LIVRE TREIZIÈME : TRINITÉ DANS LA FOI.
Trinité dans la science. — Eloge de la foi chrétienne.
— Comment la foi des croyants est individuelle. — Tous désirent
le bonheur, et cependant tous n’ont pas la foi qui conduit au bonheur.
Or cette foi ne se trouve que dans le Christ qui est ressuscité
d’entre les morts; lui seul peut délivrer de l’esclavage du démon
par la rémission des péchés. — Ce n’est point par
la force, mais par la justice, que le Christ a dû vaincre le démon
quand les paroles de la foi sont confiées à la mémoire,
il se forme dans l’âme une sorte de trinité, puisque les sons
des paroles sont dans la mémoire, même quand l’homme n’en
forme aucune pensée ; que, quand il y pense, la vision de la mémoire
prend naissance, et qu’enfin la volonté unit le souvenir et la pensée.
LIVRE TREIZIÈME : TRINITÉ DANS LA FOI.
CHAPITRE PREMIER.
LES ATTRIBUTIONS DE LA SAGESSE ET DE LA SCIENCE, D’APRÈS LES
ÉCRITURES.
CHAPITRE II.
LA FOI VIENT DU COEUR ET NON DU CORPS ELLE EST EN MÊME TEMPS
COMMUNE ET INDIVIDUELLE CHEZ TOUS LES CROYANTS.
CHAPITRE III.
CERTAINES VOLONTÉS ÉTANT LES MÊMES CHEZ TOUS, SONT
CONNUES DE CHACUN EN PARTICULIER.
CHAPITRE IV.
LE DÉSIR DU BONHEUR EXISTE CHEZ TOUS, MAIS LES VOLONTÉS
VARIENT BEAUCOUP SUR LA NATURE DU BONHEUR.
CHAPITRE V.
SUITE DU MÊME SUJET.
CHAPITRE VI.
POURQUOI, QUAND TOUS DÉSIRENT LB BONHEUR, PRÉFÈRE-T-ON
CE QUI ÉLOIGNE DU BONHEUR.
CHAPITRE VII.
LA FOI EST NÉCESSAIRE A L’HOMME POUR PARVENIR UN JOUR AU BONHEUR,
CE QUI N’AURA LIEU QUE DANS LA VIE A VENIR. RIDICULE ET MISÉRABLE
BONHEUR DES ORGUEILLEUX PHILOSOPHES.
CHAPITRE VIII.
POINT DE BONHEUR SANS L’IMMORTALITÉ.
CHAPITRE IX.
CE N’EST PAS LE RAISONNEMENT HUMAIN, MAIS LA FOI QUI NOUS DONNE LA
CERTITUDE DE L’IMMORTALITÉ DANS LE BONHEUR.
CHAPITRE X.
AUCUN MOYEN N’ÉTAIT PLUS CONVENABLE QUE L’INCARNATION DU VERBE
POUR DÉLIVRER L’HOMME DES MISÈRES DE CETTE VIE MORTELLE.
NOS MÉRITES SONT DES DONS DE DIEU.
CHAPITRE XI.
DIFFICULTÉ : COMMENT SOMMES-NOUS JUSTIFIÉS PAR LE SANG
DU FILS DE DIEU?
CHAPITRE XII.
PAR LE PÉCHÉ D’ADAM, TOUS LES HOMMES ONT ÉTÉ
LIVRÉS AU POUVOIR DU DÉMON.
CHAPITRE XIII.
CE N’EST PAS PAR UN ACTE DE PUISSANCE, MAIS PAR UN ACTE DE JUSTICE,
QUE L’HOMME A DU ÊTRE ARRACHÉ AU POUVOIR DU DÉMON.
CHAPITRE XIV.
LA MORT VOLONTAIRE DU CHRIST A SAUVÉ LES HOMMES CONDAMNÉS
A MORT.
CHAPITRE XV
SUITE DU MÊME SUJET.
CHAPITRE XVI.
LA MORT ET LES MAUX DE CE MONDE TOURNENT AU BIEN DES ÉLUS. COMBIEN
ÉTAIT CONVENABLE LA MORT DU CHRIST POUR NOUS JUSTIFIER. CE QUE C’EST
QUE LA COLÈRE DE DIRE.
CHAPITRE XVII.
AUTRES AVANTAGES DE L’INCARNATION.
CHAPITRE XVIII.
POURQUOI LE FILS DE DIEU A PRIS SON HUMANITÉ DANS LA RACE D’ADAM
ET DANS LE SEIN D’UNE VIERGE.
CHAPITRE XIX.
QUELLE EST LA PART DII LA SCIENCE, ET QUELLE EST LA PART DE LA SAGESSE
DANS LE VERBE INCARNÉ.
CHAPITRE XX.
RÉSUMÉ DE CE LIVRE. COMMENT NOUS SOMMES ARRIVÉS
GRADUELLEMENT A DÉCOUVRIR UNE CERTAINE TRINITÉ DANS LA SCIENCE
PRATIQUE ET DANS LA VRAIE FOI.
CHAPITRE PREMIER.
LES ATTRIBUTIONS DE LA SAGESSE ET DE LA SCIENCE, D’APRÈS LES
ÉCRITURES.
1. Dans le livre précédent, le douzième de l’ouvrage,
nous avons suffisamment cherché à établir la différence
entre la fonction de l’âme raisonnable agissant dans les choses temporelles,
qui ne renferme pas seulement la connaissance, mais s’étend aussi
à l’action; et l’autre fonction plus parfaite de la même âme
consistant dans la contemplation des choses éternelles et se bornant
à la connaissance. Il est à propos, ce me semble, de citer
ici quelques passages des Ecritures, pour rendre cette distinction plus
sensible.
2. Saint Jean commence ainsi son évangile: « Au commencement
était le Verbe, et le Verbe était en Dieu et le Verbe était
Dieu. C’est lui qui au commencement était en Dieu. Toutes choses
ont été faites par lui, et sans lui rien n’a été
fait. Ce qui a été fait, en lui était la vie, et la
vie était la lumière des hommes, et la lumière luit
dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont
pas comprise. Il y eut un homme envoyé de Dieu, dont le nom était
Jean. Celui-ci vint comme témoin pour rendre témoignage à
la lumière, afin que tous crussent par lui. Il n’était pas
la lumière, mais il devait rendre témoignage à la
lumière. Celui-là était la vraie lumière, qui
illumine tout homme venant en ce monde. Il était dans le monde,
et le monde a été fait par lui et le monde ne l’a pas connu.
Il est venu chez lui, et les siens ne l’ont pas reçu. Mais il a
donné le pouvoir d’être faits enfants de Dieu, à tous
ceux qui l’ont reçu, à ceux qui croient en son nom; qui ne
sont point nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni
de la volonté de l’homme, mais de Dieu. Et le Verbe a été
fait chair, et il a habité parmi nous (et nous avons vu sa gloire
comme la gloire qu’un fils unique reçoit de son père) plein
de grâce et de vérité (Jean, I, 1-4 ) ».
La première partie de ce texte de l’Evangile que j’ai cité
en entier se rapporte à ce qui est immuable et éternel et
dont la contemplation nous rend heureux; dans ce qui suit, les choses éternelles
se trouvent mêlées aux choses temporelles. Par conséquent
certaines choses y ont trait à la science, et d’autres à
la sagesse, suivant la distinction établie dans le douzième
livre. En effet ces paroles : « Au commencement était le Verbe,
et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu; c’est lui
qui au commencement était en Dieu. Toutes choses ont été
faites par lui et sans lui rien n’a été fait. Ce qui a été
fait, en lui était la vie, et la vie était la lumière
des hommes, et la lumière luit dans les ténèbres,
et les ténèbres ne l’ont pas comprise»; ces paroles,
dis-je, se rapportent à la vie contemplative et présentent
un objet qu’on ne peut voir que par l’âme intellectuelle. Et, là,
il est hors de doute que plus on fera de progrès, plus on deviendra
sage. Mais, d’après ce qui suit : «La lumière luit
dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont
pas comprise », la foi était évidemment nécessaire
pour croire ce qu’on ne voyait pas. Par ténèbres, l’évangéliste
entend ici les coeurs des hommes qui se détournent de cette lumière
et sont incapables de la voir; c’est pourquoi il ajoute : « Il y
eut un homme envoyé de Dieu, dont le nom était Jean; celui-ci
vint comme témoin pour rendre témoignage à la lumière,
afin que tous crussent par lui ». Voici déjà qui s’est
passé dans le temps et appartient à la science que procure
la connaissance de l’histoire. Or, nous nous figurons Jean comme un homme,
d’après la notion de la nature humaine imprimée en (506)
notre mémoire. En ceci croyants et incrédules sont d’accord:
car tous savent ce que c’est que l’homme, dont ils ont connu la partie
extérieure, c’est-à-dire le corps, par les yeux du corps,
et la partie intérieure, c’est-à-dire l’âme, par eux-mêmes,
puisqu’ils sont hommes: connaissance qui s’entretient par leurs rapports
avec l’humanité, en sorte qu’ils peuvent saisir le sens de ces expressions
: « Il y eut un homme dont le nom était Jean », puisqu’ils
connaissent des noms pour en avoir entendu et en avoir exprimé eux-mêmes.
Quant à ce qu’on ajoute : « Envoyé de Dieu »,
les croyants l’admettent, les incrédules en doutent ou en rient.
Néanmoins les uns et les autres, à moins d’être du
nombre de ces insensés extravagants, qui disent en leur cœur : «
Il n’y a point de Dieu (Ps., XIII, 1 ) », tous en entendant ces paroles,
ont la même pensée, savent ce que c’est que Dieu, ce que c’est
que d’être envoyé par Dieu ; et s’ils ne le savent pas exactement,
ils en ont du moins une idée quelconque.
3. Or, cette foi que chacun voit en son coeur, comme présente
s’il est croyant, comme absente s’il est incrédule, nous la connaissons
par un autre moyen que les sens. Il n’en est plus ici comme des corps que
nous voyons de nos yeux corporels, et auxquels nous pouvons penser en dehors
de leur présence, ou au moyen de leurs images imprimées en
notre mémoire; ni comme des choses que nous n’avons pas vues, dont
nous nous formons, d’après celles que nous avons vues, une idée
quelconque que nous confions à notre mémoire pour y recourir
à volonté, et voir ces choses, ou plutôt pour voir
en souvenir leurs images que nous avons fixées plus ou moins exactement;
ni comme d’un homme vivant, dont l’âme, bien que nous ne la voyions
pas, nous est connue par la nôtre, dont les mouvements corporels
attestent la vie à nos yeux, et que nous pouvons encore revoir par
la pensée. Non : ce n’est pas ainsi que la foi se fait voir dans
le coeur où elle habite, par celui qui la possède; mais il
la connaît d’une science très-certaine et par le cri de sa
conscience. Et bien que l’on nous ordonne de croire, précisément
parce que nous ne pouvons voir ce que l’on nous ordonne de croire, néanmoins
nous voyons cette foi en nous, quand elle y est : parce que la foi aux
choses même absentes, est présente; parce que la foi aux choses
extérieures, est intérieure; parce que la foi aux choses
qui ne se voient pas, est visible, et qu’elle se forme dans le temps au
coeur des hommes, et en disparaît quand de fidèles ils deviennent
infidèles. Mais quelquefois on croit à des choses fausses;
il est même reçu dans le langage de dire : On a ajouté
foi à un tel, et il a trompé. C’est avec raison que cette
sorte de foi — si elle mérite ce nom — disparaît du coeur,
quand la vérité, une fois découverte, l’en expulse.
Or il est désirable que la foi aux choses vraies devienne la réalité
même. On ne peut pas dire en effet que la foi a disparu, quand on
voit ce que l’on croyait. Mais peut-on encore lui conserver le nom de foi,
après la définition que donne l’Apôtre dans l’Epître
aux Hébreux, où il dit que la foi est la conviction des choses
qu’on ne voit point (Héb., XI, 1 )?
4. Les paroles qui suivent: « Celui-ci vint comme témoin
pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous
crussent par lui », se rapportent, comme nous l’avons dit, à
l’action temporelle. En effet, c’est dans le temps qu’on rend témoignage
de la chose éternelle, qui est la lumière des intelligences.
C’est pour rendre témoignage de cette chose qu’est venu Jean qui
« n’était point la lumière, mais pour rendre témoignage
à la lumière ». Car l’Evangéliste ajoute : «
Celui-là était la vraie lumière, qui illumine tout
homme venant en ce monde. Il était dans le monde, et le monde a
été fait par lui, et le monde ne l’a pas connu. Il est venu
chez lui, et les siens ne l’ont point reçu». Ceux qui savent
notre langue comprennent toutes ces expressions d’après les choses
qu’ils connaissent. De ces choses, les unes nous sont connues par les sens
du corps, comme l’homme, par exemple, comme le monde, dont nous voyons
si clairement l’étendue, comme les sons de ces paroles mêmes,
car l’ouïe est aussi un sens; les autres ne sont comprises que par
la raison de l’âme, comme celles-ci par exemple : « Et les
siens ne l’ont pas reçu ». Le sens est en effet : Ils n’ont
pas cru en lui, et cette idée, ce n’est point par les sens du corps,
mais par la raison de l’âme, qu’elle vient en nous. Quant aux paroles
mêmes — je ne parle pas des Sons, mais de leurs significations —
nous les avons apprises en partie par le sens du corps, en partie par la
raison de l’âme. Ce n’était pas pour la (507) première
fois que nous les entendions, mais celles que nous avions entendues, —
et non-seulement ces paroles, mais aussi leurs significations — nous les
connaissions, nous les tenions dans notre mémoire, et nous n’avons
fait que les reconnaître ici. Le dissyllabe « monde n, par
exemple, en tant que son, est une chose matérielle et se perçoit
par le corps, c’est-à-dire par l’oreille; mais ce qu’il signifie
est aussi connu par le corps, c’est-à-dire par les yeux de la chair.
En effet le monde, en tant qu’il est connu, est connu par la vue. Mais
ce mot de quatre syllabes, crediderunt (ils ont cru), en tant que son,
est aussi connu par l’oreille de la chair, puisqu’il est matériel;
seulement ce n’est plus le sens du corps, mais la raison de l’âme,
qui en fait connaître la signification. En effet, si nous ne connaissions
pas par notre âme ce que signifie : Ils n’ont pas cru, nous ne saurions
pas quelle est la chose que n’ont pas voulu faire ceux dont on dit : «
Et les siens ne l’ont pas reçu ». Le son du mot frappe donc
extérieurement les oreilles du corps, et atteint le sens qu’on appelle
l’ouïe. La forme de l’homme est également une connaissance
imprimée en nous-mêmes, et extérieurement présente
aux divers sens du corps : aux yeux, quand on le voit; aux oreilles, quand
on l’entend; au toucher, quand on le tient et qu’on le touche; notre mémoire
en garde même l’image, incorporelle il est vrai , niais semblable
à un corps. Le monde enfin, cette merveilleuse beauté, est
aussi extérieurement présent et à nos yeux, et. à
ce sens qu’on appelle le toucher, quand nous en touchons quelque chose;
mais, au dedans de nous encore, notre mémoire en garde l’image à
laquelle nous recourons par la pensée, quand nous sommes renfermés
entre des murailles ou plongés dans les ténèbres.
Du reste, nous nous sommes assez étendu, dans le onzième
livre, sur ces images des choses matérielles, immatérielles
elles-mêmes, mais semblables aux corps et appartenant à la
vie de l’homme extérieur. Maintenant il s’agit de l’homme intérieur
et de sa science des choses temporelles et changeantes. Quand , pour atteindre
son but , cette science emprunte quelque chose à ce qui appartient
à l’homme extérieur, ce doit être pour en tirer un
enseignement à l’appui de la science rationnelle. C’est ainsi que
l’usage rationnel de ce que nous avons de commun avec les animaux privés
de raison, appartient à l’homme intérieur, et on ne peut
dire qu’il nous soit commun avec les animaux privés de raison.
CHAPITRE II.
LA FOI VIENT DU COEUR ET NON DU CORPS ELLE EST EN MÊME TEMPS
COMMUNE ET INDIVIDUELLE CHEZ TOUS LES CROYANTS.
5. Or la foi, dont notre raison sent le besoin de parler plus longuement
dans ce livre, celle dont la possession fait ce qu’on appelle les fidèles,
et la privation , les infidèles — les infidèles, comme ceux
qui n’ont pas reçu le Fils de Dieu venant chez lui — la foi, dis-je,
bien qu’elle nous vienne par tradition, n’appartient cependant pas à
ce sens du corps qu’on appelle l’ouïe, parce qu’elle n’est pas un
son; ni aux yeux de la chair, parce qu’elle n’est ni une couleur, ni une
forme de corps; ni au sens qu’on appelle le toucher, parce qu’elle n’a
rien de palpable; ni enfin à aucun sens corporel, parce qu’elle
est une affaire de coeur, et non de corps. Elle n’est point non plus en
dehors de nous, mais au plus intime de notre être; personne ne la
voit chez un autre, mais chacun la voit en soi. Enfin elle peut n’exister
qu’en apparence et être supposée là où elle
n’est pas. Ainsi, chacun voit en soi sa propre foi; il la croit chez un
autre sans la voir, et l’y croit avec d’autant plus d’assurance, qu’il
aperçoit mieux les fruits qu’elle a coutume de produire par la charité
(Gal., V, 6 ). C’est pourquoi elle est commune à tous ceux dont
l’Evangéliste parle, quand il ajoute: « Mais il a donné
le pouvoir d’être faits enfants de Dieu, à tous ceux qui l’ont
reçu, à ceux qui croient en son nom; qui ne sont point nés
du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de
l’homme, mais de Dieu ». Cette foi, dis-je, est commune, non pas
à la manière d’une forme corporelle, visible pour tous les
yeux, mais à peu près dans le sens où l’on dit de
la figure humaine qu’elle est commune à tous les hommes, bien que
chacun ait la sienne.
C’est en effet, avec la plus parfaite vérité, que nous
disons que la foi de ceux qui croient la même chose provient d’une
doctrine absolument une. Mais autre chose sont les objets de la foi, autre
chose la foi elle-même. Ceux-là consistent en des choses que
l’on dit être (508) actuellement, ou avoir été, ou
devoir être; tandis que la foi est dans l’âme du croyant, visible
seulement pour celui qui la possède, quoiqu’elle existe aussi chez
les autres, non pas elle précisément, mais une autre toute
semblable. Car c’est par le genre, et non par le nombre qu’elle est une;
et nous la disons une plutôt que multiple, à cause de la ressemblance
et de l’absence de toute diversité. Quand nous voyons deux hommes
parfaitement semblables, nous disons qu’ils n’ont qu’une figure pour les
deux et nous en sommes étonnés. Il serait plus juste de dire
qu’il y avait beaucoup d’âmes — à les prendre chacune en particulier
— chez ceux dont il est dit aux Actes des Apôtres, qu’ils n’avaient
qu’une âme (Act., IV, 32 ), que de se hasarder à avancer qu’il
y a autant de fois que de fidèles, quand l’Apôtre dit: «
Il y a une seule foi (Eph., IV, 5 )». Et cependant celui qui a dit
: « O femme, ta foi est grande (Matt., XV, 28 )»; et à
un autre: « Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté (Id.,
XIV, 31 )? » laisse assez entendre que chacun a la sienne. Mais on
dit de la foi de ceux qui croient les mêmes choses, qu’elle est une,
comme on le dit de la volonté de ceux qui veulent les mêmes
choses; bien que parmi ceux qui veulent les mêmes choses, chacun
ne connaisse que sa volonté, et ignore celle de son voisin, bien
que celui-ci veuille la même chose; et si ce voisin manifeste sa
volonté par des signes, on croit encore à cette volonté
plutôt qu’on ne la voit. Assurément personne, ayant conscience
de soi-même, ne s’approprie cette volonté; seulement il l’entrevoit
clairement.
CHAPITRE III.
CERTAINES VOLONTÉS ÉTANT LES MÊMES CHEZ TOUS, SONT
CONNUES DE CHACUN EN PARTICULIER.
6. Il existe, dans une nature vivante et douée de raison, une
telle uniformité de tendance, que, bien que l’on ne connaisse pas
la volonté de l’autre, il est cependant des volontés générales
qui sont connues de chacun en particulier, tellement que l’individu, ignorant
ce que veut tel autre individu, sait cependant ce que tous veulent sur
certains points. De là cette charmante facétie d’un comédien,
qui avait promis sur le théâtre de révéler dans
la représentation suivante ce que tous les spectateurs penseraient
et désireraient, et au jour fixé, au milieu d’une foule plus
nombreuse que jamais, pendant que tous étaient silencieux et en
suspens, s’écria, dit-on: Vous voulez tous acheter à bon
marché et vendre cher. Cette plaisanterie de bouffon, imprévue
et pourtant conforme à la vérité, rencontra au écho
dans toutes les consciences, et d’immenses applaudissements éclatèrent.
Or pourquoi la promesse de manifester la volonté de tout le monde
excita-t-elle une si vive curiosité, sinon parce que chacun ignore
la volonté des autres? Et pourtant ce comédien ignorait-il
celle-là ? Est-il personne qui l’ignore? Et quelle en est la raison,
si ce n’est parce qu’on peut raisonnablement former certaines conjectures
sur les autres d’après soi-même, en vertu de l’uniformité
des affections et des tendances de nos défauts ou de notre nature?
Mais autre chose est de voir sa propre volonté, autre chose d’établir
des conjectures, même les mieux fondées, sur la volonté
d’un autre. En fait de choses humaines, je ne suis pas plus certain de
l’existence de Rome que j’ai vue, que de celle de Constantinople que je
ne connais que sur le témoignage d’autrui. Ce bouffon, soit en se
considérant lui-même, soit par l’expérience des hommes,
était convaincu que tout le monde désire acheter à
bon marché et vendre cher. Mais comme au fond c’est un défaut,
chacun peut acquérir la justice à ce point de vue, ou tomber
dans quelque autre défaut opposé à celui-là,
de manière à lui résister et à le vaincre.
J’ai connu un homme à qui on offrait un livre à acheter,
et qui s’apercevant au bon marché que le marchand en ignorait la
valeur, lui en donna, à son grand étonnement, le juste prix
qui était bien plus considérable. Et si un homme était
descendu assez bas dans le vice pour vendre à vil prix l’héritage
de ses parents, et acheter à tout prix la satisfaction de ses passions?
Ce genre de luxe n’est pas impossible, je pense; si on cherchait bien,
on en trouverait des exemples, et même, sans chercher, on rencontrera
peut-être des hommes qui, plus coupables que les personnages de théâtre
et dépassant tout ce qui se débite et se représente
sur la scène, achètent le déshonneur à grand
prix, et vendent à vil prix leurs domaines. J’ai aussi connu des
hommes qui, par générosité, achetaient des (509) grains
plus cher et les vendaient à meilleur marché à leurs
concitoyens.
Ce que le vieux poète Ennius a dit: « Tous les mortels
aiment la louange», il l’a dit d’après ce qu’il avait éprouvé
de lui-même et de quelques autres, il l’a conjecturé de tous,
et paraît bien avoir exprimé un goût universel. Si le
bouffon eût dit: vous aimez tous la louange, personne de vous n’aime
le blâme, on pourrait encore affirmer qu’il aurait exprimé
une vérité générale. Cependant il y a des hommes
qui détestent leurs propres défauts, qui se déplaisent
à eux-mêmes sous ce point de vue, ne désirent point
être loués par les autres, et sont même reconnaissants
des reproches qu’on leur adresse, quand ils sont inspirés par la
bienveillance et dans le but de les corriger. Mais si le comédien
eût dit Vous voulez tous être heureux, personne de vous ne
veut être malheureux, cette fois il n’aurait rencontré que
ce que chacun découvre au fond de sa volonté. Car quel que
soit l’objet des plus secrets désirs, il se rattache toujours à
cette aspiration si connue de tous et chez tous.
CHAPITRE IV.
LE DÉSIR DU BONHEUR EXISTE CHEZ TOUS, MAIS LES VOLONTÉS
VARIENT BEAUCOUP SUR LA NATURE DU BONHEUR.
7. Tous désirant obtenir et conserver le bonheur, il est surprenant
de voir combien les volontés sont différentes sur la nature
du bonheur. Non que tous ne le désirent, mais tous ne le connaissent
pas. Si, en effet, tous le connaissaient, les uns ne le placeraient pas
dans la vertu de l’âme, les autres dans la volupté charnelle,
ceux-ci dans l’une et l’autre, ceux-là et ceux-là encore
dans mille et mille autres objets différents; car pour déterminer
ce que ç’est que la vie heureuse, chacun n’a consulté que
son attrait. Comment donc tous éprouvent-ils une telle ardeur pour
ce que tous ne connaissent pas? Peut-on aimer ce qu’on ne connaît
pas? C’est une question que j’ai déjà traitée dans
les livres précédents (Liv., VIII, ch. IV et suiv. ; liv.,
X, ch. IV.). Pourquoi donc tous désirent-ils le bonheur, et tous
ne connaissent-ils pas le bonheur? Serait-ce que tous savent en quoi il
consiste, mais non où il est, et que de là proviendrait la
divergence d’opinions, à peu près comme s’il s’agissait de
trouver un lieu en ce monde où quiconque désire le bonheur
serait sûr de le trouver, et comme si on ne cherchait pas aussi bien
où est le bonheur qu’en quoi il consiste.
En effet, s’il consiste dans la volupté du corps, celui qui
jouit de cette volupté est heureux; s’il consiste dans la vertu
de l’âme, celui qui possède cette vertu, le possède,
et s’il consiste dans les deux, celui qui les réunit a trouvé
le moyen d’être heureux. Quand donc l’un dit: Jouir de la volupté
du corps, c’est être heureux; et l’autre : Jouir de la vertu de l’âme,
c’est être heureux : n’est-ce pas ou que tous les deux ignorent ce
que c’est que le bonheur, ou qu’ils ne le savent pas tous les deux? Comment
donc tous les deux l’aiment-ils, si personne ne peut aimer ce qu’il ignore?
Serait-ce que le principe que nous avons posé comme indubitable
et certain, à savoir que tous veulent être heureux, n’est
qu’une fausseté? Car, par exemple, si le bonheur consiste à
vivre vertueux, comment celui qui ne veut pas être vertueux, veut-il
être heureux? Ne serait-il pas plus juste de dire : Cet homme ne
veut pas être heureux, car il rie veut pas être vertueux, la
vertu étant la condition obligée du bonheur? Or, si pour
être heureux il faut être vertueux, tous ne veulent pas être
heureux, il y en a même bien peu, car beaucoup ne veulent pas être
vertueux. Ainsi donc ce serait une erreur, le principe sur lequel Cicéron,
l’académicien, n’a pas élevé le moindre doute (et
pour les académiciens tout est douteux) lui qui, dans son dialogue,
appelé Hortensius, voulant établir sa discussion sur une
base incontestée, débute par ces mots: « Il est certain
que nous « voulons tous être heureux ». Loin de nous
la pensée de le dire! Mais quoi alors? Faudra-t-il dire que, quoique
le bonheur ne soit pas autre chose qu’une vie vertueuse, on peut cependant
désirer d’être heureux et ne pas vouloir être vertueux?
Ce serait par trop absurde. Ce serait dire: celui qui ne veut pas être
heureux, veut être heureux. Peut-on entendre, peut-on supporter une
telle contradiction? Et cependant il le faut, s’il est vrai que tous veulent
être heureux et que tous ne veulent pas la condition essentielle
du bonheur. (510)
CHAPITRE V.
SUITE DU MÊME SUJET.
8. Ou bien nous tirerons-nous d’embarras en disant que, chacun ayant
placé le bonheur dans ce qui le charmait davantage, Epicure dans
la volupté, Zénon dans la vertu, et d’autres dans d’autres
choses, nous le ferons consister uniquement à vivre selon son attrait,
en sorte qu’il sera toujours vrai d’affirmer que chacun désire d’être
heureux, puisque chacun veut vivre le la manière qui lui plaît
davantage? Si cette proposition eût été énoncée
au théâtre, chacun l’aurait retrouvée au fond de sa
volonté. Mais Cicéron s’étant fait cette objection,
y répond de manière à faire rougir ceux qui pensent
de la sorte. « Des « hommes », dit-il, « qui ne
sont point philosophes, il est vrai, mais qui sont toujours prêts
à discuter, disent que tous ceux qui vivent à leur gré
sont heureux », précisément ce que nous disions : vivre
selon son attrait. Puis il ajoute : « C’est évidemment une
erreur. Car vouloir ce qui ne convient pas, est une chose très-misérable;
et c’est un moindre malheur de ne pas obtenir ce qu’on désire que
de désirer ce qu’on ne doit pas posséder ». Parole
excellente et parfaitement ‘vraie. Quel est, en effet, l’homme assez aveugle
d’esprit, tellement étranger à tout sentiment d’honneur,
tellement enveloppé des ténèbres de l’opprobre, qu’il
appelle heureux, parce qu’il vit à son gré, celui qui vit
dans le crime et la honte, assouvit ses volontés les plus coupables
et les plus dégradantes, sans que personne s’y oppose, ou en tire
punition, ou ose seulement hasarder un reproche, peut-être même
aux applaudissements de la foule, puisque, selon la divine Ecriture : «
Le pécheur est glorifié dans les désirs de son âme,
et celui qui commet l’iniquité, reçoit des bénédictions
(Ps., IX, 3 )? » Certainement, si ce pécheur n’avait pu accomplir
ses criminelles volontés, tout malheureux qu’il serait, il le serait
moins qu’il ne l’est. Sans doute une mauvaise volonté suffit à
elle seule pour rendre malheureux; mais le pouvoir de l’assouvir rend plus
malheureux encore.
Ainsi donc, puisqu’il est vrai que tous les hommes désirent
d’être heureux, qu’ils y tendent de toute l’ardeur de leurs voeux,
et que tous leurs autres désirs se ramènent à celui-là;
puisque personne ne peut aimer ce dont il ignore absolument la nature et
la qualité, et qu’il ne peut ignorer la nature de l’objet qu’il
sait être le but de sa volonté: il s’ensuit que tout le monde
connaît la vie heureuse. Or, tous ceux qui sont heureux ont ce qu’ils
désirent, bien que tous ceux qui ont ce qu’ils désirent ne
soient pas pour cela heureux; mais ceux-là sont nécessairement
malheureux qui n’ont pas ce qu’ils désirent, ou qui possèdent
ce qu’il ne convient pas de désirer. Il n’y a donc d’heureux que
celui qui tout à la fois possède tout ce qu’il désire
et ne désire rien qu’il soit mauvais de posséder.
CHAPITRE VI.
POURQUOI, QUAND TOUS DÉSIRENT LB BONHEUR, PRÉFÈRE-T-ON
CE QUI ÉLOIGNE DU BONHEUR.
9. Puisque la vie heureuse est à ces deux conditions, puisque
tous la connaissent, que tous la désirent, pourquoi les hommes,
quand ils ne peuvent réunir ces deux conditions, préfèrent-ils
avoir tout ce qu’ils désirent, plutôt que de n’avoir que de
bons désirs, même sans la possession? Est-ce donc par un effet
de la dépravation humaine, que les hommes, sachant qu’on ne peut
être heureux quand on n’a pas ce que l’on désire, ni quand
on possède ce qu’on ne doit pas désirer, mais seulement quand
on possède tous les biens qu’on désire et qu’on ne désire
rien de mauvais : que sachant cela, dis-je, et ne pouvant réunir
ces deux conditions nécessaires au bonheur, ils préfèrent
ce qui éloigne du bonheur — car celui qui possède l’objet
de coupables désirs en est bien plus éloigné que celui
qui ne possède point l’objet de ses désirs — tandis qu’on
devrait bien plutôt choisir et préférer le désir
du bien, même sans la possession de l’objet désiré?
Car celui-là est bien près du bonheur, qui ne veut absolument
que le bien, que ce qui le rendra heureux quand il le possédera.
Et certainement ce n’est pas le mal, mais le bien, qui procure le bonheur,
quand bonheur il y a; et c’est déjà un bien et un bien d’un
grand prix, d’avoir la bonne volonté, celle qui désire jouir
des biens dont la nature humaine est capable, et nullement du mal qu’elle
peut commettre ou posséder; qui ne recherche les biens de cette
misérable vie qu’avec (511) prudence, tempérance, force,
esprit de justice, et les acquiert dans la mesure de ses forces, de manière
à rester bonne au milieu des maux, et à atteindre un jour
le bonheur, quand tous les maux seront finis et tous les biens accomplis.
CHAPITRE VII.
LA FOI EST NÉCESSAIRE A L’HOMME POUR PARVENIR UN JOUR AU BONHEUR,
CE QUI N’AURA LIEU QUE DANS LA VIE A VENIR. RIDICULE ET MISÉRABLE
BONHEUR DES ORGUEILLEUX PHILOSOPHES.
10. Conséquemment la foi en Dieu est surtout nécessaire
en cette vie si pleine d’erreurs et de peines. Il n’est pas possible d’imaginer
d’où viendraient les biens, particulièrement ceux qui rendent
bon et ceux qui rendront heureux, s’ils ne descendent pas de Dieu sur l’homme
pour l’enrichir. Mais quand, au sortir de cette vie, celui qui sera resté
bon et fidèle au milieu de ses misères, entrera dans la vie
heureuse, alors il lui arrivera ce qui est absolument impossible ici-bas,
de vivre selon ses désirs. En effet, au sein de cette félicité,
il ne voudra plus le mal, il ne voudra rien de ce qu’il n’aura pas, et
il ne lui manquera rien de ce qu’il désirera. Il aura tout ce qu’il
aimera, et ne désirera rien de ce qu’il n’aura pas. Tout ce qui
sera là, sera bon, le Dieu souverain sera le souverain bien et appartiendra
en jouissance à ceux qui l’aiment: et, pour comble de bonheur, on
aura la certitude que cela durera toujours.
Sans doute, les philosophes se sont fait certains genres de bonheur,
au gré de leurs caprices, comme s’il eussent pu, par leur vertu
propre, ce qui est impossible à la condition humaine, vivre comme
ils voudraient. Ils sentaient que pour être heureux, il faut absolument
posséder ce qu’on désire, et ne rien souffrir de ce qu’on
ne veut pas souffrir. Or, qui ne voudrait avoir à sa disposition
le genre de vie qui lui plaît et qu’il appelle le bonheur, de manière
à le faire toujours durer ? Mais qui le peut? Quel homme désire,
pour l’honneur de les supporter avec courage, même les incommodités
qu’il veut et peut supporter quand il les éprouve? Qui désire
vivre dans les tourments, même parmi ceux qui sauraient y vivre vertueux
à l’aide de la patience et sans s’écarter de la justice ?
Tous ceux, justes ou pécheurs, qui ont enduré des maux de
ce genre, soit qu’ils les aient désirés, soit qu’ils aient
redouté de perdre ce qu’ils aimaient, tous savaient bien que ces
maux seraient passagers. Beaucoup même tendaient courageusement,
à travers des épreuves éphémères, à
des biens qui ne devaient pas finir. Et certainement l’espérance
rend heureux ceux qui souffrent ainsi des maux passagers, par lesquels
on achète des biens qui dureront toujours. Mais être heureux
en espérance, ce n’est pas encore être heureux, puisque c’est
attendre par la patience un bonheur qu’on ne possède pas encore.
Or, celui qui n’a pas cette espérance, qui souffre sans attendre
cette récompense, celui-là a beau être patient: il
n’est pas véritablement heureux, il n’est que courageusement malheureux.
Car il ne cesse pas d’être malheureux parce qu’il le serait davantage,
s’il supportait impatiemment son malheur.
Mais quand même il ne souffrirait pas en son corps ce qu’il n’y
veut pas souffrir, il ne serait pas heureux pour autant, puisqu’il ne vit
pas comme il veut. En effet, pour ne pas parler d’autres maux qui atteignent
l’âme sans blesser le corps, dont nous voudrions être exempts
et qui sont sans nombre, assurément il voudrait, s’il était
possible de maintenir son corps dans cet état de santé et
d’intégrité, et de n’en être jamais incommodé,
il voudrait que cela dépendît de sa volonté, ou de
l’incorruptibilité du corps lui-même. Or cela n’étant
pas ou restant fort précaire, il ne vit certainement pas comme il
veut. En effet, bien qu’il soit disposé à accepter et à
supporter courageusement tout ce qui peut lui arriver de fâcheux,
il aimerait cependant mieux qu’il ne lui arrivât rien et il fait
tout ce qu’il peut pour se garantir. Il est donc prêt à l’alternative
: il désire l’un, et il évite l’autre, autant que possible,
et si ce qu’il évite lui arrive, il le supportera patiemment parce
qu’il n’a pu obtenir ce qu’il désirait. Il fait donc effort pour
ne pas être accablé, mais il voudrait être débarrassé
du fardeau. Peut-ou dire alors qu’il vit comme il veut? Serait-ce parce
qu’il est disposé à supporter de bon coeur ce qu’il aurait
voulu éviter ? Alors c’est vouloir ce qu’on peut, quand on ne peut
pas ce qu’on veut. Pourtant voilà tout le bonheur — dirai-je ridicule
? dirai-je misérable ? — de ces fiers mortels qui se vantent de
vivre comme ils veulent, parce qu’ils supportent volontiers et patiemment
ce qu’ils voudraient bien pouvoir éviter. C’est là, (512)
disent-ils, le sage avis que donne Térence: « Si ce que tu
veux est impossible, tâche de vouloir ce que tu peux (Andr., act.
II, sc,. I, V, 5, 6) ». Excellent conseil, qui le nie ? Mais conseil
donné à un malheureux, pour l’empêcher d’être
malheureux. Quant à celui qui possède réellement le
bonheur que tout le monde désire, il ne serait ni vrai ni juste
de lui dire: Ce que tu veux est impossible. Car, s’il est heureux, tout
ce qu’il veut est possible, puisqu’il ne veut rien d’impossible. Mais cette
vie n’appartient pas à notre condition mortelle; elle n’est possible
qu’au sein de l’immortalité. Et si l’immortalité ne peut
être le partage de l’homme, c’est en vain qu’il cherche le bonheur
: car il n’y a pas de bonheur sans l’immortalité.
CHAPITRE VIII.
POINT DE BONHEUR SANS L’IMMORTALITÉ.
11. Puisque tous les hommes désirent être heureux, si
ce désir est sincère, ils veulent aussi être immortels
: car sans cela ils ne pourraient être heureux. Du reste, quand on
les interroge sur l’immortalité, ils répondent, comme pour
le bonheur, qu’ils la désirent tous. Mais c’est en cette vie qu’on
cherche, ou plutôt qu’on rêve un bonheur quelconque plus nominal
que réel, tandis qu’on désespère de l’immortalité
sans laquelle le vrai bonheur est impossible. En effet, comme nous l’avons
dit et suffisamment prouvé plus haut, celui-là seul vit heureux
qui vit comme il veut et ne veut rien de mauvais. Or, ce n’est pas vouloir
une chose mauvaise que de vouloir l’immortalité, si, par la grâce
de Dieu, l’âme humaine en est capable; et si l’âme humaine
n’en est pas capable, elle ne l’est pas non plus du bonheur. Car pour que
l’homme vive heureux, il faut qu’il vive. Or, comment la vie continuera-t-elle
à être heureuse chez celui qui meurt et que la Vie abandonne?
Mais quand la vie l’abandonne, ou c’est malgré lui, ou il y consent,
ou i1 y est indifférent. Dans le premier cas, comment appeler heureuse
une vie à laquelle on tient et dont on n’est pas maître? Et
si l’homme ne peut être heureux quand il désire sans posséder,
à combien plus forte raison ne pourra-t-il l’être quand il
se verra privé, non des honneurs, ou des biens, ou de tout autre
objet, mais de la vie heureuse elle-même, puisque toute vie aura
cessé pour lui? Et quoiqu’il n’ait plus le sentiment de ses maux
— car la vie heureuse ne cesse que parce que toute vie a disparu — il est
cependant malheureux tant qu’il sent, parce qu’il sait qu’il perd malgré
lui ce pourquoi il aime tout le reste et ce qu’il aime par-dessus tout
le reste. La vie ne peut donc tout à la fois être heureuse
et quitter quelqu’un malgré lui: car personne n’est heureux malgré
lui. Par conséquent combien ne rend-elle pas plus malheureux l’homme
qu’elle quitte malgré lui , elle qui le rendrait déjà
malheureux si elle s’imposait à lui contre son gré?
Que s’il consent à la perdre, comment l’appellera-t-on heureuse,
quand celui qui la possède désire la voir finir ? Reste le
troisième cas, l’indifférence de l’homme heureux: c’est-à-dire
l’hypothèse où, toute vie lui faisant défaut, la vie
heureuse l’abandonne, sans qu’il le désire, sans qu’il s’y refuse,
son coeur restant paisible et prêt à tout. Mais ce n’est pas
encore là la vie heureuse, puisqu’elle mie mérite pas même
l’amour de celui qu’elle rend heureux. Est-ce en effet une vie heureuse,
celle que n’aime pas celui qui la possède ? Et comment aimerait-on
une vie à la conservation ou à la perte de laquelle on est
indifférent ? A moins que les vertus mêmes que nous aimons
en vue du bonheur, n’aillent jusqu’à nous détourner de l’amour
du bonheur. Dans ce cas, nous cessons de les aimer elles-mêmes, puisque
nous n’aimons plus la seule chose, pour laquelle nous les aimions. Ensuite
que deviendra cet axiome si senti, si réfléchi, si clair,
si certain, que tous les hommes désirent être heureux, si
ceux qui sont heureux ne tiennent pas à l’être? Que s’ils
y tiennent, comme la vérité le crie, comme l’exige impérieusement
la nature eu qui le Créateur souverainement bon et immuablement
heureux en a mis le besoin, si, dis-je ceux qui sont heureux veulent être
heureux , évidemment ils ne veulent pas que leur bonheur s’use et
périsse. Or, ils ne peuvent être heureux qu’en vivant; ils
ne veulent donc pas que leur vie cesse. Donc tous ceux qui sont heureux
ou veulent l’être, désirent être immortels. Or on n’est
pas heureux, si l’on n’a pas ce que l’on veut; donc la vie ne peut absolument
être heureuse, si elle n’est immortelle. (513)
CHAPITRE IX.
CE N’EST PAS LE RAISONNEMENT HUMAIN, MAIS LA FOI QUI NOUS DONNE LA
CERTITUDE DE L’IMMORTALITÉ DANS LE BONHEUR.
12. La nature humaine est-elle capable de ce bonheur qu’elle reconnaît
comme si désirable? voilà une grave question. Mais si l’on
consulte la foi qui anime ceux à qui Jésus a donné
le pouvoir d’être faits enfants de Dieu, tout doute disparaît.
Parmi ceux qui ont essayé d’appuyer cette thèse sur des raisonnements
humains, un bien petit nombre, doués d’un grand génie, ayant
beaucoup de loisirs, très-versés dans les subtilités
des sciences, ont pu parvenir à trouver des preuves de l’immortalité
de l’âme seulement. Néanmoins ils n’ont pu découvrir
pour elle un bonheur permanent, c’est-à-dire véritable :
car ils ont prétendu qu’après avoir goûté ce
bonheur, elle rentrait dans les misères de cette vie. Et ceux qui
n’ont pas osé partager cette opinion, mais qui ont cru que l’âme,
une fois purifiée, jouirait sans son corps d’un bonheur éternel,
ont émis sur l’éternité du monde des idées
tout à fait contradictoires à leur opinion sur l’âme.
Il serait long d’en donner ici la preuve; mais nous croyons nous être
suffisamment étendu sur ce sujet dans le douzième livre de
la Cité de Dieu (Ch., XX).
Mais la foi chrétienne se fonde sur l’autorité de Dieu,
et non sur le raisonnement humain, pour promettre l’immortalité
, et par conséquent le vrai bonheur, à l’homme tout entier,
à l’homme composé d’une âme et d’un corps. Voilà
pourquoi, après que l’évangéliste a dit que Jésus
a donné « le pouvoir d’être faits enfants de Dieu à
ceux qui l’ont reçu»— c’est-à-dire, comme il l’explique
en peu de mots, « à ceux qui croient en son nom » —
après avoir ajouté comment seront faits enfants de Dieu ceux
« qui ne sont point nés du sang, ni de la volonté de
la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu » : pour
ne pas nous décourager par la comparaison d’une si haute dignité
avec ce poids d’infirmité humaine que nous voyons et que nous portons,
il se hâte de dire : « Et le Verbe a été fait
chair et il a habité parmi nous (Jean, I, 12, 14 ) » ; pour
nous convaincre, par le contras(e, d’une chose qui eût semblé
incroyable. En effet, si Celui qui est par nature Fils de Dieu, est devenu
fils de l’homme par compassion pour les enfants des hommes — et cela est,
puisque « le Verbe a été fait chair et a habité
parmi nous» hommes — combien n’est-il pas plus croyable que ceux
qui sont par nature enfants des hommes, soient faits enfants de Dieu par
la grâce de Dieu, et habitent en Dieu, en qui et par qui seul ils
peuvent être heureux, en participant à son immortalité
? C’est pour nous convaincre de cette vérité que le Fils
de Dieu a daigné revêtir notre nature mortelle.
CHAPITRE X.
AUCUN MOYEN N’ÉTAIT PLUS CONVENABLE QUE L’INCARNATION DU VERBE
POUR DÉLIVRER L’HOMME DES MISÈRES DE CETTE VIE MORTELLE.
NOS MÉRITES SONT DES DONS DE DIEU.
13. C’est peu de réfuter ceux qui disent: Dieu n’avait-il donc
pas d’autre moyen de délivrer l’homme des misères de cette
vie mortelle, que d’exiger que son Fils unique, Dieu éternel comme
lui, se fît homme, en prenant une âme et un corps semblables
aux nôtres, devint mortel et souffrît la mort? c’est peu, dis-je,
de leur répondre en affirmant que ce moyen était bon, que
Dieu, en daignant nous délivrer par Jésus-Christ homme et
Médiateur entre Dieu et les hommes, a agi d’une manière conforme
à sa dignité. Il faut aussi leur prouver que si Dieu, dont
le domaine sur toutes choses est absolu, ne manquait pas d’autres moyens
également possibles, il n’y en avait pas, et n’y en pouvait avoir
de plus convenable pour guérir notre misère. Etait-il rien,
en effet, de plus nécessaire, pour ranimer notre espérance,
pour relever nos âmes abattues sous le fardeau de notre condition
mortelle, les empêcher de désespérer de l’immortalité,
que de nous faire voir combien Dieu nous estimait, et combien il nous aimait?
Or, était-il possible d’en donner une preuve plus claire, plus éclatante
que celle-là: le Fils de Dieu, immuablement bon, restant ce qu’il
était en lui-même, prenant de nous et pour nous ce qu’il n’était
pas; daignant, sans rien perdre de sa propre nature, revêtir la nôtre;
portant le poids de nos péchés, sans en avoir commis aucun;
et aussitôt que nous croyons à l’étendue de son amour,
et que nous rentrons dans nos espérances perdues, nous versant ses
dons, par pure générosité, sans que nous les ayons
mérités en rien par (514) des bonnes oeuvres, après
même que nous nous en sommes rendus indignes par nos fautes?
14. Car ce que nous appelons nos mérites, ne sont pas autre
chose que ses dons. En effet, pour que la foi agisse par la charité
(Gal., V, 6 ), « la charité de Dieu est répandue en
nos coeurs par l’Esprit- Saint qui nous a été donné
(Rom., V, 5) ». Or l’Esprit nous a été donné
après que Jésus a été glorifié par sa
résurrection. Il avait promis de l’envoyer alors, et il l’a envoyé
(Jean, XX, 22, VII, 39, XV, 26. ) ; parce que c’était alors que
s’était vérifié ce qui avait été écrit
et prédit de lui: « Montant au ciel, il a conduit une captivité
captive : il a donné des dons aux hommes ( Eph., IV, 8 ; Ps., LXVII,
19 ) ». Ces dons, ce sont nos mérites, à l’aide desquels
nous parvenons au souverain bien, l’immortelle félicité.
« Dieu », dit l’Apôtre, « témoigne son amour
pour nous en ce que, dans le temps où nous étions encore
pécheurs, le Christ est mort pour nous. Maintenant donc, justifiés
par son sang, nous serons, à plus forte raison, délivrés
par lui de la colère ». Ceux qu’il appelait d’abord pécheurs,
il les appelle ensuite ennemis de Dieu; ceux qu’il disait justifiés
parle sang du Christ, il les dit ensuite réconciliés par
la mort du Fils de Dieu; ceux qu’il faisait voir délivrés
par lui de la colère, il les montre ensuite délivrés
par sa vie. Ainsi, avant d’avoir reçu cette grâce, nous n’étions
pas des pécheurs quelconques, mais pécheurs jusqu’à
être ennemis de Dieu. Or, plus haut le même Apôtre nous
avait appliqué, à nous pécheurs et ennemis de Dieu,
deux expressions, dont l’une semble un terme radouci, mais dont l’autre
est un terme effrayant, quand il disait: « En effet, le Christ, lorsque
nous étions encore infirmes, est mort, au temps marqué, pour
des impies (Rom., V, 6-10 ) ». Ces infirmes, il les appelle impies.
Sans doute l’infirmité est peu grave par elle-même; mais elle
peut aller jusqu’à s’appeler impiété. Or, s’il n’y
avait pas d’infirmité, il n’y aurait pas besoin de médecin;
et c’est le sens du mot hébreu « Jésus », en
grec Soter en latin « Salvator ». La langue latine ne connaissait
pas ce mot; elle pouvait se le donner, et elle l’a pris dès qu’elle
l’a voulu. Mais ces mots de l’Apôtre: « Lorsque nous étions
encore infirmes, il est mort, au temps marqué, pour « des
impies », se rattachent étroitement aux deux expressions de
pécheurs et d’ennemis de Dieu qui viennent ensuite, comme s’il eût
voulu rapprocher l’infirmité et le péché, l’inimitié
de Dieu et l’impiété.
CHAPITRE XI.
DIFFICULTÉ : COMMENT SOMMES-NOUS JUSTIFIÉS PAR LE SANG
DU FILS DE DIEU?
15. Mais qu’est-ce que cela veut dire: «Justifiés par
son sang? » Quelle est donc, je vous demande, la puissance de ce
sang, pour que les croyants soient justifiés par lui? et que signifient
ces mots: « Réconciliés par la mort de son Fils? »
Serait-ce que Dieu le Père irrité contre nous, aurait déposé
sa colère en voyant son Fils mourir pour nous? serait-ce que son
Fils était déjà si bien réconcilié avec
nous, qu’il ait daigné mourir pour nous, tandis que le Père
était encore irrité au point de ne pardonner qu’à
condition que son Fils mourrait pour nous? Et que signifie cet autre passage
du Docteur des nations: « Que dirons-nous donc après cela?
si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? lui qui n’a pas épargné
son propre Fils, mais qui l’a livré pour nous tous, comment ne nous
aurait-il pas donné toutes choses avec lui (Rom., VIII, 31, 32 )?
» Est-ce que si le Père n’eût pas été
déjà apaisé il aurait livré son propre Fils
pour nous, sans aucun ménagement ? Tout cela n’a-t-il pas l’air
de se contredire ? d’une part, le Fils meurt pour nous, et par sa mort
le Père se réconcilie avec nous; d’autre part, comme si le
Père eût été le premier à nous aimer,
par égard pour nous il n’épargne pas son Fils et le livre
pour nous à la mort. Je vois même que le Père nous
a aimés plus tôt encore, non-seulement avant que son Fils
mourût, mais même avant de créer le monde, ainsi que
l’Apôtre en rend témoignage en disant: « Comme il nous
a élus en lui avant la fondation du monde (Eph., I, 4 )».
Et le Fils, que le Père ménage si peu, n’a pas été
livré pour nous malgré lui; car c’est de lui qu’on a dit:
« Qui m’a aimé et s’est lui-même livré pour moi
(Gal., II, 29 ) ». Donc le Père et le Fils et leur Esprit
commun font tout ensemble et dans un parfait accord. Néanmoins nous
avons été justifiés par le sang du Christ, et nous
avons été réconciliés avec Dieu par la mort
de son Fils. C’est ce que je vais expliquer du mieux que je pourrai et
autant que cela me paraîtra nécessaire. (515)
CHAPITRE XII.
PAR LE PÉCHÉ D’ADAM, TOUS LES HOMMES ONT ÉTÉ
LIVRÉS AU POUVOIR DU DÉMON.
16. En vertu d’un certain décret de la justice divine, le genre
humain a été livré au pouvoir du démon, le
péché du premier homme se transmettant originellement chez
tous ceux qui naissent de l’union de l’homme et de la femme, et la dette
des premiers parents engageant tous leurs descendants. Cette tradition
est consignée en premier lieu dans la Genèse, où après
avoir dit au serpent: «Tu mangeras de la terre », Dieu a dit
à l’homme : « Tu es terre et tu retourneras en terre (Gen.,
III, 14, 19 ) ». Ces mots: « Tu retourneras en « terre»,
contiennent un arrêt de mort contre le corps, qui n’aurait pas dû
mourir, si l’homme eût persévéré dans l’état
de justice où il avait été créé; mais
en disant à l’homme vivant: « Tu es terre » , Dieu indique
que l’homme tout entier a subi une déchéance. En effet: «
Tu es terre », est l’équivalent de: « Mon esprit ne
demeurera pas dans ces hommes, parce qu’ils sont chair (Id., VI, 3 ) ».
Le Seigneur faisait donc voir par là que l’homme était livré
à celui à qui il avait été dit: « Tu
mangeras de la terre ». C’est ce que l’Apôtre explique plus
clairement quand il dit: «Et vous, il vous a vivifiés, lorsque
vous étiez morts par vos offenses et par vos péchés,
dans lesquels autrefois vous avez marché, selon la coutume de ce
monde, selon le prince des puissances de l’air, de l’esprit qui agit efficacement
à cette heure sur les fils de la défiance, parmi lesquels
nous tous aussi nous avons vécu, selon nos désirs charnels,
faisant la volonté de la chair et de nos pensées; ainsi nous
étions par nature enfants de colère comme tous les autres
(Eph., II, 3 ) ». Les fils de défiance sont les infidèles:
et qui ne l’a pas été avant d’être fidèle ?
C’est pourquoi tous les hommes sont originellement sous le prince des puissances
de l’air, « qui agit efficacement sur les fils de défiance
». Et quand je dis originellement, j’entre dans la pensée
de l’Apôtre qui s’accuse d’avoir été « par nature
» comme les autres: par la nature dégradée par le péché,
et non plus dans l’état de justice où elle avait été
créée. Quant à la manière dont l’homme a été
livré au pouvoir du démon, il ne faut pas entendre que ce
soit par un acte ou un ordre de Dieu, mais seulement par sa permission,
juste pourtant. Dès qu’il a eu abandonné le pécheur,
l’auteur du péché a fait irruption. Et encore Dieu n’a pas
tellement abandonné sa créature qu’il n’ait continué
à lui faire sentir son action créatrice et vivifiante, et
qu’il n’ait mélangé de beaucoup de biens les maux qui sont
la peine du péché: car il n’a pas enchaîné sa
miséricorde dans sa colère (Ps., LXXVI, 10 ). Et en permettant
que l’homme fût au pouvoir du démon, il n’a pas pour cela
perdu ses droits sur lui : puisque le démon lui-même n’est
pas soustrait au pouvoir du Tout-Puissant, pas même à sa bonté.
Car de qui les mauvais anges tiennent-ils leur existence, quelle qu’elle
soit, sinon de celui qui donne la vie à tout? Si donc, par un juste
effet de la colère de Dieu, l’acte du péché a jeté
l’homme sous l’empire du démon; par la bienveillante réconciliation
de ce même Dieu, la rémission des péchés arrache
l’homme à l’esclavage du démon.
CHAPITRE XIII.
CE N’EST PAS PAR UN ACTE DE PUISSANCE, MAIS PAR UN ACTE DE JUSTICE,
QUE L’HOMME A DU ÊTRE ARRACHÉ AU POUVOIR DU DÉMON.
17. Ce n’est pas par la puissance, mais par la justice de Dieu que
le démon a dû être vaincu. Cependant qu’y a-t-il de
plus puissant que le Tout-Puissant? quelle puissance créée
peut être comparée à la puissance du Créateur?
Mais le démon, par l’effet de sa propre perversité, étant
devenu avide de pouvoir, et ayant abandonné et combattu la justice;
et les humains suivant son exemple d’autant plus près qu’ils abandonnent
ou haïssent davantage la justice, pour s’attacher au pouvoir, se réjouir
de l’avoir acquis ou brûler du désir de l’obtenir: Dieu a
pensé que pour arracher l’homme au pouvoir du démon, il fallait
vaincre celui-ci, non par la puissance, mais par la justice, afin que les
hommes, à l’imitation du Christ, vainquissent le démon par
la justice, et non par la puissance. Non qu’il faille rejeter la puissance
comme un mal: mais il faut rester dans l’ordre, qui assigne à la
justice le premier rang. Et au fait, quel peut être le pouvoir des
mortels? qu’ils restent fidèles à la justice tant qu’ils
sont mortels: le pouvoir leur viendra quand ils seront immortels. Comparé
à celui-ci, le pouvoir des hommes (516) qu’on appelle ici-bas des
puissants, quelque grand qu’il puisse être, n’est qu’une faiblesse
ridicule; et là où les méchants semblent pouvoir davantage,
la fosse se creuse pour le
pécheur. Le juste au contraire chante et dit : « Heureux
l’homme que vous instruisez, Seigneur, et que vous éclairez par
votre loi. Il sera en paix aux jours de l’infortune, quand la fosse se
creusera pour le pécheur. Car le Seigneur ne rejettera pas son peuple,
et il ne délaissera pas son héritage, jusqu’à ce que
la justice revienne au jugement, et près d’elle sont tous ceux qui
ont le coeur droit (Ps., XCIII, 12-15 )».
Ainsi donc, si l’époque où le peuple de Dieu sera puissant
est encore différée, Dieu « ne rejettera pas son peuple
et il ne délaissera pas son héritage», quelques rigueurs,
quelques indignités que celui-ci éprouve dans son humilité
et dans sa faiblesse, « jusqu’à ce que la justice »,
à laquelle les hommes pieux restent fidèles dans leur infirmité,
« revienne au jugement », c’est-à-dire reçoive
le pouvoir de juger: honneur réservé aux justes, quand la
puissance succédera en son temps à la justice qui l’aura
précédée. En effet, la puissance
accordée à la justice, ou la justice appuyée sur
la puissance, constitue le pouvoir judiciaire. Or, la justice appartient
à la bonne volonté ; ce qui a fait dire aux anges lors de
la naissance du Christ: « Gloire à Dieu au plus haut des cieux,
et, sur la terre, paix aux hommes de bonne volonté (Luc., II, 14
) ». Mais la puissance doit suivre la justice, et non la précéder;
voilà pourquoi elle a sa place dans la prospérité,
(res secundœ, secundœ venant de sequor). En effet, deux choses, comme nous
l’avons expliqué plus haut, constituent le bonheur: vouloir le bien
et pouvoir ce que l’on veut. Or, ce serait un désordre, et ce désordre
est impossible, si, comme nous l’avons également exposé,
l’homme avait le choix de pouvoir ce qu’il veut, sans s’inquiéter
de ce qu’il doit vouloir : tandis qu’au contraire il doit d’abord avoir
une bonne volonté et ensuite un grand pouvoir. Or, une bonne volonté
doit être exempte des vices dont l’effet est, quand ils dominent
l’homme, de l’entraîner à vouloir le mal. Alors que deviendrait
sa bonne volonté? Il faut donc désirer aussi le pouvoir,
mais le pouvoir de triompher des vices. Or, ce n’est pas pour vaincre leurs
vices que les hommes désirent être puissants, mais pour dominer
leurs semblables. Et à quoi bon, sinon pour être de vrais
vaincus et de faux vainqueurs; pour être réputés vainqueurs,
sans l’être réellement? Que l’homme désire donc être
prudent, qu’il désire être fort, tempérant, juste,
et qu’il souhaite le pouvoir de le devenir sérieusement; qu’il ambitionne
d’être puissant en lui-même, et chose étrange t contre
lui-même pour lui-même. Quant aux autres avantages qu’il a
raison de désirer, mais qu’il ne peut encore posséder, comme
l’immortalité, par exemple, et le bonheur véritable et parfait,
qu’il ne cesse de les poursuivre de ses voeux et de les attendre avec patience.
CHAPITRE XIV.
LA MORT VOLONTAIRE DU CHRIST A SAUVÉ LES HOMMES CONDAMNÉS
A MORT.
18. Quelle est donc la justice qui a vaincu le démon? Pas d’autre
que celle de Jésus-Christ. Et comment le démon a-t-il été
vaincu? Parce que ne trouvant rien en Jésus-Christ qui méritât
la mort, il l’a néanmoins fait mourir. Evidemment il est donc juste
que les débiteurs qu’il enchaînait soient libérés,
quand ils croient en Celui qu’il a fait mourir quoiqu’il ne dût rien.
Voilà en quel sens on dit que nous sommes justifiés par le
sang du Christ (Rom., V, 9 ). Ainsi ce sang innocent a été
répandu pour la rémission de nos péchés. Voilà
aussi pourquoi le Christ se dit, par la voix du Psalmiste, libre entre
les morts (Ps., LXXXVII, 6 ). Car seul il est mort affranchi de la dette
de la mort. C’est ce qui lui fait dire dans un autre psaume: « J’ai
payé ce que je ne devais pas (Ps., LXVIII, 5 ) » : et par
dette ici il entend le péché, espèce de rapine commise
contre la loi. Aussi a-t-il dit de sa propre bouche, d’après l’Evangile
: « Voilà que le « prince de ce monde est venu, et il
n’a rien trouvé en moi », c’est-à-dire il n’y a trouvé
aucun péché; « mais afin que tous sachent que je fais
la volonté de mon Père, levez-vous, sortons d’ici (Jean,
XIV, 30, 31 ) ». Et il s’en va à sa passion, pour acquitter,
lui qui ne devait rien, la dette que nous avions contractée. Ce
droit si bien fondé sur l’équité aurait-il triomphé
du démon, si le Christ eût voulu agir en vertu de la puissance,
et non par la (517) justice? Mais il a rejeté au second rang ce
qu’il pouvait, pour mettre au premier rang ce qu’il fallait. Voilà
pourquoi il fallait qu’il fût homme et Dieu. S’il n’eût pas
été homme, il n’aurait pu être mis à mort; s’il
n’eût pas été Dieu, on n’aurait pas cru qu’il ne voulait
pas ce qu’il pouvait, mais bien qu’il ne pouvait pas ce qu’il voulait;
nous ne croirions pas qu’il a préféré la justice à
la puissance, mais bien que la puissance lui aurait fait défaut.
Mais maintenant il a enduré pour nous des souffrances humaines,
parce qu’il était homme; et s’il ne l’eût pas voulu, il aurait
pu ne pas souffrir, parce qu’il était Dieu. La justice a emprunté
des charmes à l’abaissement, parce qu’il aurait pu, s’il l’eût
voulu, ne pas supporter cet abaissement, en vertu du pouvoir qui est si
grand dans la divinité. C’est ainsi qu’en mourant, quoique armé
d’une si grande puissance, il nous a fait apprécier, à nous
mortels impuissants, la justice et la puissance qu’il nous a promises.
Il a fait l’un en mourant, et l’autre en ressuscitant. En effet, qu’y a-t-il
de plus juste que de souffrir pour la justice jusqu’à la mort de
la croix? Et qu’y a-t-il de plus puissant que de ressusciter d’entre les
morts et de monter au ciel avec la chair même dans laquelle il a
été immolé? Il a donc vaincu le démon d’abord
par la justice, ensuite par la puissance : par la justice, puisqu’il était
sans péché et que le démon a commis une souveraine
injustice en le faisant mourir; par la puissance, puisqu’étant mort,
il est ressuscité pour ne plus jamais mourir (Rom., VI, 9 ). Cependant
il aurait vaincu le démon par la puissance, quand même il
n’aurait pu être tué par lui : quoique au fait c’est une pins
grande preuve de puissance de vaincre la mort même en ressuscitant,
que de l’éviter en vivant. Mais c’est pour une autre raison que
nous sommes justifiés par le sang du Christ, quand nous sommes arrachés
au pouvoir du démon par la rémission des péchés
: et cette raison, c’est que le Christ a vaincu le démon par la
justice, et non par la puissance. En effet, c’est en vertu de l’infirmité
qu’il a revêtue en prenant notre chair mortelle, et non en vertu
de sa puissance immortelle, que le Christ a été crucifié.
Et l’Apôtre dit de cette infirmité : « Ce qui est faiblesse
en Dieu est plus fort que les hommes (II Cor., I, 25 )».
CHAPITRE XV
SUITE DU MÊME SUJET.
19. Il n’est pas difficile de voir que le dé. mon est vaincu,
du moment que celui qu’il a tué est ressuscité. Il y a quelque
chose de plus grand, d’une raison plus profonde, à voir ce même
démon vaincu, alors qu’il croyait tenir la victoire, c’est-à-dire
quand le Christ était mis à mort. Car alors ce sang, appartenant
à un homme absolument innocent, était répandu pour
la rémission de nos péchés: en sorte qua le démon
était obligé de relâcher ceux qu’il enchaînait
à juste titre, les coupables qu’il tenait sous l’empire de la mort,
de les relâcher, dis-je, et à bon droit, par celui qu’il avait
fait mourir quoiqu’ innocent de tout péché. C’est par cette
justice que le fort a été vaincu, c’est par ce lien qu’il
a été enchaîné, afin qu’on pût ravir ce
qu’il possédait (Marc., III, 27 ), et changer en vases de miséricorde
les vases de colère qui étaient chez le démon, avec
lui et avec ses anges (Rom., IX, 22, 23 ). Ce sont les paroles mêmes
que Notre-Seigneur Jésus-Christ fit entendre à l’apôtre
Paul, au premier moment de sa vocation, d’après le récit
de l’Apôtre lui-même. En effet, entre autres choses qu’il entendit
voici ce qu’il rapporte : «Je ne t’ai apparu que pour t’établir
ministre et témoin des choses que je t’ai fait voir et de celles
pour lesquelles je t’apparaîtrai encore, te délivrant des
mains du peuple et de celles des gentils vers lesquels je t’envoie maintenant,
pour ouvrir les yeux des aveugles, afin qu’ils se convertissent des ténèbres
à la lumière et de la puissance de Satan à Dieu, et
qu’ils reçoivent la rémission des péchés et
une part entre les saints par la foi en moi (Ac., XXVI, 16-18 )».
Voilà pourquoi la même Apôtre, exhortant les fidèles
à rendre grâces à Dieu le Père, leur disait:
« Qui nous a arrachés de la puissance des ténèbres
et transférés dans le royaume du Fils de sa dilection, en
qui nous avons la rédemption pour la rémission des péchés
(Col., I, 13, 14 ) ». Dans cette rédemption le sang du Christ
a été donné pour nous comme rançon, mais une
rançon qui enchaîne le démon au lieu de l’enrichir,
tellement que nous sommes dégagés de ses chaînes, et
qu’il ne peut plus entraîner avec lui, dans le filet du péché,
à l’abîme de la seconde (518) mort, qui est la mort éternelle
(Apoc., XXI, 8 ), aucun de ceux que le Christ, exempt de toute dette, a
rachetés au prix de son sang versé pour nous sans qu’il y
fût obligé. Désormais ils meurent dans la grâce
du Christ à laquelle ils appartiennent, connus, prédestinés
et élus avant la fondation du monde (I Pierre, I, 20 ), puisque
le Christ est mort pour eux de la mort de la chair seulement, et non de
celle de l’esprit.
CHAPITRE XVI.
LA MORT ET LES MAUX DE CE MONDE TOURNENT AU BIEN DES ÉLUS. COMBIEN
ÉTAIT CONVENABLE LA MORT DU CHRIST POUR NOUS JUSTIFIER. CE QUE C’EST
QUE LA COLÈRE DE DIRE.
20. Bien que la mort de la chair ait pris son origine dans le péché
du premier homme, cependant son saint usage a fait de très-glorieux
martyrs. Voilà pourquoi, non-seulement la mort, mais tous les maux
de ce monde, les douleurs et les travaux des hommes, quoique résultant
du péché, et surtout du péché originel, qui
a enchaîné la vie à la mort, ont dû subsister
après la rémission des péchés, pour donner
à l’homme l’occasion de combattre pour la vérité,
pour exercer la vertu des fidèles, afin que le nouvel homme se préparât
par un nouveau testament à une vie nouvelle, à travers les
maux de ce monde, en supportant courageusement la misère que lui
a attirée une vie coupable, en se félicitant humblement de
la voir bientôt finir, en attendant avec patience et fidélité
le bonheur qui sera le partage immortel de la vie future complètement
affranchie.
Car le démon expulsé du domaine et des coeurs des fidèles,
sur lesquels il régnait à raison de leur condamnation et
de leur infidélité, quoique condamné lui-même,
le démon, dis-je, n’a permission de les combattre que durant cette
existence mortelle, et dans la mesure où le juge utile à
leurs intérêts Celui dont les saintes Ecritures nous disent
hautement par la bouche de l’Apôtre : « Dieu est fidèle
et il ne souffrira pas que vous soyez tentés par-dessus vos forces;
mais il vous fera tirer profit de la tentation même, afin que vous
puissiez persévérer (I Cor., X, 13 ) ». Or, ces maux
pieuse ment supportés par les fidèles servent ou à
expier les péchés, ou à-exercer et éprouver
la vertu, ou à faire ressortir la misère de cette vie afin
de faire désirer plus vivement et chercher avec plus d’ardeur cette
autre vie, où le bonheur sera véritable et immortel. Mais
là-dessus nous nous eu tenons à ce que dit l’Apôtre:
« Or, nous savons que tout coopère au bien pour ceux qui aiment
Dieu, pour ceux qui selon son décret, sont appelés à
être saints. Car ceux qu’il a connus par sa prescience, il les a
aussi prédestinés à être conformes à
l’image de son Fils, afin qu’il fût lui-même le premier-né
entre beaucoup de frères. Et ceux qu’il a prédestinés.
il les a appelés; et ceux qu’il a appelés, il les a aussi
justifiés et ceux qu’il a justifiés, il les a aussi glorifiés».
De ces prédestinés pas un seul ne périra avec le démon;
pas un seul ne restera sous la puissance du démon jusqu’à
la mort. Puis
l’Apôtre ajoute ce que j’ai déjà cité plus
haut: « Que dirons-nous donc après cela? Si Dieu est pour
nous, qui sera contre nous? Lui qui n’a pas épargné même
son propre Fils, mais qui l’a livré pour nous tous, comment ne nous
aurait-il pas donné toutes choses avec lui (Rom., VIII, 32 ) ? »
21. Pourquoi la mort du Christ n’aurait-elle pas eu lieu ? Bien plus,
pourquoi, parmi les innombrables moyens que le Tout-Puissant avait à
sa disposition, pour nous délivrer, n’aurait-il pas donné
la préférence à celui-ci ? Sa divinité ne perdait
rien, ne subissait aucun changement. Et son Fils, en revêtant notre
humanité, procurait aux hommes cet immense avantage, que la mort
temporelle et nullement due de celui qui était tout à la
fois Fils éternel de Dieu et fils de l’homme, les délivrerait
de la mort éternelle qu’ils avaient méritée. Le démon
tenait nos péchés sous sa main, et par eux nous clouait justement
à la mort. Celui qui n’en avait pas commis, les a pardonnés,
et a été condamné à la mort par le démon
contre toute justice. Or, son sang a été d’un tel prix, que
celui même qui avait fait souffrir au Christ une mort temporelle
et imméritée, n’a pu retenir dans la mort éternelle
aucun de ceux qui l’avaient encourue, dès qu’ils ont été
revêtus du Christ. « Ainsi, Dieu témoigne son amour
pour nous, en ce que, dans le temps où nous étions encore
pécheurs, le Christ est mort pour nous. Maintenant donc, justifiés
par son sang, nous serons, à plus forte raison, délivrés
par lui de la colère ». « Justifiés par son sang
», dit l’Apôtre ; évidemment (519) en ce que nous sommes
délivrés de tous les péchés; mais délivrés
de tous les péchés parc que le Fils de Dieu, qui n’avait
pas de péché a été mis à mort pour nous.
« Nous serons donc délivrés par lui de la colère
». Car la colère n’est pas chez Dieu comme chez l’homme un
trouble de l’âme. C’est la colère de celui à qui l’Ecriture
sainte dit ailleurs: « Pour vous Seigneur des vertus, vous jugez
avec calme (Sag., XII, 18 ) ». Eh bien! si c’est là le nom
de la juste vengeance de Dieu, qu’est-ce que la vraie réconciliation
avec lui sinon la fin de ce courroux ? Nous étions ennemis de Dieu,
exactement dans le même sens que les péchés sont ennemis
de la justice; ces péchés une fois remis, toutes ces inimitiés
disparaissent, et Dieu se réconcilie avec le juste qu’il justifie
lui-même. Mais ces ennemis, il les aimait déjà : puisqu’il
« n’a point épargné même son propre Fils, mais
qu’il l’a livré pour nous tous », dans le temps où
nous étions encore pécheurs. L’Apôtre a donc raison
d’ajouter ensuite: « Car si lorsque nous étions ennemis de
Dieu, nous avons été réconciliés avec lui par
la mort de son Fils », mort qui a procuré la rémission
des péchés, « à bien plus forte raison, réconciliés,
serons-nous sauvés par sa vie»: sauvés par sa vie,
après avoir été réconciliés par sa mort.
Qui peut, en effet, douter qu’il donnera sa vie à ses amis, lui
qui leur a donné sa mort quand ils étaient ses ennemis?
« Non-seulement cela », continue l’Apôtre «
mais nous nous glorifions en Dieu par Notre-Seigneur Jésus-Christ,
par qui maintenant nous avons obtenu la réconciliation ».
« Non-seulement», dit-il, nous serons sauvés, «
mais nous nous glorifions, non pas en nous, mais en Dieu », ni par
nous, mais « par Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui maintenant
nous avons obtenu la réconciliation», dans le sens que nous
avons expliqué plus haut. Après quoi l’Apôtre ajoute:
« C’est pourquoi, comme le péché est entré dans
le monde par un seul homme, et la mort par le péché, ainsi
la mort a passé dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché
(Rom., V, 8-12 )». Et la suite du texte, où l’Apôtre
parle plus au long des deux hommes : l’un, le premier Adam, celui qui a
transmis à sa postérité deux maux héréditaires,
le péché et la mort; l’autre, le second Adam, qui n’est pas
homme seulement, mais aussi Dieu, qui, en payant pour nous ce qu’il ne
devait pas, nous a affranchis des dettes de notre père et des nôtres.
Et comme le démon nous tenait tous sous son esclavage à cause
du premier Adam qui nous avait engendrés par sa concupiscence viciée
et charnelle, il est juste qu’il nous laisse tous libres à cause
du second Adam qui nous a régénérés par sa
grâce spirituelle et immaculée.
CHAPITRE XVII.
AUTRES AVANTAGES DE L’INCARNATION.
22. Il y a bien d’autres points de vue dignes d’attention et de réflexion
dans l’incarnation du Christ, qui déplaît tant aux orgueilleux.
Par exemple, elle fait comprendre à l’homme quelle place il tient
parmi les êtres que Dieu a créés, puisque la nature
humaine a pu être unie à Dieu si étroitement que deux
substances, et par là même, trois : Dieu, l’âme et la
chair, n’aient formé qu’une personne. Ainsi ces esprits orgueilleux
et méchants, qui interviennent, en apparence pour aider, en réalité
pour tromper, n’osent plus se préférer à l’homme par
la raison qu’ils n’ont pas de corps; surtout, le Fils de Dieu ayant daigné
mourir dans la chair, ils ne peuvent plus se faire adorer comme dieux par
la raison qu’ils sont immortels. En outre, la grâce de Dieu, accordée
sans aucuns mérites antérieurs, éclate visiblement
dans le Christ fait l’homme: car le Christ lui-même n’avait point
mérité antérieurement d’être si étroitement
uni au vrai Dieu que le Fils de Dieu ne fît qu’une seule personne
avec lui; mais il n’a commencé à être Dieu que du moment
où il a été homme:
ce qui fait dire à l’évangéliste : « Le
Verbe a été fait chair (Jean I, 14 ) ». Autre avantage
: l’orgueil de l’homme, principal obstacle à son union avec Dieu,
a pu être confondu et guéri par le profond abaissement d’un
Dieu. Par là encore l’homme mesure la distance qui le séparait
de Dieu, et peut apprécier ce que lui vaut le remède de la
douleur, puisqu’il ne revient que par l’entremise d’un médiateur,
qui, comme Dieu, vient au secours des hommes, et, comme homme, se rapproche
d’eux par l’infirmité. Ensuite quel plus beau modèle d’obéissance,
pour nous qui nous étions perdus par désobéissance,
que celui de Dieu le Fils, obéissant à Dieu le Père
jusqu’à la mort de la croix (Phil., II, 8 )? D’ailleurs où
pouvait-on nous montrer une (520) plus belle récompense de l’obéissance
que dans la chair d’un si grand médiateur, ressuscité pour
la vie éternelle ? Enfin il était digne de la justice et
de la bonté du Créateur que le démon fût vaincu
par cette même créature raisonnable qu’il se flattait d’avoir
vaincue, et provenant de ce même genre humain que la faute d’un seul
avait vicié dans son origine et livré à son pouvoir.
CHAPITRE XVIII.
POURQUOI LE FILS DE DIEU A PRIS SON HUMANITÉ DANS LA RACE D’ADAM
ET DANS LE SEIN D’UNE VIERGE.
23. Assurément Dieu pouvait prendre la nature humaine, qui devait
servir de médiatrice entre Dieu et l’homme, ailleurs que dans la
race d’Adam, de celui qui avait souillé par son péché
tout le genre humain; il avait bien créé Adam lui-même,
sans lui donner de parents. Il pouvait donc, ou de cette manière,
ou de toute autre, créer un autre Adam pour vaincre celui qui avait
vaincu le premier, Mais il a jugé convenable de tirer de la race
vaincue l’homme qui devait servir à vaincre l’ennemi du genre humain.
Néanmoins, il a voulu le faire naître d’une Vierge, que l’Esprit
et non la chair, la foi et non la passion, ont rendue féconde (Luc.,
I, 26-38 ). Ici point de cette concupiscence sensuelle, origine commune
des esclaves du péché originel; c’est bien au-dessus de ses
atteintes, par la foi et non par l’union charnelle, que la sainte virginité
a été fécondée; il fallait que le fruit qui
devait naître de la race du premier homme, tînt de lui son
origine, et non son crime. En effet, ce qui naissait ici n’était
plus une nature viciée par la contagion originelle, mais un remède,
l’unique remède à tous les vices de l’humanité. Ce
qui naissait, dis-je, c’était un homme qui n’avait point de péché,
qui n’en pouvait jamais avoir, et qui devait rendre la vie, en les délivrant
du péché, à ceux qui ne pouvaient naître sans
péché. Car, bien que la chasteté conjugale dirige
à bonne fin la concupiscence charnelle dont le siége est
dans les parties sexuelles, toutefois cette concupiscence a des mouvements
involontaires qui prouvent assez ou qu’elle n’a pu exister dans le paradis
terrestre avant le péché, ou que, si elle y existait, elle
n’était pas de nature à se soustraire parfois à l’empire
de la volonté.
Mais telle que nous l’éprouvons maintenant, elle combat, nous
le sentons, la loi de l’esprit, elle stimule la passion charnelle, même
en dehors de l’union conjugale; si on lui cède elle ne s’assouvit
qu’en péchant; si on lui résiste, elle s’agite sous le frein
: et peut-on douter que ces deux inconvénients aient été
inconnus dans le paradis à l’homme encore innocent? Car, là,
l’innocence excluait tout péché, et le bonheur, tout trouble.
Donc il était nécessaire que cette concupiscence charnelle
fût bannie, quand une Vierge concevait Celui en qui l’auteur de la
mort ne devait rien trouver qui méritât la mort, bien qu’il
dût la lui donner, pour être à son tour vaincu par la
mort de l’auteur de la vie: lui le vainqueur du premier Adam et le maître
du genre humain, vaincu par le second Adam et perdant ses droits sur le
peuple chrétien, lequel est délivré, au milieu du
genre humain, du crime de l’humanité par celui qui était
exempt de crime, quoique membre de la race humaine : en sorte que le trompeur
a été vaincu par l’espèce qu’il avait vaincue par
le crime. Et tout cela s’est fait pour que l’homme ne s’enfle pas d’orgueil,
pour que « celui qui « se glorifie, se glorifie dans le Seigneur
». En effet le vaincu n’était qu’un homme, et il a été
vaincu parce qu’il voulait être dieu, tandis que le vainqueur était
homme et Dieu; et le fils d’une Vierge a vaincu, parce que Dieu ne se contentait
pas de le gouverner comme les autres saints, mais s’était humblement
revêtu de lui. Or, ces précieux dons de Dieu et tant d’autres
qu’il serait trop long de rechercher et d’exposer ici, n’eussent point
existé, si le Verbe n’avait pas été fait chair.
CHAPITRE XIX.
QUELLE EST LA PART DII LA SCIENCE, ET QUELLE EST LA PART DE LA SAGESSE
DANS LE VERBE INCARNÉ.
24. Pour revenir à la distinction qu’il s’agit d’établir,
tout ce que le Verbe, fait chair pour nous, a fait et souffert dans le
temps et dans l’espace, appartient à la science et non à
la sagesse. Quant au Verbe, considéré en dehors du temps
et de l’espace, coéternel au Père et partout tout entier,
tout ce qu’on en peut dire de conforme à la vérité,
est parole de sagesse:
par conséquent le Verbe fait chair, qui est le (521) Christ
Jésus, renferme tout à la fois les trésors de la sagesse
et de la science. C’est ce que l’Apôtre écrit aux Colossiens:
« Car je veux que vous sachiez quelle sollicitude j’ai pour vous,
pour ceux qui sont à Laodicée et pour tous ceux qui n’ont
pas vu ma face dans la chair, afin que leurs coeurs soient consolés,
et qu’ils soient unis eux-mêmes dans la charité, pour parvenir
à toutes les richesses d’une parfaite intelligence, et à
la connaissance du mystère de Dieu, qui est le Christ Jésus,
en qui tous les trésors de la sagesse et de la science sont cachés
(Col., II, 1-3 ) ». Et qui peut savoir jusqu’à quel point
l’Apôtre connaissait ces trésors, jusqu’où il y était
entré et quelles grandes choses il y avait découvertes? Pour
moi, m’en tenant à ce qui est écrit: « Or, à
chacun est donnée la manifestation de l’Esprit pour l’utilité
car à l’un est donnée par l’Esprit la parole de sagesse,
à un autre la parole de science selon le même Esprit (I Cor.,
XII, 7, 8) »; si la distance entre la sagesse et la science consiste
en ce que la première appartient aux choses divines et la seconde
aux choses humaines, pour moi, dis-je, je les reconnais toutes les deux
dans le Christ, et tout fidèle les y reconnaît avec moi. Et
quand je lis : « Le Verbe a été fait chair et il a
habité parmi nous », dans le Verbe je reconnais le vrai Fils
de Dieu, dans la chair je reconnais le vrai Fils de l’homme, et les deux
réunis, par une ineffable surabondance de grâce, en la personne
unique du Dieu-Homme. Ce qui fait que l’Evangéliste ajoute: «
Et nous avons vu sa gloire, comme celle qu’un fils unique reçoit
de son père, plein de grâce et de vérité (Jean,
I, 14 ) ». Si nous rattachons la grâce à la science,
la sagesse à la vérité, ce ne sera pas nous écarter,
je pense, de la distinction que nous cherchons à établir
entre ces deux choses.
En effet, dans l’ordre des choses qui se-sont faites dans le temps,
le point culminant de la grâce est l’union de l’homme à Dieu
dans la même personne; et, dans l’ordre des choses éternelles,
on attribue avec raison la souveraine vérité au Verbe de
Dieu. Mais comme ce même Fils unique du Père est plein de
grâce et de vérité, il en résulte que dans ce
qu’il a fait pour nous dans le temps, il est celui en qui nous sommes purifiés
par la foi, pour le contempler à jamais dans les choses éternelles.
Quant aux principaux philosophes païens qui ont pu comprendre les
perfections invisibles de Dieu par les choses qui ont été
faites, comme ils raisonnaient sans le Médiateur, c’est-à-dire
sans l’Homme-Christ, et qu’ils n’ont cru, ni aux prophètes qui annonçaient
sa venue, ni aux apôtres qui. le disaient arrivé; ils ont
retenu la vérité dans l’injustice, ainsi qu’on l’a dit d’eux.
En effet, vivant dans ce bas monde, ils n’ont pu que chercher quelques
moyens d’arriver aux objets sublimes qu’ils avaient compris; et ils sont
ainsi tombés aux mains des démons menteurs, qui leur ont
fait changer la gloire du Dieu incorruptible contre une image représentant
des oiseaux, des quadrupèdes et des reptiles (Rom., I, 20, 18, 23
). Car c’est sous ces formes qu’ils ont créé ou adoré
des idoles. Donc le Christ est notre science et aussi notre sagesse. C’est
lui qui nous donne la foi aux choses temporelles, c’est lui qui nous apprend
la vérité sur les choses éternelles. Par lui nous
allons à lui, par la science nous tendons à la sagesse: et
cependant, nous ne nous éloignons pas de ce seul et même Christ
« en qui tous les trésors de la sagesse et de la science sont
cachés ».
Mais, pour le moment, nous ne parlons que de la science, nous réservant
de parler plus tard de la sagesse, si Dieu nous en fait la grâce.
Toutefois ne donnons pas aux mots une acception si étroite, que
nous nous interdisions d’appeler sagesse la science des choses humaines,
et science la sagesse qui s’occupe des choses divines. L’usage, élargissant
le sens des mots, applique souvent à l’une et à l’autre la
dénomination de sagesse ou de science. Cependant l’Apôtre
n’eût pas écrit: « A l’un est donnée la parole
de sagesse, à un autre la parole de science », si ces deux
dénominations n’avaient chacune un sens particulier, suivant la
distinction que nous établissons à cette heure.
CHAPITRE XX.
RÉSUMÉ DE CE LIVRE. COMMENT NOUS SOMMES ARRIVÉS
GRADUELLEMENT A DÉCOUVRIR UNE CERTAINE TRINITÉ DANS LA SCIENCE
PRATIQUE ET DANS LA VRAIE FOI.
25. Voyons enfin le résultat de cette longue discussion, à
quoi elle conclut, où elle a abouti. Tous les hommes désirent
être (522) heureux, et cependant tous n’ont pas la foi qui purifie
le coeur et conduit au bonheur. Ainsi donc c’est par cette foi, que tous
ne veulent pas, qu’il faut tendre au bonheur que personne ne peut ne pas
vouloir. Chacun voit dans son coeur qu’il veut être heureux, et;
sur ce point, l’accord est si universel, qu’on ne se trompe jamais en jugeant
de l’âme des autres d’après la sienne; en deux mots, nous
savons que c’est là le voeu de tous. Or, beaucoup désespèrent
d’être immortels, bien que, sans cela, ce qu’ils désirent,
c’est-à-dire le bonheur, soit impossible. Cependant ils voudraient
être immortels s’ils pouvaient l’être, mais ne croyant pas
le pouvoir, ils ne vivent pas de façon à pouvoir le mériter.
La foi est donc nécessaire pour parvenir au bonheur, à la
jouissance de tous lesbiens, soit de l’âme, soit du corps. Or, que
cette foi repose sur le Christ qui est ressuscité d’entre les morts
dans sa chair, pour ne plus jamais mourir; que personne ne puisse être
délivré que par lui de l’empire du démon au moyen
de la rémission des péchés; que la vie soit nécessairement
malheureuse avec le démon, et que cette vie, ou plutôt cette
mort, soit sans terme : voilà encore ce que cette même foi
nous enseigne. J’en ai parlé dans ce livre comme je l’ai pu et aussi
longtemps que je l’ai pu; et déjà j’en avais traité
longuement dans le quatrième livre de cet ouvrage (Ch., XIX-XXI
), mais dans un but différent: là, pour faire voir pourquoi
et comment le Christ a été envoyé par le Père
dans la plénitude du temps(Gal., IV, 4 ) et réfuter ceux
qui prétendent que Celui qui envoie et Celui qui est envoyé
ne peuvent être égaux en nature; ici, pour établir
la distinction entre la science active et la sagesse contemplative.
26. Nous avons cherché à découvrir dans l’une
et dans l’autre, et en montant, pour ainsi dire, par degrés, une
certaine trinité particulière (sui generis) appartenant à
l’homme intérieur, comme déjà nous en avions cherché
une dans l’homme extérieur. Notre but était d’exercer notre
intelligence sur des objets d’un ordre inférieur, afin d’arriver
dans la mesure de nos forces, et si cela est possible, à contempler
au moins en énigme et à travers un miroir (I Cor., XIII,
12 ), la souveraine Trinité qui est Dieu. L’homme qui confie à
sa mémoire les paroles de la foi, sans même en comprendre
la signification, comme on retient, par exemple, des mots grecs, ou latins
ou de toute autre langue qu’on ignore: cet homme n’a-t-il déjà
pas en son âme une certaine trinité, à savoir: le son
des mots que sa mémoire conserve, même quand il n’y pense
pas; puis la pensée qui naît du souvenir, quand il y songe,
et enfin la volonté qui unit le souvenir et la pensée? Cependant
nous ne dirons pas que, dans cette opération, il agisse selon la
trinité de l’homme intérieur: c’est bien plutôt selon
la trinité de l’homme extérieur, puisque le souvenir qu’il
se rappelle, quand il le veut et autant qu’il le veut, ne se rattache qu’au
sens corporel qu’on appelle l’ouïe, et qu’il n’y a dans sa pensée
autre chose que des images d’objets matériels, c’est-à-dire
de sons. Mais s’il sait et se rappelle le sens des paroles, c’est déjà
une opération de l’homme intérieur; cependant on ne peut
pas encore dire qu’il vive selon la trinité de l’homme intérieur,
à moins qu’il n’aime les enseignements, les préceptes, les
promesses renfermés dans ces paroles. Il peut même se les
rappeler et y penser, tout en les croyant faux et en cherchant à
les réfuter. Ainsi la volonté qui unit le souvenir de la
mémoire et l’impression qui en résulte dans le regard de
la pensée, complète, elle troisième, une sorte de
trinité; mais on ne vit pas selon cette trinité quand on
repousse comme fausses les impressions de la pensée. Mais quand
on les croit vraies et qu’on aime ce qu’il y a à aimer, alors seulement
on vit selon la trinité de l’homme intérieur : car l’homme
vit selon ce qu’il aime.
Or comment aimer ce que l’on ignore, mais que l’on croit? Nous avons
déjà traité cette question dans les livres précédents
(Liv., VIII, ch. et suiv., ; Liv., X, ch. I, etc.,), et prouvé que
personne ne peut aimer ce qu’il ignore complètement, et que quand
on est dit aimer l’inconnu., c’est en vertu de quelque chose de connu.
Maintenant nous disons, pour conclusion de ce livre, que le juste vit de
la foi ( Rom., I, 17 ), de la foi qui agit par la charité (Gal.,
V, 6 ), en sorte que les vertus mêmes qui règlent la vie,
la prudence, la force, la tempérance et la justice, se rapportent
toutes à cette même foi, sans quoi elles ne seraient pas de
véritables vertus. Du reste, quelle que soit leur valeur, elles
ne peuvent en cette vie dispenser de la rémission de tous les péchés,
et celle-ci ne s’obtient que par celui qui a vaincu, en versant son sang,
le prince des pécheurs. Toutes les connaissances qui résultent
de cette foi et de cette conduite pour l’âme du fidèle, quand
elles sont contenues dans la mémoire, vues par le regard de la pensée
et acceptées par la volonté, forment une certaine trinité
particulière ( sui generis ). Mais l’image de Dieu, dont, avec son
aide, nous parlerons plus tard, n’est point encore ici. C’est ce qui sera
mieux démontré quand nous aurons fait voir où elle
est. Le lecteur s’en convaincra par le livre suivant. (524).
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm