Édition par JesusMarie.com – ce livre est placé en copyleft –
Paris 10
février 2020
Merci de prier pour la personne qui a travaillé deux ans pour réaliser cette nouvelle édition
INTRODUCTION
: De la grâce en général.
§
112. Notion de la grâce
§
113. Division de la grâce
PREMIÈRE
SECTION : La grâce actuelle
CHAPITRE
1 : Existence et essence de la grâce actuelle
§
114. Existence de la grâce actuelle
§
115. Détermination théologique de la nature de la grâce actuelle
CHAPITRE
2 : Les propriétés de la grâce actuelles
§
116. La nécessité de la grâce actuelle en général
§
117. La nécessité de la grâce en particulier
§
119. La gratuité de la grâce
§
120. L’universalité de la grâce
§
121. La prédestination
§
122. La réprobation
CHAPITRE
3 : Mode d’action de la grâce
§
123. La grâce et la liberté d’après la doctrine de l’Église
§
124. La grâce et la liberté d’après l’explication de l’École
DEUXIÈME
SECTION : La grâce habituelle. La justification
CHAPITRE
1 : La justification du côté de Dieu
§
125. La justification du côté de Dieu en tant que remise des péchés
§
126. La justification en tant que sanctification
CHAPITRE
2 : La justification du côté de l’homme
§
127. La préparation à la justification en général
§
128. La préparation à la justification en particulier
CHAPITRE
3 : La justification en tant qu’état
§
129. Essence de la grâce de justification
§
130. Effets et escorte de la grâce sanctifiante
CHAPITRE
4 : Les propriétés de la justification
§
131. L’incertitude de l’état de grâce.
§
132. L’inégalité de la mesure de la grâce
§
133. L’amissibilité de la justification
CHAPITRE
5 : Fruits de la grâce de justification
§
134. La réalité du mérite
§
135. Conditions du mérite
§
136. L’objet du mérite
A
consulter : S. Thomas, S. Th. 1,
2, 109-114 . Salmantic, de Gratia
(éd. Paris, 9 et ss.). S. Bonaventure, Breviloquium, 5. Dom. Soto, De natura
et gratia (Venise, 1547). Suarez De gratia. Ripalda, De ente
supernaturali. Montagne,
De gratia (Migne, Theol. curs compl.,
10). Clericus a Belliberone,
De gratia (ibid.). Cercia, De gratia
Christi, 3 vol. (Paris, 1789). Mazella, De gratia Christi (Rom.,
1905). Palmieri,
De gratia div. actuali
(Galop, 1885). Schiffini,
De gratia divina (1901). Lahousse, De gratia divina (1902). Pesch, Prael, Dogm., 5. Paquet, De reparatione
(1906). Van Noort,
De gratia Christi (1911). Jungmann, De gratia (1896). Konings, De gratia divina (1907). Van der Meersch,
De gratia divina (1910). Terrien, La grâce et la gloire (1897). Del Prato, De gratia
et libero arbitrio, 3 vol. (1907). Beraza, De gratia
Christi (1916). L. Lercher,
Institutiones theol. dogm., 3 ; De gratia Christi (1925). Van
der Meersch, De divina gratia (1924). Ledoux,
De gratia creata et increata (Antonin, 1930). J. Auger, La doctrine du corps mystique de Jésus‑Christ (1930). - Au sujet du baïanisme :
F.V. Jansen, Baïus
et le baïanisme (1927) (traite aussi du jansénisme, riche bibliographie). Sur
la doctrine de S. Augustin : Dict. théol. 1, 2267-2561 (riche
bibliographie).
Dieu a, par l’action rédemptrice du
Christ, rendu à l’humanité tombée sa destinée surnaturelle primitive et
transformé l’état précédent d’inimitié en un état d’amitié et de grâce. Mais,
par l’achèvement de l’œuvre rédemptrice du Christ, cette transformation n’est
accomplie qu’en principe et objectivement ; elle n’est pas
encore réalisée en fait et subjectivement dans chaque homme en
particulier. La Rédemption existe, depuis la mort du Christ, comme ordre
objectif de salut, mais elle est encore en dehors de l’humanité et surtout en
dehors de chaque homme particulier. « Nous ne recevons pas les bienfaits
de la Passion du Christ s’ils ne nous sont pas communiqués » (Trid., s. 6, c. 3).
L’application à chaque homme en
particulier se fait par un acte divin de grâce, qui, dans l’Écriture, porte le
nom de justification (διϰαἰωσις),
ou bien encore de sanctification (ἁγιασμὀς). Cet
acte divin de justification a pour condition la préparation humaine, si bien que la rédemption subjective s’accomplit
par l’action divine et la coopération humaine. Or, comment se produit cette coopération,
quel est son cours et quels en sont les effets, tel est l’objet de la quatrième
partie principale de la dogmatique : la doctrine de la justification ou de
la sanctification du pécheur. Comme, dans ce processus de la rédemption
subjective, la part principale appartient à Dieu, à sa bonté et à sa grâce
libre, on a coutume d’appeler cette partie de la dogmatique le traité de la
grâce.
L’importance du traité résulte clairement
de ce qu’on vient de dire. Ce n’est que dans la rédemption subjective que nous
nous approprions la rédemption objective : sans la rédemption subjective,
la rédemption objective nous est inutile. Il faut tenir compte aussi de la
différence fondamentale entre la doctrine de la justification des catholiques
et celle des protestants.
Des
deux côtés, les controverses à ce sujet ont été très vives. D’où la grande
quantité d’ouvrages catholiques sur la grâce, depuis le Concile de Trente, à la
différence de la Scolastique qui, sur ce point, traite encore plusieurs
questions d’une manière brève et sommaire.
Même
dans l’Église il y eut des controverses violentes au sujet de la grâce depuis
le Concile de Trente. Parmi les tendances qui s’affrontèrent, les unes étaient
même de nature hérétique (protestante) et conduisirent à la séparation d’avec l’Église
(jansénisme : Baïus, Jansénius, Quesnel). Les
autres concernaient moins la grâce elle‑même que son
mode d’efficacité et elles subsistent encore aujourd’hui (thomisme, molinisme).
Les
violents combats que livra l’Église, à cause de la grâce et pour la grâce, nous
montrent clairement le prix qu’elle y
attache. Dieu, la Rédemption, le christianisme, la doctrine chrétienne et l’Église,
tout cela est sans importance pour l’homme si la grâce lui manque ; par
contre, tout cela n’acquiert sa valeur pour lui que s’il possède la grâce. Par
la grâce, le royaume de Dieu entre en lui (Luc, 17, 21), l’élève et le glorifie
jusqu’à la participation de la vie même de Dieu.
Les
Grecs n’ont pas de traité sur la
grâce ; ils ne distinguent pas non plus la grâce actuelle et la grâce
habituelle ; mais ils ont des exposés sur la divinisation (Cf. S.
Athanase, Incarn., 54 : « Dieu s’est
fait Homme, ἵνα ἡμεῖς
θεοποιηθῶμεν »)
et les catéchismes enseignent que nous recevons la sanctification par le Saint‑Esprit dans les sacrements. Il est dit du
Saint‑Esprit qu’il est qualifié de
« Vivificateur », parce qu’il accorde non seulement la vie
élémentaire aux êtres sans raison, mais encore la vie spirituelle aux hommes
doués de raison. A la question suivante : « Comment l’Église produit‑elle notre sanctification ? », on
répond : « Par la parole de Dieu (la prédication et les saints
sacrements. » (Gallinicos, Catéchisme, 38). Au
sujet de la doctrine de la divinisation, Zankow dit
(57 et ss.) : La plupart des théologiens la
comprennent ainsi : « La nature humaine, par la grâce de Dieu dans le
Christ, atteint un tel degré de sainteté et de perfection, et son union
mystique et réelle avec Dieu dans le Christ est si intime, si indestructible,
et si pénétrée de Dieu que cette nature devient semblable à Dieu, que son état
et le mode de son unité avec Dieu seront entièrement semblables à la nature
humaine divinisée de l’Homme‑Dieu et à l’union
des deux natures dans le Christ Homme‑Dieu. »
Cependant on se met en garde contre le panthéisme et le monophysisme et l’on
admet la possibilité de la dissolution de cette union avec Dieu, sur la terre,
par le péché.
« Sous
le nom de grâce », dit Zankow en s’appuyant sur
la littérature orthodoxe, « on entend l’amour gratuit, la miséricorde de
Dieu pour l’homme pécheur, au lieu de la justice stricte, et malgré notre
faute, c’est donc un attribut de Dieu ; mais on entend spécialement un don, une force active de Dieu, qui est
offerte à l’homme et doit être saisie par lui, pour être efficace ». C’est
presque le point de vue des semi‑pélagiens :
« Le salut n’est pas découvert par l’homme d’une manière autonome, pas
plus qu’il ne lui est imposé, c’est plutôt un salut offert et saisi. A l’excitation
(?) divine correspond, du côté de l’homme, un acte d’appropriation
indépendant » (Zankow, 53). Cependant, au sujet
de la grâce et de la liberté, il dit : « Le rôle dominant est
toujours celui de la grâce » (1 Cor., 15, 10). Il n’y a pas eu dans cette
Église de controverse sur la grâce.
La
connexion de notre traité avec ceux qui suivent est très simple. Dieu justifie l’homme dans l’institution de
salut qu’est l’Église, par les sacrements et le conduit à la
consommation dans la gloire.
La
matière se divise en deux sections,
dont la première traite de la grâce actuelle
et la seconde de la grâce habituelle.
Auparavant nous traiterons, dans une introduction, de la grâce en général.
1. Définition.
La grâce est un don surnaturel que Dieu nous accorde à cause des mérites du
Christ pour notre salut éternel. L’École
la définit : « Gratia est donum supernaturale gratis a Deo
per merita Christi homini lapso concessum ad redemptionem in nobis perficiendam sive ad vitam
æternam assequendam ». Cette définition a pour
base ces passages de l’Écriture : Rom. 3, 24-27 ; 5, 20-21 ; Eph., 1, 5.
Les
expressions qui, dans l’Écriture,
désignent la grâce (χἀριϛ
de χαἰρω, χαρἀ, et gratia de gratus dont la racine est la même que χἀριϛ)
désignent d’abord une faveur et une bienveillance subjective, puis aussi le témoignage objectif de la faveur ;
ce témoignage de faveur opère, en celui qui en est l’objet, le charme, l’amabilité qu’on désigne aussi
sous le nom de grâce. Enfin la reconnaissance
de celui qui a reçu une faveur est aussi appelée grâce dans l’Écriture. Le sens
de disposition bienveillante et libre qui se trouve dans le mot grâce est
attesté par Luc, 1, 30 ( vous avez trouvé grâce devant Dieu) ; le sens de
don gracieux découlant de la bienveillance, par Rom., 11, 6 (si c’est par
grâce, ce n’est pas par les œuvres ; autrement, la grâce ne serait plus la
grâce) ; celui de charme et d’amabilité résultant de la grâce, par Luc, 2,
52 (Jésus croissait en sagesse, et en âge, et en grâce, devant Dieu et devant
les hommes) ; celui de reconnaissance en raison de la grâce reçue, par 1
Cor., 10, 30 (Si je participe à un repas dans l’action de grâce, pourquoi me
blâmer pour cette nourriture dont je rends grâce ?) (Cf. Eph., 1, 16)
Dans
les exemples cités, on trouve un double élément constitutif de la notion de
grâce : un élément matériel, en
tant qu’on envisage la bienveillance efficace de Dieu en soi (gratia affectiva vel immanens ; gratia effectiva vel transiens) – et un élément formel, en tant que cette bienveillance
repose sur la bonté entièrement libre de Dieu et qu’aucun titre chez l’homme n’y
correspond (gratia est donum
gratis a Deo collatum).
Mais
si la grâce au sens objectif est un libre présent de la bonté de Dieu, il faut
exclure ici les nombreux dons naturels
auxquels, en raison de notre caractère de créatures, nous avons un certain
droit et qui, de fait, par la voie de la création, sont accordés à tous les hommes. Ces dons sans doute ne
sont pas dépourvus de l’élément de bonté et de liberté divine, mais il leur
manque d’être particulièrement
gratuits, non dus. Dieu, il est vrai, comme on l’a vu précédemment dans le
traité de la création, a créé dans sa bonté entièrement libre, mais ensuite, une fois la Création réalisée,
il doit, en vertu de l’ordre qu’il a établi, faire jouir ses créatures, d’une
manière permanente et générale, des biens terrestres. C’est pourquoi la notion
théologique de la grâce ne se réalise dans son sens strict que dans la
concession des biens surnaturels.
Comme les pélagiens n’entendaient la
grâce qu’au sens d’un « donum naturae », les dons naturels ont été strictement
exclus, depuis S. Augustin, de la
notion de grâce. On a déjà examiné précédemment (t. 1, § 74) ce que sont les
biens surnaturels.
Est
surnaturel pour l’homme (l’ange) sa destinée éternelle à la participation à la
vie divine (vision béatifique), ainsi que tout ce qui, dès cette terre, le
dispose à l’obtenir. Cette dernière chose est précisément la grâce ; c’est
pourquoi elle est surnaturelle comme la vision béatifique elle‑même (§ 21).
Quand
le déisme et le naturalisme contestent la grâce (surnaturelle), sous prétexte qu’il
n’existe que deux natures, celle de Dieu et celle de la créature, et qu’on ne
peut par suite en imaginer une troisième, le surnaturel, ils oublient qu’il est
possible à la sagesse et à la puissance de Dieu d’élever la nature de l’homme à la participation de sa propre
nature : et c’est ce que nous appelons la grâce ; cette participation
existe entre Dieu et la créature (nova creatura), non
pas en soi, mais dans la créature (spirituelle)
Comme,
dans l’ordre concret du salut, l’homme reçoit la grâce dans l’état de nature tombée et qu’il la reçoit en vertu des
mérites du Christ, on fait volontiers rentrer ces deux éléments dans la notion
de grâce. La division de la grâce nous montrera clairement si ces deux éléments
sont essentiels. Pour la notion de
grâce, ils ne sont pas essentiels ; car les anges n’ont pas reçu la grâce
dans l’état de nature tombée ; ils ne l’ont pas non plus reçue en vertu
des mérites du Christ. Pour l’ordre
effectif du salut des hommes, ils sont essentiels, car les hommes ne
reçoivent, tout au moins depuis la chute d’Adam, que la grâce méritée par le
Christ. Si on laisse tomber ces deux éléments, qui appartiennent plutôt à l’ordre
concret du salut qu’à la grâce elle‑même, la
définition devient un peu plus générale : « Gratia
est donum supernaturale creaturae rationali gratis a Deo concessum et pertinens aliquo modo ad vitam aeternam ».
2. Évolution historique de
la notion. Cette évolution nous montre qu’on n’est arrivé que peu à peu à
la définition de la grâce que nous venons d’expliquer.
La grâce dans l’Ancienne Alliance. Dès le
début se trouve, dans l’humanité, le sentiment qu’on ne peut pas atteindre sa
destinée et remplir sa tâche religieuse dans secours de Dieu. Inversement, nous
trouvons immédiatement, dans l’Ancien Testament, qu’à cette aspiration de l’homme
vers un secours supérieur correspond l’offre par Dieu de ce secours. Cela se
manifeste dans l’idée de l’alliance que Dieu conclut avec les patriarches, avec
Noé (Gen., 9, 9), avec Abraham (Gen.,
15, 18 ; 22, 16-18), avec Isaac (Gen., 26, 24),
avec Jacob (Gen., 28, 13-15), ainsi que plus tard
avec tout le peuple d’Israël (Ex., 19, 5). Toutes ces conclusions d’alliance
reposent sur la bienveillance divine et la confiance humaine envers Dieu.
Il
est difficile de prouver que, dans l’Ancien Testament, on a vu dans ce que
nommons « grâce » plus qu’une « faveur extérieure de
Dieu ». Le Précurseur de Jésus enseigne qu’il baptise seulement dans l’eau
et que c’est Jésus qui baptisera dans le Saint‑Esprit (Luc,
3, 16). Le quatrième évangéliste écrit : « La Loi a été donnée par
Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus‑Christ » (Jean, 1, 17). « La Loi ne donne que la connaissance du
péché, elle n’enlève pas le péché — En effet la Loi n’a conduit personne à la
perfection et c’est pourquoi il était nécessaire que vînt une autre
grâce » (S. Thomas). C’est pourquoi S.
Paul nie la valeur justifiante de la Loi et lui substitue l’ordre du salut
de la « foi ». Pour lui, par suite, Abraham vivant avant la Loi est le modèle de l’homme
justifié par la foi (Rom., 4). Or quiconque, dans l’Ancien Testament, à l’exemple
d’Abraham, croyait au Messie et à son salut, recevait par là,
par anticipation, la justice que Dieu nous accorde à cause du Christ. C’est aussi
la pensée de S. Augustin.
Il
faut cependant reconnaître que le judaïsme lui‑même non
seulement ignore cette explication paulinienne, mais encore la repousse
positivement, comme au reste toute la doctrine chrétienne de la grâce. Le
judaïsme est tout simplement « pélagien ». Nous l’affirmons ici, dès
le début, et nous le prouvons. Si l’on veut se renseigner à ce sujet, qu’on
lise l’ouvrage publié par le Dr Bernfeld, avec la collaboration de cinq savants
juifs : Les doctrines du judaïsme
(1920). On y lit, par ex., que l’essence de la religion juive consiste dans la moralité. « Et ce bien, cette
moralité, l’homme peut les créer, il peut les réaliser. En cela, il construit
sa vie, il est un créateur du bien, une image du Dieu unique… Dans l’acte moral, l’homme prend conscience du pouvoir qui
est en lui ; dans cet acte, il peut et doit se décider ; en lui il
expérimente sa liberté… Il peut donc se réconcilier, se purifier. C’est son
acte, son acte moral, qui crée la réconciliation. Ce n’est pas le miracle, ni un
sacrement qui la lui apporte, mais la liberté (1, 12 et ss.).
« La sanctification de l’homme est
son œuvre propre : lui‑même doit
conquérir la paix avec lui‑même, l’harmonie
de sa vie intérieure qui garantit la paix avec Dieu, la réconciliation. Guidé
par cette conception, le Juif fête son jour de réconciliation dans la pensée
constante que le Dieu miséricordieux s’incline vers tout pécheur repentant,
mais que l’homme porte en soi la source du renouvellement moral » (Ibid.,
73). « Tous les enfants de la terre sont en même temps des enfants de Dieu
aptes et appelés à la réalisation du bien » (Ibid,
96).
« La
doctrine de la destinée surnaturelle », dit Scheeben
(Nature et grâce, 2, 272) « ne
doit pas être cherchée d’abord dans l’Ancien
Testament, mais dans le Nouveau. Sans
doute cette destinée exista dès le commencement, mais, dans l’Ancien Testament,
l’homme est considéré d’abord comme « serviteur », non comme
« enfant de Dieu », d’après Gal. 4, 1. Cependant les relations
particulières du peuple élu avec Dieu, que l’Apôtre (Rom., 9, 4) désigne comme
« adoption des fils », étaient précisément une figure de la filiation divine spirituelle que devait nous procurer
le Christ ». Si S. Paul (Rom., 9, 4) attribue aux « israélites »
l’ « adoption des enfants », Belamy, d’accord avec Scheeben,
l’explique en ce sens (Dict. Théol.,
1, 431) : « L’Apôtre ne parle pas de l’adoption individuelle des Juifs par la grâce sanctifiante, mais de leur
adoption collective et sociale comme
peuple de Dieu. C’est dans le même sens que le peuple juif est appelé « fils de Dieu » (Os., 1, 1) et
même « fils aîné de Dieu » (Ex., 4, 22-23). Il dit auparavant comme Scheeben : « L’Ancien Testament ne parle pas de l’adoption
surnaturelle, dont la grâce sanctifiante est le principe dans l’âme
juste ». Une différence de degré ne suffit pas, d’après Schanz, our expliquer la distinction capitale que S. Paul établit entre la Loi et la
grâce, pas plus que les précisions du Seigneur sur l’Esprit qu’il doit envoyer.
La qualité d’enfant de Dieu est considérée par l’Écriture et les Pères comme un don spécifiquement
chrétien de l’amour divin (Traité des
Sacrements, 64 et ss.). De là dépend le caractère
incomplet de la doctrine de la béatitude dans l’Ancienne Alliance. La
pensée : « la Grâce est la semence de la gloire » (la grâce
contient la gloire comme la graine contient la plante) n’y paraît pas encore.
Du
point de vue de l’exégèse, Dürr écrit : « La religion de l’Ancien Testament,
malgré toutes ses particularités qui la distinguent des autres religions
orientales antiques, est, il faut l’avouer, comme ces religions et jusqu’à la
fin du dernier siècle avant Jésus‑Christ, essentiellement orientée vers les biens
d’ici‑bas. (La valeur de la vie dans l’Ancien
Testament). S. Thomas remarque, dans son commentaire sur S. Jean, à propos du
texte 2, 3 : « Ils n’ont pas de vin » : « Remarquons
ici qu’avant l’incarnation du Christ, il manquait trois sortes de vins: le vin de la justice, de la sagesse, et de la charité
ou de la grâce » (Ch. 2, l. 1).
La grâce dans le Nouveau
Testament. Jésus, « la lumière du monde », est le
premier qui répande sur la grâce la pleine lumière. Lui seul donne la
possibilité de devenir vraiment enfant de Dieu (Jean, 1, 12). La grâce et la
vérité sont devenues par lui un nouvel ordre de salut (Jean, 1, 17).
Le rationalisme affirme que c’est S. Paul le premier qui a fait du
christianisme une religion de grâce, en inventant l’union mystique avec le
Christ comme avec le centre vital du fidèle. La vraie religion de Jésus aurait
été encore une religion entièrement de l’Ancien Testament, une religion
prophétique, c’est-à-dire apocalyptique : le royaume de Dieu serait établi
sur la terre par un acte de puissance divine dans l’ordre politique et
terrestre. De même, dans les Synoptiques, la doctrine de Jésus ne connaîtrait
pas de mystique de la grâce, alors que cette mystique apparaît si claire et si
riche dans Jean et dans Paul.
Il
est vrai que, chez ces derniers, les témoignages sont plus abondants, mais on
les trouve aussi chez les Synoptiques. Cela résulte de ce qui va suivre.
Jésus, rempli du Saint‑Esprit
(Luc, 4, 1), doit, d’après le Précurseur qui est lui‑même rempli du Saint‑Esprit
(Luc, 1, 15, 17), ainsi que ses parents (Luc, 1, 41, 80), baptiser l’humanité
dans le Saint‑Esprit (Matth., 3,
11 ; Luc, 3, 16). Par lui, l’« an de grâce
du Seigneur » sera ouvert (Luc, 4, 19) (Luc, 4, 19). Au centre de sa prédication synoptique se place la
doctrine du royaume du ciel qu’il
explique par plusieurs paraboles. Ce royaume du ciel est le nouveau don mystérieux
de Dieu, offert par lui aux hommes. Dieu ne réalise pas ce royaume, d’en haut,
extérieurement et d’une manière apocalyptique, dans une révélation soudaine,
mais d’une manière complètement progressive, à mesure que les cœurs y adhèrent
intérieurement et, à la manière exigée par le Sermon sur la montagne, se
préparent à sa venue interne. La mystique de grâce, d’après les Synoptiques, ne
se rattache pas d’abord à la Personne de Jésus ou à Dieu, mais à la notion de
royaume du ciel ; cependant, quand nous disons «
que ton règne vienne, nous entendons par là toute la somme des grâces de
Rédemption et, d’une manière intensive, la complète « domination de
Dieu » en nous. « Le
royaume de Dieu est en vous » (Luc, 17, 21). Cette domination de Dieu en
nous signifie, dans un sens vraiment mystique, une unité intime avec la volonté
de Dieu, par conséquent avec Dieu. Jésus fait comprendre que cette conformité à
la volonté de Dieu n’est possible que si Dieu, auparavant, a donné les forces
nécessaires pour cela : parabole des talents (Matth.,
25, 14-30 ; Luc, 19, 12-26). C’est pourquoi le royaume de Dieu, bien qu’il
dépende aussi de l’épreuve humaine et qu’il souffre violence (Matth., 11, 12), apparaît cependant comme étant
essentiellement une grâce de Dieu : « Ne craignez pas, petit
troupeau, car il a plu au Père de vous donner
le royaume » (Luc, 12, 32). Il « le révèle » intérieurement aux petits
et aux humbles (Matth., 11, 25 et ss.).
Il leur donne le « bon Esprit » (Luc, 11, 13), comme au reste le
Saint‑Esprit doit être la grâce (baptismale) du temps
messianique (Marc, 1, 8).
La grâce ressort plus nettement encore
dans l’évangile de S. Jean. Là les deux grands dons de Dieu, qui sont
parvenus au « monde » par le Christ, sont la « vérité » et
la « grâce » (Jean, 1, 14). Par ces dons doit avoir lieu, pour chacun
en particulier, une renaissance ou
une régénération, si l’on veut avoir
part aux biens de la Rédemption. On doit « naître de Dieu » (Jean, 1,
13), « naître du Saint‑Esprit »
(Jean, 3, 5-6) ; on doit « être de Dieu » (Jean, 8, 47). Le
moyen, pour fonder cette nouvelle vie intérieure, est le baptême (Jean, 3, 5). Celui‑là
même qui est déjà régénéré continue de vivre de la grâce, comme la branche vit
du tronc (Jean, 15, 4-5). Tout ce processus du salut ne peut être commencé et
achevé qu’avec le secours de la grâce divine : « Personne ne peut
venir à moi », dit Jésus, « si le Père qui m’a envoyé ne le tire » (Jean, 6, 44).
S.
Paul est l’Apôtre de la grâce, son héraut,
son champion. Chez lui, le mot grâce ( χἀριϛ),
qui a déjà été créé par les Septante, est une notion stable. Ce que S. Jean
appelle « la nouvelle naissance », S. Paul le désigne sous le nom d’adoption des enfants. Le mot adoption (υἱοθεσἱα) fait
ressortir le fait que nous ne sommes pas par nature (φύσει)
les enfants de Dieu, mais que nous ne le sommes que par une ordonnance (θέσει)
libre et gracieuse de Dieu. Par bonté, Dieu nous a acceptés comme enfants. Il
nous « justifie », en nous pardonnant nos péchés et, par sa grâce, il
nous « renouvelle » intérieurement. Le principe de cette adoption extérieure est le Saint‑Esprit et, d’une manière générale, Dieu (Rom., 1, 4 ; 8, 9-10. 1 Cor.,
6, 11. 2 Cor., 3, 18. Eph., 5, 26. Tit., 3, 5. 2 Thess., 2, 13, etc.). L’Apôtre appelle volontiers
« grâce » tout l’ensemble de l’action divine rédemptrice. Elle est d’abord
une décision de bonté, dans la volonté divine, qui s’oppose à la puissance du
péché (Rom., 5, 20-21 ; Eph., 1, 4 ; 1
Tim., 2, 3-4). S. Paul accentue fortement la volonté divine de grâce : c’est
en elle que se trouve la raison dernière de notre filiation divine. Cette
volonté divine de grâce veut aussi pénétrer dans l’homme et y créer quelque chose de nouveau. Cela se fait par la
communication de forces surnaturelles concédées d’en‑haut.
La
grâce, chez S. Paul, a, de fait, un « caractère réel ». Pour ne citer
ici que quelques exemples, c’est en elle que nous est conférée la force de la foi (Phil., 1, 29) et la charité (Rom., 5, 5). Le terme et le but
de ces forces données par Dieu est la vie déiforme. La grâce, chez S. Paul, est
toujours ramenée à ce but. La grâce, chez lui, a une destination morale. Il
connaît sans doute aussi les charismes, mais ceux‑ci ont été
conférés pour le salut d’autrui : ce sont des pouvoirs attribués à la fonction
(1 Cor., 14, 12). Le regard de l’Apôtre s’arrête sur la grâce de
sanctification. Il y a une sorte de définition dans les paroles souvent
citées : « Et
si c’est par grâce, ce n’est pas par les œuvres ; autrement, la grâce ne
serait plus la grâce » (Rom., 11, 6). On peut dire que gratia
et πνεῦμα ἃγιον sont les deux termes
stables qui désignent la grâce ; cependant « gratia »
désigne plutôt la volonté de grâce universelle de Dieu, ainsi que le nouvel
ordre du salut, tandis que πνεῦμα
ἃγιον désigne davantage le
don concret de grâce qui crée dans l’homme la vie nouvelle, le Pneuma qui est
reçu (1 Cor., 2, 12 ; Gal., 3, 2, 14 ; 2 Cor., 11, 4 ; Rom., 8,
15), qui est donné (2 Cor., 1, 22 ; 5, 5. Rom., 5, 5. 1 Thess., 4, 8. Gal. 3, 5), qui habite en nous (1 Cor., 6,
19).
Les Pères. Il en est
de la grâce comme de presque tous les dogmes : ils sont d’abord révélés d’une
manière simple et acceptés ainsi par l’esprit religieux, puis enseignés ensuite
avec la même simplicité ; mais ils ne tardent pas à se heurter, comme par
hasard, à des malentendus et des altérations, et sont ensuite éclaircis. La
question ne se pose pas de savoir si les Pères
pré-augustiniens ont eu une notion exacte de la grâce : dans le
baptême, d’après la doctrine de l’Écriture et des Pères, non seulement les
péchés sont remis – on pourrait encore considérer cette remise comme une faveur
extérieure – mais encore, comme l’enseigne
S. Paul, le Saint‑Esprit est
« répandu » intérieurement
(Tit., 3, 6 ; cf. Rom., 5, 5). Cela apparaît nettement dans la doctrine
des sacrements. Ce Saint‑Esprit est
entendu ici, non pas d’une manière charismatique, mais d’une manière morale,
comme principe d’une vie nouvelle. La distinction entre la nature et la grâce, la
formule la plus importante du traité de la grâce, se trouve déjà dans Tertullien : « Telle sera la
vertu de la grâce divine, plus
puissante que la nature, exerçant son
empire sur la faculté qui réside au fond de nous‑mêmes et que
nous appelons le libre arbitre » (De l’âme, 21). « L’âme est
considérée comme inscrite en Adam
jusqu’à ce qu’elle soit passée au Christ, comme impure jusqu’à ce qu’elle y
soit passée » (Ibid, 40). « Mais quand elle
est parvenue à la foi, qu’elle a été renouvelée par la seconde naissance de l’eau
et de la puissance supérieure, et que le voile de sa corruption précédente a
été enlevé, elle aperçoit sa propre lumière dans sa perfection (Ibid, 41). La vertu est difficile : aussi c’est la
grâce de l’inspiration divine seule qui fait que l’homme la comprend et l’exerce.
Car ce qui est bon, au sens suprême, se trouve, au sens suprême, chez Dieu et
nul autre ne le communique que celui qui le possède, et il le communique à qui
il veut (De patientia, 1). C’est de l’augustinisme
avant S. Augustin. On peut en dire autant de S. Ambroise (Cf. Niederhuber, Ambrosius, 1, 1914).
Citons seulement quelques phrases : « Nemo salvus
esse potest quicumque natus est sub peccato ;
quem ipsa noxiae conditionis hereditas astrinxit ad culpam » (In 12
Ps 38, 29). « C’est Dieu, en effet, qui prépare la volonté humaine »
(Prov., 8, 35 selon les Septante). Si Dieu
est honoré par
un saint, c’est
grâce de Dieu » (In Luc, 1, 10).
Pélage soutient
que la nature pure est l’unique
source de la force morale : Dieu a montré aux païens, aux Juifs, aux
chrétiens, dans les époques de la nature, de la Loi et de l’Évangile, avec une
clarté croissante, la voie de la moralité et ainsi les hommes la parcourent par
leurs propres forces, avec une perfection toujours plus grande.
Adam avait nui à l’humanité par son mauvais exemple ; mais personne n’est
obligé de l’imiter. Par contre, Pélage appelle la doctrine et l’exemple du
Christ « Christi gratia » ; c’est en
cela que consiste pour lui toute l’importance du Christ. Pour plus de détails,
cf. § 116 et ss.
S. Augustin est, en
face de ce naturalisme, l’avocat de la grâce. Il appelle Pélage et ses
partisans « les ennemis de la grâce du Christ ». La distinction entre
la nature et la grâce avait toujours été faite objectivement dans l’Église.
Mais la polémique obligea de la faire d’une manière formelle. Nature et grâce
seront désormais les mots d’ordre des
deux partis adverses. Les idées de S. Augustin se résument ainsi :
« Dieu a créé l’homme juste, comme c’est écrit (Eccl.,
7, 30), et par conséquent doué de bonne volonté, car sans bonne volonté il n’aurait
pas été vraiment « juste » (Civ., 14, 11,
1). Adam tomba et devint avec l’humanité une « masse de damnés » ou
une « masse pécheresse » (De div. quæst.,
1, 2, 16). Dieu a tout prévu et a tout compris dans ses desseins, la chute
comme la Rédemption (Civ., 14, 11, 1). Par la foi
chacun est sauvé ; mais « La foi est un don de Dieu… Quelle est la
foi pleine et parfaite ? Celle qui croit que tous les biens, et la foi
même, nous viennent de Dieu » (Sermon 168, 1 et 3). « Dieu opère dans
l’homme la volonté de croire » (De l’esprit et de la lettre, 34, 60). S.
Augustin crée le terme de « grâce prévenante » dont il fit
particulièrement usage dans la controverse contre les semi‑pélagiens : « (Dieu) nous prévient
afin que nous soyons guéris et afin qu’étant guéris nous prenions de la
force ; il nous prévient afin que nous soyons appelés et qu’étant appelés
nous soyons glorifiés ; il nous prévient afin que nous vivions pieusement et
que, vivant pieusement, nous vivions éternellement avec lui ; car sans lui
nous ne pouvons rien faire » (De la nature et de la grâce, 31, 35). Dans
la dernière phrase se trouve toute la doctrine de la grâce de S. Augustin. Nous
en parlerons plus longuement dans les thèses sur la nécessité de la grâce, §116
et ss. Les exemples qu’on lui oppose des vertus
civiles des païens ne prouvent pas ce que Pélage veut leur faire prouver.
« L’impie ne trouvera nullement son salut éternel dans certaines bonnes
actions que l’on rencontre dans la vie de tout homme, même des plus grands
scélérats » (De l’esprit et de la lettre, 28, 48:M.44,
230). « Les vertus que l’âme pense avoir, si elle ne les rapporte à Dieu, sont plutôt des vices que des vertus »
(De la cité de Dieu, Livre 19, 25). S. Paul n’a‑t‑il pas dit : « tout ce qui ne vient
pas de la foi est péché » (Rom., 14, 23). S. Augustin comprenait mal ce
texte, car S. Paul entend ici πίστις
au sens de conscience et non au sens de foi.
On
s’est demandé : Quelle grâce a en vue S. Augustin ? Celle que niait
Pélage, la grâce tout entière. La grâce qu’on appela plus tard grâce actuelle (gr. elevans
– S. Augustin dit « adjutorium » et
« Dei auxilium ») fut, du moins au début,
le point de départ de la controverse. On verra plus loin que S. Augustin connaît
aussi la grâce habituelle. La grâce
qu’il a en vue doit préparer l’état de chrétien (fides),
l’accompagner et l’achever. C’est précisément la grâce d’achèvement ou de
persévérance qui constitue le dernier point qu’il ait défendu dans sa polémique
sur la grâce (contre le semi‑pélagianisme).
Qu’est,
en soi, la grâce défendue par S. Augustin ? Harnack répond que sa doctrine
est catholique et non protestante : la grâce, d’après S. Augustin, a un
« caractère réel » : ce n’est pas une pure modification extérieure
des relations avec Dieu. Elle agit intérieurement et physiquement, comme une
véritable réalité spirituelle, comme une source nouvelle et surnaturelle de
force, et non pas comme quelque chose de purement extérieur et moral, comme une
prédication ou une promesse de la rémission des péchés.
Les
Grecs ne possédaient pas la formule
occidentale née de la polémique, mais ils avaient l’équivalent réel. D’après S. Ignace, tous les vrais chrétiens sont « porteurs de Dieu et
porteurs du temple, porteurs du Christ » (lettre aux Éphésiens, 9, 2).
Clément d’Alexandrie insiste beaucoup sur l’exemple du Christ et sa doctrine,
mais on ne devient saint que par la foi et les œuvres, en vertu du Saint‑Esprit qui a été reçu (Strom.,
7, 15) : « Celui qui a formé l’homme de la poussière, l’a régénéré
dans l’eau, l’a enrichi par l’inspiration du Saint‑Esprit », de telle sorte que nous devons
tous imprimer en nous l’image du Christ (Paed., 1,
12 ; CF. Quis dives, 1). Origène : Dieu et
l’homme doivent coopérer à notre salut, « ut neque
quae in nostro arbitrio sunt putemus sine adjutorio Dei effici posse »
(De principiis, livre 3, 1, 22). « (Nostra) industria divino vel juvetur vel muniatur
auxilio… Deux est prima et praecipua causa operis » (Ibid., 3, 1, 18).
Nous pouvons résumer ainsi la manière de voir des Cappadociens : Ils combattent pour le Saint‑Esprit et prouvent sa divinité par le fait qu’il
nous sanctifie, ce qu’il ne pourrait pas faire s’il n’était pas lui‑même saint. - Nous entendrons plus tard les
autres Grecs. Il est certain qu’il y a quelque différence entre eux et les
Latins : ils insistent moins sur le péché originel que Tertullien, S.
Ambroise, S. Augustin ; ils laissent aussi volontiers toute sa place à la
liberté : c’est qu’ils avaient moins à s’occuper de Pélage. Mais aucun d’entre
eux n’attribue le salut à la nature seule et tous affirment le principe
spirituel et intérieur de vie comme absolument nécessaire ; toutefois le
problème de la grâce et de la liberté s’imposait à eux. Un Grec
« authentique », dans la doctrine de la grâce, c’est S. Jean Damascène : « On doit
savoir que la vertu a été placée par Dieu
dans la nature, qu’il est lui‑même le
commencement et le fondement de tout bien et que, sans sa coopération et son
secours, il nous est impossible de vouloir ou de faire quelque chose de bien.
Mais il dépend de nous de persévérer dans
la vertu et de suivre Dieu qui nous appelle à elle ou bien de faire défaut à la
vertu. (De fide orth., 2,
30). Aujourd’hui, dans le catéchisme grec, il n’y a pas de chapitre spécial sur
la grâce. Cf. cependant p. 14.
Les
théologiens de l’époque carolingienne
eurent à s’occuper de la grâce en raison de la controverse sur la
prédestination. Le Christ est‑il
réellement mort pour tous les hommes ou bien pour les seuls élus ? Ce sont
là des questions qu’avait soulevées en Occident S. Augustin (auprès de qui il
faut ranger, d’une certaine manière, Prudence, Ratrammus,
Lupus Servatus, Remigius,
Hincmar, Raban, etc.). Ces questions restèrent actuelles plus tard et nous en
parlerons dans la doctrine de la prédestination (§ 121). Il faut dire pour
conclure : Parmi les Pères, les Latins entendent surtout sous le nom de
grâce le secours et l’aide de Dieu, les Grecs y voient de préférence le Saint‑Esprit en tant que don de Dieu aux hommes, en
tant que qualité permanente ou de divinisation durable.
La
Scolastique, depuis S. Anselme, s’intéresse
surtout à la grâce habituelle ou à ce
principe par lequel l’état durable de grâce est opéré en nous. Elle se demande
ce qu’est en soi ce don de Dieu. Est‑ce le Saint‑Esprit lui‑même (P. Lombard) ou un Pneuma créé ? Est‑ce la charité ou bien une autre forme créée, un habitus (Alexandre de Halès) par lequel
notre âme est formellement sainte devant Dieu ? Les avis à ce sujet ne
sont pas toujours les mêmes. Naturellement, on connaît aussi la distinction augustinienne
de grâce opérante et grâce coopérante (Hugues). La Scolastique primitive
appelle, d’une manière biblique, la grâce habituelle « caritas ».
La « grâce prévenante » est entendue comme une crainte salutaire (la
peur de la géhenne : Richard). Cette grâce est ensuite considérée comme
une grâce de conversion, qui est suivie de la grâce de justification ou « caritas ». Abélard semble interpréter la grâce au sens
pélagien comme volonté libre. La Scolastique primitive, par ailleurs, est à peu
près d’accord avec S. Augustin : « La volonté appartient à l’homme,
la bonne volonté est grâce » ; la bonne volonté, la volonté droite
est la grâce sanctifiante.
S . Thomas met l’accent principal sur la grâce habituelle. Pour lui, comme pour
S. Augustin, la grâce est essentiellement une participation à la divine nature
et c’est pourquoi Dieu seul peut en être l’auteur : « La grâce
surpasse tout pouvoir d’une nature créée, car elle n’est pas autre chose qu’une
participation à la divine nature, qui surpasse toute autre nature. C’est
pourquoi il est impossible qu’une créature, quelle qu’elle soit, cause la
grâce » (S. Th., 1, 2, 112, 1). Mais il est nécessaire que l’homme s’y prépare
dans tout le sens du mot. Et cette préparation à la grâce se fait avec l’aide
de la grâce que Dieu accorde sans mérite de notre part et que le Concile de
Trente appelle « grâce actuelle ». « C’est à l’homme de préparer
son âme, puisqu’il le fait par son libre arbitre ; et cependant il ne le fait pas sans le secours de Dieu, qui touche son cœur
et l’attire à lui » (Ibid., 109, 6 ad 4).
Ce
n’est que dans la théologie posttridentine qu’on a
séparé la grâce appelée aujourd’hui « actuelle » de la grâce habituelle.
Au Concile même, on envisage encore la grâce de justification. Pour exprimer la
grâce actuelle, on trouve, dans S. Thomas comme dans la Scolastique, toute une
série d’expressions, par ex « Gratia gratuita, auxilium gratuitum, gratia gratis
data ; donum gratis datum,
motio gratuita, motio, influxus, influentia specialis (par
opposition à l’influentia ou au concursus
generalis), gratia superaddita naturalibus ».
Au Concile de Trente, ces termes reviennent avec d’autres, comme « motio Dei, bonus motus interior, vocatio, vocatio divina, auxilium speciale, adjutorium speciale, favor specialis ».
La grâce, en tant qu’elle a son fondement
dans la volonté de salut efficace de Dieu, est unique. On peut cependant, comme
l’expose S. Thomas (De verit., q. 27, a. 5), la
distinguer d’après ses effets différents.
Sommaire. Les
protestants critiquent notre « division » de la grâce. D’après eux,
il n’y aurait qu’une grâce. Cela est
très inexact. En Dieu, sans doute, il n’y a qu’une volonté de grâce, mais dans
les hommes cette volonté a des effets très différents.
C’est ce que dit S. Paul (1 Cor., 12, 1 et ss.). S.
Augustin parle de la grâce, mais
aussi des différents « beneficia »
(bienfaits, faveurs) ; ainsi il parle d’electio
(choix), praedestinatio (prédestination), fides (foi), caritas (amour,
affection), vie éternelle, « adjutorium
sine quo non » (secours sans
lequel on ne peut agir), « adjutorium quo »
(secours qui fait
agir), de la persévérance, comme de dons spéciaux de la grâce. En outre,
il connaît la grâce opérante et la grâce coopérante, la grâce prévenante et la
grâce subséquente (par ex. : Sermon 56, 7). On peut même, d’après lui,
appeler grâce les dons de la création mais d’une manière impropre :
« La nature est commune à tous,
non la grâce. Que l’on ne confonde point l’une avec l’autre, et si l’on donne à
la nature le nom de grâce, que ce soit uniquement parce qu’elle est accordée
gratuitement » (Sermon 26, 4). S.
Thomas distingue d’abord entre la grâce sanctifiante et les charismes :
puis il partage la grâce en deux classes : en grâce opérante et en grâce
coopérante, et cette distinction s’applique à la grâce habituelle comme à la grâce actuelle.
Dans la grâce actuelle, il est facile de comprendre l’impulsion divine comme force opérante ainsi que la coopération humaine avec la grâce. S.
Thomas divise aussi la grâce sanctifiante de cette manière et l’appelle
opérante, en tant qu’elle donne l’être
surnaturel, et coopérante, en tant qu’elle est considérée comme principe de l’activité méritoire. En outre, il divise
encore chacune des deux grâces en grâce antécédente
et en grâce conséquente (S. Th., 1,
2, 111). La division scolastique de la grâce peut se voir dans S.
Bonaventure : éd. Quar., 2, 632 (Scholion). Les théologiens posttridentins s’écartent un peu
de cette division. Nous donnons cette division postérieure et nous en faisons
la base de tout le traité.
1.
La grâce incréée et la grâce créée (gratia
increata et gratia creata).
La
grâce incréée est Dieu même ou plus précisément la volonté divine d’amour qui est la raison de toutes les grâces.
« la volonté divine du bien, que le mot « grâce » signifie, est cause de tout
bien créé » (S. Th., 3, 86, 2 c ; cf. S. Th., 1, 2, 110, 1 ; Eph., 1, 4). Parfois l’effet
de cette éternelle volonté de grâce porte aussi le nom de grâce incréée, quand
il inclut une union particulière, par la grâce, de l’essence même de Dieu avec
la nature humaine. C’est le cas, d’une manière intensive, dans l’union hypostatique et, d’une manière
moins intense, dans l’habitation
personnelle de Dieu dans l’âme du
juste, comme on l’expliquera plus loin (§ 130). La grâce créée est le terme temporel de l’éternelle volonté d’amour
de Dieu, son produit fini, mais qui, en tant que distinct essentiellement de
Dieu lui‑même, est un don créé (Cf. S. August., De praed. Sanct., 15, 31).
2.
La grâce naturelle et la grâce surnaturelle (gratia
naturalis et
gratia supernaturalis).
Les
effets de la volonté divine d’amour peuvent nous arriver par la création, par
la voie de la nature (gratia naturalis) ou par la
Rédemption, par la voie de la surnature
(gratia supernaturalis). Ce
n’est pas seulement la nature qui peut être considérée comme don de Dieu, mais
encore les biens particuliers, comme
la raison, la vie, la santé, les possessions temporelles. La grâce médicinale que nous expliquerons plus
bas déroule ses effets dans le domaine de la nature.
La
grâce surnaturelle est désignée de
préférence et presque seule sous le nom de « grâce ». Elle est ainsi
appelée justement par opposition à la nature et c’est dans sa distinction
essentielle avec la nature que nous reconnaissons d’abord son être spécifique.
Sans doute, les deux grâces découlent d’une
seule source, mais les dons naturels servent d’abord à la vie naturelle et
à son existence changeante et éphémère ; par contre, la grâce surnaturelle
qui, de son côté, suppose la nature, créée, construit et achève la vie
éternelle. « Le bien de la grâce, dans un seul individu, l’emporte sur le
bien naturel de tout l’univers » (S. Th., 1a-2ae, q. 113, a. 9, ad
2m ; cf. Marc, 9, 42-46). Les dons naturels sont, jusqu’à un certain
degré, dus ; les dons
surnaturels sont gratuits (Cf. Traité de la Création, t. 1er,
§ 74 et ss). Le Traité
de la grâce ne s’occupe que de la grâce surnaturelle.
3.
La grâce extérieure et la grâce intérieure (gratia
externa et gratia interna).
La
grâce surnaturelle, qui a, avec notre vie éternelle, quelque relation de moyen
par rapport à la fin, s’appelle grâce
extérieure, quand elle ne s’attache pas à l’âme comme une forme intérieure,
mais agit de l’extérieur comme enseignement
ou exemple. Dans cette catégorie
entrent la vie et la mort du Christ, son Évangile, ses miracles, la Providence,
ainsi que les expériences personnelles, l’action efficace de l’Église, la vie
exemplaire des saints. L’influence de cette grâce est une influence morale. La grâce intérieure nous touche dans l’âme et ses puissances
foncières ; elle élève ces puissances au‑dessus d’elles‑mêmes dans un ordre plus élevé. Son influence
est physique. Malgré la différence de
leurs effets, ces deux grâces sont d’ordinaire unies entre elles ; car la
grâce extérieure elle‑même tend,
en dernière analyse, aux effets intérieurs ; seulement elle ne les produit
pas elle‑même, mais se contente de les préparer
et d’en rendre l’âme susceptible (Cf. Rom. 10, 14 : d’abord la
prédication, puis la foi, et De vocat. Gent., 1,
8 : M. 55, 165 et ss. ; Hurter, opusc. 3, 20 et ss).
4.
La grâce de sanctification et les charismes (gratia
gratum faciens et gratia gratis data).
La
grâce intérieure peut être donnée comme une grâce personnelle de sanctification (gratia gratum faciens) et comme une
grâce de ministère pour le salut d’autrui
(gratia gratis data). Elle tire son nom des paroles
du Seigneur : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement »
(Matth., 10, 8). S. Paul appelle les grâces de
ministère des charismes (1 Cor., 12, 4, 30, 31), mais il donne aussi ce nom à
toutes les autres grâces (par ex. : Rom., 5, 15 et ss. ;
6, 23 ; 11, 29 ; 1, 11). Ce nom a conquis droit de cité dans la
théologie, bien qu’il ait dans l’Écriture un sens un peu différent de celui que
nous luis donnons aujourd’hui. La grâce de ministère proprement dite est d’ordinaire
attachée au pouvoir sacerdotal et se manifeste dans le pouvoir d’ordre du
prêtre. Mais il y a encore aujourd’hui une action libre de l’Esprit « qui souffle où il veut » (Jean, 3,
8). Du moins, les charismes des miracles
sont complètement indépendants de l’Ordre.
Toute
grâce est, par définition, gratuite ; mais c’est dans les charismes que
cette gratuité apparaît le plus fortement. Ils sont accordés d’une manière
complètement indépendante de la valeur personnelle et morale, même à des
indignes, comme Judas, Caïphe (Jean , 11, 49-52), les
disciples infidèles (Matth., 7, 22, 23). S. Paul
indique (1 Cor. 12, 1-11) neuf
espèces de charismes que S. Thomas
ramène à trois classes, selon les services qu’ils rendent à leur bénéficiaire
dans l’exercice du ministère d’enseignement.
Dans la première classe (plena cognitio),
il range le don de connaissance par la foi, la sagesse et la science ;
dans la seconde (solida probatio),
le don de persuasion par les guérisons, les signes, les prophéties et le
discernement des esprits ; dans la troisième (convieniens
locutio veritatum fidei), le don des langues et l’interprétation (S. Th., 1,
2, 111, 4). Normalement la grâce de ministère, par ex. celle du prêtre, doit s’unir
harmonieusement à la grâce personnelle de sanctification. Il est inutile de
dire que la grâce de sanctification est la plus précieuse, puisque c’est par
elle seulement que nous arrivons à la béatitude (Luc, 10, 20). S. Thomas :
« La grâce qui rend agréable à Dieu est bien supérieure à la grâce gratuitement donnée » (S. Th., 1,
2, 111, 5). S. Paul : « Mais si je n’ai pas la charité, je ne suis
rien » (1 Cor., 13, 2). C’est pourquoi la grâce de sanctification est
donnée à tous les hommes, l’autre n’est
donnée qu’à quelques‑uns. On trouve déjà un exposé détaillé
des charismes dans les Const. Apostol., 8,
1-5.
5. La
grâce actuelle et la grâce
habituelle (gratia actualis
et gratia habitualis).
Ce
sont les sous‑divisions de la grâce de
sanctification et ces grâces tirent leur nom de leur durée et de leur efficacité.
Quand la grâce n’est accordée que passagèrement pour l’accomplissement d’un ou
de plusieurs actes, on l’appelle actuelle, ou encore grâce opérante, ou
bien grâce d’assistance ; les Pères l’appelles
« auxilium », « adjutorium
Dei » ; les scolastiques l’appellent aussi « motio
divina » (1 Cor., 15, 10). Quand la grâce
demeure dans l’homme et crée en lui un état de grâce (habitus), on l’appelle grâce habituelle. Appartiennent à la
grâce habituelle la grâce sanctifiante ainsi que tous les « habitus »
de vertus et les dons du
Saint‑Esprit qui
sont liés à la grâce sanctifiante (Trid., s. 6, c.
7). La grâce actuelle a une double relation avec la grâce habituelle :
elle tend à préparer l’homme à la réception de la grâce habituelle et à
conserver cette grâce, à l’accroître et à la rendre féconde quand il la
possède. On trouve une conception un peu différente chez S. Thomas (S. Th., 1,
2, 110, 2). Dans la Scolastique, la grâce actuelle s’appelle « divina motio gratuita,
gratia gratuita, auxilium gratuitum Dei, influxus, influentia specialis, gracia superaddita naturalibus » etc. (Cf. Denifle,
Luther, 586 et ss.). S. Thomas entend sous le nom de « gratia »,
sans autre explication, la grâce sanctifiante.
Il connaît cependant et, à l’occasion, distingue de la grâce sanctifiante, la
grâce actuelle. Ainsi S. Th., 1, 2,
111, 2 : « la grâce peut s’entendre en deux
sens : soit comme un secours divin par lequel Dieu nous meut à bien vouloir et à bien
agir ; soit comme un don habituel
divinement infusé en nous ». Puis 1, 2, 110, 2 :
«L’homme est aidé d’une double manière par cette volonté divine toute gratuite.
D’une part, en ce sens que l’âme humaine est mue par Dieu soit pour connaître, soit pour vouloir, soit pour
agir. Sous ce rapport, l’effet gratuit produit dans l’homme n’est pas une
qualité, mais un certain mouvement de
l’âme… D’autre part, l’homme est secouru par la volonté gratuite de Dieu en ce
sens que Dieu infuse dans l’âme un don
habituel ». Cf. aussi, sur le langage employé par S. Thomas, De verit., q. 24, a. 14. Parlons maintenant de distinctions
importantes dans la grâce actuelle.
6.
La grâce médicinale et la grâce élevante
(gratia medicinalis et gratia elevans).
D’après
ses effets, la grâce actuelle est
soit une grâce purement médicinale,
soit une grâce élevante.
La grâce médicinale ne rend pas
encore apte aux actes de la vie surnaturelle, mais elle y prépare, en faisant
disparaître les obstacles naturels, l’ignorance et la convoitise, et en
guérissant les plaies du péché originel. Elle n’est surnaturelle que d’une
certaine manière (quoad modum).
La grâce élevante,
par contre, fait passer les puissances de l’âme dans un autre ordre d’être et
les rend aptes à accomplir des actes purement surnaturels. Elle est
surnaturelle dans son essence (quad substantiam) et,
par conséquent, d’une importance capitale pour la vie nouvelle, car les actes
de cette vie ne sont rendus possibles que par cette grâce. Ces deux grâces,
dans l’ordre concret du salut, sont d’ordinaire unies, mais elles peuvent aussi
être séparées. Adam, dans le paradis terrestre, ne possédait que la grâce élevante, car il était encore exempt de péché. Chez le
fidèle, la grâce élevant a d’abord des effets médicinaux. Le païen ne peut
recevoir que des grâces médicinales pour l’accomplissement d’œuvres
naturellement bonnes. D’après l’opinion générale, la grâce actuelle du fidèle
est toujours à la fois médicinale et élevante.
Cependant la grâce médicinale se distingue toujours de la grâce élevante par rapport au but et à la nécessité (elle agit
moralement et non physiquement), par rapport à la force et l’ordre d’être (elle
se trouve « in linea naturæ »).
7.
La grâce prévenante et la grâce concomitante (gratia
praeveniens et gratia concomitans).
La
raison de la division provient des relations de la grâce avec la volonté libre.
La grâce élevante conditionne la bonne action dans
tous ses éléments : dans son commencement (grâce prévenante), en tant qu’elle
prévient la décision libre et excite la volonté (gratia
excitans), dans son cours (grâce concomitante), en
tant qu’elle accompagne efficacement l’action et soutient l’homme agissant
librement (gratia adjuvans) ;
dans son achèvement (grâce subséquente), en tant qu’elle donne à l’homme la
force de persévérer dans l’œuvre bonne (grâce de persévérance). Ne se distingue
pas essentiellement de cette division la division suivante :
8.
La grâce opérante et la grâce coopérante (gratia
operans et gratia cooperans).
La
grâce opérante est celle qui agit en
nous sans que nous agissions avec elle. La grâce coopérante, par contre, agit en même temps que la volonté libre. La
grâce opérante prépare seule la bonne action, en excitant, en élevant et
inclinant les puissances de l’âme, particulièrement la volonté libre, vers le
bien. Elle opère en nous les pensées pieuses et les bons mouvements de la
volonté, qui précèdent toujours la décision libre.
La
division du numéro 8 se confond donc objectivement avec celle du numéro 7. Il
est vrai que ces divisions sont expliquées d’une manière différente selon les
auteurs. S. Thomas dit à ce sujet
« Selon les effets différents,
de même qu’on divise la grâce en opérante et en coopérante, on la divise aussi
en prévenante et en subséquente. Or on peut compter cinq effets de la
grâce : 1° Le fait que l’âme est guérie ; 2° Qu’elle veut le
bien ; 3° Qu’elle accomplit efficacement le bien voulu ; 4° Qu’elle
persévère dans le bien ; 5° Qu’elle parvient à la gloire. Par rapport à l’effet
qui suit, la grâce qui est la cause de l’effet qui précède est
appelée grâce prévenante. Et comme le même effet est précédent par rapport à
celui qui le suit et subséquent par rapport à celui qui le précède, une seule
et même grâce, par rapport à un seul et même effet, peut
être, de différents points de vue, prévenante et subséquente ;
comme le dit S. Augustin (De nat. Et grat., 31) : Elle prévient, afin que nous soyons
guéris ; elle suit, afin qu’une fois guéris nous puissions déployer l’activité
vitale. Elle prévient, afin que nous soyons appelés ; elle suit, afin que
nous soyons glorifiés » (S. Th., 1, 2, 111, 3). Le nom de grâce prévenante
et subséquente prend une autre nuance selon que ce qu’elle précède ou suit est
entendu comme grâce ou comme bonne œuvre. La grâce opérante est appelée dans l’Écriture
et la doctrine des Pères « vocatio, illuminatio, illustrio (grâce de
l’intelligence) ; inspiratio, excitatio, tactus cordis (grâce de la volonté) ». Toute influence divine
commence par l’illumination de l’intelligence
(S. Aug., de prad.
sanct., 2 ; Suarez, De grat.
proleg., 3, 4, n 12). Très
célèbre en raison des controverses d’écoles posttridentines
est la distinction suivante :
9.
La grâce suffisante et la grâce efficace (gratia
sufficiens et gratia efficax).
Le
nom est devenu célèbre depuis la
discussion fameuse sur la grâce à la Congrégation de auxiliis
(vers 1600) ; cependant Henri de Gorkum (1378-1431) le suppose connu. Les thomistes font dériver l’efficacité de
la grâce d’une nouvelle grâce plus
forte qui s’ajoute à la grâce suffisante. Nous expliquerons cela plus loin. Par
contre, les molinistes rejettent
cette grâce efficace en soi et affirment que la grâce suffisante devient
efficace purement et simplement par la libre adhésion de la volonté. Il suffit
de savoir, pour le moment, que la grâce suffisante ne produit pas d’effet et
que la grâce efficace produit réellement son effet. On distingue encore la
grâce suffisante en grâce immédiatement et lointainement suffisante (gr. proxime et remote sufficiens), selon qu’elle nous confère par elle‑même la force de faire le bien ou seulement d’abord
le goût de la prière pour obtenir de Dieu un nouveau secours (gr. operis et gr. Orationis).
10.
La grâce du Christ et la grâce de Dieu (gratia
Christi et gratia Dei).
Comme
toutes les grâces énumérées ci‑dessus sont
conférées à cause des mérites du Christ, on les appelle toutes d’une manière
générale grâce du Christ. A la
différence de cette grâce, on appelle les biens de grâce, accordés à l’homme au
paradis terrestre, simplement grâce de
Dieu. Comme l’homme, au paradis terrestre, tout en n’ayant aucun droit à la
grâce, n’en était pas positivement indigne, on appelle cette grâce grâce de santé (gr. sanitatis).
Par contre, la grâce accordée à l’homme tombé est essentiellement une grâce de
renouvellement, de guérison. C’est pourquoi on l’appelle grâce médicinale. Toutes les grâces de Rédemption sont, dans ce sens, des grâces médicinales. Il
ne faut pas confondre cette expression avec celle qui a été expliquée au numéro
6 et qui désigne seulement une grâce de nature destinée à guérir les faiblesses
du péché ; cette grâce médicinale s’oppose à la grâce élevante.
Il
y a cependant des théologiens qui, avec Scot et Suarez, prétendent que l’Incarnation
aurait eu lieu même sans la chute originelle (t. 1er, p. 346) et
soutiennent, par suite, que toute
grâce, même celle du paradis terrestre, est une grâce du Christ. Néanmoins
cette grâce manque de la caractéristique de la Rédemption : ce n’est pas
une grâce du Christ en tant que Rédempteur, mais une grâce du Christ en tant
que Chef des anges et des hommes.
REMARQUE. La cause de la grâce est
Dieu seul. (de foi)
Le Concile de Trente dit que « Pour
cause Efficiente, [la grâce] a Dieu même, en tant que
miséricordieux, qui lave, et sanctifie gratuitement » (Session 6, c.
7 ; Denz., 799). La vérité de cette thèse résulte
de tout ce qui a été dit jusqu’ici sur la grâce.
Le
Christ Homme‑Dieu est seulement « cause méritoire
de la grâce », le sacrement en est la « cause instrumentale ».
Les anges ne peuvent qu’instruire extérieurement les hommes, ils ne peuvent pas
les éclairer intérieurement (S. Th., De verit., q.
27, a. 3). Les créatures peuvent être, dans les mains de Dieu, des moyens de grâce, elles ne sont pas des causes proprement dites. « L’homme
ne donne pas la grâce par influx intérieur, mais par une persuasion extérieure
concernant les moyens de la grâce » (S. Th., 3, 8, 6). Cependant
« par mode instrumental ou ministériel, même d’autres saints [en dehors du
Christ] peuvent communiquer le Saint‑Esprit »
(S. Th., 3, 8, 1).
Ne peut recevoir la grâce qu’une
créature spirituelle (ange, âme spirituelle). La Révélation ne signale comme
bénéficiaires de la grâce que des créatures spirituelles ; de même les
Pères. S. Augustin dit que les animaux et les pierres ne peuvent recevoir la
grâce (C. Jul., 4, 3) et c’est également la manière
de voir de S. Thomas (Cf Compendium théol., 104). Seule l’âme supérieure, spirituelle, peut pécher et
recevoir la grâce de justification. « L’âme humaine n’est capable de péché
et de grâce sanctifiante qu’en raison de l’intelligence » (S. Th., 3, 5,
4). 2/3
Les
théologiens parlent de la grâce comme d’une perfection
ou d’un complément de la nature. Cela ne doit pas s’entendre au sens
littéral, en ce sens que la nature en soi, sans la grâce, serait incomplète,
mais en ce sens que la nature a en
elle‑même, en tant qu’image de Dieu, une disposition à la surnature. Ensuite les
théologiens appellent la grâce, quand ils la comparent avec la nature,
« nature supérieure », afin de marquer ainsi son caractère surnaturel
et son caractère de principe d’action supérieur ; car « natura est principium proximum agendi ».
Est‑ce que la grâce est produite par création (ex nihilo) ou bien en quelque
sorte par génération.
Conformément à leurs tendances théologiques, le thomisme se prononce pour la première opinion et le molinisme (Suarez)
pour la seconde. Comme il est difficile de concevoir la créature comme une matière
d’où serait tirée la surnature ainsi que d’une puissance naturelle, il vaut mieux
s’en tenir à la création ex nihilo des thomistes (Cf. S. Th., 1, 2, 110, 2-3).
Les
sacrements servent de moyen de
collation de la grâce. Cependant cela ne doit pas s’entendre d’une manière
absolue et exclusive ; en cas de nécessité, Dieu donne sa grâce, même en
dehors des sacrements, en raison de la contrition et de la charité. Cf. le
baptême de désir. P. Lombard et, après lui, S. Thomas posent cette thèse :
« Dieu n’a pas lié sa puissance aux sacrements » (Sent., 4, 4,
5 ; S. Th., 3, 64, 7, etc.).
Sommaire. Nous
passons à la grâce actuelle en
particulier et nous traiterons : 1° De la grâce actuelle en soi ; 2° De ses propriétés ; 3° De son mode d’opération ou des relations entre
la grâce et la liberté.
A
consulter : S. Thomas, S. Th.,
1, 2, 110, 1 et 2 ; 3, 1-5. Ripalda, De ente supernaturali, 101 sq. Palmieri, De gratia
divina actuali, thes. 1-16. Schiffini, De gratia divina, 21 et ss. Mazella, 1 ss. Odon Lottin, La théorie du libre arbitre depuis S. Anselme
jusqu’à S. Thomas.
Définition. La grâce actuelle est un secours que Dieu nous
donne, en raison des mérites du Christ, au moment où nous en avons besoin pour
nous donner la force de faire le bien. Cette grâce, toutefois, est
temporaire : elle n’effleure l’âme que par des motions transitoires, à l’occasion d’actes ponctuels à poser. La
différence spécifique est contenue dans le mot « transitoire ». Elle
est présente dans l’âme aussi longtemps que Dieu la produit dans cette
âme ; et si les Thomistes la conçoivent plutôt comme une qualité, ils
appellent cependant cette qualité « fluens »
(qui s’écoule). Le but de cette motion
divine est l’état durable de la
grâce habituelle.
L’existence de la grâce actuelle est en
général de foi. C’est un dogme qu’il y a une assistance de l’intelligence et de
la volonté pour l’accomplissement des bonnes œuvres prescrites dans l’ordre
chrétien du salut. Le 2è Concile d’Orange
définit qu’aucun homme « ne peut, par la force de la nature, penser ou choisir comme il faut quelque chose de bien qui appartienne au
salut, c.‑à‑d.
adhérer à la prédication du salut, sans une illumination et une inspiration de
l’Esprit‑Saint (Can. 7 : Denz.,
180). Le Concile de Trente répète cette définition. D’après lui, la
justification commence par la grâce prévenante (s. 6, c. 5). Avec cette grâce,
le pécheur accomplit d’abord certains actes qui disposent à la justification
(Ibid., c. 6 : Denz., 797 et ss.).
On peut entendre l’illumination de l’entendement
comme une illumination immédiate ou directe, ou bien comme une excitation
médiate, extérieure, par ex. par un livre, une prédication. Cf. à ce sujet 1
Cor., 3, 6 et ss. De même, on peut entendre l’illumination de la volonté comme une
action directe et interne de Dieu sur la volonté, ou bien comme une action
médiate, en tant que Dieu agit sur la volonté par l’intelligence. Il y a donc
une grâce d’intelligence immédiate et une grâce de volonté immédiate. L’Église
appelle, dans sa liturgie, la grâce d’intelligence :
« illustratio », scientia »,
« illuminatio », « pia
cogitatio », « aperitio
veritatis », « locutio »,
« suasio », « revelatio » ;
elle appelle la grâce de volonté
« inspiratio », « dilectio »,
« delectatio cœlestis »,
« bona voluntas »,
« jucunditas », « suavitas »,
« caritas », « cupiditas
boni », « sanctum desiderium ».
Ce sont d’ordinaire des expressions augustiniennes.
1.
Preuve de la grâce d’intelligence.
« Il est écrit dans les Prophètes : Ils seront tous enseignés de
Dieu. Quiconque a entendu le Père et
appris de lui, vient à moi » (Jean, 6, 44, 45). S. Paul rapporte la connaissance religieuse à Dieu. « Nous ne
sommes pas capables de nous‑mêmes de
penser quelque chose (de salutaire), mais notre pouvoir est de Dieu » (2
Cor., 3, 5 ; cf. 4, 6). « Que le Dieu de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, le
Père de la gloire, vous donne un esprit de sagesse et de révélation pour le
connaître, une illumination des yeux de votre cœur, afin que vous sachiez
quelle est l’espérance à laquelle il vous a appelés » (Eph.,
1, 17, 18). S. Jean écrit :
« Que l’onction que vous avez reçue de lui (Dieu) demeure en vous, et vous
n’avez pas besoin que personne vous enseigne, mais, comme votre onction vous
enseigne sur toute chose, cet enseignement est vrai et n’est point un
mensonge » (1 Jean 2, 27 ; cf. 20. Act. Ap., 26, 17, 18).
S. Augustin dit à
propos de Jean, 6, 44 et ss. : « Tous les
hommes de ce royaume recevront l’enseignement de Dieu, ils n’apprendront pas
des hommes. Et s’ils apprennent des hommes, ce qu’ils comprennent leur est
donné intérieurement, brille à leurs yeux intérieurement, leur est manifesté
intérieurement » (In Joan., 26, 7).
La
raison théologique de ce besoin de la
grâce d’intelligence réside dans l’obscurcissement de l’intelligence par la
chute originelle ; cet aveuglement a besoin d’être guéri. Une autre
raison, c’est le caractère surnaturel des vérités révélées qui ont besoin, pour
être saisies et comprises, d’une puissance de connaissance surnaturelle.
« L’homme a besoin d’une lumière surnaturelle pour pénétrer au‑delà, jusqu’à la connaissance de choses qu’il
n’est pas capable de connaître par sa lumière naturelle. C’est cette lumière
surnaturelle donnée à l’homme qui s’appelle le don d’intelligence » (S.
Th., 2, 2, 8, 1).
2. Preuve
de la grâce de volonté
Jésus :
« Personne ne peut venir à moi si le Père qui m’a envoyé ne le tire » (Jean, 6, 44 et ss.). S. Paul :
« C’est Dieu qui opère en vous le vouloir
et l’accomplissement » (Phil, 2, 13).
C’est
précisément la grâce de volonté que S.
Augustin défendit contre les pélagiens. Ceux‑ci
acceptaient la grâce d’intelligence, tout au moins comme instruction
extérieure, mais ils rejetaient la grâce de volonté, comme au reste toute grâce
intérieure. S. Augustin explique l’ « attirance »
de Dieu (Jean, 6, 44), en l’appliquant non seulement à l’intelligence, mais
aussi à la volonté : « Tu ne dois pas penser que tu es tiré contre ta volonté ; le cœur est
aussi tiré par l’amour… On pourrait nous dire : Comment est‑ce que je crois avec volonté (libre) si je
suis tiré ? Je réponds : Ce n’est pas assez dire avec volonté, tu es
même tiré avec plaisir » (Traité sur S. Jean, 26, 4 ; cf. De grat. Christi, 24 ; S. Fulgence, Ep., 17 ; De incarnat.
Et grat., 67 ; S. Prosper, Contra Collat., 7, 2 : «
La crainte tire…, la joie tire…, l’amour tire »). S. Autustin emploie, pour désigner cette grâce de volonté, les
expressions les plus diverses : « Bona voluntas »,
« voluptas », « delectatio
coelestis », « caritas »,
« boni cupiditas », « inspiratio suavitatis »,
« dulcedo ».
Au
reste, la grâce de volonté, aussi bien que la grâce d’intelligence, est l’objet
de la prière liturgique. Ainsi, au 2è dimanche de l’Avent :
« Seigneur, animez nos cœurs pour nous faire préparer la voie à votre Fils
unique ». Cf. 24è dimanche après la Pentecôte et l’oraison du jour de Pâques :
« Secondez par un secours continuel les vœux que vous nous inspirez, en
nous prévenant par votre grâce ».
La
Scolastique, il est vrai, traite
surtout de la grâce sanctifiante, mais elle ne perd pas du tout de vue la grâce
actuelle. S. Thomas dit : « La
grâce peut être conçue d’une double manière, d’abord comme une impulsion divine
vers le bon vouloir et le bien agir et ensuite aussi comme un état intérieur permanent » (S. Th.,
1, 2, 111, 2 ; cf. 112, 2). Il réunit la grâce d’intelligence et la grâce de
volonté quand il écrit : « la volonté ne peut être ordonnée
correctement au bien sans que préexiste quelque connaissance de la vérité, car
l’objet de la volonté c’est le bien perçu par l’intelligence, selon Aristote.
Or, de même que par le don de la charité l’Esprit Saint dispose la volonté de l’homme
à se porter directement vers un bien surnaturel, de même c’est aussi par le don
d’intelligence qu’il donne à l’esprit de l’homme de la lumière pour connaître
une certaine vérité surnaturelle, celle à laquelle doit tendre la volonté
droite. Voilà pourquoi, de même que le don de la charité existe chez tous ceux
qui ont la grâce sanctifiante, de même aussi le don d’intelligence. » (S.
Th. 2, 2, 8, 4).
Il
montre dans la nature humaine un triple
besoin de la grâce actuelle, en considérant l’homme : 1° Dans sa nature en
général ; 2° Dans ses déficiences provenant du péché ; 3° Par rapport
à sa tâche surnaturelle. Déjà pour accomplir l’activité qui lui est propre, toute nature, la nature spirituelle
comme la nature corporelle, a besoin de la motion divine, bien que cette motion
ne soit pas encore, d’ordinaire, appelée grâce. Dans l’état de nature tombée, l’homme, par site des obstacles
qui sont la suite du péché, a besoin d’une assistance spéciale pour accomplir
le bien naturel, s’il veut accomplir
ce bien parfaitement. Cette assistance est moralement
nécessaire. Par contre, pour accomplir le bien surnaturel, il a un besoin absolu
de la grâce élevante et cela pour l’intelligence
comme pour la volonté. De même que l’eau ne peut pas chauffer si elle n’a pas
auparavant été rendue chaude par le feu, de même la nature humaine ne peut pas
faire une chose qui la dépasse si elle n’a pas reçu la forme correspondante
pour cela (S. Th., 1, 2, 109).
De
ces deux puissances morales que sont l’intelligence et la volonté, c’est la
volonté qui a le plus besoin du secours de la grâce, car c’est elle qui a été
le plus affaiblie par le péché (Salmant., De gratia, d. 1, c. 4,
n. 161). Cf ce qui a été dit sur la foi et la volonté t. 1er, p. 65
et 72.
Luther ne
connaissait pas de grâce actuelle, car, d’après lui et les Réformateurs, Dieu
seul pourvoit à tout (Denifle,
Luther, 586 et ss.)
Qu’il
y ait une grâce actuelle et que, dans ses effets, elle agisse intérieurement
sur les puissances d’intelligence et de volonté, cela est en général un dogme.
Mais l’Église n’a rien précisé sur la nature de cette grâce. Il n’y a à ce sujet que des déclarations
théologiques.
Il
faut rejeter deux conceptions des
jansénistes : 1° D’après Quesnel,
la grâce actuelle est identique avec la volonté toute‑puissante de Dieu (Prop. damn., 10, 11 ; Denz., 1360, 1361) Il faut
affirmer, au contraire, que la volonté divine est la cause de la grâce et non la
grâce elle‑même qui est l’effet de cette volonté
dans l’homme ; 2° D’après le janséniste Arnaud, la grâce, inversement, est
l’activité consciente de l’homme ou « l’acte réfléchi de la
créature ». Mais cet acte réfléchi est le produit commun de la grâce et de
la liberté : il n’est pas la grâce en soi.
La conception
catholique place l’essence de la grâce dans un intermédiaire entre la volonté divine et la volonté humaine. Elle
vient de Dieu et s’adresse à l’homme. Dans l’affaire de notre salut, il faut
que le premier pas vienne de Dieu. Notre activité n’est jamais qu’une coopération, Dieu ayant agi d’abord et seul. Comme la grâce doit précéder nos
actes surnaturels, sa nature doit consister dans la motion divine préalable de
notre intelligence et de notre volonté qui introduit ces actes. Or cela se
produit par les actes vitaux non délibérés qui précèdent les actes libres,
réfléchis et qui, par la grâce, naissent en
nous, mais pas encore avec nous.
Dans l’examen de l’essence de la grâce
actuelle, il faut partir de la première
grâce. Comme la volonté ne peut tendre au bien à moins que l’intelligence ne le
lui présente, la grâce doit s’adresser d’abord, comme illumination, à l’intelligence.
Si l’on examine maintenant le processus psychologique de l’acte d’intelligence,
on peut distinguer une double
activité intellectuelle, une activité délibérée
et une activité non délibérée ou bien
une activité libre et une activité spontanée. Or comme cette activité
intellectuelle délibérée, en tant qu’elle est salutaire, inclut déjà une coopération
de notre part et dépend de la volonté libre, il faut, dans notre recherche,
remonter jusqu’aux actes non délibérés, spontanés. Ce n’est qu’en eux que se
manifeste la nature de la grâce actuelle. Ils peuvent apparaître comme des représentations,
des jugements et des conclusions qui surgissent soudain sans réflexion, sans le
concours de la volonté libre et peut-être même contre elle. Ils peuvent,
parfois, sans doute, prendre leur point de départ extérieur dans l’expérience
naturelle ; ils doivent cependant, pour être en relation immédiate avec
notre salut éternel, être opérés intérieurement par la grâce : ils doivent
être en soi surnaturels. Il faut surtout que le jugement d’où sort l’acte soit accompli surnaturellement.
La
grâce de volonté elle‑même peut produire en nous de ces actes non
délibérés, spontanés. Cela n’est pas du tout contraire à l’essence des actes
volontaires. Assurément l’acte formel de volonté ne peut être, de sa nature,
que conscient. Mais il y a aussi de mouvements de volonté indélibérés, des
affections, des inclinations, des dispositions dans notre volonté qui, sans
intervention de notre part, sans notre liberté, se trouvent en nous, sont
ordonnés à un but et y tendent. De ces actes de la volonté, comme des actes analogues
de l’intelligence, on dit qu’ils sont en
nous, mais sans nous. Nos
puissances mentales sont le siège de ces actes, mais elle n’en
sont pas le principe. Ils sont plutôt produits en nous par Dieu, alors
que nous demeurons nous‑mêmes
passifs.
Les
théologiens de toutes les écoles conviennent qu’il y a de ces actes indélibérés
qui précèdent les actes délibérés et libres. Ensuite ils conviennent tous que
ces actes sont un effet de la grâce, qu’ils appellent, en raison précisément de
ses relations avec notre coopération, grâce prévenante ou grâce de vocation ou
d’excitation ou d’opération. Mais, dans la théologie posttridentine, s’est élevée une
controverse savante sur la question de savoir si l’essence de la première grâce
actuelle consiste dans les actes indélibérés eux‑mêmes qu’on
vient de décrire ou bien s’il ne faudrait pas placer encore quelque chose avant
ces actes dont ils sortiraient comme d’un principe de grâce créé.
Les
thomistes placent une entité
spirituelle créée, avant ces actes indélibérés, qui en est comme le principe
objectif : c’est la célèbre prémotion physique d’où
découlent ensuite les actes indélibérés, lesquels, par conséquent, sont plutôt
des effets et non la grâce elle‑même (Salmant., De grat. Disp. 5, dub. 3, §3). N.
del Prado écrit : « Itaque
physica præmotio : 1°
Non est nec esse potest qualitas per modum habitus vel dispositionis permanentis, sicut est gratia sanctificans et omnes habitus vel virtutes tam infusæ
quam acquisitæ ; 2°
Est et dici debet
motus ; 3° Est et dici debet
vis seu virtus primi agentis in agentibus secundis per modum transeuntis ; 4° Habet esse quoddam incompletum, per modum quo
colores sunt in aere et
virtus artis in instrumento
artificis ; 5° Et quia hæc
tria, motus, vis seu virtus, et motus virtuosus non denotant nisi unam rem, nempe physicam præmotionem, ideo physica præmotio potest recte appellari :
a) motus, quia est medium inter potentiam et actionem ; b) vis seu virtus
transiens, quia omnes causæ creatæ agunt
ad esse ut instrumenta Dei ; c) qualitas, quia hujusmodi vis seu virtus, seu motus virtuosus est de genere qualitatis reductive » (De gratia et
lib. Arbitr., 3, 492).
Les
molinistes placent la première grâce
actuelle dans les actes indélibérés eux‑mêmes décrits plus haut. Ils caractérisent
ces actes comme des actes vitaux, c’est-à-dire
des actes humains vivants qui appartiennent à la psychologie de l’homme, bien
qu’ils ne soient pas opérés par ses propres puissances, mais par une action
immédiate de Dieu lui‑même qui
fait naître dans l’âme le mouvement vital correspondant. Suarez, De auxil. gratiæ, lib. 3, c. 4, n.
2 : « Censeo nullam
talem entitatem infundi quæ sit
prior, tempore vel natura, ipso actu gratiæ excitantis, vel principium proximum ejus, sed solum Spiritum
Sanctum immediate ac per seipsum infundere hos actus, elevando potentiam ad conficiendum illos ».
Ce
qui semble rendre forte la position des thomistes, c’est qu’il ne peut pas y
avoir d’acte vital surnaturel sans un principe surnaturel correspondant,
inhérent à l’âme. L’actus primus et l’actus
secundus doivent concorder. Il est vrai que les
molinistes répondent à cela qu’il n’en résulte pas du tout nécessairement qu’il
faille admettre une entité physique, car Dieu peut encore mieux produire lui‑même et immédiatement dans l’âme ce qu’on voudrait
qu’il n’opère qu’au moyen d’une entité. Mais les thomistes répliquent que si
les puissances ne sont pas en soi surnaturellement élevées, le résultat de leur
action ne pourra jamais être le surnaturel. « Nec dicas
actum vitalem elevari posse per concursum quemdam mere simultaneum seu concomitantem, ita scilicet ut Deus supernaturaliter influat immediate in ipsam operationem, et non in ipsam potentiam operativam. Etenim actus vitalis debet elici seu effici ab ipsa
facultate vitali… Ergo oportet ut facultas ipsa intrinsece elevetur prius (natura) quam eliciat
actum » (Van der Meersch,
250). Cependant quelques thomistes
prétendent que, pour le juste, l’ « habitus infusus gratiae » suffit à l’activité
surnaturelle et que, par suite, la « qualitas fluens » n’est nécessaire que pour les pécheurs ;
d’autres thomistes exigent cette qualité même pour les justes (Cf. §117, thèse
3).
Transition. Les
propriétés de la grâce actuelle sont la nécessité, la gratuité et l’universalité.
A cette dernière propriété se rattache très bien la doctrine de la
prédestination.
A
consulter : S. Thomas, S. th.,
1, 2, 99, 1-4. Salmant,
De gratia, disp. 2 et 3. Suarez, De gratia.
Palmieri, thes 19 et ss. Tepe, Instit.
Théol., 3, 8 et ss. Pesch, Pralect.
Dogm., v(1916), 32 et ss. Schiffini,
disp. 2. - Au sujet des Réformateurs : Les
controversistes, Bellarmin, Vega,
Montagne, De gratia (Migne, 10, 203 et ss.). - Au sujet du
jansénisme : Montagne, 221 et ss. Ripalda,
De ente supernaturali :
Contra Baïum et baïanos ;
Ingold, Rome et France, la seconde
phase du jansénisme (1901). Dict. théol., 2, 38-110, Baïus.
Thèse. Pour toute action salutaire, la
grâce intérieure, surnaturelle, d’illumination et d’excitation, est absolument
nécessaire. De foi
Explication. Notre thèse contient le dogme fondamental de la doctrine de la grâce. Ce dogme a été défini
dans la lutte contre le pélagianisme.
L’auteur du pélagianisme est Pélage ;
son ardent propagateur fut Cœlestius et son habile
avocat Julien d’Eclanum. Les erreurs principales du pélagianisme
sont les suivantes : 1° L’état de l’homme au paradis terrestre ne fut pas
essentiellement différent de l’état qui suivit. Adam était mortel, soumis à la
concupiscence et réduit à ses propres forces morales, avec lesquelles il
pouvait (comme nous d’ailleurs) atteindre sa fin éternelle ; 2° Il n’y a
pas de péché originel, mais seulement un mauvais exemple d’Adam ; 3° La
concupiscence, la souffrance et la mort ne sont pas des suites du péché
originel, mais des états naturels et en soi bons. La force morale n’a pas été
affaiblie, la volonté est indifférente pour le bien et le mal ; 4° La
grâce est la volonté libre ; cette volonté vient de Dieu, le bon vouloir
est notre mérite ; 5° Le baptême des enfants n’est pas nécessaire pour la vie éternelle, bien qu’il le soit pour
le royaume des cieux supérieur ;
6° Le Christ ne nous a été utile que par sa doctrine et son bon exemple ;
7° La prédestination et la gloire éternelle peuvent être méritées.
De
nombreux conciles furent tenus en Afrique contre Pélage. Les plus importants
furent de Méla (416) et de Carthage (418). Le Pape S.
Innocent Ier en confirma deux tenus en 417. Son successeur Zosime se
laissa tromper par Cœlestius et reprocha aux évêques
africains d’avoir jugé prématurément. Éclairé par le Concile de Carthage, il n’hésita
pas à réprouver l’hérésie dans son « Epistola tractoria »,
dont il ne nous reste malheureusement que des fragments, et à excommunier les
auteurs de cette hérésie. Tous les pélagiens furent de nouveau condamnés au
Concile d’Éphèse (Denz., 126). Les champions de la
grâce furent surtout S. Augustin et S. Jérôme, soutenus par Marius Mercator (laïc),
Orose (prêtre), Paulin de Milan (diacre), Prosper et Hilaire (laïcs).
Le IIe
Concile d’Orange (529) répéta la doctrine de celui de Carthage sur la
nécessité de la grâce. Le Concile de Carthage (418) déclare, can. 5 :
« Si quelqu’un dit que la grâce de la justification nous a été donnée,
afin que, ce qu’il nous est ordonné de faire avec les forces de la volonté
libre, nous l’accomplissions plus
facilement par la grâce, comme si nous pouvions, même sans la grâce, et
seulement moins facilement, accomplir les préceptes divins, qu’il soit
anathème » (Denz., 105). De même le second
Concile d’Orange : « Si quelqu’un affirme que, par la force de la nature,
il peut vouloir ou choisir comme il convient quelque chose
de bien qui ait rapport au salut éternel ou bien qu’il peut
adhérer à la prédication salutaire de l’Évangile sans l’illumination et l’excitation
du Saint‑Esprit, qui donne à tous l’inclination pour accepter
avec foi la vérité, celui‑là
est déçu par un esprit hérétique » (Denz., 180).
Le Concile de Trente répète :
« La grâce par Jésus‑Christ
ne nous est pas donnée uniquement afin que l’homme
puisse vivre plus facilement dans la
justice et mériter la récompense éternelle, comme s’il pouvait l’un et l’autre
par les forces de son libre arbitre, sans la grâce, quoi qu’avec peine et
difficulté » (Denz., 812 ; cf. 795, 809).
Il y a ici deux explications à
donner : 1° Sur la notion d’action
salutaire ; 2° Sur le genre de
nécessité de la grâce. - Les actions salutaires sont en général des actions
qui sont pour nous des moyens d’arriver à notre salut éternel ; cela
exclut les actions naturellement bonnes ; notre salut et les moyens de
salut sont surnaturels. Les actions salutaires peuvent être en relation
prochaine ou éloignée, immédiate ou médiate, avec notre salut, selon qu’elles
sont accomplies avant ou après la justification. Les actes salutaires de l’homme
qui n’est pas encore justifié, par conséquent du pécheur croyant, sont
simplement salutaires ; les actes salutaires de l’homme justifié sont, en
même temps, méritoires. Les premiers nous préparent à la justification ;
les seconds fondent le mérite de l’éternelle béatitude. La distinction entre le
bien naturel d’une part et le bien surnaturel et, selon les cas, méritoire, d’autre
part, a été confirmée par l’Église dans sa condamnation de Baïus
(Denz., 1062).
La grâce nécessaire pour accomplir une
action salutaire est une grâce intérieure élevante.
Ni la grâce purement extérieure ni la grâce purement médicinale ne pourraient
suffire pour accomplir un acte vraiment salutaire. La nécessité de cette grâce
est une nécessité absolue. Elle concerne tous les hommes et tous les états
humains, aussi bien l’état de nature pure que l’état de nature tombée. Toujours
et dans n’importe quel état, l’homme aurait eu besoin d’être élevé à la
surnature pour accomplir des actes salutaires. Dans l’état de nature tombée, il
a besoin, en plus de l’élévation, d’être guéri des blessures qui proviennent de
la chute d’Adam.
Cette nécessité est une nécessité
physique, c’est-à-dire que la nature ne peut pas, sans un complément physique,
ontologique, produit par la grâce, accomplir l’acte salutaire. Quant à la
nécessité morale, les adversaires de la grâce la concédaient souvent :
avec la grâce, disaient‑ils,
on obtient plus facilement, plus sûrement, plus généralement, le résultat qu’on
peut obtenir aussi, il est vrai, par la nature seule.
Preuve. Étant donnée la conception plutôt extérieure de la
religion qu’on trouve encore dans l’Ancienne Alliance, la nécessité de la grâce
intérieure ne s’y manifeste pas encore. Le salut n’était pas encore connu comme
la participation à la nature divine.
Les
Juifs avaient et ont encore du salut la conception la plus naturaliste, sans
aucune notion du péché originel.
Jésus révèle la notion de la moralité dans toute sa
profondeur. Il voit la bonne action dans sa racine intime, dans le bon Esprit
dont elle doit procéder ; il exige un cœur pur, une santé intérieure
complète, une purification parfaite, bref, une justice plus parfaite que celle
des Scribes et des Pharisiens (Matth., 5, 20). Il
expose l’importance de la grâce pour la vie éternelle d’une manière positive, mais
aussi d’une manière exclusive. Il dit que le Père donne « le bon
Esprit » à ceux qui l’en prient (Luc, 11, 13) ; qu’il a donné aux
disciples « le royaume » (Luc, 12, 32) ; qu’il ne veut pas qu’un
seul des siens « soit perdu » (Matth., 18,
14). Mais il enseigne aussi que, sans la grâce, il est impossible d’entrer dans
le royaume de Dieu. L’homme doit renaître et renaître du Saint‑Esprit : « Aucun homme, s’il ne naît de
nouveau, ne peut voir le royaume de
Dieu » (Jean, 3, 3). « Aucun homme, s’il ne renaît de l’eau et de l’Esprit‑Saint, ne peut entrer dans le royaume de Dieu »
(Jean, 3, 5). « Personne ne peut
venir à moi, si le Père, qui m’a envoyé, ne l’attire… Il est écrit dans les
prophètes : Ils seront tous enseignés par Dieu. Quiconque a entendu le Père,
et a reçu son enseignement, vient à moi » (Jean, 6, 44 et ss.). « Tout ce que le Père me donne viendra à
moi » (Jean, 6, 37). « Celui qui demeure en moi, et moi en lui, porte
beaucoup de fruit ; car, sans moi,
vous ne pouvez rien faire » (Jean, 15, 5).
S.
Paul est, parmi les Apôtres, le héraut de la
grâce. Il faut ordonner ses déclarations en citant d’abord celles qui
enseignent la nécessité de la grâce d’une manière tout à fait générale et
théorique, ensuite celles qui exigent son concours nécessaire pour chacune des actions bonnes, depuis les
plus faciles jusqu’aux plus difficiles.
1. « Qui donc t’a mis à part ? As‑tu quelque chose sans l’avoir reçu ? Et si tu l’as
reçu, pourquoi te vanter comme si tu ne l’avais pas reçu ? » (1 Cor., 4,
7). « Dieu, en effet, a enfermé tous les hommes dans le refus de croire
pour faire à tous miséricorde. » (Rom., 11, 32). « Tous les hommes
ont péché, ils sont privés de la gloire de Dieu, et lui, gratuitement, les fait
devenir justes par sa grâce, en vertu de la rédemption accomplie dans le Christ
Jésus » (Rom. 3, 23-24)
2. A ces propositions générales sur l’impuissance
morale de l’homme correspondent ensuite des déclarations sur la nécessité de la
grâce. S. Paul dit : « J’ai planté, Apollo à arrosé, mais Dieu a
donné l’accroissement » (1 Cor., 3, 6). « Nous
sommes des collaborateurs de Dieu, et vous êtes un champ que Dieu cultive, une
maison que Dieu construit. » (1 Cor., 3, 9). « Mais ce que je suis,
je le suis par la grâce de Dieu, et sa grâce, venant en moi, n’a pas été
stérile. Je me suis donné de la peine plus que tous les autres ; à vrai
dire, ce n’est pas moi, c’est la grâce de Dieu avec moi » (1 Cor., 15,
10).
3. Déjà les bonnes pensées, les bons sentiments,
les bons désirs et les bonnes prières sont, de quelque manière,
introduits, excités et soutenus par Dieu. « Nous ne pouvons former de nous‑mêmes aucune bonne pensée, comme de nous‑mêmes,
c’est Dieu qui nous en rend capables » (2 Cor., 3, 5). « Personne n’est
capable de dire : « Jésus
est Seigneur » sinon dans l’Esprit Saint » (1 Cor., 12, 3). « C’est
Dieu qui agit pour produire en vous la volonté
et l’action, selon son projet
bienveillant » (Phil., 2, 13). « L’Esprit Saint vient au secours de
notre faiblesse, car nous ne savons pas prier
comme il faut. L’Esprit lui‑même
intercède pour nous par des gémissements inexprimables » (Rom., 8, 26)
Ce qu’il y a de plus difficile et de
meilleur, la foi et la charité nous sont également communiquées
par la grâce. « Le Christ, vous a fait la grâce non seulement de croire en
lui mais aussi de souffrir pour lui » (Phil., 1, 29). « L’espérance
ne déçoit pas, puisque l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit
Saint qui nous a été donné » (Rom., 5, 5).
4. La nécessité de la grâce ressort
encore mieux, chez S. Paul, quand on considère ce que l’homme peut par lui‑même. « Nous sommes naturellement des enfants de
colère, comme d’ailleurs les autres » (Eph., 2,
3). « Vous étiez jadis ténèbres, maintenant vous êtes lumière dans le
Seigneur » (Eph., 5, 8). « Vous avez été
les esclaves du péché » (Rom., 6, 17). « Ainsi donc (le salut) n’est
pas l’œuvre de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait
miséricorde » (Rom., 9, 16 ; cf. 5, 15 ; Gal., 3, 22). Même si
cette volonté et cette course pour le salut se font d’après les prescriptions
de la Loi, cela ne sert de rien. C’est là le thème de l’Épître aux Romains et
de l’Épître aux Galates.
Les Pères. Il faut
distinguer entre les Pères qui ont précédé la controverse pélagienne et ceux
qui l’ont suivie. Il va de soi que, par suite de la polémique, la doctrine de
la grâce gagna en clarté. Parmi les Pères pré-augustiniens,
il faut encore distinguer entre les Grecs et les Latins.
Les
Grecs s’opposaient à l’hérésie
manichéenne, d’après laquelle il n’y a rien de bon dans l’homme, par même de
disposition pour le bien. Le péché, d’après cette hérésie, est un produit
nécessaire de la nature. A l’encontre des manichéens, les Pères grecs faisaient
appel aux dispositions morales de l’homme naturel. C’est pourquoi on voit
apparaître chez eux l’activité propre de la volonté avant l’influence de la
grâce. Cependant ils insistent, à l’occasion, sur cette influence. Quand Pélage
eut été condamné au Concile d’Éphèse (431), les Grecs eux aussi le considérèrent comme un hérétique.
Les
Latins envisageaient moins cette
hérésie manichéenne ; de plus, surtout depuis Tertullien, ils avaient un
sens aigu du péché originel et de la
faiblesse morale de de l’homme causée par la chute originelle. C’est pourquoi
aussi ils font ressortir la nécessité de la guérison de l’homme par le Saint‑Esprit et sa grâce. (Tertullien, S. Cyprien,
S. Hilaire, S. Ambroise, S. Jérôme). Il faut cependant remarquer que leur point
de vue pratique et parénétique, ainsi que leur dépendance des Grecs (S.
Hilaire, S. Ambroise, S. Jérôme) ne leur permit pas de donner à la grâce et à
sa nécessité toute sa place dans le processus subjectif de la Rédemption.
S. Augustin défend avec
raison les Pères qui l’ont précédé contre l’abus qu’en faisaient les pélagiens,
en signalant que l’état de la doctrine n’était pas encore très développé et
que, par suite, les Pères parlaient « sans souci ». C’est l’opposition
des hérétiques qui rendit les regards plus pénétrants pour notre dogme.
Néanmoins aucun Père n’a nié la nécessité de la grâce et presque tous l’ont, à
l’occasion, brièvement exprimée, comme on l’a vue plus haut. - D’une manière
générale, les Pères pré-augustiniens attribuent le commencement du bien et de la foi à la volonté. Ainsi les
Cappadociens, S. Jean Chrysostome, S. Hilaire, S. Optatus
de Méla, S. Jérôme.
S.
Augustin lui‑même avait d’abord soutenu cette
manière de voir contre les manichéens. Ensuite Dieu le suscita pour être l’avocat
de la grâce contre le pélagianisme. Voir ses œuvres, à ce sujet, dans Bardenhewer (Patrol., 42 et ss.) et surtout : De natura
et gratia ; De gratia
Christi et peccato orig. ;
Contra duas epist. Pelagianorum ; Opus imperfectum.
Il y a trois points dans le pélagianisme, dit S. Augustin, qui méritent la
critique. 1° Sa notion de la grâce ; il distingue, dans l’œuvre bonne, le
pouvoir, le vouloir et le faire. Le pouvoir est donné par Dieu avec la nature,
le vouloir et le faire appartiennent en propre à l’homme ; 2° Dans la mesure où les pélagiens admettent le
secours de la grâce, ils ne lui donnent qu’une importance très relative :
elle facilite seulement le bon usage des forces morales ; ce n’est pas
elle qui le rend possible. Or celui qui veut enseigner comme il faut doit dire
que, sans la grâce, on ne peut faire absolument rien de bon qui appartienne à
la piété chrétienne et à la vraie justice (De gratia
Christi, 26) ; 3° Enfin S. Augustin reproche au pélagianisme de faire
dépendre la grâce du mérite
antécédent. Or si le bon usage de la volonté nous mérite la grâce, que devient
la parole de l’Apôtre : « Vous avez été justifiés gratuitement par sa
grâce » ? Et celle‑ci :
« Par la grâce vous avez été sauvés » ? (De gratia
Christi, 26 et 31 ; De grat. et
lib. arb., 14). S. Augustin insiste surtout sur la
nécessité de la grâce de volonté. Il se réfère à S. Paul : « C’est
Dieu qui opère le vouloir et l’opération
d’après son bon plaisir ».
Au
sujet de la nature de la grâce, il dit que c’est une assistance divine pour l’accomplissement du bien, qui s’unit à
notre nature et à la doctrine extérieure par l’inspiration d’un amour très ardent et très lumineux (« un
secours pour bien faire ajouté
à la nature et à la doctrine par l’inspiration d’une charité très‑ardente et très‑lumineuse ».
Contra duas espist. Pelag., 2, 4, 9 ; cf. Opus imperfectum,
1, 105 ; de grat. et
lib. arb., 33).
S.
Augustin défendait énergiquement le caractère traditionnel de sa doctrine : ce n’est pas une nouveauté. Il
en appelle à mainte reprise à toute une série de prédécesseurs, comme Irénée,
Hilaire, Ambroise, Grégoire de Naz., Innocent Ier, Chrysostome,
Basile, Jérôme (Cf. Contra Julian., 2, 32). Il signale aussi victorieusement la
coutume ecclésiastique de la prière dans laquelle nous demandons l’assistance
de Dieu dans l’affaire de notre salut. Le « Notre Père » tout seul
est déjà pour lui une preuve suffisante de la nécessité de la grâce (De dono persev., 7, 13).
S.
Augustin fut fortement soutenu par
ses disciples Hilaire de Gaule et Prosper d’Aquitaine. Mais surtout il
rencontra l’appui et la confirmation autorisée du Pape Célestin Ier
(+432) (Cf. Denz., 128). Le 2è Concile d’Orange
(529) fit, de la plus grande partie de la doctrine de S. Augustin, la doctrine
de l’Église universelle.
Pour
établir le fondement théologique de
la nécessité de la grâce, il faut se rappeler la surnaturalité substantielle de
la béatitude éternelle. Cette béatitude doit être méritée par notre vie chrétienne vertueuse et déjà possédée dans son germe. Or le moyen et
le but doivent être du même ordre. La récompense et le mérite, dit S. Thomas,
doivent être proportionnés (S. Th., 1, 2, 105, 5). Il y a une « double
béatitude ou félicité ». L’une est proportionnée
à la nature humaine, c’est-à-dire que l’homme peut y parvenir par les
principes mêmes de sa nature. L’autre est une béatitude qui dépasse la nature de l’homme ; il ne peut y parvenir que
par une force divine, moyennant une certaine participation de la
divinité » (S. Th., 1, 2, 62).
La
nécessité de la grâce résulte donc de la surnaturalité substantielle de la vision béatifique qui est notre fin dernière et
qui consiste dans une participation à la vie divine, à la nature divine. Or
Dieu est pour toute créature l’Être
absolu, inaccessible, insaisissable. Entrer avec lui dans une communauté de
vie, une communauté de connaissance et d’amour, nous est encore moins possible
qu’il n’est possible à un cadavre de mener la vie d’un vivant, à un œil mort d’exercer
l’acte de vision d’un œil sain, car, dans ces exemples, nous comparons une
créature à une créature, mais, dans le cas de la vision béatifique, c’est une
créature qui se trouve en face du Créateur absolu. Il y a chez l’homme (chez l’ange)
une impossibilité interne et physique
absolue d’exercer ces actes vitaux.
Que
la vie éternelle soit déjà saisie dans les actes moraux de foi et de charité,
que l’homme opère ici‑bas, c’est
la doctrine claire de la sainte Écriture. Jésus
dit : « Or la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi le seul
vrai Dieu » (Jean, 17, 3). Et S.
Jean : « L’amour est de Dieu et quiconque a l’amour est né de
Dieu et connaît Dieu » (1 Jean, 4, 7). La connaissance de Dieu dans l’acceptation
de l’Évangile et la vie selon Dieu, en d’autres termes, la charité est
« vie éternelle » strictement surnaturelle et par suite n’est
possible qu’en vertu d’une nouvelle force vitale donnée spécialement par Dieu.
Car aucune vie n’existe sans force
vitale correspondante, sans raison de
vie suffisante. Il en résulte de nouveau la nécessité interne et physique de la
grâce. Supposons que la pierre soit destinée par Dieu à mener la vie d’un
arbre, ou bien l’arbre de mener la vie d’un animal, ou bien encore l’animal à
mener la vie d’un homme ; il est clair que, dans tous ces cas, il faudrait
d’abord une élévation, un perfectionnement interne et physique des natures par une force entièrement nouvelle et plus
élevée. Une simple influence extérieure ne suffirait pas. Le pélagianisme
méconnaissait complètement la grâce et les vertus qu’elle conditionne, quand il
estimait que, si la grâce doit être reconnue comme nécessaire, elle ne l’est que parce qu’elle rend « plus facile »
ce qui, sans elle, ne serait pas impossible. De cette façon, la grâce serait
utile et non nécessaire. Elle ne serait que relativement nécessaire et non
absolument ; elle ne le serait que moralement et non physiquement ;
elle ne le serait que dans certains cas et non dans tous, pour certains hommes,
les faibles, et non pour tous, les forts n’en ayant pas besoin. Dieu et sa vie
ne seraient plus, pour tous les hommes et tous les états en général, le
surnaturel absolu ; il ne le serait plus que pour certains, pour un petit
nombre. Pa contre, la raison théologique se rend facilement compte que, si la
grâce est particulièrement nécessaire pour l’homme dans l’état de nature
tombée, elle demeure essentiellement nécessaire dans tout état ; car dans
tout état l’homme demeure créature et Dieu en face de lui est l’Être
inaccessible. Ainsi donc la grâce était nécessaire à l’homme dans l’état de
nature intègre comme dans celui de nature tombée. Seulement, dans l’état de
nature tombée, s’ajoute l’affaiblissement causé par le péché qui augmente
encore notre incapacité de vie surnaturelle. C’est pourquoi, dans l’homme tombé,
la grâce a une double fonction à remplir : elle doit guérir et élever.
Dans l’état de nature pure, elle aurait eu le même but, mais elle l’aurait atteint
par l’unique fonction d’élévation et d’affermissement, car elle n’aurait pas eu
auparavant à guérir.
La
raison théologique tire, avec S. Paul, une dernière raison du fait de la
Rédemption. S’il est vrai que le Christ est venu dans le monde avec ce seul but
que tous aient la vie, il en résulte, en renversant simplement la proposition,
que ceux qui n’ont pas la vie par lui ne l’ont pas du tout, parce qu’ils ne
peuvent pas l’avoir sans lui et sa grâce. C’est ce que l’Apôtre exprime
ainsi : « Je ne rejette pas la grâce, car, si la justice vient par la
Loi, le Christ est mort en vain » (Gal., 2, 21). Tous les chrétiens, au
moins, devraient reconnaître que le Christ n’est pas mort en vain. Par suite, la grâce qu’il nous a gagnée en
mourant est nécessaire. S. Augustin insiste aussi sur ces
argument.
La
pratique de prière de l’Église
confirme, de son côté, le dogme que nous venons de prouver, en plusieurs
endroits de sa liturgie. Le pape Célestin Ier exprime l’axiome
connu : la prière de l’Église contient une loi doctrinale (« la loi
de la prière détermine la loi de la foi » ; Denz.,
139).
Objections. Les pélagiens, particulièrement leur principal
champion Julien d’Eclanum, élevèrent plusieurs
objections subtiles contre le dogme de la grâce. Ils les tiraient de l’Écriture
et de la raison ; Julien notamment se prévalait de l’interprétation de l’Écriture
qu’il prétendait raisonnable. Ce que sa raison n’admettait pas, l’Écriture ne
devait pas l’affirmer.
On
faisait ressortir que l’Écriture dit souvent à l’homme : Tu dois ; il doit s’en suivre qu’il
peut également. Mais on résout
facilement cette objection en répondant que Dieu offre sa grâce à tous les
hommes et que c’est, évidemment, en supposant cette offre qu’il pose son
exigence : « Tu dois », dans demander à l’homme plus qu’il ne
faut.
Plus difficile est une
autre objection. S. Paul, l’apôtre zélé de la grâce, semble la nier après l’avoir
affirmée. Il dit des païens qu’ils pouvaient par eux‑mêmes accomplir la loi et qu’au jour du
jugement ils seront acquittés par leur conscience s’ils ont agi d’après elle
(Rom., 2, 14 et ss.). Ainsi donc la grâce de Dieu n’est
pas nécessaire à l’homme. S. Augustin,
et avec lui S. Thomas et des
théologiens postérieurs, n’ont cru pouvoir échapper à cette difficulté que par
une fausse exégèse : ils ont lu « païens » et traduit par
« chrétiens » (Aug., De spir. et litt., 27 et ss.). Les païens sauvés sont pour eux les « païens
fidèles » et la nature est la nature guérie et élevée par la grâce. S. Thomas remarque, à propos de ce passage :
« Il semble que l’Apôtre défende les pélagiens
qui enseignaient que l’homme peut par les forces de sa nature accomplir tous
les commandements de la loi. C’est pourquoi il faut entendre « par
nature » de cette nature qui a déjà été réformée par la grâce ». (C’est
pourquoi il faut interpréter « naturellement » dans le sens de nature réformée par la grâce. Car [l’Apôtre]
parle des Gentils convertis à la foi
qui, par le secours de la grâce du Christ, avaient commencé à observer les
préceptes moraux de la Loi - Commentaire de l’épître de saint Paul aux Romains,
c. 2, l.3). Cette interprétation est manifestement fausse et résulte de l’embarras
où l’on se trouvait en face d’un passage difficile. La difficulté peut
cependant se résoudre si on examine le contexte. Il s’agit simplement ici de la
thèse paulinienne, d’après laquelle toute loi, la loi positive des Juifs et la
loi naturelle des païens, a été donnée à l’homme pour son salut et son utilité
religieuse, et par conséquent exige l’accomplissement. S. Paul veut montrer que
personne, quand il pèche, ne peut avoir d’excuse, car il possède la loi
naturelle, s’il est dépourvu de loi positive. Or que les vertus naturelles soient possibles, qu’elles
soient même réellement « de grands pas, mais hors du chemin », S. Augustin
lui‑même ne le nie pas. « Dans quelle
mesure et jusqu’à quel point, d’autres conditions sont exigées pour la justification, ceci n’est pas dit
ici », dit A. Schaefer avec
raison, en réponse à certains commentateurs (Explication de l’Épître aux
Romains, 104). Il va sans dire que la doctrine de S. Paul n’est pas conciliable
avec la conception protestante et janséniste d’une mort complète des forces
morales de l’homme tombé.
Les
pélagiens formulaient encore une objection philosophique
qui est celle de tous les rationalistes et de tous les naturalistes : Il
est injuste de la part de Dieu d’assigner à l’homme une fin qu’il ne peut
atteindre avec ses forces naturelles. Baïus répondait à cette objection en déclarant que l’élévation
de l’homme était naturelle, en faisant
par conséquent de la grâce la nature. « Exaltatio
in consortium divinæ naturæ
debita fuit
integritati primæ conditionis et proinde naturalis dicenda est » (Denz., 1021). La seule réponse exacte c’est que Dieu, dans
son grand amour, fit de l’homme une créature qui a déjà naturellement, en tant
que son image, une certaine disposition, une certaine aptitude et une certaine
tendance à la participation à sa vie, et à laquelle, par une conséquence
logique, il donna, dans un second acte d’amour, les moyens surnaturels d’atteindre
à cette participation. Dieu n’agirait d’une manière injuste que s’il avait créé
l’homme pour une fin qui dépasse ses forces et qu’il lui refusât les moyens
nécessaires pour atteindre cette fin. Au sujet de la phrase de S. Thomas, d’après
laquelle l’homme a un « désir naturel »
de la vision béatifique, cf. t. 1er, p. 113
Enfin
on affirme : « La défiance de soi‑même, l’attente
d’une grâce venant de l’extérieur, ces dispositions qu’enseigne la religion
chrétienne causent le plus grave dommage à l’éducation personnelle ».
Réponse : La grâce est justement conférée pour fortifier la nature ;
la grâce et la nature s’embrassent, se compénètrent et deviennent un seul
principe d’action.
THÈSE. La grâce est absolument
nécessaire pour le commencement du salut. L’homme ne peut, sans la grâce,
arriver à la foi. De
foi.
Explication. Cette vérité qu’il avait déjà fait triompher contre
les pélagiens, S. Augustin dut encore, au soir de sa vie, la défendre, comme un
point particulier de doctrine, dans la lutte contre les semi‑pélagiens. Les chefs des semi‑pélagiens
sont Jean Cassien (+ vers 435), abbé de Saint‑Victor,
à Marseille ; plus tard Faustus de Riez, d’abord
abbé de Lérins puis, à partir de 452, évêque de Riez, et Gennadius,
prêtre de Marseille (+ vers 492), de même que Vincent de Lérins, Nil du Sinaï
et Macaire d’Égypte. Ces hommes étaient d’une piété exemplaire et jouissaient d’un
immense prestige. D’après leur lieu d’origine, on appelle aussi les semi‑pélagiens les Marseillais.
Ils croyaient que la doctrine de S. Augustin sur la grâce compromettait la
moralité chrétienne. Pour protéger cette moralité, ils établirent trois
propositions qui sont toutes les trois insoutenables : 1° Le commencement
de la foi, le désir de la rédemption, la demande du salut, provient de la volonté
libre seule ; il n’y a pas de grâce prévenante ; 2° De même, la persévérance dans le bien et dans la
grâce est affaire de la volonté libre ; il n’y a pas de « don de
persévérance » ; 3° Dans la répartition de sa grâce comme dans la
prédestination, Dieu est lié aux mérites
de l’homme: « La grâce selon les mérites ». Quand on examine de près
ces propositions, on reconnaît facilement qu’elles maintiennent des parties essentielles
du pélagianisme. L’homme, dans l’affaire
du salut, prend l’initiative et la
conserve jusqu’à la fin. Dieu l’aide
ensuite avec sa grâce, dans la mesure où il lui en donne l’occasion et le lieu.
Le nom de semi‑pélagien est post‑tridentin.
Notre thèse est dirigée contre la
première proposition. Elle affirme la nécessité de la grâce pour le tout
premier commencement de la vie surnaturelle ; par conséquent pour les
actes non libres, indélibérés, qui précèdent l’activité proprement dite (grâce prévenante,
opérante, excitant la volonté). Le 2ème Concile d’Orange a
défini : « Celui qui dit que le commencement de la foi, comme son
accroissement, et la pieuse inclination à la foi qui nous fait croire à celui
qui justifie l’impie et parvenir à la régénération du saint baptême, sont en
nous par la nature et non par le don de la grâce, c.‑à‑d.
par l’inspiration du Saint‑Esprit...
celui‑là se montre un adversaire des dogmes
apostoliques » (Can. 5 : Denz., 178 ; cf. 176, 179, 200 ; Trid., s. 6, c. 5, can. 3 ; Vatic.,
s. 3, c. 3, de fide.)
Preuve. Jésus attribue précisément le commencement de l’œuvre
du salut, la venue vers lui, à l’attirance
de la grâce (Jean, 6, 44). Il donne comme fondement à la foi de Pierre une
révélation intérieure (Math., 16, 17). Il rend grâces à son Père de ce qu’il a
révélé l’Évangile aux petits (Math., 11, 25). S. Paul appelle la foi un don de
Dieu dans plusieurs passages de ses écrits (Phil., 1, 29. Eph.,
2, 8 sq. ; 6, 23. Rom., 12, 6. 1 Cor., 2, 5. 2 Cor., 4, 13). Être justifié
par la foi ou au moyen de la grâce sont pour lui des expressions équivalentes
(Rom., 4, 4, 5, 16). Dieu opère le vouloir
et non seulement l’opération (Phil., 2, 13 ; Rom., 9, 16). La prière convenable elle‑même dépend de la grâce du Saint‑Esprit (Rom., 8, 26). Le Christ est appelé « l’auteur
et le consommateur de notre foi » (Hébr., 12,
2). Même la pensée bonne et salutaire de notre fin vient de Dieu (2 Cor., 3,
5). Il est dit de la chrétienne Lydia que Dieu « ouvrit son cœur » à l’enseignement de l’Apôtre
Paul (Act. Ap., 16, 14 sq.)
(Cf. t. 1er, § 10).
Les Pères. S.
Augustin put encore, avant sa mort, prendre position contre les semi‑pélagiens, particulièrement dans ses
livres : De grat. et
lib. arb. ; De corrept.
et grat. ; De præd. sanctorum.
Il en appelle, pour prouver que la foi est déjà un don de Dieu, à l’Écriture,
par ex. Jér., 17, 5, et surtout à S. Paul. Celui‑ci écrit: « La foi
n’est pas le partage de tous ». (2 Thess., 3,
2). « Qu’as‑tu que tu n’aies reçu ? » (1
Cor., 4, 7). « Il vous a été donné de croire en lui (le Christ) »
(Phil., l, 29.) Ces textes de l’Écriture reviennent souvent chez lui (Cf.
Sermon 168, 1 sq.). Prirent le parti de S. Augustin : S. Prosper, S. Léon
1er, S. Grégoire le Gr., S. Bède. Les Pères antérieurs ne sont pas nets sur ce point, comme on l’a déjà dit
(Cf. Tixeront,
Index, v. grâce). - C’est contre S. Augustin que Vincent de Lérins écrivit son Commonitorium.
La
raison théologique de notre thèse, c’est
que la foi, indépendamment du fait qu’elle est un des actes moraux les plus
difficiles, doit être entièrement surnaturelle et ne peut donc être produite qu’avec
une force surnaturelle que peut seule donner la grâce. (Cf. t. 1er,
p. 66.)
Ce
n’est pas seulement l’acte proprement
dit de foi qui est affaire de la grâce, mais encore une introduction et une
préparation de cet acte. Comme actes préparatoires, on ne peut envisager que la
pensée concernant la foi (pia cogitatio) et l’inclination à la foi (pius
credulitatis affectus). Que
l’inclination procède de la grâce,
cela a été défini au 2ème Concile d’Orange. Par analogie, la plupart des
théologiens rapportent à la grâce le jugement
d’intelligence sur la crédibilité des vérités révélées (judicium
credibilitatis). (Cf. t. 1er, § 9.) Déjà la
connaissance de ces vérités par la prédication est une grâce extérieure
importante. S. Augustin : « Que personne donc ne dise : Dieu m’a
appelé, parce que je l’ai servi. Comment l’aurais‑tu servi, s’il
ne t’avait appelé ? » (Serm. 158, 3).
Objections. Mais
Cassien et les Marseillais ne pouvaient‑ils invoquer
eux aussi l’Écriture ? N’attribue‑t‑elle pas le
commencement et la première démarche à l’homme
et seulement l’achèvement et les démarches suivantes à Dieu ? Ces passages, comme Prov., 16, 1, 9 ; Zach., l,
3 ; Deut., 30, 19 ; Isa., l, 19; Ps. 118, 30 ; Math., 23, 37 ; Luc, 13, 34, 35,
affirment, il est vrai, la libre décision de l’homme pour Dieu, mais non pas d’une
manière exclusive et en écartant la grâce ; au contraire, ils supposent la
grâce qui, en d’autres endroits, est nettement enseignée.
Examinons
quelques‑uns des passages qu’objectaient les
semi‑pélagiens. Ainsi il est écrit dans
Prov. (16, 1) : « C’est l’affaire de l’homme de préparer le cœur et
celle du Seigneur de conduire la langue ». Le passage est un proverbe qui veut dire : L’homme
fait des projets dans son cœur, mais la ratification et la réalisation
appartiennent à Dieu seul : soumets‑toi donc à
la Providence. C’est de la Providence
qu’il s’agit et non de la préparation à la grâce.
Le
Seigneur dit : « Demandez et vous recevrez, cherchez et vous trouverez,
frappez et il vous sera ouvert » (Matth., 7, 7).
Mais ces paroles s’adressent à des gens qui croient déjà, qui possèdent déjà la
grâce. Le Seigneur demande en effet qu’on prie en son nom, par conséquent en
union avec lui (Jean, 16, 23 sq.)
Le
Concile de Trente a résolu une
difficulté qui se trouve dans ces paroles où Dieu exhorte les Juifs par la voix
du Prophète : « Tournez-vous vers moi et je me tournerai vers
vous » (Zach., l, 3). Le Concile ajoute simplement la condition préalable
de cet acte de liberté en citant le texte : « Tourne‑nous vers toi Seigneur et nous serons
tournés » (Lam., 5, 21) et dit ensuite :
« Nous confessons que nous sommes prévenus par la grâce de Dieu » (S.
6, c. 5).
Les
semi‑pélagiens pouvaient aussi tirer des Pères, particulièrement des Pères grecs,
une série d’objections. Mais si ces textes paraissaient leur être favorables,
cela tenait à leur opposition au manichéisme
qui niait le libre arbitre dans le péché et qu’il fallait, par suite, combattre
en insistant sur la force de la volonté ; cela tient aussi à leur point de
vue parénétique très compréhensible et enfin au fait que la de question
théologique n’était pas encore clairement posée et ne le fut qu’à la suite de
la polémique.
Au
sujet des Pères plus anciens, Wœrter écrit : « Il semble bien que la doctrine de
ces Pères était que la volonté commence le salut dans l’homme mais que la grâce de Dieu l’achève.
Il est vrai qu’on ne trouve pas chez eux de textes qui l’affirment d’une
manière précise et formelle, mais on en trouve dont la pensée contient cette relation » (Pélagianisme, 52 ; cf.
39-70). Scheeben
dit de son côté : « Cela s’applique particulièrement à S. Jean Chrysostome, le maître de
Cassien, dans les écrits duquel se trouvent en effet littéralement quelques‑uns des passages qui ont été blâmés chez
Cassien comme très insidieux », mais il ajoute aussi que « l’on
rencontre également chez S. Jean Chrysostome de très nombreux passages où la
nécessité de la grâce purement et simplement prévenante est affirmée » (Nature
et grâce, 3, 814 sq.). Ainsi S. Jean Chrysostome affirme volontiers que nous
pouvons triompher de la mort et du diable pourvu que nous le voulions :
« Car le Seigneur a dit : Écrasez les serpents et les scorpions. Il a
placé (le diable) sous nos pieds, si bien que nous pouvons l’écraser pourvu que
nous le voulions. Vois donc comme il est ridicule, comme il est pitoyable, de
voir s’élever au.dessus de
notre tête celui que nous pourrions fouler aux pieds. D’où vient cela ? De
nous‑mêmes ; il est puissant ou faible
selon que nous le voulons » (Hom. 6 in Phil., 4 et 5). Seulement on doit
tenir compte aussi du caractère parénétique du discours. S. Augustin lui‑même écrit, à propos du texte de S. Jean (6,
44), qu’il utilise avec tant d’insistance pour démontrer la nécessité de la
grâce, que celui qui n’a pas encore été tiré par le Père doit prier pour être tiré : « Dieu ne t’attire
pas encore ? Prie‑le de le
faire » (Traités sur S. Jean., 26, 2). On voit, d’après cet exposé, d’abord,
que les anciens Pères ne connaissaient pas encore formellement le problème et,
par suite, ne le traitent pas parfaitement et à fond ; ensuite, que même
chez les Pères qui, sans aucun doute, connaissent la question de la grâce, la
manière de parler est, intentionnellement ou non, différente, selon qu’ils s’expriment
d’une manière purement dogmatique ou bien d’une manière parénétique : dans
le premier cas, ils distinguent strictement la nature et la grâce, dans l’autre
ils les envisagent ensemble. Mais on ne comprend guère qu’Harnack puisse dire que le semi‑pélagianisme
est « le combat de l’ancienne
conception de l’Église contre une nouvelle :
car le semi‑pélagianisme est l’antique doctrine de
Tertullien, d’Ambroise et de Jérôme. » (H. D., 3, 141). On peut tout au
plus dire que les propositions des anciens Pères sont parfois matériellement
identiques à celles de Cassien, mais elles ne le sont pas formellement. Aucun
des anciens Pères n’a théoriquement
et dans la polémique soutenu les
conceptions de Cassien. On voit ici encore se vérifier la solution de S.
Augustin : avant la position formelle d’un problème on parle avec moins de
« souci » d’une doctrine qu’ensuite.
THÈSE. Même pour les actes conséquents
à la foi, par lesquels le pécheur se prépare à la justification, la grâce de
Dieu est absolument nécessaire.
De foi.
Explication. Il apparaîtra nettement plus loin que la foi seule
ne suffit pas pour préparer à la justification, mais qu’il faut encore d’autres
actes moraux dont l’accomplissement n’est pas moins difficile que la foi. Le Concile de Trente définit :
« Si quelqu’un dit que, sans l’inspiration prévenante du Saint‑Esprit et son secours, l’homme peut croire, espérer, aimer ou faire pénitence comme il faut, de telle
manière que la grâce de la justification lui soit conférée, qu’il soit
anathème » (S. 6, can.3 : Denz., 813 ; cf. Arausic., 2,
can. 7).
Preuve. Par la foi l’homme s’est approché de Dieu, mais l’union
complète avec lui ne se fait que par l’amour. « A tous ceux qui l’ont reçu
(qui ont déjà cru en lui), il a donné le pouvoir de devenir enfants de
Dieu. » (Jean, 1, 12.). Ainsi pour passer de la foi à la filiation divine
complète, nous avons besoin du « pouvoir » de Dieu (de sa grâce). S.
Paul rapporte à Dieu non seulement le bon commencement, mais encore l’achèvement
qui en résulte (Phil., 2, 13). Il n’y a pas seulement la force de la foi, mais
« que le Dieu de l’espérance vous remplisse de toute joie et de toute paix
dans la foi, afin que vous abondiez en espérance par la vertu de l’Esprit‑Saint » (Rom., 15, 13). Il dit de même de la
charité qu’elle a été « répandue dans nos cœurs par le Saint‑Esprit qui nous a été donné » (Rom. 5, 5). S.
Jean : « La charité est de Dieu. » (1 Jean, 4, 7).
Les Pères. Là aussi,
S. Augustin fut le premier à créer, en face des semi‑pélagiens, la clarté complète. Les semi‑pélagiens ne niaient pas du tout la nécessité
de la grâce intérieure, mais ils la faisaient toujours précéder du bon usage de
la volonté et l’en faisaient dépendre (la grâce selon les mérites). S.
Augustin, par contre, ramène à la grâce non seulement le bon commencement, mais
encore le bon progrès et l’heureuse fin. Pour le prouver, il fait appel aux
passages cités plus haut, surtout à Phil., 2, 13 ; Rom., 9, 16 ;
Prov., 8, 35 ; Ps. 22, 6 ; 58, 11. Ainsi il dit dans l’Enchiridion
(9, 32) : « Sa miséricorde me préviendra » (ps.
58, 11), et : « Sa miséricorde me suivra » (Ps. 22, 6) et
explique ainsi ces passages : « Il prévient celui qui ne veut pas,
afin qu’il veuille ; il suit celui qui veut, afin qu’il ne veuille pas en
vain ». C’est pourquoi les Pères du 2ème Concile d’Orange attribuent à la
grâce toute la série des actes qui introduisent la justification et y préparent
(can. 6, croire, vouloir, désirer, entreprendre, travailler, veiller, étudier,
demander, chercher) et déclarent ensuite d’une façon tout à fait générale
« que, dans toute bonne œuvre, ce n’est pas nous qui commençons et sommes
ensuite soutenus par la grâce de Dieu, mais que c’est Dieu, sans aucune espèce
de mérite antécédent de notre part, qui nous inspire la foi en lui et l’amour
pour lui, de telle sorte que nous pouvons nous tourner avec foi vers le sacrement
de baptême.. comme ensuite nous pouvons, après le
baptême, accomplir, avec son secours, ses commandements » (Denz., 200). S.
Bernard écrit dans une brève et belle formule : « Vous êtes créé,
vous êtes guéri, vous êtes sauvé. Qu’y a‑t‑il en cela, ô homme, qui vienne de vous ? » (Traité de la grâce et du libre
arbitre, 14, 48). La Scolastique postérieure n’a pas précisément insisté sur la
nécessité de la grâce pour la préparation à la justification, mais elle a
plutôt discuté avec passion l’axiome : « Dieu ne refuse pas sa grâce
à celui qui agit selon ce qui est en lui ». Seulement on ne voit pas
clairement quelle grâce elle a en
vue. Nous reviendrons sur ce sujet.
La
raison théologique pour laquelle le
pécheur ne peut pas, sans la grâce, se disposer à la justification, c’est que
les actes qui l’y disposent doivent être surnaturels.
La grâce de foi le rend sans doute apte à la foi, mais non à l’espérance, à la
charité et à la pénitence, comme c’est nécessaire. Étant donné la disproportion
entre la nature et la surnature, nous avons besoin de grâce à chaque degré du
salut ; nous en avons besoin surtout aussi longtemps que la grâce
sanctifiante ne nous a pas élevés d’une manière durable à l’état de surnature.
S. Thomas se demande
si le pécheur peut, sans la grâce, se relever du péché, puisqu’il y est bien
tombé de lui‑même. Il répond : aucunement, et
il expose que les trois éléments du péché mortel : s’être détourné de
Dieu, avoir offensé Dieu, être digne de châtiment, ne peuvent être supprimés
sans la grâce de Dieu (S. Th., 1, 2, 109, 7). Naturellement, le pécheur peut
abandonner librement l’acte du péché, car cet acte n’est pas un résultat de la
nécessité, mais il ne peut pas, sans la grâce, se relever de l’état de péché (Cf. aussi De verit, 28, 2). S. Thomas se demande encore si l’homme non
justifié peut seul, avec ses forces naturelles,
éviter tous les péchés mortels, étant donné que personne ne pèche dans ce qu’il
ne peut pas éviter. Il répond que cela aurait été possible dans l’état de
« nature intègre », avec le secours de Dieu le conservant dans le
bien, mais non dans l’état de « nature corrompue », dans lequel l’homme, pour s’abstenir
entièrement du péché, a besoin que la grâce habituelle vienne guérir la nature.
Il peut cependant s’en abstenir un
certain temps par ses propres forces. (S. Th., 1, 2, 109, 8 et De verit., 24, 12). Nous trouvons ici l’explication de
certaines phrases tranchantes de S. Augustin.
THÈSE. L’homme justifié lui‑même a besoin pour tous ses actes salutaires
de la grâce actuelle (Sententia communior).
Explication. Étant donné que la grâce élevante
doit placer l’homme dans une relation convenable avec les actes surnaturels du
salut, mais que, d’autre part, cette élévation a été accomplie par la grâce
sanctifiante et les vertus reçues dans la justification, on n’a pas les mêmes
raisons d’exiger la grâce actuelle pour les justes que pour ceux qui ne le sont
pas. Cependant la plupart des théologiens, pour des motifs internes et à cause
de l’enseignement de l’Écriture, soutiennent que là aussi la grâce est
nécessaire. Le Concile de Trente
enseigne que « Jésus‑Christ,
comme le chef dans les membres et comme la vigne dans les sarments, fait couler sans cesse sa vertu dans les
justifiés eux‑mêmes, vertu qui précède toujours les bonnes œuvres,
les accompagne et les suit, et sans laquelle elles ne pourraient d’aucune façon
être agréables à Dieu et méritoires » (S. 6, c. 16 : Denz., 809 ; cf. 132 et 182).
Preuve. Jésus,
dans la parabole de la vigne, parle de ses disciples dont il a dit expressément
auparavant qu’ils étaient purs (Jean, 13, 10) et à qui il dit cependant qu’ils
ne peuvent se passer du secours de sa grâce : « Sans moi vous ne
pouvez rien faire » (Jean, 15, 5). S. Paul exige la grâce aussi bien pour
l’achèvement de la vie de salut que pour son commencement. (Phil., 2, 13). De
même, l’avertissement adressé aux Apôtres de veiller trouve sans doute sa
meilleure raison dans la nécessité perpétuelle de la grâce actuelle, même pour
les justes. (Math., 24, 42 ; 25, 13 ; 26, 41 ; cf. 1 Thess., 5, 17, 25 ; 2 Thess.,
3, 1 ; 1 Tim., 2, 8 ; Jacq., 5, 16.)
Les Pères. S. Augustin s’est aussi occupé de ce
point et il écrit à ce sujet : « De même que l’œil du corps, même
quand il est parfaitement sain, ne peut voir tant qu’il n’est pas soutenu par l’éclat
de la lumière, de même celui qui est déjà justifié ne peut vivre justement s’il
n’est pas soutenu par la lumière éternelle de la justice » (De nat. et grat., 26, 29).
« Tout homme a donc besoin de la grâce de Dieu, non‑seulement pour être justifié, c’est-à-dire
pour passer du péché à la justice, et du mal au bien, mais encore, après sa justification, pour marcher avec la grâce, et
s’appuyer sur elle s’il ne veut pas s’exposer à tomber » (De la grâce et
du libre arbitre, 6, 13). Comme le Christ et les Apôtres, l’Église invite tous
les chrétiens, même les justes, à demander
à Dieu sa grâce. Elle leur en donne elle‑même l’exemple
dans ses prières.
Comme
raison théologique on fait valoir que
l’ « habitus » infusé avec la justification
confère sans doute l’aptitude au bien, mais qu’il est impossible de passer de
la puissance à l’acte sans une impulsion ontologique ; or cette impulsion
doit être du même ordre d’être que la puissance, par conséquent ontologiquement
surnaturelle. Il faut en outre tenir compte de la faiblesse morale résultant du
péché.
S. Thomas s’exprime
ainsi à ce sujet : « Je réponds que l’homme a besoin : 1° D’un état intérieur de grâce (habituale donum) qui le guérisse
et le rende apte à des œuvres méritoires qui dépassent les forces de la
nature ; et 2° Qu’il a besoin de l’assistance de la grâce comme d’une impulsion (auxilium
gratiæ) pour passer à l’activité salutaire. Si l’on
envisage le premier point, l’homme n’a
pas besoin d’une seconde grâce qui serait comme un nouvel état de grâce imprimé
dans son âme qui lui permettrait actuellement d’agir. Il a cependant besoin,
bien qu’il soit en état de grâce, d’une impulsion
de la part de l’assistance de la grâce : a) Parce qu’aucune créature ne
peut passer à l’activité qu’en vertu d’un mouvement qui part de Dieu et donne l’impulsion ;
b) Parce que, dans la nature humaine en particulier, bien que l’esprit soit
guéri par la grâce, la corruption reste encore dans la chair, ce qui fait que l’homme
« sert la loi de la chair » (Rom., 7). Il demeure de même une
certaine ignorance, si bien que « nous ne savons pas ce que nous devons
demander dans nos prières, selon nos besoins » (Rom., 8, 26) ; car
nous ne connaissons parfaitement ni l’issue des choses, ni nous‑mêmes et nos besoins ; en effet
« les pensées des hommes sont craintives et incertaine est notre
prévoyance » (Sag., 9, 14). Par suite, nous
devons nous laisser conduire, dans les circonstances particulières, par Dieu qui sait tout
et peut tout. C’est pourquoi nous devons toujours aussi lui dire dans notre
prière : « Ne nous induis pas en tentation » et « Que ta
volonté soit faite sur la terre comme au ciel ». Et à une objection contre
ces affirmations il répond : « L’état intérieur de grâce ne nous a
pas été concédé pour que nous n’ayons plus besoin d’aucune autre grâce, car
toute créature doit être maintenue par Dieu dans ce qu’elle a reçu de la même
manière qu’elle l’a reçu. Même dans l’état de gloire, où la grâce sera
absolument parfaite, l’homme aura besoin de l’assistance divine. La grâce n’est
donc pas imparfaite par le fait qu’elle porte sans cesse l’âme vers Dieu pour
être soutenue par lui. En outre, ici‑bas, la
grâce est d’une certaine manière imparfaite, parce qu’elle ne guérit pas
complètement l’homme » (S. th., l, 2, 109, 9).
Pour
ces raisons, les théologiens exigent la grâce précisément comme grâce excitante
pour les justes. Qu’on songe aussi aux dispositions mauvaises procédant des
péchés personnels et qui subsistent encore même chez les justes. Qu’il faille
maintenant pour chaque acte salutaire
particulier du juste, même pour les plus ordinaires et les plus faciles, une
grâce excitante et médicinale particulière, les témoignages de la Révélation ne
permettent pas de le décider. Il semble cependant qu’on doive prendre le parti
de S. Thomas contre d’autres théologiens et répondre par l’affirmative.
THÈSE. Le juste a besoin d’une grâce
particulière pour éviter pendant toute sa vie tout péché
véniel. De foi
Explication. Les pélagiens prétendaient que le chrétien peut,
avec ses forces naturelles seules, atteindre un état d’absence complète de
péché. C’est pourquoi le Concile de Méla (417) frappa d’anathème quiconque voit dans la
cinquième demande du « Notre Père » prononcée par un saint un pur acte
d’humilité et non une vérité sérieuse. (Can. 8 : Denz.,
108). Le Concile de Trente a défini,
avec plus de précision encore : « si quelqu’un dit… qu’un juste est
capable de passer sa vie entière sans commettre de péchés, même véniels, sans
un privilège spécial de Dieu, ainsi
que l’Église l’affirme de la bienheureuse Vierge, qu’il soit anathème »
(session 6, canon 23). L’expression « la vie entière » est d’ordinaire
entendue d’un espace considérable de la vie. Les opinions varient sur la
détermination de ce long espace. « Tous les péchés véniels » doit s’entendre
au sens collectif et non au sens distributif. Tout péché particulier, en soi,
doit être considéré comme évitable et libre, autrement ce ne serait pas un
péché. Il est surtout question des péchés de faiblesse, dont la vie des saints
et même des plus parfaits n’est pas entièrement exempte. Marie, déclare
incidemment le Concile - et les théologiens entendent d’ordinaire ceci au sens
exclusif - a joui, d’après la foi universelle de l’Église, de ce privilège
spécial d’une vie entièrement exempte de péché (Cf. t. 1er, p. 466
sq.)
Preuve. L’Écriture ne parle pas clairement de notre thèse,
mais elle l’indique cependant. Jésus enseigne à tous ses disciples à demander
chaque jour à Dieu le pardon des péchés, dans la cinquième demande du
« Notre Père ». S. Jacques écrit : « Nous péchons tous en
beaucoup de choses » (3, 2). S. Jean : « Si nous disons que nous
n’avons point de péché, nous nous trompons nous‑mêmes
et la vérité n’est pas en nous. » (1 Jean, 1, 8). Or il n’a pas en vue le
péché grave qui entraîne la mort. (1 Jean, 5, 16).
Les Pères. S. Augustin, en réponse à l’affirmation
pélagienne, d’après laquelle une exemption absolue de péché est possible sans
la grâce, fait valoir que par la cinquième demande du « Notre Père »
est effacé quotidiennement ce qui, chaque jour, « a été commis par
ignorance et faiblesse » (De nat. et grat., 35, 41). Il écrit : « Si nous pouvions
rassembler tous ces saints hommes et toutes ces saintes femmes, s’ils vivaient
ici et que nous leur demandions s’ils sont sans péché..,
tous ne crieraient‑ils pas d’une
seule voix : « Si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous
trompons nous‑mêmes et la vérité n’est pas en
nous » (Ibid., 36, 42). Quand les adversaires lui répondaient que toute l’Église
est exempte de péché, parce qu’elle est fidèle et baptisée et qu’elle ne prie,
au « Notre Père », que par humilité,
il répliquait : « Ainsi c’est l’humilité qui te fait
mentir ? » (Sermon 181, 4).
Comme
raison théologique, S. Thomas allègue
la faiblesse morale qui subsiste même dans le juste. Le juste n’est pas encore
complètement maître de sa nature sensible. Au moment où il attaque avec toute
sa force un ennemi, il s’en élève peut-être ailleurs soudain un nouveau auquel
il ne faisait pas attention. « Dans l’état de nature intègre (natura integra), l’homme
pourrait, sans assistance de la grâce intérieure, éviter tant les péchés graves que les péchés véniels. Pécher en effet n’est autre
chose que s’écarter de ce que l’homme pourrait éviter si ses forces étaient
intactes. Cependant l’assistance de Dieu lui était nécessaire alors pour
maintenir le bien en lui, car sans cette assistance la nature aurait sombré
dans le néant ».
« Mais,
dans l’état de nature tombée, l’homme a déjà besoin de l’assistance de la grâce
intérieure pour guérir sa nature et
lui permettre de s’abstenir du péché.
Cette guérison s’accomplit dans la vie présente, d’abord en ce qui concerne l’intelligence
raisonnable (secundum mentem), alors que les appétits
charnels (appetitus carnis)
ne sont pas encore entièrement rendus sains (Rom., 7). Dans cet état (guéri et
justifié) l’homme peut alors s’abstenir de tout péché mortel qui a son siège
dans la raison (in ratione) ; mais il ne peut
pas s’abstenir de tout péché véniel à cause de la permanence de la faiblesse
dans ses puissances sensibles inférieures (appetitus sensualitatis). Car la raison peut sans doute réprimer
chaque mouvement déréglé particulier
dans ces puissances et c’est ce qui fait que ces mouvements ont le caractère de
liberté et de péché, mais elle ne peut pas résister à tous à la fois, peut-être
parce que, quand elle résiste à un mouvement, un autre se lève, et de même
parce que la raison ne peut pas continuellement être en garde pour éviter ces
mouvements » (S. th., 1, 2, 109, 8 ; cf. 74, 3). Cette possibilité
continuelle de défaillir dans les petites choses doit nous exciter à une
vigilance permanente pour ne pas tomber plus gravement ; c’est de plus un
sérieux motif d’humilité et l’humilité est le fondement de toute moralité.
Suarez, pour
expliquer la notion de « speciale auxilium », distingue un triple secours spécial: 1° Secundum legem (par ex. le don de
persévérance et beaucoup d’autres « specialia auxilia »
que Dieu accorde aux hommes « secundum ordinariam providentiam ») ;
2° Supra legem (par ex. la
confirmation en grâce et les autres dons qui sont non seulement
« specialia », mais encore « extraordinaria ») ;
3° Contra legem (par ex. l’Immaculée‑Conception et l’ « extinctio
fomitis » ; il compte, en outre, dans cette
catégorie le privilège dont il est question dans notre thèse ; De grat. 1. 9, c. 8, n. 11). Il remarque encore que, dans
quelques matières, on peut bien atteindre l’exemption du péché véniel, bien que
ce ne soit pas fréquent, mais non dans toutes les matières. Le nom
« privilège » a, d’après Suarez, sa raison d’être dans ce fait qu’il
contient une exception à la loi proclamée par l’Écriture de la peccabilité universelle. Cette loi ne doit pas,
naturellement, être entendue comme un ordre de commettre des péchés véniels,
mais comme une disposition providentielle qui tolère les péchés véniels ou bien ne les empêche pas. « Quod potuit a Deo juste fieri, vel in culpam originalis
peccati, vel ad custodiam humilitatis justorum, vel ad ostensionem gratiæ et justitiæ suæ » (Ibid., n.
12). Naturellement, le juste peut éviter le péché véniel avec la grâce
ordinaire pour chaque cas ; le péché véniel n’est pas une nécessité. De
même, on peut éviter les péchés véniels de propos délibéré plus facilement et
plus longtemps que ceux qui se produisent « ex surreptione »,
par lesquels notre nature nous surprend et nous assaille sans cesse.
On
peut objecter, du point de vue de la
raison, que, puisque le juste peut éviter avec la grâce ordinaire un péché
mortel, il peut a fortiori éviter les péchés plus légers.
Mais ici le plus léger n’est pas du tout compris dans le plus grave, il
constitue plutôt un ordre à part. Bien souvent, même dans la vie ordinaire, le
plus simple est néanmoins le plus difficile. De même que, dans une œuvre d’art,
l’exécution achevée des menus détails est plus difficile que le dégrossissement,
de même, dans l’ordre surnaturel, le travail de perfectionnement de l’image de
Dieu en nous est plus difficile que le simple accomplissement des graves
devoirs et la fuite du péché mortel.
THÈSE. Le juste ne peut, sans un secours
spécial de la grâce, persévérer jusqu’à la fin dans la justice reçue. De foi.
Explication. Le 2ème Concile d’Orange avait déjà
défini ce point contre les semi‑pélagiens.(Can.
10 : Denz., 183). Le Concile de Trente déclare à son tour : « Si quelqu’un dit que
le justifié peut
persévérer sans une aide spéciale de Dieu,
dans la justice qu’il a reçue ; ou bien qu’il ne peut pas persévérer
malgré ce secours ; qu’il soit anathème » (De la justification, Canon
22 ; Denz., 832). D’après la manière de voir des
semi‑pélagiens, la persévérance dépend de l’homme seul.
Non pas qu’il n’ait pas besoin de la grâce pour persévérer, mais il peut, d’après
eux, la mériter (grâce selon les mérites).
Par persévérance nous entendons la
permanence ininterrompue de l’homme dans l’état de grâce sanctifiante. On
distingue la persévérance imparfaite, temporelle (perseverantia
imperfecta, temporalis) et
la persévérance parfaite, finale (p. perfecta, finalis). Une persévérance temporelle, par exemple, d’une
confession à une autre, d’une année à l’autre, est possible avec la grâce
ordinaire qui est toujours à la disposition du juste, tout au moins quand il a
un commandement à accomplir ou de graves tentations à vaincre (Trid., s. 6, c. 11 : Denz., 804).
Il s’agit ici de la persévérance finale qui dure jusqu’à la mort. Celle‑ci se distingue, à son tour, en persévérance passive
(p. passiva), quand Dieu rappelle l’homme à lui à un moment où il est en état
de grâce et en persévérance active (p. activa), quand le juste aidé de la grâce
exerce la persévérance, au moyen d’efforts moraux, jusqu’à la fin. C’est cette
dernière que le Concile a en vue. Les théologiens distinguent encore le pouvoir de persévérer (perseverare posse) et la persévérance effective (p. actualis). La seconde ne résulte pas spontanément de la
première. Pour le pouvoir de persévérer, le Concile exige une « assistance
spéciale » (speciale auxilium
: canon 22) ; quant à la persévérance effective, il l’appelle un
« grand don » (magnum donum : canon
16). Tous les justes ont la grâce de pouvoir persévérer, les élus seuls ont la
grâce de la persévérance effective.
Preuve. Si le juste a déjà besoin de la grâce pour chaque
bonne œuvre, il en a besoin a fortiori
pour l’ensemble de ces œuvres jusqu’à la fin. L’Écriture invite précisément l’homme pieux à prier pour obtenir la
persévérance. Ainsi le Ps. 118, la prière d’Anne, 1 Rois, 2, 9. Dieu dit par la
bouche du Prophète : « Je conclus avec vous une alliance éternelle et
je ne cesserai pas de vous faire du bien et je mettrai ma crainte dans votre cœur,
afin que vous ne vous éloigniez pas de moi. » (Jér.,
32, 40.)
Jésus demande à son Père cette grâce pour ses
Apôtres : « Père saint, garde dans ton nom ceux que tu m’as
donnés. » (Jean, 17, 11). Les disciples eux‑mêmes
doivent prier pour obtenir la persévérance. Il leur enseigne « qu’on doit
toujours prier et ne jamais cesser » (Luc, 18, 1 ; cf. Math., 6,
9 ; 26, 42). Les Apôtres sont convaincus de cette vérité et l’inculquent
aux chrétiens dans leurs Épîtres. S. Paul
dit d’une manière générale : « Mais ce trésor, nous le portons comme
dans des vases d’argile » (2 Cor., 4, 7). Toutes les exhortations de ses
Épîtres en témoignent. Même pour les justes cette vérité demeure :
« dans les membres de mon corps, je découvre une autre loi » (Rom.,
7, 23) . S. Paul remercie Dieu pour la grâce déjà
accordée aux fidèles « (vous) qui attendez avec confiance la révélation de
Notre‑Seigneur Jésus‑Christ
qui vous affermira jusqu’à la fin (pour que vous soyez) irréprochables au jour
de la venue de Notre‑Seigneur »
(1 Cor., 1, 4-8). « J’espère avec confiance que celui qui a commencé en
vous l’œuvre bonne en poursuivra l’achèvement jusqu’au jour de Jésus‑Christ (Phil., l, 3-6 ; cf. 1 Pier., 5, 10). D’après
ces paroles, la persévérance jusqu’à la fin est une grande grâce. Le simple
état de chrétien seul ne contient pas en lui‑même
la garantie et la force de cette persévérance. Seule la prière continuelle peut
fonder l’espérance de ce don.
Les Pères. Ici encore,
S. Augustin est le porte‑parole de la
doctrine de l’Église. Contre les semi‑pélagiens
qui s’imaginaient pouvoir mériter la persévérance dans le bien par leurs bonnes
œuvres comme par un mérite improprement dit, il écrivit un livre spécial sur la
grâce de persévérance (Du don de persévérance). Dans ce livre il montre, en s’appuyant
sur l’Écriture et les Pères, que la persévérance dans le bien jusqu’à la fin ne
peut être qu’un don de Dieu et un don « particulier » ; elle ne
peut absolument pas être méritée ni par des bonnes œuvres naturelles ni par des
bonnes œuvres surnaturelles. Mais nous pouvons la demander humblement
(« Ce don de Dieu peut donc être obtenu par voie de supplication » c.
6, 10). Il montre en se référant au livre de S. Cyprien sur le « Notre
Père », que les sept demandes de cette prière ont pour objet la
persévérance. Il insiste particulièrement sur la dernière : « Et ne
nous induis pas en tentation ». Il en vient ensuite à parler du caractère
mystérieux de la grâce. Il se réfugie finalement dans Rom., 11, 33. Au sujet de
la certitude personnelle du salut, il
porte ce jugement : « Bien que ceux‑ci (les
justes) soient assurés de la récompense de leur persévérance, ils sont
cependant, au sujet de la persévérance elle‑même, dans l’incertitude »,
si une révélation divine ne leur a pas donné une assurance à ce sujet (Civ., 11, 12).
Comme
raison théologique, S. Thomas allègue
de nouveau, d’une part, la faiblesse morale générale de l’homme et, d’autre
part, les nombreuses et souvent violentes tentations qui le guettent dans le
monde (S. Th., 1, 2, 109, 10).
Il
y a des théologiens molinistes posttridentins qui attribuent une certaine influence
positive sur la persévérance au juste lui‑même : Ripalda pense que le juste peut d’une certaine manière, par
des actes de vertu tout à fait héroïques et éminents, fonder sa persévérance. (De ente supernat. disp., 94, sect. 2).
Depuis
la Scolastique primitive, les théologiens parlent aussi, à ce propos, d’une
grâce de confirmation, par laquelle celui qui la reçoit – on pense à Marie, aux
Apôtres et à d’autres élus - est assuré qu’il ne perdra jamais par un péché mortel l’état de grâce. C’est donc
un privilège accidentel dans la grâce de persévérance et les théologiens l’en
distinguent. La grâce de persévérance n’exclut pas complètement un état de
péché mortel, tout au moins temporaire et transitoire.
Que
Marie, les Apôtres, etc., aient reçu une révélation sur leur
« confirmation dans la grâce » et que cette révélation constitue la
différence avec la grâce ordinaire de persévérance (Vasquez), cela apparaît à
Suarez indémontrable et inutile. Bien entendu, la raison de l’exemption de
péché n’est pas une raison intérieure, comme l’union hypostatique pour le
Christ, mais une raison extérieure située dans la grâce accidentelle, qui
maintient comme toujours la liberté de la volonté (Cf. Suarez, De grat. 1. 10, c. 8). S. Thomas expose que ce qui manque ici‑bas aux « confirmés dans la grâce »
pour avoir la « confirmation » des bienheureux, « est accordé
par la garde de la divine providence,
de sorte que quand une occasion de
péché se présente, leur esprit soit divinement
inspiré pour résister » (De la vérité, 24, 9). La dernière et la plus
parfaite « confirmation » se trouve naturellement dans la vision
béatifique.
Thèse complémentaire. Le juste a en tout temps la grâce avec
laquelle il peut persévérer.
Il s’agit ici du « secours
spécial » et non du « grand don » de la persévérance effective.
A ce sujet, le 2ème Concile d’Orange
dit : « Nous croyons aussi, conformément à la foi catholique, que
tous les baptisés, au moyen de la grâce reçue dans le baptême, avec l’assistance
et la coopération du Christ, peuvent et
doivent, s’ils veulent fidèlement faire des efforts, accomplir tout ce qui
se rapporte au salut » (Denz., 200). Le Concile
de Trente, également, exige des
justes l’accomplissement des commandements, il suppose donc la possibilité de
les accomplir, c.‑à‑d. la grâce nécessaire pour cela (S. 6, can. 20 : Denz., 830).
La
preuve résulte de l’Épître aux
Romains. S. Paul écrit : « Dieu montre son amour envers nous en ce
que, lorsque nous étions encore des pécheurs, le Christ est mort pour nous. A
plus forte raison donc, maintenant que nous sommes justifiés dans son sang,
serons‑nous sauvés par lui de la colère. Car si, lorsque nous étions ennemis,
nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils, à plus forte
raison, étant réconciliés, serons‑nous sauvés par sa vie. » (Rom., 5,
8-10). L’Apôtre lui‑même reçut
dans la tentation cette consolation : « Ma grâce te suffit » (2
Cor., 12, 9). Il s’exprime encore avec plus de confiance dans Rom., 8. Il n’y a
plus rien de condamnable dans les justifiés. « Si l’Esprit de celui qui a
ressuscité Jésus d’entre les morts demeure en vous, celui qui a ressuscité le
Christ d’entre les morts rendra aussi la vie à vos corps mortels à cause de son
Esprit qui habite en vous... Si Dieu est pour
nous qui est contre nous ? Celui
qui n’a pas épargné son propre Fils, mais qui l’a livré à la mort pour nous
tous, comment ne nous a‑t‑il pas tout donné avec lui ?..
Qui donc nous séparera de l’amour du
Christ... J’ai l’assurance que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les
principautés, ni les puissances, ni les choses présentes, ni les choses futures,
ni la puissance, ni la hauteur, ni la profondeur, ni une autre créature ne
pourra nous séparer de l’amour de Dieu dans le Christ Jésus Notre‑Seigneur. » (Rom., 8, 1, 11, 31 sq., 35,
38). Ici l’Apôtre parle certainement de la persévérance finale et enseigne
clairement que le juste a à sa disposition le pouvoir de persévérer. Aucune force extérieure étrangère ne peut
lui arracher sa couronne, seule sa propre volonté libre peut la lui faire
perdre.
C’est
pourquoi aussi la persévérance dans le bien est imposée aux justes comme un devoir. « Demeurez en moi et je
demeurerai en vous » (Jean, 15, 4). « Veillez, tenez bon dans la foi,
soyez des hommes, soyez forts » (1 Cor., 16, 13). « Sois fidèle jusqu’à
la mort, et je te donnerai la couronne de la vie » (Apoc., 2, 10). Il est
vrai que le 2ème Concile d’Orange dit que les justes peuvent
persévérer s’ils le veulent.
Tous
les justes ont donc dans leur état de grâce (grâce sanctifiante et vertus) le
pouvoir de persévérer ; mais ils n’ont pas la persévérance effective. Que
quelques‑uns, par le péché mortel, perdent de
nouveau la justice, c’est la faute de leur manque de volonté ; que d’autres
y persévèrent, c’est une grâce de la miséricorde et de la puissance divine.
Finalement nos pensées aboutissent a
l’obscurité de la prédestination.
En
quoi consiste le « grand don » de la persévérance effective ?
Les adultes seuls le reçoivent. Quant aux enfants qui meurent avant l’usage de
la raison, on ne peut pas dire qu’ils ont persévéré, même passivement ;
ils ne sont pas du tout dans la situation physique de recevoir des grâces
actuelles, car ils ne peuvent encore accomplir aucun acte moral. Ils reçoivent
au baptême la grâce sanctifiante, meurent dans cette grâce et reçoivent la
béatitude comme un héritage et non comme un mérite.
Que
reçoit alors l’adulte quand Dieu lui accorde le « grand don de la
persévérance » ? D’abord une grâce extérieure, qui consiste dans le fait que l’heure de sa mort est
liée à la possession actuelle de l’état de grâce qu’il peut toujours perdre
pendant sa vie. Cette liaison dépend uniquement de Dieu et des libres lois de
sa Providence éternelle. En cela se manifeste déjà un grand amour et une grande
bonté de Dieu : car tous les hommes ne meurent pas dans la grâce.
Mais,
en second lieu, il reçoit aussi une grâce intérieure
et c’est ce qui est d’une importance décisive. Dieu ne lui donne pas la grâce
suffisante, mais la grâce efficace. Or cette grâce efficace est un pur effet de
la libre bonté de Dieu. Il est vrai que l’homme a reçu avec la justification un
certain droit, bien que ce soit un droit concédé, à des grâces ultérieures,
mais ce droit ne s’étend qu’aux grâces suffisantes et non aux grâces efficaces.
Dieu veut le salut de tous les hommes, comme on l’établira plus loin (§ 120),
mais de cette volonté générale de salut il résulte seulement qu’il offre à tous
sa grâce comme grâce suffisante. Or, quand il confère en outre sa grâce
efficace, c’est assurément un « grand don » de sa bonté. Et cette
grâce efficace est d’autant plus précieuse qu’elle est donnée au moment opportun,
quand l’âme se sépare du corps et dans le danger de péché.
De
tout ce que nous venons de dire il ressort que les théologiens ont raison de
penser que la grâce de persévérance est moins une grâce particulière et tout à
fait spéciale que l’ensemble organisé
de toutes les grâces intérieures et extérieures, parmi lesquelles la
coïncidence de l’heure de la mort avec l’état de grâce est la dernière et la
plus importante, parce qu’elle est décisive. Dans le langage de la piété, on
appelle la grâce de persévérance « la grâce d’une bonne mort ». C’est
cette grâce que le peuple demande avec ardeur.
§ 118. Limites de la nécessité de la
grâce
A
consulter: Dict. théol., 2, 38, 11, v. Baius, v. également Jansénisme.
Jusqu’ici on a dû défendre la grâce
contre ceux qui en méconnaissaient ou en réduisaient l’importance (pélagiens,
semi‑pélagiens) ; notre tâche maintenant est de
mettre en garde contre l’exagération de son rôle et de sauvegarder les forces
morales de la nature. Il faut établir les limites que peut atteindre, dans le
domaine moral, la force naturelle seule sans le soutien de la grâce. En le
faisant, nous défendons aussi la grâce. La critique essaie de combattre la
doctrine de la grâce en lui attribuant une influence amollissante sur l’homme
naturel. Elle lui enlèverait la conscience en sa propre force et le rendrait
impropre à une véritable moralité.
La doctrine catholique de la grâce n’est
pas atteinte par ces objections. Il n’en est pas de même, il est vrai, des
conceptions des protestants et des jansénistes. D’après eux, le pouvoir
moral de l’homme tombé a été diminué jusqu’à l’anéantissement.
D’après
Luther, l’homme ne peut, par lui‑même, que
pécher. Pour qu’il fasse une bonne œuvre, il faut que la grâce le saisisse
comme un instrument mort et sans volonté (bûche, pierre, cheval) et le conduise
où elle veut le mener. Sous l’influence de la grâce, il ne reste libre qu’extérieurement ; mais il est, intérieurement, nécessité par elle.
Ainsi l’homme a perdu par le péché toute disposition morale et la Rédemption ne
lui apporte pas la guérison de ses blessures. Il est tout entier plongé dans la
concupiscence et ne peut qu’attendre passivement ce que Dieu voudra bien faire
de lui. Loofs
écrit au sujet de l’ouvrage de Luther « De servo arbitrio » :
« C’est le plus soigné de tous ses écrits polémiques, mais il contient une
doctrine de la prédestination entièrement déterministe, qui, avec une logique
impitoyable, ne recule pas devant l’extrême conséquence qui est d’attribuer à
Dieu la causalité du péché d’origine... L’homme est absolument hors d’état de
faire le bien par lui‑même. Tous
les commandements divins n’ont d’autre but que de montrer que l’homme ne peut
pas les observer. Le commandement du paradis terrestre lui‑même avait ce but. » (Hist. des Dogm., 759). Il enseigna cependant, contre Calvin, l’amissibilité
de la grâce. Luther conclut cet ouvrage dans lequel il a ramassé toute sa
dogmatique en enseignant que :1° Dieu fait seul tout ; 2° Que notre
libre arbitre a été perdu ; 3° Que notre volonté ne peut rien, « quod
ad bonum sese verti non potest, sed tantum ad malum ». Et
Karl Holl écrit : « Luther établit vigoureusement ceci : toute
tentative de ménager un espace, à l’intérieur duquel la volonté humaine
pourrait s’exercer librement même en face
de Dieu, serait non seulement limiter la toute‑puissance divine, mais encore la supprimer et
rabaisser Dieu au rôle de
simple spectateur du monde. »
Il
en est de même des jansénistes. Ils
partent de la concupiscence, qui, d’après eux, domine l’homme. Cette
concupiscence empoisonne toute action propre. Pour la combattre, il faut qu’une
autre puissance, une puissance morale, qui nous est donnée par Dieu, arrive à
dominer. A la « délectation terrestre » (delectatio
terrena) doit s’opposer la délectation céleste (delectatio cœlestis) ou la
charité (caritas dominans).
Tout ce qui ne provient pas de cette charité est péché. De même que les
protestants s’appuyaient sur des sentences de S. Paul faussement interprétées
(Rom., Gal.), de même les jansénistes s’autorisaient de quelques phrases
tranchantes de S. Augustin. Ces deux hérésies se trompaient grossièrement dans
l’interprétation de leurs auteurs, parce qu’elles ne tenaient pas compte du
point de vue polémique qui explique
les textes en question. Contre ces erreurs, il faut défendre les dispositions
morales naturelles de l’homme. Influencé par la doctrine de Luther, Kant lui‑même écrivit cette phrase pessimiste :
« L’homme est naturellement mauvais
; il y a un mauvais principe en lui. »
THÈSE. L’homme peut, avec la lumière
naturelle de sa raison, connaître par les choses créées Dieu principe et fin de
toutes choses. De foi.
Cette
thèse a déjà été entièrement démontrée (t. 1er, § 18). C’est
seulement pour être complet que nous y revenons, dans le cadre de cet exposé ;
elle affirme la puissance qu’a la raison naturelle de connaître Dieu d’une
manière générale.
La question se pose ensuite de savoir
si l’intelligence de la nature tombée peut aussi connaître la loi morale
naturelle.
Jésus impute à péché aux hommes de n’avoir pas reçu en eux la lumière qui
brille aux yeux de tous (Jean, 1, 5 sq.) ; ils haïssent la lumière, afin
que leurs œuvres mauvaises ne soient pas blâmées (Jean, 3, 20 et 19).
La
foi de S. Paul à la puissance morale
de l’homme est exprimée dans Rom., 2, 14 sq. Dans la conscience humaine, s’exerce un jugement moral des actions, qui
fait apparaître la connaissance de la loi morale comme une dotation de la
nature. Les théologiens ne sont pas d’accord
sur cette question ; les uns, avec Cajetan, jugent favorablement la
connaissance morale de l’homme tombé ; les autres, avec Capreolus et Vasquez, la jugent défavorablement ; les
autres enfin, avec Kilber, qui s’appuient sur S.
Thomas, prennent une position moyenne et ne réclament une illumination
surnaturelle que pour les vérités morales plus délicates et non pour les
vérités simples.
Le
Concile du Vatican déclare :
« Or il faut attribuer à cette divine révélation que ce qui, concernant
les choses divines, n’est pas en soi inaccessible à la raison humaine, peut,
même dans l’état actuel du genre humain, être connu par tous facilement, avec
une ferme certitude et sans mélange d’erreur » (Denz.,
1786).
On
allègue d’abord, comme raison, le
fait historique que, en dehors de la Révélation, ces vérités religieuses
naturelles ne sont connues que d’une manière imparfaite. La religion des païens
est loin de montrer partout les formes pures
de la religion naturelle. Il faut ensuite, avec S. Thomas et d’autres
théologiens, rappeler la difficulté que présentent en elles‑mêmes ces vérités, les occupations pénibles
de la vie qui ne laissent pas le temps suffisant pour la réflexion, la passion
qui, précisément dans la jeunesse, le temps où l’on apprend, exerce ses
séductions, la faiblesse de l’intelligence, la paresse naturelle et, - ce qui n’est
pas le moindre obstacle, surtout de nos jours, - le mauvais exemple maintes
fois donné par des hommes qui, sous le rapport de la science naturelle,
jouissent souvent d’un grand prestige (C. Gent., 1, 4 ; S. Th., 1, 1, 1).
D’après les paroles du Concile du Vatican, il faut donc maintenir la nécessité morale de la révélation des vérités
religieuses naturelles.
THÈSE. Pour connaître les vérités
surnaturelles, il faut nécessairement la révélation divine. De foi.
Cette
thèse aussi est la simple répétition de ce qui a déjà été exposé au sujet de la
grâce de foi, t. 1er p. 71, première thèse. Mais il s’agit des
vérités absolument surnaturelles ou des mystères. Dans les deux thèses, comme dans
tout le traité de la grâce, il faut observer ce principe fondamental : qu’entre
le but et le moyen, il doit y avoir une proportion, si l’on doit admettre que l’œuvre
divine du salut est régie par la divine sagesse,
Thèse. 1° L’homme tombé peut, par ses propres
forces, sans la grâce de la foi comme aussi sans aucune espèce de grâce,
accomplir un certain nombre d’œuvres naturellement bonnes ; 2° Toutes les
actions des païens et des infidèles ne sont pas nécessairement des
péchés ; 3° La foi n’est pas requise pour la bonté naturelle d’une action.
D’après Baïus, « toutes les œuvres
des infidèles sont des péchés et toutes les vertus des philosophes des
vices » (Denz., 1025). La volonté ne peut, d’elle‑même, sans l’assistance de la grâce de Dieu, que
pécher ; elle ne peut aucunement, sans cette assistance, vaincre une
tentation (Denz., 1027 ; cf. 1030). Il considère
comme du pélagianisme d’attribuer à la nature quelque bonté que ce soit (Denz., 1037). Et ses partisans répétèrent l’erreur :
« L’infidèle doit nécessairement pécher dans toutes ses œuvres » (Denz., 1298). Pour cela on invoque l’autorité de S. Augustin, lequel cependant n’est
jamais allé jusqu’à des propositions aussi extrêmes, bien qu’il n’attribue à l’œuvre
en dehors de la foi aucune importance pour le salut. Notre thèse n’a pas été
définie ; cependant son exactitude résulte de la condamnation des
propositions citées plus haut.
Preuve. L’Écriture
place généralement les païens très bas : païen et pécheur sont synonymes.
Mais il n’est dit nulle part que toutes
les œuvres des infidèles sont des péchés et que ceux‑ci, précisément à cause de leur infidélité,
sont nécessairement des pécheurs. Au contraire, on trouve des exemples où l’on attribue du bien à ces
gens‑là. Ainsi la crainte de Dieu des sages‑femmes égyptiennes qui sauvèrent de la mort
les petits garçons juifs et qui pour cela furent récompensées temporellement
par Dieu. « Parce que les sages‑femmes
craignaient Dieu, il leur édifia des maisons » c.‑à‑d. accrut la
prospérité de leurs familles (Ex. 1, 15-21). Nabuchodonosor reçoit de Dieu l’Égypte
comme récompense, parce qu’il lui a servi d’instrument pour châtier Tyr (Ez., 29, 18-20).
Jésus
attribue aux païens l’amour du prochain (Math., 5, 47). Et S. Paul considère
comme possible que les païens puissent par leurs propres forces accomplir la
loi naturelle (Rom., 2, 14 sq.). C’est en vain que les jansénistes en appellent
à Rom., 14, 23 (tout ce qui ne vient pas de la foi est péché) ; car il n’est
pas question ici de la foi, mais de la conscience. Il est vrai que S. Augustin
a fait le même contre‑sens en
interprétant ce passage, de la foi.
Les Pères. Les Pères
pré-augustiniens étaient loin de placer aussi bas les dispositions et les
forces naturelles. Les païens eux‑mêmes, d’après
eux, avaient dans leur raison quelque chose de la lumière céleste (λόγος σπερματιϰός) et
connaissaient un certain nombre de vérités. Plusieurs atteignaient même une
espèce de justice naturelle (S. Justin,
Apol., l, 46.).
S. Augustin inclina
ensuite, plus tard, vers le sens opposé et, pour réfuter les pélagiens, insista
fortement sur le caractère corrompu de la nature tombée, dans sa concupiscence.
Quant à l’expression souvent citée, que les vertus des païens sont des vices
brillants, S. Augustin ne l’a jamais écrite sous cette forme (Denifle,
Luther, 857 sq. ; cf. cependant plus haut p. 20). Dans le jugement
pratique qui s’en tient aux données de fait, on peut aujourd’hui encore
admettre ce que dit S. Augustin quand il écrit : « Parce qu’ils (les
païens) font tout cela (le bien) sans savoir vers quelle fin le diriger, ils le font en vain.
(In Joan., 45, 2; cf. Ep. 164, 4). C’est que de fait
il n’y a qu’une fin pour l’homme et
qu’un ordre du salut et, pour
employer une expression de S. Augustin, tant qu’on n’est pas sur le vrai
chemin, on est à côté du chemin et si
grands que soient les pas ils ne mènent pas au but. Quelle utilité ont eu les
vertus civiles des vieux Romains, que S. Augustin ne discute pas, pour le salut
éternel ? Et même l’effort conscient vers le but par une voie fausse
semble au saint docteur non seulement insensé et sans issue, mais encore formellement condamnable même si, matériellement et en soi, il est bon. Le
défaut de foi gâte finalement tout. « Cependant, ils ne laissaient pas d’être
coupables, parce que, rejetant les données de la foi, il n’imprimaient pas à leurs œuvres le but qu’ils auraient
dû leur donner » (Contre Julien défenseur du pélagianisme, 4, 25). Il
désigne comme « peccatum » « non solum id, quod est proprie peccatum et cui debetur pœna, sed
illud etiam, quod caret
omni perfectione, quam habere debuisset, quodque sterile et inutile est ad
veram beatitudinem consequendam », dit Bellarmin (Servière, 638). S. Augustin ne
distingue pas, comme aujourd’hui, entre divers « états », mais
seulement entre l’état de nature corrompue
et de nature saine. Ce qui procède de
la nature malade est pour lui également malade. Il faut avouer aussi qu’il fait
grand cas de l’influence de la concupiscence, il la mêle à toute l’activité naturelle. C’est pourquoi il peut écrire que
« les vertus que l’âme pense avoir... quand elles ne sont pas rapportées à
Dieu, sont plutôt des vices que des vertus » (Civ.,
19, 25). On peut dire, avec Grégoire de Rimini : « Ces expressions d’Augustin
sont excessives, afin qu’il se distingue
le plus possible des propositions des hérétiques », c.‑à‑d. des
pélagiens (Cf. F. X. Jansen, Baïus et le baïanisme,
54 sq.).
La
raison théologique repose sur ces
deux axiomes : la grâce présuppose la nature et elle la perfectionne. Si
la nature était entièrement mauvaise, soit physiquement (protestantisme), soit
moralement par suite de la domination complète de la concupiscence sur le libre
arbitre (jansénisme), la grâce n’aurait pas de point d’attache, elle devrait s’arrêter
devant la nature comme devant un instrument sans vie et il ne pourrait pas y
avoir de coopération entre la grâce et la nature ; du moins, il n’y en
aurait pas d’après la conception protestante de l’incapacité physique de la
nature. Et dans la théorie de l’impuissance, des jansénistes, il faudrait
admettre que Dieu a sans doute mis la loi naturelle au cœur de l’homme, mais
que, contrairement à Rom., 2, 14 sq., il ne lui a pas laissé de force
suffisante pour l’accomplir.
Les
jansénistes ont pu tirer une sérieuse
objection du can. 22 du 2ème Concile d’Orange qui est de S.
Augustin et dont le contenu est matériellement identique avec une proposition
condamnée de Baïus. Le canon et la proposition disent
que l’homme n’a rien de lui‑même que le
péché (Nul n’a en propre que le mensonge et le péché. Mais si quelqu’un possède
un tant soi peu de vérité et de justice, il le tient
de cette source divine vers laquelle, égarés dans le désert d’ici‑bas, nous devons soupirer. - Prop. 27 :
Le libre arbitre, sans l’aide de la grâce de Dieu, ne peut conduire qu’au
péché).
Pour
résoudre cette difficulté, il faut
observer que le Concile veut repousser le semi‑pélagianisme,
qui soutient que l’homme peut puiser « en lui‑même » assez de vérité et de justice
pour accomplir avec cela le commencement du salut. Le Concile d’Orange, comme
S. Augustin, a en vue les actions surnaturelles ou salutaires, quand il refuse
à l’homme la connaissance de la vérité et la pratique de la justice. On ne
parlait alors que de ces deux catégories de nature malade et de nature guérie,
et la question se pose de savoir comment la nature malade se comporte par
rapport au salut ; la réponse ne pouvait être que négative.
Mais
le Concile, pour montrer que l’homme avec sa nature malade ne peut pas
commencer l’œuvre du salut sans l’assistance de la grâce, va encore plus loin
et affirme même que cette nature n’a en elle que péché et mensonge. Et c’est
là justement que se trouve la difficulté. Pour la résoudre, il faut dire d’abord
que, de fait, presque toutes les œuvres
de la nature malade seront à leur tour malades, et ensuite que, dans le cas où,
ici et là, elle aurait la force de produire des actions réellement bonnes, même
alors il faudrait apprécier ces actions comme des actions mortes (S. Augustin : de bonnes œuvres stériles). Ce sont des mensonges, c.‑à‑d. des œuvres
sans vérité, parce qu’elles ne sont aucunement
en rapport avec la seule et unique fin qui a été fixée à l’homme. Le Concile ne
fait que reproduire la doctrine connue de S.
Augustin. « Telle œuvre qui peut être bonne en elle‑même, si elle n’est pas dirigée vers la fin
que commande la véritable sagesse, devient coupable par sa fin même » (C. Jul., 4, 3, 21). « Car tous ces actes de renom que l’on
fait avant la foi, quelque louables qu’ils paraissent aux hommes, sont des
actes sans valeur. Telles seraient,
selon moi, de grandes forces déployées et une course rapide en dehors du bon chemin » (Discours sur le Ps. 31,
4).
Ce
qu’il peut y avoir d’exact dans la
manière de voir des protestants et des jansénistes, est exprimé par les
théologiens dans la thèse suivante qui est généralement admise :
Thèse. Il est moralement impossible à l’homme tombé, avec ses forces naturelles,
d’accomplir toute la loi morale, d’exécuter des bonnes œuvres plus difficiles
et de vaincre des tentations plus violentes de péché mortel.
L’accomplissement
de la loi morale peut se concevoir d’une manière formelle et d’une manière simplement matérielle. L’accomplissement formel contient en même temps la
relation à Dieu et à notre fin dernière ; l’accomplissement matériel
correspond simplement à la lettre de la loi sans cette considération de notre
salut. L’Église a soutenu cette distinction contre Baïus
(Denz., 1062).
Il
est clair que l’accomplissement formel ne peut se faire sans la grâce élevante. Il reste la question de l’accomplissement
matériel, à savoir l’accomplissement de toute la loi morale et non seulement d’une
partie, l’accomplissement pendant toute la vie et non seulement pendant un
certain temps.
Tous
les théologiens répondent que cet accomplissement est impossible. Mais les avis
diffèrent quand il s’agit de préciser cette impossibilité. Un petit nombre se
prononce pour une impossibilité physique ;
la plupart pour une impossibilité morale.
La
nécessité morale de la grâce, que l’on affirme pour les païens, se rapporte à
la grâce naturelle, médicinale, par laquelle les obstacles au bien, qui se
trouvent dans la nature même, ignorance et faiblesse, sont supprimés. - Il faut
observer, en outre, que la thèse a en vue l’homme tombé et qu’ainsi elle n’envisage pas l’état
de « nature pure ».
On
ne peut guère apporter ici de preuve de
Révélation, car la Révélation considère l’homme dans ses relations avec la
fin surnaturelle et ignore la
possibilité d’œuvres purement naturelles, tout en admettant ici et là la
réalité de ces œuvres. Peut-être pourrait‑on alléguer
le célèbre chapitre 7 de l’Épître aux Romains, où S. Paul enseigne l’incapacité où est l’homme d’accomplir
la loi. Il s’agit seulement de savoir
qui ces paroles concernent, tous les hommes en dehors de la foi et de la grâce
- c’est l’interprétation des Pères et de la théologie moderne - ou bien ceux
qui sont justifiés déjà, comme le pensèrent S. Augustin, dans sa seconde
manière, les Scolastiques et les Réformateurs, qui abusèrent de ce chapitre. C’est
la première interprétation qui correspond le mieux à la théologie de l’Apôtre (Prat, La théologie de S. Paul, 1, 316
sq. ; Tobac,
Le problème de la justification dans S. Paul, 102 sq.). Jülicher lui‑même (protestant) estime que S. Paul n’a
jamais été « plus mal compris » qu’il ne l’a été ici par les
Réformateurs.
Ainsi
la raison théologique est déjà
indiquée. Elle se trouve dans la faiblesse morale de la nature produite par le
péché : cette nature est justement incapable d’accomplir entièrement même
la loi qui lui est proportionnée (lex naturalis), bien qu’elle en eût été capable dans l’état de
nature « pure » (natura pura).
Ripalda prétend que
des bonnes œuvres purement naturelles seraient en soi et théoriquement possibles, mais que, dans l’ordre présent
du salut, toute bonté nous est communiquée par la grâce et devient, par suite,
immédiatement salutaire et surnaturelle. Par suite, Dieu préviendrait par sa
grâce tout bien sans exception et lui
conférerait un caractère surnaturel. Par sa distinction de la possibilité d’actions
bonnes d’une bonté purement naturelle, possibilité qui ne peut être niée sans
hérésie, et de la réalité historique, qui peut être discutée, cette théorie,
qui s’appuie principalement sur la volonté divine générale de salut et l’unité
de son ordre du salut, peut tout au moins être examinée et l’Église ne l’a pas
attaquée, bien que d’ordinaire on la repousse (Cf. cependant Prop. 23 damn. ab Innocent XI : Denz., 1173 ; puis Vatic., s.
3, De fide, can. 2 : Denz.,
1811).
On
se demande s’il est possible à l’homme d’accomplir par ses propres forces l’acte le plus élevé de la moralité
naturelle (aimer Dieu au‑dessus de toutes choses). Scot
estime que la raison nous enseigne à aimer par‑dessus tout
Dieu le bien suprême et que, par conséquent, la volonté peut aussi saisir ce
bien qui lui est présenté ; c’est aussi l’avis d’autres théologiens, comme
Cajetan, Baňez, Dominique Soto, Molina. Par
contre, Suarez et Bellarmin rejettent cette opinion. L’opinion de S. Thomas est objet de controverse.
Garrigou‑Lagrange dit à ce sujet :
« Même pour aimer Dieu par‑dessus tout
d’une manière naturelle, l’homme a besoin, dans l’état de nature tombée, du
secours de la grâce médicinale » et il cite à l’appui de cette affirmation
S. Th., 1, 2, 109, 3. De même Sylvius : « In statu naturæ corruptæ nemo potest solis naturæ
viribus diligere Deum vere et absolute super omnia (c.‑à‑d. avec
l’accomplissement de toute la loi morale), neque ut auctorem gratiæ et beatitudinis supernaturalis (ce qui serait déjà un acte surnaturel), neque ut auctorem naturæ et beatitudinis naturalis (ce
qui, il est vrai, était possible dans l’état de nature pure et intègre) ; nequidem pro puncto temporis. Ita Thomas 1, 2, 109,
3, dum ait : in statu naturæ
corruptæ indiget homo etiam ad hoc (scil. ad diligendum Deum naturaliter super omnia) auxilio gratiæ naturam sanantis (i. e.
medicinalis). » (Comment. in S. Th., 1, 2, q. 109, a. 3, conclus. 6).
Dans
ces matières non révélées, les avis des théologiens sont différents. Ainsi Bellarmin estime qu’en face d’une tentation
violente, on ne peut pas par les forces de la nature accomplir un seul précepte
opposé à ces tentations (Servière,
634 sq.). Mais il faut songer aussi que la force morale des nombreux individus
ne cadre pas purement et simplement avec les quelques schémas qu’on a établis.
Chez les hommes naturels, les connaissances religieuses, ainsi que la force
morale, sont très variables, comme d’ailleurs chez les fidèles. Sur l’ensemble
cf. Capéran,
Salut des infidèles.
Inversement,
S. Thomas enseigne qu’avec la grâce
la plus minime on peut surmonter toute espèce de tentation : ainsi donc la
grâce suffisante la plus minime donne le pouvoir : la grâce efficace la
plus minime opère l’action (« la
plus petite grâce peut résister à n’importe quelle convoitise et mériter la vie
éternelle » : S. Th., 3, 62, 6 ad 3). D’autres exigent, dans les
tentations plus fortes, quelque chose de plus (Garrigou‑Lagrange. Mystique, 255).
THÈSE. Le pécheur fidèle peut, avec la
grâce actuelle, accomplir des actions salutaires surnaturelles, bien que non
méritoires ; toutes les actions de celui qui est en état de péché grave ne
sont pas des péchés ; l’état de grâce n’est pas nécessaire pour les
simples actions salutaires.
De foi.
Explication. Après avoir
déterminé ce que l’homme peut faire par ses propres forces dans le domaine de
la moralité naturelle,il
faut établir ce qu’il peut accomplir dans la sphère du surnaturel, quand il n’est pas encore uni parfaitement à Dieu par
la charité, mais seulement imparfaitement par la foi seule (Trid.
s. 6, can. 28). D’après Luther, l’homme
ne peut par lui‑même que pécher. Baïus et les jansénistes
postérieurs exigent pour chaque bonne action la charité théologale (caritas dominans), qui dompte la
concupiscence qui réside dans l’homme et le rend seule apte au bien. Jansénius, il est vrai, veut se
contenter de la grâce de la foi, mais
il exige tout au moins le commencement de la charité (caritas
initialis), à la différence de la charité dominante
de Baïus.
Parmi
les propositions de Quesnel, on
trouve celle‑ci : « La prière des
pécheurs est un nouveau péché et ce que Dieu accorde à ces prières est un
nouveau jugement sur eux » (Denz., 1409). Les Pistoïens pensent de même (Denz.,
1523, 1524). Le Concile de Trente a condamné l’opinion de Luther :
« Si quelqu’un dit que toutes les actions qui se font avant la Justification,
de quelque manière qu’elles soient faites, sont de véritables péchés, ou qu’elles
méritent la haine de Dieu ; Ou que plus un homme s’efforce de se disposer
à la Grâce, plus il pèche grièvement : Qu’il soit anathème » (S. 6,
can. 7 : Denz., 817 ; cf. 798). Le Concile
exige une série d’actes de dispositions (c. 6). - Au sujet des propositions
condamnées de Baïus, cf. Denz.,
1016, 1038, 1297, 1301 ; au sujet de Quesnel, Denz.
1441. Baïus ne connaît pas d’intermédiaire entre la
charité parfaite et la concupiscence : « Omnis
amor creaturæ rationalis aut vitiosa est cupiditas, qua mundus diligitur, quæ a Joanne prohibetur, aut laudabilis caritas, qua per Spiritum Sanctum in corde diffusa Deus amatur »
(prop. 38 : Denz., 1038). A
propos de S. Augustin,cf. p. 59.
Preuve. Nombreux sont les passages où l’Écriture exhorte les
pécheurs croyants à la pénitence, au
repentir, à la conversion, à l’aumône, à la prière, au jeûne, pour se disposer par ces œuvres à la rémission de leurs
péchés. Par conséquent, ces actes ne peuvent être des péchés. Ces actes de
disposition seront examinés plus loin d’une manière plus précise. Il est vrai
que le pécheur, qui n’est pas en état de grâce, ne peut pas accomplir de bonnes
œuvres qui possèdent le caractère parfait et agréable à Dieu qui en fait des œuvres
vivantes (opera viva) et
méritoires (op. meritoria).
La
Scolastique appelle ces œuvres des œuvres formées (opera
formata) ou les désigne comme charité parfaite. Elles sont
« formées » par la charité ou la grâce sanctifiante. Cette perfection
fait défaut aux bonnes œuvres de l’homme en état de péché mortel et ces œuvres
perdent aussi par là-même leur importance directe et indirecte pour la
béatitude éternelle. Ce sont des œuvres mortes (op. mortua), car en tant que telles, elles ne sont pas
entièrement baignées et fécondées par le flot de vie surnaturelle et, dans
leurs effets, elles n’atteignent pas non plus cette vie. En outre, elles ne
sont pas seulement déficientes d’une manière négative, en tant qu’il leur manque un certain degré de bien, mais
encore d’une manière privative, en
tant qu’elles sont dépourvues précisément de ce degré de valeur morale qu’elles
devraient avoir « devant
Dieu », dit S. Jean (Apoc., 3, 2). Dieu ayant établi l’ordre concret du
salut, dans lequel l’homme est créé, pour une
seule fin, la fin surnaturelle, l’homme
est lié, dans toutes les situations de la vie, à cet ordre et doit accomplir
des œuvres pures et vivantes. C’est pourquoi les bonnes œuvres accomplies dans
l’état de péché mortel, bien qu’elles soient matériellement bonnes, ne peuvent, par suite du défaut de la
« forme » nécessaire de la grâce sanctifiante, être entièrement
agréables à Dieu.
D’un
autre côté, ces œuvres ne doivent pas être considérées comme purement et simplement mauvaises, comme
des manifestations du péché. Car d’abord,
elles possèdent la bonté naturelle dont le païen lui‑même est capable. A cette bonté s’ajoute chez
le pécheur fidèle, cet élément
surnaturel d’une extrême importance, qui donne à l’activité morale, sinon un
caractère entièrement agréable à Dieu, du moins une direction juste en la
rapportant à la fin dernière et suprême. Ce n’est pas encore l’esprit de
charité (spiritus caritatis),
mais c’est cependant l’esprit de foi (spiritus fidei) qui en est le principe. Dans l’acte de foi qui
accompagne les bonnes œuvres, se trouve déjà un certain amour, l’amour de la vérité (dilectio
veri), car c’est l’adhésion à la « prima veritas », pour elle‑même, et,
par suite, cette adhésion comporte un amour imparfait. A cela peut encore s’ajouter et s’ajoute de fait, dans la plupart des cas, le
caractère surnaturel qui résulte de la grâce actuelle (gr. elevans) que Dieu accorde
au pécheur pour donner à son œuvre la direction juste et l’orientation vers la
fin dernière, en vertu du droit à la grâce qui lui a été conféré avec le
caractère baptismal. Par conséquent, il n’est pas possible à Dieu de
récompenser de telles œuvres dans toute la mesure de sa justice, il peut cependant en tenir compte, selon la grandeur de sa
libre miséricorde (meritum de congruo). C’est ce qu’il
fera, et cela est d’autant plus sûr qu’il l’a, d’une certaine manière, promis et que presque toutes les pages
de l’Écriture attestent qu’il exige
des bonnes œuvres du pécheur. Car, pour les pécheurs aussi, le divin Décalogue garde toute sa force obligatoire
et il faut ajouter encore que la conversion
est un devoir spécial. Pour plus de détails, cf. la doctrine de la préparation
à la justification et du mérite (§ 128 et 135 sq.).
Objections des jansénistes. Jésus
enseigne : « Tout bon arbre porte de bons fruits et tout mauvais
arbre porte de mauvais fruits ; un bon arbre ne peut pas porter de mauvais fruits et un mauvais arbre ne peut pas porter de bons fruits.
(Math., 7, 17-18). Le Christ exprime ici le principe fondamental de sa morale.
D’après lui, c’est l’arbre qui rend les fruits bons et non inversement. Que l’homme
intérieur commence par être bon et alors ses œuvres aussi seront bonnes ;
qu’on n’essaie pas, comme les Pharisiens, au moyen d’œuvres extérieurement
bonnes, de se donner l’apparence d’un juste quand on est intérieurement
mauvais. Il n’est pas du tout question des pécheurs
fidèles qui entrent humblement dans la voie de la pénitence et se préparent
à la justification. Comment le Seigneur pourrait‑il appeler
mauvais leur effort vers le mieux, lui qui les exhorte quotidiennement à la
pénitence ? A la vérité, les fruits du mauvais arbre ne sont pas de bons fruits, des fruits méritoires ;
mais ce ne sont pas non plus des fruits empoisonnés, déméritoires.
On
se réfère aux paroles suivantes du Seigneur : « Personne ne peut
servir deux maîtres » (Math., 6, 24). « La lumière de ton corps est
ton œil, si ton œil est simple (sain), tout ton corps sera lumineux ; mais
si ton œil est mauvais (aveugle), tout ton corps sera dans les ténèbres. Si
donc la lumière qui est en toi est ténèbres, combien grandes seront les
ténèbres elles‑mêmes » (Math., 6, 22 sq.). Le
Christ pose ici une alternative et
deux extrêmes s’excluent toujours. Une médiocrité, qui veut s’affirmer en
principe et se maintenir d’une manière durable, est toujours repoussée par lui.
Mais il ne laisse pas d’admettre une médiocrité de fait qui n’est pas encore complètement décisive. Il la supporte,
jusqu’à un certain degré, même dans ses disciples qui ne seront parfaits qu’après
la venue du Saint‑Esprit. Et
quand Jean lui annonce que quelqu’un qui n’est pas disciple chasse le diable en
son nom et que les disciples le lui ont interdit « parce qu’il ne va pas
avec nous », il dit : « Ne l’en empêchez pas, car celui qui n’est
pas contre vous est pour vous. » (Luc, 9, 50). Tel est son jugement sur un
homme médiocre en fait, mais non par principe. Mais, pour un homme qui
est neutre par principe, son jugement est rigoureux : « Celui qui n’est
pas avec moi est contre moi et celui qui n’amasse pas avec moi dissipe. » (Luc,
11, 23). D’un autre côté, il déclare au sujet de celui qui place l’amour avant
le sacrifice : « Tu n’es pas
loin du royaume de Dieu » (Marc, 12, 34). On doit donc toujours
considérer les paroles du Christ dans leur contexte ; elles sont ainsi
compréhensibles, mais sont loin d’avoir un sens janséniste.
L’aveugle‑né dit aux Juifs : « Or nous savons
que Dieu n’exauce pas les pécheurs. » (Jean, 9, 31). Il conclut, avec
raison, que Dieu, d’ordinaire, ne se sert pas d’hommes mauvais pour faire des
miracles. Alors même qu’il faudrait entendre ces paroles dans un sens janséniste,
cela ne serait pas un argument convaincant. Origène
répond déjà : « C’était un aveugle
qui parlait ainsi. Croyez donc plutôt à celui qui dit et qui ne ment pas :
Quand même vos péchés seraient comme la pourpre, je les laverai blancs comme la
laine. » (Hom. 5 in Is. 2 : M. 13, 256). Les Pères jugent comme
Origène sur ces paroles de l’aveugle‑né.
On
a invoqué le témoignage de S. Augustin.
Que faut‑il penser de cette prétention ?
On trouve réellement chez lui des passages où il exige que tout acte bon procède
de la charité (ex caritate). Mais il faut remarquer
que S. Augustin, en formulant cette exigence, a en vue très souvent la relation
de nos bonnes actions à Dieu, ce qu’on appela plus tard la « bonne
intention ». Naturellement il connaît aussi l’amour parfait, mais il n’en
fait pas une condition préalable absolument
nécessaire de notre moralité, bien qu’il enseigne, avec l’Écriture, que la
pratique de cet amour est comme un idéal
auquel il faut tendre. C’est ainsi qu’il écrit, à sa manière concise et
pleine : « Aimez, et faites ce que vous voulez » (In Joan., Ep.
7, 8). Et dans « De morib. eccl. » 24, nous trouvons ces magnifiques
paroles : « Je ne crois pas que, lorsqu’il est question de morale et
de vie, nous devions chercher plus longtemps quel est le souverain bien de l’homme à
quoi il doit tout rapporter. Car il est démontré, tant par la raison dans
la mesure où c’est possible, que par l’autorité divine qui surpasse notre
raison, que ce n’est autre que Dieu.
Car quelle autre chose pourrait être ce qu’il y a de meilleur pour l’homme,
sinon celle qui procure le plus de bonheur quand on s’y attache ? Or c’est
Dieu seul. Nous ne pouvons nous attacher à lui que
par le respect, l’inclination, l’amour. Or si c’est la vertu qui nous conduit à
la vie bienheureuse, j’affirmerais volontiers : la vertu n’est pas autre
chose que le souverain amour pour Dieu ».
Le
contraire du véritable amour de Dieu (caritas) est,
pour S. Augustin, l’amour mondain coupable (cupiditas).
« La sainte Écriture n’ordonne que
la charité et ne défend que la cupidité et, de cette manière, elle instruit
l’homme dans la moralité. » De doctr. Christ.,
3, 15). « La cupidité charnelle règne là où l’amour de Dieu ne se trouve
pas » Enchir., 117, 31 ; cf. Rom. 6, 12). Il est
certain que, dans ces phrases et d’autres du même genre, se fait entendre l’homme
conséquent avec lui‑même qui ne
connaît pas de demi‑mesures, l’homme
qui juge surnaturellement la vie et
ne trouve pas encore le bien complet là où l’amour de Dieu ne règne pas. S. Augustin parle ici par expérience. Il s’établit, à la longue,
dans l’homme, ou bien un état de péché ou bien un état de vertu ; il ne
reste guère longtemps dans le moyen
terme de l’indifférence. « Quand la vie ne monte pas, elle baisse. L’âme
ne peut pas vivre sans amour. Si elle s’arrête dans l’amour de Dieu, elle
retombe dans l’amour propre », dit Garrigou‑Lagrange.
Mais parler ainsi n’est pas enseigner la monstruosité janséniste, d’après
laquelle l’homme, dans toute excitation ou mouvement de son cœur, dans tout
acte, faute d’être conduit par le motif parfait, tombe dans le plus imparfait,
le péché, et ne peut jamais saisir que l’un ou l’autre de ces deux extrêmes.
S.
Augustin connaît aussi un moyen terme
entre la charité parfaite et la cupidité complète. Cela ressort : 1° De sa
notion de la charité, par laquelle il entend non seulement ce que les Scolastiques
appelèrent plus tard l’amour de bienveillance (amor benevolentiæ, amicitiæ), mais
encore l’amour d’espérance, de désir (amor concupiscentiæ) ; 2° S. Augustin reconnaît aussi une
action par crainte (timor servilis, non pas serviliter servilis), bien que ce
ne soit que comme passage transitoire pour mener à la « crainte
chaste » (timor castus :
Ps. 18, 10, S. Augustin lisait « castus »
au lieu de « sanctus » de la Vulgate), qui demeure éternellement et
qui est un élément de l’amour ; 3° S. Augustin reconnaît que, dans l’homme
régénéré qui est dirigé et fortifié par l’Esprit‑Saint, il y
a encore des péchés. Ce sont, à la vérité, des péchés qui n’excluent pas
complètement du royaume de Dieu ; ce sont des péchés
« quotidiens » (peccata cotidiana) qui
sont, par conséquent, des manifestations accessoires moralement nécessaires de
la vie terrestre de la grâce et dont nous devons demander chaque jour la
rémission dans la cinquième demande du « Pater » ; 4° Il accorde
même une place aux hommes en péché mortel, dans la cité terrestre de Dieu
(corpus permixtum) et considère comme salutaire, la
pénitence de ces pécheurs, telle que l’Église de son temps la pratiquait. (De symbol., l, 7 ; Enchir., 17; Ep. 265, 7 ; Sermo 278,
12). Conséquent avec ses principes, il permet aussi aux pécheurs, qui n’ont pas
de péché grave la réception quotidienne de l’Eucharistie. Ces péchés ne
suppriment pas la communion avec Dieu, mais empêchent de parvenir au royaume
complet de Dieu ( Civ., 21,
27, 5). D’après lui, le royaume complet de Dieu ne commence que dans l’autre
monde, car ici‑bas nous avons constamment besoin de
purification. « Notre justice elle‑même, bien qu’elle soit véritable et ait pour
fin le véritable bien suprême auquel elle se rapporte, est cependant si infime
dans cette vie qu’elle consiste plutôt dans l’omission du péché que dans la perfection
de la vertu. (Civ., 19, 27).
Jansen dit avec
raison, à propos de la phrase de S. Augustin: « La cupidité charnelle
règne là où l’amour de Dieu ne se trouve pas » que si on ne veut pas l’entendre
comme « une sentence de condamnation prononcée contre toute la culture
antique et contre notre civilisation moderne » il est nécessaire de
comprendre l’amour de Dieu non pas au sens strict d’amour qui repose sur la
foi, mais au sens de tout mouvement de la volonté humaine qui tend à un bien,
sans comprendre en soi l’exclusion du bien absolu. - La parole de S.
Augustin : « Aime et fais ce que tu veux » a parfois été
expliquée, dans ces derniers temps, en ce sens que l’amour serait conciliable
avec le péché grave. Mais l’amour de Dieu dont parle S. Augustin est tel que
nous devons aimer Dieu par‑dessus tout,
c.‑à‑d. plus que
nous‑mêmes. Un tel amour est inconcevable
sans l’accomplissement des commandements divins. Qu’on remarque que
« aime » est un impératif dominant et commande aussi la phrase coordonnée.
Synthèse. Posons une
fois encore, en terminant, cette question : L’homme a‑t‑il besoin,
pour toute bonne action, de la grâce de Dieu ? Il faut répondre en faisant
une distinction :
1.
Cette grâce est absolument nécessaire
pour toute bonne action surnaturelle,
et, en tant que grâce élevante,
c’est une grâce strictement surnaturelle.
2.
Elle est également nécessaire pour les bonnes actions difficiles de l’ordre naturel,
mais seulement comme grâce médicinale.
3.
Elle n’est pas nécessaire pour les
bonnes actions plus faciles de l’ordre
naturel. Pour ce motif, des vertus
naturelles ou philosophiques sont possibles.
Qu’elles soient, aussi, réelles, c’est
une question controversée parmi les théologiens. Un certain nombre en effet
pensent, avec Ripalda, que du moment qu’il n’y a en
fait qu’un seul ordre de salut, tout
le bien réellement accompli doit l’être d’après la forme de cet ordre, c.‑à‑d. avec le
secours de la grâce surnaturelle offerte partout (Mazella,
317 sq.).
Avec
ces thèses, la doctrine de l’Église suit une voie moyenne entre le naturalisme
excessif de Pélage qui attend tout de la nature et le surnaturalisme excessif
de Luther et des jansénistes qui rabaisse totalement la nature ou du moins la
rabaisse trop. Là encore, la vérité se trouve dans le juste milieu. Il n’y a
pas de surnature sans nature, pas de foi sans raison, pas d’œuvre surnaturelle
sans libre arbitre.
A
consulter: Pesch, 5, 105
sq., Schiffini, 468 sq., Palmieri,
268 sq.
THÈSE. La grâce ne peut être méritée
par aucune bonne œuvre appartenant à l’ordre naturel. De foi.
Explication. S. Augustin
eut à défendre cette thèse, comme doctrine catholique, contre les pélagiens et
finalement contre les semi‑pélagiens.
Les conciles l’ont maintes fois définie. Le 2ème
Concile d’Orange enseigne que, sans doute, « la récompense est due aux
bonnes œuvres, mais que la grâce, qui n’est pas due, les précède, afin qu’elles
se fassent » (Can. 18 :Denz.,
191). L’homme n’aurait pas même pu, sans la grâce, conserver son salut ;
il peut encore moins, après l’avoir perdu, le rétablir sans elle (Can.
19 : Denz., 192). Le Concile de Trente déclare que le salut chez les
adultes doit être cherché dans la grâce prévenante
par laquelle ils sont appelés, sans aucun mérite de leur part (S. 6, c.
5 : Denz., 797). Il s’agit surtout de la
gratuité de la première grâce (gratia prima), la grâce de la vocation (gr. vocationis). Celle‑ci
est entièrement « gratuite ». Dès que l’homme, prévenu par la grâce élevante, a été orienté vers Dieu et sa fin éternelle, il
est placé par là dans la possibilité de se préparer,
d’une certaine manière, à d’autres secours de la grâce. A strictement parler,
la gratuité ne concerne donc que cette première
grâce. Quand l’Église déclare que la grâce est donnée « sans aucun
mérite », elle exclut tout mérite, même le mérite de convenance (meritum de congruo) des semi‑pélagiens.
Preuve. D’après S.
Paul, la grâce et le mérite s’excluent par leur notion même : « Si c’est par grâce » ce n’est pas
par les œuvres ; autrement la grâce ne serait plus la grâce » (Rom.,
11, 6). S. Paul connaît bien par sa propre expérience l’effort personnel vers
la justice, en vertu de la nature et
de la Loi divine. Mais cela restait
« sa » justice (Rom., 10, 3). On doit même dire que, d’après lui, on
est d’autant plus éloigné de la grâce
qu’on s’efforce plus activement de l’atteindre par ses propres œuvres. Le salut n’est pas l’œuvre « de celui qui
veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde » (Rom., 9,
16). D’une manière générale, nous pouvons citer de nouveau ici tous les textes
par lesquels nous avons démontré plus haut (§ 116) la nécessité absolue de la
grâce pour le salut. Il est clair que l’Écriture, en enseignant que les bonnes œuvres
sont absolument dépendantes de la grâce, enseigne aussi que les bonnes œuvres
ne peuvent mériter la grâce. C’est justement elle qui est le principe de ces
bonnes œuvres.
Les Pères. Ici aussi
nous renvoyons à ce que nous avons dit plus haut (§ 117). L’attitude des Pères préaugustiniens, par rapport à la question de gratuité de
la grâce, a déjà été examinée. Comme le problème n’était pas encore nettement
posé, leurs déclarations à ce sujet ne sont pas très claires. Que S. Augustin
ait combattu jusqu’à sa mort pour la gratuité de la grâce, c’est que la
gratuité est une conséquence de la nécessité. Les deux dogmes sont absolument
corrélatifs.
Et
ceci nous indique la raison théologique.
Si nous pouvions, par nos propres forces, mériter la grâce, nous pourrions
aussi mériter, par nos propres forces, le salut qui se gagne avec la
grâce ; ainsi donc le semi‑pélagianisme
aboutit à la rédemption par soi‑même. Mais
alors, comme S. Paul le remarque contre les judaïsants,
le Christ serait mort inutilement (Gal., 2, 21) ; du moins il ne serait
pas l’unique principe, et la première cause de notre salut. L’ordre surnaturel du salut se transformerait
donc en un ordre naturel.
Les
semi‑pélagiens se réfèrent à Math.. 25, 15 : « A l’un il donna cinq talents, à
l’autre deux, à l’autre un, à chacun
selon sa capacité. » Mais si l’on veut insister sur ce trait
secondaire, il n’en résulte pas du tout que la capacité naturelle mérite les talents, tout au plus peut‑on dire que Dieu en prend occasion pour accorder un enrichissement
surnaturel correspondant, et encore faut‑il observer
que les capacités naturelles viennent du Créateur.
THÈSE. Même par des prières
naturelles, l’homme tombé ne peut acquérir la première grâce. De foi
Explication. Il s’agit de la prière des païens par laquelle,
prétendaient les semi‑pélagiens, ils acquéraient la grâce. La prière et la grâce ne
sont pas des notions aussi incompatibles que le mérite et la grâce. Car la
grâce reste grâce, même quand elle est accordée en raison d’une prière. La
prière s’appuie sur un besoin qu’on éprouve, le mérite s’appuie sur un droit.
Il serait possible en soi que la
grâce fût le fruit de la prière naturelle. Mais en fait, dans l’ordre actuel du
salut, le 2ème Concile d’Orange a déclaré que ce n’était pas le
cas : « Si quelqu’un dit que la grâce de Dieu peut être conférée en
vertu de l’invocation de l’homme, au lieu de dire que c’est la grâce qui fait
que Dieu est invoqué par nous, celui‑là
est en contradiction avec le Prophète Isaïe ou l’Apôtre qui emploie les mêmes
paroles : J’ai été trouvé par ceux qui ne me cherchaient pas, je me suis
manifesté à ceux qui ne me demandaient pas. » (Rom., 10,.20 ;
cf. Isa., 65, 1 ; Denz., 176)
Preuve. S. Paul
dit que nous ne sommes pas même capables, quand nous désirons prier, de donner
à nos prières le contenu surnaturel et l’orientation convenable : « L’Esprit
vient en aide à notre faiblesse, car nous ne savons pas ce que nous devons
demander, comme il convient ; mais l’Esprit lui‑même prie pour nous par des gémissements
ineffables » (Rom., 8, 26). Jésus, il est vrai, a promis que nos prières
seraient toujours exaucées, mais seulement quand elles seront faites en son nom
(Jean, 16, 23, 24). La prière convenable suppose donc déjà la foi. S. Paul
croit que « personne ne peut dire « Seigneur Jésus », si ce n’est
dans le Saint‑Esprit ) » (1 Cor., 12, 3).
Les Pères. S. Augustin cite, contre les semi‑pélagiens, des passages comme Rom., 8, 15,
26-27 ; Gal., 4, 6, et soutient qu’ils se trompent eux‑mêmes, quand ils prétendent « qu’il
dépend de nous et non d’un don qui nous est concédé, de prier, de chercher, de
frapper ; et quand ils disent que notre mérite précède la grâce si bien
que celle‑ci le suit et que nous recevons parce
que nous avons demandé, nous trouvons parce que nous avons cherché, on nous
ouvre parce que nous avons frappé, ils ne veulent pas se rendre compte que le
fait même que nous prions est une grâce de Dieu. » (De dono
persev., 23, 64). « Ayez la foi;
mais pour l’avoir priez avec foi. Pourriez-vous néanmoins prier avec foi si
déjà vous n’aviez la foi ? Il n’y a vraiment que la foi qui permette de
prier. Comment le prieront‑ils, s’ils
ne croient pas en lui ? » (In Rom., 10, 14 ; Sermon 168, 5).
S. Thomas distingue
nettement la grâce sanctifiante de la grâce actuelle, en discutant l’objection :
« La prière n’est pas un acte méritoire ». Il la résout ainsi :
« Sans la grâce sanctifiante la prière n’est pas méritoire, non plus que
les autres actes vertueux. Cependant la prière qui obtient la grâce
sanctifiante procède elle‑même d’une
certaine grâce, comme d’un don gratuit ; car prier, « c’est un don de
Dieu », dit S. Augustin » (De
persever. 23 in fine ; S. Th., 2, 2, 83, 15 ad
1).
Il
faut alléguer, comme motif de raison,
que, sans grâce d’illumination, on ne connaît même pas l’ordre surnaturel du
salut et qu’on ne peut pas, par conséquent, faire une prière orientée vers cet
ordre. A la vérité, Dieu pourrait,
nous semble‑t‑il, exaucer
une prière purement naturelle en accordant un don de grâce, bien que celui qui
prie ignore cette grâce. Mais l’Écriture nie le fait historique. La vraie
prière doit se faire « au nom de Jésus ». Les théologiens soutiennent
encore, d’ordinaire, la thèse suivante.
Thèse. Pour obtenir la première grâce, il n’y a pas, dans l’ordre
actuel du salut, de disposition
naturelle positive, mais seulement
une disposition négative.
La
disposition positive consiste en une préparation naturelle consistant en des
aspirations et des tendances vers la grâce telles que Dieu, à cause de ces
efforts, est disposé à conférer la grâce. On peut distinguer une quadruple
disposition à la grâce : une double disposition pour la justification et
une double disposition pour la première grâce. 1° Pour la justification, la
disposition immédiate par la
contrition et la charité parfaites que suit immédiatement l’infusion de la
grâce sanctifiante ; 2° La disposition médiate
par les actes de foi et d attrition comme préparation pour le Baptême et la
Pénitence ; 3° Pour la première grâce actuelle, la disposition positive
entraînerait cette grâce en vertu d’une certaine équité, car elle ferait une
certaine violence morale à la bonté
de Dieu et le forcerait, pour ainsi dire, d’en tenir compte ; 4° Une
disposition seulement négative consiste dans l’éloignement pur et simple des
obstacles mauvais qui s’opposeraient à l’entrée de la grâce, mais elle n’a pas
d’influence sur la grâce elle‑même. La
plupart des théologiens posttridentins n’admettent qu’une
disposition négative pour la première
grâce et cette disposition consiste dans le fait de « ne pas faire
obstacle ». Ils croient qu’en admettant une disposition positive ils
mettraient en danger le caractère entièrement gratuit de la grâce. S. Thomas dit, au sujet de cette disposition
négative : « Il faut répondre qu’en cela même qu’on ne met pas
obstacle à la grâce, cela vient de la
grâce » (Commentaire de la lettre de saint Paul aux hébreux, 12, 15, lect. 3).
Le pélagianisme de la Scolastique ? En raison
de la proposition de S. Anselme : « rechercher la foi par l’intelligence
et l’intelligence par la foi », on accuse la Scolastique de rationalisme.
Le véritable sens de cette phrase a déjà été expliqué t. 1er, p. 91.
De même, on l’accuse de pélagianisme à cause de son axiome : « À l’homme qui fait ce qu’il peut, Dieu ne
retire pas sa grâce ». C’est à proprement parler une variation, qui apparut dans la
Scolastique primitive, de la phrase de S. Augustin : «
Dieu ne nous abandonne pas si nous ne l’avons pas abandonné nous‑mêmes » (De la nature et de la grâce, c.
26). Cet axiome devait naturellement choquer ceux pour qui ce que l’homme a
« en soi » n’a que peu ou
pas de valeur ou qui même considèrent comme péché tout ce qui vient de lui
(Luther, Calvin, Baïus). Bien entendu, il ne faut pas
non plus l’entendre au sens de l’autre conception extrême représentée par
Pélage. Car, dans l’affaire du salut, c’est toujours Dieu qui fait le premier pas ; la « première
grâce actuelle » est toujours gratuite. Admettons qu’un païen se soit
préparé avec toutes ses forces morales à la première grâce, Dieu ne lui devrait cependant pas cette grâce, car
cette grâce n a aucune
commune mesure avec une préparation naturelle. Nous pouvons cependant admettre, en nous appuyant sur la bonté
divine, que Dieu lui accordera sa
grâce, car il l’offre à tous.
Ripalda va un peu plus loin, en s’écartant de Suarez qui n’admet qu’une préparation
négative (ne pas mettre d’obstacle) pour la première grâce (De gratia, 1.4, c. 15, n.4 sq.), et affirme que cette
préparation est une préparation positive : chaque fois que l’homme encore infidèle pose un acte de vertu
naturelle, Dieu le soutient intérieurement par sa grâce surnaturelle, si bien
que chaque acte devient surnaturel et salutaire (De ente
supern. disp.
22, s. 2, 6, éd. Par., 1871, l, 211 sq. ; cf. Mazella, 592 sq.). Les thomistes, conformément à leur tendance
générale, ont, ainsi que S. Augustin, une opinion plus rigoureuse sur la
gratuité de la grâce. S. Thomas dit
au sujet des sauvages eux‑mêmes :
« Si quelques‑uns d’entre
eux avaient fait ce qui est en leur pouvoir, le Seigneur eût pourvu à leur
salut, en leur envoyant un prédicateur de la foi, comme [il envoya] Pierre à
Corneille, et Paul aux
Macédoniens... Mais quand bien même quelques‑uns font ce
qui dépend d’eux, à savoir en se convertissant à Dieu, c’est de lui que dépend le mouvement de leurs cœurs vers le
bien » (In Rom., 10, lect. 3 ; cf. S. th.,
1, 2, 109, 6 sq. ; 112, 2 sq.).
L’axiome
s’explique facilement si on l’applique à la grâce de justification et, d’une
manière générale, aux grâces secondes ; en effet, chaque préparation,
accomplie avec la grâce déjà reçue, mérite d’une certaine manière (merit. de congruo)
la grâce suivante, car « nous avons reçu grâce après grâce » (Jean, 1,
16 ; cf. cependant 3, 8). C’est ainsi que le comprend Denifle, Luther (1906), 575 sq.
et il dit que c’est ainsi que l’a compris la vraie scolastique, mais non Occam
et les nominalistes.
A
consulter : Au sujet de la volonté de salut de Dieu : Did. Ruiz, De volontate
Dei, disp. 19 sq. Petau, De Deo, 10, 4 sq ; De Incarn., 13, 1 sq. Franzelin, De Deo
uno, thes. 49 sq. Palmieri, thes. 59 sq. Fischer,
De salute infidelium
(1886). Bucceroni,
De auxilio sufficienti infidelibus dato (1890). Pesch., 2, 144
sq. - Au sujet de la prédestination : Lessius, De perfection moribusque divinis, 14, 2 ;
De prædestinatione et reprobatione.
Tournely,
De Deo, 22 sq. Mannens.
De voluntate Dei salvifica
et prædestinatione. Capéran, Le problème du salut des infidèles, 2 vol. (1912). Hugon, Hors de l’Église point de salut
(1907). Castelein,
Le rigorisme (1899) contre Godts ; De paucitate salvandorum (1899).
THÈSE. Dieu veut que tous les hommes
soient sauvés. De foi
Explication. Il faut d’abord établir l’universalité de la volonté
de salut, puis l’universalité de la grâce, qui en découle. L’Église a dû se
prononcer sur cette volonté de salut contre les prédestinatiens. Ceux‑ci
la limitent aux élus ou tout au moins aux chrétiens, et excluent les Juifs et
les païens ou même les chrétiens qui ne sont pas sauvés. Les prédestinatiens
stricts enseignaient que Dieu a destiné implacablement une partie de l’humanité
pour le ciel et l’autre pour l’enfer. Étaient prédestinatiens Gottschalk et Scot Erigène qui furent condamnés aux Conciles de Quierzy (853) et
de Valence (855). (Denz.,
318, 321). Parmi les Réformateurs, Calvin développa logiquement le système de
Luther en prédestinatianisme rigoureux. C’est pourquoi le Concile de Trente a
défini : « Si quelqu’un dit que la grâce de la justification n’est
accordée qu’à ceux qui sont prédestinés à la vie ; mais que tous les
autres qui sont appelés mais, bien qu’appelés, ne reçoivent pas la grâce, sont
prédestinés par la puissance divine au mal ; qu’il soit anathème » (S.
6, can. 17 : Denz., 827). D’après les jansénistes, ce serait du semi‑pélagianisme d’affirmer que « le Christ est mort
pour tous les hommes » (Denz., 1096). La
théologie Catholique distingue une double volonté divine de salut, la volonté
antécédente et la volonté conséquente. La première est générale, mais
conditionnelle ; elle veut le salut de tous si chacun veut aussi son
propre salut. La seconde est absolue et particulière, elle s’applique à ceux‑là seulement qui, avec la grâce, méritent le salut
éternel. Il s’agit ici de la volonté antécédente et cette volonté est universelle
(Cf. t. 1er, p. 436).
Preuve. Dans l’Ancienne Alliance, on n’a encore au début qu’une
conception limitée de la volonté divine de salut. (T. 1er, § 22).
Mais déjà les Prophètes élargissent cette conception étroite et concluent, de l’idée
du Dieu Créateur, l’universalité du salut.
La
prédication d’Isaïe est
particulièrement universaliste : par Israël, tous les peuples
participeront au salut de Dieu. (Isa., 2, 2-4 ; 18, 1-7 ; 19,
21-25 ; 25, 2-9 ; 45, 22 ; 56, 3 sq. ; 60, 3 ; cf.
aussi Jér., 33, 9 ; Ez.,
36, 23-36 ; 37, 28). Dieu dit au Messie:
« Il ne suffit pas que tu sois un serviteur pour moi, pour relever les
tribus de Jacob et ramener le levain d’Israël. Voici que je t’établis la
lumière des Gentils, afin que tu sois mon salut jusqu’aux extrémités de la
terre. » (Isa., 59, 6 ; cf. 42, 1 ; 66, 18). Israël garde
certains privilèges (Isa., 55, 3-6 ; 61, 5 sq.). Le livre de Jonas est consacré à la pensée de l’universalisme.
Le prosélytisme, qui apparut plus tard dans la Diaspora, fut une conséquence de cet universalisme. Parmi les
psaumes, 85, 9 : « Tous les peuples que tu as créés viendront et
tomberont à genoux devant toi, Seigneur, et glorifieront ton nom. » (Cf.
56, 10-12 ; 101, 16 sq. ; 104, 1 sq. ; 116, 1 sq. De même les Proverbes de l’Ancien Testament).
Jésus, sans doute, s’est adressé aux Juifs, mais pas
exclusivement. Maintes fois même il est entré en relations personnelles avec
les païens, avec le centurion de Capharnaüm (Math., 8, 5-13), avec la femme
chananéenne (Math., 15, 21-28), avec les habitants de la région de Tyr et de
Sidon (Luc, 6, 17 ; Marc, 3, 7, 8), avec les Géraséniens
(Math., 8, 28-34), avec les habitants de la Décapole (Marc, 7, 31), avec les
Grecs (Jean, 12, 20), avec les Samaritains (Jean, 4, 4-42). Il promet
théoriquement le salut aux païens dans la parabole du bon Pasteur (Jean, 10,
16), dans laquelle les brebis de l’autre bergerie visent certainement les
païens. Son ordre de mission vaut
pour le monde entier. (Math., 28, 18-20 ; Marc, 16, 15, 16 ; Luc, 24,
47 ; Act. Ap., 1, 8).
A ces textes ne s’oppose pas Math., 15, 24 qui trouve plutôt son explication
dans Math., 21, 43, où il est annoncé que le royaume qui devait d’abord être
offert aux Juifs (Act.
Ap., 3, 26), mais qui a été refusé par eux, passe aux
Gentils. S. Paul est par excellence l’Apôtre des Gentils : « Il n’y
a pas de différence entre le Juif et le Grec (Gentil), car le même (Christ) est
le Seigneur de tous, riche pour tous ceux qui l’invoquent. », (Rom., 10,
12). « Ou bien Dieu est‑il
seulement le Dieu des Juifs, n’est‑il pas
aussi celui des Gentils ? » (Rom., 3, 29). « Dieu veut que tous
les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité »
(1 Tim., 2, 4). « La grâce de Dieu Notre‑Seigneur
est apparue à tous les hommes » (Tit., 2, t 1). Pour attester l’universalisme
de l’évangile de S. Jean, il suffit de lire le Prologue et la prière
sacerdotale (17, 20-23). « Il est la propitiation pour nos péchés, et non
seulement pour les nôtres, mais pour ceux du monde entier » (1 Jean, 2,
2 ; cf. Jean, l, 29).
Harnack soutient
que le Christ n’a pas songé à la mission des païens. Mais on doit
répondre : 1° Au temps de la composition des évangiles synoptiques, il y
avait déjà une mission des païens. Si l’ordre avait été interpolé plus tard, il
y aurait une opposition tranchée entre les passages universalistes et les
passages particularistes, par ex. entre Math., 10, 5, 23 ; 15, 24 et 28,
18-20 ; 2° Israël déjà faisait de la propagande ; 3° La mission des
païens commença immédiatement après la mort de Jésus, même avant S. Paul ;
4° L’ordre de mission se trouve dans presque tous les récits d’apparitions du
Ressuscité ; 5° La prédication du Christ annonçant le royaume de Dieu
avait un sens universaliste et non particulariste.
Les Pères. La croyance
des Pères à l’universalité du salut trouve son expression dans l’activité missionnaire immédiate chez tous
les peuples. S. Augustin a ensuite
établi, sur l’universalisme du salut, des thèses théoriques qui ne sont pas
confirmées par l’Écriture et que l’Église n’a pas admises plus tard. On discute
encore sur la question de savoir s’il a admis une volonté divine de salut limitée. Cependant il ne peut pas y
avoir de doute à ce sujet pour un jugement objectif. Il a développé sa doctrine
de la manière la plus complète dans son livre sur la
« persévérance », composé un an avant sa mort. Il est dominé par la
pensée de la puissance et de la bonté de Dieu, dans lesquelles se trouve la
condition préalable absolue de tout pouvoir et de tout vouloir humain. Or Dieu
a, de toute éternité, destiné au ciel une partie de l’humanité, exactement
égale au nombre des anges tombés. A cette partie il donne tant de grâces, qu’avec
ces grâces elle peut certainement obtenir son salut. Quant à l’autre partie,
que Dieu ne veut pas sauver, il la laisse sans grâce. Elle reste dans l’état de
damnation causé par Adam. Si Dieu a
créé les premiers pour montrer en eux sa bonté, il a créé les autres pour
montrer en eux sa justice (De dono pers., 8,
16 ; Ep. 140, 3, 11). Il est vrai que S. Augustin ne dit jamais des
réprouvés qu’ils sont prédestinés au péché, car ce serait faire de Dieu l’auteur
du mal. Mais, par contre, il écrit que les damnés sont prédestinés au châtiment
(De anima et ejus orig., 4,
11, 16 ; Civ., 22, 24, 5 ; In Joan., 48, 4,
6 ; 107, 7 ; 111, 5. De perf. Just., 13, 31). Mais comment accorde‑t‑il ces
déclarations avec 1 Tim., 2, 4 : « Dieu veut le salut de tous les
hommes » ? Il a donné jusqu’à quatre
explications de ce passage. Tout d’abord il l’a interprété comme tous les Pères
au sens universaliste ; plus
tard au sens particulariste :
Paul n’a pas en vue tous les hommes,
mais toutes les classes d’hommes. Ou
bien il lui donne ce sens que personne n’est sauvé sauf si Dieu le veut (Enchir., 103, 27 ; Ep. 217, 6, 1-9).
Il
n’est pas possible, par déférence pour le saint docteur, d’appliquer ses
premiers textes universalistes à la volonté divine de salut antécédente et les
textes postérieurs particularistes à la volonté conséquente. Si S. Augustin lui‑même avait voulu faire cette différence, il n’aurait
pas eu besoin de donner à 1 Tim., 2, 4, une interprétation aussi forcée. Il
suffit de considérer ses deux exemples pour comprendre quelle est sa
pensée : Parmi les enfants, les uns meurent, sans avoir fait aucune bonne œuvre,
mais dans la grâce du baptême et sont sauvés ; d’autres, même des enfants
de parents chrétiens, meurent sans avoir fait aucun mal, mais dans le péché
originel et sont perdus. Cela vient justement, conclut S. Augustin, de ce que
Dieu veut le salut des uns et ne veut pas le salut des autres (De dono persev., 11, 25-27).
Les
autres Pères, surtout les Pères préaugustiniens et les Grecs n’offrent pas de difficultés
dans la doctrine de la prédestination ; il est vrai aussi qu’ils ne s’en occupent
pas d’une manière aussi sérieuse que S. Augustin. Ils sont souvent très
généreux. S. Justin emploie la notion
du λόγος σπερματιϰός
(vérité disséminée comme une semence), non pas comme la philosophie grecque
dans le sens cosmologique, mais conformément à Jean 1, 1 sq. dans le sens éthique. Le Logos a partout et toujours
influencé moralement les hommes, si bien que, selon lui, ils pouvaient même
être justifiés. A S. Justin se rattache Clément
d’Alexandrie, d’après lequel le christianisme est l’achèvement de la vérité
qui a déjà pris son commencement dans la philosophie. D’après Origène, tous les êtres raisonnables
participent au Logos, « tous les êtres raisonnables participent à la
Parole de Dieu, c’est-à-dire à la Raison, et pour cela portent en eux comme des
semences de la Sagesse et de la Justice, ce qu’est le Christ » (De princ., l, 3, 6). Les Pères apostoliques répètent, comme
toujours, les textes bibliques. S. Irénée
(Adv. h., 1, 10, 2 ; 4, 31, 2 ; 3, 1l, 18) et Tertullien (Apol., 37, et Adv. Jud., 7 : « Le nom et la puissance de Jésus‑Christ ont pénétré dans tous les lieux du monde. Partout on croit à lui ; il est
honoré par toutes les nations que nous venons de nommer ») font appel à l’universalisme
de fait. Cependant Origène fait déjà des restrictions : plusieurs n’ont pas entendu un mot du Christ. (In Math., 24, 9 : M. 13, 1654). Mais, en
même temps, apparaît, précisément chez Origène, la distinction entre les œuvres
naturellement bonnes et les œuvres surnaturellement bonnes, conformément à
Rom., 14, 23 : « des œuvres bonnes à cause de Dieu » et « à cause de la nature humaine » (Ibid., 26, 6 : M. 13, 1726). Le salut
est pour tous, « mais chacun viendra au salut selon son rang » (M.
14, 951). Concernant ceux qui sont morts « avant l’évangile »,
certains parlaient du baptême pour les morts
conformément à 1 Cor., 15, 29 (cf. Dict. théol., 2, 360 sq.), ou bien d’une prédication salutaire faite à ces morts
par le Christ descendu aux enfers, conformément à 1 Pier., 3, 18 sq. Ces
opinions étaient soutenues d’une manière générale et développée surtout par Clément d’Alexandrie (Strom., 6, 6 : M. 9, 265-276). En outre, on cherchait
la réponse à cette question, qui se posa de très bonne heure : Pourquoi le
Seigneur était‑il venu si tard ? Eusèbe, dans sa « Demonstratio »
et dans sa « Preparatio evang. »,
fut obligé d’aborder cette question (cf. Demonst. ev., 4, 9 sq. ; Præp., 10 et 13), ainsi que S. Athanase dans sa Doctrine de la Rédemption (Cf. t. 1er,
p. 344 ; cf. aussi S. Grég. de Naz., Orat., 45, 24). La doctrine de l’apokastase
professée par S. Grégoire de Nysse est
universellement connue. Vers l’an 400, la théorie de la prédication salutaire
du Christ aux morts des enfers était assez répandue dans l’Église
grecque ; cependant S. Jean Chrysostome la combattit et S. Augustin la
déclara hérétique. Mais, tout en rejetant ce salut de fait, tous les Pères y
compris les disciples rigoristes de S. Augustin et S. Augustin lui‑même, enseignent l’universalité de l’appel au
salut et de la mort rédemptrice du Christ.
Dans
le monde païen et dans le judaïsme, il y a, d’après S. Augustin, tout comme
dans le christianisme, des prédestinés. Les païens eux‑mêmes avaient leurs prophètes, comme Orphée,
Hermès Trismégiste, la Sybille, lesquels même annoncèrent le Christ (C. Faust.,
19, 2 ; Civ., 18, 23 sq. ; cf. 8, 23 sq.)
Et « Tous ceux qui, ayant cru en lui depuis le commencement du monde, et
en ayant eu quelque connaissance, ont vécu dans la piété et dans la justice en
gardant ses préceptes, ont été sans aucun doute sauvés par lui, en quelque
temps et en quelque lieu du monde qu’ils aient vécu » (Ep. 102, 12 ;
cf. 10 ; C. duas ep. Pel., 3, 4, 11 ; In Ps. 104, 10). Mais s’ils n’ont
rien entendu du Christ ? Réponse : Ils sont perdus par leur propre
faute ou par la faute d’Adam s’ils meurent enfants. Tous sont appelés, par
grâce, mais peu sont élus, par grâce. « Beaucoup sont appelés, peu sont
élus » (De corrept. et grat., 7). De quelque manière, l’homme rencontre l’éternelle
vérité, soit d’une manière, soit d’une autre (De div. quæst.,
83. q. 44 ; cf. De vera rel., 25, 46).
Il
est inutile de poursuivre plus loin la Tradition et nous concluons avec S.
Thomas : « Dieu est en effet, en ce qui le concerne, prêt à donner sa
grâce à tous les hommes, comme il est
dit (1 Tim., 2, 4) : « Il veut que tous les hommes soient sauvés et
parviennent à la connaissance de la vérité » ; mais ceux‑là seuls sont privés de la grâce qui en eux‑mêmes y mettent un obstacle ». - De
même, celui qui ferme volontairement les yeux au soleil doit s’en prendre à lui‑même (car il est
aveugle volontaire) du mal qui lui arrive (C. Gentils, 3, 160 in fine ;
cf. In Hebr., 12, lect. 3).
Dieu n’est pas si cruel que de demander l’impossible ; or il demanderait l’impossible
s’il exigeait qu’on le serve comme il faut avec ses propres forces. Sur l’ensemble,
cf. Capéran, Salut des infidèles.
Remarque. Notre thèse
est objectivement en connexion avec l’antique proposition patristique :
« Hors de l’Église point de salut ». Nous savons aussi que, pour S.
Augustin, la notion d’Église est très étendue. De même, il enseigne que toutes
les grâces ne sont pas liées aux sacrements. Nous en reparlerons plus loin (§
159).
THÈSE. Dieu donne à tous les justes
les grâces vraiment et relativement suffisantes pour l’observation des
commandements. De foi.
Explication. D’après les jansénistes,
l’accomplissement de quelques commandements serait impossible même pour les
justes, faute de grâce. « Quelques commandements de Dieu, pour des hommes
justes le voulant bien et s’y efforçant, sont impossibles à accomplir étant
données les forces qu’ils ont actuellement ; il leur manque aussi la grâce
qui rendrait ces préceptes possibles » (Denz.,
1092). D’après eux, le juste n’a souvent que la « petite grâce » qui,
sans doute est suffisante en soi, mais qui ne l’est pas dans les circonstances
personnelles concrètes. Elle reste trop faible en face de la concupiscence. Le
2ème Concile d’Orange attribue déjà, à tous les baptisés qui le
veulent sérieusement, la grâce suffisante (Denz.,
200). Le Concile de Trente se réfère
à cette décision et établit un chapitre spécial sur la nécessité et la
possibilité d’observer les commandements. Que personne ne dise « qu’il est
impossible pour l’homme justifié d’observer
les commandements de Dieu. Car Dieu ne commande rien d’impossible, mais, en
nous commandant, il exhorte à faire ce qu’on peut, comme à demander ce qu’on ne
peut pas et il aide afin qu’on puisse » (S. 6, c. 11). Et il définit ensuite : « Si quelqu’un
dit que les commandements de Dieu sont impossibles à garder, même à un homme
justifié et dans l’état de la grâce : Qu’il soit anathème » (Session
6, canon 18 ; Denz., 828 ; cf. 804).
A la prendre strictement, la définition
se rapporte au juste. Il a la grâce suffisante quand un commandement demande
à être observé (urgente præcepto) ; il ne l’a
pas pour la pratique des conseils ou
bien encore des vertus héroïques. Il
ne s’agit donc que de moments précis de la vie et non de tous les moments
particuliers, car il n ’y a pas toujours un commandement affirmatif à observer
et, d’autre part, les commandements négatifs qui, certes, exigent
continuellement leur application ne s’imposent pas continuellement à nous en
union avec une tentation qui nous porte à les transgresser.
Preuve. D’après Ézéchiel,
Dieu donnera aux siens, dans les temps messianiques, le Saint‑Esprit, « afin que vous marchiez dans mes
commandements » (36, 27). Jésus
enseigne expressément, par opposition au caractère de la Loi juive :
« Mon joug est doux et mon fardeau est léger. » (Math., 11, 30). En
parlant ainsi, il a en vue les disciples qui sont déjà croyants. C’est ainsi
également que parle S. Jean qui
écrit : « Ses commandements ne sont pas pénibles, car tout ce qui
vient de Dieu triomphe du monde. » (1 Jean, 5, 3 sq.). La vie nouvelle
communiquée dans la régénération est plus forte que le péché. S. Paul console les Corinthiens en leur
disant : « Dieu qui est fidèle ne permettra pas que vous soyez tentés
au‑dessus de vos forces ; mais avec la tentation,
il ménagera aussi une heureuse issue, afin que vous puissiez la
supporter » (1 Cor., 10, 13). Le texte ne peut se rapporter qu’aux justes, car l’état chrétien normal est
supposé.
Les Pères. Pour eux
comme pour les théologiens postérieurs, l’exemple de l’Apôtre Pierre, qui, peu
de temps après la Cène, renia le Seigneur, est une question embarrassante.
Pierre ne pouvait‑il ou ne
voulait‑il pas persévérer ? Plus tard,
les Jansénistes citèrent cet exemple. Certains Pères aussi comme S. Hilaire, S.
Jean Chrysostome, S. Augustin semblent penser à un défaut de grâce. Mais ils
blâment l’Apôtre de sa présomption (Math., 26, 33), par laquelle il s’exposait
déjà au danger, alors qu’il aurait dû veiller et prier. Ainsi S. Augustin (Civ.,
14, 13, 2). C’est pourquoi il écrit ailleurs : « Qui peut douter que Judas, s’il l’avait voulu, n’aurait pas
trahi le Christ et que Pierre, s’il l’avait voulu, n’aurait pas renié le
Seigneur trois fois ? » (De unit. eccl., 9, 25). Et d’une manière tout à fait générale,
il déclare : « Dieu pourrait‑il,
maintenant que tu vis de la foi, t’abandonner, te négliger, ne pas se soucier
de toi ? Non, c’est lui qui te conserve et te soutient et te donne le
nécessaire et écarte ce qui te nuirait. Le Seigneur s’inquiète de toi, sois
sans inquiétude..., jamais il ne te manquera, si tu veux ne pas lui
manquer. » (Enarr. in
Ps. 39, 27). « Dieu ne nous
abandonne pas si nous ne l’avons pas abandonné nous‑mêmes ». Cette pensée revient souvent
chez S. Augustin.
La
raison juge que Dieu ne peut pas
élever l’homme à la filiation divine et le laisser ensuite manquer de la grâce
nécessaire. La conséquence logique serait le calvinisme, lequel, pour éviter cette contradiction, admet que la
justification des non prédestinés est une justification apparente - échappatoire
qui met en question tout l’ordre du salut.
Remarque. De notre
thèse résulte la légitimité de la distinction entre la grâce suffisante et la
grâce efficace. Si tous les justes reçoivent la grâce nécessaire pour l’observation
des commandements, mais, en fait, ne persévèrent pas tous dans cette
observation, c’est que tous n’ont pas reçu la grâce efficace à laquelle la
persévérance est sûrement attachée.
Thèse.
Dieu accorde à tous les pécheurs fidèles la grâce suffisante non seulement pour
éviter le mal, mais encore pour se convertir.
On
peut, d’une manière générale, considérer cette thèse comme un dogme. Le Concile de Valence (855) déclare contre les
prédestinatiens : « Si les mauvais se perdent, ce n’est pas parce qu’ils
n’ont pas pu être bons, mais parce qu’ils ne l’ont pas voulu et c’est par leur
propre péché, soit leur péché personnel, soit le péché originel, qu’ils sont
restés dans la masse de damnation. » (Denz.,
321). Et le Concile de Trente condamne l’opinion de ceux qui disent « que celui qui est tombé après
le baptême ne peut plus se relever par la grâce » (S. 6, canon 29 ; Denz., 839 ; cf. c. 14). Le 4ème Concile de
Latran avait déjà déclaré : « Alors même que quelqu’un serait retombé
dans le péché après le baptême, il peut toujours être renouvelé par une vraie
pénitence. » (Denz., 430).
La
preuve d’Écriture peut être présentée
d’une manière concluante, en s’appuyant sur plusieurs passages, dans lesquels
Dieu invite les pécheurs à la pénitence, car par là l’Écriture
fait espérer la grâce et la miséricorde de Dieu. Comment Dieu pourrait‑il réclamer d’une manière si énergique et si
universelle la conversion et la pénitence des pécheurs, s’il ne leur donnait
pas d’une manière universelle la grâce sans laquelle la conversion n’est pas
possible ? Ainsi Ezéchiel dit : « Aussi vrai que je vis, dit le
Seigneur, je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse de ses
voies et qu’il vive. » (Ez., 33, 11 : cf.
18, 23). Jésus ne se lasse pas de
répéter qu’il a été envoyé pour les pécheurs, pour tous les pécheurs :
« Venez tous à moi, vous qui peinez et êtes chargés » (Math., 11,
28). « Je suis venu appeler non les justes, mais les pécheurs. » (Math., 9, 13). « Ce ne sont pas les
bien portants, mais les malades, qui ont besoin du médecin. » (Luc, 5, 31).
Et S. Pierre écrit : « Le Seigneur use de patience à cause de vous,
ne voulant pas que quelques‑uns
périssent, mais que tous se tournent vers la pénitence. » (2 Pier., 3, 9).
Même
au pécheur aveuglé et endurci Dieu donne une grâce suffisante sinon toujours d’une
manière immédiate (gratia proxime
sufficiens), du moins d’une manière éloignée (gr. remote sufficiens).
La
notion d’aveuglement et d’endurcissement résulte de l’essence de la grâce d’intelligence
et de volonté expliquée plus haut (§ 114). L’aveuglement est l’état de cécité spirituelle par rapport à son
propre salut. Elle provient du rejet positif et obstiné de la grâce d’illumination
(gratia illustrationis). L’endurcissement a son siège dans la
volonté. Il résulte d’une résistance permanente à la grâce de volonté (gr. inspirationis).
S. Thomas distingue (Verit., 24, 11) un endurcissement complet dans les damnés
et un endurcissement incomplet dans les hommes mauvais. Les premiers sont
entièrement endurcis dans le péché, si bien qu’il ne peut pas être question
pour eux d’une préparation à la grâce, laquelle d’ailleurs n’est plus accordée.
Par contre, cet état ne se rencontre jamais chez l’homme en état de voie (in
statu viæ). Il y a toujours encore chez lui de bons
mouvements du cœur et des points d attache pour la
grâce. « Il y a deux façons d’être appelé obstiné. D’abord, au sens absolu
du terme, c’est-à-dire lorsque l’on a une volonté irréversible, adhérant au
mal. Ainsi sont obstinés ceux qui sont en enfer, mais ce n’est le cas de
personne en cette vie » (Verit. 23, 7 ad
6 ; S. th.,1, 2, 79, 1-4 ; 2, 2, 15, 1 ; 3, 86, 1. C. Gent., 3,
162).
Lessius décrit cet
état d’esprit en s’appuyant sur Isa. (5, 20) : « Malheur à vous qui
appelez le mal, bien, et le bien, mal, qui prenez les ténèbres pour la lumière
et la lumière pour les ténèbres ! ». D’après ce théologien, l’aveuglement
ne consiste pas seulement dans le retrait de l’illumination de la grâce, mais
encore dans une dépravation du jugement. Du retrait de l’illumination il
résulte qu’on ne reconnaît plus les vérités du salut même quand on les entend,
de la dépravation du jugement il résulte qu’on juge d’une manière positivement
fausse sur ce qui est nécessaire au salut. Cet aveuglement de l’intelligence
est suivi de l’obstination de la volonté ; l’un ne va pas sans l’autre.
Comme
causes de l’aveuglement et de l’endurcissement Lessius
indique : Dieu, le diable et l’homme... Il est clair que Dieu ne peut entrer en ligne de compte que
d’une manière négative et indirecte, et non d’une manière positive et directe.
Il peut exercer son influence soit dans le retrait pur et simple de sa grâce et
cela en punition de péchés antérieurs, soit en permettant que le mal ait un
plus grand attrait sur le pécheur démuni de grâce, soit même en produisant
positivement des circonstances et des événements qui sont pour le pécheur une
occasion d’endurcissement (Deus itaque obdurare dicitur negative, permissive et per occasionem).
Le
diable, par contre, est une cause directe et positive ; il n’est cependant pas une cause physique, mais une
cause morale, en tant que, par ses propres suggestions ou bien par ses organes
et ses serviteurs, il excite et pousse au péché : « Ce n’est pas en forçant, c’est en persuadant qu’il nuit. Ce n’est pas en arrachant le consentement,
mais en le demandant » (S. Augustin ?) (Brev.
Rom. Domin., 4, p. Pent.).
L’homme, par suite, reste lui‑même la cause proprement efficiente de son endurcissement, en tant qu’il refuse librement la
grâce et persiste, sans y être forcé, dans le mal (Lessius,
De perf. Div., l. 13, c. 13, n. 76-82).
Les
adversaires de la thèse que nous
avons posée, à savoir que même ces endurcis reçoivent encore la grâce, sont
surtout Calvin et les jansénistes, lesquels, mais surtout Calvin,
pensent à une causalité mauvaise, véritable et directe, de la part de Dieu.
Parmi les auteurs catholiques, quelques thomistes rigoristes (Banez, Ledesma) et des
augustiniens ont cru que Dieu refuse parfois
toute grâce. Mais ces thomistes rigoristes ne peuvent pas en appeler à S.
Thomas. Son jugement est beaucoup plus mitigé. L’âme peut se charger de tant de
péchés qu’elle se rende incapable de grâce, elle reste cependant en soi, d’après
sa nature, propre au bien et à la grâce. « Le mal ne peut détruire
complètement le bien » (S. th., 1, 48, 4).
D’après
l’Écriture, Dieu offre sa grâce à des
pécheurs complètement endurcis.
« J’ai étendu mes mains tout le jour à un peuple incrédule qui suit ses
pensées sur des voies mauvaises. » (Isa., 65, 2). Cette plainte est
répétée par le diacre Étienne : « Hommes à la tête dure, incirconcis
de cœur et d’oreilles ! Vous résistez toujours au Saint‑Esprit, tels furent vos pères, tels vous
êtes. » (Act. Ap., 7,
51). « Ne sais‑tu pas, dit
S. Paul, que sa bonté t’invite à la pénitence ? Mais, à cause de ton
endurcissement et de ton cœur impénitent, tu t’amasses des trésors de colère
pour le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de
Dieu. » (Rom. 2, 4, 5).
Les
paraboles du Seigneur, dites de l’endurcissement,
présentent une difficulté. Les philologues récents font remarquer que, dans
Math., 13, 10-15, il y a ὅτι (en tant
que, parce que), ce qui caractérise l’endurcissement des auditeurs comme un motif, mais que dans Marc, 4, 10-12 et
Luc, 7, 9, 10, il y a ἵνα (pour que,
afin que), ce qui semble indiquer que l’endurcissement est une intention, un but ; mais ils font
observer que, dans la Koinè postérieure, ἵνα
reçoit un sens causal et par suite est l’équivalent d’ὅτι,
ce qui fait disparaître l’intention d’endurcissement. D’autres affirment, par
contre, que Marc a voulu dire que l’enseignement de Jésus est une « doctrine
secrète » qui n’est pas destinée à tout le monde, mais seulement à ceux
qui en sont dignes (cf. Math., 7, 6) ; il s’agirait d’une « terminologie
de mystère ». D’après Lagrange, Évangile selon S. Marc (1920), 95, ἵνα, à cause de l’allusion à Isaïe, serait
presque l’équivalent de ἵνα πληρωθῆ. S. Augustin explique l’endurcissement
ainsi : « Dieu leur a donné l’esprit d’engourdissement : des
yeux, pour qu’ils ne voient pas, et des oreilles, pour qu’ils n’entendent pas
et il a aveuglé leurs yeux et endurci leur cœur. Cela même, dis‑je, leur volonté l’a mérité. Car Dieu aveugle
et endurcit de telle sorte qu’il abandonne et n’aide pas. ». C’est donc d’une
manière négative, par retrait. (In Joan., 53, 6). S. Thomas, lui aussi, comprend l’endurcissement comme un retrait de la
grâce de la part de Dieu (C. Cent., 3, 162 ; S. th., 3, 86, 1). Si Dieu
endurcit par des miracles, il faut voir dans ces miracles une occasion et non
une cause de l’endurcissement. (Cf. t. 1er, § 40). S. Augustin écrit
quelque part que « le péché est un châtiment du péché » (In Ps. 57,
9) et entend cela comme une permission et non comme une causalité.
La
preuve de Tradition résulte de la
pratique de l’Église de prier pour tous les pécheurs, de les exhorter tous à la
conversion, en leur montrant que Dieu est toujours prêt à pardonner. Sont
particulièrement touchantes et caractéristiques à ce sujet les prières de la
liturgie du Vendredi Saint.
On
peut cependant distinguer une triple
conception. Une opinion mitigée attribue même aux pécheurs endurcis des grâces
suffisantes pour se convertir et pour éviter les péchés graves à tous les
moments de la vie ; une opinion plus sévère ne l’attribue qu’à certains
moments de la vie que Dieu fixe dans sa libre bonté (Ps. 44, 8 ; Jean, 7,
34 ; 12, 39 sq. 2 Tim., 2, 25). Par contre, d’après une opinion
extrêmement sévère que nous avons déjà signalée, Dieu, par manière de châtiment envers certains grands
pécheurs, leur retire complètement sa
grâce que d’ailleurs il ne doit à personne.
En
pratique, chaque théologien et chaque fidèle doivent régler leur conduite sur
le conseil de S. Augustin : qu’on ne doit en cette vie désespérer de la
conversion de personne, pas même du pire scélérat (Retract.,
1, 19. 7). S. Thomas : Il reste
au pécheur lui‑même la liberté et la grâce est assez
puissante pour amener tout pécheur à la pénitence. (S. th., 3, 86, 1).
Remarque. Dieu ne donne pas à tous les hommes la même
grâce. Tel est déjà l’enseignement du Christ dans la parabole des talents
et de S. Paul (1 Cor., 12, 1-31).
C’est
aussi l’enseignement des Pères et des Scolastiques ; c’est l’enseignement
de l’expérience chrétienne. Dieu donne non seulement à qui il veut, mais encore ce
qu’il veut. C’est ce qui explique la mesure différente de sainteté, comme
aussi de vision béatifique et enfin la différence des vocations chrétiennes.
« L’homme ne peut rien recevoir, qui ne lui a été donné du ciel »
(Jean, 3, 27).
Le
salut des païens. On distingue ceux
qui sont positivement et ceux qui
sont négativement infidèles, Aux
premiers le salut a été offert, mais ils l’ont refusé : ce sont les
modernes païens baptisés et ceux qui, nés païens, ont eu connaissance du
christianisme, mais ne l’ont pas accepté. Les infidèles négatifs sont tous ceux qui n’ont jamais entendu parler
de Dieu et de son ordre du salut. Jansénius
prétendait : « Les païens, les Juifs, les hérétiques et les autres
gens de cette espèce ne reçoivent aucune sorte d’influence de grâce de la part
de Jésus‑Christ et on peut en conclure, à bon droit, qu’ils n’ont
qu’une volonté nue et sans force, sans aucune grâce suffisante » (Denz., 1295). D’après Quesnel,
« la foi est la première grâce » et en dehors de l’Église aucune
espèce de grâce n’est conférée (Denz., 1376-1379).
Pour
prouver que Dieu donne à tous les
païens la grâce suffisante, nous pouvons invoquer tous les documents de l’Écriture
et de la Tradition que nous avons déjà allégués plus haut pour démontrer l’universalité
de la volonté divine de salut. Mérite particulièrement d’être cité un écrit
patristique d’un auteur inconnu (vers 450) : « De vocatione
gentium ». Si cette volonté générale de salut
est véritable et sérieuse, il s’ensuit logiquement que Dieu doit offrir à tous
les hommes tout au moins la grâce suffisante. Il doit accorder à chaque homme
en particulier les moyens intérieurs et extérieurs par lesquels il pourra d’abord
arriver à la connaissance de la vérité (1 Tim., 2, 4) et ensuite aussi la force
surnaturelle de volonté par laquelle il pourra se soumettre à l’ordre du salut.
Ce n’est que parce que Dieu veut sérieusement le salut de tous qu’il peut punir
avec justice ceux qui n’y parviennent pas.
La
manière dont Dieu offre son salut aux
païens est du ressort de l’apologétique.
Les théologiens exposent à ce sujet diverses opinions. Ce qui rend le problème
difficile, c’est que plusieurs païens ne sont jamais entrés en contact
extérieurement avec la prédication de l’Évangile et, par suite, ne sont pas en
état de prendre position à son égard. Il leur faut parvenir à la grâce par une
voie purement intérieure. Bien que le comment de cette offre de la grâce nous
échappe, nous devons cependant en admettre la généralité. Mais il semble que
les voies extraordinaires de salut sont aussi nombreuses que les hommes qui se
trouvent en dehors de l’ordre du salut.
Une
opinion particulière, à ce sujet, a été soutenue par le cardinal Billot : Les adultes des peuples
non civilisés doivent presque tous, par rapport à leurs actions morales, être
assimilés aux enfants qui ne sont pas encore parvenus à l’usage de la
raison ; après leur mort ils entrent dans les « limbes » des
enfants morts sans baptême et partagent leur sort exempt de douleur (Cf.
Etudes, octobre, 1919 sq.).
La foi est‑elle la première grâce ? L’Église a
condamné la proposition de Quesnel, d’après
laquelle la foi est la première grâce et la source des autres ; elle a
condamné de même une proposition semblable des jansénistes, d’après laquelle
les Juifs et les païens ne reçoivent aucune espèce de grâce. Mais le Concile de
Trente a appelé la foi elle‑même le
commencement du salut (la Foi est le commencement du salut de l’homme, le
fondement, et la racine de toute Justification ; s. 6, c. 8).
Pour
résoudre cette difficulté, les
théologiens distinguent, avec S. Augustin, entre foi et foi. « Il y a
certains commencements de foi qui
ressemblent à la conception de germes vitaux. Cependant ce qui est nécessaire,
ce n’est pas seulement la conception, mais encore la naissance à l’éternelle
vie. Or rien de cela ne se fait sans la grâce de Dieu. » (Qu. div. à Simplicien, 1, q. 2,
2). Le Concile de Trente exige la foi qui est immédiatement nécessaire pour la
justification et cette foi est l’acte
de foi parfait. Par contre, il y a, avant cet acte, des actes qui le préparent, surtout la pieuse inclination
à la foi, c’est ce qui constitue le commencement de la foi. Ces actes eux‑mêmes sont déjà surnaturels et, comme le fait
remarquer S. Augustin, ne se sont pas produits sans grâce : « Rien de
cela ne se fait sans la grâce de Dieu » (Qu.
div. à Simplicien, 1, q. 2, 2 ; Cf. t. 1er,
§ 9 sq.).
Notion. On désigne par prédestination le fait que certains
hommes sont destinés, à l’avance et d’une manière assurée, par Dieu, au salut
éternel. S. Augustin la
définit : la prescience et la préparation des bienfaits de Dieu, par
lesquels sont très certainement
sauvés ceux qui sont sauvés (Du don de la persévérance, 14, 35). L’acte divin de la prédestination est
double : c’est une prescience et
une prédétermination. « Ceux qu’il
a connus d’avance, il les a aussi prédestinés à être conformes à l’image de son
Fils » (Rom., 8, 29). Cette prédestination se fait avec discernement et
sagesse ; cependant ce qui est décisif, c’est le décret divin. « Dans
le Christ Jésus, nous avons été appelés à l’héritage, ayant été prédestinés
suivant la résolution de celui qui opère toutes choses d’après les conseils de
sa volonté » (Eph., 1, 11). Comme dans toutes
les œuvres de Dieu « ad extra », il faut aussi, dans la
prédestination, distinguer l’acte volontaire éternel de prédétermination de son
exécution dans le temps.
Comme on l’a dit plus haut, la grâce est
nécessaire pour obtenir la béatitude éternelle. Par suite, la prédestination
comprend deux éléments : la grâce
et la gloire. Si la prédestination
divine ne se rapporte qu’à l’un de ces deux membres, on l’appelle
incomplète ; si elle les comprend tous les deux on l’appelle complète.
Cette
prédestination, en tant que prédétermination d’hommes nettement distincts à une
béatitude entièrement certaine, est essentiellement différente de la volonté
générale de salut par laquelle Dieu a résolu de racheter et de sauver tous les
hommes. Cette volonté est dite prédestination au sens large, tandis que la
prédétermination des hommes particuliers est dite prédestination au sens
strict. La volonté générale de salut est conditionnelle,
la volonté particulière est absolue.
La première dépend de la libre coopération des créatures, la seconde se fonde
uniquement sur le décret éternel de Dieu.
Fausses conceptions. Les pélagiens étaient obligés de rejeter la
doctrine de la prédestination ; d’après eux, le salut vient seulement de l’homme.
Ils n’admettaient qu’une prescience divine. Les semi‑pélagiens ne pouvaient pas juger autrement,
puisque pour eux le mérite humain conditionne la grâce et la béatitude.
Inversement, il y eut des exagérations de la prédestination chez les
prédestinatiens qui l’admettaient non seulement pour la vie, mais encore pour
le péché et la damnation. Furent prédestinatiens le prêtre gaulois Lucidus, au 5ème siècle, le
moine Gottschalk au 9ème
siècle ; plus tard Wiclef
et Jean Huss et, parmi les
Réformateurs, Calvin.
Lucidus partit de certaines phrases un peu
tranchantes de S. Augustin et les exagéra encore. Ses deux erreurs
fondamentales résident dans la négation de la Rédemption universelle du Christ
ainsi que dans le rejet du libre arbitre. Il fut condamné aux Conciles d’Arles
(473) et de Lyon (vers 474). Son principal adversaire fut Faustus de Reji
qui le combattit dans son livre « De gratia »
et détermina sa condamnation. - Gottschalk, fils d’un comte saxon, oblat du
monastère de Fulda, appuya lui aussi son prédestinatianisme sur des pensées de
S. Augustin. Il fut condamné au Concile de Mayence et surtout à celui de Quierzy (849) ; il ne protesta pas
et mourut fou.
Plus tard, le prédestinatianisme fut soutenu
par Wiclef
et Jean Huss, mais c’est chez Calvin
qu’il prit sa forme la plus tranchée. Calvin écrit au sujet de Rom., 9, 13 et
18 : « Quand il est dit que Dieu endurcit ou fait miséricorde à qui
il veut, c’est pour nous avertir de ne chercher aucune cause hors de sa volonté. » (Institutions, 3, 22, n.
11). Il est vrai que Calvin ne faisait que développer logiquement les pensées
de Luther sur l’absence de liberté humaine et sur l’action de la grâce seule. D’après
Calvin, Dieu a prédestiné, de toute éternité, d’une volonté antécédente et
absolue, une partie des hommes à la damnation éternelle et l’autre à la vie
éternelle. Calvin a varié dans les raisons qu’il donne pour fonder la
prédestination. D’abord il prétend qu’elle existe indépendamment du péché originel, puis il la fait dépendre
de ce péché. Aussi ses partisans se partagent en deux classes : les antélapsistes et
les postlapsistes.
Au
reste, Calvin, comme les Réformateurs en général, avait eu des devanciers dans
les nominalistes (Occam, Biel),
lesquels, dans leur exagération de la puissance de la volonté divine, en
étaient venus à enseigner que Dieu peut
faire même le mal, s’il le veut et
que, sans contradiction avec son essence, qui est la volonté absolue, il peut
même être la cause de la « haine de Dieu ». (Cf. Denifle,
Luther, l, 591-613).
S. Augustin avait écrit: « Le péché est punition du péché » (In Ps.
57, 9). Naturellement il entend ceci dans le sens de retrait de la grâce ou de
permission. Cette dernière notion a été examinée dans la Scolastique primitive.
Hugues la conçoit d’une manière trop
positive, quand il écrit: « Bien que Dieu ne
veuille pas le mal, il veut cependant que le mal existe » (De sacr., 1, 4, 13). Avec d’autres, S. Thomas repousse ce sens (S. th., 1, 19, 9 ad 1), et l’explique
au sens négatif de « ne pas empêcher » et de « retirer la
grâce ». Pouvons‑nous vouloir
ou désirer que la volonté de Dieu s’accomplisse comme permission ? Telle
était la question qu’on se posait alors ; au reste, dans la Scolastique
primitive, étant donnée l’influence de S. Augustin, les questions de
prédestination étaient examinées avec beaucoup d’intérêt. Ed. Hartmann critique la notion de permission et dit :
« La permission du mal ne vaut guère mieux que la coopération. Dieu aurait
dû abandonner la création plutôt que de la payer au prix de la permission du
mal. » Mais si Dieu a voulu le grand bien de la liberté humaine, il
fallait bien qu’il en « permette » l’abus (Cf. t. 1er, §
36, 40, 68).
Parmi
les postlapsistes, il faut compter aussi Jansénius. Il enseigne, il est vrai, une
volonté générale de salut, mais il la limite à nos premiers parents. Par rapport
à l’humanité tombée, il croit ne devoir admettre qu’une velléité divine
générale (nuda quædam velleitas nihil omnino gratiæ causans). Par une
conséquence logique, il admet également ensuite que tous les hommes n’ont pas
la grâce suffisante (gratia relative victrix).
Dans
un juste milieu entre ces deux extrêmes, celui des pélagiens et celui des prédestinatiens,
se trouve la doctrine catholique de la prédestination des élus à la vie et de
la réprobation des pécheurs destinés au châtiment mérité. Au reste, la
prédestination absolue n’est plus enseignée aujourd’hui, même pas par les
Réformés.
L’existence de la prédestination a à
peine besoin d’être démontrée, étant donné qu’elle résulte de la notion exacte
de Dieu et de la grâce. C’est un dogme établi que, sans la grâce, personne ne
peut être sauvé. D’autre part, la théodicée nous enseigne que l’action de Dieu
en soi est éternelle et immuable. Il faut donc que les élus
obtiennent leur salut par un acte divin éternel. Tel, est aussi l’enseignement
de l’Apôtre S. Paul que nous avons déjà signalé. Jésus lui‑même
part de cette notion de Dieu et de la grâce, quand il dit que les élus
entreront dans le royaume qui leur a été « préparé depuis le commencement
du monde » (Math., 25, 34). Il console ses disciples par ces mots :
« Ne craignez pas, petit troupeau, car il a plu à votre Père de vous
donner le royaume. » (Luc, 12, 32). Leurs noms sont (d’une manière stable)
écrits dans le ciel (Luc, 10, 20.) Des brebis que le Père lui a données, aucune
ne sera perdue (Jean, 10, 28 sq.). S. Paul a déjà été cité ; il parle, en
divers endroits, de ce dogme (Rom., 8, 30 ; 11, 5. Eph.,
1, 4-14. 1 Tim., 4, 10, etc.).
La
doctrine des Pères n’a pas besoin,
après ce que nous avons dit, d’être exposée plus longuement ; depuis S. Augustin, tout au moins, elle est
claire. Il est persuadé que « la justice est un don de Dieu, non pas
seulement en ce sens que Dieu a donné à l’homme le libre arbitre... mais parce que, sous
l’action du Saint‑Esprit, il a
répandu la charité dans le cœur de ceux qu’il a connus à l’avance pour les
prédestiner, de ceux qu’il a prédestinés pour les appeler, de ceux qu’il a
appelés pour les justifier, de ceux enfin qu’il a justifiés pour les
glorifier » (De l’esprit et de la lettre, 5, 7). « Ces paroles s’appliquent
à ceux qui sont prédestinés au royaume de Dieu, et dont le nombre est tellement certain qu’il ne sera mi augmenté, ni diminué
d’un seul homme » (De corrept. et grat., 13, 39 ; cf. 12,
34 ; De dono pers., 21, 54 sq. Etc.). L’enseignement
de S. Augustin est suivi par les Pères postérieurs et les théologiens. Bien que
l’Église ait dû s’opposer aux exagérations des prédestinatiens, elle n’en
confessa pas moins absolument « prédestination des élus à la vie » (Denz., 322 et Quierzy,
can. 1 : Denz.. 316) ; elle déclara que Dieu avait par sa grâce,
prédestiné à la vie ceux qu’il avait connus d’avance, et qu’il avait préparé d’avance
pour eux la vie éternelle ; que, pour les autres, ceux qui se perdent par
leur faute, il les avait connus d’avance et les avait prédestinés non pas à la
perte, mais à l’éternel châtiment.
Comme
raison théologique pour la nécessité
de la prédestination, S. Thomas
indique l’incapacité de la créature d’atteindre par elle‑même sa fin. « La créature raisonnable
est, au sens propre, conduite par Dieu à la vie éternelle dont elle est
capable ; elle y est, pour ainsi dire, portée. La raison de ce transport préexiste en Dieu, comme préexiste en
lui la raison pour laquelle toutes les choses atteignent régulièrement leur fin. »
Cependant on ne donne le nom de prédestination qu’à la conduite efficace de la
créature raisonnable vers sa fin éternelle ; la conduite des autres
créatures rentre dans la notion ordinaire de Providence. (S. th., 1, 23, l).
Les caractères
de la prédestination résultent, sans plus, de sa notion. Tout d’abord, c’est
une grâce ou plutôt une série de
grâces. C’est ce qu’affirme S. Paul : Dieu « nous a rachetés et nous
a appelés par une sainte vocation, non à cause de nos œuvres, mais selon son
propre dessein et selon la grâce qui nous a été donnée en Jésus‑Christ avant les temps du monde » (2 Tim., 1,
9 ; cf. Eph., 1, 4).
Ensuite elle est éternelle et immuable.
Cela ressort évidemment de l’immutabilité, de l’éternité et de la toute‑puissance de Dieu (actus purus).
C’est ce qu’indique le Christ : « Et je leur donne (aux miens) la vie
éternelle et ils ne périront jamais et personne ne les arrachera de ma
main. » (Jean, 10, 27, 28). « Telle est la volonté du Père qui m’a
envoyé, c’est que je ne perde aucun de tous ceux qu’il m’a donnés, mais que je
les ressuscite au dernier jour. » (Jean, 6, 39).
Il
en résulte que la certitude des élus est éternellement et immuablement fixée. C’est ce qu’enseigne S. Augustin (De corrept.
et grat., 13, 39). Comme il
est souvent question dans l’Écriture d’un « livre de vie » où Dieu
inscrit le nom des élus, S. Augustin appela la prescience certaine de Dieu sur
le nombre des élus le « livre de vie » (Civ.,
20, 15). Jésus console ses disciples en leur disant :
« Réjouissez-vous de ce que vos noms sont inscrits au ciel. » (Luc,
10, 20). La Scolastique a fait de ce
livre de vie l’objet d’une spéculation spéciale (Cf. S. th., 1, 24, 1-3).
On
se demande quel est le nombre des
élus qui sont inscrits dans ce livre. Selon les opinions personnelles
rigoristes ou mitigées des auteurs, ce nombre a été représenté comme grand ou
comme petit. Il est impossible d’en avoir une connaissance même approximative,
car il n’y a eu à ce sujet aucune révélation. S. Thomas enseigne que Dieu seul connaît le nombre des élus »
(S. th., 1, 23, 7) et que, dans sa prédestination de l’homme, il ne peut se
tromper, car il peut conduire la volonté de celui‑ci
librement, mais sûrement, à sa fin bienheureuse (Ibid., a. 6). Il est vrai que
l’Écriture parle de ceux qui sont « effacés » du livre de vie, mais
cela ne s’applique qu’à ceux qui ont reçu la grâce et l’ont ensuite perdue par
leur faute. Ils ne sont pas du nombre des prédestinés inscrits définitivement
(Ibid., q. 24, a. 3).
Le
mystère de la prédestination résulte
nécessairement de ce que nous avons dit. C’est le dernier et le plus important
des caractères de la prédestination. Ce mystère se fonde sur le secret de la
volonté divine du salut pendant notre pèlerinage terrestre ; ensuite sur
la liberté complète avec laquelle Dieu accomplit la prédestination et sur la
gratuité absolue de cette prédestination par rapport à l’homme.
A
la vérité, le dogme de la volonté universelle de salut donne à chaque
particulier le droit de se compter au nombre des élus, de croire que Dieu veut
sa béatitude. Ce dogme impose aussi le devoir de s’efforcer, par des bonnes œuvres,
d’« assurer sa vocation et son élection ».
(2 Pier., 1, 10). Mais personne n’a une certitude surnaturelle de son état de
grâce ni de sa prédestination. « Personne ne peut savoir sans une révélation
spéciale si Dieu l’a élu pour lui », enseigne le Concile de Trente (Denz., 805; cf. 825 sq.). Pour
juger de notre état personnel, appliquons la règle de Thomas a
Kempis : « Vis comme si tu étais élu et tu pourras vivre dans l’espérance
joyeuse que tu seras élu à la fin » (Imit. de J.-C., 1, 25).
Raison
de la prédestination. Nous
touchons ici au problème le plus difficile de la grâce. Quelle est pour Dieu l’unique
cause de la prédestination, le motif
qui lui fait destiner certains hommes d’une manière certaine à la vie
éternelle ?
Dans
la réponse à cette question, les théologiens diffèrent. Ils sont d’accord :
1° Dans l’acceptation d’une volonté universelle de salut ; 2° Dans la
doctrine que la prédestination à la première
grâce (gratia vocationis) a
sa raison unique dans la libre bonté de Dieu et non dans les mérites prévus par
lui. Elle ne peut avoir lieu que gratuitement (ante prævisa
merita). Il faut affirmer la même chose de la
prédestination complète à la grâce et
à la béatitude ; car la béatitude a son fondement dans la grâce, notamment
dans le commencement de la grâce, par conséquent dans la première grâce qui ne
peut absolument pas être méritée. Par suite, S. Paul peut appeler la vie
éternelle une « grâce » par opposition à la « récompense »
(Rom., 6, 23).
Or
c’est ici que commence la controverse. On envisage la prédestination incomplète
à la béatitude seule (prædest. ad
gloriam). Tous les théologiens sont d’accord pour
dire que, dans l’exécution temporelle du décret éternel de prédestination (ordo
executionis), la béatitude dépend aussi des mérites
surnaturels, car l’Écriture l’atteste clairement en plusieurs endroits. (Math.,
5, 12 ; 2 Tim., 4, 18, etc.). Mais ils se divisent dans la question de la
raison du décret éternel (ordo intentionis).
Les
thomistes et les augustiniens, mais aussi de grands théologiens jésuites comme
Bellarmin et Suarez, admettent que ce décret est pris sans considération des
mérites prévus des prédestinés (ante previsa merita). Ils invoquent
pour cela toute une série de textes scripturaires. (Ex., 33, 19. Ps. 17, 20. Sag., 4, 7-11. Luc, 10, 21 ; 12, 32. Math., 24, 22.
Jean, 10, 26-28 ; 15, 16 ; 17, 9. Act. Ap, 13, 48. Rom., 8, 28-30 ; 9, 11-21. Eph., 1, 3-14. 2 Tim.. 1, 9). Ils
en appellent aussi à l’autorité de plusieurs Pères, mais surtout à celle de S.
Augustin. Les molinistes, par contre,
et la plupart des congruistes prétendent que ce décret a été pris en tenant
compte des mérites prévus (post prævisa merita). Dans le première opinion, la prédestination est inconditionnelle ;
dans la seconde, elle est conditionnelle. Les molinistes invoquent également l’Écriture
(Math., 25, 34-46. 1 Cor., 2, 9 ; 9, 24-26. 2 Pier., 1, 10) et beaucoup de
Pères préaugustiniens, dont les opinions sur ce
point, comme on l’a signalé plusieurs fois, s’écartent matériellement de celles
de S. Augustin.
S. Thomas donne la
seule réponse possible : « Pourquoi Dieu a‑t‑il appelé
ceux‑ci à la gloire et rejeté ceux‑là ? Il n’y a pas d’autre raison que la
volonté divine. C’est pourquoi S.
Augustin dit (In Joan., 26, 2) : « Pourquoi il tire celui‑ci et ne tire pas celui‑là, garde‑toi de le
juger, si tu ne veux pas te tromper. » (S. th., 1, 23, 5 ad 3). Le Pape Célestin 1er s’exprime de même
(Denz., 142). A ce sujet, aucun essai de solution n’a
réussi. Il est un point cependant auquel, dans cette obscurité, nous devons
nous tenir : la volonté de Dieu de sauver tous les hommes. Cette volonté
est attestée, entre autres, par la notion chrétienne de Dieu. Mais pourquoi
Dieu ne meut‑il pas d’une manière efficace toute volonté humaine vers la
vie éternelle ? A cette question il n’y a pas de réponse.
Notion. Elle est l’autre aspect de la prédestination. On
entend par réprobation l’exclusion de
la vie éternelle des hommes qui sont damnés (Reprobatio
est actus Dei immanens prævidens
et permittens culpam et consequenter præparans pœnam). Ici aussi on peut distinguer un élément éternel et
un élément temporel : l’élément éternel est la prédestination à l’enfer, et l’élément temporel la condamnation au
châtiment. C’est précisément la prédestination éternelle aux peines de l’enfer
qui est l’aspect négatif de la réprobation et c’est la nature de cette
réprobation éternelle que nous examinerons ici et non le jugement temporel des
damnés.
Comme dans la prédestination on doit,
dans la réprobation aussi, distinguer un acte d’intelligence de Dieu avec lequel il juge du démérite des réprouvés
et un acte de volonté par lequel il tolère ce démérite, le péché, et se propose
de lui appliquer le châtiment mérité. Ainsi la réprobation n’est pas purement
et simplement l’envers de la prédestination. Car par la prédestination, Dieu
cause à la fois le sort éternel de gloire et son mérite par la grâce. Par
contre, dans la réprobation, Dieu décide seulement le sort éternel de châtiment
et le refus de la grâce ; quant au démérite temporel, le péché, il le
permet simplement. La faute vient seulement de la volonté libre des réprouvés
(S. th., 1, 23, 3). Par rapport au péché, la réprobation est seulement une prescience ; par rapport au
châtiment, elle est aussi un pré-vouloir.
Pour
distinguer la doctrine catholique, au
sujet de la réprobation, des doctrines hérétiques, il importe d’observer les
divisions suivantes. Par rapport à son objet,
on divise la réprobation en réprobation positive et négative. La réprobation
positive a pour objet la perdition éternelle ; la réprobation négative a
pour objet le refus de la gloire éternelle. Pour ce qui est de la raison de la réprobation, on distingue
de nouveau, dans la réprobation positive, une réprobation conditionnelle et une réprobation absolue, la première dépendant des péchés graves restés inexpiés
jusqu’à la mort, et la seconde dépendant simplement d’une décision de Dieu
seul. La réprobation absolue positive
fait donc totalement abstraction du péché (ante prævisa
demerita) et damne, sans aucune raison, ceux qui sont
damnés : c’est l’effroyable hérésie des prédestinatiens (Denz., 200, 816).
Mais
si c’est un blasphème d’attribuer à Dieu une réprobation positive absolue, ne
doit‑on pas cependant lui attribuer une
réprobation négative absolue, une non
destination, voulue absolument et sans motif, d’une partie des êtres
raisonnables à la gloire éternelle ?
A cette question les thomistes et les
augustiniens rigides, et même Suarez, répondent affirmativement, en s’appuyant
sur S. Augustin. Leur opinion est l’envers de la théorie de la prédestination
absolue. Car si Dieu, sans tenir compte du mérite personnel, prédestine une
partie de l’humanité au ciel, l’autre partie est, sans plus, destinée à l’enfer,
car dans l’éternité il n’y a qu’une alternative. Ainsi donc, d’après eux, Dieu
refuse à une partie des hommes sa béatitude qu’il ne doit à personne. Ensuite
il décide de permettre les péchés de ces hommes et leur réserve, en considération
de ces péchés, le châtiment éternel.
Les
molinistes et les congruistes adoptent le point de vue
opposé. De même qu’ils enseignent une prédestination conditionnelle (post prævisa merita), ils enseignent aussi, logiquement, une réprobation
conditionnelle (post prævisa demerita). Ils rejettent
non seulement la réprobation positive absolue des hérétiques, mais encore la
réprobation négative absolue que l’Église
n’a pas condamnée. D’après eux, Dieu exclut éternellement du ciel et réserve à
l’enfer non pas une partie quelconque de l’humanité mais seulement les hommes
dont il prévoit les péchés et l’impénitence. C’est donc dans l’opposition
de l’homme à la volonté divine seulement que se trouve la raison de la
réprobation, elle ne se trouve pas en Dieu.
La
réalité de la réprobation n’est sans doute pas définie formellement, mais c’est
la doctrine générale de l’Église et elle peut se démontrer par l’Écriture.
Quand
le Concile de Valence (855) condamna la prédestination hérétique de Gottschalk
et de Scot Erigène, il se déclara cependant pour la « prédestination des
impies à la mort », mais il affirma, en opposition avec l’hérésie, que les
réprouvés étaient eux‑mêmes
responsables de leur perdition (Can. 3 : Denz.,
322). Par ailleurs, l’Église s’occupa de la réprobation quand elle dut
condamner de fausses opinions à ce
sujet. Cf. les Conciles d’Orange (Denz., 200), de Quierzy
(Denz., 316), de Trente
(S. 6, can. 17 : Denz., 827). Dans toutes ces
décisions doctrinales, l’Église ne nie pas une réprobation, elle la confirme
plutôt, elle refuse seulement d’admettre qu’elle soit une prédestination divine
au mal.
L’Écriture parle d’une
condamnation des méchants prévue dès le commencement, mais elle n’oublie pas d’ajouter
que cette condamnation a lieu à cause des péchés. Telle sera, d’après Jésus, la sentence des méchants :
« Retirez-vous de moi, maudits, au feu éternel qui a été préparé au démon
et à ses anges, car j’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger »,
etc. (Math., 25, 41, 42 ; cf. 1 Cor., 9, 27).
La
réprobation résulte de la manière la plus simple et la plus probante de l’omniscience et de l’immutabilité de Dieu. Tout ce qui dans le temps se réalise dans ses
créatures, il faut qu’il l’ait connu et voulu de toute éternité. Admettre une
ignorance concernant les mauvaises actions futures serait porter atteinte à l’omniscience
divine. Or la science est immédiatement suivie du jugement et de la volonté d’exécuter
un jour ce jugement. Dieu a, de toute éternité, prononcé sur les pécheurs
impénitents la réprobation ou le rejet. « Je ne vous ai jamais connus, retirez-vous de moi,
ouvriers d’iniquité » (Math., 7, 23).
Réfutation de la réprobation hérétique. Les
prédestinatiens invoquent d’abord l’Écriture, particulièrement S. Paul.
Seulement on ne peut pas démontrer par l’Écriture que Dieu veut en soi le mal et la perdition des méchants ; on peut
seulement démontrer qu’il permet les
péchés des méchants et veut leur punition. Dans Prov., 16, 4, il est dit
que Dieu a créé les méchants pour le jour du malheur. Mais, comme il est dit
clairement que tout ce que Dieu a créé est bon et très bon (Gen.,
1, 31), de même qu’il « aime tout et ne hait rien de ce qu’il a
fait » (Sag., 11, 25), qu’il ne veut pas la mort
du pécheur, mais sa vie (Ez., 18, 23, 32 ; 33,
11), ce passage ne peut vouloir dire que ceci : c’est que Dieu gouverne
toute sa création selon sa volonté et règne même sur les impies, au jour du malheur,
avec sa sagesse et sa puissance de Créateur, qu’il ne se tient pas indécis et
impuissant en face d’eux, mais qu’il sait en triompher. - De même c’est en vain qu’on en appelle à S. Paul. Il
pose d’abord cette règle qu’on ne doit jamais faire le mal pour procurer le
bien (Rom., 3, 8). Il est certain qu’à ses yeux ce principe vaut aussi pour l’action
de Dieu, dont la sainteté est pour lui intangible. Il est vrai qu’on cite Rom.,
9, 11-23, où l’Apôtre affirme énergiquement la souveraineté de la puissance de
Dieu sur ses créatures. Par rapport à Pharaon,
il emploie des expressions fortes. Dieu le hait, il en fait un exemple de sa
puissance, il l’endurcit, il en fait un vase de sa colère, il le prépare à la
perdition. Cependant quand on regarde de près, on voit que la pensée de l’Apôtre
est que, dans ce cas précis, Dieu retient
sa grâce et son élection et, par conséquent, se comporte d’une manière
négative. A la vérité, personne ne peut résister à sa volonté, il pourrait
faire plier même le plus impie, mais il ne le veut pas, il fait rentrer ce
pharaon, même sans élection, dans son plan de l’univers, il manifeste en lui sa
justice. Comment S. Paul aurait‑il pu
déclarer que l’attitude négative de Dieu envers les non élus est exempte d’ « injustice » (Rom., 9, 14), s’il fallait voir
en Dieu l’auteur du mal et considérer l’endurcissement de Pharaon dans le péché comme l’effet directement
recherché par lui ? (Cf. S. Thomas,
Expositio in Rom., 919-923 ; C. Gent., 3, 162).
De
même, on peut invoquer le témoignage de S.
Augustin pour une prédestination absolue à la gloire, mais non pour une
prédestination absolue à l’enfer. Sur ce dernier point, sa pensée n’est pas
douteuse : la condition préalable de la réprobation, le péché, procède de
l’homme seul. C’est ainsi qu’il écrit clairement : « Dieu est bon,
Dieu est juste ; il peut sauver quelques hommes sans bons mérites, parce
qu’il est bon ; mais il ne peut damner personne sans mauvais mérites
(démérites), parce qu’il est juste » (C. Jul.,
3, 18, 35). S. Augustin explique l’exemple paulinien de Jacob et d’Esaü en se
référant au péché originel. « Très certainement, aucun des deux n’a eu ni
bonnes ni mauvaises œuvres, en tant qu’il est question d’œuvres personnelles.
Mais l’un et l’autre ont été coupables dans ce seul homme en qui tous ont
péché, de telle sorte que tous doivent mourir en lui... Que le sauvé (Jacob)
loue la miséricorde, que le condamné (Esaü) n’accuse pas le jugement »
(Ep. 186, 21 ; cf. Ad Simpl., 1, 2 ; S. Prosper, Resp. ad.
12 object. Vincent). Au Concile d’Orange, l’Église a
été aussi décisive dans l’enseignement de la doctrine catholique de la
prédestination que dans la condamnation de la réprobation absolue ou de l’opinion
qui veut que Dieu prédestine au mal et à la perdition.
On
pourrait se demander comment la réprobation positive
hérétique se distingue de la réprobation négative
admise par certains auteurs catholiques. D’après les prédestinatiens, Dieu
prédestine positivement une partie des hommes à l’enfer et décrète ensuite de
leur refuser les grâces nécessaires de telle sorte qu’ils tomberont
infailliblement et nécessairement dans le péché et la perdition. Par contre,
les partisans de la réprobation négative représentent l’attitude de Dieu,
envers le pécheur impénitent et sa perte, d’une manière précisément
négative : Dieu les laisse purement et simplement de côté, il ne les
destine pas à la gloire éternelle et, par suite, ne les destine pas non plus à
la grâce efficace. Et ainsi ils se
perdent. En réalité, les deux
opinions arrivent au même résultat. Des deux explications résulte,
comme le le remarque avec raison Lessius (De prædest.,
s. 2, n. 13), la « damnation infaillible ».
Est‑ce que la théorie moliniste écarterait toute difficulté ? Ses partisans eux‑mêmes ne peuvent l’affirmer. Ils font cependant
remarquer que cette théorie ne laisse subsister qu’un abîme au lieu de deux. La
perte des réprouvés est entièrement le fait des hommes coupables. Mais pourquoi
Dieu ne donne‑t‑il pas à
tous les hommes, même aux réprouvés, la grâce efficace et se contente‑t‑il de donner
aux réprouvés la grâce simplement suffisante ? Hurter écrit avec raison qu’en posant cette question on est au centre même du problème. (Comp., 2, 107 ; cf. aussi S. Thomas, C. Gent., 3,
162). Il ne nous reste donc qu’à nous écrier avec S. Paul:
« O Altitudo » et, pour finir, nous pouvons
nous décharger sur Dieu de tous nos soucis (1 Pier., 5, 7), même de celui‑là qui est le plus important et le plus grave
de tous, et prier avec le psalmiste en disant : « Tu es mon Dieu, en
tes mains sont mes destinées » (Ps. 30, 15 sq.).
A
consulter : Bellarmin, De gratia et libero arbitrio (Disp. de controv.,
4) (Venet., 1721), 199 sq. Palmieri, De gratia, thes. 39 sq. Schiffini, De gratia, 357 sq. - Au
sujet des controverses d’Écoles, cf. sur le thomisme : Banez, Comment in D. Thom. (Samanticæ, 1584 sq). Alvarez, De auxiliis
gratiæ (Rome, 1610). Billuart, De gratia,
diss. 5 et 6. Gonetus, Clypeus theologiæ thomisticæ, 5 vol.
(Colon., 1677, vol. 2). Gotti,
Theologia scholastico‑dogmatica
(Venet., 1750). Dummermuth,
S. Thomas et doctrina præmotionis physicæ
(1886). - Au sujet de l’augustinisme : Berti,
De theolog. disciplinis,
8 vol. (Romæ, 1739 sq). Bellelli, Mens Augustini de statu creaturæ rat.
(1711), Mens Augustini de modo reparationis
hum. naturæ, 2 vol (Romæ, 1787). Bibliographie complète dans Dict. théol., v. Augustinisme. - Au suiet du molinisme et du congruisme : Molina, Concordia liberi
arbitrii cum gratiæ donis (Olyssip., 1588). Platel,
Auctoritas contra prædetermiationem phys. pro scientia media (Duaci, 1669). Frins, S. Thomæ doctrina de cooperatione
Dei cum omni natura creata præsertim libera (1890) ; en outre les ouvrages des
jésuites Mazella,
Palmieri, Schiffini, sur la
grâce. Bibliographie complète dans Dict. théol., 3, v. Congruisme. - Au sujet
du syncrétisme : Tournely,
De gratia, q. 9, a. 2 ; Wagner, De gratia sufficiente,
447 sq. - Sur l’histoire de la controverse : Serry, Historia congregat. de auxil.
divinæ gratiæ (Anvers,
1709). Meyer, Historia controversiarum de divinæ gratiæ auxiliis (Anvers, 1705). Stufler, Num S. Thomas prædeterminationem physicam docuerit (Rev. d Innsb.,
1920, livraison 2 sq).
THÈSE. La volonté humaine conserve
sous l’influence de la grâce sa liberté complète. De foi.
Explication. La question de la coopération de la grâce et de la
liberté ne peut exister que pour ceux qui attribuent le salut à ces deux
facteurs et non à un seul comme les pélagiens.
Elle n’existe pas non plus, essentiellement, pour ceux qui accordent au facteur
de grâce une telle prépondérance sur la volonté humaine que celle‑ci n’entre plus en ligne de compte comme facteur
libre. C’est le cas des Réformateurs,
Luther, Mélanchton et surtout Calvin, ainsi que de Baïus et de Jansénius
qui n’a fait que développer les théories de Baïus.
Le
Concile de Trente enseigne que l’homme
tombé a sans doute subi « un changement funeste quant au corps et quant à
l’âme » (Sess. 5 c. 1) mais qu’il a gardé son
libre arbitre « qui, sans être
anéanti, a été affaibli et incliné au mal » (Sess. 6 c. 1) ; il enseigne ensuite que l’homme peut
se disposer à la justification « en consentant et en coopérant librement à
la grâce » (Sess. 6 c. 5), comme il peut s’y
opposer : « il peut la rejeter » Denz.,
788-793, 797, 811 , 814). S. Augustin enseigne la même chose : « Dieu opère dans l’homme
la volonté de croire, et sa miséricorde nous prévient en toutes choses. Quant à
consentir ou à résister à l’appel que
Dieu nous adresse, c’est là, comme je l’ai dit, l’œuvre de notre volonté
propre » (De l’Esprit et de la Lettre, 34, 60).
D’après
Luther, l’homme a perdu la liberté
pour tout bien. La grâce agit seule,
« in actu secundo » dans la production de l’œuvre du salut et se sert
de l’homme comme d’un instrument sans liberté (pierre, bûche, cheval). La
volonté coopère à la grâce d’une manière purement physique et vitale et non en
se déterminant elle‑même dans
une libre décision. Luther, comme aussi Calvin, n’admet que la « libertas a coactione » et
non la « libertas a necessitate »,
c‑est-à-dire la liberté de la contrainte
extérieure des hommes, mais non la liberté de la nécessité imposée
intérieurement par Dieu (De servo arbitrio ; Calvin. Instit., 2, 3). Par une
conséquence logique, ils nient tout mérite, car le salut vient de Dieu seul. Le problème de la liberté et de la
grâce n’existe pas dans ce système ; on n’y trouve pas davantage de grâce
qui par la faute de l’homme reste sans succès.
Trois thèses principales des
jansénistes
sont étroitement connexes ensemble : 1° La liberté diminuée ; 2° La
grâce irrésistible ; 3° Le rejet de la grâce suffisante en tant que grâce
qui, à cause de la mauvaise volonté, reste inefficace. L’Église a condamné ces
propositions (Denz., 1066, 1093, 1094).
Baïus, exactement comme Luther, représente
la nature humaine comme entièrement corrompue par la chute d’Adam (T. 1er.
p. 334 sq.). D’après lui, la Scolastique, en faisant valoir les forces morales
restées à l’homme, est devenue entièrement pélagienne (homini
facienti, etc.) ; contre elle, il faut montrer
de nouveau la véritable doctrine de l’Écriture et des Pères. La nature ne
contenant aucune espèce de force active pour quelque vie religieuse et morale
que ce soit, elle ne peut la recevoir que par l’influence du Saint‑Esprit. Tous les actes de l’homme découlent
ou bien de la concupiscence ou bien de la charité du Saint‑Esprit.
Jansénius précise
encore davantage : il déclare que la nature est entièrement dominée par la
concupiscence, qu’il appelle « delectatio terrena ». Pour que l’homme arrive au bien, il faut
opposer à la concupiscence un contre‑poids, dans
la délectation du bien, qu’il appelle la « delectatio
cœlestis ». Entre ces deux délectations, la
volonté humaine impuissante est en suspens, comme le fléau entre les deux
plateaux d’une balance : le poids le plus fort l’emporte. Si la
délectation bonne l’emporte, la grâce est efficace ; si c’est la mauvaise,
la grâce est inefficace ; si les deux délectations s’équilibrent, c’est la
« gratia parva ».
Mais ce n’est jamais une grâce suffisante.
Une grâce « vraiment et purement suffisante » est, aux yeux des
jansénistes, haïssable comme un mal, si bien qu’on doit faire cette
prière : « Dieu, libérez-nous de la grâce suffisante » ;
car cette grâce ne sert de rien à l’homme, elle ne sert qu’à le rendre débiteur
envers Dieu. La grâce véritable et proprement dite est la grâce efficace. Celle‑ci est irrésistible.
Il suffit pour le bien de la liberté de la contrainte extérieure (coactio), la liberté de la nécessité intérieure de la grâce
n’est pas nécessaire. Les jansénistes invoquent principalement l’autorité de S.
Augustin, dont, au reste, les expressions sont souvent matériellement
identiques aux leurs ; mais S. Augustin n’a jamais abandonné la véritable
liberté, même pas dans la phrase souvent citée : «C’est
une nécessité que nous opérions selon ce qui nous délecte davantage » .
Il entend cette nécessité moralement
et non physiquement ; autrement
le péché serait pour lui une nécessité et le bien un pur mécanisme. (Cf. Denz., 1001 sq. concernant Baïus ;
1092 sq. concernant Jansénius). Les soixante‑dix‑neuf propositions de Baïus
sont condamnées simplement dans leur ensemble, sans que chacune en particulier
soit frappée d’une censure ; quant aux cinq de Jansénius, elles sont
caractérisées chacune comme « hérétiques ».
La doctrine
catholique, par contre, affirme la complète liberté de la volonté sous l’influence
de la grâce et cela non seulement pendant l’action de la grâce suffisante, mais
encore pendant l’action de la grâce efficace.
Preuve. L’Écriture s’exprimant d’une manière pratique et non
spéculative, individuelle et non systématique, elle parle des deux facteurs de
la grâce et de la liberté au sens divisé
et non au sens composé. Elle affirme la liberté comme la grâce, sans dire
comment ces deux affirmations se concilient. Sirach estime le riche bienheureux
« parce que, au lieu de choisir le mal, il a choisi le bien » ;
« il pouvait pécher et n’a pas
péché, faire le mal et il ne l’a pas fait » (Eccli.,
31, 10 ; cf. 15, 11-17). Moïse, il est vrai, a écrit les paroles connues
sur l’endurcissement de Pharaon par Dieu, mais aussi ces paroles aussi célèbres
sur la liberté du choix entre le bien et le mal : « J’en prends à
témoins aujourd’hui le ciel et la terre : j’ai mis devant vous la vie et
la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisis donc la vie, afin que tu
vives, toi et ta postérité, et que tu aimes le Seigneur ton Dieu et que tu
obéisses à sa voix et que tu lui restes fidèle. » (Deut.,
30, 19, 20). Sans doute l’homme qui a besoin de grâce crie vers Dieu :
« Fais‑nous revenir à toi, Seigneur, et nous
reviendrons » (Lam., 5, 21) ; mais,
inversement, le Seigneur lui‑même
exhorte l’homme : « Tournez-vous vers moi et je me tournerai vers
vous. » (Zach., l, 3). Le Concile de Trente peut invoquer les deux
passages dans le même contexte. (S. 6, c. 5.)
Jésus fait dépendre le salut et la foi de la grâce (Jean,
6, 44 sq.) ; mais aussi de la volonté (Jean, 8, 24 ; 6, 44 sq., 68).
Comme une poule rassemble ses poussins, il a voulu rassembler les enfants de
Jérusalem autour de lui, mais, ajoute‑t‑il douloureusement, « tu n’as pas voulu »
(Math., 23, 37). Celui qui n’est pas de Dieu n’écoute pas la parole de Dieu,
parce qu’il n’est pas de Dieu (Jean, 8, 47), cependant cette incrédulité est un
péché qui ne sera pas remis, donc un acte libre (Jean, 8, 24 ; 9, 41). La
béatitude éternelle est un libre don de Dieu, qui peut donner son
« denier » à qui il veut (Math., 20, 1-16) ; mais il est aussi
la récompense de la fidèle administration des talents (Math., 25, 14-30). Sans
doute le Père a « donné » à Jésus ses disciples, mais il les exhorte
à « demeurer » en lui (Jean, 15, 4-10). On voit que Jésus affirme
clairement partout les deux facteurs, la grâce et la liberté. Il est vrai qu’il
ne donne nulle part une théorie sur
leur collaboration ; c’est qu’il se comporte d’une manière pratique et non
spéculative.
S.
Paul fait souvent ressortir avec force la
grâce, mais il n’ignore aucunement la volonté libre : « C’est par la
grâce de Dieu que je suis ce que je suis et sa grâce n’a pas été inactive en
moi, mais j’ai plus travaillé qu’eux tous, non pas moi cependant mais la grâce
de Dieu avec moi » (1 Cor., 15,
10). « J’ai combattu le bon combat, j’ai achevé ma course, j’ai conservé
la foi ; au reste, la couronne de justice m’est réservée, que me donnera
en ce jour le Seigneur, le juste juge » (2 Tim., 4, 7, 8). Il exhorte les
Corinthiens à « ne pas recevoir en vain la grâce de Dieu » (2 Cor.,
6, 1). « Courez de manière à remporter le prix » (1 Cor., 9, 24). Il
faudrait citer ici toutes les exhortations
morales de ses Épîtres. S’il dit une fois : « Notre salut n’est pas
le fait de celui qui court », il dit ailleurs : « Courez de
manière à obtenir le salut ». Il demande précisément de courir quand Dieu en a donné la force. Ailleurs il
dit : « A sa volonté qui résiste ? » (Rom., 9, 19). Il est
certain que Dieu atteindra infailliblement le but de sa grâce s’il le veut
absolument. L’Apôtre rassemble dans une seule phrase les deux facteurs, quand il écrit : « Opérez votre salut
avec crainte et tremblement... car c’est Dieu qui opère en vous le vouloir et
le faire selon son bon plaisir » (Phil., 2, 12, 13). S. Paul inculque ici
le grave devoir de soutenir en nous l’action de la grâce par notre libre
adhésion.
Les Pères. Nous avons
déjà dit plus haut que les Pères pré-augustiniens
ont insisté sur la liberté. La liberté est pour eux le caractère principal de
notre ressemblance avec Dieu. Les Grecs sont, sur ce point, les vrais disciples
de leurs anciens philosophes (Platon) et les adversaires des manichéens. Il
suffit d’examiner ici S. Augustin
auquel les hérétiques font appel. Qu’à l’époque antérieure au pélagianisme, il
ait, comme les autres Pères, soutenu la primauté de la volonté par rapport à la
grâce, il le dit lui‑même. Il ne
peut donc s’agir que de ses écrits postérieurs. On peut avouer sans scrupule
que « l’idée de la volonté toute‑puissante et
souveraine de Dieu, source absolue de tout bien, porte et domine toute sa
doctrine de la grâce » (Bardenhewer, Patrologie,
438). Cependant il ne s’est jamais laissé entraîner à nier la liberté. A la
vérité, la liberté surnaturelle, par
laquelle il entend l’aptitude de l’homme à une vie salutaire produite par la
grâce et ses propres dispositions, a été, d’après lui, perdue par le péché.
Mais la liberté naturelle, dans son
essence formelle, non seulement n’a pas été niée par S Augustin, mais il l’a
enseignée partout. Et il arrive à cette conclusion, non par l’analyse
psychologique de sa propre expérience de la grâce, mais par la notion de Dieu. « S’il n’y a pas de
grâce de Dieu, comment sauve‑t‑il le monde ?
S’il n’y a pas de libre arbitre, comment juge‑t‑il le monde ? » (Ep. 214, 2). Il
écrit encore vers 427 un ouvrage spécial sur la grâce et la liberté, dans
lequel il se prononce pour les deux facteurs. Il signale, au début, qu’il écrit
contre ceux « qui défendent tellement la grâce de Dieu qu’ils nient la
libre volonté de l’homme ou bien qui pensent, quand on défend la grâce, qu’on
nie la libre volonté de l’homme ». D’après lui, les deux manières de voir
sont fausses. « La volonté libre, en effet, n’est pas supprimée parce qu’elle
est soutenue, mais elle est précisément soutenue parce qu’elle n’est pas
supprimée » (Ep. 157, 10). La doctrine du maître a été défendue aussi par
son disciple S. Prosper (C. Collat.,
18, 3, etc.).
S.
Augustin connaît, il est vrai, une délectation
victorieuse pour le bien (delectatio cælestis) ; elle est en connexion avec sa doctrine de
la concupiscence dont elle est le pendant. Le péché a introduit dans notre
chair une tendance déplorable vers le mal, qui nous domine, mais sans détruire
la liberté ; comment pourrions‑nous
autrement être jugés justement ? La grâce introduit dans notre cœur une
disposition opposée, une disposition au bien ; cette disposition aussi est
dominante chez les régénérés, mais en union et en harmonie avec la
liberté ; c’est un amour du bien auquel coopère la volonté et non un amour
passivement ressenti. Sans doute, dans la vie réelle, il s’établira, pour ainsi
dire, une loi, d’après laquelle nous suivrons l’une ou l’autre tendance ;
car qui peut rester, ici, longtemps indifférent ?
Et c’est pourquoi S. Augustin conclut que nous suivons toujours l’inclination
la plus forte : «Il est nécessaire en effet que nous agissions conformément à ce qui nous
charme le plus » (In Ep. ad Gal., 49). Que S.
Augustin n’entende pas par là une nécessité physique mais une nécessité
seulement morale, on peut l’affirmer déjà à priori, car il ne veut certainement
pas ramener le mal à Dieu. Mais même
par rapport au bien, il dit lui‑même : « Je ne faisais pas ce qui
(le bien) me plaisait à un degré incomparablement plus élevé et ce que j’aurais pu faire si je l’avais seulement voulu. » (Conf., 8, 8, 20). Baïus a donc mal
compris S. Augustin quand il a voulu l’expliquer dans le sens d’une alternative
de la « caritas Dei » et de la « cupiditas mundi ».
Écoutons
encore quelques passages de ses écrits sur la grâce. « Par ses saintes
Écritures, (Dieu) nous révèle
clairement qu’il y a dans l’homme le libre arbitre de sa volonté » (De grat. et lib. arb.,
2, 2 ; cf. 5, 10 sq. et 21, 42). « L’obéissance nous est demandée, et
il ne peut pas y avoir d’obéissance
sans libre arbitre » (Lettres, 214, 7 ; cf. 215, 5). Il
enseigne : « l’origine du mal se trouve dans le libre arbitre »
(Retr., 1, 9, 2). Quand S. Augustin écrit :
« Rien n’est autant en notre pouvoir que la volonté elle‑même » (De lib. arb.,
l. 3, c. 3), il indique la voie à tous les Pères postérieurs et à tous les
théologiens. Mais la coopération de la liberté et de la grâce a toujours paru,
comme aujourd’hui, un problème difficile.
Loofs lui‑même, qui cite cette dure phrase de S.
Augustin : « Si la voie de la vérité nous est inconnue, notre libre
arbitre ne peut que nous porter au péché » (De spirit. et
lit., 3, 5), écrit à son sujet : « Mais il n’a jamais nié la « libertas arbitrii » au sens
psychologique ; en effet, dans le domaine de son pouvoir, l’homme a un
« liberum arbitrium » (c.‑à‑d. la
liberté de choisir) : Augustin n’était pas déterministe » (H. D.,
411). S. Augustin comprend donc l’absence de liberté au sens religieux et surnaturel.
Les
jugements des protestants, concernant quelques‑uns des
successeurs de S. Augustin, sont souvent contradictoires. C’est ainsi que
certains considèrent S. Bernard, par exemple, comme un
« calviniste ». Bien entendu, tout comme S. Anselme (De concord. præsc.
et præd. nec
non gratiæ Dei cum lib. arb.)
et d’autres, il donne, comme disciple de S. Augustin, un enseignement
entièrement catholique, dans son livre « De la grâce et du libre
arbitre », dans lequel il expose la triade connue de la liberté :
« On peut être libre du péché, de la misère et de la nécessité… nous
sommes libres de la nécessité par la nature, du péché par la grâce et de la
misère dans la (céleste) patrie » (3, 7). Il donne cette forme aux
pensées de S. Augustin : « supprimez le libre arbitre et il n’y aura
plus rien à sauver ; supprimez la grâce, il n’y a plus rien qui
sauve » (1, 2) ; cf. aussi Dict. théol., 2, 777 sq. Les jugements sur
S. Thomas sont aussi contradictoires. Un certain nombre de protestants le
considèrent comme un déterministe, bien que, dans sa seule Somme théologique,
il ait consacré deux questions, avec un ensemble de treize articles, à la
volonté et à la liberté (1, 82 sq.). Étant donné que les théologiens
catholiques défendent les deux facteurs, la liberté et la grâce, on pourrait
les suspecter aussi facilement que S. Bernard et S. Thomas. Deissmann ne dit‑il pas déjà de S. Paul qu’il est à la fois
déterministe et indéterministe ? D’après Deusen, Philosophie de la Bible
(1913), 282, Jésus et S. Paul sont déterministes. Il y a donc une fluctuation
continuelle dans les dires des adversaires.
La
raison théologique déduit la
participation de la volonté au bien, de ce fait extérieur que le bien nous est commandé par Dieu. C’est l’argument
auquel se réfère si souvent S. Augustin : « La loi n’ordonnerait pas,
s’il n’y avait pas de volonté » (Ep. 177, 5). Le saint docteur tire de
même ses arguments de la notion chrétienne de récompense et de châtiment. Loi,
menace, promesse, récompense et châtiment n’ont un sens raisonnable que si l’on
admet la liberté. Il faudrait n’y voir, autrement, qu’arbitraire et non‑sens. L’expérience chrétienne nous apprend
enfin que beaucoup de bien, souvent le meilleur, se fait contre l’inclination
naturelle. Le Christ ne connaît qu’une loi fondamentale de la moralité, c’est
que la volonté de Dieu se fasse en tout. C’est d’après cette loi qu’il a accepté
la mort rédemptrice (Luc, 22, 42), malgré les répugnances de la nature.
Quand
on conçoit la vie religieuse et morale d’une manière réellement prédestinatienne,
on l’anéantit et on finit par sombrer dans la stupidité des fakirs hindous. En
outre, c’est la liberté qui donne d’abord au bien naturel son caractère de
moralité et « la grâce suppose la nature » : là où il n’y a pas de
bien naturel le bien surnaturel est impossible.
L’objection d’après laquelle, en admettant
deux facteurs de l’acte, on l’empêche de réaliser son unité, ne tient
pas ; car selon une expression pertinente de S. Bernard : « Ce n’est
pas en partie la grâce, en partie le libre arbitre, mais l’une et l’autre qui
accomplissent tout par une seule œuvre indivisible : certes, il accomplit
tout et elle accomplit tout ; mais de même qu’elle accomplit tout en lui,
il accomplit tout par elle » (De concord.,
c. 14, n. 47 ; cf. 46). On sait avec quelle force le scotisme insiste sur
le rôle de la volonté et pourtant Scot n’est pas « pélagien ».
Corollaire. Il y a une grâce vraiment et relativement suffisante qui rend l’homme
capable, dans ses conditions particulières de vie, de faire le bien et d’éviter
le péché, mais qui, par suite de sa résistance, reste stérile (grâce vraiment
et purement suffisante).
Le
Concile de Trente dit dans le canon
que nous avons cité, que la volonté libre coopère avec la grâce, quand elle se
dispose a la Justification,
ainsi donc la grâce est vraiment
suffisante, mais, en même temps, il enseigne que la volonté peut refuser sa
coopération à cette grâce ; par conséquent la grâce reste, si la volonté
refuse sa coopération, purement
suffisante. La proposition de Jansénius affirmant que, dans l’état de nature
tombée, on ne résiste jamais à la grâce intérieure, a été condamnée (Denz., 1093) ; a été condamnée de même la proposition
déclarant que la grâce suffisante ne nous est pas seulement inutile, mais
nuisible et que, par conséquent, nous devrions prier Dieu de nous en délivrer (Denz., 1296).
La preuve de l’existence de la grâce
suffisante réside d’abord dans le fait que la volonté, sous l’influence de la
grâce, reste libre et peut y résister. Dieu veut, par elle, conduire l’homme au
bien, elle est donc vraiment apte et propre à cette fin ; mais la volonté
peut la refuser, elle n’est donc pas de nature à triompher de la volonté ;
elle demeure inefficace (purement suffisante). Ensuite la thèse se déduit de ce
fait que Dieu donne sa grâce à tous
les hommes et de cet autre fait que tous ne font
pas le bien et ne sont pas sauvés ; ils peuvent donc faire leur salut et
ne le font pas. La grâce est vraiment suffisante, mais elle n’est que
suffisante. Il faut dire, en outre, que Dieu exige que tous fassent leur salut, sous peine de damnation
éternelle ; comme cela n’est possible
que dans l’hypothèse de la grâce, il faut donc que, pour tous ceux qui se
perdent, la grâce soit vraiment
suffisante, mais seulement
suffisante : autrement Dieu serait injuste. Or le Concile de Trente dit
avec S. Augustin que Dieu ne commande pas l’impossible.
L’Écriture
signale, en plusieurs passages, des exhortations
divines auxquelles, comme l’enseigne l’expérience, tout le monde ne correspond
pas. Dieu n’adresserait pas sérieusement ces exhortations à tous, s’il n’en
rendait pas l’exécution possible en accordant sa grâce. La prédication de Jésus
s’adressait à tous les Israélites, mais chez un petit nombre seulement la
semence tomba sur une bonne terre (Math., 13, 1 sq.). Le Roi les avait tous
invités au festin de noces de son Fils, mais ils ne voulurent pas venir... ils
s’en allèrent tous, l’un à sa maison des champs, etc... (Math., 22, 1-14).
Jésus se plaint en ces termes : « Malheur à toi, Corozaïn ;
malheur à toi, Bethsaïde, car si les miracles qui ont
été faits au milieu de vous avaient été faits dans Tyr et Sidon, il y a
longtemps qu’elles auraient fait pénitence sous le cilice et la cendre »
(Math., 11, 21). « Jérusalem, Jérusalem, qui tues les Prophètes et lapides
ceux qui te sont envoyés, que de fois j’ai voulu
rassembler tes enfants, comme la poule rassemble ses poussins sous son aile, et
tu n’as pas voulu » (Math., 23, 37). S. Étienne fait entendre la même
plainte (Act. Ap. 7, 51).
S. Paul avertit les Corinthiens de « ne pas recevoir en vain la
grâce » (2 Cor., 6, 1).
A tous ces cas s’applique ce principe :
La vocation au royaume de Dieu était
suffisante, mais elle n’était pas efficace.
La grâce et la volonté n’arrivèrent pas à s’unir. La faute en est à la volonté.
C’est pourquoi elle est, chaque fois, passible du jugement divin.
Par
conséquent, la grâce suffisante n’est pas, comme le prétendaient les jansénistes, un malheur qui ne fait que rendre l’homme coupable envers Dieu, mais
un bienfait véritable et salutaire. Car elle rend l’homme capable, tout au
moins d’une manière éloignée (grâce
de prière, laquelle pourra permettre d’obtenir la puissance nécessaire pour
effectuer d’autres actes salutaires ) ou même d’une
manière prochaine (grâce qui confère à
la volonté toute la puissance nécessaire pour agir), de devenir enfant de Dieu.
C’était certainement un véritable bienfait de Dieu que celui dont le refus
arrache des lamentations à Isaïe et même des pleurs à Jésus. Au lieu de faire
cette prière : Délivre‑nous de la
grâce suffisante, le jansénisme aurait dû dire à Dieu : Délivre‑nous de la résistance de notre mauvaise
volonté à la grâce. C’est pourquoi Alexandre VII a condamné à bon droit cette
opinion des jansénistes.
Les
jansénistes commettaient encore une grave erreur en distinguant une grande et une petite grâce et en attribuant à Dieu la responsabilité de l’inefficacité
de la « petite » grâce. Ils affirmaient, en effet, que cette grâce
suffisante abstraitement et prise en
soi, ne l’était pas concrètement et relativement, par rapport à la situation
personnelle du pécheur.
Objections des jansénistes. Ils
invoquent l’autorité de S. Paul qui dit que c’est Dieu « Qui produit le
vouloir et l’opération » (Phil., 2, 13). Mais ce texte veut dire seulement
que Dieu fait que nous aussi nous voulions moralement, c.‑à‑d.
librement, car une volonté qui n’est pas libre n’est pas une vraie volonté. L’Apôtre
écrit : « Qui résiste à sa volonté ? » (Rom., 9, 19). Il
est cependant impossible que S. Paul veuille dire que Dieu, quand il meut notre
volonté d’une manière efficace et sûre vers le bien, ne puisse le faire qu’en
détruisant cette volonté dans le privilège le plus élevé de sa nature, la
liberté, et en la conduisant comme un instrument mort. Le texte ne peut avoir
que ce sens : quand Dieu veut sauver l’homme (volonté absolue), il le peut certainement par la force de sa grâce, en
ramenant au bien une volonté qui en était détournée, - non pas cependant malgré cette volonté - quel succès
serait‑ce en effet ? - mais avec elle. S. Paul veut faire ressortir
la force de la grâce efficace, mais il n’entend pas conseiller au pécheur d’attendre
paresseusement que Dieu lui donne une grâce irrésistible. Toutes les Épîtres et
toutes les exhortations de l’Apôtre s’opposent à l’interprétation du facteur de
la grâce telle que l’entendent les jansénistes. Personne n’a été saisi et
transformé par la grâce d’une manière plus intense que S. Paul lui‑même et cependant c’est justement lui qui
écrit qu’il a coopéré librement avec la grâce (1 Cor., 15, 10) et que
finalement il peut encore se perdre s’il
refuse cette coopération (1 Cor., 9, 27). L’Église demande dans une oraison (4e
dim. ap. la Pent.) que Dieu
nous entraîne vers lui, même si nous sommes « rebelles », c.‑à‑d. qu’il
rende par sa grâce, notre volonté opiniâtre, docile et inclinée au bien. Elle
ne songe pas à demander la suppression de la liberté pour que la grâce agisse
seule. S. Augustin, il est vrai, insiste parfois beaucoup sur la force de la
grâce et cite volontiers le mot de S. Paul, d’après lequel personne ne peut
résister à la volonté de Dieu (Rom., 9, 19). C’est un sujet de controverse
parmi les théologiens de savoir si S. Augustin admet une grâce irrésistible.
Ainsi Rottmanner
écrit : Il (Dieu conduit les prédestinés sans qu’ils puissent se détourner et invinciblement à leur fin. (De la correct. et
de la grâce, 12, 38)... Avec une précision qui ne laisse rien à désirer, S.
Augustin déclare que les bonnes tendances de la volonté et les bonnes œuvres ne
sont au fond que des effets que produit, dans le cœur des hommes, la grâce
invincible du Tout‑Puissant »
(L’augustinisme [1892], 21, 24). Kolb
juge de même (Liberté humaine et prescience divine d’après S. Augustin [1908],
109). Par contre, Mausbach
prétend que cette manière de voir résulte d’un « terrible
malentendu ». S. Thomas donne une interprétation plus rigide de Rom., 9,
19. (Cf. encore S. Augustin, Div. quest. à Simpl., l, 2, 13).
Le fait
de la coopération de la grâce et de la liberté a été défini par l’Église contre
l’hérésie prédestinatienne. Quant au mode
de la coopération, sa détermination est laissée à la libre discussion. Or le
problème se pose ainsi : Si le dogme nous enseigne que l’homme est libre
sous l’influence de la grâce, comment s’explique alors l’infaillibilité du
succès de la grâce ? Plus précisément, comment faut‑il comprendre le passage de la grâce suffisante à la
grâce efficace ? L’adhésion de l’homme se produit‑elle par une nouvelle excitation divine et une
détermination, par Dieu, de la volonté, de telle sorte que Dieu mette d’accord
la volonté humaine avec sa volonté de grâce, ou bien cette adhésion se produit‑elle par une libre décision de l’homme, de telle
sorte que ce soit lui qui mette sa volonté en harmonie avec la volonté divine
de grâce ? Le succès de la grâce a‑t‑il son fondement dans
la nature de cette grâce (grâce efficace en elle‑même, intrinsèquement)
ou bien dans la liberté (grâce
efficace accessoirement, de l’extérieur) ?
Dieu voit‑il ce succès en
lui‑même
ou le voit‑il dans l’homme ?
Dieu prévoit‑il infailliblement le succès, parce qu’il veut ce succès ou bien parce qu’il voit que l’homme coopérera avec la
grâce ?
On
ne peut nier que ces questions ont un grand attrait spéculatif et que, en
raison de leur connexion étroite avec l’affaire de notre salut, elle sont d’une grande importance pratique. Malheureusement elles semblent pour nous insolubles.
En
Occident - pas en Orient - on a senti
l’acuité de ce problème et on a essayé de le résoudre dès le temps de S.
Augustin. On a déjà signalé avec quelle énergie le saint docteur insiste sur le
rôle de la grâce. « Dieu lui‑même est notre
pouvoir » (Solil., 2, 1, 1 ; cf. De grat. Christi, 25, 26). Il est persuadé que Dieu conduit l’âme
au salut sans qu’on puisse s’en
détourner, invinciblement (De la correct. et de la
grâce, 12, 38), « Il est certain que c’est nous qui agissons ; mais [Dieu]
nous permet d’agir, en fournissant à notre volonté des forces très
efficaces » (De la grâce et du libre arbitre, 16). Tel est aussi l’enseignement
de ses disciples, bien qu’ils essaient parfois d’adoucir un peu le ton du
maître.
La
Scolastique primitive inclina tantôt
vers un sens, tantôt vers l’autre et elle offre des arguments pour l’une et l’autre
manière de voir. S. Thomas insiste partout sur le rôle de Dieu comme
« cause première ». « Dieu est le premier en mouvement
immobile » le premier moteur de tout, des volontés libres comme du reste
(S. th., 1, 3, 1). « La volonté divine est la première règle de toutes les volontés », même de
celles des bienheureux et des anges (C. Gent., 4, 92). « Dieu est cause de n’importe quelle action dans la
mesure où il donne le pouvoir d’agir,
où il le conserve et, il l’applique à l’action et où tout autre pouvoir agit dans le sien...
il en découle que lui‑même opère
sans intermédiaire en n’importe quel être, sans
exclure l’opération de la volonté et de la nature » (De potentia, q. 3, 7 ; cf.S.
th., 1, 2, 16, 1 ; 1, 2, 9, 3 ; 1, 2, 10, 4 ; De verit., 22, 8 ; De malo, 6
ad 3).
Le
Concile de Trente défend la liberté contre les Réformateurs (Cf. ci‑dessus § 123 et t. 1er, § 80). Il
enseigne spécialement que les pécheurs, « au lieu de l’éloignement de Dieu
dans lequel ils étaient auparavant par leurs péchés, viennent à être disposés
par la Grâce qui les excite, et qui les aide à se convertir pour leur propre
justification, consentant, et coopérant
librement à cette même Grâce ; en sorte que Dieu touchant le cœur de l’homme
par la lumière du Saint Esprit, l’homme
pourtant ne soit pas tout-à-fait sans rien faire, recevant cette inspiration, puis qu’il la peut rejeter ; quoi
qu’il ne puisse pourtant sans la grâce
de Dieu, par sa volonté libre, se porter à la Justice devant lui » (S. 6,
c. 5 ; Denz., 797). Dans l’époque qui suivit le
Concile de Trente, des systèmes théologiques essayèrent d’expliquer, d’une
manière plus précise, le problème de la grâce et de la liberté ; nous
allons les exposer brièvement. Ils cherchent tous à s’appuyer sur S. Augustin
et S. Thomas.
1.
Le thomisme. Il fut établi par le Dominicain espagnol
Banez de Salamanque (+ 1604). Sa thèse se formule
ainsi : « Efficacia
infallibilis connexionis
cum effectu ex natura gratiæ intrinseca ».
Il appliquait logiquement le principe de S. Thomas sur l’action universelle de
Dieu comme cause première, au domaine surnaturel. Aucune cause secondaire ne
peut passer à l’activité sans être déterminée efficacement par la première. Cependant Dieu meut chaque
créature selon sa nature ; la
créature non libre en la faisant agir d’une manière nécessaire, la créature
libre en la faisant agir d’une manière libre. L’influence de Dieu est
irrésistible et par conséquent infaillible ; rien ne peut s’y soustraire.
Dans l’ordre naturel, cette influence s’appelle le « concursus
generalis » ; dans l’ordre surnaturel, il s’appelle
la grâce. Dans les deux cas, cette influence s’exerce d’une manière entièrement
analogue. Dans l’ordre naturel, ce « concursus »
est prœvius,
préalable et non « simultaneus » ou
simplement concomitant ; il en est donc de même dans l’ordre surnaturel.
La motion divine n’est donc pas seulement motio (divina), mais encore præmotio.
Cependant cette « antériorité » ne doit pas s’entendre au sens
temporel (tempore prius),
mais au sens logique et réel (natura prius). Une expression extensive est la prédétermination :
elle veut dire que Dieu, dans plus ses éternels « décrets prédéterminants de grâce », a décidé de conduire
sûrement un certain homme par la prémotion à l’œuvre
du salut et à la vie éternelle.
Cette
prémotion est appelée physique, car elle saisit la
volonté intérieurement, dans sa nature : elle ne l’attire pas seulement
extérieurement et moralement au bien, mais elle la meut physiquement là où elle
veut qu’elle aille, conformément cependant à sa nature et par conséquent librement. Cette prémotion
physique est la grâce efficace ;
sous son influence le bon vouloir se produit réellement. Si elle manque à la
volonté, celle‑ci n’est pas complètement équipée pour
l’action, la grâce n’est alors qu’une grâce suffisante ;
il manque à la volonté l’« applicatio
ad actum », le mouvement qui fait passer de l’
« actus primus » à l’ « actus secundus ». Entre les deux grâces, il y a une
différence essentielle, elles sont entitativement distinctes. La grâce suffisante ne donne que
le pouvoir, mais elle n’arrive jamais
jusqu’au vouloir, lequel n’est opéré que par la nouvelle grâce, laquelle n’est jamais
dépourvue de succès. Ce succès, Dieu le prévoit éternellement dans son décret
de grâce physiquement prédéterminant.
Appréciation. Personne ne
peut refuser au thomisme la justesse de
déduction. Il semble que son point de départ soit le seul juste. Il part de
la notion de Dieu, la cause première qu’il faut toujours placer au premier rang
dans l’ordre surnaturel comme dans l’ordre naturel. Cela lui donne une force
qui manque à tous les autres systèmes. Il ne reste rien à désirer dans son
explication de la prescience divine par rapport au succès futur. Il est vrai
que le jugement est différent quand on envisage ses conséquences pour l’homme.
Alors naissent de graves difficultés.
On
ne se rend pas bien compte comment, avec la prémotion
physique, on peut sauvegarder la liberté, la « possibilité de refuser si l’on
veut » (Trid.). On répond : Il y a ici, il
est vrai, une nécessité, mais cette nécessité n’est pas une nécessité causale,
c’est une nécessité logique ; ce n’est pas la « necessitas
consequentis », c.‑à‑d. d’après laquelle la volonté coopère d’une
manière logiquement sûre et dans ce sens nécessairement, mais la « necessitas consequentiæ »,
c.‑à‑d. d’après
laquelle la coopération de la volonté a lieu, car ce serait une contradiction
de dire que la volonté agit et n’agit pas ; ce qui est ne peut pas en même
temps n’être pas : mais cette proposition ne dit rien sur le mode d’opération.
On s’exprime encore de la manière suivante : La volonté est libre
« in sensu diviso » et non « in sensu composito ». Elle est libre « in sensu diviso », c.‑à‑d. que, indépendamment et séparément de la
grâce efficace, elle peut omettre l’acte pour la production duquel cette grâce
(prémotion physique) a été donnée, car elle garde son
pouvoir de liberté comme l’oiseau
posé sur la branche garde celui de voler. Mais au sens composé, c.‑à‑d. dans l’union
de fait entre la grâce efficace et la volonté, il n’est plus logiquement
possible que la volonté omette l’acte, car, sous l’influence de cette grâce,
elle s’est, conformément à la nature de sa volonté libre, déterminée librement
à cet acte et aussi longtemps que persistent cette influence de grâce et la
décision volontaire produite sous cette influence, il est logiquement
nécessaire que l’acte opposé soit exclu, de même qu’un oiseau ne peut pas en
même temps être posé sur la branche et voler.
S. Thomas lui‑même dit : « C’est Dieu qui est la
cause première, donnant le mouvement aux causes naturelles et aux causes
volontaires. Et de même qu’en mettant en mouvement les causes naturelles il n’empêche
pas leurs actes d’être naturels, ainsi en mettant en mouvement les causes
volontaires, il n’ôte pas à leurs actes leur modalité volontaire, mais bien
plutôt il la réalise en eux ; car Dieu opère en chaque être selon sa
nature propre » (S. th., 1, 83, 1 ad 3). « Dieu meut parfois certains
de façon spéciale à vouloir avec détermination quelque chose de bon ;
ainsi ceux qu’il meut par la grâce » (S. th., 1, 2, 9, 6 ad 3).
On
objecte en second lieu que Dieu
coopérerait au péché. A cela les thomistes répondent par une distinction. Sans
doute, disent‑ils, Dieu prédétermine positivement en
tant que telle l’activité matérielle, mais pour ce qui est de son désaccord
formel avec la loi morale, il le permet simplement négativement, il n’empêche
pas que la volonté n’abuse du bon concours
qu’il lui a prêté. Ainsi Dieu n’est pas l’auteur de la faute, mais seulement de
l’acte ontologique. Au reste, le mal
n’a pas de « causa efficiens » mais
seulement une « causa deficiens ». S.
Augustin : « Si une courtisane pèche,
c’est son fait ; si elle met au
monde un fils, elle le doit à Dieu (Sermon 10, 5). Mais comment Dieu connaît‑il le
mal ? Du simple refus de la grâce ne découle pas, comme une conclusion
déterminée, le mal particulier qui en résultera. Il y a là une difficulté
presque insoluble.
2. L’augustinisme.
Ses principaux représentants sont le cardinal Noris (+ 1704), Bellelli (+ 1742), Berti (+ 1766), Marcelli (+ 1804). Ils
remplacent la prémotion physique très critiquée par
une délectation victorieuse que Dieu
inspire préalablement à la volonté. Cette délectation, pensent‑ils, assure mieux la liberté, car alors que la prémotion meut la volonté physiquement, la délectation ne
la meut que moralement en excitant et en attirant la volonté, sans doute jusqu’à
une victoire complète sur elle‑même
et ses faiblesses, mais de telle sorte cependant qu’elle reste physiquement
libre. Par l’affirmation de la liberté et le rejet de la grâce irrésistible,
les augustiniens se séparent du jansénisme
condamnable.
Appréciation. Si la
délectation victorieuse doit entraîner par elle‑même la
décision de la volonté, l’augustinisme s’expose aux mêmes critiques que la
théorie thomiste. Mais ce système est inférieur au thomisme par manque d’autorité,
puisqu’il ne s’appuie que sur S. Augustin, et plus encore par son défaut de
réalisme et de suite logique. L’expérience chrétienne ne connaît guère cette délectation
victorieuse et, de plus, elle connaît encore la crainte, l’espérance, la foi,
la pénitence comme motifs décisifs d’une bonne résolution. En outre, le système
explique d’une manière insuffisante la prescience que Dieu a du succès, puisque
la grâce n’agit que moralement.
Par
contre, si cette délectation agit physiquement, mieux vaut admettre alors le
système thomiste avec sa ferme substructure philosophique. Au sujet de S.
Augustin, cf. ci‑dessus p. 86.
3. Le
molinisme. Sa thèse se formule ainsi : « Efficacia
intrinseca virtutis seu in actu primo et extrinseca connexionis
seu in actu secundo. » Ce système tire son nom
du Jésuite espagnol Molina (+ 1600) qui expose sa doctrine dans son
livre : « La concorde du libre arbitre avec les dons de la grâce ».
Il insiste sur la liberté, sans cependant la placer, comme les pélagiens, avant
la grâce. Ici encore nous devons distinguer l’« actus
primus » et l’ « actus secundus ».
Dans l’« actus primus »,
Dieu munit l’homme de sa grâce surnaturelle (gr. elevans)
pour le bien, non seulement d’une manière morale par l’illumination de l’intelligence,
mais encore d’une manière physique par le mouvement et l’excitation de la
volonté et cela d’une manière suffisante. Le passage effectif au bien, dans l’« actus secundus », se
produit ainsi : la volonté, de son côté, saisit la grâce et en union avec
elle accomplit le bien de telle sorte que la vitalité de l’acte salutaire
provient de la volonté, mais son caractère surnaturel, de la grâce qui opère le
passage de l’« actus primus » à l’« actus
secundus ». Il n’y a donc en soi que des grâces
suffisantes et il dépend de la volonté, qui est sans doute influencée par cette
grâce mais n’est pas l’objet d’une prémotion physique
et demeure complètement maîtresse d’elle‑même,
que cette grâce reste simplement suffisante ou qu’elle devienne efficace (entitative ejusdem speciei) :
« Efficacia gratiæ ab extrinseco sive per accidens ». Quant au succès, Dieu le voit dans sa
science moyenne (cf. t. 1er, p. 158 et 165) et non dans ses décrets
éternels.
Pour
préciser : Dieu prévoit, en vertu de sa science infinie, comment les êtres
libres, dans les diverses situations possibles, coopéreraient librement avec
telle ou telle mesure de grâce, et, appuyé sur cette connaissance des futurs
conditionnels (scientia media), il décrète, dans un
acte logiquement second, de choisir et de réaliser, parmi les nombreux ordres
du monde possibles que sa science embrasse, cet ordre précis, dans lequel tel
homme, coopérant librement avec la grâce, sera sauvé et tel autre, la refusant
librement, sera damné. Après ce décret créateur, la science moyenne devient la
science de vision, c.‑à‑d. qu’elle s’étend maintenant au réel. Dieu voit
les futurs libres dans leur état réel. Cependant cette connaissance est
indépendante des choses. Le molinisme lui‑même n’admet
pas que Dieu tire sa connaissance du dehors.
Appréciation. Si le point
obscur du thomisme est la « prémotion
physique » dans ses rapports avec la liberté, le point obscur du molinisme
est la « science moyenne » concernant la connaissance que Dieu a du
succès certain. En effet, comme la grâce devient efficace par l’adhésion de la
volonté et que cette adhésion se produit, pour ainsi dire, accidentellement,
peut être ou ne pas être, elle est, par suite, toujours douteuse et pourtant il
faut qu’elle soit éternellement prévue par Dieu comme une chose certaine. Il
est difficile de comprendre d’où ces futurs libres conditionnels reçoivent leur
entité (ens
et verum convertuntur). De Dieu ? Ce serait
alors du thomisme. Des hommes simplement possibles ? Mais ces hommes n’opèrent
pas encore et tout le possible se trouve en Dieu. D’eux‑mêmes ? Mais cela n’est pas non plus une
idée réalisable. Le système maintient la liberté, mais elle lui coûte cher. Enfin le molinisme s’enfonce dans les
profondeurs du mystère aussi bien que le thomisme rigide et conséquent. Car si
on lui demande pourquoi Dieu a réalisé un ordre du monde, dans lequel Pierre est
sauvé et non Judas et même dans lequel tous les hommes ne sont pas sauvés, il
est incapable de donner une réponse. Dire avec S. Augustin que Dieu ne doit
aucune grâce aux réprouvés ne dissipe pas l’obscurité, parce que, justement, il
ne doit la grâce à personne ; on
ne peut pas davantage s’appuyer sur l’autre déclaration de S. Augustin qui
dit : Dieu ne veut pas manifester sa miséricorde sans sa justice, ou
bien : on doit se représenter le mal comme une ombre, dans un tableau, qui
fait ressortir les parties lumineuses. S. Augustin s’en rend compte lui‑même et se déclare incapable de pénétrer les
voies et les plans de Dieu (Cf. plus haut p. 65 et 76). On cite Os. 13,
9 : « Te voilà détruit, Israël, alors que ton secours est en moi
! » Mais il ne faut pas chercher très loin pour trouver ce texte de la Sagesse
(12, 18) : « toi qui disposes de la force,
tu juges avec indulgence, tu nous gouvernes avec beaucoup de ménagement, car tu
n’as qu’à vouloir pour exercer ta puissance ».
Stufler (De Deo operante [1923]) a critiqué dernièrement les deux systèmes
en disant que ni l’un ni l’autre ne peut s’appuyer sur S. Thomas. La doctrine
de S. Thomas serait plutôt la suivante : « Dieu ne meut pas les
créatures par des impulsions passagères s’ajoutant à leur nature et concédées
de nouveau pour chaque action particulière, mais par une impulsion permanente qui a son fondement dans leur nature elle‑même et, par suite, est déposée en elles au
moment de leur création. » Ce
serait aussi le cas dans la surnature. Or le « juste » est mu par les « habitus » infus des vertus
théologales et morales et « non par des impulsions surnaturelles
transitoires ». Le pécheur se
prépare à la justification d’une double manière : « la dispositio remota » se fait
par l’usage de ses « forces naturelles » (il réalise ce qu’il a en
lui). Ces actes, par ex. le « timor servilis », sont entitativement
naturels et ne peuvent être appelés surnaturels qu’en tant qu’ils sont rendus
possibles et se produisent par « une providence particulière de
Dieu ». La « dispositio proxima »
consiste dans « les actes de foi, d’espérance, de repentir et de
charité », que l’homme produit au moment même où il reçoit la grâce. Ces
actes sont surnaturels et procèdent de l’« habitus
gratiæ et virtutum ».
(Revue d’Innsbruck, 1927, 333-369). La controverse qui suivit cet exposé fut
menée par Stufler, Pelster,
Landgraf d’une part (Revue d’Innsbruck, 1922, 1923,
1926, 1927) et, d’autre part, par M. Martin, Schultes,
Zigon dans Div. Thom., 1923, 1924, 1926, et dans la
Revue thomiste, 1924-1926.
4.
Le congruisme. Il divise l’accent moliniste en le plaçant non seulement sur
la volonté libre mais encore sur les circonstances
particulières dans lesquelles la grâce atteint l’homme. Si ces circonstances,
tant intérieures qu’extérieures, sont favorables, congruentes, la volonté libre se décidera certainement à faire de
cette grâce une grâce efficace (gratia congrua). Par contre, si la grâce atteint la volonté dans
des circonstances défavorables, elle reste inefficace, elle est simplement
suffisante (gr. incongrua).
Exemple. Le don d’une
épée est en soi et objectivement le même, que ce soit en temps de paix ou en
temps de guerre ; cependant les circonstances font qu’en temps de guerre c’est
un don plus important et plus efficace qu’en temps de paix. Dans la
prédestination divine on considère donc non seulement la volonté humaine, mais
encore les circonstances où elle se trouve et qui dépendent de la divine Providence, et ainsi on accorde au
facteur divin une importance un peu plus grande que dans le molinisme pur. S. Augustin avait écrit : « celui
dont il a pitié, il l’appelle de la manière qu’il sait la plus convenable pour lui faire écouter sa voix » (Ad Simpl., 1, 2, 18). C’est à ce texte qu’on se réfère ;
au reste, chaque système fait appel à S. Augustin et à S. Thomas. Dans le
congruisme aussi, c’est la volonté
qui fait de la grâce suffisante une grâce efficace, car la grâce congrue et la
grâce incongrue sont en soi
absolument identiques et la volonté seule les différencie. Le général des
Jésuites Aquaviva
(1615) prescrivit le congruisme comme doctrine de l’Ordre. Comme il ne se
distingue pas essentiellement du molinisme, il est inutile d’en donner une
appréciation spéciale.
5.
Le syncrétisme. Nous ne le signalons
que pour être complet. Il n’offre rien d’essentiellement nouveau, car c’est un
composé des principes des deux Écoles. Pour les œuvres plus difficiles, il admet l’explication
thomiste et pour les œuvres plus faciles,
l’explication moliniste. Les représentants du syncrétisme sont Tournely, Thomassin, Petau, S.
Alphonse, Katschalter, Bauerle‑Bilger,
etc.
Paul V mit fin
officiellement, en 1607, à la controverse
de la grâce qui dura neuf ans à la Congrégation de auxiliis
(1598-1607), en ordonnant au général des Dominicains comme à celui des
Jésuites : « Ne quis partem
suæ oppositam aut qualificaret
aut censura
quapiam notaret » (Denz., 1090). Ainsi l’Église laisse les deux systèmes
libres.
A
consulter : S. Thomas, S. th.,
1, 2, 113. S. Bonaventure, Breviloquium P. V., c. 1 sq. Rozitkovie, S. Bonaventuræ doctrina de gratia et
libero arbitrio (1919). L. Lercher, Inst.
théol. dogm., 3 ; De gratia
Christi (1925). Bellarmin, De justificatione (Controv.) (Venet.
1721), 4, 371 sq. Vega, De justificatione doctrina universa
(Venet., 1548 ; Colon., 1572). Suarez,
De div. gratia (Mogunt.,
1620-1621), 1, 6, c. 1 sq. Salmant., Tract.
15 (éd. Paris, 1879, 10, 299 sq.). Bécan,
Theol. Scolast., de gratia habit. Tobac, Le problème de la justification. Dict. theol., 1, 425-436, v. Adoption. Jos. Van der Meersch,
Divina gratia (1924). Janssens, De gratia Dei et Christi
(1921), 416 sq. J. Stufler,
De Deo operante (1923).
La
grâce actuelle que nous avons examiné jusqu’ici a
comme but premier la production de bonnes œuvres particulières, surtout de la
foi (Jean, 6, 29). Son but dernier
est de fonder un état durable de grâce ou de filiation divine complète. L’Écriture appelle cet état de grâce
« justice » et l’acte divin par lequel il est produit en nous
« justification ». On l’appelle « justification de l’impie »
car ceux qui reçoivent simplement la justice, comme par exemple nos premiers
parents au paradis terrestre, les anges, la Sainte Vierge, ne sont pas dits
justifiés. Est justifié le pécheur.
Les théologiens appellent la grâce par laquelle Dieu produit la justice, d’après
son aspect négatif, grâce de la
justification et d’après son aspect positif, grâce sanctifiante. A cause de sa permanence dans l’âme cette grâce
s’appelle grâce habituelle. C’est d’elle que nous avons à traiter maintenant. C’est
justement dans cette partie du traité de la grâce que s’opposent le plus
vivement la doctrine catholique et la doctrine protestante.
Division de la matière. Elle est
déjà indiquée par ce que nous venons de dire. Nous parlerons d’abord de la
justification dans son sens actif, en tant que processus, du côté de Dieu et du côté de l’homme, nous parlerons ensuite de la
justification comme état, puis nous
examinerons ses propriétés et enfin
ses fruits.
THÈSE. Dans la justification, les
péchés ne sont pas couverts par Dieu, mais véritablement et réellement
effacés. De foi.
Explication. Le Concile
de Trente décrit la justification
comme le passage de l’homme pécheur, de l’état
d’injustice et de colère divine, à l’état de grâce et de filiation divine (Trid., s. 6, c. 4). La justification comprend donc un double élément, un élément négatif, la
rémission des péchés, et un élément positif, la sanctification.
Tout
autre est la notion de justification des protestants
qui voient dans cette notion l’essence de leur foi. D’après eux, la
justification consiste dans la seule rémission
des péchés ; il n’y a pas de sanctification positive. Mais, même dans cet
unique élément négatif, ils se séparent encore de la doctrine catholique, car,
pour eux, il ne s’agit pas d’une suppression réelle du péché, mais simplement d’une
couverture miséricordieuse. La
justification s’accomplit, d’après eux, uniquement par un acte extérieur de sentence divine (justifitatio
externa et forensis) ou de
déclaration d’impunité. Par là, sans doute, les relations
extérieures de l’homme pécheur avec
Dieu sont modifiées, mais non son état intérieur. Cette notion de la
justification est en connexion avec la conception également fausse de la
justice originelle de l’homme et de sa corruption essentielle par le péché
originel (T. 1er, § 80).
A
la conception protestante le Concile de Trente
oppose une série de déclarations dont les principales sont les suivantes. Il enseigne
« que la justification n’est pas seulement la rémission des péchés, mais encore la sanctification et le renouvellement
de l’homme intérieur par l’acceptation volontaire de la grâce et des
dons » (C. 7 : Denz., 799). Il définit, au
sujet de la rémission des péchés : « Si quelqu’un nie que par la
grâce de notre‑Seigneur Jésus‑Christ, qui est conférée dans le Baptême, l’offense
du péché originel soit remise :
Ou soutient que tout ce qu’il y a proprement, et véritablement de péché, n’est pas ôté, mais est seulement comme rasé, ou n’est pas imputé : Qu’il soit anathème » (S. 5, décret
touchant le péché originel, 5 : Denz., 792).
Preuve. L’Ancien
Testament, auquel fait appel le protestantisme, a toute une série d’expressions
pour désigner la rémission des péchés. On peut les distinguer en expressions
qui indiquent l’effacement et en
expressions qui indiquent la couverture
des péchés. Les premières sont les plus nombreuses et les plus usitées.
Expressions
signifiant effacement : auferre, curare, delere, dimittere, eruere, expiare, ignoscere, lavare, liberare, mundare, mundum esse pati, oblivisci, portare, purgare, propitiari, propitium esse, propitium fieri, redimere, remittere, sanare, tollere, absque culpa esse. - Expressions signifiant couverture : tegere,
operire, celare, avertere faciem, transire, prætergredi, projicere post tergum, in profundum
maris, non meminisse, non imputare.
Ces dernières expressions sont presque toutes imagées et s’expliquent par les
précédentes. La plupart des passages contenant ces expressions se trouvent dans
les Prophètes et les Psaumes. Malgré quelques obscurités, c’est cependant un
fait que l’Israël antique a cru à une véritable rémission.
Jésus se rattache
au prophétisme. Il combat le légalisme extérieur, particulièrement dans le
Sermon sur la montagne. Il condamne moins l’action mauvaise individuelle que la
mauvaise intention. Par conséquent la
condition préalable pour obtenir le pardon est l’abandon de cette mauvaise
intention, la transformation de tout l’homme intérieur. Toute la doctrine de
Jésus sur la justification se trouve dans la comparaison de l’homme avec un arbre. « Ou faites l’arbre bon et
son fruit bon ou faites l’arbre mauvais et son fruit mauvais, car c’est par son
fruit qu’on connaît l’arbre. Race de vipères comment pourriez-vous faire le bien, puisque vous êtes mauvais ? L’homme bon tire du
bon trésor des choses bonnes et l’homme mauvais, du mauvais trésor, des choses
mauvaises » (Math., 12, 33-35 ; cf. 7, 16-20. Luc, 6, 43-46). Mais l’homme
bon a besoin, pour sa fécondité spirituelle, de la grâce. « Toute plante que mon Père céleste n’a pas plantée
sera déracinée » (Math., 15, 13). Le Père donne pour le royaume de Dieu l’intention
droite et l’illumination (Math., 11, 25 ; 13, 11). Il accorde aux hommes
la possibilité du salut (Math., 19, 25). Il prépare aux siens le royaume avant
la constitution du monde (Math., 25, 34).
Sans
aucun doute, le disciple normal de Jésus est réellement pur et juste.
« Bienheureux ceux qui ont le cœur pur » (Math., 5, 8). Il dit à ses
Apôtres : « Vous êtes purs » (Jean, 13, 10 ; 15, 3). Lui‑même, après avoir accordé le pardon, assure
les hommes de la « paix » (Luc, 7, 50) et pose comme condition
préalable qu’ils « ne pèchent plus » désormais (Jean, 5, 14 ; 8,
11). Cette exemption de péché, il l’exige
des siens, même, s’il le faut, au prix de leur vie. Mieux vaut se couper la
main et le pied, mieux vaut s’arracher l’œil que de succomber à la tentation
(Math., 18, 8, 9 ; 10, 39). De l’énergie avec laquelle Jésus interdit le nouveau péché il résulte que l’ancien n’existe plus. Jésus veut que le
péché soit entièrement extirpé du cœur de l’homme. Le plus léger mouvement de
pensées mauvaises, le regard impur sont condamnés (Math., 5, 20 ; 6, 36).
Le Père des cieux est le modèle moral des enfants (Math., 5, 45, 48). Concluons
donc que, dans l’enseignement de Jésus, la théorie de la couverture des péchés
n’existe pas.
S. Paul donne le
même enseignement que Jésus ; seul le protestantisme l’a méconnu. Il part
de l’universalité du péché personnel
(Rom. 1, 1 à 3, 20). Cette universalité a sa raison dernière dans l’universalité
du péché d’origine (Rom., 5, 12, 13). Les effets de ces deux péchés sont
décrits d’une manière saisissante. Mais le chapitre 7, loin de prouver la
théorie de la couverture, représente d’une manière vivante et dramatique le
passage de l’ancien état au nouveau. Le vieil homme sera « délivré »
(24 sq.) et non « recouvert » par la grâce. « La loi de l’Esprit
de vie dans le Christ Jésus m’a délivré de la loi du péché et de la mort »
(Rom., 8, 2). « Par suite, il n’y a pas de condamnation pour ceux qui sont
dans le Christ Jésus » (Rom., 8, 1). Que le péché soit réellement détruit
et que l’homme en soit délivré, cela ressort clairement du chapitre 6 de l’Ep. aux Rom. où l’Apôtre compare le baptême, le grand sacrement
de rémission, avec la mort du Christ et met en parallèle le baptisé et le
Ressuscité : l’un et l’autre « marchent dans une vie nouvelle » (Rom., 6, 1-6). Constamment, dans ce chapitre,
on voit apparaître la vie ancienne et la vie nouvelle dans un contraste
intime ; si la vie ancienne était un esclavage du péché dans la chair, il
nous assure que « délivrés du péché, nous sommes devenus des serviteurs de
la justice » (Rom., 6, 18, 22). C’est pourquoi la « paix » est
la caractéristique particulière de l’état de chrétien (Rom., 5, 1 ; 14,
17. 1 Cor., 7, 15, etc.).
S. Pierre annonce la
rémission des péchés comme un bien salutaire de l’ère messianique. « Tous
les Prophètes lui rendent (au Christ) ce témoignage : que tous ceux qui
croient en lui obtiennent la rémission des péchés par son nom (Act. Ap., 10, 43). Or cette
rémission des péchés est véritable, car elle se fait avec ou par la
communication du Saint‑Esprit :
« Faites pénitence et que chacun d’entre vous se fasse baptiser au nom de
Jésus‑Christ pour la rémission de vos péchés
et vous recevrez le don du Saint‑Esprit »
(Act. Ap., 2, 38 ; cf.
5, 31 ; 3, 19). L’acte du baptême n’opère « pas l’ablution de l’impureté
de la chair (comme la purification lévitique), mais l’engagement d’une bonne
conscience devant Dieu » (1 Pier., 3, 21 ; cf. 2, 10).
S. Jean place l’« Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde » en tête de son évangile (Jean, 1,
29.) Le royaume du Christ est le royaume de la lumière ; le royaume de
Satan est le royaume des ténèbres : les deux s’excluent. « Le sang de
son Fils Jésus‑Christ nous purifie de tout péché...
Si nous confessons nos péchés, (Dieu) est fidèle et juste pour nous les
pardonner et pour nous purifier de toute iniquité » (1 Jean, 1, 7-9). Concluons
qu’on ne trouve chez aucun Apôtre la théorie de la couverture des péchés.
Les Pères. Que les
Pères ne connaissent pas la théorie de la couverture artificiellement tirée de
S. Paul par les Réformateurs, les protestants l’avouent ouvertement. Calvin reconnaît que S. Augustin lui‑même l’ignore. S. Augustin, justement, fait un grave reproche aux pélagiens de ne
pas croire à une véritable rémission des péchés par le baptême, mais seulement
à une radiation. « Qui peut affirmer cela avec les pélagiens, s’il n’est
pas infidèle ? Nous disons donc que le baptême opère la rémission de tous
les péchés et de tous les crimes et ne se borne pas à les rayer, qu’il n’est
pas vrai que les racines de tous les péchés demeurent dans la chair mauvaise
comme celles des cheveux sur la tête rasée, de telle sorte que les péchés à
écarter croîtraient de nouveau » (Contre deux lettres des Pélagiens, l. 1,
c. 13, 26).
La raison théologique se trouve
dans la véritable notion de Dieu. Une simple couverture des péchés, en effet,
ne convient ni à l’omniscience de Dieu ni à sa sainteté, à sa sagesse, à sa bonté
et à sa puissance. Ensuite cette théorie ruinerait le parallèle établi par S.
Paul entre Adam et le Christ (Rom., 5, 19), et cela au désavantage du Christ,
car par le premier Adam nous sommes devenus de véritables pécheurs, alors que
par le second nous ne pourrions être que des justes improprement dits et
putatifs. Ensuite la notion elle‑même de l’absolution
exige une véritable suppression du péché sous peine de renfermer un mensonge.
THÈSE.
La justification ne consiste pas seulement dans la rémission des péchés, mais
encore dans un renouvellement et une sanctification vraiment
internes. De foi.
Explication : C’est
précisément sur cet élément positif que dut insister le Concile de Trente a l’encontre
des protestants qui ne voulaient voir que l’élément négatif. Il déclare :
« Si quelqu’un dit que les hommes sont justifiés, ou par la seule imputation de la justice de Jésus‑Christ, ou par sa seule rémission des péchés,
faisant exclusion de la Grâce et de la Charité, qui est répandue dans leurs cœurs
par le Saint Esprit, et qui leur est
inhérente ; ou bien que la Grâce par laquelle nous sommes justifiés n’est
autre chose que la faveur de Dieu : Qu’il soit anathème » (S. 6,
canon 11 : Denz., 821). Par
là est condamnée la célèbre théorie d’imputation des protestants, d’après
laquelle le Christ n’est pas seulement la cause méritoire, mais encore la cause
formelle de
notre justification.
La
description classique de la nature de la justification au chapitre 7 de la
sixième session constitue le point dominant de toute la doctrine de la
justification. L’accent principal est mis sur la cause formelle de notre
justification. On énumère tout ce qui peut avoir une action causale sur la
production de notre justice ; la cause finale est la gloire de Dieu et du
Christ et le salut de l’homme ; la cause efficiente est Dieu
miséricordieux et bienveillant ; la cause méritoire est le Christ qui est
mort pour nous et qui, par sa mort, nous a acquis la justification ; la
cause instrumentale est le sacrement de baptême « sans lequel personne n’a
part à la justification ». « Son unique cause formelle est la Justice de Dieu ; non la Justice par
laquelle il est juste lui‑même, mais
celle par laquelle il nous justifie » ; « en effet, ayant reçu
de lui cette justice, nous sommes renouvelés dans l’esprit de notre intérieur
et nous ne sommes pas seulement considérés comme justes, mais nous sommes
vraiment appelés justes et le sommes, recevant en nous la justice chacun selon
sa mesure que le Saint‑Esprit
répartit aux individus comme il veut et selon la disposition propre et la
coopération de chacun » (Denz., 799).
Pour
expliquer ces décisions, faisons les remarques suivantes : Comme cause finale de notre justification on
indique : « la gloire de Dieu et du Christ ». La gloire de Dieu
est, d’après le traité de la création, la fin de l’action divine « ad
extra » (T. 1er, § 67). On ajoute la gloire du Christ, parce
que notre justification est aussi une œuvre de l’Homme‑Dieu et concourt particulièrement à sa
gloire. Le salut de l’homme (la vie éternelle) coïncide matériellement avec la
gloire extérieure de Dieu, car c’est par le salut de l’homme que cette gloire
est produite. « La cause efficiente est Dieu et Dieu seul, car lui seul
peut produire la grâce et la communiquer intérieurement aux hommes (Cf. plus haut fin § 113). D’ailleurs, cette grâce, comme on le
montrera plus loin, consiste dans la participation à la nature divine. La cause méritoire est le Christ, en tant
que, par son amour et son obéissance suprêmes, il nous a gagné la
justification. La cause instrumentale
est le sacrement de baptême, car c’est par lui régulièrement que se produit la
justification du pécheur. Certains font aussi rentrer dans la cause instrumentale
l’humanité du Christ, car par elle la justification a été opérée comme par un
instrument uni à la divinité (instr. conjunctum).
Le
débat le plus long et le plus animé au Concile fut causé par la question de la
cause formelle de la justification. Il fallait prendre position en face de la
justice purement imputative des Réformateurs, mais aussi en face de la théorie
d’une double justification
représentée par des Pères importants du Concile. Ces Pères, en effet, croyaient
pouvoir se montrer conciliants envers les protestants en admettant une double
justice, une justice imputée que nous
recevons du Christ et une justice personnelle
qui consiste dans notre moralité. Ainsi pensaient les « Coloniens », Pighius et Gropper, les cardinaux italiens Contarini et Sanfelice et le cardinal anglais Pole, le général des
Augustins Seripando. Lainez, par contre, combattait
cet être hybride. Les théologiens qu’on vient de nommer croyaient non seulement
qu’il était équitable de se montrer conciliant envers les protestants, mais
encore qu’il fallait admettre, à côté de la justice
intérieure, une justice extérieure imputée qui en serait le complément. L’Écriture,
argumentaient‑ils, plaçait la justice de l’homme
très bas. Le psalmiste prie Dieu de ne pas entrer en jugement avec lui (Ps.
142, 2) ; Job affirme qu’aucun homme n’est juste devant Dieu (Job, 9, 2).
Isaïe compare la justice de l’homme avec un linge sale (Is., 64, 6). S. Jean
enseigne que nous sommes tous pécheurs (1 Jean, l, 8) ; le Christ exige
que nous récitions tous la cinquième demande du « Pater » et S.
Augustin s’écrie : « Malheur à la vie de l’homme, si louable soit‑elle, si tu la juges sans miséricorde »
(Conf., 9, 13). Sur cette double justice, Gropper, Pflug, Eck et Melanchton, Butzer,
Pistorius s’étaient déjà mis d’accord dans leurs conférences religieuses à
Ratisbonne (1541). La notion de la double justice a pour auteur Gropper. Quant à Luther, il l’appelait une « chose
ravaudée et recollée ». Rome également fut mal impressionnée. Lainez et
ses partisans purent, sans trop de peine, ruiner cette théorie qui fut
pourtant, au début, opiniâtrement défendue. Ce qui l’ébranla surtout, c’est qu’on
adopta ce qu’elle contenait de vrai. Notre
justice n’est pas « nôtre » par opposition à la justice de Dieu qui
nous est donnée, mais elle a son fondement dans cette justice et n’a de valeur
que par elle. Nous ne sommes justes que dans la mesure où Dieu, dans sa libre
bonté, nous fait justes. C’est pourquoi l’on finit par se mettre d’accord sur
la formule dogmatique, d’après laquelle la justice qui nous est inhérente est l’unique cause formelle de notre
justification, c.‑à‑d. cette forme par laquelle nous sommes
justes devant Dieu.
Signalons
encore que cette définition n’atteint pas l’opinion des théologiens catholiques
comme Lessius, Petau et,
dans ces temps derniers, Hurter, Scheeben, Waffelaert, que nous examinerons plus loin (§ 130), d’après
laquelle l’homme est formellement juste
par la grâce inhérente, mais devient enfant de Dieu par l’habitation spéciale
du Saint‑Esprit.
Jésus commence son ministère en exigeant une
« meilleure justice » (Math., 5, 20). Cette justice ne consiste pas
seulement, comme on l’a montré plus haut (§ 125 sq.), dans l’exemption de
péché, mais encore dans la possession du Saint‑Esprit.
Lui‑même apporte cet Esprit et baptise « en lui »
(Marc, 1, 8 ; Jean, 3, 5). Le Père le donne aux siens (Luc, 11, 13). Une
expression parallèle est le « royaume de cieux ». C’est la possession
intime de la grâce par les fidèles (Luc. 17, 21), plus précieuse que tous les
autres biens (Math., 13, 44-46). Il est reçu dans l’humilité (Luc, 18, 17),
dans la foi (Jean, 7, 38 sq.). En soi, c’est un principe moral efficace (Math.,
13, 33) et il porte des fruits cent pour un (Math., 13, 23). De ces périphrases
il ressort que Jésus n’a pas seulement apporté au monde le message de la
rémission des péchés, mais encore celui de la sainteté et de la justice
positives et intérieures. Et ce n’est pas seulement un bien intérieur, mais un
bien entièrement nouveau, un bien surnaturel, comme on dira plus tard. Cela
ressort des expressions johanniques sur la régénération ou nouvelle naissance,
par laquelle on naît de Dieu (Jean, 1, 13 ; 3, 5, 8 ; 8, 47) et des
expressions parallèles sur la vie éternelle et la filiation divine. La naissance,
en effet, produit partout la vie dans la nature, il en est de même, par
conséquent, dans la surnature. Nicodème aurait dû connaître cette notion de la
régénération par les promesses des Prophètes ; c’est pourquoi le Seigneur
le blâme (Jean, 3, 4-7). C’est sur ces conceptions fondamentales qu’est bâti
tout le quatrième évangile. D’après lui, la grâce est un principe intérieur et
spirituel de fécondité morale. « Des flots d’eau vive jailliront des
entrailles de ceux » qui ont reçu le Saint‑Esprit
(Jean, 7, 38, 39). Cette source intérieure jaillira jusqu’à la vie éternelle
(Jean, 4, 14). C’est pourquoi c’est une vie en « abondance » (Jean,
10, 10). Bien entendu, c’est une grâce (Jean, 1, 12, 13 ; 4, 10). Et
quelle est la nature de cette grâce ?
« Ce qui est né de la chair est chair et ce qui est né de l’Esprit est esprit » (Jean, 3, 6). L’« Esprit » est ce principe de vie : le divin
Pneuma dans l’homme. C’est pourquoi celui qui possède la grâce entre aussi avec
Dieu dans une communion intime de vie. Sur cette communion et sur sa durée, le
quatrième évangile met un très fort accent (Jean, 6, 57 ; 15, 1-7 ;
17, 26). La grâce étant un don spirituel intime, son entrée et son action est
un mystère (Jean, 3, 8). Son
prototype et son modèle est l’union du Logos avec le Père (Jean, 6, 58 ;
14, 20 ; 17, 21).
S. Paul s’est servi pour désigner la
justification d’une antique expression juive (διϰαίωσις),
mais il l’a remplie d’un contenu nouveau. Quel que soit le sens de cette
expression dans le judaïsme, elle n’a pas seulement chez S. Paul un sens
juridique, mais celui de justification, du point de vue négatif (rémission)
comme du point de vue positif (sanctification), bien qu’il insiste
particulièrement sur la rémission des péchés. Il faut joindre cependant à cette
expression celles de nouvelle création et de sanctification. Cette nouvelle
création est le parallèle de la nouvelle naissance johannique. « S’il y a
dans le Christ une nouvelle créature, les choses anciennes sont passées, voici
que tout est devenu nouveau » (2 Cor., 5, 17 ; cf. Gal., 6, 15).
« Nous sommes son ouvrage, créés dans le Christ Jésus pour des bonnes œuvres,
que Dieu a préparées d’avance, pour que nous marchions en elles » (Eph., 2,10). « L’homme nouveau a été créé selon Dieu
dans la justice et la sainteté de la vérité » (Eph.,
4, 24). « Nous sommes sauvés par un bain de régénération et par le
renouvellement du Saint‑Esprit »
(Tit., 3, 5). La purification et la sanctification se font dans un seul acte ; cela ressort d’une
manière concluante de 1 Cor. 6, 11 : « Vous avez été lavés,
(rémission), vous avez été sanctifiés (sanctification), vous avez été justifiés
(l’ensemble) au nom de Notre‑Seigneur
Jésus‑Christ et dans l’Esprit de notre Dieu ».
Le principe
de la nouvelle vie est l’Esprit de Dieu ou l’Esprit du Christ. « Vous êtes
non dans la chair mais dans l’Esprit, si du moins l’Esprit de Dieu demeure en
vous. Si quelqu’un n’a pas l’Esprit du Christ, il n’est pas sien. Mais si le
Christ est en vous, le corps, il est vrai, est mort pour le péché, mais, par contre,
l’esprit est vivant pour la justice » (Rom., 8, 9, 10). « L’amour de
Dieu a été versé dans nos cœurs par le Saint‑Esprit
qui nous a été donné » (Rom., 5, 5).
On
voit par ces textes combien il est erroné de séparer artificiellement, chez S. Paul, la justification et la
sanctification, et de n’y voir qu’une simple rémission des péchés, en
considérant la première comme un acte
et la seconde comme un processus,
tout en les rattachant toutes les deux à une seule condition humaine préalable,
la foi. On se réfère aussi au sens du mot « justifier » qui n’aurait
d’autre signification que : déclarer juste l’accusé et non le faire juste.
Or quand ce mot, dans l’Écriture, signifie déclarer
juste, il s’agit toujours de l’accusation d’un innocent et on ne trouve jamais
le cas où un coupable est déclaré juste. S. Paul n’emploie le mot que pour
indiquer une action gracieuse de Dieu et il déclare expressément que « son
jugement est d’après la vérité » (Rom., 2, 2). S. Paul entend donc
seulement qu’il rend juste quelqu’un
qui auparavant était injuste et pécheur. Et ce sens coïncide complètement avec
la « nouvelle création » par Dieu que nous avons expliquée plus haut.
Il y a d’abord une purification puis une sanctification ou un renouvellement et
l’ensemble est l’unique justification divine (1 Cor., 6, 11).
S.
Jacques écrit : « Tout don excellent
et tout présent parfait descend d’en haut, du Père des lumières... car par sa propre volonté (c’est donc
une grâce), par la parole de vérité, il nous a engendrés, afin que nous soyons
comme les prémices de sa création » (1, 17 sq.). La justification est, d’après
lui, un acte de la grâce de Dieu qui opère notre régénération et notre
renouvellement, de telle sorte que nous sommes désormais délivrés du péché,
« exécuteurs de la parole », « observateurs » de la loi
parfaite de la liberté (1, 21-26), laquelle est « le commandement
royal » de la charité (2, 8).
S.
Jean juge, dans sa première Épître, comme
Jésus, dans son évangile. Nous sommes « nés de Dieu » (1 Jean, 5,
1 ; cf. 2, 29 ; 4, 7 ; 5, 18), par suite enfants de Dieu (1
Jean, 3, 1, 2, 10 ; 5, 2). Cette nouvelle vie opérée d’en haut, a pour
cause l’onction de Dieu (1 Jean, 2,
27), la « semence de Dieu »
et cette semence nous la portons constamment en nous : « Quiconque
est né de Dieu ne fait pas de péché, car sa semence demeure en lui et il ne
peut pas pécher, car il est né de Dieu » (1 Jean, 3, 9). « Tout ce
qui est né de Dieu vainc le monde » (1 Jean, 5, 4), « exerce la
justice » (1 Jean, 2, 29), « fait le bien » (3 Jean, 11),
« porte Dieu en soi » (1 Jean, 4, 3). « Quiconque aime est né de
Dieu.. Celui qui n’aime pas ne connaît pas Dieu, car
Dieu est amour » (1 Jean, 4, 7, 8). Ainsi la semence de sainteté divine
nous pénètre et nous renouvelle entièrement dans notre volonté et notre action.
Nous devenons semblables à Dieu « qui nous a donné de son Esprit » (1
Jean, 4, 13). « Maintenant nous sommes enfants de Dieu et ce que nous
serons ne paraît pas encore ; mais nous savons (par la foi) que nous
serons semblables à lui lorsque cela sera manifesté » (1 Jean, 3, 2).
Ainsi donc, d’après S. Jean, le fait que nous sommes nés de Dieu est la source
de notre sainteté et de notre ressemblance avec Dieu. C’est de sa notion de
Dieu qu’il fait dériver l’essence de notre sanctification et de notre
justification.
S.
Pierre commence sa première Épître en
remerciant Dieu « qui, selon sa grande miséricorde, nous a régénérés »
(1 Pier., 1, 3). Déjà les Prophètes avaient « prédit cette grâce » (1
Pier., 1, 10). A la régénération est unie la conduite sainte. « Soyez
saints parce que je suis saint », est‑il
écrit (1 Pier., 1, 16). « Vous avez été régénérés non d’une semence
corruptible, mais d’une semence incorruptible (divine) par la parole du Dieu
vivant qui demeure éternellement » (1 Pier., 1, 23). Cela est le caractère
surnaturel et la force de la régénération. Maintenant nous sommes une
« maison spirituelle, un sacerdoce royal » (1 Pier., 2, 5).
« Vous êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un
peuple que Dieu s’est acquis, afin que vous annonciez les perfections de celui
qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière ; vous qui
autrefois n’étiez pas son peuple et qui êtes maintenant un peuple de Dieu, vous
qui n’aviez pas obtenu miséricorde et qui maintenant avez obtenu miséricorde »
(1 Pier., 2, 9, 10). Ainsi donc, d’après S. Pierre, Dieu, dans le baptême, ne
nous a pas seulement lavés, mais encore il a fait de nous un peuple saint et
gracié, qui doit manifester les perfections de Dieu, les forces vitales de Dieu
qui lui ont été conférées (1 Pier., 3, 21 ; 2, 1, 9). Cela ressort aussi
et surtout du texte classique et souvent cité de la seconde Épître :
« Comment il nous a donné tout ce qui sert à la vie et à la piété, par sa
divine puissance, au moyen de la connaissance de celui qui nous a appelés par
sa propre gloire et sa force, par lequel il nous a donné de si grandes et si
précieuses promesses afin que par elles
vous deveniez participants de sa nature divine » (2 Pier., 1, 3, 4).
Tel est le passage célèbre qui devait jouer un grand rôle dans la spéculation
postérieure des scolastiques (consortium divinæ naturæ).
Synthèse. Si on
réunit tout ce que dit la Bible sur la justification, il en résulte les points
suivants : 1° Dieu nous remet nos péchés ; 2° Il nous engendre spirituellement
à une vie nouvelle (régénération) ; 3° Par suite, il est notre Père (Eph., 2, 18 ; Rom., 8, 29) ; 4° Et nous sommes
ses enfants (filiation) ; 5° Par suite, nous sommes en possession du
« consortium divinæ naturæ »
(2 Pier., 1, 4) ; 6° Et les héritiers de Dieu (Rom., 8, 17. Gal., 3,
29 ; 4, 7. Tit., 3, 7. 1 Pier., 3, 22. Jacq., 2, 5).
Les Pères. Ils ne
connaissent pas d’autre conception que celle de l’Écriture. Il sera encore
question d’eux plus tard quand nous aurons à parler de l’essence de la grâce
sanctifiante. On sait que la Rédemption est surtout pour eux la transformation
réelle de la nature mortelle et pécheresse en une ressemblance vivante avec
Dieu. S. Augustin lui‑même ne fait
pas exception et Hamack lui fait ce reproche :
« La grâce, chez lui aussi, conserve un caractère réaliste ». Il n’aurait
« pas compris » la pensée paulinienne. Il faut plutôt dire qu’il ne l’a
pas méconnue comme le font les protestants. On trouvera plus loin des détails
sur les Pères et la Scolastique, quand il sera question de la nature de la grâce sanctifiante (§ 129).
Tous
les textes de la Bible que nous avons cités nous montrent combien sont peu
fondées les déclarations de Seeberg qui écrit que, vers l’an 200, les Pères auraient
transformé le dogme. « Sous l’influence de la doctrine spirituelle des
stoïciens, on matérialise la grâce du baptême et on songe à une grâce
substantielle qui efface le
péché et emplit l’homme de forces nouvelles ». A ce sujet, Bousset est plus
objectif quand il trouve déjà tout chez S. Paul : « Ainsi, chez Paul,
le Christ ainsi que l’Esprit est la force supraterrestre qui porte la nouvelle
vie des chrétiens et la remplit de sa présence » (Kyrios,
142). Ce n’est donc pas le Portique, mais S. Paul avec l’Évangile de S. Jean,
qui constituent la source où puisèrent les Pères. Avec prédilection, la mystique, qui se rattache à S. Paul et à
S. Jean, travailla à développer la pensée de la sanctification et de l’affermissement
de l’âme par les forces surnaturelles. La notion de ϰοινωνία
avec Dieu était déjà si familière à Platon que les Pères pensèrent qu’il l’avait
empruntée à l’Écriture. Néanmoins la mystique qui se rattache à lui, celle du
Portique, de Philon, du néo‑platonisme,
ainsi que celle du gnosticisme, est panthéiste,
alors que celle qui apparaît déjà chez Clément d’Alexandrie et qui est déjà
complète chez l’égyptien Macaire est vraiment johannique et théiste : « Celui qui ne s’appuie
que sur sa nature et ne reçoit rien de l’extérieur meurt et se corrompt. Ainsi
l’âme également ne reçoit pas de sa propre nature, mais de la divinité elle‑même, de l’Esprit même et de la lumière de
Dieu, sa nourriture spirituelle, son breuvage spirituel et ses vêtements
célestes. C’est en cela que consiste véritablement la vie de l’âme » (Stoffels, Macarius, 121 sq.).
Conséquence. La
justification se fait dans un acte instantané.
Hermès, Günther et Hirscher
la concevaient comme un processus dans lequel l’homme avec la grâce actuelle s’efforce
lui‑même d’atteindre sa sainteté
personnelle et l’opère en soumettant l’homme naturel avec ses convoitises à la
volonté de Dieu. Par contre, il résulte de la notion catholique de la
justification que celle‑ci est
opérée par Dieu et cela dans un instant : c’est pourquoi les enfants peuvent aussi être justifiés,
bien qu’il ne puisse pas être question chez eux de processus. Sans doute le
dogme catholique connaît un processus de justification, mais comme préparation
à la justification.
Objections. Depuis
longtemps les protestants n’ont plus la même confiance dans la doctrine de justification
des Réformateurs. J. Weiss estime même
que maintenant la formule de Luther est incompréhensible. Il y a aujourd’hui
une réaction importante dans le protestantisme même contre la « doctrine
de justification de Luther » à laquelle on voudrait substituer une
« doctrine de sanctification » moderne. On reconnaît dans la
justification luthérienne des « antinomies » qu’on peut ramener à
trois : par rapport au contenu,
au moment, à la réalisation. 1° Par rapport au contenu, on croit, d’après cette doctrine,
à la justification d’un impie. Il y a là une contradiction, car le Dieu saint,
juste et vrai ne peut pas déclarer juste celui qui ne l’est pas en
réalité ; 2° Par rapport au moment, Luther enseigne que nous sommes
justifiés quotidiennement par la rémission constante des péchés. Or cela
contredit la notion de la justification unique par la foi ; 3° Enfin, par
rapport à la réalisation, on admet que cette réalisation se fait par la foi.
Or, d’après Luther, la foi est entièrement l’œuvre de Dieu, lui seul rend
croyant et lui seul justifie. On voit que, depuis Bellarmin, les objections
formulées du côté catholique ont fait impression aussi sur les protestants
logiques. Un certain nombre de protestants avouent qu’il peut, d’après S. Paul,
exister une exemption de péché chez les chrétiens, dans ce sens que la
justification efface réellement le péché ; ils reconnaissent que le
septième chapitre de l’Épître aux Romains ne doit pas être considéré comme l’axe
de la doctrine paulinienne de la justification.
Les
appuis que les protestants cherchent
dans l’Écriture pour étayer leur théorie de la justification juridique (forensis) s’écroulent tous. On
invoque le mot διϰαιοῠν
qui aurait le sens de déclarer juste. Mais, alors même que, dans l’Ancien ’Testament,
il aurait parfois ce sens et ne se rapporterait pas simplement à l’activité
judiciaire extérieure de Dieu, cela ne prouverait rien pour le Nouveau
Testament. S. Paul, insiste‑t‑on, dit : Dieu justifie l’impie (Rom.,
4, 5). Mais cela ne veut dire qu’une chose : l’acte de justification de
Dieu (διϰαίωσις)
atteint l’homme quand il est pécheur ; cela ne veut pas dire qu’il demeure pécheur une fois justifié. L’Apôtre
veut insister seulement sur la grâce, la bonté gratuite et libre de Dieu ;
mais il ne veut pas dire que cet acte ne délivre pas vraiment le pécheur du
péché et ne le fait pas intérieurement saint. D’ailleurs il écrit que « le
jugement de Dieu est selon la vérité » (Rom., 2, 2).
S.
Paul dit que « le péché demeure » en nous (Rom., 7, 17) ; mais
on peut se demander à quel état de l’homme il fait allusion, et, si l’on peut
rapporter ce texte à l’homme justifié, il signifie seulement que le justifié
lui aussi conserve en lui la puissance du péché, la concupiscence du péché,
mais non le péché formel. - L’Apôtre dit ensuite que le Christ « est
devenu, pour nous, sagesse de Dieu et justice, et sanctification et
rédemption » (1 Cor., 1, 30). Mais la solution est facile. Le Christ est
devenu, pour nous, justice, comme il est devenu sagesse : il n’a pas été
sage pour nous de telle sorte que nous restions insensés, mais en nous rendant
sages par sa doctrine. De même il est devenu justice pour nous, non pas par
imputation extérieure, mais par communication interne, après nous avoir mérité
cette communication auparavant.
S.
Paul oppose « ma justice » et « la justice de Dieu »
(Phil., 3, 9). Mais il ne résulte pas de cette opposition que la justice de
Dieu ne soit pas sienne selon la possession intérieure : elle n’est pas
sienne, mais c’est seulement selon l’origine et le mérite. Elle n’est pas
sienne, parce qu’elle n’a pas été conquise par ses propres efforts dans les œuvres
de la Loi ou encore, comme le dit S. Chrysostome, parce que ce n’est pas une
justice personnelle (αὐτοδιϰαιωσύνη) ;
elle lui vient de la pure grâce de Dieu. L ’Apôtre écrit : « Celui
qui ne connaissait pas le péché, il l’a fait péché pour nous, afin que nous
devenions justice de Dieu en lui » (2 Cor., 5, 21). Mais il ne faut pas
conclure de là que, de même que le Christ a été extérieurement pécheur, nous sommes
extérieurement justes en lui. S. Paul dit que le Christ s’est présenté
extérieurement comme « pécheur » pour
nous ; mais il enseigne, à notre sujet, que nous sommes devenus nous‑mêmes justice de Dieu. Il
ne pouvait pas exprimer d’une manière plus forte notre justice intérieure
réelle qu’en disant que nous sommes devenus justice de Dieu. En raison de l’incommunicabilité
des personnes, on ne peut pas être
pour un autre : on ne peut qu’agir
pour un autre.
S.
Paul emploie, pour désigner l’appropriation, l’image de la vêture.
« Revêtez-vous du Seigneur Jésus‑Christ »
(Rom., 13, 14 ; cf. Gal., 3, 27). « Revêtez-vous du nouvel homme qui
a été créé selon Dieu dans la justice et la sainteté de la vérité » (Eph., 4, 24). Ce dernier passage donne déjà la solution.
Nous devons nous revêtir d’un homme véritable et saint : comment cela
pourrait‑il se faire autrement que par une
appropriation intérieure ? La contre‑partie est que, « d’après votre
conduite précédente, vous déposiez le vieil homme qui, par suite de la convoitise
de l’erreur, se corrompt » (Eph., 4, 22). Il est
clair que l’Apôtre exige un changement véritable et complet de l’homme et non
seulement un changement de vêtements. Il met d’ailleurs expressément en garde
contre cette religion trompeuse : « Ne vous trompez pas
mutuellement ; dépouillez le vieil homme avec ses œuvres et revêtez-vous
du nouvel homme qui est renouvelé pour la connaissance, d’après le modèle de
celui qui l’a créé » (Col., 3, 9). On le voit, il ne reste nulle part
place pour une justice imputée, juridique. Le Christ, S. Paul, S. Jacques, S.
Jean, S. Pierre, les Pères, tous exposent la doctrine de la justification comme
l’Église.
THÈSE. La justification est sans doute
un acte de la grâce divine, mais, chez l’adulte, elle est conditionnée par la
préparation morale de celui‑ci. De foi.
Explication. Cette thèse présuppose la vérité démontrée plus haut
que même l’homme tombé peut accomplir des actions naturellement bonnes et même,
avec la grâce actuelle, des actions surnaturellement bonnes dans un sens limité
(actus simpliciter supernaturales).
Dans les cas normaux de
justification, Dieu attend aussi
cette préparation ; il ne veut pas, comme les Réformateurs le prétendent,
que, dans la justification, le pécheur se comporte d’une manière purement
passive ; il faut, au contraire, que le pécheur se dispose avec la grâce
actuelle. Celui qui ne peut pas recevoir cette grâce actuelle, comme l’enfant
qui n’a pas encore l’usage de la raison, ne peut pas faire cette préparation et
reçoit la justification d’un seul coup, au baptême. Le Concile de Trente frappe d’anathème celui qui dit
« qu’il n’est nécessaire à aucun égard de se préparer et de se rendre apte
par le mouvement de la propre volonté » (s. 6, can. 9) et expose dans un
chapitre particulier (5) la nécessité de la préparation à la justification pour
les adultes (Denz., 797, 819 ; cf. can. 4).
D’après
les Réformateurs, une telle
préparation du pécheur à la justification serait absolument impossible. D’après
leur notion de la corruption complète de la nature humaine et de la destruction
radicale de ses dispositions morales par suite de la chute d’Adam, le pécheur
ne peut se comporter par rapport à la justification que d’une manière purement
passive. Ils combattent comme pélagienne la phrase des scolastiques :
« Homini facienti,
etc. ». Que, malgré cela, on fasse ensuite dépendre la justification de la
foi personnelle, c’est là une de ces « antinomies insolubles » dont
on a parlé plus haut. Ici le point de vue de Calvin est le plus conséquent,
bien qu’il soit le plus insoutenable.
Luther, au début,
en tant que « semi‑pélagien
caché », admettait une « préparation à la grâce » et Mélanchton notamment admettait une capacité à « s’attacher
à la grâce ». Mais la formule d’union rejeta expressément cette doctrine
et enseigna la paralysie complète de la volonté. Nous avons déjà parlé de la
conception semblable des jansénistes.
D’après eux non plus, une préparation n’est pas possible. S. Augustin lui‑même demande : « Dieu ne t’attire
pas encore ? Prie‑le de le
faire » (Traités sur S. Jean., 26, 2) ; mais Quesnel affirme :
« La prière des impies est un nouveau péché » (Denz.,
1409). Comment peut‑on se
préparer à la grâce par un acte coupable ? La fausse mystique du Moyen‑Age insistait fortement, elle aussi, sur le
caractère passif de la justification.
Au
Concile de Trente même se manifestèrent des opinions différentes. S. Paul dit
(Rom., 3, 24) que nous sommes justifiés gratuitement.
On ne pouvait, par suite, donner à cette préparation le caractère d’un
mérite ; même l’expression de quasi‑mérite (meritum de congruo) aurait
éveillé le soupçon de semi‑pélagianisme.
On évita entièrement le mot « mérite ». Le Concile expose sa pensée
positive sur la préparation et son importance, en disant que, pour cette
préparation, l’homme a besoin de la grâce, mais que lui‑même « ni ne se comporte d’une manière
purement passive puisqu’il peut rejeter la grâce ni, sans la grâce de Dieu, ne
peut se mouvoir avec sa libre volonté vers la justice devant lui » (S. 6,
c. 5).
Preuve. Il apparaît clairement, dans l’Écriture, que l’offre
divine de la grâce est précédée ou du moins accompagnée de l’exigence de la
préparation humaine. Le Concile se réfère à Zach. 1, 3 :
« Tournez-vous vers moi et je me tournerai vers vous. » Il aurait pu
alléguer toute la prédication des Prophètes. Jésus, ainsi que son Précurseur, commence par faire appel à la
conversion et à la pénitence. On examinera plus tard (§ 128) quels actes
particuliers constituent la préparation. S.
Paul, qui insiste si fortement sur la grâce, n’a pas davantage négligé la
nécessité de la préparation personnelle. Que cette préparation se fasse avec la
grâce actuelle, cela est partout supposé. Mais il ressort aussi clairement de l’Écriture
que l’homme, en se préparant, agit lui‑même,
qu’il peut refuser et refuse souvent sa coopération. Jésus et S. Paul déplorent
amèrement l’obstination des Juifs auxquels la justification fut offerte en vain
(Math., 23, 37 ; Rom., 9, 2 sq. ; cf. Act. Ap., 7, 51 ; Rom., 2, 4, 5 ; 2 Cor. 6, 1,
2 ; Apoc. 3, 20).
Les Pères. Tout le
monde sait que les Pères pré-augustiniens ont attaché une grande importance à
la préparation humaine. Mais S. Augustin
n’est pas moins clair qu’eux. Il décrit ainsi tout le processus de la justification :
« Dieu, tu l’auras si tu le veux ; car il a prévenu ta volonté en
venant à toi, et quand cette volonté s’éloignait, il l’appelait ; et quand
tu revenais, il t’effrayait ; et quand, sous le poids de la crainte, tu
confessais tes fautes, il te consolait » (3° Discours sur le Ps. 32, 16).
La parole suivante est célèbre (Sermon 169, 13) : « Sans volonté de
ta part, ne compte pas avoir en toi la justice de Dieu... Celui qui t’a fait
sans toi ne te justifie pas sans toi. Il t’a formé sans que tu le saches, et il
ne te justifie qu’autant que tu le veuilles ». Seeberg critique la phrase de
Tertullien : « Non ideo abluimur,
ut delinquere desinamus, sed quia desiimus, quoniam jam corde
loti sumus » (De pœn.,
6 ; cf. De pud., 9). Assurément Tertullien
insiste fortement sur la vertu purifiante de la pénitence avant le baptême,
mais pourrait‑il écrire que nous serions lavés dans
le baptême même si notre cœur restait attaché au péché ? La foi constante
de l’Église à la nécessité de la préparation résulte de l’antique usage du catéchuménat, dans lequel les adultes
sont soumis à un examen strict et à une instruction sérieuse, avant d’être
admis au baptême.
La
raison demande une préparation, afin
que la justification soit adaptée à la nature intelligente et libre de l’homme.
Une justification mécanique, qui serait en quelque sorte une surprise et une
violence de la part de Dieu, ne conviendrait ni à la sagesse divine ni à la
personnalité humaine libre. Cela est nécessaire non seulement pour que la
justification soit adaptée à la nature humaine libre et morale, mais encore
parce qu’elle n’est pas possible et concevable autrement. En effet, une
justification imposée sans coopération n’aurait ni consistance ni efficacité.
D’après
S. Thomas, la justification, en tant
que mouvement, procède de Dieu seul : « Mais Dieu meut chacun selon
le mode de sa nature. Par conséquent, il justifie l’homme conformément à sa
nature humaine dont la propriété est d’avoir une volonté libre » (S. th.,
1, 2, 113, 3 ; cf. 112, 2).
Et
il faut que la volonté aidée de la grâce opère un double mouvement, du
« terminus a quo » du péché vers le « terminus ad quem » de
la justice. « Dans la justification de l’impie, il doit y avoir deux actes de la volonté libre : l’un,
par laquelle il tend vers la justice de Dieu ; l’autre, par lequel il
déteste le péché » (1, 2, 113, 5). Le « non impius »
(Adam, les anges) n’avait besoin que de la « conversio
in Deum » : « la justification pure et simple implique seulement
l’infusion de la justice, mais la justification de l’impie y ajoute la rémission de la faute... De même qu’il se
convertit à Dieu dès lors que l’homme connaît Dieu par la foi et l’aime, et qu’il
désire ou espère la grâce, de même il est nécessaire que par son libre arbitre
il se détourne du péché, dès lors qu’il se reconnaît pécheur, ce qui relève de
l’humilité, et qu’il déteste le péché passé, en sorte qu’il soit mécontent de l’avoir
fait et ne veuille pas recommencer » (De verit.,
8, 5).
Préparation
surnaturelle et justification. La
préparation à la justification n’est sans doute pas une cause méritoire, ce n’est
pas non plus une simple condition ; mais, en tant qu’elle est considérée
en union avec la grâce, c’est une disposition véritable et proprement dite et
une cause morale de la justification (Trid., s. 6, c.
5 et can. 3 et 4 ; c. 6-8, can. 9 ; s. 14, c. 4).
La
préparation n’est pas une cause méritoire de la justification, ni dans le sens
du pélagianisme ni dans le sens du semi‑pélagianisme.
Cela est clair, d’après ce que nous avons dit. Si la grâce, en général, ne peut
être méritée, la grâce de justification ne peut pas l’être davantage. Sans
doute, on a exposé plus haut que la première grâce actuelle ne peut être
précédée que d’une disposition négative et le Concile demande ici une
disposition absolument positive. Néanmoins cette disposition n’est pas une
cause méritoire de la justification. La préparation a
sa racine dans la grâce actuelle et n’est possible que par elle. « Aucune
préparation n’est exigée pour l’entrée de la grâce qui ne soit opérée par Dieu
lui‑même » (S. th., 1, 2, 112, 2 ad
3).
Néanmoins
il ne faut pas trop rabaisser la valeur de la préparation et ne la considérer
que comme une simple condition préalable extérieure. Elle est plutôt en
connexion intime avec la justification ; c’est une disposition véritable et proprement dite à la justification, une
réceptivité produite dans l’âme avec la grâce ; en vertu de cette
disposition, Dieu donne librement et gracieusement ses dons de sanctification,
parce que, en raison de ses promesses, il s’y est en quelque sorte obligé et
parce qu’il voit dans la disposition produite chez le pécheur un motif d’accorder
librement sa grâce. Les théologiens parlent, par suite, d’une cause dispositive. La connexion intime des
actes de préparation et de la justification résulte déjà de ce seul fait que
les décisions du Concile de Trente indiquent la foi comme racine et fondement de la justification ; de plus,
le Concile fait dépendre, d’une certaine manière, la mesure de la grâce, de la
préparation (S. 6, c. 7). Quant à la rémission négative des péchés, elle est la
même chez tous. C’est pourquoi les théologiens donnent à la disposition la
valeur d’un mérite de convenance. Au Concile de Trente, les théologiens
augustiniens insistèrent fortement sur la gratuité de la justification (Rom.,
3, 24).
THÈSE. La première et la principale
disposition pour la justification est la foi. De foi.
Explication. Bien que Dieu ait de nombreux moyens de rencontrer l’homme
et de le conduire à la justification, le Concile de Trente indique cependant des éléments essentiels qui doivent
toujours se trouver dans la conversion de l’homme à Dieu et sans lesquels il
lui est impossible de rentrer en communion avec Dieu. Il place en tête la foi.
« Nous sommes dits justifiés par la foi, parce qu’en effet la foi est le
commencement du salut de l’homme, le fondement, et la racine de toute
justification » (S. 6, c. 8 : Denz., 801).
Le Concile du Vatican a répété « que personne sans elle (la foi) ne peut
arriver à la justification » (S. 3, c. 3 : Denz.,
1793). Luther écrit :
« Fides est formalis justitia
propter quam homo, justificatur, non propter caritatem » (In c. 2 ad Gal). Chemnitz explique ainsi cette phrase : ce n’est pas la foi
subjective, en tant que bonne œuvre, qui justifie, mais la foi objective, parce
que par là la divine promesse est saisie.
Preuve. C’est avec raison que les Conciles de Trente (s. 6,
c. 7) et du Vatican font remarquer que la foi a toujours été nécessaire pour la justification. Cela apparaît déjà
dans l’Ancien Testament. Le salut des Patriarches reposait sur la foi en Dieu (Gen., 15, 6 ; Rom., 4, 3-22). L’alliance de Jahvé avec
Israël était bâtie sur la foi. Les Prophètes ne cessèrent de l’inculquer.
« Si vous ne croyez pas, vous ne demeurerez pas », tel est l’avertissement
d’Isaïe (7, 9). « Mais le juste vit dans sa foi » (Hab., 2, 4).
Jésus suppose d’ordinaire la foi en Dieu. Mais il exige encore une nouvelle
foi : à sa mission, à ses paroles, à son œuvre messianique, à sa personne
(Marc, 1, 15 ; 16, 16. Math., 16, 16 sq. ; 21, 32. Luc, 18, 8 ;
24, 25). La foi à sa personne et à son œuvre est le grand thème de l’évangile
de S. Jean (Jean, 20, 31) et l’incrédulité le grand péché qui y est condamné.
Les Apôtres suivent le Maître dans cette
exigence de la foi pour la vie et de la foi qui s’adresse spécialement à la
personne et à l’œuvre du Christ (Act. Ap., 5, 14 ; 8, 37 ; 9, 42 ; 10, 43 ;
14, 22 ; 15, 7 ; 16, 31. 1 Pier., 1, 8 ; 2, 6 ; 4, 17. 1
Jean, 3, 23 ; 5, 1, 5, 10, 13). S. Paul propose aux Juifs la foi comme le
moyen de sanctification, particulièrement dans les Épîtres aux Romains et aux
Galates (Rom., 3, 28 ; Gal., 2, 16).
Les Pères. Sans doute,
quelques apologistes, surtout S. Justin (Apo., l, 46), attribuent à la seule
connaissance raisonnable un effet de suppression du péché, et sont enclins à
traiter les anciens philosophes comme des chrétiens ; mais il ne s’agit
pour eux que d’une justice naturelle et non d’une justice surnaturelle (Cf.
aussi Clément d’Alex., Strom., 1,20 : M. 8, 814). Les Pères savent très bien
que le baptême est nécessaire pour recevoir le Saint‑Esprit et qu’il faut faire un catéchuménat
avant la réception du baptême pour apprendre la doctrine de foi. Ils ont tous
professé personnellement cette foi au moment de leur baptême. Que l’on consulte
S. Clément Rom. (Cor., 31 et 32), S. Ignace (Magn.,
8 ; Eph., 14), S. Théophile (Ad Autol., l, 7), S. Justin (Apol.,
2, 13), S. Irénée (A. h., 4, 7, 2), Origène (In Rom., 3, 5, 8, 9 : M.
14, 936 sq.). Partout nous voyons les Pères faire front de deux côtés, contre
les Juifs et contre les païens ; des deux côtés, ils défendent la
nécessité de la foi pour la justification.
THÈSE. Pour la justification, la loi fiduciale n’est ni requise ni suffisante, mais la foi
théologale est nécessaire. De
foi.
Explication. Dans cette thèse s’exprime la différence dogmatique
entre la foi de justification des catholiques et celle des protestants. Les
deux confessions sont d’accord pour reconnaître que cette foi, à la différence
de la foi juive, doit être une foi formelle au Christ. Mais elles se
distinguent en ce que la doctrine catholique comprend cette foi comme une
croyance dogmatique (fides theologica), comme l’adhésion aux
vérités révélées par Dieu, alors que le protestantisme n’y voit qu’une
confiance (fiducia) dans la grâce et la miséricorde
manifestées dans le Christ, par lesquelles nous est offerte la rémission des
péchés (fides fiducialis). Une autre différence importante consiste en ce
que la doctrine catholique, outre la foi, exige encore une série d’autres actes
moraux, alors que les Réformateurs considèrent la foi (confiance) comme
suffisant toute seule (seule la foi justifie). Le Concile de Trente a repoussé
la simple foi fiduciale sous menace d’anathème :
« Si quelqu’un dit que la Foi justifiante n’est autre chose que la
confiance en la divine miséricorde, qui remet les péchés à cause de Jésus‑Christ ; ou que c’est par cette seule confiance
que nous sommes justifiés : Qu’il soit anathème » (S. 6, can. 12: Denz., 822 ; cf. can. 13
sq.). Il décrit ensuite la foi qui justifie comme le fait de considérer comme vraies
les révélations et les promesses divines, particulièrement cette promesse que l’impie
est justifié par la grâce de Dieu (c. 6 : Denz.,
798).
Preuve. Remarquons tout d’abord que, dans l’Évangile et
ailleurs, le mot foi (πίστις)
exprime assez souvent la confiance dans la puissance du Christ par laquelle il
guérit les malades et, d’une manière générale, opère des miracles (Math., 8,
10, 13 ; 9, 2, 28 ; 15, 28, etc). De cette
confiance, dont le Christ reconnaît parfois qu’elle est très
« grande », se distingue entièrement la véritable foi qu’il exige,
comme condition pour entrer dans le royaume de Dieu. Sans aucun doute, il a
alors en vue la croyance dogmatique. Il accepte d’abord la foi (Math., 12, 29)
qu’il trouve dans l’Ancien Testament. (Deut., 6, 4). Il
élargit ensuite le Credo juif par sa
doctrine sur le royaume de Dieu, sur sa personne et enfin sur la Trinité et les
sacrements. Son Sermon sur la montagne, sa prédication au bord du lac, ses
nombreuses paraboles, ses maximes morales dans les Synoptiques, sont loin de s’occuper
uniquement de la rémission des péchés, mais traitent encore beaucoup d’autres
vérités qu’on doit croire, considérer comme vraies, sur lesquelles cependant on
n’est pas tenu de faire reposer sa confiance : ce qui souvent même est impossible.
Dans S. Jean, c’est presque exclusivement la foi à la divinité du Christ qui
est exigée (Jean, 20, 30, 31). Cette foi de croyance doit, sur l’ordre du
Christ, être prêchée dans le monde entier et être exigée comme moyen de salut
(Marc, 16, 15, 16). « Celui qui croit au Fils a la vie éternelle ; au
contraire, celui qui est incrédule envers le Fils ne verra pas la vie, mais le
courroux de Dieu demeure sur lui » (Jean, 3, 36). « Si vous ne croyez
pas que c’est moi, vous mourrez dans vos péchés » (Jean, 8, 24). Le baptême
doit être administré dans la foi au Père, au Fils et au Saint‑Esprit (Math., 28, 19). Cette foi est donc, d’après
la doctrine de Jésus, la foi qui sauve, la foi qui justifie ; ce n’est pas
la confiance que nos péchés nous seront remis à cause de la Passion de Jésus.
Cette pensée, sans doute, comme l’indique le Concile de Trente lui‑même, est contenue dans la foi dogmatique, mais elle
ne la constitue pas toute seule.
Les Apôtres,
eux aussi, exigent cette foi de croyance et non la foi fiduciale.
C’est cette foi que confesse l’eunuque devant Philippe au moment de son baptême
(Act. Ap., 8, 37) ; c’est
elle que développe S. Pierre, dans un long discours, avant le baptême de
Cornélius (Act. Ap., 10,
34-48) ; cette foi, d’après S. Jean, a comme contenu « que Jésus est
le Fils de Dieu » (1 Jean, 5, 5), « que Jésus est le Christ » (1
Jean, 5, 1). Il était impossible que S.
Paul créât une nouvelle notion de la foi justifiante. La foi est pour lui
une exigence chrétienne fondamentale. « Dans l’Évangile la justice de Dieu
est manifestée venant de la foi et allant à la foi » (Rom., 1, 17). Dans
son voyage de mission, il exige de Silas la foi dogmatique : « Crois
au Seigneur Jésus et tu seras sauvé » et on dit immédiatement
ensuite : « Et ils (Paul et Barnabé) lui annoncèrent, ainsi qu’à tous
ceux de sa maison, la parole du Seigneur », et ensuite : « Il se
réjouit avec toute sa maison de croire en Dieu » (Act.
Ap., 16, 30-34).
D’une manière générale, S. Paul
dit : « Ainsi la foi vient de l’audition, mais l’audition se fait par
la parole du Christ » (Rom., 10, 17). Parfois il appelle la foi simplement
« foi en Jésus‑Christ »
(Rom., 3, 22 ; Gal., 2, 16-20 ; Eph., 4,
13, etc). Souvent il fait ressortir des traits
particuliers de la vie et de l’action du Christ : foi à la réconciliation
dans le sang du Christ (Rom., 3, 25), à sa mort sur la Croix (1 Cor., 1,
23 ; 2, 2), à la Résurrection du Christ (Rom., 10, 9), à la puissance de
résurrection de Dieu manifestée en lui (Col., 2, 12), au Christ qui est assis à
la droite du Père (Rom., 8, 34). Tout cela est une foi de croyance dogmatique
et non une simple confiance dans la rémission des péchés.
Cette foi n’est pas seulement un acte de
connaissance, mais encore un acte de volonté. Elle devient un acte d’obéissance
envers Dieu. De même que chez Abraham déjà (Rom., 4, 20-22) notre foi doit être
une soumission à l’ordre et à l’autorité de Dieu (Rom., 1, 6 ; 15, 18. 2
Cor., 10, 4-6). L’incrédulité est une désobéissance (Rom., 10, 16). La foi est
la suprême moralité, l’incrédulité est une méchanceté punissable.
Les Pères. Au lieu d’alléguer
des témoignages particuliers nous nous contenterons de signaler ce fait que
seule la foi du symbole fut toujours
utilisée et exigée, dans l’Église, comme enseignement dans le catéchuménat, et
comme profession subjective de foi au moment du baptême. Toutes les antiques
formules de la « regula fidei,
regula veritatis »
contiennent cette foi. Ensuite il faut se rappeler les durs combats dogmatiques
qui furent livrés précisément au sujet de cette foi. Signalons enfin la coutume
du passeport chrétien (litteræ testimoniales)
attestant l’orthodoxie de son porteur (2 Jean, 10).
Objections. Bien
entendu, le Concile de Trente n’exige pas une connaissance développée de la foi
s’étendant à tous les dogmes de l’Église (fides
explicita), mais il indique, en citant Hébr. 11, 6,
où l’on exige la connaissance de l’existence de Dieu et de ses sanctions, qu’il
considère ces vérités comme un minimum suffisant dans les cas de nécessité (f.
implicita). C’est pourquoi la remarque de Harnack
ne porte pas, dans la mesure où elle veut atteindre le catholicisme :
« Croire, écrit‑il, ce n’était
plus pour lui (Luther) la croyance obéissante à une somme incalculable de
doctrines ecclésiastiques ou de faits historiques, ce n’était pas une opinion ( !), un acte..., mais la certitude de la rémission des
péchés » (Hist. des dog., 3, 826). La démarche qui amena Luther à sa
conception de la foi fut, pour Harnack, un acte de courage et d’audace :
« S’en remettre courageusement et audacieusement à Dieu, parce qu’il ne
craignait rien ( !), parce que son cœur sûr de
son Dieu, l’emportait. C’est ainsi qu’il est devenu le Réformateur, parce que,
par sa foi joyeuse, il devint un héros. Déjà, dans la science, le savoir ne
suffit pas, mais le plus haut point doit être atteint par le courage ;
comment en sera‑t‑il autrement
dans la religion ? » (Ibid). Il faut
pourtant, avant de s’abandonner courageusement à Dieu, savoir qu’il existe et
savoir aussi ce qu’il exige de nous. Ihmels lui‑même l’avoue
« Quand la foi existe dans le sens d’une confiance, elle doit nécessairement
renfermer une connaissance très précise ». Au reste, il y a aussi des
protestants qui, comme Erwin Wissmann,
se prononcent ici entièrement pour le point de vue catholique ; il écrit a propos de S. Paul : « πίστις et πιστεύειν
veulent dire chez lui (S. Paul) croire
et non avoir confiance. La confiance
en Dieu est uniquement une conséquence
et un accessoire de la foi au Christ,
ce n’est pas cette foi elle‑même ».
THÈSE. Outre la foi, d’autres actes de vertu sont
exigés de l’adulte pour la justification ; la foi seule ne justifie pas. De foi.
Explication. Le Concile de Trente
indique en premier lieu la foi, ensuite la crainte
de la justice divine par laquelle le pécheur est salutairement ébranlé, puis le
recours à la miséricorde dans l’espérance, afin que Dieu lui soit
favorable à cause du Christ, enfin l’amour
initial de Dieu, en tant qu’il est la source de toute justice, ainsi que la
résolution de recevoir le sacrement par lequel la grâce de justification est
conférée (S. 6, c. 6 : Denz., 797).
Les Réformateurs
opposèrent, avec une grande violence, à cette disposition, la foi seule (sola fides). Cette foi, selon eux, n’est autre que la main de
mendiant avec laquelle nous saisissons la justification (ὄργανόν
ληπτιϰόν).
On doit se garder, disent‑ils,
de lui attribuer aucune espèce de valeur morale, car ce serait faire tort à la
grâce. C’est sur la doctrine de la foi seule que repose leur fameuse certitude
du salut (certitudo salutis).
À la doctrine catholique de la préparation à la justification, ils reprochaient
d’être une « justice par les œuvres », du « judaïsme » et
du « pélagianisme ». Le Concile de Trente a défini : « Si quelqu’un dit que l’homme est
justifié par la seule foi, en sorte
qu’on entende par là, que pour obtenir la grâce de la
justification, il n’est besoin d’aucune autre chose qui coopère ; et qu’il
n’est en aucune manière nécessaire que l’homme se prépare et se dispose par le
mouvement de sa volonté : Qu’il soit anathème (S. 6, can., 9 : Denz., 819 ; cf. 798, 801, 804).
Preuve. Bien que, dans la Révélation, on insiste surtout sur
la foi, elle n’est cependant jamais
représentée, ni dans l’Ancien ni dans le Nouveau Testament, comme l’unique vertu par laquelle le pécheur se
prépare à la grâce. Il est facile de citer d’autres actes moraux auxquels est
attaché le salut ; ces actes, il est vrai, ne s’opposent pas à la foi,
mais la supposent. Ainsi les Prophètes exigent le plus souvent la pénitence (Is., 30, 15. Jér., 15, 19 ; 36, 2. Ez.,
18, 21), ou bien la crainte de Dieu, (Is., 50, 10 ; Jér.,
2, 19 ; Mal., 3, 5, 16 ; Soph., 3, 7 ;
Eccli., 1, 27 ; cf. Ps. 18, 10 ; 110,
10 ; 118, 120. Prov., 1, 7 ; 9, 10 ; 14, 27).
Jésus commence sa prédication du salut en exigeant la pénitence. « Alors Jésus commença à
prêcher et à dire : faites pénitence, car le royaume des cieux est
proche » (Math., 4, 17). Dans les huit béatitudes, la foi n’est pas nommée
une seule fois comme condition pour entrer dans le royaume des cieux ;
Jésus nomme plutôt une série d’autres vertus. Le Christ connaît aussi une foi stérile
qui consiste simplement à dire « Seigneur, Seigneur » (Math., 7, 21),
tout comme son Précurseur connaissait des gens qui se fiaient à leur héritage
religieux et aux promesses faites à leurs pères (Math., 3, 1-12), et c’est
pourquoi il exige de « bons fruits » de foi (Math., 7, 16, 17, etc). Quand il reçoit la pécheresse publique, il nomme l’amour comme motif de la rémission des
péchés (Luc, 7, 47). Pour lui, tout est renfermé dans l’amour de Dieu et du
prochain (Math., 22, 36-40).
C’est en vain aussi que les protestants s’appuient
sur S. Paul. Sans doute, l’Apôtre
présente à maintes reprises la foi comme l’unique moyen de justification (Rom.,
3, 28). Mais toujours il s’agit de la foi dans son sens plein, comme adhésion
vivante à Dieu et à son nouvel ordre de salut fondé dans le Christ. Son opposé
est le judaïsme avec sa justice par les œuvres, mais pas du tout la pratique chrétienne
des bonnes œuvres, qui est au contraire incluse dans cette foi et exigée par
cette foi. La foi seule sauve, d’après S. Paul, dans le sens d’un attachement
vivant et complet au Christ. Or : « Dans le Christ ni la circoncision
ni l’incirconcision n’ont de valeur, mais la foi qui opère par la charité » (Gal., 5, 6). « Et
quand j’aurais toute foi au point de
transporter les montagnes et que je n’eusse pas la charité, je ne serais
rien » (1 Cor., 13, 2). La charité est la plus grande vertu (1 Cor., 13,
13). S. Jacques parle dans le sens de
S. Paul, quand il dit : « De même que le corps est mort sans esprit,
ainsi la foi est morte sans œuvres » (Jacq., 26). D’après S. Paul, Dieu
impute notre foi à
justice (Rom., 4, 3 sq.). Ce n’est pas que cette foi soit en elle‑même la justice ni qu’elle la mérite, mais Dieu la
met « en compte » d’abord comme une prestation humaine subjective,
ensuite et surtout parce qu’elle se fonde sur la Passion objective du Christ.
La foi saisit le sang du Fils de Dieu et l’offre à son Père. Celui‑ci aurait le droit de traiter le pécheur selon ses
fautes ; mais, à la vue de la Croix, il le traite selon la grâce. Ainsi S.
Paul établit « la loi de la foi » en face de la « loi juive des œuvres »
(Rom., 3, 27).
Les Pères. La manière
dont les Pères ont conçu la préparation du pécheur à la justification, ressort,
de la façon la plus claire, des catéchèses,
et des explications du symbole avant
le baptême. Qu’on lise seulement, pour l’Orient, les catéchèses de S. Cyrille
et, pour l’Occident, celles de S. Augustin ou bien l’« Epideixis » de S. Irénée ; on n’y trouvera aucune
trace de la foi fiduciale, mais bien plutôt la
doctrine du Concile de Trente. S.
Augustin écrivit un ouvrage spécial sur la foi et les œuvres (De fide et operibus). Dans cet
ouvrage, il exige, aussi bien des catéchumènes que des baptisés, que la foi se
manifeste d’une manière vivante dans les œuvres pour qu
elle puisse conduire au salut. Son avis au sujet de S. Jacques et de S. Paul
est que celui qui veut les opposer pourrait tout aussi bien opposer S. Paul à
lui‑même et il rappelle Gal. 5, 6 et d’autres
textes pauliniens (De diversis questionibus
83, q. 76). « La foi donne [à Dieu] entrée dans notre cœur, en sorte qu’en
nous et par nous il y opère le bien » (Enarr. in Ps. 144, 10).
Dans
la Scolastique primitive, on insista
fortement sur la crainte. On la considérait comme une « grâce
prévenante » par laquelle Dieu appelle le pécheur à la pénitence et à la
conversion. Ainsi S. Bernard dit : « la justification est précédée de
la crainte, et appelés par la crainte nous sommes justifiés par l’amour »
(Ep. 107, 4 et passim). Les Pères et les théologiens nomment encore un grand
nombre d’autres œuvres comme la prière, l’humilité, le jeûne, l’aumône ;
mais ces œuvres ne constituent que des dispositions éloignées ; par contre,
les quatre œuvres que nomme le Concile de Trente : croire, aimer, espérer,
faire pénitence, constituent la dernière disposition pour la conversion vers
Dieu et la réception de la grâce sanctifiante.
Comment justifie la foi
paulinienne ? Étant donné que les adversaires affirment opiniâtrement
que, d’après S. Paul, la foi seule justifie, nous reviendrons encore brièvement
sur la doctrine de l’Apôtre. On peut la résumer en trois propositions. 1° L’homme
est justifié gratuitement (Rom., 3, 24), c.‑à‑d. que, dans le christianisme, la
justification est une pure grâce ; il n’y a en face d’elle aucun mérite,
même pas sur la base de la foi ; - 2° La foi justifie sans les œuvres de
la Loi (Rom. 3, 28 ; 5, 1 ; Eph., 2, 8). Or
si la justification est gratuite et si cependant la foi justifie, comment justifie‑t‑elle
alors ? S. Paul dit que la justice vient de la foi, se fait par le
moyen de la foi et repose sur la
foi comme sur son fondement. Mais jamais il ne dit, comme les protestants, que
la foi en soi est la justice, par conséquent sa cause formelle, en ce sens que,
par la foi, le pécheur est juste devant Dieu. Au contraire, la justice est
essentiellement distincte de la foi. La foi est la condition préalable, en
vertu de laquelle Dieu accorde la justice par libre bonté. Ce n’est donc pas
arbitrairement que Dieu accorde sa justice à l’un et la refuse à l’autre ;
il l’accorde à quelqu’un parce qu’il voit en lui l’obéissance de la foi exercée
librement, mais avec la grâce ; - 3° Et maintenant pourquoi ou comment la
foi justifie‑t‑elle ?
S. Paul répond : Parce que Dieu la met en compte pour justice (Rom., 4, 4
sq.). Ces trois éléments constituent chez S. Paul une seule vérité ; la justice est gratuite, elle vient de la foi et la foi est mise en compte pour la
justice. Le dernier élément est le plus difficile. Il indique que la foi
paulinienne est en soi la plus haute moralité sans être la cause méritoire de
la justification. Elle n’est pas cause méritoire, parce que, d’abord, dans la
foi elle‑même, il y a déjà une grande part de
grâce ; ensuite, parce que la grâce se fonde uniquement sur la bonté de
Dieu et la Passion du Christ. Et cependant elle est en relation intime avec la
justification parce que Dieu la met en compte pour la justice. Cela veut dire d’abord,
au sens négatif, que Dieu n’accorde pas la justice là où il n’y a pas de
foi ; mais aussi, au sens positif, que Dieu, dans son acte de
justification, en tient compte et en tient compte comme disposition (causa dispositiva). Ce n’est pas une mise en compte selon l’obligation,
mais selon la grâce ; cependant c’est une mise en compte. Et en quoi
consistent la valeur et la dignité de cette foi mise en compte par grâce ?
En ce qu’elle se rapporte à la Passion du Christ et aussi parce qu’elle est en
soi la plus haute moralité en tant que suprême adhésion à Dieu.
La foi justifie‑t‑elle
seule ?
Oui et non. Elle justifie seule, sans
la Loi (Rom., 3, 28). On n’a pas besoin de se faire d’abord Juif, mais on peut,
sans la Loi, accepter cette foi, l’exercer et être justifié. Cela vaut
objectivement pour tous les chrétiens de la gentilité.
Cela vaut formellement et théoriquement pour les judaïsants qui auraient voulu
encore attribuer à la Loi une valeur de coopération dans le christianisme. Ainsi
donc dans ce sens la foi justifie seule.
La
foi justifie encore seule dans ce
sens qu’elle n’exige pas toutes les œuvres de vertu auxquelles elle oblige et
rend apte, dans leur accomplissement effectif et leur existence réelle ;
elle justifie sans ce développement moral extérieur complet, mais seulement
parce qu’elle les contient virtuellement
et intentionnellement. S. Augustin donne comme exemple un homme
baptisé sur son lit de mort : « il meurt, sans avoir eu le temps d’agir »,
mais Dieu ne lui demande pas plus des œuvres extérieures qu’il n’en demanda au
larron sur la croix dont la foi fervente tint compte d’œuvres (Sermon 2, 9). S.
Augustin est suivi par les scolastiques.
Comme
les Réformateurs ne donnaient à la foi que la valeur d’une confiance moralement
vide, d’une pure foi d’abandon, la théologie catholique leur a opposé, depuis,
une formule plus complète et plus précise de sa conception : celle de la
foi efficace par la charité ou informée par la charité (fides
caritate formata). Cette formule est authentiquement
paulinienne (Gal., 5, 6), comme du reste elle est authentiquement biblique (Luc,
7, 47 ; Jacq., 2, 14-26 ; 1 Jean, 3, 14), bien que les protestants la
décrient comme semi‑pélagienne.
La foi justifie donc seule, quand elle est vivante,
complétée par la charité. C’est pourquoi S.
Augustin écrit : « il n’y a pas de contradiction entre les avis
des deux apôtres, Paul et Jacques, quand l’un dit que l’homme est justifié par
la foi sans les œuvres, et l’autre que la foi sans les œuvres est inutile,
parce que le premier parle des œuvres qui précèdent la foi, le second de celles
qui la suivent » (83 Questions, n. 76, 2).
A
ceci les protestants objectent que
cette foi qui, d’après la conception catholique, ne justifie pas, n’est pas
encore une foi proprement dite (fides informis) et que celle qui justifie n’est plus seulement
foi, mais amour et foi (fides caritate
formata), et que, par suite, les catholiques ne peuvent réaliser la notion de
foi. A ceci il faut répondre que la foi est une foi véritable et complète et,
en tant que telle, logiquement intégrale, quand on la définit : l’acceptation
comme vraies des vérités révélées. Pour réaliser cette notion, la foi n’a pas
besoin de la charité. Mais, en tant que vertu et spécialement en tant que
disposition pour la justification, elle exige le complément de la charité. La
charité n’est donc pas la forme essentielle interne de la foi, mais son
complément extérieur dans sa valeur morale.
Franzelin : « Caritas absolvat, quod est fide inchoatum : caritas impleat, quod fides ostendit, ac proinde
caritas sit forma non
interna sed externa fidei. » (De sacram. in gen., p. 83 ; cf. S. th.
2, 2, 4, 5 ; Reg. Schultes, De caritate et
forma virtutum ; Div. Thom., 1928, 5-28 ;
t. 1er, § 10). Ainsi la formule catholique ne peut jamais prêter aux
malentendus ; quant à la formule protestante, elle a été exposée depuis l’époque
de l’Épître de S. Jacques à des abus. Et c’est pour cette raison que le Concile
de Trente déclare : « La
foi, quand l’espérance et la charité ne s’y ajoutent pas, ni n’unit
complètement au Christ ni ne rend membre vivant de son corps » (S. 6, c.
7). C’est une doctrine de l’Écriture, comme c’est un fait d’expérience, que la
foi peut être logiquement complète et cependant stérile religieusement et
moralement (Math., 7, 22 ; 1 Cor., 13, 2 ; Jacq., 2, 14-16).
La foi implicite. lhmels
écrit : « C’est pourquoi l’Église romaine peut encore se tirer d’affaire,
auprès des simples fidèles qui ne peuvent suivre les subtilités doctrinales de
son enseignement, avec une foi dite « fides
implicita »... Pour la piété évangélique,
cette « fides implicita » est impossible
sous quelque forme que ce soit. Le Christianisme évangélique doit être de
nature absolument personnelle et ne
vit que par une certitude personnelle » (Zentralfragen
(questions capitales), 27 sq.). Harnack
accuse S. Augustin d’être « le père de la conception de la foi
implicite ». Celui‑ci, dit‑il, « ajoute à chaque fidèle particulier
l’Église avec laquelle il croit et qui croit pour lui en suppléant
partiellement pour lui l’élément psychologique le plus important de la foi, la
conviction intime » (Hist. des dog., 3, 80). Il renouvelle ainsi le
reproche de Calvin : « Les papistes, au lieu de croire en Dieu,
croient dans la sainte Mère Église » ; il a en vue la formule :
je crois ce que l’Église m’ordonne de croire. Et pourtant Calvin, justement, a
de plus en plus reconnu, comme le montre Wernle, la « fides implicita ». Il en voit déjà l’enseignement dans
la Bible : Les Apôtres étaient croyants et cependant Jésus leur dit que le
Saint‑Esprit les conduirait à toute
vérité ; ils avaient donc auparavant une foi implicite. De même, d’après
lui, les savants auraient besoin d’une étude sans cesse renouvelée de la Bible
pour mieux la connaître ; il y a donc, sur bien des points, une foi implicite.
Il
faut d’abord répondre, en principe, que l’Église ne peut pas plus croire pour
les fidèles qu’elle ne peut être justifiée pour eux. Sur ce point il n’y a
aucune représentation. Mais l’Église a reçu du Christ la mission de conserver
le contenu intégral de la Révélation, de le transmettre et de le maintenir. Or
elle ne peut pas attendre que tous ses membres connaissent immédiatement, ou
très tôt, ce contenu. Il faut qu’une partie des vérités nécessaires au salut
suffise. Pour cette partie, l’Église exige que tous ceux qui veulent être
justifiés non seulement la connaissent, mais encore la professent avec une foi
personnelle et l’exercent autant que la grâce de Dieu les en rend capables. La
question de savoir si la foi implicite « décharge la foi individuelle »
(Harnack) et si le protestantisme avec sa foi fiduciale
la charge, a été depuis longtemps résolue par l’histoire.
Les
théologiens se demandent si la disposition (dispositio
ultima, la charité) découle, en tant qu’acte, de la
grâce sanctifiante qui apparaît dans l’âme « in eodem
instanti » ou bien de la grâce actuelle. La
première hypothèse est affirmée par les thomistes, la seconde par Suarez (De gr., 1. 8. c. 11), et c’est
la « sententia communis ».
En effet, a) même dans le domaine naturel la disposition précède la forme à la
réception de laquelle elle dispose la matière ; b) le Concile de Trente
fait même dépendre la mesure de la grâce de la disposition (s. 6, c. 7) ;
c) il faudrait conclure, autrement, que la disposition mériterait la rémission des
péchés, de condigno, car la disposition, dans l’opinion
thomiste, procède de la grâce sanctifiante et de la charité et est antérieure
par nature (natura prior) à
la rémission des péchés (Cf. Sylvius, Comment. in S.
th., 1, 2, 113, 8).
a)
Il est évident que la charité ou la contrition parfaite, d’après le Concile de
Trente, n’est pas la cause formelle de la grâce sanctifiante
qui la suit, mais seulement la dernière disposition ; - b) L’opinion commune
enseigne qu’elle n’est pas non plus la cause efficiente de la grâce
sanctifiante, mais seulement une disposition et que Dieu, quand cette
disposition existe, infuse librement et miséricordieusement sa grâce dans l’âme.
« La disposition ne contribue pas à la forme de façon efficiente, mais seulement de façon matérielle ; par la disposition, la matière est mise en accord avec la réception de la
forme. Et c’est ainsi que la contrition
contribue à l’infusion de la grâce en celui qui a une faute, quoiqu’elle ne
soit pas requise chez l’innocent », dit S. Thomas (De verit.,
28, 8 ad 5). Cf. au sujet des relations entre la contrition et la charité, le
traité de la Pénitence (§ 194). Pour la bibliographie concernant la foi, cf. t.
l, §§ 9, 10, 11.
A
consulter : S. Thomas, S. th.,
1, 2, 110. Suarez, 1, 6. Salmant., tr. 14,
d. 4. Mazella,
617. Katschthaler,
De gratia sanctif. (1886). Terrien, La grâce et la gloire (1897). Villada, De effectibus formalibus gratiæ habitualis (1899). Hubert, De gratia
sanctificante (1902). Mazella, De virtutibus
infusis (1894). Schiffini, De virt.
infusis (1904). Lahousse, De virtutibis theologicis (1890). Weiss, S. Thomæ
de septem donis Spiritus S. donis doctrina
(1895). Scholz, De inhabitatione Spiritus S. (1856).
Oberdoerfer,
De inhabitatione Spiritus
S. (1890). Froget,
De l’habitation du Saint‑Esprit dans
les âmes justes d’après la doctrine de S. Thomas (1898). V. Mioc, Septem
dona Sp. S. (1924 ; d’après S. Bonav). Gardeil, Dons du Saint‑Esprit. Dict. Théol., 4, 1728-1781. E. Lamballe, La contemplation (1912). P. Joret, La
contemplation mystique, d’après S. Thomas (1930). Bonnefoi, Le Saint‑Esprit et
ses dons selon S. Bonaventure (1929). Lottin, Les dons du Saint‑Esprit chez
les théologiens depuis P. Lombard jusqu’à S. Th. d’Aquin ;
Rech. De théol. anc. et méd. (1929).
La première réponse à donner à la
question de l’essence de la grâce de justification ne peut être que celle‑ci : comme tout le processus de la
justification, c’est un mystère. C’est ce qu’atteste Jésus dans son entretien avec
Nicodème au sujet de cette grâce (Jean, 3, 8). De même S. Paul (Col., 3,
3) : « Votre vie (de grâce) est cachée en Dieu ». Le Dieu qui
justifie, l’âme qui est justifiée, ainsi que l’acte justificateur de Dieu sont
inaccessibles à notre appréciation. Cependant la spéculation de la foi a essayé
d’éclairer quelque peu ce mystère. L’Écriture et la doctrine des Pères nous
livrent pour cela un certain nombre de points de repère.
D’après la doctrine de l’Écriture et des
Pères, la grâce de la justification consiste dans une force vitale interne et
surnaturelle, que le Saint‑Esprit
opère en nous par le baptême.
La
doctrine de l’Écriture a déjà été caractérisée plus haut, quand nous avons
réfuté la théorie protestante de l’imputation. L’Écriture ne s’exprime pas d’une
manière formelle sur la nature intime de la grâce de justification, mais elle
la représente objectivement comme une nouvelle source intérieure de vie qui
nous est communiquée d’en‑haut (ἀνωθεν) par le baptême
(Jean, 3, 3, 5). D’après sa cause et
sa nature, on la désigne volontiers
comme un « saint pneuma » (πνεῡμα
ἅγιον), aussi bien dans les
évangiles que dans les écrits apostoliques (Marc., 1, 8. Luc, 11, 13 ; 24,
49. Jean, 3, 5 ; 14, 16. Act. Ap., 2, 38 ; 5, 32 ; 8, 17 ; 10, 44-46). C’est
surtout le cas chez S. Paul. (Rom., 1, 4 ; 8, 9. 1 Cor., 6, 19. Eph., 4, 4. 2 Thes., 2, 12. 1
Pier., 1, 2). πνεῡμα
= don de l’Esprit, ἅγιον =
en soi saint et sanctifiant.
S. Paul a encore un
nom particulier pour désigner le nouveau principe de sainteté, il l’appelle « grâce »
(χἁρις). Par là il
caractérise surtout sa gratuité, il nous est donné « gratis ».
« Grâce », dans l’Écriture et la doctrine des Pères, désigne surtout
les sentiments miséricordieux de Dieu, « Pneuma » surtout les dons qu’il
nous confère. « Grâce » est aussi, dans le sens d’opération de la
grâce, une notion plus étendue que « saint Pneuma », car elle
embrasse tout le complexus des faits divins de la Rédemption. Cependant l’Apôtre
emploie aussi χἁρις pour
désigner la force vitale interne et spéciale dans le régénéré. Cette grâce nous
fortifie pour toute bonne œuvre (2 Thes., 2, 16). Elle aide l’Apôtre à remplir sa vocation (1
Cor., 15, 10), et à surmonter la tentation. Quand il prie Dieu de le délivrer
de la tentation, il reçoit cette réponse : « Ma grâce te
suffit » (2 Cor., 12, 9 ; Rom., 7, 25). C’est pourquoi je me
glorifierai volontiers dans mes infirmités, afin que la force du Christ habite en moi (2 Cor., 12, 9). S. Jean emploie lui aussi pour designer la grâce des expressions
très réalistes. Il l’appelle une « onction » qui s’attache d’une
manière permanente à nous (1 Jean, 2, 27), une « semence de Dieu »
qui demeure en nous (1 Jean, 3, 9). Et S. Pierre la caractérise comme une
« participation à la nature divine » (2 Pier., 1, 4). Toutes ces expressions,
la dernière exceptée, sont plutôt des descriptions que des définitions d’essence.
On peut cependant en tirer une conclusion : la grâce est une réalité
spirituelle, un principe de vie dans le justifié.
Les Pères. L’Écriture
avait surtout fourni aux Pères deux notions sur le principe interne de
sanctification : Saint‑Esprit et
grâce. De ces deux notions, c’est, comme dans l’Écriture, celle du Saint‑Esprit qui tient la première place, et cela
non seulement chez les Pères grecs, mais encore chez les Pères latins. Au
reste, avant les controverses pélagiennes, l’expression « grâce » n’était
pas encore courante. On désignait l’aspect actuel de la grâce d’ordinaire par
les mots « secours » ou « assistance » et son aspect habituel par les mots « Saint‑Esprit » ou « saint Pneuma ».
On le reçoit au baptême. Ainsi Tertullien
écrit : « Dans le baptême l’homme reçoit cet esprit de Dieu, que
jadis il avait reçu de l’haleine divine, mais qu’il avait ensuite perdu par le
péché » (De bapt., 5). « L’Esprit »
est, chez Tertullien, une force de Dieu considérée comme réelle par laquelle le
péché est détruit. C’est la « substantia baptismatis » (Pud., 9).
« En suivant les traces de Paul et Jean, on considère (vers 200-300) le
baptême comme un acte qui opère à la fois la rémission des péchés et la
régénération par l’eau sainte » (Seeberg, Hist. des d., 1, 450).
S. Augustin emploie,
dans la controverse pélagienne, l’expression grâce, mais surtout dans le sens
actuel, en tant qu’elle donne la force qui vient de Dieu pour l’activité
morale. Mais ce serait une erreur de lui contester la notion de la grâce
habituelle. Nous avons vu plus haut comment Harnack
lui reproche sa « conception réaliste de la grâce », parce qu’il
« n’a pas entièrement renversé l’antique schéma catholique, d’après lequel
il s’agirait, en dernière analyse, dans le christianisme, de la transformation
physique et morale de la nature humaine en une vie immortelle » (Hist. des
dog., 3, 83). C’est en effet le cas de S. Augustin. Il s’en tient à « l’antique
schéma catholique », lequel, comme on l’a exposé plus haut, est le
« schéma » de l’Écriture.
Ainsi il demande une vie chrétienne sainte « afin que cette chair
mortelle... par le moyen du renouvellement antérieur de l’esprit, mérite aussi
de son côté le renouvellement et la transformation dans la résurrection et qu’ainsi
tout l’homme soit divinisé » (Sermo 146, 4). Le
principe interne de la nouveauté de notre esprit est le Saint‑Esprit : « Par cet Esprit, l’âme
elle‑même est purifiée et rassasiée »
(In Joan., Ep. 6, 11 ; cf. De Trin., 15, 33, 35). « Cette grâce est
sans doute un don de Dieu. Or le Don suprême est l’Esprit‑Saint ; aussi est‑il une grâce » (Sermon 144, 1). Le Saint‑Esprit est partout comme force de
gouvernement et d’ordre, mais il est dans le juste « par sa grâce
sanctifiante » (sanctificante gratia, De div. quæst. ad Simpl., l, 5). « Dieu, en
effet, veut faire de toi un dieu ; non par nature comme celui qu’il a
engendré (le Logos), mais par la grâce de son adoption » (sed dono suo
et adoptione, Sermo 156,
4 ; cf. In Ps. 49, 2) : « celui qui
justifie est aussi celui qui déifie… toutefois nous ne sommes tels que par la
grâce de l’adoption, et non par la nature ou la naissance » (Sermon 154,
1). « Dieu, en effet, justifie le pécheur, non seulement en lui pardonnant
le mal qu’il a fait, mais encore en lui donnant la charité, afin qu’il se
détourne du mal et fasse le bien par le Saint‑Esprit »
(Op. mp., 2, 165). C’est
pourquoi les enfants qui n’ont pas l’âge de raison peuvent eux aussi recevoir
le don divin. Le Christ ne se présente pas seulement, comme l’imaginaient les
pélagiens, en exemple de justice, « il donne aussi aux fidèles la grâce
entièrement cachée de son Esprit qu’il infuse, sans qu’on s’en rende compte,
même aux petits » (De pecc. mer.,
1, 9, 10). C’est pourquoi aussi la justification se produit, en soi, instantanément
(le baptême enlève immédiatement la tache du péché, Lettre 194, 44). On trouve aussi dans S.
Augustin cette expression : « La substance même de la sainte onction
découle « sur nous » (Sermo de temp. 185,
alias 182, n. 2).
Les
Grecs ont, dès le début, insisté
particulièrement sur la sanctification positive par le Saint‑Esprit. Deux textes bibliques jouent chez eux
un grand rôle : « Vous êtes dieux et fils du Très‑Haut » (Ps. 81, 6) et le texte de S.
Pierre (2 Pier., 1, 4) sur la participation à la nature divine. Ces deux textes
sont le point de départ et la base de leur doctrine connue de la divinisation.
Cette doctrine, les Pères, depuis S. Irénée et S. Hippolyte, ne l’ont pas empruntée
aux apothéoses païennes, pas davantage à la philosophie platonicienne et encore
moins aux antiques mystères, mais il est clair qu’elle trouvait dans l’Écriture
sa base et même sa conception formelle. C’est pourquoi les Pères ne se réfèrent
qu’à ces textes scripturaires (Gen., 1,26 ; Ps.
81, 6 ; 2 Pier., 1, 4 ; Jean, 1, 12, 14, 16, etc.).
On
ne trouve pas encore chez les Pères de théorie sur la nature spécifique de la
grâce de justification. C’est seulement la Scolastique qui commence à en
construire une, mais elle expose à ce sujet des vues différentes.
Au
sujet de l’essence de la grâce sanctifiante, il y a eu, avant comme après le
Concile de Trente, différence d’opinions parmi les théologiens. C’est pourquoi
le Concile n’a pas traité formellement la question, car il s’agissait de
controverses d’écoles. Or on peut distinguer dans l’ensemble quatre
conceptions, parmi lesquelles cependant les deux dernières seules nous
intéressent, car les deux premières sont insoutenables.
1. L’opinion
de Pierre Lombard. La grâce sanctifiante ou principe de sanctification n’est
pas quelque chose de créé (gratia creata) ;
ce n’est pas une forme infusée dans l’homme d’une manière permanente, mais c’est
le Saint‑Esprit incréé lui‑même
(gratia increata).
Il
demeure dans l’âme du juste et produit immédiatement
et par lui‑même dans ce
juste les actes de charité (Spiritus Sanctus amor est Patris et Filii quo se invicem amant et
nos. His autem addendum
est, quod ipse idem Spiritus
S. est amor sive caritas, qua nos diligimus Deum
et proximum ; et qui diligit
ipsam dilectionem qua diligit proximum, in eo ipso Deum diligit, quia ipsa dilectio Deus est, id est Spiritus Sanctus ; Sent., 1, disp.
17, n. 2).
Cette
conception de P. Lombard fut, à bon droit, rejetée pour des raisons théologiques.
Il en est sans doute arrivé à identifier la grâce et le Saint‑Esprit parce que l’Écriture distingue souvent
peu le divin Pneuma, en tant que Personne et en tant que principe de
sanctification. Mais l’Écriture atteste tout de même clairement, dans d’autres
expressions, que le principe interne de sanctification ou plutôt la forme par laquelle nous sommes sanctifiés est
distincte de Dieu. Ainsi quand elle appelle la grâce sanctifiante une
« semence de Dieu » qui demeure en nous (1 Jean, 3, 9), ou bien
« la charité » que l’Esprit‑Saint »
répand en nous (Rom., 5, 5) ; dans les deux cas, Dieu et son don sont
séparés. Dans le second cas, elle ajoute que la charité est
« répandue », ce qui ne peut être dit que d’un don créé et non de la
Personne divine.
Les
Pères nomment sans doute le Saint‑Esprit le principe de notre sainteté, mais
seulement en général ; jamais ils n’enseignent que le Saint‑Esprit est la forme par laquelle nous sommes
immédiatement saints. Au reste, la question plus précise de cette forme ne leur
est pas encore connue.
La
raison juge que l’opinion de Pierre Lombard
s’appuie sur des prémisses fausses et conduit à des conséquences insoutenables.
Il est impossible que le Saint‑Esprit, par
conséquent l’essence divine, puisse devenir la forme de la sainteté dans l’homme.
Dieu ne peut pas devenir une forme substantielle avec nous, parce que, à cause
de sa perfection et de sa simplicité, il ne peut pas entrer en composition et
devenir une partie d’un autre. Il ne peut pas devenir une forme accidentelle, parce que l’Être absolu ne
peut pas constituer un accident dans un autre être. Dieu seul est saint par son
essence ; les hommes ne le sont que par un don créé. Si le Saint‑Esprit était lui‑même le principe formel de notre justification, cette justification serait en soi égale en tous et incapable d’accroissement :
ce qui contredit l’Écriture, comme le Concile de Trente. Ce dernier enseigne d’ailleurs que si nous sommes saints
par la justice de Dieu nous ne le sommes pas par la justice par laquelle il est
lui‑même juste, mais par la justice par
laquelle il nous rend justes : « la Justice de Dieu ; non la Justice par laquelle il est juste lui‑même, mais celle par laquelle il nous
justifie » (S. 6, c. 7).
2 . L’opinion des nominalistes, ainsi que
des théologiens Stadler et Hermès.
La grâce sanctifiante consiste dans la bienveillance
permanente de Dieu, par laquelle il promet d’accorder au justifié, à cause
des mérites du Christ, toutes les grâces actuelles
(Occam, Biel).
La
doctrine de Baïus
sur la justification a elle aussi un caractère à la fois négatif et
nominaliste. Cette justification consiste, d’après lui, en cette vie (justitia viæ), dans la rémission
des péchés et, du point de vue actif, non pas dans un « habitus infusus », mais dans une « bona
voluntas » ou un « boni animi
motus » que Dieu opère et qui permet a
l’homme de s’efforcer d’observer les commandements (Cf. Jansen, Baïus, 95 sq.).
Cette
conception ne tient pas compte de l’Écriture et est inconciliable avec le
Concile de Trente. L’Écriture et le
Concile exigent un principe de sanctification interne et permanent qui saisit l’homme
lui‑même et le transforme. La
bienveillance permanente de Dieu (favor Dei externus) est la cause
de la grâce, mais on ne doit pas la confondre avec la grâce elle‑même. C’est la « gratia
increata » et non la « gr. creata ». On ne peut pas ne pas voir une certaine
ressemblance entre cette conception et celle des protestants. Avec cette
théorie il est impossible d’expliquer la justification de l’enfant.
3.
La grâce sanctifiante est une qualité physiquement permanente, inhérente à l’âme
à la manière d’un habitus.
On
peut d’une manière générale caractériser cette thèse comme un dogme ; en
tout cas comme la doctrine générale et sûre des théologiens. Le Concile de Vienne (1312) considère comme l’opinion
plus probable qu’aux enfants eux‑mêmes, comme
aux adultes, au baptême « les vertus et la grâce informante
sont infusées » (Denz., 483). Il considère donc
cette doctrine comme certaine en ce qui concerne les adultes. Le Concile de Trente définit « Si quelqu’un dit
que les hommes sont justifiés soit seulement par l’imputation de la justice du
Christ ou bien seulement par la rémission des péchés à l’exclusion de la grâce
et de la charité qui est versée dans leur cœur par le Saint‑Esprit et demeure en eux, ou bien que la
grâce par laquelle nous sommes justifiés est seulement une faveur de Dieu, qu’il
soit anathème » (S. 6, canon 11 : Denz.,
821). La Justification se fait « par la réception volontaire de la grâce,
et des dons qui l’accompagnent » (C. 7). Le Catéchisme romain appelle la grâce sanctifiante « une qualité
divine inhérente à l’âme » , p. 2, C. 2, q. 49).
S. Thomas dit que si l’homme ne recevait pas une élévation surnaturelle de ses
forces par la grâce, il ne pourrait pas atteindre sa fin éternelle (C. Gent.,
3, 151).
On
dit que la grâce sanctifiante est quelque chose de physiquement permanent, pour la distinguer de l’action
transitoire de Dieu dans la grâce actuelle. L’explication des théologiens la
caractérise comme une qualité. En
effet, si la grâce n’est pas Dieu lui‑même, elle
est quelque chose de créé. Si elle est quelque chose de créé, elle ne peut pas
être une substance ; car une substance complète, d’après sa notion même,
ne peut pas s’unir dans l’être à une autre substance complète. En tant que
substance incomplète, elle formerait, par son union avec l’homme, un être du même ordre et perdrait par là-même son
caractère surnaturel. C’est donc un accident et un accident spirituel, car il s’attache
à l’âme. Parmi les accidents, elle ne peut être qu’une qualité, car tous les autres accidents s’excluent en raison de leur
notion. Mais, dans la catégorie de la qualité ou de la manière d’être, elle ne
peut être qu’un « habitus ». Il est vrai que l’« habitus »
est tout d’abord une aptitude à agir. C’est pourquoi la philosophie ne connaît que
l’habitus d’activité (habitus operativus), autrement
dit l’habitude. Mais la spéculation théologique y ajoute encore l’habitus
entitatif (habitus entitativus) et lui attribue une
relation avec la substance de l’âme et non avec ses puissances, du moins pas
directement. « La grâce appartient à la première espèce de qualité, encore
qu’elle ne puisse pas être appelée proprement habitus, car elle n’est pas
immédiatement dirigée vers un acte,
mais vers une certaine existence
spirituelle qu’elle produit dans l’âme, et elle est comme une disposition à
l’égard de la gloire, qui est la grâce consommée » (S. Thomas, De verit., q. 27. a. 2, ad 7).
Pour
fonder cette conception de la grâce
sanctifiante, on ne peut pas en appeler à la Révélation. La Révélation cependant,
comme on l’a montré plus haut (p. 112), enseigne sans aucun doute, que la grâce
sanctifiante est quelque chose d’interne et en même temps qu’elle a, chez l’homme,
dans son cours normal, une durée ininterrompue. Ainsi S. Jean dit que la
« semence de Dieu » demeure en nous (1 Jean, 3, 9). S. Paul l’appelle
la « lumière » en nous (Eph., 5, 8), un
« sceau » et un « gage » (2 Cor., 1, 22). Le Christ l’appelle
une « vie » et une « vie surabondante » (Jean, 10, 10). Il
faut rappeler aussi les expressions : « nouvelle naissance »,
« régénération », « nouvelle création » (2 Cor., 5,
17 ; Tit., 3, 5 ; 1 Pier., 1, 3). Toutes ces descriptions et ces
images indiquent un être intérieur et permanent de la grâce.
Les
Pères emploient également les images
bibliques dans leurs descriptions et en ajoutent de nouvelles. Ainsi, S. Ambroise compare la grâce à une
peinture divine dans notre âme : « Vous avez été comme peint par
votre Dieu même : N’effacez donc pas la peinture qui est si excellente,
qui tire son éclat de la vérité, et non du déguisement et du mensonge, et qui n’est
pas l’ouvrage de l’art, mais de la grâce » (Hexaem.,
6, 8, 47 : M. 14, 276). - D’après S.
Basile, elle est comme la forme
dans la matière, comme les puissances et les dispositions dans celui qui les
possède, comme la puissance de vision dans l’œil sain, comme l’art dans l’artiste,
et cela d’une manière permanente, bien qu’elle ne soit pas toujours active (De
spirit. S., 26, 61). S. Augustin la
décrit comme la beauté intérieure de l’âme (Ep. 120, 4), comme une braise qui,
dans l’enfant baptisé, couve, pour
ainsi dire, sous la cendre et doit s’allumer avec les progrès de l’âge (C. Jul., 1, 6). S.
Cyrille d’Alex. l’appelle directement une
« certaine forme divine » par laquelle notre âme devient déiforme (In
Is., 4, 2 : M. 70, 936), une qualité
par laquelle le Saint‑Esprit nous
conforme à l’image de notre Rédempteur (Hom. Pasch., 10 : M. 77, 618).
La
Scolastique s’était accoutumée, depuis
Alexandre de Halès, à nommer la grâce sanctifiante un
habitus. S. Thomas considère tout l’ensemble de la surnature d’après l’analogie
de la nature. De même que Dieu, dans l’ordre naturel, guide les créatures non
seulement en les déterminant à une activité qui tend à une fin, mais encore en
leur communiquant certaines formes, propriétés et forces, comme principes d’activité,
au moyen desquels elles exercent leur activité facilement et avec inclination ; de même il donne à l’homme
des principes analogues dans l’ordre surnaturel. Il lui confère certaines
qualités surnaturelles par lesquelles il le meut facilement et promptement
vers sa fin surnaturelle. Parmi ces formes surnaturellement
« infuses », la grâce sanctifiante est le principe fondamental de l’activité
surnaturelle et les vertus infuses en sont les principes prochains et immédiats
(C. Gent., 3, 151).
Le
sujet de la grâce sanctifiante, dans
cette théorie de S. Thomas, est immédiatement la substance de l’âme, qui est atteinte par la grâce non seulement
dans ses puissances, mais encore en
elle‑même, et élevée dans l’ordre
surnaturel de l’être. Par cette forme spirituelle, le Saint‑Esprit sanctifie l’âme dans son être le plus
intime, en fait quelque chose de sacré et la possession de la Divinité qui y
habite. (S. th., 1, 2, 110, 4).
4. L’identité
de la grâce sanctifiante et de la charité. Bien que tous les théologiens s’entendent
pour voir dans la grâce sanctifiante une qualité physique interne et infuse,
qui adhère à l’âme sous la forme d’un habitus, un certain nombre s’écartent de
S. Thomas et de son École en identifiant objectivement la grâce sanctifiante et
la charité.
D’après
ces théologiens, on ne pourrait admettre qu’une distinction virtuelle entre la grâce sanctifiante et
la charité. Envisagée du côté de Dieu qui justifie, la grâce de justification
serait la grâce sanctifiante ; envisagée du côté de l’homme justifié, ce
serait la charité. Les représentants de cette opinion sont, à part Scot et son
école, tout une série de théologiens jésuites comme Molina, Bellarmin, Lessius, Salmeron, Vasquez, etc.
Les
raisons alléguées par les partisans
de cette théorie ne sont pas sans poids ; elles sont de nature à la fois théorique et pratique. Théoriquement cette opinion est fortement appuyée par l’Écriture
et la doctrine des Pères. D’après l’enseignement de Jésus, l’essence de sa
religion consiste dans la charité (Cf. t. 1er, p. 188). C’est dans
la charité qu’est « accomplie toute la Loi » (Math., 22, 40). La
charité et la grâce sont intimement unies dans le processus de la justification
de la pécheresse (Luc, 7, 47). D’après l’Apôtre S. Pierre, « la charité
couvre une multitude de péchés » (1 Pier., 4, 8). S. Jean écrit :
« Celui qui aime est né de Dieu » (1 Jean, 4, 7). S. Paul
enseigne : « La charité a été répandue dans nos cœurs par le Saint‑Esprit qui nous a été donné » (Rom., 5,
5). On ne peut contester que, dans tous ces passages, il est question, non pas
de la vertu spéciale de charité, mais, d’une manière générale, de la force
vitale divine qui nous est accordée dans la justification et le renouvellement.
Parmi
les Pères, il faut surtout citer S. Augustin. Il donne à la charité la
même situation centrale dans la religion que l’Écriture. « Mais si c’est
la vertu qui nous conduit à la vie éternelle, je pourrais affirmer : la
vertu n’est pas autre chose que l’amour de Dieu » (De mor. Eccl., 25) : « Aime et fais ce que tu veux »
(In Joan. Ep. tr. 7, n. 8). « La charité commençante est la justice
commençante, une grande charité est une grande justice, une charité parfaite
est une justice parfaite » (De nat. et grat., 70).
Au
Concile de Trente, la majorité des
Pères était du côté de ceux qui soutenaient l’identité de la grâce sanctifiante
et de la charité. Cette préférence s’exprime à maintes reprises dans les
exposés des chapitres doctrinaux sur la grâce de Justification (S. 6, c. 7).
Même
si on ne considère pas ces raisons comme assez probantes pour pouvoir affirmer
l’identité de ces deux réalités de grâce, on doit cependant reconnaître leur
grande utilité pour l’instruction du peuple chrétien sur la nature de la grâce
de justification. Il est indiscutable que nous comprenons mieux l’essence de la
charité théologale que celle de la grâce sanctifiante. Cette notion de l’amour,
que tout homme entend naturellement sans qu’il soit besoin d’explication,
conviendra donc parfaitement pour exposer au peuple et aux enfants des écoles,
d’une manière intelligible et concrète, cette réalité dont on ne saurait jamais
trop parler (Cf. Mazella, 664 sq. ; Sylvius, à
propos de S. th., 1, 2, 110, 2). Ce sont donc surtout des motifs pratiques et
pédagogiques qui nous déterminent à expliquer, devant les enfants et les gens
simples, la grâce sanctifiante par la charité.
5. La
grâce sanctifiante en tant que participation à la nature divine. La notion
qui nous fait pénétrer le plus profondément dans l’essence de la grâce de
justification est celle de la participation à la nature divine (consortium divinæ naturæ). Il faut répondre
ici à deux questions : la première a trait au fait de cette participation à la nature divine, la seconde au comment de cette participation.
D’après
l’enseignement général des théologiens, il faut répondre affirmativement à la
première question. Les déclarations officielles du magistère ecclésiastique,
mais surtout la doctrine de l’Écriture et des Pères confirment
cette manière de voir. L’opinion de Baïus, d’après
laquelle « l’élévation de la nature humaine à la participation à la nature
divine » est un don naturel de Dieu, a été condamnée (Denz.,
1021). Ici la réalité de cette élévation est reconnue par l’Église qui nie
seulement son caractère naturel. L’Écriture s’exprime clairement sur ce point
de doctrine dans le texte de S. Pierre : « De la sorte nous sont
accordés les dons promis, si précieux et si grands, pour que, par eux, vous deveniez participants de la nature divine,
et que vous échappiez à la dégradation produite dans le monde par la
convoitise » (2 Pier., 1, 4). - Les Pères n’avaient donc pas besoin d’emprunter
leur doctrine de la déification au néo‑platonisme, bien que Platon lui aussi insiste,
conformément à sa théorie des idées, sur la notion de participation à la nature
divine et que la notion de θείωσις
soit courante dans les antiques religions ; ils ont trouvé cette idée,
avec toute sa pureté théiste, dans la Bible.
La doctrine de la θείωσις
d’Hermès Trismegistos remonte à Platon, d’après
lequel la fin dernière de l’ ένθουσιάζειν
(inspiration divine) est la παλιγγενεσία
(renaissance, régénération). Sans aucun doute, dans le texte de 2 Pier. (1, 4)
que nous avons cité, il est question du don divin de la régénération. Et de ce
don il est dit que par là nous participons à la nature divine (Cf. 1 Pier., 1,
3). C’est en raison de ce don de la régénération que S. Jean s’écrie :
« Voyez quel amour nous a donné le Père, que nous soyons appelés enfants de Dieu et que nous le soyons en effet » (1 Jean, 3, 1). D’après
lui, le principe de la filiation est la « semence de Dieu » en nous
(1 Jean, 3, 9) et S. Pierre écrit : « Vous êtes régénérés, non d’un
germe corruptible mais d’un germe incorruptible, par la parole du Dieu
vivant » (1 Pier., 1, 23).
Les
Pères ont construit sur ces textes
bibliques leur célèbre théorie de la divinisation. Il n’y a guère de phrase
plus générale et plus courante chez eux que celle‑ci :
Dieu s’est fait Homme afin que l’homme devienne Dieu. Ils entendent cela non
pas comme une simple figure de rhétorique, au sens moral, mais d’une manière entièrement
réaliste. Déjà S. Ignace enseigne que
tous les chrétiens sont « porteurs de Dieu », « porteurs du
Christ », « porteurs de sainteté » (Eph.,
9, 1). S. Athanase commence, contre
les ariens et les pneumatomaques l’argumentation que poursuivront les autres
Pères : Si le Christ et le Saint‑Esprit nous sanctifient et nous divinisent - ce
qui est supposé comme un dogme ferme - il faut qu’ils possèdent eux‑mêmes la nature divine. « Or si par la
participation à l’Esprit (πνεύματος
μετουσία)
nous sommes participants de la nature divine (ϰοινωνοὶ
θείας φυσεως),
seul un insensé pourrait dire que l’Esprit est de nature créée et non de nature
divine » (Ad Serap., 1, 24 ; cf. Adv. Ar. Orat., 4, 3, 24 : M. 26, 373 ; De syn., 51 :
M. 26, 784 ; De incarn. Verbi,
8 : M. 26, 996 ; Basile, De
Spir. S., 9, 22 : M. 32, 109 ; Ambroise, De Spir.
S., 1, 6, 80 : M. 16, 723). S.
Augustin : « Si nous avons été faits fils de Dieu, nous avons été
faits dieux ; mais nous ne sommes tels que par la grâce de l’adoption, et
non par la nature ou la naissance » (In Ps. 49, 2 ; cf. Cyril. D’Alex., Homil.
Pasch., 10, 2 : M. 77, 617 ; De Trin., 34 : M. 75, 585 ; In
Joan., 1, 9 : M. 73, 153 et 157). Le pseudo‑Denys a créé
ensuite la formule qui devait devenir classique : « Est autem hæc deificatio
Deo quædam, quoad fieri potest, assimilatio
unioque » (De eccl. hier., 1, 3 : M. 3, 373).
La
Scolastique s’en tient à cette
doctrine exposée par les Grecs et les Latins et qu’on pourrait encore appuyer
de nombreux autres textes, par exemple des deux Grégoires,
de S. Léon 1er, de S. Grégoire le G., de S. Jean Damascène. S.
Thomas dit que « notre vie est ordonnée et dirigée par la grâce à la
jouissance de la divinité selon une certaine participation à la nature
divine » (S. th., 2, 2, 19, 7 ; cf. 1, 93, 4 ; 1, 2, 4, 8. Bonavent., Brevil., 5, 1 ; Itin. ment., c. 4).
Consortium divinæ
naturæ. Dans l’exposé de cette notion, la
Scolastique évite deux extrêmes : 1° L’affirmation de la consubstantialité de l’homme avec Dieu,
ce qui est l’idéal de tout panthéisme et de tout faux mysticisme. Pour le 4ème
Concile de Latran, cette interprétation est encore moins hérétique qu’insensée
(Denz., 433 ; cf. 510). La théodicée nous a
appris (t. 1er p. 133) que l’essence divine, ainsi que ses attributs
en tant que tels, sont incommunicables à la créature ; 2° La participation
purement morale qui consiste dans la
conformité avec la pensée et la volonté de Dieu. Cela est sans doute vrai et
enseigné par la Bible (Math., 5, 44 sq. ; Luc, 36, 36 sq.) ; mais la
Bible enseigne aussi, comme on l’a montré plus haut et au paragraphe 126, la
transformation ontologique qui permet seule de réaliser cette conformité morale
permanente.
C’est
pourquoi la Scolastique affirme nettement ici la participation physique à la nature divine, à la différence
d’une participation purement morale. Ce n’est pas, pour elle, comme le lui
attribue Kuhn, une « communauté
substantielle de nature », pas davantage une union hypostatique du juste
avec Dieu comme dans le Christ ; mais c’est plutôt une ressemblance et une
union, la plus grande possible, opéré par Dieu dans l’âme au moment de la
justification. Ainsi S. Thomas
enseigne avec l’Aréopagite : « La grâce qui est un accident est une
ressemblance de la divinité à laquelle l’homme participe » (S. th., 3, 2, 10
ad 1). « La nature divine n’est communicable qu’autant qu’on participe à
sa ressemblance » (S. th., 1, 13, 9 ad 1).
Cette
ressemblance en effet est ou bien une ressemblance parfaite en tant que fondée
sur une identité de nature complète et numérique (participatio
univoca) ou bien une ressemblance imparfaite opérée
par imitation (p. analoga). « Duplex est similitudo Dei, scilicet æquiparentiæ sive æqualitatis et imitationis » dit S.
Bonaventure (Sent., 2, dist. 5, a. 1, q. 2) avec
S. Thomas (S. th., 1, 63, 3). La première ne se trouve que dans la
Trinité ; la seconde se trouve dans les créatures, et à différents degrés,
comme trace divine obscure (vestigium Dei) dans les
créatures sans raison, comme image de Dieu (imago Dei) dans les créatures
raisonnables. Cette dernière image est triple : en vertu de la création, c’est
une simple image (similitudo creationis) ;
en vertu de la justification, c’est une ressemblance (s. recreationis) ;
en vertu de la glorification, c’est une image parfaite de gloire (s. perfectionis seu gloriæ) (Cf. S. th., 1, 93, 4).
Si
le « consortium divinæ naturæ »
ne consiste pas dans une égalité substantielle de nature avec Dieu, mais dans
une ressemblance aussi grande que possible, créée dans l’âme par Dieu, une
dernière question se pose, la plus profonde : quel est donc l’attribut
divin, dont la communication analogue à une forme finie et créée, fait
participer l’âme juste à la nature divine d’une manière particulière, qui la
distingue de l’âme non justifiée, en fait une image de Dieu et, dans un certain
sens, la divinise ? A cette question la théologie, suivant les traces de S. Thomas, fait cette réponse : c’est la
nature divine, en tant que principe et racine de la connaissance immédiate,
intuitive que Dieu a de lui‑même et de l’amour
béatifiant qu’il a pour lui‑même, bref, la
nature divine, en tant qu’elle est la spiritualité parfaite :
« Natura divina qua intellectualis
est » (Cf. Suarez, De grat., l. 7, c. 1, n. 30).
Les actes vitaux de la nature spirituelle de Dieu sont la connaissance et l’amour.
Aucune créature ne peut, par elle‑même,
participer à ces actes absolument surnaturels, mais, par la grâce sanctifiante,
l’âme est élevée au « consortium divinæ naturæ » et par là à ces actes.
A
la différence de cette doctrine de S. Thomas soutenue par la majorité des
théologiens, Ripalda
(De ente supern., p. 2, c.
6, n. 105 ; éd. de Lyon, 1645, t. 2, p. 714)
admet une ressemblance purement morale avec Dieu, en vertu de laquelle le
justifié est détourné de tout péché et incliné à tous les actes surnaturels, de
telle sorte que sa justice consiste dans une ressemblance formelle avec la sainteté de Dieu.
Grâce et gloire. Le commencement de cette participation à l’Être
spirituel et à la vie spirituelle de Dieu s’accomplit dans la grâce sur la terre.
L’achèvement se réalise dans l’éternité
bienheureuse. « La grâce et la gloire se rapportent au même genre, parce
que la grâce n’est rien autre chose qu’un commencement de la gloire en
nous » (S. th., 2, 2, 24, 3 ad 2). Déjà sur la terre, « anima fide adhæret primæ
veritati et caritate ipsi summæ bonitati »
(In I d. 37, 9, 1 ad 2). « Gloriam autem quid esse dicemus nisi gratiam quamdam
perfectam et absolutam ? »
(Catéch. Rom., p. 4, 11, 11). La grâce est donc un
germe dont la gloire est le développement. C’est ce qui est formellement
enseigné par le Seigneur dans le quatrième évangile : « L’eau que je
lui donnerai deviendra en lui une source qui jaillit jusqu’à la vie
éternelle » (Jean, 4, 14). La pensée de l’identité essentielle entre la
vie éternelle d’ici‑bas et de
là-haut parcourt tout l’évangile. On trouve la même pensée dans les paroles de
S. Paul sur le « gage de l’Esprit » (2 Cor., 1, 22 ; 5, 5), sur
l’« arrhe de notre héritage » (Eph., 1, 14). C’est pourquoi S. Jean peut décrire la grâce
comme la « semence de Dieu » en nous (1 Jean, 3, 9). Dès maintenant
nous sommes appelés les enfants de
Dieu et nous le sommes, mais la
gloire des enfants de Dieu ne sera manifeste
que dans l’éternité ; ce qui est maintenant et ce que nous croyons sera
alors visible et contemplé (1 Jean, 3, 1 sq.). A ce sujet, S. Augustin remarque : « la ressemblance avec Dieu sera
parfaite dans son image, quand celle‑ci aura reçu
la pleine vision de la divinité » (De Trin. 14, 18, n. 24).
Les
Pères essaient d’expliquer cette ressemblance surnaturelle avec Dieu en comparant l’âme avec un corps pénétré de
la lumière du soleil et par là élevé au‑dessus de sa
nature et devenu lumineux (S. Basile) ; en donnant l’exemple du parfum que
les substances odorantes communiquent aux habits et aux boîtes (S. Cyril. d Alex.), de la transformation d une
goutte d’eau dans un verre de vin, ou bien du fer dans le feu (S. Grég. de Naz.), ou bien de l’air
pénétré par la lumière (S. Cyril. de Jér). Au fond de toutes ces comparaisons se trouve le
double élément signalé par l’Aréopagite : la ressemblance et l’union.
1.
Effets de la grâce sanctifiante
1. Le premier effet immédiat de la grâce
sanctifiante est la suppression
réelle des péchés et la sanctification formelle. Cela a déjà
été exposé précédemment contre la théorie protestante de l’imputation.
La
seule question qui se pose est celle de la relation réciproque des deux
éléments. Ils ne sont pas nécessairement unis ensemble. Il y a eu une collation
de grâce sanctifiante sans rémission simultanée des péchés : à nos
premiers parents au paradis terrestre, aux anges, au Christ, à Marie. Et on pourrait
concevoir une rémission des péchés sans collation de la grâce. Seulement, dans
l’ordre actuel du salut, les deux éléments sont unis ensemble. « Par la
grâce de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, qui est conférée au baptême, la faute
du péché originel est remise » (Trid., s. 5,
can. 5 : Denz., 792 ; cf. Denz., 1043, 1058, 1070, contre Baïus).
La Scolastique se demande si la grâce
efface le péché physiquement en vertu
de sa nature ou bien si elle le fait seulement moralement en vertu d’une
ordonnance divine. Dans le dernier cas, on pourrait donc, en soi et strictement
parlant, concevoir la présence simultanée dans une âme de la grâce et du péché.
Se sont décidés pour cette dernière opinion Scot,
Biel, Suarez, Lessius, Schwane,
Minges. Scot : « Le péché ne peut pas
effectivement détruire la grâce, il ne le peut que par démérite ». D’après
G. Biel, c’est seulement la « voluntas Dei ordinata » qui
a décidé que la grâce détruirait le péché ; en soi et pour soi (potentia absoluta), le péché et
la grâce pourraient exister dans la même âme. Feckes dit de son côté :
« Quand on comprend bien le péché comme une aversion de Dieu, et la grâce
comme une communion avec Dieu, on ne peut les loger en même temps dans la même âme ». S. Thomas « Peccatum effective corrumpit caritatem »
(S. th., 2, 2, 24, 10).
D’après
S. Thomas, la grâce détruit formellement le péché. « C’est
en effet formellement que la grâce, en inhérant,
chasse la faute » (De verit. q. 28, a. 7, ad 4).
« La grâce ne chasse pas la faute de manière efficiente, mais
formellement » (Ibid., ad 5). Par contre, le péché chasse la grâce, comme
une cause agissant non seulement moralement
(meritorie)
« parce que celui qui pèche mérite que Dieu lui retire la sainte
charité », mais encore physiquement,
parce que tout péché mortel est l’opposé de la charité (S. th., 2, 2, 24, 10).
On ne peut nier la supériorité de la conception thomiste sur la conception
scotiste, laquelle présente une certaine ressemblance avec la théorie
protestante de la couverture. La théorie thomiste a aussi l’Écriture pour elle
(Math., 6, 24 ; 2 Cor., 6, 14 ; 1 Jean, 3, 9). La grâce et les péchés
sont des antinomies absolues, c’est pourquoi aussi la grâce efface tous les
péchés mortels.
La grâce et le péché véniel. Le péché
véniel n’étant pas une « aversion de Dieu » complète, il ne supprime
pas non plus l’amitié divine et la destinée éternelle de l’homme, et peut
exister à côté de la grâce ; il ne peut même pas atteindre directement la
grâce dans son essence et l’affaiblir, il ne peut que la mettre indirectement
en danger.
La
sainteté n’est pas la suite pure et
simple de la suppression du péché : elle n’est conférée à l’âme que par la
forme de la grâce elle‑même. Au
reste, c’est une seule et même forme qui confère à l’âme la sainteté aussi bien
que la justification, bien que l’Écriture, les Pères et les conciles emploient
deux expressions pour la désigner. La théorie protestante, qui sépare la
justification et la sanctification comme deux
actes de Dieu motivés par l’unique
acte dispositif humain de la foi, n’est ni biblique ni théologique. Il faut
plutôt voir dans la justification et la sainteté deux aspects d’un même acte.
2.
Filiation adoptive et héritage du ciel.
S.
Thomas définit l’adoption l’acceptation gracieuse
d’une personne étrangère comme fils
et héritier (Cf. S. th., 3, 23, 1). Mais, d’après lui, l’adoption divine a cet
avantage sur l’adoption humaine que Dieu, par sa grâce, rend l’homme qu’il
adopte apte à posséder l’héritage
éternel. L’homme, par contre, suppose que quelqu’un est apte à être adopté par lui. L’adoption humaine comble la
distance entre l’adoptant et l’adopté par un transfert extérieur de droit à l’adopté ; l’adoption divine, au contraire,
consiste dans la communication d’une nature nouvelle semblable au Dieu
adoptant, au moyen d’une nouvelle naissance. Par suite, la filiation divine
adoptive est bien plus élevée que la filiation qui vient de la création, tout
en restant, bien entendu, incomparablement inférieure à la filiation naturelle
du Logos éternel (S. th., 3, 23, 2 à 4).
L’ Écriture enseigne clairement l’adoption divine. « Vous avez reçu l’Esprit
de filiation, dans lequel nous crions : « Abba, Père » (Rom., 8,
15). Dieu a envoyé son Fils « afin de nous conférer l’adoption. Or parce
que vous êtes fils, Dieu a envoyé l’Esprit de son Fils dans vos cœurs, lequel
crie : « Abba, Père » (Gal., 4, 5 sq.). Les Pères parlent
souvent directement de notre filiation adoptive, mais ils le font le plus
souvent indirectement dans leurs arguments christologiques, pour prouver que le
Christ n’est pas comme nous fils adoptif de Dieu mais « Filius naturalis » (Cf. t. 1er,
§ 93). Théologiquement la filiation
divine résulte de la participation à la nature divine, que nous venons d’étudier.
De
la filiation adoptive, S. Paul déduit logiquement le droit du justifié à l’héritage
du ciel : « Or si nous sommes fils, nous sommes aussi
héritiers ; héritiers de Dieu et cohéritiers du Christ » (Rom., 8,
17). « Or, s’il est fils, il est aussi héritier par Dieu » (Gal., 4,
7 ; cf. Tit., 3, 7 ; 1 Pier., 3, 22). (Cf. Trid.,
s. 6, c. 4 et 7).
3.
Habitation du Saint‑Esprit
dans l’âme.
La grâce sanctifiante fait de l’homme le
temple du Saint‑Esprit, lequel demeure, non seulement par ses dons de
grâce, mais personnellement, dans l’âme du justifié.
Le
fait de cette habitation est attesté
si clairement dans l’Écriture et la doctrine des Pères qu’il est
théologiquement certain. La Révélation en parle en maint endroit. Le Christ
promet aux disciples le Paraclet personnel « afin qu’il demeure en
vous », le Paraclet « que le monde ne peut recevoir » (Jean, 14,
17). D’après S. Paul, il répand en nous
la divine charité (Rom., 5, 5). « L’Esprit de celui qui a ressuscité Jésus
des morts, demeure en vous » (Rom., 8, 11). Nous sommes les « temples
du Saint‑Esprit « (1
Cor., 3, 16 ; 6, 19 ; cf. Rom., 8, 9 ; Gal., 4, 6 ; 2 Cor.,
6, 16). (Cf. la doctrine du Saint‑Esprit, t. 1er,
§ 54, 58, 59).
Les
Pères traitent également de cette
habitation du Saint‑Esprit dans
le juste. Il a déjà été question de S.
Augustin. D’après lui, il est certain « que le Saint‑Esprit demeure dans les enfants baptisés,
bien qu’ils ne le sachent pas » (Ep. 187, 26). Mais même s’il demeure en
chaque homme, il n’y demeure pas de manière égale, autrement comment Elisée
aurait‑il pu demander que l’Esprit de Dieu
soit deux fois plus en lui que dans Elie ? (Ep. 187, al. 57, 5, 17). Ce
sont surtout les Pères grecs qui,
enthousiasmés par cette habitation du Saint‑Esprit, en parlent
en termes magnifiques. Ainsi S. Athanase (Ep. 1 ad Serap.,
24), S. Basile, S. Cyril d’Alex. (Dialog. 7),
passim : M. 76, 250 sq. ; Petav., De Trin.,
8, 4 sq.).
Explication de cette habitation. Bien que
tous les théologiens admettent l’habitation du Saint‑Esprit dans l’âme du juste, ils ne s’entendent
pas sur la manière de l’expliquer. Il est clair que ce n’est pas une union
substantielle, comme entre l’âme et le corps. Il faut exclure ensuite une union
hypostatique, entre l’Esprit‑Saint et le
juste, telle qu’elle existe entre le Logos et le Christ. Il n’y a donc plus de
possible que l’union accidentelle. L’homme reçoit, par cette habitation, non
pas l’être substantiel, mais une perfection surnaturelle accidentelle, la
filiation divine. Cela veut dire, d’après l’explication de S. Thomas et de la
plupart des
théologiens : cette filiation divine est produite formellement par la forme créée de la
grâce sanctifiante ; mais elle est couronnée et achevée par l’habitation du Saint Esprit. La mission d’une Personne
divine (mitti), aussi bien que son don (dari), est
enseignée dans l’Écriture. « Elle ne peut être en quelqu’un ou reçue par
quelqu’un qu’en raison de la grâce sanctifiante ». Ainsi nous recevons par
la grâce sanctifiante une double chose : notre sanctification formelle,
ainsi que notre union avec Dieu ; car la grâce sanctifiante rend semblable à Dieu et unit avec lui : « La grâce sanctifiante dispose l’âme à posséder la personne
divine » (S. th., 1, 43, 3 ad 2).
Avec
S. Thomas, on doit admettre une
double présence de Dieu dans la créature :
1°
La présence naturelle, laquelle
est : a) Générale dans toutes
les créatures, comme on l’a expliqué au § 3, « par son essence, par sa
puissance, par sa présence » ; - b) Spéciale dans les créatures raisonnables (ange, homme), en tant qu’objet de leurs actes naturels de
connaissance et d’amour de Dieu, le connu étant dans le connaissant et l’aimé
dans l’aimant. « Dieu existe spécialement dans la créature raisonnable qui
le connaît et l’aime actuellement ou habituellement » (S. th., 1, 8, 3).
2°
La présence surnaturelle, laquelle, à
son tour, est double : a) Sur terre,
d’une manière analogue à la présence naturelle, en tant que Dieu est présent
dans l’âme qui le connaît et l’aime surnaturellement, comme objet de cette connaissance
et de cet amour. Et cette présence n’est pas seulement une
« présence », mais plutôt une « habitation ». « Comme
la créature raisonnable s’élève par la connaissance et l’amour à Dieu lui‑même, on ne dit pas seulement que Dieu est en
elle suivant ce mode spécial, mais on dit qu’il y habite comme dans son temple.
Il n’y a donc pas d’autre effet que la grâce sanctifiante qui puisse faire que
la personne divine existe d’une nouvelle manière dans l’être raisonnable. Par
conséquent, la personne divine n’est envoyée et ne procède temporellement qu’en
raison de cette grâce » (S. th., 1, 43, 3). b) Au ciel, l’habitation a lieu par la vision béatifique d’une
manière parfaite (Cf. t. 1er, § 21 et 57 (mission)).
Remarques. 1. Ce que
nous avons dit s’applique aussi aux enfants baptisés. Il faut observer
cependant, que, provisoirement, jusqu’à réveil de leur raison, leur union avec
Dieu prend la forme d’une union habituelle.
Cependant, d’après Capreolus, « non solum in potentia, sed in esse: qui enim habet habitum
respectu alicujus objecti, jam habet et attingit illud in actu primo, qui est forma vel esse » par conséquent dans l’être, bien que ce ne
soit pas dans l’action (in actu secundo).
2.
Dieu habite dans l’âme en état de grâce selon son Être, sa substance. Cependant
on ne doit pas appeler l’union qui en résulte une union substantielle, parce que la substance de Dieu et l’âme ne forment
pas une substance ou une personne, comme c’est le cas dans l’union
hypostatique (§ 89).
3.
D’après ce que nous apprend le traité de la Trinité sur la circuminsession, on conclut
facilement que cette habitation n’est pas exclusivement
propre à la troisième Personne, mais qu’elle lui est spécialement appropriée.
La raison de cette appropriation réside dans la situation particulière de la
troisième Personne au sein de la Trinité, en tant que le lien personnel d’amour
entre le Père et le Fils (Cf. t. 1er, p. 234 sq.).
Par
contre, Petavius,
Thomassin, Scheeben, Schell, Scholz, etc., prétendent
que, d’après l’Écriture et la doctrine des Pères grecs, on doit attribuer cette
habitation au Saint‑Esprit d’une
manière personnelle et exclusive et non seulement à la manière
d’une appropriation. Mais on cherche en vain chez eux une explication claire de
cette conception et une harmonisation avec la doctrine générale de l’unité des
actions divines « ad extra ». La raison du malentendu est sans doute
qu’on n’a pas assez fait attention que le πνεὒμα
ᾅγιον biblique est loin de
désigner toujours le Saint‑Esprit
personnel et désigne souvent aussi la grâce sanctifiante : « Spiritus Sanctus = donum
Dei » (Cf. § 112 ; Gardeil, Revue thomiste, 1923, p. 5 sq. et 129 sq. Van der Meersch, 114 sq. Béraza, 896 à
907).
2. L’escorte de la grâce sanctifiante
1. Le Catéchisme
romain dit, par rapport à la grâce sanctifiante, qu’elle est accompagnée de
la très noble escorte de toutes les vertus (Additur nobilissimus omnium virtutum comitatus : p. 11, c. 2, q. 50). Parmi ces vertus, il
faut nommer d’abord, d’après le Concile de Trente,
les vertus théologales. Le Concile
dit qu’elles sont infusées avec la grâce sanctifiante : « Dans cette
justification, l’homme, par Jésus‑Christ,
auquel il est enté, reçoit aussi tout ensemble, avec
la rémission des péchés, tous ces dons infus, la Foi, l’Espérance, et la
Charité » (S. 6, c. 7).
Bien
que tous les théologiens n’admettent pas l’identité de la charité avec la grâce
sanctifiante, ils les unissent très étroitement. La charité apparaît et
disparaît avec la grâce sanctifiante (Trid., s. 6,
can. 11). Par contre, les deux autres vertus, la foi et l’espérance, sont
séparables de la grâce sanctifiante. Aussi quand celle‑ci est perdue par un péché grave, ces deux
vertus peuvent demeurer et de fait demeurent aussi longtemps qu’elles n’ont pas
été chassées de l’âme par un péché directement opposé à leur nature (par
ex. : l’incrédulité, le désespoir). Cela a été défini pour la foi (S. 6,
can. 28). En raison de cette séparabilité, certains théologiens admettent avec Suarez, que l’habitus de ces vertus peut être infusé avant la justification, puisqu’elles peuvent subsister, en tant qu’habitus,
quand la grâce de justification est perdue. En tout cas, les théologiens
enseignent unanimement que les actes des trois vertus théologales peuvent déjà,
avec l’aide de la grâce, être exercés avant
la Justification. Le Concile de Trente enseigne que les actes de ces vertus
doivent précéder la justification comme actes dispositifs (S. 6, c. 6 : Denz., 798).
L’opinion
générale des théologiens va plus loin. Ils enseignent que les vertus morales, qui règlent nos relations avec
les hommes et avec nous‑mêmes, sont
infusées elles aussi. L’Écriture l’insinue (2 Pier., 1, 3-7 ; 2 Tim., 1,
7) ainsi que la doctrine des Pères (Aug.,
Enarr. in Ps. 83, 11 ;
In Joa., 8, 1). Il est probable qu’il faut voir aussi
une preuve dans les décisions d’Innocent III et de Clément V, d’après
lesquelles l’habitus des « vertus » est infusé, au baptême, même aux enfants. (Denz.,
410, 483 ; cf. S. th., 1, 2, 51, 4 ; 63, 3 et 4 et presque tous les
théologiens posttridentins). L’infusion des vertus
morales a été niée par Scot, Henri de Gant, Durand, etc.
S. Thomas indique les
raisons de l’opinion affirmative en disant : « Les vertus théologales
nous ordonnent vers notre fin surnaturelle selon un certain commencement, en
tant qu’elles nous ordonnent à Dieu immédiatement ; mais il faut que notre
âme soit perfectionnée par d’autres vertus ayant trait à d’autres choses, en
relation cependant avec Dieu (S. th., 1, 2, 63, 3 ad 2). Pour plus de détails,
cf. le traité des vertus dans la Théologie morale.
2.
Les dons du Saint‑Esprit.
S. Thomas :
« les dons sont des perfections de l’homme qui le disposent à bien suivre
l’impulsion de l’Esprit‑Saint »
(S. th., 1, 2, 68, 3). « Le Saint‑Esprit
habite en nous par la charité... Par conséquent, comme les vertus morales sont
unies entre elles dans la prudence, de même les dons de l’Esprit‑Saint sont unis entre eux dans la charité, de
telle sorte que celui qui a la charité a tous les dons de l’Esprit‑Saint et que sans elle on ne peut en avoir
aucun » (1, 2, 68, 5). L’Écriture
les attribue au Messie (Is., 11, 1,
2). Mais le Saint‑Esprit, avec
l’abondance de ses dons, est aussi un bien salutaire de l’ère messianique. C’est
pourquoi on admet que les dons du Saint‑Esprit
découlent du Christ, chef de l’Église, sur ses membres, qui doivent avoir la
vie en abondance (Jean, 10, 10). Comme rôle et but des dons du Saint‑Esprit on
indique moins la facilité à accomplir les actes particuliers de vertu que l’inclination
(modus operandi) de l’âme à recevoir les inspirations du Saint‑Esprit. Par suite, leur domaine d’action se
trouverait plutôt dans les actes indélibérés que dans les actes délibérés.
A. Mitterer (Les sept
dons du Saint‑Esprit d’après la doctrine des Pères)
montre que les Pères se rattachent généralement à Is. 11, mais sont assez
incertains dans leur interprétation, si bien qu’il reste un certain nombre de
doutes quant au nombre des dons ainsi qu’à leur nature et leurs effets. Les scolastiques ont essayé de surmonter ces
doutes par la spéculation. Parfois même se manifestent des conceptions
contraires : ainsi S. Augustin s’oppose à S. Grégoire le Gr. Cette
divergence se retrouve dans la Scolastique : S. Bonaventure se rattachant
à S. Augustin et S. Thomas à S. Grégoire (Cf. Garrigou‑Lagrange, Mystique,
177 sq.).
Y
a‑t‑il entre la
grâce sanctifiante et les vertus infuses une connexion physique ou simplement morale ? Les thomistes affirment la
connexion physique ; par contre, Suarez et son école prétendent que Dieu n’a
uni ces deux réalités de grâce qu’en vertu de son ordonnance pleine d’amour, en
infusant les vertus dans l’âme, en considération de la grâce sanctifiante,
parce qu’elles lui sont conformes et connaturelles. Mais elles ne découlent pas
physiquement de la grâce.
Transition. De la
nature de la justification résultent certaines propriétés qui lui appartiennent
d’une nécessité interne. Le protestantisme ayant une autre notion de la
justification aura aussi une autre doctrine de ses propriétés. Le Concile de
Trente, après avoir examiné la nature de la justification, passe à ses
propriétés. Il en compte trois.
THÈSE. Personne ne peut, sans une
révélation divine, avoir une certitude de foi de son état de grâce et par suite
il n’y a pas de devoir d’y croire.
De foi.
Explication. Un des
articles de la doctrine protestante, dont les Réformateurs se prévalaient
surtout, c’est celui de la certitude du salut (certitudo
salutis). Cette certitude du salut repose sur la
certitude de la grâce et cette dernière certitude est une certitude de foi (certitudo fidei). La foi
justifiante, pour les protestants, est en effet la foi fiduciale.
Cette foi est pour eux un devoir, car
sans elle il n ’y a pas de justification. Le Concile de Trente accorde une sérieuse attention à la question de la certitude
personnelle du salut. Les thomistes et les scotistes étaient en désaccord sur
ce point, parce qu’ils avaient une conception différente de la « certitude
de foi ». On s’entendit cependant pour la définir comme « une
certitude de foi dans laquelle ne peut pas se glisser d’illusion » et on
la repoussa d’une manière générale
(C. 9). Ensuite on condamna dans trois canons (can. 13-15) l’hérésie
protestante, l’opinion de la nécessité de la foi fiduciale,
celle de son efficacité et celle de
son devoir. « Si quelqu’un dit
qu’il est nécessaire à tout homme
pour obtenir la rémission de ses péchés, de croire
certainement, et sans hésiter sur ses propres faiblesses, et sur son
indisposition, que ses péchés lui sont remis : Qu’il soit anathème »
(S. 6, can. 13). On condamne ensuite l’opinion d’après laquelle l’homme est
justifié par la foi seule (can. 14) et enfin celle qui prétend que le justifié
est tenu par la foi d’admettre « qu’il est assurément du nombre des
Prédestinés » (Can. 15 : Denz., 823-825).
Preuve. On peut
sans doute citer toute une série de textes scripturaires qui disent que dans la
foi le salut est absolument certain, qu’il est sûr que les péchés nous sont
remis et que la justification nous est accordée. Les Pères scotistes du Concile
de Trente alléguaient par ex. Jean, 3, 36 ; Rom., 8, 16 ; 1 Cor., 2,
12 ; 1 Jean, 3, 6, 14 ; 4, 15, etc. Mais ces textes se rapportent aux
conditions objectives de notre salut et non aux conditions subjectives. Au
sujet des premières existe naturellement une pleine certitude de foi, mais non
au sujet des dernières, à moins qu’on ait reçu là-dessus une révélation divine spéciale, comme le paralytique,
Madeleine, le bon larron sur la croix. S.
Paul écrit : « Je ne me sens coupable de rien, mais je ne suis
pas pour cela justifié ; mon juge est le Seigneur » (1 Cor., 4, 4).
Et plus loin : « Je châtie mon corps et le réduis en servitude, de
peur qu’après avoir prêché aux autres, je ne devienne moi‑même réprouvé » (1 Cor., 9, 27). Cette
modestie personnelle, il la recommande aussi aux autres : « C’est
avec crainte et tremblement que vous devez aussi opérer votre salut »
(Phil, 2, 12).
Il
faut tout d’abord remarquer que pour les pré-augustiniens le problème de la
certitude du salut n’était pas encore une question brûlante. Mais ils ont beau
vanter hautement, et d’ailleurs à bon droit, le salut conquis dans le Christ,
ils n’enseignent pas la certitude absolue de ce salut. Car : 1° Ils
prêchent très sérieusement le jugement final de Dieu ; - 2° Ils jugent d’une
manière très pessimiste les effets des péchés capitaux ; - 3° Ils ne se
contentent pas de prêcher la crainte de Dieu, mais ils exigent, même des
chrétiens, la pénitence continuelle pour les péchés journaliers ; - 4° Ni
les Pères grecs ni les Pères latins ne se contentent de la simple foi, mais ils
exigent encore les œuvres et font dépendre le salut de ces œuvres. Aussi ils
encourent le reproche que leur font les protestants d’avoir laissé le pur christianisme
retomber dans la « légalité et le moralisme ». Quant à S. Augustin qu’on se plaît à alléguer,
nous en reparlerons à la fin du chapitre.
La
raison théologique réside dans ce
fait auquel nous avons déjà fait allusion, que rien ne nous a été révélé sur
les dispositions subjectives qui sont indispensables pour la justification. Des
faits humains personnels ne sont pas objet de la foi générale et divine. Or de
deux propositions dont l’une appartient à la foi et l’autre à la raison, on ne
peut pas, d’après les règles de la logique, déduire une conclusion qui ait une
certitude de foi. Les scolastiques
sont d’accord avec les Pères et entre eux sur cette affirmation essentielle que
personne ne peut, sans une révélation particulière, posséder la certitude de
foi concernant son état de grâce. S.
Thomas fait la distinction suivante : il y a une triple connaissance: 1° Par la révélation
et de cette manière on peut savoir qu’on est en état de grâce. Dieu accorde
cette révélation à quelques‑uns ;
2° Par soi‑même et d’une manière certaine (certitudinaliter) et de cette façon personne ne peut savoir
qu’il est en état de grâce parce qu’il ne connaît pas entièrement le principe de la grâce qui est Dieu (Job.,
36, 26) ; 3° Par des signes et des effets précis ; et de cette façon
on peut connaître et apprécier (conjecturaliter) son
état de grâce. (S. th., 1, 2, 112, 5).
Au
Concile de Trente, les Dominicains
exposèrent cette doctrine de leur maître. Les Franciscains, appuyés sur Scot
qui ne traite cette question qu’en passant et d’une manière quelque peu
équivoque, soutinrent la certitude de foi de l’état de grâce. Le champion le
plus ardent de cette opinion fut le Dominicain Ambroise Catharin. Il distinguait la foi catholique qui oblige tout le monde et
la foi particulière que le juste possède
pour lui‑même. De la sorte il construisait une
double certitude de foi. On se mit d’accord pour déclarer que la certitude de
la foi catholique dépassait toute certitude, que, par contre, la foi
particulière, en tant que dépendant aussi
du jugement personnel, semblait exposée à l’erreur et ensuite on enseigna qu’on
excluait seulement la foi dans laquelle il ne peut rien se glisser de faux (cui non potest subesse falsum). Tous les Pères
du Concile admirent unanimement que personne, sauf le cas d’une révélation
spéciale, n’est obligé de croire à son état de grâce (Cf. Denz.,
802 et 803).
Notre
religion n’est pas une religion d’incertitude et d’angoisse. Ce serait aller contre le Concile de Trente, contre
l’Écriture et la doctrine des Pères de refuser à notre état de grâce personnel
non seulement la certitude de foi mais encore toute certitude. Il y a un moyen
terme entre la certitude de foi et le doute, c’est la certitude morale et cette
certitude exclut toute angoisse et tout découragement.
Il
est absolument nécessaire de s’en tenir au Concile de Trente dans la prédication
et l’ascétisme catholiques, si l’on veut réfuter les protestants qui nous
reprochent notre « incertitude et notre angoisse » dans les affaires
du salut et prétendent que nous « multiplions les petits moyens de
salut » pour échapper à cette angoisse et à cette incertitude.
N’a
été rejetée que la certitude de foi avec son caractère évident d’illusion
personnelle. Les délibérations du Concile nous montrent clairement que c’est
cette seule certitude qu’on a exclue, que par ailleurs l’assurance de salut des
Pères du Concile était entièrement joyeuse
et lucide et qu’enfin la tendance
générale du Concile n’était pas de rétrécir les portes du ciel pour les fidèles
et de rendre le salut douteux. On trouve de belles pensées sur la perception
des choses divines et l’habitation de la Sainte Trinité en nous dans Garrigou‑Lagrange, Mystique,
458 sq. : « Dieu se fait percevoir par nous comme l’âme de notre âme,
comme la vie de notre vie. C’est là le développement normal de la vie de la
grâce et de la charité, en raison de laquelle, d’après la Révélation, la Très
Sainte Trinité demeure en nous : « Celui qui demeure dans la charité
demeure en Dieu et Dieu en lui » (Cf. aussi Gardeil, La structure de la
connaissance mystique, Rev. Thom., 1924, 109 sq., 225
sq., 340 sq.).
Cette
conception raisonnable et très libérale de la certitude du salut est la seule
exacte ; c’est aussi celle qui est courante dans l’Écriture et chez les Pères.
La polémique que nous ont imposée les Réformateurs
nous l’a malheureusement trop souvent fait oublier. Il est nécessaire de le
rappeler afin que le combat contre l’hérésie ne devienne pas un combat contre
la Révélation. Jésus prêcha sa
doctrine dans une assurance optimiste. Celui qui se repent reçoit le pardon.
Celui qui croit et est baptisé sera sauvé. Chez ses disciples, il cherche à
bannir toute foi pusillanime et toute crainte par rapport au salut. Il est
indigné et mécontent quand il rencontre de la défiance. Il veut que son
Évangile nous relève. L’Évangile est, d’après sa notion même, un joyeux message, l’annonce d’une année
sainte de jubilé et de grâce. « Ne craignez point, il a plu au Père de
vous donner le royaume ». Dans l’Évangile de S. Jean surtout, le salut
dépend d’une manière si certaine de la foi vivante, dont chacun peut être juge,
que celui qui croit n’est pas jugé, parce qu’il s’est déjà jugé, s’est déjà
décidé. Le jugement eschatologique n’a donc pas la même signification pour les
croyants que pour les incroyants. Assurément le « mauvais serviteur »
fut l’objet d’une sanction rigoureuse, mais il s’était comporté d’une manière
purement négative en face des ordres de son maître. Quant à nous, nous devons
attendre notre salut surtout de la bonté miséricordieuse de Dieu et non de nos
propres œuvres ; notre récompense sera une récompense de grâce et, alors
même que nous aurions tout accompli, nous devons nous considérer comme des
serviteurs inutiles. Tel est l’enseignement très clair du Christ et par là il
donne à notre certitude de salut une base surtout objective. Cette base est
absolument solide. Tout en refusant de nous faire une révélation sur notre état
de grâce, Jésus ne laisse pas de nous donner une espérance absolument sûre de
notre salut. Aucun disciple n’a le droit de douter et de demander d’une manière
pusillanime : Seigneur, qui donc peut être sauvé ? Il renvoie
énergiquement le questionneur à la grâce de Dieu (Math., 19, 25).
Pour
ce qui est de l’enfant nouvellement
baptisé, si le ministre a eu l’intention convenable, il ne peut y avoir aucun
doute sur l’état de grâce de cet enfant. Quant à l’adulte qui reçoit un
sacrement, il a toute certitude raisonnable, tant par rapport à sa propre bonne
volonté que Dieu soutient avec sa grâce que par rapport à l’intention du
ministre. Pour ce qui est de la justification sans sacrement, par la contrition
parfaite, le fidèle sait qu’il a la foi convenable ainsi qu’une charité par
laquelle il préfère Dieu à tous les biens terrestres. Il est vrai que, d’après
S. Thomas, le fidèle est plus sûr de sa foi que de sa charité, parce que
« celui qui a la science ou la foi est sûr qu’il la possède. Mais il n’en
est pas de même de la grâce et de la charité et des autres dons qui
perfectionnent la puissance appétitive » (1, 2, 112, 5 ad 2).
Parce
que nous devrons notre salut principalement à la bonté miséricordieuse de Dieu,
ceux‑là même l’obtiendront qui n’auront
travaillé qu’une heure. Le publicain qui avait dit sincèrement :
« Seigneur, ayez pitié de moi qui suis pécheur », obtint, nous dit
Jésus, son absolution : il rentra chez lui justifié.
A ceux auxquels il avait lui‑même remis
leurs péchés il disait : « Allez en paix ». S. Paul sait sans doute que Dieu le jugera et qu’il doit jusque‑là suspendre son propre jugement, mais cela
ne le rend nullement incertain, pusillanime, lâche. Il n’y a jamais eu un
disciple de Jésus plus joyeux dans la pensée de son salut, plus confiant en
Dieu que S. Paul qui a de si beaux accents sur la confiance en Dieu (Rom., 8,
35, 39), et qui écrit : « Si Dieu est pour nous qui sera contre
nous ? » (Rom., 8, 31 ; cf. Hébr., 6,
9-20).
Le
point de vue catholique est théocentrique ;
le point de vue protestant est anthropocentrique :
il construit tout sur le propre jugement, la propre expérience. La joie que
nous cause notre vocation chrétienne est réellement bien fondée, car nous nous
en remettons à Dieu de la certitude de notre salut. Et si le catholique avoue
qu’il ne possède aucune certitude de foi au sujet de ses dispositions, il est
impossible au protestant d’affirmer qu’il a reçu une révélation sur les
siennes. Il peut s’appuyer sur des raisons subjectives. Mais cela n’est pas
interdit au catholique non plus. C’est même un devoir moral pour lui de s’assurer
personnellement de la réalité et de la sincérité de sa foi et de son repentir,
ainsi que de la valeur des sacrements reçus. Il le peut et par conséquent le doit.
Les
théologiens indiquent toute une série de critères
internes et externes qui permettent à chacun en particulier d’obtenir une
connaissance sûre de son état de grâce. S. Paul sait déjà que la grâce se
manifeste et s’atteste elle‑même en nous. « Car l’Esprit lui‑même rend témoignage à notre esprit que nous
sommes enfants de Dieu » (Rom., 8, 16). Et le Christ dit qu’on peut
reconnaître l’homme à ses fruits ; on peut donc se reconnaître soi‑même à ses propres fruits. Une grande
confiance en Dieu, l’abandon à sa volonté, la crainte de le perdre, une foi
inébranlable dans sa parole, l’attrait qui nous porte à nous occuper de lui et
de ses commandements, ce que l’Apôtre appelle le « goût des choses
célestes », le détachement intérieur de tout ce qui ne sert pas au salut,
ce sont là assurément des signes que nous sommes dans la grâce de Dieu. Les
Apôtres et les premiers chrétiens n’en ont pas eu d’autres et pourtant leur
état d’âme était la Paix. Qu’on remarque donc combien les mots paix, joie,
grâce, par rapport à l’état normal du chrétien, soit seuls, soit réunis, reviennent
souvent sur les lèvres de Jésus et dans les écrits de S. Paul, de S. Jean, de
S. Pierre.
S. Augustin enseigne
sans doute que le « don de persévérance » ne peut qu’être imploré avec
humilité (De dono persev.,
c. 6), mais il est plein de confiance dans le salut des chrétiens. Il se
rattache volontiers à Rom., 8, 24 : « Dans l’espérance nous avons été
sauvés. Que l’espérance soit toujours unie à la joie » (Serm. 21, 1). « Nous sommes ressuscités avec Jésus‑Christ, rendant présentes déjà par l’espérance
les joies futures de l’éternité » (Quest. ev., l, 43 ; cf. In Ps. 57,
22). « La bonne conscience est une grande source de joie pour les hommes
pieux » (In Ps. 53, 8). « Celui qui nous a accordé le pardon est
aussi celui qui nous a promis la vie éternelle » (In Ps. 129, 6). Que
celui qui veut être certain de Dieu fasse attention à son intérieur pour voir
si la charité y habite, car alors « Dieu y habite ». Il demeure dans
la charité « comme au ciel » (In Ps. 149, 4). « Que les membres
se rassurent et se réjouissent, car ils n’ont pas été abandonnés par leur
tête », le Christ veut en effet rester avec eux jusqu’à la fin (In Ps.
125, 2). « Notre espérance est aussi certaine que si nous jouissions déjà
de la réalité. Nous n’avons, en effet, rien à craindre quand c’est la vérité
qui nous fait des promesses » (C. Faust. Man., 1, 11, 7). Cependant notre
joie terrestre de l’espérance est encore estompée par la crainte (In Ps. 85, 16).
S. Augustin allègue à ce sujet Ps. 2, 11 ; 1 Cor., 10, 12 ; Gal., 6,
1 ; Phil., 2, 12. « Ergo redi ad timorem qui jam ibas in caritatem » (In Ps. 27, 11). Celui qui ne craint pas
Dieu perd ce que Dieu lui a donné (In Ps. 103, 16). Le chrétien ne doit rien
craindre tant que « d’être retranché du corps du Christ » (Traités
sur S. Jean, 27, 6). « L’œil du juge voit peut-être dans ta conscience ce
que tu n’as pas vu » (Serm. 93, 14). Ainsi S.
Augustin représente le point de vue catholique.
THÈSE. La grâce de justification peut
être augmentée par des bonnes œuvres, elle est par suite différente selon le
degré de coopération.
De foi.
Explication. Si la justification n’est autre que la justice du
Christ saisie dans la foi fiduciale et un simple
jugement prononcé par Dieu dans l’au‑delà
sur la grâce imputée, on ne voit pas bien comment elle pourrait être
différente. Aussi, d’après les protestants,
elle est la même chez tous.
Tout autre est la conception catholique.
Déjà, dans sa première forme, bien qu’elle
soit essentiellement la même dans
tous les temps et chez tous ceux qui la reçoivent, la grâce est cependant
différente accidentellement selon les
dispositions. Ensuite elle est accrue
par les bonnes œuvres. Or ces bonnes œuvres sont différentes en nombre et en
valeur, tant chez les divers justes que dans chaque juste par rapport à son
progrès moral dans sa propre situation de vie.
Le Concile de Trente enseigne : « [les sacrements] par lesquels toute
vraie justice, ou prend son commencement, ou s’augmente lors qu’elle est
commencée, ou se répare, quand elle est perdue » (S. 7,
introduction) ; il enseigne aussi que « nous recevons la justice en
nous, chacun selon sa mesure ; que le Saint‑Esprit
répartit à chacun comme il veut et selon la préparation et la coopération de
chacun » (S. 6, c. 7 : Denz., 799). Il ajoute
que « ceux qui sont ainsi justifiés... croissent
au moyen de l’observation des commandements de Dieu et de l’Église dans la
justice même qu’ils ont reçue par la grâce du Christ et sont encore plus justifiés, la foi coopérant
aux bonnes œuvres » (S. 6, c. 10 : Denz.,
803). Le Concile parle donc d’une augmentation de la grâce par les sacrements efficaces en eux‑mêmes,
et il en sera question dans le traité des sacrements, et d’une augmentation par les mérites et c’est sur celle‑ci qu’il insiste ici comme le montre le canon
suivant : « Si quelqu’un dit, que la justice qui a été reçue n’est
pas conservée et augmentée aussi devant Dieu, par les bonnes œuvres, mais que
ces bonnes œuvres sont les fruits seulement de la justification, et les marques
qu’on l’a reçue, et non pas une cause qui l’augmente : Qu’il soit anathème
(Can. 24 : Denz., 834). Les bonnes œuvres accomplies
dans l’état de grâce ne sont donc pas seulement des « signes » de la
justification reçue, mais encore une « cause » de son accroissement en
nous.
Preuve. Jésus
suppose l’égalité de la grâce dans la notion du « royaume du ciel »
qui est en nous et son inégalité dans la parabole des talents (Math., 25,
14-30), ainsi que dans son exhortation à tendre personnellement à la perfection
de Dieu (Math., 5, 48 ; Luc, 6, 36). Le Père nettoiera toute vigne
« afin qu’elle porte davantage de fruit » (Jean, 15, 2).
S.
Paul écrit : « À chacun d’entre nous, la
grâce a été donnée selon la mesure du don fait par le Christ » (Eph., 4, 7). Il demande : « Que, pratiquant la
vérité dans la charité, nous croissions à tous égards, dans celui qui est le
chef, le Christ » (Eph., 4, 15). « Alors
même que notre homme extérieur dépérit (par la souffrance), notre homme
intérieur se renouvelle de jour en jour » (2 Cor., 4, 16). Il exprime ce
désir : « Dieu multipliera votre semence et fera croître les fruits
de votre justice » (2 Cor., 9, 10) ; et cet autre : « Que
(Dieu) vous donne, selon les trésors de sa gloire, d’être puissamment fortifiés
par son Esprit en vue de l’homme intérieur » (Eph.,
3, 15, 16). Conséquent avec lui‑même
S. Paul admet aussi une différence de gloire : Autre est l’éclat du
soleil, autre l’éclat de la lune et autre l’éclat des étoiles. Même une étoile
diffère en éclat d’une autre étoile. Ainsi en est‑il
de la résurrection des morts » (1 Cor., 15, 41, 42).
S.
Jacques (2, 2) exige que la foi soit
perfectionnée par les œuvres. S. Pierre
fait cette exhortation : « Croissez dans la grâce » (2 Pier., 3, 18). S. Jean : « Que celui qui est
juste pratique encore la justice et que celui qui est saint se sanctifie
encore. Voici que je viens et ma récompense avec moi » (Apoc., 22, 11,
12).
Les Pères. Les
circonstances les obligèrent à défendre notre dogme. Lorsque Jovinien renonça à la vie monastique et
se mit à enseigner la doctrine stoïcienne qui prétend que toutes les œuvres ont
la même valeur ou plutôt sont également dépourvues de valeur et à soutenir que
tous les baptisés qui conservent la grâce du baptême ont la même récompense au
ciel, indépendamment de leurs bonnes œuvres, il fut combattu par S. Jérôme. S. Augustin s’éleva contre l’opinion répandue alors, d’après
laquelle la foi et le baptême seuls assuraient le même salut à tous, dans son
ouvrage intitulé « De la foi et des œuvres ». Dans une lettre à l’évêque
Paulin, il s’explique sur les relations entre la foi, la grâce et le mérite, de
la manière suivante : En raison de la foi, nous recevons la grâce, sans
mérite de notre part, « mais la grâce mérite son accroissement, afin que
la grâce accrue mérite son achèvement » (Ep. 186, 3, 10). Et à propos de
Job 29, 14, il dit : « Les saints sont revêtus de la justice, les uns
plus, les autres moins » (Ep. 167, 3. 13). « Ceux en qui [Dieu]
habite et dont sa grâce fait un temple qu’il aime, possèdent [l’Esprit‑Saint] selon la différence de leur capacité,
les uns plus, les autres moins » (Ep. 187, 19). « Ils ont reçu des
grâces différentes, tous n’ont pas les mêmes mérites » (Traité sur S.
Jean, 6, 8). « Nous avons été justifiés, mais notre justice s’accroît à mesure
que nous avançons » (Serm. 158, 5). - L’Église fait cette prière à Dieu :
« Donne‑nous un accroissement de foi, d’espérance
et de charité » (collecte du 13è dimanche après la Pentecôte)
et cette autre : « Nous vous prions de nous faire la grâce qu’en
fréquentant ce mystère, nous nous avancions de plus en plus dans la voie de
notre salut » (Post‑communion, 2è
dimanche après la Pentecôte). D’après le mérite (de la pénitence), il y a même
« différents baptêmes » (Aug., Traité sur S. Jean, 6, 8).
La raison théologique de la
différence de la grâce réside principalement dans la libre libéralité de Dieu (Eph., 4, 5). Les dons naturels eux‑mêmes sont répartis par lui d’une manière
visiblement inégale. S. Thomas fait
remarquer à ce sujet que c’est cette diversité la véritable beauté de l’univers
(S. th., 1, 2, 112, 4). Ensuite il est bien certain que la coopération propre
doit entraîner, dans la justification première et surtout dans la justification
seconde, une grande différence accidentelle. On pourrait songer à une égalité
de grâce dans les enfants baptisés. Seulement, même en présence de l’égalité de
dispositions, la bonté divine reste encore libre.
En
considération de notre thèse ci‑dessus, les
théologiens distinguent une justification première
et une justification seconde. La
première a lieu au baptême. La seconde a lieu par l’augmentation de la sainteté
et de la grâce déjà existantes, par les bonnes œuvres (ex opere
operantis) et par les sacrements des vivants (ex opere operato). Il faut sans
doute se représenter l’augmentation de grâce comme une élévation intensive en
elle‑même et non comme un accroissement
extensif. L’augmentation de la grâce entraîne aussi une augmentation des vertus
théologales ; c’est certain pour la charité.
Opinions théologiques. 1. On admet
généralement que l’augmentation de la grâce et celle des vertus théologales
vont de pair. Par conséquent : a) aucune augmentation de grâce ne se fait
sans augmentation des vertus ; b) aucune augmentation des vertus ne se
produit sans une augmentation simultanée de la grâce ; c) les deux
augmentations se font proportionnellement dans la même mesure.
2.
Cependant quelques théologiens prétendent que la foi et l’espérance s’accroissent
par leurs propres actes et non par ceux d’autres vertus par lesquels la grâce s’accroît
sûrement ; par conséquent, la grâce pourrait s’accroître sans que du même
coup toutes les vertus s’accroissent aussi.
3.
Ensuite, des théologiens prétendent que la foi et l’espérance sont infusées
avant la grâce (la charité) et peuvent aussi s’accroître sans elle (Suarez,
etc.).
4.
Certains prétendent que, par des actes peu intensifs, les vertus (habitus operativi) ne s’accroissent
pas, mais que la grâce augmente (Cf. Beraza, 794). L’augmentation de la grâce
ne se fait pas toujours, d’après S. Thomas, immédiatement, mais « elle l’est
dans son temps, lorsqu’on est suffisamment disposé à cet égard » (S. th.,
1, 2, 114, 8 ad
3).
Il
faut ici rappeler avec insistance le devoir moral que nous avons de tendre vers
une augmentation de la justice. Nous devons vouloir être un des premiers dans
le royaume de Dieu, des amasseurs des trésors qui ont une valeur éternelle. Le
Christ lui‑même nous y exhorte.
THÈSE. Ce n’est pas seulement par l’incrédulité,
mais encore par tout autre péché mortel que la justification se perd. De foi.
Explication. Si la justification est fondée sur la foi seule, il
en résulte cette doctrine monstrueuse que la justification peut coexister avec
les plus grands péchés et n’est incompatible qu’avec l’incrédulité. Aussi le
Concile de Trente définit : « Si quelqu’un dit qu’il n’y a point d’autre
péché mortel que le péché d’infidélité ; ou que la grâce, qu’on a une fois
reçue, ne se perd par aucun autre péché, quelque grave et énorme qu’il soit,
que par celui d’infidélité : Qu’il soit anathème (S. 6, can. 27 : Denz., 837). Calvin
avait affirmé que le prédestiné ne peut pas du tout perdre la grâce, pas plus
qu’il ne peut pécher. Celui qui pécherait ensuite n’aurait pas reçu, au
commencement, une véritable justification, mais une justification apparente. A
cette affirmation s’oppose ce canon : « Si quelqu’un dit, qu’un homme
une fois justifié, ne peut plus pécher,
ni perdre la grâce ; et qu’ainsi lorsque quelqu’un tombe et pèche, c’est
une marque qu’il n’a jamais été véritablement justifié, qu’il soit
anathème » (Can. 23 : Denz., 833).
Tombèrent plus tard dans une erreur semblable, bien que partant de prémisses
différentes, les quiétistes (Michel
de Molinos) qui admettaient un état d’amour parfait tel que, dans cet état,
aucune espèce de péché mortel ne peut se produire et causer du dommage. Cf. les
propositions condamnées, Denz.,
1272, 1275, 1277, 1278, 1281.
Preuve. Le Concile pouvait facilement alléguer une foule de
textes dans lesquels le salut est refusé non seulement aux infidèles, mais
encore à tous ceux qui sont coupables de péchés graves. Déjà Ezéchiel enseigne
que « la justice du juste ne le sauvera pas au jour où il péchera » (Ez. 33, 12 ; cf. 33, 13 ; 18, 26, 27). Jésus avertit tous les siens de veiller
et de prier, afin de ne pas tomber (Math., 6, 13 ; 26, 41). Il énumère une
série de péchés, sept dans S. Mathieu (15, 19), et treize dans S. Marc 7, 21,
22, au sujet desquels il porte le même Jugement : « Tout ce mal vient
de l’intérieur et souille l’homme » (Marc, 7, 23).
S.
Paul rassemble des péchés dans son
« Catalogue de vices » et écrit, par ex. à la fin d’une série de
vingt‑trois péchés, que « ceux qui font de telles
choses sont dignes de mort, et non seulement ceux qui les font, mais encore
ceux qui approuvent ceux qui les font ». (Rom., 1, 29-32). Et si l’on dit
que ces déclarations se rapportent à des païens,
par conséquent à des infidèles, qu’on se rappelle 1 Cor. 6, 9, 10 ou il écrit
sûrement à des chrétiens :
« Ne savez-vous pas que les injustes ne posséderont pas le royaume de
Dieu ? Ne vous y trompez pas, ni les impudiques, ni les idolâtres, ni les
adultères, ni les infâmes, ni les voleurs, ni les avares, ni les ivrognes, ni
les calomniateurs, ni les rapaces ne posséderont le royaume de Dieu ».
« Ainsi donc, celui qui se croit solide, qu’il fasse attention à ne pas
tomber » (1 Cor., 10, 12).
Les Pères. On a déjà
dit qu’ils réfutèrent l’opinion de Jovinien,
d’après laquelle le chrétien ne pouvait plus être tenté par le diable. Ils
constatent chaque jour que l’Église, par son institution pénitentielle, juge qu’on
a perdu la grâce. Ils se rendent compte aussi par expérience que ce jugement ne
concerne pas seulement les apostats et les infidèles, mais encore les
assassins, les adultères, les voleurs, les blasphémateurs. S. Augustin écrit : « Mais quand le régénéré et justifié
retombe par sa volonté dans la mauvaise vie, il ne peut sûrement pas
dire : je n’ai rien reçu, car il a perdu la grâce reçue de Dieu par sa
volonté libre dirigée vers le mal » (De la correct. et
de la grâce, 6, 9).
La raison théologique de l’amissibilité
de la grâce réside dans la liberté du juste en état de voie. Cette liberté n’est
pas encore la pleine liberté des enfants de Dieu, avec laquelle la volonté s’attache
nécessairement au souverain bien. Elle peut, par suite, s’attacher de nouveau à
un autre bien que Dieu et ainsi perdre la grâce.
Les
conséquences qu’entraînerait la
parole de Luther sur le péché énergique et la foi plus énergique encore (pecca fortiter, fortius crede) si elle était
sérieusement appliquée, seraient monstrueuses. Il faut reconnaître cependant
que le bon sens et la conscience des protestants répugnent à une telle
application. Karl Holl défend Luther
et prétend qu’il a seulement voulu consoler les scrupuleux : Luther n’aurait
pas songé à un « dévergondage » : cependant il s’est rendu
compte lui‑même que de telles pensées étaient
très dangereuses.
Thèse.
En perdant la grâce sanctifiante, on perd aussi l’habitus de la charité, mais
non celui de la foi et de l’espérance. De foi.
Après
ce qu’on a dit sur les relations étroites de la grâce et de la charité, il n’est
pas nécessaire de prouver davantage qu’elles suivent le même sort. Au Concile
de Trente, à cause des textes
pauliniens qui font dépendre la grâce de la justification, de la foi, une
partie des théologiens soutinrent que la foi, elle aussi, est indissolublement
unie à la grâce. Personne, disaient‑ils, ne peut
appeler « un adultère, un fidèle ». Or cette union étroite de la foi
et de la grâce sanctifiante n’existe que lorsque la foi s’entend dans son sens
plein de foi vivante, qui opère dans la charité (f. formata), mais non quand on
l’entend dans son sens strict (f. informis) comme l’adhésion
à la vérité de la Révélation, à cause de l’autorité de Dieu. Cette opinion de l’identité
objective de la foi et de la justification étant soutenue par les Réformateurs,
dans leur sens, le Concile la rejeta par cette définition : « Si
quelqu’un dit qu’en perdant la grâce par le péché, on perd toujours en même
temps la foi aussi, ou bien que la foi qui persiste encore n’est pas une vraie
foi parce que ce n’est pas une foi vivante, ou bien que celui qui a la foi sans
la charité n’est pas chrétien, qu’il soit anathème » (S. 6, can. 28 :
Denz., 838 ; cf. Vatic.,
s. 3, c. 3).
Au
sujet de la foi informe, le Concile
dit qu’elle n’est pas détruite par tout péché. Les
théologiens enseignent qu’elle n’est détruite que par le péché d’infidélité, de
même que l’espérance ne se perd que par les péchés opposés. Mais l’Église n’enseigne
pas que celui qui a cette foi est sauvé ; elle enseigne seulement que le
chrétien en péché mortel qui a la foi est encore chrétien et conserve le droit
aux sacrements. Il n’y a pas de charité informe, mais seulement une foi et une
espérance informes. Au sujet des autres vertus infuses et des dons, les
théologiens admettent que, de même qu’ils sont donnés avec la grâce
sanctifiante, ils se perdent avec elle.
Grâce et péché véniel. La grâce ne
peut pas être amoindrie par les
péchés véniels ; elle ne peut qu’être détruite
par le péché mortel. S. Thomas :
« De même le péché véniel ne peut être ni la cause efficiente, ni la cause
méritoire de l’affaiblissement de la charité. Il n’en est pas la cause
efficiente, puisqu’il n’atteint pas la charité elle‑même. Car la charité se rapporte à la fin
dernière, tandis que le péché véniel est un dérèglement qui porte sur les
moyens. » L’amour de la fin elle‑même n’est
pas amoindri par le désordre par rapport aux choses qui servent à la fin. De
même, le péché véniel ne mérite pas une diminution de la charité : « En effet,
quand quelqu’un pèche dans un point secondaire, il ne mérite pas de subir une
perte principale ». Dieu ne se détourne pas plus fortement de l’homme que
l’homme ne se détourne de lui (S. th., 2, 2, 24, 10 ; cf. De malo, 7, 2). Cependant le péché véniel, surtout le péché
fréquent, peut, en tant que disposition, conduire au péché mortel :
« le péché véniel est une disposition au péché mortel... Et c’est de là qu’on
dit que la charité est diminuée quant à son enracinement et à sa ferveur, et
non quant à son essence (S. th., Commentaire des sentences de P. Lombard,
Distinct. 17, quest. 2, 5). Le péché véniel ne
dessèche pas l’arbre, mais il en diminue les fruits.
A
consulter: S.
Thomas, S. th., 1, 2, 108, 1-4 ; 114, 1-10. Bellarmin, De justif., v. 1 sq. Suarez,
De gratia, l. 12, c. 1-38. Salmant., tr. 16. Vega, De justificatione
(Colon., 1572), 1, 11, c. 1-42. Mazella, 795 sq. Schiffini, 594 sq. De
Smedt, Notre vie surnat., 45 sq. Rivière, Sur l’origine des formules
« de condigno » et « de congruo », dans le Bulletin
de littérature ecclésiastique (Toulouse, 1927), 75-88 (leur origine se
place au 13ème siècle).
Il
restait au Concile de Trente un dernier point à régler dans la doctrine de la
justification. Il fallait traiter « des fruits de la justification »
(cf. Jean, 15, 1-8), à savoir, du mérite et du fondement du mérite. Nous
divisons cette matière en trois parties : la réalité du mérite, le fondement
ou les conditions du mérite et enfin l’objet
du mérite.
THÈSE. Les bonnes œuvres que le
justifié accomplit avec la grâce sont méritoires devant Dieu. De foi.
Explication. Les protestants niaient avec une énergie
particulière le caractère méritoire des bonnes œuvres. Le Concile de Trente
réprouve d’abord la théorie protestante, d’après laquelle « le justifié
pèche quand il fait le bien à cause de la récompense éternelle » (S. 6,
can. 31 : Denz., 841) ; ensuite il définit
le mérite : « Si quelqu’un
dit que les œuvres d’un homme justifié sont tellement les dons de Dieu, qu’elles
ne sont pas aussi les mérites de cet homme justifié ; ou que par ces
bonnes œuvres, qu’il fait par le secours de la grâce de Dieu, et par le mérite
de Jésus‑Christ, dont il est un membre vivant, il ne mérite
pas véritablement augmentation de grâce, la vie éternelle, et la possession de
cette même vie, pourvu qu’il meure en grâce, et même aussi augmentation de
gloire : Qu’il soit anathème » (Can. 32 : Denz.,
842). A la fin, le Concile rejette aussi le reproche de ceux qui prétendent que
cette doctrine porte atteinte à l’honneur de Dieu ou au mérite du Christ (Can.
33).
Le
Concile examina avec beaucoup de soin cette doctrine déjà définie par le 2ème
Concile d’Orange (can. 18), car, parmi les Pères eux‑mêmes, les théologiens augustiniens
répugnaient à une trop forte accentuation de notre aptitude à mériter. C’est
pourquoi on remarque avec insistance que notre aptitude à mériter est une grâce
de Dieu et on exclut toute glorification personnelle (C. 16). « A Dieu ne
plaise qu’un chrétien se fie à lui‑même ou se
glorifie en lui‑même et non dans le Seigneur dont la
bonté est si grande qu’il veut que ce qui est ses dons soit leurs mérites. Et
parce que tous nous péchons en beaucoup de choses, il faut que chacun ait
devant les yeux non seulement la miséricorde et la bonté, mais encore la
sévérité et la justice et personne ne doit se juger lui‑même quand même il n’aurait conscience de
rien, car toute vie humaine doit être examinée et jugée, non pas par le jugement
des hommes, mais par celui de Dieu » (Trid., S.
6, c. 16).
Preuve. Jésus exige une « justice plus parfaite »
que la justice juive des œuvres. Par là il n’a pas écarté les bonnes œuvres
pour se contenter d’une simple disposition intérieure, mais il demande avant
tout cette disposition et ensuite les œuvres qui en procèdent, principalement
la prière, le jeûne et l’aumône (Sermon sur la montagne). Pour cela, absolument
comme l’Ancien Testament, il propose une récompense. On ne trouve pas le mot
« mérite » dans l’Écriture, mais des expressions équivalentes, comme
« salaire », « couronne », « récompense »,
« approbation », « louange de Dieu ». Jésus parle de
« votre récompense » (Math., 5, 12 ; cf. 10, 42), d’une
« récompense riche, grande, au centuple » (Math., 5, 12 ; 19,
29. Luc, 6, 38) ; il dit que le jugement sera rendu d’après les œuvres
(Math., 25, 34-46) ; il établira le bon serviteur sur tous ses biens et le
récompensera avec la joie de son Seigneur (Math., 24, 45-48).
Jésus attribue trois propriétés à cette récompense. 1° Elle sera substantiellement la même pour
tous ; car c’est la béatitude éternelle. Ainsi, dans la parabole des
ouvriers de la vigne, tous reçoivent, le soir, le même denier (Math., 20,
8-16) ; 2° Cependant la récompense est accidentellement
inégale. Chacun la reçoit selon la mesure de son zèle et de sa fidélité. C’est
ce que nous enseigne la double parabole des talents (Math., 25, 14-30 ;
cf. 16, 27 ; Luc, 19, 11-28). L’un des serviteurs est établi sur dix
villes, l’autre sur cinq, chacun selon la grandeur de son mérite ; 3° C’est
une récompense surabondante, parce
que c’est une récompense de grâce. C’est ce que nous enseignent clairement des
expressions comme celles de la « récompense au centuple » (Math., 19,
29), de la « mesure pressée, secouée et débordante » (Luc, 6, 38), du
« serviteur inutile » qui ne peut pas demander de récompense, mais
qui n’a fait que son devoir (Luc, 17, 10) ; c’est ce que nous enseignent
aussi la parabole du denier des travailleurs de la vigne et surtout celle des
talents, car, dans le dernier cas, les serviteurs ne rendent que parce qu’ils
ont reçu auparavant.
Ces
trois propriétés caractérisent la doctrine de Jésus sur le mérite. Cependant,
tout en tenant compte de ces propriétés, il s’agit d’une véritable récompense
de la part de Dieu et d’un véritable mérite de la part de l’homme, et le Christ
l’enseigne avec une grande insistance.
S.
Paul en appelle au jour « de la manifestation
du juste jugement de Dieu qui rendra à chacun selon ses œuvres » (Rom., 2,
5, 6). Chacun recevra sa propre récompense selon son travail (1 Cor., 3, 8). Il
dit des serviteurs de Dieu : « Leur fin sera selon leurs œuvres »
(2 Cor., 11, 15). « Car il nous faudra tous
apparaître à découvert devant le tribunal du Christ, pour que chacun soit
rétribué selon ce qu’il a fait, soit en bien soit en mal, pendant qu’il était
dans son corps » (2 Cor., 5, 10). « Car ce qu’un homme sème il le
récoltera aussi » (Gal., 6, 7, 8). Il exige des Colossiens qu’ils
« produisent des fruits dans toutes sortes de bonnes œuvres » (Col.,
1, 10). « C’est par la grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi
et cela ne vient pas de vous ; c’est le don de Dieu, ce n’est point par
les œuvres, afin que nul ne se glorifie. Car nous sommes son ouvrage, ayant été
créés en Jésus‑Christ pour (faire) des bonnes œuvres que Dieu a
préparées d’avance, afin que nous les pratiquions » (Eph.,
2, 8-10). (Cf. encore 1 Cor., 3, 13 ; 9, 24, 26. Phil., 3, 13 sq. 2 Tim.,
4, 8).
Dans
une seule et même phrase, il rejette
les œuvres de la Loi, exige les œuvres de la foi et enseigne leur possibilité
eu égard à la grâce. C’est tout le chapitre 16 du Concile de Trente. - Deux
pensées apparaissent clairement dans la doctrine du mérite de S. Paul : Il
y a une récompense, elle est fondée sur la promesse de Dieu (2 Tim., 4, 8) et
sa grâce (Eph., 2, 10) et elle est répartie d’après
les œuvres ; chacun reçoit « sa » récompense. Parmi les autres
Apôtres, on pourrait nommer S. Jean
(Apoc., 7, 14-17 ; 11, 18 ; 22, 12), S. Jacques (1, 12), S. Pierre
(1, 1, 17).
Quand
on a parcouru ce que nous venons de dire de la doctrine de la récompense chez
Jésus et S. Paul, on ne comprend pas que Jodl
ait pu écrire que S. Paul apporte dans son enseignement sa manie de la
récompense « avec une franchise presque blessante ». D’après lui, S.
Paul serait venu à cette doctrine par la voie de sa propre expérience mauvaise
et y aurait été contraint par la nécessité d’expliquer la mort de Jésus comme
un moyen de rédemption. Or cette « manie de récompense » se trouve
déjà chez Jésus. Et quand l’Encyclopédie
de théologie protestante (20, 506) écrit : « La Réforme fut, à
proprement parler, un combat contre la doctrine du mérite », on voit qu’elle
fut par là-même, « à proprement parler », un combat contre le Christ et les Apôtres et non seulement contre l’Église. Le moderniste D. Heiler reprend la formule protestante de la manie de
récompense des catholiques quand il dit : Dans le catholicisme, « la
foi devient un acte formel d’obéissance, une adhésion de l’esprit et de la
volonté aux lois dogmatiques de l’Église ; l’activité morale devient un
accomplissement extérieur des commandements de l’Église, l’amour fraternel d’aide
et de sacrifice devient un service égoïste en vue d’une récompense ». Par
contre, ajoute‑t‑il, Luther
dit : « On n’a pas à demander s’il faut faire des bonnes œuvres,
elles se font sans être commandées » (La nature du catholicisme, 79). Il
oublie ici que la formule de concorde
cite Luther, qui exclut entièrement les bonnes œuvres (même celles de la
charité) de l’affaire de la justification, aussi bien de la première que de la dernière, au Jugement : « Une fois pour toutes et aussi
longtemps que nous avons à nous occuper de cet article de la justification,
nous rejetons et nous condamnons les œuvres ». Cela va directement contre
l’enseignement du Christ et des Apôtres.
Les Pères. Il n’y a
chez les Pères, concernant la doctrine du mérite, ni une incertitude ni une
évolution du sujet lui‑même. Sans
exception, les Latins comme les Grecs enseignent que le chrétien peut accomplir
des bonnes œuvres et par conséquent le doit ;
que Dieu récompensera ces bonnes œuvres et les récompensera selon leur valeur.
Les
protestants insistent beaucoup sur ce fait que c’est Tertullien et après lui S.
Cyprien qui introduisirent la notion formelle du mérite (meritum) dans la théologie. Tertullien aurait emprunté
cette notion étrangère, à son passé de juriste, pendant lequel il s’occupait de
la justice commutative, et l’aurait introduite dans la théologie. Mais en
réalité, il a simplement rendu le terme biblique « récompense » (merces, ὁ μισθὀς)
par celui de « mérite » (meritum Cf. Eccli., 16, 15). S. Cyprien a écrit un ouvrage spécial,
« De opere et eleemosynis »,
dans lequel il exhorte ses lecteurs au zèle dans les bonnes œuvres et leur
signale, en même temps, les trésors dans le ciel qu’ils amassent par les bonnes
œuvres (Math., 6, 20), et le jugement qui se fera d’après les œuvres (Math.,
25, 31-46).
S. Augustin, malgré sa
ferme conviction que notre salut est une grâce, n’a pas perdu de vue la vérité
qu’il dépend aussi de nos œuvres. C’est justement sur sa doctrine que s’est
appuyé le Concile de Trente. Sa formule, dans laquelle il rassemble la grâce et
le mérite, est : « Nos mérites sont des dons de Dieu » (Cf.
Conf., 9, 34 ; Ep. 144, 19 ; De grat. et lib. arb., 6, 14 ; De gestis Pelag., 35 ; De
Trin., 13, 14, etc.). « S’il n’y a ni mérite ni
démérite », dit S. Augustin, « comment Dieu jugera‑t‑il le
monde » ? (Ep. 144, 4). Il dit des saints : « Ils doivent
leur gloire à Dieu, et non à eux‑mêmes »
(C. duas ep. Pel., 3, 8, 24).
La raison théologique juge :
Si l’homme, par la justification, entre en union avec Dieu, il doit tirer de
cette union cet avantage que sa grâce grandisse et se fortifie pendant toute sa
vie, afin qu’à son entrée dans l’autre vie elle reçoive son dernier achèvement
par la gloire. Cette maturation et ce développement de la grâce ne peuvent se
faire sans Dieu, pas plus que sans l’homme et son activité libre. Par
conséquent, les œuvres accomplies avec la force de Dieu sont d’abord des dons
de Dieu, mais aussi, d’une certaine manière, nos mérites, parce que, sans notre
libre arbitre, ces œuvres ne se seraient sûrement pas produites. Aussi le
Concile de Trente dit, avec S. Augustin, que c’est une bonté de Dieu « qui veut bien que ses propres dons deviennent
les mérites des hommes » (S. 6, c. 16).
Cela
ne veut pas dire qu’entre notre mérite et la récompense divine il y ait égalité. S. Paul écrit que « les
souffrances de ce temps ne sont pas comparables avec la gloire future »
(Rom., 8, 18 ; cf. 2 Cor., 4, 17). Il ne dit par là rien d’autre que ce
que le Christ enseigne quand il nous fait espérer une « récompense au
centuple ». Dieu récompense au‑delà de
toute attente, car il récompense dans la richesse c.‑à‑d. avec lui‑même. - Mais est‑ce que nos mérites ne portent pas préjudice
aux mérites du Christ ? Comment le pourraient‑ils puisqu’ils ont leur fondement dans les
mérites du Christ ? Ou bien ne sont‑ils pas
cause de la propre gloire et de la complaisance en soi ? Cela, d’après le
dogme, serait de l’orgueil spirituel. Jésus
dit déjà : « C’est la gloire de mon
Père que vous portiez beaucoup de
fruit » (Jean, 15, 8). Cependant le chrétien peut avoir un sentiment très
fort et très justifié de sa dignité en s’appuyant sur la grâce. C’est ce sentiment
qu’exprime S. Paul dans sa magnifique parole : « Je puis tout en
celui qui me fortifie » (Phil., 4, 13).
A
consulter, outre les auteurs signalés plus haut, les auteurs de théologie
morale.
Notion
du mérite. D’après S. Thomas, le mérite (récompense)
est la connexion interne qui existe entre la prestation et la
rétribution : « le mérite implique une certaine égalité de
justice » (S. th., 3, 49, 6). Au sens abstrait,
le mérite est la valeur interne d’une
action faite en faveur d’un autre ; au sens concret, il signifie la rétribution fixée d’après une convention ou
une promesse (S. th., 1, 2, 114, 1).
La
Scolastique ne se contenta pas de recevoir des Pères la doctrine biblique et
traditionnelle du mérite, mais elle l’organisa en système, en précisant surtout
la notion et les conditions du mérite. La théologie posttridentine,
particulièrement, apporta sur ce point des décisions claires. Elle y fut
obligée, plus encore que la Scolastique, à cause des objections protestantes. Harnack prétend que c’est la gloire de
Luther d’avoir mis fin à la vieille doctrine du mérite, « parce que l’Église
tout d’abord ne sait pas ce que c’est que les bonnes œuvres et par suite ne
conduit pas (?) du tout aux bonnes œuvres véritables et, en second lieu, parce
qu’elle met ces « bonnes œuvres » à une place qui n’appartient qu’à
la foi » (H. D. 3, 849 sq.).
Dans sa première phrase, il veut sans doute dire que les œuvres catholiques
sont dégradées par la manie de la récompense ; dans la seconde, que nous
voulons être sauvés « par les œuvres », alors que nous devrions l’être
« par la foi seule ». E. Holl
reproche à l’Église d’avoir un double idéal de moralité : un idéal élevé,
monastique et ascétique, et un idéal plus simple et général. Par contre, Luther
nous obligerait tous sans exception à l’idéal suprême de l’amour de Dieu.
Depuis S. Augustin, l’Église enseignerait que l’amour pur de Dieu n’est
possible et réel que dans l’autre monde. S.
Thomas explique cela ainsi : « La charité est parfaite quand on
aime Dieu autant qu’on le peut. Ce qui a lieu en nous de trois manières : 1° Quand le cœur de l’homme tout entier est toujours actuellement porté vers Dieu.
Cette perfection est celle de la charité céleste ; elle n’est pas possible
ici‑bas, parce qu’il est impossible à la
faiblesse humaine de penser toujours actuellement à Dieu et d’être toujours
porté vers lui par l’amour. 2° La charité est parfaite, quand l’homme met tous
ses soins à servir Dieu et à s’occuper des choses divines, négligeant tout le
reste du moins autant que la nécessité de la vie présente le
comporte. Cette perfection de la charité est possible ici‑bas, mais elle n’est cependant pas commune à
tous ceux qui ont cette vertu (cette perfection ne se trouve que dans les contemplatifs).
3° Il y a encore charité parfaite quand habituellement on met en Dieu son cœur
tout entier, de telle sorte qu’on ne pense rien ou qu’on ne veuille rien qui
soit contraire au divin amour » (2, 2, 24, 8). A la première proposition
on ne peut raisonnablement rien opposer ; au sujet de la seconde, il faut
observer que S. Thomas lui‑même ne
considère l’état religieux que comme un moyen de perfection et ne l’identifie
pas à la perfection ; au sujet de la troisième, il faut observer que les
saints catholiques sont loin d’appartenir tous aux Ordres religieux ; il y
en a de tous les états de vie.
Les
conditions. Cinq
entrent en ligne de compte.
1.
Du côté de Dieu, la promesse d’accepter favorablement nos bonnes œuvres et de
les récompenser surnaturellement.
L’Écriture atteste la
promesse, dans tous les passages où il est dit que nous pouvons et devons
accomplir des bonnes œuvres ; ces textes contiennent aussi un jugement de
Dieu qui apprécie ces œuvres comme bonnes et précieuses. Jésus suppose cette condition dans les paraboles citées plus haut. S. Paul la mentionne expressément :
« La piété est utile à tout, elle a la promesse de la vie présente et de
la vie future » (1 Tim., 4, 8). La vérité conduit à la piété « et
donne l’espérance de la vie éternelle, promise dès les temps les plus anciens
par le Dieu qui ne ment point » (Tit., 1, 2). « La patience vous est
nécessaire afin que vous fassiez la volonté de Dieu et que vous obteniez la
promesse » (Hébr., 10, 36). S. Jacques : « Heureux l’homme qui supporte l’épreuve ;
car, quand il aura été éprouvé, il recevra la couronne de vie que Dieu a promise
à ceux qui l’aiment » (1, 12).
S.
Augustin : « Dieu... est lié envers nous, non pour cause de dettes,
mais pour motif de promesses... Nous ne saurions donc lui dire : Rendez ce
que vous avez reçu, mais bien : Accomplissez ce que vous avez
promis » (Sermon 110, 4 ; cf. Sermon 158, 2).
Sur
le caractère principal et indispensable de cette condition, tous les
théologiens sont d’accord. Mais ils ne sont pas tous d’accord sur la question
de savoir si tout le caractère méritoire de nos œuvres provient uniquement de la promesse divine. Cf. à
ce sujet la bibliographie du paragraphe 134 et surtout Mazella (820 sq.) dont l’exposé
est net et concis.
D’après
la doctrine de Jésus (Math., 20,
1-16), d’après S. Thomas (S. th., 1,
2, 114, 4) et d’après le Concile de Trente
(s. 6, c. 16), il faut mettre l’accent sur la promesse divine. S. Pie V
condamna la proposition de Baïus, d’après laquelle la
bonne œuvre mérite par sa nature la vie éternelle (Denz.,
1002).
2.
Du côté de l’homme, les théologiens demandent l’état de voie ainsi que l’état
de grâce.
L’état de voie (status
viæ) indique que l’homme se trouve encore dans cette
vie temporelle. La nécessité de l’état de voie est connexe à la vérité
enseignée dans l’eschatologie, d’après laquelle avec la mort cesse toute activité
méritoire ou déméritoire. (Jean, 9, 4 ; Gal., 6, 10 ; cf. § 210).
L’état de grâce est exigé également par
tous les théologiens. On peut considérer ce point comme dogmatique. Le Concile
de Trente enseigne en effet, que du Christ notre Chef découle continuellement
dans les justes une force qui accompagne les bonnes œuvres du commencement à la
fin, « et sans laquelle ces œuvres ne pourraient d’aucune manière être
agréables à Dieu et méritoires » (S. 6, c. 16). Lorsque Baïus prétendit
que les bonnes œuvres des justes sont méritoires non pas à cause de la grâce
qui les pénètre mais à cause de leur conformité avec la loi et de l’obéissance
qu’elles témoignent, Pie V condamna cette proposition (Denz.,
1013). Baïus rejetait les « habitus » créés
ou « vertus infuses » et enseignait avec Pierre Lombard :
« Caritas non est aliquid creatum
in animo, sed Spiritus Sanctus ». L’expression « vertu
infuse » ne fait son apparition qu’au 13ème siècle ; le
Concile de Vienne, en 1311, l’accueille avec faveur. S. Thomas avait admis de telles forces infuses d’après l’analogie
de la nature (S. th., 1, 2, 110, 2) et le Concile de Trente a formellement enseigné que les trois vertus théologales
sont des « vertus infuses » (Denz.,
800 ; cf. Jansen, Baïus).
L’Écriture enseigne, d’une
manière très nette, la nécessité de l’état de grâce. Sans union avec le Christ
il n’y a pas d’œuvre vivante (Jean, 15, 4). Cette union est produite par la foi
et l’amour (Jean, 17, 26), par la grâce et la régénération (Jean, 3, 5). Sans
la charité, je ne suis « rien » (1 Cor., 13, 1-3). Étant donné que S. Augustin identifie la charité et la
grâce sanctifiante, on comprend qu’il puisse dire que toutes les œuvres bonnes
et méritoires doivent provenir de la charité.
La
raison théologique juge avec Jésus
dans l’Évangile : rendez d’abord l’arbre bon, vous rendrez ensuite ses
fruits bons. Il est évident qu’aux yeux du Dieu très saint et omniscient les
bonnes œuvres d’un homme ne peuvent lui être agréables que si l’homme lui‑même lui est bon et agréable. Or il ne peut l’être
que par la grâce.
3.
Du côté de l’œuvre, il est nécessaire qu’elle soit accomplie librement, qu’elle
soit en elle‑même
moralement bonne et qu’elle soit faite par un motif surnaturel (cf. la
Théologie morale).
La
liberté doit être une liberté complète, l’exemption de la contrainte extérieure
comme de la nécessité intérieure (Denz., 1094). C’est
le postulat évident du mérite. Sans liberté il n’y a ni vertu ni péché, ni
récompense ni châtiment possibles. C’est pourquoi l’enfant
baptisé meurt sans mérite et reçoit la vie éternelle simplement comme un
héritage. Au sujet de la moralité de
l’acte, il suffit de remarquer qu’elle dérive, comme l’établit la théologie
morale, de l’objet, des circonstances et surtout de la fin de l’action. Et il
est nécessaire que l’action possède son intégrité morale dans chacun des trois
éléments et non seulement dans l’un ou l’autre : « Bonum ex integra causa, malum ex quolibet
defectu ». L’omission d’une mauvaise action est certainement méritoire quand elle
exige la force morale. Le caractère surnaturel
de l’action est exigé de deux côtés : son principe objectif doit être surnaturel, c.‑à‑d. elle doit
avoir sa racine dans la grâce (habituelle aussi bien qu’actuelle) et elle doit
procéder d’un motif surnaturel.
Il
a déjà été question de la nécessité de la grâce. Au sujet du motif, il n’y a
pas accord complet parmi les théologiens. Presque tous admettent que le motif
doit être surnaturel, car il paraît évident que seul un motif surnaturel peut
donner à notre œuvre sa relation interne nécessaire avec notre salut. Mais on
ne s’entend pas sur la question de savoir si ce motif surnaturel doit procéder
au moins virtuellement de la charité
ou bien si d’autres vertus surnaturelles ne seraient pas suffisantes pour cela.
Les théologiens de Salamanque exigent
la charité et appuient leur opinion sur l’Écriture, sur S. Augustin et S.
Thomas. Suarez, Vasquez et un certain nombre de théologiens modernes
considèrent toute espèce de motif surnaturel comme suffisant, pourvu que la
grâce sanctifiante existe. D’après cette opinion, il suffit de posséder l’habitus de la charité et on n’a pas
besoin d’agir expressément par le motif
de la charité. Bien que cette opinion soit parfaitement fondée, il convient
cependant, dans la pratique, de
considérer la première comme plus recommandable.
D’après
une opinion moderne soutenue par Grégoire de Valence, Gutberlet
et Lingens, un motif purement naturel suffirait pour rendre l’acte méritoire, pourvu que l’état
de grâce existe. Mais, d’après l’Écriture, le juste doit vivre de la foi (Rom., 1, 17) et non de la
nature. « Par dessus tout, ayez la charité qui est le lien de la perfection »
(Col., 3, 14). Il faut aussi rappeler ici la « bonne intention » par
laquelle nos bonnes œuvres quotidiennes sont rapportées à Dieu. Parce que dans
nos travaux et nos efforts nous poursuivons facilement des buts égoïstes, nous ne saurions prendre ce
point trop au sérieux.
Thèse. Les mérites des justes sont différents en degré.
Alors même que les conditions pour le
caractère méritoire de l’œuvre existent, il ne s’ensuit pas que toutes les
bonnes œuvres aient la même valeur morale ; au contraire, elles peuvent
être très inégales.
S. Augustin :
« Nous serons tous égaux, les premiers au niveau des derniers et les
derniers au niveau des premiers. Le denier d’ailleurs est la vie éternelle, et
l’éternité est égale pour tous. La diversité des mérites établira sans aucun
doute une diversité de gloire ; la vie éternelle cependant, considérée en
elle‑même, ne saurait être inégale pour
personne ». Il y a donc une différence accidentelle du mérite comme de la
récompense (Sermon 87, 4, 6 ; cf. In Joa., 68,
3).
Parmi
les éléments qui augmentent le mérite,
les théologiens citent les suivants : 1° Le mérite de l’action croît avec
le degré de grâce sanctifiante ou de charité
(S. Thomas) : « Plus l’acte est suscité par la charité et par la
grâce, plus il est méritoire » (In 2 dist., 29,
q. l, a. 4 ; cf. 2, 2, 104, 3). C’est d’après ce principe que se mesure la
grandeur du mérite du Christ, ainsi que du mérite de sa Mère et des saints
particuliers ; - 2° La bonté de l’action morale a aussi son influence. C’est
pourquoi les actes des vertus théologales sont plus méritoires que ceux des
vertus morales ; - 3° Ont également de l’importance la grandeur de l’œuvre,
sa durée et l’énergie avec laquelle elle est accomplie ; - 4° De même, la
gravité des tentations qui s’opposent à la bonne œuvre, ainsi que les difficultés
individuelles, qu’il faut surmonter pour l’accomplir, augmentent le
mérite ; - 5° Le degré de liberté avec lequel la bonne œuvre est choisie
et exécutée accroît le degré de mérite. La liberté peut être mêlée de crainte
et le mérite est diminué en proportion de la grandeur de cette crainte. En tout
cas, les actes de la liberté des enfants de Dieu sont plus méritoires que ceux
de la crainte servile. Leur valeur peut grandir d’autant plus que les actes
sont accomplis avec attention et réflexion ; - 6° Enfin il est évident que
la répétition des bonnes œuvres accroît encore leur mérite (Cf. De Smedt, Notre vie surnaturelle, 79
sq.). Il faut encore remarquer que la situation officielle extérieure, le
charisme, n’ont aucune importance pour la valeur du bien, mais que cette valeur
tient uniquement aux dispositions intérieures du cœur par rapport à Dieu. Dieu
ne fait pas acception de personne (Dt., 10, 17 ;
Is., 42, 2 ; Act. Ap.,
10, 34 ; Rom., 2, 11 ; Gal., 2, 6 ; 1 Pier., 1, 17).
Division du mérite. Quand
toutes les conditions ci‑dessus, de
la part de Dieu, de l’homme et de l’œuvre elle‑même sont
remplies dans une bonne action, on appelle le mérite qu’elle fonde
« mérite de condignité » (meritum de condigno). De ce
mérite strict et proprement dit les théologiens distinguent encore un
« mérite de convenance » (meritum de congruo) ou quasi‑mérite. Ils admettent l’existence de ce
mérite dans les cas où l’état de grâce et la promesse divine font défaut, mais
où les autres conditions ci‑dessus
nommées existent, surtout celles qui sont exigées par l’œuvre elle‑même. La distinction entre « m. de condigno » et « m. de congruo »
provient de la Scolastique (1250). Le caractère surnaturel des actions au sens
subjectif est produit d’une certaine manière par la grâce surnaturelle élevante de celui qui les fait. Au sujet des « opera supererogatoria » cf.
la Théologie morale.
THÈSE. Le juste mérite par ses bonnes œuvres
l’augmentation de la grâce, la vie éternelle et l’augmentation de la gloire. De foi.
Explication. Le Concile de Trente
frappe d’anathème celui qui affirme que « le justifié ne mérite pas vraiment (vere
mereri), au moyen des bonnes œuvres qu’il accomplit
par la grâce de Dieu et le mérite de Jésus‑Christ
dont il est un membre vivant, l’augmentation de la grâce, la vie éternelle et,
au cas où il meurt dans la grâce, l’obtention de cette vie éternelle et aussi
une augmentation de la gloire » (S. 6, can. 32 : Denz.,
842).
Preuve. Pour fonder cette thèse on peut renvoyer à tous les
arguments allégués déjà pour établir le caractère méritoire des bonnes œuvres,
ainsi que pour établir la thèse que, par les bonnes œuvres, la justice est
augmentée. Il faut cependant faire les remarques suivantes :
1.
Est objet du mérite - le Concile de Trente n’envisage ici que le mérite
proprement dit (meritum de condigno)
- l’augmentation de la grâce
sanctifiante. Tout ce qui, en fait de grâce, précède la justification première, ainsi que cette justification
première elle‑même, ne peut pas être vraiment mérité
(de condigno). Mais, pour ce qui est de la
justification seconde, la parole du Christ a toujours sa valeur :
« Tout sarment qui porte du fruit, Dieu l’émonde afin qu’il en porte
davantage » (Jean, 15, 2 ; cf. Luc, 19, 26). S. Thomas : Si la fin dernière, la gloire, peut être méritée,
le moyen, l’augmentation de la grâce, peut l’être aussi, car les deux sont
essentiellement identiques » (S. th., 1, 2, 114, 7). Par contre, la justification
première est principe du mérite, elle n’en est donc pas l’objet :
« La grâce ne peut tomber sous le mérite, car le principe du mérite ne se
mérite pas ; et par conséquent la grâce ne se mérite pas non plus, puisqu’elle
est le principe du mérite » (Quest. 2, Art. 11).
2.
Est objet du mérite la vie éternelle.
Le juste possède dès maintenant un droit à cette vie éternelle. Il est vrai qu’il
ne reçoit sa récompense qu’au moment de la mort et à condition qu’il n’ait pas
perdu son droit et son mérite par le péché grave. Étant donné que l’aptitude de
l’homme à mériter a son fondement dans la grâce de
Dieu, on peut aussi appeler la vie éternelle une « grâce » (Rom., 6,
23) ou bien un « héritage » (Rom., 8, 17 ; Col., 3, 24).
Les
théologiens, qui distinguent une
justification première et une justification seconde, distinguent aussi une
gloire première et une gloire seconde ; mais il se présente ici une petite
difficulté. Si la justification
première ne peut être méritée, il faut aussi que la gloire première qui y
correspond ne puisse être méritée elle non plus. On ne pourrait donc mériter
que l’élévation accidentelle de la béatitude et non la béatitude elle‑même. C’est aussi ce qu’admettent des
théologiens comme Ripalda et Lugo ; ils
enseignent que tous ceux qui meurent dans la justification première, par ex.
les baptisés qui n’ont pas l’âge de raison ne reçoivent la gloire qu’à titre d’héritage (titulo
hereditatis). D’autres, en s’appuyant sur S. Thomas,
pensent que les dispositions de l’adulte qui persistent dans la justification
première, deviennent méritoires au moment de l’infusion de la grâce et que, par
conséquent, l’adulte, en tout cas, mérite la gloire première (Cf. Pohle, 2, 626 sq.).
Objet du mérite improprement dit. A ce sujet,
l’Église ne s’est pas prononcée. Les théologiens enseignent avec plus ou moins
d’accord :
1.
a) Le juste peut mériter pour lui de
nouvelles grâces actuelles, tout au moins des grâces suffisantes (de congruo fallibili). Certains même
admettent, avec Grégoire de Valence et Becanus, un mérite proprement dit (meritum
de condigno) pour les grâces suffisantes (Mazella, 848).
b)
Le juste peut mériter (de congruo fallibili)
sa conversion future après la chute. S.
Thomas, il est vrai, écrit : « L’homme ne peut d’aucune manière mériter à l’avance la
grâce de se relever après une chute éventuelle » (S. th., 1, 2, 114, 7).
Il s’appuie sur Ez., 18, 24. D’autres, avec S.
Bonaventure, Scot, Suarez, répondent affirmativement à cette question, en s’appuyant
sur 2 Par., 19, 2 ; Ps. 70, 9, et Hébr., 6, 10.
Ni dans un sens ni dans l’autre les preuves scripturaires n’ont une force
contraignante. On ne peut que s’appuyer sur la miséricorde de Dieu.
c)
Le juste ne peut pas mériter sa persévérance finale, mais il peut l’obtenir par
d’humbles prières. Par suite, il ne peut pas mériter la grâce de la
conservation de la justification. Certains admettent cependant qu’il peut la
mériter d’une certaine manière (de congruo fallibili).
d)
Le juste peut mériter pour d’autres d’un mérite improprement dit (de congruo) tout ce qu’il peut mériter pour lui‑même d’un mérite proprement dit (de condigno) et même quelque chose de plus, à savoir la
première grâce (gratia prima actualis).
Il ne peut s’agir que d’une impétration par des bonnes œuvres et non d’un
mérite proprement dit. Car le mérite comporte l’usage de la liberté morale qui
fait défaut du côté de l’étranger. Une simple imputation extérieure, sans
qualité morale propre, ne peut pas fonder ou constituer un mérite. Que le juste
puisse de quelque manière « mériter » improprement pour un autre la
première grâce et ne le puisse d’aucune manière pour lui‑même, la raison en est qu’il est juste quand
il agit pour autrui, mais ne l’est pas avant sa propre première grâce (Cf. 1
Jean, 5, 16 ; Jacq., 5, 16). L’Église, dans sa liturgie, demande l’application
des mérites des saints ; par ex. dans le Canon de la Messe, au
« Communicantes », et dans plusieurs oraisons, elle demande que
« meritis, suffragantibus
meritis et intercessione, meritis precibusque adjuvemur, liberemur », etc.
2.
Le pécheur fidèle peut par ses actes
de disposition mériter, d’une manière improprement dite (meritum
de congruo), la justification première. Il lui manque
sans doute la grâce sanctifiante comme fondement du véritable mérite, mais non
la grâce actuelle et une certaine promesse divine contenue dans les nombreuses
exhortations à la conversion. Dans le cas de la charité parfaite, les
théologiens admettent un quasi‑mérite
certain (de congruo infallibili)
pour la justification, parce que, dans ce cas, la promesse divine est expresse
(Luc, 7, 47 ; 1 Pier,. 4, 8. Cf. Trid., s. 14, c. 4, prop. damn. 31, Baii :
Denz., 1031).
3.
La possibilité de mériter les biens
temporels n’est d’ordinaire pas niée. Dans l’Ancien Testament, elle est au premier plan ; mais c’est
justement ce qui montre l’imperfection de l’Ancienne Alliance. Le Christ avec
les siens se montre indifférent à la plupart des biens temporels et met en
garde contre leur excès ainsi que contre leur usage désordonné. Il voit en eux
un danger. Mais il faut excepter la santé
et la vie. Il supprime souvent la
maladie par un miracle ; il voit parfois en elle la conséquence du péché
(Luc, 13, 16). Il nous enseigne à demander notre « pain quotidien »
(Math., 6, 11). Il demande lui‑même que la
Passion lui soit épargnée. De tout cela on peut conclure que la santé et la vie
sont considérés par lui comme de grands biens naturels qui peuvent aussi, de
quelque manière, être accordés par Dieu comme récompense (gratia
præsupponit naturam). S. Augustin considère la santé comme un
véritable bien « aussi longtemps que ce corps mortel n’a pas revêtu l’immortalité,
c.‑à‑d. la santé
véritable, parfaite et éternelle » (Ep. 130, 7). S. Thomas : « Les biens temporels, s’ils sont utiles aux actes de vertus par lesquels nous arrivons à
la vie éternelle, peuvent être considérés comme des biens absolus, et à ce
titre ils sont absolument et directement l’objet du mérite » (S. th., 1,
2, 114, 10).
La reviviscence des mérites. Les mérites
de celui qui a perdu la justification revivent après une nouvelle
justification. Cette opinion est généralement soutenue. Il s’agit des bonnes œuvres
qui ont été accomplies autrefois dans l’état de grâce (opera
viva, meritoria) ; ces
œuvres ont été tuées par le péché (opera mortificata) et elles revivent dans leur caractère
méritoire par la justification (opera reviviscentia). On se réfère à Hébr.,
6, 10 : « Dieu n’est pas injuste pour oublier vos œuvres et votre
charité ». S. Paul demande : « Avez-vous souffert en
vain ? » (Gal., 3, 4). Seulement ces passages ne sont pas probants,
car ils ne se rapportent pas à la question présente. Aussi un certain nombre de
théologiens nient la reviviscence. On s’est demandé si les péchés revivent en cas d’un nouveau péché mortel du juste. S. Thomas répond non (S. th. 3, 88, 1) ; il considère cependant ces nouveaux
péchés comme plus graves que les premiers (Ibid., 2).
Conclusion pratique. 1. La grande valeur de la grâce résulte des
considérations suivantes : Son origine
et sa cause : c’est uniquement
le Dieu bon et tout‑puissant. Sa
cause méritoire : c’est la
passion du Christ dont le sang a, dans la grâce, une efficacité permanente. D’après
son essence, c’est une participation
à la nature et à la vie même de Dieu. Sa nécessité
est indispensable, absolue. D’où le souci de l’Église de la procurer à tous et
de l’accroître chez tous par les sacrements.
Son efficacité, ici‑bas, est caractérisée par le Christ comme une
vie dans la plénitude du Saint- Esprit, et par S. Paul comme une vie dans le
Christ.
2.
Le devoir de l’homme par rapport à la
grâce se déduit de lui‑même. Le pécheur a le devoir primordial de la demander comme le bien le plus grand et
le plus nécessaire, de s’efforcer de l’obtenir et de s’y disposer. Le juste
doit la considérer comme l’unique nécessaire, l’augmenter et la conserver par une coopération fidèle
dans les bonnes œuvres et par la réception de l’Eucharistie. Tous, pécheurs
comme justes, nous avons le devoir de remercier
Dieu pour chaque grâce (Luc, 17, 17).
3.
Personne ne fait à son prochain une aumône
spirituelle plus grande que celui qui lui prépare les voies vers la grâce
et qui, dans une détresse religieuse (maladie, ignorance), lui assure la
réception effective de la grâce au moyen des sacrements correspondants.
4.
Toute l’œuvre de grâce de Dieu tend à nous rendre semblables à lui dans l’être et dans l’action. C’est dans l’action que se trouve la preuve de la vie
nouvelle. C’est dans les actions aussi que se trouve le gage d’un jugement
miséricordieux. S’il est une doctrine précise dans l’Écriture, c’est bien celle‑là. Ainsi donc le Moyen‑Age, qui mettait sa piété dans les œuvres,
était dans la voie droite avec ses nombreuses fondations pieuses. Nous autres
catholiques d’aujourd’hui, nous pouvons et devons l’imiter en cela. Plus il y
aura de christianisme intérieur et plus il y aura d’œuvres de charité. Si le
monde est avare à sa manière, soyons‑le à la
nôtre. Amassez des trésors. Soyez riche devant Dieu. Ne vous présentez pas
les mains vides comme le « mauvais serviteur ». Ne soyez pas un arbre
stérile qui occupe dans la vigne du Seigneur une place où un autre aurait
produit des fruits abondants.
5.
Nous éprouvons une impression pénible quand nous voyons des hommes qui sont à
un stade très inférieur de développement physique ou même intellectuel. Bien
plus à plaindre sont ceux dont le développement physique et intellectuel est
parfait, mais chez qui, par contre, le développement religieux est pour ainsi
dire nul.
6.
Les meilleures bonnes œuvres sont celles de la charité ; elles se
manifestent à l’égard des pauvres par les dons de l’aumône ; à l’égard de
ceux qui possèdent par les
manifestations de sympathie et
surtout de patience.
Portez
les fardeaux les uns des autres : ainsi vous accomplirez la loi du Christ
(Gal. 6.2)
[La suite est le livre 5 : Le traité de l’Église. Mgr
Bernard Bartmann
PRÉCIS DE THÉOLOGIE DOGMATIQUE]