LIVRE TROISIEME : COMMENT DIEU A-T-IL APPARU ?
Dieu a-t-il formé des créatures pour apparaître
ainsi aux hommes, ou ces apparitions ont-elles eu lieu par le ministère
des anges? Dans ce cas, ces esprits célestes, usant de la puissance
que le Créateur leur a accordée, employaient les créatures
de la manière qui leur paraissait la plus propre à former
ces apparitions. Mais quant à l’essence divine, considérée
en elle-même, jamais elle n’a été vue sur la terre.
LIVRE TROISIEME : COMMENT DIEU A-T-IL APPARU ?
PRÉFACE.
CHAPITRE PREMIER.
QUESTIONS A EXAMINER.
CHAPITRE II.
TOUTE TRANSFORMATION CORPORELLE A POUR PREMIER PRINCIPE LA VOLONTÉ
DE DIEU. EXEMPLE.
CHAPITRE. III.
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
CHAPITRE IV.
EMPIRE SOUVERAIN DE DIEU SUR TOUTE CRÉATURE.
CHAPITRE V.
CARACTÈRE DU MIRACLE.
CHAPITRE VI.
MÊME SUJET.
CHAPITRE VII.
LE MIRACLE ET LA MAGIE.
CHAPITRE VIII.
A DIEU SEUL LE POUVOIR DE CRÉER.
CHAPITRE IX.
TOUTES LES CAUSES ONT LEUR PRINCIPE EN DIEU.
CHAPITRE X.
SIGNES SACRÉS. EUCHARISTIE.
CHAPITRE XI.
APPARITIONS DIVINES PRODUITES PAR LE MINISTÈRE DES ANGES. CONCLUSION
DE CE LIVRE.
PRÉFACE.
1. Je préfère de beaucoup le travail de la lecture à
celui de la composition ; et si quelques-uns de mes lecteurs ne le croient
pas, je les engage à en faire eux-mêmes l’expérience.
Je les prie donc de noter dans leurs lectures les diverses solutions qu’on
petit donner aux difficultés que je propose, elles diverses réponses
que je dois faire à mille questions qui me sont adressées
de toutes parts. Eh! n’est-ce pas là pour moi un véritable
devoir, puisque je me suis consacré au service de Jésus-Christ
et puisque je brûle du zèle de défendre notre foi contre
les erreurs de certains hommes terrestres et charnels. Au reste je suis
assuré que bientôt ces critiques auront reconnu avec quel
empressement je me dispenserais de ce travail, et avec quelle joie je déposerais
la plume. Toutefois je continuerai à écrire, parce que les
divers ouvrages que j’ai lus sur la Trinité ou n’existent pas en
latin, ou sont presque introuvables, comme me l’a prouvé la difficulté
que j’ai eue à me les procurer. En outre, il est peu de personnes
assez familiarisées avec la langue grecque pour pouvoir aisément
lire et comprendre des traités aussi profonds. Et néanmoins
ces traités, si j’en juge déjà par mes premiers extraits,
renferment une foule de choses utiles.
Je ne saurais donc résister aux désirs de mes frères,
qui sont en droit de me demander ce travail, puisque je me suis constitué
leur très-humble serviteur, et puisque je me suis engagé
en Notre-Seigneur Jésus-Christ à les servir avec zèle
de ma parole et de ma plume. Or, la charité qui dirige en moi l’une
et l’autre, comme deux coursiers pleins d’ardeur, me presse d’achever ma
course. Je dois en outre avouer qu’en écrivant sur ce sujet, j’ai
appris bien des choses que j’ignorais. C’est pourquoi il n’est permis ni
au paresseux , ni au savant de considérer ce traité comme
superflu, car je crois qu’il sera vraiment utile à beaucoup d’esprits
lab6rieux ou ignorants, et je me mets de ce nombre. C’est à l’aide
des ouvrages déja composés sur la sainte Trinité,
qui est le Dieu unique et souverainement bon, que j’ai pu résoudre
sur ce sujet plusieurs questions et plusieurs difficultés ; et c’est
également avec le secours du Seigneur que je vais poursuivre mes
recherches et mon travail. Si sous quelques rapports ce travail peut paraître
nouveau, il n’en sera que plus agréable à ceux qui voudront
bien se donner la peine de le lire et de le comprendre; si au contraire
on le considère comme un abrégé des ouvrages qui existent
déjà sur le même sujet, il sera utile encore, en épargnant
à mes lecteurs de nombreuses et pénibles recherches.
2. Certes, je désire trouver pour tous mes ouvrages des lecteurs
bienveillants, et surtout des critiques libres et sincères. Mais
ici principalement, je souhaite que les questions élevées
que je traite, rencontrent autant d’esprits qui les comprennent, qu’elles
se heurteront à d’obstinés contradicteurs. Toutefois, de
même que je désavoue un lecteur qui me serait favorable par
une complaisante prévention, je repousse également un critique
qui d’avance me condamnerait par système et par préjugés.
Le premier ne doit pas m’aimer plus que la foi catholique, et le second
ne doit pas s’aimer lui-même plus que la vérité catholique.
Ainsi je dis à l’un : Ne donnez point à mon ouvrage l’autorité
des livres canoniques; mais s’il vous offre quelques nouveaux développements
de nos dogmes sacrés, attachez-vous y avec empressement. Si au contraire
quelques doutes subsistent encore dans votre esprit, suspendez toute adhésion,
jusqu’à ce que ces doutes soient éclaircis. Mais je dis également
à l’autre:
Ne condamnez point mon travail d’après votre propre opinion,
ou votre propre jugement, et prononcez seulement d’après la sainte
Ecriture, ou la droite raison. Les principes vrais que renferme ce traité,
ne m’appartiennent point, mais en les aimant et en les comprenant, vous
(389) et moi, nous nous les approprierons. Quant aux erreurs qui pourraient
s’y glisser, vous devez me les attribuer, et toutefois éviter d’en
faire, pour vous ou pour moi, une faute personnelle.
3. Je commence donc ce troisième livre au point où le
second s’est arrêté. Nous voulions d’abord prouver deux choses
; la première, que le Fils n’est pas inférieur au Père,
parce qu’il est envoyé par le Père; et la seconde, que l’Esprit-Saint
qui, selon l’Evangile, est envoyé par le Père et par le Fils,
n’est inférieur ni à l’un ni à l’autre. C’est pourquoi
j’ai dû examiner sous ses diverses faces cette double question :
Comment le Fils a-t-il pu être envoyé là où
il était déjà, car lorsqu’il est venu dans le monde,
« il était déjà dans le monde ( Jean, I, 10
) »; et encore, comment l’Esprit-Saint a-t-il, lui aussi, été
envoyé là où il était déjà, puisque
le Sage nous dit que «l’Esprit du u Seigneur remplit l’univers, et
que celui qui contient tout, entend tout ( Sag., I, 7 ) »? Mais ici
toute difficulté s’évanouit dès qu’on reconnaît
quo le Fils de Dieu est envoyé, parce qu’il s’est au dehors revêtu
de notre chair, et que quittant pour ainsi dire le sein de son Père,
il s’est rendu visible aux yeux des hommes, en prenant la forme d’esclave.
Et de même l’Esprit-Saint est dit envoyé, parce qu’il s’est
montré sous la forme sensible d’une colombe, et d’un globe de feu
qui se divisa en langues. Le Fils et le Saint-Esprit sont donc envoyés,
lorsque d’invisibles qu’ils sont, ils se montrent à nous sous une
forme corporelle. Mais parce que le Père n’a jamais apparu de la
sorte, et qu’il a toujours envoyé le Fils, ou l’Esprit-Saint, on
dit qu’il n’a point de mission.
En second lieu, j’ai recherché pourquoi l’on parle ainsi du
Père, quoiqu’il soit vrai qu’il s’est montré dans les apparitions
sensibles dont les patriarches furent favorisés. De plus, si le
Fils se révélait dès lors, et se rendait visible sous
une forme corporelle, pourquoi n’est-il dit envoyé que bien des
siècles après, et lorsque dans la plénitude des temps
il naquit d’une femme ( Gal., IV, 4 )? Voulez-vous, au contraires justifier
cette expression en disant qu’il n’y eut, à l’égard du Verbe,
de véritable mission qu’au jour où il se fit chair? je vous
demanderai pourquoi vous dites également du Saint-Esprit qu’il a
été envoyé, quoiqu’il ne se soit jamais incarné
? Enfin, si nous ne devons reconnaître séparément dans
ces anciennes, apparitions ni le Père, ni le Fils, ni le Saint-Esprit,
quelles raisons avons-nous aujourd’hui de dire que le Fils a été
envoyé, puisque déjà il l’avait été
sous ces formes diverses? C’est pour traiter ces importantes questions
avec plus de lucidité, que j’ai divisé ma réponse
en trois parties. La première a été l’objet du second
livre , et je réserve les deux autres pour le troisième.
J’ai donc prouvé que dans ces anciennes apparitions, et sous ces
formes sensibles on peut indifféremment reconnaître tantôt
le Père, ou le Fils ou le Saint-Esprit, et tantôt la Trinité
entière, qui est le Dieu unique et véritable. C’est l’étude
approfondie du contexte, qui peut seule déterminer à laquelle
des trois personnes divines on doit rapporter l’apparition.
CHAPITRE PREMIER.
QUESTIONS A EXAMINER.
4. J’aborde maintenant la seconde partie de ma division, et ici trois
questions se présentent. Dieu a-t-il, dans ces diverses apparitions,
formé tout exprès une créature pour se montrer aux
hommes de la manière qu’il jugerait la meilleure? ou bien les anges
qui existaient déjà, et que le Seigneur envoyait pour parler
en son nom, choisissaient-ils parmi les créatures corporelles, celles
qui convenaient le mieux à leur ministère? ou enfin ces mêmes
esprits, usant de la puissance qu’ils ont reçue du Créateur,
changeaient-ils leur propres corps, qu’ils plient et dirigent à
leur gré, aux formes qu’ils croyaient les plus favorables à
l’accomplissement de leur mission? Après avoir traité ces
trois questions avec toute la lucidité que le Seigneu,r me permettra
d’y apporter, je passerai à une quatrième que je m’étais
déjà posée, à savoir si le Fils et le Saint-Esprit
ont été envoyés par le Père antérieurement
au mystère de l’Incarnation, et dans le cas de l’affirmative, en
quoi cette première mission peut différer de celle que l’Evangile
nous raconte. Ne vaut-il pas mieux, au contraire, soutenir que le Fils
n’a été envoyé qu’en devenant le Fils de la Vierge
Marie, et l’Esprit-Saint, qu’en se montrant sous la forme visible d’une
colombe, ou d’un globe de feu?
5. Mais j’avoue tout d’abord qu’il est au-dessus de mes forces et de
mon intention de rechercher si les anges, tout en conservant les propriétés
spirituelles de leur corps, peuvent secrètement s’adjoindre des
éléments plus (389) grossiers et les adopter comme un vêtement
extérieur. Dans cette hypothèse la forme qu’ils revêtiraient
n’en serait pas moins vraie et réelle, de même qu’aux noces
de Cana l’eau fut véritablement changée en vin. On peut aussi
supposer qu’ils transforment eux-mêmes leur corps, et le changent
à leur gré selon l’exigence de leur ministère. Au
reste, quel que soit leur mode d’agir, cela ne fait rien à la question
présente. Toutefois, parce que je ne suis qu’un simple mortel, je
ne saurais pénétrer ces secrets dont les anges seuls ont
l’intelligence. C’est ainsi encore qu’ils comprennent bien mieux que moi,
comment l’affection de la volonté peut amener pour le corps les
divers changements que j’ai observés en moi et dans les autres.
Mais il est inutile de rechercher ici ce que I’Ecriture nous permet de
croire sur ce sujet, car je m’embarrasserais dans une suite de discussions
et de preuves qui m’écarteraient de mon but.
6. Je me bornerai donc à examiner si les anges faisaient réellement
mouvoir ces formes corporelles qui apparaissaient aux yeux, et s’ils articulaient
les paroles qui étaient entendues. Dans cette hypothèse,
la créature obéissant aux ordres du Créateur se serait
prêtée aux diverses modifications que nécessitaient
le temps et les circonstances, selon ce passage du livre de la Sagesse:
« Seigneur, la créature qui vous obéit comme à
son Créateur, s’irrite pour tourmenter les méchants, et s’apaise
pour le bien de ceux qui se confient en vous. « Aussi la manne, prenant
toutes les formes, obéissait-elle à votre grâce qui
est la nourriture de tous, l’accommodant aux besoins de ceux qui vous témoignaient
leur indigence ( Sag., XVI, 21, 25 ) ». Nous voyons par cet exemple
comment la puissance de la volonté divine emploie une créature
spirituelle, pour produire les effets visibles et sensibles des créatures
corporelles. Et en effet quels obstacles arrêteraient l’action de
la sagesse divine, puisqu’elle atteint avec force d’une extrémité
à l’autre, et qu’elle dispose toutes choses avec douceur (Sag.,
VIII, 1 ).
CHAPITRE II.
TOUTE TRANSFORMATION CORPORELLE A POUR PREMIER PRINCIPE LA VOLONTÉ
DE DIEU. EXEMPLE.
7. Au reste nous trouvons d’abord dans le changement et le mouvement
des corps un certain ordre naturel que nous rapportons sans doute à
la volonté de Dieu, mais que nous cessons d’admirer parce que lui-même
ne cesse de le reproduire. Je range en cette catégorie les divers
phénomènes qui se succèdent rapidement, ou du moins
à de courts intervalles, au ciel, sur la terre et sur la mer. Tels
sont la naissance et la mort des plantes et des animaux, et l’aspect si
varié et si mobile des astres et de l’océan. Mais il est
d’autres phénomènes qui sont soumis au même principe
d’ordre, et qui néanmoins ne se produisent qu’assez rarement. Le
vulgaire s’en étonne, mais les savants les expliquent, et leur successive
répétition fait qu’on les admire d’autant moins qu’on les
connaît mieux. Tels sont les éclipses, l’apparition des comètes,
les tremblements de terre, la naissance des monstres et autres accidents
semblables, qui tous arrivent par la seule volonté de Dieu, mais
dans lesquels le commun des hommes n’aperçoit pas cette volonté.
C’est pourquoi d’orgueilleux philosophes ont bien pu les rapporter à
d’autres cames. Quant à leurs théories, quelquefois elles
sont vraies, parce que, même à leur insu, elles se rapprochent
de cette cause première et souveraine qu’ils ne découvraient
pas, et qui n’est autre que la volonté de Dieu, et quelquefois aussi
elles sont fausses, parce qu’elles reposent bien plus sur leurs préjugés
personnels et leurs erreurs, que sur une étude approfondie des corps
et du mouvement.
8. J’explique ma pensée par un exemple. Le corps de l’homme
nous présente d’abord une certaine masse de chair, et une certaine
forme de beauté; puis il nous offre des membres distincts et coordonnés
entre eux, et différentes humeurs dont le juste équilibre
constitue l’état de santé. Mais ce corps est régi
par une âme qui lui a été adjointe, et qui est douée
de raison. En outre cette âme, quoique soumise au changement, peut
entrer en participation de la sagesse immuable et divine. C’est de cette
sagesse que le psalmiste a dit, « que toutes ses parties sont dans
une parfaite union entre elles »; parce que les saints, comme autant
de pierres vivantes, entrent dans la construction de cette Jérusalem
céleste qui est notre mère immortelle. Aussi le psalmiste
s’écrie-t-il: « O Jérusalem ! toi qui es bâtie
comme une ville dont toutes les parties sont dans une parfaite union entre
elles ( Ps., CXXI, 3 )». (390) Cette parfaite union désigne
ici le bien souverain et immuable, c’est-à-dire Dieu, sa sagesse
et sa volonté; et c’est du même Dieu que le même psalmiste
a dit dans un autre endroit « Seigneur, vous les changerez, et ils
seront changés, mais pour vous, vous êtes éternellement
le même ( Ps., CI, 27, 28). »
CHAPITRE. III.
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
Eh bien! Supposons maintenant un homme si doué de sagesse et
de raison, qu’il entre pour ainsi dire en participation de l’éternelle
et immuable vérité. Certes, il consultera cette vérité
dans toutes ses actions, et il ne fera rien sans avoir auparavant connu
à sa lumière, qu’il peut le faire. Il agira donc toujours
avec certitude, parce que toujours il lui sera soumis et obéissant.
Je suppose encore que ce même homme, docile aux inspirations de la
justice divine qui lui parle au fond du coeur, et qui lui intime ses ordres
dans le secret de l’âme, s’applique à des oeuvres de miséricorde
pénibles et fatigantes, en sorte qu’il y contracte une grave maladie.
Alors deux médecins sont appelés: l’un affirme que la maladie
a pour cause l’appauvrissement ries humeurs, et l’autre, leur trop grande
abondance. Le premier dit vrai, et le second se trompe, et toutefois ils
ne se prononcent tous deux que d’après les causes, secondes , c’est-à-dire
d’après les phénomènes pathologiques. Mais si l’on
voulait remonter à la cause première, l’on arriverait à
ce travail volontaire imposé par l’âme, qui a douloureusement
affecté le corps qu’elle régit. Cependant ce ne serait pas
là, rigoureusement parlant, la cause première de la maladie,
car au-dessus nous découvrons l’immuable sagesse de Dieu. Et parce
que cet homme a voulu en toute charité suivre les ineffables inspirations
de cette sagesse et obéir à ses ordres, il s’est volontairement
appliqué au travail où il a pris son mal. Ainsi la cause
réellement première de cette maladie est la volonté
de Dieu.
Je suppose encore dans cette oeuvre de charité et de miséricorde
notre sage emploi des serviteurs qui , en concourant à cette bonne
oeuvre, se proposent bien moins de servir Dieu que de s’assurer un gain
temporel, ou d’éviter quelque dommage matériel. Bien plus,
la nature de son travail exige l’adjonction et le service de plusieurs
bêtes de somme. Mais celles-ci étant des animaux sans raison,
ne sauraient, en lui prêtant leurs bons offices, avoir la moindre
idée du bien auquel elles coopèrent, et elles n’agissent
que par l’instinct du plaisir ou la crainte du châtiment. Enfin,
ce même homme a besoin, pour achever son oeuvre, d’employer des créatures
insensibles, comme le blé, le vin, l’huile, la laine, l’argent,
le papier et autres choses de ce genre. Certes, dans tout le cours de cet
ouvrage, ces diverses créatures, animées ou inanimées,
subissent, sous l’influence des lieux, des temps et des circonstances,
mille altérations successives. Elles se déplacent, s’usent
et se réparent; elles se brisent et se renouvellent. Mais la cause
première de tous ces changements et de tous ces mouvements n’est
autre que la volonté invisible et immuable du Seigneur. C’est cette
sagesse suprême qui, résidant en l’âme de notre juste,
comme en son sanctuaire , emploie par son ministère les bons et
les méchants, les animaux irraisonnables et les créatures
insensibles. Mais elle n’agit ainsi que parce qu’antérieurement
elle s’est rendue maîtresse de cette âme bonne et sainte en
la soumettant au joug de la piété et de la religion.
CHAPITRE IV.
EMPIRE SOUVERAIN DE DIEU SUR TOUTE CRÉATURE.
9. Cette parabole, où je fais agir un sage qui porte encore
le poids d’un corps mortel, et qui ne voit encore qu’imparfaitement l’éternelle
vérité, peut également s’appliquer à une famille
dont tous les membres seraient vraiment chrétiens, et à une
ville, à un Etat où le pouvoir et la direction des affaires
seraient confiés à des hommes pieux, saints et soumis à
Dieu. Mais une si belle organisation ne se rencontre point ici-bas : car
sur cette terre d’exil nous sommes soumis à l’épreuve et
à la mort, et nous devons par la patience et la douceur vaincre
le mal et surmonter l’affliction. Aussi nos pensées s’élèvent
d’elles-mêmes vers cette patrie supérieure et céleste
dont nous sommes éloignés. C’est là, en effet, que
réside dans toute sa plénitude cette volonté du Seigneur
qui e rend ses anges aussi « légers que les vents, et ses
ministres aussi ardents que les flammes ( Ps., CIII, 4) ». Unis entre
eux (391) par les liens intimes de la paix et de la charité, ces
esprits célestes n’ont qu’une seule et même volonté,
en sorte que le feu de l’amour divin transforme leurs coeurs en un seul
coeur. Mais ce coeur est le trône sublime, saint et mystérieux,
où la volonté du Seigneur siège comme dans son temple
et son sanctuaire, et d’où elle meut dans tout l’univers, et avec
un ordre et une sagesse suprêmes, l’ensemble des créatures,
tant les esprits que les corps. Elle les dirige toutes vers l’accomplissement
de ses immuables décrets, et sait y employer également les
êtres spirituels et corporels, les animaux irraisonnables et les
justes comme les impies. Seulement elle conduit les premiers par sa grâce
et contraint les autres par son autorité.
Mais de même que dans l’ordre physique les corps lourds et inférieurs
reçoivent l’influence des corps plus légers et supérieurs,
ainsi dans l’ordre moral tous les corps obéissent à l’action
de l’esprit de vie. Dans l’animal irraisonnable, cet esprit de vie est
soumis à celui de l’homme doué de raison; et dans l’homme,
qui par le péché s’est éloigné de Dieu, ce
même esprit de vie est dirigé selon l’avantage des justes
et des élus. Enfin, ceux-ci n’agissent eux-mêmes que sous
la dépendance de Dieu. Il nous est donc facile de comprendre comment
toutes les créatures obéissent en dernier ressort au Dieu
qui leur a donné l’être, qui les a créées pour
lui. Ainsi la volonté de Dieu est la cause première et souveraine
de toutes les formes que revêtent les créatures corporelles,
et de tous les mouvements qu’elles reçoivent. Et, en effet, l’ensemble
de la création peut être considéré comme un
état vaste et immense, où il ne se produit aucun mouvement
visible et sensible, sans que l’impulsion première ne parte du palais
secret et invisible du Maître et du souverain. Car c’est toujours
lui qui tantôt commande et tantôt permet, selon que les arrêts
de sa suprême justice, distribuent les récompenses et les
châtiments, les grâces et les faveurs.
10. L’apôtre saint Paul, courbé sous le poids d’un corps
qui se corrompt et appesantit l’âme, ne voyait encore l’éternelle
vérité qu’en partie et comme sous des images obscures. Aussi
désirait-il d’être dégagé des liens du corps
et d’être avec Jésus-Christ; et « gémissant en
lui-même, il vivait dans l’attente de l’adoption des enfants de Dieu,
qui sera la délivrance de nos corps ( Rom., VIII, 23 ) ».
Toutefois il a bien pu prêcher Jésus-Christ tantôt de
vive voix, ou par écrit, et tantôt par le sacrement de son
corps et de son sang. Mais ici ces mots : Sacrement du corps et du sang
de Jésus-Christ, ne signifient sous ma plume ni la parole de l’Apôtre,
ni la langue qui était l’instrument de cette parole. L’on ne doit
point également les entendre du papier ou de l’encre qui lui servaient
pour écrire, ni des livres qu’il prie Timothée de lui rapporter.
Je veux expressément marquer le pain et le vin qui sont des fruits
de la terre, et que nous prenons comme nourriture spirituelle de nos âmes,
après que la prière du prêtre les a mystiquement consacrés
en souvenir de la passion du Sauveur Jésus. Quand l’action de l’homme
agit sur ces espèces visibles, elle n’en fait le sacrement du corps
et du sang de Jésus-Christ que par l’opération invisible
de l’Esprit-Saint. Car tout ce que l’homme fait au dehors dans cet ineffable
mystère, c’est Dieu qui l’opère secrètement. Le premier
il meut par des ressorts cachés soit l’âme de l’homme, soit
la volonté et l’obéissance des esprits invisibles. Est-il
donc étonnant que ce même Dieu emploie à son gré,
pour manifester sa présence, les créatures corporelles et
sensibles dont il a peuplé le ciel et la terre, la mer et les airs?
Mais quant à son essence, nous ne saurions jamais lavoir, parce
qu’elle est souverainement immuable, et qu’aucun esprit créé
ne peut en sonder les impénétrables mystères.
CHAPITRE V.
CARACTÈRE DU MIRACLE.
11. C’est par l’action de cette providence qui gouverne le monde des
esprits et des corps, que les eaux de la mer se condensent en vapeurs,
et à certaines époques fixes de l’année, se répandent
sur la surface de la terre. Mais la prière du saint prophète
Elie frappa la Judée d’une si longue et si continue stérilité,
que les hommes mouraient de faim et de soif; et lorsque ce serviteur de
Dieu pria de nouveau pour obtenir la cessation de ce fléau, l’atmosphère
ne paraissait point humide, et l’on n’apercevait à l’horizon aucun
signe d’une pluie prochaine. C’est pourquoi la puissance du Seigneur se
montra visiblement dans la (392) pluie qui soudain tomba par torrents;
et ce fut un évident miracle. Ainsi encore Dieu nous a comme accoutumés
à voir briller les éclairs, et entendre gronder la foudre;
mais sur le mont Sinaï tout s’accomplissait d’une manière inusitée.
Les roulements du tonnerre ne se répétaient point confusément,
et l’on eût dit qu’ils obéissaient à un signal donné.
Aussi était-ce un vrai miracle.
Qui fait monter l’humidité du sol, de la racine de la vigne
jusqu’à la grappe du raisin, et qui la transforme en un vin délicieux,
si ce n’est le Dieu dont saint Paul a dit, « que l’homme plante et
arrose, mais que le Seigneur seul donne l’accroissement ( I Cor., III,
7 ) »? Toutefois, lorsque la volonté du Sauveur Jésus
changea avec une étonnante rapidité l’eau en vin, tous, et
les plus incrédules eux-mêmes, y reconnurent l’oeuvre de la
puissance divine. N’est-ce pas Dieu qui dans le cours ordinaire de la nature
revêt les arbres de feuilles et ‘de fleurs? Et toutefois , lorsque
la verge d’Aaron fleurit miraculeusement, ne peut-on pas dire que la volonté
du Seigneur parla au doute de l’homme ? L’accroissement des végétaux
et la reproduction des animaux sont également dus à la force
productrice de la matière. Mais qui a donné à la terre
cette force, si ce n’est le Dieu qui au commencement lui commanda de produire
les plantes et les animaux, et qui par cette parole créatrice en
régla l’ordre, l’économie et la conservation? Aussi, quand
le Seigneur changea en serpent la verge de Moïse, ce fut un miracle,
parce que cette verge, quoique susceptible en elle-même de transformation,
parut d’une manière subite et inaccoutumée, changée
en serpent. Or, celui qui donne la vie à tout être qui vient
au monde, est le même Dieu qui montra sa puissance en communiquant
à ce serpent une éphémère existence.
CHAPITRE VI.
MÊME SUJET.
Lorsqu’à la voix d’Ezéchiel les morts reprirent la vie,
qui anima de nouveau ces cadavres? Ce fut celui qui chaque jour anime l’enfant
dans le sein de sa mère, et qui l’amène à l’existence
pour le conduire plus tard au tombeau. Mais parce que ce double phénomène
de la naissance et de la mort se produit régulièrement, et
que semblable à un fleuve qui nous cache sa source et son embouchure,
il ne laisse apercevoir que son cours, les hommes le considèrent
comme un effet purement naturel. Quand il arrive, au contraire que Dieu,
pour nous donner un salutaire avertissement, dérange cet ordre,
nous crions au miracle.
