LIVRE SIXIÈME : ÉGALITÉ DES PERSONNES.
Après s’être posé cette question : Comment l’Apôtre
appelle-t-il le Christ Vertu de Dieu et Sagesse de Dieu? Saint Augustin
demande si le Père n’est pas lui-même Sagesse, mais seulement
Père de la Sagesse. — Remettant à plus tard la solution de
cette question, il prouve l’unité et l’égalité du
Père, du Fils et du Saint-Esprit; il démontre que Dieu n’est
pas triple, mais Trinité. — En dernier lieu, il explique la parole
de saint Hilaire : « Eternité dans le Père, Beauté
dans l’image, Usage dans le Don ».
LIVRE SIXIÈME : ÉGALITÉ DES PERSONNES.
CHAPITRE PREMIER.
LE FILS EST LA VERTU ET LA SAGESSE DE DIEU LE PÈRE. DIFFICULTÉ
DE SAVOIR SI LE PÈRE N’EST PAS LUI-MÊME SAGESSE, MAIS SEULEMENT
PÈRE DE LA SAGESSE.
CHAPITRE II.
CE QUI PEUT OU NE PEUT PAS SE DIRE DU PÈRE ET DU FILS.
CHAPITRE III.
L’UNITÉ D’ESSENCE DU PÈRE ET DU FILS.
CHAPITRE IV.
SUITE DU MÊME SUJET.
CHAPITRE V.
LE SAINT-ESPRIT ÉGAL EN TOUT AU PÈRE ET AU FILS.
CHAPITRE VI.
COMMENT DIEU EST UNE SUBSTANCE SIMPLE ET MULTIPLE.
CHAPITRE VII.
DIEU EST TRINITÉ, MAIS N’EST POINT TRIPLE.
CHAPITRE VIII.
RIEN NE S’AJOUTE A LA NATURE DIVINE,
CHAPITRE IX.
EST-CE UNE SEULE PERSONNE OU LES TROIS PERSONNES ENSEMBLE QUE L’ON
APPELLE UN SEUL DIEU?
CHAPITRE X.
ATTRIBUTS DE CHAQUE PERSONNE D’APRÈS SAINT HILAIRE. LA TRINITÉ
REPRÉSENTÉE.
CHAPITRE PREMIER.
LE FILS EST LA VERTU ET LA SAGESSE DE DIEU LE PÈRE. DIFFICULTÉ
DE SAVOIR SI LE PÈRE N’EST PAS LUI-MÊME SAGESSE, MAIS SEULEMENT
PÈRE DE LA SAGESSE.
1. Quelques-uns voient une difficulté à admettre l’égalité
du Père, du Fils et du Saint-Esprit, parce qu’il est écrit
que le « Christ est la vertu de Dieu et la sagesse de Dieu »;
en sorte que l’égalité cesserait d’exister parce que le Père
ne serait point vertu et sagesse, mais Père de la vertu et de la
sagesse. Au fond, on n’attache pas d’ordinaire une médiocre importance
à savoir comment Dieu peut être appelé Père
de la vertu et de la sagesse. L’Apôtre dit en effet que « le
Christ est la vertu de Dieu et la sagesse de Dieu (I Cor., I, 24 )».
De là quelques-uns des nôtres ont déduit le raisonnement
suivant contre ceux des Ariens qui ont les premiers attaqué la foi
catholique. Arius aurait dit, à ce qu’on rapporte : S’il est Fils,
il est né; s’il est né, il! a eu un temps où il n’était
pas Fils: ne comprenant pas qu’être né de Dieu c’est être
éternel, en sorte que le Fils est coéternel au Père,
comme la lumière produite et répandue par le feu, naît
en même temps que lui, et lui serait coéternelle si le feu
était éternel. Aussi plus tard quelques Ariens ont rejeté
cette opinion, et ont reconnu que le Fils de Dieu n’a pas commencé
dans le temps. Mais dans les discussions que les nôtres soutenaient
contre ceux qui disaient : Il fut un temps où le Fils n’était
pas, quelques-uns faisaient ce raisonnement : Si le Fils de Dieu est la
vertu et la sagesse de Dieu et que Dieu n’ait jamais été
sans vertu et sans sagesse, le Fils est donc coéternel à
Dieu le Père. Or, l’Apôtre dit que « le Christ est la
vertu de Dieu et la sagesse de Dieu »; et d’autre part, affirmer
qu’il fut un temps où Dieu n’eut ni Vertu ni sagesse, serait un
trait de folie; donc il n’y a jamais eu de temps où le Fils de Dieu
n’existât pas.
2. Ce raisonnement nous mènerait nécessairement à
dire que Dieu le Père n’est sage que de la sagesse qu’il a engendrée,
et n’est point sagesse par lui-même. Or, s’il en est ainsi, si le
Père n’est point lui-même sagesse, mais seulement Père
de la sagesse, il reste à savoir comment, le Fils étant appelé
Dieu de Dieu, lumière de lumière, on pourra aussi l’appeler
sagesse de sagesse. Dans cette hypothèse, pourquoi le Père
ne serait-il pas aussi appelé le Père de sa grandeur, de
sa bonté, de son éternité, de sa toute-puissance,
de sorte qu’il ne serait pas lui-même sa propre grandeur, sa bonté,
son éternité, sa toute-puissance, mais qu’il serait simplement
grand de la grandeur, bon de la bonté, éternel de l’éternité,
tout-puissant de la toute-puissance qui est née de lui, absolument
comme il ne serait point sage de sa sagesse, mais de la sagesse qui est
née de lui? Dans ce cas, si réellement Dieu est seulement
le Père de sa grandeur, de sa bonté, de son éternité,
de sa toute-puissance, il ne faudrait pas reculer devant la nécessité
d’admettre, en dehors de l’adoption de la créature, beaucoup de
fils de Dieu coéternels au Père.
A cette objection on répond sans peine que, nommer beaucoup
d’attributs divins, ce n’est pas supposer que Dieu soit le père
de beaucoup de fils coéternels, pas plus qu’on ne suppose qu’il
est doublement Père, quand on dit que le Christ est la vertu de
Dieu et la sagesse de Dieu car la vertu est la même chose que la
sagesse, et la sagesse la même chose que la vertu. On peut donc dire
aussi que la grandeur et tous les autres attributs que nous avons mentionnés
et ceux que l’on peut mentionner encore, sont la même chose que la
vertu. (434)
CHAPITRE II.
CE QUI PEUT OU NE PEUT PAS SE DIRE DU PÈRE ET DU FILS.
3. Mais si on ne dit du Père considéré en lui-même
que ce qu’il est par rapport à son Fils, c’est-à-dire son
Père, son Générateur, son Principe, si de plus, il
est principe de ce qu’il engendre de lui-même : si d’autre part,
toutes les autres expressions lui sont communes avec son Fils, ou plutôt
dans son Fils, soit qu’on le dise grand de la grandeur qu’il a engendrée,
ou bon de la bonté qu’il a engendrée, ou puissant de la puissance
ou vertu qu’il a engendrée, ou sage de la sagesse qu’il a engendrée;
en sorte que le Père n’est point appelé la grandeur même,
mais le générateur de la grandeur; à son tour, si
le Fils qui considéré en lui-même est appelé
Fils non conjointement avec son Père, mais relativement à
son Père, n’est point dit grand en lui-même, mais avec le
Père dont il est la grandeur, sage avec le Père dont il est
la sagesse, comme le Père est dit sage avec le Fils, parce qu’il
est sage de la sagesse qu’il a engendrée; il en résulte que
dans tout ce qui se dit d’eux d’une manière absolue, c’est-à-dire
dans tout ce qui exprime la substance, on ne sépare point l’un de
l’autre, les qualifications leur sont communes. Or, s’il en est ainsi,
le Père n’est donc pas Dieu sans le Fils, ni le Fils Dieu sans le
Père, mais les deux ensemble sont Dieu. Et quand on dit: «Dans
le principe était le Verbe», cela veut dire : Le Verbe était
dans le Père, ou si ces mots : «Dans le principe», veulent
dire : avant toutes choses, dans les paroles suivantes: « Et le Verbe
était en Dieu», le mot Verbe ne s’entend que du Fils seul,
et non du Père et du Fils, comme si les deux étaient un seul
Verbe. En effet, Verbe a ici le sens d’image; or le Père et le Fils
ne sauraient être tous les deux images; mais le Fils seul est image
du Père, comme seul il est son Fils car ils ne sont pas fils tous
les deux.
Quant à ce qui suit : « Et le Verbe était en Dieu
», il y a de fortes raisons de l’entendre ainsi : « Le Verbe
» — et le Fils seul est Verbe — « était en Dieu»,
— et le Père n’est pas le seul qui soit Dieu, — mais le Père
et le Fils sont Dieu ensemble. Et comment s’étonner de cela, quand
le même raisonnement peut s’appliquer à des choses de nature
différente? Quoi de plus différent, par exemple, que l’âme
et le corps? On peut dire cependant : L’âme était chez l’homme,
c’est-à-dire dans l’homme, bien que l’âme ne soit pas corps
et que l’homme soit tout à la fois âme et corps. Ce qui se
lit ensuite : « Et le Verbe était Dieu (Jean, I, 1 ) »,
doit s’entendre ainsi : Le Verbe, qui n’est pas le Père, était
Dieu avec le Père. Dirons-nous donc que le Père engendre
sa grandeur, c’est-à-dire engendre sa vertu ou engendre sa sagesse;
que le Fils est grandeur, vertu et sagesse, mais que les deux ensemble
sont le Dieu grand, tout - puissant, sage? Mais alors comment expliquerons-nous:
« Dieu de Dieu, lumière de lumière? » Car le
Père et le Fils ne sont pas tous deux Dieu de Dieu, le Fils seul
est Dieu de Dieu, du Père; tous deux ne sont pas non plus lumière
de lumière, mais le Fils seul, engendré du Père qui
est lumière, ne pourrait-on pas dire que pour indiquer brièvement
et bien faire comprendre que le Fils est coéternel au Père,
on a employé ces expressions : « Dieu de Dieu et lumière
de lumière », au lieu de celles-ci: ce que le Fils n’est pas
sans le Père, vient de ce que le Père n’est pas sans le Fils,
c’est-à-dire : Lumière qui n’est pas lumière sans
le Père vient de lumière qui est le Père, lequel ne
serait pas lumière sans le Fils; afin que quand on dit: Dieu — ce
que le Fils n’est pas sans le Père, — de Dieu — ce que le Père
n’est pas sans le Fils — il soit parfaitement entendu que celui qui engendre
n’est point antérieur à celui qui est engendré. Cela
posé, le seul cas où l’expression est exclusivement applicable
à l’un d’eux, c’est quand ils ne sont pas tous les deux la chose
que cette expression désigne. Ainsi on ne peut dire Verbe de Verbe,
parce que tous les deux ne sont pas Verbe, mais le Fils seulement; ni image
d’image, parce qu’ils ne sont pas tous les deux image; ni : Fils de Fils,
parce qu’ils ne sont pas fils tous les deux, d’après cette parole
: « Moi et mon Père nous sommes un (Id., X, 30 ) ».
En effet: « Nous sommes « un », signifie: Ce qu’est mon
Père quant à l’essence, je le suis aussi, mais non ce qu’il
est au point de vue relatif.
CHAPITRE III.
L’UNITÉ D’ESSENCE DU PÈRE ET DU FILS.
4. Je ne sais si on trouverait nulle part dans l’Ecriture ces expressions
«être un» appliquées à des objets de différente
nature. Si plusieurs (436) êtres sont de même nature et pensent
diversement, ils ne sont pas un par le seul fait qu’ils ne pensent pas
l’un comme l’autre. Par exemple, s’il suffisait aux hommes d’être
hommes pour être un, le Christ, en recommandant ses disciples à
son Père, n’aurait pas exprimé ce voeu: «Afin qu’ils
soient un, comme nous (Jean, XVII, 11 ) ». Mais comme Paul et Apollo
étaient deux hommes et pensaient de la même manière,
l’apôtre a pu dire: « Celui qui plante et celui qui arrose
sont une seule chose (I Cor., III, 8 )». Quand donc on parle d’une
seule chose sans spécifier quelle est cette seule chose et qu’il
s’agit de plusieurs êtres, cela signifie identité de nature,
identité d’essence sans diversité d’opinions ni de sentiments.
Mais quand on désigne cette unité, cela peut s’entendre de
plusieurs substances diverses ne formant qu’un tout. Ainsi l’âme
et le corps ne sont certainement pas une seule chose: — qu’y a-t-il même
de plus différent? — à moins qu’on n’ajoute ou ne sous-entende
l’espèce d’unité, c’est-à-dire un homme, ou un animal.
Voilà pourquoi l’Apôtre dit : « Celui qui s’unit
à une prostituée, devient un même corps avec elle ».
Il ne dit pas ils sont une même chose, ou : c’est une même
chose; mais il ajoute le mot « corps », pour indiquer l’unité
formée par l’union de deux objets différents, un corps d’homme
et un corps de femme. Et quand il dit: « Celui qui s’unit au Seigneur
est un seul esprit avec lui ( Id., VI, 16, 17 ) », il ne dit pas
: celui qui s’attache au Seigneur est un, ou: ils sont une seule chose;
mais il ajoute : « esprit ». Car l’esprit de Dieu et l’esprit
de l’homme sont de nature différente; mais, en s’unissant, ils forment
un esprit de deux éléments divers, sauf que l’esprit de Dieu
est heureux et parfait sans l’esprit de l’homme, tandis que l’esprit de
l’homme n’est heureux qu’avec l’esprit de Dieu. Ce n’est pas sans raison,
je pense, que dans 1’Evangile selon saint Jean, le Seigneur disant de si
grandes choses et parlant si souvent de l’unité, soit de celle qui
existe entre lui et son Père, soit de celle qui existe entre nous,
n’a jamais dit nulle part : afin que nous et eux soyions une seule chose,
mais bien : « Afin qu’ils soient un, comme nous sommes un ( Jean,
XVII, 11 ). » Donc le Père et le Fils sont un selon l’unité
de substance, et il n’y a qu’un seul Dieu, un seul Grand, un seul Sage,
comme nous l’avons dit.
5. Comment donc le Père serait-il plus grand? S’il était
plus grand, ce ne pourrait être que par la grandeur. Or, le Fils
étant la grandeur du Père, et ne pouvant évidemment
être plus grand que celui qui l’a engendré; d’autre part,
le Père ne pouvant être plus grand que la grandeur qui le
fait grand, le Fils lui est donc égal. Et comment le Fils est-il
égal, sinon par celui qui le fait être, et en qui l’être
et la grandeur sont la même chose? Que si le Père était
plus grand par l’éternité, le Fils ne lui serait donc point
égal en toute chose. Comment, en effet, lui serait-il égal?
Si vous dites que c’est par la grandeur, une grandeur à qui l’éternité
manque, n’est plus égale. Sera-t-il égal en vertu et non
en sagesse? Mais comment la vertu qui est moins sage sera-t-elle égale?
Ou bien sera-t-il égal en sagesse, et non en puissance? Mais comment
une sagesse moins puissante sera-t-elle égale? Il reste donc à
dire que si l’égalité manque en quelque chose, elle manque
en tout. Or, 1’Ecriture nous crie: « Il n’a pas cru que ce fût
une usurpation de se faire égal à Dieu (Phil., II, 6. ) ».
Donc tout ennemi de la vérité, pourvu qu’il n’ait pas rejeté
l’autorité de l’Apôtre, est forcé de reconnaître
que le Fils est égal à Dieu, au moins sur un point quelconque.
Qu’il choisisse donc quel attribut il voudra; il suffira d’un pour lui
prouver que le Fils est égal en tout ce qui tient à sa substance.
CHAPITRE IV.
SUITE DU MÊME SUJET.
6. C’est ainsi que les vertus de l’âme humaine, dans quelque
sens qu’on les entende et qu’on les distingue, ne sauraient être
séparées: en sorte que ceux qui sont égaux en force,
par exemple, le sont aussi en prudence, en tempérance et en justice.
En effet, si vous dites que deux hommes sont égaux en force, mais
que l’un l’emporte sur l’autre par la prudence, il s’ensuit que la force
de cet autre est moins prudente; par conséquent, ils ne sont plus
égaux en force, puisque la force de l’un est plus prudente que celle
de l’autre. Et ainsi en sera-t-il des autres vertus, si vous les examinez
en détail. Car il ne s’agit pas des forces du corps, mais de celles
de l’âme. A combien plus forte raison en est-il de même dans
cette immuable et éternelle substance, (437) incomparablement plus
simple que l’âme humaine? En effet, pour l’âme humaine, ce
n’est pas une même chose d’exister et d’être forte, prudente,
juste ou tempérante; car l’âme peut exister et n’avoir aucune
de ces vertus. Mais, pour Dieu, exister c’est être fort, juste, sage,
c’est posséder tout ce que l’on peut dire de la multiplicité
simple ou de la simplicité multiple, pour exprimer sa substance.
Ainsi, quand on dit Dieu de Dieu, cela veut dire que le nom de Dieu convient
à l’un et à l’autre, de manière à ce qu’il
n’y ait qu’un seul Dieu, et non plusieurs Dieux. Car ils sont unis l’un
à l’autre, comme cela arrive même pour des substances hétérogènes,
ainsi le témoigne l’Apôtre. En effet, Dieu pris en lui-même
est esprit; l’esprit de l’homme considéré en lui-même
est aussi esprit; et cependant, s’il s’attache à Dieu, « il
est un seul esprit avec lui »;. à combien plus forte raison
cela peut-il se dire là où l’union est indissoluble et éternelle!
à moins de tomber dans l’absurdité d’entendre par Fils de
Dieu, fils des deux : ce qui arriverait si le mot Dieu ou tout ce qui exprime
la substance divine, ne s’appliquait pas aux deux et même. à
la Trinité tout entière. Quoiqu’il en soit ~et ce sujet demande
une discussion plus approfondie), le point qui nous occupe est assez clair,
savoir : que le Fils n’est en aucune façon égal au Père,
s’il ne lui est égal en tout ce qui tient à la substance
divine, comme nous l’avons déjà prouvé. Or, l’Apôtre
le dit égal. Donc le Fils est égal au Père en tout,
et d’une seule et même substance avec lui.
CHAPITRE V.
LE SAINT-ESPRIT ÉGAL EN TOUT AU PÈRE ET AU FILS.
7. C est pourquoi le Saint-Esprit a aussi la même unité
de substance et la même égalité. En effet, qu’il soit
l’unité ou la sainteté, ou la charité des deux, ou
l’unité par la charité, ou la charité par l’unité,
il est clair qu’aucun des deux n’est ce qui les unit, ce par quoi celui
qui est engendré aime celui qui l’engendre et en est aimé
à son tour, et qui fait qu’ils conservent l’unité d’esprit
par le lien de la paix (Eph., IV, 3. ), non en vertu d’une communication,
mais par leur propre essence, non par la grâce d’un être supérieur,
mais par eux-mêmes. Modèle qui est proposé à
notre imitation, avec l’aide de la grâce, et vis-à-vis de
Dieu et vis-à-vis de nous : toute la loi et les prophètes
se rattachant à ces deux commandements ( Matt., XXII, 37-40 ).Ainsi
ces trois personnes sont un Dieu unique, seul, grand, sage, saint, heureux.
Pour nous, c’est de lui, par lui et en lui que nous sommes heureux, parce
qu’il nous donne d’être une seule chose entre nous, et un seul esprit
avec lui, vu que notre âme s’attache à lui. Et il nous est
avantageux de nous attacher à Dieu, car il perdra tous ceux qui
l’abandonnent ( Ps., LXXVII, 28, 27 ). L’Esprit-Saint est donc, quel qu’il
soit, commun au Père et au Fils. Mais cette communauté est
consubstantielle et coéternelle. Qu’on l’appelle amitié,
si on juge l’expression convenable; mais celle de charité vaut mieux.
C’est aussi une substance, parce que Dieu est substance et que «
Dieu est charité », ainsi qu’il est écrit ( Jean, IV,
16 ). Or, comme cette substance est avec le Père et le Fils, elle
est aussi, avec le Père et le Fils, grande, bonne, sainte, et tous
ce qui est dans la nature divine : car exister, en Dieu, n’est pas autre
chose qu’être grand, bon, etc., ainsi que nous l’avons démontré
plus haut. Si, en effet, la charité était là moins
grande que la sagesse, la sagesse ne serait pas aimée tout entière;
elle est donc égale, et la sagesse est aimée dans toute son
étendue. Or, la sagesse est égale au Père, comme nous
l’avons expliqué plus haut; donc le Saint-Esprit lui est égal
aussi; et s’il lui est égal, il l’est en tout, à cause de
la parfaite simplicité qui caractérise cette substance. Voilà
pourquoi il n’y a rien en Dieu de plus que trois: l’un aimant celui qui
est de lui; l’autre aimant celui de qui il est, et leur amour même.
Or, si cet amour n’existe pas, comment « Dieu est-il amour? »
Et s’il n’est pas substance, comment Dieu est-il substance?
CHAPITRE VI.
COMMENT DIEU EST UNE SUBSTANCE SIMPLE ET MULTIPLE.
8. Si l’on demande comment cette substance est simple-et multiple,
il faut d’abord examiner pourquoi la créature est multiple et jamais
vraiment simple. En premier lieu, tout corps est composé de parties,
de telle sorte que l’une est plus grande, l’autre plus petite, et que toute
partie, quelle qu’elle soit et si (438) grande qu’elle soit, est moindre
que le tout. En effet, le ciel et la terre sont des parties de l’univers;
la terre en particulier, le ciel en particulier sont composés de
parties innombrables, et moindres dans le tiers que dans le reste, dans
la moitié que dans le tout; et l’univers entier, vulgairement désigné
par ces deux parties, le ciel et la terre, est évidemment plus grand
que le ciel seul ou que la terre seule. Et dans chaque corps, autre chose
est la grandeur, autre chose la couleur ou la figure. En effet, la même
couleur et la même figure peuvent subsister, quand la grandeur diminue;
la couleur peut changer, bien que la figure et la grandeur restent les
mêmes, et la figure peut aussi varier sans que la grandeur et la
couleur subissent des changements. Ainsi toutes les propriétés
qui s’affirment simultanément d’un corps, peuvent changer soit ensemble,
soit les unes sans les autres. Preuve évidente que la nature du
corps est multiple et jamais simple. La créature spirituelle, l’âme
par exemple, est sans doute plus simple comparativement au corps; mais
prise en elle-même et sans comparaison avec le corps, elle est multiple
aussi, et nullement simple. En effet, elle est plus simple que le corps,
parce qu’elle n’occupe pas de place dans l’étendue locale, mais
qu’elle est dans chaque corps, tout entière dans le tout et aussi
dans chaque partie; en sorte que quand une partie du corps, même
la plus exiguë, éprouve une sensation, l’âme tout entière
en est affectée, et rien ne lui en échappe, bien que cette
sensation ne s’étende pas au corps entier. Cependant, comme dans
la nature de l’âme, autre chose est l’activité, autre chose
la paresse, ou la finesse, ou la mémoire, ou le désir, ou
la crainte, ou la joie, ou la tristesse; ou d’autres affections sans nombre,
et que ces affections peuvent subsister les unes sans les autres et sont
susceptibles de plus ou de moins : il est de toute évidence que
cette nature n’est pas simple, mais multiple. Car rien de simple n’est
sujet à changement; or toute créature est changeante.
On se sert d’expressions multiples pour dire que Dieu est grand, bon,
sage, heureux, vrai, pour désigner tous les attributs qui sont dignes
de lui; mais sa grandeur est la même chose que sa sagesse; car ce
n’est pas par l’étendue matérielle, mais par sa vertu qu’il
est grand. Sa bonté est également la même chose que
sa sagesse et sa grandeur, et sa vérité est la même
chose que tout cela: car en lui, être heureux n’est pas autre chose
qu’être grand, être sage, ou vrai, ou bon, être enfin
ce qu’il est.
CHAPITRE VII.
DIEU EST TRINITÉ, MAIS N’EST POINT TRIPLE.
9. Et parce qu’il est trinité, il ne faut pas s’imaginer qu’il
soit triple: autrement le Père seul, ou le Fils seul, seraient moindres
que le Père et le Fils réunis. Du reste on ne voit pas comment
on pourrait dire le Père seul, ou le Fils seul, puisque le Père
est toujours et inséparablement avec le Fils et le Fils avec le
Père, non pour être tous les deux Père ou tous les
deux Fils, mais parce qu’ils sont toujours ensemble et jamais séparés.
Néanmoins comme nous disons Dieu seul, en parlant de la Trinité,
bien que Dieu soit toujours avec les esprits et les âmes des saints,
et que nous l’appelons seul, parce que ces esprits ne sont point Dieu avec
lui; ainsi nous disons le Père seul, non parce qu’il est séparé
de son Fils, mais parce qu’ils ne sont pas Père tous les deux.
CHAPITRE VIII.
RIEN NE S’AJOUTE A LA NATURE DIVINE,
Ainsi donc le Père seul, ou-le Fils seul, ou le Saint-Esprit
seul étant aussi grand que le Père, le Fils et le Saint-Esprit
réunis, on ne peut en aucune façon dire que Dieu est triple.
En effet les corps augmentent par adjonction. Quoique celui qui s’unit
à sa femme ne soit qu’un seul corps; ce corps avec elle, est néanmoins
plus grand que celui de l’homme seul ou de la femme seule. Mais, dans les
choses spirituelles, quand le moindre s’unit au plus grand, comme la créature
au Créateur, c’est celle-là qui s’agrandit, et non celui-ci.
En effet, dans tout ce qui n’est pas matériel, c’est s’agrandir
que de devenir meilleur. Or, l’esprit d’une créature devient meilleur
en s’unissant au Créateur qu’en ne s’y unissant pas, et, en devenant
meilleur, il devient plus grand. Donc « celui qui s’unit au Seigneur
est un seul esprit avec lui (I Cor., VI, 17 ) » ; et cependant le
Seigneur ne devient pas plus grand, parce que celui qui s’unit à
lui le devient davantage. Par conséquent, dans Dieu lui-même,
le Fils égal (439) étant uni au Père égal,
et le Saint-Esprit, aussi égal, étant uni au Père
et au Fils, Dieu n’est pas plus grand que chacune de ces trois personnes,
parce que sa perfection ne saurait s’augmenter. Or le Père est parfait,
le Fils est parfait, le Saint-Esprit est parfait, et le Père, le
Fils et le Saint-Esprit sont Dieu parfait; donc Dieu est Trinité
sans être triple.
CHAPITRE IX.
EST-CE UNE SEULE PERSONNE OU LES TROIS PERSONNES ENSEMBLE QUE L’ON
APPELLE UN SEUL DIEU?
10. Après avoir démontré que le Père seul
peut être appelé Père, parce qu’il n’y a de Père
que lui, il faut examiner l’opinion qui prétend que le seul vrai
Dieu n’est pas le Père seul, mais le Père, le Fils et le
Saint-Esprit réunis. En effet, si l’on demande : le Père
seul est-il Dieu? peut-on répondre que non, à moins de dire
que le Père est vraiment Dieu, mais non le seul Dieu, et que le
-seul Dieu c’est le Père, le Fils et le Saint-Esprit? Mais alors
que ferons-nous du témoignage même du Seigneur? Après
avoir nommé son Père et lui adressant la parole, il lui disait:
« Or, la vie éternelle, c’est qu’ils vous connaissent, vous
seul vrai Dieu (Jean, XVII, 3 )? » Paroles que les Ariens interprètent
en ce sens que le Fils n’est pas vrai Dieu. Mais laissant là les
Ariens, nous avons à voir si par ces paroles : « C’est qu’ils
vous connaissent, vous seul vrai Dieu », nous sommes forcés
de croire que le Christ a voulu insinuer que le Père seul est vrai
Dieu, en ce sens qu’il n’y a de Dieu que les trois réunis, Père,
Fils et Saint-Esprit. Devons-nous conclure de ce témoignage du Christ
que le Père seul est vrai Dieu, que le Fils seul est vrai Dieu,
que le Saint-Esprit seul est vrai Dieu, c’est-à-dire que la Trinité
même, dans son ensemble est le seul vrai Dieu, et non trois vrais
dieux? Et quand le Sauveur ajoute : « Et celui que vous « avez
envoyé, Jésus-Christ », faut-il sous-entendre : «
est seul vrai Dieu », en sorte que le sens des paroles serait : c’est
qu’ils connaissent que en vous et dans celui que vous-avez envoyé,
Jésus-Christ, le seul vrai Dieu ? Pourquoi alors passe-t-il le Saint-Esprit
sous silence? Est-ce parce que, quand on nomme une chose unie à
une autre par un lien de paix tel que les deux ne fassent qu’un, ce lien
de paix est par là même exprimé, sans être expressément
nommé? En effet l’Apôtre semble aussi passer en quelque sorte
l’Esprit sous silence, bien que sa présence soit sensible, dans
ce passage où il dit: « Tout est à vous, mais vous
êtes au Christ, et le Christ à Dieu (I Cor., III, 22, 23 )
» : et dans cet autre : « Le chef de la femme est l’homme,
le chef de l’homme est le Christ, et le chef du Christ est Dieu (Id., XI,
3 ) ». Mais, encore une fois, s’il n’y a de Dieu que les trois ensemble,
comment Dieu est il le chef du Christ, c’est-à-dire comment la Trinité
est-elle le chef du Christ, alors que le Christ doit être dans la
Trinité pour qu’elle soit Trinité? Serait-ce que ce que le
Père est avec le Fils, est le chef de ce que le Fils est seul? En
effet le Père est Dieu -avec le Fils, et le Fils seul est Christ;
d’autant plus que celui qui parle ici est le Verbe fait chair, abaissement
qui le rend inférieur au Père, selon ce qu’il dit lui-même
: Parce que mon Père est plus grand que moi (Jean XIV, 28 )».
Ainsi l’être divin, qui lui est commun avec le Père, est le
chef de l’homme médiateur, qu’il est seul ( Tim., II, 5 ). Car si
nous avons raison d’appeler l’âme la partie principale de l’homme,
c’est-à-dire comme le chef de la substance humaine, quoique l’homme
soit avec son esprit; à combien plus juste titre le Verbe, qui est
Dieu avec le Père, sera-t-il le chef du Christ, bien que le Christ
fait homme ne se puisse comprendre en dehors du Verbe qui s’est fait chair?
Mais tout cela, nous l’avons dit, sera étudié plus spécialement
dans la suite. Pour le moment, nous avons démontré, le plus
brièvement possible, l’égalité et l’unité de
substance dans la Trinité, en sorte que cette question, que nous
nous réservons d’approfondir plus tard, ne peut en aucune façon,
en quelque sens qu’elle soit résolue, nous empêcher de reconnaître
la parfaite égalité du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
CHAPITRE X.
ATTRIBUTS DE CHAQUE PERSONNE D’APRÈS SAINT HILAIRE. LA TRINITÉ
REPRÉSENTÉE.
11. Un écrivain, voulant d’un mot désigner dans les créatures
les attributs de chacune des personnes de la Trinité, a dit: «
L’Eternité dans le Père, la Beauté dans l’Image, l’Usage
dans (440) le Don». Et comme Hilaire (car c’est lui qui a écrit
cela dans ses livres: De la Trinité, liv. 2) est un auteur de grande
autorité en fait de commentaires sur les Ecritures et de défense
de la foi, après avoir cherché de toutes mes forces à
pénétrer le sens caché de ces mots: Père, Image,
Don, éternité, beauté, usage, je pense qu’il a simplement
entendu dire par le mot d’éternité, que le Père n’a
point de père de qui il soit né, mais que le Fils tient l’être
du Père et lui est coéternel. En effet, si l’image reproduit
parfaitement l’objet dont elle est l’image, c’est elle qui lui est coégale,
et non lui à elle. Hilaire a nommé cette image beauté,
à cause, je pense, de la beauté qui résulte de cette
parfaite convenance, de cette première égalité, de
cette première similitude, où il n’y a aucune différence,
aucune inégalité, aucune dissemblance, mais où tout
répond identiquement à l’être dont elle est l’image;
où est la vie première et souveraine, pour qui vivre et être
ne sont pas choses différentes, mais une seule et même chose;
où est l’intelligence première et parfaite, pour qui vivre
et comprendre ne sont pas chose différentes, mais où comprendre,
vivre et être ne sont qu’une seule et même chose: Verbe parfait,
à qui rien ne manque; moyen d’action, pour ainsi dire, du Dieu tout-puissant
et sage, contenant dans sa plénitude la raison immuable de tous
les êtres vivants; en qui tous sont une seule chose, comme elle-même
est une seule chose d’une seule chose, avec qui elle ne fait qu’un. Là,
Dieu connaît tout ce qu’il a fait par elle, en sorte que quand les
temps passent et se succèdent, rien ne passe ni ne se succède
dans la science de Dieu. Car ce n’est pas parce que les choses créées
sont faites que Dieu les connaît; mais plutôt elles sont faites
et changeantes, parce que Dieu en a la connaissance immuable. Cette ineffable
union du Père et de son Image n’est donc pas sans jouissance, sans
amour, sans joie. Et c’est cet amour, cette délectation, cette félicité
ou béatitude, — si aucune de ces expressions humaines est digne
— qu’Hilaire appelle d’un seul mot, Usage , c’est-à-dire : l’Esprit-Saint
dans la Trinité, non engendré, mais doux lien de celui qui
engendre et de celui qui est engendré, se répandant avec
générosité et abondance sur toutes les créatures
dans la mesure de leur capacité, afin que chacune soit dans l’ordre
et se tienne à sa place.
12. Aussi tous ces êtres, créés par l’art divin,
portent en eux un certain cachet d’unité, de beauté et d’ordre.
En effet, chacun d’eux est une espèce d’unité, comme par
exemple, les natures des corps et les facultés des âmes; possède
un genre de beauté, comme les figures ou les propriétés
des corps, les connaissances ou les talents des âmes; et tend à
un certain ordre ou s’y tient, comme le poids ou les situations du corps,
et les affections ou les plaisirs des âmes. Il faut donc voir et
comprendre le Créateur par ses ouvrages (Rom., I, 20 ) et retrouver
dans chaque créature, dans une certaine proportion, les traces de
la Trinité. Car c’est dans cette souveraine Trinité qu’est
l’origine première de toutes choses, la beauté la plus parfaite,
le bonheur le plus complet. Ainsi ces trois personnes semblent se déterminer
mutuellement et sont infinies en elles-mêmes. Mais, ici-bas, dans
les objets corporels, une chose n’est pas autant que trois, et deux sont
plus qu’un, tandis que dans cette souveraine Trinité une personne
est autant que trois ensemble, et deux ne sont pas plus qu’une. Et elles
sont infinies en elles-mêmes. Ainsi chacune est dans chacune, et
toutes sont dans chacune, et chacune est dans toutes, et toutes sont dans
toutes, et toutes ne font qu’un. Que celui qui voit cela même imparfaitement,
même à travers un miroir et en énigme (I Cor., XIII,
12 ), se réjouisse de connaître Dieu, l’honore comme Dieu
et lui rende grâces; que celui qui ne voit pas, cherche pieusement
à voir, et non à rester aveugle pour blasphémer. Car
Dieu est un, et pourtant Trinité. Entendons sans confusion ce texte
: « De qui, par qui et en qui sont toutes choses; à lui »,
et non à plusieurs dieux, « gloire dans les siècles
des siècles. Ainsi soit-il (Rom., XI, 36 ) ». (441)
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm