DISCOURS DE S. BASILE LE GRAND ADRESSE AUX JEUNES GENS, SUR L’UTILITE
QU’ILS PEUVENT RETIRER DE LA LECTURE DES LIVRES PAÏENS
par C. A. F. FREMION, docteur ès-lettres de la faculté
de Paris, ancien répétiteur de grec à l’Ecole Normale,…
, Paris : Brunot-Labbe, 1819
EXTRAIT d’un calendrier grec, imprimé dans la Biblioth. gr. de Fabricius, t. XIII, p. 536, l. 6, c. 10.
Basile le Grand florissait sous Valens, à qui il résista
courageusement pour défendre la pureté de la Foi contre l’hérésie
d’Arius, que cet empereur avait embrassée, et qui ravageait l’Eglise
avec la violence d’un feu dévorant. Son père était
de Pont ; sa mère de Cappadoce. Il surpassa en éloquence,
non seulement ses contemporains, mais les anciens mêmes. Il étudia
tous les genres de connaissances, et excella dans tous. Il ne se distingua
pas moins dans la pratique de la philosophie ; et étant arrivé
par elle à la contemplation des choses divines, il fut élevé
sur le siège archiépiscopal (de Césarée en
Cappadoce, l’an 370). Là, après avoir soutenu beaucoup de
combats pour la défense de la Foi, déconcerté le gouverneur
de la province par sa constance et son intrépidité, publié
des ouvrages par lesquels il foudroya l’impiété des hérétiques,
développa les principes de la morale, fit connaître clairement
les dogmes, après avoir ainsi gouverné en toute sagesse le
troupeau de Jésus-Christ, il quitta la terre et alla se réunir
à Dieu.
Quant au physique, il avait la taille élancée, le corps
droit, sec et maigre, le teint brun, le visage un peu pâle, les sourcils
recourbés en arc vers le nez et un peu froncés, l’air pensif,
le front sillonné de quelques rides profondes, les joues allongées,
les tempes creuses, la tête rasée, la barbe grise et passablement
longue.
EXTRAIT de l’Elégie de S. Grégoire de Nazianze, sur la mort de S. Basile. (Œuvres de s. Grég., t. II, p. 152.)
Quand la Trinité enleva l’âme du pieux Basile, empressée
de quitter ce terrestre séjour, toute l’armée céleste
fit éclater sa joie ; mais toutes les villes de la Cappadoce furent
plongées dans la douleur. Que dis-je ? le monde entier s’écria
en gémissant : « Il n’est plus, ce héraut de paix ;
il n’est plus, celui qui était le lien d’une heureuse concorde »..
Le monde entier, adorateur de Dieu en trois personnes, est cruellement
ébranlé par des opinions ennemies de la saine doctrine. Hélas
! le silence a fermé les lèvres de Basile. Réveille-toi,
viens encore par tes discours et tes sacrifices arrêter la tempête.
Tu es le seul dont on ait vu toujours la conduite répondre au langage
et le langage à la conduite.
EXTRAIT d’une Lettre de Libanius à S. Basile. (Œuvres de S. Basile, t. III, p. 454, éd. Garnier.)
Il faut que je vous dise ce qui est arrivé au sujet de votre
aimable lettre ; il ne serait pas aimable de vous le cacher. J’avais chez
moi un assez grand nombre de personnages distingués par leur rang
dans l’Etat, et entre autres Alypius, homme accompli, et parent du célèbre
Hiéroclès. Le messager me remit votre lettre en leur présence.
Après l’avoir parcourue tout bas, « je suis vaincu »,
m’écriai-je en souriant et d’un air tout joyeux. – En quoi êtes-vous
vaincu, me demandèrent-ils ? et comment votre défaite ne
vous afflige-t-elle pas ? – Je suis vaincu en fait de lettres élégantes.
Mais c’est Basile qui est le vainqueur : il est mon ami ; c’est pourquoi
vous me voyez content. Ces paroles leur donnèrent envie de voir
ma défaite dans la lettre même. Alypius la lut, les autres
écoutèrent ; et ils décidèrent, tout d’une
voix, que j’avais eu raison. Aussitôt le lecteur sortit, emportant
la lettre pour la montrer, sans doute, à d’autres personnes ; et
j’ai eu toutes les peines du monde à me la faire rendre.
EXTRAIT de la Bibliothèque de Photius, CXLI.
Basile le Grand excelle dans tous ses discours. Aucun auteur ne possède
mieux que lui la pureté, la propriété d’expression,
le vrai style de la harangue et du panégyrique. Quant à l’ordre
et à la netteté des pensées, personne ne l’égale,
ou du moins ne le surpasse. Il s’attache à persuader : sa diction,
douce et brillante, coule naturellement comme un ruisseau qui s’échappe
sans effort d’une source abondante. C’est principalement dans l’art de
la persuasion qu’il se montre supérieur ; et si l’on prenait ses
discours pour des modèles du genre délibératif, et
qu’on s’appliquât à les imiter, pourvu d’ailleurs que l’on
n’ignorât pas les règles propres à ce genre, l’on pourrait,
je crois, se passer de tout autre modèle, même de Platon et
de Démosthène, que les anciens prescrivent de méditer
pour se former à l’éloquence de la harangue et du panégyrique.
DISCOURS DE SAINT BASILE LE GRAND ADRESSE AUX JEUNES GENS, SUR L’UTILITE
QU’ILS PEUVENT RETIRER DE LA LECTURE DES LIVRES PAIENS.
I
Mes enfants, plusieurs motifs m’engagent à vous donner des conseils
que je crois très sages, et qui, je m’assure, ne manqueront pas
de profiter à ceux qui les auront accueillis. L’âge où
vous me voyez parvenu, l’expérience que j’ai acquise jusqu’à
ce jour dans les nombreuses situations de ma vie, les vicissitudes mêmes
de la fortune que j’ai souvent éprouvées et qui donnent à
l’homme toutes sortes d’enseignements, m’ont assez instruit des choses
humaines, pour montrer à des jeunes gens, qui vont commencer leur
carrière, la route la plus sûre et la moins périlleuse.
D’un autre côté, la nature m’attache à vous, et me
donne le premier rang après les auteurs de vos jours, de sorte que
je n’ai pas moins de tendresse pour vous, qu’un père pour ses enfants
: et vous, à moins que je ne me trompe sur les dispositions de vos
cœurs, vous ne sentez pas, en portant vers moi vos regards, l’absence de
ceux qui vous ont donné le jour. Si vous recevez mes avis avec empressement,
vous serez au nombre de ceux qu’Hésiode a placés avec éloge
au second rang ; sinon, je n’ai garde de prononcer moi-même rien
de fâcheux, mais que votre mémoire vous rappelle ce passage
du poète : « le premier des hommes est celui qui sait par
lui-même prendre le parti le plus sage ; l’on est estimable encore,
de savoir suivre les conseils d’autrui ; mais ne savoir ni l’un, ni l’autre,
c’est n’être bon à rien ».
Ne soyez pas surpris, si, joignant ma propre expérience aux
leçons journalières de vos maîtres, et à celle
des grands écrivains de l’antiquité avec qui vous entretenez,
pour ainsi dire, un commerce habituel par la lecture des ouvrages qu’ils
nous ont laissés, je me flatte de pouvoir par moi-même vous
donner quelques instructions plus utiles que les leurs. Or, voici ce que
je viens vous apprendre ; c’est qu’au lieu de vous abandonner sans
réserve à ces auteurs, comme à des pilotes infaillibles,
le gouvernail de votre âme, au lieu de suivre partout aveuglément
de pareils guides, il faut, en prenant ce qu’ils offrent d’utile, savoir
aussi ce qu’il importe de négliger. Mais comment acquérir
cette connaissance, comment faire ce discernement ? c’est de quoi je vais
vous instruire, sans plus tarder.
II
Mes enfants, nous ne faisons absolument aucun cas de cette vie terrestre,
et nous ne saurions ni regarder comme un bien, ni appeler de ce nom tout
objet dont l’utilité ne s’étend pas au-delà. Ainsi,
ni l’éclat de la naissance, ni la force, la beauté, la grandeur
du corps, ni les hommages des peuples, ni la royauté même,
en un mot, rien de ce qui peut être appelé grand dans le monde,
n’est un bien pour nous, et ne mérite le moindre de nos souhaits
: ceux qui possèdent ces avantages ne nous font point envie ; nous
portons plus haut nos espérances, et dans toutes nos actions nous
n’envisageons qu’un but, celui de nous préparer à une autre
vie. Tout ce qui peut servir à cette fin doit être l’objet
de notre amour et de nos plus vives recherches ; mais ce qui ne peut y
conduire, il le faut rejeter comme méprisable.
III
Dire quelle est cette autre vie, quels en seront le séjour et
la nature, serait un discours à la fois trop long pour le sujet
qui m’occupe, et trop au-dessus de votre âge et de vos connaissances.
Je ne dirai qu’un mot qui pourra peut-être vous en donner une idée
suffisante. Si l’on pouvait concevoir et réunir par la pensée
toutes les félicités du monde, depuis la création
de l’homme, l’on verrait qu’elles n’égalent pas la moindre portion
du bonheur de l’autre vie ; que l’ensemble des biens d’ici-bas, apprécié
à sa juste valeur, est plus éloigné du moindre des
biens de la vie future que les ombres et les songes me le sont de la réalité
: ou plutôt, pour me servir d’un exemple plus approprié au
sujet, autant l’âme est plus précieuse que le corps, autant
l’autre vie l’emporte sur celle de ce monde.
IV
Ce sont les divines Ecritures qui nous conduisent à cette autre
vie ; elles nous en ouvrent la voie par l’enseignement des saints mystères.
Tant que l’âge ne nous permet point d’en pénétrer le
sens et la profondeur, arrêtons nos regards sur des objets qui n’y
soient pas tout à fait contraires, et exerçons sur eux la
vue de notre âme, comme sur des ombres et des miroirs. Prenons exemple
de ceux qui veulent se former aux exercices militaires : ils apprennent
d’abord les gestes et les danses, et après avoir acquis de l’adresse
à ces divers jeux, ils vont dans les combats en recueillir le fruit.
Persuadons-nous bien que la plus grande de toutes les luttes nous est proposée
; qu’elle demande toutes sortes de travaux, de fatigues et d’efforts ;
et que, pour s’y préparer, il faut fréquenter les poètes,
les historiens, les orateurs, enfin tous ceux dont le commerce peut être
de quelque utilité pour notre âme.
Comme les teinturiers disposent par des opérations préparatoires
l’étoffe destinée à recevoir la teinture, et la trempent
ensuite dans la pourpre ou quelqu’autre couleur, de même si nous
voulons que les traces de la vertu demeurent ineffaçables dans nos
âmes, nous commencerons par nous initier dans ces connaissances étrangères,
avant de nous livrer à l’étude des choses sacrées
et mystérieuses ; et, après nous être, en quelque sorte,
exercés à voir le soleil dans le cristal des eaux, nous fixerons
nos regards sur sa lumière toute pure.
V
S’il est quelque affinité entre la science des livres saints
et celle des auteurs profanes, rien ne saurait être plus essentiel
que de les posséder l’une et l’autre : sinon, ne laissons pas au
moins de les rapprocher pour en voir la différence ; cette comparaison
ne sera pas d’un faible secours pour nous affermir dans la plus salutaire.
Mais à quoi les comparer l’une et l’autre pour en obtenir une image
sensible ? Le voici : la vertu propre des arbres est de porter du fruit
mur dans la saison ; mais ils reçoivent une sorte de parure du feuillage
qui s’agite autour de leurs branches. Il en est ainsi de l’âme :
quoique que son fruit essentiel soit la vérité, on ne la
dépare point en la revêtant d’une sagesse étrangère
comme d’un feuillage qui recouvre le fruit et lui donne un aspect plus
agréable. L’on dit que Moïse, ce législateur illustre,
si renommé chez tous les peuples par sa sagesse, s’était
exercé l’esprit aux sciences des Egyptiens, avant de se livrer à
l’étude des choses éternelles. Nous voyons, bien des siècles
après, le sage Daniel, agir de la même manière : ce
ne fut, dit-on, qu’après avoir approfondi la science des Chaldéens
à Babylone, qu’il se mit à étudier les divines Ecritures.
VI
Il est assez prouvé que ces connaissances païennes ne sont
pas sans utilité pour les âmes. Mais comment faut-il en faire
l’étude ? C’est ce que je vais vous apprendre. Et d’abord, pour
commencer par les ouvrages des poètes, comme ils offrent des récits
de toutes espèces, gardez-vous de tout écouter indistinctement.
Lorsqu’ils vous montrent un homme vertueux, soit qu’ils en racontent les
actions ou les discours, il faut l’aimer, le pendre pour modèle
et faire tous vos efforts pour lui ressembler. Offrent-ils l’exemple d’un
homme vicieux : de peur de l’imiter, fuyez, en vous bouchant les oreilles,
comme fit Ulysse, selon les poètes eux-mêmes, pour ne pas
entendre le chant des Sirènes. Car l’habitude d’entendre des paroles
contraires à la vertu, conduit à la pratique du vice. Il
faut donc veiller sans relâche à la garde de notre âme,
de peur que, charmés par l’attrait des paroles, nous ne recevions
à notre insu quelque impression vicieuse, et qu’avec le miel nous
n’introduisions dans notre sein des sucs empoisonnés.
Ainsi nous n’approuverons pas les poètes, quand ils mettent
dans la bouche de leurs personnages les injures et les sarcasmes, lorsqu’ils
décrivent l’amour ou l’ivresse, ou qu’ils font consister le bonheur
dans une table bien servie et des chants efféminés. Nous
les écouterons bien moins encore discourant sur leurs Dieux surtout
quand ils supposent qu’il en est plusieurs et qu’ils sont en mésintelligence.
Car chez eux le frère attaque son frère, le père ses
enfants, et ceux-ci à leur tour font à leur père une
guerre implacable. Pour les adultères des Dieux, leurs amours, leurs
commerces honteux et sans voiles, surtout ceux de Jupiter qu’ils appellent
eux-mêmes le premier et le plus grand de tous, commerces infâmes
et que l’on rougirait d’attribuer même aux animaux, nous les abandonnerons
aux histrions.
VII
J’en puis dire autant des historiens, principalement lorsqu’ils imaginent
des contes pour captiver l’attention de leurs auditeurs. Quant aux orateurs,
nous nous garderons d’imiter leur art de mentir. Car jamais le mensonge
ne peut nous convenir, ni dans les tribunaux, ni dans aucune affaire, nous
qui avons choisi le véritable et droit chemin de la vie, et à
qui il est expressément ordonné de ne jamais plaider. Mais
nous recueillerons soigneusement les récits de ces auteurs, quand
nous y verrons l’éloge de la vertu ou la condamnation du vice. Nous
ne jouissons que du parfum des fleurs et de leurs couleurs, tandis que
les abeilles savent encore y trouver le miel : ainsi ceux qui ne se contentent
pas de rechercher ce qu’il y a d’agréable et de séduisant
dans les ouvrages des païens, peuvent même y puiser des trésors
pour leur âme.
Vous devez donc imiter exactement les abeilles en étudiant ces
auteurs. Elles ne volent pas indistinctement sur toutes sortes de fleurs,
et même elles n’essaient point d’emporter tout ce qu’elles trouvent
sur celles où elles se posent ; il leur suffit d’y prendre ce qui
peut servir à leur ouvrage ; elles négligent le reste : et
nous, à leur exemple, si nous sommes sages, nous puiserons à
ces sources profanes tout ce que nous y verrons conforme à nos principes
et à la vérité, et nous passerons par-dessus le reste.
Quand on cueille une fleur sur un rosier, l’on a soin d’éviter les
épines : non moins circonspects en lisant de tels ouvrages, nous
mettrons à profit tout ce qu’ils offrent d’utile, en nous gardant
des passages dangereux. Il faut donc, dès le commencement, soumettre
à un sévère examen toutes nos études, et les
faire concourir à la fin que nous nous proposons, en alignant, dit
le proverbe dorien, la pierre au cordeau.
VIII
Comme la vertu doit nous guider dans le chemin de la vie chrétienne,
et que l’on en trouve souvent l’éloge dans les poètes, dans
les historiens, et plus souvent encore dans les philosophes, c’est aux
auteurs de cette nature qu’il faut principalement s’attacher. Ce n’est
pas un médiocre avantage que d’inspirer la vertu aux jeunes gens
et de leur en faire contracter l’habitude. Ils oublient difficilement ce
qu’ils apprennent à cet âge, parce que chaque leçon
se grave profondément dans leurs âmes encore tendres et flexibles.
Croirons-nous qu’Hésiode ait eu un autre dessein que d’exciter la
jeunesse à la vertu, quand il a écrit ces paroles qui sont
dans la bouche de tout le monde ? « D’abord, on ne rencontre que
difficultés, embarras, fatigues et sueurs continuelles dans le chemin
escarpé qui mène à la vertu ; il n’est pas donné
à tous d’y entrer, tant l’accès en est rude, ni d’en gagner
facilement la hauteur, après s’y être engagé ; mais
une fois que l’on est au sommet, la route est belle et unie, l’on y marche
aisément, sans obstacles, et plus agréablement que dans l’autre
route, je veux dire la route du Vice qui habite près de nous et
où nous pouvons arriver en foule, selon l’expression du même
poète ». Hésiode, je pense, n’a eu d’autre dessein
dans cette fiction, que de nous porter à la vertu et de nous exciter
à nous montrer hommes de bien et à ne pas permettre que la
vue des fatigues nous décourage et nous fasse rester loin du but.
Si quelqu’autre a fait un pareil éloge de la vertu, admettons ses
récits comme tendant aux fins que nous nous proposons.
IX
J’ai entendu dire à un homme habile à saisir l’intention
des poètes, que toutes les poésies d’Homère ne sont
qu’une louange de la vertu ; que tout ce qui n’y est pas un pur ornement
conduit à cette fin. Il citait principalement l’endroit où
le poète représente le chef des Céphalléniens,
nu, échappé du naufrage. D’abord, sa seule présence
inspire le respect à la jeune princesse, loin que sa nudité
la fasse rougir : car sa vertu le décore et lui tient lieu de manteau.
Bientôt après tous les Phéaciens conçoivent
de lui une si haute estime, que, laissant la mollesse où ils croupissaient,
ils le prennent pour modèle, et s’empressent de l’imiter, et qu’aucun
d’eux alors n’aurait rien tant souhaité que d’être Ulysse
et même Ulysse échappé du naufrage.
Dans cet épisode, disait l’interprète de la pensée
du poète, Homère semble nous crier : « O hommes, cultivez
la vertu : elle accompagne à la nage ce naufragé ; et lorsqu’il
arrive tout nu sur le rivage, elle le fait paraître plus digne d’envie
que les voluptueux Phéaciens ». Telle est en effet la vérité
: les autres biens n’appartiennent pas plus à leurs possesseurs
qu’à toute autre personne ; on les voit sans cesse, comme en un
jeu de dés, passer des uns aux autres. La vertu est le seul bien
qu’on ne peut enlever à l’homme ; vivant ou mort, elle l’accompagne.
Voilà, je crois, ce qui a fait dire à Solon en parlant des
riches : « Nous ne changerons point la vertu contre leurs trésors
: l’une demeure toujours au même maître ; les richesses passent
de main en main ».
Théognis exprime la même pensée en disant que Dieu
(quel que soit l’être qu’il désigne ainsi) fait pencher la
balance des humains tantôt d’un côté, tantôt de
l’autre, et donne aujourd’hui des richesses, demain l’indigence.
X
Le sophiste de l’île de Céos, en traitant de la vertu
et du vice, enseigne, quelque part dans ses écrits, des principes
semblables. C’est un des auteurs qu’il faut lire attentivement ; il n’est
point à dédaigner. Voici à peu près son récit,
du moins autant que je me rappelle les pensées ; car pour les paroles,
je n’ai rien retenu, sinon qu’il s’exprime simplement comme nous faisons,
et non en vers. Hercule, encore fort jeune, à peu près à
l’âge où vous êtes, hésitait entre deux routes,
dont l’une mène à la vertu par les fatigues, et l’autre n’offre
que des douceurs et conduit au vice. En ce moment se présentèrent
deux femmes ; c’était la Vertu et la Volupté. Avant même
qu’elles se missent à parler, elles manifestaient par leur seul
extérieur la différence de leur caractère. L’une parée
et embellie avec un art extrême, offrait aux yeux tous les dehors
de la mollesse ; elle menait avec elle tout l’essaim des plaisirs. Par
cet appareil et des promesses encore plus séduisantes, elle s’efforçait
d’attirer à elle le jeune Hercule. L’autre était maigre et
exténuée, avait un regard sévère, et tenait
un langage tout opposé. Au lieu de plaisirs et de douceurs, elle
ne lui annonçait que sueurs continuelles, fatigues et dangers, en
tous lieux, sur terre et sur mer : mais pour récompense elle lui
promettait, selon cet auteur, qu’il deviendrait Dieu ; Hercule enfin s’attacha
à elle.
XI
Presque tous les auteurs, qui ont quelque réputation de sagesse,
ont, chacun selon ses moyens, plus ou moins fait l’éloge de la vertu
dans leurs ouvrages. Nous devons les écouter et nous efforcer de
montrer dans notre conduite le fruit de leurs leçons. Car celui
qui, non content d’avoir, comme les autres, la philosophie dans la bouche,
s’attache à la pratiquer « est le seul vrai sage, les autres
ne sont que des ombres vaines ». Je vois entre eux et lui le même
rapport qu’entre un dessein représentant un homme d’une beauté
parfaite, et le personnage qui aurait en réalité les traits
et la beauté dessinés dans le tableau. Faire publiquement
un pompeux éloge de la vertu, en discourir fort au long, tandis
qu’en secret l’on préfère son plaisir à la tempérance,
son intérêt à la justice, c’est, à mon avis,
ressembler à ces acteurs de tragédie, qui souvent jouent
sur la scène des rôles de Rois et de Princes, et qui loin
d’être des princes ou des rois, ne sont peut-être pas même
des hommes libres. Eh quoi ! le musicien ne peut souffrir que sa lyre ne
soit pas d’accord, le chef d’un chœur n’est pas satisfait qu’il n’y voie
la plus parfaite harmonie ; et chacun de nous sera en opposition avec lui-même,
démentira ses paroles par sa conduite, dira avec Euripide, ma bouche
a fait le serment, mais mon cœur n’a point juré, recherchera plutôt
les apparences de la vertu, que la vertu elle-même ! Cependant le
dernier terme de l’injustice, s’il faut en croire Platon, est de vouloir
paraître juste quand on ne l’est pas.
XII
Ainsi méditons tous les passages qui contiennent des principes
de sagesse. D’un autre côté, comme les belles actions des
anciens nous sont conservées ou par des souvenirs perpétués
d’âge en âge, ou par les ouvrages des poètes et des
historiens, ne négligeons pas non plus le profit que nous pouvons
en tirer. En voici quelques exemples : Périclès était
un jour en butte aux insultes d’un homme du peuple, dans la place publique.
Il n’y fit pas attention, et toute la journée se passa d’un côté
à accumuler sans mesure des propos injurieux, de l’autre à
les mépriser. Enfin la nuit étant venue, cet homme se décida
quoique avec peine à se retirer, et Périclès l’accompagna
avec un flambeau, pour ne pas perdre une occasion de pratiquer la philosophie.
Un homme en colère contre Euclide de Mégare, le menaçait
avec serment de lui donner la mort. « Et moi, lui dit Euclide, je
fais serment de vous adoucir et de calmer vos ressentiments contre moi
». Qu’il serait utile que de pareils exemples se présentassent
à l’esprit, sitôt que l’on se sent saisir par la colère
! Car il ne faut pas écouter la tragédie qui dit en propres
termes, « la colère arme mon bras contre mes ennemis ».
Nous devons au contraire ne laisser aucune prise à cette passion
: et si la chose est trop difficile, il faut au moins l’assujettir au frein
de la raison, et en arrêter les emportements.
XIII
Revenons aux exemples des actions louables. Un homme, se jetant sur
Socrate, se mit à le frapper violemment au visage. Le philosophe,
au lieu de le repousser, le laissa tranquillement assouvir sa fureur, au
point d’avoir le visage tout enflé et meurtri à force de
coups. Quand cet homme fut las de frapper, l’on dit que Socrate se contenta
d’écrire sur son front, comme un sculpteur sur une statue, Ouvrage
d’un tel, et que ce fut là toute sa vengeance. Ces exemples ont
un accord presque parfait avec nos saintes Ecritures, et l’on peut dire
qu’il importe à votre âge de les imiter. Celui de Socrate
est conforme à ce précepte de l’Evangile : « Si l’on
vous frappe sur une joue, il faut, loin de vous venger, présenter
l’autre ». Le trait de Périclès et celui d’Euclide
se rapportent, le premier, à ce précepte, « qu’il faut
endurer ceux qui nous persécutent, et supporter avec douceur les
accès de leur colère » ; l’autre, à celui-ci,
« qu’il faut souhaiter du bien à nos ennemis, au lieu de les
maudire ». Et quiconque sera formé par avance à l’imitation
des uns, cessera de trouver les autres impraticables, et de se défier
de ses forces.
Je ne saurai passer sous silence le trait d’Alexandre, qui, ayant en
son pouvoir les filles de Darius que l’on disait parfaitement belles, ne
voulut pas même les voir, jugeant qu’il était honteux, après
avoir soumis des hommes, de se laisser subjuguer par des femmes. Nous trouvons,
dans un pareil exemple, la même instruction que dans ce passage de
l’Ecriture « celui qui regarde une femme avec convoitise, encre qu’il
n’ait pas commis de fait l’adultère, ne laisse pas d’être
coupable de péché, pour avoir ouvert son cœur à un
désir criminel ». Quant à l’action de Clinias, l’un
des disciples de Pythagore, elle est trop conforme à nos maximes,
pour croire aisément qu’il l’ait faite de lui-même, et non
dans le dessein de nous imiter. Quelle est donc cette action ? Il lui était
permis d’échapper, par un serment, à une amende de trois
talents ; mais quoiqu’il pût faire ce serment sans parjure, il aima
mieux payer l’amende. Il avait, sans doute, eu connaissance du précepte
qui nous défend de jurer.
XIV
Mais pour revenir à ce que je disais en commençant cet
entretien, il ne faut pas admettre tout indistinctement, mais tout ce qui
est utile. En effet, il est honteux, tandis que nous rejetons les aliments
nuisibles au corps, de ne faire aucun compte des maximes propres à
nourrir l’âme, et d’aller, comme un torrent, arrachant et entraînant
sans distinction tout ce qui s’offre à notre rencontre. Le pilote,
au lieu de se laisser aller au gré des vagues, dirige son vaisseau
vers un port, l’archer tâche de frapper un but, le charpentier et
le forgeron se proposent une fin chacun dans son métier ; est-il
raisonnable de le céder en sagesse à ces artisans, alors
surtout qu’il s’agit de voir nos propres intérêts ? Si l’ouvrier
vise à une fin dans son travail, il n’est pas que la vie humaine
n’ait aussi un but vers lequel on doit diriger ses actions et ses paroles,
quand on ne veut pas ressembler aux brutes. Autrement nous serons tout
à fait comme des barques, sans lest et abandonnées ; la raison
ne tenant point le gouvernail de notre âme, nous ne ferions dans
cette vie qu’errer de tous côtés, à l’aventure.
XV
Réglons-nous sur les combats du gymnase, et, si l’on veut, sur
ceux de musique. C’est par des exercices qu’on se dispose à ces
combats solennels qui doivent décider de la palme ; et, pour se
préparer à la lutte ou au pancrace, on ne va pas se livrer
aux exercices de la lyre ou de la flûte. Loin d’en user ainsi, Polydamas,
avant les jeux olympiques, s’exerçait à arrêter les
chars dans leur course, et par ce moyen augmentait sa vigueur. Milon de
Crotone, debout sur un bouclier frotté d’huile, s’y tenait immobile
et ne pouvait par aucun effort en être détaché, non
moins inébranlable qu’uns statue fixée avec le plomb sur
son piédestal. Ainsi tous leurs exercices étaient des préparations
au combat, qui devait décider de la victoire.
Si ces athlètes, quittant la poussière du gymnase, eussent
voulu emboucher la flûte des Phrygiens Marsyas et Olympus, auraient-ils
aisément remporté la victoire et la palme ? auraient-ils
seulement pu sauver leur maintien de la risée du public ? On ne
vit pas non plus Timothée abandonner sa lyre pour aller vivre dans
les palestres : il n’eût jamais acquis une telle supériorité
sur tous ses rivaux dans la musique, lui qui devint si habile dans cet
art, qu’il savait, à son gré, remuer violemment les âmes
par une harmonie mâle et impétueuse, et ensuite les calmer
et les adoucir par une musique lente et tranquille. Aussi dit-on que jouant
un jour sur le mode Phrygien en présence d’Alexandre, il le fit
lever brusquement de table et courir aux armes, et ensuite le ramena vers
les convives en jouant sur un ton moins véhément. Telle est,
dans la musique et les combats du gymnase, l’efficacité de l’exercice
pour conduire au but que l’on se propose.
XVI
Puisque j’ai fait mention des athlètes et de leurs couronnes,
rappelons-nous toutes les peines qu’ils endurent. Il leur faut d’abord
augmenter leur vigueur par toutes sortes d’exercices, endurcir leur corps
aux fatigues du gymnase, recevoir bien des coups dans les luttes particulières,
s’assujettir à un régime sévère, imposé
par le maître de la palestre ; enfin, pour abréger, vivre
de la manière que tout le temps qui précède le combat
décisif n’en soit qu’une préparation : ensuite ils descendent
dans l’arène, et là ils redoublent d’efforts, bravent tous
les périls pour conquérir une couronne d’olivier ou d’ache
ou de quelqu’autre vile plante, et pour se faire proclamer vainqueurs par
la voix du héraut. Et nous, à qui sont proposés des
prix si magnifiques par leur nombre et leur grandeur, qu’aucun langage
ne saurait l’exprimer, nous pourrons, ensevelis dans le sommeil et abandonnés
à une entière sécurité, les obtenir sans efforts,
sans mouvement !
Certes, rien ne serait préférable à l’oisiveté
; et le plus heureux des hommes eût été Sardanapale,
ou, si l’on veut, ce Margitès, qui ne mania ni la charrue, ni la
bêche, et n’exerça aucune des professions de la vie, comme
Homère nous l’apprend, si toutefois cet ouvrage est d’Homère.
N’est-il pas plus vrai de dire avec Pittacus, qu’il est difficile d’être
vertueux ? En effet, une vie passée dans de continuels travaux ne
pourrait qu’à peine nous faire atteindre à ce bonheur dont
j’ai parlé précédemment et que rien n’égale
parmi les biens de ce monde. Nous devons donc abandonner la vie oisive
et préférer à un instant de mollesse l’espérance
d’un bonheur éternel, si nous ne voulons pas encourir la honte et
le châtiment, je ne dis pas, parmi les hommes de ce monde (quoique
ce fût pour des gens sensés une peine assez grave), mais dans
le séjour de la justice divine, soit dans les régions souterraines,
soit en tout autre lieu de l’univers. Celui qui manque involontairement
à son devoir, obtiendra peut-être de Dieu son pardon ; mais
celui qui, de propos délibéré, embrasse le parti du
vice, trouvera le juge suprême inexorable et ne pourra éviter
la rigueur de ses châtiments.
XVII
Que faire ? direz-vous. Et que devons-nous faire, sinon travailler
au salut de nos âmes, et renoncer à toute autre occupation
pour celle-là ? Ne soyons esclaves de notre corps que pour les besoins
indispensables ; travaillons au bien de notre âme, en la délivrant,
par le secours de la philosophie, des liens du corps et de l’esclavage
qui l’assujettit aux mêmes passions ; accoutumons aussi le corps
à résister à ses propres désirs. En satisfaisant
les besoins de la chair, n’en flattons pas la sensualité, à
l’exemple de ces gens qui ne savent que rechercher des maîtres d’hôtel
et des cuisiniers, fouiller dans tous les coins de la terre et des mers
pour en rapporter à leur ventre, comme à un maître
impérieux, le tribut exigé : misérables par tant de
fatigues volontaires, non moins tourmentés que les criminels qu’on
châtie dans les enfers, ils passent vraiment leur vie à découper
la flamme avec une épée, à porter de l’eau dans un
crible, à remplir un tonneau percé, sans jamais voir la fin
de leurs peines.
Donner la coiffure et aux vêtements plus de soins que le besoin
n’en demande, c’est se fatiguer, dit Diogène, ou vainement ou injustement.
Aussi je tiens qu’à votre âge on doit trouver non moins honteux
d’aimer la parure et d’être appelé un élégant,
que de fréquenter les courtisanes ou de chercher à séduire
l’épouse d’autrui. Qu’importe à un homme raisonnable d’être
couvert d’un manteau magnifique ou d’un habillement grossier, pourvu qu’il
soit garanti du froid ou des ardeurs du soleil ? J’en dirai autant de tout
le reste : gardons-nous de passer jamais les bornes du besoin, et de donner
plus de soins à la chair que n’en demandent les intérêts
de l’âme. Il n’est pas moins honteux pour un homme, vraiment digne
de ce nom, d’aimer la parure et d’affectionner son corps, que de s’abandonner
lâchement à toute autre passion. Mettre toute son étude
à pourvoir au bien-être du corps, c’est se méconnaître
soi-même, c’est ne pas comprendre cette sage maxime, « que
la partie visible n’est pas tout l’homme » : nous avons besoin d’une
sagesse supérieure qui fasse connaître à chacun de
nous ce qu’il est. Mais il est plus impossible à qui n’a pas une
âme purifiée d’acquérir cette connaissance, qu’à
un homme attaqué d’ophtalmie, de fixer ses regards sur le soleil.
Or, purifier son âme, pour le dire en peu de mots, et d’une manière
suffisante, c’est mépriser les plaisirs des sens, ne pas repaître
ses yeux de spectacles et de prestiges tels qu’en font voir les baladins,
éviter la vue des objets propres à enflammer les passions,
ne pas verser pour ainsi dire, dans nos âmes, par le canal des oreilles,
des airs langoureux et efféminés : car ce genre de musique
fait naître dans les cœurs les vices honteux et infâmes.
XVIII
Embrassons le genre opposé, celui qui s’allie avec la vertu
et dont les effets sont salutaires, celui dont se servait David, cet auteur
des cantiques sacrés, lorsqu’aux sons de sa harpe, disent les livres
saints, il délivrait le roi Saül de sa folie. L’on raconte
que Pythagore, ayant rencontré un jour une troupe de gens en débauche
et dans l’ivresse, commanda au joueur de flûte qui menait la fête,
de changer d’harmonie et de jouer sur le mode Dorien, et que cette musique
les ramena si bien à eux-mêmes, que, jetant leurs couronnes,
ils s’en retournèrent tout honteux. Il en est que la flûte
fait extravaguer à la façon des prêtres de Cybèle
et des Bacchantes : tant il y a de différence à recevoir
les impressions d’une saine musique ou d’une musique corrompue. Ainsi,
vous devez vous tenir plus en garde contre celle qui domine aujourd’hui
que contre les vices les plus hideux.
Faire exhaler dans l’air toutes sortes de parfums pour flatter l’odorat,
se frotter le corps d’essences, sont des pratiques indignes et que je rougis
même de vous défendre. Que dirai-je pour détourner
des plaisirs que l’on prend par le sens du toucher et du goût, sinon
qu’ils réduisent ceux qui s’appliquent à les rechercher,
à vivre comme des brutes, esclaves de leur ventre et des plus viles
passions ? En un mot, si l’on ne veut pas s’enfoncer dans les voluptés
comme dans la fange, ou n’en prendre soin, selon l’expression de Platon,
qu’autant qu’il peut aider à l’étude de la philosophie, paroles
conformes à celles de saint Paul, qui nous recommande de n’avoir
aucune attention pour la chair dans la vue de favoriser les passions.
XIX
Se montrer empressé de contenter la chair, et négliger,
comme indigne d’attention, l’âme qui doit en faire son esclave, qu’est-ce
autre chose que ressembler à ces gens qui recherchent les instruments
d’un art sans s’occuper en aucune façon de l’art lui-même
? Il faut bien plutôt châtier son corps, le dompter comme une
bête féroce, et, armé en quelque sorte des verges de
la raison, apaiser les mouvements tumultueux qu’il existe dans le cœur,
loin de lâcher la bride à ses passions et de permettre que
l’âme, réduite au sort d’un écuyer qui ne maîtrise
plus la fougue de ses coursiers indociles, soit emportée au gré
de leur violence. Rappelons-nous les paroles de Pythagore, qui, voyant
un de ses disciples se donner de l’embonpoint par les exercices du gymnase
et par la bonne chère, lui fit ce reproche : « Quand cesseras-tu
de te faire à toi-même une prison de plus en plus rigoureuse
? » Aussi Platon, à ce qu’on raconte, craignant que son corps
n’exerçât une influence pernicieuse sur son âme, s’établit
dans le jardin de l’Académie, lieu le plus malsain de l’Attique,
afin d’ôter à son corps l’excès de santé, comme
on retranche d’une vigne le sarment superflu. Moi-même j’ai entendu
dire à des médecins que le trop d’embonpoint est nuisible
à la santé. Puisque les soins outrés que l’on donne
au corps sont pernicieux au corps lui-même et gênent les exercices
de l’âme, n’est-ce pas évidemment une folie de se soumettre
à ses volontés, et de s’en rendre esclave ?
XX
Si nous avons une fois pris l’habitude de le mépriser, nous
serons loin de trouver rien d’admirable dans les choses humaines. Que sert
la richesse, quand on n’a que du mépris pour les voluptés
? à moins, peut-être, qu’on ne prenne quelque plaisir à
veiller, comme les dragons de la Fable, à la garde d’un trésor
enfoui. L’homme qui a su affranchir son âme de toute affection pour
ces objets terrestres, se gardera de jamais déshonorer sa conduite
et ses discours par rien de vil et de honteux. Tout ce qui passe le besoin,
fût-ce le sable de Lydie ou celui que les fourmis Indiennes tirent
du sein de la terre, sera d’autant plus méprisable à ses
yeux qu’il en sentira moins le besoin. Il mesurera l’usage des objets terrestres
aux nécessités de la nature, et non à ses fantaisies.
Quiconque sort des limites qu’elle a tracées, se jette en quelque
sorte par une côte rapide, où, manquant de point d’appui pour
s’arrêter, il ne peut nulle part résister au mouvement qui
l’entraîne. A-t-il entassé trésors sur trésors
; il en faut le double et plus encore pour assouvir son avidité,
selon la pensée de Solon, qui dit dans ses vers, « On ne voit
aucun terme à la cupidité de l’homme ». Ecoutons pareillement
les leçons de Théognis sur le même sujet : «
Je n’ai, dit-il, pour les richesses ni passion ni désir ; je ne
demande que de vivre dans la médiocrité, exempt de peines
».
J’admire aussi le mépris de Diogène pour toutes les choses
humaines. Il se disait plus riche que le grand Roi, parce qu’il lui fallait
pour vivre moins de choses qu’à ce prince ; et nous, si nous n’avons
autant de trésors que Pythius de Mysie, si nous ne possédons
des arpents de terre sans nombre, et plus de troupeaux qu’on n’en pourrait
compter, nous ne serons point satisfaits ! Cependant il convient, je crois,
de ne pas désirer les biens qui nous manquent : et à l’égard
de ceux que nous avons, il faut être moins flattés de les
posséder, que de savoir en user avec sagesse. Socrate pensait bien,
lorsqu’il dit à ce riche qui se vantait fastueusement de sa fortune
: « Je ne saurais vous admirer avant d’avoir la preuve que vous savez
faire usage de vos richesses ». Si Phidias et Polyclète se
fussent montrés fiers de l’or et de l’ivoire qu’ils employèrent,
l’un à la statue de Jupiter pour les Eléens, l’autre à
celle de Junon pour la ville d’Argos, on eût ri de voir ces statuaires
s’enorgueillir d’un bien étranger, au mépris de leur art,
dont le travail donnait à l’or même plus de charme et plus
de valeur ; et nous, en nous persuadant que la vertu de l’homme toute seule
ne suffit pas pour l’ornement de la vie, croirons-nous être plus
sages et mériter moins le blâme ?
XXI
Eh bien ! nous foulerons aux pieds les richesses, nous mépriserons
les plaisirs des sens ; mais nous aurons à cœur la flatterie et
l’adulation, nous imiterons la souplesse et la dissimulation du renard
d’Archiloque ! Non, il n’est rien que le sage doive plus éviter
que de suivre l’opinion de consulter les jugements d la multitude. Il doit
se conduire tellement par les conseils de la saine raison, qu’en aucune
circonstance, dût-il se mettre en opposition avec tous les hommes,
compromettre sa réputation, essuyer tous les dangers pour la vertu,
il ne consente jamais à s’écarter en rien de ses sages résolutions.
Que dire des gens qui n’agissent pas ainsi ? en quoi diffèrent-ils
du sophiste Egyptien, qui devenait, à son gré, eau, feu,
plante, animal, et tout ce qu’il voulait ? Maintenant ils font l’éloge
de la vertu en présence de ceux qui l’aiment, tout à l’heure
ils tiendront un langage contraire quand ils verront l’injustice préférée
; tel est le caractère des flatteurs ; et comme l’on dit que le
polype revêt la couleur de la terre où il se pose, ils quittent
leurs propres sentiments pour prendre ceux des personnes qu’ils approchent.
XXII
Nous trouverons à cet égard, dans les saintes Ecritures,
des instructions plus parfaites. Néanmoins, en attendant il est
à propos de nous faire comme un esquisse de la vertu avec des traits
rassemblés de peintures étrangères. Car l’homme, qui
recueille soigneusement ce que chaque chose offre d’utile, ressemble en
quelque sorte à ces grands fleuves qui reçoivent de toutes
parts de nombreux accroissements. Il faut croire que cette sage maxime
d’Hésiode, Joindre peu avec peu, n’est pas plus applicable à
l’augmentation de la fortune, qu’à l’acquisition d’une science quelconque.
Le fils de Bias, partant pour l’Egypte, demandait à son père
ce qu’il fallait faire pour lui être surtout agréable, «
Il faut, dit Bias, faire des provisions pour la vieillesse ». C’était
la vertu qu’il désignait ainsi ; mais il lui assignait des limites
bien étroites en restreignant ses avantages à la durée
de cette vie mortelle. Pour moi, quand on compterait les années
de Tithon, d’Arganthonius, et de celui de nos patriarches qui vécut
le plus longtemps, je veux dire, de Mathusalem dont la vie, dit l’Ecriture,
embrassa près de dix siècles ; quand on envisagerait tout
l’espace écoulé depuis la création du monde, je ne
pourrais m’empêcher de rire de ces idées, comme d’une imagination
d’enfant, en portant mes regards sur cette longue et perpétuelle
série de siècles, à laquelle il est aussi impossible
de concevoir un terme, que de supposer une fin à l’âme qui
est immortelle. Telle est la durée pour laquelle je vous engage
à faire toutes les provisions qui pourront vous être de quelque
utilité, sans redouter aucune fatigue, ou, comme dit le proverbe,
sans craindre de remuer toute pierre. Ne nous laissons point rebuter par
la vue des difficultés et des peines : mais plutôt, nous rappelant
les paroles du philosophe qui nous conseille à tous d’embrasser
le meilleur genre de vie et d’espérer que l’habitude lui donnera
des charmes, livrons-nous avec ardeur à l’étude de la sagesse.
Il est honteux de négliger le temps présent dont nous sommes
les maîtres, pour le redemander un jour, quand il ne sera plus et
qu’il ne nous restera que des regrets impuissants.
XXIII
Je viens de vous donner une partie des conseils que je crois les plus
utiles : je vous offrirai les autres à mesure que le moment s’en
présentera. Quant à vous, de trois espèces de malades
qu’on voit parmi les hommes, gardez-vous de ressembler à ceux qu’on
ne peut guérir et de vous comporter, dans les maladies de l’âme,
comme certaines gens attaqués d’un mal corporel. Les personnes légèrement
indisposées vont trouver le médecin ; celles qu’une maladie
grave retient chez elles, le font appeler ; mais il en est qu’une bile
noire jette dans une folie si entière et si incurable qu’elles ne
veulent pas même le recevoir. Ce serait leur ressembler que de rejeter
de sages conseils ; évitez un pareil malheur.