Mgr Bernard Bartmann

PRÉCIS DE THÉOLOGIE DOGMATIQUE

Édition par JesusMarie.com – ce livre est placé en copyleft – Paris 10 février 2020

Merci de prier pour la personne qui a travaillé deux ans pour réaliser cette nouvelle édition

LIVRE 4 : La doctrine de la sanctification

INTRODUCTION : De la grâce en général.

§ 112. Notion de la grâce

§ 113. Division de la grâce

PREMIÈRE SECTION : La grâce actuelle

CHAPITRE 1 : Existence et essence de la grâce actuelle

§ 114. Existence de la grâce actuelle

§ 115. Détermination théologique de la nature de la grâce actuelle

CHAPITRE 2 : Les propriétés de la grâce actuelles

§ 116. La nécessité de la grâce actuelle en général

§ 117. La nécessité de la grâce en particulier

§ 119. La gratuité de la grâce

§ 120. L’universalité de la grâce

§ 121. La prédestination

§ 122. La réprobation

CHAPITRE 3 : Mode d’action de la grâce

§ 123. La grâce et la liberté d’après la doctrine de l’Église

§ 124. La grâce et la liberté d’après l’explication de l’École

DEUXIÈME SECTION : La grâce habituelle. La justification

CHAPITRE 1 : La justification du côté de Dieu

§ 125. La justification du côté de Dieu en tant que remise des péchés

§ 126. La justification en tant que sanctification

CHAPITRE 2 : La justification du côté de l’homme

§ 127. La préparation à la justification en général

§ 128. La préparation à la justification en particulier

CHAPITRE 3 : La justification en tant qu’état

§ 129. Essence de la grâce de justification

§ 130. Effets et escorte de la grâce sanctifiante

CHAPITRE 4 : Les propriétés de la justification

§ 131. L’incertitude de l’état de grâce.

§ 132. L’inégalité de la mesure de la grâce

§ 133. L’amissibilité de la justification

CHAPITRE 5 : Fruits de la grâce de justification

§ 134. La réalité du mérite

§ 135. Conditions du mérite

§ 136. L’objet du mérite

SOMMAIRE

A consulter : S. Thomas, S. Th. 1, 2, 109-114 . Salmantic, de Gratia (éd. Paris, 9 et ss.). S. Bonaventure, Breviloquium, 5. Dom. Soto, De natura et gratia (Venise, 1547). Suarez De gratia. Ripalda, De ente supernaturali. Montagne, De gratia (Migne, Theol. curs compl., 10). Clericus a Belliberone, De gratia (ibid.). Cercia, De gratia Christi, 3 vol. (Paris, 1789). Mazella, De gratia Christi (Rom., 1905). Palmieri, De gratia div. actuali (Galop, 1885). Schiffini, De gratia divina (1901). Lahousse, De gratia divina (1902). Pesch, Prael, Dogm., 5. Paquet, De reparatione (1906). Van Noort, De gratia Christi (1911). Jungmann, De gratia (1896). Konings, De gratia divina (1907). Van der Meersch, De gratia divina (1910). Terrien, La grâce et la gloire (1897). Del Prato, De gratia et libero arbitrio, 3 vol. (1907). Beraza, De gratia Christi (1916). L. Lercher, Institutiones theol. dogm., 3 ; De gratia Christi (1925). Van der Meersch, De divina gratia (1924). Ledoux, De gratia creata et increata (Antonin, 1930). J. Auger, La doctrine du corps mystique de JésusChrist (1930). - Au sujet du baïanisme : F.V. Jansen, Baïus et le baïanisme (1927) (traite aussi du jansénisme, riche bibliographie). Sur la doctrine de S. Augustin : Dict. théol. 1, 2267-2561 (riche bibliographie).

Dieu a, par l’action rédemptrice du Christ, rendu à l’humanité tombée sa destinée surnaturelle primitive et transformé l’état précédent d’inimitié en un état d’amitié et de grâce. Mais, par l’achèvement de l’œuvre rédemptrice du Christ, cette transformation n’est accomplie qu’en principe et objectivement ; elle n’est pas encore réalisée en fait et subjectivement dans chaque homme en particulier. La Rédemption existe, depuis la mort du Christ, comme ordre objectif de salut, mais elle est encore en dehors de l’humanité et surtout en dehors de chaque homme particulier. « Nous ne recevons pas les bienfaits de la Passion du Christ s’ils ne nous sont pas communiqués » (Trid., s. 6, c. 3).

L’application à chaque homme en particulier se fait par un acte divin de grâce, qui, dans l’Écriture, porte le nom de justification (διϰαἰωσις), ou bien encore de sanctification (ἁγιασμὀς). Cet acte divin de justification a pour condition la préparation humaine, si bien que la rédemption subjective s’accomplit par l’action divine et la coopération humaine. Or, comment se produit cette coopération, quel est son cours et quels en sont les effets, tel est l’objet de la quatrième partie principale de la dogmatique : la doctrine de la justification ou de la sanctification du pécheur. Comme, dans ce processus de la rédemption subjective, la part principale appartient à Dieu, à sa bonté et à sa grâce libre, on a coutume d’appeler cette partie de la dogmatique le traité de la grâce.

L’importance du traité résulte clairement de ce qu’on vient de dire. Ce n’est que dans la rédemption subjective que nous nous approprions la rédemption objective : sans la rédemption subjective, la rédemption objective nous est inutile. Il faut tenir compte aussi de la différence fondamentale entre la doctrine de la justification des catholiques et celle des protestants.

Des deux côtés, les controverses à ce sujet ont été très vives. D’où la grande quantité d’ouvrages catholiques sur la grâce, depuis le Concile de Trente, à la différence de la Scolastique qui, sur ce point, traite encore plusieurs questions d’une manière brève et sommaire.

Même dans l’Église il y eut des controverses violentes au sujet de la grâce depuis le Concile de Trente. Parmi les tendances qui s’affrontèrent, les unes étaient même de nature hérétique (protestante) et conduisirent à la séparation d’avec l’Église (jansénisme : Baïus, Jansénius, Quesnel). Les autres concernaient moins la grâce ellemême que son mode d’efficacité et elles subsistent encore aujourd’hui (thomisme, molinisme).

Les violents combats que livra l’Église, à cause de la grâce et pour la grâce, nous montrent clairement le prix qu’elle y attache. Dieu, la Rédemption, le christianisme, la doctrine chrétienne et l’Église, tout cela est sans importance pour l’homme si la grâce lui manque ; par contre, tout cela n’acquiert sa valeur pour lui que s’il possède la grâce. Par la grâce, le royaume de Dieu entre en lui (Luc, 17, 21), l’élève et le glorifie jusqu’à la participation de la vie même de Dieu.

Les Grecs n’ont pas de traité sur la grâce ; ils ne distinguent pas non plus la grâce actuelle et la grâce habituelle ; mais ils ont des exposés sur la divinisation (Cf. S. Athanase, Incarn., 54 : « Dieu s’est fait Homme, ἵνα ἡμεῖς θεοποιηθῶμεν ») et les catéchismes enseignent que nous recevons la sanctification par le SaintEsprit dans les sacrements. Il est dit du SaintEsprit qu’il est qualifié de « Vivificateur », parce qu’il accorde non seulement la vie élémentaire aux êtres sans raison, mais encore la vie spirituelle aux hommes doués de raison. A la question suivante : « Comment l’Église produitelle notre sanctification ? », on répond : « Par la parole de Dieu (la prédication et les saints sacrements. » (Gallinicos, Catéchisme, 38). Au sujet de la doctrine de la divinisation, Zankow dit (57 et ss.) : La plupart des théologiens la comprennent ainsi : « La nature humaine, par la grâce de Dieu dans le Christ, atteint un tel degré de sainteté et de perfection, et son union mystique et réelle avec Dieu dans le Christ est si intime, si indestructible, et si pénétrée de Dieu que cette nature devient semblable à Dieu, que son état et le mode de son unité avec Dieu seront entièrement semblables à la nature humaine divinisée de l’HommeDieu et à l’union des deux natures dans le Christ HommeDieu. » Cependant on se met en garde contre le panthéisme et le monophysisme et l’on admet la possibilité de la dissolution de cette union avec Dieu, sur la terre, par le péché.

« Sous le nom de grâce », dit Zankow en s’appuyant sur la littérature orthodoxe, « on entend l’amour gratuit, la miséricorde de Dieu pour l’homme pécheur, au lieu de la justice stricte, et malgré notre faute, c’est donc un attribut de Dieu ; mais on entend spécialement un don, une force active de Dieu, qui est offerte à l’homme et doit être saisie par lui, pour être efficace ». C’est presque le point de vue des semipélagiens : « Le salut n’est pas découvert par l’homme d’une manière autonome, pas plus qu’il ne lui est imposé, c’est plutôt un salut offert et saisi. A l’excitation (?) divine correspond, du côté de l’homme, un acte d’appropriation indépendant » (Zankow, 53). Cependant, au sujet de la grâce et de la liberté, il dit : « Le rôle dominant est toujours celui de la grâce » (1 Cor., 15, 10). Il n’y a pas eu dans cette Église de controverse sur la grâce.

La connexion de notre traité avec ceux qui suivent est très simple. Dieu justifie l’homme dans l’institution de salut qu’est l’Église, par les sacrements et le conduit à la consommation dans la gloire.

La matière se divise en deux sections, dont la première traite de la grâce actuelle et la seconde de la grâce habituelle. Auparavant nous traiterons, dans une introduction, de la grâce en général.

INTRODUCTION : De la grâce en général.

§ 112. Notion de la grâce

1. Définition. La grâce est un don surnaturel que Dieu nous accorde à cause des mérites du Christ pour notre salut éternel. L’École la définit : « Gratia est donum supernaturale gratis a Deo per merita Christi homini lapso concessum ad redemptionem in nobis perficiendam sive ad vitam æternam assequendam ». Cette définition a pour base ces passages de l’Écriture : Rom. 3, 24-27 ; 5, 20-21 ; Eph., 1, 5.

Les expressions qui, dans l’Écriture, désignent la grâce (χἀριϛ de χαἰρω, χαρἀ, et gratia de gratus dont la racine est la même que  χἀριϛ) désignent d’abord une faveur et une bienveillance subjective, puis aussi le témoignage objectif de la faveur ; ce témoignage de faveur opère, en celui qui en est l’objet, le charme, l’amabilité qu’on désigne aussi sous le nom de grâce. Enfin la reconnaissance de celui qui a reçu une faveur est aussi appelée grâce dans l’Écriture. Le sens de disposition bienveillante et libre qui se trouve dans le mot grâce est attesté par Luc, 1, 30 ( vous avez trouvé grâce devant Dieu) ; le sens de don gracieux découlant de la bienveillance, par Rom., 11, 6 (si c’est par grâce, ce n’est pas par les œuvres ; autrement, la grâce ne serait plus la grâce) ; celui de charme et d’amabilité résultant de la grâce, par Luc, 2, 52 (Jésus croissait en sagesse, et en âge, et en grâce, devant Dieu et devant les hommes) ; celui de reconnaissance en raison de la grâce reçue, par 1 Cor., 10, 30 (Si je participe à un repas dans l’action de grâce, pourquoi me blâmer pour cette nourriture dont je rends grâce ?) (Cf. Eph., 1, 16)

Dans les exemples cités, on trouve un double élément constitutif de la notion de grâce : un élément matériel, en tant qu’on envisage la bienveillance efficace de Dieu en soi (gratia affectiva vel immanens ; gratia effectiva vel transiens) – et un élément formel, en tant que cette bienveillance repose sur la bonté entièrement libre de Dieu et qu’aucun titre chez l’homme n’y correspond (gratia est donum gratis a Deo collatum).

Mais si la grâce au sens objectif est un libre présent de la bonté de Dieu, il faut exclure ici les nombreux dons naturels auxquels, en raison de notre caractère de créatures, nous avons un certain droit et qui, de fait, par la voie de la création, sont accordés à tous les hommes. Ces dons sans doute ne sont pas dépourvus de l’élément de bonté et de liberté divine, mais il leur manque d’être particulièrement gratuits, non dus. Dieu, il est vrai, comme on l’a vu précédemment dans le traité de la création, a créé dans sa bonté entièrement libre, mais ensuite, une fois la Création réalisée, il doit, en vertu de l’ordre qu’il a établi, faire jouir ses créatures, d’une manière permanente et générale, des biens terrestres. C’est pourquoi la notion théologique de la grâce ne se réalise dans son sens strict que dans la concession des biens surnaturels. Comme les pélagiens n’entendaient la grâce qu’au sens d’un « donum naturae », les dons naturels ont été strictement exclus, depuis S. Augustin, de la notion de grâce. On a déjà examiné précédemment (t. 1, § 74) ce que sont les biens surnaturels.

Est surnaturel pour l’homme (l’ange) sa destinée éternelle à la participation à la vie divine (vision béatifique), ainsi que tout ce qui, dès cette terre, le dispose à l’obtenir. Cette dernière chose est précisément la grâce ; c’est pourquoi elle est surnaturelle comme la vision béatifique ellemême (§ 21).

Quand le déisme et le naturalisme contestent la grâce (surnaturelle), sous prétexte qu’il n’existe que deux natures, celle de Dieu et celle de la créature, et qu’on ne peut par suite en imaginer une troisième, le surnaturel, ils oublient qu’il est possible à la sagesse et à la puissance de Dieu d’élever la nature de l’homme à la participation de sa propre nature : et c’est ce que nous appelons la grâce ; cette participation existe entre Dieu et la créature (nova creatura), non pas en soi, mais dans la créature (spirituelle)

Comme, dans l’ordre concret du salut, l’homme reçoit la grâce dans l’état de nature tombée et qu’il la reçoit en vertu des mérites du Christ, on fait volontiers rentrer ces deux éléments dans la notion de grâce. La division de la grâce nous montrera clairement si ces deux éléments sont essentiels. Pour la notion de grâce, ils ne sont pas essentiels ; car les anges n’ont pas reçu la grâce dans l’état de nature tombée ; ils ne l’ont pas non plus reçue en vertu des mérites du Christ. Pour l’ordre effectif du salut des hommes, ils sont essentiels, car les hommes ne reçoivent, tout au moins depuis la chute d’Adam, que la grâce méritée par le Christ. Si on laisse tomber ces deux éléments, qui appartiennent plutôt à l’ordre concret du salut qu’à la grâce ellemême, la définition devient un peu plus générale : « Gratia est donum supernaturale creaturae rationali gratis a Deo concessum et pertinens aliquo modo ad vitam aeternam ».

2. Évolution historique de la notion. Cette évolution nous montre qu’on n’est arrivé que peu à peu à la définition de la grâce que nous venons d’expliquer.

La grâce dans l’Ancienne Alliance. Dès le début se trouve, dans l’humanité, le sentiment qu’on ne peut pas atteindre sa destinée et remplir sa tâche religieuse dans secours de Dieu. Inversement, nous trouvons immédiatement, dans l’Ancien Testament, qu’à cette aspiration de l’homme vers un secours supérieur correspond l’offre par Dieu de ce secours. Cela se manifeste dans l’idée de l’alliance que Dieu conclut avec les patriarches, avec Noé (Gen., 9, 9), avec Abraham (Gen., 15, 18 ; 22, 16-18), avec Isaac (Gen., 26, 24), avec Jacob (Gen., 28, 13-15), ainsi que plus tard avec tout le peuple d’Israël (Ex., 19, 5). Toutes ces conclusions d’alliance reposent sur la bienveillance divine et la confiance humaine envers Dieu.

Il est difficile de prouver que, dans l’Ancien Testament, on a vu dans ce que nommons « grâce » plus qu’une « faveur extérieure de Dieu ». Le Précurseur de Jésus enseigne qu’il baptise seulement dans l’eau et que c’est Jésus qui baptisera dans le SaintEsprit (Luc, 3, 16). Le quatrième évangéliste écrit : « La Loi a été donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par JésusChrist » (Jean, 1, 17).  « La Loi ne donne que la connaissance du péché, elle n’enlève pas le péché — En effet la Loi n’a conduit personne à la perfection et c’est pourquoi il était nécessaire que vînt une autre grâce » (S. Thomas). C’est pourquoi S. Paul nie la valeur justifiante de la Loi et lui substitue l’ordre du salut de la « foi ». Pour lui, par suite, Abraham vivant avant la Loi est le modèle de l’homme justifié par la foi (Rom., 4). Or quiconque, dans l’Ancien Testament, à l’exemple d’Abraham, croyait au Messie et à son salut, recevait par là, par anticipation, la justice que Dieu nous accorde à cause du Christ. C’est aussi la pensée de S. Augustin.

Il faut cependant reconnaître que le judaïsme luimême non seulement ignore cette explication paulinienne, mais encore la repousse positivement, comme au reste toute la doctrine chrétienne de la grâce. Le judaïsme est tout simplement « pélagien ». Nous l’affirmons ici, dès le début, et nous le prouvons. Si l’on veut se renseigner à ce sujet, qu’on lise l’ouvrage publié par le Dr Bernfeld, avec la collaboration de cinq savants juifs : Les doctrines du judaïsme (1920). On y lit, par ex., que l’essence de la religion juive consiste dans la moralité. « Et ce bien, cette moralité, l’homme peut les créer, il peut les réaliser. En cela, il construit sa vie, il est un créateur du bien, une image du Dieu unique… Dans l’acte moral, l’homme prend conscience du pouvoir qui est en lui ; dans cet acte, il peut et doit se décider ; en lui il expérimente sa liberté… Il peut donc se réconcilier, se purifier. C’est son acte, son acte moral, qui crée la réconciliation. Ce n’est pas le miracle, ni un sacrement qui la lui apporte, mais la liberté (1, 12 et ss.). « La sanctification de l’homme est son œuvre propre : luimême doit conquérir la paix avec luimême, l’harmonie de sa vie intérieure qui garantit la paix avec Dieu, la réconciliation. Guidé par cette conception, le Juif fête son jour de réconciliation dans la pensée constante que le Dieu miséricordieux s’incline vers tout pécheur repentant, mais que l’homme porte en soi la source du renouvellement moral » (Ibid., 73). « Tous les enfants de la terre sont en même temps des enfants de Dieu aptes et appelés à la réalisation du bien » (Ibid, 96).

« La doctrine de la destinée surnaturelle », dit Scheeben (Nature et grâce, 2, 272) « ne doit pas être cherchée d’abord dans l’Ancien Testament, mais dans le Nouveau. Sans doute cette destinée exista dès le commencement, mais, dans l’Ancien Testament, l’homme est considéré d’abord comme « serviteur », non comme « enfant de Dieu », d’après Gal. 4, 1. Cependant les relations particulières du peuple élu avec Dieu, que l’Apôtre (Rom., 9, 4) désigne comme « adoption des fils », étaient précisément une figure de la filiation divine spirituelle que devait nous procurer le Christ ». Si S. Paul (Rom., 9, 4) attribue aux « israélites » l’ « adoption des enfants », Belamy, d’accord avec Scheeben, l’explique en ce sens (Dict. Théol., 1, 431) : « L’Apôtre ne parle pas de l’adoption individuelle des Juifs par la grâce sanctifiante, mais de leur adoption collective et sociale comme peuple de Dieu. C’est dans le même sens que le peuple juif est appelé « fils de Dieu » (Os., 1, 1) et même « fils aîné de Dieu » (Ex., 4, 22-23). Il dit auparavant comme Scheeben : « L’Ancien Testament ne parle pas de l’adoption surnaturelle, dont la grâce sanctifiante est le principe dans l’âme juste ». Une différence de degré ne suffit pas, d’après Schanz, our expliquer la distinction capitale que S. Paul établit entre la Loi et la grâce, pas plus que les précisions du Seigneur sur l’Esprit qu’il doit envoyer. La qualité d’enfant de Dieu est considérée par l’Écriture et les Pères comme un don spécifiquement chrétien de l’amour divin (Traité des Sacrements, 64 et ss.). De là dépend le caractère incomplet de la doctrine de la béatitude dans l’Ancienne Alliance. La pensée : « la Grâce est la semence de la gloire » (la grâce contient la gloire comme la graine contient la plante) n’y paraît pas encore.

Du point de vue de l’exégèse, Dürr écrit : « La religion de l’Ancien Testament, malgré toutes ses particularités qui la distinguent des autres religions orientales antiques, est, il faut l’avouer, comme ces religions et jusqu’à la fin du dernier siècle avant JésusChrist, essentiellement orientée vers les biens d’icibas. (La valeur de la vie dans l’Ancien Testament). S. Thomas remarque, dans son commentaire sur S. Jean, à propos du texte 2, 3 : « Ils n’ont pas de vin » : « Remarquons ici qu’avant l’incarnation du Christ, il manquait trois sortes de vins: le vin de la justice, de la sagesse, et de la charité ou de la grâce » (Ch. 2, l. 1).

La grâce dans le Nouveau Testament. Jésus, « la lumière du monde », est le premier qui répande sur la grâce la pleine lumière. Lui seul donne la possibilité de devenir vraiment enfant de Dieu (Jean, 1, 12). La grâce et la vérité sont devenues par lui un nouvel ordre de salut (Jean, 1, 17).

Le rationalisme affirme que c’est S. Paul le premier qui a fait du christianisme une religion de grâce, en inventant l’union mystique avec le Christ comme avec le centre vital du fidèle. La vraie religion de Jésus aurait été encore une religion entièrement de l’Ancien Testament, une religion prophétique, c’est-à-dire apocalyptique : le royaume de Dieu serait établi sur la terre par un acte de puissance divine dans l’ordre politique et terrestre. De même, dans les Synoptiques, la doctrine de Jésus ne connaîtrait pas de mystique de la grâce, alors que cette mystique apparaît si claire et si riche dans Jean et dans Paul.

Il est vrai que, chez ces derniers, les témoignages sont plus abondants, mais on les trouve aussi chez les Synoptiques. Cela résulte de ce qui va suivre.

Jésus, rempli du SaintEsprit (Luc, 4, 1), doit, d’après le Précurseur qui est luimême rempli du SaintEsprit (Luc, 1, 15, 17), ainsi que ses parents (Luc, 1, 41, 80), baptiser l’humanité dans le SaintEsprit (Matth., 3, 11 ; Luc, 3, 16). Par lui, l’« an de grâce du Seigneur » sera ouvert (Luc, 4, 19) (Luc, 4, 19). Au centre de sa prédication synoptique se place la doctrine du royaume du ciel qu’il explique par plusieurs paraboles. Ce royaume du ciel est le nouveau don mystérieux de Dieu, offert par lui aux hommes. Dieu ne réalise pas ce royaume, d’en haut, extérieurement et d’une manière apocalyptique, dans une révélation soudaine, mais d’une manière complètement progressive, à mesure que les cœurs y adhèrent intérieurement et, à la manière exigée par le Sermon sur la montagne, se préparent à sa venue interne. La mystique de grâce, d’après les Synoptiques, ne se rattache pas d’abord à la Personne de Jésus ou à Dieu, mais à la notion de royaume du ciel ; cependant, quand nous disons «  que ton règne vienne, nous entendons par là toute la somme des grâces de Rédemption et, d’une manière intensive, la complète « domination de Dieu » en nous. « Le royaume de Dieu est en vous » (Luc, 17, 21). Cette domination de Dieu en nous signifie, dans un sens vraiment mystique, une unité intime avec la volonté de Dieu, par conséquent avec Dieu. Jésus fait comprendre que cette conformité à la volonté de Dieu n’est possible que si Dieu, auparavant, a donné les forces nécessaires pour cela : parabole des talents (Matth., 25, 14-30 ; Luc, 19, 12-26). C’est pourquoi le royaume de Dieu, bien qu’il dépende aussi de l’épreuve humaine et qu’il souffre violence (Matth., 11, 12), apparaît cependant comme étant essentiellement une grâce de Dieu : « Ne craignez pas, petit troupeau, car il a plu au Père de vous donner le royaume » (Luc, 12, 32). Il « le révèle » intérieurement aux petits et aux humbles (Matth., 11, 25 et ss.). Il leur donne le « bon Esprit » (Luc, 11, 13), comme au reste le SaintEsprit doit être la grâce (baptismale) du temps messianique (Marc, 1, 8).

La grâce ressort plus nettement encore dans l’évangile de S. Jean. Là les deux grands dons de Dieu, qui sont parvenus au « monde » par le Christ, sont la « vérité » et la « grâce » (Jean, 1, 14). Par ces dons doit avoir lieu, pour chacun en particulier, une renaissance ou une régénération, si l’on veut avoir part aux biens de la Rédemption. On doit « naître de Dieu » (Jean, 1, 13), « naître du SaintEsprit » (Jean, 3, 5-6) ; on doit « être de Dieu » (Jean, 8, 47). Le moyen, pour fonder cette nouvelle vie intérieure, est le baptême (Jean, 3, 5). Celuilà même qui est déjà régénéré continue de vivre de la grâce, comme la branche vit du tronc (Jean, 15, 4-5). Tout ce processus du salut ne peut être commencé et achevé qu’avec le secours de la grâce divine : « Personne ne peut venir à moi », dit Jésus, « si le Père qui m’a envoyé ne le tire » (Jean, 6, 44).

S. Paul est l’Apôtre de la grâce, son héraut, son champion. Chez lui, le mot grâce ( χἀριϛ), qui a déjà été créé par les Septante, est une notion stable. Ce que S. Jean appelle « la nouvelle naissance », S. Paul le désigne sous le nom d’adoption des enfants. Le mot adoption (υἱοθεσἱα) fait ressortir le fait que nous ne sommes pas par nature (φύσει) les enfants de Dieu, mais que nous ne le sommes que par une ordonnance (θέσει) libre et gracieuse de Dieu. Par bonté, Dieu nous a acceptés comme enfants. Il nous « justifie », en nous pardonnant nos péchés et, par sa grâce, il nous « renouvelle » intérieurement. Le principe de cette adoption extérieure est le SaintEsprit et, d’une manière générale, Dieu (Rom., 1, 4 ; 8, 9-10. 1 Cor., 6, 11. 2 Cor., 3, 18. Eph., 5, 26. Tit., 3, 5. 2 Thess., 2, 13, etc.). L’Apôtre appelle volontiers « grâce » tout l’ensemble de l’action divine rédemptrice. Elle est d’abord une décision de bonté, dans la volonté divine, qui s’oppose à la puissance du péché (Rom., 5, 20-21 ; Eph., 1, 4 ; 1 Tim., 2, 3-4). S. Paul accentue fortement la volonté divine de grâce : c’est en elle que se trouve la raison dernière de notre filiation divine. Cette volonté divine de grâce veut aussi pénétrer dans l’homme et y créer quelque chose de nouveau. Cela se fait par la communication de forces surnaturelles concédées d’enhaut.

La grâce, chez S. Paul, a, de fait, un « caractère réel ». Pour ne citer ici que quelques exemples, c’est en elle que nous est conférée la force de la foi (Phil., 1, 29) et la charité (Rom., 5, 5). Le terme et le but de ces forces données par Dieu est la vie déiforme. La grâce, chez S. Paul, est toujours ramenée à ce but. La grâce, chez lui, a une destination morale. Il connaît sans doute aussi les charismes, mais ceuxci ont été conférés pour le salut d’autrui : ce sont des pouvoirs attribués à la fonction (1 Cor., 14, 12). Le regard de l’Apôtre s’arrête sur la grâce de sanctification. Il y a une sorte de définition dans les paroles souvent citées :  « Et si c’est par grâce, ce n’est pas par les œuvres ; autrement, la grâce ne serait plus la grâce » (Rom., 11, 6). On peut dire que gratia et πνεῦμα ἃγιον sont les deux termes stables qui désignent la grâce ; cependant « gratia » désigne plutôt la volonté de grâce universelle de Dieu, ainsi que le nouvel ordre du salut, tandis que πνεῦμα ἃγιον désigne davantage le don concret de grâce qui crée dans l’homme la vie nouvelle, le Pneuma qui est reçu (1 Cor., 2, 12 ; Gal., 3, 2, 14 ; 2 Cor., 11, 4 ; Rom., 8, 15), qui est donné (2 Cor., 1, 22 ; 5, 5. Rom., 5, 5. 1 Thess., 4, 8. Gal. 3, 5), qui habite en nous (1 Cor., 6, 19).

Les Pères. Il en est de la grâce comme de presque tous les dogmes : ils sont d’abord révélés d’une manière simple et acceptés ainsi par l’esprit religieux, puis enseignés ensuite avec la même simplicité ; mais ils ne tardent pas à se heurter, comme par hasard, à des malentendus et des altérations, et sont ensuite éclaircis. La question ne se pose pas de savoir si les Pères pré-augustiniens ont eu une notion exacte de la grâce : dans le baptême, d’après la doctrine de l’Écriture et des Pères, non seulement les péchés sont remis – on pourrait encore considérer cette remise comme une faveur extérieure – mais encore, comme l’enseigne S. Paul, le SaintEsprit est « répandu » intérieurement (Tit., 3, 6 ; cf. Rom., 5, 5). Cela apparaît nettement dans la doctrine des sacrements. Ce SaintEsprit est entendu ici, non pas d’une manière charismatique, mais d’une manière morale, comme principe d’une vie nouvelle. La distinction entre la nature et la grâce, la formule la plus importante du traité de la grâce, se trouve déjà dans Tertullien : « Telle sera la vertu de la grâce divine, plus puissante que la nature, exerçant son empire sur la faculté qui réside au fond de nousmêmes et que nous appelons le libre arbitre » (De l’âme, 21). « L’âme est considérée comme inscrite en Adam jusqu’à ce qu’elle soit passée au Christ, comme impure jusqu’à ce qu’elle y soit passée » (Ibid, 40). « Mais quand elle est parvenue à la foi, qu’elle a été renouvelée par la seconde naissance de l’eau et de la puissance supérieure, et que le voile de sa corruption précédente a été enlevé, elle aperçoit sa propre lumière dans sa perfection (Ibid, 41). La vertu est difficile : aussi c’est la grâce de l’inspiration divine seule qui fait que l’homme la comprend et l’exerce. Car ce qui est bon, au sens suprême, se trouve, au sens suprême, chez Dieu et nul autre ne le communique que celui qui le possède, et il le communique à qui il veut (De patientia, 1). C’est de l’augustinisme avant S. Augustin. On peut en dire autant de S. Ambroise (Cf. Niederhuber, Ambrosius, 1, 1914). Citons seulement quelques phrases : « Nemo salvus esse potest quicumque natus est sub peccato ; quem ipsa noxiae conditionis hereditas astrinxit ad culpam » (In 12 Ps 38, 29). « C’est Dieu, en effet, qui prépare la volonté humaine » (Prov., 8, 35 selon les Septante). Si  Dieu  est  honoré  par  un  saint,  c’est  grâce  de  Dieu » (In Luc, 1, 10).

Pélage soutient que la nature pure est l’unique source de la force morale : Dieu a montré aux païens, aux Juifs, aux chrétiens, dans les époques de la nature, de la Loi et de l’Évangile, avec une clarté croissante, la voie de la moralité et ainsi les hommes la parcourent par leurs propres forces, avec une perfection toujours plus grande.
Adam avait nui à l’humanité par son mauvais exemple ; mais personne n’est obligé de l’imiter. Par contre, Pélage appelle la doctrine et l’exemple du Christ « Christi gratia » ; c’est en cela que consiste pour lui toute l’importance du Christ. Pour plus de détails, cf. § 116 et ss.

S. Augustin est, en face de ce naturalisme, l’avocat de la grâce. Il appelle Pélage et ses partisans « les ennemis de la grâce du Christ ». La distinction entre la nature et la grâce avait toujours été faite objectivement dans l’Église. Mais la polémique obligea de la faire d’une manière formelle. Nature et grâce seront désormais les mots d’ordre des deux partis adverses. Les idées de S. Augustin se résument ainsi : « Dieu a créé l’homme juste, comme c’est écrit (Eccl., 7, 30), et par conséquent doué de bonne volonté, car sans bonne volonté il n’aurait pas été vraiment « juste » (Civ., 14, 11, 1). Adam tomba et devint avec l’humanité une « masse de damnés » ou une « masse pécheresse » (De div. quæst., 1, 2, 16). Dieu a tout prévu et a tout compris dans ses desseins, la chute comme la Rédemption (Civ., 14, 11, 1). Par la foi chacun est sauvé ; mais « La foi est un don de Dieu… Quelle est la foi pleine et parfaite ? Celle qui croit que tous les biens, et la foi même, nous viennent de Dieu » (Sermon 168, 1 et 3). « Dieu opère dans l’homme la volonté de croire » (De l’esprit et de la lettre, 34, 60). S. Augustin crée le terme de « grâce prévenante » dont il fit particulièrement usage dans la controverse contre les semipélagiens : « (Dieu) nous prévient afin que nous soyons guéris et afin qu’étant guéris nous prenions de la force ; il nous prévient afin que nous soyons appelés et qu’étant appelés nous soyons glorifiés ; il nous prévient afin que nous vivions pieusement et que, vivant pieusement, nous vivions éternellement avec lui ; car sans lui nous ne pouvons rien faire » (De la nature et de la grâce, 31, 35). Dans la dernière phrase se trouve toute la doctrine de la grâce de S. Augustin. Nous en parlerons plus longuement dans les thèses sur la nécessité de la grâce, §116 et ss. Les exemples qu’on lui oppose des vertus civiles des païens ne prouvent pas ce que Pélage veut leur faire prouver. « L’impie ne trouvera nullement son salut éternel dans certaines bonnes actions que l’on rencontre dans la vie de tout homme, même des plus grands scélérats » (De l’esprit et de la lettre, 28, 48:M.44, 230). « Les vertus que l’âme pense avoir, si elle ne les rapporte à Dieu, sont plutôt des vices que des vertus » (De la cité de Dieu, Livre 19, 25). S. Paul n’atil pas dit : « tout ce qui ne vient pas de la foi est péché » (Rom., 14, 23). S. Augustin comprenait mal ce texte, car S. Paul entend ici πίστις au sens de conscience et non au sens de foi.

On s’est demandé : Quelle grâce a en vue S. Augustin ? Celle que niait Pélage, la grâce tout entière. La grâce qu’on appela plus tard grâce actuelle (gr. elevans – S. Augustin dit « adjutorium » et « Dei auxilium ») fut, du moins au début, le point de départ de la controverse. On verra plus loin que S. Augustin connaît aussi la grâce habituelle. La grâce qu’il a en vue doit préparer l’état de chrétien (fides), l’accompagner et l’achever. C’est précisément la grâce d’achèvement ou de persévérance qui constitue le dernier point qu’il ait défendu dans sa polémique sur la grâce (contre le semipélagianisme).

Qu’est, en soi, la grâce défendue par S. Augustin ? Harnack répond que sa doctrine est catholique et non protestante : la grâce, d’après S. Augustin, a un « caractère réel » : ce n’est pas une pure modification extérieure des relations avec Dieu. Elle agit intérieurement et physiquement, comme une véritable réalité spirituelle, comme une source nouvelle et surnaturelle de force, et non pas comme quelque chose de purement extérieur et moral, comme une prédication ou une promesse de la rémission des péchés.

Les Grecs ne possédaient pas la formule occidentale née de la polémique, mais ils avaient l’équivalent réel. D’après S. Ignace, tous les vrais chrétiens sont « porteurs de Dieu et porteurs du temple, porteurs du Christ » (lettre aux Éphésiens, 9, 2). Clément d’Alexandrie insiste beaucoup sur l’exemple du Christ et sa doctrine, mais on ne devient saint que par la foi et les œuvres, en vertu du SaintEsprit qui a été reçu (Strom., 7, 15) : « Celui qui a formé l’homme de la poussière, l’a régénéré dans l’eau, l’a enrichi par l’inspiration du SaintEsprit », de telle sorte que nous devons tous imprimer en nous l’image du Christ (Paed., 1, 12 ; CF. Quis dives, 1). Origène : Dieu et l’homme doivent coopérer à notre salut, « ut neque quae in nostro arbitrio sunt putemus sine adjutorio Dei effici posse » (De principiis, livre 3, 1, 22). « (Nostra) industria divino vel juvetur vel muniatur auxilio… Deux est prima et praecipua causa operis » (Ibid., 3, 1, 18). Nous pouvons résumer ainsi la manière de voir des Cappadociens : Ils combattent pour le SaintEsprit et prouvent sa divinité par le fait qu’il nous sanctifie, ce qu’il ne pourrait pas faire s’il n’était pas luimême saint. - Nous entendrons plus tard les autres Grecs. Il est certain qu’il y a quelque différence entre eux et les Latins : ils insistent moins sur le péché originel que Tertullien, S. Ambroise, S. Augustin ; ils laissent aussi volontiers toute sa place à la liberté : c’est qu’ils avaient moins à s’occuper de Pélage. Mais aucun d’entre eux n’attribue le salut à la nature seule et tous affirment le principe spirituel et intérieur de vie comme absolument nécessaire ; toutefois le problème de la grâce et de la liberté s’imposait à eux. Un Grec « authentique », dans la doctrine de la grâce, c’est S. Jean Damascène : « On doit savoir que la vertu a été placée par Dieu dans la nature, qu’il est luimême le commencement et le fondement de tout bien et que, sans sa coopération et son secours, il nous est impossible de vouloir ou de faire quelque chose de bien. Mais il dépend de nous de persévérer dans la vertu et de suivre Dieu qui nous appelle à elle ou bien de faire défaut à la vertu. (De fide orth., 2, 30). Aujourd’hui, dans le catéchisme grec, il n’y a pas de chapitre spécial sur la grâce. Cf. cependant p. 14.

Les théologiens de l’époque carolingienne eurent à s’occuper de la grâce en raison de la controverse sur la prédestination. Le Christ estil réellement mort pour tous les hommes ou bien pour les seuls élus ? Ce sont là des questions qu’avait soulevées en Occident S. Augustin (auprès de qui il faut ranger, d’une certaine manière, Prudence, Ratrammus, Lupus Servatus, Remigius, Hincmar, Raban, etc.). Ces questions restèrent actuelles plus tard et nous en parlerons dans la doctrine de la prédestination (§ 121). Il faut dire pour conclure : Parmi les Pères, les Latins entendent surtout sous le nom de grâce le secours et l’aide de Dieu, les Grecs y voient de préférence le SaintEsprit en tant que don de Dieu aux hommes, en tant que qualité permanente ou de divinisation durable.

La Scolastique, depuis S. Anselme, s’intéresse surtout à la grâce habituelle ou à ce principe par lequel l’état durable de grâce est opéré en nous. Elle se demande ce qu’est en soi ce don de Dieu. Estce le SaintEsprit luimême (P. Lombard) ou un Pneuma créé ? Estce la charité ou bien une autre forme créée, un habitus (Alexandre de Halès) par lequel notre âme est formellement sainte devant Dieu ? Les avis à ce sujet ne sont pas toujours les mêmes. Naturellement, on connaît aussi la distinction augustinienne de grâce opérante et grâce coopérante (Hugues). La Scolastique primitive appelle, d’une manière biblique, la grâce habituelle « caritas ». La « grâce prévenante » est entendue comme une crainte salutaire (la peur de la géhenne : Richard). Cette grâce est ensuite considérée comme une grâce de conversion, qui est suivie de la grâce de justification ou « caritas ». Abélard semble interpréter la grâce au sens pélagien comme volonté libre. La Scolastique primitive, par ailleurs, est à peu près d’accord avec S. Augustin : « La volonté appartient à l’homme, la bonne volonté est grâce » ; la bonne volonté, la volonté droite est la grâce sanctifiante.

S . Thomas met l’accent principal sur la grâce habituelle. Pour lui, comme pour S. Augustin, la grâce est essentiellement une participation à la divine nature et c’est pourquoi Dieu seul peut en être l’auteur : « La grâce surpasse tout pouvoir d’une nature créée, car elle n’est pas autre chose qu’une participation à la divine nature, qui surpasse toute autre nature. C’est pourquoi il est impossible qu’une créature, quelle qu’elle soit, cause la grâce » (S. Th., 1, 2, 112, 1). Mais il est nécessaire que l’homme s’y prépare dans tout le sens du mot. Et cette préparation à la grâce se fait avec l’aide de la grâce que Dieu accorde sans mérite de notre part et que le Concile de Trente appelle « grâce actuelle ». « C’est à l’homme de préparer son âme, puisqu’il le fait par son libre arbitre ; et cependant il ne le fait pas sans le secours de Dieu, qui touche son cœur et l’attire à lui » (Ibid., 109, 6 ad 4).

Ce n’est que dans la théologie posttridentine qu’on a séparé la grâce appelée aujourd’hui « actuelle » de la grâce habituelle. Au Concile même, on envisage encore la grâce de justification. Pour exprimer la grâce actuelle, on trouve, dans S. Thomas comme dans la Scolastique, toute une série d’expressions, par ex « Gratia gratuita, auxilium gratuitum, gratia gratis data ; donum gratis datum, motio gratuita, motio, influxus, influentia specialis (par opposition à l’influentia ou au concursus generalis), gratia superaddita naturalibus ». Au Concile de Trente, ces termes reviennent avec d’autres, comme « motio Dei, bonus motus interior, vocatio, vocatio divina, auxilium speciale, adjutorium speciale, favor specialis ».

§ 113. Division de la grâce

La grâce, en tant qu’elle a son fondement dans la volonté de salut efficace de Dieu, est unique. On peut cependant, comme l’expose S. Thomas (De verit., q. 27, a. 5), la distinguer d’après ses effets différents.

Sommaire. Les protestants critiquent notre « division » de la grâce. D’après eux, il n’y aurait qu’une grâce. Cela est très inexact. En Dieu, sans doute, il n’y a qu’une volonté de grâce, mais dans les hommes cette volonté a des effets très différents. C’est ce que dit S. Paul (1 Cor., 12, 1 et ss.). S. Augustin parle de la grâce, mais aussi des différents « beneficia » (bienfaits, faveurs) ; ainsi il parle d’electio (choix), praedestinatio (prédestination), fides (foi), caritas (amour, affection), vie éternelle, « adjutorium sine quo non » (secours sans lequel on ne peut agir), « adjutorium  quo » (secours  qui  fait  agir), de la persévérance, comme de dons spéciaux de la grâce. En outre, il connaît la grâce opérante et la grâce coopérante, la grâce prévenante et la grâce subséquente (par ex. : Sermon 56, 7). On peut même, d’après lui, appeler grâce les dons de la création mais d’une manière impropre : « La nature est commune à tous, non la grâce. Que l’on ne confonde point l’une avec l’autre, et si l’on donne à la nature le nom de grâce, que ce soit uniquement parce qu’elle est accordée gratuitement » (Sermon 26, 4). S. Thomas distingue d’abord entre la grâce sanctifiante et les charismes : puis il partage la grâce en deux classes : en grâce opérante et en grâce coopérante, et cette distinction s’applique à la grâce habituelle comme à la grâce actuelle. Dans la grâce actuelle, il est facile de comprendre l’impulsion divine comme force opérante ainsi que la coopération humaine avec la grâce. S. Thomas divise aussi la grâce sanctifiante de cette manière et l’appelle opérante, en tant qu’elle donne l’être surnaturel, et coopérante, en tant qu’elle est considérée comme principe de l’activité méritoire. En outre, il divise encore chacune des deux grâces en grâce antécédente et en grâce conséquente (S. Th., 1, 2, 111). La division scolastique de la grâce peut se voir dans S. Bonaventure : éd. Quar., 2, 632 (Scholion). Les théologiens posttridentins s’écartent un peu de cette division. Nous donnons cette division postérieure et nous en faisons la base de tout le traité.

1. La grâce incréée et la grâce créée (gratia increata et gratia creata).

La grâce incréée est Dieu même ou plus précisément la volonté divine d’amour qui est la raison de toutes les grâces. « la volonté divine du bien, que le mot « grâce » signifie, est cause de tout bien créé » (S. Th., 3, 86, 2 c ; cf. S. Th., 1, 2, 110, 1 ; Eph., 1, 4). Parfois l’effet de cette éternelle volonté de grâce porte aussi le nom de grâce incréée, quand il inclut une union particulière, par la grâce, de l’essence même de Dieu avec la nature humaine. C’est le cas, d’une manière intensive, dans l’union hypostatique et, d’une manière moins intense, dans l’habitation personnelle de Dieu dans l’âme du juste, comme on l’expliquera plus loin (§ 130). La grâce créée est le terme temporel de l’éternelle volonté d’amour de Dieu, son produit fini, mais qui, en tant que distinct essentiellement de Dieu luimême, est un don créé (Cf. S. August., De praed. Sanct., 15, 31).

2. La grâce naturelle et la grâce surnaturelle (gratia naturalis et gratia supernaturalis).

Les effets de la volonté divine d’amour peuvent nous arriver par la création, par la voie de la nature (gratia naturalis) ou par la Rédemption, par la voie de la surnature (gratia supernaturalis). Ce n’est pas seulement la nature qui peut être considérée comme don de Dieu, mais encore les biens particuliers, comme la raison, la vie, la santé, les possessions temporelles. La grâce médicinale que nous expliquerons plus bas déroule ses effets dans le domaine de la nature.

La grâce surnaturelle est désignée de préférence et presque seule sous le nom de « grâce ». Elle est ainsi appelée justement par opposition à la nature et c’est dans sa distinction essentielle avec la nature que nous reconnaissons d’abord son être spécifique. Sans doute, les deux grâces découlent d’une seule source, mais les dons naturels servent d’abord à la vie naturelle et à son existence changeante et éphémère ; par contre, la grâce surnaturelle qui, de son côté, suppose la nature, créée, construit et achève la vie éternelle. « Le bien de la grâce, dans un seul individu, l’emporte sur le bien naturel de tout l’univers » (S. Th., 1a-2ae, q. 113, a. 9, ad 2m ; cf. Marc, 9, 42-46). Les dons naturels sont, jusqu’à un certain degré, dus ; les dons surnaturels sont gratuits (Cf. Traité de la Création, t. 1er, § 74 et ss). Le Traité de la grâce ne s’occupe que de la grâce surnaturelle.

3. La grâce extérieure et la grâce intérieure (gratia externa et gratia interna).

La grâce surnaturelle, qui a, avec notre vie éternelle, quelque relation de moyen par rapport à la fin, s’appelle grâce extérieure, quand elle ne s’attache pas à l’âme comme une forme intérieure, mais agit de l’extérieur comme enseignement ou exemple. Dans cette catégorie entrent la vie et la mort du Christ, son Évangile, ses miracles, la Providence, ainsi que les expériences personnelles, l’action efficace de l’Église, la vie exemplaire des saints. L’influence de cette grâce est une influence morale. La grâce intérieure nous touche dans l’âme et ses puissances foncières ; elle élève ces puissances audessus d’ellesmêmes dans un ordre plus élevé. Son influence est physique. Malgré la différence de leurs effets, ces deux grâces sont d’ordinaire unies entre elles ; car la grâce extérieure ellemême tend, en dernière analyse, aux effets intérieurs ; seulement elle ne les produit pas ellemême, mais se contente de les préparer et d’en rendre l’âme susceptible (Cf. Rom. 10, 14 : d’abord la prédication, puis la foi, et De vocat. Gent., 1, 8 : M. 55, 165 et ss. ; Hurter, opusc. 3, 20 et ss).

4. La grâce de sanctification et les charismes (gratia gratum faciens et gratia gratis data).

La grâce intérieure peut être donnée comme une grâce personnelle de sanctification (gratia gratum faciens) et comme une grâce de ministère pour le salut d’autrui (gratia gratis data). Elle tire son nom des paroles du Seigneur : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » (Matth., 10, 8). S. Paul appelle les grâces de ministère des charismes (1 Cor., 12, 4, 30, 31), mais il donne aussi ce nom à toutes les autres grâces (par ex. : Rom., 5, 15 et ss. ; 6, 23 ; 11, 29 ; 1, 11). Ce nom a conquis droit de cité dans la théologie, bien qu’il ait dans l’Écriture un sens un peu différent de celui que nous luis donnons aujourd’hui. La grâce de ministère proprement dite est d’ordinaire attachée au pouvoir sacerdotal et se manifeste dans le pouvoir d’ordre du prêtre. Mais il y a encore aujourd’hui une action libre de l’Esprit « qui souffle où il veut » (Jean, 3, 8). Du moins, les charismes des miracles sont complètement indépendants de l’Ordre.

Toute grâce est, par définition, gratuite ; mais c’est dans les charismes que cette gratuité apparaît le plus fortement. Ils sont accordés d’une manière complètement indépendante de la valeur personnelle et morale, même à des indignes, comme Judas, Caïphe (Jean , 11, 49-52), les disciples infidèles (Matth., 7, 22, 23). S. Paul indique (1 Cor. 12, 1-11) neuf espèces de charismes que S. Thomas ramène à trois classes, selon les services qu’ils rendent à leur bénéficiaire dans l’exercice du ministère d’enseignement. Dans la première classe (plena cognitio), il range le don de connaissance par la foi, la sagesse et la science ; dans la seconde (solida probatio), le don de persuasion par les guérisons, les signes, les prophéties et le discernement des esprits ; dans la troisième (convieniens locutio veritatum fidei), le don des langues et l’interprétation (S. Th., 1, 2, 111, 4). Normalement la grâce de ministère, par ex. celle du prêtre, doit s’unir harmonieusement à la grâce personnelle de sanctification. Il est inutile de dire que la grâce de sanctification est la plus précieuse, puisque c’est par elle seulement que nous arrivons à la béatitude (Luc, 10, 20). S. Thomas : « La grâce qui rend agréable à Dieu est bien supérieure à la grâce gratuitement donnée » (S. Th., 1, 2, 111, 5). S. Paul : « Mais si je n’ai pas la charité, je ne suis rien » (1 Cor., 13, 2). C’est pourquoi la grâce de sanctification est donnée à tous les hommes, l’autre n’est donnée qu’à quelquesuns. On trouve déjà un exposé détaillé des charismes dans les Const. Apostol., 8, 1-5.

5. La grâce actuelle et la grâce habituelle (gratia actualis et gratia habitualis).

Ce sont les sousdivisions de la grâce de sanctification et ces grâces tirent leur nom de leur durée et de leur efficacité. Quand la grâce n’est accordée que passagèrement pour l’accomplissement d’un ou de plusieurs actes, on l’appelle actuelle, ou encore grâce opérante, ou bien grâce d’assistance ; les Pères l’appelles « auxilium », « adjutorium Dei » ; les scolastiques l’appellent aussi « motio divina » (1 Cor., 15, 10). Quand la grâce demeure dans l’homme et crée en lui un état de grâce (habitus), on l’appelle grâce habituelle. Appartiennent à la grâce habituelle la grâce sanctifiante ainsi que tous les « habitus » de vertus et les dons du  SaintEsprit qui sont liés à la grâce sanctifiante (Trid., s. 6, c. 7). La grâce actuelle a une double relation avec la grâce habituelle : elle tend à préparer l’homme à la réception de la grâce habituelle et à conserver cette grâce, à l’accroître et à la rendre féconde quand il la possède. On trouve une conception un peu différente chez S. Thomas (S. Th., 1, 2, 110, 2). Dans la Scolastique, la grâce actuelle s’appelle « divina motio gratuita, gratia gratuita, auxilium gratuitum Dei, influxus, influentia specialis, gracia superaddita naturalibus » etc. (Cf. Denifle, Luther, 586 et ss.). S. Thomas entend sous le nom de « gratia », sans autre explication, la grâce sanctifiante. Il connaît cependant et, à l’occasion, distingue de la grâce sanctifiante, la grâce actuelle. Ainsi S. Th., 1, 2, 111, 2 : «  la grâce peut s’entendre en deux sens : soit comme un secours divin par lequel Dieu nous meut à bien vouloir et à bien agir ; soit comme un don habituel divinement infusé en nous ». Puis 1, 2, 110, 2 :  «L’homme est aidé d’une double manière par cette volonté divine toute gratuite. D’une part, en ce sens que l’âme humaine est mue par Dieu soit pour connaître, soit pour vouloir, soit pour agir. Sous ce rapport, l’effet gratuit produit dans l’homme n’est pas une qualité, mais un certain mouvement de l’âme… D’autre part, l’homme est secouru par la volonté gratuite de Dieu en ce sens que Dieu infuse dans l’âme un don habituel ». Cf. aussi, sur le langage employé par S. Thomas, De verit., q. 24, a. 14. Parlons maintenant de distinctions importantes dans la grâce actuelle.

6. La grâce médicinale et la grâce élevante (gratia medicinalis et gratia elevans).

D’après ses effets, la grâce actuelle est soit une grâce purement médicinale, soit une grâce élevante. La grâce médicinale ne rend pas encore apte aux actes de la vie surnaturelle, mais elle y prépare, en faisant disparaître les obstacles naturels, l’ignorance et la convoitise, et en guérissant les plaies du péché originel. Elle n’est surnaturelle que d’une certaine manière (quoad modum). La grâce élevante, par contre, fait passer les puissances de l’âme dans un autre ordre d’être et les rend aptes à accomplir des actes purement surnaturels. Elle est surnaturelle dans son essence (quad substantiam) et, par conséquent, d’une importance capitale pour la vie nouvelle, car les actes de cette vie ne sont rendus possibles que par cette grâce. Ces deux grâces, dans l’ordre concret du salut, sont d’ordinaire unies, mais elles peuvent aussi être séparées. Adam, dans le paradis terrestre, ne possédait que la grâce élevante, car il était encore exempt de péché. Chez le fidèle, la grâce élevant a d’abord des effets médicinaux. Le païen ne peut recevoir que des grâces médicinales pour l’accomplissement d’œuvres naturellement bonnes. D’après l’opinion générale, la grâce actuelle du fidèle est toujours à la fois médicinale et élevante. Cependant la grâce médicinale se distingue toujours de la grâce élevante par rapport au but et à la nécessité (elle agit moralement et non physiquement), par rapport à la force et l’ordre d’être (elle se trouve « in linea naturæ »).

7. La grâce prévenante et la grâce concomitante (gratia praeveniens et gratia concomitans).

La raison de la division provient des relations de la grâce avec la volonté libre. La grâce élevante conditionne la bonne action dans tous ses éléments : dans son commencement (grâce prévenante), en tant qu’elle prévient la décision libre et excite la volonté (gratia excitans), dans son cours (grâce concomitante), en tant qu’elle accompagne efficacement l’action et soutient l’homme agissant librement (gratia adjuvans) ; dans son achèvement (grâce subséquente), en tant qu’elle donne à l’homme la force de persévérer dans l’œuvre bonne (grâce de persévérance). Ne se distingue pas essentiellement de cette division la division suivante :

8. La grâce opérante et la grâce coopérante (gratia operans et gratia cooperans).

La grâce opérante est celle qui agit en nous sans que nous agissions avec elle. La grâce coopérante, par contre, agit en même temps que la volonté libre. La grâce opérante prépare seule la bonne action, en excitant, en élevant et inclinant les puissances de l’âme, particulièrement la volonté libre, vers le bien. Elle opère en nous les pensées pieuses et les bons mouvements de la volonté, qui précèdent toujours la décision libre.

La division du numéro 8 se confond donc objectivement avec celle du numéro 7. Il est vrai que ces divisions sont expliquées d’une manière différente selon les auteurs. S. Thomas dit à ce sujet « Selon les effets différents, de même qu’on divise la grâce en opérante et en coopérante, on la divise aussi en prévenante et en subséquente. Or on peut compter cinq effets de la grâce : 1° Le fait que l’âme est guérie ; 2° Qu’elle veut le bien ; 3° Qu’elle accomplit efficacement le bien voulu ; 4° Qu’elle persévère dans le bien ; 5° Qu’elle parvient à la gloire. Par rapport à l’effet qui suit, la grâce qui est la cause de l’effet qui précède est appelée grâce prévenante. Et comme le même effet est précédent par rapport à celui qui le suit et subséquent par rapport à celui qui le précède, une seule et même grâce, par rapport à un seul et même effet, peut être, de différents points de vue, prévenante et subséquente ; comme le dit S. Augustin (De nat. Et grat., 31) : Elle prévient, afin que nous soyons guéris ; elle suit, afin qu’une fois guéris nous puissions déployer l’activité vitale. Elle prévient, afin que nous soyons appelés ; elle suit, afin que nous soyons glorifiés » (S. Th., 1, 2, 111, 3). Le nom de grâce prévenante et subséquente prend une autre nuance selon que ce qu’elle précède ou suit est entendu comme grâce ou comme bonne œuvre. La grâce opérante est appelée dans l’Écriture et la doctrine des Pères « vocatio, illuminatio, illustrio (grâce de l’intelligence) ; inspiratio, excitatio, tactus cordis (grâce de la volonté) ». Toute influence divine commence par l’illumination de l’intelligence (S. Aug., de prad. sanct., 2 ; Suarez, De grat. proleg., 3, 4, n 12). Très célèbre en raison des controverses d’écoles posttridentines est la distinction suivante :

9. La grâce suffisante et la grâce efficace (gratia sufficiens et gratia efficax).

Le nom est devenu célèbre depuis la discussion fameuse sur la grâce à la Congrégation de auxiliis (vers 1600) ; cependant Henri de Gorkum (1378-1431) le suppose connu. Les thomistes font dériver l’efficacité de la grâce d’une nouvelle grâce plus forte qui s’ajoute à la grâce suffisante. Nous expliquerons cela plus loin. Par contre, les molinistes rejettent cette grâce efficace en soi et affirment que la grâce suffisante devient efficace purement et simplement par la libre adhésion de la volonté. Il suffit de savoir, pour le moment, que la grâce suffisante ne produit pas d’effet et que la grâce efficace produit réellement son effet. On distingue encore la grâce suffisante en grâce immédiatement et lointainement suffisante (gr. proxime et remote sufficiens), selon qu’elle nous confère par ellemême la force de faire le bien ou seulement d’abord le goût de la prière pour obtenir de Dieu un nouveau secours (gr. operis et gr. Orationis).

10. La grâce du Christ et la grâce de Dieu (gratia Christi et gratia Dei).

Comme toutes les grâces énumérées cidessus sont conférées à cause des mérites du Christ, on les appelle toutes d’une manière générale grâce du Christ. A la différence de cette grâce, on appelle les biens de grâce, accordés à l’homme au paradis terrestre, simplement grâce de Dieu. Comme l’homme, au paradis terrestre, tout en n’ayant aucun droit à la grâce, n’en était pas positivement indigne, on appelle cette grâce grâce de santé (gr. sanitatis). Par contre, la grâce accordée à l’homme tombé est essentiellement une grâce de renouvellement, de guérison. C’est pourquoi on l’appelle grâce médicinale. Toutes les grâces de Rédemption sont, dans ce sens, des grâces médicinales. Il ne faut pas confondre cette expression avec celle qui a été expliquée au numéro 6 et qui désigne seulement une grâce de nature destinée à guérir les faiblesses du péché ; cette grâce médicinale s’oppose à la grâce élevante.

Il y a cependant des théologiens qui, avec Scot et Suarez, prétendent que l’Incarnation aurait eu lieu même sans la chute originelle (t. 1er, p. 346) et soutiennent, par suite, que toute grâce, même celle du paradis terrestre, est une grâce du Christ. Néanmoins cette grâce manque de la caractéristique de la Rédemption : ce n’est pas une grâce du Christ en tant que Rédempteur, mais une grâce du Christ en tant que Chef des anges et des hommes.

REMARQUE. La cause de la grâce est Dieu seul.                                         (de foi)

Le Concile de Trente dit que « Pour cause Efficiente, [la grâce] a Dieu même, en tant que miséricordieux, qui lave, et sanctifie gratuitement » (Session 6, c. 7 ; Denz., 799). La vérité de cette thèse résulte de tout ce qui a été dit jusqu’ici sur la grâce.

Le Christ HommeDieu est seulement « cause méritoire de la grâce », le sacrement en est la « cause instrumentale ». Les anges ne peuvent qu’instruire extérieurement les hommes, ils ne peuvent pas les éclairer intérieurement (S. Th., De verit., q. 27, a. 3). Les créatures peuvent être, dans les mains de Dieu, des moyens de grâce, elles ne sont pas des causes proprement dites. « L’homme ne donne pas la grâce par influx intérieur, mais par une persuasion extérieure concernant les moyens de la grâce » (S. Th., 3, 8, 6). Cependant « par mode instrumental ou ministériel, même d’autres saints [en dehors du Christ] peuvent communiquer le SaintEsprit » (S. Th., 3, 8, 1).

Ne peut recevoir la grâce qu’une créature spirituelle (ange, âme spirituelle). La Révélation ne signale comme bénéficiaires de la grâce que des créatures spirituelles ; de même les Pères. S. Augustin dit que les animaux et les pierres ne peuvent recevoir la grâce (C. Jul., 4, 3) et c’est également la manière de voir de S. Thomas (Cf Compendium théol., 104). Seule l’âme supérieure, spirituelle, peut pécher et recevoir la grâce de justification. « L’âme humaine n’est capable de péché et de grâce sanctifiante qu’en raison de l’intelligence » (S. Th., 3, 5, 4). 2/3

Les théologiens parlent de la grâce comme d’une perfection ou d’un complément de la nature. Cela ne doit pas s’entendre au sens littéral, en ce sens que la nature en soi, sans la grâce, serait incomplète, mais en ce sens que la nature a en ellemême, en tant qu’image de Dieu, une disposition à la surnature. Ensuite les théologiens appellent la grâce, quand ils la comparent avec la nature, « nature supérieure », afin de marquer ainsi son caractère surnaturel et son caractère de principe d’action supérieur ; car « natura est principium proximum agendi ».

Estce que la grâce est produite par création (ex nihilo) ou bien en quelque sorte par génération. Conformément à leurs tendances théologiques, le thomisme se prononce pour la première opinion et le molinisme (Suarez) pour la seconde. Comme il est difficile de concevoir la créature comme une matière d’où serait tirée la surnature ainsi que d’une puissance naturelle, il vaut mieux s’en tenir à la création ex nihilo des thomistes (Cf. S. Th., 1, 2, 110, 2-3).

Les sacrements servent de moyen de collation de la grâce. Cependant cela ne doit pas s’entendre d’une manière absolue et exclusive ; en cas de nécessité, Dieu donne sa grâce, même en dehors des sacrements, en raison de la contrition et de la charité. Cf. le baptême de désir. P. Lombard et, après lui, S. Thomas posent cette thèse : « Dieu n’a pas lié sa puissance aux sacrements » (Sent., 4, 4, 5 ; S. Th., 3, 64, 7, etc.).

Sommaire. Nous passons à la grâce actuelle en particulier et nous traiterons : 1° De la grâce actuelle en soi ; 2° De ses propriétés ; 3° De son mode d’opération ou des relations entre la grâce et la liberté.

 

PREMIÈRE SECTION : La grâce actuelle

CHAPITRE 1 : Existence et essence de la grâce actuelle

 

A consulter : S. Thomas, S. Th., 1, 2, 110, 1 et 2 ; 3, 1-5. Ripalda, De ente supernaturali, 101 sq. Palmieri, De gratia divina actuali, thes. 1-16. Schiffini, De gratia divina, 21 et ss. Mazella, 1 ss. Odon Lottin, La théorie du libre arbitre depuis S. Anselme jusqu’à S. Thomas.

§ 114. Existence de la grâce actuelle

Définition. La grâce actuelle est un secours que Dieu nous donne, en raison des mérites du Christ, au moment où nous en avons besoin pour nous donner la force de faire le bien. Cette grâce, toutefois, est temporaire : elle n’effleure l’âme que par des motions transitoires, à l’occasion d’actes ponctuels à poser. La différence spécifique est contenue dans le mot « transitoire ». Elle est présente dans l’âme aussi longtemps que Dieu la produit dans cette âme ; et si les Thomistes la conçoivent plutôt comme une qualité, ils appellent cependant cette qualité « fluens » (qui s’écoule). Le but de cette motion divine est l’état durable de la grâce habituelle.

L’existence de la grâce actuelle est en général de foi. C’est un dogme qu’il y a une assistance de l’intelligence et de la volonté pour l’accomplissement des bonnes œuvres prescrites dans l’ordre chrétien du salut. Le 2è Concile d’Orange définit qu’aucun homme « ne peut, par la force de la nature, penser ou choisir comme il faut quelque chose de bien qui appartienne au salut, c.àd. adhérer à la prédication du salut, sans une illumination et une inspiration de l’EspritSaint (Can. 7 : Denz., 180). Le Concile de Trente répète cette définition. D’après lui, la justification commence par la grâce prévenante (s. 6, c. 5). Avec cette grâce, le pécheur accomplit d’abord certains actes qui disposent à la justification (Ibid., c. 6 : Denz., 797 et ss.). On peut entendre l’illumination de l’entendement comme une illumination immédiate ou directe, ou bien comme une excitation médiate, extérieure, par ex. par un livre, une prédication. Cf. à ce sujet 1 Cor., 3, 6 et ss. De même, on peut entendre l’illumination de la volonté comme une action directe et interne de Dieu sur la volonté, ou bien comme une action médiate, en tant que Dieu agit sur la volonté par l’intelligence. Il y a donc une grâce d’intelligence immédiate et une grâce de volonté immédiate. L’Église appelle, dans sa liturgie, la grâce d’intelligence : « illustratio », scientia », « illuminatio », « pia cogitatio », « aperitio veritatis », « locutio », « suasio », « revelatio » ; elle appelle la grâce de volonté « inspiratio », « dilectio », « delectatio cœlestis », « bona voluntas », « jucunditas », « suavitas », « caritas », « cupiditas boni », « sanctum desiderium ». Ce sont d’ordinaire des expressions augustiniennes.

1. Preuve de la grâce d’intelligence. « Il est écrit dans les Prophètes : Ils seront tous enseignés de Dieu. Quiconque a entendu le Père et appris de lui, vient à moi » (Jean, 6, 44, 45). S. Paul rapporte la connaissance religieuse à Dieu. « Nous ne sommes pas capables de nousmêmes de penser quelque chose (de salutaire), mais notre pouvoir est de Dieu » (2 Cor., 3, 5 ; cf. 4, 6). « Que le Dieu de NotreSeigneur JésusChrist, le Père de la gloire, vous donne un esprit de sagesse et de révélation pour le connaître, une illumination des yeux de votre cœur, afin que vous sachiez quelle est l’espérance à laquelle il vous a appelés » (Eph., 1, 17, 18). S. Jean écrit : « Que l’onction que vous avez reçue de lui (Dieu) demeure en vous, et vous n’avez pas besoin que personne vous enseigne, mais, comme votre onction vous enseigne sur toute chose, cet enseignement est vrai et n’est point un mensonge » (1 Jean 2, 27 ; cf. 20. Act. Ap., 26, 17, 18).

S. Augustin dit à propos de Jean, 6, 44 et ss. : « Tous les hommes de ce royaume recevront l’enseignement de Dieu, ils n’apprendront pas des hommes. Et s’ils apprennent des hommes, ce qu’ils comprennent leur est donné intérieurement, brille à leurs yeux intérieurement, leur est manifesté intérieurement » (In Joan., 26, 7).

La raison théologique de ce besoin de la grâce d’intelligence réside dans l’obscurcissement de l’intelligence par la chute originelle ; cet aveuglement a besoin d’être guéri. Une autre raison, c’est le caractère surnaturel des vérités révélées qui ont besoin, pour être saisies et comprises, d’une puissance de connaissance surnaturelle. « L’homme a besoin d’une lumière surnaturelle pour pénétrer audelà, jusqu’à la connaissance de choses qu’il n’est pas capable de connaître par sa lumière naturelle. C’est cette lumière surnaturelle donnée à l’homme qui s’appelle le don d’intelligence » (S. Th., 2, 2, 8, 1).

2. Preuve de la grâce de volonté

Jésus : « Personne ne peut venir à moi si le Père qui m’a envoyé ne le tire » (Jean, 6, 44 et ss.). S. Paul : « C’est Dieu qui opère en vous le vouloir et l’accomplissement » (Phil, 2, 13).

C’est précisément la grâce de volonté que S. Augustin défendit contre les pélagiens. Ceuxci acceptaient la grâce d’intelligence, tout au moins comme instruction extérieure, mais ils rejetaient la grâce de volonté, comme au reste toute grâce intérieure. S. Augustin explique l’ « attirance » de Dieu (Jean, 6, 44), en l’appliquant non seulement à l’intelligence, mais aussi à la volonté : « Tu ne dois pas penser que tu es tiré contre ta volonté ; le cœur est aussi tiré par l’amour… On pourrait nous dire : Comment estce que je crois avec volonté (libre) si je suis tiré ? Je réponds : Ce n’est pas assez dire avec volonté, tu es même tiré avec plaisir » (Traité sur S. Jean, 26, 4 ; cf. De grat. Christi, 24 ; S. Fulgence, Ep., 17 ; De incarnat. Et grat., 67 ; S. Prosper, Contra Collat., 7, 2 : «  La crainte tire…, la joie tire…, l’amour tire »). S. Autustin emploie, pour désigner cette grâce de volonté, les expressions les plus diverses : « Bona voluntas », « voluptas », « delectatio coelestis », « caritas », « boni cupiditas », « inspiratio suavitatis », « dulcedo ».

Au reste, la grâce de volonté, aussi bien que la grâce d’intelligence, est l’objet de la prière liturgique. Ainsi, au 2è dimanche de l’Avent : « Seigneur, animez nos cœurs pour nous faire préparer la voie à votre Fils unique ». Cf. 24è dimanche après la Pentecôte et l’oraison du jour de Pâques : « Secondez par un secours continuel les vœux que vous nous inspirez, en nous prévenant par votre grâce ».

La Scolastique, il est vrai, traite surtout de la grâce sanctifiante, mais elle ne perd pas du tout de vue la grâce actuelle. S. Thomas dit : « La grâce peut être conçue d’une double manière, d’abord comme une impulsion divine vers le bon vouloir et le bien agir et ensuite aussi comme un état intérieur permanent » (S. Th., 1, 2, 111, 2 ; cf. 112, 2). Il réunit la grâce d’intelligence et la grâce de volonté quand il écrit : « la volonté ne peut être ordonnée correctement au bien sans que préexiste quelque connaissance de la vérité, car l’objet de la volonté c’est le bien perçu par l’intelligence, selon Aristote. Or, de même que par le don de la charité l’Esprit Saint dispose la volonté de l’homme à se porter directement vers un bien surnaturel, de même c’est aussi par le don d’intelligence qu’il donne à l’esprit de l’homme de la lumière pour connaître une certaine vérité surnaturelle, celle à laquelle doit tendre la volonté droite. Voilà pourquoi, de même que le don de la charité existe chez tous ceux qui ont la grâce sanctifiante, de même aussi le don d’intelligence. » (S. Th. 2, 2, 8, 4).

Il montre dans la nature humaine un triple besoin de la grâce actuelle, en considérant l’homme : 1° Dans sa nature en général ; 2° Dans ses déficiences provenant du péché ; 3° Par rapport à sa tâche surnaturelle. Déjà pour accomplir l’activité qui lui est propre, toute nature, la nature spirituelle comme la nature corporelle, a besoin de la motion divine, bien que cette motion ne soit pas encore, d’ordinaire, appelée grâce. Dans l’état de nature tombée, l’homme, par site des obstacles qui sont la suite du péché, a besoin d’une assistance spéciale pour accomplir le bien naturel, s’il veut accomplir ce bien parfaitement. Cette assistance est moralement nécessaire. Par contre, pour accomplir le bien surnaturel, il a un besoin absolu de la grâce élevante et cela pour l’intelligence comme pour la volonté. De même que l’eau ne peut pas chauffer si elle n’a pas auparavant été rendue chaude par le feu, de même la nature humaine ne peut pas faire une chose qui la dépasse si elle n’a pas reçu la forme correspondante pour cela (S. Th., 1, 2, 109).

De ces deux puissances morales que sont l’intelligence et la volonté, c’est la volonté qui a le plus besoin du secours de la grâce, car c’est elle qui a été le plus affaiblie par le péché (Salmant., De gratia, d. 1, c. 4, n. 161). Cf ce qui a été dit sur la foi et la volonté t. 1er, p. 65 et 72.

Luther ne connaissait pas de grâce actuelle, car, d’après lui et les Réformateurs, Dieu seul pourvoit à tout (Denifle, Luther, 586 et ss.)

§ 115. Détermination théologique de la nature de la grâce actuelle

Qu’il y ait une grâce actuelle et que, dans ses effets, elle agisse intérieurement sur les puissances d’intelligence et de volonté, cela est en général un dogme. Mais l’Église n’a rien précisé sur la nature de cette grâce. Il n’y a à ce sujet que des déclarations théologiques.

Il faut rejeter deux conceptions des jansénistes : 1° D’après Quesnel, la grâce actuelle est identique avec la volonté toutepuissante de Dieu (Prop. damn., 10, 11 ; Denz., 1360, 1361) Il faut affirmer, au contraire, que la volonté divine est la cause de la grâce et non la grâce ellemême qui est l’effet de cette volonté dans l’homme ; 2° D’après le janséniste Arnaud, la grâce, inversement, est l’activité consciente de l’homme ou « l’acte réfléchi de la créature ». Mais cet acte réfléchi est le produit commun de la grâce et de la liberté : il n’est pas la grâce en soi.

La conception catholique place l’essence de la grâce dans un intermédiaire entre la volonté divine et la volonté humaine. Elle vient de Dieu et s’adresse à l’homme. Dans l’affaire de notre salut, il faut que le premier pas vienne de Dieu. Notre activité n’est jamais qu’une coopération, Dieu ayant agi d’abord et seul. Comme la grâce doit précéder nos actes surnaturels, sa nature doit consister dans la motion divine préalable de notre intelligence et de notre volonté qui introduit ces actes. Or cela se produit par les actes vitaux non délibérés qui précèdent les actes libres, réfléchis et qui, par la grâce, naissent en nous, mais pas encore avec nous.

  Dans l’examen de l’essence de la grâce actuelle, il faut partir de la première grâce. Comme la volonté ne peut tendre au bien à moins que l’intelligence ne le lui présente, la grâce doit s’adresser d’abord, comme illumination, à l’intelligence. Si l’on examine maintenant le processus psychologique de l’acte d’intelligence, on peut distinguer une double activité intellectuelle, une activité délibérée et une activité non délibérée ou bien une activité libre et une activité spontanée. Or comme cette activité intellectuelle délibérée, en tant qu’elle est salutaire, inclut déjà une coopération de notre part et dépend de la volonté libre, il faut, dans notre recherche, remonter jusqu’aux actes non délibérés, spontanés. Ce n’est qu’en eux que se manifeste la nature de la grâce actuelle. Ils peuvent apparaître comme des représentations, des jugements et des conclusions qui surgissent soudain sans réflexion, sans le concours de la volonté libre et peut-être même contre elle. Ils peuvent, parfois, sans doute, prendre leur point de départ extérieur dans l’expérience naturelle ; ils doivent cependant, pour être en relation immédiate avec notre salut éternel, être opérés intérieurement par la grâce : ils doivent être en soi surnaturels. Il faut surtout que le jugement d’où sort l’acte soit accompli surnaturellement.

La grâce de volonté ellemême peut produire en nous de ces actes non délibérés, spontanés. Cela n’est pas du tout contraire à l’essence des actes volontaires. Assurément l’acte formel de volonté ne peut être, de sa nature, que conscient. Mais il y a aussi de mouvements de volonté indélibérés, des affections, des inclinations, des dispositions dans notre volonté qui, sans intervention de notre part, sans notre liberté, se trouvent en nous, sont ordonnés à un but et y tendent. De ces actes de la volonté, comme des actes analogues de l’intelligence, on dit qu’ils sont en nous, mais sans nous. Nos puissances mentales sont le siège de ces actes, mais elle n’en sont pas le principe. Ils sont plutôt produits en nous par Dieu, alors que nous demeurons nousmêmes passifs.

Les théologiens de toutes les écoles conviennent qu’il y a de ces actes indélibérés qui précèdent les actes délibérés et libres. Ensuite ils conviennent tous que ces actes sont un effet de la grâce, qu’ils appellent, en raison précisément de ses relations avec notre coopération, grâce prévenante ou grâce de vocation ou d’excitation ou d’opération. Mais, dans la théologie posttridentine, s’est élevée une controverse savante sur la question de savoir si l’essence de la première grâce actuelle consiste dans les actes indélibérés euxmêmes qu’on vient de décrire ou bien s’il ne faudrait pas placer encore quelque chose avant ces actes dont ils sortiraient comme d’un principe de grâce créé.

Les thomistes placent une entité spirituelle créée, avant ces actes indélibérés, qui en est comme le principe objectif : c’est la célèbre prémotion physique d’où découlent ensuite les actes indélibérés, lesquels, par conséquent, sont plutôt des effets et non la grâce ellemême (Salmant., De grat. Disp. 5, dub. 3, §3). N. del Prado écrit : « Itaque physica præmotio : 1° Non est nec esse potest qualitas per modum habitus vel dispositionis permanentis, sicut est gratia sanctificans et omnes habitus vel virtutes tam infusæ quam acquisitæ ; 2° Est et dici debet motus ; 3° Est et dici debet vis seu virtus primi agentis in agentibus secundis per modum transeuntis ; 4° Habet esse quoddam incompletum, per modum quo colores sunt in aere et virtus artis in instrumento artificis ; 5° Et quia hæc tria, motus, vis seu virtus, et motus virtuosus non denotant nisi unam rem, nempe physicam præmotionem, ideo physica præmotio potest recte appellari : a) motus, quia est medium inter potentiam et actionem ; b) vis seu virtus transiens, quia omnes causæ creatæ agunt ad esse ut instrumenta Dei ; c) qualitas, quia hujusmodi vis seu virtus, seu motus virtuosus est de genere qualitatis reductive » (De gratia et lib. Arbitr., 3, 492).

Les molinistes placent la première grâce actuelle dans les actes indélibérés euxmêmes décrits plus haut. Ils caractérisent ces actes comme des actes vitaux, c’est-à-dire des actes humains vivants qui appartiennent à la psychologie de l’homme, bien qu’ils ne soient pas opérés par ses propres puissances, mais par une action immédiate de Dieu luimême qui fait naître dans l’âme le mouvement vital correspondant. Suarez, De auxil. gratiæ, lib. 3, c. 4, n. 2 : « Censeo nullam talem entitatem infundi quæ sit prior, tempore vel natura, ipso actu gratiæ excitantis, vel principium proximum ejus, sed solum Spiritum Sanctum immediate ac per seipsum infundere hos actus, elevando potentiam ad conficiendum illos ».

Ce qui semble rendre forte la position des thomistes, c’est qu’il ne peut pas y avoir d’acte vital surnaturel sans un principe surnaturel correspondant, inhérent à l’âme. L’actus primus et l’actus secundus doivent concorder. Il est vrai que les molinistes répondent à cela qu’il n’en résulte pas du tout nécessairement qu’il faille admettre une entité physique, car Dieu peut encore mieux produire luimême et immédiatement dans l’âme ce qu’on voudrait qu’il n’opère qu’au moyen d’une entité. Mais les thomistes répliquent que si les puissances ne sont pas en soi surnaturellement élevées, le résultat de leur action ne pourra jamais être le surnaturel. « Nec dicas actum vitalem elevari posse per concursum quemdam mere simultaneum seu concomitantem, ita scilicet ut Deus supernaturaliter influat immediate in ipsam operationem, et non in ipsam potentiam operativam. Etenim actus vitalis debet elici seu effici ab ipsa facultate vitali… Ergo oportet ut facultas ipsa intrinsece elevetur prius (natura) quam eliciat actum » (Van der Meersch, 250).  Cependant quelques thomistes prétendent que, pour le juste, l’ « habitus infusus gratiae » suffit à l’activité surnaturelle et que, par suite, la « qualitas fluens » n’est nécessaire que pour les pécheurs ; d’autres thomistes exigent cette qualité même pour les justes (Cf. §117, thèse 3).

Transition. Les propriétés de la grâce actuelle sont la nécessité, la gratuité et l’universalité. A cette dernière propriété se rattache très bien la doctrine de la prédestination.

CHAPITRE 2 : Les propriétés de la grâce actuelles

 

A consulter : S. Thomas, S. th., 1, 2, 99, 1-4. Salmant, De gratia, disp. 2 et 3. Suarez, De gratia. Palmieri, thes 19 et ss. Tepe, Instit. Théol., 3, 8 et ss. Pesch, Pralect. Dogm., v(1916), 32 et ss. Schiffini, disp. 2. - Au sujet des Réformateurs : Les controversistes, Bellarmin, Vega, Montagne, De gratia (Migne, 10, 203 et ss.). -  Au sujet du jansénisme : Montagne, 221 et ss. Ripalda, De ente supernaturali : Contra Baïum et baïanos ; Ingold, Rome et France, la seconde phase du jansénisme (1901). Dict. théol., 2, 38-110, Baïus.

§ 116. La nécessité de la grâce actuelle en général

Thèse. Pour toute action salutaire, la grâce intérieure, surnaturelle, d’illumination et d’excitation, est absolument nécessaire.     De foi

Explication. Notre thèse contient le dogme fondamental de la doctrine de la grâce. Ce dogme a été défini dans la lutte contre le pélagianisme. L’auteur du pélagianisme est Pélage ; son ardent propagateur fut Cœlestius et son habile avocat Julien d’Eclanum. Les erreurs principales du pélagianisme sont les suivantes : 1° L’état de l’homme au paradis terrestre ne fut pas essentiellement différent de l’état qui suivit. Adam était mortel, soumis à la concupiscence et réduit à ses propres forces morales, avec lesquelles il pouvait (comme nous d’ailleurs) atteindre sa fin éternelle ; 2° Il n’y a pas de péché originel, mais seulement un mauvais exemple d’Adam ; 3° La concupiscence, la souffrance et la mort ne sont pas des suites du péché originel, mais des états naturels et en soi bons. La force morale n’a pas été affaiblie, la volonté est indifférente pour le bien et le mal ; 4° La grâce est la volonté libre ; cette volonté vient de Dieu, le bon vouloir est notre mérite ; 5° Le baptême des enfants n’est pas nécessaire pour la vie éternelle, bien qu’il le soit pour le royaume des cieux supérieur ; 6° Le Christ ne nous a été utile que par sa doctrine et son bon exemple ; 7° La prédestination et la gloire éternelle peuvent être méritées.

De nombreux conciles furent tenus en Afrique contre Pélage. Les plus importants furent de Méla (416) et de Carthage (418). Le Pape S. Innocent Ier en confirma deux tenus en 417. Son successeur Zosime se laissa tromper par Cœlestius et reprocha aux évêques africains d’avoir jugé prématurément. Éclairé par le Concile de Carthage, il n’hésita pas à réprouver l’hérésie dans son « Epistola tractoria », dont il ne nous reste malheureusement que des fragments, et à excommunier les auteurs de cette hérésie. Tous les pélagiens furent de nouveau condamnés au Concile d’Éphèse (Denz., 126). Les champions de la grâce furent surtout S. Augustin et S. Jérôme, soutenus par Marius Mercator (laïc), Orose (prêtre), Paulin de Milan (diacre), Prosper et Hilaire (laïcs).

Le IIe Concile d’Orange (529) répéta la doctrine de celui de Carthage sur la nécessité de la grâce. Le Concile de Carthage (418) déclare, can. 5 : « Si quelqu’un dit que la grâce de la justification nous a été donnée, afin que, ce qu’il nous est ordonné de faire avec les forces de la volonté libre, nous l’accomplissions plus facilement par la grâce, comme si nous pouvions, même sans la grâce, et seulement moins facilement, accomplir les préceptes divins, qu’il soit anathème » (Denz., 105). De même le second Concile d’Orange : « Si quelqu’un affirme que, par la force de la nature, il peut vouloir ou choisir comme il convient quelque chose de bien qui ait rapport au salut éternel ou bien qu’il peut adhérer à la prédication salutaire de l’Évangile sans l’illumination et l’excitation du SaintEsprit, qui donne à tous l’inclination pour accepter avec foi la vérité, celuilà est déçu par un esprit hérétique » (Denz., 180). Le Concile de Trente répète : « La grâce par JésusChrist ne nous est pas donnée uniquement afin que l’homme puisse vivre plus facilement dans la justice et mériter la récompense éternelle, comme s’il pouvait l’un et l’autre par les forces de son libre arbitre, sans la grâce, quoi qu’avec peine et difficulté » (Denz., 812 ; cf. 795, 809).

Il y a ici deux explications à donner : 1° Sur la notion d’action salutaire ; 2° Sur le genre de nécessité de la grâce. - Les actions salutaires sont en général des actions qui sont pour nous des moyens d’arriver à notre salut éternel ; cela exclut les actions naturellement bonnes ; notre salut et les moyens de salut sont surnaturels. Les actions salutaires peuvent être en relation prochaine ou éloignée, immédiate ou médiate, avec notre salut, selon qu’elles sont accomplies avant ou après la justification. Les actes salutaires de l’homme qui n’est pas encore justifié, par conséquent du pécheur croyant, sont simplement salutaires ; les actes salutaires de l’homme justifié sont, en même temps, méritoires. Les premiers nous préparent à la justification ; les seconds fondent le mérite de l’éternelle béatitude. La distinction entre le bien naturel d’une part et le bien surnaturel et, selon les cas, méritoire, d’autre part, a été confirmée par l’Église dans sa condamnation de Baïus (Denz., 1062).

La grâce nécessaire pour accomplir une action salutaire est une grâce intérieure élevante. Ni la grâce purement extérieure ni la grâce purement médicinale ne pourraient suffire pour accomplir un acte vraiment salutaire. La nécessité de cette grâce est une nécessité absolue. Elle concerne tous les hommes et tous les états humains, aussi bien l’état de nature pure que l’état de nature tombée. Toujours et dans n’importe quel état, l’homme aurait eu besoin d’être élevé à la surnature pour accomplir des actes salutaires. Dans l’état de nature tombée, il a besoin, en plus de l’élévation, d’être guéri des blessures qui proviennent de la chute d’Adam.

Cette nécessité est une nécessité physique, c’est-à-dire que la nature ne peut pas, sans un complément physique, ontologique, produit par la grâce, accomplir l’acte salutaire. Quant à la nécessité morale, les adversaires de la grâce la concédaient souvent : avec la grâce, disaientils, on obtient plus facilement, plus sûrement, plus généralement, le résultat qu’on peut obtenir aussi, il est vrai, par la nature seule.

Preuve. Étant donnée la conception plutôt extérieure de la religion qu’on trouve encore dans l’Ancienne Alliance, la nécessité de la grâce intérieure ne s’y manifeste pas encore. Le salut n’était pas encore connu comme la participation à la nature divine.

Les Juifs avaient et ont encore du salut la conception la plus naturaliste, sans aucune notion du péché originel.

Jésus révèle la notion de la moralité dans toute sa profondeur. Il voit la bonne action dans sa racine intime, dans le bon Esprit dont elle doit procéder ; il exige un cœur pur, une santé intérieure complète, une purification parfaite, bref, une justice plus parfaite que celle des Scribes et des Pharisiens (Matth., 5, 20). Il expose l’importance de la grâce pour la vie éternelle d’une manière positive, mais aussi d’une manière exclusive. Il dit que le Père donne « le bon Esprit » à ceux qui l’en prient (Luc, 11, 13) ; qu’il a donné aux disciples « le royaume » (Luc, 12, 32) ; qu’il ne veut pas qu’un seul des siens « soit perdu » (Matth., 18, 14). Mais il enseigne aussi que, sans la grâce, il est impossible d’entrer dans le royaume de Dieu. L’homme doit renaître et renaître du SaintEsprit : « Aucun homme, s’il ne naît de nouveau, ne peut voir le royaume de Dieu » (Jean, 3, 3). « Aucun homme, s’il ne renaît de l’eau et de l’EspritSaint, ne peut entrer dans le royaume de Dieu » (Jean, 3, 5). « Personne ne peut venir à moi, si le Père, qui m’a envoyé, ne l’attire… Il est écrit dans les prophètes : Ils seront tous enseignés  par Dieu. Quiconque a entendu le Père, et a reçu son enseignement, vient à moi » (Jean, 6, 44 et ss.). « Tout ce que le Père me donne viendra à moi » (Jean, 6, 37). « Celui qui demeure en moi, et moi en lui, porte beaucoup de fruit ; car, sans moi, vous ne pouvez rien faire » (Jean, 15, 5).

S. Paul est, parmi les Apôtres, le héraut de la grâce. Il faut ordonner ses déclarations en citant d’abord celles qui enseignent la nécessité de la grâce d’une manière tout à fait générale et théorique, ensuite celles qui exigent son concours nécessaire pour chacune des actions bonnes, depuis les plus faciles jusqu’aux plus difficiles.

1. « Qui donc t’a mis à part ? Astu quelque chose sans l’avoir reçu ? Et si tu l’as reçu, pourquoi te vanter comme si tu ne l’avais pas reçu ? » (1 Cor., 4, 7). « Dieu, en effet, a enfermé tous les hommes dans le refus de croire pour faire à tous miséricorde. » (Rom., 11, 32). « Tous les hommes ont péché, ils sont privés de la gloire de Dieu, et lui, gratuitement, les fait devenir justes par sa grâce, en vertu de la rédemption accomplie dans le Christ Jésus » (Rom. 3, 23-24)

2. A ces propositions générales sur l’impuissance morale de l’homme correspondent ensuite des déclarations sur la nécessité de la grâce. S. Paul dit : « J’ai planté, Apollo à arrosé, mais Dieu a donné l’accroissement » (1 Cor., 3, 6). «  Nous sommes des collaborateurs de Dieu, et vous êtes un champ que Dieu cultive, une maison que Dieu construit. » (1 Cor., 3, 9). « Mais ce que je suis, je le suis par la grâce de Dieu, et sa grâce, venant en moi, n’a pas été stérile. Je me suis donné de la peine plus que tous les autres ; à vrai dire, ce n’est pas moi, c’est la grâce de Dieu avec moi » (1 Cor., 15, 10).

3. Déjà les bonnes pensées, les bons sentiments, les bons désirs et les bonnes prières sont, de quelque manière, introduits, excités et soutenus par Dieu. « Nous ne pouvons former de nousmêmes aucune bonne pensée, comme de nousmêmes, c’est Dieu qui nous en rend capables » (2 Cor., 3, 5). « Personne n’est capable de dire : « Jésus est Seigneur » sinon dans l’Esprit Saint » (1 Cor., 12, 3). « C’est Dieu qui agit pour produire en vous la volonté et l’action, selon son projet bienveillant » (Phil., 2, 13). « L’Esprit Saint vient au secours de notre faiblesse, car nous ne savons pas prier comme il faut. L’Esprit luimême intercède pour nous par des gémissements inexprimables » (Rom., 8, 26)

Ce qu’il y a de plus difficile et de meilleur, la foi et la charité nous sont également communiquées par la grâce. « Le Christ, vous a fait la grâce non seulement de croire en lui mais aussi de souffrir pour lui » (Phil., 1, 29). « L’espérance ne déçoit pas, puisque l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné » (Rom., 5, 5).

4. La nécessité de la grâce ressort encore mieux, chez S. Paul, quand on considère ce que l’homme peut par luimême. « Nous sommes naturellement des enfants de colère, comme d’ailleurs les autres » (Eph., 2, 3). « Vous étiez jadis ténèbres, maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur » (Eph., 5, 8). « Vous avez été les esclaves du péché » (Rom., 6, 17). « Ainsi donc (le salut) n’est pas l’œuvre de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde » (Rom., 9, 16 ; cf. 5, 15 ; Gal., 3, 22). Même si cette volonté et cette course pour le salut se font d’après les prescriptions de la Loi, cela ne sert de rien. C’est là le thème de l’Épître aux Romains et de l’Épître aux Galates.

Les Pères. Il faut distinguer entre les Pères qui ont précédé la controverse pélagienne et ceux qui l’ont suivie. Il va de soi que, par suite de la polémique, la doctrine de la grâce gagna en clarté. Parmi les Pères pré-augustiniens, il faut encore distinguer entre les Grecs et les Latins.

Les Grecs s’opposaient à l’hérésie manichéenne, d’après laquelle il n’y a rien de bon dans l’homme, par même de disposition pour le bien. Le péché, d’après cette hérésie, est un produit nécessaire de la nature. A l’encontre des manichéens, les Pères grecs faisaient appel aux dispositions morales de l’homme naturel. C’est pourquoi on voit apparaître chez eux l’activité propre de la volonté avant l’influence de la grâce. Cependant ils insistent, à l’occasion, sur cette influence. Quand Pélage eut été condamné au Concile d’Éphèse (431), les Grecs eux aussi le considérèrent comme un hérétique.

Les Latins envisageaient moins cette hérésie manichéenne ; de plus, surtout depuis Tertullien, ils avaient un sens aigu du péché originel et de la faiblesse morale de de l’homme causée par la chute originelle. C’est pourquoi aussi ils font ressortir la nécessité de la guérison de l’homme par le SaintEsprit et sa grâce. (Tertullien, S. Cyprien, S. Hilaire, S. Ambroise, S. Jérôme). Il faut cependant remarquer que leur point de vue pratique et parénétique, ainsi que leur dépendance des Grecs (S. Hilaire, S. Ambroise, S. Jérôme) ne leur permit pas de donner à la grâce et à sa nécessité toute sa place dans le processus subjectif de la Rédemption.

S. Augustin défend avec raison les Pères qui l’ont précédé contre l’abus qu’en faisaient les pélagiens, en signalant que l’état de la doctrine n’était pas encore très développé et que, par suite, les Pères parlaient « sans souci ». C’est l’opposition des hérétiques qui rendit les regards plus pénétrants pour notre dogme. Néanmoins aucun Père n’a nié la nécessité de la grâce et presque tous l’ont, à l’occasion, brièvement exprimée, comme on l’a vue plus haut. - D’une manière générale, les Pères pré-augustiniens attribuent le commencement du bien et de la foi à la volonté. Ainsi les Cappadociens, S. Jean Chrysostome, S. Hilaire, S. Optatus de Méla, S. Jérôme.

S. Augustin luimême avait d’abord soutenu cette manière de voir contre les manichéens. Ensuite Dieu le suscita pour être l’avocat de la grâce contre le pélagianisme. Voir ses œuvres, à ce sujet, dans Bardenhewer (Patrol., 42 et ss.) et surtout : De natura et gratia ; De gratia Christi et peccato orig. ; Contra duas epist. Pelagianorum ; Opus imperfectum. Il y a trois points dans le pélagianisme, dit S. Augustin, qui méritent la critique. 1° Sa notion de la grâce ; il distingue, dans l’œuvre bonne, le pouvoir, le vouloir et le faire. Le pouvoir est donné par Dieu avec la nature, le vouloir et le faire appartiennent en propre à l’homme ; 2° Dans la mesure où les pélagiens admettent le secours de la grâce, ils ne lui donnent qu’une importance très relative : elle facilite seulement le bon usage des forces morales ; ce n’est pas elle qui le rend possible. Or celui qui veut enseigner comme il faut doit dire que, sans la grâce, on ne peut faire absolument rien de bon qui appartienne à la piété chrétienne et à la vraie justice (De gratia Christi, 26) ; 3° Enfin S. Augustin reproche au pélagianisme de faire dépendre la grâce du mérite antécédent. Or si le bon usage de la volonté nous mérite la grâce, que devient la parole de l’Apôtre : « Vous avez été justifiés gratuitement par sa grâce » ? Et celleci : « Par la grâce vous avez été sauvés » ? (De gratia Christi, 26 et 31 ; De grat. et lib. arb., 14). S. Augustin insiste surtout sur la nécessité de la grâce de volonté. Il se réfère à S. Paul : « C’est Dieu qui opère le vouloir et l’opération d’après son bon plaisir ».

Au sujet de la nature de la grâce, il dit que c’est une assistance divine pour l’accomplissement du bien, qui s’unit à notre nature et à la doctrine extérieure par l’inspiration d’un amour très ardent et très lumineux (« un secours pour bien faire ajouté à la nature et à la doctrine par l’inspiration d’une charité trèsardente et trèslumineuse ». Contra duas espist. Pelag., 2, 4, 9 ; cf. Opus imperfectum, 1, 105 ; de grat. et lib. arb., 33).

S. Augustin défendait énergiquement le caractère traditionnel de sa doctrine : ce n’est pas une nouveauté. Il en appelle à mainte reprise à toute une série de prédécesseurs, comme Irénée, Hilaire, Ambroise, Grégoire de Naz., Innocent Ier, Chrysostome, Basile, Jérôme (Cf. Contra Julian., 2, 32). Il signale aussi victorieusement la coutume ecclésiastique de la prière dans laquelle nous demandons l’assistance de Dieu dans l’affaire de notre salut. Le « Notre Père » tout seul est déjà pour lui une preuve suffisante de la nécessité de la grâce (De dono persev., 7, 13).

S. Augustin fut fortement soutenu par ses disciples Hilaire de Gaule et Prosper d’Aquitaine. Mais surtout il rencontra l’appui et la confirmation autorisée du Pape Célestin Ier (+432) (Cf. Denz., 128). Le 2è Concile d’Orange (529) fit, de la plus grande partie de la doctrine de S. Augustin, la doctrine de l’Église universelle.

Pour établir le fondement théologique de la nécessité de la grâce, il faut se rappeler la surnaturalité substantielle de la béatitude éternelle. Cette béatitude doit être méritée par notre vie chrétienne vertueuse et déjà possédée dans son germe. Or le moyen et le but doivent être du même ordre. La récompense et le mérite, dit S. Thomas, doivent être proportionnés (S. Th., 1, 2, 105, 5). Il y a une « double béatitude ou félicité ». L’une est proportionnée à la nature humaine, c’est-à-dire que l’homme peut y parvenir par les principes mêmes de sa nature. L’autre est une béatitude qui dépasse la nature de l’homme ; il ne peut y parvenir que par une force divine, moyennant une certaine participation de la divinité » (S. Th., 1, 2, 62).

La nécessité de la grâce résulte donc de la surnaturalité substantielle de la vision béatifique qui est notre fin dernière et qui consiste dans une participation à la vie divine, à la nature divine. Or Dieu est pour toute créature l’Être absolu, inaccessible, insaisissable. Entrer avec lui dans une communauté de vie, une communauté de connaissance et d’amour, nous est encore moins possible qu’il n’est possible à un cadavre de mener la vie d’un vivant, à un œil mort d’exercer l’acte de vision d’un œil sain, car, dans ces exemples, nous comparons une créature à une créature, mais, dans le cas de la vision béatifique, c’est une créature qui se trouve en face du Créateur absolu. Il y a chez l’homme (chez l’ange) une impossibilité interne et physique absolue d’exercer ces actes vitaux.

Que la vie éternelle soit déjà saisie dans les actes moraux de foi et de charité, que l’homme opère icibas, c’est la doctrine claire de la sainte Écriture. Jésus dit : « Or la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu » (Jean, 17, 3). Et S. Jean : « L’amour est de Dieu et quiconque a l’amour est né de Dieu et connaît Dieu » (1 Jean, 4, 7). La connaissance de Dieu dans l’acceptation de l’Évangile et la vie selon Dieu, en d’autres termes, la charité est « vie éternelle » strictement surnaturelle et par suite n’est possible qu’en vertu d’une nouvelle force vitale donnée spécialement par Dieu. Car aucune vie n’existe sans force vitale correspondante, sans raison de vie suffisante. Il en résulte de nouveau la nécessité interne et physique de la grâce. Supposons que la pierre soit destinée par Dieu à mener la vie d’un arbre, ou bien l’arbre de mener la vie d’un animal, ou bien encore l’animal à mener la vie d’un homme ; il est clair que, dans tous ces cas, il faudrait d’abord une élévation, un perfectionnement interne et physique des natures par une force entièrement nouvelle et plus élevée. Une simple influence extérieure ne suffirait pas. Le pélagianisme méconnaissait complètement la grâce et les vertus qu’elle conditionne, quand il estimait que, si la grâce doit être reconnue comme nécessaire, elle ne l’est que parce qu’elle rend « plus facile » ce qui, sans elle, ne serait pas impossible. De cette façon, la grâce serait utile et non nécessaire. Elle ne serait que relativement nécessaire et non absolument ; elle ne le serait que moralement et non physiquement ; elle ne le serait que dans certains cas et non dans tous, pour certains hommes, les faibles, et non pour tous, les forts n’en ayant pas besoin. Dieu et sa vie ne seraient plus, pour tous les hommes et tous les états en général, le surnaturel absolu ; il ne le serait plus que pour certains, pour un petit nombre. Pa contre, la raison théologique se rend facilement compte que, si la grâce est particulièrement nécessaire pour l’homme dans l’état de nature tombée, elle demeure essentiellement nécessaire dans tout état ; car dans tout état l’homme demeure créature et Dieu en face de lui est l’Être inaccessible. Ainsi donc la grâce était nécessaire à l’homme dans l’état de nature intègre comme dans celui de nature tombée. Seulement, dans l’état de nature tombée, s’ajoute l’affaiblissement causé par le péché qui augmente encore notre incapacité de vie surnaturelle. C’est pourquoi, dans l’homme tombé, la grâce a une double fonction à remplir : elle doit guérir et élever. Dans l’état de nature pure, elle aurait eu le même but, mais elle l’aurait atteint par l’unique fonction d’élévation et d’affermissement, car elle n’aurait pas eu auparavant à guérir.

La raison théologique tire, avec S. Paul, une dernière raison du fait de la Rédemption. S’il est vrai que le Christ est venu dans le monde avec ce seul but que tous aient la vie, il en résulte, en renversant simplement la proposition, que ceux qui n’ont pas la vie par lui ne l’ont pas du tout, parce qu’ils ne peuvent pas l’avoir sans lui et sa grâce. C’est ce que l’Apôtre exprime ainsi : « Je ne rejette pas la grâce, car, si la justice vient par la Loi, le Christ est mort en vain » (Gal., 2, 21). Tous les chrétiens, au moins, devraient reconnaître que le Christ n’est pas mort en vain.  Par suite, la grâce qu’il nous a gagnée en mourant est nécessaire. S. Augustin insiste aussi sur ces argument.

La pratique de prière de l’Église confirme, de son côté, le dogme que nous venons de prouver, en plusieurs endroits de sa liturgie. Le pape Célestin Ier exprime l’axiome connu : la prière de l’Église contient une loi doctrinale (« la loi de la prière détermine la loi de la foi » ; Denz., 139).

Objections. Les pélagiens, particulièrement leur principal champion Julien d’Eclanum, élevèrent plusieurs objections subtiles contre le dogme de la grâce. Ils les tiraient de l’Écriture et de la raison ; Julien notamment se prévalait de l’interprétation de l’Écriture qu’il prétendait raisonnable. Ce que sa raison n’admettait pas, l’Écriture ne devait pas l’affirmer.

On faisait ressortir que l’Écriture dit souvent à l’homme : Tu dois ; il doit s’en suivre qu’il peut également. Mais on résout facilement cette objection en répondant que Dieu offre sa grâce à tous les hommes et que c’est, évidemment, en supposant cette offre qu’il pose son exigence : « Tu dois », dans demander à l’homme plus qu’il ne faut.

Plus difficile est une autre objection. S. Paul, l’apôtre zélé de la grâce, semble la nier après l’avoir affirmée. Il dit des païens qu’ils pouvaient par euxmêmes accomplir la loi et qu’au jour du jugement ils seront acquittés par leur conscience s’ils ont agi d’après elle (Rom., 2, 14 et ss.). Ainsi donc la grâce de Dieu n’est pas nécessaire à l’homme. S. Augustin, et avec lui S. Thomas et des théologiens postérieurs, n’ont cru pouvoir échapper à cette difficulté que par une fausse exégèse : ils ont lu « païens » et traduit par « chrétiens » (Aug., De spir. et litt., 27 et ss.). Les païens sauvés sont pour eux les « païens fidèles » et la nature est la nature guérie et élevée par la grâce. S. Thomas remarque, à propos de ce passage : « Il semble que l’Apôtre défende les pélagiens qui enseignaient que l’homme peut par les forces de sa nature accomplir tous les commandements de la loi. C’est pourquoi il faut entendre « par nature » de cette nature qui a déjà été réformée par la grâce ». (C’est pourquoi il faut interpréter « naturellement » dans le sens de nature réformée par la grâce. Car [l’Apôtre] parle des Gentils convertis à la foi qui, par le secours de la grâce du Christ, avaient commencé à observer les préceptes moraux de la Loi - Commentaire de l’épître de saint Paul aux Romains, c. 2, l.3). Cette interprétation est manifestement fausse et résulte de l’embarras où l’on se trouvait en face d’un passage difficile. La difficulté peut cependant se résoudre si on examine le contexte. Il s’agit simplement ici de la thèse paulinienne, d’après laquelle toute loi, la loi positive des Juifs et la loi naturelle des païens, a été donnée à l’homme pour son salut et son utilité religieuse, et par conséquent exige l’accomplissement. S. Paul veut montrer que personne, quand il pèche, ne peut avoir d’excuse, car il possède la loi naturelle, s’il est dépourvu de loi positive. Or que les vertus naturelles soient possibles, qu’elles soient même réellement « de grands pas, mais hors du chemin », S. Augustin luimême ne le nie pas. « Dans quelle mesure et jusqu’à quel point, d’autres conditions sont exigées pour la justification, ceci n’est pas dit ici », dit A. Schaefer avec raison, en réponse à certains commentateurs (Explication de l’Épître aux Romains, 104). Il va sans dire que la doctrine de S. Paul n’est pas conciliable avec la conception protestante et janséniste d’une mort complète des forces morales de l’homme tombé.

Les pélagiens formulaient encore une objection philosophique qui est celle de tous les rationalistes et de tous les naturalistes : Il est injuste de la part de Dieu d’assigner à l’homme une fin qu’il ne peut atteindre avec ses forces naturelles. Baïus répondait à cette objection en déclarant que l’élévation de l’homme était naturelle, en faisant par conséquent de la grâce la nature. « Exaltatio in consortium divinæ naturæ debita fuit integritati primæ conditionis et proinde naturalis dicenda est » (Denz., 1021). La seule réponse exacte c’est que Dieu, dans son grand amour, fit de l’homme une créature qui a déjà naturellement, en tant que son image, une certaine disposition, une certaine aptitude et une certaine tendance à la participation à sa vie, et à laquelle, par une conséquence logique, il donna, dans un second acte d’amour, les moyens surnaturels d’atteindre à cette participation. Dieu n’agirait d’une manière injuste que s’il avait créé l’homme pour une fin qui dépasse ses forces et qu’il lui refusât les moyens nécessaires pour atteindre cette fin. Au sujet de la phrase de S. Thomas, d’après laquelle l’homme a un « désir naturel » de la vision béatifique, cf. t. 1er, p. 113

Enfin on affirme : « La défiance de soimême, l’attente d’une grâce venant de l’extérieur, ces dispositions qu’enseigne la religion chrétienne causent le plus grave dommage à l’éducation personnelle ». Réponse : La grâce est justement conférée pour fortifier la nature ; la grâce et la nature s’embrassent, se compénètrent et deviennent un seul principe d’action.

§ 117. La nécessité de la grâce en particulier

THÈSE. La grâce est absolument nécessaire pour le commencement du salut. L’homme ne peut, sans la grâce, arriver à la foi.                 De foi.

Explication. Cette vérité qu’il avait déjà fait triompher contre les pélagiens, S. Augustin dut encore, au soir de sa vie, la défendre, comme un point particulier de doctrine, dans la lutte contre les semipélagiens. Les chefs des semipélagiens sont Jean Cassien (+ vers 435), abbé de SaintVictor, à Marseille ; plus tard Faustus de Riez, d’abord abbé de Lérins puis, à partir de 452, évêque de Riez, et Gennadius, prêtre de Marseille (+ vers 492), de même que Vincent de Lérins, Nil du Sinaï et Macaire d’Égypte. Ces hommes étaient d’une piété exemplaire et jouissaient d’un immense prestige. D’après leur lieu d’origine, on appelle aussi les semipélagiens les Marseillais. Ils croyaient que la doctrine de S. Augustin sur la grâce compromettait la moralité chrétienne. Pour protéger cette moralité, ils établirent trois propositions qui sont toutes les trois insoutenables : 1° Le commencement de la foi, le désir de la rédemption, la demande du salut, provient de la volonté libre seule ; il n’y a pas de grâce prévenante ; 2° De même, la persévérance dans le bien et dans la grâce est affaire de la volonté libre ; il n’y a pas de « don de persévérance » ; 3° Dans la répartition de sa grâce comme dans la prédestination, Dieu est lié aux mérites de l’homme: « La grâce selon les mérites ». Quand on examine de près ces propositions, on reconnaît facilement qu’elles maintiennent des parties essentielles du pélagianisme. L’homme, dans l’affaire du salut, prend l’initiative et la conserve jusqu’à la fin. Dieu l’aide ensuite avec sa grâce, dans la mesure où il lui en donne l’occasion et le lieu. Le nom de semipélagien est posttridentin.

Notre thèse est dirigée contre la première proposition. Elle affirme la nécessité de la grâce pour le tout premier commencement de la vie surnaturelle ; par conséquent pour les actes non libres, indélibérés, qui précèdent l’activité proprement dite (grâce prévenante, opérante, excitant la volonté). Le 2ème Concile d’Orange a défini : « Celui qui dit que le commencement de la foi, comme son accroissement, et la pieuse inclination à la foi qui nous fait croire à celui qui justifie l’impie et parvenir à la régénération du saint baptême, sont en nous par la nature et non par le don de la grâce, c.àd. par l’inspiration du SaintEsprit... celuilà se montre un adversaire des dogmes apostoliques »  (Can. 5 : Denz., 178 ; cf. 176, 179, 200 ; Trid., s. 6, c. 5, can. 3 ; Vatic., s. 3, c. 3, de fide.)

Preuve. Jésus attribue précisément le commencement de l’œuvre du salut, la venue vers lui, à l’attirance de la grâce (Jean, 6, 44). Il donne comme fondement à la foi de Pierre une révélation intérieure (Math., 16, 17). Il rend grâces à son Père de ce qu’il a révélé l’Évangile aux petits (Math., 11, 25). S. Paul appelle la foi un don de Dieu dans plusieurs passages de ses écrits (Phil., 1, 29. Eph., 2, 8 sq. ; 6, 23. Rom., 12, 6. 1 Cor., 2, 5. 2 Cor., 4, 13). Être justifié par la foi ou au moyen de la grâce sont pour lui des expressions équivalentes (Rom., 4, 4, 5, 16). Dieu opère le vouloir et non seulement l’opération (Phil., 2, 13 ; Rom., 9, 16). La prière convenable ellemême dépend de la grâce du SaintEsprit (Rom., 8, 26). Le Christ est appelé « l’auteur et le consommateur de notre foi » (Hébr., 12, 2). Même la pensée bonne et salutaire de notre fin vient de Dieu (2 Cor., 3, 5). Il est dit de la chrétienne Lydia que Dieu « ouvrit son cœur » à l’enseignement de l’Apôtre Paul (Act. Ap., 16, 14 sq.) (Cf. t. 1er, § 10).

Les Pères. S. Augustin put encore, avant sa mort, prendre position contre les semipélagiens, particulièrement dans ses livres : De grat. et lib. arb. ; De corrept. et grat. ; De præd. sanctorum. Il en appelle, pour prouver que la foi est déjà un don de Dieu, à l’Écriture, par ex. Jér., 17, 5, et surtout à S. Paul. Celuici écrit: « La foi n’est pas le partage de tous ». (2 Thess., 3, 2). « Qu’astu que tu n’aies reçu ? » (1 Cor., 4, 7). « Il vous a été donné de croire en lui (le Christ) » (Phil., l, 29.) Ces textes de l’Écriture reviennent souvent chez lui (Cf. Sermon 168, 1 sq.). Prirent le parti de S. Augustin : S. Prosper, S. Léon 1er, S. Grégoire le Gr., S. Bède. Les Pères antérieurs ne sont pas nets sur ce point, comme on l’a déjà dit (Cf. Tixeront, Index, v. grâce). - C’est contre S. Augustin que Vincent de Lérins écrivit son Commonitorium.

La raison théologique de notre thèse, c’est que la foi, indépendamment du fait qu’elle est un des actes moraux les plus difficiles, doit être entièrement surnaturelle et ne peut donc être produite qu’avec une force surnaturelle que peut seule donner la grâce. (Cf. t. 1er, p. 66.)

Ce n’est pas seulement l’acte proprement dit de foi qui est affaire de la grâce, mais encore une introduction et une préparation de cet acte. Comme actes préparatoires, on ne peut envisager que la pensée concernant la foi (pia cogitatio) et l’inclination à la foi (pius credulitatis affectus). Que l’inclination procède de la grâce, cela a été défini au 2ème Concile d’Orange. Par analogie, la plupart des théologiens rapportent à la grâce le jugement d’intelligence sur la crédibilité des vérités révélées (judicium credibilitatis). (Cf. t. 1er, § 9.) Déjà la connaissance de ces vérités par la prédication est une grâce extérieure importante. S. Augustin : « Que personne donc ne dise : Dieu m’a appelé, parce que je l’ai servi. Comment l’auraistu servi, s’il ne t’avait appelé ? » (Serm. 158, 3).

Objections. Mais Cassien et les Marseillais ne pouvaientils invoquer eux aussi l’Écriture ? N’attribuetelle pas le commencement et la première démarche à l’homme et seulement l’achèvement et les démarches suivantes à Dieu ? Ces passages, comme Prov., 16, 1, 9 ; Zach., l, 3 ; Deut., 30, 19 ; Isa., l, 19; Ps. 118, 30 ; Math., 23, 37 ; Luc, 13, 34, 35, affirment, il est vrai, la libre décision de l’homme pour Dieu, mais non pas d’une manière exclusive et en écartant la grâce ; au contraire, ils supposent la grâce qui, en d’autres endroits, est nettement enseignée.

Examinons quelquesuns des passages qu’objectaient les semipélagiens. Ainsi il est écrit dans Prov. (16, 1) : « C’est l’affaire de l’homme de préparer le cœur et celle du Seigneur de conduire la langue ». Le passage est un proverbe qui veut dire : L’homme fait des projets dans son cœur, mais la ratification et la réalisation appartiennent à Dieu seul : soumetstoi donc à la Providence. C’est de la Providence qu’il s’agit et non de la préparation à la grâce.

Le Seigneur dit : « Demandez et vous recevrez, cherchez et vous trouverez, frappez et il vous sera ouvert » (Matth., 7, 7). Mais ces paroles s’adressent à des gens qui croient déjà, qui possèdent déjà la grâce. Le Seigneur demande en effet qu’on prie en son nom, par conséquent en union avec lui (Jean, 16, 23 sq.)

Le Concile de Trente a résolu une difficulté qui se trouve dans ces paroles où Dieu exhorte les Juifs par la voix du Prophète : « Tournez-vous vers moi et je me tournerai vers vous » (Zach., l, 3). Le Concile ajoute simplement la condition préalable de cet acte de liberté en citant le texte : « Tournenous vers toi Seigneur et nous serons tournés » (Lam., 5, 21) et dit ensuite : « Nous confessons que nous sommes prévenus par la grâce de Dieu » (S. 6, c. 5).

Les semipélagiens pouvaient aussi tirer des Pères, particulièrement des Pères grecs, une série d’objections. Mais si ces textes paraissaient leur être favorables, cela tenait à leur opposition au manichéisme qui niait le libre arbitre dans le péché et qu’il fallait, par suite, combattre en insistant sur la force de la volonté ; cela tient aussi à leur point de vue parénétique très compréhensible et enfin au fait que la de question théologique n’était pas encore clairement posée et ne le fut qu’à la suite de la polémique.

Au sujet des Pères plus anciens, Wœrter écrit : « Il semble bien que la doctrine de ces Pères était que la volonté commence le salut dans l’homme mais que la grâce de Dieu l’achève. Il est vrai qu’on ne trouve pas chez eux de textes qui l’affirment d’une manière précise et formelle, mais on en trouve dont la pensée contient cette relation » (Pélagianisme, 52 ; cf. 39-70). Scheeben dit de son côté : « Cela s’applique particulièrement à S. Jean Chrysostome, le maître de Cassien, dans les écrits duquel se trouvent en effet littéralement quelquesuns des passages qui ont été blâmés chez Cassien comme très insidieux », mais il ajoute aussi que « l’on rencontre également chez S. Jean Chrysostome de très nombreux passages où la nécessité de la grâce purement et simplement prévenante est affirmée » (Nature et grâce, 3, 814 sq.). Ainsi S. Jean Chrysostome affirme volontiers que nous pouvons triompher de la mort et du diable pourvu que nous le voulions : « Car le Seigneur a dit : Écrasez les serpents et les scorpions. Il a placé (le diable) sous nos pieds, si bien que nous pouvons l’écraser pourvu que nous le voulions. Vois donc comme il est ridicule, comme il est pitoyable, de voir s’élever au.dessus de notre tête celui que nous pourrions fouler aux pieds. D’où vient cela ? De nousmêmes ; il est puissant ou faible selon que nous le voulons » (Hom. 6 in Phil., 4 et 5). Seulement on doit tenir compte aussi du caractère parénétique du discours. S. Augustin luimême écrit, à propos du texte de S. Jean (6, 44), qu’il utilise avec tant d’insistance pour démontrer la nécessité de la grâce, que celui qui n’a pas encore été tiré par le Père doit prier pour être tiré : « Dieu ne t’attire pas encore ? Priele de le faire » (Traités sur S. Jean., 26, 2). On voit, d’après cet exposé, d’abord, que les anciens Pères ne connaissaient pas encore formellement le problème et, par suite, ne le traitent pas parfaitement et à fond ; ensuite, que même chez les Pères qui, sans aucun doute, connaissent la question de la grâce, la manière de parler est, intentionnellement ou non, différente, selon qu’ils s’expriment d’une manière purement dogmatique ou bien d’une manière parénétique : dans le premier cas, ils distinguent strictement la nature et la grâce, dans l’autre ils les envisagent ensemble. Mais on ne comprend guère qu’Harnack puisse dire que le semipélagianisme est « le combat de l’ancienne conception de l’Église contre une nouvelle : car le semipélagianisme est l’antique doctrine de Tertullien, d’Ambroise et de Jérôme. » (H. D., 3, 141). On peut tout au plus dire que les propositions des anciens Pères sont parfois matériellement identiques à celles de Cassien, mais elles ne le sont pas formellement. Aucun des anciens Pères n’a théoriquement et dans la polémique soutenu les conceptions de Cassien. On voit ici encore se vérifier la solution de S. Augustin : avant la position formelle d’un problème on parle avec moins de « souci » d’une doctrine qu’ensuite.

THÈSE. Même pour les actes conséquents à la foi, par lesquels le pécheur se prépare à la justification, la grâce de Dieu est absolument nécessaire.               De foi.

Explication. Il apparaîtra nettement plus loin que la foi seule ne suffit pas pour préparer à la justification, mais qu’il faut encore d’autres actes moraux dont l’accomplissement n’est pas moins difficile que la foi. Le Concile de Trente définit : « Si quelqu’un dit que, sans l’inspiration prévenante du SaintEsprit et son secours, l’homme peut croire, espérer, aimer ou faire pénitence comme il faut, de telle manière que la grâce de la justification lui soit conférée, qu’il soit anathème » (S. 6, can.3 : Denz., 813 ; cf. Arausic., 2, can. 7).

Preuve. Par la foi l’homme s’est approché de Dieu, mais l’union complète avec lui ne se fait que par l’amour. « A tous ceux qui l’ont reçu (qui ont déjà cru en lui), il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu. » (Jean, 1, 12.). Ainsi pour passer de la foi à la filiation divine complète, nous avons besoin du « pouvoir » de Dieu (de sa grâce). S. Paul rapporte à Dieu non seulement le bon commencement, mais encore l’achèvement qui en résulte (Phil., 2, 13). Il n’y a pas seulement la force de la foi, mais « que le Dieu de l’espérance vous remplisse de toute joie et de toute paix dans la foi, afin que vous abondiez en espérance par la vertu de l’EspritSaint » (Rom., 15, 13). Il dit de même de la charité qu’elle a été « répandue dans nos cœurs par le SaintEsprit qui nous a été donné » (Rom. 5, 5). S. Jean : « La charité est de Dieu. » (1 Jean, 4, 7).

Les Pères. Là aussi, S. Augustin fut le premier à créer, en face des semipélagiens, la clarté complète. Les semipélagiens ne niaient pas du tout la nécessité de la grâce intérieure, mais ils la faisaient toujours précéder du bon usage de la volonté et l’en faisaient dépendre (la grâce selon les mérites). S. Augustin, par contre, ramène à la grâce non seulement le bon commencement, mais encore le bon progrès et l’heureuse fin. Pour le prouver, il fait appel aux passages cités plus haut, surtout à Phil., 2, 13 ; Rom., 9, 16 ; Prov., 8, 35 ; Ps. 22, 6 ; 58, 11. Ainsi il dit dans l’Enchiridion (9, 32) : « Sa miséricorde me préviendra » (ps. 58, 11), et : « Sa miséricorde me suivra » (Ps. 22, 6) et explique ainsi ces passages : « Il prévient celui qui ne veut pas, afin qu’il veuille ; il suit celui qui veut, afin qu’il ne veuille pas en vain ». C’est pourquoi les Pères du 2ème Concile d’Orange attribuent à la grâce toute la série des actes qui introduisent la justification et y préparent (can. 6, croire, vouloir, désirer, entreprendre, travailler, veiller, étudier, demander, chercher) et déclarent ensuite d’une façon tout à fait générale « que, dans toute bonne œuvre, ce n’est pas nous qui commençons et sommes ensuite soutenus par la grâce de Dieu, mais que c’est Dieu, sans aucune espèce de mérite antécédent de notre part, qui nous inspire la foi en lui et l’amour pour lui, de telle sorte que nous pouvons nous tourner avec foi vers le sacrement de baptême.. comme ensuite nous pouvons, après le baptême, accomplir, avec son secours, ses commandements » (Denz., 200). S. Bernard écrit dans une brève et belle formule : « Vous êtes créé, vous êtes guéri, vous êtes sauvé. Qu’y atil en cela, ô homme, qui vienne de vous ? » (Traité de la grâce et du libre arbitre, 14, 48). La Scolastique postérieure n’a pas précisément insisté sur la nécessité de la grâce pour la préparation à la justification, mais elle a plutôt discuté avec passion l’axiome : « Dieu ne refuse pas sa grâce à celui qui agit selon ce qui est en lui ». Seulement on ne voit pas clairement quelle grâce elle a en vue. Nous reviendrons sur ce sujet.

La raison théologique pour laquelle le pécheur ne peut pas, sans la grâce, se disposer à la justification, c’est que les actes qui l’y disposent doivent être surnaturels. La grâce de foi le rend sans doute apte à la foi, mais non à l’espérance, à la charité et à la pénitence, comme c’est nécessaire. Étant donné la disproportion entre la nature et la surnature, nous avons besoin de grâce à chaque degré du salut ; nous en avons besoin surtout aussi longtemps que la grâce sanctifiante ne nous a pas élevés d’une manière durable à l’état de surnature.

S. Thomas se demande si le pécheur peut, sans la grâce, se relever du péché, puisqu’il y est bien tombé de luimême. Il répond : aucunement, et il expose que les trois éléments du péché mortel : s’être détourné de Dieu, avoir offensé Dieu, être digne de châtiment, ne peuvent être supprimés sans la grâce de Dieu (S. Th., 1, 2, 109, 7). Naturellement, le pécheur peut abandonner librement l’acte du péché, car cet acte n’est pas un résultat de la nécessité, mais il ne peut pas, sans la grâce, se relever de l’état de péché (Cf. aussi De verit, 28, 2). S. Thomas se demande encore si l’homme non justifié peut seul, avec ses forces naturelles, éviter tous les péchés mortels, étant donné que personne ne pèche dans ce qu’il ne peut pas éviter. Il répond que cela aurait été possible dans l’état de « nature intègre », avec le secours de Dieu le conservant dans le bien, mais non dans l’état de « nature corrompue », dans lequel l’homme,  pour s’abstenir entièrement du péché, a besoin que la grâce habituelle vienne guérir la nature. Il peut cependant s’en abstenir un certain temps par ses propres forces. (S. Th., 1, 2, 109, 8 et De verit., 24, 12). Nous trouvons ici l’explication de certaines phrases tranchantes de S. Augustin.

THÈSE. L’homme justifié luimême a besoin pour tous ses actes salutaires de la grâce actuelle (Sententia communior).

Explication. Étant donné que la grâce élevante doit placer l’homme dans une relation convenable avec les actes surnaturels du salut, mais que, d’autre part, cette élévation a été accomplie par la grâce sanctifiante et les vertus reçues dans la justification, on n’a pas les mêmes raisons d’exiger la grâce actuelle pour les justes que pour ceux qui ne le sont pas. Cependant la plupart des théologiens, pour des motifs internes et à cause de l’enseignement de l’Écriture, soutiennent que là aussi la grâce est nécessaire. Le Concile de Trente enseigne que « JésusChrist, comme le chef dans les membres et comme la vigne dans les sarments, fait couler sans cesse sa vertu dans les justifiés euxmêmes, vertu qui précède toujours les bonnes œuvres, les accompagne et les suit, et sans laquelle elles ne pourraient d’aucune façon être agréables à Dieu et méritoires » (S. 6, c. 16 : Denz., 809 ; cf. 132 et 182).

Preuve. Jésus, dans la parabole de la vigne, parle de ses disciples dont il a dit expressément auparavant qu’ils étaient purs (Jean, 13, 10) et à qui il dit cependant qu’ils ne peuvent se passer du secours de sa grâce : « Sans moi vous ne pouvez rien faire » (Jean, 15, 5). S. Paul exige la grâce aussi bien pour l’achèvement de la vie de salut que pour son commencement. (Phil., 2, 13). De même, l’avertissement adressé aux Apôtres de veiller trouve sans doute sa meilleure raison dans la nécessité perpétuelle de la grâce actuelle, même pour les justes. (Math., 24, 42 ; 25, 13 ; 26, 41 ; cf. 1 Thess., 5, 17, 25 ; 2 Thess., 3, 1 ; 1 Tim., 2, 8 ; Jacq., 5, 16.)

Les Pères. S. Augustin s’est aussi occupé de ce point et il écrit à ce sujet : « De même que l’œil du corps, même quand il est parfaitement sain, ne peut voir tant qu’il n’est pas soutenu par l’éclat de la lumière, de même celui qui est déjà justifié ne peut vivre justement s’il n’est pas soutenu par la lumière éternelle de la justice » (De nat. et grat., 26, 29). « Tout homme a donc besoin de la grâce de Dieu, nonseulement pour être justifié, c’est-à-dire pour passer du péché à la justice, et du mal au bien, mais encore, après sa justification, pour marcher avec la grâce, et s’appuyer sur elle s’il ne veut pas s’exposer à tomber » (De la grâce et du libre arbitre, 6, 13). Comme le Christ et les Apôtres, l’Église invite tous les chrétiens, même les justes, à demander à Dieu sa grâce. Elle leur en donne ellemême l’exemple dans ses prières.

Comme raison théologique on fait valoir que l’ « habitus » infusé avec la justification confère sans doute l’aptitude au bien, mais qu’il est impossible de passer de la puissance à l’acte sans une impulsion ontologique ; or cette impulsion doit être du même ordre d’être que la puissance, par conséquent ontologiquement surnaturelle. Il faut en outre tenir compte de la faiblesse morale résultant du péché.

S. Thomas s’exprime ainsi à ce sujet : « Je réponds que l’homme a besoin : 1° D’un état intérieur de grâce (habituale donum) qui le guérisse et le rende apte à des œuvres méritoires qui dépassent les forces de la nature ; et 2° Qu’il a besoin de l’assistance de la grâce comme d’une impulsion (auxilium gratiæ) pour passer à l’activité salutaire. Si l’on envisage le premier point, l’homme n’a pas besoin d’une seconde grâce qui serait comme un nouvel état de grâce imprimé dans son âme qui lui permettrait actuellement d’agir. Il a cependant besoin, bien qu’il soit en état de grâce, d’une impulsion de la part de l’assistance de la grâce : a) Parce qu’aucune créature ne peut passer à l’activité qu’en vertu d’un mouvement qui  part de Dieu et donne l’impulsion ; b) Parce que, dans la nature humaine en particulier, bien que l’esprit soit guéri par la grâce, la corruption reste encore dans la chair, ce qui fait que l’homme « sert la loi de la chair » (Rom., 7). Il demeure de même une certaine ignorance, si bien que « nous ne savons pas ce que nous devons demander dans nos prières, selon nos besoins » (Rom., 8, 26) ; car nous ne connaissons parfaitement ni l’issue des choses, ni nousmêmes et nos besoins ; en effet « les pensées des hommes sont craintives et incertaine est notre prévoyance » (Sag., 9, 14). Par suite, nous devons nous laisser conduire, dans les circonstances  particulières, par Dieu qui sait tout et peut tout. C’est pourquoi nous devons toujours aussi lui dire dans notre prière : « Ne nous induis pas en tentation » et « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ». Et à une objection contre ces affirmations il répond : « L’état intérieur de grâce ne nous a pas été concédé pour que nous n’ayons plus besoin d’aucune autre grâce, car toute créature doit être maintenue par Dieu dans ce qu’elle a reçu de la même manière qu’elle l’a reçu. Même dans l’état de gloire, où la grâce sera absolument parfaite, l’homme aura besoin de l’assistance divine. La grâce n’est donc pas imparfaite par le fait qu’elle porte sans cesse l’âme vers Dieu pour être soutenue par lui. En outre, icibas, la grâce est d’une certaine manière imparfaite, parce qu’elle ne guérit pas complètement l’homme » (S. th., l, 2, 109, 9).

Pour ces raisons, les théologiens exigent la grâce précisément comme grâce excitante pour les justes. Qu’on songe aussi aux dispositions mauvaises procédant des péchés personnels et qui subsistent encore même chez les justes. Qu’il faille maintenant pour chaque acte salutaire particulier du juste, même pour les plus ordinaires et les plus faciles, une grâce excitante et médicinale particulière, les témoignages de la Révélation ne permettent pas de le décider. Il semble cependant qu’on doive prendre le parti de S. Thomas contre d’autres théologiens et répondre par l’affirmative.

THÈSE. Le juste a besoin d’une grâce particulière pour éviter pendant toute sa vie tout péché véniel.    De foi

Explication. Les pélagiens prétendaient que le chrétien peut, avec ses forces naturelles seules, atteindre un état d’absence complète de péché. C’est pourquoi le Concile de Méla (417) frappa d’anathème quiconque voit dans la cinquième demande du « Notre Père » prononcée par un saint un pur acte d’humilité et non une vérité sérieuse. (Can. 8 : Denz., 108). Le Concile de Trente a défini, avec plus de précision encore : « si quelqu’un dit… qu’un juste est capable de passer sa vie entière sans commettre de péchés, même véniels, sans un privilège spécial de Dieu, ainsi que l’Église l’affirme de la bienheureuse Vierge, qu’il soit anathème » (session 6, canon 23). L’expression « la vie entière » est d’ordinaire entendue d’un espace considérable de la vie. Les opinions varient sur la détermination de ce long espace. « Tous les péchés véniels » doit s’entendre au sens collectif et non au sens distributif. Tout péché particulier, en soi, doit être considéré comme évitable et libre, autrement ce ne serait pas un péché. Il est surtout question des péchés de faiblesse, dont la vie des saints et même des plus parfaits n’est pas entièrement exempte. Marie, déclare incidemment le Concile - et les théologiens entendent d’ordinaire ceci au sens exclusif - a joui, d’après la foi universelle de l’Église, de ce privilège spécial d’une vie entièrement exempte de péché (Cf. t. 1er, p. 466 sq.)

Preuve. L’Écriture ne parle pas clairement de notre thèse, mais elle l’indique cependant. Jésus enseigne à tous ses disciples à demander chaque jour à Dieu le pardon des péchés, dans la cinquième demande du « Notre Père ». S. Jacques écrit : « Nous péchons tous en beaucoup de choses » (3, 2). S. Jean : « Si nous disons que nous n’avons point de péché, nous nous trompons nousmêmes et la vérité n’est pas en nous. » (1 Jean, 1, 8). Or il n’a pas en vue le péché grave qui entraîne la mort. (1 Jean, 5, 16).

Les Pères. S. Augustin, en réponse à l’affirmation pélagienne, d’après laquelle une exemption absolue de péché est possible sans la grâce, fait valoir que par la cinquième demande du « Notre Père » est effacé quotidiennement ce qui, chaque jour, « a été commis par ignorance et faiblesse » (De nat. et grat., 35, 41). Il écrit : « Si nous pouvions rassembler tous ces saints hommes et toutes ces saintes femmes, s’ils vivaient ici et que nous leur demandions s’ils sont sans péché.., tous ne crieraientils pas d’une seule voix : « Si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous trompons nousmêmes et la vérité n’est pas en nous » (Ibid., 36, 42). Quand les adversaires lui répondaient que toute l’Église est exempte de péché, parce qu’elle est fidèle et baptisée et qu’elle ne prie, au « Notre Père », que par humilité, il répliquait : « Ainsi c’est l’humilité qui te fait mentir ? » (Sermon 181, 4).

Comme raison théologique, S. Thomas allègue la faiblesse morale qui subsiste même dans le juste. Le juste n’est pas encore complètement maître de sa nature sensible. Au moment où il attaque avec toute sa force un ennemi, il s’en élève peut-être ailleurs soudain un nouveau auquel il ne faisait pas attention. « Dans l’état de nature intègre (natura integra), l’homme pourrait, sans assistance de la grâce intérieure, éviter tant les péchés graves que les péchés véniels. Pécher en effet n’est autre chose que s’écarter de ce que l’homme pourrait éviter si ses forces étaient intactes. Cependant l’assistance de Dieu lui était nécessaire alors pour maintenir le bien en lui, car sans cette assistance la nature aurait sombré dans le néant ».

« Mais, dans l’état de nature tombée, l’homme a déjà besoin de l’assistance de la grâce intérieure pour guérir sa nature et lui permettre de s’abstenir du péché. Cette guérison s’accomplit dans la vie présente, d’abord en ce qui concerne l’intelligence raisonnable (secundum mentem), alors que les appétits charnels (appetitus carnis) ne sont pas encore entièrement rendus sains (Rom., 7). Dans cet état (guéri et justifié) l’homme peut alors s’abstenir de tout péché mortel qui a son siège dans la raison (in ratione) ; mais il ne peut pas s’abstenir de tout péché véniel à cause de la permanence de la faiblesse dans ses puissances sensibles inférieures (appetitus sensualitatis). Car la raison peut sans doute réprimer chaque mouvement déréglé particulier dans ces puissances et c’est ce qui fait que ces mouvements ont le caractère de liberté et de péché, mais elle ne peut pas résister à tous à la fois, peut-être parce que, quand elle résiste à un mouvement, un autre se lève, et de même parce que la raison ne peut pas continuellement être en garde pour éviter ces mouvements » (S. th., 1, 2, 109, 8 ; cf. 74, 3). Cette possibilité continuelle de défaillir dans les petites choses doit nous exciter à une vigilance permanente pour ne pas tomber plus gravement ; c’est de plus un sérieux motif d’humilité et l’humilité est le fondement de toute moralité.

Suarez, pour expliquer la notion de « speciale auxilium », distingue un triple secours spécial: 1° Secundum legem (par ex. le don de persévérance et beaucoup d’autres « specialia auxilia » que Dieu accorde aux hommes « secundum ordinariam providentiam ») ; 2° Supra legem (par ex. la confirmation en grâce et les autres dons qui sont non seulement « specialia », mais encore « extraordinaria ») ; 3° Contra legem (par ex. l’ImmaculéeConception et l’ « extinctio fomitis » ; il compte, en outre, dans cette catégorie le privilège dont il est question dans notre thèse ; De grat. 1. 9, c. 8, n. 11). Il remarque encore que, dans quelques matières, on peut bien atteindre l’exemption du péché véniel, bien que ce ne soit pas fréquent, mais non dans toutes les matières. Le nom « privilège » a, d’après Suarez, sa raison d’être dans ce fait qu’il contient une exception à la loi proclamée par l’Écriture de la peccabilité universelle. Cette loi ne doit pas, naturellement, être entendue comme un ordre de commettre des péchés véniels, mais comme une disposition providentielle qui tolère les péchés véniels ou bien ne les empêche pas. « Quod potuit a Deo juste fieri, vel in culpam originalis peccati, vel ad custodiam humilitatis justorum, vel ad ostensionem gratiæ et justitiæ suæ » (Ibid., n. 12). Naturellement, le juste peut éviter le péché véniel avec la grâce ordinaire pour chaque cas ; le péché véniel n’est pas une nécessité. De même, on peut éviter les péchés véniels de propos délibéré plus facilement et plus longtemps que ceux qui se produisent « ex surreptione », par lesquels notre nature nous surprend et nous assaille sans cesse.

On peut objecter, du point de vue de la raison, que, puisque le juste peut éviter avec la grâce ordinaire un péché mortel, il peut a fortiori éviter les péchés plus légers. Mais ici le plus léger n’est pas du tout compris dans le plus grave, il constitue plutôt un ordre à part. Bien souvent, même dans la vie ordinaire, le plus simple est néanmoins le plus difficile. De même que, dans une œuvre d’art, l’exécution achevée des menus détails est plus difficile que le dégrossissement, de même, dans l’ordre surnaturel, le travail de perfectionnement de l’image de Dieu en nous est plus difficile que le simple accomplissement des graves devoirs et la fuite du péché mortel.

THÈSE. Le juste ne peut, sans un secours spécial de la grâce, persévérer jusqu’à la fin dans la justice reçue. De foi.

Explication. Le 2ème Concile d’Orange avait déjà défini ce point contre les semipélagiens.(Can. 10 : Denz., 183). Le Concile de Trente déclare à son tour : « Si quelqu’un dit que le justifié  peut persévérer sans une aide spéciale de Dieu, dans la justice qu’il a reçue ; ou bien qu’il ne peut pas persévérer malgré ce secours ; qu’il soit anathème » (De la justification, Canon 22 ; Denz., 832). D’après la manière de voir des semipélagiens, la persévérance dépend de l’homme seul. Non pas qu’il n’ait pas besoin de la grâce pour persévérer, mais il peut, d’après eux, la mériter (grâce selon les mérites).

Par persévérance nous entendons la permanence ininterrompue de l’homme dans l’état de grâce sanctifiante. On distingue la persévérance imparfaite, temporelle (perseverantia imperfecta, temporalis) et la persévérance parfaite, finale (p. perfecta, finalis). Une persévérance temporelle, par exemple, d’une confession à une autre, d’une année à l’autre, est possible avec la grâce ordinaire qui est toujours à la disposition du juste, tout au moins quand il a un commandement à accomplir ou de graves tentations à vaincre (Trid., s. 6, c. 11 : Denz., 804). Il s’agit ici de la persévérance finale qui dure jusqu’à la mort. Celleci se distingue, à son tour, en persévérance passive (p. passiva), quand Dieu rappelle l’homme à lui à un moment où il est en état de grâce et en persévérance active (p. activa), quand le juste aidé de la grâce exerce la persévérance, au moyen d’efforts moraux, jusqu’à la fin. C’est cette dernière que le Concile a en vue. Les théologiens distinguent encore le pouvoir de persévérer (perseverare posse) et la persévérance effective (p. actualis). La seconde ne résulte pas spontanément de la première. Pour le pouvoir de persévérer, le Concile exige une « assistance spéciale » (speciale auxilium : canon 22) ; quant à la persévérance effective, il l’appelle un « grand don » (magnum donum : canon 16). Tous les justes ont la grâce de pouvoir persévérer, les élus seuls ont la grâce de la persévérance effective.

Preuve. Si le juste a déjà besoin de la grâce pour chaque bonne œuvre, il en a besoin a fortiori pour l’ensemble de ces œuvres jusqu’à la fin. L’Écriture invite précisément l’homme pieux à prier pour obtenir la persévérance. Ainsi le Ps. 118, la prière d’Anne, 1 Rois, 2, 9. Dieu dit par la bouche du Prophète : « Je conclus avec vous une alliance éternelle et je ne cesserai pas de vous faire du bien et je mettrai ma crainte dans votre cœur, afin que vous ne vous éloigniez pas de moi. » (Jér., 32, 40.)

Jésus demande à son Père cette grâce pour ses Apôtres : « Père saint, garde dans ton nom ceux que tu m’as donnés. » (Jean, 17, 11). Les disciples euxmêmes doivent prier pour obtenir la persévérance. Il leur enseigne « qu’on doit toujours prier et ne jamais cesser » (Luc, 18, 1 ; cf. Math., 6, 9 ; 26, 42). Les Apôtres sont convaincus de cette vérité et l’inculquent aux chrétiens dans leurs Épîtres. S. Paul dit d’une manière générale : « Mais ce trésor, nous le portons comme dans des vases d’argile » (2 Cor., 4, 7). Toutes les exhortations de ses Épîtres en témoignent. Même pour les justes cette vérité demeure : « dans les membres de mon corps, je découvre une autre loi » (Rom., 7, 23) . S. Paul remercie Dieu pour la grâce déjà accordée aux fidèles « (vous) qui attendez avec confiance la révélation de NotreSeigneur JésusChrist qui vous affermira jusqu’à la fin (pour que vous soyez) irréprochables au jour de la venue de NotreSeigneur » (1 Cor., 1, 4-8). « J’espère avec confiance que celui qui a commencé en vous l’œuvre bonne en poursuivra l’achèvement jusqu’au jour de JésusChrist (Phil., l, 3-6 ; cf. 1 Pier., 5, 10). D’après ces paroles, la persévérance jusqu’à la fin est une grande grâce. Le simple état de chrétien seul ne contient pas en luimême la garantie et la force de cette persévérance. Seule la prière continuelle peut fonder l’espérance de ce don.

Les Pères. Ici encore, S. Augustin est le porteparole de la doctrine de l’Église. Contre les semipélagiens qui s’imaginaient pouvoir mériter la persévérance dans le bien par leurs bonnes œuvres comme par un mérite improprement dit, il écrivit un livre spécial sur la grâce de persévérance (Du don de persévérance). Dans ce livre il montre, en s’appuyant sur l’Écriture et les Pères, que la persévérance dans le bien jusqu’à la fin ne peut être qu’un don de Dieu et un don « particulier » ; elle ne peut absolument pas être méritée ni par des bonnes œuvres naturelles ni par des bonnes œuvres surnaturelles. Mais nous pouvons la demander humblement (« Ce don de Dieu peut donc être obtenu par voie de supplication » c. 6, 10). Il montre en se référant au livre de S. Cyprien sur le « Notre Père », que les sept demandes de cette prière ont pour objet la persévérance. Il insiste particulièrement sur la dernière : « Et ne nous induis pas en tentation ». Il en vient ensuite à parler du caractère mystérieux de la grâce. Il se réfugie finalement dans Rom., 11, 33. Au sujet de la certitude personnelle du salut, il porte ce jugement : « Bien que ceuxci (les justes) soient assurés de la récompense de leur persévérance, ils sont cependant, au sujet de la persévérance ellemême, dans l’incertitude », si une révélation divine ne leur a pas donné une assurance à ce sujet (Civ., 11, 12).

Comme raison théologique, S. Thomas allègue de nouveau, d’une part, la faiblesse morale générale de l’homme et, d’autre part, les nombreuses et souvent violentes tentations qui le guettent dans le monde (S. Th., 1, 2, 109, 10).

Il y a des théologiens molinistes posttridentins qui attribuent une certaine influence positive sur la persévérance au juste luimême : Ripalda pense que le juste peut d’une certaine manière, par des actes de vertu tout à fait héroïques et éminents, fonder sa persévérance. (De ente supernat. disp., 94, sect. 2).

Depuis la Scolastique primitive, les théologiens parlent aussi, à ce propos, d’une grâce de confirmation, par laquelle celui qui la reçoit – on pense à Marie, aux Apôtres et à d’autres élus - est assuré qu’il ne perdra jamais par un péché mortel l’état de grâce. C’est donc un privilège accidentel dans la grâce de persévérance et les théologiens l’en distinguent. La grâce de persévérance n’exclut pas complètement un état de péché mortel, tout au moins temporaire et transitoire.

Que Marie, les Apôtres, etc., aient reçu une révélation sur leur « confirmation dans la grâce » et que cette révélation constitue la différence avec la grâce ordinaire de persévérance (Vasquez), cela apparaît à Suarez indémontrable et inutile. Bien entendu, la raison de l’exemption de péché n’est pas une raison intérieure, comme l’union hypostatique pour le Christ, mais une raison extérieure située dans la grâce accidentelle, qui maintient comme toujours la liberté de la volonté (Cf. Suarez, De grat. 1. 10, c. 8). S. Thomas expose que ce qui manque icibas aux « confirmés dans la grâce » pour avoir la « confirmation » des bienheureux, « est accordé par la garde de la divine providence, de sorte que quand une occasion de péché se présente, leur esprit soit divinement inspiré pour résister » (De la vérité, 24, 9). La dernière et la plus parfaite « confirmation » se trouve naturellement dans la vision béatifique.

Thèse complémentaire. Le juste a en tout temps la grâce avec laquelle il peut persévérer.

Il s’agit ici du « secours spécial » et non du « grand don » de la persévérance effective. A ce sujet, le 2ème Concile d’Orange dit : « Nous croyons aussi, conformément à la foi catholique, que tous les baptisés, au moyen de la grâce reçue dans le baptême, avec l’assistance et la coopération du Christ, peuvent et doivent, s’ils veulent fidèlement faire des efforts, accomplir tout ce qui se rapporte au salut » (Denz., 200). Le Concile de Trente, également, exige des justes l’accomplissement des commandements, il suppose donc la possibilité de les accomplir, c.àd. la grâce nécessaire pour cela (S. 6, can. 20 : Denz., 830).

La preuve résulte de l’Épître aux Romains. S. Paul écrit : « Dieu montre son amour envers nous en ce que, lorsque nous étions encore des pécheurs, le Christ est mort pour nous. A plus forte raison donc, maintenant que nous sommes justifiés dans son sang, seronsnous sauvés par lui de la colère. Car si, lorsque nous étions ennemis, nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils, à plus forte raison, étant réconciliés, seronsnous sauvés par sa vie. » (Rom., 5, 8-10). L’Apôtre luimême reçut dans la tentation cette consolation : « Ma grâce te suffit » (2 Cor., 12, 9). Il s’exprime encore avec plus de confiance dans Rom., 8. Il n’y a plus rien de condamnable dans les justifiés. « Si l’Esprit de celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts demeure en vous, celui qui a ressuscité le Christ d’entre les morts rendra aussi la vie à vos corps mortels à cause de son Esprit qui habite en vous... Si Dieu est pour nous qui est contre nous ? Celui qui n’a pas épargné son propre Fils, mais qui l’a livré à la mort pour nous tous, comment ne nous atil pas tout donné avec lui ?.. Qui donc nous séparera de l’amour du Christ... J’ai l’assurance que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les principautés, ni les puissances, ni les choses présentes, ni les choses futures, ni la puissance, ni la hauteur, ni la profondeur, ni une autre créature ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu dans le Christ Jésus NotreSeigneur. » (Rom., 8, 1, 11, 31 sq., 35, 38). Ici l’Apôtre parle certainement de la persévérance finale et enseigne clairement que le juste a à sa disposition le pouvoir de persévérer. Aucune force extérieure étrangère ne peut lui arracher sa couronne, seule sa propre volonté libre peut la lui faire perdre.

C’est pourquoi aussi la persévérance dans le bien est imposée aux justes comme un devoir. « Demeurez en moi et je demeurerai en vous » (Jean, 15, 4). « Veillez, tenez bon dans la foi, soyez des hommes, soyez forts » (1 Cor., 16, 13). « Sois fidèle jusqu’à la mort, et je te donnerai la couronne de la vie » (Apoc., 2, 10). Il est vrai que le 2ème Concile d’Orange dit que les justes peuvent persévérer s’ils le veulent.

Tous les justes ont donc dans leur état de grâce (grâce sanctifiante et vertus) le pouvoir de persévérer ; mais ils n’ont pas la persévérance effective. Que quelquesuns, par le péché mortel, perdent de nouveau la justice, c’est la faute de leur manque de volonté ; que d’autres y persévèrent, c’est une grâce de la miséricorde et de la puissance divine. Finalement nos pensées aboutissent a l’obscurité de la prédestination.

En quoi consiste le « grand don » de la persévérance effective ? Les adultes seuls le reçoivent. Quant aux enfants qui meurent avant l’usage de la raison, on ne peut pas dire qu’ils ont persévéré, même passivement ; ils ne sont pas du tout dans la situation physique de recevoir des grâces actuelles, car ils ne peuvent encore accomplir aucun acte moral. Ils reçoivent au baptême la grâce sanctifiante, meurent dans cette grâce et reçoivent la béatitude comme un héritage et non comme un mérite.

Que reçoit alors l’adulte quand Dieu lui accorde le « grand don de la persévérance » ? D’abord une grâce extérieure, qui consiste dans le fait que l’heure de sa mort est liée à la possession actuelle de l’état de grâce qu’il peut toujours perdre pendant sa vie. Cette liaison dépend uniquement de Dieu et des libres lois de sa Providence éternelle. En cela se manifeste déjà un grand amour et une grande bonté de Dieu : car tous les hommes ne meurent pas dans la grâce.

Mais, en second lieu, il reçoit aussi une grâce intérieure et c’est ce qui est d’une importance décisive. Dieu ne lui donne pas la grâce suffisante, mais la grâce efficace. Or cette grâce efficace est un pur effet de la libre bonté de Dieu. Il est vrai que l’homme a reçu avec la justification un certain droit, bien que ce soit un droit concédé, à des grâces ultérieures, mais ce droit ne s’étend qu’aux grâces suffisantes et non aux grâces efficaces. Dieu veut le salut de tous les hommes, comme on l’établira plus loin (§ 120), mais de cette volonté générale de salut il résulte seulement qu’il offre à tous sa grâce comme grâce suffisante. Or, quand il confère en outre sa grâce efficace, c’est assurément un « grand don » de sa bonté. Et cette grâce efficace est d’autant plus précieuse qu’elle est donnée au moment opportun, quand l’âme se sépare du corps et dans le danger de péché.

De tout ce que nous venons de dire il ressort que les théologiens ont raison de penser que la grâce de persévérance est moins une grâce particulière et tout à fait spéciale que l’ensemble organisé de toutes les grâces intérieures et extérieures, parmi lesquelles la coïncidence de l’heure de la mort avec l’état de grâce est la dernière et la plus importante, parce qu’elle est décisive. Dans le langage de la piété, on appelle la grâce de persévérance « la grâce d’une bonne mort ». C’est cette grâce que le peuple demande avec ardeur.

 

§ 118. Limites de la nécessité de la grâce

 

A consulter: Dict. théol., 2, 38, 11, v. Baius, v. également Jansénisme.

Jusqu’ici on a dû défendre la grâce contre ceux qui en méconnaissaient ou en réduisaient l’importance (pélagiens, semipélagiens) ; notre tâche maintenant est de mettre en garde contre l’exagération de son rôle et de sauvegarder les forces morales de la nature. Il faut établir les limites que peut atteindre, dans le domaine moral, la force naturelle seule sans le soutien de la grâce. En le faisant, nous défendons aussi la grâce. La critique essaie de combattre la doctrine de la grâce en lui attribuant une influence amollissante sur l’homme naturel. Elle lui enlèverait la conscience en sa propre force et le rendrait impropre à une véritable moralité.

La doctrine catholique de la grâce n’est pas atteinte par ces objections. Il n’en est pas de même, il est vrai, des conceptions des protestants et des jansénistes. D’après eux, le pouvoir moral de l’homme tombé a été diminué jusqu’à l’anéantissement.

D’après Luther, l’homme ne peut, par luimême, que pécher. Pour qu’il fasse une bonne œuvre, il faut que la grâce le saisisse comme un instrument mort et sans volonté (bûche, pierre, cheval) et le conduise où elle veut le mener. Sous l’influence de la grâce, il ne reste libre qu’extérieurement ; mais il est, intérieurement, nécessité par elle. Ainsi l’homme a perdu par le péché toute disposition morale et la Rédemption ne lui apporte pas la guérison de ses blessures. Il est tout entier plongé dans la concupiscence et ne peut qu’attendre passivement ce que Dieu voudra bien faire de lui. Loofs écrit au sujet de l’ouvrage de Luther « De servo arbitrio » : « C’est le plus soigné de tous ses écrits polémiques, mais il contient une doctrine de la prédestination entièrement déterministe, qui, avec une logique impitoyable, ne recule pas devant l’extrême conséquence qui est d’attribuer à Dieu la causalité du péché d’origine... L’homme est absolument hors d’état de faire le bien par luimême. Tous les commandements divins n’ont d’autre but que de montrer que l’homme ne peut pas les observer. Le commandement du paradis terrestre luimême avait ce but. » (Hist. des Dogm., 759). Il enseigna cependant, contre Calvin, l’amissibilité de la grâce. Luther conclut cet ouvrage dans lequel il a ramassé toute sa dogmatique en enseignant que :1° Dieu fait seul tout ; 2° Que notre libre arbitre a été perdu ; 3° Que notre volonté ne peut rien, « quod ad bonum sese verti non potest, sed tantum ad malum ». Et Karl Holl écrit : « Luther établit vigoureusement ceci : toute tentative de ménager un espace, à l’intérieur duquel la volonté humaine pourrait s’exercer librement même en face de Dieu, serait non seulement limiter la toutepuissance divine, mais encore la supprimer et rabaisser Dieu au rôle de  simple spectateur du monde. »

Il en est de même des jansénistes. Ils partent de la concupiscence, qui, d’après eux, domine l’homme. Cette concupiscence empoisonne toute action propre. Pour la combattre, il faut qu’une autre puissance, une puissance morale, qui nous est donnée par Dieu, arrive à dominer. A la « délectation terrestre » (delectatio terrena) doit s’opposer la délectation céleste (delectatio cœlestis) ou la charité (caritas dominans). Tout ce qui ne provient pas de cette charité est péché. De même que les protestants s’appuyaient sur des sentences de S. Paul faussement interprétées (Rom., Gal.), de même les jansénistes s’autorisaient de quelques phrases tranchantes de S. Augustin. Ces deux hérésies se trompaient grossièrement dans l’interprétation de leurs auteurs, parce qu’elles ne tenaient pas compte du point de vue polémique qui explique les textes en question. Contre ces erreurs, il faut défendre les dispositions morales naturelles de l’homme. Influencé par la doctrine de Luther, Kant luimême écrivit cette phrase pessimiste : « L’homme est naturellement mauvais ; il y a un mauvais principe en lui. »

 

THÈSE. L’homme peut, avec la lumière naturelle de sa raison, connaître par les choses créées Dieu principe et fin de toutes choses.                  De foi.

Cette thèse a déjà été entièrement démontrée (t. 1er, § 18). C’est seulement pour être complet que nous y revenons, dans le cadre de cet exposé ; elle affirme la puissance qu’a la raison naturelle de connaître Dieu d’une manière générale.

La question se pose ensuite de savoir si l’intelligence de la nature tombée peut aussi connaître la loi morale naturelle. Jésus impute à péché aux hommes de n’avoir pas reçu en eux la lumière qui brille aux yeux de tous (Jean, 1, 5 sq.) ; ils haïssent la lumière, afin que leurs œuvres mauvaises ne soient pas blâmées (Jean, 3, 20 et 19).

La foi de S. Paul à la puissance morale de l’homme est exprimée dans Rom., 2, 14 sq. Dans la conscience humaine, s’exerce un jugement moral des actions, qui fait apparaître la connaissance de la loi morale comme une dotation de la nature. Les théologiens ne sont pas d’accord sur cette question ; les uns, avec Cajetan, jugent favorablement la connaissance morale de l’homme tombé ; les autres, avec Capreolus et Vasquez, la jugent défavorablement ; les autres enfin, avec Kilber, qui s’appuient sur S. Thomas, prennent une position moyenne et ne réclament une illumination surnaturelle que pour les vérités morales plus délicates et non pour les vérités simples.

Le Concile du Vatican déclare : « Or il faut attribuer à cette divine révélation que ce qui, concernant les choses divines, n’est pas en soi inaccessible à la raison humaine, peut, même dans l’état actuel du genre humain, être connu par tous facilement, avec une ferme certitude et sans mélange d’erreur »  (Denz., 1786).

On allègue d’abord, comme raison, le fait historique que, en dehors de la Révélation, ces vérités religieuses naturelles ne sont connues que d’une manière imparfaite. La religion des païens est loin de montrer partout les formes pures de la religion naturelle. Il faut ensuite, avec S. Thomas et d’autres théologiens, rappeler la difficulté que présentent en ellesmêmes ces vérités, les occupations pénibles de la vie qui ne laissent pas le temps suffisant pour la réflexion, la passion qui, précisément dans la jeunesse, le temps où l’on apprend, exerce ses séductions, la faiblesse de l’intelligence, la paresse naturelle et, - ce qui n’est pas le moindre obstacle, surtout de nos jours, - le mauvais exemple maintes fois donné par des hommes qui, sous le rapport de la science naturelle, jouissent souvent d’un grand prestige (C. Gent., 1, 4 ; S. Th., 1, 1, 1). D’après les paroles du Concile du Vatican, il faut donc maintenir la nécessité morale de la révélation des vérités religieuses naturelles.

THÈSE. Pour connaître les vérités surnaturelles, il faut nécessairement la révélation divine.      De foi.

Cette thèse aussi est la simple répétition de ce qui a déjà été exposé au sujet de la grâce de foi, t. 1er p. 71, première thèse. Mais il s’agit des vérités absolument surnaturelles ou des mystères. Dans les deux thèses, comme dans tout le traité de la grâce, il faut observer ce principe fondamental : qu’entre le but et le moyen, il doit y avoir une proportion, si l’on doit admettre que l’œuvre divine du salut est régie par la divine sagesse,

 Thèse. 1° L’homme tombé peut, par ses propres forces, sans la grâce de la foi comme aussi sans aucune espèce de grâce, accomplir un certain nombre d’œuvres naturellement bonnes ; 2° Toutes les actions des païens et des infidèles ne sont pas nécessairement des péchés ; 3° La foi n’est pas requise pour la bonté naturelle d’une action.

D’après Baïus, « toutes les œuvres des infidèles sont des péchés et toutes les vertus des philosophes des vices » (Denz., 1025). La volonté ne peut, d’ellemême, sans l’assistance de la grâce de Dieu, que pécher ; elle ne peut aucunement, sans cette assistance, vaincre une tentation (Denz., 1027 ; cf. 1030). Il considère comme du pélagianisme d’attribuer à la nature quelque bonté que ce soit (Denz., 1037). Et ses partisans répétèrent l’erreur : « L’infidèle doit nécessairement pécher dans toutes ses œuvres » (Denz., 1298). Pour cela on invoque l’autorité de S. Augustin, lequel cependant n’est jamais allé jusqu’à des propositions aussi extrêmes, bien qu’il n’attribue à l’œuvre en dehors de la foi aucune importance pour le salut. Notre thèse n’a pas été définie ; cependant son exactitude résulte de la condamnation des propositions citées plus haut.

Preuve. L’Écriture place généralement les païens très bas : païen et pécheur sont synonymes. Mais il n’est dit nulle part que toutes les œuvres des infidèles sont des péchés et que ceuxci, précisément à cause de leur infidélité, sont nécessairement des pécheurs. Au contraire, on trouve des exemples où l’on attribue du bien à ces genslà. Ainsi la crainte de Dieu des sagesfemmes égyptiennes qui sauvèrent de la mort les petits garçons juifs et qui pour cela furent récompensées temporellement par Dieu. « Parce que les sagesfemmes craignaient Dieu, il leur édifia des maisons » c.àd. accrut la prospérité de leurs familles (Ex. 1, 15-21). Nabuchodonosor reçoit de Dieu l’Égypte comme récompense, parce qu’il lui a servi d’instrument pour châtier Tyr (Ez., 29, 18-20).

Jésus attribue aux païens l’amour du prochain (Math., 5, 47). Et S. Paul considère comme possible que les païens puissent par leurs propres forces accomplir la loi naturelle (Rom., 2, 14 sq.). C’est en vain que les jansénistes en appellent à Rom., 14, 23 (tout ce qui ne vient pas de la foi est péché) ; car il n’est pas question ici de la foi, mais de la conscience. Il est vrai que S. Augustin a fait le même contresens en interprétant ce passage, de la foi.

Les Pères. Les Pères pré-augustiniens étaient loin de placer aussi bas les dispositions et les forces naturelles. Les païens euxmêmes, d’après eux, avaient dans leur raison quelque chose de la lumière céleste (λόγος σπερματιϰός) et connaissaient un certain nombre de vérités. Plusieurs atteignaient même une espèce de justice naturelle (S. Justin, Apol., l, 46.).

S. Augustin inclina ensuite, plus tard, vers le sens opposé et, pour réfuter les pélagiens, insista fortement sur le caractère corrompu de la nature tombée, dans sa concupiscence. Quant à l’expression souvent citée, que les vertus des païens sont des vices brillants, S. Augustin ne l’a jamais écrite sous cette forme (Denifle, Luther, 857 sq. ; cf. cependant plus haut p. 20). Dans le jugement pratique qui s’en tient aux données de fait, on peut aujourd’hui encore admettre ce que dit S. Augustin quand il écrit : « Parce qu’ils (les païens) font tout cela (le bien) sans savoir vers quelle fin le diriger, ils le font en vain. (In Joan., 45, 2; cf. Ep. 164, 4). C’est que de fait il n’y a qu’une fin pour l’homme et qu’un ordre du salut et, pour employer une expression de S. Augustin, tant qu’on n’est pas sur le vrai chemin, on est à côté du chemin et si grands que soient les pas ils ne mènent pas au but. Quelle utilité ont eu les vertus civiles des vieux Romains, que S. Augustin ne discute pas, pour le salut éternel ? Et même l’effort conscient vers le but par une voie fausse semble au saint docteur non seulement insensé et sans issue, mais encore formellement condamnable même si, matériellement et en soi, il est bon. Le défaut de foi gâte finalement tout. « Cependant, ils ne laissaient pas d’être coupables, parce que, rejetant les données de la foi, il n’imprimaient pas à leurs œuvres le but qu’ils auraient dû leur donner » (Contre Julien défenseur du pélagianisme, 4, 25). Il désigne comme « peccatum » « non solum id, quod est proprie peccatum et cui debetur pœna, sed illud etiam, quod caret omni perfectione, quam habere debuisset, quodque sterile et inutile est ad veram beatitudinem consequendam », dit Bellarmin (Servière, 638). S. Augustin ne distingue pas, comme aujourd’hui, entre divers « états », mais seulement entre l’état de nature corrompue et de nature saine. Ce qui procède de la nature malade est pour lui également malade. Il faut avouer aussi qu’il fait grand cas de l’influence de la concupiscence, il la mêle à toute l’activité naturelle. C’est pourquoi il peut écrire que « les vertus que l’âme pense avoir... quand elles ne sont pas rapportées à Dieu, sont plutôt des vices que des vertus » (Civ., 19, 25). On peut dire, avec Grégoire de Rimini : « Ces expressions d’Augustin sont excessives, afin qu’il se distingue le plus possible des propositions des hérétiques », c.àd. des pélagiens (Cf. F. X. Jansen, Baïus et le baïanisme, 54 sq.).

La raison théologique repose sur ces deux axiomes : la grâce présuppose la nature et elle la perfectionne. Si la nature était entièrement mauvaise, soit physiquement (protestantisme), soit moralement par suite de la domination complète de la concupiscence sur le libre arbitre (jansénisme), la grâce n’aurait pas de point d’attache, elle devrait s’arrêter devant la nature comme devant un instrument sans vie et il ne pourrait pas y avoir de coopération entre la grâce et la nature ; du moins, il n’y en aurait pas d’après la conception protestante de l’incapacité physique de la nature. Et dans la théorie de l’impuissance, des jansénistes, il faudrait admettre que Dieu a sans doute mis la loi naturelle au cœur de l’homme, mais que, contrairement à Rom., 2, 14 sq., il ne lui a pas laissé de force suffisante pour l’accomplir.

Les jansénistes ont pu tirer une sérieuse objection du can. 22 du 2ème Concile d’Orange qui est de S. Augustin et dont le contenu est matériellement identique avec une proposition condamnée de Baïus. Le canon et la proposition disent que l’homme n’a rien de luimême que le péché (Nul n’a en propre que le mensonge et le péché. Mais si quelqu’un possède un tant soi peu de vérité et de justice, il le tient de cette source divine vers laquelle, égarés dans le désert d’icibas, nous devons soupirer. - Prop. 27 : Le libre arbitre, sans l’aide de la grâce de Dieu, ne peut conduire qu’au péché).

Pour résoudre cette difficulté, il faut observer que le Concile veut repousser le semipélagianisme, qui soutient que l’homme peut puiser « en luimême » assez de vérité et de justice pour accomplir avec cela le commencement du salut. Le Concile d’Orange, comme S. Augustin, a en vue les actions surnaturelles ou salutaires, quand il refuse à l’homme la connaissance de la vérité et la pratique de la justice. On ne parlait alors que de ces deux catégories de nature malade et de nature guérie, et la question se pose de savoir comment la nature malade se comporte par rapport au salut ; la réponse ne pouvait être que négative.

Mais le Concile, pour montrer que l’homme avec sa nature malade ne peut pas commencer l’œuvre du salut sans l’assistance de la grâce, va encore plus loin et affirme même que cette nature n’a en elle que péché et mensonge. Et c’est là justement que se trouve la difficulté. Pour la résoudre, il faut dire d’abord que, de fait, presque toutes les œuvres de la nature malade seront à leur tour malades, et ensuite que, dans le cas où, ici et là, elle aurait la force de produire des actions réellement bonnes, même alors il faudrait apprécier ces actions comme des actions mortes (S. Augustin : de bonnes œuvres stériles). Ce sont des mensonges, c.àd. des œuvres sans vérité, parce qu’elles ne sont aucunement en rapport avec la seule et unique fin qui a été fixée à l’homme. Le Concile ne fait que reproduire la doctrine connue de S. Augustin. « Telle œuvre qui peut être bonne en ellemême, si elle n’est pas dirigée vers la fin que commande la véritable sagesse, devient coupable par sa fin même » (C. Jul., 4, 3, 21). « Car tous ces actes de renom que l’on fait avant la foi, quelque louables qu’ils paraissent aux hommes, sont des actes sans valeur. Telles seraient, selon moi, de grandes forces déployées et une course rapide en dehors du bon chemin » (Discours sur le Ps. 31, 4).

Ce qu’il peut y avoir d’exact dans la manière de voir des protestants et des jansénistes, est exprimé par les théologiens dans la thèse suivante qui est généralement admise :

Thèse. Il est moralement impossible à l’homme tombé, avec ses forces naturelles, d’accomplir toute la loi morale, d’exécuter des bonnes œuvres plus difficiles et de vaincre des tentations plus violentes de péché mortel.

L’accomplissement de la loi morale peut se concevoir d’une manière formelle et d’une manière simplement matérielle. L’accomplissement formel contient en même temps la relation à Dieu et à notre fin dernière ; l’accomplissement matériel correspond simplement à la lettre de la loi sans cette considération de notre salut. L’Église a soutenu cette distinction contre Baïus (Denz., 1062).

Il est clair que l’accomplissement formel ne peut se faire sans la grâce élevante. Il reste la question de l’accomplissement matériel, à savoir l’accomplissement de toute la loi morale et non seulement d’une partie, l’accomplissement pendant toute la vie et non seulement pendant un certain temps.

Tous les théologiens répondent que cet accomplissement est impossible. Mais les avis diffèrent quand il s’agit de préciser cette impossibilité. Un petit nombre se prononce pour une impossibilité physique ; la plupart pour une impossibilité morale.

La nécessité morale de la grâce, que l’on affirme pour les païens, se rapporte à la grâce naturelle, médicinale, par laquelle les obstacles au bien, qui se trouvent dans la nature même, ignorance et faiblesse, sont supprimés. - Il faut observer, en outre, que la thèse a en vue l’homme tombé  et qu’ainsi elle n’envisage pas l’état de « nature pure ».

On ne peut guère apporter ici de preuve de Révélation, car la Révélation considère l’homme dans ses relations avec la fin surnaturelle et ignore la possibilité d’œuvres purement naturelles, tout en admettant ici et là la réalité de ces œuvres. Peut-être pourraiton alléguer le célèbre chapitre 7 de l’Épître aux Romains, où S. Paul  enseigne l’incapacité où est l’homme d’accomplir la loi. Il s’agit seulement de savoir qui ces paroles concernent, tous les hommes en dehors de la foi et de la grâce - c’est l’interprétation des Pères et de la théologie moderne - ou bien ceux qui sont justifiés déjà, comme le pensèrent S. Augustin, dans sa seconde manière, les Scolastiques et les Réformateurs, qui abusèrent de ce chapitre. C’est la première interprétation qui correspond le mieux à la théologie de l’Apôtre (Prat, La théologie de S. Paul, 1, 316 sq. ; Tobac, Le problème de la justification dans S. Paul, 102 sq.). Jülicher luimême (protestant) estime que S. Paul n’a jamais été « plus mal compris » qu’il ne l’a été ici par les Réformateurs.

Ainsi la raison théologique est déjà indiquée. Elle se trouve dans la faiblesse morale de la nature produite par le péché : cette nature est justement incapable d’accomplir entièrement même la loi qui lui est proportionnée (lex naturalis), bien qu’elle en eût été capable dans l’état de nature « pure » (natura pura).

Ripalda prétend que des bonnes œuvres purement naturelles seraient en soi et théoriquement possibles, mais que, dans l’ordre présent du salut, toute bonté nous est communiquée par la grâce et devient, par suite, immédiatement salutaire et surnaturelle. Par suite, Dieu préviendrait par sa grâce tout bien sans exception et lui conférerait un caractère surnaturel. Par sa distinction de la possibilité d’actions bonnes d’une bonté purement naturelle, possibilité qui ne peut être niée sans hérésie, et de la réalité historique, qui peut être discutée, cette théorie, qui s’appuie principalement sur la volonté divine générale de salut et l’unité de son ordre du salut, peut tout au moins être examinée et l’Église ne l’a pas attaquée, bien que d’ordinaire on la repousse (Cf. cependant Prop. 23 damn. ab Innocent XI : Denz., 1173 ; puis Vatic., s. 3, De fide, can. 2 : Denz., 1811). 

On se demande s’il est possible à l’homme d’accomplir par ses propres forces l’acte le plus élevé de la moralité naturelle (aimer Dieu audessus de toutes choses). Scot estime que la raison nous enseigne à aimer pardessus tout Dieu le bien suprême et que, par conséquent, la volonté peut aussi saisir ce bien qui lui est présenté ; c’est aussi l’avis d’autres théologiens, comme Cajetan, Baňez, Dominique Soto, Molina. Par contre, Suarez et Bellarmin rejettent cette opinion. L’opinion de S. Thomas est objet de controverse. GarrigouLagrange dit à ce sujet : « Même pour aimer Dieu pardessus tout d’une manière naturelle, l’homme a besoin, dans l’état de nature tombée, du secours de la grâce médicinale » et il cite à l’appui de cette affirmation S. Th., 1, 2, 109, 3. De même Sylvius : « In statu naturæ corruptæ nemo potest solis naturæ viribus diligere Deum vere et absolute super omnia (c.àd. avec l’accomplissement de toute la loi morale), neque ut auctorem gratiæ et beatitudinis supernaturalis (ce qui serait déjà un acte surnaturel), neque ut auctorem naturæ et beatitudinis naturalis (ce qui, il est vrai, était possible dans l’état de nature pure et intègre) ; nequidem pro puncto temporis. Ita Thomas 1, 2, 109, 3, dum ait : in statu naturæ corruptæ indiget homo etiam ad hoc (scil. ad diligendum Deum naturaliter super omnia) auxilio gratiæ naturam sanantis (i. e. medicinalis). »   (Comment. in S. Th., 1, 2, q. 109, a. 3, conclus. 6).

Dans ces matières non révélées, les avis des théologiens sont différents. Ainsi Bellarmin estime qu’en face d’une tentation violente, on ne peut pas par les forces de la nature accomplir un seul précepte opposé à ces tentations (Servière, 634 sq.). Mais il faut songer aussi que la force morale des nombreux individus ne cadre pas purement et simplement avec les quelques schémas qu’on a établis. Chez les hommes naturels, les connaissances religieuses, ainsi que la force morale, sont très variables, comme d’ailleurs chez les fidèles. Sur l’ensemble cf. Capéran, Salut des infidèles.

Inversement, S. Thomas enseigne qu’avec la grâce la plus minime on peut surmonter toute espèce de tentation : ainsi donc la grâce suffisante la plus minime donne le pouvoir : la grâce efficace la plus minime opère l’action (« la plus petite grâce peut résister à n’importe quelle convoitise et mériter la vie éternelle » : S. Th., 3, 62, 6 ad 3). D’autres exigent, dans les tentations plus fortes, quelque chose de plus (GarrigouLagrange. Mystique, 255).

THÈSE. Le pécheur fidèle peut, avec la grâce actuelle, accomplir des actions salutaires surnaturelles, bien que non méritoires ; toutes les actions de celui qui est en état de péché grave ne sont pas des péchés ; l’état de grâce n’est pas nécessaire pour les simples actions salutaires.           De foi.

Explication. Après avoir déterminé ce que l’homme peut faire par ses propres forces dans le domaine de la moralité naturelle,il faut établir ce qu’il peut accomplir dans la sphère du surnaturel, quand il n’est pas encore uni parfaitement à Dieu par la charité, mais seulement imparfaitement par la foi seule (Trid. s. 6, can. 28). D’après Luther, l’homme ne peut par luimême que pécher. Baïus et les jansénistes postérieurs exigent pour chaque bonne action la charité théologale (caritas dominans), qui dompte la concupiscence qui réside dans l’homme et le rend seule apte au bien. Jansénius, il est vrai, veut se contenter de la grâce de la foi, mais il exige tout au moins le commencement de la charité (caritas initialis), à la différence de la charité dominante de Baïus.

Parmi les propositions de Quesnel, on trouve celleci : « La prière des pécheurs est un nouveau péché et ce que Dieu accorde à ces prières est un nouveau jugement sur eux » (Denz., 1409). Les Pistoïens pensent de même (Denz., 1523, 1524). Le Concile de Trente a condamné l’opinion de Luther : « Si quelqu’un dit que toutes les actions qui se font avant la Justification, de quelque manière qu’elles soient faites, sont de véritables péchés, ou qu’elles méritent la haine de Dieu ; Ou que plus un homme s’efforce de se disposer à la Grâce, plus il pèche grièvement : Qu’il soit anathème » (S. 6, can. 7 : Denz., 817 ; cf. 798). Le Concile exige une série d’actes de dispositions (c. 6). - Au sujet des propositions condamnées de Baïus, cf. Denz., 1016, 1038, 1297, 1301 ; au sujet de Quesnel, Denz. 1441. Baïus ne connaît pas d’intermédiaire entre la charité parfaite et la concupiscence : « Omnis amor creaturæ rationalis aut vitiosa est cupiditas, qua mundus diligitur, quæ a Joanne prohibetur, aut laudabilis caritas, qua per Spiritum Sanctum in corde diffusa Deus amatur » (prop. 38 : Denz., 1038). A propos de S. Augustin,cf. p. 59.

Preuve. Nombreux sont les passages où l’Écriture exhorte les pécheurs croyants à la pénitence, au repentir, à la conversion, à l’aumône, à la prière, au jeûne, pour se disposer par ces œuvres à la rémission de leurs péchés. Par conséquent, ces actes ne peuvent être des péchés. Ces actes de disposition seront examinés plus loin d’une manière plus précise. Il est vrai que le pécheur, qui n’est pas en état de grâce, ne peut pas accomplir de bonnes œuvres qui possèdent le caractère parfait et agréable à Dieu qui en fait des œuvres vivantes (opera viva) et méritoires (op. meritoria).

La Scolastique appelle ces œuvres des œuvres formées (opera formata) ou les désigne comme charité parfaite. Elles sont « formées » par la charité ou la grâce sanctifiante. Cette perfection fait défaut aux bonnes œuvres de l’homme en état de péché mortel et ces œuvres perdent aussi par là-même leur importance directe et indirecte pour la béatitude éternelle. Ce sont des œuvres mortes (op. mortua), car en tant que telles, elles ne sont pas entièrement baignées et fécondées par le flot de vie surnaturelle et, dans leurs effets, elles n’atteignent pas non plus cette vie. En outre, elles ne sont pas seulement déficientes d’une manière négative, en tant qu’il leur manque un certain degré de bien, mais encore d’une manière privative, en tant qu’elles sont dépourvues précisément de ce degré de valeur morale qu’elles devraient avoir « devant Dieu », dit S. Jean (Apoc., 3, 2). Dieu ayant établi l’ordre concret du salut, dans lequel l’homme est créé, pour une seule fin, la fin surnaturelle, l’homme est lié, dans toutes les situations de la vie, à cet ordre et doit accomplir des œuvres pures et vivantes. C’est pourquoi les bonnes œuvres accomplies dans l’état de péché mortel, bien qu’elles soient matériellement bonnes, ne peuvent, par suite du défaut de la « forme » nécessaire de la grâce sanctifiante, être entièrement agréables à Dieu.

D’un autre côté, ces œuvres ne doivent pas être considérées comme purement et simplement mauvaises, comme des manifestations du péché. Car d’abord, elles possèdent la bonté naturelle dont le païen luimême est capable. A cette bonté s’ajoute chez le pécheur fidèle, cet élément surnaturel d’une extrême importance, qui donne à l’activité morale, sinon un caractère entièrement agréable à Dieu, du moins une direction juste en la rapportant à la fin dernière et suprême. Ce n’est pas encore l’esprit de charité (spiritus caritatis), mais c’est cependant l’esprit de foi (spiritus fidei) qui en est le principe. Dans l’acte de foi qui accompagne les bonnes œuvres, se trouve déjà un certain amour, l’amour de la vérité (dilectio veri), car c’est l’adhésion à la « prima veritas », pour ellemême, et, par suite, cette adhésion comporte un amour imparfait. A cela peut encore s’ajouter et s’ajoute de fait, dans la plupart des cas, le caractère surnaturel qui résulte de la grâce actuelle (gr. elevans) que Dieu accorde au pécheur pour donner à son œuvre la direction juste et l’orientation vers la fin dernière, en vertu du droit à la grâce qui lui a été conféré avec le caractère baptismal. Par conséquent, il n’est pas possible à Dieu de récompenser de telles œuvres dans toute la mesure de sa justice, il peut cependant en tenir compte, selon la grandeur de sa libre miséricorde (meritum de congruo). C’est ce qu’il fera, et cela est d’autant plus sûr qu’il l’a, d’une certaine manière, promis et que presque toutes les pages de l’Écriture attestent qu’il exige des bonnes œuvres du pécheur. Car, pour les pécheurs aussi, le divin Décalogue garde toute sa force obligatoire et il faut ajouter encore que la conversion est un devoir spécial. Pour plus de détails, cf. la doctrine de la préparation à la justification et du mérite (§ 128 et 135 sq.).

Objections des jansénistes. Jésus enseigne : « Tout bon arbre porte de bons fruits et tout mauvais arbre porte de mauvais fruits ; un bon arbre ne peut pas porter de mauvais fruits et un mauvais arbre ne peut pas porter de bons fruits. (Math., 7, 17-18). Le Christ exprime ici le principe fondamental de sa morale. D’après lui, c’est l’arbre qui rend les fruits bons et non inversement. Que l’homme intérieur commence par être bon et alors ses œuvres aussi seront bonnes ; qu’on n’essaie pas, comme les Pharisiens, au moyen d’œuvres extérieurement bonnes, de se donner l’apparence d’un juste quand on est intérieurement mauvais. Il n’est pas du tout question des pécheurs fidèles qui entrent humblement dans la voie de la pénitence et se préparent à la justification. Comment le Seigneur pourraitil appeler mauvais leur effort vers le mieux, lui qui les exhorte quotidiennement à la pénitence ? A la vérité, les fruits du mauvais arbre ne sont pas de bons fruits, des fruits méritoires ; mais ce ne sont pas non plus des fruits empoisonnés, déméritoires.

On se réfère aux paroles suivantes du Seigneur : « Personne ne peut servir deux maîtres » (Math., 6, 24). « La lumière de ton corps est ton œil, si ton œil est simple (sain), tout ton corps sera lumineux ; mais si ton œil est mauvais (aveugle), tout ton corps sera dans les ténèbres. Si donc la lumière qui est en toi est ténèbres, combien grandes seront les ténèbres ellesmêmes » (Math., 6, 22 sq.). Le Christ pose ici une alternative et deux extrêmes s’excluent toujours. Une médiocrité, qui veut s’affirmer en principe et se maintenir d’une manière durable, est toujours repoussée par lui. Mais il ne laisse pas d’admettre une médiocrité de fait qui n’est pas encore complètement décisive. Il la supporte, jusqu’à un certain degré, même dans ses disciples qui ne seront parfaits qu’après la venue du SaintEsprit. Et quand Jean lui annonce que quelqu’un qui n’est pas disciple chasse le diable en son nom et que les disciples le lui ont interdit « parce qu’il ne va pas avec nous », il dit : « Ne l’en empêchez pas, car celui qui n’est pas contre vous est pour vous. » (Luc, 9, 50). Tel est son jugement sur un homme médiocre en fait, mais non par principe. Mais, pour un homme qui est neutre par principe, son jugement est rigoureux : « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi et celui qui n’amasse pas avec moi dissipe. » (Luc, 11, 23). D’un autre côté, il déclare au sujet de celui qui place l’amour avant le sacrifice : « Tu n’es pas loin du royaume de Dieu » (Marc, 12, 34). On doit donc toujours considérer les paroles du Christ dans leur contexte ; elles sont ainsi compréhensibles, mais sont loin d’avoir un sens janséniste.

L’aveuglené dit aux Juifs : « Or nous savons que Dieu n’exauce pas les pécheurs. » (Jean, 9, 31). Il conclut, avec raison, que Dieu, d’ordinaire, ne se sert pas d’hommes mauvais pour faire des miracles. Alors même qu’il faudrait entendre ces paroles dans un sens janséniste, cela ne serait pas un argument convaincant. Origène répond déjà : « C’était un aveugle qui parlait ainsi. Croyez donc plutôt à celui qui dit et qui ne ment pas : Quand même vos péchés seraient comme la pourpre, je les laverai blancs comme la laine. » (Hom. 5 in Is. 2 : M. 13, 256). Les Pères jugent comme Origène sur ces paroles de l’aveuglené.

On a invoqué le témoignage de S. Augustin. Que fautil penser de cette prétention ? On trouve réellement chez lui des passages où il exige que tout acte bon procède de la charité (ex caritate). Mais il faut remarquer que S. Augustin, en formulant cette exigence, a en vue très souvent la relation de nos bonnes actions à Dieu, ce qu’on appela plus tard la « bonne intention ». Naturellement il connaît aussi l’amour parfait, mais il n’en fait pas une condition préalable absolument nécessaire de notre moralité, bien qu’il enseigne, avec l’Écriture, que la pratique de cet amour est comme un idéal auquel il faut tendre. C’est ainsi qu’il écrit, à sa manière concise et pleine : « Aimez, et faites ce que vous voulez » (In Joan., Ep. 7, 8). Et dans « De morib. eccl. » 24, nous trouvons ces magnifiques paroles : « Je ne crois pas que, lorsqu’il est question de morale et de vie, nous devions chercher plus longtemps quel est le souverain bien de l’homme à quoi il doit tout rapporter. Car il est démontré, tant par la raison dans la mesure où c’est possible, que par l’autorité divine qui surpasse notre raison, que ce n’est autre que Dieu. Car quelle autre chose pourrait être ce qu’il y a de meilleur pour l’homme, sinon celle qui procure le plus de bonheur quand on s’y attache ? Or c’est Dieu seul. Nous ne pouvons nous attacher à lui que par le respect, l’inclination, l’amour. Or si c’est la vertu qui nous conduit à la vie bienheureuse, j’affirmerais volontiers : la vertu n’est pas autre chose que le souverain amour pour Dieu ».

Le contraire du véritable amour de Dieu (caritas) est, pour S. Augustin, l’amour mondain coupable (cupiditas). « La sainte Écriture n’ordonne que la charité et ne défend que la cupidité et, de cette manière, elle instruit l’homme dans la moralité. » De doctr. Christ., 3, 15). « La cupidité charnelle règne là où l’amour de Dieu ne se trouve pas » Enchir., 117, 31 ; cf. Rom. 6,   12). Il est certain que, dans ces phrases et d’autres du même genre, se fait entendre l’homme conséquent avec luimême qui ne connaît pas de demimesures, l’homme qui juge surnaturellement la vie et ne trouve pas encore le bien complet là où l’amour de Dieu ne règne pas. S. Augustin parle ici par expérience. Il s’établit, à la longue, dans l’homme, ou bien un état de péché ou bien un état de vertu ; il ne reste guère longtemps dans le moyen terme de l’indifférence. « Quand la vie ne monte pas, elle baisse. L’âme ne peut pas vivre sans amour. Si elle s’arrête dans l’amour de Dieu, elle retombe dans l’amour propre », dit GarrigouLagrange. Mais parler ainsi n’est pas enseigner la monstruosité janséniste, d’après laquelle l’homme, dans toute excitation ou mouvement de son cœur, dans tout acte, faute d’être conduit par le motif parfait, tombe dans le plus imparfait, le péché, et ne peut jamais saisir que l’un ou l’autre de ces deux extrêmes.

S. Augustin connaît aussi un moyen terme entre la charité parfaite et la cupidité complète. Cela ressort : 1° De sa notion de la charité, par laquelle il entend non seulement ce que les Scolastiques appelèrent plus tard l’amour de bienveillance (amor benevolentiæ, amicitiæ), mais encore l’amour d’espérance, de désir (amor concupiscentiæ) ; 2° S. Augustin reconnaît aussi une action par crainte (timor servilis, non pas serviliter servilis), bien que ce ne soit que comme passage transitoire pour mener à la « crainte chaste » (timor castus : Ps. 18, 10, S. Augustin lisait « castus » au lieu de « sanctus » de la Vulgate), qui demeure éternellement et qui est un élément de l’amour ; 3° S. Augustin reconnaît que, dans l’homme régénéré qui est dirigé et fortifié par l’EspritSaint, il y a encore des péchés. Ce sont, à la vérité, des péchés qui n’excluent pas complètement du royaume de Dieu ; ce sont des péchés « quotidiens » (peccata cotidiana) qui sont, par conséquent, des manifestations accessoires moralement nécessaires de la vie terrestre de la grâce et dont nous devons demander chaque jour la rémission dans la cinquième demande du « Pater » ; 4° Il accorde même une place aux hommes en péché mortel, dans la cité terrestre de Dieu (corpus permixtum) et considère comme salutaire, la pénitence de ces pécheurs, telle que l’Église de son temps la pratiquait. (De symbol., l, 7 ; Enchir., 17; Ep. 265, 7 ; Sermo 278, 12). Conséquent avec ses principes, il permet aussi aux pécheurs, qui n’ont pas de péché grave la réception quotidienne de l’Eucharistie. Ces péchés ne suppriment pas la communion avec Dieu, mais empêchent de parvenir au royaume complet de Dieu ( Civ., 21, 27, 5). D’après lui, le royaume complet de Dieu ne commence que dans l’autre monde, car icibas nous avons constamment besoin de purification.  « Notre justice ellemême, bien qu’elle soit véritable et ait pour fin le véritable bien suprême auquel elle se rapporte, est cependant si infime dans cette vie qu’elle consiste plutôt dans l’omission du péché que dans la perfection de la vertu. (Civ., 19, 27).

Jansen dit avec raison, à propos de la phrase de S. Augustin: « La cupidité charnelle règne là où l’amour de Dieu ne se trouve pas » que si on ne veut pas l’entendre comme « une sentence de condamnation prononcée contre toute la culture antique et contre notre civilisation moderne » il est nécessaire de comprendre l’amour de Dieu non pas au sens strict d’amour qui repose sur la foi, mais au sens de tout mouvement de la volonté humaine qui tend à un bien, sans comprendre en soi l’exclusion du bien absolu. - La parole de S. Augustin : « Aime et fais ce que tu veux » a parfois été expliquée, dans ces derniers temps, en ce sens que l’amour serait conciliable avec le péché grave. Mais l’amour de Dieu dont parle S. Augustin est tel que nous devons aimer Dieu pardessus tout, c.àd. plus que nousmêmes. Un tel amour est inconcevable sans l’accomplissement des commandements divins. Qu’on remarque que « aime » est un impératif dominant et commande aussi la phrase coordonnée.

Synthèse. Posons une fois encore, en terminant, cette question : L’homme atil besoin, pour toute bonne action, de la grâce de Dieu ? Il faut répondre en faisant une distinction :

1. Cette grâce est absolument nécessaire pour toute bonne action surnaturelle, et, en tant que grâce élevante, c’est une grâce strictement surnaturelle.

2. Elle est également nécessaire pour les bonnes actions difficiles de l’ordre naturel, mais seulement comme grâce médicinale.

3. Elle n’est pas nécessaire pour les bonnes actions plus faciles de l’ordre naturel. Pour ce motif, des vertus naturelles ou philosophiques sont possibles. Qu’elles soient, aussi, réelles, c’est une question controversée parmi les théologiens. Un certain nombre en effet pensent, avec Ripalda, que du moment qu’il n’y a en fait qu’un seul ordre de salut, tout le bien réellement accompli doit l’être d’après la forme de cet ordre, c.àd. avec le secours de la grâce surnaturelle offerte partout (Mazella, 317 sq.).

Avec ces thèses, la doctrine de l’Église suit une voie moyenne entre le naturalisme excessif de Pélage qui attend tout de la nature et le surnaturalisme excessif de Luther et des jansénistes qui rabaisse totalement la nature ou du moins la rabaisse trop. Là encore, la vérité se trouve dans le juste milieu. Il n’y a pas de surnature sans nature, pas de foi sans raison, pas d’œuvre surnaturelle sans libre arbitre.

§ 119. La gratuité de la grâce

A consulter: Pesch, 5, 105 sq., Schiffini, 468 sq., Palmieri, 268 sq.

THÈSE. La grâce ne peut être méritée par aucune bonne œuvre appartenant à l’ordre naturel.      De foi.

Explication. S. Augustin eut à défendre cette thèse, comme doctrine catholique, contre les pélagiens et finalement contre les semipélagiens. Les conciles l’ont maintes fois définie. Le 2ème Concile d’Orange enseigne que, sans doute, « la récompense est due aux bonnes œuvres, mais que la grâce, qui n’est pas due, les précède, afin qu’elles se fassent » (Can. 18 :Denz., 191). L’homme n’aurait pas même pu, sans la grâce, conserver son salut ; il peut encore moins, après l’avoir perdu, le rétablir sans elle (Can. 19 : Denz., 192). Le Concile de Trente déclare que le salut chez les adultes doit être cherché dans la grâce prévenante par laquelle ils sont appelés, sans aucun mérite de leur part (S. 6, c. 5 : Denz., 797). Il s’agit surtout de la gratuité de la première grâce (gratia prima), la grâce de la vocation (gr. vocationis). Celleci est entièrement « gratuite ». Dès que l’homme, prévenu par la grâce élevante, a été orienté vers Dieu et sa fin éternelle, il est placé par là dans la possibilité de se préparer, d’une certaine manière, à d’autres secours de la grâce. A strictement parler, la gratuité ne concerne donc que cette première grâce. Quand l’Église déclare que la grâce est donnée « sans aucun mérite », elle exclut tout mérite, même le mérite de convenance (meritum de congruo) des semipélagiens.

Preuve. D’après S. Paul, la grâce et le mérite s’excluent par leur notion même : « Si c’est par grâce » ce n’est pas par les œuvres ; autrement la grâce ne serait plus la grâce » (Rom., 11, 6). S. Paul connaît bien par sa propre expérience l’effort personnel vers la justice, en vertu de la nature et de la Loi divine. Mais cela restait « sa » justice (Rom., 10, 3). On doit même dire que, d’après lui, on est d’autant plus éloigné de la grâce qu’on s’efforce plus activement de l’atteindre par ses propres œuvres. Le salut n’est pas l’œuvre « de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde » (Rom., 9, 16). D’une manière générale, nous pouvons citer de nouveau ici tous les textes par lesquels nous avons démontré plus haut (§ 116) la nécessité absolue de la grâce pour le salut. Il est clair que l’Écriture, en enseignant que les bonnes œuvres sont absolument dépendantes de la grâce, enseigne aussi que les bonnes œuvres ne peuvent mériter la grâce. C’est justement elle qui est le principe de ces bonnes œuvres.

Les Pères. Ici aussi nous renvoyons à ce que nous avons dit plus haut (§ 117). L’attitude des Pères préaugustiniens, par rapport à la question de gratuité de la grâce, a déjà été examinée. Comme le problème n’était pas encore nettement posé, leurs déclarations à ce sujet ne sont pas très claires. Que S. Augustin ait combattu jusqu’à sa mort pour la gratuité de la grâce, c’est que la gratuité est une conséquence de la nécessité. Les deux dogmes sont absolument corrélatifs.

Et ceci nous indique la raison théologique. Si nous pouvions, par nos propres forces, mériter la grâce, nous pourrions aussi mériter, par nos propres forces, le salut qui se gagne avec la grâce ; ainsi donc le semipélagianisme aboutit à la rédemption par soimême. Mais alors, comme S. Paul le remarque contre les judaïsants, le Christ serait mort inutilement (Gal., 2, 21) ; du moins il ne serait pas l’unique principe, et la première cause de notre salut. L’ordre surnaturel du salut se transformerait donc en un ordre naturel.

Les semipélagiens se réfèrent à Math.. 25, 15 : « A l’un il donna cinq talents, à l’autre deux, à l’autre un, à chacun selon sa capacité. » Mais si l’on veut insister sur ce trait secondaire, il n’en résulte pas du tout que la capacité naturelle mérite les talents, tout au plus peuton dire que Dieu en prend occasion pour accorder un enrichissement surnaturel correspondant, et encore fautil observer que les capacités naturelles viennent du Créateur.

THÈSE. Même par des prières naturelles, l’homme tombé ne peut acquérir la première grâce.           De foi

Explication. Il s’agit de la prière des païens par laquelle, prétendaient les semipélagiens, ils acquéraient la grâce. La prière et la grâce ne sont pas des notions aussi incompatibles que le mérite et la grâce. Car la grâce reste grâce, même quand elle est accordée en raison d’une prière. La prière s’appuie sur un besoin qu’on éprouve, le mérite s’appuie sur un droit. Il serait possible en soi que la grâce fût le fruit de la prière naturelle. Mais en fait, dans l’ordre actuel du salut, le 2ème Concile d’Orange a déclaré que ce n’était pas le cas : « Si quelqu’un dit que la grâce de Dieu peut être conférée en vertu de l’invocation de l’homme, au lieu de dire que c’est la grâce qui fait que Dieu est invoqué par nous, celuilà est en contradiction avec le Prophète Isaïe ou l’Apôtre qui emploie les mêmes paroles : J’ai été trouvé par ceux qui ne me cherchaient pas, je me suis manifesté à ceux qui ne me demandaient pas. » (Rom., 10,.20 ; cf. Isa., 65, 1 ; Denz., 176)

Preuve. S. Paul dit que nous ne sommes pas même capables, quand nous désirons prier, de donner à nos prières le contenu surnaturel et l’orientation convenable : « L’Esprit vient en aide à notre faiblesse, car nous ne savons pas ce que nous devons demander, comme il convient ; mais l’Esprit luimême prie pour nous par des gémissements ineffables » (Rom., 8, 26). Jésus, il est vrai, a promis que nos prières seraient toujours exaucées, mais seulement quand elles seront faites en son nom (Jean, 16, 23, 24). La prière convenable suppose donc déjà la foi. S. Paul croit que « personne ne peut dire « Seigneur Jésus », si ce n’est dans le SaintEsprit ) » (1 Cor., 12, 3).

Les Pères. S. Augustin cite, contre les semipélagiens, des passages comme Rom., 8, 15, 26-27 ; Gal., 4, 6, et soutient qu’ils se trompent euxmêmes, quand ils prétendent « qu’il dépend de nous et non d’un don qui nous est concédé, de prier, de chercher, de frapper ; et quand ils disent que notre mérite précède la grâce si bien que celleci le suit et que nous recevons parce que nous avons demandé, nous trouvons parce que nous avons cherché, on nous ouvre parce que nous avons frappé, ils ne veulent pas se rendre compte que le fait même que nous prions est une grâce de Dieu. » (De dono persev., 23, 64). « Ayez la foi; mais pour l’avoir priez avec foi. Pourriez-vous néanmoins prier avec foi si déjà vous n’aviez la foi ? Il n’y a vraiment que la foi qui permette de prier. Comment le prierontils, s’ils ne croient pas en lui ? » (In Rom., 10, 14 ; Sermon 168, 5).

S. Thomas distingue nettement la grâce sanctifiante de la grâce actuelle, en discutant l’objection : « La prière n’est pas un acte méritoire ». Il la résout ainsi : « Sans la grâce sanctifiante la prière n’est pas méritoire, non plus que les autres actes vertueux. Cependant la prière qui obtient la grâce sanctifiante procède ellemême d’une certaine grâce, comme d’un don gratuit ; car prier, « c’est un don de Dieu », dit S. Augustin » (De persever. 23 in fine ; S. Th., 2, 2, 83, 15 ad 1).

Il faut alléguer, comme motif de raison, que, sans grâce d’illumination, on ne connaît même pas l’ordre surnaturel du salut et qu’on ne peut pas, par conséquent, faire une prière orientée vers cet ordre. A la vérité, Dieu pourrait, nous sembletil, exaucer une prière purement naturelle en accordant un don de grâce, bien que celui qui prie ignore cette grâce. Mais l’Écriture nie le fait historique. La vraie prière doit se faire « au nom de Jésus ». Les théologiens soutiennent encore, d’ordinaire, la thèse suivante.

Thèse. Pour obtenir la première grâce, il n’y a pas, dans l’ordre actuel du salut, de disposition naturelle positive, mais seulement une disposition négative.

La disposition positive consiste en une préparation naturelle consistant en des aspirations et des tendances vers la grâce telles que Dieu, à cause de ces efforts, est disposé à conférer la grâce. On peut distinguer une quadruple disposition à la grâce : une double disposition pour la justification et une double disposition pour la première grâce. 1° Pour la justification, la disposition immédiate par la contrition et la charité parfaites que suit immédiatement l’infusion de la grâce sanctifiante ; 2° La disposition médiate par les actes de foi et d attrition comme préparation pour le Baptême et la Pénitence ; 3° Pour la première grâce actuelle, la disposition positive entraînerait cette grâce en vertu d’une certaine équité, car elle ferait une certaine violence morale à la bonté de Dieu et le forcerait, pour ainsi dire, d’en tenir compte ; 4° Une disposition seulement négative consiste dans l’éloignement pur et simple des obstacles mauvais qui s’opposeraient à l’entrée de la grâce, mais elle n’a pas d’influence sur la grâce ellemême. La plupart des théologiens posttridentins n’admettent qu’une disposition négative pour la première grâce et cette disposition consiste dans le fait de « ne pas faire obstacle ». Ils croient qu’en admettant une disposition positive ils mettraient en danger le caractère entièrement gratuit de la grâce. S. Thomas dit, au sujet de cette disposition négative : « Il faut répondre qu’en cela même qu’on ne met pas obstacle à la grâce, cela vient de la grâce » (Commentaire de la lettre de saint Paul aux hébreux, 12, 15, lect. 3).

Le pélagianisme de la Scolastique ? En raison de la proposition de S. Anselme : « rechercher la foi par l’intelligence et l’intelligence par la foi », on accuse la Scolastique de rationalisme. Le véritable sens de cette phrase a déjà été expliqué t. 1er, p. 91. De même, on l’accuse de pélagianisme à cause de son axiome : « À l’homme qui fait ce qu’il peut, Dieu ne retire pas sa grâce ». C’est à proprement parler une variation, qui apparut dans la Scolastique primitive, de la phrase de S. Augustin : «  Dieu ne nous abandonne pas si nous ne l’avons pas abandonné nousmêmes » (De la nature et de la grâce, c. 26). Cet axiome devait naturellement choquer ceux pour qui ce que l’homme a « en soi » n’a que peu ou pas de valeur ou qui même considèrent comme péché tout ce qui vient de lui (Luther, Calvin, Baïus). Bien entendu, il ne faut pas non plus l’entendre au sens de l’autre conception extrême représentée par Pélage. Car, dans l’affaire du salut, c’est toujours Dieu qui fait le premier pas ; la « première grâce actuelle » est toujours gratuite. Admettons qu’un païen se soit préparé avec toutes ses forces morales à la première grâce, Dieu ne lui devrait cependant pas cette grâce, car cette grâce n a aucune commune mesure avec une préparation naturelle. Nous pouvons cependant admettre, en nous appuyant sur la bonté divine, que Dieu lui accordera sa grâce, car il l’offre à tous.

 Ripalda va un peu plus loin, en s’écartant de Suarez qui n’admet qu’une préparation négative (ne pas mettre d’obstacle) pour la première grâce (De gratia, 1.4, c. 15, n.4 sq.), et affirme que cette préparation est une préparation positive : chaque fois que l’homme encore infidèle pose un acte de vertu naturelle, Dieu le soutient intérieurement par sa grâce surnaturelle, si bien que chaque acte devient surnaturel et salutaire (De ente supern. disp. 22, s. 2, 6, éd. Par., 1871, l, 211 sq. ; cf. Mazella, 592 sq.). Les thomistes, conformément à leur tendance générale, ont, ainsi que S. Augustin, une opinion plus rigoureuse sur la gratuité de la grâce. S. Thomas dit au sujet des sauvages euxmêmes : « Si quelquesuns d’entre eux avaient fait ce qui est en leur pouvoir, le Seigneur eût pourvu à leur salut, en leur envoyant un prédicateur de la foi, comme [il envoya] Pierre à Corneille, et Paul aux Macédoniens... Mais quand bien même quelquesuns font ce qui dépend d’eux, à savoir en se convertissant à Dieu, c’est de lui que dépend le mouvement de leurs cœurs vers le bien » (In Rom., 10, lect. 3 ; cf. S. th., 1, 2, 109, 6 sq. ; 112, 2 sq.).

L’axiome s’explique facilement si on l’applique à la grâce de justification et, d’une manière générale, aux grâces secondes ; en effet, chaque préparation, accomplie avec la grâce déjà reçue, mérite d’une certaine manière (merit. de congruo) la grâce suivante, car « nous avons reçu grâce après grâce » (Jean, 1, 16 ; cf. cependant 3, 8). C’est ainsi que le comprend Denifle, Luther (1906), 575 sq. et il dit que c’est ainsi que l’a compris la vraie scolastique, mais non Occam et les nominalistes.

§ 120. L’universalité de la grâce

A consulter : Au sujet de la volonté de salut de Dieu : Did. Ruiz, De volontate Dei, disp. 19 sq. Petau, De Deo, 10, 4 sq ; De Incarn., 13, 1 sq. Franzelin, De Deo uno, thes. 49 sq. Palmieri, thes. 59 sq. Fischer, De salute infidelium (1886). Bucceroni, De auxilio sufficienti infidelibus dato (1890). Pesch., 2, 144 sq. - Au sujet de la prédestination : Lessius, De perfection moribusque divinis, 14, 2 ; De prædestinatione et reprobatione. Tournely, De Deo, 22 sq. Mannens. De voluntate Dei salvifica et prædestinatione. Capéran, Le problème du salut des infidèles, 2 vol. (1912). Hugon, Hors de l’Église point de salut (1907). Castelein, Le rigorisme (1899) contre Godts ; De paucitate salvandorum (1899).

THÈSE. Dieu veut que tous les hommes soient sauvés. De foi

Explication. Il faut d’abord établir l’universalité de la volonté de salut, puis l’universalité de la grâce, qui en découle. L’Église a dû se prononcer sur cette volonté de salut contre les prédestinatiens. Ceuxci la limitent aux élus ou tout au moins aux chrétiens, et excluent les Juifs et les païens ou même les chrétiens qui ne sont pas sauvés. Les prédestinatiens stricts enseignaient que Dieu a destiné implacablement une partie de l’humanité pour le ciel et l’autre pour l’enfer. Étaient prédestinatiens Gottschalk et Scot Erigène qui furent condamnés aux Conciles de Quierzy (853) et de Valence (855). (Denz., 318, 321). Parmi les Réformateurs, Calvin développa logiquement le système de Luther en prédestinatianisme rigoureux. C’est pourquoi le Concile de Trente a défini : « Si quelqu’un dit que la grâce de la justification n’est accordée qu’à ceux qui sont prédestinés à la vie ; mais que tous les autres qui sont appelés mais, bien qu’appelés, ne reçoivent pas la grâce, sont prédestinés par la puissance divine au mal ; qu’il soit anathème » (S. 6, can. 17 : Denz., 827). D’après les jansénistes, ce serait du semipélagianisme d’affirmer que « le Christ est mort pour tous les hommes » (Denz., 1096). La théologie Catholique distingue une double volonté divine de salut, la volonté antécédente et la volonté conséquente. La première est générale, mais conditionnelle ; elle veut le salut de tous si chacun veut aussi son propre salut. La seconde est absolue et particulière, elle s’applique à ceuxlà seulement qui, avec la grâce, méritent le salut éternel. Il s’agit ici de la volonté antécédente et cette volonté est universelle (Cf. t. 1er, p. 436).

Preuve. Dans l’Ancienne Alliance, on n’a encore au début qu’une conception limitée de la volonté divine de salut. (T. 1er, § 22). Mais déjà les Prophètes élargissent cette conception étroite et concluent, de l’idée du Dieu Créateur, l’universalité du salut.

La prédication d’Isaïe est particulièrement universaliste : par Israël, tous les peuples participeront au salut de Dieu. (Isa., 2, 2-4 ; 18, 1-7 ; 19, 21-25 ; 25, 2-9 ; 45, 22 ; 56, 3 sq. ; 60, 3 ; cf. aussi Jér., 33, 9 ; Ez., 36, 23-36 ; 37, 28). Dieu dit au Messie: « Il ne suffit pas que tu sois un serviteur pour moi, pour relever les tribus de Jacob et ramener le levain d’Israël. Voici que je t’établis la lumière des Gentils, afin que tu sois mon salut jusqu’aux extrémités de la terre. » (Isa., 59, 6 ; cf. 42, 1 ; 66, 18). Israël garde certains privilèges (Isa., 55, 3-6 ; 61, 5 sq.). Le livre de Jonas est consacré à la pensée de l’universalisme. Le prosélytisme, qui apparut plus tard dans la Diaspora, fut une conséquence de cet universalisme. Parmi les psaumes, 85, 9 : « Tous les peuples que tu as créés viendront et tomberont à genoux devant toi, Seigneur, et glorifieront ton nom. » (Cf. 56, 10-12 ; 101, 16 sq. ; 104, 1 sq. ; 116, 1 sq. De même les Proverbes de l’Ancien Testament).

Jésus, sans doute, s’est adressé aux Juifs, mais pas exclusivement. Maintes fois même il est entré en relations personnelles avec les païens, avec le centurion de Capharnaüm (Math., 8, 5-13), avec la femme chananéenne (Math., 15, 21-28), avec les habitants de la région de Tyr et de Sidon (Luc, 6, 17 ; Marc, 3, 7, 8), avec les Géraséniens (Math., 8, 28-34), avec les habitants de la Décapole (Marc, 7, 31), avec les Grecs (Jean, 12, 20), avec les Samaritains (Jean, 4, 4-42). Il promet théoriquement le salut aux païens dans la parabole du bon Pasteur (Jean, 10, 16), dans laquelle les brebis de l’autre bergerie visent certainement les païens. Son ordre de mission vaut pour le monde entier. (Math., 28, 18-20 ; Marc, 16, 15, 16 ; Luc, 24, 47 ; Act. Ap., 1, 8). A ces textes ne s’oppose pas Math., 15, 24 qui trouve plutôt son explication dans Math., 21, 43, où il est annoncé que le royaume qui devait d’abord être offert aux Juifs (Act. Ap., 3, 26), mais qui a été refusé par eux, passe aux Gentils. S. Paul est par excellence l’Apôtre des Gentils : « Il n’y a pas de différence entre le Juif et le Grec (Gentil), car le même (Christ) est le Seigneur de tous, riche pour tous ceux qui l’invoquent. », (Rom., 10, 12). « Ou bien Dieu estil seulement le Dieu des Juifs, n’estil pas aussi celui des Gentils ? » (Rom., 3, 29). « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » (1 Tim., 2, 4). « La grâce de Dieu NotreSeigneur est apparue à tous les hommes » (Tit., 2, t 1). Pour attester l’universalisme de l’évangile de S. Jean, il suffit de lire le Prologue et la prière sacerdotale (17, 20-23). « Il est la propitiation pour nos péchés, et non seulement pour les nôtres, mais pour ceux du monde entier » (1 Jean, 2, 2 ; cf. Jean, l, 29).

Harnack soutient que le Christ n’a pas songé à la mission des païens. Mais on doit répondre : 1° Au temps de la composition des évangiles synoptiques, il y avait déjà une mission des païens. Si l’ordre avait été interpolé plus tard, il y aurait une opposition tranchée entre les passages universalistes et les passages particularistes, par ex. entre Math., 10, 5, 23 ; 15, 24 et 28, 18-20 ; 2° Israël déjà faisait de la propagande ; 3° La mission des païens commença immédiatement après la mort de Jésus, même avant S. Paul ; 4° L’ordre de mission se trouve dans presque tous les récits d’apparitions du Ressuscité ; 5° La prédication du Christ annonçant le royaume de Dieu avait un sens universaliste et non particulariste.

Les Pères. La croyance des Pères à l’universalité du salut trouve son expression dans l’activité missionnaire immédiate chez tous les peuples. S. Augustin a ensuite établi, sur l’universalisme du salut, des thèses théoriques qui ne sont pas confirmées par l’Écriture et que l’Église n’a pas admises plus tard. On discute encore sur la question de savoir s’il a admis une volonté divine de salut limitée. Cependant il ne peut pas y avoir de doute à ce sujet pour un jugement objectif. Il a développé sa doctrine de la manière la plus complète dans son livre sur la « persévérance », composé un an avant sa mort. Il est dominé par la pensée de la puissance et de la bonté de Dieu, dans lesquelles se trouve la condition préalable absolue de tout pouvoir et de tout vouloir humain. Or Dieu a, de toute éternité, destiné au ciel une partie de l’humanité, exactement égale au nombre des anges tombés. A cette partie il donne tant de grâces, qu’avec ces grâces elle peut certainement obtenir son salut. Quant à l’autre partie, que Dieu ne veut pas sauver, il la laisse sans grâce. Elle reste dans l’état de damnation causé par Adam. Si Dieu a créé les premiers pour montrer en eux sa bonté, il a créé les autres pour montrer en eux sa justice (De dono pers., 8, 16 ; Ep. 140, 3, 11). Il est vrai que S. Augustin ne dit jamais des réprouvés qu’ils sont prédestinés au péché, car ce serait faire de Dieu l’auteur du mal. Mais, par contre, il écrit que les damnés sont prédestinés au châtiment (De anima et ejus orig., 4, 11, 16 ; Civ., 22, 24, 5 ; In Joan., 48, 4, 6 ; 107, 7 ; 111, 5. De perf. Just., 13, 31). Mais comment accordetil ces déclarations avec 1 Tim., 2, 4 : « Dieu veut le salut de tous les hommes » ? Il a donné jusqu’à quatre explications de ce passage. Tout d’abord il l’a interprété comme tous les Pères au sens universaliste ; plus tard au sens particulariste : Paul n’a pas en vue tous les hommes, mais toutes les classes d’hommes. Ou bien il lui donne ce sens que personne n’est sauvé sauf si Dieu le veut (Enchir., 103, 27 ; Ep. 217, 6, 1-9).

Il n’est pas possible, par déférence pour le saint docteur, d’appliquer ses premiers textes universalistes à la volonté divine de salut antécédente et les textes postérieurs particularistes à la volonté conséquente. Si S. Augustin luimême avait voulu faire cette différence, il n’aurait pas eu besoin de donner à 1 Tim., 2, 4, une interprétation aussi forcée. Il suffit de considérer ses deux exemples pour comprendre quelle est sa pensée : Parmi les enfants, les uns meurent, sans avoir fait aucune bonne œuvre, mais dans la grâce du baptême et sont sauvés ; d’autres, même des enfants de parents chrétiens, meurent sans avoir fait aucun mal, mais dans le péché originel et sont perdus. Cela vient justement, conclut S. Augustin, de ce que Dieu veut le salut des uns et ne veut pas le salut des autres (De dono persev., 11, 25-27).

Les autres Pères, surtout les Pères préaugustiniens et les Grecs n’offrent pas de difficultés dans la doctrine de la prédestination ; il est vrai aussi qu’ils ne s’en occupent pas d’une manière aussi sérieuse que S. Augustin. Ils sont souvent très généreux. S. Justin emploie la notion du λόγος σπερματιϰός (vérité disséminée comme une semence), non pas comme la philosophie grecque dans le sens cosmologique, mais conformément à Jean 1, 1 sq. dans le sens éthique. Le Logos a partout et toujours influencé moralement les hommes, si bien que, selon lui, ils pouvaient même être justifiés. A S. Justin se rattache Clément d’Alexandrie, d’après lequel le christianisme est l’achèvement de la vérité qui a déjà pris son commencement dans la philosophie. D’après Origène, tous les êtres raisonnables participent au Logos, « tous les êtres raisonnables participent à la Parole de Dieu, c’est-à-dire à la Raison, et pour cela portent en eux comme des semences de la Sagesse et de la Justice, ce qu’est le Christ » (De princ., l, 3, 6). Les Pères apostoliques répètent, comme toujours, les textes bibliques. S. Irénée (Adv. h., 1, 10, 2 ; 4, 31, 2 ; 3, 1l, 18) et Tertullien (Apol., 37, et Adv. Jud., 7 : « Le nom et la puissance de JésusChrist ont pénétré dans tous les lieux du monde. Partout on croit à lui ; il est honoré par toutes les nations que nous venons de nommer ») font appel à l’universalisme de fait. Cependant Origène fait déjà des restrictions : plusieurs n’ont pas entendu un mot du Christ. (In Math., 24, 9 : M. 13, 1654). Mais, en même temps, apparaît, précisément chez Origène, la distinction entre les œuvres naturellement bonnes et les œuvres surnaturellement bonnes, conformément à Rom., 14, 23 : « des œuvres bonnes à cause de Dieu » et « à cause de la nature humaine » (Ibid., 26, 6 : M. 13, 1726). Le salut est pour tous, « mais chacun viendra au salut selon son rang » (M. 14, 951). Concernant ceux qui sont morts « avant l’évangile », certains parlaient du baptême pour les morts conformément à 1 Cor., 15, 29 (cf. Dict. théol., 2, 360 sq.), ou bien d’une prédication salutaire faite à ces morts par le Christ descendu aux enfers, conformément à 1 Pier., 3, 18 sq. Ces opinions étaient soutenues d’une manière générale et développée surtout par Clément d’Alexandrie (Strom., 6, 6 : M. 9, 265-276). En outre, on cherchait la réponse à cette question, qui se posa de très bonne heure : Pourquoi le Seigneur étaitil venu si tard ? Eusèbe, dans sa « Demonstratio » et dans sa « Preparatio evang. », fut obligé d’aborder cette question (cf. Demonst. ev., 4, 9 sq. ; Præp., 10 et 13), ainsi que S. Athanase dans sa Doctrine de la Rédemption (Cf. t. 1er, p. 344 ; cf. aussi S. Grég. de Naz., Orat., 45, 24). La doctrine de l’apokastase professée par S. Grégoire de Nysse est universellement connue. Vers l’an 400, la théorie de la prédication salutaire du Christ aux morts des enfers était assez répandue dans l’Église grecque ; cependant S. Jean Chrysostome la combattit et S. Augustin la déclara hérétique. Mais, tout en rejetant ce salut de fait, tous les Pères y compris les disciples rigoristes de S. Augustin et S. Augustin luimême, enseignent l’universalité de l’appel au salut et de la mort rédemptrice du Christ.

Dans le monde païen et dans le judaïsme, il y a, d’après S. Augustin, tout comme dans le christianisme, des prédestinés. Les païens euxmêmes avaient leurs prophètes, comme Orphée, Hermès Trismégiste, la Sybille, lesquels même annoncèrent le Christ (C. Faust., 19, 2 ; Civ., 18, 23 sq. ; cf. 8, 23 sq.) Et « Tous ceux qui, ayant cru en lui depuis le commencement du monde, et en ayant eu quelque connaissance, ont vécu dans la piété et dans la justice en gardant ses préceptes, ont été sans aucun doute sauvés par lui, en quelque temps et en quelque lieu du monde qu’ils aient vécu » (Ep. 102, 12 ; cf. 10 ; C. duas ep. Pel., 3, 4, 11 ; In Ps. 104, 10). Mais s’ils n’ont rien entendu du Christ ? Réponse : Ils sont perdus par leur propre faute ou par la faute d’Adam s’ils meurent enfants. Tous sont appelés, par grâce, mais peu sont élus, par grâce. « Beaucoup sont appelés, peu sont élus » (De corrept. et grat., 7). De quelque manière, l’homme rencontre l’éternelle vérité, soit d’une manière, soit d’une autre (De div. quæst., 83. q. 44 ; cf. De vera rel., 25, 46).

Il est inutile de poursuivre plus loin la Tradition et nous concluons avec S. Thomas : « Dieu est en effet, en ce qui le concerne, prêt à donner sa grâce à tous les hommes, comme il est dit (1 Tim., 2, 4) : « Il veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » ; mais ceuxlà seuls sont privés de la grâce qui en euxmêmes y mettent un obstacle ». - De même, celui qui ferme volontairement les yeux au soleil doit s’en prendre à luimême (car il est aveugle volontaire) du mal qui lui arrive (C. Gentils, 3, 160 in fine ; cf. In Hebr., 12, lect. 3). Dieu n’est pas si cruel que de demander l’impossible ; or il demanderait l’impossible s’il exigeait qu’on le serve comme il faut avec ses propres forces. Sur l’ensemble, cf. Capéran, Salut des infidèles.

Remarque. Notre thèse est objectivement en connexion avec l’antique proposition patristique : « Hors de l’Église point de salut ». Nous savons aussi que, pour S. Augustin, la notion d’Église est très étendue. De même, il enseigne que toutes les grâces ne sont pas liées aux sacrements. Nous en reparlerons plus loin (§ 159).

THÈSE. Dieu donne à tous les justes les grâces vraiment et relativement suffisantes pour l’observation des commandements.               De foi.

Explication. D’après les jansénistes, l’accomplissement de quelques commandements serait impossible même pour les justes, faute de grâce. « Quelques commandements de Dieu, pour des hommes justes le voulant bien et s’y efforçant, sont impossibles à accomplir étant données les forces qu’ils ont actuellement ; il leur manque aussi la grâce qui rendrait ces préceptes possibles » (Denz., 1092). D’après eux, le juste n’a souvent que la « petite grâce » qui, sans doute est suffisante en soi, mais qui ne l’est pas dans les circonstances personnelles concrètes. Elle reste trop faible en face de la concupiscence. Le 2ème Concile d’Orange attribue déjà, à tous les baptisés qui le veulent sérieusement, la grâce suffisante (Denz., 200). Le Concile de Trente se réfère à cette décision et établit un chapitre spécial sur la nécessité et la possibilité d’observer les commandements. Que personne ne dise « qu’il est impossible pour l’homme justifié d’observer les commandements de Dieu. Car Dieu ne commande rien d’impossible, mais, en nous commandant, il exhorte à faire ce qu’on peut, comme à demander ce qu’on ne peut pas et il aide afin qu’on puisse » (S. 6, c. 11). Et il définit ensuite : « Si quelqu’un dit que les commandements de Dieu sont impossibles à garder, même à un homme justifié et dans l’état de la grâce : Qu’il soit anathème » (Session 6, canon 18 ; Denz., 828 ; cf. 804).

A la prendre strictement, la définition se rapporte au juste. Il a la grâce suffisante quand un commandement demande à être observé (urgente præcepto) ; il ne l’a pas pour la pratique des conseils ou bien encore des vertus héroïques. Il ne s’agit donc que de moments précis de la vie et non de tous les moments particuliers, car il n ’y a pas toujours un commandement affirmatif à observer et, d’autre part, les commandements négatifs qui, certes, exigent continuellement leur application ne s’imposent pas continuellement à nous en union avec une tentation qui nous porte à les transgresser.

Preuve. D’après Ézéchiel, Dieu donnera aux siens, dans les temps messianiques, le SaintEsprit, « afin que vous marchiez dans mes commandements » (36, 27). Jésus enseigne expressément, par opposition au caractère de la Loi juive : « Mon joug est doux et mon fardeau est léger. » (Math., 11, 30). En parlant ainsi, il a en vue les disciples qui sont déjà croyants. C’est ainsi également que parle S. Jean qui écrit : « Ses commandements ne sont pas pénibles, car tout ce qui vient de Dieu triomphe du monde. » (1 Jean, 5, 3 sq.). La vie nouvelle communiquée dans la régénération est plus forte que le péché. S. Paul console les Corinthiens en leur disant : « Dieu qui est fidèle ne permettra pas que vous soyez tentés audessus de vos forces ; mais avec la tentation, il ménagera aussi une heureuse issue, afin que vous puissiez la supporter » (1 Cor., 10, 13). Le texte ne peut se rapporter qu’aux justes, car l’état chrétien normal est supposé.

Les Pères. Pour eux comme pour les théologiens postérieurs, l’exemple de l’Apôtre Pierre, qui, peu de temps après la Cène, renia le Seigneur, est une question embarrassante. Pierre ne pouvaitil ou ne voulaitil pas persévérer ? Plus tard, les Jansénistes citèrent cet exemple. Certains Pères aussi comme S. Hilaire, S. Jean Chrysostome, S. Augustin semblent penser à un défaut de grâce. Mais ils blâment l’Apôtre de sa présomption (Math., 26, 33), par laquelle il s’exposait déjà au danger, alors qu’il aurait dû veiller et prier. Ainsi S. Augustin (Civ., 14, 13, 2). C’est pourquoi il écrit ailleurs : « Qui peut douter que Judas, s’il l’avait voulu, n’aurait pas trahi le Christ et que Pierre, s’il l’avait voulu, n’aurait pas renié le Seigneur trois fois ? » (De unit. eccl., 9, 25). Et d’une manière tout à fait générale, il déclare : « Dieu pourraitil, maintenant que tu vis de la foi, t’abandonner, te négliger, ne pas se soucier de toi ? Non, c’est lui qui te conserve et te soutient et te donne le nécessaire et écarte ce qui te nuirait. Le Seigneur s’inquiète de toi, sois sans inquiétude..., jamais il ne te manquera, si tu veux ne pas lui manquer. » (Enarr. in Ps. 39, 27).  « Dieu ne nous abandonne pas si nous ne l’avons pas abandonné nousmêmes ». Cette pensée revient souvent chez S. Augustin.

La raison juge que Dieu ne peut pas élever l’homme à la filiation divine et le laisser ensuite manquer de la grâce nécessaire. La conséquence logique serait le calvinisme, lequel, pour éviter cette contradiction, admet que la justification des non prédestinés est une justification apparente - échappatoire qui met en question tout l’ordre du salut.

Remarque. De notre thèse résulte la légitimité de la distinction entre la grâce suffisante et la grâce efficace. Si tous les justes reçoivent la grâce nécessaire pour l’observation des commandements, mais, en fait, ne persévèrent pas tous dans cette observation, c’est que tous n’ont pas reçu la grâce efficace à laquelle la persévérance est sûrement attachée.

Thèse. Dieu accorde à tous les pécheurs fidèles la grâce suffisante non seulement pour éviter le mal, mais encore pour se convertir.

On peut, d’une manière générale, considérer cette thèse comme un dogme. Le Concile de Valence (855) déclare contre les prédestinatiens : « Si les mauvais se perdent, ce n’est pas parce qu’ils n’ont pas pu être bons, mais parce qu’ils ne l’ont pas voulu et c’est par leur propre péché, soit leur péché personnel, soit le péché originel, qu’ils sont restés dans la masse de damnation. » (Denz., 321). Et le Concile de Trente condamne l’opinion de ceux qui disent  « que celui qui est tombé après le baptême ne peut plus se relever par la grâce » (S. 6, canon 29 ; Denz., 839 ; cf. c. 14). Le 4ème Concile de Latran avait déjà déclaré : « Alors même que quelqu’un serait retombé dans le péché après le baptême, il peut toujours être renouvelé par une vraie pénitence. » (Denz., 430).

La preuve d’Écriture peut être présentée d’une manière concluante, en s’appuyant sur plusieurs passages, dans lesquels Dieu invite les pécheurs à la pénitence, car par là l’Écriture fait espérer la grâce et la miséricorde de Dieu. Comment Dieu pourraitil réclamer d’une manière si énergique et si universelle la conversion et la pénitence des pécheurs, s’il ne leur donnait pas d’une manière universelle la grâce sans laquelle la conversion n’est pas possible ? Ainsi Ezéchiel dit : « Aussi vrai que je vis, dit le Seigneur, je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse de ses voies et qu’il vive. » (Ez., 33, 11 : cf. 18, 23). Jésus ne se lasse pas de répéter qu’il a été envoyé pour les pécheurs, pour tous les pécheurs : « Venez tous à moi, vous qui peinez et êtes chargés » (Math., 11, 28). « Je suis venu appeler non les justes, mais les pécheurs. »  (Math., 9, 13). « Ce ne sont pas les bien portants, mais les malades, qui ont besoin du médecin. » (Luc, 5, 31). Et S. Pierre écrit : « Le Seigneur use de patience à cause de vous, ne voulant pas que quelquesuns périssent, mais que tous se tournent vers la pénitence. » (2 Pier., 3, 9).

Même au pécheur aveuglé et endurci Dieu donne une grâce suffisante sinon toujours d’une manière immédiate (gratia proxime sufficiens), du moins d’une manière éloignée (gr. remote sufficiens).

La notion d’aveuglement et d’endurcissement résulte de l’essence de la grâce d’intelligence et de volonté expliquée plus haut (§ 114). L’aveuglement est l’état de cécité spirituelle par rapport à son propre salut. Elle provient du rejet positif et obstiné de la grâce d’illumination (gratia illustrationis). L’endurcissement a son siège dans la volonté. Il résulte d’une résistance permanente à la grâce de volonté (gr. inspirationis).

S. Thomas distingue (Verit., 24, 11) un endurcissement complet dans les damnés et un endurcissement incomplet dans les hommes mauvais. Les premiers sont entièrement endurcis dans le péché, si bien qu’il ne peut pas être question pour eux d’une préparation à la grâce, laquelle d’ailleurs n’est plus accordée. Par contre, cet état ne se rencontre jamais chez l’homme en état de voie (in statu viæ). Il y a toujours encore chez lui de bons mouvements du cœur et des points d attache pour la grâce. « Il y a deux façons d’être appelé obstiné. D’abord, au sens absolu du terme, c’est-à-dire lorsque l’on a une volonté irréversible, adhérant au mal. Ainsi sont obstinés ceux qui sont en enfer, mais ce n’est le cas de personne en cette vie » (Verit. 23, 7 ad 6 ; S. th.,1, 2, 79, 1-4 ; 2, 2, 15, 1 ; 3, 86, 1. C. Gent., 3, 162).

Lessius décrit cet état d’esprit en s’appuyant sur Isa. (5, 20) : « Malheur à vous qui appelez le mal, bien, et le bien, mal, qui prenez les ténèbres pour la lumière et la lumière pour les ténèbres ! ». D’après ce théologien, l’aveuglement ne consiste pas seulement dans le retrait de l’illumination de la grâce, mais encore dans une dépravation du jugement. Du retrait de l’illumination il résulte qu’on ne reconnaît plus les vérités du salut même quand on les entend, de la dépravation du jugement il résulte qu’on juge d’une manière positivement fausse sur ce qui est nécessaire au salut. Cet aveuglement de l’intelligence est suivi de l’obstination de la volonté ; l’un ne va pas sans l’autre.

Comme causes de l’aveuglement et de l’endurcissement Lessius indique : Dieu, le diable et l’homme... Il est clair que Dieu ne peut entrer en ligne de compte que d’une manière négative et indirecte, et non d’une manière positive et directe. Il peut exercer son influence soit dans le retrait pur et simple de sa grâce et cela en punition de péchés antérieurs, soit en permettant que le mal ait un plus grand attrait sur le pécheur démuni de grâce, soit même en produisant positivement des circonstances et des événements qui sont pour le pécheur une occasion d’endurcissement (Deus itaque obdurare dicitur negative, permissive et per occasionem).

Le diable, par contre, est une cause directe et positive ; il n’est cependant pas une cause physique, mais une cause morale, en tant que, par ses propres suggestions ou bien par ses organes et ses serviteurs, il excite et pousse au péché : « Ce n’est pas en forçant, c’est en persuadant qu’il nuit. Ce n’est pas en arrachant le consentement, mais en le demandant » (S. Augustin ?) (Brev. Rom. Domin., 4, p. Pent.).

 L’homme, par suite, reste luimême la cause proprement efficiente de son endurcissement, en tant qu’il refuse librement la grâce et persiste, sans y être forcé, dans le mal (Lessius, De perf. Div., l. 13, c. 13, n. 76-82).

Les adversaires de la thèse que nous avons posée, à savoir que même ces endurcis reçoivent encore la grâce, sont surtout Calvin et les jansénistes, lesquels, mais surtout Calvin, pensent à une causalité mauvaise, véritable et directe, de la part de Dieu. Parmi les auteurs catholiques, quelques thomistes rigoristes (Banez, Ledesma) et des augustiniens ont cru que Dieu refuse parfois toute grâce. Mais ces thomistes rigoristes ne peuvent pas en appeler à S. Thomas. Son jugement est beaucoup plus mitigé. L’âme peut se charger de tant de péchés qu’elle se rende incapable de grâce, elle reste cependant en soi, d’après sa nature, propre au bien et à la grâce. « Le mal ne peut détruire complètement le bien » (S. th., 1, 48, 4).

D’après l’Écriture, Dieu offre sa grâce à des pécheurs complètement endurcis. « J’ai étendu mes mains tout le jour à un peuple incrédule qui suit ses pensées sur des voies mauvaises. » (Isa., 65, 2). Cette plainte est répétée par le diacre Étienne : « Hommes à la tête dure, incirconcis de cœur et d’oreilles ! Vous résistez toujours au SaintEsprit, tels furent vos pères, tels vous êtes. » (Act. Ap., 7, 51). « Ne saistu pas, dit S. Paul, que sa bonté t’invite à la pénitence ? Mais, à cause de ton endurcissement et de ton cœur impénitent, tu t’amasses des trésors de colère pour le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de Dieu. » (Rom. 2, 4, 5).

Les paraboles du Seigneur, dites de l’endurcissement, présentent une difficulté. Les philologues récents font remarquer que, dans Math., 13, 10-15, il y a ὅτι (en tant que, parce que), ce qui caractérise l’endurcissement des auditeurs comme un motif, mais que dans Marc, 4, 10-12 et Luc, 7, 9, 10, il y a ἵνα (pour que, afin que), ce qui semble indiquer que l’endurcissement est une intention, un but ; mais ils font observer que, dans la Koinè postérieure, ἵνα reçoit un sens causal et par suite est l’équivalent d’ὅτι, ce qui fait disparaître l’intention d’endurcissement. D’autres affirment, par contre, que Marc a voulu dire que l’enseignement de Jésus est une « doctrine secrète » qui n’est pas destinée à tout le monde, mais seulement à ceux qui en sont dignes (cf. Math., 7, 6) ; il s’agirait d’une « terminologie de mystère ». D’après Lagrange, Évangile selon S. Marc (1920), 95, ἵνα, à cause de l’allusion à Isaïe, serait presque l’équivalent de ἵνα πληρωθῆ. S. Augustin explique l’endurcissement ainsi : « Dieu leur a donné l’esprit d’engourdissement : des yeux, pour qu’ils ne voient pas, et des oreilles, pour qu’ils n’entendent pas et il a aveuglé leurs yeux et endurci leur cœur. Cela même, disje, leur volonté l’a mérité. Car Dieu aveugle et endurcit de telle sorte qu’il abandonne et n’aide pas. ». C’est donc d’une manière négative, par retrait. (In Joan., 53, 6). S. Thomas, lui aussi, comprend l’endurcissement comme un retrait de la grâce de la part de Dieu (C. Cent., 3, 162 ; S. th., 3, 86, 1). Si Dieu endurcit par des miracles, il faut voir dans ces miracles une occasion et non une cause de l’endurcissement. (Cf. t. 1er, § 40). S. Augustin écrit quelque part que « le péché est un châtiment du péché » (In Ps. 57, 9) et entend cela comme une permission et non comme une causalité.

La preuve de Tradition résulte de la pratique de l’Église de prier pour tous les pécheurs, de les exhorter tous à la conversion, en leur montrant que Dieu est toujours prêt à pardonner. Sont particulièrement touchantes et caractéristiques à ce sujet les prières de la liturgie du Vendredi Saint.

On peut cependant distinguer une triple conception. Une opinion mitigée attribue même aux pécheurs endurcis des grâces suffisantes pour se convertir et pour éviter les péchés graves à tous les moments de la vie ; une opinion plus sévère ne l’attribue qu’à certains moments de la vie que Dieu fixe dans sa libre bonté (Ps. 44, 8 ; Jean, 7, 34 ; 12, 39 sq. 2 Tim., 2, 25). Par contre, d’après une opinion extrêmement sévère que nous avons déjà signalée, Dieu, par manière de châtiment envers certains grands pécheurs, leur retire complètement sa grâce que d’ailleurs il ne doit à personne.

En pratique, chaque théologien et chaque fidèle doivent régler leur conduite sur le conseil de S. Augustin : qu’on ne doit en cette vie désespérer de la conversion de personne, pas même du pire scélérat (Retract., 1, 19. 7). S. Thomas : Il reste au pécheur luimême la liberté et la grâce est assez puissante pour amener tout pécheur à la pénitence. (S. th., 3, 86, 1).

Remarque. Dieu ne donne pas à tous les hommes la même grâce. Tel est déjà l’enseignement du Christ dans la parabole des talents et de S. Paul (1 Cor., 12, 1-31).

C’est aussi l’enseignement des Pères et des Scolastiques ; c’est l’enseignement de l’expérience chrétienne. Dieu donne non seulement à qui il veut, mais encore ce qu’il veut. C’est ce qui explique la mesure différente de sainteté, comme aussi de vision béatifique et enfin la différence des vocations chrétiennes. « L’homme ne peut rien recevoir, qui ne lui a été donné du ciel » (Jean, 3, 27).

Le salut des païens. On distingue ceux qui sont positivement et ceux qui sont négativement infidèles, Aux premiers le salut a été offert, mais ils l’ont refusé : ce sont les modernes païens baptisés et ceux qui, nés païens, ont eu connaissance du christianisme, mais ne l’ont pas accepté. Les infidèles négatifs sont tous ceux qui n’ont jamais entendu parler de Dieu et de son ordre du salut. Jansénius prétendait : « Les païens, les Juifs, les hérétiques et les autres gens de cette espèce ne reçoivent aucune sorte d’influence de grâce de la part de JésusChrist et on peut en conclure, à bon droit, qu’ils n’ont qu’une volonté nue et sans force, sans aucune grâce suffisante » (Denz., 1295). D’après Quesnel, « la foi est la première grâce » et en dehors de l’Église aucune espèce de grâce n’est conférée (Denz., 1376-1379).

Pour prouver que Dieu donne à tous les païens la grâce suffisante, nous pouvons invoquer tous les documents de l’Écriture et de la Tradition que nous avons déjà allégués plus haut pour démontrer l’universalité de la volonté divine de salut. Mérite particulièrement d’être cité un écrit patristique d’un auteur inconnu (vers 450) : « De vocatione gentium ». Si cette volonté générale de salut est véritable et sérieuse, il s’ensuit logiquement que Dieu doit offrir à tous les hommes tout au moins la grâce suffisante. Il doit accorder à chaque homme en particulier les moyens intérieurs et extérieurs par lesquels il pourra d’abord arriver à la connaissance de la vérité (1 Tim., 2, 4) et ensuite aussi la force surnaturelle de volonté par laquelle il pourra se soumettre à l’ordre du salut. Ce n’est que parce que Dieu veut sérieusement le salut de tous qu’il peut punir avec justice ceux qui n’y parviennent pas.

La manière dont Dieu offre son salut aux païens est du ressort de l’apologétique. Les théologiens exposent à ce sujet diverses opinions. Ce qui rend le problème difficile, c’est que plusieurs païens ne sont jamais entrés en contact extérieurement avec la prédication de l’Évangile et, par suite, ne sont pas en état de prendre position à son égard. Il leur faut parvenir à la grâce par une voie purement intérieure. Bien que le comment de cette offre de la grâce nous échappe, nous devons cependant en admettre la généralité. Mais il semble que les voies extraordinaires de salut sont aussi nombreuses que les hommes qui se trouvent en dehors de l’ordre du salut.

Une opinion particulière, à ce sujet, a été soutenue par le cardinal Billot : Les adultes des peuples non civilisés doivent presque tous, par rapport à leurs actions morales, être assimilés aux enfants qui ne sont pas encore parvenus à l’usage de la raison ; après leur mort ils entrent dans les « limbes » des enfants morts sans baptême et partagent leur sort exempt de douleur (Cf. Etudes, octobre, 1919 sq.).

La foi estelle la première grâce ? L’Église a condamné la proposition de Quesnel, d’après laquelle la foi est la première grâce et la source des autres ; elle a condamné de même une proposition semblable des jansénistes, d’après laquelle les Juifs et les païens ne reçoivent aucune espèce de grâce. Mais le Concile de Trente a appelé la foi ellemême le commencement du salut (la Foi est le commencement du salut de l’homme, le fondement, et la racine de toute Justification ; s. 6, c. 8).

Pour résoudre cette difficulté, les théologiens distinguent, avec S. Augustin, entre foi et foi. « Il y a certains commencements de foi qui ressemblent à la conception de germes vitaux. Cependant ce qui est nécessaire, ce n’est pas seulement la conception, mais encore la naissance à l’éternelle vie. Or rien de cela ne se fait sans la grâce de Dieu. » (Qu. div. à Simplicien, 1, q. 2, 2). Le Concile de Trente exige la foi qui est immédiatement nécessaire pour la justification et cette foi est l’acte de foi parfait. Par contre, il y a, avant cet acte, des actes qui le préparent, surtout la pieuse inclination à la foi, c’est ce qui constitue le commencement de la foi. Ces actes euxmêmes sont déjà surnaturels et, comme le fait remarquer S. Augustin, ne se sont pas produits sans grâce : « Rien de cela ne se fait sans la grâce de Dieu » (Qu. div. à Simplicien, 1, q. 2, 2 ; Cf. t. 1er, § 9 sq.).

§ 121. La prédestination

Notion. On désigne par prédestination le fait que certains hommes sont destinés, à l’avance et d’une manière assurée, par Dieu, au salut éternel. S. Augustin la définit : la prescience et la préparation des bienfaits de Dieu, par lesquels sont très certainement sauvés ceux qui sont sauvés (Du don de la persévérance, 14, 35). L’acte divin de la prédestination est double : c’est une prescience et une prédétermination. « Ceux qu’il a connus d’avance, il les a aussi prédestinés à être conformes à l’image de son Fils » (Rom., 8, 29). Cette prédestination se fait avec discernement et sagesse ; cependant ce qui est décisif, c’est le décret divin. « Dans le Christ Jésus, nous avons été appelés à l’héritage, ayant été prédestinés suivant la résolution de celui qui opère toutes choses d’après les conseils de sa volonté » (Eph., 1, 11). Comme dans toutes les œuvres de Dieu « ad extra », il faut aussi, dans la prédestination, distinguer l’acte volontaire éternel de prédétermination de son exécution dans le temps.

Comme on l’a dit plus haut, la grâce est nécessaire pour obtenir la béatitude éternelle. Par suite, la prédestination comprend deux éléments : la grâce et la gloire. Si la prédestination divine ne se rapporte qu’à l’un de ces deux membres, on l’appelle incomplète ; si elle les comprend tous les deux on l’appelle complète.

Cette prédestination, en tant que prédétermination d’hommes nettement distincts à une béatitude entièrement certaine, est essentiellement différente de la volonté générale de salut par laquelle Dieu a résolu de racheter et de sauver tous les hommes. Cette volonté est dite prédestination au sens large, tandis que la prédétermination des hommes particuliers est dite prédestination au sens strict. La volonté générale de salut est conditionnelle, la volonté particulière est absolue. La première dépend de la libre coopération des créatures, la seconde se fonde uniquement sur le décret éternel de Dieu.

Fausses conceptions. Les pélagiens étaient obligés de rejeter la doctrine de la prédestination ; d’après eux, le salut vient seulement de l’homme. Ils n’admettaient qu’une prescience divine. Les semipélagiens ne pouvaient pas juger autrement, puisque pour eux le mérite humain conditionne la grâce et la béatitude. Inversement, il y eut des exagérations de la prédestination chez les prédestinatiens qui l’admettaient non seulement pour la vie, mais encore pour le péché et la damnation. Furent prédestinatiens le prêtre gaulois Lucidus, au 5ème siècle, le moine Gottschalk au 9ème siècle ; plus tard Wiclef et Jean Huss et, parmi les Réformateurs, Calvin.

Lucidus partit de certaines phrases un peu tranchantes de S. Augustin et les exagéra encore. Ses deux erreurs fondamentales résident dans la négation de la Rédemption universelle du Christ ainsi que dans le rejet du libre arbitre. Il fut condamné aux Conciles d’Arles (473) et de Lyon (vers 474). Son principal adversaire fut Faustus de Reji qui le combattit dans son livre « De gratia » et détermina sa condamnation. - Gottschalk, fils d’un comte saxon, oblat du monastère de Fulda, appuya lui aussi son prédestinatianisme sur des pensées de S. Augustin. Il fut condamné au Concile de Mayence et surtout à celui de Quierzy (849) ; il ne protesta pas et mourut fou.

 Plus tard, le prédestinatianisme fut soutenu par Wiclef et Jean Huss, mais c’est chez Calvin qu’il prit sa forme la plus tranchée. Calvin écrit au sujet de Rom., 9, 13 et 18 : « Quand il est dit que Dieu endurcit ou fait miséricorde à qui il veut, c’est pour nous avertir de ne chercher aucune cause hors de sa volonté. » (Institutions, 3, 22, n. 11). Il est vrai que Calvin ne faisait que développer logiquement les pensées de Luther sur l’absence de liberté humaine et sur l’action de la grâce seule. D’après Calvin, Dieu a prédestiné, de toute éternité, d’une volonté antécédente et absolue, une partie des hommes à la damnation éternelle et l’autre à la vie éternelle. Calvin a varié dans les raisons qu’il donne pour fonder la prédestination. D’abord il prétend qu’elle existe indépendamment du péché originel, puis il la fait dépendre de ce péché. Aussi ses partisans se partagent en deux classes : les antélapsistes et les postlapsistes.

Au reste, Calvin, comme les Réformateurs en général, avait eu des devanciers dans les nominalistes (Occam, Biel), lesquels, dans leur exagération de la puissance de la volonté divine, en étaient venus à enseigner que Dieu peut faire même le mal, s’il le veut et que, sans contradiction avec son essence, qui est la volonté absolue, il peut même être la cause de la « haine de Dieu ». (Cf. Denifle, Luther, l, 591-613).

S. Augustin avait écrit: « Le péché est punition du péché » (In Ps. 57, 9). Naturellement il entend ceci dans le sens de retrait de la grâce ou de permission. Cette dernière notion a été examinée dans la Scolastique primitive. Hugues la conçoit d’une manière trop positive, quand il écrit: « Bien que Dieu ne veuille pas le mal, il veut cependant que le mal existe » (De sacr., 1, 4, 13). Avec d’autres, S. Thomas repousse ce sens (S. th., 1, 19, 9 ad 1), et l’explique au sens négatif de « ne pas empêcher » et de « retirer la grâce ». Pouvonsnous vouloir ou désirer que la volonté de Dieu s’accomplisse comme permission ? Telle était la question qu’on se posait alors ; au reste, dans la Scolastique primitive, étant donnée l’influence de S. Augustin, les questions de prédestination étaient examinées avec beaucoup d’intérêt. Ed. Hartmann critique la notion de permission et dit : « La permission du mal ne vaut guère mieux que la coopération. Dieu aurait dû abandonner la création plutôt que de la payer au prix de la permission du mal. » Mais si Dieu a voulu le grand bien de la liberté humaine, il fallait bien qu’il en « permette » l’abus (Cf. t. 1er, § 36, 40, 68).

Parmi les postlapsistes, il faut compter aussi Jansénius. Il enseigne, il est vrai, une volonté générale de salut, mais il la limite à nos premiers parents. Par rapport à l’humanité tombée, il croit ne devoir admettre qu’une velléité divine générale (nuda quædam velleitas nihil omnino gratiæ causans). Par une conséquence logique, il admet également ensuite que tous les hommes n’ont pas la grâce suffisante (gratia relative victrix).

Dans un juste milieu entre ces deux extrêmes, celui des pélagiens et celui des prédestinatiens, se trouve la doctrine catholique de la prédestination des élus à la vie et de la réprobation des pécheurs destinés au châtiment mérité. Au reste, la prédestination absolue n’est plus enseignée aujourd’hui, même pas par les Réformés.

L’existence de la prédestination a à peine besoin d’être démontrée, étant donné qu’elle résulte de la notion exacte de Dieu et de la grâce. C’est un dogme établi que, sans la grâce, personne ne peut être sauvé. D’autre part, la théodicée nous enseigne que l’action de Dieu en soi est éternelle et immuable. Il faut donc que les élus obtiennent leur salut par un acte divin éternel. Tel, est aussi l’enseignement de l’Apôtre S. Paul que nous avons déjà signalé. Jésus luimême part de cette notion de Dieu et de la grâce, quand il dit que les élus entreront dans le royaume qui leur a été « préparé depuis le commencement du monde » (Math., 25, 34). Il console ses disciples par ces mots : « Ne craignez pas, petit troupeau, car il a plu à votre Père de vous donner le royaume. » (Luc, 12, 32). Leurs noms sont (d’une manière stable) écrits dans le ciel (Luc, 10, 20.) Des brebis que le Père lui a données, aucune ne sera perdue (Jean, 10, 28 sq.). S. Paul a déjà été cité ; il parle, en divers endroits, de ce dogme (Rom., 8, 30 ; 11, 5. Eph., 1, 4-14. 1 Tim., 4, 10, etc.).

La doctrine des Pères n’a pas besoin, après ce que nous avons dit, d’être exposée plus longuement ; depuis S. Augustin, tout au moins, elle est claire. Il est persuadé que « la justice est un don de Dieu, non pas seulement en ce sens que Dieu a donné à l’homme le libre arbitre...  mais parce que, sous l’action du SaintEsprit, il a répandu la charité dans le cœur de ceux qu’il a connus à l’avance pour les prédestiner, de ceux qu’il a prédestinés pour les appeler, de ceux qu’il a appelés pour les justifier, de ceux enfin qu’il a justifiés pour les glorifier » (De l’esprit et de la lettre, 5, 7). « Ces paroles s’appliquent à ceux qui sont prédestinés au royaume de Dieu, et dont le nombre est tellement certain qu’il ne sera mi augmenté, ni diminué d’un seul homme » (De corrept. et grat., 13, 39 ; cf. 12, 34 ; De dono pers., 21, 54 sq. Etc.). L’enseignement de S. Augustin est suivi par les Pères postérieurs et les théologiens. Bien que l’Église ait dû s’opposer aux exagérations des prédestinatiens, elle n’en confessa pas moins absolument « prédestination des élus à la vie » (Denz., 322 et Quierzy, can. 1 : Denz.. 316) ; elle déclara que Dieu avait par sa grâce, prédestiné à la vie ceux qu’il avait connus d’avance, et qu’il avait préparé d’avance pour eux la vie éternelle ; que, pour les autres, ceux qui se perdent par leur faute, il les avait connus d’avance et les avait prédestinés non pas à la perte, mais à l’éternel châtiment.

Comme raison théologique pour la nécessité de la prédestination, S. Thomas indique l’incapacité de la créature d’atteindre par ellemême sa fin. « La créature raisonnable est, au sens propre, conduite par Dieu à la vie éternelle dont elle est capable ; elle y est, pour ainsi dire, portée. La raison de ce transport préexiste en Dieu, comme préexiste en lui la raison pour laquelle toutes les choses atteignent régulièrement leur fin. » Cependant on ne donne le nom de prédestination qu’à la conduite efficace de la créature raisonnable vers sa fin éternelle ; la conduite des autres créatures rentre dans la notion ordinaire de Providence. (S. th., 1, 23, l).

Les caractères de la prédestination résultent, sans plus, de sa notion. Tout d’abord, c’est une grâce ou plutôt une série de grâces. C’est ce qu’affirme S. Paul : Dieu « nous a rachetés et nous a appelés par une sainte vocation, non à cause de nos œuvres, mais selon son propre dessein et selon la grâce qui nous a été donnée en JésusChrist avant les temps du monde » (2 Tim., 1, 9 ; cf. Eph., 1, 4).

Ensuite elle est éternelle et immuable. Cela ressort évidemment de l’immutabilité, de l’éternité et de la toutepuissance de Dieu (actus purus). C’est ce qu’indique le Christ : « Et je leur donne (aux miens) la vie éternelle et ils ne périront jamais et personne ne les arrachera de ma main. » (Jean, 10, 27, 28). « Telle est la volonté du Père qui m’a envoyé, c’est que je ne perde aucun de tous ceux qu’il m’a donnés, mais que je les ressuscite au dernier jour. » (Jean, 6, 39).

Il en résulte que la certitude des élus est éternellement et immuablement fixée. C’est ce qu’enseigne S. Augustin (De corrept. et grat., 13, 39). Comme il est souvent question dans l’Écriture d’un « livre de vie » où Dieu inscrit le nom des élus, S. Augustin appela la prescience certaine de Dieu sur le nombre des élus le « livre de vie » (Civ., 20, 15). Jésus console ses disciples en leur disant : « Réjouissez-vous de ce que vos noms sont inscrits au ciel. » (Luc, 10, 20). La Scolastique a fait de ce livre de vie l’objet d’une spéculation spéciale (Cf. S. th., 1, 24, 1-3).

On se demande quel est le nombre des élus qui sont inscrits dans ce livre. Selon les opinions personnelles rigoristes ou mitigées des auteurs, ce nombre a été représenté comme grand ou comme petit. Il est impossible d’en avoir une connaissance même approximative, car il n’y a eu à ce sujet aucune révélation. S. Thomas enseigne que Dieu seul connaît le nombre des élus » (S. th., 1, 23, 7) et que, dans sa prédestination de l’homme, il ne peut se tromper, car il peut conduire la volonté de celuici librement, mais sûrement, à sa fin bienheureuse (Ibid., a. 6). Il est vrai que l’Écriture parle de ceux qui sont « effacés » du livre de vie, mais cela ne s’applique qu’à ceux qui ont reçu la grâce et l’ont ensuite perdue par leur faute. Ils ne sont pas du nombre des prédestinés inscrits définitivement (Ibid., q. 24, a. 3).

Le mystère de la prédestination résulte nécessairement de ce que nous avons dit. C’est le dernier et le plus important des caractères de la prédestination. Ce mystère se fonde sur le secret de la volonté divine du salut pendant notre pèlerinage terrestre ; ensuite sur la liberté complète avec laquelle Dieu accomplit la prédestination et sur la gratuité absolue de cette prédestination par rapport à l’homme.

A la vérité, le dogme de la volonté universelle de salut donne à chaque particulier le droit de se compter au nombre des élus, de croire que Dieu veut sa béatitude. Ce dogme impose aussi le devoir de s’efforcer, par des bonnes œuvres, d’« assurer sa vocation et son élection ». (2 Pier., 1, 10). Mais personne n’a une certitude surnaturelle de son état de grâce ni de sa prédestination. « Personne ne peut savoir sans une révélation spéciale si Dieu l’a élu pour lui », enseigne le Concile de Trente (Denz., 805; cf. 825 sq.). Pour juger de notre état personnel, appliquons la règle de Thomas a Kempis : « Vis comme si tu étais élu et tu pourras vivre dans l’espérance joyeuse que tu seras élu à la fin » (Imit. de J.-C., 1, 25).

Raison de la prédestination. Nous touchons ici au problème le plus difficile de la grâce. Quelle est pour Dieu l’unique cause de la prédestination, le motif qui lui fait destiner certains hommes d’une manière certaine à la vie éternelle ?

Dans la réponse à cette question, les théologiens diffèrent. Ils sont d’accord : 1° Dans l’acceptation d’une volonté universelle de salut ; 2° Dans la doctrine que la prédestination à la première grâce (gratia vocationis) a sa raison unique dans la libre bonté de Dieu et non dans les mérites prévus par lui. Elle ne peut avoir lieu que gratuitement (ante prævisa merita). Il faut affirmer la même chose de la prédestination complète à la grâce et à la béatitude ; car la béatitude a son fondement dans la grâce, notamment dans le commencement de la grâce, par conséquent dans la première grâce qui ne peut absolument pas être méritée. Par suite, S. Paul peut appeler la vie éternelle une « grâce » par opposition à la « récompense » (Rom., 6, 23).

Or c’est ici que commence la controverse. On envisage la prédestination incomplète à la béatitude seule (prædest. ad gloriam). Tous les théologiens sont d’accord pour dire que, dans l’exécution temporelle du décret éternel de prédestination (ordo executionis), la béatitude dépend aussi des mérites surnaturels, car l’Écriture l’atteste clairement en plusieurs endroits. (Math., 5, 12 ; 2 Tim., 4, 18, etc.). Mais ils se divisent dans la question de la raison du décret éternel (ordo intentionis).

Les thomistes et les augustiniens, mais aussi de grands théologiens jésuites comme Bellarmin et Suarez, admettent que ce décret est pris sans considération des mérites prévus des prédestinés (ante previsa merita). Ils invoquent pour cela toute une série de textes scripturaires. (Ex., 33, 19. Ps. 17, 20. Sag., 4, 7-11. Luc, 10, 21 ; 12, 32. Math., 24, 22. Jean, 10, 26-28 ; 15, 16 ; 17, 9. Act. Ap, 13, 48. Rom., 8, 28-30 ; 9, 11-21. Eph., 1, 3-14. 2 Tim.. 1, 9). Ils en appellent aussi à l’autorité de plusieurs Pères, mais surtout à celle de S. Augustin. Les molinistes, par contre, et la plupart des congruistes prétendent que ce décret a été pris en tenant compte des mérites prévus (post prævisa merita). Dans le première opinion, la prédestination est inconditionnelle ; dans la seconde, elle est conditionnelle. Les molinistes invoquent également l’Écriture (Math., 25, 34-46. 1 Cor., 2, 9 ; 9, 24-26. 2 Pier., 1, 10) et beaucoup de Pères préaugustiniens, dont les opinions sur ce point, comme on l’a signalé plusieurs fois, s’écartent matériellement de celles de S. Augustin.

S. Thomas donne la seule réponse possible : « Pourquoi Dieu atil appelé ceuxci à la gloire et rejeté ceuxlà ? Il n’y a pas d’autre raison que la volonté divine. C’est pourquoi S. Augustin dit (In Joan., 26, 2) : « Pourquoi il tire celuici et ne tire pas celuilà, gardetoi de le juger, si tu ne veux pas te tromper. » (S. th., 1, 23, 5 ad 3). Le Pape Célestin 1er s’exprime de même (Denz., 142). A ce sujet, aucun essai de solution n’a réussi. Il est un point cependant auquel, dans cette obscurité, nous devons nous tenir : la volonté de Dieu de sauver tous les hommes. Cette volonté est attestée, entre autres, par la notion chrétienne de Dieu. Mais pourquoi Dieu ne meutil pas d’une manière efficace toute volonté humaine vers la vie éternelle ? A cette question il n’y a pas de réponse.

§ 122. La réprobation

Notion. Elle est l’autre aspect de la prédestination. On entend par réprobation l’exclusion de la vie éternelle des hommes qui sont damnés (Reprobatio est actus Dei immanens prævidens et permittens culpam et consequenter præparans pœnam). Ici aussi on peut distinguer un élément éternel et un élément temporel : l’élément éternel est la prédestination à l’enfer, et l’élément temporel la condamnation au châtiment. C’est précisément la prédestination éternelle aux peines de l’enfer qui est l’aspect négatif de la réprobation et c’est la nature de cette réprobation éternelle que nous examinerons ici et non le jugement temporel des damnés.

Comme dans la prédestination on doit, dans la réprobation aussi, distinguer un acte d’intelligence de Dieu avec lequel il juge du démérite des réprouvés et un acte de volonté par lequel il tolère ce démérite, le péché, et se propose de lui appliquer le châtiment mérité. Ainsi la réprobation n’est pas purement et simplement l’envers de la prédestination. Car par la prédestination, Dieu cause à la fois le sort éternel de gloire et son mérite par la grâce. Par contre, dans la réprobation, Dieu décide seulement le sort éternel de châtiment et le refus de la grâce ; quant au démérite temporel, le péché, il le permet simplement. La faute vient seulement de la volonté libre des réprouvés (S. th., 1, 23, 3). Par rapport au péché, la réprobation est seulement une prescience ; par rapport au châtiment, elle est aussi un pré-vouloir.

Pour distinguer la doctrine catholique, au sujet de la réprobation, des doctrines hérétiques, il importe d’observer les divisions suivantes. Par rapport à son objet, on divise la réprobation en réprobation positive et négative. La réprobation positive a pour objet la perdition éternelle ; la réprobation négative a pour objet le refus de la gloire éternelle. Pour ce qui est de la raison de la réprobation, on distingue de nouveau, dans la réprobation positive, une réprobation conditionnelle et une réprobation absolue, la première dépendant des péchés graves restés inexpiés jusqu’à la mort, et la seconde dépendant simplement d’une décision de Dieu seul. La réprobation absolue positive fait donc totalement abstraction du péché (ante prævisa demerita) et damne, sans aucune raison, ceux qui sont damnés : c’est l’effroyable hérésie des prédestinatiens (Denz., 200, 816).

Mais si c’est un blasphème d’attribuer à Dieu une réprobation positive absolue, ne doiton pas cependant lui attribuer une réprobation négative absolue, une non destination, voulue absolument et sans motif, d’une partie des êtres raisonnables à la gloire éternelle ? A cette question les thomistes et les augustiniens rigides, et même Suarez, répondent affirmativement, en s’appuyant sur S. Augustin. Leur opinion est l’envers de la théorie de la prédestination absolue. Car si Dieu, sans tenir compte du mérite personnel, prédestine une partie de l’humanité au ciel, l’autre partie est, sans plus, destinée à l’enfer, car dans l’éternité il n’y a qu’une alternative. Ainsi donc, d’après eux, Dieu refuse à une partie des hommes sa béatitude qu’il ne doit à personne. Ensuite il décide de permettre les péchés de ces hommes et leur réserve, en considération de ces péchés, le châtiment éternel.

Les molinistes et les congruistes adoptent le point de vue opposé. De même qu’ils enseignent une prédestination conditionnelle (post prævisa merita), ils enseignent aussi, logiquement, une réprobation conditionnelle (post prævisa demerita). Ils rejettent non seulement la réprobation positive absolue des hérétiques, mais encore la réprobation négative absolue que l’Église n’a pas condamnée. D’après eux, Dieu exclut éternellement du ciel et réserve à l’enfer non pas une partie quelconque de l’humanité mais seulement les hommes dont il prévoit les péchés et l’impénitence. C’est donc dans l’opposition de l’homme à la volonté divine seulement que se trouve la raison de la réprobation, elle ne se trouve pas en Dieu.

La réalité de la réprobation n’est sans doute pas définie formellement, mais c’est la doctrine générale de l’Église et elle peut se démontrer par l’Écriture.

Quand le Concile de Valence (855) condamna la prédestination hérétique de Gottschalk et de Scot Erigène, il se déclara cependant pour la « prédestination des impies à la mort », mais il affirma, en opposition avec l’hérésie, que les réprouvés étaient euxmêmes responsables de leur perdition (Can. 3 : Denz., 322). Par ailleurs, l’Église s’occupa de la réprobation quand elle dut condamner de fausses opinions à ce sujet. Cf. les Conciles d’Orange (Denz., 200), de Quierzy (Denz., 316), de Trente (S. 6, can. 17 : Denz., 827). Dans toutes ces décisions doctrinales, l’Église ne nie pas une réprobation, elle la confirme plutôt, elle refuse seulement d’admettre qu’elle soit une prédestination divine au mal.

L’Écriture parle d’une condamnation des méchants prévue dès le commencement, mais elle n’oublie pas d’ajouter que cette condamnation a lieu à cause des péchés. Telle sera, d’après Jésus, la sentence des méchants : « Retirez-vous de moi, maudits, au feu éternel qui a été préparé au démon et à ses anges, car j’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger », etc. (Math., 25, 41, 42 ; cf. 1 Cor., 9, 27).

La réprobation résulte de la manière la plus simple et la plus probante de l’omniscience et de l’immutabilité de Dieu. Tout ce qui dans le temps se réalise dans ses créatures, il faut qu’il l’ait connu et voulu de toute éternité. Admettre une ignorance concernant les mauvaises actions futures serait porter atteinte à l’omniscience divine. Or la science est immédiatement suivie du jugement et de la volonté d’exécuter un jour ce jugement. Dieu a, de toute éternité, prononcé sur les pécheurs impénitents la réprobation ou le rejet. « Je ne vous ai jamais connus, retirez-vous de moi, ouvriers d’iniquité » (Math., 7, 23).

Réfutation de la réprobation hérétique. Les prédestinatiens invoquent d’abord l’Écriture, particulièrement S. Paul. Seulement on ne peut pas démontrer par l’Écriture que Dieu veut en soi le mal et la perdition des méchants ; on peut seulement démontrer qu’il permet les péchés des méchants et veut leur punition. Dans Prov., 16, 4, il est dit que Dieu a créé les méchants pour le jour du malheur. Mais, comme il est dit clairement que tout ce que Dieu a créé est bon et très bon (Gen., 1, 31), de même qu’il « aime tout et ne hait rien de ce qu’il a fait » (Sag., 11, 25), qu’il ne veut pas la mort du pécheur, mais sa vie (Ez., 18, 23, 32 ; 33, 11), ce passage ne peut vouloir dire que ceci : c’est que Dieu gouverne toute sa création selon sa volonté et règne même sur les impies, au jour du malheur, avec sa sagesse et sa puissance de Créateur, qu’il ne se tient pas indécis et impuissant en face d’eux, mais qu’il sait en triompher. - De même c’est en vain qu’on en appelle à S. Paul. Il pose d’abord cette règle qu’on ne doit jamais faire le mal pour procurer le bien (Rom., 3, 8). Il est certain qu’à ses yeux ce principe vaut aussi pour l’action de Dieu, dont la sainteté est pour lui intangible. Il est vrai qu’on cite Rom., 9, 11-23, où l’Apôtre affirme énergiquement la souveraineté de la puissance de Dieu sur ses créatures. Par rapport à Pharaon, il emploie des expressions fortes. Dieu le hait, il en fait un exemple de sa puissance, il l’endurcit, il en fait un vase de sa colère, il le prépare à la perdition. Cependant quand on regarde de près, on voit que la pensée de l’Apôtre est que, dans ce cas précis, Dieu retient sa grâce et son élection et, par conséquent, se comporte d’une manière négative. A la vérité, personne ne peut résister à sa volonté, il pourrait faire plier même le plus impie, mais il ne le veut pas, il fait rentrer ce pharaon, même sans élection, dans son plan de l’univers, il manifeste en lui sa justice. Comment S. Paul auraitil pu déclarer que l’attitude négative de Dieu envers les non élus est exempte d’ « injustice » (Rom., 9, 14), s’il fallait voir en Dieu l’auteur du mal et considérer l’endurcissement de Pharaon dans le péché comme l’effet directement recherché par lui ? (Cf. S. Thomas, Expositio in Rom., 919-923 ; C. Gent., 3, 162).

De même, on peut invoquer le témoignage de S. Augustin pour une prédestination absolue à la gloire, mais non pour une prédestination absolue à l’enfer. Sur ce dernier point, sa pensée n’est pas douteuse : la condition préalable de la réprobation, le péché, procède de l’homme seul. C’est ainsi qu’il écrit clairement : « Dieu est bon, Dieu est juste ; il peut sauver quelques hommes sans bons mérites, parce qu’il est bon ; mais il ne peut damner personne sans mauvais mérites (démérites), parce qu’il est juste » (C. Jul., 3, 18, 35). S. Augustin explique l’exemple paulinien de Jacob et d’Esaü en se référant au péché originel. « Très certainement, aucun des deux n’a eu ni bonnes ni mauvaises œuvres, en tant qu’il est question d’œuvres personnelles. Mais l’un et l’autre ont été coupables dans ce seul homme en qui tous ont péché, de telle sorte que tous doivent mourir en lui... Que le sauvé (Jacob) loue la miséricorde, que le condamné (Esaü) n’accuse pas le jugement » (Ep. 186, 21 ; cf. Ad Simpl., 1, 2 ; S. Prosper, Resp. ad. 12 object. Vincent). Au Concile d’Orange, l’Église a été aussi décisive dans l’enseignement de la doctrine catholique de la prédestination que dans la condamnation de la réprobation absolue ou de l’opinion qui veut que Dieu prédestine au mal et à la perdition.

On pourrait se demander comment la réprobation positive hérétique se distingue de la réprobation négative admise par certains auteurs catholiques. D’après les prédestinatiens, Dieu prédestine positivement une partie des hommes à l’enfer et décrète ensuite de leur refuser les grâces nécessaires de telle sorte qu’ils tomberont infailliblement et nécessairement dans le péché et la perdition. Par contre, les partisans de la réprobation négative représentent l’attitude de Dieu, envers le pécheur impénitent et sa perte, d’une manière précisément négative : Dieu les laisse purement et simplement de côté, il ne les destine pas à la gloire éternelle et, par suite, ne les destine pas non plus à la grâce efficace. Et ainsi ils se perdent. En réalité, les deux opinions arrivent au même résultat. Des deux explications résulte, comme le le remarque avec raison Lessius (De prædest., s. 2, n. 13), la « damnation infaillible ».

Estce que la théorie moliniste écarterait toute difficulté ? Ses partisans euxmêmes ne peuvent l’affirmer. Ils font cependant remarquer que cette théorie ne laisse subsister qu’un abîme au lieu de deux. La perte des réprouvés est entièrement le fait des hommes coupables. Mais pourquoi Dieu ne donnetil pas à tous les hommes, même aux réprouvés, la grâce efficace et se contentetil de donner aux réprouvés la grâce simplement suffisante ? Hurter écrit avec raison qu’en posant cette question on est au centre même du problème. (Comp., 2, 107 ; cf. aussi S. Thomas, C. Gent., 3, 162). Il ne nous reste donc qu’à nous écrier avec S. Paul: « O Altitudo » et, pour finir, nous pouvons nous décharger sur Dieu de tous nos soucis (1 Pier., 5, 7), même de celuilà qui est le plus important et le plus grave de tous, et prier avec le psalmiste en disant : « Tu es mon Dieu, en tes mains sont mes destinées » (Ps. 30, 15 sq.).

CHAPITRE 3 : Mode d’action de la grâce

A consulter : Bellarmin, De gratia et libero arbitrio (Disp. de controv., 4) (Venet., 1721), 199 sq. Palmieri, De gratia, thes. 39 sq. Schiffini, De gratia, 357 sq. - Au sujet des controverses d’Écoles, cf. sur le thomisme : Banez, Comment in D. Thom. (Samanticæ, 1584 sq). Alvarez, De auxiliis gratiæ (Rome, 1610). Billuart, De gratia, diss. 5 et 6. Gonetus, Clypeus theologiæ thomisticæ, 5 vol. (Colon., 1677, vol. 2). Gotti, Theologia scholasticodogmatica (Venet., 1750). Dummermuth, S. Thomas et doctrina præmotionis physicæ (1886). - Au sujet de l’augustinisme : Berti, De theolog. disciplinis, 8 vol. (Romæ, 1739 sq). Bellelli, Mens Augustini de statu creaturæ rat. (1711), Mens Augustini de modo reparationis hum. naturæ, 2 vol (Romæ, 1787). Bibliographie complète dans Dict. théol., v. Augustinisme. - Au suiet du molinisme et du congruisme : Molina, Concordia liberi arbitrii cum gratiæ donis (Olyssip., 1588). Platel, Auctoritas contra prædetermiationem phys. pro scientia media (Duaci, 1669). Frins, S. Thomæ doctrina de cooperatione Dei cum omni natura creata præsertim libera (1890) ; en outre les ouvrages des jésuites Mazella, Palmieri, Schiffini, sur la grâce. Bibliographie complète dans Dict. théol., 3, v. Congruisme. - Au sujet du syncrétisme : Tournely, De gratia, q. 9, a. 2 ; Wagner, De gratia sufficiente, 447 sq. - Sur l’histoire de la controverse : Serry, Historia congregat. de auxil. divinæ gratiæ (Anvers, 1709). Meyer, Historia controversiarum de divinæ gratiæ auxiliis (Anvers, 1705). Stufler, Num S. Thomas prædeterminationem physicam docuerit (Rev. d Innsb., 1920, livraison 2 sq).

§ 123. La grâce et la liberté d’après la doctrine de l’Église

THÈSE. La volonté humaine conserve sous l’influence de la grâce sa liberté complète.      De foi.

Explication. La question de la coopération de la grâce et de la liberté ne peut exister que pour ceux qui attribuent le salut à ces deux facteurs et non à un seul comme les pélagiens. Elle n’existe pas non plus, essentiellement, pour ceux qui accordent au facteur de grâce une telle prépondérance sur la volonté humaine que celleci n’entre plus en ligne de compte comme facteur libre. C’est le cas des Réformateurs, Luther, Mélanchton et surtout Calvin, ainsi que de Baïus et de Jansénius qui n’a fait que développer les théories de Baïus.

Le Concile de Trente enseigne que l’homme tombé a sans doute subi « un changement funeste quant au corps et quant à l’âme » (Sess. 5 c. 1) mais qu’il a gardé son libre arbitre « qui, sans être anéanti, a été affaibli et incliné au mal » (Sess. 6 c. 1) ; il enseigne ensuite que l’homme peut se disposer à la justification « en consentant et en coopérant librement à la grâce » (Sess. 6 c. 5), comme il peut s’y opposer : « il peut la rejeter » Denz., 788-793, 797, 811 , 814). S. Augustin enseigne la même chose : « Dieu opère dans l’homme la volonté de croire, et sa miséricorde nous prévient en toutes choses. Quant à consentir ou à résister à l’appel que Dieu nous adresse, c’est là, comme je l’ai dit, l’œuvre de notre volonté propre » (De l’Esprit et de la Lettre, 34, 60).

D’après Luther, l’homme a perdu la liberté pour tout bien. La grâce agit seule, « in actu secundo » dans la production de l’œuvre du salut et se sert de l’homme comme d’un instrument sans liberté (pierre, bûche, cheval). La volonté coopère à la grâce d’une manière purement physique et vitale et non en se déterminant ellemême dans une libre décision. Luther, comme aussi Calvin, n’admet que la « libertas a coactione » et non la « libertas a necessitate », cest-à-dire la liberté de la contrainte extérieure des hommes, mais non la liberté de la nécessité imposée intérieurement par Dieu (De servo arbitrio ; Calvin. Instit., 2, 3). Par une conséquence logique, ils nient tout mérite, car le salut vient de Dieu seul. Le problème de la liberté et de la grâce n’existe pas dans ce système ; on n’y trouve pas davantage de grâce qui par la faute de l’homme reste sans succès.

Trois thèses principales des jansénistes sont étroitement connexes ensemble : 1° La liberté diminuée ; 2° La grâce irrésistible ; 3° Le rejet de la grâce suffisante en tant que grâce qui, à cause de la mauvaise volonté, reste inefficace. L’Église a condamné ces propositions (Denz., 1066, 1093, 1094).

Baïus, exactement comme Luther, représente la nature humaine comme entièrement corrompue par la chute d’Adam (T. 1er. p. 334 sq.). D’après lui, la Scolastique, en faisant valoir les forces morales restées à l’homme, est devenue entièrement pélagienne (homini facienti, etc.) ; contre elle, il faut montrer de nouveau la véritable doctrine de l’Écriture et des Pères. La nature ne contenant aucune espèce de force active pour quelque vie religieuse et morale que ce soit, elle ne peut la recevoir que par l’influence du SaintEsprit. Tous les actes de l’homme découlent ou bien de la concupiscence ou bien de la charité du SaintEsprit.

Jansénius précise encore davantage : il déclare que la nature est entièrement dominée par la concupiscence, qu’il appelle « delectatio terrena ». Pour que l’homme arrive au bien, il faut opposer à la concupiscence un contrepoids, dans la délectation du bien, qu’il appelle la « delectatio cœlestis ». Entre ces deux délectations, la volonté humaine impuissante est en suspens, comme le fléau entre les deux plateaux d’une balance : le poids le plus fort l’emporte. Si la délectation bonne l’emporte, la grâce est efficace ; si c’est la mauvaise, la grâce est inefficace ; si les deux délectations s’équilibrent, c’est la « gratia parva ». Mais ce n’est jamais une grâce suffisante. Une grâce « vraiment et purement suffisante » est, aux yeux des jansénistes, haïssable comme un mal, si bien qu’on doit faire cette prière : « Dieu, libérez-nous de la grâce suffisante » ; car cette grâce ne sert de rien à l’homme, elle ne sert qu’à le rendre débiteur envers Dieu. La grâce véritable et proprement dite est la grâce efficace. Celleci est irrésistible. Il suffit pour le bien de la liberté de la contrainte extérieure (coactio), la liberté de la nécessité intérieure de la grâce n’est pas nécessaire. Les jansénistes invoquent principalement l’autorité de S. Augustin, dont, au reste, les expressions sont souvent matériellement identiques aux leurs ; mais S. Augustin n’a jamais abandonné la véritable liberté, même pas dans la phrase souvent citée : «C’est une nécessité que nous opérions selon ce qui nous délecte davantage » . Il entend cette nécessité moralement et non physiquement ; autrement le péché serait pour lui une nécessité et le bien un pur mécanisme. (Cf. Denz., 1001 sq. concernant Baïus ; 1092 sq. concernant Jansénius). Les soixantedixneuf propositions de Baïus sont condamnées simplement dans leur ensemble, sans que chacune en particulier soit frappée d’une censure ; quant aux cinq de Jansénius, elles sont caractérisées chacune comme « hérétiques ».

La doctrine catholique, par contre, affirme la complète liberté de la volonté sous l’influence de la grâce et cela non seulement pendant l’action de la grâce suffisante, mais encore pendant l’action de la grâce efficace.

Preuve. L’Écriture s’exprimant d’une manière pratique et non spéculative, individuelle et non systématique, elle parle des deux facteurs de la grâce et de la liberté au sens divisé et non au sens composé. Elle affirme la liberté comme la grâce, sans dire comment ces deux affirmations se concilient. Sirach estime le riche bienheureux « parce que, au lieu de choisir le mal, il a choisi le bien » ; « il pouvait pécher et n’a pas péché, faire le mal et il ne l’a pas fait » (Eccli., 31, 10 ; cf. 15, 11-17). Moïse, il est vrai, a écrit les paroles connues sur l’endurcissement de Pharaon par Dieu, mais aussi ces paroles aussi célèbres sur la liberté du choix entre le bien et le mal : « J’en prends à témoins aujourd’hui le ciel et la terre : j’ai mis devant vous la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisis donc la vie, afin que tu vives, toi et ta postérité, et que tu aimes le Seigneur ton Dieu et que tu obéisses à sa voix et que tu lui restes fidèle. » (Deut., 30, 19, 20). Sans doute l’homme qui a besoin de grâce crie vers Dieu : « Faisnous revenir à toi, Seigneur, et nous reviendrons » (Lam., 5, 21) ; mais, inversement, le Seigneur luimême exhorte l’homme : « Tournez-vous vers moi et je me tournerai vers vous. » (Zach., l, 3). Le Concile de Trente peut invoquer les deux passages dans le même contexte. (S. 6, c. 5.)

Jésus fait dépendre le salut et la foi de la grâce (Jean, 6, 44 sq.) ; mais aussi de la volonté (Jean, 8, 24 ; 6, 44 sq., 68). Comme une poule rassemble ses poussins, il a voulu rassembler les enfants de Jérusalem autour de lui, mais, ajoutetil douloureusement, « tu n’as pas voulu » (Math., 23, 37). Celui qui n’est pas de Dieu n’écoute pas la parole de Dieu, parce qu’il n’est pas de Dieu (Jean, 8, 47), cependant cette incrédulité est un péché qui ne sera pas remis, donc un acte libre (Jean, 8, 24 ; 9, 41). La béatitude éternelle est un libre don de Dieu, qui peut donner son « denier » à qui il veut (Math., 20, 1-16) ; mais il est aussi la récompense de la fidèle administration des talents (Math., 25, 14-30). Sans doute le Père a « donné » à Jésus ses disciples, mais il les exhorte à « demeurer » en lui (Jean, 15, 4-10). On voit que Jésus affirme clairement partout les deux facteurs, la grâce et la liberté. Il est vrai qu’il ne donne nulle part une théorie sur leur collaboration ; c’est qu’il se comporte d’une manière pratique et non spéculative.

S. Paul fait souvent ressortir avec force la grâce, mais il n’ignore aucunement la volonté libre : « C’est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis et sa grâce n’a pas été inactive en moi, mais j’ai plus travaillé qu’eux tous, non pas moi cependant mais la grâce de Dieu avec moi » (1 Cor., 15, 10). « J’ai combattu le bon combat, j’ai achevé ma course, j’ai conservé la foi ; au reste, la couronne de justice m’est réservée, que me donnera en ce jour le Seigneur, le juste juge » (2 Tim., 4, 7, 8). Il exhorte les Corinthiens à « ne pas recevoir en vain la grâce de Dieu » (2 Cor., 6, 1). « Courez de manière à remporter le prix » (1 Cor., 9, 24). Il faudrait citer ici toutes les exhortations morales de ses Épîtres. S’il dit une fois : « Notre salut n’est pas le fait de celui qui court », il dit ailleurs : « Courez de manière à obtenir le salut ». Il demande précisément de courir quand Dieu en a donné la force. Ailleurs  il dit : « A sa volonté qui résiste ? » (Rom., 9, 19). Il est certain que Dieu atteindra infailliblement le but de sa grâce s’il le veut absolument. L’Apôtre rassemble dans une seule phrase les deux facteurs, quand il écrit : « Opérez votre salut avec crainte et tremblement... car c’est Dieu qui opère en vous le vouloir et le faire selon son bon plaisir » (Phil., 2, 12, 13). S. Paul inculque ici le grave devoir de soutenir en nous l’action de la grâce par notre libre adhésion.

Les Pères. Nous avons déjà dit plus haut que les Pères pré-augustiniens ont insisté sur la liberté. La liberté est pour eux le caractère principal de notre ressemblance avec Dieu. Les Grecs sont, sur ce point, les vrais disciples de leurs anciens philosophes (Platon) et les adversaires des manichéens. Il suffit d’examiner ici S. Augustin auquel les hérétiques font appel. Qu’à l’époque antérieure au pélagianisme, il ait, comme les autres Pères, soutenu la primauté de la volonté par rapport à la grâce, il le dit luimême. Il ne peut donc s’agir que de ses écrits postérieurs. On peut avouer sans scrupule que « l’idée de la volonté toutepuissante et souveraine de Dieu, source absolue de tout bien, porte et domine toute sa doctrine de la grâce » (Bardenhewer, Patrologie, 438). Cependant il ne s’est jamais laissé entraîner à nier la liberté. A la vérité, la liberté surnaturelle, par laquelle il entend l’aptitude de l’homme à une vie salutaire produite par la grâce et ses propres dispositions, a été, d’après lui, perdue par le péché. Mais la liberté naturelle, dans son essence formelle, non seulement n’a pas été niée par S Augustin, mais il l’a enseignée partout. Et il arrive à cette conclusion, non par l’analyse psychologique de sa propre expérience de la grâce, mais par la notion de Dieu. « S’il n’y a pas de grâce de Dieu, comment sauvetil le monde ? S’il n’y a pas de libre arbitre, comment jugetil le monde ? » (Ep. 214, 2). Il écrit encore vers 427 un ouvrage spécial sur la grâce et la liberté, dans lequel il se prononce pour les deux facteurs. Il signale, au début, qu’il écrit contre ceux « qui défendent tellement la grâce de Dieu qu’ils nient la libre volonté de l’homme ou bien qui pensent, quand on défend la grâce, qu’on nie la libre volonté de l’homme ». D’après lui, les deux manières de voir sont fausses. « La volonté libre, en effet, n’est pas supprimée parce qu’elle est soutenue, mais elle est précisément soutenue parce qu’elle n’est pas supprimée » (Ep. 157, 10). La doctrine du maître a été défendue aussi par son disciple S. Prosper (C. Collat., 18, 3, etc.).

S. Augustin connaît, il est vrai, une délectation victorieuse pour le bien (delectatio cælestis) ; elle est en connexion avec sa doctrine de la concupiscence dont elle est le pendant. Le péché a introduit dans notre chair une tendance déplorable vers le mal, qui nous domine, mais sans détruire la liberté ; comment pourrionsnous autrement être jugés justement ? La grâce introduit dans notre cœur une disposition opposée, une disposition au bien ; cette disposition aussi est dominante chez les régénérés, mais en union et en harmonie avec la liberté ; c’est un amour du bien auquel coopère la volonté et non un amour passivement ressenti. Sans doute, dans la vie réelle, il s’établira, pour ainsi dire, une loi, d’après laquelle nous suivrons l’une ou l’autre tendance ; car qui peut rester, ici, longtemps indifférent ? Et c’est pourquoi S. Augustin conclut que nous suivons toujours l’inclination la plus forte : «Il est nécessaire en effet que nous agissions conformément à ce qui nous charme le plus » (In Ep. ad Gal., 49). Que S. Augustin n’entende pas par là une nécessité physique mais une nécessité seulement morale, on peut l’affirmer déjà à priori, car il ne veut certainement pas ramener le mal à Dieu. Mais même par rapport au bien, il dit luimême : « Je ne faisais pas ce qui (le bien) me plaisait à un degré incomparablement plus élevé et ce que j’aurais pu faire si je l’avais seulement voulu. » (Conf., 8, 8, 20). Baïus a donc mal compris S. Augustin quand il a voulu l’expliquer dans le sens d’une alternative de la « caritas Dei » et de la « cupiditas mundi ».

Écoutons encore quelques passages de ses écrits sur la grâce. « Par ses saintes Écritures, (Dieu) nous révèle clairement qu’il y a dans l’homme le libre arbitre de sa volonté » (De grat. et lib. arb., 2, 2 ; cf. 5, 10 sq. et 21, 42). « L’obéissance nous est demandée, et il ne peut pas y avoir d’obéissance sans libre arbitre » (Lettres, 214, 7 ; cf. 215, 5). Il enseigne : « l’origine du mal se trouve dans le libre arbitre » (Retr., 1, 9, 2). Quand S. Augustin écrit : « Rien n’est autant en notre pouvoir que la volonté ellemême » (De lib. arb., l. 3, c. 3), il indique la voie à tous les Pères postérieurs et à tous les théologiens. Mais la coopération de la liberté et de la grâce a toujours paru, comme aujourd’hui, un problème difficile.

Loofs luimême, qui cite cette dure phrase de S. Augustin : « Si la voie de la vérité nous est inconnue, notre libre arbitre ne peut que nous porter au péché » (De spirit. et lit., 3, 5), écrit à son sujet : « Mais il n’a jamais nié la « libertas arbitrii » au sens psychologique ; en effet, dans le domaine de son pouvoir, l’homme a un « liberum arbitrium » (c.àd. la liberté de choisir) : Augustin n’était pas déterministe » (H. D., 411). S. Augustin comprend donc l’absence de liberté au sens religieux et surnaturel.

Les jugements des protestants, concernant quelquesuns des successeurs de S. Augustin, sont souvent contradictoires. C’est ainsi que certains considèrent S. Bernard, par exemple, comme un « calviniste ». Bien entendu, tout comme S. Anselme (De concord. præsc. et præd. nec non gratiæ Dei cum lib. arb.) et d’autres, il donne, comme disciple de S. Augustin, un enseignement entièrement catholique, dans son livre « De la grâce et du libre arbitre », dans lequel il expose la triade connue de la liberté : « On peut être libre du péché, de la misère et de la nécessité… nous sommes libres de la nécessité par la nature, du péché par la grâce et de la misère dans la (céleste) patrie »  (3, 7). Il donne cette forme aux pensées de S. Augustin : « supprimez le libre arbitre et il n’y aura plus rien à sauver ; supprimez la grâce, il n’y a plus rien qui sauve » (1, 2) ; cf. aussi Dict. théol., 2, 777 sq. Les jugements sur S. Thomas sont aussi contradictoires. Un certain nombre de protestants le considèrent comme un déterministe, bien que, dans sa seule Somme théologique, il ait consacré deux questions, avec un ensemble de treize articles, à la volonté et à la liberté (1, 82 sq.). Étant donné que les théologiens catholiques défendent les deux facteurs, la liberté et la grâce, on pourrait les suspecter aussi facilement que S. Bernard et S. Thomas. Deissmann ne ditil pas déjà de S. Paul qu’il est à la fois déterministe et indéterministe ? D’après Deusen, Philosophie de la Bible (1913), 282, Jésus et S. Paul sont déterministes. Il y a donc une fluctuation continuelle dans les dires des adversaires.

La raison théologique déduit la participation de la volonté au bien, de ce fait extérieur que le bien nous est commandé par Dieu. C’est l’argument auquel se réfère si souvent S. Augustin : « La loi n’ordonnerait pas, s’il n’y avait pas de volonté » (Ep. 177, 5). Le saint docteur tire de même ses arguments de la notion chrétienne de récompense et de châtiment. Loi, menace, promesse, récompense et châtiment n’ont un sens raisonnable que si l’on admet la liberté. Il faudrait n’y voir, autrement, qu’arbitraire et nonsens. L’expérience chrétienne nous apprend enfin que beaucoup de bien, souvent le meilleur, se fait contre l’inclination naturelle. Le Christ ne connaît qu’une loi fondamentale de la moralité, c’est que la volonté de Dieu se fasse en tout. C’est d’après cette loi qu’il a accepté la mort rédemptrice (Luc, 22, 42), malgré les répugnances de la nature.

Quand on conçoit la vie religieuse et morale d’une manière réellement prédestinatienne, on l’anéantit et on finit par sombrer dans la stupidité des fakirs hindous. En outre, c’est la liberté qui donne d’abord au bien naturel son caractère de moralité et « la grâce suppose la nature » : là où il n’y a pas de bien naturel le bien surnaturel est impossible.

L’objection d’après laquelle, en admettant deux facteurs de l’acte, on l’empêche de réaliser son unité, ne tient pas ; car selon une expression pertinente de S. Bernard : « Ce n’est pas en partie la grâce, en partie le libre arbitre, mais l’une et l’autre qui accomplissent tout par une seule œuvre indivisible : certes, il accomplit tout et elle accomplit tout ; mais de même qu’elle accomplit tout en lui, il accomplit tout par elle » (De concord., c. 14, n. 47 ; cf. 46). On sait avec quelle force le scotisme insiste sur le rôle de la volonté et pourtant Scot n’est pas « pélagien ».

Corollaire. Il y a une grâce vraiment et relativement suffisante qui rend l’homme capable, dans ses conditions particulières de vie, de faire le bien et d’éviter le péché, mais qui, par suite de sa résistance, reste stérile (grâce vraiment et purement suffisante).

Le Concile de Trente dit dans le canon que nous avons cité, que la volonté libre coopère avec la grâce, quand elle se dispose a la Justification, ainsi donc la grâce est vraiment suffisante, mais, en même temps, il enseigne que la volonté peut refuser sa coopération à cette grâce ; par conséquent la grâce reste, si la volonté refuse sa coopération, purement suffisante. La proposition de Jansénius affirmant que, dans l’état de nature tombée, on ne résiste jamais à la grâce intérieure, a été condamnée (Denz., 1093) ; a été condamnée de même la proposition déclarant que la grâce suffisante ne nous est pas seulement inutile, mais nuisible et que, par conséquent, nous devrions prier Dieu de nous en délivrer (Denz., 1296).

La preuve de l’existence de la grâce suffisante réside d’abord dans le fait que la volonté, sous l’influence de la grâce, reste libre et peut y résister. Dieu veut, par elle, conduire l’homme au bien, elle est donc vraiment apte et propre à cette fin ; mais la volonté peut la refuser, elle n’est donc pas de nature à triompher de la volonté ; elle demeure inefficace (purement suffisante). Ensuite la thèse se déduit de ce fait que Dieu donne sa grâce à tous les hommes et de cet autre fait que tous ne font pas le bien et ne sont pas sauvés ; ils peuvent donc faire leur salut et ne le font pas. La grâce est vraiment suffisante, mais elle n’est que suffisante. Il faut dire, en outre, que Dieu exige que tous fassent leur salut, sous peine de damnation éternelle ; comme cela n’est possible que dans l’hypothèse de la grâce, il faut donc que, pour tous ceux qui se perdent, la grâce soit vraiment suffisante, mais seulement suffisante : autrement Dieu serait injuste. Or le Concile de Trente dit avec S. Augustin que Dieu ne commande pas l’impossible.

L’Écriture signale, en plusieurs passages, des exhortations divines auxquelles, comme l’enseigne l’expérience, tout le monde ne correspond pas. Dieu n’adresserait pas sérieusement ces exhortations à tous, s’il n’en rendait pas l’exécution possible en accordant sa grâce. La prédication de Jésus s’adressait à tous les Israélites, mais chez un petit nombre seulement la semence tomba sur une bonne terre (Math., 13, 1 sq.). Le Roi les avait tous invités au festin de noces de son Fils, mais ils ne voulurent pas venir... ils s’en allèrent tous, l’un à sa maison des champs, etc... (Math., 22, 1-14). Jésus se plaint en ces termes : « Malheur à toi, Corozaïn ; malheur à toi, Bethsaïde, car si les miracles qui ont été faits au milieu de vous avaient été faits dans Tyr et Sidon, il y a longtemps qu’elles auraient fait pénitence sous le cilice et la cendre » (Math., 11, 21). « Jérusalem, Jérusalem, qui tues les Prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés, que de fois j’ai voulu rassembler tes enfants, comme la poule rassemble ses poussins sous son aile, et tu n’as pas voulu » (Math., 23, 37). S. Étienne fait entendre la même plainte (Act. Ap. 7, 51). S. Paul avertit les Corinthiens de « ne pas recevoir en vain la grâce » (2 Cor., 6, 1).

A tous ces cas s’applique ce principe : La vocation au royaume de Dieu était suffisante, mais elle n’était pas efficace. La grâce et la volonté n’arrivèrent pas à s’unir. La faute en est à la volonté. C’est pourquoi elle est, chaque fois, passible du jugement divin.

Par conséquent, la grâce suffisante n’est pas, comme le prétendaient les jansénistes, un malheur qui ne fait que rendre l’homme coupable envers Dieu, mais un bienfait véritable et salutaire. Car elle rend l’homme capable, tout au moins d’une manière éloignée (grâce de prière, laquelle pourra permettre d’obtenir la puissance nécessaire pour effectuer d’autres actes salutaires ) ou même d’une manière prochaine (grâce qui confère à la volonté toute la puissance nécessaire pour agir), de devenir enfant de Dieu. C’était certainement un véritable bienfait de Dieu que celui dont le refus arrache des lamentations à Isaïe et même des pleurs à Jésus. Au lieu de faire cette prière : Délivrenous de la grâce suffisante, le jansénisme aurait dû dire à Dieu : Délivrenous de la résistance de notre mauvaise volonté à la grâce. C’est pourquoi Alexandre VII a condamné à bon droit cette opinion des jansénistes.

Les jansénistes commettaient encore une grave erreur en distinguant une grande et une petite grâce et en attribuant à Dieu la responsabilité de l’inefficacité de la « petite » grâce. Ils affirmaient, en effet, que cette grâce suffisante abstraitement et prise en soi, ne l’était pas concrètement et relativement, par rapport à la situation personnelle du pécheur.

Objections des jansénistes. Ils invoquent l’autorité de S. Paul qui dit que c’est Dieu « Qui produit le vouloir et l’opération » (Phil., 2, 13). Mais ce texte veut dire seulement que Dieu fait que nous aussi nous voulions moralement, c.àd. librement, car une volonté qui n’est pas libre n’est pas une vraie volonté. L’Apôtre écrit : « Qui résiste à sa volonté ? » (Rom., 9, 19). Il est cependant impossible que S. Paul veuille dire que Dieu, quand il meut notre volonté d’une manière efficace et sûre vers le bien, ne puisse le faire qu’en détruisant cette volonté dans le privilège le plus élevé de sa nature, la liberté, et en la conduisant comme un instrument mort. Le texte ne peut avoir que ce sens : quand Dieu veut sauver l’homme (volonté absolue), il le peut certainement par la force de sa grâce, en ramenant au bien une volonté qui en était détournée, - non pas cependant malgré cette volonté - quel succès seraitce en effet ? - mais avec elle. S. Paul veut faire ressortir la force de la grâce efficace, mais il n’entend pas conseiller au pécheur d’attendre paresseusement que Dieu lui donne une grâce irrésistible. Toutes les Épîtres et toutes les exhortations de l’Apôtre s’opposent à l’interprétation du facteur de la grâce telle que l’entendent les jansénistes. Personne n’a été saisi et transformé par la grâce d’une manière plus intense que S. Paul luimême et cependant c’est justement lui qui écrit qu’il a coopéré librement avec la grâce (1 Cor., 15, 10) et que finalement il peut encore se perdre s’il refuse cette coopération (1 Cor., 9, 27). L’Église demande dans une oraison (4e dim. ap. la Pent.) que Dieu nous entraîne vers lui, même si nous sommes « rebelles », c.àd. qu’il rende par sa grâce, notre volonté opiniâtre, docile et inclinée au bien. Elle ne songe pas à demander la suppression de la liberté pour que la grâce agisse seule. S. Augustin, il est vrai, insiste parfois beaucoup sur la force de la grâce et cite volontiers le mot de S. Paul, d’après lequel personne ne peut résister à la volonté de Dieu (Rom., 9, 19). C’est un sujet de controverse parmi les théologiens de savoir si S. Augustin admet une grâce irrésistible. Ainsi Rottmanner écrit : Il (Dieu conduit les prédestinés sans qu’ils puissent se détourner et invinciblement à leur fin. (De la correct. et de la grâce, 12, 38)... Avec une précision qui ne laisse rien à désirer, S. Augustin déclare que les bonnes tendances de la volonté et les bonnes œuvres ne sont au fond que des effets que produit, dans le cœur des hommes, la grâce invincible du ToutPuissant » (L’augustinisme [1892], 21, 24). Kolb juge de même (Liberté humaine et prescience divine d’après S. Augustin [1908], 109). Par contre, Mausbach prétend que cette manière de voir résulte d’un « terrible malentendu ». S. Thomas donne une interprétation plus rigide de Rom., 9, 19. (Cf. encore S. Augustin, Div. quest. à Simpl., l, 2, 13).

§ 124. La grâce et la liberté d’après l’explication de l’École

Le fait de la coopération de la grâce et de la liberté a été défini par l’Église contre l’hérésie prédestinatienne. Quant au mode de la coopération, sa détermination est laissée à la libre discussion. Or le problème se pose ainsi : Si le dogme nous enseigne que l’homme est libre sous l’influence de la grâce, comment s’explique alors l’infaillibilité du succès de la grâce ? Plus précisément, comment fautil comprendre le passage de la grâce suffisante à la grâce efficace ? L’adhésion de l’homme se produitelle par une nouvelle excitation divine et une détermination, par Dieu, de la volonté, de telle sorte que Dieu mette d’accord la volonté humaine avec sa volonté de grâce, ou bien cette adhésion se produitelle par une libre décision de l’homme, de telle sorte que ce soit lui qui mette sa volonté en harmonie avec la volonté divine de grâce ? Le succès de la grâce atil son fondement dans la nature de cette grâce (grâce efficace en ellemême, intrinsèquement) ou bien dans la liberté (grâce efficace accessoirement, de l’extérieur) ? Dieu voitil ce succès en luimême ou le voitil dans l’homme ? Dieu prévoitil infailliblement le succès, parce qu’il veut ce succès ou bien parce qu’il voit que l’homme coopérera avec la grâce ?

On ne peut nier que ces questions ont un grand attrait spéculatif et que, en raison de leur connexion étroite avec l’affaire de notre salut, elle sont d’une grande importance pratique. Malheureusement elles semblent pour nous insolubles.

En Occident - pas en Orient - on a senti l’acuité de ce problème et on a essayé de le résoudre dès le temps de S. Augustin. On a déjà signalé avec quelle énergie le saint docteur insiste sur le rôle de la grâce. « Dieu luimême est notre pouvoir » (Solil., 2, 1, 1 ; cf. De grat. Christi, 25, 26). Il est persuadé que Dieu conduit l’âme au salut sans qu’on puisse s’en détourner, invinciblement (De la correct. et de la grâce, 12, 38), « Il est certain que c’est nous qui agissons ; mais [Dieu] nous permet d’agir, en fournissant à notre volonté des forces très efficaces » (De la grâce et du libre arbitre, 16). Tel est aussi l’enseignement de ses disciples, bien qu’ils essaient parfois d’adoucir un peu le ton du maître.

La Scolastique primitive inclina tantôt vers un sens, tantôt vers l’autre et elle offre des arguments pour l’une et l’autre manière de voir. S. Thomas insiste partout sur le rôle de Dieu comme « cause première ». « Dieu est le premier en mouvement immobile » le premier moteur de tout, des volontés libres comme du reste (S. th., 1, 3, 1). « La volonté divine est la première règle de toutes les volontés », même de celles des bienheureux et des anges (C. Gent., 4, 92). « Dieu est cause de n’importe quelle action dans la mesure où il donne le pouvoir d’agir, où il le conserve et, il l’applique à l’action et où tout autre pouvoir agit dans le sien... il en découle que luimême opère sans intermédiaire en n’importe quel être, sans exclure l’opération de la volonté et de la nature » (De potentia, q. 3, 7 ; cf.S. th., 1, 2, 16, 1 ; 1, 2, 9, 3 ; 1, 2, 10, 4 ; De verit., 22, 8 ; De malo, 6 ad 3).

Le Concile de Trente défend la liberté contre les Réformateurs (Cf. cidessus § 123 et t. 1er, § 80). Il enseigne spécialement que les pécheurs, « au lieu de l’éloignement de Dieu dans lequel ils étaient auparavant par leurs péchés, viennent à être disposés par la Grâce qui les excite, et qui les aide à se convertir pour leur propre justification, consentant, et coopérant librement à cette même Grâce ; en sorte que Dieu touchant le cœur de l’homme par la lumière du Saint Esprit, l’homme pourtant ne soit pas tout-à-fait sans rien faire, recevant cette inspiration, puis qu’il la peut rejeter ; quoi qu’il ne puisse pourtant sans la grâce de Dieu, par sa volonté libre, se porter à la Justice devant lui » (S. 6, c. 5 ; Denz., 797). Dans l’époque qui suivit le Concile de Trente, des systèmes théologiques essayèrent d’expliquer, d’une manière plus précise, le problème de la grâce et de la liberté ; nous allons les exposer brièvement. Ils cherchent tous à s’appuyer sur S. Augustin et S. Thomas.

1. Le thomisme. Il fut établi par le Dominicain espagnol Banez de Salamanque (+ 1604). Sa thèse se formule ainsi :  « Efficacia infallibilis connexionis cum effectu ex natura gratiæ intrinseca ». Il appliquait logiquement le principe de S. Thomas sur l’action universelle de Dieu comme cause première, au domaine surnaturel. Aucune cause secondaire ne peut passer à l’activité sans être déterminée efficacement par la première. Cependant Dieu meut chaque créature selon sa nature ; la créature non libre en la faisant agir d’une manière nécessaire, la créature libre en la faisant agir d’une manière libre. L’influence de Dieu est irrésistible et par conséquent infaillible ; rien ne peut s’y soustraire. Dans l’ordre naturel, cette influence s’appelle le « concursus generalis » ; dans l’ordre surnaturel, il s’appelle la grâce. Dans les deux cas, cette influence s’exerce d’une manière entièrement analogue. Dans l’ordre naturel, ce « concursus » est prœvius, préalable et non « simultaneus » ou simplement concomitant ; il en est donc de même dans l’ordre surnaturel. La motion divine n’est donc pas seulement motio (divina), mais encore præmotio. Cependant cette « antériorité » ne doit pas s’entendre au sens temporel (tempore prius), mais au sens logique et réel (natura prius). Une expression extensive est la prédétermination : elle veut dire que Dieu, dans plus ses éternels « décrets prédéterminants de grâce », a décidé de conduire sûrement un certain homme par la prémotion à l’œuvre du salut et à la vie éternelle.

Cette prémotion est appelée physique, car elle saisit la volonté intérieurement, dans sa nature : elle ne l’attire pas seulement extérieurement et moralement au bien, mais elle la meut physiquement là où elle veut qu’elle aille, conformément cependant à sa nature et par conséquent librement. Cette prémotion physique est la grâce efficace ; sous son influence le bon vouloir se produit réellement. Si elle manque à la volonté, celleci n’est pas complètement équipée pour l’action, la grâce n’est alors qu’une grâce suffisante ; il manque à la volonté l’« applicatio ad actum », le mouvement qui fait passer de l’ « actus primus » à l’ « actus secundus ». Entre les deux grâces, il y a une différence essentielle, elles sont entitativement distinctes. La grâce suffisante ne donne que le pouvoir, mais elle n’arrive jamais jusqu’au vouloir, lequel n’est opéré que par la nouvelle grâce, laquelle n’est jamais dépourvue de succès. Ce succès, Dieu le prévoit éternellement dans son décret de grâce physiquement prédéterminant.

Appréciation. Personne ne peut refuser au thomisme la justesse de déduction. Il semble que son point de départ soit le seul juste. Il part de la notion de Dieu, la cause première qu’il faut toujours placer au premier rang dans l’ordre surnaturel comme dans l’ordre naturel. Cela lui donne une force qui manque à tous les autres systèmes. Il ne reste rien à désirer dans son explication de la prescience divine par rapport au succès futur. Il est vrai que le jugement est différent quand on envisage ses conséquences pour l’homme. Alors naissent de graves difficultés.

On ne se rend pas bien compte comment, avec la prémotion physique, on peut sauvegarder la liberté, la « possibilité de refuser si l’on veut » (Trid.). On répond : Il y a ici, il est vrai, une nécessité, mais cette nécessité n’est pas une nécessité causale, c’est une nécessité logique ; ce n’est pas la « necessitas consequentis », c.àd. d’après laquelle la volonté coopère d’une manière logiquement sûre et dans ce sens nécessairement, mais la « necessitas consequentiæ », c.àd. d’après laquelle la coopération de la volonté a lieu, car ce serait une contradiction de dire que la volonté agit et n’agit pas ; ce qui est ne peut pas en même temps n’être pas : mais cette proposition ne dit rien sur le mode d’opération. On s’exprime encore de la manière suivante : La volonté est libre « in sensu diviso » et non « in sensu composito ». Elle est libre « in sensu diviso », c.àd. que, indépendamment et séparément de la grâce efficace, elle peut omettre l’acte pour la production duquel cette grâce (prémotion physique) a été donnée, car elle garde son pouvoir de liberté comme l’oiseau posé sur la branche garde celui de voler. Mais au sens composé, c.àd. dans l’union de fait entre la grâce efficace et la volonté, il n’est plus logiquement possible que la volonté omette l’acte, car, sous l’influence de cette grâce, elle s’est, conformément à la nature de sa volonté libre, déterminée librement à cet acte et aussi longtemps que persistent cette influence de grâce et la décision volontaire produite sous cette influence, il est logiquement nécessaire que l’acte opposé soit exclu, de même qu’un oiseau ne peut pas en même temps être posé sur la branche et voler.

S. Thomas luimême dit : « C’est Dieu qui est la cause première, donnant le mouvement aux causes naturelles et aux causes volontaires. Et de même qu’en mettant en mouvement les causes naturelles il n’empêche pas leurs actes d’être naturels, ainsi en mettant en mouvement les causes volontaires, il n’ôte pas à leurs actes leur modalité volontaire, mais bien plutôt il la réalise en eux ; car Dieu opère en chaque être selon sa nature propre » (S. th., 1, 83, 1 ad 3). « Dieu meut parfois certains de façon spéciale à vouloir avec détermination quelque chose de bon ; ainsi ceux qu’il meut par la grâce » (S. th., 1, 2, 9, 6 ad 3).

On objecte en second lieu que Dieu coopérerait au péché. A cela les thomistes répondent par une distinction. Sans doute, disentils, Dieu prédétermine positivement en tant que telle l’activité matérielle, mais pour ce qui est de son désaccord formel avec la loi morale, il le permet simplement négativement, il n’empêche pas que la volonté n’abuse du bon concours qu’il lui a prêté. Ainsi Dieu n’est pas l’auteur de la faute, mais seulement de l’acte ontologique. Au reste, le mal n’a pas de « causa efficiens » mais seulement une « causa deficiens ». S. Augustin : « Si une courtisane pèche, c’est son fait ; si elle met au monde un fils, elle le doit à Dieu (Sermon 10, 5). Mais comment Dieu connaîtil le mal ? Du simple refus de la grâce ne découle pas, comme une conclusion déterminée, le mal particulier qui en résultera. Il y a là une difficulté presque insoluble.

2. L’augustinisme. Ses principaux représentants sont le cardinal Noris (+ 1704), Bellelli (+ 1742), Berti (+ 1766), Marcelli (+ 1804). Ils remplacent la prémotion physique très critiquée par une délectation victorieuse que Dieu inspire préalablement à la volonté. Cette délectation, pensentils, assure mieux la liberté, car alors que la prémotion meut la volonté physiquement, la délectation ne la meut que moralement en excitant et en attirant la volonté, sans doute jusqu’à une victoire complète sur ellemême et ses faiblesses, mais de telle sorte cependant qu’elle reste physiquement libre. Par l’affirmation de la liberté et le rejet de la grâce irrésistible, les augustiniens se séparent du jansénisme condamnable.

Appréciation. Si la délectation victorieuse doit entraîner par ellemême la décision de la volonté, l’augustinisme s’expose aux mêmes critiques que la théorie thomiste. Mais ce système est inférieur au thomisme par manque d’autorité, puisqu’il ne s’appuie que sur S. Augustin, et plus encore par son défaut de réalisme et de suite logique. L’expérience chrétienne ne connaît guère cette délectation victorieuse et, de plus, elle connaît encore la crainte, l’espérance, la foi, la pénitence comme motifs décisifs d’une bonne résolution. En outre, le système explique d’une manière insuffisante la prescience que Dieu a du succès, puisque la grâce n’agit que moralement.

Par contre, si cette délectation agit physiquement, mieux vaut admettre alors le système thomiste avec sa ferme substructure philosophique. Au sujet de S. Augustin, cf. cidessus p. 86.

3. Le molinisme. Sa thèse se formule ainsi : « Efficacia intrinseca virtutis seu in actu primo et extrinseca connexionis seu in actu secundo. » Ce système tire son nom du Jésuite espagnol Molina (+ 1600) qui expose sa doctrine dans son livre : « La concorde du libre arbitre avec les dons de la grâce ». Il insiste sur la liberté, sans cependant la placer, comme les pélagiens, avant la grâce. Ici encore nous devons distinguer l’« actus primus » et l’ « actus secundus ». Dans l’« actus primus », Dieu munit l’homme de sa grâce surnaturelle (gr. elevans) pour le bien, non seulement d’une manière morale par l’illumination de l’intelligence, mais encore d’une manière physique par le mouvement et l’excitation de la volonté et cela d’une manière suffisante. Le passage effectif au bien, dans l’« actus secundus », se produit ainsi : la volonté, de son côté, saisit la grâce et en union avec elle accomplit le bien de telle sorte que la vitalité de l’acte salutaire provient de la volonté, mais son caractère surnaturel, de la grâce qui opère le passage de l’« actus primus » à l’« actus secundus ». Il n’y a donc en soi que des grâces suffisantes et il dépend de la volonté, qui est sans doute influencée par cette grâce mais n’est pas l’objet d’une prémotion physique et demeure complètement maîtresse d’ellemême, que cette grâce reste simplement suffisante ou qu’elle devienne efficace (entitative ejusdem speciei) : « Efficacia gratiæ ab extrinseco sive per accidens ». Quant au succès, Dieu le voit dans sa science moyenne (cf. t. 1er, p. 158 et 165) et non dans ses décrets éternels.

Pour préciser : Dieu prévoit, en vertu de sa science infinie, comment les êtres libres, dans les diverses situations possibles, coopéreraient librement avec telle ou telle mesure de grâce, et, appuyé sur cette connaissance des futurs conditionnels (scientia media), il décrète, dans un acte logiquement second, de choisir et de réaliser, parmi les nombreux ordres du monde possibles que sa science embrasse, cet ordre précis, dans lequel tel homme, coopérant librement avec la grâce, sera sauvé et tel autre, la refusant librement, sera damné. Après ce décret créateur, la science moyenne devient la science de vision, c.àd. qu’elle s’étend maintenant au réel. Dieu voit les futurs libres dans leur état réel. Cependant cette connaissance est indépendante des choses. Le molinisme luimême n’admet pas que Dieu tire sa connaissance du dehors.

Appréciation. Si le point obscur du thomisme est la « prémotion physique » dans ses rapports avec la liberté, le point obscur du molinisme est la « science moyenne » concernant la connaissance que Dieu a du succès certain. En effet, comme la grâce devient efficace par l’adhésion de la volonté et que cette adhésion se produit, pour ainsi dire, accidentellement, peut être ou ne pas être, elle est, par suite, toujours douteuse et pourtant il faut qu’elle soit éternellement prévue par Dieu comme une chose certaine. Il est difficile de comprendre d’où ces futurs libres conditionnels reçoivent leur entité (ens et verum convertuntur). De Dieu ? Ce serait alors du thomisme. Des hommes simplement possibles ? Mais ces hommes n’opèrent pas encore et tout le possible se trouve en Dieu. D’euxmêmes ? Mais cela n’est pas non plus une idée réalisable. Le système maintient la liberté, mais elle lui coûte cher. Enfin le molinisme s’enfonce dans les profondeurs du mystère aussi bien que le thomisme rigide et conséquent. Car si on lui demande pourquoi Dieu a réalisé un ordre du monde, dans lequel Pierre est sauvé et non Judas et même dans lequel tous les hommes ne sont pas sauvés, il est incapable de donner une réponse. Dire avec S. Augustin que Dieu ne doit aucune grâce aux réprouvés ne dissipe pas l’obscurité, parce que, justement, il ne doit la grâce à personne ; on ne peut pas davantage s’appuyer sur l’autre déclaration de S. Augustin qui dit : Dieu ne veut pas manifester sa miséricorde sans sa justice, ou bien : on doit se représenter le mal comme une ombre, dans un tableau, qui fait ressortir les parties lumineuses. S. Augustin s’en rend compte luimême et se déclare incapable de pénétrer les voies et les plans de Dieu (Cf. plus haut p. 65 et 76). On cite Os. 13, 9 : « Te voilà détruit, Israël, alors que ton secours est en moi ! » Mais il ne faut pas chercher très loin pour trouver ce texte de la Sagesse (12, 18) : «  toi qui disposes de la force, tu juges avec indulgence, tu nous gouvernes avec beaucoup de ménagement, car tu n’as qu’à vouloir pour exercer ta puissance ».

Stufler (De Deo operante [1923]) a critiqué dernièrement les deux systèmes en disant que ni l’un ni l’autre ne peut s’appuyer sur S. Thomas. La doctrine de S. Thomas serait plutôt la suivante : « Dieu ne meut pas les créatures par des impulsions passagères s’ajoutant à leur nature et concédées de nouveau pour chaque action particulière, mais par une impulsion permanente qui a son fondement dans leur nature ellemême et, par suite, est déposée en elles au moment de leur création. » Ce serait aussi le cas dans la surnature. Or le « juste » est mu par les « habitus » infus des vertus théologales et morales et « non par des impulsions surnaturelles transitoires ». Le pécheur se prépare à la justification d’une double manière : « la dispositio remota » se fait par l’usage de ses « forces naturelles » (il réalise ce qu’il a en lui). Ces actes, par ex. le « timor servilis », sont entitativement naturels et ne peuvent être appelés surnaturels qu’en tant qu’ils sont rendus possibles et se produisent par « une providence particulière de Dieu ». La « dispositio proxima » consiste dans « les actes de foi, d’espérance, de repentir et de charité », que l’homme produit au moment même où il reçoit la grâce. Ces actes sont surnaturels et procèdent de l’« habitus gratiæ et virtutum ». (Revue d’Innsbruck, 1927, 333-369). La controverse qui suivit cet exposé fut menée par Stufler, Pelster, Landgraf d’une part (Revue d’Innsbruck, 1922, 1923, 1926, 1927) et, d’autre part, par M. Martin, Schultes, Zigon dans Div. Thom., 1923, 1924, 1926, et dans la Revue thomiste, 1924-1926.

4. Le congruisme. Il divise l’accent moliniste en le plaçant non seulement sur la volonté libre mais encore sur les circonstances particulières dans lesquelles la grâce atteint l’homme. Si ces circonstances, tant intérieures qu’extérieures, sont favorables, congruentes, la volonté libre se décidera certainement à faire de cette grâce une grâce efficace (gratia congrua). Par contre, si la grâce atteint la volonté dans des circonstances défavorables, elle reste inefficace, elle est simplement suffisante (gr. incongrua).

Exemple. Le don d’une épée est en soi et objectivement le même, que ce soit en temps de paix ou en temps de guerre ; cependant les circonstances font qu’en temps de guerre c’est un don plus important et plus efficace qu’en temps de paix. Dans la prédestination divine on considère donc non seulement la volonté humaine, mais encore les circonstances où elle se trouve et qui dépendent de la divine Providence, et ainsi on accorde au facteur divin une importance un peu plus grande que dans le molinisme pur. S. Augustin avait écrit : « celui dont il a pitié, il l’appelle de la manière qu’il sait la plus convenable pour lui faire écouter sa voix » (Ad Simpl., 1, 2, 18). C’est à ce texte qu’on se réfère ; au reste, chaque système fait appel à S. Augustin et à S. Thomas. Dans le congruisme aussi, c’est la volonté qui fait de la grâce suffisante une grâce efficace, car la grâce congrue et la grâce incongrue sont en soi absolument identiques et la volonté seule les différencie. Le général des Jésuites Aquaviva (1615) prescrivit le congruisme comme doctrine de l’Ordre. Comme il ne se distingue pas essentiellement du molinisme, il est inutile d’en donner une appréciation spéciale.

5. Le syncrétisme. Nous ne le signalons que pour être complet. Il n’offre rien d’essentiellement nouveau, car c’est un composé des principes des deux Écoles. Pour les œuvres plus difficiles, il admet l’explication thomiste et pour les œuvres plus faciles, l’explication moliniste. Les représentants du syncrétisme sont Tournely, Thomassin, Petau, S. Alphonse, Katschalter, BauerleBilger, etc.

Paul V mit fin officiellement, en 1607, à la controverse de la grâce qui dura neuf ans à la Congrégation de auxiliis (1598-1607), en ordonnant au général des Dominicains comme à celui des Jésuites : « Ne quis partem suæ oppositam aut qualificaret aut censura quapiam notaret » (Denz., 1090). Ainsi l’Église laisse les deux systèmes libres.

DEUXIÈME SECTION : La grâce habituelle. La justification

A consulter : S. Thomas, S. th., 1, 2, 113. S. Bonaventure, Breviloquium P. V., c. 1 sq. Rozitkovie, S. Bonaventuræ doctrina de gratia et libero arbitrio (1919). L. Lercher, Inst. théol. dogm., 3 ; De gratia Christi (1925). Bellarmin, De justificatione (Controv.) (Venet. 1721), 4, 371 sq. Vega, De justificatione doctrina universa (Venet., 1548 ; Colon., 1572). Suarez, De div. gratia (Mogunt., 1620-1621), 1, 6, c. 1 sq. Salmant., Tract. 15 (éd. Paris, 1879, 10, 299 sq.). Bécan, Theol. Scolast., de gratia habit. Tobac, Le problème de la justification. Dict. theol., 1, 425-436, v. Adoption. Jos. Van der Meersch, Divina gratia (1924). Janssens, De gratia Dei et Christi (1921), 416 sq. J. Stufler, De Deo operante (1923).

La grâce actuelle que nous avons examiné jusqu’ici a comme but premier la production de bonnes œuvres particulières, surtout de la foi (Jean, 6, 29). Son but dernier est de fonder un état durable de grâce ou de filiation divine complète. L’Écriture appelle cet état de grâce « justice » et l’acte divin par lequel il est produit en nous « justification ». On l’appelle « justification de l’impie » car ceux qui reçoivent simplement la justice, comme par exemple nos premiers parents au paradis terrestre, les anges, la Sainte Vierge, ne sont pas dits justifiés. Est justifié le pécheur. Les théologiens appellent la grâce par laquelle Dieu produit la justice, d’après son aspect négatif, grâce de la justification et d’après son aspect positif, grâce sanctifiante. A cause de sa permanence dans l’âme cette grâce s’appelle grâce habituelle. C’est d’elle que nous avons à traiter maintenant. C’est justement dans cette partie du traité de la grâce que s’opposent le plus vivement la doctrine catholique et la doctrine protestante.

Division de la matière. Elle est déjà indiquée par ce que nous venons de dire. Nous parlerons d’abord de la justification dans son sens actif, en tant que processus, du côté de Dieu et du côté de l’homme, nous parlerons ensuite de la justification comme état, puis nous examinerons ses propriétés et enfin ses fruits.

CHAPITRE 1 : La justification du côté de Dieu

§ 125. La justification en tant que remise des péchés

THÈSE. Dans la justification, les péchés ne sont pas couverts par Dieu, mais véritablement et réellement effacés.         De foi.

Explication. Le Concile de Trente décrit la justification comme le passage de l’homme pécheur, de l’état d’injustice et de colère divine, à l’état de grâce et de filiation divine (Trid., s. 6, c. 4). La justification comprend donc un double élément, un élément négatif, la rémission des péchés, et un élément positif, la sanctification.

Tout autre est la notion de justification des protestants qui voient dans cette notion l’essence de leur foi. D’après eux, la justification consiste dans la seule rémission des péchés ; il n’y a pas de sanctification positive. Mais, même dans cet unique élément négatif, ils se séparent encore de la doctrine catholique, car, pour eux, il ne s’agit pas d’une suppression réelle du péché, mais simplement d’une couverture miséricordieuse. La justification s’accomplit, d’après eux, uniquement par un acte extérieur de sentence divine (justifitatio externa et forensis) ou de déclaration d’impunité. Par là, sans doute, les relations extérieures de l’homme pécheur avec Dieu sont modifiées, mais non son état intérieur. Cette notion de la justification est en connexion avec la conception également fausse de la justice originelle de l’homme et de sa corruption essentielle par le péché originel (T. 1er, § 80).

A la conception protestante le Concile de Trente oppose une série de déclarations dont les principales sont les suivantes. Il enseigne « que la justification n’est pas seulement la rémission des péchés, mais encore la sanctification et le renouvellement de l’homme intérieur par l’acceptation volontaire de la grâce et des dons » (C. 7 : Denz., 799). Il définit, au sujet de la rémission des péchés : « Si quelqu’un nie que par la grâce de notreSeigneur JésusChrist, qui est conférée dans le Baptême, l’offense du péché originel soit remise : Ou soutient que tout ce qu’il y a proprement, et véritablement de péché, n’est pas ôté, mais est seulement comme rasé, ou n’est pas imputé : Qu’il soit anathème » (S. 5, décret touchant le péché originel, 5 : Denz., 792).

Preuve. L’Ancien Testament, auquel fait appel le protestantisme, a toute une série d’expressions pour désigner la rémission des péchés. On peut les distinguer en expressions qui indiquent l’effacement et en expressions qui indiquent la couverture des péchés. Les premières sont les plus nombreuses et les plus usitées.

Expressions signifiant effacement : auferre, curare, delere, dimittere, eruere, expiare, ignoscere, lavare, liberare, mundare, mundum esse pati, oblivisci, portare, purgare, propitiari, propitium esse, propitium fieri, redimere, remittere, sanare, tollere, absque culpa esse. - Expressions signifiant couverture : tegere, operire, celare, avertere faciem, transire, prætergredi, projicere post tergum, in profundum maris, non meminisse, non imputare. Ces dernières expressions sont presque toutes imagées et s’expliquent par les précédentes. La plupart des passages contenant ces expressions se trouvent dans les Prophètes et les Psaumes. Malgré quelques obscurités, c’est cependant un fait que l’Israël antique a cru à une véritable rémission.

Jésus se rattache au prophétisme. Il combat le légalisme extérieur, particulièrement dans le Sermon sur la montagne. Il condamne moins l’action mauvaise individuelle que la mauvaise intention. Par conséquent la condition préalable pour obtenir le pardon est l’abandon de cette mauvaise intention, la transformation de tout l’homme intérieur. Toute la doctrine de Jésus sur la justification se trouve dans la comparaison de l’homme avec un arbre. « Ou faites l’arbre bon et son fruit bon ou faites l’arbre mauvais et son fruit mauvais, car c’est par son fruit qu’on connaît l’arbre. Race de vipères comment pourriez-vous faire le bien, puisque vous êtes mauvais ? L’homme bon tire du bon trésor des choses bonnes et l’homme mauvais, du mauvais trésor, des choses mauvaises » (Math., 12, 33-35 ; cf. 7, 16-20. Luc, 6, 43-46). Mais l’homme bon a besoin, pour sa fécondité spirituelle, de la grâce. « Toute plante que mon Père céleste n’a pas plantée sera déracinée » (Math., 15, 13). Le Père donne pour le royaume de Dieu l’intention droite et l’illumination (Math., 11, 25 ; 13, 11). Il accorde aux hommes la possibilité du salut (Math., 19, 25). Il prépare aux siens le royaume avant la constitution du monde (Math., 25, 34).

Sans aucun doute, le disciple normal de Jésus est réellement pur et juste. « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur » (Math., 5, 8). Il dit à ses Apôtres : « Vous êtes purs » (Jean, 13, 10 ; 15, 3). Luimême, après avoir accordé le pardon, assure les hommes de la « paix » (Luc, 7, 50) et pose comme condition préalable qu’ils « ne pèchent plus » désormais (Jean, 5, 14 ; 8, 11). Cette exemption de péché, il l’exige des siens, même, s’il le faut, au prix de leur vie. Mieux vaut se couper la main et le pied, mieux vaut s’arracher l’œil que de succomber à la tentation (Math., 18, 8, 9 ; 10, 39). De l’énergie avec laquelle Jésus interdit le nouveau péché il résulte que l’ancien n’existe plus. Jésus veut que le péché soit entièrement extirpé du cœur de l’homme. Le plus léger mouvement de pensées mauvaises, le regard impur sont condamnés (Math., 5, 20 ; 6, 36). Le Père des cieux est le modèle moral des enfants (Math., 5, 45, 48). Concluons donc que, dans l’enseignement de Jésus, la théorie de la couverture des péchés n’existe pas.

S. Paul donne le même enseignement que Jésus ; seul le protestantisme l’a méconnu. Il part de l’universalité du péché personnel (Rom. 1, 1 à 3, 20). Cette universalité a sa raison dernière dans l’universalité du péché d’origine (Rom., 5, 12, 13). Les effets de ces deux péchés sont décrits d’une manière saisissante. Mais le chapitre 7, loin de prouver la théorie de la couverture, représente d’une manière vivante et dramatique le passage de l’ancien état au nouveau. Le vieil homme sera « délivré » (24 sq.) et non « recouvert » par la grâce. « La loi de l’Esprit de vie dans le Christ Jésus m’a délivré de la loi du péché et de la mort » (Rom., 8, 2). « Par suite, il n’y a pas de condamnation pour ceux qui sont dans le Christ Jésus » (Rom., 8, 1). Que le péché soit réellement détruit et que l’homme en soit délivré, cela ressort clairement du chapitre 6 de l’Ep. aux Rom. où l’Apôtre compare le baptême, le grand sacrement de rémission, avec la mort du Christ et met en parallèle le baptisé et le Ressuscité : l’un et l’autre « marchent dans une vie nouvelle » (Rom., 6, 1-6). Constamment, dans ce chapitre, on voit apparaître la vie ancienne et la vie nouvelle dans un contraste intime ; si la vie ancienne était un esclavage du péché dans la chair, il nous assure que « délivrés du péché, nous sommes devenus des serviteurs de la justice » (Rom., 6, 18, 22). C’est pourquoi la « paix » est la caractéristique particulière de l’état de chrétien (Rom., 5, 1 ; 14, 17. 1 Cor., 7, 15, etc.).

S. Pierre annonce la rémission des péchés comme un bien salutaire de l’ère messianique. « Tous les Prophètes lui rendent (au Christ) ce témoignage : que tous ceux qui croient en lui obtiennent la rémission des péchés par son nom (Act. Ap., 10, 43). Or cette rémission des péchés est véritable, car elle se fait avec ou par la communication du SaintEsprit : « Faites pénitence et que chacun d’entre vous se fasse baptiser au nom de JésusChrist pour la rémission de vos péchés et vous recevrez le don du SaintEsprit » (Act. Ap., 2, 38 ; cf. 5, 31 ; 3, 19). L’acte du baptême n’opère « pas l’ablution de l’impureté de la chair (comme la purification lévitique), mais l’engagement d’une bonne conscience devant Dieu » (1 Pier., 3, 21 ; cf. 2, 10).

S. Jean place l’« Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde » en tête de son évangile (Jean, 1, 29.) Le royaume du Christ est le royaume de la lumière ; le royaume de Satan est le royaume des ténèbres : les deux s’excluent. « Le sang de son Fils JésusChrist nous purifie de tout péché... Si nous confessons nos péchés, (Dieu) est fidèle et juste pour nous les pardonner et pour nous purifier de toute iniquité » (1 Jean, 1, 7-9). Concluons qu’on ne trouve chez aucun Apôtre la théorie de la couverture des péchés.

Les Pères. Que les Pères ne connaissent pas la théorie de la couverture artificiellement tirée de S. Paul par les Réformateurs, les protestants l’avouent ouvertement. Calvin reconnaît que S. Augustin luimême l’ignore. S. Augustin, justement, fait un grave reproche aux pélagiens de ne pas croire à une véritable rémission des péchés par le baptême, mais seulement à une radiation. « Qui peut affirmer cela avec les pélagiens, s’il n’est pas infidèle ? Nous disons donc que le baptême opère la rémission de tous les péchés et de tous les crimes et ne se borne pas à les rayer, qu’il n’est pas vrai que les racines de tous les péchés demeurent dans la chair mauvaise comme celles des cheveux sur la tête rasée, de telle sorte que les péchés à écarter croîtraient de nouveau » (Contre deux lettres des Pélagiens, l. 1, c. 13, 26).

La raison théologique se trouve dans la véritable notion de Dieu. Une simple couverture des péchés, en effet, ne convient ni à l’omniscience de Dieu ni à sa sainteté, à sa sagesse, à sa bonté et à sa puissance. Ensuite cette théorie ruinerait le parallèle établi par S. Paul entre Adam et le Christ (Rom., 5, 19), et cela au désavantage du Christ, car par le premier Adam nous sommes devenus de véritables pécheurs, alors que par le second nous ne pourrions être que des justes improprement dits et putatifs. Ensuite la notion ellemême de l’absolution exige une véritable suppression du péché sous peine de renfermer un mensonge.

§ 126. La justification en tant que sanctification

 THÈSE. La justification ne consiste pas seulement dans la rémission des péchés, mais encore dans un renouvellement et une sanctification vraiment internes.      De foi.

Explication : C’est précisément sur cet élément positif que dut insister le Concile de Trente a l’encontre des protestants qui ne voulaient voir que l’élément négatif. Il déclare : « Si quelqu’un dit que les hommes sont justifiés, ou par la seule imputation de la justice de JésusChrist, ou par sa seule rémission des péchés, faisant exclusion de la Grâce et de la Charité, qui est répandue dans leurs cœurs par le Saint Esprit, et qui leur est inhérente ; ou bien que la Grâce par laquelle nous sommes justifiés n’est autre chose que la faveur de Dieu : Qu’il soit anathème » (S. 6, canon 11 : Denz., 821). Par là est condamnée la célèbre théorie d’imputation des protestants, d’après laquelle le Christ n’est pas seulement la cause méritoire, mais encore la cause formelle  de notre justification.

La description classique de la nature de la justification au chapitre 7 de la sixième session constitue le point dominant de toute la doctrine de la justification. L’accent principal est mis sur la cause formelle de notre justification. On énumère tout ce qui peut avoir une action causale sur la production de notre justice ; la cause finale est la gloire de Dieu et du Christ et le salut de l’homme ; la cause efficiente est Dieu miséricordieux et bienveillant ; la cause méritoire est le Christ qui est mort pour nous et qui, par sa mort, nous a acquis la justification ; la cause instrumentale est le sacrement de baptême « sans lequel personne n’a part à la justification ». « Son unique cause formelle est la Justice de Dieu ; non la Justice par laquelle il est juste luimême, mais celle par laquelle il nous justifie » ; « en effet, ayant reçu de lui cette justice, nous sommes renouvelés dans l’esprit de notre intérieur et nous ne sommes pas seulement considérés comme justes, mais nous sommes vraiment appelés justes et le sommes, recevant en nous la justice chacun selon sa mesure que le SaintEsprit répartit aux individus comme il veut et selon la disposition propre et la coopération de chacun » (Denz., 799).

Pour expliquer ces décisions, faisons les remarques suivantes : Comme cause finale de notre justification on indique : « la gloire de Dieu et du Christ ». La gloire de Dieu est, d’après le traité de la création, la fin de l’action divine « ad extra » (T. 1er, § 67). On ajoute la gloire du Christ, parce que notre justification est aussi une œuvre de l’HommeDieu et concourt particulièrement à sa gloire. Le salut de l’homme (la vie éternelle) coïncide matériellement avec la gloire extérieure de Dieu, car c’est par le salut de l’homme que cette gloire est produite. « La cause efficiente est Dieu et Dieu seul, car lui seul peut produire la grâce et la communiquer intérieurement aux hommes (Cf. plus haut fin § 113). D’ailleurs, cette grâce, comme on le montrera plus loin, consiste dans la participation à la nature divine. La cause méritoire est le Christ, en tant que, par son amour et son obéissance suprêmes, il nous a gagné la justification. La cause instrumentale est le sacrement de baptême, car c’est par lui régulièrement que se produit la justification du pécheur. Certains font aussi rentrer dans la cause instrumentale l’humanité du Christ, car par elle la justification a été opérée comme par un instrument uni à la divinité (instr. conjunctum).

Le débat le plus long et le plus animé au Concile fut causé par la question de la cause formelle de la justification. Il fallait prendre position en face de la justice purement imputative des Réformateurs, mais aussi en face de la théorie d’une double justification représentée par des Pères importants du Concile. Ces Pères, en effet, croyaient pouvoir se montrer conciliants envers les protestants en admettant une double justice, une justice imputée que nous recevons du Christ et une justice personnelle qui consiste dans notre moralité. Ainsi pensaient les « Coloniens », Pighius et Gropper, les cardinaux italiens Contarini et Sanfelice et le cardinal anglais Pole, le général des Augustins Seripando. Lainez, par contre, combattait cet être hybride. Les théologiens qu’on vient de nommer croyaient non seulement qu’il était équitable de se montrer conciliant envers les protestants, mais encore qu’il fallait admettre, à côté de la justice intérieure, une justice extérieure imputée qui en serait le complément. L’Écriture, argumentaientils, plaçait la justice de l’homme très bas. Le psalmiste prie Dieu de ne pas entrer en jugement avec lui (Ps. 142, 2) ; Job affirme qu’aucun homme n’est juste devant Dieu (Job, 9, 2). Isaïe compare la justice de l’homme avec un linge sale (Is., 64, 6). S. Jean enseigne que nous sommes tous pécheurs (1 Jean, l, 8) ; le Christ exige que nous récitions tous la cinquième demande du « Pater » et S. Augustin s’écrie : « Malheur à la vie de l’homme, si louable soitelle, si tu la juges sans miséricorde » (Conf., 9, 13). Sur cette double justice, Gropper, Pflug, Eck et Melanchton, Butzer, Pistorius s’étaient déjà mis d’accord dans leurs conférences religieuses à Ratisbonne (1541). La notion de la double justice a pour auteur Gropper. Quant à Luther, il l’appelait une « chose ravaudée et recollée ». Rome également fut mal impressionnée. Lainez et ses partisans purent, sans trop de peine, ruiner cette théorie qui fut pourtant, au début, opiniâtrement défendue. Ce qui l’ébranla surtout, c’est qu’on adopta ce qu’elle contenait de vrai. Notre justice n’est pas « nôtre » par opposition à la justice de Dieu qui nous est donnée, mais elle a son fondement dans cette justice et n’a de valeur que par elle. Nous ne sommes justes que dans la mesure où Dieu, dans sa libre bonté, nous fait justes. C’est pourquoi l’on finit par se mettre d’accord sur la formule dogmatique, d’après laquelle la justice qui nous est inhérente est l’unique cause formelle de notre justification, c.àd. cette forme par laquelle nous sommes justes devant Dieu.

Signalons encore que cette définition n’atteint pas l’opinion des théologiens catholiques comme Lessius, Petau et, dans ces temps derniers, Hurter, Scheeben, Waffelaert, que nous examinerons plus loin (§ 130), d’après laquelle l’homme est formellement juste par la grâce inhérente, mais devient enfant de Dieu par l’habitation spéciale du SaintEsprit.

Jésus commence son ministère en exigeant une « meilleure justice » (Math., 5, 20). Cette justice ne consiste pas seulement, comme on l’a montré plus haut (§ 125 sq.), dans l’exemption de péché, mais encore dans la possession du SaintEsprit. Luimême apporte cet Esprit et baptise « en lui » (Marc, 1, 8 ; Jean, 3, 5). Le Père le donne aux siens (Luc, 11, 13). Une expression parallèle est le « royaume de cieux ». C’est la possession intime de la grâce par les fidèles (Luc. 17, 21), plus précieuse que tous les autres biens (Math., 13, 44-46). Il est reçu dans l’humilité (Luc, 18, 17), dans la foi (Jean, 7, 38 sq.). En soi, c’est un principe moral efficace (Math., 13, 33) et il porte des fruits cent pour un (Math., 13, 23). De ces périphrases il ressort que Jésus n’a pas seulement apporté au monde le message de la rémission des péchés, mais encore celui de la sainteté et de la justice positives et intérieures. Et ce n’est pas seulement un bien intérieur, mais un bien entièrement nouveau, un bien surnaturel, comme on dira plus tard. Cela ressort des expressions johanniques sur la régénération ou nouvelle naissance, par laquelle on naît de Dieu (Jean, 1, 13 ; 3, 5, 8 ; 8, 47) et des expressions parallèles sur la vie éternelle et la filiation divine. La naissance, en effet, produit partout la vie dans la nature, il en est de même, par conséquent, dans la surnature. Nicodème aurait dû connaître cette notion de la régénération par les promesses des Prophètes ; c’est pourquoi le Seigneur le blâme (Jean, 3, 4-7). C’est sur ces conceptions fondamentales qu’est bâti tout le quatrième évangile. D’après lui, la grâce est un principe intérieur et spirituel de fécondité morale. « Des flots d’eau vive jailliront des entrailles de ceux » qui ont reçu le SaintEsprit (Jean, 7, 38, 39). Cette source intérieure jaillira jusqu’à la vie éternelle (Jean, 4, 14). C’est pourquoi c’est une vie en « abondance » (Jean, 10, 10). Bien entendu, c’est une grâce (Jean, 1, 12, 13 ; 4, 10). Et quelle est la nature de cette grâce ? « Ce qui est né de la chair est chair et ce qui est né de l’Esprit est esprit » (Jean, 3, 6). L’« Esprit » est ce principe de vie : le divin Pneuma dans l’homme. C’est pourquoi celui qui possède la grâce entre aussi avec Dieu dans une communion intime de vie. Sur cette communion et sur sa durée, le quatrième évangile met un très fort accent (Jean, 6, 57 ; 15, 1-7 ; 17, 26). La grâce étant un don spirituel intime, son entrée et son action est un mystère (Jean, 3, 8). Son prototype et son modèle est l’union du Logos avec le Père (Jean, 6, 58 ; 14, 20 ; 17, 21).

S. Paul s’est servi pour désigner la justification d’une antique expression juive (διϰαίωσις), mais il l’a remplie d’un contenu nouveau. Quel que soit le sens de cette expression dans le judaïsme, elle n’a pas seulement chez S. Paul un sens juridique, mais celui de justification, du point de vue négatif (rémission) comme du point de vue positif (sanctification), bien qu’il insiste particulièrement sur la rémission des péchés. Il faut joindre cependant à cette expression celles de nouvelle création et de sanctification. Cette nouvelle création est le parallèle de la nouvelle naissance johannique. « S’il y a dans le Christ une nouvelle créature, les choses anciennes sont passées, voici que tout est devenu nouveau » (2 Cor., 5, 17 ; cf. Gal., 6, 15). « Nous sommes son ouvrage, créés dans le Christ Jésus pour des bonnes œuvres, que Dieu a préparées d’avance, pour que nous marchions en elles » (Eph., 2,10). « L’homme nouveau a été créé selon Dieu dans la justice et la sainteté de la vérité » (Eph., 4, 24). « Nous sommes sauvés par un bain de régénération et par le renouvellement du SaintEsprit » (Tit., 3, 5). La purification et la sanctification se font dans un seul acte ; cela ressort d’une manière concluante de 1 Cor. 6, 11 : « Vous avez été lavés, (rémission), vous avez été sanctifiés (sanctification), vous avez été justifiés (l’ensemble) au nom de NotreSeigneur JésusChrist et dans l’Esprit de notre Dieu ».

Le principe de la nouvelle vie est l’Esprit de Dieu ou l’Esprit du Christ. « Vous êtes non dans la chair mais dans l’Esprit, si du moins l’Esprit de Dieu demeure en vous. Si quelqu’un n’a pas l’Esprit du Christ, il n’est pas sien. Mais si le Christ est en vous, le corps, il est vrai, est mort pour le péché, mais, par contre, l’esprit est vivant pour la justice » (Rom., 8, 9, 10). « L’amour de Dieu a été versé dans nos cœurs par le SaintEsprit qui nous a été donné » (Rom., 5, 5).

On voit par ces textes combien il est erroné de séparer artificiellement, chez S. Paul, la justification et la sanctification, et de n’y voir qu’une simple rémission des péchés, en considérant la première comme un acte et la seconde comme un processus, tout en les rattachant toutes les deux à une seule condition humaine préalable, la foi. On se réfère aussi au sens du mot « justifier » qui n’aurait d’autre signification que : déclarer juste l’accusé et non le faire juste. Or quand ce mot, dans l’Écriture, signifie déclarer juste, il s’agit toujours de l’accusation d’un innocent et on ne trouve jamais le cas où un coupable est déclaré juste. S. Paul n’emploie le mot que pour indiquer une action gracieuse de Dieu et il déclare expressément que « son jugement est d’après la vérité » (Rom., 2, 2). S. Paul entend donc seulement qu’il rend juste quelqu’un qui auparavant était injuste et pécheur. Et ce sens coïncide complètement avec la « nouvelle création » par Dieu que nous avons expliquée plus haut. Il y a d’abord une purification puis une sanctification ou un renouvellement et l’ensemble est l’unique justification divine (1 Cor., 6, 11).

S. Jacques écrit : « Tout don excellent et tout présent parfait descend d’en haut, du Père des lumières... car par sa propre volonté (c’est donc une grâce), par la parole de vérité, il nous a engendrés, afin que nous soyons comme les prémices de sa création » (1, 17 sq.). La justification est, d’après lui, un acte de la grâce de Dieu qui opère notre régénération et notre renouvellement, de telle sorte que nous sommes désormais délivrés du péché, « exécuteurs de la parole », « observateurs » de la loi parfaite de la liberté (1, 21-26), laquelle est « le commandement royal » de la charité (2, 8).

S. Jean juge, dans sa première Épître, comme Jésus, dans son évangile. Nous sommes « nés de Dieu » (1 Jean, 5, 1 ; cf. 2, 29 ; 4, 7 ; 5, 18), par suite enfants de Dieu (1 Jean, 3, 1, 2, 10 ; 5, 2). Cette nouvelle vie opérée d’en haut, a pour cause l’onction de Dieu (1 Jean, 2, 27), la « semence de Dieu » et cette semence nous la portons constamment en nous : « Quiconque est né de Dieu ne fait pas de péché, car sa semence demeure en lui et il ne peut pas pécher, car il est né de Dieu » (1 Jean, 3, 9). « Tout ce qui est né de Dieu vainc le monde » (1 Jean, 5, 4), « exerce la justice » (1 Jean, 2, 29), « fait le bien » (3 Jean, 11), « porte Dieu en soi » (1 Jean, 4, 3). « Quiconque aime est né de Dieu.. Celui qui n’aime pas ne connaît pas Dieu, car Dieu est amour » (1 Jean, 4, 7, 8). Ainsi la semence de sainteté divine nous pénètre et nous renouvelle entièrement dans notre volonté et notre action. Nous devenons semblables à Dieu « qui nous a donné de son Esprit » (1 Jean, 4, 13). « Maintenant nous sommes enfants de Dieu et ce que nous serons ne paraît pas encore ; mais nous savons (par la foi) que nous serons semblables à lui lorsque cela sera manifesté » (1 Jean, 3, 2). Ainsi donc, d’après S. Jean, le fait que nous sommes nés de Dieu est la source de notre sainteté et de notre ressemblance avec Dieu. C’est de sa notion de Dieu qu’il fait dériver l’essence de notre sanctification et de notre justification.

S. Pierre commence sa première Épître en remerciant Dieu « qui, selon sa grande miséricorde, nous a régénérés » (1 Pier., 1, 3). Déjà les Prophètes avaient « prédit cette grâce » (1 Pier., 1, 10). A la régénération est unie la conduite sainte. « Soyez saints parce que je suis saint », estil écrit (1 Pier., 1, 16). « Vous avez été régénérés non d’une semence corruptible, mais d’une semence incorruptible (divine) par la parole du Dieu vivant qui demeure éternellement » (1 Pier., 1, 23). Cela est le caractère surnaturel et la force de la régénération. Maintenant nous sommes une « maison spirituelle, un sacerdoce royal » (1 Pier., 2, 5). « Vous êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple que Dieu s’est acquis, afin que vous annonciez les perfections de celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière ; vous qui autrefois n’étiez pas son peuple et qui êtes maintenant un peuple de Dieu, vous qui n’aviez pas obtenu miséricorde et qui maintenant avez obtenu miséricorde » (1 Pier., 2, 9, 10). Ainsi donc, d’après S. Pierre, Dieu, dans le baptême, ne nous a pas seulement lavés, mais encore il a fait de nous un peuple saint et gracié, qui doit manifester les perfections de Dieu, les forces vitales de Dieu qui lui ont été conférées (1 Pier., 3, 21 ; 2, 1, 9). Cela ressort aussi et surtout du texte classique et souvent cité de la seconde Épître : « Comment il nous a donné tout ce qui sert à la vie et à la piété, par sa divine puissance, au moyen de la connaissance de celui qui nous a appelés par sa propre gloire et sa force, par lequel il nous a donné de si grandes et si précieuses promesses afin que par elles vous deveniez participants de sa nature divine » (2 Pier., 1, 3, 4). Tel est le passage célèbre qui devait jouer un grand rôle dans la spéculation postérieure des scolastiques (consortium divinæ naturæ).

Synthèse. Si on réunit tout ce que dit la Bible sur la justification, il en résulte les points suivants : 1° Dieu nous remet nos péchés ; 2° Il nous engendre spirituellement à une vie nouvelle (régénération) ; 3° Par suite, il est notre Père (Eph., 2, 18 ; Rom., 8, 29) ; 4° Et nous sommes ses enfants (filiation) ; 5° Par suite, nous sommes en possession du « consortium divinæ naturæ » (2 Pier., 1, 4) ; 6° Et les héritiers de Dieu (Rom., 8, 17. Gal., 3, 29 ; 4, 7. Tit., 3, 7. 1 Pier., 3, 22. Jacq., 2, 5).

Les Pères. Ils ne connaissent pas d’autre conception que celle de l’Écriture. Il sera encore question d’eux plus tard quand nous aurons à parler de l’essence de la grâce sanctifiante. On sait que la Rédemption est surtout pour eux la transformation réelle de la nature mortelle et pécheresse en une ressemblance vivante avec Dieu. S. Augustin luimême ne fait pas exception et Hamack lui fait ce reproche : « La grâce, chez lui aussi, conserve un caractère réaliste ». Il n’aurait « pas compris » la pensée paulinienne. Il faut plutôt dire qu’il ne l’a pas méconnue comme le font les protestants. On trouvera plus loin des détails sur les Pères et la Scolastique, quand il sera question de la nature de la grâce sanctifiante (§ 129).

Tous les textes de la Bible que nous avons cités nous montrent combien sont peu fondées les déclarations de Seeberg qui écrit que, vers l’an 200, les Pères auraient transformé le dogme. « Sous l’influence de la doctrine spirituelle des stoïciens, on matérialise la grâce du baptême et on songe à une grâce substantielle qui efface le  péché et emplit l’homme de forces nouvelles ». A ce sujet, Bousset est plus objectif quand il trouve déjà tout chez S. Paul : « Ainsi, chez Paul, le Christ ainsi que l’Esprit est la force supraterrestre qui porte la nouvelle vie des chrétiens et la remplit de sa présence » (Kyrios, 142). Ce n’est donc pas le Portique, mais S. Paul avec l’Évangile de S. Jean, qui constituent la source où puisèrent les Pères. Avec prédilection, la mystique, qui se rattache à S. Paul et à S. Jean, travailla à développer la pensée de la sanctification et de l’affermissement de l’âme par les forces surnaturelles. La notion de ϰοινωνία avec Dieu était déjà si familière à Platon que les Pères pensèrent qu’il l’avait empruntée à l’Écriture. Néanmoins la mystique qui se rattache à lui, celle du Portique, de Philon, du néoplatonisme, ainsi que celle du gnosticisme, est panthéiste, alors que celle qui apparaît déjà chez Clément d’Alexandrie et qui est déjà complète chez l’égyptien Macaire est vraiment johannique et théiste : « Celui qui ne s’appuie que sur sa nature et ne reçoit rien de l’extérieur meurt et se corrompt. Ainsi l’âme également ne reçoit pas de sa propre nature, mais de la divinité ellemême, de l’Esprit même et de la lumière de Dieu, sa nourriture spirituelle, son breuvage spirituel et ses vêtements célestes. C’est en cela que consiste véritablement la vie de l’âme » (Stoffels, Macarius, 121 sq.).

Conséquence. La justification se fait dans un acte instantané. Hermès, Günther et Hirscher la concevaient comme un processus dans lequel l’homme avec la grâce actuelle s’efforce luimême d’atteindre sa sainteté personnelle et l’opère en soumettant l’homme naturel avec ses convoitises à la volonté de Dieu. Par contre, il résulte de la notion catholique de la justification que celleci est opérée par Dieu et cela dans un instant : c’est pourquoi les enfants peuvent aussi être justifiés, bien qu’il ne puisse pas être question chez eux de processus. Sans doute le dogme catholique connaît un processus de justification, mais comme préparation à la justification.

Objections. Depuis longtemps les protestants n’ont plus la même confiance dans la doctrine de justification des Réformateurs. J. Weiss estime même que maintenant la formule de Luther est incompréhensible. Il y a aujourd’hui une réaction importante dans le protestantisme même contre la « doctrine de justification de Luther » à laquelle on voudrait substituer une « doctrine de sanctification » moderne. On reconnaît dans la justification luthérienne des « antinomies » qu’on peut ramener à trois : par rapport au contenu, au moment, à la réalisation. 1° Par rapport au contenu, on croit, d’après cette doctrine, à la justification d’un impie. Il y a là une contradiction, car le Dieu saint, juste et vrai ne peut pas déclarer juste celui qui ne l’est pas en réalité ; 2° Par rapport au moment, Luther enseigne que nous sommes justifiés quotidiennement par la rémission constante des péchés. Or cela contredit la notion de la justification unique par la foi ; 3° Enfin, par rapport à la réalisation, on admet que cette réalisation se fait par la foi. Or, d’après Luther, la foi est entièrement l’œuvre de Dieu, lui seul rend croyant et lui seul justifie. On voit que, depuis Bellarmin, les objections formulées du côté catholique ont fait impression aussi sur les protestants logiques. Un certain nombre de protestants avouent qu’il peut, d’après S. Paul, exister une exemption de péché chez les chrétiens, dans ce sens que la justification efface réellement le péché ; ils reconnaissent que le septième chapitre de l’Épître aux Romains ne doit pas être considéré comme l’axe de la doctrine paulinienne de la justification.

Les appuis que les protestants cherchent dans l’Écriture pour étayer leur théorie de la justification juridique (forensis) s’écroulent tous. On invoque le mot διϰαιοῠν qui aurait le sens de déclarer juste. Mais, alors même que, dans l’Ancien ’Testament, il aurait parfois ce sens et ne se rapporterait pas simplement à l’activité judiciaire extérieure de Dieu, cela ne prouverait rien pour le Nouveau Testament. S. Paul, insisteton, dit : Dieu justifie l’impie (Rom., 4, 5). Mais cela ne veut dire qu’une chose : l’acte de justification de Dieu (διϰαίωσις) atteint l’homme quand il est pécheur ; cela ne veut pas dire qu’il demeure pécheur une fois justifié. L’Apôtre veut insister seulement sur la grâce, la bonté gratuite et libre de Dieu ; mais il ne veut pas dire que cet acte ne délivre pas vraiment le pécheur du péché et ne le fait pas intérieurement saint. D’ailleurs il écrit que « le jugement de Dieu est selon la vérité » (Rom., 2, 2).

S. Paul dit que « le péché demeure » en nous (Rom., 7, 17) ; mais on peut se demander à quel état de l’homme il fait allusion, et, si l’on peut rapporter ce texte à l’homme justifié, il signifie seulement que le justifié lui aussi conserve en lui la puissance du péché, la concupiscence du péché, mais non le péché formel. - L’Apôtre dit ensuite que le Christ « est devenu, pour nous, sagesse de Dieu et justice, et sanctification et rédemption » (1 Cor., 1, 30). Mais la solution est facile. Le Christ est devenu, pour nous, justice, comme il est devenu sagesse : il n’a pas été sage pour nous de telle sorte que nous restions insensés, mais en nous rendant sages par sa doctrine. De même il est devenu justice pour nous, non pas par imputation extérieure, mais par communication interne, après nous avoir mérité cette communication auparavant.

S. Paul oppose « ma justice » et « la justice de Dieu » (Phil., 3, 9). Mais il ne résulte pas de cette opposition que la justice de Dieu ne soit pas sienne selon la possession intérieure : elle n’est pas sienne, mais c’est seulement selon l’origine et le mérite. Elle n’est pas sienne, parce qu’elle n’a pas été conquise par ses propres efforts dans les œuvres de la Loi ou encore, comme le dit S. Chrysostome, parce que ce n’est pas une justice personnelle (αὐτοδιϰαιωσύνη) ; elle lui vient de la pure grâce de Dieu. L ’Apôtre écrit : « Celui qui ne connaissait pas le péché, il l’a fait péché pour nous, afin que nous devenions justice de Dieu en lui » (2 Cor., 5, 21). Mais il ne faut pas conclure de là que, de même que le Christ a été extérieurement pécheur, nous sommes extérieurement justes en lui. S. Paul dit que le Christ s’est présenté extérieurement comme « pécheur » pour nous ; mais il enseigne, à notre sujet, que nous sommes devenus nousmêmes justice de Dieu. Il ne pouvait pas exprimer d’une manière plus forte notre justice intérieure réelle qu’en disant que nous sommes devenus justice de Dieu. En raison de l’incommunicabilité des personnes, on ne peut pas être pour un autre : on ne peut qu’agir pour un autre.

S. Paul emploie, pour désigner l’appropriation, l’image de la vêture. « Revêtez-vous du Seigneur JésusChrist » (Rom., 13, 14 ; cf. Gal., 3, 27). « Revêtez-vous du nouvel homme qui a été créé selon Dieu dans la justice et la sainteté de la vérité » (Eph., 4, 24). Ce dernier passage donne déjà la solution. Nous devons nous revêtir d’un homme véritable et saint : comment cela pourraitil se faire autrement que par une appropriation intérieure ? La contrepartie est que, « d’après votre conduite précédente, vous déposiez le vieil homme qui, par suite de la convoitise de l’erreur, se corrompt » (Eph., 4, 22). Il est clair que l’Apôtre exige un changement véritable et complet de l’homme et non seulement un changement de vêtements. Il met d’ailleurs expressément en garde contre cette religion trompeuse : « Ne vous trompez pas mutuellement ; dépouillez le vieil homme avec ses œuvres et revêtez-vous du nouvel homme qui est renouvelé pour la connaissance, d’après le modèle de celui qui l’a créé » (Col., 3, 9). On le voit, il ne reste nulle part place pour une justice imputée, juridique. Le Christ, S. Paul, S. Jacques, S. Jean, S. Pierre, les Pères, tous exposent la doctrine de la justification comme l’Église.

 

CHAPITRE 2 : La justification du côté de l’homme

§ 127. La préparation à la justification en général

THÈSE. La justification est sans doute un acte de la grâce divine, mais, chez l’adulte, elle est conditionnée par la préparation morale de celuici.              De foi.

Explication. Cette thèse présuppose la vérité démontrée plus haut que même l’homme tombé peut accomplir des actions naturellement bonnes et même, avec la grâce actuelle, des actions surnaturellement bonnes dans un sens limité (actus simpliciter supernaturales). Dans les cas normaux de justification, Dieu attend aussi cette préparation ; il ne veut pas, comme les Réformateurs le prétendent, que, dans la justification, le pécheur se comporte d’une manière purement passive ; il faut, au contraire, que le pécheur se dispose avec la grâce actuelle. Celui qui ne peut pas recevoir cette grâce actuelle, comme l’enfant qui n’a pas encore l’usage de la raison, ne peut pas faire cette préparation et reçoit la justification d’un seul coup, au baptême. Le Concile de Trente frappe d’anathème celui qui dit « qu’il n’est nécessaire à aucun égard de se préparer et de se rendre apte par le mouvement de la propre volonté » (s. 6, can. 9) et expose dans un chapitre particulier (5) la nécessité de la préparation à la justification pour les adultes (Denz., 797, 819 ; cf. can. 4).

D’après les Réformateurs, une telle préparation du pécheur à la justification serait absolument impossible. D’après leur notion de la corruption complète de la nature humaine et de la destruction radicale de ses dispositions morales par suite de la chute d’Adam, le pécheur ne peut se comporter par rapport à la justification que d’une manière purement passive. Ils combattent comme pélagienne la phrase des scolastiques : « Homini facienti, etc. ». Que, malgré cela, on fasse ensuite dépendre la justification de la foi personnelle, c’est là une de ces « antinomies insolubles » dont on a parlé plus haut. Ici le point de vue de Calvin est le plus conséquent, bien qu’il soit le plus insoutenable.

Luther, au début, en tant que « semipélagien caché », admettait une « préparation à la grâce » et Mélanchton notamment admettait une capacité à « s’attacher à la grâce ». Mais la formule d’union rejeta expressément cette doctrine et enseigna la paralysie complète de la volonté. Nous avons déjà parlé de la conception semblable des jansénistes. D’après eux non plus, une préparation n’est pas possible. S. Augustin luimême demande : « Dieu ne t’attire pas encore ? Priele de le faire » (Traités sur S. Jean., 26, 2) ; mais Quesnel affirme : « La prière des impies est un nouveau péché » (Denz., 1409). Comment peuton se préparer à la grâce par un acte coupable ? La fausse mystique du MoyenAge insistait fortement, elle aussi, sur le caractère passif de la justification.

Au Concile de Trente même se manifestèrent des opinions différentes. S. Paul dit (Rom., 3, 24) que nous sommes justifiés gratuitement. On ne pouvait, par suite, donner à cette préparation le caractère d’un mérite ; même l’expression de quasimérite (meritum de congruo) aurait éveillé le soupçon de semipélagianisme. On évita entièrement le mot « mérite ». Le Concile expose sa pensée positive sur la préparation et son importance, en disant que, pour cette préparation, l’homme a besoin de la grâce, mais que luimême « ni ne se comporte d’une manière purement passive puisqu’il peut rejeter la grâce ni, sans la grâce de Dieu, ne peut se mouvoir avec sa libre volonté vers la justice devant lui » (S. 6, c. 5).

Preuve. Il apparaît clairement, dans l’Écriture, que l’offre divine de la grâce est précédée ou du moins accompagnée de l’exigence de la préparation humaine. Le Concile se réfère à Zach. 1, 3 : « Tournez-vous vers moi et je me tournerai vers vous. » Il aurait pu alléguer toute la prédication des Prophètes. Jésus, ainsi que son Précurseur, commence par faire appel à la conversion et à la pénitence. On examinera plus tard (§ 128) quels actes particuliers constituent la préparation. S. Paul, qui insiste si fortement sur la grâce, n’a pas davantage négligé la nécessité de la préparation personnelle. Que cette préparation se fasse avec la grâce actuelle, cela est partout supposé. Mais il ressort aussi clairement de l’Écriture que l’homme, en se préparant, agit luimême, qu’il peut refuser et refuse souvent sa coopération. Jésus et S. Paul déplorent amèrement l’obstination des Juifs auxquels la justification fut offerte en vain (Math., 23, 37 ; Rom., 9, 2 sq. ; cf. Act. Ap., 7, 51 ; Rom., 2, 4, 5 ; 2 Cor. 6, 1, 2 ; Apoc. 3, 20).

Les Pères. Tout le monde sait que les Pères pré-augustiniens ont attaché une grande importance à la préparation humaine. Mais S. Augustin n’est pas moins clair qu’eux. Il décrit ainsi tout le processus de la justification : « Dieu, tu l’auras si tu le veux ; car il a prévenu ta volonté en venant à toi, et quand cette volonté s’éloignait, il l’appelait ; et quand tu revenais, il t’effrayait ; et quand, sous le poids de la crainte, tu confessais tes fautes, il te consolait » (3° Discours sur le Ps. 32, 16). La parole suivante est célèbre (Sermon 169, 13) : « Sans volonté de ta part, ne compte pas avoir en toi la justice de Dieu... Celui qui t’a fait sans toi ne te justifie pas sans toi. Il t’a formé sans que tu le saches, et il ne te justifie qu’autant que tu le veuilles ». Seeberg critique la phrase de Tertullien : « Non ideo abluimur, ut delinquere desinamus, sed quia desiimus, quoniam jam corde loti sumus » (De pœn., 6 ; cf. De pud., 9). Assurément Tertullien insiste fortement sur la vertu purifiante de la pénitence avant le baptême, mais pourraitil écrire que nous serions lavés dans le baptême même si notre cœur restait attaché au péché ? La foi constante de l’Église à la nécessité de la préparation résulte de l’antique usage du catéchuménat, dans lequel les adultes sont soumis à un examen strict et à une instruction sérieuse, avant d’être admis au baptême.

La raison demande une préparation, afin que la justification soit adaptée à la nature intelligente et libre de l’homme. Une justification mécanique, qui serait en quelque sorte une surprise et une violence de la part de Dieu, ne conviendrait ni à la sagesse divine ni à la personnalité humaine libre. Cela est nécessaire non seulement pour que la justification soit adaptée à la nature humaine libre et morale, mais encore parce qu’elle n’est pas possible et concevable autrement. En effet, une justification imposée sans coopération n’aurait ni consistance ni efficacité.

D’après S. Thomas, la justification, en tant que mouvement, procède de Dieu seul : « Mais Dieu meut chacun selon le mode de sa nature. Par conséquent, il justifie l’homme conformément à sa nature humaine dont la propriété est d’avoir une volonté libre » (S. th., 1, 2, 113, 3 ; cf. 112, 2).

Et il faut que la volonté aidée de la grâce opère un double mouvement, du « terminus a quo » du péché vers le « terminus ad quem » de la justice. « Dans la justification de l’impie, il doit y avoir deux actes de la volonté libre : l’un, par laquelle il tend vers la justice de Dieu ; l’autre, par lequel il déteste le péché » (1, 2, 113, 5). Le « non impius » (Adam, les anges) n’avait besoin que de la « conversio in Deum » : « la justification pure et simple implique seulement l’infusion de la justice, mais la justification de l’impie y ajoute la rémission de la faute... De même qu’il se convertit à Dieu dès lors que l’homme connaît Dieu par la foi et l’aime, et qu’il désire ou espère la grâce, de même il est nécessaire que par son libre arbitre il se détourne du péché, dès lors qu’il se reconnaît pécheur, ce qui relève de l’humilité, et qu’il déteste le péché passé, en sorte qu’il soit mécontent de l’avoir fait et ne veuille pas recommencer » (De verit., 8, 5).

Préparation surnaturelle et justification. La préparation à la justification n’est sans doute pas une cause méritoire, ce n’est pas non plus une simple condition ; mais, en tant qu’elle est considérée en union avec la grâce, c’est une disposition véritable et proprement dite et une cause morale de la justification (Trid., s. 6, c. 5 et can. 3 et 4 ; c. 6-8, can. 9 ; s. 14, c. 4).

La préparation n’est pas une cause méritoire de la justification, ni dans le sens du pélagianisme ni dans le sens du semipélagianisme. Cela est clair, d’après ce que nous avons dit. Si la grâce, en général, ne peut être méritée, la grâce de justification ne peut pas l’être davantage. Sans doute, on a exposé plus haut que la première grâce actuelle ne peut être précédée que d’une disposition négative et le Concile demande ici une disposition absolument positive. Néanmoins cette disposition n’est pas une cause méritoire de la justification. La préparation a sa racine dans la grâce actuelle et n’est possible que par elle. « Aucune préparation n’est exigée pour l’entrée de la grâce qui ne soit opérée par Dieu luimême » (S. th., 1, 2, 112, 2 ad 3).

Néanmoins il ne faut pas trop rabaisser la valeur de la préparation et ne la considérer que comme une simple condition préalable extérieure. Elle est plutôt en connexion intime avec la justification ; c’est une disposition véritable et proprement dite à la justification, une réceptivité produite dans l’âme avec la grâce ; en vertu de cette disposition, Dieu donne librement et gracieusement ses dons de sanctification, parce que, en raison de ses promesses, il s’y est en quelque sorte obligé et parce qu’il voit dans la disposition produite chez le pécheur un motif d’accorder librement sa grâce. Les théologiens parlent, par suite, d’une cause dispositive. La connexion intime des actes de préparation et de la justification résulte déjà de ce seul fait que les décisions du Concile de Trente indiquent la foi comme racine et fondement de la justification ; de plus, le Concile fait dépendre, d’une certaine manière, la mesure de la grâce, de la préparation (S. 6, c. 7). Quant à la rémission négative des péchés, elle est la même chez tous. C’est pourquoi les théologiens donnent à la disposition la valeur d’un mérite de convenance. Au Concile de Trente, les théologiens augustiniens insistèrent fortement sur la gratuité de la justification (Rom., 3, 24).

§ 128. La préparation à la justification en particulier

THÈSE. La première et la principale disposition pour la justification est la foi.    De foi.

Explication. Bien que Dieu ait de nombreux moyens de rencontrer l’homme et de le conduire à la justification, le Concile de Trente indique cependant des éléments essentiels qui doivent toujours se trouver dans la conversion de l’homme à Dieu et sans lesquels il lui est impossible de rentrer en communion avec Dieu. Il place en tête la foi. « Nous sommes dits justifiés par la foi, parce qu’en effet la foi est le commencement du salut de l’homme, le fondement, et la racine de toute justification » (S. 6, c. 8 : Denz., 801). Le Concile du Vatican a répété « que personne sans elle (la foi) ne peut arriver à la justification » (S. 3, c. 3 : Denz., 1793). Luther écrit : « Fides est formalis justitia propter quam homo, justificatur, non propter caritatem » (In c. 2 ad Gal). Chemnitz explique ainsi cette phrase : ce n’est pas la foi subjective, en tant que bonne œuvre, qui justifie, mais la foi objective, parce que par là la divine promesse est saisie.

Preuve. C’est avec raison que les Conciles de Trente (s. 6, c. 7) et du Vatican font remarquer que la foi a toujours été nécessaire pour la justification. Cela apparaît déjà dans l’Ancien Testament. Le salut des Patriarches reposait sur la foi en Dieu (Gen., 15, 6 ; Rom., 4, 3-22). L’alliance de Jahvé avec Israël était bâtie sur la foi. Les Prophètes ne cessèrent de l’inculquer. « Si vous ne croyez pas, vous ne demeurerez pas », tel est l’avertissement d’Isaïe (7, 9). « Mais le juste vit dans sa foi » (Hab., 2, 4).

Jésus suppose d’ordinaire la foi en Dieu. Mais il exige encore une nouvelle foi : à sa mission, à ses paroles, à son œuvre messianique, à sa personne (Marc, 1, 15 ; 16, 16. Math., 16, 16 sq. ; 21, 32. Luc, 18, 8 ; 24, 25). La foi à sa personne et à son œuvre est le grand thème de l’évangile de S. Jean (Jean, 20, 31) et l’incrédulité le grand péché qui y est condamné.

Les Apôtres suivent le Maître dans cette exigence de la foi pour la vie et de la foi qui s’adresse spécialement à la personne et à l’œuvre du Christ (Act. Ap., 5, 14 ; 8, 37 ; 9, 42 ; 10, 43 ; 14, 22 ; 15, 7 ; 16, 31. 1 Pier., 1, 8 ; 2, 6 ; 4, 17. 1 Jean, 3, 23 ; 5, 1, 5, 10, 13). S. Paul propose aux Juifs la foi comme le moyen de sanctification, particulièrement dans les Épîtres aux Romains et aux Galates (Rom., 3, 28 ; Gal., 2, 16).

Les Pères. Sans doute, quelques apologistes, surtout S. Justin (Apo., l, 46), attribuent à la seule connaissance raisonnable un effet de suppression du péché, et sont enclins à traiter les anciens philosophes comme des chrétiens ; mais il ne s’agit pour eux que d’une justice naturelle et non d’une justice surnaturelle (Cf. aussi Clément d’Alex., Strom., 1,20 : M. 8, 814). Les Pères savent très bien que le baptême est nécessaire pour recevoir le SaintEsprit et qu’il faut faire un catéchuménat avant la réception du baptême pour apprendre la doctrine de foi. Ils ont tous professé personnellement cette foi au moment de leur baptême. Que l’on consulte S. Clément Rom. (Cor., 31 et 32), S. Ignace (Magn., 8 ; Eph., 14), S. Théophile (Ad Autol., l, 7), S. Justin (Apol., 2, 13), S. Irénée (A. h., 4, 7, 2), Origène (In Rom., 3, 5, 8, 9 : M. 14, 936 sq.). Partout nous voyons les Pères faire front de deux côtés, contre les Juifs et contre les païens ; des deux côtés, ils défendent la nécessité de la foi pour la justification.

THÈSE. Pour la justification, la loi fiduciale n’est ni requise ni suffisante, mais  la foi théologale est nécessaire.       De   foi.

Explication. Dans cette thèse s’exprime la différence dogmatique entre la foi de justification des catholiques et celle des protestants. Les deux confessions sont d’accord pour reconnaître que cette foi, à la différence de la foi juive, doit être une foi formelle au Christ. Mais elles se distinguent en ce que la doctrine catholique comprend cette foi comme une croyance dogmatique (fides theologica), comme l’adhésion aux vérités révélées par Dieu, alors que le protestantisme n’y voit qu’une confiance (fiducia) dans la grâce et la miséricorde manifestées dans le Christ, par lesquelles nous est offerte la rémission des péchés (fides fiducialis). Une autre différence importante consiste en ce que la doctrine catholique, outre la foi, exige encore une série d’autres actes moraux, alors que les Réformateurs considèrent la foi (confiance) comme suffisant toute seule (seule la foi justifie). Le Concile de Trente a repoussé la simple foi fiduciale sous menace d’anathème : « Si quelqu’un dit que la Foi justifiante n’est autre chose que la confiance en la divine miséricorde, qui remet les péchés à cause de JésusChrist ; ou que c’est par cette seule confiance que nous sommes justifiés : Qu’il soit anathème » (S. 6, can. 12: Denz., 822 ; cf. can. 13 sq.). Il décrit ensuite la foi qui justifie comme le fait de considérer comme vraies les révélations et les promesses divines, particulièrement cette promesse que l’impie est justifié par la grâce de Dieu (c. 6 : Denz., 798).

Preuve. Remarquons tout d’abord que, dans l’Évangile et ailleurs, le mot foi (πίστις) exprime assez souvent la confiance dans la puissance du Christ par laquelle il guérit les malades et, d’une manière générale, opère des miracles (Math., 8, 10, 13 ; 9, 2, 28 ; 15, 28, etc). De cette confiance, dont le Christ reconnaît parfois qu’elle est très « grande », se distingue entièrement la véritable foi qu’il exige, comme condition pour entrer dans le royaume de Dieu. Sans aucun doute, il a alors en vue la croyance dogmatique. Il accepte d’abord la foi (Math., 12, 29) qu’il trouve dans l’Ancien Testament. (Deut., 6, 4). Il élargit ensuite le Credo juif par sa doctrine sur le royaume de Dieu, sur sa personne et enfin sur la Trinité et les sacrements. Son Sermon sur la montagne, sa prédication au bord du lac, ses nombreuses paraboles, ses maximes morales dans les Synoptiques, sont loin de s’occuper uniquement de la rémission des péchés, mais traitent encore beaucoup d’autres vérités qu’on doit croire, considérer comme vraies, sur lesquelles cependant on n’est pas tenu de faire reposer sa confiance : ce qui souvent même est impossible. Dans S. Jean, c’est presque exclusivement la foi à la divinité du Christ qui est exigée (Jean, 20, 30, 31). Cette foi de croyance doit, sur l’ordre du Christ, être prêchée dans le monde entier et être exigée comme moyen de salut (Marc, 16, 15, 16). « Celui qui croit au Fils a la vie éternelle ; au contraire, celui qui est incrédule envers le Fils ne verra pas la vie, mais le courroux de Dieu demeure sur lui » (Jean, 3, 36). « Si vous ne croyez pas que c’est moi, vous mourrez dans vos péchés » (Jean, 8, 24). Le baptême doit être administré dans la foi au Père, au Fils et au SaintEsprit (Math., 28, 19). Cette foi est donc, d’après la doctrine de Jésus, la foi qui sauve, la foi qui justifie ; ce n’est pas la confiance que nos péchés nous seront remis à cause de la Passion de Jésus. Cette pensée, sans doute, comme l’indique le Concile de Trente luimême, est contenue dans la foi dogmatique, mais elle ne la constitue pas toute seule.

Les Apôtres, eux aussi, exigent cette foi de croyance et non la foi fiduciale. C’est cette foi que confesse l’eunuque devant Philippe au moment de son baptême (Act. Ap., 8, 37) ; c’est elle que développe S. Pierre, dans un long discours, avant le baptême de Cornélius (Act. Ap., 10, 34-48) ; cette foi, d’après S. Jean, a comme contenu « que Jésus est le Fils de Dieu » (1 Jean, 5, 5), « que Jésus est le Christ » (1 Jean, 5, 1). Il était impossible que S. Paul créât une nouvelle notion de la foi justifiante. La foi est pour lui une exigence chrétienne fondamentale. « Dans l’Évangile la justice de Dieu est manifestée venant de la foi et allant à la foi » (Rom., 1, 17). Dans son voyage de mission, il exige de Silas la foi dogmatique : « Crois au Seigneur Jésus et tu seras sauvé » et on dit immédiatement ensuite : « Et ils (Paul et Barnabé) lui annoncèrent, ainsi qu’à tous ceux de sa maison, la parole du Seigneur », et ensuite : « Il se réjouit avec toute sa maison de croire en Dieu » (Act. Ap., 16, 30-34).

D’une manière générale, S. Paul dit : « Ainsi la foi vient de l’audition, mais l’audition se fait par la parole du Christ » (Rom., 10, 17). Parfois il appelle la foi simplement « foi en JésusChrist » (Rom., 3, 22 ; Gal., 2, 16-20 ; Eph., 4, 13, etc). Souvent il fait ressortir des traits particuliers de la vie et de l’action du Christ : foi à la réconciliation dans le sang du Christ (Rom., 3, 25), à sa mort sur la Croix (1 Cor., 1, 23 ; 2, 2), à la Résurrection du Christ (Rom., 10, 9), à la puissance de résurrection de Dieu manifestée en lui (Col., 2, 12), au Christ qui est assis à la droite du Père (Rom., 8, 34). Tout cela est une foi de croyance dogmatique et non une simple confiance dans la rémission des péchés.

Cette foi n’est pas seulement un acte de connaissance, mais encore un acte de volonté. Elle devient un acte d’obéissance envers Dieu. De même que chez Abraham déjà (Rom., 4, 20-22) notre foi doit être une soumission à l’ordre et à l’autorité de Dieu (Rom., 1, 6 ; 15, 18. 2 Cor., 10, 4-6). L’incrédulité est une désobéissance (Rom., 10, 16). La foi est la suprême moralité, l’incrédulité est une méchanceté punissable.

Les Pères. Au lieu d’alléguer des témoignages particuliers nous nous contenterons de signaler ce fait que seule la foi du symbole fut toujours utilisée et exigée, dans l’Église, comme enseignement dans le catéchuménat, et comme profession subjective de foi au moment du baptême. Toutes les antiques formules de la « regula fidei, regula veritatis » contiennent cette foi. Ensuite il faut se rappeler les durs combats dogmatiques qui furent livrés précisément au sujet de cette foi. Signalons enfin la coutume du passeport chrétien (litteræ testimoniales) attestant l’orthodoxie de son porteur (2 Jean, 10).

Objections. Bien entendu, le Concile de Trente n’exige pas une connaissance développée de la foi s’étendant à tous les dogmes de l’Église (fides explicita), mais il indique, en citant Hébr. 11, 6, où l’on exige la connaissance de l’existence de Dieu et de ses sanctions, qu’il considère ces vérités comme un minimum suffisant dans les cas de nécessité (f. implicita). C’est pourquoi la remarque de Harnack ne porte pas, dans la mesure où elle veut atteindre le catholicisme : « Croire, écritil, ce n’était plus pour lui (Luther) la croyance obéissante à une somme incalculable de doctrines ecclésiastiques ou de faits historiques, ce n’était pas une opinion ( !), un acte..., mais la certitude de la rémission des péchés » (Hist. des dog., 3, 826). La démarche qui amena Luther à sa conception de la foi fut, pour Harnack, un acte de courage et d’audace : « S’en remettre courageusement et audacieusement à Dieu, parce qu’il ne craignait rien ( !), parce que son cœur sûr de son Dieu, l’emportait. C’est ainsi qu’il est devenu le Réformateur, parce que, par sa foi joyeuse, il devint un héros. Déjà, dans la science, le savoir ne suffit pas, mais le plus haut point doit être atteint par le courage ; comment en seratil autrement dans la religion ? » (Ibid). Il faut pourtant, avant de s’abandonner courageusement à Dieu, savoir qu’il existe et savoir aussi ce qu’il exige de nous. Ihmels luimême l’avoue « Quand la foi existe dans le sens d’une confiance, elle doit nécessairement renfermer une connaissance très précise ». Au reste, il y a aussi des protestants qui, comme Erwin Wissmann, se prononcent ici entièrement pour le point de vue catholique ; il écrit a propos de S. Paul : « πίστις et πιστεύειν veulent dire chez lui (S. Paul) croire et non avoir confiance. La confiance en Dieu est uniquement une conséquence et un accessoire de la foi au Christ, ce n’est pas cette foi ellemême ».

THÈSE. Outre la foi, d’autres actes de vertu sont exigés de l’adulte pour la justification ; la foi seule ne justifie pas.     De foi.

Explication. Le Concile de Trente indique en premier lieu la foi, ensuite la crainte de la justice divine par laquelle le pécheur est salutairement ébranlé, puis le recours à la miséricorde dans l’espérance, afin que Dieu lui soit favorable à cause du Christ, enfin l’amour initial de Dieu, en tant qu’il est la source de toute justice, ainsi que la résolution de recevoir le sacrement par lequel la grâce de justification est conférée (S. 6, c. 6 : Denz., 797).

Les Réformateurs opposèrent, avec une grande violence, à cette disposition, la foi seule (sola fides). Cette foi, selon eux, n’est autre que la main de mendiant avec laquelle nous saisissons la justification (ὄργανόν ληπτιϰόν). On doit se garder, disentils, de lui attribuer aucune espèce de valeur morale, car ce serait faire tort à la grâce. C’est sur la doctrine de la foi seule que repose leur fameuse certitude du salut (certitudo salutis). À la doctrine catholique de la préparation à la justification, ils reprochaient d’être une « justice par les œuvres », du « judaïsme » et du « pélagianisme ». Le Concile de Trente a défini : « Si quelqu’un dit que l’homme est justifié par la seule foi, en sorte qu’on entende par là, que pour obtenir la grâce de la justification, il n’est besoin d’aucune autre chose qui coopère ; et qu’il n’est en aucune manière nécessaire que l’homme se prépare et se dispose par le mouvement de sa volonté : Qu’il soit anathème (S. 6, can., 9 : Denz., 819 ; cf. 798, 801, 804).

Preuve. Bien que, dans la Révélation, on insiste surtout sur la foi, elle n’est cependant jamais représentée, ni dans l’Ancien ni dans le Nouveau Testament, comme l’unique vertu par laquelle le pécheur se prépare à la grâce. Il est facile de citer d’autres actes moraux auxquels est attaché le salut ; ces actes, il est vrai, ne s’opposent pas à la foi, mais la supposent. Ainsi les Prophètes exigent le plus souvent la pénitence (Is., 30, 15. Jér., 15, 19 ; 36, 2. Ez., 18, 21), ou bien la crainte de Dieu, (Is., 50, 10 ; Jér., 2, 19 ; Mal., 3, 5, 16 ; Soph., 3, 7 ; Eccli., 1, 27 ; cf. Ps. 18, 10 ; 110, 10 ; 118, 120. Prov., 1, 7 ; 9, 10 ; 14, 27).

Jésus commence sa prédication du salut en exigeant la pénitence. « Alors Jésus commença à prêcher et à dire : faites pénitence, car le royaume des cieux est proche » (Math., 4, 17). Dans les huit béatitudes, la foi n’est pas nommée une seule fois comme condition pour entrer dans le royaume des cieux ; Jésus nomme plutôt une série d’autres vertus. Le Christ connaît aussi une foi stérile qui consiste simplement à dire « Seigneur, Seigneur » (Math., 7, 21), tout comme son Précurseur connaissait des gens qui se fiaient à leur héritage religieux et aux promesses faites à leurs pères (Math., 3, 1-12), et c’est pourquoi il exige de « bons fruits » de foi (Math., 7, 16, 17, etc). Quand il reçoit la pécheresse publique, il nomme l’amour comme motif de la rémission des péchés (Luc, 7, 47). Pour lui, tout est renfermé dans l’amour de Dieu et du prochain (Math., 22, 36-40).

C’est en vain aussi que les protestants s’appuient sur S. Paul. Sans doute, l’Apôtre présente à maintes reprises la foi comme l’unique moyen de justification (Rom., 3, 28). Mais toujours il s’agit de la foi dans son sens plein, comme adhésion vivante à Dieu et à son nouvel ordre de salut fondé dans le Christ. Son opposé est le judaïsme avec sa justice par les œuvres, mais pas du tout la pratique chrétienne des bonnes œuvres, qui est au contraire incluse dans cette foi et exigée par cette foi. La foi seule sauve, d’après S. Paul, dans le sens d’un attachement vivant et complet au Christ. Or : « Dans le Christ ni la circoncision ni l’incirconcision n’ont de valeur, mais la foi qui opère par la charité » (Gal., 5, 6). « Et quand j’aurais toute foi au point de transporter les montagnes et que je n’eusse pas la charité, je ne serais rien » (1 Cor., 13, 2). La charité est la plus grande vertu (1 Cor., 13, 13). S. Jacques parle dans le sens de S. Paul, quand il dit : « De même que le corps est mort sans esprit, ainsi la foi est morte sans œuvres » (Jacq., 26). D’après S. Paul, Dieu impute notre foi à  justice (Rom., 4, 3 sq.). Ce n’est pas que cette foi soit en ellemême la justice ni qu’elle la mérite, mais Dieu la met « en compte » d’abord comme une prestation humaine subjective, ensuite et surtout parce qu’elle se fonde sur la Passion objective du Christ. La foi saisit le sang du Fils de Dieu et l’offre à son Père. Celuici aurait le droit de traiter le pécheur selon ses fautes ; mais, à la vue de la Croix, il le traite selon la grâce. Ainsi S. Paul établit « la loi de la foi » en face de la « loi juive des œuvres » (Rom., 3, 27).

Les Pères. La manière dont les Pères ont conçu la préparation du pécheur à la justification, ressort, de la façon la plus claire, des catéchèses, et des explications du symbole avant le baptême. Qu’on lise seulement, pour l’Orient, les catéchèses de S. Cyrille et, pour l’Occident, celles de S. Augustin ou bien l’« Epideixis » de S. Irénée ; on n’y trouvera aucune trace de la foi fiduciale, mais bien plutôt la doctrine du Concile de Trente. S. Augustin écrivit un ouvrage spécial sur la foi et les œuvres (De fide et operibus). Dans cet ouvrage, il exige, aussi bien des catéchumènes que des baptisés, que la foi se manifeste d’une manière vivante dans les œuvres pour qu elle puisse conduire au salut. Son avis au sujet de S. Jacques et de S. Paul est que celui qui veut les opposer pourrait tout aussi bien opposer S. Paul à luimême et il rappelle Gal. 5, 6 et d’autres textes pauliniens (De diversis questionibus 83, q. 76). « La foi donne [à Dieu] entrée dans notre cœur, en sorte qu’en nous et par nous il y opère le bien » (Enarr. in Ps. 144, 10).

Dans la Scolastique primitive, on insista fortement sur la crainte. On la considérait comme une « grâce prévenante » par laquelle Dieu appelle le pécheur à la pénitence et à la conversion. Ainsi S. Bernard dit : « la justification est précédée de la crainte, et appelés par la crainte nous sommes justifiés par l’amour » (Ep. 107, 4 et passim). Les Pères et les théologiens nomment encore un grand nombre d’autres œuvres comme la prière, l’humilité, le jeûne, l’aumône ; mais ces œuvres ne constituent que des dispositions éloignées ; par contre, les quatre œuvres que nomme le Concile de Trente : croire, aimer, espérer, faire pénitence, constituent la dernière disposition pour la conversion vers Dieu et la réception de la grâce sanctifiante.

Comment justifie la foi paulinienne ? Étant donné que les adversaires affirment opiniâtrement que, d’après S. Paul, la foi seule justifie, nous reviendrons encore brièvement sur la doctrine de l’Apôtre. On peut la résumer en trois propositions. 1° L’homme est justifié gratuitement (Rom., 3, 24), c.àd. que, dans le christianisme, la justification est une pure grâce ; il n’y a en face d’elle aucun mérite, même pas sur la base de la foi ; - 2° La foi justifie sans les œuvres de la Loi (Rom. 3, 28 ; 5, 1 ; Eph., 2, 8). Or si la justification est gratuite et si cependant la foi justifie, comment justifietelle alors ? S. Paul dit que la justice vient de la foi, se fait par le moyen de la foi et repose sur la foi comme sur son fondement. Mais jamais il ne dit, comme les protestants, que la foi en soi est la justice, par conséquent sa cause formelle, en ce sens que, par la foi, le pécheur est juste devant Dieu. Au contraire, la justice est essentiellement distincte de la foi. La foi est la condition préalable, en vertu de laquelle Dieu accorde la justice par libre bonté. Ce n’est donc pas arbitrairement que Dieu accorde sa justice à l’un et la refuse à l’autre ; il l’accorde à quelqu’un parce qu’il voit en lui l’obéissance de la foi exercée librement, mais avec la grâce ; - 3° Et maintenant pourquoi ou comment la foi justifietelle ? S. Paul répond : Parce que Dieu la met en compte pour justice (Rom., 4, 4 sq.). Ces trois éléments constituent chez S. Paul une seule vérité ; la justice est gratuite, elle vient de la foi et la foi est mise en compte pour la justice. Le dernier élément est le plus difficile. Il indique que la foi paulinienne est en soi la plus haute moralité sans être la cause méritoire de la justification. Elle n’est pas cause méritoire, parce que, d’abord, dans la foi ellemême, il y a déjà une grande part de grâce ; ensuite, parce que la grâce se fonde uniquement sur la bonté de Dieu et la Passion du Christ. Et cependant elle est en relation intime avec la justification parce que Dieu la met en compte pour la justice. Cela veut dire d’abord, au sens négatif, que Dieu n’accorde pas la justice là où il n’y a pas de foi ; mais aussi, au sens positif, que Dieu, dans son acte de justification, en tient compte et en tient compte comme disposition (causa dispositiva). Ce n’est pas une mise en compte selon l’obligation, mais selon la grâce ; cependant c’est une mise en compte. Et en quoi consistent la valeur et la dignité de cette foi mise en compte par grâce ? En ce qu’elle se rapporte à la Passion du Christ et aussi parce qu’elle est en soi la plus haute moralité en tant que suprême adhésion à Dieu.

La foi justifietelle seule ? Oui et non. Elle justifie seule, sans la Loi (Rom., 3, 28). On n’a pas besoin de se faire d’abord Juif, mais on peut, sans la Loi, accepter cette foi, l’exercer et être justifié. Cela vaut objectivement pour tous les chrétiens de la gentilité. Cela vaut formellement et théoriquement pour les judaïsants qui auraient voulu encore attribuer à la Loi une valeur de coopération dans le christianisme. Ainsi donc dans ce sens la foi justifie seule.

La foi justifie encore seule dans ce sens qu’elle n’exige pas toutes les œuvres de vertu auxquelles elle oblige et rend apte, dans leur accomplissement effectif et leur existence réelle ; elle justifie sans ce développement moral extérieur complet, mais seulement parce qu’elle les contient virtuellement et intentionnellement. S. Augustin donne comme exemple un homme baptisé sur son lit de mort : « il meurt, sans avoir eu le temps d’agir », mais Dieu ne lui demande pas plus des œuvres extérieures qu’il n’en demanda au larron sur la croix dont la foi fervente tint compte d’œuvres (Sermon 2, 9). S. Augustin est suivi par les scolastiques.

Comme les Réformateurs ne donnaient à la foi que la valeur d’une confiance moralement vide, d’une pure foi d’abandon, la théologie catholique leur a opposé, depuis, une formule plus complète et plus précise de sa conception : celle de la foi efficace par la charité ou informée par la charité (fides caritate formata). Cette formule est authentiquement paulinienne (Gal., 5, 6), comme du reste elle est authentiquement biblique (Luc, 7, 47 ; Jacq., 2, 14-26 ; 1 Jean, 3, 14), bien que les protestants la décrient comme semipélagienne. La foi justifie donc seule, quand elle est vivante, complétée par la charité. C’est pourquoi S. Augustin écrit : « il n’y a pas de contradiction entre les avis des deux apôtres, Paul et Jacques, quand l’un dit que l’homme est justifié par la foi sans les œuvres, et l’autre que la foi sans les œuvres est inutile, parce que le premier parle des œuvres qui précèdent la foi, le second de celles qui la suivent » (83 Questions, n. 76, 2).

A ceci les protestants objectent que cette foi qui, d’après la conception catholique, ne justifie pas, n’est pas encore une foi proprement dite (fides informis) et que celle qui justifie n’est plus seulement foi, mais amour et foi (fides caritate formata), et que, par suite, les catholiques ne peuvent réaliser la notion de foi. A ceci il faut répondre que la foi est une foi véritable et complète et, en tant que telle, logiquement intégrale, quand on la définit : l’acceptation comme vraies des vérités révélées. Pour réaliser cette notion, la foi n’a pas besoin de la charité. Mais, en tant que vertu et spécialement en tant que disposition pour la justification, elle exige le complément de la charité. La charité n’est donc pas la forme essentielle interne de la foi, mais son complément extérieur dans sa valeur morale. Franzelin : « Caritas absolvat, quod est fide inchoatum : caritas impleat, quod fides ostendit, ac proinde caritas sit forma non interna sed externa fidei. » (De sacram. in gen., p. 83 ; cf. S. th. 2, 2, 4, 5 ; Reg. Schultes, De caritate et forma virtutum ; Div. Thom., 1928, 5-28 ; t. 1er, § 10). Ainsi la formule catholique ne peut jamais prêter aux malentendus ; quant à la formule protestante, elle a été exposée depuis l’époque de l’Épître de S. Jacques à des abus. Et c’est pour cette raison que le Concile de Trente déclare : « La foi, quand l’espérance et la charité ne s’y ajoutent pas, ni n’unit complètement au Christ ni ne rend membre vivant de son corps » (S. 6, c. 7). C’est une doctrine de l’Écriture, comme c’est un fait d’expérience, que la foi peut être logiquement complète et cependant stérile religieusement et moralement (Math., 7, 22 ; 1 Cor., 13, 2 ; Jacq., 2, 14-16).

La foi implicite. lhmels écrit : « C’est pourquoi l’Église romaine peut encore se tirer d’affaire, auprès des simples fidèles qui ne peuvent suivre les subtilités doctrinales de son enseignement, avec une foi dite « fides implicita »... Pour la piété évangélique, cette « fides implicita » est impossible sous quelque forme que ce soit. Le Christianisme évangélique doit être de nature absolument personnelle et ne vit que par une certitude personnelle » (Zentralfragen (questions capitales), 27 sq.). Harnack accuse S. Augustin d’être « le père de la conception de la foi implicite ». Celuici, ditil, « ajoute à chaque fidèle particulier l’Église avec laquelle il croit et qui croit pour lui en suppléant partiellement pour lui l’élément psychologique le plus important de la foi, la conviction intime » (Hist. des dog., 3, 80). Il renouvelle ainsi le reproche de Calvin : « Les papistes, au lieu de croire en Dieu, croient dans la sainte Mère Église » ; il a en vue la formule : je crois ce que l’Église m’ordonne de croire. Et pourtant Calvin, justement, a de plus en plus reconnu, comme le montre Wernle, la « fides implicita ». Il en voit déjà l’enseignement dans la Bible : Les Apôtres étaient croyants et cependant Jésus leur dit que le SaintEsprit les conduirait à toute vérité ; ils avaient donc auparavant une foi implicite. De même, d’après lui, les savants auraient besoin d’une étude sans cesse renouvelée de la Bible pour mieux la connaître ; il y a donc, sur bien des points, une foi implicite.

Il faut d’abord répondre, en principe, que l’Église ne peut pas plus croire pour les fidèles qu’elle ne peut être justifiée pour eux. Sur ce point il n’y a aucune représentation. Mais l’Église a reçu du Christ la mission de conserver le contenu intégral de la Révélation, de le transmettre et de le maintenir. Or elle ne peut pas attendre que tous ses membres connaissent immédiatement, ou très tôt, ce contenu. Il faut qu’une partie des vérités nécessaires au salut suffise. Pour cette partie, l’Église exige que tous ceux qui veulent être justifiés non seulement la connaissent, mais encore la professent avec une foi personnelle et l’exercent autant que la grâce de Dieu les en rend capables. La question de savoir si la foi implicite « décharge la foi individuelle » (Harnack) et si le protestantisme avec sa foi fiduciale la charge, a été depuis longtemps résolue par l’histoire.

Les théologiens se demandent si la disposition (dispositio ultima, la charité) découle, en tant qu’acte, de la grâce sanctifiante qui apparaît dans l’âme « in eodem instanti » ou bien de la grâce actuelle. La première hypothèse est affirmée par les thomistes, la seconde par Suarez (De gr., 1. 8. c. 11), et c’est la « sententia communis ». En effet, a) même dans le domaine naturel la disposition précède la forme à la réception de laquelle elle dispose la matière ; b) le Concile de Trente fait même dépendre la mesure de la grâce de la disposition (s. 6, c. 7) ; c) il faudrait conclure, autrement, que la disposition mériterait la rémission des péchés, de condigno, car la disposition, dans l’opinion thomiste, procède de la grâce sanctifiante et de la charité et est antérieure par nature (natura prior) à la rémission des péchés (Cf. Sylvius, Comment. in S. th., 1, 2, 113, 8).

a) Il est évident que la charité ou la contrition parfaite, d’après le Concile de Trente, n’est pas la cause formelle de la grâce sanctifiante qui la suit, mais seulement la dernière disposition ; - b) L’opinion commune enseigne qu’elle n’est pas non plus la cause efficiente de la grâce sanctifiante, mais seulement une disposition et que Dieu, quand cette disposition existe, infuse librement et miséricordieusement sa grâce dans l’âme. « La disposition ne contribue pas à la forme de façon efficiente, mais seulement de façon matérielle ; par la disposition, la matière est mise en accord avec la réception de la forme. Et c’est ainsi que la contrition contribue à l’infusion de la grâce en celui qui a une faute, quoiqu’elle ne soit pas requise chez l’innocent », dit S. Thomas (De verit., 28, 8 ad 5). Cf. au sujet des relations entre la contrition et la charité, le traité de la Pénitence (§ 194). Pour la bibliographie concernant la foi, cf. t. l, §§ 9, 10, 11.

CHAPITRE 3 : La justification en tant qu’état

 

A consulter : S. Thomas, S. th., 1, 2, 110. Suarez, 1, 6. Salmant., tr. 14, d. 4. Mazella, 617. Katschthaler, De gratia sanctif. (1886). Terrien, La grâce et la gloire (1897). Villada, De effectibus formalibus gratiæ habitualis (1899). Hubert, De gratia sanctificante (1902). Mazella, De virtutibus infusis (1894). Schiffini, De virt. infusis (1904). Lahousse, De virtutibis theologicis (1890). Weiss, S. Thomæ de septem donis Spiritus S. donis doctrina (1895). Scholz, De inhabitatione Spiritus S. (1856). Oberdoerfer, De inhabitatione Spiritus S. (1890). Froget, De l’habitation du SaintEsprit dans les âmes justes d’après la doctrine de S. Thomas (1898). V. Mioc, Septem dona Sp. S. (1924 ; d’après S. Bonav). Gardeil, Dons du SaintEsprit. Dict. Théol., 4, 1728-1781. E. Lamballe, La contemplation (1912). P. Joret, La contemplation mystique, d’après S. Thomas (1930). Bonnefoi, Le SaintEsprit et ses dons selon S. Bonaventure (1929). Lottin, Les dons du SaintEsprit chez les théologiens depuis P. Lombard jusqu’à S. Th. d’Aquin ; Rech. De théol. anc. et méd. (1929).

§ 129. Essence de la grâce de justification

La première réponse à donner à la question de l’essence de la grâce de justification ne peut être que celleci : comme tout le processus de la justification, c’est un mystère. C’est ce qu’atteste Jésus dans son entretien avec Nicodème au sujet de cette grâce (Jean, 3, 8). De même S. Paul (Col., 3, 3) : « Votre vie (de grâce) est cachée en Dieu ». Le Dieu qui justifie, l’âme qui est justifiée, ainsi que l’acte justificateur de Dieu sont inaccessibles à notre appréciation. Cependant la spéculation de la foi a essayé d’éclairer quelque peu ce mystère. L’Écriture et la doctrine des Pères nous livrent pour cela un certain nombre de points de repère.

D’après la doctrine de l’Écriture et des Pères, la grâce de la justification consiste dans une force vitale interne et surnaturelle, que le SaintEsprit opère en nous par le baptême.

La doctrine de l’Écriture a déjà été caractérisée plus haut, quand nous avons réfuté la théorie protestante de l’imputation. L’Écriture ne s’exprime pas d’une manière formelle sur la nature intime de la grâce de justification, mais elle la représente objectivement comme une nouvelle source intérieure de vie qui nous est communiquée d’enhaut (ἀνωθεν) par le baptême (Jean, 3, 3, 5). D’après sa cause et sa nature, on la désigne volontiers comme un « saint pneuma » (πνεῡμα ἅγιον), aussi bien dans les évangiles que dans les écrits apostoliques (Marc., 1, 8. Luc, 11, 13 ; 24, 49. Jean, 3, 5 ; 14, 16. Act. Ap., 2, 38 ; 5, 32 ; 8, 17 ; 10, 44-46). C’est surtout le cas chez S. Paul. (Rom., 1, 4 ; 8, 9. 1 Cor., 6, 19. Eph., 4, 4. 2 Thes., 2, 12. 1 Pier., 1, 2). πνεῡμα = don de l’Esprit, ἅγιον = en soi saint et sanctifiant.

S. Paul a encore un nom particulier pour désigner le nouveau principe de sainteté, il l’appelle « grâce » (χἁρις). Par là il caractérise surtout sa gratuité, il nous est donné « gratis ». « Grâce », dans l’Écriture et la doctrine des Pères, désigne surtout les sentiments miséricordieux de Dieu, « Pneuma » surtout les dons qu’il nous confère. « Grâce » est aussi, dans le sens d’opération de la grâce, une notion plus étendue que « saint Pneuma », car elle embrasse tout le complexus des faits divins de la Rédemption. Cependant l’Apôtre emploie aussi χἁρις pour désigner la force vitale interne et spéciale dans le régénéré. Cette grâce nous fortifie pour toute bonne œuvre (2 Thes., 2, 16). Elle aide l’Apôtre à remplir sa vocation (1 Cor., 15, 10), et à surmonter la tentation. Quand il prie Dieu de le délivrer de la tentation, il reçoit cette réponse : « Ma grâce te suffit » (2 Cor., 12, 9 ; Rom., 7, 25). C’est pourquoi je me glorifierai volontiers dans mes infirmités, afin que la force du Christ habite en moi (2 Cor., 12, 9). S. Jean emploie lui aussi pour designer la grâce des expressions très réalistes. Il l’appelle une « onction » qui s’attache d’une manière permanente à nous (1 Jean, 2, 27), une « semence de Dieu » qui demeure en nous (1 Jean, 3, 9). Et S. Pierre la caractérise comme une « participation à la nature divine » (2 Pier., 1, 4). Toutes ces expressions, la dernière exceptée, sont plutôt des descriptions que des définitions d’essence. On peut cependant en tirer une conclusion : la grâce est une réalité spirituelle, un principe de vie dans le justifié.

Les Pères. L’Écriture avait surtout fourni aux Pères deux notions sur le principe interne de sanctification : SaintEsprit et grâce. De ces deux notions, c’est, comme dans l’Écriture, celle du SaintEsprit qui tient la première place, et cela non seulement chez les Pères grecs, mais encore chez les Pères latins. Au reste, avant les controverses pélagiennes, l’expression « grâce » n’était pas encore courante. On désignait l’aspect actuel de la grâce d’ordinaire par les mots « secours » ou « assistance » et son aspect habituel par les mots « SaintEsprit » ou « saint Pneuma ». On le reçoit au baptême. Ainsi Tertullien écrit : « Dans le baptême l’homme reçoit cet esprit de Dieu, que jadis il avait reçu de l’haleine divine, mais qu’il avait ensuite perdu par le péché » (De bapt., 5). « L’Esprit » est, chez Tertullien, une force de Dieu considérée comme réelle par laquelle le péché est détruit. C’est la « substantia baptismatis » (Pud., 9). « En suivant les traces de Paul et Jean, on considère (vers 200-300) le baptême comme un acte qui opère à la fois la rémission des péchés et la régénération par l’eau sainte » (Seeberg, Hist. des d., 1, 450).

S. Augustin emploie, dans la controverse pélagienne, l’expression grâce, mais surtout dans le sens actuel, en tant qu’elle donne la force qui vient de Dieu pour l’activité morale. Mais ce serait une erreur de lui contester la notion de la grâce habituelle. Nous avons vu plus haut comment Harnack lui reproche sa « conception réaliste de la grâce », parce qu’il « n’a pas entièrement renversé l’antique schéma catholique, d’après lequel il s’agirait, en dernière analyse, dans le christianisme, de la transformation physique et morale de la nature humaine en une vie immortelle » (Hist. des dog., 3, 83). C’est en effet le cas de S. Augustin. Il s’en tient à « l’antique schéma catholique », lequel, comme on l’a exposé plus haut, est le « schéma » de l’Écriture. Ainsi il demande une vie chrétienne sainte « afin que cette chair mortelle... par le moyen du renouvellement antérieur de l’esprit, mérite aussi de son côté le renouvellement et la transformation dans la résurrection et qu’ainsi tout l’homme soit divinisé » (Sermo 146, 4). Le principe interne de la nouveauté de notre esprit est le SaintEsprit : « Par cet Esprit, l’âme ellemême est purifiée et rassasiée » (In Joan., Ep. 6, 11 ; cf. De Trin., 15, 33, 35). « Cette grâce est sans doute un don de Dieu. Or le Don suprême est l’EspritSaint ; aussi estil une grâce » (Sermon 144, 1). Le SaintEsprit est partout comme force de gouvernement et d’ordre, mais il est dans le juste « par sa grâce sanctifiante » (sanctificante gratia, De div. quæst. ad Simpl., l, 5). « Dieu, en effet, veut faire de toi un dieu ; non par nature comme celui qu’il a engendré (le Logos), mais par la grâce de son adoption » (sed dono suo et adoptione, Sermo 156, 4 ; cf. In Ps. 49, 2) : «  celui qui justifie est aussi celui qui déifie… toutefois nous ne sommes tels que par la grâce de l’adoption, et non par la nature ou la naissance » (Sermon 154, 1). « Dieu, en effet, justifie le pécheur, non seulement en lui pardonnant le mal qu’il a fait, mais encore en lui donnant la charité, afin qu’il se détourne du mal et fasse le bien par le SaintEsprit » (Op. mp., 2, 165). C’est pourquoi les enfants qui n’ont pas l’âge de raison peuvent eux aussi recevoir le don divin. Le Christ ne se présente pas seulement, comme l’imaginaient les pélagiens, en exemple de justice, « il donne aussi aux fidèles la grâce entièrement cachée de son Esprit qu’il infuse, sans qu’on s’en rende compte, même aux petits » (De pecc. mer., 1, 9, 10). C’est pourquoi aussi la justification se produit, en soi, instantanément (le baptême enlève immédiatement la tache du péché, Lettre 194, 44). On trouve aussi dans S. Augustin cette expression : « La substance même de la sainte onction découle « sur nous » (Sermo de temp. 185, alias 182, n. 2).

Les Grecs ont, dès le début, insisté particulièrement sur la sanctification positive par le SaintEsprit. Deux textes bibliques jouent chez eux un grand rôle : « Vous êtes dieux et fils du TrèsHaut » (Ps. 81, 6) et le texte de S. Pierre (2 Pier., 1, 4) sur la participation à la nature divine. Ces deux textes sont le point de départ et la base de leur doctrine connue de la divinisation. Cette doctrine, les Pères, depuis S. Irénée et S. Hippolyte, ne l’ont pas empruntée aux apothéoses païennes, pas davantage à la philosophie platonicienne et encore moins aux antiques mystères, mais il est clair qu’elle trouvait dans l’Écriture sa base et même sa conception formelle. C’est pourquoi les Pères ne se réfèrent qu’à ces textes scripturaires (Gen., 1,26 ; Ps. 81, 6 ; 2 Pier., 1, 4 ; Jean, 1, 12, 14, 16, etc.).

On ne trouve pas encore chez les Pères de théorie sur la nature spécifique de la grâce de justification. C’est seulement la Scolastique qui commence à en construire une, mais elle expose à ce sujet des vues différentes.

Au sujet de l’essence de la grâce sanctifiante, il y a eu, avant comme après le Concile de Trente, différence d’opinions parmi les théologiens. C’est pourquoi le Concile n’a pas traité formellement la question, car il s’agissait de controverses d’écoles. Or on peut distinguer dans l’ensemble quatre conceptions, parmi lesquelles cependant les deux dernières seules nous intéressent, car les deux premières sont insoutenables.

1. L’opinion de Pierre Lombard. La grâce sanctifiante ou principe de sanctification n’est pas quelque chose de créé (gratia creata) ; ce n’est pas une forme infusée dans l’homme d’une manière permanente, mais c’est le SaintEsprit incréé luimême (gratia increata).

Il demeure dans l’âme du juste et produit immédiatement et par luimême dans ce juste les actes de charité (Spiritus Sanctus amor est Patris et Filii quo se invicem amant et nos. His autem addendum est, quod ipse idem Spiritus S. est amor sive caritas, qua nos diligimus Deum et proximum ; et qui diligit ipsam dilectionem qua diligit proximum, in eo ipso Deum diligit, quia ipsa dilectio Deus est, id est Spiritus Sanctus ; Sent., 1, disp. 17, n. 2).

Cette conception de P. Lombard fut, à bon droit, rejetée pour des raisons théologiques. Il en est sans doute arrivé à identifier la grâce et le SaintEsprit parce que l’Écriture distingue souvent peu le divin Pneuma, en tant que Personne et en tant que principe de sanctification. Mais l’Écriture atteste tout de même clairement, dans d’autres expressions, que le principe interne de sanctification ou plutôt la forme par laquelle nous sommes sanctifiés est distincte de Dieu. Ainsi quand elle appelle la grâce sanctifiante une « semence de Dieu » qui demeure en nous (1 Jean, 3, 9), ou bien « la charité » que l’EspritSaint » répand en nous (Rom., 5, 5) ; dans les deux cas, Dieu et son don sont séparés. Dans le second cas, elle ajoute que la charité est « répandue », ce qui ne peut être dit que d’un don créé et non de la Personne divine.

Les Pères nomment sans doute le SaintEsprit le principe de notre sainteté, mais seulement en général ; jamais ils n’enseignent que le SaintEsprit est la forme par laquelle nous sommes immédiatement saints. Au reste, la question plus précise de cette forme ne leur est pas encore connue.

La raison juge que l’opinion de Pierre Lombard s’appuie sur des prémisses fausses et conduit à des conséquences insoutenables. Il est impossible que le SaintEsprit, par conséquent l’essence divine, puisse devenir la forme de la sainteté dans l’homme. Dieu ne peut pas devenir une forme substantielle avec nous, parce que, à cause de sa perfection et de sa simplicité, il ne peut pas entrer en composition et devenir une partie d’un autre. Il ne peut pas devenir une forme accidentelle, parce que l’Être absolu ne peut pas constituer un accident dans un autre être. Dieu seul est saint par son essence ; les hommes ne le sont que par un don créé. Si le SaintEsprit était luimême le principe formel de notre justification, cette justification serait en soi égale en tous et incapable d’accroissement : ce qui contredit l’Écriture, comme le Concile de Trente. Ce dernier enseigne d’ailleurs que si nous sommes saints par la justice de Dieu nous ne le sommes pas par la justice par laquelle il est luimême juste, mais par la justice par laquelle il nous rend justes : « la Justice de Dieu ; non la Justice par laquelle il est juste luimême, mais celle par laquelle il nous justifie » (S. 6, c. 7).

2 . L’opinion des nominalistes, ainsi que des théologiens Stadler et Hermès. La grâce sanctifiante consiste dans la bienveillance permanente de Dieu, par laquelle il promet d’accorder au justifié, à cause des mérites du Christ, toutes les grâces actuelles (Occam, Biel).

La doctrine de Baïus sur la justification a elle aussi un caractère à la fois négatif et nominaliste. Cette justification consiste, d’après lui, en cette vie (justitia viæ), dans la rémission des péchés et, du point de vue actif, non pas dans un « habitus infusus », mais dans une « bona voluntas » ou un « boni animi motus » que Dieu opère et qui permet a l’homme de s’efforcer d’observer les commandements (Cf. Jansen, Baïus, 95 sq.).

Cette conception ne tient pas compte de l’Écriture et est inconciliable avec le Concile de Trente. L’Écriture et le Concile exigent un principe de sanctification interne et permanent qui saisit l’homme luimême et le transforme. La bienveillance permanente de Dieu (favor Dei externus) est la cause de la grâce, mais on ne doit pas la confondre avec la grâce ellemême. C’est la « gratia increata » et non la « gr. creata ». On ne peut pas ne pas voir une certaine ressemblance entre cette conception et celle des protestants. Avec cette théorie il est impossible d’expliquer la justification de l’enfant.

3. La grâce sanctifiante est une qualité physiquement permanente, inhérente à l’âme à la manière d’un habitus.

On peut d’une manière générale caractériser cette thèse comme un dogme ; en tout cas comme la doctrine générale et sûre des théologiens. Le Concile de Vienne (1312) considère comme l’opinion plus probable qu’aux enfants euxmêmes, comme aux adultes, au baptême « les vertus et la grâce informante sont infusées » (Denz., 483). Il considère donc cette doctrine comme certaine en ce qui concerne les adultes. Le Concile de Trente définit « Si quelqu’un dit que les hommes sont justifiés soit seulement par l’imputation de la justice du Christ ou bien seulement par la rémission des péchés à l’exclusion de la grâce et de la charité qui est versée dans leur cœur par le SaintEsprit et demeure en eux, ou bien que la grâce par laquelle nous sommes justifiés est seulement une faveur de Dieu, qu’il soit anathème » (S. 6, canon 11 : Denz., 821). La Justification se fait « par la réception volontaire de la grâce, et des dons qui l’accompagnent » (C. 7). Le Catéchisme romain appelle la grâce sanctifiante « une qualité divine inhérente à l’âme » , p. 2, C. 2, q. 49). S. Thomas dit que si l’homme ne recevait pas une élévation surnaturelle de ses forces par la grâce, il ne pourrait pas atteindre sa fin éternelle (C. Gent., 3, 151).

On dit que la grâce sanctifiante est quelque chose de physiquement permanent, pour la distinguer de l’action transitoire de Dieu dans la grâce actuelle. L’explication des théologiens la caractérise comme une qualité. En effet, si la grâce n’est pas Dieu luimême, elle est quelque chose de créé. Si elle est quelque chose de créé, elle ne peut pas être une substance ; car une substance complète, d’après sa notion même, ne peut pas s’unir dans l’être à une autre substance complète. En tant que substance incomplète, elle formerait, par son union avec l’homme, un être du même ordre et perdrait par là-même son caractère surnaturel. C’est donc un accident et un accident spirituel, car il s’attache à l’âme. Parmi les accidents, elle ne peut être qu’une qualité, car tous les autres accidents s’excluent en raison de leur notion. Mais, dans la catégorie de la qualité ou de la manière d’être, elle ne peut être qu’un « habitus ». Il est vrai que l’« habitus » est tout d’abord une aptitude à agir. C’est pourquoi la philosophie ne connaît que l’habitus d’activité (habitus operativus), autrement dit l’habitude. Mais la spéculation théologique y ajoute encore l’habitus entitatif (habitus entitativus) et lui attribue une relation avec la substance de l’âme et non avec ses puissances, du moins pas directement. « La grâce appartient à la première espèce de qualité, encore qu’elle ne puisse pas être appelée proprement habitus, car elle n’est pas immédiatement dirigée vers un acte, mais vers une certaine existence spirituelle qu’elle produit dans l’âme, et elle est comme une disposition à l’égard de la gloire, qui est la grâce consommée » (S. Thomas, De verit., q. 27. a. 2, ad 7).

Pour fonder cette conception de la grâce sanctifiante, on ne peut pas en appeler à la Révélation. La Révélation cependant, comme on l’a montré plus haut (p. 112), enseigne sans aucun doute, que la grâce sanctifiante est quelque chose d’interne et en même temps qu’elle a, chez l’homme, dans son cours normal, une durée ininterrompue. Ainsi S. Jean dit que la « semence de Dieu » demeure en nous (1 Jean, 3, 9). S. Paul l’appelle la « lumière » en nous (Eph., 5, 8), un « sceau » et un « gage » (2 Cor., 1, 22). Le Christ l’appelle une « vie » et une « vie surabondante » (Jean, 10, 10). Il faut rappeler aussi les expressions : « nouvelle naissance », « régénération », « nouvelle création » (2 Cor., 5, 17 ; Tit., 3, 5 ; 1 Pier., 1, 3). Toutes ces descriptions et ces images indiquent un être intérieur et permanent de la grâce.

Les Pères emploient également les images bibliques dans leurs descriptions et en ajoutent de nouvelles. Ainsi, S. Ambroise compare la grâce à une peinture divine dans notre âme : « Vous avez été comme peint par votre Dieu même : N’effacez donc pas la peinture qui est si excellente, qui tire son éclat de la vérité, et non du déguisement et du mensonge, et qui n’est pas l’ouvrage de l’art, mais de la grâce » (Hexaem., 6, 8, 47 : M. 14, 276). - D’après S. Basile, elle est comme la forme dans la matière, comme les puissances et les dispositions dans celui qui les possède, comme la puissance de vision dans l’œil sain, comme l’art dans l’artiste, et cela d’une manière permanente, bien qu’elle ne soit pas toujours active (De spirit. S., 26, 61). S. Augustin la décrit comme la beauté intérieure de l’âme (Ep. 120, 4), comme une braise qui, dans l’enfant baptisé, couve, pour ainsi dire, sous la cendre et doit s’allumer avec les progrès de l’âge (C. Jul., 1, 6). S. Cyrille d’Alex. l’appelle directement une « certaine forme divine » par laquelle notre âme devient déiforme (In Is., 4, 2 : M. 70, 936), une qualité par laquelle le SaintEsprit nous conforme à l’image de notre Rédempteur (Hom. Pasch., 10 : M. 77, 618).

La Scolastique s’était accoutumée, depuis Alexandre de Halès, à nommer la grâce sanctifiante un habitus. S. Thomas considère tout l’ensemble de la surnature d’après l’analogie de la nature. De même que Dieu, dans l’ordre naturel, guide les créatures non seulement en les déterminant à une activité qui tend à une fin, mais encore en leur communiquant certaines formes, propriétés et forces, comme principes d’activité, au moyen desquels elles exercent leur activité facilement et avec inclination ; de même il donne à l’homme des principes analogues dans l’ordre surnaturel. Il lui confère certaines qualités surnaturelles par lesquelles il le meut facilement et promptement vers sa fin surnaturelle. Parmi ces formes surnaturellement « infuses », la grâce sanctifiante est le principe fondamental de l’activité surnaturelle et les vertus infuses en sont les principes prochains et immédiats (C. Gent., 3, 151).

Le sujet de la grâce sanctifiante, dans cette théorie de S. Thomas, est immédiatement la substance de l’âme, qui est atteinte par la grâce non seulement dans ses puissances, mais encore en ellemême, et élevée dans l’ordre surnaturel de l’être. Par cette forme spirituelle, le SaintEsprit sanctifie l’âme dans son être le plus intime, en fait quelque chose de sacré et la possession de la Divinité qui y habite. (S. th., 1, 2, 110, 4).

4. L’identité de la grâce sanctifiante et de la charité. Bien que tous les théologiens s’entendent pour voir dans la grâce sanctifiante une qualité physique interne et infuse, qui adhère à l’âme sous la forme d’un habitus, un certain nombre s’écartent de S. Thomas et de son École en identifiant objectivement la grâce sanctifiante et la charité.

D’après ces théologiens, on ne pourrait admettre qu’une distinction virtuelle entre la grâce sanctifiante et la charité. Envisagée du côté de Dieu qui justifie, la grâce de justification serait la grâce sanctifiante ; envisagée du côté de l’homme justifié, ce serait la charité. Les représentants de cette opinion sont, à part Scot et son école, tout une série de théologiens jésuites comme Molina, Bellarmin, Lessius, Salmeron, Vasquez, etc.

Les raisons alléguées par les partisans de cette théorie ne sont pas sans poids ; elles sont de nature à la fois théorique et pratique. Théoriquement cette opinion est fortement appuyée par l’Écriture et la doctrine des Pères. D’après l’enseignement de Jésus, l’essence de sa religion consiste dans la charité (Cf. t. 1er, p. 188). C’est dans la charité qu’est « accomplie toute la Loi » (Math., 22, 40). La charité et la grâce sont intimement unies dans le processus de la justification de la pécheresse (Luc, 7, 47). D’après l’Apôtre S. Pierre, « la charité couvre une multitude de péchés » (1 Pier., 4, 8). S. Jean écrit : « Celui qui aime est né de Dieu » (1 Jean, 4, 7). S. Paul enseigne : « La charité a été répandue dans nos cœurs par le SaintEsprit qui nous a été donné » (Rom., 5, 5). On ne peut contester que, dans tous ces passages, il est question, non pas de la vertu spéciale de charité, mais, d’une manière générale, de la force vitale divine qui nous est accordée dans la justification et le renouvellement.

Parmi les Pères, il faut surtout citer S. Augustin. Il donne à la charité la même situation centrale dans la religion que l’Écriture. « Mais si c’est la vertu qui nous conduit à la vie éternelle, je pourrais affirmer : la vertu n’est pas autre chose que l’amour de Dieu » (De mor. Eccl., 25) : « Aime et fais ce que tu veux » (In Joan. Ep. tr. 7, n. 8). « La charité commençante est la justice commençante, une grande charité est une grande justice, une charité parfaite est une justice parfaite » (De nat. et grat., 70).

Au Concile de Trente, la majorité des Pères était du côté de ceux qui soutenaient l’identité de la grâce sanctifiante et de la charité. Cette préférence s’exprime à maintes reprises dans les exposés des chapitres doctrinaux sur la grâce de Justification (S. 6, c. 7).

Même si on ne considère pas ces raisons comme assez probantes pour pouvoir affirmer l’identité de ces deux réalités de grâce, on doit cependant reconnaître leur grande utilité pour l’instruction du peuple chrétien sur la nature de la grâce de justification. Il est indiscutable que nous comprenons mieux l’essence de la charité théologale que celle de la grâce sanctifiante. Cette notion de l’amour, que tout homme entend naturellement sans qu’il soit besoin d’explication, conviendra donc parfaitement pour exposer au peuple et aux enfants des écoles, d’une manière intelligible et concrète, cette réalité dont on ne saurait jamais trop parler (Cf. Mazella, 664 sq. ; Sylvius, à propos de S. th., 1, 2, 110, 2). Ce sont donc surtout des motifs pratiques et pédagogiques qui nous déterminent à expliquer, devant les enfants et les gens simples, la grâce sanctifiante par la charité.

5. La grâce sanctifiante en tant que participation à la nature divine. La notion qui nous fait pénétrer le plus profondément dans l’essence de la grâce de justification est celle de la participation à la nature divine (consortium divinæ naturæ). Il faut répondre ici à deux questions : la première a trait au fait de cette participation à la nature divine, la seconde au comment de cette participation.

D’après l’enseignement général des théologiens, il faut répondre affirmativement à la première question. Les déclarations officielles du magistère ecclésiastique, mais surtout la doctrine de l’Écriture et des Pères confirment cette manière de voir. L’opinion de Baïus, d’après laquelle « l’élévation de la nature humaine à la participation à la nature divine » est un don naturel de Dieu, a été condamnée (Denz., 1021). Ici la réalité de cette élévation est reconnue par l’Église qui nie seulement son caractère naturel. L’Écriture s’exprime clairement sur ce point de doctrine dans le texte de S. Pierre : « De la sorte nous sont accordés les dons promis, si précieux et si grands, pour que, par eux, vous deveniez participants de la nature divine, et que vous échappiez à la dégradation produite dans le monde par la convoitise » (2 Pier., 1, 4). - Les Pères n’avaient donc pas besoin d’emprunter leur doctrine de la déification au néoplatonisme, bien que Platon lui aussi insiste, conformément à sa théorie des idées, sur la notion de participation à la nature divine et que la notion de θείωσις soit courante dans les antiques religions ; ils ont trouvé cette idée, avec toute sa pureté théiste, dans la Bible. La doctrine de la θείωσις d’Hermès Trismegistos remonte à Platon, d’après lequel la fin dernière de l’ ένθουσιάζειν (inspiration divine) est la παλιγγενεσία (renaissance, régénération). Sans aucun doute, dans le texte de 2 Pier. (1, 4) que nous avons cité, il est question du don divin de la régénération. Et de ce don il est dit que par là nous participons à la nature divine (Cf. 1 Pier., 1, 3). C’est en raison de ce don de la régénération que S. Jean s’écrie : « Voyez quel amour nous a donné le Père, que nous soyons appelés enfants de Dieu et que nous le soyons en effet » (1 Jean, 3, 1). D’après lui, le principe de la filiation est la « semence de Dieu » en nous (1 Jean, 3, 9) et S. Pierre écrit : « Vous êtes régénérés, non d’un germe corruptible mais d’un germe incorruptible, par la parole du Dieu vivant » (1 Pier., 1, 23).

Les Pères ont construit sur ces textes bibliques leur célèbre théorie de la divinisation. Il n’y a guère de phrase plus générale et plus courante chez eux que celleci : Dieu s’est fait Homme afin que l’homme devienne Dieu. Ils entendent cela non pas comme une simple figure de rhétorique, au sens moral, mais d’une manière entièrement réaliste. Déjà S. Ignace enseigne que tous les chrétiens sont « porteurs de Dieu », « porteurs du Christ », « porteurs de sainteté » (Eph., 9, 1). S. Athanase commence, contre les ariens et les pneumatomaques l’argumentation que poursuivront les autres Pères : Si le Christ et le SaintEsprit nous sanctifient et nous divinisent - ce qui est supposé comme un dogme ferme - il faut qu’ils possèdent euxmêmes la nature divine. « Or si par la participation à l’Esprit (πνεύματος μετουσία) nous sommes participants de la nature divine (ϰοινωνοὶ θείας φυσεως), seul un insensé pourrait dire que l’Esprit est de nature créée et non de nature divine » (Ad Serap., 1, 24 ; cf. Adv. Ar. Orat., 4, 3, 24 : M. 26, 373 ; De syn., 51 : M. 26, 784 ; De incarn. Verbi, 8 : M. 26, 996 ; Basile, De Spir. S., 9, 22 : M. 32, 109 ; Ambroise, De Spir. S., 1, 6, 80 : M. 16, 723). S. Augustin : « Si nous avons été faits fils de Dieu, nous avons été faits dieux ; mais nous ne sommes tels que par la grâce de l’adoption, et non par la nature ou la naissance » (In Ps. 49, 2 ; cf. Cyril. D’Alex., Homil. Pasch., 10, 2 : M. 77, 617 ; De Trin., 34 : M. 75, 585 ; In Joan., 1, 9 : M. 73, 153 et 157). Le pseudoDenys a créé ensuite la formule qui devait devenir classique : « Est autem hæc deificatio Deo quædam, quoad fieri potest, assimilatio unioque » (De eccl. hier., 1, 3 : M. 3, 373).

La Scolastique s’en tient à cette doctrine exposée par les Grecs et les Latins et qu’on pourrait encore appuyer de nombreux autres textes, par exemple des deux Grégoires, de S. Léon 1er, de S. Grégoire le G., de S. Jean Damascène. S. Thomas dit que « notre vie est ordonnée et dirigée par la grâce à la jouissance de la divinité selon une certaine participation à la nature divine » (S. th., 2, 2, 19, 7 ; cf. 1, 93, 4 ; 1, 2, 4, 8. Bonavent., Brevil., 5, 1 ; Itin. ment., c. 4).

Consortium divinæ naturæ. Dans l’exposé de cette notion, la Scolastique évite deux extrêmes : 1° L’affirmation de la consubstantialité de l’homme avec Dieu, ce qui est l’idéal de tout panthéisme et de tout faux mysticisme. Pour le 4ème Concile de Latran, cette interprétation est encore moins hérétique qu’insensée (Denz., 433 ; cf. 510). La théodicée nous a appris (t. 1er p. 133) que l’essence divine, ainsi que ses attributs en tant que tels, sont incommunicables à la créature ; 2° La participation purement morale qui consiste dans la conformité avec la pensée et la volonté de Dieu. Cela est sans doute vrai et enseigné par la Bible (Math., 5, 44 sq. ; Luc, 36, 36 sq.) ; mais la Bible enseigne aussi, comme on l’a montré plus haut et au paragraphe 126, la transformation ontologique qui permet seule de réaliser cette conformité morale permanente.

C’est pourquoi la Scolastique affirme nettement ici la participation physique à la nature divine, à la différence d’une participation purement morale. Ce n’est pas, pour elle, comme le lui attribue Kuhn, une « communauté substantielle de nature », pas davantage une union hypostatique du juste avec Dieu comme dans le Christ ; mais c’est plutôt une ressemblance et une union, la plus grande possible, opéré par Dieu dans l’âme au moment de la justification. Ainsi S. Thomas enseigne avec l’Aréopagite : « La grâce qui est un accident est une ressemblance de la divinité à laquelle l’homme participe » (S. th., 3, 2, 10 ad 1). « La nature divine n’est communicable qu’autant qu’on participe à sa ressemblance » (S. th., 1, 13, 9 ad 1).

Cette ressemblance en effet est ou bien une ressemblance parfaite en tant que fondée sur une identité de nature complète et numérique (participatio univoca) ou bien une ressemblance imparfaite opérée par imitation (p. analoga). « Duplex est similitudo Dei, scilicet æquiparentiæ sive æqualitatis et imitationis » dit S. Bonaventure (Sent., 2, dist. 5, a. 1, q. 2) avec S. Thomas (S. th., 1, 63, 3). La première ne se trouve que dans la Trinité ; la seconde se trouve dans les créatures, et à différents degrés, comme trace divine obscure (vestigium Dei) dans les créatures sans raison, comme image de Dieu (imago Dei) dans les créatures raisonnables. Cette dernière image est triple : en vertu de la création, c’est une simple image (similitudo creationis) ; en vertu de la justification, c’est une ressemblance (s. recreationis) ; en vertu de la glorification, c’est une image parfaite de gloire (s. perfectionis seu gloriæ) (Cf. S. th., 1, 93, 4).

Si le « consortium divinæ naturæ » ne consiste pas dans une égalité substantielle de nature avec Dieu, mais dans une ressemblance aussi grande que possible, créée dans l’âme par Dieu, une dernière question se pose, la plus profonde : quel est donc l’attribut divin, dont la communication analogue à une forme finie et créée, fait participer l’âme juste à la nature divine d’une manière particulière, qui la distingue de l’âme non justifiée, en fait une image de Dieu et, dans un certain sens, la divinise ? A cette question la théologie, suivant les traces de S. Thomas, fait cette réponse : c’est la nature divine, en tant que principe et racine de la connaissance immédiate, intuitive que Dieu a de luimême et de l’amour béatifiant qu’il a pour luimême, bref, la nature divine, en tant qu’elle est la spiritualité parfaite : « Natura divina qua intellectualis est » (Cf. Suarez, De grat., l. 7, c. 1, n. 30). Les actes vitaux de la nature spirituelle de Dieu sont la connaissance et l’amour. Aucune créature ne peut, par ellemême, participer à ces actes absolument surnaturels, mais, par la grâce sanctifiante, l’âme est élevée au « consortium divinæ naturæ » et par là à ces actes.

A la différence de cette doctrine de S. Thomas soutenue par la majorité des théologiens, Ripalda (De ente supern., p. 2, c. 6, n. 105 ; éd. de Lyon, 1645, t. 2, p. 714) admet une ressemblance purement morale avec Dieu, en vertu de laquelle le justifié est détourné de tout péché et incliné à tous les actes surnaturels, de telle sorte que sa justice consiste dans une ressemblance formelle avec la sainteté de Dieu.

Grâce et gloire. Le commencement de cette participation à l’Être spirituel et à la vie spirituelle de Dieu s’accomplit dans la grâce sur la terre. L’achèvement se réalise dans l’éternité bienheureuse. « La grâce et la gloire se rapportent au même genre, parce que la grâce n’est rien autre chose qu’un commencement de la gloire en nous » (S. th., 2, 2, 24, 3 ad 2). Déjà sur la terre, « anima fide adhæret primæ veritati et caritate ipsi summæ bonitati » (In I d. 37, 9, 1 ad 2). « Gloriam autem quid esse dicemus nisi gratiam quamdam perfectam et absolutam ? » (Catéch. Rom., p. 4, 11, 11). La grâce est donc un germe dont la gloire est le développement. C’est ce qui est formellement enseigné par le Seigneur dans le quatrième évangile : « L’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source qui jaillit jusqu’à la vie éternelle » (Jean, 4, 14). La pensée de l’identité essentielle entre la vie éternelle d’icibas et de là-haut parcourt tout l’évangile. On trouve la même pensée dans les paroles de S. Paul sur le « gage de l’Esprit » (2 Cor., 1, 22 ; 5, 5), sur l’« arrhe de notre héritage » (Eph., 1, 14). C’est pourquoi S. Jean peut décrire la grâce comme la « semence de Dieu » en nous (1 Jean, 3, 9). Dès maintenant nous sommes appelés les enfants de Dieu et nous le sommes, mais la gloire des enfants de Dieu ne sera manifeste que dans l’éternité ; ce qui est maintenant et ce que nous croyons sera alors visible et contemplé (1 Jean, 3, 1 sq.). A ce sujet, S. Augustin remarque : « la ressemblance avec Dieu sera parfaite dans son image, quand celleci aura reçu la pleine vision de la divinité » (De Trin. 14, 18, n. 24).

Les Pères essaient d’expliquer cette ressemblance surnaturelle avec Dieu en comparant l’âme avec un corps pénétré de la lumière du soleil et par là élevé audessus de sa nature et devenu lumineux (S. Basile) ; en donnant l’exemple du parfum que les substances odorantes communiquent aux habits et aux boîtes (S. Cyril. d Alex.), de la transformation d une goutte d’eau dans un verre de vin, ou bien du fer dans le feu (S. Grég. de Naz.), ou bien de l’air pénétré par la lumière (S. Cyril. de Jér). Au fond de toutes ces comparaisons se trouve le double élément signalé par l’Aréopagite : la ressemblance et l’union.

§ 130. Effets et escorte de la grâce sanctifiante

1. Effets de la grâce sanctifiante

1. Le premier effet immédiat de la grâce sanctifiante est la suppression réelle des péchés et la sanctification formelle. Cela a déjà été exposé précédemment contre la théorie protestante de l’imputation.

La seule question qui se pose est celle de la relation réciproque des deux éléments. Ils ne sont pas nécessairement unis ensemble. Il y a eu une collation de grâce sanctifiante sans rémission simultanée des péchés : à nos premiers parents au paradis terrestre, aux anges, au Christ, à Marie. Et on pourrait concevoir une rémission des péchés sans collation de la grâce. Seulement, dans l’ordre actuel du salut, les deux éléments sont unis ensemble. « Par la grâce de NotreSeigneur JésusChrist, qui est conférée au baptême, la faute du péché originel est remise » (Trid., s. 5, can. 5 : Denz., 792 ; cf. Denz., 1043, 1058, 1070, contre Baïus). La Scolastique se demande si la grâce efface le péché physiquement en vertu de sa nature ou bien si elle le fait seulement moralement en vertu d’une ordonnance divine. Dans le dernier cas, on pourrait donc, en soi et strictement parlant, concevoir la présence simultanée dans une âme de la grâce et du péché. Se sont décidés pour cette dernière opinion Scot, Biel, Suarez, Lessius, Schwane, Minges. Scot : « Le péché ne peut pas effectivement détruire la grâce, il ne le peut que par démérite ». D’après G. Biel, c’est seulement la « voluntas Dei ordinata » qui a décidé que la grâce détruirait le péché ; en soi et pour soi (potentia absoluta), le péché et la grâce pourraient exister dans la même âme. Feckes dit de son côté : « Quand on comprend bien le péché comme une aversion de Dieu, et la grâce comme une communion avec Dieu, on ne peut les loger en même temps dans la même âme ». S. Thomas « Peccatum effective corrumpit caritatem » (S. th., 2, 2, 24, 10).

D’après S. Thomas, la grâce détruit formellement le péché. « C’est en effet formellement que la grâce, en inhérant, chasse la faute » (De verit. q. 28, a. 7, ad 4). « La grâce ne chasse pas la faute de manière efficiente, mais formellement » (Ibid., ad 5). Par contre, le péché chasse la grâce, comme une cause agissant non seulement moralement (meritorie) « parce que celui qui pèche mérite que Dieu lui retire la sainte charité », mais encore physiquement, parce que tout péché mortel est l’opposé de la charité (S. th., 2, 2, 24, 10). On ne peut nier la supériorité de la conception thomiste sur la conception scotiste, laquelle présente une certaine ressemblance avec la théorie protestante de la couverture. La théorie thomiste a aussi l’Écriture pour elle (Math., 6, 24 ; 2 Cor., 6, 14 ; 1 Jean, 3, 9). La grâce et les péchés sont des antinomies absolues, c’est pourquoi aussi la grâce efface tous les péchés mortels.

La grâce et le péché véniel. Le péché véniel n’étant pas une « aversion de Dieu » complète, il ne supprime pas non plus l’amitié divine et la destinée éternelle de l’homme, et peut exister à côté de la grâce ; il ne peut même pas atteindre directement la grâce dans son essence et l’affaiblir, il ne peut que la mettre indirectement en danger.

La sainteté n’est pas la suite pure et simple de la suppression du péché : elle n’est conférée à l’âme que par la forme de la grâce ellemême. Au reste, c’est une seule et même forme qui confère à l’âme la sainteté aussi bien que la justification, bien que l’Écriture, les Pères et les conciles emploient deux expressions pour la désigner. La théorie protestante, qui sépare la justification et la sanctification comme deux actes de Dieu motivés par l’unique acte dispositif humain de la foi, n’est ni biblique ni théologique. Il faut plutôt voir dans la justification et la sainteté deux aspects d’un même acte.

2. Filiation adoptive et héritage du ciel.

S. Thomas définit l’adoption l’acceptation gracieuse d’une personne étrangère comme fils et héritier (Cf. S. th., 3, 23, 1). Mais, d’après lui, l’adoption divine a cet avantage sur l’adoption humaine que Dieu, par sa grâce, rend l’homme qu’il adopte apte à posséder l’héritage éternel. L’homme, par contre, suppose que quelqu’un est apte à être adopté par lui. L’adoption humaine comble la distance entre l’adoptant et l’adopté par un transfert extérieur de droit à l’adopté ; l’adoption divine, au contraire, consiste dans la communication d’une nature nouvelle semblable au Dieu adoptant, au moyen d’une nouvelle naissance. Par suite, la filiation divine adoptive est bien plus élevée que la filiation qui vient de la création, tout en restant, bien entendu, incomparablement inférieure à la filiation naturelle du Logos éternel (S. th., 3, 23, 2 à 4).

L’ Écriture enseigne clairement l’adoption divine. « Vous avez reçu l’Esprit de filiation, dans lequel nous crions : « Abba, Père » (Rom., 8, 15). Dieu a envoyé son Fils « afin de nous conférer l’adoption. Or parce que vous êtes fils, Dieu a envoyé l’Esprit de son Fils dans vos cœurs, lequel crie : « Abba, Père » (Gal., 4, 5 sq.). Les Pères parlent souvent directement de notre filiation adoptive, mais ils le font le plus souvent indirectement dans leurs arguments christologiques, pour prouver que le Christ n’est pas comme nous fils adoptif de Dieu mais « Filius naturalis » (Cf. t. 1er, § 93). Théologiquement la filiation divine résulte de la participation à la nature divine, que nous venons d’étudier.

De la filiation adoptive, S. Paul déduit logiquement le droit du justifié à l’héritage du ciel : « Or si nous sommes fils, nous sommes aussi héritiers ; héritiers de Dieu et cohéritiers du Christ » (Rom., 8, 17). « Or, s’il est fils, il est aussi héritier par Dieu » (Gal., 4, 7 ; cf. Tit., 3, 7 ; 1 Pier., 3, 22). (Cf. Trid., s. 6, c. 4 et 7).

3. Habitation du SaintEsprit dans l’âme.

La grâce sanctifiante fait de l’homme le temple du SaintEsprit, lequel demeure, non seulement par ses dons de grâce, mais personnellement, dans l’âme du justifié.

Le fait de cette habitation est attesté si clairement dans l’Écriture et la doctrine des Pères qu’il est théologiquement certain. La Révélation en parle en maint endroit. Le Christ promet aux disciples le Paraclet personnel « afin qu’il demeure en vous », le Paraclet « que le monde ne peut recevoir » (Jean, 14, 17). D’après S. Paul, il répand en nous la divine charité (Rom., 5, 5). « L’Esprit de celui qui a ressuscité Jésus des morts, demeure en vous » (Rom., 8, 11). Nous sommes les « temples du SaintEsprit «  (1 Cor., 3, 16 ; 6, 19 ; cf. Rom., 8, 9 ; Gal., 4, 6 ; 2 Cor., 6, 16). (Cf. la doctrine du SaintEsprit, t. 1er, § 54, 58, 59).

Les Pères traitent également de cette habitation du SaintEsprit dans le juste. Il a déjà été question de S. Augustin. D’après lui, il est certain « que le SaintEsprit demeure dans les enfants baptisés, bien qu’ils ne le sachent pas » (Ep. 187, 26). Mais même s’il demeure en chaque homme, il n’y demeure pas de manière égale, autrement comment Elisée auraitil pu demander que l’Esprit de Dieu soit deux fois plus en lui que dans Elie ? (Ep. 187, al. 57, 5, 17). Ce sont surtout les Pères grecs qui, enthousiasmés par cette habitation du SaintEsprit, en parlent en termes magnifiques. Ainsi S. Athanase (Ep. 1 ad Serap., 24), S. Basile, S. Cyril d’Alex. (Dialog. 7), passim : M. 76, 250 sq. ; Petav., De Trin., 8, 4 sq.).

Explication de cette habitation. Bien que tous les théologiens admettent l’habitation du SaintEsprit dans l’âme du juste, ils ne s’entendent pas sur la manière de l’expliquer. Il est clair que ce n’est pas une union substantielle, comme entre l’âme et le corps. Il faut exclure ensuite une union hypostatique, entre l’EspritSaint et le juste, telle qu’elle existe entre le Logos et le Christ. Il n’y a donc plus de possible que l’union accidentelle. L’homme reçoit, par cette habitation, non pas l’être substantiel, mais une perfection surnaturelle accidentelle, la filiation divine. Cela veut dire, d’après l’explication de S. Thomas et de la plupart des  théologiens : cette filiation divine est produite formellement par la forme créée de la grâce sanctifiante ; mais elle est couronnée et achevée par l’habitation du Saint Esprit. La mission d’une Personne divine (mitti), aussi bien que son don (dari), est enseignée dans l’Écriture. « Elle ne peut être en quelqu’un ou reçue par quelqu’un qu’en raison de la grâce sanctifiante ». Ainsi nous recevons par la grâce sanctifiante une double chose : notre sanctification formelle, ainsi que notre union avec Dieu ; car la grâce sanctifiante rend semblable à Dieu et unit avec lui : « La grâce sanctifiante dispose l’âme à posséder la personne divine » (S. th., 1, 43, 3 ad 2).

Avec S. Thomas, on doit admettre une double présence de Dieu dans la créature :

1° La présence naturelle, laquelle est : a) Générale dans toutes les créatures, comme on l’a expliqué au § 3, « par son essence, par sa puissance, par sa présence » ; - b) Spéciale dans les créatures raisonnables (ange, homme), en tant qu’objet de leurs actes naturels de connaissance et d’amour de Dieu, le connu étant dans le connaissant et l’aimé dans l’aimant. « Dieu existe spécialement dans la créature raisonnable qui le connaît et l’aime actuellement ou habituellement » (S. th., 1, 8, 3).

2° La présence surnaturelle, laquelle, à son tour, est double : a) Sur terre, d’une manière analogue à la présence naturelle, en tant que Dieu est présent dans l’âme qui le connaît et l’aime surnaturellement, comme objet de cette connaissance et de cet amour. Et cette présence n’est pas seulement une « présence », mais plutôt une « habitation ». « Comme la créature raisonnable s’élève par la connaissance et l’amour à Dieu luimême, on ne dit pas seulement que Dieu est en elle suivant ce mode spécial, mais on dit qu’il y habite comme dans son temple. Il n’y a donc pas d’autre effet que la grâce sanctifiante qui puisse faire que la personne divine existe d’une nouvelle manière dans l’être raisonnable. Par conséquent, la personne divine n’est envoyée et ne procède temporellement qu’en raison de cette grâce » (S. th., 1, 43, 3). b) Au ciel, l’habitation a lieu par la vision béatifique d’une manière parfaite (Cf. t. 1er, § 21 et 57 (mission)).

Remarques. 1. Ce que nous avons dit s’applique aussi aux enfants baptisés. Il faut observer cependant, que, provisoirement, jusqu’à réveil de leur raison, leur union avec Dieu prend la forme d’une union habituelle. Cependant, d’après Capreolus, « non solum in potentia, sed in esse: qui enim habet habitum respectu alicujus objecti, jam habet et attingit illud in actu primo, qui est forma vel esse » par conséquent dans l’être, bien que ce ne soit pas dans l’action (in actu secundo).

2. Dieu habite dans l’âme en état de grâce selon son Être, sa substance. Cependant on ne doit pas appeler l’union qui en résulte une union substantielle, parce que la substance de Dieu et l’âme ne forment pas une substance ou une personne, comme c’est le cas dans l’union hypostatique (§ 89).

3. D’après ce que nous apprend le traité de la Trinité sur la circuminsession, on conclut facilement que cette habitation n’est pas exclusivement propre à la troisième Personne, mais qu’elle lui est spécialement appropriée. La raison de cette appropriation réside dans la situation particulière de la troisième Personne au sein de la Trinité, en tant que le lien personnel d’amour entre le Père et le Fils (Cf. t. 1er, p. 234 sq.).

Par contre, Petavius, Thomassin, Scheeben, Schell, Scholz, etc., prétendent que, d’après l’Écriture et la doctrine des Pères grecs, on doit attribuer cette habitation au SaintEsprit d’une manière personnelle et exclusive et non seulement à la manière d’une appropriation. Mais on cherche en vain chez eux une explication claire de cette conception et une harmonisation avec la doctrine générale de l’unité des actions divines « ad extra ». La raison du malentendu est sans doute qu’on n’a pas assez fait attention que le πνεὒμα ᾅγιον biblique est loin de désigner toujours le SaintEsprit personnel et désigne souvent aussi la grâce sanctifiante : « Spiritus Sanctus = donum Dei » (Cf. § 112 ; Gardeil, Revue thomiste, 1923, p. 5 sq. et 129 sq. Van der Meersch, 114 sq. Béraza, 896 à 907).

2. L’escorte de la grâce sanctifiante

1. Le Catéchisme romain dit, par rapport à la grâce sanctifiante, qu’elle est accompagnée de la très noble escorte de toutes les vertus (Additur nobilissimus omnium virtutum comitatus : p. 11, c. 2, q. 50). Parmi ces vertus, il faut nommer d’abord, d’après le Concile de Trente, les vertus théologales. Le Concile dit qu’elles sont infusées avec la grâce sanctifiante : « Dans cette justification, l’homme, par JésusChrist, auquel il est enté, reçoit aussi tout ensemble, avec la rémission des péchés, tous ces dons infus, la Foi, l’Espérance, et la Charité » (S. 6, c. 7).

Bien que tous les théologiens n’admettent pas l’identité de la charité avec la grâce sanctifiante, ils les unissent très étroitement. La charité apparaît et disparaît avec la grâce sanctifiante (Trid., s. 6, can. 11). Par contre, les deux autres vertus, la foi et l’espérance, sont séparables de la grâce sanctifiante. Aussi quand celleci est perdue par un péché grave, ces deux vertus peuvent demeurer et de fait demeurent aussi longtemps qu’elles n’ont pas été chassées de l’âme par un péché directement opposé à leur nature (par ex. : l’incrédulité, le désespoir). Cela a été défini pour la foi (S. 6, can. 28). En raison de cette séparabilité, certains théologiens admettent avec Suarez, que l’habitus de ces vertus peut être infusé avant la justification, puisqu’elles peuvent subsister, en tant qu’habitus, quand la grâce de justification est perdue. En tout cas, les théologiens enseignent unanimement que les actes des trois vertus théologales peuvent déjà, avec l’aide de la grâce, être exercés avant la Justification. Le Concile de Trente enseigne que les actes de ces vertus doivent précéder la justification comme actes dispositifs (S. 6, c. 6 : Denz., 798).

L’opinion générale des théologiens va plus loin. Ils enseignent que les vertus morales, qui règlent nos relations avec les hommes et avec nousmêmes, sont infusées elles aussi. L’Écriture l’insinue (2 Pier., 1, 3-7 ; 2 Tim., 1, 7) ainsi que la doctrine des Pères (Aug., Enarr. in Ps. 83, 11 ; In Joa., 8, 1). Il est probable qu’il faut voir aussi une preuve dans les décisions d’Innocent III et de Clément V, d’après lesquelles l’habitus des « vertus » est infusé, au baptême, même aux enfants. (Denz., 410, 483 ; cf. S. th., 1, 2, 51, 4 ; 63, 3 et 4 et presque tous les théologiens posttridentins). L’infusion des vertus morales a été niée par Scot, Henri de Gant, Durand, etc.

S. Thomas indique les raisons de l’opinion affirmative en disant : « Les vertus théologales nous ordonnent vers notre fin surnaturelle selon un certain commencement, en tant qu’elles nous ordonnent à Dieu immédiatement ; mais il faut que notre âme soit perfectionnée par d’autres vertus ayant trait à d’autres choses, en relation cependant avec Dieu (S. th., 1, 2, 63, 3 ad 2). Pour plus de détails, cf. le traité des vertus dans la Théologie morale.

2. Les dons du SaintEsprit.

S. Thomas : « les dons sont des perfections de l’homme qui le disposent à bien suivre l’impulsion de l’EspritSaint » (S. th., 1, 2, 68, 3). « Le SaintEsprit habite en nous par la charité... Par conséquent, comme les vertus morales sont unies entre elles dans la prudence, de même les dons de l’EspritSaint sont unis entre eux dans la charité, de telle sorte que celui qui a la charité a tous les dons de l’EspritSaint et que sans elle on ne peut en avoir aucun » (1, 2, 68, 5). L’Écriture les attribue au Messie (Is., 11, 1, 2). Mais le SaintEsprit, avec l’abondance de ses dons, est aussi un bien salutaire de l’ère messianique. C’est pourquoi on admet que les dons du SaintEsprit découlent du Christ, chef de l’Église, sur ses membres, qui doivent avoir la vie en abondance (Jean, 10, 10). Comme rôle et but des dons du SaintEsprit on indique moins la facilité à accomplir les actes particuliers de vertu que l’inclination (modus operandi) de l’âme à recevoir les inspirations du SaintEsprit. Par suite, leur domaine d’action se trouverait plutôt dans les actes indélibérés que dans les actes délibérés.

A. Mitterer (Les sept dons du SaintEsprit d’après la doctrine des Pères) montre que les Pères se rattachent généralement à Is. 11, mais sont assez incertains dans leur interprétation, si bien qu’il reste un certain nombre de doutes quant au nombre des dons ainsi qu’à leur nature et leurs effets. Les scolastiques ont essayé de surmonter ces doutes par la spéculation. Parfois même se manifestent des conceptions contraires : ainsi S. Augustin s’oppose à S. Grégoire le Gr. Cette divergence se retrouve dans la Scolastique : S. Bonaventure se rattachant à S. Augustin et S. Thomas à S. Grégoire (Cf. GarrigouLagrange, Mystique, 177 sq.).

Y atil entre la grâce sanctifiante et les vertus infuses une connexion physique ou simplement morale ? Les thomistes affirment la connexion physique ; par contre, Suarez et son école prétendent que Dieu n’a uni ces deux réalités de grâce qu’en vertu de son ordonnance pleine d’amour, en infusant les vertus dans l’âme, en considération de la grâce sanctifiante, parce qu’elles lui sont conformes et connaturelles. Mais elles ne découlent pas physiquement de la grâce.

Transition. De la nature de la justification résultent certaines propriétés qui lui appartiennent d’une nécessité interne. Le protestantisme ayant une autre notion de la justification aura aussi une autre doctrine de ses propriétés. Le Concile de Trente, après avoir examiné la nature de la justification, passe à ses propriétés. Il en compte trois.

 

CHAPITRE 4 : Les propriétés de la justification

§ 131. L’incertitude de l’état de grâce.

THÈSE. Personne ne peut, sans une révélation divine, avoir une certitude de foi de son état de grâce et par suite il n’y a pas de devoir d’y croire.       De foi.

Explication. Un des articles de la doctrine protestante, dont les Réformateurs se prévalaient surtout, c’est celui de la certitude du salut (certitudo salutis). Cette certitude du salut repose sur la certitude de la grâce et cette dernière certitude est une certitude de foi (certitudo fidei). La foi justifiante, pour les protestants, est en effet la foi fiduciale. Cette foi est pour eux un devoir, car sans elle il n ’y a pas de justification. Le Concile de Trente accorde une sérieuse attention à la question de la certitude personnelle du salut. Les thomistes et les scotistes étaient en désaccord sur ce point, parce qu’ils avaient une conception différente de la « certitude de foi ». On s’entendit cependant pour la définir comme « une certitude de foi dans laquelle ne peut pas se glisser d’illusion » et on la repoussa d’une manière générale (C. 9). Ensuite on condamna dans trois canons (can. 13-15) l’hérésie protestante, l’opinion de la nécessité de la foi fiduciale, celle de son efficacité et celle de son devoir. « Si quelqu’un dit qu’il est nécessaire à tout homme pour obtenir la rémission de ses péchés, de croire certainement, et sans hésiter sur ses propres faiblesses, et sur son indisposition, que ses péchés lui sont remis : Qu’il soit anathème » (S. 6, can. 13). On condamne ensuite l’opinion d’après laquelle l’homme est justifié par la foi seule (can. 14) et enfin celle qui prétend que le justifié est tenu par la foi d’admettre « qu’il est assurément du nombre des Prédestinés » (Can. 15 : Denz., 823-825).

Preuve. On peut sans doute citer toute une série de textes scripturaires qui disent que dans la foi le salut est absolument certain, qu’il est sûr que les péchés nous sont remis et que la justification nous est accordée. Les Pères scotistes du Concile de Trente alléguaient par ex. Jean, 3, 36 ; Rom., 8, 16 ; 1 Cor., 2, 12 ; 1 Jean, 3, 6, 14 ; 4, 15, etc. Mais ces textes se rapportent aux conditions objectives de notre salut et non aux conditions subjectives. Au sujet des premières existe naturellement une pleine certitude de foi, mais non au sujet des dernières, à moins qu’on ait reçu là-dessus une révélation divine spéciale, comme le paralytique, Madeleine, le bon larron sur la croix. S. Paul écrit : « Je ne me sens coupable de rien, mais je ne suis pas pour cela justifié ; mon juge est le Seigneur » (1 Cor., 4, 4). Et plus loin : « Je châtie mon corps et le réduis en servitude, de peur qu’après avoir prêché aux autres, je ne devienne moimême réprouvé » (1 Cor., 9, 27). Cette modestie personnelle, il la recommande aussi aux autres : « C’est avec crainte et tremblement que vous devez aussi opérer votre salut » (Phil, 2, 12).

Il faut tout d’abord remarquer que pour les pré-augustiniens le problème de la certitude du salut n’était pas encore une question brûlante. Mais ils ont beau vanter hautement, et d’ailleurs à bon droit, le salut conquis dans le Christ, ils n’enseignent pas la certitude absolue de ce salut. Car : 1° Ils prêchent très sérieusement le jugement final de Dieu ; - 2° Ils jugent d’une manière très pessimiste les effets des péchés capitaux ; - 3° Ils ne se contentent pas de prêcher la crainte de Dieu, mais ils exigent, même des chrétiens, la pénitence continuelle pour les péchés journaliers ; - 4° Ni les Pères grecs ni les Pères latins ne se contentent de la simple foi, mais ils exigent encore les œuvres et font dépendre le salut de ces œuvres. Aussi ils encourent le reproche que leur font les protestants d’avoir laissé le pur christianisme retomber dans la « légalité et le moralisme ». Quant à S. Augustin qu’on se plaît à alléguer, nous en reparlerons à la fin du chapitre.

La raison théologique réside dans ce fait auquel nous avons déjà fait allusion, que rien ne nous a été révélé sur les dispositions subjectives qui sont indispensables pour la justification. Des faits humains personnels ne sont pas objet de la foi générale et divine. Or de deux propositions dont l’une appartient à la foi et l’autre à la raison, on ne peut pas, d’après les règles de la logique, déduire une conclusion qui ait une certitude de foi. Les scolastiques sont d’accord avec les Pères et entre eux sur cette affirmation essentielle que personne ne peut, sans une révélation particulière, posséder la certitude de foi concernant son état de grâce. S. Thomas fait la distinction suivante : il y a une triple connaissance: 1° Par la révélation et de cette manière on peut savoir qu’on est en état de grâce. Dieu accorde cette révélation à quelquesuns ; 2° Par soimême et d’une manière certaine (certitudinaliter) et de cette façon personne ne peut savoir qu’il est en état de grâce parce qu’il ne connaît pas entièrement le principe de la grâce qui est Dieu (Job., 36, 26) ; 3° Par des signes et des effets précis ; et de cette façon on peut connaître et apprécier (conjecturaliter) son état de grâce. (S. th., 1, 2, 112, 5).

Au Concile de Trente, les Dominicains exposèrent cette doctrine de leur maître. Les Franciscains, appuyés sur Scot qui ne traite cette question qu’en passant et d’une manière quelque peu équivoque, soutinrent la certitude de foi de l’état de grâce. Le champion le plus ardent de cette opinion fut le Dominicain Ambroise Catharin. Il distinguait la foi catholique qui oblige tout le monde et la foi particulière que le juste possède pour luimême. De la sorte il construisait une double certitude de foi. On se mit d’accord pour déclarer que la certitude de la foi catholique dépassait toute certitude, que, par contre, la foi particulière, en tant que dépendant aussi du jugement personnel, semblait exposée à l’erreur et ensuite on  enseigna qu’on excluait seulement la foi dans laquelle il ne peut rien se glisser de faux (cui non potest subesse falsum). Tous les Pères du Concile admirent unanimement que personne, sauf le cas d’une révélation spéciale, n’est obligé de croire à son état de grâce (Cf. Denz., 802 et 803).

Notre religion n’est pas une religion d’incertitude et d’angoisse. Ce serait aller contre le Concile de Trente, contre l’Écriture et la doctrine des Pères de refuser à notre état de grâce personnel non seulement la certitude de foi mais encore toute certitude. Il y a un moyen terme entre la certitude de foi et le doute, c’est la certitude morale et cette certitude exclut toute angoisse et tout découragement.

Il est absolument nécessaire de s’en tenir au Concile de Trente dans la prédication et l’ascétisme catholiques, si l’on veut réfuter les protestants qui nous reprochent notre « incertitude et notre angoisse » dans les affaires du salut et prétendent que nous « multiplions les petits moyens de salut » pour échapper à cette angoisse et à cette incertitude.

N’a été rejetée que la certitude de foi avec son caractère évident d’illusion personnelle. Les délibérations du Concile nous montrent clairement que c’est cette seule certitude qu’on a exclue, que par ailleurs l’assurance de salut des Pères du Concile était entièrement joyeuse et lucide et qu’enfin la tendance générale du Concile n’était pas de rétrécir les portes du ciel pour les fidèles et de rendre le salut douteux. On trouve de belles pensées sur la perception des choses divines et l’habitation de la Sainte Trinité en nous dans GarrigouLagrange, Mystique, 458 sq. : « Dieu se fait percevoir par nous comme l’âme de notre âme, comme la vie de notre vie. C’est là le développement normal de la vie de la grâce et de la charité, en raison de laquelle, d’après la Révélation, la Très Sainte Trinité demeure en nous : « Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui » (Cf. aussi Gardeil, La structure de la connaissance mystique, Rev. Thom., 1924, 109 sq., 225 sq., 340 sq.).

Cette conception raisonnable et très libérale de la certitude du salut est la seule exacte ; c’est aussi celle qui est courante dans l’Écriture et chez les Pères. La polémique que nous ont imposée les Réformateurs nous l’a malheureusement trop souvent fait oublier. Il est nécessaire de le rappeler afin que le combat contre l’hérésie ne devienne pas un combat contre la Révélation. Jésus prêcha sa doctrine dans une assurance optimiste. Celui qui se repent reçoit le pardon. Celui qui croit et est baptisé sera sauvé. Chez ses disciples, il cherche à bannir toute foi pusillanime et toute crainte par rapport au salut. Il est indigné et mécontent quand il rencontre de la défiance. Il veut que son Évangile nous relève. L’Évangile est, d’après sa notion même, un joyeux message, l’annonce d’une année sainte de jubilé et de grâce. « Ne craignez point, il a plu au Père de vous donner le royaume ». Dans l’Évangile de S. Jean surtout, le salut dépend d’une manière si certaine de la foi vivante, dont chacun peut être juge, que celui qui croit n’est pas jugé, parce qu’il s’est déjà jugé, s’est déjà décidé. Le jugement eschatologique n’a donc pas la même signification pour les croyants que pour les incroyants. Assurément le « mauvais serviteur » fut l’objet d’une sanction rigoureuse, mais il s’était comporté d’une manière purement négative en face des ordres de son maître. Quant à nous, nous devons attendre notre salut surtout de la bonté miséricordieuse de Dieu et non de nos propres œuvres ; notre récompense sera une récompense de grâce et, alors même que nous aurions tout accompli, nous devons nous considérer comme des serviteurs inutiles. Tel est l’enseignement très clair du Christ et par là il donne à notre certitude de salut une base surtout objective. Cette base est absolument solide. Tout en refusant de nous faire une révélation sur notre état de grâce, Jésus ne laisse pas de nous donner une espérance absolument sûre de notre salut. Aucun disciple n’a le droit de douter et de demander d’une manière pusillanime : Seigneur, qui donc peut être sauvé ? Il renvoie énergiquement le questionneur à la grâce de Dieu (Math., 19, 25).

Pour ce qui est de l’enfant nouvellement baptisé, si le ministre a eu l’intention convenable, il ne peut y avoir aucun doute sur l’état de grâce de cet enfant. Quant à l’adulte qui reçoit un sacrement, il a toute certitude raisonnable, tant par rapport à sa propre bonne volonté que Dieu soutient avec sa grâce que par rapport à l’intention du ministre. Pour ce qui est de la justification sans sacrement, par la contrition parfaite, le fidèle sait qu’il a la foi convenable ainsi qu’une charité par laquelle il préfère Dieu à tous les biens terrestres. Il est vrai que, d’après S. Thomas, le fidèle est plus sûr de sa foi que de sa charité, parce que « celui qui a la science ou la foi est sûr qu’il la possède. Mais il n’en est pas de même de la grâce et de la charité et des autres dons qui perfectionnent la puissance appétitive » (1, 2, 112, 5 ad 2).

Parce que nous devrons notre salut principalement à la bonté miséricordieuse de Dieu, ceuxlà même l’obtiendront qui n’auront travaillé qu’une heure. Le publicain qui avait dit sincèrement : « Seigneur, ayez pitié de moi qui suis pécheur », obtint, nous dit Jésus, son absolution : il rentra chez lui justifié. A ceux auxquels il avait luimême remis leurs péchés il disait : « Allez en paix ». S. Paul sait sans doute que Dieu le jugera et qu’il doit jusquelà suspendre son propre jugement, mais cela ne le rend nullement incertain, pusillanime, lâche. Il n’y a jamais eu un disciple de Jésus plus joyeux dans la pensée de son salut, plus confiant en Dieu que S. Paul qui a de si beaux accents sur la confiance en Dieu (Rom., 8, 35, 39), et qui écrit : « Si Dieu est pour nous qui sera contre nous ? » (Rom., 8, 31 ; cf. Hébr., 6, 9-20).

Le point de vue catholique est théocentrique ; le point de vue protestant est anthropocentrique : il construit tout sur le propre jugement, la propre expérience. La joie que nous cause notre vocation chrétienne est réellement bien fondée, car nous nous en remettons à Dieu de la certitude de notre salut. Et si le catholique avoue qu’il ne possède aucune certitude de foi au sujet de ses dispositions, il est impossible au protestant d’affirmer qu’il a reçu une révélation sur les siennes. Il peut s’appuyer sur des raisons subjectives. Mais cela n’est pas interdit au catholique non plus. C’est même un devoir moral pour lui de s’assurer personnellement de la réalité et de la sincérité de sa foi et de son repentir, ainsi que de la valeur des sacrements reçus. Il le peut et par conséquent le doit.

Les théologiens indiquent toute une série de critères internes et externes qui permettent à chacun en particulier d’obtenir une connaissance sûre de son état de grâce. S. Paul sait déjà que la grâce se manifeste et s’atteste ellemême en nous. « Car l’Esprit luimême rend témoignage à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu » (Rom., 8, 16). Et le Christ dit qu’on peut reconnaître l’homme à ses fruits ; on peut donc se reconnaître soimême à ses propres fruits. Une grande confiance en Dieu, l’abandon à sa volonté, la crainte de le perdre, une foi inébranlable dans sa parole, l’attrait qui nous porte à nous occuper de lui et de ses commandements, ce que l’Apôtre appelle le « goût des choses célestes », le détachement intérieur de tout ce qui ne sert pas au salut, ce sont là assurément des signes que nous sommes dans la grâce de Dieu. Les Apôtres et les premiers chrétiens n’en ont pas eu d’autres et pourtant leur état d’âme était la Paix. Qu’on remarque donc combien les mots paix, joie, grâce, par rapport à l’état normal du chrétien, soit seuls, soit réunis, reviennent souvent sur les lèvres de Jésus et dans les écrits de S. Paul, de S. Jean, de S. Pierre.

S. Augustin enseigne sans doute que le « don de persévérance » ne peut qu’être imploré avec humilité (De dono persev., c. 6), mais il est plein de confiance dans le salut des chrétiens. Il se rattache volontiers à Rom., 8, 24 : « Dans l’espérance nous avons été sauvés. Que l’espérance soit toujours unie à la joie » (Serm. 21, 1). « Nous sommes ressuscités avec JésusChrist, rendant présentes déjà par l’espérance les joies futures de l’éternité » (Quest. ev., l, 43 ; cf. In Ps. 57, 22). « La bonne conscience est une grande source de joie pour les hommes pieux » (In Ps. 53, 8). « Celui qui nous a accordé le pardon est aussi celui qui nous a promis la vie éternelle » (In Ps. 129, 6). Que celui qui veut être certain de Dieu fasse attention à son intérieur pour voir si la charité y habite, car alors « Dieu y habite ». Il demeure dans la charité « comme au ciel » (In Ps. 149, 4). « Que les membres se rassurent et se réjouissent, car ils n’ont pas été abandonnés par leur tête », le Christ veut en effet rester avec eux jusqu’à la fin (In Ps. 125, 2). « Notre espérance est aussi certaine que si nous jouissions déjà de la réalité. Nous n’avons, en effet, rien à craindre quand c’est la vérité qui nous fait des promesses » (C. Faust. Man., 1, 11, 7). Cependant notre joie terrestre de l’espérance est encore estompée par la crainte (In Ps. 85, 16). S. Augustin allègue à ce sujet Ps. 2, 11 ; 1 Cor., 10, 12 ; Gal., 6, 1 ; Phil., 2, 12. « Ergo redi ad timorem qui jam ibas in caritatem » (In Ps. 27, 11). Celui qui ne craint pas Dieu perd ce que Dieu lui a donné (In Ps. 103, 16). Le chrétien ne doit rien craindre tant que « d’être retranché du corps du Christ » (Traités sur S. Jean, 27, 6). « L’œil du juge voit peut-être dans ta conscience ce que tu n’as pas vu » (Serm. 93, 14). Ainsi S. Augustin représente le point de vue catholique.

§ 132. L’inégalité de la mesure de la grâce

THÈSE. La grâce de justification peut être augmentée par des bonnes œuvres, elle est par suite différente selon le degré de coopération.           De foi.

Explication. Si la justification n’est autre que la justice du Christ saisie dans la foi fiduciale et un simple jugement prononcé par Dieu dans l’audelà sur la grâce imputée, on ne voit pas bien comment elle pourrait être différente. Aussi, d’après les protestants, elle est la même chez tous.

Tout autre est la conception catholique. Déjà, dans sa première forme, bien qu’elle soit essentiellement la même dans tous les temps et chez tous ceux qui la reçoivent, la grâce est cependant différente accidentellement selon les dispositions. Ensuite elle est accrue par les bonnes œuvres. Or ces bonnes œuvres sont différentes en nombre et en valeur, tant chez les divers justes que dans chaque juste par rapport à son progrès moral dans sa propre situation de vie.

Le Concile de Trente enseigne : « [les sacrements] par lesquels toute vraie justice, ou prend son commencement, ou s’augmente lors qu’elle est commencée, ou se répare, quand elle est perdue » (S. 7, introduction) ; il enseigne aussi que « nous recevons la justice en nous, chacun selon sa mesure ; que le SaintEsprit répartit à chacun comme il veut et selon la préparation et la coopération de chacun » (S. 6, c. 7 : Denz., 799). Il ajoute que « ceux qui sont ainsi justifiés... croissent au moyen de l’observation des commandements de Dieu et de l’Église dans la justice même qu’ils ont reçue par la grâce du Christ et sont encore plus justifiés, la foi coopérant aux bonnes œuvres » (S. 6, c. 10 : Denz., 803). Le Concile parle donc d’une augmentation de la grâce par les sacrements efficaces en euxmêmes, et il en sera question dans le traité des sacrements, et d’une augmentation par les mérites et c’est sur celleci qu’il insiste ici comme le montre le canon suivant : « Si quelqu’un dit, que la justice qui a été reçue n’est pas conservée et augmentée aussi devant Dieu, par les bonnes œuvres, mais que ces bonnes œuvres sont les fruits seulement de la justification, et les marques qu’on l’a reçue, et non pas une cause qui l’augmente : Qu’il soit anathème (Can. 24 : Denz., 834). Les bonnes œuvres accomplies dans l’état de grâce ne sont donc pas seulement des « signes » de la justification reçue, mais encore une « cause » de son accroissement en nous.

Preuve. Jésus suppose l’égalité de la grâce dans la notion du « royaume du ciel » qui est en nous et son inégalité dans la parabole des talents (Math., 25, 14-30), ainsi que dans son exhortation à tendre personnellement à la perfection de Dieu (Math., 5, 48 ; Luc, 6, 36). Le Père nettoiera toute vigne « afin qu’elle porte davantage de fruit » (Jean, 15, 2).

S. Paul écrit : « À chacun d’entre nous, la grâce a été donnée selon la mesure du don fait par le Christ » (Eph., 4, 7). Il demande : « Que, pratiquant la vérité dans la charité, nous croissions à tous égards, dans celui qui est le chef, le Christ » (Eph., 4, 15). « Alors même que notre homme extérieur dépérit (par la souffrance), notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour » (2 Cor., 4, 16). Il exprime ce désir : « Dieu multipliera votre semence et fera croître les fruits de votre justice » (2 Cor., 9, 10) ; et cet autre : « Que (Dieu) vous donne, selon les trésors de sa gloire, d’être puissamment fortifiés par son Esprit en vue de l’homme intérieur » (Eph., 3, 15, 16). Conséquent avec luimême S. Paul admet aussi une différence de gloire : Autre est l’éclat du soleil, autre l’éclat de la lune et autre l’éclat des étoiles. Même une étoile diffère en éclat d’une autre étoile. Ainsi en estil de la résurrection des morts » (1 Cor., 15, 41, 42).

S. Jacques (2, 2) exige que la foi soit perfectionnée par les œuvres. S. Pierre fait cette exhortation : « Croissez dans la grâce »  (2 Pier., 3, 18). S. Jean : « Que celui qui est juste pratique encore la justice et que celui qui est saint se sanctifie encore. Voici que je viens et ma récompense avec moi » (Apoc., 22, 11, 12).

Les Pères. Les circonstances les obligèrent à défendre notre dogme. Lorsque Jovinien renonça à la vie monastique et se mit à enseigner la doctrine stoïcienne qui prétend que toutes les œuvres ont la même valeur ou plutôt sont également dépourvues de valeur et à soutenir que tous les baptisés qui conservent la grâce du baptême ont la même récompense au ciel, indépendamment de leurs bonnes œuvres, il fut combattu par S. Jérôme. S. Augustin s’éleva contre l’opinion répandue alors, d’après laquelle la foi et le baptême seuls assuraient le même salut à tous, dans son ouvrage intitulé « De la foi et des œuvres ». Dans une lettre à l’évêque Paulin, il s’explique sur les relations entre la foi, la grâce et le mérite, de la manière suivante : En raison de la foi, nous recevons la grâce, sans mérite de notre part, « mais la grâce mérite son accroissement, afin que la grâce accrue mérite son achèvement » (Ep. 186, 3, 10). Et à propos de Job 29, 14, il dit : « Les saints sont revêtus de la justice, les uns plus, les autres moins » (Ep. 167, 3. 13). « Ceux en qui [Dieu] habite et dont sa grâce fait un temple qu’il aime, possèdent [l’EspritSaint] selon la différence de leur capacité, les uns plus, les autres moins » (Ep. 187, 19). « Ils ont reçu des grâces différentes, tous n’ont pas les mêmes mérites » (Traité sur S. Jean, 6, 8). « Nous avons été justifiés, mais notre justice s’accroît à mesure que nous avançons » (Serm. 158, 5). - L’Église fait cette prière à Dieu : « Donnenous un accroissement de foi, d’espérance et de charité » (collecte du 13è dimanche après la Pentecôte) et cette autre : « Nous vous prions de nous faire la grâce qu’en fréquentant ce mystère, nous nous avancions de plus en plus dans la voie de notre salut » (Postcommunion, 2è dimanche après la Pentecôte). D’après le mérite (de la pénitence), il y a même « différents baptêmes » (Aug., Traité sur S. Jean, 6, 8).

La raison théologique de la différence de la grâce réside principalement dans la libre libéralité de Dieu (Eph., 4, 5). Les dons naturels euxmêmes sont répartis par lui d’une manière visiblement inégale. S. Thomas fait remarquer à ce sujet que c’est cette diversité la véritable beauté de l’univers (S. th., 1, 2, 112, 4). Ensuite il est bien certain que la coopération propre doit entraîner, dans la justification première et surtout dans la justification seconde, une grande différence accidentelle. On pourrait songer à une égalité de grâce dans les enfants baptisés. Seulement, même en présence de l’égalité de dispositions, la bonté divine reste encore libre.

En considération de notre thèse cidessus, les théologiens distinguent une justification première et une justification seconde. La première a lieu au baptême. La seconde a lieu par l’augmentation de la sainteté et de la grâce déjà existantes, par les bonnes œuvres (ex opere operantis) et par les sacrements des vivants (ex opere operato). Il faut sans doute se représenter l’augmentation de grâce comme une élévation intensive en ellemême et non comme un accroissement extensif. L’augmentation de la grâce entraîne aussi une augmentation des vertus théologales ; c’est certain pour la charité.

Opinions théologiques. 1. On admet généralement que l’augmentation de la grâce et celle des vertus théologales vont de pair. Par conséquent : a) aucune augmentation de grâce ne se fait sans augmentation des vertus ; b) aucune augmentation des vertus ne se produit sans une augmentation simultanée de la grâce ; c) les deux augmentations se font proportionnellement dans la même mesure.

2. Cependant quelques théologiens prétendent que la foi et l’espérance s’accroissent par leurs propres actes et non par ceux d’autres vertus par lesquels la grâce s’accroît sûrement ; par conséquent, la grâce pourrait s’accroître sans que du même coup toutes les vertus s’accroissent aussi.

3. Ensuite, des théologiens prétendent que la foi et l’espérance sont infusées avant la grâce (la charité) et peuvent aussi s’accroître sans elle (Suarez, etc.).

4. Certains prétendent que, par des actes peu intensifs, les vertus (habitus operativi) ne s’accroissent pas, mais que la grâce augmente (Cf. Beraza, 794). L’augmentation de la grâce ne se fait pas toujours, d’après S. Thomas, immédiatement, mais « elle l’est dans son temps, lorsqu’on est suffisamment disposé à cet égard » (S. th., 1, 2, 114,  8 ad 3).

Il faut ici rappeler avec insistance le devoir moral que nous avons de tendre vers une augmentation de la justice. Nous devons vouloir être un des premiers dans le royaume de Dieu, des amasseurs des trésors qui ont une valeur éternelle. Le Christ luimême nous y exhorte.

§ 133. L’amissibilité de la justification

THÈSE. Ce n’est pas seulement par l’incrédulité, mais encore par tout autre péché mortel que la justification se perd.                       De foi.

Explication. Si la justification est fondée sur la foi seule, il en résulte cette doctrine monstrueuse que la justification peut coexister avec les plus grands péchés et n’est incompatible qu’avec l’incrédulité. Aussi le Concile de Trente définit : « Si quelqu’un dit qu’il n’y a point d’autre péché mortel que le péché d’infidélité ; ou que la grâce, qu’on a une fois reçue, ne se perd par aucun autre péché, quelque grave et énorme qu’il soit, que par celui d’infidélité : Qu’il soit anathème (S. 6, can. 27 : Denz., 837). Calvin avait affirmé que le prédestiné ne peut pas du tout perdre la grâce, pas plus qu’il ne peut pécher. Celui qui pécherait ensuite n’aurait pas reçu, au commencement, une véritable justification, mais une justification apparente. A cette affirmation s’oppose ce canon : « Si quelqu’un dit, qu’un homme une fois justifié, ne peut plus pécher, ni perdre la grâce ; et qu’ainsi lorsque quelqu’un tombe et pèche, c’est une marque qu’il n’a jamais été véritablement justifié, qu’il soit anathème » (Can. 23 : Denz., 833). Tombèrent plus tard dans une erreur semblable, bien que partant de prémisses différentes, les quiétistes (Michel de Molinos) qui admettaient un état d’amour parfait tel que, dans cet état, aucune espèce de péché mortel ne peut se produire et causer du dommage. Cf. les propositions condamnées, Denz., 1272, 1275, 1277, 1278, 1281.

Preuve. Le Concile pouvait facilement alléguer une foule de textes dans lesquels le salut est refusé non seulement aux infidèles, mais encore à tous ceux qui sont coupables de péchés graves. Déjà Ezéchiel enseigne que « la justice du juste ne le sauvera pas au jour où il péchera » (Ez. 33, 12 ; cf. 33, 13 ; 18, 26, 27). Jésus avertit tous les siens de veiller et de prier, afin de ne pas tomber (Math., 6, 13 ; 26, 41). Il énumère une série de péchés, sept dans S. Mathieu (15, 19), et treize dans S. Marc 7, 21, 22, au sujet desquels il porte le même Jugement : « Tout ce mal vient de l’intérieur et souille l’homme » (Marc, 7, 23).

S. Paul rassemble des péchés dans son « Catalogue de vices » et écrit, par ex. à la fin d’une série de vingttrois péchés, que « ceux qui font de telles choses sont dignes de mort, et non seulement ceux qui les font, mais encore ceux qui approuvent ceux qui les font ». (Rom., 1, 29-32). Et si l’on dit que ces déclarations se rapportent à des païens, par conséquent à des infidèles, qu’on se rappelle 1 Cor. 6, 9, 10 ou il écrit sûrement à des chrétiens : « Ne savez-vous pas que les injustes ne posséderont pas le royaume de Dieu ? Ne vous y trompez pas, ni les impudiques, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les infâmes, ni les voleurs, ni les avares, ni les ivrognes, ni les calomniateurs, ni les rapaces ne posséderont le royaume de Dieu ». « Ainsi donc, celui qui se croit solide, qu’il fasse attention à ne pas tomber » (1 Cor., 10, 12).

Les Pères. On a déjà dit qu’ils réfutèrent l’opinion de Jovinien, d’après laquelle le chrétien ne pouvait plus être tenté par le diable. Ils constatent chaque jour que l’Église, par son institution pénitentielle, juge qu’on a perdu la grâce. Ils se rendent compte aussi par expérience que ce jugement ne concerne pas seulement les apostats et les infidèles, mais encore les assassins, les adultères, les voleurs, les blasphémateurs. S. Augustin écrit : « Mais quand le régénéré et justifié retombe par sa volonté dans la mauvaise vie, il ne peut sûrement pas dire : je n’ai rien reçu, car il a perdu la grâce reçue de Dieu par sa volonté libre dirigée vers le mal » (De la correct. et de la grâce, 6, 9).

La raison théologique de l’amissibilité de la grâce réside dans la liberté du juste en état de voie. Cette liberté n’est pas encore la pleine liberté des enfants de Dieu, avec laquelle la volonté s’attache nécessairement au souverain bien. Elle peut, par suite, s’attacher de nouveau à un autre bien que Dieu et ainsi perdre la grâce.

Les conséquences qu’entraînerait la parole de Luther sur le péché énergique et la foi plus énergique encore (pecca fortiter, fortius crede) si elle était sérieusement appliquée, seraient monstrueuses. Il faut reconnaître cependant que le bon sens et la conscience des protestants répugnent à une telle application. Karl Holl défend Luther et prétend qu’il a seulement voulu consoler les scrupuleux : Luther n’aurait pas songé à un « dévergondage » : cependant il s’est rendu compte luimême que de telles pensées étaient très dangereuses.

Thèse. En perdant la grâce sanctifiante, on perd aussi l’habitus de la charité, mais non celui de la foi et de l’espérance.                   De foi.

Après ce qu’on a dit sur les relations étroites de la grâce et de la charité, il n’est pas nécessaire de prouver davantage qu’elles suivent le même sort. Au Concile de Trente, à cause des textes pauliniens qui font dépendre la grâce de la justification, de la foi, une partie des théologiens soutinrent que la foi, elle aussi, est indissolublement unie à la grâce. Personne, disaientils, ne peut appeler « un adultère, un fidèle ». Or cette union étroite de la foi et de la grâce sanctifiante n’existe que lorsque la foi s’entend dans son sens plein de foi vivante, qui opère dans la charité (f. formata), mais non quand on l’entend dans son sens strict (f. informis) comme l’adhésion à la vérité de la Révélation, à cause de l’autorité de Dieu. Cette opinion de l’identité objective de la foi et de la justification étant soutenue par les Réformateurs, dans leur sens, le Concile la rejeta par cette définition : « Si quelqu’un dit qu’en perdant la grâce par le péché, on perd toujours en même temps la foi aussi, ou bien que la foi qui persiste encore n’est pas une vraie foi parce que ce n’est pas une foi vivante, ou bien que celui qui a la foi sans la charité n’est pas chrétien, qu’il soit anathème » (S. 6, can. 28 : Denz., 838 ; cf. Vatic., s. 3, c. 3).

Au sujet de la foi informe, le Concile dit qu’elle n’est pas détruite par tout péché. Les théologiens enseignent qu’elle n’est détruite que par le péché d’infidélité, de même que l’espérance ne se perd que par les péchés opposés. Mais l’Église n’enseigne pas que celui qui a cette foi est sauvé ; elle enseigne seulement que le chrétien en péché mortel qui a la foi est encore chrétien et conserve le droit aux sacrements. Il n’y a pas de charité informe, mais seulement une foi et une espérance informes. Au sujet des autres vertus infuses et des dons, les théologiens admettent que, de même qu’ils sont donnés avec la grâce sanctifiante, ils se perdent avec elle.

Grâce et péché véniel. La grâce ne peut pas être amoindrie par les péchés véniels ; elle ne peut qu’être détruite par le péché mortel. S. Thomas : « De même le péché véniel ne peut être ni la cause efficiente, ni la cause méritoire de l’affaiblissement de la charité. Il n’en est pas la cause efficiente, puisqu’il n’atteint pas la charité ellemême. Car la charité se rapporte à la fin dernière, tandis que le péché véniel est un dérèglement qui porte sur les moyens. » L’amour de la fin ellemême n’est pas amoindri par le désordre par rapport aux choses qui servent à la fin. De même, le péché véniel ne mérite pas une diminution de la charité :  « En effet, quand quelqu’un pèche dans un point secondaire, il ne mérite pas de subir une perte principale ». Dieu ne se détourne pas plus fortement de l’homme que l’homme ne se détourne de lui (S. th., 2, 2, 24, 10 ; cf. De malo, 7, 2). Cependant le péché véniel, surtout le péché fréquent, peut, en tant que disposition, conduire au péché mortel : « le péché véniel est une disposition au péché mortel... Et c’est de là qu’on dit que la charité est diminuée quant à son enracinement et à sa ferveur, et non quant à son essence (S. th., Commentaire des sentences de P. Lombard, Distinct. 17, quest. 2, 5). Le péché véniel ne dessèche pas l’arbre, mais il en diminue les fruits.

CHAPITRE 5 : Fruits de la grâce de justification

 

A consulter: S. Thomas, S. th., 1, 2, 108, 1-4 ; 114, 1-10. Bellarmin, De justif., v. 1 sq. Suarez, De gratia, l. 12, c. 1-38. Salmant., tr. 16. Vega, De justificatione (Colon., 1572), 1, 11, c. 1-42. Mazella, 795 sq. Schiffini, 594 sq. De Smedt, Notre vie surnat., 45 sq. Rivière, Sur l’origine des formules « de condigno » et « de congruo », dans le Bulletin de littérature ecclésiastique (Toulouse, 1927), 75-88 (leur origine se place au 13ème siècle).

Il restait au Concile de Trente un dernier point à régler dans la doctrine de la justification. Il fallait traiter « des fruits de la justification » (cf. Jean, 15, 1-8), à savoir, du mérite et du fondement du mérite. Nous divisons cette matière en trois parties : la réalité du mérite, le fondement ou les conditions du mérite et enfin l’objet du mérite.

§ 134. La réalité du mérite

THÈSE. Les bonnes œuvres que le justifié accomplit avec la grâce sont méritoires devant Dieu.   De foi.

Explication. Les protestants niaient avec une énergie particulière le caractère méritoire des bonnes œuvres. Le Concile de Trente réprouve d’abord la théorie protestante, d’après laquelle « le justifié pèche quand il fait le bien à cause de la récompense éternelle » (S. 6, can. 31 : Denz., 841) ; ensuite il définit le mérite : « Si quelqu’un dit que les œuvres d’un homme justifié sont tellement les dons de Dieu, qu’elles ne sont pas aussi les mérites de cet homme justifié ; ou que par ces bonnes œuvres, qu’il fait par le secours de la grâce de Dieu, et par le mérite de JésusChrist, dont il est un membre vivant, il ne mérite pas véritablement augmentation de grâce, la vie éternelle, et la possession de cette même vie, pourvu qu’il meure en grâce, et même aussi augmentation de gloire : Qu’il soit anathème » (Can. 32 : Denz., 842). A la fin, le Concile rejette aussi le reproche de ceux qui prétendent que cette doctrine porte atteinte à l’honneur de Dieu ou au mérite du Christ (Can. 33).

Le Concile examina avec beaucoup de soin cette doctrine déjà définie par le 2ème Concile d’Orange (can. 18), car, parmi les Pères euxmêmes, les théologiens augustiniens répugnaient à une trop forte accentuation de notre aptitude à mériter. C’est pourquoi on remarque avec insistance que notre aptitude à mériter est une grâce de Dieu et on exclut toute glorification personnelle (C. 16). « A Dieu ne plaise qu’un chrétien se fie à luimême ou se glorifie en luimême et non dans le Seigneur dont la bonté est si grande qu’il veut que ce qui est ses dons soit leurs mérites. Et parce que tous nous péchons en beaucoup de choses, il faut que chacun ait devant les yeux non seulement la miséricorde et la bonté, mais encore la sévérité et la justice et personne ne doit se juger luimême quand même il n’aurait conscience de rien, car toute vie humaine doit être examinée et jugée, non pas par le jugement des hommes, mais par celui de Dieu » (Trid., S. 6, c. 16).

Preuve. Jésus exige une « justice plus parfaite » que la justice juive des œuvres. Par là il n’a pas écarté les bonnes œuvres pour se contenter d’une simple disposition intérieure, mais il demande avant tout cette disposition et ensuite les œuvres qui en procèdent, principalement la prière, le jeûne et l’aumône (Sermon sur la montagne). Pour cela, absolument comme l’Ancien Testament, il propose une récompense. On ne trouve pas le mot « mérite » dans l’Écriture, mais des expressions équivalentes, comme « salaire », « couronne », « récompense », « approbation », « louange de Dieu ». Jésus parle de « votre récompense » (Math., 5, 12 ; cf. 10, 42), d’une « récompense riche, grande, au centuple » (Math., 5, 12 ; 19, 29. Luc, 6, 38) ; il dit que le jugement sera rendu d’après les œuvres (Math., 25, 34-46) ; il établira le bon serviteur sur tous ses biens et le récompensera avec la joie de son Seigneur (Math., 24, 45-48).

Jésus attribue trois propriétés à cette récompense. 1° Elle sera substantiellement la même pour tous ; car c’est la béatitude éternelle. Ainsi, dans la parabole des ouvriers de la vigne, tous reçoivent, le soir, le même denier (Math., 20, 8-16) ; 2° Cependant la récompense est accidentellement inégale. Chacun la reçoit selon la mesure de son zèle et de sa fidélité. C’est ce que nous enseigne la double parabole des talents (Math., 25, 14-30 ; cf. 16, 27 ; Luc, 19, 11-28). L’un des serviteurs est établi sur dix villes, l’autre sur cinq, chacun selon la grandeur de son mérite ; 3° C’est une récompense surabondante, parce que c’est une récompense de grâce. C’est ce que nous enseignent clairement des expressions comme celles de la « récompense au centuple » (Math., 19, 29), de la « mesure pressée, secouée et débordante » (Luc, 6, 38), du « serviteur inutile » qui ne peut pas demander de récompense, mais qui n’a fait que son devoir (Luc, 17, 10) ; c’est ce que nous enseignent aussi la parabole du denier des travailleurs de la vigne et surtout celle des talents, car, dans le dernier cas, les serviteurs ne rendent que parce qu’ils ont reçu auparavant.

Ces trois propriétés caractérisent la doctrine de Jésus sur le mérite. Cependant, tout en tenant compte de ces propriétés, il s’agit d’une véritable récompense de la part de Dieu et d’un véritable mérite de la part de l’homme, et le Christ l’enseigne avec une grande insistance.

S. Paul en appelle au jour « de la manifestation du juste jugement de Dieu qui rendra à chacun selon ses œuvres » (Rom., 2, 5, 6). Chacun recevra sa propre récompense selon son travail (1 Cor., 3, 8). Il dit des serviteurs de Dieu : « Leur fin sera selon leurs œuvres » (2 Cor., 11, 15). «  Car il nous faudra tous apparaître à découvert devant le tribunal du Christ, pour que chacun soit rétribué selon ce qu’il a fait, soit en bien soit en mal, pendant qu’il était dans son corps » (2 Cor., 5, 10). « Car ce qu’un homme sème il le récoltera aussi » (Gal., 6, 7, 8). Il exige des Colossiens qu’ils « produisent des fruits dans toutes sortes de bonnes œuvres » (Col., 1, 10). « C’est par la grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi et cela ne vient pas de vous ; c’est le don de Dieu, ce n’est point par les œuvres, afin que nul ne se glorifie. Car nous sommes son ouvrage, ayant été créés en JésusChrist pour (faire) des bonnes œuvres que Dieu a préparées d’avance, afin que nous les pratiquions » (Eph., 2, 8-10). (Cf. encore 1 Cor., 3, 13 ; 9, 24, 26. Phil., 3, 13 sq. 2 Tim., 4, 8).

Dans une seule et même phrase, il rejette les œuvres de la Loi, exige les œuvres de la foi et enseigne leur possibilité eu égard à la grâce. C’est tout le chapitre 16 du Concile de Trente. - Deux pensées apparaissent clairement dans la doctrine du mérite de S. Paul : Il y a une récompense, elle est fondée sur la promesse de Dieu (2 Tim., 4, 8) et sa grâce (Eph., 2, 10) et elle est répartie d’après les œuvres ; chacun reçoit « sa » récompense. Parmi les autres Apôtres, on pourrait nommer S. Jean (Apoc., 7, 14-17 ; 11, 18 ; 22, 12), S. Jacques (1, 12), S. Pierre (1, 1, 17).

Quand on a parcouru ce que nous venons de dire de la doctrine de la récompense chez Jésus et S. Paul, on ne comprend pas que Jodl ait pu écrire que S. Paul apporte dans son enseignement sa manie de la récompense « avec une franchise presque blessante ». D’après lui, S. Paul serait venu à cette doctrine par la voie de sa propre expérience mauvaise et y aurait été contraint par la nécessité d’expliquer la mort de Jésus comme un moyen de rédemption. Or cette « manie de récompense » se trouve déjà chez Jésus. Et quand l’Encyclopédie de théologie protestante (20, 506) écrit : « La Réforme fut, à proprement parler, un combat contre la doctrine du mérite », on voit qu’elle fut par là-même, « à proprement parler », un combat contre le Christ et les Apôtres et non seulement contre l’Église. Le moderniste D. Heiler reprend la formule protestante de la manie de récompense des catholiques quand il dit : Dans le catholicisme, « la foi devient un acte formel d’obéissance, une adhésion de l’esprit et de la volonté aux lois dogmatiques de l’Église ; l’activité morale devient un accomplissement extérieur des commandements de l’Église, l’amour fraternel d’aide et de sacrifice devient un service égoïste en vue d’une récompense ». Par contre, ajoutetil, Luther dit : « On n’a pas à demander s’il faut faire des bonnes œuvres, elles se font sans être commandées » (La nature du catholicisme, 79). Il oublie ici que la formule de concorde cite Luther, qui exclut entièrement les bonnes œuvres (même celles de la charité) de l’affaire de la justification, aussi bien de la première que de la dernière, au Jugement : « Une fois pour toutes et aussi longtemps que nous avons à nous occuper de cet article de la justification, nous rejetons et nous condamnons les œuvres ». Cela va directement contre l’enseignement du Christ et des Apôtres.

Les Pères. Il n’y a chez les Pères, concernant la doctrine du mérite, ni une incertitude ni une évolution du sujet luimême. Sans exception, les Latins comme les Grecs enseignent que le chrétien peut accomplir des bonnes œuvres et par conséquent le doit ; que Dieu récompensera ces bonnes œuvres et les récompensera selon leur valeur.

Les protestants insistent beaucoup sur ce fait que c’est Tertullien et après lui S. Cyprien qui introduisirent la notion formelle du mérite (meritum) dans la théologie. Tertullien aurait emprunté cette notion étrangère, à son passé de juriste, pendant lequel il s’occupait de la justice commutative, et l’aurait introduite dans la théologie. Mais en réalité, il a simplement rendu le terme biblique « récompense » (merces, ὁ μισθὀς) par celui de « mérite » (meritum Cf. Eccli., 16, 15). S. Cyprien a écrit un ouvrage spécial, « De opere et eleemosynis », dans lequel il exhorte ses lecteurs au zèle dans les bonnes œuvres et leur signale, en même temps, les trésors dans le ciel qu’ils amassent par les bonnes œuvres (Math., 6, 20), et le jugement qui se fera d’après les œuvres (Math., 25, 31-46).

S. Augustin, malgré sa ferme conviction que notre salut est une grâce, n’a pas perdu de vue la vérité qu’il dépend aussi de nos œuvres. C’est justement sur sa doctrine que s’est appuyé le Concile de Trente. Sa formule, dans laquelle il rassemble la grâce et le mérite, est : « Nos mérites sont des dons de Dieu » (Cf. Conf., 9, 34 ; Ep. 144, 19 ; De grat. et lib. arb., 6, 14 ; De gestis Pelag., 35 ; De Trin., 13, 14, etc.). « S’il n’y a ni mérite ni démérite », dit S. Augustin, « comment Dieu jugeratil le monde » ? (Ep. 144, 4). Il dit des saints : « Ils doivent leur gloire à Dieu, et non à euxmêmes » (C. duas ep. Pel., 3, 8, 24).

La raison théologique juge : Si l’homme, par la justification, entre en union avec Dieu, il doit tirer de cette union cet avantage que sa grâce grandisse et se fortifie pendant toute sa vie, afin qu’à son entrée dans l’autre vie elle reçoive son dernier achèvement par la gloire. Cette maturation et ce développement de la grâce ne peuvent se faire sans Dieu, pas plus que sans l’homme et son activité libre. Par conséquent, les œuvres accomplies avec la force de Dieu sont d’abord des dons de Dieu, mais aussi, d’une certaine manière, nos mérites, parce que, sans notre libre arbitre, ces œuvres ne se seraient sûrement pas produites. Aussi le Concile de Trente dit, avec S. Augustin, que c’est une bonté de Dieu « qui veut bien que ses propres dons deviennent les mérites des hommes » (S. 6, c. 16).

Cela ne veut pas dire qu’entre notre mérite et la récompense divine il y ait égalité. S. Paul écrit que « les souffrances de ce temps ne sont pas comparables avec la gloire future » (Rom., 8, 18 ; cf. 2 Cor., 4, 17). Il ne dit par là rien d’autre que ce que le Christ enseigne quand il nous fait espérer une « récompense au centuple ». Dieu récompense audelà de toute attente, car il récompense dans la richesse c.àd. avec luimême. - Mais estce que nos mérites ne portent pas préjudice aux mérites du Christ ? Comment le pourraientils puisqu’ils ont leur fondement dans les mérites du Christ ? Ou bien ne sontils pas cause de la propre gloire et de la complaisance en soi ? Cela, d’après le dogme, serait de l’orgueil spirituel. Jésus dit déjà : « C’est la gloire de mon Père que vous portiez beaucoup de fruit » (Jean, 15, 8). Cependant le chrétien peut avoir un sentiment très fort et très justifié de sa dignité en s’appuyant sur la grâce. C’est ce sentiment qu’exprime S. Paul dans sa magnifique parole : « Je puis tout en celui qui me fortifie » (Phil., 4, 13).

§ 135. Conditions du mérite

A consulter, outre les auteurs signalés plus haut, les auteurs de théologie morale.

Notion du mérite. D’après S. Thomas, le mérite (récompense) est la connexion interne qui existe entre la prestation et la rétribution : « le mérite implique une certaine égalité de justice » (S. th., 3, 49, 6). Au sens abstrait, le mérite est la valeur interne d’une action faite en faveur d’un autre ; au sens concret, il signifie la rétribution fixée d’après une convention ou une promesse (S. th., 1, 2, 114, 1).

La Scolastique ne se contenta pas de recevoir des Pères la doctrine biblique et traditionnelle du mérite, mais elle l’organisa en système, en précisant surtout la notion et les conditions du mérite. La théologie posttridentine, particulièrement, apporta sur ce point des décisions claires. Elle y fut obligée, plus encore que la Scolastique, à cause des objections protestantes. Harnack prétend que c’est la gloire de Luther d’avoir mis fin à la vieille doctrine du mérite, « parce que l’Église tout d’abord ne sait pas ce que c’est que les bonnes œuvres et par suite ne conduit pas (?) du tout aux bonnes œuvres véritables et, en second lieu, parce qu’elle met ces « bonnes œuvres » à une place qui n’appartient qu’à la foi » (H. D. 3, 849 sq.). Dans sa première phrase, il veut sans doute dire que les œuvres catholiques sont dégradées par la manie de la récompense ; dans la seconde, que nous voulons être sauvés « par les œuvres », alors que nous devrions l’être « par la foi seule ». E. Holl reproche à l’Église d’avoir un double idéal de moralité : un idéal élevé, monastique et ascétique, et un idéal plus simple et général. Par contre, Luther nous obligerait tous sans exception à l’idéal suprême de l’amour de Dieu. Depuis S. Augustin, l’Église enseignerait que l’amour pur de Dieu n’est possible et réel que dans l’autre monde. S. Thomas explique cela ainsi : « La charité est parfaite quand on aime Dieu autant qu’on le peut. Ce qui a lieu en nous de trois manières : 1° Quand le cœur de l’homme tout entier est toujours actuellement porté vers Dieu. Cette perfection est celle de la charité céleste ; elle n’est pas possible icibas, parce qu’il est impossible à la faiblesse humaine de penser toujours actuellement à Dieu et d’être toujours porté vers lui par l’amour. 2° La charité est parfaite, quand l’homme met tous ses soins à servir Dieu et à s’occuper des choses divines, négligeant tout le reste du moins autant que la nécessité de la vie présente le comporte. Cette perfection de la charité est possible icibas, mais elle n’est cependant pas commune à tous ceux qui ont cette vertu (cette perfection ne se trouve que dans les contemplatifs). 3° Il y a encore charité parfaite quand habituellement on met en Dieu son cœur tout entier, de telle sorte qu’on ne pense rien ou qu’on ne veuille rien qui soit contraire au divin amour » (2, 2, 24, 8). A la première proposition on ne peut raisonnablement rien opposer ; au sujet de la seconde, il faut observer que S. Thomas luimême ne considère l’état religieux que comme un moyen de perfection et ne l’identifie pas à la perfection ; au sujet de la troisième, il faut observer que les saints catholiques sont loin d’appartenir tous aux Ordres religieux ; il y en a de tous les états de vie.

Les conditions. Cinq entrent en ligne de compte.

1. Du côté de Dieu, la promesse d’accepter favorablement nos bonnes œuvres et de les récompenser surnaturellement.

L’Écriture atteste la promesse, dans tous les passages où il est dit que nous pouvons et devons accomplir des bonnes œuvres ; ces textes contiennent aussi un jugement de Dieu qui apprécie ces œuvres comme bonnes et précieuses. Jésus suppose cette condition dans les paraboles citées plus haut. S. Paul la mentionne expressément : « La piété est utile à tout, elle a la promesse de la vie présente et de la vie future » (1 Tim., 4, 8). La vérité conduit à la piété « et donne l’espérance de la vie éternelle, promise dès les temps les plus anciens par le Dieu qui ne ment point » (Tit., 1, 2). « La patience vous est nécessaire afin que vous fassiez la volonté de Dieu et que vous obteniez la promesse » (Hébr., 10, 36). S. Jacques : « Heureux l’homme qui supporte l’épreuve ; car, quand il aura été éprouvé, il recevra la couronne de vie que Dieu a promise à ceux qui l’aiment » (1, 12).

S. Augustin : « Dieu... est lié envers nous, non pour cause de dettes, mais pour motif de promesses... Nous ne saurions donc lui dire : Rendez ce que vous avez reçu, mais bien : Accomplissez ce que vous avez promis » (Sermon 110, 4 ; cf. Sermon 158, 2).

Sur le caractère principal et indispensable de cette condition, tous les théologiens sont d’accord. Mais ils ne sont pas tous d’accord sur la question de savoir si tout le caractère méritoire de nos œuvres provient uniquement de la promesse divine. Cf. à ce sujet la bibliographie du paragraphe 134 et surtout Mazella (820 sq.) dont l’exposé est net et concis.

D’après la doctrine de Jésus (Math., 20, 1-16), d’après S. Thomas (S. th., 1, 2, 114, 4) et d’après le Concile de Trente (s. 6, c. 16), il faut mettre l’accent sur la promesse divine. S. Pie V condamna la proposition de Baïus, d’après laquelle la bonne œuvre mérite par sa nature la vie éternelle (Denz., 1002).

2. Du côté de l’homme, les théologiens demandent l’état de voie ainsi que l’état de grâce.

L’état de voie (status viæ) indique que l’homme se trouve encore dans cette vie temporelle. La nécessité de l’état de voie est connexe à la vérité enseignée dans l’eschatologie, d’après laquelle avec la mort cesse toute activité méritoire ou déméritoire. (Jean, 9, 4 ; Gal., 6, 10 ; cf. § 210).

L’état de grâce est exigé également par tous les théologiens. On peut considérer ce point comme dogmatique. Le Concile de Trente enseigne en effet, que du Christ notre Chef découle continuellement dans les justes une force qui accompagne les bonnes œuvres du commencement à la fin, « et sans laquelle ces œuvres ne pourraient d’aucune manière être agréables à Dieu et méritoires » (S. 6, c. 16). Lorsque Baïus prétendit que les bonnes œuvres des justes sont méritoires non pas à cause de la grâce qui les pénètre mais à cause de leur conformité avec la loi et de l’obéissance qu’elles témoignent, Pie V condamna cette proposition (Denz., 1013). Baïus rejetait les « habitus » créés ou « vertus infuses » et enseignait avec Pierre Lombard : « Caritas non est aliquid creatum in animo, sed Spiritus Sanctus ». L’expression « vertu infuse » ne fait son apparition qu’au 13ème siècle ; le Concile de Vienne, en 1311, l’accueille avec faveur. S. Thomas avait admis de telles forces infuses d’après l’analogie de la nature (S. th., 1, 2, 110, 2) et le Concile de Trente a formellement enseigné que les trois vertus théologales sont des « vertus infuses » (Denz., 800 ; cf. Jansen, Baïus).

L’Écriture enseigne, d’une manière très nette, la nécessité de l’état de grâce. Sans union avec le Christ il n’y a pas d’œuvre vivante (Jean, 15, 4). Cette union est produite par la foi et l’amour (Jean, 17, 26), par la grâce et la régénération (Jean, 3, 5). Sans la charité, je ne suis « rien » (1 Cor., 13, 1-3). Étant donné que S. Augustin identifie la charité et la grâce sanctifiante, on comprend qu’il puisse dire que toutes les œuvres bonnes et méritoires doivent provenir de la charité.

La raison théologique juge avec Jésus dans l’Évangile : rendez d’abord l’arbre bon, vous rendrez ensuite ses fruits bons. Il est évident qu’aux yeux du Dieu très saint et omniscient les bonnes œuvres d’un homme ne peuvent lui être agréables que si l’homme luimême lui est bon et agréable. Or il ne peut l’être que par la grâce.

3. Du côté de l’œuvre, il est nécessaire qu’elle soit accomplie librement, qu’elle soit en ellemême moralement bonne et qu’elle soit faite par un motif surnaturel (cf. la Théologie morale).

La liberté doit être une liberté complète, l’exemption de la contrainte extérieure comme de la nécessité intérieure (Denz., 1094). C’est le postulat évident du mérite. Sans liberté il n’y a ni vertu ni péché, ni récompense ni châtiment possibles. C’est pourquoi l’enfant baptisé meurt sans mérite et reçoit la vie éternelle simplement comme un héritage. Au sujet de la moralité de l’acte, il suffit de remarquer qu’elle dérive, comme l’établit la théologie morale, de l’objet, des circonstances et surtout de la fin de l’action. Et il est nécessaire que l’action possède son intégrité morale dans chacun des trois éléments et non seulement dans l’un ou l’autre : « Bonum ex integra causa, malum ex quolibet defectu ». L’omission d’une mauvaise action est certainement méritoire quand elle exige la force morale. Le caractère surnaturel de l’action est exigé de deux côtés : son principe objectif doit être surnaturel, c.àd. elle doit avoir sa racine dans la grâce (habituelle aussi bien qu’actuelle) et elle doit procéder d’un motif surnaturel.

Il a déjà été question de la nécessité de la grâce. Au sujet du motif, il n’y a pas accord complet parmi les théologiens. Presque tous admettent que le motif doit être surnaturel, car il paraît évident que seul un motif surnaturel peut donner à notre œuvre sa relation interne nécessaire avec notre salut. Mais on ne s’entend pas sur la question de savoir si ce motif surnaturel doit procéder au moins virtuellement de la charité ou bien si d’autres vertus surnaturelles ne seraient pas suffisantes pour cela. Les théologiens de Salamanque exigent la charité et appuient leur opinion sur l’Écriture, sur S. Augustin et S. Thomas. Suarez, Vasquez et un certain nombre de théologiens modernes considèrent toute espèce de motif surnaturel comme suffisant, pourvu que la grâce sanctifiante existe. D’après cette opinion, il suffit de posséder l’habitus de la charité et on n’a pas besoin d’agir expressément par le motif de la charité. Bien que cette opinion soit parfaitement fondée, il convient cependant, dans la pratique, de considérer la première comme plus recommandable.

D’après une opinion moderne soutenue par Grégoire de Valence, Gutberlet et Lingens, un motif purement naturel suffirait pour rendre l’acte méritoire, pourvu que l’état de grâce existe. Mais, d’après l’Écriture, le juste doit vivre de la foi (Rom., 1, 17) et non de la nature. « Par dessus tout, ayez la charité qui est le lien de la perfection » (Col., 3, 14). Il faut aussi rappeler ici la « bonne intention » par laquelle nos bonnes œuvres quotidiennes sont rapportées à Dieu. Parce que dans nos travaux et nos efforts nous poursuivons facilement des buts égoïstes, nous ne saurions prendre ce point trop au sérieux.

Thèse. Les mérites des justes sont différents en degré.

 Alors même que les conditions pour le caractère méritoire de l’œuvre existent, il ne s’ensuit pas que toutes les bonnes œuvres aient la même valeur morale ; au contraire, elles peuvent être très inégales.

S. Augustin : « Nous serons tous égaux, les premiers au niveau des derniers et les derniers au niveau des premiers. Le denier d’ailleurs est la vie éternelle, et l’éternité est égale pour tous. La diversité des mérites établira sans aucun doute une diversité de gloire ; la vie éternelle cependant, considérée en ellemême, ne saurait être inégale pour personne ». Il y a donc une différence accidentelle du mérite comme de la récompense (Sermon 87, 4, 6 ; cf. In Joa., 68, 3).

Parmi les éléments qui augmentent le mérite, les théologiens citent les suivants : 1° Le mérite de l’action croît avec le degré de grâce sanctifiante ou de charité (S. Thomas) : « Plus l’acte est suscité par la charité et par la grâce, plus il est méritoire » (In 2 dist., 29, q. l, a. 4 ; cf. 2, 2, 104, 3). C’est d’après ce principe que se mesure la grandeur du mérite du Christ, ainsi que du mérite de sa Mère et des saints particuliers ; - 2° La bonté de l’action morale a aussi son influence. C’est pourquoi les actes des vertus théologales sont plus méritoires que ceux des vertus morales ; - 3° Ont également de l’importance la grandeur de l’œuvre, sa durée et l’énergie avec laquelle elle est accomplie ; - 4° De même, la gravité des tentations qui s’opposent à la bonne œuvre, ainsi que les difficultés individuelles, qu’il faut surmonter pour l’accomplir, augmentent le mérite ; - 5° Le degré de liberté avec lequel la bonne œuvre est choisie et exécutée accroît le degré de mérite. La liberté peut être mêlée de crainte et le mérite est diminué en proportion de la grandeur de cette crainte. En tout cas, les actes de la liberté des enfants de Dieu sont plus méritoires que ceux de la crainte servile. Leur valeur peut grandir d’autant plus que les actes sont accomplis avec attention et réflexion ; - 6° Enfin il est évident que la répétition des bonnes œuvres accroît encore leur mérite (Cf. De Smedt, Notre vie surnaturelle, 79 sq.). Il faut encore remarquer que la situation officielle extérieure, le charisme, n’ont aucune importance pour la valeur du bien, mais que cette valeur tient uniquement aux dispositions intérieures du cœur par rapport à Dieu. Dieu ne fait pas acception de personne (Dt., 10, 17 ; Is., 42, 2 ; Act. Ap., 10, 34 ; Rom., 2, 11 ; Gal., 2, 6 ; 1 Pier., 1, 17).

Division du mérite. Quand toutes les conditions cidessus, de la part de Dieu, de l’homme et de l’œuvre ellemême sont remplies dans une bonne action, on appelle le mérite qu’elle fonde « mérite de condignité » (meritum de condigno). De ce mérite strict et proprement dit les théologiens distinguent encore un « mérite de convenance » (meritum de congruo) ou quasimérite. Ils admettent l’existence de ce mérite dans les cas où l’état de grâce et la promesse divine font défaut, mais où les autres conditions cidessus nommées existent, surtout celles qui sont exigées par l’œuvre ellemême. La distinction entre « m. de condigno » et « m. de congruo » provient de la Scolastique (1250). Le caractère surnaturel des actions au sens subjectif est produit d’une certaine manière par la grâce surnaturelle élevante de celui qui les fait. Au sujet des « opera supererogatoria » cf. la Théologie morale.

§ 136. L’objet du mérite

THÈSE. Le juste mérite par ses bonnes œuvres l’augmentation de la grâce, la vie éternelle et l’augmentation de la gloire.        De foi.

Explication. Le Concile de Trente frappe d’anathème celui qui affirme que « le justifié ne mérite pas vraiment (vere mereri), au moyen des bonnes œuvres qu’il accomplit par la grâce de Dieu et le mérite de JésusChrist dont il est un membre vivant, l’augmentation de la grâce, la vie éternelle et, au cas où il meurt dans la grâce, l’obtention de cette vie éternelle et aussi une augmentation de la gloire » (S. 6, can. 32 : Denz., 842).

Preuve. Pour fonder cette thèse on peut renvoyer à tous les arguments allégués déjà pour établir le caractère méritoire des bonnes œuvres, ainsi que pour établir la thèse que, par les bonnes œuvres, la justice est augmentée. Il faut cependant faire les remarques suivantes :

1. Est objet du mérite - le Concile de Trente n’envisage ici que le mérite proprement dit (meritum de condigno) - l’augmentation de la grâce sanctifiante. Tout ce qui, en fait de grâce, précède la justification première, ainsi que cette justification première ellemême, ne peut pas être vraiment mérité (de condigno). Mais, pour ce qui est de la justification seconde, la parole du Christ a toujours sa valeur : « Tout sarment qui porte du fruit, Dieu l’émonde afin qu’il en porte davantage » (Jean, 15, 2 ; cf. Luc, 19, 26). S. Thomas : Si la fin dernière, la gloire, peut être méritée, le moyen, l’augmentation de la grâce, peut l’être aussi, car les deux sont essentiellement identiques » (S. th., 1, 2, 114, 7). Par contre, la justification première est principe du mérite, elle n’en est donc pas l’objet : « La grâce ne peut tomber sous le mérite, car le principe du mérite ne se mérite pas ; et par conséquent la grâce ne se mérite pas non plus, puisqu’elle est le principe du mérite » (Quest. 2, Art. 11).

2. Est objet du mérite la vie éternelle. Le juste possède dès maintenant un droit à cette vie éternelle. Il est vrai qu’il ne reçoit sa récompense qu’au moment de la mort et à condition qu’il n’ait pas perdu son droit et son mérite par le péché grave. Étant donné que l’aptitude de l’homme à mériter a son fondement dans la grâce de Dieu, on peut aussi appeler la vie éternelle une « grâce » (Rom., 6, 23) ou bien un « héritage » (Rom., 8, 17 ; Col., 3, 24).

Les théologiens, qui distinguent une justification première et une justification seconde, distinguent aussi une gloire première et une gloire seconde ; mais il se présente ici une petite difficulté. Si la justification première ne peut être méritée, il faut aussi que la gloire première qui y correspond ne puisse être méritée elle non plus. On ne pourrait donc mériter que l’élévation accidentelle de la béatitude et non la béatitude ellemême. C’est aussi ce qu’admettent des théologiens comme Ripalda et Lugo ; ils enseignent que tous ceux qui meurent dans la justification première, par ex. les baptisés qui n’ont pas l’âge de raison ne reçoivent la gloire qu’à titre d’héritage (titulo hereditatis). D’autres, en s’appuyant sur S. Thomas, pensent que les dispositions de l’adulte qui persistent dans la justification première, deviennent méritoires au moment de l’infusion de la grâce et que, par conséquent, l’adulte, en tout cas, mérite la gloire première (Cf. Pohle, 2, 626 sq.).

Objet du mérite improprement dit. A ce sujet, l’Église ne s’est pas prononcée. Les théologiens enseignent avec plus ou moins d’accord :

1. a) Le juste peut mériter pour lui de nouvelles grâces actuelles, tout au moins des grâces suffisantes (de congruo fallibili). Certains même admettent, avec Grégoire de Valence et Becanus, un mérite proprement dit (meritum de condigno) pour les grâces suffisantes (Mazella, 848).

b) Le juste peut mériter (de congruo fallibili) sa conversion future après la chute. S. Thomas, il est vrai, écrit : « L’homme ne peut d’aucune manière mériter à l’avance la grâce de se relever après une chute éventuelle » (S. th., 1, 2, 114, 7). Il s’appuie sur Ez., 18, 24. D’autres, avec S. Bonaventure, Scot, Suarez, répondent affirmativement à cette question, en s’appuyant sur 2 Par., 19, 2 ; Ps. 70, 9, et Hébr., 6, 10. Ni dans un sens ni dans l’autre les preuves scripturaires n’ont une force contraignante. On ne peut que s’appuyer sur la miséricorde de Dieu.

c) Le juste ne peut pas mériter sa persévérance finale, mais il peut l’obtenir par d’humbles prières. Par suite, il ne peut pas mériter la grâce de la conservation de la justification. Certains admettent cependant qu’il peut la mériter d’une certaine manière (de congruo fallibili).

d) Le juste peut mériter pour d’autres d’un mérite improprement dit (de congruo) tout ce qu’il peut mériter pour luimême d’un mérite proprement dit (de condigno) et même quelque chose de plus, à savoir la première grâce (gratia prima actualis). Il ne peut s’agir que d’une impétration par des bonnes œuvres et non d’un mérite proprement dit. Car le mérite comporte l’usage de la liberté morale qui fait défaut du côté de l’étranger. Une simple imputation extérieure, sans qualité morale propre, ne peut pas fonder ou constituer un mérite. Que le juste puisse de quelque manière « mériter » improprement pour un autre la première grâce et ne le puisse d’aucune manière pour luimême, la raison en est qu’il est juste quand il agit pour autrui, mais ne l’est pas avant sa propre première grâce (Cf. 1 Jean, 5, 16 ; Jacq., 5, 16). L’Église, dans sa liturgie, demande l’application des mérites des saints ; par ex. dans le Canon de la Messe, au « Communicantes », et dans plusieurs oraisons, elle demande que « meritis, suffragantibus meritis et intercessione, meritis precibusque adjuvemur, liberemur », etc.

2. Le pécheur fidèle peut par ses actes de disposition mériter, d’une manière improprement dite (meritum de congruo), la justification première. Il lui manque sans doute la grâce sanctifiante comme fondement du véritable mérite, mais non la grâce actuelle et une certaine promesse divine contenue dans les nombreuses exhortations à la conversion. Dans le cas de la charité parfaite, les théologiens admettent un quasimérite certain (de congruo infallibili) pour la justification, parce que, dans ce cas, la promesse divine est expresse (Luc, 7, 47 ; 1 Pier,. 4, 8. Cf. Trid., s. 14, c. 4, prop. damn. 31, Baii : Denz., 1031).

3. La possibilité de mériter les biens temporels n’est d’ordinaire pas niée. Dans l’Ancien Testament, elle est au premier plan ; mais c’est justement ce qui montre l’imperfection de l’Ancienne Alliance. Le Christ avec les siens se montre indifférent à la plupart des biens temporels et met en garde contre leur excès ainsi que contre leur usage désordonné. Il voit en eux un danger. Mais il faut excepter la santé et la vie. Il supprime souvent la maladie par un miracle ; il voit parfois en elle la conséquence du péché (Luc, 13, 16). Il nous enseigne à demander notre « pain quotidien » (Math., 6, 11). Il demande luimême que la Passion lui soit épargnée. De tout cela on peut conclure que la santé et la vie sont considérés par lui comme de grands biens naturels qui peuvent aussi, de quelque manière, être accordés par Dieu comme récompense (gratia præsupponit naturam). S. Augustin considère la santé comme un véritable bien « aussi longtemps que ce corps mortel n’a pas revêtu l’immortalité, c.àd. la santé véritable, parfaite et éternelle » (Ep. 130, 7). S. Thomas : « Les biens temporels, s’ils sont utiles aux actes de vertus par lesquels nous arrivons à la vie éternelle, peuvent être considérés comme des biens absolus, et à ce titre ils sont absolument et directement l’objet du mérite » (S. th., 1, 2, 114, 10).

La reviviscence des mérites. Les mérites de celui qui a perdu la justification revivent après une nouvelle justification. Cette opinion est généralement soutenue. Il s’agit des bonnes œuvres qui ont été accomplies autrefois dans l’état de grâce (opera viva, meritoria) ; ces œuvres ont été tuées par le péché (opera mortificata) et elles revivent dans leur caractère méritoire par la justification (opera reviviscentia). On se réfère à Hébr., 6, 10 : « Dieu n’est pas injuste pour oublier vos œuvres et votre charité ». S. Paul demande : « Avez-vous souffert en vain ? » (Gal., 3, 4). Seulement ces passages ne sont pas probants, car ils ne se rapportent pas à la question présente. Aussi un certain nombre de théologiens nient la reviviscence. On s’est demandé si les péchés revivent en cas d’un nouveau péché mortel du juste. S. Thomas répond non (S. th. 3, 88, 1) ; il considère cependant ces nouveaux péchés comme plus graves que les premiers (Ibid., 2).

Conclusion pratique. 1. La grande valeur de la grâce résulte des considérations suivantes : Son origine et sa cause : c’est uniquement le Dieu bon et toutpuissant. Sa cause méritoire : c’est la passion du Christ dont le sang a, dans la grâce, une efficacité permanente. D’après son essence, c’est une participation à la nature et à la vie même de Dieu. Sa nécessité est indispensable, absolue. D’où le souci de l’Église de la procurer à tous et de l’accroître chez tous par les sacrements. Son efficacité, icibas, est caractérisée par le Christ comme une vie dans la plénitude du Saint- Esprit, et par S. Paul comme une vie dans le Christ.

2. Le devoir de l’homme par rapport à la grâce se déduit de luimême. Le pécheur a le devoir primordial de la demander comme le bien le plus grand et le plus nécessaire, de s’efforcer de l’obtenir et de s’y disposer. Le juste doit la considérer comme l’unique nécessaire, l’augmenter et la conserver par une coopération fidèle dans les bonnes œuvres et par la réception de l’Eucharistie. Tous, pécheurs comme justes, nous avons le devoir de remercier Dieu pour chaque grâce (Luc, 17, 17).

3. Personne ne fait à son prochain une aumône spirituelle plus grande que celui qui lui prépare les voies vers la grâce et qui, dans une détresse religieuse (maladie, ignorance), lui assure la réception effective de la grâce au moyen des sacrements correspondants.

4. Toute l’œuvre de grâce de Dieu tend à nous rendre semblables à lui dans l’être et dans l’action. C’est dans l’action que se trouve la preuve de la vie nouvelle. C’est dans les actions aussi que se trouve le gage d’un jugement miséricordieux. S’il est une doctrine précise dans l’Écriture, c’est bien cellelà. Ainsi donc le MoyenAge, qui mettait sa piété dans les œuvres, était dans la voie droite avec ses nombreuses fondations pieuses. Nous autres catholiques d’aujourd’hui, nous pouvons et devons l’imiter en cela. Plus il y aura de christianisme intérieur et plus il y aura d’œuvres de charité. Si le monde est avare à sa manière, soyonsle à la nôtre. Amassez des trésors. Soyez riche devant Dieu. Ne vous présentez pas les mains vides comme le « mauvais serviteur ». Ne soyez pas un arbre stérile qui occupe dans la vigne du Seigneur une place où un autre aurait produit des fruits abondants.

5. Nous éprouvons une impression pénible quand nous voyons des hommes qui sont à un stade très inférieur de développement physique ou même intellectuel. Bien plus à plaindre sont ceux dont le développement physique et intellectuel est parfait, mais chez qui, par contre, le développement religieux est pour ainsi dire nul.

6. Les meilleures bonnes œuvres sont celles de la charité ; elles se manifestent à l’égard des pauvres par les dons de l’aumône ; à l’égard de ceux qui possèdent par les manifestations de sympathie et surtout de patience.

 Portez les fardeaux les uns des autres : ainsi vous accomplirez la loi du Christ (Gal. 6.2)

[La suite est le livre 5 : Le traité de l’Église. Mgr Bernard Bartmann

PRÉCIS DE THÉOLOGIE DOGMATIQUE]