Édition par JesusMarie.com – ce livre est placé en copyleft –
Paris 10 février
2020
Merci de
prier pour la personne qui a travaillé deux ans pour réaliser cette nouvelle
édition
LIVRE 2 : La doctrine de la création
PREMIERE SECTION : l’acte créateur
CHAPITRE PREMIER : La Création du monde
§ 62. L’acte créateur en soi
§ 63. Acte créateur éternel et monde temporel
§ 64. Liberté et sagesse de la Création
§ 65. La toute‑puissance de
l’acte créateur
CHAPITRE 2 : La conservation et le gouvernement du monde
§ 66. La conservation divine
§ 67. Fin de la Création
§ 68. La Providence divine
DEUXIÈME SECTION : L’Œuvre de la Création
CHAPITRE 1 : Les anges
§ 69. La création des anges
§ 70. L’élévation des anges. L’ange gardien.
§ 71. La chute des anges. Les démons.
CHAPITRE 2 : L’humanité
A) Origine de l’homme
§ 72. La création de l’homme
§ 73. La nature de l’homme
B) L’élévation de l’homme
§ 74. La notion du surnaturel
§ 75. La grâce originelle
C) La chute de l’homme
§ 76. Le péché personnel d’Adam
§ 77. Le péché originel
§ 78. L’essence du péché et le péché originel
§ 79. La propagation du péché originel
§ 80. Les suites du péché originel
À consulter : S. Thomas,
S. th., 1, q. 44‑49. Petau, De sex
primorum mundi dierum opificio, 4 (éd. Paris, 1966). Janssens, Summa theol, 6. Palmieri,
De Deo creante et elevante (1878). Mazzella,
De Deo creante (1800). Tepe, Inst.,
2, 417 sq. Pesch, 3. Lahousse, De Deo creante et elevante. Jungman, De Deo creatore (1883). Hontheim, Inst. theod., 748 sq. Van Noort, De Deo creatore (1912). Diekamp, 2, 1‑45. Minges,
1, 161‑191. Beraza, De Deo creante (1921). Dict. theol., 3, 2034‑2200, v. Création (riche
bibliographie).
Après avoir étudié Dieu en lui‑même, l’exposé dogmatique passe à son action extérieure. Son œuvre première et fondamentale est la Création. Elle est la condition préalable de toute son action extérieure. On doit cependant
distinguer l’acte divin créateur (creatio activa) de l’œuvre
créée (creatio passiva). Par suite, le traité de la Création se divise en deux
sections. L’acte créateur lui‑même peut être distingué logiquement, quand on l’envisage dans son commencement,
dans sa durée et dans sa fin et ceci produira
une nouvelle division : 1° La Création
proprement dite, primitive ; 2° Sa conservation ;
3° La direction ou le gouvernement du
monde pour le conduire à sa fin dernière.
THÈSE. Dieu a appelé le monde à
l’existence en le tirant du néant ; autrement dit, il l’a créé. De
foi
Explication. La Création du monde a été souvent définie. Comme elle est une
vérité spécifiquement chrétienne, le Symbole
des Apôtres l’exprime déjà : « Je crois en Dieu, le Père tout‑puissant, créateur du ciel et de la terre ». Contre les erreurs panthéistes et dualistes,
le 4ème Concile de Latran déclare : « Unique principe de
toutes choses, créateur de toutes les choses visibles et invisibles,
spirituelles et corporelles, qui, par sa force toute‑puissante, a tout ensemble créé
de rien dès le commencement du temps l’une et l’autre créature, la
spirituelle et la corporelle, c’est‑à‑dire les anges et le monde, puis la créature humaine faite à la fois d’esprit et de corps » (Denz.,
428). A l’époque contemporaine, Günther, Hermès, le panthéisme et le monisme,
amenèrent le Concile du Vatican à exprimer de nouveau l’antique doctrine. Le
canon décisif de ce Concile est formulé ainsi : « Si quelqu’un ne
confesse pas que le monde et toutes les réalités qu’il contient, spirituelles
et matérielles, ont été produits de Dieu
dans la totalité de leur substance, ou s’il dit que Dieu n’a pas créé par
une volonté libre de toute nécessité, mais aussi nécessairement qu’il s’aime
lui‑même, ou s’il nie que le monde ait été créé pour la gloire de Dieu, qu’il soit anathème » (Denz., 1805). Ainsi la notion de Création, qui se rattache à la Bible et qui a été
élaborée par la Scolastique, a été incorporée à la définition. Le mot « créer »
(bara), comme on le démontrera en réfutant les objections, désigne la
« productio rei ex nihilo sui et subjecti » [création qui ne suppose
rien de la nature et rien de la matière de la réalité créée], comme le dit
l’École, ou « dans la totalité de leur substance », comme le dit le
Concile : par conséquent, la production de la matière et de la forme.
Toute « production » est « ex nihilo sui », en tant que la
forme produite n’existait pas avant ; mais dans la Création seulement elle
est aussi « ex nihilo subjecti », en tant que là, et là seulement, il
manque aussi la matière de laquelle et dans laquelle la forme pourrait être
produite.
Il faut bien entendre
l’expression « ex nihilo ». Ce mot ne désigne pas quelque chose avec quoi Dieu a fait le monde, la cause
matérielle ; cette cause est précisément niée. Le dogme veut dire :
Dieu a produit l’univers sans se servir de rien d’autre, par sa volonté toute‑puissante. Dieu est la cause absolue, unique du monde. Par suite,
on ne peut pas nous opposer l’axiome : « De rien rien ne se fait »,
car le monde n’a pas pour origine le néant, il ne s’est pas produit de lui‑même (sine causa efficiente), mais
il a été produit par Dieu.
Preuve. « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre »
(Gen., 1, 1). Les mots ciel et terre désignent l’univers. Leur production
s’appelle bara (Septante : ἐποίησεν,
creavit). Si le verbe a parfois le sens de « faire », « façonner
avec une matière existante », le contexte, ainsi que toute la doctrine
biblique et son interprétation juive et chrétienne, indiquent qu’il faut
l’entendre dans le sens intensif de « creare ex nihilo ».
D’après la Bible, Dieu apparaît
non pas comme le modeleur de
l’univers, mais comme son Créateur. « Au commencement », alors que
rien encore n’existait (au sens absolu), Dieu créa, etc. Il est vrai qu’on a
essayé d’affaiblir le sens de « bara », en le vocalisant en
« bero », et en traduisant : « Quand Dieu fit le monde », avec l’intention de sous‑entendre, dans ce verset, une prétendue « creatio secunda »
et de l’assimiler aux cosmogonies païennes. Seulement « entendre cette
phrase comme une phrase subordonnée
donne une construction véritablement désespérante et supprime le mouvement et
la simplicité de cette phrase puissante de la Bible » (Böhl, 1, 57). Au
reste, la Bible ne sait rien des cosmogonies païennes ; Dieu est partout
le maître de la matière comme de ses formes. Ce n’est que plus tard, après la
production de la matière, qu’il peut être question d’une « creatio
secunda » dans les plantes et les animaux, ainsi que dans l’homme. Mais
pour la lumière (fiat lux) et pour l’insufflation de l’esprit de vie (l’âme)
dans le corps de l’homme, il s’agit de nouveau d’une « creatio prima ».
Au reste, il est facile de reconnaître la « creatio secunda » :
« Que la terre produise l’herbe », « Que la terre produise des
êtres vivants selon leur espèce », etc. La « creatio secunda »
est une création improprement dite, médiate, qui tombe dans le temps.
Le Dieu Créateur est le dogme fondamental de tout l’Ancien Testament.
Les Prophètes et les Psaumes en parlent en termes éloquents : « Qui a
mesuré l’océan dans le creux de sa main et l’étendue des cieux à l’empan ?
Qui a mesuré au boisseau toute la poussière de la terre et a pesé les montagnes
au crochet ? Qui a dirigé l’esprit de Jahvé ? Toutes les nations sont devant lui comme
rien, il les compte pour néant et vanité » (Is., 40, 12‑17). Le psaume 103 est un hymne enthousiaste à la Création (Cf. Ps. 8, 18, 32 ; 145, 6. Job, 9, 5‑13 ; 12, 7‑11 ; 26, 5‑14 ; 37, 1‑22 ; 38, 4‑41. Sap., 13, 1‑9 ; 14, 1‑14. Prov., 8, 22‑31. Eccli., 18, 1). Le terme « ex nihilo » se rencontre pour la première fois dans la bouche de la mère des Macchabées qui atteste la foi juive : « Je t’en conjure, mon enfant, regarde le ciel et la
terre avec tout ce qu’ils contiennent : sache que Dieu a fait tout cela de
rien, et que la race des hommes est née de la même manière » (2 Macch., 7,
28). Cette foi universelle à la Création n’est pas démentie par Sag., 11, 18,
où il est dit : « Ta main toute‑puissante, elle qui a créé le monde à partir d’une matière informe ». Il n’est pas nécessaire de voir dans ce
texte un emprunt de la Diaspora à la doctrine platonicienne ; il
s’explique très bien comme s’appliquant à la « creatio secunda »
sortie du chaos du premier jour (Gen., 1, 2). De même, Hébr., 11, 3 :
« Les mondes ont été formés par une parole de Dieu, et donc ce qui est
visible n’a pas son origine dans ce qui apparaît au regard » ‑ des choses non visibles ont été faites les choses visibles. Il
faut probablement penser ici à la puissance créatrice de Dieu par laquelle a
été produit le visible.
Jésus n’avait pas besoin d’annoncer le dogme de la Création à son
peuple. Il y fait cependant quelquefois allusion. Il appelle solennellement
Dieu le « Seigneur du ciel et de la terre » (Math., 11, 25) et
rétablit le mariage comme il était « au commencement » (Math., 19,
4), et dit que « le Père du ciel fait lever son soleil sur les bons et les
mauvais et fait tomber la pluie sur les justes et les injustes » (Math.,
5, 45), et a souci de toutes les créatures (Math., 6, 26).
Les Apôtres signalent la Création pour des raisons christologiques, afin de prouver que le Christ est la tête de la
Création. Il est « L’image du Dieu invisible, le premier‑né, avant toute créature : en lui, tout fut créé, dans le ciel et sur la terre.
Les êtres visibles et invisibles,
Puissances, Principautés, Souverainetés, Dominations, tout est créé par lui et pour lui » (Col., 1, 15 sq.). « Il nous a parlé par son Fils
qu’il a établi héritier de toutes choses et par qui il a créé les mondes »
(Hébr., 1, 2). « Car tout est de lui, et par lui, et pour lui. À lui la
gloire pour l’éternité ! Amen » (Rom., 11, 36 ; cf. Col., 3,
10 ; Eph., 3, 9 ; 1 Tim., 4, 3 sq. ; Jacq., 1, 18 ; 1
Pier., 4, 19). « C’est par lui que tout est venu à l’existence, et rien de
ce qui s’est fait ne s’est fait sans lui » (Jean, 1, 3). « Moi, je
suis l’alpha et l’oméga, le premier et le dernier, le commencement et la
fin » (Apoc., 22, 13 ; cf. 3, 14). La jeune Église, dans sa détresse,
conjure Dieu, par sa puissance créatrice, de lui apporter secours (Act. Ap., 4,
24) ; elle exhorte les païens à s’élever du culte des créatures au culte du
Créateur (Act. Ap., 14, 14 ; cf. 17, 24‑31).
Synthèse. 1° Dieu et le monde sont essentiellement
distincts ; tout est produit par la parole de Dieu, par sa libre puissance
créatrice, et non par émanation ou évolution naturelle ; 2° Il n’y a pas
d’opposition, pas de combat avec le chaos, comme dans les cosmogonies païennes,
pour modeler la matière ; 3° La matière obéit immédiatement à toute
« parole » du Créateur ; elle continue d’obéir aux lois
naturelles créées, comme elle l’a fait au commencement ; 4° De même que
nulle part n’apparaît l’ombre d’un combat mythologique du démiurge contre la
résistance du chaos et qu’on voit au contraire la production, sans effort, par
la simple volonté du Créateur, de même on ne trouve nulle part trace de dualisme :
c’est partout le même principe de création : Dieu ; 5° On ne trouve
pas non plus la théogonie païenne qui, dans les antiques cosmogonies, constitue
une succession d’intermédiaires. L’Ancien Testament ne connaît qu’un Dieu, qui
est en même temps créateur ; il ne connaît pas de démiurges ; 6° La
force cosmique (ruach Élohim) pénètre la matière, elle ne la façonne pas de
l’extérieur ; 7° Dans le récit mosaïque de la Création, et là seulement, il y a des idées
morales : l’action de Dieu est « bonne », « très bonne »
et sert de modèle à la fête du sabbat. La création a été faite pour les
élus ; plus tard les psaumes disent qu’elle a été faite « ad gloriam
Dei ».
Les Pères. Ils eurent l’occasion de parler du dogme de la Création pour
combattre le paganisme qui admettait
l’éternité et l’existence indépendante de la matière. Ils s’appliquèrent aussi
à chercher les traces de Dieu dans la Création pour démontrer par là l’existence de Dieu. Le dualisme et le gnosticisme les obligèrent à étudier de plus près l’acte créateur.
Ces hérésies voulaient séparer la
Création de Dieu au moyen des démiurges ou bien expliquaient l’acte créateur
comme une émanation de Dieu, un écoulement de la divine substance dont auraient
été formées les choses créées. Il fallait donc affirmer la création libre du monde « ex nihilo »
et par un simple acte de la Toute‑Puissance divine. Par ailleurs,
la question du Logos, qui préoccupa
beaucoup les apologistes, était en
connexion étroite avec l’acte créateur et demandait un examen constant de la
doctrine de la Création. Il fallait, avant tout, établir une distinction entre
« generare, creare, emanare, facere » (Cf. § 51 et 53). Les Pères
expliquent maintes fois le « bereschit » [Au commencement] (Gen., 1,
1) de la manière suivante : « In principio, ἐν ἀρχῇ
= in Filio » (Jean, 8, 25).
Ils réfutèrent l’éternité de la matière en s’appuyant
sur sa mutabilité. Une matière éternelle doit être immuable. Si elle est
immuable, il serait impossible que Dieu en fasse le « substratum » de
son organisation du monde, comme le prétendaient Platon et ses partisans. C’est
ainsi qu’argumente S. Irénée (A.h.,
2, 2 ; 2, 4 ; 2, 5 ; 2, 30). S.
Théophile écrit : « Ce qui peut devenir est changeant et soumis
au changement ; ce qui est sans commencement est immuable et n’est pas
soumis au changement. Ensuite qu’y aurait‑il de grand pour Dieu, s’il avait
fait le monde d’une matière préexistante ? Un simple artisan humain, quand
il trouve quelque part une matière, en fait lui aussi ce qu’il veut » (Ad
Autol., 2, 4). D’après l’auteur de l’Avertissement
aux Gentils (Justin ?), la différence entre le Créateur et un démiurge
consiste en ce que le Créateur fait son œuvre sans matière préalable et que le
démiurge la fait avec une matière préexistante (Cohort. ad Gent., 22). De même
Tertullien, S. Ambroise, S. Basile, S. Augustin. Ils repoussent le dualisme en
démontrant que l’existence de deux principes suprêmes serait une contradiction
interne. En effet, le mal n’a pas d’existence propre ; il n’a donc pas été
créé, mais plutôt il a son fondement dans la volonté libre de l’homme :
enfin, disent‑ils, il n’y aurait pas de bien, si le monde avait été produit par un principe mauvais.
La Scolastique eut à combattre les mêmes adversaires du dogme que les Pères.
Elle le fit avec les mêmes moyens, d’une manière plus étendue et plus
pénétrante. Les tendances dualistes furent représentées par les Pauliciens, les
Bogomiles, les Albigeois, les Cathares ; les tendances panthéistes le
furent par Almaric de Bena, David de Dinant ; plus tard par le faux mysticisme
(Eckart) et par l’humanisme. Toutes ces erreurs se rencontraient dans la
croyance à l’éternité de la matière.
De là les efforts de tous les scolastiques, et particulièrement de S. Thomas
dans ses deux Sommes, pour établir
ces deux thèses, du point de vue de la Révélation comme du point de vue de la
raison : Dieu n’est d’aucune façon identique au monde et, par conséquent,
Dieu et le monde sont et restent absolument différents dans leur Être ;
ensuite le monde n’est ni éternel ni produit par un principe juxtaposé à Dieu,
mais il a été librement tiré du néant par Dieu. Ce qui est tiré du néant n’est
au sens strict, que l’« esse
simpliciter » non l’« esse
tale ». « Car les causalités de l’être sont ramenées absolument à
la cause première universelle, mais pour ce qui est ajouté à l’être ou ce par
quoi il est spécifié, la causalité appartient aux causes secondes qui agissent
par mise en forme, l’effet de la cause universelle étant pour ainsi dire
supposée » (De pot., 3, 1, corp.).
La Création est‑elle une vérité de raison ? Les réponses sont différentes.
Pierre Lombard répondait déjà affirmativement. Heinrich (5, 29, 64 sq.), se prononce lui aussi énergiquement pour
l’affirmative, en invoquant l’autorité du Concile du Vatican ; d’autres,
comme Schanz, sont plus réservés.
« Personne ne peut se passer de cette notion, mais personne non plus ne
doit attendre d’elle qu’elle l’introduise dans l’atelier de Dieu et lui mette
devant les yeux le comment de l’activité créatrice divine. Il faudrait être
Dieu pour comprendre la création. La notion répugne à notre imagination, mais
ne présente pas pour la pensée pure de difficultés insurmontables, pour ne pas
dire, avec les Scolastiques, quelle ne présente aucune difficulté. Ce n’est pas
une notion contradictoire » (Schanz‑Koch, Apol., 14, 668). La difficulté pour nous réside en
ceci : il nous est impossible de nous représenter un commencement
complètement absolu ; nous ne pouvons penser que dans la catégorie du
temps. Sur le jugement de S. Thomas, cf. § 63.
Historiquement il est certain qu’aucun peuple et aucune philosophie, en dehors
de la Révélation positive, ne connaît la notion stricte de la Création. S. Thomas dit à ce sujet :
« Certains d’entre eux ont admis l’éternité du monde ; d’autres l’éternité de la matière du monde, à partir de laquelle, à un moment donné, le monde
commença d’être engendré, soit par le fait du hasard, soit par l’intervention
de quelque intelligence, ou encore par amour ou dispute. Toutes ces positions
supposent quelque chose d’éternel en dehors de Dieu : ce qui est
incompatible avec la foi catholique » (Cont. Gent., 2, 38). Il manque aux
théories païennes de la « création » : 1° L’élément de la
liberté de Dieu ; Aristote ne connaît pas de volonté créatrice de Dieu ;
2° La « production ex nihilo ».
Quand on n’admet pas que la création soit une vérité de raison on n’est pas
atteint par les décisions du Concile du Vatican (sess. 3 c. 1, can. 1) car les
Pères du Concile, dans la discussion à ce sujet, déclarèrent : « Bien
qu’on lise dans le canon le mot « créateur », cela n’implique pas que
le concile définisse formellement que la création, à proprement parler, puisse
être démontrée par la raison » (Granderath,
Const. Concil. Vatic., 42 et 46).
L’importance de la notion exacte de la Création résulte évidemment de ce que
nous avons dit. Elle distingue nettement Dieu, dans son Être, de toute créature
et barre complètement la route à toute contamination panthéiste. Mais aussi à
la lumière de la doctrine de la Création, Dieu apparaît comme le « Maître
du monde », ou « du ciel et de la terre », infiniment parfait et
infiniment bon, qui est en droit d’attendre du monde entier, mais
particulièrement de la créature humaine, le tribut de l’adoration. Par suite, l’acte divin créateur est aussi le fondement
premier de la religion. La
Rédemption, par rapport à cet acte, est secondaire en tant qu’elle est le rétablissement de l’humanité tombée,
dans ses relations pures et primitives avec Dieu. C’est pourquoi aussi le
Symbole des Apôtres commence par affirmer la foi à Dieu le Créateur tout‑puissant du ciel et de la terre. Dans l’Ancien Testament, l’acte
divin créateur est mis absolument au premier plan. Dans le Nouveau Testament,
cet acte doit d’abord provisoirement céder la première place au second grand
acte de Dieu, la Rédemption. Mais, dès l’âge patristique, les deux actes sont
mis sur le même plan. Déjà, à partir de la Didachè, les chrétiens ont la
coutume de remercier Dieu, dans la grande prière eucharistique, pour les dons
de la Création et de la Rédemption. La profession de foi au Dieu Créateur
apparaît une une force surprenante dans les actes des martyrs : en face
des païens, on ne pouvait invoquer
que cette foi.
Tableau synoptique de l’œuvre des six jours
(1)
|
1. Décret
de création |
2.
Réalisation |
3.
Description |
4. Louange |
5. Ordre
des jours |
6.
Bénédiction |
Premier jour. Lumière (Gen., 1, 3‑5) |
Dieu dit : Que la lumière soit. |
Et la lumière fut. |
Et il sépara la lumière des ténèbres. |
Dieu vit que la lumière était bonne. |
Et il y eut un soir et un matin et ce fut
le premier jour. (2) |
|
Deuxième jour. Firmament (1, 6‑8) |
Dieu dit : Que le firmament soit. |
Et cela fut ainsi. |
Et Dieu fit le firmament. |
Et Dieu vit que c’était bon. |
Et il y eut un soir et un matin, le second
jour. |
|
Troisième jour. Mer, terre et plantes (1, 9‑13) |
Dieu dit : Que les eaux se
rassemblent… |
Et cela fut ainsi. Et cela fut ainsi. |
Et Dieu appela le sec terre… |
Et Dieu vit que c’était bon. |
Et il y eut un soir et un matin, le
troisième jour. |
|
Quatrième jour. Lumières du ciel (1, 14‑19) |
Dieu dit : qu’il y ait des lumières. |
Et cela fut ainsi. |
Dieu fit deux grandes lumières et les
plaça. |
Et Dieu vit que c’était bon. |
Et il y eut un soir et un matin, le
quatrième jour. |
|
Cinquième jour. Animaux aquatiques et de
l’air. (1, 20‑29) |
Dieu dit : Que l’eau produise des
animaux rampants et des oiseaux. |
Et cela fut ainsi. |
Dieu créa les grands animaux aquatiques. |
Et Dieu vit que c’était bon. |
Et il y eut un soir et un matin, le
cinquième jour. |
Et Dieu les bénit en disant... |
Sixième jour. Animaux terrestres et homme
(1, 24‑31) |
Dieu dit : Que la terre produise des
animaux vivants. |
Et cela fut ainsi. Et cela fut ainsi. |
Dieu créa les bêtes.
|
Et Dieu vit que c’était bon. Dieu vit tout ce
qu’il avait fait et c’était très bon. |
Et il y eut un soir et un matin, le sixième
jour. |
Et Dieu les bénit en disant… |
(1) Ce
tableau est emprunté au Traité de la
Création du théologien espagnol Beraza (Bilbao, 1921) (2) D’après
la conception juive, le jour s’étendait du soir au soir |
Pour l’explication de l’œuvre des six jours. Les Pères et les scolastiques
interprètent le récit de la Création conformément à leur méthode, à la fois
littéralement et allégoriquement. Depuis la découverte du système du monde de
Copernic (Galilée), la théologie fut obligée de tenir compte des données de la
science et présenta différentes théories pour harmoniser le récit biblique avec
ces données : 1° La théorie du déluge (les couches terrestres actuelles
proviennent du déluge) ; 2° La théorie de restitution (elles proviennent
d’une catastrophe mondiale antérieure) ; 3° La théorie périodique (jour =
une longue période d’évolution mondiale) ; 4° La théorie idéale (Gen. 1 =
un poème pédagogique qui répartit subjectivement en sept jours les idées d’un
« opus creationis, distinctionis » et d’« ornatus », afin
de créer par là une analogie entre la semaine juive et son sabbat d’une part et
l’œuvre créatrice d’autre part) ; 5° La théorie de vision (analogue à la
précédente, cependant elle admet une vision inspirée d’Adam sur l’œuvre
créatrice pendant un sommeil extatique) ; 6° La théorie des mythes (Gen. 1
propage d’antiques mythes orientaux de la Création) ; cette dernière
théorie est soutenue par la théologie moderne particulièrement par Gunkel et
l’école critique. Les théories 1‑5 n’ont pas été réprouvées par l’Église, qui a cependant exigé qu’on se tienne dans certaines limites. On doit,
d’une manière générale, reconnaître le caractère
historique de Gen., 1, 3, spécialement dans les points qui
« christianae religionis fundamenta attingunt : uti sunt... rerum
universarum creatio a Deo facta in initio temporis ; peculiaris creatio
hominis ; formatio primae mulieris ex primo homine ; generis humani
unitas ; originalis protoparentum felicitas in statu justitiae,
integritatis et immortalitatis ; praeceptum a Deo homini datum ad ejus
obedientiam probandam ; divini praecepti, diabolo sub serpentis specie
suasore, transgressio ; protoparentum dejectio ab illo primaevo
innocentiae statu ; necnon Redemptoris futuri promissio ». Mais tout
ne doit pas s’entendre à la lettre, certaines choses ne s’expliquent que d’une
façon métaphorique et anthropomorphiste, selon l’interprétation des Pères et de
L’Église elle‑même. Ainsi, on a toute liberté dans l’interprétation de l’expression « yôm » (jour). Au reste, le but du récit de la Création n’est pas de donner une explication
scientifique du monde. Il se tient
dans le cadre des conceptions populaires du temps (Commission biblique, 30 juin
1909).
Le premier récit de la Création contient, outre la tendance historique, un effort de construction intellectuelle (idées).
S Thomas répartit déjà l’ensemble ainsi : 1° L’« opus
creationis » (v. 1) ; 2° L’« opus distinctionis » (v. 4, 7,
9 « divisit ») ; 3° L’« opus ornatus » (v. 12, 16 sq.,
21, 25 ; cf. 2, 1). Un examen attentif permet d’établir le tableau ci‑contre que nous empruntons à Beraza, « De Creatione », 186.
S. Thomas écrit que les Pères
sont unanimes sur le fait de la Création, mais diffèrent sur le comment. « Mais de quelle manière
et selon quel ordre, cela ne relève de la foi que par accident, dans la mesure
où cela est transmis dans l’Écriture : en en sauvegardant la vérité par
une explication différente, les saints ont enseigné [sur ces sujets] des choses
différentes » (In 2, dist. 12, q. 1, a. 2). Sur ce sujet, il faut
interroger l’astronomie, la géologie, la paléontologie. « Quand il s’agit
de la formation primitive des êtres, on ne demande pas des effets miraculeux,
mais on recherche au contraire ce qui est conforme à la nature des
choses », dit S. Thomas avec S. Augustin (S. th., 1, 67, 4 ad 3).
Les sources du récit de la Création. Aucune créature n’ayant été
témoin oculaire, le récit peut avoir
pour source : 1° La Révélation ; 2° D’autres cosmogonies ; 3°
Une conception subjective. Nikel
objecte au n° 1 que Gen. 1 et 2 sont des récits différents et que, par conséquent, l’unité de conception fait
défaut ; au n° 2 qu’un emprunt est indémontrable. Gunkel lui‑même juge que la différence entre Gen. 1 et les mythes
de création babyloniennes est « très grande ». Il ne reste donc plus que le n° 3 pour lequel se décide Nikel. Naturellement l’auteur qui a « conçu » le récit était inspiré.
« L’auteur biblique, dit‑il, part de son point de vue
religieux fondé sur la prophétie dans le peuple d’Israël et devient ainsi capable de créer une cosmogonie qui est
unique parmi les antiques cosmogonies et dont les pensées fondamentales ont
encore aujourd’hui leur valeur, parce qu’elles sont indépendantes des
évolutions des sciences naturelles (K. H. Lex., 2, 1992 sq.). D’après N. Peters (La femme dans l’Ancien
Testament), « l’auteur inspiré utilisa d’antiques récits populaires qu’il
trouva ».
A consulter : S. Thomas, S. th., 1, 46 ; C.
Gent., 2, 31 sq. ; Opusc. de aeternitate mundi. Krause, Quomodo Bonaventura mundum non esse aeternum sed tempore
ortum demonstraverit (1891). Au sujet de Scot, cf. Belmond, Dieu, 186 sq.
THÈSE. Dieu créa le monde dans un acte éternel avec un
commencement temporel. De foi
Explication. 4è concile de Latran : « Dès le commencement
du temps… Dieu a établi la créature » (Vatic., s. 3, c. 1). Il est clair
que Dieu ne peut pas être entraîné dans le flux du devenir. Il reste l’Être éternel
sans aucune succession dans l’activité (§ 29).
Preuve. « Au commencement », Dieu créa le ciel et la terre
(Gen., 1, 1). Avant le commencement, il était par conséquent seul dans son
éternité, ou bien, comme dit S. Augustin, seul en lui‑même et avec lui‑même. Avec la Création fut posé le commencement du temps. Cette
vérité est maintes fois répétée (Ps. 101, 26 ; Prov., 8, 22‑31 ; Éph., 1, 4 sq.). A Dieu seul est attribuée
l’éternité et c’est précisément par opposition à Dieu qu’on affirme le
caractère temporel et changeant aux créatures (§ 31).
Les Pères. En polémiquant contre la théorie platonicienne de l’éternité de
la matière, ils affirment par là‑même le caractère temporel du commencement du
monde. Dans l’enseignement du caractère temporel du monde, ils sont tous
d’accord, alors même qu’ils ne s’appuient pas tous sur Gen., 1, 1. S.
Théophile, Clément, S. Basile, etc., interprètent en effet ce texte dans leur
spéculation christologique parallèlement à Jean, 1, 1 et l’entendent du Logos divin dans lequel tout a été créé.
S Augustin : « Le monde n’a pas été créé dans le temps, mais avec le temps », le temps n’a
commencé qu’avec la Création (Civ., 11, 6). Origène, il est vrai, même dans son
explication de la Création, se laissa dominer par le platonisme, à tel point
qu’à l’encontre de tous les autres Pères et de l’enseignement traditionnel de
l’Église, il admit l’éternité de l’œuvre créatrice et d’une manière générale
une révolution éternelle des choses (Tixeront,
1, 290).
Une Création éternelle est‑elle
possible ? Quand on part du monde mobile, rien ne semble plus simple que la
nécessité d’un commencement. Un monde éternel semble une contradiction interne.
Il en est tout autrement si l’on part de l’acte créateur éternel de Dieu. Il
semble alors aussi logiquement nécessaire d’admettre l’éternité du monde que
d’admettre l’éternité de l’acte qui l’a produit. Dans cette question purement
théorique, de grands maîtres de la pensée s’opposent. S. Bonaventure considère un monde éternel comme une contradiction
interne. S. Thomas et son École
(Durand, Cajetan, Baňez, Suarez, Vasquez, etc.), estiment qu’un
commencement du monde est philosophiquement indémontrable. Scot ne veut pas se décider. On connaît le mot de S Thomas :
« Que le monde ait commencé, c’est là un objet de foi, mais ce n’est pas
une vérité que l’on puisse démontrer, ce n’est pas un point de science »
(S. th., 1, 46, 2). Mais un monde immuable
seul pourrait être éternel et non un monde changeant
(Schanz‑Koch, 1, 293 sq.). La question est purement
académique pour la théologie, mais non pour l’apologétique. Les considérations qui suivent aideront à l’intelligence de S. Thomas.
Platon et Aristote avaient enseigné l’éternité du monde, mais pas de la même
manière. Platon affirmait l’éternité
d’une matière chaotique informe.
Celle‑ci fut ensuite, dans le temps, modelée pour devenir le monde visible
actuel. Le principe spirituel divin trouva donc, de toute éternité, devant lui,
le chaos. Il fit sortir de lui‑même le démiurge et par celui‑ci produisit l’âme du monde et finalement d’autres âmes particulières. Ces âmes sont toutes, en soi et
essentiellement, éternelles, et, dans le temps,
elles s’unissent à la matière en descendant d’en haut en bas, du monde
supérieur et sidéral dans ce monde grossier et matériel. Ainsi elles ont modelé l’univers, lequel, dans son être
intérieur et proprement dit, est par suite divin.
Aristote, par contre, part de Dieu, le premier moteur immobile, lequel se
trouve également en face d’une matière éternelle. Aristote ne connaissait
aucune liberté dans sa notion de
Dieu. Dieu a constitué le monde de toute éternité avec la nécessité de son
Être. S’il n’avait pas, de toute
éternité, mis la matière en mouvement, il serait passé de la puissance de mouvoir
à l’acte, et cela justement contredit son être de premier moteur immobile. Il n’y a pas de nombre
infini ; il faut que le mouvement auquel correspond le nombre parte d’un
commencement. Ce commencement est « Dieu ». Celui‑ci, à son tour, n’est pas mu par un être plus élevé, mais au contraire il est l’éternel immobile qui met tout le
reste en mouvement. Aussi longtemps donc que Dieu a existé, il a agi comme moteur. Le
mouvement et le temps doivent donc nécessairement être éternels. Bref, le monde
existe éternellement dans sa forme actuelle. ‑ Cette difficulté, qui plus tard fut souvent
reprise par d’autres, par ex. : le néo‑platonisme panthéiste et l’arabisme, maître Eckart et les
représentants de la philosophie moderne, ne peut être résolue que si l’on introduit
dans la notion de Dieu l’élément de liberté. A la vérité, comme on l’a dit plus
haut (§ 38), cela ne peut se faire que pour les actions « ad extra ».
‑ Platon et Aristote ont été parfois interprétés par des auteurs catholiques dans le sens de
notre dogme.
Maimonide, scolastique juif, défendit le dogme biblique de la créations
« ex nihilo », ainsi que son caractère temporel, mais il affirma que
le caractère temporel du monde ne peut se démontrer que par la Révélation. Par
contre, on peut, d’après lui, prouver la nécessité de la création « ab
aeterno ».
S. Thomas connaît trois
opinions : 1° Celle d’Aristote ; 2° Le caractère temporel du monde
est démontrable philosophiquement, de plus c’est un dogme (S. Albert le G., S.
Bonaventure, etc.) ; 3° Le commencement du monde est sans doute un dogme,
mais ne peut se démontrer. S. Thomas considère la première opinion comme fausse
et hérétique. Quant à la seconde, il ne la rejette pas entièrement, mais ne lui
attribue qu’une probabilité et non une certitude métaphysique. « Je dis donc qu’il n’existe de démonstrations pour aucune des deux
parties de la question, mais des arguments probables ou relevant d’un argument
de sophiste pour les deux » (Sent., 2, dist. 1 a. 5). Dans la Somme théologique, il est encore plus
catégorique : « La foi seule
établit que le monde n’a pas toujours été, et qu’on ne peut démontrer par le
raisonnement cette vérité » (S. th., 1, 46, 2). Il considère le
commencement du monde comme un mystère aussi profond que la Trinité ; il ajoute en effet :
« C’est déjà ce que nous avons dit du mystère de la Trinité »
(Ibid. ; cf. Sent., 2, dist. 1, q. 1, a. 5 sol.). S. Thomas, en outre,
pose ce principe sensé qu’il ne faut pas, par des preuves insuffisantes, rendre
le dogme ridicule aux yeux des incrédules. « Et cette observation est
utile à faire dans la crainte qu’en cherchant à démontrer ce qui est de foi par
des raisons qui ne seraient pas nécessairement concluantes, on ne fournisse
l’occasion de plaisanter aux incrédules qui pourraient supposer que nous
n’avons pas d’autres motifs de croire ce que la foi nous enseigne » (S.
th. 1, 48, 2).
Mais, pour bien comprendre S.
Thomas et toute la difficulté de la question, il faut remarquer quel genre de preuve il rejette. C’est la
« demonstratio propter quid » [démonstration par la cause]. Cette
preuve est celle qui part de la cause
et montre par l’essence de cette cause que non seulement l’effet procède
d’elle, mais encore, avec une certitude et une évidence absolues et
métaphysiques, qu’il n’en peut procéder que de cette manière, si bien que Dieu
lui‑même (potentia absoluta) ne peut penser et agir autrement. En dehors
de cette démonstration, S. Thomas en connaît
une autre : la « demonstratio quia », celle qui remonte de l’effet à la cause. Elle part dans notre
cas des créatures concrètes et montre que ces créatures, telles qu’elles
existent, ont eu un commencement. Mais, d’après son avis, cette démonstration
ne peut pas prouver qu’il n’aurait pas pu en être autrement ; elle établit
simplement que le monde a été, de fait, créé tel qu’il est par la sagesse et la
bonté de Dieu (potentia ordinata). On ne peut pas, de la constitution physique
du monde actuel, conclure à
l’impossibilité métaphysique d’un monde éternel.
Car, pour établir cette preuve, on n’a pas le droit de s’appuyer sur tel ou tel
monde créé, il s’agit purement et simplement de la créature formaliter et reduplicative, en tant que
créature. Et, par suite, deux notions seulement entrent en ligne de compte
dans la preuve, le « créé » et l’« éternité ». La notion de
créé nous indique que la créature a reçu
son existence et son être, a été tirée
du néant à l’être ; la notion d’éternité indique que cela s’est fait
éternellement.
S. Thomas affirme que, pour
prouver le commencement du monde, on n’a que deux voies : on part du monde
ou on part de Dieu. Mais aucune de ces voies ne conduit, avec nécessité
métaphysique et évidence, au commencement du monde. « Et la raison est
celle‑ci : le commencement temporel du monde ne peut
pas être prouvé par le monde lui‑même. Car le principe d’une preuve
scientifique est l’être de la chose
en question (demonstrationis enim principium est « quod quid est »).
Or toute chose, pour ce qui est de l’essence
de son espèce, est en dehors de l’espace et du temps ; c’est pourquoi
l’on dit que les notions générales d’essence (universaux) sont partout et
toujours, sont éternelles. Par suite,
on ne peut pas prouver strictement que l’homme ou le ciel ou la pierre n’ont
pas toujours existé. (Toutes ces choses, pour ce qui est de leur essence,
laquelle seule entre en ligne de compte dans une telle preuve, ne permettent
aucunement de conclure le temps et l’espace).
Il est également impossible de
tirer la preuve de la cause efficiente (Dieu), laquelle agit en vertu de sa
volonté. La volonté de Dieu, en effet ne peut pas être scrutée par la raison,
sauf en ce qu’il est absolument nécessaire qu’elle veuille (c‑à‑d. son propre Être). Mais la raison ne peut rien
savoir de ce que Dieu veut par rapport aux créatures (parce qu’il les veut librement). « La volonté divine ne peut donc se
manifester à l’homme que par la révélation,
et c’est sur la révélation que la foi s’appuie. Par conséquent, que le monde
ait commencé, c’est là un objet de foi,
mais ce n’est pas une vérité que l’on puisse démontrer, ce n’est pas un point
de science » (S. th., 1, 46, 2). L’opinion de S. Thomas est partagée par
beaucoup de théologiens de son École, ainsi que de l’École de Scot et de
Suarez. Les adversaires eux‑mêmes doivent reconnaître que le monde éternel a existé comme idée divine. Ainsi donc l’idée d’un monde éternel ne contient
aucune contradiction. Parce que son autorité, Aristote, avait admis l’éternité
du monde, sans cependant contester son origine divine, S. Thomas traite cette
question avec une abondance particulière de détails.
La « grande
difficulté » d’expliquer pourquoi l’acte éternel de volonté, en tant qu’« actus purus » et non pas acte de
résolution ou de velléité, n’a pas pour correspondant un effet également éternel (la Création), a déjà été signalée dans la
théodicée (§ 38), et pour autant qu’elle comporte une solution, examinée. ‑ Si maintenant l’on demande quelle raison Dieu a
pu avoir pour ne pas créer le monde de toute éternité, il faut répondre qu’il n’en a eu aucune. Dieu a créé le monde quand et comme il a voulu. Cela
résulte de la théodicée (§ 38). On a démontré également, dans la théodicée, que
l’acte créateur n’a apporté aucun changement en Dieu, mais seulement en dehors
de lui (§ 30). « Attamen negari non potest, adversarios dogmatis objicere
nobis haud levem difficultatem, ortam
ex aeternitate, simpficitate et potissimum ex immutabilitate Dei ». Car
« velle in Deo idem est ac esse » et « Deus non potest
non esse » (Beraza, De Deo
creante (1921), 52).
THÈSE Dieu accomplit la Création avec pleine liberté. De foi.
Explication. La liberté de la Création est inconciliable avec tout panthéisme. Elle fut également atteinte
par Hermès, Günther, Rosmini, comme
elle l’avait été par Abélard, Wiclef,
et plus tard Leibnitz. Tous
admettaient en Dieu un élément nécessitant.
C’est pourquoi le Concile du Vatican a défini que Dieu a créé librement
(liberrimo consilio). « Si quelqu’un dit que Dieu n’a pas créé par une
volonté libre de toute nécessité, mais aussi nécessairement qu’il s’aime lui‑même… qu’il soit anathème » (S. 3, c. 1, can 5 : Denz., 1805).
Cette liberté est une liberté
complète ; Dieu pouvait donc créer
ou ne pas créer (libertas
contradictionis) ; il pouvait créer ce monde ou en créer un autre (l. specificationis) ;
mais il ne pouvait pas créer un monde
mauvais qui fût en contradiction avec la bonté de son Être. Ce dernier point
n’a pas besoin d’être discuté, car il est une conséquence de l’attribut divin
de la sainteté. Les deux premiers points résultent de l’essence de la liberté
que nous avons expliqué plus haut (§ 38). La création est un acte libre de la volonté
divine et non « le péché de l’Absolu » (Ed. v. Hartmann).
Preuve. L’Écriture exprime, de la manière la plus générale et la plus
constante, cette vérité que Dieu a créé le monde d’après son libre bon plaisir.
« Il dit et ce fut fait, il commanda et ce fut créé » (Ps. 32, 9).
Tout se fit d’après sa libre décision. Tout était « bon »,
« très bon » (Gen., 1) et correspondait à ses intentions. La volonté
toute‑puissante et libre de Dieu est la raison
dernière de la Création. « Tout ce qu’il veut, le Seigneur le fait au
ciel et sur la terre, dans la mer et dans toutes les profondeurs » (Ps.
134, 6 ; cf 113 b, 3 ; Éph., 1, 11 ; Apoc, 4, 11).
Les Pères. Ils parlent de la liberté de Dieu d’une manière doctrinale, en expliquant le fait de la
Création, mais aussi d’une manière
polémique, particulièrement dans leur controverse avec les ariens. Il
s’agissait là, en effet, de distinguer entre la génération du Fils, qui se fait
nécessairement et que l’erreur d’Arius prétendait libre, et la Création du
monde dont l’Église a toujours affirmé qu’elle est une action libre de Dieu. S. Athanase surtout insista sur cette
distinction, à l’encontre des hérétiques (C. Arian., 1, 16 ; 2, 24,
25 ; 3, 62, 66 ; Tixeront,
2, 68 sq.). S. Augustin est amené par
ses considérations philosophiques à parler de la liberté de la Création.
D’après lui, le monde, avant son existence réelle, existe d’une manière idéale,
en Dieu, où il fait partie du contenu des idées éternelles. Ce monde, Dieu l’a
fait passer à l’existence en vertu de sa volonté libre et par pure bonté. Pour
cette volonté libre de création, on ne doit pas, d’après S. Augustin, chercher
une raison plus haute : Dieu a créé parce qu’il voulait. Mais il n’y fut
forcé ni intérieurement, ni extérieurement (De diversis quæstionibus 83, q.
28 ; Enchir., 95 ; De Gen. c. Manich., 1, 2 ; Civ., 21, 7,
etc.).
La raison, avec S. Augustin, déduit la liberté complète, de
l’indépendance parfaite et du caractère absolu de Dieu. Comme il possède toutes
les perfections en son Être et que, dans cette possession, il est infiniment
heureux, il ne peut plus rien chercher ou désirer. L’Absolu ne peut recevoir de
quelque chose, en dehors de lui, un accroissement d’être ou de bonheur. Il ne
peut que communiquer et non recevoir, rendre heureux et non devenir plus
heureux. Platon raisonne déjà ainsi.
L’optimisme limite la liberté divine de création au monde le meilleur
et affirme que le monde réel est aussi le meilleur possible (Abélard,
Malebranche, Leibnitz, etc.).
Quand Leibnitz pense que la sagesse et la bonté de Dieu exigent que ce
qui est pour lui le meilleur possible soit aussi réalisé, il y a, dans sa
conception, cette idée panthéiste que, dans la Création, l’Être divin a épuisé
tout son pouvoir de production. Il n’y a rien en Dieu qui nécessite la
Création, ni du côté de son Être, ni du côté de ses attributs. Au reste, le
meilleur monde possible est une idée irréalisable, car on pourrait toujours
penser un monde meilleur que tout monde existant, tant qu’il ne serait pas absolument parfait, c‑à‑d. tant qu’il ne serait pas un Dieu créé. L’acte de création seul, une fois posé librement, devait
nécessairement être parfait, car il est entièrement divin, identique à l’Être
divin (formaliter immanens). S. Thomas dit que dans la phrase :
« Dieu ne peut pas faire mieux qu’il ne fait » le mot décisif est
« mieux » : Si l’on entend « mieux » comme substantif
(objet de la création), alors Dieu pourrait créer « meilleur ». Si
l’on entend « mieux » comme adverbe, alors Dieu ne pourrait pas créer
« mieux ». L’opération de Dieu est toujours parfaite, mais l’objet
opéré, en tant que fini est déjà par là‑même imparfait. Et comme il a été voulu librement, il est même d’une imperfection différente et graduée. C’est ce que nous enseigne, avec
une clarté évidente, un regard sur le monde (S. th., 1,
25, 6). L’optimisme est toujours,
consciemment ou inconsciemment, allié au panthéisme (Platon, Aristote, les
Stoïciens, Plotin, N. de Cusa, Giordano Bruno, etc.). Le Dieu panthéiste
produit constamment tout ce qu’il est et tout ce qu’il peut pour atteindre sa
propre perfection. Seul le Dieu chrétien opère librement, parce qu’il a sa
perfection en lui‑même et ne peut rien acquérir de l’extérieur. Il en résulte que la vraie notion de Dieu postule la
vraie notion de la Création et vice‑versa. C’est pourquoi les défauts d’une notion reparaissent dans
l’autre. ‑ Un « méliorisme » ou un optimisme, d’après lequel le monde et l’humanité progressent sans cesse vers des
formes d’être et de vie plus parfaites, est
représentée par Kant, Niezsche et d’autres théoriciens de l’évolutionisme.
L’optimisme
relatif. Bien que le monde ne soit pas en soi le meilleur que Dieu aurait
pu créer et que, par suite, il aurait dû nécessairement créer, tous les
théologiens parlent cependant d’un optimisme relatif de la Création. Cet
optimisme consiste en ce que la plus grande bonté convient à la Création :
1° En raison de son Auteur (ratione
causæ efficientis), qui est Dieu lui‑même ; 2° En raison de son origine, par laquelle elle provient de l’intelligence divine, dont
procède le plan créateur dans son ensemble et dans ses détails (r. causæ
exemplaris) ; 3° En raison de sa fin
élevée (r. causæ finalis), qui est de servir à la gloire de Dieu ; 4° En
raison de son mode d’exécution, parce
que sans déploiement de force et d’efforts, comme l’imaginent les cosmogonies
païennes, elle a été appelée à l’existence par un simple acte de la volonté
divine.
Au sujet de l’optimisme relatif,
cf. S. th., 1, 25, 6 ad 4, où S. Thomas
nomme les trois plus grandes œuvres concevables : 1° L’« L’humanité
du Christ, par là même qu’elle est unie à Dieu » ; 2° La «
béatitude créée, par là même qu’elle est la jouissance de Dieu », et, 3°
La maternité divine de Marie ; ces trois choses « ont une dignité
infinie qu’elles empruntent au bien infini qui est Dieu ; et sous ce
rapport il n’y a pas de créature qui puisse être meilleure que celles‑là, comme il n’y a rien qui soit meilleur que
Dieu ». A ces trois œuvres la revue « Divus Thomas » en ajoute une quatrième : notre conformité à la volonté de Dieu (1924, fasc. 2).
Déclarations optimistes chez les Pères et les scolastiques. Les auteurs qui se rattachent à
Platon et au néo‑platonisme, comme Origène, S Augustin, le pseudo‑Denys, S. Jean Damascène, disent parfois que Dieu ne pouvait pas reproduire l’image de ses perfections dans une
seule espèce de créatures et qu’il lui
fallait nécessairement passer de la création des esprits à celle de l’homme et
à la multitude des créatures purement matérielles jusqu’au degré d’être le plus
infime. Quelques scolastiques disent que Dieu a dû nécessairement produire
toute créature possible en soi, parce que cela appartient à la perfection de la
Création (ad perfectionem universi). Mais tout cela ne vise qu’une convenance
et non une force nécessitante stricte.
Que Dieu ait créé des représentants réels de tous les êtres possibles, nous ne
pouvons absolument rien en savoir, parce que le domaine de la possibilité nous
est inconnu. S. Jean Damascène cite
S. Grég. de Naz. sur la nécessité de la création des anges, mais il ramène
cette nécessité à sa juste mesure : « Il fallait que des deux (la
matière et l’esprit) résultât une alliance comme preuve d’une sagesse plus haute
et de la grande abondance de natures, comme le dit Grégoire éclairé de Dieu,
une union de la nature visible et de la nature invisible. Le « il
fallait » indique la volonté de Dieu,
du Créateur, car cette volonté est la norme et la loi souverainement convenable
et personne ne dira au statuaire : « Pourquoi m’as‑tu fait ainsi ? ». Car le potier a le droit de faire avec son
argile différents vases (Rom., 9, 21) pour
prouver son habileté (De fide orth., 2, 12).
Thèse. Dieu a créé le monde d’après ses idées éternelles.
Dieu n’a pas créé le monde d’une
manière aveugle, mais avec une intention consciente et avec un plan sage. On
appelle ce plan de création, l’idée éternelle que Dieu avait de la Création
(idea exemplaris causæ exemplares omnium rerum, mundus intelligibilis, ϰόσμος
νοητός, par opposition au mundus sensibilis, ϰόσμος
αἰσθητός). Dieu ayant conscience de
lui‑même et de ses perfections, connaît aussi la possibilité de reproduire l’image
de ces perfections dans des choses finies (§ 34). « L’idée est la forme
qu’une chose imite, ou peut imiter, par l’intention d’un agent qui se
prédétermine la fin » dit S. Thomas (De Veritate, 3, 1). L’idée peut être
réalisée extérieurement dans une chose (par ex : une statue :
exemplar extrinsecum), ou bien intérieurement dans l’esprit de l’artiste
(exemplar intrinsecum). Nient l’idée
de la Création, tous ceux qui attribuent l’existence des choses au hasard, ou bien pensent que tout procède
de Dieu avec une nécessité naturelle (émanation) et ne tend pas vers une fin
fixée d’avance. L’idée est, dans l’Être de Dieu, unique et simple, mais par
rapport aux choses, multiple et composée. Aussi l’on peut parler au pluriel des
idées éternelles et les considérer comme les prototypes de tous les êtres créés. L’Écriture indique la réalité
de ces idées en Dieu en disant : « Avant d’être créé, l’univers était
connu du Seigneur » (Eccli., 23, 20). Comme un artiste, il a réfléchi sur
son chef‑d’œuvre et en a fait le plan (Sag., 7, 21 ; Prov., 8, 22).
S. Augustin traite les idées éternelles et en fait son thème de prédilection.
Il cherche à exploiter pour cela le prologue du quatrième évangile en lisant,
avec d’autres, Jean, 1, 4, de la façon suivante : ce qui a été fait était
vie en lui (De Trin., 4, 1 3 ; In Joa., 1, 17 ; Civ., 11, 10,
3 ; S. Thomas, S. th., 1, 15‑1‑3). S. Augustin puisa sa théorie des idées dans Platon, qui en fait la
base de son explication dualiste du monde. D’après Platon, tout l’être se partage en deux
mondes : le monde d’ici‑bas, le monde visible, changeant,
des choses particulières, et le monde de l’au‑delà, le monde invisible, éternel, immuable des notions
universelles (spirituelles) ou des idées (hypostasées). Nous saisissons les choses individuelles
d’ici‑bas avec les sens ; quant aux notions essentielles
de l’au‑delà, nous les saisissons avec l’intelligence. Ces idées éternelles, hiérarchisées entre elles d’après leur perfection, ont leur centre dans l’idée suprême du bien (conçue comme
personnelle ?). Toutes les idées ensemble, toutes différentes qu’elles
soient dans leur hiérarchie, constituent une unité essentielle de l’être, l’Absolu. À cet Absolu, les choses
matérielles du monde prennent leur part respective
(μετέχειν, participare) par
l’intermédiaire des démiurges et de l’âme du monde. Les idées sont les modèles
(παραδείγματα) des
choses, les choses n’en sont que les images
(όμοιώματα). La matière est le non‑être, les idées sont l’être dans les choses, l’unique réel.
S. Augustin ne pouvait faire aucun usage de cette théorie des idées dans sa
forme panthéiste. Il y introduisit des changements essentiels dans le sens du
théisme chrétien. D’après lui aussi, il y a, à la base de chaque chose
particulière, et surtout des espèces, une idée de Dieu, lequel dans la
production des créatures agit comme un « artiste » (artifex).
« Chaque être a donc été créé pour une raison
propre » (83 questions, q. 46, 2). Mais la somme de ces prototypes et
de ces modèles ne constitue pas des êtres existant de quelque manière dans le monde transcendant ; ce sont les idées
que Dieu a des créatures. Il serait « sacrilège », dit‑il, de penser que Dieu a contemplé en dehors de lui un royaume
d’idées existantes. Les idées ne sont pas autre chose que les images des
divines perfections : « Les idées sont certaines formes principales, certaines raisons
fixes et immuables des choses, lesquelles n’ont point été formées et sont par
conséquent éternelles, permanentes et contenues dans l’intelligence divine...
quel homme religieux... oserait nier, ou plutôt n’avouera que tout ce qui
existe, c’est‑à‑dire appartient à un genre, à une nature propre, a reçu de Dieu l’existence ; que
c’est par Dieu que vit tout ce qui vit ; que le bien‑être de tout ce qui existe dans l’univers, l’ordre même qui règle le cours du temps et préside aux changements des êtres variables, est établi et maintenu parce législateur souverain ? Cela posé, et admis, qui osera
dire que Dieu a tout créé d’une manière déraisonnable ? Si on ne peut le
dire ni le croire, il faut donc que tout ait été créé avec raison » (83 questions, q. 46, 2). On comprend facilement,
quand on connaît la doctrine trinitaire de S. Augustin, qu’il aille plus loin
dans sa théorie des idées éternelles et déclare qu’elles trouvent leur
expression dans le Logos qui procède du Père « per modum
intellectus ». « Parce que le Fils de Dieu est unique, que ce Verbe
divin a fait toutes choses, et qu’il est la Vérité suprême et immuable, nous
devons le considérer comme le principe
premier et nécessaire de tous les êtres qui existent actuellement dans le
monde, et même de ceux qui ont été et qui seront » (De Trin., 4, 1,
3). Et plus loin : « Celui qui nie qu’il y ait des idées est
infidèle, car il nie qu’il y ait un Fils ».
S. Thomas qui, par ailleurs, est aristotélicien, se rattache ici à Platon
et à S. Augustin et utilise lui aussi les idées, pour expliquer ce problème
difficile : comment le monde temporel et créé est‑il sorti de l’Être éternel de Dieu ? Les idées sont en quelque sorte le pont entre Dieu
et les créatures. Assurément le passage par ce pont reste
extrêmement mystérieux. Car dans l’Être absolument simple de Dieu, il
n’y a pas multiplicité d’idées,
mais seulement une unité. Au reste, ces idées n’ont en Dieu, absolument rien de
créé ni de contingent, rien de temporel ni de fini. Par contre, les choses
créées d’après les prototypes éternels sont finies, multiples, changeantes,
passagères : Il nous faut donc, si nous ne voulons pas tomber dans le
panthéisme, établir ici aussi une différence nette entre l’idée, en tant
qu’existante en Dieu, et l’idée, en tant que réalisée dans les créatures. La
première est quelque chose de purement divin ; la seconde, quelque chose
de purement créé. La comparaison avec la construction d’une maison ou d’une
autre œuvre d’art semblable ne peut pas éclairer complètement le problème de la
Création, car dans le cas d’une construction, on peut supputer et se
représenter le chemin que fait l’idée en sortant de l’esprit de l’architecte,
grâce aux calculs et aux moyens de construction ; il n’en est pas de même
pour la Création. La « sortie » de l’idée, de la pensée de Dieu, nous
reste cachée.
La raison se rend compte que Dieu a dû créer les choses, dans sa
sagesse libre, et les ordonner à une fin ; car la philosophie dit :
« Tout agent agit en fonction d’une fin ». S. Thomas : « Le monde n’étant pas l’effet du hasard, mais l’œuvre d’une cause
intellectuelle qui est Dieu, comme nous le démontrerons (quest. 46, art. 6), il
faut donc reconnaître que la forme qui a servi de modèle au monde créé existe
dans l’entendement divin » (S. Th., 1, 15, 1). « Donc, je dis que
Dieu, qui opère tout par son intelligence, produit toutes choses à la
ressemblance de son essence ; ainsi son essence est l’idée des réalités,
non pas, certes, en tant qu’elle est essence, mais en tant qu’elle est pensée.
Les réalités créées, quant à elles, n’imitent pas parfaitement l’essence
divine ; par conséquent, l’essence est prise par l’intelligence divine
comme idée des réalités non pas absolument, mais avec la proportion qui existe
entre la créature à produire et l’essence divine elle‑même, suivant qu’elle la trahit ou bien l’imite » (Verit., 3, 2 ; cf. 3, 2 ad
5 ; C. Gent., 1, 53 sq.). Dieu a de tout une idée sauf du mal. Sur l’ensemble de cette question,
cf. Dubois, De exemplarismo divino
(Rome, 1899 sq.). De cette théorie des idées, il résulte que que les choses
participent, d’une certaine manière,
à la vie de Dieu. Elles ont leur origine dans la pensée et la volonté de Dieu.
Aussi S. Paul dit : « C’est en lui que nous vivons, que nous nous
mouvons et que nous sommes » (Act. Ap., 17, 28).
THÈSE Dieu a créé le monde par sa volonté toute‑puissante. De foi.
Explication. La thèse veut dire que le monde a sa raison d’être uniquement et
immédiatement dans la toute‑puissance ; que Dieu n’a pas eu besoin, comme
le prétendent les cosmogonies dualistes, d’une cause médiate. Cette doctrine a été maintes fois définie.
« Par sa force toute‑puissante, il a tout créé et il n’y a qu’un principe de toutes choses », déclarait le 4ème Concile de Latran, que répète équivalemment le
Concile du Vatican. Il s’agit
uniquement de ceci, à savoir que Dieu seul a créé le monde, mais non de la
possibilité pour Dieu d’utiliser aussi des créatures.
Preuve. Le fait que le Tout‑Puissant a créé seul le monde est prouvé, en
dehors des textes du dogme principal, par les textes suivants :
« C’est moi, le Seigneur, qui ai fait toutes choses, qui ai déployé le
ciel ; moi seul qui ai fondé la terre et personne en dehors de moi »
(Is., 44, 24). « Tout a été fait par lui (c‑à‑d. le Verbe) » (Jean, 1, 3). « Celui qui a tout créé est Dieu » (Hébr., 3, 4). « Tu es digne, ô
Seigneur notre Dieu, de recevoir gloire et honneur et force, car tu as créé
toutes choses et c’est à cause de ta volonté qu’elles ont eu l’existence et
qu’elles ont été créées » (Apoc., 4, 11).
Les Pères. Ils examinent notre dogme dans leur polémique avec les ariens. S. Athanase écrit : « Ils
disent à ce sujet que Dieu, voulant créer la nature existante et voyant qu’elle
ne peut pas participer à la pure puissance du Père et à son activité créatrice,
fait d’abord et crée un être et le nomme Fils et Verbe, afin que celui‑ci se tenant dans une situation intermédiaire, tout puisse se produire
de la même manière par son intermédiaire ». Contre une « telle extravagance » et une
« telle impiété », il se réfère énergiquement à la toute‑puissance et à la bonté de Dieu qui peut tout et ne méprise pas même ce qui est petit (Cont. Arianos, 2, 24
sq.). S. Augustin s’élève contre
l’interprétation juive‑philonienne de Gen., 1, 26, qui
prétend que Dieu s’adresse aux anges comme co‑créateurs de l’homme et revendique pour Dieu seul, à l’encontre de cette exégèse platonisante, toute la puissance et toute
l’activité créatrice (De Gen., ad litt., 9, 15, 28). S.
Jean Damascène lui aussi combat la conception
de ceux qui prétendent que les anges ont été co‑créateurs (De fide orth., 2, 3, 19)
Dieu peut‑il confier à une créature la
mission de créer ?
S. Thomas répond négativement. 1° Il donne comme argument que : plus
l’effet est général, plus la cause doit être aussi générale. Or ce qu’il y a de
plus général c’est l’être ; par suite, il ne peut être produit que par la
cause première (S. th., 1, 45, 5). Les créatures ne peuvent produire un effet
que sur les choses existant déjà ; mais elles ne peuvent pas donner l’être
même, produire une substance complète, comme cela se fait dans la
création ; 2° Ensuite la distance entre le pur néant et l’être est une
distance infinie, et, par suite, elle ne peut être comblée par un être fini. La
créature n’a aucune prise positive pour faire passer le non‑être à l’être ; 3° Enfin l’acte de créer est un acte immanent de volonté ; or, un tel acte, dans une créature quelle que soit la force de
sa production, ne peut avoir aucun effet extérieur. Même chez Dieu, cela est
incompréhensible pour nous, bien que ce soit absolument vrai et doive l’être.
« A part la cause première, toute cause, dans son action, a besoin d’un
objet qui reçoive en soi l’action » (S. th., 1, 115, 1 ob. 2 ; cf. 1,
8, 1 c. ; C. Gent., 3, 102).
Pour ces motifs, on ne peut même
pas admettre, avec Pierre Lombard et Suarez, que la créature ait pu servir de
cause instrumentale dans la Création.
Il lui manque la capacité de recevoir en soi une force infinie, nécessaire même
pour la création d’un atome, et de la propager comme mouvement. La Consécration
à la messe et les actions miraculeuses
ne sont pas un argument contre cette affirmation, car ces actions s’exercent
sur quelque chose d’existant déjà ; ce ne sont pas des actions créatrices.
En face du néant, aucune créature ne peut agir, ni d’une manière indépendante,
ni comme cause instrumentale.
Thèse. La Création est un acte essentiel et est également propre aux
trois Personnes, mais cependant selon leur ordre intime les unes avec les
autres (§ 57 et 58).
Toute œuvre extérieure est commune aux trois personnes divines. Il fallut que l’autorité
doctrinale de l’Église affirmât, dès le commencement, l’équivalent de cet
axiome scolastique, parce qu’on n’a jamais cessé, jusqu’à nos jours, d’en
obscurcir le sens, soit en soutenant cette prétention hérétique que le monde a été créé par le Fils seul
(δεύτερος θεός,
δημιουργός), soit en
employant, comme certains auteurs catholiques,
des expressions équivoques qui tendent à attribuer ici au Fils une certaine
activité exclusive. Cf. Heinrich, 5, § 262, qui nomme Raymond Lulle, Henri de
Gant, Staudenmaier, Günther et les protestants positivistes.
S. Augustin : « Les œuvres de
la Trinité sont inséparables » (Morin, 6). D’après la doctrine trinitaire, l’Être divin,
numériquement un, est possédé en commun par les trois Personnes qui le
possèdent chacune d’une manière particulière et personnelle. Or l’Être divin
est le principe de l’activité divine
(principium quo). Les Personnes sont le sujet
de l’activité (p. quod). Ainsi donc les trois Personnes accomplissent en commun, en vertu du seul et unique
principe d’activité de la nature divine, l’œuvre de la Création, ainsi que
toute œuvre « extérieure » ; cependant cette œuvre
« extérieure » s’opère selon
l’ordre interne et les relations personnelles qu’ont entre elles les divines
Personnes dans la Trinité immanente.
S. Thomas : « Créer c’est, à proprement parler, causer, ou
produire l’être des choses. Tout
agent produisant son semblable, le principe de l’action peut être considéré
d’après l’effet même de son action. Ainsi, ce qui engendre le feu, c’est le
feu. Par conséquent, Dieu ne peut créer que suivant son être, qui est son
essence, et comme l’essence est commune aux trois personnes, la création n’est
pas l’acte propre d’une personne, c’est un acte commun à la Trinité
entière ». Mais ensuite il affirme ce fait qui ressort aussi de
l’Écriture : « Cependant les personnes divines ont, en raison de leur procession, une
causalité propre à l’égard de la création des êtres ». « Car, comme
on l’a dit précédemment, Dieu est la cause des choses par son intelligence et sa volonté, comme l’artiste est cause de son œuvre d’art ». Or
l’artiste opère par la parole conçue dans sa raison (l’idée artistique) et par
l’amour que sa volonté a pour quelque chose. De même, le Père a opéré par sa Parole, qui est son Fils, et par son Amour, qui
est le Saint‑Esprit. « D’après cela les processions des personnes divines sont les raisons de la production des créatures, dans le sens qu’elles
en renferment les attributs
essentiels, qui sont la science et la volonté » (S. th., 1, 45, 6). De
cette manière S. Thomas indique comment on doit concevoir la relation
mystérieuse entre les actes notionnels
(personnels) purement immanents et les actes
essentiels manifestés à l’extérieur, lesquels apparaissent d’une certaine
manière comme une continuation des
premiers. Car ce que dit S. Anselme des idées
divines, à savoir qu’elles trouvent leur expression complète dans la génération
du Fils : « Tout ce que le Père nous dit, Il nous le dit par son
Verbe. En une et une seule parole, Il parle et crée tout » (Monol. 33, in
fine) ; ce que répète S. Thomas en se rattachant à S. Anselme :
« Par le fait même qu’il est un verbe exprimant parfaitement le Père, le
Fils exprime toute créature » (De verit., 4, 4), s’applique aussi
« suo modo » à l’acte de volonté accompli dans la Spiration du Saint‑Esprit. En raison de la connexion intime entre la Parole de Dieu,
en tant que « Fils du Père », et les « idées de
créatures », S. Bonaventure peut
écrire : « Celui qui nie qu’il y ait des idées nie l’existence du
Fils de Dieu » (In Sent., 1, dist. 6, q. 3). Les idées en Dieu ne sont
donc pas accidentelles, pas plus qu’elles ne sont créées ou faites, mais elles
sont nécessairement incluses dans la génération du Fils. Cependant leur réalisation par l’acte divin d’amour,
qui se confond dans une unité avec l’Amour qui opère dans la Spiration du Saint‑Esprit, est libre.
Cette interprétation théologique
a son appui dans l’Écriture.
« Nous n’avons qu’un Dieu de qui
tout vient et pour qui nous sommes, et qu’un seul Seigneur Jésus‑Christ par qui tout est
et par lequel aussi nous sommes » (1 Cor., 8, 6). « Par lui (le Verbe),
tout a été fait et sans lui rien n’a été fait de ce qui a été fait »
(Jean, 1, 3). « Le Fils ne peut rien faire de lui‑même, mais seulement ce qu’il voit faire au Père, le Fils le fait pareillement » (Jean, 5, 19). « Mais le Père qui demeure en moi, c’est lui qui fait les œuvres. Ne
croyez‑vous pas que je suis dans mon Père et que mon Père est en moi ? » (Jean, 14, 10 sq.). S. Paul peut résumer tout l’activité créatrice et dire : « Car tout est de lui, et par lui, et pour lui.
À lui la gloire pour l’éternité ! Amen » (Rom., 11, 36).
Pour ce qui est de l’insuffisance
des Pères apologistes qui
attribuaient la Création exclusivement
au Logos, on se reportera à la doctrine de la Trinité (p. 211 sq.). Si l’on
remarque ici et là chez les Pères grecs
postérieurs, comme chez les Cappadociens, une tendance à attribuer formellement la Création au Logos de
même qu’à attribuer formellement la
sanctification au Saint‑Esprit, on peut en donner une
double explication. Régnon (Trinité,
1, 358) insiste sur la différence entre les Grecs et les Latins et relève que
chez les premiers le terme « appropriatio » n’était pas seulement
inconnu, mais encore contraire à leur construction trinitaire. Nous avons déjà
vu, dans le traité de la Trinité, quelle était leur formule : Dieu fait
tout par le Fils dans le Saint‑Esprit. Mais nous avons vu aussi,
dans ce même traité, qu’ils concluaient de l’unité d’action à l’extérieur à l’unité intérieure d’essence ; si les Pères anténicéens ont parlé « sans souci » à ce sujet, les Pères postnicéens ont pris soin, en raison du subordinatianisme arien, et tout
en conservant leur formule : tout est « a Patre per Filium in Spiritu
Sancto », de se tenir à l’écart de tout subordinatianisme et d’affirmer
l’unité d’action dans la Création et la sanctification, et de déclarer qu’à ces
œuvres, parce qu’elles sont entièrement divines, les Personnes participent
toutes les trois à leur manière. Citons seulement S. Athanase. La sainte et parfaite Trinité « est en elle‑même égale et indivise quant à la nature ; unique également est son opération. Car le Père fait tout par le Logos dans le Saint Esprit
et de cette manière l’unité de la Sainte Trinité est sauvegardée » (Ép.,
1, ad Sérap., 28). Tel est le schéma grec et en même temps anti‑arien qu’on a conservé ensuite en Orient. S.
Grégoire de Nys. (Adv. Maced., 12) défend cette formule contre l’arianisme
de la façon suivante : « Le Dieu souverain n’a pas tout fait par le
Fils, parce que (comme l’enseigne le platonisme) il avait besoin d’une
collaboration quelconque ; le Fils non plus n’opère pas tout dans le Saint‑Esprit parce que sa force n’aurait pas été suffisante pour sa décision ; au contraire, la source de la force est le Père ; la Force du Père est le Fils ; l’essence de la force est le Saint‑Esprit ». Schell (l’œuvre de
Dieu un et trine) ajoute à ce sujet : « Dans ces paroles est affirmé
expressément l’ordre de procession (des Personnes) dans l’opération ad extra ». Or on se souvient que S. Thomas, malgré la notion des
appropriations, fait exactement ce que nous devions signaler chez S. Grégoire
de Nys. Ainsi donc il y a une différence entre les Latins et les Grecs, mais
cette différence est purement formelle et non objective (Cf. Schell, chap 2
sq.).
A consulter : S. Thomas, C. Gent., 3, 65. Ders, Quæst. disp. de potent. q. 5. Lessius, De perf., 10 sq. Sur le
concursus generalis : Suarez,
Opusc. de concursu. Stentrup, De Deo
uno, c 7. Dummermuth, O. P. S. Thomas
et doctrina præmotionis physicæ (1886). Contre lui, Frius, S. J., De cooperatione Dei cum omni natura creata præsertim
libera (1894). Hontheim, Inst. th.,
621 sq. Dict. théol., 3, 1187‑1197 (Conservation) et 3, 782‑799 (Concours divin). De San,
De Deo uno, 1 (1894), 545‑576. Stufler, De Deo operante (1923).
THÈSE Dieu conserve toutes les choses dans leur existence.
De foi.
Explication. Le Concile du Vatican
déclare, à l’encontre du déisme et du
rationalisme qui ne reconnaissent
aucune action du Dieu personnel sur la Création : « Dieu garde et
gouverne par sa Providence l’ensemble de ce qu’il a créé, atteignant avec force
d’un bout du monde à l’autre et disposant tout avec douceur » (Sag., 8,
1 : s. 3, c. 1 ; Denz, 1784). Cf. Cat. Roman., p. 1, c. 2, n.
21 : « Elles réclament l’action continuelle de sa providence, et ne
se conservent que par la même force qui leur a donné l’existence. Sans cette
assistance nécessaire, elles rentreraient aussitôt dans le néant ». Dans
la conservation, comme dans la Création, la bonté de Dieu est le principe et la
fin.
On distingue une double conservation : une
conservation négative, c‑à‑d. la non destruction du monde,
ainsi que l’éloignement des forces destructrices, et une action positive ou directe sur l’être des créatures par laquelle leur durée est
prolongée ; cela n’empêche pas qu’une
créature soit influencée par une
autre d’une manière causale dans son être et son activité. Au reste, d’une
manière générale, tous les êtres vivants et même les êtres inorganiques ont
entre eux une certaine relation causale. Mais Dieu reste, par rapport à ces causes associées, la cause première et suprême, si bien qu’en dernière
analyse tout être persiste dans l’existence en vertu de sa puissance qui le
conserve. Ainsi donc les créatures ont un être véritable et non un être
apparent, mais cet être doit être continuellement et directement conservé par
Dieu. Dieu conserve médiatement les créatures corporelles par d’autres créatures ; par exemple, l’arbre par
le soleil, l’air, la terre ; mais il doit conserver lui‑même immédiatement les créatures spirituelles. Quant à l’influence des corps célestes que la Scolastique avait reçue de Platon, ainsi que
la distinction des cieux, la théologie postérieure, qui connaît une nouvelle
idée du monde, a abandonné ces théories.
Preuve. L’Écriture est aussi précise sur la conservation du monde que sur
sa création. Isaïe (10 , 17)
dit : « Toutes les nations sont devant lui comme si elles n’étaient
pas » ; par conséquent, elles ne sont pas par elles‑mêmes, mais sans lui elles ne
seraient jamais. « Comment aurait‑il subsisté, si tu ne l’avais pas voulu ? Comment serait‑il resté vivant, si tu ne l’avais pas appelé ? » (Sag., 11,
26 ; cf. 1, 7 ; Ps. 118, 90 sq. ; Job, 12, 9 sq.).
Jésus exprime ses pensées sur la conservation divine dans sa doctrine
pratique sur la Providence, dont nous parlerons plus loin. Il s’exprime une
fois d’une manière profondément philosophique : « Mon Père est
toujours à l’œuvre, et moi aussi, je suis à l’œuvre » (Jean, 5, 17). S. Paul continue les développements des
livres de la Sagesse :
« Tout a été fait en lui... et tout
subsiste en lui » (Col., 1, 16 sq.). « Portant toutes choses par sa
parole puissante » (Hébr., 1, 3). Il rapporte, d’une manière générale, la
conservation à Dieu, en s’exprimant
d’une manière philosophique à Athènes : « Car c’est en lui que nous
avons la vie, le mouvement et l’être » (Act. Ap., 17, 28).
Les Pères. Ils expriment leur foi à la conservation divine de différentes
manières en se référant le plus souvent à Jean, 5, 17. Ainsi S. Augustin qui déclare que ces paroles
indiquent une certaine continuation de l’œuvre créatrice (Dieu continue de
gouverner les espèces qu’il a créées) par laquelle Dieu conserve toute la
Création. S’il cessait cette activité, toutes les créatures s’abîmeraient
immédiatement dans le néant (De Gen. ad litt., 4, 12, 22 sq. ; cf. Ép.
187, 4, 14). « Dieu lui‑même, dont la puissance cachée pénètre tout
d’une manière indiscernable, donne à tout ce qui d’une manière quelconque
existe, l’existence, dans la mesure où cette chose en a une » (Civ., 12,
25).
La raison doit reconnaître aux créatures leur être actuel et
substantiel. Il n’est pas possible de considérer les choses comme des
manifestations passagères de la substance générale et de ramener l’univers
d’une manière acosmique au néant. D’un autre côté, elle reconnaît aussi que
l’être particulier des choses demeure un être faible et dépendant, et qu’elles
ne peuvent jamais recevoir la force d’exister d’une manière absolue et
indépendante. « Dieu ne peut pas
communiquer à une créature la vertu de conserver son être même après que son
action sur elle a cessé, comme il ne peut faire qu’il ne soit pas sa cause. Car
la créature a autant besoin de Dieu pour sa conservation que pour son
existence » (S. th., 1, 104, 1 ad 2).
Dieu pourrait anéantir toute la création aussi bien et aussi facilement
qu’il l’a produite. Qu’il ne le veuille pas, le dogme de la conservation nous
l’enseigne : « Car il a tout créé pour
l’existence » (Sag., 1, 14). La destruction
du monde prédite dans le Nouveau Testament doit s’entendre de la
destruction, c‑à‑d. du changement de ce monde et
non de la destruction de l’univers en général (S. th., 1, 104, 4).
Conservation et création. Ces deux choses sont en Dieu un seul acte
éternel. C’est pourquoi S. Augustin dit que « la conservation est une création
continuée ». Mais il faut remarquer que les effets de cet acte sont
différents : par la création, l’être est, une première fois, tiré du
néant ; dans la conservation, aucun être nouveau n’est produit, mais
l’être déjà existant est continué. Ainsi donc la création pose l’être, la conservation le suppose.
Dans la création, Dieu seul agit ; dans la conservation, les choses
agissent avec lui dans la mesure où, par leur tendance à la conservation
propre, elles coopèrent à leur durée. Cette conservation
propre secondaire se manifeste particulièrement dans la conservation
médiate, qui s’accomplit par les relations conservatrices mutuelles des
créatures « La conservation des êtres ne suppose pas de la part de Dieu
une action nouvelle, mais elle n’est que la continuation de l’acte par lequel
il leur donne l’être » (S. th., 1, 104, 1 ad 4).
Dieu conserve‑t‑il le mal et
le mauvais ? Il ne conserve le mal que dans la mesure où on le considère dans
son existence ontologique et non dans sa nature formelle, en tant que méchanceté et contradiction ou négation du
bien et du divin. Sous ce dernier aspect, le mal n’a pas besoin de
conservation, parce qu’il n’est pas un être, mais est précisément la négation
de l’être. En tant que l’enfer est un
lieu de châtiment, Dieu le conserve, il l’a aussi « créé » ;
mais en tant qu’il désigne l’aversion des créatures pour Dieu, il n’a pas
d’être proprement dit et n’a pas à être conservé. Il faut en dire autant de la
conservation d’une disposition mauvaise
dans l’homme et dans l’ange.
Thèse. C’est une doctrine enseignée par tous les théologiens depuis la
Scolastique et qui est nettement attestée par l’Écriture, que Dieu prête son
concours immédiat et physique à toute action créée (concursus physicus
generalis).
Explication. On appelle cette coopération générale, parce qu’elle est accordée
à toute créature sans exception. On l’appelle physique, parce qu’elle n’est pas
offerte d’une manière extérieure et morale, mais d’une manière intérieure, en
contact avec l’être des choses et leurs puissances. On l’appelle concours, parce qu’il y a collaboration de la cause première et de
la cause seconde, de la cause principale et de la cause secondaire. L’action de
Dieu avec la créature doit être entendue comme une entité uniforme, mais qui
dépend essentiellement de la cause première et de la cause seconde, lesquelles
s’unissent pour former un seul principe d’action ; leur union est
intérieure et immédiate, et se trouve dans toutes les actions de la créature.
S. Thomas : « Ainsi donc Dieu est cause de n’importe quelle action
dans la mesure où il donne le pouvoir
d’agir, où il le conserve et il l’applique
à l’action et où tout autre pouvoir
agit dans le sien » (De pot., 3, 7 ; C. Gent., 3, 70 et 89 ; S.
th., 1, 105, 5). C’est à propos du troisième point, « l’application du
pouvoir à l’action », que surgit la controverse des écoles.
Preuve. L’Écriture attribue, d’une manière non philosophique, les actions
créées aussi bien à Dieu qu’aux créatures. Mais qu’en cela la première place
dans la causalité appartienne à Dieu, elle l’atteste clairement. Cependant, il
n’y a pas de passage dans l’Écriture qui exprime formellement cette thèse. La
raison en est que l’Écriture ne distingue pas avec précision entre la
conservation et la coopération, pas plus qu’entre la nature et la surnature,
pas même dans les passages qu’on cite ordinairement (Is., 26, 12. Jean, 5,
17 ; 15, 5. Act. Ap., 17, 25. Phil., 2, 13).
Les Pères. Le plus profond et le plus clair est encore S. Augustin.
« S’il (Dieu) enlève aux choses sa force agissante, il leur est absolument
impossible, et de toute manière, de demeurer dans l’état dans lequel elles ont
été créées » (Civ., 22, 24, 2). « S’il enlevait sa force créatrice
aux choses, ne retomberaient‑elles pas dans le néant, de même qu’elles n’étaient rien avant d’être faites ? » (Ibid., 12, 25). « Il n’a pas créé pour
s’éloigner ensuite, mais ce qui provient de lui est en lui » (Conf., 4,
12). Par suite, toute créature est soumise à la volonté de Dieu (De Trin., 3, 1‑6). « La volonté de Dieu est la nature de chaque chose »
(Civ., 21, 8, 2). « La vie du corps est l’âme, la vie de l’âme est
Dieu » (M. 38, 881). Pour l’activité intérieure, immédiate de Dieu, dans
les créatures, Augustin se réfère à trois passages de l’Écriture : Sag.,
7, 23 ; Jean, 5, 17 et Act. Ap., 17, 28. - Or S. Augustin n’applique pas
seulement la causalité universelle de Dieu à la nature matérielle, mais aussi, d’une manière résolue et logique, à la
nature spirituelle de l’homme. Act.
Ap., 17, 28 se rapporte d’une manière particulière à l’esprit humain, l’image
proprement dite de Dieu. Dieu est, dans l’esprit qui connaît, la lumière de la
connaissance (« c’est Dieu lui‑même qui éclaire l’esprit » ; Soliloques, 1, 12 et tout le
livre : De magistro), de même qu’il est la force de la volonté. Plus S. Augustin avança en âge, plus il se fortifia dans la
conviction que Dieu saisit intérieurement et immédiatement la volonté et la
conduit où il veut. La raison de cette domination souveraine, c’est
qu’« il possède plus les volontés des hommes dans sa puissance, que celles‑ci ne se possèdent elles‑mêmes » (De corrept. et grat., 14, 45). Mais nous
entrons ici dans le domaine de la grâce surnaturelle dont nous nous occuperons
plus tard.
S. Thomas traite d’une manière détaillée la coopération de Dieu. Dans sa Somme (S. th., 1, 105, 1‑5), il dit que Dieu, en tant que cause première, conduit toutes les créatures vers des fins déterminées, en les mouvant et en opérant en elles intérieurement et immédiatement. Et cela est vrai non
seulement des choses matérielles, mais encore de l’intelligence et de la volonté libre elle‑même (Cf. aussi Quæst. disp. de potentia, q. 3, ad
7, et De malo, q. 3, a. 1). Le Catéchisme
romain s’est approprié cette doctrine de S. Thomas et lui a conféré un
certain caractère officiel. P. 1, c. 2, n. 22 : « [Dieu]... dirige
les mouvements et les actions des êtres, qui ont en eux‑mêmes un principe d’action et de mouvement, prévenant, mais toutefois n’empêchant pas l’influence des causes secondes. Son action
secrète s’étend à tout ».
Le concours divin et la créature libre. Là aussi revient la controverse
entre thomistes et molinistes que nous avons signalée dans
la théodicée. Sans doute, il ne s’agit ici que du concours naturel et pas encore du domaine de la grâce, mais l’opposition des
principes des deux écoles se manifeste ici aussi.
D’après le thomisme qui, à notre avis, peut ici se réclamer complètement de S.
Thomas, la coopération de Dieu dans les choses est, comme le déclare le Catéchisme romain cité plus haut, un
mouvement par Dieu (præmotio physica, concursus prævius) qui précède le mouvement propre des choses. Plus tard, on
a même appelé cette prémotion prédétermination. Dieu meut préalablement la
créature libre de telle sorte qu’elle doit nécessairement, selon la manière
qu’il lui a prédestinée, se mouvoir elle‑même. Mais Dieu meut la créature conformément à sa nature et, par conséquent, il meut la créature libre de telle sorte qu’elle se meut elle‑même librement. Dès lors, il ne détruit pas la liberté, mais c’est
alors précisément qu’il la fonde. Dieu et l’homme n’entrent pas en concurrence
comme deux‑causes finies, l’une agissant d’autant moins que l’autre agit davantage. Au
contraire, plus la cause divine agit, plus elle produit de causalité dans la créature et plus elle lui rend
possible une activité propre.
Le molinisme soutient le concours simultané
(concursus simultaneus). Dieu n’agit pas antérieurement à l’homme, mais en même
temps que lui : il offre d’abord à la créature libre son concours (c. oblatus) et si celle‑ci accepte indépendamment et librement ce concours, il le confère aussi
réellement (c. collatus) et agit par
ce concours. Le « concursus oblatus » est la volonté de Dieu de
collaborer avec la créature, au cas où celle‑ci veut se décider à agir. Par ce concours, Dieu n’opère rien dans la volonté de l’homme. Il est
« multiplex », « indifferens »,
« hypotheticus » : il est multiple parce que, sous son
influence, l’homme peut se décider à toutes sortes d’actes ; c’est
pourquoi aussi il est indifférent et hypothétique. Par contre, le
« concursus collatus » est « unus, determinatus et
absolutus », parce que précisément, dans ce concours, il s’agit d’un acte
unique déterminé et absolu, auquel la volonté s’est décidée de fait.
« Verum ipsa illa determinatio voluntatis ad unum fit sub concursu Dei
collato et virtute hujus concursu,
ita ut determinatio voluntatis reddat concursum ex oblato collatum par modum conditionis simultaneæ, non
præviæ ». Pour ce qui est de cette simultanéité, « rem difficilem
esse concedo » (Hontheim,
Instit. Theod., 621 sq. : cf. 770 sq.). Avec cette explication du concours
divin, le molinisme croit mieux sauvegarder la liberté humaine que le thomisme.
Les deux écoles admettent le concursus
physicus, mais le thomisme seul admet le concursus prævius.
Dernièrement Stufler, dans son ouvrage: « Divi Thomæ Aqu. doctrina de Deo
operante in omni operatione creaturæ, præsertim liberi arbitrii » (1923),
soutint cette thèse que jusqu’ici S. Thomas a été mal compris aussi bien des
thomistes que des molinistes et que, si l’on consulte tous ses écrits, sa thèse
est plutôt celle‑ci : « Dieu meut les choses créées non pas par une impulsion passagère surajoutée à leur nature et
conférée de nouveau à chaque action particulière, mais bien plutôt par une
impulsion permanente fondée dans leur nature même et qui, par suite, y a été
déposée au moment de la création ». Cette impulsion a son fondement
dans les principes et les forces d’activité placés dans les choses au moment de
leur création, en vertu desquels elle sont « poussées d’une manière
permanente » à leur mouvement propre « appetitu naturali per modum ponderis ». S. Thomas a enseigné
nettement « que Dieu, depuis la
Création du monde, ne meut aucun corps immédiatement ». Cela
s’appliquerait aussi à l’intelligence
et à la volonté, lesquelles, au
reste, ne sont pas limitées à un seul
objet comme les corps, mais cependant sont mues par Dieu au moyen d’un élément
« permanent » qui est placé en elles. L’intelligence est mue par la
« virtus intelligendi » et les « species intelligibiles »
(sp. impressa) et la volonté par une « motio permanens »,
l’« instinctus naturae » qui donne la tendance indestructible au
bonheur, laquelle est le dernier ressort de tout acte de volonté. D’une manière
analogue, Dieu mouvrait la volonté dans l’ordre surnaturel par des principes infus, l’« habitus » des
vertus théologales et morales, dont nous aurons à parler dans le Traité de la grâce. Malgré cette
conception entièrement nouvelle, comme le dit Stufler lui‑même, les thomistes continuent de
soutenir leur ancien point de vue. Pour plus de détails cf. Traité de la grâce.
A consulter : Palmieri, De Deo creante et elevante,
thes. 10 sq. Stentrup, De Deo uno,
thes. 68 sq. Tepe, Inst. th., 2, 454
sq. Sur la Providence : S. Thomas,
S. th., 1, 23 ; C. Gent., 3, 64‑67. Ruiz, De Providentia Dei disp., 1‑4. Lessius, De perf. moribusque div., 11.
THÈSE. La fin subjective de la Création est uniquement la libre
bonté de Dieu. De foi.
Explication. Vatican :
« Dieu, par sa bonté et sa toute‑puissance, non pas pour augmenter
sa béatitude ni pour acquérir sa pleine perfection, mais
pour manifester celle‑ci par les biens qu’il accorde à
ses créatures, a, dans le plus libre des desseins, tout ensemble, dès le
commencement des temps, créé de rien les créatures » (Denz, 1783).
Il faut distinguer la fin
subjective, « finis operantis », de la fin objective « finis
operis ». La première s’appelle aussi motif (motivum). Comme il ne peut y
avoir en Dieu de motif extérieur, pas plus qu’il ne peut y avoir de cause
finale extérieure, il faut que le motif et la fin (fin. operis) se trouvent en
lui‑même. Dieu ne peut rien vouloir chercher
dans la Création qu’il n’ait déjà, mais il peut se décider librement à une
communication de sa perfection. Il ne peut être question d’une
« impulsion » proprement dite à l’acte de volonté, car sa volonté est
nécessairement éternelle et actuelle.
Dans la détermination de la fin
divine du monde, il faut éviter tout anthropomorphisme, car ce serait dégrader
la notion de Dieu. « Dieu voulant tout dans sa bonté par un acte unique et
absolument simple, on ne peut assigner aucune cause à sa volonté » (S.
th., 1, 19, 5). « A qui demande : Pourquoi Dieu a fait le ciel et terre, il faut répondre : parce qu’il l’a voulu... Demander en vertu de
quelle cause Dieu a voulu créer le
ciel et la terre, c’est chercher un objet plus
grand que la volonté de Dieu. Où le trouver ? Que l’homme sache donc
réprimer en soi une curiosité téméraire ; qu’il s’abstienne de rechercher ce qui n’est point, s’il veut
trouver ce qui est » (Aug., De la Genèse contre les Manichéens, 1, 4).
Ainsi donc, la fin du monde, en tant qu’elle se trouve en Dieu, qu’elle
concerne la volonté divine, ne doit pas être entendue comme une cause (causa finalis) : il y a
cependant une certaine raison
(ratio). Et cette raison est la bonté divine « La fin, en effet, est la
raison de vouloir ce qui a rapport à la fin. Or Dieu veut sa propre bonté à
titre de fin ; Dieu veut tout le reste comme ayant rapport à la fin. Sa
bonté est donc la raison pour laquelle il veut tout ce qui est différent de
lui » (Thom., C. Gent., 1, 86).
Preuve. La Bible enseigne que Dieu a créé le monde tant à cause de lui qu’à cause de nous ; mais la fin suprême reste lui‑même. L’Ancien Testament dit à plusieurs reprises que la Création est pour la gloire de Dieu,
et par là les deux fins sont unies. Dans les Proverbes
(16, 4), il est dit formellement : « L’Éternel a tout fait pour lui‑même » (Cf. Is., 48, 11). De même S. Paul : « Qui lui a donné en premier et mériterait de recevoir en retour ? Car tout est de lui, et par
lui, et pour lui » (Rom., 11, 35 sq.). De même que tout procède de Dieu, tout doit retourner à
lui : « Et, quand tout sera mis sous le pouvoir du Fils, lui‑même se mettra alors sous le
pouvoir du Père qui lui aura tout soumis, et
ainsi, Dieu sera tout en tous » (1 Cor., 15, 28). Eckard estime que le monde, d’après Jésus, est pour nous, et
d’après S. Paul, pour Dieu (Eckardt
47 sq.). Mais dans le « pour nous » se trouve aussi réalisé le
« pour Dieu ».
Les Pères. Platon avait déjà
enseigné que la Création était une participation à l’essence bonne de
Dieu : « Dieu voulait, loin de l’envie, que tout s’approchât le plus
près possible de lui ». Aussi les Pères furent déterminés par la Bible et
la philosophie à traiter de la fin de la Création. Naturellement, ils ne
distinguèrent pas toujours la fin subjective et la fin objective. Athénagore se montre assez précis.
« Il est clair que Dieu a été déterminé, tout d’abord et d’une manière
générale, par son Être propre, sa bonté et sa sagesse qui brillent dans toute
la création, à faire l’homme (finis operantis) ; par contre, si l’on
considère la chose plutôt du côté de l’homme créé, alors il a créé (les hommes)
parce qu’il veut leur vie... et il leur a concédé (en tant que ses images) la
durée éternelle » (De resurr., 12). Origène :
« Il n’avait pas d’autre raison de créer qu’à cause de lui‑même, c‑à‑d. de sa bonté » (De princ, 2, 9, 6). S. Grégoire de Naz. : « Comme
il ne suffisait pas à la bonté (τῇ ἀγαθότητι)
de se mouvoir dans la considération de soi‑même, mais que le bien devait se diffuser et se
répandre (Platon !) afin que
plusieurs êtres jouissent de la béatitude ‑ car cela convient au Souverain
Bien ‑ il pense d’abord à créer les anges et les puissances célestes et la pensée devint acte », etc. (Or., 38, 9 : M 36, 320). Ps. Denys : « Celui qui est la
cause de tout, aime tout, en raison de l’excès de sa bonté ; il fait tout,
il accomplit tout, il maintient tout, il dirige tout et est l’amour divin pour
le bien à cause du bien » (M. 3, 708). S.
Augustin : « Lorsque l’Écriture ajoute : « Dieu vit que
cela était bon » (Gen., 1, 10), ces paroles nous montrent assez que ce n’a
point été par nécessité, ni par indigence, mais par bonté, que Dieu a fait ce
qu’il a fait, c’est‑à‑dire parce que cela est bon » (Civ., 11, 24 ; cf. Ench., 9 ; Enarr. in Ps. 134, 10 : De la Genèse c. Man., 1, 2, 4).
La raison. Dieu devait, d’après S. Thomas, avoir un but dans la
Création ; car cela est conforme : 1° A son Être intelligent qui ne
peut pas agir à l’aveugle : 2° A sa perfection qui est inconciliable avec
une action sans but : 3° La fin réalisée dans le monde nous montre que
Dieu a eu un but en créant (Comp. th. c., 100). Or, comme Dieu ne peut pas être
porté ou déterminé à créer de l’extérieur, il ne reste comme cause dernière de
la décision de sa volonté que sa propre bonté. S. Thomas sauvegarde tellement
l’indépendance de Dieu qu’il dit : « Ce n’est pas la communication de
la bonté (c‑à‑d. la bonté communiquée aux créatures) qui est la fin dernière, mais bien plutôt la bonté divine elle‑même » (De pot., 3, 15 ad 14).
Dieu aime sa bonté et veut qu’elle soit multipliée autant qu’il est
possible, à savoir par des choses qui lui ressemblent » (Sent., 2, d. 1,
q. 2, a. 1). Ainsi donc la bonté divine est le « primum in
intentione » et l’« ultimum in executione. « Quoiqu’il n’y ait
rien en dehors de Dieu qui soit sa
fin, il est néanmoins la fin de tous
les êtres qu’il a créés, et il l’est par son essence, puisqu’il est bon par son
essence, comme nous l’avons prouvé » (quest. 16, art. 3). Car la fin est
déterminée par la bonté » (S. th., 1, 19, 1). « Par conséquent,
puisque Dieu ne veut les autres choses qu’autant qu’elles se rapportent à une
fin qui est sa bonté... il ne s’ensuit pas que sa volonté soit mue par autre
chose que par sa bonté même. Ainsi donc, comme en comprenant son essence il
comprend des choses différentes de lui, de même sa volonté en s’attachant à sa
bonté veut autre chose que lui. » (Ibid., 2). Les théologiens, à la suite de S. Thomas, nomment cette fin
« finis communicandus » ou « diffundendus » par opposition
à « finis acquirendus » ou « constituendus ». Comme il est
clair que Dieu ne peut pas agir extérieurement pour atteindre sa perfection
(bonitas), il s’ensuit qu’il ne peut que la communiquer.
La fin dernière de la Création (finis operis) est que les
choses, chacune dans son espèce et à des degrés différents, reproduisent et
représentent la bonté et la perfection divines : ce qui se réalise par leur
participation à cette bonté et
perfection. « A cause de cela donc toutes les choses ont été faites pour
être assimilées à la divine bonté » (Comp. th. c., 101). S. Thomas prouve
ensuite que toutes les choses, d’après leur nature, tendent à leur ressemblance
avec Dieu, en devenant ce qu’elles doivent être d’après l’idée de Dieu,
« Tous les êtres s’efforcent de
ressembler à Dieu » (C. Gent., 3, 19). En réalisant leur
« ressemblance à Dieu », elles deviennent aussi en soi heureuses.
Dans la vision béatifique, cette assimilation sera parfaite et, par conséquent,
le bonheur sera parfait lui aussi.
Comme les choses ne peuvent
recevoir que peu de perfection divine, Dieu en a créé un si grand nombre et dans une telle variété, pour exprimer son Être le plus
parfaitement possible (Comp. th., 102 ; S. th., 1, 47, 1). C’est là
l’optimisme relatif de S Thomas qui rejette l’optimisme absolu (S. th., 1, 25,
6).
THÈSE La fin objective de la Création est la gloire de Dieu.
De foi.
Explication. Vatic : « Si quelqu’un nie que le monde ait été créé pour la gloire de Dieu, qu’il soit
anathème » (Denz., 1805 ; cf 1783). Ce canon est dirigé contre Hermès
et Günther qui voulaient voir, dans cette fin, de l’« égoïsme »
contraire à la sainteté de Dieu. Kant, Bayle, Hegel pensaient de même. D’après
eux, seul le bonheur des hommes est
la fin du monde pour Dieu. D’après le déisme, la Création tout entière sert
uniquement aux créatures vivantes.
La fin subjective et la fin
objective de la Création ne sont pas deux fins différentes, mais une seule fin
envisagée sous deux aspects : en effet, la gloire que Dieu exige de sa
créature, représente en même temps sa bonté. « L’effet que l’agent veut
imprimer est le même que celui que le patient veut recevoir » (S. th., 1,
44, 4). De même, la fin du maître est de communiquer la science, mais celle de
l’élève est de la recevoir. « Gloria nascitur et laude et honore ».
S. Augustin : « La gloire est une grande renommée accompagnée de
louanges » (M. 40, 22).
Preuve. Nombreux sont les passages de la Bible qui déclarent que le monde
a été créé pour la gloire de Dieu. Si tout était « bon »
et« très bon », cela se rapporte déjà de préférence à l’intention de
Dieu. « Les cieux proclament la gloire de Dieu » (Ps 18, 2). « La
terre est pleine de sa gloire » (Is., 6, 3). « Les cieux ont proclamé
sa justice, et tous les peuples ont vu sa gloire » (Ps. 96, 6 ; cf.
Is., 44, 6 ; 48, 12. Sag., 13, 1 sq.). « Car tout est de lui, et par
lui, et pour lui. À lui la gloire pour l’éternité ! Amen » (Rom., 11, 36).
Le Christ cite la bonté de Dieu
envers les plantes et les animaux, d’où l’homme peut conclure à la bonté divine
envers lui (Math. 6, 26‑31).
La raison. Elle juge que Dieu, à moins de contredire la vérité, doit orienter la Création vers lui comme
fin souveraine et dernière, car il est son auteur. Il ne peut même pas, en tant
que cause suprême de tout, s’écarter de cet ordre. La raison rejette ainsi
l’« égoïsme divin ». Au reste, l’œuvre loue l’ouvrier. Si l’homme
était la fin primaire, tous les hommes devraient atteindre leur béatitude.
La créature non libre annoncer la
gloire de Dieu d’une manière purement matérielle
(gloria Dei materialis) ; la créature libre doit aussi le faire formellement (gl. Dei formalis). L’une
et l’autre constituent sa gloire extérieure
(gl. Dei externa), à la distinction de la gloire intérieure (gl. Dei interna), laquelle a son fondement dans sa
propre essence : « Dieu est parfaitement heureux en lui‑même et par lui‑même » (Vatic., s. 3 ; c. 1).
Remarque. Le bonheur de la créature raisonnable est une fin secondaire.
C’est une fin conditionnelle. L’Écriture et les Pères disent parfois que la
terre a été créée à cause de l’homme,
afin qu’il en soit le roi, en tant qu’image de Dieu (Gen., 1, 27‑30). Mais son vrai bonheur est le bonheur céleste. D’après l’enseignement de Jésus, toute l’action de Dieu est orientée vers l’homme :
l’action naturelle dans sa nourriture et sa conservation, ainsi que l’action
surnaturelle dans sa Rédemption et sa béatification. S. Paul enseigne la même
chose, bien qu’il ait surtout en vue l’action surnaturelle de Dieu (1 Cor., 3,
22 sq.). « Tout est à vous, mais vous, vous êtes au Christ, et le Christ
est à Dieu » (=car tout est de lui, Rom, 11, 36). « Il nous a
prédestinés à être, pour lui, des fils adoptifs par Jésus, le Christ. Ainsi l’a
voulu sa bonté, à la louange de gloire de sa grâce, la grâce qu’il nous donne
dans le Fils bien‑aimé » (Eph., 1, 5 sq.).
Est‑ce que deux fins libres sont une
contradiction ? Si la béatitude de l’homme est recherchée par celui‑ci et doit être réalisée, il reste cependant possible qu’il échoue et qu’il fasse échouer
cette fin de la création. Dieu recevra alors sa gloire extérieure dans le juste
châtiment de la créature libre ; quant à cette créature, elle sera privée
de sa fin ; Dieu la voulait hypothétiquement,
si l’homme la voulait (S. th., 1, 63, 7 ad 2 ; 3, 1, 1 ad 3).
Le fait que l’homme doit servir à
la gloire de Dieu ne supprime pas sa dignité ; car il ne doit pas la
servir comme chose ou comme moyen, mais comme personnalité libre. C’est
justement par son service de Dieu que cette personnalité reçoit sa dignité, car
le point culminant de ce service est la participation à la vie divine. Dieu
n’est pas plus grand si tu l’honores ; mais tu es plus grand si tu le
sers : c’est là une pensée qui revient souvent chez S. Augustin.
A consulter : S. Thomas, S. th., 1, 22, 1 sq. ;
De verit., q. 5, a. 1‑10 ; C. Gent., 3, 46‑98. Lessius, De perf.,
11. Capéran, Le problème du salut des
infidèles (1912).
THÈSE Tout ce que Dieu a créé, il le dirige et le conduit à sa fin
dernière. De foi
Explication. Vatic : « Dieu
garde et gouverne par sa Providence l’ensemble de ce qu’il a créé »
(Denz., 1784). Les adversaires de cette vérité sont les déistes, les rationalistes
et les fatalistes. En Dieu, la
Providence est, comme toute l’action de Dieu à l’extérieur, un acte éternel, mais l’effet dans les créatures
est temporel. On appelle l’acte
éternel du plan divin du monde, concernant l’ordre des choses et leur fin, la
Providence proprement dite ; la réalisation et l’exécution de cet acte
s’appellent plus spécialement le gouvernement
du monde (providentia – gubernatio).
Preuve. L’Écriture est pleine de témoignages de notre dogme dans l’Ancien
et le Nouveau Testament. « Ta fidélité demeure d’âge en âge, la terre que
tu fixas tient bon. Jusqu’à ce jour, le
monde tient par tes décisions : toute chose est ta servante » (Ps.
118, 90 sq.). « Mon projet tiendra ; tout mon désir, je
l’accomplirai » (Is., 46, 10). « Les yeux sur toi, tous, ils
espèrent : tu leur donnes la nourriture au temps voulu ; tu ouvres ta
main : tu rassasies avec bonté tout ce qui vit » (Ps. 144, 15
sq. ; cf. 146, 9). « Vous êtes le Seigneur de toutes choses, et nul
ne peut résister à votre volonté » (Esth., 13, 11). La Providence est
souvent mentionnée dans les livres sapientiaux, peut‑être pour s’opposer aux conceptions panthéistes
de la Providence qui étaient celles du Portique.
La Sagesse divine, en tant que force cosmique, « déploie sa vigueur d’un
bout du monde à l’autre, elle gouverne l’univers avec bonté » (Sag., 8,
1). « C’est ta providence, ô Père, qui tient la barre » (Sag., 14,
3). « Les petits comme les grands, c’est lui qui les a faits : il
prend soin de tous pareillement » (Sag., 6, 8 ; cf. 12, 13).
« Bonheur et malheur, vie et mort, richesse et pauvreté viennent du Seigneur »
(Livre de Ben Sira, 11, 14). Il dirige spécialement l’homme par le discernement
et la conscience qu’il a créés en lui, par la doctrine et la foi extérieures
(Livre de Ben Sira, 17, 5‑9).
Le Christ enseigne plutôt la Providence anthropologique que la
Providence cosmologique (Cf. cependant sur ce dernier sujet : Math., 11,
25 ; Luc, 16, 8 et 20, 34‑36). On peut déjà, dans son enseignement, distinguer la « providentia generalis »,
« specialis » et « specialissima », à côté de la Providence
pour le monde, celle pour les animaux et l’homme. Il se réfère à la bonté de
Dieu pour les lis des champs et les oiseaux du ciel, afin d’exciter la
confiance dans la Providence : « Ne vous faites donc pas tant de
souci… votre Père céleste sait ce dont vous avez besoin » (Math., 6, 25‑34). Si déjà aucun oiseau ne tombe du toit
sans sa volonté, à plus forte raison ne tombera‑t’il pas un cheveu de votre tête (Math., 10, 29‑31). Même les méchants bénéficient de sa sollicitude (Marc, 5, 45) ; mais il
est spécialement un Père pour les justes (Math., 6, 9, 14) auxquels il donne un
royaume (Luc, 12, 32) et dont il abrège les épreuves terrestres (Math., 24,
22).
S. Paul, à son tour, conçoit la Providence plutôt du point de vue
sotériologique, par rapport au salut. Il place lui‑même tout, jusqu’à ses voyages missionnaires, sous
la direction de la Providence : « Les activités sont variées, mais c’est le même Dieu qui agit en tout et en tous » (1
Cor., 12, 6) ; il y place aussi spécialement le salut individuel de chacun :
« Car c’est Dieu qui agit pour produire en vous la volonté et l’action,
selon son projet bienveillant » (Phil., 2, 13). Dieu cherche à attirer à
lui‑même les païens par la conscience (Rom., 2, 14 sq.), ainsi que par des
bienfaits naturels (Act. Ap., 17, 26‑28 ; cf. 14, 15 sq.). La recommandation de S. Jacques de dire en toute
occasion : « Dieu le veut ainsi » est devenue une habitude
chrétienne (Jacq., 4, 15). S. Pierre
demande de même : « Jetez tous vos soucis sur le Seigneur » (1
Pier., 5, 7 ; cf. Ps. 54, 23).
Le problème de la Providence dans l’Ancien Testament. Si Dieu prend soin de tout,
comment se fait‑il que les bons sont souvent si malheureux
sur la terre et vice‑versa ? Ce problème a
préoccupé Job, l’Ecclésiaste, certains Psaumes
et parfois les Prophètes : on se
plaint que Dieu commande la vertu, mais la récompense peu souvent (sur la
terre). On a résolu le problème qui, du point de vue de l’Ancien Testament,
avec sa doctrine pauvre sur l’au‑delà, paraissait presque insoluble, de la façon suivante : 1° L’existence de péchés cachés ; 2° Un juste n’est jamais devenu mendiant (psaume) ; 3° Après l’épreuve, on retrouve tout ce qu’on a perdu (Job, Tobie) ; 4° Daniel en appelle déjà à la résurrection, et
5° La Sagesse (2) en appelle à l’immortalité
et à la permanence éternelle dans une condition nouvelle, comme le Christ dans
la parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare.
Les Pères. Si l’on entend la Providence comme la confiance dans la direction
divine, on comprend que ce fut là un sujet de prédilection pour la chrétienté,
tant à cause de son importance pratique que de ses nombreuses attestations. Les
Pères défendirent la Providence contre les manichéens qui lui soustrayaient la
souffrance, contre les fatalistes du Portique et l’antique foi astrale avec son
déterminisme naturel. Des ouvrages sur la Providence ont été composés par Lactance (De opificio Dei), Salvien (De gubern. Dei), S. Grégoire de Nysse (Antirrhet., contre
le fatum), de même que par Eusèbe
(Præpar. Evang.), Théodoret de Cyrus
(De providentia) et son élève S. Jean
Chrysostome (De providentia et deux autres livres semblables : M. 47,
423‑494 ; 52, 459‑480 et 480‑528). S. Augustin traite
souvent de ce sujet dans ses sermons (par ex. : 119), dans la Cité de Dieu
et dans les commentaires des psaumes (par ex. : ps. 145). Dans la
difficile question : « D’où vient le mal ? », il indique
d’abord que le commencement et la fin du mal se trouvent dans l’au‑delà et nous sont inaccessibles. La
ruine du monde juif et de l’empire romain, qui causait alors tant de scandale,
dépendait, d’après S. Augustin, de la Providence, comme le sort de chacun
(Civ., 4, 34 ; 5, 23) et celui des anciens empires (18, 2 ; Orose, Adv. pag., 2, 1). Dieu transforme
le mal en bien « Il sait tirer un bon usage non seulement des bons, mais
aussi des méchants » (Civ., 14, 27). Il compare le mal avec les ombres
d’un tableau qui rendent plus visible l’objet proprement dit (Civ., 11, 18) ;
en cela la Scolastique l’a suivi. Trœltsch
croit découvrir chez S. Augustin deux
doctrines de la Providence : une doctrine « esthétique »,
d’après laquelle le mal a la signification et le but d’une ombre dans le
tableau de la Création et doit faire ressortir plus nettement l’aspect lumineux
du bien ; et une doctrine « anthropocentrique et morale » qui
justifie partout les voies de Dieu, comme servant au bien des hommes pieux, et
trouve la justification suprême dans les châtiments et les récompenses de l’au‑delà, tout en réprimant la curiosité
téméraire des hommes, en affirmant simplement que les voies de Dieu sont
impénétrables. Cependant Trœltsch reconnaît lui‑même que S. Augustin a « adouci les contrastes » et « infléchi » les deux théodicées. Mais il aurait pu ajouter ce que remarque
S. Thomas, qui lui aussi enseigne la
Providence « esthétique », que S. Augustin (Ench., 11) dit :
« Dieu tout‑puissant ne permettrait pas qu’il y eût du mal dans ses œuvres, si sa puissance et sa bonté n’étaient assez grandes pour qu’il retirât le bien du
mal » ; ainsi, par exemple, dit S. Thomas, la patience des martyrs
n’existerait pas sans la persécution des tyrans. Ce n’est donc pas la
considération « esthétique », pas plus que la considération
« morale », qui domine dans la Providence, mais, comme il ne peut pas
en être autrement pour la cause première, la considération théocentrique : Dieu est et reste toujours le commencement, le
milieu et la fin de toute chose (S. th., 1, 22, 2 ad 2 ; cf. 1‑4).
La raison. Elle juge, comme S. Thomas, que si Dieu a assigné une fin aux
créatures et les a créées pour cette fin, il doit aussi les conduire vers elle
(C. Gent., 3, 64). Cela peut se faire immédiatement, mais cela se fait aussi
souvent d’une manière médiate, par la coopération des créatures que Dieu fait
participer, par bonté, à l’exécution de son plan du monde (S. th., 1, 22,
3 ; 1, 103, 6). Dieu accomplissant toutes choses selon la nature des
créatures, il conduit les choses matérielles par les lois qu’il a créées en elles, les êtres libres par les forces de
l’intelligence, de la volonté et de la conscience qu’il leur a conférées ;
il conduit en outre ces créatures libres par des décisions, des interventions
et des directions extérieures ; par des autorités établies,
particulièrement les autorités religieuses (l’Église). Comme l’homme n’a qu’une
fin, la fin surnaturelle, il faut qu’en définitive tout ce qui est naturel
serve au surnaturel. Aucune créature ne peut se soustraire au plan divin du
monde ; bien ou mal, consciemment ou inconsciemment, elles
l’accomplissent, car « tous le servent ». ‑ Même les lois naturelles fixes lui
restent soumises. Lui seul peut, dans le miracle, les suspendre, les abroger ou
les changer. Le résultat de l’ordre divin du monde est fixé
de toute éternité. On n’a pas, pour autant, le droit de l’identifier avec le
« fatum », car le destin est aveugle,
tandis que la Providence est régie par la sagesse de Dieu, sa justice et sa
bonté. La Providence est, dans l’ensemble comme dans les détails, un mystère qui ne nous sera dévoilé que
dans l’autre monde ; S. Basile et S. Augustin expriment ce fait d’une
manière magnifique. On doit donc s’abstenir de critiquer et de juger la
Providence. Il faut avoir confiance
dans la Providence sans chercher à la scruter.
Dieu ne nous révèle pas ses plans, pas plus dans l’histoire que dans la
conduite de chacun. Ses pensées et ses voies ne sont pas les nôtres (Is., 55,
8).
La volonté libre elle‑même est soumise à la Providence. Sans doute, Dieu laisse l’homme à sa libre décision (Eccli., 15, 14) ;
« Mais parce que l’acte du libre arbitre se rapporte à Dieu comme à sa
cause, il est nécessaire de soumettre à la providence divine tout ce qui
résulte de cette belle prérogative. Car la providence de l’homme est contenue
dans la providence de Dieu, comme la cause particulière dans la cause
universelle » (S. th., 1, 22, 2).
La plus profonde obscurité
enveloppe cette question pour nos esprits ici‑bas, à cause de son élévation et de son éternité. Mais elle s’éclaircira au ciel, car là toutes les difficultés
intellectuelles doivent trouver leur apaisement. La Providence suit
souverainement sa voie : « C’est le Dieu unique et véritable qui
gouverne et régit tous ces événements au gré de sa volonté ; et s’il tient
ses motifs cachés, qui oserait les
supposer injustes » ?
(Civ., 5, 21). Au reste, toute considération profonde du cours du monde ramène
déjà à Dieu « dont les conseils sont quelquefois mystérieux, mais jamais
injustes » (Civ., 4, 17). Cela doit nous suffire. C’est pourquoi
« les décrets [de Dieu] trouvent notre raison non moins impuissante à les
comprendre, que notre justice à les reprendre » (Civ., 2, 23). Ce ne sont
pas la foi hésitante, la pusillanimité, le doute et la recherche qui sont des
marques d’une véritable foi dans la Providence ; mais bien plutôt :
le calme intérieur inébranlable, malgré les tempêtes extérieures ;
l’humble abandon à la volonté de Dieu avec le Christ à Gethsémani, malgré
l’obscurité environnante ; la patience dans les souffrances, malgré leur
oppression croissante. Ce n’est pas un hasard aveugle qui règne sur nous, mais
le regard paternel et bon de Dieu.
Mais, comme la Providence de Dieu
agit aussi médiatement, un homme est dans un certain sens la providence d’un
autre et chacun sa propre providence. Aide‑toi, le ciel t’aidera : « La grâce
présuppose la nature ». Quand on est soi‑même inactif, on ne peut pas attendre la
collaboration de Dieu. Tout le mal ne vient pas de Dieu ; beaucoup de mal vient du péché, même de son péché à soi et non seulement du péché des autres.
La prière de demande ne veut pas renverser le plan éternel du monde,
mais, selon le précepte divin, crier vers le Seigneur dans le besoin. Dieu, qui
prévoit éternellement cette prière, peut en tenir compte dans l’établissement
de son plan providentiel : « Decrevit Deus non solum effectus sed et causas et media inter
quae et orationes sunt » (Salmant., De grat. tr., 14, disp. 7, dub. 4, n.
298).
La souffrance est assurément un difficile problème. Certes, Dieu
aurait pu l’écarter de sa Création ; il ne l’a pas voulue, elle a son
origine dans le péché et il faut la juger avec la foi. Le païen souffre, en se soumettant sans comprendre, au destin
inévitable (ataraxie stoïque et bouddhiste) ; le Juif, dans sa religion d’ici‑bas, souffre avec des questions
et des doutes sur une justice compensatrice ; le chrétien souffre avec le Christ pour le péché, pour son péché et
pour celui des autres ; il souffre aussi parce que la vertu demande
l’épreuve et que la vertu éprouvée a la promesse d’une récompense éternelle.
L’incrédulité moderne voit dans la souffrance simplement la conséquence de
l’indifférence de la matière à tout et à tous et conseille de « ne plus
mettre Dieu en relation avec la souffrance insensée de l’innocent » ;
mais pour parler ainsi et donner ce conseil, il faut considérer la vie comme
« n’ayant pas de sens ». Combien la mystique du Moyen‑Age s’élevait au‑dessus de ces considérations vulgaires ! Qu’on songe à une Sainte Thérèse, à un Henri Suso, à un Saint Paul de la Croix.
Division de la Providence. L’École distingue : la Providence
générale (providentia generalis) pour l’univers, la Providence spéciale (p.
specialis) pour les hommes, et la Providence très spéciale (p. specialissima)
pour les organes de l’action surnaturelle de Dieu dans la Révélation et dans
l’Église, ainsi que pour les justes. L’Écriture fait déjà une certaine
distinction (Math., 6, 25‑34 ; 10, 28, 33. Ps. 8, 7. Cf. S. Thomas, De verit., 5, 5).
« Toutefois la providence divine s’exerce plus particulièrement sur les
justes que sur les impies, dans le sens qu’il ne permet pas que rien n’empêche
les justes d’arriver finalement à leur salut » (S. th., 1, 22, 2 ad 4).
Ils sont par conséquent prédestinés.
L’égalité des biens n’est pas une conséquence de la Providence,
car les œuvres de Dieu à l’extérieur sont des dons libres de sa grâce. Mais
l’inégalité de ces biens a souvent sa raison dans une activité inégale des
forces de l’homme. Dieu ne veut pas toute souffrance, toute pauvreté ; il
y a bien des souffrances qu’il permet seulement ainsi que le mal.
Il importe donc d’observer une
grande réserve dans l’appréciation de
la Providence. Il faut appliquer à la Providence naturelle ce que S. Augustin
dit de la Providence surnaturelle : « Pourquoi (Dieu) attire‑t‑il celui‑ci (vers lui) et n’attire‑t‑il pas celui‑là, tu ne dois pas vouloir porter un jugement à ce sujet, si tu ne veux pas te
tromper » (In Joa., 26, 2). « Nous
n’arrivons pas à connaître les raisons de la Providence », dit S. Thomas
(C. Gent., 4, 1 ; S. th., 1, 23, 5 ad 3). Il nous est absolument
impossible de supputer les intentions de la Providence ou de les déterminer
dans les cas particuliers, par ex. : d’une maladie, d’un tremblement de
terre, d’une catastrophe, d’une guerre. Jésus repoussa de telles tentatives d’interpréter
hâtivement un malheur, tant dans le cas de l’aveugle‑né (Jean, 9, 1 sq.) que dans celui
de la mort soudaine de dix‑huit hommes écrasés par une tour
et de la mort de ceux qui furent massacrés par Pilate durant le sacrifice (Luc,
13, 1‑5).
De même, la division en
« pr. specialissima, specialis, generalia », toute fondée qu’elle
soit en elle‑même, ne fournit pas de données sûres pour juger la Providence divine. Cela
nous est enseigné par l’histoire de la Révélation comme par celle de l’Église.
Ce serait se tromper absolument de vouloir conclure que tout ce qu’on a coutume
de ranger sous la Providence très spéciale comporte, par le fait même, une plus
grande sûreté que ce qui est rangé sous la Providence spéciale. Judas, comme
tous les Apôtres, était placé sous la Providence très spéciale ; le bon
larron sous la Providence spéciale et pourtant ce dernier fut sauvé par la
Providence au dernier moment, alors que Judas, malgré de longues et intimes relations
avec le Sauveur, ne fut pas sauvé. L’Église est placée, d’après le jugement des
théologiens, sous la Providence très spéciale, mais cela ne garantit pas que
tous les actes et toutes les décisions des représentants de l’Église, papes,
évêques, prêtres, religieux, découlent directement et positivement des décrets
éternels de la Providence. Il est certain que bien des choses ont été
contraires à ces décrets. Mais Dieu l’a permis, parce qu’il était assez sage et
assez puissant pour l’ordonner dans son plan de création et en faire sortir
encore du bien.
Lessius examine la permission divine dans de beaux articles sur la
Providence : Permettre est ne pas empêcher quelque chose que l’on pourrait
empêcher : « Est igitur permittere idem quod non impedire, cum tamen
facultas impediendi suppetat ». Il faut donc observer que Dieu ne peut ni
vouloir ni désirer le mal ; cela ne serait plus une permission ; ses
relations avec le mal ne sont nullement positives, mais seulement négatives.
Comme bons effets que Dieu, malgré la mauvaise intention
humaine, peut tirer du mal, Lessius nomme : 1° La manifestation de la
justice et de la majesté divines dans le châtiment du méchant ; 2° La
preuve de sa miséricorde dans le pardon du péché ; 3° L’Incarnation et l’union
hypostatique, ainsi que toute l’œuvre du salut comme moyen de triompher du
mal ; 4° L’utilisation de la méchanceté de l’un comme leçon de vertu pour
l’autre ; 5° Ou comme correction du méchant ; 6° La permission d’un
péché en punition de péchés précédents, comme le raconte S. Paul au sujet des
païens (Rom., 1, 21, 32, « Voilà pourquoi, à cause des convoitises de
leurs cœurs, Dieu les a livrés à l’impureté, de sorte qu’ils déshonorent eux‑mêmes leur corps ») ; 7°
Parfois Dieu permet la chute des hommes qui sont fiers de leur vertu, afin de
les relever par la voie de l’humilité et de l’abaissement. Mais il faut
toujours observer que Dieu ne veut pas le bien qui découle du mal, en soi et
absolument (per se et voluntate antecedente), mais seulement en supposant le
péché qu’il ne veut pas empêcher (per accidens et voluntate consequente). Mais
il résulte cependant, de ce que nous venons de dire, que le mal lui‑même, le péché, tombe vraiment
et proprement sous la Providence de
Dieu. Car, sans sa permission, de même que sans son concours physique, il ne se
produirait pas. Quant à la thèse du
scolastique Ruiz : « Minus
perfectus fuisset mundus, si nullum Deus peccatum permisisset », il
faut la laisser à son auteur, ainsi que sa conséquence : la création est
« meilleure » avec l’enfer que sans enfer. Jésus est d’un avis opposé
(Marc, 14, 21). Et S. Augustin
écrit : « Une créature libre est meilleure
quand elle demeure toujours unie à Dieu sans pécher jamais » (De lib.
arb., 3, 5, 14, etc.). Sa parole « O felix culpa » ne se rapporte pas
à ce sujet, elle a trait à la bonté du Rédempteur et non à celle du monde. S. Thomas : « Si aucun homme
n’avait péché la totalité du genre humain s’en porterait mieux ; car même si le salut de l’un était directement
occasionné à partir de la faute d’un autre, il pourrait cependant parvenir au
salut sans cette faute » (In 1 Sent., d. 46, q. 1, a. 3 ad 6).
Il faut parler d’une manière
semblable de la divine Providence concernant les actions non libres des créatures. Là aussi Dieu, bien qu’il les détermine
et les dirige toutes vers une unité dernière harmonieuse, laisse subsister les
causes secondes dans leurs imperfections
essentielles et accidentelles : il n’empêche pas qu’elles soient
paralysées et que, dans bien des cas, elles n’atteignent pas leur idéal (les
monstres). Et cela se produit non seulement dans le monde végétal et animal,
mais encore dans le monde humain et, dans ce dernier, non seulement dans le
domaine corporel, mais encore dans le domaine psychique. Pour ce qui est des
animaux inférieurs, S. Thomas, qui
fait ici légèrement écho à S. Jérôme, dit que la sollicitude divine s’occupe
d’abord (per se) du bien de l’espèce
et, en deuxième lieu, du bien de l’individu
qui trouve sa fin dans l’espèce. Cela ne peut pas s’appliquer à l’homme, car chaque
individu a la même fin qui est la vision de Dieu. Il faut donc dire que, dans
la génération de l’homme, Dieu ne supprime pas des défauts possibles de la
cause seconde et laisse naître des êtres défectueux (idiots, monstres). Là
encore nous pouvons deviner les raisons.
De même que Dieu ne veut pas toucher à la liberté, il ne veut pas ici priver
les causes secondes de leur action propre,
mais au contraire les élever à la dignité de coopératrices (S. th., 1, 22, 3). Les défectuosités qui peuvent en
résulter dans l’être humain ne sont pas de nature à empêcher l’homme
d’atteindre sa fin dernière, car cette fin peut être atteinte même par un
enfant de quelques heures s’il est baptisé. Il faut encore remarquer que,
d’après S. Thomas, le « principale
bonum » de la Création est le bien de l’univers, car il représente la
bonté divine d’une manière plus parfaite que les créatures individuelles qui,
pour cette raison, sont ordonnées à l’univers comme les parties d’un tout.
Dieu, par suite, veut ces créatures individuelles par rapport à l’univers (S.
th., 1, 22, 4 ; 1, 47, 1 ; 1, 56, 2 ad 4. C. Gent., 1, 86, 2). S. Thomas se demande encore, à la fin,
si la Providence n’impose pas à tout la dure nécessité des événements ? Il
répond : La Providence fait que ce qui est libre se fasse librement et que
ce qui est nécessaire se fasse nécessairement et que ce qui est accidentel
arrive accidentellement (S. th., 1, 22, 4 ; cf. De veritate, q. 5, surtout
a. 4). Au reste, il n’y a pas de véritable hasard, parce que tout, en dernière
analyse, dépend de la cause première.
Synthèse. Toutes les considérations que nous avons faites sur la Providence
se ramènent à deux idées : 1° Dieu est bon, le « seul bon »
(Marc, 10, 18) et, par suite, il ne peut être que bien disposé pour nous et notre
fin ; 2° Les voies et les moyens par lesquels il veut nous conduire à
notre fin (joie et souffrance, bonheur et malheur, vie longue ou courte,
maladie ou mort subite) nous sont inconnus et cela rend la Providence obscure pour nous.
A consulter : S. Thomas, S. th., 1, q. 50 sq., 106
sq. ; C. Gent., 2, 46 sq. ; Opusc. de substantiis separatis. Suarez, De angelis. Petau, De angelis, 3 et 4. Tournely,
De angelis. Palmieri, De Deo creante,
thes. 17 sq. Janssens, De Deo creante
et de angelis (1905). Sur le diable : S.
Thomas, S. th., 1, q. 64. Les manuels, Diekamp,
Pesch, etc., Joh. Smit, De dæmoniacis in historia evangelica (1913). Vigouroux, Dict. biblique : Ange. Dict. théol., 1, 1189‑1271 (riche bibliographie).
THÈSE. En dehors du monde visible Dieu a aussi créé un règne
d’esprits invisibles. De foi.
Explication. Le 4ème Concile de Latran
affirme expressément l’existence des anges et place la « créature
spirituelle » avant la « créature corporelle ». Le Concile du Vatican répète cette affirmation. Pour
désigner ces êtres spirituels, on trouve, dans l’Écriture, les noms suivants : anges ou messagers, esprits,
fils de Dieu, gardiens, saints habitants du ciel, légions célestes. Les
adversaires de l’existence des anges sont : les matérialistes de tous les temps, d’après lesquels la matière seule
existe ; ensuite les rationalistes
qui considèrent les anges comme des créations de l’imagination. Les spiritistes identifient souvent les
anges avec les âmes des défunts.
Preuve. Leur existence est attestée dès le commencement, mais non leur création. Comme le rationalisme affirme
qu’Israël a introduit la doctrine des anges, qu’il avait empruntée au parsisme,
après l’exil, on doit s’appuyer surtout, pour établir la preuve, sur le temps
qui précéda l’exil. Les chérubins
montent la garde à l’entrée du paradis terrestre (Gen., 3, 24). Ce furent des
anges qui apparurent à Abraham (Gen., 18). Des anges sauvèrent Lot (Gen., 19).
Un ange instruit Abraham au moment de son sacrifice (Gen., 22). Un ange est
promis comme compagnon à Eliézer (Gen., 24, 7). Des anges (au pluriel)
assurent, sur l’échelle du ciel, la communication entre Dieu et le monde (Gen.,
28, 12). « Voici que j’enverrai mon ange », dit Dieu à Israël,
« afin qu’il marche devant toi et te garde sur le chemin et te conduise au
lieu que j’ai choisi » (Ex., 23, 20 ; cf. Num., 20, 16 ; Jos.,
5, 13 ; Jug., 6, 11‑23 ; 13, 3‑22). D’ordinaire, dans ces temps très anciens, il est question de l’ange du Seigneur (Maléach Jahvé) ; cependant, dans la vision de Jacob, il est
certainement question d’une pluralité. Dans la
vie des Prophètes, les anges se
manifestent chez Isaïe (11, 2), Ezéchiel (1, 4‑28), Daniel (7, 10), Zacharie (1,
9‑19 ; 6, 4‑8). Dans le livre de Tobie, « un des sept qui se tiennent
devant le Seigneur » (12, 15) porte même un nom personnel, « Raphaël ». Sont nommés en outre
« Michel » (Dan., 10, 13, 21 ; 12, 1 ; Ep. Jud., 9 ;
Apoc., 12, 7) et « Gabriel » (Dan., 8, 16 ; 9, 21. Luc, 1, 19,
26).
Jésus parle assez souvent des anges (Marc, 12, 25 ; 13, 32. Math.,
18, 10 ; 22, 30 ; 26, 53. Luc, 16, 22. Jean, 1, 51). Ceux‑ci apparaissent à maintes reprises dans l’histoire de son enfance ; de même dans l’histoire de Pierre (Act. Ap., 12, 7‑11), de Paul (Act. Ap., 27, 23), de Cornélius
(Act. Ap., 10, 3 sq.). S. Paul
mentionne les anges maintes fois dans ses Épîtres, S. Pierre une fois. S. Jean
en parle assez peu dans son évangile (5, 4 ; 12, 29 ; 20, 12), mais
presque à chaque page dans son Apocalypse.
Les anges n’ont plus, dans le
Nouveau Testament, la même importance que dans l’Ancien ; en présence du
Christ, leur rôle de médiateurs est bien diminué et on aime à les désigner
d’après leurs relations avec lui comme des créatures (Éph., 1, 20 sq. ;
Phil., 2, 5‑11 ; Colos., 1, 15‑17, 20 ; Gal., 3, 19 sq. ; 1 Thes., 4, 16 ; 2 Thes., 1, 7 ; 1 Tim., 3, 16 ; Hébr., 1, 4‑14).
Les Pères. Ils sont unanimes sur l’existence et le caractère créé des anges.
Dans Hermas, les anges jouent un
grand rôle : ils construisent la tour mystique de l’Église. Athénagore déclare que la doctrine des
anges fait partie du dogme
ecclésiastique : Nous ne sommes pas des athées, nous croyons à Dieu, Père,
Fils et Saint‑Esprit, mais « nous enseignons
aussi une multitude d’anges et de serviteurs que Dieu, le créateur et
l’artisan du monde, a répartis par sa parole et établis gardiens sur les
éléments et sur les cieux, le monde et les choses qui y sont, ainsi que sur leur
ordre » (Leg., 10). De même S.
Justin (Apol., 1, 6). Les Pères grecs,
les Cappadociens, S. Jean Chrys., S. Cyrille de Jér., S. Épiphane ne parlent
que peu et seulement incidemment des anges, parce qu’ils étaient absorbés par
la spéculation trinitaire (Tixeront,
2, 133 sq.). Parmi les Pères latins, et il faut nommer ici S. Hilaire, S.
Ambroise, S. Jérôme et S. Augustin. C’est ce dernier qui s’est occupé de la
manière la plus détaillée, de l’être, de la vie et du service des anges (Cf.
Civ., 11, 9 et 32 ; 12, 15, 1‑3). « Bien que nous ne voyions pas les
anges : leur présence est dérobée à nos yeux ; ils sont les citoyens de cette grande république dont Dieu est le chef.
Toutefois nous savons par la foi qu’il y a des anges, et par l’Écriture qu’ils
ont apparu à plusieurs. Nous en sommes certains, et le doute ne nous est pas
permis » (In Ps. 103, n. 15). On sait que les anges sont souvent
mentionnés dans la liturgie. La
première monographie sur les anges a été écrite par le pseudo‑Denys (De cælesti hierarchia : M. 3, 120). Cf. S. Jean Damascène (De fide orth., 2, 1‑3) qui nous a laissé une spéculation étendue
sur les anges, leur nature, leurs dons, leur tâche, leur nourriture, etc.
Le moment de la création des anges ne peut pas se préciser et il n’est
pas facile de les faire rentrer dans l’œuvre des six jours. Certains Pères ont
pensé au premier jour (le « ciel ») ; d’autres au quatrième (la
lumière) ; quelques‑uns ont placé leur création avant la création du monde, d’autres dans cette création ; d’autres après cette création. S. Thomas : Les œuvres de Dieu sont
parfaites. Il créa tout en même temps
(simul ; Eccli., 18, 1). Mais le « simul »
désigne sans doute non la simultanéité, mais le caractère commun de l’ensemble
de la création. Ce qui est un dogme,
c’est que Dieu les créa au commencement
(Cf. Job, 38, 4‑7).
Le caractère spirituel des anges n’est pas décrit dans l’Écriture d’une
manière philosophique mais il est supposé. On considère comme allant de soi
qu’ils apparaissent sous une forme corporelle ; mais en même temps on
déclare que ce n’est qu’une apparence de corps (Tob., 12, 19). On les appelle
« esprits » (πνεύματα)
(Hébr., 1, 14). Or Jésus dit que l’esprit n’a ni chair ni os (Luc, 24, 39). On
dit des Sadducéens qu’ils ne croyaient ni aux anges ni aux esprits (ἄγγελος
et πνεῦμα) ; les Pharisiens, par contre,
croyaient aux deux (Cf. Act. Ap., 23, 8). Les Pères avaient une notion
imparfaite de l’esprit ; pour eux, une matière fine et subtile est une
partie constitutive de l’esprit. Un être créé sans aucune espèce de matérialité
leur paraissait inconcevable. Même à Dieu, Tertullien attribue un corps
spirituel (Adv. Praxeas, 7). Au reste, des passages bibliques, tels que celui
du mariage des enfants de Dieu (Gen., 6, 2), des messagers de vent et des
serviteurs de flammes (Ps. 103, 4), les confirmaient encore dans leur
conception matérielle des esprits. Il arriva ainsi que presque tous les Pères
admirent une certaine corporalité subtile, une sorte de « corps
glorieux » des anges. S. Augustin
dit : « Nous ne connaîtrons leur être d’une manière complètement
claire que lorsque nous serons unis pour toujours avec eux dans la possession
commune de l’éternelle béatitude » (Ench., n. 61). L’École franciscaine se
servit de la notion de « matière spirituelle ». Le 2ème
Concile de Nicée lui‑même attribue aux anges la matérialité, comme S. Augustin, S. Basile,
S. Grégoire de Naz., S. Grégoire le G., S. Jean Damasc. et d’autres. « Dieu seul est spirituel ».
La Scolastique n’est pas sortie de cette indécision. Il semblait
difficile d’expliquer par quoi les anges étaient multipliés s’ils étaient sans corps. Est‑ce que chaque ange constitue une forme à lui seul, ou bien la forme
unique existe‑t‑elle dans une matière fine et est‑elle multipliée en espèces ? S. Thomas adopte la première solution, S. Bonaventure la
seconde. A cette difficulté d’ensemble se rattache la question
subtile des relations des anges avec l’espace. ‑ Sans préciser davantage la nature de l’esprit, l’Église appelle les
anges des « créatures spirituelles »
et les oppose aux créatures « corporelles ». ‑ L’immortalité naturelle des anges résulte nécessairement de leur spiritualité.
Le mode de connaissance des anges a été examiné en détail par la
Scolastique à la suite de S. Augustin. Comme la perception sensible fait défaut
aux anges et qu’ils ne peuvent pas connaître le monde par eux‑mêmes, Dieu leur a infusé les images de connaissance
(species intelligibiles). Il est presque impossible de déterminer l’étendue de la connaissance des anges. Il
est certain qu’ils ne sont pas omniscients ; ils ne connaissent ni
l’avenir, ni « les reins et les cœurs ». Au sujet des communications et des relations des
anges entre eux, il est difficile de dire quoi que ce soit. Ont‑ils un langage ou bien s’expriment‑ils seulement par des actes de
volonté ?
La liberté de volonté doit appartenir aux anges, parce que ce sont
des créatures personnelles. De même, ils doivent avoir à leur disposition une puissance de volonté qui leur permet
d’agir sur le monde extérieur. Quelle est la grandeur de cette force ? Il
est impossible de le dire. Les exemples bibliques peuvent être entendus d’une
puissance miraculeuse qui leur a été conférée pour certains cas. L’antique conception
des esprits de la nature a influencé
les Pères et les scolastiques dans leur doctrine des anges : on leur a
souvent attribué une influence naturelle sur les corps célestes dont ils
seraient les moteurs et les souverains (S. Th., 1, 110).
La hiérarchie des anges constitue, depuis le pseudo‑Denys, un thème favori de la spéculation. Les Pères comptent d’ordinaire sept chœurs
des anges : les cinq nommés par S. Paul (Éph., 1, 21 ; Col., 1, 16)
auxquels s’ajoutent les archanges et les anges ; d’autres en comptent neuf. Le pseudo‑Denys groupe de nouveau les neuf
chœurs en trois hiérarchies et leur attribue à chacune la fonction de
purification, d’illumination et d’achèvement, les chœurs inférieurs recevant
des chœurs supérieurs une participation à leur perfection, dans une progression
accidentelle (De cæl. hier., 3‑6). Ils sont principalement les
organes de la révélation divine (Ibid., 4, 4 ; 8, 2 ; 9, 2). Il est suivi par S. Jean Damascène dont l’importance est
capitale pour l’Église grecque (De fide orth., 2, 3 sq.). Dans l’Église latine,
on compte habituellement neuf chœurs des anges, depuis S. Grégoire le Grand.
Les noms des neuf chœurs sont : les Anges, les Archanges, les
Principautés ; les Puissances, les Vertus, les Dominations ; les
Trônes, les Chérubins et les Séraphins. Cette hiérarchie et ces dénominations
des anges ne sont pas dogmatiques, bien que le prestige de
l’« Aréopagite » les ait fait admettre généralement dans la
théologie.
Cette hiérarchie a‑t‑elle son fondement dans la nature ou dans la
grâce ? Les deux opinions ont
leurs partisans ; S. Thomas : préparée
par la nature, complétée par la grâce
(S. th., 1, 108, 4). Par quoi se
distinguent les anges ? « Réponde qui pourra à ces questions,
surtout en n’avançant rien sans le prouver ; pour moi j’aime mieux
reconnaître ici mon ignorance » (Augustin,
Enchir., 58). D’après S. Thomas,
chaque ange constitue une espèce (S. th., 1, 50, 4) ; il leur manque en
effet la matière comme fondement de la distinction. D’autres pensent que tous
les anges appartiennent à une seule
espèce et ne sont distincts qu’accidentellement (Tolet, etc.). Une troisième
opinion prétend qu’il y a plusieurs espèces et, dans chaque espèce, plusieurs
individus (Suarez, Tournely, etc.).
La considération rationnelle du monde des esprits et leur
ordonnance dans l’ensemble de la Création constitua un point important dans la
théologie scolastique.
S. Anselme, le père de la Scolastique, commença par examiner le monde des
anges dans son livre « De casu diaboli ». S. Bernard parle, à
l’occasion et avec enthousiasme, des anges et Abélard s’en occupe beaucoup. Les
autres maîtres, comme Roland, Hugues, Pierre Lombard, reprennent ce thème avec
zèle ; ils sont continués par les représentants de la haute Scolastique ;
celui qui est le plus complet et le plus indépendant est encore S. Thomas.
S. Thomas sur la possibilité de prouver par la raison naturelle
l’existence des anges. D’après lui, toute la Création est une imitation de Dieu, une
reproduction de ses perfections infinies d’une manière finie et dans une forme
finie. Or il est immédiatement clair qu’un Être infini ne peut pas être
reproduit d’une manière adéquate dans
des choses finies, mais seulement d’une manière partielle et inadéquate. Mais
l’Être de Dieu est la somme de l’ordre, de l’harmonie et de l’unité. Cette
caractéristique devait aussi trouver son expression distincte dans l’ensemble
de la Création. Et cela, de fait, frappe les yeux. Dieu n’a pas créé les choses
du monde dans un désordre chaotique, mais il les a placées dans un ordre et des
relations auxquels elles doivent se tenir. Toute la Création apparaît comme une
immense tour ; elle comprend comme trois étages qui montent vers la
spiritualité, qui s’élèvent des profondeurs vers Dieu. Tout en bas se tient la
vaste étendue du monde des choses matérielles. En dehors de la forme qui en
fait des corps et leur donne leur aspect, elles n’ont que peu de spirituel en
elles. C’est pourquoi elles sont les plus éloignées de Dieu, leur Créateur,
dont elles ne portent qu’une trace obscure (vestigium).
Au‑dessus du monde purement matériel, s’élève le monde
humain, mêlé de matière et d’esprit. Cet ordre postule, au‑dessus du monde humain, un
royaume de purs esprits, d’êtres sans
corps, que S. Thomas appelle « substantiæ intellectuales » (C. Gent.,
2, 48‑57). C’est en eux que l’Être divin trouve sa plus grande
et sa plus parfaite ressemblance et, comme ils lui sont les plus proches par l’essence, ils le sont aussi par le
lieu. Ils sont en outre hiérarchisés entre eux, comme on l’a vu d’une manière plus détaillée dans la théorie des chœurs
des anges, si bien que les plus élevés sont aussi les plus proches de Dieu.
Naturellement, cela ne doit pas être compris comme une preuve proprement dite,
mais comme un argument de convenance. « Dieu ayant disposé de conférer aux
réalités créées la perfection la plus haute qui leur convienne, il devait en résulter l’existence de
certaines créatures intellectuelles, établies au sommet le plus élevé des
choses » (C. Gent., 2, 46, 1). Dans la création des anges, la Création
revient à son principe spirituel, l’intelligence divine, et c’est pourquoi
« puisque l’intellect divin est le principe de la production des
créatures, il fut nécessaire, pour la
perfection du monde, que certaines créatures fussent intelligentes »
(Ibid.). Ce n’est pas seulement dans la similitude spirituelle de l’être, mais encore dans l’activité, que la Création devait revenir
à son principe. Or Dieu opère par l’intelligence et la volonté, il devait donc
y avoir des créatures qui opéreraient ainsi : « Il fallait donc, pour
la perfection la plus haute de l’univers, qu’il y eût certaines créatures
intellectuelles » (C. Gent., 2, 46, 2).
Outre cet argument tiré de la perfection de l’œuvre créatrice, que
fait valoir S. Thomas, on emploie aussi l’argument tiré de la fin de la Création. La Création doit
servir à la gloire de Dieu. Or cette fin ne peut être atteinte complètement
sans les anges. Dans le monde, le Créateur a prodigué la sagesse et la bonté,
mais les hommes n’en peuvent connaître qu’une toute petite partie. Si le reste,
ce qui nous est caché, n’a pas dû être créé en vain et par conséquent sans but, il a fallu que Dieu crée, au‑dessus de l’homme, d’autres esprits intelligents, qui
connaîtront la beauté et la gloire de Dieu dans ses œuvres qui nous sont cachées et
seront déterminés par cette connaissance à l’adorer et à le glorifier. On ne
peut pas admettre que tous ces espaces immenses de l’univers, que ni l’œil
humain ni les représentations de l’imagination humaine ne peuvent pénétrer,
soient sans êtres qui les connaissent (Amort,
De Angel., d. 1, q. 1).
Les théologiens essaient aussi de
démontrer l’existence des anges par la voie de la preuve a posteriori. Ils partent des effets que les anges produisent sur
les créatures, surtout sur le monde humain. Seulement là encore il est difficile
de prouver d’une manière apodictique l’existence des anges. Car les bons effets
ne doivent pas nécessairement être attribués aux bons anges, mais on peut
plutôt les rapporter à Dieu comme leur cause spirituelle directe. Les mauvais
effets peuvent provenir d’âmes séparées de leur corps ; ainsi donc la
question reste ouverte. La plupart des théologiens ne voient pas dans les
arguments rationnels une preuve apodictique de l’existence des anges et ne
partagent pas l’opinion d’Eusèbe Amort qui dit : « Falsam, imo vero
etiam atheis gratam, esse doctrinam eorum theologorum, qui contra tam
manifestam auctoritatem D. Thomae et contra
rationem asserunt, existentiam Angelorum demonstrari non posse » (De
Angel., d. 1, q. 1), mais ils sont unanimement persuadés qu’il est encore moins
possible aux athées et aux rationalistes de démontrer que les anges n’existent pas. On pourrait dire que le
dogme de l’existence des anges ne peut être ni prouvé ni contredit par
la raison, parce que cette existence dépend entièrement du libre décret
créateur de Dieu et, par conséquent, ne peut être connu avec certitude que par
la Révélation (Billuart, De Angel.,
d. 1, a. 1). S. Augustin traite la doctrine biblique des anges et laisse bien
des questions pendantes ; à ce sujet, il dit avec bon sens :
« Quand on discute ces choses et que chacun, selon sa capacité, donne son
explication, il y a là un exercice utile pour l’esprit, pourvu que l’on garde
la mesure dans le conflit des opinions. Mais gardons‑nous de l’erreur de ceux qui croient savoir ce qu’en réalité ils
ne savent pas » (Ench., 15, 59). S.
Thomas avoue lui aussi : « Nous ne connaissons les anges et leurs
fonctions qu’imparfaitement »
(S. th., 1, 108, 3).
Situation et rôle des anges dans l’ensemble du monde. S. Augustin attribue déjà ‑ et en cela il n’est sans doute pas sans dépendre un peu de Platon ‑ une influence aux anges, sur le
gouvernement du monde ; la Scolastique a
adopté cette manière de voir.
Platon, conformément à sa notion de Dieu, considérait des êtres
intermédiaires comme nécessaires, Dieu étant trop élevé pour agir lui‑même sur la Création. Il se demande : « Et quelle fonction propre ont ces démons (c.‑à‑d. ces esprits) ? Il répond : « C’est de
traduire et de présenter aux dieux ce qui vient des hommes et aux hommes ce qui
vient des dieux, de présenter de la part des hommes, les prières et les
sacrifices et de la part des dieux les ordres et les récompenses pour les
sacrifices. Ils
remplissent l’intervalle entre les deux, si bien que l’ensemble forme un tout
uni » (Sympos., 202 D, sq.). Dans le Timée,
il expose, toujours conséquent avec lui même, cette idée que les
« anges », en tant qu’esprits
astraux et dieux inférieurs, gouvernent aussi les corps célestes (Tim.,
40). Mais tout cela se fait sous la haute direction du Dieu suprême, lequel,
par là même, exerce la Providence et le gouvernement du monde par
l’intermédiaire des dieux inférieurs et doit l’exercer ainsi parce que lui‑même ne le peut pas. - S. Augustin attribue naturellement le
gouvernement du monde à Dieu lui‑même, mais il le fait employer toutes choses à ses fins : « Mais de même que dans l’ordre physique les corps lourds et inférieurs reçoivent l’influence des corps plus légers et supérieurs, ainsi dans l’ordre moral
tous les corps obéissent à l’action de l’esprit de vie » (De Trin., 3, 4).
S. Thomas se réfère à ce passage de
S. Augustin pour montrer que les créatures corporelles sont régies par les
anges : « De même que les anges inférieurs, qui ont des formes moins
universelles, sont régis par les anges supérieurs, qui sont plus universels, de
même tout ce qui est corporel est régi
par les anges. Et cette opinion est acceptée non seulement par les saints
docteurs de notre foi, mais encore par tous les philosophes qui ont admis des
substances incorporelles » (S. th., 1, 110, 1). « Or les saints
docteurs », continue S. Thomas qui se range à leur avis, « ont
affirmé avec Platon qu’aux différents cercles d’êtres corporels, qui sont dans
une matière terrestre, sont préposés diverses substances spirituelles ».
Il cite, pour appuyer cette opinion, S. Augustin, S. Jean Damascène, Origène.
« Le corporel est naturellement propre à être mis en mouvement par une
substance spirituelle. C’est pourquoi les philosophes ont dit que les corps les
plus élevés étaient mus localement par des substances spirituelles » (S.
th., 1, 110, 3 ; cf. 1, 108).
Les anges, en tant que créatures spirituelles
raisonnables, étant destinés à la vision éternelle de Dieu, le Créateur leur
donna aussi, pour les y préparer, les
grâces nécessaires. Il les éleva à
l’état surnaturel.
L’Écriture place toujours les anges dans le voisinage immédiat de
Dieu ; ils se tiennent devant sa face, entourent son trône, reçoivent ses
ordres ; bref, ils vivent avec Dieu. Cf. les textes cités pour démontrer
leur existence, particulièrement : Is., 6, 2 ; Dan., 7, 10 ;
Math., 18, 10 ; Hébr., 12, 22 ; Apoc., 7, 11.
Les Pères parlent avec la plus grande précision de l’élévation des
anges par la grâce. De même que chez l’homme on distingue l’image de Dieu
naturelle et surnaturelle, de même en est‑il chez l’ange. Les anges ont reçu, d’après S.
Grégoire de Naz., de grandes lumières au moment de leur création ;
mais ils n’étaient pas encore confirmés en grâce, comme il en voit la preuve
dans la chute de Lucifer (Orat., 45, 5 ; cf. 38, 9). S. Basile compare le
Saint‑Esprit avec l’ange et dit, pour établir sa divinité, qu’il est la
sainteté personnelle et immuable dans le bien. « Tu n’auras pas l’audace
d’affirmer que son être change jamais, en jetant un regard sur la puissance
ennemie (du mauvais ange), laquelle est tombée du ciel comme un éclair et a
perdu la vraie vie (la grâce sanctifiante), parce qu’elle n’avait qu’une bonté
accidentelle et que l’abus de la liberté a été suivi d’un changement »
(Ép., 8, 10 ; cf. De Spir. Sancto, 16, 38). S. Ambroise pense que les anges étant au‑dessus des hommes, il faut d’autant plus admettre leur élévation par la
grâce, « intelligendum est, quod creatura quidem superior angelorum, sit
quae plus recipit gratiae spiritualis » (De Spir. Sancto, 1, 7). D’après
le pseudo‑Denys, les anges les plus élevés
« ont été remplis de la première et de la plus excellente grâce de
divinisation » (De cæl. Hier., 7, 2). S.
Augustin est le plus précis. Il pose la question de la bonté des anges et
de leur volonté et exclut d’abord l’hypothèse qu’ils aient pu acquérir par eux‑mêmes la bonté de leur volonté. « Qui
aurait pu la leur donner (la bonne volonté) sinon celui qui les créa avec une
bonne volonté, c.‑à‑d. avec cet amour chaste,
avec lequel ils se sont attachés à lui, alors qu’à la fois il constituait leur
nature et leur conférait la grâce (simul iis et condens naturam et largiens
gratiam) ? C’est pourquoi il faut croire que les saints anges n’ont jamais
été sans bonne volonté, c.‑à‑d. sans amour pour Dieu ». Ensuite, il explique la chute des anges et
dit que les mauvais sont tombés par le fait de leur volonté libre ; peut‑être reçurent‑ils moins de grâces ou bien ils en abusèrent. « On doit donc, en louant, comme il
convient, le Créateur, reconnaître que ce n’est pas seulement des hommes
saints, mais encore des saints anges, qu’on peut dire que l’amour de Dieu a été
répandu en eux par le Saint‑Esprit qui leur a été donné » (Rom., 5, 5). Il en conclut que, par suite,
les anges et les hommes appartiennent à la même cité de Dieu (Civ., 12, 9, 2 ; cf. 11, 33).
La Scolastique, à l’exception d’Alexandre de Halès, est unanime dans
sa manière de concevoir l’élévation des anges. S. Thomas prouve par des raisons théologiques que les anges ont eu
besoin de la grâce pour se mouvoir vers leur fin éternelle : « Voir
Dieu en vertu de sa force divine... est au‑dessus de la nature de toute
raison créée. Aucune créature raisonnable ne peut donc diriger le mouvement de
sa volonté vers la béatitude correspondante, si ce n’est dans la mesure où elle
est mue par un principe surnaturel et nous appelons ce principe l’assistance de
la grâce. Ainsi donc aucun ange ne pouvait former le désir de cette béatitude
sans le secours de la grâce » (S. th., 1, 62, 2).
Le contenu de ce don de la grâce. D’après l’analogie de la
justification humaine, on peut conclure qu’ils possédèrent, outre la grâce
sanctifiante et actuelle, les trois vertus théologales par lesquelles on tend
vers la vision de Dieu et on la mérite. La foi
doit avant tout comprendre la vérité de l’existence de Dieu et de ses relations avec la créature. Qu’elle dût comprendre
aussi l’Incarnation du Logos, cela est moins probable, car cette Incarnation ne
devait devenir nécessaire que par la chute de l’homme et elle devait se
réaliser plus tard. Le temps de la
sanctification est placé par Pierre Lombard, Hugues, Alexandre, S. Bonaventure,
Scot, après la création. D’après Scot, ils durent d’abord, dans l’état de
nature, se préparer à l’état de grâce. D’après S. Basile (M. 29, 333), S. Augustin
(Civ., 12, 9, 2 : « les comblant à la fois des dons de la nature et
de ceux de la grâce ») et S. Thomas,
ils reçurent la grâce en même temps que la nature (1, 62, 3). S. Thomas enseigne, en outre, que les
anges « n’ont pas possédé immédiatement la béatitude ultime (1, 62, 1),
ils ont eu besoin de la grâce pour se tourner vers Dieu considéré comme l’objet
de leur béatitude (1, 62, 2) et ils ont été heureux immédiatement après avoir
produit un acte de charité » (1, 62, 5). Si, comme le dit S. Thomas (1,
62, 5), les anges reçurent la béatitude immédiatement
après leur premier acte d’amour, leur vie dans l’état de voie ne comprend que deux actes. S. Thomas prétend que la mesure de grâce reçue dépend de la
mesure des perfections naturelles qui doivent être différentes dans les neuf
chœurs. C’est ainsi que pensent une partie des Pères, mais d’autres admettent
l’égalité de tous les anges au début et ne font commencer leur inégalité
qu’avec l’inégalité des grâces.
L’épreuve des anges. Elle résulte de leur état de voie. La foi
qui doit attendre la vision est déjà en soi une épreuve, même quand elle n’est
pas accompagnée, comme pour nos premiers parents, d’un précepte spécial. En
quoi consista, d’une manière précise, l’épreuve des anges, on ne peut le dire.
La Révélation garde un silence complet à ce sujet. Pelz (65 sq). constate, chez les Pères, trois conceptions différentes : 1° Les bons anges
peuvent, maintenant encore,
pécher ; 2° Ils ne pouvaient jamais
pécher parce qu’ils ont été créés dans la gloire ; 3° Il y a deux
catégories d’anges : une catégorie plus élevée qui ne peut pécher et une
catégorie inférieure qui peut pécher. S. Augustin partagea jusqu’en 420 la
seconde opinion ; plus tard il enseigna que les bons anges reçurent la
certitude de leur béatitude, comme une récompense,
au moment de la chute des mauvais. On trouve les mêmes fluctuations dans la
Scolastique : les théologiens qui n’admettent pas que les anges aient été
créés dans l’état de grâce ne veulent pas admettre non plus que les anges
déchus aient jamais possédé la grâce sanctifiante (Cf. Scholion ad Bonavent.,
2, dist. 4, a. 1, q. 2 ; Édit. Quaracchi, 2, 135, n. 11). Au sujet de la possibilité de la chute, S. Thomas
écrit : « Il n’y a donc que la volonté divine qui soit exempte de
péché. Toute volonté créée peut pécher selon la condition de sa nature »
(1, 63, 1). D’où la thèse qu’aucune créature n’est confirmée dans le bien par nature, mais seulement par grâce.
L’ange gardien.
Quelle relation finale ont les
anges avec le monde ? A ce sujet, rien n’a été révélé. Une seule chose est
certaine : c’est que des anges ont été placés à côté des hommes pour les protéger et les assister.
L’auteur de l’Épître aux Hébreux considère cela comme une vérité
courante : « Ne sont‑ils pas tous des esprits au
service (de Dieu), envoyés comme serviteurs pour le bien de ceux qui doivent recevoir l’héritage du salut ? » (Hébr., 1, 14).
En particulier, l’Écriture donne, sur ce service des anges, les renseignements
suivants : ils transmettent aux hommes les instructions divines (cf. les
passages sur l’existence des anges et en outre Ps. 102, 20 sq.) et,
inversement, ils transmettent à Dieu les prières des hommes (Tob., 12,
12 ; Zach., 1, 12) ; ils protègent les hommes (Gen., 24, 7 ; 48,
16. Ex., 23, 20. Ps. 33, 8 ; 90, 11‑13. Tob., 5, 27 ; 13, 20). Dans le Nouveau
Testament, ils sont intimement associés à l’histoire
du salut ; ils annoncent la venue du Christ et le servent (Math., 4,
11) ; ils prennent part à la joie causée par la conversion du pécheur (Luc,
15, 10), au développement de l’Église (1 Cor., 4, 9 ; Eph., 3, 10) ;
ils offrent à Dieu les prières des saints (Apoc., 8, 2‑4) ; ils protègent les petits (Math., 18, 10),
les Apôtres (Act. Ap., 12, 15) ; ils accompagnent les justes, au
moment de la mort, vers Dieu (Luc, 16, 22) ; ils prendront part au jugement dernier avec
le Christ (Math., 16, 27 ; 13, 39 ; 24, 31 ; 25, 31. 1 Cor., 15,
52. 1 Thes., 4, 16. 2 Thes., I, 7).
Les Pères mentionnent, dès le début, l’ange gardien. Il semble même que
presque tous considèrent que la fin des anges est de servir les hommes. Ainsi
pensent Hermas, Tertullien, Clément, Origène et les Pères postnicéens. S.
Grégoire le G. et le pseudo‑Denys ne parlent pas de l’ange gardien, bien qu’ils soient, à côté de S. Augustin et de S. Jean Damascène, très célèbres comme angélologues.
La Scolastique est unanime dans la doctrine de l’ange gardien. D’après
elle, non seulement les chrétiens, mais encore tous les hommes ont un ange
gardien. Ceux‑ci écartent les dangers du corps et de l’âme de leurs protégés ; ils les excitent au bien, portent leurs
prières à Dieu, prient pour eux et les conduisent après leur mort au tribunal
de Dieu. Une dernière tâche est déjà attribuée, chez les Pères, à l’archange
Michel : la protection des mourants contre le démon. On attribue un ange
gardien même aux peuples et aux États et surtout à l’Église (Cf. Deut., 32,
8 ; Dan., 10, l3 ; Apoc., 2 et 3).
D’après la Bible et les Pères, on
doit donc accepter comme un dogme l’existence et le rôle des anges gardiens
pour les hommes en général. La tâche primordiale de tous les anges est le
service de Dieu par la louange, l’action de grâces et l’adoration.
Le culte relatif des anges a pour fondement : 1° Leur situation
par rapport à Dieu ; 2° Leur nature élevée et leur grâce, et 3° Leur
relation avec nous. Un culte superstitieux des anges dut déjà être interdit par
S. Paul (Col., 2, 18 ; cf. Apoc., 19, 10 ; 22, 9). D’une manière
générale, on était, dans les premiers temps, très réservé par rapport au culte
des anges, en raison de la doctrine gnostique, apparentée, des Éons. Origène
défend ce culte contre Celse (C. Cels., 8, 13), en distinguant entre Dieu et
ses serviteurs qui justement doivent être « honorés » d’une manière
différente. En Orient, l’Église dut prendre des mesures contre le culte exagéré des anges (contamination
platonicienne). Un synode de Laodicée dut défendre d’honorer les anges de telle
sorte qu’on oublie le Seigneur
(Héfélé, 1, 743). S. Augustin fait
une distinction très nette entre Dieu et ses créatures et, à ce propos, il
insiste particulièrement sur les anges et nous exhorte à les aimer, parce
qu’ils aiment Dieu et l’adorent avec nous éternellement. Cependant nous ne leur
élevons pas de temples ; nous les honorons par notre amour, non par un
hommage de servitude (caritate, non servitute). (De vera relig., 55, 110).
Conformément à la manière d’agir de S. Augustin, l’usage, dans la Scolastique,
fut de ranger les anges « dans la communion des saints » et de les
comprendre avec les saints parmi l’Église triomphante ».
THÈSE. Une partie des anges s’est détournée de Dieu et se tient à
son égard dans une hostilité éternelle. De foi.
Explication. Contre le dualisme qui
admettait un principe mauvais éternel, le 4ème Concile de Latran a
défini : « Les diables en
effet et les autres démons ont été
créés naturellement bons par Dieu, mais ils sont devenus mauvais par eux‑mêmes » (Denz., 428). L’Église avait déjà défendu cette doctrine précédemment contre les
priscillianistes (Denz., 237).
Preuve. L’existence des mauvais Esprits se manifeste tout d’abord (d’après
les Septante) dans le Deutéronome. Il
y est dit des Israélites : « Ils ont sacrifié à de mauvais Esprits et
non à Dieu ; à des dieux qu’ils ne connaissent pas » (Deut., 32, 17).
Le psalmiste, lui aussi, identifie les faux dieux et les mauvais Esprits :
« Tous les dieux des nations sont de mauvais Esprits » (Ps. 95, 5).
Israël apostasia, « et ils sacrifièrent leurs fils et leurs filles aux mauvais
Esprits » (Ps. 105, 37). Dans le livre de Job, apparaît soudain,
« parmi les enfants de Dieu, Satan au
milieu d’eux » (Job, 1, 6 ; 2, 1). Tous ses efforts tendent à
créer le mal parmi les hommes, en tant qu’adversaire de la vertu. Dieu lui
permet d’éprouver son serviteur Job. Il apparaît ensuite devant le Seigneur
comme accusateur du grand‑prêtre juif qu’il voudrait voir tomber en son pouvoir en
raison de ses fautes. Mais le Seigneur le menace et enlève miséricordieusement les péchés du prêtre (Zach., 3, 1‑4). Nous trouvons encore Satan dans l’histoire de David. « Mais Satan s’éleva contre Israël et détermina David à
faire le dénombrement du peuple » (1 Paral., 21, 1). Ce Satan est sans
doute le serpent du paradis terrestre.
Le livre de la Sagesse fait allusion
à ce serpent : « Par l’envie du diable
(διάβολος) la mort est entrée dans le
monde » (Sag., 2, 24). Dans le livre de Tobie, on mentionne plusieurs fois
un Esprit malfaisant, le démon Asmodée, et on signale des
« espèces de démons » (Tob., 3, 8 ; 6, 8‑19 ; 8, 3 ; 12, 3). Après l’exil, on parle, plus souvent et avec
plus de précision, des mauvais Esprits. Il est possible que l’influence des
relations avec les païens ait contribué à l’élaboration de la démonologie. En
effet, dans les apocryphes juifs,
elle prend une grande extension. Dans ces livres, Satan est le prince de ce
monde qui exerce sur les hommes, par le moyen des démons, une malfaisance
physique et apporte particulièrement des maladies et des infirmités.
Jésus se trouve en face de cette foi aux démons et en tient compte.
Sans doute, il ne dit rien de l’origine du démon, mais il suppose aussi bien
son existence que son action néfaste et immorale. Très souvent, il nomme le diable ou Satan, par conséquent un
mauvais Esprit bien déterminé, qui paraît en même temps comme le maître des
autres. On pourrait facilement accumuler les passages. Les passages suivants
pourront suffire : Satan tente le Maître lui‑même (Math., 4, 3‑10) ; il oppose des obstacles à son enseignement (Marc, 4,
15) ; il sème l’ivraie parmi le bon grain (Math., 13, 39) ; il tente
les disciples (Luc, 22, 3, 31) ; il combat contre l’Église (Math., 16,
18) ; il est, en somme, le « prince de ce monde » (Jean, 12,
31 ; 14, 30 ; 16, 11). Il nuit aux hommes en pénétrant en eux et en
les possédant. Même après avoir été chassé, il essaie avec des efforts plus
grands de maintenir son ancienne possession (Luc, 11, 24‑26). Le Christ a pouvoir sur le diable et le chasse (Math., 4, 24 ; 8, 16 ; 9, 32‑33. Marc, 1, 32‑34, etc.). Le Christ voit Satan
« tomber du ciel comme un éclair » (Luc, 10, 18). C’est pourquoi
aussi il peut donner à ses disciples puissance sur lui (Luc, 10, 17‑20). Mais il suppose aussi que des Juifs chassent le diable
(Math., 12, 27), bien que nous ne sachions rien sur le succès de ces
exorcismes. A côté de Satan, apparaît une armée de démons (Math., 8, 16 ; Luc, 8, 30, etc.). Les maladies sont
produites par eux ; ils sont les Esprits malfaisants des hommes bons et
mauvais ; ils produisent la cécité et la surdité (Math., 9, 32 ; 12,
22. Marc, 9, 16. Luc, 11, 14), la frénésie et la folie furieuse (Math., 8, 28‑30. Marc, 5, 2‑30. Luc, 8, 28‑30), l’épilepsie (Luc, 13, 11‑16). Dans l’évangile de S. Jean, ces démons disparaissent et le diable, en
tant que prince de ce monde, apparaît seul ; son intention est plutôt
d’opprimer la vérité que de causer des maladies ou des plaies physiques ;
ces maladies d’ailleurs peuvent aussi être envoyées par Dieu, pour manifester
sa puissance dans leur guérison (Jean, 9, 1‑3).
D’après S. Paul aussi, le diable est le dieu de ce monde (ὁ
υεὁς τοῦ αἰῶνος
τούτου ; 2 Cor., 4, 4) ; il règne par
la puissance de la mort (Hébr., 2, 14), par la production de maladies (1 Cor.,
5, 5 ; 11, 30 ; cf. 10, 20‑21), en tant qu’Esprit malfaisant dans S. Paul
lui‑même (2 Cor., 12, 7 ; cf. 1 Thes., 2, 18) et particulièrement par la tentation du péché (1 Cor., 7, 5 ; 2 Cor., 11, 3). D’où l’exhortation de s’opposer à ses attaques par « les armes de Dieu » (Éph., 6, 11‑20), car il se plaît à nous retenir captifs dans ses « filets »
(2 Tim., 2, 26). Pour séduire les hommes, il prend même la forme d’un
« ange de lumière » (2 Cor., 11, 14). Ses ravages sont terribles dans
le paganisme, dont la religion est le culte du diable (1 Cor., 10, 20‑21) ; il y exerce sa « puissance de ténèbres »
(Col., 1, 13). Les possessions et les exorcismes sont tout à fait à l’arrière‑plan chez S. Paul ; dans 1 Cor., 12, 14, il ne signale pas le
charisme de l’expulsion du démon ; il a principalement en vue les œuvres morales de Satan (Cf.
cependant Act. Ap., 19, 12). Les autres Apôtres aussi mettent en garde contre
le démon. « Celui qui fait le péché est du diable » (1 Jean, 3, 8),
lequel, « comme un lion rugissant, rôde, cherchant qui dévorer ;
résistez‑lui, forts dans la foi » (1 Pier., 5, 8 sq.), « car,
dans le Christ, on peut le vaincre » (1 Jean., 2, 14 ; Jacq., 4, 7).
Dans les Actes des Apôtres, on
signale des cas d’expulsion de démons et du diable (Act. Ap., 5, 16 ; 8, 7‑8 ; 19, 12). Dans l’Apocalypse, le « grand dragon, l’antique serpent, qui est nommé diable
et Satan » joue un grand rôle (12, 9 ; 20, 2).
Malgré tout ce qui est dit dans
l’Écriture de l’existence et de l’action du diable, il n’est dit nulle
part clairement comment il est devenu
mauvais, on y fait seulement allusion. La chute du haut du ciel que S. Jean
décrit dans l’Apocalypse appartient
sans doute à l’avenir (Apoc., 12, 9). Le Christ dit une fois que le diable ne
se tient pas dans la vérité (Jean, 8, 44) ; S. Paul menace les orgueilleux
du jugement que le diable a subi (1 Tim., 3, 6). S. Pierre parle d’un péché du
diable en raison duquel il a été jeté dans la prison de l’enfer (2 Pier., 2,
4). S. Jude Thaddée raconte que « les anges n’ont pas conservé leur
principauté, mais abandonné leur demeure » et que pour cela « ils
sont gardés pour le grand jour du jugement liés de chaînes éternelles dans les
ténèbres » (Jud., 6). On le voit, ce ne sont que des allusions. On tient
pour établi que les diables sont mauvais plutôt qu’on ne découvre la raison et
l’origine de leur mauvaise nature. Cependant leur méchanceté est morale, libre
et non naturelle. Les démons et les diables ne sont pas des esprits naturels
mauvais, comme en connaissent tous les peuples païens anciens et modernes, mais
des adversaires moraux du Christ et de son royaume, de véritables adversaires
de Dieu. Chez les Pères, l’idée
qu’ils avaient péché charnellement avec des femmes (Gen., 6, 24) était très
répandue ; elle était plausible, si l’on croyait que les anges avaient un corps. S. Augustin lui‑même estime possible des relations
sexuelles des anges avec des femmes. Par suite, S. Thomas pense de même (il
s’agit sans doute de relations au moyen de corps empruntés).
Le châtiment des mauvais anges est caractérisé par l’Écriture comme une peine
éternelle dans l’enfer : « Dieu n’a pas épargné les anges qui ont
péché, mais les a précipités dans l’abîme avec les chaînes de l’enfer et les a
livrés à la peine, afin qu’ils soient gardés pour le jugement » (2 Pier.,
2, 4). « Quant aux anges qui n’ont pas gardé leur principauté, mais qui
ont abandonné leur demeure, il les a maintenus pour le jour du jugement, liés
de chaînes éternelles, dans les ténèbres » (Jud., 6). Le lieu où sont les diables est donc l’enfer. Cependant S. Paul suppose qu’ils
se tiennent dans les airs (Éph., 2, 2 ; 6, 12). Le Christ indique le désert (Luc, 11, 24) et aussi l’enfer (Math., 25, 41) comme le lieu de
leur séjour.
La possession est un genre particulier de l’action diabolique. Depuis
les temps du christianisme primitif, on a employé contre elle les exorcismes. Les exorcistes constituaient
un ordre particulier de l’Église. En raison de l’influence diabolique très
accentuée dans le monde païen, l’exorcisme eut lieu d’abord à l’occasion de
chaque baptême. Mais aussi les personnes déjà baptisées qui étaient suspectes
de possession étaient exorcisées. Le monde inanimé et sans raison lui‑même était considéré comme accessible au diable et de là vient la coutume, également antique, d’exorciser aussi les éléments (eau baptismale, eau bénite, sel
bénit). Pour plus de détails, cf. la théologie morale et la liturgie.
L’influence du Mauvais ne doit pas être niée, mais il ne faut pas non
plus l’exagérer. S. Thomas juge : La science du diable, en tant que ci‑devant ange, lui est restée ; elle surpasse par conséquent la
science humaine ; mais il ne connaît pas l’avenir, ni les pensées de
l’homme ; il n’est pas non plus capable de faire des miracles proprement dits, ni des actions qui surpassent les actions
humaines ; Dieu lui permet de nous tenter ;
cependant toute tentation ne vient pas du diable, car nous sommes aussi tentés
par la chair et le monde ; ce n’est que par la chute d’Adam qu’il est la
cause de tous les péchés, par conséquent d’une manière indirecte ; il ne
peut pas nous forcer au péché :
il n’y a pas de péché sans liberté.
Les pactes avec le diable auxquels
sont unies la magie et la divination sont possibles. S. Augustin, lui aussi, enseigne l’existence du « pactum
diabolicum » (Doct. Christ., 2, 23), en s’appuyant sur 1 Cor., 10, 20. Par
rapport aux maladies, aux dégâts causés par l’orage, aux relations sexuelles
diaboliques (Gen., 6, 2‑4), aux monstres etc., nous
jugeons aujourd’hui, par suite du progrès des sciences naturelles,
autrement qu’on ne le faisait à l’époque où l’on voyait partout des sorcières.
Des observations critiques sur l’ensemble de la doctrine des esprits,
juive, chrétienne et patristique, ont été faites, non seulement par la science
moderne des religions, mais encore par la théologie catholique dans la personne
de certains de ses représentants, bien que le point de départ soit différent
chez les uns et chez les autres. On se demande, en effet, si le judaïsme, comme
le christianisme, n’a pas, dans sa doctrine des esprits, subi une certaine
influence extérieure : dans la doctrine des anges, mais surtout dans la
doctrine des démons. S. Augustin
remarque déjà que « nous savons par la foi qu’il y a des anges » (In
Psalm., 103, sermo 1, 15), mais il sait que les païens aussi avaient leurs
idées sur les bons et les mauvais démons et que, surtout depuis Platon, ils
leur donnaient le nom de dieux (θεοὶ) ou de démons
(δαίμονες), qu’ils les honoraient et
que de leur part ils attendaient du bien ou craignaient du mal. « La
plupart, en effet, ont coutume de dire qu’il y a de bons et de mauvais démons,
et cette opinion, qu’elle soit professée par les Platoniciens ou par toute
autre secte, mérite un sérieux examen » (Civ., 9, 2). S. Augustin
« qui tenait à ne pas élargir inutilement le fossé entre les chrétiens et
les païens, déclarait qu’il ne s’agissait pas d’une différence réelle »
(Pelz, 4). Si nous remontons jusqu’aux apologistes chrétiens, Andrès établit
que c’est moins dans la doctrine des anges empruntés à la Bible que dans la
doctrine des démons qu’on découvre de nombreux rapports entre eux et les
païens. « On aperçoit, dans cette doctrine de Justin comme dans celle des
autres apologistes, à côté de traits bibliques, une quantité de traits qui ne
le sont pas. D’une manière générale, on peut dire de leur doctrine des mauvais
Esprits : dans aucun dogme chrétien, le sol chrétien n’a été envahi d’une
telle abondance de végétation parasite que dans celui‑ci » (Achelis). C’est justement dans cette doctrine
des mauvais Esprits sur lesquels la Sainte Écriture, dans le Nouveau Testament, ne donne
que peu de détails, que les apologistes trouvent le plus de points de contact
avec le monde des Esprits qui les environne. Tous les apologistes ont aimé
faire usage des armes que leur offrait la philosophie d’alors, influencée par
la croyance populaire, en ramenant tous les mythes scandaleux aux mauvais
Esprits. Tous les apologistes sont d’accord pour trouver une certaine
satisfaction à identifier les mauvais démons de la philosophie païenne et de la
croyance populaire d’alors, mais aussi les dieux païens avec les anges déchus.
Au reste, S. Paul l’avait déjà fait. Mais il faut remonter plus haut encore, au
delà du christianisme : « L’identification des dieux païens et des démons
avec les anges tombés était déjà préparée, dans l’enseignement juif postérieur,
au sujet des anges ». Les Septante déjà, d’après Smit, 117 sq., avaient
préparé cette conception en substituant au mot idoles, partout où ils le trouvaient dans le texte hébreu, le mot démons (Deut., 32, 17. Ps. 95, 5 ;
105, 37. Is., 13, 21 ; 34, 14 ; 65, 11). Andrès mentionne ensuite la grande influence que l’enseignement
juif postérieur concernant les anges a exercée sur les conceptions du
christianisme. Il signale particulièrement le livre d’Enoch, les jubilés, les
apocalypses apocryphes et les pseudo‑épigraphes. Il se demande aussi si
le judaïsme lui‑même n’a pas subi l’influence étrangère. L’histoire des religions est d’avis que cette influence fut très forte durant l’exil. On connut la doctrine des
Esprits, très développée à Babylone et surtout en Perse, et cela
expliquerait que cette doctrine, très pauvre auparavant dans les livres de
l’Ancien Testament, prend un développement extraordinaire concernant surtout la
multitude de ces Esprits (Daniel) et
leur rôle vis‑à‑vis de Dieu et du monde (2
Macch. : les champions de Dieu pour le salut d’Israël). Les apocryphes ont
encore développé ces conceptions et ont souvent atteint le fantastique et
l’extraordinaire (Couard, les apocryphes et les pseudo‑épigraphes). Nikel écrit : « Il faut distinguer de la foi
légitime aux anges de l’Ancien Testament, les spéculations de la théologie
juive postbiblique, laquelle, sous l’influence du parsisme et des idées
babyloniennes, s’est fait une conception des anges telle que nous la
rencontrons dans le livre d’Énoch et les Apocalypses apocryphes ». Smit remarque à propos de la démonologie
du Nouveau Testament, après de longues recherches sur la démonologie juive de
la basse époque, qu’Israël, par suite de ses relations avec le monde, avait
aussi emprunté aux peuples étrangers la superstition. Cependant il fait une
réserve : « Bene vero notandum est, Judaeos ideas illas populorum gentilium
non recepisse sine ulla commutatione, sed eas secundum fidem suam
monotheisticam transmutasse. Hinc melius forte dicendum foret daemonologiam
babylonicam, persicam et graecam non directum influxum in ideas Judaeorum
exercuisse, sed potius indirectum, in quantum Judaeis occasio fuerit et
exemplar evolutionis daemonologiae, ex intimis eorum progredientis. Factum vero constare videtur Judaeos tempore
Christi multos homines daemoniacos vocasse, qui revera a daemone possessi non
erant, sed nonnisi morbo quodam correpti. « Judaei, naturas morborum
parum edocti, plura interdum daemoni vindicabant, e causis naturalibus
repetenda : ita epilepticos, lunaticos, hypochondriacos perinde habebant
ac energumenos » jam dicit Aug. Calmet » (p. 171). Citons encore une
opinion critique. Dunin‑Börkowski examine le thème : « Les anciens chrétiens et le monde religieux qui les entourait », et conclut ainsi :
« Dans la mesure où la démonologie, qui apparaît dans le Nouveau Testament
et qui a passé dans la foi consciente de l’Église chrétienne ‑ nous parlons ici de la foi qui s’appuie sur la Révélation et non des opinions particulières plus ou moins répandues ‑ concorde avec des idées assyro‑babyloniennes et perses sans trouver un appui dans l’Ancien Testament, rien, du point
de vue du dogme catholique, ne s’oppose à un emprunt fait à l’Orient. Seulement, il faut voir,
dans ces conceptions orientales, l’écho d’une tradition antique objectivement
vraie que les premiers prédicateurs de l’Évangile ont acceptée. Une nouvelle
révélation n’était pas nécessaire quand une foi antique et juste, de quelque
religion qu’elle provînt, se déversait dans le christianisme ; assurément,
il fallait une direction divine, pour dégager la démonologie orientale de la
gangue de magie et de sombres superstitions et la ramener aux purs éléments de
la Révélation primitive ». Dans cette revue rapide ‑ que nous ne pouvons pas prolonger, ‑ on n’a entendu que des auteurs
catholiques dont la préoccupation est d’accorder les faits avec la foi et qui se gardent des tendances
nivelantes de l’histoire moderne des religions. Néanmoins il résulte de leurs assertions que
nous nous trouvons ici en face d’un problème
réel qui semble bien n’avoir pas encore été résolu sous tous ses aspects.
A consulter : S. Thomas, S. th., 1, q. 90 sq. ;
C. Gent., 2, 56‑90 ; S. th., 175‑89, 118‑119 ; Quest. disp. de anima. Gardair, La nature humaine (1896). Bros, La survivance de l’âme chez les
peuples non civilisés. Dhorme et Lagrange,
dans Revue biblique (1907), 59 sq.,
85 sq. Dict. apol., v. Ame.
THÈSE. Dieu a créé l’homme dans son corps et dans son âme. De foi.
Explication. Le 4ème Concile
de Latran insiste particulièrement sur l’homme et dit, au sujet de sa
nature, qu’il est composé d’esprit et de corps (§ 62). Le Concile du Vatican répète ces déclarations. Le dogme est
inconciliable avec toute conception matérialiste, panthéiste, de l’origine
naturelle de l’homme. Comme toute la Création, l’homme, lui aussi, a été
produit librement par Dieu. Mais son origine se place dans la création seconde (creatio secunda), alors que
déjà la matière du monde avait été tirée du néant. Dieu créa l’âme absolument de rien ; quant au
corps, il le créa de matière
préexistante.
Comment se produisit précisément cette formation du corps, cela
échappe à notre connaissance. L’apparition soudaine de l’homme sur la terre, voilà des milliers
d’années, est pour nous un aussi grand mystère que l’origine du monde elle‑même. L’Église ne s’est pas prononcée sur ce comment ; cependant, dernièrement encore, elle a défendu d’expliquer le récit de la Genèse comme un récit purement
symbolique (p. 262).
D’après la théorie moderne de
l’évolution (Darwin, Vogt, Haeckel), etc., on considère comme une chose
démontrée que l’homme tout entier,
ainsi que tous les autres êtres vivants, est un produit de l’évolution
naturelle du monde. Avec une étonnante contradiction, Boelsche, par ex.,
affirme : « Nous ne savons encore que très peu de choses de l’origine
de la vie et ses lois primitives, si bien que nous ne pouvons pas prétendre
encore à la connaissance des lois de l’évolution de la vie en elles‑mêmes ; il nous suffit de voir enfin leur résultat définitif : la série ininterrompue entre l’amibe et l’homme ». O. Hertwig combat Darwin (Contre le darwinisme éthique social et
politique, 1921). Il lui reproche d’avoir créé la « notion
insoutenable » de la « sélection accumulée » ; il lui
reproche aussi son axiome « la lutte pour la vie » qui ne contient
que la loi de cause et d’effet. Par la sélection, les choses sont seulement
« sériées » et non « changées ». Il n’y a pas de
« sélection » dans la nature. Au sujet de la position de Darwin par
rapport à la croyance en Dieu, Stölze écrit : « Il est d’abord
théiste, puis agnostique, mais il n’est jamais formellement athée ».
Si le premier corps humain
procède d’une génération animale, cela n’a pas pu résulter de l’évolution
naturelle, et l’on ne peut en trouver l’explication que dans une intervention
immédiate de Dieu. S. Thomas :
« Ce qu’il y a de plus naturel dans un être, c’est le désir de sa
conservation ; et l’être ne se conserverait pas, s’il se transformait en
une autre nature » (S. th., 1, 63, 3). Les squelettes humains
préhistoriques (en Allemagne, en Belgique, en France, à Gibraltar, dans les
Balkans, en Angleterre) indiquent l’homme actuel. S. Augustin n’enseigne pas
que le corps humain est le produit d’une évolution, mais qu’il provient de la
« puissance obédientielle » de la matière actuée par Dieu d’une manière
préternaturelle (Cf. S. th., 1, 91, 2 ad 4 et 1, 92, 4 ad 3).
Ceux qui croient pouvoir
concilier la croyance au fait de la création de l’homme et l’adhésion aux
résultats des récentes recherches des sciences naturelles en tant qu’ils se
prononcent pour l’origine animale de l’homme doivent observer qu’il s’agit
uniquement de l’origine corporelle,
car c’est le seul point sur lequel les sciences naturelles soient qualifiées
pour porter un jugement. Sans prendre parti ni pour ni contre, le célèbre
théologien catholique Mausbach
signale, dans son ouvrage Intitulé De
l’existence et de l’essence de Dieu (1920, p. 222), la théorie de S.
Augustin sur la « création simultanée », théorie que S. Thomas
mentionne également sans la combattre (S. th., 1, 69, 2, et 1, 71, 1). Mausbach
poursuit, page 227 : « Il s’agit de savoir si, tout en réalisant par
ses caractéristiques biologiques le type le plus élevé du groupe des vertébrés,
l’homme se rattache aussi historiquement à la souche des espèces animales... Presque
tous les spécialistes, tant de l’anthropologie que de la paléontologie, ainsi
que de nombreux savants parmi les croyants, inclinent à admettre qu’il existe
une connexité génésique certaine entre l’homme et l’animal ». Mausbach
découvre même dans S. Thomas une certaine confirmation de ce point de
vue : « D’après S. Thomas d’Aquin, l’embryon humain ne possède tout
d’abord qu’un principe vital de l’ordre purement végétatif et sensitif, comme
celui des animaux. Ce n’est qu’à un stade ultérieur que celui‑ci est remplacé, moyennant un acte créateur de Dieu, par une âme spirituelle. En tant que principe vital
complet, cette âme englobe aussi la puissance de
la vie végétative et sensitive et assume dès lors à elle seule ces fonctions
inférieures » (S. th., 1, 118, 2 ad 2). Cf. aussi Wilk. Schmidt, La révélation primitive dans l’ouvrage d’Esser‑Mausbach, Religion, Christianisme et Culture (5ème éd.,
1, p, 581 et ss). ; Bumüller, Le
premier âge de l’homme (5ème éd., 1925). Fait important à
noter : les sciences naturelles elles aussi admettent aujourd’hui l’unité
de l’homme primitif, de telle sorte que le dogme essentiel de l’unité du genre
humain n’est plus contesté de ce côté. L’évolutionisme, système qui apparaît à
beaucoup comme choquant, n’a plus rien de périlleux pour la foi si l’on voit
dans l’évolution, comme c’est le cas de nombreux théologiens, une activité
créatrice de Dieu en vue de la conservation et de la transformation des
créatures.
Preuve. Le premier chapitre de la Genèse
(1, 26 sq.) traite de la création de l’homme d’une manière sommaire et
systématique ; le second (2, 7‑8, 21‑23) en traite d’une manière plus concrète. Mais tous les deux parlent d’une création immédiate du corps et de l’âme. Le premier veut attester le fait de
la création, le second les relations sexuelles et sociales entre l’homme et la
femme. C’est ainsi également que l’interprète le Christ (Math., 19, 4‑9). Plusieurs fois encore, il est
fait mention de la création de l’homme (Sag., 2, 23 ; Eccli., 17, 1 ;
Job, 10, 9). D’ordinaire, c’est cette pensée qui revient : Tu es poussière
et tu retourneras en poussière. S. Paul utilise le récit de la création d’une
manière éthique. « Le premier homme fait de terre est terrestre » (1
Cor., 15, 47). De même que l’homme vient de Dieu, la femme vient de
l’homme ; elle a été faite à cause de l’homme (1 Cor., 11, 7‑12). La Rédemption est un renouvellement de l’homme selon l’image de Dieu d’après laquelle il a été fait
(Col., 3, 10). La femme est au‑dessous de l’homme, « car Adam a été créé le premier et Ève ensuite » (1 Tim., 2, 13). Adam et
Ève sont le type du Christ et de l’Église ; c’est pourquoi l’amour est le
fondement du mariage (Éph., 5, 31‑33).
Les Pères. Étant donnée la clarté de la doctrine de l’Écriture, les
conceptions traditionnelles dans l’Église ne pouvaient présenter sur ce point
aucune obscurité et aucune hésitation. Il est inutile de les poursuivre en
détails. Il fallut attendre le darwinisme et l’athéisme moderne pour voir
apparaître du trouble dans ces notions.
La raison par elle‑même ne peut pas plus se prononcer sur le
comment de la création de l’homme que sur le comment de la
création en général.
Le mode de la création de l’homme. On reconnaît facilement que le
récit est un récit naïf et imagé, mais qui n’a rien de scientifique. « Car
que Dieu avec des mains humaines ait façonné l’homme du limon de la terre,
c’est là une foi par trop enfantine », dit S. Augustin. Et « de même
qu’il ne l’a pas façonné avec des mains humaines il n’a pas soufflé sur lui
avec sa gorge et ses lèvres » (De Gen. ad litt., 6, 12, 20 ; Civ.,
12, 23). « Considère surtout ce
qu’il a fait et non comment il l’a fait » (Enar. in Ps. 101, 2, 12 ;
118, 18, 1). Pour ce qui est de la création d’Ève, S. Augustin ne veut pas décider si cela a été dit d’une manière figurée ou fait d’une manière figurée (M. 34, 205).
La doctrine de l’Église, pourvu que
le fait soit maintenu, attache moins
d’intérêt à l’explication du comment qu’on ne pourrait le croire.
L’unité de l’espèce humaine est en connexion étroite avec
l’universalité du péché originel et de la Rédemption. Il n’est pas nécessaire
d’une preuve particulière (Cf. Gen., 2, 5‑7 ; 2, 20. Sag., 10, 1. Math., 19, 4. Act. Ap.,
17, 26). Pour le mariage entre frères et
sœurs, il faut admettre une dispense divine au commencement.
Les préadamites. D’après le calviniste Isaac de la Peyrère, qui plus tard se
convertit, Dieu créa les premiers hommes le sixième jour ; il créa des
hommes et des femmes et il en créa plusieurs ; leurs descendants sont les
peuples païens de toutes les parties du monde. Quant à l’ancêtre des Juifs,
Adam, Dieu le créa plus tard (Gen., 11). La Peyrère oubliait que les deux
récits se rapportent à une seule et même création. Plus tard d’ailleurs il
rétracta sa théorie.
La raison ne peut pas démontrer positivement l’unité de la race
humaine en se basant sur sa nature, car cette unité n’a pas son fondement dans
la nature, mais dans la volonté de Dieu. Cependant elle peut établir, par des
considérations historiques, que cette unité est un fait probable, et réfuter
les objections qu’on élève contre cette unité. En effet, toutes les traditions
antiques des peuples sont en faveur de cette unité (Égypte, Grèce, Chaldée,
Phénicie, etc.). Si Adam avait 130 ans (Septante : 230) au moment du crime
de Caïn, il pouvait avoir déjà une quantité d’enfants et de petits enfants,
parmi lesquels Caïn put trouver une femme et des relations sociales, bien que
l’Écriture ne cite alors que deux fils, Caïn et Abel. La Bible ne voulait pas
nous transmettre une histoire généalogique précise, mais l’histoire de la
Révélation. D’après le darwinisme, il n’y a jamais eu de couple primitif, mais
seulement des formes intermédiaires. ‑ Quant à savoir si d’autres planètes sont habitées, il est facile de poser la
question, mais il n’est pas pas facile d’y répondre.
La différence des races ne s’oppose pas à l’unité de l’espèce humaine.
Qu’elle ne repose pas sur une distinction de nature, cela ressort déjà du fait
que le croisement des races humaines, à la différence des croisements hybrides,
est fécond, souvent même plus fécond que les mariages dans la même race. Même
du point de vue intellectuel, rien
n’autorise à affirmer une différence essentielle
entre les races. Assurément il y a des types de peuples très inférieurs. Mais
la différence intellectuelle entre les nègres les plus dégradés et les singes
les plus élevés est toujours aussi grande qu’entre l’homme et la bête. La
théorie des coadamites, d’après
laquelle des espèces humaines autochtones auraient apparu dans diverses parties
du monde, a encore moins de fondement dans l’Écriture que la théorie des
préadamites.
THÈSE. La nature de l’homme est constituée par le corps et l’âme. De foi.
Explication. A de dualisme
anthropologique s’oppose le trichotomisme
d’après lequel l’homme est composé de trois substances
(τομή, pars) : le corps, l’âme
(ψυχή) et l’esprit (πνεῦμα) ;
cette théorie fut soutenue par les anciens philosophes, par Philon, les
gnostiques, les manichéens, les apollinaristes, les Arabes du Moyen‑Age, Günther, les protestants. Les dualistes extrêmes, d’après
lesquels l’union du corps et de l’âme n’est pas naturelle, mais antinaturelle,
furent Platon, Descartes, Leibnitz. L’Église a réprouvé le trichotomisme
d’Apollinaire (Denz., 338), des Arabes (Later. 5 ; Denz., 738), la théorie
de Günther qui admettait une âme naturelle au‑dessous de l’âme spirituelle (Denz., 1655),
ainsi que l’opinion de Rosmini, d’après laquelle l’âme raisonnable peut procéder par évolution de l’âme sensible (Denz., 1910). Très célèbre est la décision du Concile de Vienne contre Pierre Olivi, dans
laquelle il est déclaré que quiconque affirme « que l’âme rationnelle ou
intellective n’est pas forme du corps humain par elle‑même et par essence doit
être considéré comme hérétique », (Denz., 481 ; cf. 783).
Pierre Olivi, qui admettait, à la base de son système, une matière spirituelle,
faisait consister l’âme en trois formes (anima vegetativa, sensitiva,
intellectiva), qui coexistaient
simplement dans la matière commune de l’âme, laquelle serait préparée par les
formes inférieures à recevoir les formes supérieures ; toutefois, les
formes supérieures agiraient d’une manière dynamique
sur les formes inférieures (regere, movere). « Les différentes formes ne
sont pas réciproquement dans le rapport de matière et de forme, comme c’est le
cas dans la conception albertine, scotiste et suarésienne, mais elles se
comportent simplement comme des parties qui sont mécaniquement additionnées les
unes aux autres. Le seul lien d’union est la simple coexistence dans la
matière » (Jansen, Études
franciscaines, 1918, 173 sq.). Olivi détruisait l’unité formelle entre le corps
et l’âme intellectuelle, parce que cette dernière n’était plus immédiatement et
« par elle‑même », mais seulement indirectement par le moyen de l’âme
sensitive et végétative, le « motor » et le « rector » du
corps. C’est cette erreur que le Concile de Vienne a voulu frapper. Une
dogmatisation de la théorie naturelle aristotélicienne (matière et forme)
n’était pas dans les intentions du Concile.
Preuve. D’après la Bible, l’homme est composé de corps et d’âme :
« Alors le Seigneur Dieu modela l’homme avec la poussière tirée du
sol ; il insuffla dans ses narines le souffle de vie, et l’homme devint un
être vivant » (Gen., 2, 7). Ce « souffle » était une seule chose, il fit d’Adam un homme
et un être vivant, il fut son principe d’être et de vie. C’était son âme.
L’Écriture décrit d’abord la création du corps et ensuite comment il fut vivifié par le souffle divin de
l’Esprit. Personne n’attendra de l’Écriture, toutes les fois qu’elle parle du
corps et de l’âme, une doctrine métaphysique
quelconque sur leur unité. La psychologie biblique est difficile, parce qu’elle
d’abord pratique et imagée et ensuite religieuse. « Ruach » est
l’esprit divin de vie qui vivifie tout ce qui est dans la nature et le corps
lui‑même. « Nephesch » est l’âme qui se manifeste dans le souffle, l’âme qui habite dans le corps, qui
y est établie et qui le quitte. Ce mot équivaut souvent au pronom réfléchi, comme au pronom personnel, et de là
résulte sa signification de moi personnel. On emploie également
« nephesch » pour vie, d’où des expressions comme « animam suam
dare in mortem, animam servare », etc., ce qui ne signifie pas la
mortalité de l’âme, mais la perte ou
la conservation de la vie. Quand
l’âme quitte le corps, l’homme est
mort, mais non l’âme ; celle‑ci va dans le « Schéol » ou retourne à Dieu (Eccl., 12, 7 ).
Le Christ parle selon les conceptions de son peuple et nomme le corps
et l’âme, l’un à côté de l’autre, d’une manière pratique, sans aborder le
comment de leur union intime (σῶμα et ψυχή, Math., 10,
28 ; πνεῦμα et σάρξ,
Math., 26, 41). Son âme (πνεῦμα) est troublée
(Jean, 12, 27) ; il remet en mourant son âme entre les mains de Dieu
(εξέπνευσεν. Luc, 23,
46 ; Marc, 15, 37, 39). Il enseigne que Dieu a le pouvoir de jeter
« corps et âme » (ϰαὶ ψυχήν
ϰαὶ σῶμα) l’homme tout entier dans
l’enfer (Math., 10, 28).
Le prétendu trichotomisme biblique (cf. Dan., 3, 86 ; Luc, 1,
46 sq. ; 1 Thes., 5, 23 ; Hébr., 4, 12) s’explique facilement dans le
sens du dualisme, quand on tient compte du « parallelismus
membrorum » très fréquent, d’après lequel « spiritus » et
« anima » veulent dire la même chose en deux mots, ou bien du sens
religieux de la tournure qu’on rencontre fréquemment chez S. Paul, d’après
lequel πνεῦμα est le principe supérieur et
surnaturel de vie tel qu’on le décrit dans le traité de la grâce. Il faut en
dire autant du trichotomisme que l’on voit aussi apparaître de temps en temps
chez les Pères.
Les Pères. La lettre à Diognète
établit un long parallèle entre le corps et l’âme, d’une part, et le monde et
le Christ, d’autre part (dualisme platonicien). Justin (?) dit : « Qu’est l’homme sinon un être
intelligent composé de corps et d’âme ? » (De resurr., 8). Athénagore : « La nature de
tous les hommes est composée d’une âme immortelle et du corps » (De
resurr., 15). S. Irénée :
« Notre substance est une union d’âme et de chair » (A. h., 5, 8, 2).
Tertullien défend l’unité de l’âme
dans le corps (De anima, 10). Il est clair qu’en rejetant le trichotomisme
d’Apollinaire de la christologie, on le rejetait aussi de l’anthropologie et
que, dans la suite, les Grecs, comme les Latins, enseignèrent le dualisme, bien
que leur terminologie soit encore parfois trichotomiste. S. Augustin lui‑même dit : « L’homme est un composé de trois choses,
l’esprit, l’âme et le corps, qui du reste se réduisent à deux, parce que l’âme est souvent prise pour l’esprit » (De
fide et symb., 10, 23 ; Tixeront, 2, 135, 275, 460 ; S. Jean Damasc.,
De fide orth., 2, 12).
Le comment de l’union du corps et de l’âme a été maintes fois caractérisé
par les Pères de l’Église comme entièrement mystérieux. S. Grégoire de Nysse
estime que nous le connaissons aussi peu que l’union hypostatique (Orat. cat.,
11). S. Augustin pense de même (Civ., 21, 10 ; 22, 4). D’après Platon,
l’âme est une οὺσία ἀσώματος
αὑτοϰίνητος ;
d’après Aristote, par contre, une ἐντελέχεια
σύματος. Ces deux définitions eurent plus
tard des effets différents. D’après Platon, le corps et l’âme sont deux
substances différentes dont l’union est contre nature (anima motor
corporis : union externe) ; d’après Aristote, elles constituent une
unité substantielle (anima forma corporis : unité interne).
La Scolastique primitive, dont l’orientation était platonicienne et
augustinienne, manque d’une conception ferme. On peut ramener ses explications
aux schémas suivants : 1° L’âme habite dans une maison qui lui est
essentiellement étrangère : le corps est l’hôtellerie, le vêtement, le
récipient, l’enveloppe de l’âme ; à ces expressions s’ajoute l’image du
mariage ; 2° Le corps et l’âme sont joints par un « spiritus
physicus » qui sert d’élément intermédiaire ; 3° Le corps et l’âme
sont unis par la personnalité, comme par une union hypostatique ; 4° Puis
vient la haute Scolastique avec sa
théorie aristotélicienne : « anima forma corporis ».
D’après S. Thomas qui suit Aristote, l’âme est la « forma
corporis ». D’après Scot elle
est également forme essentielle du corps, mais à côté d’elle existe encore une
seconde forme, la « forma corporeitatis », car la « materia
prima » serait incapable de recevoir l’âme ; elle n’y devient apte
que par la forme corporelle.
Ainsi l’âme unique est la forme unique
pour toute l’activité de l’homme, en tant qu’âme végétative, sensitive et
intellectuelle. « L’âme intellective comprend en elle tout ce qu’il y a
dans l’âme sensitive des animaux et dans l’âme nutritive des plantes »,
dit S. Thomas (1, 76, 3). Mais là se trouve un problème. Les Écoles examinent les difficultés qui résultent de la conception stricte de l’âme forme
du corps. Ces difficultés proviennent de la Consécration à la messe, du mode
d’existence du Crucifié (identité du corps) et du danger de matérialiser l’âme,
si on la conçoit comme la forme d’être du corps (Cf. Béraza, n. 1195 sq.). Palmieri
(+1909) soutient, par suite, cette thèse que l’âme et le corps constituent
chacun une substance complète et qu’il n’y a entre les deux qu’une unité de
nature et de personne (De Deo creante Thes., 26).
Les explications modernes sont présentées par la philosophie. Elle
connaît l’hypothèse de l’occasionalisme
(Malebranche) d’après lequel le corps et l’âme se comportent comme des êtres
étrangers, Dieu lui‑même produisant tous les mouvements et les
mettant en relation les uns avec les autres ; elle connaît aussi l’harmonie préétablie (Leibnitz), d’après
laquelle Dieu a tout ordonné d’avance, dans le corps et dans l’âme, de telle
sorte que, dans la suite, tout concorde sans action réciproque réelle ; de
même, le parallélisme psycho‑physique (Spinoza Paulsen), d’après lequel le psychique et le corporel
sont deux côtés d’un même x inconnu et réel qui, en soi, n’est ni l’un ni
l’autre des deux, mais doit être le fondement réel de l’un et de l’autre et qui
se correspond comme l’arc convexe et l’arc concave d’un cercle (Fechner) ;
une théorie apparentée est la théorie de
l’actualité d’après laquelle l’âme n’est pas un être, mais se constitue par
les actes passagers de la conscience (Hume, Fichte, Schelling, Wundt ;
πάντα ῥεῖ ne vaudrait pas seulement
pour l’être métaphysique, mais encore pour l’être psychologique).
D’après les anthroposophes, l’homme est composé d’une série d’éléments
constituants, d’éléments corporels (corps minéral, corps éthéré, corps astral),
psychiques (âme sensitive, âme intellectuelle, âme consciente) et d’éléments
spirituels (l’esprit lui‑même, l’esprit de vie, l’homme spirituel).
THÈSE. L’âme humaine spirituelle est immortelle. De foi.
Explication. 5ème Concile de
Latran : « Nous condamnons et réprouvons tous ceux qui affirment
que l’âme intellective est mortelle »
(Denz., 738). La spiritualité de
l’âme est une doctrine de foi générale, exposée seulement incidemment par le 4ème Concile de Latran (ex
spiritu et corpore constitutus), mais qui n’a pas été définie spécialement.
« Censeo nullam esse hac de re officialem Ecclesiae definitionem »
(Beraza, n. 1121). Par contre, l’immortalité
est définie. L’arabisme enseignait la permanence panthéistique de l’âme du
monde, mais non de l’âme individuelle. De même, le matérialisme et le monisme.
Ce dernier enseigne « une survie dans la conscience commune de Dieu »
(Fechner, Paulsen, Lasswitz, etc.). L’âme du monde est alors la somme de tous
les atomes psychiques. Kant considère
l’immortalité de l’âme comme un postulat de la raison.
Preuve. L’Ancien Testament connaît sans doute depuis le commencement une
survie de l’âme, mais non dans le sens de récompense et de punition
conformément à la vie précédente. Cependant l’immortalité n’est niée nulle
part, pas même dans Job, 14, 7‑14. Eccl., 2, 14‑16 ; 3, 11‑22 ; 6, 6 ; 9, 4‑6. C’est la mortalité de cette vie et non
celle de l’âme qui est affirmée souvent comme une vérité d’expérience
quotidienne : « Car tu es poussière et retourneras à la
poussière ». Néanmoins, en raison de la doctrine encore vague de l’au‑delà, la lamentation sur les morts
est très forte : Les morts ne te louent point,
Seigneur. On meurt et on est réuni, sans distinction, dans le royaume des ombres, du Schéol, avec les pères, où l’on mène, comme une ombre sans
force, une survie morne, dont il n’est pas dit où elle doit aboutir ni combien
de temps elle durera. C’est en vain que l’on cherche des précisions
fermes ; tout ce qu’on peut dire est ceci : on parle non seulement de
la descente dans la fosse (Schéol, Hadès : Gen., 37, 35 ; 42,
48 ; 44, 29, etc.), mais encore de la réunion avec les pères (Gen., 15,
15 ; 25, 8 ; 35, 29 ; 49, 32), même à propos de la distinction
des tombeaux (Gen., 25, 8 sq. ; 35, 29 ; 49, 32), d’où peut‑être on peut conclure une certaine spiritualité et une certaine
indépendance du tombeau. Dans l’époque qui suit l’exil, par contre, se
manifeste, d’une façon plus précise, avec l’affirmation de l’individualisme
religieux, la notion d’immortalité unie même, à la fois, à la résurrection et à
la différenciation du sort des bons et des mauvais, comme on le verra dans
l’Eschatologie (Cf. par ex. : Sag., 2, 1 sq. et 2, 21 sq.).
Jésus pouvait supposer cette immortalité comme dogme et, s’appuyant sur
cette base, donner toute son efficacité à cette vérité. Citons seulement
quelques sentences : « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps sans
pouvoir tuer l’âme » (Math., 10, 28). Dieu n’est pas le Dieu des morts,
mais le Dieu des vivants ; les patriarches vivent auprès de lui (Math.,
22, 32). Les béatitudes (Math., 5), la parabole de Lazare (Luc, 16, 19‑31), les paraboles eschatologiques sont autant de témoignages en faveur de notre
dogme. C’est sur l’immortalité que repose toute la doctrine du
christianisme depuis Jésus.
Les Pères. Ils enseignent naturellement l’immortalité que soutenait déjà la
philosophie grecque ; mais ils diffèrent dans les raisons sur lesquelles
ils la fondent. Ceux qui, avec le Portique, attribuent à l’âme une certaine
corporalité, S. Justin, Tertullien, S. Irénée, Clément d’Alex. doivent
considérer l’immortalité comme un don extérieur ajouté par Dieu ; ceux,
par contre, qui, avec le platonisme, se rattachent plutôt à la notion de spiritualité
pure, comme Origène, trouvent aussi d’ordinaire le fondement de l’immortalité
dans la nature intime de l’âme.
Cependant le néoplatonisme admet que l’âme existe toujours dans un corps, ici‑bas dans un corps animal, là‑haut dans un corps plus subtil, céleste (σῶμα αἰθέριον,
οὐράνιον,
πνευματιϰόν). La
doctrine de l’immortalité fit des progrès avec les trois Cappadociens, surtout
S. Basile qui cherche dans l’âme l’image de Dieu (Hom. in Attende tibi,
7 : M. 31, 216) et S. Grégoire de Nysse qui insiste lui aussi sur une
nature semblable à Dieu (M. 45, 187‑222 ; 46, 111‑160 ; 44, 153). S. Augustin
expose d’abord, en se rattachant à Platon, une preuve naturelle de
l’immortalité de l’âme, en disant que l’âme participe à la divinité par les
idées éternelles. Plus tard, il revint aux motifs de foi. On trouve déjà, chez
les Pères, les trois arguments les plus connus : 1° L’argument tiré de la
simplicité de l’âme (arg. métaphysique) ; 2° L’argument tiré des
dispositions pour un bonheur éternel et de la tendance vers ce bonheur (arg.
téléologique) ; 3° L’argument tiré du besoin d’une sanction juste (arg.
moral). Ces arguments se retrouvent chez les scolastiques, particulièrement
chez S. Thomas. Cependant, là encore, on trouve des partisans de S. Augustin
qui se réfèrent à la foi, comme par ex. S. Bonaventure.
S. Thomas traite les trois arguments principaux, l’argument métaphysique,
l’argument téléologique et l’argument moral ; surtout le premier. Il y
ajoute l’argument tiré de la Providence : Comme l’âme est très apparentée
à Dieu, Dieu doit aussi l’aimer plus que tout autre chose et la préserver de la
destruction. Mais, à la tête de son argumentation, se place l’argument
métaphysique. Il s’appuie sur les actes immatériels de la pensée et de la
volonté pures, d’où il conclut l’être immatériel qui, par suite de sa nature,
est soustrait au flux du devenir et du dépérissement et, par conséquent,
possède l’immortalité. Les sens connaissent le particulier, l’âme connaît le
général, l’essentiel, le logique, l’intelligible. « L’âme est d’une
certaine manière toutes choses » : elle peut, par la connaissance,
recevoir en soi tous les êtres
corporels : il faut donc qu’elle soit incorporelle. S. Thomas défend la
simplicité de l’âme et de l’esprit angélique contre l’École franciscaine qui, suivant une tradition patristique,
enseignait la composition de matière et de forme. Quodl., 3, 20 :
« L’ange est‑il composé de matière et de forme » et 9, 6 : « L’ange est‑il composé », etc. (S. th., 1, 75, 5).
La Scolastique se montra unanime dans la doctrine, mais non sur la
valeur probante de l’argument philosophique ; les scotistes le discutèrent, ainsi que plus tard les nominalistes et Cajetan, lequel déclare que l’immortalité de l’âme est aussi
mystérieuse que la Trinité ; certains théologiens sont encore aujourd’hui
du même avis. Les humanistes ont ensuite, à plusieurs reprises, mis en doute
même la survie de l’âme et ont été par là les précurseurs des naturalistes
modernes. C’est contre les humanistes qu’est dirigée la déclaration du 5ème
Concile de Latran.
Remarque. De même que la spiritualité et l’immortalité de l’âme, sa liberté de volonté est aussi, d’après la
Révélation et la raison, un don naturel de l’âme. Dans ses décisions concernant
la grâce, le Concile de Trente frappe d’anathème ceux qui disent :
« depuis le péché d’Adam, le libre Arbitre de l’homme est perdu et
éteint » (S. 6, can. 5). Tous les commandements et toutes les défenses de
Dieu, toutes ses promesses et ses menaces s’adressent à la volonté libre. Le
fait de notre liberté est une des données de notre conscience, et, par là‑même, il est plus sûr que
l’existence du monde extérieur ; dans notre conscience apparaît nettement
la distinction entre l’activité libre et l’activité nécessaire et cette
distinction disparaîtrait si tout s’accomplissait nécessairement dans notre
âme. D’après Denz., 1650, la liberté de la volonté compte au nombre des vérités
de raison.
La propagation de l’humanité. Il ne s’agit pas ici de la propagation du
corps, mais de celle de l’âme. D’une manière
générale, Dieu a attaché la propagation de l’âme, comme celle du corps, à
la génération naturelle (Gen., 1, 28 ; 4, 1 ; cf. 3, 20). Au sujet de
l’origine de l’âme, on ne trouve d’enseignement clair ni dans l’Écriture, ni
chez les Pères, ni dans l’Église. Mais, au cours des temps, cinq opinions
différentes se sont fait jour :
1° Le préexistentianisme d’Origène, d’après lequel toutes les âmes ont
été créées à un moment qui a précédé le temps et sont unies au corps au moment
de la génération (Platon, Pythagore, le Parsisme, ainsi que S. Augustin au
début : Ép. 7, 3 ; De lib. arb., 1, 24) ; ce système devait
encore être combattu au Moyen‑Age. Il fut rejeté par un Concile de Constantinople
(543 ; Denz., 203 sq. et 236) ;
2° L’émanatisme des néo‑platoniciens, des Arabes et d’autres panthéistes du Moyen‑Age, d’après lequel toutes les âmes procèdent de la substance
divine, comme des parties d’un tout. Il fut réprouvé dans le symbole de Léon IX
(Denz., 348), par le 5ème Concile de Latran (Denz., 738), dans la
condamnation des thèses d’Eckart (Denz., 527) et du quiétiste Michel de Molinos
(Denz., 1225) ;
3° Le grossier traducianisme, d’après lequel les âmes
au moment de la génération se détachent comme des substances matérielles de
l’âme des parents et animent le fœtus (Tertullien, Apollinaire). Quand, au
Moyen‑Age, ce système se répandit de nouveau parmi
les Arméniens, Benoît XII en exigea le désaveu comme condition de la réunion à
l’Église (Denz., 533) ;
4° Le génératianisme plus délicat, d’après lequel, au moment de la
génération, les âmes sont engendrées en même temps, comme substances
spirituelles. Ce système fut adopté pendant un certain temps par S. Augustin,
pour pouvoir expliquer plus facilement la propagation du péché originel.
D’après S. Jérôme, « la plus grande partie des Occidentaux »
admettaient le génératianisme (Cf. Ép. 126, 1). S. Augustin, le plus grand
psychologue de l’ère patristique, n’a cependant jamais pu se faire une idée
claire sur l’origine de l’âme (je n’ai pas osé me prononcer sur l’origine de
ces âmes données aux hommes depuis Adam ; et en effet, j’avoue sur ce point mon ignorance ;
De anima, 4, 2). Dans les temps modernes, ont penché vers le génératianisme : Rosmini, Hermès,
Frohschammer, Klee, Hayd. Mais ce système, lui aussi, s’est heurté à
l’opposition de l’Église (Denz., 1910) ;
5° Il ne reste, par conséquent,
que le créatianisme qui était déjà
représenté par S. Cyprien, S. Hilaire, S. Jérôme, S. Ambroise, S. Léon 1er
et la plupart des Grecs, et qui, au Moyen âge finit peu à peu par être accepté
grâce à S. Thomas : Dieu crée
chaque âme. L’Église a tenu compte de ce système dans la définition de
l’Immaculée Conception de Marie, dont l’âme, dès le premier moment de sa
création (au premier instant de sa création
et de son infusion dans le corps),
fut préservée du péché originel (Denz., 1100).
S’il est incompréhensible que
l’âme spirituelle soit propagée par l’acte corporel de la génération, le
créatianisme présente lui aussi des difficultés
qui ne sont pas minimes. S. Augustin était déjà embarrassé pour admettre que
l’âme, créée par Dieu, pût naître avec le péché originel. Cette difficulté est
pour nous aussi, venus longtemps après, pour ainsi dire, insoluble. Il y a une
autre difficulté dans la représentation d’une création continuée jusqu’à la fin
du monde, laquelle devrait être entendue comme un nombre incalculable d’actes
directs de Dieu. Enfin, il semble qu’il faudrait admettre une coopération
immédiate de Dieu dans les nombreuses générations coupables.
On ne peut répondre à la première
question qu’en se référant au mystère du péché originel ; on répond à la
seconde en comparant cette création à la première qui se fit également sans
introduire aucun changement et aucune temporalité dans l’activité divine
éternelle. Quant à la dernière question, on pourrait alléguer la coopération
générale de Dieu dans les créatures, laquelle rend seulement possible l’acte physique, mais n’opère pas sa
moralité. La seule question est de savoir si la production d’une âme doit être
réellement rangée dans le concours divin général, ou bien s’il faut la
considérer comme une vraie création « ex nihilo », comme une activité
divine particulière. On présente
d’autres objections : les parents ne seraient pas les vrais générateurs de
leurs enfants et seraient inférieurs dans leur aptitude génératrice aux autres
êtres vivants ; les enfants ne sont pas seulement physiquement semblables
à leurs parents, ils le sont aussi spirituellement. On peut répondre à ces
objections que la génération humaine est pour Dieu la condition préalable de la
création des âmes, et qu’il tient compte des conditions naturelles posées.
Ainsi donc la création des âmes ne doit pas être considérée comme une création
complètement absolue, mais comme un intermédiaire entre la création première et
la création seconde, car les causes secondaires coopèrent d’une certaine façon
et les parents sont les « quasi causes efficientes » des âmes
(Scheeben, Oswald, etc.). Mais, indépendamment de toutes ces difficultés, le
« fait qu’une vérité si importante et si claire ( ?) a été, pendant
huit siècles, obscurcie par toutes sortes de doutes et d’objections, suffit
déjà à démontrer que le créatianisme ne
peut pas être considéré comme un dogme proprement dit » (Pohle, 1,
481).
L’âge de l’humanité. Les théologiens catholiques d’aujourd’hui,
tenant compte des résultats des recherches anthropologiques concernant le développement
du langage et de la civilisation, de ceux de la paléontologie et de
l’ethnographie, le fixent au moins à 10.000 ans, car l’Égypte, voilà 4.000 ans,
et Babylone, voilà 5.000 ans, possédaient déjà une civilisation développée. Killermann le fixe à 30.000 ans. Les
modernes évolutionnistes exigent 100.000, 150.000 et jusqu’à 250.000 ans. Il y
a deux questions à considérer ici : 1° L’homme vivait‑il déjà à l’époque glaciaire ? 2° Quel est l’âge de l’époque glaciaire ?
A consulter, outre les
manuels : Kors, La justice
primitive et le péché originel d’après S. Thomas (1922). Ripalda, De ente supernaturali (Lyon, 1643). Palmieri, De Deo creante et elevante. Mazella, De Deo creante disp., 4 sq. Schrader, De triplici ordine naturali, supernaturali et
præternaturali (1864). Tournely, De
gratia. q. 2. Terrien, La grâce et la
gloire (1897). De Smedt, Notre vie
surnaturelle, 1 (1910). Bainvel,
Nature et surnaturel. Ligeard, La
théologie scolastique et la transcendance du surnaturel (1908). Bittremieux, La distinction entre la
justice originelle et la grâce sanctifiante. S. Thomas, S. th., 1, 94 sq. Bellarmin,
De gratia primi hominis (De controv., t. 4). Hérésies : Petau, De pelagianorum et
semipelagianorum dogmatum historia (éd. Paris), 4, 597 sq. Tixeront, 2, 436 sq. Dict.
théol., 2, 38‑111, v. Baius, F. R. Jansen, Baius et le baïanisme
(1927).
L’École définit le
surnaturel : Tout don de Dieu qui
n’est pas déjà dû en soi à la nature, mais qui lui est ajouté, dans une bonté
libre, comme quelque chose de nouveau (donum Dei naturæ indebitum et
superadditum).
L’explication doit partir de la nature,
car le surnaturel n’existe pas en soi et seul, mais seulement dans la nature et
suppose, par conséquent, la nature comme réceptrice et détentrice. Ici,
cependant, nous n’examinerons le surnaturel que dans ses relations avec la nature
humaine. Sans doute, toute la nature créée est apte à
recevoir de son créateur une certaine
élévation et une certaine glorification dans un ordre supérieur, comme ce sera
le cas à la fin du monde (Rom., 8, 18 sq.) et comme c’est déjà le cas, dans une
certaine mesure, dans l’emploi des substances matérielles pour la confection
des sacrements. Ici cependant nous n’avons besoin d’examiner que la notion du
surnaturel en tant qu’elle inclut une élévation de l’homme (de l’ange), car en lui, comme image de Dieu, doit se
réaliser le surnaturel par excellence, la vision de Dieu. Lui seul, en tant
qu’« image de Dieu », peut recevoir la grâce, aucune créature
matérielle ne le peut (§ 113 ; S. Augustin, C. Jul., 4, 3, 15).
Est naturel pour l’homme tout ce qui appartient à sa nature créée. Or,
comme le corps et l’âme sont les deux parties constitutives de sa nature, le
naturel appartient soit à l’être corporel, soit à l’être spirituel de l’homme.
De plus, est encore naturel tout ce qui résulte,
comme effet, de la nature créée, de ses forces et de ses facultés, de ses
besoins et de ses propriétés. De même, les fins et les obligations, les efforts
et les tendances qui correspondent à ces forces créées, ainsi que les moyens
par lesquels sont atteints leurs buts et même ceux par lesquels la nature
humaine se maintient dans l’existence, sont naturels : « Nous
appelons naturel tout ce qui ou bien est une partie de la nature ou bien
découle des principes de la nature et qui, par là‑même, est dû conformément aux exigences de la nature, sans quoi
elle serait incomplète et imparfaite » (Tournely, De gratia, q. 2, a. 1). Définition de l’École : « Naturale est quidquid vel constitutive, vel consecutive, vel exigitive
pertinet ad substantiam aliquam creatam ». Tout cela réuni constitue
l’« ordre de la nature ». Ce que Dieu accomplit généralement dans les créatures, leur est naturel, « du fait
qu’il en est lui‑même le créateur et l’ordonnateur » (S. Thom., De pot., 1, 3 ad 1).
Est donc surnaturel tout ce qui dépasse la nature telle qu’on vient de la
définir (naturæ superadditum) ; par conséquent, ce qui ne lui appartient
pas, ni comme partie constitutive, ni comme force, ni comme propriété ; ce
qui ne résulte pas d’elle comme effet, ce qui ne peut pas être recherché et
accompli par elle et les moyens qui lui sont accessibles ; ce que, par
suite, elle ne peut pas exiger en vertu de sa notion essentielle, mais qui, au
contraire, lui est accordé par une libéralité
gratuite de Dieu (naturæ indebitum).
Le mot « surnaturel »
doit donc se comprendre d’une manière relative, en tant qu’il suppose la nature
comme réceptrice et détentrice du surnaturel. Le surnaturel n’existe pas en soi
et isolé. Ce n’est pas l’usage de désigner comme surnaturelle une nature plus
élevée, comme celle d’un ange ou de Dieu, par comparaison avec la nature
humaine. Il n’y a pas de substance surnaturelle. L’expression suivante :
« Supern. quoad substantiam » ne doit pas nous abuser. Le surnaturel
est toujours un accident de la nature
(naturæ superadditum). ‑ Dans un sens large et
analogique, on appelle sans doute les sacrements et l’Église surnaturels, parce que Dieu
s’en sert comme moyens pour
produire la grâce surnaturelle (cause
instrumentale). Il est inexact d’appeler le surnaturel suprasensible,
spirituel, transcendental, infini,
suprarationnel, miraculeux, religieux, et autres termes semblables.
Division. Les théologiens distinguent le surnaturel au sens substantiel (supematurale per se, quoad
substantiam) du surnaturel au sens accidentel
(s. per accidens, quoad modum).
Dans le dernier cas, ce n’est pas
le contenu du don conféré qui est en soi
surnaturel, mais le mode de sa production,
par ex. : l’infusion miraculeuse de connaissances religieuses ou bien
d’une langue étrangère, comme le cas se raconte parfois dans la vie des saints.
Une perfection de ce genre peut être aussi, en soi, acquise par des efforts naturels. Dans le surnaturel
substantiel, une telle opération naturelle n’est jamais possible ; il a
toujours son fondement dans une causalité qui dépasse toute créature et est
uniquement divine, par ex. : la grâce sanctifiante.
Nous laissons de côté ici le
supern. quoad modum, pour ne nous occuper que du supern. quod substantiam. On
distingue entre le surnaturel « simpliciter » ou surnaturel absolu et le surnaturel « secundum
quid » ou surnaturel relatif
(préternaturel).
Le surnaturel absolu dépasse les
forces et les exigences de toute
nature créée ou créable. Son contenu est l’élévation de la créature raisonnable
à la participation de la vie de Dieu même, par la grâce ici‑bas et la vision divine là‑haut. Le surnaturel relatif, dans
l’homme, dépasse la nature de l’homme, mais non celle de l’ange. Il est
surnaturel pour l’homme, mais non pour l’ange. Il n’élève pas l’homme au‑dessus de lui‑même dans un ordre d’existence supérieur, mais il le perfectionne
seulement à l’intérieur de sa propre nature (in linea naturæ). Le mot « préternaturel » est un mot de création récente. Au
préternaturel appartiennent certains dons de l’état primitif que nous
expliquerons plus loin.
Une disposition naturelle pour la réception du surnaturel (potentia obædientialis) doit
être admise dans l’homme. Si l’on a dit que le surnaturel dépasse toutes les
exigences et toutes les forces de la nature, cela ne signifie pas qu’il faille
entendre qu’il est contre nature et
que son union avec elle est contradictoire et antinaturelle. Au contraire, la
nature possède en soi une puissance de réceptivité pour le surnaturel (potentia
obædientialis).
Dans toute créature se trouve une
double disposition, une puissance active
et une puissance passive. C’est de
ces deux puissances que résulte son activité naturelle. Il y a de plus en elle,
en dehors de ces puissances, une puissance obédientielle,
dans les relations de la créature avec Dieu,
d’après laquelle Dieu peut faire en elle, au‑delà des forces naturelles, ce qu’il
veut ; la créature lui « obéit » en surpassant sa nature (Cf. S.
Augustin, Gen. ad lit., 9, 17 ; S. Tomas, S. th., 3, 11, 1).
Ces distinctions purement scolaires et
théoriques n’ont été adoptées par la théologie que pour combattre
l’obscurcissement et l’affaiblissement du surnaturel par Baïus et Jansénius
d’abord, puis par Hermès et Hirscher, et pour s’opposer au rationalisme qui nie purement et
simplement le surnaturel ou l’entend tout au plus au sens de suprasensible, de
transcendant, d’insaisissable pour nos sens. Dans la théologie protestante, on ne rencontre, pour ainsi
dire, pas la notion de surnaturel, mais les expressions qu’on vient de signaler
sont en usage. La raison en est dans la notion de la grâce essentiellement différente (§ 125 sq.).
L’Écriture ne connaît pas
l’expression, mais la chose. Jésus,
par ex. (Jean 6), distingue nettement entre les dons de la création (nature) et
ceux de la Rédemption (royaume du ciel, pain du ciel, foi = venir à moi) ;
de même S. Paul, comme on le verra plus loin dans le traité de la grâce.
S. Augustin écrit, dans sa controverse avec Pelage, une parole classique sur la distinction entre la nature et la grâce, et
il faut chercher dans cette parole les racines de la théorie de l’École
scolastique. Il écrit (De prædest. sanct., 5, 10) : « Le pouvoir d’avoir la foi, comme celui
d’avoir la charité, appartient à la nature
de tous les hommes ; mais avoir
la foi, comme aussi avoir la charité, c’est là une grâce réservée aux fidèles ».
Pierre Lombard commente ainsi plus
tard cette parole : « Cela ne veut pas dire que la volonté libre
suffit pour la possession de la foi et de la charité, mais que l’esprit de
l’homme possède une aptitude naturelle à la foi et à la charité, et que cette
aptitude, avec le secours de la grâce de Dieu (Dei gratia præventa) croit et
aime, ce qu’elle ne pourrait pas sans la grâce » (Sent., 1, 11, dist. 28,
n. 7). Dans cette détermination négative,
ce qui ressort d’abord, c’est simplement la distinction entre le surnaturel et
le naturel. Quand on demande ensuite en quoi consiste le surnaturel en soi, sans tenir compte de son
opposition avec la nature, la réponse est celle‑ci : il consiste dans la participation active à la vie de Dieu, qui s’accomplit imparfaitement dans la grâce et parfaitement dans la gloire. Cf. le traité de la grâce.
L’élément le plus important, dans
la définition donnée plus haut, est l’élévation
du surnaturel au‑dessus de toute force naturelle (donum
superadditum) ; le second élément est moins caractéristique : le fait de ne pas être dû (indebitum). Dieu, en effet, nous a
promis le surnaturel et, dans la Rédemption du Christ, il nous l’a
offert ; il veut que nous le recevions et c’est notre devoir de
l’accepter. Il n’y a qu’une fin de
l’homme, la fin surnaturelle. C’est ainsi que l’expose l’Écriture et par là
l’élément de gratuité passe au second plan derrière l’autre élément. Nous
avons, en somme, un droit au
surnaturel, mais nous ne devons pas oublier que ce droit est un droit dont Dieu
nous a fait présent. On peut même aller
plus loin et dire, avec S. Thomas, que nous avons un désir naturel du surnaturel, que notre nature le demande comme son
achèvement (S. th., 1, 2, 3, 8 ; 109, 3. C. Gent., 3, c. 48, 2 et 3. Comp.
theol., 105). S. Augustin dit déjà la
même chose, quand il commence ainsi une de ses « Confessions » :
« Notre cœur est sans repos tant qu’il ne se repose pas en toi ». S.
Thomas écarte expressément une preuve de l’existence de Dieu tirée de ce désir
naturel, car elle n’aboutirait qu’indirectement et confusément à Dieu en tant
que « beatitudo in communi » et non d’une manière directe et
distincte (Cf. S. th., 1, 2, 1 ; Ver., 22, 7). S. Thomas considère
l’élévation du surnaturel au‑dessus des forces naturelles
comme l’élément principal. Il veut simplement, avec toutes
les réserves voulues, indiquer une
certaine aptitude naturelle à la vision béatifique ; quant à la vision béatifique elle‑même, elle est pour lui strictement
surnaturelle : « la béatitude est la fin dernière et surnaturelle » (S. th., 1, 75, 7 ad 1 ; cf. 1, 2, 62, 2 ; 3, 9, 2. C. Cent., 3, 50).
Les états de la nature humaine. On entend par état de nature (status naturæ humanæ), la fin dernière assignée par Dieu à l’humanité et la disposition
des moyens correspondants qui lui sont nécessaires pour atteindre cette
fin.
La doctrine des états ne doit pas
être confondue avec les époques extérieures de la Révélation (p. 28, sq.). Elle
ne juge pas la situation ou l’aptitude extérieure
de l’homme, mais sa situation intérieure,
ou, plus précisément, ses relations et ses possibilités par rapport à la fin
dernière. Bien que cette doctrine n’ait été explicitée
que depuis le jansénisme, elle a cependant déjà son fondement chez les Pères et
dans la Scolastique primitive. Le Pape S.
Innocent Ier parle déjà, en 417, du rétablissement de
l’« état de liberté première » (Denz., 133). Hugues de Saint‑Victor distingue « trois
états : avant la chute, après la chute (celle‑ci est plutôt une « ruine » qu’un « état ») et après la résurrection » (Sacram., 1, 6, 10). Chez. S. Thomas, on voit apparaître
« l’état d’innocence, l’état de grâce, l’état de péché, l’état de nature
intègre » et « l’état de nature corrompue, l’état de mérite et de
démérite », etc. Aujourd’hui l’École distingue :
1. L’état de nature pure (status naturæ puræ). Dans cet état, l’homme
aurait une fin naturelle et les dispositions naturelles pour l’atteindre. Il
aurait aussi les faiblesses qui résultent d’une nature sensible et spirituelle.
Les théologiens soutiennent la possibilité de cet état pour faire ressortir par
là que les dons surnaturels n’appartiennent pas à la nature humaine. La
possibilité de cet état fut niée par Luther,
Baïus et Jansénius. Par contre, Pie V enseigne que Dieu aurait pu créer
l’homme « tel qu’il naît maintenant » (Denz., 1055) ; mais il
faut remarquer la réserve qu’il ajoute : « sans être chargé du péché
originel ». Plusieurs théologiens
augustiniens, ainsi que plus tard Hermès
et Günther, enseignèrent que cela ne
serait pas conciliable avec la bonté de Dieu et sa sagesse : l’homme,
disent‑ils, a des dispositions naturelles pour la
vision béatifique éternelle et doit être destiné à cette vision béatifique.
Aucun théologien n’enseigne la réalité de cet état.
2. L’état de nature intègre (status naturæ integræ). Dans cet état,
les défauts connaturels seraient supprimés par des dons préternaturels de Dieu,
si bien que la concupiscence et la mort douloureuse n’existeraient pas et que
l’homme pourrait atteindre facilement sa fin naturelle. La possibilité de cet
état est admise par tout le monde. L’École franciscaine soutient même qu’il a
existé réellement pendant un temps très bref, comme préparation du premier
couple humain à l’élévation surnaturelle. Les thomistes incluaient cet état
dans celui de nature élevée, parce que, d’après S. Thomas, l’homme a été créé
dans l’état de grâce.
3. L’état de nature élevée (status naturæ elevatæ). L’homme fut élevé
à la participation de la vie divine et disposé et préparé pour cela par la
grâce. A cet état furent unis les dons préternaturels, par lesquels la nature
était purifiée de tous défauts et rendue en soi complètement parfaite. Ce fut
l’état primitif réel de nos premiers parents. Cet état a été dénaturé par les
pélagiens, les Réformateurs et les jansénistes.
4. L’état de nature tombée (status naturæ lapsæ sed reparandæ). Dans
cet état, les hommes naissent pécheurs. Cependant Dieu le déclara réparable en
promettant immédiatement un Rédempteur.
5. L’état de nature réparée (status naturæ reparatæ). C’est l’état de
celui qui est personnellement racheté, qui a recouvré sa destination
surnaturelle et est muni des dons surnaturels. Les dons préternaturels ne sont
pas unis à cet état.
6. L’état de nature glorifiée (status naturæ glorificatæ). Dans cet
état, l’homme reçoit la participation complète à la vie divine. On l’appelle
aussi état de terme (status termini ou statu comprehensionis ; cf. 1 Cor.,
9, 24 ; Phil., 3, 12), par opposition à l’état actuel de voie (status viæ
ou status viatoris).
L’unité de la fin dernière. En fait, tous les hommes sont appelés à la
même fin surnaturelle, l’union avec Dieu. Cet appel est, il est vrai, une offre
divine libre, mais on ne peut pas la rejeter sans faute grave. Tendre à une fin
purement naturelle, comme le veut le
naturalisme du 18ème siècle et de notre temps, n’est pas possible.
Par suite, seules les œuvres surnaturellement bonnes ont de l’importance pour
la fin dernière de l’homme. De là vient le peu d’estime que les Pères, et
particulièrement S. Augustin, avaient pour la morale naturelle.
THÈSE. Nos premiers parents furent ornés de la grâce sanctifiante.
De foi.
Explication. Concile de Trente :
« Si quelqu’un ne confesse pas que le premier homme, Adam, après avoir
transgressé le commandement de Dieu dans le paradis, a immédiatement perdu la
sainteté et la justice dans lesquelles il
avait été établi... qu’il soit anathème ». Ensuite, il enseigne : « (Adam) a
perdu la sainteté et la justice reçues de
Dieu pour lui... et aussi pour
nous » (s. 5, c. 1 et 2 ; Denz., 788 sq.). Le 2èmeConcile
d’Orange parle de cette « intégrité dans laquelle elle (la nature) été
créée » et l’identifie avec « salus », par conséquent avec la
grâce sanctifiante (c. 19 ; Denz., 192). Comment cette grâce se comportait
avec la nature, aucun concile ne l’a défini ; mais son caractère
surnaturel ressort de la condamnation des propositions de Baïus et de Quesnel
qui prétendaient qu’elle était due à la nature (Denz., 1021‑1024, 1385 ; cf. 1516). Cette grâce primitive est appelée par S. Anselme, par opposition
au « peccatum originale », « justifia
originalis » (De concept. virg. et orig., 1).
Preuve. L’Ancien Testament ne fait pas encore de distinction formelle
entre les dons de la nature et de la surnature. Des Pères et des théologiens
ont voulu parfois trouver cette différence dans l’image et la ressemblance de
Dieu (imago et similitudo) (Gen., 1, 26 sq.) ; mais les deux expressions
ont le même sens et, même après la chute, les hommes sont encore la
ressemblance de Dieu (Gen., 5, 1 sq. ; 9, 6. Jacq., 3, 9). Néanmoins, on
connaît toute une série de textes où se manifeste objectivement la complaisance
de Dieu pour la manière d’être des premiers humains. Tout était « très
bon » et sûrement l’humanité l’était dans son premier état (Gen. 1, 31).
Elle vivait au paradis terrestre, jouissait de la fréquentation de Dieu,
n’était soumise ni à la souffrance ni à la mort et vivait dans une innocence
ingénue et enfantine. Tout cela postule son intégrité morale, mais il n’est pas
dit sur quoi elle est fondée. De même, les passages si souvent cités (Ps. 8, 6.
Eccl., 7, 30 ; 17, 1), ne sont que des allusions à l’état primitif
meilleur et non une doctrine de la justice originelle.
Jésus s’en tient pratiquement à l’homme de son temps, sans remonter
jusqu’à Adam. Mais S. Paul fait le rapprochement. Sans doute, il voit tout
d’abord dans Adam le père du péché et non de la justice, de la mort et non de
la vie (Rom., 5, 12 sq.). Mais il dit expressément que le péché et la mort
n’ont pas toujours existé, mais sont apparus pour la première fois avec la
désobéissance et la chute d’Adam. Si Adam n’avait pas péché, le premier état
heureux de l’humanité aurait persisté. L’obéissance d’Adam aurait été pour lui,
comme pour nous, une cause de vie ; maintenant, le « nouvel
Adam » (1 Cor., 15, 45) doit nous rendre l’idéal perdu. S. Paul appelle
notre état de grâce « regeneratio » et « renovatio »
[renaissance et renouvellement] (Tit., 3, 5) ; à ce sujet, S. Augustin
fait cette remarque : « Mais, dira‑t‑on, à quel titre sommes nous
régénérés, si nous ne recouvrons pas ce qu’a perdu Adam ?... nous
recouvrons la justice dont l’homme fut déchu à la suite du péché » (De
Gen, ad litt., 6, 24, 35). En outre, il est dit, Eph., 4, 24 :
« Revêtez‑vous de l’homme nouveau,
créé, selon Dieu, dans la justice et la sainteté conformes à la vérité ».
En admettant que ce nouvel homme n’est pas Adam, mais le Christ, il résulte
cependant que, lorsque Dieu crée un nouvel homme ‑ et il créa Adam en tant que tel conformément à Gen., 1 et 2 ‑ il le crée aussi dans la sainteté et la justice. On peut en dire autant de
Col., 3, 10. On peut aussi citer ces expressions où il est dit que le Christ
nous a rendu ce qui avait été perdu en Adam : la grâce et la vie, la
réconciliation et la paix. Si l’humanité doit redevenir spirituellement
nouvelle dans le Christ, il faut qu’elle l’ait déjà été une fois dans Adam
(Eph., 4, 23 sq. ; 1, 10. 2 Cor., 5, 17‑20). Si, d’après Jean, 8, 44, le diable a été « homicide dès le commencement », c’est qu’il a trompé et tué spirituellement l’homme qui était auparavant
vivant et se tenait dans la vérité.
Les Pères. Ils citent volontiers Gen., 1, 26, mais sans penser formellement
aux dons surnaturels. Le premier à le
faire est S. Irénée. Il rapporte
l’image (εἰϰών, imago) à la ressemblance inaliénable
avec Dieu, celle qu’on appela plus tard « naturelle », et la
ressemblance (ὀμοίωσθς, similitudo) à
la ressemblance « surnaturelle » que le chrétien reçoit au baptême
par l’opération du Saint‑Esprit. « Il fallut d’abord que l’homme fût façonné, ensuite il reçut l’âme et
enfin la communication de l’Esprit » (A. h., 5, 12, 2). Adam se plaint :
« Le vêtement de sainteté que j’avais reçu de Dieu, je l’ai perdu »
(3, 23, 5). A ces notions se rattache la doctrine de la Rédemption de S.
Irénée : le Christ a rétabli l’humanité telle qu’elle était au
commencement (A. h., 3, 18, 1, théorie de la récapitulation). Tertullien : Par le baptême :
« Par le baptême, l’homme est rendu à Dieu
selon sa ressemblance, lui qui jadis
avait été ramené à l’image de Dieu… car il retrouve cet esprit de Dieu
qu’il avait une fois reçu du souffle créateur, mais perdu
par le péché » (De bapt., 4). S. Cyprien : « Adam, impatient
de manger du fruit de vie contre la défense de Dieu, tomba dans la mort et fut
privé de la grâce qu’il avait reçue » (De bono pat., 19).
Les Grecs déclarent, conformément à leur philosophie, à partir de S.
Athanase, que le premier homme devint une image de Dieu par sa raison et sa liberté. Ils appellent encore cette dotation naturelle, mais dans le sens d’originelle, innée et se la
représentent sans les obstacles de la faiblesse morale et de la peccabilité, et
en même temps comme destinée à un développement et à un progrès idéal qui fut
interrompu brusquement par la chute. Ainsi S. Basile, S. Grégoire de Nys., S.
Grégoire de Naz. Tixeront, 2, 139,
estime qu’il est difficile de dire ce que ces Pères entendaient par
l’expression « naturel » (ϰατὰ
φύσιν), mais leur pensée ressort cependant de la
brillante description qu’ils font de la situation extérieure d’Adam dans le
paradis terrestre comme d’une situation conforme à son état intérieur. Il en
est de même d’ailleurs chez les Latins, même chez S. Augustin. Ce dernier insiste, lui aussi, plus sur les dons dits préternaturels d’Adam que sur les dons
surnaturels ; cependant il enseigne nettement que ces dons libres de la
grâce (beneficia Conditoris ; gratia justitiæ) ne sont pas des dons de
nature (non de constitutione naturæ ; Tixeront,
2, 464 sq.). La pensée des Pères ressort clairement aussi du contraste opéré
par la chute. Adam ne perd pas sa nature entière, mais seulement sa dotation
meilleure ; l’image aliénable est un don libre, accidentel ; l’image
inaliénable est produite par la création ; elle est substantielle. Sans
doute, ils indiquent comme contenu de la similitude divine la raison et la liberté, mais ils l’entendent dans un sens très extensif ;
spécialement la liberté est pour eux, en tant que bonté morale de la volonté,
la somme des aptitudes humaines pour tout bien, produites par la grâce de Dieu
ou, comme on dira plus tard, la « liberté des enfants de Dieu »
(rectitudo voluntatis, dit S. Anselme). « Il est une liberté qui a péri
par le péché, c’est la liberté telle qu’elle existait dans le paradis
terrestre, de posséder la pleine justice avec la liberté » (C. duas epist.
Pelag. ep., 1, 2, 5, cf. De corrept. et grat., 11 sq.). S. Augustin opposait le « libre arbitre » d’Adam à la
« servitude du péché » (Jean, 8, 34) et dérivait le premier de la
grâce et non de la nature (Petau, De
opere sex dierum, l. 4, c. 2 sq. ; Dict. théol., 1, 2404 sq.). On se représentait
alors, et à bon droit, l’homme sortant pur et parfait des mains du
Créateur ; il avait été créé « très bon », « à l’image de
Dieu ». Cependant les Pères postérieurs, surtout les Grecs avec S.
Grégoire de Nys., pensent encore de préférence, à propos de la ressemblance
avec Dieu, à la raison et à la liberté, mais précisément dans le sens idéal. Ainsi le pseudo‑Denys écrit : « Quand la nature humaine, au
commencement, fut précipitée, dans sa folie, des biens divins, elle fut en
butte à une vie assaillie par les passions et pour finir à la mort
funeste » (Eccl. hier., 3, § 11).
Quant à la grâce originelle, on ne la signale qu’en passant ; Adam, pour
les Pères, n’était pas un homme idéal dans le sens de la Gnose, mais plutôt
l’ancêtre de l’humanité déchue, par lequel sont venues sur tous la mort et la
perdition. Les Pères se hâtent, d’ordinaire, après avoir affirmé brièvement le
bonheur primitif, qui, du reste, ne dura que peu de temps, de passer à la chute
déplorable et de décrire ses suites, habituellement par contraste avec les dons
préternaturels de l’état primitif.
D’après S. Augustin, l’homme, au paradis terrestre, possédait la faculté
d’accomplir les commandements de Dieu et de donner ainsi à son bonheur une
durée éternelle. Il est vrai que la possibilité de la chute avait également son
fondement en lui. « Ainsi donc, Dieu avait donné à l’homme la bonne volonté, car cette volonté faisait
nécessairement partie de cette rectitude dans laquelle il l’avait créé (cf. Eccl., 7, 30). De plus, il lui avait donné
un secours sans lequel l’homme, l’eût‑il voulu, n’aurait pu
persévérer dans cette rectitude :
quant à la puissance de vouloir, il l’avait déposée
dans son libre arbitre » (De corrept. et grat., 11, 32). Quel genre de
grâce était ce secours ? Les deux Écoles répondent différemment (Salmant.
tr., 14, De gratia, q. 111, d. 6, n. 32 sq.). Hugues déclare, sans doute avec raison, que c’était une
« grâce suffisante » (S. Sent. tr., 3, c. 7). S. Grégoire le Gr. : « L’homme, quoique créé mortel,
aurait pu néanmoins ne pas mourir, s’il n’avait pas péché ; par le mérite
de son libre arbitre il serait arrivé à cette région bienheureuse où il
n’aurait pu, ni pécher, ni mourir. (Mor., 4, 26). L’homme a été créé de façon
telle qu’il puisse voir (connaître)
le bien, qui est Dieu ». Et de même que la connaissance était parfaite, la
volonté était entièrement libre : « Quand le premier homme a été
créé, il a eu en lui le silence et la paix ; car il a reçu de son créateur
son libre arbitre et la libre disposition de sa volonté » (Moral., 4, 26).
Son état intérieur s’appelait dès lors « justice » et
« innocence » (Moral., 3, 14 et 12, 6). S. Jean Damascène : « Avec son corps, il (Adam) habitait
dans le lieu le plus divin et le plus magnifique ; avec son âme, il
occupait un lieu sublime et d’une grande magnificence, car il avait pour
habitation Dieu qui demeurait en lui et il le possédait comme un vêtement
splendide et il était revêtu de sa grâce et il jouissait du fruit, d’une
douceur unique, de sa contemplation, comme n’importe quel autre ange et il se
nourrissait de cette contemplation, ce qu’on a appelé à bon droit
« l’arbre de la vie » (De fide orth., 2, 11).
La Scolastique. S. Anselme comprend, ainsi que S. Augustin, la justice originelle
comme la rectitude et la conformité à Dieu de l’intention et de la direction de
la volonté interne. « La justice est donc la correction de la volonté
maintenue à cause de cette correction même » (De concept. virg., 3.) Mais
« aucune créature ne peut avoir cette justice, si ce n’est par la grâce » (De conc. præsc. c. lib. arb., 3). Hugues signale l’opinion de ceux qui
disent qu’Adam, avant sa chute, n’aurait eu aucune vertu et qu’il aurait subi
l’épreuve sans « force », sans « tempérance », et sans
« justice » ; il répond qu’Adam les a justement perdues, que
toute vertu peut se perdre en cette vie (S. Sent., 3, 7). Alexandre, S.
Bonaventure, S. Albert conçoivent la « justice originelle » comme
« intégrité de nature » telle qu’on la décrira plus loin. En
s’appuyant sur cette intégrité, Adam devait se préparer à la grâce sanctifiante
que de fait il reçut plus tard, d’après l’opinion plus probable et plus
commune. S. Thomas, par contre,
formula à ce sujet la doctrine qui est maintenant généralement admise :
Adam reçut immédiatement, avec
l’intégrité de nature, la grâce sanctifiante ; bien plus, cette grâce est
le principe et la source de tous les autres dons
supérieurs. Il suivait une indication que donnait S. Augustin dans son
enseignement à propos des anges : « Dieu leur a donné simultanément la nature et la
grâce » (Civ., 12, 9, 2). C’est pourquoi, d’après S. Thomas, le siège de
la justice originelle n’est que secondairement dans la volonté, mais
premièrement dans la substance de l’âme (S. th., 1, 100, 1 ad 2 ; De malo,
4, 2 ; S. th., 1, 2, 83, 2 c et ad 2 ; 83, 3). Le Concile de Trente
ne dirime pas la question discutée du moment de la collation de la grâce et
emploie une expression extensible « constitutus » au lieu de
« creatus ». Quant aux « vertus théologales », qui sont
toujours unies avec la grâce sanctifiante, Adam les possédait aussi, car ce
n’est que par elles que la vie surnaturelle peut s’accomplir et se développer
(Trid., s. 6, c. 7 ; Thom., S. th., 2, 2, 5, 1).
L’intégrité de nature. Elle se compose d’une quadruple grâce
d’intégrité, mais chacune des formes de cette grâce est d’une certitude
théologique différente.
1. L’exemption de la concupiscence : « le don
d’intégrité ». Le Concile de Trente suppose cet affranchissement quand il
enseigne : « La concupiscence vient
du péché et incline au péché » (s. 5, c. 5) et quand il dit que
l’homme, dans son corps et dans son âme, « a été changé en un état
pire » (C. 1 ; Denz., 792, 788).
L’Écriture raconte comment nos premiers parents, dont la nudité était
jusque‑là innocente (Gen., 2, 25), eurent les yeux ouverts, commencèrent à avoir honte (3, 7, 10) et reçurent des vêtements (3, 21). S. Paul va jusqu’à appeler la concupiscence
« péché » (Rom., 7, 16‑24) ; elle ne vient donc pas de Dieu.
Les Pères. Ils ne se tiennent pas scrupuleusement à cette proposition :
« Le péché ne modifie pas la nature ». S. Irénée formule le premier
la théorie patristique, d’après laquelle le mariage, tel qu’il existe
actuellement, n’était pas connu au paradis terrestre (A. h., 3, 22, 4) et ne
commença que comme conséquence du péché. Cf. traité du mariage, § 206. D’après
Origène, toute la nature sensuelle de l’homme provient du péché : les
peaux de bêtes employées comme premiers vêtements n’auraient été que les corps
devenus instruments de la punition du péché. Ainsi pense S. Grégoire de Nys.,
d’après lequel le corps primitif était sans sexe ; dans les peaux
(χιτὼν δερματιϰός)
se trouvait la concupiscence (De mort. : M. 46, 524) ; S. Ambroise et
Zénon semblent croire qu’au paradis terrestre le besoin de manger n’existait
pas (Schwane, 2, 439 sq. ; Tixeront, 2, 135 sq., 277 sq. ;
Cat. Rom. P. 1, c. 2, n. 19). La concupiscence est le grand thème de discussion
entre S. Augustin et les pélagiens, lesquels niaient qu’elle provînt du péché.
Il défend cette thèse : « Ils n’en rougissaient pas [de leur
nudité] ; eh ! quelle honte pouvaient‑ils éprouver, quand ils n’avaient point encore senti dans
leurs membres la loi qui soulève la chair contre la loi de
l’esprit ? » (De Gen. ad litt., 11, 1, 3 ; cf. Civ., 14, 17).
La concupiscence n’est pas en soi un péché, pas plus que la
mortalité ; elle est tout simplement la privation d’un bien, d’une
perfection : cette privation consiste en ce que ses mouvements précèdent la réflexion libre et ainsi
empêchent la pleine liberté morale. L’affranchissement de la concupiscence ne
doit pas être conçu comme l’absence de l’appétit concupiscible, mais comme
l’absence de son désordre (« deformitas » dit S. Thomas) (S. th., 1,
98, 2). Et cela était certainement un grand bien (donum), que Dieu opérait avec
les moyens de la Providence et d’un « habitus » interne. Cependant
nos premiers parents étaient adultes
et ils connaissaient le mariage (Gen., 2, 24). Au reste, la concupiscence
comprend tout l’ensemble des désirs sensuels et non seulement l’instinct
sexuel. Le Concile de Trente dit : « la concupiscence vient du péché
et incline au péché » (Denz., 792).
2. L’exemption de la mort corporelle : « le don
d’immortalité ». De foi définie : « Quiconque dit qu’Adam,
premier homme, a été créé mortel de telle sorte que, qu’il péchât ou non, il
devait mourir corporellement, c’est‑à‑dire que quitter son corps ne serait pas une conséquence du péché
mais une nécessité de nature, qu’il soit anathème » (Syn. Carthag. ;
Denz., 101 ; cf. 175. Trid., s. 5, c. 1 sq. ; Denz., 788 sq. Prop.
damn. Baii ; Denz., 1078. Prop. damn. Pist. ; Denz., 1517).
L’Écriture fait dériver la mort du péché ; par conséquent, elle
n’existait pas avant. Dans Gen., 2, 17, Dieu en fait la menace ; dans
Gen., 3, 19, la sentence est prononcée et devient une loi. Plus tard, le livre
de la Sagesse se réfère à cette loi primitive : « Dieu n’a pas fait
la mort » (1, 13). « Dieu a créé l’homme pour l’incorruptibilité, il
a fait de lui une image de sa propre identité... C’est par la jalousie du
diable que la mort est entrée dans le monde ; ils en font l’expérience,
ceux qui prennent parti pour lui » (2, 23 sq.). Et S. Paul :
« Nous savons que par un seul homme, le péché est entré dans le monde, et
que par le péché est venue la mort ; et ainsi, la mort est passée en tous
les hommes, étant donné que tous ont péché » (Rom., 5, 12 ; cf. 1
Cor., 15, 21).
Les Pères. Après la doctrine de l’Écriture, leur unanimité est
compréhensible. Plus tard (400), les pélagiens s’en écartèrent avec Théodore de
Mopsueste et déclarèrent la mort naturelle. S. Augustin éclaircit le dogme au
moyen d’une distinction : Adam pouvait
mourir, car il possédait un corps terrestre et non un corps céleste, mais ce
n’était pas une nécessité pour lui,
car, en cas d’obéissance, la mort aurait été écartée par Dieu : ce qui lui
était propre, c’était le « pouvait ne pas mourir », non le « ne
pouvait pas mourir » ; « l’organisation de son corps animal
l’exposait à la mort ; s’il était immortel, il le devait à la bonté du Créateur »
(De Gen. ad litt., 6, 25, 36). C’est pourquoi l’Ancien Testament fait souvent
dériver la mort de la nature mortelle de l’homme : « Il est poussière
et retournera à la poussière » (Gen., 3, 19).
3. L’impassibilité : « le don d’impassibilité ». Le Concile
de Trente fait dériver les
« peines du corps » du péché (S. 5, c. 2 ; Denz., 789). L’Écriture décrit l’état primitif comme un
état « paradisiaque » ; un travail était imposé, mais dans un
jardin « de délices » (Gen., 2, 15) ; sur ce travail ne s’appesantissait
pas encore le châtiment imposé plus tard de la peine et de la souffrance, il
n’était pas encore chargé de la malédiction de la stérilité et de l’insuccès.
De même que le péché apporta la mort, il apporta aussi la souffrance de la vie.
Pour fonder l’impassibilité, les
Pères se réfèrent volontiers au mystérieux arbre de vie, qui n’était peut‑être qu’un symbole du don que devait opérer la toute‑puissance divine elle‑même, soit intérieurement dans la nature du corps, ou extérieurement en écartant le mal par sa Providence.
Qu’on songe à toutes les souffrances qui
restaient évitées par le fait que le péché était encore inconnu. A la vérité, le corps était un corps
terrestre et non un corps glorieux tel que le corps ressuscité décrit dans 1
Cor., 15, 35‑49.
4. Le don de science. On conclut des indications bibliques qu’Adam
avait de grandes connaissances ; il connaissait et nommait les animaux
(Gen., 2, 19 sq.) et Sirach décrit comment Dieu a mis dans les hommes les
dispositions de science et de religion et les instruisit lui‑même dans la sagesse divine
(Eccli., 17, 5 sq.).
Les Pères vantent très souvent cette science ; d’après S.
Augustin, Adam était même incapable de se tromper (De lib. arb., 3, 18, 52). S.
Thomas le suit (S. th., 1, 94, 4). D’après lui, Adam avait sur tout une science infuse (S. th., 1, 94,
3). Cela rend difficile d’expliquer la chute d’Adam. C’est pourquoi les
théologiens modernes limitent cette science à ce qui était nécessaire pour l’état de l’humanité en ce temps‑là. D’après S. Thomas, le premier
homme marchait dans l’état de voie de la foi (comme l’ange éprouvé) (S. th., 2,
2, 5, 1) ; d’après Alexandre, S. Bonaventure, Mathieu d’Aquasparta, par
contre, il jouissait d’une contemplation intermédiaire entre la foi et la
vision béatifique (quemdam modum contemplationis sublimioris). Ainsi pensait
déjà Hugues (De sacr., 1, 6, 12 et 15, cependant : « c’est difficile
à expliquer »).
Ici les théologiens songent aussi
à l’origine du langage. Mais comme
aucun monument ne nous a été conservé et que l’Écriture ne contient rien à ce
sujet, il est difficile d’en dire quelque chose. Naturellement le langage
provient de l’esprit et non l’esprit du langage. Les rêveries de la science
athée concernant l’évolution du langage, entendue dans le sens darwinien, sont
parfois grotesques. Jadis, ici et là, des théologiens ont cru que la langue
primitive était l’hébreu, mais la science linguistique moderne force à
abandonner cette opinion, car l’hébreu lui‑même est une langue dérivée.
Remarque complémentaire. Tous les dons surnaturels de la justice
originelle, dont font partie, d’après S. Thomas et l’opinion commune, la grâce
sanctifiante et les vertus théologales, ainsi que les dons d’intégrité ‑ la grâce étant le principe et la racine des autres dons (S. th., 1, 95, 1) ‑ Adam les reçut comme chef de la race pour les transmettre à ses descendants
(vérité catholique).
C’est ce que suppose le Concile
de Trente quand il dit : « Adam n’a pas perdu la justice et la
sainteté pour lui seul, mais aussi pour nous‑mêmes ». L’Écriture enseigne que nous avons recouvré par le Christ
ce que nous avions perdu dans Adam. C est pourquoi aussi les Pères, quand ils
traitent de la justice originelle, parlent, avec S. Augustin, d’une
« justice naturelle » parce
qu’ils étaient d’avis qu’elle devait se transmettre avec la nature, comme un
« bonum naturæ » supérieur, dans le sens expliqué plus haut (p. 316).
Ainsi se comprend la grande importance du précepte d’épreuve et la gravité de
la chute. Au sujet du comment de la
transmission héréditaire de la justice originelle, il est à peine possible
d’émettre même une présomption. En tout cas, sa mesure aurait dépendu de la
libéralité gratuite de Dieu, alors même que la propagation de la race aurait
coopéré à la transmission comme une sorte de sacrement. Ainsi parle S. Thomas :
« En fait, ce don était d’une certaine manière naturel, non point qu’il eût pour cause les principes de la nature,
mais parce qu’il avait été conféré au premier homme pour être transmis en même
temps que la nature » (Cont.
Gent., 4, 52).
A consulter outre les
manuels : Palmieri, De Deo
creante, thes. 65. De Rubeis, De
peccato originali (Venise, 1757). Mazella,
De Deo cr. disp., 5. Hetzenhauer,
Theolog. bibl., 544 sq. H. Zschokke,
Historia sacra, 44 sq. Dict. theol.,
1, 368‑386, v. Adam et V, 1640‑1658, v. Ève. A. Slomkowski,
L’état primitif de l’homme dans la tradition de l’Église avant S. Augustin
(1928).
THÈSE. Nos premiers parents n’ont pas conservé leur justice
originelle, mais l’ont perdue par une faute grave. De foi.
Explication. Nos premiers parents n’avaient pas reçu leur justice originelle
comme un bien inaliénable, mais comme un don gracieux qui devait leur permettre
d’atteindre un état définitif plus parfait. Ils se trouvaient encore, malgré
leurs relations avec Dieu, dans l’état d’épreuve que comporte l’état de foi.
Ils ne soutinrent pas l’épreuve, mais au contraire firent une chute grave. Le
péché de nos premiers parents fut tout d’abord un méfait personnel. Cette faute
n’aurait eu, en tant que telle, aucun caractère général, dogmatique, si le
péché d’Adam spécialement n’avait été, en même temps, le péché du chef de la
race humaine. En tant que péché du chef, il fut aussi un péché héréditaire
(peccatum originale). Par rapport à sa transmission, le premier péché d’Adam a
en même temps une importance causale
(p. originans) : Le fait de commettre ce péché à l’origine (peccatum
originans) a été la cause du péché originel qui a été transmis à toute
l’humanité (peccatum originale).
Le péché d’Adam a été défini dans la mesure où, maintes fois,
ses conséquences pour lui ont été exprimées. Ce fut fait au Synode de Carthage (418) (can. 1 ; Denz.,
101), au 2ème Concile d’Orange
(529) (can. 1 ; Denz., 174) ; et enfin au Concile de Trente : « Si quelqu’un ne
confesse pas que le premier homme, Adam, après avoir transgressé le
commandement de Dieu dans le paradis, a immédiatement perdu la sainteté et la justice dans lesquelles
il avait été établi et a encouru, par l’offense que constituait cette
prévarication, la colère et l’indignation
de Dieu et, par la suite, la mort
dont il avait été auparavant menacé par Dieu, et avec la mort la captivité sous le pouvoir de celui qui
ensuite "a eu l’empire de la mort, c’est‑à‑dire le diable" (Hebr., 2, 14) ; et que par l’offense que constituait cette prévarication Adam tout entier, dans son corps et dans son âme a été changé
en un état pire : qu’il soit anathème » (Can. 5, c. 1 ;
Denz., 788). Ici le péché est défini
avec ses suites.
Preuve. On peut, ici, supposer connu le récit biblique de la chute (Gen.,
2, 17 et 3, 1‑24). Dans quelle mesure ce récit est‑il historique et dans quelle mesure est‑il le revêtement allégorique d’un fait historique ? C’est à l’exégèse de répondre à cette question (Cf. § 62 et Denz., 2123).
La tendance des théologiens
modernes est d’étendre beaucoup l’allégorie. Cependant les auteurs catholiques,
tout au moins, tiennent au caractère
historique de la chute elle‑même. Une interprétation purement symbolique du récit de la chute détruirait non seulement la
doctrine du péché originel, mais encore celle de la Rédemption. Contre une telle
interprétation allégorique, on doit
affirmer énergiquement que l’Écriture elle‑même n’a pas l’intention d’expliquer la culpabilité générale de l’humanité au moyen d’un événement symbolique, mais bien plutôt de raconter une chute réelle et historique du premier
homme. En affirmant auparavant qu’Adam, par sa nature, est terre et poussière,
elle prépare déjà l’histoire de sa chute. Adam était poussière et retombe de
toute sa hauteur dans la poussière. Si la première chose est vraie, l’autre est
vraie aussi. Si la mort est réelle, réelle aussi la faute d’Adam qui a causé la
mort.
L’Ancien Testament reste d’abord
longtemps sans mentionner la première faute. Il faut attendre les livres
postérieurs pour voir de nouveau apparaître l’idée du péché originel et surtout
de ses suites. Le livre de la Sagesse
suppose le péché, quand il présente la mort comme sa conséquence (2, 23
sq. ; cf. 1, 13 sq. ; 10, 2 sq.). De même Sirach, quand il voit
l’essence du premier péché dans l’orgueil : « Le commencement de tous
les péchés est l’orgueil » (Eccli., 10, 14 sq.) et déclare en pensant à
Ève : « De la femme procède l’origine du péché » (Eccli., 25,
33). Le livre de Tobie juge « que c’est dans l’orgueil que toute perdition
a pris son origine » (4, 14).
S. Paul mentionne la chute originelle avec le même réalisme
historique : « Je crains bien que, comme Ève fut séduite par la ruse
du serpent, ainsi vos pensées ne se corrompent » (2 Cor., 11, 3).
« Adam fut créé le premier, ensuite Ève, et ce n’est pas Adam qui fut
tenté, mais c’est la femme qui fut tentée et tomba » (1 Tim., 2, 13 sq.).
Ensuite, le péché d’Adam est mis par S. Paul à la base de l’explication du
péché originel, dans le célèbre texte de l’Épître aux Romains que nous
examinerons plus loin (5, 12 ; cf. 8, 19‑22). Il semble bien que Notre‑Seigneur fait allusion au premier péché dans sa parole obscure où le diable est désigné comme « homicide dès le début » (Jean, 8, 44). « Celui qui fait le péché est du diable, car le diable pèche depuis le commencement » (1 Jean, 3, 8).
Les Pères. En général, les Pères expliquent la nature du premier péché en y
voyant, conformément aux indications de la Bible, de l’orgueil et de la
désobéissance : ils y voient aussi de la folie en face de la ruse du
démon. Très peu seulement, comme Clément
d’Alexandrie (Strom., 3, 14) et S.
Ambroise (De parad., 2, 11), pensent à un péché sexuel. Sans doute, à cause
de la sentence prononcée contre Ève qui la condamne à enfanter des enfants dans
la douleur et aussi sans doute à cause de la pudeur qui s’éveilla après la
chute, ces Pères pensent qu’il y eut entre Adam et Ève des relations sexuelles
prématurées. Cette opinion, qui a été admise ici ou là par des théologiens
modernes, s’oppose au récit de la Genèse, d’après lequel Adam reçoit
immédiatement des mains de Dieu qui la lui amène, sa femme comme épouse, comme
femelle (virago) et la connaît comme telle. Le fait d’être « dans une
seule chair » doit être leur destinée à tous les deux. Aussi Gœttsberger
déclare avec raison : « Le rôle de la femme, nettement indiqué et
connu d’Adam, rend impossible, en dehors de toute autre considération,
d’expliquer le péché du paradis terrestre comme un péché sexuel ».
Parmi les scolastiques, le cardinal Cajetan,
de tendances un peu originales, soutint cette opinion que tout l’événement
s’était passé non pas extérieurement, mais intérieurement. Par là assurément il
s’écartait de l’opinion générale des théologiens ; mais l’Église ne vit
pas, dans sa théorie, de danger pour le dogme lui‑même et ne l’inquiéta pas à ce sujet. On peut d’ailleurs trouver dans cette
opinion cette idée très juste que le péché d’origine, comme tout péché, se
déroula, en définitive, dans les profondeurs de l’esprit. Il est tellement vrai
qu’il faut mettre l’élément psychologique avant l’élément extérieur, qu’il y a
des péchés qui se commettent sans participation du corps, mais qu’il ne s’en
commet aucun sans la coopération décisive de l’esprit. Par rapport au serpent,
un théologien moderne, le Jésuite Bachelet, juge ainsi : « On doit
cependant reconnaître deux choses : premièrement que l’Église n’a pas
rejeté l’opinion de Cajetan ; secondement que, si l’on prend le dogme de
la chute dans ce qu’il a d’essentiel pour la vie chrétienne, il importe peu que
le serpent ait été un instrument réel
ou un symbole de Satan. Mais ce que
l’Église confirme ou suppose strictement dans sa doctrine dogmatique définie,
c’est le fait de l’épreuve voulue par
Dieu, le fait de la tentation diabolique permise par lui et le fait de la
désobéissance dont Adam et Ève se rendirent coupables » (Le péché
originel (1909), 14).
Le péché d’Ève eut lieu le premier (Eccli., 25, 33) ; mais il
n’eut d’importance dogmatique que parce qu’il entraîna Adam, le chef de la
race, dans la chute. Le péché d’Ève est aussi plus facile à expliquer que celui
d’Adam. Ce que la Bible raconte se rapporte surtout à Ève et non à Adam. Nous
ne pouvons pas ici examiner de près le récit, si fin et d’une psychologie si
profonde, de la tentation d’Ève et de sa chute, le discours rusé du diable et
la réponse hésitante de la femme. En tout cas, on trouve ici la description de
l’origine et de la naissance de tout péché. Dieu a défendu le mal, l’homme
connaît cette défense même dès le début, à la fin il la transgresse cependant.
Il a dû auparavant ébranler d’une
manière ou d’une autre l’autorité de Dieu. Dans tout péché grave, il y a un peu
d’incrédulité théorique ou tout au
moins pratique. C’est ainsi, d’ailleurs, que S. Augustin, qui ne s’arrête guère
à examiner la chute originelle, explique le péché d’Ève : « Elle n’en
serait pas venue à l’œuvre mauvaise,
si la mauvaise volonté n’avait
précédé... L’orgueil, c.‑à‑d. la fausse grandeur, consiste à abandonner la fin dernière à laquelle l’âme doit s’attacher et à se faire, d’une certaine manière, fin dernière soi‑même » (Civ., 14, 13, 1).
Quant au péché d’Adam, bien qu’il doive être considéré comme très grave,
certains théologiens le regardent cependant comme moins grave que celui
d’Ève ; d’après eux, il n’aurait pas été de l’incrédulité, de l’apostasie
envers Dieu, mais de la faiblesse envers la femme (S. Thomas, Suarez).
D’autres, avec Bellarmin, pensent,
non sans raison, que son péché fut, en définitive, de l’incrédulité (De amissione
gratiæ, 3, 9). Ce n’est pas sa femme qu’il a cru, mais le serpent, ou tout au
moins les paroles du serpent que lui rapportait sa femme. La question de savoir
si nous aurions été également perdus, au cas où Ève seule aurait péché, a été
posée de bonne heure (Gietl, Roland,
125). La gravité du péché résulte de
son châtiment : perte de la grâce sanctifiante et des dons
d’intégrité ; de la gravité du précepte divin et de la facilité de son
accomplissement.
S. Thomas consacre au péché d’origine trois questions ; la première
traite du péché en lui‑même, la seconde du châtiment, la troisième de la tentation de nos
premiers parents (S. th., 2, 2, 163‑165). Déjà S. Augustin avait prononcé ce jugement : « la gravité (de ce péché) surpasse de beaucoup la faible portée de notre jugement » (De nupt. et concup., 2, 34, 58) ; péché ineffablement grand » (Op. imp., 1, 105) ; il l’appelle (avec Eccli., 10,
15) « de l’orgueil, du mépris de Dieu » (De nat. et grat., 29, 33).
S. Thomas partage cette idée et déclare que le péché d’Adam fut un très grave
orgueil, dont la tendance était de devenir semblable à Dieu et de le devenir
d’une manière illégitime ; il ne s’agissait pas de l’égalité d’essence
avec Dieu, nos premiers parents devaient se rendre compte que cela était impossible,
mais d’une science égale à celle de Dieu et d’un bonheur divin sans Dieu.
Suites du péché personnel. Le Concile de Trente dit qu’Adam perdit immédiatement sa sainteté et sa justice,
encourut le courroux et le mécontentement de Dieu, tomba sous le châtiment de la mort et de la domination de
Satan et que, d’une manière générale, il subit une altération dans son corps et dans son âme (S. 5, can. 1).
L’Écriture n’expose pas ces conséquences dans leur ensemble, mais
elle les fait clairement connaître en particulier. La perte de la grâce sanctifiante est la conséquence de tout péché
grave et, par conséquent, à plus forte raison, du premier. Aussi Adam se sent
immédiatement indigne du voisinage et de la familiarité de Dieu et se cache.
Dieu le confirme dans ce sentiment (Gen., 3, 11), il est fondé. Il le chasse du
paradis terrestre ; cette séparation extérieure est une image de
l’éloignement intérieur. Adam est l’objet du mécontentement divin.
La perte de l’intégrité de nature se manifeste dans l’éveil soudain de
la concupiscence (Gen., 3, 7) et dans la sentence de souffrance et de mort
prononcée par Dieu contre Adam et Ève (Gen., 3, 15‑19 ; cf. 2, 17), sentence aggravée pour la femme de peines
particulières correspondant à son sexe (Gen., 3, 16).
Les Pères répètent ces pensées. Ils insistent sur la perte de la grâce
ou du Saint‑Esprit et, avec une force particulière, sur
le règne de Satan dans le monde non racheté, ainsi que sur la mort et la
concupiscence. Ils signalent ces derniers maux surtout dans la controverse avec
les pélagiens.
La Scolastique montre la convenance des châtiments infligés à Adam et
à sa femme. Le châtiment correspondait tout à fait au péché d’orgueil. La
révolte de l’homme contre Dieu fut suivie immédiatement de la révolte dans la
nature humaine elle‑même, du soulèvement des puissances inférieures contre les puissances
supérieures, du conflit entre le corps et l’âme. Étaient également convenables
les châtiments qui furent imposés personnellement à nos premiers parents
conformément à leur péché et à leur sexe (S. th., 2, 2, 164, 1‑2).
Adam resta cependant, malgré son grave péché, capable de rédemption
et, d’après l’opinion des théologiens qui s’appuie sur le passage obscur de la Sagesse (10, 2), il fut immédiatement
justifié de nouveau par Dieu, à cause de son repentir. Que l’homme tombé ait
encore la volonté et le désir du bien, S. Paul l’enseigne expressément (Rom.,
2, 14 sq. ; 7, 14‑25). S. Anselme prétend que Dieu témoigna à Adam une miséricorde particulière et déjà S. Augustin, avec d’autres Pères, avait affirmé, à l’encontre de Tatien, le salut d’Adam (« ils ont ainsi mérité d’être
sauvés du supplice sans ressource, grâce au précieux sang de notre
Seigneur » : De peccat. mer., 2, 34, 55) (Dict. théol., 1, 379). Dans
la Missa syriacha‑antiochena, traduite par le prince Max de Saxe (1908), il n’est pas rare de
voir Adam et Ève parmi les saints. Cependant l’Église occidentale ne connaît
pas de culte envers nos premiers parents ; au Moyen‑Age, une autorité inconnue les introduisit dans le catalogue des saints.
A consulter : Pesch, 3, 120 sq. Diekamp, 2, 129‑152. Minges, 1, 243‑253. Palmieri, 490 sq. Bellarmin,
De amissione gratiæ (Contr., t. 4, Paris, 1613). S. Thomas, S. th., 1, 2, 81‑83. Scher, De universali propagatione originalis culpæ (1895). Toner, Dissertatio historico‑theologica de lapsu et peccato originali (1905). De Rubeis, De peccato originali. Le
péché originel dans la Scholastique primitive (Revue des sciences philos. et
théol., 1913, 700‑725) (Robert de Melun, Abélard,
etc.) ; ibid., 1911, 735‑750 (doctrine de S. Anselme). Rev. d’hist. eccl., 1912, 674 sq. S. Thomas, S. th., 1, 95, 2. Sur la
concupiscence : Dict. théol., 3,
804‑814, v. Concupiscence, 1, 2395 sq., et 12,
275 sq., v. Péché originel.
THÈSE. Le péché d’Adam, en tant que péché du chef de la race
humaine, est passé à toute sa postérité. De
foi.
Explication. Les premiers qui nièrent, par principe, le péché originel, furent
les pélagiens. Ils ne voulaient voir
dans le péché d’origine qu’un méfait personnel d’Adam et non une faute
transmise à tous ses descendants. Le dommage du péché d’Adam ne consisterait
que dans le mauvais exemple donné à
l’humanité. Il continuerait son action en tant que mauvais exemple et non en
tant que coulpe (imitatione non propagatione). Il n’y aurait pas non plus de
conséquences pénales du péché d’origine. La concupiscence, les souffrances et
la mort seraient de purs états naturels et non des conséquences du péché. C’est
pourquoi le baptême des enfants lui‑même ne serait pas nécessaire pour la vie
éternelle (vita æterna), bien qu’il le soit pour la pleine béatitude du royaume
des cieux (regnum cœlorum). La réaction
ecclésiastique se manifesta aux conciles de Méla (416), de Carthage
(418) (Denz., 192), dans l’« Epistola tractoria » du Pape S. Éozime, au Concile d’Éphèse (431) (Denz., 126), au Concile
d’Orange (529) (Denz., 174 sq.).
Lorsque Abélard renouvela l’antique
erreur, il fut condamné au Concile de Sens (1140), dans lequel il est déclaré
que nous avons hérité « non seulement de la peine, mais encore de la
coulpe » du péché d’origine.
Le Concile de Trente a défini contre les sociniens,
d’une certaine manière aussi contre Zwingle,
ainsi que contre le rationalisme en général : « Si quelqu’un affirme
que la prévarication d’Adam n’a nui qu’à lui
seul et non à sa descendance, et qu’il a perdu la sainteté et la justice
reçues de Dieu pour lui seul et non aussi pour nous, ou que, souillé par le
péché de désobéissance, il n’a transmis que la mort et les punitions du
corps à tout le genre humain, mais non pas le péché, qui est la mort de l’âme : qu’il soit anathème »
(Can. 2 ; Denz., 789). Ainsi, non seulement la peine, mais encore le péché,
en tant que mort de l’âme, est passé à tous les descendants d’Adam.
Preuve. Le premier qui atteste le péché originel, d’une manière claire,
est S. Paul. L’Ancien Testament
contient tout au plus, à ce sujet, des allusions obscures. On pourrait peut‑être considérer comme telles la corruption coupable qui se répand immédiatement dans l’humanité et la sanction qui suit
(Caïn, déluge) ; « les sentiments et les pensées de l’homme sont
mauvais depuis sa jeunesse »
(Gen., 8, 21 ; cf. 6, 5‑12). Les plaintes sur la
diffusion générale du péché parmi les hommes se rencontrent ensuite
assez souvent dans l’Ancien Testament (3 Rois, 8, 46. Job, 15, 14. Prov., 20,
9. Eccli., 40, 1‑11. Eccl. 7, 21. Ps. 13, 3).
Mais jamais on ne fait dériver
cet état du péché d’origine, bien
qu’on y rattache maintes fois la mort (Eccli., 25, 33 ; Sag., 2, 24). Le
passage souvent cité du Ps. 50, 7, parle de la conception « dans le péché
et l’iniquité », mais il s’agit probablement ici des péchés personnels des
parents et non du péché héréditaire
d’Adam. Dans Job, 14, 4, le texte n’est pas clair ; il faut sans doute
l’entendre de la corruption générale du péché dont il est souvent question dans
l’Ancien Testament. Si les livres canoniques de l’Ancien Testament parlent peu
du péché originel, les livres apocryphes
en parlent fréquemment (Couard, 117 sq.). Au reste, on trouve dans ces livres
des spéculations très développées et très variées sur le péché d’Adam et d’Ève,
mais on n’y atteint jamais la notion chrétienne du péché originel (Tixeront, 1,
39 sq.). « O Adam, qu’as‑tu fait ? Car, bien que ce soit toi qui
as péché, le mal n’est pas tombé sur toi seul, mais sur nous tous qui sommes
tes descendants » (4 Esd., 7, 118). Cependant la dogmatique juive
d’aujourd’hui ne connaît pas la notion du péché originel. On voit néanmoins
apparaître, dans le judaïsme postérieur, la notion d’un « mauvais
instinct » (jezer hara) inné ou d’un « cor malignum ».
Jésus suppose l’état de culpabilité générale, sans le rapporter à
Adam : personne n’est bon, sinon Dieu seul (Marc, 10, 18). Le but de sa
vie est seulement la conversion des pécheurs (Marc, 2, 17). Mais tous sont pécheurs : « Ce qui
est né de la chair est chair » (Jean, 3, 6). C’est pourquoi tous ont
besoin de la régénération par l’Esprit, s’ils veulent entrer dans le royaume de
Dieu (Jean, 3, 3‑5). Quant à lui, le Fils, le Père l’a donné pour le
salut de toute l’humanité (Jean, 3, 16‑17). Ce n’est que par lui qu’on vient vers le Père (Jean, 14, 6) : « Celui qui ne croit pas au Fils, celui‑là ne verra pas la vie, mais le
courroux de Dieu demeure sur lui » (Jean, 3, 36). Il enseigne à tout le monde à
demander le pardon des péchés (Math., 6, 12 ; Luc, 11, 4).
D’où vient cette culpabilité universelle ? Jésus indique souvent
la tentation par Satan (Marc, 4,
15 ; Math., 13, 39 ; Luc, 22, 3 ; Jean, 13, 2, 27) ; par
d’autres hommes (Math., 17, 6‑8) ; par la propre sensualité (Math., 18, 8‑10) ; mais la racine proprement dite
est le « cœur », les dispositions mauvaises personnelles
(Math., 12, 33‑35 ; 15, 18‑19. Luc, 6, 45. Marc, 7, 15, 20‑30). Le « vice de la nature » apparaît clairement dans cet
avertissement : « Coupez les mauvais membres » (Marc, 9, 42‑47). Mais, toutes les fois que le Christ parle du péché et de ses sources, il s’en tient pratiquement au péché personnel,
sans remonter au péché lointain d’Adam. Des doctrines longuement développées ne
sont pas dans la manière d’enseignement du Christ, mais sont tout à fait dans
la manière de S. Paul. On dit qu’il a
emprunté sa doctrine du péché originel aux apocryphes. Mais son parallèle entre
Adam et le Christ est tout à fait original et contient le germe de cette
doctrine. Ses paroles célèbres (Rom., 5, 12) permettent une double interprétation,
sans que, pour cela, la pensée principale subisse une altération
essentielle : « Nous savons que par un seul homme, le péché est entré dans le monde, et que par le péché est venue la mort ; et
ainsi, la mort est passée en tous les
hommes, étant donné que tous ont péché » (Διὰ τοῦτο,
ὥσπερ δι’ ἑνὸς ἀνθρώπου
ἡ ἁμαρτία εἰς τὸν
κόσμον εἰσῆλθεν,
καὶ διὰ τῆς ἁμαρτίας
ὁ θάνατος, καὶ οὕτως
εἰς πάντας ἀνθρώπους
ὁ θάνατος διῆλθεν,
ἐφ’ ᾧ πάντες ἥμαρτον).
Exégèse. L’interprétation préférée par S. Augustin et la plupart des
auteurs comprend ἐφ’ ᾧ, « in quo » (en qui) au sens
relatif et le rapporte à ἑνὸς ἀνθρώπου
« unum hominem » (un homme) qui se trouve plus haut, et de cette
interprétation, notre dogme résulte formellement :
Tous les hommes souffrent du péché d’Adam ; car en lui tous ont péché. S. Augustin : « Ce seul homme
en qui seul tous ont péché » (De
pecc. mer. et dem., 1, 10, 11). « Donc depuis que ‘par un seul homme le
péché est entré dans le monde et la mort par le péché, et qu’ainsi la mort est
passée dans tous les hommes par ce seul homme en qui tous ont péché’, toute la
génération du prévaricateur est devenue une masse de perdition » (De pecc.
orig., 2, 29, 34). Cette interprétation d’ἐφ’ ᾧ comme relatif
est confirmée par le passage parallèle, 1 Cor., 15, 22 : « De même
que tous meurent en Adam, ainsi tous sont vivifiés dans le Christ ». Tous
meurent « en Adam », ou bien à cause de lui, par conséquent, ils ont
tous péché « en lui », car la mort est, d’après Rom., 5, 12, une
conséquence du péché. La mort en Adam demande donc comme condition préalable,
d’après S. Paul, le péché en Adam. C’est au reste l’interprétation que donnent
les Pères et les théologiens, d’après le texte de la Vulgate. Et cette interprétation traditionnelle est suivie par le
Concile de Trente qui ne se réfère
qu’à ce verset (S. 5, can. 2). Cette explication est aussi postulée par tout le
parallèle entre le Christ et Adam : l’un et l’autre sont considérés comme
des principes dont tous les descendants sont moralement dépendants. De même que
par l’un nous vient la mort, de même par l’autre nous vient la vie. ‑ Mais si l’on admet avec les protestants et certains catholiques, comme A.
Meier, Bisping, Corluy, Cornély, Schanz, que « in quo » =
« quoniam », (parce que), et si on lui donne, par conséquent, un sens
causal, on pourra entendre ces
mots : « parce que tous ont péché », d’abord ou même uniquement
dans le sens que tous ont péché personnellement
et qu’Adam a été simplement un mauvais exemple. Mais le contexte des versets suivants nous amène au sens indiqué plus
haut : dans ces versets, S. Paul continuant la comparaison dit que « par le péché d’un seul la condamnation
est venue pour tous les hommes... et les nombreux (c.‑à‑d. tous) par la désobéissance d’un seul ont été constitués pécheurs »
(v. 18 et 19). En tout cas, l’action d’Adam est marquée comme la cause
(διὰ, per) de notre perdition. C est pourquoi la mort a régné même sur ceux qui n’ont pas
péché personnellement comme Adam (v.
13) ; ils étaient déjà pécheurs, sans péché propre : en Adam, leur
chef. On ne peut donc aucunement douter de la légitimité de l’interprétation
catholique.
Les Pères. Que l’humanité ait été, de quelque manière, rendue coupable par
le péché d’Adam, c’est l’enseignement des Pères en général, à partir de S.
Justin ; c’est pourquoi S. Augustin peut, à bon droit, en appeler à la
tradition. D’après S. Justin, le
Christ est mort « à cause du genre humain, lequel par Adam a été entraîné
dans la mort et la tentation du serpent » (Dial. 88). S. Irénée met d’abord en relation la chute d’Adam et l’humanité. Il
enseigne, conformément à sa théorie particulière de la récapitulation (A. h.,
3, 18, 1‑2) : « Nous avons offensé Dieu dans le premier Adam,
en n’accomplissant pas son précepte et nous avons été réconciliés avec lui dans
le second Adam, en devenant obéissants jusqu’à la mort. Car nous n’étions pas
débiteurs envers un autre, mais envers celui dont nous avions transgressé le
précepte au commencement » (A. h., 5, 16, 3). Origène traite souvent du péché originel : « Tous meurent
en Adam et ainsi tout l’univers est tombé et a besoin d’être relevé, de telle
sorte que tous soient de nouveau vivifiés dans le Christ » (In Jer. hom.,
8, 1 : M. 13, 337). Il signale l’usage de baptiser les enfants et insiste
sur le caractère de faute du péché originel, car autrement la grâce du baptême
serait inutile aux enfants (In Lev. hom., 8, 3 : M. 12, 496). Il cherche à
approfondir la cause de la transmission héréditaire du péché d’origine en
exposant maintes fois cette proposition que nous étions tous inclus dans Adam
comme dans notre chef (In Ep. ad Rom., 5, 1 : M. 14, 1003 sq.). Tertullien ici encore a créé un terme.
Il appelle ce péché « péché d’origine » (vitium originis),
« péché de nature » (vitium naturæ). « Le mal dans l’âme
provient, indépendamment de son augmentation par la séduction du mauvais
Esprit, de la prévarication du commencement et est d’une certaine manière
naturel » (De anima, 41). Il distingue entre le péché originel et le péché
personnel. S. Cyprien avait à justifier
le baptême des enfants. Si l’on admet au baptême de grands pécheurs, « on
doit d’autant moins en écarter l’enfant nouveau‑né ; cet enfant n’a pas encore commis de péché, mais parce
qu’il est né selon Adam dans la chair, il a contracté par la première naissance
la contagion de l’antique mort ; mais cet enfant arrive d’autant plus
facilement à la rémission des péchés que ce ne sont pas des péchés personnels,
mais des péchés étrangers qui lui sont remis » (Ép. 64, 5). S. Athanase se réfère, comme beaucoup de
Pères, au Ps. 50, 7 : « Tous ceux qui descendent d’Adam sont conçus
dans l’iniquité, parce qu’ils sont tombés par la condamnation de leur premier
père » (Exp. in Ps. 50, 7). S.
Ambroise est le représentant de l’augustinisme avant S. Augustin. D’après
lui, nous sommes tous enserrés d’un « lien héréditaire (de péché) »
(hereditarium vinculum). Il répète la pensée d’Origène : « Adam a
existé, et nous avons tous existé en lui ; Adam a péri, et tous ont péri
en lui : c’est pourquoi tous meurent en lui » (Exp. in Luc, 7, 234).
Plus précis encore est l’Ambrosiastre :
« Manifestement tous ont péché en Adam comme dans une masse. Car comme il
a été perdu lui‑même par le péché, tous ceux qu’il a engendrés sont nés sous le péché. C’est pourquoi nous sommes tous pécheurs par lui, parce que nous
descendons tous de lui » (M. 17, 92).
Les Cappadociens, comme en général les Grecs, parlent des suites du péché d’Adam, de la souffrance et de
la mort, de l’erreur et de la concupiscence, ainsi que de la privation de
grâce, plutôt que du péché originel ou de la coulpe originelle. S. Cyrille de Jérus. va même jusqu’à
croire « que l’âme, avant de venir dans le monde, n’a pas péché, mais que,
après être venus dans le monde sans péché, nous péchons maintenant avec notre
volonté libre » (Catech., 4, 19). S.
Jean Chrysostome lui‑même s’exprime à mainte reprise dans ce sens (Cf. In Ep. ad
Rom. hom., 10, 1 et 3). Ce n’est pas sans raison que les Grecs caractérisent avec tant de force
le péché comme péché personnel, il leur fallait s’opposer au manichéisme dangereux, en représentant
le péché comme un acte libre de l’individu et non comme une émanation d’une
mauvaise nature. Il faut avoir en vue cette controverse avec les manichéens
pour comprendre S. Cyrille et S. Jean Chrysostome, lesquels, au reste, avaient
sans doute aussi à combattre l’idée erronée d’âmes préexistantes à la chute.
Enfin le péché originel ne s’adaptait pas très bien à la notion courante de
péché en tant qu’acte de volonté libre. Ainsi donc S. Augustin n’a pas réellement inventé la doctrine du péché
originel. Il nomme comme précurseurs, entre autres, Irénée, Cyprien, Hilaire,
Ambroise, Grégoire de Naz., Innocent, Chrysostome, Basile, Jérôme (C. Jul., 2,
10, 33).
S. Augustin et le péché originel. Il affirme, d’une manière très
nette, que le péché originel n’est pas seulement une peine sur laquelle on insistait surtout auparavant, mais encore une
faute. La faute, il la trouve d’abord
dans la transgression d’Adam. Son
action libre était en même temps celle de toute la race humaine, laquelle,
comme le dit déjà S. Ambroise, était incluse en lui comme une unité.
« Nous étions véritablement tous en lui, alors que nous étions tous cet
homme qui tomba dans le péché par la femme tirée de lui avant le péché »
(Civ., 13, 14). « Quant au péché que dans les enfants on nomme péché
originel, lorsqu’ils n’ont pas encore l’usage de leur libre arbitre, on n’a pas
tort non plus de l’appeler volontaire, puisque, contracté à l’origine par la
volonté dépravée de l’homme, il est devenu en quelque façon héréditaire »
(Retract., 1, 13, 5). Sans volonté, pas de péché ; « Il n’y a pas de
péché qui ne soit volontaire » (De ver. rel., 14, 27). L’effet ultérieur
et permanent de cette mauvaise volonté se trouve dans la concupiscence. Il voit dans la concupiscence la preuve, pour ainsi
dire, palpable du péché originel. Il lui semble impossible que la domination
qu’elle exerce maintenant sur la nature humaine ait été possible dès le
commencement. De cette façon, la mauvaise volonté se trouve dans toute la
nature humaine (vitium humanæ naturæ). Mais S. Augustin aime mieux employer le
terme de péché originel que celui de péché de nature, parce que l’hérésie
gnostique manichéenne cherchait la racine de tout péché dans la nature sensible
et que les pélagiens le suspectaient de manichéisme. S. Augustin garde donc le
juste milieu entre les deux erreurs anthropologiques qui régnaient alors. Le pélagianisme prétend que la nature
humaine n’a éprouvé aucun dommage, qu’elle est indifférente, apte au bien et au
mal et il bâtit toute la moralité uniquement sur la volonté libre individuelle.
Le manichéisme, par contre, prétend
que la nature, comme telle, dans sa constitution physique et créée, est
mauvaise et qu’elle est l’unique source du péché, lequel est une manifestation
humaine nécessaire et naturelle. S. Augustin considère la nature tombée comme
mauvaise et comme dominée par les passions mauvaises, mais il s’efforce, avec
toute son énergie, de repousser la nécessité physique et naturelle du péché, et
de défendre encore la liberté et la moralité même dans le péché originel, car,
sans aucune espèce de liberté, il ne peut y avoir ni de péché ni de faute. Il
échappe donc par là au reproche de manichéisme que lui faisaient les pélagiens.
Un autre reproche lui était encore plus sensible. On lui objectait que les baptisés eux‑mêmes n’étaient pas délivrés de la concupiscence ; qu’il lui fallait, par conséquent, affirmer que le baptême
n’opérait pas de rénovation, que le péché originel n’était pas enlevé, mais
seulement couvert. Les Réformateurs interprétèrent le saint docteur dans le
sens des pélagiens. C’est pourquoi le Concile de Trente a frappé d’anathème
cette manière de voir : « Si quelqu’un nie que, par la grâce de notre
Seigneur Jésus Christ conférée au baptême, la culpabilité du péché originel
soit remise, ou même s’il affirme que tout ce qui a vraiment et proprement
caractère de péché n’est pas totalement enlevé, mais est seulement rasé ou non
imputé : qu’il soit anathème » (S. 5, can. 5). S. Augustin déclarait
que, sans doute, la concupiscence demeure encore dans le baptisé et est
toujours un mal, comme l’atteste aussi Rom., 7, 7‑25. Mais elle perd par le baptême son caractère de faute :
« Dans l’homme régénéré, la concupiscence n’est plus un péché, quand on
n’en suit pas la tendance vers les œuvres illicites..., cependant, d’après une
certaine manière de parler, on l’appelle péché, parce qu’elle procède du péché
et que, quand elle est victorieuse, elle commet le péché (De nupt., 1, 23, 25).
La concupiscence demeure donc dans l’homme régénéré, mais sa domination est
brisée et remplacée par la domination de l’Esprit. Elle a le caractère d’une
épreuve (le principe du combat qu’elle nous livre nous est laissé comme un
moyen d’acquérir des mérites), mais elle montre, il est vrai, par ses
mouvements, que la domination de l’Esprit n’est pas encore parfaite en nous.
La raison. S. Thomas estime qu’il y a « certains signes qui sont les manifestations probables du péché
originel dans le genre humain » (C. Gent., 4, 52). Ces signes ont déjà
frappé les païens : « Nous nous efforçons vers l’interdit et nous
désirons ce que l’on nous refuse » (Cicéron). « Je vois le bien, je
l’aime et je le fais mal » (Ovide). « Personne ne naît sans
vices » (Horace). Ces pensées sont un écho vivant aux paroles de S. Paul
(Rom., 7), elles constatent l’existence du péché en nous, tout en ne nous
disant pas comment il a pénétré en nous, bien qu’elles en aient un certain
pressentiment. D’ailleurs, quand on expose la preuve de raison à propos du
péché originel, il ne faut pas oublier que l’Église a condamné la proposition
suivante : « Dieu n’aurait pas pu à l’origine créer un homme tel qu’il naît maintenant » (Denz.,
1055).
La doctrine protestante du péché originel. Les anciens protestants
voyaient, dans le péché originel, la concupiscence, ce qui fut condamné par le
Concile de Trente (S. 5, can. 5). Les néo‑protestants se rattachent à leur père spirituel
Schleiermacher : « L’incapacité de faire le bien se trouvait déjà
dans l’homme avant le premier péché, et la peccabilité, maintenant innée, était
déjà dans le premier homme quelque chose d’originel ». C’est donc un
« atavisme biologique » ou du pélagianisme. Aujourd’hui on rejette,
en somme, le péché originel dans le sens antique.
A consulter : Vandenesch, Doctrina D. Thomæ de
concupiscentia (1870). Mariano a Novara,
De originaria lapsi hominis conditione (1882).
L’Église n’a pas donné d’autres précisions sur l’essence du péché
originel que celles‑ci : elle lui attribue « le caractère d’un vrai et propre péché » (veram et propriam peccati rationem habet)
(Trid., s. 5, can. 5). Le 2ème Concile d’Orange l’appelle « la
mort de l’âme » (Can. 2 ; cf.
Trid., s. 5, can. 2). C’est pourquoi le Concile de Trente dit à bon
droit : « ce péché est un par son origine... transmis par propagation
héréditaire et non par imitation… il est
propre à chacun » (S. 5, can. 3).
Des conceptions erronées sont possibles de deux côtés : par excès et par défaut. La première est manichéenne, la seconde pélagienne.
L’excès peut se manifester de nouveau de deux manières, selon que
l’on considère le péché originel comme la perte de dons naturels ou comme
l’imposition de qualités mauvaises. Ces deux manières de voir dépendent de
l’idée qu’on se fait de l’état originel. Si l’on considère les dons d’intégrité
comme naturels (protestants, jansénistes), on considérera le péché originel
comme la perte de parties naturelles essentielles. A la place de ces dons
excellents, en sont survenus de mauvais, aussi essentiels que les
premiers : perte de la liberté, concupiscence, inclination au péché et
même nécessité de le commettre. Une exagération de cette conception se trouve
chez les « substantiaires » qui considèrent le péché originel comme
une substance nouvelle et mauvaise imposée à l’âme (le luthérien Flach‑Francowitz dit Flacius Illyricus) ; cette substance fait que
l’âme devient l’image de Satan et exécute ses œuvres. C’est du pur manichéisme.
(Cf. Schweizer, Ambroise Catharin
[1910], 130).
Il y a aussi une teinte de
manichéisme dans l’explication de certains théologiens anciens (P. Lombard,
Henri de Gant, Grégoire de Rimini, etc.) et modernes (Bossuet, Lacordaire,
Bougaud, Laforêt). Ils décrivent le péché originel comme une qualité morbide
(qualitas morbida) qui est attachée à la nature humaine comme un élément
positif et que celle‑ci conserve d’une manière permanente
dans un état peccamineux et maladif. Le péché originel est, d’après eux, comme
un venin qui attaque physiquement la nature et en fait un foyer de péché
(Bachelet, 1, 30 sq.).
La conception protestante est éliminée depuis le
Concile de Trente, qui sauvegarde les parties essentielles de la nature
humaine, raison et liberté, même après la chute, et déclare que la
concupiscence du baptisé n’est pas coupable en elle‑même (S. 6, can. 5 et 6 ; s. 5, can. 5). ‑ Quant aux conceptions des substantiaires, et des tenants de la
qualité morbide, elles sont inconciliables non seulement avec le Concile de
Trente, mais encore avec la saine philosophie. Un être positif ne peut être
ramené qu’à Dieu. Or il est impossible de faire du Dieu saint l’auteur d’une
substance ou d’une propriété mauvaise. Le péché n’a enlevé à la nature humaine aucun don positif bon,
comme il ne lui a imposé aucune qualité positive mauvaise. Aussi l’un des
axiomes célèbres de la Scolastique se formule ainsi : « Même si elles
sont blessées, les puissances naturelles restent intactes ». Il est vrai
qu’il y en a un autre aussi célèbre, créé par Bède le Vénérable :
« Dépouillé des dons qu’il avait reçu, blessé dans sa nature ». Mais
nous verrons plus loin comment il faut entendre cette « blessure de la
nature ».
C’est par défaut que pèche l’explication pélagienne qui ne reconnaît pas assez
sérieusement l’essence du péché originel et ne la rattache pas assez
étroitement à l’homme individuel. Ou bien on ne voit dans le péché originel que
les suites funestes et pénales de l’acte d’Adam dont nous nous souffrons
actuellement ; ainsi pensent par ex. : Abélard, Roland, ou bien on le considère comme un simple péché d’imputation, qui sans doute nous est
attribué extérieurement, mais ne nous souille pas et ne s’attache pas à nous
intérieurement ; ainsi pensent Ambroise
Catharin, Albertus Pighius, Salmeron, Tolet, Lugo, etc. La particularité de
cette opinion consiste en ceci : la privation de la grâce sanctifiante
qui, pour la plupart des théologiens, rentre dans l’essence du péché originel,
est regardée comme une conséquence pénale, et la malice du péché originel est
considérée, dans sa permanence morale, comme une faute qui nous est imputée
(peccatum habituale).
Or cette théorie de l’imputation
est difficilement conciliable avec le Concile de Trente, d’après lequel le
péché originel est la « mort de l’âme » et « habite » en
chacun de nous. Comment, dans cette théorie, la méchanceté d’Adam peut‑elle persévérer moralement et habiter en
chacun de nous ? Il manque le contact de l’individu avec le péché ;
l’homme dans l’état de péché originel ne serait pas un pécheur véritable, mais
un pécheur imaginaire. De même que, d’après la théorie protestante de la
justification, le pécheur n’est qu’artificiellement un juste par la grâce qui
le recouvre, de même, d’après cette théorie, l’homme en état de péché originel
ne serait pécheur qu’artificiellement. Les théories de l’imputation sont deux
fois inopérantes : elles ne tiennent pas un compte suffisant du caractère
sérieux du péché, elles ne peuvent pas en expliquer d’une manière satisfaisante
les conséquences ; elles se servent de notions spécieuses et mettent en
danger l’importance des sacrements.
Théories modernes concernant le péché originel. Dans ces théories, Adam
disparaît entièrement et à sa place viennent les parents et les ancêtres qui
« lèguent » à leurs enfants et à leurs descendants leurs qualités
mauvaises. Le mot « lourde hérédité » joue un grand rôle dans l’éthique
moderne. Les tendances darwiniennes essaient d’expliquer le péché originel par
la descendance animale de l’homme, Nietzsche a créé le mot odieux de la
« bête blonde ». D’après les théoriciens évolutionnistes, l’homme est
le produit de ses causes matérielles.
La théorie catholique du péché originel distingue, avec S. Thomas qui se
rattache ici à Alexandre de Halès, un double élément : un élément matériel et un élément formel. L’élément matériel est la concupiscence, l’élément formel la privation de grâce sanctifiante. Ces
deux éléments ont eu chacun leur évolution et, selon les époques et les
tendances, ils ont occupé alternativement le premier plan, jusqu’à ce que
Alexandre de Halès les associât dans une unité qui se relâcha plus tard (Schwane, 3, 89 sq.).
La privation de grâce
sanctifiante et la domination de Satan sont souvent affirmées par les Pères grecs qui n’y voient parfois qu’une
conséquence du péché et non un péché proprement dit. C’est à eux que se
rattache S. Anselme. Par contre, les
Pères latins, depuis Tertullien,
insistent sur la concupiscence, particulièrement S. Augustin qui voit en elle l’élément principal du péché originel.
Il est suivi par les docteurs occidentaux jusqu’à S. Anselme. Mais les Latins
ont défendu, avec la même énergie que les Grecs, contre le manichéisme, la
liberté de la volonté en face des passions naturelles coupables. Néanmoins on
peut dire de S. Augustin, avec Schwane, « que le péché originel est
présenté chez lui, d’une manière excessive comme une blessure de la nature de
l’homme et que la privation de la ressemblance divine surnaturelle n’est pas
assez mise en lumière » (2, 529). C’est pourquoi les Réformateurs et les
jansénistes ont pu interpréter sa pensée d’une manière erronée.
S. Anselme, pour qui le mal est la privation de bien, brise avec la théorie
augustinienne et considère le manque de justice seul comme l’essence du péché originel. Mais il entend par
« justice » moins la grâce sanctifiante, la justice au sens strict
que la bonté complète de la volonté (rectitudo voluntatis) et sa soumission aux
commandements divins. La concupiscence lui semble trop matérielle pour être le
sujet de l’injustice ; la justice, comme l’injustice, se trouve, d’après
lui, dans la volonté seule. La concupiscence n’entra dans l’homme qu’après sa
rébellion contre Dieu, elle est le châtiment du péché.
La Scolastique se divise dans cette question. Alors que Hugues, S.
Bernard, Robert Pullus, P. Lombard, Pierre de Poitiers (Pictaviensis) et même
S. Bonaventure se rattachent à la théorie de S. Augustin, d’autres maîtres de
la Scolastique, avec Alexandre et S. Thomas, admettent, dans le péché originel,
un élément formel, la perte de la grâce sanctifiante et un élément matériel, la
concupiscence. Ainsi la théorie anselmienne et la théorie augustinienne sont
unies, mais désormais on accentue surtout l’élément formel et non plus, comme chez S. Augustin, l’élément matériel. Scot, ici encore, suit sa
propre voie et s’en tient, conformément à son principe du primat de la volonté,
à l’explication de S. Anselme. Au sujet du péché mortel, S. Thomas écrit : « Tous les péchés ont cela de commun, c’est qu’ils détournent de Dieu, quoiqu’ils
diffèrent les uns des autres, par rapport aux divers biens changeants vers
lesquels ils portent » (S. th., 3, 8, 7). Il traite en détail du péché
originel dans De malo, 4, 2 : « Il y eut dans le péché du premier
père un élément formel, l’aversion
par rapport au bien immuable, et un élément matériel, la conversion vers un
bien passager. Or, du fait qu’il s’est détourné du bien immuable, il a perdu le don de la justice originelle,
et du fait qu’il s’est tourné de façon désordonnée vers un bien passager, les
puissances inférieures qui devaient s’élever vers la raison ont été rabaissées
vers les réalités inférieures… Il en résulte que le péché originel en tel ou
tel homme n’est rien d’autre que la concupiscence
accompagnée de la privation de la justice originelle, en sorte toutefois
que cette privation de la justice originelle constitue ce qui est formel dans
le péché originel, et la concupiscence ce qui est matériel ».
Il se produisit un nouveau
revirement dans la question avec Dominique
Soto. Dans son rapport au Concile de Trente sur le péché originel, il
abandonna entièrement, comme S. Anselme, la concupiscence et déclara que seule
la perte de la grâce sanctifiante constituait l’essence du péché originel. Si
on n’admet pas cette manière de voir, disait‑il, on ne peut pas expliquer que
le péché originel soit effacé par le baptême, puisque la concupiscence
demeure dans le baptisé. Cette théorie eut comme partisans d’abord Bellarmin et
Suarez, puis dans les temps modernes la plupart des théologiens (à l’exception
des thomistes rigides). Alors que, d’après la théorie augustinienne, la
concupiscence ne doit sa naissance qu’au péché, les explications modernes en
voient le fondement dans la création même et prétendent que seuls ses effets
désordonnés étaient réprimés par la justice originelle. En soi, elle est bonne
(bonum naturæ). Il faut cependant se garder de tomber dans un cercle vicieux en
expliquant le premier péché par la concupiscence, puis la concupiscence par le
premier péché.
Synthèse. De cette revue se dégagent avec sûreté les vérités théologiques
suivantes sur l’essence du péché originel. Le péché originel consiste dans une coulpe véritable et proprement dite et
non seulement dans une peine qui
serait la conséquence du péché d’Adam. Ce péché n’a pas été commis par l’homme
lui‑même au moyen d une action personnelle et, par suite, il ne contient
rien de volontaire, seulement il est hérité en tant qu’état peccamineux. C’est
un péché habituel et non un péché actuel, il ne fut actuel que pour Adam.
Le caractère essentiel de cet état, c’est, comme dans tout péché grave, la
privation de grâce sanctifiante. Par rapport à la concupiscence, on peut avoir
des opinions différentes ; mais il convient de la concevoir dans le sens
de la théologie posttridentine. D’après cette théologie, elle n’est pas née
avec le péché d’origine, mais elle fait partie de la nature ; elle fut
cependant, par une grâce préternaturelle de Dieu, ordonnée et soumise à la
raison. Par la chute d’Adam, cette intégrité corporelle et psychique fut
perdue ; la concupiscence s’éveilla et devint un élément important dans le
péché en général, si bien que S. Paul et S. Augustin voient en elle le péché originel. Par le
déchaînement de la concupiscence, l’intelligence et la volonté furent aussi
atteintes. Cependant la passion mauvaise et l’affaiblissement des forces
psychiques ne doivent être considérés que comme un élément matériel, comme une
disposition mauvaise, un fonds mauvais dans l’homme et non comme une fonction
actuelle ; car, dans ce dernier cas, c’est un péché personnel qui doit
être expié personnellement. Quand ce ne serait que pour ce motif il convient
d’insister sur la perte de la grâce et non sur la concupiscence.
Le mystère du péché originel réside donc moins dans son essence que
nous pouvons comprendre d’une certaine manière, moins même dans ses
conséquences funestes, que dans la propagation de l’état de péché, lequel est
inné à notre nature et cependant est
jugé et condamné par Dieu comme ne devant pas être.
A consulter : Scher, De universali propagatione
peccati originalis (1895). Kilber,
Theo. Wirceb. De peccato originali.
Ici aussi, l’Église ne s’est exprimée que d’une manière générale, en enseignant
à l’encontre des pélagiens, dont la théorie superficielle ne voyait dans le
péché originel qu’un mauvais exemple extérieur, la doctrine d’une transmission
réelle à chaque individu par la génération
naturelle : « ce péché d’Adam ‑ qui est un par son origine et transmis
par propagation héréditaire et non par imitation, est
propre à chacun » (Trid., s. 5, can.
3 ; cf. Denz., 102). Quant au mode
de transmission, elle l’a laissé sans explication, en raison du mystère impénétrable qui entoure cette
transmission et que S. Augustin déplore déjà : « cet ancien péché,
qui est si connu quand il s’agit d’en parler, mais qui est si mystérieux quand on essaye de le
comprendre » (De mor. eccl., 1, 22, 40).
Les essais d’explication sont les
suivants : Les Pères, dans la
mesure où ils ont traité cette question, pensaient à une inclusion réelle de l’humanité tout entière dans Adam. On a déjà
mentionné les assertions d’Origène, de S. Ambroise et de S. Augustin. Des objections contre cette conception
furent élevées d’abord par les pélagiens :
Comment est‑il possible que nous ayons tous été en Adam, si notre âme, qui est le sujet du
péché, est créée par Dieu qui ne peut
rien produire d’impur ? Alors que la plupart des Pères, dans la doctrine
de l’âme, se rattachaient au créatianisme, ce fut justement cette objection qui
empêcha S. Augustin de se joindre à eux. Le génératianisme permettait de
répondre plus facilement à cette objection, mais il avait des conséquences
inacceptables. Le problème qui consiste à expliquer comment nous avons tous
participé au péché d’Adam n’a pas non plus trouvé de solution chez les Pères de
l’âge suivant. Un certain nombre de Pères trouvent, comme S. Augustin, la cause
dans la concupiscence : « Peccatum in parvulos non transmittit
propagatio, sed libido » dit l’élève de S. Augustin, S. Fulgence de Ruspet
(Cf. Dict. théol, 6, 970). Cette « façon presque brutale » a été
reprise par les scolastiques primitifs avec P.
Lombard : « Pollutio quaedam, quam ex fervore coitus parentum et
concupiscentia libidinosa contrahit caro, dum concipitur, causa est originalis peccati » (Sent., 2, d. 31, c. 6 ;
Dict. théol., 1, 2397). Mais indépendamment de ce fait que « in semine non sit immunditia peccati aut
peccatum sive iniquitas » (Anselme, De concept. virg., c. 7), et que, par conséquent,
le péché originel serait transporté de l’ordre moral dans l’ordre physique, les
facteurs de la génération seraient aussi la cause du péché originel. Or S.
Augustin lui‑même a finalement
écrit : « parce qu’ils sont revêtus de celui qui a péché volontairement, ils tirent de lui la tache du péché et le supplice de la mort ; de
même que les petits enfants, qui ont revêtu Jésus‑Christ, bien qu’ils n’aient rien fait par leur volonté, ont part néanmoins à sa justice et à la récompense de la vie éternelle » (Opus imp., 6, 22 : M. 45, 1554).
La Scolastique reprend la question à nouveau. Naturellement on
maintint l’idée de l’unité entre le genre humain et Adam, et on chercha dans
cette unité la raison de la transmission héréditaire. Les réalistes extrêmes,
comme S. Anselme (De fide Trin., 2)
et Eudes de Cambrai (+1113), affirmaient que l’humanité constituait une seule
réalité spécifique (M. 160, 1079). Quand Adam tomba, l’unique humanité
substantielle tomba aussi. Alexandre pense avec S. Thomas autant à une unité physique qu’à une unité morale. D’après S. Anselme, Adam a reçu
et perdu pour lui et pour ses descendants les dons de l’état originel. D’après
Scot, cet événement a sa raison dans une ordonnance
positive de Dieu. S. Thomas compare l’humanité à une communauté dans laquelle
l’un répond pour l’autre ; ou encore à un organisme dont les membres
n’agissent pas d’après leur propre volonté, mais d’après celle de la tête.
Mais, à côté de cette unité morale de la volonté, il mentionne aussi, en
disciple de S. Augustin, la génération qui fonde l’unité physique, comme s’il
en résultait une infection de la
nature (S. Th. 1, 2, 81, 1 ad 2 ; cf. encore De malo 4, 1).
Les théologiens posttridentins se sont occupés vivement de notre
problème, quand ce n’aurait été qu’en raison de la polémique protestante. Bellarmin insiste encore d’abord sur
l’unité physique avec Adam. Tous
étaient en Adam « en puissance », c’est pourquoi ils ont contracté
alors le péché non en réalité, mais en puissance (non actu sed potentia... non
in se sed in parente : De amiss. grat., 4, 16). Ensuite, il cherche à
fonder aussi l’unité morale et
recourt pour cela à l’hypothèse d’un décret
(decretum alligativum) ; en vertu de ce décret, tous les hommes auraient
été liés par Dieu à l’obéissance volontaire d’Adam et auraient eu en lui leur
chef moral et juridique dont ils devaient partager le bon et le mauvais sort. Ambroise Catharin introduit dans son
explication un véritable contrat
entre Dieu et Adam, avec les mêmes conditions et les mêmes effets. Suarez s’appuie, dans son explication,
uniquement sur l’unité morale avec Adam ; il ignore, par conséquent, la
concupiscence dans la transmission du péché. Il voit le fondement de cette
unité non pas dans l’institution divine de fait, d’après laquelle Adam est
notre premier père, mais dans un contrat
formel entre Dieu et Adam, en vertu duquel la volonté de tous les hommes était
liée à la volonté d’Adam. Il trouve ce contrat dans Gen., 2, 16‑17.
La théologie moderne laisse de côté ces hypothèses artificielles,
parce qu’elles sont superflues et insuffisantes et se contente de ce fait qu’Adam, comme premier homme, a été
établi chef de la race et que, par là, il a porté seul la responsabilité pour
toute sa descendance, avec laquelle il formait, par suite, une unité physique et morale. On admet aussi qu’Adam a eu connaissance de l’importance de
sa situation, bien que son consentement n’ait pas été nécessaire. Car Dieu
possédait sur lui un droit de disposition absolu. Et l’on peut ainsi expliquer
la théorie actuellement admise de la propagation : celle‑ci se fait par la génération, non pas en tant que celle‑ci est le déchaînement des plus fortes
impressions sensuelles, par lesquelles l’engendré serait pour ainsi dire souillé et infecté (S. Augustin), mais en tant qu’elle est le lien ontologique par
lequel l’homme est rattaché à son premier père, dans lequel nous avons tous péché.
Comment nous avons tous péché en lui,
cela demeure un mystère impénétrable. La génération n’est pas la cause de ce
fait, pas plus que l’union de l’âme avec le corps, et, bien entendu, ce n’est
pas Dieu ; enfin ce n’est pas non plus notre propre volonté. Notre volonté
fait de nous des pécheurs personnels, non des hommes atteints du péché
originel ; elle ne pouvait pas non plus pécher en Adam, puisque son
existence a commencé avec la nôtre. La faute du péché originel a donc été
contractée uniquement par Adam. Par notre naissance nous formons d’abord une
unité physique, puis une unité morale avec Adam. Par suite, nous sommes
responsables, avec Adam, de sa faute. Sa perte nous atteint aussi. Mais
pourquoi Adam n’est‑il pas seul responsable de son
acte et pourquoi le sommes‑nous aussi ? Nous ne pouvons, en dernière analyse, répondre qu’en nous référant au mystère dont parle S. Paul (2 Thess., 2, 7). S.
Augustin : « Laquelle de ces deux opinions est la vraie,
je préfère l’apprendre que de le dire, pour ne pas avoir à me reprocher
d’enseigner ce que j’ignore » (C. Jul., 5, 4, 17). On trouve un certain
éclaircissement de ce mystère dans la Rédemption par le Fils de Dieu, le second
chef de la race humaine. On ne doit pas envisager le péché originel isolément,
mais le voir à la lumière de l’ensemble de la doctrine révélée. Le péché
d’Adam, avec ses suites, n’est pas un point final dans le développement de
l’humanité, mais une perturbation épisodique dont on doit triompher. Dieu a vu,
de toute éternité, la chute du premier homme et il l’a permise, parce que, de
toute éternité il avait résolu de la réparer par le second Adam. Nous aurons
cependant encore un mot à dire plus loin (§ 80) sur la théodicée du péché originel.
THÈSE. Par le péché originel l’homme a été amoindri dans le corps
et dans l’âme. De foi.
Explication. Le Concile de Trente définit « que par sa prévarication la
personne toute entière d’Adam fut changée et dégradée dans son corps et dans
son âme » (S. 5, can. 1). La dégradation de l’âme est caractérisée, dans la définition, comme la perte « de
la sainteté et de la justice ». Il est dit ensuite qu’Adam « n’a pas
seulement transmis à toute la race humaine la mort et les peines du
corps », mais encore « le péché qui est la mort de l’âme » (Ibid., can. 2 ; cf. § 77). Par suite,
les conséquences du péché d’origine sont essentiellement les mêmes pour Adam et
pour ses descendants. Cependant on les examine spécialement par rapport à ses
descendants. La raison, c’est que c’est précisément sous ce rapport qu’elles
ont une importance toujours actuelle et qu’elles ont donné lieu aux
controverses les plus vives qui se prolongent jusque dans le traité de la
grâce. Il y a néanmoins une certaine différence, bien que non essentielle,
entre Adam et nous. Dans le péché d’Adam, se manifesta la méchanceté d’un
apostat ; par contre, dans le péché originel, on ne peut pas découvrir
d’action personnelle de la volonté et, par suite, l’effet pénal doit être jugé
plus favorablement que dans le péché d’Adam. Au sujet des effets du péché
originel, la Scolastique, en s’inspirant de S. Augustin, a créé, d’après Luc,
10, 30, la formule : « Par le péché d’Adam l’homme a été dépouillé des dons qu’il avait reçu, blessé
dans sa nature ».
Preuve. La perte de la justice
originelle. La perte de la sainteté et de la justice, le courroux et la
disgrâce de Dieu atteignirent d’abord le chef de la race, mais aussi, en lui,
ses descendants. La raison, c’est que le péché du chef leur fut transmis. Ce
péché fut, pour Adam, une mauvaise action, d’où résulta la perte de la sainteté
et de la justice. Pour ses descendants, ce n’est pas une mauvaise action, mais
un état mauvais (peccatum habituale) qui consiste précisément dans la perte de
la sainteté et de la justice. Cette perte a donc, pour les descendants d’Adam,
un double caractère : elle est à la fois faute et peine (reatus culpæ, r.
pœnæ). Elle est faute, en tant qu’elle est l’aversion habituelle de l’homme par
rapport à Dieu ; c’est l’essence du péché originel ; c’est une peine,
en tant qu’elle est l’aversion habituelle de Dieu par rapport à l’homme :
« Le retrait de la justice originelle a le caractère d’une peine »
(S. th., 1, 2, 85, 5). A seulement le
caractère de peine, la privation attachée au retrait de la justice, des vertus
théologales, des dons du Saint‑Esprit et de l’habitation de Dieu dans l’âme du juste. L’Écriture exprime la perte de la sainteté et de la justice dans les textes
cités plus haut (p. 320) pour prouver les conséquences du péché pour Adam. Elle
en parle ensuite dans les textes où elle dit d’une manière générale que tous
les hommes sont pécheurs (Rom., 3, 23. Gal., 3, 22. 1 Jean, 1, 8 ; 2,
16 ; 5, 19), sujets à la colère de Dieu (Jean, 3, 36), naturellement
enfants de colère (Eph., 2, 3).
Perte de la vision béatifique. L’Église a défini au Concile de Florence que
les âmes des hommes qui meurent avec le seul péché originel, vont en enfer, mais subissent cependant des
châtiments inégaux (Denz., 693 ;
cf. 712). Cette réprobation de l’homme souillé du péché originel ressort, comme
une conséquence inéluctable, de la nature du péché originel que le Concile de
Trente caractérise comme la « mort de l’âme ». A la mort, ici‑bas, correspond la mort dans l’autre monde.
L’inégalité des peines de l’enfer est expliquée par les théologiens,
avec S. Thomas (De malo, q. 5 : De pœna orig. peccati, a. 2), de la façon
suivante : la peine négative de la privation de la vision béatifique (pœna
damni), mais non la peine positive du châtiment (pœna sensus) correspond à
l’essence du péché originel. Si la nature du péché originel consiste dans
l’aversion de l’homme par rapport à Dieu, la peine ne peut consister que dans
l’aversion éternelle de Dieu par rapport à l’homme. Par contre, l’homme qui a
péché personnellement doit, pour sa méchanceté volontaire, subir, en plus de la
peine négative, un châtiment positif (§ 213).
Le sort des enfants morts sans baptême est traité dans l’Église d’une
manière de plus en plus favorable. S.
Augustin se montre encore très sévère. Il conteste aux pélagiens leur « lieu moyen » (« vita æterna »)
auquel on pourrait parvenir sans baptême. Il juge purement et simplement :
« Celui qui n’est pas avec le Christ est avec le diable » (De pecc.
merit., 1, 21 ; Serm., 294 2). L’Église s’en tient aujourd’hui encore à ce
point de vue, dans ses lignes essentielles, comme le montre la définition du
Concile de Florence qu’on vient de citer. Mais déjà S. Augustin lui‑même, qui décerne aux enfants morts dans le péché originel le châtiment complet
de l’enfer, adoucit ce châtiment en le considérant comme le plus minime des
châtiments de l’enfer (mitissimus, Enchir., 93). S. Anselme, qui place l’essence du péché originel dans la privation
de la justice seulement, semble cependant, sous le rapport des peines de l’au‑delà, se rattacher, non sans inconséquence, à S. Augustin, en admettant une
peine positive. S. Thomas et S. Bonaventure, ainsi que Scot, sont pour la peine purement
négative du péché originel. Les auteurs posttridentins influents, Suarez et
Bellarmin, ayant adopté cette opinion, elle est enseignée aujourd’hui par la
généralité des théologiens. Suarez ajoute même que ces enfants n’éprouveront
aucun chagrin et aucun tourment de cette privation de bonheur, parce qu’ils
resteront toujours à ce sujet, même au jugement dernier, dans une ignorance
personnelle. On peut donc considérer cet état comme un état de bonheur naturel dans la mesure où une telle félicité sera
réalisable avec les forces naturelles qui leur resteront.
En tout cas, cette explication,
appuyée sur l’Écriture, les Pères et la raison, du sort, dans l’au‑delà, des enfants morts avec le péché originel est plus solide et plus consolante
que des tentatives plus récentes d’attribuer à ces enfants une justification et
une béatitude surnaturelle obtenue par la prière des parents (Cajetan, Klee) ou
par la mort. La Scolastique primitive pensait à la foi des parents (Roland), ou
à l’intervention de Marie, par suite de la prière des parents.
Les limbes. La coutume s’est introduite d’admettre pour les enfants morts
sans baptême un lieu de peine particulier (limbus puerorum). Lorsque les
jansénistes le décrièrent comme une erreur pélagienne, Pie VI en prit la
défense, parce qu’il n’est pas identique avec le ciel intermédiaire (vita
æterna) que combattirent S., Augustin et le 2ème Concile de Méla
(Denz., 102 et rem. 3). Cf. Capéran, Salut
des infidèles, Index, v. Limbes (1912).
La perte des dons d’intégrité. C’est une conséquence théologique que les
dons d’intégrité expliqués à la p. 316 furent perdus, en même temps que la
sainteté et la justice auxquelles ils étaient ordonnés. Cela est facile à
expliquer si l’on admet la théorie thomiste, d’après laquelle ils découlaient
de la justice primitive. On peut l’expliquer aussi, si on admet la théorie
scotiste, car alors le but vers lequel ils tendaient uniquement était perdu.
La blessure de la nature.
1. Les Réformateurs considéraient cette altération de la nature humaine
comme une spoliation de parties essentielles plutôt que comme une blessure. Ils
affirmaient surtout la perte de la liberté : d’après eux, il ne serait
resté qu’un peu de liberté civile (libertas in civilibus, non in spiritualibus).
La place de la liberté aurait été prise par la concupiscence. Cette conception
fut réprouvée par le Concile de Trente (s. 6, can. 5 ; s. 5, can. 5 :
libertas a coactione). ‑ Les jansénistes reconnaissaient sans doute une liberté extérieure, mais ils rejetaient la
liberté intérieure (libertas a necessitate) et affirmaient, comme les
protestants, la prédominance complète de la concupiscence,
contre laquelle la nature seule serait impuissante. L’Église réprouva aussi
cette théorie (Propos. damn. Baii, 25‑51 ; Denz., 1025‑1051. Jansenii, 3 ; Denz., 1094. Quesnelli ; Denz., 1388‑1390).
2. La conception catholique. Il est nécessaire de faire une
distinction. En employant maintenant les termes de nature et de naturel, nous
le faisons dans le sens philosophique,
comme on l’a expliqué au paragraphe 74. Quand les Pères et les conciles parlent
de nature et de forces naturelles du premier homme, ils entendent ces mots dans
un sens complexe, ayant trait à l’histoire
de la Révélation, c.‑à‑d. en les employant, ils pensent à Adam tel qu’il sortit, au
commencement, des mains du Créateur. Partant d’un point de vue plus parfait,
nous distinguons, avec plus de précision, dans cet état primitif, deux aspects
essentiels : l’aspect naturel et l’aspect surnaturel. Pour les Pères, ces deux notions étaient encore
mêlées et formaient une unité concrète, sur laquelle ils formulaient un
jugement unique et d’ensemble. Ils considéraient la somme des dons de l’état
originel, moins comme des additions ultérieures à la nature que comme des
perfections propres à l’homme dès sa création. Ils insistaient, par suite,
davantage sur la possession de ces
avantages que sur leur caractère de grâce.
Et cela s’applique particulièrement aux dons désignés plus tard comme
surnaturels. On appelle ces dons, dans un sens étendu, historique et pratique,
des dons naturels et on ne les nomme
pas ainsi par opposition à la surnature,
comme le firent plus tard les jansénistes, mais plutôt par opposition à l’état antinaturel qui suivit le péché.
En tenant compte de ces remarques
préalables importantes, on comprendra facilement l’évolution des jugements
ecclésiastiques sur la blessure de la nature. S. Augustin porte, sans aucun doute, un jugement très rigoureux sur
les faiblesses morales introduites par le péché. Il s’appuie d’abord sur Rom.,
7, 14‑24, qu’il applique d’abord à l’homme tombé et, plus tard, mais à tort, à l’homme racheté. L’état malheureux, décrit dans ce texte, est la suite
du péché. La concupiscence domine l’homme tout entier. En face d’elle
l’homme est sans force et sans puissance, s’il n’a pas la grâce de Dieu. Il est
incapable de faire le bien, parce qu’il a perdu l’aptitude naturelle qu’il
avait pour cela. Voici quel est le texte souvent cité et souvent exploité par
les Réformateurs et les jansénistes : « L’homme, par l’usage
pernicieux de son libre arbitre, l’avait perdu et s’était perdu lui‑même » (Enchir., 9, 30). « De même, en effet, que le suicidé se tue assurément étant en vie, mais, par suite de
son suicide, ne vit plus et, quand la mort est intervenue, ne peut plus
s’éveiller à la vie ; de même, quand le péché a été commis par la volonté
libre, la volonté libre est perdue par le péché victorieux ». Mais déjà la
suite du passage nous met en garde contre une interprétation fautive :
« C’est pourquoi aussi celui‑là seul est libre
pour une action juste, qui, délivré du péché commence à devenir un enfant de la
justice. C’est là en effet la vraie liberté à cause de la joie qu’on prend au
bien et, en même temps, une servitude agréable à Dieu à cause de l’obéissance
au commandement » (Ench., 9, 30). Ensuite il montre comment la Rédemption
peut seule nous rendre la liberté (Jean, 8, 36). Citons encore un passage
opposé par la dogmatique catholique aux pseudo‑augustiniens : « Mais qui d’entre nous voudrait affirmer que, par le
péché du premier homme, la volonté libre du genre humain a été perdue ?
Sans doute la liberté a été perdue par le péché, mais la liberté telle qu’elle
existait au paradis terrestre, la
liberté de posséder la justice complète avec l’immortalité ; c’est
pourquoi maintenant la nature humaine a besoin de la grâce » (C. duas
epist. Pelag., 1, 2, 5 ; cf. Schwane,
2, 531 sq. ; Palmieri, 615 sq.). S. Augustin distingue donc entre liberté
et liberté. La liberté du bien, cette liberté, d’une utilité et d’une valeur
unique, du paradis terrestre, fut perdue ; par contre, la liberté
naturelle ne le fut pas ; mais de cette liberté il ne traite
qu’accessoirement, quand il s’agit de l’accomplissement des œuvres de justice.
Au sujet des jansénistes, cf. Tournély,
De gratia Christi, p. 1, q. 1.
Dans le même sens que S.
Augustin, le Pape S. Célestin peut
écrire : « Par la forfaiture d’Adam tous les hommes ont perdu
l’aptitude naturelle (naturalem possibilitatem) et l’innocence » (Denz.,
130 ; cf. 122). Là encore il faut entendre l’aptitude au bien dans le sens
de l’état du paradis terrestre. C’est dans le même sens que le 2ème Concile d’Orange parle
de la liberté dans son décret final : « Nous devons confesser et
croire que le libre arbitre de l’homme a été incliné et affaibli par le péché
du premier homme (inclinatum et attenuatum fuerit liberum arbitrium), si bien
que personne depuis ne peut, sans la grâce prévenante de la divine miséricorde,
aimer Dieu comme il le devrait (sicut oportuit), ni croire en Dieu, ou faire le
bien à cause de Dieu » (Denz., 199 ; cf. 195, 174, 188). Partout ici
il s’agit de l’aptitude au bien véritable et agréable à Dieu et non des forces
purement naturelles. C’est pourquoi aussi le Concile de Trente ne contredit pas
le 2ème Concile d’Orange en défendant contre les Réformateurs la
liberté humaine (S. 6, can. 5). Il entend la liberté naturelle que niait Luther
et non la liberté surnaturelle à laquelle pensaient S. Augustin et le 2ème
Concile d’Orange, et que le Concile de Trente lui‑même envisage à un autre endroit (S. 6, c. 1 et can. 1). C’est de l’Adam historique que traitent S. Augustin et ses disciples, d’une manière
théologique, et non d’Adam envisagé
simplement comme homme et étudié d’une manière philosophique.
L’altération de la nature est donc relative et non absolue :
par rapport à son état surnaturel antérieur, Adam a été « changé en plus
mal » mais non en lui‑même, dans son état naturel. Et l’élément positif dans cette altération, à côté de l’élément négatif de la perte de la liberté
(surnaturelle), est la concupiscence qui se trouve partout, mais règne là où
l’amour de Dieu n’agit pas, par conséquent, dans tous ceux qui n’ont pas été
régénérés par la pénitence et le sacrement.
Il est vrai que S. Augustin fait
un tableau très sombre des ravages de la concupiscence et la représente comme
une puissance mauvaise qui n’a pas pu être voulue par Dieu dès le commencement.
Pour lui, elle n’est certainement pas naturelle dans le sens d’un bien de
Création tel que l’entendaient les pélagiens. Cependant lui‑même distingue déjà entre concupiscence et concupiscence. Elle
est péché dans ceux qui ne sont pas justes, car elle
est une cause toujours agissante de péché. Par contre, elle n’est pas péché dans les justes, bien qu’elle garde son caractère de peine et ait été laissée
pour le combat (conflictus ad agonem relictus est).
S. Thomas admit plus tard (S. th., 1, 2, 85, 3), conformément aux quatre
puissances principales de l’âme, une quadruple blessure : une blessure de
l’intelligence (ignorantia), de la volonté (malitia), de l’appétit irascible (infirmitas) et de
l’appétit concupiscible
(concupiscentia) ; (cf. Salmant,
De gratia, disp. 2, dubl. 1, § 2, d’après lesquels la « blessure de la
volonté » est plus grave que la « blessure de l’intelligence »).
En dépit de toute « vulneratio », S. Thomas soutient cette
thèse : « Ce qui est naturel à un homme n’a été ni acquis ni perdu
par le péché » (S. th., 1, 98, 2). La théologie posttridentine avait à
combattre l’exagération de la concupiscence ; aussi elle en vint
insensiblement à porter sur elle un jugement plus mitigé. On la considéra, et on
la considère, moins comme une suite du péché que comme une manifestation
naturelle. Par suite, elle a toujours existé : c’est un produit de la
Création, un bien de nature ; seulement, ses effets mauvais étaient
réfrénés par le don d’intégrité qui l’empêchait d’aller au péché. Mais depuis
la perte de ce don, elle exerce ses ravages. On explique donc, ici encore, la
blessure non comme une blessure proprement dite et absolue, mais comme une
blessure relative : ce n’est pas en elle‑même que la nature est blessée, mais par rapport à l’état idéal du paradis terrestre (naturalia manserunt
post peccatum integra). D’après une comparaison célèbre de Bellarmin,
il n’y a d’autre différence entre l’état de nature tombée et l’état de nature
pure que celle qui existe entre un homme à qui on a enlevé ses habits et un
homme simplement nu. Que dans cette explication posttridentine de l’antique
axiome scolastique (vulneratus in naturalibus) on se soit un peu éloigné de
l’antique conception, on ne peut guère le nier. Mais on doit se rappeler que S.
Augustin et l’Église antique se plaçaient à un point de vue de polémique aiguë
et que l’abus que firent de leurs déclarations les pseudo‑augustiniens rendit plus tard nécessaire une correction. Les théologiens posttridentins eux‑mêmes déclarent que la concupiscence vient du péché, mais ils expliquent que
la concupiscence, en tant que force naturelle ordonnée, procède de la Création.
Ses mauvais effets étaient contenus au paradis terrestre par le don
d’intégrité. Ce don fut perdu par la chute et alors les forces naturelles, qui
sont en elles‑mêmes capables des pires excès, rompirent les digues de l’ordre, comme un torrent débordé.
C’est de cette façon seulement que la
concupiscence procède du péché.
Bien que tous les théologiens catholiques enseignent
aujourd’hui, conformément au Concile de Trente, que l’homme n’a perdu par le
péché originel ni sa liberté ni aucune autre partie essentielle de sa nature,
tous n’insistent pas de la même manière sur la spoliation. Quelques‑uns admettent un affaiblissement des forces intérieures, d’autres un affaiblissement extérieur par le ralentissement des forces vitales ; d’autres
encore, avec Suarez, n’admettent ni un affaiblissement ni l’autre. D’après les
deux premières opinions, l’homme, après le péché, se distingue de l’homme avant
le péché comme un malade d’un homme bien portant, tandis que, d’après la
dernière opinion, il s’en distingue comme un homme déshabillé d’un homme
toujours nu. La différence dépend des principes des deux Écoles.
La théodicée du péché originel rentre dans le problème général du mal dans le monde et rencontre les mêmes
difficultés. Il pourra suffire de mentionner ici les éléments principaux.
1. Bien que le péché originel
soit un mystère impénétrable, ce dogme correspond cependant à notre expérience
personnelle et à l’expérience humaine générale. Nous sentons, avec Pascal et Newman, que notre nature n’est plus en harmonie avec des desseins
primitifs de Dieu, bien que nous ne puissions concevoir que la cause de cette
rupture d’harmonie soit le péché d’un premier homme commis il y a des milliers
d’années. Nous traînons notre vie dans le péché, la misère et le tourment, mais
nous possédons l’aptitude et le désir indestructibles d’un état idéal et meilleur
que celui qui nous est échu. Sur cette terre, nous ne pouvons « ni
supprimer ce désir ni atteindre son objet. Il en résulte que nous étions faits
pour la vérité et le bonheur, mais que cette fin nous a été enlevée. Il ne nous
en est resté que le désir comme une punition et, en même temps, comme le signe
qui nous montre de quelle hauteur nous sommes déchus » (Laros, Le problème de la foi chez Pascal, 1918,
166 sq.). Tout homme porte en soi quelque chose qu’il ne peut pas, à la
réflexion, considérer comme correspondant à la nature idéale, comme
« humain » dans le bon sens du mot. Partout où l’humanité se trouve
dans un état de progrès, elle prend à tâche de réduire et d’éliminer ces
défauts innés par l’instruction, l’éducation, la culture, les lois.
2. La pudeur indique aussi au moins cultivé et au plus innocent qu’il y a
quelque chose dans l’homme qui ne devrait pas y être. L’engouement moderne pour
l’« incorruptibilité de la race », pour la « pureté de la
nature » et la nécessité de « vivre sa vie », pour le retour à
l’« état du paradis terrestre », était inconnu même de l’antique
monde païen. A moins que cet engouement ne soit une misérable hypocrisie, il
méconnaît, d’une manière à peine compréhensible, la véritable nature humaine
qui, dans son état primitif mais inaltéré, proteste contre un tel jugement. En
tout cas, cette méconnaissance du péché originel est l’erreur la plus grave de
notre temps.
3. Le péché originel ne peut être
connu comme il faut que par la foi, mais la foi donne, en même temps, les
moyens les plus efficaces pour en triompher : la prière, les sacrements,
la vigilance.
4. Dieu n’est redevable à l’homme
que de sa nature, mais non de la surnature. Si l’homme naît sans la surnature,
c’est assurément une grande privation que Dieu ne veut pas, mais qu’il n’est
pas tenu d’empêcher.
5. L’obscurité la plus profonde
enveloppe la propagation du péché originel. Mais on peut répondre : Si
l’homme est devenu, sans sa faute, pécheur en Adam, il devient avec autant de
facilité, par le secours d’autrui, justifié dans le Christ.
6. Les dernières énigmes du péché
originel, comme du péché en général, ne seront résolues que par le juste
jugement de Dieu.
7. Dans la puissance de péché qui
nous est innée, se trouve pour nous l’arène du combat, l’occasion de victoire,
l’école des saints. Sans combat, pas de victoire. « Malheureux homme que
je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ? La grâce de Dieu par Jésus‑Christ Notre‑Seigneur » (Rom., 7, 24 sq.).
8. Ainsi la pensée de Pascal,
d’une aspiration vers un bonheur plus élevé, se complète : cette
aspiration devient le guide sur la
route qui nous ramène à Dieu. La foi catholique se tient à égale distance des
deux extrêmes : l’incorruptibilité complète et la corruption indélébile,
et dirige ses efforts vers la fin dernière que, malgré le péché originel, nous
n’avons pas perdue. C’est dans ce sens que S. Augustin écrit : « Je tremble de me voir si peu semblable à
Dieu, et mon cœur est brûlant de me
voir si semblable à lui ». C’est pourquoi : « Notre cœur est troublé, jusqu’à ce qu’il
repose en toi » jusqu’à ce que ce conflit dans notre nature soit supprimé
dans la grâce et l’union avec Dieu (Conf., 11, 9 et 1, 1). C’est alors
seulement que nous connaîtrons la vraie solution du problème, et non sur la
terre.
[La suite est le livre 3: la doctrine de la rédemption. Mgr
Bernard Bartmann
PRÉCIS DE THÉOLOGIE DOGMATIQUE]