LIVRE CINQUIÈME : RÉFUTATION DES ARIENS.
Réfutation des Ariens. — Rapportant à la substance de
Dieu tout ce que l’Ecriture affirme de la relation des personnes, ils en
concluaient que le Fils étant engendré par le Père,
lui était par cela seul inférieur. — Saint Augustin leur
répond que les relations diverses qui existent entre les personnes
divines, n’altèrent aucunement en elles la substance, ou nature,
et qu’il règne entre elles une égalité parfaite. —
Il prouve sa thèse par l’explication de divers passages de l’Ecriture,
et aussi par quelques comparaisons ou similitudes qu’il emprunte aux créatures,
et il termine en avouant combien est grande l’impuissance du langage humain
quand il s’agit d’expliquer le mystère de la Sainte Trinité.
LIVRE CINQUIÈME : RÉfutation des ariens.
CHAPITRE PREMIER.
DIEU EST IMMUABLE ET INCORPOREL.
CHAPITRE II.
DE L’ESSENCE DIVINE.
CHAPITRE III.
CONSUBSTANTIALITÉ DU PÈRE ET DU FILS.
CHAPITRE IV.
TOUT ACCIDENT SUPPOSE DANS LE SUJET QUELQUE CHANGEMENT.
CHAPITRE V.
DES RELATIONS DIVINES.
CHAPITRE VI.
CHICANES DES ARIENS SUR LES MOTS engendré ET non-engendré.
CHAPITRE VII.
EXPLICATION DE CETTE DOCTRINE.
CHAPITRE VIII.
TOUT CE QUI SE DIT DE LA NATURE DIVINE, EST PROPRE AUX TROIS PERSONNES
DE LA SAINTE TRINITÉ.
CHAPITRE IX.
DES PERSONNES DIVINES.
CHAPITRE X.
TOUT CE QUI SE RAPPORTE A LA NATURE DIVINE, SE DIT AU SINGULIER DES
TROIS PERSONNES.
CHAPITRE XI.
DES RELATIONS DIVINES.
CHAPITRE XII.
PAUVRETÉ DU LANGAGE HUMAIN POUR EXPLIQUER LES RELATIONS DIVINES.
CHAPITRE XIII.
DANS QUEL SENS LE MOT PRINCIPE SE DIT DE LA TRINITÉ.
CHAPITRE XIV.
LE PÈRE ET LE FILS SONT LE PRINCIPE DE L’ESPRIT-SAINT.
CHAPITRE XV.
L’ESPRIT-SAINT ÉTAIT-IL UN DON AVANT MÊME QU’IL FÛT
DONNÉ?
CHAPITRE XVI.
TOUT CE QUI SE DIT DE DIEU PAR RAPPORT AU TEMPS SE DIT DES RELATIONS
ET NON DE LA SUBSTANCE.
CHAPITRE PREMIER.
DIEU EST IMMUABLE ET INCORPOREL.
1. J’aborde un sujet où le langage chez tout homme, et principalement
chez moi, ne saurait rendre exactement la pensée. Bien plus, cette
pensée elle-même, quand elle se fixe sur le mystère
de la Sainte Trinité, sent tout d’abord combien elle est au-dessous
de Dieu, et combien encore elle est impuissante à le comprendre
tel qu’il est. Et en effet nul homme, fût-il l’égal du grand
Apôtre, ne peut voir Dieu que « comme dans un miroir, et sous
des formes obscures (I Cor., XIII, 12 ). Cependant nous devons toujours
diriger nos pensées vers ce Dieu qui est notre Seigneur et maître
, quoique nous ne puissions jamais avoir de pensées dignes de lui,
et nous devons en tous les temps le bénir et le louer, quoique nous
ne puissions jamais ni le louer, ni le bénir dignement. C’est pourquoi
j’implore ici son secours pour bien saisir moi-même mon sujet, et
pour en donner à nies lecteurs une facile explication. Je les prie
aussi de me pardonner les fautes qui viendraient à m’échapper;
car si d’un côté la pureté de mes intentions peut me
rassurer, de l’autre le sentiment de ma propre faiblesse me remplit de
crainte. Que mes lecteurs me soient donc indulgents, s’ils remarquent que
mes paroles ne répondent pas toujours à ma bonne volonté,
soit parce qu’ils comprendront mieux que moi les choses divines, soit parce
que je n’aurai pas su me bien exprimer. Quant à moi, je leur pardonne
de grand coeur si la difficulté provenait en eux d’ignorance, ou
de la faiblesse d’esprit.
2. Au reste, un moyen facile de pratiquer cette mutuelle et réciproque
bienveillance, est de s’attacher fortement à ce principe que tout
ce que l’on peut dire du Dieu immuable et invisible, existant par lui-même
et se suffisant à lui-même, ne saurait s’apprécier
par aucune comparaison avec les créatures visibles et changeantes,
mortelles et indigentes. Ne nous en étonnons point, puisque dans
l’étude des phénomènes du corps et des sens, et dans
l’explication de ceux de la conscience, la science de l’homme se fatigue
beaucoup et avance peu. Cependant les recherches auxquelles se livre la
piété chrétienne touchant les choses divines et surnaturelles,
ne sauraient être vaines et inutiles, si elle évite de s’appuyer
orgueilleusement sur ses propres forces, et si elle se laisse diriger et
conduire par la grâce du Dieu qui est tout ensemble le créateur
et le sauveur de l’homme. Et en effet, comment pourrions-nous comprendre
Dieu, nous qui ne nous comprenons pas nous-mêmes? Toutefois nous
avons à cet égard une connaissance suffisante pour savoir
que notre âme est par l’intelligence bien au-dessus de toutes les
créatures. Mais pouvons-nous saisir dans cette âme quelques
linéaments de formes, quelques émanations d’odeur, quelque
étendue d’espace, quelque division de parties, quelque fraction
de quantité, et enfin quelque distance de lieu ou de locomotion
? Certainement nous ne trouvons rien de semblable dans cette âme
intelligente qui est le chef-d’oeuvre de la création , et qui selon
notre capacité, nous fait comprendre les secrets de la sagesse divine.
Or, ce qui ne se rencontre point dans la plus noble partie de l’homme,
devons-nous le chercher en Dieu, qui est infiniment meilleur que tout ce
qui est en nous bon et excellent ? C’est pourquoi concevons Dieu, autant
que nous le pourrons, comme étant bon sans aucun attribut de bonté,
grand sans aucun degré de grandeur, créateur sans aucun besoin
des êtres, immense sans aucune dépendance des lieux ni de
l’espace, renfermant l’univers en lui-même sans aucun circuit ni
enceinte, présent partout sans aucune délimitation de présence,
(424) éternel sans aucun assujettissement au temps ni à la
durée, auteur du mouvement et du changement des créatures
sans aucune interruption de sa propre immutabilité, enfin impassible
et supérieur à tout accident. Penser ainsi de Dieu, ce n’est
pas, il est vrai, en comprendre parfaitement la nature , mais c’est pieusement
éviter à cet égard tout langage erroné.
CHAPITRE II.
DE L’ESSENCE DIVINE.
3. Cependant on ne saurait douter que Dieu ne soit une substance, ou
essence, ce que les Grecs nomment hypostase. Et en effet, de même
que le mot sagesse dérive du verbe sapere, discerner, et le mot
science du verbe savoir, l’essence suppose un être qui existe par
lui-même. Or, quel est l’être qui réalise le mieux cette
condition, si ce n’est celui qui disait à Moïse son serviteur
: « Je suis celui qui suis »; et encore : « Celui qui
est m’envoie, vers vous (Ex., III, 14 ) »? Mais en dehors de Dieu,
toute essence, ou toute substance est soumise à divers accidents
qui l’assujettissent à une plus ou moins grande mutabilité.
Dieu au contraire ne saurait éprouver rien de semblable. Et c’est
pourquoi il est seul l’être souverainement immuable. Aussi, par cela
seul qu’il ne tient l’être d’aucun autre que de lui-même, le
nom d’essence lui convient parfaitement. Car on ne peut dire que l’être
qui est sujet au changement, soit toujours le même, puisque, lors
même qu’il n’en éprouverait aucun, la seule possibilité
d’y être soumis fait qu’il cesse d’être souverainement immuable.
Mais s’agit-il de Dieu, j’affirme que loin d’éprouver aucun changement,
il ne peut en aucune manière y être assujetti. Aussi son immutabilité
est-elle une vérité incontestable.
CHAPITRE III.
CONSUBSTANTIALITÉ DU PÈRE ET DU FILS.
4. J’aborde maintenant l’objection que nos adversaires tirent de l’impuissance
où nous sommes de toujours exprimer parfaitement notre pensée,
et de toujours connaître parfaitement la vérité. Ainsi
un des sophismes les plus subtiles que les Ariens opposent à la
doctrine catholique, est de dire que tout ce qui se peut énoncer,
ou penser de Dieu, se rapporte non aux accidents, mais à la substance
même. Or, le Père est non-engendré selon sa substance,
et le Fils est engendré selon la sienne, car n’être pas engendré,
et être engendré sont deux choses toutes différentes.
Donc le Père et le Fils ne peuvent être consubstantiels. —
Je reprends cet argument, et je dis : Tout ce qui s’affirme de Dieu, s’affirme
de la substance : donc cette parole: « Le Père et moi sommes
un », doit s’entendre de la substance ( Jean, X, 30 ). Donc encore
le Père et le Fils sont consubstantiels. Voulez-vous au contraire
ne pas rapporter cette parole à la substance? j’y consens, mais
avouez qu’on peut énoncer quelque chose de Dieu sans le rapporter
formellement à la substance. Et alors qui nous force d’entendre
de la substance les mots engendré et non engendré? L’Apôtre
affirme également du Fils de Dieu, qu’il « n’a pas cru que
ce fût pour lui une usurpation de s’égaler à Dieu (Philipp.,
II, 6. ) ». Or, en quoi est-il égal à Dieu? Si ce n’est
pas selon la substance, il faut admettre, et qu’on peut parler de Dieu
sous d’autres rapports que ceux de la substance, et que rien n’oblige à
entendre de la substance les mots engendré et non-engendré.
Vous y refusez-vous, parce que tout ce qui est énoncé de
Dieu se rapporte forcément à la substance? je suis alors
en droit d’affirmer que le Père et le Fils sont consubstantiels.
CHAPITRE IV.
TOUT ACCIDENT SUPPOSE DANS LE SUJET QUELQUE CHANGEMENT.
5. On appelle accident tout ce qu’un sujet peut perdre par changement,
ou par altération. Quelques accidents, il est vrai, sont inséparables
du sujet; c’est pourquoi les Grecs les nomment intrinsèques. Ainsi
la couleur noire est intrinsèque à la plume du corbeau. Toutefois
celle-ci cesse d’être noire du moment qu’elle n’est plus une plume
de corbeau. C’est que la matière elle-même est sujette au
changement; et ainsi dans l’exemple que j’ai cité, le corbeau ou
la plume, ou même tous deux éprouvent tantôt un changement
partiel et tantôt une transformation entière, en sorte que
ni l’un ni l’autre ne retiennent plus la couleur noire. D’autres accidents
sont dits séparables, quoiqu’en réalité ils ne soient
dans le sujet qu’un simple changement, ou une pure altération. Ainsi
les cheveux de l’homme sont (425) naturellement noirs; mais parce qu’ils
peuvent blanchir tant qu’ils adhèrent à la tête, on
dit qu’en eux la noirceur est un accident séparable. Cependant avec
un peu de réflexion, il est facile de voir que dans ce cas rien
n’émigre au dehors, et que le noir de nos cheveux ne se retire point,
je ne sais où, pour faire place à la blancheur. Ici les cheveux
n’éprouvent qu’un changement de couleur.
Mais il n’y a en Dieu aucun accident, parce qu’en lui il n’y a rien
de muable, rien d’amissible. On peut aussi nommer accident l’intensité,
ou la diminution d’une qualité que le sujet ne saurait perdre. Ainsi
notre âme est immortelle, en sorte qu’elle vivra tant qu’elle existera;
mais parce qu’elle existera toujours, elle vivra toujours. Néanmoins
le développement ou l’affaiblissement de la raison fait que cette
âme, sans cesser de vivre, reçoit une communication plus ou
moins abondante de la vie. C’est le phénomène de la folie
qui nous ôte le bon sens, et nous laisse la vie. Mais on ne peut
rien concevoir de semblable en Dieu, parce qu’il est souverainement immuable.
CHAPITRE V.
DES RELATIONS DIVINES.
6. Nous venons de voir qu’aucune notion d’accident ne peut convenir
à Dieu, parce qu’il n’est soumis à aucun changement; et cependant
il ne faut pas en conclure que tout ce qui s’énonce de lui se rapporte
à la substance. Sans doute, quand il s’agit des créature
muables et changeantes, ce qui ne se dit pas de la substance, se dit de
l’accident, car en elles tout est accidentel, la grandeur et les autres
qualités, puisque ces qualités sont susceptibles de plus
et de moins. Ce principe est général et il s’applique aux
diverses relations de l’amitié de la famille et de la domesticité,
non moins qu’à celles de la ressemblance et de l’égalité.
On le retrouve même dans la position et le maintien du corps, dans
l’espace et la durée, dans l’action et la passion. Mais en Dieu
il n’y a rien d’accidentel, parce qu’il est souverainement immuable, et
néanmoins tout ce qui s’énonce de lui, ne s’énonce
point de la substance. Ainsi nous distinguons en Dieu le Père d’avec
le Fils, et le Fils d’avec le Père; et toutefois nous ne, disons
pas qu’en eux cette distinction soit accidentelle, parce qu’éternellement
l’un est Père, et l’autre est Fils.
Cependant ce mot, éternellement, ne doit pas être pris
dans ce sens que le Fils étant une fois engendré, ne peut
pas plus cesser d’être Fils que le Père d’être Père,
mais en ce sens que la génération du Fils a toujours existé,
et que jamais elle n’a commencé. Et en effet, si la génération
du Fils avait eu un commencement, ou si elle pouvait avoir une fin, elle
ne serait en lui qu’un accident. De même encore, si le Père
était dit Père par rapport à lui-même, et non
par rapport au Fils, et si le Fils était dit Fils en excluant toute
relation de paternité et de filiation, l’affirmation tomberait sur
la substance. Mais il n’en est pas ainsi, parce que le Père n’est
Père qu’autant qu’il a un Fils, et que le Fils n’est Fils qu’autant
qu’il a un Père : c’est pourquoi ces expressions, Père et
Fils, n’expriment en eux qu’une relation de personne à personne;
et toutefois cette relation n’est pas en eux un accident, parce que dans
le Père et le Fils la paternité et la filiation sont éternelles
et immuables. Sans doute autre chose est d’être Père et d’être
Fils; cependant cette diversité d’action n’affecte point en Dieu
la substance, parce qu’elle s’affirme uniquement de la relation entre les
personnes divines. Mais d’autre part, cette relation n’est point en Dieu
un pur accident, parce qu’elle est immuable.
CHAPITRE VI.
CHICANES DES ARIENS SUR LES MOTS engendré ET non-engendré.
7. Ici les Ariens élèvent contre ce langage une difficulté
qu’ils croient péremptoire, et ils raisonnent ainsi : Il est vrai
que le Père est dit Père par rapport au Fils, comme le Fils
est dit Fils par rapport au Père, ce qui n’empêche pas que
les termes, non-engendré et engendré, doivent s’affirmer
en eux de la substance et non de la relation, car père et non. engendré
ne sont point synonymes, puisqu’en supposant que le Père n’eût
pas engendré de fils, il n’en serait pas moins lui-même non-engendré,
à l’opposé de ce qui arrive dans le monde où nous
voyons que le père qui engendre un fils, ne peut se dire lui-même
non engendré, parce que toute la race humaine ne se produit et ne
se propage que par la génération. — Résumons ce raisonnement
: les mots père et fils supposent une relation entre les personnes
divines, tandis que ceux de non-engendré et d’engendré tombent
sur la personnalité elle-même, et s’entendent de la substance.
Or être engendré et n’être pas engendré sont
deux choses absolument différentes; donc en Dieu il y a diversité
de substance.
Voilà bien le langage des Ariens; mais en parlant ainsi, ils
ne comprennent point qu’ils énoncent ici sur le Père une
proposition à laquelle ils devraient réfléchir avec
plus de soin, car, même sur la terre tout homme n’est point père
parce qu’il n’est point engendré, ni non-engendré, parce
qu’il est père. Ainsi le terme de non-engendré n’est pas
un terme de relation, tandis qu’il y a relation, mais ils sont trop aveuglés
pour le voir, à être engendré. Et en effet, si l’on
est fils, c’est qu’on a été engendré, et on a été
engendré parce qu’on est fils. Or, c’est cette double relation de
la paternité et de la filiation qui dans la Trinité relie
le Père au Fils et le Fils au Père; c’est-à-dire la
personne qui engendre, à la personne qui est engendrée. Aussi
concevons-nous sous deux idées différentes que le Père
engendre, et que lui-même n’est point engendré. Toutefois
nous ne l’affirmons de Dieu le Père que par relation avec le Fils;
ce que nient nos adversaires qui veulent que la propriété
d’être non-engendré tombe sur la personnalité même
du Père. Ils disent donc: Une chose s’affirme du Père, et
ne peut s’affirmer du Fils, et cette chose affecte directement la substance
divine. Et en effet le Père possède personnellement la propriété
de n’être point engendré, tandis que le Fils en est privé;
donc il est non-engendré selon sa substance, et parce qu’on ne saurait
le dire également du Fils, celui-ci n’est pas consubstantiel au
Père.
Il me suffit, pour répondre à cette chicane, de presser
mes adversaires de nous dire en quoi le Fils est égal au Père,
est-ce par identité de nature, ou bien seulement par relation de
personne à personne? La seconde proposition n’est pas admissible,
parce qu’elle confondrait en Dieu toute notion de paternité et de
filiation, et que de plus la même personne divine n’est point tout
ensemble Père et Fils. Au reste dans la Trinité le Père
et le Fils ne sont point entre eux, comme sur la terre sont les amis et
les voisins. L’amitié n’existe d’homme à homme que par relation;
et si deux amis s’aiment avec la même cordialité, on dit qu’il
y a entre eux égalité de sentiments. De même entre
voisins, ce sont des relations de bienveillance; et quand cette bienveillance
est réciproque, on dit qu’il y a entre eux égalité
de bons rapports. Mais ici le Fils n’est point Fils parce qu’il est Dieu,
mais parce qu’il est engendré du Père, en sorte que ne pouvant
lui être égal en raison même de cette filiation, il
ne saurait l’être qu’en nature. Or, tout ce qui se dit de la nature,
s’affirme de la substance : donc le Fils est consubstantiel au Père.
Observons aussi qu’en disant que le Père n’est pas engendré,
nous disons bien moins ce qu’il est que ce qu’il n’est pas; et remarquons
encore qu’en Dieu la négation d’une relation quelconque n’atteint
point la substance, parce que ces deux choses sont entièrement distinctes.
CHAPITRE VII.
EXPLICATION DE CETTE DOCTRINE.
8. Je m’explique par quelques exemples. Et d’abord j’affirme que les
mots, fils et engendré, n’ont qu’une seule et même signification.
Car en Dieu, le Verbe est Fils parce qu’il est engendré, et il est
engendré parce qu’il est Fils. Lors donc que nous affirmons du Père
qu’il n’est pas engendré, nous disons simplement qu’il n’est pas
fils. Mais les mots engendré et non-engendré sont d’un usage
plus facile, parce que la langue latine, qui admet le mot fils, rejette
celui de non-fils. Cependant la pensée est indépendante de
cet usage, et elle comprend le mot non-fils de même qu’elle entend
celui de non-engendré qu’on emploie quelquefois pour inengendré.
Ainsi encore les mots, voisin et ami, ont leurs corrélatifs dans
notre esprit, quoique la langue qui dit ennemi, ne dise point invoisin.
Il est donc bien utile dans toute discussion dogmatique de considérer
moins ce que nous permet, ou nous refuse le sens habituel des mots, que
les idées mêmes qu’ils renferment.
Ainsi nous ne dirons pas que le Père est inengendré,
quoiqu’à la rigueur Je génie de notre langue nous le permette,
mais nous dirons dans le même sens qu’il n’est pas engendré,
c’est-à-dire qu’il n’est pas le Fils; car l’effet de toute particule
négative n’est point de faire retomber sur la substance même
de l’être ce qu’elle ne nie en lui que relativement. Ici donc, comme
dans tous les autres (427) attributs, nous nions seulement ce qui sans
la négation serait vrai. Prenons pour exemple cette proposition
: voilà un homme; en l’énonçant je marque la substance
de l’être auquel je la rapporte ; et quand je dis: ce n’est pas un
homme, je me borne à nier dans le sujet la qualité d’homme,
mais je ne lui applique aucun autre attribut. Lors donc que je dis : voilà
un homme, l’affirmation tombe sur la substance; et pareillement, lorsque
je dis ce n’est pas un homme, la négation tombe sur la substance.
Si vous me demandez ensuite combien un être a de pieds, et si je
vous réponds : quatre, j’énonce seulement le nombre de ses
pieds, de même qu’en disant qu’il n’est point quadrupède,
je ne prétends nier en lui qu’une seule chose, à savoir qu’il
n’a pas quatre pieds.
C’est encore dans le même sens tour à tour affirmatif
et négatif que selon la couleur je dis : il est blanc, et il n’est
pas blanc; que selon la relation, je dis : il est proche, et il est éloigné;
que selon la position, je dis : il est couché, et il est levé;
et qu’enfin selon l’extérieur et les dehors je dis : il est armé,
et il est désarmé, c’est-à-dire qu’il n’a point d’armes.
Pareillement par rapport au calcul du temps, je dis : aujourd’hui et hier;
par rapport à la distance des lieux, je dis : il est à Rome,
et il n’est pas à Rome; et par rapport à l’action, je dis:
il frappe, ou bien, il ne frappe pas, énonçant seulement
par là qu’il ne fait pas l’action de frapper. Et de même,
quand je dis : il est frappé, j’affirme, que le sujet souffre l’action
marquée par le verbe frapper, ce qui est le contraire, quand je
dis: il n’est point frappé. C’est qu’en effet il n’est point d’attribut
ou de qualificatif que nous ne puissions détruire soudain en le
faisant précéder d’une particule négative.
D’après ces principes, si j’appliquais le mot Fils à
la substance divine, je nierais cette substance en disant: Non-Fils. Mais
comme je n’affirme dans le Verbe la filiation que relativement au Père;
de même je ne nie dans le Père cette même filiation
que par relation au Fils, en sorte que je veux seulement prouver qu’il
est à lui-même son propre principe. Concluons donc que puisque
le mot Fils, ainsi que je l’ai dit ci-dessus, a le même sens que
le mot engendré, l’expression non-engendré, équivaut
à celle-ci : il n’est pas Fils. Ainsi, soit que nous disions : Non-Fils,
ou non-engendré, la négation ne tombe, dans notre pensée,
que sur les relations de personne à personne. Car le qualificatif
inengendré est absolument synonyme de non-engendré. Concluons
donc encore qu’en disant qu’il est inengendré, nous ne lui appliquons
que par relation cet attribut négatif. Et en effet, en disant du
Fils qu’il est engendré, nous faisons abstraction de la substance
ou nature divine, et nous affirmons seulement qu’il procède du Père:
et de même, quand nous disons du Père qu’il est non-engendré,
nous ne prétendons prouver qu’une seule chose, à savoir qu’il
n’a point de père. Il est vrai qu’ici l’attribut relatif offre une
double signification, mais parce qu’il est toujours pris dans un sens relatif,
il ne tombe jamais sur la substance. Ainsi, quoique ce soit deux choses
bien différentes que d’être engendré, et de n’être
pas engendré, ces deux qualificatifs n’indiquent point diversité
de substance. Car comme le mot Fils se réfère au mot Père,
et le mot non-Fils au mot non-Père, ainsi devons-nous rapporter
le terme engendré au terme générateur, et le terme
non-engendré au terme non-générateur.
CHAPITRE VIII.
TOUT CE QUI SE DIT DE LA NATURE DIVINE, EST PROPRE AUX TROIS PERSONNES
DE LA SAINTE TRINITÉ.
9. C’est pourquoi nous posons en principe que tout ce qui se dit de
la nature, s’affirme de la substance même de Dieu, et que tout ce
qui se dit des relations, ne tombe que sur la personne, et non sur l’essence
de l’Etre divin. Bien plus, l’unité de substance est si forte dans
le Père, le Fils et l’Esprit-Saint, que nous exprimons au singulier
tous les attributs collectifs qui leur conviennent. Ainsi nous disons que
le Père est Dieu, que le Fils est Dieu, et que le Saint- Esprit
est Dieu, expression qui ne peut s’entendre que de la substance divine.
Toutefois nous ne disons pas que les trois personnes de l’auguste Trinité
sont trois Dieux, mais un seul et même Dieu. Autant le Père
est grand, autant le Fils est grand, autant le Saint-Esprit est grand ;
et cependant ce ne sont pas trois Dieux souverainement grands, mais un
seul Dieu souverainement grand. Car ce n’est point du Père seul,
comme les Ariens le soutiennent malignement, mais du Père, du Fils
et du Saint-Esprit qu’il est écrit au livre des Psaumes : «
Vous êtes le seul grand Dieu (Ps., LXXXV, 10 ) » (428)
Pareillement le Père est bon, le Fils est bon et l’Esprit-Saint
est bon. Toutefois ce ne sont point trois Dieux bons, mais le Dieu unique
dont Jésus-Christ n dit : « Nul n’est bon que Dieu seul ».
Observez en effet que si cette expression : « Bon Maître »
ne s’adressait, dans l’intention du jeune homme dont parle saint Luc, qu’à
Jésus-Christ comme homme, celui-ci voulut par sa réponse
élever ses pensées jusqu’à sa divinité. C’est
pourquoi il ne lui dit pas: Nul n’est bon que le Père, mais, «
Nul n’est bon que Dieu seul (Luc, XVIII, 18, 19 ) ». S’il eût
dit le Père, il n’eût en réalité nommé
que le Père, mais en disant Dieu seul, il nommait le Père,
le Fils et le Saint-Esprit, parce que ces trois personnes ne sont qu’un
seul et même Dieu. S’agit-il au contraire de termes qui expriment
la position et le vêtement du corps, le temps et le lieu? ils ne
doivent s’entendre de Dieu que par métaphore et non dans le sens
propre et direct. C’est ainsi que par rapport à la position et au
vêtement, le psalmiste nous dit que « Dieu est assis sur les
chérubins, et quel abîme l’enveloppe comme un vêtement
(Ps., LXXIX, 2 ; CIII, 6 ). » Il dit également par rapport
au temps et au lieu : « Seigneur, vos années ne finiront jamais»;
et, « si je m’élève vers le ciel, vous y êtes
( Ps., CI, 28 ; CXXXVIII, 8 )».
Mais tout ce qui se rapporte à la puissance d’action se dit
vraisemblablement de Dieu seul. Car Dieu seul agit ou n’agit pas, et en
tant qu’il est Dieu, il est indépendant de toute passivité.
C’est pourquoi le Père est tout-puissant, le Fils est tout-puissant
et le Saint-Esprit est tout-puissant. Toutefois. ce ne sont pas trois Dieux
également tout-puissants, mais un seul Dieu tout-puissant, et «
tout est de lui, tout est par lui , tout est en lui (Rom., XI, 36 ) ».
Ainsi tout ce qui atteint directement la nature de l’Etre divin se dit
au nombre singulier de chacune des trois personnes, le Père, le
Fils et le Saint-Esprit; et c’est encore en ce même nombre singulier,
et non au pluriel, que nous appliquons les mêmes expressions à
la Trinité entière. Et, en effet, être et être
grand ne sont pas en Dieu deux choses, mais une seule et même chose.
Aussi, par la même raison que nous ne reconnaissons pas en lui trois
essences, nous ne lui attribuons pas trois grandeurs.
CHAPITRE IX.
DES PERSONNES DIVINES.
10. J’emploie ici le mot essence , qui est un terme de la langue grecque,
et qui répond dans la nôtre à celui de substance. Les
Grecs disent également l’hypostase; mais quelle différence
mettent-ils entre l’essence et l’hypostase? Ceux qui ont écrit en
grec sur la Trinité disent communément une seule essence
et trois hypostases, expressions qui signifient en latin une essence et
trois substances. Quoi qu’il en soit, l’usage a prévalu parmi nous
d’attacher au mot essence le sens du mot substance; aussi n’oserai-je point
dire une seule essence et trois substances, mais une seule essence ou substance
et trois personnes. Ce langage est celui qu’ont adopté plusieurs
auteurs latins bien recommandables; et ils l’ont employé , n’en
trouvant pas de meilleur pour exprimer par la parole ce qu’ils comprenaient
sans le secours de la parole. Et, en effet, puisque le Père n’est
pas le Fils, que le Fils n’est pas le Père, et que le Saint-Esprit
qui est aussi appelé le don de Dieu, n’est ni le Père, ni
le Fils, il faut nécessairement reconnaître trois personnes
en un seul Dieu. C’est pourquoi Jésus-Christ a dit au pluriel :
« Le Père et moi nous sommes un (Jean, X, 30 ) ». Les
Sabelliens traduisent au singulier : Le Père et moi est un; tandis
que le Sauveur a dit: « Nous sommes un ». Il y a donc trois
personnes en Dieu . Mais s’agit-il de définir ce qu’est une personne
divine, soudain toute parole humaine devient impuissante. Aussi disons-nous
trois personnes, moins pour dire quelque chose que pour ne pas garder un
silence absolu.
CHAPITRE X.
TOUT CE QUI SE RAPPORTE A LA NATURE DIVINE, SE DIT AU SINGULIER DES
TROIS PERSONNES.
11. De même donc que nous ne disons point qu’il y a en Dieu trois
essences, nous ne reconnaissons pas en lui trois grandeurs, ni trois êtres
souverainement grands. Car dans les choses qui ne sont grandes que relativement,
il faut distinguer la grandeur, de la chose elle-même. C’est ainsi
que nous disons une grande maison, une grande montagne et un grand esprit.
Mais dans ces trois exemples la (429) grandeur n’est pas la chose même
qui est grande, en sorte que la maison, si grande qu’elle soit, n’est pas
la grandeur elle-même. Nous concevons en effet la grandeur comme
indépendante soit de la maison, ou de la montagne que nous nommons
grandes, soit de tout autre objet auquel nous appliquons une idée
et un~ relation de grandeur. Ainsi la grandeur est autre que les objets
qui lui empruntent leur grandeur; et cette grandeur, principe premier de
toute grandeur, surpasse excellemment tous les sujets sur lesquels elle
se réfléchit.
Or, Dieu n’est point grand d’une grandeur qui ne lui appartienne point
en propre, en sorte qu’il soit obligé de lui emprunter celle dont
il jouit. Autrement nous concevrions la grandeur comme étant au-dessus
de Dieu, tandis qu’il est l’Etre premier et souverain. Donc Dieu n’est
grand que parce qu’il possède par lui-même toute grandeur.
C’est pourquoi nous ne disons point qu’il y a en lui trois grandeurs, pas
plus que nous n’affirmons en lui trois substances. Car Dieu est grand par
cela seul qu’il est Dieu. Et de même nous ne disons point que les
trois personnes divines sont trois êtres souverainement grands, mais
un seul et même Dieu souverainement grand, parce que Dieu n’est point
grand d’une grandeur étrangère et empruntée, mais
qu’il est grand par lui-même, et qu’il est lui-même le principe
unique de sa grandeur. Nous tenons également le même langage
quand nous parlons de la bonté, de l’éternité et de
la toute-puissance de Dieu, et en général de tous les attributs
qui se rapportent à la nature divine, et qui sont exprimés
dans un sens propre et direct, et non point dans un sens accommodatif et
métaphorique. Mais que peut exprimer la parole de l’homme, lorsqu’elle
veut expliquer l’essence même de Dieu?
CHAPITRE XI.
DES RELATIONS DIVINES.
12. S’agit-il au contraire des opérations propres à chacune
des trois personnes divines, nous disons qu’ici ces opérations ne
touchent pas à la nature même de Dieu, et qu’elles n’affectent
que les relations des trois personnes entre elles, ou leurs rapports avec
les créatures. C’est pourquoi il est évident que tout ce
qui s’affirme alors de Dieu tombe sur les relations divines, et non sur
la nature ou essence divine. Ainsi nous disons des trois personnes de la
sainte Trinité qu’elles ne sont qu’un seul et même Dieu, et
que ce Dieu unique est grand, bon, éternel et tout-puissant, Nous
ajoutons encore qu’il est à lui-même le principe de la divinité,
non moins que sa propre grandeur, sa propre bonté, sa propre éternité
et sa propre puissance. Mais on ne peut donner à la Trinité
entière le nom de Père, si ce n’est peut-être dans
un sens relatif aux créatures et à cause de notre adoption
divine. Et en effet, cette parole de l’Ecriture : « Ecoute, Israël,
le Seigneur ton Dieu est seul Seigneur ( Deut., VI, 4 )», ne doit
point s’entendre du Père à l’exclusion du Fils et du Saint-Esprit.
Cependant nous pouvons avec raison appeler Père ce Dieu unique,
parce qu’il nous engendre par sa grâce à la vie spirituelle.
Mais on ne saurait dans aucun sens nommer la sainte Trinité Dieu
le Fils. Quant à l’Esprit-Saint, comme il est écrit que «Dieu
est Esprit (Jean, IV, 24 ) », il est permis de le faire du moins
dans un sens général; car le Père est Esprit, le Fils
est Esprit, et également, le Père est saint, et le Fils est
saint. Ainsi parce que le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont
qu’un seul et même Dieu, et que ce Dieu est tout ensemble saint et
Esprit, on peut désigner la Trinité tout entière par
le mot Esprit-Saint.
Néanmoins quand il s’agit spécialement de l’Esprit-Saint
comme troisième personne de la sainte Trinité, et non de
la Trinité tout entière, nous le nommons Esprit-Saint dans
un sens relatif, et par rapport au Père et au Fils, car il est l’Esprit
et du Père et du Fils. Cependant il est vrai de dire que ce nom
n’exprime point ces relations divines, et qu’elles se montrent bien mieux
dans celui « de don de Dieu (Act., VIII, 20 ) ». Il est en
effet le don du Père, puisque, selon la parole du Sauveur, «il
procède du Père»: et il est également le don
du Fils, puisque l’Apôtre nous dit que « celui qui n’a pas
l’Esprit de Jésus-Christ n’est plaint à lui (Jean, XV, 26
; Rom., VIII, 9 )». C’est donc relativement aux deux premières
personnes de la sainte Trinité que nous nommons la troisième
Don de Dieu, quoiqu’elle ne soit pas elle-même étrangère
à cette donation. Car nous la considérons comme l’union ineffable
du Père et du Fils; et peut-être n’est-elle appelée
Esprit-Saint que parce que ce même nom convient au Père et
au Fils. Ainsi le mot (430) Esprit-Saint désigne spécialement
la troisième personne de la sainte Trinité, mais il s’applique
aussi aux deux autres, car le Père et le Fils sont tous deux Esprits
et tous deux saints. L’Esprit-Saint est donc nommé le Don mutuel
du Père et du Fils, afin que ce nom qui convient à l’un et
à l’autre, explique par lui-même que dans la Trinité
cet Esprit est l’union des deux premières personnes. Mais cette
Trinité de personnes ne forme qu’un seul Dieu qui est unique, bon,
grand, éternel et tout-puissant; et qui est à lui-même
son unité, sa divinité, sa grandeur, sa bonté, son
éternité et sa toute-puissance.
CHAPITRE XII.
PAUVRETÉ DU LANGAGE HUMAIN POUR EXPLIQUER LES RELATIONS DIVINES.
13. Cependant nous ne devons point nous troubler parce que nous ne
donnons que dans un sens relatif, le nom d’Esprit-Saint à la troisième
personne de la sainte Trinité, et que nous le refusons dans un sens
propre et direct à la Trinité entière. C’est que ce
nom n’a point de corrélatif dans la langue théologique. Et
en effet, nous disons bien le serviteur du maître, et le maître
du serviteur, le Fils du Père et le Père du Fils, parce que
ces expressions expriment des relations personnelles. Mais ici, un tel
langage serait erroné; nous disons, il est vrai, l’Esprit-Saint
du Père, mais nous ne disons pas le Père de l’Esprit-Saint,
dans la crainte qu’on entende par là que l’Esprit-Saint est le Fils
du Père. C’est ici encore que nous disons l’Esprit-Saint du Fils,
et non le Fils de l’Esprit-Saint, pour éviter qu’on ne croie cet
Esprit Père du Fils.
Au reste, dans un grand nombre de substantifs relatifs, le terme corrélatif
manque absolument. Ainsi quoi de plus clair que le mot gage? il implique
toujours l’idée de celui qui le donne, et toujours il est la garantie
de la chose à donner. Or, de ce que nous disons que l’Esprit-Saint
est le gage du Père et du Fils (Cor., V, 5 ; Eph., I, 14 ), s’ensuit-il
que nous puissions dire le Père du gage et le Fils du gage? Non,
sans doute. Lorsque au contraire, nous affirmons que ce même Esprit
est le don du Père et du Fils, nous nous interdisons ces autres
termes, Père du don, et Fils du don, et nous nous bornons à
dire le don du donateur et le donateur du don, parce qu’ici nous trouvons
un terme usité, ce qui n’existe pas dans le premier cas.
CHAPITRE XIII.
DANS QUEL SENS LE MOT PRINCIPE SE DIT DE LA TRINITÉ.
14. C’est dans un sens relatif que la première personne de la
sainte Trinité est nommée Père et principe; mais elle
est Père par rapport au Fils, et principe par rapport à toutes
les créatures. Le même terme s’affirme également du
Fils, et en outre ceux de Verbe et d’image; et parce qu’ils expriment tous
la relation du Fils avec le Père, ils ne peuvent s’appliquer à
celui-ci. Au reste, que le Fils soit principe, c’est ce qu’il nous apprend
lui-même. Car comme les juifs lui disaient: « Qui êtes-vous?»
il répondit: « Je suis le principe, moi qui vous parle (Jean,
VIII, 25 ) ». Mais est-ce qu’il serait le principe du Père?
non sans doute: et il ne se dit principe que dans ce sens qu’il est créateur
au même titre que le Père. Et en effet celui-ci est appelé
principe, parce qu’il est le créateur de tout ce qui existe. Or
le terme de créateur a pour corrélatif celui de créature,
de même que le mot maître implique celui de serviteur. Toutefois,
quoique nous nommions le Père principe, et le Fils principe, nous
ne reconnaissons pas dans la création deux principes différents,
parce que le Père et le Fils ne sont à cet égard qu’un
seul principe, de même qu’ils sont un seul Créateur et un
seul Dieu.
Mais comme il est vrai que tout être qui, tout en restant ce
qu’il est, enfante ou produit
au dehors quelque chose, est dit le principe de cette oeuvre, nous
ne pouvons nier que ce titre n’appartienne également à l’Esprit-Saint.
Et en effet nous l’appelons Créateur, et il est dit de lui qu’il
opère au dehors sans altération aucune de sa substance, car
il ne s’épanche, ni ne s’incarne dans les oeuvres qu’il produit.
Eh ! que produit-il donc? Ecoutez l’Apôtre: « Les dons du Saint-Esprit,
dit-il, sont distribués à chacun pour l’utilité de
l’Eglise. L’un reçoit du Saint-Esprit le don de parler avec sagesse;
l’autre reçoit du même Esprit le don de parler avec science.
Un autre reçoit le don de la foi parle même Esprit; un autre
reçoit du même Esprit le don de guérir les maladies;
un autre le don des miracles; (431) un autre, le don de prophétie;
un autre, le don de parler diverses langues. Or, c’est un seul et même
Esprit qui opère toutes ces choses, distribuant à chacun
ses dons, selon qu’il lui plaît » , c’est-à-dire, agissant
en
Dieu, car qui pourrait produire ces merveilles, s’il n’était
Dieu? Aussi l’Apôtre affirme-t-il
que « c’est un seul et même Dieu qui opère toutes
ces choses en tous (I Cor., XII, 6, 11 ) »
CHAPITRE XIV.
LE PÈRE ET LE FILS SONT LE PRINCIPE DE L’ESPRIT-SAINT.
15. Dans la Trinité la personne qui engendre est dite principe
par rapport à la personne qui est engendrée. C’est ainsi
que le Père est principe du Fils, parce qu’il l’engendre. Mais soudain
se présente une grave et difficile question, à savoir si
le Père « de qui procède l’Esprit-Saint », est
le principe de cet Esprit. Si je réponds affirmativement, il s’ensuit
qu’on doit nommer principe, non-seulement celui qui produit et enfante
quelque oeuvre, mais encore celui qui fait un don quelconque. Mais ici
rappelons tout. d’abord, et comme pouvant nous donner quelque lumière,
que le Fils n’est point le Saint-Esprit, quoique cet Esprit soit sorti
du Père, ainsi qu’il est dit dans l’Evangile (Jean, XV, 26 ). Je
sais bien que cette assertion préoccupe plusieurs esprits; et néanmoins
il est vrai de dire que l’Esprit-Saint diffère du Fils parce qu’il
est sorti dit Père, non comme Fils, mais comme don. Nous ne saurions
donc le nommer Fils, puisqu’il n’est point né comme Fils unique
du Père, qu’en outre, il n’est point, comme l’homme, venu au monde
pour recevoir la grâce de l’adoption divine. Quand nous disons que
le Fils est né du Père, nous n’avons égard qu’à
sa génération éternelle, et nullement à sa
génération temporelle. Aussi n’est-il point Fils du Père
dans le même sens qu’il est fils de l’homme. S’agit-il au contraire
de l’Esprit qui est donné, nous le rapportons également et
à celui qui le donne, et à ceux auxquels il est donné.
Ainsi l’Esprit-Saint n’est pas seulement l’Esprit du Père et du
Fils qui nous l’ont donné, mais il est encore l’Esprit de nous tous
qui le recevons. Et de même nous disons que Dieu est notre salut
(Ps. III, 9 ), parce qu’il en est l’auteur et le principe, et que nous
le recevons de sa bonté.
Cependant l’Esprit-Saint n’est point en nous l’esprit, ou le souffle
de la vie, et il n’est dans l’homme que d’une manière toute spirituelle.
Aussi ne l’appelons-nous nôtre que dans le même sens que nous
disons à Dieu: « Donnez-nous notre pain (Matt., VI, 11 )».
Nous reconnaissons toutefois que nous ne nous sommes point donné
l’esprit ou le souffle de la vie, puisque l’Apôtre nous dit: «
Qu’avez-vous que vous n’ayez reçu (I Cor., IV, 7 )? » Mais
autre est l’esprit que nous avons reçu pour vivre, et autre l’Esprit
que nous recevons pour devenir des saints. C’est pourquoi, lorsque l’évangéliste
saint Luc dit de Jean-Baptiste qu’il devait venir en l’Esprit et la vertu
d’Elie, nous devons entendre ces mots de l’Esprit-Saint qu’Elie avait reçu
(Luc, I, 17). Tel est également le sens de cette parole du Seigneur
à Moïse : « Je prendrai de Votre « Esprit, et je
le leur donnerai », c’est-à-dire que je leur ferai part de
l’Esprit-Saint que je vous ai donné (Nomb., XI, 17 ). Si donc l’Esprit-Saint
qui est donné, a pour principe celui qui le donne, parce qu’il ne
procède que de lui, il faut avouer qu’à l’égard de
ce divin Esprit le Père et le Fils sont un seul et unique principe,
et non deux principes. Et en effet, comme le Père et le Fils ne
sont qu’un seul et même Dieu, ils ne sont également, par rapport
aux créatures, qu’un seul et même Seigneur, un seul et même
Créateur. Et de même à l’égard de l’Esprit-Saint,
ils ne sont qu’un seul et unique principe. S’agit-il au contraire d’exprimer
les rapports de la Trinité avec la création? le Père,
le Fils et l’Esprit-Saint sont un seul principe, un seul Créateur
et un seul Seigneur.
CHAPITRE XV.
L’ESPRIT-SAINT ÉTAIT-IL UN DON AVANT MÊME QU’IL FÛT
DONNÉ?
16. Si nous voulons approfondir ce sujet, nous rencontrons la question
suivante. De même que le Fils est essentiellement Fils, et en dehors
de sa naissance temporelle, l’Esprit-Saint est-il par lui-même le
don de Dieu, et abstraction faite de toute effusion sur l’homme? En d’autres
termes : l’Esprit-Saint existait avant qu’il fût donné, mais
il n’était pas encore le don de Dieu; ou bien, parce que Dieu devait
un jour le donner, il était déjà le don de Dieu quoiqu’il
n’eût pas encore été donné. Voici ma réponse:
Si l’Esprit-Saint ne procède du Père (432) et du Fils qu’au
moment où il est donné, et si cette procession n’est point
antérieure à l’homme auquel il devait être donné,
comment pouvait-il exister personnellement et de toute éternité
, puisque selon vous il n’est que parce qu’il est donné ? Vous reconnaissez
que le Fils est Fils bien moins par relation de paternité et de
filiation que par nature et essence : et pourquoi n’avouerez-vous pas aussi
que l’Esprit-Saint procède du Père et du Fils avant tous
les siècles et de toute éternité, mais qu’il en procède
comme devant en être le don? Ainsi il était le don de Dieu
avant même que fût créé l’homme auquel il devait
être donné. On peut en effet le considérer comme étant
le don de Dieu, et comme étant donné de Dieu. Sous le premier
rapport l’Esprit-Saint existe avant que d’être donné; mais
le second ne peut s’affirmer de lui s’il n’a été réellement
donné.
CHAPITRE XVI.
TOUT CE QUI SE DIT DE DIEU PAR RAPPORT AU TEMPS SE DIT DES RELATIONS
ET NON DE LA SUBSTANCE.
17. Quoique l’Esprit-Saint soit coéternel au Père et
au Fils, nous disons néanmoins de lui des choses qui n’ont existé
que dans le temps, comme d’avoir été donné. Mais ce
langage ne doit point nous surprendre, car si l’Esprit-Saint, en tant que
don de Dieu, est éternel, il n’a été donné
que dans le temps. Et de même un homme n’est appelé maître
que du jour où il a un serviteur. C’est ce que nous disons également
de Dieu par rapport à l’acte de la création qui n’a été
accompli que dans le temps. Car si Dieu est de toute éternité
le maître de la créature, celle-ci n’est pas éternelle.
Comment donc expliquer qu’en Dieu ces relations ne tombent point sur la
substance, parce que son immutabilité s’oppose, comme je l’ai prouvé
au commencement de ce traité, à ce qu’il soit soumis aux
influences du temps et des lieux ? Non, nous n’osons affirmer que Dieu
est de toute éternité le Maître de la créature,
de peur que nous ne soyons contraints de dire que la créature elle-même
est éternelle. Car Dieu ne peut de toute éternité
commander à la créature, si de toute éternité
celle-ci ne lui est assujettie. C’est ainsi qu’on ne saurait être
serviteur si l’on n’a pas un maître, ni maître, si l’on n’a
pas un serviteur.
Mais peut-être direz-vous qu’à la vérité
Dieu est éternel, tandis que le temps est essentiellement fini et
limité, en raison même de sa mobilité et de ses variations.
Bien plus, comme le temps n’a point précédé le cours
des siècles, puisqu’ils ont commencé simultanément,
vous vous croirez autorisé à dire que Dieu, même en
qualité de Maître, n’est point soumis au temps, parce que
de toute éternité il est le Maître des siècles,
qui ont donné au temps sa valeur et son existence. Mais que répondrez-vous
au sujet de l’homme qui a été créé dans le
temps, et dont le Seigneur ne pouvait se dire le maître avant qu’il
ne l’eût créé ? certainement ce n’est que dans le temps
que Dieu est devenu le maître de l’homme; et pour parler plus clairement
encore, j’affirme que Dieu n’a pu que successivement devenir votre maître
et le mien, puisque votre naissance et la mienne appartiennent aux périodes
successives des siècles et des âges. Cette question vous paraît-elle
obscure, parce que celle de l’éternité des âmes est
encore douteuse?je m’explique en l’appliquant au peuple d’Israël.
Comment Jéhovah est-il devenu le Dieu d’Israël? car en supposant
même ce que je ne discute pas en ce moment, à savoir que l’âme
de ce peuple fût déjà créée, il n’en
est pas moins vrai que ce même peuple n’existait point encore comme
peuple, puisque nous ne connaissons pas la date de son origine.
Selon le même ordre d’idées, j’affirme que le souverain
domaine de Dieu sur les arbres et les moissons est soumis au temps. Et
en effet les arbres et les moissons n’ont qu’une existence bien récente.
Mais direz-vous : ils existaient en germes dès la création.
Je vous l’accorde, et néanmoins vous m’avouerez qu’autre est la
souveraineté qui s’exerce sur une matière brute et inerte,
et autre celle qui régit la même matière polie et organisée.
C’est ainsi qu’à des intervalles différents, je possède
d’abord une pièce de bois, et puis, le coffre qu’elle a servi à
confectionner. Car peut-on nier que le coffre n’existait pas encore, quand
déjà je possédais le bois? Comme ut donc serons-nous
en droit d’assurer qu’aucun accident n’atteint la substance divine ? Ce
sera en disant que Dieu est essentiellement immuable et que tout ce qui
tient à la mutabilité du temps, des lieux et des créatures,
ne s’affirme de lui qu’indirectement et par relation. C’est dans ce même
sens que je dis d’un homme qu’il (433) est mon ami. Car il n’a commencé
de l’être que du jour où il a commencé de m’aimer;
en sorte que ce titre d’ami implique en lui un certain changement de volonté.
S’agit-il d’une pièce d monnaie avec laquelle je paie? C’est sans
changer et dans un sens relatif qu’elle devient ou un prix ou un gage ou
toute autre chose.
Ainsi une pièce de monnaie peut prendre bien des noms et les
perdre sans que sa valeur substantielle et intrinsèque en soit altérée.
Mais combien plus facilement dirons-nous du Dieu immuable et éternel
que tout ce qui se produit dans le temps et par rapport aux créatures,
ne tombe point sur sa substance, et ne se dit de lui que relativement à
la créature ! « Seigneur, dit le psalmiste, vous êtes
devenu notre refuge (Ps., LXXXIX, 1 ) ». Mais ici ce mot refuge ne
s’applique à Dieu que relativement, tandis qu’à .notre égard
il se prend dans un sens précis et direct. Et en effet, de ce que
Dieu devient notre refuge, lorsque nous avons recours à lui, pouvons-nous
conclure qu’il éprouve dans sa nature, ou substance, une modification
quelconque, modification qui n’existait pas avant que nous n’eussions recours
à lui ? Non, sans doute, et c’est en nous seulement qu’il s’opère
quelque changement, puisque de mauvais que nous étions précédemment,
nous devenons bons en prenant le Seigneur pour notre refuge. L’homme change,
mais Dieu demeure immuable. Ainsi encore le Seigneur commence à
devenir notre Père lorsque nous sommes régénérés
par sa grâce, car « il nous a donné dit saint Jean,
le pouvoir de devenir enfants de Dieu (Jean, I, 12 ) ». C’est donc
l’homme qui devient meilleur par le fait de son adoption divine; et si
le Seigneur commence alors à devenir son Père, cela n’implique
aucun changement en sa nature.
Je me résume, et je dis que tout ce qui s’affirme de Dieu comme
ayant commencé en lui à une date précise, et comme
n’existant pas auparavant, ne s’affirme que relativement. Gardons-nous
cependant de croire qu’en lui la substance divine soit modifiée
par ces relations accidentelles, car elles n’atteignent que le sujet auquel
nous les rapportons. L’homme devient juste en devenant l’ami de Dieu, et
ainsi il change. Mais on ne saurait assigner une date à l’amour
de Dieu pour cet homme, comme s’il ressentait présentement pour
lui un amour qui soit nouveau, et qui n’existait pas auparavant. Un tel
langage contredirait en Dieu cette vision qui lui montre le passé
comme toujours présent, et le futur comme étant déjà
passé. Et en effet, avant toute création Dieu a aimé-ses-élus,
et il les a prédestinés à la gloire. Mais lorsque
ceux-ci se tournent vers lui, et qu’ils le trouvent, nous disons qu’il
commencé à les aimer. Du reste nous ne parlons ainsi que
pour nous faire comprendre et pour suppléer à l’imperfection
de tout langage humain. Et de même quand Dieu s’irrite. contre les
méchants, et qu’il se montre bienveillant envers les bons, ce sont
eux qui changent, tandis que lui-même reste immuable. C’est le phénomène
de la lumière qui offense un oeil malade et réjouit un oeil
sain. Certes la lumière est toujours la même, et notre oeil
seul a changé.
Les cinq premiers livres de la Trinité ont été
traduits par M. l’abbé DUCHASSAING.
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm