LIVRE QUATORZIÈME : IMAGE DE DIEU DANS L’HOMME.
L’image de Dieu ne se trouve pas dans la mémoire, l’intelligence
et l’amour, quand ces facultés ont pour objet la foi aux choses
du temps, ou les opérations de l’âme sur elle-même ,
mais quand elles s’appliquent aux choses immuables. Elle est parfaite quand
l’âme est renouvelée à la connaissance de Celui qui
a créé l’homme à son image, et qu’elle reçoit
ainsi la Sagesse où se trouve la contemplation des choses éternelles.
LIVRE QUATORZIÈME : IMAGE DE DIEU DANS L’HOMME.
CHAPITRE PREMIER.
QU’EST-CE QUE LA SAGESSE DONT IL EST ICI QUESTION? D’OU VIENT LE NOM
DE PHILOSOPHE? CE QUI A ÉTÉ DIT PLUS HAUT DE LA DISTINCTION
ENTRE LA SCIENCE ET LA SAGESSE.
CHAPITRE II.
DANS LE SOUVENIR, LA VUE ET L’AMOUR DE LA FOI TEMPORELLE, ON DÉCOUVRE
UNE CERTAINE TRINITÉ QUI N’EST CEPENDANT PAS ENCORE L’IMAGE DE DIEU.
CHAPITRE III.
SOLUTION D’UNE OBJECTION.
CHAPITRE IV.
C’EST DANS L’IMMORTALITÉ DE L’ÂME RAISONNABLE QU’IL FAUT
CHERCHER L’IMAGE DE DIEU. COMMENT LA TRINITÉ SE FAIT VOIR DANS L’ÂME.
CHAPITRE V.
L’AME DES ENFANTS SE CONNAÎT-ELLE?
CHAPITRE VI.
COMMENT IL SE TROUVE UNE CERTAINE TRINITÉ DANS L’ÂME QUI
RÉFLÉCHIT SUR ELLE-MÊME. QUEL RÔLE LA PENSÉE
JOUE DANS CETTE TRINITÉ.
CHAPITRE VII.
ÉCLAIRCISSEMENT PAR UN EXEMPLE. PROCÉDÉ POUR AIDER
L’INTELLIGENCE DU LECTEUR.
CHAPITRE VIII.
C’EST DANS LA PARTIE PRINCIPALE DE L’ÂME QU’IL FAUT CHERCHER
LA TRINITÉ QUI EST L’IMAGE DE DIEU.
CHAPITRE IX.
LA JUSTICE ET LES AUTRES VERTUS CESSENT-ELLES D’EXISTER DANS LA VIE
FUTURE?
CHAPITRE X.
COMMENT LA TRINITÉ SE FORME DANS L’ÂME QUI SE SOUVIENT
D’ELLE-MÊME, SE COMPREND ET S’AIME.
CHAPITRE XI.
SE SOUVIENT-ON MÊME DES CHOSES PRÉSENTES?
CHAPITRE XII.
LA TRINITÉ QUI SE FORME DANS L’AME EST L’IMAGE DE DIEU QUAND
L’ÂME SE SOUVIENT DE DIEU, LE COMPREND ET L’AIME : CE QUI FORME PROPREMENT
LA SAGESSE.
CHAPITRE XIII.
COMMENT ON PEUT OUBLIER DIEU ET S’EN SOUVENIR.
CHAPITRE XIV.
L’AME, EN S’AIMANT CONVENABLEMENT, AIME DIEU; SI ELLE NE L’AIME PAS,
ON DOIT DIRE QU’ELLE SE HAIT ELLE-MÊME. QU’ELLE SE TOURNE VERS DIEU
POUR SE SOUVENIR DE LUI, LE COMPRENDRE, L’AIMER, ET, PAR LA MÊME,
ÊTRE HEUREUSE.
CHAPITRE XV.
QUOIQUE L’ÂME ESPÈRE LE BONHEUR, ELLE NE SE SOUVIENT CEPENDANT
PAS DE CELUI QU’ELLE A PERDU, MAIS BIEN DE DIEU ET DES LOIS DE LA JUSTICE.
CHAPITRE XVI.
COMMENT L’IMAGE DE DIEU SE RÉFORME DANS L’HOMME.
CHAPITRE XVII.
COMMENT L’IMAGE DE DIEU SE RENOUVELLE DANS L’ÂME, EN ATTENDANT
QUE LA RESSEMBLANCE DE DIEU SE PERFECTIONNE EN ELLE DANS LA BÉATITUDE.
CHAPITRE XVIII.
FAUT-IL, D’APRÈS LES PAROLES DE SAINT JEAN, VOIR AUSSI DANS
L’IMMORTALITÉ DU CORPS, NOTRE FUTURE RESSEMBLANCE AVEC LE FILS DE
DIEU?
CHAPITRE XIX.
C’EST BIEN PLUTOT DE NOTRE PARFAITE RESSEMBLANCE AVEC LA TRINITÉ
DANS LA VIE ÉTERNELLE, QU’IL FAUT ENTENDRE LES PAROLES DE SAINT
JEAN. LA SAGESSE EST PARFAITE AU SEIN DE LA BÉATITUDE.
CHAPITRE PREMIER.
QU’EST-CE QUE LA SAGESSE DONT IL EST ICI QUESTION? D’OU VIENT LE NOM
DE PHILOSOPHE? CE QUI A ÉTÉ DIT PLUS HAUT DE LA DISTINCTION
ENTRE LA SCIENCE ET LA SAGESSE.
1. Nous avons maintenant à traiter de la sagesse, non pas de
la sagesse de Dieu qui est Dieu même, puisque le Fils unique de Dieu
est appelé sagesse de Dieu (Eccl., XXIV, 5 ; I Cor., I, 24 ); mais
de la sagesse de l’homme, de la vraie sagesse qui est selon Dieu, qui forme
son culte véritable et principal, ainsi que les Grecs l’expriment
par un seul mot Theosebeia . Les Latins voulant aussi, comme nous l’avons
déjà dit, renfermer l’idée sous une seule expression,
lui ont donné le nom de piété, que les Grecs appellent
ordinairement eusebeia mais faute de pouvoir rendre en un seul mot le sens
de Theosebeia, ils en emploient deux et disent le culte de Dieu : Dei cultus.
Or, que cette sagesse de l’homme existe, cela est démontré,
comme nous l’avons déjà posé en principe au douzième
livre de cet ouvrage (Ch., XIV.), par le témoignage de la sainte
Ecriture, au livre du serviteur de Dieu, Job, où on lit que la Sagesse
divine dit à l’homme : « La piété, voilà
la sagesse; la fuite du mal, voilà la science (Job., XXVIII, 28
) », ou la doctrine (disciplina), comme quelques-uns traduisent le
mot grec disciplina venant de disco, ce qui
permet de lui donner le nom de science. En effet, on n’apprend que
pour savoir. Sous un
autre point de vue, on appelle aussi discipline les maux que le pécheur
subit pour ses fautes
et en vue de sa correction. C’est en ce sens qu’on lit dans l’épître
aux Hébreux: « Car quel est le fils à qui son père
ne donne pas la discipline?» Et plus clairement encore un peu plus
bas .
« Tout châtiment (disciplina) paraît être dans
le présent un sujet de tristesse et non de joie; mais ensuite il
produit pour ceux qu’il a exercés un fruit de justice plein de paix
(Héb., XII, 7, 11 ) ». Dieu est donc la souveraine sagesse;
et la sagesse de l’homme, dont il est ici question, est le culte de Dieu.
Car « la sagesse de ce siècle est folie devant Dieu (Cor.,
III, 19) ». Et c’est à propos de cette sagesse, qui est le
culte de Dieu, que l’Ecriture sainte dit: « La multitude des sages
est « le salut du monde (Sag., VI, 26 ) ».
2. Mais s’il n’appartient qu’aux sages de parler de la sagesse, que
ferons-nous? Oserons-nous, pour ne pas être accusés d’impudence,
faire profession de sagesse? Ne reculerons-nous pas, à l’exemple
de Pythagore qui n’osa se dire sage, mais répondit simplement qu’il
était philosophe, c’est-à-dire ami de la sagesse? Formation
de mots, qui fut tellement bien accueillie par la postérité
, que tout homme qui passait à ses propres yeux ou aux yeux des
autres pour exceller dans la doctrine de la sagesse, ne porta désormais
plus d’autre nom que celui de philosophe. Serait-ce qu’aucun de ces hommes
n’osait se déclarer sage, parce qu’ils croyaient que le sage doit
être exempt de tout péché? Ce n’est pas ce que nous
dit l’Ecriture, où nous lisons « Reprenez le sage et il vous
aimera (Prov., IX, 8 ) ». Or, elle suppose coupable celui qu’elle
conseille de reprendre. Pour moi, je n’ose pas me dire sage en ce sens.
Il me suffit — et personne ne peut nier ceci — qu’il appartienne au philosophe,
c’est-à-dire à l’ami de la sagesse, de discuter sur la sagesse.
C’est ce que n’ont pas laissé de faire ceux qui se sont déclarés
amis de la sagesse plutôt que sages.
3. Or, dans leurs discussions sur ce sujet, ils ont défini la
sagesse: La science des choses humaines et divines. C’est ce qui m’a fait
dire plus haut qu’on peut appeler indifféremment sagesse ou science,
la connaissance des choses divines et humaines (Liv., III, ch. I, XIX.
). Mais d’après la distinction établie par l’Apôtre
: « A l’un est donnée la parole de sagesse, à un autre
la parole de science (I Cor., XII, 8 ) », il faut (525) partager
la définition, donner proprement le nom de sagesse à la science
des choses divines, et réserver celui de science à la connaissance
des choses humaines. J’ai parlé de celle-ci dans le livre treizième,
en lui attribuant, non tout ce qu’on peut savoir en fait de choses humaines
— où une si grande part est faite à une vanité stérile
et à une coupable curiosité — mais seulement ce qui produit,
entretient, défend et fortifie cette foi si salutaire qui conduit
au vrai bonheur : science rare chez les fidèles, même chez
ceux qui sont pleins de foi. En effet, autre chose est de savoir simplement
ce que l’homme doit croire pour obtenir la vie heureuse , qui est nécessairement
immortelle; autre chose de savoir comment ce que l’Apôtre semble
appeler proprement science est utile aux fidèles et doit être
défendu contre les impies. En parlant de celle-ci plus haut, j’ai
surtout insisté sur la foi elle-même, établissant en
peu de mots la distinction entre les choses de l’éternité
et celles du temps, et ne m’occupant, là, que de ces dernières.
Je me réservais de traiter dans le livre quatorzième des
choses éternelles, et j’ai démontré ( Liv., XIII,
ch. VII ) que la foi même aux choses éternelles appartient
au temps, qu’elle habite temporellement dans le coeur des croyants et qu’elle
est cependant nécessaire pour obtenir le bonheur de l’éternité.
J’ai également fait voir que pour parvenir à ce bonheur,
il faut aussi croire à tout ce que l’Eternel a fait et souffert
pour nous, sous la forme humaine qu’il a revêtue dans le temps et
qu’il a introduite dans la demeure éternelle; en outre, que les
vertus mêmes qui nous apprennent à bien vivre ici-bas, la
prudence, la force, la tempérance et la justice, ne sont point de
véritables vertus, si elles ne sont rattachées à cette
même foi, qui, quoique propre au temps, conduit néanmoins
à l’éternité (Id., ch. XX. )
CHAPITRE II.
DANS LE SOUVENIR, LA VUE ET L’AMOUR DE LA FOI TEMPORELLE, ON DÉCOUVRE
UNE CERTAINE TRINITÉ QUI N’EST CEPENDANT PAS ENCORE L’IMAGE DE DIEU.
4. Comme il est écrit: « Pendant que nous sommes dans
ce corps, nous voyageons loin du Seigneur: car c’est par la foi que nous
marchons, et non par une claire vue (II Cor., V, 6, 7 ) », il s’ensuit
que tant que le juste vit de la foi (Rom., I, 17 ), bien qu’il vive selon
l’homme intérieur et qu’à l’aide de la foi temporelle il
tende à la vérité et aux biens éternels, néanmoins
l’espèce de trinité qui résulte du souvenir, de la
vue et de l’amour de la foi temporelle, ne peut pas encore être appelée
image de Dieu. On serait exposé à fonder sur les choses du
temps ce qui ne peut être établi que sur celles de l’éternité.
En effet, l’âme humaine en voyant sa propre foi, qui lui fait croire
ce qu’elle ne voit pas, ne voit point une chose éternelle. Car ce
n’est point une chose éternelle, celle qui cessera d’être,
quand, au terme de ce pèlerinage où nous voyageons loin du
Seigneur et où il faut marcher par. la foi, viendra cette claire
vue où nous verrons face à face (I Cor., XIII, 12 ); tout
comme aujourd’hui, en croyant sans voir, nous méritons de voir et
de nous réjouir de la claire vue où la foi nous aura conduits.
Car là, la foi qui croit sans voir n’existera plus, mais bien la
claire vue qui fera voir ce qu’on croyait. Et alors le souvenir de cette
vie mortelle et de la foi aux choses que nous ne voyions pas, sera compté
parmi les choses passées et éphémères, et non
parmi les choses présentes et immortelles. Par conséquent
la trinité qui consiste dans le souvenir, la vue et l’amour de cette
foi qui subsiste présentement ici-bas, ne sera pas davantage permanente,
mais une chose à jamais passée ; d’où il résulte
que si cette trinité est déjà une image de Dieu, il
faut aussi considérer cette image comme une chose transitoire et
non immortelle.
A Dieu ne plaise que, la nature de l’âme étant immortelle
et ne pouvant plus cesser d’être, dès qu’elle a commencé
d’exister, ce qu’elle a de meilleur ne partage pas son immortalité.
Or, qu’y a-t-il de meilleur dans sa nature que d’avoir été
faite à l’image de son Créateur (Gen., I, 27 )? Ce n’est
donc pas dans le souvenir, la vue et l’amour d’une foi passagère,
mais dans ce qui durera toujours qu’il faut trouver ce qu’on doit proprement
appeler l’image de Dieu.
CHAPITRE III.
SOLUTION D’UNE OBJECTION.
5. Pénétrerons-nous encore plus avant dans cette question
abstraite? On peut objecter en effet que si la foi passe, cette trinité
ne passe (526) point avec elle : car, comme nous la conservons par le souvenir,
la voyons par la pensée et l’aimons par la volonté, dans
cette vie présente ; de même, dans l’autre vie, le souvenir
et la vue que nous en conservons, étant unis par la volonté
se posant en tiers, ce sera toujours la même trinité, Et si
elle n’avait laissé chez nous aucune trace en passant, nous n’en
aurions évidemment rien conservé dans notre mémoire
à quoi pût se rattacher un souvenir, et la volonté
ne pourrait en aucune façon former le lien entre ces deux choses,
à savoir ce qui était dans la mémoire quand nous n’y
pensions pas, et la vue qui s’en forme quand nous y pensons.
Mais celui qui soulève cette difficulté ne fait pas attention
que la trinité qui se forme actuellement quand nous conservons,
voyons et aimons en nous notre foi présente, n’est point celle qui
se formera dans l’avenir, quand nous verrons par le souvenir, non plus
la foi elle-même, mais sa trace imaginaire, pour ainsi dire, renfermée
dans la mémoire, et que nous unirons par la volonté ces deux
choses: ce qui existait dans la mémoire et l’impression qui en résulte
dans le regard de la pensée appliquée au souvenir. Pour rendre
ceci intelligible, prenons un exemple dans ces mêmes choses matérielles
dont j’ai parlé assez longuement dans le onzième livre (Ch.,
II et suiv. ). En effet, en montant des choses inférieures aux choses
supérieures, ou en rentrant du dehors au dedans, nous trouvons une
première trinité dans le corps qui est vu, dans l’impression
que son aspect produit dans l’oeil de celui qui le voit et dans l’attention
de la volonté qui les unit, Etablissons-en une analogie dont les
termes seront : la foi renfermée dans notre mémoire comme
ce corps l’est dans l’espace; le regard de la pensée qui se forme
de la mémoire, comme l’impression de l’oeil se forme du corps qui
est vu; puis, pour compléter la trinité, la volonté
se posant en tiers afin d’unir et de lier la foi conservée dans
la mémoire et son image imprimée dans le regard du souvenir,
comme elle unit, dans la trinité de la vision corporelle, la forme
du corps visible et l’image ressemblante qui s’en forme dans l’oeil du
spectateur.
Supposons maintenant que ce corps visible a disparu et qu’il n’en reste
rien nulle part à quoi le regard puisse recourir : parce que l’image
de cet objet matériel disparu reste dans la mémoire, que
de cette image se forme le regard de la pensée au moyen du souvenir,
et que la volonté, elle troisième, les unit l’un à
l’autre, dira-t-on que c’est la même trinité que celle qui
existait quand le corps était réellement présent?
Non certes; il y a une très-grande différence, au contraire;
car outre que l’une était extérieure et que l’autre est intérieure,
celle-là avait pour principe la présence de l’objet matériel,
tandis que celle-ci est fondée sur l’image du passé. Ainsi
en est-il dans le cas qui nous occupe, et pour l’éclaircissement
duquel nous avons produit cet exemple; la foi qui est maintenant dans notre
âme, comme ce corps était dans l’espace forme une espèce
de trinité tant qu’elle est possédée, vue et aimée;
mais ce ne sera plus la même trinité, quand cette foi aura
disparu de notre âme, comme ce corps a disparu de l’espace. Et celle
que nous posséderons alors au souvenir de celle-ci, sera tout à
fait différente. L’une en effet a pour principe une chose présente
et fixée dans l’âme des croyants; tandis que l’autre ne sera
établie que sur le souvenir d’une chose passée, représentée
à l’imagination par la mémoire.
CHAPITRE IV.
C’EST DANS L’IMMORTALITÉ DE L’ÂME RAISONNABLE QU’IL FAUT
CHERCHER L’IMAGE DE DIEU. COMMENT LA TRINITÉ SE FAIT VOIR DANS L’ÂME.
6. Ainsi donc la trinité qui n’est pas maintenant l’image de
Dieu, ne le sera pas davantage un jour, et celle qui doit cesser un jour,
ne l’est pas davantage: c’est dans l’âme de l’homme, c’est-à-dire
dans l’âme raisonnable et intelligente, qu’il faut trouver l’image
du Créateur: empreinte immortelle sur une substance immortelle.
Car, de même que l’immortalité de l’âme doit s’entendre
avec certaine restriction — puisque l’âme a aussi son genre de mort,
lorsqu’elle est privée de la vie bienheureuse qui est sa véritable
vie — et que cependant on l’appelle immortelle parce que, quelle que soit
sa vie, fût-elle entièrement malheureuse, elle ne cessera
jamais de vivre : ainsi quoique la raison ou l’intelligence paraisse tantôt
assoupie, tantôt petite, tantôt grande, chez elle; cependant
elle ne laisse jamais d’être une âme raisonnable ou intelligente.
Donc si elle (527) a été faite à l’image de Dieu en
ce sens qu’elle peut user de sa raison ou de son intelligence pour comprendre
Dieu et le contempler, il est évident que dès l’instant qu’elle
a commencé à être cette si grande et si merveilleuse
nature, elle ne cessera pas de l’être, soit que cette image soit
affaiblie et presque réduite à rien, soit qu’elle s’obscurcisse
ou se déforme, soit qu’elle reste pure et belle. C’est cette difformité
et cette dégradation que l’Ecriture déplore, quand elle dit
: « Quoique l’homme marche en image (in imagine), cependant il s’agite
en vain, il amasse des trésors et ne sait qui les recueillera après
lui (Ps., XXXVIII ) ». Le psalmiste n’attribuerait pas la vanité
à l’image de Dieu, s’il ne la voyait déformée. Et
pourtant il laisse assez voir que cette difformité ne saurait lui
ôter le caractère d’image de Dieu, puisqu’il dit: «
Quoique l’homme marche en image (in imagine) ». Ainsi des deux côtés
la pensée est juste : comme on a dit: « Quoique l’homme marche
en image, cependant il s’agite en vain » ; de même on peut
dire : Quoique l’homme s’agite en vain, cependant il marche en image.
En effet, quoique sa nature soit grande, elle a cependant pu être
viciée, et quoiqu’elle ait pu être viciée parce qu’elle
n’est pas la nature souveraine, cependant, :étant capable de connaître
la nature souveraine et d’y participer, elle est une grande nature. Cherchons
donc, dans cette image de Dieu, une certaine trinité propre (sui
generis), avec l’aide de Celui qui nous a faits à son image; car
autrement nous ne pourrions entreprendre ces recherches d’une manière
utile, ni rien découvrir selon la sagesse qui vient de lui. Mais
si le lecteur a bien retenu ce que nous avons dit de l’âme ou de
l’intelligence humaine dans les livres précédents, notamment
dans le dixième, ou s’il veut bien se reporter à ces passages
et les relire attentivement, le point qui nous occupe, malgré son
importance, n’exigera pas de trop longs développements.
7. Nous avons donc dit, entre autres choses, dans le livre dixième,
que l’âme humaine se connaît elle-même (Ch. VII. ). En
effet, l’âme ne connaît rien autant que ce qui lui est présent;
or rien n’est plus présent à l’âme que l’âme
même. Nous avons encore donné d’autres preuves, aussi nombreuses
que nous l’avons jugé à propos, et propres à établir
cette vérité avec toute certitude.
CHAPITRE V.
L’AME DES ENFANTS SE CONNAÎT-ELLE?
Mais que dire de l’âme de l’enfant encore en bas âge et
plongé dans cette profonde ignorance de toutes choses qui inspire
une si vive horreur à tout homme parvenu a un degré quelconque
de connaissance? Faut-il croire qu’elle se connaît, mais qu’absorbée
par les impressions des sens d’autant plus vives qu’elles sont plus nouvelles,
si elle ne peut s’ignorer du moins, elle n’est pas capable de réfléchir?
On peut conjecturer de la force qui l’entraîne vers les objets sensibles
par le seul fait de son avidité à voir la lumière
: avidité telle que si, par inattention ou par imprévoyance
des suites, on place une lumière pendant la nuit près du
lit où repose un enfant, dans un endroit où il puisse jeter
obliquement les yeux sans pouvoir tourner la tête, son regard s’y
fixe avec tant de ténacité que quelquefois il en contracte
ce que nous appelons le strabisme, les yeux conservant la direction imprimée
par l’habitude à cet organe encore tendre et délicat. Ainsi
en est-il des autres sens; ces jeunes âmes s’y portent avec toute
l’impétuosité que permet leur âge, s’y concentrent,
pour ainsi dire, n’ont de répulsion que pour ce qui blesse la chair,
d’attrait que pour ce qui la flatte. Quant à leur intérieur,
elles n’y songent pas, et il n’est pas possible de les y faire songer:
car elles ne comprennent pas encore la valeur d’un avertissement, puisqu’elles
ignorent le sens des mots aussi bien que tout le reste, et que c’est surtout
par des mots qu’un avertissement se manifeste. Du reste, nous avons fait
voir dans le livre précité ( Liv., X, ch. V. ) qu’il y a
une différence entre ne pas se connaître et ne pas penser
à soi.
8. Mais laissons-là le jeune âge à qui on ne peut
demander compte de ce qui se passe en lui et dont nous avons nous-même
complètement perdu le souvenir. Qu’il nous suffise de savoir avec
certitude que puisque l’homme peut réfléchir sur la nature
de son âme et découvrir la vérité, il ne la
découvrira qu’en lui. Or, il découvrira, non ce qu’il ignorait,
mais ce à quoi il ne pensait pas. Car que saurons-nous, si nous
ne savons pas ce qui est dans notre (528) âme, puisque nous ne pouvons
savoir que par elle tout ce que nous savons?
CHAPITRE VI.
COMMENT IL SE TROUVE UNE CERTAINE TRINITÉ DANS L’ÂME QUI
RÉFLÉCHIT SUR ELLE-MÊME. QUEL RÔLE LA PENSÉE
JOUE DANS CETTE TRINITÉ.
Telle est la puissance de la pensée, que l’âme n’est en
sa propre présence que quand elle pense à elle-même
; par conséquent il n’y a de présent à l’âme
que ce qu’elle pense, à tel point que l’âme elle-même
; par laquelle se pense tout ce qui se pense, ne peut être en sa
propre présence, que quand elle se replie sur elle-même par
la pensée. Mais comment se fait-il que l’âme n’est pas en
sa propre présence, à moins de penser à elle-même,
quand nous savons qu’elle ne peut être sans elle-même, qu’il
n’y a pas de différence entre elle et sa propre présence?
C’est là un mystère qui m’échappe. Cela se comprend
pour l’oeil du corps: il occupe une place fixe dans le corps, sa vue se
dirige sur les objets extérieurs et peut s’étendre jusqu’aux
astres. Mais il n’est pas en sa propre présence, puisqu’il ne se
voit pas lui-même, sinon à l’aide d’un miroir, comme nous
l’avons déjà dit (Liv., X, ch. III. ): ce qui n’a pas lieu
quand l’âme se met en présence d’elle-même par la pensée.
Serait-ce donc que, quand elle se voit par la pensée, une partie
d’elle-même verrait une autre partie d’elle-même, comme certains
de nos organes, nos yeux par exemple, voient d’autres de nos organes qui
sont exposés à leur regard? On ne saurait dire ni penser
rien de plus absurde, A qui l’âme est-elle donc enlevée, sinon
à elle-même? Et où se met-elle en sa propre présence,
sinon devant elle-même? Donc quand elle n’est plus en sa propre présence,
elle n’est plus où elle était: car elle était là,
et elle en a été enlevée. Mais si l’âme à
voir a émigré, où demeure-t-elle pour se voir? Est-elle
double, de manière à être ici et là, c’est-à-dire
où elle puisse voir et où elle puisse être vue; en
elle-même, pour voir, et devant elle, pour être vue? Si nous
consultons la vérité, elle ne nous répondra rien là-dessus;
parce que cette façon de penser repose sur des images matérielles
que nous nous figurons et qui n’ont rien de commun avec notre âme,
comme le savent avec une parfaite certitude le petit nombre de ceux qui
peuvent consulter la vérité sur ce point.
Il reste donc à dire que la vue d’elle-même est quelque
chose qui appartient à sa nature et qui, lorsqu’elle pense à
elle-même, lui revient, non par un déplacement local, mais
par un mouvement immatériel; et cette vue, lorsque l’âme ne
pense pas à elle-même, ne lui est pas présente, ne
devient pour elle le but d’aucun regard, bien qu’elle se reconnaisse encore
et qu’elle soit en quelque sorte pour elle-même sa propre mémoire.
C’est ainsi que chez l’homme instruit dans beaucoup de sciences, ce qu’il
sait est renfermé dans sa mémoire, et que rien cependant
n’est présent à son âme que ce à quoi il pense,
tout le reste est caché dans ce secret arsenal qui s’appelle la
mémoire. Or, pour former cette trinité, nous plaçions
dans la mémoire ce qui forme le regard de la pensée, puis
nous donnions comme son image l’impression conforme qui en résulte,
et en troisième lieu venait l’amour ou la volonté pour unir
ces deux choses. Donc, quand l’âme se voit par la pensée,
elle se comprend et se reconnaît; par conséquent elle engendre
cette intelligence et sa propre connaissance. En effet, comprendre une
chose immatérielle c’est la voir, et c’est en la comprenant qu’on
la connaît. Et quand l’âme se comprend par la pensée
et se voit, elle n’engendre pas sa propre connaissance comme si auparavant
elle ne s’était pas connue; mais elle se connaissait, comme on connaît
ce qui est enfermé dans la mémoire, alors même qu’on
n’y pense pas; dans le sens où nous disons qu’un homme connaît
les lettres alors. qu’il pense à toute autre chose qu’aux lettres.
Or ces deux choses, ce qui engendre et ce qui est engendré, sont
unies par un tiers, l’amour, qui n’est pas autre chose que la volonté
désirant posséder un objet ou le possédant déjà.
Voilà pourquoi nous avons cru pouvoir exprimer cette espèce
de trinité par ces trois mots: mémoire, intelligence, volonté.
9. Mais, comme nous l’avons dit, vers la fin de ce même livre
dix, l’âme se souvient toujours d’elle-même, elle se comprend
et s’aime toujours elle-même, quoiqu’elle ne pense pas toujours qu’elle
est différente des êtres qui ne sont pas ce qu’elle est. Il
faut donc chercher comment l’intelligence appartient à la pensée,
tandis que nous disons que la connaissance (529) d’un objet quelconque,
qui est dans l’âme, même quand elle n’y pense pas, appartient
exclusivement à la mémoire. Car, s’il en est ainsi, elle
ne réunissait pas les trois conditions, se souvenir d’elle-même,
se comprendre et s’aimer: elle n’avait d’abord que le souvenir d’elle-même;
puis, quand elle a commencé à penser, elle s’est comprise
et s’est aimée.
CHAPITRE VII.
ÉCLAIRCISSEMENT PAR UN EXEMPLE. PROCÉDÉ POUR AIDER
L’INTELLIGENCE DU LECTEUR.
Examinons donc plus attentivement l’exemple que nous avons cité
pour montrer qu’autre chose est de ne pas connaître un objet, autre
chose de n’y pas penser, et qu’un homme peut fort bien connaître
une chose à laquelle il ne pense pas, dans le-moment où son
esprit est fixé ailleurs. Un homme donc versé dans deux sciences
ou davantage, et qui ne pense qu’à une, ne laisse pas pour cela
de connaître l’autre ou les autres, bien qu’il n’y pense pas. Pouvons-nous
cependant raisonnablement dire: Ce musicien connaît la musique, il
est vrai, mais maintenant il ne la comprend pas, car il n’y pense pas pour
l’heure, au contraire, il comprend actuellement la géométrie,
puisqu’il y pense actuellement? C’est là, ce me semble, un raisonnement
absurde. Et que sera-ce si nous disons : Ce musicien connaît certainement
la musique, mais il ne l’aime pas maintenant, puisqu’il n’y pense pas;
pour le moment seulement il aime la géométrie, puisqu’il
y pense? Le raisonnement sera-t-il moins absurde? Ce sera au contraire
avec la plus grande raison que nous dirons : Cet homme que vous voyez disputer
sur la géométrie, est aussi un parfait musicien; car il se
souvient de cette science, il la comprend et il l’aime ; mais quoiqu’il
la connaisse et qu’il l’aime, il n’y pense pas maintenant, occupé
qu’il est à disputer sur la géométrie.
Ceci nous fait voir qu’il existe, dans les replis de l’âme, certaines
connaissances de certains objets, lesquelles se produisent en quelque sorte
et se mettent plus en évidence sous les yeux de l’âme, quand
elle y pense; et qu’il se trouve ainsi qu’elle se rappelle, qu’elle comprend
et qu’elle aime des choses auxquelles elle ne pensait même pas, parce
que sa pensée était ailleurs. Quant aux choses auxquelles
nous n’avons pas pensé depuis longtemps et auxquelles nous ne pourrions
plus penser si on ne nous les rappelait, je ne sais par quel étrange
mystère, nous ignorons que nous les savions, si on peut parler ainsi.
Du reste, c’est avec raison que celui qui les rappelle dit à celui
à qui il les rappelle : Tu sais cela et tu ne sais pas que tu le
sais ; je t’en ferai souvenir, et tu te convaincras que tu sais ce que
tu croyais ignorer. C’est là l’effet des livres écrits sur
les choses dont le lecteur, guidé par la raison, reconnaît
la vérité : non pas la vérité qui se fonde
sur la confiance en celui qui écrit, comme cela arrive pour l’histoire,
mais la vérité que lui-même découvre ou en lui,
ou dans la vérité qui est la lumière de l’esprit.
Quant à l’homme qui, malgré l’instruction qu’on lui donne,
ne peut pas voir ces choses par suite d’un grand aveuglement du coeur,
il est plongé dans les ténèbres de la plus profonde
ignorance, et il a besoin d’un prodige de grâce pour pouvoir parvenir
à la véritable sagesse.
10. Voilà pourquoi j’ai voulu donner un exemple quelconque,
afin de démontrer comment le regard de la pensée se forme
d’après ce que contient la mémoire, et comment il se produit
dans l’homme qui pense quelque chose de semblable à ce qui existait
déjà en lui avant qu’il pensât : vu qu’il est plus
facile de distinguer quand les choses arrivent successivement, et que le
père a précédé le fils dans l’ordre du temps.
Car si nous nous rattachons à ces trois points : la mémoire
intérieure de l’âme, qui fait qu’elle se souvient d’elle-même;
l’intelligence intérieure par laquelle elle se comprend, et la volonté
intérieure par laquelle elle s’aime; si nous supposons que ces trois
choses existent toujours, qu’elles n’ont jamais cessé- d’être
depuis qu’elles existent, soit qu’on y pensât, soit qu’on n’y pensât
pas: cette image de la souveraine Trinité semblera d’abord n’appartenir
qu’à la mémoire. Mais comme la parole ne peut s’y séparer
de la pensée — nous pensons en effet tout ce que nous disons, même
avec cette parole intérieure qui n’appartient à aucune langue
— on reconnaîtra que l’image de la Trinité consiste plutôt
dans ces trois choses: mémoire, intelligence, volonté. Par
intelligence, j’entends ici celle par laquelle nous comprenons quand nous
pensons, alors que notre pensée se forme d’après les choses
qui étaient présentes à la mémoire, mais auxquelles
nous ne pensions pas; (530) et par volonté j’entends l’amour ou
dilection qui unit ce père et ce fils, et leur est en certaine façon
commune à tous deux. Voilà comment j’ai pu, dans le onzième
livre, venir en aide aux lecteurs peu intelligents, au moyen d’exemples
tirés des objets extérieurs et visibles pour les yeux du
corps. Puis je suis entré avec eux chez l’homme intérieur,
où règne cette faculté qui raisonne sur les choses
temporelles, mais en prenant soin d’y distinguer une partie principale
et dominante, qui s’applique à la contemplation des choses éternelles.
Ç’a été la matière de deux livres: dans le
douzième, j’ai établi la différence entre la partie
supérieure et la partie inférieure, qui doit être soumise
à l’autre ; dans le treizième, j’ai parlé le plus
solidement et le plus brièvement possible de la fonction de la partie
inférieure, qui s’étend à la science utile des choses
humaines et nous apprend à user de cette vie passagère en
vue d’acquérir la vie éternelle : sujet compliqué,
très-riche, illustré parles grands et nombreux travaux d’une
foule de grands hommes, mais que j’ai dû resserrer en un seul livre,
pour y faire voir une trinité qu’on ne peut cependant pas encore
appeler l’image de Dieu.
CHAPITRE VIII.
C’EST DANS LA PARTIE PRINCIPALE DE L’ÂME QU’IL FAUT CHERCHER
LA TRINITÉ QUI EST L’IMAGE DE DIEU.
11. Nous voici maintenant arrivé à ce point de la discussion,
où nous devons, d’après notre plan, étudier la partie
principale de l’âme humaine, celle par laquelle elle connaît
Dieu ou peut le connaître, afin d’y découvrir l’image de Dieu.
Car, bien que l’âme humaine ne soit pas de même nature que
Dieu, cependant l’image de la plus parfaite de toutes les natures doit
se chercher et se trouver dans ce qu’il y a de plus parfait dans notre
nature. Mais d’abord, il faut considérer l’âme en elle-même,
avant toute participation à la divinité et y trouver l’image
de Dieu. Nous avons dit que, quoique privée par sa faute de l’amitié
de Dieu, quoique dégradée et difforme, elle est cependant
restée l’image de Dieu ( Ch., IV. ). Elle est en effet son image
par le seul fait qu’elle est capable de le connaître et de le posséder
avantage immense qu’elle ne doit qu’à l’honneur d’être l’image
de Dieu. Voilà donc que l’âme se souvient d’elle-même,
qu’elle se comprend, qu’elle s’aime : dès lors nous découvrons
une trinité, non pas Dieu encore, mais son image. La mémoire
n’a pas tiré du dehors ce qu’elle contient; l’intelligence n’a pas
trouvé au dehors ce qu’elle voit, à l’instar de l’oeil du
corps ; la volonté n’a pas uni au dehors ces deux choses, comme
cela arrive pour les objets matériels et l’impression qu’ils produisent
dans le regard du spectateur. Il ne s’agit pas non plus de l’image d’une
chose extérieure saisie au vol, cachée dans la mémoire,
que la pensée trouve quand elle se tourne de ce côté-là,
et d’où se forme le regard du souvenir, image et regard que là
volonté unit, elle troisième. Tout cela avait lieu dans ces
espèces de trinités que nous avons découvertes dans
les objets matériels, ou qui sont violemment introduites par eux
dans l’homme intérieur au moyen des sens corporels, et dont nous
avons parlé dans le onzième livre (Ch., II et suiv. ). Il
n’est pas davantage question dé ce qui se passait ou semblait se
passer quand nous parlions de la science déjà établie
sur les opérations de l’homme intérieur, mais distincte de
la sagesse : science qui renferme ce que l’âme acquiert; soit par
la connaissance de l’histoire, comme les faits et les paroles qui ont pris
place dans le temps en passant; soit ce qui tient à la nature des
choses dans des lieux et des pays particuliers; soit ce qui prend naissance
dans l’homme lui-même, ou par un enseignement étranger, ou
en vertu de ses propres pensées, comme la foi par exemple — dont
nous avons beaucoup parlé dans le livre treizième — ou les
vertus par lesquelles, si elles sont vraies, cette vie mortelle est réglée
de manière à mériter l’immortalité bienheureuse
que Dieu nous a promise. Toutes ces choses et d’autres du même genre
ont leur place dans le temps, et nous ont aidé à voir plus
clairement la trinité formée de la mémoire, de la
vision et de l’amour. En effet, quelques-unes d’entre elles existent avant
d’être connues de ceux qui les apprennent, elles sont susceptibles
d’être connues même avant d’être connues, et elles engendrent
leur propre connaissance chez ceux qui les apprennent. Les unes sont dans
un lieu fixe, les autres ont passé avec le temps. Au fait celles
qui ont passé avec le temps n’existent réellement plus ;
il n’en reste que certains signes pour la vue ou (531) pour l’ouïe
et qui attestent qu’elles ont été et qu’elles ne sont plus.
Ces signes sont fixés ou dans un lieu, comme les monuments funéraires
et autres de ce genre; ou dans des écrits dignes de foi, comme le
sont les histoires composées par des auteurs sérieux et recommandables;
ou dans l’âme de ceux qui les connaissent déjà. Connues
des uns dans ce dernier cas, elles sont susceptibles de l’être pour
d’autres, à la connaissance desquels elles sont antérieures,
mais qui peuvent les connaître d’après l’enseignement de ceux
qui les connaissent.
Toutes ces choses, même quand on les apprend, forment une certaine
trinité, par leur nature même qui est susceptible d’être
connue, même avant d’être connue, puis par la connaissance
qu’en acquiert celui qui les apprend, laquelle commence au moment où
il les apprend, et enfin par la volonté qui survient en tiers pour
unir ces deux termes. Puis quand elles sont connues, il se forme de leur
souvenir, dans l’intérieur de l’âme, une autre trinité
qui se compose : de leurs images, imprimées dans la mémoire
au moment où on les apprenait ; de l’impression qui en résulte
dans la pensée, quand le regard du souvenir se tourne vers elles,
et de la volonté qui vient en tiers unir ces deux choses. Quant
à celles qui prennent leur origine dans l’âme même où
jusqu’alors elles n’existaient pas, comme la foi par exemple, et autres
choses de ce genre, bien qu’elles semblent accidentelles comme venant par
l’enseignement, elles ne sont cependant point extérieures ni locales
comme les objets mêmes à l’existence desquels on croit ; mais
elles ont leur origine au plus intime de l’âme. En effet, la foi
n’est pas ce que l’on croit, mais ce par quoi l’on croit l’objet de la
foi est cru, la foi est vue. Cependant comme la foi est dans l’âme
et que l’âme existait avant que la foi y fût, celle-ci semble
quelque chose d’accidentel, et sera rangée parmi les choses passées,
quand elle aura disparu devant la claire vue. Maintenant elle forme une
trinité par sa présence, puisque elle est conservée
dans la mémoire, vue et aimée. Dans l’autre vie, elle en
formera une autre par certaines traces qu’elle aura laissées dans
la mémoire en passant, ainsi que nous l’avons déjà
dit plus haut.
CHAPITRE IX.
LA JUSTICE ET LES AUTRES VERTUS CESSENT-ELLES D’EXISTER DANS LA VIE
FUTURE?
12. On demande si les vertus qui règlent cette vie mortelle,
qui prennent naissance
dans l’âme — puisque l’âme existait avant de les avoir
— cesseront d’exister, lorsqu’elles
l’auront conduite au bonheur éternel? Quelques-uns l’ont pensé,
et leur opinion se comprend, s’il s’agit des trois vertus de prudence,
de force et de tempérance; quant à la justice, elle est immortelle,
et dans le ciel elle se perfectionnera en nous plutôt qu’elle ne
cessera. Voici cependant ce que le prince de l’éloquence, Cicéron,
a dit des quatre vertus dans son dialogue intitulé Hortensius :
« S’il nous est donné, au sortir de cette vie, de vivre immortels
dans ides îles fortunées, comme la fable nous le dit, à
quoi bon l’éloquence, puisqu’il n’y aura plus de tribunaux? A quoi
bon même les vertus? En effet, nous n’aurons plus besoin de force
là où il n’y aura plus ni travail ni péril; plus de
justice, là où il n’y aura plus de bien étranger à
convoiter; plus besoin de tempérance pour modérer des passions
qui n’existeront plus; ni enfin de prudence, là où il n’y
aura plus à choisir entre le bien et le mal. Nous serons heureux
tous ensemble par la connaissance de la nature et la science, le seul privilège
à reconnaître dans la vie même des dieux. Ce qui fait
voir clairement que lui seul est désiré par la volonté,
tandis que tout le reste tient à la nécessité ».
Ainsi ce grand orateur, en vantant la philosophie, en rappelant ce
qu’il avait appris des philosophes et l’expliquant avec talent et modération,
prétend que ces quatre vertus ne sont nécessaires que pour
cette vie, où les misères et les douleurs abondent sous nos
yeux, et point du tout dans l’autre vie, s’il est donné d’y être
heureux au sortir de celle-ci; mais que les âmes vertueuses y trouveront
le bonheur uniquement dans la connaissance et dans la science, c’est-à-dire
dans la contemplation de la nature la plus parfaite et la plus aimable,
qui n’est autre que celle qui a créé et établi toutes
les autres natures. Or, si la justice consiste à être soumis
à son empire, évidemment la justice est immortelle; elle
ne cessera pas d’être au sein de cette félicité, mais
elle y atteindra son plus haut degré de (532) perfection et de grandeur.
Peut-être encore les trois autres vertus y subsisteront-elles aussi:
la prudence, sans aucun danger d’erreur; la force, sans la nécessité
de supporter les maux; la tempérance, sans la lutte contre les passions.
La prudence alors consisterait à ne préférer ou à
n’égaler aucun bien à Dieu; la force, à s’attacher
à lui avec une fermeté inébranlable; la tempérance,
à ne se complaire en rien de défectueux et de coupable. Mais
quant à la fonction propre de la justice, de venir au secours des
malheureux; à celle de la prudence, de se précautionner contre
les embûches; à celle de la force, de supporter les événements
fâcheux; à celle de la tempérance, de réprimer
les jouissances illicites, il n’en sera plus question là où
tout mal sera inconnu. Par conséquent, les opérations de
ces vertus, nécessaires pour cette vie mortelle, seront, comme la
foi même à laquelle elles se rattachent, rangées parmi
les choses passées. Maintenant elles forment une trinité
quand elles sont présentes à notre mémoire, que nous
les voyons et que nous les aimons; mais elles en formeront une autre alors,
quand, à l’aide de certaines traces qu’elles auront laissées
chez nous en passant, nous verrons qu’elles ne sont plus, mais qu’elles
ont été trinité qui se composera de ce vestige quelconque
conservé dans la mémoire, de la connaissance exacte que nous
en aurons et de la volonté qui viendra en tiers unir ces deux choses
entre elles.
CHAPITRE X.
COMMENT LA TRINITÉ SE FORME DANS L’ÂME QUI SE SOUVIENT
D’ELLE-MÊME, SE COMPREND ET S’AIME.
13. Parmi les choses temporelles dont nous avons parlé et qui
font l’objet de la science, il en est qui sont susceptibles d’être
connues avant qu’on ne les connaisse; comme, par exemple, les choses sensibles
qui existent en réalité avant qu’on en ait connaissance;
ou encore celles qui sont connues par l’histoire. Il en est d’autres qui
commencent dans le moment même, comme quand, par exemple, un objet
visible qui n’existait pas du tout, surgit tout à coup devant nos
yeux, et n’est évidemment pas antérieur à la connaissance
que nous en avons; ou encore quand un son se fait entendre, et commence
et finit en même temps que l’audition de celui qui l’écoute.
Mais les unes et les autres, soit antérieures à la connaissance,
soit simultanées, engendrent leur connaissance et n’en sont point
engendrées. Et quand une fois connues et renfermées dans
la mémoire, elles sont revues, qui ne voit que ce classement dans
la mémoire est antérieur à la vision résultant
du souvenir et à la réunion des deux, formée par la
volonté ? Mais dans l’âme il n’en est pas ainsi : l’âme
n’est pas accidentelle pour elle-même, comme si elle était
telle par elle-même et qu’il lui vînt d’ailleurs une autre
elle-même qu’elle n’était pas d’abord, ou du moins comme si,
sans venir du dehors, il lui naissait dans elle-même qu’elle était,
une autre elle-même qu’elle n’était pas, par exemple, comme
la foi qui n’était pas dans l’âme, et naît dans l’âme
qui était déjà âme auparavant ; ou comme quand,
postérieurement à la connaissance qu’elle a d’elle-même,
elle se voit, par le souvenir, établie en quelque sorte dans sa
propre mémoire, comme si elle n’y eût pas été
avant de s’y connaître, bien que certainement depuis qu’elle a commencé
d’être, elle n’ait jamais cessé de se souvenir d’elle-même,
de se comprendre et de s’aimer, ainsi que nous l’avons déjà
fait voir. Par conséquent lorsqu’elle se tourne vers elle-même
par la connaissance, il se forme une trinité où déjà
on peut découvrir le verbe : car il est formé de la pensée,
et la volonté les unit l’un à l’autre. C’est donc là
surtout qu’il faut reconnaître l’image que nous cherchons.
CHAPITRE XI.
SE SOUVIENT-ON MÊME DES CHOSES PRÉSENTES?
14. Mais, dira-t-on, que l’âme se souvienne d’elle-même
alors qu’elle est toujours présente à elle-même, ce
n’est pas de la mémoire. C’est au passé qu’appartient la
mémoire, et non au présent. En effet, ceux qui ont traité
des vertus, entre autres Cicéron, ont divisé la prudence
en trois parties : la mémoire, l’intelligence, la prévoyance,
attribuant au passé la mémoire, au présent l’intelligence,
et à l’avenir la prévoyance qui n’est infaillible que chez
ceux qui connaissent les choses futures : privilège refusé
aux hommes, à moins qu’il ne leur vienne d’en haut comme aux prophètes.
Aussi le sage, en parlant des hommes, a dit: « Les pensées
des hommes sont timides, et nos (533) prévoyances sont incertaines
(Sag., IX, 14 ) ». Mais la mémoire est certaine du passé
et l’intelligence du présent, du présent immatériel,
bien entendu : car les objets corporels sont présents aux yeux du
corps. Quant à celui qui prétend qu’on ne se souvient pas
du présent, qu’il veuille bien écouter ce qu’en ont dit les
écrivains profanes eux-mêmes, plus occupés de la justesse
des expressions que de l’exactitude des pensées: du style que de
la vérité : « Ulysse ne peut souffrir de telles horreurs,
et il ne s’oublie point lui-même dans un danger si pressant (Enéide,
liv., III, V. 628, 629 ) ». En disant qu’Ulysse ne s’oublia pas lui-même,
Virgile a-t-il entendu dire autre chose sinon qu’il se souvint de lui-même?
Et cependant, si la mémoire ne s’appliquait pas aux choses présentes,
Ulysse n’aurait pu se souvenir de lui, puisqu’il était toujours
présent à lui-même. Ainsi donc, comme, par rapport
au passé, on appelle mémoire la faculté d’y revenir
par la pensée et de s’en souvenir; de même, par rapport au
présent — ce que l’âme est toujours pour elle-même —
on peut avec raison appeler mémoire la faculté d’être
présente à elle-même de manière à ce
qu’elle puisse être comprise par sa propre pensée, et à
ce que ces deux choses soient unies entre elles par l’amour qu’elles se
portent.
CHAPITRE XII.
LA TRINITÉ QUI SE FORME DANS L’AME EST L’IMAGE DE DIEU QUAND
L’ÂME SE SOUVIENT DE DIEU, LE COMPREND ET L’AIME : CE QUI FORME PROPREMENT
LA SAGESSE.
15. Ce n’est pas parce que l’âme se souvient d’elle-même,
se comprend et s’aime elle-même, que la trinité qu’elle renferme
est l’image de Dieu; mais parce qu’elle peut aussi se souvenir de Celui
qui l’a créée, le comprendre et l’aimer. C’est par là
qu’elle devient sage. Si elle ne le fait pas, elle a beau se souvenir d’elle-même,
se comprendre et s’aimer elle-même, elle est insensée. Qu’elle
se souvienne donc du Dieu à l’image duquel elle a été
faite, qu’elle le comprenne et qu’elle l’aime; en deux mots, qu’elle honore
le Dieu incréé, qui l’a créée capable de le
comprendre et qu’elle peut posséder. C’est pour cela qu’il est écrit:
« Honorer le Seigneur, voilà la sagesse (Job., XXVIII, 28
) ». Ce n’est point par sa propre lumière que l’âme
sera sage, mais par participation à cette lumière souveraine;
et, là où elle sera immortelle, elle règnera au sein
du bonheur. Ainsi entendue, la sagesse de l’homme n’est autre chose que
la sagesse de Dieu. C’est alors seulement qu’elle est vraie; car la sagesse
humaine n’est que vanité. Mais ce n’est point dans le même
sens que Dieu est sage: car il ne l’est pas par participation à
lui-même, comme l’âme l’est par participation à Dieu.
Mais comme on appelle justice de Dieu, non-seulement celle par laquelle
il est juste, mais encore celle qu’il communique à l’homme quand
il justifie l’impie — celle dont parle l’Apôtre quand il dit, à
propos de certains juifs: « Ignorant la justice de Dieu et cherchant
à établir la leur, ils ne se sont pas soumis à la
justice de Dieu (Rom., X, 3 ) » — ainsi peut-on dire de certains
hommes: Ignorant la sagesse de Dieu et cherchant à établir
la leur, ils ne se sont pas soumis à la sagesse de Dieu.
16. Il y a donc une nature incréée, qui a créé
toutes les natures grandes et petites, plus parfaite, sans aucun doute,
que tout ce qu’elle a créé, et, par conséquent, que
cette nature raisonnable et intelligente dont nous parlons et qui est l’âme
de l’homme, créée à l’image de son auteur. Or, cette
nature, plus parfaite que toutes les autres , c’est Dieu. Et « Dieu
n’est pas loin de chacun de nous », comme dit l’Apôtre, qui
ajoute aussitôt : « car c’est en lui que nous vivons, que nous
nous mouvons et que nous sommes (Act., XVII, 27, 28 ) ». S’il s’agissait
ici du corps, on pourrait comprendre que l’Apôtre parle du monde
matériel : Car là aussi notre corps vit, se meut et existe.
C’est donc de l’âme faite à l’image de Dieu qu’il faut entendre
ces paroles, dans un sens plus digne, qui n’ait pas trait au monde visible,
mais au monde invisible. Car est-il une créature qui ne soit en
Celui dont les divines Ecritures nous disent: «Puisque c’est de lui,
et par « lui et en lui que sont toutes choses (Rom., XI, 36 ) ? »
Or, si tout est en lui, en qui peut vivre ce qui vit, et se mouvoir ce
qui se meut, sinon en Celui en qui tout est? Cependant tous les hommes
ne sont pas avec lui comme y était celui qui lui disait : «
Je suis toujours avec vous (Ps., LXXII, 23. )». Ni lui-même
n’est point avec tous dans le sens où nous disons: « Le Seigneur
soit avec vous ». C’est donc un grand malheur pour l’homme de ne
pas être avec Celui sans lequel il ne peut être. Car (534)
il ne peut évidemment être sans Celui en qui il est; et cependant
s’il ne s’en souvient pas s’il ne le comprend pas et ne l’aime pas, il
n’est pas avec lui. Or il n’est pas possible de rappeler à quelqu’un
ce qu’il a complètement
oublié.
CHAPITRE XIII.
COMMENT ON PEUT OUBLIER DIEU ET S’EN SOUVENIR.
17. Prenons un exemple dans le monde visible. Quelqu’un que tu ne reconnais
pas te dit: Tu me connais, et pour fixer ton esprit, il te rappelle où,
quand et comment tu l’as connu. Si tu ne le reconnais pas après
toutes les indications propres à réveiller ta mémoire,
c’est que tu l’as oublié au point que tout souvenir en est effacé
dans ton esprit. Il ne te reste pas autre chose à faire que de croire,
sur sa parole, que tu l’as réellement connu; et encore faut-il pour
cela que celui qui te parle te paraisse digne de foi. Mais si tu t’en souviens,
tu rentres immédiatement dans ta mémoire, et tu y trouves
ce que l’oubli n’avait pas encore entièrement effacé.
Revenons maintenant au sujet que nous avons voulu éclaircir
par cette comparaison, tirée de la société humaine.
Entre autres choses, nous lisons dans le psaume neuvième: «
Que les impies soient précipités dans l’enfer, toutes les
nations qui oublient Dieu (Ps., IX, 18 ) »;d’autre part on lit dans
le psaume vingt et unième: « Tous les peuples de la terre
se souviendront et se tourneront vers le Seigneur (Ps., XXI, 28 ) ».
Ces nations n’avaient donc pas oublié Dieu jusqu’au point qu’on
ne pût en réveiller le souvenir chez elles. Mais en oubliant
Dieu, comme si elles eussent oublié leur vie, elles s’étaient
tournées vers la mort, c’est-à-dire vers l’enfer. Puis, se
souvenant, elles se tournent vers le Seigneur, comme si elles eussent revécu,
en se rappelant leur vie qu’elles avaient oubliée. On lit encore
dans le psaume quatre-vingt-treizième: « Comprenez maintenant,
vous qui êtes insensés au milieu du peuple; hommes stupides,
devenez donc enfin sages. Quoi ! Celui qui forma l’oreille, n’entendra
pas (Ps., XCIII, 8, 9 )? etc.... » Ceci s’adresse à ceux qui,
faute de comprendre Dieu, en disent des choses qui n’ont point de sens.
CHAPITRE XIV.
L’AME, EN S’AIMANT CONVENABLEMENT, AIME DIEU; SI ELLE NE L’AIME PAS,
ON DOIT DIRE QU’ELLE SE HAIT ELLE-MÊME. QU’ELLE SE TOURNE VERS DIEU
POUR SE SOUVENIR DE LUI, LE COMPRENDRE, L’AIMER, ET, PAR LA MÊME,
ÊTRE HEUREUSE.
18. Nous trouvons, dans les divines Ecritures, une multitude de textes
sur l’amour de Dieu. Là aussi on comprend parfaitement ces deux
points : que personne n’aime ce dont il ne se souvient pas, ni ce qu’il
ignore entièrement. De là ce commandement principal et si
connu : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu (Deut., VI, 5 ). »
Telle est la nature de l’âme humaine, que toujours elle se souvient
d’elle-même, que toujours elle se comprend et s’aime elle-même.
Mais comme celui qui hait quelqu’un cherche à lui nuire, ainsi a-t-on
raison de dire que l’âme se hait quand elle se nuit. Elle se veut
du mal sans le savoir, ne pensant pas que ce qu’elle veut lui est nuisible;
et cependant elle se veut réellement du mal, quand elle veut ce
qui lui nuit. Voilà pourquoi il est écrit: «Celui qui
aime l’iniquité, hait son âme (Ps., X ; 6 ) ». Celui
donc qui sait s’aimer, aime Dieu; mais celui qui n’aime pas Dieu, s’aimât-il
d’ailleurs — c’est l’instinct de la nature — peut passer à juste
titre pour se haïr, puisqu’il agit contre son intérêt
et se poursuit lui-même comme un ennemi. Erreur effrayante ! tous
veulent ce qui leur est avantageux, et beaucoup ne font que ce qui leur
est le plus funeste ! Le poète a décrit une maladie semblable
chez les animaux muets : « Grands Dieux, épargnez aux bons
et gardez aux méchants de pareilles erreurs ! Ces malheureux se
mordaient et se déchiraient les membres d’une dent forcenée
(Géorg., III, V. 513, 514 )». Ce n’était là
qu’une maladie du corps; pourquoi le poète l’appelle-t-il une erreur,
sinon parce que tout animal est porté par la nature à se
protéger autant qu’il le peut, et que, sous l’empire de ce mal,
ceux-là déchiraient les membres mêmes qu’ils auraient
voulu conserver?
Or, quand l’âme aime Dieu, et par conséquent, comme nous
l’avons dit, se souvient de lui, et le comprend, on lui donne avec raison
l’ordre d’aimer son prochain comme soi-même, Car ce n’est plus d’un
amour vicieux, mais raisonnable, qu’elle s’aime quand elle aime Dieu :
Dieu qui non-seulement l’a faite à son (535) image, mais la renouvelle
en détruisant le vieil homme, la réforme quand elle était
déformée, la rend heureuse de malheureuse qu’elle était.
Eh bien ! qu’elle s’aime tellement que, dans l’alternative, elle aimerait
mieux perdre tout ce qui est au-dessous d’elle que de périr elle-même,
cependant en abandonnant Celui qui est au-dessus d’elle — pour qui seul
elle pourrait conserver sa force afin de jouir de sa lumière, comme
le chante le Psalmiste: « Je conserverai ma force pour vous (Ps.,
LVIII, 10 ) », et ailleurs : « Approchez-vous de lui, et vous
serez éclairés (Ps., XXXIII, 6 )» — en l’abandonnant,
dis-je, elle est devenue si faible, si ténébreuse, que descendant
au-dessous d’elle-même à des choses qui ne sont pas ce qu’elle
est et auxquelles elle est supérieure, elle s’est misérablement
prostituée à des amours qu’elle ne peut vaincre et à
des erreurs dont elle ne sait plus se dégager. Ce qui fait que,
pénitente par l’effet de la compassion divine, elle s’écrie
par la voix du Psalmiste: « Ma force m’a abandonné et la lumière
de mes yeux n’est plus avec moi (Ps., XXXVII, 11 ) ».
19. Cependant au milieu de ces tristes suites de l’infirmité
et de l’erreur, elle n’a pu perdre ce que la nature lui a donné
: la faculté de se souvenir , de se comprendre et de s’aimer. Voilà
pourquoi le Psalmiste a pu dire ce que je citais plus haut: « Quoique
l’homme marche en image, cependant il s’agite en vain ; il amasse des trésors
et il ne sait qui les recueillera (Ps., XXXVIII, 7 )». Pourquoi en
effet amasse-t-il des trésors, sinon parce que sa force l’a abandonné,
cette force par qui il possédait Dieu et n’avait besoin de rien?
Et pourquoi ne sait-il pour qui il amasse, sinon parce que la lumière
de ses yeux n’est plus avec lui? C’est pourquoi il ne voit pas ce que dit
la vérité: « Insensé, cette « nuit même
on te redemandera ton âme, et ce que tu as amassé, à
qui sera-t-il (Luc., XII, 20 )? »Cependant, comme cet homme marche
encore en image, et comme son âme conserve toujours la mémoire,
l’intelligence et l’amour de soi-même : si on lui disait qu’il ne
peut tout garder et qu’on le mît dans l’alternative ou de perdre
les trésors qu’il a amassés, ou de perdre son âme,
serait-il donc assez fou pour ne pas préférer son âme
à ses trésors? Les trésors trop souvent corrompent
l’âme; mais l’âme que les trésors n’ont pas corrompue,
vit plus facilement et plus librement sans trésors. Et peut-on posséder
des trésors autrement que par l’âme ? Si l’enfant au berceau,
quoique né au sein de l’opulence et maître de tout ce qui
lui appartient de droit, ne possède rien parce que son âme
est aux langes, comment quelqu’un privé de son âme pourra-t-il
rien posséder? Mais pourquoi parler de trésors que tout le
monde, dans l’alternative, aimera mieux perdre que de perdre, son âme?
Il n’est personne qui les mette au dessus, personne même qui les
estime à l’égal des yeux du corps, qui ne sont pas une propriété
rare comme celle de l’or, mais en vertu desquels tout homme possède
le ciel : car, par les yeux du corps, tout homme prend possession de tout
ce qui lui fait plaisir à voir. Qui donc dans le cas où il
ne pourrait garder les uns et les autres et serait obligé de perdre
ses yeux ou ses trésors, ne sacrifierait ses trésors à
ses yeux ? Et pourtant, s’il était placé dans la même
alternative pour ses yeux et son âme, qui ne voit qu’il préférerait
son âme à ses yeux? L’âme sans les yeux est encore une
âme humaine, et sans l’âme les yeux de la chair sont des yeux
de bête. Or qui n’aimerait mieux être un homme privé
de la vue, qu’un animal doté de la vue?
20. Je dis tout ceci pour faire comprendre en peu de mots aux personnes
les moins intelligentes qui pourraient lire ou entendre lire ces pages,
combien l’âme s’aime elle-même, encore qu’elle soit faible
et qu’elle s’égare à aimer et à poursuivre à
tort ce qui est au-dessous d’elle. Or elle ne pourrait pas s’aimer si elle
s’ignorait absolument, c’est-à-dire si elle ne se souvenait pas
d’elle-même, et ne se comprenait pas; et ce titre d’image de Dieu
lui donne une telle puissance qu’elle peut s’attacher à Celui dont
elle est l’image. Car tel est son rang, non dans l’espace local, mais dans
la hiérarchie des natures, qu’elle n’a que Dieu au-dessus d’elle.
Et quand elle lui est parfaitement unie, elle ne fait plus qu’un esprit
avec lui, ainsi que l’atteste l’Apôtre, quand il dit: « Celui
qui s’unit au Seigneur, est un seul esprit avec lui (Cor., VI, 17 ) ».
En ce cas, elle s’élève jusqu’à participer à
la nature, à la vérité et au bonheur de Dieu, sans
que pour autant Dieu croisse en nature, en vérité et en bonheur.
Quand donc elle sera heureusement unie à cette nature, elle vivra
dans l’immutabilité, et tout ce qu’elle verra sera immuable pour
elle. (536) C’est alors que, suivant la promesse de la divine Ecriture,
ses désirs seront rassasiés de bonheur (Ps., CII, 5 ), et
d’un bonheur immuable, au sein de la Trinité, son Dieu, dont elle
est l’image et pour que cette image ne puisse plus être altérée,
elle sera cachée dans le secret de la face divine (Ps., XXX, 21
), et remplie par elle d’une telle abondance qu’elle n’éprouvera
plus jamais de plaisir à pécher. Mais, ici-bas, quand elle
se voit, elle ne voit point une chose immuable.
CHAPITRE XV.
QUOIQUE L’ÂME ESPÈRE LE BONHEUR, ELLE NE SE SOUVIENT CEPENDANT
PAS DE CELUI QU’ELLE A PERDU, MAIS BIEN DE DIEU ET DES LOIS DE LA JUSTICE.
2l. L’âme ne met certainement pas en doute qu’elle est malheureuse
et qu’elle espère être heureuse, et elle n’espère le
bonheur que parce qu’elle est sujette au changement. Si elle n’y était
pas sujette, elle ne pourrait pas passer de la misère au bonheur,
comme elle tombe du bonheur dans la misère. Et qui aurait pu la
rendre misérable sous un Dieu tout-puissant et bon, sinon son péché
et la justice de son Maître? Et qui peut la rendre heureuse, sinon
son propre mérite et la récompense de son Seigneur? Mais
son mérite est l’effet de la grâce de Celui-là même
dont le bonheur sera sa récompense. Elle ne peut en effet se donner
à elle-même la justice qu’elle a perdue et qu’elle n’a plus.
L’homme l’avait reçue au moment de sa création, et il l’a
perdue par son péché. Il la reçoit donc, pour mériter
par elle de recevoir le bonheur. Ainsi c’est en toute vérité
que l’Apôtre dit à l’âme, comme si elle commençait
à se glorifier d’un avantage qui lui fût propre : «
Et qu’as-tu que tu n’aies reçu? que si tu l’as reçu, pourquoi
t’en glorifies-tu comme si tu ne l’avais pas reçu (I Cor., IV, 7
)?» Mais quand elle se souvient bien de Dieu, après avoir
reçu son Esprit, elle sent parfaitement — car elle l’apprend par
une communication intime du Maître —qu’elle ne peut se relever que
par un effet gratuit de son amour, et qu’elle n’a pu tomber que par l’abus
de sa propre volonté. A coup sûr, elle ne se souvient pas
de son bonheur; ce bonheur a été et n’est plus; elle l’a
complètement oublié, et voilà pourquoi le souvenir
ne peut en être réveillé. Mais elle s’en rapporte là-dessus
aux Ecritures de son Dieu, si dignes de foi, écrites par son prophète,
racontant la félicité du paradis, et exposant, d’après
la tradition historique, le premier bonheur et la première chute
de l’homme. Seulement elle se souvient du Seigneur son Dieu : car celui-là
est toujours; il n’a pas été pour ne plus être, il
n’est pas pour cesser d’être un jour; mais comme jamais il ne cessera
d’être, ainsi a-t-il toujours existé. Et il est tout entier
partout; c’est pourquoi l’âme vit, se meut et est en lui (Act., XVII,
28 ), c’est pourquoi aussi elle peut se souvenir de lui. Non qu’elle s’en
souvienne pour l’avoir connu dans Adam, ou quelque autre part avant cette
vie, ou quand il la formait pour animer le corps : non, elle ne se rappelle
rien de cela, tout cela est effacé par l’oubli.
Mais elle s’en souvient pour se tourner vers le Seigneur comme vers
la lumière qui la frappait encore en un certain sens même
quand elle se détournait de lui. Voilà comment les impies
eux-mêmes pensent à l’éternité, et blâment
et approuvent avec raison bien des choses dans la conduite des hommes.
Or, d’après quelles règles jugent-ils, sinon d’après
celles qui enseignent à bien vivre, bien qu’eux-mêmes ne vivent
pas comme ils le devraient? Et où les voient-ils, ces règles?
Ce n’est pas dans leur propre nature, puisque évidemment ces sortes
de choses se voient par l’âme, et que leurs âmes sont sujettes
à changement, tandis que ces règles sont immuables, comme
le voit quiconque est capable de le lire en elles-mêmes. Ce n’est
point non plus dans l’état de leur âme, puisque ce sont des
règles de justice et qu’il est constant que leurs âmes vivent
dans l’injustice. Où ces règles sont-elles écrites?
où l’homme injuste reconnaît-il ce qui est juste? Où
voit-il qu’il faut avoir ce qu’il n’a pas? Oui, où sont écrites
ces lois, sinon dans le livre de cette lumière qu’on appelle la
vérité? C’est de là que dérive toute loi juste
et qu’elle se transporte dans le coeur de l’homme qui pratique la justice,
non par déplacement, mais par une sorte d’empreinte, comme l’image
de l’anneau passe dans la cire et ne la quitte plus. Quant à celui
qui ne pratique pas et voit cependant ce qu’il faut pratiquer, c’est lui
qui se détourne de cette lumière et en reste néanmoins
frappé. Pour celui qui ne voit pas comment il faut vivre, il est
plus excusable de (537) pécher parce qu’il ne transgresse pas de
loi connue; mais il est quelquefois atteint aussi par l’éclat de
cette vérité présente partout, quand on l’instruit
et qu’il croit.
CHAPITRE XVI.
COMMENT L’IMAGE DE DIEU SE RÉFORME DANS L’HOMME.
22. Or, ceux qui se souviennent de Dieu pour se tourner vers lui, et
se détourner de la difformité qui, au moyen des passions
mondaines, les rendait conformes à ce siècle, se réforment
sur ce point, en écoutant cette parole de l’Apôtre : «
Ne vous conformez point à ce siècle, mais réformez-vous
par le renouvellement de votre esprit (Rom., XII, 2 )». Dès
lors l’image commence à être réformée par Celui
qui l’a formée. Car elle ne peut pas se réformer elle-même,
comme elle a pu se déformer. L’Apôtre dit encore ailleurs
: « Renouvelez-vous dans l’esprit de votre âme, et revêtez-vous
de l’homme nouveau qui a été créé selon Dieu
dans la justice et la sainteté de la vérité (Eph.,
IV, 23, 24 ) ». Ces expressions : « Créé selon
Dieu », ont le même sens que ce qui est dit en un autre endroit:
« A l’image de Dieu ( Gen., I, 27 )». Mais, en péchant,
l’homme a perdu la justice et la sainteté de la vérité;
voilà pourquoi l’image a perdu sa forme et sa couleur: mais il la
reprend, quand il est réformé et renouvelé. Quant
à ces mots: « L’esprit de votre âme », on ne doit
pas les entendre en ce sens qu’il y ait ici deux choses distinctes, l’âme
et l’esprit de l’âme; mais cela veut dire que si toute âme
est esprit, tout esprit n’est pas âme. En effet, Dieu est aussi Esprit
(I cor., XIV, 14 ), bien qu’il ne se renouvelle pas, puisqu’il ne peut
vieillir. Il y a donc dans l’homme un esprit qui n’est pas l’âme,
et auquel appartiennent les ressemblances imaginaires du corps. C’est de
celui-là que l’Apôtre dit aux Corinthiens : « Car si
je prie de la langue, mon esprit prie, mais mon âme est sans fruit
(Jean, XIX, 20 ) ». Il parle ici de ce qu’on prononce sans le comprendre,
et qui ne peut s’exprimer si les images des mots matériels n’ont
produit d’abord la pensée de l’esprit, avant les sons de la bouche.
L’âme de l’homme s’appelle aussi esprit; c’est pourquoi on lit dans
l’Evangile : « Et la tête inclinée, il rendit l’esprit
( Jean, XIX, 20 ) » ce qui veut dire que la mort corporelle eut lieu
par le départ de l’âme. On parle encore de l’esprit de l’animal
:
expression que le livre de Salomon, l’Ecclésiaste, emploie de
la manière la plus formelle:
« Qui sait si l’esprit des enfants des hommes monte en haut,
et si l’esprit des bêtes descend en bas dans la terre (Eccl., III,
21 )? » Il est aussi écrit dans la Genèse que toute
chair « ayant en elle un esprit de vie » périt dans
le déluge (Gen., VII, 22 ). Le vent, chose évidemment matérielle,
porte encore le nom d’esprit; car on lit dans les psaumes : « Feu,
grêle, neige, glace, esprit de tempête (Ps., CXLVIII, 8 ) ».
Le mot esprit ayant donc tant de significations diverses, l’Apôtre
entend ici par l’esprit de l’âme, l’esprit qui s’appelle l’âme.
C’est dans un sens analogue que le même Apôtre dit ailleurs
: « Par le dépouillement de votre corps de chair (Col., II,
11 ) » ; non qu’il entende par là deux choses différentes,
comme si la chair était distincte du corps; mais le mot corps s’appliquant
à une foule d’objets qui ne sont pas chair — en dehors de la chair
il y a beaucoup de corps célestes et terrestres — il s’est servi
de l’expression corps de chair, pour désigner le corps qui est chair.
C’est ainsi qu’il appelle esprit de l’âme l’esprit qui est l’âme.
En un autre endroit, il a désigné l’image plus expressément,
prescrivant le même ordre en d’autres termes: « Dépouillez
le vieil homme avec ses oeuvres, et revêtez l’homme nouveau, qui
se renouvelle par la connaissance de Dieu, selon l’image de celui qui l’a
créé (Id., 9, 10 ) ». D’un côté on lit:
« Revêtez l’homme nouveau qui a été créé
selon Dieu, de l’autre: Revêtez l’homme nouveau qui se renouvelle
selon l’image de celui qui l’a créé ». Là, l’Apôtre
dit: « Selon Dieu » ; ici : « Selon l’image de celui
qui l’a créé ». Là encore: « Dans la justice
et la sainteté de la vérité », et ici : «
Par la connaissance de Dieu ». Ce renouvellement a donc lieu par
la réformation de l’âme selon Dieu, ou selon l’image de Dieu.
Si l’Apôtre dit « selon Dieu », c’est pour exclure l’idée
qu’elle puisse être réformée selon une autre créature;
et s’il dit « selon l’image de Dieu », c’est pour faire entendre
que le renouvellement a lieu là où est l’image de Dieu, c’est-à-dire
dans l’âme. C’est dans un sens analogue que nous disons mort selon
le corps, et non selon l’esprit, le juste qui sort (538) de son corps dans
son état de fidélité. Et que veut dire mort selon
le corps, sinon mort par le corps ou dans le corps, et non par l’âme
ou dans l’âme? Ou encore quand nous disons: Il est beau selon le
corps, ou fort selon le corps, et non selon l’âme, qu’entendons-nous
dire sinon : Il est beau ou fort par le corps et non par l’âme? Et
ainsi d’une multitude de locutions de ce genre. Ainsi nous n’entendons
pas ces expressions : « Selon l’image de celui qui l’a créé
», en ce sens que l’image selon laquelle l’homme est renouvelé,
soit différente de celle qui est renouvelée.
CHAPITRE XVII.
COMMENT L’IMAGE DE DIEU SE RENOUVELLE DANS L’ÂME, EN ATTENDANT
QUE LA RESSEMBLANCE DE DIEU SE PERFECTIONNE EN ELLE DANS LA BÉATITUDE.
23. Sans doute ce second renouvellement ne se fait pas immédiatement
au moment même de la conversion, comme le premier s’opère
sur-le-champ au moment du baptême par la rémission de tous
les péchés, dont il ne reste rien qui ne soit remis. Mais
comme autre chose est d’être guéri de la fièvre, autre
chose de recouvrer les forces abattues par la fièvre; ou, encore,
autre chose de tirer le trait du corps, autre chose de fermer la blessure
qu’il a causée; de même le premier pas vers la guérison
est d’écarter la cause du mal, ce qui s’obtient par la rémission
de tous les péchés; et le second, de guérir la maladie
elle-même, ce qui a lieu par le progrès insensible dans le
renouvellement de l’image. Le Psalmiste nous indique cette double opération
quand il dit d’abord: « Qui pardonne toutes les iniquités
» — effet du baptême — puis : « qui guérit toutes
les langueurs (Ps., CII, 3 ) », par des progrès quotidiens,
pendant que l’image se renouvelle. C’est ce que l’Apôtre exprime
très-clairement en ces termes: « Bien qu’en nous l’homme extérieur
se détruise, cependant l’homme intérieur se renouvelle de
jour en jour (II Cor., IV, 16 ) » . Or, « il se renouvelle
par la connaissance de Dieu », c’est-à-dire « dans la
justice et la sainteté de la vérité », d’après
les textes mêmes de l’Apôtre que j’ai cités plus haut.
Celui donc qui se renouvelle par la connaissance de Dieu, par la justice
et la sainteté de la vérité et fait des progrès
de jour en jour, reporte ses affections du temps à l’éternité,
du visible à l’invisible, des choses charnelles aux choses spirituelles;
il met toute son ardeur à réprimer et à affaiblir
sa passion pour celles-là, à fortifier son amour pour celles-ci.
Mais il ne réussit que dans la mesure où Dieu l’aide. Car
le Sauveur lui-même l’a dit: « Sans moi vous ne pouvez rien
faire (Jean, XV, 5 ) ». Quiconque sera surpris par le dernier jour
de sa vie dans cette foi au Médiateur, dans ces progrès et
ces succès, sera conduit au Dieu qu’il a honoré pour recevoir
de lui sa perfection, il sera accueilli par les saints anges, et reprendra
à la fin du monde son corps incorruptible, non pour le châtiment,
mais pour la gloire. Alors la ressemblance de Dieu sera parfaite dans cette
image, puisque la vision de Dieu y sera parfaite. C’est de quoi parle l’Apôtre
quand il dit: « Nous voyons maintenant à travers un miroir
en énigme, mais alors nous verrons face à face (I Cor., XIII,
12 ) ». Et encore : « Pour nous, contemplant à face
découverte la gloire du Seigneur, nous sommes transformés
en la même image de clarté en clarté, comme par l’Esprit
du Seigneur (II Cor., III, 18 )» : et c’est ce qui arrive dans ceux
qui font de jour en jour des progrès dans le bien.
CHAPITRE XVIII.
FAUT-IL, D’APRÈS LES PAROLES DE SAINT JEAN, VOIR AUSSI DANS
L’IMMORTALITÉ DU CORPS, NOTRE FUTURE RESSEMBLANCE AVEC LE FILS DE
DIEU?
24. L’apôtre Jean dit: « Mes bien-aimés, nous sommes
maintenant enfants de Dieu; mais on ne voit pas encore ce que nous serons;
nous savons que lorsqu’il apparaîtra nous serons semblables à
lui, parce que nous le verrons tel qu’il est (I Jean, III, 2 ) ».
D’après ce texte, on voit que la ressemblance avec Dieu sera parfaite
dans son image, quand celle-ci aura reçu la pleine vision de la
divinité. Du reste, ces paroles de l’apôtre Jean semblent
s’appliquer même à l’immortalité du corps. Car ici
aussi nous serons semblables à Dieu, mais à Dieu le Fils
seulement, puisque seul entre les personnes de la Trinité, il a
pris un corps, dans lequel il est mort et ressuscité et qu’il a
introduit dans le séjour éternel. Ce (539) sera donc encore
l’image de Dieu quand nous aurons comme lui un corps immortel et que nous
serons, sous ce point de vue conformes à l’image, non du Père
ou du Saint Esprit, mais du Fils seulement, puisque c’es de lui seul qu’il
est dit : « Le Verbe a été fait chair (Jean, I, 14
) », comme le maintient la foi orthodoxe. De là ces paroles
de l’Apôtre : « Ceux qu’il a connus par sa prescience, il les
a aussi prédestinés à être conformes à
l’image de son Fils, afin qu’il fût lui-même le premier-né
entre beaucoup de frères (Rom., VIII, 29 ) », c’est-à-dire
« premier-né d’entre les morts», comme le dit le même
Apôtre (Col., I, 18) ; parla mort, la chair a été semée
dans l’abjection, et est ressuscitée dans la gloire. Selon cette
image du Fils, à laquelle nous devenons conformes par l’immortalité
de notre corps, nous faisons ce que conseille encore l’Apôtre : «
Comme donc nous avons porté l’image du terrestre, portons aussi
l’image du céleste (I Cor., XV, 43-49 )»; afin de croire véritablement
et d’espérer inébranlablement qu’après avoir été
mortels selon Adam, nous serons immortels selon le Christ. C’est ainsi
que nous pouvons porter la même image que lui, non encore dans la
vision, mais dans la foi, non encore en réalité, mais en
espérance; car c’était de la résurrection que l’Apôtre
parlait en disant cela.
CHAPITRE XIX.
C’EST BIEN PLUTOT DE NOTRE PARFAITE RESSEMBLANCE AVEC LA TRINITÉ
DANS LA VIE ÉTERNELLE, QU’IL FAUT ENTENDRE LES PAROLES DE SAINT
JEAN. LA SAGESSE EST PARFAITE AU SEIN DE LA BÉATITUDE.
25. Quant à l’image dont il est dit: « Faisons l’homme
à notre image et à notre ressemblance (Gen., I, 26 ) »,
comme le texte ne dit pas à mon image ni à ton image, nous
croyons que l’homme a été fait à l’image de la Trinité
et nous avons mis toute la diligence possible à le bien comprendre.
C’est donc plutôt en ce sens qu’il faut entendre ce que dit l’apôtre
saint Jean : « Nous serons semblables à lui, quand nous le
verrons tel qu’il est », parce que ce mot « lui » se
rapporte à celui dont il a dit: « Nous sommes les enfants
de Dieu I Jean, III, 2 ) ». Et l’immortalité de la chair s’opérera
au moment même de la résurrection, d’après le témoignage
de saint Paul: « En un clin d’oeil, au son de la dernière
trompette, les morts ressusciteront incorruptibles, et nous, nous serons
changés (I Cor., XV, 52 . ) ». En effet, en un clin d’oeil,
avant le jugement, ce corps animal qui est semé maintenant dans
l’infirmité, dans la corruption et l’abjection, ressuscitera spirituel,
dans la force, dans l’incorruptibilité et dans la gloire. Et l’image
qui se renouvelle de jour en jour, non extérieurement, mais intérieurement,
dans l’esprit de l’âme par la connaissance de Dieu, sera perfectionnée
par la vision, qui aura lieu alors, après le jugement, face à
face, et qui maintenant avance à travers un miroir en énigme
(Id., XIII, 12). C’est de cette perfection qu’il faut entendre ces paroles:
« Nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons
tel qu’il est ». Ce don nous sera fait quand on nous aura dit : «
Venez, bénis de mon Père; possédez le royaume préparé
pour vous (Matt., XXV, 34 ) ». Alors l’impie disparaîtra, pour
ne pas voir la gloire du Seigneur (Is., XXVI, 10. ), quand ceux qui seront
à gauche iront au supplice éternel, et que ceux qui seront
à droite entreront dans l’éternelle vie (Matt. XXV, 46 ).
Or, comme l’a dit la vérité, « la vie éternelle,
c’est qu’ils vous connaissent, vous seul vrai Dieu, et celui que vous avez
envoyé, Jésus-Christ (Jean, XVII, 3 ) ».
26. Cette sagesse contemplative — la même, ce me semble, que
celle que les saintes Ecritures distinguent de la science sous le nom de
sagesse — n’appartient qu’à l’homme; mais l’homme ne l’a point de
lui-même; il la tient de celui dont la participation peut seule rendre
l’âme vraiment raisonnable et intelligente. Cicéron la recommande
en ces termes, à la fin de son dialogue d’Hortensius: « Nous
qui méditons ces choses jour et nuit, qui exerçons notre
intelligence — le regard de l’âme — et veillons à ne point
la laisser s’émousser, c’est-à-dire nous qui sommes philosophes,
nous avons grand espoir, que si ce que nous sentons et ce que nous goûtons
est mortel et périssable, du moins, au terme de notre carrière
mortelle, la mort nous sera agréable, que l’anéantissement
ne nous sera point pénible, mais sera plutôt le repos de notre
vie; ou si, selon l’opinion d’anciens philosophes, les plus grands et de
beaucoup les plus illustres, nous avons des âmes immortelles et divines,
il faut croire qu’elles (540) monteront et rentreront d’autant plus facilement
au ciel qu’elles auront mieux suivi leur carrière, c’est-à-dire
cédé à la raison et au désir de savoir, et
qu’elles se seront moins mêlées et embarrassées dans
les vices et les erreurs des hommes ». Puis dans une courte conclusion,
il répète encore la même pensée : « Ainsi
donc, pour terminer enfin cette discussion, soit que nous désirions
une mort paisible après une vie livrée à ces occupations,
soit que nous devions passer immédiatement de ce séjour à
un autre bien préférable, nous devons consacrer à
ces études tous nos travaux et tous nos soins ».
Ici je m’étonne que cet homme, doué d’un si grand génie,
promette, au terme de la carrière mortelle, une mort agréable
à des philosophes dont le bonheur est la contemplation de la vérité,
si ce que nous sentons et ce que nous goûtons est mortel et périssable:
comme s’il s’agissait de la mort et de la destruction de quelque chose
que nous n’aimerions pas ou que nous haïrions mortellement et dont
l’anéantissement nous serait agréable. Mais il ne tenait
point cette doctrine des philosophes dont il fait un si bel éloge;
il l’avait empruntée à la nouvelle Académie où
il avait appris à douter des vérités les plus évidentes.
Ce qu’il tenait de ces philosophes « les plus grands et de beaucoup
les plus illustres », comme il en convient lui-même, c’est
que les âmes sont immortelles. Or il est à propos d’exciter
par là des âmes immortelles à poursuivre, jusqu’au
terme de cette vie, la carrière de la raison, la recherche de la
vérité, et à se dégager le plus possible des
vices et des erreurs des hommes, afin de faciliter leur retour vers Dieu.
Mais cette carrière, qui consiste dans l’amour et la recherche de
la vérité, ne suffit point à des malheureux, c’est-à-dire
à des hommes mortels aidés de leur seule raison et privés
de la foi au Médiateur. C’est ce que je me suis efforcé de
démontrer dans les autres parties de cet ouvrage, particulièrement
dans le quatrième et le treizième livre. (541)
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm