LIVRE NEUVIÈME : LA TRINITÉ DANS L’HOMME.
Il y a dans l’homme, qui est l’image de Dieu, une espèce de
trinité , à savoir : l’âme, la connaissance que l’âme
a d’elle-même et l‘amour qu’elle a pour elle-même et pour sa
propre connaissance ; et ces trois choses sont égales entre elles
et de la même essence.
LIVRE NEUVIÈME : LA TRINITÉ DANS L’HOMME.
CHAPITRE PREMIER.
COMMENT IL FAUT CHERCHER A CONNAITRE LA TRINITÉ.
CHAPITRE II.
EXAMEN DES TROIS ÉLÉMENTS QUI CONSTITUENT LA CHARITÉ.
CHAPITRE III.
IMAGE DE LA TRINITÉ DANS L’AME DE L’HOMME QUI SE CONNAÎT
ET S’AIME. L’ÂME SE CONNAÎT ELLE-MÊME PAR ELLE-MÊME.
CHAPITRE IV.
L’ÂME ELLE-MÊME, L’AMOUR ET LA CONNAISSANCE DE SOI, SONT
TROIS CHOSES ÉGALES ET QUI N’EN FONT QU’UNE; ELLES SONT A LA FOIS
SUBSTANCE ET RELATIONS INSÉPARABLES D’UNE MÊME ESSENCE.
CHAPITRE V.
L’AME, L’AMOUR ET LA CONNAISSANCE DE SOI, SONT EN MÊME TEMPS
DISTINCTS ET TOUT ENTIERS L’UN DANS L’AUTRE.
CHAPITRE VI.
CONNAITRE UNE CHOSE EN ELLE-MÊME ET LA CONNAITRE DANS L’ÉTERNELLE
VÉRITÉ. C’EST D’APRÈS LES RÈGLES DE L’ÉTERNELLE
VÉRITÉ QU’IL FAUT JUGER MÊME DES CHOSES CORPORELLES.
CHAPITRE VII.
NOUS CONCEVONS ET ENGENDRONS LA PAROLE INTÉRIEUREMENT D’APRÈS
DES TYPES VUS DANS LA VÉRITÉ ÉTERNELLE. LA PAROLE
EST CONÇUE PAR L’AMOUR DU CRÉATEUR OU DE LA CRÉATURE.
CHAPITRE VIII.
DIFFÉRENCE ENTRE LA CUPIDITÉ OU LA PASSION ET LA CHARITÉ.
CHAPITRE IX.
DANS L’AMOUR DES CHOSES SPIRITUELLES, LA PAROLE NAÎT EN MÊME
TEMPS QU’ELLE EST CONÇUE. IL N’EN EST PAS DE MÊME DES CHOSES
CHARNELLES.
CHAPITRE X.
LA CONNAISSANCE ACCOMPAGNÉE D’AMOUR EST-ELLE SEULE LA PAROLE
DE L’AME?
CHAPITRE XI.
L’IMAGE OU LA PAROLE ENGENDRÉE DE L’AME QUI SE CONNAÎT
EST ÉGALE A L’ÂME ELLE-MÊME.
CHAPITRE XII.
LA CONNAISSANCE EST ENGENDRÉE PAR L’ÂME, L’AMOUR NE L’EST
PAS. L’ÂME QUI SE CONNAÎT ET S’AIME EST L’IMAGE DE LA TRINITÉ.
CHAPITRE PREMIER.
COMMENT IL FAUT CHERCHER A CONNAITRE LA TRINITÉ.
1. Nous cherchons évidemment la Trinité non une trinité
quelconque, mais celle qu est Dieu, le vrai, le souverain et le seul Dieu
Patience donc, qui que tu sois qui m’écoutes car nous cherchons
encore, et personne m peut raisonnablement blâmer celui qui se livre
à cette recherche, pourvu qu’il s’y livre avec une foi inébranlable,
dans un sujet si difficile à pénétrer ou à
exprimer. Celui qui voit le mieux ou s’explique le mieux, s’empresse, et
avec raison, de blâmer celui qui affirme. « Cherchez Dieu »,
est-il écrit, « et votre âme vivra (Ps., LXVIII, 8 ).
Mais, pour réprimer la joie du téméraire qui croirait
avoir atteint le Psalmiste ajoute : « Cherchez sans cesse sa face
(Ps., CIV, 4 ) ». Et l’Apôtre : « Si quelqu’un se persuade
savoir quelque chose, il ne sait pas encore comment il faut savoir. Mais
si quelqu’un aime Dieu, celui-là est connu de lui (I Cor., VIII,
2, 3.) ». Il ne dit pas : celui-là le connaît, ce qui
serait une dangereuse présomption mais « est connu de lui
». Ailleurs encore. après avoir dit: « Maintenant que
vous connaissez Dieu », il se reprend aussitôt et dit : «
Ou plutôt que vous êtes connus de Dieu (Gal., IV, 9 ). Il est
exprès encore en ce passage: « Non, mes frères, je
ne pense pas l’avoir atteint. Mais seulement, oubliant ce qui est en arrière,
et m’avançant vers ce qui est devant, je tends au terme, au prix
de la vocation céleste de Dieu dans le Christ Jésus. Ainsi,
nous tous qui tant que nous sommes parfaits, ayons ce sentiment (Phil.,
III, 13-15 ) ». Selon lui, la perfection en cette vie consiste uniquement
à oublier ce qui est en arrière cl à s’avancer par
l’intention vers ce qui est devant : l’intention de celui qui cherche offre
une sécurité parfaite, jusqu’à ce que le but vers
lequel nous tendons et nous avançons soit atteint. Mais cette intention
, pour être droite, doit partir de la foi. En effet, une foi solide
est un commencement de connaissance; mais la connaissance ne sera certaine
et parfaite qu’après cette vie, quand nous verrons face à
face( Cor., XIII, 12 ). Ayons donc ces sentiments, pour bien comprendre
qu’il y a plus de sécurité à désirer et à
chercher la vérité qu’à prendre présomptueusement
l’inconnu pour le connu.
Cherchons donc comme si nous devions trouver, et trouvons dans l’intention
de toujours chercher. En effet, « quand l’homme a achevé,
il commence seulement (Eccli., XVIII, 6 ). Evitons l’infidélité
qui doute de ce qu’il faut croire, et la témérité
qui affirme ce qu’il faut chercher; là il faut s’en tenir à
l’autorité, et ici chercher la vérité. Pour ce qui
regarde la question présente, croyons que le Père, le Fils
et le Saint-Esprit sont un seul Dieu qui a créé et gouverne
l’univers; que le Père n’est pas le Fils, que le Saint-Esprit n’est
ni le Père ni le Fils; mais que la Trinité consiste dans
les rapports mutuels des personnes, et l’unité dans l’égalité
d’essence. Demandons l’intelligence de ce mystère à Celui
même que nous voulons comprendre; implorons son secours, dans le
désir d’expliquer, autant qu’il le voudra bien, ce que nous comprenons,
pleins d’attention et de pieuse sollicitude pour ne rien dire qui soit
indigne de lui, dans le cas où nous commettrions une méprise.
Ainsi, par exemple, si nous disons du Père quelque chose qui ne
convienne pas au Père, que cela convienne au Fils ou au Saint-Esprit
ou à la Trinité elle-même; que si nous disons du Fils
quelque chose qui ne puisse proprement s’appliquer au Fils, cela s’applique
du moins au Père, ou au Saint-Esprit ou à la Trinité;
et qu’enfin, si nous avançons, en parlant du Saint-Esprit, quelque
chose qui ne se rapporte pas à sa personne, on puisse du moins le
rapporter au Père, ou au Fils ou à la (464) Trinité,
le Dieu unique. Ainsi nous désirons maintenant savoir si le Saint-Esprit
est vraiment la souveraine charité; eh bien! s’il ne l’est pas,
c’est le Père qui l’est, ou le Fils, ou la Trinité elle-même
: car nous ne pouvons échapper à l’absolue certitude de la
foi et à l’infaillible autorité de l’Ecriture qui nous dit:
« Dieu est charité (I Jean, IV, 16 ) ». Mais nous ne
pouvons commettre la sacrilège erreur d’attribuer à la Trinité
ce qui ne conviendrait qu’à la créature et non au Créateur,
ni lui appliquer les vains rêves de l’imagination.
CHAPITRE II.
EXAMEN DES TROIS ÉLÉMENTS QUI CONSTITUENT LA CHARITÉ.
2. Cela posé, étudions les éléments que
nous croyons avoir découverts. Nous ne sommes pas encore dans la
sphère supérieure, nous ne parlons pas encore du Père,
du Fils et du Saint-Esprit; il s’agit seulement de cette image imparfaite
— image pourtant — qui est l’homme; ce sujet d’étude sera peut-être
plus familier et plus facile pour notre raison infirme. Quand donc, moi
qui me livre à cette étude, j’aime quelque chose, je découvre
trois termes:
moi, la chose que j’aime et l’amour. En effet, je n’aime pas l’amour
si je ne l’aime pas comme aimant; car il n’y a pas d’amour là où
rien n’est aimé. Il y a donc trois choses : celui qui aime, l’objet
aimé et l’amour. Mais si je n’aime que moi-même, les trois
choses ne se réduisent-elles pas à deux : moi et l’amour?
En effet, ce qui aime est la même chose que ce qui est aimé
quand on s’aime soi-même, tout comme aimer et être aimé
sont une chose unique quand on s’aime. C’est exprimer deux fois la même
chose que de dire : Il s’aime et il est aimé de lui-même..
Alors aimer et être aimé se confondent, comme celui qui aime
et celui qui est aimé ne font qu’un. Mais, même en ce cas,
l’amour et ce qui est aimé sont choses différentes : car
s’aimer soi-même, ce n’est pas l’amour, à moins que l’amour
lui-même ne soit aimé. Or, autre chose est de s’aimer, autre
chose d’aimer son amour. Car on n’aime l’amour qu’autant qu’il aime déjà
quelque chose, puisqu’il n’y a pas d’amour là où rien n’est
aimé. Ainsi donc, quand quelqu’un s’aime, il y a deux choses l’amour
et ce qui est aimé; car alors ce qui aime et ce qui est aimé
ne font qu’un. Il n’est donc pas absolument nécessaire de voir trois
choses partout où il y a amour. Ecartons ici tous les autres éléments
qui constituent l’homme; pour éclaircir, autant que possible, le
sujet qui nous occupe, ne voyons que notre âme.
Donc, quand l’âme s’aime, elle met deux choses en évidence
: l’âme et l’amour. Or, qu’est-ce que s’aimer, sinon vouloir être
à sa propre disposition pour jouir de soi? Et quand ce vouloir est
aussi étendu que l’être, la volonté est égale
à l’âme, et l’amour égal à ce qui aime. Or,
si l’amour est une substance, il est esprit et non corps, comme l’âme
n’est pas corps, mais esprit. Et cependant l’amour et l’âme ne sont
pas deux esprits, mais un seul esprit; ni deux essences, mais une seule;
et toutefois ces deux choses : ce qui aime et l’amour, ou, si vous le voulez,
ce qui est aimé et l’amour, sont une seule chose. Et ces deux expressions
ont un sens relatif, car aimant se rapporte à amour, et amour à
aimant. En effet, celui qui aime éprouve quelque amour, et l’amour
appartient à quelqu’un qui aime. Or, les mots âme et esprit
ne sont pas relatifs, mais indiquent une essence. Car l’âme et l’esprit
ne sont pas âme et esprit parce qu’ils appartiennent à un
homme. Abstraction faite de l’homme, — titre qui suppose l’adjonction d’un
corps, — abstraction faite du corps, l’âme et l’esprit restent; mais
abstraction faite de celui qui aime, l’amour disparaît, et en supprimant
l’amour, on fait disparaître celui qui aime. Ainsi donc, au point
de vue relatif, ce sont deux choses: mais, pris en eux-mêmes, ils
sont, individuellement, esprit, et, réunis, un seul esprit; individuellement,
âme, et réunis, une seule âme.
Où est donc la Trinité? Redoublons d’attention et invoquons
la lumière éternelle, afin qu’elle éclaire nos ténèbres
et que nous voyions en nous, autant que possible, l’image de Dieu.
CHAPITRE III.
IMAGE DE LA TRINITÉ DANS L’AME DE L’HOMME QUI SE CONNAÎT
ET S’AIME. L’ÂME SE CONNAÎT ELLE-MÊME PAR ELLE-MÊME.
3. L’âme ne peut s’aimer, si elle ne se connaît pas; car
comment aimer ce qu’on ignore? Et si on dit que l’âme se croit telle
d’après une notion générale ou spéciale, ou
parce qu’elle sait par expérience que d’autres âmes (465)
sont telles et que c’est pour cela qu’elle s’aime elle-même, on tient
un langage qui touche à la folie. Comment en effet connaîtrait-elle
une autre âme, si elle ne se connaît pas elle-même? On
ne saurait dire que, de même que l’oeil voit d’autres yeux et ne
se voit pas lui-même, ainsi l’âme connaît d’autres âmes
et ne se connaît pas elle-même. Car nous voyons des corps par
les yeux du corps, parce que nous ne pouvons pas, sinon à l’aide
du miroir, réfracter et ramener sur eux les rayons qui partent d’eux-mêmes
et se portent sur les objets que nous voyons. Question, du reste, très-subtile
et très-obscure, jusqu’à ce qu’il soit prouvé clairement
que cela est ou que cela n’est pas. Mais quoi qu’il en soit de la puissance
visuelle, que ce soit un rayon ou autre chose, il est certain que nous
ne la voyons pas; nous la cherchons par l’âme et c’est par l’âme
que nous la comprenons si elle peut se comprendre. Donc l’âme perçoit,
par les sens du corps, les notions des objets corporels, et par elle-même
l’idée des objets incorporels. Donc, puisqu’elle est incorporelle,
elle se connaît par elle-même. Et si elle ne se connaît
pas, elle ne s’aime pas.
CHAPITRE IV.
L’ÂME ELLE-MÊME, L’AMOUR ET LA CONNAISSANCE DE SOI, SONT
TROIS CHOSES ÉGALES ET QUI N’EN FONT QU’UNE; ELLES SONT A LA FOIS
SUBSTANCE ET RELATIONS INSÉPARABLES D’UNE MÊME ESSENCE.
4. Comme l’âme et l’amour de l’âme, quand elle s’aime,
sont deux choses différentes, ainsi l’âme et la connaissance
de l’âme, quand elle se connaît, sont aussi deux choses distinctes.
Donc l’âme, son amour, sa connaissance, sont trois choses, et ces
trois choses n’en font qu’une, et quand elles sont parfaites, elles sont
égales. En effet, si l’âme ne s’aime pas dans toute l’étendue
de son être, par exemple, si l’âme de l’homme limite son amour
à l’amour du corps, bien qu’elle soit elle-même plus que le
corps, elle pèche et son amour n’est pas parfait. De même
si elle s’aime au delà de l’étendue de son être, par
exemple, si elle s’aime autant qu’il faut aimer Dieu, bien qu’elle soit
incomparablement moins que Dieu, elle pèche aussi par excès
et ne s’aime point d’un amour parfait. Mais la perversité et l’iniquité
sont plus grandes encore, quand elle aime son corps autant qu’il faut aimer
Dieu. De même si la connaissance est moins étendue que l’objet
connu, et qui peut-être entièrement connu, cette connaissance
n’est point parfaite. Mais si elle est plus grande, c’est que la nature
qui connaît est supérieure à celle qui est connue,
comme il arrive pour la connaissance du corps, laquelle est plus grande
que le corps, objet de cette connaissance. En effet, il y a une certaine
vie dans la raison de celui qui connaît, et le corps n’est pas vie.
Et toute vie est supérieure à un corps quelconque, non en
volume, mais en puissance. Mais quand l’âme se connaît elle-même,
elle n’est point supérieure à elle-même par sa propre
connaissance, puisque c’est elle-même qui connaît et elle-même
qui est connue. Quand donc elle se connaît elle-même et rien
du reste avec elle, sa connaissance est égale à elle-même:
puisque sa connaissance n’est pas d’une autre nature, vu que c’est elle-même
qui se connaît. Et quand elle se connaît tout entière
et rien de plus, sa connaissance est égale à elle-même;
car la connaissance qu’elle a d’elle-même n’est pas d’une autre nature
que la sienne. Et quand elle se connaît tout entière, sa connaissance
n’est ni plus petite ni plus grande qu’elle-même. Nous avons donc
eu raison de dire que quand ces trois choses sont parfaites, elles sont
nécessairement égales.
5. Nous avons en même temps les sentiment, si nous sommes capables
de le voir, que ces choses existent dans l’âme, qu’elles y sont comme
enveloppées, et qu’elles se développent de manière
à être senties et spécifiées comme tenant à
sa substance, ou, si je puis parler de la sorte, à son essence,
et non comme accidents d’un sujet, ainsi qu’il en est de la couleur, de
la figure d’un corps ou de toute autre qualité ou quantité.
Car tout ce qui est de cette espèce ne sort pas du sujet qu’il affecte.
En effet, la couleur ou la figure de tel corps ne peuvent être celles
de tel autre. Mais l’âme peut aimer quelque autre chose qu’elle-même
de l’amour même dont-elle s’aime. De plus elle ne se connaît
pas seulement elle-même, mais elle connaît beaucoup d’autres
choses encore. Par conséquent, l’amour et la connaissance ne sont
pas dans l’âme comme accidents dans un sujet, mais ils sont substantiels
comme l’âme, elle-même; et s’ils ont un sens relatif l’un vis-à-vis
de l’autre, ils n’en sont pas moins substance, pris en eux-mêmes.
Et ce (466) sens relatif n’est pas comme celui qui existe entre la couleur
et le corps coloré, la couleur étant dans le corps coloré
comme dans un sujet, sans avoir de substance propre à elle; puisque
le corps coloré est lui-même substance, tandis que la couleur
n’est que dans une substance. — Mais ce rapport est comme celui qui existe
entre deux amis, lesquels
sont tous les deux hommes et par suite substances : hommes dans le
sens absolu, amis dans le sens relatif.
6. Cependant quoique celui qui aime ou qui connaît soit substance,
que la connaissance soit substance, que l’amour soit substance, et qu’il
y ait entre celui qui aime et l’amour, cidre celui qui connaît et
la connaissance, un rapport analogue à celui qui existe entre deux
amis; quoique les mots âme ou esprit, pas plus que le mot homme,
n’aient le sens relatif : néanmoins celui qui aime et l’amour, celui
qui connaît et hc connaissance ne peuvent pas être séparés
l’un de l’autre, comme deux hommes qui sont amis. Sans doute quand deux
amis semblent séparés de corps, ils ne le sont point de coeur,
en tant qu’ils sont amis. Toutefois il peut arriver qu’un ami commence
à avoir de l’aversion pour son ami et cesse par là même
d’être son ami, à l’insu de celui-ci qui continue à
l’aimer. Mais si l’amour dont l’âme s’aime vient à cesser,
l’âme elle-même cesse d’aimer. De même si la connaissance
que. l’âme a d’elle-même cesse, l’âme cesse en même
temps de se connaître. Ainsi la tête d’un corps qui a une tête
est évidemment tête, et il existe entre eux un sens relatif,
bien qu’ils soient tous les deux substances : car la tête est corps,
et l’être qui a une tête est corps. Néanmoins la séparation
peut avoir lieu ici, et là elle est impossible.
7. Que s’il y a des corps absolument indivisibles, ils sont cependant
composés de parties, sans quoi ils cesseraient d’être corps.
Donc le mot de partie n’a de sens que relativement à un tout, puisque
toute partie est partie d’un tout, et qu’un tout n’est tout que par toutes
ses parties. Mais comme la partie est corps, et que le tout est corps,
non-seulement ils ont un sens relatif, mais encore ils sont aussi substance.
Serait-ce donc que l’âme est un tout, et que l’amour dont elle s’aime
et la connaissance qu’elle a d’elle-même seraient comme ses deux
parties, dont la réunion ferait d’elles un tout? Seraient-ce trois
parties égales, qui, ensemble, formeraient un tout? Mais jamais
partie ne renferme le tout dont elle est partie; or, quand l’âme
se connaît tout entière, c’est-à-dire parfaitement,
sa connaissance l’embrasse tout entière, et quand elle s’aime parfaitement
elle s’aime tout entière, et son amour s’étend à tout
son être. Serait-ce comme quand de vin, d’eau et de miel on forme
une seule liqueur; que chacun de ces trois éléments se répand
dans le bout, bien qu’il reste cependant trois choses? En effet il n’y
a point de partie dans la potion qui ne renferme ces trois choses : car
elles ne sont pas jointes comme le seraient de. l’eau et de l’huile, mais
tout à fait mêlées; et toutes les trois sont des substances,
et la liqueur entière n’est qu’une seule substance composée
de trois éléments; serait-ce, dis-je, que l’âme, l’amour
et la connaissance formeraient ensemble quelque chose d’analogue? Mais
l’eau, le vin et le miel ne sont pas de même substance, quoique leur
mélange ne forme qu’une seule substance de liqueur. Là, au
contraire, - je ne vois pas comment les trois choses ne seraient pas de
même substance, puisque l’âme s’aime elle-même et se
connaît elle-même, et que ces trois choses existent de telle
sorte que l’âme n’est aimée ni connue d’aucun être étranger.
Elles sont donc nécessairement toutes les trois d’une seule et même
essence; tellement que si elles n’étaient unies que par mélange,
elles ne seraient trois en aucune manière et n’auraient aucun rapport
entre elles. Ainsi, par exemple, si du même or vous faites trois
anneaux semblables, quoique unis ensemble, ils ont entre eux un rapport,
celui de similitude, car tout semblable est semblable à quelque
chose; il y a trinité d’anneaux et unité d’or. Mais si on
les mêle ensemble, que la substance de chacun d’eux se confonde dans
toute la masse, alors la trinité disparaît complètement
: non-seulement on dira qu’il y a unité d’or, comme on le disait
déjà des trois anneaux, mais on ne parlera plus de trois
objets en or.
CHAPITRE V.
L’AME, L’AMOUR ET LA CONNAISSANCE DE SOI, SONT EN MÊME TEMPS
DISTINCTS ET TOUT ENTIERS L’UN DANS L’AUTRE.
8. Mais ici, quand l’âme se connaît et s’aime, la trinité
reste : âme, amour, connaissance; il (467) n’y a ni mélange
ni confusion; bien que chacune de ces choses soit distincte en elle-même,
et que toutes soient réciproquement dans toutes, soit chacune en
deux, soit deux dans chacune. Ainsi toutes sont dans toutes. En effet,
d’une part, l’âme est certainement âme en elle-même,
puisqu’elle est appelée âme d’une manière absolue,
bien que dans le sens relatif, on la dise connaissant, connue, susceptible
d’être connue par rapport à la connaissance qu’elle peut avoir
d’elle-même; et aussi, aimant, aimée, aimable, au point de
vue de l’amour dont elle s’aime. D’autre part, la connaissance quoique
relative à l’âme connaissant ou connue, est aussi appelée
en elle-même connue et connaissant : car la connaissance, par laquelle
l’âme se connaît, ne s’ignore point elle-même. De même
l’amour, bien que relatif à l’âme qui aime et dont il est
l’amour, est cependant amour pour lui-même et en lui-même :
car l’amour est aimé, et ne peut être aimé d’un autre
amour, c’est-à-dire que de lui-même. Ainsi chacune de ces
choses sont en elles-mêmes. Elles sont aussi réciproquement
les unes dans les autres, puisque l’âme qui aime est dans l’amour,
que l’amour est dans la connaissance de l’âme qui aime, et la connaissance
dans l’âme qui connaît. Chacune d’elles sont donc dans les
deux autres, puisque l’âme qui se connaît et s’aime, est dans
son amour et sa connaissance; que l’amour de l’âme qui s’aime et
se connaît, est dans l’âme et dans la connaissance de l’âme;
et que la connaissance de l’âme qui se connaît et s’aime, est
dans l’âme et dans l’amour de l’âme, puisqu’elle s’aime et
se connaît s’aimant. Par conséquent encore, deux de ces choses
sont en chacune d’elles, puisque l’âme qui se connaît et s’aime
est avec sa connaissance dans son amour, et avec son amour dans sa connaissance;
et que l’amour et la connaissance sont aussi ensemble dans l’âme
qui s’aime et se connaît. Et comment toutes sont dans toutes, nous
l’avons déjà montré plus haut, puisque l’âme
s’aime tout entière, se connaît tout entière, connaît
tout son amour, et aime toute sa connaissance, quand ces trois choses sont
parfaites en elles-mêmes. Et par un merveilleux procédé,
ces trois choses sont inséparables, et néanmoins chacune
d’elles est substance, et toutes ensemble sont une seule et même
substance ou essence, puisque leurs noms ne sont que l’indice de leurs
rapports mutuels.
CHAPITRE VI.
CONNAITRE UNE CHOSE EN ELLE-MÊME ET LA CONNAITRE DANS L’ÉTERNELLE
VÉRITÉ. C’EST D’APRÈS LES RÈGLES DE L’ÉTERNELLE
VÉRITÉ QU’IL FAUT JUGER MÊME DES CHOSES CORPORELLES.
9. Cependant, en se connaissant et en s’aimant, l’âme humaine
ne connaît et n’aime point une chose immuable; et autre est la manière
dont un homme, attentif à ce qui se passe en lui, manifeste son
âme, autre la manière dont il définit l’âme humaine
d’après une notion spéciale ou générale. Ainsi
quand il me parle de son âme propre, qu’il me dit comprendre oit
ne pas comprendre ceci ou cela, vouloir ou ne pas vouloir ceci ou cela,
je le crois sur parole; mais quand il dit la vérité sur l’âme
humaine ou en particulier ou en général, je reconnais la
justesse de son langage et je l’approuve. Il est donc clair qu’autre chose
est ce qu’il voit en soi, qu’il peut exprimer et qu’un autre croira sur
sa parole sans le voir, autre chose ce qu’il voit dans la vérité
elle-même et qu’un autre peut voir aussi car l’un subira les changements
que le temps amène et l’autre reste immuable dans l’éternité.
Car ce n’est pas en voyant des yeux du corps une multitude d’esprits, que
nous nous formons par analogie une notion générale ou spéciale,
de l’âme humaine; mais nous voyons l’immuable vérité,
d’après laquelle nous établissons, aussi parfaitement que
cela nous est possible, non qu’elle est l’âme de chaque homme, mais
qu’elle doit être par des raisons éternelles.
10. Quant aux images des choses matérielles introduites par
l’entremise des sens corporels, infusées en quelque sorte dans notre
mémoire, et d’après lesquelles nous nous figurons d’une manière
arbitraire les objets que nous n’avons pas vus, ou autrement qu’ils ne
sont, ou, par pur hasard, tels qu’ils sont: il est démontré
que quand nous les approuvons en nous-mêmes ou les désapprouvons,
si notre jugement est juste , il a lieu en vertu d’autres règles
également immuables et supérieures à notre âme.
En effet, quand je me rappelle les murs de Carthage que j’ai vus, ou que
je me figure ceux d’Alexandrie que je n’ai pas vus, et que je donne raisonnablement
la préférence à certaines formes imaginaires sur d’autres
: le jugement de la vérité (468) apparaît et brille
d’en haut, et appuie son droit sur les règles de l’impartialité
la plus parfaite; et si les images corporelles essaient de soulever comme
une espèce de brouillard, il s’en dégage et ne s’y confond
point.
11. Mais la question est de savoir si je suis moi-même enveloppé
de ce brouillard et privé de la vue du ciel pur; ou si, comme il
arrive au sommet des plus hautes montagnes, suspendu entre ciel et terre,
je jouis de l’air libre, ne voyant au-dessus de moi que la lumière
sans nuages, et au-dessous de moi que les plus épaisses ténèbres.
Par exemple, d’où vient en moi cette flamme d’amour fraternel, quand
j’entends dire d’un homme qu’il a souffert les plus cruels tourments pour
soutenir la beauté et la solidité de la foi? Et si on me
l’indique du doigt, je désire m’unir à lui, le faire connaître,
former avec lui des liens d’amitié. Si cela m’est possible, je m’en
approche, je lui parle, je noue un entretien, je lui exprime mon affection
le mieux possible, je souhaite vivement qu’il me paie de retour et me le
dise; par la foi, j e m’efforce de l’embrasser en esprit, ne pouvant si
vite pénétrer dans son intérieur et y lire à
fond. J’aime donc d’un amour pur et fraternel un homme fidèle et
courageux. Mais si, dans le cours de notre conversation, il m’avoue ou
me laisse imprudemment entrevoir qu’il croit de Dieu des choses indignes,
qu’il cherche en lui quelque avantage charnel, et qu’il n’a subi des tourments
que pour soutenir telle ou telle erreur, ou dans l’espoir de gagner de
l’argent, ou par la stérile ambition de la louange humaine aussitôt
mon amour pour lui, blessé, refoulé pour ainsi dire, et retiré
à un sujet indigne, se maintient pourtant dans le type d’après
lequel j’aimais un homme que je lui croyais conforme; à moins peut-être
que je ne l’aime encore pour qu’il devienne tel, quand j’ai découvert
qu’il ne l’est pas. Néanmoins dans cet homme rien n’est changé;
cependant il peut changer pour devenir ce que je le croyais d’abord. Mais
dans mon âme, l’opinion est entièrement changée; elle
n’est plus ce qu’elle était; la même affection est passée
du désir de jouir au désir d’être utile, en vertu d’un
ordre de la souveraine et immuable justice. Et ce type d’inébranlable
et ferme vérité, d’après lequel j’aurais joui de cet
homme en le croyant bon, et d’après lequel je travaille à
le rendre boni ce type, dis-je, répand de son immuable éternité,
la même lumière sur l’oeil de mon âme, de ma pure et
incorruptible raison, et sur le brouillard de mon imagination, que je ne
vois plus maintenant que de haut, quand le souvenir de ce même homme
me revient à l’esprit. De même, quand je me rappelle un arc
élégamment et régulièrement tendu, que j’ai
vu, par exemple, à Carthage, mon imagination me retrace un objet
qui est arrivé à mon âme par l’entremise des yeux,
et s’est fixé dans ma mémoire. Mais ce que je vois et qui
me plaît, est autre que l’objet même, et je le corrigerais,
s’il me déplaisait. Nous jugeons donc de tout cela d’après
ce même type éternel, et nous voyons- ce type par la lumière
de la raison .Quant aux objets corporels, ou nous les voyons présentement
des yeux du corps, ou nous nous rappelons leurs images gravées en
notre mémoire, ou nous nous les figurons par analogie tels que nous
les formerions nous-mêmes, si nous le voulions et le pouvions : d’une
part, créant dans notre esprit des images matérielles, ou
voyant des corps par l’intermédiaire de notre corps; d’autre part,
saisissant, par le simple coup d’oeil de l’intelligence, les raisons et
le type ineffablement beau de ces figures, lesquels dépassent le
regard de notre âme.
CHAPITRE VII.
NOUS CONCEVONS ET ENGENDRONS LA PAROLE INTÉRIEUREMENT D’APRÈS
DES TYPES VUS DANS LA VÉRITÉ ÉTERNELLE. LA PAROLE
EST CONÇUE PAR L’AMOUR DU CRÉATEUR OU DE LA CRÉATURE.
12. C’est donc dans cette vérité éternelle, par
qui tout a été fait dans le temps, que nous voyons, par les
yeux de l’esprit, la forme d’après laquelle nous sommes, et d’après
laquelle nous agissons, ou en nous ou dans les corps, selon la vraie et
droite raison; et cette connaissance vraie des choses, elle est conçue
en nous comme une parole que nous engendrons en parlant intérieurement,
et qui, tout en naissant, ne se sépare point de nous. Mais quand
nous parlons à d’autres, à la parole qui reste en nous nous
ajoutons le ministère de la voix ou de quelque signe corporel, afin
de produire par quelque moyen sensible, dans l’âme de l’auditeur,
quelque chose de semblable à ce qui reste dans l’âme de celui
qui parle. Nous ne faisons donc rien par les membres de notre corps ni
en actions ni en (469) paroles, soit pour approuver, soit pour désapprouver
la conduite des hommes, rien, dis-je, que nous n’ayons d’abord produit
en nous par la parole intérieure. Car personne ne fait volontairement
que ce qu’il a d’abord dit dans son propre coeur.
13. Or, cette parole est conçue ou par l’amour de la créature
ou par l’amour du Créateur, c’est-à-dire de la nature changeante
ou de l’immuable vérité.
CHAPITRE VIII.
DIFFÉRENCE ENTRE LA CUPIDITÉ OU LA PASSION ET LA CHARITÉ.
On agit donc par passion ou par charité; non qu’il ne faille
pas aimer la créature; muais si cet amour se rapporte au Créateur,
ce n’est plus passion, mais charité. Ainsi il y a passion, quand
on aime la créature pour soi. En ce cas elle n’est plus utile à
celui qui en use, mais gâte celui qui en jouit. Ou la créature
nous est égale, ou elle nous est inférieure; dans le second
cas, il faut en user pour Dieu, dans le premier, en jouir en Dieu. En effet,
de même que tu dois jouir de toi-même, non en toi-même,
mais dans celui qui t’a fait; ainsi en doit-il être vis-à-vis
de celui que tu aimes comme toi-même. Jouissons donc de nous et de
nos frères dans le Seigneur, et ne soyons pas assez téméraires
pour nous abandonner nous-mêmes à nous-mêmes, et nous
pencher pour ainsi dire, en bas. Or, la parole réfléchie
et agréée, naît .pour faire le bien ou le mal. L’amour
est donc comme un intermédiaire entre notre parole et l’âme
qui l’engendre, et il s’unit à elles deux, lui troisième,
par un embrassement spirituel, sans aucune confusion.
CHAPITRE IX.
DANS L’AMOUR DES CHOSES SPIRITUELLES, LA PAROLE NAÎT EN MÊME
TEMPS QU’ELLE EST CONÇUE. IL N’EN EST PAS DE MÊME DES CHOSES
CHARNELLES.
14. Or la conception et la naissance de la parole sont la même
chose, quand la volonté trouve son repos dans la connaissance, comme
il arrive dans l’amour des choses spirituelles. Ainsi, par exemple, celui
qui connaît et aime parfaitement la justice est déjà
juste, même quand il n’y a pas nécessité d’agir selon
la justice, par un acte extérieur du corps. Mais dans l’amour des
choses charnelles et temporelles, il en est comme dans les enfantements
des animaux : autre est la conception de la parole, autre son enfantement.
En effet, ce qui se conçoit par le désir, naît par
la réalisation. Ainsi il ne suffit pas à l’avarice de connaître
et d’aimer l’or, il faut qu’elle le possède; ce n’est pas assez
de connaître et d’aimer la nourriture et l’union charnelle, si l’acte
ne s’ensuit; ni de connaître et d’aimer les honneurs et les charges,
à moins qu’on ne les obtienne. Et quand tout cela est obtenu, cela
ne suffit pas encore. « Celui qui boira de cette eau», dit
Jésus-Christ, « aura encore soif (Jean, IV, 13 ) ».
Aussi le psalmiste disait : « Il a conçu la douleur et enfanté
l’iniquité (Ps., VIII, 15 )». Il appelle concevoir la douleur
ou le travail, quand on conçoit des choses qu’il ne suffit pas de
connaître et de vouloir, vu que l’âme brûle d’ardeur
et souffre d’indigence, jusqu’à ce qu’elle soit parvenue à
son but et qu’elle ait comme enfanté l’objet de ses désirs.
Ce qui rend si justes ces mots de la langue latine : « parta, reperta,
comperta ( Acquis ( et aussi enfanté), trouvé, découvert.)
» qui semblent tous dériver du mot « partus (Enfantement
( et aussi acquis ) » .Car « la concupiscence, lorsqu’elle
a conçu, enfante le péché ( Jac. I, 15 )». Aussi
le Seigneur s’écrie-t-il « Venez à moi, vous tous qui
prenez de la peine et qui êtes chargés ( Matt., XI, 28 )»,
et ailleurs : «Malheur aux femmes enceintes et à celles qui
nourriront en ces jours-là (Id., XXIV, 19. ). Il dit encore,,en
rapportant à l’enfantement de la parole toutes les actions bonnes
ou mauvaises: « C’est par ta bouche que tu seras justifié
et par ta bouche que tu seras condamné (Id., XII, 3 ) » entendons
ici par bouche, non pas celle qui est visible, mais la bouche intérieure
de la pensée et du coeur.
CHAPITRE X.
LA CONNAISSANCE ACCOMPAGNÉE D’AMOUR EST-ELLE SEULE LA PAROLE
DE L’AME?
15. On demande, et avec raison, si toute connaissance est parole, ou
seulement la connaissance accompagnée d’amour. Car nous connaissons
aussi ce que nous haïssons; mais on ne peut dire des choses qui nous
déplaisent, qu’elles soient conçues ou enfantées par
l’âme. En effet, tout ce qui nous touche d’une manière quelconque,
n’est pas conçu pour autant; il est des choses qui sont simplement
connues (470) et ne s’appellent point des paroles; telles sont celles 4ont
il s’agit maintenant. Car qu’on appelle paroles les sons formés
de syllabes dans l’espace et dans le temps, soit qu’ils sortent de la bouche,
soit qu’ils restent dans l’esprit; qu’on donne encore ce nom à tout
ce qui est connu et imprimé dans l’âme, tant qu’on peut l’extraire
de la mémoire, bien qu’on le désapprouve; enfin :qu’on applique
ce mot à un objet conçu et approuvé par l’âme
: ce sont là trois sens différents. C’est dans ce dernier
qu’il faut entendre ce passage de l’Apôtre: « Personne ne peut
dire, Seigneur Jésus, que par l’Esprit-Saint (I Cor., XII, 3 ) »;
tandis qu’il faut entendre dans un autre sens le langage de ceux dont parle
le Seigneur :. « Ce ne sont pas tous ceux qui me disent : Seigneur,
Seigneur, qui entreront dans le royaume des cieux (Matt., VII, 21 )».
Cependant quand les objets qui nous déplaisent nous inspirent une
juste aversion et que cette aversion est justement approuvée, nous
approuvons alors la désapprobation; elle nous plaît, c’est
une parole d’ailleurs, ce n’est point la connaissance du vice, mais le
vice même, qui nous déplaît. Par exemple; j’ai du plaisir
à connaître et à définir l’intempérance;
voilà sa parole: c’est ainsi qu’il y a dans un art des défauts
connus, et dont la connaissance est justement approuvée, quand le
connaisseur distingue l’espèce et l’absence de qualité, comme
on distingue le oui du non, l’être du néant; et pourtant manquer
d’une qualité et tomber dans un défaut, est chose blâmable.
Définir l’intempérance et en prononcer le nom, est i’affaire
de la morale; mais être intempérant, voilà ce que la
morale réprouve. De même savoir ce que c’est qu’un solécisme
et le définir, c’est l’affaire de la grammaire; mais commettre un
solécisme, c’est ce que la grammaire réprouve comme une faute.
Ainsi donc, pour nous en tenir à notre sujet et au but que nous
nous proposons, la parole est la connaissance accompagnée d’amour.
Quand l’âme se connaît et s’aime, sa parole s’unit à
elle par l’amour. Et comme elle aime sa connaissance et connaît son
amour, la parole est dans l’amour et l’amour dans la parole, et tous les
deux sont en elle qui aime et qui parle.
CHAPITRE XI.
L’IMAGE OU LA PAROLE ENGENDRÉE DE L’AME QUI SE CONNAÎT
EST ÉGALE A L’ÂME ELLE-MÊME.
16. Mais toute connaissance spéciale est semblable à
la chose, objet de cette connaissance. Car il y a une autre connaissance
au point de vue de la privation, que nous exprimions quand nous désapprouvons.
Et cette désapprobation de la privation est un éloge de l’espèce,
et c’est pour cela que nous l’approuvons. L’âme a donc une certaine
ressemblance avec l’espèce qu’elle connaît, soit qu’elle approuve
cette espèce, soit qu’elle en désapprouve la privation. Voilà
pourquoi nous sommes semblables à Dieu dans la mesure où
nous le connaissons; mais cette ressemblance ne va point jusqu’à
l’égalité, parce que nous ne le connaissons point dans toute
l’étendue de son être. Et de même que quand nous nommons
les corps par le sens corporel, il s’en forme dans notre âme une
certaine ressemblance, qui est un jeu de la mémoire; — car les corps
eux-mêmes ne sont nullement dans l’âme, lorsque nous y pensons,
mais seulement leurs ressemblances; tellement que l’erreur consiste à
prendre leurs images pour eux, le propre de l’erreur étant d’approuver
une chose pour une autre; et néanmoins la représentation
d’un corps dans l’âme l’emporte sur le corps lui-même, puisqu’elle
est dans une substance supérieure, c’est-à-dire dans une
substance vivante, qui est l’âme; — ainsi, dis-je, quand nous connaissons
Dieu, tout en devenant meilleurs que nous n’étions avant de le connaître,
surtout quand cette connaissance agréée et dignement goûtée,
devient parole et nous donne quelque ressemblance avec lui : cependant
elle est inférieure à Dieu, parce qu’elle est dans une nature
inférieure, vu que l’âme est créature et que Dieu est
créateur. D’où il faut conclure que quand l’âme se
connaît et s’approuve elle-même, sa connaissance devient sa
parole, mais parole absolument pareille, égale et identique, puisqu’elle
n’est pas la connaissance d’une nature inférieure, comme serait
celle d’un corps, ni d’une nature supérieure, comme l’est celle
de Dieu. Et la connaissance ayant une ressemblance avec la chose même
qu’elle connaît, c’est-à-dire dont elle est la connaissance,
elle l’a ici, parfaite et égale à (471) l’âme même,
puisque par elle l’âme connaît et est connue, Elle est donc
image et parole de l’âme, puisqu’elle en est l’expression, qu’en
connaissant elle lui est coégale, et que ce qui est engendré
est égal au principe qui engendre.
CHAPITRE XII.
LA CONNAISSANCE EST ENGENDRÉE PAR L’ÂME, L’AMOUR NE L’EST
PAS. L’ÂME QUI SE CONNAÎT ET S’AIME EST L’IMAGE DE LA TRINITÉ.
17. Qu’est-ce donc que l’amour? N’est-il-point image? ni parole? ni
engendré? Pourquoi, quand l’âme se connaît, engendre-t-elle
sa connaissance, et quand elle s’aime, n’engendre-t-elle pas son amour?
Si elle est le principe de sa connaissance, parce qu’elle est susceptible
d’être connue, elle doit aussi être le principe de son amour,
puisqu’elle est susceptible d’être aimée. Pourquoi donc n’engendre-t-elle
pas l’un et l’autre ? Question difficile. Car on la soulève aussi
à propos de la très-sainte Trinité, du Dieu tout puissant
et créateur à l’image duquel l’homme a été
fait. Des hommes, que la vérité divine appelle à la
foi par le langage humain, demandent pourquoi le Saint-Esprit n’est pas
cru, n’est pas dit engendré par Dieu le Père et nommé
aussi son Fils? Ce problème, nous cherchons à le résoudre
autant que possible, dans l’âme humaine; nous interrogeons en quelque
sorte une image inférieure, où notre propre nature, plus
familière pour nous , répond à notre question, afin
d’exercer notre intelligence et de remonter d’une créature éclairée
par emprunt, à la lumière qui ne change jamais. Et peut .être
la vérité elle-même nous convaincra-t-elle que l’Esprit-Saint
est charité, comme le Verbe de Dieu est Fils, selon la ferme croyance
de tout chrétien. Revenons donc à l’image, qui est créature,
c’est-à-dire à l’âme raisonnable, pour mieux l’interroger
là-dessus et l’étudier avec plus d’attention. Là,
certaine connaissance de choses temporelles qui n’existaient pas d’abord,
certain amour de choses qui jusque-là n’étaient point aimées,
nous éclaireront et nous dicteront une réponse; car le langage
nous étant donné pour le cours du temps, une chose renfermée
dans l’ordre du temps est plus facile à expliquer.
18. Tout d’abord il est clair qu’une chose peut être susceptible
d’être connue et cependant n’être pas connue, mais qu’il est
impossible de connaître ce qui n’est pas susceptible d’être
connu. Il faut donc tirer cette conclusion évidente : que tout ce
que nous connaissons engendre en nous et avec nous sa connaissance. En
effet, la connaissance est engendrée tout à la fois par ce
qui connaît et par ce qui est connu. Donc, quand l’âme se connaît
elle-même, elle seule est le principe de sa connaissance : et elle
en est tout à la fois objet et sujet. Or, même avant de se
connaître, elle était susceptible d’être connue d’elle-même;
mais, quand elle ne se connaissait pas, cette connaissance de soi-même
n’existait pas. Donc, en se connaissant, elle engendre une connaissance
d’elle-même égale à elle-même, car elle ne se
connaît pas moindre qu’elle n’est, et sa connaissance n’est pas d’une
autre essence qu’elle , non-seulement parce que c’est elle-même qui
connaît, mais parce qu’elle se connaît elle-même, comme
nous l’avons dit plus haut.
Alors, que dirons-nous de l’amour? Pourquoi l’âme en s’aimant
elle-même n’engendrera-t-elle pas aussi son amour? Car elle était
susceptible d’être aimée par elle-même et avant de R’aimer,
elle pouvait s’aimer; tout comme elle était susceptible d’être
connue d’elle-même, et pouvait se connaître, avant qu’elle
ne se connaisse. En effet, si elle n’eût pas été susceptible
d’être connue par elle-même, jamais elle n’eût pu se
connaître; par conséquent, si elle n’eût pas été
susceptible d’être aimée d’elle-même, jamais elle n’eût
pu s’aimer. Pourquoi donc ne dit-on pas qu’elle a engendré son amour
en s’aimant, comme elle a engendré sa connaissance en se connaissant?
Serait-ce que par là le principe même de l’amour est indiqué,
la source d’où il procède; — car il procède de l’âme
même, qui est susceptible d’être aimée par elle-même,
avant de s’aimer, et devient par conséquent le principe de l’amour
dont elle s’aime; —mais qu’on aurait tort de dire cet amour engendré
par elle, comme on le dit de la connaissance par laquelle elle se connaît,
précisément parce que la connaissance a déjà
trouvé l’objet qu’on appelle enfanté ou mis au jour, parsum,
vel repertum (Voir ci-dessus, ch. IX, 470), et qui est souvent précédé
de l’enquête qui doit aboutir à ce terme? En effet, une enquête
est le désir de trouver, ou, si tu l’aimes mieux, de mettre au jour.
Or, ce que l’on découvre est comme enfanté, il y (472) a
là une espèce de fils, quœ repériuntur, quasi pariuntur;
et où sinon dans la connaissance elle-même ? Car c’est là
qu’a lieu la formation, et, pour ainsi dire, l’expression des objets. En
effet, bien que les choses que nous cherchons et que nous trouvons existent
préalablement, cependant leur connaissance n’existe pas d’abord,
et elle nous apparaît comme un enfant qui vient au monde.
Or, ce désir qui pousse à chercher, procède de
l’être qui cherche, en dépend en une certaine manière,
et ne se désiste du but auquel il tend, que quand l’objet cherché
est trouvé et uni à celui qui le cherche. Ce désir,
c’est-à-dire cette recherche, si elle ne paraît pas encore
être l’amour par lequel on aime un objet connu — car il s’agit seulement
ici de le connaître — est cependant quelque chose du même genre.
En effet, on peut déjà l’appeler volonté, puisque
celui qui cherche veut trouver; et si on cherche un objet à connaître,
quiconque le cherche veut le connaître. Et si la volonté est
ardente et persévérante, on l’appelle étude : terme
souvent employé dans la poursuite et l’acquisition des sciences.
Par conséquent l’enfantement de l’âme est précédé
d’un certain désir, en vertu duquel, en cherchant et en trouvant
ce que nous voulons connaître, nous donnons naissance à un
enfant, à la connaissance même. Par conséquent, ce
désir par lequel la connaissance est conçue et enfantée,
ne peut être dit lui-même conçu et enfanté. Et
ce même désir qui pousse vivement vers la chose à connaître,
en devient l’amour dès qu’elle est connue ; il saisit, il embrasse
cet enfant chéri, c’est-à-dire la connaissance, et l’unit
au principe qui l’a engendré.
Ainsi, voilà une certaine image de la Trinité: l’âme,
la connaissance qu’elle a d’elle-même et qui est comme son enfant,
comme le verbe enfanté par elle; puis l’amour survenant en tiers;
trois choses qui ne sont qu’une chose et une seule substance. Et la connaissance
n’est pas moindre que l’âme, puisque l’âme se connaît
dans toute son étendue; et l’amour non plus n’est pas moindre que
l’âme, puisque l’âme s’aime autant qu’elle se connaît,
et dans toute son étendue. (473)
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm