Mgr Bernard Bartmann

PRÉCIS DE THÉOLOGIE DOGMATIQUE

Édition par JesusMarie.com – ce livre est placé en copyleft – Paris 10 février 2020

Merci de prier pour la personne qui a travaillé deux ans pour réaliser cette nouvelle édition

LIVRE 3 : La doctrine de la Rédemption

LIVRE 3 : La doctrine de la Rédemption

INTRODUCTION : La Rédemption en général

§ 81. Rédemption et religion Décret éternel et préparation temporelle

§ 82. Nécessité et liberté de la Rédemption. Convenance de l’Incarnation

PREMIÈRE SECTION : La Personne du Rédempteur : Christologie

§ 83. Introduction

CHAPITRE 1 : La divinité du Christ

§ 84. La preuve d’Écriture

§ 85. La divinité du Christ dans la Tradition

CHAPITRE 2 : L’humanité du Christ

§ 86. L’humanité véritable du Christ

§ 87. La passibilité du Christ

CHAPITRE 3 : L’unité de Dieu et de l’homme dans une seule Personne

§ 88. Hérésies sur l’unité dans le Christ

§ 89. L’union hypostatique

§ 90. Explication théologique de l’union hypostatique

§ 91. Permanence sans altération des deux natures

§ 92. La communication des idiomes, les actions théandriques, la périchorèse.

§ 93. La filiation divine naturelle du Christ en tant qu’Homme

§ 94. L’adoration du Christ HommeDieu

§ 95. La parfaite sainteté du Christ

§ 96. La science parfaite du Christ

§ 97. La puissance parfaite du Christ

DEUXIÈME SECTION : L’Œuvre du Rédempteur : La Sotériologie

CHAPITRE 1 : Le magistère du Christ

§ 98. La réalité de ce magistère

§ 99. La perfection du magistère du Christ

CHAPITRE 2 : Le sacerdoce du Christ

§ 100. La réalité du sacerdoce

§ 101. Le sacrifice sacerdotal du Christ

§ 102. La satisfaction par substitution

§ 103. Les effets du sacrifice rédempteur

CHAPITRE 3 : La royauté du Christ

§ 104. La royauté du Christ en général

§ 105. La descente aux enfers

§ 106. La Résurrection du Christ

§ 107. L’Ascension

APPENDICE La Mère du Rédempteur

§ 108. La Mère de Dieu

§ 109. Marie toujours Vierge

§ 110. La Vierge pleine de grâce

§ 111. La Vierge glorifiée

 

A consulter : Diekamp, Doctrina Patrum de Incarnatione Verbi (1907). S. Athanase, De Inc. Verbi. S. Cyrille d’Alexandrie, Patrologie de Bardenhewer, 233 sq. S. Ambroise, De incarn. dom. sacramento. S. Augustin, Enchiridion, 2355 ; De Trin. Passim ; In Joan, passim. S. Fulgence, De Incarn. Filii Dei. S. Jean Damasc., De fide orth., 3 et 4. Boyer, La Rédemption dans Origène (1886). Vosn, L’Apollinarisme (1901). Hugon, Le mystère de la Rédemption (1910). Rivière, Le dogme de la Rédemption (1905, hist.) ; Le dogme de la Rédemption chez S. Augustin (1929). Ders, Le mystère de l’Incarnation (1913) ; Le dogme de la Rédemption (1914, théol.). Prat, S. Paul (1913). Dict. théol., v. Fils de Dieu, 5, 2253 2476, et Incarnation, 7, 1445 sq. Parmi les Scholastiques : S. Anselme, Cur Deus homo ? S. Thomas, S. th., 3, 159 ; C. Gent., 4, 27 sq., en outre les commentateurs et auteurs de manuel déjà cité. Minjard, L’HommeDieu, 2 vol. (1898 sq.). Karl Adam, Jésus le Christ (trad. Ricard) ; les Vies de Jésus, Fouard, Didon, etc. F.M. Willam, La Vie de Jésus (trad. M. Gautier, 1934).

La matière se divise en deux parties : la personne du Rédempteur ou la christologie ; l’œuvre de la Rédemption ou la sotériologie. La première partie s’occupe surtout de l’Incarnation, d’où le titre « De Incarnatione » qu’on lui donne aussi ; la seconde s’occupe surtout de la Rédemption, d’où le titre « De Redemptione ». Il faut d’abord régler quelques questions générales concernant la Rédemption.

INTRODUCTION : La Rédemption en général

§ 81. Rédemption et religion Décret éternel et préparation temporelle

A consulter : S. Thomas, S. th., 1, 2, 102. Legrand, Diss., 2 (Migne, Curs. compl., 9, 80 sq.). Corluy, Spicil. dogm. bibl., 1, 347 sq.

Rédemption et religion. Toute religion est une religion de rédemption, car chacune a l’intention de délivrer de la souffrance. Mais on attribue à la souffrance des origines diverses ; on la fait dériver du caprice de mauvais Esprits, de la matière, de la décision obscure de Dieu ou d’une action coupable libre. Les doctrines de rédemption diffèrent aussi d’après ces conceptions. Pour les unes, elle consiste à apaiser les Esprits ou les démons malfaisants (animisme), à se délivrer de la vie et à se fondre dans le grand Tout (bouddhisme, manichéisme, platonisme, monisme) ; pour d’autres, à se soumettre aux obscures déterminations de Dieu, avec l’espérance que le drame de la douleur finira par avoir un dénouement apaisant (Job, Ecclésiaste, Psaumes).

Par contre, la doctrine de Rédemption du Christ est tout à fait particulière. D’après lui, c’est la délivrance du péché considéré comme la cause de la souffrance et comme une puissance ennemie de Dieu. Telle est aussi la doctrine de Rédemption de S. Paul.

La doctrine chrétienne de Rédemption domine, sans comparaison, celles de toutes les religions. Sans doute, le judaïsme aussi et même les religions païennes les plus élevées (Égypte, Babylone) ont connu une rédemption du péché, mais pas une ne l’a connue dans le sens du christianisme. Le christianisme seul, en effet, entend le péché comme une puissance ennemie de Dieu et comme le seul obstacle qui s’oppose à « l’union avec Dieu », à la vision béatifique, et seul il enseigne à le considérer ainsi ; le christianisme ne voit pas la délivrance du péché dans des purifications extérieures et des rites, dans des psaumes et des exercices de pénitence, mais dans l’infusion par la grâce d’une vie nouvelle et surnaturelle, par laquelle l’ancien pécheur est transformé glorieusement en enfant de Dieu. D’après la conception chrétienne, la Rédemption n’est pas un changement physique consistant dans l’affaiblissement ou l’abandon de la vie sensuelle par l’ascèse et le renoncement ; ce n’est pas non plus un sec moralisme qui s’imagine qu’il suffit d’instruire et d’éclairer l’intelligence, comme si la vertu était identique à la science de la vertu (Socrate) ; ce n’est pas non plus une transformation magique de la nature par le culte de mystères merveilleux. Mais c’est, après une préparation libre et psychologique, une élévation et une transfiguration de tout l’homme, dans le pardon miséricordieux des péchés commis précédemment. Au sujet de la doctrine de rédemption de Babylone, dont il est souvent question, Hehn porte ce jugement : « La maladie et le péché ne sont presque jamais distingués ».

Au sujet des espoirs de rédemption extrabibliques, le protestant Alfr. Jeremias dit qu’ils se ramènent à trois courants d’aspirations qui parcourent tout le monde antique : « Le désir d’une connaissance intuitive par delà le monde sensible ; le désir d’un triomphe sur l’égoïsme, dans une vie de volonté, porté par le sentiment et le désir qu’éprouve l’homme actif pour une vie qui triomphe de la mort ». « On est tourmenté du désir de connaître directement ses relations avec le Tout, on aspire à la purification de la volonté et à l’éveil du moi divin, on lutte pour résoudre le grand problème de la naissance, de la mort, de la vie ». « La religion de l’humanité est un tout unitaire (Augustin) et l’attente de la rédemption en est le centre et l’étoile... Le christianisme primitif est l’accomplissement de la religion » (Les espoirs de rédemption extrabibliques [1927]).

Le mystère de la Rédemption. S. Paul : « Dieu nous a élus en lui (le Christ) dès avant la création du monde... pour nous faire connaître le mystère de sa volonté, selon le libre dessein qu’il s’était proposé pour la réalisation de la plénitude des temps, pour réunir toutes choses sous un chef dans le Christ, ce qui est dans le ciel et ce qui est sur la terre » (Éph., 1, 410). « Ce mystère na pas été manifesté en dautre temps aux enfants des hommes, comme il a été révélé de nos jours » (Éph., 3, 5). Cest « le mystère qui était caché depuis les siècles et les générations, mais est maintenant manifesté aux saints » (Colos., 1, 26).

Ceci nous permet d’établir deux points : 1° Le besoin de rédemption est à la base de toutes les religions antiques ; 2° La Rédemption réelle par le Christ est un mystère.

Ce qui explique que la raison naturelle ne peut pénétrer le dogme de la Rédemption, c’est qu’il plonge profondément dans d’autres mystères : le mystère de la Trinité, le mystère de l’Incarnation, le mystère du péché (2 Thess., 2, 7) et enfin le mystère de l’amour divin rédempteur (Jean, 13, 10 ; Rom., 5, 6, 7). S. Augustin écrit : « Qui pourrait arriver à expliquer, dans un langage convenable, cette seule parole de l’Écriture : « Le Verbe s’est fait chair » ? (Enchir., 10, 35).

L’éternité du décret de Rédemption. Il résulte de la notion de Dieu, expliquée plus haut, que Dieu ne pouvait pas être surpris par la chute de l’homme. La science de Dieu est indépendante de ce qui se passe en dehors de lui. Il n’a pas attendu, pour établir son plan de Rédemption, le temps de l’évolution humaine ; mais, comme le dit S. Paul, ce plan a été formé « avant la constitution du monde ». Il est vrai que, selon notre analyse logique des actes divins, nous sommes obligés de dire que Dieu n’a pris sa résolution de Rédemption qu’après avoir prévu la chute de l’homme. Mais, en Dieu même, il n’y a pas de succession d’actes et ainsi sa volonté éternelle de Rédemption coïncida immédiatement avec sa volonté éternelle de création (Cf. les thèses corollaires au paragraphe 29).

Dans un seul et même acte, Dieu décida de créer l’humanité et de supprimer par son acte rédempteur la dette du péché qui se produirait en elle. L’exécution temporelle tombe après la chute. Ces propositions, théologiquement sûres et inattaquables, trouvent encore une confirmation extérieure dans la promesse du Rédempteur avant la sentence du châtiment divin prononcé sur l’homme qui vient de tomber (Gen., 3, 1520). « JésusChrist, l’Agneau sans tache, a été désigné avant la création du monde, mais est apparu dans les derniers temps » (1 Pier., 1, 19 sq.). Nous avons donc été rachetés dans le temps, mais par suite d’un décret éternel. C’est pourquoi aussi l’acte rédempteur de l’HommeDieu a une force rétroactive : le Christ est « l’Agneau qui a été immolé dès le commencement du monde » (Apoc., 13, 8).

Préparation de la Rédemption. Immédiatement après la chute, Dieu promit la Rédemption (Gen., 3, 15). Quant à l’œuvre proprement dite de la Rédemption, il ne l’accomplit qu’après un long espace de temps qui devait servir à y préparer l’humanité. Le Rédempteur vint dans la « plénitude des temps » (Gal., 4, 4), c.àd. quand le degré d’évolution morale de lhumanité, et spécialement du peuple élu, prévu par Dieu, fut accompli. Dieu dirigeait luimême, dune manière invisible, cette éducation de lhumanité vers le Christ, depuis le protévangile.

Il peut se faire que les premières générations humaines profitèrent peu du protévangile et elles ne pouvaient guère en profiter. Mais que Dieu dût être leur chef et leur compagnon, leur protecteur et leur sauveur, c’est le sens profond de toutes les alliances conclues par les Patriarches, au nom de leur race, et par Moïse, au nom du peuple israélite. Toute alliance, quel que puisse être le caractère terrestre de son intention et de sa forme, est cependant conçue comme une alliance qui a pour but la rédemption et qui veut, de quelque manière, posséder Dieu comme protecteur et récompense immense (Gen., 15, 1). Dieu a aussi cherché à maintenir, dans son peuple élu, le sentiment vivant de l’autre aspect de la Rédemption : la conscience du péché et de la dette du péché et il a augmenté par là le besoin de rédemption. Les grands châtiments dans l’Ancien Testament, la loi morale, le culte sacrifical, l’influence des grands caractères moraux, la prédication énergique des Prophètes postérieurs, tout cela avait pour but de développer, en Israël, la conscience de la dette immense du péché et le besoin de la rémission des fautes. Tout cela contribuait à donner de plus en plus à la personne et à l’œuvre du Rédempteur un caractère moral. Assurément les idées qu’on se faisait du Messie futur étaient multiples. Cependant les grands Prophètes en avaient parlé en termes vraiment élevés. Il paîtra les peuples comme un pasteur (Éz., 34) ; en tant que serviteur de Dieu, il donnera sa vie pour leur rachat (Is., 4053) ; il sera prêtre selon l’idéal sacerdotal antique de Melchisédech (Ps. 109) ; il apparaîtra comme Fils de homme sur les nuées et recevra du Père la royauté du monde (Dan., 7) ; et par son œuvre il remplira le monde de la véritable connaissance de Dieu (Is., 11, 9 ; Éz., 31, 34), de justice et de sainteté (Is., 26, 2 ; 33, 5 ; 60, 21, etc.), et de la plénitude de l’Esprit (Joël, 2, 2829 ; Is., 32, 15).

Le Nouveau Testament confirme, en plusieurs passages, cette conception. Il interprète l’Ancien Testament comme une préparation au Rédempteur, à partir du Benedictus de Zacharie (Luc, 1, 6879). Zacharie chante avec enthousiasme : « Béni soit le Seigneur le Dieu d’Israël. Il a visité son peuple, il lui a apporté la rédemption et il a élevé une corne de salut pour nous, dans la maison de son serviteur David ; comme il l’a promis par la bouche de ses saints Prophètes, dès les temps anciens, pour nous délivrer de nos ennemis et des mains de tous ceux qui nous haïssent. Il a voulu prendre en pitié nos pères et se souvenir de sa sainte alliance, du serment qu’il a juré à Abraham notre père, de nous accorder d’être délivrés de la main de l’ennemi, sans crainte, de le servir dans la sainteté et la justice, tous les jours de notre vie ».

Jésus luimême rapporte à sa personne et à son œuvre les prédictions des Prophètes, et S. Paul annonce son Évangile de la rédemption de tous les hommes « qu’il a promis par ses Prophètes, dans les Saintes Écritures, concernant son Fils » (Rom., 1, 13). Que cette doctrine biblique ait été également enseignée par les Pères et ensuite par la Scolastique, il est à peine besoin de le dire. Leurs pensées à ce sujet s’adapteront à leur christologie propre. Les Pères donnent un sens relatif à tout l’Ancien Testament ; il n’a pas de valeur propre, toute sa signification est de préparer le Christ et son œuvre. Cf. apologétique et exégèse.

Même chez les païens on peut établir qu’il y a eu une éducation divine menant vers le Christ. S. Paul prêche à Lystre que Dieu a sans doute laissé les peuples de l’ancien temps « suivre leurs propres voies », ne les a pas, par conséquent, guidés par des prophètes comme Israël, mais il ajoute cette vérité importante : « Et cependant il ne s’est pas laissé sans témoignage » (Act. Ap., 14, 15 sq.). Il signale, dans l’Épître aux Romains, deux facteurs d’éducation : un facteur extérieur, la Création dans laquelle Dieu se manifeste (1, 17), et un facteur intérieur, la conscience, dans laquelle il forme moralement l’homme. Aussi il était possible au paganisme de se constituer une religion et une théologie naturelle, et l’histoire des religions, très cultivée aujourd’hui, montre que de fait il a possédé l’une et l’autre. La littérature antique est remplie de la pensée de Dieu et abonde en voies et en moyens pour se rapprocher de lui et s’unir à lui. A ces notions s’unissait une conscience plus ou moins marquée de la faute et de la sanction (Cathrein), en même temps qu’une aspiration croissante, particulièrement développée au temps de l’apparition du Christ, vers une rédemption (λύσις, λύτρωσις) et un salut (σωτηρία). Cette aspiration à la rédemption trouva son expression religieuse dans l’honneur rendu aux dieux sauveurs (σωτῆρες θεοί) et particulièrement dans le culte des mystères (Mithra, Osiris, Dionysos, Zagreus, etc.) ; de même, dans la philosophie, l’idée de purification trouva de fortes expressions qui font songer aux expressions chrétiennes. Qu’on pense seulement a la migration des âmes (ϰύϰλος ἀνάγϰης) qui, par exemple, chez les Orphiques, est répétée aussi longtemps qu’il est nécessaire pour que l’âme ait la pureté qui lui permettra d’être accueillie parmi les dieux ou même qui sera continuée éternellement. D’où le grand désir d’être délivré de la « roue de la renaissance », d’être racheté. Ces indications nous montrent que le paganisme lui aussi avait atteint sa « plénitude des temps » quand Jésus parut. S. Paul atteste aux Athéniens qu’« à tous égards » ils possèdent la crainte de Dieu (Act. Ap., 17, 22).

Il ne faut cependant pas exagérer et prétendre que la Rédemption chrétienne est un emprunt du paganisme. A ce sujet le Dominicain B. Alio écrit très à propos : « En deux mots, les « dieux sauveurs » du paganisme ancien n’octroyaient guère qu’un salut terrestre, principalement la santé. Les Mystères et les religions mystiques de l’époque du syncrétisme assuraient le salut de l’âme par des rites magiques ou par des gnoses qui ne cherchaient que très sporadiquement et très mollement et « par accident » à purifier la vie morale ; le salut résultait de l’union à une déité supérieure et non aux figures secondaires des « dieux souffrants » dont jamais, à notre connaissance, la passion n’était représentée comme cause de la vie bienheureuse. La théorie moderne qui prétend le contraire modèle indûment ces religions sur la nôtre (Revue des sciences philos. et théol. [1926], 534: Les dieux sauveurs du paganisme grécoromain).

§ 82. Nécessité et liberté de la Rédemption. Convenance de l’Incarnation

A consulter : S. Thomas, S. th., 3, 1 ; cf. q. 46 ; C. Gent., 4, 54. S. Athanase, De incarn. Verbi. S. Anselme, Cur Deus homo.

Nécessité de la Rédemption. La question de cette nécessité peut se poser par rapport à l’homme et par rapport à Dieu. La Rédemption était si nécessaire pour les hommes que sans elle ils étaient irrémédiablement perdus, car ni une rédemption personnelle, ni la rédemption par un ange ne pouvaient les relever efficacement et leur faire atteindre de nouveau leur fin éternelle.

Le Concile de Trente enseigne que les hommes tombés « étaient tellement esclaves du péché et soumis à la puissance du diable et de la mort, que non seulement les païens, par la force de la nature, mais encore les Juifs euxmêmes, par la lettre de la Loi, ne peuvent sen délivrer, bien qu’en eux le libre arbitre n’ait aucunement été détruit, tout en étant amoindri dans sa force et incliné » (S. 6, c. 2 ; Denz., 793).

Les notions de péché, de pénitence, de pardon, si étroitement connexes avec les idées de rédemption, ne trouvèrent leur clarté complète qu’avec le Christ, bien que les Prophètes y aient déjà préparé les esprits. Dans le Talmud et dans le judaïsme postérieur, la rédemption n’a jamais été un problème. Le rabbin Pick formule ainsi la doctrine juive : 1° « Le judaïsme enseigne que le péché originel et Satan n’existent pas. L’âme est originellement pure » ; 2° « La médiation est illogique, impossible, parce qu’elle est justement immorale. Chaque homme doit porter sa responsabilité personnelle complète » ; 3° Lhomme, même quand il a le plus gravement péché, a cependant la force de tendre vers Dieu, lidéal de sainteté, et, avec la force, le devoir (judaïsme et christianisme, 167). Cf. § 112.

L’incapacité complète pour l’homme tombé de se relever ne doit pas nous surprendre. Même dans les autres choses, il a beaucoup plus de force négative que de force positive. Avec quelle facilité arrive pour lui, par ex., la destruction de la santé et de la vie, et combien il est difficile et, dans le second cas, impossible de les rétablir. Aussi S. Augustin dit : « Ils avaient bien pu se vendre, mais ils n’ont pu se racheter. Le Sauveur est donc venu, a payé leur rançon ; il a répandu son sang pour racheter l’univers entier » (Enarr. in Ps. 95, n. 5). « Si tu n’as pu te faire toimême, comment te referaistu ? » (Enarr. in Ps. 45, n. 14).

Si les hommes étaient incapables de se racheter euxmêmes, ils ont cependant reçu laptitude à la rédemption, quelque grave que soit leur péché ; ils nont donc pas été livrés complètement et irrévocablement au péché. Par là, les hommes se distinguent des anges tombés.

S. Thomas dit « que l’homme, tant qu’il se trouve dans cette vie mortelle, est ainsi fait qu’il n’est ni confirmé dans le bien, ni immuablement endurci dans le mal. La nature humaine est donc constituée de telle sorte qu’elle peut être purifiée de la corruption du péché » (Comp. theol., 199). Le péché de l’homme est toujours, jusqu’à un certain point, une séduction de la sensualité ; le péché de l’esprit est une pure méchanceté, la révolte complète contre Dieu. De plus, les puissances morales de l’homme ne sont pas tellement affaiblies par le péché que la grâce de Rédemption n’ait pas la possibilité de s’y rattacher et de les élever à une tâche plus haute. Là se trouve le fondement de l’aptitude de l’homme à la rédemption. Cette aptitude fait le pendant à son besoin de rédemption.

La liberté divine et la Rédemption. Si l’on pose la question de la nécessité de la Rédemption par rapport à Dieu, il faut répondre que Dieu, dans son action, n’est soumis à aucune nécessité, soit intérieure, soit extérieure. Cela est vrai aussi de la Rédemption ; c’est un acte entièrement libre de l’amour et de la miséricorde de Dieu (Cf. § 38 et § 102).

Les Pères signalent généralement le libre amour de Dieu pour nous comme la cause de notre rédemption (§ 101). Si l’un ou l’autre va plus loin et parle d’une sorte de nécessité divine, il faut l’entendre d’une nécessité conséquente et relative. Ainsi S. Athanase pense qu’il aurait été déshonorant pour Dieu de permettre que son œuvre fût détruite par la perfidie du diable (De Incarn. Verbi, 6). Et plus tard, il semble que S. Anselme soit parti de pensées semblables pour affirmer une nécessité absolue (Cur Deus homo, 1, 10 ; 2, 4 et 5). Cependant ces deux auteurs sont interprétés par certains théologiens dans un sens atténué. Ils ont sans doute enseigné la nécessité conséquente dont on a parlé plus haut ou la nécessité hypothétique : Dieu avait de toute éternité décidé notre rédemption, comme notre création, dans la liberté de sa bonté et de sa miséricorde. Par suite, il était nécessaire que cette rédemption fixée éternellement par un libre décret, se réalisât dans le temps. Il était impossible qu’elle ne se réalisât pas. Mais Dieu n’a subi une contrainte réelle ni de sa propre essence et de ses attributs, ni des créatures, ni du diable. Au contraire, il pouvait, sans se contredire luimême ou son œuvre, laisser lhumanité tombée sans rédemption. Sans doute, Dieu avait créé le monde et lhumanité pour son honneur et sa gloire ; en conséquence, celleci devait réaliser le plan créateur. Mais pour cela la béatitude des créatures n’était pas nécessaire. Il pouvait aussi recevoir son honneur en combattant le mal par le châtiment. Il ne convient nullement de faire de l’homme et de sa fin dernière une fin nécessaire et suprême pour Dieu. Il en résulterait les conséquences dogmatiques les plus déplorables. Dieu serait alors forcé de changer tout le mal en bien et finalement l’enfer en ciel. La souveraineté de Dieu à l’égard de l’homme est affirmée avec une force particulière par S. Augustin : « Ainsi l’homme a été créé dans sa justice (originelle), mais, dans cette justice, il ne pouvait demeurer sans l’assistance de Dieu et, par sa volonté libre, il pouvait se perdre. Il pouvait choisir l’un ou l’autre, mais, dans chaque cas s’accomplissait la volonté de Dieu, soit par l’homme, soit dans l’homme » (Enchir., 28, 107).

C’est pourquoi les scolastiques ont rejeté la nécessité, aussi bien celle qu’enseigne S. Anselme du point de vue de la justice que celle qu’enseigne Abélard du point de vue de l’optimisme. Si les Pères, comme S. Cyrille d’Alex., parlent d’une certaine nécessité résultant de la bonté divine, ils l’entendent comme les scolastiques, dans le sens de la convenance.

Harmonie et convenance (necessitas congruentiæ) de notre Rédemption. La Rédemption convient tellement à l’essence de Dieu que ses plus glorieux attributs et ses plus brillantes perfections s’y manifestent. Avant tout, sa sagesse, son amour, sa justice, sa bonté. Le « motif » du libre amour est souligné particulièrement par S. Augustin, et à bon droit, car c’est la cause de la création en général : « Si donc le but essentiel de la venue de JésusChrist a été dapprendre à lhomme la portée de lamour que Dieu avait pour lui, afin de lui montrer à rendre amour pour amour et à chérir son prochain... » (De catech. rud., 4).

« La nature humaine », expose S. Thomas, « est ainsi faite qu’elle peut être purifiée de la corruption du péché. Mais il n’aurait pas été convenable à la bonté divine que cette possibilité restât inutilisée. Or cela aurait été le cas si un moyen de relèvement n’avait pas été offert » (Comp. th., 199 ; cf. C. Gent., 4, 55, n. 4). On peut encore, avec des Pères et des théologiens, alléguer l’innocence personnelle des enfants d’Adam, qui sont nés inconsciemment dans le péché ; l’imperfection de leur nature sensible, qui est exposée à la séduction et à l’erreur ; leur situation entièrement désespérée, dont ils ne peuvent aucunement être délivrés par euxmêmes.

La liberté de l’Incarnation. La volonté de Dieu était libre par rapport à l’acte rédempteur luimême ; elle l’était aussi par rapport au mode de réalisation. En particulier, lIncarnation du Logos n’était pas absolument nécessaire à cette fin. Dieu possédait, dans sa sagesse et sa puissance, bien dautres moyens de nous racheter. Mais, si on admet que Dieu voulait nous racheter de la manière la plus parfaite, en manifestant ses perfections propres de la façon la plus complète, tout en fondant le salut des hommes de la manière la plus efficace, l’Incarnation était le moyen de rédemption le plus opportun et le plus convenable (necessitas congruentiæ). Plus spécialement, si Dieu voulait exiger une satisfaction adéquate pour l’offense qui lui avait été causée par le péché, l’Incarnation était absolument nécessaire. Seul, en effet, un HommeDieu en était capable.

Quand les Pères traitent cette question, ils le font, d’ordinaire, d’une manière pratique, comme ils le font d’ailleurs dans leur examen de l’Écriture. Ils se tiennent alors sur le terrain de l’histoire effective de la Révélation. L’Incarnation est, de fait, pour nous, le seul moyen de Rédemption qui puisse nous sauver ; sans Christ, il n’y a pas de salut. « Il n’a pas été donné aux hommes un autre nom par lequel nous devions être sauvés » (Act. Ap., 4, 12). S. Augustin pose la question d’une manière spéculative et exprime cet avis : « Il y a des insensés qui disent : La Sagesse divine ne pouvait pas délivrer les hommes autrement qu’en devenant homme, en naissant de la femme et en souffrant des pécheurs tout ce qu’elle a souffert. A ces gens nous répondons : Elle le pouvait absolument, mais même si elle avait agi autrement, cela aurait également déplu à votre folie » (De agone christ., 11, 12). S. Anselme, partant de sa conception de la satisfaction, a construit une nécessité absolue de l’Incarnation, parce que, ditil, la justice de Dieu doit exiger une satisfaction complète pour son honneur offensé ; mais cette satisfaction ne pourrait être fournie par l’homme placé si bas audessous de Dieu ; elle ne pouvait donc être accomplie que par l’HommeDieu, représentant de lhumanité (Cur Deus homo, 1, 12 et 13 ; 2, 4). Pour raisonner ainsi, S. Anselme na pas dû méditer longuement sur la parabole de lenfant prodigue. Plus tard, S. Thomas atténua et corrigea cette manière de voir. Il déclare avec S. Augustin : « Dieu eût pu par l’infinité de sa puissance divine réparer le genre humain de nombreuses façons autres que par l’œuvre de l’Incarnation » (S. th., 3, 1, 2) et il admet ensuite une nécessité hypothétique de l’Incarnation. Si, en effet, dans la liberté de son amour et de sa bonté éternels, Dieu voulait dans sa grâce offrir à l’homme le moyen de présenter à sa majesté offensée une réparation parfaite, cela ne pouvait se faire que par le moyen de l’Incarnation. Seul un HommeDieu était capable de payer à la divinité la dette relativement infinie du péché et ce n’est que dans ce moyen de rédemption que le renouvellement du bien, dans la foi, l’espérance et la charité, trouve la meilleure excitation et que l’élimination et l’écrasement du mal trouve le plus complet succès (S. th., 3, 1, 12).

Duns Scot cherche à tirer de la pensée de la Création une nécessité purement abstraite de l’Incarnation : Même sans la chute originelle, Dieu se serait fait homme, car l’union de la divinité avec l’humanité aurait été nécessaire pour donner à la Création un achèvement absolument parfait.

S. Thomas n’est pas de cet avis. Il s’en tient à l’Écriture qui seule, dans des questions de ce genre, peut nous donner des renseignements (S. th., 3, 1, 3). Il est difficile de ne pas voir dans l’opinion de Duns Scot, qui fut soutenue avant lui par S. Maxime le Confesseur et Scot Érigène, une teinte d’optimisme. On prétend parfois que, dans cette conception, l’Incarnation apparaît plus libre et plus sublime que si on la fait dépendre de la faute humaine. Mais on devrait bien réfléchir aussi qu’elle risque de perdre son importance unique pour l’homme, dans la mesure où l’homme et son salut n’en seront pas la raison exclusive. De telles hypothèses sont entièrement étrangères à la Révélation. Au reste, comment peuton juger de ce que Dieu aurait fait dans un ordre de salut entièrement différent ?

Une question difficile est celle du temps de l’Incarnation. Pourquoi l’Homme Dieu estil venu si tard, au bout de 4.000 ans et sans doute plus ? N’auraitil pas été mieux que Dieu accomplisse immédiatement sa promesse faite à nos premiers parents ? (Gen., 3, 15). Il nous semble qu’étant donnés les ravages effroyables faits par le péché sur la terre en attendant, lIncarnation immédiate aurait été la solution la meilleure.

Cette question s’impose aux Pères : d’une manière pratique, par rapport au salut des hommes d’autrefois qui furent païens, et d’une manière théorique, en raison des objections des philosophes païens (Cérinthe, Porphyre). Les apologistes et les préaugustiniens répondent, avec Jean, 1, 9 et Act. Ap., 10, 35, en se référant au λόγος σπερματιϰός (S. Justin, Clément : Platon, Socrate, etc. ont été « chrétiens »). S. Augustin lui aussi connaît des chrétiens avant le Christ, en raison d’une foi implicite au Rédempteur (Dieu). « Les temps ont été divers, mais la foi a toujours été la même » (C. duas ep. Pelag., 3, 4, 11 : M. 44, 595). Il y a toujours eu des rachetés en raison de la foi : « Tous ceux donc qui, ayant cru en lui depuis le commencement du monde, et en ayant eu quelque connaissance, ont vécu dans la piété et dans la justice en gardant ses préceptes, ont été sans aucun doute sauvés par lui, en quelque temps et en quelque lieu du monde qu’ils aient vécu » (Ep. 102, 12). S. Augustin discute ici avec Porphyre. Sur l’ensemble, cf. Capéran, Salut des infidèles (1912). S. Léon déjà (Serm. 23, 4 et 24) et après lui la Scolastique primitive affirmèrent que la longue attente devait mûrir l’homme pour la Rédemption. La solution de S. Thomas est semblable : Le Christ ne vint pas au commencement et trop tôt, ni à la fin et trop tard, mais au milieu, quand tout était préparé (S. th., 3, 1, 46). Il est remarquable de voir que S. Augustin et les Pères se croyaient à la fin des temps (le monde vieillit : Serm. 81, 8). D’où leur croyance à l’imminence de la parousie.

Transition et sommaire. La division de la matière peut se tirer de Jean, 1, 14 : « Et le Verbe s’est fait chair ». Il s’agit donc : 1° De la doctrine de la divinité du Christ (le Verbe) ; 2° De son humanité (la chair) ; 3° De la réunion des deux dans l’union hypostatique (« s’est fait »). Comme appendice, la mariologie.

 


 

PREMIÈRE SECTION : La Personne du Rédempteur : Christologie

§ 83. Introduction

1. La doctrine de la divinité du Christ est le fondement de la doctrine de la Rédemption. Elle a, en plus, de nos jours, une importance qui dépasse de beaucoup l’ensemble du traité. Toutes les vérités du salut ont leur dernier fondement et leur dernière garantie dans le Verbe fait chair : « Vous n’avez qu’un seul maître » (Math., 23, 8). Si la conviction de la divinité du Christ disparaît, il faut que disparaisse aussi toute la doctrine de la foi. D’où l’importance décisive de la preuve dogmatique de ce point de doctrine. Or, comme la divinité du Christ au sens dogmatique n’est pas affaire d’invention ou de spéculation philosophique, mais, comme Jésus le dit (Math., 16, 17 ; 11, 27. Jean, 5, 3337), de la révélation immédiate de Dieu, il en résulte aussi que cette preuve doit tout d’abord, et d’une manière particulière, être cherchée aux sources de la Révélation.

2. La théologie libérale, dans ses représentants qui s’adonnent à l’exégèse comme à l’histoire des religions, adopte un point de vue diamétralement opposé : 1° Elle nie la Révélation, et par là aussi la divinité du Christ ; 2° Elle essaie d’enlever au titre de « Fils de Dieu » (ὁ υῖὸς τοῦ θεοῦ), employé dans l’Écriture, son caractère dogmatique ; pour cela, elle emploie deux moyens : a) elle tente d’affaiblir cette expression en lui donnant le sens de filiation morale, et de lui enlever toute valeur métaphysique, ou bien, b) elle reconnaît loyalement que le sens métaphysique de la formule se trouve dans le Nouveau Testament, mais elle se soustrait à la conséquence de la foi au dogme, en essayant de prouver que ce titre était courant dans les conceptions religieuses antiques, helléniques et orientales, et qu’il était naturel de l’appliquer à Jésus, car on avait besoin, dans la vie des communautés ecclésiastiques, de lui rendre un honneur cultuel et de le diviniser.

On peut, dans le néoprotestantisme d’aujourd’hui, distinguer nettement sept phases d’évolution : 1. L’image libérale de Jésus (J.J. Holtzmann, Harnack) : Jésus est un prophète qui soutint avec une grande énergie ses idées morales sublimes, mais qui échoua devant lopposition de son idéal avec lidéal juif. 2. Limage orthodoxe de Jésus (B. Weiss, Ihmels, Seeberg) : Dieu agissait en Jésus ; la « doctrine des deux natures » n’est plus enseignée nulle part. 3. La figure mythologique de Jésus (Drews) : le Christ n’a jamais vécu sur la terre : c’est une figure construite par des écrivains imaginatifs, un mythe, une divinité astrale que l’on a recouverte d’un manteau historique. 4. Est apparentée à cette conception la figure sceptique de Jésus ; elle est sans histoire, « nous ne savons, pour ainsi dire, rien de sa personnalité » (Bultman, Jésus [1926], 12). 5. La figure eschatologique de Jésus (Schweizer) : Jésus était un apocalyptique qui, à l’encontre du royaume divin national, annonçait un royaume descendant soudain d’en haut : il se trompa sur ce sujet et fut rejeté par son peuple qui ne le comprenait pas. 6. Le Christ historique (la plupart des modernes). On fait une distinction profonde entre le christianisme palestinien et le christianisme paganochrétien. Quand le christianisme fut transplanté en territoire païen, il se fit, sous la pression des circonstances, une transformation de Jésus qui devint le Christ (idéalisé) ; on lui appliqua les titres, empruntés au paganisme, de Kyrios et de Sauveur ; on en fit ainsi un Dieu auquel on rendit un culte et, d’une manière générale, on lui appliqua à lui, le héros religieux, tout ce qu’on connaissait des cultes mystérieux païens et des mythes divins. Ainsi l’honneur rendu primitivement à Jésus devint la foi à la divinité du Christ. Certains même introduisent encore des étapes d’évolution entre le Jésus des premiers Apôtres et le ChristKyrios des chrétiens issus du paganisme, en admettant, avant Paul, la formation dune « dogmatique de communauté ». Ces derniers ne tiennent plus compte du caractère historique que sous une forme très restreinte et, s’ils affirment cette historicité, c’est uniquement pour pouvoir établir, comme quelque chose de vraiment essentiel, le caractère « métahistorique » qu’ils décrivent en disant qu’en Jésus seul « la proximité de Dieu est devenue consciente ». Dans la foi cultuelle on se serait rendu compte de cette proximité (Martin Dibelius, Religion historique et métahistorique dans le christianisme [1925]). Malheureusement, quelques théologiens catholiques emploient aussi ce langage quand ils conçoivent, par ex., la parousie, dont Jésus et les premiers chrétiens parlaient certainement au sens historique, comme une « venue métahistorique » du Seigneur. Un tel mépris de l’historicité leur portera malheur et a déjà un effet dissolvant. On détruit ainsi l’article du Symbole des Apôtres : « D’où il viendra », etc. 7. On peut encore signaler l’image politique de Jésus. Elle a deux aspects : a) Jésus est un héros socialiste et le premier communiste, un rebelle politique (K. Kautsky) ; b) Jésus est un héros populaire qui appelle au combat pour l’indépendance personnelle et qui a fondé un type d’humanité idéale. Il mérite le « culte des héros » dans le sens du « christianisme germanique » (Cf. K. Deissner, L’image populaire du Christ [1925]).

Pour conclure, on peut dire que la théologie protestante tend à se passer de l’élément historique. Par la critique, on a attaqué l’historicité de deux côtés : 1° On l’ébranla dans sa réalité, en prétendant que les sources étaient falsifiées ; 2° On l’a vidée de sa valeur religieuse : des documents anciens et morts seraient incapables de produire une vie religieuse ; la religion ne peut être que vécue et non apprise. Étant donné que, lorsqu’on pose la question du Christ, « on n’entend qu’une confusion étourdissante de déclarations qui créent de l’anxiété », dit Martin Rade, on propose d’adopter comme résidu de christianisme une formule où la foi en Dieu sert de lien : « On peut avoir Dieu sans la voie. Il y a des chrétiens qui ont Dieu sans le Christ. Plus souvent que le théologien ne le pense d’ordinaire ou ne l’avoue. Il ne manque pas d’hommes qui vivent des fruits d’un arbre sans connaître l’arbre. Et notre Dieu est miséricordieux » (Doctrine de la foi [1926], 183 sq.) On prépare ainsi la voie à un christianisme sans Christ et sans christologie. Aussi la Conférence mondiale de Stockholm refusa d’établir une confession dogmatique au sujet du Christ. La Conférence de Lausanne (1927) aboutit à la scission.

Par contre, le 3ème Concile national de l’orthodoxie, tenu à Moscou du 1er au 10 octobre 1925, rédigea une profession de foi nette et claire dans le sens de l’ancienne Église : « Le Christ est Homme, c’est l’homme le plus parfait dans son intelligence, dans sa vie morale, dans sa doctrine, dans son amour pour les humbles. Mais il est encore infiniment plus : il est le Fils de Dieu, le vrai Fils de Dieu, non pas dans le sens figuré, mais réellement, métaphysiquement, consubstantiel au Père, d’après la définition de Nicée. Fait chair comme nousmêmes, il demeure le Verbe éternel, vrai Dieu de vrai Dieu » (Mgr d’Herbigny, La croix sous l’étoile des soviets).

La « christologie » de R. Steiner : L’enfant Jésus dans Mathieu et dans Luc sont deux enfants différents, comme l’indiquent les deux arbres généalogiques : l’un est la réincarnation de Zarathoustra, l’autre celle de Krischma. Tous les deux se réunissent dans l’enfant de douze ans, au temple, pour former la personnalité de Jésus. Au Baptême, Jésus s’unit au dieu solaire Christ ; il s’en sépare de nouveau au moment de l’arrestation. Par la Passion, le Christ solaire passe sur la terre dont il devient l’« esprit central » et, comme tel, conduit l’évolution de la civilisation à son achèvement (Karl Ludwig, Anthroposophie [1922]).

3. Les titres messianiques importants de Jésus qui, s’ils n’expriment pas sa divinité, caractérisent cependant, d’une manière particulière, sa dignité de Messie, sont d’abord : Fils de l’Homme et Fils de David.

Pour ce qui est du nom Fils de l’Homme, qui ne se trouve que dans la bouche de Jésus, Felder a fait la statistique et remarque qu’on le rencontre 32 fois dans Mathieu, 14 fois dans Marc, 25 fois dans Luc et 11 fois dans Jean ; dans les autres écrits du Nouveau Testament, on ne le rencontre plus que 3 fois (Act. Ap., 7, 55. Apoc., 1, 13 ; 14, 14). Comme il caractérise le Seigneur dans sa situation humaine, il se perd de bonne heure : les Apôtres et les Pères aiment mieux l’appeler « Fils de Dieu ». Au reste, parmi les chrétiens issus du paganisme, le titre prophétique « Fils de l’Homme » aurait été moins compris.

Le titre de Fils de David est attesté par les deux généalogies (Math., 1, 1 sq. ; Luc, 3, 23 sq.). Sur les difficultés que présentent ces généalogies et sur la question de savoir s’il faut en accepter une seule ou les accepter toutes les deux, cf. l’exégèse. Le Jésuite J.B. Nisius porte ce jugement : « On y trouve des motifs sérieux d’admettre que Luc donne la généalogie de Marie. Mais on n’arrive pas, du point de vue syntaxique et logique, à faire cadrer cette opinion avec Luc, 3, 23 : « ὢν ὡς ἐνομίζετο υἱὸς Ἰωσήφ, τοῦ Ἡλί » [étant fils, comme on le pensait, de Joseph, fils d’Héli]. Que Jésus ait fait peu de cas de la généalogie, qu’on cultivait avec un soin particulier après l’exil, pour démontrer sa descendance israélite authentique, cela se comprend. C’était d’ailleurs pour lui une affaire de prudence, car justement, au titre de Fils de David, se rattachaient étroitement des espérances nationalistes et terrestres qui étaient étrangères aux intentions du Christ. Aussi n’usatil de ce titre qu’une seule fois, par mode d’allusion (Math., 22, 41 sq.). Les Apôtres l’ignorent. Il se trouve cependant dans l’histoire de l’enfance (Luc, 1, 32 ; Math., 1, 21 ; cf. Math., 1, 1, 6 ; Luc, 1, 27, 32, 69 ; 2, 4), dans la bouche du peuple (Math., 21, 9, 15 ; Marc, 11, 10), des malades (Math., 9, 27 ; 15, 22 ; 20, 30 sq. Marc, 10, 47 sq. Luc, 18, 38 sq. Cf. Jean, 7, 42).

ChristMessie (Χριστός, de χρἱω, oindre, Μεσσίας, Maschiach) signifie l’oint et, appliqué au Christ, signifie l’Oint par excellence (ϰατʹ ἐξοχήν). Il fut oint, d’après le témoignage de l’Écriture même, par le SaintEsprit (Act. Ap., 4, 27 ; 10, 38. Hébr., 1, 9). Jésus (ʹΙησοῦς, Ieschouah, « secours de Dieu », « salut de Dieu », « Jahvé, aide ! », σωτήρ, salvator), tel fut le nom donné déjà au Seigneur dans l’Annonciation (Luc, 31 ; Math., 1, 21). Le composé JésusChrist servit à désigner solennellement le Seigneur dans la chrétienté, dès les premiers temps du christianisme primitif, car on y voyait l’équivalent de « Fils de Dieu ».

L. Dürr (Origine et constitution de l’attente messianique en Israël [1925]) juge que cette attente se manifestait déjà d’une manière vive longtemps avant Amos et avait, vers 800, une valeur vitale et efficace et que le psaume 72 est un résumé de toute la théologie messianique. Le « Roi de justice » est décrit d’après le style de cour oriental.

Les Juifs hellénisants traduisirent d’abord le mot hébreu Maschiach en lui donnant la forme grecque Μεσσίας (Jean, 1, 42 ; 4, 25) ; puis ils lui donnèrent l’équivalent grec Χριστός. Comme conclusion théologique de ses études approfondies, Friedrich affirme : « Le nom de Christ appliqué à Jésus de Nazareth caractérise celui qui le porte comme possesseur de la divinité » (p. 133). Cela est tout à fait dans le sens du Nouveau Testament et de l’enseignement ultérieur des Pères. S. Irénée est le premier qui, pour cette raison, trouve indiqué dans le nom du Christ toute la Trinité, et les scolastiques, dès le début, l’ont souvent imité : « Dans le nom de Christ est sousentendu celui qui a oint, celui qui a été oint, et lOnction dont il a été oint : Le Père est celui qui a oint, et le Fils est celui qui a été oint dans l’Esprit, qui est l’Onction » (A. h., 3, 18, 3). Les mystiques, et particulièrement S. Bernard, parlent de la « douceur du nom de Jésus » : « Jésus, c’est le miel sur les lèvres, c’est une mélodie pour les oreilles, c’est un cantique pour le cœur ». Cf. du point de vue liturgique, la « fête du Saint Nom de Jésus », où l’on a l’occasion d’expliquer au peuple les différents noms du Seigneur.

Si l’on veut distinguer le Christ « préexistant », le Christ « historique » et le Christ « postexistant », on trouve le Christ historique surtout dans les Synoptiques, le Christ préexistant surtout dans S. Jean et le Christ postexistant, ou glorifié, presque entièrement dans S. Paul. Seulement cela ne doit pas sentendre au sens exclusif, mais au sens intensif.

 

CHAPITRE 1 : La divinité du Christ

 

A consulter : S. Thomas, C. Gent., 4, 2 sq. Maranus, Divinitas D.N. J.C. manifesta in Scripturia et traditione (Venise, 1746). Cf. la bibliographie de la Trinité. Bougaud, Le christianisme et les temps présents, 2, JésusChrist. Thomassin, Dogm. theol. tr. 3 : De incarnatione Verbi lib., 4. Lagrange, Le messianisme chez les Juifs (1910). Dict. theol., 5, 23522475, v. Fils de Dieu. Durand, L’enfance de JésusChrist (1908). De Grandmaison, JésusChrist. Ders, Celebris Cyrilli Alex. formula christologica de una activitate Christi 1926). A. Charrue, L’incrédulité des Juifs dans le N. T. (1929).

Sommaire. Pour traiter la question de la divinité de Jésus, nous examinons d’abord la question secondaire de sa messianité, tant dans l’Ancien Testament que dans la Synopse et S. Jean. Ensuite, nous disposons les preuves de la manière suivante : nous interrogeons d’abord les synoptiques seuls, puis l’évangile de S. Jean ; dans les deux cas, nous ferons d’abord appel aux témoignages formels de Jésus sur luimême, dans lesquels il se déclare « Fils du Père » ou « Fils de Dieu » et aux confirmations qui se trouvent dans les manifestations de ses propriétés surhumaines et divines : sa science, sa puissance (dans le domaine physique : miracles, et dans le domaine moral : rémission des péchés), sa préexistence, sa présence en dehors de l’espace (Jean) ; enfin, nous signalerons un certain culte qu’il admet pour le présent et qu’il exige et ordonne nettement pour l’avenir (Jean et Synopse).

§ 84. La preuve d’Écriture

THÈSE. JésusChrist, né de la Vierge Marie est le fils naturel de Dieu, la seconde Personne dans la divinité, Dieu, au sens véritable et propre du mot.   De foi.

Explication. Cette thèse est un article fondamental de tous les symboles. S. des Apôtres : « Je crois en un seul Dieu, le Père toutpuissant, Créateur du ciel et de la terre, et en JésusChrist, son Fils unique, notre Seigneur, qui a été conçu du SaintEsprit, (et qui) est de la Vierge Marie » (Denz., 6, 276, 282286.) S. de NicéeConstantinople : « Je crois en un seul Seigneur, Jésus Christ, le Fils unique de Dieu, né du Père avant tous les siècles : Il est Dieu, né de Dieu, lumière, née de la lumière, vrai Dieu, né du vrai Dieu » (Denz., 86). S. de S. Athanase : « Notre Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, est Dieu et homme. Il est Dieu, engendré de la substance du Père avant les siècles, et homme né de la substance de la mère dans le temps ; Dieu parfait, homme parfait » (Denz., 40). Le Décret « Lamentabili » a réprouvé la 27ème Proposition des modernistes : « La divinité de JésusChrist ne se prouve pas par les Évangiles ; mais cest un dogme que la conscience chrétienne a déduit de la notion du Messie » (Denz., 2027). Notre thèse ne se place pas tout dabord dans la Trinité transcendante, mais dans lhistoire terrestre de la Révélation ; elle traite du Christ « historique » et non du Christ « préexistant » (§ 51). Elle affirme que l’homme né de la Vierge Marie est en même temps le Fils de Dieu et qu’il l’est au sens propre et naturel du mot, « vere et proprie », et que, par là même, il possède la nature ou l’essence divine, qu’il est « consubstantiel au Père » (ὁμοούσιος τῷ πατρί) comme il est aussi consubstantiel « avec nous » (ϰαὶ... ἡμῖν). (Chalcédon.; Denz., 148).

L’existence historique du Christ est encore combattue par des adversaires du christianisme dans leurs écrits et leurs conférences, particulièrement par Drews (Le mythe du Christ, 2 vol. [1910]) et les adhérents de l’alliance moniste allemande. Ce scepticisme extrémiste avait été préparé par les critiques corrosives de la théologie libérale concernant les miracles et les prophéties du Christ ainsi que sa doctrine dogmatique et morale. Aussi trouvant détruit le contenu de la vie de Jésus, Drews put nier effrontément sa vie même. Au lieu d’expliquer l’origine du christianisme par l’œuvre du Christ historique, il le fait procéder d’une idée philosophique ou plus précisément d’un mythe solaire. De ce mythe solaire, un petit parti juif inconnu (?), s’inspirant de l’antique culte astral, aurait tiré une personnalité, Jésus, et lui aurait attribué une histoire romanesque ; c’est de là que seraient sortis nos évangiles. Dans les cercles socialistes et monistes, ces fantaisies trouvent de la créance et une diffusion empressée.  Lexistence du Christ est attestée par les écrivains païens, juifs et chrétiens de l’antiquité. Suétone raconte que l’empereur Claude expulsa les Juifs de Rome à cause des troubles suscités parmi eux sous l’influence d’un « Christ » (impulsore Chresto = Christo : De vita Cæsarum). Pline le Jeune rend compte à Trajan qu’en Asie Mineure « les chrétiens se réunissent un jour déterminé (le dimanche) et chantent des hymnes au Christ comme à un Dieu » (carmenque Christo quasi Deo dicere. Ep. 96). Tacite est particulièrement net. Il décrit la persécution de Néron et dit à ce sujet : « Ce nom (christiani) a son origine dans le Christ qui, sous le règne de Tibère, fut mis à mort par le gouverneur Ponce Pilate (Annales, 15, 44). Si l’authenticité de ces témoignages, spécialement du dernier, est absolument incontestable, celle du passage de Flavius Josèphe est fortement attaquée par Norden, Bardenhewer, etc. ; par contre, elle est défendue par beaucoup d’autres, comme Harnack, Wilms, Junglas, Setiz. Voici ce texte : « En ce temps, vivait Jésus, un homme sage (si l’on doit lui donner le nom d’homme), car il accomplit des actions merveilleuses (un docteur pour les hommes qui acceptent joyeusement la vérité). Il attira à lui plusieurs hommes et beaucoup aussi de la gentilité. (C’était le Messie). Même lorsque Pilate, sur l’accusation des hommes les plus distingués parmi nous, l’eut condamné à la croix, ceux qui l’avaient aimé ne l’abandonnèrent pas. (Car il leur apparut le troisième jour, de nouveau vivant, car les prophètes divins avaient dit cela et plusieurs autres choses merveilleuses à son sujet). Jusqu’à ce jour, la race des chrétiens nommée d’après lui n’a pas cessé d’exister » (Antiq. Jud., 18, 3, 3). En admettant même que les parenthèses soient des interpolations, le reste tout au moins prouve l’existence historique de Jésus, d’autant plus que Josèphe raconte aussi : « Le grandprêtre Ananus fit conduire devant son tribunal Jacques le frère de Jésus, dit le Christ (Ibid., 20, 9, 1). Cf. Aufhauser, Témoignages antiques sur Jésus (1925). Il cite encore les témoignages tirés de trois lettres apocryphes, ainsi qu’une série d’allusions à la personne de Jésus dans le Talmud. Drews luimême avoue que « le Talmud ne met pas en doute lexistence dun Jésus historique » (Mythe, 2, 222). Or le rabbi Aquiba, qui fut mis à mort par les Romains en 138, avait alors 78 ans, on peut donc le considérer presque comme un contemporain de Jésus.

Quant aux témoignages chrétiens de S. Paul, des évangélistes et des plus anciens Pères, aucune critique ne pourra leur faire perdre leur prestige historique. Les quatre grandes Épîtres pauliniennes (Rom., 1 et 2 Cor., Gal.), en raison de leur « contenu qu’on ne peut inventer » et où l’on voit apparaître S. Paul luimême vivant et combatif, résistent à tout scepticisme. Or elles contiennent (Gal., 4, 4 ; Rom., 5, 12 sq. ; 1 Cor., 11, 23 sq. ; Rom., 15, 3 ; 1 Cor., 5, 7 ; 15, 328, etc.) les faits principaux de toute la vie de Jésus. On ne peut pas davantage « inventer » les évangiles qui ne racontent pas seulement ce quil y a de divin, mais encore ce qu’il y a d’humain en Jésus. C’est pour ces évangiles que les Apôtres ont subi les outrages et la persécution » ils sont encore teints du sang des martyrs ; ils sont attestés non seulement par les Pères, mais encore par tous les siècles chrétiens. Contre toutes ces voix vivantes, les fantaisies astrales des monistes ne peuvent trouver longtemps créance. Le bon sens religieux ne pourra se contenter ni du Christ « purement historique » de la critique libérale, ni de la pâle figure du « Christ symbolique » de Drews ; il restera attaché au « Christ dogmatique » de l’Église, lequel seul est le vrai Christ et le Sauveur du monde. C’est ce que pensent aussi les Anglicans.

Preuve. L’Ancien Testament étant la préparation du Nouveau, on y trouve aussi des indications sur le Christ qui en est l’accomplissement. Ces indications se trouvent dans les multiples descriptions de la figure du Messie. C’est de là qu’il faut partir.

Le messianisme dans l’Ancien Testament. Ce n’est pas un thème facile. Les espérances messianiques ou, pour parler objectivement, les espérances d’avenir apparaissent de bonne heure dans l’antique Israël ; avec une netteté particulière au temps des Prophètes. Ce sont les espérances propres à tous les peuples de voir rétablir l’état du paradis terrestre, qu’ils avaient perdu. A la fin, espèreton, les choses seront comme au commencement : un paradis.

Pour Israël, Jahvé, qui est et demeure le Sauveur de son peuple élu, accomplira l’œuvre de délivrance par son envoyé, son Oint. Celuici a des traits différents selon quon lui attribue une mission morale ou politique. Il est pour son peuple un « prophète » (Deut., 18, 15, 18), un « prêtre » (Ps. 109), un « pasteur » (Ez., 34, 1131), un « roi » et un « dominateur » (Ps. 2, 17, 44, 109 sq. Is., 2, 24 ; 9, 6. Zach., 9, 9. Am., 9, 11) ; il est de la maison de David (2 Rois, 7, 1116) ; enfin, il est le « serviteur de Dieu » qui souffre pour son peuple (Is., 53). Une désignation solennelle du Messie est « Fils de Dieu ». Cependant ce titre, étant donné le strict monothéisme, n’a pas un sens trinitaire, mais un sens moral, et est attribué aussi aux anges (Job, 2, 1 ; Ps. 88, 7), aux justes (Eccli, 4, 11 ; Sag., 2, 13), à Israël (Ps. 43, 6 ; Sag., 9, 7 ; 12, 19, 21), aux rois (2 Rois, 7, 14). Jésus luimême (Jean, 10, 34) cite le passage (Ps. 81, 6) où les juges sont appelés « Elohim ». Dans le Ps. 2, 7, Jahvé dit au Messie Roi : « Tu es mon Fils » (Cf. Ps. 88, 27 sq. ; 2 Rois, 7, 14). Isaïe appelle le Messie « Admirable », « Conseiller », « Dieu », « Fort », « Père de l’avenir », « Prince de la paix » (9, 6), « Emmanuel » (= Dieu avec nous) (7, 14 ; 8, 8, 10). « Son origine est depuis le commencement depuis les jours de l’éternité » (Mich., 5, 2). Ces traits du Messie, en soi disparates, ne trouvent leur unité et leur harmonie que dans le Christ.

1. La doctrine de Jésus sur le Messie d’après les Synoptiques. On peut la résumer ainsi : Dieu luimême est le Sauveur ; son salut il lopère par le Messie, ce Messie c’est moi. Dans cette dernière phrase, Jésus dépasse l’Ancien Testament.

Mais estce que Jésus sest considéré luimême comme le Messie ? La théologie libérale le nie et affirme que ce sont les disciples qui ont appliqué à Jésus, après sa mort, ce titre de Messie, que de son vivant il avait obstinément repoussé (dogmatique de communauté). Il est vrai qu’au commencement Jésus parla de sa messianité, que ses disciples et le peuple entendaient dans un sens nationaliste et politique, d’une manière très réservée, tout en l’affirmant objectivement, et que ce n’est qu’à la fin de sa vie qu’il annonça ouvertement par des paroles et par des signes (entrée à Jérusalem), devant son peuple, le « mystère du Messie ». Dans toutes les phases de cette manifestation graduelle, il entendit toujours sa messianité dans un sens non politique, mais moral et religieux.

Dès le début, Jésus parle de luimême comme de laccomplissement de lAncien Testament (Math., 5, 17) ; cest à lui que sapplique ce qui a été écrit par les Prophètes (Math., 11, 35. Marc, 12, 10, 11 : 14, 21, 27, 49. Luc, 4, 21 ; 7, 1922 ; 24, 27). En lui, les disciples ont trouvé celui que les anciens hommes de Dieu ont désiré voir et entendre (Math., 13, 17 ; Luc, 10, 24). Il se montre très réservé en face de la confession des démoniaques (Marc, 1, 24 sq., 34 ; 3, 11 sq.). De même, il défend aux Apôtres de dévoiler, avant le temps fixé par lui, sa dignité de Messie, mais d’attendre le moment convenable (Marc, 8, 30 ; Math., 17, 9 ; Luc, 9, 36). Mais, arrivé au point culminant de son activité messianique, il donna à Pierre l’occasion de faire sa célèbre profession de foi messianique :  « Pierre, prenant la parole, lui dit : Tu es le Christ » (Marc, 8, 29) ; « Le Christ, le Messie de Dieu » (Τὸν χριστὸν τοῦ θεοῦ) (Luc, 9, 20) (Cf. Math., 16, 16 : «  Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! »). Alors encore, cependant, il défendit de le dire à personne. Mais il se laissa proclamer ouvertement Messie par ses disciples et le peuple, au moment de son entrée à Jérusalem (Marc, 11, 8, 10) ; ce fait est capital et sert, pour ainsi dire, de commentaire aux allusions obscures du passé. Jésus a donc manifesté sa messianité d’une manière pédagogique et graduée. Il mourut comme Messie de son peuple qui l’avait repoussé (Math., 14, 62, 15 ; 2. Cf. Tob., 19, 19). Quant au rejet des témoins démoniaques, on l’explique aujourd’hui, conformément à l’histoire des religions, par le fait que cette attestation était faite par des démoniaques. Les démons utilisaient la connaissance plus élevée qu’ils avaient de lui pour l’empêcher d’exercer sa messianité. Il s’agit donc, dans ces attestations démoniaques, de tentatives pour paralyser la vocation de Jésus et non d’actes favorables à cette vocation ou de reconnaissance ouverte de sa vocation.

2. La doctrine de Jésus sur le Messie d’après S. Jean. La puissante prédication de pénitence du Baptiste a rendu la pensée du Messie si vivante que le « peuple » croit que Jean est le Messie. Cependant, luimême repousse cette prétention (Jean, 1, 20 sq. ; 3, 28). Mais les disciples de Jean, auxquels leur maître a indiqué Jésus, le déclarent « Fils de Dieu » et « Roi d’Israël » (Jean, 1, 49 ; cf. 12, 13) ; ces deux expressions sont employées au sens messianique et moral. Jésus luimême, au puits de Jacob, se déclare formellement le Messie (Μεσσίας, Jean, 4, 25 sq.). Ici, en Samarie, il parle rondement, sans aucune réserve, car il n’y a pas à craindre qu’on abuse de son titre de Messie. D’autres titres messianiques apparaissent dans le quatrième évangile, ainsi « Fils de l’Homme » (Jean, 6), qui se trouve le plus souvent dans les Synoptiques, et le « Bon Pasteur » (Jean, 10, 11 sq.). Il est celui qui a été « envoyé » dans le monde par le Père (3, 16 sq. ; 5, 38 ; 10, 26 ; 17, 3), qui, en tant que tel, a un « précurseur » (1, 15, 20, 25, 33, 34). Il accepte même devant Pilate le titre de Roi, tout en lui donnant un sens religieux et messianique : « Ma royauté n’est pas de ce monde » (Jean, 18, 33, 36, 39 ; cf. 19, 3, 14, 15, 19, 21). Il meurt comme « Roi des Juifs ». Ce titre se trouvait écrit en hébreu, en latin et en grec, sur la Croix, audessus de sa tête (19, 19 sq.). Le peuple, daprès S. Jean, ne pouvait sexpliquer sa dignité de Messie (7, 26, 27, 31, 40, 42 ; 8, 30 ; 10, 42 ; 11, 45 ; 12, 42). Ce malentendu avait sa source dans une conception inexacte, parce que terrestre, du rôle du Messie. Même avant son Ascension, ses disciples sont encore possédés par ces rêves populaires et nationaux, comme le prouve la question qu’ils posent au Ressuscité : « Seigneur, estce maintenant le temps où tu vas rétablir le royaume pour Israël ? » (Act. Ap., 1, 6).

1’ Fils de Dieu et divinité de Jésus dans les Synoptiques. Bien que, chez eux, le « royaume des cieux » soit au premier plan, ils nous font cependant connaître nettement les points suivants de la personne de Jésus : a) Jésus est habitué à appeler les hommes enfants de Dieu (Math., 5, 9, 45. Luc, 6, 35 ; 20, 36) ; mais il ne se comprend pas dans ce nombre, il est le Fils du Père au sens unique et exclusif (Cf. Math., 5, 48 ; 6, 1, 6, 9 avec Math., 7, 21 ; 10, 33 ; 11, 2527 ; 18, 35). Les Pères signalent déjà ce fait.  b) Math., 11, 27, rend un son johannique : « personne ne connaît le Fils (τὸν υἱόν), sinon le Père, et personne ne connaît le Père, sinon le Fils (ὁ υἱός), et celui à qui le Fils veut le révéler ». Sa filiation est donc un mystère qui doit être révélé.  c) Il déclare quil y a une révélation divine de ce genre dans la confession de Pierre : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant » (Math., 16, 16) et proclame Pierre bienheureux à cause de sa foi. d) Devant le Grand Conseil, il dit sous la foi du serment, en réponse à la question officielle : « Estu le Christ, le Fils du Dieu béni ? » : « Je le suis » (Ἐγώ εἰμι, Marc, 14, 62) et, pour cette parole, il est condamné à mort. Dans tous ces cas, comme chez S. Jean, il s’agit de la filiation métaphysique et non d’une filiation morale accessible à tous les hommes. e) Cest dans ce sens quil faut aussi entendre le témoignage rendu par le Père à son « Fils bien aimé » au moment du Baptême (Math., 3, 17 ; cf. 17, 5).

2’ Fils de Dieu et divinité de Jésus dans S. Jean. Tout le quatrième évangile est consacré à prouver que Jésus est le Fils de Dieu : « mais ces choses sont écrites, afin que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu (ὁ χριστὸς ὁ υἱὸς τοῦ θεοῦ), et afin qu’en croyant vous ayez la vie en son nom (Jean, 20, 31). C’est pourquoi S. Jean en appelle aux nombreux témoignages (ἡ μαρτυρία) et signes (τὸ σημεῖον) pour démontrer cette vérité : tout tend à ce but qui est d’établir que « Jésus est le Fils unique, venu du Père » (μονογενὴς, 1, 14, 18 ; 3, 16, 18).

Comme dans les Synoptiques et plus souvent encore, Jésus se nomme le « Fils » et appelle Dieu son « Père ». Il le fait dans l’exposé calme comme dans la polémique violente, avec une telle énergie et une telle constance qu’on est obligé de croire qu’il emploie ces expressions au sens naturel et métaphysique et non au sens moral qui peut s’appliquer à tous les fidèles. Qu’on compare avec les passages où il est question de la filiation morale de tous les croyants (par ex. : 1, 12), les nombreux passages où il se donne luimême comme « le Fils » (ὁ υἱὸς) de Dieu (5, 19 ; 6, 46 ; 8, 16, 19 ; 10, 30 ; 14, 711 ; 14, 31 ; 16, 15, 28 ; 17, 15, 10, 21). Quelquefois se trouve la désignation formelle, «  le Fils de Dieu » (τὸν υἱὸν τοῦ θεοῦ, 9, 35 ; 10, 36).

Jésus donne aux Juifs une preuve de sa filiation divine, à l’occasion de la guérison du malade de la piscine de Béthesda (5, 2 sq.). Ils lui reprochent de violer le sabbat. Mais lui leur démontre qu’il est en harmonie avec son Père qui a ordonné de garder le sabbat. « Mon Père travaille jusqu’à présent, et moi aussi je travaille ». Alors ils veulent le tuer, « car non seulement il ne respectait pas le sabbat, mais encore il disait que Dieu était son propre Père (ὅτι... πατέρα ἴδιον ἔλεγεν τὸν θεόν), et il se faisait ainsi l’égal de Dieu (ἴσον ἑαυτὸν ποιῶν τῷ θεῷ). Ils l’ont bien compris : il appelle Dieu son Père, et parce qu’il l’entend au sens propre et métaphysique, il se fait l’égal de Dieu, car le fils naturel a la même nature que le père. C’est alors justement qu’ils veulent le tuer. Mais lui en appelle à son unité et à son égalité avec le « Pater operans ». Il fait tout ce qu’il voit faire au Père. Il participe à ses œuvres les plus élevées, comme la résurrection des morts et le jugement : « Comme le Père en effet ressuscite les morts et les rend vivants, le Fils rend aussi vivant qui il veut ». Au reste, le Père « a remis tout jugement au Fils ». « Afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père » ; et inversement : « celui qui n’honore pas le Fils, n’honore pas le Père qui l’a envoyé ». Le Père et le Fils ont un seul honneur, parce qu’ils accomplissent une seule œuvre et parce qu’ils sont précisément le Père et le Fils. Leur relation mutuelle n’est connue que d’eux seuls ; c’est un mystère qui doit être révélé. Cette révélation se fait par les œuvres (les miracles) que le Fils accomplit et par lesquelles le Père « rend témoignage » au Fils. C’est là un tout autre témoignage que celui qu’a rendu le Baptiste, qui n’était qu’un homme, bien qu’il fût un prophète. Ses relations avec son Père sont si élevées que des « hommes » ne peuvent pas ici rendre témoignage (par euxmêmes) (5, 33 sq.). Il est vrai que « vous ne croyez pas à celui qu’il a envoyé (et attesté) » (5, 38). « Et vous ne voulez pas venir à moi pour avoir la vie » (5, 40).

Une seconde fois, Jésus entreprend une démonstration semblable à la fête de la Dédicace. Cette démonstration avait déjà commencé deux mois auparavant à la fête des Tabernacles. Là, il avait affirmé très formellement qu’il procédait du Père et avait été envoyé par lui : « Moi, je le connais parce que je viens d’auprès de lui, et c’est lui qui m’a envoyé » (7, 29). Après de longues discussions qui furent parfois violentes, il avait quitté Jérusalem à la fin de la fête, mais il revint, peu de temps après, à la fête de la Dédicace et continua la discussion parce que les Juifs lui posèrent cette question : « Si c’est toi le Christ, disle nous ouvertement ! » (10, 24). Il blâme leur incrédulité et en appelle à ses œuvres. Les Juifs ne sont pas du nombre de ses brebis auxquelles il donne la vie éternelle : « Mon Père, qui me les a données, est plus grand que tout, et personne ne peut les arracher de la main du Père. Le Père et moi, nous sommes un » (Il dit ἕν et non εὶς). Ils veulent le lapider. Il en appelle à ses œuvres. Ils lui répondent comme précédemment : Ce n’est pas à cause d’une bonne œuvre que nous voulons te lapider, mais à cause du blasphème, « tu n’es qu’un homme, et tu te fais Dieu ». Il repousse le reproche de blasphème accompagné de la menace de lapidation par une allusion exégétique au Ps. 81, 6, où des juges humains sont appelés « Elohim » et ils sont ainsi liés par l’Écriture. Ils peuvent observer que de l’unité d’action doit découler l’unité de puissance et par suite enfin l’unité de nature : « le Père est en moi, et moi dans le Père ». C’est l’ordre ontologique et l’ordre historique. Cette fois, S. Jean rapporte, au moins à la fin : « Et là, beaucoup crurent en lui » (10, 42).

Jésus confirme ces témoignages directs sur luimême, en revendiquant, à loccasion, des attributs divins : science, préexistence, immensité, puissance.

Il manifeste sa science divine en déclarant qu’il est le seul à connaître parfaitement le Père (7, 29 ; 10, 15 : « comme le Père me connaît, je connais le Père »), de même qu’en montrant sa connaissance complète de l’homme (1, 48 : Nathanaël ; 2, 24 sq. : « luimême, en effet, connaissait ce qu’il y a dans l’homme » ; 4, 17 : les maris de la Samaritaine). Il connaît les choses lointaines (4, 50 : « Va, ton fils vit » ; 11, 14 : « Lazare est mort »). La cause de cette science, c’est son existence auprès du Père, « dans le sein du Père » (1, 18) ; il est le « celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme » (3, 13). « Celui qui vient du ciel est audessus de tous » (3, 31) ; « Moi, je suis den haut » (8, 23). Il vit sur la terre, mais il a auprès du Père son existence propre et voit ce que le Père fait et connaît dans le Père sa propre tâche terrestre. Il fait tout à « l’heure » précise fixée par le Père, « mon heure, mon temps » (2, 4 ; 7, 30 ; 8, 20 ; 11, 6).

Jésus manifeste sa puissance divine dans ses miracles (ἕργα). Il exerce cette puissance avec le Père qui la lui a confiée. Alors que dans les Synoptiques, les miracles sont des preuves de son amour et de sa pitié pour la misère humaine, ils sont dans S. Jean des actes de toutepuissance, accomplis en union avec le Père, pour manifester sa puissance divine et sa gloire céleste (δόξα) cachée. Ses miracles sont ainsi des témoignages (σημεῖα) de sa nature divine. Ils sont, pour ainsi dire, des paroles en acte qui, en tant que telles, s’ajoutent, d’une manière précise, aux paroles de sa bouche, pour les confirmer. Ainsi la multiplication des pains illustre la parole : « Moi, je suis le pain de la vie » (6, 35) ; la guérison de l’aveugle (9, 1 sq.) confirme la déclaration : « Moi, je suis la lumière du monde » (8, 12) ; la résurrection de Lazare illustre la thèse : « Moi, je suis la résurrection et la vie » (11, 25). Cf. dans les Synoptiques, la pêche miraculeuse, symbole de la « pêche des hommes » (Luc, 5, 10). Il attribue à ses miracles, en tant que témoignages à son sujet, une valeur décisive (9, 3 sq. ; 10, 3537 ; 14, 12). Ils sont en même temps l’œuvre du Père (14, 10).

Jésus manifeste aussi sa puissance divine dans la rémission des péchés. Exempt luimême de péché (8, 46 : « Qui de vous me convaincra de péché ? » (περὶ ἁμαρτίας), il pardonne à la femme adultère (8, 11 : « Vas et ne pèche plus »), il chasse le diable, le « père du mensonge » (du péché) (8, 44 ; 12, 31) et exerce déjà sur la terre la fonction de juge qui lui appartient au dernier jour (5, 22).

Sa préexistence est déjà affirmée dans le premier verset du prologue ; luimême se lattribue non seulement par mode dallusion, comme dans Math., 22, 45, mais encore dans la polémique et dune manière formelle : « Avant qu’Abraham fût, moi, je suis » (8, 58). « Et maintenant, glorifiemoi auprès de toi, Père, de la gloire que javais auprès de toi avant que le monde existe » (17, 5). « Tu mas aimé avant la fondation du monde » (17, 24). Il indique une fois quil est audessus de l’espace (3, 13). « Car nul n’est monté au ciel sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme ». On dit de lui « il a habité parmi nous » et il est cependant « dans le sein du Père » (1, 14 et 1, 18).

Il accepte un culte religieux quand il lui est rendu, par ex. : par l’aveuglené (9, 3539 ; cf. par contre, Act. Ap., 10, 2426 ; Apoc., 19, 10 ; 22, 9) et exige formellement la même foi qu’envers son Père (14, 1 : « vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi » ; cf. 4, 26, 41, 42) ; il exige le même amour (14, 23 : « Si quelqu’un m’aime » , etc. ; 15, 9 : « Demeurez dans mon amour ») ; il veut le même honneur (5, 2 : « afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père »). De même qu’à son Père, c’est à lui qu’on doit adresser les prières (14, 13 : « Tout ce que vous demanderez en mon nom, je le ferai, afin que le Père soit glorifié dans le Fils » ; cf. 15, 16 ; 16, 24 et § 94).

Il faut encore, pour conclure, comparer ces déclarations de Jésus sur luimême faites en employant le mot moi (Moi, je suis le pain de vie, la résurrection et la vie, le chemin, la vérité, la vie, la lumière du monde etc.) avec les manifestations de son humilité profonde, pour en épuiser toute la vérité. Enfin, il faut encore indiquer l’importance décisive que Jésus s’attribue par rapport au salut ou à la vie éternelle des hommes. On obtient le salut avec lui ou on ne l’obtient pas du tout. « Je suis venu en ce monde pour la séparation » (κρίμα, jugement) (9, 39) ; « Celui qui croit en lui (Ὁ πιστεύων εἰς αὐτὸν) n’est pas jugé ; mais celui qui ne croit pas, est déjà jugé, parce qu’il n’a pas cru au nom du Fils unique de Dieu » (3, 18).

Devant le regard spirituel de Jésus, se dresse un dualisme, un double monde. A la tête du premier se tient Dieu avec son Logos. Celuici, comme Dieu luimême, est lumière en soi et, par conséquent, pour le monde aussi dans lequel il brille. Celui qui veut participer à sa lumière doit accueillir la vérité par la foi au Logos. Cette vérité crée en lui la vie surnaturelle et lui donne le pouvoir de devenir enfant de Dieu en naissant de Dieu. Sur tout ce monde (ou cette partie de monde) règne l’amour de Dieu, lequel d’ailleurs est le ferment d’union entre les enfants de Dieu. « Demeurez dans mon amour » (15, 9).

Le monde mauvais (ou la partie du monde mauvaise) est gouvernée par le diable qui est le « prince de ce monde » (14, 30 ; cf. 12, 31 ; 16, 11). De même que la lumière vient du Logos, les ténèbres viennent du diable (1, 5 ; 3, 19 ; 8, 12 ; 12, 35, 46 ; cf. 1 Jean, 1, 5, 6, etc.). Comme il ne s’est pas maintenu dans la vérité (8, 44 ; cf. 1 Jean, 3, 8) il en est devenu l’adversaire, le menteur, « il profère le mensonge » (8, 44). De même que la lumière et la vérité créent la vie spirituelle, les ténèbres et le mensonge créent la mort spirituelle : « Il a été meurtrier dès le commencement » (8, 44). On peut le voir par les Juifs (8, 44) et par Judas (6, 71). Ainsi se constitue un monde contraire à Dieu qui se place en face du monde divin. D’un côté : Dieu (Logos), lumière, vérité, enfants de Dieu et amour divin. De l’autre côté : Satan, ténèbres, mensonge, mort, enfants du diable (Vous avez pour père le diable ; 8, 44) et courroux divin qui demeure sur eux (3, 36). C’est là un dualisme nettement tranché. Seulement c’est un dualisme moral et non physique. Il y a dans les deux sens un pont qui mène de l’un à l’autre ; le premier porte l’inscription πίστις, l’autre l’inscription ἀπιστία. Du monde mauvais on peut passer dans le bon par la foi, du bon on passe dans le mauvais par l’incroyance ; il n’y eut pas que Judas à prendre ce triste chemin, mais malheureusement « beaucoup de disciples » le prirent aussi (6, 71 sq. et 6, 37).

Nous comprenons maintenant la parole de Jésus : « Je suis venu dans le monde pour une séparation ». Le seul critérium décisif est la foi à la mission de Jésus et à sa Personne divine. La foi en lui sauve ; par contre, l’incrédulité à son égard est une cause de perdition. C’est pourquoi la foi est presque la seule vertu dans cet évangile et l’incrédulité presque le seul péché. Cela nous fait aussi comprendre la conclusion de cet évangile : « Mais ceuxlà ont été écrits pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour quen croyant, vous ayez la vie en son nom » (Jean, 20, 31).

Quelques difficultés, tirées tant des évangiles que des écrits apostoliques, se résolvent par la saine exégèse. Ainsi quand le Christ dit que son Père est « plus grand » que lui (Jean, 14, 28), quand il dit que Dieu « seul » est bon (Marc, 10, 18), quand il affirme si souvent qu’il doit faire la volonté de son Père, que là est sa mission. Dans ces passages, il parle précisément d’après sa nature humaine, comme un homme à des hommes (Cf. Denz., 708). C’est également par rapport à son humanité qu’il faut expliquer Rom., 1, 3 ; Act. Ap., 2, 36 ; Hébr., 1, 4 ; 3, 2. Dans l’Épître aux Hébreux (5, 7 sq.) on insiste particulièrement sur l’épreuve du Christ, qui ne peut s’entendre que de son obéissance de Messie. C’est d’une épreuve de ce genre qu’il s’agit aussi dans le passage difficile de Phil., 2, 711. On objecte aussi que les Apôtres, après la confession de Pierre, eurent les mêmes rapports familiers avec le Maître qu’avant et que ce n’est qu’après sa Résurrection et son Ascension qu’ils commencèrent à lui rendre un culte. Mais cela prouve seulement que la foi des Apôtres ne pénétra que lentement tout le mystère et ses conséquences. Il était d’ailleurs plus facile de trouver une forme de culte pour le Christ glorifié que pour le Fils de l’Homme vivant parmi les hommes.

§ 85. La divinité du Christ dans la Tradition

Nous avons déjà, dans le traité de la Trinité, exposé assez longuement la doctrine des Pères sur la divinité du Christ. Ce que l’on peut encore dire ici à ce sujet, c’est que les Pères entendaient la divinité au sens véritable et proprement dit, et non au sens dérivé de divinisation (θέωσις) ; que, de plus, les prénicéens confessaient cette foi et n’ont pas eu besoin d’attendre l’hérésie d’Arius pour l’éclaircir et même la déterminer.

D’après Harnack, la chrétienté antique aurait eu une « conception très diverse de la personne du Christ » ; elle n’aurait eu aucune « doctrine » ferme, mais seulement des « formules flottantes ». « Toutes ces formules peuvent se ramener à deux » ; ou bien on considérait le Christ comme un homme, dans lequel Dieu demeurait (christologie adoptianiste), ou bien pour un être spirituel céleste devenu homme (christologie pneumatique). Les deux conceptions s’exclueraient mutuellement (H. D., 1, 210 sq.).

Cet exposé contient des contradictions patentes. Si les conceptions christologiques de l’antiquité étaient si « flottantes », si « diverses », si vides de « doctrine », on ne peut pas « les ramener toutes à deux ». Or, en ce qui concerne ces deux classes, on n’en trouve aucune, chez les Pères, ni la christologie pneumatique, ni la christologie adoptianiste, dans le sens indiqué par Harnack. Le Christ étant toujours à la fois Dieu et Homme, l’enseignement des Pères à son sujet traite toujours de la divinité et de l’humanité. Sans doute, ils insistent, comme le font déjà les écrits du Nouveau Testament, tantôt sur la divinité, tantôt sur l’humanité. Mais c’est une méthode antihistorique et artificielle de tirer de chacun des aspects de cet enseignement une christologie complète. Ce sont des expressions occasionnelles de la foi qui, lorsqu’elles ont comme point de départ l’humanité, parlent de l’élévation du Seigneur dans la sphère de la divinité, mais qui, avec la même exactitude théologique, quand elles ont comme point de départ la divinité préexistante, parlent de l’entrée de la divinité dans notre chair. Ce ne sont pas là deux christologies, mais deux aspects d’une seule et même christologie, que l’on trouve d’ailleurs toujours, par suite, réunis chez le même Père de l’Église. Seeberg remarque avec raison, à propos de la conception d’Harnack, qu’elle « ne peut pas se soutenir et qu’elle n’exprime pas le point principal, à savoir que le Christ pneumatique est considéré comme Dieu ». Au reste elle est « tellement limitée par lui qu’il n’en reste pas grandchose » (H. D., 1, 104).

Écoutons les Pères euxmêmes. S. Clément de Rome appelle le Christ « NotreSeigneur à qui soit honneur dans l’éternité » (Cor., 50, 7) et de plus le « sceptre de la majesté de Dieu » (Cor., 16, 2), celui, par conséquent, par qui Dieu exerce sa royauté. « Par lui nous contemplons le visage immaculé et sublime de Dieu » (Cor., 36, 2). S. Ignace, le fidèle disciple de S. Jean, est en même temps le fidèle témoin de la christologie johannique. Il nomme le Seigneur « le Fils unique du Père », « notre Dieu » (Rom. prœm.) ; il demande à ses lecteurs : « Laissezmoi imiter la Passion de mon Dieu » (Ibid., 6, 3). Il dit, il est vrai, immédiatement après, « que le Christ est né de la race de David et d’Abraham » (Ibid., 7, 3). Et, réunissant les deux aspects, « notre Dieu JésusChrist a été conçu de Marie daprès la disposition de Dieu » (Éph., 18, 2). « Un seul est médecin, corporel et spirituel, qui a commencé et qui n’a pas commencé, Dieu vivant dans la chair, né de Marie aussi bien que de Dieu » (Ibid., 7, 2). « Je vous dis pour toujours adieu dans notre Dieu JésusChrist » (Polyc., 8, 3). Daprès le pseudoBarnabé, le Christ est le Fils de Dieu et en même temps le juge des vivants et des morts (7, 2). « S’il n’était pas paru dans la chair, comment les hommes auraientils pu, sans mourir, supporter sa vue, alors quils ne peuvent fixer le soleil qui doit pour tant disparaître un jour et qui nest quune œuvre de ses mains ? » (5, 10). D’après la foi de S. Polycarpe, le Christ est notre Seigneur qui siège à la droite du Père dans la gloire, à qui tout est soumis au ciel et sur la terre et que tous les esprits servent ; il est le juge des vivants et des morts et Dieu réclamera son sang de ceux qui n’ont pas cru en lui (Phil., 2, 1). Il est le Fils de Dieu à qui appartient dans toute l’éternité la même gloire qu’au Père (Mart. Polyc., 14, 3). Dans la lettre à Diognète, le Christ apparaît comme le « Fils unique de Dieu » (10, 2 ; cf. 8, 9 ; 9, 1, 2), comme le « Logos divin » (7, 2 ; 11, 3), auquel appartiennent l’éternité (11, 4 sq.), l’immutabilité (11, 4), l’immensité (7, 2) et la sainteté (7, 2 ; 11, 4 ; 12, 9) ; qui, en tant que créateur du monde (7, 2), a été envoyé comme un fils de roi, « comme un Dieu » (7, 4) et qui reviendra comme un juge (7, 6). Faisons ici une remarque qui a beaucoup d’importance aujourd’hui pour l’apologétique, c’est que tous les Pères qu’on vient de nommer fournissent, à partir de l’an 100, de nombreux témoignages historiques pour l’existence de Jésus.

Les Apologistes, il est vrai, égarés par la philosophie de leur temps, ont émis, dans leur spéculation sur les relations du Fils avec le Père, des idées insoutenables. Mais bien que l’Église ait rejeté cette spéculation, il n’en est pas moins indéniable que ces hommes ont rendu de grands services en insistant avec énergie sur la préexistence du Christ et en défendant avec la même énergie sa divinité. Leur christologie a aussi un avantage décisif, c’est qu’ils emploient pour la caractériser la notion ferme du Logos empruntée à l’évangile de S. Jean. En effet, en tant que Logos de Dieu, le Christ était mis dans une relation si intérieure et si intime, si essentielle et si indissoluble avec Dieu, que sa divinité était efficacement protégée contre des tentatives d’atténuation qui auraient fait de lui un Fils de Dieu au sens « moral ». Qu’ils aient mis le Logos dans une relation trop étroite avec la Création, cela était assurément une faiblesse. Mais ce fut, par contre, un avantage de mieux faire comprendre à leurs contemporains l’être éternel et divin du Fils de Dieu fait chair, au moyen d’une notion qui était alors courante et tout à fait propre à éclairer pour les cercles cultivés l’essence profonde de la divinité et de la Rédemption. Ce qui protégeait leur doctrine du Logos contre tout danger d’« hellénisation », c’est que contrairement aux Stoïciens, ils n’entendaient pas le Logos comme la Raison du monde, mais comme une Personne divine ; c’est, de plus, qu’ils ne voyaient pas exclusivement dans ce Logos le principe cosmique, mais encore le sujet de la révélation divine du salut et l’auteur ainsi que le modèle des nouvelles relations religieuses et morales de l’homme avec Dieu. Le Logos éternel s’est fait homme pour sauver le monde, dans la chair. Cette Rédemption, il ne l’accomplit pas seulement comme porteur d’une nouvelle connaissance de Dieu et d’une nouvelle loi morale, mais encore comme auteur d’un nouvel ordre de grâce qui a dans sa Passion sa cause méritoire. C’est ainsi que parle spécialement S. Justin (Dial., 13, 40, 54, 90, 111, 134 ; Apol., 1, 32, 50). S. Irénée attaque à la fois le gnosticisme (Démiurge) et l’ébionisme (ψιλὸς ἀνθρωπος) et montre que notre rédemption exige, dans le Christ, aussi bien le Dieu véritable que l’homme véritable (Ad. h., 3, 1622). Autrement il ne pourrait pas les ramener tous les deux à lamitié et à lunité (Ibid., 3, 187). Son court Credo s’exprime ainsi : « Ainsi Seigneur est le Père et Seigneur est le Fils et Dieu est le Père et Dieu est le Fils ; car celui qui est engendré de Dieu est Dieu. Et de cette manière, d’après l’existence et la puissance de son Être, un seul Dieu est prouvé » (Epideixis, 2, 1, 47). Tertullien : « Dieu a vécu parmi les hommes, afin que l’homme apprenne à faire ce qui est divin. Dieu a eu commerce avec l’homme comme avec un égal, afin que l’homme pût avoir commerce avec Dieu comme avec un égal (ex aequo). Dieu a été trouvé comme quelqu’un de très petit, afin que l’homme devînt quelqu’un de très grand. Si tu as honte d’un tel Dieu, je me demande comment tu pourras croire à un Dieu crucifié (Deum crucifixum) » (Ad. Marc, 2, 27). Origène est le premier, sembletil, qui ait créé le mot HommeDieu (θεάνθρωπος) qui devint plus tard si populaire ; au moins il est prouvé qu’il a employé. D’après lui, Celse reproche aux chrétiens comme leur crime prine1pal « d’adorer quelqu’un qui a été mis au tombeau » (C. Cels., 3, 43).

Quand on parcourt ces témoignages anténicéens sur la divinité du Christ, on peut, à bon droit, s’étonner de l’affirmation des rationalistes qui prétendent qu’avant le Concile de Nicée ce point de doctrine n’avait jamais rencontré dans l’Église une foi générale. Combien plus justifié était l’appel adressé par S. Athanase aux ariens, en s’appuyant sur l’argument de prescription : « Voyez donc : nous prouvons que cette doctrine a été transmise d’un Père à l’autre ; mais vous, nouveaux Juifs, disciples de Caïphe, quels Pères pouvezvous alléguer en faveur de votre opinion ? Vous ne pourrez jamais en citer un seul qui soit sage et raisonnable ; en effet, tous ont horreur de vous » (De decret. Nicæn. Syn., 27). Cela ne veut pas dire qu’il faille nier l’influence clarifiante et fortifiante du Concile de Nicée. Que les Pères, après Nicée, enseignent d’une manière absolument correcte la divinité du Christ, cela va de soi. A l’époque postnicéenne, il ne s’agit plus de la divinité du Christ que les hérétiques euxmêmes admettaient, mais du mystère de la divinité et de lhumanité ou de lunion hypostatique. C’est pourquoi nous aurons l’occasion d’entendre à ce sujet les Pères postérieurs.

Preuve de raison. On peut présenter une certaine preuve naturelle de la divinité de Jésus. Cela veut dire qu’on peut rendre acceptable et plausible pour la saine raison exempte de préjugés que Jésus de Nazareth, en se proclamant le Fils substantiel de Dieu, na pas égaré lhumanité, mais a exprimé la vérité. Cette preuve est exposée par lApologétique. Nous en donnons ici les éléments essentiels.

Le premier argument en faveur de la divinité du Christ, présenté avec une grande insistance par la chrétienté et qu’on n’a cessé de répéter jusqu’ici, est l’argument tiré des prophéties de l’Ancien Testament. C’est principalement par rapport aux Juifs qu’il a de l’utilité et de l’importance. Jésus d’abord, puis les Apôtres et les Pères, font appel à l’argument des prophéties, pour démontrer la vérité du christianisme, et spécialement la divinité de son fondateur. Cet argument est devenu une preuve chrétienne traditionnelle et ferme. On insiste particulièrement sur la préexistence du Christ. S. Paul avait déjà montré le Seigneur agissant dans l’Ancien Testament (1 Cor., 10, 9) ; les Pères, à leur tour (S. Justin, Tertullien, S. Irénée, etc.), voient apparaître le Fils dans les théophanies de l’Ancien Testament : « C’est le Christ qui a parlé avec Adam, Noé, Abraham, Jacob, Moïse et les Prophètes ». Les Pères traitent leur thème d’une manière indépendante, ce qui est un signe qu’ils s’appuient sur la doctrine générale de l’Église et s’éclairent de ses lumières dans leur exégèse.

L’argument des prophéties se formule aujourd’hui de la manière suivante : Estce que dans lAncien Testament la divinité du Messie futur est prédite et, si oui, avonsnous le droit de prétendre qu’en Jésus de Nazareth, et en lui seul, ces prophéties se sont accomplies ? Il est plus facile de répondre oui à la première question qu’à la seconde. Aujourd’hui encore les Juifs ne croient pas que ces prophéties se soient réalisées dans une personnalité historique et ils attendent encore un Messie futur, ou bien avec peu de modestie, il les expliquent en les attribuant à la vocation messianique du peuple Juif dans l’humanité (Pick, Judaïsme et christianisme [1913], 149 sq.). Mais la théologie catholique peut démontrer comme un fait évident que ces prophéties ont trouvé dans la personne de Jésus leur complète réalisation. Et il faut insister ici non pas sur l’élément spirituel et métaphysique qui est difficile à contrôler, mais sur l’élément extérieur et historique que chacun peut remarquer : Jésus né d’une Vierge à Bethléem, fils de David, annoncé par un précurseur semblable à Élie, exerçant la triple fonction du Messie, particulièrement son magistère, souffrant, mourant ; ce sont là des particularité qu’on peut établir historiquement et dont la réalité attestée par les évangiles ne prête à aucun doute fondé. Mais ensuite on doit affirmer du Christ les propriétés internes et métaphysiques, sa filiation divine et sa divinité.

A l’encontre des incrédules, l’apologétique catholique fait appel aux propres prophéties et aux miracles du Christ. Ses prophéties sont connues. On considère comme les plus remarquables : la trahison de Judas, le reniement de Pierre, sa Passion et sa mort, sa Résurrection le troisième jour, la destruction de la ville de Jérusalem, la réprobation des Juifs et la conversion des païens, la diffusion et la durée indestructible de son Église. Rapportées avec une précision surprenante par les évangiles, ces prophéties se sont réalisées point par point. Nous voyons s’accomplir chaque jour devant nos yeux le sort des Juifs et se dérouler le développement de l’Église de la manière prédite. Il est évident que les prophéties pour les générations lointaines ont plus d’importance que celles qui concernent les générations prochaines.

Il en va autrement pour les miracles. Ils avaient une force plus grande pour les témoins oculaires que pour ceux qui devaient en lire plus tard le récit. « Les miracles euxmêmes quil a opérés ont passé, nous les lisons et nous les croyons » (S. Aug., Sermon 88, 9). Néanmoins ces récits de miracles ont pour ceux qui les lisent sans prévention une force morale probante très grande ; il est vrai qu’il faut les mettre en connexion avec la doctrine du Christ et sa divinité. Il est impossible que Dieu ait soutenu et confirmé par sa puissance miraculeuse les dires d’un faux prophète. C’est en vain que la critique a essayé de faire disparaître les récits miraculeux des évangiles. Si on les supprime, les évangiles euxmêmes deviennent des fragments sans cohésion et incompréhensibles. On aura encore moins de succès, à la longue, en recourant à la méthode radicale de contester la possibilité des miracles. Que signifie cette affirmation que le miracle est impossible ? Alors que nous ne savons même pas ce qui est « possible » à la nature, comment peuton savoir ce qui est possible ou impossible à lauteur de la nature ? Quand il est dit que, devant lincrédulité, « il ne pouvait accomplir de miracle là » (Marc, 6, 5), il nen résulte pas que c’était la confiance des croyants qui lui donnait la force de les accomplir – cette force résidait dans sa divinité , mais que la foi est toujours la condition morale de laccomplissement ; il sagit dun manque de pouvoir moral et non dun manque de pouvoir physique. Et quand Jésus prie au moment des miracles, c’est là l’adoration et l’action de grâce exemplaire de l’humanité en face de Dieu « qui seul fait des merveilles » (Ps. 71, 18).

Le Christ, d’après les Synoptiques, a opéré ses miracles pour manifester sa charité sincère envers les hommes. Dans S. Jean, ces miracles apparaissent davantage comme des attestations de son origine divine. Dans les deux cas, ils sont conditionnés moralement. Des miracles qui seraient purement de spectacle et d’apparence, des actes de magnificence ou des manifestations de puissance, des « signes » tels que les Juifs en demandent, lui sont étrangers (Math., 4, 110). De même, le Maître naccomplit pas un miracle pour satisfaire ses intérêts et ses besoins propres. Ce qui relève encore l’importance de ses miracles, c’est qu’il les accomplit avec simplicité, sans rechercher à frapper l’imagination et d’une manière absolument publique. D’après les quatre évangiles, Jésus devant le Sanhédrin en appelle au caractère public de son activité. Surtout il accomplit ses miracles par sa propre force ; c’est pourquoi il peut conférer à d’autres le don des miracles.

Quant aux actes spirituels de conversion et de transformation morale, on a coutume de ne pas les appeler des miracles, ils ont pourtant la même importance et même une importance plus grande que les actes physiques de puissance. C’est un fait étonnant et inexplicable naturellement que, de douze pêcheurs juifs, le Christ ait fait douze Apôtres et que, par ces douze, il ait pu initier ce grandiose mouvement spirituel étendu à la terre entière, que nous appelons le Christianisme.

On est heureux de lire ces lignes de l’évêque anglican (haute Église) ArthurC. Headlam (Jésus le Christ, sa vie et sa doctrine [1925]) : « Les divers écrivains du Nouveau Testament ont tous leur manière propre ; leur mode d’expression n’est pas uniforme, mais, d’une manière concordante, ils dessinent une personnalité qui se distingue de tout ce qui a jamais pu paraître : Jésus est le Messie, l’accomplissement des attentes juives, il est le Fils de Dieu, le Seigneur, le Sauveur des hommes, il est la source de vie et la lumière our le monde, il est l’objet de la vénération et de l’adoration humaine ; sa venue a inauguré une nouvelle période du monde. La nature humaine en a été changée. La vie humaine a maintenant un sens plus élevé. Il n’y a pas de limite pour les merveilles et la gloire qu’on lui attribue. Tout cela se passa pendant l’existence de plusieurs qui connurent sa vie terrestre. Presque toute l’évolution, à supposer qu’il y en ait une, se passe à l’époque d’une seule génération. Quelle personnalité étaitce donc pour que ceux qui lavaient connu aient pu parler de lui ainsi ? »

Une Église chrétienne naquit. Elle commença à Jérusalem et se répandit avec une grande rapidité dans le monde. Partout où elle parut, elle produisit d’une manière extraordinaire la piété et l’enthousiasme chez ceux qui furent ses membres. Les chrétiens étaient prêts à souffrir même la mort pour l’Église. Toute leur vie était modifiée, le monde de leur pensée merveilleusement changé. Tout cela, on croyait devoir l’attribuer à la vie et à la doctrine de Jésus. Quelle personnalité étaitce donc pour quil ait pu créer cette vie nouvelle ? » « Le problème de Jésus est le problème du christianisme ».

Combien semblent pitoyables, en face de telles déclarations, les tentatives modernes pour faire dériver la christologie biblique des cultes des mystères. Tous les mystères se désagrègent et disparaissent, « mais le Christ et le christianisme continuent leur chemin solitaire à côté et au milieu d’eux, pendant des siècles », dit avec raison Krebs. D’après Bousset, l’origine de la foi au Christ, c’est qu’on appliqua au Christ le titre « Kyrios » habituel pour les héros religieux, qu’on commença à lui rendre un culte et qu’ensuite, par ce culte, on l’éleva jusqu’au divin. « Ce n’est pas le culte du Christ qui parut le premier et conduisit à la « theologia Christi », mais ce fut l’adhésion à Jésus comme Messie et Seigneur qui parut la première et conduisit au culte du Christ », dit Harnack (Origine de la théologie chrétienne [1927], 9).


 

CHAPITRE 2 : L’humanité du Christ

A consulter : S. Thomas, S. th., 3, 4 sq. ; C. Gent., 4, 2833. Thomassin, De Incarn., 4, 111. Petau, De Incarn, 1, 46 ; 10, 35. Franzelin, thes. 10 sq. Janssens, 4, 522 sq. Kleutgen, 3, 7 sq. Sur la passibilité du Christ : S. Thomas, S. th., 3, 14 sq. Schmid, Quaestiones selectae ex theologia dogmatica, q. 6 (1891). Dict. theol., 6, 1002 sq.

§ 86. L’humanité véritable du Christ

Thèse. Le Christ possédait la même nature que nous et était ainsi véritablement homme.   De foi.

Explication. De bonne heure se manifestèrent dans le christianisme des conceptions docétistes du Christ. Elles naquirent d’un prétendu intérêt théologique ; on voulait maintenir l’honneur de Dieu qui semblait souillé par l’union avec la matière. S. Jean déjà combat le docétisme (1 Jean, 1, 1 ; 4, 1 ; 2 Jean, 7), ainsi que son disciple S. Ignace. Les racines parfois profondes de cette hérésie se trouvent dans le dualisme, tel qu’il était enseigné par les gnostiques et les manichéens. A proprement parler, tous ses partisans étaient choqués de la véritable corporalité qu’ils concevaient, par suite, comme une simple apparence (δοϰεῖν) ou bien comme une substance éthérée (corps astral).

D’après Rackl, le docétisme naquit dans l’Église comme un argument contre ceux qui ne voulaient pas admettre que la mort du Christ sur la croix avait été prédite dans l’Ancien Testament et, par suite, se scandalisaient de la croix : on leur répondit que le scandale pouvait se supprimer, car le Christ n’aurait souffert qu’apparemment ; peu à peu cette conception s’étendit à toute la vie du Seigneur, y compris sa naissance.

Arius et Apollinaire nièrent l’âme véritable du Christ en lui attribuant l’âme inférieure (anima sensitiva), mais en prétendant que l’âme supérieure (anima intellectiva) était remplacée par le Logos. La foi ecclésiastique à la véritable humanité est exprimée dans tous les symboles qui confessent non seulement que Jésus est né de Marie, mais encore qu’il a souffert et qu’il est mort. L’apollinarisme fut condamné au 1er Concile de Constantinople (Denz., 85). Lorsque le docétisme reparut avec le dualisme, au MoyenAge, il fut condamné au Concile de Lyon (1274) et à celui de Vienne (131112) (Denz., 462, 480).

Preuve. L’Ancien Testament attribue au Messie futur une nature humaine véritable (Cf. p. 352 sq.). Le Nouveau Testament raconte la conception du Christ, sa naissance, son enfance et son développement naturel, sa vie humaine, sa Passion et sa mort. Le Christ luimême se nomme avec prédilection le « Fils de l’Homme », une fois même purement et simplement un « homme » : « vous cherchez à me tuer, moi, un homme qui vous ai dit la vérité » (Jean, 8, 40). Les Apôtres, eux aussi, reconnaissent en lui la nature humaine complète ; ils l’ont « entendu » et « vu » et « touché de leurs mains » (1 Jean., 1, 12) ; ils savent quil sest « fait chair » (Jean, 1, 14). S. Paul le nomme à maintes reprises un « homme » : « En effet, il ny a quun seul Dieu ; il ny a aussi quun seul médiateur entre Dieu et les hommes : un homme, le Christ Jésus » (1 Tim., 2, 5 ; cf. 1 Cor., 15, 21, 22 ; Rom., 5, 15).

Concernant les deux composants essentiels, l’Écriture parle clairement de la corporalité réelle de Jésus. Il fait voir son besoin de manger et de boire (Math., 4, 2 ; 11, 19. Jean, 4, 7 ; 19, 28), de sommeil (Math., 8, 24), de repos, en voyage (Jean, 4, 6) ; il se plaint de ses souffrances et frissonne devant la mort (Math., 26, 3646 ; Jean, 13, 21) ; il meurt dune mort vraiment humaine.

Son âme se manifeste dans les sentiments d’indignation (Jean, 2, 1517. Math., 17, 16 ; 23, 1339. Marc, 8, 12), de chagrin (Math., 26, 38. Jean, 11, 35 ; 12, 27), de joie (Jean, 11, 15), de pitié (Math., 15, 32 ; 20, 34. Marc. 1, 41) ; dans les actes divers des vertus d’obéissance envers son Père (Jean, 5, 30 ; 6, 38 sq.), d’humilité (Math., 11, 29), d’adoration (Hébr., 5, 7), de prière (Math., 11, 2526 ; 14, 23. Marc, 1, 35. Luc, 6, 12 ; 9, 28 ; 11, 1. Jean, 11, 41), de fermeté dans les tentations (Math., 4, 111 ; 26, 3946), damour pour ses disciples et ses amis (Jean, 1317 ; Marc, 10, 21). En mourant, il remet son âme entre les mains de son Père (Luc, 23, 46 ; cf. Jean, 10, 17).

Les Pères. Ils attaquent le docétisme. S. Ignace déclare que c’est blasphémer le Seigneur « quand on ne reconnaît pas qu’il est porteur de chair (σαρϰοφόρος) » (Smyrn., 5, 2 ; cf. 2, 1 ; 3, 13). S. Irénée a combattu toute sa vie contre la Gnose pour l’humanité et la divinité parfaites du Christ. Il aperçoit les conséquences désastreuses de la Gnose pour la Rédemption. « Car il ne posséderait pas vraiment la chair et le sang par lesquels il nous a rachetés s’il ne réunissait pas en soi l’antique composé d’Adam. Vains sont donc les valentiniens qui l’affirment, afin de nier le salut de la chair et de rejeter la création de Dieu » (A. h., 5, 1, 2 ; cf. 3, 18, 67). Cest la pensée souvent répétée plus tard : Ce que Dieu na pas pris de nous, cela na pas été racheté en nous. Sans véritable humanité, pas de souffrance rédemptrice et pas de modèle. Tertullien a écrit, au sujet de la corporalité du Christ, un traité spécial (De carne Christi), dans lequel il défend la doctrine catholique contre les gnostiques Marcion, Apelles, Valentin et Alexandre (Adv. Marc, 3, 8).

Arius semble avoir été conduit par sa doctrine fausse du Logos à nier l’âme du Christ. Si le Logos est un esprit créé analogue à l’âme, il est normal de l’unir au corps immédiatement, à la manière de l’âme. Le Logos devint simplement « chair », prit un corps et pas d’âme. Origène déjà connaît des gens qui prétendent que le Logos a simplement pris la « chair ». C’était quelque chose d’analogue à « l’humanisation » (ἐνανθρώπησις) platonicienne qui aurait lieu pour tout homme : une âme préexistante entre dans la chair. Les ariens s’efforçaient ainsi, bien que d’une manière erronée, de maintenir l’unité dans le Christ. Par contre, Apollinaire, évêque de Laodicée (+ vers 390) partait d’une fausse psychologie, le trichotomisme. Pour expliquer l’union de la divinité et de l’humanité, que pendant près de quarante ans il avait défendue énergiquement avec S. Athanase et les Cappadociens contre Diodore de Tarse, et pour la représenter comme très intime, il tomba dans une espèce de monophysisme : il abandonnait l’âme spirituelle (νοῦς) et la remplaçait par le Logos, si bien qu’il en résultait une union dans la nature et non dans la Personne. Il partait de cet axiome que deux êtres complets ne permettent pas une unité, mais tout au plus une juxtaposition (δύο τέλεια ἕν γενέσθαι οὐ δύναται raison ontologique). Ensuite il craint pour la réalité de la Rédemption, s’il attribue une âme au Christ, car en lui donnant une âme il lui reconnaissait aussi la liberté et par là, croyaitil, la possibilité de pécher (ὅπου γὰρ τέλειος ᾄνθρωπος ἐϰεῖ ϰαὶ ἀμαρτία raison morale ; cf. Athanase ( ?), C. Apoll., 1, 2. Comme appuis bibliques il citait Jean, 1, 14, et Phil., 2, 7). De l’apollinarisme sortirent plus tard le monophysisme complet, le monothélisme, et le monergisme. S. Épiphane le rangea parmi les hérésies (Hær., 77, 2 et 25). Conséquent avec luimême, Apollinaire qui avait de nombreux partisans enseigna que le Logos avait souffert au moyen de la chair (1 Pier., 4, 1) ; mais sans âme. Dans cette conception, on considérait la chair comme divinisée, non pas φύσει, mais ἑνώσει. Après avoir été condamné à maintes reprises par les Synodes (Alexandrie, Rome), Apollinaire le fut par le 1er Concile de Constantinople et plus tard par d’autres Synodes. C’est d’Apollinaire que provient la formule, qui fut célèbre plus tard, de l’unique nature du Verbe divin devenue chair (μία φύσις τοῦ θεοῦ λόγου σεσαρϰωμένη). Depuis l’apollinarisme, on s’est plu à dire que Dieu est devenu homme par le moyen de l’âme (mediante anima : S. th., 3, 6, 1). L’apollinarisme provoqua une réaction extrême dans l’École des Antiochiens : Diodore (+ 397), Théodore de Mopsueste (+ 429), et dans celle de Rabboula d’Edesse (+ 435) ; cette réaction avec Nestorius aboutit à l’hérésie déclarée. Le monophysisme qui suivit le nestorianisme reprit les idées principales d’Apollinaire. Ainsi historiquement tout se tient. L’origine de la fausse christologie remonte à Origène (dans le Christ, une âme de créature a pris chair (σῶμα) en Marie). Arius et Apollinaire se rattachent à lui et sont à leur tour vivement combattus par les Antiochiens qui, de leur côté, avec leur disciple Nestorius, sont attaqués par S. Cyrille d’Alexandrie. Les Cappadociens sont mesurés, mais les deux Grégoire (Naz. et Nysse) insistent parfois d’une manière extrême sur l’union, ainsi que sur la séparation ; en cela ils ne méritent pas l’éloge traditionnel de clarté. Dans la christologie aussi, c’est la doctrine de l’Église ellemême, dans les Conciles, qui apporte la clarté complète.

Les protestants reprochent à S. Athanase d’avoir, à la manière arienne, diminué, de l’âme, l’humanité de Jésus en disant presque toujours qu’il s’est fait chair et non qu’il s’est fait homme, en parlant de σάρξ et de σῶμα et en passant ψυχὴ sous silence. Il est vrai qu’il s’est d’abord exprimé « sans souci ». Mais « dès qu’il s’aperçut que  σάρξ et σάρϰωσις étaient interprétés dans le sens d’une diminution, il employa, en temps opportun, le terme précis « humanisation » qu’exprime précisément la double désignation σάρϰωσις ϰαὶ ἐνανθρώπησις. On voit paraître, à ce moment, l’expression désormais célèbre ὄλος ἄνθρωπος avec une pointe très marquée contre la diminution de l’humanité du Christ. Une déclaration directe et formelle (οὐ σῶμα ἄψυχον οὐδʹ ἄναίσθητον οὐδʹ ἀνόητον) ne fut rédigée qu’en 362 (Synode d’Alexandrie) (Weigl, 1, 70 ; Seeberg, 2, 67, contre Harnack). Plus tard revient encore, assez souvent, l’expression plus imprécise « chair » pour « homme » ; il est vrai qu’on trouve, à côté, chez le même auteur, l’expression précise. Didyme l’Aveugle est peu exact (Cf. Bardy, Didyme l’Aveugle, 116 sq.). On trouve encore, même chez Alcuin, « caro » pour « homo » ; il est néanmoins clair et dit que le Logos a pris « humanam naturam id est carnem rationabilemque animam ». « Celui qui confesse », dit S. Cyrille d’Alex., « que le Verbe est devenu chair, confesse aussi que la chair n’était pas dépourvue d’âme raisonnable » (M. 77, 240). L’expression devient tout à fait précise et ferme dans la Scolastique. Hugues écrit : « Assumpsit autem carnem et animam i. e. hominem, naturam, non personam » (De sacram., 2, 1, 8) (Cf. § 89).

Il y a donc, chez les Pères, à partir de S. Irénée, une évolution vers une plus grande clarté. Chez eux, jusqu’en 362 (Synode d’Alexandrie), la Trinité était au premier plan ; c’est à partir de ce moment que la christologie (Incarnation) fut attaquée ; jusquelà on se contentait de parler du vrai Dieu et du vrai homme, sans caractériser les composants métaphysiques et sans décrire leur union. La polémique contre Arius et Apollinaire obligea à préciser les expressions. Si des Pères et d’anciens théologiens – même après S. Thomas et S. Bonaventure – parlent de « tres substantiæ in Christo », cela provient d’un « langage inconsidéré » qui se rattache au platonisme.

La raison déduirait du défaut d’humanité complète dans le Christ le caractère incomplet de notre Rédemption « ce qui nest pas assumé nest pas sauvé », diton depuis les Pères ensuite la fragilité de la foi à la Résurrection du Christ, à sa présence réelle dans lEucharistie, à sa divinité même. Car, demande Tertullien, qui voudrait croire à l’invisible, à la divinité, si le visible, l’humanité, nous trompait ? Toute la vie du Christ, et particulièrement sa Passion, serait une indigne comédie.

 

§ 87. La passibilité du Christ

THÈSE. En tant qu’homme véritable, Jésus était aussi véritablement passible. De foi.

Explication. Bien que cette thèse soit une simple conséquence de la thèse principale, il fallut cependant encore la définir expressément au Concile d’Éphèse. Le Concile enseigne que « le Logos de Dieu a souffert dans la chair », « qu’il a été crucifié, qu’il est mort et qu’il est ressuscité » (Denz., 124). Les docètes et les monophysites ne pouvaient admettre une véritable passibilité du Seigneur. Les premiers se déclaraient pour le « théopaschitisme », un « digne pendant du patripassianisme », ou bien affirmaient purement et simplement l’impassibilité du Christ (aphthartodocètes, phantasiastes). Leurs adversaires monophysites s’appelaient phthartolâtres.

Même des catholiques n’ont pas toujours eu des idées justes sur la passibilité du Christ. A côté de Clément d’Alexandrie qui frise le docétisme et l’apollinarisme (impassibiliter passus est Deus = Verbum) (Strom., 6, 9), il faut signaler ici particulièrement S. Hilaire (De Trin., 10, 23). Cf. à son sujet Jansens (4, 542 sq.) qui l’interprète strictement : « Ab Aphthartodocetarum excessu non tantopere distat ». D’après Rauschen, S. Hilaire n’exclut pas seulement comme les scolastiques la nécessité de la sensation douloureuse, mais encore sa possibilité absolue ; même avec sa libre volonté le Christ n’aurait pas pu souffrir. S. Ambroise considère la faim du Seigneur comme une faim apparente et une pieuse ruse pour tromper le diable (In Luc, 4, 16).

 Au Moyenâge, on compte parmi les représentants de cette opinion Hugues de SaintVictor et Philippe, abbé de BonneEspérance. Ils sappuient sur la parole : « Il sest offert parce quil la voulu luimême » (Is., 53, 7). Il sagit, chez ces auteurs Catholiques, non de la réalité, mais du mode de la souffrance. On croit que le Christ, dont la nature est en soi impassible, a dû la rendre passible par un miracle. Il faut soutenir avec la majorité des Pères que le Christ, de par sa nature, était capable de souffrir et de mourir. Cependant il avait pris cette nature librement ; il ne lui était pas soumis en vertu du péché d’Adam. Le « Decretum pro Jacobitis » dit que le Seigneur « était passible en vertu de la nature qu’il avait prise » (immortel et éternel de par la nature de la divinité, passible et temporel de par la condition de l’humanité assumée ; Denz., 708).

Preuve. De la véritable corporalité du Christ résulte nécessairement sa passibilité. S. Pierre écrit, à propos de la vie du Christ, le mot important : « C’est bien à cela que vous avez été appelés, car c’est pour vous que le Christ, lui aussi, a souffert ; il vous a laissé un modèle afin que vous suiviez ses traces » (1 Pier., 2, 21). Et le Seigneur luimême caractérise cette souffrance comme une nécessité qui lui est imposée : « Ne fallaitil pas que le Christ souffrît cela pour entrer dans sa gloire ? » (Luc, 24, 26).

Le Christ, étant donné le caractère naturel de son être humain, serait mort, même s’il n’avait pas été enlevé prématurément par une mort violente (S. Augustin, De peccat. mer. et remiss., 2, 29, 48 ; S. Thomas, In 3, d. 16, 1, 2). Cependant S. Thomas unit avec cette nécessité la liberté de la Passion (S. th., 3, 14, 2, 3) ; car bien que le Christ, en vertu des principes constitutifs de sa nature humaine, dût nécessairement souffrir, il n’y avait en lui, par rapport à la volonté, que ce soit la volonté divine ou la volonté humaine raisonnable, aucune espèce de nécessité de souffrir, car il n’était pas soumis à la souffrance d’après la loi du péché et, en union avec sa divinité, il pouvait, en tout temps, s’y soustraire. Cette liberté de souffrance est surtout soulignée dans l’Évangile de S. Jean (10, 17 sq. ; 14, 31 ; 18, 6 ; 19, 30). Et pourtant, c’est dans cet évangile que le caractère naturel de la souffrance est particulièrement signalé. Il raconte comment le Seigneur souffrit de la soif (4, 7 ; 28), pleura (11, 35), fut troublé (12, 27), prit soin de sa Mère (19, 26 sq.), en un mot, fut homme (8, 40).

Étant donné que le Christ a accepté librement la passibilité, on ne peut pas objecter l’union hypostatique et la vision béatifique qui excluent la douleur. Le Christ a précisément renoncé à ces conséquences ; tout était accepté librement et non causé par le péché comme pour nous : « Il n’a pas contracté les défauts de la nature humaine, mais les a assumés ». Le Christ ayant librement pris notre nature pour nous racheter, il n’adopta que les faiblesses humaines nécessairement attachées à la nature humaine ou bien, comme l’explique S. Thomas, les déficiences générales de la nature humaine et non les déficiences personnelles. Ces dernières proviennent de causes physiques ou morales que le Christ ne pouvait accepter. De même la concupiscence, avec ses tendances connexes au péché, était inconciliable avec la nature divine. Les autres émotions étaient tellement dominées par lui qu’on ne peut en tenir compte, ainsi que l’expliquent S. Jérôme et S. Thomas à propos de Math., 26, 37, que comme des excitations initiales, des « propassions », non comme des « passions » proprement dites. L’Écriture nous parle à chaque page dune véritable vie sentimentale du Christ, mais non d’émotions sans frein telles que la christologie moderne voudrait lui en attribuer (S. th., 3, 14, 4 ; au sujet des propassions, ibid., 3, 15, 6).

Le Christ, fils d’Adam, d’Abraham, de David. Les généalogies des évangiles (Math., 1, 117 ; Luc, 3, 2338) font remonter le Christ, selon son humanité, jusqu’à David, Abraham, Adam. Et S. Paul lappelle le second Adam. Par suite, les scolastiques se sont demandé naturellement s’il était nécessaire que le Christ eut ces liens étroits avec ses ancêtres humains et ils ont répondu que c’était seulement convenable, mais non nécessaire. Le Christ aurait pu prendre une véritable nature humaine passible si Dieu en avait créé une exprès ; de même Dieu aurait pu créer un nouveau couple humain ou une vierge très pure dont le Christ aurait reçu son humanité. S. Thomas : « Comme dit S. Augustin (De Trin., 13, 18) Dieu pouvait se faire homme autrement que de la souche d’Adam, qui a enchaîné le genre humain à son péché ; mais il a mieux aimé que l’homme, par lequel il devait vaincre l’ennemi du genre humain, provînt de la race de celui qui avait été vaincu ». Mais, comme il l’explique en trois raisons, la manière dont il s’est effectivement incarné était la plus convenable, car la justice semblait demander que la réparation vint de la race d’Adam qui avait péché. De plus, c’était une gloire pour l’humanité tombée de voir sortir de sa race, que le diable avait vaincue, le vainqueur du diable. Enfin la puissance de Dieu se manifeste à un degré plus élevé en prenant, de cette nature impuissante et corrompue, ce qui devait être élevé à une telle force et à une telle dignité (S. th., 3, 4, 6 ; cf. 102 et § 81).

Au sujet de l’aspect corporel du Christ, on peut sans doute dire quelque chose, mais faute de sources historiques, personne ne peut rien savoir de certain. Là encore, nous devons nous montrer réservés. Si l’on veut conclure de la beauté intérieure à la beauté extérieure, on sera très embarrassé en présence des données de la vie des saints et de l’expérience chrétienne : une belle âme n’habite pas toujours dans un beau corps ; c’est souvent le contraire. Les anciens Pères de l’Église, en s’appuyant sur Is., 53, 2 sq., pensaient que le Christ était petit et laid ; les Pères postérieurs, avec S. Jérôme, s’appuyant sur le Ps. 44, 3, pensaient qu’il était bien constitué. Au reste, aucune des images du Christ n’est authentique ; toutes sont subjectives.

Par ailleurs, S. Thomas (S. th., 3, 31, 4), avec S. Augustin, estime qu’il était convenable que le Verbe divin prit chair d’une femme. Par là : 1° Toute la nature humaine fut ennoblie ; 2° La vérité de l’Incarnation fut manifeste ; 3° Toute possibilité d’origine humaine fut épuisée et remplie : l’origine d’Adam eut lieu sans homme et sans femme ; celle d’Ève provint de l’homme, sans femme ; celle du Christ, de la femme sans homme (Cf. Mariologie).

Transition. Le même Christ est, comme on vient de l’examiner, vrai Dieu et vrai homme, consubstantiel à Dieu et consubstantiel aux hommes. Il s’agit maintenant de l’union mystérieuse entre Dieu et l’Homme dans le Christ. Dans les controverses trinitaires précédentes, on mettait l’accent uniquement sur la divinité du Christ ; l’union de la divinité et de l’humanité restait à l’arrièreplan. Après le Concile de Nicée, ce problème simposa nécessairement et exigea une solution. On traitera dabord des fausses théories à ce sujet, puis du dogme de l’union hypostatique.

 


 

CHAPITRE 3 : L’unité de Dieu et de l’homme dans une seule Personne

A consulter : S. Thomas, S. th., 3, 215 ; C. Gent., 4, 34 sq. Franzelin, thes. 1640, Stentrup, Christol., 1, thes. 1638. Maranus, De divinitate Christi, 4. Terrien, De unione hypostatica (1894). Schmid, Quæstiones selectæ, q. 5. Minges, 1, 271 sq. Diekamp, 2, 190 sq. Dict. theol., 5, 1582 sq. ; 10, 2216 sq. ; 11, 76 sq. Pour la patristique : Petau, 39. Tixeront, 2. Sur le Nestorianisme : Carnerius, De hæresi et libris Nestorii (M. 48, 1089 sq.).

§ 88. Hérésies sur l’unité dans le Christ

1. Les nestorianisme et le Concile d’Éphèse (431).

Nestorius, un Syrien, avait été formé à l’École d’Antioche, où régnait un esprit assez pondéré. Arius, lui aussi, était sorti de cette École. Les deux chefs de cette École, Diodore de Tarse, qui fut, en son temps, une lumière de l’orthodoxie et de la science et que S. Athanase appréciait beaucoup à cause de ses combats contre l’arianisme et l’apollinarisme, et Théodore de Mopsueste, lui aussi un vaillant adversaire de l’apollinarisme, avaient, dans leur lutte contre la construction monophysite de l’unité, compris l’union des deux natures dans le Christ d’une manière assez extérieure. Ils distinguaient en lui « le Fils de grâce et le Fils de nature », le premier né de Marie et le second né de Dieu, mais ils refusaient d’admettre « deux Fils ». Ils concevaient l’union comme une simple relation (homme et femme), ou bien comme une hypostase supérieure dominant les deux natures (ἕν πρόσωπον). Mais cette hypostase est superflue et purement apparente. En conséquence, Théodore nia : 1° La maternité divine de Marie ; 2° L’adoration de Jésus en tant qu’homme, comme « Seigneur ». Nestorius partagea ces idées. Patriarche de Constantinople, il détermina le prêtre Anastase à contester à Marie le titre de Mère de Dieu. D’après lui, elle n’était que mère du Christ (χριστοτόϰος, et non θεοτόϰος), parce qu’elle n’avait enfanté qu’un homme et non un Dieu. Dieu ne pouvait pas plus naître qu’il ne pouvait mourir. La dernière raison de son refus de reconnaître à Marie un titre déjà célèbre était sa fausse christologie. Il s’appuyait sur deux principes : l’immutabilité divine et l’identité objective de la personne et de la nature. D’après le premier principe, il ne pouvait admettre une liaison intime de la divinité et de l’humanité. D’après le second, il se croyait obligé d’admettre que là où il y a une nature véritable et réelle il y a aussi une personne. C’était donc la fausse théorie aristotélicienne de la non distinction entre la personne et la nature qui causait son hérésie. De ces deux principes, dont le premier était mal compris et le second objectivement faux, résultait cette erreur fondamentale : Dans le Christ, il y a deux personnes existant en soi avec les natures correspondantes. Leur union est morale et non physique. Il y a entre les deux une relation mutuelle (ἕνωσίς σχετιϰή) qui a son fondement dans l’habitation d’une Personne dans l’autre, dans l’amour réciproque ainsi que dans l’activité et la dignité communes (unio habitationis, caritatis, operationis. et dignitatis).

De ces notions résultaient les propositions fausses suivantes : 1° Il y a dans le Christ deux Fils de Dieu, un Fils naturel, le Logos éternel, et un Fils adoptif qui est né de Marie ; 2° On doit, par suite, distinguer avec précision entre leurs propriétés et leur activité, les divines n’étant vraies que lorsqu’elles sont attribuées au Logos et les humaines ne l’étant que lorsqu’elles sont attribuées à l’homme. Une communication proprement dite des idiomes est inadmissible ; on ne peut permettre qu’une communication au sens large, en admettant une participation morale d’une personne à la dignité de l’autre ; 3° Le Christ homme ne doit ni être nommé Dieu, ni recevoir des honneurs divins ; 4° Marie n’est pas la Mère de Dieu ; elle est tout au plus la porteuse de Dieu (θεοφόρος), ou plus précisément la Mère du Christ.

On s’est demandé récemment si Nestorius était réellement et consciemment hérétique, ou bien s’il n’avait pas été poussé par son adversaire S. Cyrille à prendre visàvis du dogme une attitude équivoque. Il aurait voulu exposer le dogme, quil entendait conserver selon le sens orthodoxe, dans des formules opposées à celles de S. Cyrille. Dernièrement, la question a été discutée passionnément et Jungias a soutenu l’opinion, contestée par d’autres, que Nestorius avait été condamné surtout en raison de la « doctrine de conservation » (Cf. Jugie, Nestorius et la controverse nestorienne [1912]).

Contre ce représentant de la théologie antiochienne s’éleva le chef de l’École néoalexandrine, dont le prestige avait été atteint par lorigénisme, mais qui devint de nouveau florissante avec S. Athanase et S. Cyrille. Ce que S. Athanase avait été contre l’arianisme, S. Cyrille le fut contre le nestorianisme. Conformément à la tendance contemplative et mystique de la théologie alexandrine, il conçut l’union de Dieu et de l’homme dans le Christ d’une manière absolument interne et intime, physique et personnelle et rejeta toute séparation réelle.

S. Cyrille appela cette union uoe union physique (ἔνωσις φυσιϰή) et, conformément à la formule d’Apollinaire, parla d’une seule nature du Verbe divin devenue chair (μία φύσις τοῦ θεοῦ λόγου σεσαρϰωμένη). Le Logos s’est fait homme, mais il n’a pas pris un homme (γέγονεν ἄνθρωπος, οὺϰ ἄνθρωπον άνέλαβεν). Il s’est approprié la nature humaine (ιδίαν έποιήσατο τὴν σάρϰα). Il s’est uni à la nature humaine selon tout son être intime ou mieux selon sa Personne (ϰατʹ οὐσʹαν, ϰατἀ φύσιν, ϰαθ  ὑπότασιν, ces trois expressions sont employées dans un sens synonyme). Il est, après comme avant l’Incarnation, absolument le même (εἷς ϰαὶ ὄ αυτός), il est un de deux natures (ἐϰ ὂυοῖν τέλειος), ce qui, en définitive, a le même sens que un en deux natures. « En fait, Cyrille est le premier des Alexandrins qui parle de deux natures et cela depuis longtemps, sans attendre d’y être forcé par la pression de ses adversaires qui lui reprochaient d’être apollinariste » (Weigl, 1, 141). L’unique Personne est désignée, chez S. Cyrille, par différents noms (ἔν πρόσωπον, μία ύπίστασις, μία φύσις). Cependant il se défend du reproche de mêler les deux natures et dit qu’elles sont unies d’une manière immuable (ἀσυγχύτως, ἀτρέπτως, ἀναλλοιώτως, ἀμεταβλήτως). Quant au terme « une nature » (μία φύσις) qui est souvent employé et cause beaucoup de scandale, il ne veut pas l’employer au sens monophysite, il veut seulement par là faire ressortir nettement qu’on ne peut, en réalité, parler que d’un seul être, bien qu’idéalement on doive concevoir le divin et l’humain comme réellement distincts. L’union ellemême, il lappelle Hénosis (ἔνωσις) et repousse les termes nestoriens employés pour désigner cette union (ἐνοίϰησις et συνάφεια = union morale) (Cf. surtout Advers. Nest., libri 5). Pour expliquer l’ἔνωσις il utilise souvent deux images, celle du corps et de l’âme et celle du charbon ardent. Il emploie aussi volontiers les expressions μιξις et ϰρᾶσις, comme toutes les Écoles, à l’exception de celle d’Antioche qui était aristotélicienne. Au reste, S. Cyrille se plaît à insister sur le mystère, avec tous les autres Pères, comme S. Athanase, Didyme, S. Basile, S. Grégoire de Naz., etc. Seule l’École d’Antioche essaie de l’expliquer par la raison.

Les conséquences tirées par S. Cyrille.La communication des idiomes. Il doit y avoir un échange des prédicats des deux natures par rapport à la Personne unique ; 2° L’adoration du Christ : l’honneur divin convient aussi à l’humanité ; on doit honorer le Christ avec une seule adoration ; 3° Marie est la Mère de Dieu (Cf. Mariologie).

Cyrille s’était tout de suite, dans un sermon de Pâques, en 429, déclaré contre Nestorius ; il avait tenu contre lui un Synode à Alexandrie (430) et, par ordre du Pape, il avait envoyé à Nestorius une lettre dans laquelle il condamnait ses erreurs en douze « anathématismes ». Nestorius répondit par douze « contreanathématismes » et reprocha à Cyrille d’être apollinariste. La même année, le Pape Célestin luimême tint à Rome un Synode contre Nestorius. Pour dirimer le conflit, lempereur Théodose II convoqua un Concile général à Éphèse (431) dont Cyrille fut le président. Nestorius fut déposé et la doctrine de l’Église formulée selon la conception de Cyrille avec l’approbation des légats du Pape (Denz., 113124).

Antoine Günther (+1863) tomba dans le nestorianisme en plaçant, avec Descartes, l’essence de la personnalité dans la conscience et en admettant ainsi deux personnes dans le Christ. Il y a, d’après lui, dans le Christ, une personne humaine potentielle qui, au moment de l’éveil de la raison, s’unit librement et consciemment à la Personne divine pour constituer une unité plus haute (personne relative), la personne humaine se soumettant librement à la Personne divine (unité formelle ou dynamique). De cette doctrine résultaient les mêmes conséquences que de celle de Nestorius. Elle fut condamnée par Pie IX (Denz., l655).

2. Le monophysisme et le Concile de Chalcédoine (451).

Eutychès, archimandrite à Constantinople, combattit le nestorianisme, mais il tomba dans l’extrême opposé et devint hérétique. Il adopta la formule de S. Cyrille d’une seule nature (μία φύσις) à laquelle on restait attaché à Alexandrie, mais il l’affirma d’une manière unilatérale. Il concevait l’union des deux natures comme un mélange (ϰρᾷσις, σύγϰρᾷσις) dans lequel la nature humaine serait entièrement absorbée par la nature divine. Flavien, patriarche de Constantinople, le déposa dans un synode local (448). Il s’en suivit un conflit qui dura un siècle et pour lequel nous renvoyons à l’histoire de l’Église. Le Pape S. Léon Ier confirma le synode et fixa la doctrine catholique dans sa célèbre « Epistola dogmatica ad Flavianum » (Denz., 143, 144). Eutychès trouva des partisans, naturellement, chez les alexandrins. Le patriarche d’Alexandrie, Dioscure, détermina l’empereur Théodose II à convoquer un synode général à Éphèse (449). Dioscure luimême le présida. Il fit réhabiliter Eutychès et rejeter la lettre du Pape. Après ce « synode de brigands », il y eut un concile vraiment général à Chalcédoine (451). La lettre dogmatique du Pape S. Léon y fut acceptée et la doctrine de l’Église fut formulée dans un symbole. Le Christ y fut déclaré, conformément au Concile de Nicée, consubstantiel au Père, mais aussi consubstantiel à nous (ὁμοούσιος ἡμῖν) parce que parfait dans la divinité et parfait dans l’humanité. Il est un seul et même Seigneur en deux natures (ἐν δύο φύσεσιν), sans changement et sans mélange (ἀσυγχύτως, ἀτρέπτως, contre Eutychès), sans division, sans séparation (ἀδιαιρέτως, ἀχωρίστως, contre Nestorius). Par cette union, la distinction des deux natures n’est pas supprimée ; au contraire, chaque nature conserve ses propriétés, « salva proprietate utriusque naturæ », mais les deux natures sont unies dans une seule Personne. Il n’y a pas non plus un Christ partagé en deux personnes, mais un seul Fils unique, le Logos divin, le Seigneur JésusChrist (Denz., 148). Lexplication de ce symbole est contenue dans la lettre dogmatique de S. Léon Ier.

Des tendances obscures vers le monophysisme ou vers le nestorianisme apparaissent encore au MoyenAge. Hugues et ses disciples confondaient les attributs des deux natures et attribuaient à l’humanité la toutepuissance, lomniscience et même l’éternité et l’immensité (De sacr., 2, 1, 6 ; De sap. animæ Christi ; cf. Sent., 1, 16). Abélard et son École séparèrent trop les natures, dans la crainte d’introduire dans la Trinité un élément créé ; de même, ils attaquèrent, comme Nestorius, la communication des idiomes. L’élève d’Abélard, Pierre Lombard, signale trois interprétations célèbres de l’union hypostatique (Sent., 3, d. 611) : 1° Par lIncarnation a été produit un « homo aliquis » ; 2° Non seulement cela, mais encore une Personne composée dune nature divine et d’une nature humaine, « persona composita ex duabus naturis », laquelle auparavant était simplex (cette opinion se trouve d’abord chez S. Jean Dam., De fide orth., 4, 5) ; 3° L’humanité est un vêtement accidentellement uni à la divinité, pour lui permettre d’apparaître comme homme parmi les hommes (Cf. Dict. théol., 1, 413 sq.). Bach estime que P. Lombard, avec son École, a soutenu la théologie du « vêtement ». HéféléKnœpfler prétend quil a simplement cité cette théorie sans la réfuter. Le 3ème Concile de Latran aborde encore cette question et déclare : « De même qu’il est vrai Dieu il est également vrai homme, subsistant à partir d’une âme rationnelle et d’une chair humaine » (Denz., 393).

§ 89. L’union hypostatique

THÈSE. Le Christ est une seule Personne et une seule Personne divine en deux natures. De foi.

Explication. D’après ce qui a été exposé au paragraphe 83, le sens de la thèse est clair. Signalons cependant que S. Cyrille et le Concile d’Éphèse sont encore imprécis dans l’expression de la doctrine de l’Église et que cette imprécision fut évitée plus tard. Dans la suite, on réserva le terme physis (φύσις, οὐσία) pour désigner la nature et, par contre, celui d’hypostase (ὑπόστασις, πρόσωπον) pour désigner la personne. Aussi on abandonna au 5ème siècle l’expression imprécise μία φύσις, ἕνωσις φυσιϰή en faveur de l’expression plus claire (ἕνωσις ϰαθʹ ὑπόστασιν) que les Conciles d’Éphèse et de Chalcédoine avaient déjà employée. De cette conception est sortie la formule fixée par la Scolastique : « union hypostatique ». Il est vrai qu’on trouve encore, dans les décisions des conciles grecs, l’expression moins précise, union « physique » ou « substantielle » (ἕνωσις φυσιϰή, unio substantialis) ; sans doute, ce n’est pas dans le sens monophysite, mais avec la signification d’union vraie, effective, réelle. Malgré tout, l’expression « union substantielle » est moins claire que celle d’« union hypostatique ».

On rencontre donc, dans l’histoire du dogme, trois expressions principales pour expliquer l’union de Dieu et de l’homme dans le Christ : 1° « Unio realis », pour exprimer qu’elle est effective et pour exclure la pure apparence ; 2° « Unio substantialis », pour désigner le contact physique interne et la compénétration partielle des deux natures (périchorèse) sans admettre cependant le mélange au sens monophysite ; 3° « Unio hypostatica » pour indiquer que l’hypostase, ou la Personne, est le moyen par lequel se fait l’union : « L’union se réalise dans la personne, non dans la nature ».

Preuve. Le terme d’union hypostatique ne se trouve pas formellement dans l’Écriture, mais il s’y trouve objectivement. L’unité de personne ressort d’abord des deux dogmes précédents. Si le Christ est vrai Dieu et vrai homme et, en tant que Dieu et homme, un seul et même Christ dont on affirme la divinité et l’humanité, il en résulte nécessairement l’unité de personne. Et comme ce Christ, selon sa divinité, était de toute éternité et n’a pu changer dans l’Incarnation, il s’ensuit nécessairement que cette personne est celle du Logos divin.

En fait, toutes les fois que le Christ a parlé de luimême, il sest exprimé comme un seul individu. Les passages les plus probants sont ceux où, dans une seule phrase, il fait une double énonciation à son sujet. « Détruisez ce sanctuaire, et en trois jours je le relèverai » (Jean, 2, 19). « Car nul n’est monté au ciel sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme » (Jean, 3, 13). « Et maintenant, glorifiemoi auprès de toi, Père, de la gloire que javais auprès de toi avant que le monde existe » (Jean, 17, 5).

Les Apôtres aussi attribuent au même sujet le divin et l’humain à la fois. « S’ils l’avaient connue [la sagesse], ils n’auraient jamais crucifié le Seigneur de gloire » (1 Cor., 2, 8). « Vous avez tué le Prince de la vie » (Act. Ap., 3, 15). S. Paul exhorte les évêques à « être les pasteurs de l’Église de Dieu, qu’il s’est acquise par son propre sang » (Act. Ap., 20, 28). Nous mettons en regard, à cause de leur ressemblance, deux passages souvent allégués par les Pères :

Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu…  Et le Verbe s’est fait chair, il a habité parmi nous (Jean, 1, 114)

Le Christ Jésus, ayant la condition de Dieu, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu.

Mais il s’est anéanti, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes. Reconnu homme à son aspect  (Phil., 2, 67)

 

 

Dans les deux cas, il est question d’un seul Christ, dont on affirme d’abord la consubstantialité avec Dieu, puis la consubstantialité avec nous (Cf. encore 1 Jean, 1, 2. Rom., 1, 3 ; 8, 3, 32. 1 Tim., 2, 5. Col., 2, 9). D’après tous ces textes, il est certain que l’Écriture ne reconnaît dans le Christ qu’un individu, avec une nature divine et une nature humaine ; que cet individu est éternel, selon la divinité et que, selon l’humanité, il a commencé à une certaine époque, qu’il est né, qu’il est apparu.

Comment ou par quel moyen s’est faite cette union entre les deux natures, cela n’est pas dit d’une manière distincte. A ce sujet, on peut citer les expressions bibliques suivantes : Jean, 1, 14 : ὁ λόγος σὰρξ ἐγένετο [la Parole est devenue chair] ; 1 Jean, 4, 2 : ἐν σαρκὶ ἐληλυθότα [venu en chair] ; Jean, 16, 28 : καὶ ἐλήλυθα εἰς τὸν κόσμον [je suis venu dans le monde] ; Jean, 6, 41, etc. :  Ἐγώ εἰμι ὁ ἄρτος ὁ καταβὰς ἐκ τοῦ οὐρανοῦ [Je suis le pain qui est descendu du ciel] ; Philippiens, 2, 78 : μορφὴν δούλου λαβών, ἐν ὁμοιώματι ἀνθρώπων γενόμενος: καὶ σχήματι εὑρεθεὶς ὡς ἄνθρωπος [mais il se dépouilla luimême, prenant une forme de serviteur, fait à la ressemblance des hommes]. Devenir (γενέσθαι) et prendre (λαμβάνειν) sont donc les verbes caractéristiques pour désigner l’union des deux natures. S. Cyrille d’Alex. préférait σάρξ ἑγένετο, parce que cette expression rend la séparation impossible. Pour la même raison, les Antiochiens s’attachaient à la formule paulinienne ἔλαβεν τὴν τοῦ δούλου μορφήν. Comme le « devenir », à cause de l’immutabilité de Dieu aussi bien qu’à cause de l’incommutabilité de la personnalité, ne peut pas vouloir dire que le Logos est dans un homme ou même, comme une certaine tendance le prétendait au temps de Tertullien, qu’il est devenu purement et simplement « chair » en cessant d’être Dieu, on ne peut l’entendre que dans le sens de « assomption » (λαμβάνειν) de l’humanité ; c’est d’ailleurs vers ce sens qu’a conduit l’évolution postérieure. Le Logos « est devenu » homme en prenant la forme d’esclave en plus de la forme de Logos ou forme divine. S. Paul témoigne d’une certaine réserve, parce qu’il comprend, d’une manière humaine, dans « humanisation » et « incarnation », le péché qu’il écarte du Seigneur par l’emploi de certaines tournures (Rom., 8, 3 ; Phil, 2, 5 sq. ; 3, 21), sans pour cela, comme en juge Weis avec d’autres, « effleurer le docétisme ».

Les Pères. Le comment de l’union de la divinité et de l’humanité n’occupe que très peu la réflexion des Pères anténicéens et reçoit différents noms. Ils y voient tout d’abord un composé (σύνθεσις), un lien (συνάφεια), un mélange (μιξις, αρᾶσις,σύχαρασις), une « incarnation » (ἐνσάρϰωσις, σάρϰωσις), une « assomption » (ἀνάληψις, πρόληψις), une incorporation (ἐνσομάτωσις). Leur expression la meilleure et la plus précise est celle d’humanisation » (ἐνανθρύπησις). Les Latins ont des termes semblables, comme « incorporatio, incarnatio, mixtio, mixtura, immixtio, assumptio, consertio, cocuntio, unio, unitio, adunatio, inhumanatio ». Ces expressions sont certes assez variées : on manque encore d’une terminologie fixe ; tous ces termes cependant désignent une union vraiment intime, « physique », et écartent toute pensée de dualité des personnes, de pluralité d’individus.

Tertullien est d’une précision remarquable : « Nous voyons une double nature qui, sans se confondre, s’unit dans une seule personne, Dieu et JésusChrist fait homme. Quant au Christ, je remets à en parler. Te fautil la preuve que la propriété de l’une et de l’autre substance demeure réelle ? L’esprit accomplit en lui les œuvres qui lui appartiennent, c’estàdire les miracles, les signes et les prodiges. La chair, au contraire, éprouve les affections qui lui sont propres ; elle a faim avec le démon, elle a soif avec la Samaritaine ; elle pleure sur Lazare ; elle est triste jusqu’à la mort ; enfin elle expire » (Adv. Prax., 27). Ce sont déjà les formules dont useront S. Léon Ier et le Concile de Chalcédoine. S. Hippolyte écrit : « La chair ne pouvait pas subsister sans le Verbe, car c’est dans le Verbe qu’elle avait sa subsistance (τὴν σύστασσιν) (C. Noët., 15). S. Irénée affirme contre les gnostiques qui partageaient le Seigneur : « Il n’y a qu’un seul et même Christ Jésus, le Fils de Dieu qui, par sa Passion, nous a réconciliés avec Dieu » (Ad. h., 3, 16, 9 ; cf. 4, 33, 11). Il appelle l’union des deux natures « commixtio » [en communion] : « le Verbe s’est fait homme, et le Fils de Dieu, Fils de l’homme : c’est pour que l’homme, en entrant en communion avec le Verbe et en recevant ainsi la filiation divine, devienne fils de Dieu » (3, 19, 1 ; cf. 4, 20, 4). Tertullien : « Il est né homme et Dieu tout ensemble » (Apol., 12). S. Cyprien : « Dieu s’unit à l’homme » (De van. id., 11). S. Augustin emploie encore l’expression « Il y a donc eu dans le Verbe comme mélange et fusion de la nature divine et de la nature humaine pour former une seule personne » (Trin., 4, 20, 30).

La notion de l’union de Dieu et de l’homme entra dans le stade de la polémique et, par là, de la clarification progressive avec Apollinaire. Nicéen convaincu, Apollinaire s’efforça de trouver une forme intelligible et claire pour notre dogme, mais en adoptant la trichotomie, il prit une mauvaise voie (§ 86). Les Cappadociens le combattirent, mais, à part S. Grégoire de Nysse, ils firent faire peu de progrès au problème de l’union. L’École alexandrine surtout s’efforça, dès le début, de construire une union très ferme dans le Christ. Les expressions ἔνωσις φυσιϰι, ϰατὰ φύσιν sont déjà en usage au temps de S. Athanase. S. Athanase luimême dit que lunion sest faite φυσιϰῶς ϰαὶ ἀληθινῶς. Il est vrai que Weigl énumère encore d’autres expressions usitées à cette époque comme ἐνδύεσθαι τὀ σῶμα (τὴν σάρϰα), λαμβάνειν σάρϰα (ἄνθρωπον), σάρϰα φορεἴν etc. ; à côté de σάρϰωσις, ἐνανθρώησις, ἐνσωμάτωσις, επιδημία (séjour) παρουσία, paraissent encore οἰϰονομία et μορφή (ces deux termes sont pauliniens). On peut voir chez S. Athanase avec quelle mobilité et quelle liberté les Pères grecs parlaient de l’union avant Nestorius. Lenz dit qu’il « n’est pas méticuleux dans l’emploi des expressions. Il emploie encore sans hésiter des expressions qui plus tard furent considérées comme nestoriennes » ; par contre, « nous ne trouvons pas chez lui les expressions classiques postérieures ἔνωσις φυσιϰή, ἔνωσις ϰατά φὺσιν, ἔνωσις ϰαθʹ ὑπόσυασιν ; mais sa pensée est claire ». S. Grégoire de Naz. : « Bien qu’il y ait deux natures, Dieu et homme, lequel est corps et âme, il n’y a cependant pas deux Fils ou deux Dieux… Bref : dans le Sauveur, il y a deux choses différentes, mais il n’y a pas deux individus » (Ep. ad Cled, 1, 3). « Deux natures confluent dans l’unité (εἰς ἔν), mais non deux Fils » (Orat., 73, 2). S. Grégoire de Nys. traite de l’Incarnation contre Eunomius, ainsi que contre Apollinaire, même dans son Orat. catech. ; là, pour l’expliquer, il la compare à l’union de l’âme et du corps, mais finalement il se retranche derrière le mystère. Il répète aussi l’antique terminologie qui caractérise une union physique, par ex. : ϰρᾶσις. Les Antiochiens, par contre, évitaient cette terminologie et employaient de préférence συνάφετα et autres termes semblables qui signifiaient plutôt une union morale. On trouve aussi, chez S. Grég. de Nys., l’image de la goutte de vinaigre dans l’océan (Antirrh., 42 : M. 45, 1276). Cependant il affirme que les deux natures conservent leurs propriétés (ἰδιωματα) (C. Eun., 6 : M. 45, 712). D’après S. Épiphane, le Logos a pris l’humanité, mais ne s’est pas changé en chair, ni n’a changé la chair en divinité (Haer., 77, 30 ; cf. 20). Comme les Cappadociens, il emploie lui aussi l’expression ϰρᾶσις ἐις ἔν (Anc., 80). S. J. Chrysostome écrit : « Demeurant ce qu’il était, il a pris ce qu’il n’était pas et, devenu chair, il est demeuré Dieu » (Hom. in Phil., 2, 3 : M. 62, 231 sq.). S. Cyrille d’Alexandrie est connu comme antinestorien et a affirmé avec netteté la véritable union (cf. p. 391). S. Ambroise déclare : « Conservons la distinction de la Divinité et de l’humanité. C’est le seul et même Fils de Dieu qui parle dans l’une et dans l’autre, parce qu’en lui sont les deux natures. » (De fide, 2, 77 ; cf. 2, 58, 60 ; De Incarn., 23, 3745). Il ne traite pas plus lunion hypostatique d’une manière spéculative que S. Jérôme qui s’exprime souvent ainsi : « L’Homme qui a été assumé ». S. Augustin luimême dit souvent : « Dieu a assumé lhumanité » ou même «  Le Verbe de Dieu revêtu de notre humanité » (In Joan., 19, 5). Mais il est visible qu’il entend « nature humaine ». « Dieu reste ce qu’il est ; mais une nature humaine s’unit à lui de manière à ne former avec lui qu’une même personne. Il n’est donc pas ce qu’on pourrait appeler un demiDieu, un être moitié Dieu et moitié homme ; il est à la fois complètement Dieu et homme complètement » (Serm. 293, 7). « Ce médiateur est apparu entre Dieu et les hommes, afin que, réunissant les deux natures dans l’unité d’une même personne, il relevât par de l’extraordinaire ce qui était ordinaire en lui, et tempérât les prodiges par des choses purement humaines » (Ép. 137, 9). Lui aussi emploie l’image antique et courante de l’« union de l’âme et du corps » (Ép. 137, 11) (Tixeront, 2, 379 sq.).

S. Léon Ier, dans sa célèbre « Epistola dogmatica ad Flavianum », n’est donc pas original ; il reproduit simplement les formules de Tertullien et de S. Augustin, mais d’une manière plus claire et plus précise. La spéculation lui est étrangère : il veut seulement donner une définition. Ses pensées principales sont les suivantes : 1. « Jésus, comme on doit le répéter, est seul et à la fois le vrai Fils de Dieu, le vrai Fils de l’homme ». 2. « Les propriétés des deux natures restant ainsi intactes et se réunissant en une seule personne, la majesté, la perfection et l’éternité de la nature divine s’unirent à la faiblesse, à l’imperfection et à la mortalité de la nature humaine ». 3. « Chaque nature agit avec la participation de l’autre ; mais le Verbe opère comme le Verbe, et la chair comme la chair ». 4. « Aussi, on comprend que les deux natures soient réunies en une seule personne, et on lit que le Fils de l’homme est descendu du ciel, lorsque le Fils de Dieu eut pris dans le sein de la Vierge cette chair dans laquelle il naquit. On dit aussi que le Fils de Dieu a été crucifié et enseveli, et ce n’est pas dans sa nature de Fils unique de Dieu, consubstantiel et coéternel à son Père, qu’il a été soumis à ces souffrances, mais bien dans sa nature d’homme ». Ainsi donc un seul et même Christ, en deux natures, agissant dans chaque nature (mais « en communion avec l’autre »), d’où la communication des idiomes. Cette christologie, clairement formulée, triompha au Concile de Chalcédoine. Entre la christologie d’une forme un peu étroite de S. Cyrille et la théologie d’Eutychès qui confondait les deux natures, d’une part, et la christologie séparatiste à l’extrême des Antiochiens (Diodore, Théodore, Nestorius), d’autre part, elle tenait le juste milieu, se rencontrant sur ce point avec les Antiochiens modérés (Théodoret).

L’évolution patristique se déroula de la façon suivante. Au début on parla d’une manière purement biblique. Ensuite on envisagea d’abord d’une manière trinitaire la divinité du Fils ; puis, tirant les conséquences christologiques, on affirma les deux natures sur lesquelles on avait toujours insisté ; enfin on en vint au principe métaphysique de l’union de Dieu et de l’homme et on le définit dans la Personne.

Les théologiens de l’époque carolingienne suivent S. Augustin et répètent sa formule : « Dieu a assumé l’humanité », mais ils l’entendent comme le maître « de la nature humaine ». Ainsi Alcuin s’exprime même avec précision : « Il a assumé l’humanité, c’estàdire la chair et une conscience douée de raison » (De Trin., 3, 10). Cependant on trouve chez ces théologiens les formules les plus diverses, telles qu’elles se rencontrent dans le passé.

En Orient, c’est surtout Léonce de Byzance qui, par l’emploi d’un terme plus ancien (néoplatonicien), a mis fin à des malentendus de nature grammaticale. Il insiste sur la différence entre nature et hypostase, différence que les Grecs n’observèrent pas toujours, surtout au commencement des controverses christologiques. Il dit qu’il n’y a pas de nature qui soit sans hypostase ἀνυπόστασις, mais que toute nature n’est pas hypostase ὑπόστασις ; il y a des cas où une nature n’est ni l’un ni l’autre, mais où se réalise la notion de l’ἐνυπόστασις, c.àd. où la nature nest pas ellemême une hypostase, mais existe dans une hypostase, comme cest le cas dans l’union de l’âme et du corps et dans l’union hypostatique. Ainsi donc l’humanité du Christ n’était pas ἰδιουπόστατος, ni ἀνυπόστατος, mais ἐνυπόστατος (C. Nest. et Eutych., 1 : M. 86, 1, 1277).

Quand les Pères, ici et là, avec S. Cyrille, ne séparent les deux natures qu’en théorie (ϰατὰ θεωρίαν), abstraitement, ils veulent affirmer, contre le séparatisme de Nestorius, l’intimité de l’union accomplie, union qui ne permet que la séparation logique et non la séparation réelle : « ni le Verbe n’a été changé en la nature de la chair, ni la chair n’a été transformée en la nature du Verbe les deux en effet sont demeurés ce qu’ils étaient par nature car la différence des natures unies en lui, à partir desquelles il est composé sans confusion, sans séparation, sans changement, nous ne la reconnaissons que par la réflexion », dit le Pape S. Agathon (Denz., 288). Sur l’adoptianisme, § 93.

L’Église a condamné une formule qu’on voit apparaître chez Pierre Lombard et d’autres. Cette formule, dont l’auteur est Abélard et qui plaisait peutêtre aussi à Pierre Lombard, affirme que le Christ nest rien d’après sa nature humaine (« Nihilistes » « Christus non est aliquid secundum quod homo »). Cette formule diminuait sûrement trop l’humanité (Denz., 393). Les « nihilistes » craignaient, en affirmant une nature humaine réelle, d’introduire un changement en Dieu ; car Dieu n’était pas « ab aeterno homo », c’est pourquoi ils considéraient l’humanité comme un « habitus », une manière d’être du Seigneur. Par contre, on voit apparaître, chez Robert de Malines, l’affirmation absolument opposée : d’après lui, « le Christ serait, d’une certaine manière, dans sa nature humaine, une Personne divine ».

La Scolastique se rattacha aux Conciles et aux Pères, particulièrement à la spéculation approfondie, telle qu’elle se trouve, après le Concile de Chalcédoine, chez Léonce de Byzance, chez S. Maxime le Confesseur et chez S. Jean Damascène, l’auteur dont s’inspire S. Thomas. La haute Scolastique s’appliqua à donner à l’union hypostatique, à côté de la Trinité, une base spéculative solide. S. Thomas montre que l’union ne pouvait se faire que dans la Personne et non dans la nature. Une union dans la nature devrait être conçue à la manière monophysite, comme un mélange de natures : or Dieu est immuable ; ou bien à la manière nestorienne, comme une union accidentelle ; or il n’y a pas d’accidents en Dieu ; ou bien à la manière panthéiste, comme une composition, telle que la composition de matière et de forme : or Dieu n’est pas susceptible d’accroissement et ne peut être complété ni par une forme ni par une matière. L’unique possibilité qui reste est donc l’union dans la Personne (S. th., 3, 2, 1 et 2).

§ 90. Explication théologique de l’union hypostatique

1. Non seulement avant les controverses sur le comment de l’union entre Dieu et l’homme dans le Christ, mais encore après, quand on eut trouvé des formules fermes, on insista, d’une manière générale et avec énergie, sur le caractère de mystère. Sans révélation surnaturelle, on ne peut pas plus connaître l’Incarnation que la Trinité. Et même après sa révélation, son essence la plus profonde nous reste cachée : nous parlons du « mystère » de l’Incarnation. S. Cyrille d’Alex. juge ainsi : « Ce mystère est grand et saint » (Cont. Jul. : M. 76, 929). Et de même S. Léon Ier : « Que deux substances se soient unies en une seule personne, si la foi ne l’admet, le discours ne peut l’expliquer » (Serm. 29, 1). Ainsi parlent tous les Pères quand ils traitent cette question.

2. Les théories païennes d’incarnation, que signale l’histoire des religions, n’ont rien à voir avec le mystère chrétien, pas plus que les antiques doctrines trinitaires. Le Logos hellénique et philonien, venu dans le monde et fait homme, est la force vitale qui agit dans l’univers, ce n’est pas une personne divine et il n’a aucune parenté avec notre RédempteurDieu. Que lIncarnation ait été révélée, dans lAncien Testament, à quelques hommes de Dieu, comme les Pères le prétendent parfois, cela ne peut se prouver ; peutêtre peuton le présumer. Ainsi pour Adam (Gen., 3, 15), Abraham (Jean, 8, 56), les Prophètes (Math., 13, 17 ; Luc, 10, 24), Melchisédech (Gen., 14, 18 sq. ; Ps. 109 ; Hébr., 5, 9 sq.), Job (19, 25), Balaam (Nomb., 24, 17). S. Thomas cite encore, en plus de Job, la Sibylle et les anciens Romains et va jusqu’à penser : « Le Christ a été révélé à une foule de gentils, comme on le voit par les choses qu’ils ont prédites » (S. th., 2, 2, q. 2, a.7, ad 3). Les anges, d’après S. Thomas, n’ont d’abord connu l’Incarnation que d’une façon générale, ils ne l’ont connu d’une manière précise qu’après son accomplissement (S. th., 1, 57, 5 ad et 64, 1 ; Comm. in Eph., 3, 810). A cause de la sublimité du mystère, S. Grégoire de Nys (Orat. Cat. 11 : M. 45, 44) se refuse à toute explication. S. Cyrille d’Alex. avoue : « C’est un mystère qui dépasse la raison et la manière dont s’est faite l’Incarnation ne peut pas être comprise par notre intelligence » (Hom. pasch., 17 : M. 77, 781 ; cf. 796).

3. Cependant, comme dans la doctrine de la Trinité, la raison peut ici également rendre quelques services. Le premier est de montrer que le dogme est contenu dans la Révélation ; le second est de réfuter les objections qu’on peut élever ; le troisième est de nous donner une certaine intelligence du mystère. Le premier point a déjà été traité. Le second concerne surtout la possibilité de l’Incarnation. Or : a) L’immutabilité de Dieu est sauvegardée, car le LogosDieu ne perd rien et ne gagne rien en perfection d’être. Il ne donne à son action, à l’ « actus purus », quun nouveau terme, en conférant à lhumanité du Christ la perfection de la personnalité surnaturelle, en étendant à une nature humaine la force de sa subsistance personnelle, en l’élevant à cette subsistance. Les Pères insistent beaucoup sur cette immutabilité divine. S. Augustin écrit : « Le Verbe n’a subi aucun changement en revêtant la nature humaine, pas plus que nos membres en revêtant un habit, bien que l’Incarnation ait uni d’une manière ineffable les deux natures, divine et humaine » (Lib. 83, quaest. q. 73). « Verbum manet in se totum sicut antea ; et quia naturam humanam sibi unit cum sola mutatione in hac natura, unio ponit in Verbo tantummodo relationem rationis », dit Lercher (3, 70) ; il prend comme comparaison la création : dans les deux cas, il n’y a qu’une « relatio rationis » ; cependant, de même que le Logos est « vere creator », il est aussi « vere homo » (humanitatem habens ut suam). De même qu’en vertu de cette relation le Logos est vraiment créateur, de même, par suite de l’union, il est vraiment homme. Le soleil non plus ne change pas quand sa lumière s’étend à un nouvel être vivant. b) Linfinité de Dieu n’est pas blessée par l’Incarnation, pas plus qu’elle ne l’est par la création en général ; si l’infinité divine excluait l’Incarnation, elle excluerait aussi la création, ainsi que toute œuvre ad extra. c) Du côté de la nature humaine, il n’y a pas non plus d’obstacle ; sans doute, en tant qu’être fini, elle est à une distance infinie de l’Absolu, mais Dieu peut, quand il veut, combler cet abîme, d’autant plus qu’il a créé et trouve dans la nature spirituelle de l’homme la potentialité d’une union avec lui. L’âme est esprit venant de l’esprit de Dieu. D’où l’axiome : « Unio hypostatica fit mediante anima », comme l’écrit déjà Origène : « Hac ergo substantia animæ inter Deum carnemque mediante (non enim poterat Dei natura corpori sine mediatore misceri) nascitur » (De princ., 2, 6, 3). Cela doit s’entendre de l’ordre et de la dignité de la nature, non du temps, comme si le Logos avait pris même temporellement l’âme avant le corps, ainsi que le pensait Origène. Mais il prit le corps par l’âme, qui en est la forme substantielle ; cependant il pénétra le corps et l’âme complètement et, même dans le repos du tombeau, il resta uni au corps comme à l’âme. S. Thomas : « On dit que le Verbe de Dieu est uni au corps par l’intermédiaire de l’âme, en tant que le corps appartient par l’âme à la nature humaine que le Fils de Dieu se proposait de prendre ; mais cela ne signifie pas que l’âme est une sorte de milieu qui lie ce qui est uni. D’ailleurs le corps tient de l’âme ce qui appartient à la nature humaine, même après que l’âme en est séparée, en ce sens que dans le corps qui est mort il subsiste, d’après la volonté de Dieu, un certain rapport avec la résurrection. C’est pourquoi l’union de la divinité avec le corps n’est pas détruite » (S. th., 3, 50, 2 ad 2 ; cf. 2, 6, 1 ad 3). d) La simplicité de Dieu n’est pas non plus contredite par l’Incarnation, car l’humanité n’entre pas dans la divinité comme une partie pour la compléter ; la nature humaine seule reçoit un complément par la communication de la personnalité qu’elle ne possède pas par ellemême, mais qui lui est conférée den haut. Lexpression patristiquescolastique de « persona composita Christi » ne doit pas s’entendre en ce sens que la Personne du Logos est composée de parties. Le Logos, en tant que tel, n’est susceptible d’aucune composition, comme l’enseigne la théodicée. L’expression employée par les Pères et les Conciles ne peut vouloir dire que ceci : La Personne unique et simple subsiste en deux natures et par rapport à ces deux natures est « persona composita ». « Dans l’une et l’autre nature, c’est le même Fils de Dieu qui prend ce qui est nôtre, sans rien perdre de ce qui lui est propre » (S. Léon Ier, Sermo 27, 1). La Personne sort uniquement de la nature divine et n’est pas le résultat des « natures confluentes » (S. Jean Damasc., De fide orth., 3, 4 sq. ; S. th., 3, 2, 4 ; Denz., 216, 219).

4. Le Logos n’a pas pris une humanité incomplète, car ce qui lui manquait en soi, la personnalité, il le lui a conféré en lui donnant la sienne et ainsi, par cette union, la nature humaine n’a pas été dégradée, mais au contraire élevée ; c’est pour elle la plus haute dignité de subsister dans la Personne du Logos, et ainsi, le Christ est non seulement moralement, mais encore ontologiquement, l’Homme idéal. « Il est plus noble pour un être d’exister dans un autre plus digne que lui que d’exister par luimême. Cest pourquoi la nature humaine est plus noble dans le Christ qu’en nous » (S. th., 3, 2, 2 ad 2). Que la nature divine n’ait pas été dégradée, cela est évident étant donnée l’immutabilité divine. Le Logos accomplit l’union « Dieu, il s’unit à la forme de l’esclave, à la nature de la chair du péché ; et l’homme n’a pas altéré la divinité, et le Dieu a glorifié l’humanité » (Léon Ier, Ép. 59, 3).

5. En se représentant le commencement de l’union hypostatique, il faut songer que le Logos éternel demeura ce qu’il était ou bien, comme les Pères le soulignent pour combattre tout dépouillement cénotique : « Le Christ, tout en demeurant dans la forme de Dieu, a pris la forme d’un serviteur » (S. Hilaire). Or, il prit la nature humaine en la créant et en se l’unissant au même moment : celleci na donc, à aucun moment existé pour elle seule et il na pas été nécessaire de la priver de sa personnalité « La grâce n’a pas détruit mais a rendu parfaite la nature ». Cela veut dire que l’union hypostatique a commencé au moment de la conception par l’opération du SaintEsprit ; ni avant, ni après (naissance, baptême, ascension). Le moment de la conception et celui où le Verbe prit la nature humaine coïncident absolument. S. Augustin : « Nec sic assumptus est (homo) ut prius creatus post assumeretur, sed ut ipsa assumptione crearetur » (C. Serm. Arian., 8, 6). S. Léon Ier (Ép. 35, 3) répète cette proposition mot à mot. Il est vrai que, selon l’idée, l’Incarnation est éternellement décidée dans le plan de Rédemption, de même que l’acte divin par lequel elle fut opérée est en soi éternel.

6. En tant qu’opération active ou efficiente, l’Incarnation est l’œuvre commune des trois divines Personnes, comme « opus Dei ad extra » ou comme acte divin essentiel (§ 58) ; en tant qu’opération passive ou terminative (incarnari) elle est propre au Fils seul. « Le Fils unique de Dieu, Jésus Christ, incarné par une œuvre commune de toute la Trinité » (4ème conc. Latran ; Denz., 429). S. Augustin : « La Trinité tout entière créa cette créature que la Vierge enfanta, mais seule la Personne du Fils l’assuma » (Enchir., 11, 37). S. Thomas : « L’acte de celui qui prend la nature humaine procède de la vertu divine, qui est commune aux trois personnes ; au lieu que le terme de l’assomption est la personne... Car les trois personnes ont fait que la nature humaine a été unie à la seule personne du Fils » (S. th., 3, 3, 4 ; cf. § 58). Il fonde sur trois raisons l’appropriation de l’Incarnation active au SaintEsprit : 1° En raison de la cause divine : l’Incarnation, en effet, est par excellence une œuvre de l’amour de Dieu ; or le SaintEsprit est lamour personnel de Dieu ; 2° En raison de la grâce conférée à la nature humaine du Seigneur, la grâce étant appropriée au SaintEsprit. S. Augustin allègue déjà cette raison (cf. n. 8) ; 3° En raison du but de lIncarnation qui réside dans notre sanctification, vers laquelle tend toute laction du SaintEsprit.

7. L’union se fit dans la Personne non dans la nature : « Unio hypostatica fit in persona non in natura », autrement ce serait une confusion de nature monophysite. Mais une assomption de la personne n’aurait été possible que dans le sens de Nestorius qui admet  deux moi unis moralement, conception contre laquelle toute la Bible proteste énergiquement. « Persona ut incommunicabilis per se, non est assumptibilis, sed natura » (Sylvius) ; l’essence de la personne est justement son incommunicabilité (p. 209) (S. th., 3, 2, 1 et 2 ; 3, 3, 4. S. Jean Damasc., De fide orth., 3, 4)

8. L’union hypostatique est pour l’HommeDieu une grâce gratuite. S. Augustin l’affirme et y voit le modèle de la libre prédestination divine (De præd. sanct., 15 ; Ép. 187, n° 40). Dans Enchir., § 36, il dit : « Estce que cette distinction absolument unique lui a été conférée parce que dune manière particulière il avait mérité Dieu ? Aucunement. Car dès le premier moment où il devint Homme, cet Homme ne fut rien autre chose que le Fils de Dieu, le Fils unique de Dieu ». La nature humaine, n’ayant pas un seul instant subsisté en ellemême auparavant, ne pouvait par conséquent rien mériter auparavant. Arius, Nestorius et Théodore de Mopsueste soutiennent, il est vrai, que l’Homme Jésus subsista un certain temps en luimême et, par une épreuve morale, devint digne de lunion divine et apte à cette union ; mais par là ils ruinent tout le dogme de lIncarnation. Des conceptions semblables, comme la théorie de l’épreuve des Antiochiens, se retrouvent dans la théologie protestante moderne. L’Église condamna cette théorie de l’existence propre, ainsi que celle de l’épreuve, à mainte reprise (Denz., 113124, 213228, surtout 216). S. Thomas expose comment le Christ, par sa Passion, a mérité la Rédemption pour les hommes, mais ajoute que, pour luimême, il ne pouvait pas mériter lunion hypostatique. Elle était en effet le principe de tout mérite et « le principe du mérite ne se mérite pas, et par conséquent la grâce ne se mérite pas non plus, puisqu’elle est le principe du mérite » (S. th., 3, 2, 11). L’effet ne peut pas exister avant la cause. Il est également clair qu’« il n’est pas possible que l’on mérite ce que l’on a déjà » (S. Thom., De verit., 29, 6 ; S. th., 1, 2, 1, 14, 5).

Les justes de l’Ancien Testament pouvaientils mériter de congruo laccélération de lIncarnation ? S. Thomas répond : oui (S. th., 3, 2, 11). Pour ce qui est de la Très Sainte Vierge, l’Église chante : « Regina cœli laetare, quia quem meruisti portare », etc., mais aussi « Deus qui gloriosæ Virginis Matris Mariæ, corpus et animam, ut dignum Filii tui habitaculum effici mereretur Spiritu Sancto cooperante præparasti, etc. ». Si elle ne pouvait pas mériter l’Incarnation, peutêtre atelle mérité la maternité divine ? D’après S. Thomas, on peut, malgré le caractère extraordinaire de la grâce, admettre un mérite de Congruo.

9. L’Incarnation œuvre purement surnaturelle. Pour s’en convaincre, il suffit de considérer qu’une cause créée est incapable d’accomplir l’union hypostatique active ; de même, cette union ne se trouve nulle part dans l’ordre naturel. Même dans l’ordre surnaturel, elle ne se rencontre qu’une seule fois. En effet, l’union de grâce et l’habitation personnelle de Dieu dans l’âme n’est qu’une participation accidentelle à la nature divine et non une union substantielle à Dieu, comme dans l’union hypostatique. L’union hypostatique appartient au « supernaturale quoad substantiam », mais tout « supernaturale quoad substantiam » n’est pas en soi un « supernaturale substantiale » par lequel Dieu luimême dans lunion hypostatique se communique à lhomme. La grâce est un accident surnaturel (Cf. Hugon, Incarnation, 186 sq.) ?

10. L’union hypostatique est indissoluble. C’est là sa caractéristique la plus importante, laquelle d’ailleurs est définie (Chalcédoine : inseparabiliter, ἀχωρίστως) (Denz., 148 ; cf. 283). C’est sur ce fait que repose le culte d’adoration rendu au Christ et la réalité de l’Eucharistie. « Tu es prêtre à jamais » (Ps. 109, 4 ; cf. Hébr., 7, 24). « Jésus Christ, hier et aujourd’hui, est le même, il l’est pour l’éternité » (Hébr., 13, 8). « Et son règne n’aura pas de fin » (Luc, 1, 33). « Quæ tamen in unitatem convenerunt, nec separationem possunt habere nec finem » (S. Léon 1er, Serm. 30, 6). Ce n’est que par le péché qu’une séparation pourrait se produire et le péché est intérieurement impossible, comme on le démontrera plus loin. Les scolastiques ont, à ce sujet, cet axiome : « Verbum quod semel assumpsit, numquam dimisit ». Cependant cet axiome ne doit pas être pris à la rigueur. Il a un sens absolu pour ce qui est de l’âme ; pour le corps, il n’a qu’un sens relatif, il s’applique aux parties intégrantes que, pendant sa vie ou au moment de sa mort, le Seigneur n’a pas abandonnées ou bien qu’il a accueillies de nouveau dans son corps à la Résurrection, comme le sang versé. Que cela s’applique à tout le sang ou à une partie du sang seulement, il est impossible de le dire et l’Église a interdit toute controverse à ce sujet (Denz., 718). Il est inutile d’expliquer que ce dogme seul fournit la raison d’un culte perpétuel d’adoration, car ce culte ne peut et ne doit être rendu au Seigneur que « ratione Deitatis » ; de même, pour notre foi et notre culte eucharistique. La plainte du Christ sur son « abandon par Dieu » ne prouve rien contre cette vérité. S. Ambroise, s’appuyant sur cet abandon, dit : « L’homme criait étant sur le point de mourir par la séparation de la divinité ; car, puisque la divinité n’est pas soumise à la mort, il ne pouvait mourir qu’autant que la vie s’éloignait, parce que la vie est la divinité » (Exp. in Luc : M. 15, 1836). Cette proposition est insoutenable. S. Bède le Vénérable donne la solution : « Le Christ préservait le personnage du vieil homme », lequel par le péché était privé de la présence de Dieu et devait mourir. La plainte de Jésus annonce seulement que Dieu ne le sauvait pas extérieurement de la détresse de la mort ; elle ne signifie pas qu’il se séparait ontologiquement de lui. Le Seigneur emploie une parole de psaume adaptée à sa situation ; or un désespéré n’exprime pas ses sentiments dans une prière. Au reste, il meurt avec le mot « Père » sur les lèvres et remet son âme à Dieu. Dans la Scolastique primitive, on se demandait si le Christ au tombeau était encore une « personne » et si la mort n’avait pas, d’une certaine manière, supprimé l’union, puisque le corps et l’âme étaient séparés. Les Pères comme S. Grégoire de Nys., S. Léon, etc., avaient déjà répondu négativement à la dernière question. Hugues fit de même : étant donné que la divinité qui constitue la personne était unie à l’âme et au corps, « Christi persona in sepulcro jacuit et secundum solam carnem » (De sacr., 2, 1, 11). Aux scolastiques primitifs qui interprétaient le Psaume 21 en disant : Il fallait d’abord que Dieu l’abandonne, autrement il n’aurait pas pu mourir, il opposait cette affirmation : « Substraxit protectionem, sed non separavit unionem » (Ibid., 2, 1, 10). S. Léon, dans son Sermon 68, avait déjà tout expliqué nettement en soulignant l’indissolubilité de l’union et la propriété des natures : « Manente enim in sua proprietate utraque substantia, nec Deus dereliquit sui corporis passionem nec Deum fecit caro passibilem, quia divinitas quæ erat in dolente non erat in dolore » (M. 54, 375). On sentait cependant, dans la Scolastique primitive, que l’« unio divinitatis cum corpore mortuo » demeurait un mystère.

11. Le Logos n’a pas pris la nature humaine générale, l’espèce humaine, mais une humanité individuelle et réellement distincte. Harnack a prétendu que S. Grégoire de Nysse avait admis la réalité platonicienne des idées générales et représenté ensuite la Rédemption comme un processus purement mécanique, Seeberg le réfute et conclut : « L’idée que dans le Christ tous seraient physiquement divinisés est contraire aux efforts individuels pour le salut si souvent recommandés ».

12. L’explication analogique reste très loin du mystère. L’Incarnation fait partie, comme la Trinité et l’Eucharistie, des « mysteria stricte dicta », dont, même après la Révélation, on ne peut prouver la possibilité intime, mais qu’on peut simplement défendre contre les objections par une explication exacte. Harnack appelle la comparaison avec l’âme et le corps, constante chez les Pères, une image « trompeuse ». Il est vrai que les Pères l’interprétaient parfois d’une manière fausse ; c’était le cas de ceux qui unissaient simplement la divinité avec la « chair » (σάρξ) et leur nombre était assez grand. Cette explication était particulièrement courante dans le monde apollinariste et arien. Mais alors même qu’on poursuit le parallèle d’une manière convenable, on se rend compte qu’on doit l’utiliser avec réserve, car dans l’homme le corps et l’âme s’unissent pour former une nature, dans le Christ deux natures s’unissent dans une seule Personne. Néanmoins cette antique image patristique peut toujours servir dans l’enseignement populaire, comme illustration (Cf. S. Thomas, Quæst. disp. de unione Verbi, a. 1).

13. Combien d’êtres (esse) y atil dans le Christ ? La philosophie distingue l’« esse essentiæ ou substantiæ », l’« esse subsistentiæ » et l’« esse existentiæ ». Le thomisme admet entre eux une différence réelle. Il considère leur relation comme celle d’une progression vers la perfection ontologique, l’un étant en puissance par rapport à l’autre. Si nous partons de l’« esse essentiæ » ou « substantiæ », la subsistance est l’« ultimum complementum substantiæ in linea substantiæ » ; mais elle est en même temps l’intermédiaire qui prépare la réception de l’existence réelle, l’« ultimum complementum substantiæ in linea entis seu realitatis ». L’existence est l’« ultima realitas rei, qua ponitur res extra causas et extra nihilum ».

Si nous appliquons ces notions au Christ, il y a en lui deux « esse substantiæ » ou deux natures, cela est un dogme. Il y a en outre en lui un seul « esse subsistentiæ », une seule personnalité ou individualité ; cela encore est un dogme. On se demande combien d’« esse existentiæ » il faut admettre en lui. Le thomisme conséquent avec ses principes philosophiques, répond que le Logos fournit ou donne, de son propre fonds, non seulement la seconde mais encore la troisième « completio » de l’humanité du Christ ; il admet donc une seule existence. Contre cette manière de voir, Gutberlet soulève deux « fortes objections » qui paraissent justifiées. « Il est difficile de comprendre qu’un être puisse être réel sans exister ; mais ce qui est encore plus important, c’est qu’avec cette opinion on reconnaît à l’humanité du Christ une existence divine ; un être fini ne peut pas avoir une existence divine ». Il admet, comme Suarez et beaucoup de théologiens, une existence humaine à côté de l’existence divine.

A l’objection que la personne, de par sa notion même, est incommunicable, S. Thomas répond que de même que la personne humaine peut subsister dans plusieurs natures (accidentelles comme la quantité et la qualité), la Personne divine peut également subsister en plusieurs natures ; il se réfère pour cette affirmation à l’« infinité » de la Personne divine, « Ce qu’il y a de propre à la personne divine en raison de son infinité..., c’est qu’il se fasse en elle une réunion de natures qui n’a pas lieu accidentellement, mais selon la subsistance » (S. th., 3, 3, l ad 2).

14. Le LogosDieu ne quitta pas le ciel dans lIncarnation, mais « la nature divine a commencé d’être icibas dune manière nouvelle, cestàdire selon la nature quelle a prise » (S. th., 3, 5, 2). Personne ne doit penser que « toute la vertu divine ait été comprise ou renfermée dans la nature humaine » ou, comme dit S. Augustin, « que Dieu ait été renfermé dans le corps au point d’avoir abandonné ou perdu le soin qu’il prenait du gouvernement de l’univers, ou que sa sollicitude se soit concentrée ou resserrée pour ainsi dire dans cet espace étroit » (S. th., 3, 10, 1).

15. Le Christ est uni à Dieu d’une triple manière : 1° Par la création et la conservation, comme toutes les créatures ; 2° Par la grâce, comme tous les justes ; 3° Par l’union hypostatique, « par l’union personnelle qui est propre au Christ luimême » (S. th., 3, 2, 10).

Formules christologiques.

1. La formule de S. Cyrille, d’une nature incarnée (μία φύσις τοῦ θεοῦ λὀγου σεσαρϰωμένη) fut interprétée d’une manière hérétique par les monophysites ; elle a néanmoins un sens orthodoxe, tel que l’établit le second Concile de Constantinople, en 553 : « l’union selon l’hypostase s’étant faite à partir de la nature divine et de la nature humaine, il en est résulté un Christ un » (Denz., 220 ; cf. 258).

2. La formule « duæ naturæ, tres substantiæ » se rencontre dans la liturgie (cf. Præf. in Epiph. : Verbum supernum prodiens) dans la Scolastique et auparavant (Denz., 284 sq.) ; mais les adoptianistes l’interprétèrent dans leur sens hérétique, c’est pourquoi l’Église l’a interdite (Denz., 312). S. Thomas et S. Bonaventure l’expliquaient dans un sens orthodoxe en l’entendant de la substance de Dieu et des deux substances partielles : le corps et l’âme. Aujourd’hui on emploie substance et nature comme des mots synonymes, c’est pourquoi on évite cette expression.

3. La formule « persona composita » a déjà été expliquée plus haut. Cf. à ce sujet Denz., 216, 219 ; S. th., 3, 2, 4 ; Franzelin, thes. 36 ; Petau, De Incarn., 3, 1214.

4. « Unus de Trinitate passus est » a un sens orthodoxe quand on entend « passus est » comme « communicatio idiomatum » (Denz., 216 sq.). La formule provient de Proclos de Constantinople qui l’entendait au sens orthodoxe. Les monophysites introduisirent dans cette formule leur hérésie et lui firent signifier que le Logos avait souffert dans sa nature divine (Denz., 201).

5. La formule « humanitas » ou « caro Christi deificata » peut s’entendre dans un sens orthodoxe, au sens de la « gratia substantialis, gratia unionis », qu’on décrira plus loin ou dans un sens monophysite, l’humanité changée en divinité ; ou dans un sens apollinariste, le Logos étant la forme du corps.

6. « Christus secundum quod homo non est aliquid ». Cette formule a été reprochée à P. Lombard ; Alexandre III la condamna (Denz., 393). Voir plus haut p. 376.

 

§ 91. Permanence sans altération des deux natures

 

THÈSE. Les deux natures persistent même après l’union hypostatique sans mélange et sans changement.    De foi.

Explication. Le Concile de Chalcédoine a défini contre Eutychès que l’union s’est faite sans mélange et sans changement (ἀσυγχύτως, ἀτρέπτως) (Denz., 148). Les monophysites se représentaient l’absorption de la nature humaine dans la nature divine, comme une conversion ou une composition (ἔνωσις ϰατὰ ἀλλοίωσιν, ϰατὰ σύγχυσιν, ou bien ϰατὰ σύνθεσις). S. Léon Ier explique dans sa lettre à Flavien : « Les propriétés des deux natures demeurant intactes et s’unissant dans une seule Personne (salva igitur proprietate utriusque naturæ... et in unam cœunte personam), la majesté a assumé la bassesse ; la force, la faiblesse ; l’éternité... la mortalité. Ainsi donc, dans la nature intacte et complète (integra perfectaque natura) d’un homme véritable, est né le vrai Dieu, parfait (totus) dans ce qui est sien (dans sa divinité) et parfait (totus) dans ce qui est nôtre (dans l’humanité) (Denz., 143).

Preuve. Cette thèse n’est pas autre chose que la conséquence des trois dogmes capitaux de la véritable divinité, de la véritable humanité et de l’unité de la Personne. Les textes allégués pour démontrer la divinité et l’humanité traitent du Christ unique et concret qui, pour notre rédemption, a pris chair. Or ces textes témoignent de la vérité, de l’intégrité et de la nonaltération de la nature. Pour la nature divine, cela est évident ; quant à la nature humaine, les textes allégués à ce sujet le prouvent.

Que les Pères ne l’aient pas compris autrement et qu’ils aient toujours insisté sur le « seul et même Christ » (unus et idem), cela a déjà été démontré plus haut. Quand, à ce propos, un certain nombre (Tertullien, S. Cyprien, S. Ambroise, S. Augustin et même S. Léon) parlent d’un « mélange » (mixtio ) de Dieu et de l’homme, ils ne veulent pas enseigner l’absorption de la nature divine par la nature humaine, mais seulement dune manière peu adroite il est vrai insister sur le caractère intime de cette union. C’est de cette façon qu’il faut entendre la « nature unique » (μία φύσις) de S. Cyrille. Harnack luimême dit que « Cyrille, dans un grand nombre de passages » dont il cite toute une liste, « déclare, daprès sa doctrine, quil y a deux natures unies, dans le sens du Concile de Chalcédoine (ἀσυγχύτως, ἀτρέπτως, ἀναλλοιώτως, ἀμεταβλήτως) sans que jamais il y ait eu mélange (σύγχυσις, σύγϰρασις, συνουσίωσις) » (H.D., 2, 382). Au reste, S. Cyrille, en signant la formule d’union, conclue avec les Antiochiens deux ans après le Concile d’Éphèse (dite Symbolum Ephesinum) avait adouci l’expression de « une nature » et en avait donné une explication satisfaisante. Il est vrai qu’une partie de ses partisans ne l’avait pas suivi. Eutychès fut plus tard leur porteparole. Il exagéra lexpression « une nature » (μία φύσις) pour en faire « une nature unique » (μόνη φύσις) en alléguant pour cela, à tort, lautorité de S. Cyrille, lequel se serait sûrement opposé à une telle interprétation. Sans doute il a admis deux natures avant l’Incarnation et une nature après (Ép. 45, ad Succ., 1), mais soupçonné d’apollinarisme, il formula sa foi, dans une autre lettre (Ép. 46, ad Succ., 2) en ces termes : « Le Christ, il est vrai, est un Fils unique, mais il est Dieu aussi bien qu’homme ; aussi il est parfait tant dans la divinité que dans l’humanité » (M. 77, 243).

Les arguments de raison contre le monophysisme ont déjà été mis en lumière par les Pères. Ce système est absolument contraire à toute philosophie. Car Dieu ne peut, ni par conversion, ni par mélange, ni par composition, s’unir à une créature pour former une unité de nature. Son immutabilité et sa simplicité absolues s’y opposent. Alors même que l’impossible pourrait s’accomplir, ce mélange ne serait ni Dieu, ni homme, mais une chose nouvelle indéfinissable. De même, la proposition de Luther concernant l’ubiquité du corps du Christ : « Tout est complètement rempli du Christ », ainsi que la proposition inverse : « En dehors ce cet homme, il n’y a pas de Dieu », est dépourvue de tout sens théologique et philosophique.

THÈSE. Dans le Christ, il y a deux volontés et deux modes d’action naturels sans partage et sans mélange.    De foi.

Explication. Le monophysisme agita tout l’Orient. Pour apaiser les controverses entre les orthodoxes et les eutychiens et pour rattacher plus fortement à l’empire grec les nombreux monophysites qui se trouvaient dans la Syrie et l’Arménie reconquises, le patriarche de Constantinople, Sergius, qui était de tendance monophysite, proposa à l’empereur Héraclius, comme formule d’union, l’admission d’un seul mode d’opération (μία ἐνέργεια). De ce monergisme résulta plus tard l’admission d’une seule volonté (ἔν θἐλημα), la volonté divine  (monothélisme). La nature humaine que l’on conservait devait être considérée comme purement potentielle, comme un instrument sans énergie entre les mains du Logos. Le Logos serait donc non seulement le principe dirigeant (principium quod) de la nature humaine, mais encore l’agent proprement dit et unique, et la nature humaine serait ravalée au rang d’un instrument mort purement passif.

Aux côtés de Sergius se rangèrent, outre l’empereur, le patriarche Cyrus d’Alexandrie et de nombreux évêques orientaux. Mais le moine Sophronius, qui fut plus tard patriarche de Jérusalem s’éleva contre la formule d’union et, dans sa lettre d’entrée en fonction (Ép. synod.), examina la doctrine des deux volontés et des deux modes d’action. Sergius s’adressa au Pape Honorius et celuici, conformément à la proposition de Sergius, conseilla de ne parler ni d’un seul ni de deux modes d’action, l’Écriture gardant le silence à ce sujet. Il laissa ensuite libre cours à la profession de foi d’« une volonté de NotreSeigneur JésusChrist ». Les deux édits dogmatiques impériaux l’un « Ekthésis » d’Héraclius (Sergius), l’autre « Typos » de Constance II (Paul de Constantinople), mirent en garde contre les deux énergies et ordonnèrent le silence. Cependant un grand nombre de moines africains intervinrent ouvertement pour le dyothélisme, particulièrement le savant abbé Maxime le Confesseur. Bientôt le Pape Martin Ier condamna solennellement le monothélisme dans un Synode de Latran (649) et enseigna « deux volontés et deux modes d’action naturels » (Denz., 266).

Le conflit dogmatique fut terminé au 6ème Concile général, à Constantinople (680681) que convoqua lempereur Constantin Pogonat et que confirma le Pape Agathon. Le monothélisme y fut solennellement condamné : ses auteurs (Sergius, Pyrrhus) et celui qui l’avait favorisé (le Pape Honorius), furent anathématisés, en vertu de l’autorité du Concile de Chalcédoine, du Pape Léon Ier et des Pères. La lettre dogmatique du Pape Agathon à l’empereur Constantin Pogonat y fut accueillie avec acclamation comme la voix de l’apôtre Pierre et définie : « De même, nous déclarons qu’il y a en lui (le Christ) deux volontés naturelles et deux modes d’action naturels (δύο φυσιϰὰς θελήσεις ἤτοι θελήματα ἐν αὐτῷ, ϰαὶ δύο φυσιϰὰς ἐνεργείας), sans division, sans changement, sans séparation, sans mélange ; et les deux volontés naturelles ne sont pas opposées... au contraire, la volonté humaine ne contredit pas la volonté divine toute puissante, mais elle lui est soumise » (Denz., 291).

Preuve. Il est à peine besoin d’apporter ici une preuve proprement dite, car cette preuve est déjà contenue dans celle que nous avons donnée pour démontrer les deux natures, particulièrement la nature humaine que le monophysisme avait diminuée. C’est à cette preuve que se référaient Sophronius, Maxime le Confesseur et le Pape Martin. Le Pape Agathon s’appuya aussi sur l’Écriture (Denz., 288). C’est ainsi qu’il citait la prière du Seigneur au jardin des Oliviers : « Mon Père, s’il est possible, que cette coupe passe loin de moi ! Cependant, non pas comme moi, je veux, mais comme toi, tu veux » (Math., 26, 39. Luc, 22, 42 : « que soit faite non pas ma volonté, mais la tienne »). Ici le Christ soumet sa volonté humaine, laquelle était mise en question par les monothélites, à la volonté divine de son Père. Or, en vertu de sa nature divine, il avait la même volonté que son Père. De même, dans l’évangile de S. Jean, le Christ affirme fréquemment sa volonté humaine et son obéissance à la volonté de son Père : « Car je suis descendu du ciel pour faire non pas ma volonté, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé » (Jean, 6, 38 ; cf. 4, 34 ; 5, 19, 30 ; 14, 31). Parmi les écrits apostoliques, c’est surtout l’Épître aux Hébreux qui insiste sur l’obéissance humaine du Seigneur et montre dans cette obéissance l’épreuve de l’unique sacrificateur du Nouveau Testament. Dès son entrée dans le monde, il dit à son Père : « Me voici, je suis venu pour faire ta volonté » (Hébr., 10, 9 ; cf. 7, 5 ; Phil., 2, 8). De tous ces passages résulte l’existence, ainsi que l’énergie de la volonté humaine et propre du Christ.

Les Pères. Ils ont, dès le commencement, sans y insister spécialement, enseigné le dyothélisme. Cependant S. Athanase, longtemps avant la controverse, l’a exposé très nettement en s’appuyant sur Math., 26, 39 : « Il manifeste ici deux volontés (δύο θελήματα), la volonté humaine qui est de la chair et la volonté divine qui est de Dieu ; la volonté humaine demande, à cause de la faiblesse de la chair, l’éloignement des souffrances, mais la volonté divine y est disposée » (De incarn. Dei Verbi et c. Arian., 21). Quant aux deux modes d’opération, c’est S. Léon Ier qui les a distingués avec le plus de clarté, en donnant, dans sa lettre dogmatique, ces précisions qui furent alors très discutées : « Chaque nature fait en communion avec l’autre ce qui lui est propre, le Verbe opérant ce qui est du Verbe, et le corps exécutant ce qui est du corps » (Denz., 144).

Le fondement philosophique de notre thèse a déjà été donné par S. Maxime le Confesseur, le Pape S. Agathon et plus tard S. Jean Damascène, si bien qu’il ne resta que peu de chose à faire à la Scolastique. S. Agathon indique la conséquence pour la Trinité : si l’on plaçait la volonté dans la personne, au lieu de la placer dans la nature, il y aurait en Dieu trois volontés, ce qui est absurde (Epist. ad august. imperat. : M. 87, 1173). S. Maxime distingue entre la puissance de volonté et l’acte de volonté; il place la puissance (voluntas naturalis, θελήμα φυσιϰόν) dans la nature et l’acte (voluntas rationis, θελήμα γνωμιϰόν) dans la personne. L’unique Personne divine opère donc tantôt dans la nature divine ce qui procède de la volonté divine et y est conforme, tantôt dans la nature humaine ce qui procède de la volonté humaine et y est conforme. Il y a donc dans le Christ, pour employer le langage de l’École, un seul « principium quod », mais un double « principium quo » (Disp. adv. Pyrrhum : M. 91, 353 sq.). S. Jean Damascène enfin signale la contradiction dans la notion de deux natures et une volonté ; en effet, une nature dépourvue de son contenu et de sa puissance serait une absurdité (natura enim nulla est operationis expers ; De fide orth., 3, 15). De même S. Thomas (S. th., 3, 18, 3 et 5).

Quant à l’harmonie des deux volontés, S. Maxime la fait dériver avec raison de l’impeccabilité du Seigneur. Le vouloir naturel n’est jamais en contradiction avec Dieu pourvu qu’il ne soit pas dirigé vers le péché. La prière du Mont des Oliviers ne manifeste aucune contradiction de volonté, mais seulement la répugnance naturelle pour la Passion imminente ; la volonté proprement dite déclara immédiatement, malgré cette horreur, sa soumission. Nous trouvons dans cette prière, si nous l’examinons de près, la volonté divine qui commande, la volonté humaine qui obéit et la répugnance naturelle qui fut vaincue. C’est dans ce sens que la Scolastique distingue, dans le Christ, trois volontés (S. Thomas, S. th., 3, 18, 2 sq.).

 

CHAPITRE 4 : Conséquences dogmatiques de l’union hypostatique

A consulter : S. Thomas, S. th., 3, 33. Petau, 7, 15. Diekamp, 2, 223 sq. Minge, 1, 275 sq. Sur l’adoptianisme : Enhuber, De hæresi Adoptianorum (M. 101, 303 sq.). Sur l’adoration du Christ : S. Thomas, S. th., 3, 25, 14. Gerdil, De adoranda humanitate Christi (Migne, Curs. compl., 9, 913 sq.). Sur le culte du SacréCœur : Croiset, La dévotion au SacréCœur de N.S. J.C. (1689). Gallifet, La dévotion au S.C. de Jésus. Nilles, De rationibus festorum SS. Cordis Jesu et purissimi cordis Mariæ, 2 vol. (1885). Nix, Cultus SS. Cordis Jesus (1905).

De l’union hypostatique résulte immédiatement une série de corollaires, dont un certain nombre ont été spécialement définis. Il se rapportent, les uns à la personne et à la nature divine, les autres à la nature humaine, mais ils sont en étroite connexion, si bien qu’on ne peut pas les séparer strictement en deux classes. Ces corollaires concernent : 1° La communication des idiomes ; 2° L’activité théandrique du Christ ; 3° la périchorèse ; 4° L’adoration unique du Christ ; 5° La filiation naturelle du Christ comme Homme ; 6° La maternité divine de Marie, laquelle sera étudiée dans la mariologie ; 7° Enfin les privilèges particuliers, moraux, intellectuels et dynamiques de la nature humaine. Ces privilèges seront traités dans le chapitre suivant.

§ 92. La communication des idiomes, les actions théandriques, la périchorèse.

Sous le terme de communication des idiomes, on entend la communauté et l’échange réciproque d’attributs divins et humains dans l’HommeDieu (communicatio idiomatum seu proprietatum, ϰοινοποίησις, ἀντίδοσις τῶν ἰδιωμάτων).

On peut concevoir cet échange des prédicats de trois manières : au sens nestorien, comme un transfert purement moral fondé sur les relations mutuelles de deux personnes, comme le mari et la femme, le roi et le ministre ; au sens eutychien, comme la fusion des natures et de leurs propriétés ; ou bien au sens catholique, comme le transfert et l’assignation réciproques des attributs de nature divine et humaine entre Dieu et l’Homme. Le Christ étant Dieu et Homme, on peut désigner sa Personne d’après chaque nature, par ex. : le Logos, l’HommeDieu, le Fils unique de Dieu, ou bien Jésus de Nazareth, le Fils de David, et ensuite attribuer à la Personne désignée d’après la nature divine, des prédicats humains, ainsi qu’à la Personne désignée d’après la nature humaine des prédicats divins. Ainsi on peut dire : Dieu a souffert et est mort, et le Fils de l’Homme est le Créateur du monde, il ressuscite les morts et juge l’humanité (Cf. S. Jean Damasc., De fide orth., 3, 3 sq.).

Ce transfert fut accompli dès le temps des Apôtres ; mais il fut examiné d’une manière polémique particulièrement à partir de Nestorius qui le contesta. « Vous avez tué le Prince de la vie », crie S. Pierre aux Juifs (Act. Ap., 3, 15 ; cf. 20, 88 ; 1 Cor., 2, 8). S. Ignace parle des souffrances de Dieu ; de même Tertullien et S. Irénée. Origène donne déjà une explication plus détaillée (De princ., 2, 6, 3). D’une manière toute spéciale, on attribue la mort et les souffrances au Logos, afin d’en souligner la valeur pour nous. Nestorius contesta cette manière de parler et ne voulait admettre qu’un transfert moral des prédicats. D’autre part, Eutychès affirmait une communication physique des attributs divins à la nature humaine. Le juste milieu fut tenu par S. Cyrille, S. Léon Ier, Léonce de Byzance et, avec eux, par la doctrine de l’Église ; ils considérèrent les deux natures comme étant en soi inchangées, mais ils fondèrent le droit théologique d’attribuer à l’unique Personne concrète ce qui est divin et ce qui est humain.

Règles à observer.

1° Les attributions réciproques doivent toujours se faire par rapport à la Personne et jamais par rapport à la nature. Ainsi donc il faut dire : Dieu a souffert et non : la nature divine a souffert ; le Christ est présent partout, et non : l’humanité de Jésus est présente partout (ubiquité). Par un usage erroné des prédicats, on attribuerait les propriétés d’une nature à l’autre, ce qui serait du monophysisme.

2° Les attributions doivent se faire positivement : on ne doit pas les faire négativement. Ainsi donc il faut dire : Dieu a souffert, mais non : Dieu n’a pas souffert, à moins qu’un correctif limitatif ne ramène cette négation à la nature convenable ; par conséquent : Dieu n’a pas souffert en tant que Dieu.

3° On peut sans doute identifier Dieu avec la divinité et dire : Le Logos est la divinité ; mais il est erroné d’identifier la Personne concrète, qu’elle soit désignée d’après la nature divine ou la nature humaine, avec l’humanité ou ses parties, corps et âme et de dire : Dieu ou le Christ est l’humanité, au lieu de : possède l’humanité.

4° Ce qu’on vient de dire peut se résumer dans cette règle générale : Toute attribution doit se faire d’une manière affirmative, de telle sorte que le concret soit uni au concret et non l’abstrait au concret ou à l’abstrait. Les propositions négatives doivent toujours comporter une limitation qui les rapporte à la nature en question.

L’activité théandrique du Christ (operatio deivirilis, θεανδριϰὴ ἐνέργια) fut fortement accentuée par les monothélites (sévériens) et reçut, du prestige du célèbre pseudoDenys, un grand appui. Celuici emploie une formule en soi peu claire et qui rend un son monophysite quand il écrit : « Il nopérait pas comme Dieu ce qui est divin, ni comme homme ce qui est humain, mais il nous enseigna un certain mode d’action nouveau, l’action théandrique » (ϰαινήν τινα τὴν θεανδριϰὴν ἐνέργιαν, Ep. 4. M. 3, 1072, etc.)

S. Jean Damasc. appelle l’humanité du Christ « instrument de la divinité ». S. Thomas reprend cette notion et l’explique : « On doit donc dans le Christ aussi considérer l’humanité comme un organe (instrument) de la divinité. Or il est manifeste que l’instrument agit par la vertu de la cause première et suprême (causa principalis). C’est pourquoi dans l’activité de l’instrument se trouve non seulement la (propre) force de l’instrument (dans la hache, le coupant), mais encore la force de la cause principale (si bien qu’en coupant l’artisan fait une caisse)... C’est ainsi seulement que la nature humaine du Christ avait aussi une force et une efficacité qui provenait de la divinité et dépassait la puissance humaine. Ainsi quand il touchait un lépreux, c’était assurément une activité de l’humanité ; mais que le toucher guérisse la lèpre, cela provenait de la toutepuissance de la divinité. Or, de cette manière, toutes les actions et les souffrances humaines du Christ deviennent salutaires par la force de la divinité et c’est pourquoi Denys (De div. nom., c. 2) appelle l’activité du Christ une activité humaine et divine (Comp., c. 212 ; cf. C. Gent., 4, 41 ; S. th., 3, 29, 1).

Pour comprendre d’une manière plus précise ces notions, il faut distinguer : 1° Les actions purement divines opérées par la Personne divine dans la nature divine : comme la conservation du monde (Hébr., l, 3) ; 2° Les actions humanodivines opérées par la Personne divine dans la nature humaine, comme marcher, avoir soif, souffrir, mourir ; 3° Les actions mixtes accomplies dans la nature divine qui se sert de la nature humaine comme d’un instrument : telles sont la plupart des œuvres miraculeuses. Les activités désignées sous les numéros 1 et 3 appartiennent, en tant qu’œuvres ad extra, à la Trinité tout entière ; celles qui sont désignées sous le numéro 2 sont propres au Seigneur seul ; c’est en elles que réside le prix de notre Rédemption. Elles sont vraiment théandriques, accomplies par le « principium quod » divin dans le « principium quo » humain. S. Léon : « Chacune des deux formes accomplit sa tâche propre dans la communion avec l’autre, le Verbe opérant ce qui est du Verbe, la chair effectuant ce qui est de la chair » (Denz., 144) (Cf. S. Jean Damasc., De fide orth., 3, 19). Il y a ainsi dans le Christ deux modes d’opération, une opération divine et une opération divinohumaine, mais il n’y a pas d’opération purement humaine, parce que chaque opération est accomplie par le Logos. Il y aura lieu de tenir compte de cette vérité dans le jugement que nous aurons à porter plus tard sur le mérite de la Rédemption. L’Église a condamné l’ἐνέργια θεανδριϰὴ entendue dans le sens monophysite (Denz., 268) (Cf. Jos. Maric, Celebris Cyrilli Alex. formula christologica de una activitate Christi in interpretatione Maximi Confessoris et recentiorum theologorum [1926]).

La périchorèse (circuminsession) est une autre conséquence de l’union hypostatique. Dans la Trinité, elle est complète et réciproque ; dans le Christ, elle est incomplète et unilatérale : la divinité pénètre l’humanité, mais la réciproque n’est pas vraie. En effet, la divinité n’est pas pénétrable et elle s’élève à une hauteur infinie audessus de lhumanité finie du Christ. Le fondement ontologique est, dans la Trinité, lunité de nature, dans le Christ, lunité de Personne.

Les Pères enseignent cette pénétration dès le commencement, les Latins comme les Grecs, quand ils appellent l’union des deux natures un mélange (commixtio, σύγϰρασις, etc. ; cf. p. 374 sq.). Naturellement ce point est plus vivement débattu après la théorie nestorienne de la séparation des natures. Il l’est, chez les Latins, par S. Léon Ier, chez les Grecs, par S. Cyrille d’Alex. qui oppose à la διαίρεσις φυσιϰή des Antiochiens son ἕνωσις φυσιϰή. De même, la comparaison, continuelle chez les Pères, de l’« unio » avec celle du corps et de l’âme, se rapporte à ce sujet. Par contre, le terme périchorèse, dans sa notion technique et théologique, n’est employé qu’à partir de S. Jean Damascène qui l’a légué à la Scolastique (De fide orth., 3, 3 et 7). Quand les Pères, pour parler de la pénétration de l’humanité par la divinité, emploient parfois des expressions fortes (Grégoire de Nys.), comme « caro Christi deificata » ou « vivificata », ils songent à la περιχώρησις, et non à une σύγχυσις (Cf. Denz., 123) (Cf. Franzelin, De Verbo incarnato thes., 37).

§ 93. La filiation divine naturelle du Christ en tant qu’Homme

THÈSE. JésusChrist est même en tant quHomme le Fils naturel de Dieu. De foi.

Explication. Vers la fin du 8ème siècle reparut en Espagne un nestorianisme mitigé qui reçut le nom d’adoptianisme. Son origine est la suivante : Un certain Migetius avait donné de la Trinité une explication sabellianisante. Il fut attaqué par Élipandus, métropolitain de Tolède, auquel s’adjoignit un évêque plus jeune, Félix d’Urgel. Ils soutinrent que le Logos est une Personne distincte du Père, mais ils admirent dans le Christ deux Fils : un Fils naturel et un Fils adoptif (Filius Dei naturalis et adoptivus).

Élipandus s’appuyait sur une série de textes de l’Écriture et des Pères, ainsi que sur des prières de l’Église ; dans ces textes, il est vrai, on s’adressait au Christ comme à un Fils adoptif, mais pas dans le sens qu’entendaient les adoptianistes. En effet, ces termes étaient employés par rapport à la nature, théoriquement et non pratiquement ; ils ne se rapportaient pas à une personne humaine propre. On s’efforçait de s’en tenir à la profession de foi du Concile d’Éphèse, mais quand on en venait à l’explication détaillée du dogme, on parlait constamment et sans réticence de deux sujets séparés (ille et ille, alter et alter ; filius Dei genere et filius Dei adoptivus, unigenitus et primogenitus). L’homme JésusChrist était en tout semblable à nous, un homme pur et simple qui avait été adopté par le Logos.

L’adoptianisme fut condamné par le Pape Adrien Ier (Denz., 299), par les Synodes de Ratisbonne (792), de Francfort (794), de Rome et d’AixlaChapelle (799). Les principaux champions de l’orthodoxie furent l’abbé Beatus du Liban et l’évêque Étherius d’Osma, de même Paulin d’Aquilée et Alcuin. Charlemagne luimême fit des efforts pour faire triompher la pure doctrine.

Il s’agit, dans la controverse adoptianiste, de savoir si le Christ non seulement selon sa nature divine, qu’il reçoit de son Père par la génération éternelle, mais encore dans sa nature humaine, qu’il a prise de Marie dans l’Incarnation, est le Fils naturel et proprement dit de Dieu et doit être reconnu comme tel. Mais, dans la phrase réduplicative : le Christ, en tant qu’homme (secundum quod homo), la réduplication ne se rapporte pas à la nature humaine à laquelle en soi on ne peut pas appliquer le prédicat « Fils », mais à la Personne en tant qu’elle possède et porte la nature humaine : « Christus est Filius Dei naturalis etiam in quantum est homo i. e. etiam ut hypostasis subsistens in natura humana, sive ut hic homo ».

Preuve. L’Écriture appelle, de la même manière, non seulement celui qui a été engendré éternellement par le Père (Jean, 1, 18), mais encore celui qui est né de Marie, dans la chair, le « Fils de Dieu », le « Fils du TrèsHaut » (Luc, 1, 32, 35), « mon Fils bien aimé » (Luc, 3, 22), « son Fils unique » (Jean, 3, 16 ; cf. Rom., 8, 32), « Christ, le Fils du Dieu vivant » (Math., 16 16) ; elle ne connaît donc pas deux Fils de Dieu.

Quand, parfois, la nature prise par le Logos porte un nom personnel, il n’en résulte pas une dualité de personnes. Le Messie s’appelle « serviteur de Dieu » (servus) dans les Prophètes (Is., 42, 1 ; 49, 5. Éz., 28, 25. Cf. Math., 12, 18. Act. Ap., 8, 30 sq.). Mais ce terme désigne seulement un trait dans l’image prophétique du Messie, son obéissance dans la douleur, par conséquent une disposition, une action, non la personne. Au reste, dans l’Ancien Testament, l’image du Messie est toujours fragmentaire, ce n’est jamais une image complète comme dans le Nouveau.

Les adoptianistes se réfèrent à Rom., 1, 3 sq., où le Christ est appelé « prædestinatus Filius Dei ». Mais le 11ème Concile de Tolède explique déjà ce texte de la naissance du Christ du sein de Marie conformément à sa substance humaine (Denz., 285). On ne peut pas dire du Logos éternel qu’il a été prédestiné à devenir Fils de Dieu, car par là on le rendrait temporel ; il est également clair qu’on parle du Fils de Dieu fait homme. Nous voyons donc, dans la phrase, une communication d’idiomes. Le Fils éternel est appelé, par rapport à sa nature humaine, Fils de Dieu prédestiné. Il faut expliquer de la même manière le texte où le Christ est appelé le « premier né entre beaucoup de frères » (Rom., 8, 29). Il est devenu notre frère en prenant la nature humaine (Cf. Hébr., 2, 17 ; Col., 1, 15, 18 ; Apoc., 1, 5).

Les Pères. Ils ne connaissent qu’un seul Fils de Dieu, non seulement à l’époque qui suit Nestorius, mais encore avant, comme on l’a déjà montré en réfutant le nestorianisme. S. Augustin dit : « Lis à fond (toute) l’Écriture, tu n’y trouveras jamais qu’il est dit du Christ qu’il est Fils de Dieu par adoption » (C. Secund. Manich., 5 ; cf. Enchir., 35). S. Hilaire : « Celuici (le Christ) est vraiment et proprement Fils par l’origine et non par l’adoption » (origine non adoptione : De Trin., 3, 11). Il est vrai que les adoptianistes invoquent le témoignage de S. Hilaire parce qu’il écrit quelque part : « La dignité de la puissance (dans le Christ) n’est pas perdue alors que la bassesse de la chair est adoptée (carnis humilitas adoptatur : de Trin. 2, 27), mais ici, bien entendu, comme souvent chez les Pères, il faut entendre purement et simplement l’assomption de la nature humaine (assumptio carnis).

La raison juge que l’adoption d’une nature impersonnelle est une contradiction ; seules des personnes peuvent être adoptées. En outre, une nature ne peut pas en soi et pour soi recevoir le nom de « Fils » ; seule une personne peut le recevoir. Le principe ultime et fondamental de la filiation du Christ, même selon sa nature humaine, se trouve dans la génération éternelle du sein du Père. Le terme de cette éternelle génération était, avant l’Incarnation, le Logos dans sa nature divine ; dans l’Incarnation, c’est toujours, comme avant, ce même Logos qui alors, dans ce moment du temps, prend aussi la nature humaine et la possède désormais de telle sorte qu’elle subsiste en lui et participe, de son côté, à sa filiation (Cf. Petavius, De incarn., 5, 57).

Dans la Scolastique primitive, on discutait sur les formules « Filius Dei per adoptionem » et « Filius Dei par gratiam ». Scheeben veut maintenir cette dernière formule. D’après S. Paul, « gratia » et « adoptio » sont, par rapport à l’homme, identiques.

Pour finir, faisons encore quelques considérations : 1° Que le Logos soit « Filius Dei naturalis », cela est de foi ; 2° La cause de cette filiation est la génération éternelle ; 3° A cause de l’unité de Personne, le Christ, « ut hic homo », devient par cette génération « Filius naturalis Patris » non « Trinitatis », comme les « filii Dei adoptivi » ; 4° Cette filiation est attachée spécialement à la Personne du Logos, elle ne dépend pas de l’union hypostatique ; si le Père ou le SaintEsprit s’étaient incarnés, il ny aurait pas de filiation ; 5° Il se pose maintenant un nouveau problème, c’est de savoir si l’humanité, indépendamment de la relation avec le Fils, par la seule raison de l’union hypostatique avec l’une quelconque des Personnes divines, est « filius adoptivus Trinitatis ». Durand répond affirmativement. Mais on ne peut adopter qu’une personne et encore une personne étrangère et non celle qu’on a engendrée soimême. Suarez pense que la grâce d’union est un titre qui permet de nommer le Christ « Filius Dei naturalis » (et non « adoptivus »), si bien que le Christ serait deux fois « Filius Dei naturalis », d’abord « Filius Patris » (per generationem) et ensuite « Filius Trinitatis » (per gratiam) par sa sainteté substantielle. Cependant, bien qu’il y ait là aussi un problème, dans le second cas la notion de « filius naturalis », qui se fonde sur la génération véritable n’est pas réalisée. Et, comme la Tradition ne parle jamais de deux Fils, il vaut mieux abandonner cette expression plus ingénieuse que compréhensible et ne parler que d’un seul « Fils de Dieu ». L’union hypostatique n’est pas la cause d’une « filiatio naturalis », mais la condition « sine qua non ». Si une autre Personnes s’était incarnée, il n’y aurait aucune « filiatio naturalis ». Depuis les controverses sur l’adoption, les Pères et les théologiens insistent sur ce fait que l’union hypostatique eut lieu dès le premier moment, de telle sorte qu’il ne reste absolument aucune place pour une adoption. C’est ainsi que jugent : S. Augustin (Enchir., 36), pour prouver également le caractère de l’union hypostatique, les Grecs, pour défendre la θεοτόϰος et pour combattre la théorie antiochienne de l’épreuve, Alcuin et les théologiens carolingiens, en tant quadversaires des adoptianistes espagnols.

S. Thomas fait encore cette remarque : « On ne doit dire d’aucune manière que le Christ est le Fils de l’EspritSaint, ni de la Trinité entière » (S. th., 3, 32, 3 ; cf. 23, 4).

§ 94. L’adoration du Christ HommeDieu

 THÈSE. Le Christ doit être adoré même dans sa nature humaine, à cause de son union avec le Logos. De foi.

Explication. Ce dogme a été défini à Éphèse pour combattre la théorie de Nestorius du double honneur à rendre au Christ (Denz., 120). Cf. Constantinople, 2, can. 9 (Denz., 221), la Constitution de Pie VI « Auctorem fidei » contre le Synode de Pistoie (Denz., 1561). Le Concile de Constantinople signale trois manières de voir : « Si quelqu’un entend l’expression : le Christ est adoré en deux natures, dans ce sens que deux adorations sont introduites, une particulière pour le LogosDieu et une particulière pour lhomme (Nestorius), ou bien si quelquun, pour supprimer la chair (lhumanité) ou bien pour mêler la divinité et lhumanité, parle mensongèrement d’une seule nature ou essence des (natures) réunies et adore le Christ en ce sens (Eutychès) et n’honore pas d’une seule adoration le LogosDieu fait chair, en même temps que sa propre chair, comme cest depuis toujours la tradition de l’Église de Dieu, qu’il soit anathème » (Can. 9). L’adoration (cultus latriæ) est l’honneur suprême qui est rendu à Dieu seul, en raison de ses perfections éternelles et absolues, et particulièrement de son aséité. Nous rendons aussi un culte religieux aux saints (dulie), et parmi eux surtout à la Mère de Dieu (hyperdulie). Il est vrai qu’on rencontre, pour ces deux actes essentiellement différents, dans l’antique langage théologique, des expressions semblables (adoratio, adorare, προσϰύνησις, προσϰυνειν), mais la foi a, dès le début, mis une différence nettement marquée entre les deux actes. Les points dogmatiques suivants sont contenus dans le canon dogmatique qu’on vient de citer : 1° L’HommeDieu ne doit pas recevoir une double adoration ou un double culte, comme le veut Nestorius ; 2° L’adoration unique qui lui est rendue ne se rapporte pas à la divinité seule, ni à la nature nouvelle qui résulterait de la fusion de la nature divine et de la nature humaine ; 3° Mais on honore d’une seule et même adoration la divinité et en même temps l’humanité qui lui est hypostatiquement unie ; l’humanité du Christ est adorée dans et avec le Logos et de telle manière que le Logos est adoré en soi et pour soi (in se et propter se), l’humanité en soi mais à cause du logos (in se, sed non propter se).

Preuve. Le Jésus synoptique, en raison de son humilité et en considération de son Père auquel seul les Juifs devaient l’adoration, n’a pas exigé, sur la terre, l’adoration pour luimême, mais plutôt, dune manière exemplaire, il l’a rendue à son Père dans son enseignement et sa vie. Néanmoins, après sa Résurrection, il a accepté la proskynèse (prostration) religieuse (Math., 28, 17). Il a également dit (Math., 18, 20) que, dans les réunions de prière des fidèles, il serait désormais parmi eux. Peutêtre pouvonsnous alléguer aussi la prière du bon larron sur la croix (Luc, 23, 42).

Le Christ johannique s’exprime d’une manière plus précise. Il exige le même honneur que son Père : « Le Père a transmis tout jugement au Fils, afin que tous honorent le Fils, comme (ϰαθὠς) ils honorent le Père ; celui qui n’honore pas le Fils n’honore pas non plus le Père » (Jean, 5, 23). L’honneur supposé connu et fondé en soi que l’on rend au Père, doit, par conséquent, passer au Fils : un seul et même culte doit les comprendre tous les deux. « Moi et mon Père, nous sommes un » (Jean, 10, 30). Vers la fin de sa vie, il ordonne à ses disciples, dans son discours d’adieu, de le prier (lui le Fils élevé) comme jusqu’ici ils ont prié le Père : « Je vais vers mon Père et tout ce que vous demanderez à mon Père en mon nom, je le ferai, afin que le Père soit glorifié dans le Fils. Et tout ce que vous me demanderez en mon nom, je le ferai » (Jean, 14, 13 sq.).

La communauté apostolique primitive a, dès le début, prié Jésus. Cependant, conformément au « Notre Père » recommandé par Jésus, elle adressait d’ordinaire ses prières à Dieu le Père. Pour la prière à Jésus, dans l’Église palestinienne, témoigne : Act. Ap., 9, 14, 21. Dans ce texte, les fidèles du Christ sont désignés simplement comme « ceux qui invoquent le nom du Seigneur » ; c’est un parallèle chrétien de Joël, 3, 5 (invocation de Jahvé). Peutêtre peuton alléguer aussi Act. Ap., 1, 24 sq. La prière de S. Étienne en mourant est la première prière à Jésus qui nous ait été transmise (Act. Ap., 7, 59 sq.) (Cf. encore Act. Ap., 2, 21 ; 8, 24 ; 9, 14, 21 ; 22, 16). Plus nombreux encore sont les témoignages, pour l’invocation de Jésus, qui proviennent de l’Église des Gentils. Cela est tout à fait conforme à la christologie paulinienne : JésusChrist, le Fils de Dieu, NotreSeigneur. S. Paul cite la prière chrétienne primitive : « Maranatha » (1 Cor., 16, 22) : « Le Seigneur est là », c.àd. dans son culte eucharistique. « Au nom de Jésus, tout genou doit fléchir au ciel, sur la terre et sous la terre » (Phil., 2, 10). « Que les anges de Dieu l’adorent »  (Hébr., 1, 6). S. Paul luimême a prié le Christ ; sa piété est christocentrique. « Trois fois jai invoqué le Seigneur Jésus » ; il lui a demandé de lui enlever la tentation et il a reçu cette réponse : « Ma grâce te suffit » (2 Cor., 12, 8). Il rend grâces au Seigneur « qui m’a considéré comme fidèle en me plaçant dans le ministère » (1 Tim., 1, 12). Il loue le Seigneur dans des doxologies (Rom., 9, 5 ; 2 Tim., 4, 18). Il exhorte les fidèles à rendre un culte de prière au Christ (Col., 3, 16. Eph., 5, 19). Il nous transmet un hymne au Seigneur (1 Tim., 3, 16). Le service religieux chrétien s’appelle λειτουργεῖν τῷ ϰυρίῳ (Act. Ap., 13, 2). Cette preuve se renforce encore quand on observe que les Apôtres avaient de l’horreur pour l’apothéose païenne des créatures (Rom., 1, 25. Act. Ap., 14, 1015 ; 17, 16. 1 Jean., 5, 20 sq. Apoc., 19, 10 ; 22, 9).

Bousset (protestant) prétend que le titre paulinien ϰύριος et σωτήρ  a été emprunté aux cultes des mystères. Or il existait déjà avant S. Paul (Act. Ap., 2, 36 ; 7, 59 sq. ; 9, 17. Cf. Math., 7, 21. Marc, 11, 3 ; 12, 36 sq. Act. Ap., 2, 34 ainsi que le titre synonyme de Despotès : 2 Pier., 2, 1. Jude, 4). Bousset renverse toute logique quand il écrit : « La foi du christianisme antique à la divinité du Christ procède tout entière de l’honneur cultuel rendu au ϰύριος. Tout homme raisonnable dira : D’abord la foi à la divinité, puis le culte divin.

Les Pères. Pline le Jeune peut déjà raconter que la primitive Église se rassemble et chante des hymnes au Christ comme à un Dieu (carmen Christo quasi Deo dicere : Ép. 10, 96). Origène défend contre Celse, qui objectait que les chrétiens adoraient un autre Dieu à côté de Dieu, l’usage général d’honorer le Christ comme Dieu (C. Cels., 8, 1216). Plus tard, privatim, il contesta de nouveau, dans un sens subordinatianiste, la prière à Jésus (De orat., 16, 1). En cela il se trouve entièrement isolé. S. Athanase écrit, avec une clarté particulière : « Ce n’est pas une chose créée que nous adorons. C’est là l’erreur des païens et des ariens. Mais c’est le Seigneur de la Création, qui s’est fait homme, le Logos de Dieu que nous adorons. Car, alors même que la chair, considérée en ellemême, est une partie de la Création, elle est cependant devenue la chair de Dieu. Nous n’adorons nullement cette chair en la séparant du Logos ; nous n’avons pas l’intention, quand nous adorons le Logos, de le séparer de la chair, mais, comprenant comme il faut cette parole : Et le Verbe s’est fait chair, nous reconnaissons le Logos qui justement existe dans la chair, comme Dieu. Qui serait assez fou pour dire au Seigneur : Abandonne le corps, afin que je t’adore ? » (Ep. ad Adelph. 3). S. Ambroise et S. Augustin, en expliquant ce passage des Psaumes : « Adorez l’escabeau de ses pieds » (Ps. 98, 5), le rapportent à la terre qui est l’escabeau des pieds du Seigneur et de laquelle il a pris sa chair qui aujourd’hui encore est adorée par nous dans le saint mystère. « Or personne ne mange cette chair avant de l’avoir adorée », dit S. Augustin (Enarr. in Ps. 98, 9). Il a encore cette belle parole : « JésusChrist, unique Sauveur de son corps mystique, prie pour nous, prie en nous, et reçoit nos prières. Il prie pour nous comme notre prêtre, il prie en nous comme notre chef, il reçoit nos prières comme notre Dieu » (Ibid. in Ps. 85, præf. M. 36, 37. 1081). La chair est le vêtement de Dieu : « En voyant le vêtement j’adore Celui qui le porte » (Morin, 4 ; S. Aug., Serm. 213, 3).

La raison théologique de cette adoration réside précisément dans l’unité de la Personne. C’est à elle et à sa propriété complète que va l’adoration. Bien que la nature humaine puisse être considérée abstraitement et en ellemême, elle ne peut pas pratiquement être exclue de l’honneur dû à son possesseur ; mais plutôt elle doit, en soi, participer à cet honneur dont le motif, il est vrai, réside dans la divinité.

L’adoration des plaies du Christ fut une conséquence des croisades et de la mystique du Christ de S. Bernard. Le culte du SacréCœur de Jésus eut sa source première, comme l’a démontré récemment Richstaetter, dans la mystique de la Passion ; sa promotrice principale fut Ste MargueriteMarie Alacoque ; elle eut une vision du Christ où le SacréCœur lui apparut enflammé et entouré des insignes de la Passion et elle fut encouragée par là à travailler à l’établissement du culte du SacréCœur dans l’Église. Ce culte se répandit dabord dans la Société de Jésus qui en assura la diffusion. Pie IX l’étendit à l’Église universelle et établit la fête du SacréCœur (Cf. lEncyclique de Pie XI, « Miserentissimus Redemptor », sur le SacréCœur).

Pour justifier dogmatiquement ce culte en face des nombreuses objections présentées, notamment par les jansénistes, et qui furent rejetées par la Bulle « Auctorem fidei » de Pie VI (Denz., 1562), les théologiens distinguent un objet formel ou motif interne du culte, un objet matériel ou l’objet même du culte et un objet de manifestation, l’élément particulier de l’objet honoré dans lequel le motif ou les perfections se manifestent particulièrement. L’objet de l’adoration est évidemment toujours le Christ unique, mais de même qu’on peut adorer directement l’humanité de ce Christ unique, on peut adorer aussi cette partie de son humanité où se manifestent plus particulièrement les perfections divines qui sont toujours l’unique motif (ratio formalis) de l’adoration. Or, d’après l’expérience humaine générale et les décisions de l’Église, on peut considérer comme de telles parties, les plaies de Jésus et son Cœur, car ce sont autant d’organes de l’amour de Dieu pour nous. C’est donc à ces objets de manifestation qu’est due en soi l’adoration, mais à cause de l’amour infini de Dieu qui nous a rachetés et s’est manifesté à nous par leur moyen. Le but de ce culte particulier est de développer la reconnaissance, qui rend amour pour amour, et l’esprit de sacrifice, par l’imitation des perfections qui se montrent à nous dans les blessures et le Cœur de Jésus : l’amour de Dieu et des hommes, l’humilité et l’obéissance.

D’une manière analogue, on honore les actions du Christ dans lesquelles s’est manifesté son amour pour nous. Dans cet ordre rentrent les grands mystères de sa vie, de sa Passion et de sa mort, tels qu’ils sont célébrés dans l’année liturgique. Mais ils ont tous leur racine dans le Cœur de Jésus. Ce divin Cœur est le terrain physique de résonance des actions et des souffrances rédemptrices ; il est la source psychologique de tous les sentiments sacrés de l’amour de Dieu et des hommes ; il est aussi l’expression symbolique abrégée de tout ce que le Christ a voulu et accompli dans son activité rédemptrice. Cf. les antiennes, les répons et les hymnes de chaque fête.

Transition et sommaire. Par son union avec le Logos dans l’unité de Personne, la nature humaine, même dans son caractère créé, a été intimement saisie par le Logos et glorifiée ; elle a été élevée à la plus haute dignité créée et munie de privilèges et de perfections naturels et surtout surnaturels. Ces privilèges de l’humanité du Christ peuvent se ramener à trois classes : les privilèges moraux, intellectuels et dynamiques. Au sujet des perfections corporelles du Seigneur, nous ne pouvons rien dire de certain. L’opinion, d’après laquelle le Christ aurait possédé dès le sein de sa Mère la corporalité parfaite, est physiologiquement insoutenable et tout au moins indémontrable (Cf. S. th., 3, 33, 1). Pohle nomme avec raison cette opinion un « docétisme raffiné ». Par contre, les exposés concernant les privilèges spirituels et surnaturels cités plus haut s’appuient tous sur des raisons théologiques sérieuses et solides, bien qu’à leur sujet il n’y ait que peu de décisions ecclésiastiques.

 

CHAPITRE 5 : Les perfections de l’humanité du Christ

§ 95. La parfaite sainteté du Christ

THÈSE. L’âme du Christ était absolument sans péché, exempte du péché originel aussi bien que du péché personnel.       De foi.

Explication. L’exemption du péché originel a été proclamée par Eugène IV, comme foi ecclésiastique. Il déclare que le Christ « a été conçu, est né et mort sans péché » (Denz., 711). Le Concile d’Éphèse avait déjà enseigné que le Seigneur est exempt de tout péché personnel en déclarant que celuilà navait pas besoin de sacrifice rédempteur « qui na absolument pas connu le péché » (Can. 10 ; Denz., 122). Cette déclaration fut répétée par le Concile de Chalcédoine (Denz., 148).

Preuve. L’exemption du péché originel chez Jésus n’est pas signalée dans l’Écriture, mais l’Écriture enseigne l’absence complète de péché en lui. L’Ancien Testament atteste que le futur Messie sera luimême exempt dinjustice et de fraude, qu’il donnera sa vie en « sacrifice d’expiation » pour d’autres et que, en tant que « juste serviteur de Dieu, il en justifiera plusieurs et portera leurs iniquités » (Is., 53, 911). Dès le moment de la conception, Gabriel lappelle « saint » (Luc, 1, 35). Comme cette conception n’était pas soumise aux lois de la nature, mais à la grâce du SaintEsprit, elle était aussi exempte du péché originel (Math., 1, 20 ; Luc, 1, 35). Plus tard, Jésus déclarera luimême quil est entièrement exempt de péché : « Qui d’entre vous pourra prouver que j’ai péché ? » (Jean, 8, 46). « Celui qui m’a envoyé est avec moi ; il ne m’a pas laissé seul, parce que je fais toujours ce qui lui est agréable » (Jean, 8, 29). « Il vient, le prince du monde, et il n’a aucun droit sur moi » (Jean, 14, 30).

Les Apôtres le célèbrent comme l’« Agneau de Dieu qui enlève les péchés du monde » (Jean, 1, 29), comme l’« Agneau immaculé et sans tache » (1 Pier., 1, 19), comme quelqu’un « qui n’a pas connu le péché » (2 Cor., 5, 21), « dans lequel il n’y a pas de péché » (1 Jean 3, 5), « qui a été tenté de toute manière sans péché » (Hébr., 4, 15), « qui est saint, sans faute, sans souillure, séparé des pécheurs » (Hébr., 7, 26).

Les Pères. Qu’ils ne s’écartent pas de ce témoignage unanime et constant de l’Écriture, cela va de soi. De même, ce dogme ne fut jamais attaqué par les hérétiques, quelles qu’aient été, par ailleurs, leurs erreurs christologiques.

Il n’y a que le néoprotestantisme libéral qui ait osé sen prendre à la personne et à la conduite de Jésus. Il a dit luimême que personne nest bon si ce nest Dieu seul (Marc, 10, 18) ; donc, concluton avec précipitation, il sest refusé la bonté complète. Et pourtant il a luimême exigé de tous les hommes l’absence de péché et il a montré au jeune homme riche la voie du bien : « Viens et suismoi » (Math., 19, 21). Il faut donc que, par ces paroles, il ait représenté Dieu comme la bonté absolue en soi et comme la source de la bonté et de la moralité pour nous, sans vouloir dire quoi que ce soit sur l’exemption personnelle de péché de la part des hommes et sans vouloir enseigner le dogme protestant de la corruption radicale de la nature humaine. Jésus veut dire : Dieu seul est bon, par soimême il est la bonté parfaite (§ 42) ; dans la mesure où les hommes sont bons et daprès le Christ, ils doivent tous l’être en tant quenfants de leur Père (Math., 5, 48) , ils le sont par la grâce de Dieu ou par lEsprit de Dieu (Luc, 11, 13).

On prétend ensuite que certaines actions du Christ, comme l’expulsion des vendeurs du temple, les discours polémiques avec les Juifs, ainsi que les réprimandes faites aux Apôtres (Math., 16, 23), ne seraient pas exemptes de péché. Mais on ne peut affirmer cela que si l’on ne comprend rien au zèle religieux d’un Moïse, d’un Élie, d’un JeanBaptiste, dun S. Paul, sans parler de celui du Christ, et que si lon est incapable de comprendre leffroyable tension que causaient, dans l’âme de Jésus, le feu intérieur de la connaissance de Dieu dune part, et les obstacles apportés méchamment par les Pharisiens d’autre part. Y avaitil aussi dans le Christ de la colère, demande S. Thomas. Et il donne, après S. Grégoire le G., cette réponse : Il n’y avait pas de colère coupable, mais une colère provenant du zèle pour Dieu (S. th., 3, 15, 9). Cf. ce qui a été dit plus haut sur les « passions » (p. 368).

L’impeccabilité de Jésus. C’est une vérité intimement connexe au dogme que Jésus était non seulement de fait exempt de péché, mais encore incapable de pécher. Par suite de sa conception miraculeuse et de l’union hypostatique, il n’était pas soumis à la loi du péché originel et de la concupiscence. Ainsi donc il n’était pas sujet à la tentation intérieure. La tentation racontée par l’Écriture était une molestation de Satan, comme l’Écriture ellemême le laisse reconnaître (Math., 4, 111). Le Christ naurait pu pécher que par une opposition entièrement libre de sa volonté à la volonté divine. Or cela n’était pas possible, car le possesseur de la volonté humaine était le Logos ; par conséquent, Dieu luimême aurait abandonné Dieu, ce qui serait une absurdité.

A côté de cette raison décisive, on apporte encore comme arguments la plénitude de grâce du Christ et spécialement la « vision béatifique ». Le péché, non seulement en soi, mais même dans ses conditions et ses dangers lointains, est la seule chose qui pouvait s’opposer à l’union hypostatique ; il doit donc être écarté radicalement et en principe (actiones sunt suppositorum [les actions et passions appartiennent proprement aux substances individuelles]). Un petit nombre de théologiens admettent la possibilité du péché comme une donnée nécessaire de la notion de l’humanité et de sa liberté. C’est à eux de voir s’ils pourront avoir le courage d’ajouter cette difficulté anthropologique à la difficulté théologique et de donner, s’ils le peuvent, une solution convenable.

Une objection, par ailleurs sérieuse, prétend que l’impeccabilité (ne pas pouvoir pécher) n’est plus conciliable avec la liberté (Hermès, Günther). Les théologiens y répondent en affirmant que la liberté de pécher est un défaut et non une perfection. Autrement les anges également et Dieu luimême ne seraient pas vraiment libres, puisquils ne peuvent pas pécher. Mais on insiste et on dit : les anges, par suite de leur union avec Dieu et le bien sont incapables de mériter ; il faut donc que le Christ ait vécu dans un état spirituel dans lequel il pouvait mériter, car son mérite est la condition préalable et essentielle de notre Rédemption. Nous pouvons seulement répondre que ces deux choses sont vraies et attestées par l’Écriture : le Christ était impeccable et en même temps il était libre et accomplissait librement et méritoirement les préceptes de Dieu, mais nous ne connaissons pas d’une manière claire comment ces deux vérités sont conciliables psychologiquement dans le Christ. Nous pouvons seulement dire : le Christ ne pouvait pas ne pas accomplir le précepte de son Père et il ne le voulait pas non plus.

Solutions des théologiens : 1° On affaiblit le « mandatum » et on en fait un « beneplacitum Patris » ; 2° On se réfugie pour expliquer la liberté dans le « sensus compositus » et le « sensus divisus » (thomistes) ou bien dans la « scientia media » (molinistes). Cf. Traité de la grâce, § 124 ; 3° On réunit les deux vérités dans le sens qu’on vient d’indiquer. S. Thomas : « Si [le libre arbitre du Christ] était déterminé à une seule chose numériquement, comme aimer Dieu (ce qu’il ne peut pas ne pas faire), il ne perd cependant pas par là sa liberté ou la raison de la louange ou du mérite, car il y tend, non pas par coercition, mais spontanément. Et ainsi, il agit en tant que maître de soi » (In 3 Sent., d. 18, q. 1, a. 2 ad 5). Hugues dut combattre des scolastiques primitifs qui attribuaient au Seigneur la possibilité d’être tenté intérieurement, naturellement sans « consensus rationis : Sed absit a sensu christiano » (De sacr., 2, 1, 7). De même, Origène prétend que le Christ a été perfectionné moralement par de vraies tentations (De princ., 2, 6, 5). Sur toute la question, cf. P. Ketter (Die Versuchung Jesu, la tentation de Jésus, 1918).

Ketter fait à la fin, particulièrement au point de vue exégétique, les constatations importantes suivantes : 1° L’histoire de la tentation n’est pas un mythe religieux, comme on en rencontre dans la vie d’autres fondateurs de religions, mais un événement vital réel ; 2° Bien comprise, elle ne contredit pas l’impeccabilité de Jésus ; 3° Ce n’était pas un combat avec luimême pour obtenir la clarté sur sa vocation ; 4° On peut admettre, avec la tradition, les « changements de lieu », mais l’unité de lieu ne contredit ni le texte ni le sens du récit ; 5° Les tentations ont, tout d’abord, un caractère messianique et doivent renseigner les disciples auxquels le Seigneur en fait part, sur le véritable idéal messianique, secondairement elles ont aussi une importance pédagogique et doivent nous apprendre la vraie manière de combattre la tentation. Il conclut : « Si le Christ n’avait pas été le Messie, il n’aurait jamais été tenté de la sorte par le diable ; s’il n’avait pas été le vrai Fils de Dieu, il n’aurait jamais pu triompher de son ennemi de cette manière ». Un certain nombre de Pères admettent une évolution vers le plus parfait en s’appuyant sur Hébr., 5, ce sont surtout les Antiochiens, comme Eustathius d’Antioche, qui sur ce point marche avec Nestorius.

La plénitude de grâce de Jésus. Les théologiens soutiennent, avec la Scolastique, que le Christ était saint dans un double sens ou par une double cause : au sens substantiel et au sens accidentel, ou bien en raison de la sainteté substantielle de Dieu et de la sainteté accidentelle des justes. C’est la doctrine commune des théologiens.

Jésus posséda, dès le premier moment de sa conception, la grâce de la sainteté substantielle (gratia substantialis, gr. increata).

Cette thèse trouve son explication et son fondement dans le dogme de l’union hypostatique expliqué et prouvé plus haut. Dans ce dogme, il est dit tout d’abord, que la nature humaine est unie intimement, réellement et personnellement au Logos divin. Partant de ce fait, on tire la conséquence que la nature humaine du Seigneur, précisément par cette union intime et réelle avec la divinité même est, en soi, intérieurement et vraiment sainte. Et comme la divinité, ainsi qu’on l’a établi dans la théodicée, n’est pas sainte par une propriété accidentelle, mais par son essence et sa substance divine même, par conséquent, la sainteté par laquelle l’humanité du Christ est sainte étant justement la sainteté substantielle de Dieu même, on doit l’appeler une sainteté substantielle.

On peut, d’une certaine manière, appliquer à notre thèse les textes de l’Écriture qui parlent d’une onction de l’humanité du Messie, de Jésus, par Dieu ou par le SaintEsprit (Is., 61, 1 ; Ps. 44, 8 ; cf. Act. Ap., 4, 26 ; 10, 38), ou bien ceux qui caractérisent le Messie comme le Saint des saints (Dan., 9, 24). D’après les paroles de l’ange, l’Enfant né de Marie est saint, parce qu’il a été conçu du SaintEsprit (Luc, 1, 35).

Les Pères, eux aussi, enseignent une telle sanctification et sainteté de l’humanité du Christ en raison de son assomption dans la personnalité du Logos divin. A propos de Jean, 17, 19 : « Et pour eux je me sanctifie, afin qu’eux aussi soient sanctifiés dans la vérité », S. Augustin écrit : « Que veut dire ceci sinon : En moi, puisqu’en moi se trouve la vérité de ce Verbe, au commencement, qui est Dieu, dans lequel le Fils de l’Homme luimême a été sanctifié dès le commencement de sa création, quand le Verbe devint chair, parce que le Verbe et lHomme sont devenus une seule Personne ? Alors il se sanctifia luimême en luimême, c.àd. luimême, lHomme, en luimême, le Verbe, car le Verbe et lHomme est un seul Christ qui sanctifie les hommes dans le Verbe » (In Joan., 8, 5). La distinction technique entre « substantialiter sanctus » et « participatione sanctus » a déjà été faite par Origène (De princ., 1, 3, 8). Les Grecs expriment cette sainteté substantielle de l’humanité en employant leur tournure courante : la divinité lui est « mêlée » (μῖξις, ϰρᾶσις, immixtio), ou bien en recourant à la périchorèse (περιχωρουσῶν εἰς ἀλλήλας) sur laquelle insiste déjà S. Grégoire de Naz. et à l’union essentielle (ϰατʹ ούσίαν) et non accidentelle (ϰατὰ χἀριν) (Ép. ad Cled. 101, 6 et 5 ; cf. Orat., 30, 21). S. Cyrille d’Alex. surtout affirme avec énergie, contre la théorie de l’épreuve, que, de même que le Christ était absolument sans péché et impeccable, de même il était substantiellement saint par le Logos qui pénétrait son corps et son âme. Quant à Théodoret, il n’est pas toujours constant avec luimême, car il enseigne aussi bien la sainteté substantielle que l’évolution morale, depuis la possibilité de la tentation interne jusqu’à la plus haute sainteté. S. Jean Damasc. résume la doctrine grecque par ces paroles de S. Grégoire de Naz. : De même que le feu pénètre le fer, ainsi la divinité pénètre l’humanité, si bien que « celleci nest pas ointe par une action de Dieu comme nimporte lequel des prophètes, mais par la présence entière de celuilà même qui oint (Dieu) » (De imag., in fine : M. 94, 1249 ; cf. De fide orth., 3, 17).

La raison reconnaît que l’union hypostatique, par ellemême et indépendamment de la grâce créée, produit dans l’âme du Christ tous les effets de cette dernière : l’immunité contre le péché, la participation à la nature divine (et même d’une manière toute particulière), la filiation divine (et même la filiation naturelle et non la simple filiation adoptive), et le droit d’hériter du ciel.

Il importe de savoir comment nous devons, en définitive, nous représenter et expliquer cette sanctification et sainteté du Seigneur. Il faut nous rappeler d’abord tout ce qui a été exposé contre le monophysisme. Aucun attribut divin proprement dit, comme tel, comme divin, n’a été transféré réellement à la nature humaine. Les attributs divins sont, en tant que tels, sans exception, incommunicables, parce qu’ils sont identiques à l’essence divine. Il en résulte que la sainteté substantielle de Dieu ne peut devenir une forme inhérente intérieurement à l’humanité du Christ qui, en quelque sorte, substantiellement ou accidentellement rendrait cette humanité Dieu. Mais l’humanité du Christ est substantiellement sainte simplement par son union personnelle avec le Logos. Assurément la sainteté reçue par cette union est une sainteté intérieure, réelle ; aussi intérieure et réelle que cette union l’est en ellemême. Néanmoins, dun autre point de vue, on peut lappeler extérieure dans ce sens que si, dans cette union, une liaison indissoluble de l’humanité au Dieu très saint a été réalisée, elle ne l’a cependant pas été de façon à ce que la sainteté divine devînt une propriété de l’humanité par laquelle celleci pourrait être sainte. On peut appeler la sainteté substantielle du Christ une consécration par laquelle il est pour toujours attiré vers la divinité avec une intimité, une force et une énergie qu’aucune autre grâce ou sainteté ne peut produire. C’est pourquoi les scotistes ont une conception trop faible de cet état de sainteté, en l’expliquant comme une attirance extérieure vers Dieu. Il consiste plutôt dans la pénétration interne physique, substantielle de l’humanité par la divinité, comme on l’a expliqué dans l’étude de la périchorèse (§ 92). Avec cette sainteté substantielle sont unis tous les autres dons et toutes les autres grâces dont la nature humaine est capable, et cela en vertu d’une nécessité interne.

Jésus possédait aussi la grâce sanctifiante (gratia accidentalis, gr. creata). On a objecté que la sainteté substantielle rendait la sainteté accidentelle superflue. Pas du tout. La grâce sanctifiante est justement la forme d’après laquelle une âme créée peut devenir sainte et, d’après l’ordonnance divine, doit le devenir. Une forme incréée ne peut pas le faire, car « le fini n’est pas capable d’infini ». Il reste donc aussi bien place que besoin pour la grâce sanctifiante. Au reste, la sainteté a son fondement, non pas dans l’existence, mais dans l’essence et la volonté ; elle en constitue les dispositions subjectives. S. Thomas fait procéder la plénitude de grâce de l’union intime avec la source de grâce, le Logos. D’après cet axiome, il faut que le Christ possède la grâce sanctifiante dans la plus grande plénitude possible.

Comme preuve d’Écriture, on cite Isaïe qui attribue au Seigneur le SaintEsprit avec tous ses effets (11, 1 sq.), Luc, 2, 52, « il croissait en grâce », et Jean qui célèbre « la plénitude de grâce du Fils unique du Père » (1, 14) et nie quil ait reçu lEsprit de Dieu dans une certaine mesure, comme les Prophètes (3, 34). Le besoin de grâce sanctifiante est semblable à celui qui existe chez les élus. Eux aussi possèdent cette grâce, non pas comme une protection contre le mal, mais comme un ornement positif et une caractéristique des enfants de Dieu.

Les Pères parlent de cette grâce créée (gratia creata) qu’ils distinguent de la grâce incréée (gr. increata), quand ils expliquent les textes que nous avons cités et surtout à l’occasion de la descente du SaintEsprit au moment du baptême du Christ. Ils voient, dans cette descente, non pas un pur symbole, mais une communication réelle à la nature humaine. S. Athanase fait dire au Seigneur : « Moi qui suis le Verbe du Père je me donne à moimême, comme Homme, le SaintEsprit et je me sanctifie comme Homme dans cet Esprit » (Orat. Arian., 1, 46). S. Augustin : « Le Seigneur Jésus n’a pas seulement donné le SaintEsprit comme Dieu, mais il l’a encore reçu comme homme ». Cependant il rapporte ce don au moment de l’Incarnation et non à celui du baptême (De Trin., 15, 26, 46). L’Église ne s’est pas prononcée formellement à ce sujet, cependant elle rejeta la théorie d’Abélard : « Dans le Christ il n’y avait pas l’esprit de la crainte du Seigneur » (Denz., 378). S. Thomas fait dériver la possession de la grâce sanctifiante de l’union avec la divinité qui, dans le Christ, était toute particulière ; de la sublimité de l’âme, qui ne reçut que par la grâce sanctifiante l’aptitude à l’activité surnaturelle, si nécessaire, et la possibilité de mériter, enfin de la situation du Christ comme notre chef, d’où la grâce devait découler sur nous (S. th., 3, 7, 1). Cette grâce n’était pas cependant une disposition pour l’union hypostatique, elle en était l’effet (Comp., 214).

Les charismes de Jésus. Ils ne sont pas nécessairement liés à la grâce sanctifiante, mais ils résultent de l’union hypostatique qui est le principe général de toutes les grâces du Christ. Le besoin de charismes est indus dans sa vocation de docteur et de Sauveur du monde. Les charismes, en effet, sont conférés pour le salut des autres (Math., 10, 8 ; 1 Cor., 14, 12). Que le Christ en ait pratiquement exercé plusieurs, notamment le don des miracles, le don de la doctrine, la connaissance des cœurs, cela apparaît clairement dans les Évangiles, (S. th., 3, 7, 7 et 8).

Les vertus de Jésus. D’après le Concile de Trente, les vertus théologales sont toujours unies à la grâce sanctifiante (S. 6, c. 7 ; Denz., 800). Il y a, de même, des vertus morales infuses. Il faut les attribuer à Jésus en raison de l’union hypostatique, laquelle, en tant que don plus grand, inclut et postule tous les dons moins grands. Sont exclues cependant toutes les vertus qui, précisément à cause de cette union, ne trouvent pas place en lui et ne sont pas conciliables avec sa science et sa sainteté éminentes.

Il faut donc exclure d’abord la foi, que les protestants, contrairement à la Bible, lui attribuent généralement. La foi était supprimée par la vision intuitive, comme on le démontrera dans le paragraphe suivant. Quant à l’espérance, le Seigneur ne la possédait que par rapport à la glorification de son corps et de sa vie extérieure (Jean, 17, 5 ; Luc, 24, 26 ; cf. Rom., 8, 24). Par contre, la charité était en lui dans toute son intensité et sa plénitude. Parmi les vertus morales, le Christ, en tant qu’exempt de péché, ne pouvait pas exercer la pénitence pour ses propres péchés, tout au plus pouvaitil faire des actes extérieurs de pénitence pour les autres. La tempérance, en tant que domination de soimême, ne pouvait pas devenir actuelle, en raison de lharmonie de ses puissances internes spirituelles et vitales, qui ne connaissaient aucun trouble provenant de la concupiscence due au péché originel.

L’Écriture attache la plus grande importance aux vertus du Christ (Luc, 2, 52 ; Math., 11, 29 ; 1 Pier., 2, 21). Elle nomme et décrit son amour de Dieu et du prochain, son obéissance et son zèle envers Dieu, son humilité et son renoncement, sa miséricorde et sa douceur, sa fidélité à sa vocation et son activité inlassable, son endurance et sa patience jusqu’à la mort.

Les dons du SaintEsprit avaient déjà été attribués au Messie futur par Isaïe (11, 25). Le Christ était « rempli du SaintEsprit » (Luc, 4, 1), qui dirigeait continuellement la conduite de sa vie humaine. L’Église attribue au Seigneur les dons du SaintEsprit (Denz., 83) y compris, contre Abélard, la crainte de Dieu (Denz., 378).

Mesure des grâces du Christ. Cette mesure est caractérisée par l’Écriture comme une « plénitude » (Jean, 3, 34 sq.). Cette mesure estelle infinie ? Naturellement, une nature créée ne peut avoir de proportion avec l’infini. Néanmoins, les théologiens désignent la plénitude de grâce du Christ comme une plénitude infinie, en tant que le Christ (ratione personae) est en possession de la grâce substantielle (gratia increata). Par contre, les autres grâces sont en soi finies (gratia creata).

On ne les appelle infinies qu’au sens impropre, en tant que, par rapport au sujet comme par rapport à la grâce, on ne peut pas en soi assigner de mesure à cette plénitude. Quelle que soit la nature de la grâce et quelle que soit la quantité que peut en recevoir une nature créée, le Christ la possédait dans une plénitude extensive et intensive. S. Thomas fait dériver la plénitude, la mesure de la grâce, de la proximité avec la divinité, car plus une chose est proche de la cause active, plus elle en reçoit d’effet. Or, seule la nature humaine du Christ est unie hypostatiquement à la divinité ; elle en reçoit donc la plus haute « plénitude de grâce » (S. th., 3, 7, 9 ; 3, 7, 1 ; cf. 3, 27, 5). Une augmentation, telle qu’elle est possible et habituelle chez nous, ne pouvait avoir lieu dans le Christ, car le principe de la grâce chez lui, l’union hypostatique, existait dès sa conception et, avec ce principe, il avait toutes les grâces. Par contre, une manifestation progressive, conforme à son état d’évolution, des forces de la grâce et de leur activité dans la pratique des vertus, était possible, et l’Écriture nous atteste suffisamment que les deux choses se sont réalisées (Luc, 2, 52 ; Math., 3, 16). Il n’était pas possible à la nature humaine d’épuiser, pour ainsi dire, dans un seul acte (actus purus) sa vie de vertus ; elle avait besoin de la succession et surtout des occasions ou circonstances extérieures. C’est d’après ces principes qu’il faut comprendre la condamnation de Théodore de Mopsueste, qui admettait dans le Christ un progrès du plus mauvais au mieux (il s’est peu à peu libéré des attraits inférieurs et ainsi, rendu meilleur par le progrès de ses œuvres et devenu tout à fait irréprochable par son comportement... : Denz., 224). Cependant on peut admettre qu’en raison de la même grâce, le Christ a exercé parfois des actes de vertu plus élevés, comme par ex. : au moment du commencement de son ministère public, dans la scène du baptême, dans le combat contre l’incrédulité, dans les jours de sa Passion, sur la Croix. De même, il serait contraire à toute psychologie religieuse de penser que ces actes de vertus ont été sans importance pour la vie intérieure du Seigneur ; ils étaient aussi peu dépourvus d’importance que les actes d’amour des bienheureux au ciel le sont pour eux. Les causes éminentes ont aussi des effets éminents et l’esprit créé doit trouver son propre avantage dans chaque exercice vertueux, de même que l’exercice des vertus est accompagné pour lui de peine et d’effort. Ainsi le Christ pouvait dire en toute vérité : « Devenez mes disciples… Je vous ai donné l’exemple ».

La grâce de chef (gratia capitis). Le Christ possède sa plénitude de grâce d’abord comme dotation personnelle. Mais il est aussi le chef de l’humanité à racheter et rachetée, et, à ce titre, sa plénitude de grâce doit s’écouler dans ses membres (Jean, 1, 14, 16). Par là, il est devenu le second Adam (Rom. 5, 14) et reçoit une situation particulière de souverain (Éph., 1, 20, 23 ; 4, 10 ; 5, 23. Col. 1, 18 ; 2 10. 1 Cor., 11, 3). Cette grâce de chef n’est pas différente de sa grâce personnelle : elle est plutôt la même grâce, en tant qu’elle est communiquée aux hommes justifiés. Le Christ est donc pour nous la source de la grâce, en tant qu’il nous l’a méritée et la fait continuellement découler dans ses membres (Trid. s. 6 c. 16).

Pour bien comprendre, il faut envisager les trois points principaux suivants : 1° La conformité du Christ avec Dieu ; dans cette conformité toutes les grâces prennent leur source ; 2° Sa conformité avec nous. Par cette affinité avec nous, il est, pour ainsi dire, devenu le principe univoque qui, en nous aussi qui sommes ses membres, opère quelque chose de semblable à lui, en faisant découler sur nous les grâces qui sont renfermées en lui le chef. « Toute cause produit un effet qui lui ressemble… Ce qu’il y a de plus élevé dans un genre est cause de tout ce que ce genre renferme » (S. th., 1, q. 2, a. 3, resp.). Le juste est une image du Christ. Pour produire en nous cet effet, la divinité se sert de la nature humaine comme organe (causa instrumentalis ou instrumentum conjunctum, comme est la main pour le corps) et les sacrements sont les instruments (instr. separatum seu extrinsecum, comme le couteau pour l’artisan) (C. Gent., 4, 41).

Détermination plus précise de la grâce de chef. A ce sujet, l’exposé du Carme Philippe de la SainteTrinité nous paraît excellent : « 1° Respondeo dicendum, quod nec gratia unionis præcise et formaliter sumpta est ipsa gratia capitis in Christo ; 2° Sicut nec gratia habitualis etiam præcise sumpta est formaliter gratia capitis sive id, per quod Christus constituitur formaliter caput Ecclesiæ ; 3° Nec utraque simul ; 4° Sed gratia capitis formalissime sumpta est potestas a Deo data Christo Domino ad influendum vitam et motus spirituales in membra Ecclesiæ ; 5° Quæ potestas non est aliquid reale physicum sed est quid morale proveniens ordinatione divina ; 6° Ad quam Christus redditur idoneus adæquate ex gratia unionis et gratia habituali, sicut et ad exercendos ejus actus, unde utraque requiritur in Christo ut sit caput Ecclesiæ ; magis tamen principaliter gratia unionis ; 7° Unde gratia capitis est propria solius Christi » (De incarn., disp. 5, dub. 7 concl.). Le Christ possède donc, dans la grâce purement personnelle d’union, le pouvoir et la dotation nécessaire pour faire couler sur nous de sa plénitude de grâce habituelle qu’il nous a méritée par sa mort. Il le peut, en tant que notre chef, dont nous sommes devenus les membres par la foi en lui ; il fait couler cette grâce en nous par les canaux des sacrements qui lui servent pour cela d’instruments ou de causes externes. Ainsi, la plénitude de grâce du Christ est pour nous la source prochaine de la grâce ; la cause dernière est, bien entendu, la divinité dont l’éternelle volonté d’amour est le fondement de toute grâce. S. Thomas conçoit cet écoulement de grâce comme une efficacité physique et non simplement morale : « De même ses actions ont contribué à notre salut d’après la vertu de sa divinité, selon qu’elles produisent en nous la grâce, comme causes méritoires (efficacité morale) et efficientes (causalité physique) » ; S. th., 3, 8, 1 ad 1 ; cf. De verit., 29, 4 sq. « L’influx intérieur de la grâce ne vient pas d’un autre que du Christ seul, dont l’humanité, par là même qu’elle est unie à la divinité, a la vertu de justifier » (S. th., 3, 8, 6).

Est en connexion étroite avec la « gratia capitis » la « potestas excellentiæ Christi » ou « potestas auctoritatis », c.àd. le pouvoir dinstituer des sacrements. Il faut la distinguer de la « potestas ministerii » qui est le pouvoir de les administrer (S. th. 1, 43, 7 ad 6 ; 3, 64, 3 c et 4 c). Par contre, « les ministres de l’Église ne sont pas mis à la tête des autres pour qu’ils leur donnent quelque chose en vertu de leur propre sainteté (parce que cela n’appartient qu’à Dieu), ils leur sont préposés comme les ministres et pour ainsi dire comme les instruments de cette influence qui se répand du chef dans les membres » (Suppl. 36, 3 ad 2).

§ 96. La science parfaite du Christ

Celui qui, avec Nestorius, fait de l’union entre Dieu et l’homme une simple union morale ravalera aussi le ChristHomme par rapport à la connaissance à un degré simplement humain. Celui qui comme Apollinaire et Arius, lui refuse une âme humaine ne peut pas, non plus, lui attribuer une connaissance humaine. Un rameau du monophysisme, le parti de Themistius, imputa au Christ, en contradiction avec son principe, l’ignorance des choses de l’audelà (agnoètes, thémistiens). Cet agnoétisme fut rejeté par le Pape S. Grégoire le Gr. (Denz., 248).

Si, dans cette condamnation de la théorie de l’ignorance du Christ, on a un point de repère par en bas, on se demande où l’on en trouvera un par en haut. Or, nous avons d’abord la certitude dogmatique que l’âme humaine du Christ ne possédait pas l’omniscience de Dieu. La raison est évidente. Un attribut divin n’est pas communicable et une créature n’en est pas susceptible. Si, au MoyenAge, des scolastiques ont attribué au Christ, en tant quHomme, lomniscience, ils nont pu le faire quen méconnaissant ces deux vérités simples et facilement compréhensibles que nous venons dindiquer. Comment une âme humaine, pourraitelle exercer le même acte de connaissance sans succession que l’intelligence divine ? S. Thomas répond : « Cet acte ne peut appartenir à l’âme du Christ, car c’est un acte de l’autre nature ». Hugues allait beaucoup trop loin en disant : « Ex quo enim humanitati divinitas conjuncta est, ex ipsa divinitate humanitas accepit per gratiam totum quod divinitas habuit per naturam » (Sacr., 2, 1, 6). Conséquent avec luimême, il attribue aussi au Seigneur lomniscience.

Entre ces deux extrêmes, l’ignorance complète des choses de l’audelà et lomniscience complète, on peut encore concevoir de nombreux degrés de connaissance. La question positive est maintenant de savoir à quel degré il faut placer la connaissance humaine du Christ. La réponse est celleci :

D’après les Pères, d’après l’opinion unanime des scolastiques et celle de la majorité des théologiens postérieurs, l’âme du Christ possédait, dès le commencement, la vision béatifique ; elle voyait immédiatement, comme les bienheureux, l’essence de Dieu.

S. Thomas enseigne : « Le Christ, comme homme, a vu véritablement et pleinement l’essence divine depuis le premier instant de sa conception » (S. th., 3, 7, 12 ; cf. § 21).

Comme raisons, on cite encore d’abord l’union hypostatique, par conséquent des raisons théologiques et non des raisons de Révélation. A ce sujet, Pohle dit avec raison : « Il ne peut pas plus être question d’une preuve patristique stricte que d’une preuve scripturaire convaincante ». Au contraire, on peut tirer de l’Écriture, qu’on doit ici interroger en premier lieu, toute une série de textes qui semblent opposés à une connaissance parfaite, telle que la donne la pleine vision de Dieu. Ces textes ont déterminé des théologiens, même catholiques, à rejeter l’opinion scolastique : Klee, Laurent, Bougaud, Schell, Schanz, Rottmanner et d’autres modernes, particulièrement des théologiens exégètes.

Personne n’a mieux rassemblé et mis en valeur avec plus de force les textes bibliques et les motifs théologiques opposés à la doctrine scolastique que Schell. Son exposé fait sûrement de l’impression sur un lecteur objectif. Cependant luimême est forcé, en établissant finalement les précisions positives, de retirer presque tout ce qu’il a dit auparavant. Cela seul montre que le problème est très difficile et qu’il ne suffit pas, pour le résoudre, de faire valoir les allégations négatives de l’Écriture qui attribuent ou semblent attribuer au Christ une ignorance relative, le besoin d’interroger, des hésitations ou des inexactitudes. Il semble que, devant le fait de l’union hypostatique, toutes les objections et les arguments contraires s’évanouissent. Quand on réfléchit sérieusement à ce fait, on ne peut pas s’empêcher, avec Pohle, de répéter la formule, qui d’ailleurs n’est pas confirmée par l’histoire, du « caractère évident » de la vision béatifique du Christ. On ne peut pas arriver à concevoir que le Christ Homme n’ait pas eu la conscience intime de l’union hypostatique, que l’âme du Christ n’ait pas été plongée à fond dans les abîmes de la connaissance de Dieu, autant qu’il peut être possible à une créature. Les déclarations du Christ sur luimême, dans le quatrième évangile, concordent d’ailleurs avec cette manière de voir. Dans S. Jean, il « se prévaut » de sa connaissance de Dieu et de la notion précise de sa relation filiale avec Dieu (Jean, 3, 12 sq. ; 5, 19, 30, 37 ; 7, 29 ; 8, 55). Pas aussi souvent, mais au moins une fois, il s’exprime aussi clairement chez les synoptiques (Math., 11, 27). La conscience de la connaissance immédiate de Dieu est, en somme, ce qui fait ordinairement agir et parler le Seigneur. Quand il semble parfois qu’une science limitée et purement humaine le fasse agir et parler, il y a pour cela des motifs qu’on peut découvrir ou qui sont cachés ; d’ordinaire c’est le motif de l’accommodation extérieure. Une fois même, il l’a expressément signalé (Jean, 11, 42).

Une raison spéculative. L’union hypostatique est la grâce la plus élevée absolument ; elle n’est donc plus capable de recevoir un complément ou un perfectionnement. Elle est bien plus élevée que la vision de Dieu ; celleci ne peut être considérée que comme une conséquence et un effet de la première, et non comme sa cause ou un élément qui la complète. Il faut qu’avec elle soit uni tout le reste de la plénitude de grâce et, par suite, la vision béatifique également. Il ne pourrait y avoir d’obstacle que dans le caractère créé de l’âme, mais cette grâce est conciliable avec ce caractère créé ; l’âme a même des dispositions et une aptitude pour cette grâce, au point que c’est en elle qu’elle trouve son dernier repos et son éternel équilibre. Les âmes des saints sont en effet des âmes humaines ; elles ne sont pas métamorphosées, mais seulement accidentellement fortifiées par la lumière de gloire.

L’âme du Christ possédait aussi, de l’avis concordant des scolastiques, la science infuse, c.àd. une science versée en elle par Dieu, en vertu de laquelle elle connaissait toutes les choses qui sont en dehors de Dieu, en ellesmêmes, dans leur essence.

Les scolastiques attribuaient aussi cette science aux anges et au premier homme dans le paradis terrestre. C’est pourquoi ils ne pouvaient pas la refuser à l’âme du Christ. On peut encore, d’une certaine manière, se référer à l’union hypostatique et argumenter en disant que le Seigneur des créatures ne peut pas être dépourvu d’une perfection que possèdent les anges qui sont des créatures ; le Maître ne peut pas être audessous des serviteurs.

Il est difficile de prouver que le Christ avait besoin de cette science infuse. Il semble que l’âme du Christ connaît déjà tout en Dieu par la vision intuitive. De même, il est plus parfait de voir quelque chose en Dieu que de le voir dans des idées infuses. On ne peut pas appeler l’absence d’une perfection une imperfection, quand cette absence est compensée par une perfection plus haute. Au reste, il faudrait admettre, dans cette hypothèse, que la connaissance de Dieu, elle aussi, serait imparfaite puisqu’elle n’est semblable ni à celle des anges, ni à celle des hommes. On répond : les deux modes de connaissance ne sont pas distincts par le contenu, mais par le principe et la forme. Seulement le principe est ici encore, en dernière analyse, la causalité divine. Quant à la forme, la question est justement de savoir si elle n’est pas supprimée dans la vision intuitive de Dieu. Il faut avouer que nous sommes beaucoup moins capables de prouver le besoin de cette connaissance que sa vraisemblance.

Le Christ possédait aussi une connaissance acquise (scientia acquisita) c.àd. une connaissance qui repose sur la perception des sens et la puissance de connaissance spirituelle, comme chez tous les hommes.

La preuve de cette connaissance expérimentale ressort purement et simplement de la réalité de la nature humaine du Seigneur. Aussi cette connaissance n’a jamais été niée jusqu’ici. Celui qui le ferait, serait obligé de réduire toute la vie terrestre du Christ à une pure apparence. L’Écriture atteste nettement cette connaissance, quand elle parle d’un accroissement de science dans le Christ (Luc, 52) quand elle dit qu’il a appris ou expérimenté dans l’exercice de l’obéissance (Hébr., 5, 8).

Il est plus difficile, là encore, de concilier cette science avec la vision intuitive de  Dieu. Si l’âme du Christ voit déjà tout en Dieu ou dans des idées infuses, il semble qu’une connaissance que l’on « acquiert », dans laquelle on « progresse », ne soit plus possible. Il semble qu’il y ait là une contradiction interne, car on ne peut pas dire d’une chose qu’on possède déjà parfaitement qu’on l’ « acquiert ». Seulement si le Christ avait déjà une connaissance théorique du contenu de son expérience naturelle, il en acquérait cependant encore une connaissance pratique que, par suite de la perception sensible, laquelle est essentiellement différente de la connaissance intellectuelle. Cette perception sensible était quelque chose d’entièrement nouveau et d’acquis. Nousmêmes nous connaissons plusieurs choses d’une manière absolument certaine avant d’en avoir fait l’expérience, par ex. : les maladies, notre mort. Et pourtant ce n’est qu’à l’heure réelle de notre mort que nous saurons complètement ce que c’est que la mort. Il en est de même de la connaissance théorique et de l’expérience pratique du Christ. Il est évident que, dans cette science acquise empiriquement, il se produisit un progrès, aussi bien que chez les autres hommes (Luc, 2, 52).

Cependant l’idée d’un progrès spirituel intérieur réel n’est plus conciliable avec la doctrine de la science du Christ exposée plus haut. On explique les textes qui indiquent un progrès de ce genre en y voyant une manifestation extérieure progressive de ce qui était depuis longtemps la possession intérieure du Christ. Et, de fait, on ne peut pas fixer d’autre moment pour l’origine de la science parfaite du Christ que celui de la conception ou du commencement de l’union hypostatique. Dès l’âge de douze ans, il se prononce sur sa relation filiale particulière avec Dieu (Luc, 2, 4950). Le baptême nest quune révélation extérieure de cette relation devant le Précurseur et devant le Christ luimême.

Si le Seigneur possède à la fois la science divine, la science angélique et la science purement humaine, on ne peut pas lui attribuer l’état de voie pure et simple. Il était plutôt, d’une manière mystérieuse, en même temps pèlerin (viator) et bienheureux (comprehensor) ; il était en même temps sur la voie de la béatitude (in statu viæ) et au terme de cette voie (in statu termini).

On a fait cette grave objection que l’état de béatitude, dans la vision intuitive de Dieu, n’est plus conciliable avec les souffrances de la Passion. Les scolastiques la résolvent en distinguant l’âme supérieure (ratio superior) et l’âme sensitive (r. inferior) et en transportant dans la première, la vision béatifique de Dieu et dans la seconde, l’impression des divers états de souffrance, tels qu’ils apparaissent dans toute la vie du Seigneur. Quelquesuns même suspendent la vision béatifique pour certains moments graves de la Passion. La question de l’aptitude du Christ à mériter pose une difficulté semblable. En tout cas, ce sont deux dogmes fondamentaux auxquels l’explication ne doit pas porter atteinte. Le Christ a véritablement souffert et nous a mérité par là notre Rédemption, comme il a mérité pour luimême sa propre exaltation.

Pour conclure, il faut, d’après ce qu’on a dit, déterminer la science du Christ de la manière suivante : le Christ possédait la vision divine depuis le premier instant de son existence humaine et voyait en Dieu, qu’il contemplait clairement et immédiatement avec l’œil de l’esprit, toutes les choses extérieures à Dieu, dans la mesure où cette connaissance lui était nécessaire ou utile pour l’exercice de sa vocation messianique. Lui attribuer une ignorance ou une erreur dans ce domaine serait aller contre le texte clair de l’Écriture qui atteste partout que le Christ est le docteur infaillible de la vérité, la vérité même (Décret « Lamentabili », Prop. 34, 35 ; Denz., 2034, 2035).

Cette connaissance était, bien entendu, une connaissance habituelle et non une connaissance perpétuellement actuelle ; car l’âme du Christ avait besoin de la succession temporelle pour sa pensée, comme toute âme humaine. Attribuer à l’âme du Christ la science de toutes les choses créées, depuis le commencement de la Création jusqu’à la fin du monde même dans les particularités et les événements les plus minimes, non seulement n’est pas nécessaire, mais encore ne peut être prouvé par l’Écriture. On est encore moins fondé, et la chose est complètement insoutenable, à lui attribuer la connaissance de tout l’être possible, car la condition nécessaire pour cela serait la science compréhensive de Dieu. Dieu seul se connaît d’une manière compréhensive ; aussi il est seul omniscient. Le Christ Homme ne peut être dit omniscient que par communication des idiomes. Mais, d’un autre côté, toute ignorance et toute erreur doit être exclue du Christ, tout au moins dans ce qui appartient à son ministère rédempteur de Messie.

Les rationalistes de nos jours essaient volontiers d’imputer au Christ des erreurs et des contradictions. On s’est appuyé sur une série de passages de l’Écriture où l’on attribue au Seigneur une ignorance ; de même, sur des paroles par lesquelles le Seigneur manifeste de l’étonnement ou s’informe, bref trahit son incertitude personnelle. On insiste surtout sur les déclarations eschatologiques concernant la fin du monde qu’il aurait annoncée, d’une manière erronée, comme proche. A cette dernière objection il faut répondre : 1° La doctrine morale de Jésus est entièrement dépourvue d’éléments eschatologiques et est purement et simplement adaptée à tous les temps ; 2° Lordre quil donne de prêcher l’Évangile dans le monde entier (Math., 26, 13 ; 28, 19 sq. Marc, 14, 9 ; 16, 15. Luc, 24, 47. Act. Ap., 1, 8, etc.) s’oppose à une fin prochaine ; de même, les paraboles du levain et du grain de sénevé (Luc, 13, 1821), de livraie (Math., 13, 2430), des talents (Math., 25, 14, 19 ; Luc, 19, 1128), de l’époux qui tarde (Math., 25, 5 sq.), des mauvais vignerons (Math., 21, 3343), du festin de noces (Math., 22, 114) ; 3° Si Jésus dit clairement quil ne connaît pas le jour du jugement (Marc, 13, 32), comment peutil ensuite le déclarer imminent ? Aussi on doit résoudre les objections en tenant compte de ces textes. Au reste notre explication est fondée sur l’exégèse.

Math., 24, 29 : « Aussitôt » (εὑθέως) après la chute de Jérusalem, se produit la fin du monde. On peut entendre εὑθέως au sens de « soudain », en soi, sans rapport avec un temps, ou bien comme une parole prononcée « dans la perspective prophétique », du point de vue de Dieu, ou bien enfin en faisant remarquer que, dans S. Mathieu aussi bien que dans S. Marc et S. Luc, le texte tout entier (Math., 24, 1530), avec le v. 23, admet une séparation entre le jugement temporel et le jugement dernier.

Math., 24, 34 : « Cette génération ne passera pas avant que tout cela n’arrive » ne doit pas être rapporté aux contemporains de Jésus, mais aux Juifs en général, ou bien, si on la rapporte aux contemporains, c’est en tant que témoins de la ruine de Jérusalem. Au sujet de la parousie proche souvent annoncée dans les discours de parousie (Math., 24 ; Marc, 13 ; Luc, 21) ou dans de brèves déclarations (Math., 16, 28 : Marc, 8, 39 ; Luc, 9, 27 ; Math., 26, 64 ; Marc, 14, 62 ; Luc, 22, 69 et Math., 10, 23) le mot « venir » (ἔρχεσθαι) peut être entendu, conformément à l’usage du langage biblique, au sens figuré d’une activité (récompense, punition, jugement). Ces paroles se rapportent aux grandes actions que le Christ, à partir de sa Résurrection, accomplira jusqu’à la fin du monde (retour spirituel). C’est pourquoi S. Mathieu (28, 20) précisément termine son évangile avec le mot d’adieu où le Christ annonce qu’il demeurera d’une manière permanente : « Voici que je suis avec vous, tous les jours, jusqu’à la consommation des siècles ».

On ne peut pas nier cependant qu’il faut venir à bout de difficultés exégétiques réelles ; de ces difficultés il y en a partout. Mais qu’on ne s’imagine pas que la méthode libérale, en coupant le nœud, apporte une solution lumineuse. L’ignorance affirmée par la critique est inconciliable avec la conscience que le Christ a de sa science, non seulement dans S. Jean, mais encore dans les Synoptiques. Une ignorance religieuse du Seigneur, ou même une erreur directe, enlèverait tout fondement à sa doctrine comme à tout le christianisme.

Les Pères ont tous soutenu la haute sagesse du Seigneur. Ils ne veulent pas entendre parler de son ignorance ou de sa faillibilité, bien qu’ils ne traitent qu’en passant, et sans en faire un exposé théorique, le problème que présentent les évangiles (Cf. Billot, La Parousie (1920)).

Estce que Jésus luimême ne s’est pas attribué une science limitée ? N’atil pas manifesté, à mainte reprise, son ignorance par des questions (Marc, 5, 9, 30 ; 6, 38 ; 9, 20. Jean, 11, 34), et par son étonnement (Math., 8, 10 ; Luc, 7, 9), et n’atil pas surtout déclaré quil ignorait le jour du jugement dernier, en réservant la connaissance à son Père seul ? (Marc, 13, 32 ; Math., 24, 36). La question peut être aussi bien un moyen d’instruire les autres que de s’instruire soimême. Dieu luimême interrogea Adam : Où estu ? et ce n’était sûrement pas par ignorance. L’étonnement peut très bien se concilier avec la science expérimentale et si, comme le pense Gutberlet (Der Gottmensch, l’Homme Dieu, 94), il est inconciliable avec la science surnaturelle, on peut le considérer comme une accommodation aux circonstances extérieures, ou bien, avec S. Augustin et S. Thomas, comme une instruction pour nous (S. th., 3, 15, 8). L’ignorance du jour du jugement dernier est expliquée, par les Pères et les scolastiques, comme une ignorance économique. Le Christ ne connaissait pas ce jour en tant qu’objet de révélation. Dieu, pour des motifs sages, a refusé au monde cette révélation. D’où l’exhortation eschatologique constante du Christ de veiller et de se tenir prêts (Math., 24, 42 ; 25, 13. Marc, 13, 35. Luc, 21, 36).

§ 97. La puissance parfaite du Christ

Les théologiens se demandent dans quelle mesure l’humanité du Christ a participé à la puissance divine. Ils répondent qu’un certain éclat de puissance était exigé par sa dignité royale, de même qu’une haute science était exigée par son ministère prophétique et que la sainteté l’était par son ministère sacerdotal. Nous ne tenons pas compte ici de la puissance naturelle de l’humanité du Christ ; il s’agit uniquement de la puissance surnaturelle que son humanité a reçue par suite de son union hypostatique. Et ici se pose la thèse théologiquement justifiée.

La puissance de l’humanité du Christ n’est pas, il est vrai, la toutepuissance, mais elle s’étend à toutes les actions surnaturelles dans l’ordre physique (miracles) comme dans l’ordre moral (rémission des péchés, sanctification) qui servent au but de la Rédemption.

Cette puissance avait son siège dans l’âme, mais par l’âme dans le corps aussi. L’Écriture parle souvent et expressément d’une participation de l’humanité du Christ aux actions miraculeuses, d’une effusion de la puissance du Seigneur qui se répand sur les malades (Luc, 4, 38 sq. ; 6, 18 sq. ; 8, 4346. Marc, 7, 33 ; 8, 23), ainsi que de la puissance de remettre les péchés exercée d’une manière autonome (Luc, 5, 24 ; 7, 48). La cause proprement dite et principale de ces effets surnaturels est le Logos, mais la nature humaine lui sert pour cela d’instrument. C’est pourquoi les théologiens disent que la sainte humanité du Christ est un grand sacrement vivant et personnel du Nouveau Testament, par lequel Dieu opère le renouvellement surnaturel de l’humanité. Les sept sacrements de l’Église sont ensuite la continuation de l’action de l’HommeDieu, par lesquels (comme par des instrumenta separata) il opère son œuvre de pardon et de grâce chez les hommes qui ont besoin de rédemption. Dans cette couronne de signes sacramentels visibles, l’Eucharistie a une importance particulière, car elle est l’HommeDieu luimême sous une nouvelle forme d’être, vivant et agissant.

Les Pères ont souvent l’occasion de parler de la double puissance de l’humanité du Christ. Ils examinent souvent la puissance surnaturelle manifestée dans la résurrection des morts et la guérison des malades, à l’occasion de l’explication des textes cités plus haut. D’après S. Athanase, « la chair servait aussi à l’œuvre de la divinité (résurrection des morts, guérison des malades, etc.) ; ces œuvres étaient opérées en elle, car elle était corps de Dieu » (ὄτι ἐν αὐτῇ [σαρϰὶ] ἐγνέτο, θεοῦ γὰρ ῆν σῶμα) (C. Arian. Orat., 3, 31). Personne ne décrit plus souvent que S. Cyrille d’Alex. l’effet moral de la puissance de vie demeurant dans l’humanité : « Le Christ qui est présent en nous (par l’Eucharistie) apaise la loi de la chair qui réside dans nos membres, il ravive la sainte crainte de Dieu ; il tue les passions ; ne tenant pas compte des péchés qui sont en nous, il nous guérit plutôt comme des malades, il répare ce qui est brisé, il relève ce qui est tombé, comme le bon Pasteur qui donne aussi sa vie pour ses brebis » (In Joan. Ev., 4, 2 : M. 73, 585). Si, par le seul contact de la chair sacrée, ce qui est mort revient à la vie, ne recevronsnous pas, de cette eulogie qui donne la vie, une jouissance plus abondante, si nous nous en nourrissons ? Car elle changera complètement, dans le bien qui lui est propre, c.àd. limmortalité, ceux qui y participeront (Ibid. : M. 73, 580).

La Scolastique a essayé d’expliquer le comment de cette mystérieuse union de la puissance divine et de l’action humaine dans le Christ. Scot et son École en se réclamant de S. Athanase, de S. Léon Ier, de S. Jean Damascène, expliquent cette union conformément à l’ensemble de leur système théologique, comme une union morale. D’après eux, il y a entre la toutepuissance de Dieu et laction humaine une sorte de parallélisme, de telle sorte que laction humaine est déterminée à sexercer par la toutepuissance divine, laquelle seule accomplit les œuvres surnaturelles. D’après S. Thomas et son École, là aussi conformément à l’ensemble du système théologique, Dieu communique sa puissance comme puissance créée à l’humanité et continue de diriger l’action par cette puissance, comme par un instrument, et produit ainsi l’œuvre surnaturelle. L’aptitude à cette puissance se trouve dans l’humanité du Christ, en vertu de la puissance obédentielle générale envers Dieu, qui se trouve dans les créatures. Cette dernière théorie concorde mieux avec l’enseignement de l’Écriture et des Pères que la première (Cf. S. th., 3, 13, 14).

Jésus étaitil obligé de demander le pouvoir des miracles ? Les miracles ne peuvent être accomplis que par Dieu, l’auteur de la nature ; ils ne peuvent donc pas l’être par la nature humaine du Christ. Mais le Logos s’était uni d’une manière permanente à cette nature pour opérer en elle les œuvres de la Rédemption, et les miracles sont du nombre de ces œuvres. Le Logos voulait communiquer d’une manière participative, comme puissance créée, à sa nature humaine, la puissance des miracles ou toutepuissance, qui a son fondement en lui et, par cette puissance créée, comme « instrumentum conjunctum » appliquer sa toutepuissance à lobjet à transformer miraculeusement (par ex. : un malade, un mort). Cette puissance le Christ n’avait pas à la demander, il ne pouvait même pas la demander, car c’eût été mettre en doute son union hypostatique avec le Logos. Son pouvoir des miracles est comparable au pouvoir sacramentel du prêtre, par ex. : de consacrer, d’absoudre, pouvoir qui est contenu d’une manière permanente, inaliénable et sans possibilité d’augmentation, dans son Ordre (caractère indélébile). De là, le calme, la sûreté surprenante, la grande simplicité et la brièveté dans l’accomplissement des miracles du Christ ; d’ordinaire, c’est une simple déclaration indicative ou impérative. On ne trouve pas, dans l’Évangile, de prière pour obtenir le pouvoir des miracles. Dans Jean, 11, 41 sq., etc., il y a une prière d’action de grâces et non une prière de demande. Ce n’est cependant pas une « apparence de prière », mais une prière sentie et partie du fond de l’âme, car on peut également remercier pour une chose qu’on possède déjà dans sa nature. En définitive, tout venait de Dieu même pour le Christ. Il avait de plus le devoir de nous instruire et de nous donner le bon exemple. C’est ainsi également que les Pères expliquent la prière du Christ au moment des miracles. Par contre, le Christ pouvait demander réellement des effets moraux actuels ou futurs produits par Dieu dans la créature libre. C’est que ces effets ne sont pas produits purement et simplement par la toutepuissance de Dieu.

Jésus sentait que son pouvoir des miracles avait pour but de soutenir son œuvre rédemptrice ; quand ce pouvoir ne devait pas servir à ce but, « il ne pouvait pas faire de miracles » (Marc, 6, 5). C’est pourquoi il n’usait pas de sa puissance pour des fins personnelles et ne voulait pas prier son Père de lui envoyer des anges pour le protéger contre les souffrances et la mort (Math., 26, 53). La foi est le but des miracles (Jean, 11, 40 ; cf. 4, 48, 50). Il refuse d’accomplir les signes ostentatoires demandés par le diable (Math., 4, 111).

DEUXIÈME SECTION : L’Œuvre du Rédempteur : La Sotériologie

 

A consulter, outre les ouvrages cités plus haut : S. Thomas, S. th., 3, 1922, 24, 26, 4652. Stentrup, Soterologia, 2 vol. (1899). Rivière, Le dogme de la Rédemption (1905 et 1913). Sur le sacerdoce du Christ : S. Thomas, S. th., 3, 21, 22, 26. Sur le magistère du Christ : S. Thomas, S. th., 3, 42, 14. Lessius, De perf. div., 12 , 8 et 9. Battifol, L’enseignement de Jésus (1906). Sur le Christ et Melchisédech : G. Bardy, Revue biblique, 1926, t. 4 et 1927, t. 1. Au sujet de la royauté du Christ, surtout l’Encyclique « Quas primas » de Pie XI (11 décembre 1925). Diekamp, 2, 227 sq. Minges, 1, 325327.

Sommaire. Par comparaison avec la doctrine sur la Personne du Rédempteur, il n’est pas souvent question de son œuvre dans les définitions officielles de l’Église ; les symboles euxmêmes sont ici brefs et fragmentaires. Le Symbole des Apôtres parle de la mort et de la Passion, mais omet d’en indiquer le but. Le Symbole de NicéeConstantinople le signale brièvement : « Pour nous les hommes, et pour notre salut, il descendit du ciel ». Le Symbole de S. Athanase dit aussi d’une manière générale : « Il a souffert pour notre salut ». Le Concile d’Éphèse : « Il s’est offert lui même pour nous » (Can. 10 ; Denz., 122). Le Concile de Trente déclare, en passant, à propos de la doctrine de la justification : « Jésus Christ qui, alors que nous étions ennemis, à cause du grand amour dont il nous a aimés, par sa très sainte Passion sur le bois de la croix nous a mérité la justification et a satisfait pour nous à Dieu son Père » (Denz., 799) ; dans la doctrine du sacrifice de la messe : « Sans doute, lui, notre Dieu et Seigneur, allaitil soffrir luimême une fois pour toutes à Dieu le Père sur lautel de la croix par sa mort afin de réaliser pour eux (là même) une Rédemption éternelle. Cependant, parce qu’il ne fallait pas que son sacerdoce fût éteint par la mort lors de la dernière Cène, la nuit où il fut livré, il voulut laisser à l’Église, son épouse bienaimée, un sacrifice qui soit visible (comme l’exige la nature humaine). Par là serait représenté le sacrifice sanglant qui devait s’accomplir une fois pour toutes sur la croix, le souvenir en demeurerait jusqu’à la fin du monde, et sa vertu salutaire serait appliquée à la rémission de ces péchés que nous commentons chaque jour » (Denz., 938). Le Pape Clément VI déclara la surabondance de la Passion rédemptrice (Denz., 550552) ; Alexandre VIII, son universalité (Denz., 1294 sq.) ; Pie X caractérise comme une erreur cette proposition moderniste : « La doctrine de la mort expiatrice du Christ n’est pas évangélique mais paulinienne seulement » (Denz., 2038).

La doctrine de la Rédemption est très déficiente dans le néoprotestantisme. Alors que les anciens protestants acceptaient encore la « représentation » du Christ, dans le sens, il est vrai, d’une « satispassio » et non d’une « satisfactio », comme on le verra plus loin, Schleiermacher pose cette thèse : « Celui qui a trouvé luimême linfini... n’a plus besoin de médiateur ». Or on trouve cet infini « dans le moment ineffable où une âme sainte entre en contact avec l’univers », quand on « se fond avec l’univers ». Schleiermacher est le père du néoprotestantisme (Cf. Brunner, La mystique et la parole). D’après lui, le Christ est complètement superflu là où la religion du présent a seule un rôle décisif. « Le néoprotestantisme soppose à toute prétention de faire dun élément historique, que ce soit du présent ou de lavenir, lobjet de la foi ». Cela supprime la valeur sotériologique de tous les faits salutaires du christianisme. Que restetil alors du Symbole des Apôtres ?

Notion. Sous le nom de Rédemption (ἀπολύτρωσις, redemptio), on entend tout ce que le Christ HommeDieu a fait pour nous (aspect objectif), pour nous faire passer de l’état de péché et d’injustice dans l’état de justice et de sainteté des enfants de Dieu (aspect subjectif).

Les Apôtres entendent la Rédemption dans ce sens complet et ils résument l’acte objectif du Christ et son effet subjectif en nous, dans le pardon et la sanctification. S. Paul : « Nous arrachant au pouvoir des ténèbres, il nous a placés dans le Royaume de son Fils bienaimé ; en lui nous avons la rédemption, le pardon des péchés » (Col., 1, 13 sq.). « Nous, nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie, parce que nous aimons nos frères » (1 Jean, 3, 14). La Rédemption est donc le « transfert » de l’humanité de l’état de mort spirituelle à l’état de vie. Nous nous occuperons plus tard des diverses théories de la Rédemption.

Jésus luimême appelle la Rédemption une « œuvre » (ἔργον) qu’il doit accomplir sur la terre par ordre de son Père (Jean, 4, 34). L’Évangile et les Apôtres entendent la Rédemption, dans le sens strictement religieux et moral, comme la délivrance du péché et de la dette du péché. L’Ancien Testament, qui insiste fortement sur la vie d’icibas, a dabord une conception terrestre et politique de la rédemption : Jahvé a racheté Israël de la servitude de l’Égypte (Ex., 20, 2, etc.). Cette conception se retrouve encore longtemps, et fortement accentuée, chez les Prophètes et dans les Psaumes ; dans les Psaumes cependant, on trouve déjà de fortes indications d’une rédemption morale. Le Christ apporte une transformation ou du moins un approfondissement moral de la doctrine de la rédemption : « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et qui êtes chargés et je vous soulagerai. Prenez mon joug sur vous et recevez mes leçons, parce que je suis doux et humble de cœur et vous trouverez le repos pour vos âmes » (Math., 11, 28 sq.).

On peut, avec Eusèbe (Demonstr. evang., 4, 15, etc.), envisager l’œuvre rédemptrice du Christ du point de vue de son triple ministère de Docteur, de Pasteur et de Prêtre ; c’est d’ailleurs cette pensée qui est la base de l’Épître aux Hébreux. Le Docteur s’adresse extérieurement à l’intelligence égarée et la rachète, le Pasteur s’adresse à la volonté dévoyée et la rachète, le Prêtre s’adresse à Dieu et l’apaise, afin de nous racheter par là objectivement en transformant l’ensemble de nos relations avec lui. En plus de cette action extérieure, le Rédempteur soutient encore intérieurement notre intelligence et notre volonté par la grâce. Ainsi se manifeste, dans ces trois fonctions, toute l’activité rédemptrice du Christ. Cependant son ministère de Docteur s’exerce surtout dans sa vie terrestre, son ministère de Prêtre surtout dans sa Passion et son ministère de Pasteur (de Roi) dans sa vie glorieuse. Par son ministère de Docteur et de Pasteur, le Christ agit directement et subjectivement sur nous pour notre rédemption ; par son ministère de Prêtre, il agit indirectement et objectivement.

Les Pères, selon leur propre tendance spirituelle et conformément aux besoins de leur temps, ont insisté davantage tantôt sur l’enseignement, les préceptes et l’exemple, tantôt sur la réconciliation avec Dieu. Aucun Père n’a entendu la Rédemption d’une manière entièrement exclusive ; ils ont toujours, en définitive, pensé à la délivrance du péché et de la mort spirituelle et à l’union avec Dieu. On a déjà signalé plus haut (p. 340) que la notion de rédemption était très répandue dans le monde antique, bien que cette notion ne puisse être identifiée avec la notion chrétienne qui, en soi, est un mystère et repose sur une série de mystères. Le mystère de la Rédemption consiste, d’après S. Paul, à « récapituler toutes choses dans le Christ, celles du ciel et celles de la terre » (Éph., 1, 10).

L’art chrétien a de bonne heure représenté le Seigneur dans sa triple fonction : 1° Comme Docteur, le « volumen » en main, au milieu des Apôtres, ou de S. Pierre et S. Paul qui les représentent, assis sur un sigma demicirculaire ; 2° Comme Pasteur avec la brebis sur ses épaules ; 3° Enfin comme crucifié. Or Calvin prétend (Inst., 2, 15, 1) que le triple ministère n’aurait été enseigné « in papatu » que « frigide et sine fructu », jusqu’à lui le réformateur. Il aurait pourtant pu lire déjà dans S. Thomas : « Quand il s’agit des autres hommes, il faut que l’un soit législateur, un autre prêtre, un autre roi ; au lieu que toutes ces choses se rencontrent dans le Christ, comme dans la source de toutes les grâces » (S. th., 3, 22, 1 ad 3).

CHAPITRE 1 : Le magistère du Christ

§ 98. La réalité de ce magistère

THÈSE. Jésus est l’unique prophète et docteur absolu des peuples, promis dans l’Ancien Testament. De foi.

Explication. Cette thèse, sans doute, n’est pas définie, mais elle est clairement attestée dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament et nettement transmise par la Tradition. Le Concile du Vatican signale le caractère spécial de la prophétie (S. 3, c. 3 ; Denz., 1790 ; cf. Catech. Rom. Proœmium, n. 3).

La vocation de Jésus comme docteur absolu est la condition préalable fondamentale du magistère ecclésiastique qui en dépend nécessairement. C’est pourquoi le magistère du Christ est si vivement attaqué par le rationalisme ; c’est en effet le moyen le plus efficace de combattre l’Église. On insiste sur le caractère « absolu » de ce magistère. Si l’on considère seulement le Seigneur comme un maître entre plusieurs, comme le plus parfait jusqu’ici et non comme le Maître par excellence, le seul Maître suprême après lequel et audessus duquel il ne sen élèvera pas de plus grand, on le méconnaît lui et son œuvre.

Preuve. Les prophéties caractérisent le Messie futur comme le docteur de la vérité et de la justice, ainsi que comme l’annonciateur de la volonté de Dieu. Ainsi, Dieu dit à Moïse : « Je leur susciterai un Prophète comme toi, du milieu de vos frères, et je mettrai mes paroles dans sa bouche et il leur dira tout ce dont je l’aurai chargé » (Deut., 18, 18 ; cf. Jean, 1, 45 ; Act. Ap., 3, 22). Isaïe : « Voici que je le donne comme témoin pour les peuples, comme guide et chef pour les nations » (55, 4 ; cf. 49, 6). Il est encore plus clair dans ces paroles que le Christ s’appliqua expressément à luimême : « L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce que le Seigneur m’a oint ; il m’a envoyé pour apporter la bonne nouvelle aux pauvres, pour guérir ceux dont le cœur est brisé, pour annoncer aux prisonniers la liberté et à ceux qui sont enfermés la délivrance » (Is., 61, 1 ; cf. Luc, 4, 1819). Joël console le peuple en lui promettant qu’un jour le Seigneur « leur donnera un Maître de la justice » (2, 23).

Jésus exprime cette vérité en deux propositions : 1° « L’homme vit... de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Math., 4, 4) ; 2° « Je dois aussi porter la bonne nouvelle du royaume de Dieu à d’autres villes ; car c’est pour cela que j’ai été envoyé » (Luc, 4, 43). C’est en prêchant doctrinalement la pénitence qu’il commence son ministère public (Math., 4, 17). Dans le Sermon sur la montagne, il se manifeste comme l’interprète absolu de la loi de Dieu et place constamment son autorité audessus de celle qui a parlé aux anciens : Moïse et les Prophètes (Math., 5, 7). Le peuple le consulte en raison de son activité comme un maître et un prophète (Math., 16, 14 ; 21, 11 ; 22, 36. Marc, 1, 2122. Jean, 3, 2 ; 6, 14 ; 7, 20). Ses disciples lappellent leur Maître. « Vous mappelez Maître et Seigneur ; et vous dites bien, car je le suis » (Jean, 13, 13). Mais, à côté de lui, personne ne doit porter ce nom : « Et qu’on ne vous appelle pas maîtres, car vous n’avez qu’un seul Maître, le Christ » (Math., 23, 10). Ce n’est qu’en tant que ses disciples qu’ils peuvent s’en aller et être maîtres (Math., 10, 27 ; 28, 19).

S. Paul a surtout décrit le Seigneur dans son action sacrificale, mais il parle aussi de la « doctrine de Dieu, de notre Sauveur » (Tit., 2, 10) et de « l’Évangile du Christ » (1 Cor., 9, 12 ; 2 Cor.,  2, 12, etc.). L’Épître aux Hébreux considère le Christ comme le dernier et suprême dépositaire de la Révélation : « À bien des reprises et de bien des manières, Dieu, dans le passé, a parlé à nos pères par les prophètes ; mais à la fin, en ces jours où nous sommes, il nous a parlé par son Fils » (Hébr., 1, 1 sq.). Cf. aussi ce qui a été dit plus haut (§ 10) sur l’Évangile en tant que doctrine et (§ 4) sur le caractère absolu de la Révélation.

Les Pères. Le Christ a été célébré comme docteur de vérité particulièrement par les apologistes. Au paganisme philosophique, fier de sa culture, ils opposent cette affirmation que la vérité complète ne peut se trouver que dans le Christ. S. Justin, philosophe luimême, après avoir étudié tous les systèmes philosophiques, rencontre un vieillard qui lui indique les Prophètes, lesquels le conduisent au Christ (Dial., 28). Désormais le Christ est pour lui lunique Maître (ὁ διδάσϰαλος Χριστός), le Logos fait chair ou la Vérité sous forme humaine (Apol., 1, 46). « Il est donc manifeste que notre religion est élevée audessus de toute doctrine humaine, car c’est justement le Christ qui est apparu pour nous avec corps, Logos et âme, qui a été toute la raison » (Apol., 2, 10). Pour tous les autres apologistes, comme pour S. Justin, le Christ est la suprême garantie de la vérité. En face de lui, toute philosophie n’est qu’erreur. « Nous méprisons l’orgueil des philosophes... la vérité divine a mûri dans nos jours » écrit Minucius Felix (Octav., 38, 5). « Qu’a de commun le philosophe avec le chrétien ? Le disciple de la Grèce avec le disciple du ciel ? » s’écrit Tertullien (Apol., 46). S. Irénée écrit : « Nous n’aurions pas pu apprendre autrement ce qui est de Dieu, si notre Maître, qui est la Parole (c.àd. la Vérité ellemême), ne s’était pas fait Homme. Nul autre, en effet, ne pouvait nous raconter ce qui est du Père, que sa propre Parole. Car quel autre a connu le sens du Seigneur ? » (A. h., 5, 1). Clément d Alex. célèbre avec enthousiasme le Seigneur comme l’unique Docteur de l’humanité. Sous la forme d’une prière, il s’adresse à lui, comme le fera plus tard S. Anselme, et lui dit : « Si tu me conduis avec ta lumière, ô Seigneur, je trouve aussi Dieu par toi et je reçois de toi le Père, je deviens ton cohéritier, puisque tu ne rougis pas de m’avoir comme frère (Hébr., 2, 11). Loin donc, loin de moi l’oubli de la vérité, l’ignorance ; chassant l’obscurité qui fait obstacle, comme on éloigne un brouillard de ses yeux, contemplons le Dieu qui est réellement et chantonslui comme premier hommage : Salut à toi, Lumière. Car la lumière du ciel a brillé à nos yeux, alors que nous étions ensevelis dans l’obscurité et renfermés dans l’ombre de la mort. Lumière plus pure que le soleil, plus douce que la vie d’icibas. Cette Lumière est la vie éternelle et tous ceux qui y participent ont la vie » (Cohort. ad Gent., 11). S. Athanase cite (De incarn. Verbi, 14 sq.) comme but de l’Incarnation, à côté de la délivrance de la « mort », la communication de la vraie science de Dieu, que, par suite de l’aveuglement du péché, nous ne pouvons plus trouver dans la Création. C’est pourquoi le Fils de Dieu est venu pour nous instruire. « Car, comme un bon maître qui a souci de ses élèves s’abaisse jusqu’à eux et leur donne un enseignement plus simple quand un enseignement plus élevé leur serait inutile, ainsi a fait le Logos de Dieu, comme le dit aussi S. Paul » (1 Cor., 1, 21). S. Augustin écrit à propos du « De magistro » : « J’ai essayé de montrer qu’il n’y a pas de maître qui enseigne la vérité aux hommes sauf Dieu, comme c’est d’ailleurs écrit dans l’Évangile : vous n’avez qu’un Maître, le Christ » (Retract., 1, 12). Aucun Père, pas même les apologistes et les Alexandrins, n’a placé d’une manière exclusive la Rédemption dans la doctrine et l’exemple seuls, comme le firent les pélagiens et comme devait le faire plus tard Abélard (Denz., 371).

Le fondement théologique du magistère du Christ est déjà indiqué par les Pères. Une des pires conséquences du péché originel était l’ignorance religieuse et la connaissance insuffisante de Dieu. Si nous devions être rachetés, il fallait d’abord nous délivrer de cette obscurité qui provenait du péché. Le Christ luimême a exprimé la force rédemptrice de sa doctrine : « la vérité vous rendra libres », c.àd. vous délivrera de lerreur (Jean, 8, 3132 ; cf. 15, 3). Sans foi, pas de vie éternelle ; or la foi a son fondement dans la doctrine (Rom., 10, 17). Celui qui conteste le caractère doctrinal du christianisme méconnaît une partie essentielle de lactivité rédemptrice du Christ.

S. Thomas consacre à l’activité doctrinale du Seigneur, à son caractère particulier et à sa beauté unique, toute une question (S. th., 3, 42). Lessius donne aussi des considérations très intéressantes sur le magistère du Christ (De perf. div., 12, 89).

Aujourd’hui les rationalistes, comme les modernistes, s’efforcent de démontrer que le Christ se rattache partout aux Prophètes et aux Psaumes, et s’empressent de conclure prématurément qu’il n’a rien enseigné de « nouveau » et que même un certain nombre de ses maximes morales se trouvent chez les anciens philosophes religieux (le Portique, Sénèque, MarcAurèle, etc.). Mais le Seigneur montre justement sa pédagogie éminente en tenant compte de ce qui existe déjà dans la nature et la surnature. Néanmoins sa doctrine est comme d’une seule coulée et ne donne jamais l’impression d’un éclectisme. Le monde ne pourra jamais contester au Seigneur, par rapport au christianisme, sa parole, « Vous n’avez qu’un seul maître ». Il reste toujours vrai de dire : « Jamais homme n’a parlé comme cet homme » (Jean, 7, 46).

§ 99. La perfection du magistère du Christ

1. La perfection du magistère du Christ résulte d’abord de la dignité unique de sa Personne. Ce n’est pas un prophète particulièrement éclairé en Israël : il est la vérité personnelle devenue visible, le Logos de Dieu incarné, le dépositaire souverain de toute vérité.

Il dit sans doute souvent qu’il a été envoyé par son Père ; mais en raison de son unité avec son Père, il vient aussi et parle en son propre nom, en invoquant sa propre autorité et dignité. Il dit ce qu’il voit et entend dans la divinité. Sa doctrine n’est pas une doctrine reçue d’un plus haut par la foi ; encore moins une doctrine apprise ou découverte par la réflexion ; il la tient de Dieu par intuition immédiate dans son essence. Il la puise dans sa propre source intérieure. « Nous disons ce que nous savons et nous attestons ce que nous avons vu » (Jean, 3, 11). Le Prophète dit : Ainsi parle le Seigneur. Mais le Christ s’exprime ainsi : Et moi je vous dis : Celui qui connaît et possède le Fils connaît aussi et possède le Père (Jean, 8, 19 ; 14, 9).

2. La perfection du magistère du Christ résulte ensuite de la plénitude et de la profondeur infinies du contenu de son enseignement. Luimême se nomme la Lumière du monde (Jean, 8, 12), la Voie et la Vérité (ἠ ἀλήθεια) au sens absolu (Jean, 14, 6). Les Apôtres célèbrent la richesse de sa plénitude de doctrine (Jean, 1, 14 ; 1 Cor., 1, 24 ; Éph., 3, 1419 ; Phil., 3, 8 ; Col., 2, 3).

Parmi les Pères, ce sont les Alexandrins, Clément et Origène, et plus tard S. Augustin, qui ont traité le plus magnifiquement de la plénitude absolue de vérité du Christ. « Il me semble », écrit Clément, « que, le Logos étant descendu luimême du ciel jusqu’à nous, nous navons plus besoin de faire de longues recherches dans la doctrine humaine, et nous rendre à Athènes ou dans le reste de la Grèce... Les autres conseils et doctrines sont limités et se meuvent autour de sujets uniquement partiels. La doctrine catholique, par contre, s’étend seule à toute la vie, en tout temps, dans toutes les circonstances, nous conduisant au but le plus élevé, vers la vie ; c’est la crainte de Dieu, et vivre conformément à cette crainte de Dieu est la seule chose nécessaire pour vivre éternellement » (Cohort. ad Gent., 11). Et de même son élève Origène : « Que sont donc Celse et ses philosophes en face de celui qui est devenu la Lumière du genre humain et lui a enseigné comment il devait honorer Dieu comme il faut ; qui ne refuse à personne la connaissance de sa doctrine mystérieuse, qui plutôt, dans son amour immense pour les hommes, donne à ceux qui sont plus cultivés une science de Dieu et des choses divines capables d’élever l’âme bien audessus de tout ce qui est terrestre, alors que, d’un autre côté, il s’abaisse avec le même amour jusqu’au niveau de l’intelligence plus faible de l’homme simple, des bonnes femmes non cultivées, de la classe servile, en un mot, de tous ceux qui n’ont jamais reçu que de Jésus seul un enseignement sur Dieu qu’ils puissent comprendre et saisir, ainsi que des commandements de nature à les guider vers une vie meilleure ! » (C. Cels., 7, 41).

La doctrine du Christ est parfaite, dans le sens relatif comme dans le sens absolu. Au sens relatif, en tant que Jésus confirme et achève tout ce qui, avant lui, a été annoncé comme doctrine au nom de Dieu, dans l’Ancien Testament. Il n’a pas séparé le Nouveau Testament de l’Ancien, comme essayèrent de le faire Marcion et les gnostiques. Il n’était pas venu pour supprimer la Loi et les Prophètes, mais pour les accomplir (Math., 5, 1748). Sans doute, la Loi ancienne était imparfaite (Cf. S. th., 1, 2, 91, 5). Mais elle était cependant un pédagogue qui conduisait au Christ (Gal., 3, 24). Et le Christ se déclare, dans le Sermon sur la montagne, comme plus tard, quand devant ses disciples il annonce ouvertement la destruction de l’Ancienne Alliance (Luc, 21, 6 ; 22, 20), et fonde une nouvelle Alliance à la Cène (Math., 26, 28), pour la substance de l’Ancienne Loi, envers la chaire de Moïse (Math., 23, 2).

Mais l’enseignement du Christ est également parfait au sens absolu, car, après lui, il ne surgira pas de maître plus élevé. Il apporte au monde la dernière révélation et la plus haute (Hébr., 1, 1 sq.) Par suite, celui qui la repousse, refuse la vie et commet, en même temps, le plus grand péché qui soit. Ce péché, opposition à l’unique vérité, demeure (Jean, 8, 24 ; 9, 41). S. Pierre appelle « fontaines sans eau » tous les maîtres qui ne sont pas envoyés par le Christ pour porter la vérité authentique (2 Pier., 2, 17).

Le progrès qui est possible dans la doctrine de Jésus, ne peut être qu’un progrès subjectif et non un progrès objectif ; il se produit quand l’individu et l’Église ellemême, dans son ensemble, approfondissent davantage la doctrine, et surtout quand on se l’approprie moralement et qu’on la pratique (§ 12).

3. La perfection du magistère du Christ résulte encore de l’effet de sa doctrine qui donne satisfaction et bonheur ; cette doctrine, en effet, comble les aspirations de tout l’homme intérieur, dans son intelligence, sa volonté et sa sensibilité.

Le Christ luimême fait ressortir cet effet : « Si quelquun a soif, quil vienne à moi et boive. Celui qui croit en moi, des flots d’eau vive, comme dit l’Écriture, jailliront de ses entrailles » (Jean, 7, 37 sq.) « Celui qui boit de cette eau aura encore soif, mais celui qui boit de l’eau que je donnerai n’aura plus soif à jamais » (Jean, 4, 13). Toute vérité terrestre ne peut qu’exciter, que causer la soif d’une dernière réponse, la vérité céleste seule rassasie avec la vie (Jean, 8, 51). « Je suis la Lumière du monde. Celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres (de l’erreur), mais il aura la lumière de vie » (Jean, 8, 12 ; cf. 17, 3). Pierre est obligé de confirmer les paroles de son Maître d’après sa propre expérience : « Seigneur, à qui irionsnous ? Tu as les paroles de vie éternelle » (Jean, 6, 69).

4. La perfection du magistère du Christ résulte aussi de la simplicité et de la clarté inimitables de la forme d’enseignement.

Les auditeurs se rendaient déjà compte que Jésus ne parlait pas comme les Scribes et les Pharisiens (Marc, 1, 22 ; Math., 7, 29). Il ne parlait pas non plus, comme les philosophes, le langage abstrait de l’École ; il n’employait pas les formules desséchées de la science, ni les périodes contournées des rhéteurs ; mais il parlait un langage vivant, imagé et concret, d’une brièveté concise. Il évitait toute prolixité, il retenait l’attention de l’auditeur sur le sujet qu’il avait choisi et disait souvent en une courte phrase tout ce qu’il avait à dire sur un point déterminé. Il résolvait les questions captieuses d’une seule phrase ; il imposait silence aux disputeurs importuns par une brève réponse. S. Cyprien s’était déjà rendu compte de cela et cite très opportunément, à ce sujet, Jean, 17, 3 ; Marc, 12, 29, 31 ; Math., 7, 12 ; 22, 37 sq., 41 sq. (De orat. dom., 28).

Quand on examine de plus près la méthode d’enseignement de Jésus, on peut constater, dans les évangiles, les procédés suivants : a) Bien qu’il ne procède pas comme un orateur de synagogue juif, en posant une thèse et la preuve d’Écriture (cf. cependant Luc, 4, 1622), il argumente néanmoins, à mainte reprise, en citant des passages de l’Ancien Testament. Il le fait d’ordinaire pour donner aux docteurs de la Loi une réponse qu’ils ne pourront pas repousser (Math., 22, 2333 et 4146 ; Jean, 10, 3436) ; b) Le dialogue ou discours alterné par demandes et réponses (Marc, 2, 1517 ; 10, 1727. Luc, 9, 6162 ; 12, 1315. Math., 18, 2122) ; c) Le discours par sentences analogues aux Proverbes de l’Ancien Testament (Sermon sur la montagne) ; d) Les paraboles (comparaison, exemples sous forme historique et paraboles proprement dites) ; e) La prière (Luc, 6, 12 ; 22, 4246. Math., 6, 913 ; 11, 2527. Jean, 17, 126) ; f) La menace et l’obsécration (Math., 11, 2024 ; 18, 7 ; 23, l339. Luc, 6, 2426). Bien que tous ces procédés denseignement ne soient pas étrangers à lAncien Testament, le Christ les a traités avec une maîtrise unique et les a fait servir à sa prédication d’une manière inimitable. Pour rendre sensibles les leçons de sa sagesse, il prend des analogies et des images dans tous les règnes de la nature, dans tous les domaines de la vie et des occupations quotidiennes, dans l’histoire religieuse de son peuple, comme dans sa propre expérience, dans les événements pompeux des palais, comme dans les menues aventures des maisons des pauvres gens. S’il est dit de Salomon : « Il savait parler des arbres depuis le cèdre qui croît sur le Liban, jusqu’à l’hysope qui pousse dans les murailles » (3 Rois, 4, 33), Jésus était infiniment « plus grand que Salomon » (Math., 12, 42) (Cf. Battifol, L’Enseignement de Jésus, 1 sq.).

5. Mais la plus grande perfection du magistère du Christ réside dans la parfaite harmonie de sa doctrine avec sa vie.

De même que Jésus tend sans cesse à faire passer sa doctrine dans la vie de ses auditeurs, de même qu’il exhorte à accomplir sa doctrine (Jean, 3, 21 ; 7, 17), il donne luimême, le premier, lexemple de laccomplissement parfait de ce quil enseigne et il invite ses auditeurs à apprendre non seulement de ses paroles mais encore de ses œuvres : « Je vous ai donné lexemple, afin que vous fassiez comme je vous ai fait » (Jean, 13, 15 ; cf. Math., 11, 29 ; Act. Ap., 1, 1).

6. De l’étude de tous ces points, il résulte que le Christ est Docteur, au sens éminent du mot ; qu’il a exercé son magistère de la manière la plus parfaite et qu’il est la dernière instance sans appel dans les questions religieuses. Son magistère est un magistère universel, pour tous les temps et pour tous les degrés de culture ; pour tout besoin de vérité et toute aptitude à la recevoir ; pour toute situation de conscience et de vocation extérieure. Les grands et les petits, les savants et les ignorants, les hommes et les femmes, les maîtres et les esclaves, les Grecs et les barbares, sont tous appelés à être ses disciples et tous ont l’aptitude pour l’être (Rom., 1, 1314 ; Gal., 3, 28).

Le Christ, il est vrai, ne s’est adressé qu’aux Juifs et n’était envoyé que vers eux (Math., 15, 24) ; mais il a eu aussi en vue les païens et a ordonné, d’une manière précise, la mission chez les païens. Comment les disciples auraientils osé se tourner vers les païens, s’ils n’y avaient été autorisés par l’ordre précis du Seigneur ? Pour prouver cette affirmation, nous invoquons non seulement l’ordre final avant l’Ascension (Math., 28, 19 ; Marc, 16, 15 ; Luc, 24, 47 ; Act. Ap., 1, 8), mais encore un certain nombre d’allusions, de déclarations et de paraboles, qui attestent le caractère universel de l’enseignement de Jésus (Cf. S. Thomas, S. th., 3, 42, 11).

Transition. Si le magistère est une activité vraiment rédemptrice, toute l’activité rédemptrice du Christ ne se ramène cependant pas, comme le veulent les pélagiens, les sociniens et la théologie moderniste, à l’enseignement et à l’exemple. Le Christ n’avait pas seulement à nous apporter une nouvelle connaissance de Dieu et des exigences de sa volonté, mais encore à faire disparaître l’inimitié objective entre Dieu et nous, conséquence du péché originel. Cet acte rédempteur qui est d’abord objectif et personnel, et que lui seul pouvait accomplir, il l’accomplit par son ministère sacerdotal. Nous examinerons la question de la réalité de son sacerdoce, de son sacrifice sacerdotal et, à ce sujet, nous aurons à parler des théories de la Rédemption et surtout de la doctrine de la satisfaction ; nous examinerons enfin l’effet de l’acte rédempteur.

CHAPITRE 2 : Le sacerdoce du Christ

§ 100. La réalité du sacerdoce

THÈSE. Le Christ est le véritable et unique GrandPrêtre de la Nouvelle Alliance. De foi.

Explication. La notion de prêtre (ἱερεύς, sacerdos) trouve son explication dans la notion corrélative de sacrifice et de médiateur : « L’office propre du prêtre, c’est d’être médiateur entre Dieu et le peuple, selon que d’une part il transmet au peuple les choses divines, d’où est venu le nom de sacerdos, qui signifie en quelque sorte sacra dans [donnant les choses sacrées] » (S. Thomas, S. th., 3, 22, 1). Il doit, comme son nom l’indique, transmettre les choses sacrées, divines, la grâce et la vérité de Dieu au peuple ; et en retour, accomplir, au nom du peuple, ce dont le peuple est redevable à Dieu, les prières et les sacrifices dans le culte divin. Il a donc une double fonction : il doit administrer aux hommes les choses saintes (sacrements et doctrines) et de même offrir à Dieu les choses saintes (sacrifices et prières). Sous ce dernier aspect, la fonction principale du prêtre est le sacrifice. « Sacrifice et sacerdoce ont été si unis par une disposition de Dieu que l’un et l’autre ont existé dans toute loi » (Trid., s. 23, c. 1).

Dans l’ordre actuel du salut, dans lequel les hommes sont avec Dieu dans la relation de pécheurs, la fin propre du sacrifice sacerdotal n’est pas seulement l’action de grâces et le culte, mais encore, et surtout, la réconciliation. C’est précisément sous ce dernier aspect, que le prêtre est médiateur. Ce rôle de médiateur, qui a pour but la réunion de l’homme avec Dieu, la grâce et la réconciliation, le prêtre ne peut pas se le donner à luimême : il faut quil y soit appelé par Dieu.

L’Épître aux Hébreux résume tout ce que nous venons de dire : « Tout grandprêtre est pris parmi les hommes ; il est établi pour les hommes dans ce qui concerne leurs relations avec Dieu, afin d’offrir des dons et des sacrifices pour les péchés ; (il faut) qu’il puisse compatir avec ceux qui sont dans l’ignorance et l’erreur... De même, personne ne prend de luimême lhonneur, mais celui qui est appelé de Dieu comme Aaron » (Hébr., 5, 114). Ce thème principal de l’Épître, formulé aux chapitres 5, 6 et 10, est développé dans les détails au chapitre 7.

Preuve. L’Ancien Testament prophétise le caractère sacerdotal du Messie dans une formule puissante : « Le Seigneur l’a juré dans un serment irrévocable : Tu es prêtre à jamais selon l’ordre du roi Melchisédek » (Ps. 109, 4 ; cf. Math., 22, 44). Melchisédech se tient en dehors du culte juif et offre du pain et du vin ; de même le Christ à la Cène. C’est sur cette déclaration qu’est bâtie l’Épître aux Hébreux (Hébr., 5, 6 ; 7, 17, 21). Que le Messie futur doive être le prêtre sacrificateur de son peuple, cela ressort aussi, objectivement, de la description que fait le prophète Isaïe du serviteur souffrant de Dieu (Is., 53) : Il mourra pour les péchés du peuple et, par là, acquerra une grande postérité spirituelle pour lui et, pour le Seigneur, un peuple réconcilié et sanctifié. « En fait, c’étaient nos souffrances qu’il portait, nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous pensions qu’il était frappé, meurtri par Dieu, humilié. Or, c’est à cause de nos révoltes qu’il a été transpercé, à cause de nos fautes qu’il a été broyé. Le châtiment qui nous donne la paix a pesé sur lui : par ses blessures, nous sommes guéris. Nous étions tous errants comme des brebis, chacun suivait son propre chemin. Mais le Seigneur a fait retomber sur lui nos fautes à nous tous. Maltraité, il s’humilie, il n’ouvre pas la bouche : comme un agneau conduit à l’abattoir, comme une brebis muette devant les tondeurs, il n’ouvre pas la bouche » (Is., 53, 47).

Jésus ne parle pas formellement de son caractère sacerdotal, mais il en exerce la fonction par la prière et le sacrifice pendant toute sa vie et surtout par le don de soimême dans la mort sur la Croix. Deux fois, il parle expressément de ce culte sacrifical (Math., 20, 28 ; 26, 2628. Marc, 14, 2224. Luc, 22, 19 sq. ; cf. Jean, 2, 19 ; 3, 16 ; 10, 17 sq. ; 12, 34 ; 17, 19). Nous reviendrons sur ces déclarations plus loin.

Dans l’Épître aux Hébreux, le sacerdoce suprême du Christ est la thèse proprement dite (4, 14 ; 10, 29) : 1° Elle établit la notion de prêtre et l’applique au Christ ; 2° Elle prouve qu’il a été appelé par Dieu, par les Ps. 2, 7 et 109, 4 (Hébr., 5, 5 sq.) ; 3° Pour son aptitude à souffrir et sa compassion, elle se réfère à l’histoire de la Passion (Hébr., 5, 710) ; 4° Elle montre la supériorité du Christ GrandPrêtre sur les grandsprêtres de lAncien Testament.

Pour démontrer cette supériorité, l’Épître donne les arguments suivants : 1° Melchisédech, figure du Christ, était audessus dAbraham (quil bénit) et, par conséquent, certainement audessus du sacerdoce lévitique ; à plus forte raison, le Christ luimême est audessus de ce sacerdoce (7, 110) ; 2° Le sacerdoce de lAncien Testament a été supprimé par lui (7, 1219) ; 3° Dieu a assuré le sacerdoce du Christ par un serment dune durée éternelle (7, 2022) ; 4° La multiplicité des prêtres de l’Ancien Testament a été remplacée par l’unité (7, 2325) ; 5° Le Christ était sans péché, il n’avait pas besoin, comme les prêtres de l’Ancien Testament, de sacrifice pour luimême (7, 2628) ; 6° Son sacrifice était suréminent, bien audessus de tous les sacrifices anciens. A ce sujet, cf. § 101.

Les Pères. Ils se contentent, au début, de répéter les pensées de l’Épître aux Hébreux ; plus tard ils les développent. Les Pères apostoliques connaissent tout au moins le titre d’honneur « GrandPrêtre éternel » : ainsi S. Polycarpe (12, 2) ; cf. S. Clément (1 Cor., 36, 1 : ὁ ἀρχιερεύς) ; S. Ignace (Phil., 9, 1 : ὁ ἀρχιερεύς).

Les apologistes, dans la mesure où ils polémiquent contre les Juifs, s’appuient souvent sur la pensée fondamentale de l’Épître aux Hébreux et prouvent que le Christ, en tant que Messie, est le GrandPrêtre de la Nouvelle Alliance. Déjà dans l’Épître antijuive de Barnabé (5, 2 sq.), on lit : « C’est pourquoi le Seigneur s’est résolu à livrer sa chair à la mort, afin que, par la rémission des péchés, nous soyons purifiés, c.àd. par leffusion de son sang ». Ensuite l’Épître cite Is., 53, 57. S. Justin applique au Christ le Psaume de douleur (Ps. 21) et l’explique, à son sujet, dans une longue exégèse particulière (Dial., 98 : M. 6, 706 sq. ; cf. Dial., 13, 89, 94, 138). Il appelle le Seigneur notre GrandPrêtre et cite pour cela le Ps. 109, 4 (Ibid., 118). S. Irénée : Abraham sacrifia son fils bienaimé, « afin quil plût à Dieu aussi de livrer son Fils unique et bienaimé pour tous les descendants dAbraham, comme victime pour notre rédemption » (A. h., 4, 5, 4). « Le Seigneur nous a rachetés par son sang, en livrant son âme pour notre âme et sa chair pour notre chair » (Ibid., 5, 1, 1). Clément d’Alex. fait dire au Seigneur : « J’ai, pour toi, lutté contre la mort et subi la mort que tu devais subir à cause des forfaits passés et de ton infidélité envers Dieu » (Quis dives, 22). Origène trouve souvent, au cours de ses travaux exégétiques, l’occasion de faire ressortir le sacerdoce du Christ et son sacrifice. « Le Père de JésusChrist est un Père bon et aimant, tout en n’épargnant pas son propre Fils, mais en le livrant pour nous tous, comme son Agneau, afin que l’Agneau de Dieu meure pour tous les hommes et enlève les péchés du monde. Ce n’est donc pas par force, mais volontairement, qu’il a supporté les mauvais traitements que ses ennemis impies lui infligeaient » (C. Cels., 8, 43). Le Christ est donc Prêtre et Victime : Prêtre, comme cela ressort des Psaumes et de l’Épître aux Hébreux ; Victime, ainsi que l’atteste S. Jean, quand il dit : « Voici l’Agneau de Dieu qui enlève les péchés du monde » (In Rom., 3, 8 : M. 14, 946951 ; cf. 4, 12). Dans lAncien Testament, « le grandprêtre purifiait le peuple avec le sang des taureaux et des boucs. Mais depuis que le vrai GrandPrêtre est venu pour sanctifier les fidèles dans son sang, il n’y a plus de place pour un grandprêtre. Alors il y avait un autel et on y offrait des sacrifices ; mais depuis que le véritable Agneau est venu, qui sest offert luimême comme Victime à Dieu, toutes ces institutions temporaires ont cessé » (In Levit. hom., 10 : M. 12, 525 sq.). D’après S. Cyprien, « JésusChrist, notre Seigneur et Dieu, est luimême le Prêtre suprême de Dieu le Père, le Prêtre qui sest offert tout dabord en Victime et a ordonné que cela se fasse (à la messe) en mémoire de lui ». Il fait dériver de ce sacerdoce le sacerdoce participatif des prêtres de la Nouvelle Alliance (Ép. 63, 11 ; cf. De laps., 17 ; De hab. virg., 2 ; Ad. Fort., 5 ; Ad Demetr., 26). Mais le plus profond est encore S. Augustin, quand il démontre que le Christ est à la fois Prêtre et Victime (Civ., 10, 20, etc.). On pourrait facilement multiplier les citations des Pères, par ex. de S. Ambroise, de S. Athanase, des deux S. Cyrille, de S. Jean Chrysostome, de S. Jean Damascène (Cf. Tixeront, 2, Index v. Sotériologie et surtout Rivière : Le dogme de la Rédemption).

S. Thomas donne la raison théologique de la manière suivante : Le caractère essentiel du prêtre consiste dans sa qualité et son activité de médiateur. Il doit offrir à Dieu prière et sacrifice et apporter au peuple pécheur compassion et pardon. Le Christ a accompli ces deux choses d’une manière parfaite. Par conséquent, il est Prêtre, et Prêtre d’une manière éminente. Il est le Prêtre au sens absolu et tous les autres prêtres doivent recevoir de lui légitimation et mission. Il était à la fois Prêtre et Victime ; il a expié nos péchés et non les siens propres. Il est le Prêtre éternel selon l’ordre de Melchisédech (S. th., 3, 22, 16).

Quand et comment le Christ reçutil lonction sacerdotale ? Les premiers scolastiques ont de belles considérations sur le Christ, chef et médiateur, mais très peu sur le Christ prêtre. S. Thomas, le premier, a traité en détail du sacerdoce du Christ et présenté Jésus comme le seul prêtre de Dieu, dont la fonction était d’offrir à Dieu, le Seigneur, le plus haut culte d’adoration et de reconnaissance. Déjà Alexandre de Halès repousse une opinion scolastique qui attribuait au Christ le caractère sacramentel de l’Ordre de la prêtrise. Par la suite, presque tous les scolastiques sont d’accord pour déclarer que le Christ est prêtre non pas par le caractère indélébile créé, mais par l’union hypostatique. Le Christ n’est pas prêtre par sa nature divine, mais par sa nature humaine. Il en résulte qu’il devint prêtre au moment précis où il devint homme (Hébr., 10, 5). Son onction sacerdotale se fit par l’assomption de sa nature humaine dans l’hypostase du Logos divin. Ainsi donc le Christ n’a pas toujours été prêtre. Il le devint au moment de l’Incarnation. Il n’attendit pas pour le devenir le moment du baptême, comme l’ont prétendu certains Pères, par ex. S. Pierre Damien. La scène du baptême est l’investiture extérieure et l’inauguration de son ministère messianique et sacerdotal. Il n’est pas la consécration et la dotation intérieures pour ce ministère (Cf. Petavius, De Incarnat., L . 12, c. 11, n. 2 et 5).

Il faut rejeter entièrement la théorie des sociniens qui prétend que le Christ n’a accompli la fonction sacerdotale et n’est devenu prêtre qu’au moment de son entrée au ciel.

§ 101. Le sacrifice sacerdotal du Christ

THÈSE. Le sacrifice du Christ consiste dans l’acceptation volontaire de sa mort douloureuse et dans le don de sa vie, par suite de sa souveraine obéissance d’amour envers son Père, et dans l’amour rédempteur héroïque pour les hommes.    De foi.

Explication. Le Concile d’Éphèse a défini le caractère sacrifical de la mort du Christ : « L’Écriture enseigne que le Christ est devenu le GrandPrêtre et l’Annonciateur de notre foi (Hébr., 3, 1). Or, il s’est sacrifié pour nous (dans un sacrifice) d’agréable odeur pour Dieu (Éph., 5, 2). Si donc quelqu’un dit que ce n’est pas le Logos divin luimême qui est devenu notre GrandPrêtre et notre Apôtre, quand il est devenu chair et un homme comme nous, mais que c’est un autre que lui, un homme né de la femme et distinct de lui ; ou bien, si quelqu’un dit qu’il s’est offert en sacrifice pour luimême et non pas plutôt pour nous seulement (car celuilà navait pas besoin de loffrande du sacrifice, qui ne connaissait pas du tout le péché), quil soit anathème » (Denz., 122) (Cf. les définitions p. 408 sq.).

Le caractère sacrifical de la mort du Christ est contesté par toute la théologie libérale (Ritschl, Harnack, Sabatier), y compris les modernistes. D’après ces derniers, S. Paul, le premier, a conçu la mort de Jésus comme un sacrifice (p. 409). D’après les uns, le Christ fut surpris par sa mort qu’il souffrit à contrecœur ; daprès les autres, il l’accepta avec une fidélité idéale, comme un martyre pour la cause de Dieu.

La notion de sacrifice reviendra à propos du sacrifice de la messe. Disons ici l’essentiel. L’École définit le sacrifice : un don visible offert à Dieu par un prêtre autorisé, afin de reconnaître, par la mutation de ce don, le domaine absolu de Dieu et de parvenir à la réconciliation et à l’union avec lui.

Le sacrifice est l’acte du culte le plus excellent et le plus intense. On le fait dériver de la double obligation de l’homme envers Dieu : de notre dépendance de créature à son égard (raison primaire) et de notre inimitié avec lui par suite du péché (raison secondaire). La cause principale du sacrifice existe toujours, même dans l’innocence du paradis terrestre. Lorsque le péché eut créé un fossé entre Dieu et l’homme, le sacrifice reçut une seconde propriété et une seconde fin : il devint un moyen de réconciliation. En tant que sacrifice d’expiation, le sacrifice a le caractère de représentation (substitution). Le but dernier de tout sacrifice est l’union des hommes avec Dieu.

Trois éléments constituent donc l’essence du sacrifice : l’offrande du don réel par le prêtre, par représentation des fidèles qui sacrifient, avec le but d’arriver à l’union avec Dieu.

Le sacrifice étant, en tant qu’offrande à Dieu d’un don visible, un acte de culte, il va de soi qu’il est déterminé essentiellement par l’intention du sacrificateur. On peut considérer le don sacrifical comme la matière et l’intention sacrificale comme la forme de tout sacrifice. Quant à la controverse théologique à savoir si l’offrande du don doit être expliquée comme changement (immutatio) ou comme destruction du don, nous la laissons de côté pour le moment.

Preuve. Isaïe indique déjà le caractère sacrifical de la mort du Christ (p.416). « En vérité, il a porté nos maladies et chargé sur lui nos douleurs, et nous, nous le considérions comme un lépreux et un homme frappé de Dieu et abattu. Mais il a été blessé à cause de nos forfaits, broyé à cause de nos péchés et, à cause de notre paix, le châtiment est sur lui et par ses blessures, nous, nous avons été guéris. Nous nous en allions tous comme des brebis égarées et chacun suivait sa propre voie et le Seigneur a placé sur lui nos iniquités à tous. Il fut sacrifié parce que luimême le voulut, et il n’ouvrit pas la bouche. Comme une brebis, il est conduit à l’immolation et, semblable à l’agneau devant le tondeur, il est muet et n’ouvre pas la bouche... Et le Seigneur voulut le broyer dans la souffrance ; s’il livre son âme pour le péché, il verra une postérité qui durera longtemps et le plan de Dieu s’accomplira par sa main » (Is., 53, 410). En ellesmêmes, ces paroles du Prophète sont déjà claires, mais elles ne trouvent toute leur clarté que dans la lumière de la vie de Jésus (Knabenbauer, Explication du prophète Isaïe (1881).

S. Augustin et, avec lui, la Scolastique, se réfèrent aussi, au sujet de la mort sacrificale du Christ, aux sacrifices typiques de l’Ancienne Alliance et disent que le Christ se sacrifiait déjà par avance dans tous ces types (Civ., 10, 20).

Comme le rationalisme conteste l’intention qu’avait le Christ de s’offrir en sacrifice, prétend qu’il fut purement et simplement surpris par ses ennemis et entraîné à la mort, et assure, par ailleurs, que ce fut S. Paul le premier qui donna à cette mort involontaire le caractère de sacrifice d’expiation, afin de supprimer le « scandale de la croix » et de donner à la mort douloureuse du Seigneur un aspect religieux et rationnel, il faudra, dans la preuve, insister particulièrement sur le fait que le Christ a connu et voulu, longtemps auparavant, sa livraison à la mort.

1. Jésus a, dès le commencement et sans attendre les circonstances menaçantes de ses derniers jours, annoncé sa mort comme une mort violente et l’a présentée comme sa tâche de Messie. Déjà dans Marc, 2, 20, il parle du temps de deuil où il sera enlevé à ses disciples et où ceuxci devront « jeûner », (Math., 9, 15 ; Luc, 5, 35). Dans la mort du Baptiste, il voit lannonce de son propre sort (Marc, 9, 11). Les allusions suivantes appartiennent à un temps un peu postérieur. Il demande aux fils de Zébédée s’ils pourront boire son calice de souffrance (Marc, 10, 38) ; il parle avec Moise et Élie de son trépas à Jérusalem (Luc, 9, 31) ; il défend aux disciples de parler de l’événement du Thabor avant que le Fils de l’Homme ne soit ressuscité des morts (Math., 17, 9) ; il dit, quand on vient lui annoncer qu’Hérode veut le tuer, qu’il mourra à Jérusalem (Luc, 13, 3233) ; il a hâte que cela soit accompli (Luc, 12, 50).

2. Déclarations pendant la semaine de la Passion. Il est le Fils unique du Maître de la vigne qu’on veut tuer (Math., 21, 38) ; il annonce à ses disciples qu’il célèbre la Pâque avec eux pour la dernière fois (Math., 26, 2) ; il rapporte l’onction de Madeleine à sa sépulture (Math., 26, 12) ; il prédit la trahison de Judas et le reniement de Pierre (Math., 26, 21, 3136) ; il se rend au jardin des Oliviers pour sy fortifier dans la prière au moment de la dernière heure ; il accepte volontairement le calice de douleur (Jean, 18, 6) et il le vide jusqu’à la lie, malgré les répugnances les plus violentes de sa nature humaine (Math., 26, 3747).

3. Jésus a annoncé trois fois sa mort dans ces circonstances concrètes : après la confession de Pierre (Math , 16, 21 ), au milieu de son ministère en Galilée (Math., 17, 2122) et quand il se prépare à monter à Jérusalem (Math., 20, 1720). Chaque fois, la révélation se fait avec une précision croissante.

4. Jésus indique, pour montrer la nécessité de sa mort, les prophéties qui doivent s’accomplir. Il dit qu’il faut qu’il souffre. Sans doute un Messie souffrant était pour les Juifs, comme pour les disciples, une conception inadmissible, mais pas pour Jésus. Il considère sa mort douloureuse comme une conséquence nécessaire de sa fonction de Messie. Le Fils de l’Homme sera glorifié, « mais il faut qu’il souffre beaucoup auparavant » (δεῖ αὐτὸν πολλὰ παθειν, Luc, 17, 25). Telle est la volonté de Dieu (Math., 16, 23). C’est ainsi, d’après lui, que les Prophètes ont écrit (Luc, 18, 31. Marc, 9, 11 sq. ; 14, 21. Math., 26, 24). En lui doit s’accomplir l’Écriture (Math., 26, 54. Marc, 14, 49. Luc, 22, 37 ; 24, 2528, 4447).

5. Jésus indique comme but de sa mort douloureuse notre rédemption. Il n’a pas conçu sa mort simplement comme la conséquence de sa fonction, ni comme la mort d’un héros qui donne sa vie pour un idéal, ni comme un exemple pour nous montrer comment nous devons rester fidèles à la chose de Dieu et à la voix de notre conscience ; mais il a donné à sa mort la signification objective d’une rançon à payer pour nous (ὑπὲρ ἡμῶν), d’un sacrifice de réconciliation à accomplir pour nous. Dans ces déclarations, il s’appuie sur cette vérité qu’un rachat par nousmêmes est impossible : « Car que peut donner l’homme comme rançon pour son âme ? » (Math., 16, 26).

Toute la vie de Jésus a servi à la suppression du péché, mais c’est surtout sa mort qui a servi à cette fin (S. th., 3, 1, 2). Les deux choses sont clairement attestées par Jésus. Il commence sa prédication en appelant à la pénitence qui est la condition subjective du pardon (Math., 4, 17). Il est le Sauveur des pécheurs (Marc, 2, 17. Math., 18, 1213. Luc, 15, 18 ; 19, 10) ; il pardonne les péchés (Marc, 2, 512. Luc, 7, 47, 48. Jean, 5, 14 ; 8, 11). Il n’annonce pas le pardon, comme les Prophètes, au nom de Dieu, il le donne de luimême.

Jésus n’a pas rattaché le pardon exercé par luimême à sa mort ; mais il n’en résulte pas que ce pardon n’en dépendait pas. La personne est plus que l’œuvre, l’œuvre est incluse dans la personne. Cependant, Jésus a présenté deux fois sa mort comme le moyen objectif de notre rédemption. La première fois, ce fut quand il exhortait ses disciples à l’humilité ; la seconde fois, au moment de la Cène. La première fois il dit en jetant un regard en arrière sur toute sa vie : « Le fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour plusieurs » (δοῦναι τὴν ψυχὴν αὐτοῦ λύτρον ἀντὶ πολλῶν, Math., 20, 28 ; Marc, 10, 45). Toute sa vie fut un « service » (διακονεῖν) pour notre rédemption. De même qu’on paie une rançon pour un esclave et qu’on l’affranchit, ainsi Jésus donne sa vie pour plusieurs. Cet esclavage n’est pas la Loi juive, ni la crainte de la mort, ni l’esprit pécheur du monde, ni la crainte imaginaire des démons (Ritschl, Sabatier), ni l’égoïsme, mais ce qui a été l’objet de toute l’action du Christ : c’est le péché. Pour le supprimer, il paie un prix objectif dont l’effet objectif est la délivrance de la captivité. Pour cette fin, il donne comme prix sa vie qui se termina par sa mort violente. Ceci ressort encore plus clairement des paroles de la Cène. Jésus veut établir une Nouvelle Alliance entre Dieu et l’humanité, c’est pourquoi il faut écarter le péché qui est le seul obstacle à cette alliance. Or cela se produit par l’effusion de son sang. « Ceci est mon corps, qui est donné pour vous » (Luc, 22, 19 ; cf. 1 Cor., 11, 24). « Ceci est mon sang, le sang de l’alliance, lequel est répandu pour plusieurs pour la rémission des péchés » (Math., 26, 28 ; cf. Marc, 14, 24).

Ce passage montre d’une manière irréfutable que Jésus luimême a attribué à sa mort la valeur objective, la signification dune suppression objective du péché. Harnack luimême le reconnaît : « Que Jésus, dans la célébration de la première Cène, ait caractérisé sa mort comme un sacrifice qu’il offrait pour la rémission de péchés, cela ressort du récit de Paul » (H. D., 1, 476). Or S. Paul, dans son récit, se réfère au Seigneur (1 Cor., 11, 23). Ce n’est donc pas lui, comme le prétend Loisy, qui a introduit l’idée du sacrifice (Denz., 2038). A la lumière de ce clair passage (Luc, 22, 19 ; Math., 26, 28), nous comprenons le passage cité plus haut du don de sa vie pour beaucoup (Math., 20, 28). Alors manquait le but précis, il est indiqué ici : rachat de l’esclavage du péché, non par un exemple moral, mais par le paiement d’un prix, sa chair livré à la mort, son sang versé, et cela « pour nous » (ὑπὲρ ἡμῶν).

6. L’évangile de S. Jean complète les données des Synoptiques. Le Baptiste désigne tout de suite le Seigneur comme l’« Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde » (Jean, 1, 29). Jésus luimême appelle son corps un temple quon détruira, mais quil rebâtira en trois jours (Jean, 2, 1822). Il instruit Nicodème sur l’idée rédemptrice de Dieu qui n’a pas épargné son « Fils unique », afin que tous ceux qui croient en lui soient sauvés (Jean, 3, 16). De même que Moïse a élevé le serpent dans le désert pour la guérison des malades, il faut que le Fils de l’Homme soit élevé pour la rédemption des pécheurs (Jean, 3, 14). « En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé ne tombe pas en terre et ne meurt pas, il reste seul, mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruits » (Jean, 12, 24 sq. ; cf. 12, 32). « Le pain que je donnerai est ma chair pour la vie du monde » (Jean, 6, 52). « Je suis le Bon Pasteur ; le Bon Pasteur donne sa vie pour ses brebis... et je donne ma vie pour mes brebis » (Jean, 10, 1115). « Pour eux (les disciples) je me sanctifie (ἁγιάζω ἐμαυτόν = je me sacrifie, je me consacre pour eux ; Deut., 15, 19), afin qu’eux aussi soient sanctifiés dans la vérité » (Jean, 17, 19). Il faut entendre ici ἁγιάζω comme un terme hiératique désignant la sanctification d’une victime ; il est impossible que le Christ l’ait entendu de la sanctification personnelle au sens du prêtre lévitique ; cela est encore plus impossible dans l’évangile de S. Jean (Cf. Jean, 8, 46 avec 16, 8).

Et cela se fait tant en vertu d’un ordre de son Père que de sa propre liberté. Le Seigneur exprime ces deux choses dans une seule et unique phrase : « Je donne ma vie, afin de la reprendre. Personne ne me l’ôte, mais je la donne de moimême ; jai le pouvoir de la donner, et jai le pouvoir de la reprendre ; tel est lordre que j’ai reçu de mon Père » (Jean, 10, 1718).

Synthèse. On ne peut plus douter, après ces nombreux textes bibliques, que le Christ, dès le commencement, ait considéré sa mort comme une partie de son œuvre messianique et l’ait annoncée. Au début, cette annonce se fait d’une manière obscure et par allusion, puis, à mesure que Jésus avance dans sa vie, elle devient de plus en plus nette et précise ; à la fin, elle est même d’une telle précision que les disciples en sont choqués, car la mort ne concorde pas avec l’idée qu’ils se font du Messie. D’après Jésus, sa mort est le but de sa venue dans le monde.

Le Seigneur donne la raison et l’explication de cette mort. Dans les Synoptiques, il allègue les prophéties inspirées par Dieu ; dans S. Jean, l’ordre de son Père. Dans les deux raisons, il reconnaît une stricte obligation pour lui à laquelle il ne peut ni ne veut se soustraire. Il est vrai qu’il s’effraie devant la mort douloureuse imminente. Les sanglantes images de la Passion sont pour sa nature sensible une cause qui trouble psychologiquement cette nature inférieure, mais, comme on l’a déjà dit, même dans ce moment d’horreur et d’effroi, il ne retire pas son abandon à la volonté souveraine de son Père. « Père, que ce ne soit pas ma volonté, mais la tienne qui se fasse ».

Le Christ donne à sa mort une signification objective, indépendante, qui se distingue essentiellement de l’effet subjectif de sa prédication et de son bon exemple. Son sang est versé pour la rémission des péchés. Sa chair est livrée pour la vie du monde. Si notre péché n’existait pas, il n’y aurait pas non plus de Passion et de mort du Christ. Si les brebis n’étaient pas menacées de perdition, le Pasteur n’aurait pas à donner sa vie pour elles.

La mort douloureuse du Christ est, d’après son propre enseignement, une mort sacrificale. Sans doute il n’a pas employé l’expression formelle « sacrifice » (θυσία, sacrificium, immolatio) ; mais la chose, le contenu de la notion de sacrifice se trouve partout et de la manière la plus précise dans les paroles de la Cène. L’expression johannique de sanctification de soimême, de sacrifice de soimême (ἁγιάζειν) peut déjà s’entendre dans un sens entièrement formel.

Le motif qui pousse le Christ à la Rédemption est l’amour. L’amour du Père donne volontiers son Fils unique (Jean, 3, 16). Et le Fils donne également volontiers sa vie pour ses brebis (Jean, 10, 11).

Une explication nette, sur la manière dont nos péchés rendaient nécessaire aux yeux de Dieu que Jésus livrât sa vie, ne se trouve pas dans les évangiles. On ne trouve d’explication claire que dans S. Paul.

S. Paul est le héraut enthousiaste de la mort sacrificale du Christ, mais il n’est pas l’inventeur de cette doctrine. Il n’a fait qu’exposer, avec une précision systématique et dans la forme dialectique du langage juif d’alors, ce qui se trouvait déjà, en ses traits principaux, dans la doctrine de Jésus. Pour S. Paul, toute l’importance du Christ se résume dans sa mort pour nous. Dans la lumière de sa mort, sa vie pâlit. S. Paul ignore tout « si ce n’est Jésus Christ, ce Messie crucifié » (1 Cor., 2, 2). « Qui a été livré pour nos fautes et est ressuscité pour notre justification » (Rom., 4, 25).

Tous les hommes, d’après S. Paul, sont des pécheurs chargés de dettes envers Dieu (Rom., 2, 2 sq. ; 3, 12 ; 5, 16, 18) ; ils sont ennemis de Dieu (Rom., 2, 5, 8 ; 5, 10. Éph., 2, 3. 1 Thess., 1, 10). Cependant, Dieu voulait, en vertu de ses desseins éternels, les racheter (Eph., 1, 9). Il le fit de la manière suivante : Il fit de son Fils unique le médiateur et le chef de l’humanité croyante. Celuici, devenu un, mystiquement et réellement, avec lhumanité, offrit, avec un amour et une obéissance suprême, à son Père offensé par le péché, au nom de cette humanité, le sacrifice de sa volonté ; par là, il enleva de l’humanité la malédiction de la désobéissance qui pesait sur elle depuis Adam, il la réconcilia avec Dieu et fonda ainsi sur la terre une humanité nouvelle dont la vie ne reposait pas sur la grâce seule (protestants), ni sur les exigences de la justice seule (Juifs), mais, comme celle de son chef, à la fois sur la grâce et la justice. On remarquera en particulier :

1 . S. Paul insiste, comme les évangiles, sur le libre amour de Dieu. « Dieu nous a montré son amour en ce que, au temps où nous étions encore pécheurs, le Christ est mort pour nous » (Rom., 5, 8, 9). « Celui qui n’a pas épargné son propre Fils, mais l’a livré pour nous tous, comment ne nous atil pas tout donné avec lui ? » (Rom., 8, 32). « Tout vient de Dieu qui nous a réconciliés dans le Christ et nous a donné le ministère de la réconciliation. Car Dieu s’est réconcilié le monde dans le Christ » (2 Cor., 5, 18, 19). Il était, « selon la volonté de Dieu et de notre Père, que NotreSeigneur JésusChrist se donnât luimême pour nos péchés, afin de nous délivrer du monde présent qui est mauvais » (Gal., 1, 4). « Il nous a grâciés dans son Fils bien aimé, dans lequel nous avons la rédemption par son sang, la rémission des péchés d’après la richesse de sa grâce » (Eph., 1, 6, 7 ; cf. 1, 5, 9, 11, 12, 19). « Mais Dieu, qui est riche en miséricorde, en raison de son grand amour dont il nous a aimés, alors que nous étions morts dans le péché, nous a vivifiés dans le Christ par la grâce duquel vous êtes sauvés... afin de nous montrer, dans les temps à venir, les richesses surabondantes de sa grâce dans la bonté envers nous, dans le Christ Jésus » (Eph., 2, 47).

2. Cependant, Dieu voulait aussi manifester sa justice et nous faire connaître la majesté de sa volonté immuable et sainte. Cela se fit dans la mort obéissante du Christ. Le Christ avait dit luimême : « Le calice que mon Père ma donné, ne le boiraije pas ? » (Jean, 18, 11 ; cf. 14, 30). S. Paul donne à cette obéissance envers le Père la signification dune réparation dans le sang, faite à la justice divine : « Tous les hommes ont péché, ils sont privés de la gloire de Dieu, et lui, gratuitement, les fait devenir justes par sa grâce, en vertu de la rédemption accomplie dans le Christ Jésus. Car le projet de Dieu était que le Christ soit instrument de pardon (ἱλαστἠριον), en son sang, par le moyen de la foi. C’est ainsi que Dieu voulait manifester sa justice, lui qui, dans sa longanimité, avait fermé les yeux sur les péchés commis autrefois. Il voulait manifester, au temps présent, en quoi consiste sa justice, montrer qu’il est juste et rend juste celui qui a foi en Jésus » (Rom., 3, 2326).

Dans ce texte célèbre, maintes fois commenté, la Rédemption est appelée une œuvre de la justice divine. On ne doit pas songer seulement d’une manière unilatérale à la justice vindicative et exigeante des Juifs, que justement l’Apôtre combat ici ; c’est plutôt la justice donnante, la justice chrétienne, celle qui donne d’abord et exige ensuite, qui est le fondement de notre rédemption et se manifeste en elle. Mais si, pour nous, cette justice est une pure grâce, elle est cependant, en tant que le Christ l’a méritée, une conséquence de son offrande comme victime d’expiation dans son sang, en témoignage de la justice de Dieu. La mort du Christ est donc considérée et appréciée par Dieu comme une mort expiatoire, qu’on entende ἱλαστἠριον (ἱλασϰομαι) au sens personnel de « réconciliateur », ou au sens objectif de « moyen de réconciliation », « instrument de réconciliation »,  « croix », ou au sens abstrait de « réconciliation », « expiation » (Vulgate : propitiatio), ou bien au sens entièrement formel de « sacrifice expiatoire ». Toutes les interprétations se ramènent à dire que le Christ, par sa mort, a opéré notre réconciliation avec Dieu, par laquelle nous participons à la grâce et à la rémission des péchés.

3. Cette mort obéissante, S. Paul la caractérise, d’une manière plus précise, comme un sacrifice pour nous. « Le Christ nous a aimés et s’est livré à Dieu pour nous comme oblation et victime (παρέδωϰεν ἑαυτὸν ὑπὲρ ἡμῶν προσφοράν ϰαὶ θυσίαν) d’agréable odeur » (Eph., 5, 2). Ensuite il insiste sur le « pour nous » (ὑπὲρ ἡμῶν) fortement et souvent. Aussi, bien que nous ne trouvions pas chez lui la formule précise (il écrit comme tous les autres Apôtres et la plupart des Pères ὑπὲρ, une fois περί (1 Thess., 5, 10) ; avec λύτρον on trouve deux fois ἀντί (Marc, 10, 45 ; Math., 20, 28) ; la Vulgate donne toujours « pro »; cf. Rivière, 49), on doit reconnaître chez lui la doctrine d’après laquelle le Christ n’est pas mort seulement de quelque façon, d’une manière générale, dans notre intérêt, en notre faveur, mais encore qu’il est mort pour nous en ce sens qu’il ne serait pas mort si nous n’avions pas été pécheurs, qu’il voulait, comme notre médiateur et notre représentant, réconcilier les pécheurs et cela dans son sang. « Dieu a rendu péché pour nous (ὑπὲρ ἡμῶν) celui qui ne connaissait pas le péché, afin que nous devenions justice de Dieu en lui » (2 Cor., 5, 21). « Le Christ nous a délivrés de la malédiction de la Loi en devenant pour nous malédiction (condamnation) » (Gal., 3, 13). « La reconnaissance de dette de la loi qui était contre nous, qui nous était contraire, il l’a enlevée et l’a attachée à la croix » (Col., 2, 14). Faisant allusion à Is., 53, 412, S. Paul dit : « Il a été livré pour nos péchés » (Rom., 4, 25). « Un seul est mort pour tous » (2 Cor., 5, 14). « Le Christ est mort pour nous » (Rom., 5, 9). « Le Christ est mort pour nos péchés, selon les Écritures » (1 Cor., 15, 3). Dans tous ces passages, la même pensée est exprimée : le Christ est mort pour nos péchés, pour nous, pécheurs ; il a expié les péchés et réconcilié les pécheurs avec Dieu. L’effusion de son sang est un sacrifice d’expiation pour nous.

4. Pour confirmer ces données, il faut citer encore ici l’Épître aux Hébreux dont le thème est le sacerdoce du Christ. Or, le sacerdoce comporte un sacrifice : « Car tout grandprêtre est constitué pour offrir des dons et des sacrifices, cest pourquoi il est nécessaire quil ait quelque chose à offrir » (Hébr., 8, 3). Et en quoi consiste l’offrande du Christ ? « Ce n’est pas par le sang des boucs et des veaux, mais par son propre sang qu’il est entré une fois pour toutes dans le sanctuaire ». Si ce sang des animaux sanctifiait extérieurement, « combien plus le sang du Christ qui, par le SaintEsprit, sest offert luimême à Dieu comme une Victime sans tache, purifieratil notre conscience des œuvres mortes, afin que nous servions le Dieu vivant. Et cest pourquoi il est le médiateur d’une nouvelle Alliance, afin que par le moyen de sa mort pour la rédemption (θανάτου γενομένου εἱς ἀπολύτρωσιν) des prévarications qui étaient sous la première alliance, ceux qui sont appelés reçoivent la promesse de l’héritage éternel » (Hébr., 9, 1215). « Il est luimême apparu une fois dans la plénitude des temps pour supprimer les péchés par son sacrifice » (Hébr., 9, 26). Or, ce sacrifice nest pas, de sa part, le simple support dun châtiment pénal, cest loffrande de luimême pendant toute sa vie, « depuis qu’il est entré dans le monde » (Hébr., 10, 5), dans le SaintEsprit, dans lobéissance et la soumission à la décision de Dieu et dans le plus parfait accomplissement sur la Croix. « Bien quil fût le Fils de Dieu, il a appris (comme homme) lobéissance par ce qu’il a souffert et, consommé, il fut pour tous ceux qui lui obéissent auteur du salut éternel » (Hébr., 5, 8 sq. ; cf. 2, 9 sq. ; 12, 2). « En disant : Tu n’as pas voulu de victimes, d’oblations et d’holocaustes pour le péché, et ce qui est offert selon la Loi ne te plaît pas, alors j’ai dit : Voici que je viens, ô Dieu, pour faire ta volonté, il supprime le premier pour établir le second. Dans cette volonté, nous sommes une fois pour toutes sanctifiés par le sacrifice du corps de JésusChrist » (Hébr., 10, 8, 10).

5. L’Apôtre emploie aussi l’image d’une rançon dont se sert Jésus luimême : « Il y a un médiateur entre Dieu et les hommes, lHommeChrist Jésus qui sest livré luimême en rançon pour tous » (ἀντἱλυτρον ὑπὲρ πάντων, 1 Tim., 2, 56). « Vous avez été rachetés un grand prix » (1 Cor., 6, 20 ; cf. 7, 23). Ce prix est le Christ luimême, son sang : « Il sest livré pour nous, pour nous racheter de toute injustice » (Tit., 2, 14). Il sest « acquis son Église dans son sang » (Act. Ap., 20, 28 ; cf. Eph., 5, 2527).

D’après S. Paul, le Christ nous a rachetés par la mort douloureuse et obéissante volontairement acceptée qu’il a endurée sur la Croix. Il essaie d’inculquer cette vérité au moyen de deux notions, la notion de rançon déjà employée par le Christ et la notion nouvelle de sacrifice, que S. Paul introduit formellement le premier, mais qui se trouve déjà objectivement dans les paroles de la Cène. A ces deux notions est rattachée celle d’une substitution. Dans le premier cas, le sang du Christ apparaît comme un bien réel, par lequel nous sommet rachetés. Ici il est facile de se représenter la substitution en soi, bien qu’on ne dise pas, pas plus que Jésus ne le dit, qui la reçoit. Dans le second cas, Jésus apparaît comme Victime expiatoire pour nous pécheurs, pour nos péchés et il est plus difficile de se représenter la substitution, c’est pourquoi S. Paul l’exprime plutôt objectivement que grammaticalement (ὑπέρ en faveur de, περι à cause de, διά pour l’amour de et non ἀντἱ à la place de, comme chez Jésus au sujet de la rançon) (Math., 20, 28 ; Marc, 10, 45). En même temps, Jésus est aussi le GrandPrêtre, par conséquent Prêtre sacrificateur et Victime du sacrifice dans une seule personne. En tant que Victime, sa chair et son sang apparaissent comme une chose réelle qui, offerte à Dieu, n’est pas refusée. En tant que Prêtre sacrificateur, il se tient dans toute sa grandeur morale devant Dieu, comme médiateur d’une Nouvelle Alliance, dans laquelle tous les frères sont soumis à Dieu dans une même obéissance. Ainsi donc son sacrifice a un double caractère, c’est une prestation réelle et surtout un acte moral. C’est un don extérieur, mais aussi et surtout une disposition intérieure. Le Christ offre sa chair et son sang, mais surtout sa volonté. Dieu exige de son Fils ce sacrifice en ce qu’il a d’extérieur comme en ce qu’il a d’intérieur. Il y trouve sa plus haute complaisance. Mais il ne trouve sa complaisance qu’à ce que fait son Fils et non à ce que lui font souffrir des hommes méchants et infidèles. Autant il bénit l’action de son Fils, autant il condamne celle de ses ennemis. Ce ne sont pas les souffrances de l’innocent qui réjouissent Dieu, mais la soumission de cet Innocent à l’ordonnance de sa volonté et cet acte d’obéissance du Christ doit avoir pour nous, hommes pécheurs, la valeur objective de la délivrance de nos péchés et de la réconciliation avec Dieu. Telles sont les pensées que S. Paul expose au sujet de la mort du Seigneur.

S. Jean place la fonction vivifiante (Jean, 1, 12) et propitiatoire du Logos fait chair, dans le sens d’Is., 53, 7, au début de son évangile. « Voici l’Agneau de Dieu, voici celui qui enlève les péchés du monde » (Jean, 1, 29, 36). « Vous savez qu’il est apparu pour enlever nos péchés » (1 Jean, 3, 5) ; « pour détruire les œuvres du diable » (1 Jean, 3, 8). « En ceci consiste l’amour : ce n’est pas que nous avons aimé Dieu, mais c’est qu’il nous a aimés le premier et il a envoyé son Fils comme propitiation pour nos péchés » (ἰλασμὸν περὶ τῶν ἁμαρτιῶν ἡμῶν 1 Jean, 4, 9, 10). « Il est la propitiation (ἰλασμὁς) pour nos péchés, et non seulement pour les nôtres, mais pour ceux du monde entier » (1 Jean, 2, 2). « De même que Moïse a élevé le serpent dans le désert, ainsi il faut que le Fils de l’Homme soit élevé (sur la Croix), afin que tous ceux qui croient en lui ne périssent pas, mais aient la vie éternelle. Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que tous ceux qui croient en lui ne périssent pas, mais aient la vie éternelle » (Jean, 3, 14). D’après S. Jean, Caïphe prophétise « que Jésus mourrait pour le peuple ; et non seulement pour le peuple, mais encore pour réunir les enfants dispersés de Dieu » (11, 51 sq.). Jésus luimême dit : « Le pain que je donnerai est ma chair pour la vie du monde » (6, 51). D’après S. Jean, Jésus est donc la victime expiatoire pour nos péchés. En tant qu’« Agneau de Dieu », il enlève les péchés du monde. C’est à cet Agneau assis sur le trône que les rachetés chantent, au ciel, leur cantique d’action de grâces (Apoc., 5, 9 ; 14, 3, 4), car c’est dans son sang qu’ils ont été purifiés de leurs péchés (Apoc., 1, 5). « Heureux ceux qui ont lavé leur robe dans le sang de l’Agneau » (Apoc., 22, 14 ; cf. 7, 14).

Comme cause de la Rédemption, on voit apparaître, chez S. Jean (comme chez S. Paul), l’amour de Dieu. Car « Dieu est amour » (1 Jean, 4, 8). « Nous avons reconnu l’amour de Dieu à ce qu’il a donné sa vie pour nous » (1 Jean, 3, 16). Comme effets de la Rédemption, S. Jean nomme la rémission des péchés et la vie.

S. Pierre caractérise les chrétiens comme des élus « dans l’aspersion du sang de JésusChrist » (1 Pier., 1, 2). Lui aussi connaît, comme S. Paul, les notions de rançon et de sacrifice expiatoire. « Vous savez, en effet, que vous n’avez pas été rachetés par quelque chose de passager, de l’or ou de l’argent, de votre vaine conduite selon la tradition des pères, mais par le sang précieux du Christ, comme d’un Agneau immaculé et sans souillure » (1 Pier., 1, 1819 ; cf. 2 Pier., 2, 1). Or, nous étions vendus au péché et, par suite, ses esclaves (2 Pier., 2, 19). Mais le Christ est aussi notre victime expiatoire. « Il porta luimême nos péchés dans son corps sur la Croix, afin que morts aux péchés, nous vivions pour la justice » (1 Pier., 2, 24). « Le Christ est mort une fois pour nos péchés, le juste pour l’injuste, afin de nous conduire à Dieu » (1 Pier., 3, 18).

Synthèse. Dans tous les écrits du Nouveau Testament, nous trouvons attesté, comme une vérité fondamentale du christianisme, que le Christ est mort pour nous, dans ce sens qu’en livrant sa vie pour nous à la Croix il a payé une rançon pour notre délivrance et, en même temps, offert au Dieu juste et saint un sacrifice expiatoire d’obéissance, les hommes par le péché ayant refusé l’obéissance. Le Père dans son amour et sa grâce, le chargea d’accomplir pour nous cette œuvre de Rédemption. Il accomplit cette œuvre à notre place, mais en même temps pour nous en tant qu’encore redevables dans l’avenir. Mais désormais, dans la mesure où nous croirons, nous nous joindrons à cet acte moral d’obéissance et par là nous recevrons la force d’accomplir nousmêmes cette obéissance qui est précisément exigée, et ainsi nous entrerons, d’abord passivement, puis activement, dans son œuvre de Rédemption.

Les deux pensées, celle du rachat, comme celle du sacrifice expiatoire, ont déjà été exprimées par le Christ luimême. Les deux conceptions se trouvent ensuite avec toute leur force chez S. Paul, S. Pierre et S. Jean. Mais ces Apôtres nont pas inventé cette doctrine ; ils l’ont reçue du Seigneur. Elle doit avoir fait sur eux une grande impression, car ils l’expriment presque dans les mêmes termes. Il est vrai qu’elle résolvait pour eux le « scandale de la Croix » (Gal. 5, 2), mais cette solution ils ne l’ont pas imaginée pour supprimer ce scandale (c’eût été une pure illusion). Il est vrai cependant qu’on doit dire que ce n’est qu’après la mort et après l’Ascension du Seigneur qu’ils ont eu la pleine intelligence de l’opprobre de la Passion. Deux notions expriment donc l’œuvre du Rédempteur : rançon et expiation.

Sur l’ensemble, nous pouvons dire, avec Battifol, que le paulinisme le plus ancien contient déjà notre doctrine de la Rédemption, mais que S. Paul a développé la croyance à la Rédemption de la primitive Église de la façon suivante : 1° Par la pensée de l’universalité du péché et l’insistance sur le péché originel (Rom., 5, 12 ; 2 Cor., 5, 21), il l’a approfondie ; 2° Il a opposé le péché à la justice (Rom., 5, 17 ; 2 Cor., 5, 21) ; 3° Il a clairement fait ressortir la transformation du pécheur en une nouvelle créature, ainsi que le pardon du péché, à cause de la mort du Christ ; 4° Il a fait ressortir aussi l’incorporation du pécheur au Christ, de telle sorte que le pécheur devient « justice de Dieu par la foi en JésusChrist ». A ce sujet, il faut remarquer que les écrits du Nouveau Testament, qui suivent les grandes Épîtres pauliniennes, enseignent une doctrine de la Rédemption qui ne dépend pas de la doctrine de S. Paul et qui est cependant une partie intégrante du christianisme. Tout nous porte donc à admettre que Jésus lui aussi avait déjà enseigné une doctrine de la Rédemption, et cela, d’ailleurs, comme on l’a montré plus haut, est confirmé par les évangiles.

Deux notions également caractérisent la causalité divine : l’amour et la justice. Ces deux notions reviennent dans les théories postérieures de la Rédemption. Elles sont utilisées de façons différentes par les différents auteurs et tantôt l’une, tantôt l’autre est placée au premier plan. Il faut cependant établir que, d’après l’Écriture, on doit en tenir compte d’une manière égale. L’amour divin et la justice divine se compénètrent d’une manière mystérieuse dans le sacrifice rédempteur du Christ (Ps. 84, 11 ; cf. 71, 7).

Remarque. Nulle part, dans le Nouveau Testament, la Rédemption n’est représentée comme si l’attitude de l’homme n’y avait aucune importance. Au contraire, d’après le Nouveau Testament, la participation aux bienfaits de la rédemption dépend de la pénitence (Synoptiques) et de la foi (S. Jean, S. Paul). Ceci sera expliqué en détails dans le Traité de la grâce où il s’agit de la rédemption subjective.

§ 102. La satisfaction par substitution

La Bible ne contient pas de doctrine systématique de la Rédemption. Elle énonce la Rédemption comme un fait et elle indique aussi ses éléments essentiels, mais elle ne va pas plus loin et ne les rassemble pas dans une unité logique. Dans les paroles importantes du Christ (Math., 20, 28 et Marc, 10, 45), il est question d’une rançon rédemptrice (λύτρον) que paie le Seigneur, mais il n’est pas dit à qui elle est payée, ni pourquoi elle est nécessaire. Cependant, deux pensées ressortent : l’âme des hommes se trouve dans un état de captivité spirituelle et la mort du Christ est le prix de leur délivrance. De même, les paroles de l’institution de l’Eucharistie : elles sont le commentaire du crucifiement. Les passages de S. Jean apportent aussi des éléments importants : le mandat du Père, la liberté d’acceptation de la part du Fils, l’effet universel de suppression du péché du monde entier par l’offrande personnelle du Christ et sa sanctification comme victime. S. Paul résume la foi à la Rédemption dans la primitive Église, telle qu’elle lui a été transmise dans un court Credo : « Avant tout, je vous ai transmis ceci, que j’ai moimême reçu : le Christ est mort pour nos péchés conformément aux Écritures » (1 Cor., 15, 3). L’Épître aux Hébreux nous livre les pensées pauliniennes sur les notions de sacrifice et de prêtre. Elles constituent toutes des éléments particuliers importants, mais sans synthèse théorique complète.

Les Pères. Autant leurs exposés sur la Personne du Christ sont abondants, autant, au début, ils sont maigres sur son œuvre. Les deux premiers siècles nous fournissent seulement des déclarations occasionnelles qui ne sont que des répétitions plus ou moins longues des pensées pauliniennes ou johanniques (Cf. § 100). Au 3ème siècle, on s’intéresse davantage à la doctrine de la Rédemption. On voit se développer les théories suivantes :

1. La théorie mystique de la Rédemption. Elle apparaît chez S. Irénée. Celuici voit, dans le Christ et son œuvre, le résumé de toute lhumanité (compendium totius generis humani) et une union nouvelle avec Dieu, dans le Christ HommeDieu, qui est le chef de lhumanité (ἀναϰεφαλαἱωσις). C’est la célèbre théorie de la récapitulation qui, partant de la thèse paulinienne du second Adam, l’unit à Éph., 1, 10 et Col., 1, 19 sq. et l’enrichit de la théologie johannique, d’après laquelle le Christ est venu dans la chair (Jean, 1, 14 ; cf. 17, 2123) et a déjà, par là, en principe, implanté la vie nouvelle dans l’humanité entière : « Quand il s’est incarné et s’est fait homme, il a récapitulé en luimême la longue histoire des hommes et nous a procuré le salut en raccourci, de sorte que ce que nous avions perdu en Adam, c’estàdire d’être à limage et à la ressemblance de Dieu, nous le recouvrions dans le Christ Jésus » (A. h., 3, 18, 1). A cela sajoute naturellement aussi la rédemption paulinienne par la mort douloureuse du Christ en expiation pour nous (A. h., 3, 18, 27 ; cf. 1, 10, 3 ; 2, 20, 3 ; 3, 16, 9. Epideix., 1, 31 sq. ; cf. § 100). D’autres partisans de la théorie mystique de la Rédemption sont : Hippolyte, S. Athanase, S. Grégoire de Nysse, S. Épiphane (Cf. Rivière, Rédemption, Étude historique, 119 sq. ; Étude théologique, 85 sq.).

2. La théorie du rachat. Elle apparaît pour la première fois chez Origène. Elle se rattache à S. Paul et conçoit la Rédemption comme un rachat de la domination de Satan à laquelle, à l’époque patristique, on accordait beaucoup d’importance, car on y voyait une des conséquences principales du péché. Par le péché, les hommes sont devenus la propriété du diable à qui ils se sont livrés. Le Christ livra donc sa vie comme rançon au diable qui en exigeait une. Mais le diable fut déçu, car il ne put pas affirmer longtemps sa domination sur son butin de mort. Le Christ ressuscita pour une vie nouvelle et le diable perdit pour toujours son empire sur l’humanité (C. Cels., 1, 31 ; In Math., 16, 8 : M. 13, 1399 ; In Exod. hom., 6, 9 : M. 12, 338 ; In Ep. ad Rom., 2, 13 : M. 14, 1398). Cette théorie trouva une grande diffusion et fut souvent ingénieusement interprétée. Ainsi chez S. Basile, S. Grégoire de Nysse, qui considère l’humanité du Christ comme une « amorce » pour le diable (Orat. cat., 22 et 23), chez S. Ambroise, S. Augustin. S. Jean Damascène (cf. Rivière, 101 sq.) et les théologiens de l’époque carolingienne, comme Raban Maur et Alcuin, etc. S. Thomas luimême parle encore des droits du diable (S. th., 3, 49, 2).

Critique. La théorie du rachat se rattache, avec raison, à l’expression biblique de la rançon, mais, en faisant payer cette rançon au diable, elle introduit dans la spéculation un élément qui n’est pas biblique et qui est insoutenable, d’autant plus qu’elle reconnaît à Satan un droit légitime, parce que Dieu, pour punir les hommes, les aurait réellement livrés à son esclavage. A cela on unit l’abus de ce droit qui consiste en ce que le diable traita le Christ dans la Passion comme s’il était soumis à sa puissance, ce qui lui fit perdre son droit. Il est remarquable de voir la sympathie qu’eurent les Grecs et les Latins pour cette conception (expression malheureuse, dit Rivière, « mythe » disent les protestants) qui donnait à Satan plus qu’il ne lui appartenait. Elle eut cependant des adversaires, bien que peu nombreux, comme S. Grégoire de Naz. et plus tard les premiers scolastiques. Au reste, la déception du diable n’apparaît qu’à la périphérie des exposés patristiques ; elle n’est pas au centre. On pourrait voir, dans cette conception, un jeu d’esprit sur des pensées pauliniennes. S. Paul désigne Satan comme θεός τοῦ αἰῶνος τούτου, comme le dieu qui règne sur le monde mauvais. Mais il est historiquement erroné d’attribuer à la théorie « mythique », comme le font Sabatier et d’autres, une forte impression sur la pratique chrétienne et même sur le sacrifice de la messe, comme si l’on avait offert un sacrifice au diable.

3. Théorie du sacrifice par substitution. Elle se rattache à la notion paulinienne du sacrifice expiatoire et rapporte ce sacrifice uniquement à Dieu, car on n’offre pas de sacrifice au diable. On met, au premier rang, moins la conséquence du péché que sa coulpe. Le péché est une offense de Dieu ; il mérite punition, il exige une expiation. Il doit être éliminé, l’homme doit être réconcilié avec Dieu. Cela se fit par substitution : le Christ souffrit pour nous la mort expiatoire sur la Croix. Déjà S. Clément de Rome écrit : « A cause de l’amour qu’il nous portait, JésusChrist NotreSeigneur donna pour nous son sang ; d’après la volonté de Dieu, il donna sa chair pour notre chair, son âme (sa vie) pour notre âme (Cor., 49, 6 ; cf. 7, 4 ; 16, 2 sq.). Origène traite plus en détail la mort du Christ en tant que mort expiatoire (cf. p. 417 sq.), bien qu’à côté il recourt aussi à la théorie de la déception du diable (In Rom., 3, 8). Cette pensée trouve sa forme la plus parfaite dans S. Athanase. Si Dieu avait établi un homme pour notre rédemption, cet homme aurait peutêtre été vaincu par le diable. Cest pourquoi il envoya le Logos. Celuici accomplit parfaitement et victorieusement l’œuvre de la Rédemption. Or cette œuvre consistait dans une souffrance pénale qui était due à Dieu pour le péché. « Une mort douloureuse était, en effet, nécessaire et une mort pour tous, afin que ce que tous devaient fût payé » (De Incarn. Verbi, 20 ; cf. 6 et 9). « C’est pourquoi il prit un corps et le livra à la mort comme une victime innocente et il a ainsi, par son sacrifice de représentant, enlevé la mort à tous les hommes » (Ibid., 9). « Quand il vint pour prendre sur lui la malédiction que nous avions encourue, comment n’auraitil pas supporté la mort devenue malédiction ? » (Ibid., 25). A cette théorie, S. Athanase joint encore la théorie mystique de la récapitulation. D’autres Grecs encore, parmi lesquels il faut compter S. Jean Chrysostome et surtout S. Cyrille d’Alex., admettent l’idée de la satisfaction, tout en y joignant la théorie du rachat.

On comprend facilement que les Pères ne s’expriment pas d’une manière systématique, mais le fassent à propos de l’explication de textes bibliques. S. Basile utilise souvent l’image du rachat, mais il y unit aussi l’expiation, quand il dit : « Dieu n’avait pas besoin de faire une expiation pour luimême ni de racheter sa propre âme ; car il navait pas commis de péché » (In Ps. 21, 23 : M. 29, 438). « En tant que le Fils unique de Dieu, qui a donné la vie au monde, s’offre luimême comme sacrifice et victime à Dieu pour nos péchés, il est appelé Agneau de Dieu et brebis » (Jean, 1, 29 ; Is., 53, 7 ; ln Ps. 38, 6 : M. 29, 296). S. Grégoire de Nys. s’intéresse peu à la sotériologie proprement dite. « Au sujet de l’essence de la Rédemption, en tant que sacrifice expiatoire et satisfaction, Grégoire ne dit rien du tout » prétend Hilt. J. Lenz, par contre, voudrait le détacher de la théorie mystique ou physique représentée par S. Irénée et à laquelle Grégoire fait souvent écho, pour le rattacher à la doctrine de S. Paul sur laquelle pourtant il ne laisse échapper que quelques phrases d’une manière mécanique et occasionnelle. S. Grégoire exprime sa pensée d’une manière claire : « Il a pris les prémices de notre nature et par là, selon la puissance (τῆ δυνάμει), toute la masse a été mêlée avec Dieu ». « Il est devenu le médiateur entre Dieu et les hommes, alors que par lui il réunissait les hommes à Dieu » (M. 46, 533 A). S. Grégoire de Naz. s’écarte de S. Basile et de S. Grégoire de Nysse et condamne la théorie admise par Origène des droits du diable : le Christ n’a pas payé de rançon au diable, le dire serait une « honte ». C’est le « Père » qui a reçu cette rançon, non pas cependant parce qu’il l’exigeait, mais à cause de l’ordre du salut (διὰ τὴν οἰϰονομίαν) et parce que l’homme devait être sanctifié par l’humanité de Dieu (Orat., 45, 22 : M. 36, 653 ; cf. Orat., 4, 78 ; 19, 13 ; 24, 4 ; 30, 6). S. Jean Chrysostome, dans son explication des Épîtres pauliniennes, rencontre partout des textes qui concernent la Rédemption. S. Cyrille de Jér. a consacré à l’expiation la Cat., 13, 33 : Dieu aurait dû, après sa menace, tout anéantir, mais sa sagesse trouva le moyen de rendre sa menace vraie tout en rendant l’amour efficace (Athan.) : « Le Christ porta le péché dans son corps sur le bois (parce qu’il était l’HommeDieu) ; la méchanceté des pécheurs ne fut pas si grande que la justice de celui qui mourut pour nous ». S. Cyrille d’Alex., de même que S. Jean Chrysostome, revient souvent dans son exégèse à ce point de doctrine et il en parle tout à fait dans le sens de S. Paul : « Parce que la mort des bêtes sans raison ne pouvait supprimer la mort, le Christ vint luimême et souffrit dune certaine façon le châtiment pour tous... Il a été crucifié pour tous et à cause de tous, afin qu’un seul mourût pour tous et que tous vivent en lui » (In Joan., 22 : M. 73, 565). S. Jean Damascène : « Supposons que quelqu’un soit condamné à mort et qu’un autre, un innocent, accepte volontairement de mourir à sa place et de le délivrer ainsi du châtiment, c’est ainsi qu’a agi le Christ. De même que le Christ innocent, en mourant, a par sa propre mort délivré ceux qui devaient mourir, de même, en prenant sur lui la malédiction, il les a délivrés de la malédiction » (In Gal., 3, 13 : M. 95, 796).

Les Grecs, conformément à l’esprit de leur philosophie, assignent comme but à l’Incarnation, non seulement comme on vient de le dire, le rachat de la dette du péché, mais encore parfois et volontiers l’instruction par une nouvelle loi morale, le modèle et l’exemple à suivre, la divinisation de la nature humaine, commencée par la venue de Dieu dans la chair, la défaite et la suppression de la mort accomplie déjà par la Résurrection ; les Latins, de leur côté, conformément à l’esprit de l’Occident, tout en insistant, eux aussi, sur ces éléments subjectifs et moraux, font surtout ressortir la cause objective de la mort douloureuse expiatoire et soufferte à notre place. Cela est généralement reconnu et les protestants euxmêmes, comme Harnack et Seeberg, affirment qu’avec Tertullien et S. Cyprien la doctrine de la Rédemption est déjà achevée dans ses grandes lignes. Mais, en même temps, on accuse ces deux hommes d’avoir fait de la religion de grâce une « affaire juridique » entre Dieu et l’homme. A ce sujet, on pense surtout au « juriste » Tertullien, ou bien on prétend encore que des influences juives et romaines ont agi sur Tertullien. D’après Harnack, Tertullien et S. Cyprien ont appliqué au Christ le système pénitentiel d’alors. « Il ne faudrait pas croire, comme on l’a pensé, que c’est seulement à l’époque germanoromaine (par conséquent chez Anselme) que cette idée a été admise dans l’Église et y voir, par suite, une conséquence du droit criminel germain. Cette idée de « satisfactiones et merita » appartient déjà entièrement à l’époque romaine et y est rigidement construite... Cyprien a déjà appliqué au Christ le « satisfacere Deo ». La Passion et la mort sont un sacrifice satisfactoire que le Christ a offert au Dieu offensé et irrité, pour l’apaiser. Cette pensée amplifiée par Cyprien ne s’est plus jamais perdue dans l’Occident. Le Dieu irrité qui doit être apaisé, ce Dieu que les Grecs ont si peu connu, devint de plus en plus familier aux Occidentaux » (2, 180). Mais, au sujet des « Grecs qui ont si peu connu ce Dieu » Harnack avait dit, un peu plus haut, que Grégoire de Naz. « concevrait volontiers la mort du Christ comme un sacrifice expiatoire par substitution » (2, 178) et qu’Origène « a fait sensation parce qu’il est le premier dans l’Église suivant en cela le précédent des gnostiques (!) qui ait introduit une théologie du sacrifice ou de la réconciliation fondée sur la mort du Christ et qui ait par là enrichi la théologie tout en l’embrouillant (!)... Cette pensée qui, par son exposé, se rapproche de l’idée de peine par substitution, Athanase l’a adoptée et l’a jointe à cette autre : la véracité divine exigeait l’accomplissement de la menace de mort et par suite la mort fut acceptée pour tous par le Christ et réellement subie » (2, 177). Il ajoute que cette conception se retrouve aussi chez les autres Pères grecs, comme Cyrille de Jérusalem et les Cappadociens. Origène a à peine « embrouillé » les Grecs, car, en somme, la théologie grecque n’est chez lui qu’à ses commencements. Or il n’a pas emprunté sa « théologie de réconciliation » aux gnostiques, mais aux écrits bibliques qu’il commentait : Rom., Jean, Math., Nomb., Ex., etc.

Chez les Latins, l’œuvre rédemptrice objective de la mort douloureuse de Jésus était placée, dès le début, au premier plan. Il est vrai que la théorie des droits du diable introduisait dans leur conception une idée obscure. Tertullien : « Notre mort ne pouvait être détruite que par la Passion du Seigneur » (De bapt., 11). « Parce que personne ne peut, par sa mort, supprimer la mort des autres, si ce n’est le Fils de Dieu » (De pud., 22). Aux docètes qui suppriment la Passion du Christ il lance cet appel : « N’ôtez pas à l’univers son unique espérance » (De carne Christi, 5 ; cf. Adv. Marc, 3, 8). S. Cyprien : « Celuilà seul peut nous obtenir la rémission des péchés commis contre lui, qui a porté nos péchés, qui a souffert pour nous, que Dieu a livré pour nos péchés » (De laps., 17). « Comme il a souffert pour nous, comme il a souffert pour des péchés étrangers, chacun doit d’autant plus souffrir pour ses propres péchés » (Ad Fortun., 5). Le Christ prie, mais il prie « pour nous, parce que luimême nest pas pécheur, mais il a porté nos péchés... Par lui nous devons satisfaire (satisfacere) au Père » (Ép. 40, 5). S. Ambroise : « Quelle plus grande miséricorde que de s’être laissé immoler pour nos crimes, pour laver par son sang le péché qui ne pouvait être détruit d’aucune autre façon » (In Ps. 49, exp. 17). « Jésus est venu dans le monde, il a offert sa mort, pour celle de tous les hommes, et il a répandu son Sang, pour le sang de tous les pécheurs » (Ep. 41, 7). S. Jérôme : In Isaiam, 14, 53, 5 : M. 24, 507. S. Augustin : « Ait (Paulus) : eum qui non noverat peccatum, i.e. Christum pro nobis peccatum fecit (2 Cor., 5, 21) Deus, cui reconciliandi sumus, hoc est sacrificium pro peccatis » (Enchir., 41). S. Léon Ier : « Comment cette réconciliation étaitelle possible, comment Dieu pouvaitil pardonner à la race humaine, si le Médiateur de Dieu et des hommes ne s’était chargé de défendre la cause de tous ? » (Ep. 124, 3). « Quel sacrifice fut jamais plus sublime que celui où le véritable et immortel pontife offrit à son Père les dépouilles de son corps sur l’autel de la croix ? » (Ép. 124, 4 : M. 54, 1064 ; cf. Sermo 68, 3). S. Fulgence : « En ces sacrificeslà [les victimes charnelles de la Loi] le fils de Dieu était préannoncé, comme devant être occis pour les méchants ; mais en celuici [le sacrifice de la croix] il est annoncé comme ayant été occis pour les méchants » (De fide ad Petr., 19, 60). S. Grégoire le G. : « Il a pris la nature de l’homme, et non son péché. Il s’est fait pour nous sacrifice ; il a donné son corps pour servir d’une victime sans péché pour les pécheurs ; en sorte que pouvant mourir par son humanité, il pût purifier du péché par son innocence et par sa justice » (Moral., 17, 30, 46 : M. 76, 32).

On voit, d’après ces témoignages, que les Latins et les Grecs, au moins à partir de Tertullien et d’Origène, ont enseigné objectivement la satisfaction par substitution, bien qu’ils ne l’aient pas fait en employant la terminologie formelle des scolastiques. Harnack trouve une « différence de nuance » entre les Latins et les Grecs : « Chez les uns comme chez les autres, c’est la nature humaine qui souffre, car la nature divine est impassible ; mais chez les uns (les Grecs), la divinité souffre en vertu de la nature humaine qu’elle a faite sienne ; chez les autres (les Latins), l’homme souffre et offre sa nature humaine comme sacrifice mortel ; mais cette nature humaine reçoit une valeur infinie du fait que la divinité lui est unie ». Il est inutile de discuter sur cette différence.

Les théologiens de l’époque carolingienne répètent la doctrine de Rédemption des Latins. Ils insistent, comme les Pères depuis Origène, sur cette pensée que seul un DieuHomme pouvait nous racheter : « Pourquoi le Créateur de l’homme atil voulu expier les péchés par luimême, et non par les anges ? » demande Alcuin et il répond : « Parce que le mérite d’un ange ne suffisait pas à la rédemption de l’ensemble du genre humain » (Inter. et resp. in Gen., 12). De même, S. Bède, Raban Maur, Paschases, dont les exposés font déjà songer à la parole de S. Anselme : « Cur Deus homo ? » (1, 21). « Tu n’as pas encore considéré comme est lourd le péché ». Ce qui montre avec quelle vivacité fut discutée la question de la Rédemption objective, c’est la controverse qui commence alors au sujet de son extension ou de la prédestination.

Théorie de la satisfaction de S. Anselme. Le père de la Scolastique n’a pas inventé la « satisfactio vicaria » [satisfaction par substitution d’une victime] ; elle se trouve déjà objectivement, comme on l’a montré, dans la Bible et dans l’enseignement patristique ; mais il lui a donné une forme technique et il l’a approfondie. Il lui a donné une forme technique par l’emploi constant du terme « satisfactio vicaria » ; il l’a approfondie, en comblant une lacune de l’enseignement antérieur et en donnant une réponse à cette question : pourquoi le Christ livratil sa vie pour nous et devaitil la livrer ? Quel est le motif ou la cause de sa Passion et de sa mort ? Pour répondre à cette question, il ne partit pas, comme on le faisait jusque là, des conséquences du péché, mais du péché luimême.

Il juge le péché comme une offense de Dieu, parce qu’il est un vol fait à l’honneur de Dieu. Cette offense qui, d’après lui, est infinie exige réparation, restitution de l’honneur volé. Si cette réparation n’a pas lieu, le châtiment doit intervenir (la satisfaction ou le châtiment). Or l’homme, en raison de son inégalité avec Dieu, était incapable d’accomplir cette réparation. Si l’homme ne devait pas être éternellement perdu, il fallait que cette réparation fat accomplie par un HommeDieu qui, en vertu de sa nature divine, serait capable de fournir une prestation morale infinie et non due et qui, en vertu de sa nature humaine, pourrait s’engager pour sa race. Cette satisfaction par substitution a été accomplie librement par le Christ dont la vie fut tout entière consacrée à l’honneur de Dieu et dont la mort expia la peine due au péché. Dieu accepta cet acte expiatoire en notre faveur comme une œuvre d’une valeur infinie. S. Anselme expose cette théorie en un long développement dialectique, dans ses écrits sur l’Incarnation (Cur Deus homo). Cf. p. 342 et sq.

La Scolastique primitive adopta généralement ces idées, dans l’École des Victorins. Abélard introduisit une certaine dissonance dans la Tradition, en rejetant, ainsi que son École (P. Lombard), le terme satisfaction en n’admettant que l’amour, sans tenir compte de la justice. Mais les premiers scolastiques n’admettent pas la nécessité de l’Incarnation pour la Rédemption ; il est vrai qu’Abélard l’exige toujours dans le sens de l’optimisme : Dieu doit toujours faire le meilleur.

S. Thomas, ainsi que S. Anselme, considérait le péché comme une offense infinie. Les Pères, il est vrai, avaient déjà déclaré que seul l’HommeDieu pouvait nous racheter, mais sans indiquer d’une manière plus précise le pourquoi. Cf. Origène, In Num., 24, 1 ; Ép. ad Diog., 9 ; S. Athanase ; S. Basile, In Psalm., 48, 3, 4 : M. 29, 437 sq. ; S. Cyrille d’Alex. ; S. Ambroise, In Luc, 6 : « Aucun homme n’a pu être assez grand pour enlever les péchés du monde entier » ; S. Augustin : « Le genre humain ne serait pas délivré, si la Vérité divine n’avait daigné se faire humaine » (Sermo 174, 1) ; S. Anselme, dans Cur Deus homo : « La mesure de la satisfaction doit correspondre à la mesure du péché  » (1, 21). « Lorsque je considère l’action [du péché] ellemême, elle me paraît de peu d’importance ; mais quand je la considère comme contraire à la volonté de Dieu, je ne connais rien d’aussi haïssable, plus grave qu’aucune autre perte » 1, 21). Par suite, « il faut que la satisfaction soit accomplie par le Dieuhomme » (2, 6). S. Thomas s’appuie sur ces pensées et les explique d’une manière plus précise : « parce que le péché commis contre Dieu a une infinité qui résulte de l’infinité de la majesté divine ; car l’offense est d’autant plus grave que celui contre lequel on l’a fait est plus élevé » (S. th., 3, 1, 2 ad 2). Les thomistes utilisent pour l’explication de cette thèse (comme argument évident) l’axiome : « Honor est in honorante, injuria in injuriato » : L’honneur se mesure à la situation de celui qui le rend, l’offense à la situation de l’offensé. Par suite, l’honneur rendu par l’homme n’atteint pas à la hauteur de l’offense faite à Dieu ; il y a un abîme immense. On insiste sur le « quamdam infinitatem » ; il n’y a qu’un Être infini, le Dieu absolu ; mais, à côté, il y a place pour un infini dans l’ordre moral et cet infini consiste dans les mauvais rapports entre le pécheur et Dieu et dérive de l’offense envers l’infinie majesté de Dieu. Ce n’est donc pas un être physique ou, comme le disait Scot dans sa critique de S. Thomas, un Dieu infini formellement mauvais à côté du Dieu formellement bon : le Dieu des Manichéens. Conséquent avec ses principes, S. Thomas affirme la nécessité de l’Incarnation pour la satisfaction complète (S. th., 3, 1, 2 ad 2) et, ce qui est ici en question, l’équivalence et même la surabondance de la satisfaction. « Honor est in honorante ». Or celui qui offrait la satisfaction était l’HommeDieu ; « actiones sunt suppositi », par conséquent ses actions théandriques étaient d’une valeur infinie, à cause de la Personne divine, bien qu’elles aient été accomplies dans la nature humaine finie. Et ces actions sont d’une valeur infinie à cause de leur union intime avec le Logos qui les fait siennes, et non à cause de la nature dans laquelle elles sont opérées, pas davantage à cause uniquement de leur relation extérieure avec le Logos ou d’une acceptation gracieuse de la part de Dieu, comme le prétendait Scot. La prestation de l’HommeDieu était surabondante ; ce n’était pas seulement linfinité mise en regard de linfinité, si bien quil ny aurait eu qu’équivalence entre lexpiation infinie et la malice infinie du péché ; en effet, linfinité du péché était seulement une infinité morale, alors que celle de la satisfaction était une infinité physique, à cause de l’union physique (realis, hypostatica) de la nature humaine avec le Logos. En d’autres termes, le péché est terminativement infini, la satisfaction l’est en soi et objectivement. Ceci est enseigné, en fait, par S. Paul (Rom., 5, 1221 ; Hébr., 10, 418) et les Pères ont partagé ce sentiment dans leurs explications de l’Épître aux Romains, bien quils aient limité la surabondance à lhumanité réelle. S. Anselme, de son côté, l’étend d’une manière absolue : « La vie de cet homme a été si excellente et si glorieuse qu’elle a permis de satisfaire pour les péchés du monde entier, et même infiniment plus » (Cur Deus homo, 2, 18). En raison de l’infinité du péché, dit S. Thomas, « pour que la satisfaction fût complète, il a donc fallu que l’acte de celui qui satisfait eût une efficacité infinie, comme l’acte de celui qui est Dieu et homme » (S. th., 3, 1, 2 ad 2). Cette satisfaction a été réalisée par le Christ : « Par conséquent, la passion du Christ a été une satisfaction suffisante et surabondante pour le péché du genre humain et pour la peine qu’il avait méritée » (S. th., 3, 48, 4). « Le Christ en souffrant par charité et par obéissance a rendu à Dieu plus qu’il ne fallait pour faire compensation à toutes les offenses du genre humain : D’abord à cause de la grandeur de la charité qui le faisait souffrir ; ensuite à cause de la dignité de la vie qu’il a donnée pour satisfaire, car c’était la vie d’un hommeDieu » (Ibid., a. 2). Cet exposé se complète par la doctrine du Christ, notre chef, dont les actions, par la foi en lui, deviennent celles de ses membres. « Nous sommes les membres de son corps » (Éph., 5, 30). Par suite, la satisfaction est aussi fournie par nous, les offenseurs, dans notre chef. Il se trouve ici, à la vérité, une certaine acceptation, admise par S. Thomas luimême. Car Dieu a, en principe et par grâce, accepté une représentation ; il l’a même ordonnée en « constituant » son Fils médiateur (Rom., 3, 25). C’est pourquoi S. Thomas dit que nous avons été rachetés dans la voie de la grâce et de la justice : « Cela convenait à sa justice, parce que le Christ a satisfait par sa passion pour les péchés du genre humain... Cela convenait aussi à sa miséricorde, parce que l’homme ne pouvant pas satisfaire par luimême pour le péché de toute la nature humaine... Dieu lui a donné son Fils pour satisfaire à sa place ». Il se réfère ici à Rom., 3, 24 et Éph., 2, 4. (S. th., 3, 46, 1 ad 3, et 6 ad 6).

La théorie de l’acceptation de Duns Scot est aujourd’hui rejetée par la plupart des théologiens. D’après cette théorie, l’œuvre du Christ aurait été suffisante seulement par l’acceptation bienveillante du Père et non pas en soi et intérieurement (satisfactio de congruo : ex circumstantia suppositi et de congrua ratione suppositi habuit quamdam rationem extrinsecam, propter quam Deus potuit acceptare... extensive pro infinitis ; Klein, 155). Par contre, Minges porte sur Scot le jugement suivant : « Doctor subtilis dicitur docuisse, satisfactionem Christi non ex sese esse sufficientem condignam adæquatamque, necdum superabundantem, sed tantum ob benignam et liberalem acceptationem ex parte Dei qui supplet supplenda. Verum est, ejus verba hinc inde ita sonare videri, sed tota doctrina ambigua non esse potest, si non unum alterumque locum, sed omnes locos secundum contextum serio perpendimus. Dicendum est : Etiam secundum Scotum satisfactio et meritum Christi ab intrinseco est valoris moralis infiniti, per se adæquate, immo superabundater ad recompensanda peccata non solum omnium hominum, qui fuerunt, sunt et erunt, sed etiam infinitorum hominum. Eatenus infinita est in sensu largiore vel secundum quid. Sed in sensu strictissimo, vel formaliter, est finita, quia realitas ejus physica est creata et eo ipso finita. Alioquin Deus opus Christi ita diligere deberet sicut seipsum vel propriam essentiam diligit, id est necessitate metaphysica, vel deberet diligere opus creatum et temporale sicut se ipsum, Deum æternum increatum, id quod falsum est ». Il cite ensuite des passages de Scot, desquels il ressort que lui aussi, d’une certaine manière, enseigne une satisfaction de la justice divine, admet que l’œuvre du Christ est, d’une certaine manière, infinie, que son mérite doit avoir la valeur d’un mérite de condigno et que, pour cette raison, nous devons une grande reconnaissance au Seigneur en raison de sa mort rédemptrice (Comp. theol. dogm., 1, 319 sq.).

Clément VI prend officiellement en considération le thomisme dans la Bulle « Unigenitus » du 25 janvier 1343 : « (Le Christ) a répandu son sang, innocent immolé sur l’autel de la croix, non pas en une infime goutte, qui pourtant aurait suffi en raison de son union avec le Verbe à la Rédemption de tout le genre humain, mais en abondance, comme un fleuve » (Denz., 550).

Les théologiens posttridentins ont continué la construction de la doctrine de la Rédemption. Ils enseignent d’abord que la satisfaction se fit « ad rigorem justitiæ », de telle sorte, par conséquent, que Dieu était obligé, en vertu de la justice commutative, d’accorder le pardon du péché dans le sang du Christ. Naturellement, ils ne nient pas que la condition préalable pour cela était l’acte de grâce divine, par lequel le Christ fut constitué notre Rédempteur, mais ils veulent seulement affirmer l’équivalence entre l’offense et l’expiation. « Justice et paix s’embrassent » (Ps. 84, 11). « Si Dieu voulait manifester sa justice, non moins que sa miséricorde, en exigeant une satisfaction entière, aucun autre qu’un DieuHomme ne pouvait satisfaire » dit le Concile provincial de Cologne (1860). 1, c. 18. (Cf. Catech. Rom., 1, 2, 2). A ce sujet, cf. Salmant., De incarn., disp. 1, dub. 7 ; Franzelin, Thes., 47 ; Janssens, 2, 783 sq.

Les théologiens de Salamanque montrent (disp. 1, dub. 5) que, dans la mort du Christ, la notion de satisfaction fut complètement réalisée, « satisfactio est redditio æquivalentis voluntaria ad alterum ex propriis et alias indebitis ». Les premiers éléments résultent clairement de ce qu’on a déjà dit. Le Christ donna librement sa vie comme une expiation équivalente. « Ex propriis et alias indebitis » : c’étaient ses actes personnels, propres, accomplis dans la nature humaine. Il n’y était pas tenu, par ailleurs, envers Dieu, car il était innocent et c’est par pur amour pour Dieu et pour nous qu’il les accomplit et il pouvait en disposer librement. La satisfaction doit se faire « envers autrui », car personne ne peut s’offrir réparation à soimême. Et, pour rendre cela intelligible, on distingue dans le Christ deux sujets moraux et juridiques différents ou deux personnalités sur la base des deux natures réellement distinctes. L’unique Personne satisfait, dans la nature humaine, à la Trinité tout entière et, par conséquent, véritablement à ellemême ; ce n’est que par appropriation que la satisfaction est attribuée au Père seul ; en soi elle s’adresse aux trois Personnes. Par cette construction d’une personnalité virtuellement double dans le Christ, avec la distinction réelle des natures, des volontés, des libertés, des activités et du droit, on supprime l’apparente contradiction de la satisfaction du Christ envers luimême. Ceci est confirmé par S. Paul : « Car cest bien Dieu qui, dans le Christ, réconciliait le monde avec lui : il n’a pas tenu compte des fautes, et il a déposé en nous la parole de la réconciliation » (2 Cor., 5, 19). Et Dieu ayant constitué son Fils notre Chef, la satisfaction se fit aussi « non pro alienis », mais dans l’unité juridique et morale avec nous, qui étions, par ailleurs, coupables de l’offense (S. th., 3, 19, 4 et 48, 1).

Synthèse. L’évolution de la doctrine de la Rédemption s’accomplit donc ainsi : Les premiers Pères citent les textes bibliques ; S. Irénée fait valoir notre union mystique avec le Christ notre chef ; Origène fait ressortir l’idée du sacrifice, mais en même temps, il affirme le droit du diable à recevoir une rançon, et ensuite, cette discordance se fait entendre chez tous les Pères jusqu’à la Scolastique. Dans la théologie latine, l’évolution de la doctrine est assez rigide. Les théologiens français et allemands, comme Tixeront, Prat, Rivière, etc., parlent de différentes « théories » de la Rédemption chez les Pères : 1° La théorie mystique de la Rédemption ; 2° La théorie du rachat ; 3° La théorie du sacrifice par représentation ; 4° La théorie du droit du diable qui en abuse sur le Christ (il en fut puni par la perte de ce droit) ; 5° La satisfactio vicaria (S. Anselme). A ce sujet, il faut remarquer que l’idée de la mort douloureuse par substitution doit être considérée comme une « doctrine » patristique tirée de la Bible et d’un caractère traditionnel. Le droit du diable et les spéculations souvent fantaisistes qu’on en a fait dériver sont de nature purement subjective et n’ont aucune valeur traditionnelle. Cependant cette expression abusive du droit du diable se retrouve encore dans S. Thomas (S. th., 3, 49, 2 ; Comm. in Rom., 7, lect. 1). S. Hilaire expose la doctrine complète de la représentation, mais il trouble l’harmonie de cette doctrine en disant de la Passion du Seigneur : « Et quamquam passio illa non fuerit condicionis et generis, quia indemutabilem Dei naturam nulla vis injuriosæ perturbationis offenderet ; tamen suscepta voluntarie est, officio quidem ipsa satisfactura pœnali, non tamen in pœnæ sensu laesura patientem » (In Ps. 53, 13). Il est difficile de ne pas voir ici une souffrance apparente.

S. Thomas et S. Bonaventure, comme les scolastiques postérieurs en général, nient la nécessité absolue d’une telle satisfaction, tout en reconnaissant pleinement sa haute convenance. Ni Dieu, disentils, n’était forcé par sa justice dexiger une telle satisfaction, ni la Passion et la mort du Christ n’étaient indispensables pour accomplir cette satisfaction. Bien plutôt, nimporte quel acte moral du Christ aurait suffi pour compenser l’honneur volé à Dieu. Mais, dans le choix spécial de la Passion et de la mort, se sont manifestés les plus magnifiques attributs de Dieu, ainsi que la satisfaction la plus parfaite et le plus grand amour rédempteur. En effet, dans cet acte unique, furent réalisées les fins rédemptrices les plus diverses : délivrance du péché, acquisition de la grâce, modèle éminent de vertu et extirpation efficace du péché. En soi, la Passion du Christ fut pour nous le sacrifice expiatoire le plus parfait, ainsi que l’offrande à Dieu d’une rançon d’un prix infini. C’est pourquoi la Rédemption est d’une valeur infinie, surabondante. Elle fut accomplie dans l’humanité du Christ, mais eut pour cause les desseins miséricordieux de Dieu qui se servit de l’humanité du Christ comme d’une cause instrumentale. C’est pourquoi se compénètrent dans la Rédemption la grâce et la justice, le jugement et l’amour (Cf. S. Thomas, S. th., 3, 4650 ; S. Bonaventure, Breviloq., P. 4, c. 110 et les remarques sur le chapitre premier dans l’édition de A.M. de Vicetia [1881]).

Il suffit de signaler l’universalité de la Rédemption, qui sera examinée à propos de l’universalité de la grâce (§ 125). Il est de foi que le Christ est mort pour tous les hommes (Denz., 319). Trident. : « Mais, bien que lui soit mort pour tous (2 Co 5, 15), tous cependant ne reçoivent pas le bienfait de sa mort, mais ceuxlà seulement auxquels le mérite de sa Passion est communiqué » (Cf. s. 6, c. 2 et 3 ; Denz., 794 sq.). Dans la prière sacerdotale, « Le Christ, en ce qui le concerne, a prié pour tous » dit S. Thomas (In Joan., 17 ; Lect. 2, n. 2). Au sujet de l’application de la mort du Christ, il s’exprime ainsi dans C. Gent., 4, 55 : « La mort du Christ est en effet comme la cause universelle du salut, de même que le péché du premier homme avait été en quelque sorte la cause universelle de la damnation ». Or, il est nécessaire d’appliquer à chacun, d’une manière particulière, une cause universelle, pour qu’il participe à son effet. L’effet du péché originel parvient à chacun par la descendance charnelle, mais l’effet de la mort du Christ touche chacun par la renaissance spirituelle, dans laquelle l’homme est uni et incorporé au Christ ; et c’est pourquoi chacun doit chercher à renaître dans le Christ et à recevoir les autres choses (les sacrements) dans lesquelles la mort du Christ est efficace ». La proposition des jansénistes prétendant que ce serait du semipélagianisme daffirmer « que le Christ est mort ou qu’il a versé le sang pour tous les hommes sans exception » doit être condamnée « car fausse et téméraire » (Denz., 1096). Les théologiens disent : « Mortuus est Christus pro omnibus ad sufficientiam non quantum ad efficientiam ».

Cela veut dire que, bien que le Christ soit mort pour tous, sa mort n’est cependant utile, en fait, qu’aux seuls élus. Scot : « De facto tamen non fuit accepta (passio Christi) nisi pro electis, quia pro eis tantum fuit oblata a Christo, efficaciter dico » (Minges, 1, 322). Il faut cependant placer ici une remarque : « Refert S. Alphonsus Lig. quosdam theologos sensisse quod Christus fuerit Redemptor omnium sufficientis pretii, non sufficientis voluntatis ; at Christum pro omnibus voluisse (scil. antecedenter) pretium salutis offerre, sententia communior est » (Paquet, De incarn. Disp., 9, quæst. 3 ad 6).

Le Christ médiateur. En tant que Prêtre sacrificateur du Nouveau Testament, le Christ est le médiateur entre les deux extrêmes : la divinité offensée et l’humanité pécheresse. Le Christ « a obtenu un sacerdoce d’autant plus élevé qu’il est médiateur d’une alliance plus élevée et fondée sur de meilleures promesses » (Hébr., 8, 6). « C’est pour cela qu’il est médiateur d’une nouvelle alliance, afin que la mort étant intervenue pour le pardon des transgressions commises sous la première alliance, ceux qui sont appelés reçoivent l’héritage éternel qui leur a été promis » (Hébr., 9, 15 ; cf. 12, 24). « Il y a un seul Dieu et un seul médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus Homme, qui s’est donné luimême en rançon pour tous » (1 Tim., 2, 5). Si Mithra luimême est appelé μεσίτης et si Philon désigne Moïse comme μεσίτης, il nen résulte pas que S. Paul ait fait un emprunt à lun ou à lautre. LAncien Testament (Deut., 5, 5) ainsi que la Révélation à ce sujet suffisent.

Les Pères ont d’ordinaire exprimé la médiation du Christ dans cette phrase maintes fois répétée : Dieu est devenu Homme, afin que l’homme devienne Dieu. S. Augustin, là aussi, est le maître de la Scolastique : « L’homme est bien éloigné de Dieu et Dieu est bien éloigné de l’homme. Un hommeDieu sest placé entre les deux » (Sermo 81, 6). « Ce médiateur est apparu entre Dieu et les hommes, afin que, réunissant les deux natures dans l’unité d’une même personne, il relevât par de l’extraordinaire ce qui était ordinaire en lui, et tempérât les prodiges par des choses purement humaines » (Ép. 137, 3, 9). Mais il est médiateur en tant qu’Homme : « Ce n’est qu’en sa qualité d’homme qu’il est médiateur ; en tant que Verbe, il n’est plus terme moyen, il est égal à Dieu, Dieu en Dieu, et avec le SaintEsprit un seul Dieu » (Conf., 10, 43). Daprès S. Thomas, la médiation du Christ a un fondement ontologique et un fondement moral ; le premier consiste dans son être divinohumain, le second dans les actions théandriques rendues possibles par là. De l’ensemble il résulte qu’il n’y a qu’un seul véritable médiateur (1 Tim., 2, 5). Les autres qu’on appelle médiateurs, par ex. : les saints et les prêtres, ne le sont que dans un sens dérivé (S. th., 3, 26, 1 et 2). S. Bernard dit ces belles paroles à propos des saints : « Ils (les saints) sont les médiateurs par lesquels je puis m’élever jusqu’au grand médiateur qui est venu rétablir la paix par son sang, entre la terre et les cieux » (In festo S. Petri et Pauli, sermo 1, c. 1 : M. 183, 405).

Objections. Comme toutes les objections élevées contre la doctrine catholique, cellesci aussi, particulièrement celles que formule la critique moderne qui sappuie sur Ritschl en Allemagne et sur Sabatier en France, reposent sur des malentendus théologiques, ou sur de fausses interprétations de la doctrine, ou bien elles supposent la conception protestante de la satisfaction qui consiste dans le transfert mécanique d’un châtiment au Christ, châtiment qui, d’après Calvin, consistait à endurer les peines de l’enfer. La théorie protestante prêta aussi à la critique, en faisant accomplir au Sauveur, par son « obéissance active », la loi morale divine pour les rachetés et en attribuant extérieurement aux croyants, la justice exercée et prouvée de cette manière (justitia imputata). Cette conception mécanique de l’œuvre du salut était certes exigée par tout le système de l’imputation. Il s’est trouvé aussi des théologiens catholiques, comme Hermes et Günther, qui ont exposé sur ce point des conceptions insoutenables. Le premier contestait la justice vindicative de Dieu et voyait dans la mort salutaire du Christ un exemple pédagogique, un moyen d’éducation, par lequel Dieu voulait montrer aux rachetés l’horreur du péché. D’après Günther, la mort du Christ avait comme but de rétablir l’équilibre moral de l’humanité qui avait été détruit par la désobéissance d’Adam. Assurément, la mort du Christ avait une importance morale et exemplaire, mais elle avait surtout, comme on l’a montré, une valeur objective. Les objections qu’on croit pouvoir élever, au nom de la raison, concernent Dieu, le Rédempteur et la Rédemption ou satisfaction.

La doctrine de la satisfaction par substitution contredirait l’immutabilité et la bonté de Dieu. Mais cette doctrine doit s’expliquer de telle sorte que ces deux attributs fondamentaux de Dieu ne soient pas atteints. Il est certain que Dieu est immuable, aussi bien dans ses « sentiments » que dans son Être. On ne peut pas admettre dans l’explication spéculative du dogme un « changement de sentiments », chez Dieu, en faveur des hommes qu’il aurait d’abord « haïs » et poursuivis de sa « colère ». On doit, par contre, considérer la relation produite entre Dieu et l’homme par le péché comme une relation hostile (Rom., 5, 10). Il était impossible à l’homme d’atteindre sa fin unique et dernière, l’union avec Dieu. On peut, en renversant les termes, appeler cet état une aversion de Dieu pour l’homme et le caractériser d’une manière imagée comme « courroux » de Dieu (Rom., 5, 9). Par l’acte rédempteur du Christ, cette relation négative fut modifiée par un changement dans les rachetés, non en Dieu. Dieu luimême est dans son Être, comme dans ses sentiments, immuablement incliné vers le bien et la sainteté, comme il a de l’aversion pour le mal et l’impiété. Si l’homme sort de la sphère de l’impiété pour entrer dans celle de la sainteté, l’amour de Dieu l’enveloppe, comme l’enveloppait auparavant sa justice vindicative. L’homme change ses rapports visàvis de Dieu, Dieu reste toujours le même, en tant qu’éternellement il aime le bien et hait le mal. S. Augustin : « Que nous soyons réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils, cela ne doit pas s’entendre ni se prendre dans ce sens que le Fils nous a réconciliés pour commencer à aimer désormais ceux qu’il avait haïs, comme l’ennemi se réconcilie avec l’ennemi, afin que deviennent amis et s’aiment mutuellement ceux qui auparavant se haïssaient, mais nous avons été réconciliés avec lui, comme avec quelqu’un qui nous aimait déjà, après que nous avons eu de l’inimitié contre lui à cause du péché ». Il se réfère, à ce sujet, à Rom., 5, 8 sq. (In Joan., 110, 6). S. Thomas : « En effet, la satisfaction du Christ obtint son efficacité pour justifier et pour racheter, de ce que Dieu a arrêté par un décret de sa volonté » (In Rom., 3, lect. 3). « Dieu nous a réconciliés avec Lui en tant que cause efficiente, pour sa part, mais que, pour que la réconciliation soit méritoire, il faut qu’elle se fasse aussi de notre côté. Les moyens en sont : le baptême, la pénitence et l’éloignement du péché » (In 2 Cor., 5, lect. 5). Les « mérites du Christ » euxmêmes tombent sous la prédestination (In Col., 1, lect. 6). « On ne dit pas que la passion du Christ nous a réconciliés avec Dieu, comme s’il eût recommencé à nous aimer alors, puisqu’il est écrit (Jér., 31, 3) : Je vous ai aimé d’un amour perpétuel, mais on le dit parce que par la passion du Christ la cause de la haine a été détruite, soit parce que le péché a été effacé, soit parce qu’elle a offert en retour un bien plus agréable à Dieu » (S. th., 3, 49, 4).

On peut, d’après S. Thomas, considérer la mort du Christ d’un triple point de vue : 1° Comme la suppression de la vie, et de cela Dieu ne se réjouissait pas ; 2° Comme un crime des Juifs et cela Dieu le haïssait ; 3° Comme une obéissance amoureuse et cela Dieu l’aimait et le récompensait (In Rom., 5, lect. 2). S. Augustin : « Il a fait, en effet, par le ministère des Juifs et à leur insu, ce qui devait servir à racheter les esprits éclairés et à confondre les incrédules. Les Juifs ne savent pas le bien produit par leurs crimes » (Serm. 336 : Brev. Rom. in die V Oct. dedicat. Eccl.).

Dieu fut « apaisé » et se complut à mort sacrificale du Christ, non pas certes au méfait des Juifs qui faisaient mourir un innocent, mais à l’obéissance de l’HommeDieu qui mourait pour ses frères. Quil ait été son Fils bienaimé et qu’en même temps Dieu l’ait donné aux hommes par amour, l’Écriture, comme on l’a prouvé, l’atteste clairement (Jean, 3, 16 ; Rom., 8, 32 ; cf. 5, 8), et elle y insiste en premier lieu. Il n’en reste pas moins vrai que Dieu a établi son Fils comme « victime expiatoire pour manifester sa justice, à cause des prévarications précédentes » (Rom., 3, 25). Nous devons donc maintenir que, dans la mort rédemptrice du Christ, ces deux attributs de Dieu ont été opérants, l’amour et la justice, tout en avouant qu’il nous est impossible de pénétrer entièrement l’harmonie intime de ces deux attributs.

La seconde objection concerne le Rédempteur. Il faudrait conclure, d’après la doctrine catholique, que le Christ s’est offert à luimême une satisfaction, car, étant la seconde Personne de la divinité, il a été offensé par le péché aussi bien que le Père et le SaintEsprit. Or soffrir à soimême une réparation est une contradiction. La réponse se trouve dans la distinction de deux personnalités virtuellement et moralement distinctes dans le Christ (cf. p. 435).

Mais n’estce pas une contradiction de punir un innocent pour un coupable ? N’estce pas là, comme on en a fait le reproche, la théorie médiévale du « garçon chargé de recevoir les coups » ? On peut faire ce reproche à la théorie protestante de la satispassion, mais non à la doctrine catholique de la satisfaction. D’après la doctrine catholique, le Christ ne fut pas purement et simplement châtié pour les coupables, chargé extérieurement de la dette de péchés de prévaricateurs étrangers, mais, en tant que chef de notre race, il entra, volontairement et avec un amour immense pour nous, dans la voie de la souffrance et devint notre médiateur, en satisfaisant aux exigences de la justice divine dans un suprême amour et une suprême obéissance. Par là, il s’est acquis pour lui le plus grand mérite et il a opéré la rédemption pour ses frères ; bien loin de porter atteinte à l’ordre moral divin, il lui a procuré la réalisation la plus intense et la plus haute. Il est vrai que, par l’acte rédempteur du Christ, nous sommes rachetés en principe, mais nous ne le sommes en fait que si, en tant que membres de son corps mystique, nous nous rattachons, dans la foi et le repentir, à l’obéissance et à l’amour de notre chef et nous nous approprions ses sentiments. Il faut toujours insister avant de parler du côté juridique et pénal de l’acte salutaire du Christ sur son caractère moral. Il serait erroné de se représenter le Christ comme chargé, passivement et malgré lui, de la faute et de la peine des péchés de l’humanité, tel le bouc émissaire de l’Ancien Testament. Il est exagéré aussi et contraire à la vérité de s’imaginer l’âme du Seigneur remplie, malgré sa pureté, des images d’effroi et d’angoisse » de tous les pécheurs humains et toute agitée, comme si elle avait dû éprouver tous les sentiments de désespoir et de remords des plus grands criminels. Une telle conception conduit finalement à l’affirmation de Calvin, d’après laquelle le Christ aurait éprouvé les tourments spirituels de l’enfer. Suarez reproche aux protestants « d’avoir inventé, sans raison, des douleurs et des angoisses du Christ qui n’ont pas de fondement dans l’Écriture et ne concordent pas avec la perfection et les privilèges du Christ (qu’on songe à sa sainteté, à son innocence, à la tranquillité de sa conscience), parce qu’une telle peine suppose une faute ou une grande ignorance et nous est absolument inutile » (De myster. vitae Christi, disp. 33, sect. 1).

La juste conception du caractère moral de la mort obéissante du Christ, bien différente de la conception unilatérale, juridique et pénale des protestants, permet de réfuter aussi la troisième objection tirée de la satisfaction par substitution. Certainement ceci ne peut pas s’entendre du simple transfert d’une dette. Dans les dettes matérielles, la médiation purement extérieure d’un étranger est possible. Mais, quand il s’agit d’une offense, l’expiation et la satisfaction ne peuvent se faire qu’à condition que l’offenseur change ses sentiments antérieurs. A cela un étranger ne peut pas suppléer. Or celui qui veut connaître, à ce sujet, la doctrine catholique, n’a qu’à lire ce qu’enseigne le Concile de Trente sur la nécessité de la préparation à la justification (s. 6, c. 6) et sur le devoir de la satisfaction personnelle dans la réception du sacrement de Pénitence. Dans le dernier passage, on indique comme conforme à la justice et même à la clémence de Dieu que le pécheur accomplisse des œuvres propres de satisfaction par lesquelles il s’assure contre les châtiments divins. « Il s’ajoute à cela que, par nos souffrances satisfactoires pour nos péchés, nous devenons conformes au Christ Jésus qui a satisfait pour nos péchés et dont vient toute notre capacité, et que nous avons par là le plus sûr gage que, si nous souffrons avec le Christ, nous serons glorifiés avec lui. Mais cette satisfaction que nous acquittons pour nos péchés ne peut se dispenser d’être par le Christ Jésus, car ne pouvant rien de nousmêmes, en tant que de nousmêmes, par sa coopération à lui qui nous réconforte, nous pouvons tout » (S. 14, De pœn., c. 8 ; Denz., 904).

D’après la doctrine de l’Écriture et de l’Église, on doit donc entendre la satisfaction par substitution, d’abord comme un acte expiatoire personnel du Christ, de l’HommeDieu, mais aussi et immédiatement ensuite comme le même acte de la part de toute lhumanité et particulièrement des fidèles qui s’unissent à leur chef et accomplissent en lui, chacun pour son compte, la suppression de la désobéissance coupable du premier chef de l’humanité. Ici on ne peut jamais concevoir d’une manière assez étroite la connexion intime avec le Christ. La représentation assumée par lui doit être entendue comme une représentation absolument vraie et réelle. La doctrine catholique est préservée d’une extériorisation et d’un transfert mécanique par ce qu’elle dit avec S. Paul : « Nous qui sommes morts au péché, comment vivrionsnous encore dans le péché ? Ne savezvous pas que nous tous qui avons été baptisés dans le Christ Jésus, cest dans sa mort que nous avons été baptisés ? Nous avons donc été ensevelis avec lui par le baptême dans la mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous aussi nous marchions dans une vie nouvelle » (Rom., 6, 24). De cette manière, la doctrine mystique de la Rédemption, si nettement attestée dans l’Écriture et les Pères, s’unit à la doctrine satisfactoire et rend celleci plus féconde et plus intelligible. Les deux doctrines existent, comme on la montré, depuis S. Irénée, mais elles navaient pas encore été formellement fondues dans lunité.

§ 103. Les effets du sacrifice rédempteur

1. Pour le Christ luimême. Le Christ n’a pas enduré la mort comme une destruction de sa vie subie contre son gré, mais par obéissance libre envers son Père. En cela consiste la moralité et le caractère méritoire de sa mort pour luimême. De même que le Christ était capable de recevoir des grâces, quil coopérait librement avec ces grâces et méritait, de même il était capable, malgré son état parfait, de recevoir la récompense de ses actions méritoires. C’est pourquoi le Christ est également notre plus parfait modèle de moralité.

La vérité que le Christ a mérité sa glorification par sa mort est clairement attestée dans l’Écriture. Elle est déjà exprimée dans Isaïe (53, 11). Le Christ luimême laffirme dune manière précise (Luc, 24, 26 ; Jean, 10, 17). S. Paul lenseigne dune manière aussi décisive (Act. Ap., 13, 2641 ; cf. 2, 3236. Phil., 2, 711. Éph., 1, 1923. 1 Cor., 15, 28. Hébr., 5, 79 ; 12, 2). On pourrait citer ici un grand nombre de passages des Pères pour prouver que tout en s’occupant du côté objectif et dogmatique de la mort douloureuse du Christ, ils n’ont pas oublié le côté subjectif et moral de cette mort. S. Augustin appelle la Croix du Christ une chaire des vertus (In Joan, 119, 2 ; Ép. 138, 17). S. Thomas lui aussi souligne ce caractère exemplaire de la mort du Christ (S. th., 3, 46, 4 ad 6). L’exercice de piété catholique du chemin de la Croix est, par suite, authentiquement biblique et dogmatique, réclamé, pour ainsi dire, par le Christ luimême (Luc, 6, 40 ; 14, 27. Jean, 13, 16 ; 15, 20. Math., 10, 24) et recommandé par les Apôtres (1 Pier., 2, 2123. 2 Cor., 4, 1011. Phil., 2, 512. Rom., 8, 17. Col., 1, 24. Hébr., 5, 78 ; 12, 2).

Théologiquement, le très haut mérite personnel du Christ résulte de sa très haute capacité de mérite. Certes, il ne pouvait pas mériter pour lui la grâce de l’union hypostatique, ni les grâces qui en sont la conséquence nécessaire. Il faut compter dans ce nombre la gloire éternelle, en tant que complément de la grâce, dans la mesure où elle est entendue comme essentielle (principium meriti non cadit sub merito). Mais on ne doit pas dire pour cela, comme l’enseignait Calvin, que le Christ n’a rien mérité pour luimême. Les théologiens, avec S. Thomas, expliquent les textes allégués, concernant le mérite personnel, de la façon suivante : Par son abaissement volontaire, dont le point le plus profond se trouve dans sa Passion, sa mort et son ensevelissement, il a mérité l’exaltation extérieure qui consiste dans sa Résurrection, dans son Ascension, dans le fait qu’il est assis à la droite de Dieu et dans sa fonction de juge. On comprend donc essentiellement par là l’exaltation de son corps, ainsi que l’exaltation extérieure de tout l’Homme. « Le perfectionnement de l’âme du Christ, laquelle est le principe du mérite, ne devait pas être obtenu chez lui par le mérite, comme c’est le cas pour la perfectionnement de son corps, lequel fut le siège de la Passion et en même temps l’instrument pour le mérite même... La gloire de l’âme ne devait pas être différée parce qu’elle était immédiatement unie au Verbe de telle sorte qu’il convenait qu’elle fût remplie de gloire par le Verbe luimême. Quant au corps, il était uni au Verbe par le moyen de l’âme ». Cette gloire, d’après la volonté de Dieu, ne se répandait pas encore sur le corps, durant la vie du Christ, afin que, pour ainsi dire, « le Seigneur reçut avec plus d’honneur la gloire du corps » après sa mort (S. th., 3, 49, 6).

Les théologiens ajoutent encore à ce mérite de la gloire accidentelle du corps, l’honneur extérieur que le Christ reçoit comme Chef de son Église dans la diffusion et l’action merveilleuses de celleci, dans le culte quelle lui rend, dans les actes damour et de reconnaissance des anges et des saints, pendant toute l’éternité. S. Augustin s’exprime, à ce sujet, avec brièveté et plénitude : « Par l’abaissement il s’est mérité l’exaltation et l’exaltation est la récompense de l’abaissement » (In Joan., 104, 3). L’Église célèbre cette exaltation du Seigneur dans toute sa liturgie, surtout dans les grandes fêtes du Seigneur. Icibas ses fêtes sont limage de cette liturgie céleste que S. Jean décrit dans son Apocalypse. Les myriades d’anges qui sont devant l’Agneau chantent à haute voix : « L’Agneau qui a été immolé est digne de recevoir la puissance, la divinité, la sagesse, la force, l’honneur, la gloire et la louange » (Apoc., 5, 11, 12).

2. Pour l’humanité. a) Rémission des péchés et sanctification. Il n’y a pas de définition ecclésiastique sur l’ensemble de ces actions salutaires, mais il y en a sur les points principaux. Le Concile de Trente a défini que : le péché originel n’a été effacé que « par le mérite du seul médiateur, NotreSeigneur JésusChrist » (S. 5, c. 3). Les hommes ne peuvent être justifiés « s’ils ne sont pas régénérés dans le Christ, parce que, par le moyen de cette régénération par le mérite de sa Passion, la grâce par laquelle ils sont justes leur est communiquée » (S. 6, c. 3). Le Christ est la cause méritoire de notre Rédemption, lui qui « par sa très sainte Passion sur le bois de la Croix a nous mérité la justification et a satisfait pour nous à Dieu le Père » (Ibid.). « Personne ne peut être juste, sauf celui auquel les mérites de la Passion de NotreSeigneur JésusChrist ont été appliqués » (Ibid.). Notre justice nous est infusée par Dieu au moyen du mérite de JésusChrist (Ibid., c. 16 ; cf. can. 10). Cest dans les mérites de JésusChrist que se fonde notre capacité de mériter (Ibid., can. 32). Ces points seront traités plus en détail dans le traité de la grâce.

L’Écriture exprime ces effets de la mort du Christ en plusieurs passages qui ont été allégués plus haut à propos du sacerdoce et du sacrifice du Christ. Le Christ dit : Je suis la Voie, la Vérité et la Vie (Jean, 14, 6). Il est la Voie par son exemple de vertu, la Vérité par sa doctrine, la Vie par sa passion et sa mort. La reviviscence suppose la suppression de la mort ; la grâce exige la rémission des péchés. Le Christ luimême fait dériver la rémission des péchés de son sang (Math., 26, 28). Cest S. Paul qui insiste avec le plus de force sur le pardon (Rom., 5, 1621 ; 6, 13. Éph., 1, 7. Col., 1, 13 sq. Tit., 2, 14. Hébr., 2, 14 sq. ; 9, 13 sq., 26 ; 10, 10). Il l’appelle aussi réconciliation avec Dieu (Rom., 5, 10 ; 2 Cor., 5, 1820 ; Éph., 2, 13, 18 ; Col., 1, 19 sq.). Un mot qui chez lui comprend tout est ladoption des enfants ; il caractérise par là l’effet positif de la Rédemption (Rom., 8, 15 sq. ; Gal., 4, 4 s., etc.).

La doctrine des Pères à ce sujet sera exposée dans le Traité de la grâce (§ 125 sq.). On peut cependant remarquer ici que les Latins font surtout dériver de la mort du Seigneur le pardon des péchés et la réconciliation, alors que les Grecs en font dériver, de préférence, l’effusion de la grâce dans le SaintEsprit et la régénération. La régénération apparaît souvent, même chez les Latins, sous sa forme célèbre de divinisation (θείωσις) de l’humanité par l’œuvre du Christ. On met parfois cette divinisation en rapport tantôt avec l’Incarnation, tantôt avec la Passion et la mort du Christ, en insistant sur son caractère physique et mystique, ou bien sur son caractère moral et méritoire. S. Thomas considère le Seigneur comme le médiateur et le chef plein de grâce de son Église, qui fait découler les grâces sur ses membres. « Par suite, les œuvres du Christ se comportent par rapport à lui et à ses membres, comme les actions d’un homme en état de grâce se comportent par rapport à cet homme » (S. th., 3, 48, 1). Il se demande si la Passion du Christ a opéré notre salut d’une manière efficiente (per modum efficientiæ) et il donne à la fin une réponse aussi concise que complète : « On peut rapporter la Passion du Christ à sa divinité et ainsi il opère notre salut (per modum efficientiæ) ; on peut la rapporter à la volonté de l’âme du Christ, et ainsi il l’opère comme mérite ; on peut la considérer dans la chair même du Christ, et alors il opère notre salut comme satisfaction, en tant que nous sommes délivrés du châtiment ; elle agit comme rédemption en tant que nous sommes délivrés de la faute ; elle agit enfin comme sacrifice, en tant que nous sommes réconciliés » (S. th., 3, 48, 6 ad 3). Il expose ensuite en détails dans la « question » suivante, que nous sommes délivrés : 1° Du péché ; 2° De la puissance du diable ; 3° Des peines du péché ; 4° Nous sommes réconciliés avec Dieu ; 5° La porte du ciel nous est ouverte par le Christ ; 6° Le Christ a mérité pour luimême son exaltation.

Le Christ atil mérité aussi la grâce pour les anges ? D’après les scotistes, l’Incarnation est, comme on l’a dit plus haut, indépendante du péché ; elle se serait produite même sans lui, car elle est l’achèvement logique et convenable de la création. D’après eux, le Christ est la cause méritoire de la grâce même pour les anges, ainsi que de la justice originelle de nos premiers parents. D’après les thomistes, l’Incarnation est dépendante de la chute originelle et, par suite, toutes les grâces méritées par le Christ sont des grâces de Rédemption. Par conséquent, la grâce des anges et celle de nos premiers parents ne doivent pas être dérivées de sa mort. Cependant le Christ est le chef des anges, même d’après S. Thomas, car, en tant qu’HommeDieu, il se tient audessus d’eux et à la tête de tous ceux qui ont été créés pour la même fin de la vision divine, et il leur a mérité indirectement un accroissement de connaissance divine et de gloire accidentelle (S. th., 3, 8, 4). Cette opinion mérite d’être préférée à la première.

b) Délivrance du pouvoir de Satan. Le Concile de Trente enseigne que l’homme, par la chute originelle, était tombé sous la « domination du diable » (S. 5, can. 1).

Le Christ, dès le début, a considéré comme sa tâche d’établir le royaume des cieux et par là de triompher du diable et de détruire son influence dans le monde. D’après les Synoptiques, il chasse les démons et d’après S. Jean, il représente son activité comme un combat silencieux contre Satan, le chef des démons et le prince de ce monde. Le Christ a vaincu le diable, personnellement, au moment de la tentation dans le désert, pour les hommes par l’ensemble de son œuvre rédemptrice. Peu de temps avant sa mort il dit : Maintenant un jugement est venu sur ce monde ; maintenant le prince de ce monde sera chassé (Jean, 12, 31). « Le Fils de Dieu est venu pour détruire les œuvres du diable » (1 Jean, 3, 8). Le Christ a vaincu le diable moralement et théoriquement en dévoilant aux hommes la vraie nature du démon, en leur méritant le moyen de le combattre et en leur enseignant, par son exemple, la manière de le combattre.

Dans S. Paul, la déontologie passe, il est vrai, au second plan ; néanmoins la délivrance du démon et de sa puissance est encore suffisamment caractérisée ; mais elle apparaît plutôt comme une délivrance qui doit s’accomplir par un effort moral personnel que comme une délivrance déjà réalisée (Éph., 4, 27 ; 6, 11. Col., 2, 15. 1 Tim., 3, 67. 2 Tim., 2, 26 ; cf. aussi Jacq., 4, 7 ; 1 Pier., 5, 8 ; 1 Jean, 3, 8 ; Apoc., 12, 12 ; 20, 7).

Les Pères ont souvent conçu ce combat libérateur contre Satan d’une manière très réaliste, comme on l’a déjà indiqué à propos des « droits du diable ». Ils ont fortement développé la démonologie. L’exorcisme destiné à combattre le diable était appliqué d’une manière générale à tout nouveau baptisé et même chaque catéchumène était exorcisé chaque jour, pendant les trois ans environ que durait sa préparation car ces gens revenaient du paganisme particulièrement accessible au diable ; on exorcisait de même certains chrétiens qui, malgré leur baptême, n’étaient pas entièrement délivrés du diable. Cet usage amena de bonne heure (cf. S. Cyprien, Ép. 23) la création de l’Ordre proprement dit des Exorcistes. Une réponse satisfaisante à la question de savoir dans quelle mesure nous sommes délivrés de Satan ne se trouve pas dans la Patristique ; il fallut attendre la Scolastique. D’après S. Thomas, nous sommes délivrés du diable dans la mesure où nous sommes délivrés du péché et réconciliés avec Dieu qui, en punition du péché, nous avait livrés à la puissance de Satan ; et ensuite dans la mesure où, dans le Christ, la justice l’emporta sur l’injustice. On le voit, le diable a été vaincu en principe par le Christ agissant en tant que notre Chef. Cette victoire doit être renouvelée par les membres du chef, au moyen de la grâce de Rédemption, dans chaque cas particulier, à l’exemple du chef, afin que la victoire soit achevée et que la honte du vaincu soit plus complète (S. th., 3, 49, 2).

c) Suppression de la mort. C’est par le péché qu’est venue la mort (Rom., 5, 12 ; 6, 22. 1 Cor., 15, 56). Le péché, qui est la cause, ayant été supprimé, la mort qui est la conséquence devait l’être aussi. Cependant, on fait ressortir la délivrance de la mort comme effet propre de la Rédemption, sans doute parce que c’est en elle que l’essence du péché se manifeste icibas de la manière la plus épouvantable.

Le Christ a vaincu sa propre mort par sa Résurrection ; par lui, par conséquent notre mort a été vaincue en principe. Sans doute, la vie, qui a son origine dans l’Esprit du Christ qui demeure en nous, n’a pas supprimé la mort corporelle, mais elle l’a rendue sans dommage et sans effet, car elle devra un jour rendre son butin (Rom., 8, 1011). « Si nous sommes morts avec le Christ, nous croyons que nous vivrons aussi avec lui » (Rom., 6, 8). La mort des rachetés nest quun sommeil (1 Cor., 15, 20 ; 1 Thess., 4, 13). La mort est le dernier ennemi, le dernier reste de l’ancien état qui ne sera supprimé qu’au dernier jour (1 Cor., 15, 26). « O mort où est ta victoire ? Mort, où est ton aiguillon ? » (1 Cor., 15, 55). Ce n’est donc pas de la mort ellemême que Dieu voulait nous débarrasser, mais de sa victoire, de sa durée et de son aiguillon, de son désespoir et de son horreur. La mort est maintenant, comme le dit le Christ, une porte ou un passage qui mène à la vie (Jean, 5, 24 ; 8, 1 ; 11, 25, 26).

Parmi les Pères, les Grecs ont particulièrement insisté sur cet aspect de la Rédemption, la délivrance en principe de la mort, le don de la vie éternelle et de la glorification corporelle. Le dogme de la résurrection de la chair est nettement affirmé et énergiquement défendu contre les païens, depuis Clément, Hermas, Barnabé, Justin.

Quelle importance a la mort pour les non rachetés ? Elle n’est pas seulement le châtiment du péché, mais encore le moyen par lequel Satan entre en possession de sa puissance sur les pécheurs ; c’est pourquoi Satan exerce sa domination par la mort (Hébr., 2, 14).

d) Suppression de l’erreur. Le péché n’a pas seulement fait des hommes des ennemis de Dieu, il en a fait aussi des insensés ; il a complètement enchaîné l’homme dans les chaînes de l’erreur. C’est pourquoi la délivrance de l’ignorance religieuse, par la communication de la vérité divine, était une partie nécessaire de la Rédemption. C’est ce que nous avons examiné dans le magistère du Christ. « La Vérité vous rendra libres » (Jean, 8, 32).

CHAPITRE 3 : La royauté du Christ

§ 104. La royauté du Christ en général

THÈSE. Le Christ, l’HommeDieu, est Roi au sens éminent.   De foi.

Explication. De même que le magistère s’adresse à l’intelligence, la souveraineté s’adresse à la volonté. Le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire en sont les actes. L’Église professe déjà sa foi à la souveraineté du Christ dans le Symbole des apôtres : « Il est assis à la droite du Père toutpuissant » ; ensuite dans le Symbole de NicéeConstantinople : « son règne n’aura pas de fin » (Denz., 86), dans le Symbole de S. Athanase (Denz., 40), ainsi que dans ses cantiques (Te Deum : « Tu es Rex gloriæ Christe »), dans ses prières (antienne de l’Avent : « Viens, O Roi de gloire »), et souvent dans les oraisons de la messe. Pie XI, dans son Encyclique sur la royauté du Christ, parle de son « triple pouvoir » et dit que « là où il n’y a pas ce triple pouvoir il ne peut pas être question de souveraineté ». A ce sujet, le Pape fait ressortir que la royauté du Christ est spirituelle, « ce règne est principalement spirituel et s’étend aux réalités spirituelles » (Denz., 3678) .

Preuve. L’Ancien Testament attribue déjà au Messie futur la dignité royale. « J’ai été établi roi sur Sion, sa montagne sainte » (Ps. 2, 6 ; cf. 44, 78 ; 71, 811 ; 109, 1. Is., 11, 16. Dan., 7, 14. Mich., 4, 7. Zach., 9, 9). Dans le Nouveau Testament, la royauté du Christ est prophétisée par Gabriel (Luc, 1, 32) et obscurément connue par les Mages (Math., 2, 2).

Jésus luimême se montra très réservé dans l’usage de son titre de souverain. Il repousse la forme terrestre et politique de sa puissance (Math., 4, 810 ; Marc, 9, 3336 ; Math., 20, 2028 ; Jean, 6, 15), il reconnaît les royautés étrangères (Jean, 19, 11 ; Math., 22, 21) et il refuse de trancher les conflits juridiques comme n’appartenant pas à sa compétence (Luc, 12, 14). Ainsi donc, malgré Luc, 23, 3, 38, il a conçu sa souveraineté comme une souveraineté purement religieuse qui s’exerce par une législation et une juridiction morales et non politiques, dans l’interprétation du décalogue, dans la rémission des péchés et le jugement. C’est dans ce sens qu’il faut entendre sa déclaration à son sujet (Jean, 18, 37) et l’écriteau de la croix : « Celuici est Jésus, le Roi des Juifs » (Math., 27, 37).

Les Apôtres considèrent de préférence le Christ exalté et l’appellent presque toujours le « Seigneur » (ὁ ϰύριος), ce qui est l’équivalent de souverain et de roi. S. Jean voit le Christ au ciel portant un manteau royal avec l’inscription : « Roi des rois et Seigneur des seigneurs » (Apoc., 19, 16). S. Paul place l’accomplissement de cette souveraineté au moment du jugement. C’est alors qu’il est dit : « Il faut qu’il règne » (1 Cor., 15, 25).

Les Pères. Le Christ, sous l’aspect d’un souverain, « assis à la droite du Père », est une représentation courante dans le christianisme primitif. Aussi Bousset fait dériver du culte du ChristKyrios toute la christologie. « Aucun nom n’a été aussi fermement attaché au Christ que celui de ὁ ϰύριος, dit Harnack (H. D., 1, 203). II est vrai que ce nom désigne plus qu’une simple dignité royale ; il indique la souveraineté divine. De même que chez S. Paul et S. Jean, le Christ participe, chez les Pères, au gouvernement du monde ; d’après S. Ignace et surtout d’après S. Justin, le Christ règne, du ciel, sur le ciel, la terre et les enfers. Il est législateur, roi et juge. Puis les Pères ramènent cette royauté à l’acte créateur et ensuite, avec S. Justin, à la Croix. L’interpolation (Ps. 95, 10) « regnavit a ligno Deus » [L’Éternel par le bois a planté son Empire] apparaît déjà chez Barnabé, 8, 5 (ἡ βασιλεία Ίησοῦ ἐπὶ ξύλω) . Le conflit entre l’État et l’Église provient des démons (Justin). On trouve très souvent, dans S. Irénée, le titre royal appliqué au Christ (Épideix., 1, 49 ; 2, 52, 56, 58, 61, 64, 65, etc.). Il est clair que l’interprétation des prophéties messianiques conduisait naturellement a ce titre (S. Cypr., Ep. 15, 1 ; Orig., C. Cels., 8, 75). S. Cyril. d’ Alex. traite ce sujet d’une manière systématique (De Trin.).

Les précurseurs de la conception augustinienne de la cité de Dieu sont Platon (le monde supérieur et le monde inférieur) ; Hermas (Simil., 1, 1) ; Origène (C. Cels., 8, 74 sq.) ; S. Ambroise qui oppose le royaume du monde et celui de Dieu : « A l’empereur les palais, au prêtre l’Église » (Ép. 20, 19). « L’Empereur est dans l’Église, et non au dessus de l’Église » (Ser. c. Auxent., 36). « Le règne pacifique du Christ s’étend à toute la terre » (Enarr. in Ps. 40, 37). Pour la conception religieuse et morale de la souveraineté du Christ chez S. Augustin, on peut citer les textes parallèles suivants : civitas Dei ; civitas diaboli (21, 1, 2), civ. Christi : civ. diaboli (17, 20, 2), civ. cœlestis : civ. Terrena (11, 1, 1), civ. aeterna : civ. temporalis (5, 18, 1), civ. immortalis : civ. mortalis (21, 11, 2), populus fidelium : pop. infidelium (20, 9, 2), societas piorum : soc. impiorum (14, 13, 2). Cf. aussi Enarr. in Ps. 2 et in Ps. 44. « Il conduit les uns, il brise les autres ; il dirige l’homme spirituel et brise l’homme charnel » (In Ps. 44, 18). S. Augustin écrit au sujet du passage de S. Jean (6, 15) où Jésus s’enfuit alors qu’on voulait le proclamer roi : « N’étaitil donc pas roi, puisquil fuyait pour ne pas devenir roi ? Il était Roi assurément et non pas un de ces rois qui sont faits par les hommes, mais un Roi qui devait donner aux hommes un royaume... Il était venu alors non pas pour régner comme il régnera un jour selon ce que nous disons : que ton royaume arrive... Un jour son royaume sera manifeste, quand la gloire de ses saints sera visible, après le jugement rendu par lui » (In Joan., 25, 2). Toute la « Cité de Dieu » traite de la royauté du Christ.

La Scolastique postérieure à discuté avec passion sur la nature de la domination royale du Christ. D’après l’Écriture et la doctrine des Pères, cette domination ne peut être, tout au moins directement, qu’une domination spirituelle (dominium spirituale et non temporale). « Ce règne n’a pas pour but les choses du temps, mais celles de l’éternité » (Jean, 18, 37) écrit S. Thomas (In Hébr., 1, lect. 4). Le Christ, en tant que Verbe éternel et aussi en tant qu’HommeDieu, est le Seigneur de la Création et, par sa Rédemption, il a encore acquis un titre spécial sur l’humanité ; mais, d’après la doctrine claire de l’Écriture, il a renoncé volontairement à exercer sur la terre une royauté extérieure. Il a séparé le naturel du surnaturel, le religieux de l’humain, ainsi que les moyens et les buts des deux ordres, d’une manière très nette. La controverse concernant l’autorité de l’Église sur le temporel n’a plus aujourd’hui qu’un caractère historique. On doit donc l’entendre dans ses circonstances historiques et se garder de la mêler au dogme. Pie XI, dans son Encyclique sur la royauté du Christ, la désigne clairement et nettement comme une royauté spirituelle, mais il remarque immédiatement après que ce serait « une erreur outrageante » de vouloir contester au Christ, en tant qu’homme, le souverain domaine sur toutes les affaires civiles. Il tient de son Père céleste la juridiction totale et illimitée sur la Création, dans une telle mesure que tout est en sa puissance. « Seulement il n’a pas exercé ce pouvoir sur la terre et aujourd’hui encore il laisse à d’autres la domination terrestre : « Non eripit mortalia qui regna dat cœlestia » [Celui qui donne les royaumes célestes ne conquiert pas les royaumes terrestres]. Puissent les chefs d’État reconnaître la royauté suprême du Christ ; cela apporterait des bénédictions immenses aux peuples et aux États (V. Enc. Fête du ChristRoi).

Les principales fonctions de la royauté du Christ consistent dans sa législation et dans son rôle de juge. Luther enseignait, partant de son point de vue de la justification juridique, que le Christ n’avait annoncé que des promesses et n’avait pas promulgué des commandements comme Moïse. C’est pourquoi le Concile de Trente déclara : « Si quelqu’un affirme que le Christ a été donné aux hommes comme un Rédempteur auquel ils doivent croire, mais non comme un législateur auquel ils doivent obéir, qu’il soit anathème » (S. 6, can. 21 ; Denz., 831 ; cf. can. 19).

L’Écriture atteste nettement l’activité législative du Christ. Les Prophètes l’ont déjà annoncée (Is., 2, 3 ; 33, 22 ; 42, 4). Le Sermon sur la montagne montre le Seigneur dans l’exercice de sa suprême autorité législative. D’une manière absolument souveraine, il décide du sens et de la portée de la Loi mosaïque. En outre, il donne le « nouveau commandement » de la charité (Jean, 13, 34 sq. ; 14, 15 ; 15, 12). De même que le Père « a tout remis entre ses mains » (Jean, 3, 35), « toute puissance au ciel et sur la terre », il transmet cette puissance à ses Apôtres et à l’Église (Math., 28, 1820). Au pouvoir législatif correspond le pouvoir judiciaire. Cf. à ce sujet lEschatologie.

§ 105. La descente aux enfers

A consulter: S. Thomas, S. th., 3, 52, 18. Petavius, De Incarn., 13, 1618. Diekamp, 2, 309 sq.

THÈSE. Le Christ, après sa mort, descendit aux limbes. De foi.

Explication. Cette proposition n’entra dans les symboles qu’au cours du 4ème siècle. Vers l’an 800, elle se trouve dans toutes les rédactions du Symbole des Apôtres. Le Symbole de S. Athanase la contient (Denz., 40). Par contre, elle fait défaut dans le Symbole de Nicée. L’importance christologique de cette thèse ressortit davantage dans la controverse apollinariste, car le Christ ne pouvait descendre aux enfers que dans son âme dont Apollinaire niait l’existence. L’importance sotériologique ne fut pas aussi vite reconnue. Le 4ème Concile de Latran répète l’antique foi sous une nouvelle forme : « Il est descendu en son âme et ressuscité en son corps et est monté en l’une et l’autre également » (Denz., 429). L’« enfer » désigne d’une manière générale le monde d’en bas (infernus). La Scolastique plaçait le séjour des justes avant l’enfer, d’où le nom de « préenfer » ou de limbes. On aimait à conclure l’existence des limbes de Hébr., 9, 8, 9 ; 11, 3940. Notre thèse affirme, par suite, que l’âme du Christ, unie au Logos, descendit, au moment de la mort, vers les âmes des justes qui y attendaient là leur délivrance, dans la foi à la Rédemption. Les Réformateurs faisaient descendre l’âme du Christ dans l’enfer des diables, pour y subir par substitution, les peines complètes des damnés.

Preuve. Dans l’Ancien Testament, on a toujours allégué Os., 13, 14 : « Je serai ta mort, ô domaine des morts. La consolation est cachée devant mes yeux ». Le Messie triomphera de la mort et brisera les portes du monde inférieur pour la consolation de celuici. « Ma chair reposera en paix ; car tu ne laisseras pas mon âme dans le domaine des morts et tu ne permettras pas que ton Saint voie la corruption » (Ps. 15, 10).

Dans le Nouveau Testament, il y a deux passages qui attestent la descente aux enfers et sur lesquels les Pères s’appuient. S. Paul écrit : « Or, que signifie qu’il est monté, sinon qu’il est descendu d’abord dans les parties inférieures de la terre » (Éph., 4, 9). Ces parties inférieures de la terre ne sont pas le tombeau, mais le monde inférieur qu’on se représentait dans les profondeurs de la terre. Le passage de S. Pierre est difficile. L’Apôtre dit du Seigneur qu’il a été « mis à mort selon la chair, mais rendu à la vie selon l’esprit. C’est aussi dans cet esprit qu’il est allé prêcher aux âmes en prison, à ces hommes qui autrefois n’avaient pas cru, alors qu’aux jours de Noé la longanimité de Dieu temporisait » (1 Pier., 3, 18 sq.).

Dans ce texte, le fait de la descente aux enfers est clairement exprimé et c’est pourquoi les Pères y ont trouvé une preuve classique du dogme. Mais S. Augustin déjà trouvait une difficulté dans la prédication aux incroyants dont le résultat, d’après 4, 6, est que désormais ils « vivent selon Dieu dans l’Esprit ». Son explication embarrassée d’une prédication du Logos à ces contemporains de Noé, pendant leur vie, est insoutenable. Par suite, les controversistes (Bellarmin), dans leur argumentation contre les Réformateurs qui prétendaient, avec Calvin, que le Christ a souffert les peines effroyables de l’enfer proprement dit, ou bien qui affirmaient, avec Butzer ou Bèze, qu’il fallait entendre ces versets du séjour au tombeau, ont de nouveau utilisé ce texte comme la preuve principale du dogme catholique et il l’est resté jusqu’à nos jours, malgré ses difficultés. On peut admettre que la « prédication de l’Évangile » s’adresse, au moins indirectement, à tous, mais que son résultat ne s’applique qu’aux justes.

Le « descensus ad inferos » remonte « jusqu’aux temps les plus anciens du Nouveau Testament », avoue Bousset (Kyrios, 34), bien qu’il essaie de l’expliquer d’une manière mythologique. Le catholique Geschwind rejette 1 Pier., 3, 19 et 4, 6 et se réfère plutôt à Math., 12, 40 ; Act. Ap., 2, 2331 ; Rom., 10, 6 q. ; Éph., 4, 810 ; Math., 27, 52 sq. et fait dériver la descente du Christ aux enfers de lantique conception juive courante alors, d’après laquelle « le Christ, au moment de la mort, ne monta pas au ciel, mais descendit dans le monde inférieur » (p. 181), par conséquent dans l’antique Schéol ou Hadès, vers les pères qui y étaient rassemblés ; ainsi il faudrait entendre « il descendit aux enfers == il est mort et a été enseveli ». Nous ne voulons pas nier l’influence de cette conception juive, mais nous ne voudrions pas non plus abandonner 1 Pier., 3, 19 sq. ; 4, 6, texte auquel Bousset luimême reste attaché. Les Pères indiquent comme but de la descente aux enfers : Le Christ voulait accomplir la loi de la mort, ou bien vaincre la mort ou le diable, ou bien annoncer la rédemption des justes.

Les Pères. La Tradition peut se suivre sans interruption jusqu’à S. Justine, peutêtre même jusqu’à S. Ignace (Magn., 9, 2). Le premier, dans son dialogue avec Tryphon (99), signale, tout au moins d’une manière brève, le séjour du Christ aux limbes. S. Irénée en parle à plusieurs reprises et clairement (cf. A. h., 4, 27, 2 ; 5, 31, 1) ; Tertullien de même (De anima, 55). Si les Pères sont unanimes sur la réalité de la descente aux enfers, leurs jugements diffèrent sur les effets de cette descente. Les Grecs étaient d’ordinaire déterminés par les textes de la première Épître de S. Pierre à songer à une véritable prédication de salut adressée soit à tous les morts, soit, comme on l’admit depuis S. Jean Damascène, à ceux qui avaient vécu selon la raison et la conscience et, à ce sujet, on pensait volontiers aux chers philosophes anciens (Socrate, Platon) (Cf. S. Justin, Apol., 1, 46). Le salut leur aurait été offert par le Christ et ceux qui l’acceptèrent auraient été sauvés. Les Latins, par contre, avec S. Augustin, restreignirent cet effet à ceux qui étaient morts pénitents et aux justes de l’Ancienne Alliance. Et c’est cette conception qui fut admise universellement dans l’Église. On trouvera de nombreux témoignages des Pères dans Petavius (De incarn., 13, 16 et 17).

Les scolastiques, malgré les opinions particulières d’Abélard (Denz., 385) et de Durand, n’avaient plus à justifier l’antique croyance, mais seulement à en établir l’importance théologique. S. Thomas explique l’effet sotériologique, en disant que le Christ devait prendre sur lui tous les états de châtiment provenant du péché (S. th., 3, 52, 1). « De même qu’il est mort afin de nous délivrer de la mort, il est aussi descendu aux enfers afin de nous préserver de l’enfer ». Mais il est difficile de se représenter que ce séjour fût douloureux pour son âme et que le Seigneur ait participé à l’attente de ces morts soupirant après la délivrance. S. Thomas luimême ne semble pas ladmettre, car il écrit dans son « Compendium » théologique : « De même que le corps du Christ, tout en étant localement sous la terre, ne connut pas la corruption qui est le sort commun de tous les autres corps, de même l’âme du Christ descendit localement aux enfers, non pas pour y subir un châtiment, mais plutôt pour délivrer les autres du châtiment... pour lesquels, en endurant la mort, il avait déjà pleinement satisfait. C’est pourquoi, après la mort, il ne lui restait plus rien à souffrir, mais, sans aucun châtiment et sans aucune souffrance, il descendit aux enfers pour se montrer comme libérateur des vivants et des morts ». Cependant, d’après Os., 13, 14, il n’a fait qu’une « morsure » dans les enfers, ne les a pas entièrement dévorés, « parce qu’il ne délivra qu’une partie et laissa l’autre dans le châtiment » (Comp. théol., 235). La descente aux enfers n’a donc plus, du point de vue sotériologique, une importance causale, elle est plutôt l’application de la Rédemption déjà accomplie à ceux qui pouvaient la recevoir. C’est pourquoi on admet, depuis S. Grégoire le G., que ces âmes participèrent immédiatement à la vision béatifique et on se réfère, pour cela, aux paroles du Seigneur au bon larron (Luc, 23, 43). Mais leur entrée extérieure au ciel n’aurait eu lieu qu’en même temps que celle du Seigneur luimême.

L’importance christologique de la descente du Christ aux enfers réside dans la manifestation glorieuse et imposante qu’il fit de sa puissance et de sa majesté de Rédempteur dans le monde inférieur. Cette manifestation dépasse même les limbes et s’étend à l’enfer proprement dit, aux diables et aux damnés. Il leur annonça à eux aussi sa victoire sur le mensonge et la méchanceté et leur en fit sentir les effets. Malgré eux, ils durent reconnaître son triomphe. Mais les théologiens ne vont pas jusqu’à admettre que le Seigneur apparut en personne dans l’enfer.

L’histoire rationaliste des religions déclare que la descente aux enfers est un mythe emprunté et « adapté au Christ ». Mais ses indications sont différentes ; on pense aux voyages des divinités astrales babyloniennes dans le monde inférieur, où elles eurent à subir des combats et d’où elles revinrent victorieuses (Mardouk, Nergal, Tamouz, Istar), ou bien au voyage des héros grecs dam l’Hadès (Ulysse, Hercule, Thésée et surtout Orphée et ses mystères), ou bien aux mythes hindous de descente aux enfers (Bouddha), ou bien enfin à la descente aux enfers de héros sauveurs gnostiques pour y combattre les démons et conquérir le mystère de la force vitale (Cf. aussi les Odes de Salomon, 42). - On peut reconnaître sans doute que la piété populaire inférieure s’est laissé influencer, dans sa représentation de la descente aux enfers, par des légendes de ce genre, au point de faire jouer un rôle même au chien « Cerbère » ; cependant Bousset luimême (Kyrios, 32) doit avouer qu’à côté de la conception « populaire » sest fondée une conception plus « savante et dogmatique » qui a éliminé ce qu’il y avait de « fantastique et de mythologique ». C’est cette conception que nous considérons comme la doctrine officielle de l’Église. Tel est aussi l’avis exprimé récemment par Doelger. Il voit le principe de la descente aux enfers dans l’eschatologie juive concernant le sort de l’« âme » mais ensuite, tenant compte des « représentations populaires » il ajoute que cet article de foi, « en pénétrant dans le monde culturel grécoromain et y rencontrant lopinion du soleil qui descend aux enfers, a employé involontairement cette image pour décrire la descente du Christ aux enfers » (Sol salutis, 273).

§ 106. La Résurrection du Christ

A consulter : S. Thomas, S. th., 3, 5358. Diekamp, 2, 309 sq. Mangenot, La Résurrection de Jésus (1909).

THÈSE. Le Christ est ressuscité des morts dans un état corporel glorifié pour la vie éternelle.   De foi.

Explication. « Le troisième jour, il est ressuscité des morts », confesse l’Église depuis le Symbole du Apôtres avec l’Écriture, comme un article fondamental de la foi. Le dogme enseigne que le Logos réunit de nouveau dans une seule nature les deux parties essentielles de son humanité, séparées par la mort, avec lesquelles il était resté uni pendant le repos du tombeau, et en même temps les glorifia. La Résurrection est niée par tous les rationalistes. Ils font d’ordinaire, avec Harnack, une distinction très nette entre le « tombeau vide » et « l’apparition du ressuscité », ou bien entre le « message de Pâques » et la « foi de Pâques ». La première chose ressortirait au jugement de l’histoire, la seconde au jugement de la foi. L’histoire, d’après eux, ne sait rien du tombeau vide ; la foi expérimente intérieurement que « Jésus vit et est auprès du Père ». Ce sont deux domaines séparés. De même, le modernisme prétend que la foi (primitive) à ce sujet n’a songé qu’à une vie du Seigneur auprès de Dieu prolongée et éternelle (Denz., 2037) et, dans les motifs qui la fondaient tout d’abord, cette foi était de nature purement subjective (Denz., 2084).

Nous avons à démontrer que les disciples avaient pour leur foi pascale un fondement historique, bien que ce fondement ait été la condition préalable seulement et non le motif de leur foi. La foi pascale, elle aussi, est, comme toute foi, une grâce et non une vue naturelle. Elle se rapporte à un fait surnaturel et non à un objet d’expérience naturelle.

Preuve. Jésus a d’abord prédit sa Résurrection et cela, non pas d’une manière générale, mais pour le « troisième jour » (Math., 12, 40 ; 20, 19 ; 27, 63. Marc, 8, 31 ; 9, 30 ; 10, 34 ; 15, 29. Luc, 13, 32 ; 18, 33. Jean, 2, 19 ; cf. 16, 16, 22). L’accomplissement de ces prophéties ressort de l’effet produit sur ses disciples par le ressuscité (apparitions) et du fait du tombeau vide, historiquement établi.

Que le tombeau ait été vide, cela ressort non seulement du récit des saintes femmes et des disciples à ce sujet (Math., 28, 58 ; Marc, 16, 18 ; Luc, 24, 19 ; Jean, 20, 12 ; cf. Luc, 24, 12 ; Jean, 20, 210), mais encore de la consternation des Juifs qui sont obligés de reconnaître le fait, mais essaient de le dissimuler (Math., 28, 1115).

Une seconde preuve, ce sont les apparitions du Christ à ses disciples. Il est difficile d’établir leur succession et leur nombre, mais c’est là une chose accessoire. De même, on ne peut se faire une représentation précise du caractère des apparitions et de l’état corporel du Christ. Néanmoins, les disciples ont eu une expérience visible et palpable, fréquente, du Seigneur, vivant d’une nouvelle vie, comme du même homme exactement qui, avant sa mort, avait conversé et vécu avec eux. Ces apparitions n’étaient pas l’expérience fugitive et unique d’un ou deux disciples émus et exaltés, ou bien d’une femme visionnaire ; non, c’étaient des faits extérieurs, maintes fois répétés, accomplis devant des hommes qui n’attendaient pas du tout la résurrection, qui n’avaient rien compris aux prophéties faites à ce sujet, mais qui, au contraire, avaient déjà abandonné la cause du Christ comme une cause perdue, étaient retournés à leur genre de vie antérieur et que le Pasteur ressuscité dut rassembler de nouveau, lentement, d’une manière pédagogique, qu’il dut fortifier et unir. Nous trouvons bien, dans ces apparitions, l’effarement des esprits, mais aucunement la précipitation de la foi. « Thomas l’incrédule » est le type de l’ensemble des disciples. Et c’est justement cette lenteur à croire qui est une preuve excellente pour la réalité de la résurrection.

Les apparitions sont les suivantes : A MarieMadeleine (Marc, 16, 911 ; Jean, 20, 1118),  aux autres saintes femmes (Matth., 28, 8l0), aux deux disciples dEmmaüs (Marc, 16, 1213 ; Luc, 24, 1335), à Pierre (Luc, 24, 34 ; 1 Cor., 15, 5), à tous les Apôtres sauf Thomas (Luc, 24, 3643 ; Jean, 20, 1923), devant tous les Apôtres (Jean, 20, 2429), devant plusieurs disciples au lac de Génésareth (Jean, 21, 114), aux Apôtres sur la montagne de Galilée (Math., 28, 1820) ; devant plus de cinq cents disciples en Galilée (1 Cor., 15, 6), à Jacques le Mineur (1 Cor., 15, 7), aux disciples au moment de l’Ascension (Marc, 16, 1418 ; Luc, 24, 4449 ; Act. Ap., 1, 4, 5).

La lenteur, la difficulté à croire, les doutes des disciples et des Apôtres sont maintes fois et expressément signalés ; aucune apparition n’est reconnue et racontée sans garantie complète (Cf. Jean, 20, 25 ; Luc, 24, 11, 12, 25, 3843). S. Paul en appelle aux « nombreux » témoins oculaires qui vivaient encore de son temps (1 Cor., 15, 6). Pour apprécier ces récits, « il faut avant tout considérer que les évangélistes ne pouvaient rien raconter de l’acte de la résurrection ». La représentation par l’art (images de la résurrection) ne peut être exacte. Aucun œil humain n’a observé la transformation qui aboutit au corps glorieux ou ressuscité. Les disciples n’ont vu que le Christ déjà ressuscité. En second lieu, il faut considérer le but poursuivi par chaque récit particulier.

Quand on compare les textes mentionnés, on reconnaît facilement qu’en tenant compte du lieu où elles se sont produites, les apparitions se divisent en deux groupes, les apparitions de Jérusalem et celles de Galilée. Si on les répartit d’après les évangiles, S. Mathieu en a deux (28, 810, Jérusalem ; 28, 1620, la montagne en Galilée) ; S. Marc en a trois ou quatre en comptant celle de l’Ascension (16, 911, dabord celle à MarieMadeleine ; 16, 12, celle aux deux disciples dEmmaüs ; 16, 14, celle aux onze à table ; 16, 19, celle au moment de lAscension) ; S. Luc en a quatre (deux qui lui sont particulières) (24, 34, à Pierre ; 24, 1335, aux disciples dEmmaüs ; 24, 3642, aux onze à Jérusalem ; 24, 4451, au jour de lAscension à Béthanie) ; S. Jean en a quatre (deux qui lui sont particulières) (20, 1118, à MarieMadeleine ; 20, 1923, le jour de Pâques aux Apôtres sans Thomas ; 20, 2429, aux Apôtres avec Thomas huit jours après Pâques ; 21, 1 sq., à sept disciples au bord du lac de Tibériade). Le premier récit de la Résurrection est donné par S. Paul (1 Cor., 15, 15 sq.) ; s’il ne parle pas des femmes, c’est pour des raisons d’apologétique.

Il est dit que le Christ a « mangé » dans Luc, 24, 43 (cf. 30), Jean, 21, 15 ; Act. Ap., 10, 41 : « Nous avons mangé et bu avec lui après sa résurrection d’entre les morts », dit Pierre. A ce sujet, Léon IX dit : « Il est ressuscité des morts le troisième jour d’une vraie Résurrection de la chair ; pour la confirmer il a mangé avec les disciples, non pas par besoin de nourriture, mais uniquement par sa volonté et sa puissance » (Denz., 344).

S. Thomas s’exprime ainsi sur le corps ressuscité du Seigneur (S. th., 3, 54, 1) : « Le corps du Christ a été un corps véritable après sa résurrection et il a été de même nature qu’il était auparavant. Si son corps eût été fantastique, sa résurrection n’aurait pas été véritable, mais apparente ». Cependant, 3, 54, 3 : « Le corps du Christ après la résurrection fut glorieux. 1° Parce que la résurrection du Christ a été le type et la cause de la nôtre, comme on le voit (1 Cor., 15, 43). Or, les saints auront leurs corps glorieux dans la résurrection, d’après ce passage de saint Paul : Ce qui est vil et abject quand on le met en terre, ressuscitera glorieux. Par conséquent, puisque la cause l’emporte sur l’effet et le modèle sur la copie, à plus forte raison le corps du Christ ressuscité atil été glorieux. 2° Parce que par lhumiliation de sa passion il a mérité la gloire de la résurrection. Cest pourquoi, après avoir dit (Jean, 12, 27) : Maintenant mon âme est troublée, ce qui appartient à la passion, le Christ ajoute ensuite : Mon Père, glorifiez votre nom, demandant par là la gloire de la résurrection. 3° Parce que, comme nous l’avons vu (quest. 34, art. 4), l’âme du Christ a été glorieuse dès le commencement de sa conception, parce qu’elle jouissait parfaitement de la divinité. Mais il est arrivé selon l’ordre de la Providence, comme nous l’avons dit (quest. 14, art. 1 ad 2), que cette gloire ne rejaillissait pas de l’âme sur le corps, afin qu’il accomplît par sa passion le mystère de notre rédemption. C’est pourquoi, après que le mystère de la passion et de la mort du Christ eut été accompli, son âme fit rejaillir immédiatement sa gloire sur son corps qu’il avait repris dans sa résurrection, et ce corps devint ainsi glorieux ». « Cependant il n’apparut pas à ces disciples (Math., 28, 17) dans sa forme glorieuse ».  « Il était en son pouvoir que son corps fût visible ou qu’il ne le fût pas ; de même il était aussi en son pouvoir qu’à son aspect il se formât dans les regards de ceux qui le considéraient une forme glorieuse ou non glorieuse, ou une forme mixte, ou toute autre » (S. th., 3, 54, 1 ad 3). Quand il est dit dans l’Écriture : Il disparut à leurs yeux, cela signifie : le Christ « ne voulut plus être vu » par les disciples (3, 54, 1 ad 2).

Ce qui prouve, peutêtre avec plus de force encore que les données de l            Écriture, la réalité de la Résurrection, cest lattitude des Apôtres. Ils ont été absolument transformés par les événements de Pâques, si bien qu’on ne les reconnaît plus. En dépit des menaces de mort et des tortures, ils prêchent le Crucifié et le Ressuscité, devant les Juifs et les païens (Cf. Act. Ap., 2, 2224 ; 3, 15 ; 10, 4042 ; 13, 30). S. Paul fait de la résurrection de Jésus le fondement du christianisme : « Si le Christ nest pas ressuscité, votre foi est vaine ; car vous êtes encore dans vos péchés » (1 Cor., 15, 17). Ce n’est que par la Résurrection que le Christ est vraiment le Vivant ; c’est en elle que s’achève l’œuvre de la Rédemption accomplie par lui. La critique libérale a fait tous ses efforts pour démontrer que S. Paul n’enseigne pas la foi à une véritable résurrection. Naturellement elle invoque la différence des textes. Cette différence frappa aussi S. Augustin, mais il ne fut pas moins frappé de « l’éclat de la vérité » (Serm. 240, 1).

Les Pères. Après des textes scripturaires si clairs, on ne peut attendre d’eux tous que la simple transmission de cette vérité. S. Augustin dit que, dans la Résurrection il y a trois choses incroyables qui sont cependant des faits : la première, c’est que le Christ est ressuscité ; la seconde, qu’il en a persuadé si complètement ses disciples ; la troisième, que les disciples ont amené le monde à croire à cette vérité. Chacun de ces faits successifs suppose la réalité du fait précédent. Or, le dernier de ces trois faits, nous l’avons tous devant les yeux : c’est la foi de la chrétienté (Civ., 22, 5).

Du point de vue de l’histoire religieuse, remarquons que la piété chrétienne antique et populaire aimait à se représenter le Ressuscité sous l’image du soleil qui, après avoir vaincu les ténèbres, s’élève du monde inférieur. « Comme on comparait la descente de Jésus aux enfers au coucher du soleil, il était naturel de voir l’image de la Résurrection dans le lever du soleil. Comme le premier jour de la semaine était consacré au souvenir de la Résurrection, la comparaison du soleil s’introduisit spontanément dans l’explication liturgique du dimanche ». » C’est ce qu’on voit déjà chez S. Justin, S. Ignace, Clément d’Alex. (Cf. Doelger, Sol salutis, 282 sq.).

Parmi les raisons théologiques de la résurrection, on peut citer particulièrement les trois suivantes : 1° Une raison ontologique, l’union hypostatique qui était indissoluble et ne pouvait laisser longtemps une partie essentielle de la nature humaine séparée de l’autre, sans détruire cette nature ellemême ; 2° Une raison morale, parce que le mérite ne peut pas rester sans récompense, la justice sans couronne (Luc, 24, 26) ; 3° Une raison apologétique, Dieu devant à son Fils extérieurement abattu une réhabilitation extérieure (Jean, 16, 8). C’est pourquoi S. Pierre dit : « Il était impossible qu’il restât prisonnier des enfers »» (Act. Ap., 2, 24). Il fallait qu’il ressuscitât. Mais qu’il dût ressusciter le troisième jour, cela dépendait de la libre ordonnance de Dieu.

Importance. L’importance christologique de la Résurrection consiste en ceci : par elle le Christ a manifesté sur la terre ce qu’il était ; il a obtenu par là la plus haute glorification et la réhabilitation suprême ; en même temps, il a été établi dans ses droits au ciel où désormais, en tant que « Fils de l’Homme », il doit, dans la majesté du Père, participer au gouvernement du monde et au jugement des nations. C’est ce que fait souvent ressortir l’Écriture (Act. Ap., 2, 33 ; 13, 33. Rom., 1, 3, 4. Hébr., 1, 35. 1 Pier., 1, 21. Jean, 13, 32).

L’importance sotériologique de la Résurrection consiste en ceci : en elle l’effet de la Rédemption sur le corps se manifeste. Finalement la mort sera supprimée (1 Cor., 15, 26). Dans la Résurrection du Christ elle est en principe vaincue et écartée. S. Thomas, s’appuyant sur Rom., 4, 25, « Il est ressuscité pour notre justification », conçoit la Résurrection comme la cause exemplaire et efficiente de notre régénération, mais non comme la cause méritoire (S. th., 3, 56, 1 ad 3 ; Compend. théol., 236238). En tant que « Ressuscité » (1 Cor., 15, 20 ; Col., 1, 18 ; Act. Ap., 26, 23), il a manifesté tout dabord dans son propre corps le caractère essentiel de notre rédemption ; il est devenu le modèle de notre résurrection, et, comme esprit vivifiant, dans son nouvel état corporel glorifié, il a, en tant que chef mystique de l’Église, opéré d’une manière permanente notre justification en entrant dans notre intérieur et en vivifiant ses membres mystiques par la force de sa grâce. Voilà pourquoi l’Apôtre nous exhorte constamment à porter en nous le Christ, l’image du Christ, son esprit vivifiant et à mener désormais une vie nouvelle comme notre Chef (Rom., 6, 8. 1 Cor., 15, 45, 49. 2 Cor., 3, 17 ; 13, 5. Gal., 2, 20 ; 3, 27 ; 4, 6, 19, etc.).

Comme cause de la Résurrection, l’Écriture nomme presque toujours le Père. Dans un intérêt christologique, l’Église fait ressortir qu’il est ressuscité par « sa propre force » (virtute propria sua. Tolède XI). Les deux conceptions sont justifiées selon que l’on pense à l’humanité ou à la divinité. En tant qu’Homme, il a été ressuscité (par le Père, par Dieu), en tant que Dieu il s’est ressuscité (par sa propre force).

Le Christ a gardé ses plaies dans son corps glorifié (Jean, 20, 27). S. Thomas en donne, entre autres, trois raisons : ce sont les insignes brillants de son triomphe ; c’est le mémorial de sa mort rédemptrice devant Dieu et devant les rachetés ; ce sera la confirmation de son juste jugement au dernier jour (S. th., 3, 54, 4). Les plaies permettent au Christ, notre GrandPrêtre « qui intercède toujours pour nous », dappuyer les prières rédemptrices quil adresse à son Père. « JésusChrist na pas voulu effacer les plaies quil a reçues pour nous, il a mieux aimé les porter dans le ciel pour les montrer a son Père comme le prix de notre liberté (rédemption) » (S. Ambroise, In Luc, 24, 39).

Tentatives d’explication rationalistes. Elles sont réfutées en détail dans l’Apologétique. Signalonsles ici brièvement. Elles se jugent ellesmêmes.

1. L’hypothèse de la fraude. Elle s’appuie sur la tentative, déjà signalée dans l’Écriture et renouvelée par les fragmentistes de Wolfenbüttel (Lessing), d’admettre le vol du cadavre et d’y faire croire (Math., 28, 13). Ainsi donc les Apôtres se seraient trompés euxmêmes avec un cadavre, auraient ensuite trompé les autres et seraient morts pour ce mensonge.

2. L’hypothèse de la mort apparente qui est le refuge de la plupart des rationalistes, depuis le professeur Paulus d’Heidelberg. Comme si, après de telles souffrances, après le coup de lance et l’embaumement, un homme pouvait encore être « apparemment mort », sans parler des récits bibliques qui sont catégoriques sur la réalité de la mort. Et comme si une telle illusion pouvait expliquer l’attitude postérieure des Apôtres.

3. L’hypothèse de la vision (Strauss, Renan, Schenkel, se trouve déjà chez Celse). Les Apôtres ne se seraient pas trompés euxmêmes, mais ils auraient été trompés : ils auraient été victimes de leur tendance visionnaire et de leur état d’hallucination. Seulement, il est dommage que non seulement l’Écriture ignore tous ces états, mais qu’au contraire elle décrive les disciples comme des gens froids, réservés, enclins au doute. Au reste, il leur aurait suffi d’un voyage au tombeau pour les guérir de leur hallucination. Et il n’est pas douteux qu’ils auraient risqué ce voyage.

4. L’expérience interne d’Harnack ne permet pas non plus aux rationalistes de sortir d’embarras, car l’Écriture ne connaît qu’une expérience externe. L’expérience purement interne est une hallucination interne ; la théorie de la vision suppose une hallucination externe. Le dogme enseigne la réalité externe et la foi interne.

§ 107. L’Ascension

THÈSE. Le Christ est monté au ciel par sa propre force, en corps et en âme. De foi.

Explication. Cette thèse fait partie de tous les symboles ecclésiastiques (Denz., 13, etc.). Le Christ est monté au ciel par sa propre force, tant par sa force divine que par la puissance humaine qui appartient désormais à son âme sur son corps glorifié (S. th., 3, 57, 3). De même que pour la Résurrection, on peut dire également ici que le Christ « fut enlevé au ciel » (Marc, 16, 19). On doit d’abord penser à la hauteur locale du ciel. Au reste, on ne peut pas déterminer d’une manière précise le ciel des bienheureux par les expressions locales « en haut », « en bas ». L’ancienne conception, à ce sujet, qui repose sur le système mondial géocentrique, ne peut plus avoir de valeur pour nous.

Preuve. Le Christ luimême avait annoncé davance son « entrée dans sa gloire » (Luc, 24, 26). Les Apôtres ont été témoins dune élévation extérieure dans les airs (Marc, 16, 19 ; Luc, 24, 51 ; Act. Ap., 1, 911), par laquelle le passage de Jésus dans le bonheur de laudelà fut symbolisé et non opéré. La cause de ce passage fut la glorification reçue par la résurrection et non l’élévation extérieure dans les airs. S. Luc place entre la Résurrection et l’Ascension « quarante jours » (Act. Ap., 1, 3). S. Paul ne signale cet événement qu’en passant (Éph., 4, 10 ; Hébr., 4, 14) ; de même S. Pierre (1 Pier., 3, 22). L’Ascension se rattache étroitement à la Résurrection ; elle a moins d’importance qu’elle et, par suite, moins de place dans la prédication apostolique ; ou mieux, elle fait un tout avec la Résurrection.

Nous ne pouvons donner d’indications absolues sur le lieu du ciel ; mais relativement, pour l’expérience extérieure des disciples, Jésus s’éleva d’abord en haut. La Rédemption avait reçu son achèvement avec la Résurrection ; de même la glorification du Christ dans son corps et dans son âme. Ce qui se passa pendant les quarante jours n’avait plus d’importance que pour les disciples ; il s’agissait de les habituer lentement, progressivement et complètement à ce fait que le Christ, dans son corps glorifié, était désormais auprès du Père. S. Thomas : « Par son ascension au ciel, le Christ n’a rien gagné pour ce qui est de l’essence de la gloire, soit par rapport au corps, soit par rapport à l’âme » (S. th., 3, 57, 1 ad 2). Le fait d’être « assis à la droite de Dieu » ne pouvait pas se percevoir extérieurement, mais la foi seule, en s’appuyant sur Psaume 110, et sur les paroles du Christ (Math., 22, 46 sq. ; 26, 64 ; Jean, 6, 62, etc.), pouvait le reconnaître.

Les Pères. Leur foi commune à l’Ascension est déjà garantie par le Symbole des Apôtres dont toutes les rédactions contiennent ce dogme. De même, la fête de l’Ascension, avec celles de Pâques et de la Pentecôte, est une des plus anciennes de la chrétienté.

Importance. Du point de vue christologique, l’Ascension est l’achèvement de la carrière rédemptrice du Christ et la prise de possession permanente de sa gloire. Cette dernière pensée est formulée dans l’            Écriture par l’expression « assis à la droite de Dieu ». Bien entendu, cela ne doit pas s’entendre au sens local, mais au sens figuré (Dan., 7, 13 sq.). Cela signifie, d’après S. Augustin et S. Thomas, tant la durée et la possession inaliénable de sa gloire que la participation à la domination universelle du Père. Sur ce trône, à la droite du Père, la royauté à laquelle le Christ s’est élevé graduellement, en partant de sa descente aux enfers, en passant par la Résurrection et l’Ascension, a atteint son plus haut degré. Aussi ne doiton pas s’étonner que l’Écriture, à plusieurs reprises, fasse commencer le titre de Fils de Dieu et de Messie à ce moment solennel ; car le Christ est désormais Fils de Dieu dans la gloire et non plus dans l’humiliation (Rom., 1, 4. Act. Ap., 2, 3236 ; 13, 33. Hébr., 1, 35 ; 5, 5).

De là résulte l’importance sotériologique. Désormais, dans son état céleste, le Christ est véritablement le « Fils de Dieu dans la force » (Rom., 1, 4) qui, comme esprit vivant et vivifiant, gouverne avec la puissance de sa pensée et de sa volonté les membres dont il est le Chef, les remplit de son Paraclet et de la grâce sanctifiante et, par sa chair glorifiée, dans l’Eucharistie, leur donne la force et le gage de la vie, la garantie de leur propre gloire future. Maintenant se réalise sa parole : « Quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai tout à moi » (Jean, 12, 32). Maintenant il a reçu un nom qui est audessus de tous les noms, afin que tout genou fléchisse devant lui « et que toute langue confesse que JésusChrist est le Seigneur dans la gloire de Dieu le Père » (Phil., 2, 811). Lexercice, au ciel, de sa souveraineté dans la vérité et la grâce, dans l’illumination et la force, et la reconnaissance, sur la terre, de cette souveraineté, dans l’esprit et la vérité, dans l’adoration et l’action de grâces, sont les deux principaux de l’importance sotériologique de l’exaltation du Fils de Dieu à la droite du Père. Cette exaltation ne fonde pas un nouveau mérite, elle n’est pas le complément de l’œuvre rédemptrice, mais une application de ce mérite par le céleste Pontife, dont l’apparition devant Dieu signifie pour nous une intercession perpétuelle (Hébr., 7, 24 sq.).

L’envoi de son SaintEsprit au jour de la Pentecôte fut le premier fruit de cette intercession du Rédempteur auprès de Dieu et, en même temps, le premier acte de sa souveraineté commençante. Par son Esprit, il exercera jusqu’à la fin du monde, en tant que chef invisible de ses disciples et de son Église, son activité de Rédempteur (gratia capitis).

Le retour du Christ et le jugement dernier. Ce sera le dernier acte de la royauté du Christ. Il a annoncé luimême ces événements, en présence de la mort, avec insistance et solennité (Math., 26, 64). Dieu a remis tout jugement au Fils. Il est le Fils de l’Homme auquel cette fonction a été promise (Dan., 7, 1327) et qui, par son œuvre rédemptrice, sest acquis le droit de juger. « Voici quil viendra sur les nuées et tout œil le verra et ceuxlà même qui lont transpercé » (Apoc., 1, 7). Pour plus de détails voir lEschatologie.

Avec le jugement dernier, l’œuvre de la Rédemption telle que le Christ l’a acceptée et accomplie dans sa triple fonction, depuis le commencement de l’Incarnation jusqu’à la fin du monde, aura sa conclusion entière objective et subjective. Son retour n’a pas pour but d’ajouter quelque chose à la Rédemption ellemême. Le Christ revient comme le roi qui était parti dans un pays étranger après avoir confié aux siens l’administration de ses biens ; il veut en voir les fruits et examiner la fidélité de l’administration. Après cet acte final de son activité rédemptrice, il conduira ceux des siens qui auront été trouvés dignes, à son Père, d’après les desseins éternels duquel il a commencé, complété et achevé l’œuvre de la Rédemption , afin que, à la fin comme au commencement, « Dieu soit tout en tous » (1 Cor., 15, 28)

Conclusion pratique. Du point de vue christologique, il faut la chercher dans la réponse que donne le dogme à la question toujours fondamentale du Seigneur : « Que pensezvous du Christ, de qui estil Fils ? » (Math., 22, 42). Les Juifs furent embarrassés par cette question et « personne ne pouvait lui répondre un mot ». Cet embarras, en dehors de la foi, a toujours existé ; mais il ne fut jamais si grand qu’aujourd’hui. D’où vient cet embarras ? D’un partage illogique et contre nature du Seigneur. S. Jean avait dû déjà combattre ce partage. « Quiconque divise Jésus n’est pas de Dieu » (1 Jean, 4, 3). On façonne aujourd’hui un double Christ et un double christianisme, une moitié pour la raison et une moitié pour la foi. C’est une antique erreur sous un nouveau nom. Et en vertu de quels principes prôneton cette séparation ? Ce nest pas en vertu de la science, mais en vertu du sentiment. On n’a pas besoin d’affirmer que les évangiles racontent toujours dans l’ordre historique, on peut même admettre sans difficulté que leurs textes sont encore susceptibles d’amélioration, tant en euxmêmes que dans leurs rapports réciproques ; surtout, dans la rédaction synoptique et dans la rédaction johannique, ils contiennent bien des problèmes ardus dont la solution exige encore un dur labeur. Mais ce qu’il faut repousser avec les protestations les plus énergiques, c’est la prétention de façonner d’après chaque évangile un Christ spécial, particulier, alors qu’il n’y a eu qu’un seul Christ ; c’est la prétention, ensuite, de ne faire ressortir dans ce Christ que ce qu’il y a d’humain et d’expliquer que le divin, qu’on ne peut nier, échappe au jugement humain, qu’on n’a pas dès lors à s’en occuper, car c’est indéfinissable, et qu’il faut l’abandonner à la foi seule. Par là, ce qu’il y a de plus important dans le Seigneur devient le moins important, le plus haut est ravalé au niveau d’une circonstance insignifiante et l’humanité qui a besoin de rédemption est privée de ce qui lui est nécessaire. Et tout cela se fait d’après le même critérium toujours employé : le sentiment, l’impression scientifique, le jugement exercé de notre temps moderne nous diraient que les choses n’ont pas pu se passer comme le croyait jusqu’ici la vieille foi. Par contre, tout l’Église catholique confesse l’unité du Seigneur et l’unité du christianisme. Le Christ de la foi n’est pas différent du Christ de l’histoire. Le Christ de l’histoire s’est annoncé dans sa vie terrestre comme le Christ de la foi et l’a prouvé pour tous ceux qui sont de bonne foi. Dans les preuves de la christologie, on constate qu’il faut insister sur les déclarations du Seigneur à son sujet.

Du point de vue sotériologique, on peut ramener les conclusions aux points suivants : 1° Ce qui ressort du dogme de l’Incarnation, c’est avant tout l’ardeur visible et sensible de l’amour divin envers les hommes ; 2° L’esprit de sacrifice incompréhensible du Christ, notre Rédempteur ; 3° La valeur inestimable de l’âme humaine dans l’appréciation du ciel (Luc, 15, 7) ; 4° La gravité terrible du péché ; 5° La justification de l’idée de jugement dans le christianisme.

Du point de vue moral et mystique, S. Paul tire les applications les plus fécondes, quand il nous rappelle constamment que, pour nous, la mort du Christ n’est pas seulement un fait objectif et historique de salut, mais que, si nous voulons que la mort du Christ ne soit pas vaine pour nous, nous devons la reproduire en nous par notre vie et notre souffrance. Nous avons été ensevelis avec lui dans le baptême, nous sommes morts et crucifiés au monde et nous devons maintenant, en tant que membres d’un chef qui ne meurt plus, marcher constamment dans une nouvelle vie spirituelle et morale de résurrection (Rom., 6, 3 sq. ; 8, 17. 2 Cor., 4, 10. Col., 2, 12 ; 3, 1. Gal., 2, 20. 2 Tim., 2, 11 sq.).

APPENDICE La Mère du Rédempteur

A consulter : La Somme de Bourassé, Somma aurea de laudibus B. M. V., 13 vol. (Migne, Paris, 1866 sq.). Jamar, Theologia mariana (1896). Lépicier, Tractatus de B. M. V. Matre Dei (1906). Renaudi, L’Assomption de la T. S. V. Dict. théol., 9, 2339 sq., v. Marie. P. Bernard, Le mystère de Marie, 1 vol. paru. Sur la mariologie de Scot : Dict. théol., 4, 1896 sq. Au sujet de la mariologie française, cf. Rivière, Rev. de Sc. Rel. (1932), 77102.

De la Personne du Rédempteur il faut absolument distinguer la Mère du Rédempteur, mais on ne peut pas entièrement l’en séparer. La preuve extérieure de ce fait se trouve dans l’Écriture et la doctrine des Pères, où presque toujours, quand il est question de l’Incarnation du Logos, on nomme aussi la « femme » de qui il a pris chair. Il n’a pas pris sa nature humaine par la voie d’une nouvelle création, mais par celle d’une naissance humaine. Il fallait donc, d’une nécessité intime, que partout où l’on parle de cette Incarnation, on mentionne aussi la Mère par le moyen de laquelle il naquit humainement. C’est pour cette raison qu’il y a au sujet de Marie seule une doctrine théologique, un dogme, alors qu’il n’y en a pas au sujet des autres saints. Marie a personnellement une situation objective dans le plan de salut divin. Pierre, le prince des Apôtres, ainsi que les autres Apôtres en général, n’a qu’une relation officielle et non personnelle avec notre salut. A cause de ses relations personnelles avec le Rédempteur, Marie reçoit une importance dogmatique. A cause de son Fils, la Mère est entrée dans le Symbole : « Né de la Vierge Marie ».

Si, dans le Christ, tous les privilèges et les perfections de l’humanité ont leur raison et leur source dernière dans l’union hypostatique, tous les avantages de Marie se fondent médiatement sur cette union : ils lui ont été accordés à cause de cette union. Nous plaçons, par suite, en tête, le privilège qui résulte en premier lieu de cette union, celui de la maternité divine ; nous traiterons ensuite de celui qui est en connexion étroite avec ce premier, celui de la virginité perpétuelle, puis nous parlerons des autres privilèges de grâce, ainsi que de la gloire et des honneurs dus à la Mère de Dieu.

Faisons quelques remarques sur la signification du nom de Marie. D’après Bardenhewer, il signifie la « corpulente ». Pohle trouve dans ce nom, avec les interprètes anciens, un sens plus noble : « la forte, la grande, l’élancée » ; d’autres commentateurs pensent à « dame », « illuminatrice », ou bien à « goutte de la mer » (stilla maris), d’où on a tiré « étoile de la mer » (stella maris), par suite d’une fausse lecture ; on donne aussi comme sens « l’amère », « l’affligée » (amara, afflicta), ou bien « celle qui a trouvé grâce » (Luc, 1, 30). Dernièrement Grimme a proposé l’interprétation suivante : « Mon parent est le Haut (Jahvé) ».

§ 108. La Mère de Dieu

THÈSE. Marie est la Mère de Dieu au sens véritable et propre. De foi.

Le Concile d’Éphèse défendit cette proposition contre Nestorius qui prétendait que Marie avait seulement donné naissance à un homme (ἀνθρωποτόϰος, χριστοτόϰος) et définit que Marie était « celle qui a enfanté Dieu » (θεοτόϰος) : « Si quelqu’un ne confesse pas que l’Emmanuel est vraiment Dieu et que, par conséquent, la Sainte Vierge est vraiment celle qui a enfanté Dieu... qu’il soit anathème » (Denz., 113). Le Concile de Chalcédoine (451) et le 3ème Concile de Constantinople (680681) répétèrent cette doctrine : le dernier la renforça en précisant que Marie est « véritablement » (veraciter, ϰατὰ ἀλήθειαν) et « proprement » (proprie, ϰυρίος) celle qui a enfanté Dieu (Denz., 148, 290). Dans cette décision se trouve exprimé un double fait : Marie a vraiment enfanté et, par conséquent, elle est véritablement Mère comme toutes les autres mères le sont par suite de la conception et de l’enfantement et elle a, au sens propre, enfanté Dieu, le Logos divin ou la seconde Personne de la divinité et non une nature humaine sans subsistance et pas davantage une nature humaine subsistant en ellemême.

Preuve. L’Écriture emploie les expressions naturelles pour désigner les relations de Marie avec le Christ et non la terminologie dogmatique des conciles. Mais, dans la maternité exprimée en plusieurs passages de l’Écriture, se trouve incluse la maternité divine ; car, ce par quoi Marie a été Mère, est précisément ce par quoi elle a été Mère de Dieu. Or, sa maternité est décrite dans l’Écriture d’une manière entièrement réaliste, éloignée de tout docétisme et de tout gnosticisme. Isaïe : « Voici que la Vierge concevra et enfantera un Fils et son nom sera Emmanuel, c.àd. Dieu avec nous » (7, 14). Gabriel : « Voici que tu concevras dans ton sein (συλλήμψῃ ἐν γαστρί) et tu enfanteras un Fils (τέξῃ υἱόν) et tu l’appelleras Jésus » (Luc, 1, 31). L’Être saint qui naîtra de toi sera appelé « Fils de Dieu » (Luc, 1, 35). Ainsi donc, Marie est Mère, Mère du Fils de Dieu, autrement dit, Mère de Dieu. « Mère de mon Seigneur », la nomme Élisabeth (Luc, 1, 43). Si, dans l’Écriture, Marie est d’ordinaire appelée « Mère de Jésus » (Math., 1, 18 ; 13, 55. Marc, 3, 31, 32 ; 6, 3. Luc, 2, 33, 48. Jean, 2, 1 ; 19, 26) ou simplement sa « Mère », cela doit s’entendre au sens général et humain, au sens historique et non au sens dogmatique précis.

Le fait, par ailleurs surprenant, que Jésus ne donne jamais à Marie le nom de Mère, mais l’appelle de préférence « femme » (Jean, 2, 4 ; 19, 26) ne prouve pas, comme le prétendait le docétisme, qu’il lui dénie sa qualité de Mère (Math., 12, 48), mais que, pour de hautes raisons pédagogiques, il l’écarte pour ne pas charger sa sublime mission de considérations de parenté.

Les Apôtres étaient tenus à la même prudence pédagogique. Mais on voit déjà transparaître l’importance de Marie, comme Mère de Dieu, dans le récit de la préparation de la jeune Église à la réception du SaintEsprit (Act. Ap., 1, 14). D’après S. Paul, Dieu a envoyé pour notre Rédemption son Fils « formé de la femme » (γενόμενον ἐϰ γυναιϰός, Gal., 4, 4). Ainsi donc le Fils de Dieu est né de la femme et, par conséquent, cette femme est la Mère du Fils de Dieu. Il est le Fils de Dieu « né de la postérité de David selon la chair » (Rom., 1, 3).

Les Pères. Le terme « celle qui a enfanté Dieu » (θεοτόϰος) apparaît au temps d’Origène (+254) à Alexandrie et il en est probablement le créateur. Mais la chose signifiée par l’expression se trouve déjà dans le Symbole des Apôtres : « Je crois en JésusChrist son Fils unique, NotreSeigneur né de la Vierge Marie ».

Les Pères antignostiques, S. Ignace (Smyrn., 1, 1 ; Éph., 7, 2), S. Irénée (A. h., 3, 19, 3 ; 3, 16, 5 ; 3, 22, 1 sq. ; 5, 1, 2), Tertullien (De carne Christi) insistent sur la véritable naissance du Logos éternel du sein de la Vierge, pour réfuter le docétisme gnostique, qui n’admettait qu’un passage irréel à travers sa Mère terrestre. Le terme θεοτόϰος se trouve déjà en germe dans S. Ignace : « Notre Dieu JésusChrist a été conçu de Marie » (Éph., 18, 2). « Au prince de ce monde restèrent cachés la virginité de Marie et son enfantement  virginal et de même la mort du Seigneur : ce sont trois mystères éclatants » (Éph., 19, 1). S. Justin soutient d’abord que les Septante ont eu raison en traduisant « hâ almâh » par παρθένος dans Is., 7, 14 et découvre la naissance virginale dans tous les textes possibles (Apol., 1, 22 ; Dial., 48, 50, 57, 66 sq., 75, 80, 84). Le terme θεοτόϰος se trouve objectivement dans Apol., 2, 6 : « Le Logos… fut enfanté comme Homme ». S. Irénée prouve par Is., 7, 14 « que ce Christ qui, en tant que Verbe du Père, était auprès du Père, prit ensuite un corps et devint Homme, se soumit à la voie de la naissance et fut enfanté par une Vierge » (Épideix, 53). « Avant d’être en travail, elle a enfanté ; avant que les douleurs lui vinssent, elle a mis au monde un fils » (Is., 66, 7). Ces paroles désignent sa naissance d’une Vierge (Épideix, 54). Clément d’Alexandrie écrit : « Un seul est le Père de tout, un seul est le Verbe de toutes choses, un seul le SaintEsprit partout et une seule est Mère et Vierge (μήτηρ παρθένος) ; il me plaît de lappeler l’Église » (Pæd., 1, 6). Tertullien soutient que le Christ n’est pas né, comme le prétendent les gnostiques, « par une vierge », ou « en une vierge » mais « d’une vierge » (De carne Christi, 20). Hippolyte, contemporain de Tertullien, rencontre souvent dans ses nombreux travaux exégétiques des vérités mariales ; ainsi il écrit une fois : « Le Seigneur fut façonné d’après l’humanité, sans péché, du « bois incorruptible », c.àd. de la Vierge et du SaintEsprit et revêtu intérieurement et extérieurement par le Logos divin de lor le plus pur » : nous trouvons donc ici le germe de lImmaculéeConception (1, 2). Origène : « Celui qui n’admet pas que le Christ est né de la Vierge Marie et du SaintEsprit, mais prétend quil est né de Joseph et de Marie, celuilà manque de ce qui est le plus nécessaire à la confession complète de la foi » (In Joan, 32, 16 ; cf. C. Cels., 5, 61). Il est clair que la définition des Conciles de Nicée et d’Éphèse accrut l’importance de Marie, en tant que Mère du Christ, et que désormais on insista beaucoup sur la θεοτόϰος. En invoquant contre Nestorius la Tradition constante, S. Cyrille avait objectivement raison, bien que le titre formel  θεοτόϰος ne se trouve certainement qu’à partir de 250. On en trouve de nombreux témoignages dans Petavius (De incarn. Verbi, 5, 1519). Daprès S. Athanase, le Fils de Dieu est devenu Homme en prenant chair « de la Mère virginale (εϰ παρθένου τῆς θεοτόϰου) » (Orat., 3, c. Arian., 29). S. Grégoire de Naz. est de tous les Cappadociens celui qui s’intéresse le plus à la mariologie ; il dit : « Si quelqu’un n’admet pas la Mère de Dieu, il est séparé de la divinité » (Ep. 101 ad Cled., 1, M. 37, 178).

La raison théologique, c’est que Marie n’a pas enfanté une nature abstraite sans subsistance, mais une Personne concrète, JésusChrist, lHommeDieu. Assurément on ne peut pas dire que delle est née la divinité, la divine nature et la divine Personne ; elle n’est pas non plus la cause de l’union de cette divine Personne avec la nature humaine ; mais l’humanité formée d’elle et non pas du néant fut, dès le premier moment de son existence, unie au Logos, et le Logos, en tant que possesseur de la nature humaine, est né d’elle. C’est de cette manière que S. Jean Damascène a déjà expliqué le dogme : « Dieu, disonsnous, est né delle, non pas comme si la divinité du Verbe avait pris delle le principe de son Être, mais parce que Dieu, le Verbe même, qui, en dehors du temps et avant tous les temps, est né du Père et qui existe sans commencement et éternellement, ainsi que le Père et le SaintEsprit, a, dans les derniers jours, à cause de notre salut, séjourné dans son sein et, sans changer, a pris chair en elle et est né. Car ce n’est pas simplement un Homme qu’enfanta la Sainte Vierge, mais un Dieu véritable, non pas un Dieu sans chair, mais le Dieu devenu chair » (De fide orth., 3, 12). Par là étaient réfutées les objections insensées de Nestorius qui voulait faire remonter ce titre à la mythologie, comme on le fait encore aujourd’hui dans la polémique antimariale. Il s’écriait : « Dieu atil donc une mère ? Alors il ne faut pas blâmer lHellène, quand il donne une mère aux dieux ». « Comment peutelle enfanter celui qui était avant elle ? Nemo anteriorem se parit ». Le titre de Mère de Dieu nest quune conséquence de lunion hypostatique et de la communication des idiomes qui en dérive. Le dogme n’a rien de commun avec la mythologie païenne des naissances divines, malgré tous les efforts du rationalisme pour discréditer la maternité divine en la rattachant à de telles théogonies.

Conséquences de la maternité divine.

1. Marie ayant vraiment conçu, porté et enfanté le Seigneur, le développement embryonnaire du corps de Jésus eut lieu à la manière naturelle et humaine. Le corps ne fut pas achevé en un moment, d’une manière miraculeuse, mais il fut peu à peu formé et façonné par l’âme spirituelle.

2. Marie ayant véritablement enfanté le Seigneur, celuici a donc en propre deux naissances et deux filiations ; cependant il n’est pas deux fois Fils. Le Logos, selon sa divinité, est né éternellement du Père ; il reçoit la filiation divine et est par là Fils divin. Ce même Fils naquit de Marie selon l’humanité et reçut également par là la filiation humaine ; mais il ne fut pas pour cela un Fils humain distinct du divin ; seulement le même divin Fils devint aussi, selon son humanité, Fils de Marie. S. Thomas expose : « Le SaintEsprit ne doit pas être dit le Père du Christ, alors que, à juste titre, Marie est appelée sa Mère. On ne trouve pas de la même manière du côté du SaintEsprit tout ce qui est nécessaire pour que quelquun soit réellement père. Il est surtout nécessaire, en effet, qu’il engendre de sa nature un fils qui lui soit consubstantiel… Or le SaintEsprit est, il est vrai, consubstantiel au Christ selon la nature divine, mais dans cette nature il nest pas le Père du Christ ; au contraire, il procède de lui. Dans la nature humaine, par contre, il n’est pas consubstantiel au Christ » (Comp. théol., 223).

3. La maternité divine est le fondement de tous les privilèges de Marie, tant dans l’ordre physique que dans l’ordre moral. Dans l’ordre naturel, il faut songer à l’unité substantielle passagère du début avec le divin Enfant, à la consanguinité permanente avec lui qui suivit et à l’union intime avec la divinité qui en résulta. Dans l’ordre moral, rentrent tous les privilèges de grâce dont bénéficia la Sainte Vierge.

4. La part que prit la Sainte Vierge à la conception du Logos doit logiquement s’entendre dans ce sens qu’elle a contribué à la formation de la nature humaine, en fournissant de la substance de sa propre nature tout ce que fournissent les autres mères, qui conçoivent d’une manière ordinaire et non miraculeuse, pour la conception et la formation de leur fruit. Sa conception peut être caractérisée doublement comme surnaturelle et comme naturelle. Du point de vue surnaturel, elle fut miraculeusement mue à coopérer naturellement de son côté à la conception et à la formation de l’humanité du Christ, comme toutes les autres mères des hommes. S. Thomas : « Il appartient au mode surnaturel de la génération du Christ que le principe actif dans sa génération ait été une vertu surnaturelle divine ; mais il appartient à son mode naturel que la matière dont son corps a été formé soit conforme à la matière que les autres femmes fournissent pour la conception de leur enfant » (S. th., 3, 31, 5). « La bienheureuse Vierge est la mère véritable et naturelle du Christ » (3, 35, 3). « La Vierge Marie a été la cause matérielle du Christ, et l’EspritSaint sa cause efficiente » (3, 32, 2 ad 3 ; cf. 3, 33, 4).

Liberté du Logos par rapport à sa naissance terrestre. Il faut encore remarquer que la naissance du Logos, d’une femme, et d’une femme vierge, était un acte libre de la divine sagesse. Sans doute, on peut établir des motifs de convenance, comme l’ont déjà essayé les Pères (S. Irénée, A. h., 3, 22 ; Tertullien, De carne Christi, 17) et, après eux, les scolastiques (S. Anselme, Cur Deus homo, 2, 8 ; S. Thomas, S. th., 3, 4, 6), mais on ne peut en donner aucun de nécessité stricte. On ne peut affirmer cette nécessité d’aucune œuvre de Dieu à l’extérieur. Il n’y a qu’une limite pour l’activité divine, le péché. Il est certain que le Fils de Dieu ne pouvait pas prendre la nature humaine par un moyen coupable, par un intermédiaire coupable (S. th., 3, 1, 7).

L’idée qui apparut au 4ème siècle d’une conception de Marie par l’oreille, idée qui se répandit bientôt partout et trouva même son expression dans l’art, est sans doute en relation avec la notion du Logos, du Verbe.

Il est instructif d’observer comment la critique rationaliste se comporte avec le dogme de la conception surnaturelle qui est attesté plus que tout autre dans l’Écriture et la Tradition. Bien entendu, le seul motif qu’on allègue toujours pour rejeter ce dogme est le dogme rationaliste de l’impossibilité du miracle. Et, pour maintenir ce « dogme », on recourt volontiers et avec crédulité aux explications les plus grossières et les plus dénuées de sens. Harnack se contredit là encore, comme il le fait si souvent. Il se demande « quand et comment la foi à la naissance virginale de Jésus s’estelle implantée dans la chrétienté ? ». Il répond que c’est là un des points « les plus obscurs pour nous et qui vraisemblablement ne sera jamais éclairci », et ensuite il affirme : « La foi, d’après laquelle le Christ est né dune Vierge, provient d’Is., 7, 14. La plus profonde hésitation et la plus grande audace s’opposent ici sans se concilier ». Il continue. « Dans Paul, elle (cette foi) ne peut se démontrer ; les deux généalogies, dans Mathieu et dans Luc, l’excluent nettement. Comme c’est l’évangile de Mathieu qui raconte le premier la naissance virginale, on voit qu’on y croyait déjà dans le christianisme judaïsant de Palestine, cette foi s’est donc aussi produite là. Cette idée a pénétré dans l’évangile de Luc par l’interpolation très vieille ( !) de 1, 34 sq. ; l’évangile de Jean la possède, si dans 1, 13, i faut lire ὄς ἐγεννήθη. Ignace, Aristide, Justin et le Symbole romain l’attestent ».

Pour résoudre les objections, faisons ces courtes réflexions : 1° Le fait de la conception surnaturelle a un caractère entièrement mystérieux en ce que Marie seule en eut connaissance et put en rendre témoignage. Elle seule, par conséquent, constitue la source de la Révélation pour ce dogme ; 2° On doit nous concéder que ce fait est raconté dans les évangiles. La nouvelle de ce fait a pris naissance en Palestine parce que c’est là que tout le christianisme est né ; 3° Quant à l’affirmation que Luc, 1, 34 sq., est une « très vieille » interpolation, nous ne l’accepterons pas avant qu’on nous ait dit quel est l’auteur de cette « très vieille interpolation » ; peutêtre rentretelle dans la catégorie des faits historiques « obscurs » ; 4° Que S. Paul nait pas fait de la naissance surnaturelle lobjet de sa prédication, la chose est vraie. Mais on a déjà dit (§ 101) que toute limportance du Christ réside pour lui dans sa Passion et sa mort. Que resteraitil de la vie du Christ, sil fallait supprimer tout ce quil ne raconte pas ? Quil nait pas connu la naissance virginale, cela, étant données ses relations avec S. Luc, est très invraisemblable. A cela s’ajoute qu’il appelle une fois le Seigneur, brièvement « né de la femme » (Gal., 4 4). On se demande pourquoi il n’a pas utilisé la naissance miraculeuse comme preuve de la divinité du Christ. Il ne s’est pas, non plus, appuyé sur la vie du Christ pour prouver sa divinité, pas même sur ses miracles. Au reste, cette naissance ellemême est objet de foi et on ne peut pas la faire valoir comme un acte miraculeux extérieur. S. Paul en appelle plus volontiers à la Résurrection qui pouvait être attestée par plusieurs témoins oculaires encore en vie (1 Cor., 15, 6) ; 5° Que les deux généalogies « excluent nettement » la naissance virginale, c’est là une affirmation qui, si elle était vraie, prouverait que S. Mathieu et S. Luc sont des gens assez sots pour raconter dans les quelques pages de l’histoire de l’Enfance des faits inconciliables et qu’ils croient leurs lecteurs assez naïfs pour les croire. Au reste, les exégètes catholiques et protestants orthodoxes ignorent ces contradictions ; 6° Que la foi à la naissance virginale « provienne » d’Is., 7, 14, cette affirmation, du point de vue purement historique, est non seulement indémontrable, mais encore est dépourvue de toutes les bases positives indispensables. Car Is., 7, 14, ne joue aucun rôle dans la doctrine messianique juive ; les Juifs considéraient à peine le passage comme messianique et ce sont les chrétiens qui, les premiers, le rapportèrent à la naissance du Seigneur, après que l’accomplissement de cette prophétie eut été attesté par Marie. Ensuite Harnack avoue que la mythologie païenne n’a eu aucune influence en Palestine ; c’est pourquoi les naissances virginales y étaient aussi inconnues qu’elles le sont aujourd’hui chez nous. Il est donc inconcevable que Mathieu, ou n’importe qui, se soit levé un beau jour pour annoncer une telle chose et que les fidèles l’aient acceptée. Ajoutons que ce fait n’est l’objet d"aucun exposé spécial dans la dogmatique apostolique et qu’on n’y insiste pas particulièrement. On l’a plutôt accepté simplement avec une foi pieuse, sans l’exploiter. Il n’est donc pas un résultat du besoin de la chrétienté primitive ; 7° Quant aux tentatives, rappelées par Harnack, d’expliquer celte naissance virginale par la mythologie païenne (Usener), par le boudhisme (Seidel), par la religion égyptienne (Bousset), babylonienne (Gunkel), phrygienne (Pfleiderer), perse (Schmiedel), grecque (Butler), par une origine spontanée (Lobstein), par l’invention des parents de Jésus (Renan), etc., l’historien en est si peu satisfait qu’il conclut : « Cette carte d’échantillons est très peu réjouissante » (H. D., 113). Il raille ces explications qui sont « en partie plus obscures encore que la chose à expliquer » (Ibid., 152). C’est la conséquence de l’horreur du miracle. La vérité est une, l’erreur a mille têtes.

Au sujet de la « naissance virginale (ou mieux de la conception virginale) et de l’histoire comparée des religions », Alph. Steinmann a publié récemment un traité (1919). D’après lui, cette conception ne peut s’expliquer ni par des idées judéoorientales, ni par des idées grécoromaines : il faut lapprécier comme un fait révélé. « Le judaïsme n’était pas d’accord sur l’interprétation d’Is., 7, 14, tout au moins sur l’application à la naissance du Messie du sein d’une Vierge. Quant au paganisme, il se perdait dans des représentations sensuelles, dans des imaginations mythologiques, dans de vagues spéculations sur la migration des âmes ou dans des attentes de sauveurs purement politiques, et tout cela ne pouvait soutenir la comparaison avec l’exposé des évangiles » (41). Je refuse purement et simplement d’admettre qu’une influence ait été exercée par les antiques religions sur la religion chrétienne au point de vue dogmatique je ne nie pas une influence liturgique dans les prières, les actes du culte et les usages religieux et jai donné mes raisons en détail pour chaque dogme dans mon livre « Dogme et histoire des religions » ». Sans doute, il y a des analogies, un parallélisme avec nos dogmes, mais quand on examine, en remontant aux sources, ces données païennes, on trouve qu’il faut beaucoup de bonne volonté pour y découvrir encore une parenté religieuse avec nos articles de foi. Cela s’applique surtout à la « naissance virginale » dont les religions antiques présenteraient une foule de témoignages. Il est vrai que l’antiquité a parfois attribué à des hommes d’une grande importance politique et religieuse une génération provenant des dieux ; leur mère était alors une « vierge », c.àd. une jeune fille, qui était devenue enceinte dans une prostitution sacrée au temple (par les hiérodules) ou bien qui, selon la fable, avait, pendant un bain dans la mer, reçu en soi le « semen divinum » tombé du ciel. Si S. Mathieu et S. Luc s’étaient laissés influencer par de tels « parallèles », leur exposé aurait un tout autre aspect. Je conclus en citant ces paroles de mon livre : « Alors qu’audessus de la scène biblique rayonne une atmosphère pure et entièrement surnaturelle et que le récit nous présente une image pure comme de la neige fraîche, dans les antiques mythologies c’est un bouillonnement de luxure et de grossièreté ; il faut être dépravé pour se plaire à ces symboles écœurants de phallus et de vulve, à ces histoires de génération répugnantes et contre nature.

§ 109. Marie toujours Vierge

 

THÈSE. Marie conçut et enfanta son Fils sans dommage pour sa virginité et resta également Vierge après son enfantement. De foi.

Explication. Contre les attaques diverses de Cérinthe et des ébionites, particulièrement du moine Jovinien, du laïc Helvidius et de l’évêque Bonose (vers 400), qui furent énergiquement combattus par S. Jérôme, S. Ambroise et S. Augustin, ainsi que contre celles de la secte arabe des antidicomarianites que réfuta S. Épiphane, l’Église a maintes fois défini solennellement notre dogme, après l’avoir dès le début établi comme objet de foi générale dans l’article du Symbole des Apôtres : « Né de la Vierge Marie ». Un synode du Latran, sous S. Martin Ier (649), frappe d’anathème quiconque nie que Marie est véritablement la Mère de Dieu et en même temps la Vierge sainte perpétuelle et sans tache, qui a conçu du SaintEsprit, sans connaître lhomme, a enfanté sans perdre son intégrité et même après son enfantement a conservé sans altération sa virginité (Can. 3 ; Denz, 256). « Mère de Dieu est demeurée dans l’intégrité virginale avant, pendant et perpétuellement après l’enfantement », déclare Paul IV contre les sociniens (Denz., 993). L’Église grecque enseigne exactement la même doctrine que l’Église romaine. Le rationalisme moderne rejette naturellement ce dogme à cause de son caractère miraculeux. Luther reconnaissait encore l’« ante partum » et la « Solida declaration » contient entre le θεοτόϰος.

Preuve. La conception virginale a été prophétisée par Isaïe (7, 14) : « Voici que la Vierge concevra et enfantera un Fils et son nom sera appelé Emmanuel, c.àd. Dieu avec nous ». Celle qui enfantera est appelée ici « hâ’almâh » ; si le terme qui exprime la notion propre de virginité est « betoulah », dans d’autres passages de la Bible, le mot  hâ’almâh » désigne souvent une vierge (Gen., 24, 43 ; Ex., 2, 8 ; Cant., 6, 7 ; Ps. 67, 26). En outre, seul l’enfantement miraculeux d’une vierge peut être un « signe » et non l’enfantement ordinaire d’une femme. Ensuite, cette interprétation concorde avec l’interprétation authentique de l’évangéliste S. Mathieu. Il cite ce texte (1, 23) à l’appui de son récit de la naissance, ce qui assure à ce passage une signification messianique. Il ignore avec insistance le principe masculin et y substitue l’action du SaintEsprit : « Elle avait conçu du SaintEsprit » (Math., 1, 18). « Ce qui est né en elle est du SaintEsprit » (Math., 1, 20). Dans S. Luc, Marie déclare formellement qu’elle ne connaît pas l’homme (les relations conjugales) et l’ange lui explique d’une manière précise comment elle concevra sans homme : « L’Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du TrèsHaut te prendra sous son ombre ; c’est pourquoi celui qui va naître sera saint, il sera appelé Fils de Dieu » (Luc, 1, 35).

L’exégèse de ce passage évolue de la façon suivante : 1° Jusque vers 350, πνεῦμα ᾃγιον et δύναμις ὐψιστον étaient rattachés l’un et l’autre au Logos sur lequel alors on discutait beaucoup ; 2° Plus tard, chez les Latins comme chez les Grecs et particulièrement dans la Scolastique, on rapporta  πνεῦμα ᾃγιον à la troisième Personne et δύναμις ὐψιστον au Logos, conformément à 1 Cor., 1, 24 (par ex. : S. Jean Damasc., De fide orth., 3, 2 ; S. Thomas, S. th., 3, 32, 1 ad 1) ; 3° Aujourd’hui on rapporte les deux expressions à la troisième Personne. Ainsi Bardenhewer (Verkündigung, Annonciation, 132 sq.) qui remarque que πνεῦμα accompagné de ᾃγιον, même sans article, désigne la troisième Personne. Quoi qu’il en soit, chaque interprétation maintient le facteur divin et la dogmatique concilie tout le monde en disant : « Les œuvres de Dieu à l’extérieur de luimême (ad extra) sont indivises ». Au sujet du texte d’Isaïe (7, 14), cf. Knabenbauer, Explication du prophète Isaïe, 119 sq. ; Hoonacker, Revue biblique, 1904, 213 sq. Déjà les plus anciens Pères défendaient l’interprétation de « hâ’almâh » au sens de « vierge » contre les Juifs qui voulaient l’entendre au sens de « jeune fille » (Cf. S. Justin, Dial. c. Tryph., 67 ; S. Irénée, A. h., 3, 21 ; Tertullien, C. Marc., 3, 13 ; Origène, C. Cels., 1, 3435). Seule une conception et une naissance virginales pouvaient être un signe pour Achaz.

Les Pères. Le Symbole des Apôtres témoigne de la foi la plus antique à la conception virginale. Les déclarations particulières de Pères à ce sujet commencent déjà avec S. Ignace. Il écrit : « Le Fils de Dieu… est véritablement né d’une Vierge (εϰ παρθένου ; Smyrn., 1, 1). S. Justin traite ce sujet, à plusieurs reprises, dans son Dialogue, à partir du chap. 43 et surtout aux chap. 7678 ; il le traite aussi en détail dans sa première Apologie, où il donne une longue explication d’Is., 7, 14 (Apol., 1, 33). Il en est de même pour S. Irénée (tant dans son Epideixis, ch. 3238, 5364, que dans son Adversus haereses, par ex. 3, 21, 4 ; 4, 33, etc.), et pour Tertullien (Apol., 21 ; De virg. vel., 6 ; De carne Christi, 17 ; De monog., 8 etc.). La naissance virginale est pour eux un thème favori et le reste chez tous les Pères. Cela tient à la preuve par les prophéties, à l’opposition à notre naissance à tous souillée par le péché originel et aussi à la supériorité, que font ressortir fortement tous les Pères, de la vie virginale du Christ en comparaison de la vie conjugale. S. Épiphane interpelle ainsi les antidicomarianites : « Quel homme a jamais osé prononcer le nom de Marie sans ajouter, si on l’interrogeait, la « Vierge » » (Haer., 78, 6). Elle l’est de fait et c’est pourquoi il est inutile de suivre plus longtemps la Tradition, la chose va de soi.

Seule la virginité dans l’enfantement fut suspecte à quelques Pères parce que ce furent les Docètes qui l’enseignèrent les premiers, pour appuyer leurs imaginations d’un corps apparent (Origène, In Luc, hom. 14 : M.13, 18, 34 ; Tertullien, Adv. Marc., 3, 11 ; De carne Christi, 23). Tertullien se réfère, pour prouver la réalité de l’enfantement, à Ex., 13, 2 et à Luc, 2, 23, où il est question d’une « apertio vulvae ». Naturellement la polémique conduisit ces Pères à leur point de vue d’un réalisme exagéré ; non seulement ils ne voulaient pas contester la virginité, mais ils l’affirmaient nettement. Lorsque Jovinien adopta ce réalisme et voulut lui donner une valeur de principe, S. Ambroise le réfuta énergiquement en s’appuyant sur Is., 7, 14 et établit que, dans ce texte, la virginité est affirmée non seulement de la conception, mais de l’enfantement, et opposa à la formule de Jovinien : « La Vierge conçoit, elle n’enfante pas » la parole du Prophète qu’alléguaient aussi d’autres Pères : « La Vierge concevra et enfantera un fils » (Cf. S. Augustin, Enchir., 34). De même il lui citait la « porte close » par laquelle le Seigneur seul passe (Éz., 44, 2 ; De inst virg., 8, 52 ; Ép. 62, 5).

L’enseignement de S. Ambroise est celui de S. Jérôme, de S. Augustin, de S. Léon 1er, de S. Fulgence, de S. Grégoire de Nyzze, de S. Cyrille d’Alex., de S. Jean Damasc., bien que tous ne se réfèrent pas aux mêmes textes (Petav., De Incarn., 14, 6). Comme image du miraculeux événement de la naissance, ils utilisent le rayon de soleil qui traverse le verre, la sortie du Christ du tombeau et son passage à travers les portes fermées, le buisson ardent, mais qui ne brûle pas, la naissance de la pensée dans l’intelligence, etc. S. Léon 1er met la naissance virginale en parallèle avec notre régénération ; « L’eau du baptême est semblable au sein de la Vierge, parce que le même Esprit qui remplit la Vierge remplit la source, afin que, dans cette eau, le lavage mystique supprime le péché qui dans le sein de Marie fut écarté par la sainte conception » (Sermo 24, 3).

Au début du MoyenAge, la controverse sur le mode de la naissance du Christ reprit, sans cependant que la pensée générale de l’Église à ce sujet fût altérée. Ratrammus resta seul avec son opinion opposée, qu’il soutint dans un ouvrage spécial (De partu Virginis) ; de même plus tard Durand. En tout cas, dans l’explication de cet événement, on doit écarter tout docétisme. Le corps du Christ était un corps véritable, matériel et ne peut pas être assimilé à son corps ressuscité qui avait des propriétés essentiellement différentes. On ne peut que se référer à la toutepuissance de Dieu et on doit reconnaître le caractère mystérieux de cette naissance.

Le Christ est véritablement né de Marie et il a été conçu du SaintEsprit, mais il nest pas pour cela le Fils du SaintEsprit, mais le Fils du Père. La conception active et causale (incarnare) n’est attribuée au SaintEsprit que par appropriation. Elle est l’œuvre de la Trinité (S. Aug., Enchir., 3740). Le Christ navait quun Père. Le Fils nest pas né du SaintEsprit, de la même manière que de la Sainte Vierge. Le Christ est dit né du SaintEsprit, écrit S. Augustin, parce que le SaintEsprit la fait naître de la Vierge.

Mais le Logos n’était pas, comme le pensait Luther, enfermé ou limité dans le sein de la Vierge ou dans son propre corps ; il était « tout entier dans le Père » et « tout entier dans la Vierge » ; il est infini.

L’importance christologique de la naissance virginale se trouve, d’après la théologie qui suit ici S. Augustin, dans l’éloignement du péché originel : « Engendré ou conçu sans aucune volonté charnelle et, par conséquent, exempt de toute souillure du péché originel » (Enchir., 41). Cependant ce mode de naissance ne doit pas être considéré comme une nécessité absolue ; car Dieu est libre dans son action. « Il faut dire que, sans aucun doute, Dieu pouvait être conçu et enfanté par une femme des œuvres d’un homme », dit Suarez (De incarn. P., 3, q. 32, a. 4, d. 10, S. 3) et Gutberlet remarque à ce sujet : « L’argumentation de Suarez semble bien irréfutable » (Dogm., 7, 370).

Remarquons encore ce que dit Stentrup (Christologia, 1, 230). « In quacumque re consistat essentia virginitatis materialis... investigare nec necessarium nec utile est ». C’est ainsi également que pense Gutberlet. Les scolastiques primitifs et postérieurs sont parfois allés trop loin dans ce sens. Dans toutes ces choses, le moins est le mieux, parce qu’on respecte le mystère. C’est aussi la pensée de S. Ambroise et de S. Augustin. L’Église chante avec S. Thomas : « Il nous a été donné, ils est né pour nous de la Vierge intacte ».

La virginité après la naissance. Les Pères ont défendu aussi avec énergie la virginité perpétuelle de Marie après la naissance ; les Latins en employant la formule : « Vierge après l’enfantement » et les Grecs la formule : « toujours Vierge » (άειπαρθένος). L’Écriture n’avait pas laissé à ce sujet de témoignages clairs, mais seulement quelques allusions. C’est que les traces historiques de Marie se perdent vite dans l’Écriture. On peut assurément alléguer le fait que le Christ, sur la Croix, confie sa Mère au disciple bien aimé S. Jean, d’où l’on peut conclure qu’après la mort du Christ Marie restait seule, sans enfant et que Jean devait lui en tenir lieu. La pensée de l’Église primitive à ce sujet ressort d’abord de l’article des Symboles : « Né de la Vierge Marie », qu’il faut sûrement entendre au sens absolu de la Vierge par excellence et non pas d’une femme qui a été vierge une fois, dans une circonstance donnée et ne l’est plus restée ensuite. C’est aussi le sens de la louange très répandue et très antique en l’honneur de Marie : Vierge et toujours Vierge (Virgo et semper Virgo, άειπαρθένος) que nous rencontrons dans les liturgies, dans les panégyriques de Marie et dans les décisions synodales de cette époque ancienne.

Origène déjà combattait les adversaires du « post partum » [virginité après enfantement] (In Luc. Hom., 7 : M. 13, 1818) auxquels se joignirent aussi quelques ariens. Lorsqu’au 1er siècle la virginité après l’enfantement fut mise en doute et même niée par Jovinien, Helvidius et Bonose, ainsi que par la secte des antidicomarianites, S. Jérôme, S. Ambroise, S. Augustin, aux applaudissements de toutes les Églises, défendirent avec énergie, non sans indignation et violence, l’intégrité perpétuelle de la Mère de Dieu. S. Jérôme le fit dans son livre contre Helvidius (Contra Helvidium, de perpetua virginitate B. Mariæ). S. Ambroise le fit surtout dans son livre sur l’instruction des vierges (De institutione virginis, particulièrement 5 sq. : cf. aussi Ép. 42, 4 sq.). S. Augustin traite plutôt cette question occasionnellement dans ses Sermons et ses Traités. Ce qui est remarquable, c’est qu’avec d’autres Pères il interprète les paroles de Marie : « Je ne connais pas d’homme » comme un vœu de virginité perpétuelle (De sancta virginitate, 4 sq.). Il unit avec ce vœu un vrai mariage avec Joseph. Il rappelle qu’un vœu de ce genre était inconnu des Juifs, mais que justement Marie avait épousé un homme « juste », qui protégeait sa résolution au lieu de la mettre en danger. Il est vrai que la grosse difficulté, qui consiste à expliquer comment Marie a pu, malgré son vœu, contracter un mariage valide, n’est pas résolue dans S. Augustin. Le mariage de S. Joseph est resté un objet de discussion théologique pour la Scolastique. P. Lombard (Sent., 4, dist. 30) admet, avec d’autres, qu’avant leur vie commune Marie et Joseph s’étaient engagés d’un commun accord à la continence volontaire. Le droit matrimonial a introduit depuis la notion d’un « matrimonium ratum sed non consummatum » [conclu mais non consommé] (Cf. S. Thomas, In 4, dist. 30, q. 2, a. 1 ad 2).

Les difficultés bibliques. Elles ont déjà été signalées par les anciens adversaires, mais spécialement par les Réformateurs qui abandonnèrent la virginité après l’enfantement. D’abord quelques objections de peu d’importance. Il est écrit : « Avant qu’ils habitent ensemble (πρὶν ἢ συνελθεῖν αὐτούς), elle avait conçu du SaintEsprit » (Math., 1, 18) et plus loin : « Et Joseph ne la connut pas jusqu’à ce qu’elle eût enfanté son Fils premierné » (τὸν (τὸν υἱὸν αὐτῆς τὸν πρωτότοκον) (Math., 1, 25). Ne s’en suitil pas que Joseph la connut plus tard et un premierné ne supposetil pas un ou plusieurs cadets ? S. Jérôme a déjà répondu à cette difficulté, dans son commentaire sur S. Mathieu (1, 18) que l’Écriture raconte seulement ce qui na pas eu lieu avant, mais non ce qui s’est passé après (De ces paroles : « Avant qu’ils eussent été ensemble », il ne s’ensuit pas qu’ils aient été ensemble après ; mais par cette manière de parler l’Écriture marque seulement qu’ils n’avaient pas été ensemble lorsque Marie conçut) (Brev. Hom. Vig. Nativ.). D’ailleurs, de l’emploi de la conjonction « jusqu’à ce que », il ne résulte pas que ce qui n’a pas eu lieu jusquelà ait eu lieu ensuite. De même, le Christ peut être appelé « premierné », au sens absolu = unique (cf. Ex., 34, 19, 20 ; Nomb., 18, 15), sans que d’autres fils suivent.

Les « frères de Jésus ». Plus sérieuse est la difficulté qui provient des allégations répétées de l’Écriture concernant les « frères » et les « sœurs » de Jésus (Math., 12, 46 ; 13, 55. Marc, 6, 3. Luc, 8, 19 sq. Jean, 2, 12. Act. Ap., 1, 14. 1 Cor., 9, 5. Gal., 1, 19). Naturellement ces frères et sœurs de Jésus sont fortement exploités par le protestantisme dans un sens antimarial. Or, si les théologiens catholiques voient en ces « frères et sœurs » des proches parents de Jésus, ils peuvent s’appuyer, pour justifier leur conception, sur la manière de parler de l’Écriture. Ainsi, par ex., Abraham et Loth sont dits « frères », bien que Loth fût le fils du frère d’Abraham, par conséquent son neveu (Gen., 13, 8 ; 14, 12). On a essayé de maintes façons, au cours des âges, d’expliquer le degré et le fondement de cette parenté. Les uns (S. Jérôme) ont pensé aux enfants d’une sœur de Marie, les autres (S. Épiphane) aux enfants que S. Joseph aurait eus d’une premier mariage ; d’autres aux enfants d’un frère de S. Joseph, Clopas ; d’autres encore aux enfants que Joseph aurait eus d’un mariage léviratique avec Marie de Cléophas (Clopas). La plupart des théologiens se rangent à l’avis de S. Jérôme, les autres opinions leur paraissent soit arbitraires, soit peu convenables à la dignité du père nourricier de Jésus. S. Augustin se tient dans les généralités : « D’où viennent donc les frères de Jésus ? Les frères du Seigneur sont des parents de Marie. Parents à quel degré ? » (In Joan., 10, 2).

On peut ramener les arguments des Pères contre l’existence de frères proprement dits de Jésus à quatre : 1° Ils affirment que Marie, dans sa réponse à l’ange, où elle dit qu’elle ne connaît pas d’homme, rappelle un vœu qu’elle a fait de garder la virginité dans le mariage. Cette interprétation est restée traditionnelle ; les Réformateurs s’en écartèrent les premiers, en restreignant cette parole (comme Cajetan) au passé et au présent de la vie de Marie ; 2° Si Marie avait eu plusieurs enfants au sens propre, c’est à eux et non à Jean que Jésus l’aurait recommandée sur la Croix ; 3° Jésus est appelé avec emphase, dans l’Évangile, « le Fils de Marie », il semble qu’on puisse en conclure qu’il est le Fils unique (cf. cependant Math., 12, 47 ; Jean, 2, 12) ; 4° Il semble que les « frères » de Jésus étaient plus âgés que lui ; ils sont jaloux de son prestige auprès du peuple (Jean, 7, 1 sq.) et veulent le régenter (Marc, 3, 21). S’ils sont plus âgés, ils proviennent sûrement d’une autre mère, car lorsque Marie enfanta Jésus, elle était sûrement vierge, d’après l’Écriture. Cf. l’étude approfondie de Durand, « L’enfance », etc., 220276. Il traite complètement la question de la virginité perpétuelle, mais il insiste, avec Suarez, sur ce fait que la naissance virginale est une vérité positive révélée et que, par conséquent, elle n’a pas été déduite a priori et spéculativement par les Pères de la divinité du Seigneur, pour assurer son origine surnaturelle et son impeccabilité. Les gnostiques cherchaient à maintenir ces dogmes en prétendant que le Logos était simplement passé à travers Marie, avec un corps astral, comme à travers un canal.

La descendance davidique de Marie. Dans tout l’Orient, comme dans l’Occident, on l’admet. Seuls Origène et S. Augustin pensent que la filiation davidique de Jésus est déjà assurée par sa connexion juridique avec Joseph descendant de David ; mais, en général, on estime qu’elle est fondée sur une connexion physique avec Marie descendante de David.

§ 110. La Vierge pleine de grâce

A consulter : Passaglia, De immaculato conceptu B. M. V. (1855). Malou, De l’ImmaculéeConception (1857). Ballerini, Sylloge monumentorum ad mysterium conceptionis immaculatæ V. Deiparæ illustrandum. Roscovany, De B. M. V. in suo conceptu immaculata ex monumentis omnium sæculorum declarata, 13 vol. (18731892). Terrien, L’ImmaculéeConception (1904). Hænsler, De Mariæ plenitudine gratiæ (d’ap. S. Bern.). Vacandard, Études de critique et d’histoire religieuse, 3 (1912), 215230. Dict. theol., 6, 1210 sq.

THÈSE. Marie a été, par une grâce unique, préservée, dès le premier instant de sa conception, de toute tache du péché originel.    De foi.

Explication. L’Église a déclaré : « Nous déclarons, prononçons et définissons que la doctrine qui tient que la bienheureuse Vierge Marie a été, au premier instant de sa conception, par une grâce et une faveur singulière du Dieu toutpuissant, en vue des mérites de Jésus Christ, Sauveur du genre humain, préservée intacte de toute souillure du péché originel, est une doctrine révélée de Dieu, et qu’ainsi elle doit être crue fermement et constamment par tous les fidèles » (Pie IX, Bulle « Ineffabilis Deus » du 8 décembre 1854 ; Denz., 1641). On distingue une conception ou une génération active et passive, ou l’acte générateur des parents et le fait d’être engendré, pour l’enfant. Au sujet de la moralité de l’acte générateur, l’Église ne se prononce pas ici ; elle enseigne seulement, au sujet de l’enfant engendrée, qu’elle le fut sans la tache du péché originel. Marie connut aussi une conception active quand elle conçut son Fils. Cette conception était non seulement sans péché, mais encore remplie de grâce au plus haut point. Mais il n’en est pas question ici.

Il faut encore remarquer ceci : la souillure du péché s’attache à l’âme et non au corps ; la définition doit donc être rapportée à la pureté de l’âme de Marie. Son âme n’était pas dans cet état d’aversion de Dieu, de privation de la grâce sanctifiante avec lequel tous les enfants des hommes entrent dans l’existence. Au contraire, elle possédait cette grâce sanctifiante et jouissait de la plus étroite unité et de la plus intime amitié avec Dieu. La cause méritoire de ce « privilège de grâce » était la mort de JésusChrist, notre Rédempteur. Ainsi donc Marie aussi a été rachetée par le Christ comme tous les autres humains, mais elle l’a été d’une manière différente de tous les autres. La grâce de la Rédemption l’a prévenue avant qu’elle entrât dans l’existence, de telle sorte qu’elle n’a pas été « purifiée » du péché, mais « préservée ». Sa rédemption fut la préservation et non la délivrance du péché. Il en résulte que l’expression préservation n’a pas seulement un sens négatif, mais encore un sens positif, en tant qu’il inclut aussi la sanctification. Ainsi donc, Marie doit être considérée comme véritablement rachetée, bien qu’il n’y ait pas eu chez elle rémission de péché.

Les théologiens distinguent entre le péché réel et la loi du péché (peccatum et debitum peccati). Marie ne fut pas soumise au péché luimême, mais elle fut soumise à la loi qui dérive du péché, daprès laquelle tous doivent hériter du péché (Rom., 5, 12). Conformément à cette loi, Marie, au moment de sa conception, aurait été, elle aussi, impliquée dans le péché, parce qu’elle était fille d’Adam. Mais cette nécessité du péché fut écartée par l’intervention gracieuse de Dieu (Maria debuit contrahere peccatum, sed non contraxit). Les théologiens discutent sur la question de savoir quand cette exception gracieuse a été efficace, si c’est déjà au paradis terrestre ou seulement plus tard, dans la conception (debitum remotum ou debitum proximum).

Preuve. La preuve biblique ne peut pas s’appuyer sur des textes qui contiennent le dogme formellement, tout au plus sur des textes qui l’expriment implicitement ou indirectement. On se réfère d’abord à ce qu’on appelle le « protévangile » (Gen., 3, 15) : « Je mettrai une hostilité entre toi et la femme, entre ta descendance et sa descendance : celleci te meurtrira la tête, et toi, tu lui meurtriras le talon ».

Les exégètes ne sont pas d’accord sur l’interprétation. Pour ce qui est du texte luimême, une erreur du copiste a mis « ipsa » au lieu de « ipse », comme sujet du verbe conteret : tel est l’avis de tous les Grecs et de la majorité des Latins. Le sens est donc que la « semence » de la femme et non la femme ellemême (ipsa) écrasera métaphoriquement la tête du serpent, le vaincra complètement ; par contre, le serpent piquera au talon cette « semence », la postérité de la femme. On rencontre deux fois le même verbe qui peut vouloir dire « conterere » [écraser] et « observare » [épier] et que S. Jérôme traduit chaque fois d’une manière différente. Or le serpent est le diable ; la postérité de la femme le vaincra entièrement. Qui est la femme et qui est sa semence ? D’après une partie des Pères (Procope, S. Isidore, Alcuin, Raban, etc.) ce sont les bons ou l’Église qui résistent au diable et à ses tentations ; d’après S. Augustin et S. Grégoire le Gr., ils triomphent du diable par leurs bonnes œuvres. Il reste donc ici peu de chose de la signification messianique. Mais on trouve aussi, à côté, la signification messianique qui pointe obscurément avec le parallèle d’Ève et de Marie, dont la portée ne dépasse pas la moralité personnelle, dans S. Justin (Dial., 100), S. Irénée (A. h., 3, 22, 4 ; 23, 7 ; 5, 19, 1), S. Cyprien (Testim., 2, 9), et qui finit par devenir de plus en plus claire, si bien que S. Léon 1er écrit : « Il déclara au serpent qu’il y aurait un enfant de la femme, qui briserait par sa puissance, l’orgueil de sa tête malfaisante, c’était le Christ qui devait s’incarner. Ainsi était désigné le Dieu homme qui, né de la Vierge, condamnerait le corrupteur de la race humaine par sa naissance immaculée » (qui, par conséquent, remporta la victoire par une naissance sans péché) (Sermo 22, 1). S. Jérôme voit dans la « semence » les hommes de bien et le Seigneur « qui écrase rapidement la tête de satan sous nos pieds » (M. 23, 943).

L’exégèse catholique moderne, développant ces premiers linéaments, entend par la semence, à cause du pronom singulier, alors que le mot est d’ordinaire employé au pluriel, le Messie (et sa Mère) qui a vaincu le diable dans sa mort, bien qu’il en ait reçu des piqûres au talon (dans la Passion). Ainsi pensent Passaglia, Flunk, Hoberg, Hetzenauer, etc. D’autres catholiques, comme C. a Lapide, Reinke, Corluy, Hummelauer, Engelkemper, etc., pensent qu’il s’agit d’abord d’Ève et de sa descendance, dans lesquelles ils voient la figure prophétique du Christ et de sa Mère. Nous nous rattachons avec Mangenot dont nous résumons, dans cet exposé, un article paru dans le Dict. théol., 6, 1210 sq., à ce second groupe et nous disons :

Les paroles visent d’abord Ève, qui était alors la seule femme du monde et ces paroles indiquent la tâche morale, qui s’impose à elle et à sa descendance, de résister au diable. Souvent, dans l’Ancien Testament, cette tâche a été remplie par les justes, mais elle ne l’a été complètement que par le Christ, la « semence de femme » (Gal., 4, 4), « venu pour détruire les œuvres du diable » (1 Jean, 3, 8), qui engagea personnellement le combat avec lui dans le désert (Math., 4, 111), le chassa ensuite de sa propriété (Jean, 12, 31 ; Luc, 10, 18), bien que ce fût dans les angoisses de la mort corporelle (morsure au talon). C’est donc sur le Christ qu’on insiste comme « celui qui écrase le serpent » ; il en est de même chez les Pères. Or il y a entre le Christ et la « femme » une solidarité spirituelle et morale ; la victoire du Fils est donc aussi une victoire de la Mère. Or cette victoire ne serait pas complète si la Mère avait été soumise, ne fûtce quun instant, au diable (par le péché originel) ; car ce qui importe dans cette domination du diable, ce n’est pas la durée mais la réalité, quelque courte qu’elle ait été.

Dans la scène de l’Annonciation, l’ange Gabriel s’adresse ainsi à la Vierge : «  Je te salue, Combléedegrâce, le Seigneur est avec toi » (ϰεχαριτωμένη, Luc, 1, 28). Cette expression vise « d’abord l’élection de la Vierge comme Mère de Dieu » (Bardenhewer, Annonciation, 95) : elle désigne donc un charisme et non une sainteté. Mais on peut conclure de la dignité à la grâce. Il faut observer, à ce sujet, que ϰεχαριτωμένη apparaît, en quelque sorte, comme un nom caractéristique qui tient lieu du nom propre : c’est pourquoi on ne doit pas admettre d’identité avec S. Étienne (Act. Ap., 6, 5) ou d’autres personnages de la Bible dont on dit une chose semblable.

Les Pères. La doctrine du péché originel est traitée d’une manière formelle et systématique pour la première fois par S. Augustin ; par suite, il n’est pas question, au début, d’une exception à l’universalité de ce péché (Cf. § 77). Mais, après S. Augustin, on n’entend, pour ainsi dire, pas parler d’exception ; car les paroles de S. Paul, sur le besoin universel de rédemption, « le Dieu vivant, qui est le Sauveur de tous les hommes » (1 Tim. 4, 10) et concernant Adam, « en qui tous ont péché » (Rom., 5, 12), firent une grande impression sur les Pères et sur les scolastiques. Il s’ajoute à cela que la doctrine des Pères grecs insiste faiblement sur le péché originel et ne peut guère servir à éclaircir la question. On n’est pas non plus autorisé à appliquer, sans plus d’examen, les nombreux textes qui concernent l’exemption totale de péché, au péché originel luimême. Il faut que cela soit attesté formellement, car il s’agit d’une exception (singulare privilegium). Enfin ceux qui prétendent que l’ImmaculéeConception est nettement affirmée chez les Pères rendent incompréhensible la résistance de S. Bernard et de la Scolastique, y compris S. Thomas. Si S. Augustin avait enseigné cette vérité, comment la Scolastique auraitelle pu la combattre ? Il est bon et raisonnable de recueillir toutes les louanges magnifiques sur la pureté de Marie, mais on cherchera l’éclaircissement et la formule du dogme où il convient. C’est ce que nous allons essayer de faire ici.

Nous mentionnerons tout d’abord le parallèle d’Ève et de Marie de S. Justin (Dial., 100), celui de S. Irénée qui, à mainte reprise, appelle Marie « cause de salut » à cause de son Fils (A. h., 3, 22, 4), parallèle qui est élargi par Tertullien, Origène, S. Grégoire le Thaumaturge, S. Cyrille de Jér., S. Grégoire de Nysse, S. Éphrem, S. Épiphane, S. Ambroise, S. Jérôme, S. Augustin, S. Jean Chrysostome, etc. Cependant ce qui ressort surtout c’est l’attitude morale libre de deux femmes et notamment la virginité et l’obéissance.

A côté apparaît aussi le parallèle du Christ et de Marie. S. Irénée écrit que « le Pur a ouvert purement le sein pur de la Mère » (A. h., 4, 33, 11). Hippolyte compare le Seigneur avec le bois incorruptible de l’arche d’alliance et dit ensuite : « Le Seigneur fut formé sans péché du bois incorruptible de l’humanité, c.àd. de la Vierge et du SaintEsprit, laquelle humanité fut revêtue intérieurement et extérieurement comme de lor très pur du Logos de Dieu » (Frag. in Ps. 22, 1 : Édit. de Berlin, 1, 2, 164 sq.). S. Éphrem est un dévot enthousiaste de la Vierge : « Ce furent deux (âmes) innocentes, deux âmes simples que Marie et Ève ; mais après qu’Ève eut été cause de la mort, Marie fut cause de notre vie » (Assemani, Op. Syr., 2, 327). En outre, il dit en s’adressant au Christ : « Toi et ta Mère, vous êtes les seuls qui soyez entièrement beaux à tous égards ; car en toi, ô Seigneur, il n’y a pas de tache et en ta Mère il n’y a pas de souillure » (Carmina Nisibena, n. 27, 8, éd. Bickel, 40).

L’exemption de péchés personnels est vantée aussi par S. Grégoire de Naz. et S. Grégoire de Nysse. Mais d’autres, comme Tertullien, Origène, S. Ambroise, S. Basile, S. Jean Chrysostome, S. Cyrille d’Alex., laissent planer des ombres plus ou moins accentuées sur la grandeur morale de Marie. Ad. Eberle nomme, en outre, S. Maxime de Turin, le pseudoAugustin, S. Anselme, Amphilodicus, Proclus, Théophylactus, Euthymius. S. Jérôme est réservé. On voit encore ici, une fois de plus quon se rappelle les « théories de la Rédemption » comment certains Pères se sont laissés influencer par des idées étranges de grands prédécesseurs (Origène) plus que ne le permettait une saine exégèse : dans Luc, 2, 35 ne se trouvait pas tout ce qu’on a voulu en tirer. Il peut se faire aussi que l’antique conception de la force et de la vertu féminine ait agi sur eux.

Les paroles célèbres de S. Augustin qui exceptent Marie de la culpabilité générale affirmée contre les pélagiens : « Pour l’honneur de JésusChrist, il exceptait toujours Marie lorsqu’il s’agissait du péché, et ne pouvait pas même supporter qu’on mette en question si elle y avait été sujette » (De nat. et grat., 36, 42) ont rencontré une triple interprétation : les uns veulent y voir une preuve complète, les autres tout au moins une preuve implicite, d’autres enfin pensent qu’en raison du contexte il ne s’agit que des péchés actuels. Rottmanner juge que S. Augustin n’avait plus qu’un pas à faire pour arriver à la preuve, « mais qu’en fait il n’a pas fait ce pas ». De là et à cause de S. Paul, la réserve des scolastiques.

La fête de la Conception de Marie. Cette fête qui, comme le raconte le vieil évangile apocryphe de Jacques, fut instituée à la demande des parents sans enfants, fut célébrée au commencement (7ème siècle), de même que pour S. JeanBaptiste, comme « conçu miraculeusement par sa mère Anne ». Les Grecs célèbrent encore aujourd’hui cette fête dans ce sens. En Occident, où cette fête fut d’abord adoptée dans les monastères, il s’éleva bientôt une controverse sur la pensée de la fête. En Irlande et en Angleterre, on lui donna peu à peu le sens du dogme futur, celui de la pureté originelle de Marie. S. Anselme avait déclaré « convenable » que Marie, en tant que Mère du Christ, brillât de la plus haute pureté « puritate qua sub Deo major nequit intelligi » ; mais il affirmait qu’elle avait été conçue dans le péché originel, dont elle avait été délivrée en vertu de sa foi, par le SaintEsprit, au moment de lAnnonciation (Cur Deus homo, 17). Mais son disciple Eadmer alla plus loin. On voit apparaître chez lui pour la première fois l’essentiel de l’axiome : « Decuit, potuit, ergo fecit » [Il le pouvait, cela convenait, donc il l’a fait]. Il juge qu’il n’est pas convenable d’admettre pour la demeure de la divine sagesse « quelque péché que ce soit ». Comment la rémission du péché auraitelle pu coexister avec le péché ? « Estce que la sagesse et la puissance de Dieu ont manqué de lumière et de force pour se former une demeure pure, pour en écarter toute souillure de la condition humaine ? » (De concept. S. Mariae, c. 13, éd. ThurstonSlater, p. 56). Osbert de Clure s’exprime de même ; il parle d’une sanctification originelle de Marie (ipso creationis et conceptionis exordio in matris utero ; Thurston, p. 56) ; par suite, il ne s’agit plus, dans la fête, de la génération corporelle, mais du commencement de notre rédemption (Filii matris gratiae non de actu peccati celebritatem faciunt, sed de primitus redemptionis nostrae ; Thurston, p. 63). Ces explications des moines britanniques en faveur de l’immaculée conception de Marie », à la différence de la « conception miraculeuse d’Anne », frayaient la voie à l’éclaircissement du dogme et il est surprenant que la définition se soit fait attendre si longtemps encore. L’opposition du grand serviteur de Marie, S. Bernard, à l’introduction de la fête à Lyon, ainsi que l’attitude peu sympathique des scolastiques, a déterminé ce retard.

S. Bernard brouilla la question en disant : « Marie ne pouvait pas être sanctifiée avant d’exister ; elle fut donc sanctifiée après et le le fut « dans le sein maternel » avant sa naissance, comme JeanBaptiste et Jérémie. Ce principe fut alors adopté par les scolastiques ; ils posent tous le problème : « Avant ou après lanimation », la réponse ne pouvait être que : après l’animation. De plus, ils étaient sous l’influence de Rom., 5, 12 ; 2 Cor., 5, 14 ; 1 Tim., 4, 10, etc. S. Augustin avait écrit, à propos de Jean, 8, 34, que nous sommes tous « esclaves du péché », sauf le Christ : « Lui seul est devenu homme sans être souillé par le péché…  car celuilà seul peut affranchir du péché, qui est venu icibas exempt de péché »  (In Joan, 41, 5 ; cf. 7, 5). S. Anselme juge de même. S. Bonaventure (Sent., 3, d. 3, p. 1, q. 2) se réfère à ces autorités. Il craint pour l’honneur unique du Christ, en tant que « sauveur de tous les hommes », et se décide à déclarer « JésusChrist étant le Sauveur et le Rédempteur de tous, il ne faut pas excepter Marie de cette Rédemption générale, de peur de diminuer la gloire du Fils, en voulant trop étendre la grandeur de la Mère ». Et S. Thomas affirme, à mainte reprise : « La chair de la Vierge a été conçue dans le péché originel » (S. th., 3, 14, 3 ad 1 ; 3, 31, 7, etc.) et que « la bienheureuse Vierge a contracté le péché originel, mais elle en a été purifiée avant de naître » (3, 27, 2 ad 2).

A Soot revient l’honneur d’avoir renoué, grâce à son maître Guillaume de Ware, la tradition d’Eadmer et d’Osbert (Vacandard, 280 sq.). Il admit volontiers que Marie avait eu besoin de rédemption, mais il introduisit à son sujet, dans la théologie, la notion de « rédemption anticipée : la rédemption de Marie était une préservation du péché originel et non une délivrance de ce péché. La rédemption de Marie, étant donnée sa situation par rapport au Christ, devait être une rédemption complète : « Le médiateur le plus parfait accomplit le plus parfait acte de médiation possible s’agissant d’une personne en faveur de laquelle il intervient… Mais c’est en faveur de Marie que le Christ a accompli l’acte de médiation le plus excellent. Il n’en aurait pas été ainsi s’il n’avait pas mérité de la préserver du péché originel » (In 3, d. 3, q. 1, n. 4). Marie était fille d’Adam seulement dans l’ordre de la nature, elle ne l’était pas dans l’ordre du temps ; sous le dernier rapport, elle fut immédiatement, au premier moment de son existence, fille adoptive de Dieu. C’étaient les idées anciennes d’Eadmer, d’Osbert, etc., dans une nouvelle forme plus nette. La preuve est purement théologique, tirée des relations de Marie avec le Christ ou de sa maternité ; elle n’est pas biblique ; le protévangile ne fut utilisé que plus tard. La formule célèbre empruntée à Eadmer et à Guillaume :  « Decuit, potuit, ergo fecit » est considérée parfois comme une pétition de principe, car, dans « decuit » [il convenait], la conclusion se trouve déjà anticipée ; seulement le « decet » [il convient] trouve son fondement dans la maternité divine (θεοτόϰος) et, en dernière analyse, dans la christologie. La pureté du fils entraîne comme conséquence (conclusion théologique) la pureté de la Mère.

Scot, ainsi que ses prédécesseurs, ne revendique pour sa thèse que la probabilité. C’est alors aussi que commencèrent, pour de bon, les controverses d’Écoles. Les Dominicains restèrent attachés à la thèse de S. Thomas. Bientôt, par contre, tous les autres Ordres, comme les Bénédictins, les Cisterciens, les Prémontrés, les Servites, les Capucins, les Barnabites, les Jésuites, les Rédemptoristes, se rangèrent, avec les Franciscains et leur « docteur subtil », du côté de l’ImmaculéeConception ; ce faut aussi le cas de la Sorbonne et des autres Universités.

Le Dominicain Ambroise Catharin (Lancelot Polite) défendit toujours l’ImmaculéeConception, en dépit des traditions de son Ordre, dans lequel il s’attira par là de nombreuses inimitiés ; la raison de son attitude fut sans doute la délivrance de Sienne d’un siège qu’elle avait subi. Les deux partis s’appuyaient sur des révélations particulières ; les Dominicains sur celles de Catherine de Sienne, leurs adversaires sur celles Brigitte de Suède, et la conséquence, c’est que les révélations privées s’opposaient violemment. Pourtant S. Bernard avait déjà rejeté, à juste titre, comme preuves, ces révélations « que la raison ne paraît pas approuver et qu’aucune autorité certaine ne confirme ». Le combat fut parfois violent et n’utilisa pas toujours des armes théologiques. Les Dominicains font ressortir aujourd’hui que les adversaires sont loin d’avoir toujours tenu compte de l’« intuitu meritorum Christi » [en vue des mérites de JésusChrist].

Le magistère ecclésiastique observa encore une sage réserve, tant par rapport à la fête que par rapport au développement doctrinal. Le Concile de Bâle, dans une session qui, il est vrai, était déjà schismatique, se décida pour une définition (1439) (Cf. Vacandard, 304). Sixte IV interdit (1483) de combattre la fête et la doctrine et défendit aux partis de se traiter réciproquement d’hérétiques. Bien qu’il ne parlât que d’une « conceptio immaculatae » et non d’une « conceptio immaculata », il servit pourtant la cause, en accordant des indulgences pour la fête qu’il introduisit dans le diocèse de Rome. Clément XI la prescrivit pour l’Église universelle. Le Concile de Trente, en présence du fort courant qui portait à la définition, prit tout au moins une attitude négative : il déclara qu’il ne voulait pas inclure Marie dans la loi générale du péché originel (S. 5). Les Papes postérieurs essayèrent de faire rentrer la controverse dans des voies plus calmes. Alexandre VII rassembla dans une Constitution toutes les décisions précédentes des Papes en faveur de la doctrine qu’il désignait comme une « pieuse croyance » et proscrivit tous les écrits opposés récents (depuis 1616). Peu à peu l’ImmaculéeConception devint une « sententia communior et même « communissima ». Elle était ainsi définissable et Pie IX put enfin en faire un dogme.

Le retard s’explique par l’exposé que nous venons de faire. L’Écriture et les Pères étaient obscurs, les grands scolastiques réservé ; il fallait donc beaucoup de temps pour éclaircir les deux questions du mode de rédemption et du mode de sanctification. Ce n’est qu’ensuite que l’Église pouvait procéder à la définition. Les difficultés soulevées par les scolastiques étaient résolues. Marie a été rachetée aussi bien que tous les hommes, mais d’une autre manière.

La raison théologique exige cette rédemption anticipée, car il est insupportable de penser que l’ « habitaculum divinae Sapientiae », le « tabernaculum Trinitatis », ait jamais pu être une antre de Satan. Ce n’est pas, comme nous l’avons déjà dit, la durée de cette domination profanatrice de Satan qui importe, mais le fait. Finalement, c’est encore S. Augustin qui donne la raison décisive : « Pour l’honneur du Seigneur », il ne veut entendre parler d’aucune espèce de péché de Marie. L’honneur du Fils postule l’honneur de la Mère et n’est pas en conflit avec cet honneur, comme le croyaient les scolastiques cités plus haut.

THÈSE. Marie fut, en vertu d’un privilège divin de grâce, exempte pendant toute sa vie de péché personnel.   Ad fidem spectans.

Explication. Sans doute, il n’y a pas ici de définition ecclésiastique et la connaissance d’une telle vérité demande une révélation spéciale. Cependant, le Concile de Trente suppose la croyance générale de l’Église telle qu’elle est formulée dans notre thèse, quand il caractérise l’exemption du péché véniel comme un « privilège spécial de Dieu, comme l’Église le tient au sujet de la bienheureuse Vierge » (s. 6, can. 23 ; Denz., 833) et il doit, par suite, admettre aussi une révélation implicite telle qu’elle est contenue dans la révélation générale de la maternité divine. Il faut remarquer qu’on n’attribue à Marie que l’exemption effective du péché et non l’impeccabilité interne, comme on doit l’admettre du Christ en raison de l’union hypostatique. La raison de sa pureté est une raison extérieure, la grâce, et non un élément constitutif physique et essentiel, comme pour le Seigneur (§ 95).

Preuve. L’Écriture insiste bien plus sur le fait que Marie était personnellement agréable à Dieu que sur son exemption du péché originel. Sa piété personnelle, son abandon à Dieu, son humilité et sa foi ressortent particulièrement dans l’histoire de l’Enfance. Gabriel lui déclare, au nom de Dieu, qu’elle est « pleine de grâce » et bénie entre toutes les femmes (Luc, 1, 28). Le SaintEsprit établit en elle son tabernacle et crée en elle une chose sainte et dailleurs rien que de saint ne peut naître delle (Luc, 1, 35). Dans le « Magnificat » s’exprime le sentiment personnel d’une conscience pure et sans tache, d’une âme qui, dans l’« abaissement » et la « faim » des biens célestes, tend complètement vers les promesses du salut messianique (Luc, 1, 4655).

Les Pères. L’habitude, introduite de bonne heure chez les Pères, de mettre en parallèle Ève et Marie (S. Justin, S. Irénée, Tertullien), amena naturellement à célébrer Marie comme un idéal de foi et d’obéissance parfaite envers Dieu et à voir, dans Ève, le contraire. Un des panégyristes les plus célèbres de Marie est S. Ambroise. Dans son livre pour l’instruction d’une vierge, il ne se contente pas de défendre contre Bonose la virginité perpétuelle de Marie, mais encore il fait voir en elle le modèle brillant de toutes les vertus et de toutes les perfections. Ce ne sont là que des témoignages positifs, mais nous avons aussi, sous l’aspect négatif, la phrase célèbre de S. Augustin déclarant que « l’honneur du Seigneur » exige qu’on excepte Marie de la culpabilité générale. Le motif capital de la pureté de Marie est l’honneur de son Fils. Une tache de la Mère jetterait une ombre sur l’honneur du Fils, même si ce péché s’était produit plus tard dans la vie de Marie. L’image idéale de Marie fut quelque peu déformée par certains Pères, comme Tertullien, Origène, S. Basile, S. Jean Chrysostome, voire même S. Ambroise, qui admettaient qu’elle avait pu pécher ; quelquesuns voyaient dans le glaive de douleur (Luc, 2, 35) des doutes sur la foi quelle aurait eus au pied de la Croix. Mais cette déformation ne dura pas. Le premier témoin, pour notre thèse, fut Hippolyte ; puis ce furent S. Ephrem, S. Grégoire de Naz., S. Épiphane. Le premier Occidental dont l’affirmation fût décisive et claire fut, comme on l’a mainte fois démontré, S. Augustin. Les Pères pensent de préférence à la virginité de Marie et à son attitude extérieure et non à sa vertu purement intérieure qui est connue de Dieu seul. La Scolastique sur ce point fut entièrement d’accord avec S. Augustin.

L’exemption de la concupiscence. Elle est en connexion avec l’exemption complète de péché en Marie. Si Dieu, à cause de l’honneur de son Fils, voulait par une influence particulière de sa grâce garder sa Mère pure de péché, il devait tarir en elle la source d’où procèdent les péchés et notamment les péchés véniels : la concupiscence. Les anciens scolastiques, comme Roland, Hugues, etc., pensaient que Marie avait bien été purifiée du péché, mais non du « fomes ». Les théologiens postérieurs parlent d’un « enchaînement » (ligatio), ou même d’une « extinction » du foyer du péché. S. Thomas admettait avec ses contemporains une double sanctification de Marie, la première dans le sein de sa mère, la seconde au moment de la conception de son Fils et plaçait, dans la première, l’enchaînement et dans la seconde, l’extinction de la concupiscence. Par contre, les théologiens modernes, en conséquence de la définition de 1854, enseignent généralement la suppression immédiate de la concupiscence. Marie n’ayant jamais été souillée du péché originel dont découle la concupiscence, elle fut également exempte de cette dernière.

Les privilèges de grâce et d’honneur de Marie. Les privilèges négatifs qu’on vient de nommer, exemption du péché et de la concupiscence, ont leur motif dernier dans le privilège positif de la maternité divine. Par cette maternité, elle a acquis une telle dignité interne et contracté des relations si intimes avec le Logos éternel, comme avec la divinité d’une manière générale, qu’on doit faire dériver de cette maternité tous ses autres privilèges de grâce. Tout ce que Marie est, elle l’est par son Fils ; tout ce qu’elle a reçu, elle l’a reçu à cause de ce Fils. C’est pourquoi « Mère de Dieu » est son titre d’honneur dogmatique le plus élevé, un titre auquel nulle autre créature ne peut atteindre. Cependant, cette maternité divine ellemême nest pas en soi et par soi la forme par laquelle Marie était intérieurement sainte et agréable à Dieu. Elle l’était plutôt, comme tous les autres humains, par la grâce sanctifiante. Cest aussi par cette grâce que l’âme de l’HommeDieu était sainte, juste.

On a comparé la grâce de la maternité divine et celle de l’adoption des enfants et on s’est demandé laquelle est la plus grande ; cette comparaison n’est pas heureuse, parce que chacune de ces grâces appartient à un autre ordre et a été donnée pour une autre fin. Qu’on les examine chacune en ellemême et les difficultés disparaîtront toutes seules. La maternité avait pour but de transmettre au Logos éternel la nature humaine et de donner au monde un Sauveur. De ce double but résulte pour Marie une situation unique, inaccessible, dans les plans de salut de Dieu et de même une dignité personnelle unique. Par contre, la grâce sanctifiante est donnée à l’homme en général, avec ce but de le pénétrer intérieurement et physiquement, de le sanctifier et d’en faire un enfant adoptif de Dieu. La différence de but entraîne la différence d’essence de ces deux grâces. On range, à bon droit, la maternité divine parmi les charismes qui sont conférés, il est vrai, pour la dignité personnelle, mais aussi pour le salut des autres.

La mesure des grâces peut être déterminée d’une manière positive et spéculative. Être « plein de grâce et de vérité » est, tout d’abord, le privilège de l’HommeDieu, dit S. Thomas, en se référant à Jean, 1, 14. Mais l’ange nomme aussi Marie la pleine de grâce (κεχαριτωμένη, Luc, 1, 28) ; elle est donc entièrement agréable à Dieu. Or, cela n’est possible qu’en vertu des grâces et des vertus spirituelles. Comme motif de la plénitude de grâce de Marie, S. Thomas indique ses relations d’une intimité unique avec l’HommeDieu, le principe de la grâce. Plus on est proche de ce principe efficace, plus grande est linfluence des effets de grâce (S. th., 3, 27, 5 ; Comp. theol., 214 et 224). Il en est de même pour la lumière et la chaleur. Il est vrai que Dieu agit librement et non à la manière d’une force naturelle. On appelle la plénitude de grâce de Marie une plénitude « infinie » ; pour mieux dire, la plénitude de grâce de Marie surpasse celle de tous les saints et de tous les anges et n’est surpassée que par celle de l’HommeDieu. Les panégyriques des Pères et la pratique de l’Église sont daccord sur ce point. « Marie pleine de grâce » est une des désignations préférées de l’Église.

Parmi les vertus de Marie, dans lesquelles se manifestèrent les grâces qu’elle avait reçues, signalons d’abord ici et avant tout sa foi, qui est expressément louée dans l’Écriture (Luc, 1, 45). Par cette foi, elle tend, placée comme nous dans cette vallée de notre pèlerinage terrestre, vers sa fin dernière, dans la lutte quotidienne, la souffrance et la mort, dans cette obscurité qui est le propre de la foi.

Parmi ses autres vertus, brillent son obéissance, son abandon à Dieu, son amour de Dieu et du prochain, son humilité, sa reconnaissance, sa confiance en Dieu, sa force, son amour de la solitude et de la contemplation, son désir ardent du SaintEsprit et de laugmentation de grâce pour elle et pour l’Église. Naturellement il y eut chez Marie un progrès constant dans ces vertus jusqu’à la fin de sa vie ; car la foi exige l’épreuve quotidienne et l’épreuve est un progrès. Le charisme ne peut pas sauver celui qui le possède, s’il n’est pas uni à la sainteté intérieure personnelle ; aussi c’est la beauté morale intérieure, et la vertu, la grâce et la sainteté qui constituent véritablement, et dans sa perfection, la grandeur de Marie et la rendent vraiment digne de louange. C’est pourquoi il est facile de comprendre que Jésus luimême ne veut pas que la maternité, en ellemême et indépendamment de la justice intérieure, soit considérée comme un objet de louange. Aussi, lorsque cette femme du peuple a proclamé sa Mère bienheureuse, il détourne sa pensée des avantages extérieurs pour la ramener vers l’intérieur, vers l’obéissance croyante et la foi obéissante, seule cause de la béatitude (Luc, 11, 2728).

La persévérance de Marie. Le fait que Marie était en possession de la plénitude de grâce et qu’elle jouissait en outre de la pleine exemption du péché est caractérisé par les théologiens posttridentins comme une confirmation en grâce. Nous aurons à expliquer cette expression plus en détail dans le Traité de la grâce.                   

La situation de Marie dans le plan divin du salut se résume dans la thèse de récapitulation suivante :

C’est une vérité enseignée par la Révélation divine, transmise par la Tradition dès le début et enseignée par la théologie avec une précision croissante, que Marie occupe dans le plan divin de la Rédemption une situation toute particulière. Cette situation est tout à fait particulière dans ce sens que, par en haut, elle se distingue de celle de notre unique médiateur NotreSeigneur JésusChrist, de même que, par en bas, elle se distingue de la médiation secondaire de tous les saints.

Il faut qu’il y ait cette différence par en haut, car l’enseignement très net de l’Écriture est que « Il n’y a aussi qu’un seul médiateur entre Dieu et les hommes : un homme, le Christ Jésus » (1 Tim., 2, 5 ; cf. § 102). L’Écriture se réfère pour l’unité de ce médiateur à l’unité de Dieu. L’Église appelle le Christ, précisément en connexion avec le dogme mariologique de l’Immaculée, « le Sauveur du genre humain » (Denz., 1641 ; cf. § 110). Ainsi on ne court aucun risque, dans une mariologie qui s’attache à ces principes, de confondre les valeurs en négligeant la différence entre le Christ et Marie. De même, la ligne est fermement marquée par en bas. Il est impossible que Marie disparaisse dans la grande masse des saints comme si elle était simplement l’une d’entre eux.

Il faut d’abord rechercher dans la Révélation la situation particulière Marie dans l’ordre du salut et examiner ensuite les essais d’interprétation théologique. Il faut que cette situation apparaisse dans la Révélation pour qu’elle ait un caractère dogmatique sérieux. Cela est exigé par le Concile du Vatican (Denz., 1792) et cette exigence a été répétée dernièrement par Pie XI dans l’Encyclique « Mortalium animos » du 6 janvier 1928. La Rédemption, avec ses facteurs et ses effets, est, d’après S. Paul, un « mystère qui a été caché de toute éternité et dans tous les âges, mais est révélé maintenant à ses saints (les chrétiens) » (Col., 1, 26 ; cf. § 81). D’après S. Thomas, la Rédemption a sa raison uniquement dans la volonté de Dieu et ne peut, par suite, être connue que par la Révélation. « Les choses qui ne proviennent que de la volonté de Dieu, et qui ne sont point dues à la créature, ne peuvent nous être connues que d’après les saintes Écritures, qui nous manifestent la volonté divine » (S. th., 3, 1, 3). L’Écriture est, d’après lui, le « fondement de la foi » (S. th., 3, 55, 5) et « les principes de la  science sacrée viennent de la révélation » (S. th., 1, 1, 8).

Quand nous examinons les déclarations mariologiques de l’Écriture à la lumière de la théologie patristique, deux groupes de pensées se dégagent. La situation de Marie dans le plan de la Rédemption est d’abord visible aux yeux de tous par le fait qu’elle a mis au monde le Rédempteur. Elle sa manifeste ensuite par ce fait qu’elle a pris une part personnelle à l’œuvre rédemptrice de son Fils. La première proposition est plutôt d’ordre scripturaire, la seconde d’ordre traditionnel. La première proposition a été examinée dans l’étude de la maternité divine (§ 108). « Conçu du SaintEsprit, né de la Vierge Marie ». Pour la seconde thèse, quil sagit de traiter, nous rappelons dabord le protévangile (Gen., 3, 15). Dun côté, se tient Satan et sa « semence » (ses partisans) ; de lautre, la « femme et sa semence ». Historiquement cette postérité de la femme ne peut être, en définitive, que le Christ. Il entra en lutte avec Satan et le vainquit complètement, lui écrasa la tête. « Je vis Satan tomber du ciel comme un éclair ». A cette victoire du Fils a pris part aussi la « femme », la Mère. Telle est l’idée de la mariologie patristique qui apparaît avec S. Justin pour ne plus disparaître. Cette mariologie se développera encore dans le parallèle entre le Christ et Adam, que les Pères construisent d’après le parallèle d’Ève et de Marie. Les Pères sont frappés de ce fait que le péché commence avec Ève. Le serpent, par sa tentation, l’avait amenée à l’incrédulité, puis à la désobéissance. On plaçait alors Marie à côté d’Ève : De même qu’un mauvais ange avait traité avec Ève, un bon ange traite avec Marie. Le premier pour nous perdre, le second pour nous sauver. Marie, comme Ève, est placée personnellement devant une épreuve, devant la même épreuve, dans la foi et l’obéissance. Marie soutient parfaitement l’épreuve.

Tel est le commentaire de Pères sur le protévangile. Il se formule brièvement ainsi : Marie s’est acquis un grand mérite par rapport à la rédemption de l’humanité, en acceptant sans hésitation, comme servante du Seigneur, et avec foi, la tâche que Dieu lui proposait et en l’accomplissant avec obéissance. Sa participation personnelle et active à l’œuvre divine du salut commence, d’après les Pères, à l’Incarnation, à laquelle elle a cru personnellement et qu’elle a servie personnellement. « Heureuse celle qui a cru ».

Une seconde liaison de Marie avec son Fils Rédempteur fut opérée par le SaintEsprit, dans la prophétie de Siméon, au moment de la Présentation de lEnfant au temple (Luc, 2, 2236). Siméon remercie Jahvé de ce quil a vu son salut puis, dans le SaintEsprit, il se tourne vers Marie il ne sadresse pas à S. Joseph pour lui annoncer la part quelle prendra à la destinée et à l’œuvre de celui qui deviendra pour plusieurs un signe de contradiction : « et toi, ton âme sera traversée dun glaive ». Sa participation sera morale : elle ressentira des douleurs, dans son âme, analogues à celles d’un coup d’épée dans le corps.

Cette participation douloureuse au sort du Rédempteur commence dès lors et se continuera dans la vie publique de son Fils. Comme Abraham, celuici a quitté, pour suivre sa vocation, la maison de son père, sa parenté et sa famille, et a choisi Capharnaüm pour « sa ville » (Math., 9, 1). Il sest entouré dune troupe de disciples qui ne sont unis à lui que par le lien de la foi à sa mission. Il fit cela pour des raisons pédagogiques. Mais, pour Marie, il en résulta la nécessité d’un sacrifice dont on comprendra toute l’importance en se rappelant ce que dit cette femme du peuple du bonheur de la Mère de Jésus (Luc, 11, 27). Le même sacrifice s’impose à elle aux noces de Cana, où elle obtient de son Fils son premier miracle. Jésus exauce cette prière qui correspond à ses propres desseins messianiques, mais il ajoute l’indication formelle de la volonté de Dieu qui lui a prescrit le temps et l’heure de toute son œuvre et à laquelle sa volonté, à lui, est liée, ainsi que toute volonté créée, comme à sa norme suprême.

Dans la scène où il nous représente Marie au pied de la Croix, S. Jean nous donne le commentaire réel de la prophétie de Siméon (Luc, 2). Celui qui est élevé sur la croix est un signe auquel l’incrédulité oppose sa contradiction. Cette contradiction fait mourir le Fils et en même temps transperce l’âme de la Mère. Si S. Paul appelle l’œuvre de souffrance du Fils un « sacrifice », la théologie a le droit de parler, à propos de Marie, d’un cosacrifice subjectif. L’Épître aux Hébreux insistant, par opposition à la multitude des sacrifices judaïques, sur lunité et la perfection du sacrifice du Christ (§ 101), la théologie doit trouver une expression qui permette de caractériser cette activité de Marie dans sa participation à la Passion et au sacrifice, comme une action secondaire et dépendante. Car il s’agit ici, comme dans la Présentation au temple, de la livraison de son Fils pour la tâche de Rédemption fixée par le Père et non pas d’une simple compassion, d’une simple sympathie, comme ce fut le cas de S. Joseph au temple et de S. Jean au pied de la Croix.

A cette participation interne à l’œuvre rédemptrice s’ajoute encore, après l’Ascension, une participation externe, en ce sens que Marie fut, pour la jeune Église, l’unique source de l’« évangile de l’Enfance » dont le contenu constitue une des parties essentielles de l’année liturgique (Noël). Que cet évangile de l’Enfance doive sa première rédaction à S. Luc et S. Mathieu ou à d’autres, il est certain, en tout cas, que son contenu procède de Marie, même sans doute la partie selon S. Mathieu, où Joseph constitue le personnage central. C’est pourquoi S. Luc nous dit, à plusieurs reprises, que « Marie, sa Mère, conservait tout cela »   « conservait toutes ces paroles dans son cœur » (Luc, 2, 19, 51).

Dans la Tradition, la participation de Marie à l’œuvre de la Rédemption, ainsi que sa situation de médiatrice du salut qui en résulte, est marquée d’une manière plus nette que dans l’Écriture. Les Pères recoururent pour cela à leur parallèle dont on a fait plusieurs fois déjà mention. Il suffira de citer ici les textes les plus caractéristiques. Il résulte de ces textes que les Pères pensaient réellement à une participation personnelle et morale et non seulement à la situation charismatique de la Théotokos.

Ainsi S. Irénée écrit : « Si l’une fut désobéissante à Dieu, l’autre suivit volontiers ses ordres, afin que la Vierge Marie fût l’avocate de la vierge Ève. Et de même que tout le genre humain fut entraîné dans la mort par une vierge, il est aussi sauvé par une Vierge » (Ad. Haer., 5, 19 ; cf. 3, 21, 7 ; 3, 22, 4). Marie fut, par son obéissance, pour ellemême et pour tout le genre humain, cause du salut (causa salutis) (Ibid., 3, 22, 4). Dans l’Incarnation, « Marie coopéra au plan (divin) de salut » (Ibid., 3, 21, 7). S. Ambroise dit : « Elle enfanta, comme Vierge, le salut du monde et la vie de tous ». « Quand le Seigneur entreprit de racheter le monde, il commença son œuvre par Marie afin que cette Vierge, par l’intermédiaire de laquelle le salut était préparé à tous, fût la première à jouir des fruits du salut de son Enfant » (In Luc, 2, 17). « Elle a opéré le salut du monde (operata est mundi salutem) et a conçu la rédemption de tous » (Ép. 49). « Le Fils était suspendu à la croix, la Mère s’offrait aux persécuteurs ». Elle serait volontiers morte avec lui, mais Dieu ne le voulait pas (Ibid.). S. Jérôme : « La mort par Ève, la vie par Marie » (Cf. Niessen, 195 sq.). De même S. Augustin : « Par une femme la mort, par une femme la vie ». Il met l’accent sur la maternité de Marie. Les Pères de l’Orient sont ici d’accord avec ceux de l’Occident. S. Éphrem appelle Marie « l’océan inépuisable des grâces et des dons de Dieu, la distributrice de tous les biens » (Cf. Assemani, 524). S. Épiphane : « Par la Sainte Vierge fut enfantée la Vie du monde, afin qu’elle enfante la vie et soit la Mère des vivants » (Haer., 78, 18).

Un second parallèle patristique est celui de Marie et de l’Église. Il commence avec Clément d’Alex. : Marie a enfanté le Logos au monde une fois ; l’Église l’enfante constamment (Paed., 1, 6). S. Cyrille d’Alex. appelle l’Église « la Vierge perpétuelle » (Éberle, 131). S. Augustin : Marie est le modèle de l’Église. Elle a enfanté le Chef qu’elle a conçu dans la foi, l’Église enfante les membres par la même foi au Christ. « Marie a mis au monde corporellement la tête de ce corps ; l’Église met au monde spirituellement les membres de cette tête » (De sancta virginitate, 1, 2, 2). L’Église est la Mère spirituelle des croyants. Il n’y avait qu’un pas à faire pour donner à Marie le même titre. Cette pensée perce chez S. Augustin ; pas encore, il est vrai, dans toute sa netteté. On lit cependant : « Elle est mère spirituelle par rapport aux membres (du Christ) que nous sommes, parce que, par son amour, elle a coopéré à ce que les fidèles naissent dans l’Église, lesquels sont membres de ce Chef ». S. Augustin attribue la maternité spirituelle à l’Église. A cette fécondité spirituelle participent par la charité tous les fidèles. Or, d’après lui, Marie est le modèle de tous les fidèles. On pourrait, dans le sens de S. Augustin, l’appeler la premièrenée de l’Église, le « membre » par excellence, alors que le Christ est « tête ». Il est donc question chez S. Augustin d’une influence mystique de Marie sur la vie spirituelle des chrétiens, et cela, du point de vue du modèle et de l’exemple dans la foi, qui seule nous fait membres du corps mystique de l’Église. La Scolastique dut trouver, dans ces paroles de S. Augustin, tout au moins le point de départ extérieur de la maternité spirituelle de Marie. A cela s’ajoute encore un second point. Origène avait déduit la maternité spirituelle des paroles de Jésus à Marie et à S. Jean. Marie est la Mère du Christ ; elle l’est donc aussi de tous ceux qui portent (par la foi) le Christ dans leur cœur (M. 14, 32 ; cf. Gal., 2, 20, et Jean, 19, 26 sq.). « Il n’est pas douteux pour nous, écrit Pesch, que, par ces paroles, Jésus a voulu d’abord confier au disciple Jean le soin de sa Mère », ainsi que l’évangile le déclare immédiatement ; et il ajoute : « Mais, dans ces paroles mêmes, beaucoup d’interprètes de l’Écriture voient un sens plus large ». Et il entend par là la maternité spirituelle générale de Marie. Mais il sait que « cette pensée (d’Origène) a été pendant des siècles, pour ainsi dire, morte et enterrée. Elle n’a commencé à revivre qu’au 12ème siècle » (p. 139141) (Cf. J. Bittremieux, De mediatione universali B. Marie Virginis quoad gratias).

Le premier scolastique qui reprenne la pensée d’Origène est S. Anselme (+ 1109). Le Verbe se fit homme « et fit de nous, en nous rendant la vie, les fils de sa Mère ; luimême nous exhorte à nous proclamer ses frères » (Orat., 51). Il mentionne Jean, 19, 26 deux fois, mais il n’envisage Marie que comme avocate, car Jésus se nomme son Fils et ainsi s’engage, pour ainsi dire, comme « débiteur à accepter ses prières avec amour ». S. Anselme s’adresse ensuite au Crucifié : « Tu es mon unique et véritable espérance ; je ne mets mon espoir en nul autre qu’en toi, mon Dieu vivant et véritable » (Orat., 42). Dans plusieurs de ses termes, il exprime les relations de Marie avec notre salut : « Celle qui sauve, rédemptrice, porte du salut, chemin de la réconciliation, mère de la justification et des justifiés, mère du salut, mère de la vie ». A la même époque l’allemand Gerhoh de Reichersberg renouvelle, avec plus de précision, la pensée d’Origène. Ce qui est dit à S. Jean s’adresse à tous ceux qui aiment le Christ. « Tous ceuxlà, la bienheureuse Mère, debout près de la Croix, les a enfantés, alors que sachant bien que son Fils unique souffrait pour leur délivrance et leur salut, transpercée dans son âme du glaive de douleur, elle endura les douleurs de l’enfantement » (M. 149, 1105). S. Bernard écrit : « Toute mon espérance dépend de l’HommeDieu, non parce quil est Homme, mais parce quil est Dieu » (Cant., 10, 8). Mais il reprend lantique tradition mariologique, ÈveMarie. Le Christ guérit le méfait d’Adam. Mais il est le juge sévère. Il est donc bon qu’à côté de lui Marie trouve une place. « Il est nécessaire qu’il y ait une médiatrice auprès de ce médiateur et aucune ne nous est plus utile que Marie ». « Il n’y a rien de sévère en elle, rien d’effrayant, elle est toute douce ». Marie est « l’échelle des pécheurs ». « Le Fils écoutera la Mère et le Père écoutera le Fils ». « Ainsi donc, du plus profond de notre cœur, avec tous nos sentiments, avec tous nos désirs, honorons Marie, car telle est la volonté de celui qui a voulu que nous ayons tout par Marie ». « Dieu a voulu que nous n’ayons rien qui ne passât par les mains de Marie ». S. Bonaventure se rattache étroitement à S. Anselme et à S. Bernard. Il mentionne le parallèle d’Ève et de Marie et dit avec S. Bernard que Marie, par son « fiat », a rendu l’Incarnation possible, qu’elle « voulut livrer son Fils unique pour le salut des hommes, afin d’être (ici), en tant que Mère, en tout semblable au Père » ; il dit que « par elle la grâce a été répandue ». S. Albert : Marie est notre médiatrice « à cause de son exemple, de son intercession et de son mérite ». S. Thomas : Marie est pleine de grâce « dans la pratique du bien et la fuite du mal ; ensuite parce que la grâce se répand de son âme sur son corps, et enfin troisièmement à cause de l’effusion de la grâce sur tous les hommes ». S. Bernardin de Sienne : « Dans le Christ, il y avait plénitude de grâce comme dans la tête et dans sa source ; en Marie, comme dans le cou en tant que passage » ; d’elle se déversent les grâces de la tête du Christ dans son corps mystique. Cette image se retrouve plus tard, comme celle de l’aqueduc de S. Bernard.

Synthèse. D’après l’Écriture comme d’après la Tradition, Marie prend doublement part à la Rédemption. Tout d’abord, et c’est là le plus important, par sa maternité : elle est la Mère du Sauveur. Elle y prend part, en second lieu, par sa coopération à l’œuvre de la Rédemption, elle est la Mère de ceux qui doivent être sauvés. La première participation fait déjà l’objet d’un dogme ; la seconde attend encore sa définition.

Scheeben, qui a travaillé plus que personne en Allemagne à développer la mariologie, écrit que « Marie n’est pas un principe coordonné dans le Christ et indépendant de lui, habilité et appelé pour compléter sa force et sa puissance rédemptrice ». Elle a en effet été rachetée par lui et « ne peut qu’en tant que rachetée par lui, en vertu de la force reçue de luimême, coopérer à l’œuvre de la Rédemption ». Elle a « si peu le pouvoir de compléter la force et la puissance rédemptrice interne du Christ qu’elle est plutôt portée essentiellement par la foi à la force du Christ et que son seul but est que cette force parvienne d’une manière convenable à son exercice (que veut dire cela?). C’est pourquoi l’influence de Marie sur la Rédemption est une pure coopération et cette coopération de son côté n’est qu’une coopération ministérielle avec l’acte rédempteur du Christ qui est en soi l’acte rédempteur indépendant et proprement dit. Marie ellemême nest quune collaboratrice acceptée par le Rédempteur, càd. appelée et habilitée par lui, une collaboratrice qui le sert de près dans la réalisation de l’œuvre rédemptrice que supporte entièrement sa propre force et puissance ou, pour le dire en latin d’une manière plus concise et plus plastique, elle est la « ministra Redemptoris in opere redemptionis ». Scheeben s’efforce, avec raison, d’écarter la difficulté qui se trouve dans la syllabe « co » du mot « coopération », en représentant l’acte rédempteur du Christ comme étant en luimême complet, achevé, principal. En effet lacte du Christ doit logiquement et objectivement être posé avant, car ce n’est que par lui que Marie est ce qu’elle est : « Servante de la Rédemption ». Il est déjà défini, on le sait, que c’est « au vu des mérites du Christ » qu’elle a reçu sa rédemption. La notion de Rédemption est une notion unique, achevée en ellemême. S. Paul parle très nettement de la Rédemption (le singulier avec l’article, Rom. 31, 24, etc.). On ne doit pas courir le risque de briser cette notion par une expression qui implique une coordination. Car ce qui pour Marie est une coopération en est une aussi pour le Christ. Une partie fournit la coopération pendant que l’autre la reçoit. Il semble donc que la formule de Scheeben ellemême ait besoin d’être corrigée. Scheeben dailleurs connaît une autre formule. Il continue : Dans les temps modernes (depuis le 16ème siècle) on a appelé Marie « coopératrice à la Rédemption » et aussi « corédemptrice ». Mais cette expression, bien qu’elle ait un sens très bon, voire très beau, qui ne peut pas être rendu par un autre aussi concis et aussi net, présente cependant, prise toute seule, au lieu de l’accentuation de la subordination et de la dépendance ministérielle de Marie, un peu trop l’apparence d’une coordination avec le Christ ou bien d’un complément de la force du Christ. Aussi ne devrait on l’employer qu’avec la restriction expresse : « dans un certain sens ». Il pense qu’ « Auxiliaire du Rédempteur pour l’œuvre de rédemption » serait meilleur, mais il fait encore immédiatement une restriction : « Seulement on ne doit pas entendre ici aide dans le sens ordinaire de soutien, càd. le renforcement dune force en soi insuffisante par une autre force, mais dans le sens d’un service qui favorise l’obtention d’un but ». Nous laissons à d’autres le soin de juger si Scheeben est plus clair maintenant qu’auparavant. Diekampf élève aussi des difficultés : « Depuis le 17ème ou le 18ème siècle, certains théologiens soutiennent qu’il faut donner un nouveau titre d’honneur à la Très Sainte Vierge, celui de « corédemptrice ». Ils apportent, dans ces efforts, on ne peut pas le contester, de bons sentiments qu’on peut admettre dogmatiquement. Mais, pour éviter des malentendus faciles, ils sont obligés d’entourer leur expression de tant de réserves et de la détourner tellement de son sens propre qu’il vaudrait mieux s’abstenir d’employer cette expression. Pour des raisons semblables, j’avais également refusé jusqu’ici d’employer ce terme, car sans les « réserves », il peut être mal compris « dans son sens propre ». Je l’ai ensuite accepté dans la troisième et la quatrième édition de mon livre sur la Sainte Vierge, parce qu’il a été employé par les derniers Papes dans des Encycliques. Il n’en reste pas moins des difficultés pour la dogmatique scientifique. Ces difficultés proviennent manifestement de la syllabe « co ». Le Traité de la grâce nous offre un exemple de la coopération entre un supérieur et un inférieur dans la notion de « grâce coopérante ». Mais la chose est différente, car l’effet de la grâce et de la volonté est « totus Dei et totus hominis », ce qu’on ne peut pas dire du Christ et de Marie même d’une manière analogue. On a proposé et mis en usage une formule, d’après laquelle Marie a mérité pour nous de congruo tout ce que le Christ a mérité de condigno. Mais si nous voulons adopter cette manière de voir et, au moyen de cette expression scolaire née au 13ème siècle, expliquer la participation de Marie à l’œuvre de l’HommeDieu, il nous faut rendre acceptable théologiquement que la « satisfaction surabondante » du Christ ait pu recevoir encore un « complément » ou une « aide » de la part de Marie ; il nous faudra ensuite établir par l’Écriture et la Tradition que cette formule est tout au moins implicitement révélée ; il nous faudra encore éviter le danger de briser la notion de l’unicité et de l’unité absolue de la Rédemption qui se trouve partout dans la Révélation. Doiton se représenter la chose de cette façon : Le Christ a dabord racheté Marie seule, de condigno afin de racheter ensuite le monde avec elle (cooperans), lui par le mérite de condigno et elle par le mérite de congruo ? Le mérite de Marie ne peut avoir son fondement que dans le mérite du Christ. Mais il faut établir que tout cela se trouve manifestement dans le plan divin du salut. Sur ce point, les travaux réunis des théologiens auront encore de la lumière à faire.

La seconde question, celle de la médiation universelle de grâce de Marie, doctrine qui fut surtout répandue par le bienheureux Grignon de Montfort (+1716) doit être entendue d’après l’analogie de la christologie. Or la médiation de grâce du Christ a son fondement dans son mérite. Par conséquent celle de sa Mère aussi. Or la médiation du Christ a été définie dans les termes (cf. par ex. : Rom., 3, 21 sq. etc.) mais celle de Marie ne l’est pas. Elle ne peut donc être envisagée que comme une conclusion théologique et doit être formulée comme telle. Dans la Revue thomiste (1927), 423, le P. Lavaud, Dominicain, traite « de la causalité instrumentale de Marie, médiatrice de toute grâce » et établit ce qui suit : « Pour S. Thomas, le rôle de Chef (caput), le mérite de condignité pour autrui, la causalité instrumentale et la grâce sont étroitement liés. Si une de ces trois choses manques, les autres font également défaut. Or il est absolument certain que le mérite en justice du salut des hommes est rigoureusement propre à Jésus. Marie ne mérite pour nous que d’un mérite de convenance. Elle n’est donc pas notre « Chef » secondaire, ni seconde cause instrumentale de la grâce ». Il reste donc pour Marie le rôle de la médiatrice morale : par l’intercession. Il n’y a là en soi aucune difficulté ; il est seulement nécessaire d’éclaircir deux circonstances : 1° Comment elle est la médiatrice de « toutes » les grâces, et 2° Prouver que cette médiation est révélée. Il est difficile de se rendre compte comment on pourrait admettre une médiation physique, pour cela en effet l’omniprésence physique de Marie serait nécessaire.

Dans son Encyclique « Miserentissimus Redemptor » du 8 mai 1928, sur la réparation due au Cœur de Jésus, Pie XI rappelle aux fidèles la culpabilité générale de l’humanité et leur met devant les yeux la grande œuvre expiatrice de notre Seigneur et Sauveur : Bien que la « surabondante Rédemption du Christ nous a fait remise de toutes nos fautes » (Col., 2, 13), la divine Providence a merveilleusement décidé que nous achèverions dans notre chair ce qui manque encore à la Passion du Christ, en faveur de son corps, c.àd. l’Église (Col., 1, 24). Nous sommes en effet unis au Christ dune manière mystérieuse, comme les membres du corps sont unis à la tête et par la tête entre eux, dans une grande « communion des saints », et nous devons, par suite, former un tout avec lui pour une grande œuvre unique d’expiation. « C’est aussi ce que le Médiateur entre Dieu les hommes, le Christ Jésus, avait demandé à son Père peu de temps avant sa mort » (Jean, 17, 23). C’est dans cette fusion avec le Christ que consiste non seulement l’acte de consécration au Cœur de Jésus, mais encore l’expiation qui lave notre faute. Après avoir, une fois encore, fait le tableau de la situation morale déplorable de l’humanité actuelle, le Pape invoque la miséricorde et la médiation du Cœur de Jésus, puis se tourne vers Marie : «  A Nos vœux et à Nos efforts, que Marie la Vierge très bienveillante et la Mère de Dieu daigne sourire, elle qui nous donna Jésus notre Rédempteur, qui l’éleva, qui l’offrit comme victime au pied de la croix, et qui, par sa mystérieuse union avec le Christ et par une grâce particulière reçue de lui, fut aussi Réparatrice et est pieusement appelée de ce nom. Plein de confiance en son intercession auprès du Christ qui, seul Médiateur entre Dieu et les hommes, a voulu cependant s’associer sa Mère comme avocate des pécheurs et comme dispensatrice et médiatrice de ses grâces, Nous vous accordons du fond du cœur, comme gage des faveurs célestes et en témoignage de Notre bienveillance paternelle, à vous, Vénérables Frères, ainsi qu’à tous les fidèles confiés à vos soins, la Bénédiction Apostolique ».

§ 111. La Vierge glorifiée

A consulter : Vaccari, De B. V. M. resurrectione et in cœlos gloriosa Assumptione. J. Marta, Ni Éphèse, ni PanaghiaCapouli, mais Jérusalem. Étude historique sur le lieu de la mort de la S. Vierge (1910). Godts, Définibilité dogm. de l’Assomption corporelle de la T. S. Vierge (1924) (Violente polémique contre Ernst, qui avait publié un ouvrage sur le même sujet et qui répondit dans la Revue de Bonn (1927).

La mort glorieuse de Marie. Nous n’avons pas, au sujet de la mort de Marie, de renseignements historiques, pas plus que de déclarations du magistère de l’Église. S. Epiphane (+403) fit des recherches sur les circonstances de la fin de sa vie, mais ne put trouver aucune donnée certaine et ne voulut pas décider si elle était morte ou non (Hær., 78, 11). Or, Marie est véritablement morte. C’est l’enseignement général des Pères et de l’Église dans sa liturgie. La fête de l’Anapausis (Dormition) est très ancienne et c’est probablement la fête la plus ancienne de Marie.

On pourrait sans doute déduire de son exemption du péché originel son exemption de la mort, mais il faut se rappeler que l’homme est naturellement mortel et que ce n’est que par une grâce spéciale qu’Adam possédait l’immortalité corporelle ; or, dans l’ordre concret du salut, Dieu ne voulut plus unir ce don à la justice. Le Christ luimême, comme lenseigne S. Augustin (De pecc. merit. et rem., 2, 29), s’il n’était pas mort de mort violente, serait mort d’une manière naturelle. En outre Marie, étant la Mère du Rédempteur qui a sauvé le monde par sa mort, devait ressembler à son Fils dans la mort ; elle ne pouvait pas être audessus de lui. Pour ces raisons Marie est morte, mais sa mort ne fut pas la conséquence directe du péché originel ou du péché personnel (Prop. 73 dam. Baii ;Denz., 1073).

Les théologiens admettent que Marie ne mourut pas par suite d’une maladie, ni d’aucune manière qui ne convînt pas à sa dignité, mais que sa mort fut une mort libre causée par la violence de son amour pour son Fils et pour Dieu (amore langueo, Cant., 2, 5). La liturgie appelle la mort de Marie un « sommeil » (dormitio, ϰοίμησις, pausatio, ἀνἀπαυσις). Au sujet du lieu de la mort, on ne peut rien dire de certain, les avis sont partagés entre Éphèse et Jérusalem.

L’Assomption de Marie. C’est une pieuse croyance admise dans l’Église, croyance qui, depuis le 6ème siècle, a trouvé son expression dans une fête particulière, l’« Assomption de la Sainte Vierge » (15 août) et qui, plus tard, au Moyen âge, dans l’instruction populaire, comme dans les écrits théologiques, fut exposée et défendue.

Les premiers renseignements sur l’Assomption ne procèdent pas de l’Écriture. La Tradition apostolique ellemême nen dit rien. Ce sont les apocryphes qui, depuis le 4ème siècle, donnent à ce sujet des détails divers. De telles « sources » ne peuvent pas servir de fondement dogmatique. Toute la question doit être transportée du terrain historique sur celui de la spéculation théologique. Il y a en effet des raisons théologiques pour un transfert immédiat de Marie au ciel, en corps et en âme ; il s’agit seulement de savoir quelle est la force probante de ces raisons. L’Église ne s’est pas prononcée à ce sujet.

Une proposition positive dans ce sens faite par 204 évêques au dernier Concile ne put, en raison des circonstances troublées, exercer d’autre influence sur le développement de la doctrine. Dans la discussion de ce problème, il faut partir de l’importance du corps de Marie pour le Rédempteur et la Rédemption. La question est d’abord de savoir si Dieu pouvait permettre que ce corps fût livré à la corruption. Si l’on peut arriver à répondre négativement, le fait de l’Assomption corporelle s’ensuit, pour ainsi dire, de luimême : cest une conséquence immédiate. Mais la corruption est un processus naturel, la décomposition de matières que la vie avait réunies et mises à son service, et qu’elle abandonne désormais au flux général des choses. Il n’y a rien en cela qui ressemble au péché ; mais le sentiment général n’en juge pas moins que la décomposition est non seulement humiliante et choquante, mais encore horrible et hideuse. On dit que Marie était sans doute soumise à la loi simple de la mort, mais qu’elle ne pouvait guère être soumise à l’indécence et à la honte de la corruption ; ce qui d’ailleurs était complètement inutile. Dieu devait l’en protéger (decuit, potuit), d’autant plus que le Logos éternel avait pris sa nature humaine de ce corps. On peut ici, à juste titre, rappeler la parole de S. Augustin concernant « l’honneur du Seigneur » qui s’oppose à un déshonneur de sa Mère, même morte. On peut ensuite faire ressortir l’absence complète de péché en Marie et son intégrité corporelle absolue (sa virginité), ce qui donne encore un certain fondement au privilège de l’incorruptibilité. Enfin on peut admettre que le Christ aura appliqué à sa Mère, avant tout autre, les fruits complets de sa Rédemption. De même qu’il avait écarté d’elle par avance le péché, il aura transformé immédiatement la mort, qu’elle venait de subir, en vie et en immortalité. Si l’on pèse ces raisons purement théologiques et par là même moins contestables, l’Assomption corporelle apparaît comme la conséquence logique du dogme marial principal.

Le culte de Marie. L’histoire de l’enfance de Jésus est la « magna charta » de la doctrine mariale catholique ; elle l’est aussi du culte de Marie. Dans la maison du prêtre Zacharie, il y eut déjà une louange et une vénération de Marie, la « Mère du Seigneur » ; de cet hommage par conséquent, on indiquait en même temps le motif (Luc, 1, 42, 43). Marie n’est pas considérée toute seule, mais en même temps que son Fils. Elle est bénie entre toutes les femmes, mais en même temps est béni « le fruit de ses entrailles ». C’est ainsi que plus tard la considèrent la piété chrétienne et l’art chrétien : la Mère avec son Enfant dans les bras ; de l’Enfant la lumière brillante tombe en même temps sur la Mère, qui est le trône de sa gloire. Élisabeth, « remplie du SaintEsprit » (Luc, 1, 41) a, la première, prononcé cette louange humaine ; lange avait déjà adressé une louange céleste (Luc, 1, 28). Dans le même Esprit, Marie ellemême accepte cette bénédiction et la confirme et elle annonce prophétiquement une loi cultuelle chrétienne à son sujet : « Voici que toutes les générations me diront bienheureuse » (Luc, 1, 48). Cest là une prédiction pour lavenir, qui ne pouvait rester sans accomplissement. Dans tout le reste de sa vie, elle n’a sans doute reçu aucun honneur extérieur, pas plus que son humble Fils auquel elle devait ressembler dans l’abaissement et l’humilité.

Nous avons déjà signalé que le culte de Marie ne se développa que plus tard. Il faut se rappeler que, pendant les trois premiers siècles, les persécutions ne permettaient guère un développement du culte. Il en fut autrement quand Constantin eut donné la paix à l’Église. On s’occupa d’abord beaucoup du culte des Apôtres et des martyrs, de leurs tombeaux et de leurs reliques. Mais il semble qu’on avait perdu toute trace du tombeau de Marie et qu’on avait oublié le jour de sa mort. On n’a jamais prétendu dans l’Église posséder de ses reliques, ce qui d’ailleurs serait inconciliable avec son Assomption. Aussi le culte de Marie tarda à s’instituer. Les protestants, comme Lucius Anrich, interprètent ce fait selon leurs idées, mais même des catholiques, comme Kellner, font ressortir que la première fête de Marie qui soit attestée ne date que de l’an 500 environ. S. Jérôme ne connaît ni une fête de Marie ni une église dédiée à Marie, bien qu’il y eût alors une quantité d’églises en l’honneur des anges et des saints. La première apparition de Marie est racontée par S. Grégoire de Naz. au sujet de son maître S. Grégoire le Thaumaturge, à qui la Sainte Vierge aurait remis le célèbre symbole de foi de ce saint (M. 46, 409 sq.). S. Grégoire de Naz. atteste aussi la première invocation faite à Marie par une vierge chrétienne nommée Justine, menacée dans sa chasteté, « afin qu’elle l’assiste » (Orat., 24, 10 sq.). S. Epiphane dut arrêter, en Orient, le culte exagéré des kollyridianines qui offraient à Marie des gâteaux : « Marie ne doit être adorée par personne et, bien qu’elle soit entièrement glorieuse et sainte et absolument digne d’honneur, elle ne doit cependant pas être honorée jusqu’à l’adoration » (Hær., 79, 7). « Saint à la vérité était le corps de Marie, mais il n’était pas Dieu ; virginale certes était la Vierge et très honorée ; cependant elle ne nous a pas été donnée pour être adorée, mais comme une femme qui adore celui qui est né de sa chair (Ibid., 79, 4). Naturellement le culte de Marie s’accrut après la définition de la Théotokos au Concile d’Éphèse (431). Mais ce culte existait déjà avant, bien qu’il fût différent selon les lieux. Si l’on peut appeler S. Epiphane le mariologue de l’Orient, les protestants euxmêmes, comme Lucius Anrich, disent à propos de S. Éphrem le Syrien : « Le culte marial ne s’est pas constitué peu à peu seulement à partir de l’ère constantinienne, mais il existait déjà dans une forme très développée et presque médiévale au 4ème siècle, chez Ephrem et les moines pour lesquels ces prières (d’Éphrem à Marie) avaient été écrites » (Débuts du culte des saints, 517).

Si, en Occident, le culte de Marie était, au début, moins vivant, il se développa d’autant plus rapidement au MoyenAge. Il suffit de nommer S. Anselme, Eadmer et S. Bernard ; surtout ce dernier. Ces hommes connaissaient cependant des limites ; on trouve particulièrement ces limites chez les hommes pondérés de la haute Scolastique. Mais on ne peut pas en dire autant de la piété mariale populaire et de la littérature de second ordre. C’est là que les protestants puisèrent leurs reproches de l’ « adoration » de Marie. Finke, par contre, dans son petit ouvrage « La femme au MoyenAge », montre comment on a pu facilement appliquer à Marie les qualifications (reine, impératrice, coimpératrice, mère de roi) des impératrices, leur intercession auprès de l’empereur et leur rôle médiateur dans la répartition des emplois ; d’ailleurs l’étiquette de la cour de Byzance exerça une influence multiple sur les cérémonies religieuses de l’Église. Mais on alla souvent plus loin. Marie ne fut pas seulement l’Épouse du SaintEsprit, la Fille du Père, mais elle fut encore appelée « Déesse », etc. Naturellement on nentendait pas cela au sens des « déesses » et des « mères des dieux » païennes, mais au sens de « saint » que les humanistes remplacèrent par le mot classique antique « divin ». Ils furent suivis par les théologiens et les écrivains ecclésiastiques, dit Beissel, « sans qu’on ait songé à une apothéose ». Les images pleurantes, versant une sueur de sang, laissant couler de l’huile, parlantes, mouvantes de Marie, n’apparaissent qu’au MoyenAge (Cf. Beissel, passim.). Le même auteur nomme comme reliques : la ceinture, des cheveux, des vêtements, des chaussures, un voile, du lait, de l’huile, l’anneau de fiançailles. S. Bernardin de Sienne combattit avec rudesse de tels excès. La réaction ecclésiastique contre ces exagérations se fit au Concile de Trente.

Au reste, la théologie scolastique authentique sut toujours se maintenir dans les justes limites. Au sujet du plus ardent des dévots à Marie au MoyenAge, S. Bernard, Hænsler écrit : « Ce serait trop dire que de prétendre que la doctrine mariale de Bernard circule comme un fil rouge à travers tous ses écrits », et il ajoute qu’on chercherait en vain chez lui quelque chose de proprement neuf sur la Mère de Dieu. Conformément à son grand « amour de la vérité », S. Bernard écrit à son sujet : « Je me suis permis, après les Pères qui ont traité ce passage à fond, d’y porter la main à mon tour ». Puisse cet esprit théologique vraiment traditionnel du célèbre mariologue que fut S. Bernard, chez qui l’« amour de la vérité » s’unit à la plus tendre dévotion, rester toujours la règle de nos exposés scientifiques, comme de nos écrits ou de nos discours d’édification concernant la Sainte Vierge.

Marie dam l’Église grecque. Quand nous savons que l’expression « Théotokos » est, dans sa forme, d’origine grecque (Éphèse), nous ne pouvons plus avoir de doute sur le culte de Marie dans l’Église d’Orient, car le culte suit la foi. Dans « Una Sancta » (livraison spéciale, 1927), le russe Serge Boulgakoff écrit : « On ne peut trouver des mots assez forts pour exprimer comme il convient la vénération dont la Mère de Dieu est l’objet dans l’Église. Les observateurs hostiles à l’Église disent que celleci nest pas la religion du Christ, mais celle de la Sainte Vierge. Cette opposition est déjà aveugle et obtuse en soi. Par cela même quelle est la foi en le Christ, l’Église est aussi lhommage à sa Mère, inséparablement, comme sont inséparables le Christ et la Sainte Vierge, dans l’Incarnation, comme ils le sont représentés sur les icônes de la Mère de Dieu. L’Église honore la Sainte Vierge aussi bien dans une image ultra céleste, comme Mère de Dieu, Reine des cieux, louée et glorifiée audessus de toute création, que comme Mère du genre humain, comme notre sainte Protectrice dans nos peines, besoins et calamités... La Mère de Dieu vit dans l’Église, se manifestant dans ses icônes miraculeuses, attentive aux prières qui s’élèvent auprès d’elle. On peut dire sans exagération que, dans les prières de l’Église, le nom de la Sainte Vierge est invoqué aussi souvent que celui du Christ et de la Sainte Trinité.

Cependant l’Église orientale n’est pas d’accord avec nous dans tous les dogmes et toutes les questions mariologiques. Bien qu’elle enseigne, elle aussi, la sainteté et l’exemption de péché de Marie, l’ImmaculéeConception est, au témoignage des auteurs grecs et russes, une doctrine qui nous sépare deux au même titre que le « Filioque » et la primauté du Pape (Cf. L’Église orientale, livraison spéciale de « Una Sancta », 1927, 116). Quand des théologiens catholiques écrivent parfois que les Grecs ont célébré longtemps avant nous la fête de l’ImmaculéeConception, il ne doivent pas oublier que cette fête n’a pas le sens que nous lui donnons chez nous, comme on l’a exposé p. 470. L’Église grecque, d’après Georgij de Florovakij, soutient ce principe : « Il ne peut pas y avoir d’évolution dogmatique ; car les dogmes ne sont pas des axiomes théoriques qu’on peut, pour ainsi dire, décortiquer graduellement et successivement en théorèmes de la foi » (Ibid., 35). Cf., par contre, ce qu’on a dit plus haut (§ 12) de la doctrine catholique de l’évolution dogmatique.

 Au sujet de Marie dans l’art, Kaufmann (Manuel d’archéologie chrétienne) porte le jugement suivant : « L’art le plus ancien ne connaît pas d’image indépendante de la Madone. Quand il représente la Sainte Vierge, cela se fait toujours dans le cadre du cycle christologique ». Ainsi donc Marie et l’Enfant. Sans la Théotokos, il aurait été tout au moins impossible de parler de l’Enfance du Christ. « Les images purement cultuelles (de Marie) n’apparaissent qu’à l’époque de Constantin, et tout d’abord en très petit nombre, pour s’incorporer ensuite, au temps de la controverse de la théotokie, par conséquent au 5ème siècle, comme un élément intégrant, au cycle de l’art chrétien » (p. 387). A côté de l’« orante » apparaît d’ordinaire la figure historique et biblique de Marie avec l’Enfant. Écoutons encore un jugement tiré de l’œuvre monumentale récemment parue de Wilpert, « Les mosaïques et les peintures romaines des constructions religieuses du 4ème au 13ème siècle » (4 vol., 1916). Il écrit (2, 921 sq.) : « Dans l’art funéraire (des catacombes), nous rencontrons la Mère de Dieu dès le 2ème siècle dans les scènes de l’adoration des mages, de la prophétie d’Isaïe et de l’Annonciation, ainsi que comme modèle des vierges consacrées ; depuis la paix constantinienne, nous la voyons dans les représentations de la naissance du Christ et une fois comme avocate du genre humain. Dans l’art extérieur aux cimetières, le cycle des représentations se développe à tous égards… On aime à la représenter avec son Enfant dans les bras, entourée de la cour céleste et assise sur un trône. Son privilège principal consistait, en effet, dans sa maternité divine et c’est aussi sous ce vocable que le Pape Sixte III (+440) lui dédia une église qui est l’église officielle de Marie. Ce Pape est le premier, à notre connaissance, qui ait prouvé sa dévotion à la Sainte Vierge en lui élevant une église. Il créa pour l’abside de SainteMarieMajeure limage du couronnement ; il semble que cest de cette image que dérivent les représentations de la Vierge Reine ». Les protestants veulent affaiblir ce témoignage et voient volontiers dans les antiques images de Marie des images de la « Mère Église ». Cf. par  contre Liell et Munoz (Iconografia della Madonna, 1904). Les « images de S. Luc » sont d’une époque postérieure ; la plus ancienne, à SainteMarieMajeure, est du 9ème siècle, celle de Lorette, du 13ème siècle.

Le Salve Regina attesté par les manuscrits depuis la fin du 11ème siècle est attribué d’ordinaire aujourd’hui au moine Hermann Contract (+1054), de Reichenau. On nomme aussi comme auteurs Anselme de Lucques (+1086) ou Adhémar du Puy (+1198). S. Bernard de Clairvaux ne semble pas entrer en ligne de compte. Le son de l’Angelus se développa graduellement au MoyenAge : vers 1300, on accompagnait le son de cloche du soir, le couvrefeu, de la récitation de l’Angelus, en mémoire de l’Annonciation ; bientôt on ajouta un son de cloche le matin accompagné de la même prière, en mémoire de Marie au pied de la croix, puis vers 1400, il y eut un son de cloche le vendredi midi, en l’honneur de la mort du Seigneur ; au 16ème siècle s’introduisit définitivement le bel usage de l’Angelus, tel que nous le connaissons aujourd’hui. L’Église le recommanda et l’enrichit d’indulgences (Cf. Dict. theol., 12781281).

Conclusion pratique. Marie fut la Vierge « pleine de grâce », mais la voie du ciel ne fut pas plus facile pour elle que pour son divin Fils. Jésus a dit un jour : « Il sera beaucoup exigé de celui à qui il a été beaucoup donné, et plus on aura confié à quelqu’un, plus on lui redemandera (Luc, 12, 48). Cela s’applique complètement à Marie. Elle marcha dans la foi et on doit lui reconnaître, sérieusement et dans toute sa plénitude, cette vertu si hautement louée en elle et d’où lui est venue sa béatitude (Luc, 1, 45). C’est justement par là qu’elle est pour nous un modèle digne d’imitation et d’honneur. Dieu accorde ses dons aux hommes dans leur pèlerinage terrestre, non pas comme une simple entité, mais encore pour la vie et l’action. Dans nos prédications et nos instructions catéchistiques, nous ne devrions pas oublier, quand nous décrivons l’état de grâce de Marie, de parler aussi de sa coopération et de sa vie vertueuse, afin que sa vertu ne soit pas seulement brillante, mais encore attirante. C’est ainsi que les Pères, dès le début, nous présentent l’image vivante de Marie. Leur parallèle traditionnel d’Ève et de Marie a été tracé du point de vue moral et religieux : ici la foi, l’obéissance, la vie ; là l’incrédulité, la désobéissance, la mort. Nous ne devrons donc pas, en rappelant ce que Dieu a fait de Marie (Luc, 1, 49), oublier ce que Marie a fait avec la grâce de Dieu. S. Augustin luimême qui insiste pourtant partout avec force, et spécialement chez Marie, sur le rôle de la grâce dans la vie humaine, dit que Marie a conçu son Fils dans son cœur croyant, avant de le concevoir dans son sein. « Lorsque l’Ange eut ainsi parlé, pleine de foi et recevant le Christ dans son âme avant de le recevoir dans son sein : Voici, ditelle, la servante du Seigneur ; quil me soit fait selon votre parole » (Sermon 215, 4). Ce n’est pas dans l’ardeur de la concupiscence de la chair qu’elle conçut son Fils, mais dans la pure ferveur de la foi et de la charité (« conception qui n’a pas été due aux ardeurs de la concupiscence, mais à la ferveur d’une charité pleine de foi », Sermon 214, 6). C’est ainsi qu’il faut entendre l’idée qui apparaît pour la première fois chez S. Ephrem et qu’on retrouve jusqu’au MoyenAge, daprès laquelle Marie a conçu par loreille. Il y a là une pensée profonde : Marie entend d’abord le message de l’envoyé divin, le croit et mérite par là, d’une certaine manière, de concevoir le divin Logos dans son Incarnation.

L’importance de la Très Sainte Vierge pour nous est double : c’est une importance objective, parce qu’elle nous a enfanté le Sauveur du monde et par là « Marie devint, par son obéissance, cause de salut pour ellemême et pour tout le genre humain » (Irén., A. h., 3, 22, 4) et une importance subjective, parce qu’elle a été pour nous le plus brillant exemple de la vertu chrétienne silencieuse et cachée. Et quand S. Ambroise dit : « La conception et la naissance d’un saint ne signifient pas seulement une grâce pour ses parents, mais encore le salut pour des milliers d’autres » (Commentaire sur S. Luc, 1, 29), cela est doublement vrai de la Très Sainte Vierge Marie.

Index Alphabétique : page 487 du livre en papier. Voir les scan-pdf du tome 1.

[La suite est le livre 4, qui constitue le début du tome 2 : la doctrine de la sanctification. Mgr Bernard Bartmann, PRÉCIS DE THÉOLOGIE DOGMATIQUE].