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Saint Augustin d'Hippone
De la Vraie Religion

DE LA VRAIE RELIGION.
Traduction de M. l’abbé JOYEUX.

 

In Œuvres Complètes de Saint Augustin, tome III, pp 547 ss. Éd. L. Guérin, Bar-le-Duc 1864
 

DE LA VRAIE RELIGION.

CHAPITRE PREMIER. LES PHILOSOPHES ENSEIGNAIENT DANS LEURS ÉCOLES CE QU'ILS NE PRATIQUAIENT PAS DANS LES TEMPLES.

CHAPITRE II. SOCRATE ET PLATON N'ONT PU FAIRE ADOPTER LEURS IDÉES SUR DIEU.

CHAPITRE III. LA RELIGION CHRÉTIENNE APPREND AUX HOMMES CE QUE PLATON NE CRUT PAS POSSIBLE D'ENSEIGNER.

CHAPITRE IV. COMBIEN SONT DIGNES DE MÉPRIS LES PHILOSOPHES QUI N'EMBRASSENT PAS LA VRAIE RELIGION.

CHAPITRE V. OU CHERCHER LA VRAIE RELIGION?

CHAPITRE VI. ELLE FAIT SERVIR A SON DÉVELOPPEMENT CEUX MÊME QUI SONT ÉGARÉS, ET CEUX QUI SE TROUVERAIENT INJUSTEMENT BANNIS DE SON SEIN.

CHAPITRE VII. IL FAUT EMBRASSER LA RELIGION CATHOLIQUE. — QUELLES SONT LES PREMIÈRES VÉRITÉS QU'ELLE ENSEIGNE.

CHAPITRE VIII. FOI ET INTELLIGENCE. — UTILITÉ DES HÉRÉSIES.

CHAPITRE IX. C'EST SURTOUT CONTRE LES MANICHÉENS QUE CET ÉCRIT EST DIRIGÉ; COURT EXPOSÉ DE LEURS ERREURS.

CHAPITRE X. CE QUI NOUS DÉTACHE DE DIEU; CE QUI NOUS RAMÈNE A LUI.

CHAPITRE XI. TOUTE VIE VIENT DE DIEU. — LE CRIME EST LA MORT DE L’ÂME.

CHAPITRE XII. CHUTE ET RÉPARATION DE L'HOMME TOUT ENTIER.

CHAPITRE XIII. LES BONS ANGES ET LES ANGES MAUVAIS.

CHAPITRE XIV. LE PÉCHÉ VIENT DU LIBRE ARBITRE.

CHAPITRE XV. LA PEINE DU PÉCHÉ NOUS APPREND A DEVENIR MEILLEURS.

CHAPITRE XVI. BIENFAITS IMMENSES DE L'INCARNATION DU VERBE.

CHAPITRE XVII. L'ENSEIGNEMENT DE LA VRAIE RELIGION EST CONTENU AVEC UN ENCHAÎNEMENT PARFAIT DANS L'ANCIEN ET LE NOUVEAU TESTAMENT.

CHAPITRE XVIII. POURQUOI LES CRÉATURES SONT-ELLES MUABLES?

CHAPITRE XIX. CE QUI PEUT ÊTRE VICIÉ EST BON, SANS ÊTRE SOUVERAINEMENT BON.

CHAPITRE XX. COMMENT L’ÂME PEUT ÊTRE VICIÉE.

CHAPITRE XXI. L’AME SE LAISSE SÉDUIRE PAR LA BEAUTÉ CORPORELLE QUI NE FAIT QUE PASSER.

CHAPITRE XXII. LES IMPIES SEULS CONDAMNENT L'ORDRE ÉTABLI PAR LA PROVIDENCE.

CHAPITRE XXIII. TOUTE SUBSTANCE EST BONNE EN ELLE-MÊME.

CHAPITRE XXIV. DEUX MOYENS OFFERTS A L'HOMME POUR AIDER A SON SALUT : L'AUTORITÉ ET LE RAISONNEMENT.

CHAPITRE XXV. QUELS HOMMES, QUELS LIVRES DOIVENT NOUS SERVIR DE GUIDES.

CHAPITRE XXVI. DANS LES PROGRÈS DE L'HOMME CHARNEL ET DE L'HOMME SPIRITUEL, LA VIE PEUT ÊTRE PARTAGÉE EN SEPT AGES.

CHAPITRE XXVII. LA VIE DU VIEIL HOMME ET DE L'HOMME NOUVEAU SE RETROUVENT DANS LA VIE DE L'HUMANITÉ TOUT ENTIÈRE.

CHAPITRE XXVIII. L'ENSEIGNEMENT PROPORTIONNÉ A LA CAPACITÉ DU PEUPLE.

CHAPITRE XXIX. AUTRE MOYEN DE SALUT : LA RAISON. — COMMENT ELLE GUIDE L'HOMME VERS DIEU. — SON TÉMOIGNAGE L'EMPORTE SUR CELUI DES SENS.

CHAPITRE XXX. LA LOI IMMUABLE D'APRÈS LAQUELLE LA RAISON FORME SES JUGEMENTS EST ELLE-MÊME SUPÉRIEURE A LA RAISON.

CHAPITRE XXXI. DIEU EST LUI-MÊME CETTE LOI QUI RÈGLE LES JUGEMENTS DE NOTRE RAISON ET QUE NOTRE RAISON NE PEUT JUGER.

CHAPITRE XXXII. IL Y A DANS LES CORPS DES TRACES D'UNITÉ; MAIS L'INTELLIGENCE SEULE PEUT CONTEMPLER L'UNITÉ MÊME.

CHAPITRE XXXIII. L'ERREUR NE VIENT PAS DES SENS , MAIS DU JUGEMENT. — DIFFÉRENCE ENTRE LE MENTEUR ET LE TROMPEUR.

CHAPITRE XXXIV. COMMENT APPRÉCIER NOS VAINES IMAGINATIONS.

CHAPITRE XXXV. COMMENT NOUS DEVONS NOUS REPOSER DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU.

CHAPITRE XXXVI. LE VERBE DE DIEU EST LA VÉRITÉ, ÉGALE A SON PREMIER PRINCIPE. — LE PÉCHÉ SEULE CAUSE DE NOS ERREURS.

CHAPITRE XXXVII. L'AMOUR DES CRÉATURES EST L'ORIGINE DE L'IDOLÂTRIE SOUS TOUTES SES FORMES.

CHAPITRE XXXVIII. AUTRE ESPÈCE D'IDOLÂTRIE, LA TRIPLE CONCUPISCENCE.

CHAPITRE XXXIX. COMMENT L'HOMME PEUT TRIOMPHER DE LA VOLUPTÉ.

CHAPITRE XL. DE LA BEAUTÉ CORPORELLE ET DE LA VOLUPTÉ CHARNELLE. — PEINE DU PÉCHÉ.

CHAPITRE XLI. LA PEINE INFLIGÉE AU PÉCHEUR CONTRIBUE A L'ORDRE GÉNÉRAL.

CHAPITRE XLII. LA VOLUPTÉ CHARNELLE, INVITE ELLE-MÊME A CHERCHER L'UNITÉ.

CHAPITRE XLIII. L'HOMME DÉCOUVRE L'ORDRE ET LES PROPORTIONS DANS L'ESPACE ET LE TEMPS. — L'ORDRE PROCÈDE DE L'ÉTERNELLE VÉRITÉ.

CHAPITRE XLIV. TOUT EST RAMENÉ A DIEU PAR LA CRÉATURE RAISONNABLE.

CHAPITRE XLV. LES EXCÈS DE L'ORGUEIL NOUS ENSEIGNENT AUSSI LE CHEMIN DE LA VERTU.

CHAPITRE XLVI. CE QUI REND L'HOMME INVINCIBLE C'EST L'AMOUR DE CE QU'ON NE PEUT LUI RAVIR, L'AMOUR DE DIEU ET DU PROCHAIN. — COMMENT IL DOIT AIMER LE PROCHAIN.

CHAPITRE XLVII. CARACTÈRE VÉRITABLE DE L'AMOUR POUR LE PROCHAIN. IL NOUS REND INVINCIBLES.

CHAPITRE XLVIII. QUELLE EST LA JUSTICE PARFAITE?

CHAPITRE XLIX. DE LA CURIOSITÉ. — COMMENT ELLE PEUT CONDUIRE L'HOMME A LA VÉRITÉ.

CHAPITRE L. COMMENT FAUT-IL ÉTUDIER L'ÉCRITURE SAINTE ?

CHAPITRE LI. LA MÉDITATION DES SAINTES ÉCRITURES SERT DE REMÈDE A LA CURIOSITÉ.

CHAPITRE LII. LA CURIOSITÉ, COMME LES AUTRES VICES, DEVIENT UNE OCCASION DE PRATIQUER LA VERTU.

CHAPITRE LIII. INTENTIONS DIFFÉRENTES DES SAGES ET DES INSENSÉS.

CHAPITRE LIV. LES TOURMENTS DES RÉPROUVÉS SONT EN RAPPORT AVEC LEURS VICES.

CHAPITRE LV. CONCLUSION. — EXHORTATION A LA VRAIE RELIGION. — CE QU'IL FAUT ÉVITER POUR Y PARVENIR.

 

 

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DE LA VRAIE RELIGION.
 

Après avoir démontré que la Religion catholique seule, est la vraie religion, à l'exclusion du paganisme et des sectes dissidentes, saint Augustin enseigne comment on doit l'étudier : il entre dans de magnifiques considérations sur la chute de l'homme, réfute avec vigueur les explications insensées des Manichéens sur la corruption de notre nature, et dans cette partie de son ouvrage il fait une peinture touchante du Sauveur des hommes. — Il expose ensuite les deux moyens qui nous sont donnés pour arriver à la connaissance de la vérité éternelle : l'autorité qui nous la fait connaître par la foi, la raison qui, bien dirigée par le Verbe de Dieu, en découvre les merveilleuses clartés. C'est pour ne pas avoir suivi ce divin flambeau que l'homme est tombé dans l'idolâtrie ou dans l'esclavage de ses propres passions; mais s'il veut, il trouve même dans la triple concupiscence de quoi le guider pour secouer ce joug honteux et revenir à sa perfection primitive. — Saint Augustin termine par une éloquente exhortation à la véritable piété, nous invitant à n'adorer qu'un seul Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit.

 

 

CHAPITRE PREMIER. LES PHILOSOPHES ENSEIGNAIENT DANS LEURS ÉCOLES CE QU'ILS NE PRATIQUAIENT PAS DANS LES TEMPLES.
 

1. La seule voie qui nous conduise sûrement a une vie bonne et heureuse est la vraie religion, celle qui adore un seul Dieu et reconnaît en lui avec une piété éclairée, l'auteur de la nature entière, en qui tout commence, se perfectionne et se conserve dans un ordre parfait. Ce qui montre donc avec plus d'évidence l‘égarement des peuples qui ont préféré le culte de plusieurs divinités à celui d'un Dieu unique, véritable et souverain Seigneur de toutes choses, c'est que leurs sages, appelés philosophes, allaient tous aux mêmes temples, pendant qu'ils enseignaient des doctrines contradictoires. Le peuple, aussi bien que les prêtres , connaissait cette variété d'opinions sur la nature des dieux; car chacun de ces philosophes produisait au grand jour ses enseignements et cherchait par tous les moyens à les faire pénétrer partout. Et néanmoins tous ensemble, avec leurs disciples également animés de sentiments opposés, assistaient aux mêmes sacrifices sans que nul s'y opposât. Je n'ai point à dire lequel d'entr'eux était plus près de la vérité; mais ce qui paraît ici très-évident, c'est qu'ils se prêtaient avec le peuple à des actes religieux bien différents de ce qu'ils disaient à ce même peuple dans leurs enseignements particuliers.

 

 

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CHAPITRE II. SOCRATE ET PLATON N'ONT PU FAIRE ADOPTER LEURS IDÉES SUR DIEU.
 

2. Socrate cependant est plus hardi que les autres; il jure par le nom d'un chien, d'une pierre, de tout ce qui lui vient à la pensée ou lui tombe sous la main. Il a compris sans doute que toute production naturelle créée par la divine providence est bien préférable à l'ouvrage des hommes, aux travaux des artistes les plus habiles, plus digne aussi des honneur; divins que les statues adorées dans les temples: Il n'enseigne pas qu'une pierre, un chien doivent être adorés des sages, mais il veut faire comprendre à quel degré d'abaissement en sont venus les hommes; si les plus éclairés (548) sont honteux de l'imiter, ils doivent trouver plus condamnable encore l'égarement de la multitude; et ceux qui enseignent que ce monde visible et le Dieu suprême comprendront l'absurdité d'une doctrine dont la conséquence rigoureuse est de faire adorer une pierre comme une faible portion de la divinité. Ont-ils horreur de cette conséquence ? ils doivent abandonner leur opinion et chercher à connaître le Dieu unique, élevé seul au-dessus de nos âmes, créateur du monde entier et de tout ce qui a vie dans le monde.

Après lui vint Platon, écrivain plus élégant que persuasif. Ces hommes, il est vrai, n'étaient pas nés pour amener leurs peuples au vrai culte du vrai Dieu, pour leur faire abandonner les superstitions païennes et les vaines idées du monde. Aussi Socrate lui-même adorait les idoles avec la multitude; après sa condamnation et sa mort, personne n'osa plus jurer comme lui par le nom d'un chien, ni donner à une pierre le nom de Jupiter, on s'est contenté de confier à la tradition et aux lettres le souvenir de ces actes. Etait-ce par crainte des châtiments ou pour suivre les idées de leur époque, que ces hommes agissaient ainsi ? Il ne m'appartient pas de le décider.

 

 

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CHAPITRE III. LA RELIGION CHRÉTIENNE APPREND AUX HOMMES CE QUE PLATON NE CRUT PAS POSSIBLE D'ENSEIGNER.
 

3. Toutefois je le dirai nettement sans vouloir blesser ceux qui s'obstinent à aimer les écrits de ces savants, depuis l'ère chrétienne il n'y a pas à hésiter dans la recherche de la vraie religion, de celle qui doit nous conduire sûrement à la vérité et au bonheur. Si Platon vivait encore et qu'il daignât m'entendre, ou plutôt je suppose qu'à l'époque où il enseignait un de ses disciples l'eût interrogé: Platon veut lui persuader que la vérité ne se révèle point aux yeux du corps mais à l'esprit seul; et qu'en s'y attachant l'âme devient heureuse et parfaite; que rien n'empêche de la découvrir, comme les passions mauvaises et les,fausses images des objets sensibles qui imprimées en nous par ce monde visible, y laissent la trace de toutes les opinions et de toutes les erreurs; qu'il faut par conséquent guérir son esprit pour saisir la forme immuable de tous les êtres, cette beauté toujours égale, toujours la même, immobile dans l'espace, invariable dans le temps, se conservant partout parfaitement une et identique, dont les hommes rejettent l'existence, bien qu'elle soit d'une perfection souveraine et véritable ; que tous les autres êtres naissent, tombent, s'échappent et s'évanouissent, et toutefois ne subsistent dans ce qu'ils sont, que par ce Dieu éternel dont la vérité leur a donné l'existence ; qu'entr'eux tous, c'est à l'âme seule douée de raison et d'intelligence, qu'il a été donné de se complaire dans la pensée de l'éternité, d'en être pénétrée, embellie, et de pouvoir mériter la vie éternelle : mais si elle se laisse blesser par l'amour ou la douleur de ce qui ne fait que naître et passer; si elle se laisse aller exclusivement aux entraînements de cette vie des sens corporels, et qu'elle se perde en vaines imaginations, elle se rit alors de ceux qui affirment l'existence d'un être qu'on ne peut voir des yeux du corps ni se représenter soles aucune forme sensible, et dont la raison et l'intelligence seules peuvent se faire une idée.

Je suppose donc que Platon persuade ces vérités à son disciple; je suppose de plus que celui-ci demande au maître, s'il jugerait digne des honneurs divins l'homme assez grand, assez rapproché de la divinité pour faire croire ces vérités, soit au peuple incapable de les comprendre, soit même aux esprits capables qui sont élevés au-dessus des opinions dépravées de la multitude, dont cependant ils partagent les communes erreurs; à cette question Platon eût répondu, je pense, que l'oeuvre était impossible à un homme : ou bien il aurait fallu que d'une nature à part et éclairé dès le berceau, non par l'enseignement des hommes, mais par les rayons d'une lumière intérieure, cet homme fût enrichi de tant de grâces par la puissance et la sagesse de Dieu, entouré de tant de force, environné d'une majesté si haute, que méprisant tout ce que les méchants convoitent, souffrant tout ce qu'ils abhorrent, et faisant tout ce qu'ils croient impossible, il amenât le genre humain à cette foi salutaire, par le dévouement le plus héroïque et la plus imposante autorité. Pourquoi demander alors, ajouterait Platon, quels honneurs sont dus à la Sagesse de Dieu? Entre ses bras et sous sa direction suprême ce génie exceptionnel n'a-t-il pas mérité pour le salut véritable du genre humain des distinctions particulières et surhumaines?

 

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4. Si cette merveille s'est accomplie; si elle est constatée par les écrits et les monuments publics; si, de la contrée qui seule adorait le vrai Dieu, et où avait du naître un homme aussi grand, d'autres hommes ont été choisis, envoyés dans l'univers entier, et ont de tous côtés, par leurs exemples et leurs discours, porté l'incendie de l'amour divin ; si après avoir confirmé leur salutaire doctrine ils ont laissé à la postérité l'univers rempli de lumière; et, pour ne point parler de choses passées qu'on pourrait ne pas croire, si aujourd'hui on répète à tous les peuples et à toutes les nations :« Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu; il était au commencement avec Dieu ; tout a été fait par lui, et sans lui rien n'a été fait(1) ». Si pour faire connaître ce Verbe, le faire aimer, faire trouver en lui des délices qui guérissent l'âme et rendent l'esprit assez fort pour contempler une si vive lumière, il est dit aux avares : « Ne vous amassez point de trésors sur la terre, où la rouille et les vers détruisent, et où les voleurs fouillent et dérobent; mais thésaurisez pour le ciel, où la rouille et les vers ne détruisent rien, et où les voleurs ne fouillent ni ne dérobent. Car là où est ton trésor, là aussi est ton coeur (2) ; » s'il est dit aux impurs: « Celui qui sème dans la chair, de la chair recueillera la corruption; celui qui sème dans l'esprit, recueillera de l'esprit la vie éternelle (3) : » aux orgueilleux; « qui s'élève sera humilié, et qui s'humilie sera élevé (4); » aux emportés :  « As-tu reçu un soufflet ? tends l'autre joue (5); » aux hommes haineux « Aimez vos ennemis (6) ; » aux superstitieux « Le royaume de Dieu est en vous-mêmes (7); » aux curieux : « Ne cherchez point ce qui se voit, mais plutôt ce qui ne se voit pas; car ce qui est visible passe avec le temps, ce qui est invisible, demeure éternellement (8); » enfin s'il est dit à tous: « N'aimez point le monde, ni tout ce qui est dans le monde; car tout ce qui est dans le monde est convoitise de la chair, convoitise des yeux, ou ambition du siècle (9). »

5. Si ces maximes sont aujourd'hui lues partout et partout entendues avec un respect mêlé de joie ; si, après ces flots de sang répandu, ces immenses bûchers, ces croix

 

1. Jean, I, 1, 3. — 2. Matth. VI, 19, 21. — 3. Galat. VI, 8. — 4. Luc, XIV, 11. — 5. Matth. V, 39. — 6. Ib. 44. — 7. Luc, XVII, 21. — 8. II Cor. IV, 18. — 9. I Jean, II, 15, 16.

 

innombrables des martyrs, les églises se sont multipliées, comme les fruits d'un arbre fécond , jusqu'au sein des nations barbares; si nul ne s'étonne plus de voir ces milliers de jeunes gens et de vierges qui méprisent le mariage pour une vie chaste et pure; au lieu que Platon, après avoir choisi ce genre de vie, sacrifia ensuite à la nature, dit-on , comme pour expier une faute, tant il était esclave des opinions de son temps; aujourd'hui il serait aussi étrange d'attaquer ce genre de vie qu'il l'eût été autrefois de le défendre; si dans toutes les contrées du monde habitable les mystères chrétiens sont confiés à ceux qui ont fait cette promesse et cet engagement ; si ces idées sont chaque jour lues dans l'église, et publiées par les prêtres; si on se frappe la poitrine en travaillant à y conformer sa conduite; si tel est le nombre de ceux qui entrent dans cette carrière que les hommes de toute condition, qui abandonnent les richesses et les honneurs du siècle pour se consacrer exclusivement au service du Dieu suprême, suffiraient pour remplir les îles jusqu'alors inhabitées et des déserts immenses; si, enfin, dans les villes et les cités, les bourgs et les hameaux, dans les champs mêmes et les habitations isolées , le mépris des biens terrestres et l'attachement au vrai Dieu sont en honneur au point que chaque jour, dans le monde entier, le genre humain répond comme de concert « qu'il élève son coeur vers Dieu (1) : » pourquoi rester encore indifférents devant ces infamies d'hier, et chercher les divins oracles dans des entrailles sans vie ? Pourquoi, lorsque nous discutons, avoir sans cesse à la bouche le nom de Platon, plutôt que de remplir nos coeurs de la vérité ?

 

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CHAPITRE IV. COMBIEN SONT DIGNES DE MÉPRIS LES PHILOSOPHES QUI N'EMBRASSENT PAS LA VRAIE RELIGION.
 

6. Il est des hommes qui regardent comme chose vaine ou dangereuse le mépris de ce monde visible et la nécessité de sanctifier son âme, en la soumettant au joug du Dieu tout-puissant ; il faut les réfuter d'une autre manière, si toutefois on peut leur accorder l'honneur de la discussion. Pour ceux qui jugent cette conduite borine et digne de nos efforts , qu'ils apprennent à connaître Dieu, et cessent

 

1. Canon de la messe.

 

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de résister à ce Dieu qui a fait accepter aux peuples toutes ces vérités. Ils le feraient s'il y avait en eux quelques ressources pour le bien; et en s'y refusant, ils ne peuvent échapper au reproche de n'écouter que leur orgueil. Qu'ils se soumettent donc à celui qui a accompli ce prodige, et qu'une curiosité insensée, ou l'étalage d'une vaine science ne les empêchent pas de découvrir quelle différence il y a entre les timides opinions de quelques hommes et le salut manifeste ainsi que l'amendement de peuples entiers. Car si ces anciens philosophes, dont ils répètent les noms avec complaisance, venaient à revivre; s'ils voyaient les églises fréquentées et les temples déserts, l'humanité en masse mépriser les biens temporels et périssables pour répondre à la voix qui l'appelle, pour courir à l'espérance de l'éternelle vie, aux biens spirituels et intelligibles, ils diraient sans doute, s'ils étaient dignes de la réputation qu'on leur a faite : Voilà ce que nous n'avons pas osé enseigner aux hommes, et nous avons suivi leurs coutumes plutôt que nous ne les avons amenés à nos croyances et à nos désirs.

7. Si donc ces hommes pouvaient maintenant revenir à la vie, ils apprendraient quelle autorité dirige si facilement les hommes ; et en changeant quelques mots, quelques principes, ils deviendraient chrétiens, comme le sont devenus un si grand nombre de platoniciens de nos jours. Si au contraire , persistant dans leur orgueil et leur jalousie, ils ne reconnaissaient point et n'embrassaient point la vérité, comment pourraient-ils, avec leur âme fangeuse et souillée, prendre de nouveau leur essor vers ce qu'ils montraient comme le seul objet à désirer et à convoiter? Il est un troisième vice, celui de la curiosité à interroger les démons; c'est surtout ce vice qui éloigne du Christ et du salut les païens avec lesquels nous discutons aujourd'hui, mais ce vice est trop puéril et j'ignore si pour ces grands hommes il serait un obstacle.

 

 

 

 

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CHAPITRE V. OU CHERCHER LA VRAIE RELIGION?
 

8. Quelle que soit donc la jactance des philosophes, chacun peut comprendre qu'on ne saurait trouver la vraie religion parmi ceux qui assistaient aux mêmes sacrifices avec le peuple et enseignaient ensuite dans leurs écoles à ce même peuple des opinions diverses et contradictoires sur la nature des dieux et le souverain bien. L'enseignement chrétien n'eût-il fait disparaître que ce vice déplorable, on ne pourrait lui refuser les plus magnifiques éloges. En effet une foule de sectes, éloignées de la règle chrétienne, nous attestent qu'on n'admet point à la participation des saints mystères ceux qui ont et cherchent à communiquer des sentiments erronés sur Dieu le Père, sur son infinie Sagesse et sur le Don divin. Quand ceux dont nous condamnons les doctrines ne reçoivent pas même les sacrements avec nous, n'est-ce pas un moyen d'enseigner et de persuader, ce qui d'ailleurs est la source du salut, qu'il n'y a pas d'autre philosophie, c'est-à-dire d'autre amour de la sagesse, ni d'autre religion que la nôtre ?

9. Cette séparation est moins frappante dans ceux qui veulent avoir aussi des rites différents des nôtres, comme ces je ne sais qui que l'on nomme serpentins, comme les manichéens et plusieurs autres. On doit la remarquer et la faire remarquer davantage, dans ceux qui célèbrent les mêmes mystères que nous et qui sont exclus de la communion catholique et de la participation aux mêmes sacrements dans le sein de l'Eglise : parce qu'ils se sont écartés de nos croyances et ont obstinément défendu leurs erreurs plutôt que de les abjurer sans retour, ils ont mérité de recevoir des dénominations propres et de former des assemblées particulières qui les distinguent jusque dans leur culte réprouvé; tels sont les photiniens, les ariens et une foule d'autres. Quant aux schismatiques, c'est une autre question; ils pouvaient demeurer comme une paille inutile dans l'aire du Seigneur pour être vannés au dernier jour' ; mais emportés par le vent de leur orgueil , trop légers pour résister , ils se sont volontairement séparés de nous. Les juifs adorent comme nous le seul Dieu tout-puissant; mais ils n'attendent de lui que les biens temporels et visibles ; aussi, trop sûrs d'eux-mêmes, n'ont-ils pas voulu voir dans les Ecritures le peuple nouveau qui s'élevait du sein même de la faiblesse, et ils sont demeurés dans le vieil homme. Ainsi donc, ni la confusion du paganisme, ni les rognures de l'hérésie, ni la mollesse du schisme, ni l'aveuglement des Juifs ne peuvent nous enseigner la vraie religion ; on ne la trouve que chez les chrétiens

 

1. Matth. III, I2.

 

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appelés catholiques ou orthodoxes, c'est-à-dire gardiens de l'intégrité et disciples de la justice.

 

 

 

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CHAPITRE VI. ELLE FAIT SERVIR A SON DÉVELOPPEMENT CEUX MÊME QUI SONT ÉGARÉS, ET CEUX QUI SE TROUVERAIENT INJUSTEMENT BANNIS DE SON SEIN.
 

10. Cette Eglise catholique,établie solidement et par tout l'univers, fait servir tous les hommes égarés à son propre développement et à leur amendement s'ils veulent s'éveiller. Ainsi le paganisme est le théâtre de son action , l'hérésie démontre la vérité de sa doctrine, le schisme en a prouvé l'immutabilité, le judaïsme en a fait ressortir la splendeur. Elle appelle les uns, retranche les autres, abandonne ceux-ci, devance ceux-là; mais elle donne à tous le moyen de recevoir la grâce divine soit pour les initier ou les rappeler au bien, les ramener à l'unité ou les y admettre. Pour ses enfants charnels, c'est-à-dire ceux qui ont une vie ou des sentiments tout charnels, elle les souffre comme on souffre dans l'aire la paille qui protège le bon grain, jusqu'à ce qu'ils soient dépouillés de cette grossière enveloppe. Mais comme chacun, sur cette aire du Seigneur, est d'après son choix paille ou bon grain, l'Eglise tolère le péché jusqu'à ce qu'il soit publiquement dénoncé, ou l'erreur jusqu'à ce que le coupable la soutienne avec obstination. Quand ils sont bannis, les larmes de la pénitence les ramènent, ou bien, s'ils se laissent emporter au souffle trompeur d'une indépendance coupable, ils tombent dans l'infamie et réveillent notre vigilance; s'ils se séparent leur schisme exerce notre patience; enfin, s'ils forment de nouvelles hérésies, ils nous fournissent l'occasion de mieux comprendre la vérité. Voilà ce que produisent les chrétiens, esclaves de la chair, qui n'ont pu être convertis ni tolérés.

11. Souvent aussi la divine providence permet que, victimes des agitations séditieuses excitées par les hommes sensuels, des justes même soient exclus de l'assemblée des chrétiens. S'ils endurent patiemment ces outrages et ces injustices, sans vouloir troubler la paix de l'Eglise par les nouveautés du schisme ou de l'hérésie, ils montrent à tous avec quel dévouement véritable, quel amour sincère l'homme doit servir son Dieu. Ces chrétiens dévoués ont dessein de rentrer au port, quand le calme aura succédé à la tempête. S'ils ne le peuvent, soit parce que l'orage continue à gronder, soit parce qu'ils craignent que leur retour n'entretienne la tempête ou n'en excite de plus terrible, ils préfèrent pourvoir au salut des agitateurs qui les ont chassés: et sans réunir des assemblées secrètes, ils soutiennent jusqu'à la mort et confirment par leur témoignage la foi qu'ils savent prêchée dans l'Eglise catholique. Celui qui voit leurs secrets combats sait en secret couronner leur victoire. Cette situation semble rare dans l'Eglise, mais elle n'est pas sans exemple, elle se présente même plus fréquemment qu'on ne pourrait le croire. Ainsi tous les hommes et toutes leurs actions servent à l'accomplissement des desseins de la divine providence pour la sanctification des âmes et l'édification du peuple de Dieu.

 

 

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CHAPITRE VII. IL FAUT EMBRASSER LA RELIGION CATHOLIQUE. — QUELLES SONT LES PREMIÈRES VÉRITÉS QU'ELLE ENSEIGNE.
 

12. J'ai promis il y a quelques années, bien cher Romanien, de te faire connaître mes convictions sur la religion véritable (1). Je ne puis aujourd'hui différer, ni résister plus longtemps à tes instantes prières, et l'amitié qui nous unit me force à mettre un terme à tes hésitations. Ne consulte donc ni les hommes qui n'ont point de philosophie dans la religion ou de religion dans la philosophie; ni ceux que de funestes erreurs ou quelques ressentiments ont entraînés loin de la règle et de la communion catholique; ni ceux qui ont fermé les yeux à la lumière des saintes Ecritures et à la grâce du peuple spirituel ou du Testament nouveau; j'ai parlé de tous aussi brièvement que j'ai pu. Il faut nous attacher à la religion chrétienne et à la communion de l'Eglise nommée catholique, non-seulement par ses enfants, mais encore par tous ses ennemis. En effet, qu'ils le veuillent ou non, les hérétiques eux-mêmes et les enfants du schisme, quand ils parlent non pas entre eux, mais avec les étrangers, n'appellent catholique que l'Eglise véritablement catholique. Ils ne seraient point compris

 

1. Ci-dess. Contre les Acad. liv. II, c. 3, n. 8.

 

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s'ils ne lui donnaient le nom que lui donne tout l'univers.

13. Pour embrasser cette religion, cherche avant tout à connaître l'histoire et la prédiction des bienfaits temporels accordés par la divine providence pour sauver le genre humain, le régénérer et le réformer pour l'éternelle vie. Une fois affermie dans la croyance, l'âme se purifie en conformant sa conduite aux préceptes divins; ainsi elle deviendra capable des biens spirituels qui ne sont ni du passé, ni de l'avenir, mais demeurent éternellement les mêmes, sans succession ni changement. Croyant alors en Dieu, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, l'homme verra clairement que cette Trinité a donné à toute créature intelligente, à toute âme vivante, à tout objet matériel, son être et sa forme, et qu'elle dirige tout dans un ordre parfait. Je ne veux point dire qu'une partie du monde créé ait pour auteur Dieu le Père, une autre le Fils, une autre le Saint-Esprit; la création tout entière et chaque objet créé en particulier est l'œuvre du Père par le Fils, dans le don du Saint-Esprit. Car dans toute créature, qu'on la nomme essence, substance, nature, ou autrement, il y a trois propriétés à distinguer; elle existe, elle se distingue de toute autre créature, elle ne sort point de l'ordre universel.

 

 

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CHAPITRE VIII. FOI ET INTELLIGENCE. — UTILITÉ DES HÉRÉSIES.
 

14. Ces principes admis, l'homme comprendra suffisamment, autant du moins qu'il en est capable, combien sont nécessaires, justes et inévitables les lois imposées par Dieu, le souverain Maître, à toutes ses créatures. Grâce à lui, après avoir cru d'abord sur la parole de l'autorité, la vérité nous deviendra intelligible, soit qu'elle nous apparaisse avec les clartés de l'évidence, soit que nous en voyions la possibilité ou la nécessité. Et nous déplorerons la triste condition de ceux qui ne croient pas, et qui ont mieux aimé tourner en dérision, que de partager nos convictions. Lors en effet que l'on connaît l'éternité de la Trinité et l'inconstance de la créature; l'adorable incarnation, l'enfantement de la Vierge, la mort endurée par le Fils de Dieu pour les hommes, sa résurrection d'entre les morts, son ascension dans le ciel, son siège à la droite du Père, l'abolition du péché, le jugement suprême et la résurrection des corps ne sont pas seulement des dogmes de foi; on y voit éclater la miséricorde que déploie le Dieu suprême envers le genre humain.

15. Mais puisqu'il a été dit avec pleine vérité : « Il faut qu'il y ait beaucoup d'hérésies afin qu'on reconnaisse ceux dont la vertu est éprouvée (1), » nous tirerons un autre avantage de ce nouveau bienfait de la Providence. Les hérétiques sont pris dans les rangs de ces hommes qui eussent également embrassé l'erreur tout en demeurant dans l'Eglise. Mais séparés de nous ils peuvent nous être plus utiles, non pas en enseignant la vérité, car ils l'ignorent, mais en encourageant les hommes charnels à chercher la vérité, et les spirituels à en découvrir tous les secrets. Il y a en effet dans l'Eglise une foule d'hommes dont Dieu a éprouvé la vertu; ils demeurent ignorés parmi nous tant que, séduits par l'aveuglement et l'ignorance, nous préférons dormir plutôt que de chercher à contempler les splendeurs de la lumière. Aussi beaucoup, pour voir le jour du Seigneur et s'en réjouir, sont réveillés de ce sommeil par les hérétiques. Donc servons-nous de ces hérétiques, non pour approuver leurs égarements, mais pour écarter de l'enseignement catholique leurs perfides erreurs, pour devenir plus vigilants et plus prudents, quand même nous ne pourrions le ramener dans la bonne voie.

 

 

 

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CHAPITRE IX. C'EST SURTOUT CONTRE LES MANICHÉENS QUE CET ÉCRIT EST DIRIGÉ; COURT EXPOSÉ DE LEURS ERREURS.
 

16. Je l'espère de la bonté divine, cet écrit inspiré par la piété, lu par les hommes vertueux, ne sera pas exclusivement dirigé contre une seule erreur; mais il attaquera à la fois toutes les fausses doctrines, toutes les opinions dangereuses. Il est néanmoins destiné avant tout à réfuter ceux qui prétendent que deux natures ou deux substances, issues chacune d'un principe opposé, sont en lutte continuelle. Le monde leur a présenté des œuvres qu'ils approuvent, d'autres qu'ils condamnent; ils attribuent à Dieu tout ce qui est bien et rien

 

1. I Cor. XI, 19.

 

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de ce qui leur paraît condamnable. Et comme ils ne peuvent renoncer à leurs coupables habitudes, retenus qu'ils sont par les liens de la volupté, ils prétendent que deux âmes habitent le même corps : l'une de Dieu, conforme dans sa nature à celle de son auteur; l'autre, de la puissance des ténèbres. Dieu ne l'a point engendrée, ni créée, ni produite à la lumière, ni rejetée. Elle avait une vie propre, une terre, des productions, des animaux, un empire enfin et un principe inné. Cette âme se révolta contre Dieu, et dans l'impuissance de créer rien autre chose, et de résister autrement à cet ennemi , Dieu fut contraint d'envoyer près d'elle l'âme bonne, et une portion de sa propre substance. Ce mélange, d'après les rêveries de ces insensés, calma l'ennemi et servit à la formation du monde.

17. Notre but n'est point de les réfuter maintenant; nous l'avons déjà fait, et plus tard nous continuerons de le faire, avec l'aide de Dieu : nous voulons démontrer dans cet ouvrage, selon la mesure de nos forces et par les raisons que Dieu daigne nous suggérer, que la foi catholique n'a rien à craindre de leurs attaques et que le coeur ne doit pas trembler devant les motifs qui ont déterminé d'autres hommes à embrasser leurs sentiments. Pour toi, qui connais les dispositions de mon âme, retiens ceci et ne crois pas que je le dise avec cette espèce de solennité pour éviter le reproche d'une vaine prétention : si quelques erreurs se glissent dans cet ouvrage, c'est à moi seul qu'il faut les attribuer; si, au contraire, la vérité s'y trouve convenablement exposée, j'en suis redevable à Dieu seul, l'auteur de tous les dons.

 

 

 

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CHAPITRE X. CE QUI NOUS DÉTACHE DE DIEU; CE QUI NOUS RAMÈNE A LUI.
 

18. Tiens pour manifeste et pour acquis qu'il n'aurait jamais pu y avoir d'erreur dans la religion, si l'âme ne rendait les honneurs divins à l'âme, au corps ou à ses imaginations (1), ou à deux de ces objets réunis, ou bien à tous simultanément; car alors se conformant sans détour aux besoins de la société humaine pour le temps de la vie présente, l'homme nourrirait sa pensée des biens éternels, et servirait

 

1. I Rétract. ch. 13, n. 2.

 

son Dieu. Si ce Dieu ne demeurait immuable, aucune créature muable ne pourrait subsister. Or l'âme peut changer, non dans l'espace, mais dans le temps; c'est ce que reconnaît chacun d'après ses propres impressions. Tous aussi peuvent remarquer facilement que le corps peut se modifier et dans le temps et dans l'espace. Pour nos imaginations, elles ne sont que des images imprimées par les corps et reçues par nos sens; nous pouvons aisément, dès que nous les avons perçues, les confier à la mémoire, les diviser ou les multiplier, les resserrer ou les étendre, les coordonner ou les confondre, leur faire subir enfin toute autre modification; mais lorsque nous cherchons la vérité, il nous est bien difficile d'éviter leur fâcheuse influence.

19. Ne servons donc pas la créature de préférence au Créateur et ne nous perdons pas dans la vanité de nos pensées, voilà la religion parfaite (1). Car si nous nous attachons à notre éternel Créateur, nous participerons nécessairement à l'éternité. Mais comment l'âme accablée et appesantie sous le poids de ses fautes pourra-t-elle reconnaître par elle-même cette vérité et y conformer sa vie, si entr'elle et les biens du ciel aucun degré n'aide l'homme à s'élever de cette vie terrestre à la ressemblance de Dieu ? Aussi Dieu lui-même nous a secourus avec son infinie miséricorde, et pour nous rappeler notre première origine et nos perfections primitives, il emploie la créature muable, mais soumise aux lois éternelles, au service de chaque homme en particulier et du genre humain tout entier. Telle est de nos jours la religion chrétienne dont la connaissance et la profession fait la certitude et la sécurité du salut.

20. Il y a plusieurs manières de la défendre contre les téméraires discoureurs et de la faire connaître à ceux qui la recherchent; le Tout-Puissant en démontre lui-même la vérité, il en donne l'intelligence aux âmes de bonne volonté, par le ministère des anges et de quelques hommes. Or chacun emploie le mode le plus à la portée de ceux qui l'entourent; et après avoir longtemps et sérieusement examiné quels hommes j'ai vus outrager la vérité, quels autres chercher à la découvrir, ou plutôt ce que j'étais moi-même lorsque je la poursuivais de mes aboiements ou de mon amour, j'ai pensé devoir procéder de la manière suivante. Ce qui te paraît certain, crois-le fermement

 

1. I Rétract. ch. 13, n. 3.

 

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et l'attribue à l'Église catholique; rejette ce qui est faux et pardonne-le à ma faiblesse humaine. Crois aussi ce qui est douteux, jusqu'à ce que la raison te démontre ou l'autorité t'enseigne qu'il faut le rejeter, ou que c'est la vérité, ou qu'il faut toujours y ajouter foi. Applique-toi donc à ce qui va suivre avec tout le soin et toute la piété possible, avec une pieuse attention, car Dieu aide ceux qui sont tels (1).

 

 

 

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CHAPITRE XI. TOUTE VIE VIENT DE DIEU. — LE CRIME EST LA MORT DE L’ÂME.
 

21. Rien ne vit que par Dieu, car il est la vie par excellence, la source même de la vie; et nulle vie n'est un mal en tant que vie, mais seulement en tant qu'elle court à la mort. Or la vie ne meurt que par l'iniquité nequitia, ainsi appelée de ce qu'elle n'est rien ne quidquam. Aussi les hommes les plus pervers sont-ils appelés des hommes de rien. Par conséquent lorsque la vie s'éloigne volontairement de son Créateur et que renonçant à la contemplation de sa divine essence, elle veut secouer le joug de ses lois et jouir des créatures corporelles au-dessus desquelles Dieu l'a placée, alors commence pour elle le néant : nihilum, nequitia. Non que le corps n'existe plus, il y a encore entre ses différentes parties une harmonie sans laquelle il ne pourrait subsister. Ainsi il a été créé par l'auteur même de toute harmonie. Il y a dans sa forme une paix sans laquelle il n'existerait sûrement pas ; il est donc l'ouvrage de Celui qui est le principe de toute paix, forme incréée et modèle de toute forme. Chaque corps a une beauté propre sans laquelle il ne pourrait être un corps; et si l'on veut savoir qui l'a ainsi distingué, cherchons le plus beau de tous les êtres, Celui de qui vient toute beauté. Or quel est cet Etre, sinon le Dieu unique, l'unique vérité, l'unique salut de tous, la première et souveraine essence de qui procède toute existence réelle, car toute existence est bonne, considérée comme existence.

22. La mort ne vient donc point de Dieu. « Il n'a point fait la mort et sa joie n'est point dans la perte des vivants (2). » Essence souveraine il a donné l'être à tout ce qui est; de là

 

1. I Rétract, ch. 13. n. 4. — 2. Sag. I, 13.

 

même ce mot essence. La mort, au contraire, pousse à n'être pas ce qui meurt, en tant qu'il meurt. Si les êtres qui meurent périssaient tout entiers, ils seraient complètement réduits au néant; mais ils meurent d'autant plus qu'ils participent moins à l'existence, ou, pourparler plus brièvement, ils meurent d'autant plus qu'ils sont moins. Or le corps est inférieur à la vie quelle qu'elle soit, parce que le peu qu'il conserve de ses traits il le doit à la vie, soit à celle qui anime chaque être vivant, soit à celle qui est répandue dans la nature tout entière. Le corps est donc plus soumis à la mort, aussi est-il plus voisin du néant. C'est pourquoi, la vie, qui se laisse séduire parles jouissances du corps et qui abandonne Dieu, court au néant c'est le crime par excellence : nequitia.

 

 

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CHAPITRE XII. CHUTE ET RÉPARATION DE L'HOMME TOUT ENTIER.
 

23. Ainsi la vie devient charnelle et terrestre, ce qui la fait désigner aussi sous les noms de chair et de terre : tant qu'elle sera telle jamais l'âme ne pourra prétendre au royaume céleste, l'objet même de ses affections lui sera enlevé. Elle aime, en effet, ce qui est inférieur à la vie, la matière qui devient corruptible en punition du péché même, et, eu répandant ainsi ses affections, elle abandonne Celui qui l'aime. N'est-ce point pour un amour semblable que le premier homme abandonna Dieu? Car il négligea le commandement de Celui qui lui disait : Mange de ce fruit et non de cet autre'. Il est donc entraîné vers son châtiment, car puisqu'il aime les objets de classe inférieure, l'ordre lui assigne sa place dans les enfers avec la soif de ses plaisirs et toutes les douleurs. Qu'est-ce, en effet, que la douleur du corps, sinon l'altération soudaine de la santé dans les organes par la faute de l'âme qui en a fait un usage coupable? Et la douleur de l'âme est-elle autre chose que la privation des créatures périssables dont elle jouissait ou dont elle espérait jouir? Ainsi s'explique l'existence de tout ce qu'on appelle mal, c'est-à-dire du péché et de la peine du péché.

24. Si, au contraire, dans le cours de la vie humaine, l'âme surmonte ses passions après les avoir nourries contre elle-même en s'attachant aux jouissances mortelles, et que pour

 

1. Gen. II, 16, 17.

 

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les dompter elle se confie en la grâce de Dieu, le servant en esprit et avec bonne volonté, pour elle viendra sans aucun doute le moment de la régénération; réformée par la sagesse que rien n'a formée et qui a tout ordonné, elle quittera les biens muables pour se rattacher au seul Etre immuable, et jouira de Dieu par l'Esprit-Saint, qui est lui-même le don de Dieu. Ainsi l'homme devient cet homme spirituel qui juge tout et n'est jugé de personne (1), qui aime le Seigneur son Dieu, de tout son coeur, de toute son âme, de toutes ses forces; qui aime aussi son prochain, non pas d'un amour sensuel, mais comme il s'aime lui-même. Or il s'aime lui-même spirituellement, puisqu'il aime Dieu de tout ce qui vit en lui. Ces deux commandements renferment toute la Loi et les Prophètes (2).

25. De là il suit, qu'après avoir subi la mort due au premier péché, le corps sera, dans le temps et dans l'ordre convenable, rendu à sa stabilité première (3), non par lui-même, mais avec le secours de l'âme affermie en Dieu. Celle-ci, à son tour, ne trouve point en elle-même sa stabilité, elle la trouve en Dieu dont elle jouit. Aussi surpassera-t-elle le corps en vigueur. Le corps, en effet, recevra sa vigueur de l'âme, tandis que l'âme la recevra de l'immuable Vérité, c'est-à-dire du Fils unique de Dieu. Ainsi la vie nouvelle sera donnée au corps lui-même par le Fils de Dieu, du reste tout est par lui. Quant au don qui se communique à l'âme, c'est-à-dire quant à l'Esprit-Saint, il n'est pas seulement pour elle le salut, la paix et la sanctification, il sera aussi la vie du corps et lui donnera toute la pureté dont est capable cette nature. Ne dit-il pas lui-même : « Purifiez d'abord l'intérieur et ce qui est dehors sera également pur (4) ? » L'Apôtre dit aussi : « Il rendra la vie à vos corps mortels, à cause de l'Esprit qui demeure en vous (5). » Ainsi donc, le péché une fois détruit, la peine du péché disparaîtra aussi. Où est le mal? « O mort ! où est ton triomphe? O mort ! où est ton aiguillon? » L'Être a vaincu le néant, et de cette sorte la mort sera abîmée dans sa victoire (6).

 

1. I Cor. II, 15. — 2. Matth. XXII, 27. — 3. I Rétract. ch. 13, n. 4. — 4. Matth. XXIII, 26. — 5. Rom. VIII, 11. — 6. I Cor. XV, 54, 55.

 

 

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CHAPITRE XIII. LES BONS ANGES ET LES ANGES MAUVAIS.
 

26. Les âmes ainsi purifiées ne doivent plus craindre le mauvais ange appelé aussi démon. Car lui-même n'est point mauvais comme ange, mais comme perverti par sa volonté propre. Il faut reconnaître en effet que par leur nature les anges peuvent changer, puisque Dieu seul est immuable; mais par leur volonté, en aimant Dieu plus qu'eux-mêmes, ils demeurent en lui fermes et inébranlables, et en lui restant délicieusement et uniquement soumis, ils jouissent de sa majesté. Le mauvais ange au contraire, en s'aimant plus que Dieu, lui a refusé l'obéissance; il s'est enflé d'orgueil, s'est éloigné de l'Etre souverain et il est tombé. Aussi est-il moins qu'il n'était, pour avoir voulu s'attacher à ce qui était moins, en cherchant à s'appuyer sur sa propre puissance plutôt que sur celle de Dieu. Il ne possédait point l'être souverain, mais il était davantage quand il jouissait du souverain Etre, de Dieu seul. Or tout ce qui est moins qu'il n'était est mauvais, non pas en tant qu'être, mais en tant qu'être amoindri, car en tant qu'amoindri il incline vers la mort. Pourquoi s'étonner que l'amoindrissement engendre la pauvreté, et que la pauvreté engendre l'envie qui a donné au démon toute sa perversité ?

 

 

 

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CHAPITRE XIV. LE PÉCHÉ VIENT DU LIBRE ARBITRE.
 

27. Si cet amoindrissement qui constitue le péché tombait sur nous et malgré nous, comme la maladie, nous pourrions croire injuste la peine qui poursuit le pécheur, et que l'on nomme damnation. Telle est au contraire la nature du péché, qu'il cesse d'être péché, s'il n'est pas volontaire (1), principe d'une telle évidence , que le petit nombre des savants et la foule des ignorants l'adoptent sans opposition. Il faut donc ou nier l'existence du péché ou reconnaître que la volonté le commet. Or comment nier que l'âme puisse pécher, quand

on reconnaît qu'elle se purine par la pénitence, et que son repentir lui mérite le pardon,

 

1. I Rétract. ch. 13, n. 5.

 

 

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et qu'en persévérant dans ses fautes elle est justement condamnée par la loi de Dieu? Enfin si nous pouvons pécher sans le vouloir, il ne faut plus adresser ni reproches, ni avertissements; or en les supprimant on supprime aussi la loi chrétienne et tous les préceptes qu'elle impose. C'est donc la volonté qui fait le péché, et comme l'existence du péché est indubitable, je puis affirmer avec la même certitude que l'âme est douée du libre arbitre. Dieu a voulu, comme plus distingués, des serviteurs qui lui fussent librement soumis, ce qui serait impossible s'ils lui obéissaient nécessairement et non pas volontairement.

28. Les bons anges servent donc le Seigneur avec liberté; c'est à eux, non pas à Dieu qu'en revient l'avantage. Car Dieu étant par lui-même n'a besoin de personne: ce qu'il engendre est de même nature, parce qu'il l'a engendré, et non pas créé. Mais ce qu'il a créé a besoin de lui, de lui, le seul bien suprême, la souveraine essence. Ces créatures     sont moins qu'elles n'étaient quand, en péchant, elles le recherchent moins. Elles n'en sont pas néanmoins complètement séparées, sans quoi elles seraient entièrement anéanties. Or, les sentiments sont à l'âme ce que la distance est au corps. L'âme se meut par la volonté, et le corps dans l'espace. Par conséquent lorsque, comme on l'enseigne , le mauvais ange entraîne l'homme, celui-ci donne son libre consentement, et s'il eût agi par nécessité il ne serait coupable d'aucune faute.

 

 

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CHAPITRE XV. LA PEINE DU PÉCHÉ NOUS APPREND A DEVENIR MEILLEURS.
 

29. Si le corps de l'homme, absolument parfait dans son genre avant le péché, a été depuis condamné à la faiblesse et à la mort, ce châtiment, tout juste qu'il soit, fait encore mieux ressortir la clémence du Seigneur que sa sévérité. Il nous apprend en effet qu'il faut renoncer aux voluptés charnelles et reporter notre amour vers Celui qui est et sera l'éternelle vérité. Voyez comme s'allient ici la beauté de la justice et la grâce de la miséricorde ! La douceur des biens intérieurs nous a séduits, l'amertume du châtiment nous détrompera. La divine providence a su adoucir la rigueur de nos peines, et nous pouvons dans ce corps si fragile chercher encore la justice, dompter notre orgueil, nous soumettre au joug de Dieu seul , nous défier absolument de nous et nous confier uniquement à sa direction et à sa protection suprêmes. Ainsi conduit par Dieu, l'homme de bonne volonté sait puiser la force au sein même des misères de la vie; il éprouve et affermit en lui la tempérance au sein des jouissances et de la prospérité de ce monde; sa prudence est tenue en éveil par les tentations pour en éviter les piéges ; il devient même au milieu d'elles plus actif et plus ardent pour la vérité qui seule n'égare jamais.

 

 

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CHAPITRE XVI. BIENFAITS IMMENSES DE L'INCARNATION DU VERBE.
 

30. Dieu, pour guérir nos âmes, varie ses moyens et les proportionne au temps que règle son admirable sagesse. Mais il ne faut pas parler de ces moyens; ou bien il le faut faire devant des hommes pieux et parfaits. Disons toutefois que cette prévoyante bonté pour le salut des hommes se montra sans mesure, lorsque la Sagesse de Dieu, c'est-à-dire le Fils unique consubstantiel et coéternel au Père, daigna s'unir personnellement à l'homme tout entier. « Et « le Verbe se fit chair et il habita parmi nous (1). » Ainsi les hommes charnels, esclaves de leurs sens et incapables de contempler la vérité, ont pu comprendre quel rang distingué parmi les créatures occupe la nature humaine. Non content de se rendre visible, comme il le pouvait dans un corps subtil et aérien , accessible à notre regard, il s'est manifesté aux hommes en se faisant véritablement homme: il convenait en effet qu'il revêtit la nature qu'il devait racheter, et afin que ni l'un ni l'autre sexe ne se crût rejeté de Dieu, il se fit homme et voulut naître d'une femme.

31. Il n'eut point recours à la violence, mais uniquement aux sages conseils et aux moyens de persuasion (2). Le temps de l'antique servitude était passé; le jour de la liberté avait lui, et l'heure favorable était venue démontrer à l'homme pour son salut, comment Dieu l'avait créé libre. Les miracles révélèrent en lui le Dieu qu'il était et ses souffrances l'homme qu'il s'était uni. Quand il parle en Dieu, il ne connaît pas même sa mère qu'on lui annonce (3);

 

1. Jean, I, 14. — 2. I Rétract. ch. 13, n. 6. — 3. Matth. XII, 48.

 

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et cependant, nous dit l'Evangile, il était dans son enfance soumis à ses parents (1). C'est un Dieu quand il prêche sa doctrine; on voit l'homme en lui par la succession des années. Veut-il comme Dieu , changer l'eau en vin, il ajoute : « Femme, retire-toi de moi ; qu'y a-t-il entre toi et moi ? mon heure n'est pas encore venue (2). » Et quand cette heure fut venue, quand il dut mourir comme homme, reconnaissant sa mère, du haut de la croix, il la conta au disciple bien-aimé (3).

Les peuples avaient le malheur de convoiter les richesses, escorte obligée des plaisirs ; il voulut être pauvre. On se disputait les honneurs, les commandements; il refusa d'être roi. Une postérité charnelle était partout un bien vanté; il méprisa une telle union , une semblable postérité. On repoussait avec orgueil les outrages ; il les endura tous. L'injustice semblait - intolérable ; quelle injustice plus criante que de voir le juste, l'innocent condamné ? La douleur corporelle était abhorrée; il fut flagellé, crucifié. On redoutait la mort; il la subit. La mort la plus ignominieuse Semblait celle de la croix ; il fut crucifié. Tout ce que nous recherchions dans notre vie d'iniquité, il s'en priva pour le rendre méprisable. Tout ce,, que nous voulions éviter en fuyant la vérité, il le souffrit et le foula aux pieds; car on ne saurait commettre aucun péché qu'en recherchant ce qu'il a méprisé ou en voulant fuir ce qu'il a supporté.

32. Ainsi toute la vie qu'il a menée sur la terre avec l'humanité dont il a daigné se revêtir, est la règle des mœurs.

Quant à sa résurrection d'entre les morts, elle montre suffisamment que rien ne périt dans la nature de l'homme, puisqu'en lui tout est sauvé par Dieu : tout sert entre les mains du Créateur, soit au châtiment du péché, soit au salut du pécheur; et cependant le corps obéit à l'âme sans contrainte, quand celle-ci est soumise à Dieu. Dans ces heureuses conditions, non-seulement aucune nature n'est essentiellement mauvaise, ce qui d'ailleurs est impossible; mais le mal ne peut même l'atteindre, puisqu'il est la suite du péché et son châtiment. Telle est la partie naturelle (4)

 

1. Luc, II, 5l. — 2. Jean, II, 4. — 3. Ibid. XIX, 26, 27.

4. Les anciens avaient divisé la philosophie en trois parties, savoir la philosophie naturelle, la philosophie morale et la philosophie rationnelle. Saint Augustin fait allusion à cette triple division. Au n° 32 il a présenté la partie morale du Christianisme, dans celui-ci, il en indique comme la partie naturelle, il réserve au chapitre suivant la partie rationnelle.

 

de l'enseignement : les chrétiens incapables de raisonner doivent y croire sans hésiter; les plus intelligents la trouveront pure de toute erreur.

 

 

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CHAPITRE XVII. L'ENSEIGNEMENT DE LA VRAIE RELIGION EST CONTENU AVEC UN ENCHAÎNEMENT PARFAIT DANS L'ANCIEN ET LE NOUVEAU TESTAMENT.
 

33. Si maintenant nous voulons examiner le mode d'enseignement lui-même, il est tantôt fort clair et tantôt orné de figures empruntées aux paroles, aux actions, aux mystères, toujours propres à éclairer et à exercer l'âme. Cela n'est-il pas conforme aux règles de l'enseignement rationnel? Toujours l'exposé des mystères se rattache à des vérités plus clairement énoncées. Si d'ailleurs tout y était facile à comprendre, il n'y aurait ni zèle à chercher la vérité, ni charme à la découvrir. Et s'il y avait des mystères dans les Ecritures, mais que ces mystères ne fussent point des signes de vérité, il n'y aurait point harmonie suffisante entre l'action et la connaissance.

La piété commence par la crainte et se perfectionne dans la charité; voilà pourquoi le peuple de l'ancienne servitude vivant sous la loi de crainte était soumis à une foule de cérémonies mystérieuses : il le fallait, pour faire mieux désirer la grâce de Dieu, dont les prophètes célébraient l'avènement futur. A son apparition, c'est-à-dire lorsque la Sagesse de Dieu se faisant homme, nous appela à la liberté, peu de rites sacrés furent institués, mais tous conservent librement unie à son Dieu la société du peuple chrétien. Quant à ceux qui avaient été imposés au peuple hébreu et qui tenaient cette nation attachée par la crainte au même Dieu, il en est beaucoup d'abrogés pour la pratique; le souvenir en a été seulement conservé pour expliquer nos croyances. Aujourd'hui donc ils n'enchaînent plus des esclaves; ils exercent librement l'esprit.

34. Peut-être dira-t-on que les deux Testaments ne peuvent avoir été donnés par le même Dieu, puisque le peuple nouveau n'est point astreint aux mêmes cérémonies qui obligeaient ou qui obligent encore le peuple juif. Mais est-il impossible que sans violer la justice le même père de famille commande autre chose à des serviteurs qu'il juge bon pour (558) eux-mêmes de traiter plus sévèrement, et autre chose à des serviteurs qu'il daigne adopter pour enfants? Quant aux préceptes moraux, on peut s'étonner de les voir en quelque sorte moins parfaits dans l'ancienne loi que dans l'Evangile et en conclure qu'ils n'ont pas le même Dieu pour auteur. Mais est-il moins étonnant de voir un médecin, qui veut soulager ou guérir les malades, faire donner aux plus faibles, par ses serviteurs, des remèdes différents de ceux qu'il donne par lui-même aux tempéraments plus vigoureux? De même donc que la médecine demeure la même science, et que sans varier dans sa nature elle varie ses remèdes suivant la diversité de nos maladies; ainsi, immuable en elle-même, la divine providence porte secours de différentes manières à sa créature inconstante et fragile; elle commande ou défend, selon nos différentes faiblesses, afin de ramener du vice, le principe de la mort, de retirer de la mort même et de rattacher intimement à sa nature et à son essence divine tout ce qui déchoit, c'est-à-dire tout ce qui incline vers le néant.

 

 

 

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CHAPITRE XVIII. POURQUOI LES CRÉATURES SONT-ELLES MUABLES?
 

35. Mais pourquoi , me diras-tu, cette déchéance des créatures?- Parce qu'elles sont muables. —Et pourquoi sont-elles muables? — Parce qu'elles ne sont point souverainement. —Pourquoi ne sont-elles point souverainement? —Parce qu'elles sont inférieures à Celui qui les a faites. —Qui donc les a faites? — Celui qui existe souverainement. — Quel est-il? — C'est Dieu, l'immuable Trinité : il les a créées par son infinie sagesse, et les conserve avec une souveraine bonté. — Pourquoi les a-t-il créées ? — Afin qu'elles existent. Car l'être, à quelque degré qu'il soit, est un bien, puisque le souverain bien est l'être souverain. — De quoi les a-t-il créées? — De rien ; en effet, tout ce qui est appartient à une espèce d'être quelconque, fût-elle au dernier degré; ce dernier degré est un bien, et ce bien vient de Dieu. Car si l'être, à son degré le plus élevé, est le souverain bien, la dernière espèce d'être est aussi le moindre bien. Or tout bien est Dieu , ou vient de Dieu ; donc le dernier degré de bien est aussi de lui. Et ce que nous disons de l'être dans son espèce, specie, nous pouvons aussi le dire de sa forme, forma. Et ce n'est pas sans raison que les mots speciosissimum et formosissimum sont employés pour désigner des qualités louables. Ainsi donc, l'état d'où Dieu a tout tiré n'appartient à aucune espèce d'être et ne possède aucune forme; ce n'est autre chose que le néant. Car ce que l'on appelle difforme, en le comparant aux êtres parfaits, n'est pas encore le néant, quand il y a là quelque forme, si élémentaire, si peu sensible qu'elle soit; et conséquemment cet être difforme, en tant qu'être ne vient que de Dieu.

36. Si donc le monde a été fait d'une matière informe, cette matière a été aussi tirée du néant; car ce qui, n'étant point encore formé, a néanmoins un commencement d'existence qui lui permet de l'être, peut être formé par la bonté de Dieu, puisque le bien n'est autre chose que l'être formé. Donc la seule aptitude à être formé est déjà un commencement de bien, et l'Auteur de tout bien, qui a donné aux êtres leur forme, les a encore rendus capables de la recevoir. Aussi tout ce qui est tient de Dieu tout ce qu'il est, et ce qui n'est pas encore, tient de lui tout ce qu'il peut être. C'est ce que nous pouvons formuler aussi de la manière suivante : Tout vient de Dieu, et ce qui a reçu une forme, en tant qu'il l'a reçue, et ce qui ne l'a pas reçue encore, en tant qu'il peut la recevoir. Or rien ne possède l'intégrité de sa nature, s'il ne possède aussi le salut qui lui est propre. Mais le salut vient de l'Auteur de tout bien, et l'Auteur de tout bien n'est autre que Dieu. Tout salut vient donc de Dieu.

 

 

 

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CHAPITRE XIX. CE QUI PEUT ÊTRE VICIÉ EST BON, SANS ÊTRE SOUVERAINEMENT BON.
 

37. Si maintenant l'on veut ouvrir son âme à la vérité, et ne point se troubler ni s'aveugler par le funeste désir d'un vain triomphe, il sera facile de comprendre que tout être soumis à la corruption et à la mort est bon, quoique la corruption et la mort soient un mal. En effet si rien en lui ne souffre, c'est que ni le vice ni la mort ne lui nuisent; mais le vice n'est pas vice quand il ne nuit point. D'où il suit que si le vice nuit au salut, comme le salut (559) sans aucun doute est un bien, on peut appeler bien tout ce qui souffre du vice. Mais tout ce qui souffre du vice est vicié ; c'est donc le bien qui se trouve vicié, et s'il est vicié c'est qu'il n'est pas le souverain Bien. Donc également il est bien parce qu'il vient de Dieu, et il n'est pas le souverain Bien parce qu'il n'est pas Dieu : ainsi Dieu seul est le bien absolument incorruptible. Tous les autres biens viennent de lui, mais ils portent en eux un germe de corruption, parce qu'ils ne sont rien par eux-mêmes. A Dieu seul ils sont redevables soit de n'être point viciés, soit de se rétablir après l'avoir été.

 

 

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CHAPITRE XX. COMMENT L’ÂME PEUT ÊTRE VICIÉE.
 

38. La premier vice de l'âme raisonnable consiste dans la volonté de faire ce que défend l'intime et souveraine vérité. Ainsi l'homme fut chassé du paradis dans ce siècle, c'est-à-dire qu'il échangea les biens éternels contre les biens passagers, l'abondance contre la pauvreté, la force contre la faiblesse. Il ne passa point du bien substantiel au mal substantiel, car le mal n'est pas une substance; mais il alla du bien éternel au bien temporel, du bien spirituel au bien charnel, des joies intellectuelles aux joies sensuelles, du bien suprême au bien infime. Il y a donc un bien dont l'attachement est pour l'âme raisonnable un péché, parce qu'il est pour elle d'un ordre inférieur. C'est le péché qui est mal, et non l'être dont l'amour est péché. Aussi n'était-il point mauvais l'arbre planté au milieu du paradis; le mal fut la transgression du commandement divin et comme la faute fut suivie de son juste châtiment, ce fut réellement de cet arbre, auquel il ne fallait pas toucher, que vint la science du bien et du mal. En effet, lorsque souillée par son péché l'âme en subissait la peine, elle put mesurer la distance qu'il y avait entre le commandement rejeté par elle, et le péché dont elle se rendit coupable: ainsi le mal qu'elle ne voulut point reconnaître lorsqu'il fallait le fuir, elle le connut en l'expérimentant, et le bien qu'elle aimait trop peu en désobéissant, lui devint plus cher quand il fallut le reconquérir.

39. Le vice de l'âme consiste donc dans ce qu'elle fait, et la difficulté qui en résulte fait son châtiment; voilà qui comprend tout le mal. Agir ou souffrir, ce n'est point une substance, le mal n'est donc point une substance. Ainsi l'eau n'est point mauvaise, ni l'animal qui respire, car ce sont des substances: ce qui est mal, c'est de se jeter volontairement à l'eau et d'y perdre la vie. Le stylet de fer est artistement préparé; un bout est destiné à écrire et l'autre à effacer; cet instrument est à la fois beau dans son genre et commode.

Mais veux-tu écrire avec l'extrémité qui sert à effacer ou effacer avec celle qui doit écrire? Je condamnerai ton action sans condamner le stylet. Si néanmoins tu te corriges, où sera le mal? Un homme fixe tout à coup le soleil en plein midi, ses yeux en seront complètement troublés; accuseras-tu le soleil ou tes yeux? Nullement: car ce sont des substances. Le mal est dans le regard imprudent et dans le trouble qu'il produit. Que l'oeil se repose, et qu'il ne fixe plus une lumière trop éclatante pour lui, ce mal cessera d'exister. De même si au lieu d'adorer la sagesse dont le flambeau illumine l'âme, on rend des hommages à cette lumière qui brille aux yeux du corps, celle-ci n'est point mauvaise; le mal est dans le culte superstitieux qui préfère la créature au Créateur. Ce mal disparaîtra lorsque l'âme, reconnaissant son Créateur, se soumettra exclusivement à lui, et sentira que par lui, elle domine tout le reste.

40. Toute créature corporelle, possédée par une âme qui aime Dieu, est donc un bien d'un ordre inférieur ayant son genre de beauté, parce qu'elle est d'une forme et d'une espèce particulières; si l'âme s'y attache en oubliant Dieu, pour ce motif elle ne devient point un mal : le mal est dans le péché produit par cet attachement coupable, et cette créature devient le supplice de celui qui la recherche, elle l'abreuve de chagrins, et ne lui donne en pâture que de trompeuses voluptés; car ces jouissances durent peu, ne contentent jamais, elles sont une source de douleurs. En effet pendant que cette admirable succession des temps poursuit son cours, l'objet aimé échappe à l'amour qui l'étreint, il échappe aux sens en les déchirant et jette l'âme en proie aux agitations de l'erreur: ainsi elle place au premier rang des créatures ce qui n'est qu'au dernier, c'est-à-dire la beauté de la matière, dont elle s'est fait une idée sur le témoignage trompeur des joies sensuelles, et séduite par les rêveries de l'imagination, elle prétend avoir l'intelligence (560) de tout ce qui lui vient à la pensée. Elle ne connaît point toutes les dispositions de la Providence divine, mais elle le croit; veut-elle alors tenter contre la chair quelque résistance? elle ne sort pas des images des objets visibles, et à cette lumière qu'elle voit contenue dans des limites déterminées, elle donne dans sa pensée stérile une étendue immense. Telle est la beauté qu'elle rêve pour son habitation future: ignorant qu'elle y traîne à sa suite la concupiscence des yeux et qu'elle veut sortir de ce monde en le portant avec elle. Si elle ne croit pas que ce soit toujours le même; c'est uniquement parce que dans ses fausses méditations elle attribue à sa partie la plus brillante des proportions infinies. Or on pourrait avec la plus grande facilité en dire autant, non-seulement de la lumière, mais encore de l'eau, du vin, du miel, de l'or, de l'argent, de la chair, du sang, des os, de tout animal ou de tout autre objet. Il n'est en effet aucun objet matériel qu'on ne puisse multiplier indéfiniment après avoir vu un seul être de son espèce, ni étendre à l'infini, par la même puissance de l'imagination, si étroit que soit l'espace où on l'a vu d'abord. Mais s'il est aisé de maudire la chair, il est difficile de ne point raisonner selon la chair.

 

 

 

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CHAPITRE XXI. L’AME SE LAISSE SÉDUIRE PAR LA BEAUTÉ CORPORELLE QUI NE FAIT QUE PASSER.
 

41. Cette dégradation de l'âme engendrée du péché et de son châtiment fait que tous les objets sensibles ne sont plus que ce qu'en dit Salomon : « Vanité des vaniteux, et tout est vanité. Quelle abondance procure à l'homme tout son travail qui le fatigue sous le soleil (1) ? » Il a raison d'ajouter : « Des vaniteux ; » car s'il n'y en avait point pour donner leur préférence à ce qui a été placé au dernier rang, la matière ne serait plus une vanité, elle étalerait à nos yeux une beauté véritable, quoique d'un ordre inférieur. Mais une fois l'homme tombé et séparé de Dieu, la diversité des créatures périssables , en agissant sur ses sens, l'a comme divisé; ses désirs se sont multipliés au milieu d'une variété sans consistance, et en poursuivant alternativement des objets divers sans en

 

1. Eccl. I, 23.

 

conserver aucun, il ne possède qu'une abondance laborieuse, et s'il est permis de le dire, une riche indigence. Ainsi « le froment, le vin et l'huile se sont multipliés par lui et il n'a point trouvé ce qu'il cherchait (1). » C'est-à-dire, il n'a point découvert la nature unique et immuable, qu'on poursuit sans s'égarer, et qu'on possède sans regret. Car comme conséquence le corps lui-même sera aussi délivré et ne sera plus sujet à la corruption (2). Aujourd'hui « il se corrompt, appesantit l'âme et cette maison de boue écrase l'esprit livré à de nombreuses pensées (3); » c'est que l'infime beauté des corps est entraînée dans le mouvement universel. Elle est la dernière beauté parce qu'elle ne peut avoir tous ses traits à la fois : mais tandis qu'ils disparaissent et sont remplacés, une seule beauté se forme de tous les êtres corporels.

 

 

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CHAPITRE XXII. LES IMPIES SEULS CONDAMNENT L'ORDRE ÉTABLI PAR LA PROVIDENCE.
 

42. Et pour être passagère, cette beauté n'est pas un mal. Le vers dans un poème n'a-t-il pas sa beauté particulière, quoique deux syllabes ne puissent être prononcées ensemble ? On n'entend la seconde qu'après l'émission de la première , ainsi on arrive régulièrement à la fin, et quand la dernière se fait entendre, on n'entend plus les précédentes, mais elle s'unit avec elles pour compléter la forme et la beauté de la mesure. Néanmoins, l'art de faire des vers n'est pas pour cela soumis au changement ; il n'est pas nécessaire que sa beauté se développe successivement. Cet art possède en même temps tous ses traits, quoique le vers qu'il compose n'ait point en même temps tous les siens et que les derniers effacent les premiers; le vers est beau cependant parce qu'il montre comme les faibles linéaments de l'immuable beauté cachée dans l'art.

43. Aussi , de même que certains hommes préfèrent le vers à l'art même de le composer, parce qu'ils se sont plus appliqués à entendre qu'à comprendre (4), ainsi il en est qui s'attachent aux créatures passagères, au lieu de

 

1. Ps. X, 8.9. — 2. Rom. VIII, 23. — 3. Sap. IX, 15.

4. On peut voir dans saint Augustin même que la poésie des anciens était essentiellement musicale. Ci-dev. Traité de la Musique.

 

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chercher à connaître la divine providence qui les a créées et les conserve dans le temps. Enivrés des jouissances d'ici-bas, ils ne veulent point les voir passer et s'enfuir, et dans leur folie ils ressemblent à celui qui, à la lecture d'un beau poème, voudrait toujours entendre le son de la même syllabe. Jamais la poésie n'aura de si sots auditeurs , mais partout se rencontrent ces adorateurs insensés de la créature; car il n'est personne qui ne puisse facilement écouter non-seulement un seul vers, mais un poème tout entier; tandis qu'à peine est-il un homme à qui il soit possible de découvrir l'harmonie de tous les siècles. Ajoute à cela que nous ne faisons point partie nous-mêmes de ces oeuvres poétiques, au lieu que nous avons été condamnés à faire partie de ce monde. Nous jugeons simplement le poème qui se chante; mais il faut par nos fatigues concourir au travail des siècles. D'ailleurs les combats du cirque ne plaisent pas aux vaincus, quoique leur défaite en fasse l'ornement : (c'est ici une ombre de la vérité : et ce qui nous interdit de semblables spectacles, c'est uniquement la crainte que ces simulacres De nous entraînent loin de la réalité, dont ils ne sont que la trompeuse image.) Ainsi n'y a-t-il que les impies et les réprouvés qui condamnent la nature et le gouvernement de tout cet univers ; au contraire, l'action providentielle, lors même qu'elle punit les méchants, fait la joie de ceux qui remportent la victoire ici-bas et de ceux qui la contemplent sans péril dans le ciel. Car rien de juste ne déplaît au juste.

 

 

 

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CHAPITRE XXIII. TOUTE SUBSTANCE EST BONNE EN ELLE-MÊME.
 

44. Si donc l'âme raisonnable est malheureuse par son péché, heureuse par ses actes de vertu; si toute créature irraisonnable cède devant une nature plus puissante, obéit à une nature meilleure, ou peut lutter avec son égale; si elle exerce le courage des combattants, ou fait le supplice du condamné; si enfin le corps est soumis à l'âme autant que celle-ci le mérite et que l'ordre l'exige; il suit de là qu'il n'y a point un mal général, et que chaque créature est mauvaise par sa faute. Or quand, régénérée par la grâce de Dieu, rendue à sa première beauté, et soumise uniquement à son Créateur, l'âme aura commencé à dominer le monde au lieu d'être dominée avec lui, et que le corps lui-même sera rétabli dans sa force primitive, il n'y aura plus de mal pour l'âme; car cette beauté inférieure et changeante, qui se complétait avec elle dans la succession des temps , sera parfaite et lui sera soumise; il y aura alors, selon l'oracle sacré, « un ciel nouveau et une terre nouvelle (1). »

L'âme ne se fatiguera plus dans une partie de l'univers, elle régnera sur le tout; car « tout est à vous, dit saint Paul, et vous, vous êtes au Christ, comme le Christ est à Dieu (2). L'homme est le chef de la femme, et le chef de l'homme est Jésus-Christ, comme le chef de Jésus-Christ est Dieu (3). »

Ainsi donc, puisque le mal de l'âme n'est pas dans sa nature, mais contre sa nature; puisqu'il n'est autre que le péché et la peine du péché, concluons qu'aucune nature, ou mieux, que nulle substance, nulle essence, n'est mauvaise. Jamais non plus le péché de l'âme coupable, ni son châtiment, ne pourront souiller l'univers. Car la créature raisonnable, quand elle est exempte de péché et soumise à son Dieu, domine tout le reste; si elle est coupable, elle est placée dans la situation qui lui convient; en sorte que tout est beau sous le gouvernement divin de Celui qui a tout créé. Ainsi donc trois choses concourent à l'inviolable beauté de l'univers : la condamnation du pécheur, l'épreuve du juste, et le bonheur parfait des bienheureux.

 

 

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CHAPITRE XXIV. DEUX MOYENS OFFERTS A L'HOMME POUR AIDER A SON SALUT : L'AUTORITÉ ET LE RAISONNEMENT.
 

45. Aussi jusque dans le traitement qu'emploie la divine providence avec son ineffable bonté pour la guérison de notre âme, on distingue une beauté de plus en plus frappante. Ce traitement emploie deux moyens, l'autorité et le raisonnement. La première commande la foi et prépare au raisonnement. Celui-ci conduit à l'intelligence et à la science. Néanmoins l'autorité n'agit pas entièrement sans la raison qui examine ce qu'il faut croire, et la vérité bien démontrée, parfaitement comprise, devient elle-même une grande autorité. Mais comme nous sommes descendus jusqu'à l'attachement aux biens temporels et que cet amour

 

1. Is. LXV, 17; Apocal. XXI, 1. — 2. I Cor. III, 22. — 3. Ib. XI, 3.

 

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est une entrave pour notre retour vers les biens éternels, il y a, pour nous ramener au salut par la foi, plutôt que par la science, un remède temporel, et il doit être le premier employé, sans toutefois l'emporter par l'excellence de sa nature. Le lieu où l'ou tombe n'est-il pas celui où il faut prendre appui pour se relever? Il est donc nécessaire de recourir aux formes charnelles dont nous sommes les esclaves pour nous élever jusqu'à celles qui ne tombent pas sous nos sens. Je les appelle charnelles, parce qu'elles affectent le corps, c'est-à-dire la vue, l'ouïe ou les autres sens. Dans l'enfance, il est nécessaire de s'attacher â ces formes charnelles ou physiques; elles sont aussi dans l'adolescence presque nécessaires; à partir de là elles ne le sont plus dans le cours de la vie.

 

 

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CHAPITRE XXV. QUELS HOMMES, QUELS LIVRES DOIVENT NOUS SERVIR DE GUIDES.
 

46. La divine providence veille sur chacun de nous en particulier; de plus son action est comme publique et s'étend au genre humain tout entier. Que fait-elle pour chacun de nous? Dieu seul le sait, ainsi que ceux sur qui il agit. Mais il a voulu que ce qu'il fait polir le genre humain nous fût transmis par l'histoire et les prophéties. Or pour connaître des faits, soit passés, soit futurs, la foi est plus nécessaire que le raisonnement. Notre tâche est donc maintenant d'examiner à quels hommes, à quels ouvrages il faut s'en rapporter pour adorer Dieu en vérité, ce qui fait tout notre salut.

Je demanderai en premier lieu s'il faut préférer ceux qui proposent à nos adorations une multitude de divinités ou ceux gui veulent nous initier au culte d'un seul Dieu. Or qui hésiterait de suivre les adorateurs d'un seul Dieu, puisque ceux même qui en adorent un grand nombre reconnaissent qu'il n'y a qu'un seul Créateur et Maître de tout? Tous les nombres d'ailleurs sont issus de l'unité. Il faut donc préférer ceux qui enseignent l'existence d'un Dieu unique, qui seul est vrai Dieu et seul mérite d'être adoré. Si parmi eux ne brille pas la vérité , il faut alors quitter la place (1). De même en effet que dans la nature, il y a plus d'autorité en celui qui réduit tout à l’unité et que dans la multitude il n'y a puissance qu'autant

 

1. Rét. liv. I, c. 13, n. 6.

 

qu'il y a consentement, c'est-à-dire unité de sentiment: ainsi en religion, ceuxqui nous ramènent à l'unité doivent jouir d'une autorité plus grande, et sont plus dignes de notre confiance.

47. Examinons en second lieu les opinions qui partagent les hommes sur le culte dû à ce Dieu unique.I1 y a en nous une foi qui nous porte des choses temporelles aux choses éternelles; or nous le savons, nos pères ont compris par cette foi l'enseignement de miracles visibles, car si ces miracles n'eussent été visibles ils n'auraient pu les comprendre, et leur conduite a fait que les mêmes miracles ne sont plus nécessaires. Depuis en effet que l'Eglise catholique est répandue et solidement établie par toute la terre, ces prodiges n'ont pas dû se perpétuer jusqu'à notre temps, de peur que l'esprit ne cherchât toujours les choses visibles et que l'habitude même ne refroidît le genre humain pour des merveilles dont la nouveauté l'avait enflammé (1). Nous ne devons pas douter non plus de la nécessité de s'en rapporter au témoignage d'hommes qui, tout en annonçant des vérités accessibles au petit nombre, ont néanmoins obtenu l'assentiment des peuples. Car nous examinons maintenant, il ne faut pas l'oublier, à quelle autorité il faut se soumettre, tant qu'on ne peut pénétrer les choses divines et invisibles. Une fois en effet que l'âme est purifiée et voit clairement la vérité, il n'est pas question de la soumettre à une autorité humaine : mais l'orgueil ne conduit jamais à cette élévation. Fatal orgueil ! sans lui il n'y aurait ni hérétique, ni schismatique, ni circoncis de corps., ni adorateur de la créature et des idoles. Et pourtant s'ils n'existaient eux-mêmes avant que le peuple de Dieu soit arrivé au terme qui lui a été promis, on chercherait la vérité avec beaucoup moins d'ardeur.

 

 

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CHAPITRE XXVI. DANS LES PROGRÈS DE L'HOMME CHARNEL ET DE L'HOMME SPIRITUEL, LA VIE PEUT ÊTRE PARTAGÉE EN SEPT AGES.
 

48. Voici donc comment la divine providence applique pendant la vie le remède 'à nos maux , depuis que le péché nous a mérité la mort. Elle s'occupe d'abord de la naissance et de l'éducation de chaque enfant. Le premier

 

1. Rét. c. 13, n. 7.

 

 

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âge, celui des langes et du berceau, est consacré tout entier aux soins du corps; plus tard il n'en reste aucune trace dans la mémoire. Puis vient l'enfance, qui nous fournit nos premiers souvenirs. A l'enfance succède l'adolescence; l'homme alors peut engendrer, devenir père d'une nouvelle famille. Ensuite, c'est la jeunesse, appelée à remplir les charges publiques et à se discipliner sous l'empire des lois. A cet âge une plus grande sévérité contre les fautes, retenant les coupables par la crainte du châtiment, devient pour les esprits charnels l'occasion des mouvements les plus désordonnés , et multiplie leurs désordres : leur péché n'est pas seulement un mal, c'est de plus la violation d'un engagement. Après les travaux de la jeunesse l'âge mûr jouit de quelque repos; puis vient la douloureuse et pâle vieillesse, traînant tristement jusqu'à la décrépitude et la mort le triste cortége de toutes les maladies. Telle est la vie de l'homme, quand il ne vit que pour le corps et se laisse enchaîner par les passions charnelles. Voilà ce qu'on appelle le vieil homme, l'homme extérieur et terrestre, quand même il goûterait sa part de bonheur en ce monde, dans une société bien réglée sous l'autorité des rois ou des princes, des lois, ou même de toutes ces formes de gouvernement. Autrement en effet un peuple ne saurait être convenablement constitué, pour ne poursuivre même que les biens d'ici-bas; lui aussi doit avoir encore son genre de beauté.

49. Cette vie du vieil homme, extérieure et charnelle, soit qu'elle garde une sorte de modération qui lui est propre, soit qu'elle ne puisse se contenir dans les limites d'une justice inspirée par la crainte, c'est la vie de beaucoup d'hommes du berceau à la tombe. D'autres, dès le début, y sont inévitablement assujétis ; mais ils renaissent ensuite à la vie intérieure; une force toute spirituelle soutenue par des progrès incessants dans la sagesse, détruit et anéantit en eux tous les débris de ce vieil homme, les attache sans retour aux lois divines, jusqu'à ce que la mort complète leur régénération. Voilà ce qu'on appelle le nouvel homme, l'homme intérieur et céleste, ayant aussi dans cette vie spirituelle ses différents âges, distingués non plus par les années, mais par les degrés de perfection. Il se nourrit, au premier âge, du lait des pieux exemples. Il oublie au second les choses humaines pour s'élever à celles du ciel; l'autorité des hommes ne lui suffit plus; sa raison marche à grands pas vers la contemplation de la loi souveraine et immuable. Plus confiante au troisième âge, l'âme sait subordonner les désirs de ta chair à la force de la raison; en établissant l'union entre la vie animale et l'esprit, elle goûte comme les joies d'un chaste hymen, dont la pudeur est le voile: l'homme fait alors le bien sans y être contraint; le péché fût-il permis, pour lui il n'aurait plus d'attraits. Au quatrième âge se révèlent les mêmes caractères, mais avec plus d'énergie encore, et une activité mieux réglée; l'homme parfait commence à nous apparaître, disposé et propre à souffrir, à surmonter toutes les persécutions, toutes les tempêtes, toutes les agitations de ce monde. Au cinquième , c'est la paix, le calme de tous côtés; ce sont les richesses et l'abondance, c'est, dans le coeur, le règne immuable de la souveraine et ineffable sagesse. Au sixième le changement s'achève pour la vie éternelle; il va jusqu'à l'oubli le plus complet de la vie présente, pour acquérir la transformation parfaite à l'image de Dieu et à sa ressemblance. Enfin le septième est le repos éternel, le perpétuel bonheur, où n'est plus possible aucune distinction d'âge. Car si la mort est la fin du vieil homme, la fin de l'homme nouveau est la vie éternelle, parce que l'un est l'homme du péché et l'autre celui de la justice.

 

 

 

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CHAPITRE XXVII. LA VIE DU VIEIL HOMME ET DE L'HOMME NOUVEAU SE RETROUVENT DANS LA VIE DE L'HUMANITÉ TOUT ENTIÈRE.
 

50. Il est donc indubitable que chacun peut être toute sa vie le vieil homme, l'homme terrestre; mais aussi il est impossible à qui que ce soit d'être ici-bas l'homme nouveau, l'homme céleste, sans avoir été l'homme ancien; car l'homme nouveau commence assurément à l'ancien, et pendant que l'un grandit, que l'autre décroît, ils doivent vivre ensemble jusqu'à la mort. Ceci s'applique dans une certaine mesure au genre humain tout entier, dont la vie, commençant avec Adam pour finir avec les siècles, peut être comparée à celle d'un seul individu; les lois providentielles qui le gouvernent nous le montrent divisé en deux parties. D'un côté, c'est la foule des impies qui portent (564) l'image de l'homme charnel, du commencement du monde jusqu'à la fin. De l'autre, c'est la suite du peuple consacré à un seul Dieu ; mais depuis Adam jusqu'à Jean-Baptiste, il mène la vie du vieil homme, sous l'empire de la crainte servile. Son histoire s'appelle l'Ancien Testament et paraît ne promettre qu'un royaume terrestre, mais elle est la figure du peuple nouveau et du Nouveau Testament qui promet l'éternel royaume. La vie de ce peuple commence dans le temps avecl'humble avènement de Notre-Seigneur et se prolonge jusqu'au jour du jugement, quand le Sauveur viendra dans la gloire. Après ce jugement et l'anéantissement du vieil homme, alors commencera cette transformation qui assure au juste la vie des anges, car : « Tous nous ressusciterons, mais nous ne serons pas tous changés (1). » Le peuple pieux ressuscitera donc afin de changer en homme nouveau les restes du vieil homme. Le peuple impie ressuscitera aussi : toujours il a vécu du vieil homme et il sera plongé dans l'abîme de la seconde mort. Si on lit attentivement, on découvre encore la distinction de différents âges et on ne s'effraie ni de la zizanie, ni de la paille. Car l'impie vit pour l'homme de bien et le pécheur pour le juste; l'exemple des uns excite la ferveur des autres, jusqu'à ce qu'ils arrivent à la perfection dernière.

 

 

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CHAPITRE XXVIII. L'ENSEIGNEMENT PROPORTIONNÉ A LA CAPACITÉ DU PEUPLE.
 

51. Tous ceux qui, aux temps du peuple charnel, ont mérité de s'élever jusqu'à la lumière de l'homme intérieur, ont pour leur part aidé le genre humain, soit en lui enseignant ce que leur époque exigeait, soit en lui faisant pressentir parles prophéties ce qu'il n'était pas temps encore d'expliquer. Tels apparaissent les patriarches et les prophètes, aux yeux de ceux qui n'attaquent point en enfants (2), mais traitent avec un soin pieux les grands et utiles mystères des choses divines et humaines. C'est ce qu'aux temps mêmes du peuple nouveau je vois pratiqué encore avec la plus sage prudence par de grands esprits, par des hommes spirituels, enfants de l'Eglise catholique.

 

1. I Cor. XV, 51.

2. Les Manichéens.

 

Ils prennent garde de rendre public ce qu'ils savent ne devoir pas encore enseigner au peuple. Appliqués à distribuer largement le lait de la doctrine à la multitude des faibles, ils se nourrissent eux-mêmes, avec quelques sages, d'aliments plus solides. Avec les parfaits, ils parlent le langage de la sagesse; avec l'homme charnel et animal , c'est-à-dire avec l'homme nouveau encore dans l'enfance, ils voilent quelques vérités, sans jamais enseigner l'erreur; car au lieu de rechercher des honneurs vains, d'inutiles éloges, ils se consacrent tout entiers au bonheur de ceux au milieu desquels ils ont mérité de faire société pour cette vie, et c'est une loi de la divine providence, que dans la recherche et l'acquisition de la grâce divine, nul n'est aidé par ses supérieurs, s'il ne donne à ses inférieurs le même amour et le même soutien. Ainsi, même après ce péché que notre nature contracta par le péché du premier homme, le genre humain est devenu la gloire et l'ornement de ce monde ; et telle est sur lui l'action sage de la divine providence, que le remède ineffable appliqué à notre corruption, a changé la laideur de nos vices en je ne sais quelle splendeur nouvelle.

 

 

 

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CHAPITRE XXIX. AUTRE MOYEN DE SALUT : LA RAISON. — COMMENT ELLE GUIDE L'HOMME VERS DIEU. — SON TÉMOIGNAGE L'EMPORTE SUR CELUI DES SENS.
 

52. Nous venons d'exposer les avantages de l'autorité aussi longuement que semble l'exiger notre sujet: examinons maintenant de quelle manière la raison peut s'élever du monde visible au monde invisible, du temps à l'éternité. Ce n'est point pour nous livrer à un délassement frivole que nous devons contempler la beauté du ciel, le cours des astres, l'éclat de la lumière, la succession des jours et des nuits, le mensuel mouvement de la lune, les quatre saisons de l'année s'harmonisant avec les quatre éléments de la nature, les propriétés dés semences qui renouvellent les espèces et les nombres, enfin toutes les créatures conservant immuables leur forme et leur nature particulières. Ces spectacles ne doivent pas nourrir une vaine curiosité de quelques jours; ils sont autant de degrés qui nous élèvent aux biens éternels et impérissables. Il faut donc nous demander avant tout, quelle est cette nature qui (565) nous donne la vie, et qui ressent ainsi la présence de tous ces êtres. Or puisqu'elle anime le corps, elle lui est nécessairement supérieure; car quelle que soit la matière, et dût-elle briller à nos yeux du plus vif éclat, si la vie n'est point en elle, n'y attachons pas grand prix. La nature elle-même nous apprend à préférer toute substance vivante aux êtres privés de vie (1).

53. Les animaux privés de raison sont aussi, il est vrai, doués de vie et de sentiment, mais ce qui donne à l'esprit humain sa supériorité, c'est qu'il peut non-seulement percevoir les objets sensibles, mais surtout les juger. Beaucoup d'animaux ont le regard plus pénétrant et les autres sens plus perçants que l'homme; mais pour juger les corps il faut plus que des sensations, la vie raisonnable est nécessaire : les animaux en sont privés, elle nous distingue. Or, on le comprend aisément, celui qui juge n'est-il pas supérieur à la chose jugée ? Notre raison d'ailleurs ne juge pas seulement les êtres sensibles, elle juge les sens eux-mêmes. Elle nous dira pourquoi l'aviron, si droit qu'il soit, paraît brisé dans l'eau, et pourquoi 1'œil doit ainsi l'apercevoir, tandis que notre regard, s'il peut constater le phénomène, est incapable de l'expliquer. Il est donc manifeste que, autant la vie des sens l'emporte sur la matière, autant la raison s'élève au-dessus de toutes les deux.

 

 

 

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CHAPITRE XXX. LA LOI IMMUABLE D'APRÈS LAQUELLE LA RAISON FORME SES JUGEMENTS EST ELLE-MÊME SUPÉRIEURE A LA RAISON.
 

54. Si donc pour juger, l'âme raisonnable ne s'inspire que d'elle-même, rien ne la surpasse. Mais elle est sûrement inconstante, tantôt éclairée , et tantôt ignorante: d'un autre côté, plus elle est éclairée, plus son jugement est droit, elle est d'ailleurs d'autant plus éclairée qu'elle connaît mieux l'art, la doctrine, la science : ainsi donc examinons quelle est la nature de l'art. Je n'entends point parler ici de l'art qu'enseigne l'expérience, mais de celui que forme le raisonnement. Quel mérite y-a-t-il de savoir que composé de chaux et de sable le ciment tient les pierres plus solidement unies que ne le fait la boue; et que pour bâtir avec élégance, il faut placer de chaque côté les parties

 

1. Liv. II du Libre Arbitre, c. 3 et suiv.

 

correspondantes, et au milieu ce qui n'a point de parallèle? Il est vrai pourtant que cette espèce de tact se rapproche davantage de la raison et de la vérité.

Mais il faut examiner ici pourquoi le coup d'oeil est blessé si, de deux fenêtres placées l'une à côté de l'autre, l'une est plus grande ou plus petite lorsqu'elles pouvaient être d'égales dimensions; pourquoi, quand elles sont superposées, l'inégalité nous choque moins, la différence fût-elle de moitié; pourquoi nous sommes moins préoccupés de cette inégalité, quand il n'y en a que deux; tandis que si elles sont trois le coup d'œil demande, au contraire, ou qu'elles soient d'égales dimensions, ou bien, si elles sont inégales, que la plus grande dépasse d'autant la moyenne que celle-ci dépasse la plus petite? Ainsi une sorte d'instinct nous révèle ce que demande la nature. Remarquons-le encore: ce qui nous a tant soit peu déplu lorsque nous l'avons envisagé séparément, devient quelquefois intolérable lorsque nous le rapprochons d'une oeuvre meilleure. Ainsi l'art vulgaire n'est que le souvenir d'essais couronnés de succès joint à l'habitude du travail et à la souplesse des organes. Tu pourras, sans cette disposition physique, juger les oeuvres, ce qui vaut beaucoup mieux ; tu ne pourras les exécuter toi-même.

55. Nous aimons donc, dans tous les arts, l'harmonie qui seule assure à chaque oeuvre beauté et intégrité; l'harmonie à son tour cherche l'égalité et l'unité, soit dans la ressemblance des parties égales, soit dans la proportion des parties inégales. Mais qui pourra montrer dans les corps l'égalité ou la ressemblance absolue? qui osera affirmer, après y avoir bien réfléchi, que chaque corps est véritablement un ? Tous ne changent-ils pas, soit d'espèce, soit de lieu ? Tous ne se composent-ils pas de parties dont chacune occupe sa place, et ces corps ne sont-ils pas ainsi comme divisés par l'espace ? D'ailleurs, l'égalité et la ressemblance véritable, l'unité première et absolue ne sont accessibles ni à notre oeil, ni à aucun autre sens elles ne tombent que sous le regard de l'esprit. Et comment voudrait-on voir rechercher dans les corps cette égalité telle quelle; comment prouverait-on qu'elle diffère beaucoup de l'égalité parfaite, si celle-ci n'était connue de notre intelligence ? Et pourtant comment appeler parfaite, celle qui n'a point été faite?

56. Et si toutes les beautés sensibles, (566) produites par la nature ou par l'art, ne peuvent se concevoir sans l'espace et le temps, comme le corps et ses différents mouvements; il n'en est pas de même de cette égalité et de cette unité qui ne se révèle qu'à l'esprit et qui juge de la beauté corporelle par l'intermédiaire des sens; elle n'est ni étendue avec l'espace, ni changeante avec les temps. On ne peut dire en effet qu'elle serve à apprécier la rondeur de la roue, et non la rondeur d'un vase; la rondeur d'un vase, et non celle d'un denier. Ainsi en est-il des temps et des mouvements des corps : il serait absurde de prétendre qu'elle juge de l'égalité des années, et non de l'égalité des mois, de l'égalité des mois et non de celle des jours. Mais qu'un mouvement réglé se produise pendant ces intervalles, pendant des heures ou des moments plus courts, c'est toujours une même et immuable égalité. Mais si la même loi d'égalité, de ressemblance, de convenance , nous fait juger des mouvements et des figures tantôt plus grandes, tantôt moindres: cette loi assurément l'emporte sur tout cela en puissance. D'ailleurs elle n'est dans les lieux et les temps, ni moindre, ni plus grande : si elle était plus grande, elle ne pourrait apprécier tout entière ce qui est plus petit; si elle était moindre, nous ne pourrions juger par elle de ce qui est plus grand. Aussi faut-il la loi tout entière de la quadrature pour apprécier le carré d'une place publique, le carré d'une pierre, d'un tableau, d'un bijou; et la loi tout entière de l'égalité pour saisir également la convenance et dans les pas multipliés de la fourmi et dans la marche de l’éléphant. Mais alors qui ne pourra comprendre que cette loi n'est ni plus petite ni plus grande que l'espace et le temps, puisqu'en puissance elle est au-dessus de tous les temps et de tous les lieux? Et comme cette loi qui préside à tous les arts est immuable, tandis que l'esprit humain, capable de la comprendre, est exposé aux variations de l'erreur, concluons qu'au-dessus de notre intelligence est une loi qui se nomme vérité.

 

 

 

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CHAPITRE XXXI. DIEU EST LUI-MÊME CETTE LOI QUI RÈGLE LES JUGEMENTS DE NOTRE RAISON ET QUE NOTRE RAISON NE PEUT JUGER.
 

57. Il ne faut pas douter non plus que cette nature immuable, supérieure à l'âme intelligente n'est autre que Dieu lui-même; et que la vie première et la première substance se trouve avec la première sagesse. Cette sagesse est en effet l'immuable vérité que l'on nomme aussi avec raison la règle de tous les arts, et l'art de l'Architecte tout-puissant. Et puisque l'âme sent bien qu'elle ne juge pas d'après elle-même la valeur et le mouvement de chaque corps, elle doit reconnaître en même temps d'un côté , que sa nature est supérieure aux natures qu'elle juge, et d'autre part qu'elle est inférieure à cette autre nature qui fait la règle de ses jugements sans qu'elle puisse la juger d'aucune manière. Je puis dire pourquoi les membres semblables d'un même corps doivent se correspondre de chaque côté : c'est que mon esprit se comptait dans cette égalité souveraine que je vois des yeux de l'esprit et non des yeux du corps; d'où il suit que les objets qui tombent sous mon regard me paraissent d'autant plus parfaits qu'ils ont plus de rapport avec ces idées de mon esprit. Mais pourquoi ces mêmes idées que contemple mon esprit sont-elles ainsi ? nul ne saurait le dire, et aucun homme de bon sens ne pourrait, en cherchant à en rendre compte, supposer qu'elles pussent être différentes de ce qu'elles sont.

58. Pourquoi nous plaisent-elles? et pourquoi, à mesure que nous avons plus d'intelligence, y sommes-nous plus attachés? Personne encore n'osera le dire s'il a bien compris ces questions. En effet s'il nous est possible, ainsi qu'à toutes les âmes raisonnables,de juger selon la vérité les créatures qui nous sont inférieures, il n'y a pour nous juger nous-mêmes que l'éternelle Vérité, quand nous lui sommes unis. Pour elle le Père lui-même ne la juge pas, car elle ne lui est point inférieure : mais c'est par elle qu'il porte tous ses jugements. Car tous les êtres qui recherchent l'unité sont soumis à cette même règle, à cet idéal, à ce modèle, quel que soit le nom qu'on lui donne, parce que seule elle ressemble parfaitement à Celui de qui elle a reçu l'être, si toutefois il est possible d'employer cette expression : « Elle a reçu, » quand il s'agit de Celui que l'on nomme le Fils, parce qu'il n'est point par lui-même, mais par le premier et éternel principe appelé le Père; « de qui toute paternité découle dans le ciel et sur la terre (1). » Ainsi « le Père ne juge personne, il a donné tout jugement au Fils (2). » —  « L'homme spirituel

 

1. Eph. III, 15. — 2. Jean, V, 22.

 

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juge tout, mais n'est jugé par personne (1), » c'est-dire, par aucun homme; mais par la loi seule qui règle ses jugements; car c'est encore une vérité indubitable que « nous ,devons paraître tous au tribunal de Jésus-Christ (2). » L'homme spirituel juge donc tout parce qu'avec Dieu il est supérieur à tout. Or il est avec lui quand son intelligence comprend sans erreur, et qu'il aime parfaitement ce qu'il a compris. Il s'identifie même alors, autant que cela est possible, avec la foi qui le dirige dans ses jugements, et que nul ne saurait juger. Ainsi en est-il des lois temporelles elles-mêmes : les hommes les jugent quand ils les établissent, mais après leur promulgation le juge ne peut plus les discuter, il doit s'y soumettre. Cependant le législateur humain, s'il est sage et homme de bien, consulte la loi éternelle élevée au-dessus de toute discussion, afin que d'après ses immuables principes il discerne ce qu'il convient pour le moment de commander ou de défendre. Il est donc possible aux âmes pures de connaître cette loi éternelle, jamais il ne leur est permis de la juger. E voici la raison pour connaître un objet, il suffit de savoir qu'il est de telle manière et non de telle autre; mais pour bien l'apprécier nous ajoutons quelques mots destinés à exprimer qu'il pourrait avoir aussi d'autres caractères; comme lorsque nous disons : cela doit être ainsi, cela devait être de cette manière ; ceci devra être autrement, ainsi que font les artistes en parlant de leurs travaux.

 

 

 

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CHAPITRE XXXII. IL Y A DANS LES CORPS DES TRACES D'UNITÉ; MAIS L'INTELLIGENCE SEULE PEUT CONTEMPLER L'UNITÉ MÊME.
 

59. Beaucoup cependant n'ont d'autre but que le plaisir humain et ne veulent point chercher plus haut la raison du plaisir qu'ils ressentent. Si je demande à l'ouvrier qui vient de construire une arcade, pourquoi il veut en élever une semblable au côté opposé, il me répondra sans doute qu'il veut établir l'égalité entre les côtés qui se correspondent. Mais si j'insiste, si je lui demande pourquoi cette symétrie: elle convient, me dira-t-il, elle est belle, le coup d'oeil l'exige, et il ne hasardera point d'autre explication. Il reste les yeux

 

1. I Cor. II, 15. — 2. II Cor. V, 10.

 

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inclinés à terre, sans voir au-dessus de lui la main qui le dirige. Mais c'est un homme qui a des yeux dans l'âme, qui voit clair dans les ténèbres: je ne cesserai donc de l'exciter, je le presserai de me dire le motif de ce plaisir naturel. Car en le jugeant sans juger d'après lui il doit le dominer et ne point en être l'esclave.

Je lui demanderai d'abord si ces objets sont beaux parce qu'ils nous plaisent ou s'ils nous plaisent parce qu'ils sont beaux. Il me répondra sans doute qu'ils nous plaisent parce qu'ils sont beaux. Je continuerai : Eh ! pourquoi sont-ils beaux ? Que si cette question l'embarrasse, j'ajouterai : Est-ce parce que les parties en sont bien proportionnées, et qu'une pensée unique a su en relier tous les détails avec une convenance parfaite?

60. Il en conviendra, alors je lui demanderai si cette unité à laquelle ces parties veulent se rattacher est parfaitement réalisée par elles, ou si elles s'en écartent beaucoup et n'en sont qu'une fausse image. Il l'avouera encore. Quel homme en effet, pour peu qu'on l'avertisse, ne comprendra qu'il n'est aucune espèce de corps, qu'il n'est même aucun corps où ne se rencontrent quelques traces d'unité, et que néanmoins, si beau que soit un corps, il n'atteint jamais à l'idéal d'unité qu'il poursuit, puisqu'il a nécessairement des parties diverses dans les divers points d'étendue qu'il occupe? Si donc il l'avoue, il devra me dire encore où il a vu cette unité et comment il l'a aperçue. Car s'il ne la voit point, pourra-t-il connaître combien chaque corps s'approche de l'unité et combien il s'en éloigne ? Il peut dire aux corps : Vous ne seriez rien, si quelque lien ne vous contenait dans l'unité ; mais si vous étiez l'unité parfaite, vous ne seriez pas des corps. On pourrait lui répondre aussitôt : Où as-tu découvert cette unité d'après laquelle tu juges les corps? Car si tu ne la voyais pas, tu ne pourrais affirmer qu'ils ne l'ont point réalisée. Si c'est ton oeil qui te la fait apercevoir, peux-tu dire qu'ils en sont bien éloignés quoiqu'ils en conservent quelques traces ? Car tes yeux formés de matière ne voient que la matière. L'unité n'est donc visible qu'à l'esprit.

Mais où la voyons-nous? Si elle occupait ici le même espace que notre corps, on ne la verrait pas en Orient pour juger les corps comme nous faisons ici. Elle n'est donc point limitée par l'espace, et comme elle aide partout (568) à juger localement, elle n'est en aucun lieu, et par sa puissance elle est partout.

 

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CHAPITRE XXXIII. L'ERREUR NE VIENT PAS DES SENS , MAIS DU JUGEMENT. — DIFFÉRENCE ENTRE LE MENTEUR ET LE TROMPEUR.
 

61. Si le témoignage que lui rendent les corps est un témoignage menteur, n'y croyons point et ne tombons pas dans la vanité des vaniteux. Mais comme ils mentent en paraissant vouloir mettre devant nos yeux ce qui n'est visible qu'à la pensée, cherchons si le mensonge vient de leur ressemblance ou de leur dissemblance avec l'unité. Car s'ils la reproduisaient parfaitement, ils lui seraient parfaitement semblables, et s'ils lui étaient parfaitement semblables, il n'y aurait aucune différence entre leur nature et la sienne. Mais s'il en était ainsi, leur témoignage ne serait point menteur, ils seraient ce qu'elle est. Toutefois ils ne mentent point pour ceux qui veulent y réfléchir de plus près. Car on ne ment qu'en cherchant à paraître ce que l'on n'est pas; et si malgré nous l'on nous croit autres que nous sommes , nous n'avons point menti , mais trompé sans le vouloir. Ce qui distingue le menteur du trompeur, c'est qu'il y a toujours dans le menteur la volonté de tromper, quand même on ne le croirait pas, tandis qu'on ne trompe pas sans tromper réellement. Par conséquent les corps n'ayant point de volonté ne sont point menteurs, et si on ne les croit pas ce qu'ils ne sont point, ils ne trompent pas non plus.

62. L'oeil lui-même ne trompe pas: il né peut que redire à l'esprit ce qui l'a frappé ; et si à son exemple les autres sens nous communiquent leurs impressions comme ils les éprouvent, pouvons-nous exiger davantage? Arrière donc les vaniteux et il n'y aura plus de vanité ! Un homme s'imagine que le bâton se brise en pénétrant dans l'eau; qu'il se redresse, dès qu'on le retire. Son oeil n'est pas infidèle, c'est lui qui juge mal. L'oeil ne pouvait ni ne devait, attendu sa nature, voir autrement dans l'eau; et puisque l'eau ne ressemble point à l'air, quoi d'étonnant que les sensations soient différentes ? L'oeil a donc bien vu, car il n'est fait que pour voir; mais l'âme a mal jugé, car pour contempler la souveraine Beauté, c'est la réflexion et non l’oeil qui lui a été donnée. Et cette âme veut connaître les corps par l'esprit et Dieu par les yeux; comprendre les choses charnelles et voir les choses spirituelles,  c'est tenter l'impossible.

 

 

 

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CHAPITRE XXXIV. COMMENT APPRÉCIER NOS VAINES IMAGINATIONS.
 

63. Aussi doit-elle redresser une manière d'agir aussi dépravée, mettre en haut ce qui est en bas et en bas ce qui est en haut, sans quoi elle ne peut prétendre au royaume des cieux. Ainsi ne cherchons point l'élévation dans ces bas objets, ne nous y attachons pas non plus. Jugeons-les pour n'être point condamnés avec eux; c'est-à-dire, ne leur accordons que ce qui doit être attribué aux êtres du dernier rang; si nous cherchons à être des premiers parmi les derniers , nous serons comptés entre les derniers par les premiers. Ce ne serait pas nuire aux derniers, mais ce serait pour nous le comble du malheur. L'ordre providentiel n'y perdrait rien non plus de sa beauté, car il traite les injustes avec justice et les méchants avec convenance.

            Si donc la beauté des créatures visibles ne nous trompe que pour ne réaliser point complètement l'unité qui la maintient, sachons qu'elle nous trompe, non par ce qu'elle est, mais par ce qu'elle n'est pas. Tout corps en effet est un vrai corps, mais une fausse unité. Aucun n'a en lui l'unité souveraine, aucun ne l'imite jusqu'à la perfection. Néanmoins il n'y aurait point de corps, s'il n'y avait en lui quelques traces d'unité ; et il n'y en aurait point si elles n'y avaient été imprimées par Celui qui est l'unité suprême.

64. O esprits obstinés (1) , montrez-moi un homme qui voie sans aucune image charnelle? Où est-il, celui qui comprend que le principe de toute unité n'existe qu'en l'auteur même de toute unité, qu'elle soit à sa hauteur, ou non? Donnez-moi un homme qui voie, non pas qui conteste et veuille paraître voir ce qu'il ne voit point. Donnez-moi un homme qui résiste aux sens charnels et aux plaies qu'ils ont faites à son âme, qui résiste à l'entraînement de la coutume et aux louanges des hommes, qui pleure ses péchés sur la couche, et renouvelle son esprit, qui n'aime point les vanités et ne

 

1. Les manichéens, esclaves de leurs vaines imaginations. (Confes. liv. III, ch. 6, liv. IX, ch. 4.)

 

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cherche point le mensonge (1); qui sache se dire à lui-même: s'il n'y a qu'une seule ville de Rome, fondée aux bords du Tibre par je ne sais quel Romulus, celle que je forme dans ma pensée est fausse: elle n'est point la véritable; je n'y suis pas non plus en esprit; autrement je saurais ce qui s'y passe. S'il n'y a qu'un soleil, celui que je forme dans ma pensée est faux; car l'un suit sa route au temps et aux lieux marqués, je place l'autre où je veux et quand je veux. Si je n'ai que cet ami, celui que je forme dans ma pensée est faux aussi ; car je ne sais où est celui-là; celui-ci va au gré de mon imagination. Moi-même, je suis un: je sens que mon corps est ici ; et cependant mes pensées me conduisent où je veux, me font parler avec qui je veux. Evidemment tout cela est faux, et personne n'a l'intelligence de ce qui est faux. Je ne puis donc le comprendre lorsque je m'y arrête et que j'y crois; car je ne dois comprendre une chose qu'autant qu'elle est vraie. N'est-ce pas ainsi qu'on doit raisonner sur ce qu'ils appellent les fantômes ? Comment donc mon âme est-elle remplie d'illusions ? Où est la vérité que contemple l'intelligence ? A cette question on pourra répondre : la vraie lumière est celle qui te montre la fausseté de ces images. Par elle tu découvres cette unité suprême d'après laquelle tu juges tout ce que tu vois; tout en comprenant qu'elle n'est rien de ce qui change.

 

 

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CHAPITRE XXXV. COMMENT NOUS DEVONS NOUS REPOSER DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU.
 

65. Si cette vue fait trembler le regard de votre âme, arrêtez-vous, ne luttez pas, combattez seulement votre entraînement vers les corps , domptez-le et vous aurez surmonté tous les obstacles. Ce que nous cherchons c'est l'unité, l'unité dans toute sa simplicité. Cherchons donc cette unité divine dans la simplicité de notre coeur. « Soyez en repos, est-il écrit, et vous reconnaîtrez que je suis le Seigneur (2). » Ce n'est point un repos de lâcheté , c'est le repos de la pensée que ne fatigue ni le temps ni l'espace; car les images que produisent le volume et l'inconstance des objets matériels nous dérobent la vue de l'invariable unité. Dans l'espace, les objets tentent nos désirs; le

 

1. Ps. IV, 3, 4. — 2. Ps. XLV, 11.

 

temps les ravit à notre amour et nous laisse dans l'esprit le tourbillon de vaines pensées qui excitent et portent ça et là nos désirs. Ainsi l'âme devient chagrine ; et vainement cherche-t-elle à posséder ce qui la possède elle-même. On l'invite donc au repos, c'est-à-dire à ne point aimer ce qu'elle ne peut aimer sans fatigue. Ainsi pourra-t-elle dominer les créatures, en être la maîtresse et non plus l'esclave. « Mon joug est léger, » est-il écrit (1). Tout donc est soumis à celui qui accepte ce joug. Pour lui plus de fatigue, car ce qui est soumis n'oppose plus de résistance. Qu'ils sont malheureux, au contraire, les amis de ce monde 1 Ils en seraient les rois s'ils eussent voulu être les fils de Dieu, puisqu'il « leur a été donné de « devenir les enfants de Dieu (2). » Mais ces amis du monde redoutent tellement de s'arracher à ses caresses, que rien n'est plus fatiguant pour eux que d'être sans fatigue.

 

 

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CHAPITRE XXXVI. LE VERBE DE DIEU EST LA VÉRITÉ, ÉGALE A SON PREMIER PRINCIPE. — LE PÉCHÉ SEULE CAUSE DE NOS ERREURS.
 

66. Mais quand au moins on voit clairement que la fausseté consiste à croire ce qui n'est pas , on comprend que la vérité consiste à montrer ce qui est. Or, comment les corps nous induisent-ils en erreur? N'est-ce point parce qu'ils ne reproduisent pas complètement cette unité qu'ils cherchent à imiter, ce vrai principe de tout ce qui est un, dont l'idée est tellement gravée en nous que nous trouvons bien ce qui en conserve quelques traces et que nous blâmons ce qui s'en éloigne et la dénature ? S'il en est ainsi, on peut comprendre qu'il y ait une autre unité tellement semblable à ce premier et unique modèle de tout ce qui est un, qu'elle l'égale complètement comme un autre lui-même. Or cette autre unité est la Vérité, le Verbe qui est dans le Principe, le Verbe qui est Dieu en Dieu. Puisque la fausseté dans les créatures ne vient pas de ce qu'elles imitent l'unité, mais de ce qu'elles ne s'y conforment pas entièrement, ce qui a pu la réaliser et devenir ce qu'elle est, n'est-il pas la Vérité même ? Cette Vérité manifeste l'unité telle qu'elle est. Aussi est-elle appelée son

 

1. Matth. XI, 30. — 2. Jean, I, 42.

 

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Verbe et sa lumière (1). Les autres êtres ne peuvent que lui ressembler, et autant ils lui sont semblables, autant ils sont vrais. Pour elle, elle est la parfaite reproduction de l'unité , aussi est-elle la Vérité. De même que la vérité rend les choses vraies, ainsi la ressemblance rend les objets semblables; et comme l'une est la forme de ce qui est vrai, l'autre est la forme de ce qui est semblable. Forme vraie, par conséquent; car les êtres sont vrais autant qu'ils ont d'être, et leur être est proportionné à leur ressemblance avec l'unité souveraine; forme également universelle : elle est l'image parfaite du Principe suprême, et comme elle n'en diffère d'aucune manière, elle porte à juste titre le nom de Vérité.

67. La fausseté ne vient donc point des objets qui nous trompent, puisqu'ils ne révèlent à nos sens que leur nature, en rapport avec le degré de beauté qu'ils ont reçu ; elle ne vient pas non plus des sens qui nous égarent, puisqu'ils ne font que rendre compte à l'âme servie par eux des impressions que le corps a ressenties. L'erreur vient de la faute de l'âme lorsqu'elle cherche ce qui est vrai en laissant de côté la vérité. L'âme a préféré les œuvres à l'ouvrier et à son art; son châtiment sera de chercher dans les œuvres et l'art et l'ouvrier. Mais elle ne peut les y découvrir, puisque Dieu est inaccessible aux sens et ne se révèle qu'à l'esprit. Aussi prend-elle les œuvres pour l'art lui-même et pour Celui qui les a faites.

 

 

 

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CHAPITRE XXXVII. L'AMOUR DES CRÉATURES EST L'ORIGINE DE L'IDOLÂTRIE SOUS TOUTES SES FORMES.
 

68. Telle fut l'origine de toute l'impiété et pour les pécheurs ordinaires, et pour les pécheurs les plus dignes de réprobation. Non-seulement ils veulent, comme le premier homme abusant de son libre arbitre, scruter contre la volonté divine les mystères de la créature et s'attacher à elle plutôt qu'à la Loi et à la Vérité; plus coupables encore et non contents de l'aimer, ils la servent plutôt que le Créateur (1), ils l'adorent sous toutes ses formes, depuis la plus relevée jusqu'à la plus vile. Les uns se bornent à adorer l'âme, au lieu du Dieu suprême, à mettre à sa place son plus parfait ouvrage, l'âme intelligente que le Père a daigné

 

1. Jean, I, 9. — 2. Rom. I, 25.

 

appeler à la vie par son Verbe afin qu'elle pût en contempler les splendeurs, et par le Verbe s'élever jusqu'à lui-même puisqu'il lui est semblable en tout. De là, ils descendent à la vie animale, à cette vie créée par laquelle le Dieu éternel et immuable produit tous les êtres visibles, qui se reproduisent par la génération. Ce sont ensuite les animaux eux-mêmes, puis les corps sans vie qu'ils adorent. Ils choisissent d'abord les plus beaux, c'est-à-dire et surtout les corps célestes. En premier lieu s'offre le soleil et quelques-uns n'adorent que lui. D'autres croient digne aussi des honneurs divins, la clarté de la lune, plus rapprochée de nous, dit-on, ce qui nous rend plus sensibles à ses influences. Ceux-ci comprennent, de plus dans leurs hommages les autres corps célestes et adorent tous les astres de la voûte étoilée. D'autres unissent au ciel éthéré les régions aériennes , ils abaissent leurs âmes sous la majesté de ces deux parties supérieures du monde des corps. Il en est qui se croient plus religieux encore en adorant toute la création, c'est-à-dire le monde entier et tout ce qu'il renferme, le principe qui donne la respiration et la vie, confondu par les uns avec la matière, regardé par les autres comme un être spirituel. De tout cet ensemble, ils ont fait la Divinité suprême dont tous les êtres ne seraient que les membres. Ils n'ont point su, hélas ! reconnaître l'auteur de toute la création; aussi tombent-ils aux pieds des idoles, et après avoir adoré les œuvres de Dieu, ils rampent devant les œuvres de leurs mains: ces œuvres toutefois sont encore visibles.

 

 

 

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CHAPITRE XXXVIII. AUTRE ESPÈCE D'IDOLÂTRIE, LA TRIPLE CONCUPISCENCE.
 

69. Il est effectivement une autre idolâtrie plus coupable et plus avilissante; adorateur de ses vailles imaginations, l'homme rend des hommages religieux à tout ce que les coupables désirs de son orgueil inspirent à son esprit égaré, mais bientôt il n'adore plus rien, parce qu'il ne voit dans le culte des faux dieux qu'une ténébreuse superstition et un misérable esclavage. En vain cependant condamne-t-il cette erreur, il ne sait pas lui-même secouer le joug de la servitude, car il lui reste ces mêmes vices qui l'ont porté à leur rendre ses (571) hommages. Il subit donc l'empire d'une triple concupiscence : l'orgueil, la volupté et la curiosité. Non, de tous ceux qui ne veulent rien adorer, vous n'en trouverez aucun qui ne se plonge dans les plaisirs de la chair, ou qui n'aspire à une vaine domination, ou qui ne soit sottement épris de quelque curiosité. Malheureux ignorants qui s'attachent aux frivolités pour y trouver leur bonheur !

Mais de gré ou de force, chacun s'attache nécessairement aux moyens où il veut trouver le bonheur. On court partout où on les voit, et l'on craint tout ce qui semble pouvoir les ravir. Or une faible étincelle, un chétif insecte, ne peuvent-ils pas à chaque instant les enlever ? Et sans signaler d'innombrables accidents, le temps lui-même ne détruit-il pas impitoyablement tous les biens périssables? Aussi comme ce monde les renferme tous, ceux qui par esprit d'indépendance se refusent à toute adoration, subissent l'esclavage de tout ce qui existe en ce monde.

70. Ils sont donc réduits à cet excès de misère, entièrement dominés par leurs penchants coupables, victimes de la chair, de l'orgueil, ou de la curiosité, peut-être de deux de ces passions, ou même de toutes ensemble. Néanmoins, tant qu'ils sont sur le chemin de la vie, ils peuvent les attaquer et les vaincre, pourvu qu'ils croient d'abord ce qu'il ne leur est point donné de comprendre et qu'ils ne s'attachent point au monde : « Car tout ce qui est dans le monde, disent les livres divins, est  concupiscence de la chair , concupiscence des yeux et ambition du siècle (1). » L'Écriture désigne ainsi les trois passions que nous venons de nommer: elle appelle concupiscence de la chair la recherche des plaisirs honteux, concupiscence des yeux, la curiosité, et ambition du siècle, l'orgueil.

71. Triple tentation que la Vérité a subie après s'être faite homme, afin de nous enseigner à la repousser. « Ordonne que ces pierres soient du pain, » dit le tentateur. «L'homme, répond cet unique Maître, ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole de Dieu.» Ainsi nous apprend-il à dompter les entraînements de la volupté, à ne pas même écouter les conseils de la faim. Mais peut-être l'éclat de la domination temporelle pourrait l'éblouir, lui que la volupté n'a pu corrompre. Tous les royaumes de la terre lui sont donc montrés :

 

1. Jean, II, 16.

 

« Je te les donnerai tous, si tu te prosternes pour m'adorer. » Il est répondu au tentateur : « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu ne serviras que lui. » Ainsi notre maître foule aux pieds l'orgueil. Il triomphe également des séductions de la curiosité. Le tentateur ne le pressait de se précipiter du haut du temple que pour faire un essai; mais il demeure invincible et sa réponse nous apprend que pour connaître Dieu, il est inutile de lui demander des preuves visibles de ce qu'il est « Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu (1). » Ainsi celui que nourrit intérieurement la parole de Dieu ne doit pas chercher la volupté dans le désert de ce monde. Celui qui est soumis à Dieu seul n'aspire point à se produire sur la montagne, n'ambitionne point l'élévation terrestre. Et si le spectacle éternel de l'immuable Vérité ravit l'esprit, il ne faut point quitter cette élévation et abaisser nos regards sur les biens inférieurs et passagers.

 

 

 

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CHAPITRE XXXIX. COMMENT L'HOMME PEUT TRIOMPHER DE LA VOLUPTÉ.
 

72. Qu'y a-t-il donc encore qui ne puisse aider l'âme à se rappeler sa première beauté perdue, quand ses vices mêmes peuvent lui en fournir le moyen? Ainsi la sagesse divine atteint avec vigueur d'une extrémité à l'autre (2); par elle le souverain architecte coordonne toutes ses couvres vers la beauté d'une même fin; dans sa miséricorde, il n'a été jaloux d'aucune des beautés qu'il pouvait créer à quelque degré que ce fût et en faisant que nul ne se pelisse séparer de la vérité même, sans en rencontrer quelques vestiges. Examine à quoi tiennent les plaisirs des sens , n'est-ce point à des rapports de convenance ? Car si l'opposition produit la douleur, la convenance engendre le plaisir. Sache donc où est l'accord parfait, mais ne va pas au dehors, cherche en toi-même; la vérité réside dans l'homme intérieur; et si ta nature te paraît trop inconstante, élève-toi plus haut. Mais souviens-toi que t'élever au-dessus de toi, c'est t'élever au-dessus de la raison. Monte donc jusqu'au foyer où s'allume le flambeau de cette raison. Où doit tendre en effet tout bols raisonnement, si ce n'est à la vérité? Car la vérité ne se

 

1. Matth. IV, 1-10 ; Luc, IV, 2, 12. — 2. Sag. VIII, 1.

 

572

 

découvre point à elle-même par le raisonnement, c'est à elle que le raisonnement conduit. Vois donc ici une convenance que tu ne pourras retrouver nulle part aussi parfaite , et demeures-y attaché. Sache reconnaître que tu n'es point ce qu'est cette vérité, car elle n'a point à se chercher; et c'est en la cherchant, non dans l'espace, mais par les désirs de ton âme, que tu as pu la trouver. Ainsi l'homme intérieur pourra s'unir à l'être mystérieux qui habite en lui, et trouver dans cette union non des plaisirs grossiers et charnels, mais la volupté spirituelle et suprême.

73. Peut-être ne comprends-tu pas ceci, et doutes-tu de la vérité de mes paroles? Regarde au moins si tu n'es pas sûr de ton doute; et si tu en es certain, cherche ce qui te donne cette certitude. Non assurément , tu n'auras pas pour te guider les rayons du soleil , mais la lumière véritable qui éclaire tout homme venant en ce monde (1). Elle ne se montre point aux yeux du corps, ni aux regards arrêtés sur les vains fantômes que ces mêmes yeux leur ont apportés; mais elle apparaît à ceux qui savent dire à ces imaginations : Ce n'est point vous que je cherche, et ce n'est point par vous que je vous juge; je condamne ce que je trouve en vous de difforme, et j'agrée les beautés que j'y rencontre. Car ce qui dirige en moi le blâme et la louange surpasse encore ces beautés. Aussi je le préfère non-seulement à votre beauté, mais aussi à tous les corps où je vous ai puisées.

As-tu compris cette règle? tu peux ainsi la formuler: celui qui connaît son doute, connaît une chose vraie : or il est certain de ce qu'il connaît, donc il est certain de ce qui est vrai, et en doutant de la vérité , il trouve en lui ce qui doit mettre fin à son doute. Mais rien n'est vrai que par la vérité : il ne doit donc point douter de la vérité, s'il peut douter de quoi que ce soit. De plus, comprendre ceci , c'est voir par cette lumière qui ne brille ni dans le temps ni dans l'espace, ni au milieu des images que le temps et l'espace peuvent fournir. Et ces vérités pourraient-elles s'altérer, quand même le raisonnement serait anéanti, ou irait se perdre dans les grossières conceptions des hommes charnels? Car le raisonnement n'a point créé ces vérités, il les a constatées. Donc avant d'être découvertes, elles existent, et c'est pour nous renouveler qu'elles se manifestent à nous.

 

1. Jean, I, 9.

 

 

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CHAPITRE XL. DE LA BEAUTÉ CORPORELLE ET DE LA VOLUPTÉ CHARNELLE. — PEINE DU PÉCHÉ.
 

74. Ainsi l'homme intérieur renaît à une nouvelle vie et chaque jour se détruit l'homme extérieur (1). Le premier considère celui-ci, et en le comparant à soi, il le trouve difforme; mais considéré en son rang l'homme extérieur est beau; il aime dans les corps la convenance, et corrompt ce qu'il s'approprie, c'est-à-dire ce qui l'alimente. Ces aliments se corrompent en ce sens qu'ils perdent leur nature pour entrer dans la composition de nos différents organes, y renouveler ce qui est usé, et y prendre une forme nouvelle et convenable. L'action vitale les juge en quelque sorte : les uns donc servent à former cette beauté visible, ceux qui n'y sont point propres s'échappent comme superflus. Et parmi ces derniers, les uns plus grossiers retournent à la terre pour revêtir des formes nouvelles; d'autres s'exhalent de tous les pores; d'autres enfin pénètrent dans les organes les plus secrets de tout l'être vivant pour le rendre capable de se reproduire, et provoqués par l'union des sexes, ou seulement par l'image de cette union, ils descendent du sommet de la vie au milieu des voluptés grossières. Dans le sein maternel et durant des temps déterminés, ils se rendent à la place désignée , pour former chaque membre dans chaque partie du corps; et si l'harmonie n'a point été violée, la lumière ajoute son coloris, il naît un enfant que l'on dit beau et dont la vue excite le plus ardent amour dans ceux qui s'y attachent. Ce charme pourtant est moins le produit de la forme vivante, que de la vie elle-même; car si cet être vivant nous aime, il a pour nous des attraits plus séduisants : s'il nous hait, sa vue nous irrite, nous est insupportable, quand même sa beauté charmerait les regards. Telle est le domaine de la volupté charnelle : telle est l'infime beauté. Elle est soumise à la corruption, sans quoi on en prendrait une trop haute idée.

75. Mais admire ici l'action de la Providence elle ne condamne point comme mauvaise cette volupté , puisqu'elle conserve si visiblement les traces des nombres primitifs, et de la sagesse de Dieu qui est sans nombre; mais elle

 

1. II Cor. IV, 16.

 

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lui assigne le dernier rang; et pour nous inviter à rechercher le bien immuable, elle mêle à ce genre de plaisirs les douleurs, les maladies, le désordre dans les membres, le trouble de la physionomie, les agitations de l'âme et les colères. Elle emploie à répandre ces amertumes le bas ministère de ces êtres que l'Ecriture appelle exterminateurs et anges de colère, et qui heureux de faire le mal ne savent quel utile résultat ils travaillent à assurer. A ces anges sont semblables les hommes qui font leur bonheur des misères d'autrui et qui ne voient ou ne veulent voir dans nos égarements que des motifs de joie et des divertissements de théâtre. Ainsi les souffrances de la vie sont pour les justes un enseignement, une épreuve; elles lui assurent la victoire, le triomphe et la liberté. Pour les méchants, c'est la déception, le tourment, la défaite, la condamnation et l'esclavage. Ils sont les esclaves non du souverain Seigneur, mais de ses derniers ministres, de ces anges qui se repaissent des douleurs et de la misère des réprouvés et à qui la méchanceté fait un supplice de la délivrance des justes.

76. Ainsi la mission et la fin de toutes les créatures concourent à la beauté de l'univers ; et les détails qui nous font peine s'harmonisent parfaitement dans l'ordre général. En effet peut on juger d'un édifice par un seul de ses côtés, de la beauté d'un homme par sa chevelure, de sa parole par le mouvement de ses doigts, du cours de. la lune par ses phases de quelques jours? Ces sortes de créatures sont placées au dernier rang parce que en elles la beauté de l'ensemble se compose de parties imparfaites; et pour bien apprécier leur mérite, soit dans le repos, soit dans l'action, il faut les considérer tout entières. Appliqué au tout ou à la partie, notre jugement est beau quand il est vrai: il est même supérieur au monde entier, et en jugeant ce monde selon la vérité, nous ne nous attachons à aucune de ses parties. Quant à l'erreur qui s'attache à quelque portion de ce monde, elle porte en elle-même sa difformité. Mais comme le noir donne du lustre à l'ensemble d'un tableau, ainsi l'immuable Providence dispose tellement toute cette mêlée de la vie, qu'elle traite différemment les vaincus et les vainqueurs, les combattants et les spectateurs, différemment encore les âmes paisibles qui ne cherchent qu'à contempler Dieu. Dans tout, en effet, il n'y a de mal que le péché et la peine du péché, c'est-à-dire la volontaire séparation de l'Etre souverain et le supplice involontaire causé par le dernier des êtres, en d'autres termes: la liberté de la justice et la servitude du péché.

 

 

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CHAPITRE XLI. LA PEINE INFLIGÉE AU PÉCHEUR CONTRIBUE A L'ORDRE GÉNÉRAL.
 

77. L'homme extérieur s'anéantit ou par les progrès de l'homme intérieur, ou par sa propre défaillance. Quand il s'anéantit par les progrès de l'homme spirituel, c'est pour se relever plus parfait , et recouvrer son intégrité au son de la dernière trompette, et il ne pourra plus alors ni corrompre ni être corrompu. Mais s'il se dégrade lui-même, il tombe en des beautés d'un ordre inférieur, c'est-à-dire sous la justice du châtiment. Je parle ici de beautés, car rien n'est dans l'ordre qui ne soit beau; et comme dit l'Apôtre (1), « Tout ordre vient de Dieu (2). »

Nous devons avouer qu'un homme dans les pleurs est préférable à un brillant vermisseau: cependant je pourrais, sans mentir, louer longuement cette chétive créature , faire remarquer l'éclat de ses couleurs, la délicatesse de ses formes, l'accord parfait entre la tête et le milieu, entre le milieu et l'extrêmité ; l'unité reproduite autant qu'elle peut l'être dans cette humble nature: car il n'est rien d'un côté, qui ne se voie de l'autre avec d'égales dimensions. Que dirai-je ensuite de la vie qui anime ce petit corps? comme elle le meut avec mesure, comme elle cherche ce qui convient, comme elle sait selon ses forces, vaincre où éviter les obstacles ! et rapportant tout à la conservation, ne révèle-t-elle pas mieux que le corps l'unité supérieure, qui a créé toutes les natures ? J'ai parlé d'un vermisseau doué de vie: mais que n'ont pas dit plusieurs auteurs sans exagération pour louer la cendre même, la pourriture (3)? Quand donc je parle de l'âme humaine qui toujours et partout l'emporte sur tous les corps, faut-il s'étonner que j'admire l'ordre dont elle fait partie , que je voie ses châtiments produire de nouvelles beautés? Malheureuse, elle n'est pas où doivent être les bienheureux, mais où il convient que soient les malheureux.

 

1. I Rétract. ch. 13, n. 7. — 2. Rom. XIV, I. — 3. Caton cité par Cicéron.

 

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78. Que personne ne nous trompe; tout ce qui est justement blâmé est rejeté en comparaison de ce qui est meilleur (1).

Or toute créature, fût-elle la dernière, la moins digne de notre estime, est encore préférable au néant : de plus on n'est jamais bien, tant qu'il est possible d'être mieux. Si donc il nous est donné de pouvoir jouir de la vérité même, il ne convient pas de nous arrêter sur quelques-unes de ses traces, et bien moins encore sur ses derniers vestiges en nous attachant aux plaisirs de la chair. Ainsi domptons les séductions et les douleurs de cette passion. Si nous sommes hommes, soumettons cette femme. Sous notre conduite elle deviendra meilleure, et perdra le nom de passion pour prendre celui de tempérance. Car si elle nous conduit et nous impose ses volontés, elle s'appelle passion et débauche, et nous, légèreté et folie. Suivons le Christ notre chef, afin d'être suivis à notre tour par celle dont nous sommes le chef. Ce commandement peut être adressé également aux femmes, non par droit marital, mais par droit fraternel; car en vertu de ce droit il n'y a dans la société du Christ ni homme ni femme. Celles-ci ont reçu également quelque chose de viril, pour dompter l'attrait des voluptés efféminées, pour servir le Christ et commander à la passion. C'est le spectacle que présentent depuis la formation du peuple chrétien une foule de vierges et de veuves, beaucoup de femmes soumises au mariage, mais sachant en observer les devoirs dans l'union fraternelle. Quant à cette partie de nous-mêmes que Dieu nous commande de dominer, sur laquelle il nous excite et nous aide à rétablir notre autorité, si par négligence ou par impiété, l'homme, c'est-à-dire l'esprit et la raison, se laisse dominer par elle, quelle honte et quelle indignité 1 Mais il mérite dans cette vie et il obtiendra réellement dans l'autre la destinée et la place que juge convenable le Maître suprême, le Souverain Seigneur. Ainsi donc il n'est aucune difformité qui souille l'univers considéré dans son ensemble.

 

 

 

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CHAPITRE XLII. LA VOLUPTÉ CHARNELLE, INVITE ELLE-MÊME A CHERCHER L'UNITÉ.
 

79. Par conséquent, avançons pendant que le jour est pour nous, c'est-à-dire pendant

 

1. Rétract. ch. 13, n. 8

 

qu'il nous est donné de faire usage de la raison pour nous tourner vers Dieu; pour mériter d'être éclairés par son Verbe, la véritable lumière, et n'être pas enveloppés dans les ténèbres (1). Le jour, c'est l'éclat de cette lumière « qui éclaire tout homme venant en ce monde (2). » —  « Tout homme, » est-il écrit; car il peut user de sa raison, et chercher pour se relever un point d'appui où il est tombé.

Si donc on aime les voluptés charnelles, qu'on les considère avec attention; et si l'on y découvre les vestiges de quelques nombres, qu'on cherche où sont les nombres dégagés de la matière; car là se trouve davantage l'unité. Sont-ils ainsi dans le mouvement vital, principe de la reproduction? il faut les y admirer plutôt que dans le corps lui-même. Car si les nombres étaient matériels dans la semence comme la semence elle-même, de la moitié d'une graine de figue naîtrait une moitié d'arbre, et pour la génération des animaux, si la matière séminale n'était pas non plus tout entière, elle ne pourrait produire l'être tout entier, et un seul germe si petit ne pourrait avoir une force illimitée de reproduction. Mais un seul germe est si fécond qu'il suffit pour propager indéfiniment pendant des siècles et selon sa nature les moissons par les moissons, les forêts par des forêts, les troupeaux par les troupeaux, les peuples par les peuples; et pendant une si longue succession , il n'est pas une feuille, pas un cheveu qui ne trouve sa raison d'être dans cette première et unique semence.

Voyons ensuite quels harmonieux et suaves accords retentissent dans les airs au chant du rossignol. Jamais le souffle de ce petit oiseau ne les reproduirait au gré de ses caprices, s'il ne les trouvait comme imprimés immatériellement dans le mouvement même de la vie. Nous pouvons observer le même phénomène dans tous les autres animaux privés de raison, mais doués de sensibilité. Il n'en est aucun qui dans le son de la voix, ou dans tout autre mouvement de ses organes, ne produise un nombre et une mesure propres à son espèce. La science ne les lui a point communiqués, il les trouve dans sa nature, dont les limites ont été fixées par la loi immuable de toutes les harmonies.

 

1. Jean, XII, 35. — 2. Id. I, 9.

 

 

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CHAPITRE XLIII. L'HOMME DÉCOUVRE L'ORDRE ET LES PROPORTIONS DANS L'ESPACE ET LE TEMPS. — L'ORDRE PROCÈDE DE L'ÉTERNELLE VÉRITÉ.
 

80. Revenons à nous-mêmes et mettons de côté ce qui nous est commun avec les arbustes et les animaux. Toujours l'hirondelle bâtit son nid de la même manière; ainsi en est-il de chaque espèce d'oiseaux. Mais pour nous, comment se fait-il que nous puissions apprécier ces formes qu'ils recherchent, le degré de perfection qu'ils y atteignent, et que comme les maîtres de toutes ces configurations nous sachions en mime temps varier à l'infini la forme de nos édifices et des autres oeuvres matérielles? D'où nous vient de comprendre que ces niasses visibles de la matière sont proportionnellement grandes ou petites; pourquoi un corps si tenu qu'il soit peut être partagé en deux , et par conséquent divisé à l'infini ; qu'en conséquence, d:un grain de millet à une de ses parties la différence peut être la même que du monde entier à notre corps et qu'il est pour cette faible partie aussi grand que le monde est pour nous; que ce monde lui-même tire sa beauté de la beauté de ses formes et non de son volume; qu'il paraît grand non à cause de sa longue étendue, mais à cause de notre petitesse, c'est-à-dire de celle de tous les animaux dont il est peuplé; et que comme ceux-ci peuvent se diviser à l'infini, ils sont petits non en eux-mêmes, mais comparés à d'autres, surtout à l’ensemble de tout cet univers? Nous ne pouvons apprécier d'une autre manière le temps qui s'écoule : car toute quantité peut être, dans le temps comme dans l'espace, réduite à sa moitié. Si courte qu'elle soit, elle commente, se continue et finit; elle est donc nécessairement à sa moitié, lorsqu'on la partage au point où elle commence à incliner vers sa fin. D'après cela une syllabe est brève, si on la compare à une plus longue; une heure d'hiver est de courte durée, comparée à une heure d'été (1). Ainsi trouvons-nous courte une heure comparée au jour entier, le jour comparé au mois, le mois à l'année, l'année au lustre, le lustre à un espace plus long, le plus long

 

1. Les anciens divisaient le jour en 12 heures égales, plus longues par conséquent en été qu'en hiver.

 

espace à toute la durée du temps; et ce n'est ni la durée, ni l'étendue, mais un ordre plein de sagesse qui donne la beauté à cette succession si pleine d'harmonie et si bien graduée dans le temps et dans l'espace.

81. Mais la mesure même de l'ordre vit dans l'éternelle vérité sans s'étendre comme les corps, sans passer avec les années; sa puissance l'élève au-dessus de tout lieu, son immuable éternité au-dessus de tous les temps. Sans lui cependant la longueur de l'étendue ne peut être ramenée à l'unité, ni la succession des temps se compter sans erreur, le corps même ne peut être corps, ni le mouvement être mouvement. Il est cette unité première qui n'a ni matière ni mouvement, soit dans le fini, soit dans l'infini. Car il ne change, ni selon les lieux, ni selon les temps ; cette unité souveraine étant le Père même de la vérité, le Père de la divine Sagesse, qui est appelée sa ressemblance, parce qu'elle l'égale en tout; et son image parfaite, parce qu'elle procède de lui. Et comme elle procède de lui tandis que les autres êtres ne sont que par lui, on a raison de la nommer encore son Fils. Elle est la forme première et universelle, réalisant dans toute sa perfection l'unité de celui de qui elle tient l'être; en sorte que toutes les autres existences doivent se conformer à ce modèle parfait pour être semblables au principe de toute unité.

 

 

 

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CHAPITRE XLIV. TOUT EST RAMENÉ A DIEU PAR LA CRÉATURE RAISONNABLE.
 

82. Parmi ces êtres, les uns sont non-seulement par cette sagesse, mais encore pour elle: telles sont les créatures douées de raison et d'intelligence, et parmi elles l'homme créé à l'image et à la ressemblance de Dieu : autrement il ne pourrait contempler l'immuable vérité. D'autres sont formées par elle, mais non point directement pour elle; car si la créature raisonnable s'attache à son Créateur, de qui, par qui et pour qui elle est, elle commande à tout le reste: à cette vie infime qui la touche et l'aide à dominer le corps; au corps lui-même, à cette nature, à cette essence du dernier degré; elle le maîtrisera à son gré, sans éprouver de sa part aucune pénible résistance, parce que loin de lui demander le bonheur, de le rechercher par lui, elle (576) le tiendra de Dieu immédiatement. Aussi quand le corps aura été réhabilité et purifié, elle en dirigera tous les mouvements, sans redouter ni affaiblissement, ni difficulté. « A la résurrection, il n'y aura plus ni femmes, ni maris, mais ils seront comme les anges dans le ciel (1). L'estomac est pour la nourriture et la nourriture pour l'estomac, mais un jour Dieu détruira l'un et l'autre (2). Parce que le royaume de Dieu n'est point le boire et le manger, mais la justice, la paix et la joie (3). »

83. Ainsi nous trouvons jusque dans la volupté charnelle ce qui nous apprend à la mépriser : le mal n'est point dans la nature du corps, il consiste à s'attacher honteusement au dernier des biens, quand on peut aimer et posséder les premiers. Le cocher précipité de son char et expiant sa témérité, accuse de son malheur tout ce qui l'entoure. Mais plutôt qu'il appelle à son secours; et si le souverain Maître daigne l'entendre, si on arrête les coursiers offrant un nouveau spectacle de sa chute, et prêts à donner, si l'on ne porte secours, celui de son trépas; qu'aussitôt remis sur son siège, élevé au-dessus des roues, il ressaisisse les rênes et dirige avec prudence les chevaux redevenus dociles; il reconnaîtra alors comme tout est bien disposé dans ce char et cet attelage, qui naguère prêt de se briser, l'exposait lui-même après avoir perdu dans sa course la mesure convenable. C'est ainsi que s'est débilité notre corps, lorsque l'âme trop avide au paradis terrestre saisit le fruit défendu , malgré les prescriptions du médecin qui devait la sauver pour l'éternité.

 

 

 

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CHAPITRE XLV. LES EXCÈS DE L'ORGUEIL NOUS ENSEIGNENT AUSSI LE CHEMIN DE LA VERTU.
 

84. Si donc cette chair visible, qui dans sa corruption, ne peut plus prétendre à la vie bienheureuse, nous enseigne à le reconquérir, lorsque du souverain bien, nous sommes descendus au dernier de tous, quelles leçons plus vivantes se retrouvent dans le désir des distinctions et des honneurs, dans l'orgueil et les pompes de ce monde? Que veut l'homme en effet dans ces aspirations, si ce n'est d'être seul pour tout dominer, s'il était possible, cherchant ainsi à imiter en mauvais sens la toute-

 

1. Matth. XXII, 30. — 2. I Cor. VI, 13. — 3. Rom. XIV, 17.

 

puissance de Dieu? S'il l'imitait en se soumettant à ses divins préceptes, il serait par lui le maître de tout; et il ne serait point dégradé jusqu'à redouter l'approche d'un vil animal, pendant qu'il veut commander aux hommes. L'orgueil recherche donc aussi à sa manière l'unité et la toute-puissance; mais il la veut dans le domaine des biens temporels qui passent tous comme l'ombre.

85. Nous voulons être invincibles, c'est bien, ce désir de notre âme vient de Dieu, qui l'a créée à son image; mais il fallait accomplir sa loi , elle qui nous eût rendus invincibles. Or, depuis que celle dont les paroles nous ont honteusement séduits, subit elle-même les douleurs de l'enfantement, il nous faut supporter le travail sur la terre et nous sommes ignominieusement vaincus par tout ce qui peut nous troubler, nous épouvanter. Ainsi nous ne voulons pas être vaincus par des hommes, et nous ne pouvons vaincre la colère 1 Est-il rien de plus affreux que cette ignominie? Nous savons qu'un homme est ce que nous sommes; s'il a des vices, il n'est point le vice lui-même. Combien donc il serait plus honorable pour nous d'être vaincus par un homme plutôt que par le vice ? Qui ne reconnaît que l'envie est un cruel penchant dont il faut subir l'impitoyable despotisme, quand on ne veut point plier pour des intérêts temporels devant les circonstances ? Il est donc plus convenable aussi d'être vaincu par un homme que de l'être par l'envie ou toute autre passion.

 

 

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CHAPITRE XLVI. CE QUI REND L'HOMME INVINCIBLE C'EST L'AMOUR DE CE QU'ON NE PEUT LUI RAVIR, L'AMOUR DE DIEU ET DU PROCHAIN. — COMMENT IL DOIT AIMER LE PROCHAIN.
 

86. Mais l'homme lui-même ne pourra vaincre celui qui a dompté ses passions. Celui-là seul est vaincu à qui l'ennemi enlève de qu'il aime. Quand donc on n'aime que ce qui ne peut être enlevé, on est assurément invincible et jamais on n'éprouvera les tourments de l'envie. On aime en effet ce qui se prodigue avec d'autant plus d'abondance qu'un plus grand nombre l'aiment et le recherchent. On aime Dieu de tout son coeur, de toute son âme, de tout son esprit; on aime aussi son prochain comme soi-même, et loin de lui porter envie pour (577) l'empêcher de devenir ce qu'on est, on l'aide. autant qu'on peut à le devenir. Or en aimant le prochain comme soi-même on ne saurait le perdre, car en soi-même on n'aime pas ce qui tombe sous les yeux ni sous les autres sens de sorte que l'on porte en soi celui que l'on chérit comme soi-même.

87. Vouloir pour les autres tous les biens qu'on désire pour soi-même,et ne leur vouloir pas les maux que soi-même on redoute, voilà la règle de l'amour (1), telles sont les dispositions que l'on a pour tous les hommes: car il ne faut faire de mal à personne, « et l'amour du prochain ne commet jamais l'iniquité (2). » Voulons-nous donc être invincibles? Aimons même nos ennemis, c'est le précepte divin (3). Car l'homme n'a point en lui cette force que rien ne peut vaincre. Il la trouve dans l'immuable loi qui rend libre quiconque lui est soumis. C'est ainsi que rien ne peut lui ravir ce qu'il aime et cela suffit pour rendre un homme invincible et parfait. Si l'on n'aimait point son semblable comme soi-même, mais qu'on l'aimât comme on aime une bête de somme, une maison de bain, le plumage d'un bel oiseau, ou son joli ramage, c'est-à-dire pour le profit ou le plaisir temporel qu'il peut procurer, on serait l'esclave non pas de l'homme, mais, ce qui est le plus humiliant, d'un vice honteux et détestable, celui de ne pas aimer l'homme comme il mérite d'être aimé; et ce vice conduit, non pas à la fin de la vie, mais à la mort.

88. Ajoutons que l'homme ne doit pas aimer l'homme comme on aime des frères selon la chair, des enfants, une épouse, des parents, des alliés ou même des concitoyens; car cette affection n'est que pour un temps; et nous n'aurions pas ces relations, que la naissance et la mort rendent nécessaires, si fidèle aux préceptes divins et persévérant dans la ressemblance de Dieu, notre nature n'eût pas été condamnée à cette vie corruptible (4). Aussi, pour nous rappeler la perfection primitive, l'éternelle vérité nous commande de résister à ces exigences de la chair et du sang: elle a déclaré que personne ne pouvait prétendre au royaume du Ciel, s'il ne savait secouer le joug des affections charnelles (5). Et qu'y a-t-il ici d'inhumain? Il est bien plus inhumain de ne pas aimer dans l'homme sa qualité d'homme, pour n'aimer

 

1. Tob. IV, 26. — 2. Rom. XIII, 10. — 3. Matth. V, 44. —             4. Rét. ch. 13, n. 8. — 5. Luc, IX, 60, 62 ; XIV, 16.

 

que sa qualité d'enfant; car c'est ne point aimer en lui ce qui regarde Dieu, mais ce qui

nous regarde. Et comment s'étonner de ne voir point sur le trône quiconque aime le bien privé et non le bien public? Il faut aimer l'un et l'autre, dira quelqu'un. Il ne faut aimer que l'un d'eux, répond le Seigneur, car la vérité même l'a positivement affirmé : « Personne ne peut servir deux maîtres (1). » Il est impossible d'aller où l'on est appelé, sans quitter le lieu où l'on est. Or nous sommes appelés à reprendre notre nature parfaite, telle que Dieu l'a créée avant la chute, et à nous séparer de celle que nous avons méritée par le péché. Il faut donc haïr celle-ci, puisque nous désirons d'en être délivrés.

89. Si donc nous sommes embrasés de l'amour de l'éternité, haïssons les liens du temps. L'homme doit aimer son. prochain comme soi-même: or, personne n'est à lui-même son père, son fils, son parent, son allié, ni rien de tout cela; il est seulement un homme. Donc aimer son prochain comme soi-même, c'est aimer en lui ce que l'on est soi-même. Le corps n'est point en nous ce que nous sommes; il ne faut donc ni le rechercher, ni le désirer en qui que ce soit; et nous pouvons appliquer ici cette sentence de l'Écriture,: « Ne désire pas le bien d'autrui (2) ». Ainsi celui qui aime dans le prochain ce que lui-même n'est point à ses propres yeux, ne l'aime pas comme il s'aime. C'est la nature humaine qu'il faut aimer, soit parfaite, soit appelée à le devenir, sans considérer les rapports de parenté. Ainsi, ayant le même Dieu pour père, ceux qui l'aiment et font sa volonté, sont tous de la même famille. Ils sont de plus les uns pour les autres des pères en s'avertissant, des fils par leur déférence mutuelle; ils sont frères surtout, parce que leur unique Père les appelle tous, par son testament, à l'héritage du même bonheur.

 

 

 

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CHAPITRE XLVII. CARACTÈRE VÉRITABLE DE L'AMOUR POUR LE PROCHAIN. IL NOUS REND INVINCIBLES.
 

90. Et comment un homme ainsi disposé ne serait-il pas invincible, en aimant l'homme, puisqu'il n'aime en lui que l'homme, c'est-à-dire la créature de Dieu faite à son image, et puisqu'il ne saurait manquer d'une nature

 

1. Matth. VI, 24. — 2. Exod. XX,17.

 

578

 

parfaite à aimer, étant parfait lui-même? Je fais la supposition suivante : on aime un bon chanteur; on l'aime non parce qu'il est tel ou tel, mais parce qu'il est bon chanteur, et l'on est bon chanteur soi-même. Ne voudrait-on pas alors que tous les hommes chantassent bien, mais sans perdre soi-même ce que l'on aime, le don de bien chanter? Quelqu'un, au contraire, est-il jaloux de celui qui possède ce don? ce n'est plus alors le don qu'il aime, mais les louanges ou tout autre profit qu'il voudrait se procurer par ce moyen, et dont il peut être privé en tout ou en partie si un autre chante aussi bien que lui. Donc porter envie à celui qui chante bien, ce n'est point l'aimer, de même que, sans ce talent, il est impossible de bien chanter.

Nous pouvons bien mieux encore appliquer ce principe au sage, car il ne peut porter envie à personne, la vertu ayant pour tous des récompenses que ne diminue point le nombre de ceux qui y parviennent. Le chanteur habile ne peut toujours convenablement faire entendre sa voix, celle d'un autre peut lui être nécessaire pour produire l'effet qu'il désire. N'est-il pas des festins où il serait peu convenable qu'il chantât et où il convient qu'une autre voix se fasse entendre? Mais la vérité est de tous les temps; aussi celui qui l'aime et la pratique n'est point jaloux de ceux qui l'imitent; il se donne même à eux autant qu'il le peut, avec une extrême bienveillance et une bonté sans mesure. Il n'a pas besoin de leur aide, car ce qu'il aime en eux, il le trouve en lui dans toute sa perfection.

C'est ainsi qu'en aimant son prochain comme soi-même, on ne lui porte pas envie, car on ne s'en porte pas à soi-même; on lui donne ce que l'on peut, car on se le donne aussi; on n'a pas besoin de lui, car on n'a pas besoin de soi; on a seulement besoin de Dieu, pour être heureux dans l'union avec lui. Mais personne ne peut nous ravir Dieu. C'est donc par excellence et dans toute la vérité de l'expression, que l'homme est invincible quand il s'attache à Dieu, non pour mériter quelque bien en dehors de lui, mais parce qu'il ne connaît d'autre bonheur que de s'attacher à lui.

91. Tant que cet homme est en cette vie, tout lui sert . ses amis pour répondre à leur amitié, ses ennemis pour exercer sa patience; il fait du bien à qui il peut, il a pour tous bonne volonté. Malgré son détachement des biens temporels, il sait en faire un bon usage, consultant les besoins de chacun quand il ne peut s'intéresser à tous dans une égale mesure. S'il parle plus volontiers avec ses familiers, ce n'est point l'effet d'une préférence personnelle, c'est qu'il peut ouvrir son coeur avec plus de confiance et en rencontre plus facilement l'occasion; car il traite les mondains avec d'autant plus d'indulgence qu'il est lui-même moins attaché au monde, et comme il ne peut être utile à tous ceux qu'il aime, il serait injuste s'il ne préférait ceux qui lui sont plus unis. L'union des esprits est plus étroite que l'union formée par les temps et les lieux où l'on naît, et la plus puissante de toutes est celle qui triomphe de tout. Cet homme ne se laisse donc abattre par la mort de personne; car, il le sait, ce qui ne meurt point pour Dieu, le Seigneur des vivants et des morts, ne meurt point non plus pour qui aime Dieu de tout son cœur. La misère des autres ne le rend point malheureux, comme la justice d'autrui ne fait pas la sienne; et comme nul ne peut lui enlever ni Dieu, ni la justice, nul ne peut.lui enlever le bonheur. Les dangers du prochain, ses égarements ou ses douleurs peuvent le toucher quelquefois, mais c'est pour le secourir, le reprendre ou le consoler, jamais pour en être bouleversé.

92. Dans les fatigues où l'appelle son devoir, toujours il est soutenu par le sûr espoir du repos à venir. Qui peut lui nuire, quand il sait tirer avantage de son ennemi même? Appuyé sur le secours de Celui qui lui commande d'aimer ses ennemis et lui en fait la grâce, il ne redoute pas les inimitiés. Ne point s'attrister est trop peu pour sa charité ; il lui faut la joie dans les tribulations. Il sait « que la tribulation produit la patience , la patience l'épreuve, l'épreuve l'espérance ; or l'espérance ne confond point; car l'amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par l'Esprit- Saint qui nous a été donné (1). » Qui pourra le blesser ? qui pourra l'assujétir ? Il profite de la prospérité, et l'adversité lui apprend quels progrès il a faits. A-t-il en abondance les biens périssables ? Il n'y met point sa confiance. Viennent-ils à lui échapper? Il voit s'ils n'ont point séduit son coeur. Souvent en effet, quand nous les possédons, nous croyons ne point les aimer; mais s'ils nous quittent, nous découvrons ce que nous sommes. Quand nous n'avons

 

1. Rom. V, 3-5.

 

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pas aimé, nous perdons sans douleur. Quoiqu'on paraisse vaincre , on est donc vaincu, quand on acquiert en triomphant ce qu'on ne pourra perdre sans amertume ; on triomphe au contraire, quoiqu'on paraisse vaincu, quand en cédant on arrive à ce qu'on ne peut perdre malgré soi.

 

 

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CHAPITRE XLVIII. QUELLE EST LA JUSTICE PARFAITE?
 

93. Tu aimes la liberté ? Cherche donc à t'affranchir de toute affection pour les créatures périssables. Tu veux régner? Sois soumis et uni à Dieu, le suprême et unique dominateur, en l'aimant plus que toi-même. La justice parfaite consiste à préférer ce qui est meilleur, à aimer moins ce qui est de moindre valeur. Aime donc l'âme sage et parfaite, telle qu'elle se montre à toi: n'aime pas de la même manière l'âme insensée; mais parce qu'elle peut arriver à la sagesse , et à la perfection. Nul en effet ne doit aimer sa propre folie. autrement, il ne fera aucun progrès dans la sagesse; et jamais on ne deviendra ce que l'on désire si l'on ne se liait tel que l'on est. Mais jusqu'à ce qu'on parvienne à cette sagesse, à cette perfection, qu'on supporte les travers du prochain comme on supporterait les écarts de sa propre folie, avec le désir d'être sage. Si donc l'orgueil n'est qu'une ombre de la vraie liberté et de la domination véritable, la divine providence nous rappelle par ce moyen ce que signifient les aspirations de nos vices et quel est le but où nous devons tendre après nous en être dépouillés.

 

 

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CHAPITRE XLIX. DE LA CURIOSITÉ. — COMMENT ELLE PEUT CONDUIRE L'HOMME A LA VÉRITÉ.
 

94. Quant aux spectacles et à tout ce qui tient à la curiosité, qu'y cherche-t-on autre chose que le plaisir de connaître? Mais alors quoi de plus admirable, de plus beau que la vérité? C'est à elle que tout spectateur prétend arriver lorsqu'il met tous ses soins à ne pas être trompé, et lorsqu'il se glorifie s'il vient à la découvrir avec plus de pénétration que d'autres, s'il l'apprécie avec plus de sagacité. Il n'est pas jusqu'au prestidigitateur avouant qu'il veut tromper, que l'on n'examine avec soin, dont on n'observe tous les mouvements avec la plus grande attention. Réussit-il à faire illusion? Comme on ne peut se vanter de sa propre science, on est heureux de la sienne, de celle qui a trompé. Si cet homme ignorait ou paraissait ignorer par quels moyens il trompe le spectateur, on se garderait d'applaudir à une ignorance que l'on partage. Mais si quelqu'un de l'assemblée a saisi son secret, il se croit plus digne d'éloges que le joueur, uniquement parce qu'il n'a pu être trompé. Et si le grand nombre l'ont découvert, celui-ci ne paraît plus digne d'éloges ; on rit même de ceux qui ne peuvent comprendre. Ainsi partout la palme est réservée à la connaissance, à la découverte habile, à l'intelligence de la vérité, que jamais on ne peut saisir en la cherchant à l'extérieur.

95. Dans quelles frivolités, dans quelles turpitudes sommes-nous donc plongés ! On nous demande ce que l'on doit préférer du vrai ou du faux; nous répondons unanimement que le vrai est préférable; néanmoins les amusements et les vrais plaisirs, où jamais le vrai, toujours le faux nous séduit, attirent plus puissamment nos coeurs que les oracles de la vérité. Ainsi notre châtiment se trouve dans notre jugement et nos aveux, puisque notre raison condamne ce que poursuit notre vanité. Ce ne serait qu'un jeu, qu'un spectacle, si nous ne perdions pas de vue la réalité dont la représentation nous amuse. Mais cette passion nous entraîne loin du vrai, nous ne savons plus ce que figurent ces représentations auxquelles nous nous attachons comme à la beauté première, et en les quittant, nous sommes tout entiers dans les images qu'elles ont laissées en notre âme. Voulons-nous ensuite rentrer en nous pour nous livrer à la recherche de la vérité? Ces images se mettent en travers de notre route, nous ferment le passage, cherchent à nous dépouiller, non à force ouverte, mais par des embûches excessivement dangereuses, et nous ne comprenons pas le sens profond de ces paroles : « Défiez-vous des simulacres (1). »

96. Ainsi les uns sont précipités par le vague de leurs pensées au milieu de mondes innombrables. Les autres n'ont pu concevoir Dieu que sous l'idée d'un corps de feu.. D'autres voient une lumière immense répandue au loin en des espaces sans limite; ils la voient

 

1. I Jean, 21.

 

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séparée d'un côté comme par un coin noir; ils s'imaginent que ce sont deux royaumes opposés, auxquels ils rapportent l'origine de toutes choses, et sur ces rêveries ils bâtissent toutes leurs fables. Leur demanderai-je sous la foi du serment s'ils croient à la vérité de ce qu'ils disent? Peut-être n'oseront-ils me répondre et me diront-ils à leur tour : Fais-nous donc toi-même connaître la vérité ! Et si je me contente de leur répliquer qu'ils regardent cette lumière dont la lueur leur montre que croire n'est pas comprendre, eux-mêmes sont prêts à affirmer avec serment que les yeux ne peuvent l'apercevoir, qu'on ne peut se la représenter dans une étendue locale, qu'elle s'offre partout à ceux qui la recherchent; l'esprit ne peut rien découvrir avec plus de certitude et de clarté.

97. De plus, tout ce que je viens d'énoncer sur cette lumière de l'intelligence ne m'a été dévoilé que par elle. Par elle en effet je comprends la vérité de mes paroles et c'est elle encore qui me fait voir que je la comprends. Allons plus loin: si un homme comprend qu'il comprend, si de plus il se rend compte de ce dernier acte de son entendement et toujours ainsi, je comprends qu'il s'engage dans l'infini, et qu'il n'y a dans cet infini ni espace ni changement. Je comprends aussi que je ne puis comprendre sans être vivant, et je comprends encore mieux qu'en comprenant j'ai plus de vie. Car la vie éternelle surpasse par sa nature même la vie temporelle, et je ne puis savoir ce que c'est que l'éternité, autrement que par un acte de mon intelligence. Le regard de mon esprit en sépare tout ce qui est muable et je ne puis distinguer en elle aucun temps, parce que le temps suppose des successions de mouvements. Mais dans l'éternité rien ne passe, rien n'est à venir; ce qui finit cesse d'être, et ce qui doit commencer n'est pas encore: l'éternité est toujours. Elle n'a pas été, comme si elle n'était plus; elle ne sera pas, comme si elle n'était pas encore. Aussi a-t-elle pu, seule, dire à l'esprit de l'homme : « Je suis celui qui suis; » et l'on a pu dire d'elle avec la même vérité « Celui qui est, m'a envoyé (1). »

 

1. Exod. III, 4.

 

 

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CHAPITRE L. COMMENT FAUT-IL ÉTUDIER L'ÉCRITURE SAINTE ?
 

98. Si nous ne pouvons nous attacher encore à elle, faisons au moins la guerre à nos vaines rêveries, éloignons du théâtre de notre esprit ces amusements si frivoles et si trompeurs; et montons les degrés que la divine providence a daigné disposer pour nous. Séduits par les fictions théâtrales, nous nous perdions dans la vanité de nos pensées et nous allions consumer toute notre vie en des rêves insensés. Mais l'ineffable miséricorde de Dieu n'a point laissé devenir à nous par le ministère de la créature raisonnable, soumise à ses lois. Non-seulement les sons articulés et l'écriture, mais encore la fumée, le feu, la colonne, la nuée furent les signes visibles de sa pensée ; les paraboles et les comparaisons charmèrent nove enfance, ce fut comme la boue qui guérit les yeux de notre âme.

99. Examinons donc ce. que nous devons connaître par le témoignage de l'histoire ou découvrir aux clartés de l'évidence ; ce qu'il faut croire et confier à la mémoire avant d'en comprendre le sens; où est la vérité, non celle qui arrive et qui passe, mais la vérité immuable; comment découvrir le sens allégorique des vérités révélées par l'Esprit-Saint; s'il suffit d'appliquer les actions visibles du passé aux événements extérieurs des temps actuels

ou s'il faut encore y voir figurées les passions et la nature de l'âme, et jusqu'à l'immuable éternité; s'il y a de ces figurés pour signifier les faits extérieurs, d'autres qui se rapportent aux passions de l'âme, d'autres aux lois éternelles, d'autres enfin où l'on puisse découvrir tout cela en même temps ; quel est l'objet immuable de la foi à laquelle se doivent rapporter toutes les interprétations; si c'est un objet historique et temporel, ou bien spirituel et éternel; comment arriver à l'intelligence et à l'amour des biens éternels, où est la fin des bonnes oeuvres et la claire vue de ce que l'on a cru dans le temps; ce qui distingue l'allégorie de l'histoire et l'allégorie des faits, celle des discours et celle des rites sacrés; comment faut-il interpréter, selon le génie de chaque langue les expressions employées dans l'Ecriture ; car cher tous les peuples il y a des locutions, qui, traduites dans une autre langue, (581) paraissent n'avoir aucun sens ; pourquoi ce langage si peu relevé dans les Livres saints, où il est parlé non-seulement de la colère de Dieu, de sa tristesse, de son réveil, de son souvenir, de son oubli et de sentiments que ne sauraient partager les hommes de bien ; mais encore de regret, de jalousie, de débauche, et d'autres choses semblables; s'il faut entendre d'une forme visible de corps humain l'oeil de Dieu, sa main, son pied et d'autres membres dont parlent les Ecritures ; ou si ces expressions désignent des perfections invisibles et spirituelles comme celles-ci: le casque, le bouclier, le glaive, le baudrier et d'autres encore; surtout, ce qui est bien plus important, quel intérêt avait le genre humain à ce que la divine providence ait choisi, pour converser ainsi avec nous, la créature raisonnable, créée par lui, revêtue d'un corps et soumise à ses lois? Il nous suffira de cette considération pour bannir de Dosâmes toute insolence ridicule (1) et y établir le règne d'une religion sainte.

 

 

 

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CHAPITRE LI. LA MÉDITATION DES SAINTES ÉCRITURES SERT DE REMÈDE A LA CURIOSITÉ.
 

100. Renonçons donc et pour toujours à ces niaiseries du théâtre et de la poésie. Que l'étude et la méditation des Ecritures soit l'aliment et le breuvage de notre esprit; la faim et la soif d'une curiosité insensée ne lui avaient donné que la fatigue et l'inquiétude; il cherchait en vain à se rassasier de ses vaines imaginations; ce n'était qu'un festin en peinture. Sachons nous livrer à ce salutaire exercice, aussi noble que libéral. Si les merveilles et la beauté des spectacles nous charment , aspirons à voir cette sagesse , qui atteint avec force d'une extrémité à l'autre et qui dispose tout avec douceur (2). Qu'y a-t-il en effet de plus admirable et de plus beau, que cette puissance invisible qui crée et gouverne le monde visible, qui l'ordonne et l'embellit ?

 

 

 

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CHAPITRE LII. LA CURIOSITÉ, COMME LES AUTRES VICES, DEVIENT UNE OCCASION DE PRATIQUER LA VERTU.
 

101. Si l'on avoue que toutes ces impressions nous arrivent par le corps et que l'esprit est

 

1. Celle des Manichéens dans leurs explications sur l'Ancien Testament.

2. Sag. VIII, 1.

 

préférable au corps , l'esprit ne pourra-t-il rien voir par lui-même, et ce qu'il apercevra ne sera-t-il pas bien supérieur, beaucoup plus parfait? Ou plutôt excités par nos appréciations mêmes à considérer ce qui en fait la règle, et des productions d'un art remontant jusqu'à ses lois, notre esprit contemplera cette beauté en comparaison de laquelle toutes les autres beautés, créées par sa miséricorde, ne sont que laideur. « En effet les perfections invisibles de Dieu, ainsi que son éternelle puissance et sa divinité, depuis la création du monde, sont devenues Visibles pour tout ce qui a été fait (1). » C'est remonter des biens du temps à ceux de l'éternité, c'est réformer la vie du vieil homme en celle de l'homme nouveau.

Or, est-il un seul objet qui ne puisse porter l'homme à la vertu quand ses vices eux-mêmes l'y conduisent ? Que recherche en effet notre curiosité si ce n'est la science? Mais la science n'est jamais certaine, si elle n'a pour objet les vérités éternelles,à jamais immuables. Que prétend obtenir l'orgueil, si ce n'est la puissance, c'est-à-dire le pouvoir d'exécuter facilement ses volontés? Mais cela n'est possible qu'à l'âme parfaite, soumise à son Dieu, et dont l'amour soupire uniquement après son règne. Que recherche la volupté du corps, si ce n'est le repos ? Mais pour l'assurer, il faut qu'il n'y ait plus ni indigence, ni corruption. Il faut donc éviter ces demeures inférieures d'un autre monde, c'est-à-dire des châtiments plus graves après cette vie. Rien n'y rappelle la vérité, parce qu'il n'y a plus de raisonnement; il n'y a plus de raisonnement, parce que n'y pénètre point cette lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde (2). Hâtons-nous donc; marchons pendant que le jour nous éclaire, et ne laissons point les ténèbres nous envelopper (3). Hâtons-nous d'éviter la seconde mort (4), où personne ne se souvient de Dieu, et l'enfer d'où nulle louange ne monte vers lui (5).

 

 

 

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CHAPITRE LIII. INTENTIONS DIFFÉRENTES DES SAGES ET DES INSENSÉS.
 

102. Mais qu'il est des hommes malheureux ! ils méprisent ce qu'ils connaissent ils se complaisent

 

1. Rom. 1, 20. — 2. Jean, 1, 9. — 3. Ibid. XII, 35. — 4. Apoc. XX, 6, 14; XV, 8. — 5. Ps. VI, 6.

 

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plaisent aux nouveautés, et ils préfèrent l'étude à la science, quoique celle-ci soit le but de l'étude. Une action facile est par eux dédaignée; ils préfèrent le combat à la victoire, quoique la victoire soit le but du combat. Ils ne tiennent pas à la santé du corps; ils aiment mieux manger que d'être rassasiés, se livrer aux voluptés charnelles, que de n'en éprouver pas les impressions. Il en est même qui préfèrent dormir plutôt que de ne pas avoir à se laisser aller au sommeil. Et pourtant le but de toutes ces jouissances est de ne plus avoir ni faim ni soif, de ne plus désirer les joies de la chair, de ne plus éprouver de fatigues.

103. Aussi ceux qui veulent sincèrement parvenir à ces fins renoncent d'abord à la curiosité. Ils savent que la seule véritable science est intérieure et ils s'y attachent autant qu'ils le peuvent en cette vie. Puis sans obstination aucune , ils acquièrent la liberté d'action la plus complète : ils savent qu'on remporte une victoire plus noble et plus facile en ne résistant pas à la colère : ils le font aussi, autant du moins qu'ils le peuvent en cette vie; ils goûtent enfin le repos même corporel en s'abstenant de tout ce qui n'est pas indispensable en ce monde : de cette manière ils ressentent combien le Seigneur est doux. Ils n'ignorent pas ce qui arrive au delà du tombeau et ils se soutiennent par la foi, l'espérance et l'amour de leur bonheur complet. La science même sera parfaite après cette vie : elle est ici-bas incomplète, mais lorsque ce qui est parfait sera venu, il n'y aura plus d'imperfection (1). Ce sera aussi la paix la plus profonde. Maintenant la loi des membres combat en moi contre la loi de l'Esprit, mais nous serons délivrés de ce corps de mort, par la grâce de Dieu, en Notre-Seigneur Jésus-Christ (2). Car nous nous entendons en grande partie avec notre adversaire, maintenant que nous voyageons avec lui (3). Le corps même jouira d'une pleine santé, il sera sans besoin et sans fatigue, parce qu'au temps où s'accomplira la résurrection de la chair ces membres corruptibles seront revêtus d'incorruptibilité (4). On ne doit pas s'étonner que tant de bonheur soit le partage de ceux qui dans l'étude n'ont aimé que la vérité, dans l'action que le repos, et dans le corps que la santé. Après cette vie ils auront,

 

1. I Cor. XIII, 9, 10. — 2. Rom. VII, 23, 25. — 3. Matth. V, 25. — 4. I Cor. XV, 53.

 

dans toute sa perfection, ce qu'ils ont préféré ici-bas.

 

 

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CHAPITRE LIV. LES TOURMENTS DES RÉPROUVÉS SONT EN RAPPORT AVEC LEURS VICES.
 

104. A ceux donc qui abusent du don incomparable de l'Esprit et qui cherchent en dehors de lui les biens visibles dont la destination était de les porter à la contemplation et à l'amour des biens spirituels, à ceux-là sont réservées les ténèbres extérieures; car elles ont déjà commencé pour eux dans la prudence de la chair et la dégradation des sens charnels. Ceux qui aiment la lutte seront privés de la paix et en proie aux plus redoutables difficultés ; car les plus grandes difficultés commencent dans les combats et les contestations. C'est sans doute pour signifier ces difficultés, qu'il est ordonné de lier au coupable les pieds et les mains, c'est-à-dire de lui enlever toute liberté d'action. Pour ceux qui cherchent la faim et la soif, qui aiment à s'enflammer de coupables désirs et à se fatiguer, afin de goûter le plaisir du boire et du manger, des voluptés et du sommeil, ils aiment déjà la privation, c'est-à-dire le commencement de douleurs plus grandes. Ils auront donc complètement ce qu'ils ont aimé et pour séjour le lieu où ils s'abandonneront aux pleurs et aux grincements de dents (1).

105.Combien d'autres se livrent à tous ces vices réunis, pour qui les spectacles et les contestations, le boire et le manger, les voluptés charnelles et le sommeil, c'est toute l'existence; dont la pensée ne s'occupe que des impressions trompeuses excitées par une pareille vie ; qui prétendent y puiser les règles de leurs superstitions ou plutôt de leurs impiétés : malheureuses victimes d'illusions qui les captivent encore même lorsqu'ils s'efforcent de repousser les séductions de la chair ! Ils ne font pas bon usage du talent qui leur a été confié, de cet esprit pénétrant qui semble distinguer tous ceux que nous appelons savants, polis, spirituels ; ils l'ont caché dans un suaire ou enfoui dans la terre, c'est-à-dire livré aux plaisirs , aux vanités , aux passions de la chair, sous le poids desquelles leur âme est opprimée. Ils auront donc les pieds et les

 

1. Matth. XXII, 13.

 

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mains liés et ils seront jetés dans les ténèbres extérieures, où il y aura des pleurs et des grincements de dents. Ils n'ont point ambitionné ces tourments, (et qui pourrait les aimer?) mais ce qu'ils ont choisi en est le commencement; et rechercher ces jouissances, c'est nécessairement s'exposer à ces rigueurs. Ceux qui aiment mieux continuer la route que de retourner ou de parvenir au but, ne doivent-ils pas être envoyés au loin? Vraiment ils sont chair, un esprit errant et qui ne revient pas (1).

106. Mais celui qui fait bols usage des cinq sens de son corps pour croire et annoncer les oeuvres de Dieu, pour développer la charité soit par l'action, soit par la méditation, pour pacifier sa vie et connaître Dieu, celui-là entre dans la joie du Seigneur. Le talent enlevé à qui n'a pas su s'en servir est donné à celui qui fait bon emploi de cinq talents (2). Est-ce à dire que l'intelligence de l'un est donnée à l'autre? Non, c'est pour nous apprendre que des hommes doués d'un esprit supérieur, mais indifférents ou impies, peuvent perdre leur pénétration, et d'autres l'acquérir s'ils sont actifs et pieux, quand même leur intelligence se développerait lentement. Le talent n'est point donné à celui qui en avait reçu deux, il le possède puisque ses actions et ses pensées sont bien réglées. Mais il est donné à celui qui en avait reçu cinq ; car celui-ci n'a foi encore qu'aux choses visibles et temporelles, son esprit n'est point capable encore de contempler les biens éternels, mais il peut le devenir en louant le divin Auteur de ces merveilles sensibles, en s'attachant à lui par la foi, en l'attendant par l'espérance et en le cherchant par la charité.

 

 

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CHAPITRE LV. CONCLUSION. — EXHORTATION A LA VRAIE RELIGION. — CE QU'IL FAUT ÉVITER POUR Y PARVENIR.
 

107. Puisqu'il en est ainsi, je vous exhorte, ô vous qui m'êtes si chers et si proches, et je m'exhorte moi-même avec vous, à nous élancer de tous nos efforts où nous appelle la divine sagesse. N'aimons point le monde, parce que dans le monde ce n'est que la concupiscence de la chair, la concupiscence des yeux et l'ambition

 

1. Ps. LXXVII, 39.

2. Matth. XXV, 14-30; Luc, XIX, 15-26.

 

du siècle (1). N'aimons ni à corrompre ni à être corrompu parles voluptés de la chair, pour ne point tomber d'une manière plus lamentable dans la corruption que produisent les douleurs et les supplices. N'aimons point les luttes, dans la crainte de tomber au pouvoir des anges qui en font leur joie et d'être humiliés, enchaînés, tourmentés par eux. N'aimons point la vue des spectacles, de peur qu'en nous éloignant de la vérité et en affectionnant des ombres nous ne soyons jetés dans les ténèbres.

108. Ne mettons point notre religion dans les vagues conceptions de notre esprit: toute vérité est préférable à ce que notre pensée peut imaginer arbitrairement; et pourtant nous ne devons point adorer l'âme,quoiqu'elle conserve la vérité de sa nature, même quand elle s'égare. Un brin de paille véritable est préférable à la lumière que forment à volonté nos vaines conceptions ; néanmoins la paille que nous pouvons toucher et saisir ne doit point être adorée; il serait insensé de le croire. Ne mettons point notre religion à adorer les oeuvres des hommes : l'ouvrier est préférable à son ouvrage le plus parfait, et cependant jamais l'ouvrier ne doit être adoré. Ne mettons point notre religion à adorer les animaux : le dernier des hommes est préférable, et pourtant il ne doit point être adoré. Ne mettons point notre religion à adorer les morts : car s'ils ont vécu pieusement ils ne sont point disposés à ambitionner de tels honneurs, mais ils veulent que nous adorions Celui qui les éclaire et leur apprend à se réjouir de nous voir associés à leur gloire; honorons-les en imitant leurs vertus, mais ne les adorons point par religion. Et s'ils ont mené une vie coupable, en quelque lieu qu'ils soient, ils n'ont point droit à nos hommages. Ne mettons point notre religion à adorer les démons: toute superstition de ce genre étant pour les hommes une grande peine, une honte semée de périls, est pour ces esprits un honneur, un triomphe.

109. Ne mettons point notre religion à adorer la terre et les eaux : plus pure et plus lumineuse est l'atmosphère, même au milieu des ténèbres, et cependant elle n'est point digne de nos hommages. Ne mettons point notre religion à adorer l'air le plus pur et le plus serein, car sans la lumière il est lui-même ténébreux : il y a d'ailleurs plus de pureté encore dans la flamme

 

1. I Jean, II, 15, 16.

 

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même de nos foyers, et comme nous l'allumons et l'éteignons à notre gré, nous ne lui devons aucun hommage. Ne mettons pas notre religion à adorer les corps aériens et célestes : ils sont, il est vrai, supérieurs à tous les autres corps; mais la vie, quelle qu'elle soit, leur est encore préférable; et fussent-ils animés, une âme, la dernière de toutes, l'emporte sur un corps doué de vie , et assurément personne n'osera dire qu'une âme vicieuse doive être adorée. Ne mettons point notre religion à adorer la vie dont vivent les arbres, dit-on : elle est dépourvue de sentiment, elle est de même genre que celle qui produit l'harmonieuse disposition de nos organes, qui fait vivre notre chevelure, nos ossements, et où l'on peut trancher sans causer aucune douleur. La vie sensible est plus parfaite ; néanmoins cette vie donnée à la bête ne doit point être adorée.

110. Que notre religion n'adore pas même l'âme raisonnable devenue sage et parfaite, affermie au service de l'univers ou de quelques-unes de ses parties, ou bien attendant la transformation surnaturelle de son être , comme elle fait dans les plus grands hommes. Car toute âme raisonnable, si elle est parfaite , obéit à l'immuable vérité , qui lui parle sans bruit dans le secret de sa pensée; et si elle ne lui obéit pas elle se corrompt; ainsi son excellence ne lui vient point d'elle-même, mais de Celui à qui elle se soumet volontiers. L'Etre qu'adore le plus parfait des anges , le dernier des hommes doit encore l'adorer ; et c'est en lui refusant ses hommages que l'homme a été placé à un rang inférieur. L'ange n'a donc pas la sagesse autrement que l'homme; il ne connaît point la vérité autrement que l'homme: ils puisent l'un et l'autre au sein de la sagesse immuable, de l'immuable vérité. En effet, pour opérer notre salut, la Vertu de Dieu même, son éternelle Sagesse, consubstantielle et coéternelle au Père, a daigné dans le temps se revêtir de notre nature humaine afin de nous apprendre que l'homme doit adorer ce que doit adorer toute créature intelligente et raisonnable. Croyons-le : les anges fidèles eux-mêmes, les esprits qui remplissent près de l'Eternel les plus sublimes fonctions, veulent aussi que nous adorions avec eux le même Dieu dont la contemplation fait leur félicité. Notre bonheur en effet ne consiste point à voir un ange, mais à voir la vérité qui nous fait aimer les anges, et applaudir à leur triomphe,

Nous ne sommes point jaloux non plus qu'ils en jouissent plus facilement et sans entraves; au contraire nous les aimons davantage, car il nous est ordonné d'espérer le même bienfait de notre commun Maître. Aussi les honorons-nous comme des amis, et non comme si nous étions leurs serviteurs. Nous ne leur élevons point de temple : ils refuseraient un tel honneur. Ne savent-ils pas que fidèles à la vertu, nous sommes nous-mêmes les temples de Dieu? Aussi est-il écrit que l'ange défendit à l'homme de l'adorer, mais d'adorer le Maître unique dont ils étaient tous deux les serviteurs (1).

111. Les esprits qui nous excitent à les servir et à les adorer comme des dieux, ressemblent aux hommes remplis d'orgueil qui voudraient également obtenir de nous de semblables hommages. Supporter ceux-ci est un péril moins grand que d'adorer ceux-là. Car la domination d'un homme sur un homme finit avec la vie de l'un ou de l'autre. Mais l'esclavage imposé par l'orgueil des mauvais anges, est plus redoutable à cause du temps qui suit la vie présente. Il est de plus facile à chacun de le comprendre : le despotisme de l'homme laisse à l'homme la liberté de sa pensée, mais c'est pour notre esprit même que nous redoutons la tyrannie des mauvais anges, et notre esprit est pour nous le seul moyen de chercher et de contempler la vérité. Si donc il faut nous soumettre à toutes les puissances données aux hommes pour le gouvernement des empires, et que nous rendions à César ce qui est à César, à Dieu ce qui est à Dieu', nous n'avons pas à craindre d'être ainsi liés après notre mort. De plus, autre est la servitude du corps, autre est celle de l'âme. Or quand les justes, dont toute la joie sur la terre est en Dieu, le font bénir par leurs couvres, ils applaudissent à ces actions de grâces. Vient-on à les louer eux-mêmes ? ils répriment ce désordre : s'ils ne le peuvent, au moins ne font-ils jamais bon accueil à ces louanges, et ils cherchent à en détromper les auteurs. Tels sont aussi les bons anges ; et même ces fidèles ministres de notre Dieu ne sont-ils pas plus purs et plus saints encore? Pourrons-nous donc craindre de les offenser en évitant à leur égard tout culte superstitieux? C'est pour nous détourner nous-mêmes de tout culte superstitieux, qu'ils dirigent nos coeurs vers le Dieu unique et véritable

 

1. Apoc. XXII, 9.

2. Matth. XII, 9.

 

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et qu'ils les relient à son amour; d'où vient, je crois, le mot religion (1).

112. J'adore donc en un seul Dieu le premier Principe de toutes choses, l'éternelle Sagesse, de qui vient toute sagesse, et le Don céleste, de qui vient tout bonheur. J'en suis sûr, tout ange qui aime ce Dieu m'aime aussi. Quiconque parmi eux demeure en lui et peut entendre les prières des hommes, m'exauce avec lui. Quiconque encore le possède comme son unique bien, vient en lui à mon aide; il ne saurait me porter envie de participer à son bonheur. Ah ! qu'ils nous le disent; ces adorateurs, ou plutôt ces adulateurs des différentes parties du monde, quel trésor n'acquiert-on pas en adorant exclusivement Celui que chérissent tee êtres les plus parfaits, Celui dont la connaissance fait leur joie, le principe auquel on ne petit s'unir sans s'élever au plus haut degré de vertu ?

Il est d'autres anges qui s'attachent à leurs propres idées, qui refusent de se soumettre à la vérité, et qui pour trouver en eux-mêmes leur propre félicité sont tombés loin du bien offert à tous, de la vraie béatitude: ils doivent asservir et tourmenter les méchants, mais ils ne peuvent qu'éprouver la vertu du juste. Ceux-là assurément n'ont aucun droit à nos adorations, leur joie est dans nos tristesses notre réparation cause leur tourment.

113. Que la religion nous relie donc au seul Dieu tout-puissant; car entre notre âme qui connaît le Père et la Vérité, c'est-à-dire la lumière intérieure qui nous le révèle, aucune créature ne vient s'interposer. Adorons avec lui cette Vérité même, sa parfaite ressemblance,

 

1. I Retract. ch. 13, n. 9.

 

la forme de tous les êtres qui ont une même origine et tendent à une même fin. Ainsi l'âme spirituelle comprend que tout a été créé par ce modèle, seul capable de combler tous les désirs. Mais le Père ne créerait rien parle Fils, et rien ne trouverait le bonheur dans sa On véritable, si Dieu n'était souverainement bon; il n'a envié à aucune nature la bonté qu'elle pouvait recevoir de lui, et il a accordé aux différents êtres de demeurer dans le bien, les uns tant qu'ils voudraient, les autres tant qu'ils pourraient. Aussi devons-nous adorer et embrasser avec le Père et le Fils, le Don divin, immuable comme eux, Trinité d'une seule substance, Dieu unique, de qui, par qui, en qui nous sommes: nous nous en sommes séparés, nous avons cessé de lui ressembler, et il n'a point voulu que nous périssions. Il est le Principe auquel nous retournons, le Modèle que nous devons suivre, la Grâce qui nous réconcilie. Dieu unique dont la puissance nous a créés; Ressemblance divine qui nous a formés à l'unité; Paix incomparable qui nous y tient unis. C'est le Dieu qui a dit: « Qu'il soit fait (1); » c'est le Verbe par qui a été faite toute substance, toute nature; c'est le Don de sa bonté par lequel l'Auteur suprême a voulu, a consenti que rien ne périsse de ce qu'il a fait par le Verbe. Dieu unique qui nous a créés pour nous donner la vie; qui nous réforme pour nous élever à la sagesse de la vie; que nous aimons et dont nous jouissons pour avoir le bonheur de la vie. Dieu unique, de qui, par qui et en qui sont toutes choses. A lui la gloire dans les siècles des siècles. Amen (2).

 

1. Gen. I. —  2. Rom. XI, 36.

 

 

Traduction de M. l’abbé JOYEUX.
 
 
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

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