moi, et l'iniquité s'est démentie
elle-même ». Il y a témoins et témoins : témoins
d'iniquité, témoins de justice, témoins du diable,
témoins du Christ. Tout à l'heure, quand on nous lisait la
passion de nos bienheureux martyrs, dont nous faisons la fête, nous
avons vu paraître ces deux sortes de témoins, nous les avons
considérés, entendus. On les interroge, et ils répondent
qu'ils ont fait des collectes parce qu'ils sont chrétiens. C'est
là le témoignage de la vérité. Le juge disait
: Vous confessez votre crime. C'est là le témoignage de l'iniquité:
Prêcher Dieu, cela s'appelle crime. En prêchant Dieu, la vérité
obéissait à Dieu; en nommant cela un crime, l'iniquité
se donnait à elle-même le démenti. Ce qu'il disait
contre eux se retournait contre lui, et le véritable crime condamnait
le faux crime. Il n'y avait chez nos martyrs aucun crime; il n'y avait
aucun crime pour les martyrs du Christ à se rassembler pour louer
Dieu, pour entendre la vérité, pour espérer le royaume
des cieux, pour condamner dans ses iniquités le siècle présent.
Ils ne commettaient aucun crime, c'est ce qu'on appelle piété;
cela se nomme religion, se nomme dévotion; son véritable
nom est témoignage. Quel crime, dès lors, commettaient ceux
qui envoyaient à la mort des hommes qui confessaient leur
(1) Bien que l'inscription porte indistinctement : « De plusieurs
martyrs », on voit cependant que ces martyrs sont déterminés,
par la lecture des actes qui a précédé et dont il
est ainsi fait mention : « Quand on lisait la passion des saints
.
» Il est à penser que saint Augustin parlait alors des martyrs
de Carthage, dont il fait mention dans le Brevicul. Collat. diei 3, c.
17, où l'on trouve : « Ils avouaient dans leurs tourments
qu'ils avaient fait une collecte et sanctifié le jour du Seigneur
». Ils étaient au nombre de quarante-huit, au dire de saint
Optat de Milève, de Baluze, de Ruinart, et subirent le martyre la
veille des ides de février, l'an 304. Et, à la vérité,
ces collectes leur furent reprochées par le juge comme le seul point
de culpabilité, et les martyrs avouent qu'ils les ont faites et
en bénissent Dieu. I! serait difficile de croire que saint Augustin
n'eût aucun sermon au sujet de ces martyrs si célèbres
dans toute l'Afrique, lorsque le calendrier de Carthage accuse cinq solennités
distinctes en leur honneur, et que l'on en fit une sixième, quand
l'empereur Justinien eut bâti, dans son propre palais, un temple
à la vierge Prima, comme le rapporte Procope (De aedif. a Just.
extruct. 6). Baronius met cette vierge célèbre au nombre
de ces martyrs. Or, dans les éditions qui ont paru jusqu'alors,
on regrettait qu'il n'y eut, au sujet de ces martyrs, aucun sermon, et
toutefois, deux catalogues du Mont-Cassin, 12 et 17, contenant celui-ci,
probablement prêché à Carthage, où la solennité
de leur fête amena saint Augustin qui voulut d'une manière
toute particulière réprimer chez les fidèles cette
joie trop profane qui dégénérait en ivresse et en
festins. Car il termine ainsi : a Célébrons les fêtes
des martyrs par des honneurs à leur passion, et non par l'amour
de la boisson. . Ce sont à peu près les mêmes paroles
qui terminent son avertissement à la fête de saint Cyprien,
à Carthage, et à la fête des vingt martyrs d'Hippone.
Dès qu'il en est ainsi, il faut accuser de fausseté cet auteur
donatiste qui, chez saint Optat et chez Baluze (tom. I Miscell., p. 14,
édit. 1761), rapporte dans ses additions qu'ils moururent de faim
quand ils étaient encore en prison, puisque le juge fit trancher
la tête à quelques-uns. Baronius et Ruinart avaient déjà
répété ces additions, n'approuvant point l'histoire
de Mensurius et de Cécilien. Si donc l'auteur donatiste est en défaut
sur un point, il peut l'être sur d'autres. Les catalogues de Colbert,
de Compiègne, et de (Pratel ?), dont s'est servi Ruinart, n'ont
pas ces additions et précisent des jours et des lieux différents
où eus martyrs ont versé leur sang. Ce titre nous fait comprendre
pourquoi on célébrait leurs fêtes à part et
en des jours différents à Carthage. C'est donc su catalogue
du Mont-Cassin que revient l'honneur de rappeler, selon la vérité,
l'histoire de ces martyrs ; ce qui les rend dignes de foi.
509
piété ? Il nous plaît, disait le juge, ce témoin
du mensonge, il nous plaît de trancher la tête à tel,
tel et tel ; voilà bien le crime. Ecoute la voix de la piété:
Grâces à Dieu, tel fut le témoignage de Primus ou du
premier. Le premier a donc clos ce témoignage par une victoire perpétuelle.
Votre charité a remarqué, je crois, quand on lisait la passion
de nos saints martyrs, quel fut le premier qui rendit témoignage;
le premier était appelé avant le dernier; victoire fut pour
la tin, et victoire perpétuelle (1). O victoire sans tache ! ô
fin sans fin ! Qu'est-ce, en effet, qu'une victoire perpétuelle,
sinon une victoire sans fin ? C'est là vaincre les passions de la
chair, vaincre les menaces d'un juge pervers, vaincre la douleur du corps,
vaincre l'amour de la vie. Si je le puis, mes frères, je dirai ma
pensée avec le secours de Dieu : dans nos saints martyrs, l'amour
de la vie fut vaincu par l'amour de la vie. Vous qui m'acclamez, vous l'avez
compris, mais en faveur de ceux qui n'ont pas compris encore, souffrez
que j'explique tant soit peu ma pensée. Voici donc ce que j'ai dit
: Dans les saints martyrs, l'amour de la vie a été vaincu
par l'amour de la vie. A qui l'amour de l'argent fait-il mépriser
l'argent ? A qui l'amour de l'or fait-il mépriser l'or ? A qui l'amour
des domaines fait-il mépriser les domaines ? Nul ne méprise
ce qu'il aime. Mais chez les martyrs, nous trouvons l'amour de la vie et
le mépris de la vie. Ils n'y arriveraient point s'ils ne la foulaient
aux pieds. lis savaient ce qu'ils faisaient quand ils la donnaient pour
la gagner. Ne croyez point, mes frères, qu'ils avaient perdu tout
sens, quand ils aimaient la vie et méprisaient la vie; non, ils
n'avaient point perdu le sens. C'était là répandre
la semence et chercher la moisson. Je vois le dessein du laboureur, et
je connais la sagesse des martyrs. C'est par amour du froment que le laboureur
répand son froment. Si tu ne sais point dans quel dessein il sème,
tu pourras bien l'en blâmer et dire ? Que fais-tu, insensé
? Ce que tu as recueilli avec tant de peine, pourquoi le jeter, le répandre,
le soustraire à tes regards,
1. Ce fut Primus, ou premier, qui fut tout d'abord à rendre témoignage.
Victoire et Perpétue furent pour latin. Il y a dans le texte Victoria
in fine perpetua. Mais ni victoria, ni perpetua ne commence par une majuscule;
et toutefois je serais bien trompé, si les deux dernières
martyres de Cartilage n'étaient point Victoire et Perpétue.
Ce qui prête à saint Augustin ce jeu de mot : Perpetua ou
sans fin. Comme elle fut la dernière ou la fin, ce fut une fin sans
fin.
le jeter en terre, et de plus le recouvrir ? Il te répondra :
J'aime le froment, et,,c'est pourquoi je jette mon froment; si je n'y tenais
point, je ne le jetterais point; je veux qu'il s'accroisse, et non qu'il
périsse. Voilà ce qu'ont fait nos martyrs, incomparablement
plus sages que les laboureurs. Ceux-ci répandent sur la terre quelques
grains, et les moissonneurs en récoltent beaucoup. Mais et celui
qu'ils répandent, et celui qu'ils récoltent, a une fin. Ce
que l'on sème est peu nombreux, ce que l'on récolte l'est
beaucoup plus, et néanmoins l'un et l'autre ont une fin. Et vous
ne vouliez point que nos martyrs perdissent une vie que la mort terminera
un jour, afin de récolter cette vie qui ne connaît point la
mort ? Bons prêteurs, bons semeurs, mais celui qui fait croître,
c'est Dieu. C'est lui qui fait croître et multiplie les fruits dans
vos campagnes, lui qui nourrit tout ce qui naît de la terre. Dieu,
qui peut multiplier les grains, ne saurait conserver ses martyrs ? Voilà
que je vous le prêche, entendez ce qu'ils ont entendu. Vous aussi,
vous l'avez entendu, quand on lisait l'Evangile; vous avez reçu
la promesse qui leur fut faite : « Ils vous feront comparaître
dans leurs assemblées et dans leurs synagogues; ils vous flagelleront,
ils en tueront d'entre vous; mais je vous le déclare, un cheveu
de votre tête ne tombera point, et vous posséderez vos âmes
dans votre patience (1) ». Vous posséderez, et non vous perdrez.
Là, en effet, nul ennemi ne persécute, nul ami ne meurt.
Vous serez-là où luit ce jour sans fin, qui n'a point hier
pour le précéder, ni demain pour le suivre. Vous qui aurez
bien prêté, vous serez là où le diable ne pourra
vous suivre. Souffrez pour un temps, afin d'avoir une joie éternelle.
Ce que vous supportez est dur, mais ce que vous semez exige des larmes.
Lisez ce qui est écrit à votre sujet, vous qui semez : «
Ils allaient et pleuraient en répandant leurs semences (2) ».
Quel en a été le fruit, quelle est la fin, la consolation
? « Mais ils reviendront dans l'allégresse, en portant leurs
gerbes ». C'est avec ces gerbes que se font les couronnes. Célébrons
donc les fêtes des martyrs, par des honneurs à leur passion,
et non par l'amour de la boisson. Tournons-nous vers le Seigneur, etc.
1. Matt. X, 19; Luc, XXI, I , 19. 2. Ps. CXXV, 6, 7.
510
SEPTIÈME SERMON. SUR SAINT JEAN-BAPTISTE.
Quatre catalogues du Mont-Cassin, savoir : le catalogue 12, et trois
lectionnaires du XIIe siècle, contiennent ce sermon constamment
assigné à saint Augustin. Dans la bibliothèque Léopoldine
de Blandinius, elle est attribuée à un auteur anonyme. J'ai
pris, dans le catalogue 12, l'exorde qu'on lit en abrégé
dans la bibliothèque Léopoldine et dans les lectionnaires,
sans doute parce qu'il parait quelque peu étranger à cette
fête. Toutefois, pour ne point mutiler le sermon, j'ai retenu le
titre qu'il porte dans les lectionnaires ; car, à ce titre, le catalogue
12 ajoute une question de verbo et voce, qui a été interceptée
par des lacunes, et qu'un copiste négligent a laissée sans
solution. Du reste, de pareils changements sont fréquents dans les
lectionnaires, les Pères de Saint-Maur en offrent beaucoup d'exemples
et donnent cette note au sermon XLIV, de Verbis Isaiae, c. LIII. «
Quant aux sermons de saint Augustin et aux traités que l'on devait
lire dans l'église, on les écourtait nécessairement,
et on leur adaptait un exorde et une conclusion ». L'Indiculus de
Possidius (cap. 8, 9, 10) indique plusieurs sermons pour cette fête,
parmi lesquels l'édition de Saint-Maur assigne une place à
celui-ci et au suivant (num. 288, 293) ; car les sermons qui portent ces
numéros sont d'accord avec ceux-ci et dans les paroles et dans les
pensées. On peut regarder celui-ci comme le huitième sur
la naissance de saint Jean-Baptiste.
ANALYSE. De tous les Prophètes, Jean est le plus grand, il
a vu en réalité ce que les autres ont vu en esprit. Il
est la mesure de l'homme. Il s'humilie et dissuade ceux qui le prenaient
pour le Christ. Il n'est que la voix, le Christ est la parole de Dieu.
Puisque (1) le Seigneur a bien voulu, mes frères, ramener à
votre charité et ma présence et ma voix, et qu'il l'a fait
non plus d'après vos arrangements, mais d'après sa volonté
nous lui en rendons grâces avec vous, nous vous obligeons en vous
prêchant; car c'est là notre ministère, dans lequel
il est nécessaire et convenable que nous soyons à votre service.
C'est, à vous, mes bien-aimés, d'accueillir avec charité
tout ce que vous peuvent donner des serviteurs de Dieu, et de le remercier
avec nous de ce qu'il nous a donné de passer au milieu de vous cette
journée (2). De quoi parler aujourd'hui, sinon du saint dont nous
célébrons la tête? Jean est donc né d'une mère
stérile, pour être le précurseur du Seigneur, né
d'une vierge ; dès le sein de sa mère, il a salué
et prêché son Seigneur. Jean eut pour mère une femme
stérile qui ne connaissait point l'enfantement; une femme stérile
enfanta le héraut, une Vierge enfanta le Juge. Mais Notre-Seigneur
Jésus-Christ, qui devait naître d'une Vierge, s'était
fait précéder auprès des hommes par beaucoup d'autres
hérauts. Tous les Prophètes ont été envoyés
par lui, mais c'était lui qui parlait en eux; et celui qui vint
après eux était avant eux. Dès lors que le Seigneur
s'était déjà fait précéder par plusieurs
hérauts, quel si grand mérite avait celui-ci? Quelle si grande
supériorité chez celui dont nous célébrons
aujourd'hui la fête? Ce n'est point en effet sans marquer une certaine
supériorité, qu'on ne passe point sous silence la naissance
de Jean-Baptiste, non plus qu'on ne passe sous silence la naissance de
son Maître. Nous ignorons quand vinrent au monde les autres Prophètes,
mais il n'est point permis d'ignorer quel jour naquit Jean-Baptiste. Or,
voici en lui déjà une grande supériorité :
Les autres ont prêché le Seigneur, ont désiré
le voir et ne l'ont point vu; ou, s'ils l'ont vu, ils ne l'ont vu qu'en
esprit et dans l'avenir; mais ils n'ont pu le voir présent sous
leurs yeux. Or, le Seigneur, en parlant d'eux, disait à ses disciples:
« Beaucoup de prophètes et de justes ont voulu voir ce que
vous voyez, et ne l'ont point vu, et entendre ce que vous
1. Dans l'édition Léopoldine et les lectionnaires, on lit cet exorde : « C'est aujourd'hui, mes frères, la fête de la naissance de saint Jean-Baptiste, précurseur de Notre-Seigneur. Que devons nous admirer tout dabord, mes frères, ou la naissance du Sauveur, a ou la naissance du précurseur ? Jean avait une mère stérile qui ne a connaissait point l'enfantement ».
2. Cet exorde fait croire que le saint docteur ne prêchait point
dans son église.
511
entendez, et ne l'ont point entendu (1) ». Et pourtant, n'était-ce
point lui qui les envoyait? Tous, néanmoins, avaient le désir
de voir le Christ en sa chair, s'il leur était possible. Mais comme
ils moururent avant lui, de même qu'ils étaient nés
avant lui, le Christ ne les trouva plus sur la terre, bien qu'il les rachetât
pour la vie éternelle. Et pour connaître combien tous désiraient
de voir le Christ ici-bas, rappelez-vous ce vieillard Siméon, qui
n'avait pas reçu du Saint-Esprit une médiocre faveur, dans
l'assurance qu'il ne sortirait point de ce monde sans avoir vu le Christ.
Or, après la naissance du Christ, Siméon le vit enfant dans
les bras de sa mère ; il prit dans ses mains celui dont la divine
puissance le portait lui-même; et tenant dans ses bras le Verbe enfant,
il bénit Dieu en disant: « C'est maintenant, Seigneur, que
vous laisserez aller en paix votre serviteur, selon votre parole; car mes
yeux ont a vu votre salut (2)». Les autres Prophètes n'ont
pas vu le Christ ici-bas; Siméon l'a vu enfant; Jean le connut après
sa conception et le salua; Jean l'annonça, le vit, le montra du
doigt et dit: « Voici l'Agneau de Dieu, voici celui qui efface les
péchés du monde (3) ». Il est donc supérieur
à tous les autres. Écoute ce témoignage que lui rendit
le Seigneur, qui se dit plus grand que lui, mais qui ne l'accorde à
nul autre. Il était grand sans doute, celui à qui nul autre
que le Christ ne pouvait se préférer. Voici donc ce que dit
le
Seigneur: « Parmi ceux qui sont nés de la femme, nul ne s'est
élevé au-dessus de Jean-Baptiste (4) ». Mais, pour
se mettre lui-même au-dessus de lui, il ajoute : « Le plus
petit néanmoins dans le royaume des cieux est plus grand que lui
». Il se dit donc moindre et plus grand ; moindre par le moment de
la naissance, plus grand par la domination ; moindre par l'âge, plus
grand par la majesté. Le Seigneur est né après Jean,
mais c'est dans sa chair, mais c'est d'une Vierge, et avant lui a il était,
le Verbe dès le commencement ». Admirable merveille ! Le Christ
vient après Jean, et Jean néanmoins vient par le Christ :
« Tout a été fait par lui, et rien n'a été
fait sans lui (5)». Pourquoi donc Jean est-il venu ? Pour nous montrer
le chemin de l'humilité, diminuer la présomption de l'homme,
augmenter
1. Matth. XIII, 27. 2. Luc, II, 29. 3. Jean, I, 29. 4. Matth. XI,
11. 5. Jean, I, 1.
la gloire de Dieu. Jean est donc venu dans la grandeur prêcher
celui qui est grand; Jean est venu pour être la mesure de l'homme.
Qu'est-ce que la mesure de l'homme ? Nul homme ne pouvait être plus
grand que Jean tout ce qui était plus grand que Jean était
plus qu'un homme. Si donc Jean nous donnait en lui la mesure de la grandeur
humaine, tu ne pouvais trouver un homme plus grand que Jean, et si tu en
as trouvé un, il te faut confesser qu'il est Dieu, puisque tu l'as
trouvé supérieur à l'homme. Jean est un homme, le
Christ est un homme, mais Jean est seulement un homme, le Christ est Dieu
et homme. Dieu, il a fait Jean ; homme, il est né après Jean.
Et toutefois, voyez combien s'humilie ce précurseur de son Seigneur
Dieu et homme; on demande à celui qui n'a point son supérieur
parmi ceux qui sont nés de la femme s'il n'est pas le Christ? Telle
était sa grandeur, que les hommes pouvaient s'y tromper : on fut
incertain s'il n'était pas le Christ, et on en fut incertain jusqu'à
l'interroger. Un fils de l'orgueil, un homme qui ne serait point le docteur
de l'humilité, s'imposerait aux hommes abusés, et, sans agir
pour les détromper, accepterait ce qu'ils pensaient. Était-ce
beaucoup, par hasard, de vouloir persuader aux hommes qu'il était
le Christ ? Qu'il eût essayé de le persuader et qu'on ne t'eût
point cru, il serait demeuré dans l'abjection, couvert d'opprobre
et de mépris parmi les hommes, et damné devant Dieu. Mais
il ne lui était pas nécessaire de le persuader aux hommes,
puisqu'il voyait qu'ils le croyaient ; qu'il accepte leur erreur, et son
honneur va grandir. Mais loin de l'ami de l'Époux cette pensée
de vouloir prendre sa place dans l'amour de l'épouse ! il déclara
qu'il n'était point ce qu'il n'était point en effet, de peur
de perdre ce qu'il était. Jean n'était point l'époux,
et comme on l'interrogeait, il dit : « L'Époux est celui qui
a l'épouse ; mais l'ami de l'Époux, qui est devant et l'écoute,
est plein de joie à cause de la voix de l'Époux (1) ».
« Pour moi, je baptise dans l'eau (2) ; celui qui vient après
moi est plus grand en moi ». De combien plus grand? « Tellement
que je ne suis pas digne de délier les cordons de ses souliers ».
Voyez combien il serait encore au-dessous de lui-même, quand il en
serait digne; combien il s'humilierait déjà quand il dirait
: Il est
1. Jean, III, 29. 2. Id. I, 26.
512
plus grand que moi celui dont je suis digne de délier les souliers
;
car il proclamerait qu'il doit se courber à ses pieds. Maintenant,
comme il nous prêche l'humilité quand il se croit au-dessous
de ses pieds, et même au-dessous de sa chaussure ! Jean vint donc
pour prêcher l'humilité aux superbes, et nous annoncer la
vertu de la pénitence. La voix vint avant le Verbe. Comment la voix
avant le Verbe? C'est du Christ qu'il est dit: « Au commencement
était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était
Dieu. Il était au commencement en Dieu (1) ». Mais, pour venir
à nous, le Verbe s'est fait chair, afin d'habiter parmi nous. Après
avoir entendu que le Christ est la parole, écoutons que Jean est
la voix. Quand on lui demandait: Qui êtes-vous? il répondit:
« Je suis la voix de celui qui crie dans le désert : Préparez
la voie au
1. Joan. I, 1.
« Seigneur, rendez droits ses sentiers ». Écoutons
les cris de Jean et préparons la voie au Seigneur; que le Verbe
vienne à nous (1) parce que « toute chair est foin, et la
gloire de l'homme n'est que la fleur du foin. Le foin se dessèche,
la fleur tombe; mais le Verbe de Dieu demeure éternellement (2)
».
1. La conclusion est tirée des lectionnaires et du catalogue Léop.; le catalogue n. 12, au lieu de cette conclusion, ajoute : « Parlons donc un peu, mes frères, autant que Dieu nous en fera la grâce, parlons un peu de la parole et de la voix. Le Christ est la parole, parole qui ne retentit point pour passer; ce serait alors la voix et mon la parole ; mais la parole de Dieu, par qui tout a été fait, c'est Notre-Seigneur Jésus-Christ. La voix de celui qui crie dans le désert, c'est Jean. Qui a la supériorité, la vois ou la parole? Voyons ce a qu'est la parole et ce qu'est la voix, et alors nous venons où est la supériorité. Selon vous, mea frères, qu'est-ce que la parole? Sans a nous occuper de la parole de Dieu, par qui tout a été fait, parlons un a peu de nos paroles, si nous pouvons tant soit peu établir une comparaison ? Qui comprend la parole de Dieu, par qui tout a été fait? Qui est digne d'y penser, qui le pourrait, tant nous sommes loin de e pouvoir en parler? Ajoutons son ineffable majesté, son éternité, sa coéternité avec le Père, afin que notre foi nous mérite de voir un jour ? » Qui ne voit ici autant de rochers sans base, entassés confusément, et qui n'offrent pas même aux yeux l'image d'un toit ?
2. Isaï. XL, 7, 8.
HUITIÈME SERMON. SUR SAINT JEAN-BAPTISTE.
Les Pères de Saint-Maur ont signalé (Sermon CCXLIII, Apprend.,
tom. V) cette locution, « mes très-chers frères »,
qu'on lit au commencement de ce sermon, comme une locution solennelle et
habituelle dans les sermons douteux. Toutefois, comme saint Augustin se
trahit clairement,, j'aimerais mieux dire que, dans les lectionnaires d'où
j'ai tiré ce sermon, l'exorde a été changé
pour la cause que j'ai empruntée plus haut aux Pères de Saint-Maur.
S'il est arrivé que, dans le sermon précédent, le
commencement m'ait paru vrai, tandis que je doutais de la conclusion, ici
c'est l'exorde qui est douteux, mais la conclusion certaine. Ce que nous
découvrons vers la fin nous apprend le cas que nous devons faire
du sermon ; car nous y voyons pour la veille de cette fête des superstitions
populaires que nul autre sermon du saint Docteur ne nous avait enseignées.
C'est en vain que je l'ai cherché dans les bibliothèques
qui ont paru jusqu'à ce jour. On peut, dans l'édition de
Saint-Maur, l'inscrire sous le numéro 293, et ce sera le neuvième
sur la nativité de saint Jean-Baptiste.
ANALYSE. Grandeur de Jean. Il est la voix, le Christ est la parole
de Dieu. Il est le crieur, le Christ est le juge. Le Christ grandit
dans son baptême, Jean diminue dans le sien. L'un est maître,
l'autre serviteur. Pour obtenir les faveurs de Jean, ne faisons point
injure à sa fête.
1. Mes très-chers frères, nous célébrons
aujourd'hui la naissance d'un grand homme, et voulez-vous en connaître
la grandeur ? « Nul », dit l'Évangile, a parmi ceux
qui sont « nés de la femme, ne s'est élevé plus
grand a que Jean-Baptiste (1) ». Voilà ce qu'a dit Celui qui
est né de la Vierge ; tel est le témoignage qu'il a rendu
à son témoin; la
1. Matth. XI, 11.
sentence portée par le juge au sujet de sols crieur; ainsi la parole a voulu honorer la voix; vous le savez, et vous l'avez entendu dans le sermon du matin (1).
2. La parole, c'est le Christ ; la voix, c'est
(1). Ceci nous prouve que ce sermon fut prêché à
l'office du soir. Mais quel est ce sermon du matin, auquel il fait allusion
? C'est ce qu'on n'oserait dire, puisqu'il n'est aucun sermon sur la nativité
de saint Jean-Baptiste, où le saint docteur n'ait tiré parti
de ce témoignage et riait appelé Jean témoin et précurseur.
513
Jean. A propos du Christ, il est écrit, en effet, que «
la parole ou le Verbe était au commencement (1) ». Mais Jean
a dit, en parlant de lui-même : « Je suis la voix de celui
qui crie dans le désert (2) ». La parole s'adresse au coeur,
la voix à l'oreille. Que la voix arrive à l'oreille quand
la parole n'arrive point à l'âme, elle n'est qu'une production
vaine, qui n'a aucun fruit utile. Et néanmoins, pour arriver à
mon coeur, le Verbe n'a pas besoin de la voix ; mais pour transmettre à
ton cur ce qui est né dans le mien; il faut le secours de la voix.
Ma parole peut donc précéder ma voix, mais le Verbe ne saurait
se produire au dehors sans la voix. C'est pour que la voix est créée,
non pour enfanter la parole qu'elle connaît, mais pour émettre
la parole qui était déjà. Après avoir ainsi
parlé de la parole et de la voix, ou du Christ et de Jean, voyons
quelle parole est le Christ, quelle voix est Jean. « Au commencement
était le Verbe », la parole. Où était-il? «
Et le Verbe était en Dieu ». Combien avant nous ! Et combien
au-dessus de nous ! « Et le Verbe s'est fait chair pour demeurer
parmi nous (3) ». Et d'où le saurions-nous, si nous n'avions
entendu la voix? Car le Christ vêtu d'une chair mortelle marchait
parmi les hommes, et les hommes venaient à Jean, et lui disaient
: « Etes-vous le Christ ?» et Jean répondait : «
Voici l'Agneau de Dieu, voici celui qui efface les péchés
du monde (4) ». Ecoutez-le, reconnaissez-le; c'est lui que je précède,
lui que j'annonce. Souvenez-vous de cette parole : « Je suis la voix
de celui qui crie au désert préparez la voie au Seigneur
»; non pas à moi, mais au Seigneur. Crier, pour moi, c'est
l'annoncer; car la voix du crieur, c'est l'arrivée du juge. Or,
quand sera venu celui que j'annonce, quand il reposera dans votre coeur,
« c'est lui qui doit croître et moi diminuer (5) »; le
savez-vous ? Oui, répondirent-ils (6). Quand le verbe, en effet,
empruntant le secours de la voix, prend le chemin du cur et arrive dans
cette région la plus intime, ce verbe grandit dans le coeur, et
la voix s'éteint dans l'oreille. Le son qui frappe l'oreille n'y
demeure point, puisqu'il ne saurait se soutenir infiniment et qu'il descend
dans l'âme. Pourquoi en est-il ainsi ? Parce
1. Jean, I, 1. 2. Ibid. 23. 3. Id. I, 1, 14. 4. Ibid. 29. 5.
Id. III, 30. 6. Ces paroles pourraient bien avoir été ajoutées
par quelque scribe.
qu' « il faut qu'il croisse et que je diminue ». Jean baptise,
et le Christ baptise aussi. Il fut dit à Jean : « Celui sur
qui tu verras l'Esprit -Saint descendre comme une colombe et se reposer,
c'est celui-là qui baptise dans le Saint-Esprit (1) et dans le feu
(2) ». Voilà ce que vous. savez, mes frères, et ce
qui arriva quand Jésus fut baptisé. Voilà que dans
l'univers entier c'est lui qui baptise. Partout a grandi ce baptême
du Christ, tandis que le baptême de Jean, bien qu'il eût une
signification dans le souvenir du passé, n'a néanmoins aucune
signification pour le présent. Ce baptême de Jean a cessé,
tandis que le baptême du Christ a grandi ; de là cette parole
: « Il doit grandir et moi diminuer ». Or, cette parole s'accomplit
encore à la naissance et à la mort de chacun d'eux. Bien
que Jean ait dit de Jean, c'est-à-dire que Jean l'Evangéliste
ait dit de Jean-Baptiste; bien qu'il ait dit : « Un homme fut envoyé
de Dieu, dont le nom était Jean; il vient pour être témoin,
pour rendre témoignage à la lumière (3) »; néanmoins
Jean est né, mes frères, à pareil jour, quand la nuit
grandissait et que le four commençait à diminuer. Mais le
Christ est né, comme vous le savez, au solstice d'hiver, quand,
en deuil de la lumière, la nuit commence à décliner.
« Nous fûmes autrefois ténèbres, et maintenant
nous sommes lumière dans le Seigneur (4) ». Pourquoi naître
ainsi ? « Parce que l'un doit grandir, et l'autre « diminuer
n. Ce qui s'accomplit encore à leur mort: Jean eut la tête
tranchée par le glaive, et le Christ fut élevé en
croix ; l'un fut élevé de terre, l'autre jeté à
terre; à l'un, pour le diminuer, on abattit la tête ; l'autre
pour le grandir, on l'éleva sur le gibet de la croix. C'est là
le Maître et le serviteur. Le Maître mourut sur le gibet de
la croix, le serviteur eut la tête tranchée ; de là
cette parole : L'un doit grandir, l'autre diminuer. Ce n'est pas sans raison,
je crois, que tel âge fut choisi dans les mères. La mère
de Jean fut une femme avancée en âge, tandis que celle du
Christ fut une jeune vierge. Il était porté dans le sein
d'une vierge, et les anges l'adoraient dans le ciel. L'un est mis au monde
par une femme qui désespérait de sa stérilité,
l'autre par une vierge intacte ; enfin, l'un, par une vierge qui grandit
encore, et l'autre par une femme sur son déclin.
1. Jean, I, 32. 2. Matth. III, 15. 3. Jean, I, 8. 4. Ephés.
III, 8.
514
Or, quel est, mes frères, le sens de tout cela ? Quelle est donc
la dignité de cet homme dont la naissance est annoncée à
ses parents par un ange; comme celle de Notre-Seigneur Jésus-Christ
? Comment l'a-t-il mérité ? « C'est que nul parmi ceux
qui sont nés de la femme n'est plus grand que Jean-Baptiste (1)
» . Comme vous le savez, en effet, l'ange Gabriel fut aussi envoyé
à la Vierge Marie; un fils est promis de part et d'autre, et de
part et d'autre l'ange reçoit une réponse. Zacharie répondit
à l'ange qui lui promettait un fils : « Comment le saurai-je
? Car moi je suis avancé en âge, et ma femme est stérile
et avancée en âge (2) ». Marie répondit : «
Comment cela se fera-t-il, car je ne connais point l'homme (3) ? »
Tous deux désespèrent des lois de la nature; car ils ne savaient
pas, je crois, que, devant les dons de la grâce de Dieu, les lois
de la nature s'effacent. Tous deux, dès lors, expriment un doute
dans leur réponse, et néanmoins, à l'un échoit
un châtiment, à l'autre une bénédiction. Il
fut dit à Zacharie : « Voilà que tu seras muet».
A Marie: « Vous êtes bénie entre toutes les femmes (4)
»; Zacharie perd la voix, Marie conçoit le Verbe. Qu'arriva-t-il
ensuite ? Le Verbe se fit chair dans le sein de la Vierge, et la voix naquit
d'un muet. A sa naissance, Jean rendit la voix à son père,
et le père parla pour donner un nom à son fils. Tous sont
dans l'admiration, tous dans la stupeur, et ils se faisaient l'un à
l'autre de mutuelles questions. Ils se disent: « Que pensez-vous
que sera cet enfant (4) ? » Et pour parler avec l'Evangile, «
la main du Seigneur était avec lui ». Que pensez-vous que
sera celui qui commence ainsi; tout enfant qu'il est, déjà
si grand néanmoins; et s'il doit être grand, celui qui commence
de la sorte, que sera celui qui a toujours été ? Lui, que
Jean, retenu encore dans les entrailles de sa mère, reconnut couché
dans le sein d'une Vierge comme dans son lit nuptial; lui que Jean salua
de ses tressaillements, parce qu'il ne
1. Matth. XI, II. 2. Luc, I, 18. 3. Ibid. 34. 4. Ibid. 42. 5.
Ibid. 66.
pouvait le faire encore de la voix. Que fera-t-il donc celui-là? Voulez-vous savoir ce qu'il fera ? Je vous le dirai en deux mots, écoutez le Prophète : « Il sera nommé », dit-il, « Seigneur de la terre entière (1) ». Aujourd'hui donc que nous célébrons avec pompe la fête du bienheureux Jean, précurseur d u Seigneur, implorons le secours des prières de ce grand homme. Il est, en effet, l'ami de l'Époux, et peut dès lors nous obtenir là faveur d'appartenir à l'Époux et de trouver grâce devant lui.
3. Mais si nous voulons obtenir ses faveurs, ne faisons point injure
à sa fête. Trêve à toutes ces observances sacrilèges,
trêve aux plaisirs, trêve aux amusements frivoles; arrière
tout ce qui se fait d'ordinaire, non plus en l'honneur des démons,
et cependant selon le culte des démons. Hier, vers le soir, des
flammes crépitaient dans les airs, selon le culte antique des démons,
toute la ville en était éclairée et s'amollissait,
tandis que l'air était obscurci de fumée. Si ce culte religieux
est peu pour vous, du moins devriez-vous être sensibles à
la commune injure. Nous savons, mes frères, que c'est là
l'oeuvre des petits, mais les grands auraient dû l'interdire. Quelqu'un
a dit : Ne pas arrêter le péché quand on le peut, c'est
le commander. Mes frères, au nom du Seigneur notre Dieu, Jésus-Christ,
comme l'Église va croissant chaque année, ces pratiques et
tout ce qui peut être une diminution tend chaque jour à s'effacer,
et toutefois l'effacement n'est pas si complet que nous puissions en toute
sécurité garder le silence. Vétusté et nouveauté
ne sont rien, tant que nous ne sommes pas au terme prescrit, tant que les
vieilles superstitions n'ont point disparu et que la religion nouvelle
n'est point à sa perfection ; par Notre-Seigneur Jésus-Christ,
à qui est l'honneur, la gloire, la puissance, avec Dieu le Père
tout-puissant, et avec le Saint-Esprit, maintenant, et toujours, et dans
tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. Isaï. LIV, 6.
NEUVIÈME SERMON. SUR CE PASSAGE DE L'ÉVANGILE DE SAINT
LUC, (XVII, 4) : « PARDONNE , ET IL TE SERA PARDONNÉ »
.
C'est du catalogue manuscrit, num. 170, qui a pour titre: uvres de
saint Augustin, tom. IX, que j'ai tiré ce traité; car c'est
le nom qu'il porte dans ce catalogue, et qui s'y trouve placé parmi
les autres sermons édités qui y sont contenus. Ce passage
de saint Luc avait reçu une autre interprétation du même
saint Docteur, à la table de saint Cyprien, en présence de
Boniface, comme l'atteste le sermon 114 de l'édition de Saint-Maur,
après lequel on devrait le placer. Or, après avoir comparé
ces deux sermons, l'on n'y retrouve qu'une seule et même main. Je
ne l'ai pas trouvé dans les bibliothèques éditées.
Il fut composé, je pense, vers l'an 429, quand saint Prosper avait
déjà écrit à saint Augustin au sujet de l'hérésie
des Semi-Pélagiens, qui se glissait alors dans les Gaules, et par
laquelle des prêtres de Marseille niaient la nécessité
de la grâce pour le commencement de la foi. A l'occasion des louanges
qu'il rend à Dieu, le saint Docteur se demande si les prémices
de la foi viennent de Dieu ? Question à laquelle il répond
affirmativement d'après le témoignage de l'Apôtre aux
Philippiens. Du reste, le discours est distingué et contient des
doctrines très-importantes au sujet de la foi et des moeurs.
ANALYSE. Nous devons pardonner sept fois le jour, c'est-à-dire
toujours. Nous sommes débiteurs de Dieu ; parabole du serviteur
qui devait, et à qui le maître remet sa dette, pais qui exige
de son compagnon. Secourir le pauvre avec l'argent, et le coupable par
le pardon. Nécessité de donner son argent pour le conserver
dans le ciel. Mais le pardon n'appauvrit point, et il est une manière
de faire miséricorde. Chaque jour nous répétons
à Dieu : Pardonnez-nous. S'il faut corriger, faisons-le par charité.
Nous avons entendu dans l'Evangile le précepte salutaire de pardonner
à celui de nos frères qui nous a offensés. Et de peur
qu'on ne croie qu'une fois suffit et qu'il n'est pas nécessaire
de lui pardonner chaque fois qu'il a péché, s'il en demande
pardon, voici ce qu'il dit : « S'il pèche contre toi sept
fois le jour, et que sept fois il se tourne vers toi en disant : Je m'en
repens, pardonne-lui (1) » . Or, si tu comprends bien sept fois,
c'est donc toujours ; car souvent le nombre sept est pris pour l'universalité.
De là cette autre parole « Le juste tombera sept fois, et
se relèvera (2) » c'est-à-dire chaque fois qu'il sera
profondément abaissé par la tribulation, il n'est point abandonné
pour cela, mais il est délivré de toutes ses angoisses. De
là encore : « Sept fois le jour, je vous bénirai (3)
». Car sept fois le jour signifie toujours. Aussi « sept fois
le jour » est-il remplacé ailleurs par « toujours sa
louange sera dans ma bouche (4) » . Car ce n'est pas notre langue
seulement qui chante les louanges du Seigneur, et nous taire n'est pas
cesser de le bénir. Mais il y a une
1. Luc, XVII, 4. 2. Prov, XXIV, 16. 3. Ps. CXVIII, 164. 4. Id.
XXXIII, 2.
louange pour lui dans toutes nos bonnes pensées, dans toute bonne
action, dans nos bonnes moeurs ; c'est là bénir celui de
qui nous tenons ces biens. Nous voyons, en effet, les Apôtres demander
que la foi s'accroisse en eux'. Se sont-ils donné à eux-mêmes
les prémices de cette foi dont ils demandaient au Seigneur l'accroissement
? Loin de là. lis demandaient à celui qui avait commencé,
d'achever son oeuvre , ainsi que l'a dit l'Apôtre : « Celui
qui a commencé en vous l'oeuvre du bien, lui donnera sa dernière
perfection (2) » . Et ce que nous chantions tout à l'heure
(3), que démontre-t-il autre chose, mes frères bien-aimés
: « Conduisez-moi, Seigneur, dans votre voie, et je marcherai dans
votre vérité (4) ? » Il ne dit pas seulement: Amenez-moi
dans votre voie, car le Seigneur le fait aussi ; mais bien de ne point
l'abandonner, quand il y est arrivé. C'est donc peu que le Seigneur
nous ait
1. Luc, XVII, 5. 2. Philipp. I, 6.
2. Il n'est fait allusion ici qu'à deus des trois leçons de la liturgie ; à la seconde du psaume LXXXV, V, 11; à la troisième du c. XVII de saint Luc, dont il nous entretient. Il omet la troisième, à moins que nous ù 'y voyions une allusion dans cette parole: a Nous u voyons les Apôtres demander l'accroissement de la foi s, qui semblerait rappeler cette épître aux Philippiens, qu'il cite et dont on aurait lu ce passage.
1. Ps. LXXXV, 11.
516
amenés dans le chemin, si nous ne le faisons; mais il nous veut
ramener dans la voie, nous conduire à la patrie. Dès lorsque
nous tenons de Dieu tous nos biens, c'est louer Dieu sans fin que penser
dans nos bonnes oeuvres à celui qui nous a donné tout bien
; mais, puisque bien vivre, c'est louer Dieu sans fin : « bénissons
Dieu en tout temps, et qu'ainsi sa louange soit toujours dans notre bouche
(1) ». Il dit donc: « Sept fois le jour, je vous bénirai
», indiquant par le nombre sept, que ce sera toujours. Donc alors,
quand ton frère se rendrait coupable sept fois le jour contre toi,
s'il te vient dire : Je m'en repens, pardonne-lui. Ne te fatigue point
de pardonner toujours au repentir. Si tu n'étais toi-même
débiteur, tu pourrais impunément fatiguer par tes exactions
; mais si tu as un débiteur, tu es débiteur toi-même
de celui qui n'a aucune dette, et dès lors, c'est à toi de
voir comment tu dois agir à l'égard de ton débiteur
; car Dieu en agira de même envers toi. Écoute et tremble
« Que mon coeur tressaille, et que je craigne votre nom (2) »,
dit le Prophète. Si tu tressailles quand on te pardonne, crains,
afin de pardonner. Or, le Seigneur daigne lui-même te donner la mesure
de la crainte que tu dois avoir, quand il te propose, dans l'Évangile,
ce serviteur avec qui son maître voulut entrer en compte, qu'il trouva
débiteur de cent mille talents ; « qu'il ordonna de vendre,
lui et tout ce qu'il avait, pour acquitter sa dette (3)». Ce serviteur
tombant aux pieds de son maître, et l'implorant pour obtenir un délai,
mérita que sa dette lui fût remise. Or, en sortant de devant
la face de son maître, qui lui avait remis entièrement sa
dette, il rencontra un de ses compagnons qui était aussi son débiteur,
qui lui devait cent deniers, et qu'il prit à la gorge pour le contraindre
à payer. Quand on lui avait remis sa dette, son coeur avait tressailli,
mais non point de manière à craindre le nom du Seigneur son
Dieu. Le serviteur qui lui devait disait à ce compagnon ce que celui-ci
avait dit à son maître : « Ayez patience avec moi, et
je vous rendrai tout ». Non, répondait l'autre, tu payeras
aujourd'hui. On raconta au père de famille ce qui venait de se passer
; et, vous le savez, non-seulement il le menaça de ne plus rien
lui remettre à l'avenir, s'il le trouvait redevable encore, mais
il fit retomber sur sa tête ce qu'il avait remis,
1. Ps. XXXIII, 2. 2. Id. LXXXV, 11. 3. Matth. XVIII, 32.
et le condamna à payer ce qu'il lui avait quitté (1).
Comment donc nous faut-il craindre, mes frères, si nous avons la
foi, si nous croyons à l'Évangile, si nous ne pensons point
que Dieu puisse mentir ? Craignons, observons, soyons sur nos gardes, pardonnons.
Que pourrais-tu perdre en pardonnant ? Tu n'as point à donner de
l'argent, mais un pardon, et néanmoins, à donner de l'argent,
vous ne devez pas être des arbres stériles. Donner de l'argent,
c'est secourir un pauvre; pardonner, c'est secourir un pécheur.
Le Seigneur voit chacun de ces actes, il a une récompense pour chacun,
une exhortation pour chacun : « Remettez, et l'on vous remettra;
donnez, et l'on vous donnera (2) ». Mais toi qui ne sais: ni pardonner,
ni donner, tu conserves et colère et argent. Vois où ta colère
ne saurait plus se racheter par l'argent: « Car les trésors
ne serviront de rien aux méchants ». La sentence n'est point
de moi, elle est de Dieu ; ceux qui l'ont lue, le savent bien ; je l'ai
lue pour vous la redire, j'y ai cru pour vous en parler : « Les trésors
ne serviront de rien aux méchants (3) ». Il semble qu'ils
pourront servir; mais ils ne serviront point. Et dans le présent?
Peut-être, si toute. fois ils peuvent servir; mais en ce jour ils
ne serviront de rien. Qu'on les garde, ils ne serviront point ; qu'on les
méprise, et ils serviront. Bien user de la justice, c'est l'aimer
; et si tu ne l'aimes, tu ne saurais avoir la force, la tempérance,
la chasteté, la charité. Quant aux autres qualités
de l'âme, c'est les aimer, qu'en bien user ; mais faire bon usage
de l'argent, c'est ne pas l'aimer. Enfin, si l'on aime l'argent, qu'on
le garde pour le ciel. Si l'on peut craindre de le perdre, qu'on le place
dans un endroit plus sûr. Car on ne saurait dire que, s'il s'agit
de conserver de l'argent, c'est ton serviteur qui est fidèle et
ton Seigneur qui te trompe. Ne l'entends-tu point dire : « Amassez-vous
des trésors dans le ciel ? » Ce n'est point là te commander
de le perdre, mais de l'envoyer devant toi : « Amassez-vous des trésors
dans le ciel, où le voleur ne saurait approcher, où la rouille
ne ronge point ; car où est votre trésor, là
1. Ceci n'est point dans l'Évangile, et toutefois c'est une conséquence légitime quen tire saint Augustin. C'est ainsi qu'au sermon V de l'édition il a tiré la même conclusion : « Qu'ils prennent garde, en e refusant de pardonner l'offense qu'on pourrait leur avoir faite, que non-seulement on ne leur pardonne plus â l'avenir, mais que les . fautes pardonnées ne retombent sur eux ».
2. Luc, VI, 37. 3. Prov. X, 2.
517
aussi est votre cur (1) ». Amasser des trésors en terre
c'est aussi mettre ton cur sur la terre. Or, qu'arrivera-t-il à
ton cur ainsi placé sur la terre ? Il croupit, se corrompt, tombe
en poussière. Elève bien haut ce que tu aimes, c'est là
qu'il faut l'aimer, et garde-toi de croire que tu recevras le dépôt
que tu fais. Tu mets en dépôt des choses mortelles, tu en
recevras d'immortelles ; tu mets en dépôt ce qui est du temps,
tu recevras des biens éternels, tu mets en dépôt des
biens terrestres, tu en recevras de célestes ; enfin tu donnes en
aumônes ce que t'a donné ton Seigneur, et tu recevras une
récompense de ce même Seigneur. Mais, diras-tu, comment déposer
tout cela dans le ciel, avec quelles machines pourrai-je y monter avec
mon or, mon argent ? A quoi bon chercher des machines ? Transporte-les.
Tes porteurs seront les pauvres, car le mépris du monde en a fait
des porteurs. C'est enfin lancer une lettre de change, donner ici et recevoir
là-bas. Et maintenant il n'est plus question de quelque mendiant
en guenilles, mais de cette parole : « Ce que tu auras fait pour
le moindre des miens, c'est pour moi que tu l'auras fait (2) ». C'est
dans la personne du pauvre que reçoit celui qui a fait le pauvre
; et du riche que reçoit celui qui a fait le riche : il reçoit
de ce qu'il a donné ; tu donnes au Christ son propre bien et non
le tien. A quoi bon te vanter d'avoir trouvé beaucoup ici-bas ?
Rappelle-toi comment tu es venu. Tu as tout trouvé ici-bas, et user
mal de tout ce que tu as trouvé, c'est t'enfler d'orgueil. N'es-tu
pas sorti nu des entrailles de ta mère ? Donne, dès lors,
donne, afin de ne point perdre ce que tu as. Si tu donnes, tu trouveras
là-haut, si tu ne donnes pas, tu laisseras tout ici ; donne ou ne
donne pas, tu t'en iras toujours. Quelquefois cependant, pour ne point
donner de son abondance aux pauvres, l'avarice trouve une excuse, mais
futile, mais méprisable, et que l'oreille des fidèles ne
saurait accueillir. Elle se dit en effet : donner, c'est ne plus avoir
; donner beaucoup, c'est s'appauvrir; et ensuite il me faudra implorer
le secours; recevoir l'aumône : il me faut en abondance, non-seulement
le vivre et le vêtement, et pour moi, pour ma maison, ma famille;
mais aussi pour les heureux hasards, afin de fermer la bouche à
tout calomniateur, afin de me racheter ; il
1. Matth. VI, 20, 21. 2. Id. XXV, 40.
y a tant de hasards dans les choses humaines , que je dois me réserver
de quoi me libérer. Voilà ce que l'on dit pour conserver
son argent. Que diras-tu pour refuser le pardon à celui qui t'a
offensé ? Si tu ne veux pas donner ton argent au pauvre, pardonne
au moins au repentant. Que perdras-tu, si tu le fais ? Je sais ce que tu
perdras, ce que tu vas sacrifier, mais sacrifier pour ton avantage. Tu
vas sacrifier ta colère, sacrifier ton indignation, bannir de ton
cur la haine contre ton frère. Que tout cela y demeure, où
seras-tu ? Voilà que cette colère, que cette indignation,
que cette haine sont à demeure, qu'en sera-t-il de toi ? Quel mal
ne te causent-elles point? Ecoute l'Ecriture : « Celui qui hait son
frère est homicide (1) ». Dès lors, dût-il m'offenser
sept fois le jour, je lui pardonnerai ? Pardonne, c'est ce que dit le Christ,
ce que dit la vérité à qui tu viens de chanter : «
Conduisez-moi, Seigneur, dans votre voie, et je marcherai dans votre vérité
». Sois sans crainte, elle ne te trompera point. Mais alors, diras-tu,
il n'y aura plus de châtiment; tout péché devra toujours
demeurer impuni ; et il sera toujours doux de pécher, quand le pécheur
songera que vous pardonnez toujours. Point du tout. Mais qu'en même
temps, et le châtiment veille, et la bienveillance ne s'endorme point.
Crois-tu, en effet, rendre le mal pour le mal, quand tu châties un
pécheur? Non, mais c'est rendre le bien pour le mal, et ne point
châtier ce serait faire le mal. Quelquefois la mansuétude
vient adoucir le châtiment qui n'en est pas moins donné. Mais
n'y a-t-il donc nulle différence entre étouffer le châtiment
par la négligence, et le tempérer par la douceur ? Qu'il
y ait donc un châtiment, frappe et pardonne. Voyez le Seigneur lui-même,
écoutez le Seigneur, pensez bien à qui nous autres, mendiants,
répétons chaque jour « Remettez-nous nos dettes (2)
». Et tu te fatiguerais d'entendre ton frère te répéter
: Pardonnez-moi, je me repens ? Combien de fois le dis-tu à Dieu
? Fais-tu une prière qui ne renferme cette supplication ? Veux-tu
que le Seigneur te dise : Hier je t'ai pardonné, avant hier, pardonné,
tant de fois je t'ai pardonné, combien faut-il pardonner encore
? Veux-tu qu'il te dise : Tu viens toujours avec ces paroles ; tu me dis
toujours : « Remettez-nous nos dettes », tu frappes toujours
ta poitrine,
1. Jean, V, 15. 2. Matth. VI, 12.
518
et tu ne te redresses non plus que le fer durci ? Mais, parce qu'il
faut un châtiment, le Seigneur notre Dieu est-il sans pardon, puisque
nous lui disons avec foi : Remettez-nous nos dettes ? Et quoiqu'il nous
les remette, qu'est-il dit de lui ? qu'est-il écrit de lui ? «
Le Seigneur châtie celui qu'il aime » n'est-ce peut-être
qu'en paroles ? « Il frappe de verges tous ceux qu'il reçoit
parmi ses enfants (1)? » Le fils pécheur n'aura-t-il pas besoin
d'être flagellé, quand lui, le Fils unique de Dieu, et sans
péché, a daigné subir la flagellation ? Inflige donc
le châtiment, et néanmoins bannis la colère de ton
coeur. C'est ainsi qu'en agit en effet le Seigneur, à l'égard
de ce débiteur sur qui il fit retomber toute sa dette, parce qu'il
s'était conduit sans pitié envers son compagnon : «
Ainsi », dit-il, « se conduira à votre égard
votre Père céleste, si chacun de vous ne pardonne à
son frère du fond du coeur (2) ». Pardonne où Dieu
te voit, et pour cela ne néglige point la charité; exerce
une sévérité salutaire ; aime et redresse, aime et
frappe. Quelquefois ta douceur est cruauté. Comment douceur est-elle
cruauté? parce que tu ne reproches point le péché,
et que le péché tuera celui que tu épargnes dans ta
charité cruelle. Que ta parole soit tantôt sévère,
et tantôt dure. Ce qu'elle blessera, vois ce qu'il doit produire
à son tour. Le péché dévaste le coeur, porte
ses ravages au-dedans de nous-mêmes, il étouffe l'âme,
il la perd ; frappe alors par pitié. Afin de mieux comprendre, mes
frères, tout ce que je veux dire, représentez-vous deux hommes
; un jeune étourdi vient s'asseoir sur le gazon où ils savent
qu'un serpent est caché ; s'y asseoir, c'est être mordu, c'est
mourir. Ces deux
1. Hébr. XII, 6. 2. Matth. XVIII, 35.
hommes le savent. L'un dit: Ne t'assieds point là, et on le méprise.
L'étourdi va s'asseoir, il va périr. L'autre dit. II ne veut
point nous écouter, il faut le corriger, le retenir, l'enlever de
force, le souffleter, en un mot faire tout ce qui sera possible pour l'empêcher
de périr. Tandis que l'autre : Laissez-le faire, ne le frappez point,
ne lui faites rien, ne le blessez point. Qui des deux agit avec miséricorde,
ou l'homme qui laisse faire et mourir, ou l'homme qui sévit pour
arracher à la mort ? Comprenez dès lors ce que vous devez
faire à l'égard de ceux qui vous sont soumis, maintenez les
bonnes moeurs par la discipline ; et toutefois, soyez bienveillants, pardonnez
du fond du cur ; qu'il n'y ait nulle colère dans votre intérieur,
parce que cette colère n'est d'abord qu'un fétu très
mince et en quelque sorte méprisable. Une colère nouvelle
trouble l'oeil, comme le ferait une paille : « Mon oeil a été
troublé par la colère (1) ». Cette paille s'alimente
parles soupçons, se fortifie avec le temps, et bientôt elle
deviendra une poutre. Une colère invétérée
sera une haine ; et après la haine viendra l'homicide : «
Quiconque hait son père est homicide », est-il dit. Or, quelquefois
des hommes qui nourrissent de la haine dans leur coeur réprimandent
ceux qui se mettent en colère ; comment t tu nourris de la haine,
et tu reprends celui qui se fâche ? « Tu vois une paille dans
l'oeil de ton frère, et tu ne vois pas une poutre qui est dans le
tien (2)?» Finissons ce discours, mes frères, en invoquant
le Seigneur, afin qu'il daigne nous accorder ce qu'il nous ordonne de faire
: « Pardonnez, et il vous sera pardonné; donnez, et il vous
sera donné (3) ».
1. Ps. VI, 8. 2. Matt. VII, 3. 3. Luc, VI, 37, 38.
DIXIÈME SERMON. SUR LA DÉDICACE D'UNE ÉGLISE.
Ce sermon, qui porte le nom de saint Augustin, et qui est digne d'un
si grand docteur, est collationné d'après des catalogues
manuscrits, num. 98, 115, 123 et 343, dont deux portent les titres de collections
des sermons de saint Augustin, et deux autres sont des lectionnaires contenant
des sermons de différents auteurs. Mais, dans le catalogue num.
2, de la bibliothèque de Pomposa, du monastère de Saint-Benoît,
de la Chartreuse de Ferrare, dont on conserve l'index complet dans les
archives du Mont-Cassin, on le conserve parmi les Missels, fol. 77, sous
le nom de saint Augustin, et divisé en trois leçons, VI,VII,
VIII. Ce catalogue est sur parchemin, en caractères latins du XIe
siècle, composé de 79 pages, et sur la marge du premier feuillet
on lit cette inscription plus récente : Ce livre est des moines
de la Congrégation de Sainte-Justine de Padoue, à l'usage
du couvent de Sainte-Marie de Pomposa, et signé num. 5. Je ne l'ai
point trouvé dans les autres bibliothèques ; on peut l'insérer,
dans l'édition de Saint-Maur, après le sermon CCCXXXVIII,
et il sera le quatrième pour la dédicace d'une Eglise. Ceux
qui sont familiers dans la lecture de saint Augustin, en retrouvant ici
les pensées et les figures habituelles au saint Docteur, ainsi que
ses transitions, ses subtilités, les évolutions dont il avait
coutume d'égayer ses lecteurs, ne balanceront point à l'attribuer
à saint Augustin.
ANALYSE. Nous devons élever une maison à Dieu. Le
riche, l'homme en dignité, 1e maître, bâtissent par
actions de grâces. Le pauvre s'en excuse, ainsi que l'homme de
basse condition et l'esclave. Il doivent le faire néanmoins, et
bâtir en eux-mêmes un temple au Seigneur, le pauvre, en acquérant
des richesses spirituelles, l'homme de basse condition, en devenant humble
de coeur, le serviteur en servant son maître pour plaire à
Dieu. Le riche, l'homme en honneur, le maître, bâtiront aussi
ce temple spirituel, quand leurs richesses seront sans violence, leur dignité
sans orgueil, leur domination sans injustice. Soyons tous des pierres
vivantes unies par le ciment de la charité.
1. Appliquons-nous, mes frères, c'est l'avertissement que je
vous donne, à devenir la maison de Dieu, à faire habiter
en nous le Seigneur; car si le Seigneur daigne habiter en nous, il sera
toujours notre soutien. Félicitons-nous de ces bonnes oeuvres que
le Christ opère dans ses fidèles, et que chacun de nous fasse
des progrès dans les bonnes couvres, à proportion des secours
divins qu'il reçoit. Ce qui est nécessaire, mes frères,
c'est que chacun de nous élève à Dieu une maison;
que le riche bâtisse comme le pauvre, l'homme de haute condition
et l'homme peu élevé, et le maître et le serviteur.
Mais comment tenir ce langage au riche et au pauvre, à l'homme de
haute condition et à l'homme peu élevé, au riche et
au pauvre ? Car ils n'ont ni les mêmes facultés, ni la même
dignité, ni la même puissance. Un riche peut répondre
en toute confiance et nous dire J'élève un temple à
Dieu, parce que j'ai de vastes ressources. L'homme élevé
peut répondre : J'élève un temple à Dieu, parce
que je suis parvenu à une haute dignité. Le maître
aussi répondra : J'élève un temple au Seigneur, parce
que j'ai un grand pouvoir sur ceux qui me sont soumis. Quelle joie pour
nous dans ces hommes qui nous réjouissent de leurs paroles et de
leurs bonnes oeuvres ! Mais, pour nous faire de semblables réponses,
le riche est en sécurité au sujet de ses grands biens, l'homme
élevé en dignité jette les yeux sur ses grands honneurs,
et la maître, sur le nombre de ses sujets. Après la réponse
du riche, écoutons la réponse du pauvre; après celle
de l'homme en dignité, écoutons celle de l'homme peu élevé;
après celle du maître, écoutons celle du serviteur.
Les uns ont de quoi promettre, les autres ont peut-être de quoi s'excuser.
Sans aucun doute, le pauvre va nous dire: Comment puis-je élever
un temple à Dieu, moi qui suis lié par mon indigence ? L'homme
peu élevé nous dira : Comment élever un temple à
Dieu, moi qui suis captif dans mon humble condition ? Enfin le serviteur
nous dira : Comment élever un temple à Dieu, moi qui suis
sous le joug de la servitude; quand mon maître me donne à
peine le pain de chaque jour, où trouver des ressources qui puissent
me suffire pour élever un temple au Seigneur ? Toutes ces réponses
paraissent raisonnables.
520
Mais s'ils veulent bien écouter notre réponse, ils ne pourront s'excuser d'élever à Dieu une maison. Et tout d'abord, nous indiquerons au pauvre les ressources qui lui viennent de Dieu, afin de s'édifier lui-même, quand nous lui prêchons de bâtir une maison à Dieu. Ecoute, ô toi, qui te plains de la pauvreté et qui fais valoir ton impuissance à bâtir une maison au Seigneur. Pourquoi ne considérer que ta pauvreté et mépriser les richesses intérieures ? C'est là qu'il te faut élever un temple à Dieu, c'est là que tu dois posséder des richesses spirituelles. Dès lors, si tu es pauvre quant aux biens de la terre, sois riche en charité ; si tu n'as point de villa, tu as la sagesse; s'il n'y a pas d'or dans ta bourse, que Dieu soit dans ton coeur. Que ton âme brille par la pauvreté, ce qui est mieux pour toi que l'éclat de vêtements précieux; si tu n'as point, pour alimenter ton corps, une délicieuse nourriture, de saintes moeurs donneront à ton âme l'embonpoint; quel est, en effet, pour le corps, le résultat d'une nourriture recherchée, sinon d'alimenter la luxure ? tandis que les bonnes moeurs nourrissent dans notre coeur la sainte charité. N'attache donc pas un grand prix à ces richesses quine demeurent point; car, avec des richesses spirituelles, tu ne seras point pauvre; et même, si tu es homme à t'acquérir des biens spirituels au prix de biens temporels, tu seras véritablement riche, parce que tu seras un pauvre digne d'éloges; et ainsi tu bâtiras une véritable demeure au Seigneur, parce que tu seras toi-même la demeure de Dieu. Pour bâtir à Dieu un temple, il n'est pas besoin d'une masse de numéraire; car ce qui plaît à Dieu, c'est moins le nombre des pièces d'or que la pureté de l'âme. C'est donc la charité, plus que la richesse, qui élève une véritable demeure à Dieu. Nous avons fait au pauvre la réponse que Dieu nous a suggérée, il est temps maintenant de répondre à l'homme d'humble condition, qui nous donne pour excuse son peu d'élévation dans le monde.
2. Ecoute, ô mon frère bien-aimé, et sois humble de coeur, afin de juger, par là, que tu peux élever un temple à Dieu. Que ton humilité soit un acte de volonté plutôt que de nécessité. Sois humble de coeur, et commence à élever en toi-même un temple à Dieu. C'est lui qui dit : « Sur qui repose mon esprit, sinon sur l'homme humble et calme, et qui redoute mes paroles (1) ? » Dès lors, comprends-le bien, plus tu t'abaisses par ta propre volonté, et plus tu es grand; et plus tu auras conservé cette humilité, plus sainte sera la demeure que tu élèves à Dieu.
3. Répondons maintenant à ceux qui sont serviteurs et
qui nous opposent leur condition dans la pensée qu'ils ne sauraient
bâtir un temple au Seigneur. Ecoute alors, ô toi qui es esclave
en cette vie, toi qui es retenu sous le joug d'un maître, pour élever
un temple à Dieu, sois serviteur, et sois libre. Sois serviteur,
en obéissant avec fidélité, et sois libre, en servant
avec fidélité; sois esclave de ton Dieu et non esclave du
péché. Au service d'un homme, élève ta pensée
à Dieu, observe les préceptes de Dieu, obéis à
la volonté de Dieu, attends de Dieu la récompense de tes
bons services; garde la foi, évite la fraude, et sache que tu rendras
compte à Dieu de toutes tes oeuvres; ne sois ni dédaigneux
par paresse, ni négligent par lâcheté; et de la sorte,
en servant avec fidélité, tu recevras de Dieu la liberté
sans fin. Qu'il y ait donc en toi cette liberté qui renferme en
elle-même les véritables et grandes richesses, non point celles
qui produisent l'enflure chez un homme mortel, mais celles qui préparent
à Dieu une demeure délicieuse. « Car en Dieu, où
il n'y a ni libre, ni esclave (2) », celui-là bâtit
au Seigneur une véritable maison, qui règle bien sa vie dans
la crainte de Dieu. Autant que je puis le présumer, nous avons,
mes frères, avec le secours de Dieu, répondu aux pauvres,
aux hommes peu élevés, aux esclaves, leur faisant connaître
comment ils doivent bâtir à Dieu un temple, non point à
l'extérieur, mais en eux-mêmes. Toutefois nous sommes, en
Jésus-Christ, serviteurs des riches et des pauvres, des grands et
des petits, des maîtres et des esclaves; tel est, en effet, le précepte
de celui qui a daigné en agir ainsi le premier, « lui qui,
étant riche, s'est fait pauvre pour nous, afin de nous enrichir
de sa dignité (3) » ; lui qui, étant le véritable
Très-Haut, «s'est humilié pour nous, se rendant ainsi
obéissant jusqu'à la mort, et jusqu'à la mort de la
croix (4) » ; lui qui, véritable maître de toutes choses,
s'est fait esclave, quand il a pris la forme de l'esclave, non-seulement
pour nous , mais de nous.
1. Isaï. LXVI, 2. 2. Galat. III, 23. 3. II Cor. VIII, 9. 4.
Philipp. II, 8.
521
Donc, parce que nous sommes en Jésus-Christ serviteurs de tous,
nous devons, aussi bien en vers les riches, et les grands, et les maîtres,
qu'envers les pauvres, les petits, les esclaves, nous acquitter du devoir
de les prêcher. Car ils sont plus exposés, les riches, à
s'enfler de leurs richesses, les grands, à céder à
la vanité, les maîtres, à se prévaloir de leur
puissance. Il faut, dès lors, leur enseigner avec plus de soin à
s'appliquer sans relâche aux bonnes oeuvres, à bâtir
en eux-mêmes cette maison de Dieu, que la vétusté rie
saurait ruiner, que nul ne saurait saisir, avec ce même zèle
qu'ils déploient à construire des églises. C'est donc
à vous que nous adressons la parole, vous que clous exhortons dans
la charité de notre divin fondateur, ô vous qui regorgez de
richesses, qui êtes élevés en dignités, qui
exercez une grande domination. Ayez soin de bâtir en vous-mêmes
une maison au Seigneur, non plus avec des pierres et des bois, mais avec
de saintes oeuvres. Or, telles seront vos oeuvres, telle sera votre bâtisse.
Soyez donc par-dessus tout, fermes sur la base, et demeurez en Jésus-Christ.
Ensuite, qu'il y ait dans votre coeur une sainte défiance à
l'égard de vos richesses et de l'abondance qu'elles vous procurent.
C'est, en effet, bâtir une véritable maison à Dieu,
que ne souffrir en votre âme aucun dommage. Fuyez l'orgueil, si vous
ne voulez subir la ruine; « ne mettez point votre confiance dans
ces richesses qui sont incertaines (1) », et vous aurez à
votre édifice une base qui durera toujours. Soyez riches en ces
bonnes oeuvres qui doivent contribuer à votre édification,
et non à votre destruction. Soyez prompts à faire miséricorde,
et ne vous prêtez point à la rapine. Que votre fortune soit
exempte de violence; que votre dignité soit sans,orgueil, que votre
domination soit sans injustice. Vous tous qui êtes fidèles,
élevez une maison au Seigneur par une vie sainte. Écoutons,
mes frères, ce que nous enseigne le bienheureux Pierre, et comment
il nous recommande le soin de cet édifice. Voici ses paroles : «
Et vous-mêmes, soyez établis sur lui comme des pierres vivantes,
pour former un édifice spirituel (2) ». Ainsi, mes frères,
dans cette Eglise qui est sous nos yeux, nous voyons avec plaisir la lumière,
la nouveauté, la solidité. Et nous,
1. I Tim. VI, 17. 2. I Pierre, II, 5.
dès lors, qui sommes la maison de Dieu, jetons de l'éclat
par nos bonnes oeuvres. « Dépouillons-nous du vieil homme
(1) », et revêtons généreusement l'homme nouveau;
soyons inébranlables dans une charité sainte et infatigable.
Nous voyons des colonnes qui servent d'appui aux murailles, et dans tout
l'édifice nous les voyons qui se tiennent étroitement, Quelles
sont, dans la maison de Dieu, ces colonnes qui doivent soutenir la masse
des pierres, sinon les hommes spirituels qui dirigent la foule des fidèles
? Quelles sont ces pierres étroitement unies, sinon tous les fidèles
qui s'unissent par les liens de la charité, qui n'ont en Dieu qu'un
coeur et qu'un âme, et qui bâtissent à Dieu, dans leur
coeur, un tabernacle éternel ? Que les pierres vivantes s'unissent
donc aux pierres vivantes, dans la construction de la maison de Dieu, qu'elles
adhèrent l'une à l'autre, qu'elles soient liées d'une
manière indissoluble, non par le mélange de la chaux, mais
par les délices de la charité. O toi, dès lors, qui
entres dans la maison de Dieu, sois toi-même cette maison; garde
la foi, tiens ferme dans cette charité qui unit l'Église,
« évité le mal et fais le bien (2) », fuis l'avarice,
aime la miséricorde, évite la fornication, aime la chasteté;
et, si tu ne saurais, dès maintenant, être une colonne dans
la maison de Dieu, portant le poids de pierres nombreuses, du moins, sois
une pierre unie aux autres pierres, afin de demeurer dans l'édifice.
Il est bien, sans doute, de construire au Seigneur une maison visible,
dans ta propriété, sur ton bien, ton domaine; mais il est
beaucoup mieux de lui élever dans ton coeur un palais invisible.
En dehors de toi, il y a pour les hommes une maison de prière, que
la maison de ta prière soit en toi. Habite-la fréquemment,
et porte-la toujours; c'est là que le Seigneur t'exaucera, d'autant
plus volontiers que lui-même fait ses délices d'y habiter.
Construis donc toujours en ton coeur une maison à Dieu, purifie-la,
prépare-la pour Dieu, de manière que tu puisses continuellement
y jouir de sa présence et qu'il y écoute favorablement ta
prière. Qu'à lui soient toujours l'honneur , l'empire et
le souverain pouvoir, dans les siècles des siècles. Ainsi
soit-il.
1. Ephés. IV, 22. 2. Ps. XXXVI, 28.
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm