LIVRE SEPTIÈME : UNITÉ DE SUBSTANCE.
Dieu le Père, qui a engendré le Fils, ou la vertu et
la sagesse, non-seulement est le Père de la vertu et de la sagesse,
mais est lui-même vertu et sagesse, et également le Saint-Esprit.
Cependant il n’y a pas trois vertus ou trois sagesses, mais une seule vertu
et une seule sagesse, comme il n’y a qu’un Dieu et une essence. Pourquoi
les Latins disent-ils une essence et trois personnes, et les Grecs une
essence et trois substances ou hypostases? Ces expressions sont nécessaires
pour signifier d’une manière quelconque ce que sont le Père,
le Fils et le Saint-Esprit.
LIVRE SEPTIÈME : UNITÉ DE SUBSTANCE.
CHAPITRE PREMIER.
CHACUNE DES TROIS PERSONNES DE LA TRINITÉ EST-ELLE SAGESSE PAR
ELLE-MÊME? DIFFICULTÉ DE CETTE QUESTION ; MOYEN DE LA RÉSOUDRE.
CHAPITRE II.
LE PÈRE ET LE FILS SONT ENSEMBLE UNE SEULE SAGESSE, COMME UNE
SEULE ESSENCE, BIEN QU’ILS NE SOIENT PAS ENSEMBLE UN SEUL VERBE.
CHAPITRE III.
POURQUOI LES ÉCRITURES ATTRIBUENT PARTICULIÈREMENT AU
FILS LA SAGESSE, BIEN QUE LE PÈRE ET LE SAINT-ESPRIT SOIENT AUSSI
SAGESSE.
CHAPITRE IV.
POURQUOI LES GRECS ONT ÉTÉ OBLIGÉS DE DIRE TROIS
HYPOSTASES ET LES LATINS TROIS PERSONNES.
CHAPITRE V.
EN DIEU, SUBSTANCE EST UN TERME ABUSIF, ESSENCE EST LE MOT PROPRE.
CHAPITRE VI.
POURQUOI DANS LA TRINITÉ NE DIT-ON PAS UNE PERSONNE ET TROIS
ESSENCES. L’HOMME EST FAIT A L’IMAGE ET EST L’IMAGE DE DIEU.
CHAPITRE PREMIER.
CHACUNE DES TROIS PERSONNES DE LA TRINITÉ EST-ELLE SAGESSE PAR
ELLE-MÊME? DIFFICULTÉ DE CETTE QUESTION ; MOYEN DE LA RÉSOUDRE.
1. Approfondissons maintenant davantage autant que Dieu nous le donnera,
la question dont nous avons différé la solution tout à
l’heure, à savoir: si chacune des trois personnes de la Trinité
peut, en elle-même, indépendamment des autres , être
appelée Dieu grand, sage, vrai, tout-puissant, juste, possédant
tous les attributs essentiels et non relatifs ; ou si ces expressions ne
doivent s’employer que quand on parle de la Trinité tout entière.
Cette question est soulevée par ces mots de l’Apôtre: «
Le Christ vertu de Dieu et sagesse de Dieu ( I Cor., I, 24 )».Dieu
est-il le Père de sa propre sagesse et de sa propre vertu, de manière
à être sage de la sagesse qu’il a engendrée, et puissant
de la vertu qu’il a engendrée: vertu et sagesse qu’il a toujours
engendrées, puisqu’il est toujours puissant et sage ? Car, disions-nous,
s’il en est ainsi, pourquoi ne serait-il pas le Père de la grandeur
par laquelle il est grand, de la bonté par laquelle il est bon,
de la justice par laquelle il est juste, et ainsi des autres attributs?
Que si toutes ces choses exprimées par des noms divers sont renfermées
dans la même sagesse et la même vertu, en sorte que la grandeur
soit la même chose que la vertu, la bonté la même chose
que la sagesse. et aussi la sagesse la même chose que la vertu comme
nous l’avons déjà dit, souvenons-nom alors que, quand nous
nommons un de ces attributs, c’est comme si nous les nommions tous.
On demande donc si le Père, pris en parti culier, est sage,
s’il est à lui-même sa propre sagesse, ou s’il est sage seulement
quand il parle: car il parle par le Verbe qu’il a engendré, non
d’une parole qui se prononce, fait entendre un son et passe, mais de celle,
dont il est dit que le Verbe était en Dieu, que le Verbe était
Dieu et que par lui tout a été fait (1 Jean, I, 1, 3); Verbe
égal à lui et par lequel il s’exprime lui-même toujours
et sans changement. Car il n’est pas Verbe lui-même, pas plus qu’il
n’est Fils, ni image. Or, quand il parle, — nous exceptons ici le langage
temporel que Dieu a fait entendre à la créature, langage
qui bruit et passe; quand il parle, dis-je, par ce Verbe coéternel,
il ne doit pas être supposé seul, mais bien avec le Verbe
hi-même, sans lequel il ne parlerait certainement pas. Mais est-il
sage seulement parce qu’il parle, de manière à être
sagesse comme son Verbe? Et être Verbe, et être sagesse, est-ce
la même chose? En peut-on dire autant de la vertu, tellement que
vertu, sagesse et Verbe soient la même chose, et que ces expressions
soient seulement relatives, comme les mots Fils et image; de sorte que
le Père pris en particulier, ne soit pas puissant ou sage, mais
seulement avec la vertu et la sagesse qu’il a engendrées, tout comme
il ne parle pas seul, mais par le Verbe et avec le Verbe qu’il a engendré
; et ainsi n’est-il grand que de la grandeur et avec la grandeur qu’il
a engendrée? et s’il n’est pas grand par autre raison qu’il est
Dieu, s’il n’est grand que parce qu’il est Dieu, vu que être grand
et être Dieu sont pour lui la même chose; il s’ensuit que,
pris en particulier, il n’est pas Dieu, mais seulement par et avec la divinité
qu’il a engendrée, de telle sorte que le Fils est la divinité
du Père, comme il est la sagesse et la vertu du Père, comme
il est le Verbe et l’image du Père. Et comme être et être
Dieu sont pour lui la même chose, ainsi le Fils est aussi l’essence
du Père, comme il est son Verbe et son image. Par conséquent
encore, excepté sa qualité de Père, le Père
n’est quelque chose que parce qu’il a un Fils, en sorte que non-seulement
en tant que Père, — et il est évident qu’il ne l’est point
par (442) rapport à lui-même, mais par rapport à son
Fils, puisqu’il n’est Père que parce qu’il a un Fils, — mais encore
d’une manière absolue et par sa nature même, il n’existe que
parce qu’il a engendré sa propre essence. En effet, comme il n’est
grand que par la grandeur qu’il a engendrée, ainsi il n’existe que
par l’essence qu’il a engendrée, puisque être et être
grand sont en lui une même chose. Est-il donc le Père de son
essence, comme il est le Père de sa grandeur, comme il est le Père
de sa vertu et de sa sagesse ? car sa grandeur est la même chose
que sa vertu, et son essence la même chose que sa grandeur.
2. Cette discussion est occasionnée par ces paroles : «
Le Christ est la vertu de Dieu et la « sagesse de Dieu ». C’est
pourquoi, voulant traiter des choses insondables, nous sommes arrêtés,
à cette difficulté: ou de dire que le Christ n’est pas la
vertu de Dieu et la sagesse de Dieu , ce qui serait la négation
insolente et impie des paroles de l’Apôtre; — ou de reconnaître
que le Christ est bien la vertu de Dieu et la sagesse de Dieu, mais que
son Père n’est point le Père de sa propre vertu et de sa
propre sagesse, — impiété qui ne serait pas moindre, puisqu’il
ne serait-pas le Père du Christ, vu que le Christ est la vertu de
Dieu et la sagesse de Dieu; ou que le Père n’est pas puissant par
sa propre vertu, ni sage par sa propre sagesse — et qui oserait proférer
ce blasphème?; ou que, dans le Père, autre chose est d’être,
autre chose d’être sage, en sorte qu’il ne serait pas sage par le
seul fait qu’il existe — ce qui est vrai de l’âme humaine, laquelle
est tantôt insensée, tantôt sage, parce qu’elle est
de nature changeante et ne possède pas la simplicité absolue
et parfaite; ou que le Père n’est point par lui-même, et que
non-seulement sa qualité de Père, mais son existence même,
est relative à son Fils, — comment donc le Fils sera-t-il de la
même essence que le Père, si le Père par lui-même
n’est pas l’essence, qu’il n’existe point par lui-même, mais ne possède
l’être que par rapport à son Fils? Mais, dira-t-on, il faut
bien plutôt dire qu’il est d’une seule et même essence, puisque
le Père et le Fils ne sont qu’une seule et même essence; vu
que le Père n’est pas par lui-même, mais seulement par rapport
au Fils qu’il a engendré comme essence, essence par laquelle il
est tout ce qu’il est. Donc ni l’un ni l’autre n’est par soi, et tous les
deux ne sont que relativement l’un à l’autre; ou bien, dira-t-on
du Père seul que non-seulement il n’est Père, mais qu’il
n’est rien que par rapport à son Fils, tandis qu’on dira du Fils
qu’il est par lui-même? Si cela est, comment nommera-t-on le Fils
en lui-même ? l’appellera-t-on essence? mais le Fils est l’essence
du Père, comme il est la vertu et la sagesse du Père, comme
il est le Verbe du Père et l’image du Père.
Ou si l’on dit que le Fils est essence par lui-même, tandis que
le Père n’est point essence, mais qu’il a engendré l’essence;
qu’il n’existe point par lui-même, mais par l’essence qu’il a engendrée,
comme il est grand par la grandeur qu’il a engendrée: donc le Fils
sera aussi par lui-même la grandeur, donc il sera aussi par lui-même
la vertu, la sagesse, le Verbe et l’image. Or, quoi de plus absurde que
de dire qu’une image est sa propre image? Ou bien si l’image et le Verbe
ne sont pas la même chose que la vertu et la sagesse, que ces deux
premiers termes s’entendent dans le sens relatif, et ces deux derniers
dans le sens absolu: voilà que le Père ne sera plus sage
de la sagesse qu’il a engendrée, puisqu’il ne peut pas être
dit sagesse par rapport à elle, ni elle par rapport à lui.
En effet, tout rapport suppose deux termes. Reste donc à dire que
le Fils est essence par rapport au Père; d’où ce résultat
bien inattendu : que l’essence n’est pas l’essence, ou du moins que quand
on dit essence, on entend dire rapport. Donnons un exemple:
L’expression « maître » indique non une essence,
mais un rapport vis-à-vis d’un serviteur: mais quand on dit «homme»
ou quelque autre chose de ce genre, on indique une essence et non une relation.
Ainsi quand on dit d’un homme qu’il est maître, le mot « homme
» désigne l’essence, le mot « maître » la
relation; car l’homme est homme en lui-même, et maître par
rapport à son serviteur: et la raison de ce langage est que si l’essence
est prise dans le sens relatif, elle n’est plus proprement essence. Ajoutons
que toute essence prise dans le sens relatif est encore quelque chose en
dehors de ce relatif; ainsi l’homme maître, l’homme serviteur, le
cheval animal de somme, la pièce de monnaie arrhes, sont homme,
cheval, pièce de monnaie en eux-mêmes, et sont des substances
ou des essences; et ce n’est que dans le sens relatif qu’on les appelle
maître, serviteur, animal de somme, arrhes. Mais si l’homme n’existait
pas, c’est-à-dire n’était pas (443) une substance, on ne
pourrait le nommer maître relativement; si le cheval n’était
pas une essence, on ne pourrait lui donner la qualification relative d’animal
de somme; et si la pièce de monnaie n’était pas une substance,
on ne pourrait l’appeler relativement arrhes. Si donc le Père n’est
pas quelque chose en lui-même, il est absolument impossible de lui
attribuer un rapport. Il n’en est pas ici comme d’un objet coloré,
auquel la couleur se rapporte, cette couleur n’existant point par elle-même,
mais appartenant toujours à l’objet coloré, tandis que l’objet
lui-même, bien qu’on ne l’appelle coloré que par rapport à
sa couleur, est cependant corps en lui-même. Il ne faut donc pas
s’imaginer que le Père n’est point dans un sens absolu, mais simplement
par rapport à son Fils ; tandis que ce même Fils aurait tout
à la fois une existence propre et une existence relative à
son Père : étant appelé par lui-même grandeur
vraie et vertu puissante, et de plus grandeur et vertu du Père grand-et
puissant, par laquelle le Père est grand et puissant. Non, il n’en
est pas ainsi: mais l’un et l’autre sont substance, et l’un et l’autre
sont la même substance.
Or, comme il est absurde de dire que la blancheur n’est pas blanche,
de même il est absurde de dire que la sagesse n’est pas sage; et
comme la blancheur est dite blanche par elle-même, ainsi la sagesse
est dite sage par elle-même. Mais la blancheur du corps n’est pas
une essence, puisque c’est le corps lui-même qui est essence, et
la blancheur sa qualité : qualité qui le fait nommer corps
blanc, bien que pour lui exister et être blanc ne soient pas la même
chose. Car là, autre chose est la forme, autre chose la couleur;
et ni l’une ni l’autre n’existent par elles-mêmes, mais seulement
dans un corps quelconque, lequel corps n’est ni forme, ni couleur, mais
seulement formé et coloré. La vraie sagesse est sage et elle
est sage par elle-même. Et comme toute âme devient sage par
participation à la sagesse, si cette âme redevient insensée,
la sagesse n’en subsiste pas moins en elle-même: elle ne change pas,
parce que l’âme a changé en passant à la folie. Mais
il n’en est pas de même de celui qui devient sage par elles comme
le corps devient blanc par la blancheur. En effet, quand ce corps prend
une autre couleur, la blancheur ne subsiste plus, elle a tout à
fait cessé d’être. Que si le Père qui a engendré
la sagesse est sage par elle, et que, pour lui, être ne soit pas
être sage, dès lors son Fils est sa qualité et non
plus son Fils; la simplicité a cessé d’être parfaite.
Mais loin de nous cette pensée ! car là l’essence est vraiment
et souverainement simple, et l’existence et la sagesse y sont une même
chose. Or, si être et être sage y sont une même chose,
le Père n’est donc pas sage par la sagesse qu’il a engendrée;
autrement il ne l’engendrerait pas, mais ce serait elle qui l’engendrerait
lui-même. En effet, qu’entendons-nous quand nous disons que être
et être sage sont pour lui la même chose, sinon qu’il existe
par ce qui le fait sage? Donc, la raison pour laquelle il est sage, est
aussi la raison pour laquelle il existe; et, par conséquent, si
la sagesse qu’il a engendrée est la raison pour laquelle il est
sage, elle est aussi la raison pour laquelle il existe : ce qui ne peut
avoir lieu que si elle l’engendre ou le crée. Or, personne n’a jamais
dit que la sagesse ait engendré ou créé le Père
en aucune façon. Ne serait-ce pas là la plus grande des folies?
Donc, le Père lui-même est aussi sagesse; et le Fils est appelé
sagesse du Père, comme il est appelé lumière du Père;
c’est-à-dire que, comme il est lumière de lumière
et que les deux ne sont qu’une même lumière, ainsi doit-on
entendre qu’il est sagesse de sagesse et que tous les deux sont une même
sagesse, et, par conséquent, une seule essence, puisque là,
être et être sage c’est la même chose. En effet, s’il
est de la sagesse d’être sage, de la puissance de pouvoir, de l’éternité
d’être éternelle, de la justice d’être juste, de la
grandeur d’être grande, il est de l’essence d’exister. Et comme,
dans cette simplicité, la sagesse n’est pas autre chose que l’être,
la sagesse n’est pas non plus autre chose que l’essence.
CHAPITRE II.
LE PÈRE ET LE FILS SONT ENSEMBLE UNE SEULE SAGESSE, COMME UNE
SEULE ESSENCE, BIEN QU’ILS NE SOIENT PAS ENSEMBLE UN SEUL VERBE.
3. Le Père et le Fils sont donc ensemble une seule essence,
une seule grandeur, une seule vérité, une seule sagesse;
mais le Père et le Fils ne sont pas ensemble un seul Verbe, parce
qu’ils ne sont pas tous les deux un seul Fils. En effet, comme le Fils
est Fils relativement au Père, et non relativement à (444)
lui-même; ainsi le Verbe, quand on le nomme ainsi, se rapporte à
celui dont il est le Verbe. Car il est Fils par là même qu’il
est Verbe, et il est Verbe par là même qu’il est Fils. Donc,
puisque le Père et le Fils ensemble ne sont évidemment pas
un seul Fils, il s’ensuit que le Père et le Fils ensemble ne sont
pas un seul Verbe des deux. Voilà pourquoi le Verbe n’est pas Verbe
parce qu’il est sagesse, puisqu’il est nommé Verbe, non par rapport
à lui-même, mais seulement par rapport à celui dont
il est le Verbe, comme il est nommé Fils par rapport à son
Père, tandis qu’il est sagesse parce qu’il est essence. Et comme
l’essence est une, la sagesse est une. Or, comme le Verbe est sagesse,
mais n’est pas Verbe parce qu’il est sagesse — car il est Verbe relativement,
et sagesse essentiellement— entendons, quand on dit Verbe, qu’on parle
de la sagesse née pour être Fils et image. Et quand on prononce
ces deux mots « sagesse née », entendons, dans l’un,
« née », et le Verbe, et l’image, et le Fils; toutefois,
dans ces trois expressions, ne cherchons pas l’essence, parce qu’elles
sont relatives. Mais dans l’autre, « sagesse », qui est une
expression absolue, puisque la sagesse est sage par elle-même , entendons
l’essence même, pour qui être et être sage sont une même
chose. Par conséquent, le Père et le Fils sont ensemble une
seule sagesse, parce qu’ils sont une seule essence, et, en particulier,
sagesse de sagesse, comme essence d’essence. Ainsi, quoique le Père
ne soit pas le Fils, ni le Fils le Père, quoique l’un ne soit pas
engendré et que l’autre le soit, ils n’en sont pas moins une seule
essence : car les noms de Père et de Fils ne sont que relatifs.
Mais l’un et l’autre sont ensemble une seule sagesse et une seule essence,
pour laquelle être et être sage sont une même chose;
mais ils ne sont pas- tous les deux ensemble Verbe ou Fils, parce que être
et être Verbe ou Fils ne sont pas la même chose : ces expressions
n’étant que relatives, comme nous l’avons déjà suffisamment
démontré.
CHAPITRE III.
POURQUOI LES ÉCRITURES ATTRIBUENT PARTICULIÈREMENT AU
FILS LA SAGESSE, BIEN QUE LE PÈRE ET LE SAINT-ESPRIT SOIENT AUSSI
SAGESSE.
4. Pourquoi donc les Ecritures ne parlent-elles presque jamais de la
sagesse que pour la montrer engendrée ou créée de
Dieu? Sagesse engendrée par qui tout a été fait; sagesse
créée ou faite dans les hommes, par exemple, quand ils se
tournent vers la sagesse qui n’a pas été créée
ou faite, mais engendrée, et qu’ils en reçoivent la lumière;
car alors il se forme en eux quelque chose qui s’appelle leur sagesse:
ce que les Ecritures elles-mêmes prédisent ou racontent quand
elles disent que « le Verbe s’est fait chair et a habité parmi
nous ( Jean, I, 14)», le Christ étant devenu sagesse en devenant
homme. Et si la sagesse ne parle pas dans ces livres, ou si on n’y parle
d’elle que pour montrer qu’elle est née ou créée de
Dieu, quoique le Père lui-même soit sagesse, ne serait-ce
pas pour nous recommander et proposer à notre imitation cette sagesse
même, sur le modèle de laquelle nous sommes formés?
Car le Père la nomme pour qu’elle soit son Verbe, non ce verbe qui
sort de la bouche, s’exprime par un son et demande de la réflexion
avant d’être prononcé , verbe qui appartient à l’espace
et au temps, tandis que l’autre est éternel, et, en nous éclairant,
nous dit, et de lui-même et de son Père, ce qu’il faut dire
aux hommes. Aussi le Christ a-t-il dit : « Et nul ne connaît
le Fils si ce n’est le Père, et nul ne connaît le Père
si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils aura voulu le révéler
(Matt., XI, 27 ) »; parce que le Père révèle
par son Fils, c’est-à-dire par son Verbe. Si en effet la parole
temporelle et transitoire que nous prononçons, tout à la
fois se manifeste elle-même et fait connaître l’objet dont
nous parlons, à combien plus forte raison le Verbe de Dieu, par
qui tout a été fait ! Il révèle le Père
en tant que Père, parce qu’il est la même chose, qu’il est
ce qu’est le Père, eu tant qu’il est sagesse et essence. Car, en
tant que Verbe, il n’est point ce qu’est le Père, parce que le Père
n’est pas Verbe, parce qu’il n’est lui-même appelé Verbe ou
Fils que dans le sens relatif, ce que le Père n’est certainement
point. Et le Christ est appelé vertu et sagesse de Dieu, parce qu’il
est lui-même vertu et sagesse du Père, qui est vertu et sagesse
; comme il est lumière du Père qui est lumière, et
source de vie en Dieu le Père qui est certainement source de vie.
Il est écrit : « Parce que la source de vie est en vous, et
que nous verrons la lumière dans votre lumière (Ps., XXXV,
10 ) » ; et encore : « Car comme le Père a la vie en
(445) lui-même, ainsi il a donné au Fils d’avoir en lui-même
la vie ( Jean, V, 26 ) » ; et ailleurs : « Il était
la vraie lumière qui éclaire tout homme venant au monde »
: et « le Verbe, cette lumière, était en Dieu»
; de plus : « le Verbe était Dieu ( Id., I, 9, 1 )».
Or «Dieu est lumière et il n’y a point de ténèbres
en lui ( I Jean, I, 5 )»; mais c’est une lumière spirituelle
et non corporelle; spirituelle, non dans le sens d’illumination, comme
quand le Christ dit aux apôtres : « Vous êtes la lumière
du monde ( Matt., V, 14 ) »; mais « la lumière qui éclaire
tout homme », la sagesse essentielle et souveraine qui est Dieu et
par laquelle nous agissons ici-bas. Le Fils est donc sagesse du Père
qui est sagesse, comme il est lumière de lumière et Dieu
de Dieu, en sorte que le Père est lumière en lui-même,
et le Fils lumière en lui-même; que le Père est Dieu
en lui-même et le Fils Dieu en lui-même; par conséquent
le Père est en lui-même sagesse, et le Fils en lui-même
sagesse. Et comme les deux ensemble sont une seule lumière et un
seul Dieu, ainsi les deux ne sont qu’une seule sagesse. Mais « Dieu
a fait le Fils notre sagesse, notre justice et notre sanctification ( I
Cor., I, 30 ) », parce que nous nous tournons vers lui temporellement
, c’est-à-dire pendant quelque temps, afin de demeurer avec lui
dans l’éternité. Et « le Verbe » lui-même,
aussi dans le temps, « a été fait chair et a habité
parmi nous ( Jean, I, 14 ) ».
5.Voilà pourquoi, lorsque les Ecritures disent ou racontent
quelque chose de la sagesse, soit qu’elle parle elle-même ou qu’on
parle d’elle, c’est surtout du Fils qu’il s’agit. A l’exemple de cette
image, ne nous éloignons pas de Dieu, puisque nous sommes aussi
l’image de Dieu, non une image égale et née du Père
comme celle-là, mais créée du Père par le Fils.
De plias, nous sommes éclairés par la lumière, tandis
qu’elle est la lumière qui éclaire; voilà pourquoi
elle nous sert de modèle, sans en avoir elle-même. En effet,
elle n’est point formée sur quelque autre image antérieure
du Père, de qui elle est absolument inséparable, étant
la même chose que celui de qui elle est. Pour nous, nous nous efforçons
d’imiter celui qui est permanent, de suivre celui qui est immuable, et
de marcher en lui pour tendre à lui; parce que, par son abaissement,
il est devenu notre voie dans le temps, pour être, par sa divinité,
notre demeure éternelle. Etant dans la forme de Dieu égal
à Dieu et Dieu lui-même, il offre un modèle aux esprits
purs, qui ne sont point tombés par orgueil; puis pour procurer encore
dans son exemple une voie de retour à l’homme déchu qui,
à raison de la tache du péché et des châtiments
infligés à sa condition mortelle, ne pouvait plus voir Dieu,
« il s’est anéanti lui-même », non en changeant
rien à sa divinité, mais en revêtant notre nature changeante,
« et prenant la forme d’esclave (Philipp., II, 7 ), il est venu »
à nous « en ce monde ( I Tim., I, 15 ) , et il était
dans ce monde, parce que « le monde a été fait par
lui »; il est venu, dis-je, pour donner l’exemple à ceux qui
voient en haut sa divinité, à ceux qui admirent en bas son
humanité, à ceux qui se portent bien, pour conserver leur
santé, aux malades, pour les guérir, aux mourants pour bannir
la crainte, aux morts pour leur donner le gage de la résurrection,
« gardant en tout, lui-même, la primauté ( Col., I,
18 )»; afin que l’homme qui ne devait chercher le bonheur qu’en Dieu
et ne pouvait sentir Dieu, pût, sur les pas du Dieu fait homme, suivre
celui qu’il pouvait sentir et qu’il devait suivre. Aimons-le donc et attachons-nous
à lui, au moyen de la charité répandue en nos coeurs
par l’Esprit-Saint qui nous a été donné ( Rom., V,
15 ). Ainsi il n’est pas étonnant, après que l’image égale
au Père s’est donnée à nous pour modèle afin
de nous réformer à l’image de Dieu, il n’est pas étonnant,
dis-je, que quand l’Ecriture parle de la sagesse, elle parle du Fils que
nous suivons en vivant sagement, bien que le Père aussi soit sagesse,
comme il est lumière et Dieu.
6. Et l’Esprit-Saint aussi, soit qu’on voie en lui la souveraine charité
qui unit le Père et le Fils et nous unit à eux, — sentiment
qui n’est point indigne de lui, puisqu’il est écrit: « Dieu
« est amour (I Jean, IV, 8 ) », et comment ne serait-il pas
aussi sagesse, puisqu’il est lumière, « Dieu « étant
lumière? » — soit qu’on désigne son essence d’une autre
manière et par un mot spécial, l’Esprit-Saint, dis-je, est
aussi lumière, puisqu’il est Dieu, et, étant lumière,
il est évidemment sagesse. Or, que l’Esprit-Saint existe, c’est
ce que l’Ecriture nous crie par la bouche de l’Apôtre, qui nous dit:
« Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de « Dieu?
» Puis il ajoute aussitôt : « Et que (446) l’Esprit de
Dieu habite en vous ( I Cor., III, 16 )?» En effet, Dieu habite dans
son temple. Et ce n’est pas comme ministre que l’Esprit de Dieu habite
dans le temple de Dieu : car ailleurs l’Apôtre nous dit en termes
plus clairs: « Ne savez-vous pas que vos corps sont le temple de
l’Esprit-Saint qui est en vous, que vous avez reçu de Dieu, et qu’ainsi
vous n’êtes plus à vous-mêmes? car vous avez été
achetés à haut prix: glorifiez donc Dieu dans votre corps
( Id., VI, 19, 20 )». Or, qu’est-ce que la sagesse, sinon une lumière
spirituelle et immuable? Sans doute le soleil aussi est une lumière,
mais une lumière matérielle; la créature spirituelle
est aussi une lumière, mais qui n’est point immuable. Donc le Père
est lumière, le Fils est lumière, le Saint-Esprit est lumière;
et cependant tous ensemble ne sont point trois lumières, mais une
seule lumière. Voilà pourquoi le Père est sagesse,
le Fils est sagesse, le Saint-Esprit est sagesse; et tous ensemble ne sont
point trois sagesses, mais une seule sagesse. Et comme là, être
et être sage sont une même chose, le Père, le Fils et
le Saint-Esprit ne sont qu’une seule essence. Là encore, être
et être Dieu sont une même chose; donc le Père, le Fils
et le Saint-Esprit ne sont qu’un seul Dieu.
CHAPITRE IV.
POURQUOI LES GRECS ONT ÉTÉ OBLIGÉS DE DIRE TROIS
HYPOSTASES ET LES LATINS TROIS PERSONNES.
7. En traitant de ces ineffables mystères, et pour exprimer
en quelque façon des choses qu’il n’est pas possible d’exprimer,
les Grecs ont dit une essence et trois substances; les Latins une essence
ou substance et trois personnes; vu que, dans notre langue latine, comme
nous l’avons déjà dit, essence signifie substance ( Liv.,
V, ch. II, 8 ). On a adopté ce langage afin de se faire comprendre
au moins en énigme, et pour répondre à ceux qui demandent
ce que c’est que ces trois, que la vraie foi distingue au nombre de trois,
puisqu’elle ne dit point que le Père soit le Fils, ni que le Saint-Esprit,
qui est le don de Dieu, soit le Père ou le Fils. Quand donc on demande
ce que c’est que ces trois tria vel tres, nous nous efforçons de
trouver une expression particulière ou générale qui
les renferme, et nous n’en rencontrons pas, parce que l’excellence infinie
de la Divinité est au-dessus de tout langage connu. En effet, quand
il s’agit de Dieu, la pensée approche plus de la réalité
que le langage, et la réalité est bien au-dessus de la pensée.
Quand nous disons que Jacob n’est pas Abraham, et qu’Isaac n’est ni Abraham
ni Jacob, nous reconnaissons qu’Abraham Isaac et Jacob sont trois êtres
distincts. Et si on nous demande ce que c’est que ces trois, nous répondons
que ce sont trois hommes, si nous voulons leur donner un nom spécial
au pluriel; que ce sont trois êtres vivants, si nous voulons leur
donner un nom général; car l’homme, selon la définition
des anciens, est un être vivant doué de raison et sujet à
la mort; ou,, si nous voulons employer le langage de nos Ecritures, nous
dirons que ce sont trois âmes, en donnant à l’homme entier,
composé d’un corps et d’une âme, le nom de l’âme, sa
meilleure partie. C’est ainsi qu’on lit que Jacob descendit en Egypte avec
soixante-quinze âmes, c’est-à-dire soixante-quinze personnes
(Gen., XLVI ; Deut., X, 22 ). De même, quand nous disons : Ton cheval
n’est pas le mien, et celui d’un tiers n’est ni le mien ni le tien, nous
reconnaissons que ce sont trois êtres: et si on nous demande ce que
c’est que ces trois êtres, nous répondrons, par le nom spécial,
que ce sont trois chevaux, ou, par le nom général, que ce
sont trois animaux. Et encore: quand nous disons qu’un bœuf n’est pas un
cheval, et qu’un chien n’est ni un boeuf ni un cheval, nous parlons de
trois choses; et si on nous demande ce que c’est que ces trois choses,
nous ne répondons plus, par le nom spécial, que ce sont trois
chevaux, ou trois boeufs, ou trois chiens; mais, par le nom général,
que ce sont trois animaux, ou, par une expression plus étendue encore,
que ce sont trois substances, ou trois créatures, ou trois natures.
Or, tout ce qui peut s’énoncer au pluriel sous un seul mot spécial,
peut aussi s’exprimer sous un seul mot général; mais tout
ce qui peut s’exprimer sous un seul mot général, ne peut
pas se désigner sous un seul mot spécial. En effet, ce qui
s’appelle, du nom spécial, trois chevaux, peut aussi s’appeler trois
animaux; mais le cheval, le boeuf et le chien ne peuvent se désigner
que par un nom général, animaux, substances, ou tout autre
de ce genre; l’on ne peut dire, par le mot spécial, que ce sont
trois chevaux, trois bœufs (447) ou trois chiens. Car nous ne désignons
sous un seul nom au pluriel que les objets auxquels le sens de ce nom peut
s’appliquer en commun. Or, ce qu’Abraham, Isaac et Jacob ont de commun,
c’est d’être homme; voilà pourquoi on les appelle trois hommes;
ce que le cheval, le boeuf et le chien ont de commun, c’est d’être
animal, voilà pourquoi on les appelle trois animaux. De même
trois lauriers peuvent s’appeler trois lauriers ou trois arbres; mais le
laurier, le myrte et l’olivier ne peuvent s’appeler que trois arbres, ou
trois substances, ou trois natures. Ainsi trois pierres peuvent s’appeler
trois pierres ou trois corps; mais la pierre, le bois et le fer ne peuvent
se désigner que sous le nom de trois corps ou sous quelque autre
expression plus générale encore.
Si donc le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont trois, cherchons
ce que sont ces trois et ce qu’ils ont de commun. Ce qu’ils ont de commun
n’est pas le titre de Père, tellement qu’ils soient pères
les uns des autres, comme des amis par exemple dont on peut dire que ce
sont trois amis, parce qu’ils le sont relativement et réciproquement.
Ici cela n’a point lieu, puisque le Père seul y est Père;
et Père, non de deux fils, mais d’un Fils unique. Il n’y a pas non
plus trois fils, puisque le Père n’y est point fils, non plus que
le Saint-Esprit. Il n’y a pas davantage trois Esprits-Saints, puisque l’Esprit-Saint
étant appelé proprement don de Dieu, n’est ni le Père
ni le Fils. Qu’est-ce donc que ces trois? Si ce sont trois personnes, c’est
que la qualité de personne leur est commune; ce sera donc, d’après
le langage usité, leur nom spécial ou général.
Mais là où il n’y a pas de différence de nature, les
êtres renfermés sous une dénomination générale
peuvent aussi recevoir une dénomination spéciale. En effet,
la différence de nature fait que le laurier, le myrte et l’olivier,
ou le cheval, le boeuf et le chien ne peuvent être appelés
d’un nom spécial; ceux-là, trois lauriers; ceux-ci, trois
boeufs; mais seulement d’un nom général : trois arbres, trois
animaux. Or, ici où il n’y a pas de différence d’essence,
il faut que les trois aient un nom spécial et nous n’en trouvons
pas: car le mot personne est général, à tel point
qu’il peut s’appliquer même à l’homme, malgré la distance
infinie qui sépare l’homme de Dieu.
8. De plus, à nous en tenir à une expression générale,
si nous donnons le nom de personnes aux trois parce que la qualité
de personne leur est commune — autrement on ne pourrait les appeler ainsi,
pas plus qu’on ne peut les appeler trois fils, parce que la qualité
de fils ne leur est pas commune, — pourquoi ne les appellerons-nous pas
aussi trois dieux? Evidemment, puisque le Père est personne, le
Fils personne, le Saint-Esprit personne, il y a trois personnes; par conséquent,
puisque le Père est Dieu, le Fils Dieu, le Saint-Esprit Dieu, pourquoi
n’y a-t-il pas trois dieux? Ou bien si, par leur ineffable union, les trois
ne font qu’un Dieu, pourquoi ne font-ils pas aussi une seule personne,
en sorte que nous ne puissions pas plus dire trois personnes — bien que
nous donnions à chacun en particulier le nom de personne — que nous
ne pouvons dire trois Dieux, quoique nous donnions en particulier le nom
de Dieu au Père, au Fils et au Saint-Esprit? Est-ce parce que l’Ecriture
ne parle pas de trois dieux? Mais nulle part, que nous sachions, cette
même Ecriture ne parle de trois personnes. Serait-ce parce que, si
l’Ecriture ne parle ni d’une ni de trois personnes —nous y voyons, en effet,
la personne du Seigneur, nulle part le Seigneur nommé personne —
on a dû, pour le langage et la discussion, parler de trois personnes,
ce que l’Ecriture ne dit pas, mais ne contredit pas, tandis que si nous
parlions de trois dieux elle s’élèverait contre nous, en
disant: « Ecoute, Israël: le Seigneur ton Dieu est un Dieu un
( Deut., VI, 4 )? » Pourquoi alors ne serait-il pas permis de parler
de trois essences, ce que l’Ecriture ne dit pas non plus, mais ne contredit
pas davantage? Car si essence est le nom spécial commun aux trois,
pourquoi ne dit-on pas trois essences, comme on dit d’Abraham, d’Isaac
et de Jacob, que ce sont trois hommes, parce que homme est le nom spécial
commun à tous les hommes? Que si le mot essence n’est pas un nom
spécial, mais général, vu que l’homme, l’animal, l’arbre,
l’astre, l’ange sont appelés essence; pourquoi ne dit-on pas ici
trois essences comme on dit que trois chevaux sont trois animaux, trois
lauriers, trois arbres, et trois pierres trois corps? Ou si, à cause
de l’unité de la Trinité, on ne dit pas trois essences, mais
une essence, pourquoi, à raison de cette même unité,
ne dit-on pas une substance ou une personne, au lieu de trois substances
ou de trois personnes? Car si le nom d’essence (448) leur est commun, tellement
que chacun en particulier puisse être appelé essence, celui
de substance ou personne leur est également commun. En effet, il
faut comprendre que ce que nous avons dit des personnes d’après
le génie de notre langue, les Grecs l’entendent des substances,
d’après le génie de la leur. Ils disent donc trois substances
et une essence, comme nous disons trois personnes et une essence ou une
substance.
9. Que nous reste-t-il donc, sinon à avouer que ces expressions
nous ont été imposées par la nécessité
de parler, de soutenir de nombreuses discussions contre les piéges
ou les erreurs des hérétiques? En effet, l’indigence humaine
s’efforçant de mettre, par le langage, à la portée
des hommes, ce que l’esprit perçoit, au fond de la pensée,
du Seigneur Dieu son Créateur, a craint, soit par un pieux sentiment
de foi, soit par une vue quelconque de l’intelligence, a craint de dire
trois essences, de peur de laisser croire à quelque différence
dans cette parfaite égalité. D’autre part, elle ne pouvait
se dispenser de reconnaître trois choses, car c’est pour s’y être
refusé que Sabellius est tombé dans l’hérésie.
En effet, l’Ecriture établit de la manière la plus certaine,
et l’esprit perçoit par une vue indubitable, cette pieuse croyance
que le Père, le Fils et le Saint-Esprit existent; que le Fils n’est
point le même que le Père, ni le Saint-Esprit le même
que le Père ou le Fils. Mais que sont ces trois? L’indigence humaine
a cherché à l’exprimer, et elle s’est servie de ces mots
hypostases ou personnes, entendant par là, non une diversité,
mais une distinction, de manière à laisser subsister, non-seulement
l’unité, puisqu’on ne parle que d’une seule essence, mais aussi
la Trinité, puisqu’on distingue trois hypostases ou personnes. En
effet, si être et subsister sont la même chose en Dieu, on
ne pouvait dire trois substances, puisqu’on ne peut dire trois essences
; de même que, être et être sage étant la même
chose en Dieu, on ne peut pas plus dire trois sagesses que trois essences.
Et encore, puisque pour lui être et être Dieu sont une seule
chose, il n’est pas plus permis de dire trois essences que trois dieux.
Mais si être et subsister ne sont point pour Dieu la même chose,
pas plus que être Dieu et être Père ou Seigneur — car
être est un terme absolu,-tandis que Père est un terme relatif
au Fils, et Seigneur un terme relatif au serviteur, — le mot subsister
serait donc aussi relatif, comme l’acte d’engendrer ou de dominer. Alors
la substance ne serait plus proprement substance, mais un rapport. Car
comme le mot essence dérive de être (esse), ainsi le mot substance
dé-rive de subsister. Or, il est absurde de donner au mot substance
un sens relatif: car tout être subsiste en lui-même; à
combien plus forte raison Dieu?
CHAPITRE V.
EN DIEU, SUBSTANCE EST UN TERME ABUSIF, ESSENCE EST LE MOT PROPRE.
10. Si tant est cependant que le mot subsister soit digne de Dieu,
on comprend ce mot quand il s’applique à des choses qui servent
de sujets à d’autres, comme par exemple à la couleur ou à
la forme, s’il s’agit d’un corps. Car le corps subsiste, et c’est pour
cela qu’on l’appelle substance; mais la couleur et la forme appliquées
à ce corps qui subsiste ne sont pas substances, mais seulement dans
une substance; de telle sorte que, si elles cessent d’être, elles
n’empêchent pas le corps d’être corps, parce que, pour lui,
être et avoir telle couleur et telle forme ne sont pas la même
chose. Le mot substance s’applique donc proprement aux choses changeantes
et qui ne sont pas simples. Mais si Dieu subsiste en ce sens qu’on puisse
justement l’appeler substance, il y a donc en lui quelque chose dont il
n’est que le sujet; il n’est donc pas simple; ce n’est donc pas pour lui
la même chose d’être et d’être tout ce qu’on peut dire
de lui, grand, par exemple, tout-puissant, bon, et le reste. Or, c’est
une impiété de dire que Dieu subsiste , c’est-à-dire
qu’il est simple sujet de sa bonté, que cette bonté n’est
pas sa substance même ou plutôt son essence; qu’il n’est pas
sa bonté même, mais que cette bonté est en lui comme
en un sujet. Il est donc évident que le mot de substance est abusif
pour désigner en Dieu ce qu’exprime le mot essence, qui est plus
usité et proprement et justement employé, à tel point
que Dieu seul doit être appelé essence. En effet, il existe
vraiment seul, parce que seul il est immuable, et c’est en ce sens qu’il
a révélé son nom à son serviteur Moïse,
quand il lui a dit: « Je suis celui qui suis » ; et encore
: « Tu leur diras : Celui qui est m’a envoyé vers (449) vous
(Ex., III, 14 ) ». Cependant, soit qu’on l’appelle essence — ce qui
est le mot propre, — soit qu’on le nomine substance — ce qui est le terme
abusif; — en tout cas on parle dans le sens absolu, et non dans le sens
relatif. Alors être et subsister seront la même chose en Dieu,
et si la Trinité n’est qu’une essence, elle ne sera non plus qu’une
substance. Il est donc peut-être plus juste de dire trois personnes
que trois substances.
CHAPITRE VI.
POURQUOI DANS LA TRINITÉ NE DIT-ON PAS UNE PERSONNE ET TROIS
ESSENCES. L’HOMME EST FAIT A L’IMAGE ET EST L’IMAGE DE DIEU.
11. Mais pour ne pas paraître partial, étudions encore
ce point. Du reste, les Grecs pourraient, s’ils le voulaient, dire trois
personnes, tría prósopa, comme ils disent trois substances,
treis upostaseis. Mais ils ont peut-être cru cette dernière
expression plus conforme au génie de leur langue. Car le raisonnement
est le même pour les personnes : en Dieu être ou être
personne est absolument la même chose. En effet, si le mot être
est absolu et le mot personne relatif, il faudra donc dire des trois personnes,
Père, Fils et Saint-Esprit, ce que nous disons de trois amis, de
trois proches ou de trois voisins: qu’aucun d’eux ne l’est par rapport
à lui-même, mais seulement par rapport aux autres. Ainsi,
chacun d’eux est l’ami, le parent ou le voisin des deux autres, puisque
ces expressions ont une signification relative. Quoi donc? dirons-nous
que le Père est la personne du Fils et du Saint-Esprit, ou que le
Fils est la personne du Père et du Saint-Esprit, ou que le Saint-Esprit
est la personne du Père et du Fils? Mais nulle part le mot de personne
ne s’emploie en ce sens; et quand, dans la Trinité, nous parlons
de la personne du Père, nous n’entendons pas autre chose que la
substance même du Père. C’est pourquoi, comme la substance
du Père est le Père même, non en tant qu’il est Père,
mais en tant qu’il est, ainsi la personne du Père n’est pas autre
chose que le Père lui-même : car c’est en lui-même qu’il
est dit personne, et non par rapport au Fils ou au Saint-Esprit, tout comme
c’est en lui-même qu’il est dit Dieu, grand, bon, juste, etc. Et
comme être et être Dieu, grand, bon, sont pour lui la même
chose, ainsi être et être personne sont aussi pour lui la même
chose. Pourquoi donc n’appelons-nous pas ces trois choses une seule personne,
comme nous les appelons une seule essence et un seul Dieu, mais pourquoi
disons-nous trois personnes, quand nous ne disons pas trois dieux ou trois
essences, sinon parce que nous voulons avoir au moins un mot pour exprimer
la Trinité, et ne pas rester muets quand on nous demande ce que
c’est que ces trois, puisque nous confessons qu’ils sont trois? Que si
essence est le mot du genre, et substance ou personne le nom de l’espèce,
comme le pensent quelques-uns, je ne répéterai point ce que
j’ai dit plus haut, qu’il faudra parler de trois essences comme on parle
de trois substances ou de trois personnes, comme on parle de trois chevaux,
qui sont trois animaux de la même espèce : cheval étant
l’espèce, et animal, le genre. Car, là non plus, l’espèce
n’est pas prise au pluriel et le genre au singulier, comme si on disait:
trois chevaux sont un seul animal; mais comme on dit trois chevaux du nom
de l’espèce, on dit trois animaux du nom du genre. Et si l’on dit
que le mot substance ou personne ne désigne pas l’espèce,
mais quelque chose de particulier et d’individuel, en sorte qu’il ne se
prendrait pas dans le sens du mot homme, qui est commun à tous les
hommes, mais dans le sens de tel ou tel homme, Abraham, Isaac, Jacob, ou
tel individu qu’on peut indiquer du doigt; dans ce sens, dis-je, on n’échapperait
point encore au même raisonnement. En effet, dire qu’Abraham, Isaac
et Jacob sont trois individus, c’est dire aussi que ce sont trois hommes
et trois âmes. Pourquoi alors, si nous nous en tenons à une
notion sur le genre, l’espèce et l’individu, ne pas dire trois essences,
aussi bien que trois substances ou trois personnes? Mais, comme je l’ai
dit, je passe là-dessus, et me borne à dire que si essence
est le genre, une seule essence n’a pas plusieurs espèces, par exemple,
si animal est le genre, un seul animal n’a pas plusieurs espèces.
Donc le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont pas trois espèces
d’une seule essence. Mais si l’essence est espèce, comme l’homme
est espèce; ainsi les trois choses que nous appelons substances
ou personnes ont la même espèce, de même qu’Abraham,
Isaac et Jacob ont en commun l’espèce qui s’appelle homme. (450)
Cependant, si l’espèce homme se subdivise en Abraham, Isaac et Jacob,
un seul homme ne peut pas se subdiviser en plusieurs hommes; cela est tout
à fait impossible, puisqu’un seul homme est un homme indivisible.
Pourquoi donc une seule essence se subdivise-t-elle en trois substances
ou personnes ? Car si l’essence est espèce, dans l’homme par exemple,
il n’y a qu’une essence là où il n’y a qu’un seul homme.
Serait-ce que comme nous disons de trois hommes ayant le même sexe,
le même tempérament, le même caractère, qu’ils
n’ont qu’une seule nature; en effet, ce sont trois hommes, et leur nature
est une; — de même nous disons ici que trois substances sont une
seule essence, ou que trois personnes sont une seule substance ou essence?
Sans doute il y a là une analogie quelconque: car les anciens auteurs
latins, ne connaissant pas ces mots d’essence ou de substance, qui sont
d’origine récente, y substituaient celui de nature. Nous ne parlons
donc pas ici d’après le genre et les espèces, mais, pour
ainsi dire, d’une matière commune et identique. C’est ainsi que
nous dirions de trois statues faites du même or, que c’est le même
or, sans exprimer que l’or est le genre, les statues les espèces,
ni que l’or est espèce et les statues individus. Car aucune espèce
ne sort des individus qui lui appartiennent, ni ne s’étend au delà.
Quand j’ai défini la nature de l’homme, qui est un nom d’espèce
, ma définition renferme tous les individus hommes et ne s’étend
à rien qui ne soit pas homme. Mais quand je définis l’or,
ce mot ne s’applique pas seulement aux statues d’or, mais aux anneaux et
à tout objet fait de ce métal; ma définition subsiste,
même si l’or n’est pas fabriqué, et les statues sont encore
statues, même quand elles ne sont pas d’or. De même aucune
espèce ne dépasse la définition du genre qui lui est
propre. En effet, quand j’ai défini l’animal, le cheval étant
une espèce de genre animal, tout cheval est animal; mais toute statue
n’est pas or. Ainsi quand nous disons de trois statues d’or que c’est le
même or, nous n’entendons pas dire que l’or est le genre et les statues
des espèces. Donc, quand nous disons de la Trinité qu’elle
consiste en trois personnes ou substances, qu’elle est une seule essence
et un seul Dieu, nous n’entendons pas dire que ces trois personnes soient
en quelque sorte d’une même matière, quelques explications
qui aient pu être données d’ailleurs. Car, hors de cette Trinité,
il n’y a rien qui soit de son essence; pourtant nous disons que ces trois
personnes sont de la même essence ou qu’elles n’ont qu’une seule
essence; mais nous ne disons pas cela en ce sens que l’essence soit autre
chose que la personne, comme, par exemple, pour trois statues faites du
même or, nous pouvons dire que c’est le même or, bien que autre
chose soit d’être or, autre chose d’être statue. Egalement
quand nous disons de trois hommes que c’est une seule nature, ou que ces
trois hommes sont de la même nature, on peut dire aussi qu’ils sont
faits de la même nature, puisque en vertu de cette même nature,
trois autres hommes peuvent exister; mais il n’en est pas de même
de l’essence de la Trinité, puisqu’aucune autre personne ne peut
en être formée. De plus, un homme seul n’est pas autant que
trois réunis, et deux sont plus qu’un; dans des statues d’or égales,
il y a plus d’or dans trois réunies que dans chacune d’elles et
moins d’or dans une que dans deux. Mais en Dieu il n’en est pas ainsi le
Père, le Fils et le Saint-Esprit réunis ne sont pas une essence
plus grande que le Père seul ou le Fils seul; mais ces trois substances
ou personnes, comme on voudra les appeler, réunies ensemble sont
égales à chacune d’elles : ce que l’homme animal ne saurait
comprendre; car il ne peut imaginer que des substances matérielles
et d~s espaces plus ou moins grands, à travers les fantômes
qui voltigent dans sa tête sous des formes corporelles.
12. En attendant qu’il soit dégagé de ces immondices,
qu’il croie au Père, au Fils et au Saint-Esprit, en un Dieu unique,
grand, tout-puissant, bon, juste, miséricordieux, créateur
de toutes les choses visibles et invisibles; qu’il croie tout ce que le
langage humain peut exprimer de digne et de vrai. Et quand il entend dire
que le Père est le seul Dieu, qu’il n’en sépare point le
Fils ni le Saint-Esprit; car le seul Dieu est avec celui avec lequel il
ne fait qu’un Dieu: puisque, quand nous entendons dire du Fils aussi qu’il
est le seul Dieu, nous ne pouvons en aucune façon le séparer
du Père ou du Saint-Esprit. Qu’il confesse donc une seule et même
essence, et ne se figure point une personne plus grande ou meilleure qu’une
autre, ni une différence (451) quelconque entre elles. Non cependant
que le Père soit le Fils et le Saint-Esprit, ni que l’attribut relatif
de l’un soit celui de l’autre; le nom de Verbe par exemple, ne se donnant
qu’au Fils, et celui de Don qu’au Saint-Esprit. Et c’est pour cela qu’ils
admettent le nombre pluriel, comme on le voit dans l’Evangile : «
Moi et mon Père nous sommes un ( Jean, X, 30 ) ». Jésus
dit tout à la fois: « Un», et: « Nous sommes;
» — « Un », quant à l’essence, parce que c’est
le même Dieu : « Nous sommes », au point de vue relatif,
l’un étant le Père et l’autre le Fils. Parfois l’unité
d’essence n’est point exprimée, et on ne mentionne que les relatifs
au pluriel : « Moi et mon Père, nous viendrons à lui,
et nous ferons notre demeure en lui (Id., XIV, 23 ) » . « Nous
viendrons et nous ferons notre demeure », au pluriel, parce qu’il
a d’abord dit : « Moi et mon Père », c’est-à-dire
le Fils et le Père, deux termes relatifs. D’autres fois le sens
est entièrement couvert, comme dans ce passage de la Genèse
: « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance
( Gen., I, 26 ) ». — « Faisons, notre » : pluriels et
qui ne peuvent s’entendre que dans le sens relatif. En effet, il ne s’agit
pas de dieux se proposant de faire l’homme à leur image et à
leur ressemblance; mais du Père, du Fils et du Saint-Esprit créant
l’homme à l’image du Père, du Fils et du Saint-Esprit, afin
que l’homme soit l’image de Dieu. Or, Dieu est Trinité. Mais comme
cette image n’était nullement l’égale de Dieu, quelle n’était
point née de lui, mais créée par lui, on a voulu exprimer
cela en disant que c’était une image faite à l’image, c’est-à-dire
non pareille, mais ressemblante jusqu’à un certain point. Car ce
n’est point par la distance locale, mais par la ressemblance ou la dissemblance
qu’on s’approche ou qu’on s’éloigne de Dieu.
Il en est qui établissent ici une distinction, et veulent que
le Fils soit l’image, et l’homme, non l’image, mais fait à l’image.
L’apôtre les réfute en disant : « L’homme ne doit pas
voiler sa tête, parce qu’il est l’image et la gloire de Dieu (I Cor.,
XI, 7 ) ». Il ne dit pas : à l’image, mais « l’image
». Pourtant, quand ailleurs on dit « à l’image »,
il ne s’agit pas du Fils, qui est l’image égale au Père;
autrement on ne dirait pas: «à notre image ». Pourquoi
« nôtre », quand le Fils est l’image du Père seul?
Mais, comme nous l’avons dit, à cause de l’imperfection de la ressemblance,
l’homme est dit fait « à l’image », et on ajoute «
notre » pour que l’homme soit l’image de la Trinité, non image
égale à la Trinité, comme le Fils l’est au Père,
mais ressemblante en certains points, ainsi que nous l’avons expliqué.
C’est ainsi qu’entre des objets différents on signale un certain
rapprochement , non de lieu, mais d’imitation. En ce sens l’Apôtre
a dit: « Réformez-vous dans le renouvellement de votre esprit
(Rom., XII, 2 ) »; et encore : « Soyez donc les imitateurs
de Dieu, comme enfants bien-aimés (Eph., V, 1 )». Ici en effet
on s’adresse à l’homme nouveau : « qui se renouvelle à
la connaissance, selon l’image de celui qui l’a créé (Col.,
III, 10 )». Que si les besoins de la discussion exigent, même
en dehors des noms relatifs, l’emploi du nombre pluriel afin de pouvoir
répondre par un seul mot à cette question : qu’est-ce que
les trois? et que l’on soit obligé de dire trois substances eu trois
personnes ; qu’au moins on écarte de son esprit toute idée
de matière et d’espace, de différence quelconque ou d’infériorité
de l’un vis-à-vis de l’autre, à quelque mince degré
ou de quelque façon que ce soit : en sorte qu’il n’y ait aucune
confusion dans les personnes, ni aucune distinction qui entraîne
une inégalité. Et que la foi maintienne ce que l’intelligence
ne peut comprendre, jusqu’à ce que les coeurs soient éclairés
par celui qui a dit par son prophète « Si vous ne croyez pas,
vous ne comprendrez pas (Is., VII, 9 ). » (452)
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm