LIVRE DOUZIÈME : TRINITÉ DANS LA SCIENCE.
Distinction entre la Sagesse et la Science. — Trinité particulière
dans la science proprement dite. — Bien que cette Trinité appartienne
déjà à l’homme intérieur, cependant on ne doit
pas l’appeler ni la croire l’image de Dieu.
LIVRE DOUZIÈME : TRINITÉ DANS LA SCIENCE.
CHAPITRE PREMIER.
L’HOMME EXTÉRIEUR ET L’HOMME INTÉRIEUR.
CHAPITRE II.
L’HOMME SEUL, PARMI LES ANIMAUX, DÉCOUVRE LES RAISONS ÉTERNELLES
DES CHOSES DANS LE MONDE MATÉRIEL.
CHAPITRE III.
LA RAISON SUPÉRIEURE QUI APPARTIENT A LA CONTEMPLATION ET LA
RAISON INFÉRIEURE QUI APPARTIENT A L’ACTION SONT DANS LA MÊME
ÂME.
CHAPITRE IV.
LA TRINITÉ ET L’IMAGE DE DIEU NE SE TROUVENT QUE DANS LA PARTIE
DE L’AME QUI PEUT CONTEMPLER LES CHOSES ÉTERNELLES.
CHAPITRE V.
PEUT-ON VOIR L’IMAGE DE LA TRINITÉ DANS L’UNION DE L’HOMME ET
DE LA FEMME, ET LEUR PROGÉNITURE?
CHAPITRE VI.
IL FAUT REJETER CETTE OPINION.
CHAPITRE VII.
COMMENT L’HOMME EST L’IMAGE DE DIEU. LA FEMME N’EST-ELLE PAS AUSSI
L’IMAGE DE DIEU?
CHAPITRE VIII.
COMMENT S’EFFACE L’IMAGE DE DIEU.
CHAPITRE IX.
SUITE DU MÊME SUJET.
CHAPITRE X.
ON NE DESCEND QUE PAR DEGRÉS DANS L’ABÎME DU VICE.
CHAPITRE XI.
L’IMAGE DE L’ANIMAL DANS L’HOMME.
CHAPITRE XII.
IL SE FAIT UN CERTAIN MARIAGE MYSTÉRIEUX DANS L’HOMME INTÉRIEUR.
COMPLAISANCE DANS LES PENSÉES ILLICITES.
CHAPITRE XIII.
OPINION DE CEUX QUI ONT VOULU REPRÉSENTER L’ÂME PAR L’HOMME
ET LES SENS PAR LA FEMME.
CHAPITRE XIV.
DIFFÉRENCE ENTRE LA SAGESSE ET LA SCIENCE. LE CULTE DE DIEU
CONSISTE DANS SON AMOUR. COMMENT LA SAGESSE DONNE LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE
DES CHOSES ÉTERNELLES.
CHAPITRE XV.
CONTRE LA RÉMINISCENCE DE PLATON ET DE PYTHAGORE. PYTHAGORE
DE SAMOS. COMMENT IL FAUT CHERCHER LA TRINITÉ DANS LA SCIENCE DES
CHOSES TEMPORELLES.
CHAPITRE PREMIER.
L’HOMME EXTÉRIEUR ET L’HOMME INTÉRIEUR.
1. Maintenant voyons où est l’espèce de limite qui sépare
l’homme extérieur et l’homme intérieur. Car tout ce que nous
avons dans l’âme de commun avec les animaux, est encore avec raison
attribué à l’homme extérieur. Ainsi l’homme extérieur
ne consiste pas uniquement dans le corps, mais aussi dans ce principe vital
qui anime son organisme physique et tous ses sens à l’aide duquel
il est en communication avec le monde extérieur. Les images même
des objets sensibles, gravées dans la mémoire et reproduites
au regard de la pensée, appartiennent encore à l’homme extérieur.
En tout cela nous ne différons pas des animaux, si ce n’est que
notre corps est debout, et non penché vers la terre. Avertissement
donné par le Créateur de ne pas ressembler, par la meilleure
partie de nous-mêmes, c’est-à-dire par notre âme, aux
animaux dont nous différons par la nature. Ne prostituons pas même
notre âme aux corps les plus sublimes; car chercher là le
repos de la volonté, c’est dégrader son âme. Mais de
même que notre corps est naturellement tourné vers les corps
les plus élevés, c’est-à-dire vers les corps célestes;
ainsi l’âme, substance spirituelle, doit naturellement se diriger
vers ce qu’il y a de plus élevé dans l’ordre spirituel, non
par un élan d’orgueil, mais par amour pour la justice.
CHAPITRE II.
L’HOMME SEUL, PARMI LES ANIMAUX, DÉCOUVRE LES RAISONS ÉTERNELLES
DES CHOSES DANS LE MONDE MATÉRIEL.
2. Les animaux peuvent aussi percevoir les objets extérieurs
par les sens du corps, les fixer dans leur mémoire, s’en souvenir,
y rechercher ce qui leur est avantageux, éviter ce qui leur est
nuisible. Mais les remarquer, les confier à la mémoire, non-seulement
par un coup d’oeil rapide, mais à dessein; les retenir, en réveiller
le souvenir quand ils commencent à tomber dans l’oubli, les imprimer
de nouveau par la pensée, affermir par la pensée ce qui est
dans la mémoire, comme la pensée elle-même se forme
d’après la mémoire; composer des fictions imaginaires, en
recueillant et cousant pour ainsi dire des souvenirs pris çà
et là; voir comment, dans cet ordre de choses, le vraisemblable
se distingue du vrai, non dans l’ordre spirituel, mais même dans
le monde matériel : ces opérations et autres de cette espèce,
bien que se passant dans les choses sensibles et dans les images que l’âme
y a puisées par le sens corporel, ne peuvent cependant exister sans
la raison et ne sont point communes aux hommes et aux animaux. Mais il
appartient à la raison plus élevée de juger de ces
choses matérielles d’après les raisons immatérielles
et éternelles raisons qui ne seraient évidemment pas immuables,
si elles n’étaient au-dessus de la raison humaine, et d’après
lesquelles nous ne pourrions juger des objets matériels si nous
ne nous soumettions à elles. Or nous jugeons des choses matérielles
d’après la raison des dimensions et des figures, que notre âme
sait être permanente et immuable.
CHAPITRE III.
LA RAISON SUPÉRIEURE QUI APPARTIENT A LA CONTEMPLATION ET LA
RAISON INFÉRIEURE QUI APPARTIENT A L’ACTION SONT DANS LA MÊME
ÂME.
3. Or ce principe qui agit en nous dans nos rapports avec les objets
matériels et temporels, sans toutefois nous être commun avec
les animaux, est raisonnable, il est vrai; mais il est comme dérivé
de cette substance raisonnable de notre âme qui nous relie jusqu’à
un certain degré à la vérité intellectuelle
et immuable, et délégué pour traiter et administrer
les choses inférieures. De même que, dans le genre animal,
on n’a trouvé pour le mâle une aide qui lui fût semblable
qu’en la (494) tirant de lui pour en former le couple conjugal; ainsi,
dans la partie de notre âme qui se porte vers la vérité
supérieure et inférieure il ne s’est point trouvé,
dans ce qui nous est commun avec les animaux, d’aide qui lui fût
semblable et apte à communiquer avec le monde matériel, dans
la mesure des besoins de la nature humaine. Voilà pourquoi cette
fonction a été déférée à un certain
principe raisonnable, non pour briser l’unité par une sorte de divorce,
mais en vue de créer un auxiliaire et un associé. Et comme
mâle et femelle ne sont qu’une seule chair, ainsi l’intelligence
et l’action, le conseil et l’exécution, la raison et l’appétit
raisonnable — soit qu’on les désigne ainsi, soit qu’on trouve des
expressions plus justes — appartiennent à une seule et même
nature d’âme. Et comme on a dit de l’homme et de la femme : «Ils
seront deux en une seule chair (Gen., II, 24 )», ainsi doit-on dire
de ces facultés : Elles sont deux en une seule âme.
CHAPITRE IV.
LA TRINITÉ ET L’IMAGE DE DIEU NE SE TROUVENT QUE DANS LA PARTIE
DE L’AME QUI PEUT CONTEMPLER LES CHOSES ÉTERNELLES.
1. Quand donc nous dissertons sur la nature de l’âme humaine,
nous entendons ne parler que d’une seule chose, et nous ne la dédoublons
que par rapport aux fonctions dont nous avons parlé. Ainsi quand
nous cherchons la trinité dans l’âme tout entière;
nous ne séparons point l’action raisonnable dans le monde matériel
de la contemplation des choses éternelles, comme si nous avions
à chercher un tiers pour compléter la trinité. Il
faut que la
trinité se trouve dans la nature de l’âme prise dans son
intégrité, tellement qu’en dehors de l’action dans les choses
corporelles qui exige un auxiliaire — fonction remplie par une certaine
partie de l’âme déléguée pour l’administration
des choses inférieures — la trinité se retrouve dans l’âme
une, non disséminée; puis, la distribution d’emplois étant
faite
il faut qu’on retrouve dans la partie seule qui appartient à
la- contemplation des choses éternelles, non-seulement la trinité,
mais encore l’image de Dieu; et que si dans la partie déléguée
pour l’action dans le monde temporel, il se trouve une trinité,
du moins, on n’y rencontre pas l’image de Dieu.
CHAPITRE V.
PEUT-ON VOIR L’IMAGE DE LA TRINITÉ DANS L’UNION DE L’HOMME ET
DE LA FEMME, ET LEUR PROGÉNITURE?
5. Je ne regarde donc point comme probable l’opinion de ceux qui pensent
que la nature hum-aine offre l’image de la Trinité d’un Dieu en
trois personnes, dans l’union conjugale de l’homme et de la femme, complétée
par leur progéniture : en sorte que l’homme représenterait
la personne du Père, l’enfant né de lui, la personne du Fils,
et la femme, celle du Saint-Esprit, vu qu’elle a procédé
de l’homme sans être ni son fils ni sa fille (Gen., II, 22. ), bien
que l’enfant soit conçu et né d’elle. En effet le Seigneur
a dit du- Saint-Esprit qu’il procède du Père (Jean, XV, 26
), et cependant il n’est pas son Fils. Dans cette opinion erronée,
il n’y a qu’une chose admissible; c’est que, d’après l’origine de
la femme et le témoignage de la sainte Ecriture, on ne peut pas
appliquer le nom de fils à foute personne procédant d’une
autre personne, puisque la personne de la femme est sortie de celle de
l’homme, sans qu’on l’ait pour cela nommée sa fille. Mais tout le
reste est tellement absurde, tellement faux, qu’il est très-facile
de le réfuter. Et d’ailleurs je aie parle pas de ce qu’il y a d’étrange
à regarder le Saint-Esprit comme la Mère du Fils de Dieu
et l’Epouse du Père; car on me répondrait peut-être
que ces ternies ne sont blessants que quand ils s’appliquent à la
conception et à l’enfantement charnels; que du reste les hommes
purs, pour qui tout est pur, pensent à cela avec une chasteté
parfaite; mais que pour les impurs et les infidèles, qui ont l’âme
et la conscience souillées (Tit., I, 15 ), il est si vrai qu’il
n’y arien de pur qu’il répugne même à quelques-uns
d’entre eux que le Christ soit né d’une Vierge selon la chair. Mais
dans ces hauteurs spirituelles et sublimes, où rien n’est sujet
à l’impureté ni à la corruption, où rien n’est
né du temps, ni formé d’un être imparfait, si l’on
emploie le langage qui a servi de type pour exprimer ce qui se passe, quoique
à une très-grande distance, dans l’ordre inférieur
de la création, il ne faut pas qu’une timide sagesse s’en effarouche,
de peur de tomber dans une pernicieuse erreur, en cédant à
une crainte imaginaire. Qu’elle s’accoutume à trouver, dans les
choses matérielles, un (496) vestige des choses spirituelles, de
manière que, quand il s’agira de monter sous la direction de la
raison, pour parvenir à la vérité immuable par qui
tout a été fait, elle n’emporte pas avec elle dans les régions
supérieures ce qu’elle méprise dans les régions inférieures.
Quelqu’un n’a pas rougi de choisir la sagesse pour épouse, bien
que ce mot d’épouse fasse naître dans l’esprit la pensée
d’une union charnelle en vue de la génération, et que la
sagesse soit supposée du sexe féminin, puisque le substantif
qui la désigne est féminin en latin et en grec.
CHAPITRE VI.
IL FAUT REJETER CETTE OPINION.
6. Si nous rejetons cette opinion, ce n’est donc pas parce que nous
craignons de regarder la sainte, incorruptible et immuable charité
comme l’épouse du Père, et procédant de lui, et non
comme une fille destinée à engendrer le Verbe par qui tout
a été fait; mais parce qu’elle est formellement démontrée
fausse par l’Ecriture. Dieu dit en effet: « Faisons l’homme à
notre image et à notre ressemblance»; et ensuite peu après
on lit: « Et Dieu fit l’homme à l’image de Dieu (Gen., I,
26, 27. ) » Evidemment le mot « notre », se rapportant
à un pluriel, ne serait plus juste si l’homme était fait
à l’image d’une seule personne, soit le Père, soit le Fils,
soit le Saint-Esprit; mais comme il est fait à l’image de la Trinité,
voilà pourquoi on dit : « A notre image ». D’autre part,
de peur qu’on ne croie à trois dieux dans la Trinité, quand
la Trinité n’est qu’un seul Dieu, on ajoute : « Et Dieu fit
l’homme à l’image de Dieu », ce qui équivaut à
dire : à son image.
7. Il y a, dans les saintes lettres, certaines locutions auxquelles
quelques-uns, quoique catholiques sincères, ne font pas assez attention.
Ils pensent, par exemple, que ces mots
« Dieu fit à l’image de Dieu », signifient : le
Père fit à l’image du Fils. Par là ils veulent prouver
que dans les saintes Ecritures, le Fils est aussi appelé Dieu, comme
s’il n’existait pas des passages très-solides et très-clairs
où le Fils est appelé non-seulement Dieu, mais vrai Dieu.
En cherchant dans ce texte une autre solution, ils se jettent dans un embarras
inextricable. En effet, si le Père a créé à
l’image du Fils, tellement que l’homme ne soit pas l’image du Père,
mais du Fils, le Fils n’est donc pas semblable au Père. Si au contraire
la vraie foi enseigne — et elle l’enseigne — que le Fils est semblable
au Père jusqu’à l’égalité d’essence, ce qui
est fait à la ressemblance du Fils est nécessairement fait
à la ressemblance du Père. Enfin, si le Père a fait
l’homme, non à son image, mais à l’image de son Fils, pourquoi
n’a-t-il pas dit : Faisons l’homme à ton image et à ta ressemblance,
mais à la « nôtre? » N’est-ce pas parce que l’image
de la Trinité se faisait dans l’homme, de manière à
ce que l’homme fût l’image du seul vrai Dieu, parce que la Trinité
elle-même est le seul vrai Dieu? Il y a une multitude de locutions
de ce genre dans les Ecritures; il nous suffira de citer les suivantes.
On lit dans les Psaumes: « Le salut appartient au Seigneur, et
votre bénédiction se répand sur votre peuple (Ps.,
III, 9) »; comme si on parlait à un autre, et non à
Celui dont on
vient de dire: « Le salut appartient au Seigneur ». Et
ailleurs : « C’est vous qui me sauverez de la tentation et, plein
d’espérance en mon Dieu, je franchirai la muraille (Ps., XVII, 30
) », comme si ces paroles : « C’est vous qui me sauverez de
la tentation », s’adressaient à un autre. Puis: « Les
peuples tomberont à vos pieds, contre le coeur des ennemis du Roi
(Ps., XLIV, 6 ) », ce qui équivaut à dire: contre le
coeur de vos ennemis. En effet, le Prophète avait dit au Roi, c’est-à-dire
à Notre-Seigneur Jésus-Christ : « Les peuples tomberont
à vos pieds », et c’est ce roi qu’il entend, quand il ajoute
: « Contre le coeur des ennemis du Roi ».
Ces exemples sont plus rares dans les livres du Nouveau Testament.
Cependant l’Apôtre écrit aux Romains : « Touchant son
Fils, qui lui est né de la race de David selon la chair, qui a été
prédestiné Fils de Dieu en puissance selon l’Esprit de sanctification,
par la résurrection d’entre les morts, de Jésus-Christ Notre-Seigneur
(Rom., I, 3, 4 )» : comme s’il se fût agi d’un autre plus haut.
Qu’est-ce en effet que le Fils de Dieu prédestiné par la
résurrection d’entre les morts de Jésus-Christ, sinon le
même Jésus-Christ qui a été prédestiné
Fils de Dieu en puissance? Par conséquent, quand nous entendons
dire: « Fils de Dieu en puissance de Jésus-Christ»,
ou (497) encore : « Fils de Dieu par la résurrection d’entre
les morts de Jésus-Christ », alors que l’Apôtre aurait
pu dire, selon le langage ordinaire : En sa puissance, ou : selon l’Esprit
de sa sanctification, ou: par sa résurrection d’entre les morts,
ou d’entre ses morts; quand nous lisons cela, dis-je, nous ne nous croyons
point du tout obligés de supposer une autre personne, mais bien
la seule et même, à savoir celle du Fils de Dieu, Notre-Seigneur
Jésus-Christ. De même quand nous entendons dire: «Dieu
fit l’homme à l’image de Dieu », bien qu’on aurait pu dire
en termes plus conformes à l’usage : à son image, nous ne
sommes point obligés de chercher une autre personne dans la Trinité,
mais nous n’y voyons que la seule et même Trinité, qui est
un seul Dieu et à l’image de laquelle l’homme a été
fait.
8. Cela établi, si nous devons chercher l’image de la Trinité
, non dans un seul homme, mais dans trois, Père, Mère et
Fils, l’homme n’était donc pas fait à l’image de Dieu avant
que sa femme fût formée et qu’ils eussent un fils, puisqu’il
n’y avait pas trinité jusqu’alors. Dira-t-on qu’il y avait déjà
Trinité, puisque la femme, quoique encore privée de sa forme
propre, était cependant contenue virtuellement dans le flanc de
son mari, comme le fils dans les entrailles du père? Pourquoi alors
l’Ecriture, après avoir dit . « Dieu fit l’homme à
l’image de Dieu», ajoute-t-elle aussitôt : « Dieu le
créa; il les créa mâle et femelle et il les bénit
(Gen., I, 27, 28 )?» Ou bien faudrait-il distinguer et dire en premier
lieu: « Et Dieu fit l’homme»; puis en second lieu : «
Il le fit à l’image de Dieu »; et en troisième lieu
: « il les créa mâle et femelle? » Car quelques-uns
ont eu peur de dire : Il le fit mâle et femelle, pour ne pas donner
lieu de croire à quelque chose de monstrueux comme sont les hermaphrodites
: bien qu’on puisse en toute vérité comprendre les deux sexes
en un seul mot singulier, puisqu’il est dit: « Deux dans une seule
chair ». Pourquoi donc, comme je le disais d’abord, dans la nature
humaine faite à l’image de Dieu, l’Ecriture ne mentionne-t-elle
que mâle et femelle? Il semble que pour compléter l’image
de la Trinité, il aurait fallu parler aussi du fils quoique encore
renfermé dans les entrailles du père, comme la femme l’était
dans le flanc du mari. Ou bien la femme était-elle déjà
créée, et l’Ecriture a-t-elle dit en très-peu de mots
ce qu’elle devait dire ensuite plus au long en expliquant la formation
de la femme, tandis que le fils n’aurait pu être mentionné,
puisqu’il n’était pas encore né? Comme si l’Esprit-Saint
n’aurait pas pu renfermer aussi l’idée du fils dans ce peu de mots,
en se réservant de raconter plus tard sa naissance, ainsi qu’il
a raconté un peu plus bas la manière dont la femme a été
tirée de l’homme (Gen., II, 24, 22 ), bien qu’il n’ait pas omis
de donner ici son nom!
CHAPITRE VII.
COMMENT L’HOMME EST L’IMAGE DE DIEU. LA FEMME N’EST-ELLE PAS AUSSI
L’IMAGE DE DIEU?
9. Ainsi donc, quand on dit que l’homme a été créé
à l’image de la souveraine Trinité, c’est-à-dire à
l’image de Dieu, il ne faut pas rechercher cette image dans trois êtres
humains; surtout en présence de ce passage de l’Apôtre où
il dit que l’homme est l’image de Dieu, et lui défend pour cela
de voiler sa tête, tandis qu’il veut que la femme voile la sienne.
Voici ses paroles: « Pour l’homme, il ne doit pas voiler sa tête
parce qu’il est l’image et la gloire de Dieu. Mais la femme est la gloire
de l’homme ». Que dire à cela? Si la femme est nécessaire
en personne pour compléter l’image de la Trinité, pourquoi
après qu’elle est tirée du flanc de l’homme, l’homme est-il
encore appelé l’image de la Trinité? Ou si une des trois
personnes humaines peut être individuellement appelée image
de Dieu, comme dans la souveraine Trinité elle-même chaque
personne est Dieu, pourquoi la femme n’est-elle pas aussi l’image de Dieu?
Et cependant on lui ordonne de voiler sa tête précisément
parce que cela est défendu à l’homme en qualité d’image
de Dieu (I Cor., XI, 7, 5 ).
10. Mais il faut examiner comment l’Apôtre, en disant que c’est
l’homme et non la femme qui est l’image de Dieu, n’est pas en contradiction
avec ce texte de la Genèse : « Dieu fit l’homme, il le fit
à l’image de Dieu, il les créa mâle et femelle et les
bénit ». Ici c’est la nature humaine qui est dite créée
à l’image de Dieu; les deux sexes la forment, et en parlant d’image
de Dieu, le texte ajoute : « Il le créa mâle et femelle»,
ou en distinguant plus spécialement: « Il les créa
mâle et femelle ». (498) Comment donc l’Apôtre nous dit-il
que l’homme est l’image de Dieu et doit, pour cela, ne point voiler sa
tête, et que la femme ne l’est pas et doit, pour cela, voiler la
sienne? Peut-être, comme je le pense et comme je l’ai déjà
dit en parlant de la nature de l’âme humaine, la femme avec son mari
est-elle l’image de Dieu en ce sens que la substance humaine tout entière
,n’est qu’une seule image de Dieu, mais que quand la femme est considérée
comme aide — qualification qui n’appartient qu’à elle — elle cesse
d’être image de Dieu; tandis que le mari, nième pris isolément
est l’image de Dieu, aussi pleine, aussi entière, que quand la femme
ne fait qu’un avec lui,
C’est l’explication que nous avons donnée sur la nature de l’âme
humaine. Nous avons dit que quand elle est tout entière appliquée
à la contemplation de la vérité, elle est l’image
de Dieu; mais que, lorsqu’une partie d’elle-même est comme déléguée
et détachée par la volonté pour agir dans le monde
matériel, elle n’en reste pas moins l’image de Dieu dans la partie
qui se porte vers la vérité entrevue, tandis qu’elle cesse
de l’être dans la partie chargée de traiter des choses inférieures.
Et comme à mesure qu’elle s’étend vers les choses éternelles,
elle reproduit plus fidèlement l’image de Dieu, et que de ce côté,
on ne doit ni la contenir, ni modérer son élan, voilà
pourquoi l’homme ne doit point voiler sa tête. Mais comme dans l’action
raisonnable qui s’exerce sur les choses matérielles et temporelles,
il y a un très-grand danger de descendre trop bas, l’homme doit
avoir l’empire sur sa tête, et c’est ce qu’indique l’ordre de la
voiler afin de la contenir et de la sauvegarder. Interprétation
pieuse et sacrée qui est agréable aux saints anges. Car Dieu
ne voit pas selon la mesure du temps; il n’y a rien de nouveau pour ses
yeux et pour sa science, dans les événements temporels et
passagers , comme cela arrive pour les sens, charnels chez les hommes et
les animaux, célestes chez les anges.
11. La preuve que l’apôtre Paul veut figurer un mystère
plus profond dans la distinction du sexe masculin et féminin, c’est
que, tandis qu’il dit ailleurs que la femme qui est vraiment veuve est
délaissée, sans enfants ni petits enfants, et qu’elle doit
cependant espérer au Seigneur et persister jour et nuit dans les
prières (I Tim., V, 5 ); ici il indique que la femme séduite
et tombée dans la prévarication sera cependant sauvée
par la génération des enfants, et ajoute : « S’ils
demeurent dans la foi, la charité et la sainteté jointe à
la tempérance (I Tim., II, 15 ) » : comme s’il pouvait être
nuisible à une veuve fidèle ou de ne pas avoir eu d’enfants,
ou de ce que ceux qu’elle a eus n’ont pas voulu persévérer
dans les bonnes oeuvres. Mais comme les oeuvres qu’on appelle bonnes, sont
pour ainsi dire les enfants de notre vie, dans le sens où l’on demande
quelle vie chacun mène, c’est-à-dire comment il fait ces
oeuvres temporelles, — ce que les Grecs appellent Bios et non plus Zoé
— que ces bonnes oeuvres sont principalement les oeuvres de miséricorde,
lesquelles sont sans profit pour les païens, pour les Juifs, qui ne
croient pas au Christ, pour tous les hérétiques et les schismatiques,
chez qui l’on ne trouve ni la foi, ni la charité, ni la sainteté
jointe à la tempérance : cela étant, dis-je, on voit
clairement la pensée de l’Apôtre; c’est dans un sens figuré
et mystique qu’il parle de voiler la tête de la femme, et ses paroles
n’auraient plus de signification si elles ne se rapportaient à quelque
mystère.
12. En effet, comme le déclarent, non-seulement l’infaillible
raison, mais encore le témoignage de l’Apôtre, c’est selon
l’âme raisonnable et non selon la forme du corps, que l’homme a été
fait à l’image de Dieu. Car penser que Dieu est circonscrit et limité
par une certaine conformation de membres, c’est une opinion misérable
et sans fondement. Or le même bienheureux Apôtre ne dit-il
pas « Renouvelez-vous dans l’esprit de votre âme et revêtez-vous
de l’homme nouveau qui a été créé selon Dieu
(Eph., IV, 23, 24 ) » ; et ailleurs plus ouvertement : « Dépouillez
le vieil homme avec ses oeuvres, et revêtez le nouveau qui se renouvelle
à la connaissance de Dieu selon l’image de Celui qui l’a créé
(Col., III, 9, 10 )?» Si donc nous nous renouvelons dans l’esprit
de notre âme, et si cet esprit est l’homme nouveau qui se renouvelle
à la connaissance de Dieu selon l’image de Celui qui l’a créé
: on ne peut douter que l’homme ait été fait à l’image
de Celui qui l’a créé, non selon le corps, ni selon une partie
quelconque de son âme, mais selon l’âme raisonnable, où
peut seulement exister la connaissance de Dieu. Or, selon ce renouvellement,
nous devenons aussi enfants de Dieu par le baptême du Christ, et,
en nous (499) revêtant de l’homme nouveau, nous nous revêtons
aussi du Christ par la foi. Qui donc exclura les femmes de cette participation,
alors qu’elles sont avec nous cohéritières de la grâce
et que l’Apôtre dit ailleurs : « Car vous êtes tous enfants
de Dieu par la foi qui est dans le Christ Jésus. Car vous tous qui
avez été baptisés dans le Christ, vous avez été
revêtus du Christ. Il n’y a plus ni Juif, ni Grec; plus d’esclave,
ni de libre; plus d’homme, ni de femme; car vous n’êtes tous qu’une
seule chose dans le Christ Jésus (Gal., III, 26, 28 )?» Des
femmes fidèles ont-elles donc perdu leur sexe corporel? Non; mais
comme elles sont renouvelées à l’image de Dieu là
où il n’y a pas de sexe, l’homme aussi a été fait
à l’image de Dieu là où il n’y a pas de sexe, c’est-à-dire
dans l’esprit de son âme. Pourquoi donc l’homme ne doit-il pas se
voiler la tête, parce qu’il est l’image et la gloire de Dieu, tandis
que la femme doit voiler la sienne, parce qu’elle est la gloire de l’homme,
comme si elle ne se renouvelait pas dans l’esprit de son âme, lequel
se renouvelle dans la connaissance de Dieu, selon l’image de Celui qui
l’a créé? C’est parce que son sexe la plaçant à
distance de l’homme, le voile qui couvre son corps a fort bien pu figurer
cette partie de la raison qui s’occupe du gouvernement des choses temporelles
: ainsi l’image de Dieu ne subsiste que dans la partie où l’âme
humaine s’attache à contempler et à consulter les raisons
éternelles; partie que les femmes ont évidemment aussi bien
que les hommes.
CHAPITRE VIII.
COMMENT S’EFFACE L’IMAGE DE DIEU.
13. Donc on reconnaît que leurs âmes sont de même
nature; mais on retrouve dans leurs corps la différence des emplois
d’une seule et même âme. Aussi quand on monte intérieurement
de quelques degrés de contemplation à travers les parties
de l’âme, dès que l’on commence à rencontrer quelque
chose qui ne nous soit plus commun avec les animaux, là commence
la raison, là on peut déjà reconnaître l’homme
intérieur. Que si, entraîné par cette raison à
qui est déléguée l’administration des choses temporelles,
il descend trop bas dans le monde extérieur, du consentement de
sa tête, c’est-à-dire n’étant point cru pêché
ni retenu par la partie qui est au poste du conseil et joue en quelque
sorte le rôle de l’homme, il vieillit parmi ses ennemis (Ps., VI,
8 ), parmi les démons jaloux de sa vertu avec le diable leur chef;
et la vision des choses éternelles est enlevée au chef même,
qui a mangé avec sa femme du fruit défendu, en sorte que
la lumière de ses yeux n’est plus avec lui (Ps., XXXVII, 11 ). Ainsi
nus et privés tous les deux de l’illumination de la vérité,
les yeux de leur conscience s’ouvrant pour leur faire voir combien ils
sont déshonorés et enlaidis, ils fabriquent un tissu de bonnes
paroles sans le fruit des bonnes oeuvres, comme qui dirait des feuilles
de fruits agréables au goût, mais sans les fruits, afin de
couvrir sous un beau langage la honte de leur coupable conduite (Gen.,
III ).
CHAPITRE IX.
SUITE DU MÊME SUJET.
14. En effet, l’âme éprise de sa propre puissance, quitte
le rang qu’elle tient dans l’ordre universel pour s’attacher à des
intérêts privés. Cédant à cet orgueil
rebelle que l’Ecriture appelle « le commencement de tout péché
(Eccli., X, 15 ) », alors qu’elle aurait pu suivre, au sein de la
création, le Dieu qui gouverne l’univers et être parfaitement
dirigée par des lois, elle a ambitionné quelque chose de
plus que l’univers même qu’elle s’est efforcée d’assujettir
à sa volonté; et comme il n’y a rien de plus que l’univers,
elle est refoulée dans un coin de l’espace et perd pour avoir trop
désiré, ce qui a fait dire à l’Apôtre que l’avarice
est « la racine de tous les maux (I Tim., VI, 5 ) »; et tout
ce qu’elle fait, quand elle agit par un motif propre contre les lois qui
régissent la création, elle le fait par l’entremise de son
corps, qu’elle ne possède qu’en partie. Mettant ainsi sa complaisance
dans les formes et les mouvements des corps et ne les possédant
pas en elle-même, elle s’égare à travers leurs images
fixées dans sa mémoire, se souille misérablement par
une fornication imaginaire, dirige toutes ses fonctions vers ces fins,
vers la recherche curieuse des choses matérielles et temporelles
au moyen de ses sens; ou, bouffie d’orgueil, elle aspire à s’élever
au-dessus des autres âmes, livrées comme elle à l’empire
des (500) sens, ou enfin elle se plonge dans le sale bourbier de la volupté
charnelle.
CHAPITRE X.
ON NE DESCEND QUE PAR DEGRÉS DANS L’ABÎME DU VICE.
15. Quand l’âme, dans son intérêt ou dans celui
des autres, cherche avec bonne volonté les biens intérieurs
et supérieurs, qui ne sont point le lot de quelques-uns, mais la
propriété commune de tous ceux qui les aiment, et dont on
jouit avec un chaste amour, sans sollicitude et sans jalousie; s’il lui
arrive alors de se tromper par ignorance dans quelque opération
relative aux choses passagères qu’elle administre dans le temps,
et où elle n’a pas su garder la juste mesure, c’est là une
tentation qui tient à l’humanité. Et c’est une grande chose
de passer cette vie, qui n’est pour ainsi dire qu’une voie de retour, sans
qu’il nous survienne autre chose que des tentations qui tiennent à
l’humanité (I Cor., X, 13 ). Car c’est là une faute hors
du corps, qui n’est point réputée fornication et par là
même se pardonne très-facilement. Mais quand l’âme fait
quelque chose pour acquérir ce qui excite les sensations du corps,
dans le désir de les expérimenter, d’y exceller, de les toucher
et d’y trouver comme le terme de son bonheur, quoi qu’elle fasse alors,
elle pèche et se déshonore; elle commet la fornication en
péchant contre son propre corps (Id., VI, 18 ); puis important au
dedans d’elle-même les simulacres trompeurs des objets corporels
et bâtissant sur eux des rêves au point de ne plus rien voir
de divin hors d’eux, avare égoïste elle se remplit d’erreurs,
et prodigue égoïste elle se dépouille des vertus (Rétract.,
liv. II, ch. XV, n. 3 ). Elle ne tombe pas tout d’un coup, il est vrai,
dans une si honteuse et si misérable fornication, mais il est écrit
: « Celui qui méprise les petites choses, tombera peu à
peu (Eccli. XIX, 1 ) ».
CHAPITRE XI.
L’IMAGE DE L’ANIMAL DANS L’HOMME.
16. De même que le serpent ne marche pas à découvert,
mais rampe par un jeu imperceptible de ses anneaux; ainsi le mouvement
de déchéance commence par de faibles négligences,
part d’une coupable ambition d’être comme un Dieu et aboutit à
rendre semblable à l’animal. C’est ainsi que nos premiers parents,
dépouillés de la robe primitive, furent condamnés
à couvrir leurs corps mortels de tuniques de peau (Gen., III, 21
). Car le véritable honneur de l’homme c’est d’être à
l’image et à la ressemblance de Dieu : image et ressemblance qui
ne se conservent qu’en se maintenant unies à Celui qui les a gravées.
Ainsi, moins l’homme s’aime lui-même, plus il s’attache à
Dieu. Mais quand il cède au désir d’essayer sa propre puissance,
il retombe, par l’effet de sa volonté, sur lui-même comme
sur son centre. Ainsi pour vouloir être comme Dieu, libre de tout
joug, il déchoit, par punition, de sa position moyenne, et est entraîné
vers les choses inférieures, c’est-à-dire vers les jouissances
des animaux. Son honneur étant de ressembler à Dieu, son
déshonneur est de ressembler aux animaux: « Placé dans
une situation honorable, l’homme n’a pas compris sa grandeur; il s’est
assimilé aux animaux privés de raison et leur est devenu
semblable (Ps., LVIII, 13 )». Or comment, de si haut, tomberait-il
si bas, sans passer par lui-même? En effet, quand, abandonnant l’amour
de la sagesse qui reste toujours immuable, on ambitionne la science qui
se fonde sur l’expérience des choses changeantes et passagères,
cette science enfle et n’édifie pas (I Cor., VIII, 1 ); l’âme
comme accablée de son propre poids est exclue de la béatitude,
et, par l’expérience de sa propre médiocrité, elle
apprend à ses dépens quelle distance il y a entre le bien
qu’elle a perdu et le mal qu’elle a commis; et vu la dissémination
et la perte de ses forces, elle ne peut plus revenir si la grâce
de son Créateur ne l’appelle à la pénitence et ne
lui remet ses péchés. Car qui délivrera l’âme
malheureuse du corps de cette mort, sinon la grâce de Dieu par Jésus-Christ
Notre-Seigneur (Rom., 24, 25 )? Nous parlerons de cette grâce en
temps et lieu, avec l’aide du Seigneur.
CHAPITRE XII.
IL SE FAIT UN CERTAIN MARIAGE MYSTÉRIEUX DANS L’HOMME INTÉRIEUR.
COMPLAISANCE DANS LES PENSÉES ILLICITES.
17. Achevons maintenant, avec l’aide du Seigneur, de traiter de cette
partie de la raison à laquelle appartient la science, c’est-à-dire
la (501) connaissance des choses temporelles, acquise pour les opérations
de cette vie. De même que, lors du mariage bien connu de nos premiers
parents, le serpent ne mangea point du fruit défendu, mais détermina
seulement à en manger; que, d’autre part, la femme n’en mangea pas
seule, mais en donna à son mari et que tous deux en mangèrent,
bien que la femme ait seule conversé avec le serpent et eût
seule été séduite par lui (Gen., III, 1-6 );ainsi
en est-il de ce qui se passe et se remarque dans l’homme seul; il est séparé
de la raison de la sagesse par suite, d’un secret et mystérieux
mariage avec le mouvement de l’âme sensuelle, le mouvement charnel
ou, pour ainsi dire, la tendance vers les sens du corps qui nous est commune
avec les animaux. En effet, c’est par le sens du corps que les choses matérielles
se font sentir, et c’est par la raison de la sagesse que les choses spirituelles,
éternelles et immuables sont comprises. Or, le goût de la
science est voisin de la raison, puisque la science, qu’on appelle d’action,
raisonne sur les objets matériels qui se font sentir par le sens
du corps: et si elle en raisonne bien, c’est pour rapporter cette science
à la fin ultérieure qui est le souverain bien; si elle en
raisonne mal, c’est pour s’y délecter et y chercher le repos d’une
félicité trompeuse.
Quant à cette intention de l’âme, raisonnant vivement
et par besoin d’agir sur les choses temporelles et matérielles,
le sens charnel ou animal insinue un certain attrait à jouir de
soi, c’est-à-dire à user de soi comme d’un bien propre et
privé, et non comme d’un bien public et commun qui est le bien immuable,
alors c’est comme le serpent parlant à la femme. Or céder
à cet attrait, c’est manger du fruit défendu: que si ce consentement
se borne à la délectation de la pensée, et que l’autorité
du conseil supérieur retienne les membres et les empêche de
s’abandonner au péché comme des instruments d’iniquité
(Rom., VI, 13 ); ce sera comme si la femme mangeait seule du fruit défendu.
Mais si le consentement à mal user des choses qui se font sentir
par le sens du corps, va jusqu’à décider que tout péché
sera, autant que possible, complété par le corps, cette fois
je me figure la femme donnant à son mari le fruit défendu
pour qu’il en mange avec elle. Car il n’est pas possible de décider
qu’on ne se contentera pas de se délecter dans la pensée
du mal, mais qu’on passera à l’action, si la volonté de l’âme
qui a le pouvoir de mettre les membres à l’oeuvre ou de les empêcher
d’agir, ne consent pas et ne se prête pas à l’acte coupable.
18. A coup sûr, par le seul fait que l’âme se complaît
par la pensée dans des choses illicites, sans être décidée
à les exécuter, mais retenant et méditant avec plaisir
ce qu’elle devait repousser à la première apparition, par
cela seul, dis-je, on ne peut nier qu’il y ait péché, mais
un péché beaucoup moins grave que s’il y avait parti pris
de passer à l’action. Il faut donc demander pardon pour des pensées
de cette sorte, se frapper la poitrine, en disant: « Pardonnez-nous
nos offenses», puis faire ce qui suit et ajouter dans la prière:
«Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés
(Matt., VI, 12 ) ». Car il n’en est pas ici, comme dans le cas de
nos deux premiers parents, où chacun ne répondait que pour
sa personne, tellement que si la femme seule eût mangé du
fruit défendu, elle eût certainement seule été
punie de mort. On ne peut pas dire que si, dans l’homme pris isolément,
la pensée seule se complaît dans des choses illicites dont
elle devait se détourner immédiatement, sans qu’il y ait
d’ailleurs volonté d’exécuter le mal, mais seulement délectation
causée par réminiscence, on ne peut pas, dis-je, prétendre
que la pensée seule mérite punition, comme une femme sans
mari : non, gardons-nous de le croire. Car ici il n’y a qu’une personne,
il n’y a qu’un homme, et il sera condamné tout entier, à
moins que ces péchés commis par la simple pensée,
par la seule complaisance en des choses illicites, sans volonté
de passer à l’exécution, ne soient remis par la grâce
du Médiateur.
19. Ainsi cette discussion dont le but était de chercher dans
toute âme humaine un certain mariage rationnel entre la contemplation
et l’action, avec distribution d’emplois, sans nuire à l’unité
de l’âme, cette discussion, dis-je, à part ce que la divine
Ecriture nous raconte en toute vérité des deux premiers hommes
vivants, mari et femme, souche du genre humain, n’a pas d’autre but que
d’expliquer comment l’Apôtre, en attribuant l’image de Dieu à
l’homme et non à la femme, a voulu, dans la différence même
du sexe, nous inviter à chercher quelque chose qui fût propre
à chaque être humain, pris isolément. (502)
CHAPITRE XIII.
OPINION DE CEUX QUI ONT VOULU REPRÉSENTER L’ÂME PAR L’HOMME
ET LES SENS PAR LA FEMME.
20. Je sais que, dans les temps qui nous ont précédés,
d’excellents défenseurs de la foi catholique et commentateurs des
divines Ecritures, en cherchant ces deux principes dans l’homme pris à
part, et croyant voir une sorte de paradis dans son âme tout entière,
ont pensé que l’homme représentait l’intelligence et la femme
le sens du corps. En y réfléchissant sérieusement,
tout semblerait s’accommoder parfaitement à cette hypothèse
que l’homme est l’intelligence et la femme le sens corporel; si ce n’est
qu’il est écrit que, parmi tous les animaux et tous les oiseaux,
on ne trouva point d’aide semblable à l’homme, et qu’alors la femme
fut tirée de son côté (Gen., II, 20-27 ). Voilà
pourquoi je n’admets pas que la femme représente le sens corporel,
puisque nous voyons qu’il nous est commun avec les animaux ; j’ai cherché
quelque chose qui manquât à ceux-ci, et j’ai préféré
voir le sens corporel représenté par le serpent qui nous
est donné pour le plus rusé de toutes les bêtes de
la terre (Id., III, 1 ). En effet, entre les biens naturels qui nous sont
communs avec les animaux privés de raison, il possède à
un haut degré une certaine vivacité de sens; non pas ce sens
dont il est parlé dans ce passage de l’épître aux Hébreux
: « C’est pour les parfaits qu’est la nourriture solide, pour ceux
qui ont habituellement exercé leurs sens au discernement du bien
et du mal (Heb., V, 14 ) » ; car ces sens de la nature raisonnable
appartiennent à l’intelligence; mais ce sens quintuple, distribué
en diverses parties du corps, et à l’aide duquel, non-seulement
l’homme, mais les animaux perçoivent les figures et les mouvements.
21. Du reste, de quelque manière qu’on interprète les
paroles de l’Apôtre appelant l’homme l’image et la gloire de Dieu,
et la femme la gloire de l’homme ( I Cor., XI ; 7 ), il reste évident
que, quand nous vivons selon Dieu, notre âme, attentive à
ses perfections invisibles,.doit se former à son propre avantage
sur son éternité, sa vérité, sa charité;
mais qu’une partie de notre attention rationnelle, c’est-à-dire
de notre âme, doit être appliquée à l’usage des
choses changeantes et matérielles, sans lesquelles cette vie est
impossible; et cela, non pour nous conformer à ce siècle
(Rom., XII, 2 ), en établissant notre fin dans ces biens et en dirigeant
vers eux le désir du bonheur, mais pour agir en vue d’acquérir
les biens éternels, dans tout ce que nous faisons de raisonnable
dans l’usage des biens temporels, prenant ceux-ci en passant et ne nous
attachant qu’à ceux-là.
CHAPITRE XIV.
DIFFÉRENCE ENTRE LA SAGESSE ET LA SCIENCE. LE CULTE DE DIEU
CONSISTE DANS SON AMOUR. COMMENT LA SAGESSE DONNE LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE
DES CHOSES ÉTERNELLES.
La science a aussi sa juste mesure: c’est quand ce qui enfle ou a coutume
d’enfler en elle est dominé par la charité éternelle
qui, elle, n’enfle pas, comme nous le savons, mais édifie (I Cor.,
VIII, 1 ). Sans la science, en effet, on ne saurait acquérir les
vertus qui font la bonne conduite et guident à travers cette misérable
vie, de manière à atteindre la vie éternelle, qui
est proprement la vie heureuse.
22. Cependant il y a une différence entre la contemplation des
choses éternelles et l’action qui consiste dans l’usage des choses
temporelles : la première est attribuée à la sagesse,
la seconde à la science. Quoiqu’on puisse aussi donner à
la sagesse proprement dite le nom de science, dans le sens où l’Apôtre
dit « Maintenant je connais imparfaitement; mais alors je saurai
aussi bien que je suis connu moi-même (Id., XIII, 12 ) » —
et par science, il entend ici évidemment la contemplation de Dieu,
qui est la sublime récompense des saints; —cependant quand le même
Apôtre dit ailleurs : « A l’un est donnée par l’Esprit
la parole de sa gesse, à un autre la parole de la science «
selon le même Esprit (Id., XII, 8 ), il distingue sans aucun doute
entre ces deux choses, bien qu’il n’explique pas en quoi elles diffèrent
ni à quel signe on peut les reconnaître. Mais en lisant et
relisant les saintes Ecritures , j’ai trouvé, dans le livre de Job,
ces paroles attribuées au saint homme: « La piété,
voilà la sagesse; la fuite du mal, voilà la science (Job.,
XXVIII, 28 )». Cette distinction fait comprendre que la sagesse appartient
à la contemplation et la science à l’action. Par piété,
Job entend ici le culte de Dieu, ce que les Grecs appellent (503) Theosebeia
; car c’est là le terme qui se lit dans les exemplaires grecs.
Mais, dans les choses éternelles, qu’y a-t-il de plus grand
que Dieu, dont la nature est la seule immuable? Et qu’est-ce que son culte,
sinon son amour, qui nous fait désirer de le voir, et croire et
espérer que nous le verrons? Or, en proportion de nos progrès,
« nous voyons maintenant à travers un miroir en énigme,
mais alors » nous le verrons dans sa manifestation. Car c’est ce
que l’Apôtre veut dire par ces mots « face à face (I
Cor., XIII, 12 ) » , et aussi ce qu’exprime saint Jean en ces termes
: « Mes bien-aimés, nous sommes maintenant enfants de Dieu,
mais on ne voit pas encore ce que nous serons; nous savons que lorsqu’il
apparaîtra, nous serons semblables à lui, parce que nous le
verrons tel qu’il est (I Jean, III, 2 ) ». Dans ces passages et dans
tous ceux de ce genre, il me semble qu’il est question de la sagesse; tandis
que la. fuite du mal, que Job appelle la science, appartient sans aucun
doute à l’ordre temporel. Car c’est dans le temps que nous sommes
sujets aux maux que nous devons éviter pour arriver aux biens éternels.
Par conséquent tout ce que nous faisons avec prudence, force, tempérance
et justice, appartient à cette science ou doctrine qui règle
nos actions en vue d’éviter le mal et de nous procurer le bien.
Il en est de même de tous les exemples à rejeter ou à
imiter, et de tous les documents propres à éclairer notre
conduite, qui nous sont fournis par la connaissance de l’histoire.
23. Il me semble donc que tout ce qu’on dit là-dessus se rapporte
à la science, et qu’il ne faut pas confondre ce langage avec celui
qui a trait à la sagesse, à laquelle appartient, non ce qui
a été ou ce qui sera, mais ce qui est : toutes les choses
qui sont dites passées, présentes et futures à cause
de l’éternité où elles existent, sans aucun changement
dû au temps. Car elles n’ont pas été pour cesser d’être,
ni elles ne laissent pas d’être à présent pour exister
à l’avenir; mais l’être qu’elles ont aujourd’hui, elles l’ont
toujours eu et l’auront à jamais. Or, leur existence n’est point
locale, comme celle du corps; mais, dans leur nature immatérielle,
elles sont aussi intelligibles et perceptibles pour le regard de l’intelligence,
que les objets qui occupent l’esprit sont visibles ou palpables pour les
sens du corps. Et non-seulement les raisons intellectuelles et immatérielles
des choses sensibles occupant l’espace subsistent sans être dans
l’espace; mais les raisons mêmes des mouvements passagers, intellectuelles,
elles aussi, et non sensibles, subsistent en dehors du cours du temps.
Il n’est donné qu’à un petit nombre de les atteindre par
le regard de l’âme; et quand on y parvient — autant que cela est
possible —l’esprit ne saurait s’y fixer; son regard est comme repoussé,
il ne peut songer qu’en passant à des choses qui ne passent pas.
Cependant cette pensée, en passant par les enseignements que
l’âme reçoit, tombe dans le domaine de la mémoire,
où elle pourra du moins revenir, puisqu’elle ne peut pas s’y fixer.
Et si elle ne revient pas à la mémoire, pour y retrouver
ce qu’elle lui avait confié, alors, comme une ignorante, elle sera
reconduite comme la première fois à la source où elle
avait d’abord puisé, dans la vérité immatérielle,
d’où le type serait de nouveau imprimé dans la mémoire.
Si par exemple la raison d’un corps carré reste en elle-même
immatérielle et immuable, la pensée de l’homme ne saurait
cependant s’y fixer, à supposer qu’il puisse la concevoir en dehors
de l’espace local. Ou encore si le rythme d’un son produit par l’art de
la musique, en passant à travers le temps, peut être saisi,
on peut aussi, en dehors du temps, dans un intime et profond silence, y
penser au moins tant qu’on peut l’entendre chanter; cependant ce que le
regard de l’âme en aura pris en passant et comme au vol, qu’elle
aura ensuite savouré, digéré et mis en réserve
dans sa mémoire, elle pourra le ruminer, pour ainsi dire en souvenir
et faire passer dans ses connaissances acquises ce qu’elle aura ainsi appris.
Que si l’oubli a tout effacé, l’enseignement peut ramener de nouveau
ce qui était entièrement perdu et le faire retrouver tel
qu’il était.
CHAPITRE XV.
CONTRE LA RÉMINISCENCE DE PLATON ET DE PYTHAGORE. PYTHAGORE
DE SAMOS. COMMENT IL FAUT CHERCHER LA TRINITÉ DANS LA SCIENCE DES
CHOSES TEMPORELLES.
24. Platon, cet illustre philosophe, est parti de ce point pour établir
en principe que les âmes des hommes ont vécu ici-bas avant
même (504) d’être unies à leurs corps; d’où il
concluait qu’apprendre était moins acquérir une connaissance
nouvelle que d’en rappeler une ancienne, Il apporte en preuve l’exemple
de je ne sais quel enfant, qui, interrogé sur la géométrie,
répondit comme un homme consommé dans cette science. Questionné
graduellement et d’une manière capricieuse, il voyait ce qu’il fallait
voir et disait ce qu’il avait vu. Mais si ce n’était là qu’une
réminiscence de choses autrefois connues, tous ni même le
plus grand nombre ne seraient pas capables de répondre à
des interrogations de ce genre; car tous n’ont pas été géomètres
dans leur vie antérieure, puisqu’il y a si peu de géomètres
parmi les hommes qu’en trouver un est une rareté. Il faut plutôt
croire que la nature de l’âme intelligente est telle que, d’après
le dessein du Créateur, elle découvre tout ce qui se rattache
naturellement aux choses intellectuelles, au moyen d’une certaine lumière
immatérielle spéciale, sui generis, de la même manière
que l’oeil de la chair voit ce qui l’entoure à l’aide de cette lumière
matérielle qu’il peut recevoir et pour laquelle il a été
organisé. Car s’il n’a pas besoin de maître pour distinguer
le blanc et le noir, ce n’est pas parce qu’il les a connus avant d’être
créé dans le corps. En outre, pourquoi est-ce seulement dans
les choses intellectuelles qu’il arrive de voir quelqu’un répondre
conformément à une science qu’il ignore? Pourquoi personne
ne le peut-il pour les choses sensibles, à moins de les avoir vues
de ses propres yeux, ou de s’en rapporter à ceux qui les ont connues
et en ont écrit ou parlé?
Car il ne faut pas en croire ceux qui racontent que Pythagore de Samos
se rappelait certaines choses qu’il aurait éprouvées, lorsqu’il
habitait un autre corps sur cette terre: ce qu’on rapporte aussi de quelques
autres qui auraient fait la même expérience. Ce sont là
de fausses réminiscences, telles que nous en éprouvons dans
les songes, quand il nous semble nous souvenir d’avoir fait ou vu ce que
nous n’avons jamais fait ni vu. Ces sortes d’affections se produisent aussi,
même en dehors du sommeil, sous l’influence des esprits méchants
et trompeurs, qui s’attachent à affermir ou à créer
des idées fausses sur les émigrations des âmes, afin
de tromper les hommes. Et la preuve est que si c’étaient là
de vrais souvenirs se rattachant à des sensations éprouvées
dans d’autres corps, tous, ou à peu près tous, les auraient,
puisque, dans cette opinion, on suppose un passage perpétuel de
la vie à la mort et de la mort à la vie, comme de la veille
au sommeil et du sommeil à la veille.
25. Si donc la vraie différence entre la sagesse et la science
consiste en ce que la connaissance des choses éternelles appartient
à la première, tandis que la connaissance rationnelle des
choses temporelles est du domaine de la seconde, il n’est pas difficile
de juger à laquelle des deux il faut donner ou refuser la préférence.
Mais s’il faut chercher un autre signe caractéristique pour discerner
ces deux choses, entre lesquelles l’Apôtre reconnaît évidemment
une différence, quand il dit: « A l’un est donnée par
l’Esprit la parole de sa-« gesse; à un autre la parole de
science par le même Esprit »; tout au moins entre les deux
qui nous occupent la différence est parfaitement claire: l’une est
la connaissance intellectuelle des choses éternelles; l’autre, la
connaissance rationnelle des choses temporelles, et personne n’hésitera
à mettre celle-là au-dessus de celle-ci. Ainsi donc quand,
laissant de côté ce qui appartient à l’homme extérieur,
nous aspirons à nous élever intérieurement au-dessus
de tout ce qui nous est commun avec les animaux: avant de parvenir à
la connaissance des choses intellectuelles et supérieures, qui sont
éternelles, nous rencontrons la connaissance rationnelle des choses
temporelles. Trouvons donc en celle-ci, si cela est possible, une espèce
de trinité, comme nous en avons trouvé une dans les sens
de notre corps et dans les images qui s’introduisent par leur entremise
dans notre âme ou dans notre esprit : ainsi, en place des objets
matériels perçus au dehors par le sens corporel, nous aurons
intérieurement des ressemblances de corps imprimées dans
la mémoire, desquelles la pensée se formera à l’aide
d’un tiers, de la volonté qui saura les unir; tout comme le regard
des yeux est aussi formé par la volonté qui l’applique à
l’objet visible pour produire la vision, et les unit l’un à l’autre,
en se posant elle-même en tiers.
Mais ne rattachons point à ce livre des idées trop succinctes
sur ce sujet. Réservons-nous, si Dieu nous aide, de donner à
ces recherches une étendue suffisante dans le livre suivant, et
d’exposer le résultat de nos découvertes. (505)
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm