Édition par JesusMarie.com
– ce livre est placé en copyleft – Paris 10 février 2020
Merci de prier pour la personne qui a
travaillé deux ans pour réaliser cette nouvelle édition
LIVRE 3 : La doctrine de la Rédemption
INTRODUCTION : La Rédemption en général
§ 81. Rédemption et religion ‑ Décret
éternel et préparation temporelle
§ 82. Nécessité et liberté de la Rédemption.
Convenance de l’Incarnation
PREMIÈRE SECTION : La Personne du Rédempteur
: Christologie
§ 83. Introduction
CHAPITRE 1 : La divinité du Christ
§ 84. La preuve d’Écriture
§ 85. La divinité du Christ dans la Tradition
CHAPITRE 2 : L’humanité du Christ
§ 86. L’humanité véritable du Christ
§ 87. La passibilité du Christ
CHAPITRE 3 : L’unité de Dieu et de l’homme
dans une seule Personne
§ 88. Hérésies sur l’unité dans le Christ
§ 89. L’union hypostatique
§ 90. Explication théologique de l’union
hypostatique
§ 91. Permanence sans altération des deux
natures
§ 92. La communication des idiomes, les
actions théandriques, la périchorèse.
§ 93. La filiation divine naturelle du Christ
en tant qu’Homme
§ 94. L’adoration du Christ Homme‑Dieu
§ 95. La parfaite sainteté du Christ
§ 96. La science parfaite du Christ
§ 97. La puissance parfaite du Christ
DEUXIÈME SECTION : L’Œuvre du Rédempteur : La
Sotériologie
CHAPITRE 1 : Le magistère du Christ
§ 98. La réalité de ce magistère
§ 99. La perfection du magistère du Christ
CHAPITRE 2 : Le sacerdoce du Christ
§ 100. La réalité du sacerdoce
§ 101. Le sacrifice sacerdotal du Christ
§ 102. La satisfaction par substitution
§ 103. Les effets du sacrifice rédempteur
CHAPITRE 3 : La royauté du Christ
§ 104. La royauté du Christ en général
§ 105. La descente aux enfers
§ 106. La Résurrection du Christ
§ 107. L’Ascension
APPENDICE La Mère du Rédempteur
§ 108. La Mère de Dieu
§ 109. Marie toujours Vierge
§ 110. La Vierge pleine de grâce
§ 111. La Vierge glorifiée
A consulter : Diekamp, Doctrina Patrum de Incarnatione
Verbi (1907). S. Athanase, De Inc.
Verbi. S. Cyrille d’Alexandrie,
Patrologie de Bardenhewer, 233 sq. S.
Ambroise, De incarn. dom. sacramento. S.
Augustin, Enchiridion, 23‑55 ; De Trin. Passim ; In Joan, passim. S. Fulgence, De Incarn. Filii Dei. S. Jean Damasc., De fide orth., 3 et 4. Boyer, La Rédemption dans Origène
(1886). Vosn, L’Apollinarisme (1901).
Hugon, Le mystère de la Rédemption
(1910). Rivière, Le dogme de la
Rédemption (1905, hist.) ; Le dogme de la Rédemption chez S. Augustin
(1929). Ders, Le mystère de
l’Incarnation (1913) ; Le dogme de la Rédemption (1914, théol.). Prat, S. Paul (1913). Dict. théol., v. Fils de Dieu, 5, 2253
2476, et Incarnation, 7, 1445 sq. Parmi les Scholastiques : S. Anselme, Cur Deus homo ? S. Thomas, S. th., 3, 1‑59 ; C. Gent., 4, 27 sq., en outre
les commentateurs et auteurs de manuel déjà cité. Minjard, L’Homme‑Dieu, 2 vol. (1898 sq.). Karl
Adam, Jésus le Christ (trad. Ricard) ; les Vies de Jésus, Fouard, Didon, etc. F.‑M. Willam, La Vie de Jésus (trad. M. Gautier, 1934).
La matière se divise en deux
parties : la personne du
Rédempteur ou la christologie ;
l’œuvre de la Rédemption ou la sotériologie. La première partie
s’occupe surtout de l’Incarnation, d’où le titre « De Incarnatione »
qu’on lui donne aussi ; la seconde s’occupe surtout de la Rédemption, d’où
le titre « De Redemptione ». Il faut d’abord régler quelques
questions générales concernant la Rédemption.
A consulter : S. Thomas, S. th., 1, 2, 102. Legrand, Diss., 2 (Migne, Curs. compl.,
9, 80 sq.). Corluy, Spicil. dogm.
bibl., 1, 347 sq.
Rédemption et religion. Toute religion est une religion de
rédemption, car chacune a l’intention de délivrer de la souffrance. Mais on
attribue à la souffrance des origines
diverses ; on la fait dériver du caprice de mauvais Esprits, de la
matière, de la décision obscure de Dieu ou d’une action coupable libre. Les
doctrines de rédemption diffèrent aussi d’après ces conceptions. Pour les unes,
elle consiste à apaiser les Esprits ou les démons malfaisants (animisme), à se
délivrer de la vie et à se fondre dans le grand Tout (bouddhisme, manichéisme,
platonisme, monisme) ; pour d’autres, à se soumettre aux obscures
déterminations de Dieu, avec l’espérance que le drame de la douleur finira par
avoir un dénouement apaisant (Job, Ecclésiaste, Psaumes).
Par contre, la doctrine de
Rédemption du Christ est tout à fait
particulière. D’après lui, c’est la délivrance du péché considéré comme la cause de la souffrance et comme une
puissance ennemie de Dieu. Telle est aussi la doctrine de Rédemption de S. Paul.
La doctrine chrétienne de Rédemption domine, sans comparaison, celles de toutes
les religions. Sans doute, le judaïsme aussi et même les religions païennes les
plus élevées (Égypte, Babylone) ont connu une rédemption du péché, mais pas une ne l’a connue dans
le sens du christianisme. Le christianisme seul, en effet, entend le péché
comme une puissance ennemie de Dieu et comme le seul obstacle qui s’oppose à
« l’union avec Dieu », à la vision béatifique, et seul il enseigne à
le considérer ainsi ; le christianisme ne voit pas la délivrance du péché
dans des purifications extérieures et des rites, dans des psaumes et des
exercices de pénitence, mais dans l’infusion par la grâce d’une vie nouvelle et
surnaturelle, par laquelle l’ancien pécheur est transformé glorieusement en
enfant de Dieu. D’après la conception chrétienne, la Rédemption n’est pas un
changement physique consistant dans l’affaiblissement ou l’abandon de la vie
sensuelle par l’ascèse et le renoncement ; ce n’est pas non plus un sec
moralisme qui s’imagine qu’il suffit d’instruire et d’éclairer l’intelligence,
comme si la vertu était identique à la science de la vertu (Socrate) ; ce
n’est pas non plus une transformation magique de la nature par le culte de mystères
merveilleux. Mais c’est, après une préparation libre et psychologique, une
élévation et une transfiguration de tout l’homme, dans le pardon miséricordieux
des péchés commis précédemment. Au sujet de la doctrine de rédemption de
Babylone, dont il est souvent question, Hehn porte ce jugement : « La
maladie et le péché ne sont presque jamais distingués ».
Au sujet des espoirs de rédemption extra‑bibliques, le protestant Alfr. Jeremias dit qu’ils se ramènent à
trois courants d’aspirations qui parcourent tout le monde antique :
« Le désir d’une connaissance intuitive par delà le monde sensible ;
le désir d’un triomphe sur l’égoïsme, dans une vie de volonté, porté par le
sentiment et le désir qu’éprouve l’homme actif pour une vie qui triomphe de la
mort ». « On est tourmenté du désir de connaître directement ses
relations avec le Tout, on aspire à la purification de la volonté et à l’éveil
du moi divin, on lutte pour résoudre le grand problème de la naissance, de la
mort, de la vie ». « La religion de l’humanité est un tout unitaire
(Augustin) et l’attente de la rédemption en est le centre et l’étoile... Le
christianisme primitif est l’accomplissement de la religion » (Les espoirs de rédemption extra‑bibliques [1927]).
Le mystère de la Rédemption. S.
Paul : « Dieu nous a
élus en lui (le Christ) dès avant la création du monde... pour nous faire
connaître le mystère de sa volonté, selon le libre dessein qu’il s’était
proposé pour la réalisation de la plénitude des temps, pour réunir toutes
choses sous un chef dans le Christ, ce qui est dans le ciel et ce qui est sur
la terre » (Éph., 1, 4‑10). « Ce mystère n’a pas été manifesté en d’autre temps aux enfants des hommes, comme il
a été révélé de nos jours » (Éph., 3, 5). C’est « le mystère qui était caché depuis les siècles et les
générations, mais est maintenant manifesté aux saints » (Colos., 1, 26).
Ceci nous permet d’établir deux points : 1° Le besoin de rédemption est à la base de
toutes les religions antiques ; 2° La Rédemption
réelle par le Christ est un mystère.
Ce qui explique que la raison naturelle ne peut pénétrer le dogme de la
Rédemption, c’est qu’il plonge profondément dans d’autres mystères : le
mystère de la Trinité, le mystère de l’Incarnation, le mystère du péché (2
Thess., 2, 7) et enfin le mystère de l’amour divin rédempteur (Jean, 13,
10 ; Rom., 5, 6, 7). S. Augustin
écrit : « Qui pourrait arriver à expliquer, dans un langage
convenable, cette seule parole de l’Écriture : « Le Verbe s’est fait
chair » ? (Enchir., 10, 35).
L’éternité du décret de Rédemption. Il résulte de la notion de Dieu,
expliquée plus haut, que Dieu ne pouvait pas être surpris par la chute de
l’homme. La science de Dieu est indépendante de ce qui se passe en dehors de
lui. Il n’a pas attendu, pour établir son plan de Rédemption, le temps de
l’évolution humaine ; mais, comme le dit S. Paul, ce plan a été formé
« avant la constitution du monde ». Il est vrai que, selon notre analyse logique des actes divins,
nous sommes obligés de dire que Dieu n’a pris sa résolution de Rédemption qu’après avoir prévu la chute de
l’homme. Mais, en Dieu même, il n’y a pas de succession d’actes et ainsi sa
volonté éternelle de Rédemption coïncida immédiatement avec sa volonté
éternelle de création (Cf. les thèses corollaires au paragraphe 29).
Dans un seul et même acte, Dieu
décida de créer l’humanité et de supprimer par son acte rédempteur la dette du
péché qui se produirait en elle. L’exécution temporelle tombe après la chute. Ces propositions,
théologiquement sûres et inattaquables, trouvent encore une confirmation
extérieure dans la promesse du Rédempteur avant
la sentence du châtiment divin prononcé sur l’homme qui vient de tomber (Gen.,
3, 15‑20). « Jésus‑Christ, l’Agneau sans tache, a été désigné
avant la création du monde, mais est apparu dans les derniers temps » (1
Pier., 1, 19 sq.). Nous avons donc été rachetés dans le temps, mais par suite d’un décret éternel. C’est pourquoi aussi l’acte rédempteur de l’Homme‑Dieu a une force rétroactive :
le Christ est « l’Agneau qui a été immolé dès le commencement du
monde » (Apoc., 13, 8).
Préparation de la Rédemption. Immédiatement après la chute, Dieu promit la Rédemption (Gen., 3, 15).
Quant à l’œuvre proprement dite de la Rédemption, il ne l’accomplit qu’après un
long espace de temps qui devait servir à y préparer l’humanité. Le Rédempteur
vint dans la « plénitude des temps » (Gal., 4, 4), c.‑à‑d. quand le degré d’évolution morale de l’humanité, et spécialement du peuple élu, prévu
par Dieu, fut accompli. Dieu dirigeait lui‑même, d’une manière invisible, cette éducation de l’humanité vers le Christ, depuis le protévangile.
Il peut se faire que les
premières générations humaines profitèrent peu du protévangile et elles ne pouvaient guère en profiter. Mais que Dieu
dût être leur chef et leur compagnon, leur protecteur et leur sauveur, c’est le
sens profond de toutes les alliances conclues par les Patriarches, au nom de
leur race, et par Moïse, au nom du peuple israélite. Toute alliance, quel que
puisse être le caractère terrestre de son intention et de sa forme, est
cependant conçue comme une alliance qui a pour but la rédemption et qui veut,
de quelque manière, posséder Dieu
comme protecteur et récompense immense (Gen., 15, 1). Dieu a aussi cherché à
maintenir, dans son peuple élu, le sentiment vivant de l’autre aspect de la
Rédemption : la conscience du péché et de la dette du péché et il a
augmenté par là le besoin de rédemption. Les grands châtiments dans l’Ancien
Testament, la loi morale, le culte sacrifical, l’influence des grands
caractères moraux, la prédication énergique des Prophètes postérieurs, tout
cela avait pour but de développer, en Israël, la conscience de la dette immense
du péché et le besoin de la rémission des fautes. Tout cela contribuait à
donner de plus en plus à la personne et à l’œuvre du Rédempteur un caractère moral. Assurément les idées qu’on se
faisait du Messie futur étaient multiples. Cependant les grands Prophètes en
avaient parlé en termes vraiment élevés. Il paîtra les peuples comme un pasteur
(Éz., 34) ; en tant que serviteur de
Dieu, il donnera sa vie pour leur rachat (Is., 40‑53) ; il sera prêtre selon l’idéal sacerdotal antique de Melchisédech (Ps.
109) ; il apparaîtra comme Fils de
homme sur les nuées et recevra du Père la royauté du monde (Dan., 7) ; et par son œuvre il remplira le
monde de la véritable connaissance de Dieu (Is., 11, 9 ; Éz., 31, 34), de
justice et de sainteté (Is., 26, 2 ; 33, 5 ; 60, 21, etc.), et de la
plénitude de l’Esprit (Joël, 2, 28‑29 ; Is., 32, 15).
Le Nouveau Testament confirme, en plusieurs passages, cette
conception. Il interprète l’Ancien Testament comme une préparation au
Rédempteur, à partir du Benedictus de
Zacharie (Luc, 1, 68‑79). Zacharie chante avec
enthousiasme : « Béni soit le Seigneur le Dieu d’Israël. Il a visité
son peuple, il lui a apporté la rédemption et il a élevé une corne de salut
pour nous, dans la maison de son serviteur David ; comme il l’a promis par
la bouche de ses saints Prophètes, dès les temps anciens, pour nous délivrer de
nos ennemis et des mains de tous ceux qui nous haïssent. Il a voulu prendre en
pitié nos pères et se souvenir de sa sainte alliance, du serment qu’il a juré à
Abraham notre père, de nous accorder d’être délivrés de la main de l’ennemi,
sans crainte, de le servir dans la sainteté et la justice, tous les jours de
notre vie ».
Jésus lui‑même rapporte à sa personne et à son œuvre les prédictions des Prophètes, et S. Paul annonce son Évangile de la rédemption de tous les hommes
« qu’il a promis par ses Prophètes, dans les Saintes Écritures, concernant
son Fils » (Rom., 1, 1‑3). Que cette doctrine biblique
ait été également enseignée par les Pères et
ensuite par la Scolastique, il est à
peine besoin de le dire. Leurs pensées à ce sujet s’adapteront à leur
christologie propre. Les Pères donnent un sens relatif à tout l’Ancien
Testament ; il n’a pas de valeur propre, toute sa signification est de
préparer le Christ et son œuvre. Cf. apologétique et exégèse.
Même chez les païens on peut établir qu’il y a eu une
éducation divine menant vers le Christ. S. Paul prêche à Lystre que Dieu a sans
doute laissé les peuples de l’ancien temps « suivre leurs propres
voies », ne les a pas, par conséquent, guidés par des prophètes comme
Israël, mais il ajoute cette vérité importante : « Et cependant il ne
s’est pas laissé sans témoignage » (Act. Ap., 14, 15 sq.). Il signale,
dans l’Épître aux Romains, deux facteurs d’éducation : un facteur extérieur, la Création dans laquelle
Dieu se manifeste (1, 17), et un facteur intérieur,
la conscience, dans laquelle il forme moralement l’homme. Aussi il était
possible au paganisme de se constituer une religion et une théologie naturelle,
et l’histoire des religions, très cultivée aujourd’hui, montre que de fait il a
possédé l’une et l’autre. La littérature antique est remplie de la pensée de
Dieu et abonde en voies et en moyens pour se rapprocher de lui et s’unir à lui.
A ces notions s’unissait une conscience
plus ou moins marquée de la faute et
de la sanction (Cathrein), en même
temps qu’une aspiration croissante,
particulièrement développée au temps de l’apparition du Christ, vers une
rédemption (λύσις,
λύτρωσις) et un salut
(σωτηρία). Cette aspiration à la rédemption
trouva son expression religieuse dans l’honneur rendu aux dieux sauveurs (σωτῆρες
θεοί) et particulièrement dans le culte des mystères (Mithra, Osiris, Dionysos, Zagreus, etc.) ;
de même, dans la philosophie, l’idée de purification trouva de fortes
expressions qui font songer aux expressions chrétiennes. Qu’on pense seulement
a la migration des âmes (ϰύϰλος ἀνάγϰης)
qui, par exemple, chez les Orphiques, est répétée aussi longtemps qu’il est
nécessaire pour que l’âme ait la pureté qui lui permettra d’être accueillie
parmi les dieux ou même qui sera continuée éternellement.
D’où le grand désir d’être délivré de la « roue de la renaissance »,
d’être racheté. Ces indications nous montrent que le paganisme lui aussi avait
atteint sa « plénitude des temps » quand Jésus parut. S. Paul atteste
aux Athéniens qu’« à tous égards » ils possèdent la crainte de Dieu
(Act. Ap., 17, 22).
Il ne faut cependant pas exagérer
et prétendre que la Rédemption chrétienne est un emprunt du paganisme. A ce
sujet le Dominicain B. Alio écrit
très à propos : « En deux mots, les « dieux sauveurs » du
paganisme ancien n’octroyaient guère qu’un salut terrestre, principalement la santé. Les Mystères et les religions
mystiques de l’époque du syncrétisme assuraient le salut de l’âme par des rites
magiques ou par des gnoses qui ne cherchaient que très sporadiquement et très
mollement et « par accident » à purifier la vie morale ; le salut résultait de l’union à une déité supérieure
et non aux figures secondaires des « dieux souffrants » dont jamais,
à notre connaissance, la passion n’était représentée comme cause de la vie bienheureuse. La théorie moderne qui prétend le
contraire modèle indûment ces religions sur la nôtre (Revue des sciences philos. et théol. [1926], 5‑34: Les dieux sauveurs du paganisme gréco‑romain).
A consulter : S. Thomas, S. th., 3, 1 ; cf. q.
46 ; C. Gent., 4, 54. S. Athanase,
De incarn. Verbi. S. Anselme, Cur
Deus homo.
Nécessité de la Rédemption. La question de cette nécessité peut se poser
par rapport à l’homme et par rapport
à Dieu. La Rédemption était si
nécessaire pour les hommes que sans elle ils étaient irrémédiablement perdus,
car ni une rédemption personnelle, ni la rédemption par un ange ne pouvaient
les relever efficacement et leur faire atteindre de nouveau leur fin éternelle.
Le Concile de Trente enseigne que les hommes tombés
« étaient tellement esclaves du péché et soumis à la puissance du diable
et de la mort, que non seulement les
païens, par la force de la nature, mais encore les Juifs eux‑mêmes, par la lettre de la Loi, ne peuvent s’en délivrer, bien qu’en eux le libre arbitre
n’ait aucunement été détruit, tout en étant amoindri dans sa force et
incliné » (S. 6, c. 2 ; Denz., 793).
Les notions de péché, de
pénitence, de pardon, si étroitement connexes avec les idées de rédemption, ne
trouvèrent leur clarté complète qu’avec le Christ, bien que les Prophètes y
aient déjà préparé les esprits. Dans le Talmud
et dans le judaïsme postérieur, la rédemption n’a jamais été un problème. Le
rabbin Pick formule ainsi la doctrine
juive : 1° « Le judaïsme enseigne que le péché originel et Satan
n’existent pas. L’âme est originellement pure » ; ‑ 2° « La médiation est illogique, impossible, parce
qu’elle est justement immorale. Chaque homme doit porter sa responsabilité
personnelle complète » ; ‑ 3° L’homme, même quand il a le plus gravement péché, a cependant la force de tendre vers Dieu, l’idéal de sainteté, et, avec la force, le devoir
(judaïsme et christianisme, 167). Cf. § 112.
L’incapacité complète pour
l’homme tombé de se relever ne doit pas nous surprendre. Même dans les autres
choses, il a beaucoup plus de force négative que de force positive. Avec quelle
facilité arrive pour lui, par ex., la destruction de la santé et de la vie, et
combien il est difficile et, dans le second cas, impossible de les rétablir.
Aussi S. Augustin dit : « Ils avaient bien pu se vendre, mais ils
n’ont pu se racheter. Le Sauveur est donc venu, a payé leur rançon ; il a
répandu son sang pour racheter l’univers entier » (Enarr. in Ps. 95, n.
5). « Si tu n’as pu te faire toi‑même, comment te referais‑tu ? » (Enarr. in Ps. 45, n. 14).
Si les hommes étaient incapables
de se racheter eux‑mêmes, ils ont cependant reçu l’aptitude à la rédemption, quelque grave que soit leur péché ; ils n’ont donc pas été livrés complètement et irrévocablement au péché. Par là, les hommes se distinguent des
anges tombés.
S. Thomas dit « que l’homme, tant qu’il se trouve dans cette vie
mortelle, est ainsi fait qu’il n’est ni confirmé dans le bien, ni immuablement
endurci dans le mal. La nature humaine est donc constituée de telle sorte
qu’elle peut être purifiée de la corruption du péché » (Comp. theol.,
199). Le péché de l’homme est toujours, jusqu’à un certain point, une séduction
de la sensualité ; le péché de l’esprit est une pure méchanceté, la
révolte complète contre Dieu. De plus, les puissances morales de l’homme ne
sont pas tellement affaiblies par le péché que la grâce de Rédemption n’ait pas
la possibilité de s’y rattacher et de les élever à une tâche plus haute. Là se
trouve le fondement de l’aptitude de
l’homme à la rédemption. Cette
aptitude fait le pendant à son besoin
de rédemption.
La liberté divine et la Rédemption. Si l’on pose la question de la
nécessité de la Rédemption par rapport à Dieu,
il faut répondre que Dieu, dans son action, n’est soumis à aucune nécessité,
soit intérieure, soit extérieure. Cela est vrai aussi de la Rédemption ;
c’est un acte entièrement libre de l’amour et de la miséricorde de Dieu (Cf. §
38 et § 102).
Les Pères signalent généralement le libre amour de Dieu pour nous comme la cause de notre rédemption (§ 101).
Si l’un ou l’autre va plus loin et parle d’une sorte de nécessité divine, il
faut l’entendre d’une nécessité conséquente et relative. Ainsi S. Athanase pense qu’il aurait été
déshonorant pour Dieu de permettre que son œuvre fût détruite par la perfidie
du diable (De Incarn. Verbi, 6). Et plus tard, il semble que S. Anselme soit parti de pensées
semblables pour affirmer une nécessité absolue (Cur Deus homo, 1, 10 ; 2,
4 et 5). Cependant ces deux auteurs sont interprétés par certains théologiens
dans un sens atténué. Ils ont sans doute enseigné la nécessité conséquente dont
on a parlé plus haut ou la nécessité hypothétique : Dieu avait de toute
éternité décidé notre rédemption, comme notre création, dans la liberté de sa
bonté et de sa miséricorde. Par suite, il était nécessaire que cette rédemption
fixée éternellement par un libre décret, se réalisât dans le temps. Il était
impossible qu’elle ne se réalisât pas. Mais Dieu n’a subi une contrainte réelle
ni de sa propre essence et de ses attributs, ni des créatures, ni du diable. Au
contraire, il pouvait, sans se contredire lui‑même ou son œuvre, laisser l’humanité tombée sans rédemption. Sans doute, Dieu avait créé le monde et l’humanité pour son honneur et sa gloire ; en conséquence, celle‑ci devait réaliser le plan créateur. Mais pour cela la béatitude des créatures n’était pas nécessaire.
Il pouvait aussi recevoir son honneur en combattant le mal par le châtiment. Il
ne convient nullement de faire de l’homme et de sa fin dernière une fin
nécessaire et suprême pour Dieu. Il en résulterait les conséquences dogmatiques
les plus déplorables. Dieu serait alors forcé de changer tout le mal en bien et
finalement l’enfer en ciel. La souveraineté de Dieu à l’égard de l’homme est
affirmée avec une force particulière par S. Augustin : « Ainsi
l’homme a été créé dans sa justice (originelle), mais, dans cette justice, il
ne pouvait demeurer sans l’assistance de Dieu et, par sa volonté libre, il
pouvait se perdre. Il pouvait choisir l’un ou l’autre, mais, dans chaque cas
s’accomplissait la volonté de Dieu, soit par
l’homme, soit dans l’homme »
(Enchir., 28, 107).
C’est pourquoi les scolastiques ont rejeté la nécessité,
aussi bien celle qu’enseigne S. Anselme
du point de vue de la justice que celle qu’enseigne Abélard du point de vue de l’optimisme. Si les Pères, comme S.
Cyrille d’Alex., parlent d’une certaine nécessité résultant de la bonté divine, ils l’entendent comme les
scolastiques, dans le sens de la convenance.
Harmonie et convenance (necessitas congruentiæ) de notre
Rédemption. La
Rédemption convient tellement à l’essence de Dieu que ses plus glorieux
attributs et ses plus brillantes perfections s’y manifestent. Avant tout, sa sagesse, son amour, sa justice, sa bonté. Le « motif » du libre
amour est souligné particulièrement par S.
Augustin, et à bon droit, car c’est la cause de la création en
général : « Si donc le but
essentiel de la venue de Jésus‑Christ a été d’apprendre à l’homme la portée de l’amour que Dieu avait pour lui, afin de lui
montrer à rendre amour pour amour et à chérir son prochain... » (De catech. rud., 4).
« La nature humaine »,
expose S. Thomas, « est ainsi
faite qu’elle peut être purifiée de la corruption du péché. Mais il n’aurait
pas été convenable à la bonté divine que cette possibilité restât inutilisée.
Or cela aurait été le cas si un moyen de relèvement n’avait pas été
offert » (Comp. th., 199 ; cf. C. Gent., 4, 55, n. 4). On peut
encore, avec des Pères et des théologiens, alléguer l’innocence personnelle des
enfants d’Adam, qui sont nés inconsciemment dans le péché ; l’imperfection
de leur nature sensible, qui est exposée à la séduction et à l’erreur ;
leur situation entièrement désespérée, dont ils ne peuvent aucunement être
délivrés par eux‑mêmes.
La liberté de l’Incarnation. La volonté de Dieu était libre par rapport à
l’acte rédempteur lui‑même ; elle l’était aussi par rapport au mode de réalisation. En particulier, l’Incarnation du Logos n’était pas absolument nécessaire à cette fin. Dieu possédait, dans sa sagesse et sa
puissance, bien d’autres moyens de nous racheter. Mais, si on admet que Dieu voulait
nous racheter de la manière la plus parfaite, en manifestant ses perfections
propres de la façon la plus complète, tout en fondant le salut des hommes de la
manière la plus efficace, l’Incarnation était le moyen de rédemption le plus
opportun et le plus convenable (necessitas congruentiæ). Plus spécialement, si
Dieu voulait exiger une satisfaction adéquate
pour l’offense qui lui avait été causée par le péché, l’Incarnation était
absolument nécessaire. Seul, en effet, un Homme‑Dieu en était capable.
Quand les Pères traitent cette question, ils le font, d’ordinaire, d’une
manière pratique, comme ils le font
d’ailleurs dans leur examen de l’Écriture. Ils se tiennent alors sur le terrain
de l’histoire effective de la Révélation. L’Incarnation est, de fait, pour nous, le seul moyen de
Rédemption qui puisse nous sauver ; sans Christ, il n’y a pas de salut.
« Il n’a pas été donné aux hommes un autre nom par lequel nous devions
être sauvés » (Act. Ap., 4, 12). S.
Augustin pose la question d’une manière spéculative et exprime cet
avis : « Il y a des insensés qui disent : La Sagesse divine ne
pouvait pas délivrer les hommes autrement qu’en devenant homme, en naissant de
la femme et en souffrant des pécheurs tout ce qu’elle a souffert. A ces gens
nous répondons : Elle le pouvait absolument, mais même si elle avait agi
autrement, cela aurait également déplu à votre folie » (De agone christ.,
11, 12). S. Anselme, partant de sa
conception de la satisfaction, a construit une nécessité absolue de
l’Incarnation, parce que, dit‑il, la justice de Dieu doit
exiger une satisfaction complète pour
son honneur offensé ; mais cette satisfaction ne pourrait être fournie par
l’homme placé si bas au‑dessous de Dieu ; elle ne pouvait donc être accomplie que par l’Homme‑Dieu, représentant de l’humanité (Cur Deus homo, 1, 12 et 13 ; 2, 4). Pour raisonner ainsi, S. Anselme n’a pas dû méditer longuement sur la parabole de l’enfant prodigue. Plus tard, S. Thomas atténua et corrigea cette
manière de voir. Il déclare avec S. Augustin : « Dieu eût pu par
l’infinité de sa puissance divine réparer le genre humain de nombreuses façons autres que par l’œuvre
de l’Incarnation » (S. th., 3, 1, 2) et il admet ensuite une nécessité hypothétique de l’Incarnation. Si, en
effet, dans la liberté de son amour et de sa bonté éternels, Dieu voulait dans
sa grâce offrir à l’homme le moyen de présenter à sa majesté offensée une
réparation parfaite, cela ne pouvait se faire que par le moyen de
l’Incarnation. Seul un Homme‑Dieu était capable de payer à la
divinité la dette relativement infinie du péché et ce n’est que dans ce moyen
de rédemption que le renouvellement du bien, dans la foi, l’espérance et la
charité, trouve la meilleure excitation et que l’élimination et l’écrasement du
mal trouve le plus complet succès (S. th., 3, 1, 1‑2).
Duns Scot cherche à tirer de la pensée de la Création une nécessité
purement abstraite de
l’Incarnation : Même sans la chute originelle, Dieu se serait fait homme,
car l’union de la divinité avec l’humanité aurait été nécessaire pour donner à
la Création un achèvement absolument
parfait.
S. Thomas n’est pas de cet avis. Il s’en tient à l’Écriture qui seule, dans
des questions de ce genre, peut nous donner des renseignements (S. th., 3, 1,
3). Il est difficile de ne pas voir dans l’opinion de Duns Scot, qui fut
soutenue avant lui par S. Maxime le Confesseur et Scot Érigène, une teinte d’optimisme. On prétend parfois que, dans
cette conception, l’Incarnation apparaît plus libre et plus sublime que si on
la fait dépendre de la faute humaine. Mais on devrait bien réfléchir aussi
qu’elle risque de perdre son importance unique pour l’homme, dans la mesure où
l’homme et son salut n’en seront pas la raison exclusive. De telles hypothèses
sont entièrement étrangères à la Révélation. Au reste, comment peut‑on juger de ce que Dieu aurait fait dans un ordre de salut entièrement différent ?
Une question difficile est celle
du temps de l’Incarnation. Pourquoi
l’Homme Dieu est‑il venu si
tard, au bout de 4.000 ans et sans doute plus ? N’aurait‑il pas été mieux que Dieu accomplisse immédiatement sa promesse faite à nos premiers parents ? (Gen., 3, 15). Il nous semble
qu’étant donnés les ravages effroyables faits
par le péché sur la terre en attendant, l’Incarnation immédiate aurait été
la solution la meilleure.
Cette question s’impose aux Pères : d’une manière pratique, par
rapport au salut des hommes d’autrefois qui furent païens, et d’une manière
théorique, en raison des objections des philosophes païens (Cérinthe,
Porphyre). Les apologistes et les pré‑augustiniens répondent, avec Jean, 1, 9 et Act.
Ap., 10, 35, en se référant au λόγος σπερματιϰός (S. Justin,
Clément : Platon, Socrate, etc. ont été « chrétiens »). S. Augustin lui aussi connaît des
chrétiens avant le Christ, en raison d’une foi implicite au Rédempteur (Dieu).
« Les temps ont été divers, mais la foi a toujours été la même » (C.
duas ep. Pelag., 3, 4, 11 : M. 44, 595). Il y a toujours eu des rachetés
en raison de la foi : « Tous ceux donc qui, ayant cru en lui depuis le commencement du
monde, et en ayant eu quelque
connaissance, ont vécu dans la piété et dans la justice en gardant ses préceptes,
ont été sans aucun doute sauvés par lui, en quelque temps et en quelque lieu du
monde qu’ils aient vécu » (Ep. 102, 12). S. Augustin discute ici avec
Porphyre. Sur l’ensemble, cf. Capéran,
Salut des infidèles (1912). S. Léon déjà (Serm. 23, 4 et 24) et après lui
la Scolastique primitive affirmèrent que la longue attente devait mûrir l’homme
pour la Rédemption. La solution de S. Thomas est semblable : Le Christ ne
vint pas au commencement et trop tôt, ni à la fin et trop tard, mais au milieu,
quand tout était préparé (S. th., 3, 1, 4‑6). Il est remarquable de voir
que S. Augustin et les Pères se croyaient à la fin des temps (le monde vieillit : Serm. 81, 8). D’où
leur croyance à l’imminence de la parousie.
Transition et sommaire. La division de la matière peut se tirer de
Jean, 1, 14 : « Et le Verbe s’est fait chair ». Il s’agit
donc : 1° De la doctrine de la divinité du Christ (le Verbe) ; 2° De
son humanité (la chair) ; 3° De la réunion des deux dans l’union
hypostatique (« s’est fait »). Comme appendice, la mariologie.
1. La doctrine de la divinité du
Christ est le fondement de la
doctrine de la Rédemption. Elle a, en plus, de nos jours, une importance qui
dépasse de beaucoup l’ensemble du traité. Toutes
les vérités du salut ont leur dernier fondement et leur dernière garantie dans
le Verbe fait chair : « Vous n’avez qu’un seul maître » (Math.,
23, 8). Si la conviction de la divinité du Christ disparaît, il faut que
disparaisse aussi toute la doctrine de la foi. D’où l’importance décisive de la
preuve dogmatique de ce point de
doctrine. Or, comme la divinité du Christ au sens dogmatique n’est pas affaire
d’invention ou de spéculation philosophique, mais, comme Jésus le dit (Math.,
16, 17 ; 11, 27. Jean, 5, 33‑37), de la révélation immédiate de Dieu, il en résulte aussi que cette preuve doit tout d’abord, et d’une manière particulière,
être cherchée aux sources de la Révélation.
2. La théologie libérale, dans ses représentants qui s’adonnent à l’exégèse comme à l’histoire des religions, adopte un point de vue diamétralement
opposé : 1° Elle nie la Révélation, et par là aussi la divinité du
Christ ; 2° Elle essaie d’enlever au titre de « Fils de Dieu » (ὁ
υῖὸς τοῦ θεοῦ),
employé dans l’Écriture, son caractère dogmatique ; pour cela, elle
emploie deux moyens : a) elle tente
d’affaiblir cette expression en lui donnant le sens de filiation morale, et de
lui enlever toute valeur métaphysique, ou bien, b) elle reconnaît loyalement
que le sens métaphysique de la formule se trouve dans le Nouveau Testament,
mais elle se soustrait à la conséquence de la foi au dogme, en essayant de
prouver que ce titre était courant dans les conceptions religieuses antiques,
helléniques et orientales, et qu’il était naturel de l’appliquer à Jésus, car
on avait besoin, dans la vie des
communautés ecclésiastiques, de lui rendre un honneur cultuel et de le
diviniser.
On peut, dans le néo‑protestantisme d’aujourd’hui, distinguer
nettement sept phases d’évolution : 1. L’image libérale de Jésus (J.‑J. Holtzmann, Harnack) : Jésus est un prophète qui soutint avec une grande énergie ses idées morales sublimes, mais qui échoua devant l’opposition de son idéal avec l’idéal juif. 2. L’image orthodoxe
de Jésus (B. Weiss, Ihmels, Seeberg) : Dieu agissait en Jésus ; la
« doctrine des deux natures » n’est plus enseignée nulle part. 3. La
figure mythologique de Jésus
(Drews) : le Christ n’a jamais vécu sur la terre : c’est une figure
construite par des écrivains imaginatifs, un mythe, une divinité astrale que
l’on a recouverte d’un manteau historique. 4. Est apparentée à cette conception
la figure sceptique de Jésus ;
elle est sans histoire, « nous ne savons, pour ainsi dire, rien de sa
personnalité » (Bultman, Jésus [1926], 12). 5. La figure eschatologique de Jésus
(Schweizer) : Jésus était un apocalyptique qui, à l’encontre du royaume
divin national, annonçait un royaume descendant soudain d’en haut : il se
trompa sur ce sujet et fut rejeté par son peuple qui ne le comprenait pas. 6.
Le Christ historique (la plupart des
modernes). On fait une distinction profonde entre le christianisme palestinien
et le christianisme pagano‑chrétien. Quand le christianisme fut transplanté
en territoire païen, il se fit, sous la pression des circonstances, une
transformation de Jésus qui devint le Christ (idéalisé) ; on lui appliqua
les titres, empruntés au paganisme, de Kyrios et de Sauveur ; on en fit
ainsi un Dieu auquel on rendit un culte et, d’une manière générale, on lui
appliqua à lui, le héros religieux, tout ce qu’on connaissait des cultes
mystérieux païens et des mythes divins. Ainsi l’honneur rendu primitivement à
Jésus devint la foi à la divinité du Christ. Certains même introduisent encore
des étapes d’évolution entre le Jésus des premiers Apôtres et le Christ‑Kyrios des chrétiens issus du paganisme, en admettant, avant Paul, la formation d’une « dogmatique de communauté ». Ces derniers ne tiennent plus
compte du caractère historique que sous une forme
très restreinte et, s’ils affirment cette historicité, c’est uniquement pour
pouvoir établir, comme quelque chose de vraiment essentiel, le caractère
« métahistorique » qu’ils décrivent en disant qu’en Jésus seul
« la proximité de Dieu est devenue consciente ». Dans la foi
cultuelle on se serait rendu compte de cette proximité (Martin Dibelius, Religion
historique et métahistorique dans le christianisme [1925]). Malheureusement,
quelques théologiens catholiques emploient aussi ce langage quand ils
conçoivent, par ex., la parousie, dont Jésus et les premiers chrétiens
parlaient certainement au sens historique, comme une « venue
métahistorique » du Seigneur. Un tel mépris de l’historicité leur portera
malheur et a déjà un effet dissolvant. On détruit ainsi l’article du Symbole
des Apôtres : « D’où il viendra », etc. 7. On peut encore
signaler l’image politique de Jésus.
Elle a deux aspects : a) Jésus est un héros socialiste et le premier communiste, un rebelle politique (K.
Kautsky) ; b) Jésus est un héros populaire
qui appelle au combat pour l’indépendance personnelle et qui a fondé un type
d’humanité idéale. Il mérite le « culte des héros » dans le sens du
« christianisme germanique » (Cf. K. Deissner, L’image populaire du Christ [1925]).
Pour conclure, on peut dire que la théologie protestante tend à se passer de
l’élément historique. Par la critique, on a attaqué l’historicité de deux
côtés : 1° On l’ébranla dans sa réalité, en prétendant que les sources
étaient falsifiées ; 2° On l’a vidée de sa valeur religieuse : des
documents anciens et morts seraient incapables de produire une vie religieuse ;
la religion ne peut être que vécue et non apprise. Étant donné que, lorsqu’on
pose la question du Christ, « on n’entend qu’une confusion étourdissante
de déclarations qui créent de l’anxiété », dit Martin Rade, on propose d’adopter comme résidu de christianisme une
formule où la foi en Dieu sert de
lien : « On peut avoir Dieu sans la voie. Il y a des chrétiens qui
ont Dieu sans le Christ. Plus souvent que le théologien ne le pense d’ordinaire
ou ne l’avoue. Il ne manque pas d’hommes qui vivent des fruits d’un arbre sans
connaître l’arbre. Et notre Dieu est miséricordieux » (Doctrine de la foi
[1926], 183 sq.) On prépare ainsi la voie à un christianisme sans Christ et
sans christologie. Aussi la Conférence mondiale de Stockholm refusa d’établir
une confession dogmatique au sujet du Christ. La Conférence de Lausanne (1927)
aboutit à la scission.
Par contre, le 3ème Concile national de
l’orthodoxie, tenu à Moscou du 1er au 10 octobre 1925, rédigea
une profession de foi nette et claire dans le sens de l’ancienne Église :
« Le Christ est Homme, c’est
l’homme le plus parfait dans son intelligence, dans sa vie morale, dans sa
doctrine, dans son amour pour les humbles. Mais il est encore infiniment
plus : il est le Fils de Dieu,
le vrai Fils de Dieu, non pas dans le sens figuré, mais réellement,
métaphysiquement, consubstantiel au Père, d’après la définition de Nicée. Fait
chair comme nous‑mêmes, il demeure le Verbe éternel, vrai Dieu de vrai Dieu »
(Mgr d’Herbigny, La croix sous l’étoile des soviets).
La « christologie » de R. Steiner : L’enfant Jésus dans
Mathieu et dans Luc sont deux enfants différents, comme l’indiquent les deux
arbres généalogiques : l’un est la réincarnation de Zarathoustra, l’autre
celle de Krischma. Tous les deux se réunissent dans l’enfant de douze ans, au
temple, pour former la personnalité de Jésus. Au Baptême, Jésus s’unit au dieu
solaire Christ ; il s’en sépare de nouveau au moment de l’arrestation. Par
la Passion, le Christ solaire passe sur la terre dont il devient
l’« esprit central » et, comme tel, conduit l’évolution de la
civilisation à son achèvement (Karl
Ludwig, Anthroposophie [1922]).
3. Les titres messianiques importants de Jésus qui, s’ils n’expriment
pas sa divinité, caractérisent cependant, d’une manière particulière, sa
dignité de Messie, sont d’abord : Fils
de l’Homme et Fils de David.
Pour ce qui est du nom Fils de l’Homme, qui ne se trouve que
dans la bouche de Jésus, Felder a fait la statistique et remarque qu’on le
rencontre 32 fois dans Mathieu, 14 fois dans Marc, 25 fois dans Luc et 11 fois
dans Jean ; dans les autres écrits du Nouveau Testament, on ne le
rencontre plus que 3 fois (Act. Ap., 7, 55. Apoc., 1, 13 ; 14, 14). Comme
il caractérise le Seigneur dans sa situation humaine, il se perd de bonne
heure : les Apôtres et les Pères aiment mieux l’appeler « Fils de
Dieu ». Au reste, parmi les chrétiens issus du paganisme, le titre
prophétique « Fils de l’Homme » aurait été moins compris.
Le titre de Fils de David est attesté par les deux généalogies (Math., 1, 1 sq. ; Luc, 3, 23 sq.). Sur les
difficultés que présentent ces généalogies et sur la question de savoir s’il
faut en accepter une seule ou les
accepter toutes les deux, cf.
l’exégèse. Le Jésuite J.‑B. Nisius porte ce jugement : « On y trouve des motifs sérieux
d’admettre que Luc donne la généalogie de Marie. Mais on n’arrive pas, du point
de vue syntaxique et logique, à faire cadrer cette opinion avec Luc, 3,
23 : « ὢν ὡς ἐνομίζετο
υἱὸς Ἰωσήφ, τοῦ
Ἡλί » [étant fils, comme on le pensait, de Joseph, fils
d’Héli]. Que Jésus ait fait peu de cas de la généalogie, qu’on cultivait avec
un soin particulier après l’exil, pour démontrer sa descendance israélite
authentique, cela se comprend. C’était d’ailleurs pour lui une affaire de
prudence, car justement, au titre de Fils de David, se rattachaient étroitement
des espérances nationalistes et terrestres qui étaient étrangères aux
intentions du Christ. Aussi n’usa‑t‑il de ce titre qu’une seule fois,
par mode d’allusion (Math., 22, 41 sq.). Les Apôtres l’ignorent. Il se trouve
cependant dans l’histoire de l’enfance (Luc, 1, 32 ; Math., 1, 21 ;
cf. Math., 1, 1, 6 ; Luc, 1, 27, 32, 69 ; 2, 4), dans la bouche du
peuple (Math., 21, 9, 15 ; Marc, 11, 10), des malades (Math., 9, 27 ;
15, 22 ; 20, 30 sq. Marc, 10, 47 sq. Luc, 18, 38 sq. Cf. Jean, 7, 42).
Christ‑Messie
(Χριστός, de χρἱω,
oindre, Μεσσίας, Maschiach) signifie l’oint
et, appliqué au Christ, signifie l’Oint par excellence (ϰατʹ
ἐξοχήν). Il fut oint, d’après le témoignage de
l’Écriture même, par le Saint‑Esprit (Act. Ap., 4, 27 ; 10, 38. Hébr., 1, 9). Jésus (ʹΙησοῦς, Ieschouah,
« secours de Dieu », « salut de Dieu », « Jahvé,
aide ! », σωτήρ, salvator), tel fut le nom
donné déjà au Seigneur dans l’Annonciation (Luc, 31 ; Math., 1, 21). Le
composé Jésus‑Christ servit à désigner solennellement
le Seigneur dans la chrétienté, dès les premiers temps du christianisme
primitif, car on y voyait l’équivalent de « Fils de Dieu ».
L. Dürr (Origine et constitution de l’attente messianique en Israël
[1925]) juge que cette attente se manifestait déjà d’une manière vive longtemps
avant Amos et avait, vers 800, une valeur vitale et efficace et que le psaume
72 est un résumé de toute la théologie messianique. Le « Roi de
justice » est décrit d’après le style de cour oriental.
Les Juifs hellénisants
traduisirent d’abord le mot hébreu Maschiach en lui donnant la forme grecque
Μεσσίας (Jean, 1, 42 ; 4, 25) ;
puis ils lui donnèrent l’équivalent grec Χριστός.
Comme conclusion théologique de ses
études approfondies, Friedrich affirme : « Le nom de Christ appliqué
à Jésus de Nazareth caractérise celui qui le porte comme possesseur de la
divinité » (p. 133). Cela est tout à fait dans le sens du Nouveau Testament
et de l’enseignement ultérieur des Pères. S.
Irénée est le premier qui, pour cette raison, trouve indiqué dans le nom du
Christ toute la Trinité, et les scolastiques,
dès le début, l’ont souvent imité : « Dans le nom de Christ est sous‑entendu celui qui a oint, celui qui a été oint, et l’Onction dont il a été oint : Le Père
est celui qui a oint, et le Fils est
celui qui a été oint dans l’Esprit,
qui est l’Onction » (A. h., 3, 18, 3). Les mystiques, et particulièrement S. Bernard, parlent de la « douceur
du nom de Jésus » : « Jésus, c’est le miel sur les lèvres, c’est
une mélodie pour les oreilles, c’est un cantique pour le cœur ». Cf. du
point de vue liturgique, la « fête du Saint Nom de Jésus », où l’on a
l’occasion d’expliquer au peuple les différents noms du Seigneur.
Si l’on veut distinguer le Christ
« préexistant », le Christ « historique » et le Christ
« post‑existant », on trouve le Christ historique surtout dans
les Synoptiques, le Christ préexistant surtout dans S. Jean et le Christ post‑existant, ou glorifié, presque entièrement dans S. Paul. Seulement cela ne doit pas s’entendre au sens exclusif, mais
au sens intensif.
A consulter : S. Thomas, C. Gent., 4, 2 sq. Maranus, Divinitas D.‑N. J.‑C. manifesta in Scripturia et
traditione (Venise, 1746). Cf. la bibliographie de la Trinité. Bougaud, Le christianisme et les temps
présents, 2, Jésus‑Christ. Thomassin, Dogm. theol. tr. 3 : De incarnatione Verbi lib., 4.
Lagrange, Le messianisme chez les
Juifs (1910). Dict. theol., 5, 2352‑2475, v. Fils de Dieu. Durand,
L’enfance de Jésus‑Christ (1908). De Grandmaison, Jésus‑Christ. Ders, Celebris
Cyrilli Alex. formula christologica de una activitate Christi 1926). A. Charrue, L’incrédulité des Juifs dans
le N. T. (1929).
Sommaire. Pour traiter la question de la divinité de Jésus, nous examinons
d’abord la question secondaire de sa messianité, tant dans l’Ancien Testament
que dans la Synopse et S. Jean. Ensuite, nous disposons les preuves de la
manière suivante : nous interrogeons d’abord les synoptiques seuls, puis
l’évangile de S. Jean ; dans les deux cas, nous ferons d’abord appel aux
témoignages formels de Jésus sur lui‑même, dans lesquels il se déclare « Fils du Père » ou « Fils de Dieu » et aux confirmations qui se trouvent dans
les manifestations de ses propriétés
surhumaines et divines : sa science,
sa puissance (dans le domaine
physique : miracles, et dans le domaine moral : rémission des
péchés), sa préexistence, sa présence
en dehors de l’espace (Jean) ;
enfin, nous signalerons un certain culte
qu’il admet pour le présent et qu’il exige et ordonne nettement pour l’avenir
(Jean et Synopse).
THÈSE. Jésus‑Christ, né de la Vierge Marie est
le fils naturel de Dieu, la seconde Personne dans la divinité, Dieu, au sens
véritable et propre du mot. De foi.
Explication. Cette thèse est un article fondamental de tous les symboles. S. des Apôtres : « Je crois en
un seul Dieu, le Père tout‑puissant, Créateur du ciel et de la terre, et
en Jésus‑Christ, son Fils unique, notre Seigneur, qui a été conçu du Saint‑Esprit, (et qui) est né
de la Vierge Marie » (Denz., 6, 276, 282‑286.) S. de Nicée‑Constantinople : « Je crois en un
seul Seigneur, Jésus Christ, le Fils unique de Dieu, né du Père avant tous les
siècles : Il est Dieu, né de Dieu, lumière, née de la lumière, vrai Dieu,
né du vrai Dieu » (Denz., 86). S. de
S. Athanase : « Notre Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, est
Dieu et homme. Il est Dieu, engendré de la substance du Père avant les siècles,
et homme né de la substance de la mère dans le temps ; Dieu parfait, homme
parfait » (Denz., 40). Le Décret « Lamentabili » a réprouvé la
27ème Proposition des modernistes : « La divinité de Jésus‑Christ ne se prouve pas par les Évangiles ; mais c’est un dogme que la conscience chrétienne a déduit de la notion du Messie » (Denz., 2027). Notre thèse ne se place pas tout d’abord dans la Trinité transcendante, mais dans l’histoire terrestre de la
Révélation ; elle traite du Christ « historique » et non du
Christ « préexistant » (§ 51). Elle affirme que l’homme né de la
Vierge Marie est en même temps le Fils de Dieu et qu’il l’est au sens propre et
naturel du mot, « vere et proprie », et que, par là même, il possède
la nature ou l’essence divine, qu’il est « consubstantiel au Père » (ὁμοούσιος
τῷ πατρί) comme il est aussi consubstantiel
« avec nous » (ϰαὶ... ἡμῖν).
(Chalcédon.; Denz., 148).
L’existence historique du Christ est encore combattue par des
adversaires du christianisme dans leurs écrits et leurs conférences,
particulièrement par Drews (Le mythe
du Christ, 2 vol. [1910]) et les adhérents de l’alliance moniste allemande. Ce
scepticisme extrémiste avait été préparé par les critiques corrosives de la
théologie libérale concernant les miracles et les prophéties du Christ ainsi
que sa doctrine dogmatique et morale. Aussi trouvant détruit le contenu de la
vie de Jésus, Drews put nier effrontément sa vie même. Au lieu d’expliquer
l’origine du christianisme par l’œuvre du Christ historique, il le fait
procéder d’une idée philosophique ou
plus précisément d’un mythe solaire. De ce mythe solaire, un petit parti juif
inconnu (?), s’inspirant de l’antique culte astral, aurait tiré une
personnalité, Jésus, et lui aurait attribué une histoire romanesque ;
c’est de là que seraient sortis nos évangiles. Dans les cercles socialistes et
monistes, ces fantaisies trouvent de la créance et une diffusion
empressée. ‑ L’existence du Christ est attestée
par les écrivains païens, juifs et chrétiens de l’antiquité. Suétone raconte
que l’empereur Claude expulsa les Juifs de Rome à cause des troubles suscités
parmi eux sous l’influence d’un « Christ » (impulsore Chresto =
Christo : De vita Cæsarum). Pline le Jeune rend compte à Trajan qu’en Asie
Mineure « les chrétiens se réunissent un jour déterminé (le dimanche) et
chantent des hymnes au Christ comme à un Dieu » (carmenque Christo quasi
Deo dicere. Ep. 96). Tacite est particulièrement net. Il décrit la persécution
de Néron et dit à ce sujet : « Ce nom (christiani) a son origine dans
le Christ qui, sous le règne de Tibère, fut mis à mort par le gouverneur Ponce
Pilate (Annales, 15, 44). Si l’authenticité de ces témoignages, spécialement du
dernier, est absolument incontestable, celle du passage de Flavius Josèphe est
fortement attaquée par Norden, Bardenhewer, etc. ; par contre, elle est défendue
par beaucoup d’autres, comme Harnack, Wilms, Junglas, Setiz. Voici ce
texte : « En ce temps, vivait Jésus, un homme sage (si l’on doit lui
donner le nom d’homme), car il accomplit des actions merveilleuses (un docteur
pour les hommes qui acceptent joyeusement la vérité). Il attira à lui plusieurs
hommes et beaucoup aussi de la gentilité. (C’était le Messie). Même lorsque
Pilate, sur l’accusation des hommes les plus distingués parmi nous, l’eut
condamné à la croix, ceux qui l’avaient aimé ne l’abandonnèrent pas. (Car il
leur apparut le troisième jour, de nouveau vivant, car les prophètes divins
avaient dit cela et plusieurs autres choses merveilleuses à son sujet). Jusqu’à
ce jour, la race des chrétiens nommée d’après lui n’a pas cessé d’exister »
(Antiq. Jud., 18, 3, 3). En admettant même que les parenthèses soient des
interpolations, le reste tout au moins prouve l’existence historique de Jésus,
d’autant plus que Josèphe raconte aussi : « Le grand‑prêtre Ananus fit conduire devant
son tribunal Jacques le frère de Jésus,
dit le Christ (Ibid., 20, 9, 1). Cf. Aufhauser,
Témoignages antiques sur Jésus (1925). Il cite encore les témoignages tirés de
trois lettres apocryphes, ainsi qu’une série d’allusions à la personne de Jésus
dans le Talmud. Drews lui‑même avoue que « le Talmud ne met pas en doute l’existence d’un Jésus historique » (Mythe, 2, 222). Or le rabbi
Aquiba, qui fut mis à mort par les Romains en 138, avait alors 78 ans, on peut
donc le considérer presque comme un contemporain de Jésus.
Quant aux témoignages chrétiens
de S. Paul, des évangélistes et des plus anciens Pères, aucune critique ne
pourra leur faire perdre leur prestige historique. Les quatre grandes Épîtres
pauliniennes (Rom., 1 et 2 Cor., Gal.), en raison de leur « contenu qu’on
ne peut inventer » et où l’on voit apparaître S. Paul lui‑même vivant et combatif, résistent à tout scepticisme. Or elles
contiennent (Gal., 4, 4 ; Rom., 5, 12 sq. ; 1 Cor., 11, 23 sq. ;
Rom., 15, 3 ; 1 Cor., 5, 7 ; 15, 3‑28, etc.) les faits principaux de
toute la vie de Jésus. On ne peut pas davantage « inventer » les évangiles qui ne racontent pas seulement ce qu’il y a de divin, mais encore ce
qu’il y a d’humain en Jésus. C’est pour ces évangiles que les Apôtres ont subi
les outrages et la persécution » ils sont encore teints du sang des
martyrs ; ils sont attestés non seulement par les Pères, mais encore par
tous les siècles chrétiens. Contre toutes ces voix vivantes, les fantaisies
astrales des monistes ne peuvent trouver longtemps créance. Le bon sens religieux
ne pourra se contenter ni du Christ « purement historique » de la
critique libérale, ni de la pâle figure du « Christ symbolique » de
Drews ; il restera attaché au « Christ dogmatique » de l’Église,
lequel seul est le vrai Christ et le Sauveur du monde. C’est ce que pensent
aussi les Anglicans.
Preuve. L’Ancien Testament étant la préparation du Nouveau, on y trouve
aussi des indications sur le Christ qui en est l’accomplissement. Ces indications se trouvent dans les multiples
descriptions de la figure du Messie.
C’est de là qu’il faut partir.
Le messianisme dans l’Ancien Testament. Ce n’est pas un thème facile.
Les espérances messianiques ou, pour parler objectivement, les espérances
d’avenir apparaissent de bonne heure dans l’antique Israël ; avec une
netteté particulière au temps des Prophètes. Ce sont les espérances propres à
tous les peuples de voir rétablir l’état du paradis terrestre, qu’ils avaient
perdu. A la fin, espère‑t‑on, les choses seront comme au
commencement : un paradis.
Pour Israël, Jahvé, qui est et
demeure le Sauveur de son peuple élu, accomplira l’œuvre de délivrance par son
envoyé, son Oint. Celui‑ci a des traits différents selon qu’on lui attribue une mission
morale ou politique. Il est pour son peuple un « prophète » (Deut., 18, 15, 18), un « prêtre » (Ps. 109), un « pasteur » (Ez., 34, 11‑31), un « roi » et un « dominateur » (Ps. 2, 17,
44, 109 sq. Is., 2, 2‑4 ; 9, 6. Zach., 9, 9. Am., 9, 11) ; il est de la maison de David (2
Rois, 7, 11‑16) ; enfin, il est le « serviteur de Dieu » qui souffre pour son peuple
(Is., 53). Une désignation solennelle du Messie
est « Fils de Dieu ». Cependant ce titre, étant donné le strict
monothéisme, n’a pas un sens trinitaire, mais un sens moral, et est attribué
aussi aux anges (Job, 2, 1 ; Ps. 88, 7), aux justes (Eccli, 4, 11 ;
Sag., 2, 13), à Israël (Ps. 43, 6 ; Sag., 9, 7 ; 12, 19, 21), aux
rois (2 Rois, 7, 14). Jésus lui‑même (Jean, 10, 34) cite le passage (Ps. 81, 6)
où les juges sont appelés « Elohim ». Dans le Ps. 2, 7, Jahvé dit au Messie Roi : « Tu es mon Fils » (Cf. Ps. 88, 27 sq. ; 2 Rois, 7, 14). Isaïe appelle le Messie
« Admirable », « Conseiller », « Dieu »,
« Fort », « Père de l’avenir », « Prince de la
paix » (9, 6), « Emmanuel » (= Dieu avec nous) (7, 14 ; 8,
8, 10). « Son origine est depuis le commencement depuis les jours de
l’éternité » (Mich., 5, 2). Ces traits du Messie, en soi disparates, ne
trouvent leur unité et leur harmonie que dans le Christ.
1. La doctrine de Jésus sur le Messie d’après les Synoptiques. On peut
la résumer ainsi : Dieu lui‑même est le Sauveur ; son salut il l’opère par le Messie, ce Messie c’est moi. Dans
cette dernière phrase, Jésus dépasse l’Ancien Testament.
Mais est‑ce que Jésus s’est considéré lui‑même comme le Messie ? La théologie libérale le nie et affirme que ce
sont les disciples qui ont appliqué à Jésus, après sa mort, ce titre de Messie, que de son
vivant il avait obstinément repoussé (dogmatique de communauté). Il est vrai
qu’au commencement Jésus parla de sa messianité, que ses disciples et le peuple
entendaient dans un sens nationaliste et politique, d’une manière très
réservée, tout en l’affirmant objectivement, et que ce n’est qu’à la fin de sa
vie qu’il annonça ouvertement par des paroles et par des signes (entrée à
Jérusalem), devant son peuple, le « mystère du Messie ». Dans toutes
les phases de cette manifestation graduelle, il entendit toujours sa messianité
dans un sens non politique, mais moral et religieux.
Dès le début, Jésus parle de lui‑même comme de l’accomplissement de l’Ancien Testament (Math., 5, 17) ; c’est à lui que s’applique ce qui a été écrit par les Prophètes (Math., 11, 3‑5. Marc, 12, 10, 11 : 14, 21, 27, 49. Luc, 4, 21 ; 7, 19‑22 ; 24, 27). En lui, les disciples
ont trouvé celui que les anciens hommes de
Dieu ont désiré voir et entendre (Math., 13, 17 ; Luc, 10, 24). Il se montre très réservé en face de la confession des démoniaques
(Marc, 1, 24 sq., 34 ; 3, 11 sq.). De même, il défend aux Apôtres de
dévoiler, avant le temps fixé par lui, sa dignité de Messie, mais d’attendre le
moment convenable (Marc, 8, 30 ; Math., 17, 9 ; Luc, 9, 36). Mais,
arrivé au point culminant de son activité messianique, il donna à Pierre
l’occasion de faire sa célèbre profession de foi messianique : « Pierre, prenant la parole, lui
dit : Tu es le Christ » (Marc, 8, 29) ; « Le Christ, le
Messie de Dieu » (Τὸν χριστὸν
τοῦ θεοῦ) (Luc, 9, 20) (Cf. Math., 16,
16 : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! »). Alors
encore, cependant, il défendit de le dire à personne. Mais il se laissa
proclamer ouvertement Messie par ses disciples et le peuple, au moment de son
entrée à Jérusalem (Marc, 11, 8, 10) ; ce fait est capital et sert, pour
ainsi dire, de commentaire aux allusions obscures du passé. Jésus a donc
manifesté sa messianité d’une manière pédagogique et graduée. Il mourut comme
Messie de son peuple qui l’avait repoussé (Math., 14, 62, 15 ; 2. Cf.
Tob., 19, 19). Quant au rejet des témoins démoniaques, on l’explique
aujourd’hui, conformément à l’histoire des religions, par le fait que cette
attestation était faite par des démoniaques. Les démons utilisaient la
connaissance plus élevée qu’ils avaient de lui pour l’empêcher d’exercer sa
messianité. Il s’agit donc, dans ces attestations démoniaques, de tentatives
pour paralyser la vocation de Jésus et non d’actes favorables à cette vocation
ou de reconnaissance ouverte de sa vocation.
2. La doctrine de Jésus sur le Messie d’après S. Jean. La puissante
prédication de pénitence du Baptiste a rendu la pensée du Messie si vivante que
le « peuple » croit que Jean est le Messie. Cependant, lui‑même repousse cette prétention (Jean, 1, 20 sq. ;
3, 28). Mais les disciples de Jean, auxquels leur maître a indiqué Jésus, le
déclarent « Fils de Dieu » et « Roi d’Israël » (Jean, 1,
49 ; cf. 12, 13) ; ces deux expressions sont employées au sens
messianique et moral. Jésus lui‑même, au puits de Jacob, se déclare
formellement le Messie (Μεσσίας, Jean, 4,
25 sq.). Ici, en Samarie, il parle rondement, sans aucune réserve, car il n’y a
pas à craindre qu’on abuse de son titre de Messie. D’autres titres messianiques
apparaissent dans le quatrième évangile, ainsi « Fils de l’Homme »
(Jean, 6), qui se trouve le plus souvent dans les Synoptiques, et le « Bon
Pasteur » (Jean, 10, 11 sq.). Il est celui qui a été « envoyé »
dans le monde par le Père (3, 16 sq. ; 5, 38 ; 10, 26 ; 17, 3),
qui, en tant que tel, a un « précurseur » (1, 15, 20, 25, 33, 34). Il
accepte même devant Pilate le titre de Roi, tout en lui donnant un sens
religieux et messianique : « Ma royauté n’est pas de ce monde »
(Jean, 18, 33, 36, 39 ; cf. 19, 3, 14, 15, 19, 21). Il meurt comme
« Roi des Juifs ». Ce titre se trouvait écrit en hébreu, en latin et
en grec, sur la Croix, au‑dessus de sa tête (19, 19 sq.). Le peuple, d’après S. Jean, ne pouvait s’expliquer sa dignité de Messie (7, 26, 27, 31, 40, 42 ; 8, 30 ; 10, 42 ; 11, 45 ; 12, 42). Ce malentendu avait sa
source dans une conception inexacte, parce que terrestre, du rôle du Messie.
Même avant son Ascension, ses disciples sont encore possédés par ces rêves
populaires et nationaux, comme le prouve la question qu’ils posent au
Ressuscité : « Seigneur, est‑ce maintenant le temps où tu vas rétablir le royaume pour Israël ? » (Act. Ap., 1, 6).
1’ Fils de Dieu et divinité de Jésus dans les Synoptiques. Bien que, chez eux, le
« royaume des cieux » soit au premier plan, ils nous font cependant
connaître nettement les points suivants de la personne de Jésus : a) Jésus
est habitué à appeler les hommes enfants de Dieu (Math., 5, 9, 45. Luc, 6,
35 ; 20, 36) ; mais il ne se comprend pas dans ce nombre, il est le
Fils du Père au sens unique et exclusif (Cf. Math., 5, 48 ; 6, 1, 6, 9
avec Math., 7, 21 ; 10, 33 ; 11, 25‑27 ; 18, 35). Les Pères signalent déjà ce fait.
‑ b) Math., 11, 27, rend un son johannique : « personne ne connaît le Fils (τὸν υἱόν),
sinon le Père, et personne ne connaît le Père, sinon le Fils (ὁ υἱός),
et celui à qui le Fils veut le révéler ». Sa filiation est donc un mystère
qui doit être révélé. ‑ c) Il déclare qu’il y a une révélation divine de ce genre dans la
confession de Pierre : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu
vivant » (Math., 16, 16) et proclame
Pierre bienheureux à cause de sa foi. ‑ d) Devant le Grand Conseil, il
dit sous la foi du serment, en réponse à la question officielle : « Es‑tu le Christ, le Fils du Dieu béni ? » : « Je le suis » (Ἐγώ εἰμι,
Marc, 14, 62) et, pour cette parole, il est condamné à mort. Dans tous ces cas,
comme chez S. Jean, il s’agit de la filiation métaphysique et non d’une
filiation morale accessible à tous les hommes. ‑ e) C’est dans ce sens qu’il faut aussi entendre le témoignage rendu par le Père à son « Fils bien aimé » au moment
du Baptême (Math., 3, 17 ; cf. 17, 5).
2’ Fils de Dieu et divinité de Jésus dans S. Jean. Tout le quatrième
évangile est consacré à prouver que Jésus est le Fils de Dieu :
« mais ces choses sont écrites, afin que vous croyiez que Jésus est le
Christ, le Fils de Dieu (ὁ χριστὸς ὁ
υἱὸς τοῦ θεοῦ), et
afin qu’en croyant vous ayez la vie en son nom (Jean, 20, 31). C’est pourquoi
S. Jean en appelle aux nombreux témoignages (ἡ
μαρτυρία) et signes (τὸ
σημεῖον) pour démontrer cette vérité :
tout tend à ce but qui est d’établir que « Jésus est le Fils unique, venu
du Père » (μονογενὴς, 1, 14,
18 ; 3, 16, 18).
Comme dans les Synoptiques et
plus souvent encore, Jésus se nomme le « Fils » et appelle Dieu son
« Père ». Il le fait dans l’exposé calme comme dans la polémique
violente, avec une telle énergie et une telle constance qu’on est obligé de
croire qu’il emploie ces expressions au sens naturel et métaphysique et non au
sens moral qui peut s’appliquer à tous les fidèles. Qu’on compare avec les
passages où il est question de la filiation morale de tous les croyants (par
ex. : 1, 12), les nombreux passages où il se donne lui‑même comme « le Fils » (ὁ υἱὸς)
de Dieu (5, 19 ; 6, 46 ; 8, 16, 19 ; 10, 30 ; 14, 7‑11 ; 14, 31 ; 16, 15, 28 ; 17, 1‑5, 10, 21). Quelquefois se trouve la désignation formelle, « le Fils de Dieu » (τὸν υἱὸν
τοῦ θεοῦ, 9, 35 ; 10, 36).
Jésus donne aux Juifs une preuve de sa filiation divine, à
l’occasion de la guérison du malade de la piscine de Béthesda (5, 2 sq.). Ils
lui reprochent de violer le sabbat. Mais lui leur démontre qu’il est en
harmonie avec son Père qui a ordonné de garder le sabbat. « Mon Père
travaille jusqu’à présent, et moi aussi je travaille ». Alors ils veulent
le tuer, « car non seulement il ne respectait pas le sabbat, mais encore
il disait que Dieu était son propre Père (ὅτι...
πατέρα ἴδιον ἔλεγεν
τὸν θεόν), et il se faisait ainsi l’égal
de Dieu (ἴσον ἑαυτὸν
ποιῶν τῷ θεῷ). Ils l’ont
bien compris : il appelle Dieu son Père, et parce qu’il l’entend au sens
propre et métaphysique, il se fait l’égal de Dieu, car le fils naturel a la
même nature que le père. C’est alors justement qu’ils veulent le tuer. Mais lui
en appelle à son unité et à son égalité avec le « Pater operans ». Il
fait tout ce qu’il voit faire au Père. Il participe à ses œuvres les plus
élevées, comme la résurrection des morts et le jugement : « Comme le
Père en effet ressuscite les morts et les rend vivants, le Fils rend aussi
vivant qui il veut ». Au reste, le Père « a remis tout jugement au
Fils ». « Afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le
Père » ; et inversement : « celui qui n’honore pas le Fils,
n’honore pas le Père qui l’a envoyé ». Le Père et le Fils ont un seul honneur, parce qu’ils
accomplissent une seule œuvre et
parce qu’ils sont précisément le Père et le Fils. Leur relation mutuelle n’est
connue que d’eux seuls ; c’est un mystère qui doit être révélé. Cette
révélation se fait par les œuvres (les miracles) que le Fils accomplit et par
lesquelles le Père « rend témoignage » au Fils. C’est là un tout
autre témoignage que celui qu’a rendu le Baptiste, qui n’était qu’un homme,
bien qu’il fût un prophète. Ses relations avec son Père sont si élevées que des
« hommes » ne peuvent pas ici rendre témoignage (par eux‑mêmes) (5, 33 sq.). Il est vrai que
« vous ne croyez pas à celui qu’il a envoyé (et attesté) » (5, 38).
« Et vous ne voulez pas venir à moi pour avoir la vie » (5, 40).
Une seconde fois, Jésus
entreprend une démonstration semblable à la fête de la Dédicace. Cette
démonstration avait déjà commencé deux mois auparavant à la fête des
Tabernacles. Là, il avait affirmé très formellement qu’il procédait du Père et
avait été envoyé par lui : « Moi, je le connais parce que je viens d’auprès de lui, et c’est lui qui
m’a envoyé » (7, 29). Après de longues discussions qui furent parfois
violentes, il avait quitté Jérusalem à la fin de la fête, mais il revint, peu
de temps après, à la fête de la Dédicace et continua la discussion parce que
les Juifs lui posèrent cette question : « Si c’est toi le Christ, dis‑le nous ouvertement ! » (10, 24). Il blâme leur incrédulité et en appelle à ses œuvres. Les Juifs ne sont pas du
nombre de ses brebis auxquelles il donne la vie éternelle : « Mon Père, qui me les a données, est plus grand que tout, et
personne ne peut les arracher de la main du Père. Le Père et moi, nous sommes un » (Il dit ἕν et non
εὶς). Ils veulent le lapider. Il en appelle à ses œuvres. Ils
lui répondent comme précédemment : Ce n’est pas à cause d’une bonne œuvre
que nous voulons te lapider, mais à cause du blasphème, « tu n’es qu’un homme, et tu te fais Dieu ». Il repousse le reproche de
blasphème accompagné de la menace de lapidation par une allusion exégétique au
Ps. 81, 6, où des juges humains sont appelés « Elohim » et ils sont
ainsi liés par l’Écriture. Ils peuvent observer que de l’unité d’action doit
découler l’unité de puissance et par suite enfin l’unité de nature :
« le Père est en moi, et moi dans le
Père ». C’est l’ordre ontologique et l’ordre historique. Cette fois,
S. Jean rapporte, au moins à la fin : « Et là, beaucoup crurent en
lui » (10, 42).
Jésus confirme ces témoignages directs sur lui‑même, en revendiquant, à l’occasion, des attributs divins : science, préexistence, immensité,
puissance.
Il manifeste sa science divine en déclarant qu’il est le
seul à connaître parfaitement le Père (7, 29 ; 10, 15 :
« comme le Père me connaît, je connais le Père »), de même qu’en
montrant sa connaissance complète de
l’homme (1, 48 : Nathanaël ; 2, 24 sq. : « lui‑même, en effet, connaissait ce
qu’il y a dans l’homme » ; 4, 17 : les maris de la Samaritaine).
Il connaît les choses lointaines (4, 50 : « Va, ton fils
vit » ; 11, 14 : « Lazare est mort »). La cause de cette science, c’est son
existence auprès du Père, « dans le sein du Père » (1, 18) ; il
est le « celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme » (3,
13). « Celui qui vient du ciel est au‑dessus de tous » (3, 31) ; « Moi, je suis d’en haut » (8, 23). Il vit sur la terre, mais il a auprès du Père son existence propre et voit
ce que le Père fait et connaît dans le Père sa propre tâche terrestre. Il fait
tout à « l’heure » précise fixée par le Père, « mon heure, mon
temps » (2, 4 ; 7, 30 ; 8, 20 ; 11, 6).
Jésus manifeste sa puissance divine dans ses miracles (ἕργα). Il
exerce cette puissance avec le Père qui la lui a confiée. Alors que dans les
Synoptiques, les miracles sont des preuves de son amour et de sa pitié pour la
misère humaine, ils sont dans S. Jean des actes de toute‑puissance, accomplis en union avec le Père, pour manifester sa puissance
divine et sa gloire céleste (δόξα) cachée. Ses miracles
sont ainsi des témoignages (σημεῖα) de sa nature
divine. Ils sont, pour ainsi dire, des paroles en acte qui, en tant que telles,
s’ajoutent, d’une manière précise, aux paroles de sa bouche, pour les
confirmer. Ainsi la multiplication des pains illustre la parole :
« Moi, je suis le pain de la vie » (6, 35) ; la guérison de
l’aveugle (9, 1 sq.) confirme la déclaration : « Moi, je suis la
lumière du monde » (8, 12) ; la résurrection de Lazare illustre la
thèse : « Moi, je suis la résurrection et la vie » (11, 25). Cf.
dans les Synoptiques, la pêche miraculeuse, symbole de la « pêche des
hommes » (Luc, 5, 10). Il attribue à ses miracles, en tant que témoignages
à son sujet, une valeur décisive (9, 3 sq. ; 10, 35‑37 ; 14, 12). Ils sont en même temps l’œuvre du Père (14, 10).
Jésus manifeste aussi sa
puissance divine dans la rémission des
péchés. Exempt lui‑même de péché (8, 46 : « Qui de vous me convaincra de
péché ? » (περὶ ἁμαρτίας),
il pardonne à la femme adultère (8, 11 : « Vas et ne pèche
plus »), il chasse le diable, le « père du mensonge » (du péché)
(8, 44 ; 12, 31) et exerce déjà sur la terre la fonction de juge qui lui appartient au dernier jour (5, 22).
Sa préexistence est déjà affirmée dans le premier verset du
prologue ; lui‑même se l’attribue non seulement par mode d’allusion, comme dans Math., 22,
45, mais encore dans la polémique et d’une manière formelle : « Avant qu’Abraham fût, moi, je suis »
(8, 58). « Et maintenant, glorifie‑moi auprès de toi, Père, de la gloire que j’avais auprès de toi avant que le monde
existe » (17, 5). « Tu m’as aimé avant la fondation du monde » (17, 24). Il indique une fois qu’il est au‑dessus de l’espace (3,
13). « Car nul n’est monté au ciel sinon celui qui est descendu du ciel,
le Fils de l’homme ». On dit de lui « il a habité parmi nous »
et il est cependant « dans le sein du Père » (1, 14 et 1, 18).
Il accepte un culte religieux quand il lui est rendu,
par ex. : par l’aveugle‑né (9, 35‑39 ; cf. par contre, Act. Ap., 10, 24‑26 ; Apoc., 19, 10 ; 22, 9) et exige formellement la
même foi qu’envers son Père (14, 1 : « vous croyez en Dieu,
croyez aussi en moi » ; cf. 4, 26, 41, 42) ; il exige le même amour (14, 23 : « Si quelqu’un
m’aime » , etc. ; 15, 9 : « Demeurez dans mon
amour ») ; il veut le même honneur
(5, 2 : « afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le
Père »). De même qu’à son Père, c’est à lui qu’on doit adresser les
prières (14, 13 : « Tout ce que vous demanderez en mon nom, je le
ferai, afin que le Père soit glorifié dans le Fils » ; cf. 15,
16 ; 16, 24 et § 94).
Il faut encore, pour conclure,
comparer ces déclarations de Jésus sur lui‑même faites en employant le mot moi (Moi, je
suis le pain de vie, la résurrection et la vie, le chemin, la vérité, la vie,
la lumière du monde etc.) avec les manifestations de son humilité profonde,
pour en épuiser toute la vérité. Enfin, il faut encore indiquer l’importance décisive que Jésus s’attribue
par rapport au salut ou à la vie éternelle des hommes. On obtient le salut avec
lui ou on ne l’obtient pas du tout. « Je suis venu en ce monde pour la
séparation » (κρίμα, jugement) (9, 39) ;
« Celui qui croit en lui (Ὁ πιστεύων
εἰς αὐτὸν) n’est pas jugé ; mais
celui qui ne croit pas, est déjà jugé, parce qu’il n’a pas cru au nom du Fils
unique de Dieu » (3, 18).
Devant le regard spirituel de
Jésus, se dresse un dualisme, un
double monde. A la tête du premier se tient Dieu avec son Logos. Celui‑ci, comme Dieu lui‑même, est lumière en soi et, par conséquent, pour le monde aussi dans
lequel il brille. Celui qui veut participer à sa lumière doit accueillir la vérité par la foi au Logos. Cette vérité crée en lui la vie surnaturelle et lui donne le
pouvoir de devenir enfant de Dieu en naissant de Dieu. Sur tout ce monde (ou
cette partie de monde) règne l’amour de Dieu, lequel d’ailleurs est le ferment
d’union entre les enfants de Dieu. « Demeurez dans mon amour » (15,
9).
Le monde mauvais (ou la partie du
monde mauvaise) est gouvernée par le diable qui est le « prince de ce
monde » (14, 30 ; cf. 12, 31 ; 16, 11). De même que la lumière
vient du Logos, les ténèbres viennent du diable (1, 5 ; 3, 19 ; 8,
12 ; 12, 35, 46 ; cf. 1 Jean, 1, 5, 6, etc.). Comme il ne s’est pas
maintenu dans la vérité (8, 44 ; cf. 1 Jean, 3, 8) il en est devenu
l’adversaire, le menteur, « il profère le mensonge » (8, 44). De même
que la lumière et la vérité créent la vie spirituelle, les ténèbres et le
mensonge créent la mort spirituelle : « Il a été meurtrier dès le
commencement » (8, 44). On peut le voir par les Juifs (8, 44) et par Judas
(6, 71). Ainsi se constitue un monde contraire à Dieu qui se place en face du
monde divin. D’un côté : Dieu (Logos), lumière, vérité, enfants de Dieu et
amour divin. De l’autre côté : Satan, ténèbres, mensonge, mort, enfants du
diable (Vous avez pour père le diable ; 8, 44) et courroux divin qui
demeure sur eux (3, 36). C’est là un dualisme nettement tranché. Seulement
c’est un dualisme moral et non physique. Il y a dans les deux sens un pont qui
mène de l’un à l’autre ; le premier porte l’inscription
πίστις, l’autre l’inscription ἀπιστία.
Du monde mauvais on peut passer dans le bon par la foi, du bon on passe dans le
mauvais par l’incroyance ; il n’y eut pas que Judas à prendre ce triste
chemin, mais malheureusement « beaucoup de disciples » le prirent
aussi (6, 71 sq. et 6, 37).
Nous comprenons maintenant la
parole de Jésus : « Je suis venu dans le monde pour une
séparation ». Le seul critérium décisif est la foi à la mission de Jésus
et à sa Personne divine. La foi en lui
sauve ; par contre, l’incrédulité à son égard est une cause de perdition.
C’est pourquoi la foi est presque la seule vertu dans cet évangile et
l’incrédulité presque le seul péché. Cela nous fait aussi comprendre la
conclusion de cet évangile : « Mais
ceux‑là ont été écrits pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour qu’en croyant,
vous ayez la vie en son nom » (Jean, 20, 31).
Quelques difficultés, tirées tant des évangiles que des écrits apostoliques,
se résolvent par la saine exégèse. Ainsi quand le Christ dit que son Père est
« plus grand » que lui (Jean, 14, 28), quand il dit que Dieu
« seul » est bon (Marc, 10, 18), quand il affirme si souvent qu’il
doit faire la volonté de son Père, que là est sa mission. Dans ces passages, il
parle précisément d’après sa nature humaine,
comme un homme à des hommes (Cf. Denz., 708). C’est également par rapport à son
humanité qu’il faut expliquer Rom., 1, 3 ; Act. Ap., 2, 36 ; Hébr.,
1, 4 ; 3, 2. Dans l’Épître aux Hébreux (5, 7 sq.) on insiste
particulièrement sur l’épreuve du
Christ, qui ne peut s’entendre que de son obéissance de Messie. C’est d’une
épreuve de ce genre qu’il s’agit aussi dans le passage difficile de Phil., 2, 7‑11. On objecte aussi que les Apôtres, après
la confession de Pierre, eurent les mêmes rapports familiers avec le Maître qu’avant et que ce n’est qu’après sa
Résurrection et son Ascension qu’ils commencèrent à lui rendre un culte. Mais
cela prouve seulement que la foi des Apôtres ne pénétra que lentement tout le
mystère et ses conséquences. Il était d’ailleurs plus facile de trouver une
forme de culte pour le Christ glorifié que pour le Fils de l’Homme vivant parmi
les hommes.
Nous avons déjà, dans le traité
de la Trinité, exposé assez longuement la doctrine des Pères sur la divinité du
Christ. Ce que l’on peut encore dire ici à ce sujet, c’est que les Pères
entendaient la divinité au sens
véritable et proprement dit, et non au sens dérivé de divinisation
(θέωσις) ; que, de plus, les prénicéens confessaient cette foi et
n’ont pas eu besoin d’attendre l’hérésie d’Arius pour l’éclaircir et même la
déterminer.
D’après Harnack, la chrétienté antique aurait eu une « conception très
diverse de la personne du Christ » ; elle n’aurait eu aucune
« doctrine » ferme, mais seulement des « formules
flottantes ». « Toutes ces formules peuvent se ramener à
deux » ; ou bien on considérait le Christ comme un homme, dans lequel
Dieu demeurait (christologie adoptianiste), ou bien pour un être spirituel
céleste devenu homme (christologie pneumatique). Les deux conceptions s’exclueraient
mutuellement (H. D., 1, 210 sq.).
Cet exposé contient des
contradictions patentes. Si les conceptions christologiques de l’antiquité
étaient si « flottantes », si « diverses », si vides de
« doctrine », on ne peut pas « les ramener toutes à deux ».
Or, en ce qui concerne ces deux classes, on n’en trouve aucune, chez les Pères,
ni la christologie pneumatique, ni la christologie adoptianiste, dans le sens
indiqué par Harnack. Le Christ étant toujours à la fois Dieu et Homme,
l’enseignement des Pères à son sujet traite toujours de la divinité et de
l’humanité. Sans doute, ils insistent,
comme le font déjà les écrits du Nouveau Testament, tantôt sur la divinité, tantôt sur l’humanité. Mais c’est une méthode anti‑historique et artificielle de tirer de chacun des aspects de cet
enseignement une christologie complète. Ce sont des expressions occasionnelles
de la foi qui, lorsqu’elles ont comme point de départ l’humanité, parlent de
l’élévation du Seigneur dans la sphère de la divinité, mais qui, avec la même
exactitude théologique, quand elles ont comme point de départ la divinité
préexistante, parlent de l’entrée de la divinité dans notre chair. Ce ne sont
pas là deux christologies, mais deux aspects d’une seule et même christologie,
que l’on trouve d’ailleurs toujours, par suite, réunis chez le même Père de
l’Église. Seeberg remarque avec
raison, à propos de la conception d’Harnack, qu’elle « ne peut pas se
soutenir et qu’elle n’exprime pas le point principal, à savoir que le Christ
pneumatique est considéré comme Dieu ».
Au reste elle est « tellement limitée par lui qu’il n’en reste pas grand‑chose » (H. D., 1, 104).
Écoutons les Pères eux‑mêmes. S. Clément de Rome appelle le Christ « Notre‑Seigneur à qui soit honneur dans l’éternité » (Cor., 50, 7) et de plus le « sceptre
de la majesté de Dieu » (Cor., 16, 2), celui, par conséquent, par qui Dieu
exerce sa royauté. « Par lui nous contemplons le visage immaculé et
sublime de Dieu » (Cor., 36, 2). S.
Ignace, le fidèle disciple de S. Jean, est en même temps le fidèle témoin
de la christologie johannique. Il nomme le Seigneur « le Fils unique du
Père », « notre Dieu » (Rom. prœm.) ; il demande à ses
lecteurs : « Laissez‑moi imiter la Passion de mon Dieu » (Ibid., 6, 3). Il dit, il est
vrai, immédiatement après, « que le Christ est né de la race de David et
d’Abraham » (Ibid., 7, 3). Et, réunissant
les deux aspects, « notre Dieu Jésus‑Christ a été conçu de Marie d’après la disposition de Dieu » (Éph., 18, 2). « Un seul est médecin, corporel et
spirituel, qui a commencé et qui n’a pas commencé, Dieu vivant dans la chair,
né de Marie aussi bien que de Dieu » (Ibid., 7, 2). « Je vous dis
pour toujours adieu dans notre Dieu Jésus‑Christ » (Polyc., 8, 3). D’après le pseudo‑Barnabé, le Christ est le Fils de Dieu
et en même temps le juge des vivants et des morts (7, 2). « S’il n’était
pas paru dans la chair, comment les hommes auraient‑ils pu, sans mourir, supporter sa vue, alors qu’ils ne peuvent fixer le soleil
qui doit pour tant disparaître un jour et qui n’est qu’une œuvre de ses mains ? » (5, 10). D’après la foi de S. Polycarpe, le Christ est notre
Seigneur qui siège à la droite du Père dans la gloire, à qui tout est soumis au
ciel et sur la terre et que tous les esprits servent ; il est le juge des
vivants et des morts et Dieu réclamera son sang de ceux qui n’ont pas cru en
lui (Phil., 2, 1). Il est le Fils de Dieu à qui appartient dans toute l’éternité
la même gloire qu’au Père (Mart. Polyc., 14, 3). Dans la lettre à Diognète, le Christ apparaît comme le
« Fils unique de Dieu » (10, 2 ; cf. 8, 9 ; 9, 1, 2), comme
le « Logos divin » (7, 2 ; 11, 3), auquel appartiennent
l’éternité (11, 4 sq.), l’immutabilité (11, 4), l’immensité (7, 2) et la
sainteté (7, 2 ; 11, 4 ; 12, 9) ; qui, en tant que créateur du
monde (7, 2), a été envoyé comme un fils de roi, « comme un Dieu »
(7, 4) et qui reviendra comme un juge (7, 6). Faisons ici une remarque qui a
beaucoup d’importance aujourd’hui pour l’apologétique, c’est que tous les Pères
qu’on vient de nommer fournissent, à partir de l’an 100, de nombreux
témoignages historiques pour l’existence
de Jésus.
Les Apologistes, il est vrai, égarés par la philosophie de leur temps,
ont émis, dans leur spéculation sur les relations du Fils avec le Père, des
idées insoutenables. Mais bien que l’Église ait rejeté cette spéculation, il
n’en est pas moins indéniable que ces hommes ont rendu de grands services en insistant avec énergie sur
la préexistence du Christ et en
défendant avec la même énergie sa divinité.
Leur christologie a aussi un avantage décisif, c’est qu’ils emploient pour la
caractériser la notion ferme du Logos empruntée à l’évangile de S. Jean.
En effet, en tant que Logos de Dieu, le Christ était mis dans une relation si
intérieure et si intime, si essentielle et si indissoluble avec Dieu, que sa
divinité était efficacement protégée contre des tentatives d’atténuation qui
auraient fait de lui un Fils de Dieu au sens « moral ». Qu’ils aient
mis le Logos dans une relation trop étroite avec la Création, cela était
assurément une faiblesse. Mais ce fut, par contre, un avantage de mieux faire
comprendre à leurs contemporains l’être éternel et divin du Fils de Dieu fait chair,
au moyen d’une notion qui était alors courante et tout à fait propre à éclairer
pour les cercles cultivés l’essence profonde de la divinité et de la
Rédemption. Ce qui protégeait leur doctrine du Logos contre tout danger
d’« hellénisation », c’est que contrairement aux Stoïciens, ils
n’entendaient pas le Logos comme la Raison
du monde, mais comme une Personne
divine ; c’est, de plus, qu’ils ne voyaient pas exclusivement dans ce
Logos le principe cosmique, mais encore le sujet de la révélation divine du
salut et l’auteur ainsi que le modèle des nouvelles relations religieuses et
morales de l’homme avec Dieu. Le Logos éternel s’est fait homme pour sauver le
monde, dans la chair. Cette Rédemption, il ne l’accomplit pas seulement comme
porteur d’une nouvelle connaissance de Dieu et d’une nouvelle loi morale, mais
encore comme auteur d’un nouvel ordre de grâce qui a dans sa Passion sa cause
méritoire. C’est ainsi que parle spécialement S. Justin (Dial., 13, 40, 54, 90, 111, 134 ; Apol., 1, 32,
50). S. Irénée attaque à la fois le
gnosticisme (Démiurge) et l’ébionisme (ψιλὸς ἀνθρωπος)
et montre que notre rédemption exige, dans le Christ, aussi bien le Dieu
véritable que l’homme véritable (Ad. h., 3, 16‑22). Autrement il ne pourrait pas
les ramener tous les deux à l’amitié et à l’unité (Ibid., 3, 18‑7). Son court Credo s’exprime ainsi :
« Ainsi Seigneur est le Père et
Seigneur est le Fils et Dieu est le
Père et Dieu est le Fils ; car celui qui est engendré de Dieu est Dieu. Et
de cette manière, d’après l’existence et la puissance de son Être, un seul Dieu est prouvé »
(Epideixis, 2, 1, 47). Tertullien :
« Dieu a vécu parmi les hommes, afin que l’homme apprenne à faire ce qui
est divin. Dieu a eu commerce avec l’homme comme avec un égal, afin que l’homme
pût avoir commerce avec Dieu comme avec un égal (ex aequo). Dieu a été trouvé
comme quelqu’un de très petit, afin que l’homme devînt quelqu’un de très grand.
Si tu as honte d’un tel Dieu, je me demande comment tu pourras croire à un Dieu
crucifié (Deum crucifixum) » (Ad. Marc, 2, 27). Origène est le premier,
semble‑t‑il, qui ait créé le mot Homme‑Dieu (θεάνθρωπος) qui devint plus tard si
populaire ; au moins il est prouvé qu’il a employé. D’après lui, Celse
reproche aux chrétiens comme leur crime prine1pal « d’adorer quelqu’un qui
a été mis au tombeau » (C. Cels., 3, 43).
Quand on parcourt ces témoignages
anténicéens sur la divinité du Christ, on peut, à bon droit, s’étonner de
l’affirmation des rationalistes qui prétendent qu’avant le Concile de Nicée ce
point de doctrine n’avait jamais rencontré dans l’Église une foi générale.
Combien plus justifié était l’appel adressé par S. Athanase aux ariens, en s’appuyant sur l’argument de prescription : « Voyez donc : nous
prouvons que cette doctrine a été transmise d’un Père à l’autre ; mais
vous, nouveaux Juifs, disciples de Caïphe, quels Pères pouvez‑vous alléguer en faveur de votre opinion ? Vous ne pourrez jamais en citer un seul qui
soit sage et raisonnable ; en effet, tous ont horreur de vous » (De
decret. Nicæn. Syn., 27). Cela ne veut pas dire qu’il faille nier l’influence
clarifiante et fortifiante du Concile de Nicée. Que les Pères, après Nicée, enseignent d’une manière
absolument correcte la divinité du Christ, cela va de soi. A l’époque
postnicéenne, il ne s’agit plus de la divinité du Christ que les hérétiques eux‑mêmes admettaient, mais du mystère de la divinité et de l’humanité ou de l’union hypostatique. C’est pourquoi nous aurons l’occasion d’entendre à ce sujet les
Pères postérieurs.
Preuve de raison. On peut présenter une certaine preuve naturelle de la divinité de Jésus. Cela veut dire qu’on peut rendre
acceptable et plausible ‑ pour la saine raison exempte de préjugés ‑ que Jésus de Nazareth, en se proclamant le Fils substantiel de Dieu, n’a pas égaré l’humanité, mais a exprimé la vérité. Cette preuve est exposée par l’Apologétique. Nous en donnons ici les éléments essentiels.
Le premier argument en faveur de
la divinité du Christ, présenté avec une grande insistance par la chrétienté et
qu’on n’a cessé de répéter jusqu’ici, est l’argument tiré des prophéties de l’Ancien Testament. C’est
principalement par rapport aux Juifs
qu’il a de l’utilité et de l’importance. Jésus d’abord, puis les Apôtres et les
Pères, font appel à l’argument des prophéties, pour démontrer la vérité du
christianisme, et spécialement la divinité de son fondateur. Cet argument est
devenu une preuve chrétienne traditionnelle et ferme. On insiste
particulièrement sur la préexistence
du Christ. S. Paul avait déjà montré le Seigneur agissant dans l’Ancien
Testament (1 Cor., 10, 9) ; les Pères, à leur tour (S. Justin, Tertullien,
S. Irénée, etc.), voient apparaître le Fils dans les théophanies de l’Ancien
Testament : « C’est le Christ qui a parlé avec Adam, Noé, Abraham, Jacob,
Moïse et les Prophètes ». Les Pères traitent leur thème d’une manière
indépendante, ce qui est un signe qu’ils s’appuient sur la doctrine générale de
l’Église et s’éclairent de ses lumières dans leur exégèse.
L’argument des prophéties se
formule aujourd’hui de la manière suivante : Est‑ce que dans l’Ancien Testament la divinité du Messie futur est prédite et, si oui, avons‑nous le droit de prétendre qu’en Jésus de Nazareth, et en lui seul, ces prophéties se
sont accomplies ? Il est plus facile de répondre oui à la première
question qu’à la seconde. Aujourd’hui encore les Juifs ne croient pas que ces
prophéties se soient réalisées dans une personnalité historique et ils
attendent encore un Messie futur, ou bien avec peu de modestie, il les
expliquent en les attribuant à la vocation messianique du peuple Juif dans
l’humanité (Pick, Judaïsme et christianisme [1913], 149 sq.). Mais la théologie
catholique peut démontrer comme un fait
évident que ces prophéties ont trouvé dans la personne de Jésus leur complète
réalisation. Et il faut insister ici non pas sur l’élément spirituel et
métaphysique qui est difficile à contrôler, mais sur l’élément extérieur et historique que chacun peut
remarquer : Jésus né d’une Vierge à Bethléem, fils de David, annoncé par
un précurseur semblable à Élie, exerçant la triple fonction du Messie,
particulièrement son magistère, souffrant, mourant ; ce sont là des
particularité qu’on peut établir historiquement et dont la réalité attestée par
les évangiles ne prête à aucun doute fondé. Mais ensuite on doit affirmer du
Christ les propriétés internes et métaphysiques, sa filiation divine et sa
divinité.
A l’encontre des incrédules, l’apologétique catholique
fait appel aux propres prophéties et aux miracles du Christ. Ses prophéties
sont connues. On considère comme les plus remarquables : la trahison de
Judas, le reniement de Pierre, sa Passion et sa mort, sa Résurrection le
troisième jour, la destruction de la ville de Jérusalem, la réprobation des
Juifs et la conversion des païens, la diffusion et la durée indestructible de
son Église. Rapportées avec une précision surprenante par les évangiles, ces
prophéties se sont réalisées point par point. Nous voyons s’accomplir chaque
jour devant nos yeux le sort des Juifs et se dérouler le développement de
l’Église de la manière prédite. Il est évident que les prophéties pour les
générations lointaines ont plus d’importance que celles qui concernent les
générations prochaines.
Il en va autrement pour les miracles. Ils avaient une force plus
grande pour les témoins oculaires que pour ceux qui devaient en lire plus tard
le récit. « Les miracles eux‑mêmes qu’il a opérés ont passé, nous les lisons et nous les croyons »
(S. Aug., Sermon 88, 9). Néanmoins ces récits de miracles ont pour ceux qui les
lisent sans prévention une force morale probante très grande ; il est vrai
qu’il faut les mettre en connexion avec la doctrine du Christ et sa divinité.
Il est impossible que Dieu ait soutenu et confirmé par sa puissance miraculeuse
les dires d’un faux prophète. C’est en vain que la critique a essayé de faire
disparaître les récits miraculeux des évangiles. Si on les supprime, les
évangiles eux‑mêmes deviennent des fragments sans cohésion et incompréhensibles.
On aura encore moins de succès, à la longue, en recourant à la méthode radicale
de contester la possibilité des miracles. Que signifie cette affirmation que le
miracle est impossible ? Alors que nous ne savons même pas ce qui est
« possible » à la nature, comment peut‑on savoir ce qui est possible ou
impossible à l’auteur de la nature ? Quand il est dit que, devant l’incrédulité, « il ne pouvait accomplir de miracle là » (Marc, 6, 5), il n’en résulte pas que c’était la
confiance des croyants qui lui donnait la force de les accomplir – cette force
résidait dans sa divinité ‑, mais que la foi est toujours la
condition morale de l’accomplissement ; il s’agit d’un manque de pouvoir moral et non d’un manque de pouvoir physique. ‑ Et quand Jésus prie au moment des
miracles, c’est là l’adoration et l’action de grâce exemplaire de l’humanité en
face de Dieu « qui seul fait des merveilles » (Ps. 71, 18).
Le Christ, d’après les
Synoptiques, a opéré ses miracles pour manifester sa charité sincère envers les
hommes. Dans S. Jean, ces miracles apparaissent davantage comme des
attestations de son origine divine. Dans les deux cas, ils sont conditionnés moralement. Des miracles
qui seraient purement de spectacle et d’apparence, des actes de magnificence ou
des manifestations de puissance, des « signes » tels que les Juifs en
demandent, lui sont étrangers (Math., 4, 1‑10). De même, le Maître n’accomplit pas un miracle pour
satisfaire ses intérêts et ses besoins propres. Ce qui
relève encore l’importance de ses miracles, c’est qu’il les accomplit avec
simplicité, sans rechercher à frapper l’imagination et d’une manière absolument
publique. D’après les quatre évangiles, Jésus devant le Sanhédrin en appelle au
caractère public de son activité. Surtout il accomplit ses miracles par sa propre force ; c’est
pourquoi il peut conférer à d’autres le don des miracles.
Quant aux actes spirituels de conversion et de
transformation morale, on a coutume de ne pas les appeler des miracles, ils ont
pourtant la même importance et même une importance plus grande que les actes
physiques de puissance. C’est un fait étonnant et inexplicable naturellement
que, de douze pêcheurs juifs, le Christ ait fait douze Apôtres et que, par ces
douze, il ait pu initier ce grandiose mouvement spirituel étendu à la terre
entière, que nous appelons le Christianisme.
On est heureux de lire ces lignes
de l’évêque anglican (haute Église) Arthur‑C. Headlam (Jésus le Christ, sa vie et sa
doctrine [1925]) : « Les divers écrivains du Nouveau Testament ont
tous leur manière propre ; leur mode d’expression n’est pas uniforme,
mais, d’une manière concordante, ils dessinent une personnalité qui se
distingue de tout ce qui a jamais pu paraître : Jésus est le Messie,
l’accomplissement des attentes juives, il est le Fils de Dieu, le Seigneur, le
Sauveur des hommes, il est la source de vie et la lumière our le monde, il est
l’objet de la vénération et de l’adoration humaine ; sa venue a inauguré
une nouvelle période du monde. La nature humaine en a été changée. La vie
humaine a maintenant un sens plus élevé. Il n’y a pas de limite pour les
merveilles et la gloire qu’on lui attribue. Tout cela se passa pendant
l’existence de plusieurs qui connurent sa vie terrestre. Presque toute
l’évolution, à supposer qu’il y en ait une, se passe à l’époque d’une seule
génération. Quelle personnalité était‑ce donc pour que ceux qui l’avaient connu aient pu parler de
lui ainsi ? »
Une Église chrétienne naquit.
Elle commença à Jérusalem et se répandit avec une grande rapidité dans le
monde. Partout où elle parut, elle produisit d’une manière extraordinaire la
piété et l’enthousiasme chez ceux qui furent ses membres. Les chrétiens étaient
prêts à souffrir même la mort pour l’Église. Toute leur vie était modifiée, le
monde de leur pensée merveilleusement changé. Tout cela, on croyait devoir
l’attribuer à la vie et à la doctrine de Jésus. Quelle personnalité était‑ce donc pour qu’il ait pu créer cette vie nouvelle ? » « Le problème de Jésus est le problème du
christianisme ».
Combien semblent pitoyables, en
face de telles déclarations, les tentatives modernes pour faire dériver la
christologie biblique des cultes des mystères. Tous les mystères se désagrègent
et disparaissent, « mais le Christ et le christianisme continuent leur
chemin solitaire à côté et au milieu d’eux, pendant des siècles », dit
avec raison Krebs. D’après Bousset, l’origine de la foi au Christ,
c’est qu’on appliqua au Christ le titre « Kyrios » habituel pour les
héros religieux, qu’on commença à lui rendre un culte et qu’ensuite, par ce
culte, on l’éleva jusqu’au divin. « Ce n’est pas le culte du Christ qui
parut le premier et conduisit à la « theologia Christi », mais ce fut
l’adhésion à Jésus comme Messie et Seigneur qui parut la première et conduisit
au culte du Christ », dit Harnack (Origine de la théologie chrétienne
[1927], 9).
A consulter : S. Thomas, S. th., 3, 4 sq. ; C.
Gent., 4, 28‑33. Thomassin,
De Incarn., 4, 1‑11. Petau,
De Incarn, 1, 4‑6 ; 10, 3‑5. Franzelin, thes. 10 sq. Janssens,
4, 522 sq. Kleutgen, 3, 7 sq. Sur la
passibilité du Christ : S. Thomas,
S. th., 3, 14 sq. Schmid, Quaestiones
selectae ex theologia dogmatica, q. 6 (1891). Dict. theol., 6, 1002 sq.
Thèse. Le Christ possédait la même nature que nous et était ainsi
véritablement homme. De foi.
Explication. De bonne heure se manifestèrent dans le christianisme des
conceptions docétistes du Christ.
Elles naquirent d’un prétendu intérêt théologique ; on voulait maintenir
l’honneur de Dieu qui semblait souillé par l’union avec la matière. S. Jean
déjà combat le docétisme (1 Jean, 1, 1 ; 4, 1 ; 2 Jean, 7), ainsi que
son disciple S. Ignace. Les racines parfois profondes de cette hérésie se
trouvent dans le dualisme, tel qu’il
était enseigné par les gnostiques et
les manichéens. A proprement parler,
tous ses partisans étaient choqués de la véritable corporalité qu’ils concevaient, par suite, comme une simple
apparence (δοϰεῖν) ou bien comme une substance
éthérée (corps astral).
D’après Rackl, le docétisme naquit dans l’Église comme un argument contre
ceux qui ne voulaient pas admettre que la mort du Christ sur la croix avait été
prédite dans l’Ancien Testament et, par suite, se scandalisaient de la
croix : on leur répondit que le scandale pouvait se supprimer, car le Christ
n’aurait souffert qu’apparemment ;
peu à peu cette conception s’étendit à toute la vie du Seigneur, y compris sa
naissance.
Arius et Apollinaire nièrent
l’âme véritable du Christ en lui
attribuant l’âme inférieure (anima sensitiva), mais en prétendant que l’âme
supérieure (anima intellectiva) était remplacée par le Logos. La foi
ecclésiastique à la véritable humanité est exprimée dans tous les symboles qui
confessent non seulement que Jésus est né de Marie, mais encore qu’il a
souffert et qu’il est mort. L’apollinarisme fut condamné au 1er
Concile de Constantinople (Denz., 85). Lorsque le docétisme reparut avec le
dualisme, au Moyen‑Age, il fut condamné au Concile de Lyon (1274) et à celui de Vienne (1311‑12) (Denz., 462, 480).
Preuve. L’Ancien Testament attribue au Messie futur une nature humaine véritable (Cf. p. 352 sq.). Le
Nouveau Testament raconte la conception du Christ, sa naissance, son enfance et
son développement naturel, sa vie humaine, sa Passion et sa mort. Le Christ lui‑même se nomme avec prédilection le « Fils de l’Homme », une fois
même purement et simplement un « homme » : « vous cherchez
à me tuer, moi, un homme qui vous ai
dit la vérité » (Jean, 8, 40). Les Apôtres, eux aussi, reconnaissent en
lui la nature humaine complète ; ils l’ont « entendu » et
« vu » et « touché de leurs mains » (1 Jean., 1, 1‑2) ; ils savent qu’il s’est « fait chair » (Jean, 1, 14). S. Paul le nomme à maintes reprises un « homme » : « En effet, il n’y a qu’un seul Dieu ; il n’y a aussi qu’un seul médiateur entre Dieu et les hommes : un
homme, le Christ Jésus » (1 Tim., 2, 5 ; cf. 1 Cor., 15, 21,
22 ; Rom., 5, 15).
Concernant les deux composants essentiels, l’Écriture
parle clairement de la corporalité
réelle de Jésus. Il fait voir son besoin de manger et de boire (Math., 4,
2 ; 11, 19. Jean, 4, 7 ; 19, 28), de sommeil (Math., 8, 24), de
repos, en voyage (Jean, 4, 6) ; il se plaint de ses souffrances et
frissonne devant la mort (Math., 26, 36‑46 ; Jean, 13, 21) ; il meurt d’une mort vraiment humaine.
Son âme se manifeste dans les sentiments
d’indignation (Jean, 2, 15‑17. Math., 17, 16 ; 23, 13‑39. Marc, 8, 12), de chagrin (Math., 26, 38. Jean, 11, 35 ; 12, 27), de joie (Jean, 11,
15), de pitié (Math., 15, 32 ; 20, 34. Marc. 1, 41) ; dans les actes divers des vertus d’obéissance envers son Père
(Jean, 5, 30 ; 6, 38 sq.), d’humilité (Math., 11, 29), d’adoration (Hébr.,
5, 7), de prière (Math., 11, 25‑26 ; 14, 23. Marc, 1, 35. Luc, 6, 12 ; 9, 28 ; 11, 1. Jean, 11, 41), de fermeté dans les tentations (Math., 4, 1‑11 ; 26, 39‑46), d’amour pour ses disciples et ses amis (Jean, 13‑17 ; Marc, 10, 21). En mourant, il
remet son âme entre les mains de son Père (Luc, 23, 46 ; cf. Jean, 10, 17).
Les Pères. Ils attaquent le docétisme. S.
Ignace déclare que c’est blasphémer le Seigneur « quand on ne
reconnaît pas qu’il est porteur de chair (σαρϰοφόρος) »
(Smyrn., 5, 2 ; cf. 2, 1 ; 3, 1‑3). S. Irénée a combattu toute sa vie contre la Gnose pour l’humanité
et la divinité parfaites du Christ. Il aperçoit les conséquences désastreuses
de la Gnose pour la Rédemption. « Car il ne posséderait pas vraiment la
chair et le sang par lesquels il nous a rachetés s’il ne réunissait pas en soi
l’antique composé d’Adam. Vains sont donc les valentiniens qui l’affirment,
afin de nier le salut de la chair et
de rejeter la création de Dieu » (A. h., 5, 1, 2 ; cf. 3, 18, 6‑7). C’est la pensée souvent répétée plus tard : Ce que Dieu n’a pas pris de nous, cela n’a pas été racheté en nous. Sans véritable humanité, pas de souffrance rédemptrice et pas de modèle. Tertullien a écrit, au sujet de la corporalité du Christ, un traité
spécial (De carne Christi), dans
lequel il défend la doctrine catholique contre les gnostiques Marcion, Apelles,
Valentin et Alexandre (Adv. Marc, 3, 8).
Arius semble avoir été conduit par sa doctrine fausse du Logos à nier
l’âme du Christ. Si le Logos est un
esprit créé analogue à l’âme, il est normal de l’unir au corps immédiatement, à
la manière de l’âme. Le Logos devint simplement « chair », prit un
corps et pas d’âme. Origène déjà
connaît des gens qui prétendent que le Logos a simplement pris la
« chair ». C’était quelque chose d’analogue à
« l’humanisation » (ἐνανθρώπησις)
platonicienne qui aurait lieu pour tout homme : une âme préexistante entre
dans la chair. Les ariens s’efforçaient ainsi, bien que d’une manière erronée,
de maintenir l’unité dans le Christ.
Par contre, Apollinaire, évêque de
Laodicée (+ vers 390) partait d’une fausse psychologie, le trichotomisme. Pour
expliquer l’union de la divinité et de l’humanité, que pendant près de quarante
ans il avait défendue énergiquement avec S. Athanase et les Cappadociens contre
Diodore de Tarse, et pour la représenter comme très intime, il tomba dans une
espèce de monophysisme : il abandonnait l’âme spirituelle (νοῦς)
et la remplaçait par le Logos, si bien qu’il en résultait une union dans la
nature et non dans la Personne. Il partait de cet axiome que deux êtres
complets ne permettent pas une unité, mais tout au plus une juxtaposition
(δύο τέλεια ἕν
γενέσθαι οὐ
δύναται ‑ raison ontologique). Ensuite il
craint pour la réalité de la Rédemption, s’il attribue une âme au Christ, car
en lui donnant une âme il lui reconnaissait aussi la liberté et par là, croyait‑il, la possibilité de pécher (ὅπου γὰρ
τέλειος ᾄνθρωπος
ἐϰεῖ ϰαὶ ἀμαρτία
‑ raison morale ; cf. Athanase
( ?), C. Apoll., 1, 2. Comme appuis bibliques il citait Jean, 1, 14, et
Phil., 2, 7). De l’apollinarisme sortirent plus tard le monophysisme complet,
le monothélisme, et le monergisme. S. Épiphane le rangea parmi les hérésies
(Hær., 77, 2 et 25). Conséquent avec lui‑même, Apollinaire qui avait de nombreux
partisans enseigna que le Logos avait souffert au moyen de la chair (1 Pier.,
4, 1) ; mais sans âme. Dans cette conception, on
considérait la chair comme divinisée, non pas φύσει, mais ἑνώσει.
Après avoir été condamné à maintes reprises par les Synodes (Alexandrie, Rome),
Apollinaire le fut par le 1er Concile de Constantinople et plus tard
par d’autres Synodes. C’est d’Apollinaire que provient la formule, qui fut
célèbre plus tard, de l’unique nature du Verbe divin devenue chair
(μία φύσις τοῦ
θεοῦ λόγου
σεσαρϰωμένη). Depuis
l’apollinarisme, on s’est plu à dire que Dieu est devenu homme par le moyen de
l’âme (mediante anima : S. th.,
3, 6, 1). L’apollinarisme provoqua une réaction extrême dans l’École des
Antiochiens : Diodore (+ 397), Théodore de Mopsueste (+ 429), et dans
celle de Rabboula d’Edesse (+ 435) ; cette réaction avec Nestorius aboutit
à l’hérésie déclarée. Le monophysisme qui suivit le nestorianisme reprit les
idées principales d’Apollinaire. Ainsi historiquement tout se tient. L’origine
de la fausse christologie remonte à Origène (dans le Christ, une âme de
créature a pris chair (σῶμα) en Marie). Arius et
Apollinaire se rattachent à lui et sont à leur tour vivement combattus par les
Antiochiens qui, de leur côté, avec leur disciple Nestorius, sont attaqués par
S. Cyrille d’Alexandrie. Les Cappadociens
sont mesurés, mais les deux Grégoire (Naz. et Nysse) insistent parfois d’une
manière extrême sur l’union, ainsi
que sur la séparation ; en cela ils ne méritent pas l’éloge traditionnel
de clarté. Dans la christologie aussi, c’est la doctrine de l’Église elle‑même, dans les Conciles, qui
apporte la clarté complète.
Les protestants reprochent à S.
Athanase d’avoir, à la manière arienne, diminué, de l’âme, l’humanité de Jésus
en disant presque toujours qu’il s’est fait chair et non qu’il s’est fait
homme, en parlant de σάρξ et de σῶμα
et en passant ψυχὴ sous silence. Il est vrai qu’il s’est
d’abord exprimé « sans souci ». Mais « dès qu’il s’aperçut
que σάρξ et
σάρϰωσις étaient interprétés dans le
sens d’une diminution, il employa, en temps opportun, le terme précis
« humanisation » qu’exprime précisément la double désignation
σάρϰωσις ϰαὶ ἐνανθρώπησις.
On voit paraître, à ce moment, l’expression désormais célèbre ὄλος
ἄνθρωπος avec une pointe très marquée
contre la diminution de l’humanité du Christ. Une déclaration directe et
formelle (οὐ σῶμα ἄψυχον
οὐδʹ ἄναίσθητον
οὐδʹ ἀνόητον) ne fut
rédigée qu’en 362 (Synode d’Alexandrie) (Weigl,
1, 70 ; Seeberg, 2, 67, contre Harnack). Plus tard revient encore,
assez souvent, l’expression plus imprécise « chair » pour
« homme » ; il est vrai qu’on trouve, à côté, chez le même auteur,
l’expression précise. Didyme l’Aveugle est peu exact (Cf. Bardy, Didyme
l’Aveugle, 116 sq.). On trouve encore, même chez Alcuin, « caro » pour « homo » ; il est
néanmoins clair et dit que le Logos a pris « humanam naturam id est carnem
rationabilemque animam ». « Celui qui confesse », dit S. Cyrille
d’Alex., « que le Verbe est devenu chair, confesse aussi que la chair
n’était pas dépourvue d’âme raisonnable » (M. 77, 240). L’expression
devient tout à fait précise et ferme dans la Scolastique. Hugues écrit : « Assumpsit autem carnem et animam i. e.
hominem, naturam, non personam » (De sacram., 2, 1, 8) (Cf. § 89).
Il y a donc, chez les Pères, à partir de S. Irénée, une
évolution vers une plus grande clarté. Chez eux, jusqu’en 362 (Synode
d’Alexandrie), la Trinité était au premier plan ; c’est à partir de ce
moment que la christologie (Incarnation) fut attaquée ; jusque‑là on se contentait de parler du
vrai Dieu et du vrai homme, sans caractériser les composants métaphysiques et sans décrire leur union. La polémique contre Arius
et Apollinaire obligea à préciser les expressions. Si des Pères et d’anciens
théologiens – même après S. Thomas et S. Bonaventure – parlent de « tres substantiæ in Christo », cela
provient d’un « langage inconsidéré » qui se rattache au platonisme.
La raison déduirait du défaut d’humanité complète dans le Christ le
caractère incomplet de notre Rédemption ‑ « ce qui n’est pas assumé n’est pas sauvé », dit‑on depuis les Pères – ensuite la fragilité de la foi à la Résurrection du Christ, à sa présence réelle dans l’Eucharistie, à sa divinité même. Car, demande Tertullien, qui voudrait
croire à l’invisible, à la divinité, si le visible, l’humanité, nous
trompait ? Toute la vie du Christ, et particulièrement sa Passion, serait
une indigne comédie.
THÈSE. En tant qu’homme véritable, Jésus était aussi véritablement
passible. De foi.
Explication. Bien que cette thèse soit une simple conséquence de la thèse
principale, il fallut cependant encore la définir expressément au Concile d’Éphèse. Le Concile enseigne que
« le Logos de Dieu a souffert dans la chair »,
« qu’il a été crucifié, qu’il est mort et qu’il est ressuscité »
(Denz., 124). Les docètes et les monophysites ne pouvaient admettre une
véritable passibilité du Seigneur. Les premiers se déclaraient pour le
« théopaschitisme », un « digne pendant du
patripassianisme », ou bien affirmaient purement et simplement l’impassibilité
du Christ (aphthartodocètes, phantasiastes). Leurs adversaires monophysites
s’appelaient phthartolâtres.
Même des catholiques n’ont pas toujours eu des idées justes sur la
passibilité du Christ. A côté de Clément d’Alexandrie qui frise le docétisme et
l’apollinarisme (impassibiliter passus est Deus = Verbum) (Strom., 6, 9), il
faut signaler ici particulièrement S. Hilaire (De Trin., 10, 23). Cf. à son
sujet Jansens (4, 542 sq.) qui l’interprète strictement : « Ab
Aphthartodocetarum excessu non tantopere distat ». D’après Rauschen, S. Hilaire n’exclut pas
seulement comme les scolastiques la nécessité de la sensation douloureuse, mais
encore sa possibilité absolue ; même avec sa libre volonté le Christ
n’aurait pas pu souffrir. S. Ambroise
considère la faim du Seigneur comme une faim apparente et une pieuse ruse pour
tromper le diable (In Luc, 4, 16).
Au Moyen‑âge, on compte parmi les représentants de cette opinion Hugues de Saint‑Victor et Philippe, abbé de
Bonne‑Espérance. Ils s’appuient sur la parole : « Il s’est offert parce qu’il l’a voulu lui‑même » (Is., 53, 7). Il s’agit, chez ces auteurs
Catholiques, non de la réalité, mais du mode de la souffrance. On croit que le
Christ, dont la nature est en soi impassible, a dû la rendre passible par un
miracle. Il faut soutenir avec la majorité des Pères que le Christ, de par sa
nature, était capable de souffrir et de mourir. Cependant il avait pris cette
nature librement ; il ne lui était pas soumis en vertu du péché d’Adam. Le
« Decretum pro Jacobitis » dit que le Seigneur « était passible
en vertu de la nature qu’il avait prise » (immortel et éternel de par la
nature de la divinité, passible et temporel de par la condition de l’humanité
assumée ; Denz., 708).
Preuve. De la véritable corporalité
du Christ résulte nécessairement sa passibilité. S. Pierre écrit, à propos de
la vie du Christ, le mot important : « C’est bien à cela que vous
avez été appelés, car c’est pour vous que le Christ, lui aussi, a souffert ; il vous a laissé un
modèle afin que vous suiviez ses traces » (1 Pier., 2, 21). Et le Seigneur
lui‑même caractérise cette souffrance comme une nécessité qui lui est
imposée : « Ne fallait‑il pas que le Christ souffrît cela pour entrer dans sa gloire
? » (Luc, 24, 26).
Le Christ, étant donné le
caractère naturel de son être humain, serait mort, même s’il n’avait pas été
enlevé prématurément par une mort violente (S.
Augustin, De peccat. mer. et remiss., 2, 29, 48 ; S. Thomas, In 3, d. 16, 1, 2). Cependant S. Thomas unit avec cette
nécessité la liberté de la Passion (S. th., 3, 14, 2, 3) ; car bien que le
Christ, en vertu des principes constitutifs de sa nature humaine, dût
nécessairement souffrir, il n’y avait en lui, par rapport à la volonté, que ce soit la volonté divine
ou la volonté humaine raisonnable, aucune espèce de nécessité de souffrir, car
il n’était pas soumis à la souffrance d’après la loi du péché et, en union avec
sa divinité, il pouvait, en tout temps, s’y soustraire. Cette liberté de
souffrance est surtout soulignée dans l’Évangile de S. Jean (10, 17 sq. ;
14, 31 ; 18, 6 ; 19, 30). Et pourtant, c’est dans cet évangile que le
caractère naturel de la souffrance est particulièrement signalé. Il raconte
comment le Seigneur souffrit de la soif (4, 7 ; 28), pleura (11, 35), fut
troublé (12, 27), prit soin de sa Mère (19, 26 sq.), en un mot, fut homme (8,
40).
Étant donné que le Christ a
accepté librement la passibilité, on
ne peut pas objecter l’union hypostatique et la vision béatifique qui excluent
la douleur. Le Christ a précisément renoncé à ces conséquences ; tout
était accepté librement et non causé par le péché comme pour nous :
« Il n’a pas contracté les
défauts de la nature humaine, mais les a assumés ».
Le Christ ayant librement pris notre nature pour nous racheter, il n’adopta que
les faiblesses humaines
nécessairement attachées à la nature humaine ou bien, comme l’explique S.
Thomas, les déficiences générales de
la nature humaine et non les déficiences personnelles.
Ces dernières proviennent de causes physiques ou morales que le Christ ne
pouvait accepter. De même la concupiscence, avec ses tendances connexes au
péché, était inconciliable avec la nature divine. Les autres émotions étaient
tellement dominées par lui qu’on ne peut en tenir compte, ainsi que l’expliquent
S. Jérôme et S. Thomas à propos de Math., 26, 37, que comme des excitations
initiales, des « pro‑passions », non comme des « passions » proprement dites. L’Écriture nous parle à chaque page d’une véritable vie sentimentale du Christ, mais non d’émotions sans frein telles que la christologie moderne voudrait lui en
attribuer (S. th., 3, 14, 4 ; au sujet des pro‑passions, ibid., 3, 15, 6).
Le Christ, fils d’Adam, d’Abraham, de David. Les généalogies des évangiles
(Math., 1, 1‑17 ; Luc, 3, 23‑38) font remonter le Christ,
selon son humanité, jusqu’à David, Abraham, Adam. Et S. Paul l’appelle le second Adam. Par suite, les
scolastiques se sont demandé naturellement s’il était nécessaire que le Christ eut ces liens étroits avec ses ancêtres
humains et ils ont répondu que c’était seulement convenable, mais non nécessaire. Le Christ aurait pu prendre une
véritable nature humaine passible si Dieu en avait créé une exprès ; de
même Dieu aurait pu créer un nouveau couple humain ou une vierge très pure dont
le Christ aurait reçu son humanité. S. Thomas : « Comme dit S.
Augustin (De Trin., 13, 18) Dieu pouvait se faire homme autrement que de la
souche d’Adam, qui a enchaîné le genre humain à son péché ; mais il a
mieux aimé que l’homme, par lequel il devait vaincre l’ennemi du genre humain,
provînt de la race de celui qui avait été vaincu ». Mais, comme il
l’explique en trois raisons, la manière dont il s’est effectivement incarné
était la plus convenable, car la justice
semblait demander que la réparation vint de la race d’Adam qui avait péché. De
plus, c’était une gloire pour l’humanité tombée de voir sortir de sa race, que
le diable avait vaincue, le vainqueur du diable. Enfin la puissance de Dieu se manifeste à un degré plus élevé en prenant, de
cette nature impuissante et corrompue, ce qui devait être élevé à une telle
force et à une telle dignité (S. th., 3, 4, 6 ; cf. 102 et § 81).
Au sujet de l’aspect corporel du Christ, on peut sans
doute dire quelque chose, mais faute de sources historiques, personne ne peut
rien savoir de certain. Là encore, nous devons nous montrer réservés. Si l’on
veut conclure de la beauté intérieure à la beauté extérieure, on sera très embarrassé
en présence des données de la vie des saints et de l’expérience
chrétienne : une belle âme n’habite pas toujours dans un beau corps ;
c’est souvent le contraire. Les anciens Pères de l’Église, en s’appuyant sur
Is., 53, 2 sq., pensaient que le Christ était petit et laid ; les Pères
postérieurs, avec S. Jérôme, s’appuyant sur le Ps. 44, 3, pensaient qu’il était
bien constitué. Au reste, aucune des images du Christ n’est authentique ;
toutes sont subjectives.
Par ailleurs, S. Thomas (S. th.,
3, 31, 4), avec S. Augustin, estime qu’il était convenable que le Verbe divin
prit chair d’une femme. Par là : 1° Toute la nature humaine fut
ennoblie ; 2° La vérité de l’Incarnation fut manifeste ; 3° Toute
possibilité d’origine humaine fut épuisée et remplie : l’origine d’Adam
eut lieu sans homme et sans femme ; celle d’Ève provint de l’homme, sans
femme ; celle du Christ, de la femme sans homme (Cf. Mariologie).
Transition. Le même Christ est, comme on vient de l’examiner, vrai Dieu et
vrai homme, consubstantiel à Dieu et consubstantiel aux hommes. Il s’agit
maintenant de l’union mystérieuse entre Dieu et l’Homme dans le Christ. Dans
les controverses trinitaires précédentes, on mettait l’accent uniquement sur la
divinité du Christ ; l’union de la divinité et de l’humanité restait à
l’arrière‑plan. Après le Concile de Nicée, ce problème s’imposa nécessairement et exigea une
solution. On traitera d’abord des fausses théories à ce sujet, puis du dogme de l’union
hypostatique.
A consulter : S. Thomas, S. th., 3, 2‑15 ; C. Gent., 4, 34 sq. Franzelin, thes. 16‑40, Stentrup, Christol.,
1, thes. 16‑38. Maranus,
De divinitate Christi, 4. Terrien, De
unione hypostatica (1894). Schmid,
Quæstiones selectæ, q. 5. Minges, 1,
271 sq. Diekamp, 2, 190 sq. Dict. theol., 5, 1582 sq. ; 10,
2216 sq. ; 11, 76 sq. Pour la patristique : Petau, 3‑9. Tixeront, 2. Sur le Nestorianisme : Carnerius, De hæresi et libris Nestorii (M. 48, 1089 sq.).
1. Les nestorianisme et le Concile d’Éphèse (431).
Nestorius, un Syrien, avait été formé à l’École d’Antioche, où régnait un esprit assez pondéré. Arius, lui aussi,
était sorti de cette École. Les deux chefs de cette École, Diodore de Tarse, qui fut, en son temps, une lumière de
l’orthodoxie et de la science et que S. Athanase appréciait beaucoup à cause de
ses combats contre l’arianisme et l’apollinarisme, et Théodore de Mopsueste, lui aussi un vaillant adversaire de
l’apollinarisme, avaient, dans leur lutte contre la construction monophysite de
l’unité, compris l’union des deux natures dans le Christ d’une manière assez
extérieure. Ils distinguaient en lui « le Fils de grâce et le Fils de
nature », le premier né de Marie et le second né de Dieu, mais ils
refusaient d’admettre « deux Fils ». Ils concevaient l’union comme
une simple relation (homme et femme), ou bien comme une hypostase supérieure
dominant les deux natures (ἕν
πρόσωπον). Mais cette hypostase est
superflue et purement apparente. En conséquence, Théodore nia : 1° La
maternité divine de Marie ; 2° L’adoration de Jésus en tant qu’homme,
comme « Seigneur ». Nestorius
partagea ces idées. Patriarche de Constantinople, il détermina le prêtre Anastase à contester à Marie le titre de
Mère de Dieu. D’après lui, elle n’était que mère du Christ
(χριστοτόϰος, et non
θεοτόϰος), parce qu’elle n’avait
enfanté qu’un homme et non un Dieu. Dieu ne pouvait pas plus naître qu’il ne
pouvait mourir. La dernière raison de son refus de reconnaître à Marie un titre
déjà célèbre était sa fausse christologie. Il s’appuyait sur deux
principes : l’immutabilité divine et l’identité objective de la personne
et de la nature. D’après le premier principe, il ne pouvait admettre une
liaison intime de la divinité et de l’humanité. D’après le second, il se
croyait obligé d’admettre que là où il y a une nature véritable et réelle il y
a aussi une personne. C’était donc la fausse théorie aristotélicienne de la non
distinction entre la personne et la nature qui causait son hérésie. De ces deux
principes, dont le premier était mal compris et le second objectivement faux,
résultait cette erreur fondamentale :
Dans le Christ, il y a deux personnes
existant en soi avec les natures correspondantes. Leur union est morale et non physique. Il y a entre les deux une relation mutuelle (ἕνωσίς
σχετιϰή) qui a son fondement dans
l’habitation d’une Personne dans l’autre, dans l’amour réciproque ainsi que
dans l’activité et la dignité communes (unio habitationis, caritatis,
operationis. et dignitatis).
De ces notions résultaient les
propositions fausses suivantes : 1° Il y a dans le Christ deux Fils de
Dieu, un Fils naturel, le Logos éternel, et un Fils adoptif qui est né de
Marie ; 2° On doit, par suite, distinguer avec précision entre leurs
propriétés et leur activité, les divines n’étant vraies que lorsqu’elles sont
attribuées au Logos et les humaines ne l’étant que lorsqu’elles sont attribuées
à l’homme. Une communication proprement dite des idiomes est
inadmissible ; on ne peut permettre qu’une communication au sens large, en
admettant une participation morale d’une personne à la dignité de
l’autre ; 3° Le Christ homme ne doit ni être nommé Dieu, ni recevoir des
honneurs divins ; 4° Marie n’est pas la Mère de Dieu ; elle est tout
au plus la porteuse de Dieu (θεοφόρος),
ou plus précisément la Mère du Christ.
On s’est demandé récemment si
Nestorius était réellement et consciemment hérétique, ou bien s’il n’avait pas
été poussé par son adversaire S. Cyrille à prendre vis‑à‑vis du dogme une attitude équivoque. Il aurait voulu exposer
le dogme, qu’il entendait conserver selon le
sens orthodoxe, dans des formules opposées à celles de S. Cyrille. Dernièrement, la question a été discutée passionnément et Jungias a soutenu
l’opinion, contestée par d’autres, que Nestorius avait été condamné surtout en
raison de la « doctrine de conservation » (Cf. Jugie, Nestorius et la controverse nestorienne [1912]).
Contre ce représentant de la
théologie antiochienne s’éleva le chef de l’École néo‑alexandrine, dont le prestige avait été atteint par l’origénisme, mais qui devint de nouveau florissante avec S. Athanase et S. Cyrille. Ce que S. Athanase avait été
contre l’arianisme, S. Cyrille le fut contre le nestorianisme. Conformément à
la tendance contemplative et mystique de la théologie alexandrine, il conçut
l’union de Dieu et de l’homme dans le Christ d’une manière absolument interne
et intime, physique et personnelle et rejeta toute séparation
réelle.
S. Cyrille appela cette union uoe
union physique (ἔνωσις
φυσιϰή) et, conformément à la formule d’Apollinaire,
parla d’une seule nature du Verbe
divin devenue chair (μία φύσις
τοῦ θεοῦ λόγου
σεσαρϰωμένη). Le Logos
s’est fait homme, mais il n’a pas pris un homme
(γέγονεν ἄνθρωπος,
οὺϰ ἄνθρωπον
άνέλαβεν). Il s’est approprié la nature
humaine (ιδίαν
έποιήσατο τὴν
σάρϰα). Il s’est uni à la nature humaine selon tout
son être intime ou mieux selon sa Personne
(ϰατʹ οὐσʹαν, ϰατἀ
φύσιν, ϰαθ ὑπότασιν,
ces trois expressions sont employées dans un sens synonyme). Il est, après comme avant l’Incarnation, absolument le même
(εἷς ϰαὶ ὄ
αυτός), il est un
de deux natures (ἐϰ ὂυοῖν
τέλειος), ce qui, en définitive, a le même
sens que un en deux natures. « En fait, Cyrille est le premier des
Alexandrins qui parle de deux natures et cela depuis longtemps, sans attendre
d’y être forcé par la pression de ses adversaires qui lui reprochaient d’être
apollinariste » (Weigl, 1, 141).
L’unique Personne est désignée, chez S. Cyrille, par différents noms (ἔν
πρόσωπον, μία
ύπίστασις, μία
φύσις). Cependant il se défend du reproche de mêler les deux natures et dit qu’elles
sont unies d’une manière immuable (ἀσυγχύτως,
ἀτρέπτως, ἀναλλοιώτως,
ἀμεταβλήτως). Quant au
terme « une nature » (μία
φύσις) qui est souvent employé et cause beaucoup de
scandale, il ne veut pas l’employer au sens monophysite, il veut seulement par
là faire ressortir nettement qu’on ne peut, en réalité, parler que d’un seul être, bien qu’idéalement on doive concevoir le divin
et l’humain comme réellement distincts. L’union elle‑même, il l’appelle Hénosis (ἔνωσις)
et repousse les termes nestoriens employés pour désigner cette union (ἐνοίϰησις
et συνάφεια = union morale) (Cf.
surtout Advers. Nest., libri 5). Pour expliquer l’ἔνωσις
il utilise souvent deux images, celle du corps et de l’âme et celle du charbon
ardent. Il emploie aussi volontiers les expressions
μιξις et ϰρᾶσις, comme
toutes les Écoles, à l’exception de celle d’Antioche qui était
aristotélicienne. Au reste, S. Cyrille se plaît à insister sur le mystère, avec
tous les autres Pères, comme S. Athanase, Didyme, S. Basile, S. Grégoire de
Naz., etc. Seule l’École d’Antioche essaie de l’expliquer par la raison.
Les conséquences tirées par S. Cyrille. 1° La communication des idiomes. Il doit y avoir un échange des
prédicats des deux natures par rapport à la Personne unique ; 2° L’adoration du Christ : l’honneur
divin convient aussi à l’humanité ;
on doit honorer le Christ avec une seule
adoration ; 3° Marie est la Mère de
Dieu (Cf. Mariologie).
Cyrille s’était tout de suite,
dans un sermon de Pâques, en 429, déclaré contre Nestorius ; il avait tenu
contre lui un Synode à Alexandrie (430) et, par ordre du Pape, il avait envoyé
à Nestorius une lettre dans laquelle il condamnait ses erreurs en douze
« anathématismes ». Nestorius répondit par douze « contre‑anathématismes » et reprocha à Cyrille d’être apollinariste. La même année, le Pape Célestin lui‑même tint à Rome un Synode contre Nestorius. Pour
dirimer le conflit, l’empereur Théodose II
convoqua un Concile général à Éphèse
(431) dont Cyrille fut le président. Nestorius fut déposé et la doctrine de
l’Église formulée selon la conception de Cyrille avec l’approbation des légats
du Pape (Denz., 113‑124).
Antoine Günther (+1863) tomba dans le nestorianisme en plaçant, avec Descartes,
l’essence de la personnalité dans la conscience et en admettant ainsi deux
personnes dans le Christ. Il y a, d’après lui, dans le Christ, une personne
humaine potentielle qui, au moment de l’éveil de la raison, s’unit librement et
consciemment à la Personne divine pour constituer une unité plus haute
(personne relative), la personne humaine se soumettant librement à la Personne
divine (unité formelle ou dynamique). De cette doctrine
résultaient les mêmes conséquences que de celle de Nestorius. Elle fut
condamnée par Pie IX (Denz., l655).
2. Le monophysisme et le Concile de Chalcédoine (451).
Eutychès, archimandrite à Constantinople, combattit le nestorianisme, mais
il tomba dans l’extrême opposé et devint hérétique. Il adopta la formule de S.
Cyrille d’une seule nature
(μία φύσις) à laquelle on restait
attaché à Alexandrie, mais il l’affirma d’une manière unilatérale. Il concevait
l’union des deux natures comme un mélange (ϰρᾷσις,
σύγϰρᾷσις) dans lequel la nature
humaine serait entièrement absorbée par la nature divine. Flavien, patriarche de Constantinople, le déposa dans un synode
local (448). Il s’en suivit un conflit qui dura un siècle et pour lequel nous
renvoyons à l’histoire de l’Église. Le Pape
S. Léon Ier confirma le synode et fixa la doctrine catholique
dans sa célèbre « Epistola dogmatica ad Flavianum » (Denz., 143,
144). Eutychès trouva des partisans, naturellement, chez les alexandrins. Le
patriarche d’Alexandrie, Dioscure,
détermina l’empereur Théodose II à
convoquer un synode général à Éphèse (449). Dioscure lui‑même le présida. Il fit réhabiliter Eutychès et rejeter la lettre du Pape.
Après ce « synode de brigands », il y
eut un concile vraiment général à Chalcédoine
(451). La lettre dogmatique du Pape S. Léon y fut acceptée et la doctrine de
l’Église fut formulée dans un symbole. Le Christ y fut déclaré, conformément au
Concile de Nicée, consubstantiel au Père, mais aussi consubstantiel à nous (ὁμοούσιος
ἡμῖν) parce que parfait dans la divinité et parfait dans
l’humanité. Il est un seul et même Seigneur en deux natures (ἐν
δύο φύσεσιν), sans changement et sans mélange (ἀσυγχύτως,
ἀτρέπτως, contre Eutychès), sans division, sans séparation (ἀδιαιρέτως,
ἀχωρίστως, contre Nestorius). Par
cette union, la distinction des deux natures n’est pas supprimée ; au
contraire, chaque nature conserve ses propriétés, « salva proprietate
utriusque naturæ », mais les deux natures sont unies dans une seule
Personne. Il n’y a pas non plus un Christ partagé en deux personnes, mais un seul Fils unique, le Logos divin, le
Seigneur Jésus‑Christ (Denz., 148). L’explication de ce symbole est
contenue dans la lettre dogmatique de S. Léon Ier.
Des tendances obscures vers le monophysisme ou vers le nestorianisme
apparaissent encore au Moyen‑Age. Hugues et ses disciples confondaient les attributs des deux natures
et attribuaient à l’humanité la toute‑puissance, l’omniscience et même l’éternité et l’immensité (De sacr.,
2, 1, 6 ; De sap. animæ Christi ; cf. Sent., 1, 16). Abélard et son École séparèrent trop les
natures, dans la crainte d’introduire dans la Trinité un élément créé ; de
même, ils attaquèrent, comme Nestorius, la communication des idiomes. L’élève
d’Abélard, Pierre Lombard, signale
trois interprétations célèbres de l’union hypostatique (Sent., 3, d. 6‑11) : 1° Par l’Incarnation a été produit un « homo aliquis » ; 2° Non seulement cela, mais encore une Personne
composée d’une nature divine et d’une nature humaine,
« persona composita ex duabus
naturis », laquelle auparavant était simplex (cette opinion se trouve
d’abord chez S. Jean Dam., De fide
orth., 4, 5) ; 3° L’humanité est un vêtement
accidentellement uni à la divinité, pour lui permettre d’apparaître comme homme
parmi les hommes (Cf. Dict. théol., 1, 413 sq.). Bach estime que P. Lombard,
avec son École, a soutenu la théologie du « vêtement ». Héfélé‑Knœpfler prétend qu’il a simplement cité cette théorie sans la réfuter. Le 3ème Concile
de Latran aborde encore cette question et déclare : « De même qu’il
est vrai Dieu il est également vrai homme,
subsistant à partir d’une âme rationnelle et d’une chair humaine » (Denz.,
393).
THÈSE. Le Christ est une seule Personne et une seule Personne
divine en deux natures. De foi.
Explication. D’après ce qui a été exposé au paragraphe 83, le sens de la thèse
est clair. Signalons cependant que S. Cyrille et le Concile d’Éphèse sont
encore imprécis dans l’expression de la doctrine de l’Église et que cette
imprécision fut évitée plus tard. Dans la suite, on réserva le terme physis
(φύσις, οὐσία) pour désigner
la nature et, par contre, celui d’hypostase (ὑπόστασις,
πρόσωπον) pour désigner la personne.
Aussi on abandonna au 5ème siècle l’expression imprécise
μία φύσις, ἕνωσις
φυσιϰή en faveur de l’expression plus claire (ἕνωσις
ϰαθʹ ὑπόστασιν)
que les Conciles d’Éphèse et de Chalcédoine avaient déjà employée. De cette
conception est sortie la formule fixée par la Scolastique : « union
hypostatique ». Il est vrai qu’on trouve encore, dans les décisions des
conciles grecs, l’expression moins précise, union « physique » ou
« substantielle » (ἕνωσις
φυσιϰή, unio substantialis) ;
sans doute, ce n’est pas dans le sens monophysite, mais avec la signification
d’union vraie, effective, réelle. Malgré tout, l’expression « union
substantielle » est moins claire que celle d’« union
hypostatique ».
On rencontre donc, dans
l’histoire du dogme, trois
expressions principales pour expliquer l’union de Dieu et de l’homme dans le
Christ : 1° « Unio realis »,
pour exprimer qu’elle est effective et pour exclure la pure apparence ; 2°
« Unio substantialis »,
pour désigner le contact physique interne et la compénétration partielle des
deux natures (périchorèse) sans admettre cependant le mélange au sens
monophysite ; 3° « Unio hypostatica »
pour indiquer que l’hypostase, ou la Personne, est le moyen par lequel se fait
l’union : « L’union se réalise dans la personne, non dans la
nature ».
Preuve. Le terme d’union hypostatique ne se trouve pas formellement dans l’Écriture, mais il
s’y trouve objectivement. L’unité de
personne ressort d’abord des deux dogmes précédents. Si le Christ est vrai Dieu
et vrai homme et, en tant que Dieu et homme, un seul et même Christ dont on affirme la divinité et l’humanité,
il en résulte nécessairement l’unité de personne. Et comme ce Christ, selon sa
divinité, était de toute éternité et n’a pu changer dans l’Incarnation, il
s’ensuit nécessairement que cette personne est celle du Logos divin.
En fait, toutes les fois que le
Christ a parlé de lui‑même, il s’est exprimé comme un
seul individu. Les passages les plus probants sont ceux où, dans une seule phrase, il fait une
double énonciation à son sujet. « Détruisez ce sanctuaire, et en trois
jours je le relèverai » (Jean, 2, 19). « Car nul n’est monté au ciel
sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme » (Jean, 3, 13).
« Et maintenant, glorifie‑moi auprès de toi, Père, de la gloire que j’avais auprès de toi avant que le monde
existe » (Jean, 17, 5).
Les Apôtres aussi attribuent au même sujet le divin et l’humain à la
fois. « S’ils l’avaient connue [la sagesse], ils n’auraient jamais
crucifié le Seigneur de gloire » (1 Cor., 2, 8). « Vous avez tué le Prince
de la vie » (Act. Ap., 3, 15). S. Paul exhorte les évêques à « être
les pasteurs de l’Église de Dieu, qu’il s’est acquise par son propre
sang » (Act. Ap., 20, 28). Nous mettons en regard, à cause de leur
ressemblance, deux passages souvent allégués par les Pères :
Au commencement était le Verbe, et le Verbe
était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu…
Et le Verbe s’est fait chair, il a habité parmi nous (Jean, 1, 1‑14) |
Le Christ Jésus, ayant la condition de
Dieu, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’est anéanti, prenant la condition
de serviteur, devenant semblable aux hommes. Reconnu homme à son aspect (Phil., 2, 6‑7) |
Dans les deux cas, il est
question d’un seul Christ, dont on
affirme d’abord la consubstantialité avec Dieu, puis la consubstantialité avec
nous (Cf. encore 1 Jean, 1, 2. Rom., 1, 3 ; 8, 3, 32. 1 Tim., 2, 5. Col.,
2, 9). D’après tous ces textes, il est certain que l’Écriture ne reconnaît dans
le Christ qu’un individu, avec une
nature divine et une nature humaine ; que cet individu est éternel, selon
la divinité et que, selon l’humanité, il a commencé à une certaine époque,
qu’il est né, qu’il est apparu.
Comment ou par quel moyen s’est
faite cette union entre les deux natures, cela n’est pas dit d’une manière
distincte. A ce sujet, on peut citer les expressions bibliques suivantes :
Jean, 1, 14 : ὁ λόγος σὰρξ
ἐγένετο [la Parole est devenue
chair] ; 1 Jean, 4, 2 : ἐν σαρκὶ
ἐληλυθότα [venu en chair] ;
Jean, 16, 28 : καὶ ἐλήλυθα
εἰς τὸν κόσμον
[je suis venu dans le monde] ; Jean, 6, 41, etc. : Ἐγώ εἰμι
ὁ ἄρτος ὁ καταβὰς
ἐκ τοῦ οὐρανοῦ
[Je suis le pain qui est descendu du ciel] ; Philippiens, 2, 7‑8 : μορφὴν δούλου
λαβών, ἐν ὁμοιώματι
ἀνθρώπων γενόμενος:
καὶ σχήματι εὑρεθεὶς
ὡς ἄνθρωπος [mais il se
dépouilla lui‑même, prenant une forme de serviteur, fait à la ressemblance des
hommes]. Devenir (γενέσθαι) et prendre
(λαμβάνειν) sont donc les verbes
caractéristiques pour désigner l’union des deux natures. S. Cyrille d’Alex. préférait σάρξ ἑγένετο,
parce que cette expression rend la séparation impossible. Pour la même raison,
les Antiochiens s’attachaient à la formule paulinienne ἔλαβεν
τὴν τοῦ δούλου
μορφήν. Comme le « devenir », à cause
de l’immutabilité de Dieu aussi bien qu’à cause de l’incommutabilité de la
personnalité, ne peut pas vouloir dire que le Logos est dans un homme ou même,
comme une certaine tendance le prétendait au temps de Tertullien, qu’il est
devenu purement et simplement « chair » en cessant d’être Dieu, on ne
peut l’entendre que dans le sens de « assomption »
(λαμβάνειν) de l’humanité ;
c’est d’ailleurs vers ce sens qu’a conduit l’évolution postérieure. Le Logos
« est devenu » homme en prenant la forme d’esclave en plus de la
forme de Logos ou forme divine. S. Paul témoigne d’une certaine réserve, parce
qu’il comprend, d’une manière humaine,
dans « humanisation » et « incarnation », le péché qu’il
écarte du Seigneur par l’emploi de certaines tournures (Rom., 8, 3 ; Phil,
2, 5 sq. ; 3, 21), sans pour cela, comme en juge Weis avec d’autres, « effleurer le docétisme ».
Les Pères. Le comment de l’union
de la divinité et de l’humanité n’occupe que très peu la réflexion des Pères
anténicéens et reçoit différents noms. Ils y voient tout d’abord un composé
(σύνθεσις), un lien
(συνάφεια), un mélange
(μιξις, αρᾶσις,σύχαρασις),
une « incarnation » (ἐνσάρϰωσις,
σάρϰωσις), une
« assomption » (ἀνάληψις,
πρόληψις), une incorporation (ἐνσομάτωσις).
Leur expression la meilleure et la plus précise est celle d’humanisation »
(ἐνανθρύπησις).
Les Latins ont des termes semblables, comme « incorporatio, incarnatio,
mixtio, mixtura, immixtio, assumptio, consertio, cocuntio, unio, unitio,
adunatio, inhumanatio ». Ces expressions sont certes assez variées :
on manque encore d’une terminologie fixe ; tous ces termes cependant
désignent une union vraiment intime, « physique », et écartent toute
pensée de dualité des personnes, de pluralité d’individus.
Tertullien est d’une précision remarquable : « Nous voyons une
double nature qui, sans se confondre,
s’unit dans une seule personne, Dieu
et Jésus‑Christ fait homme. Quant au Christ, je remets
à en parler. Te faut‑il la preuve que la propriété de l’une et de l’autre
substance demeure réelle ? L’esprit accomplit en lui les œuvres qui
lui appartiennent, c’est‑à‑dire les miracles, les signes et les prodiges. La chair, au
contraire, éprouve les affections qui lui sont propres ; elle a faim avec
le démon, elle a soif avec la Samaritaine ; elle pleure sur Lazare ;
elle est triste jusqu’à la mort ; enfin elle expire » (Adv. Prax.,
27). Ce sont déjà les formules dont useront S. Léon Ier et le
Concile de Chalcédoine. S. Hippolyte
écrit : « La chair ne pouvait pas subsister sans le Verbe, car c’est
dans le Verbe qu’elle avait sa subsistance (τὴν
σύστασσιν) (C. Noët., 15). S. Irénée affirme contre les gnostiques
qui partageaient le Seigneur : « Il n’y a qu’un seul et même Christ
Jésus, le Fils de Dieu qui, par sa Passion, nous a réconciliés avec Dieu »
(Ad. h., 3, 16, 9 ; cf. 4, 33, 11). Il appelle l’union des deux natures
« commixtio » [en communion] : « le Verbe s’est fait homme,
et le Fils de Dieu, Fils de l’homme : c’est pour que l’homme, en entrant
en communion avec le Verbe et en recevant ainsi la filiation divine, devienne
fils de Dieu » (3, 19, 1 ; cf. 4, 20, 4). Tertullien : « Il
est né homme et Dieu tout ensemble » (Apol., 12). S. Cyprien :
« Dieu s’unit à l’homme » (De van. id., 11). S. Augustin emploie
encore l’expression « Il y a donc eu dans le Verbe comme mélange et fusion
de la nature divine et de la nature humaine pour former une seule
personne » (Trin., 4, 20, 30).
La notion de l’union de Dieu et
de l’homme entra dans le stade de la polémique et, par là, de la clarification
progressive avec Apollinaire. Nicéen
convaincu, Apollinaire s’efforça de trouver une forme intelligible et claire
pour notre dogme, mais en adoptant la trichotomie, il prit une mauvaise voie (§
86). Les Cappadociens le combattirent, mais, à part S. Grégoire de Nysse, ils
firent faire peu de progrès au problème de l’union. L’École alexandrine surtout
s’efforça, dès le début, de construire une union très ferme dans le Christ. Les
expressions ἔνωσις φυσιϰι,
ϰατὰ φύσιν sont déjà en usage au
temps de S. Athanase. S. Athanase lui‑même dit que l’union s’est faite φυσιϰῶς ϰαὶ
ἀληθινῶς. Il est vrai que Weigl énumère encore d’autres
expressions usitées à cette époque comme ἐνδύεσθαι
τὀ σῶμα (τὴν σάρϰα),
λαμβάνειν σάρϰα
(ἄνθρωπον), σάρϰα
φορεἴν etc. ; à côté de σάρϰωσις,
ἐνανθρώησις, ἐνσωμάτωσις,
επιδημία (séjour)
παρουσία, paraissent encore οἰϰονομία
et μορφή (ces deux termes sont pauliniens). On peut
voir chez S. Athanase avec quelle mobilité et quelle liberté les Pères grecs
parlaient de l’union avant Nestorius. Lenz dit qu’il « n’est pas
méticuleux dans l’emploi des expressions. Il emploie encore sans hésiter des
expressions qui plus tard furent considérées comme nestoriennes » ;
par contre, « nous ne trouvons pas chez lui les expressions classiques
postérieures ἔνωσις φυσιϰή,
ἔνωσις ϰατά φὺσιν,
ἔνωσις ϰαθʹ ὑπόσυασιν ;
mais sa pensée est claire ». S.
Grégoire de Naz. : « Bien qu’il y ait deux natures, Dieu et
homme, lequel est corps et âme, il n’y a cependant pas deux Fils ou deux Dieux…
Bref : dans le Sauveur, il y a deux choses différentes, mais il n’y a pas
deux individus » (Ep. ad Cled, 1, 3). « Deux natures confluent dans
l’unité (εἰς ἔν), mais non deux Fils » (Orat.,
73, 2). S. Grégoire de Nys. traite de
l’Incarnation contre Eunomius, ainsi que contre Apollinaire, même dans son
Orat. catech. ; là, pour l’expliquer, il la compare à l’union de l’âme et
du corps, mais finalement il se retranche derrière le mystère. Il répète aussi
l’antique terminologie qui caractérise une union physique, par ex. : ϰρᾶσις.
Les Antiochiens, par contre,
évitaient cette terminologie et employaient de préférence
συνάφετα et autres termes semblables
qui signifiaient plutôt une union morale.
On trouve aussi, chez S. Grég. de Nys.,
l’image de la goutte de vinaigre dans l’océan (Antirrh., 42 : M. 45,
1276). Cependant il affirme que les deux natures conservent leurs propriétés (ἰδιωματα)
(C. Eun., 6 : M. 45, 712). D’après S.
Épiphane, le Logos a pris l’humanité, mais ne s’est pas changé en chair, ni
n’a changé la chair en divinité (Haer., 77, 30 ; cf. 20). Comme les
Cappadociens, il emploie lui aussi l’expression ϰρᾶσις
ἐις ἔν (Anc., 80). S. J. Chrysostome écrit : « Demeurant ce qu’il était, il a pris ce qu’il n’était pas et,
devenu chair, il est demeuré Dieu » (Hom. in Phil., 2, 3 : M. 62, 231
sq.). S. Cyrille d’Alexandrie est
connu comme antinestorien et a affirmé avec netteté la véritable union (cf. p.
391). S. Ambroise déclare : « Conservons la distinction de la
Divinité et de l’humanité. C’est le seul et même Fils de Dieu qui parle dans
l’une et dans l’autre, parce qu’en lui sont les deux natures. » (De fide,
2, 77 ; cf. 2, 58, 60 ; De Incarn., 23, 37‑45). Il ne traite pas plus l’union hypostatique d’une manière spéculative
que S. Jérôme qui s’exprime souvent
ainsi : « L’Homme qui a été
assumé ». S. Augustin lui‑même dit souvent : « Dieu a assumé l’humanité » ou même « Le Verbe de Dieu revêtu de notre humanité » (In Joan., 19, 5). Mais il est
visible qu’il entend « nature humaine ». « Dieu reste ce qu’il
est ; mais une nature humaine s’unit à lui de manière à ne former avec lui
qu’une même personne. Il n’est donc pas ce qu’on pourrait appeler un demi‑Dieu, un être moitié Dieu et moitié homme ; il est à la fois complètement Dieu et
homme complètement » (Serm. 293, 7). « Ce médiateur est apparu entre
Dieu et les hommes, afin que, réunissant les deux natures dans l’unité d’une
même personne, il relevât par de l’extraordinaire ce qui était ordinaire en
lui, et tempérât les prodiges par des choses purement humaines » (Ép. 137,
9). Lui aussi emploie l’image antique et courante de l’« union de l’âme et
du corps » (Ép. 137, 11) (Tixeront,
2, 379 sq.).
S. Léon Ier, dans sa
célèbre « Epistola dogmatica ad Flavianum », n’est donc pas
original ; il reproduit simplement les formules de Tertullien et de S.
Augustin, mais d’une manière plus claire et plus précise. La spéculation lui
est étrangère : il veut seulement donner une définition. Ses pensées
principales sont les suivantes : 1. « Jésus, comme on doit le
répéter, est seul et à la fois le
vrai Fils de Dieu, le vrai Fils de l’homme ». 2. « Les propriétés des deux natures restant
ainsi intactes et se réunissant en une seule personne, la majesté, la
perfection et l’éternité de la nature divine s’unirent à la faiblesse, à
l’imperfection et à la mortalité de la nature humaine ». 3. « Chaque
nature agit avec la participation de
l’autre ; mais le Verbe opère comme le Verbe, et la chair comme la
chair ». 4. « Aussi, on comprend que les deux natures soient réunies
en une seule personne, et on lit que le Fils de l’homme est descendu du ciel,
lorsque le Fils de Dieu eut pris dans le sein de la Vierge cette chair dans
laquelle il naquit. On dit aussi que le Fils de Dieu a été crucifié et
enseveli, et ce n’est pas dans sa nature de Fils unique de Dieu, consubstantiel
et coéternel à son Père, qu’il a été soumis à ces souffrances, mais bien dans
sa nature d’homme ». Ainsi donc un seul et même Christ, en deux natures,
agissant dans chaque nature (mais « en communion avec l’autre »),
d’où la communication des idiomes. Cette christologie, clairement formulée,
triompha au Concile de Chalcédoine. Entre la christologie d’une forme un peu
étroite de S. Cyrille et la théologie d’Eutychès qui confondait les deux
natures, d’une part, et la christologie séparatiste à l’extrême des Antiochiens
(Diodore, Théodore, Nestorius), d’autre part, elle tenait le juste milieu, se
rencontrant sur ce point avec les Antiochiens modérés (Théodoret).
L’évolution patristique se déroula de la façon suivante. Au début on
parla d’une manière purement biblique. Ensuite on envisagea d’abord d’une
manière trinitaire la divinité du Fils ; puis, tirant les conséquences
christologiques, on affirma les deux natures sur lesquelles on avait toujours
insisté ; enfin on en vint au principe métaphysique de l’union de Dieu et
de l’homme et on le définit dans la Personne.
Les théologiens de l’époque carolingienne suivent S. Augustin et
répètent sa formule : « Dieu a assumé l’humanité », mais ils
l’entendent comme le maître « de la nature humaine ». Ainsi Alcuin s’exprime même avec
précision : « Il a assumé l’humanité, c’est‑à‑dire la chair et une conscience
douée de raison » (De Trin., 3, 10). Cependant on
trouve chez ces théologiens les formules les plus diverses, telles qu’elles se
rencontrent dans le passé.
En Orient, c’est surtout Léonce
de Byzance qui, par l’emploi d’un terme plus ancien (néoplatonicien), a mis
fin à des malentendus de nature grammaticale. Il insiste sur la différence
entre nature et hypostase, différence que les Grecs n’observèrent pas toujours,
surtout au commencement des controverses christologiques. Il dit qu’il n’y a
pas de nature qui soit sans hypostase ἀνυπόστασις,
mais que toute nature n’est pas hypostase ὑπόστασις ;
il y a des cas où une nature n’est ni l’un ni l’autre, mais où se réalise la
notion de l’ἐνυπόστασις,
c.‑à‑d. où la nature n’est pas elle‑même une hypostase, mais existe
dans une hypostase, comme c’est le cas dans l’union de l’âme et du corps et dans l’union
hypostatique. Ainsi donc l’humanité du Christ n’était pas ἰδιουπόστατος,
ni ἀνυπόστατος, mais ἐνυπόστατος
(C. Nest. et Eutych., 1 : M. 86, 1, 1277).
Quand les Pères, ici et là, avec
S. Cyrille, ne séparent les deux natures qu’en théorie (ϰατὰ
θεωρίαν), abstraitement, ils veulent
affirmer, contre le séparatisme de Nestorius, l’intimité de l’union accomplie,
union qui ne permet que la séparation logique et non la séparation
réelle : « ni le Verbe n’a été changé en la nature de la chair, ni la
chair n’a été transformée en la nature du Verbe les deux en effet sont demeurés
ce qu’ils étaient par nature car la différence des natures unies en lui, à
partir desquelles il est composé sans confusion, sans séparation, sans
changement, nous ne la reconnaissons que
par la réflexion », dit le Pape S. Agathon (Denz., 288). Sur
l’adoptianisme, § 93.
L’Église a condamné une formule qu’on voit apparaître chez Pierre Lombard et
d’autres. Cette formule, dont l’auteur est Abélard et qui plaisait peut‑être aussi à Pierre Lombard, affirme que le Christ n’est rien d’après sa nature humaine (« Nihilistes » ‑ « Christus non est aliquid secundum
quod homo »). Cette formule diminuait sûrement trop l’humanité (Denz.,
393). Les « nihilistes » craignaient, en affirmant une nature humaine
réelle, d’introduire un changement en Dieu ; car Dieu n’était pas
« ab aeterno homo », c’est pourquoi ils considéraient l’humanité
comme un « habitus », une manière d’être du Seigneur. Par contre, on
voit apparaître, chez Robert de Malines, l’affirmation absolument
opposée : d’après lui, « le Christ serait, d’une certaine manière,
dans sa nature humaine, une Personne divine ».
La Scolastique se rattacha aux Conciles et aux Pères, particulièrement
à la spéculation approfondie, telle qu’elle se trouve, après le Concile de
Chalcédoine, chez Léonce de Byzance,
chez S. Maxime le Confesseur et chez S. Jean Damascène, l’auteur dont
s’inspire S. Thomas. La haute Scolastique s’appliqua à donner à l’union
hypostatique, à côté de la Trinité, une base spéculative solide. S. Thomas montre que l’union ne pouvait
se faire que dans la Personne et non dans la nature. Une union dans la nature
devrait être conçue à la manière monophysite, comme un mélange de
natures : or Dieu est immuable ; ou bien à la manière nestorienne,
comme une union accidentelle ; or il n’y a pas d’accidents en Dieu ;
ou bien à la manière panthéiste, comme une composition, telle que la composition
de matière et de forme : or Dieu n’est pas susceptible d’accroissement et
ne peut être complété ni par une forme ni par une matière. L’unique possibilité
qui reste est donc l’union dans la Personne (S. th., 3, 2, 1 et 2).
1. Non seulement avant les
controverses sur le comment de l’union entre Dieu et l’homme dans le Christ,
mais encore après, quand on eut trouvé des formules fermes, on insista, d’une
manière générale et avec énergie, sur le caractère de mystère. Sans révélation surnaturelle, on ne peut pas plus
connaître l’Incarnation que la Trinité. Et même après sa révélation, son
essence la plus profonde nous reste cachée : nous parlons du
« mystère » de l’Incarnation. S.
Cyrille d’Alex. juge ainsi : « Ce mystère est grand et
saint » (Cont. Jul. : M. 76, 929). Et de même S. Léon Ier : « Que deux substances se soient
unies en une seule personne, si la foi ne
l’admet, le discours ne peut l’expliquer » (Serm. 29, 1). Ainsi
parlent tous les Pères quand ils traitent cette question.
2. Les théories païennes
d’incarnation, que signale l’histoire des
religions, n’ont rien à voir avec le mystère chrétien, pas plus que les
antiques doctrines trinitaires. Le Logos hellénique et philonien, venu dans le
monde et fait homme, est la force vitale qui agit dans l’univers, ce n’est pas
une personne divine et il n’a aucune parenté avec notre Rédempteur‑Dieu. Que l’Incarnation ait été révélée, dans l’Ancien Testament, à quelques
hommes de Dieu, comme les Pères le prétendent parfois, cela ne peut se
prouver ; peut‑être peut‑on le présumer. Ainsi pour Adam (Gen., 3, 15), Abraham (Jean, 8, 56), les
Prophètes (Math., 13, 17 ; Luc, 10, 24), Melchisédech (Gen., 14, 18 sq. ; Ps. 109 ; Hébr., 5, 9
sq.), Job (19, 25), Balaam (Nomb., 24, 17). S.
Thomas cite encore, en plus de Job, la Sibylle et les anciens Romains et va
jusqu’à penser : « Le Christ a été révélé à une foule de gentils, comme on le voit par les choses qu’ils ont
prédites » (S. th., 2, 2, q. 2, a.7, ad 3). Les anges, d’après S. Thomas, n’ont d’abord connu l’Incarnation que
d’une façon générale, ils ne l’ont connu d’une manière précise qu’après son
accomplissement (S. th., 1, 57, 5 ad et 64, 1 ; Comm. in Eph., 3, 8‑10). A cause de la sublimité du mystère, S. Grégoire de Nys (Orat. Cat. 11 : M. 45, 44) se refuse à
toute explication. S. Cyrille d’Alex.
avoue : « C’est un mystère qui dépasse la raison et la manière dont
s’est faite l’Incarnation ne peut pas être comprise par notre
intelligence » (Hom. pasch., 17 : M. 77, 781 ; cf. 796).
3. Cependant, comme dans la
doctrine de la Trinité, la raison
peut ici également rendre quelques services. Le premier est de montrer que le
dogme est contenu dans la Révélation ; le second est de réfuter les
objections qu’on peut élever ; le troisième est de nous donner une certaine intelligence du mystère. Le
premier point a déjà été traité. Le second concerne surtout la possibilité de
l’Incarnation. Or : a) L’immutabilité
de Dieu est sauvegardée, car le Logos‑Dieu ne perd rien et ne gagne
rien en perfection d’être. Il ne donne à son action, à l’ « actus purus », qu’un nouveau terme, en conférant à l’humanité du Christ la perfection de la personnalité surnaturelle, en étendant à une nature humaine la force de
sa subsistance personnelle, en l’élevant à cette subsistance. Les Pères
insistent beaucoup sur cette immutabilité divine. S. Augustin écrit : « Le Verbe n’a subi aucun changement
en revêtant la nature humaine, pas plus que nos membres en revêtant un habit,
bien que l’Incarnation ait uni d’une manière ineffable les deux natures, divine
et humaine » (Lib. 83, quaest. q. 73). « Verbum manet in se totum
sicut antea ; et quia naturam humanam sibi unit cum sola mutatione in hac
natura, unio ponit in Verbo tantummodo relationem rationis », dit Lercher (3, 70) ; il prend
comme comparaison la création : dans les deux cas, il n’y a qu’une
« relatio rationis » ; cependant, de même que le Logos est
« vere creator », il est aussi « vere homo » (humanitatem
habens ut suam). De même qu’en vertu de cette relation le Logos est vraiment
créateur, de même, par suite de l’union, il est vraiment homme. Le soleil non
plus ne change pas quand sa lumière s’étend à un nouvel être vivant. ‑ b) L’infinité de Dieu n’est pas blessée par
l’Incarnation, pas plus qu’elle ne l’est par la création en général ; si
l’infinité divine excluait l’Incarnation, elle excluerait aussi la création,
ainsi que toute œuvre ad extra. ‑ c) Du côté de la nature humaine, il n’y a pas non plus d’obstacle ; sans doute,
en tant qu’être fini, elle est à une distance infinie de l’Absolu, mais Dieu
peut, quand il veut, combler cet abîme, d’autant plus qu’il a créé et trouve
dans la nature spirituelle de l’homme la potentialité
d’une union avec lui. L’âme est esprit venant de l’esprit de Dieu. D’où
l’axiome : « Unio hypostatica
fit mediante anima », comme l’écrit déjà Origène : « Hac
ergo substantia animæ inter Deum carnemque mediante (non enim poterat Dei
natura corpori sine mediatore misceri) nascitur » (De princ., 2, 6, 3).
Cela doit s’entendre de l’ordre et de la dignité de la nature, non du temps,
comme si le Logos avait pris même temporellement l’âme avant le corps, ainsi
que le pensait Origène. Mais il prit le corps par l’âme, qui en est la forme
substantielle ; cependant il pénétra le corps et l’âme complètement et,
même dans le repos du tombeau, il resta uni au corps comme à l’âme. S.
Thomas : « On dit que le Verbe de Dieu est uni au corps par l’intermédiaire de l’âme, en tant
que le corps appartient par l’âme à la nature humaine que le Fils de Dieu se
proposait de prendre ; mais cela ne
signifie pas que l’âme est une sorte de milieu qui lie ce qui est uni.
D’ailleurs le corps tient de l’âme ce qui appartient à la nature humaine, même
après que l’âme en est séparée, en ce sens que dans le corps qui est mort il
subsiste, d’après la volonté de Dieu, un certain rapport avec la résurrection.
C’est pourquoi l’union de la divinité avec le corps n’est pas détruite »
(S. th., 3, 50, 2 ad 2 ; cf. 2, 6, 1 ad 3). ‑d) La simplicité de Dieu n’est pas non plus contredite par l’Incarnation,
car l’humanité n’entre pas dans la divinité comme une partie pour la
compléter ; la nature humaine seule reçoit un complément par la
communication de la personnalité qu’elle ne possède pas par elle‑même, mais qui lui est conférée d’en haut. L’expression patristique‑scolastique de « persona
composita
Christi » ne doit pas s’entendre en ce sens que la Personne du Logos est
composée de parties. Le Logos, en tant que tel, n’est susceptible d’aucune
composition, comme l’enseigne la théodicée. L’expression employée par les Pères
et les Conciles ne peut vouloir dire que ceci : La Personne unique et
simple subsiste en deux natures et par rapport à ces deux natures est « persona composita ». « Dans l’une
et l’autre nature, c’est le même Fils de Dieu qui prend ce qui est nôtre, sans
rien perdre de ce qui lui est propre » (S. Léon Ier, Sermo 27, 1). La Personne sort uniquement
de la nature divine et n’est pas le résultat des « natures
confluentes » (S. Jean Damasc., De fide orth., 3, 4 sq. ; S. th., 3,
2, 4 ; Denz., 216, 219).
4. Le Logos n’a pas pris une
humanité incomplète, car ce qui lui
manquait en soi, la personnalité, il le lui a conféré en lui donnant la sienne
et ainsi, par cette union, la nature humaine n’a pas été dégradée, mais au contraire élevée ;
c’est pour elle la plus haute dignité de subsister dans la Personne du Logos,
et ainsi, le Christ est non seulement moralement, mais encore ontologiquement,
l’Homme idéal. « Il est plus
noble pour un être d’exister dans un autre plus digne que lui que d’exister par
lui‑même. C’est pourquoi la nature humaine est plus noble dans le Christ qu’en nous » (S. th., 3, 2, 2 ad 2).
Que la nature divine n’ait pas été
dégradée, cela est évident étant donnée l’immutabilité divine. Le Logos
accomplit l’union « Dieu, il s’unit à la forme de l’esclave, à la nature
de la chair du péché ; et l’homme n’a pas altéré la divinité, et le Dieu a
glorifié l’humanité » (Léon Ier,
Ép. 59, 3).
5. En se représentant le commencement de l’union hypostatique, il
faut songer que le Logos éternel demeura
ce qu’il était ou bien, comme les Pères le soulignent pour combattre tout
dépouillement cénotique : « Le Christ, tout en demeurant dans la forme de Dieu, a pris la forme d’un
serviteur » (S. Hilaire). Or, il
prit la nature humaine en la créant et en se l’unissant au même moment :
celle‑ci n’a donc, à aucun moment existé pour elle seule et il n’a pas été nécessaire de la priver de sa personnalité « La grâce n’a pas détruit mais a
rendu parfaite la nature ». Cela veut dire que l’union hypostatique a commencé au moment de la conception par
l’opération du Saint‑Esprit ; ni avant, ni après (naissance, baptême, ascension). Le moment de la
conception et celui où le Verbe prit la nature humaine coïncident absolument. S. Augustin : « Nec sic
assumptus est (homo) ut prius creatus post assumeretur, sed ut ipsa assumptione crearetur » (C.
Serm. Arian., 8, 6). S. Léon Ier (Ép. 35, 3) répète cette
proposition mot à mot. Il est vrai que, selon l’idée, l’Incarnation est éternellement décidée dans le plan de
Rédemption, de même que l’acte divin par lequel elle fut opérée est en soi
éternel.
6. En tant qu’opération active ou efficiente, l’Incarnation est
l’œuvre commune des trois divines Personnes, comme « opus Dei ad
extra » ou comme acte divin essentiel (§ 58) ; en tant qu’opération passive ou terminative (incarnari) elle
est propre au Fils seul. « Le Fils unique de Dieu, Jésus Christ, incarné
par une œuvre commune de toute la Trinité » (4ème conc.
Latran ; Denz., 429). S. Augustin :
« La Trinité tout entière créa cette créature que la Vierge enfanta, mais
seule la Personne du Fils l’assuma » (Enchir., 11, 37). S. Thomas : « L’acte de celui qui prend la nature
humaine procède de la vertu divine, qui est commune aux trois personnes ;
au lieu que le terme de l’assomption
est la personne... Car les trois personnes ont fait que la nature humaine a été
unie à la seule personne du Fils » (S. th., 3, 3, 4 ; cf. § 58). Il
fonde sur trois raisons l’appropriation
de l’Incarnation active au Saint‑Esprit : 1° En raison de la cause divine : l’Incarnation, en
effet, est par excellence une œuvre de l’amour
de Dieu ; or le Saint‑Esprit est l’amour personnel de Dieu ; 2° En raison de la grâce conférée à la nature humaine du Seigneur, la grâce étant
appropriée au Saint‑Esprit. S. Augustin allègue déjà cette raison (cf. n. 8) ; 3° En raison du but de l’Incarnation qui réside dans notre sanctification,
vers laquelle tend toute l’action du Saint‑Esprit.
7. L’union se fit dans la
Personne non dans la nature : « Unio hypostatica fit in persona non
in natura », autrement ce serait une confusion de nature monophysite. Mais
une assomption de la personne n’aurait été possible que dans le sens de
Nestorius qui admet deux moi unis moralement, conception contre laquelle
toute la Bible proteste énergiquement. « Persona ut incommunicabilis per
se, non est assumptibilis, sed natura » (Sylvius) ; l’essence de la
personne est justement son incommunicabilité (p. 209) (S. th., 3, 2, 1 et
2 ; 3, 3, 4. S. Jean Damasc., De
fide orth., 3, 4)
8. L’union hypostatique est pour l’Homme‑Dieu une grâce gratuite.
S. Augustin l’affirme et y voit le
modèle de la libre prédestination divine (De præd. sanct., 15 ; Ép. 187,
n° 40). Dans Enchir., § 36, il dit : « Est‑ce que cette distinction absolument unique lui a été conférée parce que d’une manière particulière il avait mérité
Dieu ? Aucunement. Car dès le premier moment où il devint Homme, cet Homme
ne fut rien autre chose que le Fils de Dieu, le Fils unique de Dieu ». La
nature humaine, n’ayant pas un seul instant subsisté en elle‑même auparavant, ne pouvait par
conséquent rien mériter auparavant. Arius,
Nestorius et Théodore de Mopsueste soutiennent,
il est vrai, que l’Homme Jésus subsista un certain temps en lui‑même et, par une épreuve morale, devint digne de l’union divine et apte à cette union ; mais par là ils ruinent tout le dogme de l’Incarnation. Des conceptions
semblables, comme la théorie de l’épreuve des Antiochiens, se retrouvent dans la théologie
protestante moderne. L’Église condamna cette théorie de l’existence propre,
ainsi que celle de l’épreuve, à mainte reprise (Denz., 113‑124, 213‑228, surtout 216). S. Thomas expose comment le Christ, par
sa Passion, a mérité la Rédemption pour les hommes, mais ajoute que, pour lui‑même, il ne pouvait pas mériter l’union hypostatique. Elle était en effet le principe de tout
mérite et « le principe du mérite ne se mérite pas, et par conséquent la grâce ne se mérite pas non plus, puisqu’elle
est le principe du mérite » (S. th., 3, 2, 11). L’effet ne peut pas
exister avant la cause. Il est également clair qu’« il n’est pas possible
que l’on mérite ce que l’on a déjà » (S.
Thom., De verit., 29, 6 ; S. th., 1, 2, 1, 14, 5).
Les justes de l’Ancien Testament
pouvaient‑ils mériter de congruo l’accélération de l’Incarnation ? S. Thomas répond : oui (S. th., 3, 2, 11). Pour ce qui est de
la Très Sainte Vierge, l’Église chante : « Regina cœli laetare, quia quem meruisti portare », etc., mais aussi « Deus qui
gloriosæ Virginis Matris Mariæ, corpus et animam, ut dignum Filii tui habitaculum effici mereretur Spiritu Sancto
cooperante præparasti, etc. ».
Si elle ne pouvait pas mériter l’Incarnation, peut‑être a‑t‑elle mérité la maternité divine ? D’après S.
Thomas, on peut, malgré le caractère extraordinaire de la grâce, admettre un
mérite de Congruo.
9. L’Incarnation œuvre purement surnaturelle. Pour s’en convaincre, il
suffit de considérer qu’une cause créée est incapable d’accomplir l’union
hypostatique active ; de même, cette union ne se trouve nulle part dans
l’ordre naturel. Même dans l’ordre surnaturel, elle ne se rencontre qu’une seule fois. En effet, l’union de
grâce et l’habitation personnelle de Dieu dans l’âme n’est qu’une participation
accidentelle à la nature divine et
non une union substantielle à Dieu,
comme dans l’union hypostatique. L’union hypostatique appartient au
« supernaturale quoad substantiam »,
mais tout « supernaturale quoad substantiam » n’est pas en soi un
« supernaturale substantiale »
par lequel Dieu lui‑même dans l’union hypostatique se communique à l’homme. La grâce est un accident
surnaturel (Cf. Hugon, Incarnation,
186 sq.) ?
10. L’union hypostatique est indissoluble. C’est là sa
caractéristique la plus importante, laquelle d’ailleurs est définie (Chalcédoine : inseparabiliter, ἀχωρίστως)
(Denz., 148 ; cf. 283). C’est sur ce fait que repose le culte d’adoration rendu au Christ et la
réalité de l’Eucharistie. « Tu
es prêtre à jamais » (Ps. 109, 4 ; cf. Hébr., 7, 24). « Jésus
Christ, hier et aujourd’hui, est le même, il l’est pour l’éternité »
(Hébr., 13, 8). « Et son règne n’aura pas de fin » (Luc, 1, 33).
« Quæ tamen in unitatem convenerunt, nec separationem possunt habere nec
finem » (S. Léon 1er, Serm. 30, 6). Ce n’est que par le péché qu’une séparation pourrait se
produire et le péché est intérieurement impossible, comme on le démontrera plus
loin. Les scolastiques ont, à ce sujet, cet axiome : « Verbum quod
semel assumpsit, numquam dimisit ». Cependant cet axiome ne doit pas être
pris à la rigueur. Il a un sens absolu pour ce qui est de l’âme ; pour le
corps, il n’a qu’un sens relatif, il s’applique aux parties intégrantes que,
pendant sa vie ou au moment de sa mort, le Seigneur n’a pas abandonnées ou bien qu’il a accueillies de nouveau dans son
corps à la Résurrection, comme le sang versé. Que cela s’applique à tout le
sang ou à une partie du sang seulement, il est impossible de le dire et
l’Église a interdit toute controverse à ce sujet (Denz., 718). Il est inutile
d’expliquer que ce dogme seul fournit la raison d’un culte perpétuel d’adoration, car ce culte ne peut et ne doit être
rendu au Seigneur que « ratione Deitatis » ; de même, pour notre
foi et notre culte eucharistique. ‑ La plainte du Christ sur son « abandon par Dieu » ne prouve rien contre cette vérité. S.
Ambroise, s’appuyant sur cet abandon, dit : « L’homme criait
étant sur le point de mourir par la séparation de la divinité ; car,
puisque la divinité n’est pas soumise à la mort, il ne pouvait mourir qu’autant
que la vie s’éloignait, parce que la vie est la divinité » (Exp. in
Luc : M. 15, 1836). Cette proposition est insoutenable. S. Bède le Vénérable donne la
solution : « Le Christ préservait le personnage du vieil
homme », lequel par le péché était privé de la présence de Dieu et devait
mourir. La plainte de Jésus annonce seulement que Dieu ne le sauvait pas
extérieurement de la détresse de la mort ; elle ne signifie pas qu’il se
séparait ontologiquement de lui. Le Seigneur emploie une parole de psaume
adaptée à sa situation ; or un désespéré n’exprime pas ses sentiments dans
une prière. Au reste, il meurt avec le mot « Père » sur les lèvres et
remet son âme à Dieu. ‑ Dans la Scolastique primitive,
on se demandait si le Christ au tombeau était encore une « personne »
et si la mort n’avait pas, d’une certaine manière, supprimé l’union, puisque le
corps et l’âme étaient séparés. Les Pères comme S. Grégoire de Nys., S. Léon,
etc., avaient déjà répondu négativement à la dernière question. Hugues fit de
même : étant donné que la divinité qui constitue la personne était unie à
l’âme et au corps, « Christi persona in sepulcro jacuit et secundum solam
carnem » (De sacr., 2, 1, 11). Aux scolastiques primitifs qui
interprétaient le Psaume 21 en disant : Il fallait d’abord que Dieu
l’abandonne, autrement il n’aurait pas pu mourir, il opposait cette
affirmation : « Substraxit protectionem, sed non separavit
unionem » (Ibid., 2, 1, 10). S. Léon,
dans son Sermon 68, avait déjà tout expliqué nettement en soulignant
l’indissolubilité de l’union et la propriété des natures : « Manente
enim in sua proprietate utraque
substantia, nec Deus dereliquit sui corporis passionem nec Deum fecit caro
passibilem, quia divinitas quæ erat in dolente non erat in dolore » (M.
54, 375). On sentait cependant, dans la Scolastique primitive, que
l’« unio divinitatis cum corpore mortuo » demeurait un mystère.
11. Le Logos n’a pas pris la
nature humaine générale, l’espèce
humaine, mais une humanité individuelle
et réellement distincte. Harnack a prétendu que S. Grégoire de Nysse avait
admis la réalité platonicienne des idées générales et représenté ensuite la
Rédemption comme un processus purement mécanique, Seeberg le réfute et
conclut : « L’idée que dans le Christ tous seraient physiquement
divinisés est contraire aux efforts individuels pour le salut si souvent
recommandés ».
12. L’explication analogique reste très loin du mystère. L’Incarnation fait partie,
comme la Trinité et l’Eucharistie, des « mysteria stricte dicta », dont, même après la Révélation, on ne peut
prouver la possibilité intime, mais qu’on peut simplement défendre contre les
objections par une explication exacte. Harnack
appelle la comparaison avec l’âme et le corps, constante chez les Pères, une
image « trompeuse ». Il est vrai que les Pères l’interprétaient
parfois d’une manière fausse ; c’était le cas de ceux qui unissaient
simplement la divinité avec la « chair » (σάρξ)
et leur nombre était assez grand. Cette explication était particulièrement
courante dans le monde apollinariste et arien. Mais alors même qu’on poursuit
le parallèle d’une manière convenable, on se rend compte qu’on doit l’utiliser
avec réserve, car dans l’homme le corps et l’âme s’unissent pour former une nature, dans le Christ deux natures
s’unissent dans une seule Personne. Néanmoins
cette antique image patristique peut toujours servir dans l’enseignement
populaire, comme illustration (Cf. S.
Thomas, Quæst. disp. de unione Verbi, a. 1).
13. Combien d’êtres (esse) y a‑t‑il dans le Christ ? La philosophie distingue l’« esse essentiæ ou
substantiæ », l’« esse subsistentiæ » et l’« esse
existentiæ ». Le thomisme admet entre eux une différence réelle. Il
considère leur relation comme celle d’une progression vers la perfection
ontologique, l’un étant en puissance par rapport à l’autre. Si nous partons de
l’« esse essentiæ » ou « substantiæ », la subsistance est
l’« ultimum complementum substantiæ in
linea substantiæ » ; mais elle est en même temps l’intermédiaire
qui prépare la réception de l’existence réelle, l’« ultimum complementum
substantiæ in linea entis seu realitatis ».
L’existence est l’« ultima realitas rei, qua ponitur res extra causas et
extra nihilum ».
Si nous appliquons ces notions au
Christ, il y a en lui deux
« esse substantiæ » ou deux natures, cela est un dogme. Il y a en
outre en lui un seul « esse
subsistentiæ », une seule personnalité ou individualité ; cela encore
est un dogme. On se demande combien d’« esse existentiæ » il faut
admettre en lui. Le thomisme conséquent avec ses principes philosophiques,
répond que le Logos fournit ou donne, de son propre fonds, non seulement la
seconde mais encore la troisième « completio » de l’humanité du
Christ ; il admet donc une seule
existence. Contre cette manière de voir, Gutberlet soulève deux « fortes
objections » qui paraissent justifiées. « Il est difficile de
comprendre qu’un être puisse être réel sans exister ; mais ce qui est
encore plus important, c’est qu’avec cette opinion on reconnaît à l’humanité du Christ une existence
divine ; un être fini ne peut pas avoir une existence divine ». Il
admet, comme Suarez et beaucoup de théologiens, une existence humaine à côté de
l’existence divine.
A l’objection que la personne, de par sa notion même, est incommunicable, S. Thomas répond que de même que la personne humaine peut subsister
dans plusieurs natures (accidentelles comme la quantité et la qualité), la
Personne divine peut également subsister en plusieurs natures ; il se
réfère pour cette affirmation à l’« infinité » de la Personne divine,
« Ce qu’il y a de propre à la personne divine en raison de son
infinité..., c’est qu’il se fasse en elle une réunion de natures qui n’a pas
lieu accidentellement, mais selon la subsistance » (S. th., 3, 3, l ad 2).
14. Le Logos‑Dieu ne quitta pas le ciel dans l’Incarnation, mais « la nature divine a commencé d’être ici‑bas d’une manière nouvelle, c’est‑à‑dire selon la nature qu’elle a prise » (S. th., 3, 5, 2). Personne ne doit penser
que « toute la vertu divine ait été
comprise ou renfermée dans la nature humaine » ou, comme dit S. Augustin,
« que Dieu ait été renfermé dans le corps au point d’avoir abandonné ou
perdu le soin qu’il prenait du gouvernement de l’univers, ou que sa sollicitude
se soit concentrée ou resserrée pour ainsi dire dans cet espace étroit »
(S. th., 3, 10, 1).
15. Le Christ est uni à Dieu
d’une triple manière : 1° Par la création et la conservation, comme toutes
les créatures ; 2° Par la grâce, comme tous les justes ; 3° Par
l’union hypostatique, « par l’union personnelle qui est propre au Christ
lui‑même » (S. th., 3, 2, 10).
Formules christologiques.
1. La formule de S. Cyrille,
d’une nature incarnée (μία φύσις
τοῦ θεοῦ λὀγου
σεσαρϰωμένη) fut
interprétée d’une manière hérétique par les monophysites ; elle a
néanmoins un sens orthodoxe, tel que l’établit le second Concile de
Constantinople, en 553 : « l’union selon l’hypostase s’étant faite à
partir de la nature divine et de la nature humaine, il en est résulté un Christ
un » (Denz., 220 ; cf.
258).
2. La formule « duæ naturæ, tres substantiæ » se
rencontre dans la liturgie (cf. Præf. in Epiph. : Verbum supernum
prodiens) dans la Scolastique et auparavant (Denz., 284 sq.) ; mais les
adoptianistes l’interprétèrent dans leur sens hérétique, c’est pourquoi
l’Église l’a interdite (Denz., 312). S. Thomas et S. Bonaventure l’expliquaient
dans un sens orthodoxe en l’entendant de la substance de Dieu et des deux
substances partielles : le corps et l’âme. Aujourd’hui on emploie
substance et nature comme des mots synonymes, c’est pourquoi on évite cette
expression.
3. La formule « persona composita » a déjà été
expliquée plus haut. Cf. à ce sujet Denz., 216, 219 ; S. th., 3, 2,
4 ; Franzelin, thes. 36 ;
Petau, De Incarn., 3, 12‑14.
4. « Unus de Trinitate passus est » a un sens orthodoxe quand on
entend « passus est » comme « communicatio idiomatum »
(Denz., 216 sq.). La formule provient de Proclos de Constantinople qui
l’entendait au sens orthodoxe. Les monophysites introduisirent dans cette
formule leur hérésie et lui firent signifier que le Logos avait souffert dans
sa nature divine (Denz., 201).
5. La formule « humanitas » ou « caro Christi deificata » peut
s’entendre dans un sens orthodoxe, au sens de la « gratia substantialis,
gratia unionis », qu’on décrira plus loin ou dans un sens monophysite,
l’humanité changée en divinité ; ou dans un sens apollinariste, le Logos
étant la forme du corps.
6. « Christus secundum
quod homo non est aliquid ».
Cette formule a été reprochée à P. Lombard ; Alexandre III la condamna
(Denz., 393). Voir plus haut p. 376.
THÈSE. Les deux natures persistent même après l’union hypostatique
sans mélange et sans changement. De
foi.
Explication. Le Concile de Chalcédoine
a défini contre Eutychès que l’union
s’est faite sans mélange et sans changement (ἀσυγχύτως,
ἀτρέπτως) (Denz., 148). Les
monophysites se représentaient l’absorption de la nature humaine dans la nature
divine, comme une conversion ou une composition (ἔνωσις
ϰατὰ ἀλλοίωσιν,
ϰατὰ σύγχυσιν, ou
bien ϰατὰ
σύνθεσις). S. Léon Ier explique dans sa lettre à Flavien :
« Les propriétés des deux natures demeurant intactes et s’unissant dans
une seule Personne (salva igitur proprietate utriusque naturæ... et in unam
cœunte personam), la majesté a assumé la bassesse ; la force, la
faiblesse ; l’éternité... la mortalité. Ainsi donc, dans la nature intacte
et complète (integra perfectaque natura) d’un homme véritable, est né le vrai
Dieu, parfait (totus) dans ce qui est sien (dans sa divinité) et parfait
(totus) dans ce qui est nôtre (dans l’humanité) (Denz., 143).
Preuve. Cette thèse n’est pas autre chose que la conséquence des trois
dogmes capitaux de la véritable divinité,
de la véritable humanité et de l’unité de la Personne. Les textes
allégués pour démontrer la divinité et l’humanité traitent du Christ unique et
concret qui, pour notre rédemption, a pris chair. Or ces textes témoignent de
la vérité, de l’intégrité et de la non‑altération de la nature. Pour la nature divine, cela est évident ; quant à
la nature humaine, les textes
allégués à ce sujet le prouvent.
Que les Pères ne l’aient pas compris autrement et qu’ils aient toujours
insisté sur le « seul et même Christ » (unus et idem), cela a déjà
été démontré plus haut. Quand, à ce propos, un certain nombre (Tertullien, S.
Cyprien, S. Ambroise, S. Augustin et même S. Léon) parlent d’un
« mélange » (mixtio ) de Dieu et de l’homme, ils ne veulent pas
enseigner l’absorption de la nature divine par la nature humaine, mais
seulement ‑ d’une manière peu adroite il est vrai – insister sur le caractère intime
de cette union. C’est de cette façon qu’il faut entendre la « nature
unique » (μία φύσις) de S. Cyrille. Harnack lui‑même dit que « Cyrille, dans un grand nombre de passages » dont il cite toute une liste, « déclare, d’après sa doctrine, qu’il y a deux natures unies, dans
le sens du Concile de Chalcédoine (ἀσυγχύτως,
ἀτρέπτως, ἀναλλοιώτως,
ἀμεταβλήτως) sans que
jamais il y ait eu mélange (σύγχυσις,
σύγϰρασις,
συνουσίωσις) »
(H.D., 2, 382). Au reste, S. Cyrille, en signant la formule d’union, conclue avec les Antiochiens deux ans après le
Concile d’Éphèse (dite Symbolum Ephesinum) avait adouci l’expression de
« une nature » et en avait donné une explication satisfaisante. Il
est vrai qu’une partie de ses partisans ne l’avait pas suivi. Eutychès fut plus
tard leur porte‑parole. Il exagéra l’expression « une nature » (μία φύσις) pour en faire « une nature unique » (μόνη φύσις) en alléguant pour cela, à tort, l’autorité de S. Cyrille, lequel se serait
sûrement opposé à une telle interprétation. Sans doute il a admis
deux natures avant l’Incarnation et une nature après (Ép. 45, ad Succ., 1), mais soupçonné d’apollinarisme, il
formula sa foi, dans une autre lettre (Ép. 46, ad Succ., 2) en ces
termes : « Le Christ, il est vrai, est un Fils unique, mais il est
Dieu aussi bien qu’homme ; aussi il est parfait tant dans la divinité que
dans l’humanité » (M. 77, 243).
Les arguments de raison contre le monophysisme ont déjà été mis en
lumière par les Pères. Ce système est absolument contraire à toute philosophie.
Car Dieu ne peut, ni par conversion, ni par mélange, ni par composition, s’unir
à une créature pour former une unité de nature.
Son immutabilité et sa simplicité absolues s’y opposent. Alors même que
l’impossible pourrait s’accomplir, ce mélange ne serait ni Dieu, ni homme, mais
une chose nouvelle indéfinissable. De même, la proposition de Luther concernant l’ubiquité du corps du
Christ : « Tout est complètement rempli du Christ », ainsi que
la proposition inverse : « En dehors ce cet homme, il n’y a pas de
Dieu », est dépourvue de tout sens théologique et philosophique.
THÈSE. Dans le Christ, il y a deux volontés et deux modes d’action
naturels sans partage et sans mélange. De
foi.
Explication. Le monophysisme agita tout l’Orient. Pour apaiser les
controverses entre les orthodoxes et les eutychiens et pour rattacher plus
fortement à l’empire grec les nombreux monophysites qui se trouvaient dans la
Syrie et l’Arménie reconquises, le patriarche de Constantinople, Sergius, qui était de tendance
monophysite, proposa à l’empereur Héraclius,
comme formule d’union, l’admission d’un
seul mode d’opération (μία ἐνέργεια).
De ce monergisme résulta plus tard l’admission d’une seule volonté (ἔν θἐλημα), la
volonté divine (monothélisme). La nature
humaine que l’on conservait devait être considérée comme purement potentielle, comme un instrument sans
énergie entre les mains du Logos. Le Logos serait donc non seulement le
principe dirigeant (principium quod) de la nature humaine, mais encore
l’agent proprement dit et unique, et
la nature humaine serait ravalée au rang d’un instrument mort purement passif.
Aux côtés de Sergius se
rangèrent, outre l’empereur, le patriarche Cyrus
d’Alexandrie et de nombreux évêques orientaux. Mais le moine Sophronius, qui fut plus tard patriarche
de Jérusalem s’éleva contre la formule d’union et, dans sa lettre d’entrée en
fonction (Ép. synod.), examina la doctrine des deux volontés et des deux modes d’action. Sergius s’adressa au Pape
Honorius et celui‑ci, conformément à la proposition de Sergius, conseilla de ne parler ni d’un
seul ni de deux modes d’action, l’Écriture gardant le silence à ce sujet. Il
laissa ensuite libre cours à la profession de foi d’« une volonté de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ ». Les deux édits dogmatiques impériaux l’un
« Ekthésis » d’Héraclius (Sergius), l’autre « Typos » de
Constance II (Paul de Constantinople), mirent en garde contre les deux énergies
et ordonnèrent le silence. Cependant un grand nombre de moines africains intervinrent
ouvertement pour le dyothélisme, particulièrement le savant abbé Maxime le Confesseur. Bientôt le Pape Martin Ier condamna
solennellement le monothélisme dans un Synode
de Latran (649) et enseigna « deux volontés et deux modes d’action
naturels » (Denz., 266).
Le conflit dogmatique fut terminé
au 6ème Concile général, à Constantinople
(680‑681) que convoqua l’empereur Constantin Pogonat et que confirma le Pape Agathon. Le monothélisme y fut solennellement condamné : ses
auteurs (Sergius, Pyrrhus) et celui qui l’avait favorisé (le Pape Honorius), furent anathématisés, en
vertu de l’autorité du Concile de Chalcédoine, du Pape Léon Ier et
des Pères. La lettre dogmatique du Pape Agathon
à l’empereur Constantin Pogonat y fut accueillie avec acclamation comme la voix
de l’apôtre Pierre et définie : « De même, nous déclarons qu’il y a
en lui (le Christ) deux volontés
naturelles et deux modes d’action naturels (δύο
φυσιϰὰς
θελήσεις ἤτοι
θελήματα ἐν αὐτῷ,
ϰαὶ δύο φυσιϰὰς
ἐνεργείας), sans division, sans
changement, sans séparation, sans mélange ; et les deux volontés
naturelles ne sont pas opposées... au
contraire, la volonté humaine ne contredit pas la volonté divine toute
puissante, mais elle lui est soumise » (Denz., 291).
Preuve. Il est à peine besoin d’apporter ici une preuve proprement dite,
car cette preuve est déjà contenue dans celle que nous avons donnée pour
démontrer les deux natures, particulièrement la nature humaine que le monophysisme avait diminuée. C’est à cette preuve
que se référaient Sophronius, Maxime le Confesseur et le Pape Martin. Le Pape
Agathon s’appuya aussi sur l’Écriture (Denz., 288). C’est ainsi qu’il citait la
prière du Seigneur au jardin des Oliviers : « Mon Père, s’il est
possible, que cette coupe passe loin de moi ! Cependant, non pas comme moi, je veux, mais comme
toi, tu veux » (Math., 26, 39. Luc, 22, 42 : « que soit faite
non pas ma volonté, mais la tienne »). Ici le Christ soumet sa volonté
humaine, laquelle était mise en question par les monothélites, à la volonté
divine de son Père. Or, en vertu de sa nature divine, il avait la même volonté
que son Père. De même, dans l’évangile de
S. Jean, le Christ affirme fréquemment sa volonté humaine et son obéissance
à la volonté de son Père : « Car je suis descendu du ciel pour faire
non pas ma volonté, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé » (Jean, 6,
38 ; cf. 4, 34 ; 5, 19, 30 ; 14, 31). Parmi les écrits
apostoliques, c’est surtout l’Épître aux
Hébreux qui insiste sur l’obéissance humaine du Seigneur et montre dans
cette obéissance l’épreuve de l’unique sacrificateur du Nouveau Testament. Dès
son entrée dans le monde, il dit à son Père : « Me voici, je suis
venu pour faire ta volonté » (Hébr., 10, 9 ; cf. 7, 5 ; Phil.,
2, 8). De tous ces passages résulte l’existence,
ainsi que l’énergie de la volonté
humaine et propre du Christ.
Les Pères. Ils ont, dès le commencement, sans y insister spécialement,
enseigné le dyothélisme. Cependant S.
Athanase, longtemps avant la controverse, l’a exposé très nettement en
s’appuyant sur Math., 26, 39 : « Il manifeste ici deux volontés
(δύο θελήματα), la
volonté humaine qui est de la chair et la volonté divine qui est de Dieu ;
la volonté humaine demande, à cause de la faiblesse de la chair, l’éloignement
des souffrances, mais la volonté divine y est disposée » (De incarn. Dei
Verbi et c. Arian., 21). Quant aux deux modes d’opération, c’est S. Léon Ier qui les a
distingués avec le plus de clarté, en donnant, dans sa lettre dogmatique, ces
précisions qui furent alors très discutées : « Chaque nature fait en communion avec l’autre ce qui lui est propre, le Verbe opérant ce qui est du Verbe, et le corps exécutant ce qui est du corps » (Denz., 144).
Le fondement philosophique de notre thèse a déjà été donné par S. Maxime le Confesseur, le Pape S. Agathon et plus tard S. Jean Damascène, si bien qu’il ne
resta que peu de chose à faire à la Scolastique. S. Agathon indique la
conséquence pour la Trinité : si
l’on plaçait la volonté dans la personne, au lieu de la placer dans la nature,
il y aurait en Dieu trois volontés, ce qui est absurde (Epist. ad august.
imperat. : M. 87, 1173). S. Maxime distingue entre la puissance de volonté et l’acte
de volonté; il place la puissance (voluntas naturalis,
θελήμα φυσιϰόν)
dans la nature et l’acte (voluntas rationis,
θελήμα γνωμιϰόν)
dans la personne. L’unique Personne divine opère donc tantôt dans la nature
divine ce qui procède de la volonté divine et y est conforme, tantôt dans la
nature humaine ce qui procède de la volonté humaine et y est conforme. Il y a
donc dans le Christ, pour employer le langage de l’École, un seul « principium quod »,
mais un double « principium quo »
(Disp. adv. Pyrrhum : M. 91, 353 sq.). S. Jean Damascène enfin signale la
contradiction dans la notion de deux natures et une volonté ; en effet,
une nature dépourvue de son contenu et de sa puissance serait une absurdité
(natura enim nulla est operationis expers ; De fide orth., 3, 15). De même
S. Thomas (S. th., 3, 18, 3 et 5).
Quant à l’harmonie des deux volontés, S. Maxime la fait dériver avec raison
de l’impeccabilité du Seigneur. Le vouloir naturel n’est jamais en
contradiction avec Dieu pourvu qu’il ne soit pas dirigé vers le péché. La
prière du Mont des Oliviers ne manifeste aucune contradiction de volonté, mais
seulement la répugnance naturelle pour la Passion imminente ; la volonté
proprement dite déclara immédiatement, malgré cette horreur, sa soumission.
Nous trouvons dans cette prière, si nous l’examinons de près, la volonté divine
qui commande, la volonté humaine qui obéit et la répugnance naturelle qui fut vaincue.
C’est dans ce sens que la Scolastique distingue, dans le Christ, trois volontés (S. Thomas, S. th., 3, 18, 2 sq.).
A consulter : S. Thomas, S. th., 3, 33. Petau, 7, 1‑5. Diekamp, 2, 223 sq. Minge, 1, 275 sq. Sur
l’adoptianisme : Enhuber, De
hæresi Adoptianorum (M. 101, 303 sq.). Sur l’adoration du Christ : S. Thomas, S. th., 3, 25, 1‑4. Gerdil, De adoranda
humanitate Christi (Migne, Curs. compl., 9, 913 sq.). Sur le culte du Sacré‑Cœur : Croiset,
La dévotion au Sacré‑Cœur de N.‑S. J.‑C. (1689). Gallifet, La
dévotion au S.‑C. de Jésus. Nilles,
De rationibus festorum SS. Cordis Jesu et purissimi cordis Mariæ, 2 vol.
(1885). Nix, Cultus SS. Cordis Jesus
(1905).
De l’union hypostatique résulte
immédiatement une série de corollaires, dont un certain nombre ont été
spécialement définis. Il se rapportent, les uns à la personne et à la nature
divine, les autres à la nature humaine, mais ils sont en étroite connexion, si
bien qu’on ne peut pas les séparer strictement en deux classes. Ces corollaires
concernent : 1° La communication des
idiomes ; 2° L’activité
théandrique du Christ ; 3° la périchorèse ;
4° L’adoration unique du Christ ;
5° La filiation naturelle du Christ comme
Homme ; 6° La maternité divine
de Marie, laquelle sera étudiée dans la mariologie ; 7° Enfin les
privilèges particuliers, moraux, intellectuels et dynamiques de la nature humaine. Ces privilèges seront traités dans
le chapitre suivant.
Sous le terme de communication des idiomes, on entend la
communauté et l’échange réciproque d’attributs divins et humains dans l’Homme‑Dieu (communicatio idiomatum seu proprietatum, ϰοινοποίησις,
ἀντίδοσις τῶν ἰδιωμάτων).
On peut concevoir cet échange des
prédicats de trois manières : au
sens nestorien, comme un transfert
purement moral fondé sur les
relations mutuelles de deux personnes, comme le mari et la femme, le roi et le
ministre ; au sens eutychien,
comme la fusion des natures et de leurs propriétés ; ou bien au sens catholique, comme le transfert et l’assignation réciproques des attributs de nature divine et humaine
entre Dieu et l’Homme. Le Christ étant Dieu et Homme, on peut désigner sa
Personne d’après chaque nature, par ex. : le Logos, l’Homme‑Dieu, le Fils unique de Dieu, ou
bien Jésus de Nazareth, le Fils de David, et ensuite attribuer à la
Personne désignée d’après la nature divine, des prédicats humains, ainsi qu’à
la Personne désignée d’après la nature humaine des prédicats divins. Ainsi on
peut dire : Dieu a souffert et est mort, et le Fils de l’Homme est le
Créateur du monde, il ressuscite les morts et juge l’humanité (Cf. S. Jean Damasc., De fide orth., 3, 3
sq.).
Ce transfert fut accompli dès le temps des Apôtres ;
mais il fut examiné d’une manière
polémique particulièrement à partir de Nestorius qui le contesta. « Vous
avez tué le Prince de la vie », crie S. Pierre aux Juifs (Act. Ap., 3,
15 ; cf. 20, 88 ; 1 Cor., 2, 8). S. Ignace parle des souffrances de
Dieu ; de même Tertullien et S. Irénée. Origène donne déjà une explication
plus détaillée (De princ., 2, 6, 3). D’une manière toute spéciale, on attribue
la mort et les souffrances au Logos, afin d’en souligner la valeur pour nous.
Nestorius contesta cette manière de parler et ne voulait admettre qu’un
transfert moral des prédicats.
D’autre part, Eutychès affirmait une communication
physique des attributs divins à la nature humaine. Le juste milieu fut tenu par S. Cyrille, S. Léon
Ier, Léonce de Byzance et, avec eux, par la doctrine de
l’Église ; ils considérèrent les deux natures comme étant en soi
inchangées, mais ils fondèrent le droit théologique d’attribuer à l’unique
Personne concrète ce qui est divin et ce qui est humain.
Règles à observer.
1° Les attributions réciproques
doivent toujours se faire par rapport à la Personne
et jamais par rapport à la nature.
Ainsi donc il faut dire : Dieu a souffert et non : la nature divine a
souffert ; le Christ est présent partout, et non : l’humanité de
Jésus est présente partout (ubiquité). Par un usage erroné des prédicats, on
attribuerait les propriétés d’une nature à l’autre, ce qui serait du
monophysisme.
2° Les attributions doivent se
faire positivement : on ne doit
pas les faire négativement. Ainsi
donc il faut dire : Dieu a souffert, mais non : Dieu n’a pas
souffert, à moins qu’un correctif
limitatif ne ramène cette négation à la nature convenable ; par
conséquent : Dieu n’a pas souffert en tant
que Dieu.
3° On peut sans doute identifier
Dieu avec la divinité et dire : Le Logos est la divinité ; mais il
est erroné d’identifier la Personne concrète, qu’elle soit désignée d’après la
nature divine ou la nature humaine, avec l’humanité ou ses parties, corps et
âme et de dire : Dieu ou le Christ est l’humanité, au lieu de :
possède l’humanité.
4° Ce qu’on vient de dire peut se
résumer dans cette règle générale :
Toute attribution doit se faire d’une manière affirmative, de telle sorte que le concret soit uni au concret
et non l’abstrait au concret ou à l’abstrait. Les propositions négatives
doivent toujours comporter une limitation qui les rapporte à la nature en
question.
L’activité théandrique du Christ (operatio deivirilis,
θεανδριϰὴ ἐνέργια)
fut fortement accentuée par les monothélites (sévériens) et reçut, du prestige
du célèbre pseudo‑Denys, un grand appui. Celui‑ci emploie une formule en soi peu claire et qui rend un son
monophysite quand il écrit : « Il n’opérait pas comme Dieu ce qui est divin, ni
comme homme ce qui est humain, mais il nous enseigna un certain mode d’action nouveau, l’action théandrique » (ϰαινήν
τινα τὴν
θεανδριϰὴν ἐνέργιαν,
Ep. 4. M. 3, 1072, etc.)
S. Jean Damasc. appelle l’humanité du Christ « instrument de la
divinité ». S. Thomas reprend cette notion et l’explique : « On
doit donc dans le Christ aussi considérer l’humanité comme un organe
(instrument) de la divinité. Or il est manifeste que l’instrument agit par la
vertu de la cause première et suprême (causa principalis). C’est pourquoi dans
l’activité de l’instrument se trouve non seulement la (propre) force de
l’instrument (dans la hache, le coupant), mais encore la force de la cause
principale (si bien qu’en coupant l’artisan fait une caisse)... C’est ainsi
seulement que la nature humaine du Christ avait aussi une force et une
efficacité qui provenait de la divinité
et dépassait la puissance humaine. Ainsi quand il touchait un lépreux, c’était
assurément une activité de l’humanité ; mais que le toucher guérisse la
lèpre, cela provenait de la toute‑puissance de la divinité. Or, de cette manière, toutes les actions et les souffrances
humaines du Christ deviennent
salutaires par la force de la divinité et c’est pourquoi Denys (De div. nom.,
c. 2) appelle l’activité du Christ une activité humaine et divine (Comp., c. 212 ; cf. C. Gent., 4, 41 ;
S. th., 3, 29, 1).
Pour comprendre d’une manière
plus précise ces notions, il faut distinguer : 1° Les actions purement divines opérées par la Personne
divine dans la nature divine : comme la conservation du monde (Hébr., l,
3) ; 2° Les actions humano‑divines opérées par la Personne divine dans la nature humaine, comme
marcher, avoir soif, souffrir, mourir ; 3° Les actions mixtes accomplies dans la nature divine
qui se sert de la nature humaine comme d’un instrument :
telles sont la plupart des œuvres miraculeuses. Les activités désignées sous
les numéros 1 et 3 appartiennent, en tant qu’œuvres ad extra, à la Trinité tout entière ; celles qui sont
désignées sous le numéro 2 sont propres au Seigneur seul ; c’est en elles
que réside le prix de notre Rédemption. Elles sont vraiment théandriques, accomplies par le
« principium quod » divin dans le « principium quo »
humain. S. Léon : « Chacune des deux formes accomplit sa tâche propre
dans la communion avec l’autre, le Verbe opérant ce qui est du Verbe, la chair
effectuant ce qui est de la chair » (Denz., 144) (Cf. S. Jean Damasc., De fide orth., 3, 19). Il y a ainsi dans le Christ
deux modes d’opération, une opération divine et une opération divino‑humaine, mais il n’y a pas d’opération purement humaine, parce que chaque opération est accomplie par le
Logos. Il y aura lieu de tenir compte de cette vérité dans le jugement que nous
aurons à porter plus tard sur le mérite de la Rédemption. L’Église a condamné
l’ἐνέργια
θεανδριϰὴ entendue dans le sens monophysite (Denz., 268) (Cf. Jos. Maric, Celebris Cyrilli Alex.
formula christologica de una activitate Christi in interpretatione Maximi
Confessoris et recentiorum theologorum [1926]).
La périchorèse (circuminsession) est une autre conséquence de l’union
hypostatique. Dans la Trinité, elle est complète et réciproque ; dans le
Christ, elle est incomplète et unilatérale : la divinité pénètre
l’humanité, mais la réciproque n’est pas vraie. En effet, la divinité n’est pas
pénétrable et elle s’élève à une hauteur infinie au‑dessus de l’humanité finie du Christ. Le fondement ontologique est, dans la Trinité, l’unité de nature, dans le Christ, l’unité de Personne.
Les Pères enseignent cette pénétration dès le commencement, les Latins
comme les Grecs, quand ils appellent l’union des deux natures un mélange (commixtio, σύγϰρασις,
etc. ; cf. p. 374 sq.). Naturellement ce point est plus vivement débattu
après la théorie nestorienne de la séparation des natures. Il l’est, chez les
Latins, par S. Léon Ier, chez les Grecs, par S. Cyrille d’Alex. qui
oppose à la διαίρεσις
φυσιϰή des Antiochiens son ἕνωσις
φυσιϰή. De même, la comparaison, continuelle
chez les Pères, de l’« unio » avec celle du corps et de l’âme, se
rapporte à ce sujet. Par contre, le terme périchorèse, dans sa notion technique
et théologique, n’est employé qu’à partir de S. Jean Damascène qui l’a légué à
la Scolastique (De fide orth., 3, 3 et 7). Quand les Pères, pour parler de la
pénétration de l’humanité par la divinité, emploient parfois des expressions
fortes (Grégoire de Nys.), comme « caro Christi deificata » ou
« vivificata », ils songent à la
περιχώρησις, et non à
une σύγχυσις (Cf. Denz., 123) (Cf. Franzelin, De Verbo incarnato thes.,
37).
THÈSE. Jésus‑Christ est même en tant
qu’Homme le
Fils naturel de Dieu. De foi.
Explication. Vers la fin du 8ème siècle reparut en Espagne un nestorianisme mitigé qui
reçut le nom d’adoptianisme. Son
origine est la suivante : Un certain Migetius avait donné de la Trinité
une explication sabellianisante. Il fut attaqué par Élipandus, métropolitain de Tolède, auquel s’adjoignit un évêque
plus jeune, Félix d’Urgel. Ils
soutinrent que le Logos est une Personne distincte du Père, mais ils admirent
dans le Christ deux Fils : un Fils naturel
et un Fils adoptif (Filius Dei naturalis et adoptivus).
Élipandus s’appuyait sur une
série de textes de l’Écriture et des Pères, ainsi que sur des prières de
l’Église ; dans ces textes, il est vrai, on s’adressait au Christ comme à
un Fils adoptif, mais pas dans le sens qu’entendaient les adoptianistes. En
effet, ces termes étaient employés par rapport à la nature, théoriquement et
non pratiquement ; ils ne se rapportaient pas à une personne humaine
propre. On s’efforçait de s’en tenir à la profession de foi du Concile
d’Éphèse, mais quand on en venait à l’explication détaillée du dogme, on
parlait constamment et sans réticence de deux sujets séparés (ille et ille,
alter et alter ; filius Dei genere et filius Dei adoptivus, unigenitus et
primogenitus). L’homme Jésus‑Christ était en tout semblable à nous, un homme pur et simple qui
avait été adopté par le Logos.
L’adoptianisme fut condamné par
le Pape Adrien Ier (Denz.,
299), par les Synodes de Ratisbonne
(792), de Francfort (794), de Rome et d’Aix‑la‑Chapelle (799). Les principaux champions
de l’orthodoxie furent l’abbé Beatus
du Liban et l’évêque Étherius d’Osma,
de même Paulin d’Aquilée et Alcuin. Charlemagne lui‑même fit des efforts pour faire
triompher la pure doctrine.
Il s’agit, dans la controverse
adoptianiste, de savoir si le Christ non seulement selon sa nature divine,
qu’il reçoit de son Père par la génération éternelle, mais encore dans sa
nature humaine, qu’il a prise de Marie dans l’Incarnation, est le Fils naturel
et proprement dit de Dieu et doit être reconnu comme tel. Mais, dans la phrase
réduplicative : le Christ, en tant qu’homme (secundum quod homo), la
réduplication ne se rapporte pas à la nature humaine à laquelle en soi on ne
peut pas appliquer le prédicat « Fils », mais à la Personne en tant
qu’elle possède et porte la nature humaine : « Christus est Filius
Dei naturalis etiam in quantum est homo
i. e. etiam ut hypostasis subsistens in natura humana, sive ut hic homo ».
Preuve. L’Écriture appelle, de la même manière, non seulement celui qui a
été engendré éternellement par le Père (Jean, 1, 18), mais encore celui qui est
né de Marie, dans la chair, le « Fils de Dieu », le « Fils du
Très‑Haut » (Luc, 1, 32, 35), « mon Fils bien aimé » (Luc, 3, 22), « son Fils unique » (Jean, 3, 16 ; cf. Rom., 8, 32), « Christ, le Fils du Dieu vivant » (Math., 16 16) ; elle ne connaît donc pas deux Fils de Dieu.
Quand, parfois, la nature prise
par le Logos porte un nom personnel, il n’en résulte pas une dualité de
personnes. Le Messie s’appelle « serviteur de Dieu » (servus) dans
les Prophètes (Is., 42, 1 ; 49, 5. Éz., 28, 25. Cf. Math., 12, 18. Act.
Ap., 8, 30 sq.). Mais ce terme désigne seulement un trait dans l’image prophétique du Messie, son obéissance dans la
douleur, par conséquent une disposition, une action, non la personne. Au reste,
dans l’Ancien Testament, l’image du Messie est toujours fragmentaire, ce n’est
jamais une image complète comme dans le Nouveau.
Les adoptianistes se réfèrent à
Rom., 1, 3 sq., où le Christ est appelé « prædestinatus Filius Dei ».
Mais le 11ème Concile de Tolède explique déjà ce texte de la
naissance du Christ du sein de Marie conformément à sa substance humaine
(Denz., 285). On ne peut pas dire du Logos éternel qu’il a été prédestiné à devenir Fils de Dieu, car
par là on le rendrait temporel ; il est également clair qu’on parle du
Fils de Dieu fait homme. Nous voyons donc, dans la phrase, une communication
d’idiomes. Le Fils éternel est appelé, par rapport à sa nature humaine, Fils de
Dieu prédestiné. Il faut expliquer de la même manière le texte où le Christ est
appelé le « premier né entre beaucoup de frères » (Rom., 8, 29). Il
est devenu notre frère en prenant la nature humaine (Cf. Hébr., 2, 17 ;
Col., 1, 15, 18 ; Apoc., 1, 5).
Les Pères. Ils ne connaissent qu’un
seul Fils de Dieu, non seulement à l’époque qui suit Nestorius, mais encore
avant, comme on l’a déjà montré en réfutant le nestorianisme. S. Augustin dit : « Lis à fond
(toute) l’Écriture, tu n’y trouveras jamais qu’il est dit du Christ qu’il est
Fils de Dieu par adoption » (C. Secund. Manich., 5 ; cf. Enchir.,
35). S. Hilaire : « Celui‑ci (le Christ) est vraiment et proprement Fils par l’origine et
non par l’adoption » (origine non adoptione : De Trin., 3, 11). Il
est vrai que les adoptianistes invoquent le témoignage de S. Hilaire parce
qu’il écrit quelque part : « La dignité de la puissance (dans le
Christ) n’est pas perdue alors que la bassesse de la chair est adoptée (carnis
humilitas adoptatur : de Trin. 2, 27), mais ici, bien entendu, comme
souvent chez les Pères, il faut entendre purement et simplement l’assomption de
la nature humaine (assumptio carnis).
La raison juge que l’adoption d’une nature impersonnelle est une
contradiction ; seules des personnes peuvent être adoptées. En outre, une
nature ne peut pas en soi et pour soi recevoir le nom de
« Fils » ; seule une personne peut le recevoir. Le principe
ultime et fondamental de la filiation du Christ, même selon sa nature humaine,
se trouve dans la génération éternelle du sein du Père. Le terme de cette
éternelle génération était, avant
l’Incarnation, le Logos dans sa nature divine ; dans l’Incarnation, c’est toujours, comme avant, ce même Logos qui
alors, dans ce moment du temps, prend aussi la nature humaine et la possède
désormais de telle sorte qu’elle subsiste en lui et participe, de son côté, à
sa filiation (Cf. Petavius, De
incarn., 5, 5‑7).
Dans la Scolastique primitive, on discutait sur les formules « Filius
Dei per adoptionem » et « Filius Dei par gratiam ». Scheeben veut maintenir cette dernière
formule. D’après S. Paul, « gratia » et « adoptio » sont,
par rapport à l’homme, identiques.
Pour finir, faisons encore
quelques considérations : 1° Que le Logos soit « Filius Dei
naturalis », cela est de foi ; 2° La cause de cette filiation est la
génération éternelle ; 3° A cause de l’unité de Personne, le Christ,
« ut hic homo », devient par cette génération « Filius naturalis
Patris » ‑ non « Trinitatis », comme les « filii
Dei adoptivi » ; 4° Cette filiation est attachée spécialement à la
Personne du Logos, elle ne dépend pas de l’union hypostatique ; si le Père
ou le Saint‑Esprit s’étaient incarnés, il n’y aurait pas de filiation ; 5° Il se
pose maintenant un nouveau problème, c’est de savoir si l’humanité,
indépendamment de la relation avec le Fils, par la seule raison de l’union
hypostatique avec l’une quelconque des Personnes divines, est « filius
adoptivus Trinitatis ». Durand
répond affirmativement. Mais on ne peut adopter qu’une personne et encore une
personne étrangère et non celle qu’on a engendrée soi‑même. Suarez pense que la grâce d’union est un titre qui permet de nommer
le Christ « Filius Dei naturalis » (et non « adoptivus »),
si bien que le Christ serait deux fois « Filius Dei naturalis »,
d’abord « Filius Patris » (per generationem) et ensuite « Filius
Trinitatis » (per gratiam) par sa sainteté substantielle. Cependant, bien
qu’il y ait là aussi un problème, dans le second cas la notion de « filius
naturalis », qui se fonde sur la génération véritable n’est pas réalisée.
Et, comme la Tradition ne parle jamais de deux Fils, il vaut mieux abandonner
cette expression plus ingénieuse que compréhensible et ne parler que d’un seul
« Fils de Dieu ». L’union hypostatique n’est pas la cause d’une
« filiatio naturalis », mais la condition « sine qua non ».
Si une autre Personnes s’était incarnée, il n’y aurait aucune « filiatio
naturalis ». ‑ Depuis les controverses sur
l’adoption, les Pères et les théologiens insistent sur ce fait que l’union
hypostatique eut lieu dès le premier moment, de telle sorte qu’il ne reste
absolument aucune place pour une adoption. C’est ainsi que jugent : S.
Augustin (Enchir., 36), pour prouver également le caractère de l’union hypostatique,
‑ les Grecs, pour défendre la θεοτόϰος et pour
combattre la théorie antiochienne de l’épreuve, ‑ Alcuin et les théologiens carolingiens, en tant qu’adversaires des adoptianistes
espagnols.
S. Thomas fait encore cette
remarque : « On ne doit dire d’aucune
manière que le Christ est le Fils de l’Esprit‑Saint, ni de la Trinité entière » (S. th., 3, 32, 3 ; cf. 23, 4).
THÈSE.
Le Christ doit être adoré même dans sa nature humaine, à cause de son union
avec le Logos. De foi.
Explication. Ce dogme a été défini à Éphèse pour combattre la théorie de
Nestorius du double honneur à rendre au
Christ (Denz., 120). Cf. Constantinople, 2, can. 9 (Denz., 221), la
Constitution de Pie VI « Auctorem fidei » contre le Synode de Pistoie
(Denz., 1561). Le Concile de Constantinople signale trois manières de voir : « Si quelqu’un entend
l’expression : le Christ est adoré en deux natures, dans ce sens que deux
adorations sont introduites, une particulière pour le Logos‑Dieu et une particulière pour l’homme (Nestorius), ou bien si quelqu’un, pour supprimer la chair (l’humanité) ou bien pour mêler la divinité et l’humanité, parle mensongèrement
d’une seule nature ou essence des (natures) réunies et adore le Christ en ce
sens (Eutychès) et n’honore pas d’une
seule adoration le Logos‑Dieu fait chair, en même temps que sa propre chair,
comme c’est depuis toujours la tradition
de l’Église de Dieu, qu’il soit anathème » (Can. 9). L’adoration (cultus
latriæ) est l’honneur suprême qui est rendu à Dieu seul, en raison de ses
perfections éternelles et absolues, et particulièrement de son aséité. Nous
rendons aussi un culte religieux aux
saints (dulie), et parmi eux surtout à la Mère de Dieu (hyperdulie). Il est
vrai qu’on rencontre, pour ces deux actes essentiellement différents, dans
l’antique langage théologique, des expressions semblables (adoratio, adorare,
προσϰύνησις,
προσϰυνειν), mais la foi a,
dès le début, mis une différence nettement marquée entre les deux actes. Les
points dogmatiques suivants sont contenus dans le canon dogmatique qu’on vient
de citer : 1° L’Homme‑Dieu ne doit pas recevoir une double
adoration ou un double culte, comme le veut Nestorius ; 2° L’adoration unique qui lui est rendue ne se rapporte
pas à la divinité seule, ni à la nature nouvelle qui résulterait de la fusion
de la nature divine et de la nature humaine ; 3° Mais on honore d’une
seule et même adoration la divinité et en
même temps l’humanité qui lui est hypostatiquement unie ; l’humanité
du Christ est adorée dans et avec le Logos et de telle manière que le Logos est
adoré en soi et pour soi (in se et propter se), l’humanité en soi mais à cause du logos
(in se, sed non propter se).
Preuve. Le Jésus synoptique, en raison de son humilité et
en considération de son Père auquel seul les Juifs devaient l’adoration, n’a pas exigé, sur la terre, l’adoration
pour lui‑même, mais plutôt, d’une manière exemplaire, il l’a rendue à son Père dans son enseignement et
sa vie. Néanmoins, après sa Résurrection,
il a accepté la proskynèse (prostration) religieuse (Math., 28, 17). Il a
également dit (Math., 18, 20) que, dans les réunions de prière des fidèles, il
serait désormais parmi eux. Peut‑être pouvons‑nous alléguer aussi la prière du bon larron sur la croix
(Luc, 23, 42).
Le Christ johannique s’exprime d’une manière plus précise. Il exige le même honneur que son
Père : « Le Père a transmis tout jugement au Fils, afin que tous honorent le Fils, comme (ϰαθὠς)
ils honorent le Père ; celui qui
n’honore pas le Fils n’honore pas non plus le Père » (Jean, 5, 23).
L’honneur supposé connu et fondé en soi que l’on rend au Père, doit, par
conséquent, passer au Fils : un seul
et même culte doit les comprendre tous les deux. « Moi et mon Père,
nous sommes un » (Jean, 10, 30). Vers la fin de sa vie, il ordonne à ses disciples, dans son
discours d’adieu, de le prier (lui le
Fils élevé) comme jusqu’ici ils ont
prié le Père : « Je vais vers mon Père et tout ce que vous demanderez
à mon Père en mon nom, je le ferai,
afin que le Père soit glorifié dans le Fils. Et tout ce que vous me demanderez en mon nom, je le ferai »
(Jean, 14, 13 sq.).
La communauté apostolique primitive a, dès le début, prié Jésus. Cependant, conformément au
« Notre Père » recommandé par Jésus, elle adressait d’ordinaire ses prières à Dieu le Père.
Pour la prière à Jésus, dans l’Église
palestinienne, témoigne : Act. Ap., 9, 14, 21. Dans ce texte, les
fidèles du Christ sont désignés simplement comme « ceux qui invoquent le
nom du Seigneur » ; c’est un parallèle chrétien de Joël, 3, 5
(invocation de Jahvé). Peut‑être peut‑on alléguer aussi Act. Ap., 1, 24 sq. La prière de S. Étienne en mourant est la première prière à Jésus qui nous ait été transmise (Act. Ap., 7, 59 sq.) (Cf.
encore Act. Ap., 2, 21 ; 8, 24 ; 9, 14, 21 ; 22, 16). Plus
nombreux encore sont les témoignages, pour l’invocation de Jésus, qui
proviennent de l’Église des Gentils.
Cela est tout à fait conforme à la christologie paulinienne : Jésus‑Christ, le Fils de Dieu, Notre‑Seigneur. S. Paul cite la prière chrétienne primitive : « Maranatha » (1 Cor., 16, 22) : « Le Seigneur est là », c.‑à‑d. dans son culte eucharistique. « Au nom de Jésus, tout genou doit fléchir au
ciel, sur la terre et sous la terre » (Phil., 2, 10). « Que les anges
de Dieu l’adorent » (Hébr., 1, 6).
S. Paul lui‑même a prié le Christ ; sa piété est christocentrique. « Trois fois j’ai invoqué le Seigneur Jésus » ; il lui a demandé de lui enlever la tentation et
il a reçu cette réponse : « Ma grâce te suffit » (2 Cor., 12,
8). Il rend grâces au Seigneur « qui m’a considéré comme fidèle en me
plaçant dans le ministère » (1 Tim., 1, 12). Il loue le Seigneur dans des
doxologies (Rom., 9, 5 ; 2 Tim., 4, 18). Il exhorte les fidèles à rendre
un culte de prière au Christ (Col., 3, 16. Eph., 5, 19). Il nous transmet un
hymne au Seigneur (1 Tim., 3, 16). Le service religieux chrétien s’appelle λειτουργεῖν
τῷ ϰυρίῳ (Act. Ap., 13, 2). Cette preuve
se renforce encore quand on observe que les Apôtres avaient de l’horreur pour
l’apothéose païenne des créatures (Rom., 1, 25. Act. Ap., 14, 10‑15 ; 17, 16. 1 Jean., 5, 20 sq.
Apoc., 19, 10 ; 22, 9).
Bousset (protestant) prétend que le titre paulinien ϰύριος
et σωτήρ a été
emprunté aux cultes des mystères. Or il existait déjà avant S. Paul (Act. Ap.,
2, 36 ; 7, 59 sq. ; 9, 17. Cf. Math., 7, 21. Marc, 11, 3 ; 12,
36 sq. Act. Ap., 2, 34 ainsi que le titre synonyme de Despotès : 2 Pier.,
2, 1. Jude, 4). Bousset renverse toute logique quand il écrit : « La
foi du christianisme antique à la divinité du Christ procède tout entière de
l’honneur cultuel rendu au ϰύριος. Tout homme
raisonnable dira : D’abord la foi à la divinité, puis le culte divin.
Les Pères. Pline le Jeune peut
déjà raconter que la primitive Église se rassemble et chante des hymnes au
Christ comme à un Dieu (carmen Christo quasi Deo dicere : Ép. 10, 96).
Origène défend contre Celse, qui objectait que les chrétiens adoraient un autre
Dieu à côté de Dieu, l’usage général d’honorer le Christ comme Dieu (C. Cels.,
8, 12‑16). Plus tard, privatim, il contesta de
nouveau, dans un sens subordinatianiste, la prière à Jésus (De orat., 16, 1). En cela il se trouve
entièrement isolé. S. Athanase écrit, avec une clarté particulière : « Ce
n’est pas une chose créée que nous adorons. C’est là l’erreur des païens et des
ariens. Mais c’est le Seigneur de la Création, qui s’est fait homme, le Logos
de Dieu que nous adorons. Car, alors même que la chair, considérée en elle‑même, est une partie de la Création, elle est cependant devenue
la chair de Dieu. Nous n’adorons
nullement cette chair en la séparant du Logos ; nous n’avons pas
l’intention, quand nous adorons le Logos, de le séparer de la chair, mais,
comprenant comme il faut cette parole : Et le Verbe s’est fait chair, nous
reconnaissons le Logos qui justement existe dans la chair, comme Dieu. Qui serait assez fou pour dire au
Seigneur : Abandonne le corps, afin que je t’adore ? » (Ep.
ad Adelph. 3). S. Ambroise et S. Augustin, en expliquant ce passage
des Psaumes : « Adorez l’escabeau de ses pieds » (Ps. 98, 5), le
rapportent à la terre qui est l’escabeau des pieds du Seigneur et de laquelle
il a pris sa chair qui aujourd’hui encore est adorée par nous dans le saint
mystère. « Or personne ne mange cette chair avant de l’avoir
adorée », dit S. Augustin
(Enarr. in Ps. 98, 9). Il a encore cette belle parole : « Jésus‑Christ, unique Sauveur de son corps mystique, prie pour nous, prie
en nous, et reçoit nos prières. Il prie pour
nous comme notre prêtre, il prie en nous comme notre chef, il reçoit nos prières comme notre Dieu » (Ibid. in Ps. 85, præf. M. 36, 37. 1081). La chair est
le vêtement de Dieu : « En voyant le vêtement j’adore Celui qui le
porte » (Morin, 4 ; S.
Aug., Serm. 213, 3).
La raison théologique de cette adoration réside précisément dans
l’unité de la Personne. C’est à elle et à sa propriété complète que va l’adoration. Bien que la nature humaine
puisse être considérée abstraitement
et en elle‑même, elle ne peut pas pratiquement être exclue de l’honneur dû à son possesseur ;
mais plutôt elle doit, en soi, participer à cet honneur dont le motif, il est vrai, réside dans la
divinité.
L’adoration des plaies du Christ fut une conséquence des croisades et
de la mystique du Christ de S. Bernard. Le culte
du Sacré‑Cœur de Jésus eut sa source première, comme l’a démontré récemment Richstaetter, dans la mystique de la Passion ; sa
promotrice principale fut Ste Marguerite‑Marie Alacoque ; elle eut une vision du Christ où le Sacré‑Cœur lui apparut enflammé et entouré des insignes de la Passion et
elle fut encouragée par là à travailler à l’établissement du culte du Sacré‑Cœur dans l’Église. Ce culte se répandit d’abord dans la Société de Jésus qui en assura la diffusion. Pie IX
l’étendit à l’Église universelle et établit la fête du Sacré‑Cœur (Cf. l’Encyclique de Pie XI, « Miserentissimus Redemptor », sur le Sacré‑Cœur).
Pour justifier dogmatiquement ce culte en face des nombreuses objections
présentées, notamment par les jansénistes, et qui furent rejetées par la Bulle
« Auctorem fidei » de Pie VI (Denz., 1562), les théologiens
distinguent un objet formel ou motif interne du culte, un objet matériel ou l’objet même du culte et un objet
de manifestation, l’élément particulier de l’objet honoré dans lequel le
motif ou les perfections se manifestent particulièrement. L’objet de
l’adoration est évidemment toujours le Christ unique, mais de même qu’on peut
adorer directement l’humanité de ce Christ unique, on peut adorer aussi cette partie de son humanité où se manifestent
plus particulièrement les perfections divines qui sont toujours l’unique motif
(ratio formalis) de l’adoration. Or, d’après l’expérience humaine générale et
les décisions de l’Église, on peut considérer comme de telles parties, les plaies de Jésus et son Cœur, car ce sont autant d’organes de l’amour de Dieu pour nous.
C’est donc à ces objets de manifestation qu’est due en soi l’adoration, mais à
cause de l’amour infini de Dieu qui nous a rachetés et s’est manifesté à
nous par leur moyen. Le but de ce
culte particulier est de développer la reconnaissance, qui rend amour pour
amour, et l’esprit de sacrifice, par l’imitation des perfections qui se
montrent à nous dans les blessures et le Cœur de Jésus : l’amour de Dieu
et des hommes, l’humilité et l’obéissance.
D’une manière analogue, on honore
les actions du Christ dans lesquelles
s’est manifesté son amour pour nous. Dans cet ordre rentrent les grands
mystères de sa vie, de sa Passion et de sa mort, tels qu’ils sont célébrés dans
l’année liturgique. Mais ils ont tous leur racine dans le Cœur de Jésus. Ce divin Cœur est le terrain physique de résonance des actions et des souffrances
rédemptrices ; il est la source psychologique
de tous les sentiments sacrés de l’amour de Dieu et des hommes ; il est
aussi l’expression symbolique abrégée
de tout ce que le Christ a voulu et accompli dans son activité rédemptrice. Cf.
les antiennes, les répons et les hymnes de chaque fête.
Transition et sommaire. Par son union avec le Logos dans l’unité de
Personne, la nature humaine, même dans son caractère créé, a été intimement
saisie par le Logos et glorifiée ; elle a été élevée à la plus haute
dignité créée et munie de privilèges et de perfections naturels et surtout
surnaturels. Ces privilèges de l’humanité du Christ peuvent se ramener à trois
classes : les privilèges moraux,
intellectuels et dynamiques. Au sujet des perfections corporelles du Seigneur, nous
ne pouvons rien dire de certain. L’opinion, d’après laquelle le Christ aurait
possédé dès le sein de sa Mère la corporalité parfaite, est physiologiquement
insoutenable et tout au moins indémontrable (Cf. S. th., 3, 33, 1). Pohle nomme avec raison cette opinion un
« docétisme raffiné ». Par contre, les exposés concernant les
privilèges spirituels et surnaturels cités plus haut s’appuient tous sur des raisons théologiques sérieuses et
solides, bien qu’à leur sujet il n’y ait que peu de décisions ecclésiastiques.
THÈSE. L’âme du Christ était absolument sans péché, exempte du
péché originel aussi bien que du péché personnel. De foi.
Explication. L’exemption du péché
originel a été proclamée par Eugène IV, comme foi ecclésiastique. Il
déclare que le Christ « a été conçu, est né et mort sans péché »
(Denz., 711). Le Concile d’Éphèse
avait déjà enseigné que le Seigneur est exempt de tout péché personnel en
déclarant que celui‑là n’avait pas besoin de sacrifice rédempteur « qui n’a absolument pas connu le péché » (Can. 10 ; Denz., 122). Cette déclaration fut répétée par le Concile de
Chalcédoine (Denz., 148).
Preuve. L’exemption du péché originel chez Jésus n’est pas signalée dans
l’Écriture, mais l’Écriture enseigne l’absence complète de péché en lui. L’Ancien Testament atteste que le futur
Messie sera lui‑même exempt d’injustice et de fraude, qu’il donnera sa vie en « sacrifice
d’expiation » pour d’autres et que, en tant que « juste serviteur de
Dieu, il en justifiera plusieurs et portera leurs iniquités » (Is., 53, 9‑11). Dès le moment de la conception, Gabriel l’appelle « saint » (Luc, 1, 35). Comme cette
conception n’était pas soumise aux lois de la nature, mais à la grâce du Saint‑Esprit, elle était aussi exempte du péché originel (Math., 1, 20 ; Luc, 1, 35). Plus tard, Jésus déclarera lui‑même qu’il est entièrement exempt de péché : « Qui d’entre vous pourra
prouver que j’ai péché ? » (Jean, 8, 46). « Celui qui m’a envoyé est
avec moi ; il ne m’a pas laissé seul, parce que je fais toujours ce qui
lui est agréable » (Jean, 8, 29). « Il vient, le prince du monde, et
il n’a aucun droit sur moi »
(Jean, 14, 30).
Les Apôtres le célèbrent comme l’« Agneau de Dieu qui enlève les
péchés du monde » (Jean, 1, 29), comme l’« Agneau immaculé et sans
tache » (1 Pier., 1, 19), comme quelqu’un « qui n’a pas connu le
péché » (2 Cor., 5, 21), « dans lequel il n’y a pas de péché »
(1 Jean 3, 5), « qui a été tenté de toute manière sans péché »
(Hébr., 4, 15), « qui est saint, sans faute, sans souillure, séparé des
pécheurs » (Hébr., 7, 26).
Les Pères. Qu’ils ne s’écartent pas de ce témoignage unanime et constant de
l’Écriture, cela va de soi. De même, ce dogme ne fut jamais attaqué par les
hérétiques, quelles qu’aient été, par ailleurs, leurs erreurs christologiques.
Il n’y a que le néo‑protestantisme libéral qui ait osé s’en prendre à la personne et à la conduite de
Jésus. Il a dit lui‑même que personne n’est bon si ce n’est Dieu seul (Marc, 10, 18) ; donc, conclut‑on avec précipitation, il s’est refusé la bonté complète. Et pourtant il a lui‑même exigé
de tous les hommes l’absence de péché
et il a montré au jeune homme riche la voie du bien : « Viens et suis‑moi » (Math., 19, 21). Il faut
donc que, par ces paroles, il ait représenté Dieu comme la bonté absolue en soi et comme la source de la bonté et
de la moralité pour nous, sans vouloir dire quoi que ce soit sur l’exemption
personnelle de péché de la part des hommes et sans vouloir enseigner le dogme
protestant de la corruption radicale de la nature humaine. Jésus veut
dire : Dieu seul est bon, par soi‑même il est la bonté parfaite (§ 42) ; dans la mesure où les hommes
sont bons ‑ et d’après le Christ, ils doivent tous l’être en tant qu’enfants de leur Père (Math., 5, 48) ‑, ils le sont par la grâce de Dieu ou par l’Esprit de Dieu (Luc, 11, 13).
On prétend ensuite que certaines
actions du Christ, comme l’expulsion des vendeurs du temple, les discours
polémiques avec les Juifs, ainsi que les réprimandes faites aux Apôtres (Math.,
16, 23), ne seraient pas exemptes de péché. Mais on ne peut affirmer cela que
si l’on ne comprend rien au zèle religieux d’un Moïse, d’un Élie, d’un Jean‑Baptiste, d’un S. Paul, sans parler de celui du Christ, et que si l’on est incapable de comprendre l’effroyable tension que causaient,
dans l’âme de Jésus, le feu intérieur de la connaissance de Dieu
d’une part, et les obstacles apportés
méchamment par les Pharisiens d’autre part. Y avait‑il aussi dans le Christ de la colère,
demande S. Thomas. Et il donne, après
S. Grégoire le G., cette réponse : Il n’y avait pas de colère coupable, mais une colère provenant du zèle pour Dieu (S. th., 3, 15, 9). Cf.
ce qui a été dit plus haut sur les « passions » (p. 368).
L’impeccabilité de Jésus. C’est une vérité intimement connexe au dogme
que Jésus était non seulement de fait
exempt de péché, mais encore incapable
de pécher. Par suite de sa conception miraculeuse et de l’union hypostatique,
il n’était pas soumis à la loi du péché
originel et de la concupiscence.
Ainsi donc il n’était pas sujet à la tentation intérieure. La tentation
racontée par l’Écriture était une molestation de Satan, comme l’Écriture elle‑même le laisse reconnaître (Math., 4, 1‑11). Le Christ n’aurait pu pécher que par une opposition entièrement libre de sa volonté à la volonté divine. Or cela n’était pas possible, car le
possesseur de la volonté humaine était le Logos ; par conséquent, Dieu lui‑même aurait abandonné Dieu, ce qui serait une absurdité.
A côté de cette raison décisive, on apporte encore comme
arguments la plénitude de grâce du
Christ et spécialement la « vision béatifique ». Le péché, non
seulement en soi, mais même dans ses conditions et ses dangers lointains, est
la seule chose qui pouvait s’opposer à l’union hypostatique ; il doit donc
être écarté radicalement et en principe (actiones sunt suppositorum
[les actions et passions appartiennent proprement aux substances
individuelles]). Un petit nombre de théologiens admettent la possibilité du péché comme une donnée nécessaire de la notion de l’humanité et
de sa liberté. C’est à eux de voir s’ils pourront avoir le courage d’ajouter
cette difficulté anthropologique à la difficulté théologique et de donner,
s’ils le peuvent, une solution convenable.
Une objection, par ailleurs sérieuse, prétend que l’impeccabilité
(ne pas pouvoir pécher) n’est plus conciliable avec la liberté (Hermès, Günther).
Les théologiens y répondent en affirmant que la liberté de pécher est un défaut et non une perfection. Autrement les anges également et Dieu lui‑même ne seraient pas vraiment
libres, puisqu’ils ne peuvent pas pécher. Mais on insiste et on dit : les anges, par suite de leur
union avec Dieu et le bien sont incapables de mériter ; il faut donc que le Christ ait vécu dans un état
spirituel dans lequel il pouvait mériter, car son mérite est la condition
préalable et essentielle de notre
Rédemption. Nous pouvons seulement répondre que ces deux choses sont vraies et
attestées par l’Écriture : le Christ était impeccable et en même temps il
était libre et accomplissait librement et méritoirement les préceptes de Dieu,
mais nous ne connaissons pas d’une manière claire comment ces deux vérités sont
conciliables psychologiquement dans
le Christ. Nous pouvons seulement dire : le Christ ne pouvait pas ne pas accomplir le précepte de son Père et il ne le voulait pas non plus.
Solutions des théologiens : 1° On affaiblit le
« mandatum » et on en fait un « beneplacitum
Patris » ; 2° On se réfugie pour expliquer la liberté dans le
« sensus compositus » et le « sensus divisus » (thomistes)
ou bien dans la « scientia media » (molinistes). Cf. Traité de la
grâce, § 124 ; 3° On réunit les deux vérités dans le sens qu’on vient
d’indiquer. S. Thomas : « Si [le libre arbitre du Christ] était
déterminé à une seule chose numériquement, comme aimer Dieu (ce qu’il ne peut
pas ne pas faire), il ne perd cependant pas par là sa liberté ou la raison de
la louange ou du mérite, car il y
tend, non pas par coercition, mais spontanément. Et ainsi, il agit en tant que
maître de soi » (In 3 Sent., d. 18, q. 1, a. 2 ad 5). Hugues dut combattre
des scolastiques primitifs qui attribuaient au Seigneur la possibilité d’être
tenté intérieurement, naturellement sans « consensus rationis : Sed
absit a sensu christiano » (De sacr., 2, 1, 7). De même, Origène prétend
que le Christ a été perfectionné moralement par de vraies tentations (De
princ., 2, 6, 5). Sur toute la question, cf. P. Ketter (Die Versuchung Jesu, la tentation de Jésus, 1918).
Ketter fait à la fin,
particulièrement au point de vue exégétique,
les constatations importantes suivantes : 1° L’histoire de la tentation
n’est pas un mythe religieux, comme on en rencontre dans la vie d’autres
fondateurs de religions, mais un événement vital réel ; 2° Bien comprise,
elle ne contredit pas l’impeccabilité de Jésus ; 3° Ce n’était pas un
combat avec lui‑même pour obtenir la clarté sur sa vocation ; 4° On peut admettre, avec la tradition, les
« changements de lieu », mais l’unité de lieu ne contredit ni le
texte ni le sens du récit ; 5° Les tentations ont, tout d’abord, un
caractère messianique et doivent renseigner les disciples auxquels le Seigneur
en fait part, sur le véritable idéal messianique, secondairement elles ont
aussi une importance pédagogique et doivent nous apprendre la vraie manière de
combattre la tentation. Il conclut : « Si le Christ n’avait pas été
le Messie, il n’aurait jamais été tenté de la sorte par le diable ;
s’il n’avait pas été le vrai Fils de Dieu, il n’aurait jamais pu triompher de son ennemi de cette
manière ». Un certain nombre de Pères admettent une évolution vers le plus
parfait en s’appuyant sur Hébr., 5, ce sont surtout les Antiochiens, comme
Eustathius d’Antioche, qui sur ce point marche avec Nestorius.
La plénitude de grâce de Jésus. Les théologiens soutiennent, avec la
Scolastique, que le Christ était saint dans un double sens ou par une double
cause : au sens substantiel et
au sens accidentel, ou bien en raison
de la sainteté substantielle de Dieu et de la sainteté accidentelle des justes.
C’est la doctrine commune des théologiens.
Jésus posséda, dès le premier moment de sa conception, la grâce de
la sainteté substantielle (gratia substantialis, gr. increata).
Cette thèse trouve son explication et son fondement dans le dogme de l’union hypostatique expliqué et prouvé
plus haut. Dans ce dogme, il est dit tout d’abord, que la nature humaine est
unie intimement, réellement et personnellement au Logos divin. Partant de ce
fait, on tire la conséquence que la nature humaine du Seigneur, précisément par
cette union intime et réelle avec la divinité même est, en soi, intérieurement
et vraiment sainte. Et comme la
divinité, ainsi qu’on l’a établi dans la théodicée, n’est pas sainte par une
propriété accidentelle, mais par son essence et sa substance divine même, par
conséquent, la sainteté par laquelle l’humanité du Christ est sainte étant justement
la sainteté substantielle de Dieu même, on doit l’appeler une sainteté substantielle.
On peut, d’une certaine manière,
appliquer à notre thèse les textes de l’Écriture
qui parlent d’une onction de
l’humanité du Messie, de Jésus, par Dieu ou par le Saint‑Esprit (Is., 61, 1 ; Ps. 44, 8 ; cf. Act. Ap., 4, 26 ; 10, 38), ou bien
ceux qui caractérisent le Messie comme le Saint
des saints (Dan., 9, 24). D’après les paroles de l’ange, l’Enfant né de
Marie est saint, parce qu’il a été
conçu du Saint‑Esprit (Luc, 1, 35).
Les Pères, eux aussi, enseignent une telle sanctification et sainteté
de l’humanité du Christ en raison de son assomption dans la personnalité du
Logos divin. A propos de Jean, 17, 19 : « Et pour eux je me
sanctifie, afin qu’eux aussi soient sanctifiés dans la vérité », S.
Augustin écrit : « Que veut dire ceci sinon : En moi, puisqu’en
moi se trouve la vérité de ce Verbe, au commencement, qui est Dieu, dans lequel le Fils de l’Homme lui‑même a été sanctifié dès le commencement de sa création, quand le Verbe devint
chair, parce que le Verbe et l’Homme sont devenus une seule
Personne ? Alors il se sanctifia lui‑même en lui‑même, c.‑à‑d. lui‑même, l’Homme, en lui‑même, le Verbe, car le Verbe et l’Homme est un seul Christ qui sanctifie les hommes dans le Verbe » (In
Joan., 8, 5). La distinction technique
entre « substantialiter sanctus » et « participatione
sanctus » a déjà été faite par Origène (De princ., 1, 3, 8). Les Grecs
expriment cette sainteté substantielle de l’humanité en employant leur tournure
courante : la divinité lui est « mêlée » (μῖξις,
ϰρᾶσις, immixtio), ou bien en recourant à la
périchorèse (περιχωρουσῶν
εἰς ἀλλήλας) sur laquelle
insiste déjà S. Grégoire de Naz. et à l’union essentielle (ϰατʹ
ούσίαν) et non accidentelle (ϰατὰ
χἀριν) (Ép. ad Cled. 101, 6 et 5 ; cf. Orat.,
30, 21). S. Cyrille d’Alex. surtout affirme avec énergie, contre la théorie de
l’épreuve, que, de même que le Christ était absolument sans péché et
impeccable, de même il était substantiellement saint par le Logos qui pénétrait
son corps et son âme. Quant à Théodoret, il n’est pas toujours constant avec
lui‑même, car il enseigne aussi bien la sainteté substantielle que l’évolution morale, depuis la
possibilité de la tentation interne jusqu’à la plus haute sainteté. S. Jean Damasc. résume la doctrine grecque par ces
paroles de S. Grégoire de Naz. : De même que le feu pénètre le fer, ainsi
la divinité pénètre l’humanité, si bien que « celle‑ci n’est pas ointe par une action de Dieu comme n’importe lequel des prophètes, mais par la présence entière de celui‑là même qui oint (Dieu) » (De imag., in
fine : M. 94, 1249 ; cf. De fide orth., 3, 17).
La raison reconnaît que l’union hypostatique, par elle‑même et indépendamment de la grâce créée, produit dans l’âme du Christ
tous les effets de cette dernière : l’immunité contre le péché, la
participation à la nature divine (et même d’une manière toute particulière), la
filiation divine (et même la filiation naturelle et non la simple filiation adoptive),
et le droit d’hériter du ciel.
Il importe de savoir comment nous
devons, en définitive, nous représenter
et expliquer cette sanctification et
sainteté du Seigneur. Il faut nous rappeler d’abord tout ce qui a été exposé
contre le monophysisme. Aucun attribut divin proprement dit, comme tel, comme
divin, n’a été transféré réellement à la nature humaine. Les attributs divins
sont, en tant que tels, sans exception, incommunicables, parce qu’ils sont
identiques à l’essence divine. Il en résulte que la sainteté substantielle de
Dieu ne peut devenir une forme inhérente
intérieurement à l’humanité du Christ qui, en quelque sorte, substantiellement
ou accidentellement rendrait cette humanité Dieu. Mais l’humanité du Christ est
substantiellement sainte simplement par son union personnelle avec le Logos.
Assurément la sainteté reçue par cette union est une sainteté intérieure,
réelle ; aussi intérieure et réelle que cette union l’est en elle‑même. Néanmoins, d’un autre point de vue, on peut l’appeler extérieure dans ce sens que si, dans cette union, une liaison
indissoluble de l’humanité au Dieu très saint a été réalisée, elle ne l’a
cependant pas été de façon à ce que la sainteté divine devînt une propriété de
l’humanité par laquelle celle‑ci pourrait être sainte. On peut appeler la
sainteté substantielle du Christ une consécration par laquelle il est pour
toujours attiré vers la divinité avec une intimité, une force et une énergie
qu’aucune autre grâce ou sainteté ne peut produire. C’est pourquoi les scotistes ont une conception trop faible
de cet état de sainteté, en l’expliquant comme une attirance extérieure vers Dieu. Il consiste plutôt dans la
pénétration interne physique, substantielle de l’humanité par la divinité,
comme on l’a expliqué dans l’étude de la périchorèse (§ 92). Avec cette
sainteté substantielle sont unis tous les autres dons et toutes les autres
grâces dont la nature humaine est capable, et cela en vertu d’une nécessité
interne.
Jésus possédait aussi la grâce sanctifiante (gratia accidentalis,
gr. creata). On a
objecté que la sainteté substantielle rendait la sainteté accidentelle
superflue. Pas du tout. La grâce sanctifiante est justement la forme d’après
laquelle une âme créée peut devenir
sainte et, d’après l’ordonnance divine, doit
le devenir. Une forme incréée ne peut pas le faire, car « le fini n’est
pas capable d’infini ». Il reste donc aussi bien place que besoin pour la
grâce sanctifiante. Au reste, la sainteté a son fondement, non pas dans
l’existence, mais dans l’essence et la volonté ; elle en constitue les
dispositions subjectives. S. Thomas fait procéder la plénitude de grâce de
l’union intime avec la source de grâce, le Logos. D’après cet axiome, il faut
que le Christ possède la grâce sanctifiante dans la plus grande plénitude possible.
Comme preuve d’Écriture, on cite Isaïe qui attribue au
Seigneur le Saint‑Esprit avec tous ses effets (11,
1 sq.), Luc, 2, 52, « il croissait en grâce », et Jean qui célèbre « la plénitude de grâce du Fils unique du Père » (1, 14) et nie qu’il ait reçu l’Esprit de Dieu dans une certaine mesure, comme les Prophètes (3, 34). Le besoin de grâce sanctifiante est
semblable à celui qui existe chez les élus. Eux aussi possèdent cette grâce,
non pas comme une protection contre le mal, mais comme un ornement positif et une caractéristique des enfants de Dieu.
Les Pères parlent de cette grâce créée (gratia creata) qu’ils
distinguent de la grâce incréée (gr. increata), quand ils expliquent les textes
que nous avons cités et surtout à l’occasion de la descente du Saint‑Esprit au moment du baptême du Christ. Ils voient, dans cette
descente, non pas un pur symbole, mais une communication réelle à la nature
humaine. S. Athanase fait dire au
Seigneur : « Moi qui suis le Verbe du Père je me donne à moi‑même, comme Homme, le Saint‑Esprit et je me sanctifie comme Homme dans cet Esprit »
(Orat. Arian., 1, 46). S. Augustin :
« Le Seigneur Jésus n’a pas seulement donné
le Saint‑Esprit comme
Dieu, mais il l’a encore reçu comme
homme ». Cependant il rapporte ce don au moment de l’Incarnation et
non à celui du baptême (De Trin., 15, 26, 46). L’Église ne s’est pas prononcée
formellement à ce sujet, cependant elle rejeta la théorie d’Abélard :
« Dans le Christ il n’y avait pas l’esprit de la crainte du
Seigneur » (Denz., 378). S. Thomas
fait dériver la possession de la grâce sanctifiante de l’union avec la divinité
qui, dans le Christ, était toute particulière ; de la sublimité de l’âme,
qui ne reçut que par la grâce sanctifiante l’aptitude à l’activité
surnaturelle, si nécessaire, et la possibilité de mériter, enfin de la
situation du Christ comme notre chef, d’où la grâce devait découler sur nous
(S. th., 3, 7, 1). Cette grâce n’était pas cependant une disposition pour
l’union hypostatique, elle en était l’effet (Comp., 214).
Les charismes de Jésus. Ils ne sont pas nécessairement liés à la
grâce sanctifiante, mais ils résultent de l’union hypostatique qui est le principe général de toutes les grâces du
Christ. Le besoin de charismes est
indus dans sa vocation de docteur et
de Sauveur du monde. Les charismes,
en effet, sont conférés pour le salut des autres (Math., 10, 8 ; 1 Cor.,
14, 12). Que le Christ en ait pratiquement exercé plusieurs, notamment le don
des miracles, le don de la doctrine, la connaissance des cœurs, cela apparaît
clairement dans les Évangiles, (S. th., 3, 7, 7 et 8).
Les vertus de Jésus. D’après le Concile de Trente, les vertus
théologales sont toujours unies à la grâce sanctifiante (S. 6, c. 7 ;
Denz., 800). Il y a, de même, des vertus morales infuses. Il faut les attribuer
à Jésus en raison de l’union hypostatique, laquelle, en tant que don plus
grand, inclut et postule tous les dons moins grands. Sont exclues cependant toutes les vertus qui, précisément à cause de
cette union, ne trouvent pas place en lui et ne sont pas conciliables avec sa
science et sa sainteté éminentes.
Il faut donc exclure d’abord la foi, que les protestants, contrairement à la Bible, lui attribuent
généralement. La foi était supprimée par la vision intuitive, comme on le
démontrera dans le paragraphe suivant. Quant à l’espérance, le Seigneur ne la possédait que par rapport à la
glorification de son corps et de sa vie extérieure (Jean, 17, 5 ; Luc, 24,
26 ; cf. Rom., 8, 24). Par contre, la charité
était en lui dans toute son intensité et sa plénitude. Parmi les vertus
morales, le Christ, en tant qu’exempt de péché, ne pouvait pas exercer la pénitence pour ses propres péchés, tout
au plus pouvait‑il faire des actes extérieurs de pénitence pour les autres. La tempérance, en tant que domination de
soi‑même, ne pouvait pas devenir actuelle, en raison de l’harmonie de ses puissances
internes spirituelles et vitales, qui ne connaissaient aucun trouble provenant
de la concupiscence due au péché originel.
L’Écriture attache la plus grande importance aux vertus du Christ
(Luc, 2, 52 ; Math., 11, 29 ; 1 Pier., 2, 21). Elle nomme et décrit
son amour de Dieu et du prochain, son obéissance et son zèle envers Dieu, son
humilité et son renoncement, sa miséricorde et sa douceur, sa fidélité à sa
vocation et son activité inlassable, son endurance et sa patience jusqu’à la
mort.
Les dons du Saint‑Esprit avaient déjà été attribués au
Messie futur par Isaïe (11, 2‑5). Le Christ était « rempli du Saint‑Esprit » (Luc, 4, 1), qui dirigeait continuellement la conduite de sa vie
humaine. L’Église attribue au Seigneur les dons du Saint‑Esprit (Denz., 83) y compris, contre Abélard, la crainte de Dieu (Denz.,
378).
Mesure des grâces du Christ. Cette mesure est caractérisée par l’Écriture
comme une « plénitude » (Jean, 3, 34 sq.). Cette mesure est‑elle infinie ?
Naturellement, une nature créée ne peut avoir de proportion avec l’infini.
Néanmoins, les théologiens désignent la plénitude de grâce du Christ comme une
plénitude infinie, en tant que le Christ (ratione personae) est en possession
de la grâce substantielle (gratia increata). Par contre, les autres grâces sont
en soi finies (gratia creata).
On ne les appelle infinies qu’au
sens impropre, en tant que, par rapport au sujet comme par rapport à la grâce,
on ne peut pas en soi assigner de mesure à cette plénitude.
Quelle que soit la nature de la grâce et quelle que soit la quantité que peut
en recevoir une nature créée, le Christ la possédait dans une plénitude extensive et intensive. S. Thomas fait dériver la plénitude, la mesure de la
grâce, de la proximité avec la divinité, car plus une chose est proche de la
cause active, plus elle en reçoit d’effet. Or, seule la nature humaine du
Christ est unie hypostatiquement à la divinité ; elle en reçoit donc la
plus haute « plénitude de grâce » (S. th., 3, 7, 9 ; 3, 7,
1 ; cf. 3, 27, 5). Une augmentation,
telle qu’elle est possible et habituelle chez nous, ne pouvait avoir lieu dans
le Christ, car le principe de la grâce chez lui, l’union hypostatique, existait
dès sa conception et, avec ce principe, il avait toutes les grâces. Par contre,
une manifestation progressive,
conforme à son état d’évolution, des forces de la grâce et de leur activité dans la pratique des vertus,
était possible, et l’Écriture nous atteste suffisamment que les deux choses se
sont réalisées (Luc, 2, 52 ; Math., 3, 16). Il n’était pas possible à la
nature humaine d’épuiser, pour ainsi dire, dans un seul acte (actus purus) sa
vie de vertus ; elle avait besoin de la succession et surtout des
occasions ou circonstances extérieures. C’est d’après ces principes qu’il faut
comprendre la condamnation de Théodore de Mopsueste, qui admettait dans le
Christ un progrès du plus mauvais au mieux (il s’est peu à peu libéré des
attraits inférieurs et ainsi, rendu meilleur par le progrès de ses œuvres et
devenu tout à fait irréprochable par son comportement... : Denz., 224).
Cependant on peut admettre qu’en raison de la
même grâce, le Christ a exercé parfois des actes de vertu plus élevés, comme par ex. : au moment
du commencement de son ministère public, dans la scène du baptême, dans le
combat contre l’incrédulité, dans les jours de sa Passion, sur la Croix. De
même, il serait contraire à toute psychologie religieuse de penser que ces
actes de vertus ont été sans importance pour la vie intérieure du Seigneur ;
ils étaient aussi peu dépourvus d’importance que les actes d’amour des
bienheureux au ciel le sont pour eux. Les causes éminentes ont aussi des effets
éminents et l’esprit créé doit trouver son propre avantage dans chaque exercice
vertueux, de même que l’exercice des vertus est accompagné pour lui de peine et d’effort. Ainsi le Christ pouvait dire en toute vérité :
« Devenez mes disciples… Je vous ai donné l’exemple ».
La grâce de chef (gratia capitis). Le Christ possède sa plénitude
de grâce d’abord comme dotation personnelle.
Mais il est aussi le chef de l’humanité à racheter et rachetée, et, à ce titre,
sa plénitude de grâce doit s’écouler
dans ses membres (Jean, 1, 14, 16). Par là, il est devenu le second Adam (Rom.
5, 14) et reçoit une situation particulière de souverain (Éph., 1, 20,
23 ; 4, 10 ; 5, 23. Col. 1, 18 ; 2 10. 1 Cor., 11, 3). Cette
grâce de chef n’est pas différente de sa grâce personnelle : elle est
plutôt la même grâce, en tant qu’elle est communiquée aux hommes justifiés. Le
Christ est donc pour nous la source de la grâce, en tant qu’il nous l’a méritée
et la fait continuellement découler dans ses membres (Trid. s. 6 c. 16).
Pour bien comprendre, il faut
envisager les trois points principaux
suivants : 1° La conformité du Christ avec Dieu ; dans cette
conformité toutes les grâces prennent leur source ; 2° Sa conformité avec
nous. Par cette affinité avec nous, il est, pour ainsi dire, devenu le principe
univoque qui, en nous aussi qui sommes ses membres, opère quelque chose de
semblable à lui, en faisant découler sur nous les grâces qui sont renfermées en
lui le chef. « Toute cause produit un effet qui lui ressemble… Ce qu’il y
a de plus élevé dans un genre est cause de tout ce que ce genre renferme »
(S. th., 1, q. 2, a. 3, resp.). Le juste est une image du Christ. Pour produire
en nous cet effet, la divinité se sert de la nature humaine comme organe (causa
instrumentalis ou instrumentum conjunctum, comme est la main pour le corps) et
les sacrements sont les instruments (instr. separatum seu extrinsecum, comme le
couteau pour l’artisan) (C. Gent., 4, 41).
Détermination plus précise de la grâce de chef. A ce sujet, l’exposé du Carme
Philippe de la Sainte‑Trinité nous paraît excellent :
« 1° Respondeo dicendum, quod nec gratia unionis præcise et formaliter sumpta est ipsa gratia capitis in
Christo ; 2° Sicut nec gratia
habitualis etiam præcise sumpta est formaliter gratia capitis sive id, per
quod Christus constituitur formaliter caput Ecclesiæ ; 3° Nec utraque simul ; 4° Sed gratia
capitis formalissime sumpta est potestas
a Deo data Christo Domino ad influendum vitam et motus spirituales in membra
Ecclesiæ ; 5° Quæ potestas non est aliquid reale physicum sed est quid morale proveniens ordinatione
divina ; 6° Ad quam Christus redditur idoneus adæquate ex gratia unionis et gratia habituali, sicut et ad exercendos ejus actus, unde utraque
requiritur in Christo ut sit caput Ecclesiæ ; magis tamen principaliter
gratia unionis ; 7° Unde gratia
capitis est propria solius Christi »
(De incarn., disp. 5, dub. 7 concl.). Le Christ possède donc, dans la grâce
purement personnelle d’union, le
pouvoir et la dotation nécessaire pour faire couler sur nous de sa plénitude de
grâce habituelle qu’il nous a méritée par sa mort. Il le peut, en tant que
notre chef, dont nous sommes devenus les membres par la foi en lui ; il
fait couler cette grâce en nous par les canaux des sacrements qui lui servent
pour cela d’instruments ou de causes externes. Ainsi, la plénitude de grâce du
Christ est pour nous la source prochaine de la grâce ; la cause dernière
est, bien entendu, la divinité dont l’éternelle volonté d’amour est le
fondement de toute grâce. S. Thomas conçoit cet écoulement de grâce comme une
efficacité physique et non simplement morale : « De même ses actions
ont contribué à notre salut d’après la vertu de sa divinité, selon qu’elles
produisent en nous la grâce, comme causes méritoires
(efficacité morale) et efficientes
(causalité physique) » ; S. th., 3, 8, 1 ad 1 ; cf. De verit.,
29, 4 sq. « L’influx intérieur de la grâce ne vient pas d’un autre que du
Christ seul, dont l’humanité, par là
même qu’elle est unie à la divinité, a la vertu
de justifier » (S. th., 3, 8, 6).
Est en connexion étroite avec la
« gratia capitis » la « potestas
excellentiæ Christi » ou « potestas auctoritatis », c.‑à‑d. le pouvoir d’instituer des sacrements. Il faut
la distinguer de la « potestas ministerii » qui est le pouvoir de les
administrer (S. th. 1, 43, 7 ad 6 ; 3, 64, 3 c et 4 c). Par contre,
« les ministres de l’Église ne
sont pas mis à la tête des autres pour qu’ils leur donnent quelque chose en
vertu de leur propre sainteté (parce que cela n’appartient qu’à Dieu), ils leur
sont préposés comme les ministres et pour ainsi dire comme les instruments de
cette influence qui se répand du chef
dans les membres » (Suppl. 36, 3 ad 2).
Celui qui, avec Nestorius, fait de l’union entre Dieu et
l’homme une simple union morale ravalera aussi le Christ‑Homme par rapport à la connaissance à un degré simplement humain. Celui qui comme Apollinaire et Arius, lui
refuse une âme humaine ne peut pas, non plus, lui attribuer une connaissance
humaine. Un rameau du monophysisme,
le parti de Themistius, imputa au Christ, en contradiction avec son principe,
l’ignorance des choses de l’au‑delà (agnoètes, thémistiens). Cet agnoétisme fut rejeté par le Pape S. Grégoire le Gr. (Denz., 248).
Si, dans cette condamnation de la
théorie de l’ignorance du Christ, on a un point de repère par en bas, on se demande où l’on en
trouvera un par en haut. Or, nous
avons d’abord la certitude dogmatique que l’âme humaine du Christ ne possédait
pas l’omniscience de Dieu. La raison
est évidente. Un attribut divin n’est pas communicable et une créature n’en est
pas susceptible. Si, au Moyen‑Age, des scolastiques ont attribué au Christ, en tant qu’Homme, l’omniscience, ils n’ont pu le faire qu’en méconnaissant ces deux vérités simples et facilement compréhensibles que nous venons d’indiquer. Comment une âme humaine, pourrait‑elle exercer le même acte de connaissance sans succession que
l’intelligence divine ? S. Thomas
répond : « Cet acte ne peut appartenir à l’âme du Christ, car c’est
un acte de l’autre nature ».
Hugues allait beaucoup trop loin en disant : « Ex quo enim humanitati
divinitas conjuncta est, ex ipsa divinitate humanitas accepit per gratiam totum quod divinitas habuit per
naturam » (Sacr., 2, 1, 6). Conséquent avec lui‑même, il attribue aussi au Seigneur
l’omniscience.
Entre ces deux extrêmes,
l’ignorance complète des choses de l’au‑delà et l’omniscience complète, on peut encore concevoir de
nombreux degrés de connaissance. La question positive est maintenant de savoir à quel
degré il faut placer la connaissance humaine du Christ. La réponse est celle‑ci :
D’après les Pères, d’après l’opinion unanime des scolastiques et
celle de la majorité des théologiens postérieurs, l’âme du Christ possédait,
dès le commencement, la vision béatifique ; elle voyait immédiatement,
comme les bienheureux, l’essence de Dieu.
S. Thomas enseigne : « Le Christ, comme homme, a vu véritablement et pleinement l’essence divine
depuis le premier instant de sa conception » (S. th., 3, 7, 12 ; cf.
§ 21).
Comme raisons, on cite encore d’abord l’union hypostatique, par
conséquent des raisons théologiques
et non des raisons de Révélation. A ce sujet, Pohle dit avec raison : « Il ne peut pas plus être
question d’une preuve patristique stricte
que d’une preuve scripturaire convaincante ». Au contraire, on peut tirer
de l’Écriture, qu’on doit ici interroger en premier lieu, toute une série de
textes qui semblent opposés à une connaissance parfaite, telle que la donne la pleine vision de Dieu. Ces textes ont
déterminé des théologiens, même catholiques, à rejeter l’opinion
scolastique : Klee, Laurent, Bougaud, Schell, Schanz, Rottmanner et
d’autres modernes, particulièrement des théologiens exégètes.
Personne n’a mieux rassemblé et
mis en valeur avec plus de force les textes bibliques et les motifs
théologiques opposés à la doctrine scolastique que Schell. Son exposé fait sûrement de l’impression sur un lecteur
objectif. Cependant lui‑même est forcé, en établissant finalement les précisions positives, de retirer presque tout ce qu’il a dit auparavant. Cela
seul montre que le problème est très difficile et qu’il ne suffit pas, pour le
résoudre, de faire valoir les allégations négatives de l’Écriture qui
attribuent ou semblent attribuer au Christ une ignorance relative, le besoin
d’interroger, des hésitations ou des
inexactitudes. Il semble que, devant le fait de l’union hypostatique,
toutes les objections et les arguments contraires s’évanouissent. Quand on
réfléchit sérieusement à ce fait, on ne peut pas s’empêcher, avec Pohle, de
répéter la formule, qui d’ailleurs n’est pas confirmée par l’histoire, du
« caractère évident » de la vision béatifique du Christ. On ne peut
pas arriver à concevoir que le Christ Homme n’ait pas eu la conscience intime de l’union
hypostatique, que l’âme du Christ n’ait pas été plongée à fond dans les abîmes
de la connaissance de Dieu, autant qu’il
peut être possible à une créature. Les déclarations
du Christ sur lui‑même, dans le quatrième évangile, concordent d’ailleurs avec cette
manière de voir. Dans S. Jean, il « se prévaut » de sa connaissance
de Dieu et de la notion précise de sa relation filiale avec Dieu (Jean, 3, 12
sq. ; 5, 19, 30, 37 ; 7, 29 ; 8, 55). Pas aussi souvent, mais au
moins une fois, il s’exprime aussi clairement chez les synoptiques (Math., 11,
27). La conscience de la connaissance immédiate
de Dieu est, en somme, ce qui fait ordinairement agir et parler le Seigneur.
Quand il semble parfois qu’une science limitée et purement humaine le fasse
agir et parler, il y a pour cela des motifs qu’on peut découvrir ou qui sont
cachés ; d’ordinaire c’est le motif de l’accommodation extérieure. Une
fois même, il l’a expressément signalé (Jean, 11, 42).
Une raison spéculative. L’union hypostatique est la grâce la plus élevée absolument ; elle
n’est donc plus capable de recevoir un complément ou un perfectionnement. Elle
est bien plus élevée que la vision de
Dieu ; celle‑ci ne peut être considérée que comme une conséquence et un effet
de la première, et non comme sa cause ou un élément qui la complète. Il faut
qu’avec elle soit uni tout le reste de la plénitude de grâce et, par suite, la
vision béatifique également. Il ne pourrait y avoir d’obstacle que dans le caractère
créé de l’âme, mais cette grâce est conciliable avec ce caractère
créé ; l’âme a même des dispositions et une aptitude pour cette grâce, au
point que c’est en elle qu’elle trouve son dernier repos et son éternel
équilibre. Les âmes des saints sont en effet des âmes humaines ; elles ne
sont pas métamorphosées, mais seulement accidentellement fortifiées par la
lumière de gloire.
L’âme du Christ possédait aussi, de l’avis concordant des
scolastiques, la science infuse, c.‑à‑d. une science versée en elle par Dieu, en vertu de laquelle elle connaissait toutes
les choses qui sont en dehors de Dieu, en elles‑mêmes, dans
leur essence.
Les scolastiques attribuaient
aussi cette science aux anges et au premier homme dans le paradis terrestre.
C’est pourquoi ils ne pouvaient pas la refuser à l’âme du Christ. On peut
encore, d’une certaine manière, se référer à l’union hypostatique et argumenter
en disant que le Seigneur des
créatures ne peut pas être dépourvu d’une perfection que possèdent les anges
qui sont des créatures ; le Maître ne peut pas être au‑dessous des serviteurs.
Il est difficile de prouver que
le Christ avait besoin de cette
science infuse. Il semble que l’âme du Christ connaît déjà tout en Dieu par la
vision intuitive. De même, il est plus parfait de voir quelque chose en Dieu
que de le voir dans des idées infuses. On ne peut pas appeler l’absence d’une
perfection une imperfection, quand cette absence est compensée par une
perfection plus haute. Au reste, il faudrait admettre, dans cette hypothèse,
que la connaissance de Dieu, elle aussi, serait imparfaite puisqu’elle n’est
semblable ni à celle des anges, ni à celle des hommes. On répond : les
deux modes de connaissance ne sont pas distincts par le contenu, mais par le principe
et la forme. Seulement le principe
est ici encore, en dernière analyse, la causalité divine. Quant à la forme, la
question est justement de savoir si elle n’est pas supprimée dans la vision
intuitive de Dieu. Il faut avouer que nous sommes beaucoup moins capables de
prouver le besoin de cette connaissance que sa vraisemblance.
Le Christ possédait aussi une connaissance acquise (scientia
acquisita) c.‑à‑d. une connaissance qui repose sur la perception des sens et la
puissance de connaissance spirituelle, comme chez tous les hommes.
La preuve de cette connaissance
expérimentale ressort purement et simplement de la réalité de la nature
humaine du Seigneur. Aussi cette connaissance n’a jamais été niée jusqu’ici.
Celui qui le ferait, serait obligé de réduire toute la vie terrestre du Christ
à une pure apparence. L’Écriture
atteste nettement cette connaissance, quand elle parle d’un accroissement de science dans le Christ
(Luc, 52) quand elle dit qu’il a appris
ou expérimenté dans l’exercice de
l’obéissance (Hébr., 5, 8).
Il est plus difficile, là encore,
de concilier cette science avec la vision intuitive de Dieu. Si l’âme du Christ voit déjà tout en
Dieu ou dans des idées infuses, il semble qu’une connaissance que l’on
« acquiert », dans laquelle on « progresse », ne soit plus
possible. Il semble qu’il y ait là une contradiction interne, car on ne peut
pas dire d’une chose qu’on possède déjà parfaitement qu’on
l’ « acquiert ». Seulement si le Christ avait déjà une
connaissance théorique du contenu de
son expérience naturelle, il en acquérait cependant encore une connaissance pratique que, par suite de la perception sensible, laquelle est
essentiellement différente de la connaissance intellectuelle. Cette perception
sensible était quelque chose d’entièrement nouveau et d’acquis. Nous‑mêmes nous connaissons plusieurs choses d’une manière absolument certaine
avant d’en avoir fait l’expérience, par ex. : les maladies, notre mort. Et
pourtant ce n’est qu’à l’heure réelle de notre mort que nous saurons
complètement ce que c’est que la mort. Il en est de même de la connaissance
théorique et de l’expérience pratique du Christ. Il est évident que, dans cette
science acquise empiriquement, il se produisit un progrès, aussi bien que chez les autres hommes (Luc, 2, 52).
Cependant l’idée d’un progrès spirituel intérieur réel n’est
plus conciliable avec la doctrine de la science du Christ exposée plus haut. On
explique les textes qui indiquent un progrès de ce genre en y voyant une
manifestation extérieure progressive
de ce qui était depuis longtemps la possession intérieure du Christ. Et, de
fait, on ne peut pas fixer d’autre moment pour l’origine de la science parfaite du Christ que celui de la conception
ou du commencement de l’union hypostatique. Dès l’âge de douze ans, il se
prononce sur sa relation filiale particulière avec Dieu (Luc, 2, 49‑50). Le baptême n’est qu’une révélation extérieure de cette relation devant
le Précurseur et devant le Christ lui‑même.
Si le Seigneur possède à la fois
la science divine, la science angélique et la science purement humaine, on ne peut pas lui
attribuer l’état de voie pure et
simple. Il était plutôt, d’une manière mystérieuse, en même temps pèlerin
(viator) et bienheureux (comprehensor) ; il était en même temps sur la
voie de la béatitude (in statu viæ) et au terme de cette voie (in statu
termini).
On a fait cette grave objection que l’état de béatitude, dans
la vision intuitive de Dieu, n’est plus conciliable avec les souffrances de la Passion. Les
scolastiques la résolvent en distinguant l’âme supérieure (ratio superior) et
l’âme sensitive (r. inferior) et en transportant dans la première, la vision
béatifique de Dieu et dans la seconde, l’impression des divers états de
souffrance, tels qu’ils apparaissent dans toute la vie du Seigneur. Quelques‑uns même suspendent la vision
béatifique pour certains moments graves de la Passion. La question de l’aptitude du Christ à mériter pose une difficulté semblable.
En tout cas, ce sont deux dogmes fondamentaux auxquels l’explication ne doit
pas porter atteinte. Le Christ a véritablement souffert et nous a mérité
par là notre Rédemption, comme il a mérité pour lui‑même sa propre exaltation.
Pour conclure, il faut, d’après
ce qu’on a dit, déterminer la science du Christ de la manière suivante :
le Christ possédait la vision divine depuis le premier instant de son existence
humaine et voyait en Dieu, qu’il contemplait clairement et immédiatement avec
l’œil de l’esprit, toutes les choses extérieures à Dieu, dans la mesure où cette connaissance lui était nécessaire ou utile pour
l’exercice de sa vocation messianique. Lui attribuer une ignorance ou une erreur dans ce domaine serait aller contre le texte clair de
l’Écriture qui atteste partout que le Christ est le docteur infaillible de la
vérité, la vérité même (Décret « Lamentabili », Prop. 34, 35 ;
Denz., 2034, 2035).
Cette connaissance était, bien
entendu, une connaissance habituelle
et non une connaissance perpétuellement actuelle ;
car l’âme du Christ avait besoin de la succession temporelle pour sa pensée,
comme toute âme humaine. Attribuer à l’âme du Christ la science de toutes les
choses créées, depuis le commencement de la Création jusqu’à la fin du monde
même dans les particularités et les événements les plus minimes, non seulement
n’est pas nécessaire, mais encore ne peut être prouvé par l’Écriture. On est
encore moins fondé, et la chose est complètement insoutenable, à lui attribuer
la connaissance de tout l’être possible, car la condition nécessaire pour cela
serait la science compréhensive de
Dieu. Dieu seul se connaît d’une manière compréhensive ; aussi il est seul
omniscient. Le Christ Homme ne peut
être dit omniscient que par communication des idiomes. Mais, d’un autre côté, toute ignorance et toute erreur doit
être exclue du Christ, tout au moins dans ce qui appartient à son ministère rédempteur de Messie.
Les rationalistes de nos jours essaient volontiers d’imputer au Christ
des erreurs et des contradictions. On s’est appuyé sur une série de passages de
l’Écriture où l’on attribue au Seigneur une ignorance ;
de même, sur des paroles par lesquelles le Seigneur manifeste de l’étonnement ou s’informe, bref trahit son
incertitude personnelle. On insiste surtout sur les déclarations eschatologiques concernant la fin du
monde qu’il aurait annoncée, d’une manière erronée, comme proche. A cette
dernière objection il faut répondre : 1° La doctrine morale de Jésus est
entièrement dépourvue d’éléments eschatologiques et est purement et simplement
adaptée à tous les temps ; ‑ 2° L’ordre qu’il donne de prêcher l’Évangile dans le monde entier (Math., 26, 13 ; 28, 19 sq. Marc, 14, 9 ;
16, 15. Luc, 24, 47. Act. Ap., 1, 8, etc.) s’oppose à une fin prochaine ;
de même, les paraboles du levain et du grain de sénevé (Luc, 13, 18‑21), de l’ivraie (Math., 13, 24‑30), des talents (Math., 25, 14,
19 ; Luc, 19, 11‑28), de l’époux qui tarde (Math., 25, 5 sq.), des mauvais
vignerons (Math., 21, 33‑43), du festin de noces (Math.,
22, 1‑14) ; ‑ 3° Si Jésus dit clairement qu’il ne connaît pas le jour du jugement (Marc,
13, 32), comment peut‑il ensuite le déclarer imminent ? Aussi on doit résoudre les
objections en tenant compte de ces textes. Au reste notre explication est
fondée sur l’exégèse.
Math., 24, 29 :
« Aussitôt » (εὑθέως) après la chute
de Jérusalem, se produit la fin du monde. On peut entendre εὑθέως
au sens de « soudain », en soi, sans rapport avec un temps, ou bien
comme une parole prononcée « dans la perspective prophétique », du
point de vue de Dieu, ou bien enfin en faisant remarquer que, dans S. Mathieu
aussi bien que dans S. Marc et S. Luc, le texte tout entier (Math., 24, 15‑30), avec le v. 23, admet une séparation
entre le jugement temporel et le jugement dernier.
Math., 24, 34 : « Cette
génération ne passera pas avant que tout cela n’arrive » ne doit pas être
rapporté aux contemporains de Jésus, mais aux Juifs en général, ou bien, si on
la rapporte aux contemporains, c’est en tant que témoins de la ruine de
Jérusalem. Au sujet de la parousie proche souvent annoncée dans les discours de
parousie (Math., 24 ; Marc, 13 ; Luc, 21) ou dans de brèves
déclarations (Math., 16, 28 : Marc, 8, 39 ; Luc, 9, 27 ; Math.,
26, 64 ; Marc, 14, 62 ; Luc, 22, 69 et Math., 10, 23) le mot
« venir » (ἔρχεσθαι) peut
être entendu, conformément à l’usage du langage biblique, au sens figuré d’une activité (récompense,
punition, jugement). Ces paroles se rapportent aux grandes actions que le
Christ, à partir de sa Résurrection, accomplira jusqu’à la fin du monde (retour
spirituel). C’est pourquoi S. Mathieu (28, 20) précisément termine son évangile
avec le mot d’adieu où le Christ annonce qu’il demeurera d’une manière permanente : « Voici que je suis avec vous, tous les jours,
jusqu’à la consommation des siècles ».
On ne peut pas nier cependant
qu’il faut venir à bout de difficultés exégétiques réelles ; de ces
difficultés il y en a partout. Mais qu’on ne s’imagine pas que la méthode
libérale, en coupant le nœud, apporte une solution lumineuse. L’ignorance
affirmée par la critique est inconciliable avec la conscience que le Christ a
de sa science, non seulement dans S. Jean, mais encore dans les Synoptiques.
Une ignorance religieuse du Seigneur, ou même une erreur directe, enlèverait
tout fondement à sa doctrine comme à tout le christianisme.
Les Pères ont tous soutenu la haute sagesse du Seigneur. Ils ne veulent
pas entendre parler de son ignorance ou de sa faillibilité, bien qu’ils ne
traitent qu’en passant, et sans en faire un exposé théorique, le problème que
présentent les évangiles (Cf. Billot, La Parousie (1920)).
Est‑ce que Jésus lui‑même ne s’est pas attribué une science limitée ? N’a‑t‑il pas manifesté, à mainte reprise, son ignorance par des questions (Marc, 5, 9, 30 ; 6,
38 ; 9, 20. Jean, 11, 34), et par son étonnement
(Math., 8, 10 ; Luc, 7, 9), et n’a‑t‑il pas surtout déclaré qu’il ignorait le jour du jugement dernier, en réservant la connaissance à son
Père seul ? (Marc, 13, 32 ; Math., 24, 36). La question peut être
aussi bien un moyen d’instruire les autres que de s’instruire soi‑même. Dieu lui‑même interrogea Adam : Où es‑tu ? et ce n’était sûrement pas par ignorance. L’étonnement peut très bien se
concilier avec la science expérimentale et si, comme le pense Gutberlet (Der
Gottmensch, l’Homme Dieu, 94), il est inconciliable avec la science
surnaturelle, on peut le considérer comme une accommodation aux circonstances
extérieures, ou bien, avec S. Augustin
et S. Thomas, comme une instruction
pour nous (S. th., 3, 15, 8). L’ignorance du jour du jugement dernier est
expliquée, par les Pères et les scolastiques, comme une ignorance économique.
Le Christ ne connaissait pas ce jour en tant qu’objet de révélation. Dieu, pour
des motifs sages, a refusé au monde cette révélation. D’où l’exhortation
eschatologique constante du Christ de veiller et de se tenir prêts (Math., 24,
42 ; 25, 13. Marc, 13, 35. Luc, 21, 36).
Les théologiens se demandent dans
quelle mesure l’humanité du Christ a participé à la puissance divine. Ils répondent qu’un certain éclat de puissance
était exigé par sa dignité royale, de
même qu’une haute science était exigée par son ministère prophétique et que la sainteté l’était par son ministère sacerdotal. Nous ne tenons pas compte
ici de la puissance naturelle de
l’humanité du Christ ; il s’agit uniquement de la puissance surnaturelle que son humanité a reçue
par suite de son union hypostatique. Et ici se pose la thèse théologiquement
justifiée.
La puissance de l’humanité du Christ n’est pas, il est vrai, la
toute‑puissance, mais elle s’étend à toutes les actions surnaturelles dans l’ordre physique (miracles)
comme dans l’ordre moral (rémission des péchés, sanctification) qui servent au
but de la Rédemption.
Cette puissance avait son siège
dans l’âme, mais par l’âme dans le corps aussi. L’Écriture parle souvent et
expressément d’une participation de l’humanité du Christ aux actions
miraculeuses, d’une effusion de la puissance du Seigneur qui se répand sur les
malades (Luc, 4, 38 sq. ; 6, 18 sq. ; 8, 43‑46. Marc, 7, 33 ; 8, 23), ainsi que de la puissance de
remettre les péchés exercée d’une manière autonome (Luc, 5, 24 ; 7, 48).
La cause proprement dite et principale de ces effets surnaturels est le Logos,
mais la nature humaine lui sert pour cela d’instrument. C’est pourquoi les
théologiens disent que la sainte humanité du Christ est un grand sacrement vivant et personnel du Nouveau
Testament, par lequel Dieu opère le renouvellement surnaturel de l’humanité.
Les sept sacrements de l’Église sont ensuite la continuation de l’action de
l’Homme‑Dieu, par lesquels (comme par des instrumenta
separata) il opère son œuvre de pardon et de grâce chez les hommes qui ont
besoin de rédemption. Dans cette couronne de signes sacramentels visibles, l’Eucharistie a une importance
particulière, car elle est l’Homme‑Dieu lui‑même sous une nouvelle forme
d’être, vivant et agissant.
Les Pères ont souvent l’occasion de parler de la double puissance de l’humanité du Christ. Ils examinent souvent la
puissance surnaturelle manifestée dans la résurrection des morts et la guérison
des malades, à l’occasion de l’explication des textes cités plus haut. D’après S. Athanase, « la chair servait
aussi à l’œuvre de la divinité (résurrection des morts, guérison des malades,
etc.) ; ces œuvres étaient opérées en elle, car elle était corps de
Dieu » (ὄτι ἐν αὐτῇ
[σαρϰὶ] ἐγνέτο,
θεοῦ γὰρ ῆν σῶμα)
(C. Arian. Orat., 3, 31). Personne ne décrit plus souvent que S. Cyrille d’Alex. l’effet moral de la puissance de vie demeurant
dans l’humanité : « Le Christ qui est présent en nous (par
l’Eucharistie) apaise la loi de la chair qui réside dans nos membres, il ravive
la sainte crainte de Dieu ; il tue les passions ; ne tenant pas
compte des péchés qui sont en nous, il nous guérit plutôt comme des malades, il
répare ce qui est brisé, il relève ce qui est tombé, comme le bon Pasteur qui
donne aussi sa vie pour ses brebis » (In Joan. Ev., 4, 2 : M. 73,
585). Si, par le seul contact de la chair sacrée, ce qui est mort revient à la
vie, ne recevrons‑nous pas, de cette eulogie qui
donne la vie, une jouissance plus abondante, si nous nous en nourrissons ?
Car elle changera complètement, dans le bien qui lui est propre, c.‑à‑d. l’immortalité, ceux qui y participeront (Ibid. : M. 73, 580).
La Scolastique a essayé d’expliquer le comment de cette mystérieuse union de la puissance divine et de
l’action humaine dans le Christ. Scot
et son École en se réclamant de S. Athanase, de S. Léon Ier, de S.
Jean Damascène, expliquent cette union conformément à l’ensemble de leur
système théologique, comme une union morale.
D’après eux, il y a entre la toute‑puissance de Dieu et l’action humaine une sorte de
parallélisme, de telle sorte que l’action humaine est déterminée à s’exercer par la toute‑puissance divine, laquelle seule
accomplit les œuvres surnaturelles. D’après S.
Thomas et son École, là aussi conformément à l’ensemble du système
théologique, Dieu communique sa puissance comme puissance créée à l’humanité et continue de diriger l’action par cette puissance, comme par un
instrument, et produit ainsi l’œuvre surnaturelle. L’aptitude à cette puissance se trouve dans l’humanité du Christ, en
vertu de la puissance obédentielle générale envers Dieu, qui se trouve dans les
créatures. Cette dernière théorie concorde mieux avec l’enseignement de
l’Écriture et des Pères que la première (Cf. S. th., 3, 13, 1‑4).
Jésus était‑il obligé de demander le pouvoir
des miracles ? Les miracles ne peuvent être accomplis que par Dieu,
l’auteur de la nature ; ils ne peuvent donc pas l’être par la nature
humaine du Christ. Mais le Logos s’était uni d’une manière permanente à cette nature pour opérer en elle les œuvres de la
Rédemption, et les miracles sont du nombre de ces œuvres. Le Logos voulait
communiquer d’une manière participative, comme puissance créée, à sa nature
humaine, la puissance des miracles ou toute‑puissance, qui a son fondement en
lui et, par cette puissance créée, comme « instrumentum conjunctum » appliquer sa toute‑puissance à l’objet à transformer miraculeusement (par
ex. : un malade, un mort). Cette puissance le Christ n’avait pas à la demander,
il ne pouvait même pas la demander, car c’eût été mettre en doute son union
hypostatique avec le Logos. Son pouvoir des miracles est comparable au pouvoir
sacramentel du prêtre, par ex. : de consacrer, d’absoudre, pouvoir qui est
contenu d’une manière permanente, inaliénable et sans possibilité
d’augmentation, dans son Ordre (caractère indélébile). De là, le calme, la
sûreté surprenante, la grande simplicité et la brièveté dans l’accomplissement
des miracles du Christ ; d’ordinaire, c’est une simple déclaration
indicative ou impérative. On ne trouve pas, dans l’Évangile, de prière pour obtenir le pouvoir des
miracles. Dans Jean, 11, 41 sq., etc., il y a une prière d’action de grâces et
non une prière de demande. Ce n’est cependant pas une « apparence de
prière », mais une prière sentie et partie du fond de l’âme, car on peut également
remercier pour une chose qu’on possède déjà dans sa nature. En définitive, tout
venait de Dieu même pour le Christ. Il avait de plus le devoir de nous
instruire et de nous donner le bon exemple. C’est ainsi également que les Pères
expliquent la prière du Christ au moment des miracles. Par contre, le Christ
pouvait demander réellement des
effets moraux actuels ou futurs produits par Dieu dans la créature libre. C’est que ces effets ne sont pas
produits purement et simplement par la toute‑puissance de Dieu.
Jésus sentait que son pouvoir des
miracles avait pour but de soutenir son œuvre rédemptrice ; quand ce
pouvoir ne devait pas servir à ce but, « il ne pouvait pas faire de
miracles » (Marc, 6, 5). C’est pourquoi il n’usait pas de sa puissance
pour des fins personnelles et ne voulait pas prier son Père de lui envoyer des
anges pour le protéger contre les souffrances et la mort (Math., 26, 53). La
foi est le but des miracles (Jean, 11, 40 ; cf. 4, 48, 50). Il refuse
d’accomplir les signes ostentatoires demandés par le diable (Math., 4, 1‑11).
A consulter, outre les ouvrages
cités plus haut : S. Thomas, S.
th., 3, 19‑22, 24, 26, 46‑52. Stentrup, Soterologia, 2 vol. (1899). Rivière, Le dogme de la Rédemption (1905 et 1913). Sur le sacerdoce
du Christ : S. Thomas, S. th.,
3, 21, 22, 26. Sur le magistère du Christ : S. Thomas, S. th., 3, 42, 1‑4. Lessius, De perf. div., 12 , 8 et 9. Battifol, L’enseignement de Jésus (1906). Sur le Christ et
Melchisédech : G. Bardy, Revue
biblique, 1926, t. 4 et 1927, t. 1. Au sujet de la royauté du Christ,
surtout l’Encyclique « Quas primas » de Pie XI (11 décembre 1925). Diekamp, 2, 227 sq. Minges, 1, 325‑327.
Sommaire. Par comparaison avec la doctrine sur la Personne du Rédempteur, il n’est pas souvent question de son œuvre dans les définitions officielles
de l’Église ; les symboles eux‑mêmes sont ici brefs et fragmentaires. Le Symbole des Apôtres parle de la mort et
de la Passion, mais omet d’en indiquer le but. Le Symbole de Nicée‑Constantinople le signale brièvement :
« Pour nous les hommes, et pour notre salut, il descendit du ciel ». Le Symbole de S. Athanase dit aussi
d’une manière générale : « Il a souffert pour notre salut ». Le
Concile d’Éphèse : « Il
s’est offert lui‑ même pour nous » (Can. 10 ; Denz., 122). Le Concile de Trente déclare, en passant, à propos de
la doctrine de la justification : « Jésus Christ qui, alors que nous
étions ennemis, à cause du grand amour dont il nous a aimés, par sa très sainte
Passion sur le bois de la croix nous a mérité la justification et a satisfait
pour nous à Dieu son Père » (Denz., 799) ; dans la doctrine du sacrifice
de la messe : « Sans doute, lui, notre Dieu et Seigneur, allait‑il s’offrir lui‑même une fois pour toutes à Dieu le Père sur l’autel de la croix par sa mort
afin de réaliser pour eux (là même) une
Rédemption éternelle. Cependant, parce qu’il ne fallait pas que son sacerdoce
fût éteint par la mort lors de la dernière Cène, la nuit où il fut livré, il
voulut laisser à l’Église, son épouse bien‑aimée, un sacrifice qui soit visible (comme
l’exige la nature humaine). Par là serait représenté le sacrifice sanglant qui
devait s’accomplir une fois pour toutes sur la croix, le souvenir en
demeurerait jusqu’à la fin du monde, et sa vertu salutaire serait appliquée à
la rémission de ces péchés que nous commentons chaque jour » (Denz., 938).
Le Pape Clément VI déclara la surabondance de la Passion rédemptrice (Denz.,
550‑552) ; Alexandre VIII, son universalité (Denz., 1294 sq.) ; Pie X caractérise comme une erreur cette
proposition moderniste : « La doctrine de la mort expiatrice
du Christ n’est pas évangélique mais paulinienne seulement » (Denz.,
2038).
La doctrine de la Rédemption est
très déficiente dans le néo‑protestantisme. Alors que les anciens protestants acceptaient encore la
« représentation » du Christ, dans le sens, il est vrai, d’une
« satispassio » et non d’une « satisfactio », comme on le
verra plus loin, Schleiermacher pose
cette thèse : « Celui qui a trouvé lui‑même l’infini... n’a
plus besoin de médiateur ». Or on trouve cet infini « dans le
moment ineffable où une âme sainte entre en contact avec l’univers »,
quand on « se fond avec l’univers ». Schleiermacher est le père du
néo‑protestantisme (Cf. Brunner, La mystique et la parole). D’après lui, le Christ est
complètement superflu là où la religion du présent a seule un rôle décisif.
« Le néo‑protestantisme s’oppose à toute prétention de faire d’un élément historique, que ce soit du présent ou de l’avenir, l’objet de la foi ». Cela supprime la valeur sotériologique de tous les
faits salutaires du christianisme. Que reste‑t‑il alors du Symbole des Apôtres ?
Notion. Sous le nom de Rédemption (ἀπολύτρωσις,
redemptio), on entend tout ce que le Christ Homme‑Dieu a fait pour nous (aspect
objectif), pour nous faire passer de l’état de péché et d’injustice dans l’état de justice et de
sainteté des enfants de Dieu (aspect subjectif).
Les Apôtres entendent la
Rédemption dans ce sens complet et
ils résument l’acte objectif du Christ et son effet subjectif en nous, dans le
pardon et la sanctification. S. Paul :
« Nous arrachant au pouvoir des
ténèbres, il nous a placés dans le
Royaume de son Fils bien‑aimé ; en lui nous avons la rédemption, le pardon des péchés » (Col., 1, 13 sq.). « Nous, nous savons
que nous sommes passés de la mort à
la vie, parce que nous aimons nos frères » (1 Jean, 3, 14). La Rédemption
est donc le « transfert » de l’humanité de l’état de mort spirituelle
à l’état de vie. Nous nous occuperons plus tard des diverses théories de la
Rédemption.
Jésus lui‑même appelle la Rédemption une « œuvre » (ἔργον)
qu’il doit accomplir sur la terre par ordre de son Père (Jean, 4, 34).
L’Évangile et les Apôtres entendent la Rédemption, dans le sens strictement religieux et moral, comme la délivrance du péché et de la dette du péché.
L’Ancien Testament, qui insiste fortement sur la vie d’ici‑bas, a d’abord une conception terrestre et politique de la rédemption : Jahvé a racheté Israël de la servitude de l’Égypte (Ex., 20, 2, etc.). Cette
conception se retrouve encore longtemps, et fortement accentuée, chez les
Prophètes et dans les Psaumes ; dans les Psaumes cependant, on trouve déjà
de fortes indications d’une rédemption morale.
Le Christ apporte une transformation ou du moins un approfondissement moral de
la doctrine de la rédemption : « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et qui êtes chargés et je vous soulagerai. Prenez mon joug sur vous et recevez mes leçons, parce que je suis doux et
humble de cœur et vous trouverez le repos
pour vos âmes » (Math., 11, 28 sq.).
On peut, avec Eusèbe (Demonstr. evang., 4, 15, etc.),
envisager l’œuvre rédemptrice du Christ du point de vue de son triple ministère
de Docteur, de Pasteur et de Prêtre ; c’est d’ailleurs cette pensée qui
est la base de l’Épître aux Hébreux. Le Docteur s’adresse extérieurement à l’intelligence égarée et la rachète, le
Pasteur s’adresse à la volonté
dévoyée et la rachète, le Prêtre s’adresse à Dieu et l’apaise, afin de nous racheter par là objectivement en
transformant l’ensemble de nos relations avec lui. En plus de cette action
extérieure, le Rédempteur soutient encore intérieurement notre intelligence et
notre volonté par la grâce. Ainsi se manifeste, dans ces trois fonctions, toute
l’activité rédemptrice du Christ. Cependant son ministère de Docteur s’exerce
surtout dans sa vie terrestre, son
ministère de Prêtre surtout dans sa Passion
et son ministère de Pasteur (de Roi) dans sa vie glorieuse. Par son ministère de Docteur et de Pasteur, le
Christ agit directement et subjectivement sur nous pour notre
rédemption ; par son ministère de Prêtre, il agit indirectement et objectivement.
Les Pères, selon leur propre tendance spirituelle et conformément aux
besoins de leur temps, ont insisté davantage tantôt sur l’enseignement, les
préceptes et l’exemple, tantôt sur la réconciliation avec Dieu. Aucun Père n’a
entendu la Rédemption d’une manière entièrement exclusive ; ils ont
toujours, en définitive, pensé à la
délivrance du péché et de la mort spirituelle et à l’union avec Dieu. On a déjà
signalé plus haut (p. 340) que la notion de rédemption était très répandue dans
le monde antique, bien que cette
notion ne puisse être identifiée avec la notion chrétienne qui, en soi, est un mystère et repose sur une série de mystères. Le
mystère de la Rédemption consiste, d’après S. Paul, à « récapituler toutes
choses dans le Christ, celles du ciel et celles de la terre » (Éph., 1,
10).
L’art chrétien a de bonne heure représenté le Seigneur dans sa triple
fonction : 1° Comme Docteur, le « volumen » en main, au milieu
des Apôtres, ou de S. Pierre et S. Paul qui les représentent, assis sur un
sigma demi‑circulaire ; 2° Comme Pasteur avec la brebis sur ses épaules ; 3° Enfin comme crucifié. Or Calvin prétend (Inst., 2, 15, 1) que le
triple ministère n’aurait été enseigné « in papatu » que
« frigide et sine fructu », jusqu’à lui le réformateur. Il aurait
pourtant pu lire déjà dans S. Thomas : « Quand il s’agit des autres
hommes, il faut que l’un soit législateur,
un autre prêtre, un autre roi ; au lieu que toutes ces choses se rencontrent dans le
Christ, comme dans la source de
toutes les grâces » (S. th., 3, 22, 1 ad 3).
THÈSE. Jésus est l’unique prophète et docteur absolu des peuples,
promis dans l’Ancien Testament. De foi.
Explication. Cette thèse, sans doute, n’est pas définie, mais elle est
clairement attestée dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament et nettement
transmise par la Tradition. Le Concile du Vatican signale le caractère spécial
de la prophétie (S. 3, c. 3 ;
Denz., 1790 ; cf. Catech. Rom. Proœmium, n. 3).
La vocation de Jésus comme
docteur absolu est la condition préalable fondamentale du magistère
ecclésiastique qui en dépend nécessairement. C’est pourquoi le magistère du
Christ est si vivement attaqué par le rationalisme ;
c’est en effet le moyen le plus efficace de combattre l’Église. On insiste sur
le caractère « absolu » de ce magistère. Si l’on considère seulement
le Seigneur comme un maître entre plusieurs, comme le plus parfait jusqu’ici et
non comme le Maître par excellence, le seul Maître suprême après lequel et au‑dessus duquel il ne s’en élèvera pas de plus grand, on le méconnaît lui et son œuvre.
Preuve. Les prophéties caractérisent le Messie futur comme le docteur de
la vérité et de la justice, ainsi que comme l’annonciateur de la volonté de
Dieu. Ainsi, Dieu dit à Moïse :
« Je leur susciterai un Prophète comme toi, du milieu de vos frères, et je
mettrai mes paroles dans sa bouche et il leur dira tout ce dont je l’aurai
chargé » (Deut., 18, 18 ; cf. Jean, 1, 45 ; Act. Ap., 3, 22). Isaïe : « Voici que je le
donne comme témoin pour les peuples, comme guide et chef pour les
nations » (55, 4 ; cf. 49, 6). Il est encore plus clair dans ces
paroles que le Christ s’appliqua expressément à lui‑même : « L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce
que le Seigneur m’a oint ; il m’a envoyé pour apporter la bonne nouvelle
aux pauvres, pour guérir ceux dont le cœur est brisé, pour annoncer aux
prisonniers la liberté et à ceux qui sont enfermés la délivrance » (Is.,
61, 1 ; cf. Luc, 4, 18‑19). Joël console le peuple en lui promettant qu’un jour le Seigneur
« leur donnera un Maître de la justice » (2, 23).
Jésus exprime cette vérité en deux propositions : 1°
« L’homme vit... de toute parole qui sort de la bouche de Dieu »
(Math., 4, 4) ; 2° « Je dois aussi porter la bonne nouvelle du
royaume de Dieu à d’autres villes ; car c’est pour cela que j’ai été
envoyé » (Luc, 4, 43). C’est en prêchant doctrinalement la pénitence qu’il
commence son ministère public (Math., 4, 17). Dans le Sermon sur la montagne,
il se manifeste comme l’interprète absolu de la loi de Dieu et place
constamment son autorité au‑dessus de celle qui a parlé aux anciens : Moïse et les Prophètes (Math., 5, 7). Le peuple le
consulte en raison de son activité comme un maître et un prophète (Math., 16,
14 ; 21, 11 ; 22, 36. Marc, 1, 21‑22. Jean, 3, 2 ; 6, 14 ; 7, 20). Ses disciples l’appellent leur Maître. « Vous m’appelez Maître et Seigneur ; et vous dites bien, car je le
suis » (Jean, 13, 13). Mais, à côté de lui, personne ne doit porter ce
nom : « Et qu’on ne vous appelle pas maîtres, car vous n’avez qu’un seul Maître, le Christ »
(Math., 23, 10). Ce n’est qu’en tant que ses
disciples qu’ils peuvent s’en aller et être maîtres (Math., 10, 27 ;
28, 19).
S. Paul a surtout décrit le Seigneur dans son action sacrificale, mais il
parle aussi de la « doctrine de Dieu, de notre Sauveur » (Tit., 2,
10) et de « l’Évangile du Christ » (1 Cor., 9, 12 ; 2
Cor., 2, 12, etc.). L’Épître aux Hébreux considère le Christ comme le
dernier et suprême dépositaire de la Révélation : « À bien des
reprises et de bien des manières, Dieu, dans le passé, a parlé à nos pères par
les prophètes ; mais à la fin, en ces jours où nous sommes, il nous a
parlé par son Fils » (Hébr., 1, 1 sq.). Cf. aussi ce qui a été dit plus
haut (§ 10) sur l’Évangile en tant que doctrine et (§ 4) sur le caractère
absolu de la Révélation.
Les Pères. Le Christ a été célébré comme docteur de vérité particulièrement
par les apologistes. Au paganisme
philosophique, fier de sa culture, ils opposent cette affirmation que la vérité
complète ne peut se trouver que dans le Christ. S. Justin, philosophe lui‑même, après avoir étudié tous les systèmes philosophiques, rencontre un vieillard
qui lui indique les Prophètes, lesquels le conduisent au Christ (Dial., 2‑8). Désormais le Christ est pour lui l’unique Maître (ὁ διδάσϰαλος
Χριστός), le Logos fait chair ou la Vérité
sous forme humaine (Apol., 1, 4‑6). « Il est donc manifeste que notre
religion est élevée au‑dessus de toute doctrine humaine, car c’est justement le Christ qui est
apparu pour nous avec corps, Logos et âme, qui a été toute la raison » (Apol., 2, 10). Pour tous les autres
apologistes, comme pour S. Justin, le Christ est la suprême garantie de la
vérité. En face de lui, toute philosophie n’est qu’erreur. « Nous
méprisons l’orgueil des philosophes... la vérité divine a mûri dans nos jours »
écrit Minucius Felix (Octav., 38, 5).
« Qu’a de commun le philosophe avec le chrétien ? Le disciple de la
Grèce avec le disciple du ciel ? » s’écrit Tertullien (Apol., 46). S.
Irénée écrit : « Nous n’aurions pas pu apprendre autrement ce qui
est de Dieu, si notre Maître, qui est la Parole (c.‑à‑d. la Vérité elle‑même), ne s’était pas fait Homme. Nul autre, en effet, ne
pouvait nous raconter ce qui est du Père, que sa propre Parole. Car quel autre
a connu le sens du Seigneur ? » (A. h., 5, 1). Clément d Alex. célèbre avec enthousiasme le Seigneur comme
l’unique Docteur de l’humanité. Sous la forme d’une prière, il s’adresse à lui,
comme le fera plus tard S. Anselme, et lui dit : « Si tu me conduis
avec ta lumière, ô Seigneur, je trouve aussi Dieu par toi et je reçois de toi
le Père, je deviens ton cohéritier, puisque tu ne rougis pas de m’avoir comme
frère (Hébr., 2, 11). Loin donc, loin de moi l’oubli de la vérité,
l’ignorance ; chassant l’obscurité qui fait obstacle, comme on éloigne un
brouillard de ses yeux, contemplons le Dieu qui est réellement et chantons‑lui comme premier hommage : Salut à toi, Lumière. Car la lumière du
ciel a brillé à nos yeux, alors que nous étions ensevelis dans l’obscurité et
renfermés dans l’ombre de la mort. Lumière plus pure que le soleil, plus douce
que la vie d’ici‑bas. Cette Lumière est la vie éternelle et tous ceux qui y participent ont
la vie » (Cohort. ad Gent., 11). S.
Athanase cite (De incarn. Verbi, 14 sq.) comme but de l’Incarnation, à côté
de la délivrance de la « mort », la communication de la vraie science
de Dieu, que, par suite de l’aveuglement du péché, nous ne pouvons plus trouver
dans la Création. C’est pourquoi le Fils de Dieu est venu pour nous instruire. « Car,
comme un bon maître qui a souci de ses élèves s’abaisse jusqu’à eux et leur
donne un enseignement plus simple quand un enseignement plus élevé leur serait
inutile, ainsi a fait le Logos de Dieu, comme le dit aussi S. Paul » (1
Cor., 1, 21). S. Augustin écrit à propos
du « De magistro » : « J’ai essayé de montrer qu’il n’y a
pas de maître qui enseigne la vérité aux hommes sauf Dieu, comme c’est
d’ailleurs écrit dans l’Évangile : vous n’avez qu’un Maître, le
Christ » (Retract., 1, 12). Aucun Père, pas même les apologistes et les
Alexandrins, n’a placé d’une manière exclusive
la Rédemption dans la doctrine et l’exemple seuls, comme le firent les
pélagiens et comme devait le faire plus tard Abélard (Denz., 371).
Le fondement théologique du magistère du Christ est déjà indiqué par
les Pères. Une des pires conséquences du péché originel était l’ignorance
religieuse et la connaissance insuffisante de Dieu. Si nous devions être
rachetés, il fallait d’abord nous délivrer de cette obscurité qui provenait du
péché. Le Christ lui‑même a exprimé la force rédemptrice de sa doctrine : « la vérité
vous rendra libres », c.‑à‑d. vous délivrera de l’erreur (Jean, 8, 31‑32 ; cf. 15, 3). Sans foi, pas de vie éternelle ; or la foi a son fondement dans
la doctrine (Rom., 10, 17). Celui qui conteste le caractère doctrinal du christianisme méconnaît une partie essentielle de l’activité rédemptrice du Christ.
S. Thomas consacre à l’activité doctrinale du Seigneur, à son caractère
particulier et à sa beauté unique, toute une question (S. th., 3, 42). Lessius donne aussi des considérations
très intéressantes sur le magistère du Christ (De perf. div., 12, 8‑9).
Aujourd’hui les rationalistes,
comme les modernistes, s’efforcent de démontrer que le Christ se rattache
partout aux Prophètes et aux Psaumes, et s’empressent de conclure prématurément
qu’il n’a rien enseigné de « nouveau » et que même un certain nombre
de ses maximes morales se trouvent chez les anciens philosophes religieux (le
Portique, Sénèque, Marc‑Aurèle, etc.). Mais le Seigneur montre justement
sa pédagogie éminente en tenant compte de ce
qui existe déjà dans la nature et la surnature. Néanmoins sa doctrine est comme
d’une seule coulée et ne donne jamais l’impression d’un éclectisme. Le monde ne
pourra jamais contester au Seigneur, par rapport au christianisme, sa parole,
« Vous n’avez qu’un seul maître ». Il reste toujours vrai de
dire : « Jamais homme n’a parlé comme cet homme » (Jean, 7, 46).
1. La perfection du magistère du
Christ résulte d’abord de la dignité
unique de sa Personne. Ce n’est pas
un prophète particulièrement éclairé en Israël : il est la vérité
personnelle devenue visible, le Logos de Dieu incarné, le dépositaire souverain
de toute vérité.
Il dit sans doute souvent qu’il a
été envoyé par son Père ; mais en raison de son unité avec son Père, il
vient aussi et parle en son propre
nom, en invoquant sa propre autorité
et dignité. Il dit ce qu’il voit et entend dans la divinité. Sa doctrine n’est
pas une doctrine reçue d’un plus haut par la foi ; encore moins une
doctrine apprise ou découverte par la réflexion ; il la tient de Dieu par
intuition immédiate dans son essence. Il la puise dans sa propre source
intérieure. « Nous disons ce que nous savons et nous attestons ce que nous
avons vu » (Jean, 3, 11). Le
Prophète dit : Ainsi parle le Seigneur. Mais le Christ s’exprime
ainsi : Et moi je vous
dis : Celui qui connaît et possède le Fils connaît aussi et possède le
Père (Jean, 8, 19 ; 14, 9).
2. La perfection du magistère du
Christ résulte ensuite de la plénitude
et de la profondeur infinies du contenu de son enseignement. Lui‑même se nomme la Lumière du monde (Jean, 8, 12), la
Voie et la Vérité (ἠ ἀλήθεια)
au sens absolu (Jean, 14, 6). Les Apôtres célèbrent la richesse de sa plénitude
de doctrine (Jean, 1, 14 ; 1 Cor., 1, 24 ; Éph., 3, 14‑19 ; Phil., 3, 8 ; Col., 2, 3).
Parmi les Pères, ce sont les Alexandrins, Clément et Origène, et plus tard S.
Augustin, qui ont traité le plus magnifiquement de la plénitude absolue de
vérité du Christ. « Il me semble », écrit Clément, « que, le Logos étant descendu lui‑même du ciel jusqu’à nous, nous n’avons plus besoin de faire de
longues recherches dans la doctrine humaine, et nous rendre à Athènes ou dans le reste de la Grèce... Les autres conseils et
doctrines sont limités et se meuvent autour de sujets uniquement partiels. La doctrine
catholique, par contre, s’étend seule à toute la vie, en tout temps, dans
toutes les circonstances, nous conduisant au but le plus élevé, vers la vie ; c’est la crainte de Dieu, et vivre conformément à cette crainte de Dieu est
la seule chose nécessaire pour vivre éternellement » (Cohort. ad Gent.,
11). Et de même son élève Origène :
« Que sont donc Celse et ses philosophes en face de celui qui est devenu
la Lumière du genre humain et lui a enseigné comment il devait honorer Dieu
comme il faut ; qui ne refuse à personne la connaissance de sa doctrine
mystérieuse, qui plutôt, dans son amour immense pour les hommes, donne à ceux
qui sont plus cultivés une science de
Dieu et des choses divines capables d’élever l’âme bien au‑dessus de tout ce qui est terrestre, alors que, d’un autre côté,
il s’abaisse avec le même amour jusqu’au niveau de l’intelligence plus faible
de l’homme simple, des bonnes femmes non cultivées, de la classe
servile, en un mot, de tous ceux qui n’ont jamais reçu que de Jésus seul un
enseignement sur Dieu qu’ils puissent comprendre et saisir, ainsi que des
commandements de nature à les guider vers une vie meilleure ! » (C.
Cels., 7, 41).
La doctrine du Christ est
parfaite, dans le sens relatif comme
dans le sens absolu. Au sens relatif,
en tant que Jésus confirme et achève tout ce qui, avant lui, a été annoncé
comme doctrine au nom de Dieu, dans l’Ancien Testament. Il n’a pas séparé le
Nouveau Testament de l’Ancien, comme essayèrent de le faire Marcion et les
gnostiques. Il n’était pas venu pour supprimer la Loi et les Prophètes, mais
pour les accomplir (Math., 5, 17‑48). Sans doute, la Loi ancienne était imparfaite (Cf. S. th., 1,
2, 91, 5). Mais elle était cependant un pédagogue qui conduisait au Christ (Gal., 3, 24). Et le Christ se
déclare, dans le Sermon sur la montagne, comme plus tard, quand devant ses
disciples il annonce ouvertement la destruction de l’Ancienne Alliance (Luc,
21, 6 ; 22, 20), et fonde une nouvelle Alliance à la Cène (Math., 26, 28),
pour la substance de l’Ancienne Loi,
envers la chaire de Moïse (Math., 23, 2).
Mais l’enseignement du Christ est
également parfait au sens absolu,
car, après lui, il ne surgira pas de maître
plus élevé. Il apporte au monde la dernière
révélation et la plus haute (Hébr.,
1, 1 sq.) Par suite, celui qui la repousse, refuse la vie et commet, en même
temps, le plus grand péché qui soit. Ce péché, opposition à l’unique vérité, demeure (Jean, 8, 24 ; 9, 41). S.
Pierre appelle « fontaines sans eau » tous les maîtres qui ne sont
pas envoyés par le Christ pour porter la vérité authentique (2 Pier., 2, 17).
Le progrès qui est possible dans la doctrine de Jésus, ne peut être
qu’un progrès subjectif et non un
progrès objectif ; il se produit
quand l’individu et l’Église elle‑même, dans son ensemble,
approfondissent davantage la doctrine, et surtout quand on se l’approprie
moralement et qu’on la pratique (§ 12).
3. La perfection du magistère du
Christ résulte encore de l’effet de
sa doctrine qui donne satisfaction et bonheur ; cette doctrine, en effet,
comble les aspirations de tout l’homme intérieur, dans son intelligence, sa
volonté et sa sensibilité.
Le Christ lui‑même fait ressortir cet effet : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et boive. Celui qui croit en moi, des
flots d’eau vive, comme dit l’Écriture, jailliront de ses entrailles »
(Jean, 7, 37 sq.) « Celui qui boit de cette eau aura encore soif, mais
celui qui boit de l’eau que je donnerai n’aura plus soif à jamais » (Jean,
4, 13). Toute vérité terrestre ne peut qu’exciter, que causer la soif d’une dernière
réponse, la vérité céleste seule rassasie avec la vie (Jean, 8, 51). « Je
suis la Lumière du monde. Celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres (de
l’erreur), mais il aura la lumière de vie » (Jean, 8, 12 ; cf. 17,
3). Pierre est obligé de confirmer les paroles de son Maître d’après sa propre
expérience : « Seigneur, à qui irions‑nous ? Tu as les paroles de vie éternelle » (Jean, 6, 69).
4. La perfection du magistère du
Christ résulte aussi de la simplicité et de la clarté inimitables de la forme d’enseignement.
Les auditeurs se rendaient déjà
compte que Jésus ne parlait pas comme les Scribes et les Pharisiens (Marc, 1,
22 ; Math., 7, 29). Il ne parlait pas non plus, comme les philosophes, le
langage abstrait de l’École ; il n’employait pas les formules desséchées
de la science, ni les périodes contournées des rhéteurs ; mais il parlait
un langage vivant, imagé et concret, d’une brièveté concise. Il évitait toute
prolixité, il retenait l’attention de l’auditeur sur le sujet qu’il avait
choisi et disait souvent en une courte phrase tout ce qu’il avait à dire sur un
point déterminé. Il résolvait les questions captieuses d’une seule phrase ; il imposait silence aux disputeurs
importuns par une brève réponse. S.
Cyprien s’était déjà rendu compte de cela et cite très opportunément, à ce
sujet, Jean, 17, 3 ; Marc, 12, 29, 31 ; Math., 7, 12 ; 22, 37
sq., 41 sq. (De orat. dom., 28).
Quand on examine de plus près la méthode d’enseignement de Jésus, on peut
constater, dans les évangiles, les procédés suivants : a) Bien qu’il ne
procède pas comme un orateur de synagogue juif, en posant une thèse et la preuve d’Écriture (cf.
cependant Luc, 4, 16‑22), il argumente néanmoins, à mainte reprise, en citant des
passages de l’Ancien Testament. Il le fait d’ordinaire pour donner aux docteurs
de la Loi une réponse qu’ils ne pourront pas repousser (Math., 22, 23‑33 et 41‑46 ; Jean, 10, 34‑36) ; b) Le dialogue
ou discours alterné par demandes et réponses (Marc, 2, 15‑17 ; 10, 17‑27. Luc, 9, 61‑62 ; 12, 13‑15. Math., 18, 21‑22) ; c) Le discours par sentences analogues aux Proverbes de l’Ancien
Testament (Sermon sur la montagne) ; d) Les paraboles (comparaison, exemples sous forme historique et paraboles
proprement dites) ; e) La prière
(Luc, 6, 12 ; 22, 42‑46. Math., 6, 9‑13 ; 11, 25‑27. Jean, 17, 1‑26) ; f) La menace
et l’obsécration (Math., 11, 20‑24 ; 18, 7 ; 23, l3‑39. Luc, 6, 24‑26). Bien que tous ces procédés d’enseignement ne soient pas étrangers à l’Ancien Testament, le Christ les a traités
avec une maîtrise unique et les a fait servir à sa prédication d’une manière
inimitable. Pour rendre sensibles les leçons de sa sagesse, il prend des
analogies et des images dans tous les règnes de la nature, dans tous les
domaines de la vie et des occupations quotidiennes, dans l’histoire religieuse
de son peuple, comme dans sa propre expérience, dans les événements pompeux des
palais, comme dans les menues aventures des maisons des pauvres gens. S’il est
dit de Salomon : « Il savait parler des arbres depuis le cèdre qui
croît sur le Liban, jusqu’à l’hysope qui pousse dans les murailles » (3
Rois, 4, 33), Jésus était infiniment « plus grand que Salomon »
(Math., 12, 42) (Cf. Battifol, L’Enseignement de Jésus, 1 sq.).
5. Mais la plus grande perfection
du magistère du Christ réside dans la parfaite harmonie de sa doctrine avec sa vie.
De même que Jésus tend sans cesse
à faire passer sa doctrine dans la vie de ses auditeurs, de même qu’il exhorte
à accomplir sa doctrine (Jean, 3, 21 ; 7, 17), il donne lui‑même, le premier, l’exemple de l’accomplissement parfait de ce qu’il enseigne et il invite ses
auditeurs à apprendre non seulement de ses
paroles mais encore de ses œuvres : « Je vous ai donné l’exemple, afin que vous fassiez comme je vous
ai fait » (Jean, 13, 15 ; cf. Math., 11, 29 ; Act. Ap., 1, 1).
6. De l’étude de tous ces points,
il résulte que le Christ est Docteur, au sens éminent du mot ; qu’il a exercé son magistère de la manière la plus parfaite et qu’il est la
dernière instance sans appel dans les
questions religieuses. Son magistère est un magistère universel, pour tous les temps et pour tous les degrés de culture ;
pour tout besoin de vérité et toute aptitude à la recevoir ; pour toute
situation de conscience et de vocation extérieure. Les grands et les petits,
les savants et les ignorants, les hommes et les femmes, les maîtres et les
esclaves, les Grecs et les barbares, sont tous appelés à être ses disciples et
tous ont l’aptitude pour l’être (Rom., 1, 13‑14 ; Gal., 3, 28).
Le Christ, il est vrai, ne s’est
adressé qu’aux Juifs et n’était envoyé que vers eux (Math., 15, 24) ; mais
il a eu aussi en vue les païens et a
ordonné, d’une manière précise, la
mission chez les païens. Comment les disciples auraient‑ils osé se tourner vers les païens, s’ils n’y avaient été autorisés par
l’ordre précis du Seigneur ? Pour prouver cette affirmation, nous
invoquons non seulement l’ordre final
avant l’Ascension (Math., 28, 19 ; Marc, 16, 15 ; Luc, 24, 47 ;
Act. Ap., 1, 8), mais encore un certain nombre d’allusions, de déclarations et
de paraboles, qui attestent le caractère universel de l’enseignement de Jésus
(Cf. S. Thomas, S. th., 3, 42, 11).
Transition. Si le magistère est une activité vraiment rédemptrice, toute
l’activité rédemptrice du Christ ne se ramène cependant pas, comme le veulent
les pélagiens, les sociniens et la théologie moderniste, à l’enseignement et à l’exemple. Le Christ
n’avait pas seulement à nous apporter une nouvelle connaissance de Dieu et des
exigences de sa volonté, mais encore à faire disparaître l’inimitié objective
entre Dieu et nous, conséquence du péché originel. Cet acte rédempteur qui est
d’abord objectif et personnel, et que lui seul pouvait accomplir, il
l’accomplit par son ministère sacerdotal.
Nous examinerons la question de la réalité
de son sacerdoce, de son sacrifice
sacerdotal et, à ce sujet, nous aurons à parler des théories de la Rédemption et surtout de la doctrine de la satisfaction ; nous examinerons enfin l’effet de l’acte rédempteur.
THÈSE. Le Christ est le véritable et unique Grand‑Prêtre de la Nouvelle Alliance. De foi.
Explication. La notion de prêtre (ἱερεύς,
sacerdos) trouve son explication dans la notion corrélative de sacrifice et de médiateur : « L’office propre du prêtre, c’est d’être
médiateur entre Dieu et le peuple, selon que d’une part il transmet au peuple
les choses divines, d’où est venu le nom de sacerdos, qui signifie en quelque
sorte sacra dans [donnant les choses
sacrées] » (S. Thomas, S. th.,
3, 22, 1). Il doit, comme son nom l’indique, transmettre les choses sacrées,
divines, la grâce et la vérité de Dieu au peuple ; et en retour,
accomplir, au nom du peuple, ce dont le peuple est redevable à Dieu, les
prières et les sacrifices dans le culte divin. Il a donc une double
fonction : il doit administrer
aux hommes les choses saintes (sacrements et doctrines) et de même offrir à Dieu les choses saintes
(sacrifices et prières). Sous ce dernier aspect, la fonction principale du
prêtre est le sacrifice.
« Sacrifice et sacerdoce ont été si unis par une disposition de Dieu que
l’un et l’autre ont existé dans toute loi » (Trid., s. 23, c. 1).
Dans l’ordre actuel du salut,
dans lequel les hommes sont avec Dieu dans la relation de pécheurs, la fin propre du sacrifice sacerdotal n’est pas seulement
l’action de grâces et le culte, mais encore, et surtout, la réconciliation. C’est précisément sous
ce dernier aspect, que le prêtre est médiateur.
Ce rôle de médiateur, qui a pour but la réunion de l’homme avec Dieu, la grâce
et la réconciliation, le prêtre ne peut pas se le donner à lui‑même : il faut qu’il y soit appelé
par Dieu.
L’Épître aux Hébreux résume tout ce que nous venons de
dire : « Tout grand‑prêtre est pris parmi les hommes ; il est établi pour les hommes dans ce qui
concerne leurs relations avec Dieu, afin d’offrir des dons et des sacrifices
pour les péchés ; (il faut) qu’il puisse compatir avec ceux qui sont dans
l’ignorance et l’erreur... De même, personne ne prend de lui‑même l’honneur, mais celui qui est appelé de Dieu comme Aaron » (Hébr., 5, 1‑14). Ce thème principal de l’Épître, formulé aux chapitres 5, 6 et 10, est développé dans les détails au chapitre 7.
Preuve. L’Ancien Testament
prophétise le caractère sacerdotal du Messie dans une formule puissante :
« Le Seigneur l’a juré dans un serment irrévocable : Tu es prêtre à
jamais selon l’ordre du roi Melchisédek » (Ps. 109, 4 ; cf. Math.,
22, 44). Melchisédech se tient en dehors du culte juif et offre du pain et du
vin ; de même le Christ à la Cène. C’est sur cette déclaration qu’est
bâtie l’Épître aux Hébreux (Hébr., 5, 6 ; 7, 17, 21). Que le Messie futur
doive être le prêtre sacrificateur de son peuple, cela ressort aussi,
objectivement, de la description que fait le prophète Isaïe du serviteur souffrant de Dieu (Is.,
53) : Il mourra pour les péchés du peuple et, par là, acquerra une grande
postérité spirituelle pour lui et, pour le Seigneur, un peuple réconcilié et
sanctifié. « En fait, c’étaient nos souffrances qu’il portait, nos
douleurs dont il était chargé. Et nous, nous pensions qu’il était frappé,
meurtri par Dieu, humilié. Or, c’est à cause de nos révoltes qu’il a été transpercé,
à cause de nos fautes qu’il a été broyé. Le châtiment qui nous donne la paix a
pesé sur lui : par ses blessures, nous sommes guéris. Nous étions tous
errants comme des brebis, chacun suivait son propre chemin. Mais le Seigneur a
fait retomber sur lui nos fautes à nous tous. Maltraité, il s’humilie, il
n’ouvre pas la bouche : comme un agneau conduit à l’abattoir, comme une
brebis muette devant les tondeurs, il n’ouvre pas la bouche » (Is., 53, 4‑7).
Jésus ne parle pas formellement de son caractère sacerdotal, mais il en exerce la fonction par la prière et le sacrifice pendant toute sa vie et
surtout par le don de soi‑même dans la mort sur la Croix. Deux fois, il
parle expressément de ce culte sacrifical (Math., 20, 28 ; 26, 26‑28. Marc, 14, 22‑24. Luc, 22, 19 sq. ; cf. Jean, 2, 19 ; 3, 16 ; 10, 17 sq. ; 12, 34 ; 17, 19). Nous reviendrons sur
ces déclarations plus loin.
Dans l’Épître aux Hébreux, le sacerdoce suprême du Christ est la
thèse proprement dite (4, 14 ; 10, 29) : 1° Elle établit la notion de prêtre
et l’applique au Christ ; 2° Elle prouve qu’il a été appelé par Dieu, par
les Ps. 2, 7 et 109, 4 (Hébr., 5, 5 sq.) ; 3° Pour son aptitude à souffrir
et sa compassion, elle se réfère à l’histoire de la Passion (Hébr., 5, 7‑10) ; 4° Elle montre la supériorité du Christ Grand‑Prêtre sur les grands‑prêtres de l’Ancien Testament.
Pour démontrer cette supériorité, l’Épître donne les arguments suivants : 1° Melchisédech,
figure du Christ, était au‑dessus d’Abraham (qu’il bénit) et, par conséquent, certainement au‑dessus du sacerdoce lévitique ; à plus forte raison, le Christ lui‑même est au‑dessus de ce sacerdoce (7, 1‑10) ; 2° Le sacerdoce de l’Ancien Testament a été supprimé par lui (7, 12‑19) ; 3° Dieu a assuré le sacerdoce du Christ par un serment d’une durée éternelle (7, 20‑22) ; 4° La multiplicité
des prêtres de l’Ancien Testament a été remplacée par l’unité (7, 23‑25) ; 5° Le Christ était sans
péché, il n’avait pas besoin, comme les prêtres de l’Ancien Testament, de
sacrifice pour lui‑même (7, 26‑28) ; 6° Son sacrifice
était suréminent, bien au‑dessus de tous les sacrifices
anciens. A ce sujet, cf. § 101.
Les Pères. Ils se contentent, au début, de répéter les pensées de l’Épître
aux Hébreux ; plus tard ils les développent. Les Pères apostoliques
connaissent tout au moins le titre d’honneur « Grand‑Prêtre éternel » : ainsi S. Polycarpe (12, 2) ; cf. S.
Clément (1 Cor., 36, 1 : ὁ ἀρχιερεύς) ;
S. Ignace (Phil., 9, 1 : ὁ
ἀρχιερεύς).
Les apologistes, dans la mesure où ils polémiquent contre les Juifs, s’appuient souvent sur la pensée
fondamentale de l’Épître aux Hébreux et prouvent que le Christ, en tant que
Messie, est le Grand‑Prêtre de la Nouvelle Alliance. Déjà dans l’Épître anti‑juive de Barnabé (5, 2 sq.), on lit : « C’est pourquoi le Seigneur
s’est résolu à livrer sa chair à la mort, afin que, par la rémission des
péchés, nous soyons purifiés, c.‑à‑d. par l’effusion de son sang ». Ensuite l’Épître cite Is., 53, 5‑7. S. Justin applique au Christ le Psaume de douleur (Ps. 21) et
l’explique, à son sujet, dans une longue exégèse particulière (Dial., 98 :
M. 6, 706 sq. ; cf. Dial., 13, 89, 94, 138). Il appelle le Seigneur notre
Grand‑Prêtre et cite pour cela le Ps. 109, 4 (Ibid.,
118). S. Irénée : Abraham
sacrifia son fils bien‑aimé, « afin qu’il plût à Dieu aussi de livrer son Fils unique et bien‑aimé pour tous les descendants d’Abraham, comme victime pour notre
rédemption » (A. h., 4, 5, 4). « Le Seigneur nous a rachetés par
son sang, en livrant son âme pour notre âme et sa chair pour notre chair »
(Ibid., 5, 1, 1). Clément d’Alex.
fait dire au Seigneur : « J’ai, pour toi, lutté contre la mort et
subi la mort que tu devais subir à cause des forfaits passés et de ton
infidélité envers Dieu » (Quis dives, 22). Origène trouve souvent, au cours de ses travaux exégétiques,
l’occasion de faire ressortir le sacerdoce du Christ et son sacrifice.
« Le Père de Jésus‑Christ est un Père bon et aimant, tout en n’épargnant pas son propre Fils,
mais en le livrant pour nous tous, comme son Agneau, afin que l’Agneau de Dieu
meure pour tous les hommes et enlève les péchés du monde. Ce n’est donc pas par
force, mais volontairement, qu’il a supporté les mauvais traitements que ses
ennemis impies lui infligeaient » (C. Cels., 8, 43). Le Christ est donc Prêtre et Victime : Prêtre, comme cela ressort des Psaumes et de
l’Épître aux Hébreux ; Victime, ainsi que l’atteste S. Jean, quand il
dit : « Voici l’Agneau de Dieu qui enlève les péchés du monde »
(In Rom., 3, 8 : M. 14, 946‑951 ; cf. 4, 12). Dans l’Ancien Testament, « le grand‑prêtre purifiait le peuple avec le
sang des taureaux et des boucs. Mais depuis que le vrai Grand‑Prêtre est venu pour sanctifier les fidèles dans son sang, il n’y a plus
de place pour un grand‑prêtre. Alors il y avait un autel et on y
offrait des sacrifices ; mais depuis que le véritable Agneau est venu, qui s’est offert lui‑même comme Victime à Dieu, toutes ces institutions
temporaires ont cessé » (In Levit. hom., 10 : M. 12, 525 sq.).
D’après S. Cyprien, « Jésus‑Christ, notre Seigneur et Dieu, est lui‑même le Prêtre suprême de Dieu le Père, le Prêtre qui s’est offert tout d’abord en Victime et a ordonné que cela se fasse (à la messe) en mémoire de
lui ». Il fait dériver de ce sacerdoce le sacerdoce participatif des
prêtres de la Nouvelle Alliance (Ép. 63, 11 ; cf. De laps., 17 ; De
hab. virg., 2 ; Ad. Fort., 5 ; Ad Demetr., 26). Mais le plus profond
est encore S. Augustin, quand il démontre que le Christ est à la fois Prêtre et Victime (Civ., 10, 20, etc.). On pourrait facilement multiplier les
citations des Pères, par ex. de S. Ambroise, de S. Athanase, des deux S.
Cyrille, de S. Jean Chrysostome, de S. Jean Damascène (Cf. Tixeront, 2, Index v. Sotériologie et surtout Rivière : Le dogme de la Rédemption).
S. Thomas donne la raison théologique de la manière suivante : Le
caractère essentiel du prêtre
consiste dans sa qualité et son activité de médiateur.
Il doit offrir à Dieu prière et sacrifice et apporter au peuple pécheur
compassion et pardon. Le Christ a accompli ces deux choses d’une manière
parfaite. Par conséquent, il est Prêtre, et Prêtre d’une manière éminente. Il est le Prêtre au sens
absolu et tous les autres prêtres doivent recevoir de lui légitimation et
mission. Il était à la fois Prêtre et Victime ; il a expié nos péchés et
non les siens propres. Il est le Prêtre éternel selon l’ordre de Melchisédech
(S. th., 3, 22, 1‑6).
Quand et comment le Christ reçut‑il l’onction
sacerdotale ? Les premiers scolastiques ont de belles considérations sur le
Christ, chef et médiateur, mais très peu sur le Christ prêtre. S. Thomas, le
premier, a traité en détail du sacerdoce du Christ et présenté Jésus comme le seul prêtre de Dieu, dont la fonction
était d’offrir à Dieu, le Seigneur, le plus haut culte d’adoration et de
reconnaissance. Déjà Alexandre de Halès repousse une opinion scolastique qui
attribuait au Christ le caractère
sacramentel de l’Ordre de la prêtrise. Par la suite, presque tous les scolastiques
sont d’accord pour déclarer que le Christ est prêtre non pas par le caractère
indélébile créé, mais par l’union hypostatique. Le Christ n’est pas prêtre par
sa nature divine, mais par sa nature humaine. Il en résulte qu’il devint prêtre
au moment précis où il devint homme (Hébr., 10, 5). Son onction sacerdotale se fit par l’assomption de sa nature humaine
dans l’hypostase du Logos divin. Ainsi donc le Christ n’a pas toujours été
prêtre. Il le devint au moment de l’Incarnation. Il n’attendit pas pour le
devenir le moment du baptême, comme
l’ont prétendu certains Pères, par ex. S. Pierre Damien. La scène du baptême
est l’investiture extérieure et l’inauguration de son ministère messianique et
sacerdotal. Il n’est pas la consécration et la dotation intérieures pour ce
ministère (Cf. Petavius, De Incarnat., L . 12, c. 11, n. 2 et 5).
Il faut rejeter entièrement la
théorie des sociniens qui prétend que
le Christ n’a accompli la fonction sacerdotale et n’est devenu prêtre qu’au
moment de son entrée au ciel.
THÈSE. Le sacrifice du Christ consiste dans l’acceptation
volontaire de sa mort douloureuse et dans le don de sa vie, par suite de sa
souveraine obéissance d’amour envers son Père, et dans l’amour rédempteur
héroïque pour les hommes. De foi.
Explication. Le Concile d’Éphèse a
défini le caractère sacrifical de la mort du Christ : « L’Écriture
enseigne que le Christ est devenu le Grand‑Prêtre et l’Annonciateur de notre foi (Hébr., 3, 1). Or, il s’est
sacrifié pour nous (dans un sacrifice) d’agréable odeur pour Dieu (Éph., 5, 2).
Si donc quelqu’un dit que ce n’est pas le Logos divin lui‑même qui est devenu notre Grand‑Prêtre et notre Apôtre, quand il est
devenu chair et un homme comme nous, mais que c’est un autre que lui, un homme
né de la femme et distinct de lui ; ou bien, si quelqu’un dit qu’il s’est offert en sacrifice pour lui‑même et non pas plutôt pour nous seulement (car celui‑là n’avait pas besoin de l’offrande du sacrifice, qui ne
connaissait pas du tout le péché), qu’il soit anathème » (Denz., 122) (Cf. les définitions p. 408 sq.).
Le caractère sacrifical de la
mort du Christ est contesté par toute la théologie
libérale (Ritschl, Harnack, Sabatier), y compris les modernistes. D’après
ces derniers, S. Paul, le premier, a conçu la mort de Jésus comme un sacrifice
(p. 409). D’après les uns, le Christ fut surpris
par sa mort qu’il souffrit à contre‑cœur ; d’après les autres, il l’accepta avec une fidélité
idéale, comme un martyre pour la
cause de Dieu.
La notion de sacrifice reviendra à propos du sacrifice de la messe.
Disons ici l’essentiel. L’École définit le sacrifice : un don visible offert à Dieu par un prêtre
autorisé, afin de reconnaître, par la mutation de ce don, le domaine absolu de
Dieu et de parvenir à la réconciliation et à l’union avec lui.
Le sacrifice est l’acte du culte
le plus excellent et le plus intense. On le fait dériver de la double
obligation de l’homme envers Dieu : de notre dépendance de créature à son égard (raison primaire) et de notre inimitié avec lui par suite du péché
(raison secondaire). La cause principale du sacrifice existe toujours, même
dans l’innocence du paradis terrestre. Lorsque le péché eut créé un fossé entre
Dieu et l’homme, le sacrifice reçut une seconde propriété et une seconde
fin : il devint un moyen de réconciliation.
En tant que sacrifice d’expiation, le sacrifice a le caractère de représentation (substitution). Le but dernier de tout sacrifice est l’union des hommes avec Dieu.
Trois éléments constituent donc l’essence du sacrifice : l’offrande du don réel par le prêtre,
par représentation des fidèles qui
sacrifient, avec le but d’arriver à
l’union avec Dieu.
Le sacrifice étant, en tant
qu’offrande à Dieu d’un don visible, un acte de culte, il va de soi qu’il est
déterminé essentiellement par l’intention
du sacrificateur. On peut considérer le don sacrifical comme la matière et
l’intention sacrificale comme la forme de tout sacrifice. Quant à la
controverse théologique à savoir si l’offrande du don doit être expliquée comme
changement (immutatio) ou comme destruction du don, nous la laissons de côté
pour le moment.
Preuve. Isaïe indique déjà le caractère sacrifical de la mort du Christ
(p.416). « En vérité, il a porté nos
maladies et chargé sur lui nos
douleurs, et nous, nous le considérions comme un lépreux et un homme frappé de
Dieu et abattu. Mais il a été blessé à cause de nos forfaits, broyé à cause de nos
péchés et, à cause de notre paix, le
châtiment est sur lui et par ses blessures, nous, nous avons été guéris. Nous
nous en allions tous comme des brebis égarées et chacun suivait sa propre voie
et le Seigneur a placé sur lui nos
iniquités à tous. Il fut sacrifié
parce que lui‑même le voulut, et il n’ouvrit pas la bouche. Comme une brebis, il est conduit à
l’immolation et, semblable à l’agneau devant le tondeur, il est muet et n’ouvre
pas la bouche... Et le Seigneur voulut le broyer dans la souffrance ; s’il
livre son âme pour le péché, il verra une postérité qui durera longtemps et le
plan de Dieu s’accomplira par sa main » (Is., 53, 4‑10). En elles‑mêmes, ces paroles du Prophète sont déjà claires, mais elles ne trouvent toute leur
clarté que dans la lumière de la vie de Jésus
(Knabenbauer, Explication du prophète Isaïe (1881).
S. Augustin et, avec lui, la Scolastique,
se réfèrent aussi, au sujet de la mort sacrificale du Christ, aux sacrifices typiques de l’Ancienne
Alliance et disent que le Christ se sacrifiait déjà par avance dans tous ces
types (Civ., 10, 20).
Comme le rationalisme conteste l’intention qu’avait le Christ de s’offrir en
sacrifice, prétend qu’il fut purement et simplement surpris par ses ennemis et
entraîné à la mort, et assure, par ailleurs, que ce fut S. Paul le premier qui
donna à cette mort involontaire le caractère de sacrifice d’expiation, afin de
supprimer le « scandale de la croix » et de donner à la mort
douloureuse du Seigneur un aspect religieux et rationnel, il faudra, dans la
preuve, insister particulièrement sur le fait que le Christ a connu et voulu,
longtemps auparavant, sa livraison à la mort.
1. Jésus a, dès le commencement et sans attendre les circonstances
menaçantes de ses derniers jours, annoncé sa mort comme une mort violente et
l’a présentée comme sa tâche de Messie. Déjà dans Marc, 2, 20,
il parle du temps de deuil où il sera enlevé à ses disciples et où ceux‑ci devront « jeûner », (Math., 9, 15 ; Luc, 5, 35). Dans la mort du Baptiste, il
voit l’annonce de son propre sort (Marc,
9, 11). Les allusions suivantes appartiennent à un temps un peu postérieur. Il demande aux fils de
Zébédée s’ils pourront boire son calice de souffrance (Marc, 10, 38) ; il
parle avec Moise et Élie de son trépas à Jérusalem (Luc, 9, 31) ; il
défend aux disciples de parler de l’événement du Thabor avant que le Fils de
l’Homme ne soit ressuscité des morts (Math., 17, 9) ; il dit, quand on
vient lui annoncer qu’Hérode veut le tuer, qu’il mourra à Jérusalem (Luc, 13,
32‑33) ; il a hâte que cela soit accompli (Luc, 12, 50).
2. Déclarations pendant la semaine de la Passion. Il est le Fils
unique du Maître de la vigne qu’on veut tuer (Math., 21, 38) ; il annonce
à ses disciples qu’il célèbre la Pâque avec eux pour la dernière fois (Math.,
26, 2) ; il rapporte l’onction de Madeleine à sa sépulture (Math., 26,
12) ; il prédit la trahison de Judas et le reniement de Pierre (Math., 26,
21, 31‑36) ; il se rend au jardin des Oliviers pour s’y fortifier dans la prière au moment de la dernière heure ; il accepte volontairement le
calice de douleur (Jean, 18, 6) et il le vide jusqu’à la lie, malgré les
répugnances les plus violentes de sa nature humaine (Math., 26, 37‑47).
3. Jésus a annoncé trois fois sa mort dans ces circonstances concrètes : après la
confession de Pierre (Math , 16, 21 ), au milieu de son ministère en Galilée
(Math., 17, 21‑22) et quand il se prépare à monter à Jérusalem (Math., 20, 17‑20). Chaque fois, la révélation se fait avec une précision croissante.
4. Jésus indique, pour montrer la
nécessité de sa mort, les prophéties
qui doivent s’accomplir. Il dit qu’il faut
qu’il souffre. Sans doute un Messie
souffrant était pour les Juifs, comme pour les disciples, une conception
inadmissible, mais pas pour Jésus. Il considère sa mort douloureuse comme une conséquence nécessaire de sa fonction de
Messie. Le Fils de l’Homme sera glorifié, « mais il faut qu’il souffre
beaucoup auparavant » (δεῖ αὐτὸν
πολλὰ παθειν, Luc, 17,
25). Telle est la volonté de Dieu (Math., 16, 23). C’est ainsi, d’après lui,
que les Prophètes ont écrit (Luc, 18, 31. Marc, 9, 11 sq. ; 14, 21. Math.,
26, 24). En lui doit s’accomplir l’Écriture (Math., 26, 54. Marc, 14, 49. Luc,
22, 37 ; 24, 25‑28, 44‑47).
5. Jésus indique comme but de sa mort douloureuse notre rédemption. Il n’a pas conçu sa
mort simplement comme la conséquence de sa fonction, ni comme la mort d’un
héros qui donne sa vie pour un idéal, ni comme un exemple pour nous montrer
comment nous devons rester fidèles à la chose de Dieu et à la voix de notre
conscience ; mais il a donné à sa mort la signification objective d’une rançon à payer pour nous
(ὑπὲρ ἡμῶν), d’un sacrifice de réconciliation à accomplir
pour nous. Dans ces déclarations, il s’appuie sur cette vérité qu’un rachat par nous‑mêmes est impossible : « Car que peut donner l’homme comme
rançon pour son âme ? » (Math., 16, 26).
Toute la vie de Jésus a servi à la suppression du péché, mais c’est surtout
sa mort qui a servi à cette fin (S.
th., 3, 1, 2). Les deux choses sont clairement attestées par Jésus. Il commence
sa prédication en appelant à la pénitence
qui est la condition subjective du pardon (Math., 4, 17). Il est le Sauveur des
pécheurs (Marc, 2, 17. Math., 18, 12‑13. Luc, 15, 1‑8 ; 19, 10) ; il pardonne les péchés (Marc, 2, 5‑12. Luc, 7, 47, 48. Jean, 5, 14 ; 8, 11). Il n’annonce pas le
pardon, comme les Prophètes, au nom de Dieu,
il le donne de lui‑même.
Jésus n’a pas rattaché le pardon
exercé par lui‑même à sa mort ; mais
il n’en résulte pas que ce pardon n’en dépendait pas. La personne est plus que l’œuvre,
l’œuvre est incluse dans la personne. Cependant, Jésus a présenté deux fois sa
mort comme le moyen objectif de notre
rédemption. La première fois, ce fut quand il exhortait ses disciples à
l’humilité ; la seconde fois, au moment de la Cène. La première fois il
dit en jetant un regard en arrière sur toute sa vie : « Le fils de
l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en
rançon pour plusieurs » (δοῦναι τὴν
ψυχὴν αὐτοῦ λύτρον
ἀντὶ πολλῶν, Math., 20,
28 ; Marc, 10, 45). Toute sa vie fut un « service »
(διακονεῖν) pour notre
rédemption. De même qu’on paie une rançon pour un esclave et qu’on l’affranchit,
ainsi Jésus donne sa vie pour plusieurs. Cet esclavage n’est pas la Loi juive,
ni la crainte de la mort, ni l’esprit pécheur du monde, ni la crainte
imaginaire des démons (Ritschl, Sabatier), ni l’égoïsme, mais ce qui a été
l’objet de toute l’action du
Christ : c’est le péché. Pour le
supprimer, il paie un prix objectif dont l’effet objectif est la délivrance de
la captivité. Pour cette fin, il donne comme prix sa vie qui se termina par sa mort
violente. Ceci ressort encore plus clairement des paroles de la Cène. Jésus
veut établir une Nouvelle Alliance
entre Dieu et l’humanité, c’est pourquoi il faut écarter le péché qui est le
seul obstacle à cette alliance. Or cela se produit par l’effusion de son sang. « Ceci est mon corps, qui est
donné pour vous » (Luc, 22,
19 ; cf. 1 Cor., 11, 24). « Ceci est mon sang, le sang de l’alliance,
lequel est répandu pour plusieurs
pour la rémission des péchés »
(Math., 26, 28 ; cf. Marc, 14, 24).
Ce passage montre d’une manière
irréfutable que Jésus lui‑même a attribué à sa mort la valeur objective, la signification d’une suppression objective du péché. Harnack lui‑même le reconnaît : « Que Jésus, dans la célébration de la
première Cène, ait caractérisé sa mort
comme un sacrifice qu’il offrait pour la rémission de péchés, cela ressort
du récit de Paul » (H. D., 1, 476). Or S. Paul, dans son récit, se réfère
au Seigneur (1 Cor., 11, 23). Ce
n’est donc pas lui, comme le prétend Loisy, qui a introduit l’idée du sacrifice
(Denz., 2038). A la lumière de ce clair passage (Luc, 22, 19 ; Math., 26,
28), nous comprenons le passage cité plus haut du don de sa vie pour beaucoup
(Math., 20, 28). Alors manquait le but précis, il est indiqué ici : rachat
de l’esclavage du péché, non par un exemple moral, mais par le paiement d’un prix,
sa chair livré à la mort, son sang versé, et cela « pour nous » (ὑπὲρ
ἡμῶν).
6. L’évangile de S. Jean complète les données des Synoptiques. Le
Baptiste désigne tout de suite le Seigneur comme l’« Agneau de Dieu qui
enlève le péché du monde » (Jean, 1, 29). Jésus lui‑même appelle son corps un temple qu’on détruira, mais qu’il rebâtira en trois jours (Jean, 2, 18‑22). Il instruit Nicodème sur l’idée rédemptrice de Dieu qui n’a
pas épargné son « Fils unique », afin que tous ceux qui croient en
lui soient sauvés (Jean, 3, 16). De même que Moïse a élevé le serpent dans le
désert pour la guérison des malades, il faut que le Fils de l’Homme soit élevé
pour la rédemption des pécheurs (Jean, 3, 14). « En vérité, en vérité, je
vous le dis, si le grain de blé ne tombe pas en terre et ne meurt pas, il reste
seul, mais s’il meurt, il porte beaucoup
de fruits » (Jean, 12, 24 sq. ; cf. 12, 32). « Le pain que
je donnerai est ma chair pour la vie du monde » (Jean, 6, 52). « Je
suis le Bon Pasteur ; le Bon Pasteur donne sa vie pour ses brebis... et je
donne ma vie pour mes brebis » (Jean, 10, 11‑15). « Pour eux (les disciples) je me
sanctifie (ἁγιάζω ἐμαυτόν
= je me sacrifie, je me consacre pour eux ; Deut., 15, 19), afin qu’eux aussi soient sanctifiés dans la
vérité » (Jean, 17, 19). Il faut entendre ici ἁγιάζω
comme un terme hiératique désignant la sanctification d’une victime ; il
est impossible que le Christ l’ait entendu de la sanctification personnelle au sens du prêtre lévitique ; cela
est encore plus impossible dans l’évangile de S. Jean (Cf. Jean, 8, 46 avec 16,
8).
Et cela se fait tant en vertu
d’un ordre de son Père que de sa propre liberté. Le Seigneur exprime ces deux
choses dans une seule et unique phrase : « Je donne ma vie, afin de
la reprendre. Personne ne me l’ôte, mais je la donne de moi‑même ; j’ai le pouvoir de la donner, et j’ai le pouvoir de la reprendre ; tel est l’ordre que j’ai reçu de mon
Père » (Jean, 10, 17‑18).
Synthèse. On ne peut plus douter, après ces nombreux textes bibliques, que
le Christ, dès le commencement, ait considéré sa mort comme une partie de son
œuvre messianique et l’ait annoncée. Au début, cette annonce se fait d’une
manière obscure et par allusion, puis, à mesure que Jésus avance dans sa vie,
elle devient de plus en plus nette et précise ; à la fin, elle est même
d’une telle précision que les disciples en sont choqués, car la mort ne
concorde pas avec l’idée qu’ils se font du Messie. D’après Jésus, sa mort est
le but de sa venue dans le monde.
Le Seigneur donne la raison et
l’explication de cette mort. Dans les Synoptiques, il allègue les prophéties
inspirées par Dieu ; dans S. Jean, l’ordre de son Père. Dans les deux
raisons, il reconnaît une stricte obligation pour lui à laquelle il ne peut ni
ne veut se soustraire. Il est vrai qu’il s’effraie devant la mort douloureuse
imminente. Les sanglantes images de la Passion sont pour sa nature sensible une
cause qui trouble psychologiquement cette nature
inférieure, mais, comme on l’a déjà dit, même dans ce moment d’horreur et
d’effroi, il ne retire pas son
abandon à la volonté souveraine de son Père. « Père, que ce ne soit pas ma
volonté, mais la tienne qui se fasse ».
Le Christ donne à sa mort une
signification objective, indépendante, qui se distingue essentiellement de
l’effet subjectif de sa prédication et de son bon exemple. Son sang est versé pour la rémission des péchés. Sa chair
est livrée pour la vie du monde. Si
notre péché n’existait pas, il n’y aurait pas non plus de Passion et de mort du
Christ. Si les brebis n’étaient pas menacées de perdition, le Pasteur n’aurait
pas à donner sa vie pour elles.
La mort douloureuse du Christ
est, d’après son propre enseignement, une mort
sacrificale. Sans doute il n’a pas employé l’expression formelle « sacrifice »
(θυσία, sacrificium, immolatio) ; mais la chose, le contenu de la notion de
sacrifice se trouve partout et de la manière la plus précise dans les paroles
de la Cène. L’expression johannique de sanctification de soi‑même, de sacrifice de soi‑même (ἁγιάζειν)
peut déjà s’entendre dans un sens entièrement formel.
Le motif qui pousse le Christ à la Rédemption est l’amour. L’amour du Père donne volontiers
son Fils unique (Jean, 3, 16). Et le Fils donne également volontiers sa vie
pour ses brebis (Jean, 10, 11).
Une explication nette, sur la manière dont nos péchés rendaient
nécessaire aux yeux de Dieu que Jésus livrât sa vie, ne se trouve pas dans les
évangiles. On ne trouve d’explication claire que dans S. Paul.
S. Paul est le héraut
enthousiaste de la mort sacrificale du Christ, mais il n’est pas l’inventeur de cette doctrine. Il n’a fait
qu’exposer, avec une précision systématique et dans la forme dialectique du
langage juif d’alors, ce qui se trouvait déjà, en ses traits principaux, dans
la doctrine de Jésus. Pour S. Paul, toute l’importance du Christ se résume dans
sa mort pour nous. Dans la lumière de sa mort,
sa vie pâlit. S. Paul ignore tout
« si ce n’est Jésus Christ, ce Messie crucifié » (1 Cor., 2, 2).
« Qui a été livré pour nos fautes et est ressuscité pour notre
justification » (Rom., 4, 25).
Tous les hommes, d’après S. Paul,
sont des pécheurs chargés de dettes
envers Dieu (Rom., 2, 2 sq. ; 3, 12 ; 5, 16, 18) ; ils sont ennemis de Dieu (Rom., 2, 5, 8 ; 5,
10. Éph., 2, 3. 1 Thess., 1, 10). Cependant, Dieu voulait, en vertu de ses
desseins éternels, les racheter (Eph.,
1, 9). Il le fit de la manière suivante : Il fit de son Fils unique le médiateur et le chef de l’humanité
croyante. Celui‑ci, devenu un, mystiquement et réellement, avec l’humanité, offrit, avec un amour et une obéissance suprême, à son Père offensé par le péché, au
nom de cette humanité, le sacrifice de sa volonté ; par là, il enleva
de l’humanité la malédiction de la désobéissance
qui pesait sur elle depuis Adam, il la réconcilia
avec Dieu et fonda ainsi sur la terre une humanité nouvelle dont la vie ne
reposait pas sur la grâce seule
(protestants), ni sur les exigences de la justice
seule (Juifs), mais, comme celle de son chef, à la fois sur la grâce et la justice. On remarquera en
particulier :
1 . S. Paul insiste, comme les
évangiles, sur le libre amour de
Dieu. « Dieu nous a montré son amour en ce que, au temps où nous étions
encore pécheurs, le Christ est mort
pour nous » (Rom., 5, 8, 9). « Celui qui n’a pas épargné son propre
Fils, mais l’a livré pour nous tous,
comment ne nous a‑t‑il pas tout donné avec lui ? » (Rom., 8, 32). « Tout vient de Dieu qui nous a réconciliés
dans le Christ et nous a donné le ministère de la réconciliation. Car Dieu
s’est réconcilié le monde dans le Christ » (2 Cor., 5, 18, 19). Il était,
« selon la volonté de Dieu et de
notre Père, que Notre‑Seigneur Jésus‑Christ se donnât lui‑même pour nos péchés, afin
de nous délivrer du monde présent qui est mauvais » (Gal., 1, 4).
« Il nous a grâciés dans son
Fils bien aimé, dans lequel nous avons la rédemption par son sang, la rémission
des péchés d’après la richesse de sa grâce » (Eph., 1, 6, 7 ; cf. 1,
5, 9, 11, 12, 19). « Mais Dieu, qui est riche en miséricorde, en raison de
son grand amour dont il nous a aimés,
alors que nous étions morts dans le péché, nous a vivifiés dans le Christ par
la grâce duquel vous êtes sauvés... afin de nous montrer, dans les temps à
venir, les richesses surabondantes de sa grâce
dans la bonté envers nous, dans le Christ Jésus » (Eph., 2, 4‑7).
2. Cependant, Dieu voulait aussi
manifester sa justice et nous faire
connaître la majesté de sa volonté immuable et sainte. Cela se fit dans la mort obéissante du Christ. Le Christ
avait dit lui‑même : « Le calice que mon Père m’a donné, ne le boirai‑je pas ? » (Jean, 18, 11 ; cf. 14, 30). S. Paul donne à cette obéissance envers le Père la signification d’une réparation dans le sang, faite à la justice divine : « Tous les hommes ont péché, ils sont
privés de la gloire de Dieu, et lui, gratuitement, les fait devenir justes par
sa grâce, en vertu de la rédemption accomplie dans le Christ Jésus. Car le
projet de Dieu était que le Christ soit instrument de pardon (ἱλαστἠριον),
en son sang, par le moyen de la foi. C’est ainsi que Dieu voulait manifester sa
justice, lui qui, dans sa longanimité, avait fermé les yeux sur les péchés
commis autrefois. Il voulait manifester, au temps présent, en quoi consiste sa
justice, montrer qu’il est juste et rend juste celui qui a foi en Jésus »
(Rom., 3, 23‑26).
Dans ce texte célèbre, maintes
fois commenté, la Rédemption est appelée une œuvre de la justice divine. On ne
doit pas songer seulement d’une manière unilatérale
à la justice vindicative et exigeante des Juifs, que justement l’Apôtre combat
ici ; c’est plutôt la justice donnante, la justice chrétienne, celle qui donne d’abord et exige ensuite, qui est le fondement de notre rédemption et se
manifeste en elle. Mais si, pour nous, cette justice est une pure grâce, elle
est cependant, en tant que le Christ
l’a méritée, une conséquence de son offrande comme victime d’expiation dans son sang, en témoignage de la justice de
Dieu. La mort du Christ est donc considérée et appréciée par Dieu comme une
mort expiatoire, qu’on entende ἱλαστἠριον
(ἱλασϰομαι) au sens personnel de
« réconciliateur », ou au sens objectif de « moyen de
réconciliation », « instrument de réconciliation », « croix », ou au sens abstrait de
« réconciliation », « expiation » (Vulgate : propitiatio), ou bien au sens entièrement formel de
« sacrifice expiatoire ». Toutes les interprétations se ramènent à
dire que le Christ, par sa mort, a opéré notre réconciliation avec Dieu, par
laquelle nous participons à la grâce et à la rémission des péchés.
3. Cette mort obéissante, S. Paul
la caractérise, d’une manière plus précise, comme un sacrifice pour nous. « Le Christ nous a aimés et s’est livré à Dieu pour nous comme oblation et victime
(παρέδωϰεν ἑαυτὸν
ὑπὲρ ἡμῶν
προσφοράν ϰαὶ
θυσίαν) d’agréable odeur » (Eph., 5, 2). Ensuite
il insiste sur le « pour nous » (ὑπὲρ ἡμῶν)
fortement et souvent. Aussi, bien que nous ne trouvions pas chez lui la formule
précise (il écrit comme tous les autres Apôtres et la plupart des Pères ὑπὲρ,
une fois περί (1 Thess., 5, 10) ; avec
λύτρον on trouve deux fois ἀντί
(Marc, 10, 45 ; Math., 20, 28) ; la Vulgate donne toujours « pro »; cf. Rivière, 49), on doit
reconnaître chez lui la doctrine d’après laquelle le Christ n’est pas mort
seulement de quelque façon, d’une
manière générale, dans notre intérêt, en notre faveur, mais encore qu’il est
mort pour nous en ce sens qu’il ne serait pas mort si nous n’avions pas été
pécheurs, qu’il voulait, comme notre médiateur
et notre représentant, réconcilier
les pécheurs et cela dans son sang. « Dieu a rendu péché pour nous (ὑπὲρ
ἡμῶν) celui qui ne connaissait pas le péché, afin que nous devenions justice de Dieu
en lui » (2 Cor., 5, 21). « Le Christ nous a délivrés de la
malédiction de la Loi en devenant pour
nous malédiction (condamnation) » (Gal., 3, 13). « La
reconnaissance de dette de la loi qui était contre
nous, qui nous était contraire, il l’a enlevée et l’a attachée à la
croix » (Col., 2, 14). Faisant allusion à Is., 53, 4‑12, S. Paul dit : « Il a été livré pour nos péchés »
(Rom., 4, 25). « Un seul est mort pour tous » (2 Cor., 5, 14).
« Le Christ est mort pour nous » (Rom., 5, 9). « Le Christ est
mort pour nos péchés, selon les
Écritures » (1 Cor., 15, 3). Dans tous ces passages, la même pensée est
exprimée : le Christ est mort pour nos
péchés, pour nous, pécheurs ; il
a expié les péchés et réconcilié les pécheurs avec Dieu.
L’effusion de son sang est un sacrifice d’expiation pour nous.
4. Pour confirmer ces données, il
faut citer encore ici l’Épître aux
Hébreux dont le thème est le sacerdoce du Christ. Or, le sacerdoce comporte
un sacrifice : « Car tout
grand‑prêtre est constitué pour offrir des dons et des
sacrifices, c’est pourquoi il est nécessaire qu’il ait quelque chose à
offrir » (Hébr., 8, 3). Et en quoi consiste l’offrande du Christ ?
« Ce n’est pas par le sang des boucs et des veaux, mais par son propre sang qu’il est entré une fois
pour toutes dans le sanctuaire ». Si ce sang des animaux sanctifiait
extérieurement, « combien plus le sang
du Christ qui, par le Saint‑Esprit, s’est offert
lui‑même à Dieu comme une Victime sans tache, purifiera‑t‑il notre conscience des œuvres mortes, afin que nous
servions le Dieu vivant. Et c’est pourquoi il est le médiateur d’une nouvelle Alliance, afin que par
le moyen de sa mort pour la rédemption
(θανάτου
γενομένου εἱς ἀπολύτρωσιν)
des
prévarications qui étaient sous la première alliance, ceux qui sont appelés
reçoivent la promesse de l’héritage éternel » (Hébr., 9, 12‑15). « Il est lui‑même apparu une fois dans la plénitude des temps pour supprimer
les péchés par son sacrifice » (Hébr., 9, 26). Or, ce sacrifice n’est pas, de sa part, le simple
support d’un châtiment pénal, c’est l’offrande de lui‑même pendant toute sa vie, « depuis qu’il est entré dans le monde »
(Hébr., 10, 5), dans le Saint‑Esprit, dans l’obéissance et la soumission à la décision de Dieu et dans le plus
parfait accomplissement sur la Croix. « Bien qu’il fût le Fils de Dieu, il a appris (comme homme)
l’obéissance par ce qu’il a
souffert et, consommé, il fut pour tous ceux qui lui obéissent auteur du salut éternel » (Hébr.,
5, 8 sq. ; cf. 2, 9 sq. ; 12, 2). « En disant : Tu n’as pas
voulu de victimes, d’oblations et d’holocaustes pour le péché, et ce qui est
offert selon la Loi ne te plaît pas, alors j’ai dit : Voici que je viens,
ô Dieu, pour faire ta volonté, il
supprime le premier pour établir le second. Dans
cette volonté, nous sommes une fois pour toutes sanctifiés par le sacrifice du
corps de Jésus‑Christ » (Hébr., 10, 8, 10).
5. L’Apôtre emploie aussi l’image
d’une rançon dont se sert Jésus lui‑même : « Il y a un médiateur entre Dieu et les hommes, l’Homme‑Christ Jésus qui s’est livré lui‑même en rançon
pour tous » (ἀντἱλυτρον
ὑπὲρ πάντων, 1 Tim., 2, 5‑6). « Vous avez été rachetés un grand prix » (1 Cor., 6, 20 ; cf. 7, 23). Ce prix est
le Christ lui‑même, son sang : « Il s’est livré pour nous, pour nous racheter de toute
injustice » (Tit., 2, 14). Il s’est « acquis son Église dans son sang » (Act. Ap., 20, 28 ; cf.
Eph., 5, 25‑27).
D’après S. Paul, le Christ nous a
rachetés par la mort douloureuse et obéissante volontairement acceptée qu’il a
endurée sur la Croix. Il essaie d’inculquer cette vérité au moyen de deux notions, la notion de rançon déjà employée par le Christ et la
notion nouvelle de sacrifice, que S.
Paul introduit formellement le premier, mais qui se trouve déjà objectivement
dans les paroles de la Cène. A ces deux notions est rattachée celle d’une substitution. Dans le premier cas, le
sang du Christ apparaît comme un bien réel, par lequel nous sommet rachetés. Ici il est facile de se
représenter la substitution en soi,
bien qu’on ne dise pas, pas plus que Jésus ne le dit, qui la reçoit. Dans le
second cas, Jésus apparaît comme Victime expiatoire pour nous pécheurs, pour
nos péchés et il est plus difficile de se représenter la substitution, c’est
pourquoi S. Paul l’exprime plutôt objectivement
que grammaticalement (ὑπέρ
en faveur de, περι à cause de, διά pour
l’amour de et non ἀντἱ
à la place de, comme chez Jésus au sujet de la rançon) (Math., 20, 28 ;
Marc, 10, 45). En même temps, Jésus est aussi le Grand‑Prêtre, par conséquent Prêtre sacrificateur et Victime du
sacrifice dans une seule personne. En
tant que Victime, sa chair et son sang apparaissent comme une chose réelle qui, offerte à Dieu, n’est
pas refusée. En tant que Prêtre
sacrificateur, il se tient dans toute sa grandeur
morale devant Dieu, comme médiateur d’une Nouvelle Alliance, dans laquelle
tous les frères sont soumis à Dieu dans une même obéissance. Ainsi donc son
sacrifice a un double caractère,
c’est une prestation réelle et
surtout un acte moral. C’est un don
extérieur, mais aussi et surtout une disposition intérieure. Le Christ offre sa
chair et son sang, mais surtout sa volonté. Dieu exige de son Fils ce sacrifice
en ce qu’il a d’extérieur comme en ce qu’il a d’intérieur. Il y trouve sa plus
haute complaisance. Mais il ne trouve sa complaisance qu’à ce que fait son Fils
et non à ce que lui font souffrir des hommes méchants et infidèles. Autant il
bénit l’action de son Fils, autant il condamne celle de ses ennemis. Ce ne sont
pas les souffrances de l’innocent qui réjouissent Dieu, mais la soumission de
cet Innocent à l’ordonnance de sa volonté et cet acte d’obéissance du Christ
doit avoir pour nous, hommes pécheurs, la valeur objective de la délivrance de
nos péchés et de la réconciliation avec Dieu. Telles sont les pensées que S.
Paul expose au sujet de la mort du Seigneur.
S. Jean place la fonction vivifiante (Jean, 1, 12) et propitiatoire du
Logos fait chair, dans le sens d’Is., 53, 7, au début de son évangile.
« Voici l’Agneau de Dieu, voici celui qui enlève les péchés du
monde » (Jean, 1, 29, 36). « Vous savez qu’il est apparu pour enlever
nos péchés » (1 Jean, 3, 5) ; « pour détruire les œuvres du
diable » (1 Jean, 3, 8). « En ceci consiste l’amour : ce n’est
pas que nous avons aimé Dieu, mais c’est qu’il nous a aimés le premier et il a
envoyé son Fils comme propitiation pour nos péchés » (ἰλασμὸν
περὶ τῶν ἁμαρτιῶν
ἡμῶν 1 Jean, 4, 9, 10). « Il est la propitiation (ἰλασμὁς) pour nos péchés, et non seulement
pour les nôtres, mais pour ceux du monde entier » (1 Jean, 2, 2).
« De même que Moïse a élevé le serpent dans le désert, ainsi il faut que
le Fils de l’Homme soit élevé (sur la Croix), afin que tous ceux qui croient en
lui ne périssent pas, mais aient la vie éternelle. Car Dieu a tant aimé le
monde qu’il a donné son Fils unique, afin que tous ceux qui croient en lui ne
périssent pas, mais aient la vie éternelle » (Jean, 3, 14). D’après S.
Jean, Caïphe prophétise « que Jésus mourrait pour le peuple ; et non
seulement pour le peuple, mais encore pour réunir les enfants dispersés de Dieu »
(11, 51 sq.). Jésus lui‑même dit : « Le pain que je donnerai est ma chair pour la
vie du monde » (6, 51). D’après S. Jean, Jésus est donc la victime
expiatoire pour nos péchés. En tant qu’« Agneau de Dieu », il enlève
les péchés du monde. C’est à cet Agneau assis sur le trône que les rachetés
chantent, au ciel, leur cantique d’action de grâces (Apoc., 5, 9 ; 14, 3,
4), car c’est dans son sang qu’ils ont été purifiés de leurs péchés (Apoc., 1,
5). « Heureux ceux qui ont lavé leur robe dans le sang de l’Agneau »
(Apoc., 22, 14 ; cf. 7, 14).
Comme cause de la Rédemption, on voit apparaître, chez S. Jean (comme
chez S. Paul), l’amour de Dieu. Car
« Dieu est amour » (1 Jean, 4, 8). « Nous avons reconnu l’amour
de Dieu à ce qu’il a donné sa vie pour nous » (1 Jean, 3, 16). Comme effets de la Rédemption, S. Jean nomme
la rémission des péchés et la vie.
S. Pierre caractérise les chrétiens comme des élus « dans l’aspersion
du sang de Jésus‑Christ » (1 Pier., 1, 2). Lui aussi connaît, comme S. Paul, les notions de rançon et de sacrifice expiatoire. « Vous savez, en effet, que vous n’avez
pas été rachetés par quelque chose de
passager, de l’or ou de l’argent, de votre vaine conduite selon la tradition
des pères, mais par le sang précieux
du Christ, comme d’un Agneau immaculé et
sans souillure » (1 Pier., 1, 18‑19 ; cf. 2 Pier., 2, 1). Or, nous étions vendus
au péché et, par suite, ses esclaves (2 Pier., 2, 19). Mais le Christ est aussi notre
victime expiatoire. « Il porta lui‑même nos péchés dans son corps sur la Croix, afin que morts aux péchés, nous vivions
pour la justice » (1 Pier., 2, 24). « Le Christ est mort une fois
pour nos péchés, le juste pour l’injuste, afin de nous conduire à Dieu »
(1 Pier., 3, 18).
Synthèse. Dans tous les écrits du Nouveau Testament, nous trouvons attesté,
comme une vérité fondamentale du
christianisme, que le Christ est mort pour
nous, dans ce sens qu’en livrant sa vie pour nous à la Croix il a payé une rançon pour notre délivrance et, en même
temps, offert au Dieu juste et saint un sacrifice
expiatoire d’obéissance, les hommes par le péché ayant refusé l’obéissance.
Le Père dans son amour et sa grâce, le chargea d’accomplir pour nous cette œuvre de Rédemption. Il
accomplit cette œuvre à notre place,
mais en même temps pour nous en tant
qu’encore redevables dans l’avenir. Mais désormais, dans la mesure où nous
croirons, nous nous joindrons à cet
acte moral d’obéissance et par là nous recevrons la force d’accomplir nous‑mêmes cette obéissance qui est
précisément exigée, et ainsi nous entrerons, d’abord passivement, puis
activement, dans son œuvre de Rédemption.
Les deux pensées, celle du rachat, comme celle du sacrifice expiatoire, ont déjà été
exprimées par le Christ lui‑même. Les deux conceptions se trouvent ensuite
avec toute leur force chez S. Paul, S. Pierre et S. Jean. Mais ces Apôtres n’ont pas inventé cette doctrine ; ils l’ont
reçue du Seigneur. Elle doit avoir fait sur eux une grande impression, car ils
l’expriment presque dans les mêmes termes.
Il est vrai qu’elle résolvait pour eux le « scandale de la Croix »
(Gal. 5, 2), mais cette solution ils ne l’ont pas imaginée pour supprimer ce scandale (c’eût été une pure illusion).
Il est vrai cependant qu’on doit dire que ce n’est qu’après la mort et après l’Ascension du Seigneur qu’ils ont eu la
pleine intelligence de l’opprobre de la Passion. Deux notions expriment donc l’œuvre
du Rédempteur : rançon et expiation.
Sur l’ensemble, nous pouvons
dire, avec Battifol, que le paulinisme
le plus ancien contient déjà notre doctrine de la Rédemption, mais que S. Paul
a développé la croyance à la Rédemption de la primitive Église de la façon
suivante : 1° Par la pensée de l’universalité du péché et l’insistance sur
le péché originel (Rom., 5, 12 ; 2 Cor., 5, 21), il l’a approfondie ;
2° Il a opposé le péché à la justice (Rom., 5, 17 ; 2 Cor., 5, 21) ;
3° Il a clairement fait ressortir la transformation du pécheur en une nouvelle
créature, ainsi que le pardon du péché, à cause de la mort du Christ ; 4°
Il a fait ressortir aussi l’incorporation du pécheur au Christ, de telle sorte
que le pécheur devient « justice de Dieu par la foi en Jésus‑Christ ». ‑ A ce sujet, il faut remarquer que les écrits du Nouveau Testament, qui
suivent les grandes Épîtres pauliniennes, enseignent une
doctrine de la Rédemption qui ne dépend pas de la doctrine de S.
Paul et qui est cependant une partie intégrante du christianisme. Tout nous
porte donc à admettre que Jésus lui aussi avait déjà enseigné une doctrine de
la Rédemption, et cela, d’ailleurs, comme on l’a montré plus haut, est confirmé
par les évangiles.
Deux notions également caractérisent la causalité divine : l’amour
et la justice. Ces deux notions
reviennent dans les théories postérieures de la Rédemption. Elles sont
utilisées de façons différentes par les différents auteurs et tantôt l’une,
tantôt l’autre est placée au premier plan. Il faut cependant établir que,
d’après l’Écriture, on doit en tenir compte d’une manière égale. L’amour divin et la justice divine se
compénètrent d’une manière mystérieuse dans le sacrifice rédempteur du Christ
(Ps. 84, 11 ; cf. 71, 7).
Remarque. Nulle part, dans le Nouveau Testament, la Rédemption n’est
représentée comme si l’attitude de l’homme n’y avait aucune importance. Au
contraire, d’après le Nouveau Testament, la participation aux bienfaits de la
rédemption dépend de la pénitence
(Synoptiques) et de la foi (S. Jean, S. Paul). Ceci sera expliqué en détails
dans le Traité de la grâce où il
s’agit de la rédemption subjective.
La Bible ne contient pas de doctrine systématique de la
Rédemption. Elle énonce
la Rédemption comme un fait et elle
indique aussi ses éléments essentiels,
mais elle ne va pas plus loin et ne les rassemble pas dans une unité logique.
Dans les paroles importantes du Christ (Math., 20, 28 et Marc, 10, 45), il est
question d’une rançon rédemptrice (λύτρον) que
paie le Seigneur, mais il n’est pas dit à
qui elle est payée, ni pourquoi elle est nécessaire. Cependant, deux
pensées ressortent : l’âme des hommes se trouve dans un état de captivité
spirituelle et la mort du Christ est le prix de leur délivrance. De même, les
paroles de l’institution de l’Eucharistie : elles sont le commentaire du
crucifiement. Les passages de S. Jean apportent aussi des éléments
importants : le mandat du Père, la liberté d’acceptation de la part du
Fils, l’effet universel de suppression du péché du monde entier par l’offrande
personnelle du Christ et sa sanctification comme victime. S. Paul résume la foi
à la Rédemption dans la primitive Église, telle qu’elle lui a été transmise
dans un court Credo :
« Avant tout, je vous ai transmis ceci, que j’ai moi‑même reçu : le Christ est mort pour nos péchés conformément aux Écritures » (1 Cor., 15, 3). L’Épître aux Hébreux nous livre les pensées pauliniennes sur les notions
de sacrifice et de prêtre. Elles constituent toutes des éléments particuliers importants, mais sans synthèse théorique
complète.
Les Pères. Autant leurs exposés sur la Personne du Christ sont abondants,
autant, au début, ils sont maigres sur son œuvre. Les deux premiers siècles
nous fournissent seulement des déclarations occasionnelles
qui ne sont que des répétitions plus ou moins longues des pensées pauliniennes
ou johanniques (Cf. § 100). Au 3ème siècle, on s’intéresse davantage
à la doctrine de la Rédemption. On voit se développer les théories
suivantes :
1. La théorie mystique de la Rédemption. Elle apparaît chez S. Irénée. Celui‑ci voit, dans le Christ et son œuvre, le résumé de toute l’humanité (compendium totius generis humani) et une
union nouvelle avec Dieu, dans le Christ Homme‑Dieu, qui est le chef de l’humanité (ἀναϰεφαλαἱωσις).
C’est la célèbre théorie de la récapitulation
qui, partant de la thèse paulinienne du second Adam, l’unit à Éph., 1, 10 et
Col., 1, 19 sq. et l’enrichit de la théologie johannique, d’après laquelle le
Christ est venu dans la chair (Jean, 1, 14 ; cf. 17, 21‑23) et a déjà, par là, en principe,
implanté la vie nouvelle dans l’humanité entière : « Quand il s’est
incarné et s’est fait homme, il a récapitulé
en lui‑même la longue histoire des hommes et nous a procuré le salut en raccourci, de sorte que ce que nous
avions perdu en Adam, c’est‑à‑dire d’être à l’image et à la ressemblance de Dieu, nous le
recouvrions dans le Christ Jésus » (A. h., 3, 18, 1). A cela s’ajoute naturellement aussi la rédemption paulinienne par la mort
douloureuse du Christ en expiation pour nous (A. h., 3, 18, 27 ; cf. 1,
10, 3 ; 2, 20, 3 ; 3, 16, 9. Epideix., 1, 31 sq. ; cf. § 100).
D’autres partisans de la théorie mystique de la Rédemption sont :
Hippolyte, S. Athanase, S. Grégoire de Nysse, S. Épiphane (Cf. Rivière, Rédemption, Étude historique,
119 sq. ; Étude théologique, 85 sq.).
2. La théorie du rachat. Elle apparaît pour la première fois chez Origène. Elle se rattache à S. Paul et
conçoit la Rédemption comme un rachat de la domination de Satan à laquelle, à l’époque patristique, on accordait beaucoup
d’importance, car on y voyait une des conséquences principales du péché. Par le
péché, les hommes sont devenus la propriété
du diable à qui ils se sont livrés. Le Christ livra donc sa vie comme rançon au
diable qui en exigeait une. Mais le diable fut déçu, car il ne put pas affirmer longtemps sa domination sur son
butin de mort. Le Christ ressuscita pour une vie nouvelle et le diable perdit
pour toujours son empire sur l’humanité (C. Cels., 1, 31 ; In Math., 16,
8 : M. 13, 1399 ; In Exod. hom., 6, 9 : M. 12, 338 ; In Ep.
ad Rom., 2, 13 : M. 14, 1398). Cette théorie trouva une grande diffusion et
fut souvent ingénieusement interprétée. Ainsi chez S. Basile, S. Grégoire de
Nysse, qui considère l’humanité du Christ comme une « amorce » pour
le diable (Orat. cat., 22 et 23), chez S. Ambroise, S. Augustin. S. Jean
Damascène (cf. Rivière, 101 sq.) et les théologiens de l’époque carolingienne,
comme Raban Maur et Alcuin, etc. S.
Thomas lui‑même parle encore des droits du diable (S. th., 3, 49, 2).
Critique. La théorie du rachat se rattache, avec raison, à l’expression
biblique de la rançon, mais, en faisant payer cette rançon au diable, elle introduit dans la
spéculation un élément qui n’est pas biblique et qui est insoutenable, d’autant
plus qu’elle reconnaît à Satan un droit légitime,
parce que Dieu, pour punir les hommes, les aurait réellement livrés à son
esclavage. A cela on unit l’abus de
ce droit qui consiste en ce que le diable traita le Christ dans la Passion
comme s’il était soumis à sa puissance, ce qui lui fit perdre son droit. Il est
remarquable de voir la sympathie qu’eurent les Grecs et les Latins pour cette
conception (expression malheureuse, dit Rivière, « mythe » disent les
protestants) qui donnait à Satan plus qu’il ne lui appartenait. Elle eut
cependant des adversaires, bien que peu nombreux, comme S. Grégoire de Naz. et
plus tard les premiers scolastiques. Au reste, la déception du diable
n’apparaît qu’à la périphérie des exposés patristiques ; elle n’est pas au
centre. On pourrait voir, dans cette conception, un jeu d’esprit sur des
pensées pauliniennes. S. Paul désigne Satan comme θεός
τοῦ αἰῶνος
τούτου, comme le dieu qui règne sur le monde
mauvais. Mais il est historiquement erroné d’attribuer à la théorie
« mythique », comme le font Sabatier et d’autres, une forte
impression sur la pratique chrétienne et même sur le sacrifice de la messe,
comme si l’on avait offert un sacrifice au diable.
3. Théorie du sacrifice par substitution. Elle se rattache à la notion
paulinienne du sacrifice expiatoire et rapporte ce sacrifice uniquement à Dieu, car on n’offre pas de sacrifice au
diable. On met, au premier rang, moins la conséquence
du péché que sa coulpe. Le péché est
une offense de Dieu ; il mérite punition, il exige une expiation. Il doit
être éliminé, l’homme doit être réconcilié avec Dieu. Cela se fit par
substitution : le Christ souffrit pour nous la mort expiatoire sur la
Croix. Déjà S. Clément de Rome
écrit : « A cause de l’amour qu’il nous portait, Jésus‑Christ Notre‑Seigneur donna pour nous son sang ; d’après la
volonté de Dieu, il donna sa chair pour
notre chair, son âme (sa vie) pour
notre âme (Cor., 49, 6 ; cf. 7, 4 ; 16, 2 sq.). Origène traite plus en détail la mort du
Christ en tant que mort expiatoire (cf. p. 417 sq.), bien qu’à côté il recourt
aussi à la théorie de la déception du diable (In Rom., 3, 8). Cette pensée
trouve sa forme la plus parfaite dans S.
Athanase. Si Dieu avait établi un homme pour notre rédemption, cet homme
aurait peut‑être été vaincu par le diable. C’est pourquoi il envoya le Logos. Celui‑ci accomplit parfaitement et victorieusement l’œuvre de la Rédemption. Or cette œuvre consistait dans une souffrance pénale qui était due à Dieu
pour le péché. « Une mort douloureuse était, en effet, nécessaire et une
mort pour tous, afin que ce que tous devaient fût payé » (De Incarn.
Verbi, 20 ; cf. 6 et 9). « C’est pourquoi il prit un corps et le
livra à la mort comme une victime innocente et il a ainsi, par son sacrifice de
représentant, enlevé la mort à tous
les hommes » (Ibid., 9). « Quand il vint pour prendre sur lui la
malédiction que nous avions encourue, comment n’aurait‑il pas supporté la mort devenue malédiction ? » (Ibid., 25). A cette
théorie, S. Athanase joint encore la théorie mystique de la récapitulation.
D’autres Grecs encore, parmi lesquels il faut compter S. Jean Chrysostome et
surtout S. Cyrille d’Alex., admettent l’idée de la satisfaction, tout en y
joignant la théorie du rachat.
On comprend facilement que les
Pères ne s’expriment pas d’une manière systématique, mais le fassent à propos
de l’explication de textes bibliques. S.
Basile utilise souvent l’image du rachat,
mais il y unit aussi l’expiation,
quand il dit : « Dieu n’avait pas besoin de faire une expiation pour
lui‑même ni de racheter sa propre âme ; car il n’avait pas commis de péché » (In Ps. 21, 23 : M. 29, 438). « En tant que le Fils unique de Dieu, qui a
donné la vie au monde, s’offre lui‑même comme sacrifice et victime à Dieu pour nos péchés, il est appelé Agneau de Dieu et brebis » (Jean, 1, 29 ; Is., 53, 7 ; ln Ps. 38, 6 : M. 29, 296). S. Grégoire de Nys. s’intéresse peu à la
sotériologie proprement dite. « Au sujet de l’essence de la Rédemption, en
tant que sacrifice expiatoire et satisfaction, Grégoire ne dit rien du
tout » prétend Hilt. J. Lenz,
par contre, voudrait le détacher de la théorie mystique ou physique représentée
par S. Irénée et à laquelle Grégoire fait souvent écho, pour le rattacher à la
doctrine de S. Paul sur laquelle pourtant il ne laisse échapper que quelques
phrases d’une manière mécanique et occasionnelle. S. Grégoire exprime sa pensée
d’une manière claire : « Il a pris les prémices de notre nature et par là, selon la puissance (τῆ
δυνάμει), toute la masse a été mêlée avec Dieu ». « Il est
devenu le médiateur entre Dieu et les hommes, alors que par lui il réunissait
les hommes à Dieu » (M. 46, 533 A). S.
Grégoire de Naz. s’écarte de S. Basile et de S. Grégoire de Nysse et
condamne la théorie admise par Origène des droits du diable : le Christ
n’a pas payé de rançon au diable, le dire serait une « honte ». C’est
le « Père » qui a reçu cette rançon, non pas cependant parce qu’il
l’exigeait, mais à cause de l’ordre du salut (διὰ τὴν
οἰϰονομίαν) et parce que
l’homme devait être sanctifié par l’humanité de Dieu (Orat., 45, 22 : M.
36, 653 ; cf. Orat., 4, 78 ; 19, 13 ; 24, 4 ; 30, 6). S. Jean Chrysostome, dans son
explication des Épîtres pauliniennes, rencontre partout des textes qui
concernent la Rédemption. S. Cyrille de
Jér. a consacré à l’expiation la Cat., 13, 33 : Dieu aurait dû, après
sa menace, tout anéantir, mais sa sagesse trouva le moyen de rendre sa menace
vraie tout en rendant l’amour efficace (Athan.) : « Le Christ porta
le péché dans son corps sur le bois (parce qu’il était l’Homme‑Dieu) ; la méchanceté des pécheurs ne fut pas si grande que la justice de celui qui mourut
pour nous ». S. Cyrille d’Alex., de même que S. Jean Chrysostome, revient
souvent dans son exégèse à ce point de doctrine et il en parle tout à fait dans
le sens de S. Paul : « Parce que la mort des bêtes sans raison ne
pouvait supprimer la mort, le Christ vint lui‑même et souffrit d’une certaine façon le châtiment pour tous... Il a été crucifié pour tous et à cause
de tous, afin qu’un seul mourût pour tous et que tous vivent en lui » (In
Joan., 22 : M. 73, 565). S. Jean
Damascène : « Supposons que quelqu’un soit condamné à mort et
qu’un autre, un innocent, accepte volontairement de mourir à sa place et
de le délivrer ainsi du châtiment, c’est ainsi qu’a agi le Christ. De même que
le Christ innocent, en mourant, a par sa propre mort délivré ceux qui devaient
mourir, de même, en prenant sur lui la malédiction, il les a délivrés de la
malédiction » (In Gal., 3, 13 : M. 95, 796).
Les Grecs, conformément à l’esprit de leur philosophie, assignent comme
but à l’Incarnation, non seulement comme on vient de le dire, le rachat de la
dette du péché, mais encore parfois
et volontiers l’instruction par une
nouvelle loi morale, le modèle et l’exemple
à suivre, la divinisation de la
nature humaine, commencée par la venue de Dieu dans la chair, la défaite et la
suppression de la mort accomplie déjà
par la Résurrection ; les Latins,
de leur côté, conformément à l’esprit de l’Occident, tout en insistant, eux
aussi, sur ces éléments subjectifs et moraux, font surtout ressortir la cause objective de la mort douloureuse expiatoire et soufferte à notre place. Cela est
généralement reconnu et les protestants eux‑mêmes, comme Harnack et Seeberg,
affirment qu’avec Tertullien et S. Cyprien la doctrine de la Rédemption est
déjà achevée dans ses grandes lignes. Mais, en même temps, on accuse ces deux
hommes d’avoir fait de la religion de grâce une « affaire juridique »
entre Dieu et l’homme. A ce sujet, on pense surtout au « juriste »
Tertullien, ou bien on prétend encore que des influences juives et romaines ont
agi sur Tertullien. D’après Harnack,
Tertullien et S. Cyprien ont appliqué au Christ le système pénitentiel d’alors. « Il ne faudrait pas croire,
comme on l’a pensé, que c’est seulement à l’époque germano‑romaine (par conséquent chez Anselme) que cette idée a été admise dans l’Église et y voir, par suite, une conséquence du droit criminel germain. Cette idée de
« satisfactiones et merita » appartient déjà entièrement à l’époque
romaine et y est rigidement construite... Cyprien
a déjà appliqué au Christ le
« satisfacere Deo ». La Passion et la mort sont un sacrifice
satisfactoire que le Christ a offert au Dieu offensé et irrité, pour l’apaiser.
Cette pensée amplifiée par Cyprien ne s’est plus jamais perdue dans l’Occident.
Le Dieu irrité qui doit être apaisé, ce Dieu que les Grecs ont si peu connu,
devint de plus en plus familier aux Occidentaux » (2, 180). Mais, au sujet
des « Grecs qui ont si peu connu ce Dieu » Harnack avait dit, un peu
plus haut, que Grégoire de Naz. « concevrait volontiers la mort du Christ
comme un sacrifice expiatoire par substitution » (2, 178) et qu’Origène
« a fait sensation parce qu’il est le premier dans l’Église ‑ suivant en cela le précédent des gnostiques (!) ‑ qui ait introduit une théologie
du sacrifice ou de la réconciliation
fondée sur la mort du Christ et qui ait par là enrichi la théologie tout en
l’embrouillant (!)... Cette pensée qui, par son exposé, se rapproche de l’idée
de peine par substitution, Athanase l’a adoptée et l’a jointe à cette
autre : la véracité divine exigeait l’accomplissement de la menace de mort
et par suite la mort fut acceptée pour tous par le Christ et réellement
subie » (2, 177). Il ajoute que cette conception se retrouve aussi chez
les autres Pères grecs, comme Cyrille de Jérusalem et les Cappadociens. Origène
a à peine « embrouillé » les Grecs, car, en somme, la théologie
grecque n’est chez lui qu’à ses commencements. Or il n’a pas emprunté sa
« théologie de réconciliation » aux gnostiques, mais aux écrits bibliques qu’il commentait : Rom.,
Jean, Math., Nomb., Ex., etc.
Chez les Latins, l’œuvre rédemptrice objective de la mort douloureuse de
Jésus était placée, dès le début, au premier plan. Il est vrai que la théorie
des droits du diable introduisait dans leur conception une idée obscure. Tertullien : « Notre mort ne
pouvait être détruite que par la Passion du Seigneur » (De bapt., 11).
« Parce que personne ne peut, par sa mort, supprimer la mort des autres,
si ce n’est le Fils de Dieu » (De pud., 22). Aux docètes qui suppriment la
Passion du Christ il lance cet appel : « N’ôtez pas à l’univers son unique espérance » (De carne
Christi, 5 ; cf. Adv. Marc, 3, 8). S.
Cyprien : « Celui‑là seul peut nous obtenir la rémission des péchés commis contre lui, qui a porté nos péchés, qui a souffert pour nous, que Dieu a livré pour nos péchés » (De laps., 17). « Comme il a souffert pour nous,
comme il a souffert pour des péchés étrangers, chacun doit d’autant plus
souffrir pour ses propres péchés » (Ad Fortun., 5). Le Christ prie, mais
il prie « pour nous, parce que lui‑même n’est pas pécheur, mais il a porté nos péchés... Par lui nous devons satisfaire
(satisfacere) au Père » (Ép. 40, 5). S.
Ambroise : « Quelle plus grande miséricorde que de s’être laissé immoler pour nos crimes,
pour laver par son sang le péché qui ne pouvait être détruit d’aucune autre
façon » (In Ps. 49, exp. 17). « Jésus est venu dans le monde, il a
offert sa mort, pour celle de tous les hommes, et il a répandu son Sang, pour
le sang de tous les pécheurs » (Ep. 41, 7). S. Jérôme : In Isaiam, 14, 53, 5 : M. 24, 507. S. Augustin : « Ait (Paulus) :
eum qui non noverat peccatum, i.e. Christum pro nobis peccatum fecit (2 Cor., 5, 21) Deus, cui reconciliandi sumus, hoc
est sacrificium pro peccatis »
(Enchir., 41). S. Léon Ier :
« Comment cette réconciliation était‑elle possible, comment Dieu
pouvait‑il pardonner à la race humaine, si le
Médiateur de Dieu et des hommes ne s’était chargé de défendre la cause de
tous ? » (Ep. 124, 3). « Quel sacrifice fut jamais plus sublime
que celui où le véritable et immortel pontife offrit à son Père les dépouilles
de son corps sur l’autel de la croix ? » (Ép. 124, 4 : M. 54,
1064 ; cf. Sermo 68, 3). S. Fulgence :
« En ces sacrifices‑là [les victimes charnelles de la Loi] le fils
de Dieu était pré‑annoncé, comme devant être occis pour les méchants ; mais en celui‑ci [le sacrifice de la croix] il
est annoncé comme ayant été occis pour les méchants » (De fide ad Petr.,
19, 60). S. Grégoire le G. :
« Il a pris la nature de l’homme, et non son péché. Il s’est fait pour
nous sacrifice ; il a donné son corps pour servir d’une victime sans péché
pour les pécheurs ; en sorte que pouvant mourir par son humanité, il pût
purifier du péché par son innocence et par sa justice » (Moral., 17, 30,
46 : M. 76, 32).
On voit, d’après ces témoignages,
que les Latins et les Grecs, au moins à partir de Tertullien et d’Origène, ont
enseigné objectivement la satisfaction par substitution, bien qu’ils ne l’aient
pas fait en employant la terminologie formelle des scolastiques. Harnack trouve une « différence de
nuance » entre les Latins et les Grecs : « Chez les uns comme
chez les autres, c’est la nature humaine qui souffre, car la nature divine est impassible ; mais chez les
uns (les Grecs), la divinité souffre en
vertu de la nature humaine qu’elle a faite sienne ; chez les autres
(les Latins), l’homme souffre et offre sa nature humaine comme sacrifice
mortel ; mais cette nature humaine reçoit une valeur infinie du fait que
la divinité lui est unie ». Il est inutile de discuter sur cette
différence.
Les théologiens de l’époque carolingienne répètent la doctrine de
Rédemption des Latins. Ils insistent, comme les Pères depuis Origène, sur cette
pensée que seul un Dieu‑Homme pouvait nous racheter : « Pourquoi le Créateur de
l’homme a‑t‑il voulu expier les péchés par lui‑même, et non par les anges ? » demande Alcuin
et il répond : « Parce que le mérite d’un ange ne suffisait pas à la rédemption de l’ensemble du genre
humain » (Inter. et resp. in Gen., 12). De même, S. Bède, Raban Maur,
Paschases, dont les exposés font déjà songer à la parole de S. Anselme :
« Cur Deus homo ? » (1, 21). « Tu n’as pas encore considéré
comme est lourd le péché ». Ce
qui montre avec quelle vivacité fut discutée la question de la Rédemption
objective, c’est la controverse qui commence alors au sujet de son extension ou
de la prédestination.
Théorie de la satisfaction de S. Anselme. Le père de la Scolastique n’a
pas inventé la « satisfactio
vicaria » [satisfaction par substitution d’une victime] ; elle se
trouve déjà objectivement, comme on l’a montré, dans la Bible et dans l’enseignement
patristique ; mais il lui a donné une forme technique et il l’a approfondie. Il lui a donné une forme technique
par l’emploi constant du terme « satisfactio vicaria » ; il l’a
approfondie, en comblant une lacune de l’enseignement antérieur et en donnant
une réponse à cette question : pourquoi
le Christ livra‑t‑il sa vie pour nous et devait‑il la livrer ? Quel est le motif ou la cause de sa Passion
et de sa mort ? Pour répondre à cette question, il ne partit
pas, comme on le faisait jusque là, des conséquences du péché, mais du péché
lui‑même.
Il juge le péché comme une
offense de Dieu, parce qu’il est un vol
fait à l’honneur de Dieu. Cette offense qui, d’après lui, est infinie exige
réparation, restitution de l’honneur volé. Si cette réparation n’a pas lieu, le
châtiment doit intervenir (la
satisfaction ou le châtiment). Or l’homme, en raison de son inégalité avec Dieu, était incapable
d’accomplir cette réparation. Si l’homme ne devait pas être éternellement
perdu, il fallait que cette
réparation fat accomplie par un Homme‑Dieu qui, en vertu de sa nature divine, serait capable de fournir une
prestation morale infinie et non due et qui, en vertu de sa nature humaine,
pourrait s’engager pour sa race. Cette satisfaction par substitution a été
accomplie librement par le Christ dont la vie fut tout entière consacrée à
l’honneur de Dieu et dont la mort expia la peine due au péché. Dieu accepta cet
acte expiatoire en notre faveur comme une œuvre d’une valeur infinie. S.
Anselme expose cette théorie en un long développement dialectique, dans ses
écrits sur l’Incarnation (Cur Deus homo). Cf. p. 342 et sq.
La Scolastique primitive adopta généralement ces idées, dans l’École
des Victorins. Abélard introduisit
une certaine dissonance dans la
Tradition, en rejetant, ainsi que son École (P. Lombard), le terme satisfaction
en n’admettant que l’amour, sans
tenir compte de la justice. Mais les premiers scolastiques n’admettent pas la nécessité de l’Incarnation pour la
Rédemption ; il est vrai qu’Abélard l’exige toujours dans le sens de
l’optimisme : Dieu doit toujours
faire le meilleur.
S. Thomas, ainsi que S. Anselme, considérait le péché comme une offense infinie. Les Pères, il est vrai, avaient
déjà déclaré que seul l’Homme‑Dieu pouvait nous racheter, mais sans indiquer d’une manière plus
précise le pourquoi. Cf. Origène, In
Num., 24, 1 ; Ép. ad Diog., 9 ; S.
Athanase ; S. Basile, In
Psalm., 48, 3, 4 : M. 29, 437 sq. ; S. Cyrille d’Alex. ; S.
Ambroise, In Luc, 6 : « Aucun homme n’a pu être assez grand pour
enlever les péchés du monde entier » ; S. Augustin : « Le genre humain ne serait pas délivré, si
la Vérité divine n’avait daigné se faire humaine » (Sermo 174, 1) ; S. Anselme, dans Cur Deus homo :
« La mesure de la satisfaction doit correspondre à la mesure du péché
» (1, 21). « Lorsque je considère l’action [du péché] elle‑même, elle me paraît de peu d’importance ; mais quand je la considère comme
contraire à la volonté de Dieu, je ne connais rien d’aussi haïssable, plus grave qu’aucune autre perte »
1, 21). Par suite, « il faut que la satisfaction soit accomplie par le
Dieu‑homme » (2, 6). S.
Thomas s’appuie sur ces pensées et les explique d’une manière plus
précise : « parce que le péché commis contre Dieu a une infinité qui résulte de l’infinité de la
majesté divine ; car l’offense est d’autant plus grave que celui
contre lequel on l’a fait est plus élevé » (S. th., 3, 1, 2 ad 2). Les
thomistes utilisent pour l’explication de cette thèse (comme argument évident)
l’axiome : « Honor est in
honorante, injuria in injuriato » : L’honneur se mesure à la
situation de celui qui le rend, l’offense à la situation de l’offensé. Par
suite, l’honneur rendu par l’homme n’atteint pas à la hauteur de l’offense
faite à Dieu ; il y a un abîme immense. On insiste sur le « quamdam infinitatem » ; il n’y
a qu’un Être infini, le Dieu
absolu ; mais, à côté, il y a place pour un infini dans l’ordre moral et cet infini consiste dans les
mauvais rapports entre le pécheur et Dieu et dérive de l’offense envers
l’infinie majesté de Dieu. Ce n’est donc pas un être physique ou, comme le disait Scot
dans sa critique de S. Thomas, un Dieu infini formellement mauvais à côté du
Dieu formellement bon : le Dieu des Manichéens. Conséquent avec ses
principes, S. Thomas affirme la nécessité de l’Incarnation pour la satisfaction
complète (S. th., 3, 1, 2 ad 2) et,
ce qui est ici en question, l’équivalence
et même la surabondance de la
satisfaction. « Honor est in honorante ». Or celui qui offrait la
satisfaction était l’Homme‑Dieu ; « actiones sunt
suppositi », par conséquent ses actions théandriques étaient d’une valeur
infinie, à cause de la Personne
divine, bien qu’elles aient été accomplies dans la nature humaine finie. Et ces
actions sont d’une valeur infinie à cause de leur union intime avec le Logos
qui les fait siennes, et non à cause de la nature dans laquelle elles sont
opérées, pas davantage à cause uniquement de leur relation extérieure avec le
Logos ou d’une acceptation gracieuse
de la part de Dieu, comme le prétendait Scot. La prestation de l’Homme‑Dieu était surabondante ; ce n’était pas seulement l’infinité mise en regard de l’infinité, si bien qu’il n’y aurait eu qu’équivalence entre l’expiation infinie et la malice
infinie du péché ; en effet, l’infinité du péché était seulement une infinité morale, alors que celle de la
satisfaction était une infinité physique,
à cause de l’union physique (realis, hypostatica) de la nature humaine avec le
Logos. En d’autres termes, le péché est terminativement
infini, la satisfaction l’est en soi et objectivement.
Ceci est enseigné, en fait, par S. Paul (Rom., 5, 12‑21 ; Hébr., 10, 4‑18) et les Pères ont partagé ce sentiment dans leurs
explications de l’Épître aux Romains, bien qu’ils aient limité la surabondance à l’humanité réelle.
S. Anselme, de son côté, l’étend d’une manière absolue : « La vie de
cet homme a été si excellente et si glorieuse qu’elle a permis de satisfaire
pour les péchés du monde entier, et même
infiniment plus » (Cur Deus homo, 2, 18). En raison de l’infinité du
péché, dit S. Thomas, « pour que la satisfaction fût complète, il a donc fallu que l’acte de celui qui satisfait eût une
efficacité infinie, comme l’acte de
celui qui est Dieu et homme » (S. th., 3, 1, 2 ad 2). Cette satisfaction a
été réalisée par le Christ : « Par conséquent, la passion du Christ a
été une satisfaction suffisante et
surabondante pour le péché du genre humain et pour la peine qu’il avait
méritée » (S. th., 3, 48, 4). « Le Christ en souffrant par charité et
par obéissance a rendu à Dieu plus
qu’il ne fallait pour faire compensation à toutes les offenses du genre
humain : D’abord à cause de la grandeur de la charité qui le faisait souffrir ;
ensuite à cause de la dignité de la vie qu’il a donnée pour
satisfaire, car c’était la vie d’un homme‑Dieu » (Ibid., a. 2). Cet exposé se complète par la doctrine du
Christ, notre chef, dont les actions, par la foi en lui, deviennent celles de
ses membres. « Nous sommes les membres de son corps » (Éph., 5, 30).
Par suite, la satisfaction est aussi fournie par nous, les offenseurs, dans
notre chef. Il se trouve ici, à la vérité, une certaine acceptation, admise par S. Thomas lui‑même. Car Dieu a, en principe et par grâce, accepté une représentation ;
il l’a même ordonnée en « constituant » son Fils médiateur (Rom., 3,
25). C’est pourquoi S. Thomas dit que nous avons été rachetés dans la voie de
la grâce et de la justice : « Cela convenait à
sa justice, parce que le Christ a satisfait par sa passion pour les péchés du
genre humain... Cela convenait aussi à sa miséricorde, parce que l’homme ne
pouvant pas satisfaire par lui‑même pour le péché de toute la nature humaine... Dieu lui a
donné son Fils pour satisfaire à sa place ». Il se réfère ici à Rom., 3, 24 et Éph., 2, 4. (S. th., 3, 46, 1 ad
3, et 6 ad 6).
La théorie de l’acceptation de Duns Scot est aujourd’hui rejetée par la
plupart des théologiens. D’après cette théorie, l’œuvre du Christ aurait été
suffisante seulement par
l’acceptation bienveillante du Père et non pas en soi et intérieurement
(satisfactio de congruo : ex circumstantia suppositi et de congrua ratione suppositi habuit quamdam
rationem extrinsecam, propter quam
Deus potuit acceptare... extensive pro
infinitis ; Klein, 155). Par
contre, Minges porte sur Scot le
jugement suivant : « Doctor subtilis dicitur docuisse, satisfactionem Christi non ex sese esse sufficientem condignam adæquatamque, necdum
superabundantem, sed tantum ob benignam
et liberalem acceptationem ex parte Dei qui supplet supplenda. Verum est,
ejus verba hinc inde ita sonare videri,
sed tota doctrina ambigua non esse potest, si non unum alterumque locum, sed
omnes locos secundum contextum serio perpendimus. Dicendum est : Etiam
secundum Scotum satisfactio et meritum Christi ab intrinseco est valoris moralis infiniti, per se adæquate, immo
superabundater ad recompensanda peccata non solum omnium hominum, qui fuerunt,
sunt et erunt, sed etiam infinitorum
hominum. Eatenus infinita est in sensu largiore vel secundum quid. Sed in sensu strictissimo, vel formaliter, est finita, quia realitas ejus physica est creata et eo
ipso finita. Alioquin Deus opus Christi ita diligere deberet sicut seipsum vel
propriam essentiam diligit, id est necessitate metaphysica, vel deberet
diligere opus creatum et temporale sicut se ipsum, Deum æternum increatum, id
quod falsum est ». Il cite ensuite des passages de Scot, desquels il ressort
que lui aussi, d’une certaine manière, enseigne une satisfaction de la justice divine, admet que l’œuvre du
Christ est, d’une certaine manière, infinie,
que son mérite doit avoir la valeur d’un mérite de condigno et que, pour cette raison, nous devons une grande reconnaissance au Seigneur en
raison de sa mort rédemptrice (Comp. theol. dogm., 1, 319 sq.).
Clément VI prend officiellement
en considération le thomisme dans la Bulle « Unigenitus » du 25
janvier 1343 : « (Le Christ) a répandu son sang, innocent immolé sur
l’autel de la croix, non pas en une infime goutte, qui pourtant aurait suffi en raison de son union avec le Verbe à
la Rédemption de tout le genre humain, mais en
abondance, comme un fleuve » (Denz., 550).
Les théologiens posttridentins ont continué la construction de la
doctrine de la Rédemption. Ils enseignent d’abord que la satisfaction se fit
« ad rigorem justitiæ », de
telle sorte, par conséquent, que Dieu était obligé,
en vertu de la justice commutative, d’accorder le pardon du péché dans le sang
du Christ. Naturellement, ils ne nient pas que la condition préalable pour cela
était l’acte de grâce divine, par lequel le Christ fut constitué notre
Rédempteur, mais ils veulent seulement affirmer l’équivalence entre l’offense
et l’expiation. « Justice et paix s’embrassent » (Ps. 84, 11).
« Si Dieu voulait manifester sa justice, non moins que sa miséricorde, en
exigeant une satisfaction entière, aucun autre qu’un Dieu‑Homme ne pouvait satisfaire » dit le Concile provincial de Cologne (1860).
1, c. 18. (Cf. Catech. Rom., 1, 2, 2). A ce sujet, cf. Salmant., De incarn., disp. 1, dub. 7 ; Franzelin, Thes., 47 ; Janssens, 2, 783 sq.
Les théologiens de Salamanque montrent (disp. 1, dub. 5)
que, dans la mort du Christ, la notion de satisfaction fut complètement
réalisée, « satisfactio est redditio æquivalentis voluntaria ad alterum ex
propriis et alias indebitis ». Les premiers éléments résultent clairement
de ce qu’on a déjà dit. Le Christ donna librement sa vie comme une expiation
équivalente. « Ex propriis et alias indebitis » : c’étaient ses
actes personnels, propres, accomplis dans la nature humaine. Il n’y était pas
tenu, par ailleurs, envers Dieu, car il était innocent et c’est par pur amour
pour Dieu et pour nous qu’il les accomplit et il pouvait en disposer librement.
La satisfaction doit se faire « envers autrui », car personne ne peut
s’offrir réparation à soi‑même. Et, pour rendre cela intelligible, on distingue dans le Christ
deux sujets moraux et juridiques différents ou deux personnalités sur la base
des deux natures réellement
distinctes. L’unique Personne satisfait, dans la nature humaine, à la Trinité
tout entière et, par conséquent, véritablement à elle‑même ; ce n’est que par
appropriation que la satisfaction est attribuée au Père seul ; en soi elle
s’adresse aux trois Personnes. Par cette construction d’une personnalité virtuellement double dans le Christ,
avec la distinction réelle des natures, des volontés, des libertés, des
activités et du droit, on supprime l’apparente contradiction de la satisfaction
du Christ envers lui‑même. Ceci est confirmé par S. Paul : « Car c’est bien Dieu qui, dans le Christ, réconciliait le monde avec lui : il n’a pas tenu compte
des fautes, et il a déposé en nous la parole de la réconciliation » (2
Cor., 5, 19). Et Dieu ayant constitué son Fils notre Chef, la satisfaction se
fit aussi « non pro alienis », mais dans l’unité juridique et morale
avec nous, qui étions, par ailleurs, coupables de l’offense (S. th., 3, 19, 4
et 48, 1).
Synthèse. L’évolution de la
doctrine de la Rédemption s’accomplit donc ainsi : Les premiers Pères
citent les textes bibliques ; S. Irénée fait valoir notre union mystique
avec le Christ notre chef ; Origène fait ressortir l’idée du sacrifice,
mais en même temps, il affirme le droit du diable à recevoir une rançon, et
ensuite, cette discordance se fait entendre chez tous les Pères jusqu’à la
Scolastique. Dans la théologie latine, l’évolution de la doctrine est assez
rigide. ‑ Les théologiens français et allemands, comme Tixeront, Prat, Rivière, etc., parlent de différentes « théories » de la Rédemption chez les Pères : 1° La théorie
mystique de la Rédemption ; 2° La théorie du rachat ; 3° La théorie
du sacrifice par représentation ; 4° La théorie du droit du diable qui en
abuse sur le Christ (il en fut puni par la perte de ce droit) ; 5° La
satisfactio vicaria (S. Anselme). A ce sujet, il faut remarquer que l’idée de
la mort douloureuse par substitution doit être considérée comme une
« doctrine » patristique tirée de la Bible et d’un caractère
traditionnel. Le droit du diable et les spéculations souvent fantaisistes qu’on
en a fait dériver sont de nature purement subjective et n’ont aucune valeur
traditionnelle. Cependant cette expression abusive du droit du diable se
retrouve encore dans S. Thomas (S. th., 3, 49, 2 ; Comm. in Rom., 7, lect.
1). S. Hilaire expose la doctrine
complète de la représentation, mais il trouble l’harmonie de cette doctrine en
disant de la Passion du Seigneur : « Et quamquam passio illa non
fuerit condicionis et generis, quia indemutabilem Dei naturam nulla vis
injuriosæ perturbationis offenderet ; tamen suscepta voluntarie est, officio quidem ipsa satisfactura pœnali, non
tamen in pœnæ sensu laesura patientem » (In Ps. 53, 13). Il est
difficile de ne pas voir ici une souffrance
apparente.
S. Thomas et S. Bonaventure,
comme les scolastiques postérieurs en général, nient la nécessité absolue d’une telle satisfaction, tout en reconnaissant
pleinement sa haute convenance. Ni
Dieu, disent‑ils, n’était forcé par sa justice d’exiger une telle satisfaction, ni
la Passion et la mort du Christ n’étaient indispensables pour accomplir cette
satisfaction. Bien plutôt, n’importe quel acte moral du Christ aurait suffi pour compenser
l’honneur volé à Dieu. Mais, dans le choix spécial de la Passion et de la mort,
se sont manifestés les plus magnifiques attributs de Dieu, ainsi que la
satisfaction la plus parfaite et le plus grand amour rédempteur. En effet, dans
cet acte unique, furent réalisées les fins rédemptrices les plus
diverses : délivrance du péché, acquisition de la grâce, modèle éminent de
vertu et extirpation efficace du péché. En soi, la Passion du Christ fut pour
nous le sacrifice expiatoire le plus
parfait, ainsi que l’offrande à Dieu d’une rançon
d’un prix infini. C’est pourquoi la Rédemption est d’une valeur infinie,
surabondante. Elle fut accomplie dans l’humanité du Christ, mais eut pour cause
les desseins miséricordieux de Dieu qui se servit de l’humanité du Christ comme
d’une cause instrumentale. C’est pourquoi se compénètrent dans la Rédemption la grâce et la justice, le jugement et
l’amour (Cf. S. Thomas, S. th.,
3, 46‑50 ; S.
Bonaventure, Breviloq., P. 4, c. 1‑10 et les remarques sur le
chapitre premier dans l’édition de A.‑M. de Vicetia [1881]).
Il suffit de signaler l’universalité de la Rédemption, qui
sera examinée à propos de l’universalité de la grâce (§ 125). Il est de foi que
le Christ est mort pour tous les hommes (Denz., 319). Trident. : « Mais, bien que lui soit mort pour tous (2 Co
5, 15), tous cependant ne reçoivent pas le bienfait de sa mort, mais ceux‑là seulement auxquels le mérite de sa Passion est communiqué » (Cf. s. 6, c. 2 et
3 ; Denz., 794 sq.). Dans la prière sacerdotale, « Le Christ, en ce
qui le concerne, a prié pour tous » dit S. Thomas (In Joan., 17 ;
Lect. 2, n. 2). Au sujet de l’application
de la mort du Christ, il s’exprime ainsi dans C. Gent., 4, 55 : « La
mort du Christ est en effet comme la cause
universelle du salut, de même que le péché du premier homme avait été en
quelque sorte la cause universelle de la damnation ». Or, il est
nécessaire d’appliquer à chacun, d’une manière particulière, une cause
universelle, pour qu’il participe à son effet. L’effet du péché originel
parvient à chacun par la descendance charnelle, mais l’effet de la mort du
Christ touche chacun par la renaissance spirituelle, dans laquelle l’homme est
uni et incorporé au Christ ; et c’est pourquoi chacun doit chercher à
renaître dans le Christ et à recevoir les autres choses (les sacrements) dans
lesquelles la mort du Christ est efficace ». La proposition des
jansénistes prétendant que ce serait du semi‑pélagianisme d’affirmer « que le Christ est mort ou qu’il a versé le
sang pour tous les hommes sans exception » doit être condamnée « car fausse et téméraire » (Denz.,
1096). Les théologiens disent : « Mortuus est Christus pro omnibus ad
sufficientiam non quantum ad efficientiam ».
Cela veut dire que, bien que le
Christ soit mort pour tous, sa mort n’est cependant utile, en fait, qu’aux seuls élus. Scot : « De facto
tamen non fuit accepta (passio Christi) nisi
pro electis, quia pro eis tantum fuit oblata a Christo, efficaciter dico » (Minges, 1,
322). Il faut cependant placer ici une remarque : « Refert S. Alphonsus Lig. quosdam theologos
sensisse quod Christus fuerit Redemptor omnium sufficientis pretii, non sufficientis voluntatis ; at Christum pro omnibus voluisse (scil. antecedenter) pretium
salutis offerre, sententia communior
est » (Paquet, De incarn. Disp., 9, quæst. 3 ad 6).
Le Christ médiateur. En tant que Prêtre sacrificateur du Nouveau
Testament, le Christ est le médiateur entre les deux extrêmes : la
divinité offensée et l’humanité pécheresse. Le Christ « a obtenu un
sacerdoce d’autant plus élevé qu’il est médiateur d’une alliance plus élevée et
fondée sur de meilleures promesses » (Hébr., 8, 6). « C’est pour cela
qu’il est médiateur d’une nouvelle alliance, afin que la mort étant intervenue
pour le pardon des transgressions commises sous la première alliance, ceux qui
sont appelés reçoivent l’héritage éternel qui leur a été promis » (Hébr.,
9, 15 ; cf. 12, 24). « Il y a un
seul Dieu et un seul médiateur
entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus Homme, qui s’est donné lui‑même en rançon pour tous » (1 Tim., 2, 5). Si Mithra lui‑même est appelé μεσίτης et si Philon désigne Moïse comme μεσίτης, il n’en résulte pas que S. Paul ait fait un
emprunt à l’un ou à l’autre. L’Ancien Testament (Deut., 5, 5) ainsi que la
Révélation à ce sujet suffisent.
Les Pères ont d’ordinaire exprimé la médiation du Christ dans cette
phrase maintes fois répétée : Dieu est devenu Homme, afin que l’homme
devienne Dieu. S. Augustin, là aussi,
est le maître de la Scolastique : « L’homme est bien éloigné de Dieu
et Dieu est bien éloigné de l’homme. Un homme‑Dieu s’est placé entre les deux » (Sermo 81, 6). « Ce médiateur est apparu
entre Dieu et les hommes, afin que, réunissant les deux natures dans l’unité d’une même personne, il relevât par
de l’extraordinaire ce qui était ordinaire en lui, et tempérât les prodiges par
des choses purement humaines » (Ép. 137, 3, 9). Mais il est médiateur en
tant qu’Homme : « Ce n’est
qu’en sa qualité d’homme qu’il est médiateur ; en tant que Verbe, il n’est
plus terme moyen, il est égal à Dieu, Dieu en Dieu, et avec le Saint‑Esprit un seul Dieu » (Conf., 10, 43). D’après S.
Thomas, la médiation du Christ a un fondement ontologique et un fondement moral ;
le premier consiste dans son être
divino‑humain, le second dans les actions théandriques rendues possibles
par là. De l’ensemble il résulte qu’il n’y a qu’un seul véritable médiateur (1 Tim., 2, 5). Les autres qu’on
appelle médiateurs, par ex. : les saints et les prêtres, ne le sont que
dans un sens dérivé (S. th., 3, 26, 1
et 2). S. Bernard dit ces belles
paroles à propos des saints : « Ils (les saints) sont les médiateurs
par lesquels je puis m’élever jusqu’au grand médiateur qui est venu rétablir la
paix par son sang, entre la terre et
les cieux » (In festo S. Petri
et Pauli, sermo 1, c. 1 : M. 183, 405).
Objections. Comme toutes les objections élevées contre la doctrine
catholique, celles‑ci aussi, particulièrement celles que formule la
critique moderne qui s’appuie sur Ritschl en Allemagne et sur Sabatier en France,
reposent sur des malentendus
théologiques, ou sur de fausses
interprétations de la doctrine, ou bien elles supposent la conception protestante de la satisfaction qui
consiste dans le transfert mécanique d’un châtiment
au Christ, châtiment qui, d’après Calvin, consistait à endurer les peines de
l’enfer. La théorie protestante prêta aussi à la critique, en faisant accomplir
au Sauveur, par son « obéissance active », la loi morale divine pour
les rachetés et en attribuant extérieurement aux croyants, la justice exercée
et prouvée de cette manière (justitia imputata). Cette conception mécanique de
l’œuvre du salut était certes exigée par tout le système de l’imputation. Il
s’est trouvé aussi des théologiens catholiques, comme Hermes et Günther, qui
ont exposé sur ce point des conceptions insoutenables. Le premier contestait la
justice vindicative de Dieu et voyait dans la mort salutaire du Christ un
exemple pédagogique, un moyen d’éducation, par lequel Dieu voulait montrer aux
rachetés l’horreur du péché. D’après Günther, la mort du Christ avait comme but
de rétablir l’équilibre moral de l’humanité qui avait été détruit par la
désobéissance d’Adam. Assurément, la mort du Christ avait une importance morale et exemplaire, mais elle avait surtout, comme on l’a montré, une valeur objective. Les objections qu’on
croit pouvoir élever, au nom de la raison, concernent Dieu, le Rédempteur et la
Rédemption ou satisfaction.
La doctrine de la satisfaction
par substitution contredirait l’immutabilité
et la bonté de Dieu. Mais cette doctrine doit s’expliquer de telle sorte que
ces deux attributs fondamentaux de Dieu ne soient pas atteints. Il est certain
que Dieu est immuable, aussi bien dans ses « sentiments » que dans son Être.
On ne peut pas admettre dans l’explication spéculative du dogme un
« changement de sentiments », chez Dieu, en faveur des hommes qu’il
aurait d’abord « haïs » et poursuivis de sa « colère ». On
doit, par contre, considérer la relation produite entre Dieu et l’homme par le
péché comme une relation hostile
(Rom., 5, 10). Il était impossible à l’homme
d’atteindre sa fin unique et dernière, l’union avec Dieu. On peut, en
renversant les termes, appeler cet état une aversion de Dieu pour l’homme et le
caractériser d’une manière imagée comme « courroux » de Dieu (Rom.,
5, 9). Par l’acte rédempteur du Christ, cette relation négative fut modifiée
par un changement dans les rachetés,
non en Dieu. Dieu lui‑même est dans son Être, comme dans ses sentiments,
immuablement incliné vers le bien et
la sainteté, comme il a de l’aversion
pour le mal et l’impiété. Si l’homme sort de la sphère de l’impiété pour entrer dans
celle de la sainteté, l’amour de Dieu l’enveloppe, comme l’enveloppait
auparavant sa justice vindicative. L’homme change ses rapports vis‑à‑vis de Dieu, Dieu reste toujours
le même, en tant qu’éternellement il aime le bien et
hait le mal. S. Augustin :
« Que nous soyons réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils, cela ne
doit pas s’entendre ni se prendre dans ce sens que le Fils nous a réconciliés
pour commencer à aimer désormais ceux qu’il avait haïs, comme l’ennemi se
réconcilie avec l’ennemi, afin que deviennent amis et s’aiment mutuellement
ceux qui auparavant se haïssaient, mais nous avons été réconciliés avec lui,
comme avec quelqu’un qui nous aimait déjà, après que nous avons eu de l’inimitié contre lui à cause du péché ». Il
se réfère, à ce sujet, à Rom., 5, 8 sq. (In Joan., 110, 6). S. Thomas :
« En effet, la satisfaction du Christ obtint son efficacité pour justifier
et pour racheter, de ce que Dieu a arrêté par un décret de sa volonté »
(In Rom., 3, lect. 3). « Dieu nous a réconciliés avec Lui en tant que cause efficiente, pour sa part, mais
que, pour que la réconciliation soit méritoire, il faut qu’elle se fasse aussi de notre côté. Les moyens en
sont : le baptême, la pénitence et l’éloignement du péché » (In 2
Cor., 5, lect. 5). Les « mérites du Christ » eux‑mêmes tombent sous la prédestination (In Col., 1, lect.
6). « On ne dit pas que la passion du
Christ nous a réconciliés avec Dieu, comme s’il eût recommencé à nous aimer alors, puisqu’il est écrit (Jér., 31,
3) : Je vous ai aimé d’un amour
perpétuel, mais on le dit parce que par la passion du Christ la cause de la
haine a été détruite, soit parce que le péché a été effacé, soit parce qu’elle
a offert en retour un bien plus agréable à Dieu » (S. th., 3, 49, 4).
On peut, d’après S. Thomas,
considérer la mort du Christ d’un triple point de vue : 1° Comme la
suppression de la vie, et de cela Dieu ne se réjouissait pas ; 2° Comme un
crime des Juifs et cela Dieu le haïssait ; 3° Comme une obéissance
amoureuse et cela Dieu l’aimait et le récompensait (In Rom., 5, lect. 2). S. Augustin : « Il a fait, en
effet, par le ministère des Juifs et à leur insu, ce qui devait servir à
racheter les esprits éclairés et à confondre les incrédules. Les Juifs ne
savent pas le bien produit par leurs crimes » (Serm. 336 : Brev. Rom.
in die V Oct. dedicat. Eccl.).
Dieu fut « apaisé » et
se complut à mort sacrificale du
Christ, non pas certes au méfait des Juifs qui faisaient mourir un innocent,
mais à l’obéissance de l’Homme‑Dieu qui mourait pour ses frères. Qu’il ait été son Fils bien‑aimé et qu’en même temps Dieu l’ait donné aux hommes par amour, l’Écriture,
comme on l’a prouvé, l’atteste clairement (Jean, 3, 16 ; Rom., 8,
32 ; cf. 5, 8), et elle y insiste en premier
lieu. Il n’en reste pas moins vrai que Dieu a établi son Fils comme
« victime expiatoire pour manifester sa justice, à cause des prévarications précédentes » (Rom., 3,
25). Nous devons donc maintenir que, dans la mort rédemptrice du Christ, ces deux attributs de Dieu ont été opérants,
l’amour et la justice, tout en avouant qu’il nous est impossible de pénétrer
entièrement l’harmonie intime de ces deux attributs.
La seconde objection concerne le Rédempteur.
Il faudrait conclure, d’après la doctrine catholique, que le Christ s’est
offert à lui‑même une satisfaction, car, étant la seconde Personne de la divinité,
il a été offensé par le péché aussi bien que le Père et le Saint‑Esprit. Or s’offrir à soi‑même une réparation est une contradiction. La réponse se trouve dans la
distinction de deux personnalités virtuellement et moralement distinctes dans le Christ
(cf. p. 435).
Mais n’est‑ce pas une contradiction de punir un innocent pour un coupable ? N’est‑ce pas là, comme on en a fait le reproche, la théorie médiévale du « garçon chargé de recevoir les coups » ? On peut faire ce reproche à la théorie protestante de la satispassion, mais non à la doctrine
catholique de la satisfaction.
D’après la doctrine catholique, le Christ ne fut pas purement et simplement
châtié pour les coupables, chargé extérieurement de la dette de péchés de
prévaricateurs étrangers, mais, en tant que chef de notre race, il entra, volontairement et avec un amour immense
pour nous, dans la voie de la souffrance et devint notre médiateur, en
satisfaisant aux exigences de la justice divine dans un suprême amour et une
suprême obéissance. Par là, il s’est acquis pour lui le plus grand mérite et il
a opéré la rédemption pour ses frères ; bien loin de porter atteinte à
l’ordre moral divin, il lui a procuré la réalisation la plus intense et la plus
haute. Il est vrai que, par l’acte rédempteur du Christ, nous sommes rachetés
en principe, mais nous ne le sommes en fait que si, en tant que membres de son
corps mystique, nous nous rattachons, dans la foi et le repentir, à
l’obéissance et à l’amour de notre chef et nous nous approprions ses
sentiments. Il faut toujours insister avant de parler du côté juridique et pénal de l’acte salutaire du Christ sur son caractère moral. Il serait erroné de se
représenter le Christ comme chargé, passivement et malgré lui, de la faute et
de la peine des péchés de l’humanité, tel le bouc émissaire de l’Ancien
Testament. Il est exagéré aussi et contraire à la vérité de s’imaginer l’âme du
Seigneur remplie, malgré sa pureté, des images d’effroi et d’angoisse » de
tous les pécheurs humains et toute agitée, comme si elle avait dû éprouver tous
les sentiments de désespoir et de remords des plus grands criminels. Une telle
conception conduit finalement à l’affirmation de Calvin, d’après laquelle le
Christ aurait éprouvé les tourments spirituels de l’enfer. Suarez reproche aux protestants
« d’avoir inventé, sans raison, des douleurs et des angoisses du Christ
qui n’ont pas de fondement dans l’Écriture et ne concordent pas avec la
perfection et les privilèges du Christ (qu’on songe à sa sainteté, à son
innocence, à la tranquillité de sa conscience), parce qu’une telle peine
suppose une faute ou une grande ignorance et nous est absolument
inutile » (De myster. vitae Christi, disp. 33, sect. 1).
La juste conception du caractère
moral de la mort obéissante du Christ, bien différente de la conception
unilatérale, juridique et pénale des protestants, permet de réfuter aussi la troisième objection tirée de la satisfaction par substitution.
Certainement ceci ne peut pas s’entendre du simple transfert d’une dette. Dans
les dettes matérielles, la médiation
purement extérieure d’un étranger est possible. Mais, quand il s’agit d’une offense, l’expiation et la satisfaction
ne peuvent se faire qu’à condition que l’offenseur change ses sentiments antérieurs. A cela un étranger ne peut pas
suppléer. Or celui qui veut connaître, à ce sujet, la doctrine catholique, n’a
qu’à lire ce qu’enseigne le Concile de Trente sur la nécessité de la
préparation à la justification (s. 6, c. 6) et sur le devoir de la satisfaction
personnelle dans la réception du sacrement de Pénitence. Dans le dernier
passage, on indique comme conforme à la justice
et même à la clémence de Dieu que le
pécheur accomplisse des œuvres propres
de satisfaction par lesquelles il s’assure contre les châtiments divins.
« Il s’ajoute à cela que, par nos souffrances satisfactoires pour nos
péchés, nous devenons conformes au Christ Jésus qui a satisfait pour nos péchés
et dont vient toute notre capacité,
et que nous avons par là le plus sûr gage que, si nous souffrons avec le Christ, nous serons glorifiés avec lui. Mais cette satisfaction que nous acquittons
pour nos péchés ne peut se dispenser d’être par
le Christ Jésus, car ne pouvant rien de nous‑mêmes, en tant que de nous‑mêmes, par sa coopération à lui qui nous réconforte, nous pouvons tout »
(S. 14, De pœn., c. 8 ; Denz., 904).
D’après la doctrine de l’Écriture
et de l’Église, on doit donc entendre la satisfaction par substitution, d’abord
comme un acte expiatoire personnel du
Christ, de l’Homme‑Dieu, mais aussi et immédiatement ensuite comme le même acte de la part de toute l’humanité et particulièrement des
fidèles qui s’unissent à leur chef et accomplissent en lui, chacun pour son
compte, la suppression de la désobéissance coupable du premier chef de
l’humanité. Ici on ne peut jamais concevoir d’une manière assez étroite la
connexion intime avec le Christ. La représentation
assumée par lui doit être entendue comme une représentation absolument vraie et
réelle. La doctrine catholique est préservée d’une extériorisation et d’un
transfert mécanique par ce qu’elle dit avec S. Paul : « Nous qui
sommes morts au péché, comment vivrions‑nous encore dans le péché ? Ne savez‑vous pas que nous tous qui avons été baptisés dans le Christ Jésus, c’est dans sa mort que nous avons été baptisés ? Nous avons donc été
ensevelis avec lui par le baptême
dans la mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire
du Père, nous aussi nous marchions dans
une vie nouvelle » (Rom., 6, 2‑4). De cette manière, la doctrine mystique de la Rédemption, si nettement attestée dans l’Écriture et les Pères, s’unit à la
doctrine satisfactoire et rend celle‑ci plus féconde et plus intelligible. Les deux doctrines existent, comme on
l’a montré, depuis S. Irénée, mais elles n’avaient pas encore été formellement fondues dans l’unité.
1. Pour le Christ lui‑même. Le Christ n’a pas enduré la mort comme une destruction de sa vie
subie contre son gré, mais par obéissance libre envers son Père. En cela
consiste la moralité et le caractère méritoire de sa mort pour lui‑même. De même que le Christ était capable de recevoir des grâces, qu’il coopérait librement avec ces grâces et méritait, de même il était capable, malgré son état parfait, de
recevoir la récompense de ses actions méritoires. C’est pourquoi le Christ est
également notre plus parfait modèle de moralité.
La vérité que le Christ a mérité
sa glorification par sa mort est clairement attestée dans l’Écriture. Elle est déjà exprimée dans
Isaïe (53, 11). Le Christ lui‑même l’affirme d’une manière précise (Luc, 24, 26 ; Jean, 10, 17). S. Paul l’enseigne d’une manière aussi décisive (Act. Ap., 13, 26‑41 ; cf. 2, 32‑36. Phil., 2, 7‑11. Éph., 1, 19‑23. 1 Cor., 15, 28. Hébr., 5, 7‑9 ; 12, 2). On pourrait citer ici un grand
nombre de passages des Pères pour
prouver que tout en s’occupant du côté objectif et dogmatique de la mort
douloureuse du Christ, ils n’ont pas oublié le côté subjectif et moral de cette
mort. S. Augustin appelle la Croix du
Christ une chaire des vertus (In
Joan, 119, 2 ; Ép. 138, 17). S.
Thomas lui aussi souligne ce caractère exemplaire
de la mort du Christ (S. th., 3, 46, 4 ad 6). L’exercice de piété catholique du
chemin de la Croix est, par suite,
authentiquement biblique et dogmatique, réclamé, pour ainsi dire, par le Christ
lui‑même (Luc, 6, 40 ; 14, 27. Jean, 13, 16 ; 15, 20. Math., 10, 24) et
recommandé par les Apôtres (1 Pier., 2, 21‑23. 2 Cor., 4, 10‑11. Phil., 2, 5‑12. Rom., 8, 17. Col., 1, 24. Hébr., 5, 7‑8 ; 12, 2).
Théologiquement, le très haut mérite personnel du Christ résulte de sa très haute
capacité de mérite. Certes, il ne pouvait pas mériter pour lui la grâce de
l’union hypostatique, ni les grâces qui en sont la conséquence nécessaire. Il
faut compter dans ce nombre la gloire éternelle, en tant que complément de la
grâce, dans la mesure où elle est entendue comme essentielle (principium meriti non cadit sub merito). Mais on ne
doit pas dire pour cela, comme l’enseignait Calvin,
que le Christ n’a rien mérité pour lui‑même. Les théologiens, avec S. Thomas,
expliquent les textes allégués, concernant le mérite personnel, de la façon
suivante : Par son abaissement volontaire, dont le point le plus profond
se trouve dans sa Passion, sa mort et son ensevelissement, il a mérité l’exaltation extérieure qui consiste dans
sa Résurrection, dans son Ascension, dans le fait qu’il est assis à la droite de Dieu et dans sa fonction de juge. On comprend donc
essentiellement par là l’exaltation de son corps,
ainsi que l’exaltation extérieure de tout l’Homme. « Le perfectionnement
de l’âme du Christ, laquelle est le
principe du mérite, ne devait pas être obtenu chez lui par le mérite, comme
c’est le cas pour la perfectionnement de son corps, lequel fut le siège de la
Passion et en même temps l’instrument pour le mérite même... La gloire de l’âme
ne devait pas être différée parce qu’elle était immédiatement unie au Verbe de
telle sorte qu’il convenait qu’elle fût remplie de gloire par le Verbe lui‑même. Quant au corps, il était uni au Verbe par le moyen de
l’âme ». Cette gloire, d’après la volonté de Dieu, ne se répandait pas
encore sur le corps, durant la vie du Christ, afin que, pour ainsi dire,
« le Seigneur reçut avec plus d’honneur la gloire du corps » après sa
mort (S. th., 3, 49, 6).
Les théologiens ajoutent encore à
ce mérite de la gloire accidentelle
du corps, l’honneur extérieur que le
Christ reçoit comme Chef de son Église
dans la diffusion et l’action merveilleuses de celle‑ci, dans le culte qu’elle lui rend, dans les actes d’amour et de reconnaissance des anges et des
saints, pendant toute l’éternité. S.
Augustin s’exprime, à ce sujet, avec brièveté et plénitude :
« Par l’abaissement il s’est mérité l’exaltation et l’exaltation est la
récompense de l’abaissement » (In Joan., 104, 3). L’Église célèbre cette
exaltation du Seigneur dans toute sa liturgie,
surtout dans les grandes fêtes du Seigneur. Ici‑bas ses fêtes sont l’image de cette liturgie céleste que S. Jean décrit dans
son Apocalypse. Les myriades d’anges
qui sont devant l’Agneau chantent à haute voix : « L’Agneau qui a été
immolé est digne de recevoir la puissance, la divinité, la sagesse, la force,
l’honneur, la gloire et la louange » (Apoc., 5, 11, 12).
2. Pour l’humanité. a) Rémission
des péchés et sanctification. Il n’y a pas de définition ecclésiastique sur
l’ensemble de ces actions salutaires, mais il y en a sur les points principaux.
Le Concile de Trente a défini
que : le péché originel n’a été effacé que « par le mérite du seul médiateur, Notre‑Seigneur Jésus‑Christ » (S. 5, c. 3). Les hommes ne
peuvent être justifiés « s’ils ne sont pas régénérés dans le Christ, parce que, par le moyen de cette
régénération par le mérite de sa
Passion, la grâce par laquelle ils sont justes leur est communiquée » (S.
6, c. 3). Le Christ est la cause
méritoire de notre Rédemption, lui qui « par sa très sainte Passion
sur le bois de la Croix a nous mérité la justification
et a satisfait pour nous à Dieu le Père » (Ibid.). « Personne ne peut
être juste, sauf celui auquel les mérites
de la Passion de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ ont été appliqués » (Ibid.). Notre justice nous est infusée par Dieu au moyen du mérite de Jésus‑Christ (Ibid., c. 16 ; cf. can. 10). C’est dans les mérites de Jésus‑Christ que se fonde notre
capacité de mériter (Ibid., can. 32). Ces points seront traités plus en détail
dans le traité de la grâce.
L’Écriture exprime ces effets de la mort du Christ en plusieurs
passages qui ont été allégués plus haut à propos du sacerdoce et du sacrifice
du Christ. Le Christ dit : Je suis la Voie,
la Vérité et la Vie (Jean, 14, 6). Il est la Voie par son exemple de vertu, la
Vérité par sa doctrine, la Vie par sa passion et sa mort. La reviviscence
suppose la suppression de la mort ; la grâce exige la rémission des
péchés. Le Christ lui‑même fait dériver la rémission des péchés de son sang (Math., 26, 28). C’est S. Paul qui insiste avec le plus de force sur le pardon (Rom., 5, 16‑21 ; 6, 13. Éph., 1, 7. Col., 1, 13 sq. Tit.,
2, 14. Hébr., 2, 14 sq. ; 9, 13 sq., 26 ; 10, 10). Il l’appelle aussi réconciliation avec Dieu (Rom., 5,
10 ; 2 Cor., 5, 18‑20 ; Éph., 2, 13, 18 ; Col., 1, 19 sq.). Un mot qui chez lui
comprend tout est l’adoption des enfants ; il caractérise par là
l’effet positif de la Rédemption (Rom., 8, 15 sq. ; Gal., 4, 4 s., etc.).
La doctrine des Pères à ce sujet sera exposée dans le Traité de la
grâce (§ 125 sq.). On peut cependant remarquer ici que les Latins font surtout dériver de la mort du Seigneur le pardon des
péchés et la réconciliation, alors que les Grecs en font dériver, de
préférence, l’effusion de la grâce dans le Saint‑Esprit et la régénération. La régénération apparaît souvent, même chez les Latins, sous sa forme célèbre de divinisation
(θείωσις) de l’humanité par l’œuvre du
Christ. On met parfois cette divinisation en rapport tantôt avec l’Incarnation,
tantôt avec la Passion et la mort du Christ, en insistant sur son caractère
physique et mystique, ou bien sur son caractère moral et méritoire. S. Thomas
considère le Seigneur comme le médiateur et le chef plein de grâce de son Église, qui fait découler les grâces sur
ses membres. « Par suite, les œuvres du Christ se comportent par rapport à
lui et à ses membres, comme les actions d’un homme en état de grâce se
comportent par rapport à cet homme » (S. th., 3, 48, 1). Il se demande si
la Passion du Christ a opéré notre salut d’une manière efficiente (per modum
efficientiæ) et il donne à la fin une réponse aussi concise que complète :
« On peut rapporter la Passion du Christ à sa divinité et ainsi il opère
notre salut (per modum efficientiæ) ; on peut la rapporter à la volonté de
l’âme du Christ, et ainsi il l’opère
comme mérite ; on peut la considérer dans la chair même du Christ, et alors il opère notre salut comme satisfaction, en tant que nous sommes
délivrés du châtiment ; elle
agit comme rédemption en tant que
nous sommes délivrés de la faute ;
elle agit enfin comme sacrifice, en
tant que nous sommes réconciliés » (S. th., 3, 48, 6 ad 3). Il expose
ensuite en détails dans la « question » suivante, que nous sommes
délivrés : 1° Du péché ; 2° De la puissance du diable ; 3° Des
peines du péché ; 4° Nous sommes réconciliés avec Dieu ; 5° La porte
du ciel nous est ouverte par le Christ ; 6° Le Christ a mérité pour lui‑même son exaltation.
Le Christ a‑t‑il mérité aussi la grâce pour les
anges ? D’après les scotistes,
l’Incarnation est, comme on l’a dit plus haut, indépendante du péché ;
elle se serait produite même sans lui, car elle est l’achèvement logique et
convenable de la création. D’après eux, le Christ est la cause méritoire de la
grâce même pour les anges, ainsi que de la justice originelle de nos premiers
parents. D’après les thomistes, l’Incarnation est dépendante de la chute
originelle et, par suite, toutes les grâces méritées par le Christ sont des grâces de Rédemption. Par conséquent, la
grâce des anges et celle de nos premiers parents ne doivent pas être dérivées
de sa mort. Cependant le Christ est le chef des anges, même d’après S. Thomas,
car, en tant qu’Homme‑Dieu, il se tient au‑dessus d’eux et à la tête de tous ceux qui ont été créés pour la
même fin de la vision divine, et il leur a mérité indirectement un
accroissement de connaissance divine et de gloire accidentelle (S. th., 3, 8,
4). Cette opinion mérite d’être préférée à la première.
b) Délivrance du pouvoir de Satan. Le Concile de Trente enseigne que l’homme, par la chute originelle, était tombé
sous la « domination du diable » (S. 5, can. 1).
Le Christ, dès le début, a
considéré comme sa tâche d’établir le royaume
des cieux et par là de triompher du diable et de détruire son influence
dans le monde. D’après les Synoptiques, il chasse les démons et d’après S.
Jean, il représente son activité comme un combat silencieux contre Satan, le
chef des démons et le prince de ce monde. Le Christ a vaincu le diable, personnellement,
au moment de la tentation dans le désert, pour les hommes par l’ensemble de son œuvre rédemptrice. Peu de temps avant
sa mort il dit : Maintenant un jugement est venu sur ce monde ;
maintenant le prince de ce monde sera chassé (Jean, 12, 31). « Le Fils de
Dieu est venu pour détruire les œuvres du diable » (1 Jean, 3, 8). Le
Christ a vaincu le diable moralement
et théoriquement en dévoilant aux
hommes la vraie nature du démon, en leur méritant le moyen de le combattre et
en leur enseignant, par son exemple, la manière de le combattre.
Dans S. Paul, la déontologie passe, il est vrai, au second plan ;
néanmoins la délivrance du démon et de sa puissance est encore suffisamment
caractérisée ; mais elle apparaît plutôt comme une délivrance qui doit
s’accomplir par un effort moral personnel
que comme une délivrance déjà réalisée (Éph., 4, 27 ; 6, 11. Col., 2, 15.
1 Tim., 3, 6‑7. 2 Tim., 2, 26 ; cf. aussi Jacq., 4,
7 ; 1 Pier., 5, 8 ; 1 Jean, 3, 8 ; Apoc., 12, 12 ; 20, 7).
Les Pères ont souvent conçu ce combat libérateur contre Satan d’une
manière très réaliste, comme on l’a déjà indiqué à propos des « droits du
diable ». Ils ont fortement développé la démonologie. L’exorcisme destiné
à combattre le diable était appliqué d’une manière générale à tout nouveau
baptisé et même chaque catéchumène était exorcisé chaque jour, pendant les trois ans environ que durait sa
préparation car ces gens revenaient du paganisme particulièrement accessible au
diable ; on exorcisait de même certains chrétiens qui, malgré leur
baptême, n’étaient pas entièrement délivrés du diable. Cet usage amena de bonne
heure (cf. S. Cyprien, Ép. 23) la création de l’Ordre proprement dit des Exorcistes. Une réponse satisfaisante à
la question de savoir dans quelle mesure
nous sommes délivrés de Satan ne se trouve pas dans la Patristique ; il
fallut attendre la Scolastique. D’après S.
Thomas, nous sommes délivrés du diable dans la mesure où nous sommes
délivrés du péché et réconciliés avec
Dieu qui, en punition du péché, nous avait livrés à la puissance de
Satan ; et ensuite dans la mesure où, dans le Christ, la justice l’emporta
sur l’injustice. On le voit, le diable a été vaincu en principe par le Christ
agissant en tant que notre Chef. Cette victoire doit être renouvelée par les
membres du chef, au moyen de la grâce de Rédemption, dans chaque cas
particulier, à l’exemple du chef, afin que la victoire soit achevée et que la honte
du vaincu soit plus complète (S. th., 3, 49, 2).
c) Suppression de la mort. C’est par le péché qu’est venue la mort
(Rom., 5, 12 ; 6, 22. 1 Cor., 15, 56). Le péché, qui est la cause, ayant
été supprimé, la mort qui est la conséquence devait l’être aussi. Cependant, on
fait ressortir la délivrance de la mort comme effet propre de la Rédemption, sans doute parce que c’est en elle que
l’essence du péché se manifeste ici‑bas de la manière la plus épouvantable.
Le Christ a vaincu sa propre mort par sa Résurrection ;
par lui, par conséquent notre mort a
été vaincue en principe. Sans doute, la vie, qui a son origine dans l’Esprit du
Christ qui demeure en nous, n’a pas supprimé la mort corporelle, mais elle l’a rendue sans dommage et sans effet, car elle devra un jour rendre son butin
(Rom., 8, 10‑11). « Si nous sommes morts avec le Christ, nous
croyons que nous vivrons aussi avec lui » (Rom., 6, 8). La mort des rachetés n’est qu’un sommeil
(1 Cor., 15, 20 ; 1 Thess., 4, 13). La mort est le dernier ennemi, le dernier reste de l’ancien état qui ne sera
supprimé qu’au dernier jour (1 Cor., 15, 26). « O mort où est ta
victoire ? Mort, où est ton aiguillon ? » (1 Cor., 15, 55). Ce
n’est donc pas de la mort elle‑même que Dieu voulait nous débarrasser, mais de sa victoire, de sa durée et de son
aiguillon, de son désespoir et de son horreur. La mort est maintenant, comme le
dit le Christ, une porte ou un passage qui mène à la vie (Jean, 5, 24 ; 8,
1 ; 11, 25, 26).
Parmi les Pères, les Grecs ont
particulièrement insisté sur cet aspect de la Rédemption, la délivrance en principe de la mort, le don de la vie
éternelle et de la glorification corporelle. Le dogme de la résurrection de la
chair est nettement affirmé et énergiquement défendu contre les païens, depuis
Clément, Hermas, Barnabé, Justin.
Quelle importance a la mort pour les non rachetés ? Elle n’est pas seulement le
châtiment du péché, mais encore le moyen par lequel Satan entre en possession
de sa puissance sur les pécheurs ; c’est pourquoi Satan exerce sa domination par la mort (Hébr., 2, 14).
d) Suppression de l’erreur. Le péché n’a pas seulement fait des hommes
des ennemis de Dieu, il en a fait aussi des insensés ; il a complètement
enchaîné l’homme dans les chaînes de l’erreur. C’est pourquoi la délivrance de
l’ignorance religieuse, par la communication de la vérité divine, était une
partie nécessaire de la Rédemption. C’est ce que nous avons examiné dans le magistère du Christ. « La Vérité
vous rendra libres » (Jean, 8, 32).
THÈSE. Le Christ, l’Homme‑Dieu, est
Roi au sens éminent. De foi.
Explication. De même que le magistère s’adresse à l’intelligence, la
souveraineté s’adresse à la volonté. Le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire
en sont les actes. L’Église professe déjà sa foi à la souveraineté du Christ
dans le Symbole des apôtres : « Il est assis à la droite du Père tout‑puissant » ; ensuite dans le Symbole de Nicée‑Constantinople : « son règne n’aura pas de fin »
(Denz., 86), dans le Symbole de S. Athanase (Denz., 40), ainsi que dans ses cantiques (Te Deum : « Tu es
Rex gloriæ Christe »), dans ses prières
(antienne de l’Avent : « Viens, O Roi de gloire »), et souvent
dans les oraisons de la messe. Pie XI, dans son Encyclique sur la royauté du
Christ, parle de son « triple pouvoir » et dit que « là où il
n’y a pas ce triple pouvoir il ne peut pas être question de
souveraineté ». A ce sujet, le Pape fait ressortir que la royauté du
Christ est spirituelle, « ce règne est principalement spirituel et s’étend
aux réalités spirituelles » (Denz., 3678) .
Preuve. L’Ancien Testament
attribue déjà au Messie futur la dignité royale. « J’ai été établi roi sur
Sion, sa montagne sainte » (Ps. 2, 6 ; cf. 44, 7‑8 ; 71, 8‑11 ; 109, 1. Is., 11, 16. Dan., 7,
14. Mich., 4, 7. Zach., 9, 9). Dans le Nouveau
Testament, la royauté du Christ est prophétisée par Gabriel (Luc, 1, 32) et
obscurément connue par les Mages (Math., 2, 2).
Jésus lui‑même se montra très réservé dans l’usage de son titre de souverain. Il
repousse la forme terrestre et politique de sa puissance (Math., 4, 8‑10 ; Marc, 9, 33‑36 ; Math., 20, 20‑28 ; Jean, 6, 15), il reconnaît les
royautés étrangères (Jean, 19, 11 ; Math., 22, 21) et il refuse de
trancher les conflits juridiques comme n’appartenant pas à sa compétence (Luc,
12, 14). Ainsi donc, malgré Luc, 23, 3, 38, il a conçu sa souveraineté comme
une souveraineté purement religieuse
qui s’exerce par une législation et une juridiction morales et non politiques, dans l’interprétation du décalogue, dans
la rémission des péchés et le jugement. C’est dans ce sens qu’il faut entendre
sa déclaration à son sujet (Jean, 18, 37) et l’écriteau de la croix :
« Celui‑ci est Jésus, le Roi des Juifs » (Math., 27, 37).
Les Apôtres considèrent de préférence le Christ exalté et l’appellent presque toujours le « Seigneur » (ὁ
ϰύριος), ce qui est l’équivalent de souverain et
de roi. S. Jean voit le Christ au ciel portant un manteau royal avec
l’inscription : « Roi des rois et Seigneur des seigneurs »
(Apoc., 19, 16). S. Paul place l’accomplissement de cette souveraineté au
moment du jugement. C’est alors qu’il est dit : « Il faut qu’il
règne » (1 Cor., 15, 25).
Les Pères. Le Christ, sous l’aspect d’un souverain, « assis à la droite
du Père », est une représentation courante dans le christianisme primitif.
Aussi Bousset fait dériver du culte
du Christ‑Kyrios toute la christologie. « Aucun
nom n’a été aussi fermement attaché au Christ que celui de ὁ ϰύριος,
dit Harnack (H. D., 1, 203). II est
vrai que ce nom désigne plus qu’une simple dignité royale ; il indique la
souveraineté divine. De même que chez S. Paul et S. Jean, le Christ participe,
chez les Pères, au gouvernement du monde ; d’après S. Ignace et surtout d’après S.
Justin, le Christ règne, du ciel, sur le ciel, la terre et les enfers. Il
est législateur, roi et juge. Puis les Pères ramènent cette royauté à l’acte
créateur et ensuite, avec S. Justin, à la Croix. L’interpolation (Ps. 95, 10)
« regnavit a ligno Deus »
[L’Éternel par le bois a planté son
Empire] apparaît déjà chez Barnabé, 8, 5 (ἡ
βασιλεία Ίησοῦ
ἐπὶ ξύλω) . Le conflit entre l’État et
l’Église provient des démons (Justin). On trouve très souvent, dans S. Irénée, le titre royal appliqué au
Christ (Épideix., 1, 49 ; 2, 52, 56, 58, 61, 64, 65, etc.). Il est clair
que l’interprétation des prophéties
messianiques conduisait naturellement a ce titre (S. Cypr., Ep. 15, 1 ; Orig., C. Cels., 8, 75). S. Cyril. d’ Alex. traite ce sujet d’une
manière systématique (De Trin.).
Les précurseurs de la conception augustinienne de la cité de Dieu sont Platon (le monde supérieur et le monde
inférieur) ; Hermas (Simil., 1,
1) ; Origène (C. Cels., 8, 74
sq.) ; S. Ambroise qui oppose le
royaume du monde et celui de Dieu : « A l’empereur les palais, au
prêtre l’Église » (Ép. 20, 19). « L’Empereur est dans l’Église, et
non au dessus de l’Église » (Ser. c. Auxent., 36). « Le règne
pacifique du Christ s’étend à toute la terre » (Enarr. in Ps. 40, 37).
Pour la conception religieuse et morale
de la souveraineté du Christ chez S.
Augustin, on peut citer les textes parallèles suivants : civitas
Dei ; civitas diaboli (21, 1, 2), civ. Christi : civ. diaboli (17,
20, 2), civ. cœlestis : civ. Terrena (11, 1, 1), civ. aeterna : civ.
temporalis (5, 18, 1), civ. immortalis : civ. mortalis (21, 11, 2),
populus fidelium : pop. infidelium (20, 9, 2), societas piorum : soc.
impiorum (14, 13, 2). Cf. aussi Enarr. in Ps. 2 et in Ps. 44. « Il conduit
les uns, il brise les autres ; il dirige l’homme spirituel et brise
l’homme charnel » (In Ps. 44, 18). S. Augustin écrit au sujet du passage
de S. Jean (6, 15) où Jésus s’enfuit alors qu’on voulait le proclamer
roi : « N’était‑il donc pas roi, puisqu’il fuyait pour ne pas devenir roi ? Il était Roi
assurément et non pas un de ces rois qui sont faits par les hommes, mais un Roi qui devait donner aux hommes un
royaume... Il était venu alors non pas pour régner comme il régnera un jour
selon ce que nous disons : que ton royaume arrive... Un jour son royaume sera manifeste,
quand la gloire de ses saints sera visible, après le jugement rendu par
lui » (In Joan., 25, 2). Toute la « Cité de Dieu » traite de la
royauté du Christ.
La Scolastique postérieure à discuté avec passion sur la nature de la domination royale du
Christ. D’après l’Écriture et la doctrine des Pères, cette domination ne peut
être, tout au moins directement,
qu’une domination spirituelle
(dominium spirituale et non temporale). « Ce règne n’a pas pour but les
choses du temps, mais celles de l’éternité » (Jean, 18, 37)
écrit S. Thomas (In Hébr., 1, lect. 4). Le Christ, en tant que Verbe éternel et
aussi en tant qu’Homme‑Dieu, est le Seigneur de la
Création et, par sa Rédemption, il a encore acquis un titre spécial sur
l’humanité ; mais, d’après la doctrine claire de l’Écriture, il a renoncé volontairement à exercer sur la
terre une royauté extérieure. Il a séparé le naturel du surnaturel, le
religieux de l’humain, ainsi que les moyens
et les buts des deux ordres, d’une
manière très nette. La controverse concernant l’autorité de l’Église sur le
temporel n’a plus aujourd’hui qu’un caractère historique. On doit donc
l’entendre dans ses circonstances
historiques et se garder de la mêler au dogme.
Pie XI, dans son Encyclique sur la royauté du Christ, la désigne clairement et
nettement comme une royauté spirituelle, mais il remarque immédiatement après
que ce serait « une erreur outrageante » de vouloir contester au
Christ, en tant qu’homme, le souverain domaine sur toutes les affaires civiles.
Il tient de son Père céleste la juridiction totale et illimitée sur la
Création, dans une telle mesure que tout est en sa puissance. « Seulement
il n’a pas exercé ce pouvoir sur la terre et aujourd’hui encore il laisse à
d’autres la domination terrestre : « Non eripit mortalia qui regna
dat cœlestia » [Celui qui donne les royaumes célestes ne conquiert pas les
royaumes terrestres]. Puissent les chefs d’État reconnaître la royauté suprême
du Christ ; cela apporterait des bénédictions immenses aux peuples et aux
États (V. Enc. Fête du Christ‑Roi).
Les principales fonctions de la royauté du Christ consistent dans sa législation et dans son rôle de juge. Luther enseignait, partant de son
point de vue de la justification juridique, que le Christ n’avait annoncé que
des promesses et n’avait pas
promulgué des commandements comme Moïse. C’est pourquoi le Concile de Trente
déclara : « Si quelqu’un affirme que le Christ a été donné aux hommes
comme un Rédempteur auquel ils doivent croire, mais non comme un législateur auquel ils doivent obéir,
qu’il soit anathème » (S. 6, can. 21 ; Denz., 831 ; cf. can.
19).
L’Écriture atteste nettement l’activité législative du Christ. Les Prophètes l’ont déjà annoncée (Is., 2,
3 ; 33, 22 ; 42, 4). Le Sermon
sur la montagne montre le Seigneur dans l’exercice de sa suprême autorité
législative. D’une manière absolument souveraine, il décide du sens et de la
portée de la Loi mosaïque. En outre, il donne le « nouveau
commandement » de la charité (Jean, 13, 34 sq. ; 14, 15 ; 15,
12). De même que le Père « a tout remis entre ses mains » (Jean, 3, 35),
« toute puissance au ciel et sur la terre », il transmet cette
puissance à ses Apôtres et à l’Église (Math., 28, 18‑20). Au pouvoir législatif correspond le pouvoir judiciaire. Cf. à ce sujet l’Eschatologie.
A consulter: S. Thomas, S. th., 3, 52, 1‑8. Petavius, De Incarn., 13, 16‑18. Diekamp, 2, 309 sq.
THÈSE. Le Christ, après sa mort, descendit aux limbes. De foi.
Explication. Cette proposition n’entra dans les symboles qu’au cours du 4ème siècle. Vers l’an 800, elle
se trouve dans toutes les rédactions du Symbole
des Apôtres. Le Symbole de S.
Athanase la contient (Denz., 40). Par contre, elle fait défaut dans le
Symbole de Nicée. L’importance christologique
de cette thèse ressortit davantage dans la controverse apollinariste, car le
Christ ne pouvait descendre aux enfers que dans son âme dont Apollinaire niait
l’existence. L’importance sotériologique
ne fut pas aussi vite reconnue. Le 4ème Concile de Latran répète
l’antique foi sous une nouvelle forme : « Il est descendu en son âme
et ressuscité en son corps et est monté en l’une et l’autre également »
(Denz., 429). L’« enfer » désigne d’une manière générale le monde
d’en bas (infernus). La Scolastique plaçait le séjour des justes avant l’enfer,
d’où le nom de « pré‑enfer » ou de limbes. On aimait à
conclure l’existence des limbes de Hébr., 9, 8, 9 ; 11, 39‑40. Notre thèse affirme, par suite, que l’âme du Christ, unie au Logos, descendit, au
moment de la mort, vers les âmes des justes qui y attendaient là leur délivrance, dans la foi à la Rédemption. Les Réformateurs faisaient descendre l’âme
du Christ dans l’enfer des diables, pour y subir par substitution, les peines
complètes des damnés.
Preuve. Dans l’Ancien Testament,
on a toujours allégué Os., 13, 14 : « Je serai ta mort, ô domaine des
morts. La consolation est cachée devant mes yeux ». Le Messie triomphera
de la mort et brisera les portes du monde inférieur pour la consolation de
celui‑ci. « Ma chair reposera en paix ; car tu ne laisseras pas mon âme dans le domaine des morts et
tu ne permettras pas que ton Saint voie la corruption » (Ps. 15, 10).
Dans le Nouveau Testament, il y a deux
passages qui attestent la descente aux enfers et sur lesquels les Pères
s’appuient. S. Paul écrit : « Or, que signifie qu’il est monté, sinon
qu’il est descendu d’abord dans les parties inférieures de la terre »
(Éph., 4, 9). Ces parties inférieures de la terre ne sont pas le tombeau, mais
le monde inférieur qu’on se représentait dans les profondeurs de la terre. Le
passage de S. Pierre est difficile. L’Apôtre dit du Seigneur qu’il a été
« mis à mort selon la chair, mais rendu à la vie selon l’esprit. C’est
aussi dans cet esprit qu’il est allé prêcher
aux âmes en prison, à ces hommes qui autrefois n’avaient pas cru, alors qu’aux
jours de Noé la longanimité de Dieu temporisait » (1 Pier., 3, 18 sq.).
Dans ce texte, le fait de la descente aux enfers est
clairement exprimé et c’est pourquoi les Pères y ont trouvé une preuve
classique du dogme. Mais S. Augustin
déjà trouvait une difficulté dans la prédication aux incroyants dont le
résultat, d’après 4, 6, est que désormais ils « vivent selon Dieu dans
l’Esprit ». Son explication embarrassée d’une prédication du Logos à ces
contemporains de Noé, pendant leur vie, est insoutenable. Par suite, les
controversistes (Bellarmin), dans leur argumentation contre les Réformateurs
qui prétendaient, avec Calvin, que le Christ a souffert les peines effroyables
de l’enfer proprement dit, ou bien qui affirmaient, avec Butzer ou Bèze, qu’il
fallait entendre ces versets du séjour au tombeau,
ont de nouveau utilisé ce texte comme la preuve principale du dogme catholique
et il l’est resté jusqu’à nos jours, malgré ses difficultés. On peut admettre
que la « prédication de l’Évangile » s’adresse, au moins
indirectement, à tous, mais que son résultat ne s’applique qu’aux justes.
Le « descensus ad
inferos » remonte « jusqu’aux temps les plus anciens du Nouveau
Testament », avoue Bousset
(Kyrios, 34), bien qu’il essaie de l’expliquer d’une manière mythologique. Le
catholique Geschwind rejette 1 Pier.,
3, 19 et 4, 6 et se réfère plutôt à Math., 12, 40 ; Act. Ap., 2, 23‑31 ; Rom., 10, 6 q. ; Éph., 4, 8‑10 ; Math., 27, 52 sq. et fait dériver la descente du Christ aux
enfers de l’antique conception juive courante
alors, d’après laquelle « le Christ, au moment de la mort, ne monta pas au
ciel, mais descendit dans le monde inférieur » (p. 181), par conséquent
dans l’antique Schéol ou Hadès, vers les pères qui y étaient rassemblés ;
ainsi il faudrait entendre « il descendit aux enfers == il est mort et a
été enseveli ». Nous ne voulons pas nier l’influence de cette conception
juive, mais nous ne voudrions pas non plus abandonner 1 Pier., 3, 19 sq. ;
4, 6, texte auquel Bousset lui‑même reste attaché. Les Pères indiquent comme but de la descente aux enfers : Le
Christ voulait accomplir la loi de la mort, ou bien vaincre la mort ou le
diable, ou bien annoncer la rédemption des justes.
Les Pères. La Tradition peut se suivre sans interruption jusqu’à S. Justine, peut‑être même jusqu’à S. Ignace (Magn., 9,
2). Le premier, dans son dialogue avec Tryphon (99), signale, tout au moins
d’une manière brève, le séjour du Christ aux limbes. S. Irénée en parle à
plusieurs reprises et clairement (cf. A. h., 4, 27, 2 ; 5, 31, 1) ; Tertullien de même (De anima, 55). Si
les Pères sont unanimes sur la réalité de la descente aux enfers, leurs
jugements diffèrent sur les effets de cette descente. Les Grecs étaient d’ordinaire déterminés par les textes de la première
Épître de S. Pierre à songer à une véritable prédication de salut adressée soit à tous les morts, soit, comme on
l’admit depuis S. Jean Damascène, à
ceux qui avaient vécu selon la raison et la conscience et, à ce sujet, on
pensait volontiers aux chers philosophes anciens (Socrate, Platon) (Cf. S. Justin, Apol., 1, 46). Le salut leur
aurait été offert par le Christ et ceux qui l’acceptèrent auraient été sauvés.
Les Latins, par contre, avec S.
Augustin, restreignirent cet effet à ceux qui étaient morts pénitents et aux
justes de l’Ancienne Alliance. Et c’est cette conception qui fut admise
universellement dans l’Église. On trouvera de nombreux témoignages des Pères dans
Petavius (De incarn., 13, 16 et 17).
Les scolastiques, malgré les opinions particulières d’Abélard (Denz.,
385) et de Durand, n’avaient plus à justifier l’antique croyance, mais
seulement à en établir l’importance
théologique. S. Thomas explique
l’effet sotériologique, en disant que
le Christ devait prendre sur lui tous les états de châtiment provenant du péché
(S. th., 3, 52, 1). « De même qu’il est mort afin de nous délivrer de la
mort, il est aussi descendu aux enfers afin de nous préserver de
l’enfer ». Mais il est difficile de se représenter que ce séjour fût
douloureux pour son âme et que le Seigneur ait participé à l’attente de ces
morts soupirant après la délivrance. S. Thomas lui‑même ne semble pas l’admettre, car il écrit dans son « Compendium » théologique : « De même que le corps du Christ, tout en étant localement sous la terre, ne
connut pas la corruption qui est le sort commun de tous les autres corps, de
même l’âme du Christ descendit localement aux enfers, non pas pour y subir un
châtiment, mais plutôt pour délivrer les autres du châtiment... pour lesquels,
en endurant la mort, il avait déjà pleinement satisfait. C’est pourquoi, après
la mort, il ne lui restait plus rien à souffrir, mais, sans aucun châtiment et
sans aucune souffrance, il descendit aux enfers pour se montrer comme libérateur des vivants et des
morts ». Cependant, d’après Os., 13, 14, il n’a fait qu’une
« morsure » dans les enfers, ne les a pas entièrement dévorés,
« parce qu’il ne délivra qu’une partie et laissa l’autre dans le
châtiment » (Comp. théol., 235). La descente aux enfers n’a donc plus, du
point de vue sotériologique, une
importance causale, elle est plutôt
l’application de la Rédemption déjà
accomplie à ceux qui pouvaient la recevoir. C’est pourquoi on admet, depuis S.
Grégoire le G., que ces âmes participèrent immédiatement à la vision béatifique
et on se réfère, pour cela, aux paroles du Seigneur au bon larron (Luc, 23,
43). Mais leur entrée extérieure au ciel n’aurait eu lieu qu’en même temps que
celle du Seigneur lui‑même.
L’importance christologique de la descente du Christ aux enfers réside dans la
manifestation glorieuse et imposante qu’il fit de sa puissance et de sa majesté
de Rédempteur dans le monde inférieur. Cette manifestation dépasse même les
limbes et s’étend à l’enfer proprement dit, aux diables et aux damnés. Il leur
annonça à eux aussi sa victoire sur le mensonge et la méchanceté et leur en fit
sentir les effets. Malgré eux, ils durent reconnaître son triomphe. Mais les
théologiens ne vont pas jusqu’à admettre que le Seigneur apparut en personne dans l’enfer.
L’histoire rationaliste des
religions déclare que la descente aux enfers est un mythe emprunté et
« adapté au Christ ». Mais ses indications sont différentes ; on
pense aux voyages des divinités astrales babyloniennes dans le monde inférieur,
où elles eurent à subir des combats et d’où elles revinrent victorieuses
(Mardouk, Nergal, Tamouz, Istar), ou bien au voyage des héros grecs dam l’Hadès
(Ulysse, Hercule, Thésée et surtout Orphée et ses mystères), ou bien aux mythes
hindous de descente aux enfers (Bouddha), ou bien enfin à la descente aux
enfers de héros sauveurs gnostiques pour y combattre les démons et conquérir le
mystère de la force vitale (Cf. aussi les Odes de Salomon, 42). - On peut
reconnaître sans doute que la piété populaire inférieure s’est laissé
influencer, dans sa représentation de la descente aux enfers, par des légendes
de ce genre, au point de faire jouer un rôle même au chien
« Cerbère » ; cependant Bousset
lui‑même (Kyrios, 32) doit avouer qu’à côté de la conception « populaire » s’est fondée une conception plus « savante et dogmatique » qui
a éliminé ce qu’il y avait de « fantastique et de mythologique ».
C’est cette conception que nous considérons comme la doctrine officielle de
l’Église. Tel est aussi l’avis exprimé récemment par Doelger. Il voit le principe de la descente aux enfers dans
l’eschatologie juive concernant le sort de l’« âme » mais ensuite,
tenant compte des « représentations populaires » il ajoute que cet
article de foi, « en pénétrant dans le monde culturel gréco‑romain et y rencontrant l’opinion du soleil qui descend aux enfers, a
employé involontairement cette image pour décrire la descente du Christ aux
enfers » (Sol salutis, 273).
A consulter : S. Thomas, S. th., 3, 53‑58. Diekamp, 2, 309 sq. Mangenot, La Résurrection de Jésus
(1909).
THÈSE. Le Christ est ressuscité des morts dans un état corporel
glorifié pour la vie éternelle. De
foi.
Explication. « Le troisième jour, il est ressuscité des morts »,
confesse l’Église depuis le Symbole du
Apôtres avec l’Écriture, comme un article fondamental de la foi. Le dogme
enseigne que le Logos réunit de
nouveau dans une seule nature les deux parties essentielles de son humanité,
séparées par la mort, avec lesquelles il était resté uni pendant le repos du
tombeau, et en même temps les glorifia.
La Résurrection est niée par tous les rationalistes.
Ils font d’ordinaire, avec Harnack,
une distinction très nette entre le « tombeau vide » et
« l’apparition du ressuscité », ou bien entre le « message de
Pâques » et la « foi de Pâques ». La première chose ressortirait
au jugement de l’histoire, la seconde au jugement de la foi. L’histoire,
d’après eux, ne sait rien du tombeau
vide ; la foi expérimente
intérieurement que « Jésus vit et est auprès du Père ». Ce sont
deux domaines séparés. De même, le modernisme prétend que la foi (primitive) à
ce sujet n’a songé qu’à une vie du Seigneur auprès de Dieu prolongée et
éternelle (Denz., 2037) et, dans les motifs qui la fondaient tout d’abord,
cette foi était de nature purement subjective (Denz., 2084).
Nous avons à démontrer que les
disciples avaient pour leur foi pascale un fondement historique, bien que ce fondement ait été la condition préalable
seulement et non le motif de leur
foi. La foi pascale, elle aussi, est, comme toute foi, une grâce et non une vue
naturelle. Elle se rapporte à un fait surnaturel
et non à un objet d’expérience naturelle.
Preuve. Jésus a d’abord prédit
sa Résurrection et cela, non pas d’une manière générale, mais pour le
« troisième jour » (Math., 12, 40 ; 20, 19 ; 27, 63. Marc,
8, 31 ; 9, 30 ; 10, 34 ; 15, 29. Luc, 13, 32 ; 18, 33.
Jean, 2, 19 ; cf. 16, 16, 22). L’accomplissement de ces prophéties ressort
de l’effet produit sur ses disciples par le ressuscité (apparitions) et du fait
du tombeau vide, historiquement établi.
Que le tombeau ait été vide, cela ressort non seulement du
récit des saintes femmes et des disciples à ce sujet (Math., 28, 5‑8 ; Marc, 16, 1‑8 ; Luc, 24, 1‑9 ; Jean, 20, 1‑2 ; cf. Luc, 24, 12 ; Jean,
20, 2‑10), mais encore de la consternation des Juifs qui sont obligés de reconnaître le
fait, mais essaient de le dissimuler (Math., 28, 11‑15).
Une seconde preuve, ce sont les apparitions du Christ à ses disciples.
Il est difficile d’établir leur succession et leur nombre, mais c’est là une
chose accessoire. De même, on ne peut se faire une représentation précise du caractère des apparitions et de l’état
corporel du Christ. Néanmoins, les disciples
ont eu une expérience visible et palpable, fréquente, du Seigneur, vivant d’une
nouvelle vie, comme du même homme exactement qui, avant sa mort, avait
conversé et vécu avec eux. Ces apparitions n’étaient pas l’expérience fugitive
et unique d’un ou deux disciples émus et exaltés, ou bien d’une femme
visionnaire ; non, c’étaient des faits extérieurs, maintes fois répétés,
accomplis devant des hommes qui n’attendaient pas du tout la résurrection, qui
n’avaient rien compris aux prophéties faites à ce sujet, mais qui, au
contraire, avaient déjà abandonné la cause du Christ comme une cause perdue,
étaient retournés à leur genre de vie antérieur et que le Pasteur ressuscité
dut rassembler de nouveau, lentement, d’une manière pédagogique, qu’il dut
fortifier et unir. Nous trouvons bien, dans ces apparitions, l’effarement des esprits, mais aucunement
la précipitation de la foi.
« Thomas l’incrédule » est le type de l’ensemble des disciples. Et
c’est justement cette lenteur à croire qui est une preuve excellente pour la
réalité de la résurrection.
Les apparitions sont les
suivantes : A Marie‑Madeleine (Marc, 16, 9‑11 ; Jean, 20, 11‑18), aux autres saintes
femmes (Matth., 28, 8‑l0), aux deux disciples d’Emmaüs (Marc, 16, 12‑13 ; Luc, 24, 13‑35), à Pierre (Luc, 24, 34 ; 1 Cor., 15, 5), à tous les Apôtres sauf Thomas (Luc, 24, 36‑43 ; Jean, 20, 19‑23), devant tous les Apôtres (Jean, 20, 24‑29), devant plusieurs disciples au lac de Génésareth (Jean, 21, 1‑14), aux Apôtres sur la montagne de Galilée (Math., 28, 18‑20) ; devant plus de cinq cents
disciples en Galilée (1 Cor., 15, 6), à Jacques le Mineur (1 Cor., 15, 7), aux
disciples au moment de l’Ascension (Marc, 16, 14‑18 ; Luc, 24, 44‑49 ; Act. Ap., 1, 4, 5).
La lenteur, la difficulté à
croire, les doutes des disciples et des Apôtres sont maintes fois et
expressément signalés ; aucune apparition n’est reconnue et racontée sans
garantie complète (Cf. Jean, 20, 25 ; Luc, 24, 11, 12, 25, 38‑43). S. Paul en appelle aux « nombreux » témoins oculaires qui vivaient encore de son
temps (1 Cor., 15, 6). Pour apprécier ces récits, « il faut avant tout considérer que les
évangélistes ne pouvaient rien raconter de l’acte de la résurrection ». La représentation par l’art (images
de la résurrection) ne peut être exacte. Aucun œil humain n’a observé la
transformation qui aboutit au corps glorieux ou ressuscité. Les disciples n’ont
vu que le Christ déjà ressuscité. En second lieu, il faut considérer le but poursuivi par chaque récit
particulier.
Quand on compare les textes
mentionnés, on reconnaît facilement qu’en tenant compte du lieu où elles se sont produites, les apparitions se divisent en
deux groupes, les apparitions de Jérusalem
et celles de Galilée. Si on les
répartit d’après les évangiles, S. Mathieu en a deux (28, 8‑10, Jérusalem ; 28, 16‑20, la montagne en Galilée) ; S. Marc en a trois ou quatre en comptant celle de l’Ascension (16, 9‑11, d’abord celle à Marie‑Madeleine ; 16, 12, celle aux deux
disciples d’Emmaüs ; 16, 14, celle aux onze à table ; 16, 19, celle au moment de l’Ascension) ; S. Luc en a quatre (deux qui lui sont particulières)
(24, 34, à Pierre ; 24, 13‑35, aux disciples d’Emmaüs ; 24, 36‑42, aux onze à Jérusalem ; 24, 44‑51, au jour de l’Ascension à Béthanie) ; S. Jean en a quatre (deux qui lui sont particulières) (20, 11‑18, à Marie‑Madeleine ; 20, 19‑23, le jour de Pâques aux Apôtres sans Thomas ; 20, 24‑29, aux Apôtres avec Thomas huit jours après Pâques ; 21, 1 sq., à sept disciples au bord du lac de Tibériade). Le premier récit de la Résurrection est donné par
S. Paul (1 Cor., 15, 15 sq.) ; s’il ne parle pas des femmes, c’est pour
des raisons d’apologétique.
Il est dit que le Christ a
« mangé » dans Luc, 24, 43 (cf. 30), Jean, 21, 15 ; Act. Ap.,
10, 41 : « Nous avons mangé et bu avec lui après sa résurrection
d’entre les morts », dit Pierre. A ce sujet, Léon IX dit : « Il
est ressuscité des morts le troisième jour d’une vraie Résurrection de la
chair ; pour la confirmer il a mangé avec les disciples, non pas par
besoin de nourriture, mais uniquement par sa volonté et sa puissance »
(Denz., 344).
S. Thomas s’exprime ainsi sur le corps
ressuscité du Seigneur (S. th., 3, 54, 1) : « Le corps du Christ
a été un corps véritable après sa résurrection et il a été de même nature qu’il
était auparavant. Si son corps eût été fantastique, sa résurrection n’aurait
pas été véritable, mais apparente ». Cependant, 3, 54, 3 : « Le
corps du Christ après la résurrection fut glorieux.
1° Parce que la résurrection du Christ a été le type et la cause de la nôtre,
comme on le voit (1 Cor., 15, 43). Or, les saints auront leurs corps glorieux
dans la résurrection, d’après ce passage de saint Paul : Ce qui est vil et
abject quand on le met en terre, ressuscitera glorieux. Par conséquent, puisque
la cause l’emporte sur l’effet et le modèle sur la copie, à plus forte raison
le corps du Christ ressuscité a‑t‑il été glorieux. 2° Parce que par l’humiliation de sa passion il a mérité la gloire de la résurrection. C’est pourquoi, après avoir dit (Jean, 12, 27) : Maintenant mon âme est troublée, ce qui appartient à la passion, le Christ ajoute
ensuite : Mon Père, glorifiez votre nom, demandant par là la gloire de la
résurrection. 3° Parce que, comme nous l’avons vu (quest. 34, art. 4), l’âme du
Christ a été glorieuse dès le commencement de sa conception, parce qu’elle
jouissait parfaitement de la divinité. Mais il est arrivé selon l’ordre de la
Providence, comme nous l’avons dit (quest. 14, art. 1 ad 2), que cette gloire ne rejaillissait pas de l’âme sur le
corps, afin qu’il accomplît par sa passion le mystère de notre rédemption.
C’est pourquoi, après que le mystère de la passion et de la mort du Christ eut
été accompli, son âme fit rejaillir immédiatement
sa gloire sur son corps qu’il avait repris dans sa résurrection, et ce corps
devint ainsi glorieux ». « Cependant il n’apparut pas à ces disciples (Math., 28, 17) dans sa forme
glorieuse ». « Il était en son
pouvoir que son corps fût visible ou qu’il ne le fût pas ; de même il
était aussi en son pouvoir qu’à son aspect il se formât dans les regards de
ceux qui le considéraient une forme glorieuse ou non glorieuse, ou une forme
mixte, ou toute autre » (S. th., 3, 54, 1 ad 3). Quand il est dit dans
l’Écriture : Il disparut à leurs yeux, cela signifie : le Christ
« ne voulut plus être vu » par les disciples (3, 54, 1 ad 2).
Ce qui prouve, peut‑être avec plus de force encore que les données de l’ Écriture, la réalité de la Résurrection, c’est l’attitude des Apôtres. Ils ont été absolument transformés
par les événements de Pâques, si bien qu’on ne les reconnaît plus. En dépit des
menaces de mort et des tortures, ils prêchent le Crucifié et le Ressuscité,
devant les Juifs et les païens (Cf. Act. Ap., 2, 22‑24 ; 3, 15 ; 10, 40‑42 ; 13, 30). S. Paul fait de la résurrection de Jésus le fondement du christianisme : « Si le Christ n’est pas ressuscité, votre foi est
vaine ; car vous êtes encore dans vos péchés » (1 Cor., 15, 17). Ce
n’est que par la Résurrection que le Christ est vraiment le Vivant ; c’est
en elle que s’achève l’œuvre de la Rédemption accomplie par lui. La critique
libérale a fait tous ses efforts pour démontrer que S. Paul n’enseigne pas la
foi à une véritable résurrection.
Naturellement elle invoque la différence des textes. Cette différence frappa
aussi S. Augustin, mais il ne fut pas moins frappé de « l’éclat de la
vérité » (Serm. 240, 1).
Les Pères. Après des textes scripturaires si clairs, on ne peut attendre
d’eux tous que la simple transmission
de cette vérité. S. Augustin dit que,
dans la Résurrection il y a trois choses incroyables qui sont cependant des
faits : la première, c’est que le Christ est ressuscité ; la seconde,
qu’il en a persuadé si complètement ses disciples ; la troisième, que les
disciples ont amené le monde à croire à cette vérité. Chacun de ces faits
successifs suppose la réalité du fait précédent. Or, le dernier de ces trois
faits, nous l’avons tous devant les yeux : c’est la foi de la chrétienté
(Civ., 22, 5).
Du point de vue de l’histoire religieuse, remarquons que la
piété chrétienne antique et populaire aimait à se représenter le Ressuscité
sous l’image du soleil qui, après avoir vaincu les ténèbres, s’élève du monde
inférieur. « Comme on comparait la descente de Jésus aux enfers au coucher
du soleil, il était naturel de voir l’image de la Résurrection dans le lever du
soleil. Comme le premier jour de la semaine était consacré au souvenir de la
Résurrection, la comparaison du soleil s’introduisit spontanément dans
l’explication liturgique du dimanche ». » C’est ce qu’on voit déjà chez S.
Justin, S. Ignace, Clément d’Alex. (Cf. Doelger,
Sol salutis, 282 sq.).
Parmi les raisons théologiques de la résurrection, on peut citer
particulièrement les trois suivantes : 1° Une raison ontologique, l’union hypostatique qui était indissoluble et ne
pouvait laisser longtemps une partie essentielle de la nature humaine séparée
de l’autre, sans détruire cette nature elle‑même ; 2° Une raison morale, parce que le mérite ne peut pas rester sans récompense, la
justice sans couronne (Luc, 24, 26) ; 3° Une raison apologétique, Dieu devant à son Fils extérieurement abattu une
réhabilitation extérieure (Jean, 16, 8). C’est pourquoi S. Pierre dit :
« Il était impossible qu’il restât prisonnier des enfers »» (Act.
Ap., 2, 24). Il fallait qu’il ressuscitât. Mais qu’il dût ressusciter le
troisième jour, cela dépendait de la libre ordonnance de Dieu.
Importance. L’importance christologique
de la Résurrection consiste en ceci : par elle le Christ a manifesté sur
la terre ce qu’il était ; il a obtenu par là la plus haute glorification
et la réhabilitation suprême ; en même temps, il a été établi dans ses
droits au ciel où désormais, en tant que « Fils de l’Homme », il
doit, dans la majesté du Père, participer au gouvernement du monde et au jugement
des nations. C’est ce que fait souvent ressortir l’Écriture (Act. Ap., 2,
33 ; 13, 33. Rom., 1, 3, 4. Hébr., 1, 3‑5. 1 Pier., 1, 21. Jean, 13, 32).
L’importance sotériologique de la Résurrection consiste en ceci : en elle
l’effet de la Rédemption sur le corps se manifeste. Finalement la mort sera
supprimée (1 Cor., 15, 26). Dans la Résurrection du Christ elle est en principe
vaincue et écartée. S. Thomas,
s’appuyant sur Rom., 4, 25, « Il est ressuscité pour notre
justification », conçoit la Résurrection comme la cause exemplaire et efficiente de notre régénération, mais non comme la cause méritoire (S. th., 3, 56, 1 ad 3 ;
Compend. théol., 236‑238). En tant que « Ressuscité » (1 Cor., 15, 20 ; Col., 1, 18 ; Act. Ap., 26, 23), il a
manifesté tout d’abord dans son propre corps le
caractère essentiel de notre rédemption ; il est devenu le modèle de notre résurrection, et,
comme esprit vivifiant, dans son nouvel état corporel glorifié, il a, en tant
que chef mystique de l’Église, opéré d’une manière permanente notre
justification en entrant dans notre intérieur et en vivifiant ses membres
mystiques par la force de sa grâce. Voilà pourquoi l’Apôtre nous exhorte
constamment à porter en nous le Christ, l’image du Christ, son esprit vivifiant
et à mener désormais une vie nouvelle comme notre Chef (Rom., 6, 8. 1 Cor., 15,
45, 49. 2 Cor., 3, 17 ; 13, 5. Gal., 2, 20 ; 3, 27 ; 4, 6, 19,
etc.).
Comme cause de la Résurrection, l’Écriture nomme presque toujours le Père. Dans un intérêt christologique, l’Église fait ressortir qu’il est
ressuscité par « sa propre force » (virtute propria sua. Tolède XI).
Les deux conceptions sont justifiées selon que l’on pense à l’humanité ou à la
divinité. En tant qu’Homme, il a été
ressuscité (par le Père, par Dieu), en tant que Dieu il s’est ressuscité (par sa propre force).
Le Christ a gardé ses plaies dans son corps glorifié (Jean,
20, 27). S. Thomas en donne, entre
autres, trois raisons : ce sont les insignes brillants de son
triomphe ; c’est le mémorial de sa mort rédemptrice devant Dieu et devant
les rachetés ; ce sera la confirmation de son juste jugement au dernier
jour (S. th., 3, 54, 4). Les plaies permettent au Christ, notre Grand‑Prêtre « qui intercède toujours pour nous », d’appuyer les prières rédemptrices qu’il adresse à son Père. « Jésus‑Christ n’a pas voulu effacer les plaies qu’il a reçues pour nous, il a mieux aimé
les porter dans le ciel pour les montrer a son Père comme le prix de notre
liberté (rédemption) » (S. Ambroise,
In Luc, 24, 39).
Tentatives d’explication rationalistes. Elles sont réfutées en détail
dans l’Apologétique. Signalons‑les ici brièvement. Elles se jugent elles‑mêmes.
1. L’hypothèse de la fraude. Elle s’appuie sur la tentative, déjà
signalée dans l’Écriture et renouvelée par les fragmentistes de Wolfenbüttel
(Lessing), d’admettre le vol du cadavre
et d’y faire croire (Math., 28, 13). Ainsi donc les Apôtres se seraient trompés
eux‑mêmes avec un cadavre, auraient ensuite trompé les autres et seraient morts
pour ce mensonge.
2. L’hypothèse de la mort apparente qui est le refuge de la plupart
des rationalistes, depuis le professeur Paulus d’Heidelberg. Comme si, après de
telles souffrances, après le coup de lance et l’embaumement, un homme pouvait
encore être « apparemment mort », sans parler des récits bibliques
qui sont catégoriques sur la réalité de la mort. Et comme si une telle illusion
pouvait expliquer l’attitude postérieure des Apôtres.
3. L’hypothèse de la vision (Strauss, Renan, Schenkel, se trouve déjà
chez Celse). Les Apôtres ne se seraient pas trompés eux‑mêmes, mais ils auraient été trompés : ils auraient été victimes de leur tendance
visionnaire et de leur état d’hallucination. Seulement, il est dommage que non
seulement l’Écriture ignore tous ces états, mais qu’au contraire elle décrive
les disciples comme des gens froids, réservés, enclins au doute. Au reste, il
leur aurait suffi d’un voyage au tombeau pour les guérir de leur hallucination.
Et il n’est pas douteux qu’ils auraient risqué ce voyage.
4. L’expérience interne d’Harnack ne permet pas non plus aux
rationalistes de sortir d’embarras, car l’Écriture ne connaît qu’une expérience
externe. L’expérience purement interne est une hallucination interne ; la
théorie de la vision suppose une hallucination externe. Le dogme enseigne la
réalité externe et la foi interne.
THÈSE. Le Christ est monté au ciel par sa propre force, en corps
et en âme. De foi.
Explication. Cette thèse fait partie de tous les symboles ecclésiastiques
(Denz., 13, etc.). Le Christ est monté au ciel par sa propre force, tant par sa
force divine que par la puissance humaine qui appartient désormais à son âme
sur son corps glorifié (S. th., 3, 57, 3). De même que pour la Résurrection, on
peut dire également ici que le Christ « fut enlevé au ciel » (Marc,
16, 19). On doit d’abord penser à la hauteur locale du ciel. Au reste, on ne peut pas déterminer d’une manière
précise le ciel des bienheureux par les expressions locales « en haut », « en bas ». L’ancienne
conception, à ce sujet, qui repose sur le système mondial géocentrique, ne peut
plus avoir de valeur pour nous.
Preuve. Le Christ lui‑même avait annoncé d’avance son « entrée dans sa gloire » (Luc, 24, 26). Les Apôtres ont été témoins d’une élévation extérieure dans les airs (Marc, 16, 19 ; Luc, 24,
51 ; Act. Ap., 1, 9‑11), par laquelle le passage de Jésus dans le bonheur de l’au‑delà fut symbolisé et non opéré. La cause de ce passage fut la glorification reçue par la résurrection et non l’élévation
extérieure dans les airs. S. Luc place entre la Résurrection et l’Ascension
« quarante jours » (Act. Ap., 1, 3). S. Paul ne signale cet événement
qu’en passant (Éph., 4, 10 ; Hébr., 4, 14) ; de même S. Pierre (1
Pier., 3, 22). L’Ascension se rattache étroitement à la Résurrection ;
elle a moins d’importance qu’elle et, par suite, moins de place dans la
prédication apostolique ; ou mieux, elle fait un tout avec la
Résurrection.
Nous ne pouvons donner
d’indications absolues sur le lieu du ciel ; mais relativement, pour
l’expérience extérieure des disciples,
Jésus s’éleva d’abord en haut. La
Rédemption avait reçu son achèvement avec la Résurrection ; de même la
glorification du Christ dans son corps et dans son âme. Ce qui se passa pendant
les quarante jours n’avait plus d’importance que pour les disciples ; il
s’agissait de les habituer lentement, progressivement et complètement à ce fait
que le Christ, dans son corps glorifié, était désormais auprès du Père. S. Thomas : « Par son
ascension au ciel, le Christ n’a rien gagné pour ce qui est de l’essence de la
gloire, soit par rapport au corps,
soit par rapport à l’âme » (S. th., 3, 57, 1 ad 2). Le fait d’être
« assis à la droite de Dieu » ne pouvait pas se percevoir
extérieurement, mais la foi seule, en
s’appuyant sur Psaume 110, et sur les paroles du Christ (Math., 22, 46
sq. ; 26, 64 ; Jean, 6, 62, etc.), pouvait le reconnaître.
Les Pères. Leur foi commune à l’Ascension est déjà garantie par le Symbole
des Apôtres dont toutes les rédactions contiennent ce dogme. De même, la fête
de l’Ascension, avec celles de Pâques et de la Pentecôte, est une des plus
anciennes de la chrétienté.
Importance. Du point de vue christologique,
l’Ascension est l’achèvement de la carrière rédemptrice du Christ et la prise
de possession permanente de sa gloire. Cette dernière pensée est formulée dans l’ Écriture par l’expression
« assis à la droite de Dieu ». Bien entendu, cela ne doit pas
s’entendre au sens local, mais au sens figuré (Dan., 7, 13 sq.). Cela signifie,
d’après S. Augustin et S. Thomas, tant la durée et la
possession inaliénable de sa gloire que la participation à la domination
universelle du Père. Sur ce trône, à la droite du Père, la royauté à laquelle le Christ s’est élevé graduellement, en partant
de sa descente aux enfers, en passant par la Résurrection et l’Ascension, a
atteint son plus haut degré. Aussi ne doit‑on pas s’étonner que l’Écriture, à plusieurs reprises, fasse commencer le titre de Fils de Dieu et de
Messie à ce moment solennel ; car le Christ est désormais Fils de Dieu
dans la gloire et non plus dans l’humiliation (Rom., 1, 4. Act. Ap., 2, 32‑36 ; 13, 33. Hébr., 1, 3‑5 ; 5, 5).
De là résulte l’importance sotériologique. Désormais, dans son état
céleste, le Christ est véritablement le « Fils de Dieu dans la
force » (Rom., 1, 4) qui, comme esprit vivant et vivifiant, gouverne avec
la puissance de sa pensée et de sa volonté les membres dont il est le Chef, les
remplit de son Paraclet et de la grâce sanctifiante et, par sa chair glorifiée,
dans l’Eucharistie, leur donne la force et le gage de la vie, la garantie de
leur propre gloire future. Maintenant se réalise sa parole : « Quand
j’aurai été élevé de terre, j’attirerai tout à moi » (Jean, 12, 32).
Maintenant il a reçu un nom qui est au‑dessus de tous les noms, afin que
tout genou fléchisse devant lui « et que toute langue confesse que Jésus‑Christ est le Seigneur dans la gloire de Dieu le Père » (Phil., 2, 8‑11). L’exercice, au ciel, de sa souveraineté dans la vérité et la grâce, dans
l’illumination et la force, et la reconnaissance,
sur la terre, de cette souveraineté, dans l’esprit et la vérité, dans
l’adoration et l’action de grâces, sont les deux principaux de l’importance
sotériologique de l’exaltation du Fils de Dieu à la droite du Père. Cette
exaltation ne fonde pas un nouveau mérite, elle n’est pas le complément de
l’œuvre rédemptrice, mais une application
de ce mérite par le céleste Pontife, dont l’apparition devant Dieu signifie
pour nous une intercession perpétuelle (Hébr., 7, 24 sq.).
L’envoi de son Saint‑Esprit au jour de la Pentecôte fut le
premier fruit de cette intercession
du Rédempteur auprès de Dieu et, en même temps, le premier acte de sa souveraineté commençante. Par son Esprit, il exercera
jusqu’à la fin du monde, en tant que chef invisible de ses disciples et de son
Église, son activité de Rédempteur (gratia capitis).
Le retour du Christ et le jugement dernier. Ce sera le dernier acte de la
royauté du Christ. Il a annoncé lui‑même ces événements, en présence de la mort, avec insistance et solennité (Math., 26, 64).
Dieu a remis tout jugement au Fils. Il est le Fils de l’Homme auquel cette
fonction a été promise (Dan., 7, 13‑27) et qui, par son œuvre rédemptrice, s’est acquis le droit de juger. « Voici qu’il viendra sur les nuées et tout œil le verra et ceux‑là même qui l’ont transpercé » (Apoc., 1, 7). Pour plus de détails voir l’Eschatologie.
Avec le jugement dernier, l’œuvre
de la Rédemption telle que le Christ l’a acceptée et accomplie dans sa triple
fonction, depuis le commencement de l’Incarnation jusqu’à la fin du monde, aura
sa conclusion entière objective et subjective. Son retour n’a pas pour but
d’ajouter quelque chose à la Rédemption elle‑même. Le Christ revient comme le roi qui était parti dans un pays étranger après avoir confié aux siens l’administration de
ses biens ; il veut en voir les fruits et examiner la fidélité de
l’administration. Après cet acte final de son activité rédemptrice, il conduira
ceux des siens qui auront été trouvés dignes, à son Père, d’après les desseins
éternels duquel il a commencé, complété et achevé l’œuvre de la Rédemption ,
afin que, à la fin comme au commencement, « Dieu soit tout en tous »
(1 Cor., 15, 28)
Conclusion pratique. Du point de vue christologique, il faut la chercher dans la réponse que donne le
dogme à la question toujours fondamentale du Seigneur : « Que pensez‑vous du Christ, de qui est‑il Fils ? » (Math., 22, 42). Les Juifs furent embarrassés par cette question et
« personne ne pouvait lui répondre un mot ». Cet embarras, en dehors
de la foi, a toujours existé ; mais il ne fut jamais si grand
qu’aujourd’hui. D’où vient cet embarras ? D’un partage illogique et contre nature du Seigneur. S. Jean avait dû
déjà combattre ce partage. « Quiconque divise
Jésus n’est pas de Dieu » (1 Jean, 4, 3). On façonne aujourd’hui un double Christ et un double christianisme, une moitié pour la raison et une moitié pour la foi.
C’est une antique erreur sous un nouveau nom. Et en vertu de quels principes
prône‑t‑on cette séparation ? Ce n’est pas en vertu de la science, mais en vertu du sentiment. On n’a pas besoin d’affirmer
que les évangiles racontent toujours dans l’ordre historique, on peut même admettre sans difficulté que leurs textes
sont encore susceptibles d’amélioration,
tant en eux‑mêmes que dans leurs rapports réciproques ; surtout, dans la
rédaction synoptique et dans la rédaction johannique, ils contiennent bien des
problèmes ardus dont la solution exige encore un dur labeur. Mais ce qu’il faut
repousser avec les protestations les plus
énergiques, c’est la prétention de façonner d’après chaque évangile un
Christ spécial, particulier, alors qu’il n’y a eu qu’un seul Christ ;
c’est la prétention, ensuite, de ne faire ressortir dans ce Christ que ce qu’il
y a d’humain et d’expliquer que le divin, qu’on ne peut nier, échappe au
jugement humain, qu’on n’a pas dès lors à s’en occuper, car c’est
indéfinissable, et qu’il faut l’abandonner à la foi seule. Par là, ce qu’il y a
de plus important dans le Seigneur devient le moins important, le plus haut est
ravalé au niveau d’une circonstance insignifiante et l’humanité qui a besoin de
rédemption est privée de ce qui lui est nécessaire. Et tout cela se fait
d’après le même critérium toujours employé : le sentiment, l’impression
scientifique, le jugement exercé
de notre temps moderne nous diraient que les choses n’ont pas pu se passer comme le croyait jusqu’ici la vieille foi. Par contre, tout
l’Église catholique confesse l’unité
du Seigneur et l’unité du
christianisme. Le Christ de la foi n’est pas différent du Christ de l’histoire.
Le Christ de l’histoire s’est annoncé
dans sa vie terrestre comme le Christ de la foi et l’a prouvé pour tous ceux qui sont de bonne foi. Dans les preuves de la christologie, on constate
qu’il faut insister sur les
déclarations du Seigneur à son sujet.
Du point de vue sotériologique, on peut ramener les
conclusions aux points suivants : 1° Ce qui ressort du dogme de
l’Incarnation, c’est avant tout l’ardeur visible et sensible de l’amour divin
envers les hommes ; 2° L’esprit de sacrifice incompréhensible du Christ,
notre Rédempteur ; 3° La valeur inestimable de l’âme humaine dans
l’appréciation du ciel (Luc, 15, 7) ; 4° La gravité terrible du
péché ; 5° La justification de l’idée de jugement dans le christianisme.
Du point de vue moral et mystique, S. Paul tire les
applications les plus fécondes, quand il nous rappelle constamment que, pour
nous, la mort du Christ n’est pas seulement un fait objectif et historique de
salut, mais que, si nous voulons que la mort du Christ ne soit pas vaine pour
nous, nous devons la reproduire en nous par notre vie et notre souffrance. Nous
avons été ensevelis avec lui dans le baptême, nous sommes morts et crucifiés au
monde et nous devons maintenant, en tant que membres d’un chef qui ne meurt
plus, marcher constamment dans une nouvelle vie spirituelle et morale de
résurrection (Rom., 6, 3 sq. ; 8, 17. 2 Cor., 4, 10. Col., 2, 12 ; 3,
1. Gal., 2, 20. 2 Tim., 2, 11 sq.).
A consulter : La Somme de Bourassé, Somma aurea de laudibus B. M.
V., 13 vol. (Migne, Paris, 1866 sq.). Jamar,
Theologia mariana (1896). Lépicier,
Tractatus de B. M. V. Matre Dei (1906). Renaudi,
L’Assomption de la T. S. V. Dict. théol.,
9, 2339 sq., v. Marie. P. Bernard, Le
mystère de Marie, 1 vol. paru. Sur la mariologie de Scot : Dict. théol., 4, 1896 sq. Au sujet de la
mariologie française, cf. Rivière,
Rev. de Sc. Rel. (1932), 77‑102.
De la Personne du Rédempteur il
faut absolument distinguer la Mère du
Rédempteur, mais on ne peut pas entièrement l’en séparer. La preuve extérieure de ce fait se trouve dans l’Écriture
et la doctrine des Pères, où presque toujours, quand il est question de
l’Incarnation du Logos, on nomme aussi la « femme » de qui il a pris
chair. Il n’a pas pris sa nature humaine par la voie d’une nouvelle création,
mais par celle d’une naissance humaine. Il fallait donc, d’une nécessité
intime, que partout où l’on parle de cette Incarnation, on mentionne aussi la
Mère par le moyen de laquelle il naquit humainement. C’est pour cette raison
qu’il y a au sujet de Marie seule une doctrine théologique, un dogme, alors
qu’il n’y en a pas au sujet des autres saints. Marie a personnellement une situation objective dans le plan de salut
divin. Pierre, le prince des Apôtres, ainsi que les autres Apôtres en général,
n’a qu’une relation officielle et non
personnelle avec notre salut. A cause de ses relations personnelles avec le
Rédempteur, Marie reçoit une importance dogmatique. A cause de son Fils, la
Mère est entrée dans le Symbole : « Né de la Vierge Marie ».
Si, dans le Christ, tous les
privilèges et les perfections de l’humanité ont leur raison et leur source
dernière dans l’union hypostatique, tous les avantages de Marie se fondent
médiatement sur cette union : ils lui ont été accordés à cause de cette
union. Nous plaçons, par suite, en tête, le privilège qui résulte en premier
lieu de cette union, celui de la maternité
divine ; nous traiterons ensuite de celui qui est en connexion étroite
avec ce premier, celui de la virginité perpétuelle, puis nous parlerons des
autres privilèges de grâce, ainsi que
de la gloire et des honneurs dus à la Mère de Dieu.
Faisons quelques remarques sur la
signification du nom de Marie.
D’après Bardenhewer, il signifie la
« corpulente ». Pohle
trouve dans ce nom, avec les interprètes anciens, un sens plus noble :
« la forte, la grande, l’élancée » ; d’autres commentateurs
pensent à « dame », « illuminatrice », ou bien à
« goutte de la mer » (stilla maris), d’où on a tiré « étoile de
la mer » (stella maris), par suite d’une fausse lecture ; on donne
aussi comme sens « l’amère », « l’affligée » (amara,
afflicta), ou bien « celle qui a trouvé grâce » (Luc, 1, 30).
Dernièrement Grimme a proposé
l’interprétation suivante : « Mon parent est le Haut (Jahvé) ».
THÈSE. Marie est la Mère de Dieu au sens véritable et propre. De foi.
Le Concile d’Éphèse défendit cette proposition contre Nestorius qui prétendait que Marie avait seulement donné naissance
à un homme (ἀνθρωποτόϰος,
χριστοτόϰος) et définit
que Marie était « celle qui a enfanté Dieu »
(θεοτόϰος) : « Si quelqu’un
ne confesse pas que l’Emmanuel est vraiment Dieu et que, par conséquent, la
Sainte Vierge est vraiment celle qui a enfanté Dieu... qu’il soit
anathème » (Denz., 113). Le Concile de Chalcédoine
(451) et le 3ème Concile de Constantinople (680‑681) répétèrent cette doctrine : le dernier la renforça en
précisant que Marie est « véritablement » (veraciter, ϰατὰ
ἀλήθειαν) et « proprement »
(proprie, ϰυρίος) celle qui a enfanté Dieu
(Denz., 148, 290). Dans cette décision se trouve exprimé un double fait :
Marie a vraiment enfanté et, par conséquent, elle est véritablement Mère comme
toutes les autres mères le sont par suite de la conception et de l’enfantement
et elle a, au sens propre, enfanté Dieu, le Logos divin ou la seconde Personne
de la divinité et non une nature humaine sans subsistance et pas davantage une
nature humaine subsistant en elle‑même.
Preuve. L’Écriture emploie les expressions naturelles pour désigner les relations de Marie avec le Christ et
non la terminologie dogmatique des conciles. Mais, dans la maternité exprimée en plusieurs passages de l’Écriture, se trouve
incluse la maternité divine ; car, ce par quoi Marie a été Mère, est
précisément ce par quoi elle a été Mère de Dieu. Or, sa maternité est décrite
dans l’Écriture d’une manière entièrement réaliste, éloignée de tout docétisme
et de tout gnosticisme. Isaïe :
« Voici que la Vierge concevra
et enfantera un Fils et son nom sera
Emmanuel, c.‑à‑d. Dieu avec nous » (7, 14). Gabriel : « Voici que tu concevras dans ton sein (συλλήμψῃ
ἐν γαστρί) et tu enfanteras un Fils (τέξῃ υἱόν)
et tu l’appelleras Jésus » (Luc, 1, 31). L’Être saint qui naîtra de toi sera appelé « Fils de
Dieu » (Luc, 1, 35). Ainsi donc, Marie est Mère, Mère du Fils de Dieu,
autrement dit, Mère de Dieu. « Mère de mon
Seigneur », la nomme Élisabeth (Luc, 1, 43). Si, dans l’Écriture,
Marie est d’ordinaire appelée « Mère de Jésus » (Math., 1, 18 ;
13, 55. Marc, 3, 31, 32 ; 6, 3. Luc, 2, 33, 48. Jean, 2, 1 ; 19, 26)
ou simplement sa « Mère », cela doit s’entendre au sens général et
humain, au sens historique et non au sens dogmatique précis.
Le fait, par ailleurs surprenant,
que Jésus ne donne jamais à Marie le nom de Mère, mais l’appelle de préférence
« femme » (Jean, 2, 4 ; 19, 26) ne prouve pas, comme le
prétendait le docétisme, qu’il lui dénie sa qualité de Mère (Math., 12, 48),
mais que, pour de hautes raisons pédagogiques, il l’écarte pour ne pas charger
sa sublime mission de considérations de parenté.
Les Apôtres étaient tenus à la même prudence pédagogique. Mais on voit
déjà transparaître l’importance de Marie, comme Mère de Dieu, dans le récit de
la préparation de la jeune Église à la réception du Saint‑Esprit (Act. Ap., 1, 14). D’après S. Paul, Dieu a envoyé pour
notre Rédemption son Fils « formé de la femme »
(γενόμενον ἐϰ
γυναιϰός, Gal., 4, 4). Ainsi donc le
Fils de Dieu est né de la femme et, par conséquent, cette femme est la Mère du
Fils de Dieu. Il est le Fils de Dieu « né de la postérité de David selon
la chair » (Rom., 1, 3).
Les Pères. Le terme « celle qui a enfanté Dieu »
(θεοτόϰος) apparaît au temps d’Origène (+254) à Alexandrie et il en est
probablement le créateur. Mais la chose signifiée par l’expression se trouve
déjà dans le Symbole des Apôtres :
« Je crois en Jésus‑Christ son Fils unique, Notre‑Seigneur… né de la Vierge Marie ».
Les Pères antignostiques, S. Ignace (Smyrn., 1, 1 ; Éph., 7,
2), S. Irénée (A. h., 3, 19, 3 ;
3, 16, 5 ; 3, 22, 1 sq. ; 5, 1, 2), Tertullien (De carne Christi) insistent sur la véritable naissance
du Logos éternel du sein de la Vierge, pour réfuter le docétisme gnostique, qui
n’admettait qu’un passage irréel à travers sa Mère terrestre. Le terme
θεοτόϰος se trouve déjà en germe dans S. Ignace : « Notre Dieu Jésus‑Christ a été conçu de Marie » (Éph., 18, 2). « Au prince de ce monde restèrent cachés la virginité de Marie et son enfantement virginal et de même la mort du Seigneur : ce sont trois mystères éclatants » (Éph., 19, 1). S. Justin soutient d’abord que les Septante ont eu raison en
traduisant « hâ almâh » par
παρθένος dans Is., 7, 14 et découvre la
naissance virginale dans tous les textes possibles (Apol., 1, 22 ; Dial.,
48, 50, 57, 66 sq., 75, 80, 84). Le terme θεοτόϰος
se trouve objectivement dans Apol., 2, 6 : « Le Logos… fut enfanté
comme Homme ». S. Irénée prouve
par Is., 7, 14 « que ce Christ qui, en tant que Verbe du Père, était
auprès du Père, prit ensuite un corps et devint Homme, se soumit à la voie de
la naissance et fut enfanté par une Vierge » (Épideix, 53). « Avant
d’être en travail, elle a enfanté ; avant que les douleurs lui vinssent,
elle a mis au monde un fils » (Is., 66, 7). Ces paroles désignent sa
naissance d’une Vierge (Épideix, 54). Clément
d’Alexandrie écrit : « Un seul est le Père de tout, un seul est
le Verbe de toutes choses, un seul le Saint‑Esprit partout et une seule est Mère et Vierge (μήτηρ παρθένος) ; il me plaît de l’appeler l’Église » (Pæd., 1, 6). Tertullien soutient que le Christ n’est pas né, comme le prétendent
les gnostiques, « par une vierge », ou « en une vierge »
mais « d’une vierge » (De carne Christi, 20). Hippolyte, contemporain de Tertullien, rencontre souvent dans ses
nombreux travaux exégétiques des vérités mariales ; ainsi il écrit une
fois : « Le Seigneur fut façonné d’après l’humanité, sans péché, du
« bois incorruptible », c.‑à‑d. de la Vierge et du Saint‑Esprit et revêtu intérieurement et extérieurement par le Logos divin de
l’or le plus pur » : nous trouvons donc ici le germe
de l’Immaculée‑Conception (1, 2). Origène :
« Celui qui n’admet pas que le Christ est né de la Vierge Marie et du
Saint‑Esprit, mais prétend qu’il est né de Joseph et de Marie, celui‑là manque de ce qui est le plus nécessaire à la confession complète de la foi » (In Joan, 32, 16 ; cf. C.
Cels., 5, 61). Il est clair que la définition des Conciles de Nicée et d’Éphèse
accrut l’importance de Marie, en tant que Mère du Christ, et que désormais on
insista beaucoup sur la θεοτόϰος. En
invoquant contre Nestorius la Tradition constante, S. Cyrille avait objectivement raison, bien que le titre formel
θεοτόϰος ne se trouve
certainement qu’à partir de 250. On en trouve de nombreux témoignages dans
Petavius (De incarn. Verbi, 5, 15‑19). D’après S.
Athanase, le Fils de Dieu est devenu Homme en prenant chair « de la
Mère virginale (εϰ παρθένου
τῆς θεοτόϰου) »
(Orat., 3, c. Arian., 29). S. Grégoire de
Naz. est de tous les Cappadociens celui qui s’intéresse le plus à la
mariologie ; il dit : « Si quelqu’un n’admet pas la Mère de
Dieu, il est séparé de la divinité » (Ep. 101 ad Cled., 1, M. 37, 178).
La raison théologique, c’est que Marie n’a pas enfanté une nature abstraite
sans subsistance, mais une Personne concrète, Jésus‑Christ, l’Homme‑Dieu. Assurément on ne peut pas dire que d’elle est née la divinité, la
divine nature et la divine Personne ; elle n’est pas non plus la cause de l’union de cette divine
Personne avec la nature humaine ; mais l’humanité formée d’elle et non pas du néant fut, dès le
premier moment de son existence, unie au Logos, et le Logos, en tant que
possesseur de la nature humaine, est né d’elle. C’est de cette manière que S.
Jean Damascène a déjà expliqué le dogme : « Dieu, disons‑nous, est né d’elle, non pas comme si la divinité du Verbe avait pris d’elle le principe de son Être,
mais parce que Dieu, le Verbe même, qui, en dehors du temps et avant tous les
temps, est né du Père et qui existe sans commencement et éternellement, ainsi
que le Père et le Saint‑Esprit, a, dans les derniers
jours, à cause de notre salut, séjourné
dans son sein et, sans changer, a pris chair en elle et est né. Car ce n’est
pas simplement un Homme qu’enfanta la Sainte Vierge, mais un Dieu véritable,
non pas un Dieu sans chair, mais le Dieu devenu chair » (De fide orth., 3,
12). Par là étaient réfutées les objections insensées de Nestorius qui voulait
faire remonter ce titre à la mythologie, comme on le fait encore aujourd’hui dans
la polémique antimariale. Il s’écriait : « Dieu a‑t‑il donc une mère ? Alors il ne faut pas blâmer l’Hellène, quand il donne une mère aux
dieux ». « Comment peut‑elle enfanter celui qui était avant elle ? Nemo anteriorem se parit ». Le titre de Mère de Dieu n’est qu’une conséquence de l’union hypostatique et de la
communication des idiomes qui en dérive. Le dogme n’a rien de commun avec la mythologie païenne des
naissances divines, malgré tous les efforts du rationalisme pour discréditer la
maternité divine en la rattachant à de telles théogonies.
Conséquences de la maternité divine.
1. Marie ayant vraiment conçu,
porté et enfanté le Seigneur, le développement embryonnaire du corps de Jésus eut lieu à la manière naturelle et
humaine. Le corps ne fut pas achevé en un moment, d’une manière miraculeuse,
mais il fut peu à peu formé et façonné par l’âme spirituelle.
2. Marie ayant véritablement
enfanté le Seigneur, celui‑ci a donc en propre deux naissances et deux filiations ; cependant il n’est pas deux fois Fils. Le
Logos, selon sa divinité, est né éternellement du Père ; il reçoit la
filiation divine et est par là Fils divin. Ce même Fils naquit de Marie selon
l’humanité et reçut également par là la filiation humaine ; mais il ne fut
pas pour cela un Fils humain distinct du divin ; seulement le même divin
Fils devint aussi, selon son humanité, Fils de Marie. S. Thomas expose : « Le Saint‑Esprit ne doit pas être dit le Père du Christ,
alors que, à juste titre, Marie est appelée sa Mère. On ne trouve pas de la
même manière du côté du Saint‑Esprit tout ce qui est nécessaire pour que quelqu’un soit réellement père. Il est surtout nécessaire, en
effet, qu’il engendre de sa nature un fils qui lui soit consubstantiel… Or le
Saint‑Esprit est, il est vrai, consubstantiel au
Christ selon la nature divine, mais dans cette nature il n’est pas le Père du Christ ; au contraire, il procède de
lui. Dans la nature humaine, par contre, il n’est pas consubstantiel au
Christ » (Comp. théol., 223).
3. La maternité divine est le
fondement de tous les privilèges de Marie,
tant dans l’ordre physique que dans l’ordre moral. Dans l’ordre naturel, il
faut songer à l’unité substantielle passagère du début avec le divin Enfant, à
la consanguinité permanente avec lui qui suivit et à l’union intime avec la
divinité qui en résulta. Dans l’ordre moral, rentrent tous les privilèges de
grâce dont bénéficia la Sainte Vierge.
4. La part que prit la Sainte Vierge à la conception du Logos doit
logiquement s’entendre dans ce sens qu’elle a contribué à la formation de la
nature humaine, en fournissant de la substance de sa propre nature tout ce que
fournissent les autres mères, qui
conçoivent d’une manière ordinaire et non miraculeuse, pour la conception et la
formation de leur fruit. Sa conception peut être caractérisée doublement comme surnaturelle et comme naturelle. Du point de vue surnaturel,
elle fut miraculeusement mue à coopérer naturellement de son côté à la
conception et à la formation de l’humanité du Christ, comme toutes les autres
mères des hommes. S. Thomas :
« Il appartient au mode surnaturel de la génération du Christ que le principe actif dans sa génération ait
été une vertu surnaturelle divine ; mais il appartient à son mode naturel
que la matière dont son corps a été formé soit conforme à la matière que les
autres femmes fournissent pour la conception de leur enfant » (S. th., 3,
31, 5). « La bienheureuse Vierge est la mère véritable et naturelle du Christ » (3, 35, 3). « La
Vierge Marie a été la cause matérielle
du Christ, et l’Esprit‑Saint sa cause efficiente » (3, 32, 2 ad 3 ;
cf. 3, 33, 4).
Liberté du Logos par rapport à sa naissance terrestre. Il faut encore remarquer que la
naissance du Logos, d’une femme, et
d’une femme vierge, était un acte libre de la divine sagesse. Sans
doute, on peut établir des motifs de convenance, comme l’ont déjà essayé les
Pères (S. Irénée, A. h., 3, 22 ;
Tertullien, De carne Christi, 17) et,
après eux, les scolastiques (S. Anselme,
Cur Deus homo, 2, 8 ; S. Thomas,
S. th., 3, 4, 6), mais on ne peut en donner aucun de nécessité stricte. On ne
peut affirmer cette nécessité d’aucune œuvre de Dieu à l’extérieur. Il n’y a
qu’une limite pour l’activité divine,
le péché. Il est certain que le Fils
de Dieu ne pouvait pas prendre la nature humaine par un moyen coupable, par un
intermédiaire coupable (S. th., 3, 1, 7).
L’idée qui apparut au 4ème
siècle d’une conception de Marie par l’oreille,
idée qui se répandit bientôt partout et trouva même son expression dans l’art,
est sans doute en relation avec la notion du Logos, du Verbe.
Il est instructif d’observer
comment la critique rationaliste se
comporte avec le dogme de la conception surnaturelle qui est attesté plus que
tout autre dans l’Écriture et la Tradition. Bien entendu, le seul motif qu’on allègue toujours pour rejeter ce dogme est le dogme rationaliste de l’impossibilité du
miracle. Et, pour maintenir ce « dogme », on recourt volontiers
et avec crédulité aux explications les plus grossières et les plus dénuées de
sens. Harnack se contredit là encore,
comme il le fait si souvent. Il se demande « quand et comment la foi à la
naissance virginale de Jésus s’est‑elle implantée dans la
chrétienté ? ». Il répond que c’est là un des points « les plus
obscurs pour nous et qui vraisemblablement ne sera jamais éclairci », et
ensuite il affirme : « La foi, d’après laquelle le Christ est né dune
Vierge, provient d’Is., 7, 14. La plus profonde hésitation et la plus grande
audace s’opposent ici sans se concilier ». Il continue. « Dans Paul,
elle (cette foi) ne peut se démontrer ; les deux généalogies, dans Mathieu
et dans Luc, l’excluent nettement. Comme c’est l’évangile de Mathieu qui
raconte le premier la naissance virginale, on voit qu’on y croyait déjà dans le
christianisme judaïsant de Palestine, cette foi s’est donc aussi produite là.
Cette idée a pénétré dans l’évangile de Luc par l’interpolation très vieille
( !) de 1, 34 sq. ; l’évangile de Jean la possède, si dans 1, 13, i
faut lire ὄς ἐγεννήθη.
Ignace, Aristide, Justin et le Symbole romain l’attestent ».
Pour résoudre les objections, faisons ces courtes réflexions : 1°
Le fait de la conception surnaturelle a un caractère entièrement mystérieux en
ce que Marie seule en eut
connaissance et put en rendre témoignage. Elle
seule, par conséquent, constitue la source de la Révélation pour ce
dogme ; 2° On doit nous concéder que ce fait est raconté dans les
évangiles. La nouvelle de ce fait a pris naissance en Palestine parce que c’est
là que tout le christianisme est né ; 3° Quant à l’affirmation que Luc, 1,
34 sq., est une « très vieille » interpolation, nous ne l’accepterons
pas avant qu’on nous ait dit quel est l’auteur de cette « très vieille
interpolation » ; peut‑être rentre‑t‑elle dans la catégorie des faits historiques « obscurs » ; 4° Que S. Paul n’ait pas fait de la naissance surnaturelle l’objet de sa prédication, la chose est vraie.
Mais on a déjà dit (§ 101) que toute l’importance du Christ réside pour
lui dans sa Passion et sa mort. Que resterait‑il de la vie du Christ, s’il fallait supprimer tout ce qu’il ne raconte pas ? Qu’il n’ait pas connu la naissance
virginale, cela, étant données ses relations avec S. Luc, est très invraisemblable. A cela s’ajoute qu’il
appelle une fois le Seigneur, brièvement « né de la femme » (Gal., 4
4). On se demande pourquoi il n’a pas utilisé la naissance miraculeuse comme
preuve de la divinité du Christ. Il ne s’est pas, non plus, appuyé sur la vie
du Christ pour prouver sa divinité, pas même sur ses miracles. Au reste, cette
naissance elle‑même est objet de foi et on ne peut pas la faire valoir comme un
acte miraculeux extérieur. S. Paul en appelle plus volontiers à la Résurrection qui pouvait être attestée par plusieurs
témoins oculaires encore en vie (1 Cor., 15, 6) ; 5° Que les deux
généalogies « excluent nettement » la naissance virginale, c’est là
une affirmation qui, si elle était vraie, prouverait que S. Mathieu et S. Luc
sont des gens assez sots pour raconter dans les quelques pages de l’histoire de
l’Enfance des faits inconciliables et qu’ils croient leurs lecteurs assez naïfs
pour les croire. Au reste, les exégètes catholiques et protestants orthodoxes
ignorent ces contradictions ; 6° Que la foi à la naissance virginale
« provienne » d’Is., 7, 14, cette affirmation, du point de vue
purement historique, est non seulement indémontrable, mais encore est dépourvue
de toutes les bases positives indispensables. Car Is., 7, 14, ne joue aucun
rôle dans la doctrine messianique juive ;
les Juifs considéraient à peine le passage comme messianique et ce sont les
chrétiens qui, les premiers, le rapportèrent à la naissance du Seigneur, après que l’accomplissement de cette
prophétie eut été attesté par Marie. Ensuite Harnack avoue que la mythologie
païenne n’a eu aucune influence en Palestine ; c’est pourquoi les
naissances virginales y étaient aussi inconnues qu’elles le sont aujourd’hui
chez nous. Il est donc inconcevable que Mathieu, ou n’importe qui, se soit levé
un beau jour pour annoncer une telle chose et que les fidèles l’aient acceptée.
Ajoutons que ce fait n’est l’objet d"aucun exposé spécial dans la
dogmatique apostolique et qu’on n’y
insiste pas particulièrement. On l’a plutôt accepté simplement avec une foi
pieuse, sans l’exploiter. Il n’est donc pas un résultat du besoin de la chrétienté primitive ; 7° Quant aux tentatives,
rappelées par Harnack, d’expliquer celte naissance virginale par la mythologie
païenne (Usener), par le boudhisme (Seidel), par la religion égyptienne
(Bousset), babylonienne (Gunkel), phrygienne (Pfleiderer), perse (Schmiedel),
grecque (Butler), par une origine spontanée (Lobstein), par l’invention des
parents de Jésus (Renan), etc., l’historien en est si peu satisfait qu’il
conclut : « Cette carte d’échantillons est très peu
réjouissante » (H. D., 113). Il raille ces explications qui sont « en
partie plus obscures encore que la chose à expliquer » (Ibid., 152). C’est
la conséquence de l’horreur du miracle. La vérité est une, l’erreur a mille
têtes.
Au sujet de la « naissance
virginale (ou mieux de la conception virginale) et de l’histoire comparée des religions », Alph. Steinmann a publié récemment un traité (1919). D’après lui,
cette conception ne peut s’expliquer ni par des idées judéo‑orientales, ni par des idées gréco‑romaines : il faut l’apprécier comme un fait révélé. « Le judaïsme n’était pas d’accord sur l’interprétation d’Is., 7, 14,
tout au moins sur l’application à la naissance du Messie du sein d’une Vierge.
Quant au paganisme, il se perdait
dans des représentations sensuelles, dans des imaginations mythologiques, dans
de vagues spéculations sur la migration des âmes ou dans des attentes de
sauveurs purement politiques, et tout cela ne pouvait soutenir la comparaison
avec l’exposé des évangiles » (41). Je refuse purement et simplement d’admettre
qu’une influence ait été exercée par les antiques religions sur la religion
chrétienne au point de vue dogmatique
‑ je ne nie pas une influence liturgique dans les prières, les actes
du culte et les usages religieux ‑ et j’ai donné mes raisons en détail pour chaque dogme dans mon
livre « Dogme et histoire des religions » ». Sans doute, il y a des
analogies, un parallélisme avec nos dogmes, mais quand on examine, en remontant aux
sources, ces données païennes, on trouve qu’il faut beaucoup de bonne volonté
pour y découvrir encore une parenté religieuse avec nos articles de foi. Cela
s’applique surtout à la « naissance virginale » dont les religions
antiques présenteraient une foule de témoignages. Il est vrai que l’antiquité a
parfois attribué à des hommes d’une grande importance politique et religieuse
une génération provenant des dieux ; leur mère était alors une
« vierge », c.‑à‑d. une jeune fille, qui était devenue enceinte dans une prostitution
sacrée au temple (par les hiérodules) ou bien qui, selon la fable, avait, pendant un bain dans la
mer, reçu en soi le « semen divinum » tombé du ciel. Si S. Mathieu et
S. Luc s’étaient laissés influencer par de tels « parallèles », leur
exposé aurait un tout autre aspect. Je conclus en citant ces paroles de mon
livre : « Alors qu’au‑dessus de la scène biblique rayonne une atmosphère pure et entièrement surnaturelle et que le récit nous présente une image pure comme de la
neige fraîche, dans les antiques mythologies c’est un bouillonnement de luxure
et de grossièreté ; il faut être dépravé pour se plaire à ces symboles
écœurants de phallus et de vulve, à ces histoires de génération répugnantes et
contre nature.
THÈSE. Marie conçut et enfanta son Fils sans dommage pour sa
virginité et resta également Vierge après son enfantement. De foi.
Explication. Contre les attaques diverses de Cérinthe et des ébionites,
particulièrement du moine Jovinien,
du laïc Helvidius et de l’évêque Bonose (vers 400), qui furent
énergiquement combattus par S. Jérôme,
S. Ambroise et S. Augustin, ainsi que contre celles de la secte arabe des antidicomarianites que réfuta S. Épiphane, l’Église a maintes fois
défini solennellement notre dogme, après l’avoir dès le début établi comme
objet de foi générale dans l’article du Symbole
des Apôtres : « Né de la Vierge Marie ». Un synode du
Latran, sous S. Martin Ier (649), frappe d’anathème quiconque nie
que Marie est véritablement la Mère de Dieu et en même temps la Vierge sainte
perpétuelle et sans tache, qui a conçu du Saint‑Esprit, sans connaître l’homme, a enfanté sans perdre son intégrité et
même après son enfantement a conservé sans altération sa virginité (Can.
3 ; Denz, 256). « Mère de Dieu est demeurée dans l’intégrité virginale avant, pendant et
perpétuellement après l’enfantement », déclare Paul IV contre les
sociniens (Denz., 993). L’Église grecque
enseigne exactement la même doctrine que l’Église romaine. Le rationalisme
moderne rejette naturellement ce dogme à cause de son caractère miraculeux.
Luther reconnaissait encore l’« ante
partum » et la « Solida declaration » contient entre le
θεοτόϰος.
Preuve. La conception virginale a été prophétisée par Isaïe (7, 14) :
« Voici que la Vierge concevra
et enfantera un Fils et son nom sera appelé Emmanuel, c.‑à‑d. Dieu avec nous ». Celle qui enfantera est appelée ici « hâ’almâh » ; si le terme qui exprime la notion propre de
virginité est « betoulah », dans d’autres passages de la Bible, le
mot hâ’almâh » désigne souvent une vierge (Gen., 24, 43 ; Ex.,
2, 8 ; Cant., 6, 7 ; Ps. 67, 26). En outre, seul l’enfantement
miraculeux d’une vierge peut être un « signe » et non l’enfantement
ordinaire d’une femme. Ensuite, cette interprétation concorde avec l’interprétation
authentique de l’évangéliste S. Mathieu. Il cite ce texte (1, 23) à l’appui de
son récit de la naissance, ce qui assure à ce passage une signification
messianique. Il ignore avec insistance le principe masculin et y substitue
l’action du Saint‑Esprit : « Elle avait conçu du Saint‑Esprit » (Math., 1, 18). « Ce qui est né en elle est du Saint‑Esprit » (Math., 1, 20). Dans S. Luc, Marie déclare formellement qu’elle
ne connaît pas l’homme (les relations conjugales) et l’ange lui explique d’une
manière précise comment elle concevra sans homme : « L’Esprit Saint
viendra sur toi, et la puissance du Très‑Haut te prendra sous son ombre ; c’est pourquoi celui qui va
naître sera saint, il sera appelé Fils de Dieu » (Luc, 1, 35).
L’exégèse de ce passage évolue de
la façon suivante : 1° Jusque vers 350, πνεῦμα
ᾃγιον et δύναμις ὐψιστον
étaient rattachés l’un et l’autre au Logos sur lequel alors on discutait
beaucoup ; 2° Plus tard, chez les Latins comme chez les Grecs et
particulièrement dans la Scolastique, on rapporta πνεῦμα ᾃγιον
à la troisième Personne et
δύναμις ὐψιστον
au Logos, conformément à 1 Cor., 1, 24 (par ex. : S. Jean Damasc., De fide orth., 3, 2 ; S. Thomas, S. th., 3, 32, 1 ad 1) ; 3° Aujourd’hui on rapporte
les deux expressions à la troisième
Personne. Ainsi Bardenhewer (Verkündigung, Annonciation, 132 sq.) qui remarque
que πνεῦμα accompagné de ᾃγιον,
même sans article, désigne la troisième Personne. Quoi qu’il en soit, chaque interprétation
maintient le facteur divin et la
dogmatique concilie tout le monde en disant : « Les œuvres de Dieu à
l’extérieur de lui‑même (ad extra) sont indivises ». Au sujet du texte d’Isaïe (7, 14), cf. Knabenbauer, Explication du prophète
Isaïe, 119 sq. ; Hoonacker,
Revue biblique, 1904, 213 sq. Déjà les plus anciens Pères défendaient
l’interprétation de « hâ’almâh » au sens de « vierge »
contre les Juifs qui voulaient l’entendre au sens de « jeune fille »
(Cf. S. Justin, Dial. c. Tryph., 67 ; S. Irénée, A. h., 3, 21 ;
Tertullien, C. Marc., 3, 13 ; Origène, C. Cels., 1, 34‑35). Seule une conception et une naissance virginales pouvaient être un signe pour Achaz.
Les Pères. Le Symbole des Apôtres témoigne de la foi la plus antique à la
conception virginale. Les déclarations particulières de Pères à ce sujet
commencent déjà avec S. Ignace. Il
écrit : « Le Fils de Dieu… est véritablement né d’une Vierge (εϰ
παρθένου ; Smyrn., 1, 1). S. Justin traite ce sujet, à plusieurs
reprises, dans son Dialogue, à partir
du chap. 43 et surtout aux chap. 76‑78 ; il le traite aussi en détail dans sa
première Apologie, où il donne une
longue explication d’Is., 7, 14 (Apol., 1, 33). Il en est de même pour S. Irénée (tant dans son Epideixis, ch. 32‑38, 53‑64, que dans son Adversus haereses, par ex. 3, 21,
4 ; 4, 33, etc.), et pour Tertullien (Apol., 21 ; De virg. vel.,
6 ; De carne Christi, 17 ; De monog., 8 etc.). La naissance virginale
est pour eux un thème favori et le reste chez tous les Pères. Cela tient à la
preuve par les prophéties, à l’opposition à notre naissance à tous souillée par
le péché originel et aussi à la supériorité, que font ressortir fortement tous
les Pères, de la vie virginale du
Christ en comparaison de la vie conjugale.
S. Épiphane interpelle ainsi les antidicomarianites : « Quel
homme a jamais osé prononcer le nom de Marie sans ajouter, si on
l’interrogeait, la « Vierge » » (Haer., 78, 6). Elle l’est de
fait et c’est pourquoi il est inutile de suivre plus longtemps la Tradition, la
chose va de soi.
Seule la virginité dans l’enfantement fut suspecte à
quelques Pères parce que ce furent les Docètes
qui l’enseignèrent les premiers, pour appuyer leurs imaginations d’un corps
apparent (Origène, In Luc, hom.
14 : M.13, 18, 34 ; Tertullien,
Adv. Marc., 3, 11 ; De carne Christi, 23). Tertullien se réfère, pour
prouver la réalité de l’enfantement, à Ex., 13, 2 et à Luc, 2, 23, où il est
question d’une « apertio vulvae ». Naturellement la polémique conduisit ces Pères à leur
point de vue d’un réalisme exagéré ; non seulement ils ne voulaient pas
contester la virginité, mais ils l’affirmaient nettement. Lorsque Jovinien adopta ce réalisme et voulut
lui donner une valeur de principe, S. Ambroise le réfuta énergiquement en
s’appuyant sur Is., 7, 14 et établit que, dans ce texte, la virginité est
affirmée non seulement de la conception, mais de l’enfantement, et opposa à la
formule de Jovinien : « La Vierge conçoit, elle n’enfante pas »
la parole du Prophète qu’alléguaient aussi d’autres Pères : « La
Vierge concevra et enfantera un fils » (Cf. S. Augustin, Enchir., 34). De même il lui citait la « porte
close » par laquelle le Seigneur seul passe (Éz., 44, 2 ; De inst
virg., 8, 52 ; Ép. 62, 5).
L’enseignement de S. Ambroise est
celui de S. Jérôme, de S. Augustin, de S. Léon 1er, de S. Fulgence,
de S. Grégoire de Nyzze, de S. Cyrille d’Alex., de S. Jean Damasc., bien que
tous ne se réfèrent pas aux mêmes textes (Petav.,
De Incarn., 14, 6). Comme image du miraculeux événement de la naissance, ils
utilisent le rayon de soleil qui traverse le verre, la sortie du Christ du
tombeau et son passage à travers les portes fermées, le buisson ardent, mais
qui ne brûle pas, la naissance de la pensée dans l’intelligence, etc. S. Léon 1er met la naissance
virginale en parallèle avec notre régénération ; « L’eau du baptême
est semblable au sein de la Vierge, parce que le même Esprit qui remplit la
Vierge remplit la source, afin que, dans cette eau, le lavage mystique supprime le péché qui dans le sein de
Marie fut écarté par la sainte
conception » (Sermo 24, 3).
Au début du Moyen‑Age, la controverse sur le mode de la naissance du Christ reprit,
sans cependant que la pensée générale de l’Église à ce sujet fût altérée. Ratrammus resta seul avec son opinion opposée, qu’il soutint dans
un ouvrage spécial (De partu Virginis) ; de même plus tard Durand. En tout cas, dans l’explication
de cet événement, on doit écarter tout docétisme.
Le corps du Christ était un corps véritable, matériel et ne peut pas être
assimilé à son corps ressuscité qui avait des propriétés essentiellement
différentes. On ne peut que se référer à la toute‑puissance de Dieu et on doit
reconnaître le caractère mystérieux de cette naissance.
Le Christ est véritablement né de
Marie et il a été conçu du Saint‑Esprit, mais il n’est pas pour cela le Fils du Saint‑Esprit, mais le Fils du Père. La
conception active et causale (incarnare) n’est attribuée au Saint‑Esprit que par appropriation. Elle est l’œuvre de la Trinité (S. Aug., Enchir., 37‑40). Le Christ n’avait qu’un Père. Le Fils n’est pas né du Saint‑Esprit, de la même manière que de la Sainte Vierge. Le Christ est dit né du Saint‑Esprit, écrit S. Augustin, parce que le Saint‑Esprit l’a fait naître de la Vierge.
Mais le Logos n’était pas, comme
le pensait Luther, enfermé ou limité dans le sein de la Vierge ou dans son
propre corps ; il était « tout entier dans le Père » et
« tout entier dans la Vierge » ; il est infini.
L’importance christologique de la naissance virginale se trouve, d’après la
théologie qui suit ici S. Augustin,
dans l’éloignement du péché originel : « Engendré ou conçu sans
aucune volonté charnelle et, par conséquent, exempt de toute souillure du péché
originel » (Enchir., 41). Cependant ce mode de naissance ne doit pas être
considéré comme une nécessité
absolue ; car Dieu est libre dans son action. « Il faut dire que,
sans aucun doute, Dieu pouvait être conçu et enfanté par une femme des œuvres d’un homme », dit Suarez (De incarn.
P., 3, q. 32, a. 4, d. 10, S. 3) et Gutberlet
remarque à ce sujet : « L’argumentation de Suarez semble bien
irréfutable » (Dogm., 7, 370).
Remarquons encore ce que dit Stentrup (Christologia, 1, 230).
« In quacumque re consistat essentia virginitatis materialis... investigare nec necessarium nec utile est ».
C’est ainsi également que pense Gutberlet. Les scolastiques primitifs et
postérieurs sont parfois allés trop loin dans ce sens. Dans toutes ces choses,
le moins est le mieux, parce qu’on respecte le mystère. C’est aussi la pensée
de S. Ambroise et de S. Augustin. L’Église chante avec S. Thomas :
« Il nous a été donné, ils est né pour nous de la Vierge intacte ».
La virginité après la naissance. Les Pères ont défendu aussi avec énergie la
virginité perpétuelle de Marie après
la naissance ; les Latins en employant la formule : « Vierge
après l’enfantement » et les Grecs la formule : « toujours
Vierge »
(άειπαρθένος).
L’Écriture n’avait pas laissé à ce sujet de témoignages clairs, mais seulement
quelques allusions. C’est que les traces historiques de Marie se perdent vite
dans l’Écriture. On peut assurément alléguer le fait que le Christ, sur la
Croix, confie sa Mère au disciple bien aimé S. Jean, d’où l’on peut conclure
qu’après la mort du Christ Marie restait seule,
sans enfant et que Jean devait lui en tenir lieu. La pensée de l’Église
primitive à ce sujet ressort d’abord de l’article des Symboles : « Né
de la Vierge Marie », qu’il faut
sûrement entendre au sens absolu de la Vierge par excellence et non pas d’une
femme qui a été vierge une fois, dans une circonstance donnée et ne l’est plus
restée ensuite. C’est aussi le sens de la louange très répandue et très antique
en l’honneur de Marie : Vierge et toujours Vierge (Virgo et semper Virgo,
άειπαρθένος) que nous
rencontrons dans les liturgies, dans les panégyriques de Marie et dans les
décisions synodales de cette époque ancienne.
Origène déjà combattait les adversaires du « post partum »
[virginité après enfantement] (In Luc. Hom., 7 : M. 13, 1818) auxquels se
joignirent aussi quelques ariens. Lorsqu’au 1er siècle la virginité
après l’enfantement fut mise en doute et même niée par Jovinien, Helvidius et Bonose, ainsi que par la secte des antidicomarianites, S. Jérôme, S.
Ambroise, S. Augustin, aux applaudissements de toutes les Églises, défendirent
avec énergie, non sans indignation et violence, l’intégrité perpétuelle de la
Mère de Dieu. S. Jérôme le fit dans son livre contre Helvidius (Contra
Helvidium, de perpetua virginitate B. Mariæ). S. Ambroise le fit surtout dans
son livre sur l’instruction des vierges (De institutione virginis,
particulièrement 5 sq. : cf. aussi Ép. 42, 4 sq.). S. Augustin traite plutôt cette question occasionnellement dans ses
Sermons et ses Traités. Ce qui est remarquable, c’est qu’avec d’autres Pères il
interprète les paroles de Marie : « Je ne connais pas d’homme »
comme un vœu de virginité perpétuelle
(De sancta virginitate, 4 sq.). Il unit avec ce vœu un vrai mariage avec Joseph. Il rappelle qu’un
vœu de ce genre était inconnu des Juifs, mais que justement Marie avait épousé
un homme « juste », qui protégeait sa résolution au lieu de la mettre
en danger. Il est vrai que la grosse difficulté, qui consiste à expliquer
comment Marie a pu, malgré son vœu, contracter un mariage valide, n’est pas
résolue dans S. Augustin. Le mariage de S. Joseph est resté un objet de
discussion théologique pour la Scolastique. P. Lombard (Sent., 4, dist. 30)
admet, avec d’autres, qu’avant leur vie commune Marie et Joseph s’étaient
engagés d’un commun accord à la continence volontaire. Le droit matrimonial a introduit depuis la notion d’un
« matrimonium ratum sed non consummatum » [conclu mais non consommé]
(Cf. S. Thomas, In 4, dist. 30, q. 2,
a. 1 ad 2).
Les difficultés bibliques. Elles ont déjà été signalées par les anciens
adversaires, mais spécialement par les Réformateurs qui abandonnèrent la
virginité après l’enfantement.
D’abord quelques objections de peu
d’importance. Il est écrit : « Avant qu’ils habitent ensemble
(πρὶν ἢ συνελθεῖν
αὐτούς), elle avait conçu du Saint‑Esprit » (Math., 1, 18) et plus loin : « Et Joseph ne la connut pas jusqu’à ce qu’elle eût enfanté son Fils
premier‑né » (τὸν (τὸν υἱὸν
αὐτῆς τὸν πρωτότοκον)
(Math., 1, 25). Ne s’en suit‑il pas que Joseph la connut plus tard et un premier‑né ne suppose‑t‑il pas un ou plusieurs cadets ? S. Jérôme a déjà répondu à cette difficulté, dans son commentaire sur S.
Mathieu (1, 18) que l’Écriture raconte seulement ce qui n’a pas
eu lieu avant, mais non ce qui s’est passé après (De ces paroles : « Avant qu’ils eussent été
ensemble », il ne s’ensuit pas qu’ils aient été ensemble après ; mais
par cette manière de parler l’Écriture marque seulement qu’ils n’avaient pas
été ensemble lorsque Marie conçut) (Brev. Hom. Vig. Nativ.). D’ailleurs, de
l’emploi de la conjonction « jusqu’à ce que », il ne résulte pas que
ce qui n’a pas eu lieu jusque‑là ait eu lieu ensuite. De même, le Christ peut être appelé « premier‑né », au sens absolu
= unique (cf. Ex., 34, 19, 20 ; Nomb., 18, 15), sans que d’autres fils
suivent.
Les « frères de Jésus ». Plus sérieuse est la difficulté
qui provient des allégations répétées de l’Écriture concernant les
« frères » et les « sœurs » de Jésus (Math., 12, 46 ;
13, 55. Marc, 6, 3. Luc, 8, 19 sq. Jean, 2, 12. Act. Ap., 1, 14. 1 Cor., 9, 5.
Gal., 1, 19). Naturellement ces frères et sœurs de Jésus sont fortement
exploités par le protestantisme dans un sens anti‑marial. Or, si les théologiens catholiques voient en
ces « frères et sœurs » des proches parents de Jésus, ils peuvent s’appuyer, pour justifier leur
conception, sur la manière de parler de l’Écriture.
Ainsi, par ex., Abraham et Loth sont dits « frères », bien que Loth
fût le fils du frère d’Abraham, par conséquent son neveu (Gen., 13, 8 ;
14, 12). On a essayé de maintes façons,
au cours des âges, d’expliquer le degré et le fondement de cette parenté. Les
uns (S. Jérôme) ont pensé aux enfants d’une sœur de Marie, les autres (S.
Épiphane) aux enfants que S. Joseph aurait eus d’une premier mariage ;
d’autres aux enfants d’un frère de S. Joseph, Clopas ; d’autres encore aux
enfants que Joseph aurait eus d’un mariage léviratique avec Marie de Cléophas
(Clopas). La plupart des théologiens se rangent à l’avis de S. Jérôme, les
autres opinions leur paraissent soit arbitraires, soit peu convenables à la
dignité du père nourricier de Jésus. S.
Augustin se tient dans les généralités : « D’où viennent donc les
frères de Jésus ? Les frères du Seigneur sont des parents de Marie.
Parents à quel degré ? » (In Joan., 10, 2).
On peut ramener les arguments des Pères contre l’existence
de frères proprement dits de Jésus à quatre :
1° Ils affirment que Marie, dans sa réponse à l’ange, où elle dit qu’elle ne
connaît pas d’homme, rappelle un vœu qu’elle a fait de garder la virginité dans
le mariage. Cette interprétation est restée traditionnelle ; les
Réformateurs s’en écartèrent les premiers, en restreignant cette parole (comme
Cajetan) au passé et au présent de la vie de Marie ; 2° Si Marie avait eu
plusieurs enfants au sens propre, c’est à eux et non à Jean que Jésus l’aurait
recommandée sur la Croix ; 3° Jésus est appelé avec emphase, dans
l’Évangile, « le Fils de Marie », il semble qu’on puisse en conclure
qu’il est le Fils unique (cf.
cependant Math., 12, 47 ; Jean, 2, 12) ; 4° Il semble que les
« frères » de Jésus étaient plus
âgés que lui ; ils sont jaloux de son prestige auprès du peuple (Jean,
7, 1 sq.) et veulent le régenter (Marc, 3, 21). S’ils sont plus âgés, ils
proviennent sûrement d’une autre mère, car lorsque Marie enfanta Jésus, elle
était sûrement vierge, d’après l’Écriture. Cf. l’étude approfondie de Durand, « L’enfance », etc.,
220‑276. Il traite complètement la question de la virginité perpétuelle, mais il insiste, avec
Suarez, sur ce fait que la naissance virginale est une vérité positive révélée et que, par conséquent,
elle n’a pas été déduite a priori et
spéculativement par les Pères de la divinité du Seigneur, pour assurer son
origine surnaturelle et son impeccabilité. Les gnostiques cherchaient à
maintenir ces dogmes en prétendant que le Logos était simplement passé à
travers Marie, avec un corps astral, comme à travers un canal.
La descendance davidique de Marie. Dans tout l’Orient, comme dans
l’Occident, on l’admet. Seuls Origène et S. Augustin pensent que la filiation
davidique de Jésus est déjà assurée par sa connexion juridique avec Joseph descendant de David ; mais, en général,
on estime qu’elle est fondée sur une connexion physique avec Marie descendante de David.
A consulter : Passaglia, De immaculato conceptu B. M.
V. (1855). Malou, De l’Immaculée‑Conception (1857). Ballerini,
Sylloge monumentorum ad mysterium conceptionis immaculatæ V. Deiparæ
illustrandum. Roscovany, De B. M. V.
in suo conceptu immaculata ex monumentis omnium sæculorum declarata, 13 vol.
(1873‑1892). Terrien,
L’Immaculée‑Conception (1904). Hænsler, De Mariæ plenitudine gratiæ (d’ap. S. Bern.). Vacandard, Études de critique et
d’histoire religieuse, 3 (1912), 215‑230. Dict. theol., 6, 1210 sq.
THÈSE. Marie a été, par une grâce unique, préservée, dès le
premier instant de sa conception, de toute tache du péché originel. De foi.
Explication. L’Église a déclaré : « Nous déclarons, prononçons et
définissons que la doctrine qui tient que la bienheureuse Vierge Marie a été, au premier instant de sa conception, par
une grâce et une faveur singulière du
Dieu tout‑puissant, en vue des mérites de Jésus Christ, Sauveur du genre humain, préservée intacte
de toute souillure du péché originel,
est une doctrine révélée de Dieu, et qu’ainsi elle doit être crue fermement et
constamment par tous les fidèles » (Pie IX, Bulle « Ineffabilis
Deus » du 8 décembre 1854 ; Denz., 1641). On distingue une conception
ou une génération active et passive, ou l’acte générateur des
parents et le fait d’être engendré, pour l’enfant. Au sujet de la moralité de
l’acte générateur, l’Église ne se prononce pas ici ; elle enseigne
seulement, au sujet de l’enfant engendrée, qu’elle le fut sans la tache du
péché originel. Marie connut aussi une conception active quand elle conçut
son Fils. Cette conception était non seulement sans péché, mais encore remplie
de grâce au plus haut point. Mais il n’en est pas question ici.
Il faut encore remarquer
ceci : la souillure du péché s’attache à l’âme et non au corps ;
la définition doit donc être rapportée à la pureté de l’âme de Marie. Son âme
n’était pas dans cet état d’aversion de Dieu, de privation de la grâce
sanctifiante avec lequel tous les enfants des hommes entrent dans l’existence.
Au contraire, elle possédait cette grâce sanctifiante et jouissait de la plus
étroite unité et de la plus intime amitié avec Dieu. La cause méritoire de ce « privilège
de grâce » était la mort de Jésus‑Christ, notre Rédempteur. Ainsi donc Marie aussi a été rachetée par le Christ comme tous les
autres humains, mais elle l’a été d’une manière
différente de tous les autres. La grâce de la Rédemption l’a prévenue avant
qu’elle entrât dans l’existence, de telle sorte qu’elle n’a pas été
« purifiée » du péché, mais « préservée ». Sa rédemption
fut la préservation et non la délivrance du péché. Il en résulte que
l’expression préservation n’a pas seulement un sens négatif, mais encore un
sens positif, en tant qu’il inclut aussi la sanctification. Ainsi donc, Marie
doit être considérée comme véritablement rachetée, bien qu’il n’y ait pas eu
chez elle rémission de péché.
Les théologiens distinguent entre
le péché réel et la loi du péché (peccatum et debitum peccati). Marie ne fut
pas soumise au péché lui‑même, mais elle fut soumise à la loi qui dérive du péché, d’après laquelle tous doivent hériter du péché (Rom., 5, 12). Conformément à cette loi, Marie, au moment de
sa conception, aurait été, elle aussi, impliquée dans le péché, parce qu’elle
était fille d’Adam. Mais cette nécessité du péché fut écartée par
l’intervention gracieuse de Dieu (Maria debuit
contrahere peccatum, sed non contraxit).
Les théologiens discutent sur la question de savoir quand cette exception
gracieuse a été efficace, si c’est déjà au paradis terrestre ou seulement plus
tard, dans la conception (debitum remotum ou debitum proximum).
Preuve. La preuve biblique ne peut pas s’appuyer sur des textes qui
contiennent le dogme formellement, tout au plus sur des textes qui l’expriment
implicitement ou indirectement. On se réfère d’abord à ce qu’on appelle le
« protévangile » (Gen., 3, 15) : « Je mettrai une hostilité
entre toi et la femme, entre ta descendance et sa descendance : celle‑ci te meurtrira la tête, et toi, tu lui meurtriras le talon ».
Les exégètes ne sont pas d’accord
sur l’interprétation. Pour ce qui est du texte
lui‑même, une erreur du copiste a mis « ipsa » au lieu de « ipse », comme sujet du verbe
conteret : tel est l’avis de tous les Grecs et de la majorité des Latins.
Le sens est donc que la « semence » de la femme et non la femme elle‑même (ipsa) écrasera métaphoriquement la tête du serpent, le vaincra complètement ; par contre, le serpent piquera
au talon cette « semence », la postérité de la femme. On rencontre
deux fois le même verbe qui peut vouloir dire « conterere » [écraser]
et « observare » [épier] et que S. Jérôme traduit chaque fois d’une
manière différente. Or le serpent est le diable ; la postérité de la femme
le vaincra entièrement. Qui est la femme
et qui est sa semence ? D’après
une partie des Pères (Procope, S. Isidore, Alcuin, Raban, etc.) ce sont les
bons ou l’Église qui résistent au diable et à ses tentations ; d’après S.
Augustin et S. Grégoire le Gr., ils triomphent du diable par leurs bonnes
œuvres. Il reste donc ici peu de chose de la signification messianique. Mais on
trouve aussi, à côté, la signification messianique qui pointe obscurément avec le
parallèle d’Ève et de Marie, dont la portée ne dépasse pas la moralité
personnelle, dans S. Justin (Dial.,
100), S. Irénée (A. h., 3, 22,
4 ; 23, 7 ; 5, 19, 1), S.
Cyprien (Testim., 2, 9), et qui finit par devenir de plus en plus claire,
si bien que S. Léon 1er
écrit : « Il déclara au serpent qu’il y aurait un enfant de la femme,
qui briserait par sa puissance,
l’orgueil de sa tête malfaisante, c’était le Christ qui devait s’incarner.
Ainsi était désigné le Dieu homme qui, né de la Vierge, condamnerait le corrupteur
de la race humaine par sa naissance
immaculée » (qui, par conséquent, remporta la victoire par une naissance sans péché) (Sermo 22, 1). S.
Jérôme voit dans la « semence » les hommes de bien et le Seigneur
« qui écrase rapidement la tête de satan sous nos pieds » (M. 23,
943).
L’exégèse catholique moderne,
développant ces premiers linéaments, entend par la semence, à cause du pronom
singulier, alors que le mot est d’ordinaire employé au pluriel, le Messie (et
sa Mère) qui a vaincu le diable dans sa mort, bien qu’il en ait reçu des
piqûres au talon (dans la Passion). Ainsi pensent Passaglia, Flunk, Hoberg,
Hetzenauer, etc. D’autres catholiques, comme C. a Lapide, Reinke, Corluy,
Hummelauer, Engelkemper, etc., pensent qu’il s’agit d’abord d’Ève et de sa descendance,
dans lesquelles ils voient la figure prophétique du Christ et de sa Mère. Nous
nous rattachons avec Mangenot dont
nous résumons, dans cet exposé, un article paru dans le Dict. théol., 6, 1210 sq., à ce second groupe et nous disons :
Les paroles visent d’abord Ève,
qui était alors la seule femme du monde et ces paroles indiquent la tâche
morale, qui s’impose à elle et à sa descendance, de résister au diable.
Souvent, dans l’Ancien Testament, cette tâche a été remplie par les justes,
mais elle ne l’a été complètement que par le Christ, la « semence de femme » (Gal., 4, 4), « venu
pour détruire les œuvres du diable » (1 Jean, 3, 8), qui engagea
personnellement le combat avec lui dans le désert (Math., 4, 1‑11), le chassa ensuite de sa propriété (Jean, 12, 31 ; Luc, 10, 18), bien que ce fût dans les
angoisses de la mort corporelle (morsure au talon). C’est donc sur le Christ
qu’on insiste comme « celui qui écrase le serpent » ; il en est
de même chez les Pères. Or il y a entre le Christ et la « femme » une
solidarité spirituelle et morale ; la victoire du Fils est donc aussi une
victoire de la Mère. Or cette victoire ne serait pas complète si la Mère avait
été soumise, ne fût‑ce qu’un instant, au diable (par le péché originel) ; car ce qui importe dans cette domination du
diable, ce n’est pas la durée mais la réalité, quelque courte qu’elle ait été.
Dans la scène de l’Annonciation,
l’ange Gabriel s’adresse ainsi à la Vierge : « Je te salue, Comblée‑de‑grâce, le Seigneur est avec toi » (ϰεχαριτωμένη,
Luc, 1, 28). Cette expression vise « d’abord l’élection de la Vierge comme
Mère de Dieu » (Bardenhewer, Annonciation, 95) : elle désigne donc un
charisme et non une sainteté. Mais on peut conclure de la dignité à la grâce.
Il faut observer, à ce sujet, que ϰεχαριτωμένη
apparaît, en quelque sorte, comme un nom caractéristique qui tient lieu du nom
propre : c’est pourquoi on ne doit pas admettre d’identité avec S. Étienne
(Act. Ap., 6, 5) ou d’autres personnages de la Bible dont on dit une chose
semblable.
Les Pères. La doctrine du péché originel est traitée d’une manière formelle
et systématique pour la première fois par S. Augustin ; par suite, il
n’est pas question, au début, d’une exception à l’universalité de ce péché (Cf.
§ 77). Mais, après S. Augustin, on
n’entend, pour ainsi dire, pas parler d’exception ; car les paroles de S.
Paul, sur le besoin universel de rédemption, « le Dieu vivant, qui est le
Sauveur de tous les hommes » (1
Tim. 4, 10) et concernant Adam, « en qui tous ont péché » (Rom., 5, 12), firent une grande impression
sur les Pères et sur les scolastiques. Il s’ajoute à cela que la doctrine des
Pères grecs insiste faiblement sur le péché originel et ne peut guère servir à
éclaircir la question. On n’est pas non plus autorisé à appliquer, sans plus
d’examen, les nombreux textes qui concernent l’exemption totale de péché, au
péché originel lui‑même. Il faut que cela soit attesté formellement, car il s’agit d’une exception (singulare
privilegium). Enfin ceux qui prétendent que l’Immaculée‑Conception est nettement affirmée chez les Pères rendent
incompréhensible la résistance de S. Bernard et de la Scolastique, y compris S.
Thomas. Si S. Augustin avait enseigné cette vérité, comment la Scolastique
aurait‑elle pu la combattre ? Il est bon et raisonnable de
recueillir toutes les louanges magnifiques sur la pureté de Marie, mais on
cherchera l’éclaircissement et la formule du dogme où il convient. C’est ce que
nous allons essayer de faire ici.
Nous mentionnerons tout d’abord
le parallèle d’Ève et de Marie de S.
Justin (Dial., 100), celui de S. Irénée qui, à mainte reprise, appelle Marie
« cause de salut » à cause de son Fils (A. h., 3, 22, 4), parallèle
qui est élargi par Tertullien, Origène, S. Grégoire le Thaumaturge, S. Cyrille
de Jér., S. Grégoire de Nysse, S. Éphrem, S. Épiphane, S. Ambroise, S. Jérôme,
S. Augustin, S. Jean Chrysostome, etc. Cependant ce qui ressort surtout c’est
l’attitude morale libre de deux
femmes et notamment la virginité et l’obéissance.
A côté apparaît aussi le parallèle du Christ et de Marie. S.
Irénée écrit que « le Pur a ouvert purement le sein pur de la Mère »
(A. h., 4, 33, 11). Hippolyte compare le Seigneur avec le bois incorruptible de
l’arche d’alliance et dit ensuite : « Le Seigneur fut formé sans
péché du bois incorruptible de l’humanité, c.‑à‑d. de la Vierge et du Saint‑Esprit, laquelle humanité fut revêtue intérieurement et extérieurement comme de l’or très pur du Logos de Dieu » (Frag. in Ps. 22, 1 : Édit. de Berlin, 1, 2, 164 sq.). S. Éphrem est un dévot enthousiaste de
la Vierge : « Ce furent deux (âmes) innocentes, deux âmes simples que
Marie et Ève ; mais après qu’Ève eut été cause de la mort, Marie fut cause
de notre vie » (Assemani, Op.
Syr., 2, 327). En outre, il dit en s’adressant au Christ : « Toi et
ta Mère, vous êtes les seuls qui soyez entièrement beaux à tous égards ;
car en toi, ô Seigneur, il n’y a pas de tache et en ta Mère il n’y a pas de
souillure » (Carmina Nisibena, n. 27, 8, éd. Bickel, 40).
L’exemption de péchés personnels est vantée aussi par S.
Grégoire de Naz. et S. Grégoire de Nysse. Mais d’autres, comme Tertullien,
Origène, S. Ambroise, S. Basile, S. Jean Chrysostome, S. Cyrille d’Alex.,
laissent planer des ombres plus ou moins accentuées sur la grandeur morale de
Marie. Ad. Eberle nomme, en outre, S.
Maxime de Turin, le pseudo‑Augustin, S. Anselme,
Amphilodicus, Proclus, Théophylactus, Euthymius. S. Jérôme est réservé. On voit encore ici, une fois de plus ‑ qu’on se rappelle les « théories de la Rédemption » ‑ comment certains Pères se sont laissés influencer
par des idées étranges de grands prédécesseurs (Origène) plus que ne le
permettait une saine exégèse : dans Luc, 2, 35 ne se trouvait pas tout ce
qu’on a voulu en tirer. Il peut se faire aussi que l’antique conception de la
force et de la vertu féminine ait agi sur eux.
Les paroles célèbres de S. Augustin qui exceptent Marie de la
culpabilité générale affirmée contre les pélagiens : « Pour l’honneur de Jésus‑Christ, il exceptait toujours Marie lorsqu’il s’agissait du péché, et ne
pouvait pas même supporter qu’on mette en question si elle y avait été
sujette » (De nat. et grat., 36, 42) ont rencontré une triple
interprétation : les uns veulent y voir une preuve complète, les autres
tout au moins une preuve implicite, d’autres enfin pensent qu’en raison du
contexte il ne s’agit que des péchés actuels. Rottmanner juge que S. Augustin n’avait plus qu’un pas à faire pour
arriver à la preuve, « mais qu’en fait il n’a pas fait ce pas ». De
là et à cause de S. Paul, la réserve des scolastiques.
La fête de la Conception de Marie. Cette fête qui, comme le raconte
le vieil évangile apocryphe de Jacques, fut instituée à la demande des parents
sans enfants, fut célébrée au commencement (7ème siècle), de même
que pour S. Jean‑Baptiste, comme « conçu miraculeusement
par sa mère Anne ». Les Grecs célèbrent encore aujourd’hui cette fête dans
ce sens. En Occident, où cette fête fut d’abord adoptée dans les monastères, il
s’éleva bientôt une controverse sur la pensée de la fête. En Irlande et en
Angleterre, on lui donna peu à peu le sens du dogme futur, celui de la pureté
originelle de Marie. S. Anselme avait déclaré « convenable » que
Marie, en tant que Mère du Christ, brillât de la plus haute pureté
« puritate qua sub Deo major nequit intelligi » ; mais il
affirmait qu’elle avait été conçue dans le péché originel, dont elle avait été
délivrée en vertu de sa foi, par le Saint‑Esprit, au moment de l’Annonciation (Cur Deus homo, 17).
Mais son disciple Eadmer alla plus
loin. On voit apparaître chez lui pour la première fois l’essentiel de
l’axiome : « Decuit, potuit, ergo fecit » [Il le pouvait, cela
convenait, donc il l’a fait]. Il juge qu’il n’est pas convenable d’admettre
pour la demeure de la divine sagesse « quelque péché que ce soit ».
Comment la rémission du péché aurait‑elle pu coexister avec le péché ? « Est‑ce que la sagesse et la puissance
de Dieu ont manqué de lumière et de force pour se former une demeure pure, pour en écarter toute
souillure de la condition humaine ? » (De concept. S. Mariae, c.
13, éd. Thurston‑Slater, p. 56). Osbert de Clure s’exprime de même ; il parle d’une
sanctification originelle de Marie (ipso creationis et conceptionis exordio in
matris utero ; Thurston, p. 56) ; par suite, il ne s’agit plus, dans
la fête, de la génération corporelle, mais du commencement de notre rédemption
(Filii matris gratiae non de actu peccati celebritatem faciunt, sed de primitus
redemptionis nostrae ; Thurston, p. 63). Ces explications des moines
britanniques en faveur de l’immaculée conception de Marie », à la
différence de la « conception miraculeuse d’Anne », frayaient la voie
à l’éclaircissement du dogme et il est surprenant que la définition se soit
fait attendre si longtemps encore. L’opposition du grand serviteur de Marie, S.
Bernard, à l’introduction de la fête à Lyon, ainsi que l’attitude peu
sympathique des scolastiques, a déterminé ce retard.
S. Bernard brouilla la question en disant : « Marie ne pouvait pas
être sanctifiée avant d’exister ;
elle fut donc sanctifiée après et le
le fut « dans le sein maternel » avant sa naissance, comme Jean‑Baptiste et Jérémie. Ce principe fut alors adopté par les scolastiques ; ils posent tous le problème : « Avant ou après l’animation », la réponse ne pouvait être que : après
l’animation. De plus, ils étaient sous l’influence de Rom., 5, 12 ; 2
Cor., 5, 14 ; 1 Tim., 4, 10, etc. S. Augustin avait écrit, à propos de
Jean, 8, 34, que nous sommes tous « esclaves du péché », sauf le
Christ : « Lui seul est
devenu homme sans être souillé par le péché…
car celui‑là seul peut affranchir du péché, qui est venu ici‑bas exempt de péché »
(In Joan, 41, 5 ; cf. 7, 5). S. Anselme juge de même. S.
Bonaventure (Sent., 3, d. 3, p. 1, q. 2) se réfère à ces autorités. Il
craint pour l’honneur unique du Christ, en tant que « sauveur de tous les hommes », et se décide à
déclarer « Jésus‑Christ étant le Sauveur et le Rédempteur de tous, il ne faut pas
excepter Marie de cette Rédemption générale, de peur de diminuer la
gloire du Fils, en voulant trop étendre la grandeur de la Mère ». Et S. Thomas affirme, à mainte
reprise : « La chair de la Vierge a été conçue dans le péché
originel » (S. th., 3, 14, 3 ad 1 ; 3, 31, 7, etc.) et que « la
bienheureuse Vierge a contracté le péché originel, mais elle en a été purifiée
avant de naître » (3, 27, 2 ad 2).
A Soot revient l’honneur d’avoir renoué, grâce à son maître Guillaume
de Ware, la tradition d’Eadmer et d’Osbert (Vacandard,
280 sq.). Il admit volontiers que Marie avait eu besoin de rédemption, mais il
introduisit à son sujet, dans la théologie, la notion de « rédemption
anticipée : la rédemption de Marie était une préservation du péché
originel et non une délivrance de ce péché. La rédemption de Marie, étant
donnée sa situation par rapport au Christ, devait être une rédemption complète : « Le médiateur le
plus parfait accomplit le plus parfait acte de médiation possible s’agissant
d’une personne en faveur de laquelle il intervient… Mais c’est en faveur de
Marie que le Christ a accompli l’acte de médiation le plus excellent. Il n’en
aurait pas été ainsi s’il n’avait pas mérité de la préserver du péché originel » (In 3, d. 3, q. 1, n. 4). Marie
était fille d’Adam seulement dans l’ordre
de la nature, elle ne l’était pas dans l’ordre du temps ; sous le dernier rapport, elle fut immédiatement, au premier moment de son existence, fille adoptive
de Dieu. C’étaient les idées anciennes d’Eadmer, d’Osbert, etc., dans une
nouvelle forme plus nette. La preuve
est purement théologique, tirée des relations de Marie avec le Christ ou de sa
maternité ; elle n’est pas biblique ; le protévangile ne fut utilisé
que plus tard. La formule célèbre empruntée à Eadmer et à
Guillaume : « Decuit, potuit, ergo fecit » est considérée
parfois comme une pétition de principe, car, dans « decuit » [il
convenait], la conclusion se trouve déjà anticipée ; seulement le « decet »
[il convient] trouve son fondement dans la maternité divine
(θεοτόϰος) et, en dernière analyse,
dans la christologie. La pureté du fils entraîne comme conséquence (conclusion
théologique) la pureté de la Mère.
Scot, ainsi que ses
prédécesseurs, ne revendique pour sa thèse que la probabilité. C’est alors
aussi que commencèrent, pour de bon, les controverses d’Écoles. Les Dominicains
restèrent attachés à la thèse de S. Thomas. Bientôt, par contre, tous les
autres Ordres, comme les Bénédictins, les Cisterciens, les Prémontrés, les
Servites, les Capucins, les Barnabites, les Jésuites, les Rédemptoristes, se
rangèrent, avec les Franciscains et leur « docteur subtil », du côté
de l’Immaculée‑Conception ; ce faut aussi le cas de la Sorbonne et des
autres Universités.
Le Dominicain Ambroise Catharin (Lancelot Polite)
défendit toujours l’Immaculée‑Conception, en dépit des traditions de son Ordre,
dans lequel il s’attira par là de nombreuses inimitiés ; la raison de son
attitude fut sans doute la délivrance de Sienne d’un siège qu’elle avait subi.
Les deux partis s’appuyaient sur des révélations particulières ; les
Dominicains sur celles de Catherine de Sienne, leurs adversaires sur celles
Brigitte de Suède, et la conséquence, c’est que les révélations privées
s’opposaient violemment. Pourtant S. Bernard avait déjà rejeté, à juste titre,
comme preuves, ces révélations « que la raison ne paraît pas approuver et
qu’aucune autorité certaine ne
confirme ». Le combat fut parfois violent et n’utilisa pas toujours des
armes théologiques. Les Dominicains font ressortir aujourd’hui que les
adversaires sont loin d’avoir toujours tenu compte de l’« intuitu
meritorum Christi » [en vue des mérites de Jésus‑Christ].
Le magistère ecclésiastique observa encore une sage réserve, tant par
rapport à la fête que par rapport au développement doctrinal. Le Concile de
Bâle, dans une session qui, il est vrai, était déjà schismatique, se décida pour une définition (1439) (Cf.
Vacandard, 304). Sixte IV interdit (1483) de combattre la fête et la doctrine
et défendit aux partis de se traiter réciproquement d’hérétiques. Bien qu’il ne
parlât que d’une « conceptio immaculatae » et non d’une
« conceptio immaculata », il servit pourtant la cause, en accordant
des indulgences pour la fête qu’il introduisit dans le diocèse de Rome. Clément
XI la prescrivit pour l’Église universelle. Le Concile de Trente, en présence du fort courant qui portait à la
définition, prit tout au moins une attitude négative : il déclara qu’il ne
voulait pas inclure Marie dans la loi générale du péché originel (S. 5). Les
Papes postérieurs essayèrent de faire rentrer la controverse dans des voies
plus calmes. Alexandre VII rassembla dans une Constitution toutes les décisions
précédentes des Papes en faveur de la doctrine qu’il désignait comme une
« pieuse croyance » et proscrivit tous les écrits opposés récents
(depuis 1616). Peu à peu l’Immaculée‑Conception devint une « sententia communior et même « communissima ». Elle était ainsi définissable et Pie IX put enfin en faire un
dogme.
Le retard s’explique par l’exposé
que nous venons de faire. L’Écriture et les Pères étaient obscurs, les grands
scolastiques réservé ; il fallait donc beaucoup de temps pour éclaircir
les deux questions du mode de rédemption et du mode de sanctification. Ce n’est
qu’ensuite que l’Église pouvait procéder à la définition. Les difficultés
soulevées par les scolastiques étaient résolues. Marie a été rachetée aussi
bien que tous les hommes, mais d’une autre manière.
La raison théologique exige cette rédemption anticipée, car il est
insupportable de penser que l’ « habitaculum divinae Sapientiae », le
« tabernaculum Trinitatis », ait jamais pu être une antre de Satan.
Ce n’est pas, comme nous l’avons déjà dit, la durée de cette domination
profanatrice de Satan qui importe, mais le fait. Finalement, c’est encore S.
Augustin qui donne la raison décisive : « Pour l’honneur du
Seigneur », il ne veut entendre parler d’aucune espèce de péché de Marie.
L’honneur du Fils postule l’honneur de la Mère et n’est pas en conflit avec cet
honneur, comme le croyaient les scolastiques cités plus haut.
THÈSE. Marie fut, en vertu d’un privilège divin de grâce, exempte
pendant toute sa vie de péché personnel. Ad
fidem spectans.
Explication. Sans doute, il n’y a pas ici de définition ecclésiastique et la
connaissance d’une telle vérité demande une révélation spéciale. Cependant, le
Concile de Trente suppose la croyance
générale de l’Église telle qu’elle est formulée dans notre thèse, quand il
caractérise l’exemption du péché véniel comme un « privilège spécial de
Dieu, comme l’Église le tient au sujet de la bienheureuse Vierge » (s. 6,
can. 23 ; Denz., 833) et il doit, par suite, admettre aussi une révélation
implicite telle qu’elle est contenue dans la révélation générale de la
maternité divine. Il faut remarquer qu’on n’attribue à Marie que l’exemption
effective du péché et non l’impeccabilité interne, comme on doit l’admettre du
Christ en raison de l’union hypostatique. La raison de sa pureté est une raison
extérieure, la grâce, et non un élément constitutif physique et essentiel,
comme pour le Seigneur (§ 95).
Preuve. L’Écriture insiste bien plus sur le fait que Marie était
personnellement agréable à Dieu que sur son exemption du péché originel. Sa
piété personnelle, son abandon à Dieu, son humilité et sa foi ressortent
particulièrement dans l’histoire de l’Enfance. Gabriel lui déclare, au nom de
Dieu, qu’elle est « pleine de grâce » et bénie entre toutes les
femmes (Luc, 1, 28). Le Saint‑Esprit établit en elle son tabernacle et
crée en elle une chose sainte et d’ailleurs rien que de saint ne
peut naître d’elle (Luc, 1, 35). Dans le
« Magnificat » s’exprime le sentiment personnel d’une conscience pure
et sans tache, d’une âme qui, dans l’« abaissement » et la
« faim » des biens célestes, tend complètement vers les promesses du
salut messianique (Luc, 1, 46‑55).
Les Pères. L’habitude, introduite de bonne heure chez les Pères, de mettre
en parallèle Ève et Marie (S. Justin, S. Irénée, Tertullien), amena
naturellement à célébrer Marie comme un idéal de foi et d’obéissance parfaite
envers Dieu et à voir, dans Ève, le contraire. Un des panégyristes les plus
célèbres de Marie est S. Ambroise.
Dans son livre pour l’instruction d’une vierge, il ne se contente pas de
défendre contre Bonose la virginité perpétuelle de Marie, mais encore il fait
voir en elle le modèle brillant de toutes les vertus et de toutes les
perfections. Ce ne sont là que des témoignages positifs, mais nous avons aussi,
sous l’aspect négatif, la phrase célèbre de S.
Augustin déclarant que « l’honneur du Seigneur » exige qu’on
excepte Marie de la culpabilité générale. Le motif capital de la pureté de
Marie est l’honneur de son Fils. Une tache de la Mère jetterait une ombre sur
l’honneur du Fils, même si ce péché s’était produit plus tard dans la vie de
Marie. L’image idéale de Marie fut quelque peu déformée par certains Pères,
comme Tertullien, Origène, S. Basile, S. Jean Chrysostome, voire même S.
Ambroise, qui admettaient qu’elle avait pu pécher ; quelques‑uns voyaient dans le glaive de douleur (Luc, 2, 35) des doutes sur
la foi qu’elle aurait eus au pied de la
Croix. Mais cette déformation ne dura pas. Le premier témoin, pour notre thèse,
fut Hippolyte ; puis ce furent S. Ephrem, S. Grégoire de Naz., S.
Épiphane. Le premier Occidental dont l’affirmation fût décisive et claire fut,
comme on l’a mainte fois démontré, S. Augustin. Les Pères pensent de préférence
à la virginité de Marie et à son attitude extérieure et non à sa vertu purement
intérieure qui est connue de Dieu seul. La Scolastique sur ce point fut
entièrement d’accord avec S. Augustin.
L’exemption de la concupiscence. Elle est en connexion avec l’exemption
complète de péché en Marie. Si Dieu, à cause de l’honneur de son Fils, voulait
par une influence particulière de sa grâce garder sa Mère pure de péché, il
devait tarir en elle la source d’où procèdent les péchés et notamment les
péchés véniels : la concupiscence. Les anciens scolastiques, comme Roland,
Hugues, etc., pensaient que Marie avait bien été purifiée du péché, mais non du
« fomes ». Les théologiens postérieurs parlent d’un
« enchaînement » (ligatio), ou même d’une « extinction » du
foyer du péché. S. Thomas admettait
avec ses contemporains une double sanctification de Marie, la première dans le
sein de sa mère, la seconde au moment de la conception de son Fils et plaçait,
dans la première, l’enchaînement et dans la seconde, l’extinction de la
concupiscence. Par contre, les théologiens modernes, en conséquence de la
définition de 1854, enseignent généralement la suppression immédiate de la
concupiscence. Marie n’ayant jamais été souillée du péché originel dont découle
la concupiscence, elle fut également exempte de cette dernière.
Les privilèges de grâce et d’honneur de Marie. Les privilèges négatifs qu’on
vient de nommer, exemption du péché et de la concupiscence, ont leur motif
dernier dans le privilège positif de la maternité divine. Par cette maternité,
elle a acquis une telle dignité interne et contracté des relations si intimes
avec le Logos éternel, comme avec la divinité d’une manière générale, qu’on
doit faire dériver de cette maternité tous ses autres privilèges de grâce. Tout
ce que Marie est, elle l’est par son
Fils ; tout ce qu’elle a reçu, elle l’a reçu à cause de ce Fils. C’est pourquoi « Mère de Dieu » est
son titre d’honneur dogmatique le plus élevé, un titre auquel nulle autre
créature ne peut atteindre. Cependant, cette maternité divine elle‑même n’est pas en soi et par soi la
forme par laquelle Marie était intérieurement sainte et agréable à Dieu. Elle l’était plutôt, comme tous les autres humains, par la grâce sanctifiante. C’est aussi par cette grâce que
l’âme de l’Homme‑Dieu était sainte, juste.
On a comparé la grâce de la maternité divine et celle de l’adoption des
enfants et on s’est demandé laquelle est la plus grande ; cette
comparaison n’est pas heureuse, parce que chacune de ces grâces appartient à un
autre ordre et a été donnée pour une
autre fin. Qu’on les examine chacune en elle‑même et les difficultés disparaîtront toutes seules. La maternité avait pour but de transmettre au
Logos éternel la nature humaine et de
donner au monde un Sauveur. De ce double but résulte pour Marie une situation
unique, inaccessible, dans les plans de salut de Dieu et de même une dignité
personnelle unique. Par contre, la grâce sanctifiante est donnée à l’homme en
général, avec ce but de le pénétrer intérieurement et physiquement, de le
sanctifier et d’en faire un enfant adoptif de Dieu. La différence de but
entraîne la différence d’essence de ces deux grâces. On range, à bon droit, la
maternité divine parmi les charismes qui sont conférés, il est vrai, pour la
dignité personnelle, mais aussi pour le salut des autres.
La mesure des grâces peut être déterminée d’une manière positive et spéculative.
Être « plein de grâce et de vérité » est, tout d’abord, le privilège
de l’Homme‑Dieu, dit S. Thomas, en se référant à Jean, 1, 14. Mais l’ange nomme aussi
Marie la pleine de grâce
(κεχαριτωμένη,
Luc, 1, 28) ; elle est donc entièrement agréable à Dieu. Or, cela n’est
possible qu’en vertu des grâces et des vertus spirituelles. Comme motif de la
plénitude de grâce de Marie, S. Thomas indique ses relations d’une intimité unique avec l’Homme‑Dieu, le principe de la grâce. Plus on est proche de ce principe
efficace, plus grande est l’influence des effets de grâce (S. th., 3, 27, 5 ; Comp. theol., 214 et 224). Il
en est de même pour la lumière et la chaleur.
Il est vrai que Dieu agit librement
et non à la manière d’une force naturelle. On appelle la plénitude de grâce de
Marie une plénitude « infinie » ; pour mieux dire, la plénitude
de grâce de Marie surpasse celle de tous les saints et de tous les anges et
n’est surpassée que par celle de l’Homme‑Dieu. Les panégyriques des Pères et la pratique de l’Église sont d’accord sur ce point. « Marie pleine de grâce » est une des désignations préférées de l’Église.
Parmi les vertus de Marie, dans lesquelles se manifestèrent les grâces
qu’elle avait reçues, signalons d’abord ici et avant tout sa foi, qui est expressément louée dans
l’Écriture (Luc, 1, 45). Par cette foi, elle tend, placée comme nous dans cette
vallée de notre pèlerinage terrestre, vers sa fin dernière, dans la lutte
quotidienne, la souffrance et la mort, dans cette obscurité qui est le propre
de la foi.
Parmi ses autres vertus, brillent son obéissance, son abandon à Dieu, son
amour de Dieu et du prochain, son humilité, sa reconnaissance, sa confiance en
Dieu, sa force, son amour de la solitude et de la contemplation, son désir
ardent du Saint‑Esprit et de l’augmentation de grâce pour elle et pour l’Église. Naturellement il y eut
chez Marie un progrès constant dans
ces vertus jusqu’à la fin de sa vie ; car la foi exige l’épreuve
quotidienne et l’épreuve est un progrès. Le charisme ne peut pas sauver celui
qui le possède, s’il n’est pas uni à la sainteté intérieure personnelle ;
aussi c’est la beauté morale intérieure, et la vertu, la grâce et la sainteté
qui constituent véritablement, et dans sa perfection, la grandeur de Marie et
la rendent vraiment digne de louange. C’est pourquoi il est facile de
comprendre que Jésus lui‑même ne veut pas que la maternité, en elle‑même et indépendamment de la justice intérieure, soit considérée comme un objet de louange. Aussi, lorsque
cette femme du peuple a proclamé sa Mère bienheureuse, il détourne sa pensée des avantages extérieurs pour la ramener vers l’intérieur, vers l’obéissance
croyante et la foi obéissante, seule cause de la béatitude (Luc, 11, 27‑28).
La persévérance de Marie. Le fait que Marie était en possession de la
plénitude de grâce et qu’elle jouissait en outre de la pleine exemption du péché est caractérisé par les théologiens
posttridentins comme une confirmation en grâce. Nous aurons à expliquer cette
expression plus en détail dans le Traité de la grâce.
La situation de Marie dans le plan divin du salut se résume dans la thèse de
récapitulation suivante :
C’est une vérité enseignée par la
Révélation divine, transmise par la Tradition dès le début et enseignée par la
théologie avec une précision croissante, que Marie occupe dans le plan divin de
la Rédemption une situation toute particulière. Cette situation est tout à fait
particulière dans ce sens que, par en
haut, elle se distingue de celle de notre unique médiateur Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, de même que, par en bas, elle se distingue de la médiation secondaire de tous les
saints.
Il faut qu’il y ait cette
différence par en haut, car l’enseignement très net de l’Écriture est que
« Il n’y a aussi qu’un seul médiateur entre Dieu et les hommes : un
homme, le Christ Jésus » (1 Tim., 2, 5 ; cf. § 102). L’Écriture se
réfère pour l’unité de ce médiateur à l’unité de Dieu. L’Église appelle le
Christ, précisément en connexion avec le dogme mariologique de l’Immaculée,
« le Sauveur du genre humain » (Denz., 1641 ; cf. § 110). Ainsi
on ne court aucun risque, dans une mariologie qui s’attache à ces principes, de
confondre les valeurs en négligeant la différence entre le Christ et Marie. De même,
la ligne est fermement marquée par en bas. Il est impossible que Marie
disparaisse dans la grande masse des saints comme si elle était simplement
l’une d’entre eux.
Il faut d’abord rechercher dans
la Révélation la situation particulière Marie dans l’ordre du salut et examiner
ensuite les essais d’interprétation théologique. Il faut que cette situation
apparaisse dans la Révélation pour qu’elle ait un caractère dogmatique sérieux.
Cela est exigé par le Concile du Vatican (Denz., 1792) et cette exigence a été
répétée dernièrement par Pie XI dans l’Encyclique « Mortalium
animos » du 6 janvier 1928. La Rédemption, avec ses facteurs et ses
effets, est, d’après S. Paul, un « mystère
qui a été caché de toute éternité et dans tous les âges, mais est révélé
maintenant à ses saints (les chrétiens) » (Col., 1, 26 ; cf. § 81).
D’après S. Thomas, la Rédemption a sa raison uniquement dans la volonté de Dieu
et ne peut, par suite, être connue que par la Révélation. « Les choses qui
ne proviennent que de la volonté de Dieu, et qui ne sont point dues à la
créature, ne peuvent nous être connues que d’après les saintes Écritures, qui
nous manifestent la volonté divine » (S. th., 3, 1, 3). L’Écriture est,
d’après lui, le « fondement de la foi » (S. th., 3, 55, 5) et « les
principes de la science sacrée viennent
de la révélation » (S. th., 1, 1, 8).
Quand nous examinons les
déclarations mariologiques de l’Écriture à la lumière de la théologie
patristique, deux groupes de pensées se dégagent. La situation de Marie dans le
plan de la Rédemption est d’abord visible aux yeux de tous par le fait qu’elle
a mis au monde le Rédempteur. Elle sa manifeste ensuite par ce fait qu’elle a
pris une part personnelle à l’œuvre rédemptrice de son Fils. La première
proposition est plutôt d’ordre scripturaire, la seconde d’ordre traditionnel.
La première proposition a été examinée dans l’étude de la maternité divine (§
108). « Conçu du Saint‑Esprit, né de la Vierge Marie ». Pour la seconde thèse, qu’il s’agit de traiter, nous rappelons d’abord le protévangile (Gen., 3, 15). D’un côté, se tient Satan et sa « semence » (ses partisans) ; de l’autre, la « femme et sa semence ».
Historiquement cette postérité de la femme ne peut être, en définitive, que le
Christ. Il entra en lutte avec Satan et le vainquit complètement, lui écrasa la
tête. « Je vis Satan tomber du ciel comme un éclair ». A cette
victoire du Fils a pris part aussi la « femme », la Mère. Telle est
l’idée de la mariologie patristique qui apparaît avec S. Justin pour ne plus
disparaître. Cette mariologie se développera encore dans le parallèle entre le
Christ et Adam, que les Pères construisent d’après le parallèle d’Ève et de
Marie. Les Pères sont frappés de ce fait que le péché commence avec Ève. Le
serpent, par sa tentation, l’avait amenée à l’incrédulité, puis à la désobéissance.
On plaçait alors Marie à côté d’Ève : De même qu’un mauvais ange avait
traité avec Ève, un bon ange traite avec Marie. Le premier pour nous perdre, le
second pour nous sauver. Marie, comme Ève, est placée personnellement devant
une épreuve, devant la même épreuve, dans la foi et l’obéissance.
Marie soutient parfaitement l’épreuve.
Tel est le commentaire de Pères
sur le protévangile. Il se formule brièvement ainsi : Marie s’est acquis
un grand mérite par rapport à la rédemption de l’humanité, en acceptant sans
hésitation, comme servante du Seigneur, et avec foi, la tâche que Dieu lui
proposait et en l’accomplissant avec obéissance. Sa participation personnelle
et active à l’œuvre divine du salut commence, d’après les Pères, à
l’Incarnation, à laquelle elle a cru personnellement et qu’elle a servie
personnellement. « Heureuse celle qui a cru ».
Une seconde liaison de Marie avec
son Fils Rédempteur fut opérée par le Saint‑Esprit, dans la prophétie de Siméon, au moment de la Présentation de l’Enfant au temple (Luc, 2, 22‑36). Siméon remercie Jahvé de ce qu’il a vu son salut puis, dans le Saint‑Esprit, il se tourne vers Marie – il ne s’adresse pas à S. Joseph – pour lui annoncer la part qu’elle prendra à la destinée et à l’œuvre de celui qui deviendra pour plusieurs un
signe de contradiction : « et toi, ton âme sera traversée d’un glaive ». Sa participation sera morale : elle
ressentira des douleurs, dans son âme, analogues à celles d’un coup d’épée dans
le corps.
Cette participation douloureuse
au sort du Rédempteur commence dès lors et se continuera dans la vie publique
de son Fils. Comme Abraham, celui‑ci a quitté, pour suivre sa vocation, la
maison de son père, sa parenté et sa famille, et a choisi
Capharnaüm pour « sa ville » (Math., 9, 1). Il s’est entouré d’une troupe de disciples qui ne sont unis à lui que par le lien de la foi à sa mission. Il fit cela pour des
raisons pédagogiques. Mais, pour Marie, il en résulta la nécessité d’un
sacrifice dont on comprendra toute l’importance en se rappelant ce que dit
cette femme du peuple du bonheur de la Mère de Jésus (Luc, 11, 27). Le même
sacrifice s’impose à elle aux noces de Cana, où elle obtient de son Fils son
premier miracle. Jésus exauce cette prière qui correspond à ses propres
desseins messianiques, mais il ajoute l’indication formelle de la volonté de
Dieu qui lui a prescrit le temps et l’heure de toute son œuvre et à laquelle sa
volonté, à lui, est liée, ainsi que toute volonté créée, comme à sa norme
suprême.
Dans la scène où il nous
représente Marie au pied de la Croix, S. Jean nous donne le commentaire réel de
la prophétie de Siméon (Luc, 2). Celui qui est élevé sur la croix est un signe
auquel l’incrédulité oppose sa contradiction. Cette contradiction fait mourir
le Fils et en même temps transperce l’âme de la Mère. Si S. Paul appelle
l’œuvre de souffrance du Fils un « sacrifice », la théologie a le
droit de parler, à propos de Marie, d’un co‑sacrifice subjectif. L’Épître aux Hébreux insistant, par opposition à la multitude des sacrifices judaïques, sur l’unité et la perfection du sacrifice du Christ (§ 101), la théologie
doit trouver une expression qui permette de caractériser cette activité de
Marie dans sa participation à la Passion et au sacrifice, comme une action
secondaire et dépendante. Car il s’agit ici, comme dans la Présentation au
temple, de la livraison de son Fils pour la tâche de Rédemption fixée par le
Père et non pas d’une simple compassion, d’une simple sympathie, comme ce fut
le cas de S. Joseph au temple et de S. Jean au pied de la Croix.
A cette participation interne à
l’œuvre rédemptrice s’ajoute encore, après l’Ascension, une participation
externe, en ce sens que Marie fut, pour la jeune Église, l’unique source de
l’« évangile de l’Enfance » dont le contenu constitue une des parties
essentielles de l’année liturgique (Noël). Que cet évangile de l’Enfance doive
sa première rédaction à S. Luc et S. Mathieu ou à d’autres, il est certain, en
tout cas, que son contenu procède de Marie, même sans doute la partie selon S.
Mathieu, où Joseph constitue le personnage central. C’est pourquoi S. Luc nous
dit, à plusieurs reprises, que « Marie, sa Mère, conservait tout
cela » ‑ « conservait toutes ces paroles dans
son cœur » (Luc, 2, 19, 51).
Dans la Tradition, la participation de Marie à l’œuvre de la Rédemption,
ainsi que sa situation de médiatrice du salut qui en résulte, est marquée d’une
manière plus nette que dans l’Écriture. Les Pères recoururent pour cela à leur
parallèle dont on a fait plusieurs fois déjà mention. Il suffira de citer ici
les textes les plus caractéristiques. Il résulte de ces textes que les Pères
pensaient réellement à une participation personnelle et morale et non seulement
à la situation charismatique de la Théotokos.
Ainsi S. Irénée écrit : « Si l’une fut désobéissante à Dieu,
l’autre suivit volontiers ses ordres, afin que la Vierge Marie fût l’avocate de
la vierge Ève. Et de même que tout le genre humain fut entraîné dans la mort
par une vierge, il est aussi sauvé par une Vierge » (Ad. Haer., 5,
19 ; cf. 3, 21, 7 ; 3, 22, 4). Marie fut, par son obéissance, pour
elle‑même et pour tout le genre humain, cause du salut (causa salutis)
(Ibid., 3, 22, 4). Dans l’Incarnation, « Marie coopéra au plan (divin) de
salut » (Ibid., 3, 21, 7). S.
Ambroise dit : « Elle enfanta, comme Vierge, le salut du monde et
la vie de tous ». « Quand le Seigneur entreprit de racheter le monde,
il commença son œuvre par Marie afin que cette Vierge, par l’intermédiaire de
laquelle le salut était préparé à tous, fût la première à jouir des fruits du
salut de son Enfant » (In Luc, 2, 17). « Elle a opéré le salut du
monde (operata est mundi salutem) et a conçu la rédemption de tous » (Ép.
49). « Le Fils était suspendu à la croix, la Mère s’offrait aux
persécuteurs ». Elle serait volontiers morte avec lui, mais Dieu ne le
voulait pas (Ibid.). S. Jérôme :
« La mort par Ève, la vie par Marie » (Cf. Niessen, 195 sq.). De même S. Augustin : « Par une femme
la mort, par une femme la vie ». Il met l’accent sur la maternité de
Marie. Les Pères de l’Orient sont ici d’accord avec ceux de l’Occident. S. Éphrem appelle Marie « l’océan
inépuisable des grâces et des dons de Dieu, la distributrice de tous les
biens » (Cf. Assemani, 524). S. Épiphane : « Par la Sainte
Vierge fut enfantée la Vie du monde, afin qu’elle enfante la vie et soit la
Mère des vivants » (Haer., 78, 18).
Un second parallèle patristique
est celui de Marie et de l’Église. Il commence avec Clément d’Alex. : Marie a enfanté
le Logos au monde une fois ; l’Église l’enfante constamment (Paed., 1, 6).
S. Cyrille d’Alex. appelle l’Église
« la Vierge perpétuelle » (Éberle, 131). S. Augustin : Marie est le modèle de l’Église. Elle a enfanté
le Chef qu’elle a conçu dans la foi, l’Église enfante les membres par la même
foi au Christ. « Marie a mis au monde corporellement la tête de ce
corps ; l’Église met au monde spirituellement les membres de cette
tête » (De sancta virginitate, 1, 2, 2). L’Église est la Mère spirituelle
des croyants. Il n’y avait qu’un pas à faire pour donner à Marie le même titre.
Cette pensée perce chez S. Augustin ; pas encore, il est vrai, dans toute
sa netteté. On lit cependant : « Elle est mère spirituelle par
rapport aux membres (du Christ) que nous sommes, parce que, par son amour, elle
a coopéré à ce que les fidèles naissent dans l’Église, lesquels sont membres de
ce Chef ». S. Augustin attribue la maternité spirituelle à l’Église. A
cette fécondité spirituelle participent par la charité tous les fidèles. Or,
d’après lui, Marie est le modèle de tous les fidèles. On pourrait, dans le sens
de S. Augustin, l’appeler la première‑née de l’Église, le « membre » par excellence, alors que le Christ est
« tête ». Il est donc question chez S. Augustin d’une influence
mystique de Marie sur la vie spirituelle des chrétiens, et cela, du point de
vue du modèle et de l’exemple dans la foi, qui seule nous fait
membres du corps mystique de l’Église. La Scolastique dut trouver, dans ces
paroles de S. Augustin, tout au moins le point de départ extérieur de la
maternité spirituelle de Marie. A cela s’ajoute encore un second point. Origène
avait déduit la maternité spirituelle des paroles de Jésus à Marie et à S.
Jean. Marie est la Mère du Christ ; elle l’est donc aussi de tous ceux qui
portent (par la foi) le Christ dans leur cœur (M. 14, 32 ; cf. Gal., 2,
20, et Jean, 19, 26 sq.). « Il n’est pas douteux pour nous, écrit Pesch,
que, par ces paroles, Jésus a voulu d’abord confier au disciple Jean le soin de
sa Mère », ainsi que l’évangile le déclare immédiatement ; et il
ajoute : « Mais, dans ces paroles mêmes, beaucoup d’interprètes de
l’Écriture voient un sens plus large ». Et il entend par là la maternité
spirituelle générale de Marie. Mais il sait que « cette pensée (d’Origène)
a été pendant des siècles, pour ainsi dire, morte et enterrée. Elle n’a
commencé à revivre qu’au 12ème siècle » (p. 139‑141) (Cf. J. Bittremieux,
De mediatione universali B. Marie Virginis quoad gratias).
Le premier scolastique qui reprenne la pensée d’Origène est S. Anselme (+
1109). Le Verbe se fit homme « et fit de nous, en nous rendant la vie, les
fils de sa Mère ; lui‑même nous exhorte à nous proclamer ses frères » (Orat., 51). Il
mentionne Jean, 19, 26 deux fois, mais il n’envisage Marie que comme avocate,
car Jésus se nomme son Fils et ainsi s’engage, pour ainsi dire, comme
« débiteur à accepter ses prières avec amour ». S. Anselme s’adresse
ensuite au Crucifié : « Tu es mon unique et véritable espérance ;
je ne mets mon espoir en nul autre qu’en toi, mon Dieu vivant et
véritable » (Orat., 42). Dans plusieurs de ses termes, il exprime les
relations de Marie avec notre salut : « Celle qui sauve, rédemptrice,
porte du salut, chemin de la réconciliation, mère de la justification et des
justifiés, mère du salut, mère de la vie ». A la même époque l’allemand Gerhoh de Reichersberg renouvelle, avec
plus de précision, la pensée d’Origène. Ce qui est dit à S. Jean s’adresse à
tous ceux qui aiment le Christ. « Tous ceux‑là, la bienheureuse Mère, debout près de la Croix, les a enfantés, alors que sachant bien que son
Fils unique souffrait pour leur délivrance et leur salut, transpercée dans son âme du glaive de douleur, elle endura les
douleurs de l’enfantement » (M. 149, 1105). S. Bernard écrit : « Toute mon espérance dépend de
l’Homme‑Dieu, non parce qu’il est Homme, mais parce qu’il est Dieu » (Cant., 10, 8). Mais il reprend
l’antique tradition mariologique, Ève‑Marie. Le Christ guérit le méfait
d’Adam. Mais il est le juge sévère. Il est donc bon qu’à côté de lui Marie
trouve une place. « Il est nécessaire qu’il y ait une médiatrice auprès de
ce médiateur et aucune ne nous est plus utile que Marie ». « Il n’y a
rien de sévère en elle, rien d’effrayant, elle est toute douce ». Marie
est « l’échelle des pécheurs ». « Le Fils écoutera la Mère et le
Père écoutera le Fils ». « Ainsi donc, du plus profond de notre cœur,
avec tous nos sentiments, avec tous nos désirs, honorons Marie, car telle est
la volonté de celui qui a voulu que nous ayons tout par Marie ».
« Dieu a voulu que nous n’ayons rien qui ne passât par les mains de
Marie ». S. Bonaventure se
rattache étroitement à S. Anselme et à S. Bernard. Il mentionne le parallèle
d’Ève et de Marie et dit avec S. Bernard que Marie, par son « fiat »,
a rendu l’Incarnation possible, qu’elle « voulut livrer son Fils unique
pour le salut des hommes, afin d’être (ici), en tant que Mère, en tout
semblable au Père » ; il dit que « par elle la grâce a été
répandue ». S. Albert :
Marie est notre médiatrice « à cause de son exemple, de son intercession
et de son mérite ». S. Thomas :
Marie est pleine de grâce « dans la pratique du bien et la fuite du
mal ; ensuite parce que la grâce se répand de son âme sur son corps, et
enfin troisièmement à cause de l’effusion de la grâce sur tous les
hommes ». S. Bernardin de
Sienne : « Dans le Christ, il y avait plénitude de grâce comme dans
la tête et dans sa source ; en Marie, comme dans le cou en tant que
passage » ; d’elle se déversent les grâces de la tête du Christ dans
son corps mystique. Cette image se retrouve plus tard, comme celle de l’aqueduc
de S. Bernard.
Synthèse. D’après l’Écriture comme d’après la Tradition, Marie prend
doublement part à la Rédemption. Tout d’abord, et c’est là le plus important,
par sa maternité : elle est la Mère du Sauveur. Elle y prend part, en
second lieu, par sa coopération à l’œuvre de la Rédemption, elle est la Mère de
ceux qui doivent être sauvés. La première participation fait déjà l’objet d’un
dogme ; la seconde attend encore sa définition.
Scheeben, qui a travaillé plus
que personne en Allemagne à développer la mariologie, écrit que « Marie
n’est pas un principe coordonné dans le Christ et indépendant de lui, habilité
et appelé pour compléter sa force et sa puissance rédemptrice ». Elle a en
effet été rachetée par lui et « ne peut qu’en tant que rachetée par lui,
en vertu de la force reçue de lui‑même, coopérer à l’œuvre de la Rédemption ». Elle a
« si peu le pouvoir de compléter la force et la puissance rédemptrice
interne du Christ qu’elle est plutôt portée essentiellement par la foi à la
force du Christ et que son seul but est que cette force parvienne d’une manière
convenable à son exercice (que veut dire cela?). C’est pourquoi l’influence de
Marie sur la Rédemption est une pure
coopération et cette coopération de son côté n’est qu’une coopération ministérielle avec l’acte
rédempteur du Christ qui est en soi l’acte rédempteur indépendant et proprement
dit. Marie elle‑même n’est qu’une collaboratrice acceptée par le Rédempteur, c‑à‑d. appelée et habilitée par lui, une collaboratrice qui le sert de près dans la réalisation de l’œuvre rédemptrice que supporte entièrement sa propre force et
puissance ou, pour le dire en latin d’une manière plus concise et plus
plastique, elle est la « ministra Redemptoris in opere
redemptionis ». Scheeben s’efforce, avec raison, d’écarter la difficulté
qui se trouve dans la syllabe « co » du mot
« coopération », en représentant l’acte rédempteur du Christ comme
étant en lui‑même complet, achevé, principal. En effet l’acte du Christ doit logiquement et
objectivement être posé avant, car ce n’est que par lui que Marie est ce qu’elle est :
« Servante de la Rédemption ». Il est déjà défini, on le sait, que
c’est « au vu des mérites du Christ » qu’elle a reçu sa rédemption.
La notion de Rédemption est une notion unique, achevée en elle‑même. S. Paul parle très nettement de la Rédemption (le singulier avec
l’article, Rom. 31, 24, etc.). On ne doit pas courir le risque de briser cette
notion par une expression qui implique une coordination. Car ce qui pour Marie
est une coopération en est une aussi pour le Christ. Une partie fournit la
coopération pendant que l’autre la reçoit. Il semble donc que la formule de Scheeben
elle‑même ait besoin d’être corrigée. Scheeben d’ailleurs connaît une autre formule. Il continue : Dans les temps modernes (depuis
le 16ème siècle) on a appelé Marie « coopératrice à la
Rédemption » et aussi « corédemptrice ».
Mais cette expression, bien qu’elle ait un sens très bon, voire très beau, qui
ne peut pas être rendu par un autre aussi concis et aussi net, présente
cependant, prise toute seule, au lieu de l’accentuation de la subordination et
de la dépendance ministérielle de Marie, un peu trop l’apparence d’une
coordination avec le Christ ou bien d’un complément de la force du Christ.
Aussi ne devrait on l’employer qu’avec la restriction expresse :
« dans un certain sens ». Il pense qu’ « Auxiliaire du
Rédempteur pour l’œuvre de rédemption » serait meilleur, mais il fait
encore immédiatement une restriction : « Seulement on ne doit pas
entendre ici aide dans le sens ordinaire de soutien, c‑à‑d. le renforcement d’une force en soi insuffisante par
une autre force, mais dans le sens d’un service qui favorise l’obtention d’un
but ». Nous laissons à d’autres le soin de juger si Scheeben est plus
clair maintenant qu’auparavant. Diekampf
élève aussi des difficultés : « Depuis le 17ème ou le 18ème
siècle, certains théologiens soutiennent qu’il faut donner un nouveau titre
d’honneur à la Très Sainte Vierge, celui de « corédemptrice ». Ils
apportent, dans ces efforts, on ne peut pas le contester, de bons sentiments
qu’on peut admettre dogmatiquement. Mais, pour éviter des malentendus faciles,
ils sont obligés d’entourer leur expression de tant de réserves et de la
détourner tellement de son sens propre qu’il vaudrait mieux s’abstenir
d’employer cette expression. Pour des raisons semblables, j’avais également
refusé jusqu’ici d’employer ce terme, car sans les « réserves », il
peut être mal compris « dans son sens propre ». Je l’ai ensuite
accepté dans la troisième et la quatrième édition de mon livre sur la Sainte
Vierge, parce qu’il a été employé par les derniers Papes dans des Encycliques.
Il n’en reste pas moins des difficultés pour la dogmatique scientifique. Ces
difficultés proviennent manifestement de la syllabe « co ». Le Traité
de la grâce nous offre un exemple de la coopération entre un supérieur et un
inférieur dans la notion de « grâce coopérante ». Mais la chose est
différente, car l’effet de la grâce et de la volonté est « totus Dei et
totus hominis », ce qu’on ne peut pas dire du Christ et de Marie même
d’une manière analogue. On a proposé et mis en usage une formule, d’après
laquelle Marie a mérité pour nous de congruo tout ce que le Christ a mérité de
condigno. Mais si nous voulons adopter cette manière de voir et, au moyen de
cette expression scolaire née au 13ème siècle, expliquer la
participation de Marie à l’œuvre de l’Homme‑Dieu, il nous faut rendre
acceptable théologiquement que la « satisfaction surabondante » du Christ ait pu recevoir encore
un « complément » ou une « aide » de la part de Marie ; il nous faudra ensuite établir
par l’Écriture et la Tradition que cette formule est tout au moins
implicitement révélée ; il nous faudra encore éviter le danger de briser
la notion de l’unicité et de l’unité absolue de la Rédemption qui se trouve
partout dans la Révélation. Doit‑on se représenter la chose de cette façon : Le Christ a d’abord racheté Marie
seule, de condigno afin de racheter ensuite le monde avec elle (cooperans),
lui par le mérite de condigno et elle par le mérite de congruo ? Le mérite
de Marie ne peut avoir son fondement que dans le mérite du Christ. Mais il faut
établir que tout cela se trouve manifestement dans le plan divin du salut. Sur
ce point, les travaux réunis des théologiens auront encore de la lumière à
faire.
La seconde question, celle de la médiation universelle de grâce de Marie,
doctrine qui fut surtout répandue par le bienheureux Grignon de Montfort (+1716) doit être entendue d’après l’analogie
de la christologie. Or la médiation de grâce du Christ a son fondement dans son
mérite. Par conséquent celle de sa Mère aussi. Or la médiation du Christ a été
définie dans les termes (cf. par ex. : Rom., 3, 21 sq. etc.) mais celle de
Marie ne l’est pas. Elle ne peut donc être envisagée que comme une conclusion
théologique et doit être formulée comme telle. Dans la Revue thomiste (1927), 423, le P. Lavaud, Dominicain, traite
« de la causalité instrumentale de Marie, médiatrice de toute grâce »
et établit ce qui suit : « Pour S. Thomas, le rôle de Chef (caput),
le mérite de condignité pour autrui, la causalité instrumentale et la grâce
sont étroitement liés. Si une de ces trois choses manques, les autres font
également défaut. Or il est absolument certain que le mérite en justice du
salut des hommes est rigoureusement propre à Jésus. Marie ne mérite pour nous
que d’un mérite de convenance. Elle n’est donc pas notre « Chef »
secondaire, ni seconde cause instrumentale de la grâce ». Il reste donc
pour Marie le rôle de la médiatrice morale : par l’intercession. Il n’y a
là en soi aucune difficulté ; il est seulement nécessaire d’éclaircir deux
circonstances : 1° Comment elle est la médiatrice de « toutes »
les grâces, et 2° Prouver que cette médiation est révélée. Il est difficile de
se rendre compte comment on pourrait admettre une médiation physique, pour cela
en effet l’omniprésence physique de Marie serait nécessaire.
Dans son Encyclique
« Miserentissimus Redemptor » du 8 mai 1928, sur la réparation due au
Cœur de Jésus, Pie XI rappelle aux fidèles la culpabilité générale de
l’humanité et leur met devant les yeux la grande œuvre expiatrice de notre
Seigneur et Sauveur : Bien que la « surabondante Rédemption du Christ
nous a fait remise de toutes nos fautes » (Col., 2, 13), la divine
Providence a merveilleusement décidé que nous achèverions dans notre chair ce
qui manque encore à la Passion du Christ, en faveur de son corps, c.‑à‑d. l’Église (Col., 1, 24). Nous sommes
en effet unis au Christ d’une manière mystérieuse, comme les membres du corps sont unis à la tête et par la tête entre eux, dans une grande « communion des saints », et
nous devons, par suite, former un tout avec lui pour une grande œuvre unique
d’expiation. « C’est aussi ce que le Médiateur entre Dieu les hommes, le
Christ Jésus, avait demandé à son Père peu de temps avant sa mort » (Jean,
17, 23). C’est dans cette fusion avec le Christ que consiste non seulement
l’acte de consécration au Cœur de Jésus, mais encore l’expiation qui lave notre
faute. Après avoir, une fois encore, fait le tableau de la situation morale
déplorable de l’humanité actuelle, le Pape invoque la miséricorde et la
médiation du Cœur de Jésus, puis se tourne vers Marie : « A Nos vœux
et à Nos efforts, que Marie la Vierge très bienveillante et la Mère de Dieu
daigne sourire, elle qui nous donna Jésus notre Rédempteur, qui l’éleva, qui
l’offrit comme victime au pied de la croix, et qui, par sa mystérieuse union
avec le Christ et par une grâce particulière reçue de lui, fut aussi Réparatrice et est pieusement appelée de
ce nom. Plein de confiance en son intercession auprès du Christ qui, seul
Médiateur entre Dieu et les hommes, a voulu cependant s’associer sa Mère comme avocate des pécheurs et comme dispensatrice et
médiatrice de ses grâces, Nous vous accordons du fond du cœur, comme gage
des faveurs célestes et en témoignage de Notre bienveillance paternelle, à
vous, Vénérables Frères, ainsi qu’à tous les fidèles confiés à vos soins, la
Bénédiction Apostolique ».
A consulter : Vaccari, De B. V. M. resurrectione et in
cœlos gloriosa Assumptione. J. Marta,
Ni Éphèse, ni Panaghia‑Capouli, mais Jérusalem. Étude historique sur le lieu de la
mort de la S. Vierge (1910). Godts,
Définibilité dogm. de l’Assomption corporelle de la T. S. Vierge (1924)
(Violente polémique contre Ernst, qui avait publié un ouvrage sur le même sujet
et qui répondit dans la Revue de Bonn (1927).
La mort glorieuse de Marie. Nous n’avons pas, au sujet de la mort de
Marie, de renseignements historiques, pas plus que de déclarations du magistère
de l’Église. S. Epiphane (+403) fit
des recherches sur les circonstances de la fin de sa vie, mais ne put trouver
aucune donnée certaine et ne voulut pas décider si elle était morte ou non
(Hær., 78, 11). Or, Marie est véritablement morte. C’est l’enseignement général
des Pères et de l’Église dans sa liturgie. La fête de l’Anapausis (Dormition) est très ancienne et c’est probablement la
fête la plus ancienne de Marie.
On pourrait sans doute déduire de
son exemption du péché originel son exemption de la mort, mais il faut se
rappeler que l’homme est naturellement mortel et que ce n’est que par une grâce
spéciale qu’Adam possédait l’immortalité corporelle ; or, dans l’ordre
concret du salut, Dieu ne voulut plus unir ce don à la justice. Le Christ lui‑même, comme l’enseigne S. Augustin (De pecc. merit. et rem., 2, 29), s’il n’était pas mort
de mort violente, serait mort d’une manière naturelle. En outre Marie, étant la
Mère du Rédempteur qui a sauvé le monde par sa mort, devait ressembler à son
Fils dans la mort ; elle ne pouvait pas être au‑dessus de lui. Pour ces raisons Marie est morte, mais sa mort ne
fut pas la conséquence directe du péché originel ou du péché personnel (Prop. 73 dam.
Baii ;Denz., 1073).
Les théologiens admettent que
Marie ne mourut pas par suite d’une maladie, ni d’aucune manière qui ne convînt
pas à sa dignité, mais que sa mort fut une mort libre causée par la violence de son amour pour son Fils et pour
Dieu (amore langueo, Cant., 2, 5). La liturgie appelle la mort de Marie un
« sommeil » (dormitio, ϰοίμησις,
pausatio, ἀνἀπαυσις). Au sujet
du lieu de la mort, on ne peut rien dire de certain, les avis sont partagés
entre Éphèse et Jérusalem.
L’Assomption de Marie. C’est une pieuse croyance admise dans
l’Église, croyance qui, depuis le 6ème siècle, a trouvé son
expression dans une fête particulière, l’« Assomption de la Sainte
Vierge » (15 août) et qui, plus tard, au Moyen âge, dans l’instruction
populaire, comme dans les écrits théologiques, fut exposée et défendue.
Les premiers renseignements sur
l’Assomption ne procèdent pas de l’Écriture. La Tradition apostolique elle‑même n’en dit rien. Ce sont les apocryphes
qui, depuis le 4ème siècle, donnent à ce sujet des détails divers.
De telles « sources » ne peuvent pas servir de fondement dogmatique.
Toute la question doit être transportée du terrain historique sur celui de la
spéculation théologique. Il y a en effet des raisons théologiques pour un
transfert immédiat de Marie au ciel, en corps et en âme ; il s’agit
seulement de savoir quelle est la force probante de ces raisons. L’Église ne
s’est pas prononcée à ce sujet.
Une proposition positive dans ce
sens faite par 204 évêques au dernier Concile ne put, en raison des
circonstances troublées, exercer d’autre influence sur le développement de la
doctrine. Dans la discussion de ce problème, il faut partir de l’importance du
corps de Marie pour le Rédempteur et la Rédemption. La question est d’abord de
savoir si Dieu pouvait permettre que ce corps fût livré à la corruption. Si
l’on peut arriver à répondre négativement, le fait de l’Assomption corporelle
s’ensuit, pour ainsi dire, de lui‑même : c’est une conséquence immédiate. Mais la corruption est un processus
naturel, la décomposition de matières que la vie avait réunies et mises à son service, et
qu’elle abandonne désormais au flux général des choses. Il n’y a rien en cela
qui ressemble au péché ; mais le sentiment général n’en juge pas moins que
la décomposition est non seulement humiliante et choquante, mais encore
horrible et hideuse. On dit que Marie était sans doute soumise à la loi simple
de la mort, mais qu’elle ne pouvait guère être soumise à l’indécence et à la
honte de la corruption ; ce qui d’ailleurs était complètement inutile.
Dieu devait l’en protéger (decuit, potuit), d’autant plus que le Logos éternel
avait pris sa nature humaine de ce corps. On peut ici, à juste titre, rappeler
la parole de S. Augustin concernant « l’honneur du Seigneur » qui
s’oppose à un déshonneur de sa Mère, même morte. On peut ensuite faire
ressortir l’absence complète de péché en Marie et son intégrité corporelle
absolue (sa virginité), ce qui donne encore un certain fondement au privilège
de l’incorruptibilité. Enfin on peut admettre que le Christ aura appliqué à sa
Mère, avant tout autre, les fruits complets de sa Rédemption. De même qu’il
avait écarté d’elle par avance le péché, il aura transformé immédiatement la
mort, qu’elle venait de subir, en vie et en immortalité. Si l’on pèse ces
raisons purement théologiques et par là même moins contestables, l’Assomption
corporelle apparaît comme la conséquence logique du dogme marial principal.
Le culte de Marie. L’histoire de l’enfance de Jésus est la « magna
charta » de la doctrine mariale catholique ; elle l’est aussi du
culte de Marie. Dans la maison du prêtre Zacharie, il y eut déjà une louange et
une vénération de Marie, la « Mère du Seigneur » ; de cet
hommage par conséquent, on indiquait en même temps le motif (Luc, 1, 42, 43).
Marie n’est pas considérée toute seule, mais en même temps que son Fils. Elle est bénie entre toutes les femmes,
mais en même temps est béni « le fruit de ses entrailles ». C’est
ainsi que plus tard la considèrent la piété chrétienne et l’art chrétien :
la Mère avec son Enfant dans les bras ; de l’Enfant la lumière brillante
tombe en même temps sur la Mère, qui est le trône de sa gloire. Élisabeth,
« remplie du Saint‑Esprit » (Luc, 1, 41) a, la première, prononcé cette louange humaine ; l’ange avait déjà adressé une louange céleste (Luc, 1, 28). Dans le même Esprit, Marie elle‑même accepte cette bénédiction et la confirme et elle annonce prophétiquement une loi cultuelle chrétienne à son sujet : « Voici que toutes les générations me diront bienheureuse » (Luc, 1, 48). C’est là une prédiction pour l’avenir, qui ne pouvait rester
sans accomplissement. Dans tout le reste de sa vie, elle n’a sans doute reçu
aucun honneur extérieur, pas plus que son humble Fils auquel elle devait
ressembler dans l’abaissement et l’humilité.
Nous avons déjà signalé que le culte de Marie ne se développa que plus
tard. Il faut se rappeler que, pendant les trois premiers siècles, les
persécutions ne permettaient guère un développement du culte. Il en fut
autrement quand Constantin eut donné la paix à l’Église. On s’occupa d’abord
beaucoup du culte des Apôtres et des martyrs, de leurs tombeaux et de leurs
reliques. Mais il semble qu’on avait perdu toute trace du tombeau de Marie et
qu’on avait oublié le jour de sa mort. On n’a jamais prétendu dans l’Église
posséder de ses reliques, ce qui d’ailleurs serait inconciliable avec son
Assomption. Aussi le culte de Marie tarda à s’instituer. Les protestants, comme
Lucius Anrich, interprètent ce fait
selon leurs idées, mais même des catholiques, comme Kellner, font ressortir que la première fête de Marie qui soit
attestée ne date que de l’an 500 environ. S. Jérôme ne connaît ni une fête de
Marie ni une église dédiée à Marie, bien qu’il y eût alors une quantité
d’églises en l’honneur des anges et des saints. La première apparition de Marie est racontée par S. Grégoire de Naz. au sujet de son
maître S. Grégoire le Thaumaturge, à qui la Sainte Vierge aurait remis le
célèbre symbole de foi de ce saint (M. 46, 409 sq.). S. Grégoire de Naz. atteste aussi la première invocation faite à Marie par une vierge chrétienne nommée Justine,
menacée dans sa chasteté, « afin qu’elle l’assiste » (Orat., 24, 10
sq.). S. Epiphane dut arrêter, en
Orient, le culte exagéré des kollyridianines qui offraient à Marie des
gâteaux : « Marie ne doit être adorée par personne et, bien qu’elle
soit entièrement glorieuse et sainte et absolument digne d’honneur, elle ne
doit cependant pas être honorée jusqu’à l’adoration » (Hær., 79, 7).
« Saint à la vérité était le corps de Marie, mais il n’était pas
Dieu ; virginale certes était la Vierge et très honorée ; cependant
elle ne nous a pas été donnée pour être adorée, mais comme une femme qui adore
celui qui est né de sa chair (Ibid., 79, 4). Naturellement le culte de Marie
s’accrut après la définition de la Théotokos au Concile d’Éphèse (431). Mais ce
culte existait déjà avant, bien qu’il fût différent selon les lieux. Si l’on
peut appeler S. Epiphane le mariologue de l’Orient, les protestants eux‑mêmes, comme Lucius Anrich, disent à propos de S. Éphrem le Syrien :
« Le culte marial ne s’est pas constitué peu à peu seulement à partir de
l’ère constantinienne, mais il existait déjà dans une forme très développée et
presque médiévale au 4ème siècle, chez Ephrem et les moines pour
lesquels ces prières (d’Éphrem à Marie) avaient été écrites » (Débuts du
culte des saints, 517).
Si, en Occident, le culte de
Marie était, au début, moins vivant, il se développa d’autant plus rapidement
au Moyen‑Age. Il suffit de nommer S. Anselme, Eadmer
et S. Bernard ; surtout ce dernier. Ces hommes
connaissaient cependant des limites ;
on trouve particulièrement ces limites chez les hommes pondérés de la haute
Scolastique. Mais on ne peut pas en dire autant de la piété mariale populaire
et de la littérature de second ordre. C’est là que les protestants puisèrent
leurs reproches de l’ « adoration » de Marie. Finke, par contre, dans son petit
ouvrage « La femme au Moyen‑Age », montre comment on a pu facilement appliquer
à Marie les qualifications (reine,
impératrice, co‑impératrice, mère de roi) des impératrices, leur
intercession auprès de l’empereur et leur rôle médiateur dans la répartition
des emplois ; d’ailleurs l’étiquette de la cour de Byzance exerça une
influence multiple sur les cérémonies religieuses de l’Église. Mais on alla
souvent plus loin. Marie ne fut pas seulement l’Épouse du Saint‑Esprit, la Fille du Père, mais elle fut encore appelée « Déesse », etc. Naturellement on n’entendait pas cela au sens des « déesses » et des « mères des dieux » païennes, mais au sens de « saint » que les humanistes
remplacèrent par le mot classique antique « divin ». Ils furent
suivis par les théologiens et les écrivains ecclésiastiques, dit Beissel, « sans qu’on ait songé à
une apothéose ». Les images pleurantes, versant une sueur de sang,
laissant couler de l’huile, parlantes, mouvantes de Marie, n’apparaissent qu’au
Moyen‑Age (Cf. Beissel,
passim.). Le même auteur nomme comme reliques :
la ceinture, des cheveux, des vêtements, des chaussures, un voile, du lait, de
l’huile, l’anneau de fiançailles. S. Bernardin de Sienne combattit avec rudesse
de tels excès. La réaction ecclésiastique contre ces exagérations se fit au
Concile de Trente.
Au reste, la théologie
scolastique authentique sut toujours se maintenir dans les justes limites. Au
sujet du plus ardent des dévots à Marie au Moyen‑Age, S. Bernard, Hænsler écrit : « Ce serait trop dire que de
prétendre que la doctrine mariale de Bernard circule comme un fil rouge à
travers tous ses écrits », et il ajoute qu’on chercherait en vain chez lui
quelque chose de proprement neuf sur la Mère de Dieu. Conformément à son grand
« amour de la vérité », S. Bernard écrit à son sujet : « Je
me suis permis, après les Pères qui ont traité ce passage à fond, d’y porter la
main à mon tour ». Puisse cet esprit théologique vraiment traditionnel du
célèbre mariologue que fut S. Bernard, chez qui l’« amour de la
vérité » s’unit à la plus tendre dévotion, rester toujours la règle de nos
exposés scientifiques, comme de nos écrits ou de nos discours d’édification
concernant la Sainte Vierge.
Marie dam l’Église grecque. Quand nous savons que l’expression
« Théotokos » est, dans sa forme, d’origine grecque (Éphèse), nous ne
pouvons plus avoir de doute sur le culte de Marie dans l’Église d’Orient, car
le culte suit la foi. Dans « Una Sancta » (livraison spéciale, 1927),
le russe Serge Boulgakoff
écrit : « On ne peut trouver des mots assez forts pour exprimer comme
il convient la vénération dont la Mère de Dieu est l’objet dans l’Église. Les
observateurs hostiles à l’Église disent que celle‑ci n’est pas la religion du Christ,
mais celle de la Sainte Vierge. Cette opposition est déjà aveugle et obtuse en soi. Par cela même qu’elle est la foi en le Christ, l’Église est aussi l’hommage à sa Mère, inséparablement, comme sont inséparables le Christ et la Sainte
Vierge, dans l’Incarnation, comme ils le sont représentés sur les icônes de la
Mère de Dieu. L’Église honore la Sainte Vierge aussi bien dans une image ultra
céleste, comme Mère de Dieu, Reine des cieux, louée et glorifiée au‑dessus de toute création, que comme Mère du genre humain, comme
notre sainte Protectrice dans nos peines, besoins et calamités... La Mère de
Dieu vit dans l’Église, se manifestant dans ses icônes miraculeuses, attentive
aux prières qui s’élèvent auprès d’elle. On peut dire sans exagération que,
dans les prières de l’Église, le nom de la Sainte Vierge est invoqué aussi
souvent que celui du Christ et de la Sainte Trinité.
Cependant l’Église orientale
n’est pas d’accord avec nous dans tous
les dogmes et toutes les questions mariologiques. Bien qu’elle enseigne, elle
aussi, la sainteté et l’exemption de péché de Marie, l’Immaculée‑Conception est, au témoignage des auteurs grecs et russes, une doctrine qui nous sépare d’eux au même titre que le « Filioque » et la primauté du Pape (Cf.
L’Église orientale, livraison spéciale de « Una Sancta », 1927, 116).
Quand des théologiens catholiques écrivent parfois que les Grecs ont célébré
longtemps avant nous la fête de l’Immaculée‑Conception, il ne doivent pas
oublier que cette fête n’a pas le sens que nous lui donnons chez nous, comme on
l’a exposé p. 470. L’Église grecque, d’après Georgij de Florovakij, soutient ce
principe : « Il ne peut pas y
avoir d’évolution dogmatique ; car les dogmes ne sont pas des axiomes
théoriques qu’on peut, pour ainsi dire, décortiquer graduellement et
successivement en théorèmes de la foi » (Ibid., 35). Cf., par contre, ce
qu’on a dit plus haut (§ 12) de la doctrine catholique de l’évolution
dogmatique.
Au sujet de Marie dans l’art, Kaufmann
(Manuel d’archéologie chrétienne) porte le jugement suivant : « L’art
le plus ancien ne connaît pas d’image indépendante de la Madone. Quand il
représente la Sainte Vierge, cela se fait toujours dans le cadre du cycle
christologique ». Ainsi donc Marie et l’Enfant. Sans la Théotokos, il
aurait été tout au moins impossible de parler de l’Enfance du Christ.
« Les images purement cultuelles (de Marie) n’apparaissent qu’à l’époque
de Constantin, et tout d’abord en très petit nombre, pour s’incorporer ensuite,
au temps de la controverse de la théotokie, par conséquent au 5ème
siècle, comme un élément intégrant, au cycle de l’art chrétien » (p. 387).
A côté de l’« orante » apparaît d’ordinaire la figure historique et
biblique de Marie avec l’Enfant. Écoutons encore un jugement tiré de l’œuvre
monumentale récemment parue de Wilpert, « Les mosaïques et les peintures
romaines des constructions religieuses du 4ème au 13ème
siècle » (4 vol., 1916). Il écrit (2, 921 sq.) : « Dans l’art
funéraire (des catacombes), nous rencontrons la Mère de Dieu dès le 2ème
siècle dans les scènes de l’adoration des mages, de la prophétie d’Isaïe et de
l’Annonciation, ainsi que comme modèle des vierges consacrées ; depuis la
paix constantinienne, nous la voyons dans les représentations de la naissance
du Christ et une fois comme avocate du genre humain. Dans l’art extérieur aux cimetières,
le cycle des représentations se développe à tous égards… On aime à la
représenter avec son Enfant dans les bras, entourée de la cour céleste et
assise sur un trône. Son privilège principal consistait, en effet, dans sa
maternité divine et c’est aussi sous ce vocable que le Pape Sixte III (+440)
lui dédia une église qui est l’église officielle de Marie. Ce Pape est le
premier, à notre connaissance, qui ait prouvé sa dévotion à la Sainte Vierge en
lui élevant une église. Il créa pour l’abside de Sainte‑Marie‑Majeure l’image du couronnement ; il semble que c’est de cette image que dérivent les représentations de la Vierge Reine ». Les protestants veulent
affaiblir ce témoignage et voient volontiers dans les antiques images de Marie
des images de la « Mère Église ». Cf. par contre Liell
et Munoz (Iconografia della Madonna, 1904). Les « images de S. Luc »
sont d’une époque postérieure ; la plus ancienne, à Sainte‑Marie‑Majeure, est du 9ème
siècle, celle de Lorette, du 13ème siècle.
Le Salve Regina attesté par les manuscrits depuis la fin du 11ème
siècle est attribué d’ordinaire aujourd’hui au moine Hermann Contract (+1054),
de Reichenau. On nomme aussi comme auteurs Anselme de Lucques (+1086) ou
Adhémar du Puy (+1198). S. Bernard de Clairvaux ne semble pas entrer en ligne
de compte. Le son de l’Angelus se
développa graduellement au Moyen‑Age : vers 1300, on accompagnait le son de cloche
du soir, le couvre‑feu, de la récitation de
l’Angelus, en mémoire de l’Annonciation ; bientôt on ajouta un son de
cloche le matin accompagné de la même prière, en mémoire de Marie au pied de la
croix, puis vers 1400, il y eut un son de cloche le vendredi midi, en l’honneur
de la mort du Seigneur ; au 16ème siècle s’introduisit
définitivement le bel usage de l’Angelus, tel que nous le connaissons
aujourd’hui. L’Église le recommanda et l’enrichit d’indulgences (Cf. Dict.
theol., 1278‑1281).
Conclusion pratique. Marie fut la Vierge « pleine de grâce »,
mais la voie du ciel ne fut pas plus facile pour elle que pour son divin Fils.
Jésus a dit un jour : « Il sera beaucoup exigé de celui à qui il a
été beaucoup donné, et plus on aura confié à quelqu’un, plus on lui redemandera
(Luc, 12, 48). Cela s’applique complètement à Marie. Elle marcha dans la foi et on doit lui reconnaître,
sérieusement et dans toute sa plénitude, cette vertu si hautement louée en elle
et d’où lui est venue sa béatitude (Luc, 1, 45). C’est justement par là qu’elle
est pour nous un modèle digne d’imitation et d’honneur. Dieu accorde ses dons
aux hommes dans leur pèlerinage terrestre, non pas comme une simple entité,
mais encore pour la vie et l’action. Dans nos prédications et nos instructions
catéchistiques, nous ne devrions pas oublier, quand nous décrivons l’état de grâce de Marie, de parler aussi
de sa coopération et de sa vie vertueuse, afin que sa vertu ne soit pas
seulement brillante, mais encore attirante. C’est ainsi que les Pères, dès le
début, nous présentent l’image vivante de Marie. Leur parallèle traditionnel
d’Ève et de Marie a été tracé du point de vue moral et religieux : ici la
foi, l’obéissance, la vie ; là l’incrédulité, la désobéissance, la mort.
Nous ne devrons donc pas, en rappelant ce que Dieu a fait de Marie (Luc, 1, 49), oublier ce que Marie a fait avec la grâce de Dieu. S. Augustin lui‑même qui insiste pourtant partout
avec force, et spécialement chez Marie, sur le rôle de la grâce dans la vie humaine, dit que Marie a conçu son Fils dans son cœur croyant, avant de le concevoir
dans son sein. « Lorsque l’Ange eut ainsi parlé, pleine de foi et recevant le Christ dans son âme avant de le
recevoir dans son sein : Voici, dit‑elle, la servante du Seigneur ; qu’il me soit fait selon votre
parole » (Sermon 215, 4). Ce n’est pas
dans l’ardeur de la concupiscence de la chair qu’elle conçut son Fils, mais
dans la pure ferveur de la foi et de la charité (« conception qui n’a pas
été due aux ardeurs de la concupiscence, mais à la ferveur d’une charité pleine
de foi », Sermon 214, 6). C’est ainsi qu’il faut entendre l’idée qui
apparaît pour la première fois chez S.
Ephrem et qu’on retrouve jusqu’au Moyen‑Age, d’après laquelle Marie a conçu par l’oreille. Il y a là une pensée profonde : Marie entend d’abord le message de l’envoyé divin, le croit et mérite par là, d’une certaine
manière, de concevoir le divin Logos dans son Incarnation.
L’importance de la Très Sainte Vierge pour nous est double :
c’est une importance objective, parce
qu’elle nous a enfanté le Sauveur du monde et par là « Marie devint, par son obéissance, cause de salut pour
elle‑même et pour tout le genre humain » (Irén., A. h., 3, 22, 4) et une importance subjective, parce qu’elle a été pour
nous le plus brillant exemple de la vertu chrétienne silencieuse et cachée. Et
quand S. Ambroise dit :
« La conception et la naissance d’un saint ne signifient pas seulement une
grâce pour ses parents, mais encore le salut pour des milliers d’autres »
(Commentaire sur S. Luc, 1, 29), cela est doublement vrai de la Très Sainte
Vierge Marie.
Index Alphabétique : page 487 du livre en papier. Voir les scan-pdf
du tome 1.
[La suite est le livre 4, qui constitue le début du tome 2 :
la doctrine de la sanctification. Mgr Bernard Bartmann, PRÉCIS DE THÉOLOGIE DOGMATIQUE].