LIVRE 1 : Dieu

L’étude de Dieu constitue la partie la plus importante de la dogmatique (Sag., 15, 3 ; Jér., 9, 23 sq. ; Jean, 17, 3). On peut considérer Dieu sous un double aspect, dans sonÊtre et dans sapersonnalité. L’étude, par suite, se divise en deux parties :Dieu unique etDieu en trois personnes.  Dans la première partie, il y a trois questions à examiner : 1° Lapossibilité de connaître Dieu ; 2° Sonessence ; 3° Sesattributs.

L’existence de Dieu, comme on l’a dit plus haut, estsupposée dans la dogmatique comme « condition préalable à la foi » et démontrée dans l’apologétique ; néanmoins elle est un article de foi et le Concile du Vatican a défini comme dogme la possibilité de connaître Dieu naturellement. L’existence de Dieu appartient donc à un double titre à la dogmatique.  D’après ce qu’on a dit, il s’agit d’une double connaissance de Dieu ou d’une double possibilité de le connaître, l’une naturelle, l’autre surnaturelle. Dans les deux cas, il s’agit de déterminer à la fois l’étendue et le genre de cette connaissance.

PREMIERE PARTIE : L’unité de Dieu

A Consulter :S. Thomas, S. th., 1, q. 1‑26 ; C. Gent., 1, 10 sq. Les traités De Deo uno deSuarez,Petavius,Thomassin.Lessius, De perfectionibus moribusque divinis.Frassen, Scotus academicus : De Deo.Billot, De Deo uno et trino.Ders, De ipso Deo.Franzelin, De Deo uno.De San, De Deo uno (1894).Stentrup, De Deo uno.Janssens, De Deo uno, 2 vol. (1900).Pesch, 2.Paquet, Comm. in Summam theol. div. Thomæ, 1 (1906).Van Noort, De Deo uno et trino (1907).Belmond, Dieu, Études sur la philosophie de Duns Scot (1913).

D’après la doctrine de la foi catholique, il y a deux manières de connaître Dieu, une manière naturelle et une manière surnaturelle.

PREMIERE SECTION : L’existence de Dieu

CHAPITRE 1 : La connaissance naturelle de Dieu

A consulter:S. Thomas, S. th., 1, q. 2, a. 1 et 2, 2, 175 ; De veritate, q. 13 ; C. Gent, 1, 12‑14.Granderath, Const. dogm. S. Concil. Vaticani (1892), 32 sq.De Munninck,  Prælectiones de Dei existentia (1904).Bittremieux, De analogica nostra cognitione et prædicatione Dei (1913). Dict. théol., 4, 874‑948, v. Création.De Tonquédec, Immanence (1913).Penido, Le rôle de l’analogie en théologie dogmatique (1931).

§ 18. Sa réalité

THÈSE. Dieu, le commencement et la fin de toutes choses, peut être connu par les lumières naturelles de la raison, au moyen de la Création.De foi.

Explication. Le Concile duVatican a défini : « Si quelqu’un dit que Dieu unique et véritable, notre Créateur et Maître, ne peut pas êtreconnu avec certitude par la lumière naturelle de la raison humaine, au moyen des choses qui ont été créées ; qu’il soit anathème » (S. 3, De revel., can. 1 ; Denz., 1806 ; cf. c. 2). Le Dieu connaissable est le Dieu unique, vrai, personnel, le Dieu créateur et non un Être premier panthéiste. Le Concile indique les deux principes de connaissance : le principeobjectif, les choses créées ; le principesubjectif, la raison humaine, et il entend par là la raison concrète de l’homme tombé à laquelle Dieu n’accorde pas d’autre secours que le concours physique général. Le Concile exprime seulement lapossibilité physique, en principe, et non laréalité générale ou même la nécessité morale. Il ne nie pas que la plupart des hommes arrivent à connaître Dieu, non pas par la considération rationnelle du monde et d’eux‑mêmes, mais au moyen de l’instruction et de l’éducation données par d’autres. Le Concile a en vue l’athéisme qui, après avoir reçu la connaissance de Dieu, en nie l’existence, plutôt que l’état de nature simple, qui n’est pas encore parvenu à la pleine connaissance de Dieu. Il faut observer encore qu’à la possibilité physique d’une connaissance naturelle de Dieu, on doit joindre une nécessitémorale de la révélationsurnaturelle. En effet, dans l’état général de la nature tombée, par suite du péché, les hommes ne pourraient s’élever que difficilement, lentement et d’une manière incertaine à la connaissance pure de Dieu (Vatic., S. 3, c. 2 ; Denz., 1786 ; S.th., 2, 2, 2, 4).

Preuve. L’Ancien Testament avait à peine besoin pour lui‑même d’insister sur la connaissance naturelle de Dieu ; son Dieu était le Dieu connu surnaturellement par la Révélation, qu’il saisissait dans lafoi, qu’il avait maintes foisexpérimenté dans l’histoire sainte et dont l’existence est déjà attestée dans les premières lignes de l’Écriture. Mais plus tard, Israël entra en contact avec l’incrédulité païenne, et les livresgrecs de l’Écriture, pour résister à cette incrédulité, affirment aussi la connaissance naturelle de Dieu. « Insensés sont tous les hommes qui ont ignoré Dieu, dans lesquels ne se trouve pas la science de Dieu et qui n’ont pas su par les biens visibles s’élever à la connaissance de Celui qui est, ni par la considération de ses œuvres reconnaître l’Ouvrier... car la grandeur et la beauté des créatures font connaître par analogie Celui qui en est le Créateur » (Sag., 13, 1‑5). En même temps, on insiste sur la culpabilité de l’idolâtrie (Sag., 13, 9‑14 ; 21). Peut‑être même que certains passages des psaumes (cf. Ps. 13, 1 ; 18, 2‑7 ; 72, 96, de même 12, 7) qui expriment les mêmes pensées que laSagesse ont aussi une pointe contre l’incrédulité dans Israël même. Cette incrédulité devait, sans doute, se manifester comme un athéisme pratique et une négation effrontée de la loi divine.

Jésus rappelle souvent l’action miséricordieuse de Dieu dans la Création (Math., 6, 26‑32). Mais ailleurs il suppose la Révélation « le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » (Math., 22, 32). Israël croyait en Dieu. Il n’en est pas de même chezS. Paul ; son regard est dirigé surtout vers les païens. Il leur reproche sans cesse leur connaissance insuffisante de Dieu, dont ils sont eux‑mêmes responsables. Ainsi, dans l’Épître aux Romains : « Or la colère de Dieu se révèle du haut du ciel contre toute impiété et contre toute injustice des hommes qui, par leur injustice, font obstacle à la vérité. En effet, ce que l’on peut connaître de Dieu est clair pour eux, car Dieu le leur a montré clairement. Depuis la création du monde, on peut voir avec l’intelligence, à travers les œuvres de Dieu, ce qui de lui est invisible : sa puissance éternelle et sa divinité. Ils n’ont donc pas d’excuse » (Rom., 1, 18‑20).

C’est le développement des pensées de laSagesse (13, 15) : La vérité de Dieu estmanifeste, mais elle est injustementopprimée, si bien qu’elle ne peut plus se rétablir. Depuis la Création, ce qui est invisible en Dieu peut être perçu. On levoit avec les yeux de l’esprit, on voit son éternité, sa puissance et sa divinité. C’est pourquoi un juste jugement est réservé à ceux qui nient Dieu. L’athéisme des païens est donc volontaire et ils pourraient en sortir sans révélation surnaturelle.

Cela résulte aussi d’un passagemoral : « Quand des païens qui n’ont pas la Loi pratiquent spontanément ce que prescrit la Loi, eux qui n’ont pas la Loi sont à eux‑mêmes leur propre loi. Ils montrent ainsi que la façon d’agir prescrite par la Loi est inscrite dans leur cœur, et leurconscience en témoigne, ainsi que les arguments par lesquels ils se condamnent ou s’approuvent les uns les autres. Cela apparaîtra le jour où ce qui est caché dans les hommes sera jugé par Dieu conformément à l’Évangile que j’annonce par le Christ Jésus. » (Rom., 2, 14‑16).

Ce n’est pas seulement la connaissance de l’existence de Dieu, mais encore celle de sa volonté, telle qu’elle est perceptible dans la loi morale, qui est possible aux païens ; elle s’impose dans les dispositions morales naturelles et dans le jugement de laconscience qui est comme une anticipation du jugement général.

Enfin l’Apôtre se réfère aux traces générales que Dieu a laissées dans l’histoire et à laProvidence. Il rappelle aux païens de Lystres « le Dieu vivant qui a fait le ciel, la terre, la mer et tout ce qu’ils renferment. Ce Dieu dans les siècles passés a laissé tous les peuples suivre leurs voies, sans que toutefois il ait cessé de se rendre témoignage à lui‑même, faisant du bien, dispensant du ciel les pluies et les temps fertiles, nous donnant la nourriture avec abondance et remplissant nos cœurs de joie » (Act. Ap., 14, 14‑16). Il parle de même à Athènes. Le Dieu inconnu qui y est honoré est le Dieu créateur. Il n’habite pas dans des temples faits de main d’homme, mais il remplit l’univers de sa puissance vitale. « D’un seul homme il a fait sortir tout le genre humain, pour peupler la surface de toute la terre, ayant déterminé pour chaque nation la durée de son existence et les bornes de son domaine, afin que les hommes le cherchent et le trouvent comme à tâtons ; quoiqu’il ne soit pas loin de nous, car c’est en lui que nous vivons, que nous nous mouvons et que nous sommes » (Act. Ap., 17, 26‑28). S. Paul indique ainsi trois moyens de connaître naturellement Dieu : 1° Celui de l’ordre physique ; 2° Celui de l’ordre moral ; 3° Celui de l’ordre historique. On peut dire aussi : d’après l’Apôtre, on trouve Dieu par le moyen de la réflexion sur le monde et sur soi‑même.

Les Pères. Tant qu’ils eurent à combattre le paganisme avec son polythéisme, ils se trouvèrent dans la même situation que l’auteur du livre de laSagesse et se servirent des mêmes motifs. Lesapologistes en appellent au fait de la Création et particulièrement à la sagesse, à l’ordre et à la raison qui se manifestent dans la Création. Elle est justement l’œuvre du Logos qui partout dans le monde et dans l’humanité a laissé des traces manifestes (λόγος σπερματιϰός,S. Justin, Apol., 1, 18‑20 ; 2, 10‑13).Tertullien aborde, en plus des motifs extérieurs, les motifs intérieurspsychologiques. Notre âme tend naturellement vers Dieu, elle porte le pressentiment de l’éternité et l’exprime involontairement (De testimonio animæ).Athénagore tire la preuve de l’unité de Dieu de la notion même de Dieu. Deux dieux se limiteraient mutuellement et, par conséquent, se supprimeraient ; car le vrai Dieudoit nécessairement renfermer en lui toute perfection (Legatio, 5‑8).S. Théphile montre comment le cours naturel des choses annonce l’existence de Dieu. « Quand on voit un vaisseau naviguer en mer et se diriger vers la rive, on ne doute pas qu’il y ait dans le bateau un pilote qui le guide. De même, il faut admettre un Dieu comme conducteur de toutes les choses, bien qu’on ne le voie pas avec des yeux de chair » (Ad Autol., 1, 1, 5). Il affirme cependant, comme S. Paul (Rom., 1, 24‑32) et la plupart des Pères, que la condition pour arriver à la connaissance de Dieu est la pureté du regard, c.‑à‑d. du cœur ; un aveugle ne peut voir la lumière du soleil, si claire soit elle (Math., 5, 8).

S. Augustin a une preuve de Dieu personnelle. Conformément à son point de vue platonicien, il considère le spirituel comme plus réel que le corporel et le spirituel, comme le temporel, doit avoir son fondement. Chez les hommes, les principes suprêmes d’un royaume idéal de la vérité s’imposent à l’esprit et c’est d’après eux que nous jugeons, d’une manière générale et égale, le vrai, le beau, le bien et leurs contraires. Ces mesures suprêmes ont été créées en nous par Dieu. Il en est lui‑même le premier modèle, la lumière en nous, dans laquelle nous connaissons et apprécions toutes les valeurs spirituelles. Mais, de même que Dieu est le soleil des esprits, nous sommes des images, des miroirs de son Être. De là les exhortations fréquentes à chercher Dieu en nous : « Ne va pas au dehors, rentre en toi‑même, c’est dans l’homme intérieur qu’habite la vérité » (De vera relig., 39, 72). Il y a même en nous un désir naturel de Dieu qui, par suite de l’imperfection et de l’insuffisance morale de notre être, nous fait aspirer à la perfection et à l’achèvement dans Celui qui est le Très Haut et l’Immuable. « Notre cœur est sans repos tant qu’il ne se repose pas en toi » (Conf., 1, 1). Cette pensée,Kant l’a reprise à sa manière et en a fait une preuve de l’existence de Dieu, comme postulat de la raison ».

La Scolastique. S. Thomas dit : « Les créatures n’éloignent pas de Dieu par elles‑mêmes, mais elles y ramènent, parce que, comme le dit l’Apôtre (Rom., 1, 20) : Ce qu’il y a d’invisible en Dieu est devenu visible par la connaissance que ses créatures nous en donnent. Or, si elles détournent de Dieu, c’est par la faute de ceux qui en font mauvais usage. C’est ce qui fait dire à la Sagesse (14, 11) que les créatures sont un filet où les pieds des insensés se prennent. D’ailleurs, par là même qu’elles éloignent de Dieu, c’est une preuve qu’elles en viennent. Car elles n’éloignent de Dieu les insensés qu’en les séduisant par ce qu’il y a de bon en elles, et ce qu’elles ont de bon ne peut avoir une autre origine que Dieu lui‑même » (S. th., 1, 65, 1 ad 3). A propos de Hébr., 1, 5, il dit avec autant de vérité que de profondeur : « Les créatures nous manifestent Dieu, mais elles nous le cachent aussi » (Cf. S. Thom., In Rom., 50, 17). « Tout homme a la faculté naturelle de connaître Dieu et de l’aimer et cette faculté est fondée « dans la nature même de l’esprit qui est commun à tous les hommes » »  (S. th., 1, 93, 4).

Les preuves de l’existence de Dieu d’après S. Thomas

Il y en acinq et elles reposent toutes sur laloi de causalité.

1.La preuve tirée du mouvement. Nous voyons toutes les choses, vivantes et non vivantes, raisonnables et sans raison, en mouvement, en changement. Or le mouvement n’est autre chose que le passage de la possibilité (potentia) à la réalité (actus). Or ce passage ne peut se faire que par le moyen d’une autre réalité : « tout ce qui est mû reçoit d’un autre le mouvement ». En effet aucune chose ne peut, par elle‑même, passer de la puissance à l’acte, car elle ne peut pas, en même temps et sous le même rapport, être à la fois en puissance et en acte. Mais si une chose est mue par l’autre, il faut nécessairement admettre une chose immobile comme cause du mouvement. Or on ne peut pas remonter indéfiniment dans la série des causes. S’il n’y a pas de premier moteur, il n’y a pas d’autre moteur, il n’y a donc pas de mouvement. Or le premier moteur qui n’est mu par aucun autre est par conséquent l’« être en mouvement » immobile. Cette preuve tirée du mouvement apparaît à S. Thomas comme la plus claire et la plus probante. C’est à cette preuve que se ramènent toutes les autres.

2.La preuve par la cause efficiente. Aucun être ne se produit lui‑même, aucun n’est « sa propre cause », car la cause est antérieure à l’effet ; il est nécessairement produit par un autre. De nouveau, la saine raison doit remonter à une cause première, car « remonter indéfiniment de cause en cause » est encore impossible. Le premier est la cause du moyen et celui‑ci la cause du dernier. Or, le moyen peut êtreunique ou constituer une longue série. Mais si le premier fait défaut, il n’y aura ni moyen ni dernier, il faut donc admettre une cause première (causa prima).

3.La troisième preuve est tirée de lacontingence des choses. Ces choses sont en particulier, comme en général,accidentelles. Elles peuvent sans contradiction exister ou ne pas exister. Mais si quelque chose existe, cela a été amené à l’existence par une cause. Si toute la Création est accidentelle, puisqu’elle ne porte nulle part la marque de la nécessité interne, il faut qu’elle ait été appelée à l’existence par une cause, et il faut que cette cause existe nécessairement, d’une nécessité interne. Autrement il faudrait lui chercher une cause et nous tomberions ainsi dans l’« enchaînement infini des causes ». Par conséquent, il y a un « être nécessaire ».

4.La quatrième preuve est tirée desdegrés des choses. On trouve en elles le bien, le vrai, le noble à des degrés différents. Mais cette gradation n’est possible que dans la mesure où ces choses se rapprochent plus ou moins de l’Être qui possède la perfection au plus haut degré, qui est le très parfait. Il communique à chaque chose la perfection qui lui convient et les fait toutes participer à la sienne. Il faut donc conclure de ces choses à l’existence d’un « Être parfait au plus haut degré ».

5.La cinquième preuve est tirée de laconduite des choses. Toutes les choses, depuis le globe du soleil jusqu’au brin d’herbe, possèdent unetendance vers une fin (téléologie). Bien qu’elles ne connaissent pas elles‑mêmes le but de leur mouvement, elles tendent néanmoins vers ce but et cherchent à l’atteindre comme leur souverain bien. Il faut donc nécessairement admettre une cause pensante qui ordonne ces choses, à leur insu, vers leur fin, et leur donne leur tendance vers cette fin. Cette cause doit être très sage, un « Être parfait au plus haut degré ». Cette preuve est la plus facile à manier, car elle repose sur des constatations qui sont à la portée de tous.

Ainsi donc la raison, en s’appuyant sur la considération du monde et d’elle‑même, démontre l’existence d’unpremier moteur, d’unecause première, d’unÊtre nécessaire, d’unÊtre possédant la sagesse et la perfection au plus haut degré. Nous l’appelons Dieu (Cf. S. th., 1, 2, 3 ; C. Gent., 50, 13).

A ces cinq preuves l’Apologétique en ajoutedeux autres.D’abord la preuve de S. Augustin tirée des vérités éternelles nécessaires, par ex. : celle des principes premiers de la connaissance. Étant donné qu’ils doivent avoir un fondement, ils ne peuvent l’avoir qu’en Dieu, la source première de tout être et de toute vérité.La seconde preuve est de nature morale et est perçue par la conscience. S. Paul déjà l’expose (Rom., 2, 14). Elle s’appuie sur l’obligation générale existant en toute conscience de pratiquer le bien et d’observer l’ordre moral. Cette obligation, indépendante de l’homme particulier comme de l’humanité en général, ne peut être fondée que sur le Créateur de toute l’humanité.

Appendice :La preuve ontologique de S. Anselme (Proslogium) est rejetée aujourd’hui par la plupart des philosophes, à la suite de S. Thomas ; elle n’est défendue que par quelques‑uns à la suite de S. Bonaventure, de Descartes, de Spinoza, de Leibnitz, de Hegel, de Fichte, de Lotze. Elle conclut de la notion idéale à l’existence réelle (μετάβασις εἰς ἀλλο μένος), et dans ce fait réside un vice incurable. Dieu, dit S. Anselme, est d’après sa notion un être si parfait qu’on ne peut pas en imaginer de plus grand. Dans ses perfections, il faut comprendre l’existence, autrement il lui manquerait une perfection importante. A ceci S. Thomas répond que nous ne pouvons pas nous faire une idée de Dieua priori mais seulementa posteriori. Il est vrai qu’il est « en soi la vérité », mais il ne l’est pas « par rapport à nous » ; il ne nous est connu que « par les créatures », nous en concluons, avec raison, son existence et quelques perfections qui en sont inséparables, comme l’aséité et l’absolu (S. th., 1, 2, 1 ; 1, 12, 12 ; C. Gent., 1, 10‑39).

Objections. Pour attaquer les preuves de l’existence de Dieu, on allègue surtout la sublimité absolue de Dieu et la distance infinie qui le sépare de la Création. Le 4ème Concile de Latran lui‑même dit : « Si grande que soit la ressemblance entre le Créateur et la créature, on doit encore noter une plus grande dissemblance entre eux » (Denz., 432). Nous devons donc avouer la grande différence d’être entre Dieu et le monde. Mais nousdevons cependant, dans notre pensée, établir un pont entre les deux. La loi de causalité nousy force pour expliquer l’existence du monde. En le faisant, nous avons certes conscience que nous devons conclure à un autre être chez Dieu que celui que nous trouvons chez les créatures. Nous abandonnons l’être contingent et nous nous élevons vers l’Être absolu. Néanmoins cet Être nous est inaccessible dans son essence et nous ne sommes certains que de son existence ; nous pressentons le reste par analogie transcendante plutôt que nous ne le connaissons.

On peut insister encore avec plus de force sur l’instinct du bonheur inné à tous les hommes et qui estgénéral, indestructible et fondamental. Or, chez aucun homme, cet instinct ne peut être satisfait par le monde et ses biens. Ainsi donc, à moins d’admettre que c’est là uninstinct naturel illusoire, ce qui serait absurde, il faut qu’il y ait un bien éternel capable de le satisfaire. « Notre cœur est sans repos » (S. Augustin).

Limitation. S. Thomas dit lui‑même que la connaissance naturelle de Dieu reste imparfaite (S. th., 1, 13, 5 ; C. Gent., 1, 34), mêlée d’erreurs (C. Gent., 3, 38), chargée de beaucoup de points d’interrogation (C. Gent., 3, 39) et obscure, étant donné que la créature n’est qu’une image très imparfaite de Dieu, et qu’en outre, depuis la chute, cette image n’est plus perçue par l’homme que faiblement (C. Gent., 3, 38 sq.). Il pense cependant que les anciens philosophes « ont connu Dieu comme fin ultime » (In Rom., 1, 6).

Opinions erronées

1.L’athéisme nie l’existence de Dieu et affirme explicitement ou implicitement l’impossibilité de la connaître, ou tout au moins considère les preuves de son existence comme insuffisantes (athéisme, agnosticisme, criticisme). Historiquement l’athéisme est ancien. Cependant il ne fut pas toujours représenté dans la forme absolue de la négation de Dieu, mais il consista le plus souvent à rejeter le polythéisme ou bien les divinités reconnues officiellement, sans pourtant nier la divinité elle‑même. C’est ce qui explique que les païens et les chrétiens pouvaient se jeter réciproquement l’accusation d’athéisme. Ce n’est que dans les temps modernes qu’apparut l’athéisme pur.

L’agnosticisme affirme que la raison humaine est incapable d’atteindre les vérités transcendantes, telles que l’existence et l’essence de Dieu (agnosticisme, philosophique de Kant), ou bien que, par suite du péché originel, elle a été tellement affaiblie qu’elle ne possède plus la faculté d’atteindre ces vérités (agnosticisme religieux des Réformateurs, suprarationalisme protestant). C’est contre les deux tendances, celle de Kant et celle de Luther, qu’est dirigée la définition du Concile du Vatican. L’agnosticisme a été renouvelé par lemodernisme (Denz., 2072, 2073) ; cf.Apologétique. Pour expliquer la diffusion de l’agnosticisme dans notre temps, on signale comme causes : « L’éducation, l’exemple, les préjugés, l’abus et la déformation de la religion, la trop grande estime de soi et les dépravations morales, la spécialisation excessive des études et des occupations » (Schanz‑Koch, Apol., 1, 106). La Russie des Soviets est « officiellement » athée.

2.Le traditionalisme a voulu combattre les objections de la raison contre Dieu et la Révélation et a pris un moyen radical. Il a dénié à la raison la faculté et le droit de juger de ces choses. C’est pourquoi il fonde toute vraie connaissance de Dieu sur la tradition de la Révélation surnaturelle (Bonald, Bautain, Lamennais). Au commencement était la Parole (Jean, 1, 1), c.‑à‑d. la révélation, l’enseignement de Dieu ; sans cette Parole, aucune connaissance de Dieu n’aurait été possible. De même que la tradition de cette Révélation est nécessaire, elle est aussi suffisante.Lamennais considère la raison individuelle comme incapable d’arriver à la connaissance naturelle de Dieu. Il place, par contre, le critérium de vérité absolue dans le consentement universel de tous les hommes et il voit dans la diffusion universelle de la notion de Dieu une confirmation opportune de la Révélation à laquelle se ramène en dernière analyse ce consentement universel. Ce traditionalismerigide a été condamné par l’Église (Denz., 1617). Elle s’est prononcée d’une manière aussi énergique contre le professeurBonnetty qui soutenait le traditionalisme dans sesAnnales de philosophie chrétienne. Il dut, entre autres, souscrire la proposition suivante : « La raison peut prouver (probare), avec certitude, l’existence de Dieu, la spiritualité de l’âme, la liberté de l’homme ». Il dut avouer que contre l’athéisme on ne pouvait pas raisonnablement en appeler à la révélation divine (Denz., 1649‑1652). Le traditionalisme oubliait que ce n’est pas la parole (le langage) qui est l’élément primordial, mais que c’est l’idée qu’elle exprime. Quand on insiste sur l’éducation et l’instruction, on ne doit pas attribuer une moindre importance aux dispositions et aux facultés de l’intelligence. Toutes les connaissances ne viennent pas de l’enseignement, l’intelligence aussi en découvre souvent.

Le traditionalisme mitigé (Beelen,Laforêt,Ubaghs, etc.) ne nie pas la faculté naturelle qu’a la raison de connaître Dieu, mais il prétend qu’elle a besoin d’une formation théorique par l’instruction. Les hommes des bois et les sauvages n’arriveraient pas par eux‑mêmes à une telle connaissance. Au reste, il faut remarquer que la Révélation ayant eu lieu au début de l’humanité et s’étant perpétuée dans toute la race humaine en tant que Révélation primitive, il ne s’est, en fait, jamais développé de religion purement naturelle, mais que chaque religion comporte partout des « restes » de la Révélation primitive. « Il n’est pas douteux que chaque homme reçoit un riche héritage de conquêtes spirituelles », dit Schanz, mais il ajoute que nous devons acquérir de nouveau cet héritage et que nous devons appuyer l’élément traditionnel de motifs internes, si nous voulons qu’il prenne consistance en nous (Schanz‑Koch, Apol., 168 sq., 186 sq.). Sous cette forme mitigée, le traditionalisme n’a pas été inquiété par l’Église. On ne doit cependant pas prétendre que la révélation est nécessaire absolument pour parvenir à la connaissance naturelle de Dieu : on irait ainsi contre le Concile du Vatican (Denz., 1786).

3.L’idée innée de Dieu. Les Pères, les latins comme les grecs, parlent souvent d’une idée de Dieu mise en nous par la nature, d’une idée innée (idea Dei innata). On se demande comment ils ont compris cela. Depuis Descartes, Malebranche, Leibnitz, un certain nombre de théologiens de tendanceplatonisante comme Drey, Kuhn, Klee, Staudenmaier,   Thomassin, etc., ont affirmé avec tant d’insistance la théorie de l’idée innée de Dieu qu’ils semblent admettre une immanence de Dieu antérieure à tout acte raisonnable, une illumination spontanée de Dieu dans notre esprit. La notion de Dieu basée sur la pensée rationnelle ne paraît plus conciliable avec cette idée innée ; le plus souvent on l’ignore pratiquement ou tout au moins on ne lui accorde que peu d’importance. Cette opinion n’a pas été condamnée. Cependant elle ne doit pas déclarer impraticable le chemin indiqué par le Concile duVatican, quand il affirme qu’une considération rationnelle du monde conduit à la connaissance de Dieu. Au reste, les partisans de cette théorie s’efforcent en vain de la rendre plausible, car chaque idée, comme l’indique sa notion même, est formée par l’intelligence, tirée de l’extérieur par l’abstraction. Des idées complètesa priori ne sont pas conciliables avec l’essence de la pensée humaine discursive.

Cette théorie ne peut être soutenue que dans sa forme mitigée, en entendant sous le nom d’idée innée de Dieu, nos dispositions naturelles innées, notre aptitude et notre inclination à connaître Dieu. En vertu de ces dispositions innées, l’âme se sent portée, dans sa considération du monde, vers Dieu, la cause première et la fin dernière du monde, et immédiatement, sans longues recherches scientifiques, elle arrive à la conviction certaine de l’existence de Dieu. C’est ainsi que l’explique S. Thomas et c’est ainsi sans doute que l’ont compris les Pères. Leurs déclarations ne peuvent pas être entendues comme l’affirmation d’une idée complète de Dieu apportée en naissant, quand ce ne serait qu’en raison de leur opinion générale sur la difficulté de connaître Dieu comme il faut et sur l’imperfection constante de cette connaissance.

4.Le sentiment en tant que source de l’idée de Dieu. DepuisJacobi et surtout depuisSchleiermacher, le protestantisme fait dériver ses conceptions religieuses et particulièrement l’idée de Dieu, du sentiment. On sent Dieu, on ne le connaît pas. De même, d’aprèsKant, on ne connaît pas Dieu, mais son existence est un postulat de la raison. Toute la « théologie » protestante moderne est, depuis Schleiermacher, une théologie du sentiment : elle repose sur l’expérience religieuse individuelle. Mais l’« expérience de Dieu » est dénuée de vérité objective ; c’est une « expérience personnelle », subjective. Ainsi parle Jean Müller : « Rien de ce qui existe ne peut êtreprouvé, on ne peut en avoir que l’expérience, il en est de même pour Dieu ».

L’orthodoxie grecque rejette, elle aussi, la raison comme moyen de connaître Dieu naturellement. Quelques théologiens seulement, comme Svetlov, l’admettent, tout au moins comme source secondaire de connaissance, à côté de la source première, qui est le sentiment. C’est ainsi que s’explique le mysticisme obscur des Russes. Contre tout mysticisme exclusif, faisons cette remarque de principe : il ne trouvera nulle part un critérium qui lui permette de tirer du subjectif l’objectif, Dieu.

5. Lenéo‑platonisme s’en tint modestement à une connaissance de Dieu purementnégative. Il ne reconnaissait pas l’analogie entre le Créateur et la créature ou ne l’admettait que dans la mesure où elle enseignece que Dieu n’est pas. Cependant cette théologie négative s’efforçait d’atteindre des buts positifs. Elle cherchait ce résultat par la voie de l’ascension mystique. Cette ascension se réalisait par lestrois étapes connues : lapurification (via purgativa), l’illumination (via illuminativa) et l’union (via unitiva). Cette théorie pénétra dans la théologie patristique et dans la Scolastique (les Cappadociens, S. Cyrille de Jérus., S. Chrysostome, Denys l’Aréopagite, Hugues de S. Victor, S. Bonaventure, S. Albert le G., S. Thomas).

6. Il faut signaler également ici le mouvementthéosophique ; il est caractérisé par deux aspects principaux : 1° L’expérience de Dieu par lesvoyants dirigeants ; 2° La foi d’autorité desnon voyants dirigés. La théosophie est un mélange d’idées hindoues et de conceptions occultes spirites avec une teinte de christianisme. La théosophie repousse l’expérience intime, aussi bien que les preuves théoriques de l’existence de Dieu ; mais elle prétend saisir directement l’essence divine dans une contemplation interne de l’esprit. Elle y prépare par un entraînement ascétique et notamment par la technique de la contemplation du Yoga. La morale est bouddhiste. Il faut mettre sur le même pied l’anthroposophie de R. Steiner qui part de l’homme. Tous les hommes, d’après lui, ont des dispositions de voyants ; mais ils doivent être éduqués et pour cela s’abandonner à l’autorité qui les amènera à contempler, avec la partie la plus élevée de leur esprit « l’œil de l’esprit » et « l’oreille de l’esprit », la « sagesse de l’homme » et de toute l’évolution de l’humanité qu’il se représente comme panthéistique. Steiner enseigne la métempsychose, le karma, et affirme que son anthropologie est un « christianisme ésotérique ». Pour lui, toute la terre est le corps mystique du Christ et la rédemption est l’incorporation substantielle et non morale au Christ.Pie XI a interdit de participer à ce mouvement moderne (Acta Apost. Sedis, 1919).

7.N’y a‑t‑il donc aucune expérience de Dieu ? Demandent beaucoup de catholiques. Il y en a une certainement. Le Sauveur l’enseigne expressément (Jean, 14, 21) : « Celui qui observe mes commandements, c’est celui‑là qui m’aime, celui‑là sera aussi aimé de mon Père et je l’ aimeraiet je me manifesterai à lui ». Bien entendu, il y a une révélation de Dieu dans l’homme, mais en vertu de la foi à l’Église qui l’annonce et encore plus par la grâce conférée à l’homme ou par l’amour du Saint‑Esprit (Rom., 5, 5). « Dieu a révélé son Fils en moi » (Gal., 1, 16 ; cf. Math., 16, 17). Telle est la voie naturelle de l’expérience de Dieu. Toute voie extraordinaire, quand elle est véritable, se ramène à celle‑ci et se termine, comme chez S. Paul, dans l’Église (Act. Ap., 9, 17‑19). C’est d’une expérience de Dieu semblable que parleS. Augustin dans sesConfessions : « Tard je t’ai aimé… tu m’as appelé à haute voix et tu as détruit ma surdité, tu as éclairé et brillé et tu as fait disparaître mon aveuglement. Tu as répandu un doux parfum et je l’ai aspiré et je soupire vers toi ; je t’ai goûté et maintenant j’ai faim et soif de toi. Tu m’as touché et je suis embrasé du désir de ta paix (L. 10, c. 27). On trouve des textes semblables dansS. Bernard (In Cant. Serm., 1, 11 ; 74, 7), dansS. Bonaventure (Itinerarium, 7, 6).

§ 19. Caractéristiques de la connaissance naturelle de Dieu

Notre connaissance naturelle de Dieu est : 1° D’après sa forme, une connaissancemédiate ; 2° D’après son contenu, une connaissanceanalogique ; 3° D’après sa perfection, une connaissanceinadéquate ; 4° Mais, d’après sa valeur de connaissance, une connaissancevraie.

C’est une connaissancemédiate : « par ses créatures » (Vatic). Nous ne trouvons nulle part sur la terre l’essence même de Dieu, mais toujours seulement ses actions, les idées créatrices réalisées, lesquelles, selon S. Paul, portent en elles le sceau de la puissance éternelle et de la divinité. D’après laSagesse, elles nous permettent de connaître Dieu par « mode de comparaison », d’une manière analogique ; ce n’est donc pas dans sa forme propre (per speciem propriam), mais dans une forme étrangère empruntée aux choses (per species alienas).

Étant donné que nous n’avons pas de voiedirecte pour saisir l’Être divin, nous ne pouvons y parvenir que par desvoies détournées. LaScolastique a indiqué trois de ces voies ou plutôt un triple procédé pour arriver à la connaissance de Dieu : la voie d’affirmation (via affirmationis aut causalitatis), la voie de négation (via negationis), et la voie de transcendance (via eminentiæ). Elle veut dire que, par les choses créées, nous connaissons que Dieu existe comme leur cause, mais qu’il n’est pas identique aux choses, qu’il en diffère au contraire essentiellement, qu’il n’y a en lui absolumentaucune imperfection et qu’on ne peut le concevoir que comme possédant à un degré infini les perfections des créatures. De là résulte le caractère médiat, inadéquat et imparfait de notre connaissance de Dieu

L’ontologisme. Il rejette cette simple constatation de fait. Il est aux antipodes du traditionalisme. Ses fondateurs sont Vincent Gioberti (+1852) et le religieux prêtre Antoine Rosmini (+1855). Il se répandit dans les pays latins et surtout en Italie. D’après lui, nous ne connaissons pas Dieu médiatement maisimmédiatement ; nous ne le connaissons pas par abstraction, mais parintuition. La connaissance de Dieu est même lapremière de toutes les connaissances et en même temps la lumière dans laquelle nous voyons toutes choses. Au lieu de monter, comme le demande le Concile du Vatican, de la créature à Dieu, il descend de Dieu à la créature.

D’aprèsGioberti, l’ordre de laconnaissance doit correspondre à l’ordre de l’être. Or Dieu est le premier dans l’ordre de l’être (in ordine ontologico), il l’est aussi dans l’ordre de la connaissance (in ordine logico). C’est de cette considération que vient le nom d’ontologisme, car Dieu, l’être pur (τὸ ὄντως ὄν, ὁ ὤν), et sa connaissance sont à la base de ce système philosophique. Nous percevons immédiatement la vérité divine, d’une manière intuitive et non par abstraction dans les choses. Celles‑ci peuvent seulement nous faire passer de la connaissance directe, mais encore plus inconsciente et imprécise, à une connaissance réfléchie et claire. Nous percevons sans doute toute l’essence divine, mais seulement dans la mesure où, dans l’acte de la Création, elle se manifeste à nous comme l’Être créateur, et, par là‑même, elle est limitée aux attributs d’absolu, de vérité, de beauté et de bonté.

Rosmini partit d’abord de l’idée innée de Dieu. Il ne la concevait pas comme une forme de connaissance de notre esprit, mais comme l’Être absolu lui‑même qui se révèle dans notre esprit, et cela en tant qu’idée de l’être général que nous percevons immédiatement et dans lequel nous voyons toutes choses. Manifestement on confond ici l’être abstrait, vide et général, avec l’Être absolu, parfait et éminemment concret de Dieu ; ce qui donne à l’ontologisme une teinte depanthéisme, bien qu’il se défende énergiquement de tirer cette conséquence.

Condamnation ecclésiastique. Le Concile de Vienne (1311‑1312) avait déjà condamné les Bégards qui enseignaient qu’on peut contempler Dieu sans la lumière de gloire. Seulement les ontologistes ne se sentaient pas atteints par cette condamnation. On ne connaît pas parfaitement toute la divinité, disaient‑ils, on ne connaît pas, par conséquent, la Trinité, et à cette connaissance n’est pas unie la béatitude éternelle pour laquelle la lumière de gloire est nécessaire absolument. Une forme ancienne de l’ontologisme, celle de Malebranche (+1715), et du cardinal Gerdil (+1802), n’avait pas été inquiétée par l’Église. Il en fut de même pour le nouvel ontologisme à ses débuts. Mais, le 18 septembre 1861, un décret du Saint‑Office censura (tuto tradi non passe), sans nommer personne, sept propositions parmi lesquelles trois au moins appartenaient à l’ontologisme (Denz., 1659‑1661). De même, le 14 décembre 1887, quarante propositions de Rosmini furent condamnées parmi lesquelles ses propositions ontologistes (Denz., 1894 sq.).

Lacritique de l’ontologisme résulte de ce que nous avons dit plus haut du caractère médiat de notre connaissance terrestre de Dieu et elle est confirmée par l’Écriture et la Tradition.Philosophiquement, l’ontologisme menace partout de dégénérer en panthéisme. Il confond l’Être absolu et par soi avec l’être créé abstrait, l’Être simple, en raison de sa perfection infinie, avec l’être vide, par suite du défaut de détermination. C’est en vain qu’il en appelle àS. Augustin. D’abord celui‑ci n’enseigne nulle part une connaissance directe et intuitive de Dieu dans ce monde ; il affirme assez souvent, comme tous les Pères, que nous savons mieux ce que Dieu n’est pas que ce qu’il est (verius enim cogitatur Deus quam dicitur, et verius est quam cogitatur) (De Trin., 7, 4 ; cf. 1, 8). Il appelle Dieu la lumière dans laquelle nous voyons toutes choses, parce que les choses sont créées à l’image de Dieu et que c’est sa lumière dont nous voyons en elles le reflet. Leur intelligibilité procède de son éternelle intelligence (illuminatio nostra participatio Verbi est) (De Trin.,7, 2 ; cf. 12, 24) ; il en est de même des notions qui, en soi, sont éternelles et partout les mêmes, du vrai, du bien et du beau. Mais jamais il n’aidentifié ces choses avec Dieu, comme le fait l’ontologisme, même pas dans ses premiers écrits où sa doctrine de la connaissance dépend encore fortement de Platon. S. Augustin passa de la doctrine platonicienne de la « réminiscence » à une théorie personnelle de « l’illumination divine de l’âme » ; mais, d’après sa théorie, nous ne voyons pas Dieu lui‑même, pas plus que la lumière divine en tant que telle ; mais nous voyons les chosesintelligibles illuminées par cette lumière.

Une théorie apparentée à l’ontologisme est la « vision de l’essence » deM. Scheler.Switalski juge ainsi cette théorie : « La vision de l’essence comme moyen de connaître Dieu manque des caractéristiques fondamentales que nous exigeons de toute connaissance : la précision claire et la valeur objective générale. Elle nous paraît être une projection artificielle, dans la réalité, de la contemplation de l’idée de Dieu par conséquent une projection expressionniste plutôt qu’une opération consistant à tirer par un examen prudent l’existence et l’essence divines des traces de leur action, répandues partout dans la réalité » (Revue de l’Union des Universitaires catholiques, 1922). D’aprèsGeyser, l’ontologisme de Gratry a été une des sources de Scheler. Au dire du même auteur, quand l’homme qui cherche véritablement Dieu a trouvé la vérité, la lumière propre à cette vérité l’assure qu’il la possède.

Conclusion pratique.La connaissance de Dieu est possible pour tous les hommes normaux, bien que chacun ait sa propre voie pour y parvenir. Mais, pour que cet acte de connaissance se produise, il faut, comme pour la vision corporelle, que trois conditions soient remplies : 1° Il faut un œil sain ; 2° Il faut que l’œil soit dirigé vers l’objet ; 3° Il faut que l’objet soit visible, qu’il soit éclairé par la lumière. Il en est de même ici. Sur le premier point, les Pères, à la suite de Math., 5, 8, nous donnent de nombreux et sérieux avertissements. Des yeux impurs ne voient pas clair. Ces yeux ne trouvent aussi guère le temps de diriger leur regard vers Dieu. Ils ont, leur semble‑t‑il, mieux à faire que de s’occuper de questions transcendantes. La religion d’ici‑bas, et non la religion médiévale de l’au‑delà, tel est le mot d’ordre. Les questions de la connaissance de Dieu doivent être éclairées de la lumière de lagrâce pour qu’elles soient distinctes et solubles. C’est pourquoi il est écrit du centurion Corneille, dans lesActes, qu’il « priait continuellement Dieu » (10, 2). Si Dieu s’est manifesté à nous dans la Création et se manifeste continuellement, il veut que nousfassions attention à cette manifestation. C’est pourquoi Jésus nous avertit : « Considérez‑les » (les corbeaux, les lis) (Luc, 12, 24, 27). La considération sérieuse et réfléchie de la nature est une occupation religieuse, une méditation du dimanche, un approfondissement de la connaissance de Dieu pour chacun, un renouvellement de la foi.  C’est parce que le divin a son image dans la nature que Jésus y revient sans cesse dans ses paraboles et illustre par leurs tableaux particuliers les vérités de l’invisible. Les prédicateurs et les catéchistes feront bien de l’imiter.

CHAPITRE 2 : La connaissance surnaturelle de Dieu

§ 20. La foi en Dieu

THÈSE. On doit croire à l’existence et à l’essence de Dieu en vertu de la Révélation surnaturelle.      De foi.

Explication. Tous les symboles ecclésiastiques ont en tête l’article : « Je crois en Dieu. » Par conséquent, la foi en Dieu est l’enseignement le moins douteux de l’Église. Personne n’a le droit de refuser cette foi, quand la Révélation surnaturelle lui est devenue connue. Personne n’a le droit de vouloir la remplacer par une connaissance naturelle de Dieu.

Preuve. Dans l’Ancien Testament, la foi en un Dieu unique était nettement dirigée contre le polythéisme ; elle était sans cesse affirmée de nouveau dans la prière quotidienne : « Écoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est l’Unique » (Dt., 6, 4).Jésus prend à son compte cette profession de foi : « Voici le premier : Écoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur »   (Marc, 12, 29). Il recommande à ses disciples : « Vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi » (Jean, 14, 1).S. Paul : « Or, sans la foi, il est impossible d’être agréable à Dieu ; car, pour s’avancer vers lui, il faut croire qu’il existe et qu’il récompense ceux qui le cherchent » (Hebr., 11, 6).

Les Pères. Ils prêchent la foi en Dieu, en son existence et en ses attributs, indépendamment de la vérité de la connaissance naturelle de Dieu. Il fallait donc qu’ils fussent convaincus que les deux vérités appartiennent à un ordre différent et que l’une n’exclut pas l’autre.

S. Thomas trouva ici un problème. Il se demande si une chose sue peut être également crue et il répond : « Il est impossible qu’une seule et même personne ait sur un seul et même objet la science et la foi... Cependant une seule et même personne peut avoir sur un seul et même objet la science et la foi sous uncertain aspect (de différents points de vue) si bien que l’on peut, à propos d’un seul et même objet, connaître d’une manière précise une qualité ou une relation et n’avoir, d’une autre qualité ou d’une autre relation, qu’une croyance. De cette manière, on peutsavoir aussi que Dieu est unique etcroire qu’il est en trois Personnes » (S. th., 2, 2, 1, 5). Le plus grand nombre des théologiens est de cet avis. D’autres affirment que la foi est possible non seulement à l’égard de l’essence de Dieu, mais encore à l’égard de son existence. Ils donnent comme raison que les preuves de l’existence de Dieu sont constituées par une série d’arguments dépendant les uns des autres et assez difficiles, et que la conclusion finale de ces arguments n’est pas assez évidente pour n’avoir pas besoin d’êtrerenforcée par la lumière et la force de la foi, pour devenir convaincante. La certitude de foi est une certitude surnaturelle, celle de la science une certitude naturelle. En tout cas, la conclusion à l’essence de Dieu qui, dans la pensée concrète, ne peut guère se séparer de son existence, a grand besoin du secours de la foi, comme l’enseigne S. Thomas lui‑même. Enfin on peut dire que le premier article de foi : « Je crois en Dieu », gardetoute sa valeur, en dépit des preuves de raison. En effet, il n’affirme pas seulement la connaissance théorique de l’existence d’un Dieu (credo Deum esse), il n’affirme pas non plus seulement sa véracité (credo Deo), vérités qui pourraient n’être que des vérités de raison ; mais il renferme l’adhésion de tout l’homme à Dieu (credo in Deum). Ces distinctions ont été mises en lumière pour la première fois, avec clarté et insistance, par S. Augustin (Cf. S. Thomas, S. th., 2, 2, 2, 2).

Thèse. La connaissance surnaturelle de Dieu est plus étendue, plus parfaite et plus sûre que la connaissance naturelle.

Une simple comparaison, entre les professions de foi ecclésiastiques et le contenu de la théodicée naturelle, nous montrera, dans quelle mesure la Révélation a étendu et perfectionné notre connaissance naturelle de Dieu. Ensuite, la connaissance surnaturelle de Dieu est beaucoup plus sûre ; elle ne s’appuie pas en effet sur l’instrument fragile de la faculté de connaissance individuelle, pas même sur le témoignage d’ailleurs plus précieux de la raison humaine universelle, mais sur l’autorité de Dieu qui ne peut ni se tromper ni tromper personne.

S. Thomas enseigne l’imperfection de notre connaissance surnaturelle de Dieu avec des expressions très fortes (Cf. p. 102 et 104). D’après lui, Dieu est pour les croyants eux‑mêmes un « Dieu inconnu », bien que, à la lumière de la foi, ils le connaissent beaucoup mieux qu’à la lumière de la raison. Au reste, en vertu de la révélation de la grâce, nous ne connaissons pas de Dieuce qu’il est et ainsi nous sommes unis avec Dieu comme avec un inconnu (quasi ignoto). Cependant nous le connaissons d’une manière plus parfaite, dans la mesure où des actions plus nombreuses et plus éminentes nous sont manifestées et dans la mesure où nous lui attribuons plusieurs choses, à la connaissance desquelles la raison naturelle ne ne saurait parvenir (S. th., 1, 12, 13). « Aucun philosophe,avant l’avènement du Christ, par tous ses efforts, ne put en savoir autant sur Dieu et les vérités nécessaires à la vie éternelle, qu’une vieille femmeaprès l’avènement du Christ au moyen de sa foi » (Exp. S. Symb. Apost., 1).

Thèse. Les formes de connaissance de la connaissance surnaturelle et de la connaissance naturelle de Dieu sont semblables ; nous saisissons les vérités surnaturelles elles‑mêmes dans des notions naturelles.

Une connaissance de Dieu entièrement libre de l’anthropomorphisme et de l’anthropopathisme n’existe pas ici‑bas. Même dans la foi, nous voyons Dieu « comme dans un miroir et une énigme » et pas encore « face à face » (1 Cor., 13, 12).

On n’a pas le droit de nous opposer un anthropomorphisme naïf. Nous savons que nous ne pouvons appliquer les multiples notions, telles que nous les rencontrons, à l’Être simple et absolu de Dieu et que, même après leur épuration et leur transcendance, nous ne pouvons avoir de l’Être de Dieu et de ses perfections qu’une idée imparfaite. Car cette transcendance doit s’élever jusqu’à l’infini et l’infini restepour nous une notion négative, irréalisable. Néanmoins nous avons la conviction que quelque chose, dans l’Être divin, correspond à chaque notion que nous en avons et que c’est justement dans l’Être divin que ces notions, qui ont en lui leur source première, trouvent leur perfection et leur vérité définitive. On doit donc distinguer la connaissanceimparfaite de la connaissancefausse et vaine. Nous reconnaissons comme vrai ce que nous connaissons imparfaitement et incomplètement, carce que nous connaissons etdans la mesure où nous le connaissons correspond à la vérité. Si l’on voulait ne considérer comme vrai que ce que nous connaissons d’une manière adéquate et compréhensive, il n’y aurait dans nos connaissances que peu de choses vraies ou même rien du tout.

Quandnous attribuons à Dieu des perfections créées, nous le faisons d’après une méthode logique prudente. Par contre, lepanthéisme et lemonisme entendent ces perfections immédiatement et formellement comme divines et attribuent à « Dieu » une foule de qualités et d’états souvent contradictoires, l’éternité et le temps, l’absolu et le contingent, l’immutabilité et le changement, l’infini et le fini, l’unité et la multiplicité, la ressemblance et la différence, l’esprit et la matière ; tout est un, tout est Dieu.

§ 21. La vision de Dieu

A consulter :S. Thomas, S. th., 1, 5 et 12 ; C. Gent., 3, 50.Commer, Visio beat. : D. Thom. (1918), 339‑364.Maréchal, Nouvelle Rev. théol. (fév. 1930).

THÈSE. La connaissance intuitive de Dieu est en soi absolument impossible pour tout esprit créé et par conséquent strictement surnaturelle.   De foi.

Explication. A l’encontre de la tendance constante de la fausse mystique à confondre la nature et la surnature, l’Église dut, au Concile de Vienne (1311‑12), condamner la théorie des Béguins et des Bégards : « Toute âme intellectuelle est en elle‑même naturellement bienheureuse et l’âme n’a pas besoin de la lumière de la gloire qui l’élève pour voir Dieu et en jouir dans la béatitude » (Denz., 475). Bien que la thèse contraire n’ait été d’abord définie que par rapport à l’âme humaine, les théologiens l’étendent avec raison même aux anges, et non seulement aux anges, mais à toute intelligence créée possible, afin de conserver à Dieu son rang d’Être surnaturel unique, absolu et primordial, et de caractériser toute élévation de la créature vers lui comme une grâce. La thèse contient ainsi le fondement de la doctrine de la grâce.

Preuve. L’idée de la vision divine a, comme plusieurs idées, subi une évolution et atteint une clarté de plus en plus grande. Dans l’Ancien Testament, la règle fondamentale est celle‑ci : Jahvé est absolument invisible. Il dit à Moïse : « Tu ne pourras pas voir mon visage, car un être humain ne peut pas me voir et rester en vie » (Ex., 33, 20).Jésus confirme cette doctrine, et n’admet, comme le fait remarquer S. Jean, qu’une exception, celle de sa propre vision divine : « Dieu, personne ne l’a jamais vu ; le Fils unique, lui qui est Dieu, lui qui est dans le sein du Père, c’est lui qui l’a fait connaître » (Jean, 1, 18 sq. ; cf. 1 Jean, 4, 12). « Certes, personne n’a jamais vu le Père, sinon celui qui vient de Dieu : celui‑là seul a vu le Père » (Jean, 6, 46 ; Math., 11, 27).S. Paul reconnaît, malgré ses extases, qui l’élevèrent au troisième ciel (2 Cor., 12, 1‑6) : « Lui seul possède l’immortalité, habite une lumièreinaccessible ; aucun homme ne l’a jamais vu, et nul nepeut le voir » (1 Tim., 6, 16 ; cf. 13, 12).

Les Pères. Ils ont le plus souvent affirmé l’invisibilité, l’incompréhensibilité et la sublimité de Dieu en des expressions très fortes. AinsiMinucius Felix : « On ne peut le voir, parce qu’il est plus éclatant que la lumière ; le toucher, parce qu’il est plus subtil que le tact ; le comprendre, parce qu’il est au‑dessus des sens. Il est immense, infini, connu seulement de lui‑même : notre esprit est trop borné pour le concevoir » (Oct. 18). Dans l’enseignement des Pères, trois passages de la Bible jouent un grand rôle : Ex., 33, 20 ; Jean, 1, 18, en raison de l’impossibilité de voir Dieu, et Math., 18, 10 où il est dit que les anges voient toujours la face du Père. Cependant les deux premiers sont prépondérants chez eux.S. Irénée écrit à propos de Ex., 33, 20 : « Par lui‑même, en effet, l’homme ne pourra jamais voir Dieu » (Ad. h., 4, 20, 5).Origène s’exprime de même : « Notre intelligence ne peut voirpar elle‑même Dieu tel qu’il est » (De princ., 1, 1, 6). Au sujet de Jean, 1, 18, il remarque que S. Jean « déclare clairement, à tous ceux qui peuvent comprendre, qu’il n’existe pas de nature à qui Dieu soit visible. Il ne faut pas comprendre qu’il serait visible de nature et échapperait à la vue de la créature trop faible, mais qu’il est naturellement impossible de le voir. » (Ibid., 1, 1, 8) (Cf. S. Athanase, Orat. c. gent., 35 : M. 25, 69 ;S. Hilaire, Tract. super, Ps. 118, 8, n° 7 : M. 9, 554). Les Pères grecs expriment avec une rigueur presque égale cette pensée de l’impossibilité de voir Dieu, quand ils l’affirment même des anges au ciel, en dépit de Math., 18, 10. Ainsi S. Basile dit que la connaissance des anges est une connaissance « grossière » en comparaison de la vision face à face (Ep. 8, 7 : M. 32, 256).Didyme l’Aveugle estime que Dieu est tellement invisible que les anges eux‑mêmes ne peuvent pénétrer son intérieur (De Trin., 3, 16 : M. 39, 873) ; de même S. Épiphane (Hær., 70, 7 : M. 42, 349). C’estS. Jean Chrysostome qui traite le plus souvent cette question. Il a écrit un ouvrage spécial « De incomprehensibili » (M. 48, 701 sq.) où il dit que, malgré leur élévation au‑dessus de nous, les anges ne connaissent pas l’essence de Dieu, mais seulement les trois divines Personnes (3, 1 : M. 48, 720 In Joa. hom., 15 : M. 59, 98).

Il faut interpréter S. Jean Chrysostome et les autres Pères grecs d’une manière bénigne et remarquer : 1° Qu’ils polémiquent contre la théorie de la compréhensibilité complète de Dieu soutenue par Eunomius ; 2° Qu’ils expriment la pensée juste de l’incompréhensibilité de Dieu d’une manière un peu rigoureuse ; la dogmatique n’attribue qu’à Dieu seul une connaissance compréhensive et adéquate de Dieu. Quand S. Jean Chrysostome ne polémique pas, il reconnaît la « visio Dei » (Ad Theod. lap., 1, 11 : M. 47, 292 : « Il nous sera donné de contempler le roi lui‑même, non plus au travers d’une énigme ou d’un miroir, mais face à face, mais par la vue claire et immédiate »)

La raison reconnaît l’impossibilité de voir Dieu quand elle songe que Dieu est l’Être absolu, sans relation nécessaire avec l’extérieur, et que, par conséquent, il n’est connaissable que dans la mesure où il s’ouvre et se communique à nous librement par la grâce ; la créature ne peut pas s’emparer violemment de lui, puisqu’elle ne le connaît que dans la mesure où elle en est rendue capable. Au reste, elle ne connaît que dans la mesure de la faculté de connaissance qui est en elle et Dieu dépasse infiniment cette mesure : « Tout ce qui est reçu est reçu selon le mode de celui qui reçoit » et « Dieu est plus grand que notre cœur » (1 Jean, 3, 20).

THÈSE. Si l’esprit créé est incapable par nature de voir Dieu, il peut en être rendu capable par la grâce.    De foi.

Explication. Cette thèse a été définie par Benoît XII, à l’occasion d’une controverse qui s’éleva au sujet d’un sermon des morts de son prédécesseur Jean XXII. Les bienheureux « depuis la Passion et la mort du Seigneur Jésus Christ, ont vu et voient l’essence divine d’une visionintuitive et même face à face — dans la médiation d’aucune créature qui serait un objet de vision ; au contraire l’essence divine se manifeste à euximmédiatement à nu, clairement et à découvert —, et que par cette vision ils jouissent de cette même essence divine » (Constitution Benedictus Deus, Denz., 530). Le Concile deFlorence s’exprime d’une manière un peu plus précise encore : « leurs âmes... sont aussitôt reçues au ciel et contemplent clairement Dieu trine et un lui‑même, tel qu’il est » (Denz., 693 ; cf. Dict. théol., 2, 653‑696).

Preuve. L’Ancien Testament insiste avec force sur l’invisibilité de Dieu ; mais aussi, il a une eschatologie assez pauvre. Il contient cependant les germes de la « vision béatifique ». Un certain nombre de textes parlent d’une vision merveilleuse de Dieu dans les théophanies (Gen., 16, 33 ; 32, 30. Ex., 3, 6 ; 24, 11. Jug., 6, 22 sq. ; 13, 22. 3 Rois, 19, 11‑13. Is., 6, 1 sq.), ou bien dans la « gloire » qui l’entoure (Ex., 16, 10. Lév., 9, 6, 23. Nomb., 14, 10 ; 16, 19 ; 17, 7 ; 20, 6. Ps. 101, 17), sous la figure des anges (Jug., 6, 12, 22 ; 13, 3, 21). Souvent Jahvé se « laisse voir », se manifeste devant son peuple par des conclusions d’alliance et des actions extraordinaires (feu du ciel, etc.) (Gen., 17, 1 sq. ; 35, 9 ; 48, 3. Ex., 6, 3. Lév., 9, 4 ; 16, 2. Deut., 5, 1‑4). Mais, à côté de ces apparitions merveilleuses de Dieu, on trouve, particulièrement dans les psaumes, toute une série d’expressions d’où ressort la penséevraiment religieuse d’une « vision de Dieu ». Cela est dit des hommes justes et pieux et s’entend du présent terrestre. Ainsi, certains textes parlent d’une recherche de la face de Dieu, d’une vision du Seigneur dans son sanctuaire, dans sa lumière (Ps. 10, 8 ; 16, 15 ; 23, 6 ; 26, 8, 13 ; 33, 5 sq. ; 35, 10 ; 62, 3 ; 104, 4). Il faut entendre ces passages d’un rapprochement local de Jahvé dans sonsanctuaire terrestre ; mais, comme on insiste sans cesse sur la « justice » comme moyen de la vision, ces textes indiquent aussi une vision spirituelle de Dieu, une harmonie intime avec lui et, par suite, le sentiment de son aide. Parfois apparaît aussi déjà, mais faiblement, l’idée de la visioneschatologique, de la vision béatifique, mais seulement comme un des fruits de salut du temps messianique futur (Is., 52, 8 ; 60, 2, 20 ; Ps. 101, 17).

LeNouveau Testament seul reçoit la révélationexplicite de la vision béatifique : « Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu » (Math., 5, 8). « Nous voyons actuellement de manière confuse, comme dans un miroir ; ce jour‑là, nous verrons face à face. Actuellement, ma connaissance est partielle ; ce jour‑là, je connaîtrai parfaitement, comme j’ai été connu » (1 Cor., 13, 12 sq. ; cf. 9 sq.). A la connaissance de Dieu « comme dans un miroir », « énigmatique », « partielle », « maintenant », s’oppose la connaissance « face à face », « alors ». S. Paul insiste sur le changement entre maintenant et alors ; S. Jean sur le motif ontologique de la vision de Dieu : elle se trouve en germe dans l’état de grâce possédé actuellement et elle sera la manifestation de ce qui existe actuellement dans notre filiation divine : « Bien‑aimés, dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu, mais ce que nous serons n’a pas encore été manifesté. Nous le savons : quand cela sera manifesté, nous lui serons semblables car nous le verrons tel qu’il est » (1 Jean, 3, 2).

Les Pères.S. Irénée montre que Dieu s’est manifesté aux hommes d’une manière différente : « vu autrefois par l’entremise de l’Esprit selon le mode prophétique, puis vu par l’entremise du Fils selon l’adoption,il sera vu encore dans le royaume des cieux selon la paternité, l’Esprit préparant d’avance l’homme pour le Fils de Dieu, le Fils le conduisant au Père, et le Père lui donnant l’incorruptibilité et la vie éternelle, qui résultent de la vue de Dieu pour ceux qui le voient » (A. h., 4, 20, 5).S. Cyprien célèbre le bonheur des martyrs qui ferment les yeux ici‑bas, mais les ouvrent immédiatement là‑haut : « Quelle joie... de fermer en un moment les yeux aux hommes et au monde, et de les ouvrir aussitôt pour voir Dieu et Jésus‑Christ » (De exh. martyrum, 13).S. Augustin se rattache (Civ., 22, 29, 1) à 1 Cor., 13, 9‑13, et continue  : « Cette vision nous est réservée pour récompense de notre foi, et saint Jean parle ainsi : Lorsqu’il paraîtra, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu’il est » (1 Jean, 3, 2). Dans la polémique contre Eunomius, les Cappadociens s’expriment avec beaucoup deréserve.

LaScolastique ne peut trouver aucun motif de raison pour le mystère absolu de la vision béatifique, mais elle sait réfuter les objections qu’on lui oppose. (A ce sujet, cf. S. Thomas, C. Gentes, 3, 39‑54). C’est dans 3, 54 que sont réfutés les arguments contraires. Il ne faut pas insister à l’extrême sur la distance entre Dieu et l’intelligence créée, comme s’ils étaient absolument étrangers et sans aucune relation, tels que par exemple le son pour l’œil et la couleur pour l’oreille. L’Être divin est au contraire connaissable en soi, et si la capacité de la vision béatifique fait complètement défaut à l’intelligence, elle peut lui être conférée par l’élévation surnaturelle de ses aptitudes existantes et cela se fait, comme nous allons le montrer, par la lumière de gloire. « La divine substance ne dépasse pas à ce point l’intelligence créée qu’elle lui soittotalement étrangère, comme le son pour la vue, ou une substance immatérielle pour le sens ; la divine substance est en effet le premier intelligible et le principe de toute connaissance intellectuelle » (Cf. S. th., 1, 12, 4 ad 3).

THÈSE. L’élévation de l’esprit créé à la vision béatifique se fait par la lumière de gloire.    De foi.

Explication. Au sujet de la définition de la thèse, v. p. 111. L ’expression « lumière de gloire » est une expression scolaire technique empruntéelittéralement à l’Écriture (Ps. 35,  10) et employée au sens dogmatique.

Preuve. La nécessité de la lumière de gloire résulte de ces deux prémisses : l’homme est par nature entièrement incapable de vision béatifique et, d’autre part, cette vision béatifique lui est de fait destinée par Dieu comme fin dernière. Ainsi donc sa nature doit être élevée par la grâce, s’il doit parvenir à sa fin dernière, la vision de Dieu. D’après S. Jean, la vision de Dieu doit être le développement de la filiation divine. Or, d’après l’évangéliste, la filiation divine est ontologiquement surnaturelle, fondée sur la « renaissance » spirituelle. A plus forte raison la vision béatifique.

Les Pères. Ils affirment avec force l’impossibilité pour notre raison de connaître Dieu et, par suite, le caractère de grâce de la vision béatifique ; seulement ils ne connaissent pas encore le terme de lumière de gloire. « Ce n’est que chez S. Thomas et chez S. Bonaventure que s’accomplit peu à peu la création de ce mot » (Stockmann).

Nature de la lumière de gloire. Le mot « lumière » est, dans l’Ancien Testament et encore plus dans le Nouveau, une image de la divinité : elle est lumière et elle crée la lumière (Is., 60, 19. Jean, 8, 12 ; 9, 5. 1 Jean, 1, 5. 1 Tim., 6, 16, etc.). La lumière est en soi ce par quoi Dieu est visible, perceptible, connaissable par d’autres, par les anges et les hommes. C’est pourquoi la grâce par laquelle la vision béatifique est rendue possible est appelée « lumière » et, comme elle fonde en même temps l’éternelle béatitude, on l’appelle « lumière de gloire ». Qu’est en elle‑même cette lumière ? Il est certain qu’elle est, comme toute grâce, une réalitémystérieuse. Comme elle produit la vision de Dieu, c’est l’intelligence qui en est le sujet. Étant donné le caractère de mystère total, l’explication doit recourir auxanalogies. La faculté naturelle de connaissance s’appelle « lumière » (de la nature), la connaissance de foi repose sur la « lumière » (de la foi) ; dans les deux cas, il s’agit d’une dotationpermanente de l’intelligence. C’est en effet le fondement d’un ordre de vie complet et non d’un état transitoire comme la prophétie. La lumière de gloire crée donc un état stable dans l’âme. On le nomme « habitus » et, par analogie avec la grâce sanctifiante, on le caractérise comme une qualité permanente inhérente à l’âme et, d’une manière plus précise, comme un « habitus operativus » qui rend l’intelligence apte aux actes vitaux (actus vitales) permanents de la vision béatifique. Pour les mêmes motifs que pour la grâce sanctifiante, il faut admettre que cette lumière de gloire est, en soi et dans son principe, Dieu lui‑même dans sa nature lumineuse parfaite (Dieu est lumière ; 1 Jean, 1, 5), mais que, en tant que grâce possédée par l’homme, elle ne peut être que quelque chose de créé (gratia creata et non gratia increata). Si la grâce sanctifiante est déjà une participation à l’Être de Dieu (participatio divinæ naturæ), à plus forte raison la lumière de gloire, qui rend l’âme déiforme au plus haut degré possible. On peut donc définir la lumière de gloireune faculté de connaissance surnaturelle et créée, infusée dans l’âme, qui, en tant que qualité surnaturelle, est inhérente d’une manière permanente à l’intelligence « per modum habitum operativi » et la rend capable de la vision intuitive de l’Être divin, sans action d’un troisième élément entre Dieu et l’intelligence comme moyen ou comme image.

Annexe. Est‑ce que Dieu, dans la gloire, pourra être vudes yeux du corps ? S. Augustin a maintes fois essayé de scruter cette question (Civ., 22, 29 : 2 Retr. 41 ; Ép. 148). Mais l’opinion commune la résout négativement, en raison de la différence entre l’esprit et l’œil corporel même glorifié.

Thèse.Mais la vision intuitive de Dieu elle‑même reste bien loin derrière son objet ; elle n’est pas compréhensive. « Dieu incompréhensible » (Later. 4, Vat.; Denz., 428, 1782). Cela reste vrai, même pour la gloire.

C’est dans ce sens qu’il faut comprendre les Pères grecs cités plus haut. Laraison reconnaît que le principe philosophique « tout ce qui est reçu est reçu selon le mode de celui qui reçoit » a une application générale même pour la gloire. Dieu seul se connaît d’une manière infinie et compréhensive, toutes les créatures ne peuvent le connaître que dans une mesure finie. Pour résumer en une phrase concise cette double vérité : que les bienheureux voient Dieu d’une manière immédiate et intuitive, mais non d’une manière compréhensive, on dit : « Beati vident Deum totum sed non totaliter », c.‑à‑d. aucune particularité des attributs, des Personnes, des actions et des relations n’est exclue de cette connaissance  pas même la Trinité  mais toute la plénitude de l’Être divin, dans son étendue et sa profondeur, n’est comprise d’aucune intelligence créée. Un être fini ne peut faire un acte infini. « Personne ne connaît ce qu’il y a en Dieu, sinon l’Esprit de Dieu » (1 Cor., 2, 11).

Conclusion pratique. Lavision divine est le but de notre pèlerinage terrestre. Le voyageur regarde souvent, avec un ardent désir, vers le but final de son voyage. II y a aussi undésir religieux de notre fin dernière. Nous devons l’exciter et l’entretenir en nous et dans autrui ; c’est un fils de l’espérance chrétienne. Déjà le pieux Israélite soupirait après le voisinage de Jahvé et de ses sanctuaires à Jérusalem. Jésus exprime son attente religieuse dans la prière ; surtout dans la prière où il demande sa glorification (Jean, 17, 5). Il essaie de faire partager cet ardent désir à ses disciples. S. Paul entretient ce désir en lui‑même et dans ses communautés chrétiennes. Il s’entend à merveille à l’exciter dans l’âme des fidèles, en éloignant avec force leur regard de ce qui est terrestre pour les tourner vers les choses célestes : « recherchez les réalités d’en haut : c’est là qu’est le Christ, assis à la droite de Dieu (Col., 3, 1 sq.). S. Augustin a exprimé cet ardent désir dans les paroles connues : « Tu nous as faits pour toi, Seigneur, et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en toi » au début de sesConfessions (1, 1). Ce désir est toujours le même dans la vie, par ailleurs si variée, des saints. Ils éprouvent comme une mystérieuse et sainte nostalgie, lorsque, dans la méditation, ils détournent leurs regards du monde pour les porter vers le ciel. L’accent principal de toute vie chrétienne parvenue à samaturité devrait être celui‑ci : je voudrais bien quitter l’agitation du monde pour entrer dans la paix de Dieu, sortir des ténèbres de la foi pour entrer dans la lumière de la vision. C’est ce sentiment qui anime les discours d’adieu de Jésus, particulièrement ceux dans lesquels il veut consoler ses disciples (Jean, 14‑17). Celui qui s’établit d’une manière stable sur la terre n’aura guère le désir de changer sa résidence. Tout son désir est dedemeurer, il voudrait bien ne jamais partir.

Transition. Malgré la proposition « Dieu est incompréhensible » qui vaut même pour l’au‑delà, ni la Révélation, ni l’enseignement de l’Église n’ont renoncé à scruter l’Être de Dieu, car, étant donnée la sublimité de l’objet, même une mesure modeste de connaissance est infiniment précieuse et bienfaisante. Déjà la connaissance de l’existence de Dieu nous donne nécessairement une certaine intelligence de son Être, car son existence et son essence sont inséparables. C’est pourquoi on parle d’une « notion de Dieu » sans vouloir entendre par là une notion complète.

DEUXIEME SECTION : L’Être de Dieu.

CHAPITRE 1 : L’Être de Dieu d’après la Révélation

A consulter :Hetzenhauer, Theologia biblica, 1 : Vetus Test. (1908).Kortleitner, De Hebræorum ante exilium babyl. monotheismo (1910).Lagrange, La paternité de Dieu dans l’Ancien Testament (Revue bibl., 1908, 481 sq.).Dict. théol., 4, 948‑1023 : Dieu, sa nature d’après la Bible.Vigouroux, La Bible et les découvertes modernes, 4 (1896), 423‑496 et 3, 1220‑1341.Prat, Jéhovah.Tixeront, 1, 35 sq., 63 sq., 82 sq., 107 sq.J. Lebreton, Les origines du dogme de la Trinité, 1 (1910).Prat, La théologie de S. Paul, 1 (1910).

§ 22. La notion de Dieu dans la Bible

Israël ne puise pas sa notion de Dieu dans la philosophie ou dans la considération du monde et de la conscience ; il ne l’a pas non plus empruntée au monde païen qui l’entourait ; au contraire, elle lui a étérévélée par Dieu. Sa notion de Dieu est, dès le principe, un monothéisme pratique (non scientifique). Il est vrai qu’au cours des temps, par l’expérience de l’histoire sainte, cette notion s’estdéveloppée et a atteint une clarté de plus en plus grande. Au reste, Dieu lui‑même, en se révélant, n’a pas donné du premier coup une révélation complète ; mais, avec une prudence pédagogique, il a révélé une vérité après l’autre et même la Trinité resta, provisoirement, complètement dans l’ombre. On rencontre des différences caractéristiques dans la notion de Dieu à l’époqueprimitive, à l’époque de laLoi, à l’époque duprophétisme et à l’époque qui suivit l’exil.

1. Dansl’histoire de la Création, l’image de Dieu apparaît sous une forme d’une clarté et d’une majesté étonnantes. L’existence de Dieu est supposée connue et reconnue. Immédiatement se manifeste sa distinction d’avec le monde, lequel a eu un commencement. Lui‑même est avant tout ; la Création est son œuvre. Il l’a produite sans effort, par sa seule volonté et par une simple parole. Il a tout ordonné dans la Création et tout obéit d’une manière permanente à ses lois.

L’homme étant l’objet d’un acte créateur particulier, il est aussi soumis à un ordre particulier. Il a été créé « à l’image » de Dieu et rattaché d’une manière ferme à son Créateur par un ordre moral ; le Créateur veille lui‑même au maintien de cet ordre et en punit sévèrement la violation (Gen., 3, 6, 7, 8, 11). Mais ce n’est pas seulement la puissance, la sagesse et l’énergie morale que nous voyons se manifester dans cette image primitive de Dieu, nous y voyons apparaître aussi la bonté, l’indulgence, la miséricorde : il crée et orne le paradis terrestre pour le premier homme et la première femme ; il s’occupe d’eux après la chute originelle ; il les punit, mais il les relève immédiatement par l’espérance de la Rédemption. L’image de Dieu de Noé et des patriarches, mais surtout d’Abraham, présente les mêmes traits. Le Dieu de l’époque primitive est donc le Dieu créateur unique, puissant et sage ; le Seigneur bon, clément, patient et miséricordieux de l’humanité, le gardien saint et juste de la loi morale. Quelquesanthropomorphismes se remarquent (Gen., 3, 8 ; 7, 16 ; 8, 21 ; 11, 5), mais on peut les interpréter comme une manière imagée de présenter des idées religieuses et ils ne détruisent pas l’impression d’ensemble essentielle. Le caractèremystérieux de Dieu apparaît rarement dans l’Ancien Testament (Cependant cf. Is., 45, 15 ; 55, 8 sq. Eccli, 43, 30‑36. Job., 38‑41). Israël a l’expérience quotidienne de Dieu, c’est pour lui une personnalité réelle et non un pâle « Être suprême ».

2.Moïse introduit ensuite, par l’idée duDieu de l’alliance, un trait plus mesquin dans l’image du Dieu de l’univers. Comme tous les peuples, il faut qu’Israël ait son Dieu d’alliance. Jahvé veut être exclusivement le Dieu d’Israël ; Israël doit être exclusivement le peuple de Jahvé. Ceci donne une certaine relativité à la notion de Dieu, Jahvé ne s’intéresse qu’à son peuple ; dans la mesure où il reste fidèle à Israël, il doit se détourner des autres peuples. « Je serai l’ennemi de tes ennemis et je frapperai ceux qui te frappent » dit Jahvé (Ex., 23, 22 ; cf. Deut., 30, 7, etc.). Le caractère universaliste de l’époque primitive disparaît et est remplacé par un caractère particulariste. Cela ne doit pas faire oublier les traits transcendants. Jahvé est le Dieu unique, invisible et indépendant ; il doit se révéler pour se faire connaître ; il promulgue une loi morale explicite (Décalogue) et veille à son accomplissement par les châtiments et les récompenses (Lév., 17, 1‑5 ; 20, 26 ; 22, 31‑33). Le  monothéisme apparaît de la manière la plus parfaite dans leDeutéronome (6, 4 ; cf. 4, 19). Le culte de Dieu ne comporte pas d’images (Deut., 4, 16 sq). ; il s’accomplit par l’effet de lacrainte : cependant l’amour n’est pas oublié (Deut., 6, 5 ; 7, 8). Malgré tout, dans le mosaïsme, règne la pensée que Dieu est le seul et unique Dieu d’Israël (hénothéisme). S’écarter de lui et servir les dieux des autres peuples serait commettre un adultère spirituel.

3. LesProphètes élèvent le culte unique de Jahvé au « plus pur monothéisme universel » (L. Dürr). Prétendre que les Prophètes ont imposé à leur peuple le monothéisme et par là‑même chassé « l’antique monolâtrie nationale » est une affirmation fausse de la critique. Jamais ils n’indiquent qu’ils annoncent un nouveau Dieu et une nouvelle morale ; ils s’appuient toujours sur l’ancienne religion. D’après la Bible, on trouve le monothéisme au début ; il précède le polythéisme qui apparaît comme une décadence de la pureté primitive de l’idée de Dieu. Mais les Prophètes ontexpliqué etapprofondi la doctrine de Dieu en Israël ainsi que la morale, en transportant la moralité du culte extérieur dans la vie intérieure, en montrant le Dieu très saint comme le modèle et le Dieu omniscient comme le gardien de la moralité. Ils atténuent l’idée du Dieu de l’alliance, en proclamant l’importance d’Israël même pour les païens et par là‑même une certaine universalité du salut. Par suite, ils se rattachent au Dieu Créateur, au Dieu du monde entier (Is., 37, 16 ; 44, 6. Jér., 32, 27). Jonas et son histoire sont un exemple concret de cette idée. De même, presque dans chaque psaume, nous rencontrons une conception transcendante de Dieu. On ne la rencontre pas moins dans le livre de Job, surtout au chap. 28.

Toute une série d’attributs divins apparaissent maintenant explicitement. S’ils ne sont pas toujours nouveaux, ils sont du moins affirmés avec énergie : la justice (Am., 5, 22‑24), l’amour (Os., 2, 24), l’omniscience (Jér., 17, 9 sq. ; cf. 11, 20 ; 20, 12), la sanction individuelle (Ez., 18, 25, 29 ; 33, 17, 20 : chacun reçoit ce qu’il a mérité, les enfants ne répondent pas des pères), la transcendance et l’incompréhensibilité (Is., 40, 8‑28 ; 45, 15 ; 55, 8 sq. Cf. 6, 3. Jér., 23, 23. Dan., 2, 18, 19, 37, etc.), la sainteté (le « saint d’Israël » : Is., 5, 19, 24 ; 12, 6 ; 17, 7 ; 29, 23, etc.).

4. L’époque d’après l’exil (traditions juives) ne réussit pas à maintenir complètement la hauteur transcendante de l’idée de Dieu telle que l’avaient créée les Prophètes et les Psaumes. L’ère de la Restauration (Esra) tend de nouveau, pour des motifs politiques, à revenir au particularisme. Une pieuse erreur d’interprétation de l’Exode (20, 7) et duLévitique (19, 12 : 24, 16) amena à ne plus donner à Dieu son nom de Jahvé, mais à l’appeler Adonaï (Seigneur). L’influence grecque dans la diaspora se montra bienfaisante en aidant à spiritualiser la notion de Dieu, à insister fortement sur son unité et à écarter les anthropomorphismes trop accentués que les Septante avaient déjà commencé à éliminer. Peut‑être alla‑t‑on un peu trop loin : la transcendance de Dieu fit oublier son immanence ; en le plaçant au‑dessus du monde, on oublia qu’il était dans le monde ; on prenait ainsi le contre‑pied de l’antiquité qui parlait surtout de l’action de Dieu à l’intérieur du monde. Une des manifestations de la crainte de l’anthropomorphisme consiste dans l’emploi denoms subsidiaires pour désigner Dieu : le Très‑Haut (très souvent), le Vivant, l’Éternel, le Tout‑Puissant, l’Ancien des jours, le Béni, la Gloire, la Majesté ; toutes les fois qu’on le pouvait, on évitait le vrai nom de Dieu.

Récapitulation. Au début de l’histoire d’Israël apparaît le Dieu de la Révélation, le Dieu unique du ciel et de la terre. Son unité est affirmée d’une manière religieuse etpratique et non d’une manière philosophique etspéculative. Ce qu’il faut interpréter, non dans le sens du prétenduhénothéisme, mais dans le sens d’un véritablemonothéisme. De même les attributs de Dieu sont considérés du point de vue pratique, conformément à la Révélation, tels qu’ils se manifestent dans l’histoire sainte ; ils ne sont pas métaphysiquement déduits de l’Être absolu de Dieu. Pour le peuple élu, Jahvé est leDieu‑Roi, le Seigneur et le Législateur, le Juge, le Rémunérateur et le Vengeur. Parmi ses attributs apparaissent surtout la puissance, la sagesse, la justice et la sainteté. On l’honore par l’obéissance et la soumission. La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse et de la piété, c’en est souvent aussi la fin. Malgré lesfaiblesses de la conception israélite de Dieu (le Dieu d’alliance particulariste qui conduit son peuple uniquement au bien‑être temporel ‑ les anthropomorphismes et les anthropopathismes souvent fortement accentués ‑ arbitraire qui intervient parfois dans des actes de sanction  ‑ certaines choses encore qui seront signalées plus loin quand on parlera des attributs en particulier), cette notion est cependant absolument unique dans le monde ancien ; elle domine de très haut toutes les autres conceptions. Par conséquent, en dépit des tendances nivelantes des historiens des religions, on ne peut pas la ravaler et la dégrader au rang denotion empruntée au monde environnant. Gressmann prétend, sans aucune preuve, que Moïse a emprunté la religion de Jahvé au prêtre Jéthro de Madian dont il fut « l’élève ». MaisKneischke démontre, en s’appuyant sur les données des fouilles, le caractère absolument primitif du monothéisme israélite. Par contre, « on ne rencontre jamais le nom de Jahvé dans les fouilles chananéennes ; ce nom ne se trouve que sur des lèvres juives. Partout où nous nous trouvons en face de la religion chananéenne, nous voyons qu’elle porte un caractère spécifiquement païen, c’est une puissance des ténèbres et de la superstition (amulettes, scarabées, sphinx, astartés) ».

Israël fit plusieurs foisdéfection au monothéisme qu’il avait juré au pied du Sinaï. Les Livres saints nous le racontent souvent et ouvertement. Le culte de Baal, de Moloch, l’adoration du veau d’or à Bethel et à Dan, le culte sur les hauteurs, sont des chapitres sombres dans l’histoire du temps des Juges et des Rois. Mais que Samuel (1 Rois, 28, 9), dans les temps anciens, et les Prophètes, dans les temps postérieurs, aient réussi à faire triompher de nouveau le monothéisme, cela prouve que sa force n’était pas encore épuisée.

Jésus accepte consciemment et formellement la notion de Dieu de l’Ancien Testament. Il le prie comme tous les Israélites. Il prêche le « Dieu des pères » (Math., 22, 32), tel que Moise l’avait connu dans la vision du buisson ardent. Aussi, depuis Adam, les Patriarches, Moise, les Prophètes, jusqu’à Jésus, règne une seule et même foi en Dieu. Il annonce aussi le Dieu créateur (Marc, 13, 19 ; 10, 6), ainsi que le schéma de l’antique Israël (Marc, 12, 29). Ajoutons encore la notion duPère de famille, celles duRoi et duJuge, tirées des paraboles et nous reconnaîtrons que le Christ ne laisse de côté aucun trait véritable de l’image de Dieu dans l’Ancien Testament. Le Christ nous montre lui‑aussi Dieu comme le Maître absolu de ses serviteurs, qui ne renonce à aucun de ses droits, qui exige l’accomplissement complet de ses ordres et ne veut partager sa dignité avec aucun autre : Personne ne peut servir deux maîtres. Craignez celui qui peut précipiter le corps et l’âme dans l’enfer. Dans cette conception un peu rude, le Christ a introduit, dès le commencement, un trait de douceur et de bonté, en ajoutant la notion dePère et d’amour paternel. Non pas que la révélation de la notion de Dieu‑Père par Jésus ait été une révélation absolument nouvelle. On la rencontre déjà, un petit nombre de fois il est vrai, dans l’Ancien Testament (Deut., 32, 6. Is., 63, 16 ; 64, 8. Jér., 3, 4, 19. Mal., 1, 6 ; 2, 10. Ps. 67, 6 ; 88, 27 ; 102, 13. 2 Rois, 7, 14) ; mais ce qui est absolument nouveau, c’est l’énergie avec laquelle Jésus fait de la notion de Dieu‑Père lecentre de sa religion et de sa morale : Dieu est notre Père, nous sommes les enfants de Dieu et nous sommes mutuellement frères, telle est la pensée fondamentale de sa doctrine. Seul le péché trouble l’harmonie de cette pensée. Le Dieu‑Père nous apparaît extrêmement consolant et réconfortant dans la parabole de l’enfant prodigue. Jésus nous a appris que Dieu est notre Père et il peut dire dans sa prière : « J’ai révélé ton nom aux hommes » (Jean, 17, 6).

Sur quoi se fonde cette paternité ? D’abord, d’une manière générale, sur laCréation (Math., 11, 25 ; 5, 45) ; mais, en dernier lieu et spécialement, sur la grâce. C’est par la grâce qu’il « a donné le royaume aux siens » (Luc, 12, 32) ; il est vrai que tous ne font pas partie de ce royaume ; il n’appartient provisoirement qu’au « petit troupeau ». Le petit troupeau récite avec un sentiment particulier le « Notre Père ». Ce n’est pas par hasard que danstous les livres du Nouveau Testament, on rencontre le nom du Dieu‑Père. Le « Père » se rencontre particulièrement chez S. Jean.

S. Paul professe aussi la doctrine de « Dieu le Père », mais il emploie une formule particulière : « Le Dieu et Père de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ » (Rom., 15, 6. 2 Cor., 1, 3 ; 11, 31. Col., 1, 3. Éph., 1, 3. Cf. 1 Cor., 15, 24). La traduction exacte est : « Le Dieu‑Père » à cause du seul article, c.‑à‑d. le Dieu que le Christ nous a annoncé comme notre Père (Cf. Math., 11, 25 sq.). La parole de S. Paul ne veut pas dire seulement que Dieu est le Père du Christ, mais encore qu’il est le Dieu‑Père, que le Christ a prêché au monde. La théologie de l’Apôtre des nations consiste principalement à prêcher unDieu‑Sauveur qui a livré son Fils pour le salut du monde (Rom., 3, 24 sq.). Cela ne l’empêche pas d’accentuer un peu fortement la justice de Dieu qui exige une rançon pour le péché. Devant les païens, il insiste sur l’unité de Dieu, sur son caractère de créateur et de juge (Act. Ap ., 14, 10‑17 ; 17, 16‑31). S. Jean résume sa notion de Dieu dans ces courtes formules : « Dieu est lumière » (1 Jean, 1, 5), « Dieu est amour » (1 Jean, 4, 16). Dieu est la pure Vérité et le pur Amour.

Récapitulation. Le Christ a donné à l’humanité unenotion plus parfaite de Dieu : le Dieu‑Père. Personne ne connaît le Père si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils veut le révéler. (Math., 11, 27 ; cf. Jean, 14, 9). En employant l’expression « votre Père des cieux » il unit la transcendance de Dieu avec son immanence, il écarte de la notion de Dieu toute abstraction et tout naturalisme et lui donne comme contenu un Être d’une personnalité extrêmement vivante. Il serait faux cependant de se représenter, avecRitschl et son école, le Dieu‑Père, comme un Dieu « seulement aimant » ou de voir, comme Harnack, dans l’idée du Dieu‑Père, l’unique enseignement de Jésus. Dans la notion de Dieu que présente Jésus, deux aspects importants se contrebalancent : Dieu est unPère plein de grâce et de miséricorde, mais aussi unJuge plein de justice.

§ 23. Les noms bibliques de Dieu

A consulter :Corluy, Spicilegium dog.‑bibl. (1884), 97 sq.

Il n’est pas nécessaire que Dieu soit désigné par unnom ; il l’est encore moins qu’il en porteplusieurs. Cependant, dans l’Écriture, il porte un nom et il en porte même plusieurs. Il semble pourtant, puisque Dieu est pour nous l’incompréhensible, que toute dénomination de son Être soit impossible et, si on la tente, arbitraire. On peut citer plusieurs témoignages de la Tradition qui nous montrent que les Pères appelaient Dieu « Celui qui est sans nom », parce qu’il leur paraissait incompréhensible. S. Augustin trouve contradictoire la possibilité d’exprimer « l’Inexprimable ». S. Thomas se fait cette objection : Il semble que Dieu ne puisse avoir de nom. Il répond en disant que Dieu nous est connu par ses actions et non dans son essence intime. Alors, il peut avoir même plusieurs noms (S. th., 1, 13, 1‑2).

Dans l’Écriture on trouve toute une série de noms pour désigner Dieu. On a essayé de les classer. Nous essaierons de dire ici l’essentiel sur la signification de ces noms, mais nous le ferons du point de vue de la dogmatique et de la révélation juive, sans tenir compte des questions linguistiques. Nous en tiendrons d’autant moins compte que les exégètes de l’Ancien Testament ne sont pas fixés sur l’étymologie première des noms de Dieu les plus importants et ne peuvent nous donner que des hypothèses. On peut cependant, avec Scheeben, distinguersept noms sacrés dans l’Ancien Testament et répartir ces noms entrois groupes. Dans le premier groupe, on fait rentrer les noms qui caractérisent les relations de Dieu avec l’homme : El, Élohim, Adonaï ; dans le second, les trois noms qui désignent sa perfection interne : Schaddaï, Eliôn, Kadosch ; enfin le dernier groupe est formé du nom propre essentiel de Dieu, Jahvé.

On traduit d’ordinaire El par « le Fort », « le Puissant » (Septante, ὁ ἰσχυρός, παντοϰράτωρ). Mais ce nom apparaît aussi de bonne heure pour désigner les dieux étrangers.

Le plurielÉlohim se rencontre, comme nom du vrai Dieu, au premier verset de l’Écriture : « Au commencement, Élohim créa ». Mais ce nom qu’on traduit également par « le Fort » se rencontre également pour désigner des faux dieux (Ex., 12, 12) et même des hommes (Ps. 81, 1, 6 ; Jean, 10, 34). La forme pluriel est presque toujours entendue au sens du pluriel de majesté ; l’interprétation trinitaire est forcée, et l’interprétation polythéiste entièrement arbitraire et tendancieuse. Élohim n’est donc pas un nom propre, mais un nom commun qui, employé attributivement, peut convenir aussi aux anges et aux hommes.

Adonaï est le nom qui fut employé plus tard par les Juifs pour remplacer le nom de Jahvé que l’on évitait, par respect religieux, de prononcer. Les Septante le traduisent par « Seigneur » (ϰύριος, Vulgate : Dominus). Ce nom désigne le Dieu unique et véritable et équivaut à « Seigneur et Souverain de l’univers ».

Jahvé est la dénomination la plus solennelle de Dieu. Il signifie le Dieu de l’alliance juive. L’histoire critique des religions affirme que Jahvé, sous sa forme Jau, est un antique nom de Dieu antérieur à Moïse et que Moïse l’a adopté et solennisé pour désigner le Dieu juif. La scène de la révélation de Dieu par lui‑même à Moise (Ex., 2, 13 sq.) devrait être entendue comme l’acceptation d’un nom païen antique de Dieu, dans la religion juive primitive, pour fonder l’idée de l’alliance.

L’explication théologique de ce nom peut se faire de deux manières. On peut recourir à une explication philosophique et dogmatique : Dieu est celui qui est (Les Septante rendent ce sens avec précision en traduisant : ἐγώ εἰμι ὁ ὤν), celui qui a tout l’Être par lui‑même ; il est l’aséité. C’est un sens élevé, peut‑être trop élevé, pour cette époque primitive. Ou bien on entend ce nom historiquement, en tenant compte de l’étape de la Révélation, et il semble bien que lecontexte nous demande de l’entendre ainsi. En effet les versets qui encadrent la Révélation du nom de Jahvé contiennent l’explication de ce nom. « Je serai avec toi, dit Dieu à Moïse, comme j’étais le Dieu de vos pères, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » ; car « je suis celui qui suis », Je suis toujours le même Dieu qui ai gardé lafidélité envers vos pères, qui vous assisterai dans une fidélité d’allianceimmuable, si vous aussi me restez fidèles et observez mes commandements. Ainsi l’explication historique rentre dans l’explication religieuse et a sur l’explication métaphysique un avantage d’une importance pratique.

Schaddaï, « le Puissant », est adjectival et, par suite, le plus souvent employé avec « El » et renforcé par l’article (Septante : παντοϰράτωρ, Vulgate : Omnipotens). Il caractérise l’idée fortement accentuée dans l’Ancien Testament, surtout au début, de lapuissance de volonté de Dieu qui réalise ses projets en dépit de tous les obstacles extérieurs.

Éliôn, « le Très‑Haut » (Septante : ὀ ὔψιστος, Vulgate : Altissimus) est réservé exclusivement au vrai Dieu. Dieu est El‑Éliôn, parce qu’il est le Dieu le plus haut élevé au‑dessus des prétendus autres dieux, de même qu’Israël est élevé au‑dessus des autres peuples (Deut., 26, 19 ; 28, 1). Ce nom se trouve déjà dans l’histoire des patriarches (Gen., 14, 18, 19, 20, 22). Son emploi devient plus fréquent dans les psaumes et il semble qu’à l’époque qui suivit l’exil, alors qu’on éprouvait le besoin d’affirmer avec une énergie extraordinaire l’éminence et la transcendance philosophique de Jahvé, ce nom fut employé de préférence pour désigner Dieu, parce que, à côté de la grandeur considérée d’abord du point de vue religieux, il caractérisait aussi la transcendance entendue métaphysiquement.

Kadosch, « le Saint », est un nommoral de Dieu. Aussi, c’est d’abord dans la prédication prophétique (Isaïe qui insista avec énergie sur le caractère moral dans la notion de Dieu et la religion en général) que ce nom apparaît comme nom de Dieu indépendant. Le sens de ce nom ne peut pas, lui aussi, être approfondi étymologiquement. Peut‑être Israël comprenait‑il « Kadosch » au sens de séparé « segregatus » par opposition au profane (ϰοινόν) et envisageait‑il la majesté de Dieu qui se couvre de son inaccessibilité et de son intangibilité. Jahvé estséparé de tous les dieux comme de tout ce qui est créé. Aussi Israël doit être « saint » comme son Dieu est « saint » (Lév., 11, 44, 45. Ex., 15, 11 ; 19, 6) ; il doit être séparé et désormais être un peuple qui n’appartienne qu’à Jahvé. Mais ceci comporte aussi un sensmoral. Car on ne peut appartenir à Jahvé qu’en accomplissant fidèlement les devoirs de l’alliance tels qu’ils sont fixés dans le décalogue.

Il faut tout au moins citer quelques noms utilisés surtout à l’époque qui suivit l’exil. Dieu s’appelle « Roi du monde » (2 Macch., 7, 9), « Créateur du monde » (2 Macch., 13, 14). Une autre désignation, mais très solennelle, est « Seigneur Dieu des armées » ; elle se rencontre chez les prophètes Isaïe (6, 3) et Jérémie (11, 20). Dans ces textes, il faut entendre par armées soit les esprits célestes, soit les hommes d’armes d’Israël. C’est l’attribut de Jahvé, Dieu de l’alliance. Une gradation du nom « Roi » est « Roi des rois » (Dan., 2, 47 : on rencontre aussi chez Daniel « Dieu des dieux » dans la bouche de Nabuchodonosor), « Dieu du ciel », (Neh., 1, 4 ; 2, 4, 20. Judith, 5, 12). Un terme équivalent est « Seigneur du ciel », « Roi du ciel ». Le roi règne par la législation et le jugement ; par conséquent Dieu est aussi « Juge » (1 Rois, 24, l3, 16). Chez les prophètes, le Messie est souvent Jahvé, juge et vengeur.

On a déjà dit que les Juifs d’après l’exil comprirent le texte duLévitique (24, 16) : « Celui qui blasphème le nom de Jahvé doit mourir de mort », comme une défense de prononcer le nom de Jahvé et, par suite, évitèrent de le prononcer en choisissant desnoms subsidiaires. Ces noms dont on peut trouver facilement des attestations dans le Nouveau Testament sont surtout les suivants : « Le Béni » (ό εὐλογητός), « la Force » (ἡ ὂὔναμις), « la Voix » (ἡ φωνἠ ἐϰ τῶν οὐρανῶν) : « jurer par le ciel » au lieu de « jurer par Dieu », « avoir des trésors dans le ciel » au lieu de « chez Dieu », « devant Dieu » (ἐνώπιον τοῦ θεοῦ) ; être « lié, délié dans le ciel », « le ciel » pour « Dieu », « du ciel » pour « de Dieu », « Hosannah dans les hauteurs », « des hauteurs ».

CHAPITRE 2 : La notion de Dieu d’après la raison éclairée par la foi

A consulter :S. Thomas, S. th., 1, 13, 11 ; C. Gent., 1, 21‑24.Thomassin, De Deo. l. 3, 21‑24.Petau, De Deo, 3, 6.Gillius, De essentia atque unitate Dei, tr. 1, c. 1‑15.Franzelin, thes. 22‑24.Janssens, De Deo uno, 1, 229 sq.Garrigou‑Lagrange, Dieu son existence et sa nature (4° éd., 1924).Dict. théol., 1, v. Aséité et Acte pur.

§ 24. L’essence physique et métaphysique de Dieu

La raisonnaturelle a, elle aussi, au cours de l’histoire, développé sa notion de Dieu. Cette notion ne coïncide pas complètement avec celle de la raison éclairée par lafoi. Le Concile du Vatican n’a défini que la question théorique de la possibilité de la connaissance naturelle de Dieu et non la question pratique de sa réalité. Néanmoins, la théologie juge souvent avec faveur la notion qu’ont eue de Dieu les philosophes païens. La plus haute vérité qu’on puisse attendre de ces philosophes est l’idée d’un Dieupersonnel. Lepolythéisme connaît la personnalité de Dieu, mais la multiplicité détruit le caractère unique et absolu. Lepanthéisme et lemonisme maintiennent l’unité d’Être, mais abandonnent la personnalité. Le christianisme tient le milieu entre le polythéisme et le panthéisme, il unit la personnalité et l’unité d’Être.

L’histoire des religions nous montre que tous les peuples et toutes les religions ont une notion de Dieu. Le bouddhisme seul fait apparemment exception, en remplaçant la divinité par le nirwana ; mais Bouddha reçoit des honneurs divins. LesHindous (Védas, Upanischads) voient dans Brahma, qui entre en contact avec l’homme dans l’atman (l’âme), une force divine élémentaire. LesChinois la voient dans Tao. Les anciensphilosophes grecs caractérisent Dieu comme la cause matérielle ou idéale du monde et parfois affirment énergiquement son unité (εἴς θεὸς ἔν τε θεοισι ϰαὶ ανθρώποισι μεγἰστος : Xénophane).Socrate comprenait Dieu comme la Raison agissant dans l’univers,Platon comprend Dieu (d’une manière morale) comme l’« Idée du bien », placée en dehors du monde, complètement transcendante. Il agit au moyen des démiurges (artisans du monde). D’ après Aristote, Dieu est en soi la forme (εἷδος) simple, immatérielle, impassible, la pensée consciente (ἡ νόησις, et même νοήσεως νόησις), l’intelligence absolue, le moteur immobile ; il agit sur le monde en ce que les choses du monde tendent à s’unir à lui comme à la forme la plus haute. Au sujet de la personnalité théiste chez Platon et Aristote, les théologiens discutent. LePortique considère Dieu comme la Raison du monde (πνεῦμα, matériel, mais de la matière la plus fine). Lenéo‑platonisme caractérise Dieu comme l’Être primitif un et absolument simple, entièrement transcendant, au‑dessus de tout être, de toute connaissance et de toute détermination. Cet être n’a ni raison ni volonté, ni être, ni vie, ni énergie, ni vertu, et est, par conséquent, innommable, inconnaissable, sans attribut. Ce n’est que par des déterminations négatives qu’on peut en comprendre quelque chose. Il laisse jaillir de lui le monde et ses choses, comme le feu laisse jaillir la flamme, le soleil, la lumière. Quant à lui, il reste dans un calme complet (Émanation ? Création ? Panthéisme ? Théisme ?)

La notionchrétienne de Dieu fut formée par la raison éclairée des lumières de la foi, au moyen de la philosophie de l’époque, les Pères s’appuyant surtout sur Platon et la Scolastique sur Aristote.Deux pensées principales apparaissent partout dans la doctrine patristique : 1° L’existence de Dieu peutêtre connue par la raison ; 2° L’Être de Dieu estincompréhensible. Ces deux pensées sont placées par S. Aristide au début de sonApologie (1, 1 sq.). Ensuite il définit Dieu comme Aristote « une forme qui est par elle‑même » (1, 4). Les autres Pères se rattachent de préférence à la théodicée de Platon qu’ils remanient au moyen des données de la Révélation : Dieu est transcendant, non engendré, sans nom, éternel, incompréhensible ; il n’a pas besoin de nos sacrifices. AinsiS. Justin, Apol., 1, 10, 13, 25, 49, 53 ; Dial. 127.Athenagore, Suppl., 10, 13 ; 16, 21.S. Théophile, Ad Autol., 1, 1‑4. LesPères antignostiques sont obligés de défendre le Dieu‑Créateur : S. Irénée, Ad. h., 1, 22, 1 ; 33, 3 ; 2, 10, 2, etc. « Sans Dieu, Dieu n’est pas connu » (4, 64).Tertullien : « Si Dieu n’est pas un, Dieu n’est pas » (Ad. Marc, 1, 3).Origène : Dieu est une personnalité spirituelle,  « intellectualis natura » (De princ., 1, 1, 1‑6), « incompréhensible, inconcevable » (Ibid., 1, 1, 5, etc.).S. Augustin comprend volontiers Dieu d’une manière platonicienne et morale comme le « summum du bien » puis comme l’Être pur et parfait,  « summa essentia, ens realissimum ». « Ô Seigneur, pour qui être et vivre est tout un, parce que l’Être par excellence et la souveraine vie, c’est vous‑même » (Conf., 1, 6, 10). Il insiste fortement sur l’unité et l’immutabilité de Dieu. La Trinité elle‑même, comme on le verra plus tard, est tirée de l’unité de l’Être ‑ il ne dit pas volontiers substance (Trin., 7, 10 ; cf. Ép. 120, 17) ‑ qui subsiste dans les trois Personnes, si bien que le Dieu unique est la Trinité même, « la Trinité elle‑même est un Dieu unique » (C. Serm. Arian. 3).

Lepseudo‑Denys reprend (De div. nominibus ; de myst. theol.) la théodicée négative des néo‑platoniciens, mais il l’amène par la « via eminentiæ » à une certaine conception positive et il fait monter l’âme par l’extase mystique jusqu’au contact immédiat de la divinité.S. Jean Damascène se rattache au pseudo‑Denys, mais aussi à Aristote, dans son livre « De fide orthodoxa ».S. Anselme écrit dans un esprit tout spéculatif sonMonologium (De essentia divinitatis) et sonProslogium (De existentia divinitatis). Dieu est « ens per se » ; il est l’« ens per seipsum » tel « qu’on ne peut rien imaginer de plus grand ». C’est pourquoi aussi (selon lui) son existence peut se déduire pour nous de son essence.S. Bernard se rattache à S. Anselme (Consid., 5, 7, 15) ; au reste il est plus mystique que philosophe ; il blâme « le vain babil des philosophes » et saisit Dieu plutôt par l’amour que par l’intelligence.P. Lombard est ici d’une importance particulière, parce qu’il n’a pas seulement conservé la théodicée des Pères, mais encore fourni la terminologie au 4ème Concile de Latran ; il a emprunté à Tertullien et à S. Augustin les expressions « substantia, essentia, natura » (Sent., 1, dist. 2 et 5). Le Concile de Latran caractérise par ces trois expressions qui, dans leur notion, présentent quelque différence, l’Être de Dieu, en les identifiant. Il décrit Dieu comme « cette chose, substance, essence ou nature divine, qui est le seul principe de tout ce qui existe, et hors de laquelle il n’y a rien » (Denz., 432). ‑Panthéistes de cette époque : Scot Érigène, Amalric de Bena, David de Dinant, les Arabes, peut‑être aussi Eckhart.

Dans la hauteScolastique,S. Thomas résout la question de la possibilité de connaître Dieu d’une façon définitive. Il distingue avec force la science et la foi, la connaissance naturelle et la connaissance surnaturelle. L’existence de Dieu peut être connue aussi par la raison et cela médiatement, comme on l’a exposé plus haut. Par contre, l’Être de Dieu reste un mystère, non seulement devant la raison mais encore dans la foi. Ce n’est que par analogie et imparfaitement, en transportant les perfections créées et humaines à son Être absolument parfait, que nous pouvons arriver à une certaine notion de son Être. Cette connaissance analogique dirige aussi notre dénomination ; lesnoms que nous employons pour désigner l’Être de Dieu sont eux aussi analogues. Ces noms ne doivent pas être entendus au sens univoque ; ils ne doivent pas non plus l’être au sens équivoque ; mais justement au sens analogue ; c’est‑à‑dire qu’en Dieu lui‑même, mais d’une manière éminente, quelque chose correspond à ce que nous disons. Or le nom le plus parfait, celui qui désigne le mieux l’essence de Dieu en soi est l’Être (esse, ipsum esse). Il embrasse toutes les perfections et fait apparaître Dieu, ainsi que le remarquent déjà les Pères, à propos de Ex., 3, 14, comme une « profusion de substance immense ». Tout autre nom désigne seulement une perfection ; le nom « l’Être » dit de Dieu tout ce qu’est un Être. Dieu est « l’acte pur », l’activité pure et simple (S. th., 1, q. 13). Si on veut désigner Dieu du point de vue de ses relationsavec le monde, par conséquent d’une manière relative et non absolue, aucune désignation ne convient mieux que « premier moteur immobile ». En l’appelant « premier moteur » , on affirme, à l’encontre de l’athéisme, son immanence et son action dans le monde ; en ajoutant « immobile », on affirme sa transcendance, on déclare que Dieu n’est pas entraîné avec son Être dans la marche du monde. Dieu est cepar quoi se fait le développement du monde et non pasce qui se développe dans le monde. Le mot « immobile » indique ensuite également que Dieu n’est pas un corps et n’a pas de corps ‑ un être corporel ne peut mouvoir que s’il se meut lui‑même – qu’il est un esprit. Par suite, Dieu est unepersonnalité douée d’intelligence et de volonté, d’une perfection infinie. S. Thomas résume brièvement cette notion de Dieu de la façon suivante : « De tout ce qui a été dit auparavant nous pouvons conclure à l’unité de Dieu, à sa simplicité, à sa perfection et qu’il est infini, intelligent et volontaire » (Comp. th., 35).

Le Concile du Vatican a défini cette notion de Dieu de la Scolastique : « Dieu vrai et vivant, Créateur et Seigneur du ciel et de la terre, tout‑puissant, éternel, immense, incompréhensible, infini en intelligence et en volonté et en toute perfection ; qui, étant une substance spirituelle unique, absolument simple et immuable, doit être proclamé comme réellement et par essence distinct du monde, très heureux en soi et de soi, et indiciblement élevé au‑dessus de tout ce qui est et peut se concevoir en dehors de lui » (Denz., 1782).

L’expression « substance spirituelle », etc., exprime l’idée que Dieu, bien loin de se confondre avec la cause inconsciente du monde, est une personnalité spirituelle entièrement distincte du monde, absolument parfaite et parfaitement heureuse en soi‑même.

Notions modernes de Dieu. Les jugements qu’on porte sur Dieu sont ou bienthéistes ou bienpanthéistes etmonistes, ou bien encore, renonçant à toute détermination intellectuelle, purement émotionnels,sentimentaux. Est panthéisteSpinoza : Dieu est la substance absolue du monde (natura naturans) ; les choses particulières en sont les « modes » (natura naturata). « Dieu est la cause immanente, maisnon transcendante de toutes choses ». Spinoza et Mendelssohn sont responsables des tendances panthéistes du judaïsme moderne réformé. Sontthéistes :Descartes (la notion de Dieu dans son contenu essentiel nous est innée) ;Leibnitz (Dieu est l’absolu, l’acte pur, la monade la plus élevée) ;Gœthe : Dieu est l’éternel dans le changement des choses, la nature est « de la divinité le vivant vêtement » (panthéisme naturel ?).Kant renonce à une notion théorique et rationnelle de Dieu, mais le considère comme un postulat éthique de la raison pratique. Celle‑ci l’impose comme l’esprit et la volonté infinis ; il doit être omniscient, saint, tout‑puissant et juste (théisme moral). PourFichte, dont l’idée de Dieu est panthéiste, Dieu est le Moi absolu, infini. PourSchelling, Dieu est une personnalité, un esprit dans une intelligence éminente et absolue. PourHegel, Dieu est l’absolu, la Raison du monde, l’éternel processus dialectique (panlogisme). Ses partisans se divisent en deux tendances : la droite qui est théiste et la gauche qui est panthéiste. D’aprèsSchopenhauer l’absolu est la volonté alogique ; d’après E. v. Hartmann, c’est l’esprit impersonnel et inconscient. D’aprèsD.‑F. Strauss le Dieu impersonnel devient personnel dans l’homme. PourLotze, Dieu est l’esprit conscient personnel, absolu. PourPaulsen, Dieu est l’unité de tout ce qui est spirituel. D’aprèsKaftan, Dieu est la plus haute énergie de la volonté personnelle. D’aprèsWundt, Dieu est la volonté créatrice, la volonté du monde. Sont athées :Feuerbach (les dieux sont des « êtres de désir » humains),Hœckel (Dieu est la somme de toutes les forces naturelles),Nietzsche (le vieux Dieu est mort, le nouveau est la « volonté de puissance »).

Schleiermacher est le père du néo‑protestantisme, d’après lequel Dieu est la cause dernière de certains sentiments religieux qui sont indépendants de la raison, mais reçoivent d’elle ultérieurement une expression concrète. L’ « anti intellectualisme » est si accentué chez les néo‑protestants et a tellement la valeur d’un principe que toute activité rationnelle dans la formation de la notion de Dieu demeure exclue. Or ici se pose, comme ils le disent eux‑mêmes, le « problème capital de la dogmatique ». Si Dieu est ce que chacun « sent » comme Dieu et si la religion doit être et rester irrationnelle, comment alors peut‑on arriver à une notion de Dieu ? Bien plus comment peut‑on arriver à une « théologie de la conscience » que l’on veut par principe opposer à l’intellectualisme abhorré ? Cela est d’autant plus impossible qu’on ne fait pas son expérience religieuse en s’appuyant sur le texte objectif de la Bible, mais qu’on s’en tient à une expérience « passive », enéprouvant Dieu « présent », lequel entre spontanément et par lui‑même en contact intime avec l’âme qui le sent et en prend conscience. ‑ L’étymologie du mot « deus » et de ses dérivés dans les langues romanes, renferme l’idée de « briller ». La même racine se retrouve dans les langues germaniques (anglais tues‑day, mardi ; allemand Diens‑tag) (Cf. Dictionnaire étym. latin de Bréal et Bailly). Les mots Gott et God signifient d’après Wimmer « l’être invoqué par le sacrifice ».

L’essence physique et métaphysique de Dieu

Nous savons que toute application de notions créées à Dieu, doit être entendue d’une manière non pas adéquate, mais analogue. Il en est ainsi pour l’application qu’indique le titre ci‑dessus. Or dans la connaissance des créatures nous distinguons : 1° La chose dans sa réalisation extérieure et dans sa nature, telle qu’elle existe en elle‑même, sans relations avec l’intelligence humaine, et 2° La chose telle qu’elle est connue et comprise par nous dans son être. Nous considérons donc la chose dans son être réel ou physique et dans son être perceptible ou métaphysique. Nous appliquons aussi cette distinction à Dieu.

L’essence physique de Dieu est définie par la théologie : la somme des attributs que la raison (et la Révélation) nous font connaître en Dieu et tels que le 4ème Concile de Latran et le Concile du Vatican les ont énumérés (essentia Dei physica sive realis). L’ensemble de toutes ces perfections constitue le contenu de notre idée chrétienne de Dieu.

Quant àl’essence métaphysique de Dieu, la théologie essaie de la scruter en s’efforçant de trouver dans la somme des perfections une perfection qui soit comme la base fondamentale de toutes les autres, qui caractérise le mieux la notion de l ’Être de Dieu et le fasse connaître, qui, en quelque sorte, le résume. Il lui semble que la perfection qui réunit le mieux ces conditions est l’aséité [état d’un être ou une chose qui existe pour soi‑même et par soi‑même] (sent. communior).

Historiquement le terme aséité fait son apparition pour la première fois chez S. Anselme (Monol. 6). Il montre que la « summa natura Dei » n’est pas « ex aliquo », à partir de quelque chose, pas plus que « ex nihilo, par elle‑même et à partir d’elle‑même ». Par le motaséité (ens a se, esse per se subsistens) la Scolastique désigne ce que les Pères grecs appellent αὐτουσία. Le motAgénésie bien compris (non αγεννησία = le fait de n’être pas engendré), c’est‑à‑dire le non devenir a le même sens. Denys d’Alex. dit déjà que l’« essence (de Dieu) est pour ainsi dire l’αγενησία ». Plus tard, par suite de l’abus qu’en firent les ariens, le mot tomba en discrédit.

L’aséité a tout d’abord un sensnégatif : elle veut dire que l’« ens a se » [Être en soi] est en opposition directe avec l’« ens ab alio » [qui tire son existence d’un autre], qu’il n’est d’aucune manière « ab alio », qu’il n’est ni créé, ni produit, ni dérivé, qu’il n’a aucun commencement quel qu’il soit ; qu’il n’est par suite d’aucune manière dépendant d’un autre, comme de sa cause ou de son principe ; qu’il est sans origine, indépendant et inconditionné, d’où les expressions des Pères grecs : ἀγένητος, ᾄναρχος, αὐτογενητος, αὑτοφυής.

Cette conception purement négative de l’aséité n’a pas suffi aux théologiens, comme on peut s’en rendre compte déjà en lisant S. Anselme (Monol.) ; on a essayé de lui ajouter un sens positif. Cela était plus difficile et les théologiens n’ont pas toujours parfaitement réussi dans leur entreprise. La Scolastique ancienne et surtout la Scolastique moderne se contentaient d’expliquer que l’expression « ens a se » voulait dire au sens positif que Dieu a son existence par lui‑même, en vertu de la propre perfection de son essence ; que l’existence est incluse dans son essence ; que l’essence et l’existence sont en réalité identiques ; qu’il est l’Être pur et simple (ipsum esse) sans aucune potentialité ou pouvoir de devenir, dans la réalité pure (actus purus) ; qu’il est l’Être en soi et par soi (esse perse subsistens) et, par conséquent, existant de toute éternité nécessairement (ens necessarium). A la question : quelle est laraison (ratio) de son existence,pourquoi existe‑t‑il ? on répond que la formule « Jamais rien n’arrive sans qu’il y ait uneraison suffisante » s’applique à Dieu et qu’on peut dire par conséquent que cette raison se trouve purement et simplement dans l’essence divine parfaite.

Peu satisfait de cette interprétation de l’aséité positive qu’il considérait comme trop faible,Schell (+1906) a tenté de s’en faire une conception plus ferme. Il a appliqué à Dieu la loi de causalité et posé la formule : « Dieu est sa propre cause ». Il comprenait l’aséité comme « la réalisation divine par soi », « la production par soi ». Plus tard, il est vrai, il atténua ces expressions. Schell prétendait que l’aséité scolastique correspondait au premier moteur immobile d’Aristote qui permet d’expliquer tout être contingent mais non l’Être proprement absolu. C’est pourquoi il se tourna vers la notion de Dieu de Platon et du néo‑platonisme, dans laquelle il voyait la conception de l’activité et du mouvement purs. Des idées philosophiques modernes (Hegel) sur la réalisation de Dieu par soi ont pu aussi l’influencer. Seulement la notion « Dieu est sa cause » ne peut pas sérieusement et dans le sens de la loi de causalité (causa efficiens) être acceptée quand il s’agit de Dieu. 1° La cause est essentiellement et réellement différente de ce qu’elle produit ; 2° Elle est antérieure à l’effet, sinon dans le temps, au moins naturellement ou logiquement ; elle introduit par conséquent une dépendance et une composition dans l’Être absolu et simple de Dieu ; 3° Elle suppose nécessairement une potentialité en Dieu et détruit par conséquent l’« actus purissimus » [Dieu est de manière parfaite et complète, il ne comporte aucun défaut ni lacune] ; 4° Il est contradictoire pour notre esprit habitué à la loi de causalité de parler d’une « causa sui », car un être ne peut pas agir ‑ à plus forte raison faire un acte aussi parfait que la réalisation de Dieu par soi ‑ avant d’exister, « il faut être pour agir » ; 5° L’application de la loi de causalité à la cause première supprime cette notion d’après laquelle la cause première n’est précisément que « causa » et non « causée ». On ne peut pas reprendre d’une main ce qu’on donne de l’autre ; 6° Cette notion de la « causa sui » conduit irrémédiablement au panthéisme hégélien dont le principe est sans doute « l’absolu », mais un absolu qui doit « se réaliser ». « Le commencement comprend donc ces deux choses, l’être et le non‑être, c’est l’unité (non encore distinguée) de l’être et du non‑être » (cité par Kleutgen).S. Augustin dit : « Il n’y a rien en effet qui s’engendre soi‑même » ( Trin., 1, 1, 1).

Preuve. L’Écriture, il est vrai, ne parle pas le langage de la métaphysique, mais elle dit cependant explicitement que Dieu a toujours été, qu’il a existé avant toute créature, de toute éternité. Il est l’alpha et l’oméga, le premier et le dernier (Gen.,1, 1. Is., 41, 4 ; 44, 6 ; 48, 12. Ps. 89, 2, etc.). Dieu désigne solennellement son Être du nom de Jahvé (ό ὤν), celui qui est (Ex., 3, 14). Quand même on verrait d’abord dans ce nom la fidélité durable et constante à l’alliance, il y a cependant au fond de cette idée la conception d’une divinité toujours existante, subsistant d’une manière indépendante en soi et par soi : Jahvé est « capable d’alliance » parce qu’il est celui qui est par lui‑même. S. Augustin dit : « Je m’appelle l’Être… parce que je subsiste éternellement sans pouvoir changer (Serm. 6, n° 4). De même dans Malachie, 3, 6 : « Moi, le Seigneur, je ne change pas ».

Les Pères. On peut facilement relever une série de passages dans lesquels ils saisissent avec enthousiasme le nom de Jahvé et voient dans ce nom le nom adéquat de l’Être divin. AinsiS. Hilaire admire cette désignation de Dieu par lui‑même qui contient tant de lumière pour nous : « Il n’y a pas d’attribut qui convienne mieux à Dieu que l’Être, parce que ce qui est ne peut s’entendre ni de ce qui finira un jour, ni de ce qui a commencé » (De Trin., 1, 5).S. Grégoire de Naz. explique de la même manière Ex., 3, 14 (Orat., 30, 18, theol. 4) et dit : « Dieu était, est et sera toujours ou plutôt il est toujours. Car était et sera sont des sections de notre temps et de la nature éphémère ; quant à lui, il est celui qui est toujours (ό δὲ ὤν αεί) et c’est ainsi qu’il se nomme quand il parle à Moïse sur la montagne. Car contenant tout en lui, il a l’être (τὸ εῖναί), l’être sans commencement et sans fin, comme un océan infini et sans limite de l’être » (πέλαγος ούσίας ᾄπειρον ϰαὶ αόρ στον. Orat., (ILV, 3 : M. 36, 625) (Cf. S. Grég. de Nys., C. Eumon., 8 : M. 45, 768 ;Ambr., Enarr. in Ps. 43, 19 : M. 14, 1100 ;S. Jérôme, In Ep. ad Eph., 2, 3, 14 (M. 26, 488) : « Dieu qui est toujours, qui n’a d’autre principe que lui‑même, et qui est sa propre origine, et la cause de sa propre substance ».S. Augustin remarque au sujet de Ex., 3, 14 : « Dieu est, en effet, de telle sorte que toutes ses créatures comparées à lui ne sont point. Hors de là, elles sont, puisqu’il les a faites. Mais comparées à lui, elles ne sont point : car être véritablement, être sans changement, il n’y a que Dieu qui soit ainsi » (Enarr. in Ps. 134, 4 : M. 37, 1741). Il appelle Dieu « L’Être vrai, l’Être pur, l’Être réel » (Serm. 7, 7 : M. 38, 66).S. Jean Damascène répète le mot de S. Grégoire de Naz. sur le πέλαγος οὑσὶας (De fide orth., 1, 9).

De même que l’Écriture et les Pères reconnaissent à Dieu l’aséité, laraison elle‑même juge que c’est là qu’il faut chercher la caractéristique principale de son Être, l’essence métaphysique. En effet : 1° L’aséité est la perfection par laquelle l’Être divin seprésente d’abord et de la façon la plus primordiale aux recherches de notre intelligence ; 2° C’est par là qu’il sedistingue le plus de tout ce qui n’est pas Dieu. En effet les autres attributs peuvent, tout au moins à un degré inférieur, appartenir aux créatures ; quant à l’aséité, elle ne peut leur appartenir d’aucun point de vue et d’aucune manière ; 3° L’aséité est justement la caractéristique de l’Être divin dont on peutdériver les autres attributs absolus, si bien qu’elle paraît être leur source et leur origine. C’est pourquoi S. Bernard écrit : « Si vous avez dit de Dieu qu’il est bon, qu’il est grand, qu’il est bienheureux, qu’il est sage, ou toute autre chose semblable, tout cela se trouve reproduit dans le seul mot que voici : Il Est » (De la considération, 5, 6).

Un certain nombre de thomistes, tout en se rangeant à l’opinion commune, préfèrent au terme d’aséité celui d’ « esse subsistens » [acte pur subsistant], parce que le premier terme désigne plutôt un attribut, tandis que le second désigne le sujet des attributs. D’autres thomistes voient l’essence métaphysique dans l’intellectualité absolue, soit comme « radix sive potentia intelligendi », soit comme connaissance actuelle « intellectio subsistens sive actualis ». Lesscotistes placent l’essence métaphysique de Dieu dans l’infinité actuelle, lesnominalistes dans la somme de toutes les perfections.

Sans doute l’« intellectio subsistens » [intelligence qui demeure] accentue bien la personnalité spirituelle de Dieu contre tout monisme, mais quand on la ramène comme activité à l’essence, elle ne la constitue pas. Scot reproche à l’aséité (incausabilitas) d’être plutôt attribut de l’existence que de la nature, que celle‑ci serait bien mieux expliquée par le « conceptus entis simpliciter infiniti » [concept d’un étant infini] ; cependant il semble, quand onexplique les deux notions, qu’elles se rapprochent plus que les termes. Quant aux nominalistes, avec leur « cumulus omnium perfectionum » [comble de toutes les perfections], ils atteignent l’essencephysique et non l’essence métaphysique.

Conclusion pratique. Israël reconnaissait dans l’aséité, dans la continuité immuable, ce qui rendait Dieu apte à être le Dieu de l’alliance. Aujourd’hui encore Dieu est apte à l’alliance. Notre alliance, nous l’avons conclue avec lui dans le Baptême, comme Israël au Sinaï, après l’heureuse sortie d’Égypte, le pays du dur esclavage. Alors Moïse dit au peuple ces paroles remarquables : « Conservez le souvenir de ce jour (de votre délivrance), et vous le célébrerez comme un jour de fête du Seigneur : vous le célébrerez de génération en génération, c’est une institution perpétuelle » (Ex., 12, 14). Tout naturellement ce devoir de souvenir perpétuel s’applique à notre alliance à nous. Nous autres chrétiens, nous avons la belle coutume de renouveler nos « promesses du Baptême ». Tous les dimanches, quand le prêtre fait l’aspersion, l’Église veut nous rappeler la grâce et les promesses de notre baptême. Chaque dimanche, l’Église veut renouveler et affermir les relations étroites du fidèle avec son Dieu d’alliance.

Dans l’Ancien Testament, l’alliance de Jahvé avec Israël avait le caractère d’un lien matrimonial : Dieu veille jalousement sur la fidélité du peuple qu’il a épousé. Dans le Nouveau Testament, l’alliance chrétienne avec Dieu prend le caractère de tendresrelations de fiançailles. Cela correspond à l’intimité spirituelle et surnaturelle de l’union de l’âme particulière avec Dieu et le Christ son Rédempteur. Tout manquement envers notre Dieu d’alliance n’est pas seulement une faute contre la fidélité, mais encore contre l’amour que nous devons à Dieu. Le péché du chrétien n’est pas seulement une infidélité, mais encore une injure à celui qui nous a dit au baptême : « Je t’ai aimé d’un amour éternel » (Jér., 31, 3). « Ce jour‑là sera pour vous un mémorial » (Ex., 12, 14).

§ 25. Les relations entre l’essence et les attributs

A consulter :S. Thomas, S. th., 1, 13, 4, 5, 12 ; Contra Gent., 1, 31‑36.Suarez, De div. Subst. ejusque attributis, 1, 10‑14.Petavius, De Deo, 1, 7‑13.Gillius, De essentia Dei, tr. 6, c. 6 sq.Franzelin, thes. 13.

Il y a en Dieu une distinction virtuelle entre l’essence et les attributs. (Sententia communis)

Cette thèse nous conduira à la section suivante sur les attributs divins. Nous avons déjà signalé plus haut que nous ne pouvons avoir de l’Être divin, qui est absolument simple (omnino simplex, Later. 4), une notion simple, mais seulement une notion synthétique. Nous connaissons donc Dieu « par parties » (1 Cor., 13, 12) et nous réunissons ensuite les parties pour en faire une unité. Mais par là nous introduisons desdistinctions dans l’Être absolument simple de Dieu. Nous distinguons l’essence des attributs et les attributs les uns des autres ; ainsi nous entendons autre chose par omniscience que par toute‑puissance. Or, la question se pose de savoir si ces distinctions sont justifiées et, si elles le sont, avec quelle force il convient de les affirmer.

Pour comprendre cette question difficile, il est nécessaire de faire quelques remarques préalables. La distinction est en général la négation de l’identité. Mais on peut la considérer comme une distinctionréelle (distinctio realis), qui a son fondement dans les choses elles‑mêmes indépendamment de notre pensée, ou bien comme une distinctionlogique (d. mentalis rationis), qui est faite par notre esprit dans une seule et même chose. Cette dernière peut à son tour être envisagée comme une distinctionpurement mentale (d. pure mentalis, rationis ratiocinantis) ou bien comme une distinctionvirtuelle (d. virtualis cum fundamento in re). La distinction purement mentale a son fondement uniquement dans notre esprit et consiste, par ex., à distinguer une chose de sa définition ; la distinction virtuelle a aussi son fondement dans la chose elle‑même et non seulement dans notre esprit, par ex., la distinction entre l’intelligence et la raison. La distinction virtuelle peut à son tour être de deux sortes,parfaite et imparfaite. La distinction virtuelle est parfaite quand les éléments distingués peuvent exister dans des choses séparées, ainsi par ex., la raison et la sensibilité existent chacune séparément dans l’ange et dans l’animal. La distinction virtuelle est imparfaite quand les éléments distingués se confondent plus ou moins par leur contenu, ainsi l’être et ses déterminations transcendantales (unité, vérité, bonté).C’est cette distinction virtuelle imparfaite que les théologiens admettent entre l’essence de Dieu et ses attributs ainsi qu’entre chaque attribut.

1Négation de toute distinction. Dans l’antiquité,Aétius,Eunomius, lesanoméens contestaient la possibilité de toute distinction en Dieu, en s’appuyant sur sa parfaite simplicité. Nous ne connaissons, disaient‑ils, que son essence nue (nuda essentia) et, comme elle est absolument simple, nous la connaissons complètement et nous la connaissons dans l’agénésie, le non‑devenir.

A l’époque scolastique, lesnominalistes soutinrent la même opinion tout en s’appuyant sur d’autres raisons, et en l’affirmant d’une manière moins radicale. Ils avouent que Dieu est la somme de toutes les perfections, mais ils contestent à notre intelligence la possibilité d’atteindre cet Être parfait et de le définir par des notions distinctes. Comme nous sommes obligés de nous faire de Dieu des notions distinctes, ces notions ne peuvent avoir que la valeur de concepts purement subjectifs auxquels rien ne correspond en Dieu. Ce ne sont que des noms (nomina) que nous donnons à Dieu, ils n’ont aucun contenu et aucun point d’appui en Dieu (Guillaume d’Occam, Gabriel Biel, et même Grégoire de Rimini).

2.Exagération de la distinction. Une distinction complètement opposée à cette distinction purement logique est la distinctionréelle qui ne distingue pas seulement l’essence de Dieu des attributs, mais encore lasépare comme une chose d’une autre chose.Gilbert de la Porrée, évêque de Poitiers, admettait une distinction réelle, d’abord entre l’essence et la personne ; il enseignait que la divinité est réellement distincte de Dieu et que Dieu est Dieu par la divinité comme l’homme est homme par l’humanité. Il n’est plus possible de savoir si Gilbert établissait une distinction réelle entre l’essence et les attributs, mais cela est considéré comme vraisemblable.Grégoire Palamas, chef, vers 1350, d’une secte hérétique de moines grecs, affirmait que les attributs divins rayonnent de l’essence comme une énergie divine ; ces attributs sont sans doute divins, mais, par rapport à l’essence, ils sont secondaires et par suite peuvent même, sousl’aspect de lumière terrestre, être perçus par l’œil, comme cela arriva aux disciples sur le Thabor et comme cela arrive aux ascètes dans la contemplation. Les palamites appelés aussi hésychastes et par dérision les « contemplateurs du nombril » (ὀμφαλόφυχοι) introduisirent ainsi unfaux mysticisme, comme il en apparut d’ailleurs de différentes sortes dans l’Orient d’alors (Cf. Irén. Hausherr, La méthode d’oraison hésychaste (1927), dans « Orient. Christiana »).

Réfutation. Si Dieu est un composé réel d’essence et de personnalité, d’essence et d’attributs, il constitue justement unassemblage et, par conséquent, il a été composé par un autre ; il n’est donc plus l’Être parfait. En outre, il n’est plus la cause première et il ne possède pas toute la réalité de l’Être, tout au moins il ne la possède pas par lui‑même.S. Bernard, l’adversaire de Gilbert, estime, non sans raison, que si l’on admettait le point de vue de Gilbert, il faudrait soutenir qu’il y a une quaternité et même une centenéité, en un mot, le polythéisme complet (De consid., 5, 7 ; cf. § 29.)

3.Distinction virtuelle. La distinction réelle contredit l’absolue simplicité de l’Être divin. La théologie a donc surtout à combattre l’opinion nominaliste qui confond tout en Dieu. Bien entendu, elle ne doit d’aucune manière porter atteinte au dogme de lasimplicité de Dieu ; elle n’y touche aucunement et fonde son opinion de la façon suivante : Nous savons que l’Être divin est absolument simple, mais qu’il n’est pas abstrait et vide de contenu, qu’au contraire il doit renfermer une richesse infinie de perfection. Nous connaissons un certain nombre de ces perfections par la raison, les autres nous sont indiquées dans la Révélation. Mais justement la manière dont Dieu nous parle en se révélant lui‑même nous montre que nous ne pouvons nous faire aucune idée de ces perfections qui, objectivement, se confondent en Dieu, si nous n’employons pas des distinctions.

Dieu, en nous parlant, emploie des notions distinctes, par ex. : il nous parle de sa toute‑puissance, de sa sagesse, de sa bonté, de sa science, de sa volonté et il le fait dans l’intention de nous donner par là une révélation différenciée et non de simples noms, de pures tautologies. Or, comme nous l’enseignent les Pères depuisS. Irénée etS. Hilaire, c’est de Dieu qu’il nous faut apprendre comment nous devons parler de Dieu. Même dans la révélation naturelle de Dieu, nous nous trouvons placés en face de la différence des perfections divines. Nous remarquons dans la Création une foule de perfections divines, mais toutes sont différentes. Sa puissance nous apparaît autre chose que sa bonté et sa bonté autre chose que sa sagesse.

Notre distinction n’est pas purement arbitraire et sans fondement, mais au contraire elle a un fondement en Dieu lui‑même. Et de même que les nombreuses et diverses entités créées correspondent au seul être indivisible comme à leur source commune, ainsi toutes les différentes notions d’attributs divins, que nous nous sommes formées par la révélation naturelle comme par la révélation surnaturelle, correspondent à une notionunique d’Être qui est celle avec laquelle Dieu comprend son propre Être. Il est vrai qu’elles n’y correspondent pas d’une manière complète, adéquate et parfaite, mais seulement d’une manière inadéquate et imparfaite. Néanmoins ce sont des notions au contenu vrai et non pas des représentations purement subjectives et vaines. C’est ainsi que pensaient déjàS. Grégoire de Nys. (C. Eunom., 12 : M. 45, 957) ;S. Augustin (Trin., 6, 7) ;S. Bernard (Cons., 5, 7).

TROISIEME SECTION : les attributs de Dieu

CHAPITRE 1 : Les attributs de Dieu en général

A consulter :S. Thomas, S. th., 1, 13.Petau, 1, 7 sq.La Fosse, De Deo ac divinis attributis, q. 2, a. 2.Migne, Cursus completus, 7, 84.Billuart, De Deo, diss., 2, a. 2.Diekamp, 1, 130 sq.Scheeben, 1, 505 sq.Paquet, 1, 50 sq.Dict. théol., 1, v. Attributs divins.

§ 26. Notion et division

Notion. On a déjà signalé plusieurs fois que l’Êtreabsolu de Dieu ne peut pas, en soi, avoir des attributs proprement dits. Chez les créatures, les attributs s’ajoutent à l’être, se développent en lui et avec lui, le complètent et l’achèvent. L’Être de Dieu n’étant capable d’aucun perfectionnement, il ne peut pas non plus posséder d’attributs au sens propre. Par ailleurs, nous savons que Dieu est la plénitude des perfections. Mais aussi nous reconnaissons que dans l’Être absolumentsimple de Dieu, ces perfections ne peuvent pas être séparées les unes les autres et qu’elles doivent former avec cet Être et entre elles une unité complète. Cette considération ne laisse pas de place pour les attributs. Ils supposeraient lacomposition en Dieu, laquelle à son tour entraînerait la potentialité et, en admettant la potentialité, on ferait disparaître la notion de cause première et d’Être pur.  Cependant, nous sommesforcés d’admettre des attributs en Dieu et nous y sommesautorisés. Nous l’avons montré plus haut et nous avons indiqué en même temps comment nous devons comprendre cette considération particulière et cette explication de l’Être divin. Sans doute l’Être divin se tient à une distanceinfinie de toute créature, cependant il a laissé dans la Création des traces (vestigia, similitudines) de ses perfections, si bien que nous pouvons y trouver, non certes Dieu lui‑même, mais ses images, tout obscures qu’elles soient. « Il y a quelque chose en Dieu qui correspond à toutes ces conceptions » dit S. Thomas (In 1 Sent., D. 2, q. 1, ad 7).

Au sensle plus large, on peut entendre sous le nom d’attributs toutes les caractéristiques qui nous permettent de connaître Dieu et de le distinguer des autres êtres. Mais il faudrait faire rentrer dans ce nombre bien des caractéristiques que les théologiens n’ont pas coutume de ranger parmi les attributs divins au sens strict. Avant tout, on considérerait comme attribut de Dieu son Être particulier et indépendant, sonaséité et ensuite toutes les perfections qui ne sont qu’un développement logique ou une description de cette aséité. Son absence d’origine, sa nécessité, sa perfection complète, son inconditionnalité, son indépendance ne peuvent pas être considérées comme des attributs indépendants ; ce sont plutôt des désignations différentes de son Être particulier, de son aséité. Toutes ces perfections,d’après notre connaissance analogique de Dieu, sont plutôt un développement de l’Être et de l’essence divine que des attributs quis’ajoutent à cette essence.

En outre, on ne peut pas compter au nombre des attributs lesrelations « ad extra » qui résultent de lalibre action de Dieu dans la Création. Dieu est Créateur, Rédempteur, Sanctificateur, Juge, Rémunérateur et Vengeur, et tout cela constitue certainement des perfections, mais ce sont plutôt deseffets extérieurs libres des perfections divines, que ces perfections en elles‑mêmes. Aussi nous les laisserons de côté dans l’étude proprement dite de Dieu et nous les traiterons ailleurs.

Enfin nous ne pouvons pas faire entrer en ligne de compte les hautes perfections trinitaires que nous reconnaissons dans chacune des trois divines Personnes, comme la Paternité, la Filiation et la Spiration. Il est vrai que ce sont des attributs ou des caractéristiques divines, mais dans chacune des divines Personnes et non dans l’essence divine.

Après avoir écarté toutes les perfections que nous venons de nommer, soit l’Être particulier de Dieu, son aséité, soit ses relations avec la Création, soit les relations immanentes des trois Personnes entre elles, il nous reste toutes les qualités divines qui nous indiquentcomment l’Être absolu de Dieu est constitué en soi. Ainsi, nous comprenons sous le nom d’attributs divins toute perfection pure (perf. simplex ou pura) qui, d’après notre manière analogique de connaître Dieu, appartient d’une nécessité interne à l’Être divin déjà constitué dans notre pensée par l’aséité, et qui, connue par la considération des choses créées, particulièrement de la personne humaine, est transportée en Dieu. Il est évident que nous ne pouvons pas indiquer lasomme complète de tous ces attributs absolus ou essentiels. Leur énoncé complet exigerait la connaissance complète de l’Être. On a déjà signalé que les plus importants, pour notre considération analogique, ont été énumérés par le 4ème Concile de Latran et par le Concile du Vatican. Cette énumération sert généralement de base à l’exposé dogmatique.

Division 1 . Les Pères connaissaient déjà la distinction entre attributs négatifs et attributs affirmatifs oupositifs (p. 124) (théologie apophatique et cataphatique). Les attributs positifs expriment une ressemblance entre l’Être divin et les créatures et comprennent toutes les perfections qui sont connues par la voie d’affirmation (via causalitatis). Les attributs négatifs désignent ce qui distingue Dieu des choses créées. Ils sont négatifs dans la forme, mais positifs dans leur contenu. Les attributs négatifs sont ceux qui correspondent le plus à l’Être absolu de Dieu parce qu’ils caractérisent cet Être en lui‑même dans son entité sans relation, comme l’Être absolu. Ils sont compris dans l’attribut d’infinité. On les obtient par la voie de la négation (via negationis) ; car dans la considération de l’Absolu en lui‑même, nous devons partir aussi des créatures.

2. Les attributscommunicables (attr. communicabilia) et incommunicables (attr. incommunicabilia). Ils se confondent objectivement avec les attributs qu’on vient de nommer. Les attributs positifs peuvent à uncertain degré ‑ non pas comme ils sont en Dieu ‑ être communiqués : les attributs négatifs, par leur notion même excluent une telle participation. L’ aséité, l’infinité et tout ce qui en découle sont incommunicables àtout égard et àtoutdegré.

3. Les attributs derepos (attr. quiescentia) et les attributs d’opération (attr. operativa). Les attributs de repos décrivent l’Être considéré dans sonentité calme et absolue ; les attributs d’opération caractérisent sonactivité, les manifestations de sa vie dans la Création. Au nombre des attributs d’opération on compte aussi les attributs moraux connus par la Révélation et qui ont une si grande importance pour notre Rédemption (sainteté, justice, bonté).

4. Les attributsabsolus et attributsrelatifs. Les attributs absolus conviennent en soi éternellement et nécessairement à l’Être absolu. Les attributs relatifs résultent des relations des choses avec Dieu, ils sont donc relatifs et libres et ne conviennent à Dieu que depuis la Création (omniprésence, amour et connaissance des créatures).

5. Les attributs de l’Être et ceux de laVie ou de l’Activité. Ils se confondent avec ceux qu’on vient de nommer. Toutes les divisions se ramènent en définitive à la division en attributs positifs et négatifs.

Dans l’exposé de la doctrine des attributs divins, les théologiens choisissent tantôt un principe de division tantôt un autre. On use même d’un autre schéma : les attributs de la notion rationnelle de Dieu et les attributs de la notion révélée, ou bien les attributs de la notion philosophique et ceux de la notion biblique ; les uns sont importants pour la spéculation théistique, les autres pour la moralité individuelle. Nous suivrons la division ordinaire en attributs de l’Être et en attributs de l’Activité et nous rattacherons à ces derniers les attributs moraux.

§ 27. La perfection de Dieu

A consulter :S. Thomas, S. th., 1, 4 ; C. Gent., 1, 28 sq., 43.Petau, De Deo, 6, 7.Lessius, De perf.Belmond, Dieu, 147 sq.Kleutgen, De ipso Deo, 163 sq.

THÈSE. Dieu est l’Être infiniment parfait.       De foi.

Explication. Le Concile du Vatican enseigne contre le panthéisme, pour qui la divinité est dans un perpétuel devenir, que Dieu est d’une perfection infinie (un seul Dieu vrai et vivant, Créateur et Seigneur du ciel et de la terre, tout‑puissant, éternel, immense, incompréhensible, infini en intelligence et en volonté et en toute perfection, S. 3, c. 1 ; Denz., 1782). Bien loin de se développer pour atteindre la perfection, il possède dans son essence toute perfection réelle et concevable, d’une manière constante, sans augmentation et sans diminution. C’est pourquoi la perfection divine ne doit pas être considérée comme un seul attribut distinct. Au contraire, cet attribut contient une vérité générale qui concerne toute l’essence divine aussi bien que ses attributs : c’est que toutes les perfections concevables qui peuvent et doivent appartenir à la divinité lui appartiennent de fait et qu’elles lui appartiennent d’une manière infiniment parfaite. Sur ce dernier point, nous aurons encore une remarque à faire à la fin.

Preuve. L’Écriture exprime la perfection de Dieu non pas d’une manière métaphysique, mais d’une manière objective par l’abondance des attributs qu’elle lui donne, de même que par l’affirmation de la grandeur, de la puissance et de la transcendance de son Être qui reste incompréhensible et mystérieux pour les hommes. « Le Seigneur est grand et digne de toute louange et sa grandeur est sans limites » (Ps. 144, 3). « Grand est notre Seigneur et grande est sa puissance et insondable est sa sagesse » (Ps. 146, 5).

Jésus appelle le Père des cieux « parfait », au sens moral (Math., 5, 48) ; il le reconnaît comme le « seul bon » (Luc, 18, 19), c.‑à‑d. comme la source et la somme detout bien.S. Paul prêche à Athènes un Dieu qui ne reçoit rien des hommes et n’a aucunement besoin d’eux (Act. Ap., 17, 25). Et il conclut son exposé dogmatique sur la grâce par cet hymne connu sur l’indépendance et la plénitude d’Être de Dieu : « O profondeur de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu !... Qui a connu la pensée du Seigneur ou qui a été son conseiller ? Ou bien qui lui a donné le premier pour qu’il ait à recevoir en retour ? De lui, par lui et pour lui sont toutes choses » (Rom., 11, 33‑36). Dieu ne peut que donner, il ne peut rien recevoir. L’Être de Dieu est si riche qu’il ne peut être compris que de Dieu lui‑même : « Car ce que Dieu est, personne ne le connaît, si ce n’est l’Esprit de Dieu ». Lui seul pénètre « les profondeurs de la divinité » (1 Cor., 2, 10‑11).

Les Pères. L’idée de la perfection infinie de Dieu est déjà comprise dans leur doctrine de son incompréhensibilité, mais elle est souvent aussi exprimée formellement.S. Irénée oppose l’homme et Dieu et conclut : « Dieu est parfait en toutes choses, égal et semblable à lui‑même, tout entier Lumière, tout entier Pensée, tout entier Substance et Source de tous biens, tandis que l’homme reçoit progrès et croissance vers Dieu » (Ad. h., 4, 11, 2). « Il est parfait en tout et possède toute espèce de perfection au même degré », ditS. Cyrille de Jér. (Cat., 4, 5). « Comme il est selon sa nature infini, il ne peut pas être compris et exprimé en parole », ditS. Grégoire de Nys. (C. Eunom., 3 : M. 45, 601).S. Ambroise : « Dieu est juste en tout, sage et parfait en tout et par‑dessus tout » (De off., 3, 2, 11 : M. 16, 148).S. Augustin : « On ne saurait dire que le mode s’applique à Dieu, dans la crainte qu’on ne lui suppose une fin » (De nat. boni, 22, M. 42, 558). « La divinité, ditS. Cyrille d’Alex., possède en soi toute espèce de perfection et rien ne lui manque » (De s. Trin. Dial. 1 : M. 75, 673), ce que répète en termes philosophiques S. Jean Damascène (De fide orth., 1, 5).

La Scolastique. S. Thomas dit dans sa S. cont. Gent., 1, 28 : « Si donc il existe une chose à qui appartiennenttoutes les virtualités de l’être, aucune des noblesses qui convient à une chose ne peut lui manquer. Mais la chose qui est son être possède l’être selontoutes ses virtualités ». C’est‑à‑dire en résumé : tout ce qui a un être le puise dans la source absolue de l’être qui est la somme de tout être ou l’absolue perfection. Dans laSomme théologique S. Thomas consacre une question particulière à la perfection divine. La perfection et l’être sont des notions concordantes. Or comme la notion de Dieu est celle d’Être pur (ipsum esse), il faut qu’il soit aussi la perfection même. La même conclusion se tire de la notion de cause première, car il doit en tant que tel posséder au moins la somme de toutes les perfections créées, mais il doit les posséder éminemment et leur manière d’être doit être absolue. S. Thomas répond alors à l’objection qui prétend que la perfection chez Dieu comme chez les créatures est un but atteint par une évolution. Dieu a toujours été en possession de toutes ses perfections (S. th., 1, 4). De l’identité de la perfection de Dieu et de son Être, il résulte que la perfection équivaut à l’aséité positive et s’exprime, elle aussi, objectivement par la formule : « Dieu est un acte pur, car un être est plus ou moins parfait selon qu’il est plus ou moins en acte ». Mais « le premier principe actif doit être absolument en acte et, par conséquent, aussi parfait que possible » (Ibid., a. 1). On comprend facilement que Dieu est le premier parfait et qu’en même temps il est d’une manière absolue (αὐτοτελής) élevé au‑dessus de toute participation à son Être des créatures parfaites (ὐπερτελής).

Dieu est infini. Cette proposition n’est qu’une autre manière d’exprimer la même pensée. Le scotisme trouva dans l’infinité l’essence métaphysique de Dieu. On comprend que cette École insiste sur cette perfection. Mais S. Thomas aussi traite de l’infinité comme perfection ou plutôt comme précision de la perfection. Il exclut l’infinité de laquantité et du nombre qui se tire de la matière, du principe de mesure et de limitation, infinité qui est en fait toujours finie, bien qu’elle soit d’une possibilité infinie (indéfinie) et puisse s’augmenter sans fin. Il n’envisage que l’infinité de perfection (infinitas perfectionis et non magnitudinis et multitudinis). Il constate alors l’identité objective de la perfection absolue avec le dogme de l’« actus purus » et de l’« ipsum esse ». La matière est le principe du fini, de la limitation, mais Dieu est immatériel. La forme est limitée par la matière, reçue dans la matière, mais elle est le principe de la perfection, car elle est le principe de l’être ; or Dieu n’est reçu par rien en tant que forme, il n’a pas non plus reçu l’être d’une manière limitée comme les esprits créés, mais il est son Être même entièrement et complètement, dans une mesure infinie, sans limitation par la matière ni par une essence d’esprit créé. « L’être de Dieu n’étant point un être reçu ou communiqué, mais Dieu étant lui‑même son être subsistant, comme nous l’avons démontré (quest. 3, art. 4), il est évident qu’il estinfini et parfait » (S. th., 1, 7, 1). De même que Dieu est l’unique Être absolu, il est aussi le seul infini. « L’être de Dieu subsistant par lui‑même et n’étant pas reçu dans un autre être,il se distingue en tant qu’infini de tous les autres, et les autres diffèrent de lui » (Ibid., ad 3). C’est pourquoi Dieu n’est pas relativement infini comme s’il dépassait simplement les créatures, mais il est complètement absolu et unique. C’est pourquoi on ne peut pas se demander si Dieu et le monde constituent plus de perfection que Dieu sans le monde ; les deux ne peuvent pas s’additionner. La cause première contient formellement et virtuellement tout l’être de la cause seconde. On n’additionne pas davantage le savoir d’un livre à celui de son auteur. Il faut également écarter un autre malentendu. Dieu est l’infini et non pas l’indéfini (infinitum non indefinitum). La plénitude réelle d’être du Dieu infiniment parfait est exactement le contraire de l’être général, abstrait, vide et indéfini des logiciens. Quand on dit que, pour éviter le danger d’anthropomorphisme, on ne doit donner aucune détermination de l’infini (Hegel, Renan, etc.), il faut répondre que la notion de Dieu doit être celle de l’Être toujours parfait et que les anthropomorphismes, quand ils sont entendus dans le sens d’identité, sont naturellement de grossières erreurs, mais que, lorsqu’ils sont entendus dans le sens d’analogie, ils sont à la fois nécessaires et vrais (Cf. aussi § 19).

Difficultés. Mais comment pouvons‑nous attribuer à Dieu les perfections créées de l’être, de l’essence, de l’activité, de la personnalité, de la spiritualité, de la matérialité, de la sagesse, de la durée, du devenir, etc. ? Certaines de ces perfections sont naturellement contradictoires à l’Être divin, comme la matérialité ; certaines s’excluent réciproquement, comme la spiritualité et la matérialité. Cependant, elles nous apparaissent toutes comme de vraies perfections, car elles ont toutes un être et tout ce qui est être est bon et parfait. Or tout ce qui a un être l’a par Dieu, la cause première ; cet être doit donc, d’une certaine manière, être contenu dans la cause première et lui être attribué.

Pour résoudre ces difficultés logiques, les théologiens recourent aux troisvoies qu’on a déjà indiquées plus haut (§ 19), par lesquelles nous partons des perfections créées pour déterminer les perfections divines : la voie decausalité (via causalitatis), la voie denégation (via negationis, sive remotionis), la voie d’éminence (via eminentiae). Par la voie de causalité on arrive d’abord àaffirmer l’existence des perfections créées en Dieu leur cause, en vertu de l’axiome : tout ce qui est dans l’effet doit se trouver aussi dans la cause. Mais immédiatement la raison se rend compte que les choses créées sont chargées de nombreuses imperfections ; aussi, arrivée à ce second stade de sa réflexion, la raison voit en Dieu lecontraire absolu des créatures ; on doit donc luidénier les perfections des créatures. Néanmoins, dans cette voie qui consiste à écarter tout ce qui est fini et limité, on ne va pas comme le néo‑platonisme jusqu’à la négation complète, mais on conserve la pensée de causalité à laquelle on est parvenu par la première voie et on aborde ainsi une voie positive, la troisième, qui consiste à purifier, à élever, à transfigurer les perfections créées et à les appliquer ainsi à Dieu.S. Thomas : « Il y a trois manières dont les perfections créées peuvent être attribuées à Dieu ; d’abord d’une manièreaffirmative (affirmative). Ainsi on dit : Dieu est sage, ce qu’on doit dire de lui parce qu’il y a en lui une ressemblance (similitudo) de la sagesse qui découle de lui. Cependant comme en Dieu la sagesse n’est pas telle que nous la connaissons et la nommons, elle peutvéritablement être niée (vere negari), si bien qu’on dit : Dieu n’estpas sage. Mais comme par ailleurs on ne peut pas dénier la sagesse à Dieu, parce qu’il en est dépourvu, mais parce qu’elle estplus éminente en lui (supereminentius) qu’elle n’est connue et nommée (par nous) on doit dire que Dieu est d’une sagessesuréminente (supersapiens) » (De pot., q. 7, a. 5, ad 2). Les trois voies se rencontrent depuis le pseudo‑Denys (De myst. Theol., 1, 2 et De div. nom., 7, 3 : M. 3, 999 sq., 869 sq.) chez les Pères (Cf. S. Jean Damascène, De fide orth., 1, 4).

Les théologiens donnent des déterminations plus précises encore sur l’application des perfections créées à Dieu. Ils distinguent ces perfections en deux catégories : 1° Les perfectionspures ouabsolues (perfectiones purae, simplices) ; 2° Les perfectionsmixtes ourelatives (p. mixtae, secundum quid). Les premières excluent par leur notion même toute imperfection et sont par conséquent absolument meilleures que leur contraire, par ex. : la sagesse, la bonté, la justice. Il est toujours meilleur de les avoir que de ne pas les avoir, dit S. Anselme (Monol., 15). Les autres, par contre, comprennent, dans leur notion, une déficience ; elles ne sont des perfections que relativement, en comparaison de ce qui est au‑dessous d’elles ; mais, en comparaison de ce qui est au‑dessus d’elles, elles sont des imperfections. Ainsi la faculté du mouvement local et de la perception sensible est une perfection par rapport aux corps sans mouvement ni sensibilité, mais par rapport aux esprits c’est une imperfection. La pensée discursive par rapport aux êtres sans raison est une perfection, mais c’est une imperfection en comparaison de la connaissance immédiate et intuitive de Dieu.

Or voici quelle est la règle : Toutes les perfectionspures, absolues, peuvent être attribuées à Dieuformellement, d’après leur notion propre, bien entendu, après les avoirélevées de la manière indiquée plus haut (perfectiones simplices sunt in Deoformaliter eteminenter). Aucune des perfections mixtes, par contre, ne peut être attribuée à Dieu purement et simplement et d’une manière formelle, parce que, dans leur notion même, elles contiennent quelque chose de déficient qu’on ne peut pas appliquer à Dieu : on ne peut les lui attribuer quevirtuellement, et bien entendu encore en lesélevant infiniment (perfectiones mixtæ sunt in Deovirtualiter eteminenter tantum).

Par cette expression (virtualiter et eminenter) on veut dire que les perfections créées déficientes, par ex. : la matérialité, la sensibilité, sontproduites etmaintenues par lui, non comme leur cause univoque, mais comme leur cause équivoque, et qu’il peut produire, sans ces choses, les effets de ces choses, aussi bien et d’une manière infinimentplus élevée.

De ce que nous avons dit, il résulte que le reproche des adversaires : « Dieu a créé l’homme à son image » ne veut pas dire autre chose que « l’homme s’est créé Dieu à son image », n’atteint pas la doctrine catholique de Dieu. Il faut également considérer comme vaine une autre objection : « Si les créatures possèdent de vraies perfections, alors la somme des perfections divines et des perfections créées est plus grande que celles des perfections divinesseules ». Les perfections créées sont justement leseffets permanents des perfections divines et elles sont ou formellement ou virtuellement, mais dans les deux cas d’une manière suréminente, en Dieu leur auteur. On ne peut pas plus les ajouter aux perfections divines qu’on ne peut ajouter la somme de la lumière terrestre à la source de lumière du soleil, la force de nos pensées à celle de notre intelligence.

Annexe. Dieu étant l’Être infiniment parfait, il ne serajamais parfaitement connu par nous qui resterons toujours des créatures finies. « Dieu estincompréhensible ». « Ce qui est fini ne peut comprendre l’infini ». C’est ce qu’enseigne le4ème Concile de Latran et le Concile duVatican répète cet enseignement (Denz., 428, 1782). La Révélation nous enseigne cette incompréhensibilité dans l’Ancien Testament (Ex., 33, 20‑23. Eccli., 43, 29‑35 ; 11, 7. Is., 45, 15 ; cf. 55, 8‑11. Jér., 32, 19), ainsi que dans le Nouveau (Math., 11, 27. Jean, 1, 18 ; 4, 24 ; cf. 6, 46. Rom., 11, 33. 1 Tim., 6, 16). L’incompréhensibilité de Dieu est (avec la possibilité naturelle de le connaître) le grand thème de tous lesPères, tant dans leur enseignement positif que dans leur polémique.

Conclusion pratique. Dieu estparfait par nature. Et nous devons le devenir, avec le secours de la grâce, dans la voie de notre développement moral. La parole de Jahvé dans l’Ancien Testament : « Soyez saints comme je suis saint » (Lév., 11, 44) a été reprise par Jésus sous cette forme : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Math., 5, 48).Être parfait correspond à l’Être de Dieu,devenir parfaits correspond à l’être de l’homme. Nous éprouvons tous au fond de nous‑mêmes un besoin de devenir, mais ce devenir doit suivre la véritable voie et tendre au vrai but, sous peine d’aboutir à une déformation et à un amoindrissement de notre être. La tendance du devenir ne peut se déployer avec chance de succès durable que dans le rude travail de la culture de notre personnalité spirituelle et morale, dans le combat pour devenir grand dans leroyaume de Dieu (Luc, 22, 24 sq.). Toute grandeur qui n’est pas accompagnée de celle‑là ou, ce qui est pire, qui est opposée à celle‑là, ne peut être qu’une fausse grandeur. ‑ Ce développement moral, dont on vient de parler, doit sepoursuivre, sans interruption et sans diminution d’intensité, éternellement. Car 1° Notre but, la ressemblance avec Dieu, est infini ; 2° Le réservoir de forces nécessaires pour cela est inépuisable, car il est identique avec la force de grâce qu’est le Saint‑Esprit ; 3° Notre âme, d’après sa nature aspire à l’infini, à l’éternel, au divin. Ainsi parle S. Thomas (S. th., 2, 2, 24, 7, sq.). Faisons en sorte que les « grands pas » que nous fait faire notre tendance au devenir, ne soient pas « endehors du chemin » (S. Augustin).

CHAPITRE 2 : Les attributs de Dieu en particulier

A) Les attributs de l’Être divin

A consulter :S. Thomas, S. th., 1, 11 ; C. Gent., 1, 42.Paquet, 1, 108 sq.Petau, 1, 3 et 4. Cf. § 18.Lercher, 2, 64 sq.Diekamp, 1, 149.

§ 28. L’unité de Dieu

THÈSE. Il n’y a qu’un seul Dieu, qu’un seul Être divin.   De foi.

Explication. Bien que notre thèse soit une vérité de raison, la Révélation l’a enseignée et l’Église l’a définie contre lesdualistes, lespolythéistes et lesathées (Credo inunum Deum, Symb. Nic., Later. 4, Vatic. ; Denz., 54, 428, 1782). La notion d’unité pouvant avoir plusieurs sens, remarquons qu’ici, en Dieu, elle est prise au sens d’unité numérique, d’unité de l’individu et non de l’espèce (unité spécifique, par ex. de l’humanité) et de nouveau non pas au senspositif (unus, unitas affirmativa), mais au sens négatif,exclusif, au sens d’unicité (unicus, unitas negativa, exclusiva, singularitas). Il faut remarquer en outre que cette unité elle‑même est une unité parfaite, qu’elle est en dehors de tout nombre (numero non capitur). L’unité mathématique de nombre demande par sa notion même une pluralité, en tant que relation avec d’autres grandeurs semblables. Or, Dieu est tellement un Être un et unique en lui‑même qu’il n’est pas concevable dans la pluralité.

Philosophiquement on distingue une unité qui résulte de la catégorie de quantité, l’unité mathématique, et l’unité qui est essentiellement différente de celle‑ci, l’unité transcendentale qui est une propriété de l’être. L« unum transcendentale » se définit : « Etre indivisé en lui‑même et séparé de tout autre être ». Cette unité transcendantale de l’être s’applique à Dieu au sens éminent, unique et exclusif, si bien que l’on ne peut songer à une mixtion ou unification panthéiste. S. Thomas appelle Dieu « maxime unus » parce qu’il est « maxime ens et maxime indivisum ». Il est donc tellement un qu’il n’est pas concevable dans la pluralité ; son unité est une nécessité métaphysique.

Preuve. Lemonothéisme, d’abord pratique et plus tard également théorique, est la caractéristique de l’Ancien Testament, par opposition au polythéisme païen. Il apparaît dès le début avec clarté et précision, si bien qu’il est à peine nécessaire de donner des témoignages détaillés. Les prétentions de l’histoire des religions, tirées des théories darwinistes de l’évolution, sont arbitraires. Ni par la Bible ni par les inscriptions cunéiformes, on ne peut démontrer qu’Israël s’est élevé successivement de l’animisme au totémisme, puis au fétichisme, au culte des ancêtres, au polythéisme et enfin au monothéisme.

Au commencement apparaît le seulDieu‑Créateur. C’est le Dieu des Patriarches et plus tard le Dieu d’alliance d’Israël : « Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est seul le Seigneur » (Deut., 6, 4). « Reconnaissez maintenant que je suis l’unique et qu’il n’y a pas d’autre Dieu en dehors de moi » (Deut., 32, 39). « En dehors de moi, il n’y a pas de Dieu » (Is., 54, 6). Ce qui est vrai, c’est qu’Israël a progressé et connu de mieux en mieux l’unique et vrai Dieu dans son essence et ses attributs, ce progrès s’est accompli surtout par la prédication desProphètes.

Jésus a répété solennellement cette affirmation fondamentale : « Écoute, Israël, le Seigneur ton Dieu est seul Dieu » (Marc, 12, 29). Pour lui, la « vie éternelle », c’est « qu’ils te connaissent toi, le seul et vrai Dieu » (Jean, 17, 3). Étant donnée l’intelligence lente de ses auditeurs, ainsi que la difficulté de la chose, la Trinité devait d’abord rester à l’arrière‑plan, derrière le monothéisme.S. Paul, malgré sa doctrine de la divinité du Fils et du Saint‑Esprit, affirme avec des expressions énergiques le dogme fondamental de l’unité de Dieu. Les dieux païens n’existent pas : « Une idole n’est rien dans le monde et il n’y a de Dieu que le seul » (1 Cor., 8, 4) et celui‑ci est la cause du commencement, du milieu et de la fin de l’évolution du monde.S. Jean, de son côté, affirme l’unité de l’essence divine en nommant le Logos, Dieu. Dans ses écrits, il dit soixante‑quatre fois « le Dieu » (ὁ θεός) et l’article défini désigne le « seul » Dieu connu.

Les Pères. Ils donnent déjà leur avis dans la question de la possibilité de connaître Dieu naturellement. On a signalé à cet endroit leurs arguments principaux en faveur de l’existence de Dieu et d’un seul Dieu. Cela ressort pour eux de l’unité de l’ordre du monde (les apologistes), ainsi que de la notion de Dieu en tant qu’il est l’Être le plus élevé (Tertullien) (Cf. p. 102 sq.).

La raison. Elle juge avec les Pères et la Scolastique que l’unité de Dieu résultea posteriori de l’unité de l’ordre du monde. Si l’on ne veut pas reconnaître cette conclusion comme probante et admettre que la possibilité de plusieurs mondes serait conciliable avec l’unité de Dieu, il reste toujours la preuve irréfutable tirée de l’idée de Dieu cause première qui, en tant que cause première, renferme nécessairement en lui toutes les perfections ; et celle tirée de l’attribut de simplicité absolue de l’Être divin, lequel ne peut exister qu’une fois. En effet, s’il y avait plusieurs dieux, ils seraient ou bien d’une perfection semblable ou bien d’une perfection différente. S’ils étaient d’une perfection égale, il y aurait plusieurs Êtres infinis, ce qui est une contradiction dans les termes. S’ils étaient d’une perfection différente, il manquerait à une essence ce par quoi elle se distingue de l’autre, elle ne serait donc pas en possession de la perfection complète qui convient nécessairement à la cause première. Au reste, la simplicité divine ne souffre pas que l’Être divin puisse être partagé comme son infinité s’oppose à la multiplication. L’essence divine est absolument incommunicable. Aussi toute raison saine devrait reconnaître avecTertullien : Il n’y a qu’un Dieu ou bien il n’y en a pas (Deus, si non unus est, non est) (Ad. Marc, 1, 3 ; cf. S. th., 1, 11, 4).

Ledualisme (platonisme, parsisme, gnosticisme, manichéisme) et lepolythéisme de l’antiquité sont réfutés par ce que nous venons de dire. Platon conçoit Dieu comme l’architecte du monde auquel s’oppose la matière existant de toute éternité et qui est le principe du mal (Cf. traité de la Création).

Un besoinextrême et déraisonnable d’unité se manifeste dans lemonisme, d’après lequel tout ce qui est, est déclaré essentiellement un.Critique : 1° Il s’oppose à la conscience personnelle et en général à l’individualité ; 2° Il supprime la loi de causalité, en faisant sortir, d’une manière purement mécanique etspontanée, le parfait, l’organisation, la vie, la raison, de ce qui est imparfait, inorganique, sans vie, sans raison ; 3° Il ne peut pas plus expliquer d’une manière satisfaisante l’ordrephysique du monde (lois, finalité) que l’ordremoral (conscience, sentiment du devoir, bien et mal, liberté).

Ledualisme chrétien ne doit pas être confondu avec le dualisme hérétique. 1° L’Église enseigne que tout procède d’un seul principe (Later. 4, unum universorum principium), mais que le mondeexistant est essentiellement distinct de Dieu (Vatic., re et essentia a mundo distinctus). C’est le dualismemétaphysique de Dieu et du monde ; 2° L’Église enseigne que l’homme est composé d’un corps et d’une âme, mais elle n’établit pas entre eux, comme Platon, une violente opposition ; avec Aristote, au contraire, elle considère l’âme comme la forme d’être du corps ou bien encore comme son principe de vie, si bien que tous les deux constituent une entité (humanitas) (Concile de Vienne). C’est le dualismepsychologique ; 3° L’Église enseigne une différence essentielle entre le bien et le mal, mais elle ne les ramène pas à deux principes différents ; au contraire, elle considère le mal comme une privation du bien et l’attribue à la chute libre de la créature. C’est le dualismemoral de forme mitigée opposé à la forme extrême du manichéisme et du gnosticisme.

Conclusion pratique. De la foi à l’unité de Dieu résultait, dans l’Ancien Testament, le commandement : « Tu n’auras pas de dieuétranger à côté de moi ». Nous méprisons aujourd’hui l’antique polythéisme et nous le considérons comme entièrement vaincu. Mais il faut distinguer : le polythéisme ne constitue plus de danger pour nous, cependant, alors que l’idolâtrie grossière est aujourd’hui hors d’usage, il y a encore des « idoles subsidiaires » qui n’en ont que plus d’influence. Le Sauveur nous parle de deux maîtres que certains essaient de servir en même temps. S. Paul parle de ceux dont le « dieu est le ventre » (Phil., 3, 19 ; Rom., 16, 18) et il appelle l’avarice « une idolâtrie » (Col., 3, 5). Pour l’orgueilleux, son propre moi est une idole à laquelle il offre des sacrifices. Nous le voyons, l’idolâtrie grossière a disparu, mais l’idolâtrie délicate, pire, parce qu’elle est incorrigible, est restée. Il y a toujours eu, mais rarement autant qu’aujourd’hui, des gens qui sacrifient à la richesse, à la volupté, à l’honneur du monde, sans même essayer de servir deux maîtres, parce qu’ils n’en connaissent qu’un.

§ 29. La simplicité de Dieu

A consulter :S. Thomas, S. th., 1, 3 ; C. Gent., 1, 265.Paquet, 1, 33 sq.Petau, 2, 1.Thomassin, De Deo Deique proprietatibus, 4, 1‑2.Minges, 1. 65 sq.

THÈSE. L Être de Dieu est absolument simple.    De foi.

Explication. Cet attribut divin a été à plusieurs reprises défini par l’Église : Latran 4 : « Dieu est… une seule essence, une substance et une naturetrès simple » (Denz., 428) ‑ Vatic., S. 3, c. 1 : « une substance spirituelle unique, absolument simple » (Denz., 1782). Par là,toute composition est niée en Dieu. Or, on distingue unedouble composition : la composition physique et la composition métaphysique. La compositionphysique se trouve dans les choses dans lesquelles diverses parties physiques forment par leur réunion une unité. Ex. : les choses (matière et forme), l’homme (corps et âme), l’organisme (avec ses différents membres), la substance (comme sujet d’accidents réellement différents, absolus, comme la quantité et la qualité).

Lesadversaires de cette simplicité physique sont tous ceux qui, comme toujours, se représentent Dieu en composition avec un corps ou bien avec le monde matériel, comme lesanthropomorphistes de l’âge patristique et lespanthéistes. Le 4ème Concile de Latran avait en vue, dans sa définition, le panthéisme d’Amalric de Bena ; le Concile du Vatican, le panthéisme moderne.

La compositionmétaphysique se trouve dans toutes les unités d ’essences créées. Même là où l’on ne peut trouver de composition physique, on distingue cependant logiquement des parties métaphysiques ou des éléments d’être, comme l’essence et l’existence, la puissance et l’acte, etc. Le dogme nie même cette composition métaphysique en Dieu, car la forme tranchante de l’expression « absolument simple » (simplexomnino) exclut aussi cette composition.

L’adversaire de cette simplicité estGilbert de la Porrée que nous avons déjà cité. Sa doctrine fut condamnée parEugène III, dans la profession de foi du Synode de Reims : « Nous croyons et nous confessons que la nature simple de Dieu est Dieu et que, d’après la conception catholique, on ne peut pas nier que la divinité est Dieu et que Dieu est la divinité » (Denz., 389). La divinité n’est donc pas laforme supérieurepar laquelle Dieu est.

Preuve. Personne n’aura l’idée d’aller chercher une preuve formelle de la simplicité absolue de Dieu dans l’Écriture. L’Écriture n’a pas coutume de juger l’Être divin d’après les catégories des philosophes.

Au contraire, le point de vue inférieur de l’Ancien Testament et le besoin de comprendre Dieu d’une manière entièrement personnelle et concrète, expliquent qu’on ait parlé de lui au début d’une façonhumaine et imagée. On lui attribue toutes les parties de l’homme extérieur et intérieur et on ne craint même pas de lui imputer tous les anthropopathismes. Mais c’est là un expédient linguistique qui n’a rien de philosophique. L’Ancien Testament manque justement de la notion de la purespiritualité. Il cherche cependant, à sa manière, surtout dans le prophétisme, à exprimer objectivement la simplicité de Dieu. Dieu est élevé au‑dessus de la matière, puisqu’il l’a créée et ordonnée en cosmos. Il donne aux créatures la vie et la nourriture, mais il est lui‑même celui qui est toujours vivant, dont l’être et la vie ne dépendent d’aucune matière. Il est Jahvé, celui qui est toujours. En lui est le souffle de vie, la « Ruach » pour chaque créature. Toutes les créatures et particulièrement l’homme sont par rapport à Dieu « chair », une nature palpable et visible, mais Dieu n’estpas « chair », il est aussi complètementinvisible, bien qu’il remplisse le ciel et la terre. Il faut, par suite, qu’il soit honorésans images. Ainsi Israël cherche à suppléer au défaut de notions philosophiques et théologiques de la simplicité de Dieu, par des considérations pratiques et religieuses.

Jésus conserve cette façon de parler religieuse et anthropopathique. Lui aussi parle de Dieu d’une manière concrète. Par la « notion de Père », il semble même humaniser Dieu ; mais en lui attribuant en même temps un état et une demeure célestes, transcendants, il l’élève de nouveau au‑dessus de tout ce qui est matériel. Dans l’évangile de S. Jean, il explique formellement la spiritualité de Dieu : « Dieu est esprit » (Jean, 4, 24). Au reste, dans cet évangile, il parle de Dieu d’une manière presque métaphysique. Ainsi, quand il lui attribue la vitalité pure (Jean, 5, 26) et l’activité permanente (Jean, 5, 17). Tout ceci fait déjà songer à l’« actus purus » des scolastiques.

Les Pères. Ils défendent d’abord la simplicitéphysique de Dieu contre la doctrine gnostique de l’émanation.S. Irénée répond à ces hérétiques que ce serait humaniser Dieu que de faire sortir de lui des êtres indépendants, des séries d’Éons. Dieu, dit‑il, est « simple et sans composition » (A. h., 2, 13, 3). Origène, en s’appuyant sur des motifs philosophiques, en arrive à définir Dieu comme une nature intellectuelle sans aucune composition (De princ., 1, 1, 6 ; « intellectualis natura simplex »).

La raison. Quand Gilbert de la Porrée eut été écrasé par S. Bernard, la Scolastique consacra à l’approfondissement spéculatif de la doctrine de Dieu, le meilleur de ses ressources.S. Thomas apporte dans saSomme philosophique une longue série d’arguments pour démontrer cet attribut. On peut tous les ramener à un point central : Dieu est l’Être pur (actus purus) ; il n’y a en lui que de l’activité, aucune potentialité. Or la composition suppose la potentialité, la possibilité de devenir, l’aptitude au perfectionnement. C’est pourquoi Dieu est absolument simple et ne peut être uni ni avec un corps individuel, ni avec l’ensemble des choses, ni subir dans son Être purement spirituel une composition métaphysique. La composition métaphysique elle‑même a une cause, or la cause première ne peut avoir aucune espèce de cause. De même Dieu n’a pu produire de lui‑même une distinction d’être, en lui, comme le veut le panthéisme, car ces êtres supprimeraient son être nécessaire et détruiraient l’attribut de la perfection infinie : « Si donc Dieu était composé, il requerrait un agent de composition : il ne pourrait l’être à lui‑même, car rien n’est sa propre cause, puisque rien ne peut être antérieur à soi‑même. Par ailleurs l’agent de composition est cause efficiente du composé. Dieu aurait donc une cause efficiente. Ainsi il ne serait pas la cause première »  (C. Gent., 1, 18). De même l’infinité s’oppose à la composition ; car avec des parties finies on ne fait pas une somme infinie, et une composition de plusieurs parties infinies est un non‑sens. De ce qui vient d’être dit, il résulte que la simplicité ne doit pas être conçue comme la simple négation de la composition, mais comme une perfection absolument positive de pureté, de subtilité, de spiritualité et de force, qui exclut complètement une composition résultant de la matérialité et de la potentialité, de la déficience et de la limitation.S. Anselme : « Tout ce qui est simple, par sa simplicité, est supérieur à ce qui est composé » (De incarn., 6 ; cf.Aug., De Quant. Animæ, 55).

Si l’on objecte que l’unité et la simplicité introduisent dans l’Être divin une solitude et un vide intolérables, que l’on songe que l’unité reçoit son complément par la Trinité et que la simplicité n’est pas un vide et une pauvreté, mais renferme une plénitude infinie d’être et de perfection.

Corollaires. Si Dieu est l’Être absolument simple, il en résulte une série de corollaires qui ont à peine besoin d’une démonstration spéciale (S. Thom., C. Gent., 1, 20‑26).

1. Il n’y a en Dieu aucune composition métaphysique dematière et deforme ; car la matière est l’indéterminé, le potentiel ; la forme est le déterminant, le réel. Dans l’Être pur, il n’y a aucune espèce de potentialité. Si l’on veut appliquer le terme « forme » à Dieu, on le nomme laforme pure, absolue. A proprement parler, il faut dire que l’Être de Dieu est au‑dessus de toutes les catégories et ne peut être déterminé d’une manière précise par aucune d’entre elles. Par conséquent, Dieu n’est pas un être corporel ; il n’est ni une matière, ni un composé de matière et d’esprit. Par suite, il est impossible que le monde soit l’aspect extérieur de l’Être divin.Dieu est esprit, pur esprit. Il est immatériel et, ni dans son Être ni dans son action, il ne dépend de la matière. ‑ Dieu est pur esprit sans aucune composition ; l’espritcréé est tout au moinsmétaphysiquement composé : essence et existence, nature et personne, substance et accident. S. Bonaventure, entre autres, va même jusqu’à penser à une « composition de matière et de forme » chez l’ange (Cf. § 69).

2. Dieu n’est pas composé desubstance et d’accidents. L’accident détermine et perfectionne la substance ; celle‑ci est, par rapport à chaque accident, en puissance. Comment l’Être de Dieu pourrait‑il recevoir de tels accident ? Du dehors, l’Absolu ne peut pas recevoir d’accroissement ; du dedans, l’Être absolument simple ne peut pas produire en soi des accidents. C’est pourquoi S.Augustin dit : « Dieuest ce qu’ila » (Civ., 11, 10).

3. Dieu n’est pas composé d’essence et d’existence (essentia et existentia). D’où l’essence de la cause première pourrait‑elle recevoir son existence, si elle ne la possède pas en vertu de sa propre perfection ? Elle ne peut pas se la donner à elle‑même comme sa propre cause (causa sui), pas plus qu’elle ne peut la recevoir de l’extérieur : il faut donc que l’essence et l’existence soient objectivement identiques. Seuls les êtres contingents portent en eux une potentialité de réalisation, mais non l’Être absolu.

4. En Dieu il n’y a pas de composition defaculté et d’activité (facultas et actus). L’acte s’ajouterait comme un état accidentel à la faculté ; il y aurait en Dieu une allée et venue d’états d’activité. Cela ferait disparaître l’« actus purus » ainsi que l’immutabilité. Par suite, la compositiond’activité et d’activité (actus et actus) est impossible. Dieu accomplit tout dans un acte absolument indivisible, tant son activité immanente que son activité extérieure. Siincompréhensible que cela nous paraisse, c’est cependant une déduction nécessaire de la raison. La théologie protestante moderne, idéaliste et panthéisante, est absolument dénuée de philosophie quand elle rejette cette conséquence et, croyant dépasser la Scolastique, attribue immédiatement à Dieu les événements de l’histoire du monde et de l’œuvre rédemptrice comme la succession et la somme de son activité.

5. En Dieu il n’y a pas de composition denature et desubsistance ou depersonnalité (natura et hypostasis). Ce sujet a déjà été touché à propos de l’erreur de Gilbert de la Porrée. Que la personne et la nature soient réellement distinctes dans les êtres contingents, cela résulte du dogme christologique de l’union hypostatique et sera examiné plus tard, dans la christologie. Par contre, une telle séparation est impossible en Dieu ; entre la divinité et Dieu, il y a identité complète.

6. Enfin il n’y a pas en Dieu de composition degenre et dedifférence spécifique (genus et differentia). En effet le genre et l’espèce se comporteraient comme la puissance et l’acte, car le genre est précisé, déterminé et complété par les caractéristiques de l’espèce. Il n’y a donc pas non plus, en stricte logique, de définition proprement dite de Dieu, car la définition se fait par le genre prochain et la différence spécifique. « Or Dieu n’est contenu, ditS. Thomas, dans aucun genre à l’intérieur de l’être » (Deus non est in genere) (S. th., 1, 3, 5).

Objection. Si Dieu est absolument simple, on ne peut non plus faire en lui aucunedistinction virtuelle comme on l’a fait plus haut. Il faut répondre qu’en faisant ces distinctions on n’admet pas que l’essence et les perfections et les perfections entre elles, se comportent comme des parties par rapport à des parties qui se complètent mutuellement, comme des notions incomplètes, imparfaites. Au contraire, on a remarqué expressément que ces distinctions sont accomplies d’abord parnotre pensée, mais qu’à chaque notion distincte correspond chez Dieu tout l’Être parfait.

Conséquence. Si Dieu est une substance spirituelle absolument simple, il est également évident qu’il est absolumentinvisible, qu’il ne peut être nivu par l’œil corporel, nientendu par l’oreille humaine, niperçu par aucun sens que ce soit. Pour notre connaissance spirituelle mêlée de sensation, il demeure l’« Invisible », celui qui habite une « lumière inaccessible » (1 Tim., 1, 17 ; 6, 16). Quand l’Écriture raconte que des hommes « ont vu » Dieu ou bien « entendu ses paroles », on ne peut l’entendre que dans le sens d’une manifestation faite aux hommes, par Dieu, de saprésence, au moyen de symboles et de vision et non dans le sens d’une perception proprement dite. C’est ainsi que pensent aussi les Pères (Aug., Civ., 22, 29 ; Ép. 92, 147, 148). « L’invisible ne peut être vu ici‑bas par les hommes qu’au moyen de signes sensibles » (Pesch).

C’est de cette façon qu’il faut expliquer lesthéophanies de l’Ancien Testament où l’on nous raconte des « fonctions corporelles » de Dieu, comme marcher, parler, manger, voir, entendre, etc. Ce ne sont pas des manifestations vitales de la substance divine, mais deseffets produits par Dieu dans les créatures. « Et s’il a voulu se montrer quelquefois aux yeux corporels de ses saints,ce n’est point dans sa nature même, c’est dans une forme visible, sensible, qui peut réellement tomber sous nos sens. Tantôt c’est une voix qui retentit aux oreilles, c’est tantôt le feu qui brille aux regards, c’est quelquefois unange qui se révèle sous quelque visible apparence et qui fait le personnage de Dieu même » (Aug., Serm. 6, 1).S. Thomas dit même au sujet des esprits angéliques : « Les angesne parlent pas par les corps qu’ils prennent, ils forment seulement dans l’air des sons semblables à la voix humaine et produisent ainsi quelque chose d’analogue à la parole... L’action demanger ne convient pas, à proprement parler, aux anges. Car cette action suppose que l’on prend des aliments pour être convertis ensuitedans la substance de celui qui les mange » (S. th., 1, 51, 3 ; cf.S Augustin, Civ., 16, 29). On peut appliquer cela àDieu. Il en résulte en outre que dans les apparitions de Dieu et des anges, la conviction de la réalité de ces apparitions est produite,en dernière analyse et principalement, par la lumière intérieure de la foi et non par le caractère corporel ou la perception sensible de l’être qui apparaît.

Conclusion pratique. « Dieu estesprit et ceux qui l’adorent doivent l’adorer en esprit et en vérité » (Jean, 4, 24). Cela nous semble difficile à nous qui sommes attachés au sensible.S. Augustin nous indique comment nous pouvons, malgré nos liens avec la matière, trouver le chemin qui nous conduit au Dieu‑Esprit. A la question de l’incroyant : « Où est ton Dieu ? » il répond : Le païen me montre son idole ou le soleil ; je pourrais également lui montrer mon Dieu, mais il n’a pas d’yeux pour voir. Je suis capable de voir la Création, mais non le Créateur. J’admire la Création, mais ma soif n’est pas étanchée, elle n’en devient que plus ardente. Je me détourne de la Création extérieure et je reviens vers moi ; je scrute mon propre être et je trouve que mon âme dépasse mon corps. Elle est spirituelle, mais non pas comme Dieu, car elle est changeante. C’est pourquoi mon âme s’élève au‑dessus d’elle‑même et arrive ainsi, à la lumière de la raison et de la foi, jusqu’au tabernacle de Dieu. Là elle entend les harmonies des êtres célestes et s’enivre de leur douceur et de leur béatitude. Mais c’est une fête à laquelle elle n’assiste pas comme un être céleste, mais encore comme un être terrestre : dans leslarmes et lestentations. Ce fut en une heure derecueillement et deméditation sur les profondeurs de l’autre monde qu’elle trouva Dieu. Mais elle est affligée et triste, parce qu’elle ne trouve Dieu que « en passant et seulement comme l’éclair » et pas encore dans une possession complète, éternelle (Enarr. in Ps. 41, 10).

§ 30. L’immutabilité de Dieu

A consulter :S. Thomas, S. th., 1, 9.Petau, 3, 1‑6.Lessius, De perf. Div., 3, 1‑4.Janssens, De Deo uno, 1, 399 sq.Billuart, Disp. 3.De San, 163 sq.Kleutgen, De Deo, 190 sq.

THÈSE. Dieu est absolument immuable dans son Être comme dans son action.    De foi.

Explication. La doctrine de l’Église appelle Dieu « immuable » : elle dit qu’il est une « substance spirituelle immuable » ; Later. 4 : « Nous croyons fermement et confessons avec simplicité qu’il y a un seul et unique vrai Dieu, éternel et immense, tout‑puissant,immuable » (Denz., 428) ; Vatic. (Denz., 1782). Dans les êtres créés, le changement estsubstantiel ouaccidentel. Ou bien il se forme une nouvelle substance par la perte de la forme précédente et la réception d’une nouvelle, ou bien la substance reçoit de nouveaux accidents. On ne doit attribuer à Dieu ni un changement substantiel ni un changement accidentel. Il ne passe ni d’un état de l’être à un autre état, ni d’une activité à une autre, pas même d’une résolution à une autre. Il n’y a en Dieu qu’une permanence éternelle dans l’Être et l’activité, une identité éternelle de l’intention et de l’action. Cette vérité est déjà contenue objectivement dans la simplicité de Dieu ; elle mérite cependant, en raison de son importance dogmatique et des difficultés qu’on élève contre elle, d’être traitée à part. Les adversaires de l’immutabilité divine sont tous ceux qui contestent aussi la simplicité divine, avant tout les panthéistes et les monistes, mais aussi beaucoup de théologiens protestants orthodoxes, ainsi que les sociniens par rapport à l’action et à la science de Dieu.

Preuve. Dans l’Ancien Testament, l’immutabilité divine apparaît d’abord sous l’aspect d’une personnalité toujours égale à soi‑même, qui demeure inébranlable dans ses desseins et ses sentiments bienveillants pour son peuple, qui garde une fidélité inaltérable, une sainteté et une justice toujours égales. « Dieu n’est pas un homme pour mentir, un fils de l’homme pour changer » (Nomb., 23, 19). A côté de cette affirmation de l’immutabilité dessentiments, on trouve aussi des allusions à l’immutabilité de l’Être et des expressions qui la supposent. C’est le cas, sans aucun doute, dans la comparaison entre Dieu et les créatures particulières changeantes, ainsi qu’entre Dieu et la création en général. A cet égard, l’immutabilité se confond avec l’éternité et l’aséité. Le ciel et la terre « passeront, mais toi tu demeures et tous vieillissent comme un vêtement. Et comme un vêtement tu les changes et ils sont changés. Mais toi, tu es le même et tes années n’ont pas de fin » (Ps. 101, 27‑28 ; cf. Ex., 3, 14).

De ces deux textes, il résulte, d’une manière irréfutable, que les diverses expressions concernant leschangements de sentiments chez Dieu, doivent s’entendre dans un sens imagé, pratique et religieux et non au sens propre et rigoureux. Malgré les nombreux textes de ce genre, la vérité que Dieu se tient au‑dessus de toute mutabilité créée, dans une éternelle égalité, dans un calme et une permanence absolus, apparaît au premier plan dans l’Ancien Testament et notamment chez lesProphètes (Mal., 3, 6).

Jésus lui‑même, dans son apparition et son action, est une confirmation réelle de l’immutabilité dessentiments divins. Il est en effet l’accomplissement d’une promesse qui fut faite au commencement du monde et répétée pendant tous les siècles suivants.S. Paul désigne Dieu comme le « seul immortel » (1 Tim., 6, 16), qui a réalisé ses desseins formés éternellement, par son Fils sur la terre, malgré tous les obstacles et les empêchements humains (Eph., 1, 4‑5). Sa prédication est une immense variation sur ce thème : La volonté de Dieu subsiste éternellement (Rom., 8, 28 ; 11, 36). Dans l’Épître aux Hébreux, tout le texte cité plus haut (Ps. 101, 27‑28) est répété (Hébr., 1, 10‑12). Elle attribue aussi à Dieu l’ « immutabilité de ses desseins » par conséquent de ses sentiments (6, 17).S. Jacques nie de Dieu, avec l’accent des psaumes, toute « vicissitude » et toute « ombre de changement » (1, 17).

Les Pères. Plus importantes que leurs témoignages positifs, sont chez eux leurs explications des passages difficiles de l’Ancien Testament, dans lesquels il est question de « repentir », de « mobilité » et d’« excitation ». Naturellement ces passages sont expliqués comme des manières de parleranalogiques, comme des jugements humains, et non comme des états et des mouvements qui affectent l’Être de Dieu. AinsiOrigène, à l’encontre des stoïciens qui attribuaient à Dieu toute espèce de changement, désigne comme « doctrine des Juifs et des chrétiens, l’invariabilité et l’immutabilité de Dieu » (C. Cels., 1, 21). L’invariabilité de Dieu est le grand thème deS. Augustin. La divine vérité lui atteste que « sasubstance ne varie point dans le temps et que savolonté n’est point hors de sa substance » que Dieu ne veut pas tantôt ceci tantôt cela, « car le caprice, c’est le changement, et ce qui change n’est pas éternel. Or, notre Dieu est l’éternité même » (Conf., 12, 15).

S. Thomas se réfère de nouveau à l’« actus purus », qui ne peut pas être dans l’état de potentialité ; à la simplicité, qui ne peut recevoir un nouveau devenir par la composition ; à la perfection, qui ne peut plus rien désirer et obtenir. Tout changement en Dieu ne pourrait être qu’unediminution, uneperte, une déficience, un glissement vers un degré inférieur d’être. Ce serait une disparition de Dieu, car alors l’Être absolu cesserait. Il faut donc que Dieu soit immobile. A la vérité cela ne doit pas être entendu comme un état de rigidité de l’être, comme un manque de vie et une paresse, mais au contraire comme une activité et une vitalité infinies. Dans ce sens Dieu peut être dit dans l’Écriture « plus mobile que toutes les choses mobiles » (Sag., 7, 24). Il est de même plus vivant que toute vie créée, plus actif que toute activité.

L’immutabilité de Dieu et son action temporelle

Cette proposition, si nécessaire et vraie qu’elle soit en elle‑même, contient pour nous unmystère impénétrable.Hurter l’appelle une « difficultasadmodum gravis, si vis,indissolubilis » (2, 46). La liberté nous semble nécessairement liée au changement dans les sentiments et l’activité. Nous ne pouvons pas nous rendre compte comment l’action libre de Dieu se concilie avec l’Acte éternellement pur (actus purus), pour former une unité indivise et indivisible ; nous voyons cependant qu’il en est ainsi et qu’il ne peut pas en être autrement. De même il est évident et d’une nécessité logique que l’essence parfaite de Dieu se tienne complètement à l’écart du flux des choses du monde qui naissent et disparaissent, et pourtant ces choses dans leur origine et leur subsistance sont l’œuvre de Dieu. Lacause libre divine est éternelle et immuable, l’effet est temporel et changeant. Il faut aussi expliquer de même l’Incarnation : le changement réside uniquement dans la nature humaine de Jésus et non dans le Logos immuable (Nicæn ; Denz., 54). « Il est évident qu’il y a ici (dans l’Incarnation) un changement qui non seulement part de Dieu, mais d’une certaine manière se termine en Dieu (in ipso terminatur) ou a rapport àLui. Intérieurement le changement ne se fait que dans la créature » écritScheeben (1, 541) et il cite S. Augustin : « le Verbe n’a subi aucun changement en revêtant la nature humaine » (Lib. 83, Quæst., q. 73). Il faut en dire autant naturellement aussi de laRédemption. Quand le rationalisme reproche à la doctrine catholique de la satisfaction le grossier théopathisme de la réconciliation de Dieu, par conséquent de sonchangement de sentiments, cette objection n’atteint pas le dogme de Dieu. Sans doute, il est vrai que « Dieu dans son action et dans sa volonté même tient compte des changements survenus dans la créature par son propre fait » continueScheeben (1, 541) et dirige d’après cela son attitude et ses sentiments, etil nous semble, par suite, que de tels changements, dans la créature, passent en Dieu et même dans sa vie intérieure qu’ils affectent et modifient. Or le compte que tient Dieu de ces changements, dans sa volonté et son action, ne constitue jamais le motif dernier et proprement dit, lequel se trouve toujours en Dieu lui‑même. S. Augustin écrit : « Incompréhensible est dès lors (Rom., 5, 8 sq.) l’amour dont Dieu nous aime et il n’est pas changeant. Car ce n’est pas seulement au moment où nous avons été réconciliés avec lui par le sang de son Fils qu’il a commencé à nous aimer, mais c’est avant la constitution du monde qu’il nous a aimés » (In Joa., tr. 110, 6 ; cf. De Trin., 13, 11, 15 ; 5, 16, 17, etc.). Ainsi le même soleil amollit la cire et durcit la glaise, réjouit l’œil sain et fait souffrir l’œil malade. La variété, le changement se trouve du côté des créatures et non en Dieu. Toute l’action rédemptrice part de Dieu et est dérivée vers nous par le Christ : « La mort de Jésus‑Christ nous a été profitable non seulement comme causeméritoire, mais commecause efficiente ; car, l’humanité du Christ étant en quelque sorte l’instrument de sa divinité, comme l’a dit saint Jean Damascène, toutes les souffrances et toutes les actions de cette humanité en Jésus‑Christ ont été pour nous une cause de salut, en tant qu’elles procédaientde la vertu de la divinité (S. Thom., in Rom., 4, 25). « Si mutaris mutatur » [si tu changes, il change (la sentence)] ditS. Augustin, en une formule aussi brève que pertinente (Serm. 22, 6) (Cf. § 102).

Conclusion pratique. « Ils ont changé la majesté du Dieuincorruptible pour l’image de l’homme corruptible », voilà ce que S. Paul reproche aux païens (Rom.,1, 23). Dans l’image de Dieu de S. Augustin aucun trait ne revient plus souvent que celui‑ci : Dieu estimmuable, impérissable ; la Création, par contre, est changeante et périssable : Tout s’écoule, change, fuit, s’échappe ; Dieu seul est et reste le même. Ne t’attache pas, nous avertit‑il, à ce qui passe, puisque tu peux avoir et posséder celui qui ne passe pas. N’aime pas la créature instable, mais élève‑toi jusqu’au Créateur lui‑même. Admire la créature, mais plus encore celui qui l’a faite. ‑ Rien n’est plus consolant pour nous que le fait que Dieu est immuable. Nous sommes du moins certains qu’ilreste tel qu’il s’estrévélé à nous au commencement. Nous savons maintenant ce qu’il est pour nous dans les bons et les mauvais jours. Il y a toujours eu des gens croyant en Dieu qui ont essayé de le remodeler d’après leur état moral actuel, de le rabaisser vers eux. En vain. Dieu reste ce qu’il est, sans se changer lui‑même et sans se laisser changer par les hommes. Laissons‑lui sa transcendance et transformons‑nous à son image, au lieu de le transformer à la nôtre.

§ 31. L’éternité de Dieu

A consulter :S. Thomas, S. th., 1, 10.Paquet, 1, 98 sq.Franzelin, thes. 31 sq.Lessius, De perf. div., 4.Thomassin, De Deo, 5, 11‑15.Petau, De Deo, 3, 3‑6.Diekamp, 1, 146.Minges, 1, 57.Gillius, 5, 1‑18.Tepe, Inst. theol., 2, 90 sq.

THÈSE. Dieu est éternel.         De foi.

Explication. L’éternité est affirmée par le 4ème Concile de Latran, le Concile du Vatican et le symbole de S. Athanase (Denz., 39). Si l’immutabilité est la négation, en Dieu, de tout changement substantiel et accidentel, et si le temps, le contraire de l’éternité, est justement ce changement même, on comprend comment ces deux attributs se confondent objectivement. La doctrine de l’immutabilité envisage plutôt l’état de l’essence divine ; celle de l’éternité étend sa considération aucommencement et à la fin de cette essence, et nie l’un et l’autre. Mais cette négation des limites ne donne pas encore la notion complète l’éternité. Il faut introduire un élémentpositif dans l’explication, la vie aséitaire complète.Dieu possède son Être vivant, entier, infini, parfait, dans sa grandeur et son intensité immuable, de lui‑même et par lui‑même, à tout moment concevable de son existence éternelle. L’éternité est objectivement identique à l’immutabilité et à l’aséité.

La célèbre définition deBoëce dit que « l’éternité est la possession toujours complète et parfaite d’une vie en soi illimitée » (De cons. phil., 5, 6). L’essentiel de l’éternité est pour lui dans le « nunc stans » [demeurant maintenant]. Nous ne devons pas concevoir ceci comme un présent créé, mais précisément comme la duréeincréée de Dieu.Plotin : L’éternité est la « vie qui demeure identique, qui a toujours présent l’ensemble » (Enn., 2, 7, 3). « Le temps est changement, dit S. Augustin, et l’éternité est sans changement » (Cf. Civ., 11, 4, 6 ; Conf., 11, 11). Par là on distingue le mieux l’éternité, du temps, et Dieu, de ce qui est temporel. Alors même que le temps serait conçu comme prolongé infiniment vers le commencement et la fin, il serait cependantessentiellement distinct de l’éternité. Le temps est par définition le changement ; l’éternité est le contraire. Toute vie créée est non seulement une lutte continuelle pour son maintien, mais encore elle est intérieurement et nécessairement si faible qu’elle ne peut pas, alors même que son cours ne rencontrerait aucun obstacle, épuiser, à quelque moment que ce soit, tout son contenu emprunté. Elle s’écoule nécessairement d’une manière successive. L’éternité et le temps sont aussi peu comparables que l’aséité et la contingence. Au reste, le temps lui‑même estmystérieux pour nous : le passé n’est plus, le futur n’est pas encore et le présent est unpoint qui fuit sans cesse. Le temps est un perpétuel devenir ; ce n’est pas un être durable, c’est un « être qui s’écoule ». Au sujet de l’éternité, S. Jean dit : « Du temps, il n’y en aura plus » (Apoc., 10, 6).

En ce qui concerne laterminologie, il n’y a pas d’expression adéquate pour désigner l’éternité, en tant qu’elle est le résumé d’un être vivant toujours subsistant et toujours identique à soi‑même. On ne pense guère d’ordinaire qu’à la durée et on l’envisage du point de vue de l’avenir (a parte post). Les expressions : durée (illimitée), éternité, siècles, ne signifient, en soi, qu’un très long temps et ont, par conséquent, moins de force que le contexte, dans lequel elles sont appliquées à Dieu par opposition aux créatures, ou bien à des institutions terrestres, comme le sacerdoce juif, le temple, qui sont appelés également « éternels ».

La coutume s’est introduite de désigner par « éternité », l’éternité au sens strict et d’appliquer par contre « sempiternel », « durée infinie » à une très longue durée, par ex. celle des anges et des hommes bienheureux (Cf. p. 149 sq).

Lesadversaires de l’éternité de Dieu sont tous les hérétiques nommés ci‑dessus qui ne veulent pas non plus admettre l’immutabilité, tels que les sociniens, les arminiens et les panthéistes. De même, quelques théologiens catholiques peu nombreux, comme Auréolus, s’écartaient de la notion d’éternité stricte et attribuaient à Dieu une éternité successive.

Preuve. L’Écriture attribue à Dieu l’éternité comme durée sans commencement et sans fin. Tout a eu un commencement ; mais Dieu se tientavant le commencement (Gen., 1, 1). « Celui qui appelle les générations depuis le commencement, moi, le Seigneur, je suis le premier et le dernier » (Is., 41, 4). « Le Seigneur est un Dieu éternel, qui a créé les extrémités de la terre, qui ne se fatigue ni ne se lasse » (Is., 40, 28). « Avant que naissent les montagnes, que tu enfantes la terre et le monde, de toujours à toujours, toi, tu es Dieu » (Ps. 89, 2 ; cf. 101, 26‑28). L’éternité de Dieu est si sûre qu’il jure par elle : « Je dis aussi vrai que je vis éternellement » (Deut., 32, 40). Dieu est le « Roi de l’éternité », le « Seigneur de l’éternité » (Tob., 13, 6, 12).

Éternelle est la vie queJésus promet à ses fidèles au nom de son Père. Mais cette vie n’est éternelle que parce que le Père l’a d’abord « en lui‑même » (Jean, 5, 26) d’une manière suréminente.S. Paul reprend le mot de l’Ancien Testament sur le « Roi de l’éternité » (1 Tim., 1, 17) et appelle le Seigneur « le Dieu incorruptible » (Rom., 1, 23).S. Pierre caractérise d’une manière plus précise la vie de Dieu comme une vie au‑dessus du temps, en disant : « Qu ’un jour pour le Seigneur est comme mille ans et mille ans comme un jour » (2 Pier., 3, 8 ; cf. Ps. 89, 4).

Les Pères. « Notre Dieu n’a pas son commencement dans le temps, lui seul est sans origine, mais il est lui‑même le principe de tout... Dieu était (déjà) au commencement » (Tatien, Adv. Græc., 4 sq.). « Nous démontrons que l’Être divin n’a pas pris naissance et est éternel, qu’il n’est saisissable que par l’esprit pensant ; la matière, par contre, a pris naissance et est périssable » ditAthénagore (Leg. 4). Nous ne sommes pas des athées, « car celui‑là seul est notre Dieu qui n’a pas eu d’origine et qui est éternel, invisible, immuable, incompréhensible, insaisissable, connaissable seulement par l’intelligence et la raison » (Ibid., 10).S. Irénée soutient l’éternité comme vérité de raison à l’encontre de l’émanation des gnostiques (Ad. h., 2, 34, 2 ; 3, 8, 3) ; de mêmeTertullien (Adv. Marc, 1, 3, 28).Novatien écrit : « Dieu le Père est le maître et le créateur de tout ; il n’a aucune origine, est invisible, immense, immortel, éternel, le seul Dieu ; rien ne peut être préféré à sa grandeur, à sa majesté, à sa puissance » (De Trin., 31 : M. 3, 949).Lact., Inst., 2, 8, 8 : M. 6, 297.S. Cyrille de Jér., Cat., 4, 4.S. Hilaire, De Trin., 2, 6.S. Grégoire Naz., Orat., 45, 3.S. Fulgence, De fide, 3, 25.S. Augustin : « L’éternité de Dieu, c’est la substance de Dieu qui n’a rien de changeant ; en lui il n’y a rien de ce passé qui ne serait déjà plus, ni de cet avenir qui ne serait point encore, il n’y a en lui rien autre queIl est ; il n’y a ni Il fut, ni Il sera ; car ce qui fut n’est plus, ce qui sera n’est point encore : mais en Dieu tout est » (Enarr. in Ps. 101, 2, 10). Comme il n’y a pas de temps, il n’y a pas non plus d’« alors », de « à cette époque » (Conf., 11, 10, 13 ; De Ver. rel., 99, 97). Cependant, nous transportonsanalogiquement en Dieu le passé (il fut), le futur (il sera) et le présent (il est) (In Joan., 99, 5).

La raison. Elle conclut l’éternité de l’aséité ; car si Dieu est l’Être existant par lui‑même d’une nécessité absolue, il ne peut jamais être conçu comme n’existant pas. De même l’éternité est une autre manière d’exprimer l’immutabilité ; car l’essence du temps est le changement des choses. L’éternité est donc l’Être divin conçu dans sa durée et dans son immutabilité. ‑ Le temps et l’éternité ne sont apparentés que d’une manière analogue ; ils ne se confondent d’une certaine manière que dans le moment de ladurée, mais ils se distinguent immédiatement comme être absolu et contingent. La perfection de la durée temporelle se trouve dans la durée éternelle d’une manière infiniment éminente. Le temps est un effet créé de l’éternel ; il prit son origine, comme le dit S. Augustin et les théologiens postérieurs, avec la Création. L’action de Dieu tombe dans le temps ; quant à lui, il est élevé au‑dessus du flux des choses.

Les créatures coexistent‑elles à l’éternité ? Étant donné que l’éternité est indivisible, on dit que les choses coexistent à l’éternité tout entière, sans vouloir affirmer qu’elles sont elles‑mêmes éternelles. « Le maintenant de l’éternité est présent inchangé à toutes les parties du temps », ditS. Thomas (In 1 Sent., d. 37, q. 2, a. 1, ad 4). Si donc les choses existent réellement, elles coexistent à l’éternité tout entière ; car celle‑ci est indivisible (cœxistunttotiæternitati (indivisibili), sed non totaliter). Il est évident que les choses, par suite, ne sont pas elles‑mêmes éternelles. Sans doute on peut attribuer aux choses une existenceidéale éternelle telles qu’elles la possèdentéternellement dans le plan créateur de Dieu. Mais dans leur être réel elles ne « coexistent » à l’éternité qu’autant qu’elles « existent » en fait (actu).Exemple : Parce que l’âme est coexistante à toutes les parties du corps, il ne s’ensuit pas que chaque partie du corps soit partout où est l’âme.

Lasempiternité (sempiternitas) est le nom de l’éternité par rapport à la puissance et à la plénitude avec lesquelles elle renferme en elle, comme sa cause,tout le temps. ‑ « Ævum » (éviternité) est le nom qui désigne la durée spéciale des créatures qui, par la volonté de Dieu, persistent dans leur être substantiel et ne changent qu’accidentellement ; par conséquent, l’être des substances spirituelles. La Scolastique ne s’accorde pas sur la notion de l’« ævum ». S. Thomas le rapproche de l’éternité, parce qu’il est tout entier à la fois et sans succession de temps ; il a un commencement mais pas de fin. Mais Dieu peut l’éterniser « a parte ante », comme il peut le rendre temporel « a parte post » (S. th., 1, 10, 5 ad 2 et 6 corp.). D’après S. Bonaventure, l’ « ævum » comporte la succession. S. Albert a les deux opinions. D’après S. Thomas (S. Albert), il n’y a qu’un « ævum » ; d’après S. Bonaventure, il y a plusieurs « æva ».

Conclusion pratique. « D’éternité en éternité ». Cette pensée nous donne le vertige. Nous ne pouvons pas nous la représenter. Méditons‑la tout au moins lentement et profondément pour nous former quelque sentiment de sa grandeur. Pour nous qui sommes des êtres temporels et transitoires, ce qui nous frappe d’abord, c’est l’élément dedurée. Nous avons l’ardent désir de nous assurer à nous mêmes et à nos œuvres, la durée, sans pouvoir y réussir. Nous nous sommes rendus compte depuis longtemps que, dans l’état qui est le nôtre ici‑bas, cela est une impossibilité absolue : tout se précipite, sous nos yeux, dans la mer du passé, dans le néant d’où il était sorti. Il en est de même des hommes qui nous entourent. Et pourtant rien ne nous répugne davantage, rien ne nous semble plus contre nature que l’anéantissement de notre être dont nous sommes menacés. Dans cette profonde misère spirituelle, l’Éternel nous tend la main et nous dit : Prenez cette main, tenez‑la, je vous soulève au‑dessus de l’abîme où tout s’enfonce et je vous donne la durée. Je vous communique mon éternité et je vous fais participer à ma vie impérissable. Et si on ne peut dire de nous :depuis l’éternité, l’on peut dire néanmoins :pendant toute l’éternité. Celui qui ne saisit pas la main que lui tend l’Éternité aura, il est vrai, une durée éternelle, mais pas la vie éternelle ; car sa vie sera la mort. ‑ Cette pensée de l’éternité bienheureuse a déterminé les martyrs et les saints à ne voir, dans les plus violentes souffrances et dans les sacrifices les plus pénibles, que de courtes épreuves (Rom., 8, 18).

§ 32. L’immensité et l’omniprésence de Dieu

A consulter :S. Thomas, S. th., 1, 8 ; C. Gent., 3, 68.Paquet, 1, 74 sq.Lessius, De perf. div., 2, 1‑4.Gillius, 4, 1‑22.Froget, De l’habitation du Saint‑Esprit (1901).Franzelin, thes. 33 sq.Petau, 3, 7‑10.Thomassin, 5, 1‑5.Diekamp, 1, 143.Minges, 1, 60.

Thèse. Dieu est immense.   De foi.

Explication. Le4ème Concile de Latran enseigne : « Nous croyons fermement et confessons avec simplicité qu’il y a un seul et unique vrai Dieu, éternel etimmense... » (Denz., 428) et leConcile du Vatican répète cette déclaration (Denz., 1782). De même que l’éternité de Dieu est la négation du temps, son immensité est la négation de l’espace. Il nous faut de nouveau, pour donner une explication plus précise, partir des créatures. Or les créatures peuvent avoir avec l’espace unedouble relation. Elles sont dans l’espace ou bien d’une manièrecirconscriptive comme les corps, de sorte que chacune de leurs parties remplisse un espace particulier, ou bien d’une manièredéfinitive, comme les âmes dans les corps qui sont présentes avec leur essence complète dans chaque partie du corps comme dans le corps tout entier. Aucune de ces deux présences ne peut être dite de Dieu, bien que sa relation particulière avec l’espace puisse, d’une certaine manière, être comparée à la présence des âmes dans les corps. En effet, comme celles‑ci dans les corps, Dieu est présent partout dans l’espace, et complètement et avec toute son essence. Mais l’immensité exclut de lui toute localisation, car il est élevé au‑dessus de tout espace et ne peut être contenu dans aucun espace. Cependant, comme sa relation avec l’espace n’est pas une relation négative ‑ autrement il ne se trouverait nulle part dans l’espace ‑ mais une relation positive, parce qu’il crée l’espace et le maintient et par conséquent se trouve en lui, on dit qu’il est d’une manièreréplétive dans l’espace ; il remplit l’espace, sans que celui‑ci le limite ou exerce sur lui aucune espèce d’action. Dieu n’existe pas plus dans la juxtaposition de l’espace que dans la succession du temps. De même qu’on ne peut pas considérer l’éternité comme un temps très long, on ne peut pas non plus considérer l’immensité comme une extension infinie de l’espace. Dieu n’a, par rapport au temps et à l’espace, qu’une relation de Créateur et de cause ; il n’est pas mesuré par eux. Mais, bien entendu, en tant que cause, il n’est pas séparé de l’effet.

On demande si Dieu est réellement dans un espaceimaginaire. Mais comment peut‑il être dans des espaces qui n’existent pas ou qui, plutôt, n’existent qu’idéalement en lui ? Dieu avant la Création n’était pas dans un espace imaginaire ; il n’y est pas davantage après la Création. Tout ce qu’on peut dire, c’est que, de même qu’il s’adapte à tout temps possible, même au temps infini, il s’adapte aussi à tout espace possible, même à l’espace infini, en raison de sa perfection, de telle sorte que, partout où il se produirait un espace réel, il le remplirait immédiatement de son immensité, d’une manière réplétive. ‑ On a également posé cette question : Où Dieu existait‑il, alors qu’il n y avait pas encore d’espace, avant la Création ? Réponse : Dieu n’a pas besoin d’espacepour lui‑même ; en tant que forme spirituelle pure, il existe sans espace, et, comme le dit S. Augustin, en lui‑même. Il avait alors avec l’espace une relation négative ; l’espace, dans son modèle idéal, était en Dieu, mais Dieu n’était pas dans l’espace.

L’immensité doit être conçue comme une perfection de Dieuen soi. Par contre, l’omniprésence est larelation de cette perfection avec l’espaceréel. Dieu, par suite, a toujours été immense, mais l’omniprésence n’a pu être dite de lui que depuis la Création. L’immensité est un attributabsolu, l’omniprésence un attributrelatif. L’immensité convientnécessairement à Dieu, l’omniprésence ne lui appartient qu’hypothétiquement, en supposant la Création. L’immensité est une notion plus étendue que l’omniprésence. L’omniprésence ne s’applique qu’au monde limité ; l’immensité s’applique en outre en dehors du monde et dans toute son intensité. C’est pourquoi aussi il faut distinguer les deux notions, bien que les preuves tirées de la Révélation soient les mêmes pour les deux.

L’omniprésence de Dieu dans l’espace réel a été expliquée faussement par un certain nombre d’hérétiques comme lessociniens et quelquescalvinistes (Vorstius) qui la limitent à l’activité omniprésente (præsentia operativa per potentiam). Aussi les théologiens, en s’appuyant sur S. Grégoire le Gr., l’expliquent d’une manière plus précise comme présencesubstantielle (pr. per essentiam),dynamique (pr. per potentiam),idéale ou intellectuelle (pr. per scientiam).

Il est clair que la présencesubstantielle ou essentielle est la plus importante. Elle est en effet la base et la condition préalable des deux autres. Il faut cependant se garder de la conception panthéiste, dans laquelle il est facile de tomber, mais qui est absolument fausse, d’après laquelle Dieu avec sa substance remplit partout l’espace d’une manière quantitative, comme une grandeur diffusive. Il remplit tout l’espace comme un esprit absolu et pur, et non par la forme corporelle accidentelle de la quantité.

De la présence essentielle découle la présencedynamique. Mais il serait faux de conclure, de ce que Dieu est présent partout essentiellement avec sa même substance, qu’il opère aussi partout la même chose. Les relations de Dieu avec l’espace, comme avec la Création en général, sont des relationslibres. Il n’agit pas, comme une force naturelle, à la manière des choses qui ne sont pas maîtresses d’elles‑mêmes. Dieu possède sa force, parce que son Être se possède lui‑même, comme une personnalité infiniment parfaite. Un regard sur le royaume de la nature, comme sur celui de la grâce, nous montre que son activité, malgré son omniprésence essentielle, est variée. Il agit d’une manière différente dans la pierre, dans la plante, dans l’animal, dans l’homme ; il agit d’une manière différente dans le pécheur et dans le juste, d’une manière différente sur la terre et dans le ciel des bienheureux. ‑ Parmi lesprésences de grâce, la présence ordinaire est l’habitation divine dans l’âme du juste (doctrine de la grâce) ; la plus intensive et la plus spéciale est la présence duLogos divin dans le Christ ; elle est en effet, comme nous le montre la doctrine de l"union hypostatique, une présence essentielle (secundum esse) d’une manière toute particulière et, par suite, également dynamique. Elle éclaire, à son tour, la présence dans l’Eucharistie qui en est une continuation modifiée.

La présenceidéale existe avec la présence essentielle, parce que là où Dieu est, il est aussi comme esprit conscient, comme intelligence infinie, devant le regard duquel tous les espaces et tout ce qui les remplit sont ouverts.

De ce que nous venons de dire il résulte clairement que nous aussi nous plaçons la divinité dans l’au‑delà et non seulement, comme on nous le reproche, ici‑bas. Mais nous affirmons, à côté de l’immanence, la transcendance : car Dieu nedisparaît pas dans ce monde, il est réellement distinct du monde, il a existé et existeavant le monde etsans le monde. ‑ Ceci doit s’appliquer aussi àJésus : le Logos en lui est infini ; l’humanité est finie et limitée. Les modernes cénotiques protestants prétendent que le Logos pénétra dans l’humanité de telle sorte qu il se soumit librement à la limitation (Phil., 2, 6) et qu’ensuite il se développa d’une manière embryonnaire comme un esprit humain. C’est un non‑sens.

Preuve. Dans la preuve, nous réunissons les deux aspects de l’attribut unique. L’Écriture insiste sur l’omniprésence et non sur l’immensité.Baruch : « O Israël, qu’elle est grande la maison de Dieu ! qu’il est vaste le lieu de son domaine. Il est grand et n’a point de limites ; il est élevé et immense » (3, 24‑25).Job : « Prétends‑tu sonder les profondeurs de Dieu et arriver jusqu’à la perfection du Tout‑Puissant ? Il est plus élevé que le ciel, que feras‑tu ? Plus profond que le séjour des morts et d’où veux‑tu (le) connaître ? Sa mesure est plus longue que la terre et plus large que la mer » (11, 7‑9).Salomon, au moment de la dédicace du temple : « Le ciel et le ciel des cieux ne peuvent te contenir, combien moins cette maison que j’ai bâtie ! » (3 Rois, 8, 27).

L’omniprésence est mise en lumière dans l’Écriture pour procurer de la consolation, pour produire l’édification religieuse et pour exciter le respect en présence de la majesté de Dieu. Israël peut s’abandonner à lui. « Sache donc en ce jour, dit Moïse, et grave dans ton cœur que c’est le Seigneur qui est Dieu dans le ciel là‑haut et sur la terre, en bas, et qu’il n’y en a pas d’autre » (Deut., 4, 39). Il peut nous aider partout : « Ne suis‑je donc qu’un Dieu de près et ne suis‑je pas aussi un Dieu de loin ? Un homme peut‑il se cacher dans une cachette, sans que je le voie ? dit le Seigneur. N’est‑ce pas moi qui remplis le ciel et la terre ? dit le Seigneur » (Jér., 23, 23‑24). « Où donc aller, loin de ton souffle ? où m’enfuir, loin de ta face ? Je gravis les cieux : tu es là ; je descends chez les morts : te voici. Je prends les ailes de l’aurore et me pose au‑delà des mers : même là, ta main me conduit, ta main droite me saisit (Ps. 138, 7‑10). « Le ciel est mon trône, et la terre, l’escabeau de mes pieds. Où donc me bâtiriez‑vous une maison ? Où serait le lieu de mon repos ? » (Is., 66, 1).

LeChrist répète solennellement les paroles sur le ciel, trône de Dieu, et la terre, escabeau de ses pieds (Math., 5, 34 sq.). Il nous enseigne à adresser nos prières sur la terre au Père dans les cieux (Math., 6, 9). Il détache le culte de Dieu du sanctuaire juif et le rend indépendant de tout lieu (Jean, 4, 24).S. Paul à Athènes : « Comme ce (Dieu) est le Seigneur du ciel et de la terre, il n’habite pas dans des temples qui sont faits de main d’hommes... Car c’est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être » (Act. Ap., 17, 24‑28). D’après ces paroles, les choses sont plutôt en Dieu que Dieu n’est dans les choses. La présence idéale nous est enseignée par l’Épître aux Hébreux : « Aucune créature n’est cachée devant lui, mais tout est à nu et à découvert aux yeux de celui à qui nous devons rendre compte » (Hébr., 4, 13).

Les Pères. Ils comparent l’omniprésence de Dieu à celles de l’âme dans le corps, de la lumière et de l’air dans l’espace. Ils avaient discuté sur ce point de doctrine avec lesstoïciens. Ceux‑ci concevaient Dieu comme l’esprit universel d’où tout émane, d’une manière panthéiste, par conséquent, comme l’âme omniprésente du monde. Les Pères qui combattaient cette opinion allèrent même jusqu’à dire que Dieu n’était pas dans les substances corporelles. Par là ils voulaient seulement nier que Dieu ait une unité d’être avec les choses comme le corps et l’âme. Le plus profond de tous est encoreS. Augustin. Il a composé une Épître doctrinale spéciale sur l’omniprésence divine (Ép. 187 ; cf. Ép. 147, 29 ; Civ., 22, 29 ; Conf., 1, 2 et 3). D’après lui, Dieu est partout présent et partout entier, entier en lui‑même sans que rien le renferme. Seule l’habitation de la grâce et de l’amour est particulière et locale. Sous ce rapport, Dieu est d’une manière particulière au ciel, c’est pour cela que nous prions : Notre Père qui es au cieux. De même dans les justes. Dans ce sens, les méchants sont très loin de Dieu comme les aveugles du soleil qui les éclaire. PourS. Thomas, l’omniprésence doit être déduite de la causalitéuniverselle et de l’infinité de Dieu. La cause doit avoir un contact intime avec l’effet. Une « action à distance » est logiquement impossible pourtoute cause ; en effet aucune force ne peut agir si elle n’est pas appliquée à son objet « ce qui met en mouvement et ce qui est mis en mouvement doivent existersimultanément », dit S. Thomas avec Aristote. Et même ceux qui voudraient admettre l’action à distance avec Scot (Frassen, De Deo, 1, d. 3, a. 3, q. 2) doivent déduire nécessairement l’omniprésence de l’infinité et de la perfection absolues ; car autrement Dieu serait local, limité, déterminé par des bornes. De même, son action est objectivement identique à son Être : là où il opère il est. L’omniprésent ne connaît pas de « distance ».Minges nous rapporte l’objection de Scot : « Thomas (S. th., 1, 8, 1 ad 3) in demonstranda omnipræsentia Dei dicit actionem in distans non esse possibilem et ideo Deum ibi præsentem esse debere, ubi operatur, et sic, ex concursu generali Dei cum creatura omnipræsentiam secundumessentiam sequi. AtScotus ejusmodi ratiocinationem reprobat disserens, saltem quoad Deum, actionem in distans admittendam esse, quia alioquin non creare posset res, ubi nihil est, ubi ergo et ipse non est, quia sic creatio ex nihilo impossibilis esset ». Mais tout cela est plus subtil que probant.

Par suite, ledéisme est également faux parce qu’il insiste trop sur la transcendance de Dieu aux dépens de l’immanence et croit, comme Éliphaz le reproche à Job (22, 13‑14), pouvoir assigner à Dieu sa place au‑delà des mondes. Lemonisme moderne attribue à la doctrine catholique, qu’il déforme, des tendances déistes ; il est donc nécessaire de montrer que laScolastique affirme avec une clarté et une précision complètes l’immanence de la présence divine, sans oublier, bien entendu, latranscendance de l’essence.S. Thomas se réfère pour la triple présence de Dieu à S. Grégoire le Gr., lequel a employé ces expressions le premier (S. th., 1, 8, 3). Depuis, on dit que Dieu est partout « avec son essence », « avec sa toute‑puissance », « avec sa connaissance, sa vision ». Cependant il remplit l’univers comme un esprit ; il ne le remplit pas comme une grandeur corporelle (l’air, l’éther), mais par l’intensité d’être de l’esprit absolument pur. Mais spirituellement veut dire intérieurement. La plus importante et la première présence est la présence « par son essence », c’est d’elle que résultent les deux autres. Ainsi donc l’Église atoujours eu une conception vraiment grande et compréhensive de l’omniprésence de Dieu. Elle ne l’a pas, d’une manière naïve ou déiste, renfermé dans l’« au‑delà », mais elle l’a connu et reconnu aussi dans l’« en‑deçà ». Le christianisme n’a donc pas « vidé le monde de Dieu » ; mais il a seulement détrôné les faux dieux naturalistes païens et restitué le sanctuaire purifié au seul et vrai Dieu. A la vérité, il n’a pas, comme le panthéisme, entendu laprésence divine d’Être dans le monde, comme unmélange d’être avec le monde. Il a ainsi, d’une manière très discrète, uni la transcendance et l’immanence et introduit dans le monde une notion de Dieu d’une élévation extraordinaire.

Conclusion pratique. L’omniprésence de Dieu nous permet d’entrer en relations spirituelles avec lui en tout temps, dans toute situation et en tout lieu. Nous n’avons pas besoin de monter au ciel pour l’en faire descendre, ni de descendre aux enfers pour l’en faire remonter ; au contraire, il est toujours tout près de nous (Cf. Rom., 10, 6‑10). Mais de quoi nous sert‑il que Dieu soit près de nous si nous ne sommes pas près de lui ? Il ne nous impose pas son omniprésence : nous devons la chercher, la chercher continuellement, même quand nous l’avons trouvée. «  Cherchez le Seigneur et sa puissance, recherchez sans trêve sa face » (Ps. 104, 4). Par la foi nous l’avons trouvé, par l’espérance nous le saisissons déjà, par la charité nous continuerons de le posséder et de le chercher. Car chacun le possède dans la mesure de son amour croissant. C’est pourquoi l’un le trouve plus que l’autre et Dieu est plus pleinement dans un seul juste que dans un grand nombre de tièdes. La présence de Dieu grandit en nous quand nous grandissons en lui. L’un trouve facilement la face de Dieu, l’autre la trouve difficilement, certains ne la trouvent jamais ; et pourtant Dieu est également proche de tous. ‑ Dans le bonheur nous sommes très entourés, dans le malheur on nous laisse facilement seuls. Mais nous pouvons dire avec Jésus : « Il vient une heure où vous (les hommes) me laissez seul. Cependant je ne suis pas seul, car le Père est avec moi » (Jean, 16, 32). ‑ Grand est le mérite de ceux quiapprennent aux autres à chercher Dieu et à le trouver (Rom., 1, 14 sq.).

B) Les attributs de l’activité divine

A l’essence correspond l’opération. Après avoir considéré l’essence divine, nous passons par conséquent à l’examen de sonactivité. L’essence divine a été caractérisée plus haut comme unesubstance spirituelle absolue, comme une personnalité parfaite. Mais, d’après notre conception analogique, la personnalité absolue, comme toute personnalité, doit être douée des puissances spirituelles de laconnaissance et de lavolonté. La connaissance et la volonté sont donc lesprincipes immanents de l’activité divine. C’est, par conséquent, de ces deux principes qu’il faut d’abord s’occuper. A côté de ces deux principes d’activité, lapuissance apparaît plutôt comme principetransitoire d’activité. Il est commode cependant de l’unir, dans notre examen, avec la volonté, comme puissance de la volonté. Ainsi la matière se divise endeux sections. On doit ensuite unir à la volonté les attributs qu’on appellemoraux et que nous fait connaître la Rédemption.

L’importance de la doctrine de la connaissance et de la volonté divines est très grande, tant du point de vuethéorique que du point de vuepratique. La doctrine de Dieu en général est le fondement de toute la dogmatique, et particulièrement la considération des principes d’action de Dieu éclaire naturellement de vastes domaines de son activité : la Création, la Rédemption, la grâce, les fins dernières. Les thèses établies ici sont en même temps desthèses directives pour les traités suivants. Du point de vue pratique et religieux, la discussion que nous allons commencer est d’une grande valeur. Dans l’examen de l’essence ou de la substance absolue, Dieu est resté pour nous une grandeur trônant dans une élévation majestueuse et à une hauteur inaccessible. Nous avions peine à trouver quelle est notre véritable relation avec lui. D’une manière générale, c’était une relation négative, car on nous disait partout que Dieu est quelque chose de complètement différent des hommes. Mais ici nous considérons Dieu comme une Personnalité avec laquelle il nous est facile d’avoir des relationspersonnelles, à qui nous pouvons nous adresser comme à un Toi qui répond à notre moi, qui a une volonté sainte, bonne et aimante, qui veut vivre avec nous une vie spirituelle, consciente, personnelle, de grâce et de béatitude. Aussi la Révélation, particulièrementcelle qui nous a été faitedans le Christ, est beaucoup plus explicite au sujet de cet aspectpersonnel qu’au sujet de lasubstance parfaite de Dieu. Cette substance absolue, si parfaite soit‑elle, ne correspond à notre besoin de foi que lorsqu’elle nous est connue douée de raison et de volonté, de connaissance et d’amour. « Dieu est lumière », « Dieu est amour ».

Lavitalité de Dieu est la condition préalable de l’activité divine. Il est à peine besoin de la discuter spécialement, car elle est une donnée de sa personnalité spirituelle et elle lui est identique. L’esprit est intériorité et possession de soi‑même, immanence et mouvement par soi‑même ; or, ce sont là les deux caractéristiques de la vie.

La vie repose sur un principe interne de mouvement par soi‑même (à l’opposition de l’être sans vie qui ne peut être mu que de l’extérieur) et consiste à saisir et à s’assimiler les choses extérieures, précisément par cette activité immanente (operatio immanens). La perfection de la vie pour l’Être vivant n’est pas une qualité accidentelle, mais plutôt elle a son fondement, dans sa nature, en lui‑même : « Vivre n’est rien autre chose que d’exister dans une nature de ce genre ; et c’est ce que signifie le motvie, mais d’une manière abstraite, comme le mot course signifie d’une manière abstraite l’action de courir » (S. th., 1, 18, 3). Dans l’être vivant, matériel et animal, cette vie est encore, à bien des égards, une activité transitoire ; mais elle est tout à fait interne dans la vie intellectuelle de l’esprit ; car l’esprit se possède et se domine lui‑même, ainsi que toute son objectivité vitale, alors même qu’il est, dans sa vie, dépendant du monde extérieur. Or Dieu étant un Esprit absolu, il en résulte l’indépendance parfaite et la perfection infinie de sa vie. Cette perfection de vie consiste aussi en ce qu’il vit avec toute sa substance spirituelle dans une plénitude éternelle, sans progrès et sans changement, sans passage de la puissance à l’acte, étant le pur mouvement par soi‑même, la vie complète par soi. « Dieu possède la vie au souverain degré » (S. th., 1, 18, 3).

L’Écriture attribue la vitalité à Dieu en plusieurs passages (Deut., 32, 40 sq. Is., 49, 18. Jer., 5, 2. Ps. 35, 10 ; 41, 3. Hebr., 9, 14 ; 10, 31 ; 12, 18, sq. 1 Tim., 4, 10 ; 3, 15. 1 Pier., 1, 23. Apoc., 4, 9 ; 10, 6 ; 15, 7. Jean, 5, 26). Il est, en tant que cause première, la source de tout ce qui vit : « Dieu, par qui toute chose vit ». Les êtres vivants participentgraduellement à sa vie absolument parfaite : les plantes, les animaux, l’homme, l’esprit. « Car c’est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être » (Act. Ap., 17, 28). Les phrases connues de S. Augustin : « Dieu est la vie de l’âme de même que la vie du corps » et « Dieu est la vie de tout » sont exactes et d’un contenu très riche, mais, naturellement, il ne faut pas les entendre dans un sens panthéiste. Dieu n’est pas plus la vie universelle des créatures qu’il n’est leur être universel. ‑ D’après laconception mécanique de la nature, la vie consiste dans des processus physico‑chimiques, dont une partie « est accompagnée de conscience ». On n’oublie qu’une chose, c’est d’expliquer ce qui donne à ces forces la direction vers soi‑même pour constituer l’organisme.

1. La science divine

§ 33. Réalité, perfection et division de la science divine

A consulter :S. Thomas, S. th., 1, 14, 15 ; C. Gent., 1, 44‑71 ; De verit., 2, 10 sq.Didacus Ruiz, De scientia, de ideis, de veritate ac de vita Dei (Paris, 1629).Petau, 4, 1‑2.Franzelin, thes. 40‑46.Kleutgen, 251 sq.Janssens, 2.Diekamp, 1, 163.Minges, 1, 77.

THÈSE. Dieu possède une force infinie de connaissance.    De foi.

Explication. LeConcile du Vatican a dû définir cette doctrine contre le panthéisme moderne pour lequel Dieu est en majeure partieinconscient, dans la mesure où, comme une plante ou comme un corps animal, il tend à sa perfection, jusqu’à ce qu’il l’ait atteinte dans la conscience personnelle humaine. De là la définition : « Il y a un seul Dieu vrai et vivant... infini en intelligence » (S. 3, c. 1 ; Denz., 1782). Nous montrerons plus loin en quoi consiste la perfection de la connaissance divine ; ici, il s’agit d’abord de sa réalité.

Preuve. Que Dieu soit un Être intelligent, cela est supposé dans la notion même de Révélation et est annoncé par chaque mot du contenu de la Révélation. Partout Dieu apparaît comme un Maître et un éducateur de l’humanité, qui juge personnellement et agit consciemment. Nulle part on ne rencontre la trace d’un Dieu agissant inconsciemment ou instinctivement et comme une pure force naturelle. Le Dieu de la Révélation a créé le monde avec liberté et réflexion, dans la sagesse et l’ordre. Il est également la source de la connaissance pour les hommes (Eccli., 17, 5‑6), particulièrement pour les Prophètes (Num., 11, 24‑25 ; 1 Rois, 10, 6 ; Is., 11, 2‑3).

L’Écriture indique laperfection de la connaissance divine en la représentant comme une connaissance qui embrasse tout, qui pénètre tout, mais aussi comme une connaissance absolument transcendante, impénétrable, mystérieuse.Isaïe : « Mes pensées ne sont pas vos pensées et mes voies ne sont pas vos voies » (55, 8).Job : « Un homme peut‑il être comparé à Dieu, même si une science parfaite lui appartient ? » (22, 2). « Le Seigneur est un Dieu de science et les pensées sont ouvertes devant lui », dit Anne au moment de la naissance de Samuel (1 Rois, 2, 3 ; cf. Esth., 14, 14 ; Eccli., 42, 19‑20 ; Ps. 146, 5).S. Paul : « O profondeur de la richesse de la sagesse et de la science de Dieu ! » (Rom., 11, 33). La sublimité de la connaissance divine se montre particulièrement par ce fait qu’il nous a manifesté les mystères éternels de notre Rédemption par les Patriarches et les Prophètes, et surtout par son Fils, « dans lequel sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science » (Col., 2, 3). « Dieu est plus grand que notre cœur et il sait tout » (1 Jean, 3, 20).

Les Pères. Ils expriment notre dogme dans la doctrine de laProvidence et dugouvernement du monde. Ici la science de Dieu est traitée principalement comme prescience. Ce fut un grave problème religieux pourS. Augustin, quand il l’appliqua aussi au péché. Sur ce point, il ne cesse de répéter que la prescience de Dieu n’est pas la cause du péché. Les Pères vantent la sagesse de Dieu dans ses œuvres et dans l’ordre du monde, ainsi que son omniscience en toutes choses. Ils sont tellement persuadés de la science de Dieu qu’ils donnent à son nom le sens de « connaissant, voyant » (θεός de θεᾶσθαι) et cette opinion a été acceptée par S. Thomas (C. Gent., 1, 44 in fine).

La raison. Que Dieu soit un Être intelligent, cela est déjà une vérité de raison. L’Écriture elle‑même le fait remarquer. « Celui qui a créé l’oreille n’entendrait pas (lui‑même), ou bien celui qui a créé l’œil ne verrait pas (lui‑même) ? » (Ps. 93, 9). Celui qui a créé des êtres intelligents ne peut pas lui‑même être dépourvu d’intelligence ; bien plus, il doit la posséder dans une mesureprivilégiée, car il la possède absolument. La Scolastique a discuté avec beaucoup de soin cette preuve de raison. La science de Dieu dans son origine, son mode et son extension a été pour elle un thème privilégié qu’elle a traité en détail (Cf. S. Thomas).

Thèse. La science de Dieu doit nécessairement être un acte absolument simple et substantiel, une intuition éternelle, immuable, immédiate.

La Révélation ne nous apprend rien sur le mode de la connaissance divine, elle nous enseigne seulement sa réalité. Cependant elle indique son caractèremystérieux (1 Cor., 2, 11). Il nous faut, par conséquent, encore déterminer la connaissance de Dieu d’une manière analogue, d’après notre mode de connaître, en en écartant toutes les imperfections. Comme base de cet examen nous avons les points fermes suivants :

1. La science de Dieu est un actesubstantiel. Dieu connaît avec toute son essence spirituelle et non au moyen d’une faculté ou d’une puissance. Son activité de connaissance n’est donc rien d’accidentel ; ce n’est pas une chose qui va et vient. Ce par quoi Dieu est, est aussi ce par quoi il connaît ; de même qu’il est l’Être absolu, il est aussi la connaissance absolue. Par suite, cette connaissance est aussi nécessairement une connaissance absolumentactuelle, sans passage de la puissance à l’acte (actus purus, Deus est intellectio suhsistens).

2. Cette science est unacte absolumentsimple, sans aucune composition. Notre connaissance est essentiellement et nécessairement discursive, c’est un passage à travers une série de pensées, de représentations, de souvenirs, de notions, de jugements, de conclusions. La connaissance de Dieu étant identique à son Être, elle est absolument simple. « En Dieu, l’intelligence qui comprend, l’objet qui est compris, l’espèce intelligible, le comprendre lui‑même, sont absolument une seule et même chose » (S. th., 1, 14, 4). La multitude des idées du créé ne contredit pas la simplicité de la connaissance ; car dans cette connaissance tout est renfermé dans une idée.

3. Pour ce motif, la divine science estéternelle etimmuable. Sans doute lesobjets connus ne sont pas éternels et immuables ; ils sont sujets, au contraire, à un perpétuel changement ; mais la connaissance de Dieu n’est pas influencée par eux.

4. La connaissance de Dieu est précisémentindépendante des choses connues, parce que tout son être est absolu. Si l’homme, dans son activité spirituelle, est sans cesse ramené au monde extérieur dont il reçoit l’impulsion et les éléments de sa connaissance, cette activité chez Dieu a son fondement unique dans son Être propre. Il ne peut aucunement être influencé ou déterminé par l’extérieur. La connaissance de Dieu est absolue, immédiate, non causée.

5. C’est une science intuitive et, par suite,infaillible. Chez les hommes la connaissance directe est appelée « intuition ». C’est pourquoi nous attribuons ce nom à la connaissance de Dieu pour en caractériser le caractère immédiat. Bien entendu, nous ne pensons pas, en agissant ainsi, à un « œil » ou à un « organe » spirituel de Dieu. De cette intuition immédiate résulte ensuite lanetteté, la clarté, la précision et la sûreté de la connaissance divine (Hébr., 4, 13).

6. La science de Dieu n’estefficace (efficax) qu’en union avec la volonté, non par elle‑même ; mais elle éclaire sa volonté, comme chez l’artiste et lui indique par avance les idées et les fins. Dieu ne veut et n’opère pas tout ce qu’ilsait ; il n’opère pas tous les possibles, il n’opère pas le mal.Sa connaissance est plus étendue que sa volonté.

Division. La science de Dieu est absolument simple et absolue. Cependant, à l’égard des objets auxquels elle se rapporte, on la divise. On distingue :

1. La sciencenécessaire et la sciencelibre (scientia necessaria et libera). La première se rapporte à ce qui existe nécessairement, par conséquent à Dieu et à ses idées éternelles ; la seconde se rapporte à ce qui a été librement voulu, par conséquent, aux choses créées, ainsi qu’à leurs changements et à leurs développements.

2. Le science spéculative et la sciencepratique (sc. speculativa et practica). La première est la contemplation calme de l’essence divine et des idées éternelles ; la seconde se rapporte à la réalisation d’une partie des idées de Dieu dans la Création. La science pratique de Dieu est, en quelque sorte, le sommaire duplan créateur qui doit se réaliser. En tant que connaissance qui a présidé à la Création, elle s’appelle lasagesse divine (Ps. 24 ; Sag., 7, 21) (S. Thomas, S. th., 1, 14, 16).

3. La science d’approbation et la science deréprobation, ou la science dubien et celle dumal (sc. approbationis et reprobationis). La première se rapporte à Dieu, principe de tout bien et à tout ce qui se fait par d’autres d’après sa volonté (Gen., 1, 31 ; Sag., 9, 9) ; la seconde est dirigée contre le mal que Dieu ne veut pas et même dans ce sens ne connaît pas (Math., 7, 23 ; 25, 12), ne reconnaît pas.Comment Dieu connaît le mal, nous l’examinerons plus loin (P. 161 ; cf. § 40).

4. La science de simplesavoir et la science devision (sc. simplicis intelligentiæ et sc. visionis). La première a pour objet ce qui est simplement possible, par conséquent ce qui a un être non contradictoire, idéal, dans l’intelligence divine, mais ne sera jamais réalisé par la volonté de Dieu. La science de vision comprend tout ce qui existe une fois ou l’autre réellement. Il n’y a que ce qui est réel que Dieu puisse voir ; ce qui n’est pas réel, Dieu le sait simplement. Bien que Dieu appartienne au réel et soit même la réalité suprême, on l’excepte cependant ici, parce qu’il n’est pas un être réalisé. Sa science, à son sujet, s’appelle la science de contemplation (sc. contemplationis).

Depuis 1600, un certain nombre de théologiens distinguent encore avecMolina la sciencemoyenne (sc. media) et la placent entre la science de vision et la science de simple savoir. On considère comme son objet ce qui, tout en appartenant au domaine du simple possible, est cependanttout près d’être réalisé parce que cette réalisation dépend de certainesconditions qui, au reste, ne seront jamais remplies, mais qui, si elles étaient remplies, la rendraient certaine. Avec cette science moyenne on espère triompher de certaines difficultés qui se présentent dans la doctrine de la grâce (efficace). Son nom de science moyenne veut dire que sonacte, et particulièrement sonobjet, se trouvent entre les deux sciences qu’on vient de nommer. Cette espèce de prescience des vérités futuresconditionnelles constitue un point de discussion célèbre entre les thomistes et les molinistes. Les thomistes refusent d’admettre la science moyenne et rangent toutes les vérités soit sous la science de simple savoir, soit sous la science de vision. Pour plus de détails, cf. § 124.

§ 34. L’objet de la science divine

THÈSE. Dieu sait, d’une manière parfaite, tout ce qui, de quelque manière, peut être objet de connaissance ; il est omniscient.     De foi.

Explication. Le Concile du Vatican déclare : « Il y a un seul Dieu vrai et vivant...infini en intelligence » et étend expressément la science de Dieu même aux « actions libres futures » (Denz., 1784). Partout donc où il y a un être ou une vérité, Dieu les connaît.

Preuve. Que Dieu soit doué, d’une manière générale, d’une force de connaissance parfaite, nous l’avons déjà démontré d’après la Révélation. Il ne nous reste plus maintenant qu’à réunir les preuves qui démontrent que Dieu connaît même ce qui estdifficilement connaissable, comme les pensées et les sentiments du cœur humain, les événements de l’avenir obscur et même ce qui estpossible.

Dieu connaît immédiatement le grand changement intérieur survenu dans nos premiers parents (Gen., 3, 9), le sacrifice de Noé après le déluge (Gen., 8, 21), la prière d’Agar fuyant dans le désert (Gen., 16), celle d’Éliézer dans la terre étrangère (Gen., 24). Il connaît les faits et gestes des habitants de Babel (Gen., 11), les crimes de Sodome (Gen., 18), l’oppression d’Israël en Égypte (Ex., 3, 9). S’il semble parfois, au commencement, que la science de Dieu repose sur l’expérience, lesProphètes affirment aussi la connaissance de l’avenir qui est la base de toute prophétie. « Je suis Dieu, il n’en est pas d’autre, il n’est de dieu que moi ! Dès le commencement, j’annonce la fin, et depuis longtemps, ce qui n’est pas accompli » (Is., 46, 9 sq.). « Avant même de te façonner dans le sein de ta mère, je te connaissais » (Jér., 1, 5). « Car le Seigneur Dieu connaissait toutes choses avant de les créer, et il les voit encore maintenant qu’il les a faites » (Eccli., 23, 29). « Son regard s’étend de siècle en siècle, et rien n’est merveilleux devant Lui » (Eccli., 39, 25). C’est sur sa science que repose l’ordre du monde (Job, 28, 23‑28 ; ps. 146, 4). On trouve traité lethème de l’omniscience dans le ps. 138 et dans Eccli., 42, 18‑26. La science des cœurs, connaissance inaccessible, est attribuée expressément à Dieu (Job, 42, 2 ; Prov., 16, 2 ; Eccli., 23, 28). Jérémie nomme Dieu celui qui scrute « les reins et les cœurs » (11, 20 ; 17, 10 ; 20, 12), expression qui, dans la suite, devint tout à fait courante (Cf. Luc, 16, 15. Act. Ap., 1, 24 ; 15, 8. Rom., 8, 27). Dieu est « le Père qui voit dans le secret » (Math., 6, 4, 6), devant les yeux duquel « tout est à nu et découvert » (Hébr., 4, 13). Il connaît ce qui est le plus insondable : « L’Esprit (de Dieu) scrute tout, même les profondeurs de la divinité » (1 Cor., 2, 10).

Les Pères. Leurs témoignages ne peuvent guère compléter les arguments tirés de la Bible.S. Ignace : « Rien n’est caché au Seigneur, mais même nos secrets sont sous ses yeux » (Éph., 15, 3). « Il examine tout, ditS. Polycarpe, et rien ne lui est inconnu ni les résolutions, ni les pensées, ni quoi que ce soit des secrets du cœur » (Phil., 4, 3).S. Irénée expose que la science de Dieu s’étend à tout nombre, à tout ce qui est fait et se fait, « si bien que rien de ce qui a été, de ce qui est et de ce qui va être n’échappe à la connaissance de Dieu, mais que chaque chose reçoit et a reçu par sa Providence figure et ordre, nombre et grandeur » (Ad. h., 2, 26, 3). On connaît le mot deTertullien : Dieu a autant de témoins de son omniscience qu’il a suscité de prophètes (Adv. Marc, 2, 5). En raison de l’indépendance et de la clarté avec lesquelles Dieu connaît également l’avenir comme une choseprésente, les Pères lui refusent même laprescience et disent qu’il a une science simple, c.‑à‑d. qu’il ne connaît pas quelque chose d’avance comme les hommes, mais il le voit toujours comme présent devant lui. Ainsi S. Augustin répond à une question où on lui demande si Dieu a du « repentir » bien qu’il sache tout « d’avance », que cela n’a été dit dans l’Écriture que d’une manière humaine. On ne peut même pas dire qu’il a une prescience, parce que pour lui rien n’est futur (Ad Simplic., 2, 2).

La raison déduit l’omniscience de Dieu d’abord de sa causalité universelle. En effet, si Dieu a tout ordonné en poids, mesure et nombre (Sag., 11, 21), il faut que lui, le Créateur conscient, connaisse aussi son œuvre, dans son être et son entité, dans ses forces et ses qualités, jusqu’aux plus petits détails. Ensuite elle s’appuie sur l’omniprésence de Dieu dans les choses. L’activité de Dieu est aussiparfaite que son Être : « En Dieu la faculté de connaître est aussi étendue que l’actualité de son existence » dit S. Thomas (S. th., 1, 14, 3 c ; cf. 1, 14, 5 c). Par conséquent, toute opinion, toute hésitation est chez lui impossible.

Dieuseul est omniscient, et son omniscience est absolument incommunicable, parce qu’elle est identique à l’Être divin. L’âme du Christ elle‑même était incapable de cet attribut et on ne doit pas la dire « omnisciente » ; on ne peut le dire que duLogos divin ; c’est en considération du Logos que l’on dit duChrist qu’il est omniscient.

Détermination théologique plus précise. Dieu lui‑même est l’objetprimaire etformel de sa science, tout le reste n’est qu’un objetsecondaire etmatériel.

1.La science que Dieu a de lui‑même. Dieu se connaît lui‑même, et d’une manière parfaite,compréhensive ou complète, c.‑à‑d. autant qu’il est connaissable ; il se connaît immédiatement, par lui‑même, et il est faux qu’il ne prenne conscience de lui‑même que par les créatures et dans les créatures. Cette connaissance de soi‑même s’accomplit comme un acte absolumentnécessaire et éternel (scientia necessaria).

L’Écriture atteste cette vérité à plusieurs reprises (Cf. Math., 11, 27 ; Jean, 10, 15 ; 1 Cor., 2, 10). Laraison l’exige par suite de sa notion de Dieu, l’Être parfait, absolu, à qui aucune perfection ne peut manquer ; la perfection qui peut le moins manquer à la Personnalité spirituelle absolue, c’est laconscience personnelle (S. th., 1, 14, 2 et 3). Or que Dieu seul puisse se connaître compréhensivement, nous l’avons déjà exposé plus haut. La connaissance personnelle, compréhensive, n’entraîne pas le caractère fini de Dieu ; de même que son être, sa science de lui‑même, sa propre pénétration par sa pensée, est infinie. Bien que Dieu se connaisse parlui‑même, leschoses peuvent être aussi, pour lui, des miroirs de son Être. Il se connaît dans les choses, pour autant que les choses sont lafin et l’objet matériel et non la cause formelle de sa science, et parce que, créées d’après ses idées éternelles, elles sont lesimages créées de son essence. « Dieu se voit en lui‑même parce qu’il se voit par son essence. Pour les choses différentes de lui il ne les voit pas en elles‑mêmes, mais en lui, puisque son essence renferme leur image » (S. th., 1, 14, 5).

2.Ce qui est en dehors de Dieu. a) Leréel. Dieu connaît toute réalité finie. Sa connaissance du monde s’étend à tout et à chaque chose dans la Création, à l’ensemble comme aux détails, aux plus grandes choses comme aux plus petites. Il connaît toutes ces choses sous tous leurs aspects et relations, avec toutes leurs puissances et qualités, avec toutes leurs lois et productions. Et il les connaît comme des choses qui lui sontéternellement présentes, sans distinction de passé, de présent et de futur. Cette connaissance divine du monde porte le nom spécial d’omniscience.

La prescience divine et la liberté humaine. Mais si Dieu prévoit tout d’une manière absolument infaillible, n’est‑il pas nécessaire alors que tout arrive d’après les lois immuables de la prédestination ? Pour ce qui est des événements naturels non libres (necessario futura), on peut l’admettre sans difficulté, cela s’impose même. Mais qu’en est‑il des événements libres (libere futura) ? Il semble qu’il ne reste plus aucunchoix à la créature libre, si Dieu sait d’avance le résultat de la décision. Pour résoudre cette grave objection, on a tenté jusqu’icitrois voies dont une seule, la moyenne, est acceptable pour nous. Les uns ont rejeté la prescience divine, commeCicéron (cf. S. Augustin, Civ., 5, 9),Marcion (Tertul., Adv. Marc, 2, 5), lessociniens ; ces derniers prétendaient que la connaissance de Dieu est successive. D’autres, par contre, rejetaient la liberté humaine, comme lesprédestinatiens. Or, la prescience divine et la liberté humaines sont des vérités intangibles. Déjà, les Pères, commeOrigène (C. Cels., 2, 20),S. Augustin (De. lib. Arb., 3, 3 sq.),S. Jérôme (In Jér., 26, 3), ont donné la vraie solution et la seule possible en comparant la prescience divine, qui est en réalité une intuition actuelle, éternelle, à la connaissance intuitive humaine et en lui donnant le caractère deconcomitance et non decausalité. Ils enseignent :Dieu sait d’avance nos actions libres parce qu’ elles se passeront dans le futur, mais elles n’arrivent pas parce qu’il les a connues d’avance.

Les théologiens donnent une explication plus précise et disent : lorsque quelqu’un accomplira dans l’avenir une action libre, par ex. : la trahison de Judas, Dieu alors la connaît de toute éternité et elle doitnécessairement se produire ; mais cette nécessité sera une nécessité conséquente (necessitas consequens) ou bien la suite logique de la succession historique, et non une nécessitéantécédente (n. antecedens) ou un événement imposé par une contrainte physique. Notremémoire, dit S. Augustin, n’impose pas une nécessité aux événements du passé, la prescience divine n’en impose pas davantage à ceux de l’avenir.

Il est vrai qu’avec ces formules, les Pères n’ont pas entièrement résolu le problème et les Écoles se sont efforcées plus tard de l’éclairer encore davantage. Avant tout, on ne doit pas donner à la formule des Pères ce sens, que Dieu connaît les actes libres de quelque façon dans leur réalisation effective, en eux‑mêmes et que c’est d’eux qu’il a tiré sa connaissance. Par là, sa science serait mise en dépendance des créatures et perdrait son caractère absolu. De plus, elle ne dépasserait guère un savoirconjectural, probable et n’aurait plus rien, en elle‑même, de la clarté et de la sûreté infaillibles de l’omniscience. Au contraire, il faut que Dieu connaisse les actes libres éternellement, avant leur réalisation, indépendamment de ces actes et de leurs causes créées. Mais comment cela se fait‑il et où réside leprincipe de cette connaissance ? Nous remettons à plus tard la réponse des Écoles. Remarquons seulement que tous les théologiens défendent avec S. Augustin les deux vérités (utrumque amplectimur) : la prescience divine et la liberté humaine. Ce sont des vérités qui nous sont connues par la Révélation aussi bien que par la raison, bien que leur conciliation présente pour nous des difficultés sérieuses.

b)Le possible. Tout réel a été autrefois un possible. Lefondement de la possibilité se trouve dans le caractère concevable et sans contradiction deschoses. Le fondementprochain de la possibilité est leur essence concevable, en tant que celle‑ci se compose d’éléments compatibles ; son fondement suprême se trouve en Dieu qui, dans la notion compréhensive qu’il a de lui‑même, ne connaît pas seulement ses infinies perfections, mais encore le fait que ces perfections sontimitables dans une infinité de choses qui peuvent à tout moment être réalisées par satoute‑puissance. En tant que la possibilité est considérée comme fondée dans l’Être de Dieu, elle possède ses attributs, elle est immense et nécessairement connue de Dieu. Elle constitue la somme desidées éternelles de Dieu. Dieu a voulu réaliser une partie de ces idées dans la Création, laquelle constitue le domaine duréel. Mais dans le réel lui‑même se trouvent, en puissance, des milliers de possibilités qui résultent des mille relations des choses entre elles. Cette puissance active et passive des créatures fonde la possibilité que nous envisageons ici. Mais l’être qui en résulte n’est qu’un être idéal et non réel, un être potentiel et non actuel ; il est absolument distinct de l’Être divin. Il est cependant, dans un certain sens, infini, en tant que, dans les créatures, il y a unepossibilité infinie de devenir et de changement. Or Dieu connaît le nombre des choses, ainsi que la possibilité infinie de changement et de renouvellement qui se trouve en elles. Il connaît donc une quantité ou un nombre infini. Mais la question de savoir si ce nombre infini représente, dans l’intelligence divine, une infinité actuelle ou seulement potentielle, est un sujet de controverse. Comme Dieu connaît tout dansun seul acte éternel et par conséquent tout à la fois, cette infinité doit être, elle aussi, une infinité actuelle (Cf. Pohle, 1‑189 sq.).

Les futurs conditionnels (conditionate futura). De même que tout à l’heure, à propos du réel, nous avons traité à part les actions humaines libres réelles, nous étudierons spécialement, à propos du possible, le futur conditionnel. Ce qui est purement possible ne passera jamais du domaine de la potentialité à celui de la réalité, autrement il compterait dans ce qui sera un jour réel. Dans la domaine de ce possible, on distingue encore une classe spéciale, celle desactions libres possibles qui se réaliseraient sûrement dans l’avenir si certaines conditions extérieures étaient remplies, mais par suite du défaut de ces conditions ne se réaliseront jamais et n’auront jamais qu’un être possible et une vérité idéale. Ayant cet être, ces actions sontconnaissables et, étant connaissables, elles sont nécessairementconnues de Dieu. L’Écriture et la Tradition nous l’enseignent d’une manière précise. Rappelons seulement Sag., 4, 10 sq. où Dieu enlève le juste par une mort prématurée, afin qu’il ne soit pas entraîné plus tard dans la tentation qui le ferait tomber dans la perdition (Cf. aussi 1 Rois., 23, 10‑13 ; Jér., 28, 14‑17). Le Christ prévoyait que Tyr et Sidon se seraient converties en voyant ses miracles, si son action s’était exercée dans les villes (Math., 11, 21‑22). ‑ LesPères ont eu plusieurs fois l’occasion de s’expliquerspécialement sur cette prescience de Dieu. Ils le firent d’abord pour répondre auxdualistes qui se scandalisaient que Dieu ait créé l’homme, alors qu’il aurait dû savoir nécessairement, s’il avait été le Dieubon, que, dans certaines conditions, il pécherait. Tertullien, S. Irénée, S. Grégoire de Nysse affirmaient, à l’encontre de cette objection, à la fois la prescience divine et la liberté humaine, ainsi que la faute. Il y avait ensuite l’élection deJudas à l’apostolat qui constituait une grave énigme. EnfinS. Augustin eut à défendre cette prescience divine contre lessemi‑pélagiens. Il les somma de répondre à cette question : Pourquoi n’a‑t‑il pas alors retiré du monde les bons qui devaient devenir mauvais, comme ce disciple ? (Sag., 4, 11). « Est‑ce qu’il ne l’a pas su ? Ou bien est‑ce qu’il n’a pasprévu leurs méfaits futurs ? Or on ne peut faire aucune de ces deux affirmations sans la plus grande aberration et la plus grande folie (De corrept. et grat., 8, 19). Ainsi donc, d’après S. Augustin, Dieu pouvait empêcher les actions libres futures ; il les connaissait d’avance comme futurs conditionnels. Lorsque les adversaires voulurent ensuite tirer de fausses conséquences de la prescience divine, en disant que Dieurécompense etpunit comme réelles les actions futures conditionnelles, en accordant ou en refusant la grâce du Baptême aux enfants, la grâce de la persévérance aux adultes en raison des mérites et des démérites prévus, il montra seulement que cette conclusion était déraisonnable, sans attaquer la prescience (De anima et ejus orig., 1, 12, 15). Au sujet de S. Augustin :Tournely, De Deo et divin. attr., q. 16, a. 2, c. 3. ‑ Laraison déduit cette prescience de la perfection de Dieu, de la nécessité du gouvernement du monde où tout doit être sagement prévu et ordonné et où rien ne doit être laissé au hasard, si l’on veut maintenir la foi chrétienne à la Providence.

§ 35. Le moyen de la science divine

La plus haute connaissancehumaine s’appuie sur trois moyens : le mediumsub quo (lumen intellectus agentis) qui, comme la lumière du soleil, rend les choses visibles, éclaire les images sensibles (phantasmata) et fait reconnaître ce qu’il y a en elles d’intelligible ; le mediumquo (species intelligibilis) où l’image intelligible par laquelle notre intelligence saisit la chose extérieure et la fait rentrer en soi ; enfin le mediumin quo (m. cognitum) ou une chose par laquelle nous acquérons comme dans une image la connaissance d’unautre objet.

La doctrine générale des théologiens est que Dieu a l’intuitionimmédiate de lui‑même, qu’il se connaît en lui‑même et par lui‑même. Après ce que nous avons dit plus haut, cela n’a pas besoin d’être motivé davantage. Ils affirment ensuite qu’il connaît tout le créémédiatement, non pas dans les choses et par les choses, mais par sa propre essence, si bien que, si l’on veut tenir compte des moyens de connaissance qu’on vient d’indiquer,il a tous ces moyens en lui‑même dans son essence.

L’Être absolu de Dieu doit être indépendant des créatures, aussi bien dans son activité que dans son entité ; il est impossible que l’intelligence divine soit déterminée à la connaissance par l’extérieur. Il n’y a en Dieu aucune espèce de potentialité, à plus forte raison n’y a‑t‑il pas de potentialité qui serait actualisée par l’extérieur. Dieu connaît tout le créémédiatement, c.‑à‑d. : il ne le connaît pas par les choses et dans les choses, mais il le voit en lui‑même. Il est lui‑même l’objet primaire et formel de sa connaissance ; tout le reste n’est que l’objetsecondaire et matériel, en ce sens que,logiquement, il n’est connu qu’en second lieu comme une chose qui ne détermine pas formellement son intelligence à la connaissance, mais n’est que lebut et l’objet matériel de sa connaissance.S. Thomas : « Dieu se connaît lui‑même premièrement et par soi » (C. Gent., 1, 48). « Pour les choses différentes de lui il ne les voit pas en elles‑mêmes, mais en lui, puisque son essence renferme leur image » (S. th., 1, 14, 5). Dieu connaît tout, se connaît lui‑même et connaît tout ce qui n’est pas Dieu,par un seul et unique acte indivisible de son intelligence absolue, alors même que l’objet fini serait d’une multitude innombrable et d’une variété infinie.

Pour lumineuse que soit cette vérité, son application aux classes spéciales d’objets de connaissance, et particulièrement auxactions libres futures, ne laisse pas de présenter des difficultés sérieuses. Il s’agit dumoyen (m. in quo) de la connaissance divine. « Dans cette question embrouillée, difficile et obscure. . . presque tout est controverse » (Pohle). Aussi nous nous contenterons de faire ressortir les points suivants.

1. Dieu connaît leréel en soi‑même comme cause premièreexemplaire etefficace. Il le connaît tant dans son Être idéal éternel que dans son Être réel temporel. Cependant au sujet de ce dernier point il s’est formétrois opinions : a) Dieu connaît l’être réel créé, en soi‑même seulement et par conséquent d’une manière médiate seulement (les thomistes et un certain nombre de molinistes célèbres) ; b) Il le connaît immédiatement dans les choses elles‑mêmes, cependant sans m.in quo ainsi que sans « species propria » des choses, mais dans sa propre essence qui est comme la « species intelligibilis » de toutes les choses (Scot, Occam, Biel, Bécan, Vasquez) ; c) Il le connaît immédiatement, aussi bien dans les choses que dans son essence (scotistes et molinistes). Il est à remarquer aussi que la plupart des molinistes trouvent le « medium quo » de la connaissance de l’être contingent dans l’essence divine seule et par conséquent, ici, enseignent le caractère médiat de la connaissance de Dieu. De même, d’après eux, il n’y a, sans Dieu, pas d’être et pas de vérité. La première de ces trois opinions est celle de la plupart des théologiens et la mieux fondée.

Le moyen de connaissance pour les actes libres. Ici aussi les actions libres demandent à être traitées à part. On a déjà dit que Dieu les connaît d’avance de toute éternité. On se demande ici comment cela se fait, par quel moyen Dieu les connaît d’avance. On se rend tout de suite compte qu’il y a là une difficulté, quand on songe que la volonté est libre, que les motifs extérieurs ne la contraignent pas à l’action, mais que, malgré l’inclination intérieure et les motifs pressants, elle se détermine librement. L’homme lui‑même ne sait pas par avance comment, dans certaines circonstances, il se décidera. Comment un autre peut‑il le savoir ? Où se trouve le moyen qui pourra donner la certitude absolue du choix réel futur ? Une certitude probable et conjecturale ne conviendrait pas à l’Être parfait de Dieu et le mettrait dans la dépendance de l’événement créé.

C’est dans lasolution de ce problème que s’opposent les Écoles célèbres qu’on a désignées du nom dethomisme et demolinisme. Nous retrouverons cette controverse dans la doctrine de la grâce. Ici il s’agit de l’acte librenaturel de la volonté en général ; dans leTraité de la grâce, il s’agira de l’acte libresurnaturel tel qu’il se produit sous l’influence de la grâce efficace. Dans leTraité de la grâce nous étudierons les différents systèmes qui se présentent pour résoudre le problème ; ici nous nous contenterons de caractériser brièvement les deux systèmes principaux.

Lethomisme. Le théologien Dominicain Baňez (+1604) passe généralement pour être lefondateur de ce système, mais l’École se réclame de S. Thomas. Le système part de lavolonté de Dieu qui dans des décretséternels, immuables, libres, a fixé d’avance à quels actes libres l’être raisonnable seraitmu dans l’avenir. Dans cette éternelleprédétermination, Dieu possède alors un moyen infaillible de connaître avec certitude ces actions futures libres. Lespéchés eux‑mêmes sont connus de Dieu de cette façon ; cependant Dieu ne les veut pas, il les permet seulement. C’est pourquoi on distingue un décretpermissif par lequel Dieutolère la malice de l’acte libre et un décretpositif par lequel ilprédétermine l’être naturel de cet acte, l’acte comme tel dans son essence physique.

Lemolinisme. Il a été fondé par le Jésuite espagnolMolina (+1600). Il part de lascience de Dieu (sa connaissance). D’après ce système, ce n’est pas dans la volonté divine qu’on peut trouver la dernière explication, parce que, avec les décrets physiques, la liberté ne pourrait pas exister et que, par rapport au péché, de tels décrets sont inconcevables, étant donné qu’ils feraient de Dieu l’auteur du péché. Il faut plutôt dire que Dieu connaît d’avance les futurs libres par la science dite moyenne (sc. media), d’une manière certaine. En vertu de cette science moyenne ‑ tel est l’enseignement de l’ancienne École représentée par Molina, Bellarmin, Bécan ‑ Dieu pénètre et saisit toute volonté créée et sait éternellement à quoi elle se décidera. A cette théorie de lasupercompréhension de la volonté créée, les molinistes postérieurs en substituèrent une autre, celle de l’éternelle vérité objective de tous les actes libres futurs. On disait, par exemple, que c’était une vérité objective existant de toute éternité que Pierre renierait Notre‑Seigneur et que Judas le trahirait. Dieu connaît tout ce qui est vrai et par conséquent cela aussi, car sa connaissance ne serait pas parfaite si quelque chose lui échappait. « Cardo totius controversiæ in quæstione vertitur, utrum futuribilia in se veritatem determinatam habeant et sic termini divinæ scientiæ esse possint dependenter an independenter a quibusdam decretis divinis, quæ voluntatem liberam prædeterminent » (Lercher, 1, 124).

Lesthomistes objectent que tout ce qui est vrai doit avoir unecause. Lefutur Pierre ne peut causer la vérité objectiveéternelle et cette vérité éternelle n’existe pas indépendamment de Dieu. Le Pierre temporel et réel est un Pierre possible éternel ; mais des hommes possibles, des idées des hommes, ne peuvent poser aucune action réelle. Il n’est pas non plus possible de mettre Dieu en relation avec une vérité qui n’a pas son fondement en lui comme sa cause première. S. Augustin dit que c’est un « sacrilegium » de rendre Dieu dépendant dans sa connaissance.

2.Le possible conçu commepurement possible (mere possibile), qu’il ait son fondement dans l’Être de Dieu ou dans la puissance active ou passive des créatures, est connu par Dieu de toute éternité, dans sa propre essence. Sous cette dénomination ne tombe, à proprement parler, que le possible extra‑divin qui demeurera toujours dans l’état de simple possibilité. Sur la possibilité de sa connaissance par Dieu il n’y a, en général, dans la mesure où il s’agit de la créaturenon libre, aucune diversité d’opinions. Par contre, la controverse signalée plus haut reparaît immédiatement dès qu’il s’agit desactions libres possibles du futur. Sous ce rapport, la question a un intérêt tout particulier, car elle touche de très près le problème qui concerne notre salut éternel ou notre damnation.

S’il était vrai de toute éternité que, dans l’ordreactuel du salut, Pierre se convertirait et que Judas ne le ferait pas, et si, dans l’hypothèse d’unautre ordrepossible de salut que Dieu connaissait et pouvait réaliser, Judas lui aussi aurait été sauvé, on sent immédiatement la gravité et l’importance du problème et que sa solution ait mis vivement les théologiens aux prises. La question devient surtout capitale quand on la rapporte aux actessurnaturels de salut des hommes.

Si la question de la connaissance des actions libresréelles est déjà voilée d’uneobscurité extraordinaire, à plus forte raison celle de la connaissance des actions futuresconditionnelles. Quand il s’agit du possiblenon libre, nous trouvons dans l’Être de Dieu, ainsi que dans la nature et les dispositions de la créature, un certain point d’appui pour notre connaissance. Les actions libres futures ont tout de même, une fois qu’elles sont réalisées, unêtre propre qui peut d’une certaine manière nous servir de point d’appui pour expliquer qu’elles peuvent être connues. Quant aux actions libresconditionnellement possibles, elles ne seront jamais réalisées, pas plus que leurs conditions temporelles ; aussi elles n’appartiennent pas au cercle du possible qui comprend les vérités éternellementnécessaires, car ce n’est que sous unecondition, qui ne sera jamais réalisée, qu’elles reçoivent un caractère d’être et de vérité. Et pourtant l’intelligence divine doit les pénétrer jusque dans les plus minimes détails, si elle esten soi parfaite et constitue la lumière éclatante de la Providence. Mais comment, dansquel moyen, Dieu connaît‑il ces actes libres possibles ?

Lethomisme admet généralement aujourd’hui la réalité de cette connaissance et répond d’une manière conséquente : Dieu connaît aussi ces actions dans les éternelsdécrets de sa volonté. Naturellement ces décrets ne sont pas les décretsabsolus dont on a parlé ci‑dessus, autrement les actions libres seraientréelles. On conçoit plutôt ces décrets comme des décretshypothétiques, conditionnels. Le décret absolu est une décision d’agir sans considération du sujet et de l’objet, par ex. : je veux écrire. Mais cette décision peut être accompagnée d’une condition et ensuite l’accomplissement de cette condition peut dépendre soit du sujet agissant soit d’un autre, par ex. : j’écrirai sije suis rentré à la maison ou bien situ es revenu me trouver. Dans ce dernier cas, la volonté d’écrire estsubjectivement absolue, objectivement conditionnelle. C’est de ce genre que doivent être les décrets hypothétiques de la volonté de Dieu (decreta absoluta ex parte subjecti, conditionata ex parte objecti), ou plus brièvement « objective conditionata ». Les décrets de la volonté de Dieu sont subjectivement absolus, en tant qu’ils contiennent une décisionréelle, avec la force d’une prédétermination effective ; mais ils sont objectivement conditionnés, en tant qu’ils sont liés à une condition que Dieu ne veut pas accomplir, bien qu’il le puisse, ce qui fait que la force de la prédétermination ne peut se réaliser. Il ne faut pas confondre ces décrets avec celui de la volonté absolue de salut de Dieu, lequel est lié objectivement à la condition de la coopération humaine avec sa grâce.

Lesmolinistes critiquent cette théorie, comme plus haut, en affirmant qu’elle met en danger la liberté humaine et fait paraître Dieu comme l’auteur du péché. C’est pourquoi ils insistent encore, et particulièrement à ce sujet, sur le caractèreinutile etsuperflu de pareils décrets, ainsi que sur la nécessité d’admettre unnombre infini de pareils décrets qui n’auraient d’autre but que d’étendre la science divine. Dieu décréterait pour savoir ce qu’il décrète, ce qui est un cercle vicieux.

Lemolinisme développe précisément sur ce terrain sa théorie de la science moyenne et repousse toute espèce de prédétermination physique. Dieu voit d’avanceavant tous les décrets de sa volonté, lesquels naturellement ne sont pas rejetés en eux‑mêmes, mais sont placés au second plan, ce que feraient les êtres libres particuliers dans les divers ordres possibles du monde et dans les diverses circonstances naturelles et surnaturelles possibles ; il voit ceux qui collaboreraient librement avec son concours et ceux qui refuseraient de le faire. Alors il décide, dans un second acte de volonté, de réaliser par la création un plan déterminé du monde dans lequel tels et tels êtres libres seront sauvés librement, tels autres perdus librement. Par là la science moyenne se confond avec la science de vision.

Naturellement l’embarras recommence doublement quand il s’agit du moyendans lequel Dieu possède cette connaissance précise. Il n’y a pas de vérité éternelle sans cause éternelle de la vérité. Et s’il y en avait une, Dieu serait déterminé par elle de l’extérieur, ce qui est absurde. Devant la difficulté de faire ici une déclaration inattaquable, un certain nombre de molinistes modernes se contentent de s’en tenir au fait de la science moyenne qui leur paraît exigée par la Révélation comme par la raison ; quant à la question dufondement dernier de cette science, quant aucomment, ils la déclarent insoluble et la laissent sans réponse. ‑ On pourrait croire qu’il ne s’agit ici que d’une controverse toute théorique. On aurait peut‑être raison, s’il ne s’agissait que de la théodicée ; mais cette question se présentera de nouveau, avec toute son importance, dans ladoctrine de la grâce. ‑ Une question toute spéculative, et sans aucune importance pratique et religieuse, est celle de savoir si Dieu connaît une multitude « actu infinita ». Plusieurs théologiens considérables l’affirment. La question est claire pour ceux qui admettent la possibilité d’une création infinie.

2. La volonté divine

§ 36. Réalité, perfection, division

A consulter :S. Thomas, S. th., 1, 19 sq. ; C. Gent., 1, 79‑96 ; De verit., 22 sq.Ruiz, De voluntate divina.Janssens, 2, 228 sq.Kleutgen, 326 sq.Hontheim, Inst. th., 661 sq.Diekamp, 1, 191.

THÈSE. Dieu possède une volonté infiniment parfaite.    De foi.

Explication.Le Concile duVatican : « Il y a un seul Dieu vrai et vivant... infini en intelligence et en volonté » (S. 3, c. 1). On fait ressortir particulièrement la volonté libre de Dieu dans la création (Ibid. ; Denz.. 1782 sq.). La volonté descréatures raisonnables consiste dans la faculté qu’a l’esprit de se déterminer lui‑même. A l’essence de la volonté appartient laliberté. Les créatures sans volonté sont régies par les lois nécessaires de la nature placées en elles. L’intelligence est la lumière de la volonté ; la volonté elle‑même est aveugle. Elle saisit lebien que lui présente la connaissance. Il est vrai que la volonté spirituelle est dominée par une loi interne denécessité, en tant que lavolonté de bonheur est l’acte fondamental nécessaire et immuable de sa nature (voluntarium necessarium). Cependant, dans la considération de l’objet dans lequel elle cherche le bonheur qui est sa fin, ainsi quepar rapport aux moyens par lesquels elle cherche a atteindre ce bonheur, elle reste libre. L’intelligence et la liberté constituent la noblesse de la personnalité créée. Elles constituent aussi la noblesse de la personnalité absolue de Dieu.

Il n’y a pas de pire dégradation de l’Être divin que celle que représente lepanthéisme, en attribuant à cet Être absolu une tendance inconsciente et purement naturelle vers des buts inconnus. Il détruit par là‑même la notion d’un Dieu personnel et supprime toute religion véritable. Un être qui est dominé par une poussée naturelle aveugle qui le porte à évoluer et à se former, qui est le jouet d’une force aveugle du devenir, est dépourvu de toutes les caractéristiques de la divinité. Il est absolument impossible d’avoir avec lui des relations religieuses personnelles. Que l’on admire, si l’on veut, sa force infinie d’évolution, son être nous sera, au fond, indifférent. La volonté de Dieu doit être une volonté spirituelle consciente, libre, personnelle. C’est aussi ce que nous atteste la Révélation et nous démontre la raison.

Preuve. L’Ancien Testament commence par des actes extraordinaires de la volonté de Dieu, dans la Création, dans les grandes sanctions, dans la conduite d’Israël. En somme, on affirme, dès le début, la force illimitée de la volonté plus que celle de la connaissance. Dieu fait ce qu’il lui plaît : « Notre Dieu, il est au ciel ;tout ce qu’il veut, il le fait » (Ps. 113 b, 3 ; cf. 134, 5‑6 ; Job, 41, 1‑2 ; Jér., 27, 5). La sainte volonté de Dieu est la norme décisive de lamoralité. Il donne les commandements et veille à leur observation (Ex., 20 ; Deut., 5).

Le Christ a sans doute un peuatténué la sévérité de la volonté divine en faisant ressortir la bonté et la sagesse qui l’accompagnent (Math., 5, 45 ; 6, 25‑34) ; mais il a affirmé sa souveraineté et son indépendance. « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel » (Math., 6, 10) est la loi fondamentale de sa prédication ; c’est aussi la loi fondamentale de sa vie (Jean, 4, 34 ; 6, 38. Math., 26, 39). LesApôtres font de l’enseignement de Jésus sur la volonté salvatrice de Dieu l’objet principal de leur prédication. Cependant,S. Paul apporte de nouveau dans cette volonté de salut qui, de par sa notion même, est labonté, un élément pris à l’Ancien Testament, un élément de sévérité, en affirmant son indépendance qui ne doit de comptes à personne. À l’objection : « Qui peut résister à sa volonté ? » il répond : « O homme, qui es‑tu pour contester avec Dieu ? » (Rom., 9, 19‑20 ; cf. les chap. 9‑11).

Les Pères. En raison de la clarté de la question, il n’est pas nécessaire d’entendre leurs témoignages sur lavolonté de Dieu en général. Dans leur polémique, ils ont soutenu la liberté de la volonté de Dieu contre lefatalisme des païens. Remarquons encore que, comme S. Paul, ils ont traité à part la volonté de salut (S. Augustin, S. Jean Chrysostome, S. Jean Damascène) et que, pour la solution des difficultés, ils ont introduit dans la théologie la distinction entre la volontéantécédente, absolue, avec laquelle Dieu veut le salut detous et la volontéconséquente, conditionnelle, avec laquelle il veut le salut de ceux qui sont réellement sauvés.

La raison. Elle reconnaît que Dieu doit posséder lui‑même, et d’une manière éminente, une perfection qu’il a donnée aux créatures. Sans volonté divine libre, il n’y aurait pas de Création ni de gouvernement du monde. D’après la philosophie, la volonté suit la connaissance, le connu devient immédiatement un objet d’appétit. La tendance inconsciente dans les créatures impersonnelles ne peut dériver que d’une volonté libre et consciente comme dernière cause et ne peut pas se comprendre par elle‑même comme le prétendent Schopenhauer, Hartmann, les panthéistes. Dominant et précédant toute tendance et toute volonté créées, dépendantes, limitées, il doit y avoir, comme leur cause suprême, une volonté existant par elle‑même, absolue, infiniment forte et libre.

Perfection de la volonté divine

Thèse. C’est un acte substantiel, simple, éternel, immuable, indépendant, car la volonté divine est objectivement identique avec l’Être divin.

En Dieu, il n’y a pas de différence réelle entre l’Être, l’essence et l’action. Surtout, sous aucun de ces aspects, il n’y a en Dieu de potentialité. La volonté de Dieu n’est pas, elle non plus, une puissance, mais un acte éternel et pur, l’activité absolue qui, de toute éternité, n’a son fondement qu’en soi et par soi et ne peut être déterminée de l’extérieur.

C’est pourquoi la volonté divine trouve à peine une analogie dans la volonté humaine et c’est ce qui la rend si difficile à comprendre. On ne doit pas la concevoir comme undésir d’une chose qu’on n’a pas ; pas davantage comme unevictoire remportée sur des difficultés ; mais bien plutôt c’est un éternelrepos dans la possession, unejouissance parfaite de ce qui, en tant que vrai bien, peut être l’objet de la volonté. La volonté humaine ne présente une analogie avec la volonté divine que dans la mesure où elle est arrivée à sonbut etpossède désormais pour toujours ce qu’ellea voulu etveut toujours.

La volonté de Dieu étant, comme son Être et son essence, éternellement parfaite, elle n’est pas non pluscausée, elle ne s’appuie suraucun motif, elle n’est mue et influencée par rien ; mais elle a son fondementabsolu en elle‑même et plane dans une uniformité éternelle au‑dessus de tous les biens et de tous les étatspassagers. Quand l’Écriture cependant parle d’excitations et de mouvements qui se produisent en Dieu, d’émotions, de colère et de passions, d’amour et de haine, de joie et de tristesse, ce qui arrive très souvent, surtout dans l’Ancien Testament où l’on attribue à Dieu tous lesanthropopathismes, cela tient à une conception encore inférieure, à un exposé fortement analogique, qui ne peut pas convenir entièrement à l’Être absolu de Dieu. Même l’exposé le plus parfait de la volonté de Dieu ne peut se dispenser de recourir à des anthropopathismes. Il faudra parler tout au moins de  l’« amour » et de la « haine » de Dieu, de sa « colère » et de son « contentement », tout en sachant bien qu’il ne faut pas songer à une émotion, à une excitation, à une impression de la volonté et de l’Être de Dieu, mais se rappeler qu’avec tous ces « sentiments » l’actualité pure de son Être demeure.

En Dieu, l’Être, la connaissance et la volonté sont réellement identiques. Néanmoins, d’après notre manière analogique de penser, la volonté se distinguevirtuellement de l’Être et de la connaissance, comme on l’a expliqué plus haut. Il y a aussi une autre distinction à considérer ici. L’Être divin et sa connaissance sont réellement identiques ; l’étendue de l’Être divin est aussi celle de sa connaissance. On peut appliquer immédiatement ceci à la volonté également et dire : l’étendue de l’Être divin est celle de sa volonté. Or il y a des êtres qui sont en dehors de l’Être divin, les êtres créés. Ces êtres, Dieu lesconnaît et cela d’une manière primaire, dans son essence ; il les veut aussi, mais pas tous ou plutôt il ne veut pas « tout » en eux, il ne veut pas lemal. Il le connaît, mais ne le veut aucunement. Ensuite, ilconnaît aussi le possible, mais il ne le veut pas ; autrement, il le réaliserait. Ainsi donc, par rapport à l’objet, la connaissance est plus étendue que la volonté.En soi, il est vrai, en tant qu’acte divin, la volonté est réellement identique à l’Être et à la connaissance. Le motif de cette différence, par rapport à l’objet, réside dans laliberté de la volonté à l’égard de cet objet. D’après notre manière analogique de juger ‑ et nous ne pouvons pas le faire d"une manière absolue – ceci introduit quelque chose d’accidentel. Dieu ne veut pas tout ce qu’il peut vouloir et tout ce qu’il connaît comme réalisable ; il veut moins qu’il ne connaît ; sa connaissance va plus loin que sa volonté par rapport à son objet.

Division. Comme pour la connaissance, on fait des distinctions d’après l’objet ; en Dieu lui‑même, en raison de son absolue simplicité, on ne peut faire aucune distinction et aucune composition d’actes.

1.Volonté nécessaire et volonté libre. La première se rapporte à l’Être nécessaire de Dieu et au domaine du possible qui a son fondement dans l’essence divine (idées éternelles) ; la seconde se rapporte à ce qui est accompli librement dans la Création.

2. Lavolonté antécédente et lavolonté conséquente. C’est lavolonté divine de salut qui, en tant qu’antécédente, a trait au salut detous et en tant que conséquente a trait au salut de ceux qui sont réellement sauvés. Dans le même ordre d’idées, les Pères distinguent la volonté de bonté et la volonté de justice.

3. Lavolonté absolue et la volontéconditionnée. Dieu veut conduire la créature non libre, sans condition, vers sa fin ; par contre, il veut n’y conduire la créature libre qu’à condition qu’elle coopère à son action.

4. Lavolonté efficace et lavolonté inefficace. La volonté absolue est toujours efficace ; la volonté conditionnée n’est pas efficace quand la créature libre ne coopère pas. Il n’y a cependant pas en Dieu de volonté sans force, de velléité, de vain désir. Il faut plutôt juger, par rapport à la volonté inefficace, que de toute éternité Dieu a voulu le salut de ceux qui ne coopèrent pas mais que sa volonté a consisté seulement à les inviter, à leur donner l’impulsion et à les soutenir suffisamment, sans aller cependant jusqu’à triompher efficacement de leur paresse morale ou de leur répugnance. Dans ce sens, même dans le second cas, la volonté de Dieu est efficace.En Dieu lui‑même, il est impossible qu’il y ait une volonté qui n’arrive pas à son but, parce qu’elle serait empêchée de l’extérieur. Si la volonté de l’homme s’oppose à celle de Dieu, elle lui sera sûrement soumise dans un autre ordre opposé. Si elle n’est pas l’objet de la volonté rémunératrice de Dieu, elle sera l’objet de sa volonté punitive.

5. La volonté de Dieuen soi et lamanifestation de la volonté (v. beneplaciti et v. signi). Cette manifestation peut se faire decinqmanières : 1° Par le commandement ; 2° Par la défense ; 3° Par le conseil ; 4° Par l’action, et 5° Par la permission. La manifestation la plus forte se fait par l’action, c’est sa volonté propre ; la plus faible se fait par lapermission, elle s’étend même au mal. Le commandement, la défense, le conseil peuvent être appelés la volonté improprement dite de Dieu. La volonté de Dieu en soi s’accomplit toujours ; la volonté signifiée est présentée aux créatures pour qu’elle devienne leur volonté. C’est en considération de cette volonté que leChrist dit : « Que ta volonté soit faite ». Quand cette volonté s’accomplit, on le doit à la grâce de Dieu ; quand elle ne s’accomplit pas, cela s’explique par sa permission. Nous demandons que la volonté de Dieu soit faite, à cause de nous, non à cause de lui (Cf. S. th., 1, 19, 12).

§ 37. Objet de la volonté divine

Thèse. Dieu lui‑même est l’objet primaire et formel de sa volonté, tout le reste n’est qu’objet secondaire et matériel.

L’objet primaire est celui vers lequel la volonté se dirige par elle‑même (per se) ; l’objet secondaire est celui vers lequel elle ne se dirige que dans la mesure où cet objet est en connexion avec le premier (per accidens). L’objet formel est le motif de la volonté ; l’objet matériel est simplement matière, terme de la volonté. Ainsi donc, le sens de la thèse est celui‑ci : Dieu se veut et s’aime lui‑même comme premier objet de son inclination ; logiquement, il n’aime et ne veut tout ce qui est créé qu’ensuite ; car son essence est l’origine première et le modèle premier du créé, et sa volonté, en embrassant cette divine essence, trouve sa pleine satisfaction. Néanmoins, il aime et veut le créé ; cela est si vrai que le créé n’existe, comme il existe, que par sa volonté. L’essence de Dieu est ensuite l’objet formel, le motif de sa volonté et de son amour ; c’est dans cette essence, non pas précisément en tant qu’essence, mais en tant que bien (bonum), que réside la raison du vouloir (ratio volendi) qui fait qu’en dehors de lui‑même il veut encore autre chose ; ces autres choses (alia a se) sont simplement le terme de son vouloir et non le motif, l’objet formel ; cet objet formel est précisément la bonté de son essence (bonitas). C’est ce qu’exprime S. Thomas avec concision : « Dieu se veut donc lui‑même, et il veut aussi les autres choses. Il se veut comme fin, et il veut les autres êtres comme se rapportant à cette fin » (S. th., 1, 19, 2).

L’amour de Dieu pour lui‑même est une conséquence nécessaire de la connaissance absolue qu’il a de lui‑même. Étant donné qu’il se connaît comme le bien souverain et unique, il doit aussi s’aimer comme tel. Il ne peut être déterminé et mu dans son vouloir par ce qui n’est pas Dieu ; seule son essence est capable de cet effet et y suffit. L’amour que Dieu a pour lui‑même s’appelle « amor complacentiæ » ; rapporté aux trois Personnes, il s’appelle « amor amicitiæ ». L’amour de Dieu s’étend aux créatures comme « amor benevolentiæ ». Dans la créatureraisonnable, quand celle‑ci correspond librement et moralement aux intentions du Créateur, les théologiens parlent, dans un sens dérivé, de l’amour debienveillance et de l’amour d’amitié. On emploie aussi, eu égard à la volonté générale de salut de Dieu, l’expression analogique d’amour de désir (a. concupiscentiæ).

Thèse. Cet amour de Dieu pour lui‑même a, comme sa connaissance de soi, tous les attributs parfaits de son Être ; il estéternel, immuable, indépendant, substantiel, nécessaire. Cela est clair, d’après ce que nous avons dit plus haut.

Que Dieu aime aussi, d’une manièrelibre, les créatures, c’est un enseignement de l’Écriture et unevérité de raison. Il aime le monde né de sa parole créatrice, de l’amour de complaisance, car, à ses yeux le monde est « bon » (Gen., 1, 10, 12, 18, 21, 25), « très bon » (Gen., 1, 31). « Tu aimestout ce qui est et tu ne hais rien de ce que tu as fait » (Sag., 11, 25). Le Christ décrit cet amour pour toutes les créatures comme un souci constant pour leur existence, leur vie et leur bien‑être (Math., 6, 26‑33 ; 10, 29 sq.). Le motif, d’aprèsS. Paul, réside dans ce fait que « toute créature est bonne » (1 Tim., 4, 4), car elle est une image de sa vérité et de sa bonté éternelles, un témoignage de sa puissance et de sa sagesse. Ceci constitue en même temps la preuve deraison de l’amour de Dieu pour les créatures.

Cet amour cependant, à la différence de l’amour que Dieu a pour lui‑même, est un amour entièrement libre, dans la mesure tout au moins où cet amour, en tant que décret éternel, précède logiquement la Création.  Cet amour n’était pas déterminé par sa propre essence ni par les images de son essence au point qu’il lui fûtnécessaire de produire la Création. Au contraire, il était vis‑à‑vis de ces êtres complètement indépendant. Ce n’est qu’après sa libre décision qu’il aime ces êtres de cet amour nécessaire qui est fondé sur leur ressemblance avec son Être. S. Thomas : « La bonté de Dieu étant parfaite et pouvant se passer de tout ce qui est en dehors d’elle, puisque rien ne peut ajouter à sa perfection, il n’est pas absolument nécessaire que Dieu veuille d’autres choses que lui ; mais il faut qu’il les veuille d’une nécessité hypothétique » (S. th., 1, 19, 3).

Thèse. Parce que Dieu aime les créatures librement, il les aime aussi inégalement.

L’amour de Dieu n’est pas une émotion, mais un acte pur, une force agissante. Il aime les créatures dans la mesure où il les réalise dans leur existence et les dote dans leur essence. Cela se produit manifestement dans une mesuretrès variée. Dieu aime ses créatures à des degrés différents, parce qu’ilagit en elles avec une force différente, depuis la pierre inanimée jusqu’à la plante vivante, l’animal sensible, l’homme doué d’intelligence et de volonté ; et dans l’homme lui‑même, depuis l’action surnaturelle de la grâce jusqu’à la consommation dans la gloire, depuis le païen jusqu’au fidèle, depuis le simple fidèle jusqu’au martyr héroïque, depuis la grâce sanctifiante du chrétien jusqu’à l’union hypostatique de l’Homme‑Dieu.

Cette inégalité de ce qui est voulu et aimé ne produit cependant,dans l’acte même de volonté de Dieu, aucune espèce de multiplicité et de différence. Les créatures sont distinctes entre elles, mais il n’y a pas des actes d’amour multiples, différents, particuliers dirigés vers elles. La volonté de Dieu est absolumentsimple. C’est pourquoi elle est aussiimmuable, bien que ses objets puissent changer. S. Thomas : « Sa substance [de Dieu] aussi bien que sa science sont absolument immuables ; nous devons donc conclure que sa volonté l’est aussi ». Remarquons à ce sujet que « il y a de la différence entre changer de volonté et vouloir le changement de quelque chose » (S. th., 1, 19, 7).

Dieu aime lepossible d’un amour de simple complaisance. Il le connaît et l’aime dans son essence où il a un être idéal et, comme tel, est aimable. Les hommes eux‑mêmes sont capables d’éprouver, à l’égard de représentations purement idéales du vrai, du beau et du bien, une grande joie et une vive sympathie. En Dieu cet amour doit être d’autant plus vrai qu’il a la puissance de réaliser son objet à tout moment. ‑ Par contre, l’impossible n’est objet ni de la connaissance divine ni de la volonté divine et par suite il n’est pas non plus objet de satoute‑puissance. Dieu ne peut pas réaliser ce qui est intérieurement contradictoire, car il ne peut pasvouloir ce qui ne peut pasêtre. Si l’impossible contredit savérité, le mal contredit sasainteté. Il y a cependant ici une différence. L’impossible ne peut, d’aucune manière, être objet de connaissance ; par contre, il faut que Dieu connaisse le mal jusque dans les derniers détails de sa causalité, parce qu’il doit l’apprécier comme juge. D’après les thomistes, Dieu connaît le mal dont il n’a pas d’idée en lui‑même et qui d’ailleurs ne possède pas d’être propre, dans sonopposition au bien dont il est le défaut. Bien que, par sa connaissance, il embrasse d’une certaine manière le mal, il ne le fait aucunement avec sa volonté ; le mal est totalement exclu de cette volonté.

Le malphysique n’est pas aussi opposé à l’Être de Dieu. C’est pourquoi Dieu peut le vouloir ; il ne le veut pasen soi et à cause de ses qualités, mais en raison d’une fin plus élevée, comme moyen pour lebien, pour l’amélioration et la punition des méchants.

§ 38. La liberté de la volonté divine

A consulter :De San, De Deo, 179‑194.Diekamp, 1, 197.Lercher, 2, 145.

THÈSE. Dieu est libre dans son activité à l’extérieur.  De foi.

Explication. Comme l’activité volontaire de Dieu, dans la mesure où nous la considérons à l’extérieur comme liberté de choisir, est d’une importance particulière, comme d’autre part elle a été limitée à différentes reprises par des théologiens même catholiques depuisAbélard (Denz., 374 ; cf. 586, 1620) jusqu’àGünther (Denz., 1655), le Concile duVatican a frappé d’anathème celui qui dit : « Dieu n’a pas créé avec une volonté libre de toute nécessité (voluntate ab omni necessitate libera), mais aussi nécessairement qu’il s’aime lui‑même » (Denz., 1805 ).

La liberté de l’homme consistenégativement dans l’absence de contrainte extérieure et de toute nécessitéintérieure,positivement dans ladétermination et ladécision autonomes, sur la base des motifs qui se présentent. La volonté est libre dans la mesure où elle passe à l’acte par sa propre décision, mais aussi dans la mesure où elle peut par son proprechoix déterminer l’objet de son activité. Pour déterminer d’une manière plus précise l’essence de la liberté, la philosophie distingue, en tenant compte de l’objet du choix libre, la liberté : 1° De choisir entre agir et ne pas agir ou bien entre vouloir et ne pas vouloir (libertas exercitii, lib. contradictionis) ; 2° De choisir entre le bien et le mal (lib. contrarietatis) ; 3° De choisir entre divers objets particuliers dans le domaine du bien et du mal (lib. specificationis).

Si l’on applique cette classification à Dieu, il est bien clair que la seconde catégorie, en tant que choix du mal, ne peut lui convenir. Dieu ne peut que permettre le mal, il ne peut le vouloir positivement. Cependant, cela n’est pas une déficience, mais plutôt une perfection de sa liberté. Cette liberté de choisir le mal fait également défaut aux anges et aux saints. Par contre, la liberté de choix, dans le sens bien compris, lui appartient et d’une manièreéminente. Toute détermination, même la détermination par des motifs, qu’ils paraissent hors de Dieu ou en Dieu, disparaît : Dieu est complètement et parfaitement libre. Il veut, parce qu’il se détermine librement à cela. « Il veut parce qu’il veut » (S. Augustin). « On ne peut assigner aucune cause à la volonté de Dieu » (S. Thomas, S. th., 1, 19, 5).

Preuve. La liberté de la volonté divine apparaît dans laCréation commepuissance de la volonté, parce que toute la force de la décision réside dans la volonté elle‑même : « Il a dit et ce fut fait, il a ordonné et ce fut créé » (Ps. 32, 9). « Tout ce qu’il veut, le Seigneur le fait au ciel et sur la terre » (Ps. 134, 6 ; cf. ps. 113 b, 3). Alors que laGenèse et les psaumes insistent sur la liberté de l’acte de Création, le livre deJob, conformément au caractère de théodicée de ce livre, fait ressortir surtout la liberté dans le gouvernement du monde. « Il est l’unique et personne ne peut détourner ses desseins, et ce que désire son cœur, il l’accomplit » (Job, 23, 13). De même dans Sag., 12, 12 : « Qui pourrait te dire : Qu’as‑tu fait ? Ou bien qui pourrait s’opposer à ton jugement ? Ou bien qui pourrait paraître devant ta face pour plaider la cause d’hommes impies ? Ou bien qui pourrait t’accuser d’avoir fait périr les nations que tu as faites ? » Mais on ajoute aussitôt que cette liberté n’est pas un arbitraire : « Mais toi, ô Seigneur de la force, tu juges avec douceur et tu nous conduis avec beaucoup de ménagement, car le pouvoir est toujours à tes ordres quand tu le veux » (Sag., 12, 18). Il donne à qui il veut la domination sur ses créatures (Jér., 27, 5), il lui accorde royauté et empire (Dan., 7, 22 ; 5, 21). « Comme des ruisseaux d’eau est le cœur du roi dans la main du Seigneur ; il le conduit où il veut » (Prov., 21, 1).

Dans le Nouveau Testament, c’estnaturellement la liberté de laRédemption qui apparaît davantage. C’est avec cette liberté qui ne manque pas de pouvoir queJésus console ses disciples : « Ne craignez pas, petit troupeau, car il a plu à votre Père de vous donner le royaume » (Luc, 12, 32). Mais « l’Esprit souffle où il veut » (Jean, 3, 8). De mêmeS. Paul : « Je ferai miséricorde à qui je veux faire miséricorde et j’aurai compassion de qui je veux avoir compassion » (Rom., 9, 15 ; Traité de la grâce, § 121). « Mais c’est le même Esprit qui produit tous ces dons, les distribuant à chacun en particulier,comme il lui plaît » (1 Cor., 12, 11 ; cf. Eph., 1, 5‑11 ; Jacq., 1, 18).

Les Pères. Ils trouvèrent l’occasion de s’exprimer sur la liberté divine en combattant ledéterminisme et lefatalisme des païens dans la doctrine de la Création (par ex. : S. Irénée, les apologistes) ; en combattant l’arianisme dans la doctrine de la Trinité ; en distinguant entre la volonté nécessaire dans la génération du Fils et la volonté libre dans la création du monde (S. Athanase) ; dans la doctrine de la grâce en affirmant la liberté de laprédestination divine (S. Augustin).

LaScolastique trouva dans l’optimisme représenté par Abélard une nouvelle impulsion à traiter le problème de l’unité de la volonté intérieure et de la volonté extérieure, ou de la nécessité et de la liberté, problème qui a occupé les esprits jusque dans ces derniers temps, tant à l’intérieur de l’Église (Günther, Hermès) qu’au dehors (panthéisme) et qui a déterminé le Concile du Vatican à faire une définition.

Laraison déduit la liberté de Dieu dans son œuvre à l’extérieur, d’abord de l’Être de Dieu qui, étant absolu, ne peut être mu par les biens extérieurs et à plus forte raison ne peut l’être nécessairement, puis de l’être des créatures dans lesquelles on ne peut trouver nulle part l’élément de nécessitéabsolue d’être, mais dans lesquelles au contraire se manifeste, de toute part et sans exception, le caractère d’accidentalité et de possibilité. S. Thomas dit : Dieu veut une seule chose nécessairement et le reste librement. « Dieu veut donc nécessairement sa bonté comme nous voulons nécessairement le bonheur » ; sa bonté est « l’objet propre de sa volonté » il veut toutes les choses qui sont en dehors de lui « suivant qu’elles se rapportent à sa bonté comme à leur fin ». Mais « la bonté de Dieu étant parfaite et pouvant se passer de tout ce qui est en dehors d’elle, puisque rien ne peut ajouter à sa perfection, il n’est pas absolument nécessaire que Dieu veuille d’autres choses que lui » (S. th., 1, 19, 3). (Sur l’optimisme, cf. § 64).

Nécessité et liberté. Dieu s’aimant lui‑même d’une nécessité absolue et aimant tout le reste avec une liberté également absolue, la nécessité et la liberté se réunissent dans un acte simple, unique, indivisible.

1. Mais la compénétration et l’unicité de ces deux aspects sont mystérieuses. L’obscurité s’éclaire un peu quand on considère que la nécessité de l’amour dont on est soi‑même l’objet n’est pas ressentie comme une contrainte, mais comporte en même temps cette liberté qui accompagne l’amour. Dieu doit nécessairement s’aimer parce qu’il seconnaît comme l’unique bien absolu. Il s’aime avec une vue parfaite de la bonté de son Être (Cf. Scheeben, 1, 693 sq.). Nous trouvons une analogie de ce fait dans notre volonté nécessaire de bonheur. Nous sommes obligés de vouloir ce bonheur et pourtant nous le voulons avec la plus grande joie de notre volonté.

2. Si l’acte de volonté qui a pour objet la Création est un acteéternel, ne s’ensuit‑il pas que l’effetvoulu est éternel lui aussi ? L’effet et sa cause, pour mériter véritablement ce nom, ne doivent‑ils pas êtrecontemporains ? Et Dieu ne produit‑il pas de fait,maintenant encore, des effets directs qui sont une émanation de l’acte éternel ? Les choses ne sont‑elles pas de telle sorte que la contingence et la succession de l’effet doivent être transportées dans la volonté de Dieu lui‑même ? Bien plus, cela n’est‑il pas exigé par la notion même de la liberté qui énonce la possibilitéconstante de vouloir aussi autre chose même encoremaintenant, après la réalisation effective du plan de la Création ?

A cela il faut répondre que, tout en ne comprenant pas complètement la compénétration de la liberté et de la nécessité, nous devons cependant nous y tenir fermement, que Dieu a voulu éternellement le temporel, mais comme temporel et non comme éternel ; ce qui, d’ailleurs, d’après S. Thomas, aurait été égalementpossible. Dieu reste toujours libre après s’être décidé pour un ordre déterminé du monde ; mais cette liberté se manifeste maintenant par le fait qu’il veut constamment ce monde et ne veut pas d’autres mondes possibles. Il n’a aucunmotif de choisir autrement, parce que, à cause de sa connaissance parfaite, il n’a pas de nouvelles « raisons » pour cela. La liberté de Dieu est également parfaite parce qu’elle est conseillée par l’intelligence la plus parfaite. La mutabilité ne fait aucunement partie de l’essence de la liberté ; au contraire, la libre décision actualiséeparfaitement est immuable. Une fois que Dieu a voulu librement le monde, il estnécessaire (necessitate consequenti) qu’il le veuille aussitoujours et toujours librement. Quand l’acte subjectif de volonté et son objet ne sont pat réellement distincts, comme dans l’acte immanent de la volonté de Dieu dont il est lui‑même l’objet, il estnécessaire que l’acte et l’objet coexistent ; c’est le cas pour Dieu en tant qu’il se veut et s’aime lui‑même. Mais si l’acte et l’objet sont réellement distincts, ildoit être possible en principe que l’acte et l’objet ne coexistent pas en même temps. L’acte alors embrasse en même temps le vouloir de l’objet, son mode d’existence (comme le temps et l’espace) et ledétermine. Ainsi quelqu’un peut vouloir dans un seul acte de volonté que son serviteur fasse un certain travail et qu’il le fassedemain. Or ce qui est possible à la liberté humaine, ne peut pas être impossible à la liberté divine infiniment parfaite. Cela ne veut pas dire qu’on a dissipétoute l’obscurité qui enveloppe le problème de la nécessité et de la liberté divines. Cependant, il faut que cette séparabilité du vouloir et du voulu soit un privilège de la liberté divine, modèle souverain de la liberté créée.

3. Il y a également une difficulté logique dans le fait que le vouloir de Dieu n’estpas causé. Par là il apparaît comme aveugle et arbitraire et en quelque sorte comme un danger pour le voulu. Mais si le vouloir de Dieu estsans cause, cela ne veut pas dire qu’il soitsans raison. Sa volonté correspond à son Être ; or dans son Être, tout est harmonie, unité, ordre. La volonté de Dieu est en union avec sa connaissance dans laquelle il n’y a rien de contradictoire, rien d’arbitraire. Il en résulte cette vérité que, si le vouloir de Dieu est sans cause, il est cependant nécessaire que règne, dans le voulu, la plus haute raison et le plus grand ordre. Dieu ne peut pas avoir de motifs pourlui‑même, mais il peut vouloir que telle créature se rapporte à l’autre, par ex. : que le soleil existe pour les plantes. Pour lui‑même, Dieu veut dans un seul etunique acte la fin et le moyen ; mais pour levoulu, la fin et le moyen se distinguent. Il veut donc que tellechose soit motivée par une autre, maislui ne veut pas une chose à cause d’une autre (il veut la chose pour le motif, mais ce n’est pas à cause du motif qu’il la veut » (S. th., 1, 19, 5).

§ 39. La puissance de la volonté divine

A consulter :S. Thomas, S. th., 1, 25 ; C. Gent., 2, 7 sq.Petau, 5, 6 sq.Lessius, De perf. div., 5, 12.Paquet, 1, 322 sq.Diekamp, 1, 208.Minges, 2, 96.

THÈSE. Tout ce que Dieu peut vouloir, il peut l’accomplir, il est tout‑puissant.   De foi.

Explication. LeSymbole des Apôtres connaît déjà l’article concernant Dieu, le Créateurtout‑puissant, article que les autres symboles ont ou reproduit ou supposé (Later. 4 ; Denz., 428. Vatic.; Denz., 1782). La toute‑puissance ne doit pas être conçue comme unepotentialité de la volonté qui, par suite d’une décision, passe en acte. Au contraire, elle est identique à l’Être même de Dieu. La toute‑puissance de Dieu est l’activité et l’efficacité pure, mais seulement dans la mesure où elle est dirigée vers l’extérieur. Ce n’est pas au sujet de l’action interne de Dieu que la Révélation et la théologie emploient l’expression toute‑puissance, mais dans la mesure où cette toute‑puissance apparaît comme le principe de la Création, et cette expression s’emploie au sensanalogique. C’est pourquoi les théologiens disent que la puissance de Dieu est formellement immanente et virtuellement transitoire (formaliter immanens et virtualiter transiens), parce qu’elle est la cause interne des effets extérieurs. Si la connaissance et la volonté sont des actespurement immanents de Dieu, la toute‑puissance (potentia) est sans doute un principe immanent, mais le principe des effets qui se trouventen dehors de Dieu (Cf. Traité de la Trinité, § 56).

On s’est demandé si la puissance divine estformellement distincte de la connaissance et de la volonté.S. Thomas répond : « En Dieu, il n’y a pas de principe d’action (potentia) entendu dans ce sens que ce principe serait réellement distinct de la science et de la volonté, mais seulement logiquement, en ce sens que la « puissance » signifie un « principe exécutif » de ce que la volonté a commandé et de ce à quoi la science a conduit... Ou bien on peut encore dire que la science et la volonté divines elles‑mêmes sont une puissance dans la mesure où il en procède un effet » (secundum quod est principium effectivum) (S. th., 1, 25, 1).

Preuve. En raison de sa puissance de volonté, l’Ancien Testament appelle Dieu : « Le Dieu grand et puissant et terrible » (Deut., 10, 17 ). On en dérive même certains noms divins, comme El et Schaddaï (Septante : omnipotens). La toute‑puissance de Dieu se manifeste particulièrement dans laCréation. « Il dit et ce fut fait » (Ps. 32, 9 ; cf. ps. 103, 134, 6 ; Eccli., 1, 8‑11 ; 43). Elle se manifeste aussi dans lessanctions contre le péché (Déluge, Babel, Sodome) ; dans la conduite puissante des Juifs, d’Égypte en Chanaan, commeDieu d’alliance d’Israël. Les Prophètes et les Psaumes rappellent ces œuvres puissantes de Dieu pour inspirer au peuple confiance et consolation dans les temps difficiles. « Mes desseins demeurent et toute ma volonté sera accomplie », dit Dieu dans Isaïe (46, 10). « Sa puissance est une puissance éternelle et sa domination (s’étend) de génération en génération... Et il n’y a personne qui résiste à sa main et lui dise : Pourquoi l’as‑tu fait ? » (Dan., 4, 31‑32). « Quand Dieu envoie sa parole, elle exécute ce qu’il a voulu et elle ne revient jamais vide vers lui » (Is., 55, 10). « Sa main n’est jamais trop courte pour nous aider » (Is., 59, 1). C’est ce que répète sous une forme philosophique le livre de laSagesse (11, 18 ; 12, 18 ; 13, 4).

Les Psaumes signalent souvent lesmiracles de Dieu dans la Création. « Lui seul accomplit des œuvres merveilleuses » (Ps. 71, 18 ; cf. 9, 2 ; 25, 7 ; 39, 6 ; 67, 36 ; 70, 17 ; 74, 2 ; 76, 15, etc.). Une des caractéristiques de la notion de Dieu dans Israël est d’affirmer d’abord la grande puissance de Dieu dans les actions extérieures. Mais plus tard on voit apparaître la pensée que cette puissance divine est aussi unepuissance morale derédemption. L’Esprit de Dieu, qui accomplit tout, accomplira aussi un jour dans l’homme la purification du péché et la grâce, la sainteté et la justice, la vérité et la bonté (Jér., 31, 31‑34 ; 33, 14‑16. Ez., 36, 26‑27).

Jésus célèbre la puissance salvatrice de son Père qu’il présente surtout comme Dieu rédempteur. A la question pusillanime des disciples : « Qui pourra donc être sauvé si le riche entre si difficilement dans le royaume des cieux ? » il répond : « Pour les hommes, cela est impossible ; mais pour Dieu, tout est possible » (Math., 19, 25‑26). Il songe à cette puissance dans son agonie : « Père, tout t’est possible » (Marc, 14, 36 ; cf. Luc, 1, 37 ; Rom., 9, 19 ; Éph., 1, 5‑13 ; 3, 2).

Les Pères. Ils eurent l’occasion d’affirmer la toute‑puissance dans la doctrine de la Création, en combattant les païens comme les manichéens qui faisaient dépendre Dieu d’une manière éternelle.S. Théophile pense même que le nom de « Dieu » vient de sa toute‑puissance (Ad Aut., 1, 4). Le « Pater omnipotens », πατὴρ παντοϰράτωρ, dans le Symbole des Apôtres est de la plus haute antiquité (Denz., 115). De là vient que l’on traite aussi cette vérité dans lacatéchèse. Enfin on trouve cette affirmation dans la doctrine difficile de laprédestination. Dieu trouve deslimites, dit‑on, pour sa toute‑puissance comme pour sa liberté dans sa vérité et sa sainteté. Ce qui constitue une contradiction interne avec sa vérité, il ne peut ni le vouloir ni l’accomplir. Il ne peut pas davantage accomplir ce qui s’oppose à sa sainteté et à sa justice. De même, la sagesse règle son vouloir et son pouvoir, si bien qu’il ne peut rien accomplir qui soit fantastique, sans but et sans règle. Qu’il y ait plusieurs choses que Dieu ne puisse accomplir à cause de sa vérité et de sa justice, cela est une perfection et non un défaut. C’est pourquoiS. Augustin dit : « Dieu est tout‑puissant, et parce qu’il est tout‑puissant il ne peut mourir, il ne peut être trompé, il ne peut mentir, et selon la parole de l’Apôtre, « il ne peut se renier lui‑même ». Que de choses il ne peut pas, quoiqu’il soit tout‑puissant ; ou plutôt, il est tout‑puissant parce qu’il ne peut pas toutes ces choses » (De symb., éd. Morin, 3 ; cf. Civ., 5, 10, 1).S. Thomas : « Il serait, par conséquent, plus convenable de dire qu’elles ne peuvent être faites, que de dire que Dieu ne peut les faire » (S. th., 1, 25, 3 c).

Puissance ordonnée et puissance absolue (p. ordinata, p. absoluta). Cette distinction était déjà faite par la haute Scolastique, mais on peut la dénaturer et lui donner un sens hérétique. Au senscatholique, la puissance absolue est la puissance conçue comme antécédente au décret de création et qui aurait pu être appliquée par Dieu à autre chose ; la puissance ordonnée est la puissance qui s’exerce en conséquence du décret de création. D’autres appellent aussi la puissance miraculeuse puissance absolue (il vaudrait mieux dire extraordinaire), et la puissance qui agit régulièrement, puissance ordonnée (ordinaire). Esthérétique l’explication qui fait de la puissance absolue une puissance détachée de la justice et de la sagesse, en vertu de laquelle Dieu pourrait par ex. condamner un juste aux peines éternelles de l’enfer, et de la puissance ordonnée une puissance en vertu de laquelle Dieu ne peut réaliser ce que lui permettrait sa puissance absolue, parce que sa sagesse et sa justice limitent sa puissance (Luther, Calvin). Lesnominalistes commencèrent à abuser de cette distinction. Ils prouvaient d’abord le dogme « potentia ordinata », mais ensuite ils essayaient de montrer que par la puissance absolue un grand nombre de choses auraient pu être entièrement différentes. Ils détruisaient ainsi la nécessité logique et la convenance du dogme qu’on avait toujours admises fermement depuis S. Anselme ; ils préparaient ainsi la voie au fantôme de la double vérité et de l’irrationabilité dogmatique que soutinrent les Réformateurs (Denifle, 1, 591 sq.).

Conclusion pratique. Latoute‑puissance est la première et la plus importante révélation de Dieu. C’est pourquoi S. Augustin peut écrire : « Deus potestate Deus est » (Ed. Morin, 2). La toute‑puissance est le grand thème des Psaumes et des Prophètes. On reproche à notre piété de fuir la contemplation de la nature sensible et de considérer cette contemplation comme un romantisme vain. Si ce reproche était vrai, notre piété serait en contradiction avec le dogme et la Bible. Au contraire, celui qui a déjà trouvé Dieu dans la foi, aime aussi à le chercher dans la nature et l’y trouve dans la grandeur comme dans la petitesse. Il se sent envahi par la pensée de la toute‑puissance, quand, le regard levé vers le ciel étoilé, il contemple l’immensité de l’univers. Au bout d’un moment de cette contemplation, on passe facilement à l’adoration de la grandeur et de la toute‑puissance de Dieu. Qui a appelé à l’existence tous ces corps célestes, les plus proches, les plus éloignés et les très lointains ? Qui leur a donné leurs attributs et leurs forces ? Qui les a dirigés dans leur immense orbite ? Qui leur a assigné leur terme et leur but ? Qui les a ordonnés dans une coopération et une harmonie réciproques ? Comment ne pas se laisser ranger dans cette harmonie ? Comment pourrais‑je même tenter de poursuivre mes propres buts par mes propres chemins, loin de la grande route que suivent toutes les créatures dociles, pour tendre à leur fin ? C’est cette reconnaissance de lasouveraineté de Dieu parmi les hommes que Jésus annonce dans l’Évangile comme le « royaume du ciel ». C’est dans ce sens compréhensif qu’il appelle Dieu le « Seigneur du ciel et de la terre » (Math., 11, 25). Si nous nous soumettons à l’autorité de Dieu, nous recevons par sa grâce autorité sur nous‑mêmes et sur les créatures. « Servir Dieu, c’est régner ».

§ 40. La sainteté de la volonté de Dieu

A consulter:S. Thomas, S. Th., 2, 2, 81, 8.Diekamp, 1, 199.Minges, 1, 100.Lucher, 2, 162.Lessius, De perf. div. 8, 1‑2.

THÈSE. Dieu est la sainteté substantielle ; il est souverainement saint.   De foi.

Explication. La notion de sainteté ne peut s’appliquer à Dieu qu’en vertu d’une forte analogie, car c’est à peine si l’on peut parler de sainteté en tant que moralité, à propos de Dieu. On ne peut pas en parler au sensnégatif comme purification acquise du mal, ni au senspositif comme effort vers le bien. La sainteté est un don communiqué d’en haut, la suppression d’un état non saint. Cela non plus ne peut s’appliquer à Dieu.

On explique la sainteté de Dieu comme l’accord entre sa volonté et sonÊtre. C’est en cela que réside, négativement, l’opposition de principe à tout ce qui n’est pas saint et, positivement, la somme de tout bien, en tant qu’affirmation de ses perfections infinies. La volonté de Dieu étant identique avec son Être, il en résulte qu’il est saint par son essence même ; sa sainteté est une sainteté substantielle, une donnée de son Être même, une sainteté absolue et non une qualité accidentelle acquise.

En tant que mesure de toute sainteté, Dieu est ensuite également le Saint pour nous, il est leSaint par excellence qui communique aux autres la force et la dignité de la sainteté : la véritable sainteté de la volonté à la créature spirituelle et la sainteté dérivée, relative, que confère la consécration aux objets de culte qui lui sont destinés. La sainteté de Dieu est contestée par lemanichéisme et leprédestinatianisme.

Preuve. La sainteté de Dieu apparaîtobjectivement, dès le début, comme attribut principal, à côté de la toute‑puissance. Elle se manifeste dans la loi morale, dans l’histoire de la chute, dans les sanctions contre le péché, dans la proclamation des commandements, particulièrement dans le précepte de la sainteté : « Vous serez donc saints car moi, je suis saint » (Lév., 11, 45 ; cf. 18‑26). Les Prophètes surtout ont, en conformité avec leur notion de Dieu, exalté la sainteté divine. Le « Saint ! Saint ! Saint, le Seigneur de l’univers ! » (Is., 6, 3) est passé dans la liturgie. Dieu est le « le Saint d’Israël » (Is., 1, 4) qui ne peut pas supporter un peuple qui ne soit pas saint (Ex., 19, 6). Il n’est pas seulement saint en lui‑même, mais encore sesopérations le sont : sa loi (Ps. 18, 8), sa voie (Ps. 76, 14), son bras (Ps. 97, 1), toutes ses œuvres (Ps. 144, 17).

Cette affirmation postérieure de la sainteté est en connexion avec la question qui apparaît àl’époque qui suit l’exil : Pourquoi lejuste doit‑il souffrir (Job, Eccl.) ? Dieu peut‑il lui faire du mal sans qu’il le mérite ? De cette question sortit le problème général : Dieu peut‑il d’une façon quelconque faire le mal ? Ne peut‑on pas tout au moins lui attribuer la tentation ? La réponse générale de l’Écriture est : non. « Car Dieu hait le mal, le châtie et le punit » (Ps. 5, 5‑7 ; 10, 68. Sag., 14, 9). « Ne dis pas : c’est lui qui m’a égaré ; car il n’a pas besoin des pécheurs » (Eccli., 15, 12). « Il ne donne à personne l’ordre d’agir d’une manière impie et à personne il ne permet de pécher » (Eccli., 15, 21).

LeChrist prêche la notion morale de Dieu. « Soyez donc parfaits, comme votre Père des cieux est parfait » (Math., 5, 48). Parce qu’il est saint, il nous fait demander : « Que tonnom soit sanctifié » (Math., 6, 9). Il s’adresse ainsi à lui : « Père saint » (Jean, 17, 11), et il le conjure de sanctifier aussi ses disciples : « Sanctifie‑les dans la vérité, ta parole est vérité... je me sanctifie pour eux, afin qu’ils soient eux aussi sanctifiés dans la vérité » (Jean, 17, 17‑19).

S. Jacques repousse énergiquement l’objection que combattait laSagesse (14, 9) : « Que personne ne dise, quand il est tenté, qu’il est tenté par Dieu ; car Dieu n’est pas tenté par le mal et quant à lui il ne tente personne » (1, 13).S. Paul dit, sans doute, que la loi de Dieu a été « occasion de péché », mais il affirme qu’en soi « le commandement est saint et juste » (Rom., 7, 11‑12). L ’homme pécheur doit se transformer en un « homme nouveau qui a été créé selon Dieu dans la justice et la sainteté de la vérité » (Éph., 4, 24).S. Pierre répète le précepte de sainteté : «  Vous serez saints, car moi, je suis saint » (1 Pier., 1, 16). « Mais vous, vous êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple racheté, afin que vous annonciez les vertus de celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière » (1 Pier., 2, 9).

Dieu auteur du mal ? On peut recueillir dans l’Écriture une foule de textes dans lesquels il semble que le mal soit ramenédirectement à Dieu. Il endurcit l’homme dans le péché (Ex., 4, 21 ; 7, 3 ; 9, 16. Rom., 9, 17) ; il envoie des esprits trompeurs (3 Rois, 22, 23 ; Ez., 14, 9 ; 2 Thes., 2, 10‑11) ; il ordonne de maudire (2 Rois, 16, 10) ; il donne occasion de tuer afin de faire mourir (1 Rois, 2, 25).

Toutes les difficultés contenues dans ces passages se résolvent, si on se réfère à la justice de Dieu qui punit le méchant par le mal. Lepéché devient lechâtiment du péché ; il se punit lui‑même. Cela est souvent, dans la conception plastique de lacausalité universelle de Dieu, ramené à cette causalité. On trouve normal que le mensonge et la tromperie, surtout l’infidélité envers Dieu, soient punis au moyen de l’envoi par Dieu de faux prophètes. Mais l’interprétation humaine de faits historiques réels et l’intention divine sont deux choses distinctes. On ne connaissait pas encore la notion de volontépermissive.

Mais n’en est‑il pas de même dans le Nouveau Testament ? LeChrist ne dit‑il pas que Dieu « a caché (l’Évangile) aux sages et aux prudents et l’a révélé aux petits » ? (Math., 11, 25). Il faut bien que le fait de cacher soit aussi vrai que le fait de révéler. Et dans S. Marc (4, 11) : « A vous il a été donné de comprendre les mystères du royaume de Dieu ; mais à ceux qui sont dehors, tout est offert en paraboles, afin qu’en voyant ils ne voient pas et qu’ils périssent dans leurs péchés » (Cf. aussi Luc, 8, 10). La solution nous est donnée par Math., 13, 14‑15, où ces paroles apparaissent comme une citation libre d’Isaïe (6, 9‑10). Cette prophétie, dit Jésus, trouve aujourd’hui son accomplissement. Le Christ donne l’exégèse d’Isaïe et doit, par suite, s’en tenir au texte. Dieu ne veut pas l’endurcissement d’Israël : il le permet seulement. L’Écriture appelle cela uneopération de Dieu, parce qu’elle n’a pas encore la notion de sa volontépermissive. L’Écriture juge d’une manière pratique ; elle rapporte, une fois pour toutes, tout à Dieu et de même elle rapporte toutes les actions des hommes aux hommes eux‑mêmes, mais elle ne pense pas encore à la compénétration de la cause première et de la cause seconde. « Ilendurcit qui il veut » (Rom., 9, 18). Pour Pharaon, l’endurcissement était un châtiment, il n’était pas voulu en tant qu’endurcissement, mais à cause de sa méchanceté. S. Pierre dit que les Juifs ont crucifié Notre‑Seigneur « d’après les desseins déterminés de Dieu » (Act. Ap., 2, 23). Tous les Apôtres disent, dans une prière commune, que dans Jérusalem, Hérode et Pilate, païens et Juifs, font rage contre l’Église, « pour faire ce que ta main et ton conseil avaient décidé d’avance » (Act. Ap., 4, 27 sq.). Dans cet examen de laProvidence divine, les Apôtres ont, pour ainsi dire, sur les lèvres la notion de permission ; mais ils ne peuvent pas encore la formuler, il leur manque le mot propre. Aussi ils s’expriment d’une manière pratique et nomment lesdeux causes en donnant la prépondérance à la causedivine, comme cela se fait toujours dans la Bible. La notion de permission est encore, pour nous, une notion difficile, il suffit de réfléchir pour s’en rendre compte. Quand il s’agit dupéché d’omission, on peut facilement l’expliquer comme une privation, comme une déficience d’être et de bien ; par contre, il semble à un certain nombre de théologiens que le péché de commission est une énergie positive qui ne signifie pas simplement un défaut. Quoi qu’il en soit et quelle que soit la manière logique dont on explique le péché, la sainteté essentielle de Dieu ne peut pas être souillée par lui. Pour ce qui est despsaumes de malédiction (34, 51, 53, 54, 57, 58, 108, 136), ainsi que des terriblesformules de malédiction (Deut., 28), ils ne remontent pas à Dieu ; ils sontinspirés dans la mesure où il est vrai que le zèle humain pour Dieu et sa cause s’est exprimé là d’une manière très forte, mais imparfaite. Ou bien on peut répondre avecS. Grégoire de Nysse : « Quand le psalmiste dit que le pécheur et l’impie doivent disparaître de la terre en sorte qu’ils ne soient plus, il demande que le péché et l’impiété cessent sur la terre » (De orat., 1 : M. 44, 1131).

Conclusion pratique. La sainteté donne de la dignité et de la majesté intérieures. La sainteté de Dieu estinfinie ; c’est pourquoi elle a droit à un honneur infini, que nous ne pouvons cependant lui rendre que sous la forme finie de l’adoration. Dans l’adoration se trouve la reconnaissance de l’aséité de Dieu qui ledistingue de toutes les créatures et lui donne une majesté infinie ; c’est aussi la reconnaissance de labonté et de la perfection morale de Dieu qui le rend à nos yeux infiniment digne et inaccessible. De là l’attitude extérieure d’humilité dans l’adoration, de la part des hommes qui sont si dépourvus à la fois de l’aséité et de la sainteté. «Toi seul est saint, Toi seul est Seigneur, Toi seul est le très‑haut » ‑ « Je suis saint,vous devez devenir saints » (Lév., 11, 45). « Je suis l’Éternel, qui vous sanctifie » (Lév., 22, 32). Il n’est pas d’attribut divin dont on affirme que nous pouvons yparticiper aussi expressément que de la sainteté. Ce n’est que par la grâce de la Rédemption que la sanctification apu parvenir à son achèvement intérieur complet. Elle n’est pas seulement possible, elle est obligatoire : « Ce que Dieu veut, c’est votre sanctification » (1 Thes., 4, 3).

§ 41. La volonté juste de Dieu

A consulter :S. Thomas, S. th., 1, 21.Paquet, 1, 263 sq.Diekamp, 1, 201.Minges, 1, 102.Lessius, De perf. div., 13, 1‑30.Ruiz, De vol. div. disp., 55 sq.Hontheim, Inst., 717 sq.

THÈSE. Dieu est juste.    De foi.

Explication. La justice, au sens strict, est la volonté constante de compenser tout bien reçu par une prestation équivalente (justitia commutativa : perpetua et constans voluntas jus suum cuique tribuendi). Cette notion n’est pas applicable à Dieu, parce que, à l’égard de l’Absolu, nous ne pouvons être que parties prenantes et non parties donnantes. Il manque l’égalité des sujets et des objets respectifs (Rom., 11, 35). La justice que la Révélation attribue à Dieu est celle de lasanction dans le domaine moral, comme récompense (just. remunerativa) et comme châtiment (just. vindicativa). Bien que la justice de châtiment, en tant que purement vindicative, ne soit pas très facile à comprendre, on ne doit pas cependant contester à Dieu, avec l’École alexandrine et récemment avec Hermès, le droit d’appliquer la peine purement vindicative (pœna vindicativa). La peine vindicative apparaît quand la peine médicinale ne peut plus atteindre son but.S. Anselme a exagéré dans l’autre sens avec l’axiome : « La peine, ou la satisfaction » (Cf. Doctrine de la Rédemption, § 82).

Preuve. L’Écriture prêche, en même temps que la sainteté de Dieu, sa justice dans la sanction de toute moralité et de toute culpabilité créées. Jahvé est l’origine et le refuge de toute justice et de tout ordre. Celui qui observe la justice et l’ordre ‑ et la possibilité de le faire est partout supposée ‑ reçoit bénédiction et récompense : c’est ce que montre la vie de tous les hommes de Dieu. Celui qui les viole reçoit malédiction et châtiment (Deut., 27, 12‑28, 68 ; 32, 4. Ps. 146, 6) et là encore nous trouvons de nombreux exemples. Rappelons seulement Adam, Caïn, Noé, Joseph, Moïse, Saül et David.

Personne n’a mis en lumière la justice de Dieu d’une manière plus explicite queJésus, malgré sa notion de Dieu‑Père. Dieu est le juste rémunérateur des bons, celui qui sanctionnera un jour publiquement ce qui se fait en secret (Math., 5‑7) ; il punira le mal avec la même justice (Math., 23‑24). Pour lesdeux points, nous avons le témoignage des paraboles du jugement (Math., 25, 31‑46). « Et alors il rendra à chacun selon ses œuvres » (Math., 16, 27). La justice et l’amour paternel se contredisent si peu pour Jésus qu’il prie ainsi Dieu : « Père juste » (Jean, 17, 25). LesApôtres enseignent la même doctrine. On estimera peut‑être queS. Paul n’annonce que le Dieu des dons de la grâce, qui ferme avec bienveillance les yeux sur nos péchés, mais quiconque tient compte detout S. Paul doit avouer que c’est précisément lui qui insiste avec le plus de force sur les récompenses et les châtiments de Dieu d’après la justice : « Je n’ai plus qu’à recevoir la couronne de la justice : le Seigneur, le juste juge, me la remettra en ce jour‑là » (2 Tim., 4, 8). « Qui rendra à chacun selon ses œuvres » (Rom., 2, 6). «  Car il nous faudra tous apparaître à découvert devant le tribunal du Christ, pour que chacun soit rétribué selon ce qu’il a fait, soit en bien soit en mal » (2 Cor., 5, 10 ; cf. 2 Thes., 1, 6‑10) (Cf. Eschatologie, § 211 et 217).

Les Pères. Leurs témoignages pour cet attribut sont innombrables. Ils s’expriment, à ce sujet, tant à l’occasion d’avis pratiques pour la vie morale que dans l’examen du problème ancien et toujours nouveau : Pourquoi les méchants réussissent‑ils souvent si bien et les bons si mal ? Ils le résolvent en faisant appel à la sanctionparfaite, lorsque Dieu jugera « sans faire acception des personnes ».

La raison. Elle ne peut prouver strictement la justice de Dieu. Cependant les païens déjà ont vu en elle un postulat de la raison et se sont fait, sur son action après la mort, des idées qui, pour manquer de clarté, ne laissent pas d’avoir un fond exact. On sait que c’est sur ce postulat queKant fonde sa preuve de l’immortalité. Notre conscience est une œuvre de la justice divine, un tribunal divin qui siège à l’intérieur de l’homme (Rom., 2, 14 sq.).

Théodicée de la justice. La mesure dont Dieu se sert pour apprécier la moralité humaine n’est pas une mesure humaine, mais une mesure divine. Vérifier ses mesures et ses jugements est impossible sur la terre ; aussi la Bible nous recommande de ne pas contester contre Dieu. Cependant, sa justice et notre sentiment de justice doivent avoir des traits de parenté. Or il semblerait souvent qu’elles sont d’un caractère diamétralement opposé. On fait, du point de vue de la justice humaine, des objections contre les manières d’agir de Dieu.

Objections tirées de l’Écriture. Dieu frappe le Pharaon et sa maison à cause de Sara, bien que celle‑ci ait fait croire au roi, par un mensonge, qu’elle était libre (Gen., 12) ; il menace également le roi Abimélech (Gen., 20). Mais Dieu, en protégeant Abraham, n’entend pas récompenser le mensonge officieux d’Abraham ; il veut seulement lui prouver sa fidélité. On cite le vol égyptien (Ex., 3, 21‑22 ; 11, 2 ; 12, 32‑38) ; mais d’après l’Écriture, les objets soustraits sont considérés comme une compensation pour le dur travail de corvée accompli par les Israélites, dont Dieu voulait qu’ils soient payés, par ruse, mais justement. D’autres considèrent la chose comme un butin de guerre légitime.

Dieu veut récompenser jusqu’à la millième génération et punir jusqu’à la quatrième (Ex., 20, 5‑6 ; 34, 7. Num., 14, 18. Deut., 5, 9‑10). D’après la conception terrestre de la récompense, les enfants portent naturellement les conséquences des actions de leurs parents ; Israël ancien interpréta ceci à sa façon. Cette conception mécanique fut plus tard corrigée par l’établissement de la loi de l’individualisme religieux. Chaque individu doit porter la responsabilité de ses actes, les enfants n’ont plus à répondre pour les parents (Jér., 31, 29‑30 ; Ez., 18, 20‑32). On craint que Dieu ne punisse par courroux et par jalousie (Ps. 6, 2 ; 37, 2. Jér., 10, 24). Mais ce ne sont là que des expressions humaines pour indiquer la sévérité du jugement ; ce ne sont pas des preuves de son arbitraire.  La plus grave objection est faite par laphilosophie qui signale la disproportion entre les peines éternelles et les fautes temporelles. Mais il faut répondre que l’objection est mal posée. La peineéternelle est uneconséquence du péchééternel. Comment un tel péché éternel peut exister, nous l’examinerons dans l’Eschatologie. L’affirmation du psalmiste reste vraie dans tous les cas : « Dieu est vainqueur quand il est jugé » (Ps. 50, 6 ; Rom., 3, 4). Il n’y a pas non plus de violation de la justice quand Dieu, dans la répartition de ses dons, n’agit pas d’une façon égale, car il peut faire ce qu’il veut de ce qui est à lui, et notre œil ne doit pas être envieux parce qu’il est bon (Math., 20, 15). C’est pourquoi Dieu n’est pas non plus injuste en s’occupant du peuple d’alliance plus que des peuples païens. Il en résulte, il est vrai, dans sa Providence, une apparence de partialité ; mais les Prophètes, le Baptiste, Jésus et S. Paul ont écarté cette apparence (Act. Ap., 14, 16 ; 17, 26‑31).

Au sujet de la nature de la justice, S. Augustin (Prosper, Sent. 12) : « Nonconcupiscit Deus pœnam reorum tamquam saturari desiderans ultione, sed quod justum est, cum tranquillitate decernit et recta voluntate disponit ». Et S. Thomas : « Car si Dieu eût voulu délivrer l’homme du péché absolument sans satisfaction, il n’aurait pas agi contre la justice » (S. th., 3, 46, 2 ad 3, contre S. Anselme). Ceci est également la réfutation deTournély qui pensait que Dieu ne pouvait pas accorder son pardon sans punition (Parabole de l’enfant prodigue).

Conclusion pratique. Nouscraignons la justice de Dieu. Avec raison. Jésus ne nous a pas enlevé cette crainte, il l’a plutôt renforcée en nous rappelant que Dieu peut nous condamner corps et âme à l’enfer (Math., 10, 28). Il est inutile aussi que nous appelions, comme voulaient le faire les disciples en Samarie, le feu de la justice sur d’autres (Luc, 9, 54) ; car rien ne lui échappera. Nous n’avons pas besoin de demander à Dieu d’agir selon sa nature, car il ne peut pas faire autrement. Au reste, nous vivons tous de la miséricorde de Dieu plus que de sa justice. Souvent nous nous arrogeons le droit qui n’appartient qu’à Dieu de juger nos semblables. Cela nous estinterdit non seulement dans l’Ancien Testament, mais encore, à plusieurs reprises et d’une manière expresse, dans le Nouveau.

§ 42. La volonté bonne et miséricordieuse de Dieu

A consulter :S. Thomas, S. th., 1, 21, 3, 4.Paquet, 1, 263 sq.Lessius, De perf. div. 12, 1‑21.Lercher, 2, 162.

THÈSE. Dieu est d’une bonté infinie à l’égard des créatures.   De foi.

Explication. Le Concile duVatican indique comme raison (ratio et non causa) de la Création la bonté de Dieu (Denz., 1783). Il ne s’agit pas ici de la bonté de Dieu ensoi (bonitas essentialis, absoluta), qui est identique à son essence (§ 27) ; il ne s’agit pas non plus de sa bonté morale (b. moralis) ou de sa sainteté, mais de sa bonté par rapport aux créatures (b. relativa, respectiva : benignitas, benevolentia, gratia, misericordia, etc.). Par rapport à ceux qui souffrent de maux physiques ou moraux, elle se manifeste comme miséricorde ; par rapport à ceux qui sont endurcis dans le péché, elle se manifeste comme longanimité ou patience. Mais tout cela doit encore s’entendre d’une manière analogique. En Dieu, la bonté n’est pas une disposition sentimentale, mais un acte procédant de lui (actus purus) ; ce n’est pas uneémotion, mais uneaction (non affectus sed effectus).

Preuve. Les argumentsobjectifs qui prouvent la bonté de Dieu par la Création et l’histoire de la Révélation sont connus. Ses œuvres portent la marque de sa bonté (Gen., 1, 1‑31). « Tu aimes tout ce qui est et ne hais rien de ce que tu as fait » (Sag., 11, 24) (Cf. Ps. 24, 10 ; 32, 5 ; 35, 6 ; 85, 15 ; 99, 5 ; 102, 8 ; 103, 28 ; 105, 1 ; 110, 4 ; 117, 1 sq. ; 144, 15 sq. Les Prophètes eux‑mêmes sont des hérauts de la bonté de Dieu, surtout Osée, Jérémie et Jonas).

Jésus ne se lasse pas de louer la bonté paternelle de Dieu dans la Création : « Il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons » (Math., 5, 45), comme la doctrine de laProvidence l’explique plus loin. « Personne n’est bon, sinon Dieu seul » (Marc, 10, 18). Mais le Christ et les Apôtres insistent encore davantage sur la bonté de Dieu dans la mesure où elle se manifeste commebonté rédemptrice ou comme volonté de sauver l’homme.

Il est facile de comprendre que cette bontérelative que Dieu communique aux créatures se ramène à sa bontéontologique, essentielle. C’est ainsi également que toute vérité que Dieu nous communique en se révélant lui‑même (veritas in dicendo) a son fondement dans la vérité qui est identique à son Être (veritas in essendo), c.à‑d. à la vérité de l’entité qui constitue un Dieuvrai. Par conséquent, l’essence parfaite de Dieu est le fondement de sa bonté comme elle est le fondement de sa vérité. Et comme Dieu retrouve dans les créatures ses idées éternelles qu’il a réalisées en elles par la Création, il y trouve aussi les effets de sa bonté qu’il leur a communiquée. Toutes les choses existent par leur participation à l’Être divin et sont vraies et bonnes dans la mesure où, par la Création, il les a faites vraies et bonnes. Mais dans cette mesure aussi, elles sont ensuite l’objet de l’amour de Dieu. La bonté de Dieu est une action ordonnée et réglée dans les créatures, par la communication de ses attributs communicables. Ainsi la bonté de Dieu, comme son amour pour les choses, a encore son fondement en lui‑même ; elle est indépendante, libre, sans fondement extérieur ; elle repose en elle‑même.

Tel est le sens de la parole que nous avons citée : « Tu aimes tout ce qui est et ne hais rien de ce que tu as fait » (Sag., 11, 24). Dieu se retrouve, pour ainsi dire, lui‑même dans les créatures. « Personne ne hait sa propre chair » dit S. Paul, dans un contexte différent. Nous sommes, par rapport à l’Homme‑Dieu, surtout si nous ne nous considérons pas seulement comme des êtres naturels, mais encore comme des êtres surnaturels, des membres qui lui sont incorporés, la chair de sa chair et l’os de ses os (Éph., 5, 29 sq.). Ainsi, chez les hommes, la bonté ontologique de Dieu passe normalement et d’elle‑même à l’ordre moral, de l’ordre naturel à l’ordre surnaturel. Et à son tour, la bonté de Dieu est la cause de cette bonté accrue dans les créatures. C’est ce qui amène S. Augustin à une explication plus précise de la parole profonde du Christ :Dieu seul est bon. « Dieu est bon d’une manière qui lui appartient à lui seul et cela il ne peut pas le perdre. Car il n’est pas bon par la participation à quelque chose de bon, mais le bien par lequel il est bon est lui‑même. Quand l’homme est bon, cela vient de Dieu, parce que l’homme ne peut pas l’être par lui‑même. Car c’est par l’Esprit de Dieu que deviennent bons tous ceux qui le sont » (Ép. 153, 12).

De même qu’on distingue en Dieu une triple vérité (veritas Dei in essendo, in cognoscendo, in dicendo), on distingue aussi unetriple bonté (bonitas Dei in essendo, in agendo, in communicando). On songe surtout ici à sa bonté dans la communication de sa nature. C’est ce qu’on exprime souvent dans la formule connue : « Cujusnatura bonitas est », la bonté constitue son Être. « Il est dans la nature du bien de se donner, de se communiquer ». Il y a là un double sens.

Cela veut dire tout d’abord que tout bien, en tant que tel, est communicable, qu’un autre peut le percevoir, le recevoir en soi, en jouir. Tout ce qui n’est pas communicable n’est pas un bien, si parfait qu’il soit en lui‑même ; tout au plus peut‑il être objet d’étonnement, d’admiration. « Le bon est ce que tout le monde recherche », dit S. Thomas (S. th., 1, 5, 1) après Aristote. Le bien doit être appétible, désirable, comme la vérité est connaissable. Cette « appétibilité » est manifestement laconséquence et non laraison du bien. La raison réside plutôt dans l’essence du bien en soi. En soi la bonté est identique à la perfection essentielle d’une personne ou d’une chose : elle lui ajoute seulement la relation avec une volonté douée de tendance et de désir. Le bien est en effet l’objet de la volonté, comme le vrai est l’objet de l’intelligence. Quand la perfection d’une chose diminue, son appétibilité diminue en même temps ; si la perfection croît, l’appétibilité croît aussi. Toute perte d’essence est une perte de bonté : « Le bien provient d’une cause intégralement bonne, le mal dumoindre défaut ». Nous comprenons maintenant quel grand bien, quel bien impérissable Dieu souverainement parfait est pour les hommes et combien il est nécessaire, comme le dit S. Augustin, de détacher les désirs de notre volonté desbiens éphémères (bona) pour les tourner vers le seulbien immuable (summum bonum).

Dans la phrase « Il est dans la nature du bien de se donner » se trouve exprimée la seconde idée, à savoir que le bien a une tendance à la bonté, à la communication : de même que la lumière tend à éclairer, la vie à vivifier, le bien a une tendance intérieure à la « diffusion ». De même que la lumière renie sa nature si elle n’éclaire pas, de même le bien renie son caractère essentiel s’il ne se communique pas. Naturellement cela ne doit pas s’entendre d’une diffusion naturelle et nécessaire, mais de la communication d’une bonté et d’une bienveillance complètement libres et souveraines, dans une possession de soi absolue. Et c’est ce qui rend la bonté de Dieu si aimable et si adorable.Platon, comme on l’expliquera plus loin dans le traité de la Création, fait ressortir, comme on le sait, cette idée de la communication de la bonté de Dieu aux choses créées ; maie il dégrade cette idée par le relent panthéiste qu’il y ajoute en représentant la diffusion de la bonté de Dieu comme une émanation naturelle de son Être. Or le Concile duVatican s’exprime avec clarté et précision à ce sujet : « Ce seul vrai Dieu,par sa bonté et sa vertu toute‑puissante, non pas pour augmenter son bonheur, ni pour acquérir sa perfection,mais pour la manifester par les biens qu’il distribue aux créatures, et de sa volonté pleinement libre, a créé de rien, dès le commencement du temps, l’une et l’autre créature, la spirituelle et la corporelle » (S. 3, c. 1 : Denz., 1783).

Dans un contexte semblable, S. Thomas attire notre attention sur ladifférence qu’il y a, non seulement entre la bonté essentielle de Dieu et la bonté communiquée aux hommes, mais encore entre l’amour de Dieu qui repose sur cette bonté et notre amour. Comme l’amour est la volonté du bien (amor est velle bonum) et que Dieu ne peut obtenir de nous aucun bien pour lui par ce qu’il possède tout, sa bonté et son amour pour les créatures n’ont pas leurfondement dans les perfections des créatures, comme c’est le cas pour notre amour humain et nos inclinations humaines ; au contraire, c’est sa bonté quifonde ces perfections ; elle les précède au lieu d’en découler : « Dieu veut quelque bien à tout ce qui existe, et comme aimer n’est rien autre chose que de vouloir du bien à quelqu’un, il est évident que Dieu aime tout ce qui existe,mais il l’aime d’une autre manière que nous. Car notre volonté n’est pas cause de ce qu’il y a de bon dans les êtres, mais elle est seulement mue par cette bonté comme par son objet. L’amour qui nous fait vouloir du bien à quelqu’un n’est pas cause de la bonté de cette personne ; c’est au contraire la bonté réelle ou supposée du sujet que nous aimons qui provoque notre amour et qui nous porte à lui conserver le bien qu’il a, et à y ajouter celui qu’il n’a pas ou du moins à travailler a le faire.Mais l’amour de Dieu infuse et crée la bonté dans les êtres qui existent » (S. th., 1, 20, 2). Dans ce sens S. Thomas dit avec S. Augustin : « Sa bonté enferme toutes les bontés.Il est ainsi le bien de tout bien » (C. Gent., 1, 40). A ce sujet, il se réfère avec raison à la Bible : « Tous les biens me sont venus avec elle » (Sag., 7, 11). « Je ferai passer devant toi toute ma bonté » (Ex., 33, 19).

Objections. Lemonisme fait des objections précisément contre cette bonté et cette bienveillance de Dieu, du point de vue de l’expérience naturelle. On affirme qu’on peut trouver dans la nature de nombreuses traces de l’intelligence, de la sagesse et de la toute‑puissance de Dieu, mais que nulle part on ne trouve de trace de cette bonté et de cette bienveillance qu’exalte le Concile du Vatican. Or ce jugement respire, si l’on peut dire, l’air pessimiste d’un cabinet d’étude plutôt qu’il ne s’inspire d’une considération large et libre de la nature. Assurément il y a bien des souffrances dans le monde, il est inutile d’y insister ici ; mais ce serait une exagération monstrueuse dene voirque les souffrances sans voir la joie et il faudrait n’avoir ni sens ni cœur pour méconnaître dans la nature, dans le monde animal et dans l’humanité, les mille traits d’amour et d’inclination portés souvent jusqu’aux formes et aux expressions les plus étonnantes, les plus admirables. Rappelons seulement le soin et le dévouement de chaque bête pour ses petits ; Jésus fait même, de l’amour naturel de la poule pour ses poussins, le symbole de son amour surnaturel de Sauveur pour Israël (Math., 23, 37). Qu’on songe ensuite à l’amour purement naturel des fiancés et des amis, à l’amour des époux, à l’amour du prochain, inné, jusqu’à un certain point, au cœur de l’homme, et surtout à l’amour maternel, cet amour aux mille formes et qui s’élève parfois jusqu’au sacrifice complet. Que de forces de charité fait naître la guerre elle‑même, qui pourtant, dans sa forme extérieure, est de nature à favoriser le pessimisme ! Nous pouvons aussi évoquer ici l’océan d’amour qui vivifie et remplit le domaine de lasurnature, rappeler les œuvres de charité surnaturelle, car l’amour surnaturel lui aussi pousse ses racines dans le sol de notre être créé : « La grâce suppose la nature ».

Lepessimisme exagère tellement le mal qu’il laisse à peine subsister quelque bien ou tout au moins n’en admet qu’un minimum. Il est aveugle en face du bien relatif (Schopenhauer, Hartmann). Assurément il ne faut pas concevoir le monde d’une manière panthéiste, comme la manifestation de l’Absolu lui‑même, car alors il ne pourrait y avoir aucune espèce de mal dans le monde. Mais le monde est justement l’effet fini de la libre bonté de Dieu qui lui a distribué des dons dans la mesure qui lui a plu. Aucune créature n’a un droit absolu à l’existence par rapport à Dieu. C’est pourquoi il peut subordonner la vie d’un animal à celle d’un autre, sans manquer à sa bonté.  ‑ Quant à la réalisation d’un mondeabsolument bon, ce serait une contradiction en soi, et par conséquent une impossibilité pour la sagesse et la toute‑puissance de Dieu, car ce monde serait un Dieu créé.

Conclusion pratique. Si Dieu, comme on la montré plus haut, nous a déjà infusé sa bonté par la Création, nous ne devons pas cependant, dans le christianisme, agir en vertu de cette bonté naturelle seulement, mais nous efforcer d’ atteindre la bonté libre et spirituelle des enfants de Dieu et en faire la règle fondamentale de notre activité morale. Cette bonté élevée au‑dessus des inclinations naturelles est plus difficile, demande plus de sacrifices et est plus méritoire. Cette bonté suprême nous a été conquise par Jésus dans sa prière au jardin des Oliviers et sur la Croix.

THÈSE. Dieu est d’une infinie miséricorde.   De foi.

Explication. Cette thèse n’est pas définie, mais c’est la doctrine claire de l’Écriture, de la Tradition et de l’Église. Il faut dire encore ici que la miséricorde n’est pas une émotion, mais une action de la volonté divine. La miséricorde de l’homme supprime la justice dans la mesure où elle renonce à une sanction légitime ; mais en Dieu, la miséricorde et la justice doivent se confondre dans une unité supérieure et toutes deux doivent se trouver chez lui d’une manièreéminente car la Révélation nous annonce l’une et l’autre.

Preuve. On voit apparaître au premier plan la miséricorde envers les misèresmorales. Ex. : Adam, Caïn, Israël. Moïse et les Prophètes doivent sans cesse annoncer de nouveau au peuple, la miséricorde de Dieu. Il est vrai que cette miséricorde n’est pas sans condition, mais suppose la conversion. Dans les psaumes, Israël célèbre son Dieu « parce que sa miséricorde est éternelle » (Ps. 135 ; cf. ps. 102, 105, 117).

LeChrist est, en tant que « Sauveur des pécheurs », le représentant de la divine miséricorde. Cette miséricorde se manifeste pratiquement dans le pardon que Jésus accorde et théoriquement dans les magnifiques paraboles de l’Enfant prodigue, de la drachme perdue, du bon pasteur (Luc. 15, 1 sq. ; Jean, 10, 1 sq.) ainsi que dans ses enseignements (Math., 12, 7 ; Luc, 6, 36, etc.).S. Paul, conformément à son expérience et à sa doctrine de la Rédemption, donne à Dieu ce nom sublime : « Le Père de notre Seigneur Jésus Christ, le Père plein de tendresse, le Dieu de qui vient tout réconfort » (2 Cor., 1, 3).S. Pierre écrit de même : « Béni soit Dieu, le Père de notre Seigneur Jésus Christ : dans sa grande miséricorde, il nous a fait renaître pour une vivante espérance grâce à la résurrection de Jésus Christ d’entre les morts » (1 Pier., 1, 3). « Mais Dieu est riche en miséricorde ; à cause du grand amour dont il nous a aimés, nous qui étions des morts par suite de nos fautes, il nous a donné la vie avec le Christ », etc. (Eph., 2, 4). Commeexemples de la miséricorde, citons la Samaritaine (Jean, 4), Marie‑Madeleine (Luc, 7, 37 sq.), Zachée (Luc, 19, 2 sq.), le bon larron (Luc, 23, 42 sq.), etc.

La miséricorde et la justice. Ce serait une erreur néfaste de dire, avec l’École de Ritschl et de Harnack, que le Christ nous a révélé un « Dieu qui n’est qu’aimant et bon » (Cf. p. 119). Il y a toujours eu desinterprétations fausses de cet attribut divin. C’était déjà le cas chez les Alexandrins et notamment chez Origène qui ne voulait admettre de la part de Dieu qu’une peine médicinale et, par suite, prétendait qu’il y aurait une rédemption universelle et un relèvement général des créatures tombées. MaisS. Jean Chrysostome affirme avec insistance la bonté de Dieu tout en reconnaissant les peines éternelles. « Dieu est‑il l’ami des hommes ? Oui, mais il est aussi un juste juge. Pardonne‑t‑il les péchés ? Oui, mais il rend aussi à chacun selon ses œuvres. Oublie‑t‑il l’injustice ? Oui, mais il la punit aussi. N’y a‑t‑il là aucune contradiction ? Il n’y en a pas, si nous séparons ces faits d’après le temps. Il efface les fautes ici‑bas par le Baptême et la Pénitence ; mais il punit les forfaits dans l’autre monde par le feu et les tourments » (Hom. in Epist. ad Eph., 4, 10). C’est ainsi que parlent presque tous les Pères grecs sur le problème de l’union de la miséricorde et de la justice ; ils affirment que la peine infligée au pécheur impénitent ne peut être qu’une correction et que, en raison de la méchanceté humaine, la bonté, qui se trouve aussi dans le châtiment et tend à améliorer, à sauver, ne réalise pas son effet.

Au temps deS. Augustin, il fallut combattre des opinions fausses répandues à l’intérieur de l’Église et dont les partisans s’intitulaient les « miséricordieux ». Ils contestaient, en s’appuyant sur la divine miséricorde, l’éternité des peines de l’enfer et admettaient la béatitude générale pour tous les hommes, tout au moins pour tous les baptisés. Ils se référaient pour cela à des textes de l’Écriture, par exemple au ps. 76, 9 sq. : « Sa bonté est‑elle épuisée pour jamais ? Ou bien Dieu oublie‑t‑il d’avoir pitié ? A‑t‑il dans sa colère retiré sa miséricorde ? » ou Rom., 11, 32 : « Car Dieu a renfermé tous les hommes dans l’incrédulité, et il a permis qu’ils soient touts tombés, afin de pouvoir exercer sa miséricorde envers tous ». Par contre, S. Augustin cite les textes qui démontrent la divine justice et d’après lesquels les pécheursimpénitents sont menacés de châtiments éternels. Il rejette l’apocatastase avec cette remarque pertinente : « non pas que nous portions envie au démon et aux esprits mauvais... Mais nous ne devons pas avoir la présomption de rien ajouter à lasentence définitive du Juge suprême et très‑véridique » (Ad Oros., 5 : M. 42, 672) (Cf. Eschatologie, § 212).

L’essence de la divine miséricorde ne doit pas être conçue comme une faiblesse ou comme une souffrance causée par le malheur d’autrui : il faut, au contraire, l’interpréter dans le sens de l’« acte pur ». L’élémentformel dans la miséricorde divine est la volonté de relever la misère d’autrui : l’impression sensible qui se produit alors chez l’homme est un élément purementmatériel et n’existe pas chez Dieu.S. Thomas dit que « la miséricorde convient à Dieu au plus haut degré ; elle ne lui convient cependant pas au sens d’émotion sensible, mais en tant qu’action (secundumeffectum, non secundum passionisaffectum)... S’affliger sur la misère d’autrui ne convient pas à Dieu ; maisagir pour que cette misère disparaisse lui convient au plus haut degré. Et nous comprenons ici sous le nom de misère toute déficience. Mais une déficience (defectus) n’est supprimée que par l’accomplissement d’une certaine bonté. Or Dieu est la racine de toute bonté, donc... » Il montre ensuite comment Dieu manifeste danstoutes ses œuvres sa miséricorde et sa justice. La miséricorde de Dieu complète sa justice dans la mesure où elle triomphe de ses exigences (Jacq., 2, 13 ; S. th., 1, 21, 3 sq.).

La miséricorde de Dieu envers les animaux est célébrée à diverses reprises dans l’Écriture. « La terre est remplie de son amour » (Ps. 32, 5). « Le Seigneur est bon envers tous et les témoignages de sa miséricorde s’étendent à toutes ses œuvres… Les yeux de tous espèrent en toi Seigneur et tu leur donnes la nourriture en temps opportun » (Ps. 144, 9 et 15 ; cf. 103, 24‑30 ; 146, 9. Luc, 12, 24). Dieu ordonne aussi aux hommes d’avoir pitié des animaux (Deut., 25, 4 ; Eccli., 7, 24 ; Prov., 12, 10). Mais il a donné aux hommes la chair des animaux pour nourriture (Gen., 9, 2‑5) et s’il est cruel de torturer les animaux, il est permis de les tuer.

Conclusion pratique. Comme l’amour, lamiséricorde, sa fille, est un des attributs que Dieu veutcommuniquer de préférence à ses créatures raisonnables. Il le fait dans une double intention, afin qu’en tant que pécheurs nousvivions continuellement de la miséricorde et par la miséricorde, mais aussi afin que nous l’exercions envers nos semblables. Ces deux intentions sont étroitement unies et Jésus le rappelle avec insistance et le répète maintes fois. Dans lePater, il nous enseigne à invoquer la miséricorde du Père céleste ; mais il nous impose en même temps la promesse de notre propre miséricorde : « Pardonnez‑nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés » (Math., 6, 12). Si nous nous soustrayons à l’obligation de faire miséricorde, nous n’avons pas de miséricorde à attendre. « Méchant serviteur, je t’ai remis toute ta dette, parce que tu m’en as prié ; ne devais‑tu pas toi aussi avoir pitié de ton compagnon comme j’ai eu pitié de toi ? » (Math., 18, 33). Pendant des siècles, dans l’ancienne Église, on a beaucoup insisté sur lacinquième demande duPater, demande régulative de la rémission des péchés ; c’est une perte pour notre vie religieuse qu’on ne le comprenne plus aussi bien (Cf. le sacrement de Pénitence, § 196). S. Jacques écrit : « Le jugement est sans miséricorde pour celui qui n’a pas de miséricorde, mais la miséricorde triomphe du jugement » (2, 13). Il est question ici des œuvres de miséricorde. Peut‑être n’était‑on pas alors aussi impitoyable que dans notre siècle. Le mammonisme moderne est le fils légitime du manque de miséricorde et de la dureté de cœur.

L’amour, essence du christianisme. C’est une phrase souvent entendue, mais aussi souvent mal comprise, que l’amour est la véritable essence du christianisme tel que Jésus l’a annoncé au monde. L’abus du mot, dans la mesure où il sert la théologie adogmatique contre la foi, ou comme on dit, contre la « rigide » orthodoxie, ne doit pas nous empêcher de lui donner toute sa valeur, d’une manière juste et universelle, et d’y voir la perfection dernière et suprême qui nous permettra de ressembler à Dieu, notre souverain modèle. L’Ancien Testament, avec son point de vue particulariste, n’a pu parvenir à des relations chaleureuses entre les hommes. Mais le représentant de l’amour divin (Jean, 3, 16 ; 1 Jean, 4, 9 : Voici comment l’amour de Dieu s’est manifesté parmi nous : Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde pour que nous vivions par lui), leChrist, a proclamé, de la manière la plus expresse et la moins douteuse, que l’essence de sa religion est l’amour. A ce sujet, il importe de remarquer, ce qui, en connexion avec les déclarations antérieures, est particulièrement important, que le Christ ne présente pas le commandement de l’amour comme une simple expression de la volonté divine, comme par ex. « Tu ne tueras pas, tu ne commettras pas d’adultère, tu ne voleras pas », mais comme une effusion de l’Être divin lui‑même, si bien que les hommes qui sont ses enfants deviendront semblables à Dieu leur Père, précisément par l’accomplissement du commandement de l’amour.

Plus tard, une partie de laScolastique devait assimiler objectivement l’amour et la grâce qui fait du justifié un enfant de Dieu. En cela elle se laissait guider par une pensée nettement biblique, qui plus est, par la pensée fondamentale du Nouveau Testament. Citons maintenant brièvement quelques preuves de cette double pensée : l’amour est le commandement principal du christianisme et c’est précisément par l’accomplissement de ce commandement que, dans l’imitation de l’Être divin ou, comme le dit la doctrine de la grâce, dans la participation de la nature divine, nous sommes appelés et nous sommes « enfants de Dieu ».

LeChrist donne lecommandement de l’amour : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force. C’est là lepremier commandement. Et un second commandement, qui lui est semblable, est : Tu aimeras le prochain comme toi‑même.Il n’y a pas de commandement plus grand que celui‑là (Marc, 12, 30 sq.). S. Mathieu ajoute encore : « De ces deux commandements dépendent la Loi et les prophètes » (Math., 22, 40). S. Jean : « C’est làmon commandement (c.à‑d. le commandement spécifiquement chrétien) que vous vous aimiez les uns les autres, comme je vous ai aimés. Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis » (Jean, 15, 12 sq.). « Je vous donne un commandement nouveau : que vous vous aimiez les uns les autres, que, comme je vous ai aimés, vous vous aimiez aussi les uns les autres. C’est àcela que l’on reconnaîtra que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres » (Jean, 13, 34 sq.). Notons que Jésus veut aussi qu’on renferme lesennemis dans l’amour du prochain : « Aimez vos ennemis » (Luc, 6, 27, etc.). Dans l’amour, nous manifestons que la nature de Dieu nous remplit, que nous portons, comme enfants de Dieu, les traits de son essence : « Aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien espérer en retour, et votre récompense sera grande et vous serez les fils du Très Haut qui lui aussi est bon pour les ingrats et les méchants. Soyez donc miséricordieux comme votre Père dans le ciel est miséricordieux » (Luc, 6, 35 sq. ; cf. Math., 5, 44 sq.). Il serait facile aussi d’établir que la conception desApôtres est la même. L’Apôtre de l’amour,S. Jean, suffira à l’attester brièvement : « Celui quin’aime pas n’a pasconnu Dieu, car Dieu est amour (1 Jean, 4, 8).  « Celui qui n’aime pas demeure dans la mort » (1 Jean, 3, 14). « Celui qui dit qu’il est dans la lumière (de la vraie foi) et hait son frère, celui‑là est encore dans les ténèbres » (1 Jean, 2, 9) (PourS. Paul, cf. 1 Cor., 13, 1 sq.).

L’essence de l’amour consiste dans la libre bonté avec laquelle quelqu’un va le premier vers un autre. « L’amour consiste en ceci : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais lui qui nous a aimés le premier et a envoyé son Fils, comme victime de propitiation pour nos péchés. Bien‑aimés, si Dieu nous a aimésainsi, nous devons aussi nous aimer les uns les autres » (1 Jean, 4, 10 sq.). « Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous etson amour est parfait en nous » (1 Jean, 4, 12), c.à‑d. l’amour de Dieu prend en nous une nouvelle forme, une forme créée et humaine. Dans l’amour réside l’assurance contre lejugement : « La perfection de l’amour en nous, c’est que nous ayons une confiance assurée au jour du jugement, car tel est (Jésus‑Christ) (c.à‑d. amour), tels nous sommes aussi dans ce monde » (1 Jean, 4, 17). « Si quelqu’un dit : j’aime Dieu et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur ; comment celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, peut‑il aimer Dieu qu’il ne voit pas ? Et nous avons reçu de Dieu ce commandement : que celui qui aime Dieu aime aussi son frère » (1 Jean, 4, 20 sq.). Nous devons donc aimer Dieu dans nos frères. Mais l’inverse aussi est vrai : Nous devons aimer nos frères en Dieu, c.à‑d. les aimer parce qu’ils sont les enfants de Dieu : « Quiconquecroit que Jésus est le Christ, est né de Dieu et quiconqueaime celui qui l’a engendré, aime aussi celui qui est né de lui. Nous connaissons à cette marque que nous aimons lesenfants de Dieu, si nous aimons Dieu et si nous observons ses commandements. Car c’est aimer Dieu que de garder ses commandements » (1 Jean, 5, 1 sq.).

Relations entre l’amour et la vérité. On se rend compte immédiatement qu’il s’agit là d’un problème beaucoup moins difficile que celui de la coordination entre l’amour et la justice. En effet, si la justice et l’amour entrent en concurrence de telle sorte que l’un menace de supprimer l’autre, il n’y a pas de tension de ce genre dans l’union de la vérité et de l’amour. Un regard sur laTrinité nous l’enseigne immédiatement. De Dieu procèdent à la fois la Vérité personnelle dans le Logos et l’Amour personnel dans le Saint‑Esprit. Et entre les deux subsiste la plus merveilleuse unité. C’est là l’idéal vers lequel il faut tout au moins tendre, bien que dans la réalité nous devions toujours en rester très loin. Les deux phrases : « Dieu est amour » et « Dieu est vérité » se trouvent chez le même disciple de Jésus, dictées par le même Esprit.

Conclusion pratique. Dans leur origine première, Dieu, comme dans leur essence, il n’y a pas de conflit entre la vérité et l’amour. La vérité est inséparable de l’amour et l’amour est inséparable de la vérité ettous deux sont inséparables de Dieu. Quand ils apparaissentséparés, quand l’amour est mêlé de dédain ou de mépris pour la vérité (indifférentisme), ou bien inversement, quand la vérité est mêlée d’offenses et d’injures (fanatisme), ces deux enfants de Dieu ne portent plus les traits brillants de leur sublime origine.S. François de Sales, qui a travaillé avec tant de succès pour le triomphe de la vérité, écrit : « La vérité qui n’est pas charitable procède d’une charité qui n’est pas véritable ». L’auteur, à qui nous empruntons cette citation, remarque à ce sujet : « Il n’est pas rare que tout en reconnaissant l’autoritédu principe, on n’en tienne que fort peu de compte dans la pratique » (Lesêtre, « Vérité et charité », Revue du Clergé français, avril 1912, 22). Rien n’est plus contradictoire que de voir un serviteur de la religion de l’amour, montrer de l’inimitié et de la méchanceté, de la rancune et de la haine, contre ses semblables. Par contre, rien n’est plus divin que la charité.

§ 43. La véracité de la volonté divine

A consulter :Kleutgen, De ipso Deo, 397 sq.Suarez, De fide disp., 3, s. 5.Lugo, De fide disp., 4.Diekamp, 1, 208.Minges, 1, 105.

THÈSE. Dieu est infiniment vrai et fidèle.    De foi.

Explication. La véracité et la fidélité sont deux aspects du même attribut. Dieu est vrai dans sesparoles (révélations), il est vrai dans sesactions. Parce qu’il l’est, il mérite uneconfiance absolue. Ces deux attributs sont déjà contenus dans la connaissance et dans la sainteté parfaites. Dieu est omniscient, et par conséquent ne peut pas se tromperlui‑même. Il est saint, et par conséquent il ne peut pasnous tromper. Il ne peut pas manquer à sa parole, comme il ne peut pas être empêché de l’accomplir. Dieu est l’absolue vérité, « in essendo, in cognoscendo, in dicendo » (Cf. p. 184). Pour la vie chrétienne, les deux attributs ont une importance fondamentale. Sur la véracité de Dieu repose notrefoi ; sur sa fidélité se fonde notreespérance (Cf. p. 73 sq).

Preuve. La raisondernière de la véracité de Dieu est son essence. Dans la mesure où une chose a de l’être, elle est une vérité. Dieu est l’Être absolu, il est donc en soi la Vérité absolue (prima veritas in essendo). L’Écriture indique cette idée ontologique (Jér., 10, 10 ; Jean, 17, 3). Mais on voit apparaître avec plus de précision la véracité (prima veritas in cognoscendo et dicendo) et la fidélité. C’est la condition préalable pour l’idée de Révélation, comme pour celle d’alliance. « Toutes tes œuvres sont vérité et tous tes jugements sont vrais » (Dan., 3, 27 ; 4, 34). « Il dit ce qui est juste, il annonce la vérité » (Is., 45, 19). Tout passe, « mais la parole du Seigneur subsistera à jamais » (Is., 40, 8). « Jahvé est un rocher éternel » (Is., 26, 4 ; Num., 23, 19).

Le Nouveau Testament est une preuve de la véracité et de la fidélité de Dieu, car il est l’accomplissement de l’Ancien. Cette idée ressort surtout dans l’histoire de l’enfance de Jésus, qui est « celui qui a été promis » par le Père. C’est ce qu’on voit dans l’Annonciation de l’ange (Luc, 1, 32), dans la Visitation de Marie (Luc, 1, 45, 50, 54 sq.), dans le « Benedictus » (Luc, 1, 68‑79), dans le cantique de Siméon (Luc, 2, 29‑32).

Jésus est, d’après l’évangile de S. Jean, le représentant de la vérité divine. Dieu est son dernier et principaltémoin (Jean, 3, 33 ; 5, 19 sq. ; 5, 30‑47 ; 18, 37, etc.). Dieu est la source de la vérité et de la vie ; le diable est le père du mensonge (Jean, 8). Le Christ parle de lui‑même comme du héraut de la vérité divine : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas » (Luc, 21, 33). « Tout s’accomplira jusqu’au dernier iota et au dernier petit trait » (Math., 5, 17 sq.). Il encourage ses disciples à s’abandonner dans leurs prières à la véracité et à la fidélité de Dieu. Ainsi, dans la parabole de l’ami importun (Luc, 11, 5‑13) et de la veuve opprimée (Luc, 18, 1‑8). Lui‑même nous donne le plus bel exemple de la confiance en son Père (Jean, 11, 41 sq.).

LesApôtres appuient sur le dogme de la véracité et de la fidélité de Dieu, leur preuve par les prophéties. Ils disent souvent que tout ce qui avait été prédit devait s’accomplir et c’est là une pensée que le Christ a souvent exprimée lui‑même (Math., 11, 3‑5 ; Luc, 24, 27 ; Jean, 5, 39, etc.).S. Paul examine le problème de la fidélité divine dans l’Épître aux Romains, problème qui avait été soulevé par ce fait que les Juifs, bien qu’appelés, n’étaient pas entrés dans le royaume de Dieu (Rom., 9‑11). Sa conclusion est : « Dieu est véridique et tout homme menteur » (Rom., 3, 4) ; c’est d’après cette maxime que se résout aussi l’énigme de la réprobation des Juifs. Cependant un « reste » doit être sauvé. L’endurcissement des Juifs ne rendra pas vaines les promesses de Dieu : « Ce n’est pas que la parole de Dieu ait failli » (Rom., 9, 6 ; cf. 3, 3). « Il ne peut se rejeter lui‑même » (2 Tim., 2, 13), cela est contraire à sonessence. « Il est impossible que Dieu ait menti » (Hébr., 6, 18). Comme le Christ, S. Paul encourage les fidèles à s’abandonner à Dieu dans les tentations et les combats de la vie (1 Cor., 1, 8) : il ne nous éprouve pas au‑dessus de nos forces (1 Cor., 10, 13) ; il nous a promis la vie et il ne ment pas (Tit., 1, 2). Il nous pardonnera dans la fidélité et la justice tous nos péchés (1 Jean, 1, 9 sq.).

Les Pères. La preuve par lesprophéties joue chez eux un grand rôle. Ce qui donna lieu à un examen théorique de cet attribut, ce fut l’erreur despriscillianistes, en Espagne. Ils prétendaient que le mensonge et le reniement de la foi étaient permis, quand on pouvait en attendre des avantages. Ils se référaient à l’exemple des Patriarches des Prophètes, des Apôtres, du Christ et de Dieu lui‑même.S. Augustin proteste contre ces erreurs dans un livre :Contre le mensonge à Consentius. Il le fait d’autant plus volontiers que, dans un ouvrage antérieur (De mendacio), il s’était exprimé avec moins de clarté. Dans une lettre à S. Jérôme, il défend l’inerrance absolue de la Révélation divine contenue dans l’Écriture et blâme S. Jérôme d’avoir interprété Gal., 2, 14, comme une fausseté objective (Ep. 28).

Dans labasse Scolastique, se produisirent les erreurs des théologiens nominalistes comme Gabriel Biel, Pierre d’Ailly, etc. Interprétant mal des expressions difficiles de l’Écriture, ils en arrivèrent à une opinion qui n’est pas sans danger bien qu’elle soit formulée d’une manière purement spéculative et hypothétique. Ils prétendaient que la tromperie n’était pas opposée à l’Être de Dieu et que, dans un autre ordre du monde (potentia absoluta), elle lui serait permise, bien que, dans l’ordre du monde actuel, on n’ait pas le droit de l’affirmer (Cf. p. 176). Même à l’époque postérieure,Eusèbe Amort (+1775) peut raconter (De fide disp. 2) « quod a theologis, præsertim neotericis agitatur quæstio erubescenda atque impia an Deus possit utirestrictione mentali, facere miracula in confirmationem falsi ? vel saltem infundere errorem speculativum ? » était assurément un égarement de la spéculation, qui ne peut trouver une apparence de justification que dans la mauvaise exégèse de passages obscurs de la Bible.

Conclusion pratique. Peut‑être sommes‑nous autorisés à demander unereligion et une piété plus théocentriques. Quand S. Thomas dit : « Dans la science sacrée, on envisage tout par rapport à Dieu » (S. Th., 1, q. 1 , a. 7), cela ne concerne pas seulement la théologie, mais encore la pratique. La piété de l’Écriture et des Pères est entièrement et absolument conforme à cette norme. Plus tard, beaucoup d’autres éléments sont entrés dans la pratique qui ne doivent avoir qu’une importance secondaire. Que ne pouvons‑nous pas apprendre, dans les psaumes, par rapport à la piété théocentrique ! Comme l’âme est placée immédiatement devant la sainteté de Dieu et portée à s’occuper directement de lui et de ses adorables attributs ! Assez souvent, le chrétien qui récite les psaumes se plonge entièrement dans un seul attribut divin.S. Augustin aiderait considérablement nos méditations avec les pensées si tendres et si profondes de sonCommentaire sur les psaumes ou tout au moins avec celles desConfessions. Alors la parole du Seigneur : « Voici que le règne de Dieu est au milieu de vous » (Luc, 17, 21) recouvrerait son importance si nécessaire et si essentiellement chrétienne. On parle aujourd’hui, en dépit du malheur des temps, d’un retour à la religion intérieure. Nous autres catholiques, nous ne perdrions certainement rien, à quitter énergiquement la périphérie pour rentrer au point central. Toute extériorité, tout exercice, ne peuvent, en définitive, être que desmoyens, mais non constituer lebut dernier. Le royaume de Dieu ne se réalise qu’au‑dedans de nous. Dieu n’a pas besoin de nos biens (Ps. 15, 2), mais il exige expressément notre cœur et toute la force de notre esprit. Notre piété doit redevenir, comme chez S. Paul et les vrais mystiques, une union immédiate et personnelle avec Dieu. Dieu et le Christ en moi, et moi en Dieu et le Christ. Le juste vit de Dieu ; dans le combat de la vie, il se sent continuellement disputé intérieurement entre Dieu et le monde ; mais il fait en sorte que sa vie religieuse ne s’écarte jamais de Dieu. Ainsi se produit le véritable équilibre entre la religion d’ici‑bas et celle de l’autre monde. Le Christ enleva à ses Apôtres sa présence extérieure pour que le Saint‑Esprit puisse faire son entrée intérieure en eux (Jean, 16, 7).

DEUXIEME PARTIE : La Trinité

Vue sommaire. La doctrine de la Trinité complète celle de Dieu unique. Dieu est véritablementUn dans son essence ; il est aussi véritablementTrois dans lesPersonnes. L’exposé de la première vérité doit toujours tenir compte de la seconde et vice‑versa. Pas plus qu’on ne sépare la nature de la Personne, on ne doit séparer la doctrine de la nature et celle de la Personne. La Trinité et l’unité sont les deux aspects du même dogme dont Dieu est l’objet.

Importance. Le dogme de la Trinité contient la somme de toutes les vérités de la foi chrétienne (S. Grég. de Naz. : τὸ ϰεφάλαιον τῆς πίστεως), c’est pourquoi il est à la base de tous les symboles chrétiens. Toutes les autres vérités se groupent autour de ce noyau central : la Création, la Rédemption, la sanctification sont des révélations de l’essence de Dieu, mais aussi desPersonnes.

C’est pourquoi aussi l’utilité religieuse et la valeur morale de cette vérité sont considérables. Nulle part, ditS. Augustin, on ne trouve des fruits plus abondants pour l’intelligence et la volonté que dans l’étude de ce dogme : « De tous nos mystères, il n’en est pas où l’erreur soit plus aisée et plus dangereuse, ni où le travail soit plus difficile. Mais aussi, plus que tout autre, il est fécond en fruits de salut » (De Trin. Livre 1, c 3). Sa lumière se reflète sur toutes les autres vérités. Grâce à ce dogme, nous pouvons dès ici‑bas jeter un regard lointain sur l’essence et la vie intime de Dieu et pressentir le bonheur dont Dieu jouit et fait jouir ceux qui lui sont unis dans la vie. Il est vrai qu’il nous manifeste aussi, plus qu’aucun autre, la grandeur de Dieu dont le mystère nous écrase. En tant que révélation de l’essence, de la vie, de la grandeur de Dieu, la Trinité est l’objet le plus éminent de notre vénération, de notre adoration. C’est pourquoi il en est sans cesse fait mention dans tous les actes cultuels de l’Église. Dans la liturgie on entend continuellement retentir les chants et les prières en l’honneur des trois noms saints. Dans la prière d’action de grâces de lamesse (préface), le peuple répète le triple « Sanctus » d’Isaie (6, 3) : « Saint ! Saint ! Saint, le Seigneur de l’univers ! Toute la terre est remplie de sa gloire » (Trishagion). LeBaptême se confère au nom des trois divines Personnes. Les prièresconsécratoires dans l’ordination de l’évêque, du prêtre, du diacre ont une conclusion trinitaire. Lamaison de Dieu elle‑même doit être un symbole de la Trinité ; elle doit avoir trois portes.

Étymologiquement le mot « trinité » est la traduction du mot grec τριάς et désigne d’abord un nombre ternaire. S. Isidore de Séville songea à « triunitas » parce que « totum unum ex quibusdam tribus constat ». Pierre Lombard songea à « trium unitas ». Les mots τριάς et « trinitas » se trouvent déjà chez Théophile et Tertullien. Le disciple de Tertullien,Novatien, écrivit « De Trinitate » : M. 3, 911‑982.

PREMIÈRE SECTION : La Trinité dans l’enseignement de l’Église

CHAPITRE 1 : Le dogme trinitaire en soi

A consulter :S. Thomas, S. th., 1, 27‑43 ; C. Gent., 4, 1‑26.S. Bonaventure, Breviloquium ed. da Vicenza (1881), 1, 1‑6.Ruiz, De Trinitate (Lyon, 1625).Salmanticenses, Curs. th., 3.Franzelin, De Deo trino (1883).Janssens, De Deo trino (1900).Stentrup, De SS. Trinitatis mysterio (1898).Kleutgen, Inst. theol., 427 sq.Paquet, 1, 329 sq.Petau, Dogmata theologica, 2, 3 : De Trinitate (Paris, 1865).Thomassin,Tournely, Pralectiones dogm. : De myst. SS. Trin.Diekamp, 1, 106.J. van der Mersch, De Deo uno et trino (2ème éd., 1928).A. d’Alès, Prima lineamenta, de Deo trino (1934).Régnon, Etudes de théologie positive sur la S. Trinité, 3 vol. (1892 sq.).Lebreton, Les origines du dogme de la Trinité, 1 (1910) ; Histoire du dogme de la Trinité, 2 vol. (1927‑1928).S. Augustin, De Trinitate libri, 15.Bardy, Didyme l’Aveugle (1910).Hugon, Le mystère de la T. S. Trinité (1912).Catoire, Philosophie byzantine et phil. scol. ; Échos d’Or (1909), 193 sq. (opposé à Régnon).

§ 44. Le contenu du dogme

THÈSE Dans l’unique Être divin, il y a trois Personnes, et ces trois Personnes sont le Dieu unique.    De foi.

Explication. Le dogme de la Trinité fut expriméformellement pour la première fois dans leSymboledeS. Athanase, à la fin des controverses trinitaires (vers 400) : « Voici la foi catholique : nous vénérons un Dieu dans la Trinité et la Trinité dans l’Unité » (Denz., 39 ; cf. 48‑51, 54, 78‑82, 85‑87, 213, 254, 275‑281, 343‑346, 389‑391, 420, 432, 462, 463, 703‑705, 1596, 1655, 1915).

Quand, auMoyen‑Age, la notion de Dieu fut obscurcie parRoscelin etGilbert de la Porrée, qui furentimmédiatement réfutés (Denz., 389 sq.) (cf. p. 130), et parJoachin de Flore (p. 202), le 4ème Concile de Latran exprima l’antique foi (Denz., 428, 431 sq.). LesConciles d’union durent, eux aussi, à l’encontre des Grecs qui s’écartaient de la doctrine commune sur le « Filioque », renouveler le décret du 4ème Concile de Latran. Le dogme trinitaire fut examiné d’une manière particulièrement détaillée au 11ème Concile de Tolède (Denz., 275‑281).

I.Unité dans la Trinité. C’est uneunité de l’essence, desattributs et de l’activité.

1.L’unité d’essence est l’unité fondamentale ; elle exige que nous nous gardions de nous représenter l’Être divin comme partagé ou multiplié, en raison de la Trinité de Personnes ; il nous faut plutôt le concevoir comme une uniténumérique absolue. Les trois Personnes sontun seul Dieu, non pas parce que chacune est d’égale essence divine (æqualis substantiæ), mais parce que les trois Personnes sont d’une seule et même essence (unius ejusdem substantiæ). Elles ne sont pas d’essence égale, mais d’essence unique. 11ème Concile de Tolède : « Nous n’affirmons pas trois substances comme nous affirmons trois personnes, maisune seule substance et trois personnes » (Denz., 278). 4ème concile de Latran : « Bien que le Père soitautre,autre le Fils,autre le Saint‑Esprit, il n’a cependant pas uneautre réalité, mais ce qu’est le Père, le Fils l’est et le Saint‑Esprit,absolument la même chose, en sorte que, conformément à la foi orthodoxe et catholique, nous croyons qu’ils sontconsubstantiels » (Denz., 432). Bien que chaque Personne soit véritablementDieu, toutes les trois cependant ne sont qu’un seul Dieu. Symbole d’Athanase : « Ainsi le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint‑Esprit est Dieu ; et cependant ils ne sont pas trois Dieux, mais un Dieu ». Decret. pro Jacob. : « Les trois personnes sont une substance, une essence, une divinité » (Denz., 703).

2.L’unité des attributs suit nécessairement l’unité d’essence, les attributs étant inséparables de l’essence. Si l’essence n’est pas multipliée par la Trinité de Personnes, lesperfections de l’essence ne le sont pas davantage.Symbole de saint Athanase : « Comme est le Père, tel est le Fils, tel le Saint Esprit : incréé est le Père, incréé le Fils, incréé le Saint Esprit ; immense est le Père, immense le Fils, immense le Saint Esprit ; et cependant, ils ne sont pas trois éternels, maisun éternel ; ninon plus trois incréés, ni trois immenses, maisun incréé et un immense », etc. De même Tolède 11.

3.L’unité d’activité à l’extérieur résulte de l’unité d’essence. Car là où se trouveun seul principe (pr.quo) d’activité il ne peut y avoir aussi qu’une seule action. Ainsi donc, même à l’extérieur, l’Être divin nous apparaît comme le seul Dieu et Seigneur. « (Ces trois personnes) sontinséparables en effet aussi bien en ce qu’ellessont qu’en ce qu’ellesfont » (Tolède 11 : Denz., 281). « Chacune des trois personnes est cette réalité, c’est‑à‑dire la substance, l’essence et la nature divine. Elle seule est leprincipe de toutes choses, en dehors duquel aucun autre principe ne peut être trouvé » (Latran 4).

II.La Trinité dans l’unité. Bien qu’on doive affirmer de Dieu une véritable unité, il est également vrai qu’on doive affirmer de lui la Trinité. Cette Trinité suppose une distinctionréelle en Dieu, car sans cette distinction, une Trinité ne peut pas sérieusement exister. Cette distinction se rapporte auxPersonnes, auxProcessions et à lamanière de posséder l’essence divine.

1.La Trinité des Personnes doit être entendue au senspositif etexclusif, et non, au sens modaliste, comme trois manières dont se manifeste le Dieu unique. « [L’Église] condamne Sabellius qui confond les personnes et ôte complètement ladistinction réelle entre elles » (Decr. pro Jacob. ; Denz., 705). Le Nouveau Testament enseigne une Trinité et ne connaît pas la dualité (Dyas) qu’on lui attribue. Il ne connaît pas non plus de quaternité comme si, à côté des Personnes, subsistait l’essencepar laquelle les Personnes seraient Dieu. « Il y a en Dieu seulementTrinité et non pasquaternité » (Latran 4 ; Denz., 432). « Nous ne confondons pas les personnes…autre est en effet la Personne du Père,autre celle du Fils,autre celle du Saint‑Esprit » (Symb. Athanase). « Nous distinguons en effet les personnes, mais nous ne divisons pas la divinité » (Tolède 11 ; Denz., 280).

2. Cette distinction réelle des Personnes équivaut à lamanière distincte dont est possédée l’essence unique par les trois Personnes, par suite de laprocession distincte d’une Personne de l’autre : la première Personne possède cette essence comme une essence non communiquée, sansprincipe, la seconde la reçoit, pargénération, de la première ; elle est communiquée à la troisième parspiration commune de la première et de la seconde. C’est pourquoi la première Personne s’appelle lePère, la seconde leFils et la troisième leSaint‑Esprit. Symb. Athan. : « Le Père n’a été faitpar personne et il n’est ni créé ni engendré ; le Fils n’est issu que du Père, il n’est ni fait, ni créé, maisengendré ; le Saint‑Esprit vient du Père et du Fils, il n’est ni fait, ni créé, ni engendré, mais ilprocède ». Latran 4 : « Le Père, enengendrant le Fils de toute éternité, lui a donné sa substance » (Denz., 432). « Le Saint‑Esprit est éternellement du Père et du Fils, il tient son essence et son être subsistant du Père et du Fils à la fois, et il procède éternellement de l’un et de l’autrecomme d’un seul principe et d’une spiration unique » (Florence ; Denz., 691). « Tout ce que le Père est ou a, il l’a non pas d’un autre, mais de soi et il estprincipe sans principe. Tout ce que le Fils est ou a, il l’a du Père, et il estprincipe issu d’un principe. Tout ce que le Saint‑Esprit est ou a, il l’a à la fois du Père et du Fils. Mais le Père et le Fils ne sont pas deux principes du Saint‑Esprit, maisun seul principe, de même que le Père, le Fils et le Saint‑Esprit ne sont pas trois principes de la créature, mais un seul principe » (Decret. pro Jacob. ; Denz., 704).

Il faut donc concevoir uneTrinité réelle et l’on n’a pas le droit de voir dans les dénominationsPère, Fils et Saint‑Esprit de simplesnoms ou desmodes de manifestation ou desétapes de la Révélation. Ce sont trois détenteurs, trois possesseurs réellement distincts de la divine essence. Cette unique essence divine subsiste en trois Personnes réellement distinctes. Chacune des trois Personnes possède l’unique substance divine, est cette divine substance même.

3. Ce par quoi les trois Personnes se distinguent l’une de l’autre ne doit pas être cherché dans l’essence, ne doit pas être cherché non plus, d’abord, dans laPersonne en elle‑même, étant donné que chacune des trois Personnes est également parfaite et éternelle, mais doit se trouver dans la manière différente de posséder l’essence et, plus précisément, dans lesrelations entre les Personnes, qui en résultent. La Personne reçoit uniquement sa personnalité par sa relation particulière avec les autres Personnes. C’est pourquoi ce ne sont pas des Personnesabsolues, subsistant par elles‑mêmes, mais des Personnes constituées parrelation dont l’être est uniquement fondé sur la relation avec les autres Personnes et qui sans cette relation ne subsisteraient pas (Denz., 278).

III.Unité et Trinité. Étant donné que les trois Personnes sontréellement distinctes, mais par l’Être ne le sont que virtuellement (§ 25), on doit dire d’elles non seulement qu’elles procèdent l’une de l’autre, mais encore qu’elles sont l’une dans l’autre. Même indépendamment de leur infinité, de leur immensité et de leur perfection absolue, on ne peut, en raison de leur unité d’essence, les concevoir que comme existant l’une dans l’autre,se compénétrant mutuellement (περιχωρεῖν, circumincedere).

« En raison de cette unité le Père est tout entier dans le Fils, tout entier dans le Saint‑Esprit, le Fils est tout entier dans le Père, tout entier dans le Saint‑Esprit, le Saint‑Esprit tout entier dans le Père, tout entier dans le Fils » (Decr. pro Jacob. ; Denz., 704).

On peut donc, en s’appuyant sur les formules ecclésiastiques, présenter le dogme, dans sa substance, de la façon suivante : L’Être divin numériquement un est si parfait et si infini que trois Personnes réellement distinctes le possèdent, à un titre distinct sans doute, mais dans une perfection entièrement égale. Le Père, le Fils et le Saint‑Esprit sont chacun véritablement Dieu et cependant un seul Dieu.

L’unité est si parfaite qu’elle n’est pas détruite par la Trinité et la Trinité est si réelle qu’elle n’est pas supprimée par l’unité. Si l’unité est élevée au‑dessus de tout nombre (§ 28), il faut en dire autant de la Trinité. « Cette sainte Trinité, qui est un seul vrai Dieu,n’est pas hors du nombre mais elle n’est pas enfermée dans le nombre. Dans les relations des personnes, lenombre apparaît ; dans la substance de la divinité, on ne peut saisir quelque chose qu’on puisse dénombrer. Il y a donc indication de nombreuniquement dans les rapports qu’elles ont entre elles, mais il n’y a pas pour elles de nombre, en tant qu’elles sont référées à elles‑mêmes » (Tolède 11 ; Denz., 279 sq.).

Tout ce qui va suivre sera l’explication détaillée de cet exposé sommaire du dogme. Bien entendu ce que nous exposons ici, comme dogme ecclésiastique, ne se trouve pas, dès le début, dans la conscience de l’Église avec une terminologie aussi claire et aussi précise. La doctrine de la Trinité, elle aussi, (non la Trinité elle‑même), a eu sonévolution, comme tous les dogmes. Lelangage de la Bible, au sujet du dogme de la Trinité, est différent de celui de la dogmatique postérieure. LeChrist,S. Paul etS. Jean parlèrent de la Trinité autrement que lesApologistes, le Concile deNicée, lesPères contemporains, le Symbole d’Athanase et laScolastique. Cela tient, pourrait‑on dire, à la révélation successive de la Trinité et à l’enseignement de la foi qui se rattacha d’abord à cette révélation successive. Le Père fut révélé lepremier, puis le Fils, puis le Saint‑Esprit. Celui qui suit atteste celui qui précède et est attesté à son tour par celui qui précède. Il en résulte une certainejuxtaposition dans l’ordre des Personnes qui se retrouve logiquement, dans la pensée comme dans l’expression du dogme trinitaire. Il faut ajouter que la divinité de chacune des personnes, sauf le Père, dut être défendue par l’Église et les Pères, selon une successionhistorique. De cela aussi résultèrent une certaine juxtaposition et une certaine séparation. Ce sont les Personnes qui sont d’abord placées au premier plan, selon qu’elles apparaissent successivement dans l’histoire de la Révélation, prennent part à l’œuvre de la Rédemption et sont jugées suivant leur action rédemptrice extérieure.

C’est là le point de vue de l’histoire de la Révélation dans la doctrine trinitaire. D’après ce point de vue, la seconde Personne est le Fils, en tant que le Père l’envoie sur la terre pour notre Rédemption (Jean, 3, 16) ; la troisième Personne est le Saint‑Esprit, en tant qu’elle doit, comme Esprit de Dieu, achever notre sanctification (S. Paul). En les présentant de ce point de vue, on ne méconnaît aucunement leur existence éternelle et leur nature divine (Jean, 1, 1‑14).

A côté de ce point de vue, il y en a un autre dans la doctrine de la Trinité, c’est le point de vuespéculatif qui part de l’essence divine. A ce point de vue, le premier se ramène d’une nécessité interne. On ne se demande plus quel est le rôle du Fils, du Père et de l’Esprit du Père et du Fils dans la révélation de la Rédemption – et c’est de cela surtout qu’il s’agit dans le premier point de vue, bien que S. Paul et S. Jean (Prologue) fassent aussi rentrer le Fils dans la révélation de la Création ‑ mais on se demande quel est leur état antérieur à toute histoire, dans leur existence éternelle par rapport au Père. Davantage encore, on se demandecomment le Père, le Fils et le Saint‑Esprit se sont comportés réciproquement et par rapport à l’essence divine, éternellement, longtemps avant toute révélation temporelle. C’est moins le point de vue pratique de la foi à la Rédemption, que le point de vue spéculatif de la foi en Dieu. Mais on voit que, logiquement, le second point de vue doit suivre historiquement le premier et que, d’une manière aussi logique, la Révélation étantachevée, le second doit prendre le pas sur le premier. Il y a donc uneévolution, mais une évolution logique et imposée par les lois de la pensée. L’évolution de la substance du dogme a entraîné aussi celle de la terminologie extérieure. Il serait déraisonnable, aujourd’hui, d’employer, dans la doctrine de la Trinité, le langage de la théologie non évoluée et de méconnaître le langage de la théologie évoluée. Ce serait une singularité scientifique qui ne se retrouve dans aucune autre science.

§ 45. La terminologie trinitaire

A consulter :S. Thomas, Sent., 1, d. 23, q. 1. a. 1 ; S. th., 1, 29, 1‑3 ; De pot., 9, 1‑2.S. Bonaventure, Brev., 1, 2‑4.Petau, De Trin., 4, 4.Nottebaum, De personæ vel hypostasis apud Patres theologosque notione et usu (1853).Dict. théol., 7, 369 sq.

Les expressions doctrinales créées au cours des siècles se rapportent soit à l’unité, soit à laTrinité, et se divisent par conséquent endeux groupes. Au premier appartiennent les expressions essence, substance, nature (essentia, substantia, natura, οὐσία, φύσις) ; au second, les expressions subsistance, hypostase, personne.

LesLatins furent plus heureux, dès le début, dans la terminologie trinitaire que les Grecs.Tertullien leur avait fourni les mots « nature » et « substance » auxquels s’ajouta plus tard le synonyme « essence », pour désigner ce qui est commun aux trois Personnes, c.‑à‑d. l’essence. De même, il avait introduit l’expression « personne » pour désigner ce qui est particulier, en tant que l’essence doit être conçue comme être individuel subsistant en soi. Il avait employé cette expression distinctement pour le Père et pour le Fils. Aussi on prit l’habitude, qui demeura, de parler de « trois personnes » et de « une nature » ou « substance », ou « essence ».

Chez les Grecs, on ne trouve pas cette précision dans la terminologie. Pour désigner ce qui est commun ils employaient φύσις et οὐσία ; mais, tout au moins au début, οὐσία fut employé aussi pour désigner la personne, par conséquent avec le même sens que ὑπόστασις. Pour désigner la Personne, ils avaient deux expressions à leur disposition, πρόσωπον et ὑπόστασις ; mais toutes les deux pouvaient être mal interprétées. On vient de remarquer que ὑπόστασις était au début synonyme de οὐσία. Quant à πρόσωπον = masque, on pouvait l’entendre comme un simple mode extérieur de manifestation, et c’est en effet l’interprétation hérétique que lui donna Sabellius : pour lui, comme pour le néo‑protestantisme, il n’y avait plus qu’une apparence, un semblant de Trinité. Comme on cherchait à éviter, pour ces raisons, le mot πρόσωπον il ne resta plus que le mot ὑπόστασις, que l’on distingua strictement de οὐσία, pour désigner l’existence individuelle. Et l’on parla désormais de μία οὑσία ἑντρισὶν ὑποστάσέσιν ou même encore προσώποις. Celui qui contribua le plus à clarifier cette terminologie et à l’introduire dans la théologie fut S. Basile (Cf. Bardy, Didyme l’Aveugle, 60 sq.).

Les expressions « essence », « substance », « nature » sont employées par l’Église au 4ème Concile de Latran comme synonymes (p. 124 et 194). Cependant, la philosophie les distingue d’une manière plus précise.

1 .Essence, substance, nature.

a) L’essence désigne le fond intérieur d’une chose, ce par quoi elle est précisément ce qu’elle est. On applique ce mot à tout ce qui est de quelque manière un être (ens), qu’il soit réel ou possible, existant en soi ou dans un autre. « L’essence se trouve proprement et vraiment dans les substances, relativement et d’une certaine manière dans les accidents », dit S. Thomas (De ente et essentia, c. 2).

b) Lasubstance est l’essence, en tant qu’elle est dans une chose subsistanten soi et pour soi. Elle s’oppose à l’accident qui ne subsiste pas en soi, mais dans un autre. On distingue la substancepremière (substantia prima. Aristote : οὐσἰα πρώτη), l’être individuel existantréellement, la substance par excellence, et la substance seconde (subst. secunda, οὐσἰα δευτέρα), la notion de la chose individuelle, la notion générale. Exemple : Socrate dans son être déterminé (id quod est) et l’humanité en tant que c’est ce par quoi il est homme (id quo est). « La substance est un être qui subsiste par lui‑même » (S. th., 1, 3, 5 ad 1) ; cf. C. Gent., 1, 25 : « La substance est une chose à qui il convient d’exister en dehors d’un sujet ».

Lanature est le plus souvent considérée comme synonyme d’essence ; néanmoins, d’une manière plus précise, ce mot désigne l’essence en tant qu’elle est leprincipe des modifications et de l’activité (natura de nasci, φύσις de φύομαι, je nais). La raisondernière de l’activité réside dans l’essence particulière à la chose ; la raison prochaine, dans les facultés et les forces qui sont en elle. D’où l’axiome : L’activité suit l’être (agere sequitur esse). S. th., 1, 39, 2 ad 3 : « La nature désigne le principe de l’acte ». « Ce qui procède fait voir aussi que les natures intellectuelles sont des formes subsistantes et non des formes existant dans la matière, comme si leur être dépendait d’elle » (C. Gent., 2, 51). « Nous disons des êtres qui existent en eux‑mêmes, et non dans un autre sujet, qu’ils subsistent » (S. th., 1, 29, 2 c).

2.Hypostase, subsistance, personne.

a) L’hypostase est la substance quand elle n’est paspartie d’un tout (main, bras), mais est une substance individuellecomplète,existant en soi et pour soi. Trois caractéristiques déterminent son être :l’intégrité, l’existence en soi, l’existence pour soi. L’existence en soi peut appartenir à une substance partielle, incomplète ; l’existence pour soi ne peut appartenir qu’à une substance complète. Entre l’existence en soi et l’existence pour soi, il y a au moins une distinction virtuelle. L’existence pour soi est une propriété plus parfaite que l’existence en soi. L’hypostase (suppositum) est la substance individuelle parfaite qui existe de telle sorte qu’elle est non seulement une seule chose en soi (indivisum in se), mais encore qu’elle estdistincte de toute autre (divisum ab omni alio). Elle est le sujet (principiumquod) de l’activité (actiones sunt suppositi) ; la nature, par contre, n’en est que le principe prochain (principiumquo).

b) On appellesubsistance la manière d’exister propre à la substance ainsi décrite. Ce mot désigne l’existence en soi et pour soi de l’hypostase (subsistentia, subsistere, subesse suo).

c) Lapersonne est le nom qu’on donne à l’hypostase quand elle possède la perfection d’êtreraisonnable (spirituel). C’est la substance la plus parfaite qui, non seulement possède l’existence en soi et pour soi, mais encore a conscience de cette possession individuelle. C’est dans cette caractéristique que réside la différence spécifique de la notion. La définition courante dans l’École est celle‑ci :La personne est la substance, existant individuellement et pour soi, d’une nature raisonnable (persona est naturærationalis individua substantia). (Boëce).

S. Thomas : « Le mot personne exprime ce qu’il y a de plus parfait dans toute la nature, c’est‑à‑dire l’être qui subsiste avec une nature raisonnable. Or, comme toute perfection possible convient à Dieu puisqu’il est dans son essence de réunir tout ce qui est parfait, il est convenable d’employer ce mot en parlant de lui, non pas cependant dans le même sens que quand nous parlons des créatures, mais dans un sens plus élevé » (S. th., 1, 29, 3).

Étant donné que lemonisme affaiblit la notion de personnalité en voulant n’y voir que laconscience de soi, l’indépendance, dans le sens de caractère accusé et fort, il est nécessaire d’insister particulièrement sur l’élément fondamental,ontologique, sur l’existence pour soi. ‑ C’est mutiler la personnalité que de la placeruniquement, comme fait Günther, dans la conscience. La conscience est uneactivité et a son fondement dans lanature. Comme il n’y a en Dieu qu’une nature, il n’y aurait aussi, d’après cette théorie, qu’une Personne, car il n’y a en Dieu qu’une conscience. En outre, le Christ ayant unedouble conscience, il y aurait en lui deux Personnes. L’enfant qui n’a pas encore conscience de lui‑même ne serait pas encore une personne.

L’application de ces notions à Dieu ne peut, comme toujours, se faire que d’une manière analogique. Dieu n’est ni nature, ni Personne dans le sens créé ; il l’est dans un sens semblable, mais éminent, qui exclut toute imperfection (Cf. p. 135 et sq.).

Par suite, Dieu n’est pas unesubstance générale (substantia secunda) ; en lui, la divinité n’est pas réalisée de telle sorte que ce seraitpar elle qu’il serait Dieu, mais il est la divinité même (Deus est ipsa Deitas, Deus est quod habet). Ensuite, Dieu est une substance réalisée, une essence particulière (subst. prima), mais non pas dans le sens de support d’accidents (substare accidentibus, hypostasis, suppositum) qui complètent une substanceimparfaite, car il est parfait. Cependant, il est substance et même la substance absolue, en ce sens qu’il existe complètement enlui‑même avec une force absolue, qu’il possède son Être indépendant. Il est une substanceindividuelle, par opposition à la substance générale qui peut être réalisée enplusieurs êtres individuelsdistincts. La divine substance n’existe qu’une fois, dans une unité numérique absolue, et dans une identité absolue avec soi‑même. Par contre, elles’oppose à la substance individuelle en ce que, malgré son unité, elle appartient d’une manièrecommune à trois Personnes distinctes, sans pour autant être multipliée. Dieu est Personne en ce qu’il unit l’existence en soi et pour soi au plus haut degré avec la raison et la spiritualité parfaites. Mais là encore, il ne l’est pas au sens créé. La divine substance ne se possède pas comme la substance spirituelle créée d’une seule manière, mais detrois manières et est, par suite,tripersonnelle. L’objet de possession, l’essence, est un seul et même objet, mais le titre de possession est triple. Lefondement de cette triple manière de posséder réside dans les Processions.

Il nous faut donc, en appliquant ces notions à Dieu, les limiter surtous les points. Aucune, au sens que nous pouvons fixerexpérimentalement, ne peut convenir à Dieu. C’est la vérité qui domine toute la doctrine de Dieu. Nous ne pouvons pas concevoir Dieu avec des notions adéquates, nous ne le pouvons qu’avec des notions analogiques. Les notions : existence, essence, attribut, substance, nature, personne, activité, sont toutes analogiques ; cependant, dans un senséminent, elles sont vraies. Dieu est véritablement tripersonnel. La notion de personne se réalise d’abord en lui et par excellence ; ce n’est que d’une manière dérivée et limitée qu’elle s’applique aux êtres raisonnables créés (S. th., 1, 29, 3).

Lasuréminence et la perfection de Dieu, au‑dessus de la personne créée, résident en ce que la nature divine unique est en possession absolue d’elle‑même et par conséquent personnelle, et cependant ne se possède pas comme la substance spirituelle créée d’une seule manière, mais detroismanières distinctes. Cela existe d’une nécessité interne et la Trinité de Personnes n’est pas quelque chose d’accidentel ou de simplement convenable ; au contraire, elle est aussi nécessaire que l’unité absolue de l’Être. Seulement, nous reconnaissons d’une façon plus claire la nécessité de l’unité que celle de la Trinité ; l’unité est unevérité de raison, la Trinité est un grandmystère.

Transition. L’hérésie pouvait attaquer le dogme sur plusieurs points. Du point de vue de la Révélation, on pouvait discuter les relations des Personnes entre elles. Sur ce sujet, à l’époque patristique, l’hérésie connut ces deux extrêmes : lemonarchianisme et letrithéisme ; une tentative malheureuse de conciliation fut lesubordinatianisme. Les premières erreurs provenaient donc d’une fausse christologie et d’une fausse pneumatologie. Du point de vue de la raison, la Trinité fut attaquée dans son principe ; elle le fut surtout par lerationalisme.

CHAPITRE 2 : Les hérésies antitrinitaires

A consulter :Petau, De trinitate lib., 1, c. 3 sq. Les histoires de l’Église.

§ 46. Le monarchianisme et le subordinatianisme

1. Lemonarchianisme affirme l’unité de Dieu conçue d’une manière abstraite dans laquelle, disent‑ils, il n’y a pas de place pour la pluralité (monarchiam tenemus). Selon qu’il considère cette unité en relation avec laPersonne du Christ, il se divise en monarchianismeébionite oudynamique et en monarchianismemodaliste oupatripassien.

La branchedynamique n’admet pas dans le Christ une Personne divine, mais lui attribue une force divine, impersonnelle (δύναμις). Le Christ, en soi, est un homme pur et simple. Ce fut la doctrine des deuxThéodote, deBérylle de Bostra, dePaul de Samosate. La tendancemodaliste admet, il est vrai, une Trinité, mais une Trinité apparente et non véritable. La Personne pour les modalistes est le mode de manifestation extérieure (πρόσωπον = masque) d’un seulDieu (μονάς). Ce Dieu unique s’est manifesté comme Père dans la Création, comme Fils dans la Rédemption, comme Saint‑Esprit dans la sanctification. On enseignait une Incarnation de Dieu, mais on l’attribuait à la Personne duPère, d’où le nom de « Patripassiens ». Les représentants de cette hérésie sont :Noëtius de Smyrne,Praxeas, son disciple à Rome et dans l’Afrique du Nord,Cléomène à Rome et surtoutSabellius.

Condamnations ecclésiastiques. LePape S. Victor excommunia Théodote le Tanneur. Un Synode d’Antioche déposa Paul de Samosate qui employait, au sujet du Fils, le mot ομοούσιος τῷ πατρί dans un sens monarchianiste. Le Fils, disait‑il, est consubstantiel au Père, même commePersonne, parce qu’il est la manifestation terrestre du Père. LePape S. Félix confirma le Synode. Il n’y avait pas encore, alors, de conciles généraux.

Le modalisme fut combattu parTertullien qui était déjà montaniste (Ad. Praxeam), parS. Hippolyte (Adv. Noëtum), parS. Denys d’Alexandrie. Ce dernier, en réfutantSabellius, alla trop loin dans l’affirmation de la distinction du Père et du Fils : il nommait le Fils une œuvre (ποἱημα) du Père. Cependant, dans sa justification auprès du Pape S. Denys, il affirma qu’il n’avait voulu parler que de laProcession du Fils par laquelle le Père est le principe du Fils. Le Pape S. Denys fit paraître à ce sujet une lettre dogmatique (260) dans laquelle il réfutait à la fois le monarchianisme et le subordinatianisme qui apparut plus tard. Cette lettre a été reproduite (Denz., 48‑51).

2. Lesubordinatianisme est une mauvaise tentative de conciliation : il veut unir la monarchie avec une certaine Trinité ; il emploie le mot θεός au sens propre et au sens impropre ; il sépareessentiellement le Fils et le Saint‑Esprit, du Père, et il en fait lescréatures du Père, tout en affirmant qu’ils sont des créatures d’un genre plus élevé et existant avant tous les temps.

Arius met à part le Dieu unique et très‑haut (ὁ ἐπὶ πάντων θεός) que sa perfection rend absolument inaccessible et place au‑dessus du monde, et il le sépare du Fils qui est un être divin de second ordre et qui, par suite du défaut de ces attributs absolus, était capable d’accomplir la Création et l’Incarnation. Cet être intermédiaire, Dieu le produitlibrement, non pas de toute éternité, maisavant tous les temps, comme sacréature. « Il fut un temps où il n’était pas » (ἧν ποτε, ὄτε οὐϰ ἧν ‑ ἐξ οὐϰ  ὄντων ἐστίς). Le Christ est Fils de Dieu pargrâce et non parnature. Il était sans péché par le bon usage de ses facultés, comme tous les fils moraux de Dieu. Les ariens se partagèrent enariens stricts (ἀνόμοιος) et ensemi‑ariens (ὀμοιούσιος). Les uns et les autres juraient par leur mot d’ordre et se combattaient violemment entre eux.

Condamnations ecclésiastiques. Aux chefs hérétiques :Arius, prêtre d’Alexandrie (écrit principal « Thalia », dansAthan., Contr. Arian. orat., 1, 9),Eusèbe, évêque de Nicomédie (« Eusebiens »), Eusèbe, évêque de Césarée, s’opposèrent du côté de l’Église orthodoxe,Alexandre, évêque d’Alexandrie qui excommunia Arius ; au Concile de Nicée (325), les évêquesEustathius d’Antioche etMarcel d’Ancyre, mais surtout l’ardent diacreAthanase. Au Concile de Nicée l’hérésie fut condamnée, le Fils fut déclaré consubstantiel au Père (ὁμοούσιος τῷ πατρί) et le second article du Symbole des Apôtres fut augmenté de cette addition importante (Denz., 54). Le Symbole de Nicée lui‑même eut pour origine un projet d’Eusèbe de Césarée que le Concile accepta sous une forme modifiée.La victoire du Concile de Nicée fut assurée après de longs combats par S. Athanase, les trois Cappadociens, S. Éphrem, S. Ambroise, S. Augustin, S. Jérôme et l’empereur Théodose Ier.(Décret de 380 en faveur de ὁμοούσιος).

Lemacédonianisme étendit l’hérésie arienne au Saint‑Esprit également. Il enseigna que le Saint‑Esprit était unecréature du Fils comme le Fils était une créature du Père (Pneumatomaques).

Condamnations ecclésiastiques.Macedonius, évêque semi‑arien de Constantinople, fut déposé en 360 par un synode tenu dans cette ville. LePape S. Damase condamna plus tard l’hérésie dans un synode tenu à Rome. Bientôt après, l’empereur Théodose convoqua un concile général àConstantinople (381). Ce concile formula la doctrine de l’Église en déclarant que leSaint‑Esprit est « Seigneur et vivificateur » et qu’il « procède du Père » (Jean, 15, 26), qu’il est « adoré et glorifié avec le Père et le Fils », qu’il a « parlé par les Prophètes ». Ces décisions furent ajoutées au Symbole de « Nicée » (Denz., 86). Le second concile ne fut pas aussi catégorique que le premier. Il manquait le terme ὁμοούσιος ou bien encore ό θεός. C’est ce qui explique la réserve que montrèrent ensuite certains Pères (S. Basile) dans leur terminologie. Les principaux défenseurs de la divinité du Saint‑Esprit furent particulièrement S. Athanase, S. Grégoire de Nysse, Didyme, S. Ambroise. La plupart composèrent des écrits à ce sujet.

Antitrinitaires modernes. Dès le temps de la Réforme au 16ème siècle, on voit apparaître des négateurs isolés de la Trinité comme Ludwig Hetzer, Jean Denke, en Suisse ; Jean Campanus à Wittenberg, David Joris en Hollande, Michel Serveda (Servet), médecin espagnol ; Gribaldi, juriste de Padoue ; Blandatra du Piémont,Lelio etFausto Sozzini ditsSocin (Socinianisme « unitarisme » ; Denz., 993). Mais aujourd’hui tout le protestantisme libéral est tombé dans l’antitrinitarisme et lutte pour faire disparaître les formules trinitaires, des symboles et des rituels. Là où l’on maintient encore la Trinité, la conception qu’on en a se distingue peu de l’antiquemodalisme (Shelling, Hegel, Schleiermacher). Dans de larges sphères du protestantisme, la Filiation divine de Jésus est conçue au sens éthique et adoptianiste ou, avec Serveda, on la fait dater de la conception ou du baptême : « Le divin était en lui »

§ 47. Le trithéisme

Letrithéisme sépare non seulement les Personnes, mais encore l’essence. Sans doute, l’expérience nous fait formuler ce jugement : autant de personnes, autant de natures, et vice‑versa. Mais le dogme nous enseigne que ce jugement d’expérience ne trouve pas d’application en Dieu.

Jean Philopone (vers 550) est le premier trithéiste connu. Dans l’intérêt du monophysisme dont il était partisan, il identifia les notions « personne » et « nature ». D’après lui, les trois Personnes ont une substance divine abstraite comme trois hommes qui possèdent l’humanité. Leur unité est une unitéspécifique et morale et non une uniténumérique d’essence.Joachin de Flore (+1202), un moine exalté de Flore (Calabre), apocalyptique et nominaliste, reprocha à Pierre Lombard d’avoir introduit une quaternité dans la Trinité. C’était lui plutôt qui s"était laissé prendre au trithéisme. Les trois Personnes, d’après lui, ne constituaient pas une unité numérique, mais une unitécollective et morale. Il partage toute l’histoire du monde d’une manière trinitaire en trois périodes : la première, celle du Père ; la seconde, celle du Fils, et la troisième, celle du Saint‑Esprit : le judaïsme, le christianisme et l’âge futur. Cette théorie fut reprise dans un sens panthéiste parAmalric de Bena etDavid de Dinant, professeurs à l’Université de Paris (vers 1200). D’après les amalriciens, la divinité s’est faite homme trois fois, dans Abraham (le Père), dans le Christ (le Fils), et dans le croyant (le Saint‑Esprit). Le trithéisme se trouve encore, dans ses conséquences, sinon dans sa forme, chez le nominalisteRoscelin, chanoine de Compiègne (+ vers 1120) et chez le réaliste extrêmeGilbert de la Porrée (+1154). Pour les nominalistes, seuls les individus existent ; toute expression qui désigne une entité commune est dépourvue de vérité complète. Les trois Personnes seules sont ce qui existe réellement, les trois réalités véritables qui constituent, au reste, une unitélogique. Pour les réalistes extrêmes, au contraire, legénéral en soi existe. L’essence divine a, par conséquent, son existence particulière en vertu de laquelle chaque Personne est Dieu ; ils admettent une distinction réelle entre la Personne et l’essence. Ainsi il résultait de cette théorie, d’abord le trithéisme, chacune des Personnes possédant individuellement et proprement l’essence, puis une quaternité puisque l’essence à son tour aurait son existence propre.

Condamnations ecclésiastiques. Toutes ces doctrines erronées et hérétiques, plus ou moins clairement et logiquement exposées, furent condamnées solennellement au 4ème Concile deLatran (1215) dont les décisions sont d’une importance capitale pour la doctrine de Dieu.

« En Dieu il n’y a qu’une Trinité et pas de quaternité, parce que chacune des trois Personnes est cette chose (divine), c.‑à‑d. cette substance ou cette essence ou cette nature, qui est seule le principe de tout, en dehors duquel il ne s’en trouve aucun autre » (Denz., 432). Cette Trinité des Personnes ne détruit pas l’unité de l’essence, parce que « le Père engendre de toute éternité le Fils en lui communiquant sa substance, comme lui‑même l’atteste quand il dit : Ce que le Père m’a donné est plus grand que tout. Et l’on ne peut pas dire qu’il (le Père) lui a donné (au Fils) unepartie de sa substance et qu’il en a gardé unepartie pour lui‑même, car la substance du Père estindivisible et absolumentsimple. Mais on ne peut pas dire davantage que le Père a transmis sa substance au Fils par génération, de telle sorte qu’il l’aurait donnée au Fils sans la garder pour lui‑même, car il aurait cessé d’être lui‑même substance. Il est donc clair que le Fils a reçu par sa naissance la substance du Père sans aucune diminution, qu’ainsi le Père et le Fils ont lamême substance et que, par conséquent, le Père et le Fils, ainsi que le Saint‑Esprit qui procède de tous les deux, sont la même chose » (eadem res = eadem substantia) (Denz., 432).

Pie VI a condamné une expression trompeuse duSynode de Pistoïe, lequel plaçait la distinction en Dieu au lieu de la placer dans les Personnes (Deus in tribus personisdistinctus au lieu dedistinctis) (Denz., 1596). De même Pie IX réprouva la théorie trithéiste d’Antoine Günther. D’après Günther, les Personnes individuelles sont aussi des substances individuelles. Il essaie de sauvegarder leur unité en les faisant sortir l’une de l’autre (unité organique), en les faisant enfin se référer l’une à l’autre par leur conscience et constituer ensemble une personnalitéabsolue (unité formelle) (Denz., 1655).

Faiblesses de la doctrine des Pères. Autre chose est d’exprimer le dogme trinitaire dans le cadre de la simple profession de foi de l’Église et autre chose de l’exposer d’une manière spéculative. Sous le premier rapport, la doctrine de l’Église est simple et nette, mais sous le second rapport on peut avouer tranquillement des oscillations et des imperfections dans l’évolution théologique. Ce serait demander une chose inouïe dans l’histoire des dogmes que de vouloir que les Pères aient trouvéimmédiatement les termes convenables pour caractériser les relations entre la nature et la personne, ou que de leur demander, d’une manière générale, une théologie parfaite sur toute l’entité mystérieuse de ce dogme. Personne ne songera à ranger les Pères, en raison de leur insuffisance philosophique, parmi les hérétiques formels. Mais il faut, là aussi, leur appliquer ce que disait d’eux S.Augustin, à propos de la doctrine de la grâce : avant les hérésies « on parlait avec moins de précaution ». Ils ne parlent guère avec précaution et précision que dans leur polémique avec les adversaires.

Les historiens protestants du dogme accusent les Pères de modalisme comme de trithéisme. A leurs yeux,Tertullien était trithéiste ainsi que la plupart des Grecs ; cependant, au dire d’Harnack, S. Jean Damascène fit passer le subordinatianisme (d’Origène) au modalisme. « Là où le traité d’Augustin « De Trinitate » fut étudié et suivi, s’établit à peu près partout un délicat modulisme » (Histoire des Dogmes, 3, 5.127).R. Seeberg va jusqu’à découvrir chez les Pères unequadruple conception de la Trinité : « On a : 1° tout d’abord essayé de s’accommoder de la théorie de l’être intermédiaire selon la manière de voir des Grecs : Dieu et son Logos (les apologistes), ou bien, 2° de se débarrasser de toutes les spéculations : le Dieu unique se révèle précisément comme Père, Fils et Saint‑Esprit (Irénée, mais aussi Sabellius !). Ou bien on a pu, 3° interpréter la Trinité d’une manière essentiellement œcuménique. En raison du besoin des hommes, le Père n’a pas seulement agi comme tel, mais encore il a fait sortir de lui le Fils et l’Esprit comme médiateurs de la Révélation, si bien que la substance divine unique se manifeste ou s’actualise en trois Personnes (Tertullien, Novatien). Ou bien enfin, 4° on a interprété la divinité selon le système néo‑platonicien, à la manière de cercles concentriques, dont le plus petit par rapport à celui qui précède est en même temps plus profond, c.‑à‑d. qu’on a songé à rapprocher peu à peu l’absolu abstrait, du monde concret, au moyen d’êtres inférieurs mais divins » (Hist. des Dogmes, 2, 135).

Une explication complète des faiblesses qui se trouvent de fait dans l’enseignement des Pères ne peut pas encore être donnée ici. Nous nous contenterons de quelques indications. Il est clair que la doctrine de la Trinité est en connexion étroite avec la doctrine du Christ, du Logos divin et du Saint‑Esprit. L’évolution de ces parties de la doctrine devait nécessairement exercer son influence sur celle de la Trinité. C’est pourquoi les faiblesses se rencontrent surtout dans la périodeanténicéenne. En outre, il y a pour la spéculation trinitairedeux points de départ. Si elle part de la Personne (du Père) et poursuit par la procession du Fils et de l’Esprit, elle risque de contracter l’apparence du trithéisme. C’est ce qui arriva chez les Grecs. Si elle part de l’unique essence divine et essaie d’expliquer les Personnes par lavie divine interne, elle prendra facilement une teinte modaliste, monarchianiste. C’est le cas de la spéculation deS. Augustin. Dans les deux sens, l’Égliseévite les extrêmes, comme on le verra au § 53 sq.

DEUXIEME SECTION : La preuve de la Trinité

CHAPITRE 1 : La preuve de la Trinité en général

A consulter :Lagrange, Le Messianisme chez les Juifs (150 av. J.‑C.‑200 ap. J.‑C).(1909).Lepin, Jésus, Messie et Fils de Dieu, d’après les Évangiles synoptiques (1906).Jos. Slipyi, De principio spirationis in S.S. Trinitate (1926).

§ 48. La preuve par l’Écriture

L’Ancienne Alliance est fondée sur lemonothéisme (§ 22). Cependant, dès le début, l’unité n’est pas une unité abstraite, rigide ; mais une unité concrète, vivante, pleine de mouvement et d’abondance, si bien qu’au cours des temps elle s’anime de plus en plus et semble évoluer vers unepluralité. Les Pères cherchent déjà la Trinité dans l’Ancien Testament et aiment l’y trouver. Les théologiens ne sont pas d’accord sur le degré où l’on peut l’y reconnaître. Mais tous trouvent desinsinuations. On peut distinguer en tout quatre groupes de preuves.

1.Allusions pluralistes. Il y a allusion à unepluralité, sinon à uneTrinité, dans ces paroles de laGenèse : « Faisons l’homme »  (1, 26 ; cf. 3, 22 ; 9, 6 ; 11, 7). La plupart des Pères entendent ces paroles comme un discours du Père au Fils, d’autres y ajoutent le Saint‑Esprit ; d’autres y voient un monologue des trois Personnes. Origène pense à une allocution aux anges. Un certain nombre de scolastiques rappellent le pluriel Elohim avec le verbe au singulier (Gen., 1, 1), ainsi que letriple « Sanctus »» d’Isaïe (6, 3) et latriple invocation de Jahvé dans la bénédiction du grand‑prêtre (Nomb., 6, 22‑26), ou bien le Ps. 66, 7‑8. LesJuifs pensent ici aux anges, ou auxéléments, ou à unpluriel de majesté. Lesrationalistes voient dans la forme plurielle un reste du polythéisme auquel Israël était attaché dans les temps primitifs. Par contre, lesPères de l’Église, pour donner toute sa plénitude à la preuve par les prophéties, ont de bonne heure fait attention à ces tournures et leur ont donné un sens trinitaire. Des exégètes catholiques modernes comprennent Gen., 1, 26, d’une manière simplement grammaticale ; d’après eux, le pluriel du sujet exige le pluriel du prédicat (Göttsberger, Adam et Ève).

2.Les théophanies. Il en est question dans les temps les plus anciens (Pentateuque). On se demande si elles contiennent une allusion à lapluralité des Personnes divines. On voit apparaître, comme représentant de l’invisible Jahvé, son « envoyé » ou son « ange », le Maleach‑Jahvé. Celui‑ci est doncdistinct de Jahvé ; il porte cependant le nom de Jahvé (Cf. Gen., 16, 7‑14 ; 21, 17‑19 ; 18, 2. Ex., 14, 19). LesPères qui précèdentS. Augustin ont vu dans ce Jahvé‑Ange leLogos. Lorsque les ariens eurent abusé de cette interprétation dans un sens subordinatianiste, on la trouva choquante. S. Augustin explique ce théophanies comme « angelophanies ». Jugent de même S. Athanase, S. Basile, S. Jérôme, S. Cyrille d’Alexandrie. S. Léon le Gr. est encore de l’ancienne opinion.

3.La spéculation sur l’hypostase. A partir de l’époque de Jérémie commence, dans Israël, d’une manièreoriginale, sans emprunts au monde extérieur, le processus de la personnalisation de la divine Sagesse. Job (28) et Baruch (3, 9 ; 4, 4) la conçoivent encore « comme une chose ». L’auteur desProverbes la conçoit le premier (Prov., 1‑9) comme une « personnalité consciente et agissante » (les chap. 8 et 9 constituent le point culminant). Beaucoup plus tard (2ème siècle av. J.‑C)., Sirach (l’Ecclésiastique) poursuit l’évolution en puisant principalement dans lesProverbes (Eccli., 1, 1‑10 ; 4, 11‑22 ; 14, 20‑15, 10 ; surtout 24, 1‑29). Alors que Sirach se place encore entièrement au point de vue juif, le livre de laSagesse « naquit en plein centre de la sagesse alexandrine », dans une ville où le judaïsme s’appuyait à la civilisation grecque (6, 12‑9, 18). D’après ce livre, la Sagesse se trouvait « au commencement »près de Dieu ; c’est en lui qu’elle a sonorigine, puisqu’elle sort de sa bouche ; elle est la claire effusion de son essence, le reflet de sa lumière de connaissance. Safonction est double :cosmique etéthique. Elle a pris part à la création du monde ; mais elle avait le grand désir de paraître sur la terre parmi les hommes, de pénétrer en eux et de créer la vie divine. Une spéculation semblable sur l’hypostase se trouve dans laMemra ( = Parole) postérieure à l’exil et dans ladoctrine du Logos. De même que la divine Sagesse (σοφὶα), la Parole divine ( λόγος) est aussi personnifiée. Cela se fit d’abord à l’époque postérieure des Targums, mais en se rattachant à une série d’anciens textes bibliques où la Parole de Dieu avait une efficacité cosmique et aussi rédemptrice. Cf. Gen., 15, 1. Nomb., 12, 6 ; 23, 5. 1 Rois, 3, 21. Am., 5, 1‑18 où il est question d’une parole de Dieu aux hommes, Patriarches, Prophètes. Ps. 32, 6, 9 ; 147, 18 ; 148, 8 ; 118, 89. Is., 9, 8 ; 55, 10 sq. Eccli., 42, 15. Sag., 9, 1 ; 18, 15. 3 Rois, 3, 9 où il est question d’une actioncréatrice de la Parole. Sag., 16, 12 ; surtout 18, 14‑25, où la Parole semblable à un glaive accomplit une action éthique, judiciaire. Dans la formation de la notion johannique duLogos, dans sa relation avec Jésus‑Messie, il semble qu’on doive trouver une influence hellénique, car le judaïsme manquait d’une notion complète du Logos.

La spéculation est continuée dans leNouveau Testament dans la mesure où elle se réfère à la Personne du Christ. Le Christ est, d’aprèsS. Jean (Prologue), le Logos créateur du monde, la Lumière religieuse qui éclaire tout homme venant en ce monde ; d’aprèsS. Paul, il est « la Force de Dieu et laSagesse de Dieu » (1 Cor., 1, 24), la têtecosmique de tous les êtres raisonnables, des anges comme des hommes (Col., 1, 15‑20 ; 2, 10‑23), en qui Dieu veut réunir tous les habitants de ce monde et de l’autre, comme sousune seule tête (Eph., 1), le reflet du Père « par lequel Dieu a aussi créé le monde » (Hébr., 1, 2). On voit, d’après ces allusions sur lesquelles il nous faudra encore revenir dans la christologie, la grande importance et la vaste influence de la spéculation sur le Logos et la Sagesse dans l’Ancien Testament.

L’Esprit de Dieu ne paraît pas dans l’Ancien Testament comme hypostase particulière. Il est plutôt laforce dans le cosmos, par laquelle Dieu organise et anime tout (Gen., 1, 2 ; 26, 13 ; 33, 4. Jdt., 16, 17). En tant qu’Espritcharismatique, il confère l’inspiration et l’illuminationprophétique ; comme Espritéthique, il est le don de l’avenir messianique (Joël, 2, 28. Is., 44, 3. Ez., 11, 19 ; 36, 26. Cf. Act. Ap., 2, 16 sq. 2 Pier., 1, 21).

4. LeMessie Dieu. Le messianisme de l’Ancien Testament est une question particulière et difficile. Il n’apas une orientationtrinitaire. Mais, tout d’abord, le Messie est unePersonne, et ensuite, cette Personne est quelquefois appeléeDieu. D’une manière générale,Jahvé estlui‑même le Sauveur d’Israël. Mais il l’est dans la mesure où le salut est opéré par son Oint. Ce dernier est parfois envisagé comme « rejeton de David ». Il est ensuite envisagé commeSouverain. Mais il apparaît aussi commeServiteur souffrantde Dieu (Is., 53), dans un état d’abaissement et de serviceobéissant. Enfin commeFils de l’homme, il reçoit de nouveau un trait de sublimité supra‑terrestre (Dan., 7). Isaïe l’appellel’Emmanuel (Dieu avec nous) qui doit être enfanté par la Vierge (7, 14 ; cf. Math., 1, 23). « Son nom sera appelé : L’Admirable, le Conseiller, le Dieu fort (El gibôr), le Père du siècle futur, le Prince de la paix » (Is., 9, 6). Dieu s’adresse à lui commeFils au Ps. 2, 7 : « Tu es monFils, je t’aiengendré aujourd’hui » (cf. Hébr., 1, 5), et au Ps. 109, 3 : « Du sein maternel, avant l’étoile du matin, je t’ai engendré » (Cf. Math., 22, 44‑45). Il n’est pas facile de préciser le sens exact de ces expressions que l’on ne rencontre que rarement dans l’Ancien Testament. Les théologiens catholiques eux‑mêmes discutent pour savoir si on doit les entendre au sensabsolu métaphysique ou bien au sensrelatif et moral. Ceux‑là même qui par « Fils » n’entendent pas Israël mais le Messie, ne rapportent pas, par ex., la génération à la Procession éternelle, mais, comme S. Augustin (Enchir., 49), au Baptême du Christ, ou bien, comme S. Paul, à la Résurrection et à l’Ascension (Act. Ap., 13, 33 ; Hébr., 1, 5 ; Rom., 1, 4).

Résultat. Les notions de la spéculation sur l’hypostase : laSagesse, laParole, l’Esprit, leFils de Dieu n’ont pas rencontré dans l’Ancien Testament une manière de voir unanime. Chaque notion existe et se développe pour elle‑même, sans tenir compte des autres.Il n’est pas encore paru, celui qui doit les unir toutes d’une unité réelle dans sa Personne : le Christ, le Fils de Dieu et le Messie de son peuple. Nous ne trouvons jamais dans l’Ancien Testament une affirmation claire de la Trinité. La Trinité estpréparée, surtout par la notion de la Sagesse ; elle n’est pasrévélée. Israël reste monothéiste dans le sens de la personnalité unique de Dieu.

Dans leNouveau Testament se trouvent les fondements fermes de la doctrine trinitaire, et l’affirmation de la théologie libérale, d’après laquelle là aussi régnerait le strict monothéisme, ne tient pas. Ce qui est vrai, c’est que dans le Nouveau Testament, l’unité de Dieu est partout supposée et expressément affirmée (§ 28). Mais il est vrai également que laTrinité des Personnes ressort partout, et en certains endroits est exprimée clairement, dans la formule trinitaire.

L’Annonciation fait déjà reconnaître les trois Personnes d’une certaine manière : « LeSaint‑Esprit descendra sur toi et la vertu du Très‑Haut te couvrira de son ombre ; aussi l’Être saint qui naîtra de toi sera appelé leFils de Dieu » (Luc. 1, 35).

De même, on peut observer, dans leBaptême du Christ, une révélation effective des trois Personnes (Math., 3, 13‑17 ; Marc, 1, 9‑11 ; Luc, 3, 21 sq. ; Jean, 1, 32). La « voix du ciel » est celle du Père qui parle ; elle s’adresse au « Fils », et l’« Esprit de Dieu » descend sous la forme d’une colombe, attestant pour l’œil ce que la voix fait entendre à l’oreille. Que le mot « Fils » doive être pris ici au sens naturel, métaphysique, et non au sens moral, cela résulte de Jean, 1, 32‑34.

Dans lediscours d’adieu (Jean, 14‑16), le Fils du Père se distingue de l’« autre Paraclet » qui est l’Esprit de vérité et qui procède du Père. « Moi, je prierai le Père, et il vous donnera un autre Défenseur qui sera pour toujours avec vous » (14, 16 ; cf. 14, 26 ; 15, 26). Dans ces textes, la Personnalité du Saint‑Esprit est mise sur le même pied que celle du Christ. Or, celle‑ci est bien établie.

L’ordre de baptiser contient l’expression classique et claire de la doctrine trinitaire chrétienne (Math., 38, 19) : « Allez ! De toutes les nations faites des disciples : baptisez‑les au nom du Père, et du Fils, et du Saint‑Esprit ».

Ce texte important, contenant la doctrine de laTrinité, duBaptême, de lamission chez les Gentils, de l’apostolat et de ladirection divine de l’Église, le rationalisme cherche à l’atténuer ; cet ordre, dit‑on, a pour origine le Christ de la foi et non le Christ de l’histoire ; le Christ ne connaissait encore aucune formule trinitaire ; au reste, il ne connaissait rien de statutaire et de dogmatique. Ce sont là des affirmations fortes, mais elles sont cependant trop faibles pour renverser le texte. D’aprèsHarnack, c’est la communauté chrétienne consolidée qui a forgé cette formule pour se créer une attitude ferme et distincte en face du judaïsme. Mais ce ne sont là que des défaites. Autant il est certain que la Trinité est inconnue dans l’Ancien Testament, autant elle apparaît clairement dansS. Paul (1 Cor., 12, 4‑6 ; 2 Cor., 13, 13 ; Éph., 5, 18‑20 ; Hébr., 10, 29), dansS. Pierre (1 Pier., 1, 2)et dans laDidachè (7). Où trouver la raison de ces textes ? Dans le caractère historique de Math., 28, 19. Au reste, ce texte est attesté par tous les manuscrits et toutes les versions.

L’exégèse catholique. Les trois Personnes apparaissent nettement sous les noms : Père, Fils et Saint‑Esprit. On ne dit pas « au nom » en parlant dechoses. Chaque nom désigne une Personne. Pour le Père et le Fils, c’est évident. Mais le Saint‑Esprit ne peut pas être ici une force impersonnelle, car il est mis sur le même rang que les autres et sur un pied d’égalité pour former uneunité formelle. Cette unité apparaît clairement dans le singulier « nom » (τὸ ὄνομα) qui est placé avant les trois Personnes et désigne la même essence, la même divinité. C’est « en » ce nom (εἰς τὸ ὄνομα) que se fait le Baptême ; c’est de lui que lui vient la grâce conférée ; c’est envers ce nom, comme envers son autorité future, que le baptisé est engagé ; c’est en lui qu’il a la ferme espérance du bonheur futur. Ce qui s’est révélé dans le Baptême du Christ se répète d’une manière invisible dans le Baptême de tout chrétien.

S. Paul conclut ainsi la 2ème Épître aux Corinthiens (13, 13) par ce souhait et cette bénédiction : « Que la grâce du Seigneur Jésus Christ, l’amour de Dieu et la communion du Saint‑Esprit soient avec vous tous ». L’Apôtre souhaite à ses lecteurs en trois expressions équivalentes : la grâce, la charité et la communication de la grâce de Dieu que le Père donne, que le Fils mérite, que le Saint‑Esprit communique. Tous les trois apparaissent également comme les auteurs de notre salut. Que leSaint‑Esprit soit représenté commepersonnel, cela ressort du parallèle avec le Père et le Fils, au rang desquels il est placé et sur un pied d’égalité (Cf. 1 Cor., 12, 4‑6 ; Eph., 5, 18‑20 ; Hébr., 10, 29).

S. Pierre commence sa 1ère Épître par un souhait trinitaire : « A ceux qui sont choisis... qui sont désignés d’avance par Dieu le Père, et sanctifiés par l’Esprit, pour entrer dans l’obéissance et pour être purifiés par le sang de Jésus Christ. Que la grâce et la paix vous soient accordées en abondance ». De nouveau, Dieu est invoqué comme auteur du salut dans son activité de grâce tripersonnelle.

Lecomma joanneum (1 Jean, 5, 7) fournirait une attestationformelle de la Trinité. Il s’exprime ainsi : «  Ils sont trois qui rendent témoignage, l’Esprit, l’eau et le sang, et les trois n’en font qu’un ». Mais il est suspect du point de vue critique, car il ne paraît qu’au 8ème siècle dans les manuscrits latins et n’est attesté par aucun manuscritgrec avant le 15ème siècle. Aucun Père grec ou oriental ne le signale, malgré l’extrême importance qu’il aurait eu dans les controverses christologiques. Néanmoins, ditLercher, 2, 246, il reste un témoignage pour la foi de l’Église qui l’utilisa dans sa liturgie. Au reste, son interprétation n’est pas facile, « quia non facile intelligitur, quid sit testimonium trium personarum » (Cf. Pesch, Præl., 114, n. 467). C est aussi un témoignage de laTradition.

Synthèse. Si nous parcourons l’ensemble de la preuve tirée du Nouveau Testament, nous voyons apparaître clairement et nettement le dogme trinitaire : la Trinité des Personnes, l’unité de la divinité ou la divinité des trois Personnes. Le Père reçoit, sans aucun doute, une certainepréséance, parce qu’il a été connu lepremier, dans l’Ancien Testament comme le Dieu unique et dans le Nouveau comme Père du Christ. Le Père a une histoireextérieure plus ancienne que les deux autres Personnes. Ensuite, en raison de notremanière analogique de parler, le Père reçoit une certaine prérogative. Du point de vue de la pensée humaine, le Père estavant le Fils ; il est l’auteur et l’origine des deux autres Personnes. ‑ L’unité et la Trinité apparaissent donc d’une manière claire et précise dans l’Écriture. Ce qui est moins clairement exprimé, c’est larelation des trois Personnes entre elles et le comment de leur unité dans la Trinité.

§ 49. La preuve de Tradition

La foi trinitaire s’exprime dans les simplesprofessions de foi, dans lesactions cultuelles, comme dans lesexposés théoriques.

1. La plus ancienneprofession de foi, en dehors de la formule du Baptême est leSymbole des Apôtres (Denz., 1‑14).

La Trinité apparaît dans le Symbole des Apôtres plutôt en connexion avec le fait du salut que sous la forme d’un exposé trinitaire ; au sujet des relations réciproques des trois Personnes que nomme le symbole, on ne donne aucune précision. Lesrègles de foi, elles aussi (Regula fidei, ϰανὼν τῆς πίστέως) contiennent le dogme trinitaire, bien qu’elles ne fassent que l’énoncer. Ainsi la règle de Tertullien (De præscript., 13), celle de S. Irénée (A. h., 1, 10, 1), celle d’Origène (De princip., 1, præf).

2. Quant à laformule du Baptême, on peut la considérer comme une profession de foi trinitaire ou comme un acte du culte trinitaire, selon qu’on l’interprète comme une action du baptisé ou comme une action rituelle de l’Église.

La mentionla plus ancienne et la plus précise de cette formule se trouve dans laDidachè (7), ensuite dansS. Justin (Apol., 1, 61), dansTertullien (De bapt., 13), dansS. Cyprien (Ep. 73, 5). Ce qui est également important, c’est la tripleimmersion ou la tripleinfusion exigée par la Didachè et considérée comme un symbole de la Trinité (Cf. traité du Baptême, § 168).

Il faut ajouter ici les formes cultuelles et lesdoxologies ou formules de glorification de la Trinité. Dans ces doxologies, le Père est louépar le Filsdans le Saint‑Esprit (Rom., 11, 36), ou bienavec le Filsen même temps que le Saint‑Esprit, ou bien, à l’encontre des ariens, on affirme l’égalité des Personnes : le Pèreet le Filset le Saint‑Esprit. On n’est pas nettement fixé sur l’origine des doxologies, mais elles sont très anciennes.S. Justin : Dans la célébration de l’Eucharistie, le prêtre « fait monter louange et hommage vers le Père de toutes choses par le nom du Fils et du Saint‑Esprit » (Apol., 1, 65 ; cf. 1, 6). Plus tard les doxologies devinrent d’un usage plus fréquent.

Les professions de foi des martyrs. Une des plus anciennes se trouve dans le martyre de S. Polycarpe (14, 3) : « Dieu véritable... je te loue par l’éternel et céleste Pontife Jésus‑Christ, ton Fils bien‑aimé, par lequel soit à toi et à lui et au Saint‑Esprit, tout honneur maintenant et dans l’éternité ».

Les Pères. Les Pères apostoliques expriment la foi pure et simple ; les apologistes essaient d’expliquer la relation entre le Père et le Fils par lanotion du Logos ; Tertullien commence déjà une certaine spéculation contre les monarchiens ; S. Irénée évite la spéculation et s’en tient aux expressions bibliques, car il est mis en défiance par la doctrine émanationiste des gnostiques ; on rencontre une clarté étonnante chez S. Théophile et S. Grégoire le Thaumaturge. Origène manie hardiment la spéculation ; tous les Pères anténicéens attestent les trois Personnes et leur divinité, mais ils ne sont pas toujours heureux dans la spéculation sur les relations des personnes qu’ils conçoivent le plus souvent d’une manièresubordinatianiste.

Le témoignage de laDidachè a déjà été signalé à propos de la formule du Baptême.S. Clément de Rome demande aux Corinthiens : « N’avons‑nous pas un seul Dieu et un seul Christ ; n’est‑il pas vrai qu’un seul Esprit de grâce a été répandu sur nous ? » (Cor., 46, 6).S. Ignace compare les chrétiens à des « pierres montées en haut pour construire le temple duPère, au moyen de l’élévateur qui estJésus‑Christ grâce à la croix, avec l’aide duSaint‑Esprit qui est comme une corde » (Eph., 9, 1 ; cf. 7, 2 ; Magn., 13, 1 ; Phil., inscript.).Athénagore repousse ainsi l’accusation d’athéisme : « Qui ne s’étonnerait pas d’entendre appeler athées ceux qui enseignent un seul Dieu, Père et Fils et Saint‑Esprit, dans lesquels ils reconnaissent aussi bien la puissance dans l’unité (τὴν ἐν ἐνώσει δύναμιν) que la distinction dans l’ordre (τὴν ἐν τάξει διαίρεσιν) ? » (Leg., 10).S. Justin a déjà été signalé à propos de la doxologie.S. Irénée oppose au dualisme gnostique sa règle de foi et déclare « qu’il y a un seul Dieu tout‑puissant qui a tout créé… par sa Parole (λόγος) et son Esprit (πνεῦμα) » (A. h., 1, 22 ; cf. 4, 20 ; 2, 30, 9).Tertullien écrit :  « Praxeas ne veut pas croire autrement à un seul Dieu qu’en le nommant à la fois Père, Fils et Saint‑Esprit, comme si ce Dieu unique n’était pas tout, puisque tout procède d’un seul par l’unité de la substance, alors que l’on conserve néanmoins le mystère de l’économie qui réparti l’unité en Trinité (custodiaturœconomiæ sacramentum quæ Unitatem in Trinitatem disponit) en affirmant ces trois : le Père et le Fils et le Saint‑Esprit. Ils sont trois non selon l’état, mais selon le degré, ni selon la substance mais selon la forme, non selon la puissance mais selon la propriété ; car il n’y a qu’une substance, qu’un état, qu’une puissance, parce qu’il n’y a qu’un Dieu d’où dérivent ces degrés, ces formes, ces propriétés, sous les noms de Père, de Fils et de Saint‑Esprit » (Adv. Prax., 2).Tertullien a les formules précises « trois personnes, une substance » (Ad. Prax., 2) ; « Il y a une Trinité d’un seul Dieu, Père, Fils et Saint‑Esprit » (De pudic., 21). L’expressionéconomie signifie chez lui les relations particulières des trois Personnes entre elles ; on trouve ce terme chez S. Paul, où il veut dire dessein du salut. Les Pères l’emploient aussi volontiers dans le sens de « soterologia » qu’ils distinguent de « theologia » (= de Deo). On le trouve chez S. Ignace, S. Justin, S. Aristide, Clément, Alex., S. Hippolite, S. Irénée, etc. Tertullien enseigne donc l’unité absolue qu’il appelle « substantia » et la Trinité qu’il désigne par « persona ». « Un seul est tout, quand tout dérive d’un seul, en gardant néanmoins lesacrement de l’économie qui divise l’Unité en Trinité, où nous distinguons trois personnes, le Père, le Fils et l’Esprit Saint » (Adv. Prax., 2). Il dit du Fils : « Je ne fais sortir le Fils d’aucune autre origine que la substance du Père ». Cela s’applique aussi au Saint‑Esprit : « Je ne fais sortir l’Esprit d’aucune autre origine que du Père par le Fils », mais aussi : « L’Esprit est troisième par rapport au Père et au Fils » (Ibid., 4 et 8). S. Hippolyte défend contre Noêtus la « trias » (c. Noet., 14 ; cf. 10) et décrit la naissance du Logos engendré par le Père : « Ce Dieu unique élevé au‑dessus de tout a tout d’abord engendré de soi‑même le Logos en pensant », c’est‑à‑dire pour tout créer par lui (Philos., 10, 33 : M. 16, 3, 3447).Origène est comme souvent à double face ; il est subordinatianiste, mais il revient cependant à un enseignement parfaitement orthodoxe : « Il n’y a pas d’autre baptême que celui qui est conféré au nom de la Trinité » ; et « Il nous a été montré clairement (1 Cor., 8, 6) que la Trinité a une nature et une substance » (M. 14, 1039 et 1041). Novatien, dans son « De Trinitate », parle surtout du Père et du Fils ; au chap. 29 il parle du Saint‑Esprit.

La réaction de l’Église (Papes S. Calliste et S. Denys) contre les doctrines antitrinitaires d’alors est la meilleure preuve de la fermeté de sa foi trinitaire. La lettre dogmatique du PapeS. Denys (+268) à l’évêque S. Denys d’Alexandrie a une importance capitale. Il condamne d’abord le modalisme, puis le trithéisme, et enfin le subordinatianisme (Denz., 48‑51). Voici la conclusion : « Il faut croire en Dieu le Père tout‑puissant et en son Fils Jésus Christ et au Saint‑Esprit : le Verbe est uni au Dieu de l’univers. Car il dit : « Moi et le Père, nous sommes un » (Jn 10, 30) et « Je suis dans le Père et le Père est en moi » (Jn 14,10). C’est ainsi que la Trinité divine et la sainte prédication de la monarchie seront sauvegardées. ».

S. Grégoire le Thaumaturge professe : « Un seul Dieu, le Père de la Parole vivante, de la Sagesse personnelle, de la force et de l’image éternelle, le générateur parfait du parfait, le Père du Fils unique. Un seul Seigneur, l’unique de l’unique, Dieu de Dieu... Un seul Saint‑Esprit, qui tient de Dieu sa substance. Une Trinité parfaite dans la gloire...Jamais le Fils n’a manqué au Père, ni le Saint‑Esprit au Fils, mais c’est toujours la même Trinité immuable et invariable » (Expos. Fidei : M. 10, 984). C’est là un témoignage important pour l’éternité de la naissance du Fils et de la procession du Saint‑Esprit.

Les Pères anténicéens montrent de lafaiblesse quand ils essaient de préciser spéculativement les relations internes des Personnes entre elles et d’établir la véritable unité d’essence. Il se glisse souvent dans leur exposé des expressions subordinatianistes qui, chez certains, sont si fortes qu’on a mis en doute toute leur doctrine trinitaire. Il y a des expressions subordinatianistes chez presque tous ces Pères. On pourrait abandonnerHermas qui identifie le Fils avec le Saint‑Esprit, ainsi queS. Hippolyte, comme dithéistes, etOrigène comme subordinatien. Il faut cependant remarquer, à leur décharge, que la polémique contre l’unité exagérée pouvait facilement conduire à l’autre extrême, celui de la distinctioncomplète. De plus un certain subordinatianisme est enseigné par le dogme lui‑même, le subordinatianisme des Personnes, en tant que le Père est leprincipe des deux autres. De même, lamission du Fils et du Saint‑Esprit, qui est en connexion avec ce fait, peut facilement prendre un aspect subordinatianiste (Cf. § 53‑61).

Ce qui est plus grave, c’est que les Apologistes et d’autres Pères essayèrent de faire comprendre laprocession du Fils au moyen de la notion du Logos de Platon, en la représentant comme une émissionlibre du Logos par le Père, en vue de la création du monde. Par là le Fils devenait temporel dans son existence et jusqu’à un certain degré il était rabaissé dans le complexus mondial. Quant à l’Église, non seulement elle n’a jamais entretenu cette spéculation, mais encore elle l’a entièrement repoussée au Concile de Nicée. (Cf.Tixeront, 1, 233 sq. ;Franzelin, Thes., 10 sq. ;Régnon, 1 ;Duchesne, Les témoins anténicéens du dogme de la Trinité(1883)).

Le Concile deNicée (325) affirma d’abord contre Arius, dans un symbole, l’unité d’essence du Père et du Fils. Pour cela, il se servit d’un terme qui, il est vrai, n’est pas biblique, mais qui est très précis du point de vue philosophique et était depuis longtemps en usage dans l’Église, le termeessence (οὐσία) et il déclara : « Nous croyons aussi en un seul Seigneur Jésus‑Christ, le Fils de Dieu, qui a été engendré par le Père comme Fils unique, c.‑à‑d. de l’essence (ἐϰ τῆς οὐσίας) du Père, Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu, engendré non créé (γεννηθέντα, οὐ ποινθέντα) de la même essence que le Père (όμοούσιον τῷ πατρί) ».

Parce qu’on pouvait rapporter « du Père » à la création (ϰτίσμα) arienne du Fils, on choisit deux déterminations plus précises : « de l’ essence » et « de même essence ». Ainsi il ne restait plus à l’hérésie aucune échappatoire : le Fils n’est pas unecréature du Père, mais il a étéengendré de l’essence du Père comme Fils unique.

Puis le Concile alla plus loin et condamna formellement les propositions d’Arius en déclarant : « Ceux‑là sont anathématisés par l’Église catholique qui disent qu’il y eut un temps où il (le Fils) n’était pas ; qu’avant sa naissance il n’était pas et affirment que le Fils de Dieu a été fait de rien, ou bien d’une substance ou essence étrangère ou disent encore que le Fils de Dieu est une substance changeante ou modifiable (Denz., 54).

Le terme όμοούσιος pour caractériser la relation du Fils et du Père a son origine dans la théologiealexandrine. C’est avec ce mot d’ordre que le diacre Athanase combat aux côtés de son évêque Alexandre, à Nicée. C’est à la défense de ce mot qu’il consacre, pour ainsi dire, toute sa vie. Le même combat sera mené par les célèbres Pères de son temps, lesCappadociens, Cyrille de Jérus., Amphilochius, Didyme, Théodore de Mopsueste, Épiphane, Chrysostome, Hilaire, Ambroise, Augustin (Cf. Tixeront, 2, 19 sq., 261 sq.).

Le 1er Concile deConstantinople (381) ajouta à son symbole des précisions dogmatiques sur leSaint‑Esprit : « Nous croyons aussi au Saint‑Esprit, le Seigneur, le vivificateur,qui procède du Père (τὸ ἐϰ τοῦ πατρὸς ἐϰπορευόμενον)qui, en même temps que le Père et le Fils, est adoré et glorifié, qui a parlé par les Prophètes » (Denz., 86). Lesmacédoniens affirmaient que le Saint‑Esprit procédait du Fils seul comme sa créature, ainsi que toutes les autres créatures. C’est pourquoi le Concile affirma son union intime et consubstantielle avec le Père, dont la divinité n’était mise en doute par personne, et il enseigna formellement, d’une manière biblique, qu’il procédait duPère. Ainsi la communauté d’essence de la troisième Personne avec lapremière était établie et on indiquait la raison profonde de l’honneur égal qui lui était rendu, mais on ne traitait pas encore sa relation avec le Fils. La consubstantialité du Saint‑Esprit est ensuite caractérisée par des expressions spécifiquement divines : « Seigneur » et « vivificateur », mais ces expressions désignent ses relationsavec nous et non avec lesautres Personnes.

Tous les Pères que nous avons cités plus haut défendent ladivinité du Saint‑Esprit. Au lieu de citer ici des témoignages particuliers, nous préférons nommer les Pères qui ont composé des traités spéciaux sur la Trinité :S. Athanase (Contra Arian. orationes, 4, sur le Fils, et Ad Serap. ep., 4, sur le Saint‑Esprit),S. Basile(Contra Eunom., libri 5, sur le non engendré, sur l’engendré et sur le Saint‑Esprit, et De Spiritu S., au sujet de la consubstantialité des trois Personnes pour démontrer que la doxologie : « Gloire au Pèreavec le Fils etavec le Saint‑Esprit »  préserve mieux le dogme que celle dont abusaient les ariens :par le Fils dans le Saint‑Esprit),S. Grégoire de Nysse (Contra Eunom., libri 12) etS. Grégoire de Naz. (Orationes, 5) : l’un et l’autre traitent du Fils et du Saint‑Esprit ;Didyme (De Trinitate, libri 3, sur le Fils et le Saint‑Esprit et De Spiritu S. ; cf. à son sujet :Bardy, Didyme l’Aveugle, 59‑109),S. Cyrille d’Alex. (Thesaur. de s. Trinitate ; d’une manière presque scolastique il propose 33 thèses ; il expose les objections et les réfute),S. Ambroise (De fide, libri 5, sur le Fils, et De Spiritu S.),S. Hilaire (De Trinit. libri 2). « C’est l’œuvre littéraire la plus complète que puisse nous offrir l’histoire du combat contre l’arianisme » (Bardenhewer). ‑ Laliturgie donna dès le début une conclusion trinitaire à ses prières.

Le mérite des Pères consiste dans l’élaboration de lapreuve d’Écriture et de Tradition, ainsi que dans la création d’unelangue ecclésiastiquedoctrinale. Le mot οὐσία qui, au moment du Concile de Nicée, était encore l’équivalent de ὑπόστασις, reçut des Cappadociens sa signification ferme d’essence, alors que celui de ὑπόστασις était réservé à la personne. Aussi on parla désormais de τρεἰς ὑποστάσεις ἐν μιᾷ οὐσίᾳ. Cette manière de parler fut introduite en Occident parS. Hilaire ;Tertullien d’ailleurs avait déjà préparé les voies. Enfin les Pères s’efforcèrent, depuis S. Athanase, de donner une certaine explication du dogme. Pour cela, ils se rattachèrent aux expressions bibliques Père, Fils et Saint‑Esprit et aux termes qui indiquent les Processions : naissance et spiration ; ou bien encore ils cherchèrent des points de comparaison dans la nature : la source, le courant, l’embouchure ; la racine, le tronc, la couronne ; le soleil, les rayons, la chaleur.S. Augustin, à la suite de Tertullien, part de l’esprit humain. On examinera plus loin en détailson explication et celle desGrecs (Cf. § 53 et 54).

Origine des symboles. Le Symbole de Nicée (Denz., 54) est un projet d’Eusèbe de Césarée modifié dans le sens trinitaire ; il devint plus tard un symbole baptismal anti‑arien. Le Symbole de Constantinople (Denz., 86) n’est pas un développement de celui de Nicée, mais le Symbole baptismal de Jérusalem (Cyrille de Jér.) revu dans le sens nicéen.

CHAPITRE 2 : La preuve de la Trinité en particulier

A consulter : Au sujet du Fils, voir la christologie.Franzelin, De Verbo incarnato thes. 2 sq.Prat, S. Paul, 165‑226.Dict. théol., 5, v. Fils de Dieu.De Mester, Le Filioque : Rev. Bénédictine (1907), 86 sq.Lebreton, Les théories du Logos (Études, 1906). Au sujet du S. Esprit :Dict. théol., Esprit‑Saint (riche bibliographie ainsi que sur le Filioque). Sur la doctrine des Pères :S. Athanase, Ep. ad Serap. : M. 26, 252 sq.S. Basile, C. Eunom. : M. 29, 709 sq. ; De Sp. S. ; M. 39, 1033 sq.S. Ambroise, De Sp. S. : M. 16, 703 sq.Petau etThomassin, De Trinitate.Franzelin etRégnon, 3. A. Verriel, « La théorie trinitaire chez les Pères grecs », Rev. Apol. (1929), 540 sq.

§ 50. Dieu le Père

Ladivinité du Père, ainsi que sapersonnalité, est admise par tous les théistes ; c’est pourquoi nous n’avons pas à nous arrêter longtemps sur ces deux points. Observons seulement ici la relation trinitaire interne par rapport spécialement à la seconde Personne, à l’égard de laquelle il est appelé « Père ». Cette paternité est une paternité proprement dite, vraie, physique et non une paternité impropre, morale, métaphorique. Ceci apparaîtra nettement au paragraphe 51, au sujet du « Fils », car père et fils sont deux notions réciproques. Il est vrai que l’Écriture appelle aussiDieu, au sens impropre, lePère des créatures, parce qu’il les a produites de rien, et maintient en elle l’existence et la vie ainsi que la permanence dans l’existence et la vie. Ainsi en est‑il dans l’Ancien Testament qui ne connaît pas encore le Père trinitaire ; mais aussi chez le Christ et les Apôtres (Math., 6, 25‑32 ; cf. 6, 7‑9 ; 7, 7‑11 ; 8, 11‑13). De même samiséricorde est une raison de paternité (Math., 6, 14 sq. ; Marc, 11, 25 sq. ; Luc, 15, 11‑32) ; de même larégénération par la grâce (Luc, 12, 32 ; Jean, 3, 5‑8 ; cf. 1, 12 sq., etc.). Aucun de ces « enfants » créés ne possède la même nature que le Père : cela est réservé au seul « Fils unique » (Filius Dei unigenitus : Jean, 1, 14, 18 ; 3, 16, 18), dont la naissance du Père est par conséquent unique en son genre ; le Concile de Nicée dit : ἐϰ τῆς οὐσίας τοῦ πατρός. C’est par rapport à cet « unigenitus » que la première Personne est véritablement « Père ».

L’Écriture parle de cette paternité toutes les fois qu’elle parle de la filiation de la seconde Personne par rapport à la première. C’est pourquoi nous renvoyons les preuves au paragraphe suivant. Les Juifs se scandalisaient du « Pater proprius Filii ». « Les Juifs cherchaient à le tuer, car non seulement il ne respectait pas le sabbat, mais encore il disait que Dieu était son propre Père, et il se faisait ainsi l’égal de Dieu » (Jean, 5, 18). Cette paternité trinitaire est la paternité originelle ; toute autre est dérivée, dit S. Paul : « C’est pourquoi je tombe à genoux devant le Père, de quitoute paternité au ciel et sur la terre tient son nom » (Éph., 3, 14 sq.). La grande et unique prérogative du Fils est d’être le « propre Fils » de ce Dieu‑Père : « En effet, Dieu déclara‑t‑il jamais à un ange : Tu es mon Fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré ? Ou bien encore : Moi, je serai pour lui un père, et lui sera pour moi un fils ? » (Hébr., 1, 5). Dieu est l’unique « Père de notre Seigneur Jésus Christ » (2 Cor., 1, 3 ; cf. Rom., 8, 32).

LePère a, dans l’Écriture et la Tradition, uneprépondérance extérieure et intérieure sur les deux autres Personnes. Une prépondérance extérieure, en tant qu’il apparaît souvent comme l’équivalent de Dieu. Ainsi le Christ dit : « Je monte vers monPère et votre Père, vers monDieu et votre Dieu » (Jean, 20, 17 ; cf. Math., 27, 46).S. Paul dit de son côté : « le Dieu de notre Seigneur Jésus Christ, le Père dans sa gloire » (Eph., 1, 17) (Cf. encore Act. Ap., 2, 33 ; 24, 14. Rom., 15, 6. 1 Cor., 1, 3. Gal., 1, 1. Éph., 1, 3 ; 4, 6. Col., 2, 2. Jacq., 1, 27. 1 Pier., 1, 13. 2 Pier., 1, 17. Jud., 1. 1 Jean, 1, 2 ; 2, 22 sq. ; 4, 14 ; 5, 7. 2 Jean, 9. Apoc., 1, 6 ; 2, 28). Par appropriation, on peut très bien lui attribuer toute l’œuvre de la divinité à l’extérieur. Il est plus difficile de comprendre comment il apparaît mêmead intra « origine et source de toute déité ».

Le Père, première Personne en tant que principe. En raison de ce caractère de source, l’Église a nommé le Père leprincipe des autres Personnes et, comme il est lui‑même sa propre source et n’a son principe dans aucun autre, elle l’appelle « principium sine principio » (principe source). Le mot principe est plus général et plus étendu que la cause. Il désigne ce dont une autre chose (principiatum) procède de quelque manière ; de plus, la notion de principe n’exige pas, comme celle de cause, la distinction réelle du « principium » et du « principiatum » ; il convient par suite à la terminologie trinitaire. Le mot principe ne doit pas être entendu dans le sens de cause ; il ne doit pas non plus être compris dans ce sens que le Père était d’abord en lui‑même l’ensemble de la Trinité et que les deux autres Personnes ne sont que les termes de son activité, comme les créatures ; mais il faut l’entendre dans ce sens qu’il est le principe d’où procèdent les deux autres Personnes, sans aucune dépendance ou infériorité essentielle. Cela apparaîtra plus clairement quand nous examinerons la doctrine trinitaire desGrecs. Quand les Grecs appellent le Père « causa », αἰτία, des deux autres Personnes, cela doit s’entendre au sens très large, comme l’expliqua Bessarion à Florence. LesLatins évitent le mot « causa » et emploient seulement « principium » (Denz., 691 ; S. th., 1, 33, 1 ad 1). Let Pères grecs appellent par suite le Père αὐτόθεος, c.‑à‑d. qu’il n’a reçu sa nature d’aucune autre Personne (non ab alio) ; ils le nomment avecS. Grégoire de Naz. ὰναρχος ou bien ό θεὸς ἐπὶ πάντων, non pas « essentialiter » et « exclusive » mais « personaliter » et « originaliter ». C’est dansce sens que l’Église adresse sesprières au Père « par le Fils », etc. Le « principium » latin se trouve déjà chez Tertullien (Adv. Prax, 19). Le Fils n’est pas principe d’une manière aussi intense que le Père, car il est « principium de principio ». Il a reçu du Père ce par quoi il est Principe ; quant au Saint‑Esprit, il n’est principe que pour les œuvresad extra et il l’estavec les deux autres Personnes. Il est vrai que par appropriation, l’œuvre de la grâce lui est attribuée à lui seul, comme la Rédemption est attribuée au Fils seul. Pour les détails voir plus loin. De même pour le titre « innascibilis », (ἀγέννητος), que le Père possède seul, cf. § 56 sq.

Synthèse. La première Personne est le Père de la seconde sans le concours d’une autre Personne associée à la génération du Fils ; il est dans, le même sens le principe de cette personne. Par rapport à la troisième Personne, Il n’est pas Père (γεννητωρ, πατήρ), mais Spirateur (πνεύστης) ; mais il est Spirateur, comme on le verra plus loin, en union avec le Fils.

§ 51. Le Fils

1. Sapersonnalité a été niée par les monarchiens (§ 46). Il est vrai que l’Écriture ne donne pas le nom de « Personne » à la seconde Personne, mais elle l’appelle « Fils » et ce nom, comme celui de « Père », est un nom d’hypostase ; une force, une chose, un effet pourrait tout au plus être appelé Fils au sens impropre et ce nom ne serait pas aussi courant dans l’Écriture qu’il l’est. Mais il n’est pas seulement appelé Fils ; il est encore appeléFils unique (Jean, 1, 1, 14 : μονογενὴς παρὰ πατρός ; 1, 18 : ὁ μονογ υἱός ; 3, 16, 18 ; 1 Jean, 4, 9). Il faut aussi entendre au sens personnel le nom Logos (λόγος) ; depuis laVulgate (Jean, 1, 1, 14 ; 1 Jean, 5, 7 ; Apoc., 19, 13) et S. Augustin, on dit d’ordinaire « Verbum » ; on disait auparavant « Sermo ». Le Logos était nié par la secte desaloges. Lesconciles emploient « Verbum » (λόγος) depuis le Concile d’Éphèse (Denz., 113‑124, etc.), de même que laliturgie (Verbum supernum prodiens ; hymn. Offic. ss. Rosar. 1 Vesp). Pour plus de détails, cf. les « Processions » (§ 53 et 54) ; de même pour les termes « imago », etc.

2. Ladivinité du Fils doit être considérée ici du point de vue trinitaire et non du point de vue christologique, c’est‑à‑dire en tenant compte de la révélation du Filspréexistant et non du Fils incarné. La préexistence n’est traitée que dans un petit nombre de textes, mais qui sont catégoriques. LeChrist ne parle de sa filiation éternelle, dans les Synoptiques, qu’une seule fois et en passant (Math., 22, 42 sq.), mais il laisse entendre que sa filiation n’est pas une filiation accordée ou moralement conquise, que par conséquent elle n’est communicable à personne, mais immuable. DansS. Jean, par contre, son langage a presque la précision métaphysique. «  Jésus leur déclara : «Mon Père est toujours à l’œuvre, etmoi aussi, je suis à l’œuvre ». De ces paroles, les Juifs tirent la conclusion exacte : « C’est pourquoi, de plus en plus, les Juifs cherchaient à le tuer, car non seulement il ne respectait pas le sabbat, mais encore il disait que Dieu était son propre Père, et il se faisait ainsi l’égal de Dieu » (Jean, 5, 17 sq.) ; sur quoi le Christ affirme de nouveau l’unité d’opération, insistant par conséquent sur la même pensée. Sa filiation est donc une filiation proprement dite ; il participe aux opérations du Père et par suite, comme le concluent les Juifs, à son essence aussi. Au reste, il a avec le Père une existence avant tous les temps : « avant qu’Abrahamfût, moi, JESUIS » (Jean, 8, 58) ; ce qui rappelle presque l’aséité de Jahvé (Ex., 3, 14). « Je suis sorti du Père, et je suis venu dans le monde ; maintenant, je quitte le monde, et je pars vers le Père » (Jean, 16, 28). Ainsi donc, son état d’existence proprement dit, son état primaire est son existence auprès du Père, et son existence sur la terre est secondaire,intérimaire. C’est pourquoi les hommes ne peuvent pas à proprement parler être ses témoins (Jean, 5, 34). Il n’y a que lui et son Père qui se connaissent et s’attestent mutuellement (Math., 11, 27) : « Celui qui m’a vu a vu le Père » (Jean, 14, 9).

Les Apôtres « ont véritablement connu que je suis sorti de toi » (Jean, 17, 8) ; ils peuvent donc rendre un témoignage de foi à son sujet. C’est ce que fait S. Jean (1, 1) dans le « Prologue » : « Au commencement était le Verbe (ὁ  λόγος), et le Verbe était auprès de Dieu (πρὸς τὸν θεόν), et le Verbe était Dieu (ϰαὶ θεὸς ὁ λόγος) ». Le Prologue suit un mouvement circulaire : la fin revient au commencement. Le Logos préexistant est Dieu. Ilétait au commencement, par conséquent éternellement, « près de Dieu » ; cependant il n’était pas étrangerà côté de lui, non, il était en lui (in sinu Patris, εὶς τὸν ϰόλπον), par conséquent dans la communauté d’essence (θεὸς ῆν ὁ λόγος) et puis également dans la communauté de vie et d’amour. Mais ce n’est pas seulement le Logos révélé dans la Création (λόγος ἄσαρϰος) et dans l’Incarnation (λόγος ἕνσαρϰος), c’est le Logos immanent. Ce Logos éternel s’est incarné et naturellement, dans cet état, il faut affirmer de lui la divinité, aussi bien que précédemment dans sa préexistence : « Et le Verbe s’est fait chair, il a habité parmi nous, et nous avons vu sa gloire, la gloire qu’il tient de son Père comme Fils unique, plein de grâce et de vérité » (Jean, 1, 14) ; si bien que « Tous nous avons eu part à sa plénitude, nous avons reçu grâce après grâce » (Jean, 1, 16). LesÉpîtres de S. Jean sont en harmonie avec ce Prologue : « Ce qui était depuis le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché du Verbe de vie, nous vous l’annonçons » (1 Jean, 1, 1 sq.). « Quiconque refuse le Fils n’a pas non plus le Père ; celui qui reconnaît le Fils a aussi le Père » (1 Jean, 2, 23). « Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde pour que nous vivions par lui » (1 Jean, 4, 9).  « Le Père a envoyé son Fils comme Sauveur du monde » (1 Jean, 4, 14).S. Paul n’est donc pas le premier, comme l’affirment les adversaires, à enseigner la préexistence : « Le Christ Jésus, ayant la condition de Dieu, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’est anéanti, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes » (Phil., 2, 6 sq.). Ici se font pendant (comme dans Jean, 1, 1 et 14) l’égalité éternelle avec Dieu et l’abaissement à la forme d’esclave dans l’Incarnation. «  Il n’a pas épargné son propre Fils, mais il l’a livré pour nous tous » (Rom., 8, 32 ; cf. 8, 3). « Car en lui [le Christ], dans son propre corps, habite toute la plénitude de la divinité » (σωματιϰῶς, c.‑à‑d. depuis l’Incarnation. Col., 2, 9). « Il est l’image du Dieu invisible » (Col., 1, 15). « C’est de leur race que le Christ est né, lui qui est (en soi et éternellement) au‑dessus de tout, Dieu béni pour les siècles » (Rom., 9, 5). « Attendant que se réalise la bienheureuse espérance : la manifestation de la gloire de notre grand Dieu et Sauveur, Jésus Christ » (τοῦ μεγάλου θεοῦ ϰαὶ σωτῆρος ἡμῶν ϰ.τ.λ., Tit., 2, 13). « En ces jours où nous sommes, il nous a parlé par son Fils qu’il a établi héritier de toutes choses et par qui il a créé les mondes », etc. (Hébr., 1, 2 sq.).

Les Pères. Ils connaissent le Fils de Dieu incarné (Luc, 1, 32, 35), mais aussi le Fils préexistant dont il est question ici.S. Clément de Rome l’appelle « le reflet de sa majesté » (de Dieu) auquel s’applique la parole : « Tu es mon Fils, je t’ai engendré aujourd’hui » (Cor., 36, 2 et 4). L’écrit ditseconde lettre de Clément commence ainsi : « Nous devons penser du Christ ce que nous pensons de Dieu ».S. Ignace adresse cette prière aux Romains : « Laissez‑moi imiter les souffrances de mon Dieu » (Rom., 6, 3) et il appelle souvent le Seigneur « Dieu ». Il « était avant tous les temps auprès du Père » (Mag., 6), « celui qui procède d’un seul Père » (Mag., 7). « Le Fils unique de Dieu », « notre Dieu » (Rom. titul). « Je loue Jésus‑Christ, le Dieu qui vous a rendus si sages » (Smyrn., 1, 1 ; cf. Ad Polyc., 3). D’après Barnabé, Dieu a dit au Fils : « Faisons l’homme », le Fils était avant tous les temps (Ép. 5, 5 : 6, 12) ; il est apparu dans la chair afin que son éclat ne nous éblouisse pas (5, 10). La christologie deS. Justin se résume ainsi : Dieu a un Logos qui est lui‑même Dieu et qui est devenu homme dans le temps. Le Logos s’appelle, parce qu’il est né de Dieu, γέννημα  (les créatures sont ποιήματα) ; en de nombreux passages, il est nommé « Fils de Dieu » et le « seul véritable Fils de Dieu » (ὀ μόνος ἰδἰῶς υἱός; ὀ μόνος λεγόμενος ϰυρίως υἱός ; Apol., 1, 23 ; 2, 6).S. Irénée repousse la double notion du Logos (λ. ἐνδιάθετος et λ. προφοριϰός) (Ad. h., 2, 13, 2 et 8), il affirme son identité d’essence avec Dieu et son éternité. Il est « Le Verbe de Dieu, ou plutôt Dieu lui‑même, qui est le Verbe » (2, 13, 8). « Il atoujours auprès de lui le Verbe et la Sagesse, le Fils et l’Esprit » auxquels il a dit : « Faisons l’homme » (4, 20, 1 ; 5, 1, 3).Tertullien : « Dieu a proféré cet esprit (le Logos), et en le proférant l’a engendré ; pour cette raison, Il est appelé Fils de Dieu, et Dieu même à cause de l’unité de substance » (Apol., 21). La règle de foi est : « Nous croyons en un seul Dieu, mais avec la dispensation ou l’économie, comme nous l’appelons, que ce Dieu unique ait un Fils, son Verbe, procédant de lui‑même » ; les trois Personnes sont « une seule et même substance, une seule et même nature, une seule et même puissance, parce qu’il n’y a qu’un seul Dieu » (Adv. Prax., 2 ; cf. Adv. Marc, 2, 27). Cependant, tout en enseignant l’égalité, il retombe dans une doctrine subordinatianiste : « Le Père est la substance tout entière, Le Fils est ladérivation et lapartie de ce tout, ainsi qu’il le déclare lui‑même : Mon Père est plus grand que moi » (Jean, 14, 28 ; Adv. Prax., 9).Clément d’Alexandrie dit : « Ils sont tous les deux une seule chose, « le Dieu », c.‑a‑d. Dieu et son Logos (Prœd., 1, 8, 62, 3).Origène : « Il est engendré de la substance même de Dieu » (Fragm. : M. 14, 1308). « Nous n’adorons donc qu’un seul Dieu, comme nous l’avons déjà déclaré, le Père et le Fils » (Contra Cels., 8, 12). Le Concile deNicée pouvait ainsi s’appuyer sur une doctrine ferme de l’Écriture et de la Tradition, quand il fit de l’όμοούσιος le maître‑mot de l’orthodoxie. Et quand il précisa que le Fils procédait du Père par génération (γεννηθείς), il pouvait en appeler, comme on le verra à propos des « Processions », à un enseignement clair de l’Écriture, bien que sur ce point précis la doctrine des Pères présente des faiblesses. La détermination « engendré non créé » (γεννηθἐντα, οὑ ποιηθέντα) mit également fin aux confusions. On fera appel aux témoignages des autres Pères à propos des « Processions ». Leur orthodoxie trinitaire va de soi : tout enseignement subordinatianiste après le Concile aurait été une violation de la doctrine de l’Église et on ne pourrait plus compter sur l’indulgence qu’on accorde aux Pères anténicéens.

Objections ariennes. L’Écriture contient plusieurs expressions qui semblent aller contre l’égalité d’essence du Père et du Fils. Ces difficultés se résolvent quand on se rappelle que Jésus n’est pas et n’était pas seulement auprès du Père, dans sa nature divine, mais qu’il a aussi habité parmi nous dans sa nature humaine. 1° Ainsi s’explique Jean, 14, 28 : «  le Père est plus grand que moi » ; Jésus parle comme homme. Certains Pères montrent moins d’exactitude quand ils entendent ces paroles de la filiation par laquelle le Fils procède du Père et disent que le Fils est « en raison de son origine postérieure, moins grand que le Père ». Cette explication cependant conserve encore un sens orthodoxe ; ‑ 2° Jean, 5, 19 : « Le Fils ne peut rien faire de lui‑même, il fait seulement ce qu’il voit faire par le Père » (cf. aussi 5, 26 ; 8, 28 ; 17, 7) ; ces paroles bien comprises ont trait à l’union interne d’opération et par conséquent à l’unité d’essence et ne signifient pas du tout une subordination d’essence ; ‑ 3° A maintes reprises, on dit du Christ qu’il est devenu (γενόμενος) ; ainsi Rom., 1, 3 ; Gal., 4, 4 ; Hébr., 1, 4. Le Christ n’est « devenu » que selon l’humanité, par l’union hypostatique, sans que la divinité ait subi aucun changement. Il importe de remarquer Jean, 1, 15, où « après moi » dans la bouche du Baptiste se rapporte à l’humanité, alors que « avant moi » a trait à la divinité ; ‑ 4° Jean, 17, 3 : « Or, la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ ». Ce passage ne constitue pas une difficulté, quand on considère que Jésus veut opposer le μόνος θεός avec ἀληθινός au polythéisme païen et se présente lui‑même comme celui qui le révèle et le manifeste sur la terre et qui accorde le salut à ceux qui croient enlui. La connaissance de Dieu est indissolublement liée à la connaissance du Christ et conditionnée par elle. Le passage est à la fois monothéiste et sotériologique, de même Math., 11, 27. ‑ 5° Dans l’expression « Fils de l’homme », il y a une subordination à l’égard du Père ; par ex., Jean, 5, 27 : « (Le Père) lui a donné pouvoir d’exercer le jugement, parce qu’il est le Fils de l’homme », allusion à Dan., 7, 13 sq. Il faut interpréter de même Math., 26, 64 ; ‑ 6° Quand S. Paul appelle le Christ πρωτότοϰος πάσης ϰτίσεως [le premier‑né de toute créature (Col., 1, 15)], il y a dans l’expression un triple élément : a) la relation du Christ avec la Création comme Créateur ; b) sa préexistence à tout ϰτίσμα ; c) sa naissance du Père qui eut lieu avant tout ϰτίσμα, par conséquent de toute éternité ; ‑ 7° En raison de l’usage traditionnel, on insista d’abord spécialement sur le « Père » ; il était Dieu par antonomase (αυτόθεος) ; aussi la chrétienté primitive lui adressa encore longtemps nommément ses prières. Il faut également entendre comme une profession de foi sous forme de prière, 1 Cor., 8, 6.

§ 52. Le Saint‑Esprit

Il s’agit encore ici de démontrer à la fois lapersonnalité et ladivinité complète.

1. Lapersonnalité est, cette fois, plus difficile à établir que pour le Logos, parce que Pneuma (τὸ πνεῦμα) est neutre et que le plus souvent, même dans l’Écriture, il désigne une force impersonnelle (δύναμις) et une action dans le monde et l’humanité ; et cela non seulement dans l’Ancien Testament (p. 205), mais encore dans le Nouveau. De plus, Pneuma est un nom commun pour désigner la divinité en général.

On a déjà fait allusion à l’Esprit dans l’Ancien Testament. II y apparaît comme ruach Élohim, une force impersonnelle qui produit la vienaturelle cosmique (Gen., 1, 2 ; 2, 7 ; 6, 3. Is., 32, 15. Ez., 37, 8‑10. Zach., 12, 1. Ps. 103, 29 sq. ; cf. 32, 6 ; 145, 4‑6. Job, 12, 10 ; 34, 14 sq. 2 Mach., 7, 23 ; 14, 46. Judt, 16, 17) ; comme une forcesurnaturelle charismatique : dans Joseph (Gen., 41, 38), dans les 70 vieillards (Nomb., 11, 17), dans Samson (Jug., 14, 6 sq.), dans Gédéon (Jug., 6, 34), dans Saül (1 Rois, 11, 6), dans tous les Prophètes (lumen propheticum) ; parfois un saisissement et une élévation physiques accompagnent cette inspiration (Ez., 3, 12‑14 ; 8, 3; 11, 1‑24 ; 43, 5. Cf. 4 Rois, 2, 16, etc.) ; le but dernier de ces phénomènes est là aussi un but religieux. Cet Esprit charismatique est conféré abondamment au Messie futur (Is., 11, 1 sq. ; 42, 1‑4) et à sa société (Is., 32, 15 ; 44, 1‑3. Joel, 2, 28 sq. Zach., 12, 10). Enfin on attribue à l’Esprit une actionmorale, l’observation des commandements (Ez., 11, 19 ; 36, 26 ; 37, 14 ; 39, 29. Cf. Ps. 50, 12 sq. ; 142, 10) ; c’est pourquoi il est appelé quelques rares fois le « Saint‑Esprit » (Ps. 50, 13 ; 142, 10 ; 70 ; Is., 63, 10 sq. Cf. Dan., 4, 5, 6, 15 ; 5, 11). En tant que principeéthique, il est un don réservé à l’avenir du salut.Jamais, dans l’Ancien Testament, l’Esprit n’est un moi indépendant, une Personne.

L’Esprit apparaît dans leNouveau Testament comme un principe de force divine et impersonnelle, mais presque toujours comme esprit charismatique : dans le Baptiste (Luc, 1, 15 ; Marc, 1, 8 ; Math., 3, 11 ; Luc, 3, 16), Élisabeth (Luc, 1, 41), Zacharie (Luc, 1, 67), Siméon (Luc, 2, 27), dans l’Annonciation de Marie (Luc, 1, 35) ; cf. Math., 1, 18, 20). Dans la vie synoptique de Jésus, il inaugure la mission du Seigneur (Math., 3, 13‑17 ; Marc, 1, 9‑11 ; Luc, 3, 21), le conduit au désert (Math., 4, 1 ; Marc, 1, 12 ; Luc, 4, 1), l’en fait revenir (Luc, 4, 14) ; il le fortifie et le réjouît dans l’exercice de sa mission (Luc, 10, 21). Jésus invoque son témoignage dans l’Ancien Testament (Marc, 12, 36 ; Math., 22, 43) et caractérise son œuvre comme une œuvre guidée par le Saint‑Esprit à laquelle on ne peut résister sans commettre un péché irrémissible (Math., 12, 31 sq. ; Marc, 3, 28‑30 ; Luc, 12, 10 ; cf. Math., 12, 28). ‑ Chez les Synoptiques et surtout chez S. Luc, c’est le Saint‑Esprit qui bâtit le royaume de Dieu, c’est l’esprit charismatique de mission ; S. Paul prêche surtout l’Esprit qui nous sanctifie personnellement.

Mais le Saint‑Esprit apparaît commePersonne divine dans la péricope concernant le péché contre le Saint‑Esprit ; dans ce texte il est mis en parallèle avec le Fils, et le péché au sens fort où il est employé ici ne peut être commis, d’après la doctrine du Christ, que contre le Dieu personnel. « Quiconque dira une parole contre le Fils de l’homme, cela lui sera pardonné ; mais si quelqu’un blasphème contre l’Esprit Saint, cela ne lui sera pas pardonné » (Luc, 12, 10 sq.). Immédiatement suit sa promesse faite aux disciples : quand on vous conduira devant les tribunaux, ne soyez pas en peine de ce que vous répondrez : « l’Esprit Saint vousenseignera à cette heure‑là ce qu’il faudra dire » ; il exerce par là même l’activité personnelle du Paraclet. Ainsi la formule trinitaire par laquelle se termine le premier Synoptique estpréparée et ne paraît pas aussi incompréhensible que l’affirme la critique. Elle le paraîtra encore moins, si l’on tient compte aussi de l’évangile de S. Jean. Là encore le Saint‑Esprit est tout d’abord une grâcecharismatique (Jean, 4, 10), symbolisée par le vent et l’eau (Jean, 3, 8 ; 4, 10 ; 7, 38‑40. Apoc.,7, 17 ; 22, 1), comme principe de la vie nouvelle (Jean, 3, 5 ; 7, 38‑40). Le Christ accomplit son œuvre avec lui (Jean, 1, 33 ; 3, 34 ; 6, 64). La chrétienté reçoit la plénitude de cet Esprit après la mort du Christ (Jean, 7, 39).

Mais la Personnalité est nettement affirmée dans Jean, 14, 16 sq. 26 : « Moi, je prierai le Père, et il vous donnera un autre Défenseur qui sera pour toujours avec vous, l’Esprit de vérité… le Défenseur, l’Esprit Saint que le Père enverra en mon nom,lui, vousenseignera tout, et il vousfera souvenir de tout ce que je vous ai dit ». Ce sont bien là des actes personnels d’intelligence et de volonté. « Quand viendra le Défenseur, que je vous enverrai d’auprès du Père (il demeure donc auprès du Père dans le ciel), lui, l’Esprit de vérité qui procède du Père, il rendra témoignage en ma faveur » (Jean, 15, 26). « Quand il viendra, lui, l’Esprit de vérité, il vous conduira dans la vérité tout entière. En effet, ce qu’ildira ne viendra pas de lui‑même : mais ce qu’il auraentendu, il le dira ; et ce qui va venir, il vous le fera connaître. Lui me glorifiera, car ilrecevra ce qui vient de moi pour vous lefaire connaître » (Jean, 16, 13‑14).

Observons, contre toute tentative antitrinitaire, binitaire ou modaliste : 1° Le mot Saint‑Esprit est grammaticalement neutre, mais l’évangéliste continue logiquement aumasculin (15, 26 ; 16, 13 sq. ; 14, 26) ; 2° Les actions qui lui sont attribuées sont personnelles : il enseigne, parle, rappelle, console, témoigne, conduit, annonce, entend ; toutes actions strictement personnelles ; 3° Il est l’« autre Paraclet » (ό ἃλλος παρ.), mis en parallèle personnel avec le Christ, avec lequel il alterne et dont la personnalité est aussi réelle que celle du Christ ; 4° Le Saint‑Esprit apparaît comme personnellement distinct du Père et du Fils dans Jean, 14, 16, où le Fils le demande au Père ; 14, 26, où il est dit que le Père l’enverra au nom du Fils ; 15, 26, où il est dit qu’il procède du Père et rend témoignage au Fils ; ce sont là des représentations trinitaires. Si, 14, 18 sq., le Fils lui aussi promet son retour, il ne faut pas plus en conclure son identité avec le Saint‑Esprit qu’on ne conclut de 14, 23, l’identité du Fils avec le Père parce qu’ils doivent venir ensemble. Dans Jean, 20, 22, il est question de l’Esprit charismatique de ministère, pour l’exercice de la rémission des péchés. LesActes des Apôtres parlent eux aussi à chaque chapitre de l’« Évangile du Saint‑Esprit » et, dans plusieurs chapitres nomment de nouveau le Saint‑Esprit, mais il s’agit presque toujours de l’Esprit charismatique qui opère dans l’Église. Cependant les Pères insistent sur 5, 3 sq., où S. Pierre reproche à Ananie d’avoir « menti au Saint‑Esprit » et conclut : « Tu n’as pas menti aux hommes, mais à Dieu » (τῷ θεῷ).

S. Paul unit la doctrine du Saint‑Esprit avec la Rédemption. Le Saint‑Esprit est le principe de la vie nouvelle de la grâce, l’Esprit éthique (comme dans Ézéchiel). Les passages sont extrêmement nombreux et seront utilisés dans leTraité de la grâce (§ 112 et 130). En tant qu’Esprit éthique, il est l’opposé de la chair, de la sensualité mauvaise. Dans S. Jean, cet Esprit éthique est le principe de la régénération, le remède à la faiblesse ontologique de la créature qui est par elle‑même incapable de la vie divine.S. Paul connaît‑il l’Esprit personnel, trinitaire ? On l’a souvent contesté. Ce qui permet de répondre affirmativement, ce sont : 1° Tout d’abord, les formules trinitaires citées p. 203 ; 2° Les nombreux parallèles entre le Christ exalté et le Saint‑Esprit.

Le Saint‑Esprit apparaît tout d’abord, comme chez S. Jean, dans unparallèle tout à faitpersonnel avec le Christ exalté, que S. Paul nomme aussi un « esprit » (2 Cor., 3, 17). De même que le Christ demeure en nous (Rom., 8, 10), ainsi le Saint‑Esprit (Rom., 8, 9, 11 ; 1 Cor., 3, 16) ; de même que nous sommes justifiés dans le Christ (Gal., 2, 17), nous le sommes dans le Saint‑Esprit (1 Cor., 6, 11) ; de même que nous sommes sanctifiés dans le Christ (1 Cor., 1, 2), nous le sommes aussi dans le Saint‑Esprit (Rom., 15, 16) ; nous sommes marqués dans le Christ (Eph., 1, 13) et dans le Saint‑Esprit (Eph., 4, 30) ; circoncis dans le Christ (Col., 2, 11) et dans le Saint‑Esprit (Rom., 2, 29) ; nous avons part au Christ (1 Cor., 1, 9) et au Saint‑Esprit (2 Cor., 13, 13 ; Phil., 2, 1) ; tous les deux habitent en nous (Rom., 8, 9‑11) ; nous sommes les temples de Dieu (2 Cor., 6, 16) et les temples du Saint‑Esprit (1 Cor., 6, 19). Ce parallélisme montre que le Pneuma qui nous est « donné » estl’action d’un Pneuma personnel qui accomplit avec la Personne du Fils les mêmes fonctions éthiques.

On ne peut pas interpréter le Pneuma comme unesimple personnification analogue aux personnifications de la conscience, de la loi, de la mort, du péché, dans S. Paul. En effet, les expressions personnelles qui le désignent sont trop nombreuses, trop fermes et trop personnelles pour qu’on puisse le faire. Jamais on n’attribue aux notions ci‑dessus une « action libre » comme au Pneuma, et du reste, derrière ces abstractions, se tiennent des facteurs personnels (Dieu, l’homme, Satan). Au reste, il est très difficile de séparer ici nettement l’effet de la cause, l’Esprit personnel de l’Esprit impersonnel, car si l’on voulait prendre comme critérium quecet Esprit qui entre dans l’homme y demeure, etc., estimpersonnel, il faudrait admettre aussi que le Christ et le Père sont impersonnels, car ils entrent aussi en nous et y demeurent.

2. Ladivinité ainsi que lapersonnalité indépendante du Saint‑Esprit est particulièrement attestée par trois textes : « L’Esprit scrute le fond de toutes choses, même les profondeurs de Dieu » (1 Cor., 2, 10). « Ne savez‑vous pas que vous êtes un sanctuaire de Dieu, et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? » (1 Cor., 3, 16, où Deus = Spiritus). Et 1 Cor., 12, 4‑11 : « Les dons de la grâce sont variés, mais c’est le même Esprit... c’est le même Seigneur... c’est le même Dieu qui agit en tout et en tous » où le Saint‑Esprit apparaît, dans une conception trinitaire, dominant souverainement toute la chrétienté et distribuant librement ses dons aux particuliers : « Mais celui qui agit en tout cela, c’est l’unique et même Esprit : il distribue ses dons, comme il leveut, à chacun en particulier ».

Synthèse. Le Saint‑Esprit est, d’après le Christ et les Apôtres, une personnalité indépendante, qui estDieu avec le Père et le Fils, tellement Dieu qu’il entre en parallèle alternativement avec le Père et le Fils : bien plus, de même que l’esprit de l’homme constitue ce qu’il y a de plus intime en lui, l’Esprit‑Saint pénètre lesprofondeurs de la divinité et connaît Dieu par lui‑même et non par les créatures. Il est vrai que dans laRévélation il apparaît en dernier lieu. Les disciples de Jean, qui ont entendu la prédication des Prophètes comme celle du Baptiste, ne connaissent pas encore le Saint‑Esprit (Act. Ap., 19, 2). C’est un phénomène particulier que les trois Personnes apparaissent l’une après l’autre et s’attestent mutuellement : le Père atteste le Fils, le Fils atteste le Père ; le Fils atteste le Saint‑Esprit et le Saint‑Esprit atteste le Fils. « L’un est toujours l’exégète de l’autre ». ‑ Dans lathéologie protestante moderne, Tosetti comptecinq conceptions différentes du « Saint‑Esprit » : un effet de la force divine, Dieu lui‑même (sens modaliste), l’esprit de la communauté, une personnification, le Christ lui‑même.

Les Pères. La foi trinitaire des Pères anténicéens est nette, mais par contre leur théologie est encore peu claire. Ceci concerne la troisième Personne encore plus que la seconde. Presque tous parlent deseffets du Saint‑Esprit et répètent alors les paroles de l’Écriture : on le reçoit dans le baptême, il a parlé par les Prophètes et agit encore dans les spirituels (Didachè, Pères apostoliques, S. Clément, S. Ignace, Barnabé, Hermas ; les apologistes, S. Hippolyte, S. Irénée ; cf.Tixeront, 1). Le premier qui ait saisi l’Esprittrinitaire dans sa divinité personnelle estTertullien. Il est aussi leseul jusqu’à S. Athanase ; on peut cependant lui adjoindreOrigène malgré sa double face. Tertullien affirme contre Sabellius la distinction des personnes à côté de l’unité de l’essence. Ensuite, il établit (Adv. Prax.) cette proposition au sujet du Saint‑Esprit : « (Sa) doctrine se vante de posséder la vérité pure, en s’imaginant que la seule manière légitime de croire à l’unité de Dieu, c’est de confondre dans une seule et même personne et le Père et le Fils et l’Esprit saint » (2). Au sujet de laProcession : « L’Esprit ne procède pas d’ailleurs quedu Père par le Fils » (4). « Il recevra de ce qui est à moi, comme moi‑même de ce qui est à mon Père (Jean, 16, 14). Ainsi l’union du Père dans le Fils et du Fils dans le Paraclet, forme trois personnesindissolubles, produites l’une de l’autre, de manière que trois sont une seule et même chose, mais ne sont pas un seul » (25). « Dieu a produit le Verbe hors de lui, ainsi que l’enseigne le Paraclet lui‑même, comme l’arbre sort de la racine, le ruisseau de la fontaine, le rayon du soleil » (8). Au sujet deseffets : «  (Le Christ) a envoyéà sa place le Saint‑Esprit pour éclairer et conduire son Église (Des Prescriptions, 13)… pour être le docteur de la vérité » (28). Il peut se faire que son point de vue montaniste ait contribué à lui faire accentuer fortement la personnalité du Saint‑Esprit.Origène range les questions qui concernent le Saint‑Esprit parmi celles que l’Église n’a pas encore tranchées. Il ne trouve guère de réponses convenables à ces questions et penche lui‑même vers le parti adverse, tout en disant qu’il n’est pas clair que le Saint‑Esprit soit une créature du Fils ou bien le Fils de Dieu. Cependant, comme tout est fait par le Fils, le Saint‑Esprit devrait, à proprement parler, être son œuvre (In Joa., 2, 6 : M. 14, 132 ; cf. De princ., 1, Praef. 4 ; 1, 3, 3 et 4 ; 2, 2, 1 et 7 ; 3 ; 4, 28 ; 5, 35.Tixeront, 1, 288 sq.). Le Concile de Nicée avait à s’occuper du Logos‑Dieu, non du Pneuma‑Dieu. C’est pourquoi il se borna à la courte phrase de la règle de foi : « Et au Saint‑Esprit ». La théologie précédente du Saint‑Esprit continua donc avec ses faiblesses subordinatianistes. Cependant. le Concile de Nicée dut lui donner une impulsion active. Le όμοούσιος concernant le Fils portait à aller plus loin. Et de fait, nous voyons que l’idée ne tarde pas à se développer : Comme le Fils, le Saint‑Esprit n’est pas seulement une personnalité, mais encore véritablement Dieu. Et ce fut encoreS. Athanase qui fit triompher la théologie du Saint‑Esprit ; il ne le fit pas d’une manière absolument spontanée, mais pour lutter contre l’évêque Macedonius de Constantinople et sa secte qui appliquaient l’arianisme à la troisième Personne, hérésie qui avait fait son apparition en Égypte aussi. S. Athanase défendit résolument dans trois lettres à son ami l’évêqueSérapion de Thmuis (Ép. 1, 2, 4) la divinité du Saint‑Esprit. Il s’appuie sur l’Écriture (Ad Serap., 1, 4‑6), la Tradition (1, 28) et la raison. Il donne une preuve tout à fait simple, la preuvethéologique : Il résulterait, si on n’admettait pas la divinité du Saint‑Esprit, « que la Trinité ne serait plus une seule chose, mais se composerait elle‑même de deux natures différentes à cause de la différence d’essence de l’Esprit… Qu’est‑ce donc alors que cette notion de Dieu qui serait un composé de créateur et de créature ? (Ép. 1, 2). « Aucun élément étranger n’est mêlé à la Trinité, mais elle est indivisible et égale en elle‑même. Cela suffit aux croyants ». Mais qu’on ne cherche pas au‑delà, cela dépasse le regard des chérubins (1, 17). Néanmoins il y a des images qui aident à expliquer, comme « la représentation, le reflet, la source » (1, 20), mais « qui veut séparer l’éclat de la lumière ou la sagesse du sage ? » (Ibid.). L’Esprit n’est pas non plus un des anges : il y en a des myriades et l’Esprit est unique (1, 27). L’Esprit de Dieu nous divinise : il doit d’abord être Dieu lui‑même, il ne peut pas être une créature (1, 23). Au sujet de sa procession, il dit « qu’il procède du Père en tant qu’il rayonne de la Parole (Logos) qui est du Père, et est envoyé et donné par la Parole » (1, 20). Comme le Fils est de l’essence du Père,  « il faut donc que l’Esprit aussi qui est, comme on a dit, de Dieu, soit d’après l’essence, l’Esprit propre du Fils » (διον εἰναι οὐσίαν τοῦ υἱοῦ [1, 25 ; cf. 1, 20 et 21 ; 3, 2]. « La relation particulière dans laquelle, comme nous le savons, se trouve le Fils par rapport au Père, sera aussi, comme nous le trouverons, celle de l’Esprit par rapport au Fils. Et de même que le Fils dit : « Tout ce que le Père a est mien », de même nous trouverons que tout cela est aussi, par le Fils, dans le Saint‑Esprit » (3, 1). « Dans l’Écriture, l’Esprit n’est pas nommé Fils, afin qu’on ne le tienne pas pour un frère (du Fils) ; il n’est pas davantage nommé Fils du Fils, afin qu’on ne puisse pas considérer le Père comme un grand‑père, mais le Fils est appelé Fils du Père et l’Esprit Esprit du Père ; et ainsi la divinité de la Sainte Trinité est une, et la foi est une » (1, 16). Après S. Athanase, c’est à peine si la théologie grecque a fait des progrès essentiels, bien que S. Basile et surtout S. Grégoire de Nazianze aient créé des formules meilleures encore. ‑ Remarquons en passant que l’Église a interdit de représenter le Saint‑Esprit sous uneforme humaine.

Les anciens et les nouveaux nicéens ? Les théologiens protestants ont voulu faire cette distinction ; ils affirment que S. Athanase aurait entendu le όμοούσιος dans le sens de l’unité d’essence (à la manière des sabelliens) et que les Cappadociens l’auraient entendu non au sens d’unité mais au sens d’égalité d’essence. Par contre, Bardenhewer montre que par ex. : S. Basile, que l’on suspecte le plus souvent, apporte un soin presque scrupuleux à enseigner avec précision l’unité numérique : « Afin que la distinction des Personnes te soit bien claire, compte le Père spécialement et le Fils spécialement ; mais afin de ne pas tomber dans le polythéisme, confesse l’unité de l’essence (μίαν τὴν οὐσἰαν) dans les deux ; de cette façon s’écroule Sabellius et l’Anoméen est également battu » (Serm. 24, c. Sab. et Ar., c. 3).

Transition. Le dogme ne comprend pas seulement la Trinité des Personnes dans l’essence unique, mais encore les relations réciproques des Personnes entre elles, telles qu’elles sont précisées par les Processions.

TROISIEME SECTION. L’évolution doctrinale dans la Tradition

CHAPITRE 1 : Les Processions en Dieu

A consulter :Hurter, 2, thes. 107.Franzelin, De Deo trino, thes. 30 sq.Kleutgen, Inst., 590 sq.Tepe, Inst., 2, 293 sq.Diekamp, 1, 259.Minges, 1, 137. Sur la Procession du S. Esprit :S. Thomas, S. th., 1, 27 ; De verit., 4 ; Comp. th., 52 sq. ; Opusc., 3 ; C. Gent., 4, 24 sq.S. Anselme, De processione Sp. S. contra Graecos.Ruiz, De Trinitate disp., 67.Petau, De Trin., 7.Tournely, De myst. S. Trin., q. 26.

Remarques préliminaires

1. Le mot procession (processio, emanatio, ἐϰπόρευσις, προβολή) désigne en général l’origine (origo) d’un être venant d’un autre. Ce dont une chose provient s’appelleprincipium, ce qui en provientprincipiatum (Cf. S. th., 1, 84, 2 ; C. Gent., 2, 11). Le dernier terme n’a pas d’équivalent français. Laraison de la procession est une activité (operatio) qui peut être intérieure ou extérieure. Quand la procession a son termeen dehors du principe, elle s’appelle « pr. transiens, ad. extra » (fils et père, fruit et plante) ; quand le procédant reste dans le principe, la procession est « immanens, ad intra » (pensée et esprit, vouloir et volonté). En Dieu se trouvent les deux espèces de procession : la « processio transiens » à laquelle les créatures doivent leur existence et la « pr. immanens », le principe d’origine du Fils et du Saint‑Esprit. Il n’y a en Dieu, selon l’enseignement du dogme, que deux processions. Les gnostiques en admettaient un nombre incalculable (les Éons), les modalistes niaient toute procession et les subordinatianistes les expliquaient comme « processiones ad extra », ou comme des actes de création.

2. Qu’il y ait en Dieu des processions, c’est un dogme. L’Écriture l’atteste clairement. Jean, 8, 42 : « Moi, c’est de Dieu que je suis sorti et que je viens ». Jean, 15, 26 : « Quand viendra le Défenseur, que je vous enverrai d’auprès du Père, lui, l’Esprit de vérité qui procède du Père, il rendra témoignage en ma faveur ». Que ces processions soient immanentes, cela ressort de la spiritualité de Dieu et est d’ailleurs enseigné par l’Écriture : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement auprès de Dieu ».

3. Entre les processions immanentes en Dieu et celles qui ont lieu dans les créatures spirituelles, il y a des différences essentielles : a) Dans les créatures, ce sont des accidents, d’existence faible et fugitive. En Dieu, elles sont, comme l’enseigne le dogme de la Trinité, substantielles, et leur terme est chaque fois une Personne divine ; b) Dans les créatures, le procédant reçoit l’être du principe qui leproduit d’abord. En Dieu, l’Être n’est pas produit, maiscommuniqué (non causatum sed communicatum). C’est pourquoi on n’appelle pas le Pèrecausa Filii, mais « principium ». Les Grecs montrent ici une certaine imprécision dans leurs expressions ; ils emploient αἰτία pour  ἀρχή. Les Latins firent parfois de même au début ; c) Dans les créatures, le « principium » et le « principiatum » se séparent, car le premier est cause du second. En Dieu, ils coïncident absolument ; par uneunique procession, le Père est Père et le Fils est Fils ; d) La procession divine consiste donc dans l’origine éternelle d’une Personne d’une autre par la communication de l’essence divine numériquement une.

4. L’Écriture n’assigne aucune origine auPère. C’est pourquoi le Concile deFlorence enseigne : « Tout ce que le Père est ou a, il l’a non pas d’un autre, mais de soi et il est principe sans principe » (Denz., 704). Parce qu’il ne procède aucunement, on ne doit pas se le représenter comme tenant sa Paternité de son essence ; car « cette réalité (essence) n’engendre pas, n’est pas engendrée et ne procède pas, mais c’est le Père qui engendre, le Fils qui est engendré et le Saint‑Esprit qui procède, en sorte qu’il y a distinction dans les personnes et unité dans la nature », etc. (Latran, 4 : Denz., 432). « Le Père n’a été fait par personne et il n’est ni créé ni engendré » (Athanasian).  C’est pourquoi le Père a en propre l’« innascibilitas » ; il est ἀγέννητος.

5. Sur la question de lanécessité ou de laliberté des processions,S. Thomas dit : « Lanécessité naturelle, selon laquelle on dit que la volonté veut quelque chose par nécessité, comme le bonheur, ne s’oppose pas à la liberté de la volonté, comme Augustin l’enseigne (la Cité de Dieu, 5, 10). La liberté de la volonté, en effet, s’oppose à la violence et à la contrainte. Il n’y a ni violence, ni contrainte dans le fait que quelque chose est mis en mouvement selon l’ordre de sa nature, mais il y a plus si le mouvement naturel est empêché : comme quand ce qui est lourd est empêché de descendre en son juste milieu ; c’est pourquoi la volonté cherche librement le bonheur, qu’elle désire nécessairement. Mais ainsi Dieu s’aime lui‑mêmelibrement par sa volonté, bien qu’il s’aime nécessairement. Et il est nécessaire qu’il s’aime autant qu’il est bon, comme il se comprend autant qu’il est.Donc l’Esprit saint procède librement du Père, non cependant selon le possible mais parnécessité. Et il ne lui a pas été possible de procéder moindre que le Père ; mais il a été nécessaire qu’il soit égal au Père, comme le Fils qui est le Verbe du Père » (De potent., 10, 2 ad 5).

6.L’explication spéculative des processions remonte àS. Augustin. Il pense avec raison que l’image de Dieu brille moins dans toute la Création que dans l’esprit humain. Dieu a dit en effet qu’il voulait faire l’homme à son image et à sa ressemblance. LaScolastique a repris sa psychologie de la Trinité et l’a complétée.

a) S. Augustin, dans cette spéculation, insiste sur le mystère proprement dit ; ce mystère ne s’éclaircira pour nous que dans l’au‑delà. Dieu reste pour nous « inexprimable » (Serm. 117). Sa spéculation n’est jamais indépendante, elle se rattache toujours à la foi. Au commencement, il utilisait lui aussi les images tirées de la nature matérielle. Depuis S. Justin et Tertullien, on connaît l’image du soleil et du rayon, de la lumière de lumière, de la source et du fleuve, de la racine et de la plante : images auxquelles s’ajouta plus tard un troisième élément : racine, tronc, fleur ; source, courant, embouchure ; lumière, éclat, rayon. Ces images permettaient de bien indiquer deux choses : 1° Laprocession ; 2° La connexion interne ou l’unité d’essence. Quand on employait l’image de souffle et de parole, on comprenait également d’une manière sensible le souffle comme une émission d’air et la parole comme « vox ex ore prolata », ou bruit d’air.

S. Augustin employa donc lui aussi de ces images sensibles en se référant à l’Écriture (Rom., 1, 17 sq. ; Sag., 13, 1 sq.), bien qu’il n’y vît qu’un faible reflet de la Trinité. Sonpremier nombre ternaire est par conséquent : « mesure, nombre, poids » (Sag., 11, 21), ou bien « règle, beauté, ordre ». Cette trinité se constate dans toute la Création. Ces trois choses constituent aussi une certaine unité ou sont en connexion interne. Cependant le fondement qui les porte est la matière. Or Dieu est un Esprit absolu.

b) Par suite, S. Augustin préfère les images qu’il découvre dans l’esprit humain. « En nous‑mêmes nous reconnaissons une image de Dieu, c.‑à‑d. de cette très haute Trinité. Sans doute, ce n’est pas une image de même valeur, mais au contraire une image qui reste très loin du modèle ; ce n’est pas non plus une image du même genre et, pour tout dire d’un mot, ce n’est pas une image de la même essence que Dieu ». « En effet, nous existons, nous connaissons notre être et nous aimons cet être et cette science ». Et de plus, je suis absolument certain de cette trinité, parce que ma conscience me l’atteste immédiatement : « Je suis par moi‑même très certain que je suis, que je connais et que j’aime mon être ».Être, savoir et aimer constituent donc le nombre ternaire spirituel (Civ., 11, 26 sq.). Mais S. Augustin trouve dans ce nombre ternaire des difficultés. Il n’arrive pas à expliquer la nécessité de leur connexion ; car la notion d’être est une notion plus extensive que les deux autres et ces dernières ne peuvent se déduire strictement de la première. S. Augustin n’accorde pas d’importance à cette analogie. Il ne sait pas si elle correspond à la Trinité (Conf., 13, 11). Elle ne paraît pas dans le « De Trinitate ».

c) Mais on arrive à cette ferme connexion dans le nombre ternaire suivant : « Mens, notitia, amor » [âme, connaissance, amour]. En effet, l’analyse de la notion « mens » donne nécessairement les deux autres éléments de connaissance et d’amour. Ici « mens » = substance de l’esprit ou esprit en soi. Que « mens » soit une substance, S. Augustin peut l’affirmer simplement ; mais il l’affirme aussi pour « notitia » et « amor » et ne peut le prouver qu’au moyen d’une conception assez vague de la substance. L’esprit (mens) se connaît lui‑même immédiatement. De la connaissance que l’esprit a de soi résulte l’amour qu’il a pour lui‑même. « L’âme ne peut s’aimer, si elle ne se connaît pas » (Trin., 9, 3). Il examine à fond la conscience immédiate du moi, qu’il distingue de la connaissance discursive que l’âme a d’elle‑même. Ces trois éléments sont en relation réciproque et constituent aussi une réelle unité. Ce sont des notions relatives, sans être des accidents ; elles ne perdent pas leur caractère substantiel : « L’amour et la connaissance ne sont pas dans l’âme comme accidents dans un sujet, mais ils sont substantiels comme l’âme, elle‑même ; et s’ils ont un sens relatif l’un vis‑à‑vis de l’autre, ils n’en sont pas moins substance, pris en eux‑mêmes » (Trin., 9, 4, 5). Les actes de la propre connaissance et du propre amour s’accomplissent complètement à l’intérieur de l’esprit humain, c’est pourquoi il faut qu’ils soient trois membres de la même essence (ejusdem substantiœ) (Trin., 11, 4, 7). Aussi doit‑on affirmer des trois une existence des uns dans les autres et une cohabitation, en dépit d’une certaine indépendance et d’une certaine réalité propres. « Mais dans ces trois choses, quand l’âme se connaît et s’aime, on trouve une trinité, l’âme, l’amour et la connaissance, sans aucun mélange, sans aucune confusion, bien que chacune des trois soit une en soi, et, par rapport aux autres, se trouve tout entière dans toutes les trois, ou chacune dans les deux autres, ou les deux autres dans chacune. Ainsi toutes sont dans toutes » (Trin., 9, 5). Une triplicité se manifeste clairement dans cette ternarité : les trois éléments constituent une unité inséparable ; ils sont cependant chacun un être propre et sont ensemble dans une relation interne. « Aussi est‑ce d’une manière admirable que ces trois choses sont inséparables les unes des autres, bien que pourtant chacune des trois, prise à part, soit une substance, et que toutes les trois prises ensemble soient une substance ou une essence puisqu’elles sont dites toutes les trois relativement l’une aux autres » (Trin., 9, 5). ‑ On peut, avec S. Augustin, admirer dans l’homme cette image, formant un tout, de la Trinité ; mais on ne doit pas oublier que « mens » occupe une position plus importante dans la construction que « notitia » et « amor », est « substance » d’une manière plus intense que les deux autres et, par suite, représente non seulement le Père, mais la divinité complète.

d) S. Augustin propose une autre ternarité : « Memoria, intelligentia, voluntas ». Là encore il fait appel pour la certitude à la conscience humaine immédiate. Au sujet du contenu des trois éléments, on peut à peine avoir un doute, Ils sont réellement distincts et constituent cependant une unité sur la base de l’unique essence de l’âme. L’esprit, en tant qu’il se souvient, s’appelle mémoire ; en tant qu’il connaît intelligence et en tant qu’il veut, volonté. Dans l’unité de l’essence ces trois éléments sont une unité substantielle ; car dans chacun se trouve toute la substance de l’âme. Ils sont également tous les trois en rapport dans une relation interne et c’est par cela qu’ils sont trois : « Mais elles sont trois choses, quand on les considère dans leurs rapports mutuels » (Trin., 10, 11, 18.) S. Augustin enseigne aussi la complète égalité des membres ; chaque membre est égal à l’autre, de même qu’à tous ensemble, si bien que leur somme n’est pas plus de réalité que chaque membre en particulier : « si elles n’étaient pas égales, non‑seulement l’une vis‑à‑vis de l’autre, mais chacune vis‑à‑vis de toutes, elles ne se contiendraient évidemment pas mutuellement » (Trin., 10, 11, 18). La mémoire, en effet, se perçoit et s’embrasse elle‑même et en même temps le contenu de l’intelligence et de la volonté ; l’intelligence, à son tour, a conscience d’elle‑même, ainsi que de la mémoire et de la volonté ; la volonté se veut elle‑même et veut aussi les deux autres en les mettant à son service, en en « usant ». Voici donc le résultat : « puisque chacune de ces facultés comprend toutes les autres, chacune d’elles est égale à chacune en particulier et à toutes ensemble ; et par conséquent les trois sont une seule vie, une seule âme et une seule essence » (Trin., 10, 11, 18). Cette trinité psychologique est ainsi conditionnée et fondée intérieurement, parce que les trois membres s’exigent réciproquement.

e) Si nous comparons ces deux dernières ternarités, la seconde a l’avantage ; aussi S. Augustin l’emploie plus souvent. Dans « mens, notitia, amor », « mens » a la prépondérance ; la substance s’oppose à ses deux activités. Il n’y a pas d’égalité stricte. Mais cette égalité apparaît nettement dans le ternaire : « Memoria, intelligentia, voluntas ». C’est pourquoi il est plus propre à servir d’image de la Trinité divine dans laquelle l’Être unique absolu de Dieu subsiste dans trois Personnes distinctes constituées par des Relations internes. S. Augustin ne sépare pas toujours nettement les deux ternaires, mais il a une prédilection visible pour le second. Remarquons en passant que ce ternaire éclaire aussi la thèse augustinienne : « Les œuvres de Dieu à l’extérieur de lui‑même (ad extra) sont indivises ».

§ 53. La Procession du Fils

THÈSE. La seconde Personne procède de la première par génération et est par conséquent son Fils.      De foi.

Explication. Symbole de S. Athanase : « Le Fils n’est issu que du Père, il n’est ni fait, ni créé, maisengendré ». Tous les symboles de foi : « Credo in Filium ». Nicée : « Engendré, non pas créé ».

Preuve.Objectivement, la procession du Fils est affirmée dans tous les passages où le Logos‑Dieu est nomméFils (§ 51). Il est Fils au sens propre ; les déclarations du Christ et des Apôtres le distinguent intentionnellement des fils improprement dits ou adoptifs. Il est Fils par nature (φύσει) et non par adoption (θέσει). Cette affirmation est particulièrement claire dans Jean, 5, 18, où il s’agit du « Paterproprius Filii » et dans Rom., 8, 32, où, à l’inverse, il est question du « Filiusproprius Patris ». Dans les deux cas, on trouve ἲδιος. Il est donc vraiment né du Père. Par conséquent, sa Procession est véritablement une génération (generatio, γέννησις). Et comme le Père n’a pas d’autre Fils naturel, celui‑ci s’appelle « Fils unique » (μονογενὴς παρὰ πατρος, ὁ μον. υἱός, Jean, 1, 14, 18), ou encore « Filius proprius » (Rom., 8, 32). La notion « génération » ressort clairement de μονογενὴς ; cependant, certains théologiens lui cherchent encore des preuves dans les psaumes : « Tu es mon fils ; moi, aujourd’hui, je t’aiengendré » et « Comme la rosée qui naît de l’aurore, je t’aiengendré » (Ps. 2, 7 [cf. Hébr., 1, 5] et 109, 3 [cf. Math., 22, 43 sq.]) ainsi que dans Prov., 8, 22 sq. et Eccli, 24, 5, où la Sagesse hypostasiée est décrite comme « engendrée de toute éternité » et « première‑née de toute créature ». Dans l’interprétation que font les Pères, de l’Ancien Testament comme prophétie du Nouveau, ces textes jouent un grand rôle au temps des controverses trinitaires ; ils constituent en tout cas la source de lapreuve de Tradition. Ainsi donc, l’Écriture enseigne deux choses importantes au sujet de la seconde Personne : 1° Elle est le Fils du Père, de la première Personne ; 2° Elle est née du Père, engendrée et par conséquent Fils au sens naturel du mot. Le Fils est Fils au sens propre du mot à la différence desfils adoptifs devenus tels par la grâce dont il est question dans Jean, 1, 14.

Les Pères.Que le Fils procède du Père, ils le disent tous ; mais sur lecomment, ils ont, jusqu’au Concile de Nicée, leurs opinions propres. Lesapologistes nomment la procession, selon la terminologie alexandrine‑platonicienne, émission (προβολή), Tertullien l’appelle « prolatio ». Mais on trouve aussi à côté de ces expressions les termes bibliques de naissance et de génération. Si les apologistes voulaient unir cette procession à une spéculation cosmogonique, ils auraient dû se rattacher étroitement à Jean, 1, 1 sq. S. Jean ne conçoit pas d’abord le Logos à la manière des néo‑platoniciens comme un attribut divin (Sagesse, λόγος ἐνδιάθετος) et ensuite comme Personne divine (λόγος προφοοιϰός), mais il le montre comme personnel et éternel auprès de Dieu. Clément d’Alexandrie et Origène repoussent l’expression émission ou émanation (προβολή) des apologistes, parce qu’elle peut signifier séparation et temporalité. Ils s’en tiennent à la « naissance » et « Père » et cela leur réussit mieux, car ils déduisent de la paternité éternelle la génération éternelle (Clément, Adumbr. : M. 9, 734 ;Origène, In Jer. hom., 9, 4 : ἀεὶ γενναται ό σωτὴρ ύπὸ τοῦ πατρός : M. 13, 357). Tertullien emploie (Adv. Prax.) plusieurs expressions : « ce Dieu unique a un Fils, son Verbe,procédant de lui‑même » (2) ; « Dieu a produit le Verbe hors de lui, ainsi que l’enseigne le Paraclet lui‑même, comme l’arbre sort de la racine, le ruisseau de la fontaine, le rayon du soleil. Ces différentes espèces sont les émanations des substances dont elles dérivent » (8). « Le Père est la substance tout entière ‑ Le Fils est la dérivation et la partie de ce tout » (9). « Verbe de celui qui l’a fait son Fils, en l’engendrant de sa substance » (Adv. Marc, 2, 27). Il est évident qu’après la controverse arienne le langage des Pères fut plus précis et plus uniforme, d’autant plus que le Concile de Nicée avait fixé le terme γεννᾶσθαι. A la question mordante des ariens qui demandaient si la génération avait été volontaire ou nécessaire, S. Athanase répond : elle ne s’est pas produite par lavolonté, ni par lanécessité, mais par lanature » (Orat., 4, c. Arian., 3, 61 : M. 26, 452).S. Grégoire de Naz. : « Non par la volonté, mais avec la volonté » ;S. Thomas : « Il n’y a pas de volonté précédente, ni chronologiquement, ni selon l’intellect, mais seulement une volonté concomitante » (Sur la puissance de Dieu, 2, 3).

1.L’explication spéculative de la génération. Elle repose sur la spéculation augustinienne duLogos‑Verbum. En raison de Jean, 1, 1, elle commença de bonne heure et se répandit. Mais avant S. Augustin, les Grecs comme les Latins comprenaient le mot d’une manière matérielle et l’expliquaient comme une révélation divine aux hommes : « Le Logos ne les fait pas penser à caractériser formellement la génération comme un acte de pensée divine » (Schmaus.).S. Augustin lui‑même comprit au début le mot « Verbum » dans le sens de l’économie du salut, comme une manifestation de Dieu aux hommes. De ce point de vue on peut dire beaucoup de belles choses au sujet de la Parole comme le font non seulement l’Ancien Testament, mais encore le Nouveau et Jésus lui‑même (Cf. Math., 4, 4, etc.). Mais S. Augustin ne tarde pas à distinguer de la parole extérieure la parole intérieure, le « verbum mentis », et cela lui sert à expliquer la génération du Fils. « Il y a aussi une parole dans l’homme lui‑même, qui demeure à l’intérieur ; car ce n’est qu’un son qui sort de la bouche. Il y a une parole qui est prononcée d’une manière véritablement spirituelle » (Jean, 1, 8). Il distingue donc entre la parole intérieure et la parole extérieure, comme l’avaient déjà fait le Portique et les apologistes (λόγος ἐνδιαθετος et λόγος προφοριϰός). « De même que ton âme est esprit, de même l’est aussi la parole que tu t’es représentée ; car elle n’a pas encore reçu le son qui doit la diviser en syllabes, mais elle reste dans la représentation du cœur et dans le miroir de l’intelligence ; c’est ainsi que Dieu a produit sa Parole, c.‑à‑d. engendré le Fils » (In Joa., 14, 7). Ainsi S. Augustin s’assure deux points importants : 1° La distinction entre le Père qui parle et le Fils qui est parlé ; 2° La relation entre les deux ; il entend la Parole comme relation avec le Père. De même que le Fils suppose et inclut le Père, de même la Parole suppose et inclut celui qui parle ; la Parole ne se rapporte jamais qu’à une personne : « C’est dans un sens relatif que la première personne de la sainte Trinité est nommée Père et principe ; mais elle est Père par rapport au Fils, et principe par rapport à toutes les créatures. Le même terme s’affirme également du Fils, et en outre ceux de Verbe et d’image ; et parce qu’ils expriment tous la relation du Fils avec le Père, ils ne peuvent s’appliquer à celui‑ci » (Trin., 5, 13, 14). Ainsi, pour S. Augustin, le Parole est le nom propre de la seconde Personne. Le Père n’est pas pensable sans sa Parole, sans laquelle il ne parlerait ni ne penserait. De même que le Père ne peut pas être αλογος, il ne peut pas être sans Verbe. « Proinde tamquam seipsum dicens Pater genuit Verbum ». « Le fait que le Père parle et se pense lui‑même, est la génération du Fils. De plus : La Parole est (comme le Fils) unerelation ; cependant ce n’est pas une relation accidentelle, comme dans l’homme qui parle, mais une relationsubstantielle. Le Fils est la Parole du Père : il n’en est pas ledétenteur. En Dieu il n’y a pas d’accident. En lui tout est substance et spécialement sa Parole, l’expression de lui‑même. Bien entendu, cette parole n’est pastemporelle, elle estimmuable, car la Parole est Dieu. « Dieu a engendré avant tous les temps sa Parole, par laquelle il a créé tous les temps » (In Joa., 14, 7). La Parole est un terme de relation, et comme la personnalité en Dieu est une relation, « Verbum » est une hypostase divine comme « Filius ». Entre le Père et le Fils, entre celui qui parle et celui qui est parlé, il y a une parfaiteégalité d’essence. « Le Père, comme en s’exprimant lui‑même, a engendré le Verbequi lui est égal en tout » (Trin., 15, 14). Et pourquoi cela ? « Il ne se serait pas exprimé lui‑même entièrement et parfaitement, s’il y avait en son Verbe quelque chose de plus ou de moins qu’en lui ». Et c’est pourquoi la Parole est « réellement la vérité, parce que tout ce qui est dans la science qui l’engendre est aussi en lui, et qu’il n’a rien de ce qui n’y est pas ». D’où la conclusion : « Dieu le Père connaît donc toutes choses en lui‑même, il les connaît dans son Fils ; dans lui‑même, comme lui‑même, dans le Fils comme son Verbe, qui comprend tout ce qui est en lui » (Trin., 15, 14, 23 ; cf. 7, 1, 1). Ainsi S. Augustin trouve une identité complète entre le Fils et le Logos : « Il est Fils par là même qu’il est Verbe, et il est Verbe par là même qu’il est Fils » (Trin., 7, 2, 3). L’égalité complète entre le Fils et le Père se fonde sur la connaissance parfaite que le Père a de lui‑même. Comme cette connaissance est adéquate, son expression personnelle est aussi égale au Père connaissant.

2. On peut aussi se demander quels objets embrasse la connaissance que le Père a de lui‑même et qui s’exprime dans le Fils. Réponse : « Dieu le Père et Dieu le Fils, c’est‑à‑dire le Dieu engendrant, a exprimé en quelque sorte tout ce qu’il a substantiellement dans son Verbe qui lui est coéternel » (Trin., 15, 21, 40). Elle comprend aussi par conséquent la création : « Le mot Logos exprime non‑seulement le rapport du Fils au Père, mais encore celui de la puissance créatrice aux œuvres qui ont été faites par le Verbe » (De div. quaest., 83, q. 63). Le contenu de la création était de toute éternité en Dieu, « idealiter ». Il constitue la somme des « idées éternelles », mais les idées éternelles du monde ne sont pas une nécessité en Dieu, d’après laquelle il aurait créer, elles sont plutôt le contenu de son libre vouloir et, sous cet aspect spécial, elles trouvent leur expression dans le Fils ; mais elles ne sont pas un élément constitutif, comme si elles avaient contribué à le déterminer, le rendant par suite dépendant d’elles ; elles sont simplement objet de la connaissance divine. De fait, dans la doctrine trinitaire panthéiste du néo‑platonisme, le Logos était dépendant de la Création et conditionné par elle. Mais S. Augustin est si peu panthéiste qu’il distingue nettement Dieu et la Création ; et il place le Logos chrétien si haut au‑dessus de la Création qu’il le présente comme égal au Père et qu’il reconnaît comme principe de la Création les trois Personnes en même temps et d’une manière égale (Cf. Traité de la Création).

3.S. Thomas développe la méditation de S. Augustin avec toute sa précision scolastique. Il explique dans son « Compendium » (37) comment il peut être question d’uneParole (Verbum) en Dieu. « Pour le comprendre », explique‑t‑il d’abord, « nous devons savoir par la théodicée que Dieu se connaît lui‑même et s’aime ; nous devons savoir de même que la connaissance et l’amour en lui ne sont autre chose que son Être entier et son essence même. Or, comme Dieu se connaît lui‑même et que le connu est dans le connaissant, il faut que Dieu soit en lui‑même comme le connu dans le connaissant. Mais le connu, en tant qu’il est dans le connaissant, est, pour ainsi dire, la parole de l’intelligence (de l’esprit connaissant) ; car avec la parole extérieure nous ne faisons que désigner ce que nous comprenons intérieurement par l’intelligence ». « Il faut donc mettre en Dieu son propre Verbe ». Ensuite, il explique « verbum » par « generatio » laquelle se définit : « La génération est l’origine d’un sujet vivant, d’un autre vivant, conjoint en ressemblance de nature ; c’est à proprement parler la naissance ». Le « principium » et le « principiatum » doivent être vivants, car la génération est un acte vital. Dans « conjuncto » se trouve exprimée la communication de la propre nature du « principium » au « principiatum ». Il ajoute ensuite que l’engendré doit procéder « par ressemblance, et exister dans la même nature » par conséquent dans une essence égale et comportant la ressemblance. Cette procession n’a rien de commun avec la production, par exemple, des cheveux ou des vers internes qui n’ont aucune ressemblance avec la nature qui les produit, mais elle se fait « sicut homo procedit ab homine ». Ainsi comprise, la procession de la « Parole » a le caractère d’une génération (d’un acte vital). « Le Verbe, en effet, procède par mode d’activité intellectuelle : et c’est là une opération vitale, il procède d’un principe conjoint » (car entre la pensée et son contenu pensé existe l’union la plus intime) « selon une ressemblance de nature » (car la conception de l’intelligence est la ressemblance de l’objet conçu). Et enfin l’engendré est avec l’engendrant « in eadem natura existens ; quia in Deo idem est intelligere et esse » (en Dieu la connaissance et l’Être sont objectivement la même chose) (S. th., 1, 87, 2). Pour que nous n’attachions pas au mot génération un sens charnel, l’Écriture emploie le mot « Parole » qui a une signification spirituelle. De même, quand on prononce le mot Parole, il faut penser à unesubstance et non à un accident qui va et vient, comme dans la parole d’un homme ; « intelligere », « intellectum » et « esse » sont en effet objectivement identiques en Dieu; tout ce qui est en Dieu est substance. La « Parole » est avec le Père qui la prononce « de même substance » ou « de même nature », ce qui est aussi la définition de l’Église : « Consubstantialem Patri » [consubstantiel au Père]. Cette définition est la synthèse de tout ce que nous avons dit.

4. De la nature de la génération divine qui est la connaissance que Dieu a de lui‑même, il résulte immédiatement que la génération est un acteéternel, permanent nécessaire. La théodicée nous montre clairement qu’en Dieu il n’y a pas passage de la force potentielle à l’activité, de la puissance à l’acte, mais qu’en lui tout est un « actus purus », une activité permanente. De même qu’en Dieu la vie intellectuelle est éternelle, nécessaire et actuelle, de même la génération spirituelle est en lui éternelle, nécessaire et actuelle. Il ne cesse pas d’être éternellement complet et parfait en lui‑même ‑ il n’est pas dans un perpétuel devenir, comme le prétend Hégel. Si l’acte n’était pas éternel, Dieu ne serait pas Dieu ; s’il cessait de l’être, Dieu ne serait plus Dieu, car il manquerait de vie intérieure et de fécondité. Aussi les Pères citent continuellement contre Arius, qui admettait une création temporelle du Fils, le psaume 2 : «  Tu es mon fils ; moi,aujourd’hui, je t’ai engendré » et ils comprenaient « aujourd’hui » comme un éternel « existant ». Ils étaient persuadés que le Fils n’a jamais manqué au Père, lequel n’a jamais été ἀλογος.

C’est une pure controverse verbale quand, dans la Scolastique primitive et même plus tard, certains auteurs pensent qu’on doive dire : « Filius semper natus est » et les autres : « Filius semper nascitur ». Les uns et les autres n’envisageaient qu’un aspect de la question et avaient raison, de leur point de vue. Le 4ème Concile de Latran dit : « Le Père ne vient de personne, le Fils vient du seul Père et le Saint‑Esprit également de l’un et de l’autre, toujours, sans commencement et sans fin. Le Père engendrant, le Fils naissant et le Saint‑Esprit procédant » (Denz., 428). On ne doit donc pas se représenter une Personne comme antérieure ou postérieure aux autres. Car « dans cette Trinité il n’estrien qui soit avant ou après,rien qui soit plus grand ou plus petit, mais les Personnes sont toutes trois également éternelles et semblablement égales » (Symbole d’Athanase). Il ne faut donc pas non plus se représenter le Père comme antérieur au Fils. Il n’y a pas en Dieu de Paternité sans Filiation ; Père et Fils sont des notions relatives. La Filiation est aussi nécessaire au Père pour être une Personne que la Paternité l’est au Fils pour être une Personne. Humainement parlant, l’existence de chaque personne est liée à celle des autres.

5. Signalons encore, pour conclure, ce qu’écrit S. Paul aux Éphésiens, à savoir que du Père trinitaire dérive « toute paternité au ciel et sur la terre ».Nous jugeons Dieu d’après nos notions analogiques, parce que nous n’en avons pas d’absolues ; mais il faut bien nous garder de considérer la vérité connue par voie d’analogie comme la vérité absolue proprement dite et d’en faire la mesure de cette vérité absolue. Au contraire, avant nos notions analogues et imparfaites, les vérités correspondantes existent en Dieu dans toute leur perfection et dans toute leur grandeur. C’est pourquoi S. Jean Damascène dit : « Il faut remarquer que les noms de Paternité, de Filiation et de Procession n’ont pas été transportés par nous dans la divinité, mais sont descendus de la divinité vers nous » (Fid. orth., 1, 8).

6. « Imago », εἰϰών, image est, avec « Verbum », une désignation de la seconde Personne, qui se trouve dans l’Écriture, que les Pères ont souvent employée et que S. Augustin examine à fond. Le Christ est appelé, Hébr., 1, 3 : « Rayonnement de la gloire de Dieu, expression parfaite de son être » ; 2 Cor., 4, 4 : « qui est l’image de Dieu » ; Col., 1, 15 : « qui est l’image du Dieu invisible ». Faisant la synthèse, S. Thomas dit : Dans l’expression « Verbum » se trouve la même propriété que dans « Filius ». Cependant la naissance éternelle du Fils qui est la propriété du Fils est exprimée par différents noms pour désigner d’une manière différente l’unique perfection. « Nous le nommonsFils pour montrer sa connaturalité avec le Père,Image pour montrer qu’Il Lui est absolument semblable,Splendeur pour montrer sa coéternité, Verbe pour montrer sa génération immatérielle » (Commentaire de l’Évangile de Jean, ch. 1). Un nom ne suffit pas, dit S. Thomas, pour désigner tout cela. La théologie postérieure essaie, en analysant les notions image et splendeur, d’apporter encore plus de lumière dans la personnalité du Fils et d’expliquer sa convenance (Cf. Pesch, 414, 312, sq.). La notion d’image comprend un triple élément : La ressemblance avec ce dont elle est l’image. Modèle et image doivent se correspondre. C’est pourquoi ; 2° L’image doit être une véritable imitation du modèle et non une concordance accidentelle.S. Augustin : « Toute image est ressemblante à celui dont elle est l’image ; et néanmoins tout ce qui ressemble à quelqu’un n’est pas pour cela son image... une image véritable, c’est la copie immédiate de celui qu’elle imite ». S. Augustin exige encore une troisième condition : « Si de deux objets l’un ne résulte pas de l’autre, aucun d’eux ne peut être dit l’image de l’autre » (De la Genèse au sens litt., 57). Toute ressemblance d’une chose avec une autre et toute dérivation d’une chose d’une autre ne constituent pas la notion stricte d’’image ; il faut, 3° Que le mode de dérivation ait pour objetformel la production d’une image. C’est pourquoi il ne peut se produire d’imagenaturelle que par lagénération, et c’est pourquoi le fils est, au sens propre et strict, l’image du père. Il est l’image du père, non seulement par la possession de la même nature, mais encore en vertu de sonmode d’origine. Les Pères grecs nomment parfois leSaint‑Esprit l’image du Fils. Ce mot d’image a tout de même un sens en raison des deux premiers éléments, mais le troisième fait défaut. En parlant de la sorte, les Grecs veulent exprimer le fait que le Saint‑Esprit procède du Fils.

§ 54. La Procession du Saint‑Esprit

THÈSE. La troisième Personne procède par spiration de la première et de la seconde, comme d’un seul principe.   De foi.

Explication. La première définition de la Procession, à Constantinople (381) (Denz., 86 ; cf. 83), affirme que le Saint‑Esprit procède du Père (τὸ πνεῦμα, τὸ ἄγιον... τὸ ἐϰ τοῦ πατρὸς ἐϰπορευόμενον), afin de s’opposer à l’hérésie qui prétendait que le Saint‑Esprit est une créature du Fils.Athanasianum : « L’Esprit Saint est du Père et du Fils, non pas fait, ni créé, ni engendré, mais il procède » (Denz., 39). 11è concile de Tolède : « Car il ne procède pas du Père vers le Fils ni ne procède du Fils pour sanctifier les créatures, mais il apparaît bien comme ayant procédé à la fois de l’un et de l’autre, parce qu’il est reconnu comme la charité ou la sainteté de tous deux » (Denz., 277). De même aussi le Symbole de Léon IX (+1054, Denz., 345) et le Latran 4 (Denz., 428).Contre les Grecs qui rejetaient le Filioque sont dirigées les définitions suivantes du Concile de Lyon (1274) : « Le Saint‑Esprit procède éternellement du Père et du Fils, non pas comme deux principes,mais comme d’un seul principe (comme les Grecs le reprochaient à l’Église), non pas par deux spirations (car deux spirations auraient comme conséquence deux « spirati »), mais parune seule et unique spiration » (Denz., 460 ; cf. 463). Concile de Florence : « Le Saint‑Esprit est éternellement du Père et du Fils, il tient son essence et son être subsistant du Père et du Fils à la fois, et il procède éternellement de l’un et de l’autre commed’un seul principe et d’une spiration unique ». On dit encore que le « Filioque » a été ajouté « licite ac rationabiliter » au Symbole (Denz., 691 ; cf. 703, 994, 1084).

Preuve. LeChrist enseigne tout d’abord que le Saint‑Esprit procède du Père : « Quand viendra le Défenseur, que je vous enverrai d’auprès du Père, lui, l’Esprit de véritéqui procède du Père, il rendra témoignage en ma faveur » (Jean, 15, 26). Les Grecs voient dans ce passage la procession du Père ; les Latins y voient aussi la procession du Fils ; les protestants l’entendent d’ordinaire de la mission temporelle.

Schanz exprime l’avis suivant : « La relation trinitaire au sens des Occidentaux estprésupposée, car le Saint‑Esprit, qui est considéré, sans aucun doute, comme un Personne, est placé dans une même relation avec le Père et le Fils ». Mais le Christ veut, en répétant « du Père », indiquer la raison profonde de la vérité de son témoignage et dire par conséquent que l’Esprit dira la vérité,car il est « de » Dieu, « du » Père. Il faut tenir compte, en plus, de la conception traditionnelle. Le Concile de Constantinople (381) voulait démontrer la divinité du Saint‑Esprit et son adoration, etc’est pourquoi il se réfère à ce passage.

On a dit avec raison que S. Jean place sa théologie sur un plan qui domine les temps et l’espace, et que, par suite, il décrit les choses comme elles se passent en Dieu et dans l’éternité, plutôt que comme elles paraissent dans le monde et le temps. Cela est vrai non seulement pour le Fils et sa relation personnelle avec le Père, mais encore pour le Saint‑Esprit. Quand il parle de lui, l’expression « Esprit du Père » (τὸ πνεῦμα τοῦ πατρός, Math., 10, 20), se trouve renforcée ; le Père le donne (Jean, 14, 16), l’envoie en mon nom (Jean, 14, 26), je l’envoie d’auprès du Père (Jean, 15, 26). Sans aucun doute, ces expressions concernent la relation personnelle du Saint‑Esprit avec le Père. S. Jean ne veut pas dire qu’un Paraclet qui existe encorepar hasard sera envoyé ; il veut bien plutôt affirmer sonorigine divine et lasource de son origine, dans lesquelles se trouve précisément la garantie de son action efficace sur la terre. Enfin le Christ met le Saint‑Esprit en parallèle avec lui : de même qu’il dit du Fils qu’il agit comme il voit et entend de son Père (Jean, 8, 26, 28 ; cf. 7, 16 ; 12, 49 sq. ; 5, 19 sq.), de même il dit du Saint‑Esprit : « ce qu’il dira ne viendra pas de lui‑même : mais ce qu’il aura entendu, il le dira » (Jean, 16, 13) ; « il recevra ce qui vient de moi » (16, 14). Il faut donc, sans aucun doute, entendre ce passage dans un sens trinitaire immanent et non dans un sens transitoire affectant l’histoire du salut, et y voir tout au moins l’enseignement de la procession « du Père ».

LeFilioque n’apparaît en Occident que depuis S. Augustin. Il ne se trouve pas formellement dans l’Écriture. On peut cependant en tirer les éléments de preuves suivants. Tout d’abord l’Esprit est souvent uni au Fils : « Arrivés en Mysie, ils essayèrent d’atteindre la Bithynie, mais l’Esprit de Jésus s’y opposa » (Act. Ap., 16, 7), surtout dans S. Paul ; il est vrai que c’est d’ordinaire l’Esprit de Dieu (par ex. : Rom., 8, 9, 11, 14. 1 Cor., 2, 11, 14 ; 3, 16 ; 6, 11 ; 7, 40 ; 12, 3. 2 Cor., 3, 3. Éph., 3, 16. Phil., 3, 3). A ce sujet, il convient de remarquer qu’on lit (1 Cor., 2, 12) τὸ πνεῦμα τὸ ἐκ τοῦ θεοῦ et que, par conséquent, S. Paul a toujours en vue le génitifd’origine. Mais S. Paul parle aussi du πνεῦμα χριστοῦ (Rom., 8, 9 ; Phil., 1, 19), πνεῦμα κυρίου (2 Cor., 3, 17 sq.), πνεῦμα τοῦ υἱοῦ (Gal., 4, 6) et par suite, on doit penser là aussi au génitif d’origine et tout au moins y trouver la « trace » de la procession « du Père et du Fils ».

Nous connaissons le parallèle entre le Fils et le Saint‑Esprit dansS. Jean : le Fils atteste le Père (Jean, 6, 46 ; 8, 26, 38 ; 18, 37), l’Esprit atteste le Fils (15, 26) ; le Fils glorifie le Père (17, 4), l’Esprit glorifie le Fils (16, 14) ; le Fils ne dit que ce qu’il entend et voit du Père (12, 49 ; 7, 16), l’Esprit dit tout ce qu’il entend : « .. il le prendra du mien » (16, 13 sq.). De même que le Fils est envoyé par le Père, de même l’Esprit est envoyé par le Fils (15, 26 ; 16, 7). Ceci cependant ne doit pas s’entendre d’une manière unilatérale, en ce sens que l’Esprit ne serait dépendant que du Fils et Fils du Fils ; au contraire la part que le Père a à l’Esprit est exprimée d’une manière aussi explicite etavant celle du Fils : le Fils l’envoie d’auprès du Père (15, 26). L’Esprit prendra « du mien », mais « tout ce que le Père a est mien ; c’est pourquoi je dis qu’il prendra du mien » (16, 14 sq.). D’où la formule abrégée : « lui, l’Esprit de vérité qui procède du Père » (15, 26). Le Père est le principe du Fils aussi : c’est pourquoi l’Esprit vient du Père « au nom » du Fils (14, 26) ou à la prière du Fils (14, 16). L’Apocalypse exprime cette pensée d’une manière symbolique en disant que l’ange « me montra un fleuve d’eau de la vie (symbole de l’Esprit, Jean, 7, 38 sq.), clair comme du cristal,qui sortait du trône de Dieu et de l’Agneau » (ἐκπορευόμενον ἐκ τοῦ θρόνου τοῦ θεοῦ καὶ τοῦ ἀρνίου, 22, 1).

Les Pères. L’Écriture ne parlant que de « qui procède du Père », les Pères n’osent pas, au début, aller plus loin. Le « et du Fils » se fait jour pour la première fois chez S. Augustin. Objectivement cependant il est plus ancien.Tertullien et Origène l’emploient, mais dans un sens subordinatianiste (P. 216, cf. p. 209). DansS. Hilaire on trouve « On doit professer le Saint‑Esprit avec le Père et le Fils comme auteurs » (De Trin., 2, 29) ; dansMarius Victorinus : « L’Esprit reçoit ce qui vient du Christ » (Jean, 16, 15 : M. 8, 1048), et ceci fut maintes fois répété.S. Ambroise explique ce même passage (Jean, 16, 15) de l’essence que l’Esprit reçoit du Fils (In Luc, 8, 66 ; cf. De Spir. Sancto, 2, 118). Cependant il entend la formule qu’il emploie « qui procède du Père et du Fils » de la procession temporelle et non de la procession éternelle (De Spir. Sancto, 1, 20 ;Tixeront, 2, 271).S. Augustin : « il serait inexact d’affirmer que l’Esprit‑Saintne procède pas du Fils, puisqu’il est appelé dans l’Écriture l’Esprit du Fils, non moins que l’Esprit du Père » (Trin., 4, 20, 29 ; cf. C. Maxim., 2, 14, 1 ; In Joa., 99, 7). « Le Saint‑Esprit procèdeprincipalement du Père, et, sans aucun intervalle de temps,tout à la fois du Père et du Fils » (Trin., 15, 26, n. 47). Mais il ne procède pas comme « Fils ». « L’Esprit des deux n’a donc pas été engendré par les deux, mais il procède des deux » (Ibid.). Mais est‑ce qu’on n’introduit pas par là deux principes en Dieu, le Père et le Fils ? « Si donc l’Esprit‑Saint qui est donné, a pour principe celui qui le donne, parce qu’il ne procède que de lui, il faut avouer qu’à l’égard de ce divin Esprit le Père et le Fils sont un seul et unique principe,et non deux principes » (Trin., 5, 14, 15). Par suite, le Saint‑Esprit procède du Père « principalement », parce que le Père communique au Fils en même temps que sa substance la « force de spiration de l’Esprit » (Trin., 15, 17, 29 ; cf. 47 et 48). Quant à savoir comment cette « procession de l’Esprit » se distingue de la « génération du Fils », c’est là pour le saint docteur un mystère qui ne sera dévoilé que dans la vision béatifique (Trin., 15, 25, 45 ; cf. 9, 12 sq.) Lessuccesseurs de S. Augustin demeurent sous sa forte influence et il est inutile de les citer (Tixeront, 3, 335). A partir de 400, le « Filioque » est accepté généralement et passe dans la liturgie (Denz., 86).

Les Grecs.Origène le premier a enseigné que le Saint‑Esprit procède du Père et du Fils, mais il donne à son enseignement une teinte subordinatianiste. « Nous estimons, par conséquent, qu’il est plus conforme à la piété et plus vrai d’affirmer que, puisque tout a été fait par le Logos, le Saint‑Esprit est plus excellent que tout et surpasse tout ce qui vient du Père par le Christ » (In Joa., 2, 6 : M. 14, 128).S. Athanase défend contre les ariens la divinité du Saint‑Esprit (p. 220), en le mettant en relation, en même temps que le Logos, avec laRédemption temporelle. Mais le saint docteur entend aussi la procession au sensimmanent : « Le Saint‑Esprit, émanation (ἐϰπόρευμα) du Père, esttoujours dans les mains du Père qui l’envoie et du Fils qui l’apporte » (Expos. Fidei, 4). Le Saint‑Esprit, « qui procède du Père, appartient au Fils, fut donné aux disciples » (Ad Ser., 1, 2). C’est pourquoi le Saint‑Esprit est « l’image » du Fils comme celui‑ci est l’image du Père (Ibid., 1, 20). « Le Saint‑Esprit prend du Fils » (Ibid.). « Le Fils qui est près du Père est la source (πηγή) du Saint‑Esprit » (De Incarn., 9). Mais il faut remarquer que, d’après S. Athanase, lePère est la sourcedernière du Saint‑Esprit. S. Athanase fut le maître des Cappadociens. Ceux‑ci affirment, avant tout et toujours, que le Père est la source des autres Personnes et que le Fils communique l’essence au Saint‑Esprit. On peut entendre cette idée dedeux façons : le Père est la source primordiale, en ce sens qu’il communique sa substance d’une manière, pour ainsi dire, instrumentale par le Fils, ou bien en ce sens que,co‑principe avec le Fils, il communique la substance au Saint‑Esprit. La première conception est la conception grecque, la seconde est la conception latine. D’où la formule grecque « a Patre per Filium », ἐϰ τοῦ πατρός, comme « cause », διὰ τοῦ νἱοῦ comme médiateur. AinsiS. Grégoire de Nysse emploie l’image des trois flambeaux : le Père donne sa lumière au second et par celui‑ci (διὰ τοῦ μἐσου) au troisième (De Spiritu Sancto, 3 : M. 45, 1308).S. Grégoire de Naz. affirme seulement la procession « ex Patre » et ne parle pas de la relation avec le Fils.S. Basile insiste sur le Père comme source de la divinité et fait dériver le Saint‑Esprit de lui, pour prouver sa divinité ; cependant il le met quelquefois en relation avec le Fils sans être très constant avec lui‑même et il emploie la formule « a Patre per Filium » (C. Eun., 3, 1‑29) ; quant au célèbre passage cité par le Concile de Florence,Bardenhewer le considère comme une « interpolation ultérieure »,Nager le défend. Le « Filioque » se trouve chez les Grecs postérieurs. S. Épiphane l’emploie souvent et dans une forme si latine queTixeront se demande s’il n’est pas sous la dépendance des Latins. De même, on le trouve souvent équivalemment chez S. Cyrille d’Alexandrie (Tixeront, 3, 198 sq.).

Synthèse. Le « Filioque » existe matériellement chez les Latins depuis Tertullien. S. Augustin l’emploie formellement et le justifie par la Bible et la spéculation. Les autres le suivent presque sans exception. Les Grecs insistent davantage sur le Père comme source des autres Personnes et préfèrent la formule « a Patre per Filium ». Ils mettent dans le « per Filium » (δἰ υἱοῦ) quelque chose de causal (αἰτία), mais ils pensent surtout à une simple transmission de la substance reçue du Père. LesAntiochiens, Théodore de Mops. et Théodoret soutiennent énergiquement cette conception contre S. Cyrille d’Alex. et estiment que s’en écarter c’est commettre un blasphème (Tixeront, 3, 199). On peut affirmer que S. Augustin tient compte de la pensée grecque en disant que le Saint‑Esprit procède « principaliter » du Père et qu’il n’y a pas deux principes, mais un seul principe. Il est donc d’accord avec les Grecspour l’essentiel bien que sa méthode soit différente. La discussion sur le « Filioque » était inconnue dans l’ancienne Église et ne commença qu’avecPhotius. Il est vrai que depuis ce temps les Grecs rejettent le « Filioque » comme une hérésie et enseignent la procession du Père seul. Ils défigurent le « Filioque » en prétendant que, d’après les Latins, le Fils produit le Saint‑Esprit d’une manière indépendante, bien que recevant tout du Père, et commesecond principe. Au sujet de la violente opposition des deux points de vue et de la médiocre tentative de conciliation des vieux catholiques qui, pour réaliser une union avec le schisme, voulaient sacrifier le « Filioque », cf. Palmieri dans le Dict. théol., 5, 773‑830 et 2309‑2343.

1.Explication spéculative de la Spiration. On se rappelle que, dans la spéculation trinitaire psychologique deS. Augustin, le troisième membre de son ternaire analogique est constitué par lavolonté et l’amour. Cet élément psychologique devait lui servir à expliquer la procession, la relation et la propriété de la troisième Personne. Mais sa tentative se heurtait à de grosses difficultés. Ces difficultés tenaient d’abord au caractère de cette puissance de l’âme et ensuite au fait que S. Augustin, par suite de toute sa construction trinitaire, avait à mettre le S. Esprit en relation non seulement avec le Père, mais encore avec le Fils, s’il ne voulait pas placer l’Esprit purement et simplement à côté du Fils sans relation avec ce dernier. Il a lutté sincèrement et sérieusement avec ces difficultés, mais il reconnaît lui‑même qu’il ne les a pas toutes surmontées. Il sentait d’ailleurs partout et reconnaissait l’insuffisance de toute analogie. Nous ne le suivrons pas dans toutes ses démarches psychologiques et nous ne retiendrons que ce qui est ferme et durable et que nous retrouverons dans la constructionscolastique.

S. Augustin fait procéder le Fils du Père, « per modum intellectus », par une opération intellectuelle du Père, c.‑à‑d. par la connaissance que le Père a de lui‑même, dont l’expression et le terme immanent est le Fils, sa génération (generatio) ou sa naissance (nativitas). Dans la psychologie humaine la connaissance est suivie de la volonté ou de l’amour du connu. L’un résulte nécessairement de l’autre (voluntas sequitur intellectum). Et même, continue S. Augustin, quand la haine et l’antipathie résultent de la connaissance, comme c’est souvent le cas parmi les hommes, ceci est encore, du point de vue du sujet, de l’amour, car il veut et désire cette aversion, il y trouve sa satisfaction et sa joie. Ainsi, d’après S. Augustin, tout acte de connaissance est accompagné d’un amour correspondant pour le connu. Il applique ensuite cela à Dieu. « Ce Verbe est conçu par amour, soit du Créateur, soit de la créature » (Trin., 9, 7, 13). Naturellement, de même qu’il y a une différence entre la créature et le Créateur, il y en a aussi une entre leur amour ; cet amour dans la créature peut n’être que concupiscence, mais en Dieu il est toujours amour pur. Or la connaissance est suivie de la complaisance. Le Père accompagne donc la génération de son Fils de sa divine complaisance et de son amour parfait. Il se réjouit de reconnaître dans son Fils sa propre essence, son expression complètement adéquate. « Il aime le Fils en tant que Dieu, parce qu’il l’a engendré semblable à lui » (In Joa., 110, 5). Cet amour est la troisième Personne, le Saint‑Esprit. Il est l’unique et total amour divin, l’amour du Père pour le Fils, l’amour du Fils pour le Père. C’est l’amour mutuel entre les deux. « L’Esprit‑Saint est donc, quel qu’il soit,commun au Père et au Fils ». Quant à cette « communauté de substance et éternelle, qu’on l’appelle amitié, si on juge l’expression convenable ; mais celle decharité vaut mieux » (Trin., 6, 5). Naturellement cette charité n’est pas un accident, « l’amour du Père, qui est dans sa nature d’une ineffable simplicité, n’est autre chose que sa nature même et sa substance » (Trin., 15, 19, 37). « Comme l’amour par lequel le Père aime le Fils et le Fils aime le Père montre l’ineffable communauté des deux Personnes, le terme amour est celui qui convient le mieux pour désigner cette Personne qui estl’Esprit commun des deux autres » (Trin., 15, 19, 37).

2. Dans cette spéculation, S. Augustin pouvait invoquer l’Écriture, comme il l’avait fait auparavant pour la procession du Fils. S. Paul n’a‑t‑il pas dit : « La charité a été répandue dans nos cœurs par le Saint‑Esprit qui nous a été donné » (Rom., 5, 5). Ainsi donc la charité est dans une relation particulière avec le Saint‑ Esprit, si bien qu’on peut dire « que le Saint‑Esprit est l’Amour » (In Joa. 9, 8). En faisant l’exégèse du verset parallèle 1 Jean., 4, 8, et de son contexte, S. Augustin déduit la conclusion que le Saint‑Esprit est Dieu = Caritas. Sans doute la déclaration répétée : « Deus caritas est » (1 Jean, 4, 8 et 1 Jean, 4, 16) crée une difficulté pour appeler Amour l’Esprit‑Saint seul, comme précédemment pour appeler « Parole » le Fils seul. S. Augustin la résout en admettant, à côté du sens général d’amour divin qu’a le mot « caritas », un autre sens particulier qui est propre au Saint‑Esprit seul et a ainsi un caractère personnel. Le Saint‑Esprit n’est pas seulement l’amour de Dieu pour nous, mais encore l’amour divin immanent entre le Père et le Fils.

3. Et ainsi il apparaît comme lelien (vinculum) entre le Père et le Fils. C’est déjà ainsi que le désigne Marius Victorinus dans un hymne trinitaire ; il l’appelle « connexio » et « complexio duorum » [le lien des deux] (M. 8, 1146).S. Épiphane s’exprime de même : « Trinitatis nexus » (σύνδεσμος τῆς Τριάδος) [le lien de la Trinité] (M. 41, 1024).S. Augustin dit lui aussi qu’il est, dans la divinité, le lien d’union et qu’en elle « tous trois sont unis dans l’Esprit‑Saint » (De doctr. Christ., 1, 5, 5).

4. S. Augustin trouve encore une troisième notion qui lui permet de déduire dialectiquement le caractère essentiel du Saint‑Esprit : Le Saint‑Esprit est appelé ainsi, dans Jean, 7, 38 sq., où il est dit que des fleuves d’eau vive jailliront du sein de ceux qui croient en lui : « En disant cela, il parlait de l’Esprit Saint qu’allaient recevoir ceux qui croiraient en lui. En effet, il ne pouvait y avoir l’Esprit, puisque Jésus n’avait pas encore été glorifié ». S. Paul dit en parlant du Baptême : « Nous avons tous été abreuvés d’un seul Esprit » (1 Cor., 12, 13). Or cette eau est un don de Dieu : Jésus en effet l’appelle, dans son entretien avec la Samaritaine, « Don de Dieu » (Jean, 4, 7‑14). Une autre fois l’Esprit apparaît, chez S. Paul, comme don de Dieu (Éph., 4, 7 sq.). « A chacun d’entre nous la grâce été donnée selon la mesure du don fait par le Christ ». Dans sa prédication de la Pentecôte, S. Pierre promet aux croyants le « don de l’Esprit Saint » (Act. Ap., 2, 38). Simon le Magicien croit pouvoir acquérir à un prix d’argent le « don de l’Esprit Saint » (Act. Ap., 8, 20). Au moment du baptême du centurion Corneille, on s’étonne que les païens eux‑mêmes aient reçu le don de Dieu (Act. Ap., 10, 45, de même 11, 17). Ainsi, en alléguant plusieurs passages, S. Augustin montre que le Saint‑Esprit est désigné comme « don ». Il en conclut : « Le nom de don de Dieu n’est donné qu’au Saint‑Esprit » (Trin., 15, 17, 29). Ensuite, S. Augustin élève son regard du « don », que Dieu confère aux fidèles dans l’économie du salut, jusqu’à la Trinité et essaie de comprendre le Saint‑Esprit dans la Trinité même, comme « don ». Comme le Saint‑Esprit procède du Père et du Fils, « per modum amoris », il est par suite le « donum caritatis » que le Père fait au Fils et que le Fils rend au Père « diligendo ». « De même le propre de l’Esprit‑Saint est qu’il procède du Père, et il est dit envoyé par le Père, lorsqu’il nous fait connaître celui dont il procède » (Trin., 4, 20, 29). Il obtient ainsi la relation nécessaire entre le don et le donateur : « C’est donc relativement aux deux premières personnes de la sainte Trinité que nous nommons la troisième Don de Dieu, quoiqu’elle ne soit pas elle‑même étrangère à cette donation » (Trin., 5, 11). Le Saint‑Esprit est de toute éternité « don », il est coéternel au Père et au Fils ; dans le temps, il est ensuite « don donné » pour les hommes. Ceci n’est pas un « devenir » dans le sens d’un changement, mais, comme l’explique la théologie postérieure, c’est seulement une relation logique par rapport à l’homme favorisé de la grâce ; par contre, du côté de l’homme, il y a une relation réelle fondée sur l’effet très réel produit en lui.

S. Augustin laisse pendantes beaucoup de questions qui se présentaient à lui, tant dans l’ensemble de sa construction trinitaire que pour chaque membre de ses ternaires et leurs noms, dans la mesure où il leur donne un sens hypostatique. Il s’en rend parfaitement compte lui même et le dit, quand il parle de la valeur de connaissance des analogies pour le mystère impénétrable.

5.S. Thomas traite de la procession du Saint‑Esprit principalement dans leCompendium, 45 sq., dans laSomme, 1, 36‑39, et dans leS. C. Gentes, 4, 15‑26. Il dit : « De même que l’objet connu est dans le sujet connaissant en tant qu’il est connu, de même l’objet aimé est dans le sujet aimant en tant qu’il est aimé. Le sujet aimant est en effet amené par l’objet aimé à une certaine motion. Or comme l’objet qui meut entre en contact avec le sujet mu, il est nécessaire que le sujet aimé soitintérieurement dans le sujet aimant. Mais de même que Dieu se connaît lui‑même, il s’aime aussi lui‑même nécessairement. En effet le bien connu est en soi aimable. Il s’ensuit donc que Dieu est en lui‑même comme l’objet aimé dans le sujet aimant » (Comp., 45 ; cf. S. th., 1, 27, 1‑3 ; C. Gent, 4, 23). Cependant il faut remarquer, d’après S. Thomas, que l’union spirituelle n’est pas la même dans l’amour que dans la connaissance ; dans la connaissance cette union est uneimage de la chose connue, dans l’amour l’unification se fait dans ce sens que « l’objet aimé tire à soi le sujet aimant ; c’est pourquoi l’acte d’amour ne trouve pas sa conclusion dans une image de l’objet aimé... mais bien plutôt dans ce fait qu’iltire le sujet aimant vers l’objet aimé. D’après l’Écriture, la troisième Personne s’appelle « Spiritus » (souffle). Le sens de ce mot comporte une certaine impulsion (impulsus) et une certaine motion. Nous appelons « spiritus » le vent et le souffle. Mais c’est le propre de l’amour de pousser et d’entraîner la volonté vers l’objet aimé (S. th., 1, 36, 1). C’est pourquoi la troisième Personne s’appelle avec raisonEsprit et que la foi confesse : « Je crois au Saint‑Esprit ». Cet Esprit est « Saint », parce qu’une chose est sainte par sa conformité au bien, but qui met la volonté en mouvement. « Il faut donc nécessairement que cet Amour par lequel le Souverain Bien s’aime lui‑même ait en lui une bonté tout à fait exceptionnelle que nous caractérisons par le nom de sainteté ». « Il est tout à fait convenable que l’Esprit par lequel l’amour nous est montré, par lequel Dieu s’aime lui‑même, soit appeléSaint. Aussi la règle de foi catholique appelle Saint cet Esprit » (Comp., 47). S. Thomas affirme ensuite avec S. Augustin que l’amour en Dieu n’est pas quelque chose d’accidentel, mais est identique avec la substance divine. « De même que la pensée en Dieu est son être ainsi aussi est son amour. Dieu donc ne s’aime pas lui‑même selon quelque chose survenant à son essence, mais selon son essence » (Comp., 48). Par là se trouve exprimée l’éternité de la Procession, ainsi que sanécessité. Ainsi le Saint‑Esprit est « réellement subsistant dans l’essence divine, comme le sont le Père et le Fils » et par suite la foi exige qu’il soit « adoré et glorifié » en même temps que le Père et le Fils.

Il reste encore un dernier point, un point très difficile à examiner. L’Écriture dit du Saint‑Esprit : « Qui procède du Père » (Jean, 15, 26). S. Thomas savait que les Grecs, dans leur polémique, entendaient ce texte au sens exclusif et combattaient l’Église romaine qui, depuis le 8ème siècle, avait introduit le « Filioque » dans sa liturgie. C’est pourquoi il établit sa thèse conformément au symbole liturgique : Le Saint‑Esprit procède du Père et du Fils. Il l’explique en répétant d’abord : « Le Fils procède du pouvoir de l’entendement et lui est immanent », en tant que « Verbe ». Or l’objet aimé résulte « du pouvoir d’aimer de l’amant et du bien aimable pensé en acte » (en tant que le bien est réellement connu). « Le fait que l’objet aimé est dans le sujet aimant provient donc d’unedouble source, c.‑à‑d. du principe aimant (le pouvoir d’aimer) et de l’objet conçu intellectuellement, à savoir de la parole (la notion) qu’on conçoit de l’objet aimable ». En appliquant ce raisonnement à Dieu, S. Thomas continue : « En Dieu qui se connaît et s’aime lui‑même, la Parole est le Fils, mais celui qui produit la Parole est le Père de la Parole, comme cela résulte clairement de ce qui a été dit précédemment ; par suite, « il est nécessaire que l’Esprit Saint, qui appartient à l’amour selon que Dieu est en lui‑même comme l’aimé dans l’amant, procède du Père et du Fils ; d’où on dit dans le Symbole :procède du Père et du Fils"  (Comp., 49).

« Il tient son essence et son être subsistant du Père et du Fils à la fois, et il procède éternellement de l’un et de l’autrecomme d’un seul principe et d’une spiration unique ». C’est ainsi que le Concile de Florence (1439), conformément au Concile de Lyon (1274), avait défini la procession du Saint‑Esprit contre les Grecs.S. Thomas avait rédigé les travaux préparatoires et S. Augustin avait déjà donné la formule : « à l’égard de ce divin Esprit le Père et le Fils sont un seul et unique principe, et non deux principes » (Trin., 5, 14). S. Thomas dit dans saSomme (1, 36, 4) que le Père et le Fils sont en toutune seule chose, pour autant qu’il n’y a pas entre eux opposition derelation. Or une telle opposition n’existe que par rapport à la génération, mais non par rapport à la spiration ; ainsi donc le Père et le Fils sont un seul principe de ce Saint‑Esprit. Que faut‑il entendre par « un seul principe » ? On pourrait croire que ce terme désigne ou une nature, ou une propriété. Mais ni l’un ni l’autre sens ne paraît acceptable. En effet, dans le premier cas, le Saint‑Esprit qui a la même nature que le Père et le Fils procéderait de lui‑même, ce qui serait contradictoire. Le second sens est également inacceptable. En effet, ou bien cette propriété serait une propriété personnelle, alors le Père et le Fils seraient, par rapport à la spiration, une seulePersonne, ce qui est encore contradictoire (deux suppôts ne peuvent avoirla même propriété). Il en résulterait aussi que le Père serait deux principes, un par rapport au Fils et un autre par rapport au Saint‑Esprit ; ou bien on peut encore penser à une propriété de lanature, mais là encore, le Saint‑Esprit procéderait de lui‑même. Par conséquent, le principe unique que constituent le Père et le Fils dans la spiration du Saint‑Esprit ne doit pas être considéré : 1° Comme l’union de leur personnalité (union morale, double principe) ; 2° Ni comme la nature divine en tant quetelle ; 3° Mais comme la nature divine, en tant que possédéeen commun par le Père et le Fils, pour la communiquer au Saint‑Esprit par un seul acte commun de spiration. Ainsi le Père est le principe du Fils, c.‑à‑d. la nature divine, en tant qu’elle est la nature du Père, est le principe du Fils, « per modum generationis ». Et la même nature, en tant qu’elle est possédée communément par le Père et le Fils, est le principe du Saint‑Esprit, « per modum processionis ». Il y a donc deux Personnes spirantes (« duo spiratores » ou mieux spirantes, on n’emploie que l’adjectif au pluriel à cause de la pluralité des Personnes et non le substantif à cause de l’unité de l’essence), et une seule spiration (« unica spiratio », à causa de l’unité de la « virtus spirativa »), et par suite un seul terme de cette spiration : Le Saint‑Esprit (Denz., 460, 1084).

D. Petau rapporte sur ce sujet difficile dix opinions différentes (7, 13). N’est dogme strict que la Procession (processio) et non la Spiration (spiratio) ; cependant ce dernier terme se rencontre souvent dans les documents ecclésiastiques (Lugd., 2 ; par une seule et unique spiration ; Denz., 460 ; cf. 1084).

Est‑ce le Fils ou le Saint‑Esprit qui est la Personne intermédiaire (medius, μέσος) ? D’après l’ordre logique interne des « Processions », ainsi que d’après l’ordre extérieur ordinaire de la désignation dogmatique, c’est le Fils qui est la seconde Personne. Cependant on conçoit parfois le Saint‑Esprit comme la Personne intermédiaire et cela quand on l’entend comme le lien (copula) et le don (donum) de l’amour divin. (Épiphane, Grégoire de Naz., Jean Damasc.). S. Thomas dit au sujet de la situationintermédiaire du Fils : « Mais comme dans la spiration le Père et le Fils sont deux agents de spiration, selon qu’Ils sont un dans la puissance de spiration, nous pouvons parler de l’acte de spiration par rapportaux agents eux‑mêmes ou par rapport au principe de spiration comme à lapuissance d’où vient la spiration. Mais si nous considéronsle principe lui‑même, à savoir la puissance de spiration, puisqu’en cela le Père et le Fils ne se distinguent pas, on ne peut dire que la spiration vient du Pèrepar l’intermédiaire du Fils. Mais si nous considéronsceux‑là même qui posent cette opération et qui sont distincts, et qui en cela fournissent un suppôt à la spiration, alorsil y a là une médiation selon qu’il y a là unordre de nature : car le Fils vient du Père et l’Esprit‑Saint vient simultanément du Père et du Fils. C’est pourquoi Richard dit (5 De la Trinité, ch.  6 et  7) que lagénération dans les Personnes divines vient immédiatement du Père, mais que laprocession de l’Esprit‑Saint est en un sensmédiate et en un autre sensimmédiate. Elle est immédiate quant à lapuissance de spiration qui est une seule spiration du Père et du Fils et aussi quant ausuppôt même du Père qui est immédiatement le principe de la procession car c’est Lui et le Fils qui posent simultanément cette opération. Mais elle est médiate en tant que le Fils, qui pose cette opération, vient du Père (Commentaire des Sentences, Livre 1, d. 12, q. 1, a. 3 ; cf. S. th., 1, 36, 4).

Une union est‑elle possible entre la doctrine grecque de la Trinité et la doctrine latine ? Quand on lit dans Palmieri la polémique récente, on serait tenté de répondre négativement. Mais quand on lit les remarques sensées et pénétrantes des théologiens grecs au Concile de Florence, on doit répondre affirmativement. C’est du reste ce que font les Grecs uniates auxquels d’ailleurs l’Église n’a pas imposé la formule latine (Filioque) tout en exigeant d’eux qu’ils professent le dogme.Loofs lui‑même pense qu’avec de la bonne volonté une union aurait été possible, car la formule « par le Fils » ne manque pas de fondement dans la Tradition, bien qu’elle commence à disparaître chez S. Jean Damascène. On trouve cependant, chez ce dernier théologien classique des Grecs, à maintes reprises, le « per Filium » ‑ la critique qu’exerce S. Thomas à son égard repose sur une connaissance insuffisante de ses écrits et de ses habitudes de langage ‑ et quand il écrit : « L’Esprit n’est pas du Fils » (M. 95, 420 D ; 96, 605 B), il l’entend simplement dans le sens de source, de principe (αἰτία) comme l’expliqua Bessarion, et non dans le sens de cause commune et il veut, avant tout, sauvegarder le caractère de source du Père. Il est vrai que les partis s’affrontaient violemment. Roland (Alexandre III) écrit vers 1150 : « Istasnostras auctoritates Græci non admittunt sicut et nos e conversoillorum auctoritates, in hac parte non recipimus » (Gietl, 36). Et pourtant les uns et les autres auraient pu interpréter les auteurs du parti opposé dans leur sens, c.‑à‑d. dans un sens commun. La formule de S. Augustin, avec l’expression « principaliter a Patre procedit », respectait la pensée grecque, et les Pères grecs avec leur δἰ υἱοῦ ont sûrement voulu exprimer une certaine relation « causale » du Fils par rapport au Saint‑Esprit, comme Bessarion et sa suite l’exposèrent à Florence, ainsi que le démontrent aussi objectivement la comparaison courante chez les Grecs des trois flambeaux et leur expression : lumière de lumière. En effet, chacun des flambeaux s’allume au flambeau précédent. Les Latins donnent une autre tournure à cette pensée et disent : Le Filsreçoit du Père avec sa nature la puissance de spiration et « souffle » le Saint‑Esprit en même temps que le Père : « Un principe, une unique spiration ».

On doit ici, dit S. Thomas, distinguer la nature et la Personne ; par rapport à la nature, la spiration par le Père et le Fils est immédiate, parce qu’elle se fait en vertu d’une seule puissance (de spiration). Par rapport à la Personne, elle est de la part du Père immédiateet médiate ; de la part du Fils elle est immédiate. « La procession de l’Esprit‑Saint est en un sensmédiate et en un autre sensimmédiate. Elle est immédiate quant à lapuissance de spiration qui est une seule spiration du Père et du Fils et aussi quant ausuppôt même du Père qui est immédiatement le principe de la procession car c’estLui et le Fils qui posent simultanément cette opération. Mais elle estmédiate en tant que le Fils, qui pose cette opération, vient du Père » (Sent., 1. d. 12, a. 1, q. 3). Ainsi, même dans l’explication latine, le caractère du Père en tant que source (πηγή, ρίζα, ἀρχή, αἰτία) reste sauvegardé. S. Bonaventure dit : « Dicendum quod Spiritus Sanctus dicitur procedere a Patre principaliter (S. Augustin) et per se : principaliter quia auctoritas est in Patre ; per se, quia non tantum mediante Filio sed etiam immediate »  (Sent., 1, d. 12, a. 1, q. 3). En plus le Scholion dans l’édition de Quaracchi.

Transition. On peut considérer les Personnes dans leur rapport entre elles, d’où le concept derelation ; par rapport à notre connaissance, d’où le concept denotion, et par rapport au monde, d’où le concept demission et d’appropriation.

CHAPITRE 2 : Les Relations

A consulter :S. Thomas, De potentia, q. 8, a. 8 sq. ; S. th., 1, 28, 1 sq. ; De verit., 4, 5. Doctrine des Pères :Petau, 3, 18 sq.Régnon, Le mystère de la T. S. Trinit., 331 sq., plus les auteurs cités plus haut.

§ 55. Les Relations des Personnes entre elles

Thèse. Par suite du fait que la seconde Personne procède réellement et éternellement de la première et que la troisième procède aussi réellement et éternellement des deux autres, il y a également des relations réelles (relationes reales) entre ces deux membres respectifs ; il y a donc quatre relations de ce genre.

Notion. La notion de relation (σχέσις, relatio), a été empruntée par la théologie grecque du 4ème siècle à la théorie des catégories d’Aristote. Aristote définit la relation τὁ πρός τι, « ad aliquid » ou simplement « ad ». « Relatio est ordo seu habitudo unius ad alterum ». Il  faut distinguer : 1°Ce qui est en relation avec un autre (subjectum) ; 2°A quoi la relation aboutit (terminus) ; 3° Lefondement de la relation ; 4° La relation elle‑même. Quand on envisage les deux membres seuls, on appelle appelle l’un « terminus a quo » et l’autre « terminus ad quem ». Le développement de la théorie des relations dans la Trinité est l’œuvre des Cappadociens et de S. Jean Damascène chez les Grecs ; de S. Augustin et de son disciple S. Fulgence, ainsi que de Boëce et de S. Anselme, chez les Latins. A ces derniers se joignirent plus tard les théologiens de la haute Scolastique.

Il résulte pour la Trinité les quatre relations suivantes :

1. Paternitas seu generatio activa : Pater generans.

2. Filiatio seu generatio passiva : Filius unigenitus.

3. Spiratio activa : Pater Filiusque spirans.

4. Spiratio passiva (sive processio) : Spiritus Sanctus procedens.

L’existence des Relations est indéniable, bien qu’elle ne soit pas définie (Denz., 703, A. 2). Le Concile de Florence a emprunté àS. Anselme la phrase : « Tout est un (en eux) là où l’on ne rencontre pas l’opposition de relation » (De proc. Spir. Sancti, 2, et Boëce : « Sola relatio multiplicat Trinitatem » ; De Trin., l). Il n’aurait pas dû être difficile d’amener les Grecs à souscrire à cette thèse ; car les Cappadociens ont développé la théorie de la σχέσις même avant S. Augustin. C’est pourquoiBessarion dit : « Quod personalia nomina Trinitatis relativa sunt, nullus ignorat » (Hardouin, 9, 339 ; Denz., 703, A. 2). Le Concile enseigne, dans la même phrase, l’existence des Relations dans la Trinité et leur importance constitutive pour les personnes. Le 11ème Concile de Tolède (675) dit déjà : « Dans les relations des personnes, le nombre apparaît ; dans la substance de la divinité, on ne peut saisir quelque chose qu’on puisse dénombrer. Il y a donc indication de nombre uniquement dans les rapports qu’elles ont entre elles, mais il n’y a pas pour elles de nombre, en tant qu’elles sont référéesà elles‑mêmes » (Denz., 280). Le Concile pouvait s’appuyer sur les Pères grecs comme sur les Pères latins de l’époque postnicéenne.S. Augustin : « Ces désignations (les trois noms divins) marquent les rapports entre les personnes, et non pas la substance par laquelle les trois personnes ne font qu’un seul Dieu. Car l’idée de père comprend l’idée de fils, et l’idée de fils celle de père, et quand nous disons esprit, nous avons l’idée de celui qui souffle, et celui qui souffle l’esprit (Ep. 238 , 2, n. 14 ; cf. Civ., 11, 10 ; Trin., 5, 4‑6). DéjàS. Hilaire qui subit l’influence des Grecs écrit : « Invicem autem sunt cum unus ex uno est » (De Trin., 7, 32).S. Basile dit : « Celui qui parle du Fils pense au Père, car cette expression, en tant que relative, indique en même temps le Père » (Ep. 38, 7). Or ces relations et les propriétés personnelles qui en résultent sont « des signes par lesquels est constituée l’existence individuelle des Personnes (πρόσωρα) » (Ep. 38, 7). On trouve déjà, comme le montreNager, la substance de la proposition de S. Anselme : « tout est un (en eux) », etc.  dans S. Basile (cf. Eunom., 1, 19).S. Grégoire de Naz. écrit : « Père n’est pas un nom d’essence, vous qui vous croyez si prudents, ni un nom d’énergie, mais de  relation (σχἐσις) indiquant le rapport du Père au Fils et du Fils au Père » (Or., 29, 16 : M. 36, 96 ; cf. Or., 31, 8 ; 39, 12).S. Cyrille d’Alex. dit que les relations se correspondent et s’expliquent mutuellement comme droite et gauche. Il en est de même dans la Trinité : « Le nom de Père est un nom relatif, comme aussi celui de Fils… celui (par conséquent) qui nie le Fils n’a pas non plus le Père » (De Trin., 4 : M. 75, 868).S. Jean Damasc. : « Tous les noms en Dieu sont identiques, sauf les noms personnels ; ceux‑ci ne désignent pas l’essence, mais la relation réciproque et, pour ainsi dire, le mode d’existence » (ό τῆς ὑπάρξεως τρόπος ; De fide orth., 1, 10). ‑ Ces témoignages prouvent que la doctrine des Relations se trouve nettement dans la Tradition. Il nous faut maintenant répondre à deux questions :Quel est le rôle des relations par rapport aux personnes ? Quel est leur rôle par rapport à l’essence ?

1 .Les Relations constituent et distinguent les Personnes. Le dogme nous indique qu’il y a en Dieu deux Processions ; chacune de ces Processions est le fondement d’une relation réelle entre le « principium » et le « principiatum ». Pour préciser, il y a d’abord une relation entre le Père et le Fils. Le Père est « principium (terminus a quo), le Fils « principiatum » (terminus ad quem) ; le fondement réel (fundamentum) de la relation est la génération (generatio activa). Les noms de cette relation sont paternité et filiation et, comme il n’y a pas en Dieu de propriétés abstraites, le Père (Pater generans) et le Fils (Filius genitus). Or le Père donne au Fils par génération toute l’essence, la même essence, et cependant le dogme nous dit qu’ils sont distincts. La distinction ne peut être conçue que comme « opposition de relation », car, dans tout le reste, ils sont complètement identiques. « Puisque tout ce qui est du Père, le Père lui‑même l’a donné à son Fils unique en l’engendrant,sauf le fait d’être Père » (Florent. ; Denz., 691). Il faut en dire autant, « servatis servandis », du Saint‑Esprit.

Ainsi le Père n’a pas son Être pour soi, sa personnalité d’une manière absolue, sans relation, avant le Fils ; mais il l’a d’une manière relative, en relation avec le Fils. La paternité est sa propriété personnelle (proprietas personalis, ἰδιότής) ; elle le distingue du Fils et le fait lui‑même Père. La paternité est le fondement en vertu duquel il possède, d’une manière propre, incommunicable, la nature divine commune aux trois Personnes. Ceci constitue la personnalité du Père, son individualité immédiate, par opposition au Fils, et réciproquement la relation réelle, résultant de la génération passive, constitue la personnalité de la seconde Personne par rapport à la première. Le Fils possède la même nature que le Père, seulement le fondement de la possession est autre ; il possède la nature en tant que reçue par génération ; ceci constitue sa propriété personnelle, la filiation.

L’explication est un peu plus difficile quand il s’agit de la troisième Personne. Là encore il résulte deux membres de relation, de la Procession par spiration. D’un côté il y a le Père et le Fils comme principeunique de spiration, et de l’autre le Saint‑Esprit comme « Persona spirata ou procedens » ; la spiration passive est sa propriété personnelle, laquelle constitue sa personnalité et le distingue des deux autres Personnes. Le Saint‑Esprit lui aussi est une Personne constituée par relation et qui existe par son opposition au principeunique de spiration. Mais, d’un autre côté, la spiration active constitue sans doute une propriété personnelle du Père et du Fils, ainsi que l’opposition qu’on vient de signaler avec la troisième personne, mais elle ne constitue pas une personnalité propre, une quatrième Personne. La preuve concluante de cette affirmation, c’est ledogme de la Sainte Trinité. Par suite, la spéculation en arrive à cette conclusion que le principe actif de spiration doit êtreimpersonnel ; il manque en effet la « relationis oppositio » entre ce principe d’une part et le Père et le Fils d’autre part ; cette opposition n’existe qu’entre le principe et le Saint‑Esprit. Si nous appliquons ici la proposition de S. Anselme, cette opposition de relation existe : 1° Entre « paternitas » et « filiatio » ; 2° Entre « spiratio activa » et « sp. Passiva » ; ellen’existe pas entre « paternitas » et « spiratio activa », pas plus qu’entre « filiatio » et « spiratio activa ». En d’autres termes, « le principium generativum » et le « pr. spirativum » ne s’excluent pas ; la génération passive et l’acte substantiel d’amour de la spiration ne s’opposent pas. Il ne reste donc comme membres de relation constituant la personnalité que : « paternitas, filiatio et spiratio passiva ».

Synthèse. 1° La Paternité, qui est objectivement identique à la Spiration active dans le Père et s’oppose à la Filiation et à la Spiration passive, constitue la Personne du Père ; 2° La Filiation qui est objectivement identique à la Spiration active dans le Fils et s’oppose à la Paternité ainsi qu’à la Spiration passive, constitue la Personne du Fils ; 3° La Spiration passive, qui s’oppose à la Spiration active et par là à la Paternité et à la Filiation, constitue la Personne du Saint‑Esprit.

2.Les Relations et l’essence. Les Relations, bien que réellement distinctes entre elles, sont cependant réellement identiques à l’essence dont elles ne se distinguent que virtuellement. De même, elles sont identiques entre elles quand elles ne sont pas opposées, comme le sont aussi les attributs divins absolus (§ 25).

Comme on l’a exposé plus haut, elles sont, quand elles sont opposées, réellement distinctes entre elles, comme le sont les trois Personnes qu’elles constituent. Le nier serait tomber dans l’hérésie sabellienne. Elles sont objectivement identiques à l’essence divine, et c’est pourquoi elles s’appellent relationssubstantielles ou encoreréelles (relationes reales). Les relations d’ordinaire sont des accidents d’une entité faible, mais en Dieu il n’y a pas d’accidents, il n’y a que la plénitude de l’Être (ipsum esse). Ces relations ne sont donc pas des propriétés accidentelles, encore moins des relationspurement logiques. Les relations ne doivent pas être considérées comme des accidents, tels qu’on en trouve dans les créatures, dans lesquelles ils sont inhérents comme dans leur sujet ; les relations trinitaires n’ont pas de sujet dans lequel elles soient inhérentes, mais elles existent comme relationssubsistantes. Elles sont objectivement identiques à l’essence, tout en étant réellement distinctes entre elles. 11ème Concile de Tolède : « Quand on parle des trois personnes en considérant lesrelations, on croit cependant qu’ils sont une seule nature ou substance... Dans les relations des personnes, lenombre apparaît ; dans la substance de la divinité, on ne peut saisir quelque chose qu’on puisse dénombrer » (Denz., 278, 280). Gilbert de la Porrée contesta l’identité objective des relations avec l’essence et admit entre les deux une distinction réelle : d’après lui, le Père est Dieu en raison de l’essence qui serait réellement distincte de lui, comme s’il pouvait y avoir en Dieu une composition réelle (§ 29). Cela serait une quaternité et non une Trinité, dit S. Bernard (De cons., 5, 7 sq.). « Il y a en Dieu seulement Trinité et non pas quaternité, parce que chacune des trois personnes est cette réalité, c’est‑à‑dire la substance, l’essence et la nature divine » (Denz., 432). Il est vrai qu’une Personne tient son origine d’une autre, mais ce n’est pas la substance qui est « generans » ou « generata », « spirans » ou « spirata » (Denz., 432), elle subsiste dans une unité absolue, dans une simplicité absolue et une identité absolue avec elle‑même dans les trois Personnes : « Un seul Dieu est Trinité ». On élève uneobjection : Si les Relations sont identiques à l’essence, elles doivent être aussi identiques entre elles. On y répondra plus loin (p. 252 sq.). L’unique Être divin est, par conséquent, absolu et relatif : absolu en soi en tant qu’essence une et absolue ; relatif, c.‑à‑d. comportant des relations, en tant qu’il subsiste dans le Père, le Fils et le Saint‑Esprit (Cf. S. th., 1, 28, 2 et 3 ; C. Gent., 4, 14 ; De pot., 8, 2).

§ 56. Les rapports des personnes avec notre connaissance : Les Notions

A consulter :S. Thomas, S. th., 1, 32, 2‑4.Janssens, De Deo trino.Petaus, De Deo, 1, 7.

1. Les Relations qui constituent et distinguent les Personnes peuvent être également considérées comme descaractéristiques et desnotes qui nous permettent de connaître les Personnes et alors on les appelle Notions (notiones, ἔννοιαι, γνωρίσματα). « On appelle notion la raison propre qui nous fait connaître chacune des personnes divines » (S. th., 1, 32, 3 ; cf. a. 2 in Comp. th. 59). Comme les Personnes se distinguent par leur origine, on compte d’après le « terminus a quo » et le « t. ad quem », ou bien d’après le principea quo alius et qui ab alio, cinq Notions : la Paternité et l’absence d’origine (innascibilitas, ἀγεννησἰα = qui a nullo) pour lapremière Personne ; la Filiation (qui a Patre) pour laseconde ; la Spiration active (sp. activa communis = a qua Spiritus Sanctus) pour lapremière et laseconde ; la Spiration passive (sp. passiva = qui a Patre Filioque) pour latroisième.

D’après ce que nous avons dit, on comprendra facilement la distinction des Notions en notions qui constituent activement la Personne et notions simplement personnelles : « notiones personificæ » ou « constituentes » (ἰδιώματα ὑποστατιϰά) et « notiones personarum » (ἰδιώματα διαϰριτιϰά). Sont des notions constitutives, la Paternité, la Filiation et la Spiration passive. Sont des notions purement personnelles, l’Innascibilité et la Spiration active. On comprend aussi facilement la distinction entre « notiones relativæ » (ἰδιώμασα σχετιϰά), identiques aux relations et « pura notio relationis expers » (ἰδιώμα συστατιϰόν), l’ἀγεννησἰα ou « innascibilitas ».

2.Les propriétés personnelles (proprietates personales, ἰδιώματα ὑποστατιϰά) sont les Notions, en tant qu’elles sont considérées comme étant chacune la marque distinctive dans les Personnes. Au sensstrict (la terminologie n’est pas fixe), il ne peut y en avoir que trois : la Paternité, la Filiation et la Spiration passive. Elles sont précisément constitutives de la Personne (prop. Personificæ) ; les deux autres sont des propriétéssimplement personnelles (prop. personales). La notion de Spiration active peut à peine être considérée comme une propriété, car elle n’est paspropre àune Personne. Au sujet des trois propriétés proprement dites, le Later. IV dit : « Cette sainte Trinité, indivise selon son essence commune et distincte selon lespropriétés des personnes ».

3.Actes notionnels et actes essentiels en Dieu. Dieu est l’acte pur. Néanmoins, la distinction des Personnes, fondée sur les Processions distinctes, demande également une distinction entre les actes qui sont à la base de ces Processions et les actes essentiels communs aux trois Personnes. « Chacune des trois personnes est cette réalité, c’est‑à‑dire la substance, l’essence et la nature divine. Elle seule est le principe de toutes choses, en dehors duquel aucun autre principe ne peut être trouvé. Et cette réalité n’engendre pas, n’est pas engendrée et ne procède pas, mais c’est le Père qui engendre, le Fils qui est engendré et le Saint‑Esprit qui procède, en sorte qu’il y a distinction dans les personnes et unité dans la nature » (Denz., 432). Nous trouvons ici la distinction entre les actes personnels ou notionnels et les actes essentiels.

Les actes notionnels sont objectivement identiques aux propriétés personnelles qui reposent sur ces actes. D’après ce que nous avons dit plus haut, on doit considérer comme actes notionnels et, par conséquent, distincts des actes essentiels communs aux trois Personnes, la connaissance de soi qui est propre au Père en tant qu’acte de génération, ainsi que l’Amour commun au Père et au Fils en tant qu’acte de Spiration. Cette distinction apparaît clairement dans les points suivants.

Les actes essentiels (actus essentiales).

1° Le principe (pr. quo) est lanature divine ; 2° Le terme (t. ad quam) se trouveen dehors de Dieu (création) ; 3° Le sujet (pr. quod) ce sont les trois Personnesen commun (actiones Dei ad extra sunt indivisæ). Les actes essentiels sont formellement immanents, virtuellement transitoires (transeuntes) ; affirmer qu’ils sont aussi formellement transitoires serait professer le panthéisme.

Les actes personnels (actus personales, notionales).

1° Le principe (pr. quo) est la nature divineen tant qu’elle est possédée à un titre particulier ; 2° Le terme (t. ad quam) est immanent, se trouve en Dieu (Fils, Esprit) ; 3° Le sujet (pr. quod) estuniquement le Père et, par rapport au Saint‑Esprit, le Père et le Fils. Les actes personnels sont incommunicables (le Saint‑Esprit n’accomplit aucun acte immanent personnel). Lanature de ces actes notionnels doit être conçue, en dépit du mot « procession » qui indique unmouvement, comme une attitude éternelle, égale et calme, de la Personne qui procède par rapport à son principe. Avant tout, il faut écarter toute séparation, ou toute division, comme on le verra plus clairement dans la doctrine de la circuminsession.

Synthèse. D’après la terminologie ecclésiastique et théologique, qui, sans avoir toujours un caractère strictement dogmatique, ne laisse pas de représenter une tradition vénérable et d’être d’une grande utilité pour l’explication des mystères, on peut dresser le tableau synoptique suivant :

1. Un seul Dieu, un seul Être divin et un seul acte d’essence.

2. Deux Processions et deux actes notionnels.

3. Trois Personnes, trois relations opposées, trois propriétés personnelles.

4. Quatre relations réelles.

5. Cinq notions. Quelques théologiens élargissent encore le domaine des Notions en réservant pour lapremière Personne ces noms : « Principium », « Pater », « Innascibilitas » ; pour laseconde : « Filius », « Verbum », « Imago » ; pour latroisième : « Spiritus », « Sanctus », « Donum », « Amor »

Transition. Pour conclure, la doctrine de la Trinité doit se ramener à l’unité. L’unité estpour nous la vérité primaire, la Trinité la vérité secondaire. Mais, comme nous avons traité de l’unité dans la théodicée, il suffira d’examiner ici l’unité d’action et la circumincession.

§ 57. Les rapports surnaturels des Personnes avec le monde. Les missions. Les appropriations

1. Lanotion de mission divine contient un double élément : laprocession éternelle d’une Personne d’une autre et uneactivité temporelle d’une Personne qui procède, dans le monde. Le premier élément est fondamental. Il indique que la Personne envoyéeprocède de l’Être de l’autre et, en tant que telle, est dans une relationpermanente de dépendance envers celle qui l’envoie. Le second élément est en quelque sorte lacontinuation de cette procession éternelle. Il inclut unenouvelle présence en un lieu et, comme Dieu est présent partout, cette présence ne peut être entendue que comme une nouvelleactivité (« La mission implique uneprocession éternelle et y ajoute uneffet temporel » : S. th., 1, 43, 2 ad 3). Dans le premier sens, la mission est doncéternelle, immanente, nécessaire : dans le second sens,temporelle, transitoire (transiens), libre.

LesPères traitent souvent de la mission du Fils et du Saint‑Esprit, en particulier les Pères grecs. Ils y voient une continuation du mouvement commencé avec les processions éternelles, sans confondre, bien entendu, missions et processions ; les processions en effet sont éternelles et nécessaires, les missions, temporelles et libres.S. Grégoire le G. : « On dit du Fils qu’il est envoyé par le Père en ce qu’il est engendré par le Père… La « mission » [du Saint‑Esprit] [missio : le fait d’être envoyé] est la procession en vertu de laquelle il procède du Père et du Fils » (In Evang. hom., 26, 2 : M. 76, 1198). Les théologiens affirment ensuite que la mission doit s’entendre conformément à l’égalité parfaite des Personnes ; on ne doit pas l’entendre dans le sens d’une relation d’autorité d’une Personne envers une autre ou bien d’unordre, d’unecharge de la part d’un supérieur, mais simplement comme procession éternelle avec une efficacité temporelle dans les créatures, ce qui sauvegarde l’égalité comme dans la procession éternelle elle‑même (Cf. S. th., 1, 43).

De la notion de mission résultent les vérités suivantes, lesquelles au reste sont attestées positivement par l’Écriture : 1°Sont envoyés seulement le Fils et le Saint‑Esprit, mais non le Père. Il est dit du Père qu’il vient indépendamment vers l’homme, « venire ad hominem » (Jean, 14, 23) ; 2° Ne peuventenvoyer que le Père et le Fils et non le Saint‑Esprit ; 3° Aucune Personne ne peuts’envoyer elle‑même (Jean, 8, 42). Pour ce qui est du second point, on peut dire que le Fils, en tant qu’Homme, a aussi été envoyé par le Saint‑Esprit, parce que celui‑ci, en union avec le Père et le Fils dans l’unité de la Trinité, a opéré l’Incarnation. C’est pourquoi l’Écriture nous montre l’Homme‑Dieu lui‑même sous laconduite du Saint‑Esprit (Math., 4, 1 ; Marc, 1, 12 ; Luc, 4, 1, 18‑21). Par contre, en tant queDieu, il est envoyé par le Père seul. Ainsi dans S. Jean (3, 16‑17 ; 6, 58 ; 8, 16). Le Saint‑Esprit est envoyé par le Père (Jean, 14, 26) ainsi que par le Fils (Jean, 15, 26 ; 16, 7). De ce que nous venons de dire résulte l’importance de la notion de mission, pour la doctrine de la Trinité qu’elle exprime de nouveau, pour ainsi dire, dans un seul mot, ainsi que pour la doctrine de la Rédemption et du salut.

2.Mission visible et mission invisible. Lamission visible (missio externa sive visibilis) se manifeste extérieurement. Elle s’opère par l’union de la Personne divine invisible et d’une forme sensible. Cette union s’est faite d’une manièresubstantielle par l’Incarnation du Logos qui a pris une nature humaine subsistante d’une manière permanente dans sa Personne (missio substantialis). C’est lamission la plus parfaite. Dans la mission du Saint‑Esprit au jour de la Pentecôte, l’union avec les langues de feu était seulementaccidentelle, transitoire (missio repræsentativa). De même aussi pour l’apparition du Saint‑Esprit sous forme de colombe au Baptême de Jésus, de même aussi pour les théophanies de l’Ancien Testament, s’il ne faut pas y voir des angelophanies.

Lamission invisible (m. interna seu invisibilis) s’opère sans apparition sensible comme un effet purementspirituel. C’est ainsi qu’elle s’opère dans les hommes (et les anges) pour les sanctifier et en faire les temples de Dieu.

3.Le but de la mission est purement surnaturel (m. secundum gratiam). La création et le gouvernement du monde ne demandent pas de mission. Comme la sanctification ne s’opère que par la grâce sanctifiante, cette mission ne s’opère que par la communication de cette grâce et par l’infusion de la charité parfaite. L’habitation du Saint‑Esprit dans l’âme du justifié est liée à la présence de la grâce et de la charité parfaite.

4. Lesappropriations sont en connexion avec les missions. Toutes les actions extérieures de Dieu, nous enseigne l’Église avec S. Augustin, sont communes aux trois Personnes (unum universorum principium). Néanmoins, dans les symboles et les liturgies, certains noms, attributs et activités sont attribués à une Personne particulière. « Approprier, ce n’est pas autre chose qu’attirer lecommun vers le propre » (S. Thomas, De veritate, 7, 3). Lebut des appropriations est de caractériser, de la manière la plus claire pour nous, chacune des Personnes dans ses propriétés personnelles. En effet, certains attributs de l’essence ont une parenté et une ressemblance avec les propriétés desPersonnes et, par conséquent, sont de nature à éclairer et à nous faire comprendre ces dernières. C’est de ce but que résultent les deux règles à suivre dans l’appropriation. Elle ne doit pas êtrearbitraire niexclusive en écartant formellement les autres Personnes.

Elle ne doitpas être arbitraire, mais doit avoir un motif raisonnable. Ce motif doit toujours être cherché dans le caractère particulier de la Personne, dans sa propriété. Ainsi par ex. : la Toute‑Puissance a une certaine similitude avec la Paternité, en tant que cette Paternité est le principe des deux autres Personnes ; la Sagesse a une certaine parenté avec le Logos ; la Bonté avec le Saint‑Esprit, l’amour divin personnel. Il est vrai que les attributs de l’essence, appartenant d’une manière absolument égale aux trois Personnes, il en résulte une certaine variation dans l’appropriation. Ainsi, dans l’Écriture et dans la doctrine des Pères, les mêmes attributs ne sont pas toujours appropriés aux mêmes Personnes. Néanmoins l’appropriation ne doit pas se faire d’une manière arbitraire ; autrement elle manquerait complètement son but, qui est de caractériser d’une manière plus claire chacune des Personnes.

L’appropriation ne doitpas être exclusive. Étant donné en effet qu’elle se rapporte aux attributs de l’essence, en excluant les autres Personnes, on blesserait le dogme de l’unité dans la Trinité. Il faut donc se garder de faire, des appropriations, despropriétés et d’identifier appropriations et propriétés. C’est dans un sens exclusif et par conséquent faux qu’Abélard et ses disciples (Roland, etc.) attribuaient au Père la Puissance (potentia), au Fils la Sagesse (sapientia) et au Saint‑Esprit la Bonté (bonitas), et considéraient ces noms comme des déterminations de l’essence, des propriétés constitutives de la Personne. Cette conception était sabellienne, ou tout au moins excessivement confuse, car ces attributs sont des attributs de l’essence.

Lesappropriations peuvent se ramener àquatre classes :

1.Les noms substantiels de Dieu ont été, d’une manière à peu près constante, répartis de la manière suivante : On attribue de préférence au Père le nom deDieu (Deus, θεός), au Fils le nom deSeigneur (Dominus, ϰύριος), au Saint‑Esprit le nom d’Esprit (Spiritus, πνεῦμα). Ces noms sont également attribués indistinctement aux trois Personnes.

2.Les attributs de l’Être et de l’action sont souvent attribués d’après l’origine éternelle de chacune des Personnes. LePère est le Principe sans origine, l’Être, l’Éternité, l’Unité, la Puissance. LeFils est la Parole, l’image du Père, la Splendeur, la Vérité, la Beauté, l’Égalité, la Sagesse. LeSaint‑Esprit est entre les deux le Lien et le Gage ; pour nous, le Don, la Bonté, la Grâce, les Délices.

3.Les actes divins à l’extérieur sont propres aux trois Personnes. Cependant la causalité en est répartie ainsi entre les trois Personnes. On approprie au Père la décision, au Fils l’exécution, au Saint‑Esprit l’achèvement et le perfectionnement. En s’appuyant sur Rom., 11, 36, on dit que le Père fait toutpar son Filsdans le Saint‑Esprit. S. Thomas explique ainsi Rom., 11, 36 : « Ces trois attributs, à savoir : la puissance, la sagesse et la bonté, sont communs aux trois Personnes ; par conséquent, ce que dit l’Apôtre : « De Lui, et par Lui, et en Lui », peut être attribué à chacune de ces Personnes. Toutefois la puissance, qui a le caractère de principe, est spécialement attribuée au Père, qui est le principe de toute divinité ; la sagesse, au Verbe, qui procède comme Verbe, parce qu’il n’est autre chose que la Sagesse engendrée ; la bonté, au Saint Esprit, qui procède par amour, dont l’objet est la bonté ; et par suite, en spécialisant, nous pouvons dire :De Lui, c’est‑à‑dire du Père ;par Lui, c’est‑à‑dire le Fils ;en Lui, c’est‑à‑dire le Saint Esprit, sont toutes choses » (Commentaire de la lettre aux Romains, 11, 33‑36). Quand on envisage toute l’activité divine dans l’humanité et qu’on met à la base de cette activité cette division tripartite, on attribue au Père l’établissement de l’humanité dans la Création ; au Fils son rétablissement dans la Rédemption ; au Saint‑Esprit sa vivification et son perfectionnement dans la sanctification. D’une manière spéciale, dans l’œuvre du salut, on attribue au Père, en tant que cause première suprême la grâce, au Fils l’illumination, au Saint‑Esprit l’infusion de la charité.

4.L’appropriation cultuelle et liturgique conçoit le Père comme celui qui reçoit nos hommages et nos adorations, le Fils et le Saint‑Esprit sont considérés plutôt comme médiateurs de ce culte. C’est pourquoi l’Église adresse le plus souvent ses oraisons au Père par le Fils dans l’unité du Saint‑Esprit (Per Dominum nostrum Jesum Christum in unitate Spiritus Sancti). (Cf. Jean, 17, 1 ; Rom., 8, 34 ; Hébr., 7, 25).

CHAPITRE 3 : L’unité absolue de vie en Dieu

A consulter :Franzelin, De Deo trino, thes. 12.Petau, De Trin., 4, 15.

§ 58. L’unité de l’action divine à l’extérieur

THÈSE. A l’extérieur Dieu agit comme un principe unique d’action. Ses actes sont des actes d’essence.  De foi.

Explication. A l’encontre des tendances trithéistes et dualistes, il a été maintes fois défini qu’à l’extérieur, Dieu est un principe unique d’action. « Unique principe de toutes choses, créateur de toutes les choses visibles et invisibles » (4ème concile de Latran ; Denz., 428). 11ème concile de Tolède : « Elles sont inséparables en effet aussi bienen ce qu’elles sont qu’en ce qu’elles font » (Denz., 254 ; cf. 77, 78, 284, 429, 703). Il s’agit de l’ensemble de l’action extérieure : dans l’ordre de la nature (Création, conservation et gouvernement du monde), comme dans l’ordre de la surnature (miracles, infusion de la grâce, Incarnation active, jugement, rémunération et punition, béatitude). Au sujet de l’Incarnation, nous aurons à faire, en terminant, une remarque particulière. La thèse : « Les œuvres de Dieu à l’extérieur de lui‑même (ad extra) sont indivises » ou bien « communes à toute la Trinité » est très ancienne.

Preuve. Le Christ affirme l’unité d’opération avec le Père pour démontrer l’unité de puissance et de nature : « Le Père qui demeure en moi fait ses propres œuvres » (Jean, 14, 10) parce que « C’est par lui que tout est venu à l’existence » (Jean, 1, 3 ; cf. 1 Cor., 8, 6) ; « Mon Père est toujours à l’œuvre, etmoi aussi, je suis à l’œuvre » (Jean, 5, 17). A cela s’ajoute l’unité d’intention : « le Fils ne peut rien fairede lui‑même, il fait seulement ce qu’ilvoit faire par le Père ; ce que fait celui‑ci, le Fils le fait pareillement » (Jean, 5, 19).

S. Augustin : « De même donc que non seulement le Père et le Fils, mais aussi le Saint‑Esprit sont égaux et inséparables dans leurs Personnes (en raison de l’unité d’essence), ils sont aussiinséparables dans leurs œuvres ». Que le Fils ne puisse rien par soi, c’est l’expression négative de cette vérité : par suite de la communauté d’essence avec le Père, il doit tout faireen commun avec lui ; cela ne résulte pas de son infériorité, mais de sa procession éternelle : ilest du Père (ex Patre) et nepeut dès lors que ce qu’il a reçu du Père, en Être comme en puissance (In Joa., 20, 3 et 4). Cette explication vaut aussi pour le Saint‑Esprit, bien que l’Écriture sainte ne contienne pas d’attestation directe à son sujet.

Les Pères. Il est vrai que les Grecs, conformément à leur construction trinitaire que nous exposerons plus loin, considèrent le Père comme la source de la Trinité, dans sa vie immanente comme dans son économie, dans sa vie intime comme dans son aspect révélé et queS. Augustin et les Latins voient surtout l’essence unique. Mais les Grecs sont tellement d’accord avec les Latins sur l’unité d’action à l’extérieur qu’ils en concluent même expressément l’unité d’essence. Les anténicéens, comme les apologistes, placèrent à la base de leur spéculation l’idée que Dieu fait tout par son Logos, mais ils unissent trop étroitement l’activité immanente et l’activité extérieure, créatrice.S. Irénée etTertullien opposèrent la même vérité au dualisme des gnostiques et des manichéens ; les Cappadociens utilisèrent le même principe pour démontrer l’unité d’essence des trois Personnes. Il est facile d’accumuler les témoignages (Cf. Irénée, Ad. h., 1, 22 ; 4, 20. Athanase, Ad Ser., 1, 28 : M. 26, 596.Basile, De Spir. S., 16, 38 : M. 32, 136.Hilaire, De Trin., 2, 1).S. Grégoire de Naz. se réfère à Rom., 11, 36, avec les trois prépositions de, par, en.S. Grégoire de Nys. affirme, avec une énergie particulière, que l’activité part du Père, est continuée par le Fils et achevée par le Saint‑Esprit. Les Latins sont ici évidemment plus précis, parce qu’ils s’appuient, avec S. Augustin, sur le principe de l’unité d’essence. Si, chez les Grecs, on a parfois l’impression qu’ils confondent appropriation et propriété, cette confusion n’apparaît pas chez les Latins. La différence des deux conceptions se reflète dans les formules employées pour désigner l’« ordo operandi ». Les uns caractérisent ainsi l’activité : « a Patre (principium deitatis) per Filium et Spiritum Sanctum » ou « per F. in Sp. S. ». Par contre,S. Augustin dit : « Vis‑à‑vis de la création, le Père, le Fils et l’Esprit‑Saint sont un seul principe, un seul Créateur et un seul Seigneur » (Trin., 5, 14, 15). D’après Gen., 1, 1 sq., il prouve que « les œuvres de la Trinité sont inséparables » et pose cette thèse : « les opérations sont indivisibles là où il y a non‑seulement égalité, mais encore confusion de nature » (Contre la doctrine des Ariens, 9, etc.). Les Latins postérieurs, de l’époque carolingienne, reproduisent l’enseignement de S. Augustin et de S. Fulgence (+533, De Trin). : ainsi Alcuin, Raban, Hincmar, Paschase, Radbert et d’autres contemporains moins importants. Il est à peine besoin de citer laScolastique. Quand, chez les Pères, on invoque, par suite de l’unité d’action, les « personnes inséparables », il faut voir là la manière de penser grecque. Mais S. Fulgence, qui emploie ces termes, en donne la raison profonde : « étant unies de façon inséparable par l’unité de nature, les troispersonnes ne peuvent être séparables ».

Onobjecte que les trois Personnes, en tant qu’agissantes, produisent aussi trois actes, en vertu de l’axiome : « actiones sunt suppositorum » [les actions sont actions des suppôts]. Mais cette objection est sans valeur, parce que les trois Personnes agissent par une seule nature. Chez l’homme, au contraire, les actions se multiplient selon les puissances actives, en dépit de l’unité de personne, par ex. : penser, vouloir, voir, entendre. Quand l’Écriture et les Pères attribuent parfois une œuvre à une seule Personne, cela doit s’entendre non pas absolument, mais d’une manière appropriative.

L’Incarnation constitue ici une exception remarquable. Au sens actif (incarnare), elle est l’œuvre commune des trois Personnes ; au sens passif (incarnari), elle est propre au Logos seul : « Le Fils seul a pris la forme d’esclave dans la particularité de sa personne » (Tolet. 11 ; Denz., 284 ; Later. IV ; Denz., 429). L’union hypostatique formelle avec la nature humaine n’est propre qu’au Logos, de même que les œuvres accomplies danscette nature, les souffrances endurées et la mort rédemptrice. Par contre, la création et la formation decette nature, dans le corps et l’âme, ainsi que l’ornement de la grâce dont elle est munie, est une œuvre commune de la Trinité, laquelle est aussi le principe actif des actions qui servent au but de la Rédemption et dépassent les forces humaines de la nature humaine du Christ. (Cf. Christologie, § 90 et 92).

§ 59. L’unité d’inhabitation

A consulter :S. Thomas, 1, 42, 5.Petau, De Trin., 4, 16.Franzelin, thes. 15.

THÈSE. Les trois Personnes se compénètrent mutuellement et demeurent l’une dans l’autre. De foi.

Explication. « En raison de cette unité le Père est tout entier dans le Fils, tout entier dans le Saint‑Esprit, le Fils est tout entier dans le Père, tout entier dans le Saint‑Esprit, le Saint‑Esprit tout entier dans le Père, tout entier dans le Fils » (Decret. pro Jac. ; Denz., 704 ; cf. 281). L’importance de la périchorèse (ou circumincession) réside en ce qu’elle précise le dogme sous ses deux aspects et le répète clairement, réfutant ainsi le monarchianisme, ainsi que le trithéisme. Là aussi, la conception des Grecs et celle des Latins diffèrent par une nuance. Les Grecs emploient le terme περιχώρησις (circumincessio) et interprètent le dogme dans le sens d’un mouvement par lequel la personne qui procède revient à son principe. Les Latins, par contre, emploient le terme circuminsessio et donnent à entendre par là qu’il s’agit plutôt d’un état de repos, d’une existence des Personnes les unes dans les autres, d’une inhabitation. Les uns comme les autres se conforment à leur construction trinitaire.

Preuve.S. Jean rapporte ces paroles de Jésus : « Tu ne crois donc pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ! » (14, 10). « Le Père et moi, nous sommes UN » (10, 30). « Ainsi vous reconnaîtrez, et de plus en plus, que le Père est en moi, et moi dans le Père » (10, 38). Pour l’existence de la troisième Personne dans les deux autres, S. Paul donne ce témoignage : « L’Esprit scrute le fond de toutes choses, même les profondeurs de Dieu… Personne ne connaît ce qu’il y a en Dieu, sinon l’Esprit de Dieu » (1 Cor., 2, 10 sq.).

Les Pères. Au début, ils n’emploient pas encore περιχώρησις, περιχωρεῖν, cela ne se produit que dans la terminologie ferme de S. Jean Damascène. A l’imitation de l’expression grecque, on créa « circumincessio » qui fut remplacé plus tard par « circuminsessio ». S. Athanase et les Cappadociens emploient ένύπαρξις, ένύπάρχειν, ἐνοίϰησις φυσιϰή et même aussi ἔνωσις, συνάφεια, termes empruntés à la christologie qui connaît aussi περιχώρησις (Petau, Trin., 4, 16).S. Athanase dit : « Le Fils est dans le Père, autant qu’on peut le connaître, parce que tout l’Être du Fils est propre à l’Être du Père, de même que l’éclat est de la lumière... Mais aussi le Père est dans le Fils parce que (l’Être) propre au Père l’est aussi au Fils, comme le soleil est dans l’éclat, l’intelligence dans la parole, la source dans le fleuve... Car, comme la forme et la divinité du Père sont l’Être du Fils, il enrésulte que le Fils est dans le Père et le Père dans le Fils » (Orat., 3, c. Arian., 3 ; cf.S. Cyrille Alex., Thesaur. assert., 12).S. Hilaire dit, à propos de Jean, 10, 38 : « Ce qui est dans le Père est aussi dans le Fils. Ce qui est dans l’« Ingenitus » est aussi dans l’« Unigenitus » ; l’un est de l’autre et tous les deux sont une seule chose (unum) et non un seul (unus), « L’un est dans l’autre, car en l’un et en l’autre il n’y a rien d’autre » (Trin., 3, 4).S. Augustin se réfère à l’âme et à ses actes où l’on trouve aussi une « inexistentia » et une pénétration réciproque, et il explique par là comment, en Dieu « [chaque Personne] est dans chacune, et toutes sont dans chacune, et chacune est dans toutes, et toutes sont dans toutes, et toutes ne font qu’un » (Trin., 6, 10, 12 ; cf.S. Maxime Conf., Cap. Theol., 2, 1 ;S. Fulgence de Ruspe, De fide, 1, 4). Mais S. Augustin affirme, à mainte reprise, l’indépendance de la Personne malgré la compénétration : l’individualité persiste sans confusion. Il était plus nécessaire de signaler cela dans la conception latine que dans la conception grecque, car ici il fallait défendre l’« inexistentia » contre la confusion. De plus si, pour les Latins, l’« inexistentia » allait de soi, elle était pour les Grecs un besoin théologique, car après la séparation, commencée par la première procession, c’était pour eux une nécessité de pensée de rétablir l’union.

Lesscolastiques examinent les raisons spéculatives de l’« inexistentia ». On peut en donner trois. Laconsubstantialité, l’origine, lesrelations. Sans aucun doute, le motif le plus profond se trouve dans la consubstantialité, car les deux autres motifs, par leur notion, indiquent plutôt le contraire : la séparation, non l’unité. Ce n’est que si le premier motif, le fondement, est vrai, que les deux autres peuvent être allégués. C’est pourquoi S. Thomas place ce premier motif en tête. Ensuite la procession est probante elle aussi, parce qu’elle est immanente, spirituelle. Vient enfin la relation, parce qu’elle indique non seulement un « vers l’autre », mais encore un « être mutuellement » et qu’ainsi une Personne est logiquement dans l’autre (S. th., 1, 42, 5 ; cf. Tolet. 11 : Denz., 281).

THÈSE. Les trois Personnes sont complètement égales en perfection.   De foi.

Explication. Athanasianum : « Et dans cette Trinité rien n’est antérieur ou postérieur, rien n’est plus grand ou moins grand, maistoutes les trois personnes sontcoéternelles etcoégales » (Denz., 39 ; cf. 279).

Preuve. Cela résulte de ce que nous avons dit sur l’unité de la substance et l’éternité des processions. Toute perfection est en Dieu identique à l’essence ; et comme cette essence est, en Dieu, non seulement égale, mais encorela même, il en résulte nécessairement une perfection égale au sens absolu. S. Augustin : « Le Père seul, ou le Fils seul, ou le Saint‑Esprit seul étant aussi grand que le Père, le Fils et le Saint‑Esprit réunis » (Trin., 6, 7, 9).

Difficultés. Il y a, dans cette question, une difficultéthéologique qui se pose. LePère, en raison de son caractère de source, n’a‑t‑il pas une prépondérance sur les deux autres Personnes ? Il nous semble que la paternité est quelque chose de plus grand que la filiation. Il faut répondre à cette objection que le Père, bien qu’il ne procède pas d’une autre Personne et soit « principiumsine principio », n’est cependant pas une Personne absolue, mais une Personne constituée par relation, c.‑à‑d. qu’il a besoin du Fils pour sa paternité, pour son individualité, comme le Fils a besoin du Père. Et s’il nous semble que la notion de Père a un contenu plus noble que celle de Fils, cette illusion disparaît quand nous lisons dans S. Thomas : « La même essence est dans le Père paternité et dans le Fils filiation » (S. th., 1, 42, 6 a. 3). Ou bien : « La dignité est quelque chose d’absolu (non relatif) et, par suite, elle appartient à l’essence » et cette essence est la même dans les trois Personnes (S. th., 1, 42, 4 ad 2). Quand les Grecs caractérisent la Paternité comme principe ϰατἐξοχήν, onpeut entendre cette formule dans un sens subordinatianiste ; mais ce serait leur faire manifestement tort, car ils protestent contre le subordinatianisme et enseignent l’égalité positive des Personnes. Il est vrai qu’ils enseignent, en même temps, que les Personnes sont dans une dépendancepersonnelle du Père : la constitution des Personnes part logiquement et réellement du Père. Mais S. Augustin lui‑même, et avec lui la Scolastique, enseignent la « principalitaspersonalis » du Père (§ 54). Les Grecs d"ailleurs enseignent que toutes les Personnes sont égales en tout (ϰατὰ πάντα ἔν., S. Jean Damasc.). ‑ Les ariens ont soulevé une seconde difficulté en alléguant plusieurs textes de laBible qui rendent un son subordinatianiste. Le plus connu est : « Le Père estplus grand que moi » (Jean, 14, 28) ; il y a aussi d’autres textes qui affirment la science, la puissance et la bonté unique du Père (Marc, 10, 18). La difficulté est moins difficile à résoudre, si l’on suit les Pères. Les Latins rapportent d’ordinaire ces expressions au Logos fait chair ( λόγος ἔνσαρϰος) ; les Grecs les rapportent au Logos trinitaire (λόγος ασαρϰος) et pensent à la dépendancepersonnelle par rapport au Père, dont il a été question plus haut (Petau, De Trin., 2, 2). Une dépendancepersonnelle et purementrelative est donc un dogme, une subordination essentielle est une hérésie.

Règles de langage. En raison de l’égalité complète de perfection des Personnes dans l’unité de l’essence, la règle suivante s’établit dès le temps des Pères : ne nommer qu’ausingulier tous les attributs qui se rattachent à l’essence : « ils ne sont pas trois éternels, mais un éternel » (Symb. d’Athanase).

CHAPITRE 4 : La Trinité et la raison

A consulter :S. Thomas, S. th., 1, 32, 45, 7.

§ 60. La Trinité n’est pas une vérité de raison

THÈSE. La Trinité n’est pas une vérité de raison. De foi.

Explication. L’Église a repoussé toutes les prétendues explications rationnelles de la Trinité : celle de Rosmini (Denz., 1915), celle de Günther (Denz., 1655), celle de Lamennais (Denz., 1616). En affirmant qu’il y a des mystères fermés à la raison, le Concile du Vatican pensait surtout à celui de la Trinité (Denz., 1795 ; cf. 1675, 1642, 1645, 1671, 1673, 1682, 1709). Le Concile provincial de Cologne, confirmé par le Pape, rejeta, en s’appuyant sur S. Thomas, l’explication purementrationnelle (Acta et Decreta Conc. Prov. Col., 1862, 21). Tout ceci doit s’entendre au sens intensif, en ce sens que la raison, même après la Révélation, ne peut pas connaître les motifs internes de la Trinité.

Preuve. Le Christ déclare aux Juifs monothéistes quelui seul connaît le Père, c.‑à‑d. comme « Père », dans ses relations avec le « Fils ». « Personne ne connaît le Fils, sinon le Père, et personne ne connaît le Père, sinon le Fils, et celui à qui le Fils veut lerévéler » (Math., 11, 27). De même S. Paul, d’une manière générale : « Personne ne connaît ce qu’il y a en Dieu, sinon l’Esprit de Dieu » (1 Cor., 2, 11 : cf. 1 Tim., 6, 16).

Les Pères. D’après tout ce que nous avons dit, il n’est plus guère besoin de les entendre. On connaît universellement leur humilité en face du « mysterium » et la crainte qu’ils avaient de donner des explications purement rationnelles, notamment sur les processions éternelles de la génération et de la spiration (S. Irénée, A. h., 2, 28, 6 ;Eusèbe Cs., Demonst. Evang., 4, 3 ;S. Athanase, Ad Ser., 1, 20 ;S. Cyrille de Jérus., Cat., 4, 7, 16, 24 ;S. Basile, Ép. 38, 4 ;Didyme, De Trin., 2, 4 ;S. Cyrille Alex., De S. Trin., 3 ;Ps. Denys, De div. nom., 2, 4). La position de S. Augustin est connue : « La foi précède l’intelligence » ; si c’est vrai partout, c’est vrai surtout ici. « Seule est droite l’intention qui partde la foi ». Et « Il faut chercher avec une foi inébranlable » (Trin., 9, 1). « Si tu comprenais,ce ne serait pas Dieu » Serm. 117, 3, 5). D’une manière générale, les Pères nous enseignent que l’Être de Dieu nous reste inaccessible, dans l’état de voie, même après la Révélation.

La Scolastique. Elle se place généralement au point de vue de l’Écriture et des Pères. Si quelquesscolastiques primitifs ‑ on nomme S. Anselme, Abélard, Robert, Alain, Hugues, Richard ‑ ont desexpressions moins heureuses, il n’est pas certain qu’ils aient tous porté réellement atteinte audogme. La chose est sûre pour Scot Érigène, moins sûre pour Abélard ; il est difficile de l’affirmer pour les autres qui sont nommés ici.S. Anselme a essayé, en supposant tacitement la doctrine de foi de la Trinité, de déduirerationnellement la vérité de la Trinité. « Si on ne peut comprendre que plusieurs hommes individuels contiennent en eux quelque autre chose que ce qui les distingue, et que, dans ces différents hommes, il y a une seule humanité, comment pourrait‑on comprendre que les trois personnes de la Trinité, dont chacune est Dieu, ne constituent qu’une seule et même divinité ? » (De fide Trin., 2). C’était là une pensée grecque (Cf. S. Grégoire de Nys). Les victorins Hugues et Richard, Alain et d’autres ne parlent pas seulement de « similitudes », mais même de « raisons », voire de raisons « nécessaires et astreignante » (rationes necessariae ; Richard). Néanmoins, aucun d’eux, à l’exception d Abélard, n’a voulu, malgré ces mots un peu forts, considérer ces raisons comme apodictiques. Un examen attentif nous montre que, chez eux, « rationes » était une expression outrée pour « similitudines ».

La haute Scolastique fut très frappée par la phrase attribuée à l’Hermès Trismegistos : « Monas gignit monadem et in se suum reflectit ardorem » [L’unité ou la monade a engendré la monade et a réfléchi son ardeur sur elle‑même]. A cause du son trinitaire qu’elle rend, Alexandre de Halès voyait, dans cette phrase, une révélation. Par contre, S. Albert le Grand et S. Thomas inclinaient à y voir la connaissance naturelle de la Création et l’amour que Dieu a pour lui‑même : « Ces paroles ne se rapportent ni à la génération du Fils, ni à la procession du Saint‑Esprit, mais à la production du monde » (S. Thomas, s. th., 1, q. 32, 1). Et il s’en tient à sa thèse : « Il est impossible de parvenir par les lumières naturelles de la raison à la connaissance de la Trinité des personnes divines », et il donne comme motif que nous ne pouvons connaître Dieu que par la Création : « La puissance créatrice de Dieu estcommune à toute la Trinité ; elle se rapporte conséquemment à l’unité d’essence et non à ladistinction des personnes. D’où il suit que la raison peut connaître en Dieu ce qui a rapport à l’unité de son essence et non ce qui regarde la distinction des personnes » (S. th., 1, 32, 1). S. Thomas cite encore quelques « témoignages » païens et les récuse de la même manière. Il va sans dire que de nos jours, à l’époque de l’histoire des religions, où l’on veut expliquer tout le christianisme « historiquement », dans ses dogmes principaux et dans ses dogmes secondaires, on recherche partout des « témoignages trinitaires » en dehors du christianisme, à l’époque antérieure comme à l’époque contemporaine, et qu’ensuite on les « trouve ». Mais il est bien certain qu’il est impossible de faire dériver le dogme trinitaire chrétien des conceptions juives philosophiques, pas plus que des conceptions religieuses païennes ou des conceptions philosophiques religieuses. On a scruté lesreligions orientales, examiné Laotse, Confucius, Bouddha, les anciens Perses ; on a interrogé les Hindous et les Égyptiens et dernièrement l’hellénisme, dans la philosophie de Platon et d’Aristote, du Portique, des néo‑pythagoriciens et des néo‑platoniciens. On prétend avoir trouvé la Trinité dans sa forme pré‑chrétienne. Ce qu’on a trouvé en réalité doit être regardé comme unpanthéisme évolutioniste plus ou moins raffiné, avec unetendance au nombre ternaire ou comme une grossière translation de lafamille humaine avec père, mère et fils dans la divinité. Le Logos juif‑philonien « n’a guère de commun que le nom » avec le Logos johannique (Harnack). C’est une force naturelle, impersonnelle et panthéistique. Quant à la tendance au nombre ternaire qui se trouve aussi chez Aristote, S. Thomas est d’avis qu’elle s’explique naturellement : « De même que la nature accomplit tout selon lenombre trois, de même ceux qui ont institué le culte divin, voulant attribuer à leur dieu tout ce qui estparfait, lui ont attribué aussi le nombre trois » (In Arist., De cœlo et mundo, 1, 1, 2, lect. 2, n. 5).

On peut dire cela sans songer à une déduction naturelle de la Trinité chrétienne.Usener affirme pourtant cette déduction dans son article célèbre, « Trinité » (Rheinisches Museum (1903)). Il essaie de démontrer que toutes les trinités sacrées, y compris la Trinité chrétienne, sont nées « avec une force naturelle irrésistible » de la contrainte du nombre ternaire. Il cite de nombreux exemples, mais « il est visible qu’il n’a rien compris à l’importance de cette doctrine. Son hypothèse a rencontré peu d’adhérents » (Diekamp, 16). S. Cyrille d’Alex. attribue déjà une certaine doctrine trinitaire à Hermès Trismegistos.J. Kroll, dans son livre Les doctrines d’Hermès Trismegistos (p. 93 sq.), trouve qu’il est « déplacé » de faire dériver la Trinité chrétienne de l’hermétisme, mais il ajoute : « Il peut cependant y avoir, à la base de cette doctrine, une certaine tendance à une triade (les termes τριάς, μόνος se présentent souvent). Nous connaissons au reste la tendance vers une trinité des principes suprêmes d’après les « Oprhica », elle se retrouve aussi dans les « oracula chaldaïca » qui construisent la chaîne πατήρ (ύπάρξεως), δύναμις, νοῦς. Mais que les membres de la trinité rappellent de si près le christianisme, cela me paraît tout à fait remarquable et ne se trouve pas ailleurs à ma connaissance ». Il semble quevan Noort donne une explication satisfaisante. Lui aussi appelle ce fait « satis mirum, quod pleraeque religiones antiquae ens absolutum, diversa licet ratione, uttriplex auttrinum conceperint ». Quant à la tentative apologétique de faire dériver ce fait de la Révélation primitive, il la récuse avec raison. En effet, il serait alors inexplicable que les Juifs n’aient pas enseigné eux aussi la Trinité. Lui‑même indique certains motifs généraux pour les « fundamentales triades, ut v. g. principium, medium et finis quae in omnibus distinguntur ; triplex respectus unitatis, veritatis, bonitatis, trina dimensio corporum, triplex habitudo cunctarum rerum ad Deum ut causam efficientem, exemplarem, finalem, dehinc tria attributa praecipua deitatis : potentia, sapientia, bonitas ». Ainsi le nombre ternaire est devenu un « numerus perfectionis » et a été transporté en Dieu, comme le dit déjàS. Thomas (De Deo uno et trino, 199 sq.). Cependant ces considérations n’ébranlent aucunement le dogme catholique du « mysterium stricte dictum Trinitatis ». Malgré toutes ces « harmonies », il y a toujours une grande différence entre la « trinité » païenne, naturaliste et panthéiste d’une part, et le dogme chrétien d’un Dieu en trois personnes dans l’unité de l’essence.

En raison du caractère strictement mystérieux de la Trinité, des théologiens comme Hettinger, Hugon, etc., citent, après Leibnitz (Théodicée, 1), à propos de l’insuffisance de l’explication spéculative, un mot de la reine Christine de Suède sur la couronne qu’elle avait méprisée : « Non mi bisogna e non mi basta ‑ Je n’en ai pas besoin et elle ne me suffit pas ». On peut aussi citer un mot de Dante : « Matto è chi spera che nostra ragione ‑ Possa trascurar la infinita via ‑ Che tiene una sustanzia in tre persone ‑ State contenti, umana gente al quia. ‑ Il est fou de penser que l’humaine raison ‑ Pourra jamais parcourir la voie infinie ‑ Qu’occupe la substance en trois Personnes ‑ Contentez‑vous, race humaine, de rester au quia » (Purg., 3, 34 sq.).

Appendice.Il est également impossible de prouver que la Trinité est contraire à la raison ; les objections qu’on élève contre elle reposent sur une connaissance incomplète de la doctrine.

Le reproche de contradiction a été formulé d’abord par les ariens, les eunoméens, les monarchiens, et, plus tard, par les sociniens. Aujourd’hui l’argument courant des rationalistes est que trois ne peut pas être égal à un et que, par suite, celui qui admet la Trinité a renoncé au bon sens (Strauss). La réponse catholique est que, d’après le dogme, trois ne font pas unsous le même rapport, mais sous un rapportdifférent : trois sous le rapport des Personnes, un sous le rapport de l’essence.

On insiste : Deux grandeurs qui sont identiques à une troisième sont aussi identiques entre elles. Il faut répondre que cet axiome qui opère avec des chiffres rigides et vides de contenu, ne trouve jamais, en dehors des mathématiques, son application complète quand il s’agit d’êtres vivants. En effet, des personnes vivantes peuvent, en raison de leurs aspects et de leurs relations différentes, être identiques sous un rapport et être distinctes sous un autre. Ainsi les trois divines Personnes sont identiques entre elles pour ce qui est de l’essence, elles sont distinctes par les processions, les relations et les propriétés. Aussi l’axiome contraire se formule ainsi : « La relation comporte, par définition, un rapport à autre que soi, rapport qui oppose relativement la chose à cet autre. Dès lors, puisqu’en Dieu il y a réellement relation, comme on l’a dit, il doit y avoir aussi réellement opposition. Mais l’opposition relative inclut dans sa définition même une distinction. Il doit donc y avoir en Dieu distinction réelle, affectant, non pas sans doute, la réalité absolue qu’est l’essence, où se trouve la plus haute unité et simplicité, mais la réalité relative » (Cf. S. th., 1, 28, 3). De plus, l’objection rationaliste part des mesures terrestres et les transportetelles quelles et non d’une manière analogique en Dieu, ce que la théologie ne peut jamais permettre. Le rationalisme pourrait peut‑être affirmer qu’il connaît les possibilités de l’ordrenaturel, mais il doit avouer, s’il est prudent et honnête, que les possibilités de l’ordresurnaturel lui sont inconnues et que, par suite, il ne peut rien dire de la possibilité et de l’impossibilité des choses dans cet ordre transcendent, ni dans le sens positif, ni dans le sens négatif. Néanmoins, laraison éclairéepar la foi fait un pas de plus et confesse, avec le Concile du Vatican, que la vérité naturelle et la vérité surnaturelle ne peuvent se contredire, parce qu’elles découlent d’une sourceunique de vérité.

On fait une autre objection importante : la Trinité de Personnes détruit lasimplicité absolue de l’Être. Cette objection ne peut atteindre la foi trinitaire. Au contraire, la pensée trinitaire rend vivante notre foi à la simplicité qui, autrement, nous apparaîtrait rigide, indifférente et immobile. « Deusest quod habet ». La simplicité exclut la composition, mais elle ne signifie pas vide et pauvreté ; elle ne nie pas les perfections ; elle dit seulement que ces perfections sont objectivement identiques à l’Être divin et ne s’en distinguent que virtuellement. L’essence divine est (dans une identité objective) l’éternité, l’immensité, l’infinité, l’immutabilité ; elle est intelligence et volonté, pensée et vouloir ; elle est origine et relation ; Paternité, Filiation, Procession ; elle est Personne et subsistance. Tout cela est l’unique Être divin considéré commeabsolu. Cet Être doit aussi, d’une manière impénétrable pour nous, et cela est le cœur du mystère, être considéré, conformément au dogme, commerelatif, c.‑à‑d. non seulement comme existant en soi, mais encore comme subsistant en trois Personnes, d’une manière particulière, si bien que ces trois Personnes sont réellement distinctes entre elles. Ainsi Dieu est un du point de vue absolu et distinct du point de vue relatif. Le motif en réside nécessairement dans son infinité et sa fécondité qui dépassent notre connaissance. « Sufferat paulisper (homo aliquid, quod intellectus ejus penetrare non possit, esse inDeo (scil. quod in aliis rebus non videt). (S. Anselme, De Trin., 7).

§ 61. Explication analogique de la Trinité suprarationnelle

La foi trinitaire, même après la Révélation, ne peut se démontrer positivement par la raison. Néanmoins, on peut non seulement, comme on l’a vu, la défendre contre les objections, mais encore, au moyen de la raison éclairée par la foi, selon les déclarations de l’Église, l’exposer et la concevoir, ce qui permet à la raison de savoir ce qu’elle doit croire. En outre, certaines analogies permettent d’éclairer un peu ce dogme.

Lapreuve de cette thèse se trouve dans tout ce que nous avons dit jusqu’ici sur la Trinité. Tout le traité de la Trinité, qu’on a tant de fois écrit après les quinze livres de S. Augustin et dans lequel la haute Scolastique a réalisé sa plus belle œuvre, n’aurait jamais été possible si notre thèse n’était pas fondée. Quand on lit les exposés si longs et si détaillés des conciles sur la Trinité, on doit se persuader que l’Église ne se contente pas d’un simple fidéisme, mais veut donner un certain exposé, une certaine conception intelligible de ce mystère qui est à la base de la vie et du culte chrétiens. Il nous faut, à ce sujet, examiner ici deux points : laterminologie trinitaire spéciale et le mode d’explication psychologique.

1.Les règles pratiques de la terminologie trinitaire. Nous avons déjà dit, au début, en expliquant les principales notions trinitaires, qu’on ne peut et qu’on ne doit exposer et expliquer ce dogme, comme tout dogme en général, qu’en se servant du langage consacré par la Tradition. Nous ne pouvons pas, dit S. Augustin, parler à notre gré comme les philosophes : « Nous sommes obligés de soumettre nos paroles à une règle précise, de crainte que la licence dans les mots n’engendre l’impiété dans les choses » (Civ., 10, 23). Tous les grands théologiens, depuis S. Augustin et les Cappadociens, se sont appliqués à créer cette terminologie trinitaire et ont rendu de grands services.

Pour lapratique, il faut faire ces remarques : a) Toutes les expressions et tournures, qui ne sont appliquées aux Personnes que par rapport à la nature, doivent être employées au singulier seulement (par ex. : Pateræternus, Filiusæternus, etc., sedunusæternus, non tresæterni). Par contre, les expressions qui ne s’appliquent qu’aux Personnes doivent être mises au pluriel, ou tout au moins, si on les met au singulier, sans exclure le pluriel, comme cela ressort clairement de la doctrine des Processions, des Relations, des Notions et des Propriétés ; b) Les adjectifs et adverbes numéraux ne doivent pas être employés pour désigner la nature, par ex. : « Deus triplex, ter Deus » ; on permet cependant « Deus trinus ». 11ème concile de Tolède : « Voici comment parler de la sainte Trinité : on doit dire qu’elle n’est pas triple mais trine. On ne peut dire justement que la Trinité soit en un seul Dieu mais qu’un seul Dieu est Trinité » (Denz., 278) ; c) Les substantifs doivent, parce qu’ils désignent l’essence, être employés au singulier ; les adjectifs peuvent être employés au sens substantif ou au sens adjectival et se trouver,conformément au sens que l’on a en vue en les employant, au singulier ou au pluriel (S. th., 1, 39, 3). Ainsi, par ex., l’Athanasianum : « Ils ne sont pas troiséternels, mais unéternel » (au sens substantif) et ensuite : « Les trois personnes sontcoéternelles etcoégales » (sens adjectival). De même 4ème concile de Latran : « Les trois personnes sont consubstantielles et coégales, égalementtoutes‑puissantes et coéternelles » ; d) L’essence étant objectivement identique aux Personnes, les expressions de distinction ne sont permises que lorsqu’elles se rapportent à la propriété personnelle ; c’est pourquoi l’Église censure l’expression « Dieu distinct en trois personnes » (Syn. Pistoïe) ; e) Il est clair que tous les termesnotionnels ne peuvent être appliqués qu’à la Personne en question et non à l’essence ou à une autre Personne, par ex. : « Pater generat », etc. Par contre, les termes essentiels peuvent être attribués à chaque Personne, mais, là encore, sans exclusion formelle des autres Personnes, par ex. : « Filius est Deus, est sapiens », mais non « Filiussolus est sapiens ».

2.Les raisons de convenance. La raison éclairée par la foi peut en apporter après la Révélation. a) On peut citer d’abord l’axiome « bonum est diffusivum », il est dans la nature detout être bon de communiquer sa bonté à d’autres ; c’est donc aussi dans la nature de Dieu. Il lui convient de se communiquer d’une manière parfaite, sans limite, d’une manière éternelle et de ne pas se contenter de la communication limitée de la Création. Une communication infinie de son Être nous paraît plus conforme à la grandeur et à la gloire de Dieu qu’une communication imparfaite.

b) Une seconde raison nous est présentée parS. Grégoire de Naz. sous différentes formes. Comme les ariens voulaient prouver la grandeur de Dieu par la Création seule, il leur répondait : « Il est plus glorieux d’être le Père d’un Fils unique que de commander à une multitude d’esclaves » (Orat., 23, 7 : M. 35, 1160). Et s’il donne la paternité à d’autres, il ne doit pas en être dépourvu lui‑même.

c) Jouir de la vie, en commun avec un égal, semble plus grand que de mener une vie solitaire. Richard de Saint‑Victor donne à cette pensée plusieurs tournures. Il part de la charité et dit d’abord que, parce qu’elle est tendue vers autrui, elle exige unepluralité de personnes, mais pour une charitéparfaite il fauttrois personnes aimantes, car lorsqu’il n’y en a que deux, existe une « dilection » (vice‑versa), mais non une « con‑dilection », il n’y a pas d’amour commun ; par suite, il y a en Dieu trois Personnes aimantes (De Trin., 3, 19) ; la félicité et la gloire en Dieu exigent la Trinité. « Communio amoris non potest esse omnino minus quam in tribus personis » (Ibid., 3, 14).

d)L’argument psychologique de S. Augustin est le meilleur. Lespoints principaux de la construction augustinienne sont les suivants. Alors que les Grecs font dériver la Trinité du Père, S. Augustin commence par la rattacher à l’unique essence et dit que les trois Personnes sont cette unique essence, le Dieu unique, le seul Tout‑Puissant : « la Trinité elle‑même est un Dieu unique » (C. serm. Arian., 3 ; Trin., 5, 8, 9). L’analogie, l’image humaine de l’unique essence est l’« una mens » une notion compréhensive ; au lieu de « mens » on trouve aussi « vita ». Dans cette « una mens » ou « vita intellectualis », il découvre la mémoire, l’intelligence et la volonté, et les trois images des divines personnes dans la conscience immédiate de soi, la connaissance consciente de soi et l’amour de soi. Il montre que cette « unitas » et cette « trinitas » se trouvent dans la psychologie de l’enfant, comme dans celle du sage, dans tout esprit humain. Mais il montre ensuite que cette trinité n’est pas seulement une trinitéde fait, mais qu’elle est d’une nécessité interne, parce que les trois éléments sepostulent réciproquement : le même sujetse souvient (memoria) qu’il pense (intellectus) et veut (voluntas) ; ilpense qu’il se souvient et veut ; ilveut se souvenir et penser : « Non seulement, une contient l’autre, mais une les contient toutes » (Trin., 10, 11, 18). C’est ce second point qui avait et qui a le plus d’importance.

Dans ladérivation logique des Personnes, S. Augustin part du Père en tant qu’existant par lui‑même, comme le « principium sine principio ». Mais il ne fait pas comme les Grecs qui considèrent le Père, en tant que source de la divinité, presque comme une Personne absolue et semblent trouver son caractère personnel plutôt dans l’agennésie que dans la personnalité. S. Augustin, conséquent avec ses principes, voit au contraire, cette personnalité dans la relation, comme pour les deux autres Personnes. Le Père est une Personne constituée par relation et est précisément constitué, comme personne distincte, par sa relation avec le Fils, comme le Fils réciproquement l’est par sa relation avec le Père. « C’est dans un sens relatif que la première personne de la sainte Trinité est nommée Père et principe ; mais elle est Père par rapport au Fils, et principe par rapport à toutes les créatures » (Trin., 5, 13, 14). S. Augustin repousse aussi cette manière de voir qui représente le Père comme résultant de l’essence considérée comme une chose plus haute, élevée au‑dessus des Personnes. Car, dès que l’essence est placée à côté des Personnes, elle produit une quaternité et détruit la Trinité. Au contraire, la conscience que Dieu a de lui‑même, la compréhension qu’il a de lui‑même, l’amour qu’il a de lui‑même sont nécessairement simultanés à la vie de l’essence divine spirituelle, sans aucune prérogative ou prépondérance de part ou d’autre. Et, par suite, il y a une égale relativité des Personnes, une égale perfection et une parfaite égalité, ce que S. Augustin ne se lasse pas d’affirmer : « ils sont toujours ensemble et jamais séparés » (Trin., 6, 7, 9 ; 7, 1, 2, etc.). Dans le Fils, le Père exprime toute son essence de la manière la plus parfaite. En effet, son essence divine est infinie, mais sa puissance de connaissance est également infinie, si bien que tout ce qui, comme essence, est vrai et connaissable trouve aussi dans le Verbe son expression entière. Et c’est pourquoi il n’y a en Dieuqu’un Verbe,un Fils, et non plusieurs. Dans lescréatures, il n’y a qu’une participation limitée à l’Être de Dieu, mais il y a dans le Fils l’expression complète, exhaustive, l’essence dans l’égalité, dans l’identité numérique. Il faut juger absolument de même pour la troisième Personne. La force de l’amour est aussi grande que l’essence et la connaissance, si bien qu’elle exprime toute la bonté de Dieu dans toute son infinité ; cette bonté n’est pas plus grande que l’amour et l’amour n’est pas plus petit qu’elle. Si l’on considère encore que les résultats de la connaissance et de l’amour que Dieu a de lui‑même ne sont pas des images fugitives et des existences instables, à la manière des actes spirituels humains, qu’ils n’ont pas un caractère accidentel, mais un caractère substantiel, qu’ils sont l’unique substance divine et, comme celle‑ci, éternels, permanents, ininterrompus, nécessaires, et que, par suite, on ne peut jamais penser une Personne sans penser les deux autres, on a tous les éléments de la doctrine trinitaire de S. Augustin.

Chez lesGrecs et lesRusses, la Trinité préoccupe de nouveau beaucoup les théologiens et les philosophes. On en trouve déjà la preuve dans les longs exposés de ces doctes théologiens et philosophes que sontFlorenskij (Mosocou) etBulgakow (actuellement à Prague). D’autres auteurs sont cités par Zankow (Christianisme orthodoxe, 42 sq.). Il écrit lui‑même : « Dans la doctrine de la Sainte Trinité, le christianisme orthodoxe, depuis les temps antiques, montre une forte originalité. Cette doctrine a toujours été sa gloire et il lui est resté fidèle ». « Deux points de la doctrine de la Trinité attirent particulièrement l’attention des orthodoxes : 1° Le problème de l’unité dans l’amour, en connexion avec la vie intérieure unique de la divine Trinité, et, 2° L’importance théorique et pratique (théologique et populaire) de la Trinité dans sa relation avec la doctrine de la Rédemption, par l’action unique de la Justice (le Père, juge), de l’Amour (le Fils, rédempteur), et de la Sainteté (le Saint‑Esprit, consommateur), ainsi que dans la vie intérieure du Dieu un et trine, en tant que se manifestant aussi à l’extérieur parmi les hommes » (p. 42 sq.). En ce qui concerne spécialement le Saint‑Esprit, il dit : « L’Église orthodoxe a aussi une idée vivante et un sentiment ardent du Saint‑Esprit ». Elle veut être en effet « une Église pneumatique » et elle l’est « par sa foi au Saint‑Esprit ». Il est « le principe vivant, l’âme de l’Église. Il est en elle le Paraclet, le représentant du Christ. Il est le consommateur de l’appropriation de l’œuvre de la Rédemption, de la régénération et de la sanctification de l’homme. Dans l’Église et par les mystères, viennent tous les dons du Saint‑Esprit, tous les flots de la grâce de Dieu. C’est du Saint‑Esprit aussi que nous recevons immédiatement les forces divines pour notre vitalité spirituelle et créatrice, personnelle et sociale. Ainsi la caractéristique et l’importance de la conception orthodoxe du Saint‑Esprit consiste en ceci : Elle se tient rétrospectivement sur le terrain antique de la Révélation (et de la primitive Église), mais aussi elle regarde vers l’avenir et possède l’assurance de l’action créatrice du Saint‑Esprit dans tous les temps futurs ». Il pense ici à l’évolution de l’Église vers une Église purement johannique du Saint‑Esprit. C’est une idée qui a permis à l’Église orientale de prendre part aux Conférences de Stockholm (1926) et de Lausanne (1927). « Dans les conceptions religieuses de l’Orient, le « troisième royaume », le royaume du Saint‑Esprit joue un grand rôle. D’après cette manière de voir, l’époque qui va jusqu’à la naissance du Christ est particulièrement attribuée au Père ; l’époque qui va de la naissance du Christ à nos jours, à la seconde Personne divine ; le temps futur, au Saint‑Esprit. Au reste, une conception semblable eut cours assez longtemps chez des théologiens d’Occident, notamment chez les mystiques ».

Dans le catéchisme grec‑orthodoxe de Const. Gallinicos (1928, p. 15), on lit : « Ce n’est pas au sens moral, comme dans le « Notre Père », mais au sens dogmatique, comme Père naturel de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ son Fils unique, que Dieu est appelé « Père ». D’après la foi chrétienne, Dieu est l’unique dans l’essence et n’a personne en dehors de lui qui lui soit égal ou semblable ; mais envisagé en lui‑même il est un et trine par rapport aux Personnes ou substances ( !). « J’adore Père, Fils et Saint‑Esprit, une Trinité consubstantielle et indivisible », chantons‑nous dans notre liturgie. C’est le fondement sur lequel s’appuie tout l’édifice dogmatique de notre foi ». Le « Filioque » est rejeté comme une interpolation humaine dans la doctrine de l’Écriture. Mais alors on devrait rejeter aussi le ὀμοούσιος qu’on défend pourtant avec opiniâtreté. La tendance de quelques catholiques qui sont portés à admettre, avec Scot contre S. Thomas, que le Saint‑Esprit se distinguerait encore personnellement du Fils, s’il ne procédait pas de lui (cf. Minges, Comp., 1, 1, 142 sq.) n’est pas admise par Jos. Slipyi qui s’y oppose énergiquement dans son ouvrage : « Num Spiritus Sanctus a Filio distinguatur, si ab eo non procederet ? » (1927).

Il se présente une difficulté particulière, pour l’intelligence de la foi en la Trinité, si on admet le point de vue de la « théologie de l’expérience ». Si l’on peut encore comprendre une expérience religieuse générale, une expérience de la Trinité est absolument impossible. Aussi on ne comprend pas que W. Wollrath ait pu écrire, dans son ouvrage sur la théologie anglicane contemporaine : « Sa doctrine sur la Trinité n’est pas satisfaisante parce que ses distinctions sont difficiles à saisir et ne sont pas vérifiables par l’expérience » (p. 292). Les deux choses sont vraies assurément, mais si rien ne doit subsister que ce qui est saisissable et compréhensible, que restera‑t‑il ?

Conclusion pratique. S. Augustin termine son livre sur la Trinité par un remerciement profond envers Dieu et une humble prière pour obtenir de nouvelles lumières. Là où Dieu s’est ouvert à lui, il est entré : là où il se ferme encore mystérieusement, Augustin frappe avec supplication et lui demande d’ouvrir. C’est le refrain constant dans toutes ses œuvres, quand il se trouve en présence de difficultés intellectuelles : « Fais‑moi comprendre ce que tu as révélé ». Il confesse sa foi, qu’avec l’aide de la grâce il a suivie jusqu’ici et qu’il continuera de suivre : « Faites, Seigneur, que je mesouvienne de vous, que je vousconnaisse, que je vousaime ». Par là il donne à toute sa vie chrétienne uneempreinte trinitaire : que cette vie soit : « Mémoire de Dieu, intelligence de Dieu, amour de Dieu ». S. Anselme répète cette pensée : « Il résulte (du dogme) que la créature raisonnable ne doit rien rechercher autant que la formation de cette image naturelle (de la Trinité) en soi par son activité libre... que d’employer tout son pouvoir et sa volonté à lamémoire, à l’intelligence  et à l’amour du Souverain Bien » (Monol. 68).

Et si l’on a dit de la Trinitéimmanente : « Il faut la vénérer, plus que l’analyser », le chrétien doit cependant s’efforcer d’acquérir une relation particulièrement intime de foi et de vie avec chacune des trois Personnes, en tant qu’elles se sontrévélées extérieurement. Envers lePère qui, par la force de sa Toute‑Puissance, nous a tirés du néant et qui, dans la détermination éternelle de sa sagesse, nous a ordonnés à lui comme tout ce qui existe dans la Création. Envers leFils qui a rétabli et renouvelé, par son amour rédempteur, notre union avec Dieu brisée par le péché. Envers leSaint‑Esprit qui est l’Esprit du Fils et qui, par l’opération de sa grâce, a fait passer le Christ et son œuvre du lointain historique dans notre possession immédiate et vivante, et ainsi nous conduit vers le Père. L’Église nous invite à ces considérations dans ses offices de tous les dimanches, dans l’administration des sacrements et, de la manière la plus saisissante, dans la « recommandation de l’âme » : « Âme chrétienne, partez de ce monde au nom de Dieu le Père tout‑puissant, etc. ».

Il n’est peut‑être pas inutile de rappeler que le divin mystère de la Sainte Trinité doit être souvent l’objet de notre enseignement en chaire et au catéchisme. Il semble que les prédicateurs des premiers temps du christianisme et de l’âge apostolique nous aient dépassés debeaucoup.