CHAPITRE VII.
LE MIRACLE ET LA MAGIE.
12. Mais ici se présente une difficulté qui peut paraître
grave à un esprit faible et borné: Pourquoi l’art de la magie
reproduit-il ces mêmes miracles? L’Ecriture nous apprend, en effet,
que les magiciens de Pharaon imitèrent quelques-uns des prodiges
qu’avait faits Moïse, et spécialement qu’ils changèrent
leur verge en serpent. Mais comment expliquer que ce pouvoir des magiciens,
qui avait pu produire des serpents, se soit subitement arrêté
devant un insecte aussi petit que la mouche? Car le moucheron n’est qu’une
très-petite espèce de mouche, et ce fut la troisième
plaie qui frappa les superbes égyptiens. Mais alors les magiciens
s’avouèrent vaincus, et ils s’écrièrent : «
Le doigt de Dieu est là ( Exod., VII, VIII ». Il nous est
ainsi facile de comprendre que si les anges rebelles, que l’Apôtre
nomme les puissances de l’air, peuvent du sein des ténébreux
cachots, où ils ont été précipités des
hauteurs célestes, opérer par la magie quelques prestiges,
ils ne le peuvent que dans l’étendue de la permission qu’ils en
reçoivent de Dieu. Or, le Seigneur leur donna alors cette latitude,
soit pour permettre que les Egyptiens s’affermissent dans leurs erreurs,
soit pour préparer le triomphe de la vérité en la
personne des magiciens, qui s’étaient tout d’abord attiré
par leurs prestiges l’admiration générale. Mais on peut encore
dire qu’en nous attestant ces opérations magiques, l’Ecriture veut
nous faire comprendre que les fidèles ne doivent point désirer
beaucoup le don des miracles. Elle veut aussi nous rappeler que ces mêmes
prestiges sont à l’égard des justes un exercice pour leur
vertu, et une épreuve de leur patience. Ce fut, en effet, par suite
de cette grande puissance du démon sur les éléments
et sur les hommes, que Job perdit tous ses biens et ses enfants, et qu’il
fut frappé en son corps d’une plaie affreuse. (393)
CHAPITRE VIII.
A DIEU SEUL LE POUVOIR DE CRÉER.
13. Ce serait néanmoins une grave erreur que de penser que les
anges rebelles peuvent commander en maître aux créatures matérielles
et sensibles. En réalité, ces créatures n’obéissent
qu’à Dieu, puisque lui seul permet aux démons de s’en servir
selon les arrêts de sa souveraine justice et de son immuable équité.
C’est ainsi que par l’emploi de l’argent les impies et les réprouvés
semblent user à leur gré de l’eau, du feu et de la terre.
Et toutefois ils n’en usent que dans les limites que Dieu leur a tracées.
On ne saurait donc attribuer aux mauvais anges un pouvoir vraiment créateur,
parce qu’ils firent que les magiciens de Pharaon résistèrent
au serviteur du vrai Dieu, et qu’ils produisirent également des
serpents et des grenouilles : car ils ne les créèrent point.
Et, en effet, les germes de tous les corps qui existent reposent paisibles
et inaperçus dans les divers éléments de l’univers.
Notre oeil, il est vrai, peut en découvrir quelques-uns dans la
fructification des plantes et la reproduction des animaux. Mais tous les
autres nous sont entièrement inconnus et se rapportent à
l’acte premier de la création. Aussi est-il dit dans la Genèse
que Dieu ordonna d’abord aux eaux de produire les poissons qui nagent,
et les oiseaux qui volent, et puis à la terre d’enfanter les animaux,
chacun selon son espèce, de même qu’elle avait précédemment
produit les plantes, chacune selon son genre ( Gen., I, 20-25).
Au reste, cette puissance de fécondité, qui fut alors
communiquée à l’eau et à la terre, ne s’épuisa
point en ces productions premières. Elles la conservent toujours;
seulement le milieu propre à favoriser en elles de nouvelles générations,
leur fait souvent défaut. Un sarment, par exemple, produit un cep
de vigne, lorsqu’il est planté dans un terrain convenable. Mais
ce sarment lui-même provient d’un pépin qui contient en germe
un cep nouveau. Jusque-là, nous pouvons saisir le phénomène
de la reproduction; mais vouions-nous ensuite analyser ce pépin,
nous serons forcés d’y reconnaître une fécondité
réelle, quoique si bien cachée qu’elle échappe à
toutes nos observations. Et, en effet, sans cette fécondité
inhérente et absolue, comment la terre produirait-elle mille plantes
dont les graines n’ont point été semées? Comment encore
la terre et l’eau enfanteraient-elles en dehors de tout accouplement des
sexes tant d’animaux, dont la génération spontanée
est contraire à toutes les lois connues, et qui néanmoins
naissent, croissent et se multiplient? On peut citer en preuve la fécondation
des abeilles qui recueillent sur les fleurs la poussière séminale.
Or, celui qui a créé cette poussière est le Dieu qui
a créé tout ce qui existe; et tous les êtres qui naissent
sous nos yeux, reçoivent de cette fécondité première
que possèdent les éléments, le germe et le développement
de leur existence. Aussi les progrès de leur accroissement, et la
variété de leurs formes sont-ils subordonnés aux règles
de leur primitive génération.
C’est pourquoi nous ne disons point que le père et la mère
soient les créateurs de leurs enfants, ni que les laboureurs soient
les créateurs de leurs moissons, quoique au dehors Dieu emploie
leur intermédiaire pour opérer en secret par sa propre puissance
la naissance de l’enfant et la production des moissons. Et. de même,
nous ne pouvons considérer comme vraiment créateurs, ni les
bons anges, ni les mauvais, lorsque, connaissant en raison de la subtilité
de leur intelligence et de leur corps, les germes cachés des êtres,
ils les disséminent secrètement dans les milieux qui leur
conviennent, et eu favorisent ainsi le rapide développement. Mais
ici encore les bons anges ne font le bien que selon les ordres du Seigneur,
et les mauvais n’opèrent le mal que selon la juste permission qu’il
leur en donne. Car si le démon a par lui-même la volonté
de faire le mal, Dieu ne lui accorde que pour des raisons justes et équitables
le pouvoir de le faire, Or, ces raisons sont de la part du Seigneur, tantôt
de châtier le démon ou le pécheur, et tantôt
de punir l’impie et de glorifier le juste.
14. C’est pourquoi l’Apôtre saint Paul séparant l’action
intérieure et secrète de Dieu de l’action extérieure
et visible de la créature, dit par analogie avec les travaux de
l’agriculture : « J’ai planté, Apollo a arrosé, mais
e Dieu a donné l’accroissement ( I Cor., III, 6 ) ». Ainsi
encore dans l’homme, Dieu seul peut justifier l’âme, tandis que la
prédication extérieure de l’Evangile peut être le fait
d’un vrai zèle, ou même par occasion d’une jalouse rivalité.
Et (395) de même, le Seigneur opère secrètement la
création des êtres visibles, et dirige l’action extérieure
des anges bons ou mauvais, des justes et des pécheurs, et tous les
animaux selon les décrets de sa sagesse, la mesure des forces qu’il
a départies à chacun, et l’opportunité des circonstances.
En un mot, il agit sur la nature par la création, comme l’homme
agit sur la terre par l’agriculture. D’où il suit qu’à l’aide
de leurs opérations magiques les mauvais anges ne peuvent pas plus
être considérés comme les créateurs des grenouilles
et des serpents que les hommes pervers ne le sont des moissons dues à
leurs travaux.
15. Jacob avait placé des branches de couleur, variée
dans les canaux où ses brebis venaient boire, afin qu’elles conçussent
en les regardant; et néanmoins l’on ne peut dire qu’il créât
en elles la variété des toisons. Bien plus, ni les brebis,
ni les béliers ne furent par rapport à leurs agneaux les
créateurs de cette variété. Seulement l’impression
qui se fit en eux par la vue de ces diverses baguettes réagit nécessairement
sur les fruits de leur reproduction, en sorte que les agneaux de la première
saison étaient seuls marqués de différentes couleurs.
Ce phénomène peut sans doute s’expliquer par la double réaction
du cerveau sur les organes, et des organes sur le cerveau; mais en dernière
analyse il faut y reconnaître l’acte et la disposition de cette sagesse
souveraine et éternelle, qui, par son immensité remplit tous
les lieux , et qui, immuable en son essence, n’abandonne aucun des êtres
soumis au changement , parce qu’elle les-a tous créés. Que
les brebis de Jacob produisissent des agneaux et non des verges, ce frit
le fait de cette sagesse immuable et cachée qui a créé
toutes choses. Mais que la variété des verges influât
sur la couleur des agneaux, ce fut au dehors le résultat de l’impression
que produisit sur le cerveau des brebis la vue de ces verges, et au dedans
ce fut la conséquence du mode de conception qu’elles ont reçu
de la puissance intime du Créateur. Au reste, il serait trop long
et peu nécessaire d’expliquer ici comment dans la mère les
sensations du cerveau modifient la forme du foetus, et il suffit de dire
qu’on ne saurait affirmer qu’elle crée le corps de son enfant. Et
en effet, l’origine première de tout être sensible et corporel,
non moins que le mode, la raison et la disposition qui le tirent du néant,
et le revêtent de tel caractère plutôt que de tel autre,
dérivent de l’Etre suprême qui est par essence la vie intelligente
et incommunicable. Cet Etre premier et souverain domine tous les êtres,
et il les soumet tous, même les plus petits et les plus obscurs,
à l’action de ses lois. Je n’ai donc rappelé le fait des
troupeaux de Jacob que pour avoir occasion de dire que, malgré l’industrie
avec laquelle il disposa ses baguettes, il ne fut point à l’égard
des agneaux, ni des chevreaux, le créateur des variétés
de leurs toisons. On ne peut non plus le dire des mères qui agirent
seulement selon les lois de la nature, en maculant leurs fruits des taches
dont leurs yeux avaient été constamment frappés. Mais
surtout, nous sommes bien moins encore autorisés à soutenir
que les mauvais anges créèrent les serpents et les grenouilles
que tirent paraître les magiciens de Pharaon.
CHAPITRE IX.
TOUTES LES CAUSES ONT LEUR PRINCIPE EN DIEU.
16. Et en effet, autre est le pouvoir de créer et de régir
une créature quelconque, comme cause première et efficace
de toute existence : or, ce pouvoir n’appartient qu’au Dieu qui a créé
toutes choses; et autre est la faculté d’agir au dehors dans la
limite des forces et des moyens qu’il nous donne, en sorte que nous fassions
à notre gré paraître ou disparaître cet être
que le Seigneur aura créé et que nous en changions la forme
et les qualités. Et en effet, cet être existe originairement
et primitivement dans l’ensemble des éléments, et il lui
suffit de rencontrer un milieu favorable pour qu’il se produise soudain.
Ne disons-nous pas qu’une mère est enceinte de son enfant? et de
même, l’univers est plein d’embryons qui ne demandent qu’à
se développer, et dont la création est l’oeuvre de cette
essence suprême sans laquelle rien ne saurait ni naître, ni
mourir, ni venir à l’existence, ni disparaître. Mais il faut
raisonner autrement de l’emploi extérieur des causes secondes. Quoique
souvent miraculeuses, elles n’en suivent pas moins les lois de la nature,
en ce sens qu’elles favorisent le développement rapide et soudain
de certains êtres qui reposaient cachés et inconnus dans le
sein de la nature. Or, nous disons que ces êtres sont créés,
parce qu’ils s’épanouissent au dehors par l’extension des (395)
forces vitales que leur a secrètement distribuée avec poids,
nombre et mesure, Celui qui dis pose de toutes choses avec sagesse, justice
et équité. Au reste, un tel emploi des cause; secondes peut
appartenir aux mauvais ange; et aux pécheurs, ainsi que je l’ai
prouvé par l’exemple de l’agriculture.
17. Quant aux animaux, il nous semblerait tout d’abord assez difficile
d’expliquer comment ils recherchent instinctivement ce qui peut leur plaire,
et évitent ce qui peut leur déplaire. Mais combien de savants
ont étudié cette question , et peuvent nous dire quelles
plantes, quelles viandes, quelles combinaisons, et quelles affinités
ou répulsions des fluides et des éléments donnent
naissance aux animaux? Et néanmoins, qui a jamais considéré
ces savants comme les créateurs du règne animal? Au reste,
si l’homme, même le plus impie, peut expliquer la formation des vers
et des mouches, est-il étonnant que les mauvais anges aient connu,
en raison de la subtilité de leur esprit, en quels lieux et en quels
éléments reposaient les embryons des grenouilles et des serpents.
Ce sont ces embryons qu’ils placèrent, il est vrai, dans des conditions
si favorables qu’ils en accélérèrent le développement
; mais en réalité, ils ne les créèrent pas.
Toutefois, cette oeuvre parut un véritable prodige, parce qu’elle
était extraordinaire, car nous n’admirons point ce que nous faisons
habituellement.
Peut-être aussi vous étonnerez-vous d’un développement
si prompt, et de ces éclosions spontanées; mais observez
que même avec des moyens purement humains, nous obtenons de semblables
résultats. D’où vient, en effet, que les vers s’engendrent
plus facilement dans les cadavres l’été que l’hiver, et à
une température chaude qu’à une exposition froide? Mais ici,
la puissance de l’homme est d’autant plus faible que son intelligence est
moins étendue, et que l’engourdissement de ses membres se prête
plus difficilement au rapide mouvement des corps. Au contraire, plus il
est facile aux anges, bons ou mauvais, d’agir sur les éléments
et les causes secondes, plus aussi la célérité de
leurs opérations nous paraît merveilleuse.
18. Cependant le seul et unique Créateur est le Dieu qui forme
le germe de tous ces différents êtres, et qui ne partage avec
personne sa puissance créatrice. Car c’est en lui seul que reposent
dès le commencement l’ordre de la création, la sagesse de
ses plans et l’équilibre de ses forces. C’est encore lui seul qui
veut bien communiquer aux anges quelque extension de son ineffable pouvoir;
en sorte qu’ils ne font que ce qu’il daigne leur permettre de faire, et
qu’ils deviennent impuissants, dès qu’il leur retire cette permission.
Comment, en effet, expliquer autrement, que les magiciens de Pharaon n’aient
pu rassembler des moucherons, après avoir produit des grenouilles
et des serpents? Certes, il faut ici reconnaître la défense
absolue de Dieu et l’action immédiate de l’Esprit-Saint. Au reste,
ils l’avouèrent eux-mêmes, quand ils dirent: «Le doigt
de Dieu est là ( Exod., VII, 12 ) ». Mais que peuvent faire
les anges en vertu même de leur nature? De quoi sont-ils incapables
sans une permission expresse? et quelles opérations sont incompatibles
avec leur condition d’êtres spirituels? ce sont autant de questions
qu’il est impossible à l’homme de résoudre, à moins
qu’il n’ait reçu de Dieu ce don spécial que l’Apôtre
nomme « le discernement des esprits (I Cor., XII, 10 ) ». Nous
savons en effet que l’homme possède la faculté de marcher,
et qu’on peut lui en ôter l’exercice : mais nous n’ignorons point
qu’il ne pourrait voler, quand même on lui en donnerait la permission.
Et de même les anges inférieurs peuvent faire certaines choses,
si Dieu le leur permet par l’intermédiaire des anges supérieurs,
et ils ne peuvent en faire quelques autres, même avec l’autorisation
de ceux-ci, parce que le Seigneur a voulu limiter l’exercice de leur puissance.
C’est que souvent il ne permet pas aux esprits angéliques de faire
tout ce qui serait dans le droit et les attributions de leur nature.
19. Au reste nous devons reconnaître l’action des anges dans
les divers phénomènes qui accompagnent ordinairement le cours
des saisons et l’ordre de la nature. Tels sont le lever et le coucher des
astres, la naissance et la mort des hommes et des animaux, la reproduction
si variée des plantes et des arbres, les nuées et les nuages,
la neige et la pluie, la foudre et le tonnerre, les éclairs et la
grêle, le vent et le feu, le froid et le chaud. Tels sont encore
quelques autres phénomènes qui ne se montrent que plus rarement,
comme les éclipses, les comètes, les tremblements de terre,
la naissance des monstres, et autres (396) prodiges de ce genre. J’observe
néanmoins que la cause première et souveraine de to us ces
phénomènes est la volonté de Dieu. Aussi le psalmiste,
après en avoir énuméré plusieurs, « le
feu, la grêle, la neige, la gelée et le souffle des tempêtes
» a-t-il soin d’ajouter « qu’ils obéissent à
la parole du Seigneur ( Ps., CXLVIII, 8 )». Il prévient ainsi
l’erreur de ceux qui, en dehors de la volonté divine, les attribueraient
soit au hasard, soit à des causes purement physiques, ou même
à l’action unique des anges.
CHAPITRE X.
SIGNES SACRÉS. EUCHARISTIE.
Mais il est encore d’autres phénomènes qui, sans cesser
de se produire par l’intermédiaire des créatures sensibles
et matérielles, deviennent à notre égard une manifestation
plus spéciale de la puissance divine. Ce sont alors de vrais miracles
et de véritables prodiges: et néanmoins la personne même
de Dieu ne s’y montre pas toujours. Mais lorsqu’elle nous y apparaît,
tantôt c’est par le ministère d’ un ange, et tantôt
en la forme d’un être qui n’est point un ange, quoiqu’il soit mu
et dirigé par un ange. Dans le second cas, cet être peut déjà
exister, et il suffit d’en altérer légèrement la forme
pour qu’il nous soit un signe de la volonté du Seigneur. D’autres
fois cet être est créé tout exprès ; et dès
que sa mission est remplie, il rentre dans le néant. C’est ainsi
que les prophètes parlant au nom du Seigneur, emploient cette formule
: « Le Seigneur a dit», ou bien : « Le Seigneur a dit
ces choses ( Jerem., XXI, 1,2. ) ». Mais il leur arrive aussi d’omettre
cette précaution oratoire, et de parler, comme s’ils étaient
la personne même du Seigneur. « Je te donnerai l’intelligence,
dit le psalmiste, et je t’enseignerai la voie où tu dois marcher
(Ps., XXXI, 8 ) ». Quelquefois même, ce n’est plus en paroles,
mais par des actes positifs que les prophètes s’identifient avec
Dieu, et qu’ils agissent en son nom. Nous le voyons dans le prophète
Ahias. Il déchira son manteau en douze parts, et en donna dix à
Jéroboam, officier du roi Salomon, qui devait fonder le royaume
d’Israël ( III Rois, XI, 30, 31 ). Tantôt encore un être
brut et insensible est choisi du milieu des corps terrestres pour symboliser
la même signification. Ainsi Jacob, après un songe mystérieux,
consacre la pierre qu’il avait mise sous sa tête ( Gen., XXVIII,
18 ). Tantôt aussi la main de l’homme façonne à ce
dessein un objet qui peut subsister quelque temps, comme le serpent d’airain,
des caractères alphabétiques, ou qui se détruit par
l’usage, comme le pain eucharistique par la communion.
20. Cependant parce que ces différents signes, ou symboles,
sont l’oeuvre de l’homme, et que nous les comprenons facilement, nous pouvons
bien les honorer religieusement, mais nous ne saurions les admirer comme
étant miraculeux. Plus au contraire l’action des anges nous paraît
difficile et cachée, et plus nous la trouvons surnaturelle; quoiqu’elle
ne soit réellement pour eux que bien facile et bien connue. Or,
c’était un ange qui parlait au nom et en la personne du Seigneur,
quand il disait à Moïse : « Je suis le Dieu d’Abraham,
d’Isaac et de Jacob » ; car l’Ecriture avait dit précédemment
: « L’ange du Seigneur lui apparut (Exod., III, 6, 2 )». Mais
c’était un homme qui parlait au nom et en la personne du Seigneur,
lorsque le psalmiste disait : « Ecoute, mon peuple, et je vais te
convaincre; écoute, Israël, et je te rendrai témoignage
: je suis le Seigneur ton Dieu ( Ps., LXXX, 9, 11 ) ». La verge de
Moïse était un signe de la puissance divine, et elle fut changée
en serpent par le pouvoir d’un ange; mais Jacob, qui ne pouvait opérer
un semblable prodige, ne laissa pas de choisir une pierre pour l’ériger
comme un monument de la protection du Seigneur. Au reste, il y a une grande
différence entre l’action d’un ange et celle d’un homme: la première
exerce notre esprit et excite notre étonnement, la seconde au contraire
n’exige que notre attention. L’objet auquel se rapportent ces deux actions
peut être le même, mais la manière de le signifier ou
représenter, est bien différente. C’est comme si l’on écrivait
le nom de Dieu en lettres d’or, ou avec de l’encre. L’un serait précieux,
et l’autre vil et commun, et toutefois ce serait toujours le même
nom.
La verge de Moïse et la pierre de Jacob signifiaient donc également
Jésus – Christ ; et même cette pierre le représentait
bien mieux que les serpents que produisirent les magiciens de Pharaon.
L’huile que Jacob répandit sur la pierre, symbolisait l’humanité
du Christ. Car c’est en cette humanité sainte qu’il « a été
sacré d’une onction de joie qui (397) l’élève au-dessus
de tous ceux qui doivent la partager ( Ps., XLIV, 8 )». Ainsi encore
la verge de Moïse changée en serpent, signifiait le même
Jésus-Christ qui devait se faire obéissant jusqu’à
la mort de la croix. Aussi nous dit-il, en son Evangile: «Comme Moïse
éleva le serpent au désert, ainsi faut-il que le Fils de
l’homme soit élevé, afin que celui qui croit en lui, ne périsse
point, mais qu’il ait la vie éternelle (Jean, III, 14, 15 ) ».
Et en effet, tons ceux qui dans le désert regardaient le serpent
d’airain , ne succombaient point aux morsures des serpents, et de même
« le vieil homme a été crucifié en nous avec
le Christ, afin que le corps du péché soit détruit
(Rom., VI, 6 ) ». Car le serpent signifie ici la mort, puisque ce
fut lui qui l’introduisit dans le paradis terrestre. Au reste, c’est une
manière de parler assez commune que de prendre le nom de la cause
ou de l’instrument pour l’effet qui en résulte.
Mais continuons ce parallèle. La verge de Moïse fut changée
en serpent, et Jésus-Christ est mort sur la croix. Ce serpent redevint
ensuite en sa première forme, et de même au jour de la résurrection
Jésus-Christ reprit son corps tout entier, c’est-à-dire qu’il
doit rase sembler autour de lui tous ses élus, Mais cette réunion
n’aura lieu qu’au dernier jour, comme l’indique la queue du serpent, que
saisit Moïse pour qu’il redevînt une verge. D’un autre côté
les serpents des magiciens nous représentent les incrédules
et les impies qui, s’ils ne croient en Jésus-Christ, sont destinés
à la mort éternelle, et ne partageront point la gloire de
sa résurrection. Sans doute, comme je l’ai déjà observé,
la pierre de Jacob avait une bien plus haute signification que les serpents
des magiciens, et néanmoins le fait de ceux-ci dut paraître
bien plus merveilleux. Mais ici les circonstances extérieures ne
peuvent pas plus préjudicier au sens intrinsèque des choses,
que si l’on écrivait en lettres d’or le nom d’un homme, et celui
de Dieu avec de l’encre.
21. Quant à la manière dont les anges produisirent, ou
firent paraître sur le Sinaï les feux et les nuées, soit
que le Fils, ou l’Esprit-Saint se montrassent sous ces symboles, quel est
l’homme qui se flatterait de le savoir? Ce secret nous est caché,
comme l’est à l’enfant le mystère eucharistique. Il voit
bien qu’on place du pain sur l’autel, et qu’après le sacrifice on
mange ce pain ; mais il ne peut comprendra comment ce pain est changé
au corps de Jésus-Christ, et devient ainsi un sacrement. Supposons
encore que cet enfant ne puisse s’instruire ni par lui-même, ni par
le secours d’aucun maître, et qu’il assiste néanmoins à
la célébration des divins mystères, quand le prêtre
offre et distribue la sainte Eucharistie. Si une personne de poids et d’autorité
lui dit alors que le pain et le vin sont le corps et le sang de Jésus-Christ,
il croira tout simplement qu’autrefois Jésus-Christ s’est montré
aux hommes sous la figure du pain, et que du vin a coulé de la blessure
de son côté. C’est pourquoi je n’ai gardé d’oublier
ma faiblesse personnelle, et je prie aussi mes frères de se rappeler
leur propre fragilité, afin que ni les uns, ni les autres, nous
ne soyons assez téméraires pour franchir les bornes de l’infirmité
humaine: Et en effet comment les anges opèrent-ils ces divers prodiges,
ou plutôt, comment Dieu les opère-t-il par ses anges? Comment
encore y emploie-t-il quelquefois les mauvais anges, soit qu’il laisse
un libre cours à leur malice, soit qu’il leur intime ses ordres
et ses volontés? c’est là le secret du Très-Haut et
du Tout-Puissant. Pour moi, je ne saurais ni pénétrer du
regard ces profonds mystères, ni les expliquer par les forces de
la raison, ou les comprendre par la perspicacité de l’esprit. Et
toutefois je répondrai à toutes les questions qui me seront
adressées sur ce sujet, avec non moins d’assurance que si j’étais
un ange, un prophète ou un apôtre.
D’ailleurs le Sage nous dit que «les pensées des hommes
sont timides, et nos prévoyances incertaines. Car le corps qui se
corrompt appesantit l’âme; et cette habitation terrestre abat l’esprit
capable des plus hautes pensées. Nous jugeons difficilement ce qui
se passe sur la terre; et nous trouvons avec peine ce qui est sous nos
yeux. Mais ce qui est dans le ciel, qui le découvrira? qui aura
donc votre pensée, Seigneur, si vous ne donnez la sagesse, et si
vous n’envoyez votre Esprit d’en haut ( Sag., IX, 14-17 )? » Ainsi
je ne m’élève point jusqu’au ciel, et je ne cherche à
connaître ni quelle est la dignité privée et personnelle
de la nature angélique, ni quelle action corporelle lui est propre
et spéciale. Cependant avec le secours de l’Esprit-Saint, que Dieu
nous a envoyé d’en-haut, et sous (398) l’inspiration de la grâce
qu’il a épanchée dans mon âme, j’ose affirmer en toute
assurance que ni Dieu le Père, si son Verbe, ni l’Esprit-Saint,
qui sont un seul et même Dieu, ne sont en eux-mêmes, et en
leur substance sujets à un changement quelconque, et surtout qu’ils
ne peuvent être vus par l’homme en leur essence divine. Et en effet,
tout ce qui est muable et changeant n’est pas nécessairement visible,
comme dans l’homme la pensée, le souvenir et la volonté,
et comme en dehors de cet univers toute créature incorporelle. Mais
tout ce qui est visible, est nécessairement soumis aux lois du mouvement
et du changement.
CHAPITRE XI.
APPARITIONS DIVINES PRODUITES PAR LE MINISTÈRE DES ANGES. CONCLUSION
DE CE LIVRE.
22. Ainsi, parce que la substance de Dieu, ou, si vous aimez mieux,
l’essence divine, c’est-à-dire, selon notre faible manière
de comprendre les choses, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, est
absolument immuable de sa nature, elle ne peut être visible par elle-même.
C’est pourquoi toutes les apparitions dont le Seigneur daigna, selon les
temps et les circonstances, favoriser les patriarches et les prophètes,
eurent lieu par l’intermédiaire des créatures. Sans doute
je ne saurais expliquer comment Dieu y employa ses anges, mais je n’hésite
pas à dire qu’ils opérèrent ces diverses apparitions.
Et en parlant ainsi, je ne le fais pas de moi-même, car je pourrais
vous paraître peu sensé, tandis que je m’efforce d’être
« sage avec sobriété, et selon la mesure» de
la foi « que Dieu m’a départie ( Rom., XII, 3 ) ». Oui,
comme dit encore le même apôtre, « j’ai cru, et c’est
pourquoi j’ai parlé ( II Cor., IV, 13 ) ». Ici en effet je
m’appuie sur l’autorité des saintes Ecritures; et ‘il n’es point
permis de rejeter ce fondement de la révélation divine pour
s’égarer dans de vaines aberrations d’esprit, où nos sens
ne peuvent nous guider, et où la raison ne saurait saisir les traits,
ni le rayonnement de la vérité. Or dans l’épître
aux Hébreux, l’Apôtre distingue la promulgation de la loi
nouvelle de la promulgation de la loi ancienne; il marque les convenances
du temps et des siècles qui les séparent, et il dit expressément
que les prodiges et les voix du Sinaï furent l’oeuvre des anges. Au
reste, voici comment il s’exprime : « Quel est l’ange à qui
le Seigneur ait jamais dit : Asseyez-vous à ma droite, jusqu’à
ce que j’aie mis vos ennemis sous vos pieds? Tous les anges ne sont-ils
pas des esprits qui servent le Seigneur, envoyés pour leur ministère
en faveur de ceux qui hériteront du salut (Hébr., I, 13,
14 )?»
Peut-on désirer un témoignage plus formel que tout se
fît alors par le ministère des anges, et pour nous, c’est-à-dire
pour le peuple de Dieu auquel est promis l’héritage de la vie éternelle?
Aussi le même apôtre écrit-il aux Corinthiens: «
Toutes les choses qui arrivaient aux Juifs étaient des figures;
et elles ont été écrites pour nous instruire, nous
qui nous trouvons à la fin des temps ( I Cor., X, 11 ). »
Mais faut-il prouver que Dieu nous a parlé
par son Fils, tandis que sur le Sinaï, il parla par ses anges?
Saint Paul le tait dans le passage suivant avec la dernière évidence.
« C’est pourquoi, dit-il, il faut garder plus fidèlement ce
que nous avons entendu, de peur que nous ne soyons comme l’eau qui s’écoule.
Car si la loi publiée par les anges est demeurée ferme, et
si tonte transgression et toute désobéissance a reçu
le juste châtiment qu’elle méritait; comment l’éviterons-nous,
si nous négligeons une doctrine si salutaire? » Mais parce
qu’ici vous pourriez demander quelle est cette doctrine, l’Apôtre
prévient votre objection, et vous répond qu’elle est le Nouveau
Testament, c’est-à-dire l’Evangile révélé aux
hommes par Dieu lui-même, et non par le ministère des anges.
«Cette doctrine, continue-t-il, annoncée d’abord par le Seigneur
même, nous a été confirmée par ceux qui l’avaient
apprise de lui; Dieu même appuyant leur témoignage par les
miracles, par les prodiges, par les différents effets de sa puissance,
et par les dons du Saint-Esprit distribués selon sa volonté
(Hebr., II, 1-4 ) ».
23. Mais pourquoi, direz-vous, lisons-nous dans l’Exode, cette parole:
« Dieu dit à Moïse »; et non point : l’ange dit
à Moïse? C’est que dans l’arrêt judiciaire que récite
l’huissier, il n’est point écrit : l’huissier a dit; mais bien le
juge a prononcé. Ainsi encore, quand un prophète parle au
nom du Seigneur, quoique nous disions : Le prophète a dit, nous
comprenons bien que c’est Dieu qui a parlé par sa bouche. Et de
même quand nous disons: Le Seigneur a dit, nous n’excluons point
la (399) personne du prophète, et nous rappelons seulement quel
est celui dont il est l’interprète. Au reste, souvent l’Ecriture,
pour nous mieux faire connaître que l’ange dans ces circonstances
parle au nom et en la personne de Dieu, s’exprime ainsi : Le Seigneur a
dit. J’en ai ci-dessus rapporté divers exemples. Mais parce que
plusieurs s’obstinent à voir dans l’ange que nomme ici l’Ecriture,
le Fils de Dieu, que les prophètes par l’ordre de son Père,
et par sa propre inspiration, ont appelé l’Ange du grand conseil,
j’ai voulu transcrire ici le passage de l’épître aux Hébreux
où l’Apôtre dit expressément que la loi fut donnée
par les anges, et non par un ange.
24. Saint Etienne, dans le livre des Actes, ne s’exprime pas autrement
que l’écrivain du Pentateuque. « Ecoutez, dit-il, mes frères
et mes pères : le Dieu de gloire apparut à notre père
Abraham quand il était en Mésopotamie ( Act., VII, 2) ».
Et de peur qu’on ne s’imaginât qu’en disant : « le Dieu de
gloire », il voulût affirmer qu’alors le Seigneur s’était
montré en
son essence divine aux regards d’un homme, il a bien soin d’ajouter
ensuite que ce fut un
ange qui apparut à Moïse. « Moïse, dit-il, s’enfuit
à cette parole, et il devint étranger en la terre de Madian,
où il eut deux fils. Quarante ans accomplis, l’ange lui apparut
au désert de la montagne de Sina, dans la flamme du feu d’un buisson.
Et Moïse à cet aspect admira cette vision ; et comme il approchait
pour considérer, la voix du Seigneur se fit entendre à lui,
disant : Je suis le Dieu de tes pères, le Dieu d’Abraham, le Dieu
d’Isaac et le Dieu de Jacob. Et Moïse tremblant n’osait regarder.
Or le Seigneur lui dit : Délie ta chaussure, car le lieu où
tu es, est une terre sainte (Act., VII, 29-33 )». Certes ici, comme
dans la Genèse, l’ange est appelé Seigneur, et même
Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac et Dieu de Jacob.
25. Direz-vous peut-être qu’à la vérité
Dieu apparut à Moïse en la personne d’un ange, mais qu’il se
montra en son essence à Abraham? Eh bien! laissons de côté
saint Etienne, et interrogeons le livre d’où il a pris son récit.
N’y lisons-nous pas « que le Seigneur Dieu dit à Abraham »;
et encore : « que le Seigneur Dieu apparut à Abraham (Gen.,
XII, 1, XVII, 1 )? Sans doute, il n’est pas fait ici mention de plusieurs
anges; mais allons un peu plus loin; que nous dit l’écrivain sacré?
« Or, le Seigneur apparut à Abraham assis à l’entrée
de sa tente, à l’heure de midi, et comme il levait les yeux, trois
hommes parurent debout près de lui (Gen., XVIII, 1,2 ) ».
J’ai déjà parlé de ces trois hommes; c’est pourquoi
je ne poserai qu’une seule question à ceux qui s’attachent à
la lettre du texte sacré sans en comprendre le sens, ou qui, tout
en le comprenant, chicanent sur les mots. Je leur demanderai donc comment
Dieu eût pu apparaître en la personne de ces trois hommes,
s’ils n’eussent été des anges, comme le prouve la suite du
récit? Mais parce qu’il n’est pas dit: un ange lui parla, ou lui
apparut, oseront-ils dire qu’à la vérité Moïse
vit et entendit un ange, puisque l’Ecriture le marque expressément,
tandis qu’Abraham vit réellement l’essence divine et entendit la
voix de Dieu, puisque l’écrivain sacré n’affirme pas le contraire?
Eh bien! est-il vrai que l’Ecriture ne fasse mention d’aucun ange dans
les diverses visions qu’eut Abraham? Lorsqu’elle raconte le sacrifice d’Isaac,
ne s’exprime-t-elle pas ainsi : « Dieu éprouva Abraham, et
lui dit : Abraham, Abraham? Abraham répondit: Me voici. Et Dieu
lui dit: Prends ton fils unique que tu chéris, Isaac, et va dans
la terre de vision; et là tu l’offriras en holocauste sur une des
montagnes que je te montrerai (Gen., XXII, 1,2 ). »
Certes, c’est bien de Dieu qu’il est ici parlé, et non d’un
ange. Cependant, peu après, l’écrivain sacré continue
en ces termes : « Or, Abraham étendant la main, saisit le
glaive pour immoler son fils, et voilà qu’un ange «du Seigneur
l’appela du haut des cieux, et lui dit: Abraham, Abraham. Lequel répondit:
Me voici. Et l’ange dit : N’étends pas la main sur l’enfant, et
ne lui fais aucun mal ». Qu’objecter contre un passage aussi formel?
Dira-t-on que Dieu avait ordonné l’immolation d’Isaac, et qu’un
ange vint s’y opposer? Mais alors Abraham eût désobéi
à l’ordre du Seigneur pour se conformer à la défense
de l’ange. N’est-ce pas tout ensemble risible et ridicule? Au reste, l’Ecriture
ne nous permet même pas cette grossière et absurde interprétation,
car elle ajoute aussitôt : « Je sais maintenant que tu crains
Dieu, puisque tu n’as pas épargné ton fils unique, à
cause de moi ». Or, ce mot, à cause de moi, indique la personne
qui avait commandé le sacrifice, et ainsi l’ange est le Dieu d’Abraham,
(400) ou plutôt c’est Dieu en la personne de l’ange. Mais poursuivons
le récit sacré; il est bien
digne de notre attention, et nous y trouverons une mention expresse
de l’ange. « Abraham levant les yeux, vit derrière lui un
bélier embarrassé par les cornes dans un buisson; et il le
prit, et l’offrit en holocauste pour son fils. Et il appela ce lieu d’un
nom qui signifie, le Seigneur voit. C’est pourquoi on dit encore aujourd’hui
: Le Seigneur verra sur la montagne ». Et de même, un peu auparavant,
le Seigneur avait dit par la bouche de l’ange : « Je sais maintenant
que tu crains Dieu». Ce n’est pas, toutefois, qu’il faille par là
entendre que jusqu’à ce moment Dieu ignorât les dispositions
d’Abraham. Seulement alors, Abraham eut conscience des sentiments héroïques
de son coeur, sentiments qui le portèrent jusqu’à immoler
son fils unique. Au reste, ce n’est ici qu’une manière de parler,
selon laquelle la cause est mise pour l’effet. Ainsi nous disons que le
froid est paresseux, pour signifier qu’il nous rend lents et paresseux.
Lors donc que l’Ecriture dit que le Seigneur connut, elle veut dire qu’il
donna occasion à Abraham de connaître la fermeté de
sa foi. Or, sans cette épreuve, il l’eût ignorée. C’est
encore dans le même sens qu’Abraham « appela ce lieu d’un nom
qui signifie, le Seigneur voit»; c’est-à-dire, où il
se laisse voir. Et en effet, l’écrivain sacré ajoute, «
qu’aujourd’hui encore on dit: Le Seigneur verra sur la montagne ».
Pourquoi donc le même ange est-il nommé le Seigneur, si
ce n’est parce qu’il représentait le Seigneur? Bien plus, dans les
versets suivants, cet ange énonce une prophétie, et atteste
ainsi que Dieu parlait par sa bouche: « Et l’ange du Seigneur appela
une seconde fois Abraham du haut du ciel, disant : J’ai juré par
moi-même, dit le Seigneur : parce que tu as fait cela, et que tu
n’as pas épargné ton fils unique à cause de moi, je
te bénirai, et je multiplierai ta postérité comme
les étoiles du ciel (Gen., XXII, 15, 17 ) ». Certes, il y
a ici un rapport frappant entre l’ange qui parle au nom du Seigneur et
les prophètes qui s’expriment ainsi : « Le Seigneur a dit
». Mais enfin pourquoi ne serait-ce pas Dieu le Fils qui dirait au
nom de son Père : « Le Seigneur a dit »; et qui serait
son ange ou son envoyé? Oui, sans doute, s’il ne se présentait
soudain une difficulté inextricable en la personne des trois hommes
que vit Abraham, et au sujet desquels il est dit « que le Seigneur
apparut à Abraham ». Mais peut-être n’étaient-ils
pas des anges, parce que l’Ecriture les appelle des hommes? Eh! lisez Daniel
qui nous dit: « Voilà que l’ange Gabriel m’apparut sous une
forme humaine (Dan., IX, 21 )».
26. Mais que tardons-nous à contraindre nos adversaires à
un silence absolu par un nouvel argument plus formel encore et plus grave?
Car ici il ne s’agit plus d’un ange, nommé séparément,
ni de trois hommes pris collectivement; mais ce sont des anges qu’on nous
représente comme les interprètes de Dieu dans la promulgation
solennelle de la loi. Or, quel catholique ne sait que le Seigneur donna
cette loi à Moïse par le ministère des anges, pour qu’il
y assujettît les enfants d’Israël? Eh bien! voici comme parle
saint Etienne: « Hommes à la tête dure, incirconcis
de coeur et d’oreilles, vous résistez toujours au Saint-Esprit ;
et il en est de vous comme de vos pères. Lequel des prophètes
vos pères n’ont-ils point persécuté? Ils ont tué
ceux qui ont prédit l’avènement du Juste, que maintenant
vous avez trahi et mis à mort. Vous avez reçu sa loi par
le ministère des anges, et vous ne l’avez point gardée (
Act., VII, 51-53 ) ». Où trouver un témoignage plus
évident, et une autorité plus péremptoire? La loi
mosaïque a donc été donnée au peuple Juif par
le ministère des anges, mais elle annonçait l’avènement
du Sauveur Jésus, et y préparait le monde. Aussi est-il vrai
de dire que le Verbe de Dieu se faisait mystérieusement apercevoir
en la personne des anges qui promulguaient cette loi. C’est pourquoi Jésus-Christ
lui-même disait aux Juifs: « Si vous croyiez à Moïse,
vous me croiriez aussi, car c’est de moi qu’il a écrit (Jean, V,
46 ) ».
Ainsi le Seigneur déclarait ses volontés par le ministère
des anges; et c’est par ces mêmes anges que le Fils de Dieu, qui
devait un jour naître de la race d’Abraham, et se poser comme médiateur
entre Dieu et les hommes, disposait le monde a son avènement. Il
se préparait dès lors des âmes qui le recevraient,
en se reconnaissant coupables de n’avoir pas observé la loi. Aussi
l’Apôtre écrit-il aux Galates: « A quoi donc a servi
la loi? Elle a été établie à cause des transgressions
jusqu’à (401) l’avènement de Celui qui devait naître
et que la promesse regardait. Et cette loi a été donnée
au moyen des anges par la main du Médiateur ( Gal., III, 19) ».
C’est-à-dire que le Fils de Dieu l’a promulguée lui-même
par l’entremise des anges. Car l’incarnation du Verbe n’est point une conséquence
nécessaire de sa nature divine, mais un effet de sa puissance. D’ailleurs,
une preuve qu’ici l’Apôtre entend par médiateur le Fils de
Dieu en tant qu’il a daigné se faire homme, c’est qu’il dit dans
un autre endroit: « Il n’y a qu’un Dieu et un médiateur entre
Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme (I Tim., II, 5 ) ».
Il nous est donc permis de voir Jésus-Christ dans l’immolation de
l’agneau pascal, et dans mille autres cérémonies légales
qui annonçaient sa naissance, sa passion et sa résurrection.
Or, la loi qui les prescrivait, avait été donnée par
les anges, et ces anges eux-mêmes représentaient tantôt
la Trinité entière, le Père, le Fils et le Saint-Esprit,
sans distinction aucune des personnes, et tantôt le Père séparément,
ou le Fils, ou le Saint-Esprit. Au reste en se montrant visiblement sous
ces formes sensibles , et en la personne de ses créatures, Dieu
ne se révélait point en son essence. Car cette vision est
réservée pour le ciel, et sur la terre nous nous efforçons
seulement de la mériter par tout ce qui frappe nos yeux et nos oreilles.
27. Mais il me semble que j’ai suffisamment développé
et prouvé la question qui faisait le sujet de ce livre. Ainsi il
demeure démontré par le raisonnement seul, du moins selon
moi, et par l’autorité de l’Ecriture, dont j’ai cité plusieurs
passages, qu’avant l’incarnation du Sauveur, les diverses apparitions de
Dieu aux patriarches et aux prophètes furent l’oeuvre des anges.
Ce sont eux qui toujours se montrèrent sous des formes corporelles,
et qui parlèrent au nom du Seigneur. Quelquefois, comme nous le
voyons fréquemment par les prophètes, ils agissaient et parlaient
immédiatement au nom et en la personne de Dieu, et quelquefois aussi
ils empruntaient le concours rie créatures étrangères,
pour mieux signifier aux hommes la présence du Seigneur. Nos livres
saints nous attestent que ce dernier mode d’apparition ne fut pas inconnu
aux prophètes. C’est pourquoi il convient de traiter maintenant
des apparitions divines que nous raconte le Nouveau Testament. Ainsi le
Fils de Dieu est né d’une Vierge, et l’Esprit-Saint s’est montré
sous la forme d’une colombe au baptême de Jésus-Christ, de
même qu’après l’ascension, et au jour de la Pentecôte,
il s’annonça par un grand vent, et parut sous l’emblème de
langues de feu. Néanmoins, constatons tout d’abord que le Verbe
de Dieu ne s’est point montré à nous en cette essence divine
qui le rend égal et coéternel à son Père. Il
faut en dire autant de l’Esprit-Saint, qui par sa nature est égal
et coéternel au Père et au Fils. Mais l’un et l’autre se
sont montrés par l’intermédiaire d’une créature qui
a été créée et formée tout exprès
pour frapper nos regards et nos sens. Toutefois il existe une grande différence
entre les apparitions anciennes du Fils et du Saint-Esprit, et les propriétés
qui se manifestent en eux dans le nouveau testament, quoique les unes et
les autres aient eu lieu au moyen d’une créature corporelle et visible.
Or, c’est à expliquer cette différence que je consacre le
livre suivant. (402)
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm