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OEUVRES COMPLÈTES 
DE 
SAINT BERNARD

TRADUCTION PAR M. L'ABBÉ CHARPENTIER

VIVÈS, PARIS 1866

Source : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/
 


LETTRES


OEUVRES COMPLÈTES DE SAINT BERNARD *

LETTRES *

LETTRE PREMIÈRE. A ROBERT SON NEVEU (a) QUI ÉTAIT PASSÉ DE L'ORDRE DE CITEAUX A CELUI DE CLUNY. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE II. AU JEUNE FOULQUES (a), QUI DEVINT PLUS TARD ARCHIDIACRE DE LANGRES. *

LETTRE III. AUX CHANOINES RÉGULIERS D'HORRICOURT. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE IV. A ARNOLD, ABBÉ DE MORIMOND (a). *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE V. AU MOINE ADAM. *

LETTRE VI. A BRUNO DE COLOGNE (a). *

LETTRE VII. AU MOINE (a), ADAM. *

LETTRE VIII. A BRUNO, ARCHEVÊQUE DE COLOGNE (a). *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE IX. AU MÊME, DEVENU ARCHEVÊQUE DE COLOGNE. *

LETTRE X. AU MÊME. *

LETTRE XI. A GUIGUES (a), PRIEUR DE LA GRANDE-CHARTREUSE, ET AUX RELIGIEUX DE CETTE MAISON. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE XII. AUX MÊMES RELIGIEUX. *

LETTRE XIII. AU PAPE HONORIUS. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE XIV. AU MÊME PAPE HONORIUS. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE XV. A HAIMERIC, CHANCELIER DE LA COUR DE ROME, SUR LE MÊME SUJET QUE LA LETTRE PRÉCÉDENTE. *

LETTRE XVI. A PIERRE, CARDINAL-PRÊTRE, SUR LE MÊME SUJET. *

LETTRE XVII. A PIERRE (a), CARDINAL-DIACRE. *

LETTRE XVIII (a). AU MÊME CARDINAL. *

LETTRE XIX. AU MÊME CARDINAL. *

LETTRE XX. AU CHANCELIER HAIMERIC SUR LE MÊME SUJET. *

LETTRE XXI. A MATTHIEU, LÉGAT DU SAINT SIÈGE (a). *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE XXII. A HUMBAULD, ARCHEVÊQUE DE LYON ET LÉGAT DU SAINT SIÈGE. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE XXIII. A ATTON, ÉVÊQUE DE TROYES. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE XXIV. A GILBERT (a), ÉVÊQUE DE LONDRES, DOCTEUR UNIVERSEL. *

LETTRE XXV. A HUGUES (b), ARCHEVÊQUE DE ROUEN. *

LETTRE XXVI. A GUI, ÉVÊQUE DE LAUSANNE. *

LETTRE XXVII. A ARDUTION, ÉVÊQUE ÉLU DE GENÈVE. *

LETTRE XXVIII. AU MÊME, APRÈS SA CONSÉCRATION. *

LETTRE XXIX. A ÉTIENNE, ÉVÊQUE DE METZ. *

LETTRE XXX. AU PRIMICIER (a) DE METZ, ALBÉRON. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE XXXI. A HUGUES (a), COMTE DE CHAMPAGNE, QUI S'ÉTAIT FAIT TEMPLIER. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE XXXII. A L'ABBÉ DE SAINT-NICAISE, DE REIMS. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE XXXIII. A HUGUES, ABBÉ DE PONTIGNY. *

LETTRE XXXIV. AU MOINE DROGON (a). *

LETTRE XXXV. AU DOCTEUR HUGUES FARSIT (a). *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE XXXVI. AU MÊME. *

LETTRE XXXVII. A THIBAUT, COMTE DE CHAMPAGNE. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE XXXVIII. AU MÊME, SUR LE MÊME SUJET. *

LETTRE XXXIX. AU MÊME. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE XL. AU MÊME. *

LETTRE XLI. AU MÊME. *

LETTRE XLII DE SAINT BERNARD OU TRAITE A HENRI, ARCHEVEQUE DE *

SENS SUR LES MOEURS ET LES DEVOIRS DES ÉVÊQUES *

CHAPITRE I. Difficultés de l’épiscopat et par suite nécessité pour un évêque d'avoir de bons conseillers. *

CHAPITRE II. Ce qui rend les dignité ecclésiastiques honorables, ce n'est pas la pompe extérieure, mais l'éclat des bonnes moeurs et des vertus. *

CHAPITRE III. Il n'est pas d'ornements plus précieux pour un évêque, il n'en est pas non plus de plus dignes de lui que la chasteté, la charité et l'humilité. *

CHAPITRE IV. Nécessité pour un évêque de conserver une foi pure et une charité sincère. *

CHAPITRE V. L'humilité est nécessaire à tout le monde, mais elle l'est surtout aux prélats. *

CHAPITRE VI. C'est dans notre conscience que nous devons placer notre gloire et notre honneur; encore ne devons nous le faire qu'en tremblant, car l'oeil de Dieu voit à découvert nos pensées et les secrets de notre coeur. *

CHAPITRE VII. Saint Bernard blâme énergiquement l'ambition des ecclésiastiques, la promotion des trop jeunes clercs et la pluralité des bénéfices. *

CHAPITRE VIII. Saint Bernard recommande l'humilité et la modestie aux évêques. *

CHAPITRE IX. Condamnation de certains abbés qui affectaient de se soustraire à l'autorité des ordinaires. *

NOTES POUR LE SECOND TRAITÉ DE SAINT BERNARD SUR LES MOEURS ET LES DEVOIRS DES ÉVÊQUES. *

LETTRE XLIII. AU MÊME HENRI. *

LETTRE XLIV. AU MÊME. *

LETTRE XLV. AU ROI DE FRANCE LOUIS LE GROS. *

LETTRE XLVI. AU PAPE HONORIUS II, SUR LE MÊME SUJET. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE XLVII. AU MÊME PAPE, AU NOM DE GEOFFROY, ÉVÊQUE DE CHARTRES. *

LETTRE XLVIII. AU CHANCELIER HAIMERIC, SUR LE MÊME SUJET ET CONTRE LES ENVIEUX. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE XLIX. AU PAPE HONORIUS POUR HENRI, ARCHEVÊQUE DE SENS. *

LETTRE L. AU MÊME PAPE, SUR LE MÊME SUJET. *

LETTRE LI. AU CHANCELIER HAIMERIC, SUR LE MÊME SUJET. *

LETTRE LII. AU MÊME. *

LETTRE LIII. AU MÊME. *

LETTRE LIV. AU MÊME. *

LETTRE LV. A GEOFFROY, ÉVÊQUE DE CHARTRES (a). *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE LVI. AU MÊME. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE LVII. AU MÊME. *

LETTRE LVIII. A EDAL, ÉVÊQUE DE CHALONS-SUR-MARNE (a). *

LETTRE LIX. A GUILENCE (a), EVÊQUE DE LANGRES. *

LETTRE LX. AU MÊME. *

LETTRE LXI. A RICUIN, EVEQUE DE TOUL EN LORRAINE. *

LETTRE LXII. A HENRI (a), EVEQUE DE VERDUN. *

LETTRE LXIII. AU MÊME. *

LETTRE LXIV. A ALEXANDRE (a), EVEQUE DE LINCOLN. *


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE PREMIÈRE. A ROBERT SON NEVEU (a) QUI ÉTAIT PASSÉ DE L'ORDRE DE CITEAUX A CELUI DE CLUNY.

Saint Bernard, avec une admirable charité et une affection plus que paternelle, rappelle auprès de lui son neveu Robert, que le dégoût d'une règle trop sévère ou le désir d'une observance plus douce ainsi que des caresses ou de perfides suggestions avaient porté à quitter les religieux de Citeaux pour ceux de Cluny. (Vers l’an 1119)

1. (b) Robert, mon très-cher fils, j'ai assez, trop longtemps même attendu que Dieu daignât dans sa bonté visiter votre âme par lui-même et la mienne par vous, en nous donnant, à vous ces sentiments de componction

* Par ces mots nous renvoyons aux notes qui se trouvent à la fin du volume.

a C'est ce qu'on lit dans presque tous les manuscrits. Dans celui de Saint-Germain, il y a : " Commencement de la lettre de saint Bernard, abbé, au moine dom Robert, son parent, qui avait abandonné l'ordre de Cîteaux, où il avait fait profession, pour l'ordre de Cluny. " Saint Bernard l'appelle son parent selon la chair, dans le courant de cette lettre, au n. 9, et dans la trente-deuxième lettre, au n. 3; c'est également le titre qui lui est donné dans l'histoire de la vie de saint Bernard, livre II, chapitre II. Jean l'Ermite, dans sa Vie de saint Bernard, livre Ier , chapitre V, le fait descendre d'Aleth, mère de saint Bernard, par une soeur de ce dernier; il nous apprend aussi, dans le même endroit, que Robert revint chez les religieux de Clairvaux, où il vécut dans la plus grande régularité jusqu'à l'âge de soixante-dix-sept ans,

b Cette lettre ne porte aucune indication, excepté dans les deux manuscrits de Saint-Germain, où on lit : " Bernard abbé, au jeune Robert. " Mais on ne sait si cette inscription est authentique. Cette lettre fut écrite a hors du couvent, sans eau au milieu de la pluie, "

ponction qui assurent votre salut, et à mot la, joie de vous voir sauvé.. Mais, comme je me vois encore trompé dans mon attente, je ne puis plus longtemps cacher mon chagrin, refouler mes inquiétudes et dissimuler ma peine. Voilà pourquoi, mettant de côté toute considération des convenances, je fais des avances pour rappeler celui qui m'a blessé.

Je cours après celui qui m'a dédaigné, j'offre des satisfactions à celui dont j'ai à me plaindre, enfin j'en viens à orner celui qui devrait me prier lui-même . C'est due la douleur quand elle est excessive ne délibère plus, perd toute mesure, et ne sait consulter la raison, ni prendre souci de sa dignité; bien loin de se conformer à l'usage et de prendre le jugement pour guide, elle ne tonnait, ni ordre ni coutume. Dans ces dispositions on n'a qu'une pensée, éloigner ce qui fait de la peine ou rappeler ce dont l'absence est un mal et une affliction.

peut-être me direz-vous : je n'ai blessé ni méprisé personne; c'est bien plutôt moi qui suis l'offensé, moi qu'on a froissé de mille manières; je me suis contenté de fuir celui qui me faisait de la peine; est-ce manquer à quelqu'un que d'éviter le mal qu'il nous fait? Ne vaut-il pas mieux céder que résilier à celui qui nous persécute, se soustraire à ses coups plutôt que de les lui rendre ?

Cela est vrai, j'en conviens. Ce n'est pas pour discuter, mais c'est pour couper court à toute discussion que je vous écris: il est clair que tous les torts sont à celui qui persécute, et non pas à celui qui souffre la persécution; je veux donc oublier le passé, et ne rechercher ni le motif ni les circonstances de ce qui s'est fait, car je n'ai pas l'intention de discuter, de remonter aux causes, ou d'évoquer des souvenirs pénibles ; je ne veux parler que de ce qui m'est le plus à coeur. Je suis malheureux de ne plus vous voir, de vivre sans vous, car vivre ainsi, c'est une vraie mort à mes yeux, tandis que mourir pour vous, serait vivre. Non je ne veux pas rechercher pourquoi vous êtes parti, mais je gémis de ce que vous n'êtes pas encore revenu; ce n'est pas aux causés de votre départ que j'en ai, mais au retard de votre retour. Revenez seulement, et tout sera fini; revenez, et tout sera pour le mieux: oui, rapprochez-vous de moi, et dans les transports de mon allégresse je m'écrierai : " Il était mort, et il est ressuscité; il était perdu, et il est retrouvé (Luc., XV, 23). "

2. Certainement c'est moi qu'il faut accuser de votre départ, car je me suis montré un peu trop austère pour la délicatesse de votre âge, je ne ménageais pas assez votre jeunesse. C'était là, autrefois, si j'ai bonne mémoire, le prétexte ordinaire de vos murmures, quand vous étiez

comme il est rapporté au second chapitre du premier livre de la Vie de saint Bernard, et c'est à cause de ce miracle qu'elle se trouve placée en tête des autres lettres. L'endroit où il s'accomplit n'est pas éloigné de Clairvaux; on y a élevé un petit oratoire en souvenir de ce qui s'y est passé.

encore ici; et c'est toujours, je crois, le grief que vous avez contre moi depuis que vous vous êtes éloigné.

Je n veux pas répondre par des reproches; je pourrais peut-être m’excuser et dire qu'il était nécessaire de recourir à ces moyens pour dompter en vous la pétulance de l'âge; et qu'il faut dès le principe à la jeunesse une discipline âpre et sévère; car l'Ecriture dit : " Si vous châtiez votre fils, usez de la verge envers lui, et vous sauverez son âme (Prov., XXIII, 43) " elle ajoute ailleurs: "Dieu châtie ceux qu'il aime, et il flagelle celui qu'il met au nombre de ses enfants (Hebr., XII, 6) ; et dans un autre endroit, elle s'exprime ainsi : " Les coups d'un

ami valent mieux que les caresses d'un ennemi (Prov., XXVII, 6). " mais, je l’accorde, c'est ma faute si vous êtes parti, car je ne veux pas chercher de quel côté sont les torts, au risque d'en retarder la réparation. Mais maintenant ils seront tous de votre côté, vous pouvez en être sûr, si vous ne tenez pas compte de mon repentir et si vous ne vous montrez pas touché de l'aveu de mes fautes ; car, en supposant qu'autrefois j'aie pu, dans certains cas, manquer de mesure envers vous, je suis sûr de n'avoir jamais manqué d'affection ; et si vous craignez que plus tard je ne retombe dans la même faute à votre égard, veuillez croire que je ne suis plus tel qu'autrefois, comme aussi j'espère que vous non plus vous n'êtes plus le même. En revenant changé, vous me trouverez tout autre, et vous n'aurez plus qu'un ami prêt à vous embrasser dans celui que vous craignez autrefois comme un maître. Ainsi donc, que vous soyez parti par ma faute, comme vous le prétendez, et comme je yeux bien vous le laisser croire; que ce soit par la vôtre, ainsi que beaucoup le pensent, quoique je m'abstienne de le dire, ou que ce soit enfin par notre faute à tous deux, comme je suis plus porté à le croire, toujours est-il que désormais, si vous refusez de revenir, la faute en serra tout entière à vous seul. Voulez-vous n'avoir point de reproches à vous faire, revenez. Si vous avouez votre faute, je vous la pardonne; mais vous, pardonnez-moi de votre côté, puisque je reconnais la mienne, sinon vous ferez preuve d'une indulgence excessive pour vous-même en refusant de reconnaître les torts que votre conscience vous reproche, ou d'une rigueur impitoyable pour moi en ne jugeant pas que vous deviez oublier vos griefs à mon égard, quand je vous offre toutes les satisfactions possibles.

3. A présent, si vous refusez de revenir, cherchez un autre prétexte pour endormir votre conscience; en effet, vous n’ayez plus rien à redouter de ma sévérité. Pouvez-vous craindre que je sois trop rigoureux pour vous lorsque vous serez de retour ici, quand vous voyez mon coeur se mettre humblement à vos pieds, et lorsque vous savez quels liens m'attachent encore à vous du fond de mes entrailles? Après tant de marques spontanées d’humilité et tant de chaudes promesses d'affection, que pouvez-vous craindre encore ? Venez donc avec confiance là où je vous appelle, et vous attire avec tant d'humilité et d'amour. Muni de tels otages, venez en toute sécurité. Vous vous êtes éloigné parce que j'étais dur, revenez à présent que je me montre plein de tendresse; que ma douceur vous rappelle si ma rigueur vous a forcé de partir. Considérez, mon fils, par quelle voie je désire vous ramener ici: ce n'est pas en vous inspirant la crainte d'un esclave, mais cet amour des enfants adoptifs dans lequel vous puissiez vous écrier sans crainte de n'être pas exaucé : Père! Père! Non, ce n'est point, vous le voyez, par les menaces, mais par des paroles de douceur, par la prière et non par la crainte que je plaide, auprès de vous, la cause de ma profonde douleur. Peut-être pourrais-je avoir recours à d'autres moyens. Tout autre à ma place repousserait vos accusations et tâcherait de vous faire trembler en vous rappelant le souvenir de vos voeux et en vous parlant du jugement dernier. Il vous reprocherait votre désobéissance et S'indignerait de votre apostasie, car vous avez quitté notre humble costume pour des vêtements recherchés; les légumes que vous mangiez ici, pour une table plus délicate, et la pauvreté pour les richesses. Mais je connais votre coeur, je sais que l'amour a sur lui plus d'empire que la crainte. D'ailleurs quelle nécessité y a-t-i1 de frapper deux fois de l'aiguillon celui qui s'élance de lui-même, d'épouvanter celui qui ne tremble déjà que trop, et de confondre davantage celui dont la confusion est bien assez grande ? N'a-t-il pas la raison pour maître, sa conscience pour juge et sa retenue naturelle pour règle de conduite?

Si l'on trouve étrange qu'un jeune homme réservé, simple, craignant Dieu, ait osé, malgré ses frères, en dépit de l'autorité de ses supérieurs et de la règle de son ordre, compter son voeu pour rien et quitter sa résidence, qu'on s'étonne donc aussi en voyant la sainteté de David surprise, la sagesse de Salomon mise en défaut, et la force de Samson même vaincue. Qu'y a-t-il d'extraordinaire que celui qui par ses ruses réussit à faire sortir le premier homme d'un séjour de bonheur, ait pu enlever un tout jeune homme d'un lieu d'horreur, d'un désert affreux ? Il n'a pas même été séduit par la chair, comme les deux vieillards de la Bible; ni par l'amour de l'argent comme Giési; ni par l'attrait de la gloire, comme Julien l'Apostat; c'est la sainteté qui l'a trompé, c'est la religion qui l'a séduit, c'est l'autorité des vieillards qui l'a perdu. Voici comment

4. Un supérieur fameux est envoyé par le général de son ordre c'était un loup ravissant sous une peau de brebis; il n'eut pas de peine à tromper la vigilance des bergers, qui le prirent, hélas! pour un agneau, et l'introduisirent auprès d'une tendre et jeune brebis qui ne se sauva pas du loup faute de le connaître : celui-ci l'attire, la captive, et la charme par ses caresses ; apôtre d'un nouvel évangile, il prêche le vin et blâme les privations; il taxe de misère, les pauvreté volontaire, de sottise, les jeûnes, les veilles, le silence et le travail des mains; mais l'oisiveté, c'est à ses yeux la vraie contemplation; l'amour de la table, les longues causeries, la curiosité, enfin tous les excès possibles, c'était de la sagesse. Est-ce que Dieu prend plaisir à nos tortures? disait-il; en quel endroit l'Ecriture nous dit-elle de nous faire mourir ? qu'est-ce que cette religion qui consiste à bêcher la terre, à couper du bois, à charrier du fumier? n'est-ce donc pas la sagesse qui a dit : " Je veux la miséricorde, non pas le sacrifice (Matth., IX, 3) ? " " Je ne veux pas que le pécheur meure, mais plutôt qu'il se convertisse et qu'il vive (Ezech., XVIII, 32). " Et encore : " Bienheureux ceux qui sont miséricordieux, parce qu'ils obtiendront aussi miséricorde (Matth., V, 7). " Pourquoi Dieu a-t-il fait des choses bonnes à manger s'il n'est pas permis d'en user? à quoi bon nous donner un corps s'il est défendu de le sustenter? Enfin, " pour qui sera bon celui qui est le bourreau de lui-même (Ezech., XIV, 5) ? " Vit-on jamais un sage traiter son corps en ennemi?

5. La malheureuse crédulité d'un enfant se laisse prendre et séduire par ces raisonnements: il suit son séducteur et se rend à Cluny : on lui coupe les cheveux, on le rase, on le baigne, on lui fait déposer ses vêtements grossiers, vieux et misérables, pour lui en donner de précieux, de neufs et de somptueux, puis on le reçoit dans le couvent; mais avec quels honneurs, en quel triomphe, avec quelles marques de distinction ? On l'exalte au-dessus de tous ceux de son âge, et tel qu'un soldat sortant vainqueur de la mêlée, il est comblé de louanges dans son péché, encouragé dans les désirs de son âme. On l'exalte, on le traite avec la plus grande considération, de sorte qu'un tout jeune homme se voit placé avant beaucoup de vieillards : tous les frères lui font accueil, on lui prodigue caresses et louanges,. tout le monde est dans l'allégresse, on aurait dit des vainqueurs quand ils se partagent les dépouilles faites sur l'ennemi.

O bon Jésus ! que n'a-t-on pas fait pour perdre cette pauvre âme? quel coeur eût été assez fort pour ne pas faiblir dans ces épreuves ? quel exil intérieur assez spirituel pour n'être point troublé à cette vue? qui aurait pu au milieu de tout cela rentrer en soi-même, et dans un tel entraînement discerner la vérité et se maintenir dans les bornes de l’humilité ?

6. Cependant on a recours pour lui à Rome : on s'adresse à l'autorité du saint Siège; et, pour que le Pape ne refuse pas son consentement, on le trompe, en lui disant que cet enfant a été offert au monastère par ses parents, quand il était jeune encore. Il n'y eut personne pour dire le contraire, d'ailleurs on n'attendit pas qu'il se présentât un contradicteur ; on jugea après n'avoir entendu qu'une des deux parties, et les absents eurent tort. Ceux qui avaient commis l’injustice gagnèrent leur cause, et ceux, qui l'avaient soufferte perdirent la leur ; le coupable fut renvoyé absous, et il ne fut obligé à aucune réparation.

Un privilège cruel confirme cette trop facile absolution, calme les inquiétudes de son âme, rassure: sa conscience mal assurée et la tranquillise dans ses doutes. La teneur de ces lettrés, la substance de ce jugement, et la conclusion de toute cette affaire, c'est que ceux qui avaient entraîné ce jeune religieux pouvaient le garder, et que ceux qui l'avaient perdu étaient réduits au silence : tout cela au détriment d'une pauvre âme pour laquelle le Christ est mort, et parce que tel est le bon plaisir, des moines de Cluny ! Une nouvelle profession religieuse succède à la première, il est fait d'autres voeux qui ne seront pas observés et des promesses qui ne seront pas gardées; au premier engagement annulé de cette manière en succède un autre dicté par la désobéissance,, et qui le rend doublement prévaricateur.

7. Mais un jour viendra où celui qui doit juger à, nouveau ce qui a été mal jugé, annulera ces sentences iniques, rendra la justice aux opprimés, jugera les pauvres dans son équité et se déclarera le juste vengeur des humbles sur la terre. Oui certainement nous serons jugés un jour par celui qui fait entendre ces menaces par le Prophète : " Quand j'aurai pris mon temps, je jugerai selon la plus rigoureuse justice. " Comment traitera-t-il les sentences iniques, lui qui jugera les justes mêmes? A ce jugement, un coeur droit vaudra mieux que dès paroles rusées, et une bonne conscience l'emportera sur une Bourse bien garnie, car le juge ne se laissera ni tromper par les paroles ni fléchir pat les présents. Seigneur Jésus, j'en appelle à votre tribunal; Seigneur Dieu de Sabaoth, c'est à votre jugement que je renvoie la décision de ma cause, c'est entre vos mains que je la remets ; vous êtes le juste juge, vous sondez les coeurs et les reins; vous ne sauriez favoriser l’erreur et vos regards ne peuvent être trompés ; vous discernez parfaitement ceux qui recherchent leurs intérêts et ceux qui ne songent qu'aux vôtres. Or vous savez quels sentiments j'ai toujours eus pour cet enfant au milieu de ses tentations, quels gémissements j'ai fait monter pour lui jusqu'aux oreilles de votre miséricorde; vous avez vu clans ses troubles, ses chutes et ses malheurs, comme j'étais sur les épines, dans les tourments et dans l'affliction ! Je crains aujourd'hui que tant de peines ne soient perdues, car je sais par expérience combien tous ces adoucissements sont funestes à un jeune homme d'un caractère bouillant et fier, quand où traite son corps avec trop de délicatesse et qu'on flatte son coeur par la vanité ; c'est pourquoi, Seigneur Jésus vous qui êtes mon juge, jugez-moi vous-même, vous, dis-je, dont les regards sont infaillibles.

8. Oui, voyez et jugez lequel des deux engagements est préférable, ou celui d'un père qui dispose de son fils, ou celui d'un fils qui se voue lui-même, surtout quand ce fils s'est engagé à quelque, chose de plus parfait. Et vous, serviteur du même Dieu; Benoît, notre saint législateur, dites quel voeu est plus régulier et l'emporte sur l'autre; est-ce celui qui fut fait d'un tout petit enfant à son insu, ou celui qu'il a fait plus tard lui-même, le sachant et le voulant, à l’âge où il pouvait s'engager en son propre nom? D'ailleurs il est pas douteux qu'il n'a été que promis (a) et non donné , dans son enfance, car la demande que la règle prescrit à ses parents de faire pour lui n'a pas été faite, et sa main non plus que sa demande n'a point été recouverte par la nappe de l’autel, en présence des témoins requis. On parle d'une terre qui fut donnée pour lui et avec lui; mais s’ils l’ont reçu en même temps que cette terre, pourquoi ne l'ont-ils point gardé avec elle ? Est-ce que par hasard ils tenaient plus au don qu'à Ce qui l'accompagnait, et faisaient-ils moins de cas d'une âme que d'un champ? D'ailleurs pourquoi cet enfant était-il resté dans le mondé s'il avait été offert au monastère? Pourquoi, s'il devait être nourri pour Dieu, était-il abandonné au diable ? Comment se fait-il que ces religieux de Cluny aient laissé une brebis de Jésus-Christ exposée à la dent des loups? Car c'est du siècle, j'en appelle à vous-même, Robert, et non de Cluny, que vous étés venu à Cîteaux. Vous avez cherché, vous avez demandé, vous avez frappé, mais vous avez vu avec un grand regret votre réception ajournée à deux ans à causé de votre extrême jeunesse : à l'expiration de ce délai, que vous avez supporté avec patience et sans murmure, vos prières et, si j'ai bonne mémoire, vos larmes abondantes ont enfin obtenu là faveur que vous souhaitiez depuis si longtemps, vous avez été admis comme vous l'aviez tant désiré, puis vous avez subi avec une patience admirable l'année, de noviciat que la règle prescrit: n'ayant donné pendant ce temps d'épreuve aucun sujet de plaintes par votre conduite, vous avez fait librement profession, et dépouillé la livrée du siècle (b) , pour prendre l'habit religieux.

9. Jeune insensé! qui a pu vous fasciner au point de vous empêcher d'être fidèle à vos voeux, à ces voeux que vos lèvres ont articulés ? Ne serez-vous pas justifié ou condamné par votre propre bouche ! Que me

a La promesse, c'est le voeu des parents; la donation, c'est la présentation de l'enfant faite par les parents eux-mêmes en la forme prescrite par la règle de saint Benoit, au chapitre LIX, laquelle autrefois obligeait les enfants.

b Autrefois les enfants qu'on offrait à Dieu prenaient tout de suite l'habit religieux ; les adultes ne pouvaient le prendre qu’après une année d'épreuves, comme on le voit par les chapitres LVIII et LIX de la règle. Cet usage fut d'abord suivi à Cîteaux, ainsi qu'il paraît par cette lettre ; mais il fut plus tard abandonné à l'exemple de ce qui se passait à Cluny, où les novices portaient le même habit que les profès, à peu près comme dans tons les autres ordres, avec cette seule différence que tant qu'ils n'avaient pas reçu la bénédiction, c'est ainsi qu'on appelait la profession, ils ne portaient point le capuchon. On peut lire à ce sujet Udalric, livre II, chapitre I , et pour l'époque où les choses commencèrent à se passer ainsi à Cîteaux, le livre VII de la Vie de saint Bernard, chapitre XV.

parlez-vous du voeu de votre père quand vous oubliez le vôtre! Ce n'est pas de son voeu, mais de celui que vous avez fait, due vous serez responsable, car c'est vous qui vous êtes enchaîné, et non pas les promesses que ses lèvres ont articulées: c'est en vain qu'on cherche à vous endormir en vous parlant, de l'absolution du saint Siège, votre conscience est liée par la parole de Dieu même qui vous dit : " Celui qui met la main à la charrue et regarde en arrière, n'est pas propre au royaume de Dieu (Luc., IX, 62), " à moins que ceux qui vous retiennent et vous encouragent dans le mal, ne parviennent à vous persuader qu'agir comme vous l'avez fait n'est pas regarder en arrière. Mon cher enfant, si les pécheurs vous applaudissent, ne demeurez pas avec eux, ne vous fiez pas à tout esprit. Parmi tant de personnes qui vous font amitié choisissez un sage conseiller, puis mettez fin aux occasions du mal, méprisez les caresses des méchants, fermez l'oreille aux flatteries, et puis interrogez-vous vous-même sur votre propre compte, car nul ne vous connaît mieux que vous. Prêtez une oreille attentive à la voix de votre conscience, pesez avec soin les intentions qui vous ont fait agir, écoutez le langage de la vérité : répondez en conscience et dites pour quel motif vous nous avez quittés; pourquoi avez-vous abandonné votre ordre (a), vos frères et ce couvent; pourquoi m'avez-vous quitté, moi qui vous suis étroitement uni par la chair et plus étroitement encore par l'esprit ? Si ce fut pour mener une vie plus austère, plus sainte et plus parfaite, soyez tranquille, vous n'avez pas regardé en arrière, glorifiez-vous même avec l'Apôtre en disant: " J'ai oublié ce qui est derrière moi, et, tout entier à ce qui est en avant, je poursuis ma course vers la palme de la gloire (Philip., III, 13). " Mais s'il en est autrement, loin de vous féliciter, soyez saisi de crainte; car, permettez-moi de vous le dire franchement, tous ces relâchements dans la nourriture, tous ces vêtements superflus, ces paroles oiseuses, cette vie dissipée pleine de licence et de curiosité, bien différente de celle que vous avez embrassée et que vous meniez autrefois chez nous, c'est là ce que l'on appelle un regard jeté en arrière, une vraie prévarication, une apostasie (b), pour trancher le mot.

a Saint Bernard, dans la Vie de saint Malachie, dit de même, un monastère de notre ordre, en parlant de Mairy, mais dans sa deuxième lettre, au n. 9, il semble prendre le mot ordre pour synonyme de règle. Voyez encore la lettre quatrième, n. 2, et la lettre cent quatre-vingt-rlix-huitième, n. 2, il est vrai, Pierre le Vénérable appelle les religieux de Citeaux et de Cluny des religieux du méme ordre, et dans sa deux cent vingt-neuvième lettre, n. 10 et 30, il dit que Citeaux et Cluny sont les deux plus grandes congrégations du même ordre. Enfin saint Bernard lui-méme appelle Guillaume, abbé de Saint-Thierri, un religieux de notre ordre; voir sa lettre soixante-dix-neuvième ; et dans sa quarante-deuxième, il nomme religieux de notre ordre ceux qu'on appelle les moines noirs, et dont Nicolas de Clairvaux fait un ordre à part dans sa vingt-deuxième lettre.

b Expressions terribles employées contre les religieux qui cherchent des ordres relâchés et ne comptent presque four tien les institutions régulières. Saint Bernard, en parlant de ces religieux-là dans son troisième sermon sur le Psaume quatre-vingt-dix; dit: " Le respect humain les empêche d'apostasier de corps, mais ils doivent craindre que la tiédeur ne les fasse peu à peu apostasier de coeur. " Voir encore la trois cent quatre-vingt-deuxième, et surtout la trois cent treizième lettre de saint Bernard.

10. Si je vous parle ainsi, mon cher enfant, ce n'est pas pour vous confondre, mais pour vous avertir comme mon fils bien-aimé; si vous avez plusieurs maîtres en Jésus-Christ, vous n'avez qu'un père, et c'est moi, vous devez en convenir, car c'est moi qui vous ai engendré à la religion par mes leçons et mes exemples; c'est moi encore qui vous ai nourri de lait, seul aliment que, jeune encore, vous pussiez prendre alors, et je vous aurais donné une nourriture plus solide si vous aviez attendu que vous fussiez devenu grand. Mais, hélas, vous avez été sevré de bonne heure et bien prématurément! J'ai peur que celui que j'avais réchauffé de mes caresses, fortifié par mes exhortations, soutenu par mes prières, déjà ne se refroidisse, ne tombe en défaillance et ne soit sur le point de périr! Je crains, dans mon malheur, de n'avoir pas seulement à pleurer sur l'inutilité des peines que je me suis données, mais encore sur la perte d'un enfant infortuné qui se damne !

Pourquoi faut-il qu'un autre qui n'a rien fait pour vous, maintenant se glorifie de vous avoir? Mon sort est le même que celui de la courtisane de Salomon, dont l'enfant fut dérobé par celle qui avait étouffé le sien. Vous aussi vous avez été enlevé de mon sein et arraché de mes bras, et je pleure la perte d'un fils qui m'a été ravi, je réclame mon enfant qu'on m'a enlevé de force. Puis-je oublier mes propres entrailles? le peu qu'il m'en reste ressent les plus affreuses douleurs quand on me sépare de la moitié de moi-même.

11. Mais quel intérêt ou quelle nécessité ont pu porter mes amis à méditer contre moi ce qu'ils ont entrepris? Ils ont trempé leurs mains dans le sang, et m'ont percé le cœur de leur épée, leurs dents sont aiguisées comme des traits et des flèches, et leur langue est semblable à un glaive pénétrant. Ils auraient eu le droit de me rendre la pareille si je les avais jamais offensés; mais ma conscience est loin de m'adresser ce reproche, et j'ai reçu beaucoup plus que la peine du talion, si par hasard j'ai pu avoir quelque tort à leur égard; car ce n'est pas aux os de mes os et à la chair de ma chair qu'ils se sont attaqués, mais ils m'ont arraché la joie de mon coeur, le fruit de mon esprit, la couronne de mon espérance; plus que cela encore, il me semble qu'ils m'ont pris la moitié de moi-même. Or pourquoi en sont-ils venus là? Est-ce par pitié polir vous, parce qu'ils voyaient avec peine que je n'étais qu'un aveugle qui en conduisait un autre ? ont-ils voulu vous prendre sous leur conduite afin que vous ne périssiez pas avec moi? O charité funeste, ô amitié pleine de dureté! Ne pouvaient-ils prendre soin de votre salut qu'en me persécutant? Et ne pouviez-vous être sauvé si je ne périssais? Encore s'ils vous sauvaient, en effet, sans moi, et s'ils vous conservaient la vie aux dépens de la mienne ! Mais le salut est-il donc plutôt dans le luge des vêtements et lés délices de la table que dm, une vie sobre et dans des vêtements de peu de valeur ! S'il faut pour se sanctifier des pelisses de fourrures douces et chaudes, des étoffes délicates et précieuses, de grandes manches, un simple capuce, de bonnes couvertures et du linge bien fin (a), que tardé-je moi-même à vous suivre? Mais ce sont là des douceurs bonnes pour les malades et non pas des armes pour des soldats qui se préparent au combat : car c'est à la cour des rois qu'on voit ceux qui sont vêtus avec délicatesse. Le vin et la fleur de farine, les boissons sucrées et lés bons morceaux font l'affaire du corps, mais non celle de l'esprit : ce n'est pas l'âme niais la chair que les fritures engraissent. On vit pendant longtemps, en Egypte, des religieux sans nombre servir bien, sans user même de poisson (b). Le

a Saint Bernard rappelle ici les différents vêtements dont les Cisterciens avaient repoussé l'usage, comme contraires à la règle, tandis que les religieux de Cluny les avaient conservés; En effet, nous voyons dans le petit Exorde de Citeaux que les religieux de cette maison avaient rejeté l'usage " des frocs, des pelisses de fourrures, des chemises de fil, des capuces et des braies d'hommes, de même que des sommiers cardés et des couvertures de lit. " Aussi dans le livre des Statuts, chapitre XV, rejette-t-on les cucules,dont le dessus est en lainé. Nous voyons dans le manuscrit des Coutumes de Cluny, par Bernard de Cluny, chap. XXX, qu'entre autres choses il était permis aux religieux de ce monastère d'avoir, en fait de vêtements, " deux frocs, deux cuculles, deux chemises et trois pelisses de peaux, " et pour le coucher, " un oreiller, un drap, un couvre-pieds, une couverture et une autre pièce par-dessus. " Les frocs différaient de la cuculle par la forme et la matière: ainsi lai cueillie n'avait qu'un capuce très-étroit, point de manchettes, où n'en avait que de fort étroites; le froc, au contraire, avait des manches très-amples et un capuchon; de plus il était en drap fin, qu'on appelait froc ou flot; d'on lui est venu son nom. Citez nous, la cuculle s'appelle ordinairement floc; les Cisterciens l'appellent le plus souvent coulle, à cause de leur répugnance pour les frocs. La pelisse de campagne dont parle saint Bernard est une sorte de pardessus en peaux de bêtes sauvages. Dans son apologie adressée à Guillaume, n. 24, Bernard de Cluny, cité plus haut, s'attaque au cattinum et " aux couvertures qu'il n'est pas permis de laisser à découvert, non plus que d'avoir des peaux d'agneaux, de putois, de lièvres, ni enfin d'aucune autre espèce d'animal de plus grand prix. Voir le livre IV, chapitre XXXVI de la Vie de saint Bernard.

b On voit par là que les religieux de Citeaux ne faisaient usage du poisson que très-rarement et lorsqu'ils étaient en voyage, comme il est rapporté au livre VII, chapitre XX de la Vie de saint Bernard; ils ne mangeaient pas non plus d'actifs, ainsi qu'on le voit au numéro suivant. Voici ce que nous apprend sur l'usage des oeufs une lettre de l'abbé Fastrède, imprimée à la suite de celles de saint Bernard : Un novice, dégoûté de tout dans sa dernière maladie, " eut envie de manger un veuf, " mais il observa l'abstinence jusqu'à la fin. Le même auteur nous dit que " les herbes étaient cultes sans huile et sans graisse. " Saint Bernard lui-même nous parle " d'une bouillie faite avec de la farine, de l'huile et du miel, mais sans beurre, " qu'il se permettait, non sans scrupule, pour réchauffer son estomac. Dans cette lettre et dans la suivante, qui est de Pierre de Roye, on voit que les religieux de Clairvaux buvaient une sorte de bière, quelquefois même de l'eau pure, rarement du vin, encore n'était-ce qu'avec beaucoup d'eau, comme on eut bien de la peine à décider Humbert, dont saint Bernard parle dans ses sermons sur les saints, n. 40, à le faire, à cause de ses infirmités. C'est ce qui arriva aussi pour saint Bernard lui-même, comme on le voit dans le premier livre de sa Vie, au n. 46. on peut consulter encore sur ce sujet le trentième sermon de saint Bernard sur le Cantique des Cantiques, et Jean l’Ermite, dans sa Vie, de saint Bernard, livre 11, n. 10, pour ce qui a rapport à la vigne maudite.

poivre , le gingembre, le cumin; la sauge et les mille autres épicés ne flattent qu'en éveillant en même temps l'ardeur des sens. Et vous vous croyez en sûreté au milieu de tout cela; vous Pensez avec, ces choses-là passer votre jeunesse sans danger? Quiconque mène une vie sage et réglée n'a besoin que d'un peu de sel pour assaisonner ses mets, et d'avoir faim pour les trouver exquis; mais si on devance le besoin, alors il faut recourir à je ne sais quels sucs de plantes étrangères pour en composer des assaisonnements multiples, afin de piquer le palais, de réveiller le goût et d'exciter l'appétit.

12. Mais que fera, me direz-vous, celui qui ne peut faire autrement ? Je sais que vous êtes délicat et qu'habitué maintenant à ces choses vous ne pouvez suivre un régime dur. Mais il faut travailler à le pouvoir, et si vous me demandez comment il faut vous y prendre pour y réussir, je vous répondrai : Levez-vous vite; ceignez-vous les reins, secouez votre oisiveté, déployez toutes vos forces ; faites oeuvre de vos bras, que vos mains s’ouvrent se fatiguent, Prenez de l'exercice, mais un exercice utile, et vous ne vous sentirez bientôt de l'appétit que pour ce qui peut apaiser votre faim, non pas pour ce qui flatte le goût ; le travail rendra aux mets ce goût dont l'inaction les a dépouillés pour votre palais ; et après vous être fatigué, vous mangerez avec délices bien des choses qui ne vous semblent pas bonnes à présent que vous ne faites rien : car si l'oisiveté engendre le dégoût, le travail donne de l'appétit. On ne saurait croire comme la faim rend agréables les choses qu'un palais délicat trouverait

insipides : des légumes, des fèves, de la purée, un pain grossier (a) avec de l'eau, sont peu appétissants, j'en conviens, pour l'homme qui ne travaille pas, mais semblent délicieux à celui qui prend beaucoup d'exercice.

.N'ayant plus l'habitude de porter de grossières tuniques (b) comme les nôtres, peut-être avez-vous peur de les reprendre ; vous les trouvez trop froides en hiver et trop chaudes en été mais rappelez-vous donc ce proverbe ; " Celui qui craint le givre aura de la neige. " Vous avez peur des veillés, des jeûnes et du travail manuel, mais c'est bien peu de chose que tout cela quand on songe aux flammes éternelles; je vous assuré que la pensée des ténèbres extérieures fait supporter aisément les plus grandes horreurs de la solitude. Quand on a présent à l'esprit le compte

a Nous voyons dans la Vie de saint Bernard, livre II, n. 6, de quel pain on faisait usage à cette époque à Clairvaux; Fastrède, dans sa lettre citée plus haut, nous dit qu'il était fait d'avoine.

b Les religieux de Citeaux portaient leurs tuniques immédiatement sur la peau, sans chemise ni étoffe de laine ou de fit par-dessous; ils ne portaient pas le cilice, comme on le voit au livre fer de la Vie de saint Bernard. Voyez aussi la préface du tome second.

qu'il faudra rendre pour des paroles inutiles, on ne trouve plus le silence désagréable: ces pleurs éternels et ces grincements de dents, s'ils sont présents à votre pensée, vous empêcheront de trouver de la différence entre une natte et un matelas; ensuite, si vous consacrez une partie de la nuit au chant des Psaumes, comme la règle le prescrit, il faudra que votre lit soit bien dur pour que vous n'y puissiez goûter quelques heures de sommeil; enfin si le jour vous donnez au travail des mains tout le temps que vous devez, il n'y aura pas de pain si sec que vous ne mangiez avec plaisir.

13. Debout, soldat du Christ, debout, et secouez la poussière dont vous êtes couvert; retournez au combat dont vous vous êtes éloigné; reprenez part à la lutte après avoir commencé par fuir; redoublez de courage, et vous triompherez avec plus de gloire.

Le Christ compte un bon nombre de soldats qui, après avoir commencé la lutte avec ardeur, ont tenu bon jusqu'à la fin et ont remporté la victoire; mais il en compte bien peu qui, après s'être enfuis, sont revenus au combat qu'ils avaient abandonné, pour faire à leur tour prendre la fuite à l'ennemi devant lequel ils avaient eux-mêmes tourné le dos. Tout ce qui est rare est précieux, aussi je me réjouis à la pensée que vous pouvez être du petit nombre de ces derniers combattants dont la gloire paraîtra d'autant plus grande qu'ils comptent fort peu d'imitateurs.

D'ailleurs si vous avez tellement peur, pourquoi du moins craignez-vous là même où il n'y, a rien à craindre, tandis que vous n'avez pas, peur là où il y a tant à trembler ? Auriez-vous la pensée que vous avez échappé aux mains des ennemis parce que vous avez pris la fuite? Mais votre adversaire vous poursuit l'épée dans les reins si vous fuyez, tandis que c'est à peine s'il ose vous attaquer quand vous lui résistez; il ne manque pas de courage pour frapper par derrière, mais il n'en a pas autant pour attaquer en face. A présent que vous avez jeté vos armes loin de vous, vous prolongez sans défiance votre sommeil jusque bien avant dans la matinée: hélas! n'est-ce pas le matin que le Christ s'est levé du tombeau? Sachez donc que privé de vos armes vous êtes plus accessible à la crainte en même temps que vous en inspirez beaucoup moins à l'ennemi. Une foule de gens armés environnent votre maison, et vous dormez ! les voilà qui franchissent le fossé, ils se fraient un passage dans la haie, déjà ils se précipitent par la porte de derrière : est-il plus sûr pour vous qu'ils vous trouvent seul plutôt qu'au milieu des autres, sans armes et dans votre lit, plutôt que sous les armes et dans la plaine? Réveillez-vous donc, prenez vos traits, courez vous joindre à vos compagnons d'armes que vous avez abandonnés pour fuir; que la crainte qui vous a d'abord séparé d'eux vous ramène de nouveau dans leurs rangs! Soldat efféminé, si vous avez trouvé vos armes trop dures et trop pesantes, l’ennemi qui vous presse et les traits qui volent de tous côtés vous ferait oublier le poids de votre bouclier, de votre casque et de votre cuirasse.

Sans doute, quand on passe sans transition de l'ombre au soleil, du repos au travail, les commencements semblent pénibles ; mais après qu'on s'est peu à peu déshabitué des uns pour s'accoutumer aux autres, l'habitude fait disparaître toute difficulté, et l'on trouve aisé ce qu'on avait auparavant jugé impossible. Les militaires les plus braves ne peuvent se défendre d'abord d'une certaine émotion quand ils entendent la trompette donner le signal du combat; mais à peine en sont-ils venus aux mains, que l'espoir de la victoire et la crainte de la défaite les rendent intrépides. Qu'avez-vous donc à craindre au milieu de vos frères qui, les armes à la main, vont former un rempart autour de vous, sous la protection des anges qui se tiendront à vos côtés, à la suite du Christ qui vous guide au combat, vous précède et vous exhorte à la victoire en ces termes : " Ayez confiance en moi, j'ai vaincu le monde (Joan., XVI, 33) 2 " " Si le Christ est pour nous, qui sera contre nous (Rom., VIII, 31) 2 " On combat sans crainte quand on est certain de la victoire ; quel combat plein de sécurité que celui qui se livre avec et pour le Christ ! dans lequel ceux-là seuls qui prennent la fuite perdent la victoire, tandis que ceux qui sont blessés ou terrassés, ceux mêmes qui sont foulés aux pieds ou mille fois frappés à mort, si la chose était possible, sont toujours assurés de vaincre! Il n'y a que la fuite qui puisse vous faire tomber la victoire des mains, la mort même ne pourrait vous la ravir; d'ailleurs ce serait un bonheur de mourir en combattant, car à peine a-t-on rendu le dernier soupir qu'on reçoit la couronne éternelle. Mais malheur à vous si vous évitez le combat par la fuite vous perdez en même temps la victoire et la récompense. Je prie celui qui, au jour du jugement dernier, trouvera dans cette lettre un motif de plus pour vous condamner si vous n'en avez pas profité, d'éloigner de vous, ô mon fils bien-aimé, le malheur d'être sourd à mes remontrances.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE 1.

1. A Robert. Cette lettre a été dictée en plein air par saint Bernard, sans pluie au milieu de la, pluie, comme dit Guillaume, abbé de SaintThierri (Vie de saint Bern., liv. I, ch. II). Elle fut écrite par un certain Guillaume, qui fut plus tard premier abbé de Ridal, en Angleterre. On a cru, mais à tort, que Gilbert, de file d'Hoy, parlait de cet abbé-là, quand il fait l'éloge d'un abbé de Ridal, dans son quarante et unième sermon sur le Cantique des cantiques: c'était probablement de son successeur, nommé Elred, qui mourut en 1166, selon Pitrée. En effet, il en parle dans son sermon qui est en forme d'éloge funèbre, comme d'un homme mort depuis peu; or Guillaume de Ridal mourut en 1143, et Gilbert n'entreprit la continuation de l'explication du Cantique des cantiques qu'après la mort de saint Bernard, arrivée en 1153, et, dans le trentième sermon, il parle du schisme causé par l'empereur Frédéric contre Alexandre III, en 1159.

2. Pour ce qui est de Robert à qui est adressée cette première lettre, Jean l'Ermite, écrivain de ce temps-là, en parle ainsi dans sa Vie de saint Bernard. " Il était petit-fils d'Aline, mère de saint Bernard, de laquelle nous nous proposons de parler, et fils de sa soeur; il lui adressa la première de ses lettres. " Pierre-François Chifflet, religieux de la compagnie de Jésus, dans un appendice à sa dissertation sur l'origine illustre de la famille de saint Bernard, émet, en forme de doute, la pensée que la mère de Robert fut Diane, femme d'Othon de Châtillon de Montbar; en ce cas, on aurait appelé Robert neveu de saint Bernard, par suite ou d'une étrange bévue de celui qui a collectionné les lettres du Saint, ou d'une manière de parler, autrefois assez fréquente, qui permettait aux

1 Nous donnons ici les notes qui étaient trop étendues pouf' être mises au bas des lettres.

enfants des deux frères ou des deux saurs, de même qu'à ceux d'un frère et d'une saur, de se donner le titre de neveu, à condition pourtant que le plus jeune seul recevait ce nom de son cousin plus âgé que lui, comme, en effet, saint Bernard se trouvait l'être par rapport à Robert, ainsi qu'on peut l'augurer, soit de l'histoire de sa vie, soit de sa lettre elle-même.

3. Quant à la date de cette lettre, on peut; je crois, lui assigner à peu près celle de 1119. Il paraît, comme nous le démontrerons plus bas, que Robert a fait profession solennelle chez les Cisterciens, en 1116. Dès que la nouvelle en parvint aux oreilles des religieux de Cluny, ils eurent recours à la ruse pour le faire revenir chez eux. Voici, en effet, ce qu'on lit dans l'Exorde de Ciseaux, distinction troisième, chapitre neuvième : " Cependant les religieux de Cluny, apprenant que le jeune homme s'était donné à l'ordre de Cîteaux, en conçurent un très-grand dépit.... N'osant, à cause de saint Bernard, le réclamer ouvertement, ils eurent recours à la ruse, et ils envoyèrent un certain prieur, etc. " Cependant saint Bernard dissimula longtemps, comme il le dit au commencement de sa lettre; mais enfin, ne pouvant plus contenir sa douleur, il écrivit cette lettre qui ne lui ramena pas Robert, comme il en fait la remarque, avec tristesse, dans sa trente-deuxième lettre. Ce fut Pierre le Vénérable qui le lui renvoya.

4. Voici comment il nous semble qu'on peut démontrer que Robert fit profession en 1116. Presque tous les écrivains, aussi bien ceux qui sont de notre ordre que ceux qui n'en sont pas, pensent que Robert était un. des trente compagnons dont saint Bernard s'était fait suivre, en quittant le monde, pour aller à Citeaux. Ils se fondent sur ces paroles de saint Bernard : " C'est moi qui vous ai engendré à la religion par mes leçons et mes exemples. " Or, à cause de sa trop grande jeunesse, son admission à Cîteaux fut retardée de deux ans, après lesquels il fut reçu à faire son noviciat, comme saint Bernard lui-même le dit dans sa lettre. Or notre Saint est entré lui-même à Citeaux en 1113. Si on ajoute à cette date deux années d'ajournement et une année de noviciat, on trouve bien que Robert a fait profession en 1116. Ce calcul est singulièrement corroboré par l'Exorde dont nous avons parlé plus haut, car on y voit que Robert entra à Citeaux avant due Bernard en partit pour aller à Clairvaux, c'est-à-dire, avant 1115, époque de la fondation de Clairvaux. Voici le passage de l'Exorde de Ciseaux : " Dom Robert, ex-abbé de la Maison-Dieu, et parent de saint Bernard, selon la chair, avait, dans sa très-grande jeunesse, pris, à Citeaux, le joug aimable et le fardeau léger du Seigneur. Mais plus tard, quand l'homme de Dieu, le très révérend Bernard, fut devenu abbé de Clairvaux, il fut formé par lui, dénis ce monastère, à la science de Dieu. "

5. D'où il suit évidemment qu'on ne peut attribuer le départ de Robert du monastère de Clairvaux et l'entraînement auquel il a cédé, qu'aux conseils et à l'influence de Ponce, qui fut abbé, de Cluny de 1109 à 1122 ; car on ne saurait placer ces faits durant l'administration de Pierre le Vénérable, qui succéda à Ponce après l'abbé Hugues qui ne fut en charge que trois mois, comme on le voit par le Chronique de Cluny. D'ailleurs il est bien certain que jamais Pierre le Vénérable dont on connaît l'amour pour la paix et la droiture, n'aurait envoyé un prieur à Clairvaux pour séduire, un jeune religieux; s'il l'avait fait, aurait-il pu compter le renvoi de Robert à son parent Bernard, parmi les plus grands services qu'il ait rendus à ce Saint et comme les plus grandes preuves d'amitié qu'il lui ait données? On ne rend pas un service quand on répare une injustice. Or voici ce que nous lisons dans une lettre de Pierre lé Vénérable à saint Bernard (Pierre le Vénér., liv. VI, lett. 35),: " Pourquoi donc, mon cher ami, ne voulez-vous pas me donner au moins pour un mois un de vos religieux, quand je vous ai cédé par amour pour vous, non pas pour un temps, mais pour toujours, Robert votre parent, Garnier et plusieurs autres religieux encore? " Remarquons en passant que non-seulement Pierre le Vénérable renvoya Robert dès les premiers temps qu'il fut abbé de Cluny, mais que Robert revint à Clairvaux, d'où il fut envoyé plus tard par saint Bernard à la Maison-Dieu, dans le diocèse de Dijon, en qualité d'abbé. Voyez les Annales de Manrique aux années 1173 et 1117; c'est là que nous avons puisé presque tout ce que nous venons de dire. (Note de Mabillon.)

6. " Ni par l'attrait de la gloire, comme Julien l'Apostat.... " D'après Théodoret (Hist. eccl., liv. III, chap.3), Julien l'Apostat, enflammé du désir de s'élever à l'empire, parcourut la Grèce, à la recherche des devins et des sorciers, pour leur demander si ses voeux seraient satisfaits. Il rencontra un homme qui se fit fort de le lui dire, le conduisit dans un temple païen; puis, l'ayant placé dans le sanctuaire de l'idole, il se mit à invoquer les démons qui devaient lui aider à le tromper. En les voyant apparaître sous les traits qu'ils avaient l'habitude d'emprunter en pareille. circonstance, Julien frappé d'épouvante, ne put s'empêcher de faire le signe de la croix. L'évocateur, en apprenant pourquoi les démons s'étaient enfuis, se plaignit amèrement à Julien de ce qu'il avait fait. Celui-ci confessa la terreur dont il s'était senti pénétré à la vile des démons et ajouta qu'il ne pouvait trop s'étonner de la puissance du signe de la croix, puisque les démons n'avaient pu en supporter la vue et s'étaient enfuis. Gardez-vous bien de le croire, dit-il; ce qui les a fait trembler ce n'est pas du tout ce que vous pensez, mais c'est qu'ils ne Peuvent supporter le faste dont vous vous êtes entouré, voilà pourquoi ils se sont soustraits à nos regards. Voilà comment ce malheureux prince se laissa tromper, et se fit initier à des mystères impies. Son coeur s'ouvrit tout entier au mal, et, pour atteindre à l'empire, l'infortuné sacrifia jusqu'à sa propre foi. " Tel est le récit de Théodoret; j'ai cru devoir le rapporter malgré sou étendue parce qu'il me semble que saint Bernard y fait allusion dans sa lettre. (Note de Horstius.)
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE II. AU JEUNE FOULQUES (a), QUI DEVINT PLUS TARD ARCHIDIACRE DE LANGRES.

Vers l'an 1120.

Saint Bernard le reprend sévèrement de s'être laissé séduire par les promesses et les flatteries de son oncle et d'être rentré dans le mondé l'engage à s'attacher à Dieu plutôt qu'à son oncle.

A Foulques, jeune homme d'un excellent naturel, un pécheur, le frère Bernard, salut et conseil de n'aspirer dans la jeunesse qu'aux jouissances qui ne donnent pas de regrets dans la vieillesse.

1. Vous serez sans doute surpris que j'ose vous écrire, puisque je le suis moi-même ; il est étonnant, en effet, que j'aie eu la pensée de vous écrire, à vous habitant des villes et homme de lettres (b), moi qui n'habite que les champs et qui ne suis qu’un pauvre moine, car vous ignorez certainement quels pressants motifs me poussent à le faire et vous ne voyez pas la raison impérieuse qui !n'y détermine. Mais si vous avez jamais remarqué ces paroles de l'Apôtre : " Je me dois aux savants et aux ignorants (Rom., I, 14) " et ces autres : " La charité ne recherche pas ses propres intérêts ( I Cor., XIII, 5), " peut-être comprendrez-vous qu'il n'y a pas présomption de ma part si j'agis quand elle parle ; or c'est elle, la charité, qui me pousse à vous faire des remontrances, elle s'afflige pour vous quand vous ne vous affligez pas vous-même, et elle a grande pitié de votre sort bien que vous ne le croyiez pas tant à plaindre. Sa douleur est d'autant plus grande que la vôtre est nulle quand elle devrait être immense, et sa pitié d'autant plus vive que, dans votre misère, vous ne sentez pas doute l'étendue de votre malheur. Elle espère lie pas compatir en vain à vos maux, si vous consentez à l'écouter avec. patience quand elle vous dira d'où vient sa compassion. Elle veut vous faire sentir votre mal, afin que vous n'ayez plus à en souffrir, et vous amener à en comprendre la grandeur, afin que vous cherchiez à n'être plus malheureux. Quelle mère que la charité ! soit qu'elle réchauffe les faibles dans son sein, qu'elle exerce les forts, ou qu'elle gourmande les turbulents, elle aime tous ses enfants d'un amour égal, lors même qu'elle agit différemment à leur égard. Ses reproches ne sont pas sans douceur, et ses caresses sont sans arrière-pensée. Elle sait allier l'affection à la sévérité et la simplicité aux louanges, sa colère est patiente et son indignation est sans hauteur. Mère des hommes et des anges, elle fait régner la paix sur la terre de même que dans les

a Tel est le titre de cette lettre dans les manuscrits; doit l'on voit que Foulques ne se rendit pas aux instances de saint Bernard.

b C'est-à-dire un jeune étudiant; selon le numéro 8 de cette lettre.

cieux; s'est elle qui a réconcilié pieu avec les hommes, et les hommes avec Dieu; c'est elle, mon cher Foulques, qui ne fait qu'un coeur et qu’une âme de tous ces chanoines réguliers avec lesquels vous partagiez autrefois une nourriture pleine de douceur. Dette mère si tendre et si honorable se plaint aujourd'hui que vous l'ayez offensée, et elle réclame de vous une réparation pour ce que vous lui avez fait souffrir.

Bien qui elle soit l'offensée, elle ne veut pas user de représailles, mais oubliant que vous l'avez méprisée, elle vous fait des avances, et vous prouve par sa conduite à votre égard avec quelle vérité il a été écrit elle, que " la charité est patiente et bienveillante (I Cor., XIII 4). " Elle a été blessée, elle est l'offensée, mais vous, revenez à elle, elle courra au-devant de vous comme une mère à qui on rend un fils qui fait toute sa gloire. Oubliant le mépris qu'elle a dû essuyer, elle se précipitera au-devant de vous les bras ouverts pour vous embrasser, son

de joie de retrouver celui qu'elle avait perdu, et coeur sera transporté de joie de voir rendu à la vie celui que la Mort lui avait enlevé.

2. Mais en quoi l'ai-je donc blessée ou méprisée? Me direz-vous. Le en vous arrachant avant le temps de son sein maternel où voici : C'est en vous arrachant avant le temps de sein maternel où elle vous avait reçu et dont elle vous faisait sucer le lait, c'est en oubliant sitôt et si légèrement la douceur que vous trouviez d'abord à cet aliment qui devait vous faire croître pour le salut.

Jeune insensé ! mais jeune par les goûts plus encore que par l'âge ! qui a pu vous fasciner au point de vous faire abandonner une route si bien commencée? Votre oncle, dites-vous; c'est ainsi, autrefois, qu'Adam s'excusait de sa faute sur sa femme et sa femme sur le serpent; mais l'un et l'autre n'en reçurent pas moins le châtiment qu'ils avaient mérité.

N'accusez pas le doyen pour vous excuser vous-même, car vous êtes; inexcusable, et sa faute ne diminue pas la vôtre. En effet, vous a-t-il enlevé? vous a-t-il fait violence? Il n'a eu recours qu'à des prières et non pas à d liens pour vous enchaîner, il vous a gagné par des caresses et ne vous a pas emmené de force. Qui vous obligeait de croire à ses douées paroles et d'y céder ? Quant à lui, il n'avait pas encore renoncé à ce qui lui appartenait, il n'était donc pas étonnant qu'il vous recherchât puisque vous étiez à lui. Quand il se met en peine d'un agneau de son troupeau ,qu'il a perdu ou d'un veau de son étable, personne ne lui en fait un crime; qui donc pourrait s'étonner qu'il cherche à vous ravoir, après que vous lui avez été enlevé, vous qu'il estime beaucoup plus que ses agneaux et ses veaux ? Il est certain qu'il ne fait pas profession de cette vertu dont il est dit: " Si on vous dérobe ce qui vous appartient, ne le réclamez point (Luc., VI, 30). " Il réclamait donc son bien parce qu'il n'avait pas encore renoncé à le posséder.

Mais vous qui avez renoncé au monde, deviez-vous suivre un homme du monde ? A l'approche du loup, la brebis tremble et s'enfuit ; à la vue de l'épervier, la colombe craint et se cache; et la souris ne sort pas de son trou, quoique pressée par la faim, quand le chat rôde à l'entour; au contraire vous avez à peine aperçu le voleur que vous vous sauvez avec lui. Puis-je ne point donner ce nom à un homme qui a osé dérober du trésor du Christ une perle aussi précieuse que votre âme?

3. J'avais l'intention de ne pas parler de la faute de cet homme de peur qu'une vérité si dure à faire entendre n'ait d'autre effet que de m'attirer sa haine. Mais il m'a été impossible de ne pas dire un mot d'un homme qui, selon moi, n'a jusqu'à ce jour cessé de résister de toutes ses forces au Saint-Esprit, et qui rendra compte à Dieu de ce qu'il a entrepris contre sa gloire, quoique l'événement n'ait pas toujours répondu à ses désirs. Il a entrepris autrefois d'éteindre en moi ma première ferveur; mais, grâce à Dieu, il n'a pu y réussir. Il s'est efforcé encore, heureusement sans succès, de détourner de sa vocation Guerri son neveu et votre cousin; loin de l'ébranler il lui a fourni l'occasion de s'affermir davantage dans son dessein. Aussi ce vieillard a-t-il fini bien malgré lui, il est vrai, par le laisser en repos et lui abandonner honteusement la victoire, et ce jeune homme sortit triomphant de l'épreuve. Je me demande comment il est si facilement venu à bout de vous, quand il n'a pu vaincre votre cousin; d'où, vient qu'il a eu plus de force contre vous quand il a complètement échoué contre son autre neveu ? Votre cousin est-il donc plus fort ou plus prudent que vous? Jusqu'alors ceux qui vous connaissaient tous les deux faisaient plus de fond sur vous que sur Guerri ; mais après l'épreuve on vit bien, hélas! combien les hommes s'étaient trompés. Quelle honte pour vous, en effet! on vous estimait plus fort que votre cousin, et dans la lutte vous avez pris la fuite; tandis qu'il a tenu bon et bravement remporté la victoire, lui qu'on regardait comme plus faible que vous.

4. Mais comment qualifier la malice de votre oncle qui commence par faire déserter les drapeaux du Christ à ses neveux, pour les entraîner ensuite dans l'enfer avec lui ? Est-ce sa manière de faire le bonheur de ceux qu'il aime ? Jésus-Christ vous appelle pour demeurer éternellement avec lui, et votre oncle. vous détourne pour vous entraîner avec lui dans l'enfer! Ne craint-il pas que Jésus-Christ irrité contre lui ne lui dise: " Que de fois j'ai voulu rassembler vos neveux comme la poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous ne l'avez pas voulu ! bientôt votre maison sera déserte (Matth.. XXIII, 37) ! " Que le langage de votre oncle est différent de celui du Christ! Dieu dit : " Laissez venir à moi les petits enfants, car le royaume des cieux est pour ceux qui leur ressemblent (Matth., XIX,14)." Mais lui reprend Laissez venir mes neveux vers moi, afin qu'ils brûlent en enfer avec moi! Le Christ dit : Ils sont à moi, ils doivent être à mon service; et votre oncle répond : Je veux qu'ils périssent avec moi. Le Christ continue : Ils m'appartiennent, c'est moi qui les ai rachetés. — Et mpi, je les ai nourris, ose s'écrier votre oncle. — Oui, vous les avez nourris, mais c'était mon pain, dit Jésus, non le vôtre que vous leur donniez à manger, tandis que c'est de mon propre sang que je les ai rachetés et non du vôtre.

Voilà comment un oncle selon la chair dispute ses neveux à celui qui est leur père selon l'esprit, et leur fait perdre les biens du ciel, tandis qu'il veut les combler de ceux de la terre. Mais le Christ se croit en droit d'accueillir et de recevoir quand ils viennent à lui ceux qu'il s'est acquis et qu'il a rachetés au prix de son sang; d'ailleurs il s'est jadis engagé à le faire quand il disait : " Je ne laisserai point dehors celui qui vient à moi (Joan., VI, 37). " Aussi dès les premiers coups que Foulques frappe à la porte de la maison de Dieu, Jésus-Christ la lui ouvre avec joie, et l'accueille à bras ouverts : là il se dépouille du vieil homme, pour se revêtir du nouveau; il n'avait été chanoine que de nom, il le devient par ses moeurs et par sa vie. Le bruit d'un changement si merveilleux se répand de tous côtés comme une bonne odeur qui monte jusqu'à Jésus-Christ, mais en même temps il arrive jusqu'aux oreilles du vieil oncle.

5. A quel parti ce père nourricier selon le sang va-t-il s'arrêter? Il a perdu son consolateur selon la chair, celui qu'il a nourri de son pain et qu'il aime comme son fils. Si le bruit de sa conversion fut pour plusieurs comme une odeur de salut et de vie, elle en est une de mort pour cet homme charnel, " qui n'est pas capable des choses de Dieu et ne les regarde que comme une véritable folie (I Cor., II, 14). "

S'il avait été animé de l'esprit du Christ, il aurait été moins sensible aux choses de la chair qu'à celles de l'esprit ; mais, comme il n'avait de goût et de pensées que pour la terre et non pour le ciel, il repassait dans son esprit avec inquiétude et tristesse tout ce qui venait de s'accomplir. Qu'entends-je? disait-il, ô malheur! toutes mes espérances sont déçues! Mais quoi! ce qu'il a fait sans me consulter et sans avoir obtenu mon consentement peut-il être valable ? N'est-il pas contraire à tout esprit de justice et de raison qu'un autre que moi jouisse d'un jeune homme tout formé dont je me suis chargé dès sa naissance et que j'ai seul eu la peine et le soin d'élever? Mes cheveux blanchissent, et je me vois condamné à passer le reste de mes jours dans une tristesse amère, car j'ai perdu le bâton de ma vieillesse ! Ah ! malheureux que je suis, si cette nuit même on me redemande mon âme, à qui appartiendront tous ces biens que j'ai amassés, ces armoires qu: regorgent d'objets précieux, mes fécondes brebis dont le troupeau semble innombrable, quand il sort pour gagner les pâturages? qui est-ce qui héritera maintenant de mes grasses génisses ? Vergers, prairies, maisons, vases d'or et d'argent, pour qui aurai-je acquis tout cela? Je tenais par moi-même tous les bénéfices les plus riches et les plus somptueux de mon église qu'il m'était permis de posséder; quant à ceux que je né pouvais occuper, je les tenais du moins en espérance, dans la personne de Foulques. Que ferai-je maintenant ? Sera-t-il cause que je perdrai tous ces biens? Car il me semble que tout ce que je posséderai sans lui est désormais autant de perdu pour moi. Il n'en peut être ainsi. Je garderai mes biens et je le rappellerai auprès de moi si je peux. Mais comment faire ? Tout est consommé, le fait est connu partout, et, de quelque manière que je m'y prenne, je ne puis empêcher que ce qui est fait ne soit fait, ni faire un mystère de ce que tout le monde sait. Foulques est chanoine régulier; s'il rentre dans le monde,il sera montré au doigt et ùoté d'infamie : mais qu'importe? J'aime mieux qu'il en soit ainsi, que de vivre sans lui. Sacrifions son honneur à mes intérêts et les convenances. à la nécessité; que le rouge de la honte lui monte au visage, cela m'est égal, pourvu que je ne sois plus en proie à l'affreuse tristesse qui m'accable.

6. Alors, cédant aux conseils de la chair, foulant aux pieds le droit et la raison, il s'élance tel qu'un lion furieux sur sa proie, et qu'une lionne rugissante à qui on a enlevé ses petits; il fond, sans respect pour les choses saintes, sur la sainte maison où le Christ avait caché sa jeune recrue, loin du bruit et du commerce du monde, pour la rendre digne un jour de la société des anges. Il demande avec emportement, il exige avec autorité qu'on lui rende son neveu, parce qu'il n'avait pas le droit de l'abandonner. C'est en vain que Jésus-Christ lui répond et lui dit: Que fais-tu, malheureux ? Pourquoi te mets-tu ainsi hors de toi et me persécutes-tu avec tant de fureur? N'est-ce pas assez pour toi de m'avoir ravi ton âme, et celle de beaucoup d'autres après toi; faut-il encore que par une sacrilège audace tu viennes chercher celle-ci jusque dans mes mains? Ne redoutes-tu pas mes jugements ou méprises-tu mon courroux? A qui oses-tu t'attaquer et déclarer la. guerre? Ignores-tu que c'est à un rude et terrible adversaire, au Dieu même qui dispose de la vie des princes? Insensé, rentre en toi-même; songe à tes fins dernières et tu ne pécheras pas: pense à l'état de toit âme, et tu concevras une crainte salutaire. Et vous, mon fils, ajoute-t-il, si vous écoutez ses conseils, si vous cédez à. ses instances, votre mort est certaine (a).

Souvenez-vous de la femme de Loth, elle échappe à Sodome quand

a Saint Bernard se montre ordinairement fort inquiet du salut de ceux qui, ayant été appelés de Dieu à l'état religieux, n'ont pas répondu à leur vocation ; à plus forte raison tremble-t-il pour ceux qui ont commencé à la suivre en entrant dans le couvent et sont retournés au siècle sans avoir tait profession. Voir les lettres cent sept et cent huit. Or Foulques avait déjà fait profession, comme on le voit plus loin.

elle entend la parole de Dieu ; mais, en route, elle est changée en statue, pour avoir regardé derrière elle. vous savez que, d'après l'Evangile, il n'est pas permis de jeter un regard en arrière une fois qu'on a mis la main à la charrue. Votre oncle veut perdre votre âme comme il a perdu la sienne; voilà pourquoi il vous fait entendre des paroles impies et mensongères. Gardez-vous, mon fils, de goûter ses discours et de vous laisser aller au mal. Fermez votre coeur à la vanité, soyez sourd aux paroles entraînantes du mensonge et de la folie. Prenez garde, il a caché ses piéges et tendu ses filets le long de votre route; et ses discours sont plus doux que le lait, mais aussi pénétrants qu'un glaive. Ne vous laissez pas prendre, ô mon fils, au venin caché que ses lèvres distillent, ni aux attraits de cette langue trompeuse; que l'amour de Dieu pénètre vos os afin que l'amour de la chair ne vous induise pas au mal. Votre oncle vous adresse de douces paroles, mais sous sa langue se cache' pour vous une source abondante de peines et de, chagrins. Ses larmes sont un piège qu'il tend sous vos pas pour vous entraîner et vous perdre: je vous le répète encore une fois, o mon fils, tenez-vous sur vos gardes, n'écoutez ni la chair ni le sang, si vous ne voulez pas que mon glaive vous dévore un jour. N'écoutez pas ses paroles flatteuses et engageantes, méprisez les promesses qui vous sont faites : s'il vous promet beaucoup, je vous promets davantage; s'il vous fait des offres magnifiques, je vous en fais de plus magnifiques encore. Pour les choses de la terre et du temps, renoncerez-vous à celles du ciel et de l'éternité ? D'ailleurs n'avez-vous pas fait un veau, et vos lèvres n'ont-elles pas prononcé des paroles qui vous lient? Je n'exige que le payement d'une dette, quand je vous presse d'accomplir un veau que personne ne vous a contraint de faire, car si je ne vous ai pas repoussé quand vous frappiez à la porte de ma maison, du moins on ne peut dire que je vous aie forcé d'y entrer. Désormais vous n'êtes plus libre de ne pas accomplir un veau que vous étiez libre de ne pas faire, et vous ne pouvez plus revenir à ce qu'il vous était bien permis de ne pas abandonner.

Voilà les salutaires, avertissements que je vous donne à l'un et à l'autre. Quant à vous, dit-il en s'adressant à votre oncle, ne ramenez pas dans le monde un chanoine régulier qui l'a quitté , ce serait lui faire faire une véritable apostasie. Puis, se tournant de votre côté, il vous dit: Vous qui êtes chanoine régulier, ne vous laissez pas entraîner par un homme du monde; si vous cédez à ses instances, c'est à mon détriment et vous me frustrez des droits que j'ai sur votre personne. Et revenant à votre oncle, Jésus-Christ continue : Si vous séduisez une âme pour laquelle j'ai souffert la mort, vous vous déclarez ennemi de ma croix; car s'il est vrai " que celui qui n'amasse pas avec moi dissipe (Matth., XII, 30), " à plus forte raison celui qui dissipe ce que j'ai amassé n'est-il pas avec moi.

Et vous, mon fils, si vous êtes pour lui, vous cessez d'être pour moi; or celui qui n'est pas pour moi est contre moi ; et cela est bien plus vrai encore quand celui qui me quitte a commencé par se donner à moi. Mais vous, ô vieillard, si vous entraînez cet enfant qui s'est donné à moi, vous serez un sacrilège séducteur; et lui, s'il se décide à ruiner l'édifice qu'il vient de rebâtir, je le traiterai comme un prévaricateur. Il faudra bien un jour que l'un et l'autre vous vous présentiez à mon tribunal, et que vous entendiez votre sentence de ma bouche; l'un sera jugé sur ses propres transgressions, et l'autre sur la séduction qu'il aura exercée; si le premier meurt dans son iniquité, le second me répondra de son sang.

C'est en ces termes ou en des termes semblables, j'en appelle au témoignage de vos consciences, que le Christ vous parlait invisiblement à tous deux, d'une voix tonnante et redoutable; il voulait par ces avertissements terribles frapper vos âmes de terreur, et vous inspirer une frayeur salutaire. Quel homme à ces mots ne serait saisi de crainte et de tremblement et pourrait tarder à se convertir? Il faudrait que, pareil à l'aspic, qui sel bouche les oreilles pour ne pas entendre, il se rendit sourd lui-même à dessein ou feignit de l'être pour ne point entendre la voix du divin enchanteur.

7. Mais pourquoi prolonger davantage une lettre qui n'est déjà que trop longue, et continuer à parler plus longtemps d'une chose sur laquelle je voudrais garder le silence et dont je ne parle qu'à regret? Pourquoi tant de détours puisqu'il faut toujours que j'en vienne à découvrir une vérité que je ne puis révéler sans rougir? Mieux vaut parler sans ménagement, je le ferai donc, mais la honte au visage; d'ailleurs tout le monde connaît cette affaire; en vain voudrais-je la dissimuler, je ne le pourrais: et puis pourquoi rougirais-je de la raconter? Dois-je rougir d'écrire ce qu'ils n'ont pas eu honte de faire? Si le récit de leurs désordres les couvre de confusion , puissent-ils ne point rougir de les réparer !

O douleur ! ils se sont montrés tous deux insensibles, l'un au langage de la crainte et de la raison qui devaient l'empêcher de recourir à la séduction, l'autre au sentiment de la honte et au souvenir de ses voeux, qui auraient dû suffire pour l'arrêter sur la pente de sa désertion sacrilège. En un mot, la langue artificieuse insinua ses perfides conseils dans l'esprit de ce jeune homme, et après l'avoir rendu sensible à sa douleur, elle lui persuada l'iniquité.

Ce vieillard perverti réussit à perdre son neveu, que la grâce de la conversion avait touché; et poil vit le chien de l'Ecriture retourner ü ce qu'il avait vomi (Prov., XXVI, 11).

Ce jeune religieux revient enfin à l'Eglise qui l'avait élevé et qui ne le posséda jamais plus utilement pour lui que lorsqu'il semblait perdu pour elle.. C'est ainsi que jadis l'Eglise de Lyon, par le zèle et l'habileté de son doyen, recouvra, dans le neveu de ce dernier, un chanoine qu'elle n'avait perdu que pour le bonheur de cet ecclésiastique. On enlève donc Foulques à l'ordre de Saint-Augustin, ainsi qu'on avait enlevé autrefois le chanoine Othbert à l'ordre de Saint-Benoît. Quel renversement! au lieu de se sanctifier l'un par l'autre, les saints se laissent pervertir par les pécheurs! Il eût été beau de voir un jeune religieux dévoué à son état, attirer à lui un vieillard du monde pour lui apprendre à se sanctifier avec lui, plutôt que de se laisser entraîner du cloître pour se perdre avec lui dans le monde. Vieillard infortuné! oncle malheureux et cruel! Au déclin de l'âge, un pied déjà dans la tombe, tu veux avant de mourir porter un coup mortel à l'âme de ton neveu, et pour en fane l'héritier de tes iniquités, tu le forces à renoncer à l'héritage du Christ! " Mais celui qui n'est pas bon pour lui-même, pour qui le sera-t-il (Eccli., XIV, 5) ? " Tu voulais avoir un successeur dans tes biens, et tu te mettais peu en peine de t'assurer un intercesseur pour tes iniquités.

8. Mais me sied-il bien de. faire la leçon à mes maîtres et de censurer ceux qui ont mérité d'occuper la première place dans nos Eglises? Ils ont la clef de la science, et dans nos assemblées ils siègent au premier rang : n'est-ce point à eux de juger leurs inférieurs, de rappeler ceux ;fini se sont éloignés d'eux, de renvoyer, si bon leur semble, ceux qu'ils ont appelés, de réunir ceux qu'ils ont dispersés, et de disperser ceux qu'ils tiennent réunis? Qu'ai-je à voir dans tout cela? C'est vrai, aussi conviendrai je bien volontiers que j'ai pu dépasser un peu, à leur égard, à cause de l'amour que j'ai pour vous, mon cher Foulques, les bornes qu'il aurait convenu à mon néant de garder, et d'avoir fait rejaillir sur eux la honte de la faute que vous avez commise. Je suis donc résolu à ne plus dire un mot à leur adresse, de peur que, sans profiter de mes remontrances, ils ne s'irritent de ce que je me permets de les leur faire entendre, et qu'ils songent moins à se corriger qu'à se déchaîner contre moi. D'ailleurs ce n'est pas un prince de l'Église que j'ai entrepris de réprimander, mais un jeune étudiant plein de douceur et de docilité, à moins pourtant que par susceptibilité plutôt que par mauvaise disposition, vous ne vous révoltiez aussi de ma hardiesse et ne vous écriiez : De quoi se mêle-t-il? Que lui importent les fautes que je commets? Suis-je un religieux? J'avoue qu'à cela je n'aurais rien à répondre, sinon que je comptais, en m'adressant à vous, sur la douceur de caractère dont je vous sais naturellement doué; et j'avais pour excuse l'amour de Dieu, dont j'ai commencé par m'autoriser, dès les premières lignes de cette lettre; car c'est bien pour lui seul, et non pour moi, que je me suis senti touché de pitié à la vue de vos désordres et de votre malheur; c'est la charité qui m'a fait sortir de toutes mes habitudes pour essayer de vous sauver, quoique vous ne fussiez point à moi (a) .

La chute si profonde et si déplorable que vous avez faite m'a donné la force d'oser ce que j'ai entrepris; vous ne m'avez jamais entendu réprimander aucun de vos semblables, je n'ai jamais songé à leur écrire le moindre mot; et si je me suis abstenu de le faire, ce n'est pas, que je les regarde comme des saints ou que je ne voie en eux rien à reprendre, vous pouvez bien m'en croire.

9. Pourquoi donc n'adressez-vous qu'à moi vos réprimandes, me direz-vous, si vous trouvez dans les autres de plus justes motifs de les reprendre que moi? C'est, vous répondrai-je, parce que votre égarement est unique et votre faute énorme; car s'il ne manque pas de gens qui vivent en hommes perdus de moeurs, sans règle et sans frein, il faut bien dire aussi qu'ils n'ont pas fait profession de se soumettre à une règle et de vivre en religieux; ce sont des pécheurs, on ne peut le nier, mais ce ne sont pas des apostats.

Pour vous, au contraire, c'est en vain que vous aurez une vie modeste et réservée, que vous serez chaste, sobre et pieux au possible, votre piété est souillée par la violation de vos voeux et cesse d'être agréable à Dieu. Aussi, mon cher ami, ne vous comparez pas à tous ceux de votre âge, la profession que vous avez faite vous en sépare; ne vous mettez pas en parallèle avec les gens du monde pour vous bercer d'une trop vaine confiance, car le Seigneur vous crierait : " J'aurais préféré vous trouver tout de feu ou tout de glace (Apoc., III, 15), " pour vous faire comprendre que vous lui déplaisez plus dans votre tiédeur que si vous étiez entièrement glacé comme eux. Pour eux, Dieu attend patiemment qu'ils passent enfin du froid au chaud; mais vous, il vous voit avec peine devenu tiède après avoir été fervent; mais, parce que vous n'êtes ni chaud ni froid, " je vais, dit-il, vous rejeter de ma bouche! " N'avez-vous pas bien mérité qu'il en soit ainsi pour vous en retournant à votre vomissement et en rejetant sa grâce le premier?

10. Comment se fait-il donc, hélas! que vous vous soyez dégoûté si vite du Sauveur, dont il est écrit : " Le lait et le miel coulent de ses lèvres comme de source (Cant., IV, 11) ? " Je m'étonne qu'une nourriture si pleine de douceur vous répugne, si toutefois vous avez goûté combien le Seigneur est bon. J'aime mieux croire que vous ne l'avez pas goûté; et que vous ignorez quelles délices on trouve dans le Christ, et que c'est de là que vient le peu d'attrait qu'il a pour vous; autrement je serais forcé de dire que vous avez le goût de l'âme bien dépravé. N'est-ce pas la Sagesse qui a dit en parlant d'elle : " Celui qui me mange aura toujours faim, et celui qui me boit ne cessera de vouloir me boire encore (Eccli., XXIV, 29) ? " Mais comment avoir faim et

a C'est-à-dire mon religieux.

soif du christ quand on se repaît tous les jours des cosses qu'on donne aux pourceaux, et comment boire en même temps avec plaisir le calice du Christ et celui des démons, dans lequel coulent et pétillent en même temps l'orgueil et la détraction, l'envie et l'ivrognerie? Si votre coeur et votre bouche boivent à longs traits à ce calice, il n'y a plus de place pour le Christ en vous.

Laissez-moi vous parler librement, ce n'est pas dans la maison de votre oncle que vous aimerez jamais à vous enivrer de l'abondance de celle de Dieu. Pourquoi cela? me direz-vous. Parce que c'est une maison de délices; or l'eau et le feu ne sont pas plus incompatibles que ne le sont les délices de l'esprit et celles de la chair. Le Christ n'a garde de verser son vin qui est plus doux que le lait et le miel dans l'âme de celui qu'il trouve exhalant, au milieu des brocs, l'odeur des boissons et des viandes terrestres dont il aime à se gorger. Là où la recherche et la diversité des mets, ainsi que la richesse, l'éclat et la variété du service repaissent également le ventre et les yeux, le Christ laisse jeûner l’esprit de son pain céleste. Allons, courage, jeune homme! réjouissez-vous bien dans votre jeunesse, passez-en les années dans les plaisirs et dans la joie, et vivez ensuite dans d'éternels supplices!

Mais non; qu'un pareil malheur ne fonde pas sur vous, mon cher enfant, que Dieu vous en préserve! ou plutôt que Dieu confonde ceux dont la langue trompeuse et perfide vous donne de semblables conseils et vous crie tons les jours, pour perdre votre âme : C'est bien! c'est bien! Ceux-là qui vous parlent ainsi, ce sont ceux avec qui vous demeurez et qui, par leurs entretiens mauvais, corrompent vos bonnes moeurs.

11. Jusqu'à quand demeurerez-vous parmi eux ? Que faites-vous à la ville, vous qui aviez choisi le cloître, et qu'est-ce qui vous retient dans le monde après que vous y avez renoncé?

Vous. avez obtenu un magnifique héritage, et vous soupirez encore après les richesses de la terre! Si vous voulez posséder en même temps les biens de la terre et ceux du ciel, on vous dira bientôt : " Souvenez-vous, mon fils, que vous avez reçu votre part de biens pendant que vous étiez en vie (Luc., XVI, 25). " Vous avez reçu, vous sera-t-il dit, et non pas vous avez dérobé, afin que vous ne puissiez vous retrancher derrière cette vaine excuse, que. vous vous êtes contenté de ce qui vous appartenait, sans rien dérober à personne.

Et même, après tout, quels sont ces biens que vous appelez les vôtres? Ce sont les bénéfices de l'Eglise, dont vous acquérez le droit de vous servir en vous levant pour les Matines, en allant à la Messe, en assistant exactement aux Offices du jour et de la nuit, car il est juste que celui qui sert à l'autel vive de l'autel. Je vous accorde volontiers que si vous servez à l'autel vous ayez le droit de vivre de l'autel; mais vous est-il permis pour cela de vivre dans le luxe et l'éclat aux dépens de l'autel, d'en prendre les revenus pour acheter des freins d'or, des litières chargées de peintures, des éperons d'argent, des fourrures de toutes sortes et des ornements de pourpre pour vous couvrir les mains et vous parer le cou ? Tout ce que vous prenez à l'autel au delà du nécessaire de la vie et des exigences d'un vêtement simple et modeste ne vous appartient pas; c'est un vol, et même un vol sacrilège. Le Sage ne demandait que le nécessaire et non le superflu : " Le vivre et le couvert (I Tim., VI, 8), " disait l'Apôtre, le vivre et le couvert, non pas le vivre et des vêtements magnifiques. Un saint disait : " Que le Seigneur me donne du pain pour manger et un vêtement pour me couvrir (Gen., XXVIII, 20). " Notez bien cela, " pour se couvrir. " Ainsi sachons nous contenter de même de vêtements qui nous couvrent, et ne portons pas des vêtements luxueux et superbes qui nous fassent ressembler et plaire à des femmelettes. Mais, direz-vous, je ne fais que ce que font ceux avec qui je vis, et si je n'agis pas comme eux, je me singulariserai; aussi voilà pourquoi je vous dis, moi : Quittez-les au plus vite, si vous ne voulez vous singulariser aux yeux du monde ou vous perdre à l'exemple des autres.

12. Que faites-vous à la ville, soldat efféminé? Vos compagnons d'armes qu'en fuyant vous avez abandonnés livrent des batailles et remportent des victoires; ils frappent et ils entrent; ils ravissent le ciel et gagnent des couronnes, tandis qu'on vous voit passer dans les rues, traverser les places et les carrefours monté sur un superbe coursier et vêtu de pourpre et de lin. Tout cela peut convenir au temps de paix, mais ce ne sont pas les équipements que la guerre réclame. Vous dites peut-être: " La paix! nous sommes en paix! mais réellement il n'y a pas de paix (Ezech., XIII, 10) ! "

La pourpre que vous portez n'est pas une arme propre à dompter les passions, l'orgueil et l'avarice ; elle protège mal contre les traits enflammés de l'ennemi, elle ne petit pas davantage arrêter les maladies et la mort, dont la pensée vous cause tant de frayeur. Où sont vos armes de guerre, le bouclier de la foi, le casque du salut, la cuirasse de la patience ? Pourquoi tremblez-vous ? Nos rangs sont plus nombreux qui ceux des ennemis, reprenez vos armes, rassemblez toutes vos forces pendant que le combat dure encore. Les anges nous regardent et nous protègent, et le Seigneur lui-même est notre aide et notre appui; il façonnera vos mains au combat et vos doigts au maniement des armes. Allons au secours de nos frères ; s'ils combattaient sans nous, ils vaincraient sans nous et sans nous aussi ils entreraient au ciel; grand la porte en sera fermée, nous frapperons en vain pour nous la faire ouvrir, on nous criera du dedans : " En vérité je ne vous connais point (Matth., XXV, 12). " Faites-vous donc connaître d'avance , je vous en conjure, montrez-vous dès maintenant de peur qu'on ne vous méconnaisse au jour du triomphe ou qu'on ne nous reconnaisse que pour vous punir. Si le Christ vous remarque dans la lutte, il vous reconnaîtra dans le ciel, et, selon sa promesse, il se manifestera à vous dans sa gloire. Mais ce n'est que par votre repentir et votre retour que vous vous rendrez digne de dire avec confiance: " Alors je connaîtrai comme je suis connu moi-même (I Cor., XIII,12). " Mais j'ai assez, par mes paroles, frappé à la porte du coeur d'un jeune homme plein de modestie et de docilité; il ne me reste plus à présent qu'à frapper pour lui, par mes prières, à la porte de la miséricorde divine : que le Seigneur achève mon oeuvre si déjà mes coups ont ébranlé son coeur, et qu'il daigne mettre bientôt de cette manière le comble à ma joie.
 
 
 
 
 
 

LETTRE III. AUX CHANOINES RÉGULIERS D'HORRICOURT.

L'an 1120.

Leurs louanges inspirent à saint Bernard plus de crainte que de satisfaction; ils ne doivent apporter aucun obstacle à la profession religieuse de quelques chanoines réguliers de Saint-Augustin qu'il a reçus à Clairvaux.

Au prieur des serviteurs de Dieu, les clercs d'Horricourt (a) et à ses disciples, la petite troupe des moines de Clairvaux et leur très-humble serviteur, le frère Bernard, salut et conseil de marcher selon resprit de Dieu et de tout voir d'un œil spirituel.

La lettre où vous nous adressez des exhortations si salutaires et si précieuses nous fournit une preuve convaincante de votre savoir, que nous admirons, et un. éclatant témoignage de votre charité, dont nous vous remercions. Mais pour ce qui est des louanges que, dans votre bienveillance, vous nous adressez, je crois que vous élevez beaucoup trop haut ce que vous ne connaissez pas assez par expérience; il est vrai qu'en agissant ainsi vous nous donnez une belle occasion de nous humilier, si nous savons en profiter. Mais en même temps vous inspirez à notre humilité, qui est bien loin d'être ce qu'elle devrait, de grandes et sérieuses appréhensions.

En effet, quel homme parmi nous, s'il tient compte de ses imperfections, peut, sans une crainte très-vive et sans un certain danger, s'entendre faire des compliments si grands et si peu fondés ? C'est un égal péril pour nous de nous en tenir à de semblables jugements, que nous les portions nous-mêmes ou que d'autres les portent de nous. " Il n'y a que le Seigneur qui soit notre juge (I Cor., IV, 4). " Quant aux frères

a Nous avons rétabli ainsi le titre de cette lettre, d'après le manuscrit de Corbie. Mais on ne sait pas quels sont ces chanoines réguliers.

sur le salut desquels nous voyons que votre charité a conçu quelque crainte, soyez sans inquiétude: c'est par le conseil et de l'avis de plusieurs personnes de mérite, et principalement du très-illustre Guillaume (a) évêque de Châlons, qu'ils sont venus nous trouver, nous priant, avec les plus vives instances, de les recevoir parmi nous, ce que nous avons fait.

En quittant la règle de Saint-Augustin pour se soumettre, avec la grâce de Dieu, à celle de Saint-Benoît, ils n'ont cédé qu'au désir d'embrasser un genre de vie plus austère, bien loin de vouloir abandonner la règle de celui qui est notre maître à tous dans le ciel et sur la terre, non-seulement ils n'ont pas l'intention de violer les voeux qu'ils ont faits chez vous, ou mieux, les voeux de leur baptême; mais plutôt ils veulent les accomplir tous avec plus de perfection encore, s'il est possible; voilà dans quelles dispositions nous les avons reçus; nous étions loin de penser, en les accueillant, que nous pouvions vous blesser, ou vous causer quelque peine en les retenant; toutefois, après l'année de noviciat qu'exige la règle, s'ils renoncent à leur entreprise et désirent retourner vers vous, croyez que nous ne les retiendrons pas malgré eux. Au reste, mes très-saints frères, vous auriez tort de vouloir vous opposer, par d'imprudents et inutiles anathèmes, à l'esprit; de liberté qui agit en eux; est-ce que, par malheur, ce qu'à Dieu ne plaise! vous seriez plus soucieux de vas intérêts que de ceux de Jésus-Christ?

a C'est Guillaume de Champeaux, qui mourut en 1121, un ami de saint Bernard, plusieurs fois cité avec éloge dans la Vie de ce dernier. Il avait renoncé à l'enseignement avant d'être évêque, pour se retirer dans un monastère de Saint-Victor, près de Paris. Childebert, alors évêque du Mans, le félicite "avoir pris ce parti, dans une lettre qu'on a imprimée sans titre et qu'on retrouve dans le manuscrit de saint Taurin d'Evreux, avec cette inscription A Guillaume de Champeaux. On lit dans la Chronique de Morigny que lorsque le cardinal légat Conon vint en 1120 à ce monastère, qui était situé près d'Etampes, a il avait avec lui pour l'aider, le grand Guillaume de Champeaux, qui avait autrefois tenu d'illustres écoles de théologie; II brillait alors entre tous les évêques de France par son zèle pour la gloire de Dieu et sa science des saintes Ecritures. a Ce passage montre l'erreur de ceux qui le font mourir en 1119, Hugues Métellus, dans sa quatrième lettre au pape Innocent, au sujet d'Abélard qui avait été le disciple et plus tard le rival de Guillaume, s'exprime ainsi: " A la mort d'Anselme, évêque de Laon, et de Guillaume, évêque de Châlons-sur-Marne, le flambeau de la parole de Dieu s'éclipsa sur la terre. " Voyez les autres notes.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE III.

7. Aux chanoines réguliers d'Horricourt. On croit que, c'est un endroit situé dans le, diocèse de Chalons-sur-Marne , peut-être Horricour ou Audicour, où il y avait encore du temps de Mobillon, un prieuré, sur la Marne, près de, Saint-Didier.

8. Guillaume, évêque de Châlons. Voici comment s'exprime à son sujet un auteur anonyme cité par Duchesne dans ses notes sur Abélard " A la même époque, Guillaume de Champeaux, qui avait été archidiacre de Paris, homme aussi versé dans la piété que dans les lettres, prit l'habit de chanoine régulier avec quelques-uns de ses disciples, et fonda près de Paris, dans un endroit où s'élevait déjà une chapelle en l'honneur de saint Victor, martyr, un couvent de clercs, " que Louis le Gros dota magnifiquement plus tard. "Il fut fait évêque de Châlons-sur-Marne — en 1113, d après la chronique d'Alberic , — et ce fut le vénérable Guildin, un de ses disciples, qui fut le premier abbé du monastère qu'il avait fondé. " C'est ce même Guillaume qui bénit saint Bernard élu abbé de Clairvaux, comme il est dit au chapitre sept du premier livre de sa Vie, et il l'eut en telle estime que, notre Saint étant tombé malade, il voulut le soigner lui-même, comme, il est dit dans l'histoire de sa vie. Il lit une sainte mort, non pas en 1119, ainsi que le prétendent ceux qui placent son sacre en 1112, mais en 1121, comme le dit encore Albéric, d'accord en cela avec les anciens monuments de l'Église de Châlons et les actes des évêques de cette ville rapportés par Charles Rapin.

Robert de Hoveden en parle en ces termes dans la première partie de ses Annales à l'année 1121 : " Guillaume de Champeaux, évêque de Châlons-sur-Marne, prit l'habit religieux - comme c'était la coutume de ces temps-là - huit jours avant sa mort, qui arriva le 17 janvier. " Mais il n'est pas d'accord en ce point avec le Nécrologe de Corbie, où on lit d'après Jean Picard: " Le 24 janvier, anniversaire de la mort de Guillaume, évêque de Châlons-sur-Marne, chanoine de notre ordre. " Il fut enterré à Clairvaux, selon Rapin, clans une petite chapelle qu'il y avait fait élever. Au reste, cette lettre ayant été écrite de son vivant, on doit la placer vers la fin de l'année 1121. Plusieurs de ses ouvrages théologiques sont cités avec honneur dans le Pancrysis, manuscrit de Chéminon, et dans l'Épitomé de morale de Clairvaux. (Note de Mabillon.)
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE IV. A ARNOLD, ABBÉ DE MORIMOND (a).

Vers l’an 1127

Saint Bernard engage l'abbé Arnold qui avait abandonné son couvent à venir en reprendre la conduite, et lui remet sous les yeux le scandale qu'il cause à ses frères et les périls auxquels il expose son troupeau.

A l’abbé dom Arnold, le frère Bernard de Clairvaux, salut et esprit de componction et de prudence.

1. Avant tout, je vous dirai que le général de Cîteaux n'était pas encore de retour de Flandre où il se rendait en passant par ici peu de temps avant que votre messager arrivât ici ; voilà pourquoi il n'a pas encore reçu la lettre que vous me chargiez de lui remettre, ni appris la grande résolution que vous avez osé prendre. Laissez-moi vous dire, en attendant, qu'à mes yeux c'est un bonheur pour lui de l'ignorer le plus longtemps possible. Quant à vous, vous nous jetez le désespoir dans l'âme en nous détournant de vous écrire et en déclarant inutiles les efforts que nous serions tentés de faire pour vous engager à revenir, attendu, dites-vous, que votre parti est irrévocablement pris. Si je n'écoutais que le langage de la raison, peut-être suivrais-je votre conseil et ne vous écrirais-je point; mais la douleur que je ressens est telle que je ne puis me résoudre à garder le silence; bien plus, au lieu de vous écrire, je prendrais même le parti de vous aller trouver si je savais où vous rencontrer, afin d'essayer si mes paroles auraient plus de succès que mes lettres n'en peuvent obtenir.

Peut-être l'espérance dont je me flatte vous fait-elle sourire, tant vous êtes convaincu que rien ne pourra vous faire revenir sur votre résolution. Et vous vous sentez si bien résolu à persévérer dans la voie où vous vous êtes engagé, que vous croyez qu'il n'est raisons ni prières qui puissent vous fléchir. Mais moi j'ai confiance dans celui qui a dit: " Tout est possible à celui qui croit (Marc., IX, 22). " Et je n'hésite pas à m'appliquer ces paroles de l'Apôtre : " Je puis tout dans celui qui fait ma force (Philip., IV, 13). " Et, quoique je connaisse toute votre obstination et la dureté de votre coeur, je voudrais néanmoins, quoi qu'il en dût résulter

a Morimond est la troisième fille de Citeaux. Fondée en 1115, au diocèse de Langres, cette abbaye eut pour premier abbé un certain Arnold, issu d'une des plus nobles familles de Cologne. Ce religieux, ne pouvant supporter les vexations de ses voisins, comme nous le voyons dans la cent quarante et unième lettre de saint Bernard, prit le parti de quitter son couvent sans consulter l'abbé Etienne, de Cîteaux, et emmena avec lui, en s'en allant, plusieurs religieux, parmi lesquels s'en trouvait un nommé Adam, à qui la lettre suivante est adressée.

pouvoir vous prendre en particulier et vous dire en face, soit que je dusse réussir ou non, tout ce que j'ai sur le coeur contre vous, et vous le dire non-seulement de la bouche et des lèvres,'mais encore de l'air et du regard. Ensuite, tombant à vos pieds, je les tiendrais embrassés, puis je me collerais à vos genoux, et me jetant ensuite à votre cou, je baiserais cette tête qui m'est si chère, et qui a porté plusieurs années avec moi le joug aimable du Seigneur, je l'arroserais de mes larmes ; enfin je vous prierais et vous supplierais de toutes mes forces, au nom du Seigneur Jésus, de ne pas être l'ennemi de sa croix, par laquelle il a racheté ceux que vous perdez, autant qu'il dépend de vous, et rassemblé ceux que vous dispersez aujourd'hui. Car ne perdez-vous pas ceux que vous abandonnez et ne dispersez-vous pas ceux que vous emmenez avec vous ? N'exposez-vous pas les uns et les autres à un péril égal quand il ne serait pas le même ? Je vous prierais ensuite de nous épargner aussi nous-mêmes, nous vos amis que vous condamnez maintenant aux gémissements et aux larmes, quoi que nous n'ayons pas mérité ce triste sort. Oh! si j'avais pu aller jusqu'à vous, peut-être aurais-je touché par le langage du coeur celui que la voix de la raison laisse insensible, peut-être n'aurais-je point essayé en vain d'amollir par la tendresse d'un frère cette âme d'airain qui maintenant résiste à la crainte même du Christ. Mais, hélas ! vous nous avez ravi par votre départ la possibilité de tenter même ce suprême effort.

2. O puissant appui de notre ordre! écoutez du moins avec patience, je vous en prie, les plaintes d'un ami absent qui ne peut se faire à la pensée que vous vous êtes éloigné, et qui compatit du fond de ses entrailles à vos propres souffrances et aux périls où vous vous êtes jeté. Oh! Laissez-moi vous le demander encore une fois, ne craignez-vous pas, grand et puissant soutien de notre ordre, d'entraîner bientôt, par votre chute, la ruine aussi certaine que complète de l'édifice tout entier ? Vous me direz peut-être : Je ne suis pas tombé, je sais ce que je fais, et ma conscience ne me reproche rien : je veux bien et je m'en rapporte à votre témoignage pour ce qui vous concerne ; mais en est-il de même pour nous qui gémissons sous le poids accablant du scandale que votre départ a causé parmi nous, et qui tremblons dans la crainte de plus grands malheurs encore ? Si vous savez tout cela, pourquoi feignez-vous de l'ignorer? D'ailleurs, comment pouvez-vous croire que vous n'avez pas fait de chute quand vous avez entraîné la ruine de tant d'autres ? Vous n'aviez pas été élevé en dignité pour songer à vous, mais pour veiller au salut des autres, et pour faire passer les intérêts de Jésus-Christ avant les vôtres. Comment donc pouvez-vous avoir la conscience tranquille quand, par votre départ, vous compromettez le salut du troupeau qui vous était confié? Qui le protégera désormais contre les attaques des loups; qui le soutiendra à présent au milieu des épreuves; qui prendra enfin des mesures pour le mettre à l'abri du tentateur et pour résister au lion rugissant qui ne cherche qu'à dévorer sa proie? Vos brebis sont exposées sans défense à la dent des bêtes féroces; les méchants écrasent le troupeau de Jésus-Christ comme on broie le pain sous la dent. Hélas! que vont devenir les jeunes plantes que le Christ a plantées de vos mains, de tous côtés, au sein d'horribles et vastes solitudes? qui viendra désormais remuer la terre à leurs pieds et y déposer de riches engrais? qui les entourera maintenant d'une haie vive pour les protéger et retranchera avec sollicitude les rejetons avides qui les épuisent? Ah! quand soufflera le vent de la tentation, ces plantes trop jeunes encore et trop faibles seront bientôt déracinées; je vous le demande encore, lorsque les ronces et les épines pousseront avec elles, qui viendra les en débarrasser? elles seront étouffées et ne produiront aucun fruit!

3. Voilà ce que vous avez fait; dites-moi donc où est le bien que vous avez produit; peut-il s'en trouver au milieu de tant de maux? Quelques dignes fruits de pénitence que vous vous flattiez de faire, ne seront-ils pas certainement étouffés partant d'épines? D'ailleurs, quand même " votre victime serait offerte selon les rites, ne péchez-vous pas encore, d'après l'Ecriture, si vous n'en faites pas le partage comme il est prescrit (Gen., IV, juxta LXX)? "

Or, je vous le demande, oserez-vous dire que vous avez fait les parts égales quand vous ne vous inquiétez que de vous et lorsque vous privez des conseils d'un père des enfants que vous laissez orphelins? Ils sont bien malheureux, et je les trouve d'autant plus à plaindre qu'ils se voient orphelins du vivant même de leur père. Et puis, laissez-moi vous le demander, songez-vous vous-même véritablement aux intérêts de votre âme lorsque, sans avoir pris conseil des abbés vos confrères, et sans vous être assuré de l'aveu de votre père général, vous avez pris sur vous la responsabilité d'un pareil dessein? Enfin, il est encore un point qui excite contre vous l'indignation de beaucoup de personnes, c'est que vous ayez entraîné avec vous de jeunes religieux faibles et délicats : si vous me répondez qu'ils sont forts et robustes, je vous dirai qu'il fallait les laisser à votre pauvre couvent qui en avait besoin; et si, en effet, ils sont faibles et délicats, pourquoi les exposez-vous aux fatigues d'un long et pénible voyage? D'ailleurs, nous ne pouvons croire qu'en les emmenant vous ayez eu la pensée de continuer de diriger leurs âmes, puisque nous savons que vous avez l'intention de déposer le fardeau de la charge pastorale pour ne plus vous occuper désormais que de votre salut. Au surplus, il serait bien étrange que sans y être appelé vous eussiez la présomption de reprendre ailleurs un fardeau que l'obéissance vous défendait de déposer là où vous en aviez été d'abord chargé.

Mais vous connaissez toutes ces choses et je ne veux pas inutilement vous en dire davantage; je finis donc, mais je vous promets en même temps que si jamais vous me donnez l'occasion de vous entretenir, je chercherai avec vous et de toutes mes forces le moyen pour vous de continuer licitement et en sûreté de conscience ce que vous avez commencé au mépris de la règle, et au péril de votre âme. Adieu.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE IV.

9. A Arnold. Il était originaire de Cologne, d'une. famille distinguée, proche parent de Frédéric, alors évêque de Cologne, et un jeune homme de grande espérance. Il fut fait premier abbé de Morimond par Etienne, abbé de Citeaux. Morimond avait été fondé en 1115 dans le diocèse de Langres. Après avoir, pendant l'espace de dix ans, gouverné son monastère, et en avoir élevé trois autres, Beauval dans le diocèse de Besançon, la Crête-Blanche dans le diocèse de Langres, et Aldevelt dans le diocèse de Cologne, il ne put supporter les vexations de certains laïques, ni l'insubordination de quelques-uns de ses religieux, comme on le voit par la cent quarante et unième, lettre de saint Bernard, adressée à Humbert. Il quitta son couvent en emmenant avec lui plusieurs religieux parmi lesquels s'en trouvaient quatre plus remarquables que les autres, savoir : Adam, Evrard, Henri et Conrad. Pendant que cela se passait ainsi, Etienne, abbé de Cîteaux, se trouvait retenu eu Flandre pour des affaires de son ordre. Manrique rapporte tous ces événement aux années 1125.

Cependant saint Bernard, de son tâté, fit :tout ce qu'il put pour déterminer les fugitifs à rentrer dans leur monastère; il écrivit séparément à ce sujet à Arnold et au moine Adam, puis à Brunon, personnage distingué de Cologne, qui succéda plus tard à Frédéric, pour le prier de faire tout son possible afin d'engager ces religieux à revenir. Toutes ces démarches furent inutiles, et Arnold mourut en Belgique en 1126, le 3 janvier. A cette nouvelle, saint Bernard, sur l'ordre d'un chapitre général, revint de nouveau à la charge auprès des fugitifs en écrivant au moine Adam, pour les menacer d'excommunication s'ils ne revenaient à de meilleurs sentiments. Cette fois ce ne fut pas peine perdue, car les historiens de Cîteaux pensent généralement que cet Adam est le même que celui qui fut premier abbé d'Eberbach au diocèse de Wurtzbourg, en Franconie, en 11127, et qui plus tard prêcha la croisade chez les Germains, comme le rapporte Othon de Freisingen dans les faits et gestes de Frédéric, livre I, chapitre XI.. Il mourut en odeur de sainteté. On peut consulter à son sujet, pour de plus amples détails, Manrique, tomes I et II de ses Annales, particulièrement aux années 1115, 1125 et 1127.
 
 
 
 
 
 

LETTRE V. AU MOINE ADAM.

L'an 1123.

Saint Bernard l'engage à ne pas suivre l'abbé de Morimond et à ne pas se faire le compagnon de ses courses, ou plutôt de son vagabondage.

1. Vos sentiments d'humilité qui me sont bien connus et l'imminence du péril auquel vous vous exposez me font entrer sans autre préambule en matière avec vous, et vous adresser des reproches sans aucun ménagement. Insensé ! qui donc vous a fasciné au point de vous faire sitôt renoncer aux salutaires résolutions dont nous étions l'un et l'autre également tombés d'accord, en présence de Dieu ? Imprudent! songez donc dans quelles voies vous vous engagez, et rentrez de nouveau dans celles du Seigneur.

Avez-vous oublié que vous avez consacré les commencements de votre conversion à Marmoutiers (a), que vous vous êtes mis ensuite sous mon humble direction au couvent de Foigny, et qu'enfin vous avez fait profession définitive à Morimond? C'est là que d'un commun accord avec moi vous avez décidément renoncé à ces courses ou plutôt à ce vagabondage dont Arnold vous avait suggéré la pensée; vous compreniez bien qu'il ne vous était pas permis ,de le suivre s'il ne le lui était pas, à lui, de partir. Or, comment pouvez-vous prétendre qu'il était en règle en quittant Morimond? N'a-t-il pas laissé un lamentable et scandaleux exemple à ceux dont le salut lui était confié, et n'a-t-il pas quitté sou poste sans attendre que celui qui l'y avait placé eût consenti à son départ ?

2. Mais, direz-vous, à quoi bon rappeler tous ces détails? A vous montrer votre inconstance, à vous faire sentir vos contradictions, à vous forcer de les reconnaître et de rougir de vos erreurs, à vous rappeler enfin ce mot de l'Apôtre : " Il ne faut pas vous fier à tout esprit (I Joan., IV, 1), " et cette parole de Salomon: " Ayez beaucoup d'amis, mais choisissez entre mille celui qui doit vous donner des conseils (Eccli., VI, 6). " L'exemple du précurseur de Jésus-Christ vous apprend non-seulement

a Pour le monastère de Marmoutiers, près de Tours, voir la lettre trois cent quatre-vingt-dix-septième, et pour celui de Foigny, diocèse de Laon, consulter la soixante et onzième lettre.

à ne pas porter de vêtements moelleux et délicats, mais encore à ne pas plier à tout souffle de doctrine, comme un roseau battu des vents (Matth., XI, 7) : l'Evangile vous recommande de ne pas fonder votre maison sur un sable mouvant (Matth., VII, 26), et vous apprend, ainsi qu'aux disciples, à ne jamais séparer la prudence du serpent de la simplicité de la colombe (Matth., X, 16). de voudrais que ces leçons, et beaucoup d'autres encore puisées dans les saintes lettres, vous fissent comprendre tout le mal que vous a fait ce séducteur aux paroles plus douces que le miel; il n'a pu vous arrêter au début, dans la voie du bien, il s'est vengé en vous ôtant la persévérance, et sa méchanceté triomphe de vous ravir la seule vertu qui soit assurée de la couronne. de vous en supplie par les entrailles de la miséricorde du Christ, ne quittez point votre couvent, ou du moins ne l'abandonnez pas avant de m'avoir assigné un rendez-vous où nous puissions conférer ensemble de vos projets, et considérer s'il est possible de trouver quelque remède aux maux que votre départ nous a déjà causés et dont il nous menace encore. Adieu.
 
 
 
 

LETTRE VI. A BRUNO DE COLOGNE (a).

L'an 1125.

Saint Bernard le prie de faire en sorte de ramener à leur monastère quelques moines vagabonds de l'abbaye de Morimond.

Au très-cher et très-illustre dom Bruno, le frère Bernard de Clairvaux, salut et tout ce que peut la prière d'un pécheur.

1. Depuis le jour ou nous avons eu le plaisir de faire à Reims la connaissance l'un de l'autre , je me suis toujours flatté d'avoir conservé quelque place dans votre coeur, et c'est dans cette pensée que je ante permets de vous écrire, non pas comme je le ferais à un étranger, mais avec une pleine ouverture et la plus entière confiance, pour vous dire ce que j'attends de vous.

Il y a quelque temps qu'Arnold, abbé de Morimond, a quitté sou couvent et scandalisé notre ordre tout entier par le mépris qu'il a fait de la règle, car il a mis à exécution un dessein de cette importance non-seulement sans consulter ses co-abbés, mais encore sans s'assurer du consentement et de la permission de son supérieur général, l'abbé de Liteaux, dont il dépend entièrement. S'il était constitué en dignité et s'il avait d'autres religieux sous ses ordres, il avait aussi un supérieur, mais il a secoué et rejeté, avec orgueil, le joug de son autorité, sans

a Il fut plus tard archevêque de Cologne; c'est à lui que sont adressées la huitième et la neuvième lettre.

cesser de faire audacieusement peser le sien sur ceux qui lui étaient soumis; car, après avoir parcouru la terre et la mer afin de rassembler quelques prosélytes et de se les attacher, beaucoup moins pour Jésus-Christ que pour lui-même, il a choisi, dans le nombre de ceux qu'il avait entraînés à sa suite, les meilleurs et les plus parfaits, pour en faire les complices de sa faute, et il a abandonné les plus faibles et les moins fervents sans se soucier de leur désolation.

Mais il y en a trois parmi ceux qu'il a séduits et emmenés avec lui, dont le départ m'a vivement peiné : c'est mon frère Evrard, Adam, que vous connaissez bien, et Conrad, jeune homme de condition, qu'il avait autrefois scandaleusement enlevé de Cologne. Si vous voulez en prendre la peine, j'espère que vous réussirez à les faire rentrer dans le devoir.

2. Pour l'abbé Arnold, comme je suis venu plusieurs fois échouer contre son inflexible entêtement, je ne vous engage pas à tenter de nouveau d'inutiles efforts pour le ramener. J'ai entendu dire qu'Evrard, Adam et quelques-uns des autres frères qu'il a entraînés à sa suite se trouvent encore en ce moment dans vos parages; s'il en est ainsi, il serait bien à propos que vous les allassiez trouver tout de suite, en personne, pour les gagner par vos prières, les convaincre par le langage de la raison, et fortifier en eux la simplicité de la colombe par la prudence du serpent. Faites-leur comprendre que l'obéissance ne saurait les enchaîner à un homme qui n'obéit plus lui-même, dites-leur qu'ils ne devaient pas suivre un supérieur à qui il n'était pas permis de s'en aller, ni abandonner l'ordre qu'ils ont embrassé par leur profession, pour se soumettre à un homme qui en méprise. la règle : car l'Apôtre , nous recommande de déclarer anathème un ange même qui viendrait du ciel nous annoncer une doctrine opposée; et d'éviter la compagnie de tout frère qui ne marche pas dans la droite voie (Gal., I, 8 ; et II Thess., III, 6).

Puisse aussi le même Apôtre vous apprendre à n'avoir point de sentiment d'orgueil et à ne pas mettre vos espérances dans des richesses incertaines (I Tim., VI, 17), jusqu'au jour où Jésus-Christ appellera à lui celui qu'il aura reconnu pour son disciple, à son esprit de renoncement. Adieu.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE VII. AU MOINE (a), ADAM.

L’an 1126

Saint Bernard l'engage d'autant plus vivement à rentrer dans son monastère, que son abbé est mort. Il lui montre qu'il n'était pas tenu de lui obéir; puis en réponse à ses questions, il lui fait connaître pour quelles raisons il reçoit des religieux venus d'autres ordres.

1. Si vous aviez toujours cet esprit de charité que je vous ai connu autrefois, ou du moins dont alors je vous croyais animé, vous seriez certainement sensible aux atteintes due la charité ressent du scandale que vous donnez aux faibles. La charité ne saurait ni s'offenser, ni se mépriser elle-même, quand même elle se sentirait blessée en quelque chose, car elle ne peut ni se renier, ni se mettre en opposition avec elle-même : son rôle est de rapprocher ce qui est divisé; aussi, je le répète, si vous aviez encore un peu de charité, elle ne pourrait ni garder le silence, ni fermer les yeux et rester en repos, mais elle répéterait, au fond de votre coeur, en gémissant ces paroles de l'Apôtre : " Qui est-ce qui souffre du scandale sans que je sois consumé comme par un feu dévorant (II Cor., XI, 29) ? " Car elle est pleine de bienveillance ; elle aime l'union et la paix, elle les produit; elle en serre les noeuds, elle en cimente 1'éditice, et partout où elle règne elle fait subsister la paix avec elle.

Aussi, tant que vous êtes en opposition avec cette mère véritable de la concorde et de la paix, sur quoi vous fondez-vous, je vous le demande, pour croire que Dieu agrée vos sacrifices ? L'Apôtre ne déclare-t-il pas que le martyre même n'est d'aucun prix sans elle ?

Ou bien croyez-vous n'être point ennemi de la charité quand vous l'épargnez si peu et que maintenant encore vous lui déchirez les entrailles, traitant avec la dernière cruauté les filles chéries de son chaste flanc, la paix et l'union dont vous vous plaisez à rompre les liens ? Laissez, croyez-moi, laissez l'offrande que vous vous disposiez à porter sur l'autel, et bâtez-vous d'aller vous réconcilier, non pas avec un seul de vos frères, mais avec cette foule d'entre eux que vous avez indisposés contre vous. La communauté dont vous faisiez partie; mortellement blessée par votre retraite et par votre schisme comme par un coup d'épée, exhale ses plaintes contre vous et contre le petit nombre de ceux qui vous ont suivi, et semble, au milieu des larmes et des gémissements, faire

a Le manuscrit de la Bibliothèque royale porte en tête : " Du discernement dans l'obéissance. " Cette lettre fut écrite après la mort d'Arnold, arrivée en Belgique en 1126.

entendre ces cris lamentables : " Hélas, j'ai pour ennemis les propres enfants de ma mère (Cant., I, 5)."

Elle a raison, car celui qui n'est pas avec elle est contre elle. Pouvez~vous croire qu'une mère aussi tendre que la charité entende sans émotion les plaintes et les gémissements d'une communauté qu'elle regarde comme sa fille ? Elle en est touchée au contraire, et, mêlant ses larmes aux nôtres, elle s'écrie, en pensant à -vous: c J'ai élevé des enfants, les ingrats m'ont méprisée (Isa., 1, 2). " Or cette charité, ne vous y trompez pas, c'est Dieu lui-même; cette paix, c'est le Christ, " car c'est lui qui sait ne faire qu'un de ce qui était divisé (Eph., II, 14)." On se plaît à nous donner pour exemple de l'union produite par la charité le mystère même de la sainte Trinité ; celui qui a blessé la paix et l'unité n'a donc rien à espérer dans le royaume de Dieu.

2. Mon abbé, direz-vous peut-être, m'a forcé de le suivre, devais-je donc lui désobéir ? Mais vous ne pouvez pas avoir oublié ce dont nous sommes convenus un jour ensemble sur ce point, après un long entretien sur le projet scandaleux que vous nourrissiez alors, et sur les conséquences qu'il devait entraîner. Ah ! si vous aviez persévéré dans la résolution que vous aviez prise alors, on pourrait aujourd'hui. vous appliquer ces paroles : " Heureux celui qui ne s'est pas lissé aller aux desseins des impies (Psalm. I, 1). " Mais je -veux bien vous accorder qu'un enfant doit obéir à son père et des disciples à leur maître; qu'un abbé peut emmener ses religieux lit où il lui plait, et leur enseigner ce qu'il veut; mais du moins son pouvoir ne saurait s'étendre au delà du tombeau; maintenant donc que celui que vous deviez écouter comme un maître et suivre comme un chef, a rendu le dernier soupir; pourquoi différez-vous de réparer le scandale énorme que vous avez donné ? Qui donc vous empêche maintenant de m'écouter quand je vous rappelle, ou plutôt d'écouter la voix même de Dieu qui vous dit par la bouche de Jérémie : " Celui qui. est tombé ne se relèvera-t-il pas; et celui qui s'en est allé ne reviendra-t-il point sur ses pas (Jerem., VIII, 4) ? "

Votre abbé vous a-t-il, en mourant, défendu devons relever après Une chute et de parler jamais de votre retour? Et vous croyez-vous encore obligé de lui obéir après sa mort, au détriment de la charité et au péril de votre âme? Vous ne prétendez pas, sans doute, que les liens qui attachent un moine à son abbé sont plus durables et plus indissolubles que celui des époux que Dieu lui-même, et non les hommes, enchaîne par un serment inviolable, selon ces paroles du Sauveur : " Que l'homme ne sépare point ce que Dieu a uni (Matth., XIX, 6). " Quand l'Apôtre déclare que la femme est libre de tout engagement après la mort de son mari, vous ne soutiendrez pas, je pense, que l'autorité de votre abbé subsiste encore pour vous et continue à vous enchaîner malgré la loi plus excellente et plus sainte de la charité.

3. Ne concluez pas de mes paroles qu'à mon avis vous eussiez du obéir à votre abbé, ni que votre soumission, en ce cas, eût pu s'appeler obéissance. Car c'est de cette espèce d'obéissance qu'il est dit en général: " Le Seigneur met au rang des ouvriers d'iniquité tous ceux qui font fausse route dans leur obéissance (Psalm. CXXIV, 5). " Si vous prétendez que cette malédiction n'atteint pas ceux qui obéissent à leur abbé, même pour le mal, voici des paroles plus claires et plus précises "Le fils ne sera pas chargé des iniquités de son père, ni le père de celles de son fils (Ezech., XVIII, 20). "

Il est donc évident, après cela, que nous ne devons pas obéir à ceux qui nous commandent le mal, parce qu'en réalité pour obéir en ce cas à un homme, on désobéit effectivement à Dieu même, qui a défendu tout ce qui est mal ; et ce serait aller contre toutes les données de raison que de vouloir passer pour obéissant quand on n'obéit aux hommes qu'en désobéissant à Dieu.

Eh quoi ! un homme me prescrit ce que Dieu me défend, et moi, sourd à la voix de Dieu, j'écouterai celle d'un homme? Les apôtres n'entendaient pas les choses ainsi quand ils s'écriaient : " Mieux vaut obéir à Dieu qu'aux hommes (Act., V, 29). " Le Seigneur, dans l'Evangile, ne reproche-t-il pas aux pharisiens "de transgresser les commandements de Dieu pour observer des traditions humaines (Matth., XV, 3); " et Isaïe n'ajoute-t-il pas : " C'est en vain qu'ils me rendent gloire puisqu'ils n'observent que. la volonté des hommes (Isa., XXIX)? " Ailleurs, en s'adressant à notre premier père, il lui avait dit: " Puisque tu as obéi à ta femme plutôt qu'à moi, la terre sera rebelle à ton travail (Genes., ni, 17). " Tout cela prouve que celui qui fait le mal, quelque ordre qu'il en ait reçu, fait moins un acte d'obéissance que de rébellion.

4. Pour éclaircir ce principe il faut remarquer que certaines choses sont bonnes ou mauvaises de leur nature : quand il s'agit de ces choses-là , ce n'est pas aux hommes qu'il faut obéir, car il n'est pas plus permis d'omettre les premières, même quand on nous les interdit, que de faire les secondes, lors même qu'on nous les commande. Mais entre les deux il y a des choses qui tiennent le milieu et qui peuvent être bonnes ou mauvaises selon les circonstances de lieu, de temps, de manières ou de personnes; c'est là que l'obéissance trouvé sa place, comme il est arrivé au sujet de l'arbre de la science du bien et du mal qui avait été placé an milieu du paradis terrestre. Quand il s'agit de ces choses-là, c'est un péché de préférer notre sens à celui de nos supérieurs et de ne tenir aucun compte de ce qu'ils défendent ou prescrivent.

Voyons donc si, par hasard, ce n'est pas votre cas, et si l'on n'a pas tort de vous condamner; pour plus de clarté, je vais appuyer sur des exemples la distinction que je viens de faire.

La foi, l'espérance, la charité, et toutes les autres vertus sont de purs biens; ce ne peut donc être un mal de les commander ou de les pratiquer, ni un bien de les interdire ou d'en négliger la pratique.

Le vol, le sacrilège, l'adultère et tous les autres vices sont de purs maux; il ne peut jamais être bien de les pratiquer, de les ordonner, ni mal de les interdire ou de les éviter.

La loi n'est pas faite pour ces choses-là, car personne ne peut défendre ou prescrire celles qui sont conformes ou contraires à la loi de Dieu.

Mais il y a des choses qui tiennent le milieu entre les deux premières; elles ne sont, par elles-mêmes, ni bonnes ni mauvaises; on peut indifféremment les prescrire ou les défendre, et quand il s'agit de ces choses-là, un inférieur ne pèche jamais en obéissant. Telles sont, par exemple, le jeûne, les veilles, la lecture et le reste.

Mais il faut savoir que certaines choses qui tiennent le milieu entre les bonnes et les mauvaises peuvent cesser d'être indifférentes et devenir bonnes ou mauvaises; ainsi le mariage, qui n'est ni prescrit ni défendu, ne peut plus être dissous une fois consommé; par conséquent, ce qui n'était ni prescrit ni défendu avant les noces acquiert la force d'un bien pur à l'égard des gens mariés. De même, il est indifférent pour un homme de conserver ou non la possession de ses biens; mais, pour un religieux c'est une faute énorme de retenir la moindre chose en propre, parce qu'il ne lui est plus permis de rien posséder.

5. Jugez maintenant vous-même à quel membre de ma division votre action se rapporte. S'il faut la compter parmi les choses essentiellement bonnes, vous ne méritez que des louanges; si, au contraire, elle est essentiellement mauvaise, on ne saurait trop vous blâmer; si elle est entre les deux, peut-être pourrez-vous trouver dans votre obéissance une excuse pour avoir suivi votre abbé, mais vous n'en sauriez avoir une en demeurant plus longtemps éloigné; car je crois vous avoir démontré qu'à présent qu'il est mort, vous n'êtes plus tenu de lui obéir dans les choses qu'il ne devait pas vous commander.

Quoique ce soit déjà chose assez claire, cependant, à cause de ceux qui cherchent des faux-fuyants où il n'y en a pas, je veux l'éclaircir davantage encore et le faire de telle sorte qu'il ne reste plus l'ombre d'un doute: je vais vous montrer que votre obéissance et votre retraite ne sont pas du !nombre des choses bonnes ou indifférentes, mais de celles qui sont mauvaises par elles-mêmes.

Je ne parle point du défunt, Dieu est son juge, et maintenant, qu'il soit perdu ou sauvé, il l'est, comme on dit, par son maître, et je craindrais que Dieu ne me dit avec indignation : " Les hommes ne me laissent pas le même droit de juger." Cependant, pour l'instruction des vivants, si je n'examine pas ce qu'il a fait, du moins je dirai ce qu'il a ordonné, et nous verrons si ses ordres étaient obligatoires quand ou ne pouvait lui obéir qu'en donnant un énorme scandale.

Mais je dis d'abord que s'il en est qui l'ont suivi par simplicité et sans soupçonner qu'il y eût du mal à le faire, parce qu'ils pensaient qu'il était autorisé à s'éloigner par l'évêque de Langres et par l'abbé de Cîteaux, ses supérieurs naturels (or rien n'empêche de croire que plusieurs de ceux qui l'ont suivi aient partagé cette erreur), ils n'ont pas à se faire l'application de ce que je vais dire, pourvu toutefois qu'ils se hâtent de rentrer dans leur monastère dès que la lumière se sera faite à leurs yeux.

6. Je ne m'adresse donc qu'à ceux qui, sciemment et volontairement, ont mis les mains au feu, qui ont eu conscience du mal et en ont suivi l'audacieux auteur sans se soucier de l'Apôtre, qui leur ordonne d'éviter tout frère qui ne marche pas selon la règle, et sans tenir compte du Seigneur lui même qui leur dit; " Celui qui n'amasse pas avec moi dissipe (Matth., XII, 30). " C'est à vous, mes frères, à vous en particulier que j'adresse avec Jérémie ce reproche sanglant et que je dis avec une profonde douleur : " Voilà la nation qui n'a point écouté la voix de son Dieu (Jerem., VII, 28). " Or cette voix de Dieu, c'est bien certainement, à proprement parler, celle qui nous désigne son ennemi par son propre caractère quand il nous le montre pour ainsi dire du doigt, en disant : " Celui qui n'amasse pas avec moi dissipe. " N'est-ce pas comme s'il vous avait dit: Vous reconnaîtrez que vous n'êtes plus avec moi quand vous suivrez celui qui vous disperse?

Lors donc que Dieu vous criait : " Quiconque n'amasse pas avec moi dissipe, " deviez-vous suivre le dissipateur ?

Et quand Dieu vous invitait à vous unir à lui pour amasser avec lui, deviez-vous écouter un homme qui voulait vous disperser ? Il méprisait les supérieurs, il exposait le salut de ses inférieurs, il scandalisait ses confrères, et vous, qui voyiez le voleur, vous vous êtes joints à lui !

J'avais pris la résolution de ne pas parler du défunt, mais je suis forcé d'y manquer, car je ne puis blâmer votre obéissance si je ne montre combien ses ordres furent coupables; or, ses ordres étant son fait, je ne puis les approuver ou les blâmer sans que mon silence ou mes louanges remontent jusqu'à lui : après tout, il est clair qu'il n'y avait pas lieu de lui obéir, puisque ses ordres étaient opposés à ceux de Dieu, car on ne saurait douter que la volonté des supérieurs ne doive l'emporter sur celle des inférieurs, et un ordre général sur celui d'un seul, selon ce que nous lisons dans la règle de Saint-Benoît.

7. Je pourrais certainement alléguer ici le peu de cas que vous avez fait de l'abbé de Cîteaux, qui avait sur le vôtre tout le pouvoir d'un père sur son fils, d'un maître sur son élève, et d'un abbé sur le religieux confié à ses soins. Il se plaint avec raison que vous l'avez dédaigné pour l'autre; je pourrais en dire autant de son évêque, dont il est inexcusable de n'avoir point attendu le consentement et d'avoir méprisé l'autorité, malgré ces paroles du Seigneur: " Quiconque vous méprise me méprise (Luc., X, 16). " Mais comme à ces deux autorités on dit que vous pourriez opposer et préférer la permission du souverain Pontife comme étant d'un très-grand poids et dont on assure que vous avez eu soin de vous prémunir (nous verrons en son lieu ce qu'il faut en penser), j'aime mieux ne parler que de l'autorité de celui à qui on ne résiste pas sans crime.

C'est celle de ce Pontife souverain qui, "par la vertu de son propre sang, se ménagea une entrée dans le Saint des Saints, après nous avoir acquis une rédemption éternelle (Hebr., IX, 12), " Prenez garde, nous dit-il avec menace dans son Evangile, prenez garda de scandaliser un des miens, fût-ce le moindre d'entre eux. Je ne dirais rien si vous n'aviez scandalisé qu'une seule âme : on obtient aisément le pardon d'une faute qui n'a pas eu de grandes conséquences; mais à présent on ne peut clouter de l'énormité de votre faute quand vous avez préféré la volonté d'un homme à celle de Dieu, puisque votre scandale a fait de si nombreuses victimes. Y a-t-il au monde un homme assez insensé pour dire qu'une pareille audace est bonne ou peut le devenir par le commandement d'un homme, de quelque rang qu'il soit ? Or ce geai n'est pas bien en soi et ne peut le devenir, qu'est-ce incontestablement, sinon un véritable mal? D'où il suit que, puisque votre retraite a été un scandale pour les vôtres, et un acte contraire à la volonté de Dieu, non-seulement elle n'est une chose ni bonne ni indifférente, mais elle est absolument mauvaise; car ce qui est essentiellement bien l'est toujours, et ce qui est indifférent de sa nature peut devenir bon.

8. Comment donc l'ordre de votre abbé ou la permission du Pape a-t-il pu rendre licite ce qui, comme nous l'avons démontré d'une manière irréfutable, est essentiellement mauvais, car nous avons dit plus haut que ce qui est tel, c'est-à-dire, un pur mal, ne peut jamais être licite ai le devenir? Ne voyez-vous pas quelle vaine excuse vous avez là, de désobéir à Dieu pour obéir à un homme? Je ne pense pas que vous soyez tenté de faire la réponse que le Seigneur fit à ceux qui lui rapportaient qu'il scandalisait les Pharisiens: "Laissez-les, ce sont des aveugles qui conduisent d'autres aveugles (Matth., XV, 14), " et que, de même qu'il se mettait peu en peine de leurs scandales, ainsi vous puissiez vous inquiéter fort peu du nôtre, car vous comprenez qu'il n'y a pas la moindre parité entre vous et lui. Si vous comparez les personnes, vous trouvez d'un côté dos orgueilleux, et de l'autre des pauvres de Jésus-Christ, qui se scandalisent; et si vous faites attention aux causes du scandale, c'est d'un côté la présomption et de l'autre la vérité.

Enfin, comme je le disais plus haut, non-seulement vous avez préféré la volonté d'un homme à celle de Dieu, l’intérêt d'un seul à celui de la communauté, mais votre conduite est si contraire aux coutumes et aux usages tant de notre ordre que de tous les autres ordres religieux, qu'il n'est personne qui ne s'élève contre votre manière d'agir inouïe, aussi pleine d'audace que de présomption.

9. Vous ne l'avez que trop senti, et dans votre peu de confiance en la bonté de votre cause,vous avez voulu, pour étouffer les poignants remords de vos consciences, recourir au saint Siège : quel pauvre remède! Semblables à nos premiers parents, vous avez cherché, non pas un vêtement pour couvrir vos consciences ulcérées, mais à peine des ceintures pour cacher le mal sans le guérir. Nous avons, disent-ils, demandé et obtenu la permission du Pape! Plût à Dieu qu'au lieu d'une autorisation vous eussiez demandé un conseil, c'est-à-dire non pas qu'il vous fût, mais s'il vous était permis. D'ailleurs, pourquoi sollicitiez-vous sa permission ? était-ce pour rendre licite ce qui ne l'était pas ? vous vouliez donc faire quelque chose d'illicite? car si c'était défendu, c'était mal, et l'intention qui vous portait à le faire était nécessairement mauvaise. Peut-être direz-vous que le mal que vous demandiez la permission de faire cessait d'être tel dès qu'il se faisait en vertu d'une permission. Mais j'ai déjà réfuté cette prétention d'une manière invincible, et quand Dieu dit: " Ne scandalisez pas l'un de ces petits qui croient en moi (Matth., XVIII, 10), " il n'a pas ajouté: A moins que vous n'y soyez autorisés; et lorsqu'il s'exprimait en ces termes: "Prenez garde de scandaliser un de ces petits.... " il n'a pas complété sa pensée eu ajoutant. Sans permission.

Il est donc certain qu'à la réserve des circonstances où l'intérêt de la vérité l'exige, il n'est permis à personne de donner du scandale, de l'ordonner ou d'y consentir. Et vous, vous êtes persuadés qu'on pouvait vous y autoriser ! Mais dans quelle intention? Etait-ce pour pécher avec plus de liberté et moins de scrupules, et par conséquent avec plus de danger? Merveilleuse précaution, admirable prudence! Ils avaient fait le mal dans leur coeur, mais ils ont la précaution de ne pas l'accomplir, ou du moins sans s'y faire autoriser. Ils avaient conçu la douleur, mais ils ne veulent point enfanter l'iniquité, avant que le Pape ait donné son consentement à ce coupable enfantement. Quel avantage trouvez-vous en cela, ou du moins en quoi votre faute est-elle moins grande ? Est-ce que le mal a cessé d'être mal ou a diminué d'importance parce que le Pape y a consenti ? Mais vous n'oseriez pas dire qu'il n'y a pas de mal à consentir au mal. Aussi ne croirai-je ,, jamais que le Pape ait fait, à moins qu'il n'ait été circonvenu par des mensonges ou vaincu par l'importunité. En effet, s'il n'en était ainsi, aurait-il pu vous donner la permission de semer le scandale, de faire naître les schismes, de contrister vos amis, de détruire la paix de vos frères, de troubler leur union et, pardessus tout, de mépriser votre évêque ? Dans quel but aurait-il agi ainsi? Est-il besoin de le dire ? Nous voyous bien, les larmes aux yeux, que vous êtes partis, mais nous ne voyons pas en quoi cela vous a servi jusqu'à présent.

10. Ainsi, à vos yeux, donner son assentiment à des maux pareils, c'est de l'obéissance ; y condescendre, de la modération, et y prêter son concours, de la mansuétude. Vous prenez donc à tâche d'appeler du nom de vertus, les vices les plus détestables ? Mais ne songez-vous pas que c'est blesser le Dieu des vertus que de profaner ainsi le nom même des vertus? Vous déguisez sous les noms d'obéissance, de modération et~de mansuétude la plus orgueilleuse présomption, la légèreté la plus honteuse et la plus cruelle division; vous osez souiller ainsi les noms respectables sous lesquels vous cachez de pareils vices ?

Pour moi, que Dieu me préserve de jamais connaître une pareille obéissance; une semblable modération est à mes yeux pire, que toutes les violences ; je ne veux point d'une mansuétude comme celle-là. Cette obéissance est pire que la révolte, et cette modération dépasse toutes les bornes. Mais les dépasse-t-elle ou demeure-t-elle en deçà? Peut-être ferai-je mieux et sera-t-il plus juste de dire qu'elle est sans borne et sans mesure. Enfin quelle est cette douceur dont le seul nom blesse et irrite les oreilles de ceux qui en entendent parler ? Mais je vous prié d'en faire preuve maintenant à mon égard, vous qui êtes si patient que vous ne savez pas même résister au premier venu qui essaie de vous entraîner au mal. Souffrez patiemment, je vous en prie, que je vous parle sans aucun ménagement: il faudrait que je me fusse bien mal conduit à votre égard pour que vous ne me le permissiez pas quand vous le supportez de tout le monde.

11. Eh bien donc j'en appelle au témoignage de votre conscience est-ce de plein gré ou malgré vous que vous êtes parti ? Si c'est de votre plein gré, ce n'a donc pas été par obéissance; et si c'est malgré vous, vous aviez donc alors quelque doute sur la bonté de cet ordre que vous n'exécutiez qu'à regret. Or, quand on doute, on doit examiner les choses avec attention ; mais vous, pour montrer ou pour exercer votre patience, vous avez obéi sans examiner et, vous vous êtes laissé entraîner non-seulement contre votre gré, mais aussi contre votre propre conscience.

O patience digne de toutes les impatiences ! Il m'est impossible, je l'avoue, de ne pas me mettre en colère à la vue d'une patience aussi entêtée ; vous saviez qu'il était un dissipateur, et vous vous mettiez à sa suite! vous l'entendiez prescrire le scandale, et vous lui obéissiez! La, vraie patience consiste à faire ou à souffrir ce qui nous déplaît, non pas ce qui est mal. Chose étrange! vous prêtiez une oreille attentive aux secrètes inspirations de cet homme et vous étiez sourd à ces menaces effrayantes que Dieu faisait retentir comme un tonnerre au-dessus de votre tête: " Malheur à celui par qui le scandale arrive (Matth., XVIII, 7) ! " Et pour se faire mieux entendre encore, non-seulement il criait lui-même, mais son sang criait d'une voix terrible à se faire entendre des sourds ; or ce cri du sang d'un Dieu, c'est son effusion même; répandu pour réunir les enfants de Dieu qui étaient dispersés, il frémissait contre celui qui les dispersait de nouveau; car celui qui ne sait que réunir ne peut ressentir que de l'horreur pour ceux qui ne font que disperser. Cette voix éclatante a tiré les morts de leurs tombeaux et rappelé les âmes du fond des enfers : tel qu'un coup de trompette, elle a rapproché le ciel de la terre avec tout ce qu'ils contiennent et leur a donné la paix. Après avoir retenti dans tout l'univers, elle n'a pu se faire entendre à vous: quelle est donc votre surdité ? Ah ! quel cri plein de force et de grandeur elle proférait quand elle prononçait ces paroles " Que Dieu se lève, et ses ennemis seront dispersés (Psalm. LXVII, 2 ). "

Dissipez-les dans votre puissance et renversez-les, Seigneur, vous qui me protégez (Psalm. LVIII, 12)." Oui, mon cher Adam, oui, c'est ainsi que le sang de Jésus-Christ, comme une trompette éclatante, élève la voix contre l'iniquité qui disperse ceux qu'il a réunis afin de les sanctifier: il a été versé pour rapprocher ceux qui étaient dispersés, et il menace ceux qui détruisent ce qu'il a édifié. Si vous n'entendez pas la voix de ce sang, celui du flanc entr'ouvert duquel il a coulé l'entend bien; pourrait-il être sourd au cri de son propre sang quand il ne l'est pas à la voix du sang d'Abel?

12. Peut-être me répondrez-vous que mes paroles ne vous concernent pas, que c'est l'affaire de celui que vous ne pouviez contredire sans pécher, car le disciple n'est pas au-dessus de son maître. C'était, me direz-vous, pour recevoir et non pour donner des leçons que j'étais sous sa conduite. Simple disciple, mon rôle était de suivre mon maître, non pas de le devancer ou de le conduire. O admirable simplicité ! vous êtes le saint Paul de notre siècle ! Heureux si votre abbé se fût montré un autre saint Antoine, s'il n'y avait pas lieu de discuter la moindre des paroles tombées de ses lèvres, et si vous n'aviez rien de mieux à faire que de vous soumettre en tout, sans hésiter ! Quelle perfection religieuse, quelle obéissance exemplaire! Un mot, un iota tombé de la bouche des supérieurs, la trouve soumise! Que lui importe ce qui lui est demandé ! Le supérieur a parlé, pour elle il suffit! Voilà ce qui s'appelle obéir sans hésiter !

Mais s'il en doit être ainsi, c'est en vain qu'on nous répète dans l'Eglise ces paroles de l'Apôtre : " Examinez toutes choses et ne conservez que ce qui est bon (I Thess., V, 21)." A ce compte, il faudrait effacer ces mots de l'Evangile : " Soyez prudents comme des serpents (Matth., X, 16), " et ne conserver que ceux qui viennent après : "Et simples comme des colombes. "

Je ne veux pourtant pas dire qu'un inférieur doit se constituer juge des ordres de sou supérieur, quand ce dernier ne prescrit évidemment rien de contraire aux commandements de Dieu; mais je dis qu'il faut avoir la prudence de remarquer ce qui peut y être opposé et la fermeté de le condamner sans détours.

Je n'ai que faire, me répondrez-vous, d'examiner ce qu'il ordonne, c'est à lui de voir avant de commander. Hé quoi ! lui auriez-vous obéi sans hésiter s'il vous avait remis une épée entre les mains avec l'ordre de la tourner contre lui, dites, auriez-vous obéi? et s'il vous avait commandé de le précipiter dans l'eau ou dans le feu, l'auriez-vous fait? Si vous ne l'aviez pas empêché de se tuer lorsque vous pouviez le faire, vous seriez regardé comme un véritable homicide. Concluez donc de là que, sous prétexte d'obéir, vous n'avez fait que coopérer à son propre, crime et pécher avec lui. Ne savez-vous pas qu'il a été dit par un autre que moi et avec plus d'autorité que je n'en aurai à vos yeux: "Mieux vaudrait pour les scandaleux qu'ils fussent précipités au fond de la mer (Matth., XVIII, 6) ? " Pourquoi ce langage ? N'est-ce pas pour vous faire comprendre qu'en comparaison des terribles supplices qui sont réservés aux scandaleux, la mort temporelle leur semblera moins une peine qu'un jeu? Quelle raison avez-vous donc eue de l'aider dans son scandale, en partant avec lui et en obéissant aux ordres qu'il vous donnait ? N'auriez-vous pas mieux fait, selon la parole de la Vérité même que je viens de vous rappeler, de lui attacher une meule de moulin au cou et de le précipiter ensuite dans la mer?

Voilà donc ce disciple si soumis; il n'a pas pu supporter que son père et son maître fût éloigné de lui un seul instant, de la largeur même d'une semelle, comme on dit; il n'a pas reculé au moment de tomber avec lui dans la fosse, les yeux tout grands ouverts, comme un autre Balaam ! Pensiez-vous travailler à son bonheur, en lui montrant une obéissance mille fois pire pour lui que la mort? Comme je reconnais à votre conduite la vérité de ces paroles : " Les ennemis d'un homme sont les gens de sa propre maison (Mich., VII, 6). " Après cela, convaincu par la voix de votre propre conscience, pouvez-vous ne pas pousser de profonds gémissements si vous êtes encore capable de quelque sentiment, et n'être pas consumé de crainte si vous n'avez pas perdu la raison? car ce n'est pas moi qui le dis, mais c'est la vérité même qui le proclame, votre obéissance lui a été mille fois plus fatale que la mort.

13. Si vous en êtes convaincu maintenant, je ne sais pas comment vous pouvez y penser sans trembler et sans vous hâter de réparer votre faute. Mais si vous tardez, quelle conscience porterez-vous au tribunal du juge redoutable qui n'a que faire de témoins pour s'éclairer, qui voit les intentions et sonde même le fond des coeurs, dont enfin le regard divin pénètre jusque dans les plus obscurs replis de l'âme? A l'éclat soudain de ce Soleil de justice, toutes les profondeurs de la pensée humaine s'ouvriront et laisseront échapper en même temps le bien et le mal qu'elles tenaient ensevelis. A ce tribunal, ô mon frère, ceux qui ont fait l'iniquité et ceux qui y ont consenti seront frappés d'un égal châtiment; les voleurs et ceux qui se sont unis à eux entendront la même sentence; séducteurs et séduits, tous subiront la même condamnation.

Ne dites donc plus maintenant : Que m'importe, c'est son affaire ! car vous ne sauriez manier la poix sans vous noircir les mains, cacher dans votre sein des tisons ardents sans en être brûlé, et vivre avec des adultères sans vous en ressentir en quelque chose. Ce n'était pas la pensée d'Isaïe, qui se reproche non-seulement d'être pécheur, mais encore de fréquenter les pécheurs, " car, disait-il, je suis un homme aux lèvres souillées et j'habite au milieu d'un peuple dont les lèvres sont impures (Isa., VI, 5). "

Il va même plus loin encore; non content de se faire un crime d'avoir habité avec les méchants, il se tient pour coupable de ne les avoir pas repris, et il s'écrie : " Malheur à moi d'avoir gardé le silence (Isa., loc. cit.) ! " Ce n'est pas lui qui aurait jamais consenti à faire le mal, quand il se reproche de ne l'avoir pas repris dans les autres; et David ne croyait-il pas aussi qu'il devait être souillé par le contact des pécheurs, quand il disait : " Je ne veux avoir de rapports ni avec les hommes qui font le mal, ni avec leurs amis (Psalm. CXL, 4), " ou quand il faisait cette prière " Seigneur, pardonnez-moi mes fautes cachées, faites grâce à votre serviteur des péchés d'autrui (Psalm. XVIII, 13,14) ? " Aussi a-t-il. toujours eu le plus grand soin, comme il le dit, de fuir la société des pécheurs pour lue point partager leurs fautes: " Je ne me suis pas assis dans la compagnie des impies, dit-il, et je n'aurai jamais de rapports avec eux (Psalm. XXV, 4). " Ensuite il. ajoute : " Je déteste l'assemblée des méchants; jamais je ne fréquenterai les impies. " Enfin le Sage nous donne cet avis. " Mon fils, si les pécheurs vous caressent, n'abondez pas dans leur sens (Prov., I, 10). "

14. Et vous, vous avez pensé que vous deviez obéir malgré ces témoignages de la vérité même, et beaucoup d'autres encore que je passe sous silence! Quelle incroyable perversité! l'obéissance, qui milite toujours en faveur de la vérité, va prendre les armes contre elle. Heureuse la désobéissance du frère Henri qui, se repentant bientôt de son erreur et revenant sur ses pas, eut le bonheur de ne pas persister davantage dans les voies d'une semblable obéissance! Les fruits de sa révolte sont préférables et plus doux; il les recueille et les savoure dans le témoignage d'une bonne conscience et dans la pratique paisible et constante des devoirs de sa profession, au milieu de ses frères, au sein même de l'ordre auquel il s'est donné, tandis que ses anciens compagnons ébranlent, par leurs scandales, le coeur de leurs anciens confrères.

Pour moi, si j'avais à choisir, je préférerais reculer et désobéir avec lui, pour partager le témoignage de sa conscience, plutôt que d'aller en avant avec les autres, et de partager leurs scandales; car je trouve qu'il est beaucoup plus sage d'obéir à la charité, pour conserver l'union dans le bien de la paix, que de rompre l'unité d'une communauté religieuse pour obéir à son abbé. Je dirai même qu'il vaut beaucoup mieux risquer de désobéir à un particulier que de hasarder tous les autres avantages de la religion et les veaux qu'on a faits.

15. Car, sans parler des autres obligations religieuses, il en est deux principales pour quiconque est entré en religion, c'est l'obéissance au supérieur et la stabilité. Mais l'une ne doit pas s'accomplir au détriment de l'autre; la stabilité ne doit donc pas porter préjudice à l'obéissance, ni celle-ci à la stabilité.

Si on ne peut supporter un moine qui ne tient aucun compte des ordres de son abbé, quand même il se montrerait animé d'un grand esprit de stabilité, vous étonnerez-vous que je blâme une obéissance qui vous a servi de prétexte ou de motif à violer la stabilité, d'autant plus qu'en faisant profession religieuse on fait veau de stabilité sans le subordonner le moins du monde à la volonté du supérieur auquel on se soumet par l'obéissance.

16. Peut-être retournerez-vous ce que je dis contre moi en me demandant ce que j'ai fait de la stabilité qui devait me fixer à Cîteaux, puisque j'habite maintenant ailleurs. A cela je répondrai Tic si j'ai fait profession religieuse à Cîteaux, je n'en suis sorti pour venir où je suis maintenant que sur l'ordre de mon supérieur, je suis allé d'une maison à l'autre en esprit de paix, sans scandale, sans désordre, selon nos usages et nos constitutions. Tant que je persévérerai dans cet esprit d'union et de concorde, tant que je demeurerai dans l'unité, que je ne préférerai pas mes intérêts propres à ceux de la communauté, et que je resterai tranquille et soumis là où j'ai été envoyé, je suis en sûreté de conscience, car j'observe fidèlement mes promesses de stabilité, aussi longtemps que je ne romps pas les liens de la concorde, et que je n'abandonne pas la paix qui en est le fondement. Si l'obéissance me tient de corps éloigné de Cîteaux, la pratique des mêmes observances et l'union des sentiments y enchaînent toujours mon coeur. Mais le jour où je commencerai à vivre sous d'autres lois (à Dieu ne plaise qu'un pareil malheur m'arrive jamais), à suivre une autre règle et d'autres observances, à introduire des nouveautés, des coutumes étrangères, c'est alors que je transgresserai mes voeux, et que je manquerai à la stabilité à laquelle je me suis engagé. Je dis donc que si on doit obéir à son abbé, ce ne peut jamais être au détriment des autres obligations religieuses. Mais vous qui avez fait profession selon la règle de Saint-Benoît, vous vous êtes engagé à la stabilité aussi bien qu'à l'obéissance; par conséquent, si vous observez le vœu d'obéissance sans tenir compte du devoir de la stabilité, vous péchez contre toute la règle en péchant en ce point; et par conséquent vous péchez même contre l'obéissance.

17. Voyez-vous maintenant la portée de votre vœu d'obéissance? Comment donc servira-t-elle d'excuse à votre instabilité, qui ne peut se justifier elle-même?

Tout le monde sait que, si une profession solennelle et régulière se fait en présence de l'abbé, elle ne se fait qu'en sa présence et non pas à sa discrétion, de sorte que l'abbé n'est que le témoin et non l'arbitre de la profession religieuse; son devoir est de faire, observer les veaux qu'il a reçus, non pas de,contribuer à les faire violer; de punir, et non de favoriser la prévarication. Comment, en effet, pourrais-je abandonner à la discrétion d'un abbé les engagements que j'ai pris sans restriction, ratifiés de ma bouche et signés de ma main, en présence de Dieu et de ses saints anges? La règle ne me dit-elle pas que Dieu même me punira par la damnation éternelle, si je la transgresse et si je me joue de lui? Aussi, quand même mon propre abbé ou un ange descendu du. ciel m'ordonnerait de faire quelque chose de contraire à mes voeux, je, refuserais d'obéir, de violer mes serments et de me charger devant Dieu d'un parjure. Je tiens de la sainte Ecriture que " je serai absous ou condamné par ma propre bouche (Matth., XII, 37); " et " que le mensonge donne la mort à l'âme (Sap., I, 11)," et ce n'est pas en vain que nous chantons dans l'église " que Dieu exterminera le menteur (Psalm. V, 7), " ni que nous disons encore que " chacun portera son fardeau et répondra de ses oeuvres (Gal., VI, 5 ; et Rom., XIV , 12). " Mais si je n'étais pas dans ces dispositions, de quel front oserais-je mentir en présence de Dieu et de ses anges, en répétant le verset du psaume: " J'accomplirai les voeux que je vous ai faits, que j'ai prononcés de ma: propre bouche (Psalm. LXV, 13, 14) ? "

Enfin l'abbé lui-même ne doit-il pas songer à l'avis que lui donne la règle lorsque, s'adressant à lui en particulier, elle lui recommande de la faire observer en toute occasion, de même qu'elle dit à tous, sans exception, " qu'ils doivent la prendre pour guide et pour maîtresse en toutes choses, et que personne ne doit être assez téméraire pour s'écarter d'elle?"

Aussi n'ai-je pris le père abbé pour maître, en toutes circonstances et en tous lieux, qu'à la condition que je n'oublierai jamais la règle dont il est témoin que j'ai pris la résolution et fait le serment de ne m'écarter jamais.

18. Avant de finir ma lettre, qui n'est déjà que trop longue, je veux répondre en peu de mots à une objection que l'on peut me faire.

Il semble, en effet, qu'on peut me reprocher d'agir autrement que je ne parle, et qu'on est en droit de me dire : Vous blâmez un religieux de quitter son couvent , non-seulement du consentement, mais par l'ordre de son abbé, et vous en recevez qui passent de leur ordre dans le vôtre aussi bien contre leur voeu de stabilité que contre la volonté de leurs supérieurs. Ma réponse sera courte, sinon du goût de tout le monde; car j'ai bien peur que ce que je vais dire ne déplaise à bien des gens ; mais j'ai bien plus peur encore, si je tais la vérité, de blesser la vérité éternelle, quand je chanterai dans l'église ces paroles du Psalmiste : " Je n'ai pas caché votre doctrine au fond de mon coeur, j'ai proclamé votre vérité pour le salut des hommes (Psalm. XXXIX, 11)." Voici donc ma réponse: Je les reçois, parce que je ne crois pas qu'ils aient tort de quitter le monastère où ils ne peuvent accomplir les voeux qu'ils ont faits, pour entrer dans une autre maison où il leur sera plus facile de servir Dieu qui, après tout,est le même en tous lieux. Ils rachètent le tort qu'ils ne font qu'à la promesse de stabilité, par la pratique rigoureuse de tous les autres devoirs de la vie religieuse. S'il y a quelqu'un à qui cela déplaise et qui murmure contre ceux qui chercheront à assurer leur salut, le Sauveur lui-même lui répondra : " Votre oeil est-il mauvais parce que ceux-là sont bons (Matth., XX, 15)? " Au lieu de porter envie au salut des autres, songez plutôt vous-mêmes au vôtre, rappelez-vous " que c'est par suite de la jalousie du diable que la mort est entrée dans le monde. " Faites donc, attention à vous, et si l'envie est suivie de la mort, vous ne pourrez céder à l'une sans être victime de l'autre. Pourquoi chercher querelle à votre frère, parce qu'il prend tous les moyens de ne pas rendre illusoires les veaux que ses lèvres ont articulés? Si un homme recherche en quel lieu et de quelle manière il pourra s'acquitter des promesses qu'il a faites à Dieu, quel tort vous fait-il ? Peut-être, s'il vous devait la moindre somme d'argent, le forceriez-vous à parcourir la terre et les mers jusqu'à ce. qu'il vous eût payé tout ce qu'il vous doit et ne lui feriez-vous pas grâce d'une obole.

Qu'est-ce que Dieu vous a donc fait pour ne pas vouloir qu'on lui paie aussi ce qui lui est dû? Mais en blâmant le débiteur, voua vous aliénez nécessairement l'esprit du débiteur et celui du créancier, car vous voulez priver ce dernier du payement qui lui est dû, et le débiteur de la bienveillance de son créancier. Que ne suivez-vous l'exemple du premier et ne vous acquittez-vous aussi de vos dettes? Pensez-vous qu'on ne vous les réclamera pas comme aux autres? Ah ! craignez bien plutôt d'irriter le Seigneur contre vous en poussant l'impiété jusqu'à dire dans votre coeur : Non, non, il n'en réclamera pas le payement.

19. Eh quoi! me direz-vous, damnez-vous tous ceux qui ne suivent pas leur exemple? Certainement non; mais comprenez bien ma pensée et ne m'accusez pas sans savoir. Pourquoi me rendre odieux à une infinité de saints religieux qui, sous une autre règle que la mienne, vivent et meurent en odeur de sainteté? Je n'ignore pas que Dieu s'est réservé autrefois sept mille hommes qui n'avaient pas fléchi le genou devant Baal ; écoutez-moi donc, homme envieux et jaloux, et pesez bien ce que je dis, vous qui m'imputez des pensées que je n'ai pas.

Je vous ai dit sur quoi je me fonde quand je reçois des religieux qui laissent leur monastère pour venir dans le nôtre, mais je n'ai pas blâmé ceux qui ne suivent pas leur exemple. Je justifie les uns et n'accuse pas les autres; il n'y a que les envieux et les jaloux que je ne veux et ne puis justifier; eux exceptés, je pense que ceux qui voudraient embrasser une règle plus austère et ne le font pas, dans la crainte de donner du scandale, ou à cause de quelqu'infirmité corporelle, ne pèchent pas pourvu qu'ils s'efforcent de mener, là où ils sont, une vie réglée, sainte et pieuse : car, si par hasard les usages du monastère où ils sont ont introduit, en quelques points, des adoucissements qui ne semblent pas être dans la règle, ils trouveront peut-être une excuse dans leur charité, qui, pour éviter un scandale, les empêche d'entrer dans une maison où les choses se passent mieux, car il est écrit: " La charité couvre une multitude de péchés (1 Petr., IV, 8), " ou dans leur humilité, qui leur représente leur propre faiblesse et leur imperfection, car il est dit: " Dieu donne sa grâce aux humbles (Jacob., IV, 6). "

20. Voilà une bien longue lettre, mon ami, et pourtant il n'est pas besoin de tant de paroles, pour un esprit vif et pénétrant comme le vôtre et pour un coeur aussi bien disposé à goûter un bon conseil. Mais si c'est à vous que je m'adresse en particulier, ce n'est pas pour vous Tic j'ai cru à propos d'écrire si longuement, car si je ne m'étais adressé qu'à vous, qui m'êtes uni par les liens de la plus étroite amitié, je me serais contenté de vous dire, en quelques mots, mais avec la; confiance .d'un ami : Ne laissez pas plus longtemps, au péril de votre âme, dans une cruelle anxiété, toutes les âmes qui regrettent votre départ; vous tenez maintenant entre vos mains, si je puis m'exprimer ainsi, votre sort éternel, en même temps que vous êtes l'arbitre de la vie et de la mort de tous ceux qui vous ont suivi, car nous n'ignorons pas qu'ils ne feront que ce que vous ferez ou déciderez de faire vous-même; mais s'il s'en trouvait parmi eux qui fussent autrement disposés, annoncez-leur les anathèmes fulminés contre eux par tous les abbés de notre Ordre, il est impossible qu'ils n'en soient pas émus : dites-leur que s'ils reviennent ils auront la vie éternelle, et que la mort attend ceux qui s'obstineront dans leur éloignement.
 
 
 
 
 
 

LETTRE VIII. A BRUNO, ARCHEVÊQUE DE COLOGNE (a).

L’an1131

Saint Bernard, consulté par Bruno pour savoir s'il doit accepter l'archevêché de Cologne, le laisse indécis par sa réponse, et se contente de lui représenter tout ce qu'il y a de terrible dans la charge qui lui est offerte, et il s’engage à consulter Dieu dans la prière.

1. Vous me consultez, très-illustre Bruno, pour savoir si vous devez accepter l'épiscopat auquel on veut vous élever. Quel homme présumerait assez de soi pour décider une question si délicate ? Si Dieu vous appelle, oserais-je vous dissuader de répondre à sa voix? mais s'il ne vous appelle pas, qui pourrait vous conseiller d'avancer ? Or qui est-ce qui pourra vous dire si vous êtes appelé ou non de Dieu? Ce ne peut être que l'Esprit-Saint, parce qu'il lit dans la profondeur des desseins de Dieu, ou quelqu'un à qui Dieu même l'aurait révélé. Ce qui augmente encore mon incertitude et rend le conseil plus difficile, c'est l'aveu aussi humble qu'effrayant que m'apporte votre lettre quand vous me faites de votre vie passée une peinture si chargée et pourtant, je le crois du moins, si exacte et si vraie. On ne saurait en disconvenir, une pareille vie est en effet bien indigne d'un ministère aussi saint et aussi honorable; d'un autre côté, vous avez bien raison de craindre, et je crains avec vous, qu'en reculant devant un ministère auquel vous êtes peu digne d'arriver, vous ne perdiez l'occasion. de faire valoir le talent de la science que vous avez reçu en dépôt, à moins que vous ne trouviez une autre manière d'en tirer un parti plus sûr, sinon aussi avantageux. Je tremble, je l'avoue, et je dois vous le dire comme je me le dis à moi-même, oui, je frémis à la pensée de l'état d'où l'on vous tire et de celui où l'on vols élève, surtout lorsque je songe que la pénitence n'a pas encore eu le temps de préparer le dangereux passage d'un état à l'autre. Ne vous semble-t-il pas dans l'ordre que vous commenciez par régler votre propre conscience avant de vous charger de celle des autres ? Le premier degré de la piété n'est-il pas en effet, comme le dit la Sagesse, " Quand on veut plaire à Dieu, de commencer par avoir pitié de son âme (Eccli., XXX, 24) ? " C'est

a C'est le même que celui auquel est adressée la lettre sixième. Il succéda en 1131 à l'évêque Frédéric sur le siège de Cologne. En 1136, il alla en Italie avec l'empereur Lothaire; il mourut la veille de la Pentecôte à la suite d'une saignée, et fut enterré Bari. Il eut pour successeur le doyen Hugues, qui mourut aussi des suites d'une saignée l’année suivante. (Extrait d'une chronographie saxonne inédite.)

de ce premier pas qu'une charité bien ordonnée procède à l'amour du prochain, puisque l'ordre est de l'aimer comme nous-mêmes. Mais si vous ne devez aimer les âmes dont le salut va vous être confié que comme vous avez aimé la vôtre jusqu'à présent, mieux vaudrait qu'on ne vous les confiât pas. Comment, en effet, pourriez-vous avoir pour autrui l'amour que vous devez si vous n'avez commencé par vous aimer vous-même comme il faut le premier ?

2. Mais, après tout, Dieu ne peut-il hâter les effets de sa grâce et vous combler tout à coup de ses miséricordes? En un jour, sa clémence peut rétablir une âme dans cet état de grâce que des années de pénitence auraient à peine suffi à lui faire atteindre; car il est dit: " Bienheureux celui à qui Dieu n'imputera pas son péché (Psalm. XXXI)." Quel homme, en effet, oserait s'élever contre l'élu de Dieu et condamner celui que le Seigneur justifie? Tel fut le bon larron, pour qui le chemin du ciel fut si bien abrégé, qu'en un seul jour il reconnut son péché et entra dans la gloire; la croix lui servit de pont pour passer rapidement de cette contrée de mort dans la terre des vivants et du bourbier glu crime dans un paradis de délices. Telle fut aussi cette heureuse pécheresse quand la grâce abonda tout à coup dans son âme où les iniquités avaient surabondé; le travail de la pénitence ne fut pas long pour elle, et beaucoup de péchés lui ont été pardonnés uniquement parce qu'elle a beaucoup aimé; en un instant elle mérita d'atteindre aux dernières limites de cette charité qui couvre une multitude d'iniquités (I Petr., IV, 8). " Tel fut encore le paralytique, qui recouvra en un instant, de la bonté de Dieu, la santé de l'âme et du corps.

3. Mais il y a une extrême différence entre recevoir d'un seul coup le pardon de ses fautes, et passer des liens du péché aux premières dignités de l'Eglise. Je sais bien gèle saint Matthieu avait à peine quitté le bureau du receveur des deniers publics, qu'il fut élevé au suprême bonheur de l'apostolat; niais je remarque en même temps qu'il n'entendit ainsi que les autres apôtres, ces paroles: " Allez dans tout l'univers et prêchez l'Evangile à toute créature, " qu'après avoir fait pénitence, accompagné le Sauveur dans ses longs et pénibles voyages et partagé toutes ses fatigues.

Si vous me rappelez l'exemple de saint Ambroise qui ne fit qu'un pas du tribunal du juge à la chaire épiscopale, je n'en suis pas beaucoup plus rassuré pour vous, car Ambroise avait dès son enfance mené, dans le monde, une vie exempte (le tout reproche; puis votes savez qu'il s'enfuit, se cacha même et recourut à tous les moyens possibles pour échapper à l'épiscopat.

On pense encore à cet exemple de Saul qui en un instant fut charg é en Paul, en vase d'élection, en docteur des nations; mais je ne vois pas là de parité qui m'embarrasse, car s'il a obtenu miséricorde, c'est parce que, de son aveu même, il péchait par ignorance, puisqu'il n'avait pas encore reçu la foi. D'ailleurs, s'il est vrai qu'on peut citer de ces événements heureux dont on peut dire avec vérité : " C'est un coup de la main du Très-Haut (Psalm. LXXVI, 11), " on est obligé de convenir que ce sont moins des exemples qui font autorité que des merveilles qu'on admire.

4. En attendant, je vous prie de vous contenter de la seule réponse que je vous fais, quelque indécise qu'elle soit; car je ne puis répondre avec assurance quand je n'ai moi-même aucune certitude: il faudrait avoir le don de prophétie pour agir autrement, et celui de sagesse pour vous donner une décision ; vous ne sauriez puiser de l'eau limpide.datus un ruisseau fangeux.

La seule chose que je puisse faire pour un ami, afin de lui rendre service sans lui faire courir aucun hasard, c'est de prier Dieu de vous assister dans cette affaire; je lui laisse donc le secret de ses impénétrables desseins, et je le prie avec ardeur et lui demande avec la plus fervente piété, de faire en vous et de vous ce qui contribuera le plus à sa gloire en même temps qu'à votre salut. Au surplus, vous avez dans votre voisinage dora Norbert; vous ne sauriez mieux faire que de le consulter en personne sur tout ce qui vous intéresse : je le crois d'autant plus habile pour expliquer les voies mystérieuses de la Providence, qu'il s'approche davantage de Dieu par la sainteté de sa vie.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE VIII.

10. A Brunon, évêque élu de Cologne. Brunon II, fils d'Engelbert, comte d'Altena, fut consacré en 1133 par Guillaume, cardinal-évêque de Palestrine. (Voir Baronius à l'année 1132). Il fut enterré à Bari, dans la Pouille, dans l'église de Saint-Nicolas, selon Othon de Freisingen, qui l'appelle, dans le vingt et unième chapitre du dix-septième livre de ses Chroniques, un homme érudit. Peu de temps après sa mort, son tombeau fut violé, ainsi que celui du duc Raoul, par Roger de Sicile ; leurs corps furent exhumés pour être traînés dans les rues et mutilés avec une indigne barbarie. Voir Othon, ouvrage déjà cité, chapitre 23, et Sigonio, livre II, du Royaume d'Italie. (Note de Horstius.)
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE IX. AU MÊME, DEVENU ARCHEVÊQUE DE COLOGNE.

L'an 1132.

Bruno venait d'être fait archevêque de Cologne, saint Bernard lui suggère quelques pensées de crainte.

J'ai reçu avec respect les écrits de Votre Grâce, et me suis occupé avec soin de ce que vous me recommandez. Ai je réussi? c'est ce que vous verrez. Mais s'est assez sur ce point, permettez que dans un esprit de charité je passe à d'autres choses.

Si tous ceux qui sont appelés au ministère sont sûrs d'aller au ciel, l'archevêque de Cologne doit être bien tranquille pour l'affaire de son salut; mais s'il est vrai, comme l'Ecriture nous l'apprend, que Saül et Judas furent aussi appelés de Dieu, l'un à la royauté, l'autre au sacerdoce, je trouve que l'archevêque de Cologne n'a plus lien d'être aussi rassuré; et enfin s'il est vrai encore de nos jours, comme on rien peut douter, qu'on ne compte pas beaucoup de nobles, de puissants et de savants parmi ceux que Dieu appelle, je vous demande si l'archevêque de Cologne n'a pas trois motifs, au lieu d'un, pour trembler. Lors donc que nous sommes élevés en dignité, au lieu de nous enfler d'orgueil, humilions-nous et tremblons.

Car, " s'ils vous ont mis à leur tête, dit l'Ecclésiastique, soyez comme un des leurs au milieu d'eux (Eccli., XXXII, 4). " " Soyez humble à mesure que vous serez plus élevé (Eccli., III, 20). " C'est le conseil du Sage, voici celui de la Sagesse même : " Que le plus grand parmi vous se fasse le plus petit (Luc., XXII, 26). " Nous savons d'ailleurs que ceux qui ont l'autorité doivent s'attendre à un jugement sévère; tremblez doue, hommes puissants. Le serviteur qui commit la volonté de sou maître et n'agit pas en conséquence doit recevoir un rude châtiment; tremblez également pour vous-mêmes, vous qui êtes savants ; enfin, tremblez aussi, hommes illustres par le rang et la naissance, car celui qui doit nous juger tous ne fait acception de personne! Voilà pour vous, je crois, trois motifs de craindre qui vous enlacent comme un triple lien bien difficile à rompre.

Vous me trouvez peut-être un peu dur parce qu'au lieu de vous flatter je vous parle de crainte et de tremblement, et ne cherche à procurer à mon ami que ce qui est le commencement de la sagesse. Mais Dieu me garde de vouloir plaire à mes amis autrement qu'en leur inspirant une crainte salutaire, et de les tromper jamais par mes flatteries! Ce qui m'inspire le langage que je vous tiens, c'est la parole de celui qui a dit : " Heureux l'homme qui est dans une crainte continuelle (Prov., XXVIII,14): " J'évite de vous flatter, parce qu'il est écrit: " Croyez-moi, mon peuple, ceux qui vous flattent vous trompent (Isa., III, 12). "


LETTRE X. AU MÊME.

Saint Bernard le porte à punir un crime avec une juste sévérité.

Le devoir de votre charge et l'injonction formelle du saint Siège vous font un double devoir de punir un crime aussi énorme; néanmoins la chose me parait assez importante pour vous y exhorter au nom de l'amitié qui nous lie. Je viens donc vous engager, vous que je regarde comme mon père et mon ami, à sévir, en cette circonstance; avec toute là sévérité que l'énormité de la faute exige, de sorte que non-seulement vous frappiez le coupable d'un juste châtiment, mais encore Vous ôtiez aux méchants l'envie de l'imiter.
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE XI. A GUIGUES (a), PRIEUR DE LA GRANDE-CHARTREUSE, ET AUX RELIGIEUX DE CETTE MAISON.

 

 
 
 

L'an 1125.

Loi, lignes, effets et degrés de la vraie et sincère charité; sa perfection, qu'elle ne peut atteindre que dans la patrie.

A ses très-révérends pères et amis, Guigues, prieur de la Grande-Chartreuse, et les saints religieux qui sont avec lui, le frère Bernard de Clairvaux, salut.

1. La lettre de Votre Sainteté m'a causé une joie égale au désir que je nourrissais depuis longtemps de la recevoir. Je l'ai lue, et les lettres que j'articulais des lèvres étaient, pour mon Coeur, des étincelles qui le réchauffaient, comme ce feu que le Seigneur a apporté sur la terre. O quel feu doit brûler dans vos méditations puisqu'il s'en échappe de pareilles étincelles! Les paroles enflammées de votre salut étaient pour moi comme des paroles venant du ciel et non pas tombées de la bouche d'un homme; il me semblait entendre la voix de celui qui envoie le salut à Jacob. Ce n'est pas pour moi un simple salut donné en passant, par habitude et selon l'usage des hommes ; mais c'est du fond des entrailles de la charité, je le sens, qu'est sortie et que me vient cette bénédiction si douce et si inattendue.

Je prie Dieu de vous bénir, vous qui avez eu l'amabilité de me prévenir d'une manière si affectueuse et si douce et de me donner, en m'écrivant le premier, la hardiesse de vous écrire à mon tour, ce que je n'aurais osé me permettre de faire, quelque désir que j'en eusse, dans la crainte de troubler, par une correspondance importune, le saint repos que vous goûtez en Dieu, et le perpétuel et religieux silence qui vous isole du reste du monde. Je craignais aussi d'interrompre, ne fût-ce qu'un instant, vos mystérieux colloques avec Dieu, de distraire par mes paroles vos oreilles si bien occupées, et de mêler ma voix à celles d'en haut. J'avais peur que vous ne me prissiez pour un importun qui venait troubler Moïse sur la montagne, Elie dans le désert ou Samuel dans le temple,

a Ce fut le cinquième prieur de la Grande-Chartreuse et le premier qui en écrivit les statuts. Pierre le Vénérable parle de lui en ces termes dans la trois cent quatre-vingt-huitième lettre: " C'était, de son temps, la fleur et la gloire de la religion. " Dans la quarantième lettre du livre IV, adressée à Basile, successeur de Guigues en qualité de prieur de la Grande-Chartreuse, il dit encore : " J'avais l’intention de renouveler avec vous ces anciennes et saintes conférences que j'ai souvent eues avec l'abbé Guigues. votre prédécesseur, de sainte et heureuse mémoire, et pendant lesquelles les paroles sorties de sa bouche venaient, comme autant de traits enflammés, embraser mon coeur et me faire presque oublier toutes les choses de ce monde. " Voir quelques-uns de ses écrits, tomes V et VI, et les notes placées à la fin du volume.

si je me permettais de vous arracher un moment aux divins entretiens qui vous captivent tout entiers. En entendant Samuel s'écrier: " parlez, Seigneur, votre serviteur écoute (I Reg., III, 10), " oserais-je tenter de me faire entendre? J'appréhendais encore, si je me présentais mal à propos devant vous, que, semblable à David quand il s'éloigne et va se cacher dans le désert, vous ne voulussiez pas m'écouter et ne me finssiez à l'écart en disant avec lui: Laisse-moi, je ne puis t'écouter en ce moment, j'aime mieux prêter l'oreille à des paroles plus douces que les tiennes : " Car le Seigneur parle au dedans de moi, sa voix annonce la paix aux justes et à ceux qui rentrent en eux-mêmes ; loin de moi les pécheurs, je ne veux méditer que la loi de mon Dieu (Psalm, LXXXIV et CXVIII). "

Comment, en effet, serais-je assez téméraire pour tirer, avant qu'elle le veuille, l'épouse bien-aimée des bras de l'époux où elle goûte un doux sommeil? ne me dirait-elle pas à l'instant : Ne me trouble pas davantage : " Je suis toute à mon bien-aimé qui se plait au milieu des lis, et il est à moi tout entier (Cant., II, 16) ? "

2. Mais ce que je crains de faire, la charité l'ose, et, avec une entière confiance, elle frappe à la porte de l'âme, persuadée qu'elle ne peut essuyer un refus, elle, la mère des saintes amitiés ; elle n'a pas peur d'interrompre un instant, pour vous parler de ses propres affaires, la douceur du repos que vous goûtez ; elle sait, quand elle le veut, vous faire descendre du sein de Dieu et vous rendre attentifs à mes paroles, de sorte que non-seulement vous ne jugez pas indigne de vous de m’écouter avec bonté quand j'ose vous parler, mais encore vous m'excitez

à rompre le silence, si j'hésite à le faire. Je vous remercie de votre bienveillance et de vos procédés à mon égard, mais je vous félicite surtout de ce zèle si pur et de cette simplicité d'âme si grande qui font que vous vous félicitez et vous réjouissez en Dieu, de mes prétendus progrès dans la vertu !

Je me sens tout fier d'un tel témoignage et je m'estime heureux de cette amitié aussi flatteuse que gratuite des serviteurs de Dieu pour moi. Ma gloire à moi, ma joie et les délices de mon coeur, c'est de n'avoir pas en vain levé mes yeux vers ces montagnes d'où me vient aujourd'hui un secours d'une si grande valeur. Déjà elles m'ont fait sentir un peu de joie, et j'espère qu'elles en feront encore couler dans mon âme jusqu'à ce que nos vallées portent des fruits abondants : aussi sera-ce toujours pour moi un jour de fête à jamais gravé dans ma mémoire que celui où j'ai eu le bonheur de recevoir votre envoyé, cet homme à qui je dois que votre coeur m'ait été ouvert. Il est vrai que, même auparavant, si j'en juge par votre lettre, vous m'honoriez déjà de votre amitié ; mais à présent, si je ne me trompe, vous avez pour moi une affection plus étroite et plus intime, à cause des rapports avantageux qu'il vous a faits de moi, plutôt selon son opinion; je puis le certifier hautement; qu'en connaissance de cause, je n'oserais dire contre la vérité, car un chrétien, un religieux surtout, ne peut parler contre sa pensée. Pour moi, j'éprouve la vérité de ce qu'a dit le Sauveur : " Celui qui reçoit un juste, au nom de ce juste, recevra la récompense du juste (Matth., X, 41);" car je suis récompensé d'avoir reçu cet homme en passant pour juste moi-même; s'il a dit de moi quelque chose de plus, il a parlé beaucoup moins selon la vérité que selon la simplicité de son âme.

Vous avez entendu son récit, vous y avez cru, vous vous êtes réjouis, vous m'avez écrit et vous m'avez causé une grande joie, non-seulement en me jugeant digne de votre affection et d'une place distinguée dans votre pensée, mais encore en me faisant connaître toute la pureté de vos âmes et en me montrant en peu de mots l'esprit dont vous êtes animés.

3. Je me réjouis donc et je vous félicite comme je me félicite moi-même, vous, de ce que vous êtes si parfaits, et moi de l'édification que vous m'avez donnée; votre amour pour moi n'est-il pas cette charité vraie, sincère, qui liait d'un coeur pur, d'une conscience droite et d'une foi sincère , et nous fait aimer le bien du prochain comme le nôtre ? En effet, celui qui n'aime que le bien qu'il fait ou qui l'aime plus que celui que font les autres, n'aime certainement pas le bien pour le bien, il ne l'aime que pour lui-même; aussi ne saurait-il faire ce que dit le Prophète : " Bénissez le Seigneur, parce qu'il est bon (Psalm. CXVII). " En effet, il le bénit peut-être de ce qu'il est bon pour lui, mais non pas parce qu'il l'est en soi : aussi est-ce contre lui que le Prophète a dirigé ce reproche : " Il célébrera vos louanges, Seigneur, quand vous lui ferez du bien (Psalm, XLVIII, 19). "

Il y en a qui bénissent le Seigneur parce qu'il est puissant, d'autres parce qu'il est bon pour eux, des troisièmes le bénissent simplement parce qu'il est bon. Les premiers sont des esclaves qui tremblent pour eux-mêmes; les seconds, des mercenaires qui ne pensent qu'à leurs intérêts; mais les troisièmes sont des enfants qui fie songent qu'à leur Père. Celui qui craint et celui qui désire ne pensent, l'un et l'autre, qu'à eux; il n'y a que l'amour du fils qui ne recherche pas son intérêt propre, et pour moi, c'est de cette charité qu'il est dit : " La loi du Seigneur qui convertit les âmes est pure et sans tache (Psalm. XVIII, 8), " car il n'y a qu'elle qui détourne le coeur de l'amour du monde ou de l'égoïsme, pour le diriger vers Dieu, ce que ne sauraient faire ni la crainte ni l'égoïsme, qui peuvent bien quelquefois changer l'extérieur et les apparences, mais ne changent jamais les sentiments du coeur.

Sans doute l'esclave fait quelquefois l'oeuvre de Dieu, mais, comme il n'agit que par contrainte et non de lui-même, il persévère dans sa dureté, Le mercenaire la fait également, mais ce n'est pas sans vues intéressées ; aussi son avantage particulier est-il le mobile de sa conduite. Or qui dit particulier dit personnel, et qui dit personnel dit borné par quelque coin; or c'est dans les coins que se trouvent les immondices et la rouille.

Que l'esclave reste donc avec sa crainte; le mercenaire avec ses pensées d'intérêt, puisque c'est là ce qui les attire et les entraîne; mais ni la crainte ni l'intérêt ire sont sans défaut et ne peuvent changera le cœur ;a charité seule les convertit en les faisant agir de leur propre mouvement.

4. Or voici en quoi je la trouve sans tache; c'est qu'ordinairement elle ne réserve pour elle rien de ce qui lui appartient; celui qui ne garde rien pour soi, donne à Dieu bien certainement tout ce qu'il a; or ce que Dieu possède ne peut être vicié. Aussi cette loi de Dieu sans tache et sans souillure n'est-elle autre que là charité, qui ite cherche pas son avantage, mais l'avantage des autres: On l'appelle la loi de Dieu, soit parce qu'elle est la vie de Dieu même, soit parce que personne ne la possède s'il ne la tient de lui.

Il n'y a pas d'absurdité à dire que cette loi est la vie de Dieu même, puisque je dis qu'elle n'est autre que la charité. En effet, d'où vient, dans la suprême et bienheureuse Trinité, cette unité ineffable et parfaite qui lui est propre? n'est-ce pas de la charité? C'est donc elle qui est la loi du Seigneur, puisque c'est elle qui; maintenant, si je puis parler ainsi, l'unité dans la Trinité, la lie du lien de la paix. Cependant il ne faut pas croire que je fais ici de la charité une qualité ou un accident en Dieu, ce serait dire, Dieu m'en préserve, qu'en Lui il y a quelque chose qui n'est pas Lui; elle est la substance même de Dieu, je n'avance là rien de nouveau ou d'inouï, car Dieu est charité, selon saint Jean lui-même.

On peut donc dire avec raison que la charité est Dieu en meute temps qu'elle est un don de Dieu. La charité donne la charité, la substance, l'accident. Quand je parle de celle qui donne, je parle de la substance, et quand je parle de celle qui est donnée, je parle de l'accident : elle est la loi éternelle créatrice et modératrice de l'univers : si toutes choses ont été faites avec poids, nombre et mesure, c'est par elle qu'elles l'ont été. Rien n'existe sans loi, pas même celui qui est la loi de toutes choses; il est vrai qu'il est devenu lui-même la loi qui le régit, mais une loi incréée comme lui.

5. Quant à l'esclave et au mercenaire, ils ont aussi l'un et l'autre une loi, mais ils ne l'ont pas reçue du Seigneur ; ils se la sont faite à eux-mêmes, l'un en n'aimant pas Dieu, l'autre, en ne l'aimant pas par-dessus toutes choses leur loi; je le répète, est la leur et non pas celle de Dieu, à laquelle néanmoins la leur est soumise, car s'ils ont pu se faire chacun une loi, ils n'ont pli la soustraire à l'ordre immuable de la loi divine. A mes yeux, c'est se foiré une loi à soi, que de préférer sa volonté propre à la loi éternelle et commune, et, par une imitation du Créateur, que j'appellerai contraire à l'ordre, de ne reconnaître d'autre maître que soi, ni d'autre règle que sa volonté propre, à l'exempte de. Dieu, qui est sa propre loi et ne dépend que de lui-même. Hélas! pour tous les enfants d'Adam que cette volonté qui incline et courbe nos fronts jusqu'à nous rapprocher des enfers, est un lourd et insupportable fardeau ! " Infortuné que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort (Rom., VII, 24) ? " II m'accable au point que si le Seigneur ne me venait en aide, il s'en faudrait de bien peu que je ne fusse abîmé dans l'enfer. C'était sous le poids de ce fardeau que gémissait celui qui disait : " Pourquoi m'avez-vous mis en opposition avec vous et pourquoi me suis-je devenu à charge à moi-même (Job.,VII, 20) ? " Par ces mots : " je me suis devenu à charge à moi-même, " il voulait dire qu'il était devenu sa propre loi et l'auteur même de cette loi. Mais lorsqu'il commence par dire, en s'adressant à Dieu: " Vous m'avez mis en opposition avec vous, " il montre qu'il ne s'est pas soustrait à l'action de la loi divine ; car c'est encore le propre de cette loi éternelle et juste que tout homme qui refuse de se soumettre à son doux empire devient son propre tyran, et que tous ceux qui rejettent le joug doux et le fardeau léger de la charité sont forcés de gémir sous le poids accablant de leur propre volonté.

6. Ainsi la loi divine a fait d'une manière admirable, de celui qui l'abandonne, en même temps un adversaire et un sujet; car, d'un côté, il ne peut échapper à la loi de la justice, selon ce qu'il mérite, et de l'autre il n'approche de Dieu ni dans sa lumière, ni dans son repos, ni dans sa gloire : il est donc en même temps courbé sous la puissance de Dieu, et exclu de la félicité divine.

Seigneur mon Dieu, pourquoi n'effacez-vous pas mon péché et pourquoi ne faites-vous pas disparaître mon iniquité, afin que, rejetant le poids accablant de ma volonté propre, je respire sous le fardeau léger de la charité, et que, n'étant plus soumis aux étreintes de la crainte servile ni aux attraits de la cupidité mercenaire, je ne sois plus poussé que par lo souffle de votre esprit, de cet esprit de liberté qui est celui de vos enfants? Qui est-ce qui me rendra témoignage et me donnera l'assurance que, moi aussi, je suis du nombre de vos enfants, que votre loi est la mienne et que je suis en ce monde comme vous y êtes vous-même ? Car il est bien certain que lorsqu'on observe ce précepte de l'Apôtre " Acquittez-vous envers tous de ce que vous leur devez, ne demeurant chargés que de la dette de l'amour qu'on se doit toujours les uns aux autres (Rom., XIII, 8)," on est en ce monde, comme Dieu lui-même s'y trouve, et l'on n'est plus alors ni esclaves, ni mercenaires, mais enfants de Dieu. On voit donc par là que les enfants ne sont pas sans loi, à moins qu'on ne pense le contraire parce qu'il est dit : " La loi n'est pas faite pour les justes (I Tim., I, 9) ." Mais il faut savoir qu'il y a une loi promulguée dans l'esprit de servitude, celle-là n'imprime que la crainte ; et qu'il en est une autre dictée par l'esprit de liberté, celle-ci n'inspire que la douceur. Les enfants ne sont pas contraints de subir la première, mais ils sont toujours sous l'empire de la seconde. Voici donc en quel sens il est dit que la loi n'est pas faite pour les justes, selon ces paroles de l'Apôtre : " Vous n'avez point reçu l'esprit de servitude pour vivre encore dans la. crainte (Rom., VIII, 15) ; " et comment il faut entendre néanmoins qu'ils ne sont pas sans la loi de charité, d'après cet autre passage : " Vous avez reçu l'esprit d'adoption des enfants de Dieu. " Ecoutez enfin de quelle manière le juste dit en même temps qu'il est et qu'il n'est pas sous la loi. " Pour ceux, dit-il, qui étaient sous la loi, j'ai été comme si j'y étais aussi, bien que je n'y fusse plus en effet ; mais avec ceux qui n'avaient point de loi, j'ai vécu comme si j'eusse été aussi sans loi, tandis que j'en avais une aux yeux de Dieu, la loi de Jésus-Christ (I Cor., IX, 2I). "

Il n'est donc pas exact de dire : " Il n'y a pas de loi pour les justes; " mais il faut dire : " La loi n'est pas faite pour les justes, " c'est-à-dire, elle n'est pas faite pour les contraindre ; mais celui qui leur impose cette loi pleine de douceur, la fait aimer et goûter aux justes qui l'observent sans contrainte. Voilà pourquoi le Seigneur dit si bien :" Prenez mon joug sur vous (Matth., XI, 29), " comme s'il disait : Je ne vous l'impose pas malgré vous; prenez-le, si vous voulez; mais si vous ne le faites pas, je vous annonce qu'au lieu du repos que je vous promets, vous ne trouverez que peines et fatigues pour vos âmes.

7. C'est donc une loi douce et bonne que la charité; non-seulement elle est agréable et légère à porter, mais elle sait aussi rendre légères et douces les deux lois de l'esclave et du mercenaire; car au lieu de les détruire elle les fait observer selon ce qu'a dit le Seigneur: " Je ne suis pas venu abolir mais perfectionner la loi. " En effet elle tempère la première, règle la seconde et les adoucit toutes les deux. Jamais la charité n'ira sans la crainte, mais cette crainte est bonne; elle ne se dépouillera pas non plus (le toute pensée d'intérêt, mais ses désirs sont réglés. La charité perfectionne donc la loi de l'esclave en lui inspirant un généreux abandon, et celle du mercenaire, en donnant une bonne direction à ses désirs intéressés: or cet abandon généreux uni à la crainte n'anéantit pas cette dernière; elle la purifie seulement et fait disparaître ce qu'elle a de pénible. A la vérité, il n'y a plus cette appréhension du châtiment, dont la crainte servile n'est jamais exempte, mais la charité lui substitue une crainte chaste et filiale qui subsiste toujours; car s'il est écrit : " La charité parfaite bannit toute crainte (I Joan., IV, 18), " on doit comprendre comme s'il y avait : bannit la crainte pénible du châtiment, dont nous avons dit que la crainte servile n'est jamais exempte. C'est une figure fort commune qui consiste à prendre la cause pour l'effet.

Quant à la cupidité, elle se trouve aussi parfaitement réglée par la charité qui se joint à elle, lorsque, cessant de désirer ce qui est mal, elle commence à préférer ce qui est meilleur; elle n'aspire au bien que pour arriver au mieux. Quand, par la grâce de Dieu, on en est là, on n'aime le corps et tout ce qui y touche, que pour l'âme, l'âme pour Dieu et Dieu pour lui-même.

8. Cependant, comme nous sommes charnels et que nous naissons de la concupiscence de la chair, la cupidité, c'est-à-dire, l'amour, doit commencer en nous par la chair; mais si elle est dirigée dans la bonne voie, elle s'avance par degrés, sous la conduite de la grâce, et ne peut manquer d'arriver enfin jusqu'à la perfection, par l'influence de l'esprit de Dieu: car ce qui est spirituel ne devance pas ce qui est animal ; au contraire, le spirituel ne vient qu'en second lieu : aussi avant de porter l'image de l'homme céleste, devons-nous commencer par porter celle de l'homme terrestre. L'homme commence donc par s'aimer lui-même, parce qu'il est chair. et qu'il ne peut avoir de goût que pour ce qui se rapporte à lui; puis, quand il voit qu'il ne peut subsister par lui-même, il se met à rechercher, par la foi, et à aimer Dieu, comme un être qui lui est nécessaire; ce n'est donc qu'en second lieu qu'il aime Dieu, et il ne l'aime encore que pour soi et non pour lui. Mais lorsque, pressé par sa propre misère, il a commencé à servir Dieu et à se rapprocher de lut, par la méditation et par la lecture, par la prière et par l'obéissance, il arrive peu à peu et s'habitue insensiblement à connaître Dieu, et par conséquent à le trouver doux et bon : enfin après avoir goûté combien il est aimable, il s'élève au troisième degré; alors ce n'est plus pour soi, mais c'est pour Dieu même qu'il aime Dieu. Une fois arrivé là il ne monte pas plus haut, et je ne sais si, dans cette vie, l'homme peut vraiment s'élever au quatrième degré, qui est de ne plus s'aimer lui-même que pour Dieu. Ceux qui ont cru y être parvenus affirment que ce n'est pas impossible ; pour moi, je ne crois pas qu'on puisse jamais s'élever jusque-là, mais je ne doute point que cela n'arrive, quand le bon et fidèle serviteur est admis à partager la félicité de son maître et à s'enivrer des délices sans nombre de la maison de son Dieu; car, étant alors dans une sorte d'ivresse, il s'oubliera en quelque façon lui-même, il perdra le sentiment de ce qu'il est, et, absorbé tout entier en Dieu, il s'attachera à lui de toutes ses forces et ne fera bientôt plus qu'un même esprit avec lui.

9. N'est-ce pas le sens de ces paroles du Prophète : " J'entrerai dans votre gloire, ô mon Seigneur, et ne songerai plus alors qu'à vos perfections (Psalm. LXX, 46). " Il savait bien que des qu'il entrerait en possession de la gloire de Dieu, il serait dépouillé de toutes lès infirmités de la chair et ne pourrait plus songer à elles, et, qu'étant devenu tout spirituel, il ne serait plus occupé que des perfections de Dieu. Alors tous les membres du Christ pourront dire, en parlant d'eux, ce que Paul disait de notre chef : " Si nous avons connu le Christ selon la chair, maintenant nous ne le connaissons plus ainsi (II Cor., V, 16). " En effet, comme la chair et le sang ne posséderont point le royaume de Dieu, on ne s'y connaît point selon la chair. Ce n'est pas que notre chair ne doive y entrer un jour ; mais elle n'y sera admise que dépouillée de toutes ses infirmités, l'amour de la chair sera absorbé par celui de l'esprit, et toutes les faiblesses des passions humaines qui existent à présent, seront transformées en une puissance toute divine. Alors le filet que la charité jette aujourd'hui dans cette grande et vaste mer pour en tirer sans cesse des poissons de tout genre, une fois ramené sur le rivage, rejettera les mauvais et ne retiendra plus que les bons. La charité remplit ici-bas de toutes sortes de poissons les vastes replis de son filet, puisqu'en se proportionnant à tous, selon le temps, en traversant et en partageant d'une certaine manière la bonne comme la mauvaise fortune de tous ceux qu'elle embrasse, elle s'est habituée à se réjouir avec ceux qui sont dans la joie, de même qu'à verser des larmes avec ceux qui sont dans l'affliction; mais quand elle aura tiré son filet sur le rivage éternel, elle rejettera comme de mauvais poissons, tout ce quelle souffre de défectueux et ne conservera que ce qui peut plaire et flatter. Alors on . ne verra plus saint Paul devenir faible avec les faibles ou brûler pour ceux qui se scandalisent, puisqu’il n'y aura plus ni scandales ni infirmités d'aucune sorte. II ne faut pas croire qu'il versera encore des larmes sur les pécheurs qui n'auront pas fait pénitence ici-bas ; comme il n'y aura plus de pécheurs, il ne sera plus nécessaire de faire pénitence. Ne pensez pas non plus qu'il gémira alors et versera des larmes sur ceux qui brûleront éternellement avec le diable et ses satellites ; car il n'y aura ni pleurs ni affliction dans cette sainte cité qu'un torrent de délices arrose, et que le Seigneur chérit plus que les tentes de Jacob; car si dans ces tentes on goûte quelquefois la joie de la victoire, on n'y est jamais hors du combat et sans danger de perdre la palme avec la vie ; mais dans la patrie il n'y a plus de place ni pour les revers ni pour les gémissements et les larmes, comme nous le disons dans ces chants de l'Eglise : " C'est le séjour de ceux qui se réjouissent, et le lieu d'une inaltérable allégresse (Psalm. LXXXVI, 7 ; Isa., LXI, 1). " Il ne sera même plus question de la miséricorde de Dieu dans ce séjour où désormais ne doit régner que la justice ; et on n'y sentira plus de compassion, puisque la miséricorde en sera bannie et que la miséricorde n'aura plus de quoi s'exercer.

10. Je prolongerais volontiers cette lettre, mes très-chers et bien aimables frères, tant j'éprouve de bonheur à m'entretenir avec vous; niais trois raisons m'engagent à finir : d'abord la crainte de vous fatiguer, puis la honte de me montrer parleur interminable, et enfin le soin des affaires de la maison qui me réclament.

Mais, en finissant, je vous prie d'avoir pitié de moi; si vous vous êtes réjouis sur parole du bien que vous avez cru être en moi, veuillez aussi être touchés des misères qui ne s'y trouvent due trop réellement. Sans doute, celui qui vous a parlé en bien de moi a vu quelques petites choses, mais il se les est exagérées; et dans votre indulgence vous avez cru sans peine ce qu'il vous a rapporté. Je vous félicite de cette charité qui croit tout, mais je suis confondu par la vérité qui sait tout. Je vous prie, en ce qui me concerne, de vous en rapporter à moi plutôt qu'à celui qui n'a vu de moi que le dehors, a car nul ne sait ce qui est dans l'homme que l'esprit qui est en lui (I Cor., II, 11). " Je vous assure donc, moi qui ne vous parle pas de ma personne par conjecture, mais en connaissance de caisse, que je ne suis pas tel qu'on me croit et qu'on vous l'a dit. Je crains d'autant moins de l'affirmer que j'ai pour moi le témoignage de ma conscience; aussi ne désiré-je rien tant obtenir par vos prières que de devenir tel que vous me dépeignez dans votre lettre.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE XI.

11. A Guy, surnommé de Castro, Français de nation, originaire du Dauphiné, natif de Valence, cinquième prieur général de la grande Chartreuse depuis saint Bruno. Saint Bernard l'aimait beaucoup, comme on peut le voir non-seulement par cette lettre, mais encore par l'histoire de sa Vie, livre III, chapitre Ier. Il était d'une extrême modestie si nous en jugeons par le portrait qu'il en a lui-même tracé dans sa lettre à Pierre de Cluny (liv. I des Epit. de Pierre le Vénérable, épit. 25).

Je vous prie, dit-il, au nom de cet amour dont votre coeur daigne m'honorer, tout indigne que j'en suis, de vouloir bien, quand vous avez la bonté de m'écrire malgré mon néant, ne pas risquer de détruire votre ouvrage de vos propres mains, en exaltant ma faiblesse, par des compliments qui la mettent en péril. Mais ce que je vous demande avec les plus grandes instances et les deux genoux en terre, c'est que désormais vous vouliez bien ne plus donner le nom de Père à un homme aussi petit que moi. Je me trouverais honoré du titre de votre serviteur, aussi le serai-je non-seulement autant, mais beaucoup plus que je ne le mérite, si vous m'appelez seulement votre frère, votre ami ou votre fils. " Pierre le Vénérable suivit son exemple en écrivant à saint Bernard, comme on peut le voir par la trois cent quatre-vingt-huitième lettre. Peut-être ne firent-ils l'un et l'autre qu'imiter saint Bernard lui-même dans la soixante-douzième lettre.

Guy a composé plusieurs écrits qui ont rendu son nom immortel, dit Trithemius, mais entre autres une Vie de saint Hugues, évêque de Grenoble, adressée au pape Innocent II, et qu'on trouve dans Surius, au tome II, à la date du 1er avril; des Méditations, qui se trouvent dans la Bibliothèque des saints Pères; un Traité de la vérité et de la paix, resté manuscrit dans la bibliothèque des Chartreux de Cologne; un livre des Instituts des Chartreux, puis un livre de la Contemplation; et enfin différentes lettres. J'en ai publié quatre dans le tome VI, ce sont les seules qui nous restent de lui. J'ai fait après Horstius d'inutiles efforts pour découvrir les autres. Ayant écrit à ce sujet au très-révérend P. D. Jean Pégon, prieur de la grande Chartreuse et général de l'Ordre, j'en reçus cette réponse, qu'après les incendies qui ont six fois dévoré cette maison jusqu'aux fondements, c'est à peine s'il reste encore quelque chose de la magnifique collection de manuscrits que ses prédécesseurs avaient formée avec tant de peines et de soins. On attribue encore à Guy le Livre de l’Échelle des religieux cloîtrés, rapporté au tome VI. On ne doit point passer sous silence ce que Trithemius dit qu'il revit et corrigea avec le plus grand soin et la plus grande exactitude, les lettres de saint Jérôme, que l'inadvertance des copistes avait remplies de fautes, et les réunit en un volume. Nous avons donné une lettre de Guy lui-même sur ce sujet, extraite du tome I des Analestes. D'après Sutor, livre II des Vies des Chartreux, chapitre V, il mourut en odeur de sainteté clans sa cinquante-cinquième année, trente ans après avoir fait profession, et vingt-sept ans environ après avoir été nommé prieur, l'année de Notre-Seigneur 1137, et la cinquante-troisième de la fondation de la grande Chartreuse. (Note de Mabillon.)


LETTRE XII. AUX MÊMES RELIGIEUX.

Saint Bernard se recommande à leurs prières.

A son très-cher seigneur et très-révérend père Guigues,prieur de la Grande-Chartreuse et à ses saints religieux, le frère Bernard de Clairvaux, salut et l'offre de ses humbles services.

Quelques bonnes raisons que j'aie pour m'excuser auprès de vous, de n'être pas allé vous voir et faire votre connaissance lorsque j'étais si près de vous, je dois avouer que je ne puis me pardonner d'avoir manqué cette occasion de le faire et de repasser, avec vous, devant Dieu, et dans la retraite, toutes les misères et les inquiétudes de ma vie. Et pourtant je ne puis m'en prendre qu'à mes occupations; elles ne m'ont pas fait négliger, mais elles m'ont mis dans l'impossibilité d'aller vous voir. Que de fois il en est ainsi et que de fois aussi j'en éprouve de la contrariété! Les gens de bien ne sauraient trop me plaindre et compatir à ma douleur; ce serait pour moi un double malheur si mon sort n'excitait votre pitié. Je vous donne, mes frères, une belle occasion d'exercer votre charité : ce n'est pas que je le mérite, mais si vous ne me jugez pas digne de votre compassion, accordez-la-moi du moins, parce que je suis pauvre et dénué de tout. Si la justice se préoccupe du mérite, il suffit de la misère pour exciter la pitié, car la véritable compassion ne juge pas, mais elle émeut ; elle ne discute pas l'occasion qui se présente, mais elle la saisit. Quand elle parle, la raison se tait. Ainsi lorsque Samuel pleurait sur Saül, c'était par un sentiment de pitié, et non par raison. Il en était de même de David, il ne put retenir ses larmes sur un fils parricide; c'étaient des larmes inutiles sans doute, et pourtant c'étaient des larmes brûlantes. Ayez pitié de moi, vous qui avez reçu de Dieu la grâce de le servir dans un asile assuré, loin des embarras du monde dont vous êtes affranchis. Heureux ceux que le Seigneur a cachés dans son tabernacle, pendant les mauvais jours, ils espèrent à l'ombre de ses ailes qu'enfin les jours mauvais s'écouleront. Quant à moi, pauvre, malheureux et misérable, la peine est mon partage; je me vois tel qu'un petit oiseau, sans plumes, presque constamment hors de son nid, exposé au vent et à la tempête; je suis troublé et je chancelle comme un homme pris de vin; mon âme est rongée par les tourments. Soyez donc touchés de ma misère, sinon parce que je mérite que vous le soyez, du moins, parce que je me trouve, en effet, dans l'état que je vous ai dit.
 
 
 
 
 
 

LETTRE XIII. AU PAPE HONORIUS.

L’an 1126

Saint Bernard le prie de vouloir bien ratifier l'élection d'Albéric (a) au siège épiscopal de Châlons-sur-Marne.

Au souverain pontife Honorius, son très-humble serviteur, un religieux par sa profession, et par sa vie un pécheur.

On dit que sur vous la prière du pauvre a plus d'empire que la parole des hommes puissants. La pensée de votre extrême bonté, en même temps que la charité qui me presse de vous écrire, font que je m'adresse à Votre Grandeur sans éprouver la moindre hésitation. Je veux vous parler de l'Eglise de Châlons, dont je ne dois et ne puis, pour mon propre compte, vous dissimuler le péril.

a Albéric avait une école à Reims; c'était, d'après Robert Dumont, un docteur très-versé dans la connaissance des belles-lettres, et un homme d'un conseil très-sûr. Pierre Abélard, son rival, l'appelle le Rémois et disciple de Guillaume de Champeaux, dans l’Histoire de ses malheurs, chapitre v. Dans la seconde lettre, Eloise remarque qu'il fut condisciple Q'Abélard. Gautier, évêque de Laon, lui écrivit, sur la, crainte de Jésus-Christ, une lettre qui est la quatrième dans le Spicilège, tome II, page 469. Si je ne me trompe, c'est de lui qu'Abélard a voulu parler quand il a dit dans son Introduction h la théologie, page 1066, le Docteur en France. Il fut élu évêque de Châlons-sur-Marne pour succéder à Ebale en 1126, mais cette élection n'ayant pas été ratifiée, il fut plus tard élevé au siège archiépiscopal de Bourges, en 1139. Il mourut en 1141. Voir la lettre cinquante-huitième, qui a été écrite avant celle-ci à Ebale; Marlot, tome second de la Métropole de Reims, p. 255, et les notes placées à la fin du volume. On connait un autre Albéric de Reims, surnommé de Port-Vendre, dont palle Jean de Salisbury dans sa quatre-vingt. deuxième lettre.

En effet, je suis dans son voisinage et je prévois, je sens même déjà que la paix de ce diocèse ne peut manquer d'être bientôt profondément troublée, si Votre Sainteté refuse d'approuver l'élection de l'illustre docteur Albéric, qui avait réuni et qui réunit encore aujourd'hui toutes les voix et tous les voeux du peuple et du clergé.

A ce sujet, si vous daignez me demander ma pensée ou en faire quelque cas, je vous dirai que cet homme est d'une foi irréprochable, que sa doctrine est saine, et que dans les choses divines aussi bien que dans les humaines il est d'une prudence consommée; aussi ai-je la conviction que dans la maison de Dieu, si toutefois Dieu l'y appelle, il sera un vase d'honneur, et que non-seulement son Eglise de Châlons, mais encore l'Eglise de France tout entière en retirera de grands avantages. Je laisse maintenant à votre sagesse de décider s'il y a lieu pour moi de solliciter de Votre Sainteté une dispense dont on peut espérer de si grands biens.

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE XIII.

12. A Honorius. L'illustre cardinal Baronius rapporte cette lettre à l'année 1129, de même que les trois lettres suivantes. Mais, comme Manrique le remarque avec raison, dans ses Annales, elle doit être de l'année Il 26. En effet, on peut voir à la suppression du nom de saint Bernard au commencement de la lettre et au contexte lui-même, que cette lettre est la première que notre Saint écrivit à Honorius, dont il ne se croyait pas encore connu. Il existe, sans compter celle-ci, d'autres lettres de saint Bernard au pape Honorius auxquelles Baronius lui-même assigne la date de 1127 et 1128 ; d'où il suit que celle-ci doit être placée l'année d'avant, c'est-à-dire en 1126, qui d'ailleurs, d'après les actes de l'Eglise de Châlons, est l'année môme de la mort d'Ebale, à qui Albéric fut donné pour successeur.

13. Si Votre Sainteté n'approuve pas l'élection de cet homme illustre, le docteur Albéric.... Ce fut en effet un homme fort illustre que cet Albéric le Rémois, sinon par sa naissance, du moins par son savoir et ses vertus. Il avait étudié sous Anselme de Laon avec Abélard, dont il devint l'adversaire ; et il contribua personnellement dans le concile de Soissons à décider due son livre sur la Trinité serait brûlé. Albéric passa de la chaire de professeur à Reims à celle d'évêque de Châlons, après la mort d'Ebale, et non point de Guillaume (le Champeaux, comme l'ont dit Picard, Horstius, Duchesne et d'autres encore. Mais que Guillaume de Champeaux soit mort en 1119, comme le prétendent les écrivains que je viens de citer, ou bien en 1124, ainsi que nous l'avons établi plus haut, dans les notes ajoutées à la troisième lettre, il n'est pas vraisemblable que le siége de Châlons soit resté vacant jusqu'au pontificat d'Honorius, à qui saint Bernard écrivit sa treizième lettre en faveur d'Albéric, lequel Honorius ne fut pape qu'en 1124. Faut,-il penser que l'élection d'Albéric et la recommandation de saint Bernard ne restèrent pas sans effet, c'est ce qu'affirme, dans sa Chronique, à l'année 1126, un Albéric distinct de celui-ci; mais la plupart des écrivains croient le contraire, et leur sentiment me parait plus fondé. En effet, clans l'énumération des Pères du concile de Troyes en 1127 ou 1128, après avoir nommé tous les évêques, y compris celui de Châlons, dont pourtant le nom n'est pas indiqué, on voit le docteur Albéric de Reims cité parmi les membres du clergé inférieur. Enfin il est certain qu'il occupa le siège de Bourges à la mort d’Ulgrin, comme le prouve très-bien Duchesne dans ses notes sur Abélard.

14. Par le péril qui menace l'Eglise de Châlons, au dire de saint Bernard, si l'élection d'Albéric n'est pas confirmée, il ne. nous semble pas qu'on doive entendre l’ambition de Henri de Verdira, que le cardinal Baronius, Manrique et l'auteur de la Gaule impériale accusent d'avoir voulu s'emparer de cet évêché, mais plutôt le trouble et l'agitation que ne peut manquer de causer le rejet des voeux unanimes du clergé et de la demande de tous les fidèles, comme d'ailleurs saint Bernard l'insinue clans la suite de sa lettre. Quand ces auteurs, pour appuyer leur opinion, rapportent ce passage de la quarante-huitième lettre de saint Bernard à Haimeric : " Qu'est-ce qui a pu, homme excellent, déplaire, en ma personne, à Votre Sainteté? est-ce parce qu'au concile de Châlons on a retiré ces pouvoirs à un homme généralement décrié qui avait dissipé les trésors de son maître dans l'église de Verdun dont il était chargé? " Ils doivent remarquer que ces paroles n'expriment pas autre chose que la déposition d'Henri, qui fut prononcée à Châlons-sur-Marne par Matthieu légat du Pape, ainsi qu'Albéric le rapporte à l'année 1129, en disant. due " au concile présidé à Châlons-sur-Marne par Matthieu légat du pape, le jour de la Purification de la sainte Vierge, fleuri, évêque de Verdun, avait été amené, par le conseil de saint Bernard, à se démettre des fonctions de l'épiscopat. Ou trouve dans Uvassebourg, livre IV, dans les Antiquités belges, une lettre du pape Honorius adressée à son légat Matthieu, qui fait foi de ce que je viens d'avancer. Voici ce qu'on y lit entre autres choses : " Allez à Châlonssur-Marne et appelez devant vous le susdit évêque — qu'on accuse d'avoir dilapidé les biens ecclésiastiques, — et la partie plaignante, — les chanoines de Verdun, comme il est dit en cet endroit même de la lettre, — et après vous être entouré de l'archevêque de Trèves, d'autres évêques et de quelques personnages aussi éclairés que religieux, étudiez toute cette affaire avec soin, et rendez-vous un compte exact de tout. Si les témoins et les accusateurs vous semblent dignes de confiance, prenez l'avis de vos frères et terminez l'affaire selon les canons...., etc." Mais c'est assez sur ce sujet.

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LETTRE XIV. AU MÊME PAPE HONORIUS.

Vers l'an 1126.

Saint Bernard lui recommande la cause de l'abbaye de Saint-Bénigne de Dijon.

Au souverain pontife Honorius, le frère Bernard , abbé de Clairvaux , salut et tout ce que peut pour lui la prière d'un pécheur.

Le Dieu que nous vénérons en vous sait la crainte respectueuse avec laquelle je vous écris. Mais la charité dont l'empire est le même pour moi que pour vous, me donne la hardiesse de le faire. C'est à la sollicitation de l'abbaye de Dijon (a) que je viens vous prier, sans toutefois savoir au juste ce que je dois vous demander pour elle; car s'il est injuste de tenter d'obtenir quoi que ce soit contre la justice par prière ou par faveur, il est d'un autre côté tout à fait superflu de faire de grands efforts pour se faire accorder une chose juste de celui qui aime la justice.

a C'est-à-dire pour le couvent des moines de Saint-Bénigne de Dijon qu'il tient en très-grande affection, dit-il dans la lettre suivante, à cause de l'ancienneté de leur maison. C'est dans l'église de ce couvent que le père et la mère de saint Bernard furent inhumés; ce n'est que longtemps après qu'ils en furent retirés pour être portés à Clairvaux. Les écrivains de l'époque de saint Bernard et saint Bernard lui-même, comme nous le verrous dans plusieurs de ses lettres, emploient indistinctement le mot église et monastère pour désigner une maison religieuse. Voir les lettres trente-neuvième, soixantième, trois cent trente-neuvième, trois cent quatre-vingt-douzième, trois cent quatre-vingt-quatrième, trois cent quatre vingt-quinzième, etc., de même qu'il n’est pas rare de trouver le mot monastère employé pour église. Remarquez que l'église de Saint-Bégnine est simplement appelée l'église de Dijon, parce qu'elle est la principale église de la ville.

Toutefois, quoique je ne sache pas précisément quelle prière vous faire, je n'en suis pas moins pleinement convaincu que votre bienveillance pour ces bons religieux (a) ne sera pas inactive; j'ignore certainement ce que Votre Sainteté jugera bon de décider après un examen attentif de la chose, mais je vous atteste que j'ai constamment entendu dire, et que je l'entends encore tous les jours, que l'abbaye de Dijon a possédé, depuis longtemps et sans interruption, ce (b) que les gens de Luxeuil lui contestent par le procès qu'ils lui intentent, en sorte que les anciens du pays ne sont pas moins étonnés qu'indignés d'une chicane aussi nouvelle pour eux qu'indigne à leurs yeux.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE XV.

15. A Haimerie, C'était un Bourguignon, originaire de La Châtre, en Berry, ce qui fit donner à sa famille le nom de cette ville; il fut cousin germain de Pierre de La Châtre, archevêque dé Bourges; il devint chanoine de Latran, et fut fait cardinal-diacre du titre de Sainte-Marie, par le pape Callixte II, en 1420, et chancelier de la cour de Rome du vivant de Chrysogone de Pise, son prédécesseur dans cette charge. Après s'être acquitté de ses fonctions, pendant plusieurs années; d'une manière remarquable, il mourut le 28 mai 1141, selon le calendrier de Saint-Victor de Paris. Saint Bernard lui écrivit souvent et en ami, et lui dédia son Traité de l'Amour de Dieu. (Note de Horstius.)

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LETTRE XV. A HAIMERIC, CHANCELIER DE LA COUR DE ROME, SUR LE MÊME SUJET QUE LA LETTRE PRÉCÉDENTE.

Vers l'an 1126.

A l'illustre seigneur Haimeric (c) chancelier du saint Siége apostolique, Bernard de Clairvaux, salut et le souhait de l'Apôtre d'oublier le passé pour marcher toujours ; en avant.

Nos amis n'ignorent pas votre amitié pour moi, et si je ne veux eu partager les fruits avec eux, ils ne manqueront pas de s'en montrer jaloux. Les moines de Dijon me sont très-chers, à cause de l'ancienneté de peur maison, Je vous prie de leur faire éprouver en ma considération les effets de votre amitié pour moi, sans toutefois blesser la justice qu'aucune amitié ne doit faire sacrifier.

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LETTRE XVI. A PIERRE, CARDINAL-PRÊTRE, SUR LE MÊME SUJET.

Vers l'an 1126.

A son très-cher seigneur Pierre, cardinal-prétre,le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut éternel.

Je n'ai point d'affaire qui me fasse vous écrire, mais je regarde celle des moines de Dijon comme m'étant personnelle, parce que ce sont

a Il n'est pas rare que saint Bernard et d'autres écrivains avec lui se servent de ce mot Pour désigner des moines, comme cela a lieu dans la quarante-cinquième et la deux cent deuxième lettre, ainsi que dans le vingt-sixième sermon sur Divers sujets, II, 2. Longtemps auparavant, saint Grégoire le Grand, livre Ier, cinquante-neuvième lettre, s'était exprimé de la même manière.

b Le litige portait sur deux petites chapelles de Clermont et de Vignory, et ne fut vidé que par une décision d'Etienne, archevêque de Vienne, assisté de quelques autres évêques. Voir Pérard, Monuments de Bourgogne, pages 224 et 228;

c Haimeric était Français et fut très-lié d'amitié avec saint Bernard auquel il avait écrit le premier, comme on le voit par la trente-quatrième lettre de notre Saint, laquelle est antérieure à celle-ci.

des religieux. Veuillez prendre leurs intérêts en main , comme si c'étaient les miens, autant toutefois que la justice vous permettra de le faire. Je crois d'ailleurs que leur cause est juste, et tout le pays le dit avec moi.

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LETTRE XVII. A PIERRE (a), CARDINAL-DIACRE.

Saint Bernard s'excuse de ne s'être pas rendu à son appel, et lui répond au sujet des écrits qu'il lui a demandés.

Au vénérable seigneur Pierre, cardinal-diacre de l’Eglise romaine et légat du saint Siège, le frère Bernard, salut et entier dévouement,

Si je ne me suis pas rendu à votre appel, ce n'est pas la paresse, mais un motif des plus graves qui m'en a empêché. C'est due, si vous me permettez de le dire avec tout le respect que je vous dois, ainsi qu'à tous les gens de bien, j'ai fait voeu de ne jamais sortir de mon couvent, si ce n'est pour certaines causes particulières; or il ne s'en est présenté aucune de cette espèce qui me permit de répondre à votre désir et au mien. Mais vous, que faites-vous de la promesse que votre précédente lettre nous apportait? Ne m'avez-vous pas fait espérer votre visite? Je l'attends toujours.

Pour les écrits que vous m'avez précédemment chargé de vous préparer et que vous réclamez aujourd'hui, je ne sais absolument ce que ce peut être; aussi n'ai-je rien de fait : et je ne me souviens pas d'avoir jamais écrit aucun ouvrage de morale qui me paraisse mériter l'attention de Votre Excellence (b).

Plusieurs religieux ont rédigé à leur manière quelques fragments de mes entretiens à mesure qu'ils les ont entendus : l'un d'eux est à votre disposition, c'est le premier chantre de Trèves, l'archidiacre Gébuin (c).

Vous pouvez, si vous le voulez, lui demander celui de ses résumés qu'il vous plaira, il vous le donnera volontiers.

Cependant, quand vos occupations et votre dignité vous permettront de rendre enfin à vos bien chers fils la visite que vous leur avez promise et qu'ils attendent depuis si longtemps, je ferai tout mon possible pour vous satisfaire, si j'ai dans mes écrits quelque chose qui puisse vous plaire ou si j'ai pu faire quelque travail digne de vous; car je suis plein de considération et d'estime pour un homme aussi connu que vous l'êtes par la sollicitude et le zèle incomparables dont on vous sait animé pour les choses de Dieu, et je m'estimerai très-heureux si les oeuvres d'un médiocre écrivain de la campagne peuvent vous être agréables en. quelque chose.

a Ce n'est pas le même que Pierre de Léon qui fut également légat du Pape, mais qui était cardinal-prêtre, ainsi que nous l'avons démontré dans la préface placée en tête de ce tome. On croit qu'il est le même que le pape Honorius il envoya en France comme légat a latere , au commencement de son pontificat, contre Ponce et ses adhérents, selon ce que rapporte Pierre le Vénérable au livre II des Miracles, chapitre 13. Peut-être était-ce Pierre de Fontaines, compatriote de saint Bernard, créé en 1120 cardinal, du titre de Saint-Marcel, par le pape Callixte II.

b Saint Bernard donne ordinairement le titre d'Excellence aux cardinaux, comme on le voit dans la trois cent sixième et la trois cent onzième lettre; quelquefois il les appelle Sainteté, comme dans la trois cent sixième lettre. On voit également par la quarante-cinquième lettre, n° 2, qu'il donne le nom d'Excellence aux princes ainsi qu'au Pape et aux évêques eux-mêmes, comme le prouvent sa trois cent quarante-neuvième et sa soixante-troisième lettre.

c Childebert dans sa cinquante-troisième lettre l'appelle un homme aussi distingué par son savoir que par ses moeurs. Nicolas de Clairvaux fait l'éloge de son éloquence et de sa prudence dans sa cinquième lettre où il parle d'un de ses sermons sur ces paroles de l'Evangile, a Si le Fils de Dieu vous met en liberté (Joan., VIII, 36). " on a un volume de ses sermons a la bibliothèque de Saint-Victor. C'est aussi le même que ce chantre de Troyes dont Jean de Salisbury demande les fleurs dans sa quatre-vingt-seizième lettre. Voir Pierre le Vénérable, liv. II, trente-quatre et trente-cinquième lettres.

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LETTRE XVIII (a). AU MÊME CARDINAL.

Vers l'an 1127.

Saint Bernard proteste contre la réputation de sainteté qu'on lui fait, et il promet de lui communiquer les opuscules qu'il a composés.

1. Quand je me donnerais à vous tout entier, ce serait trop peu de chose encore à mes yeux pour que je croie m'être acquitté envers vous de la moitié de la reconnaissance que vous avez le droit d'attendre de moi, pour la bienveillance dont on dit que vous êtes animé à mon égard. Je m'estime certainement bien heureux de l'honneur que vous me faites, mais je vous avouerai que ma joie est bien tempérée par la pensée que je n'en suis redevable qu'à l'opinion qu'on s'est faite de mon mérite bien plutôt qu'à ce mérite lui-même.

J'aurais certes grand tort de me laisser aller à des sentiments de vaine complaisance en moi-même, car je sens bien que ce qu'on aime et vénère en moi ce n'est pas ce que je suis effectivement, mais ce qu'on croit que je suis. Etre aimé de la sorte, ce n'est vraiment pas l'être. Je me demande même qu'est-ce qu’on aime en moi, puisque ce n'est pas moi (b) ; mais que dis-je ? Je le sais fort bien, ce qu'on aime en

a Le titre de cette lettre n'est pas le même dans tous les manuscrits, un de la Colbertine, sous le n. 1410 et celui de la bibliothèque de Compiègne portent, Au méme Haimeric; trois autres manuscrits de la Colbertine portent : Au même, c'est-à-dire Au diacre Pierre, ce que je crois préférable, à cause des livres qui sont demandés dans la lettre précédente n. 1, et dans celle-ci au n. 5.

b C'est à peu près ce que dit saint Augustin au troisième paragraphe de sa lettre cent quarante-troisième, qui était jadis la septième.

moi, c'est précisément ce qui ne s'y trouve pas, c'est donc un pur néant; est-ce en effet quelque chose que ce qui n'existe que dans l'opinion des hommes? Or, quand on aime en moi, non ce qui s'y trouve, mais ce qu'on croit y être, si l'amour qu'on ressent et celui qui l'éprouve sont effectivement quelque chose, cela n'empêche pas que ce qu'on aime n'existe pas en moi. N'est-il pas surprenant, affligeant même que ce qui n'est pas puisse être l'objet de notre amour? C'est bien à cela que nous pouvons comprendre d'où nous venons et où nous allons, tout ce que nous avons perdu et ce que nous avons trouvé à la place. En demeurant unis à Celui qui est l'Être par excellence et qui toujours est heureux, nous pouvions, nous aussi, ne jamais cesser d'être, ni d'être heureux, en lui demeurant unis non-seulement par la connaissance, mais encore par l'amour : car, parmi les enfants d'Adam, quelques-uns, " après avoir connu Dieu, ne lui ont pas rendu la gloire qui lui était due, et ne lui ont pas témoigné leur reconnaissance, mais se sont égarés dans leurs vaines pensées (Rom., 1, 21). " Aussi leur coeur insensé s'est rempli de ténèbres, parce que, connaissant la vérité, ils l'ont méprisée, et en punition de leur faute ils ne peuvent même plus la reconnaître. Hélas ; c'est en ne s'attachant à la vérité que par l'esprit, tandis qu'il s'en éloignait par le coeur, et n'aimait à sa place que la vanité, que l'homme est devenu vanité lui-même. Quoi de, plus vain que d'aimer ce qui est vain, et qu'y a-t-il de plus injuste que de mépriser la vérité ? Mais aussi quoi de plus juste que tee priver de la connaissance de la vérité ceux qui la méprisent, et de mettre ceux qui n'ont pas glorifié la vérité, quand ils l'ont connue, hors d'état de se glorifier maintenant eux-mêmes en la connaissant? Ainsi l'amour de la vanité engendre le mépris de la vérité, lequel devient à son tour la cause de notre aveuglement ; car il est dit . " Comme ils n'ont pas fait usage de la connaissance qu'ils avaient de Dieu, Dieu les a livrés à leur sexes réprouvé (Rom., I, 28). "

2. De cet aveuglement, il résulte souvent que nous aimons et approuvons ce qui n'est pas pour ce qui est, parce que tant que nous sommes exilés dans ce corps mortel, nous sommes éloignés de l'Etre par excellence. Qu'est-ce que l'homme, ô mon Dieu, tant que vous ne vous manifestez pas à lui? Si l'homme n'est quelque chose que parce qu'il connaît Dieu, il n'est donc plus rien dès qu'il ne le connaît pas. Mais Celui qui nomme ce qui n'est pas, aussi bien que ce qui est, a eu pitié des hommes réduits presque au néant, et devenus incapables de contempler dans sa réalité et d'embrasser pleinement par l'amour cette manne cachée dont l'Apôtre a dit : " Votre vie est cachée en Dieu avec le Christ (Coloss., III, 3), " et il nous l'a fait goûter, en attendant, par la foi et rechercher par l'espérance; c'est par ces deux voies qu'il nous a ramenés pour la seconde fois du néant à l'être et qu'il nous fait commencer à devenir cette créature qui doit un jour être un homme parfait, quand elle aura atteint la plénitude de l'âge de Jésus-Christ. C'est ce qui ne peut manquer d'arriver quand la justice se changera en une sentence irrévocable, c'est-à-dire, quand la foi deviendra une connaissance parfaite, ou en, d'autres termes, quand la justice, dont la foi est le principe, se transformera en une connaissance parfaite, et que l'espérance de l'exil aura laissé la place à la plénitude de l'amour. Car la foi et l'espérance commencent pendant l'exil ce que la vision parfaite et l'amour consomment dans la patrie.

La foi conduit à la connaissance parfaite, comme l'espérance mène à la perfection de, l'amour, de sorte que, de même qu'il est écrit : " Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas (Isa., VII, 9)," on pourrait également dire, avec vérité : Si vous n'espérez pas, vous n'aimerez jamais parfaitement. La vision de Dieu est donc la conséquence de la foi, et ;la charité celle de l'espérance. En attendant, " le juste vit de la foi (Habac., II, 4); " car il n'est heureux que par la vision, et il soupire vers Dieu, comme le cerf altéré, après les sources d'eau vive, jusqu'à ce qu'il puise enfin ces eaux dans la source même du Sauveur, c'est-à-dire, qu'il goûte les douceurs d'un amour consommé.

3. Ainsi la vision et la charité, c'est-à-dire la connaissance et l'amour de la vérité, sont comme les deux bras avec lesquels l'âme fidèle saisit et comprend avec tous les saints, la longueur, la largeur, l'élévation et la profondeur, on, en d'autres termes, l'éternité, la charité, la force et la sagesse de Dieu. Or qu'est-ce que tout cela, sinon le Christ lui-même ? Il est l'éternité, car " la vie éternelle est de vous connaître, vous qui êtes le vrai Dieu, et de connaître Jésus-Christ que vous nous avez envoyé (Joan., XVII, 3). "

Il est la charité, car il est Dieu, et Dieu est charité (I Joan., IV. 10). " Il est aussi " la force et la sagesse de Dieu (I Cor., I, 24). "

Mais quand posséderons-nous tout cela? quand le verrons-nous et l'aimerons-nous comme il est ? " La créature attend la manifestation des enfants de Dieu; elle est, malgré elle; sujette à la vanité (Rom., VIII, 19). " Or c'est cette vanité répandue dans toutes les créatures qui fait que nous désirons les louanges lors même que nous ne les méritons pas, et que nous n'aimons pas en donner à ceux qui s'en montrent dignes. Il est encore une autre vanité, c'est celle qui, bien souvent par ignorance, nous fait taire ce qui est, ou parler avec éloge de ce qui n'est pas. Que dirons-nous à cela, sinon que les enfants des hommes sont vains et faux, ne se servent que de balances fausses connue eux et ne savent que se tromper les uns les autres dans la vanité (Psalm. LXI, 10) ? On donne des louanges mensongères, on se plaît à les entendre, quelque vaines qu'elles soient, de sorte que ceux qu'on loue sont vains et ceux qui les louent sont menteurs. Il y en a qui font des louanges et ne pensent pas un mot de ce qu'ils disent; il en est qui croient mérités les éloges qu'ils prodiguent, et ils se trompent; enfin il s'en trouve qui se glorifient des louanges qu'on leur adresse, de quelque part qu'elles leur viennent, et ce sont des hommes véritablement vains. Il n'y a de sage que celui qui dit avec l'Apôtre : "J'évite qu'on m'estime au-dessus de ce qu'on voit en moi, ou de ce qu'on entend dire de moi (II Cor., XII, 6). "

4. Voilà ce qu'en attendant je vous ai fait écrire, ou plutôt je vous ai écrit à la hâte , et peut-être aussi un peu trop longuement, mais dans toute la sincérité de mon âme. Pour finir par où j'ai commencé, je vous prie de ne pas croire aisément, en ce qui me concerne, aux bruits incertains de la rumeur publique qui, vous le savez, ne se trompe pas moins quand elle donne des louanges que quand elle distribue le blâme. Veuillez, je vous en prie, peser vos éloges et en examiner avec soin les motifs, afin que votre amitié pour moi et votre estime soient fondées sur quelque chose ; elles me seront alors d'autant plus chères qu'elles me sembleront mieux réglées et plus conformes à mon humble mérite. En mesurant de cette manière vos louanges sur la vérité plutôt que sur l'erreur du vulgaire, si elles sont plus modérées, elles me seront en même temps moins pénibles à supporter. Pour moi, si peu que je sois, je vous déclare que ce qui m'attache à vous, c'est le zèle et l'exactitude que vous apportez dans tout ce qui concerne l'accomplissement de votre charge. Puisse-t-il en être toujours ainsi et que toujours on puisse le dire avec vérité.

5. Je vous envoie le livre que vous m'avez demandé pour le copier; quant aux autres opuscules que vous voulez que je vous fasse parvenir, ils sont en très-petit nombre et ne renferment rien qui me semble digne de votre attention. Cependant, comme je préfère, si vous devez trouver à redire à quelque chose, que ce soit à mon peu d'intelligence plutôt qu'à ma bonne volonté, à mon inhabileté plutôt qu'à mon obéissance , veuillez me faire connaître quels sont ceux de mes opuscules que vous voulez que je vous envoie, et l'endroit où je dois vous les adresser, afin que je puisse redemander ceux que je n'ai pas aux personnes à qui je les ai prêtés, et vous les envoyer à l'endroit que vous m'aurez indiqué. Pour vous aider dans votre choix, je vous dirai que j'ai écrit un petit livre sur l’humilité, quatre homélies sur les Gloires de la Vierge-Mère (tel est leur titre), sur ce passage de l'Évangile de saint Luc : " L'ange Gabriel fut envoyé... (Luc., I, 26), " puis une Apologie que j'ai dédiée à un de mes amis (a) : j'y traite de quelques-unes de nos observances, c'est-à-dire, des observances de Cîteaux et de celles de Cluny. J'ai aussi

a Guillaume , abbé de Saint-Thierri. Cette apologie se trouve maintenant dans les volumes suivants.

écrit quelques lettres à divers personnages; enfin il y a quelques-uns de mes discours que des religieux ont recueillis en me les entendant prononcer et qu'ils ont entre les mains. Je serais bien heureux si Dieu permettait que les simples productions de mon humble génie vous fussent agréables ; mais je n'ose l'espérer.

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LETTRE XIX. AU MÊME CARDINAL.

Vers l'an 1127.

Saint Bernard lui recommande les députés de Reims.

Le moment est venu pour moi de réclamer de vous l'accomplissement de votre promesse; et pour vous, de me prouver que je n'ai pas eu tort de mettre toute ma confiance en vous, depuis que j'ai eu le bonheur de faire votre connaissance et d'acquérir votre amitié. Soyez bien persuadé que je regarderai comme fait à moi-même tout ce que vous ferez pour les députés de Reims (a). Si je me permets de réclamer une si grande faveur, ce n'est pas que je m'en trouve digne, mais c'est parce que vous me l'avez promise. Avez-vous bien fait en cela, c'est à vous de le voir.

a Je ne trouve rien dans Marlot sur cette ambassade; peut-être fut-elle envoyée à Honorius pour lui demander le pallium en faveur de Rainauld de Martigny qui avait été transféré, en 1124, du siège d'Angers à celui de Reims, Mais la lettre suivante parle d'une autre affaire.
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE XX. AU CHANCELIER HAIMERIC SUR LE MÊME SUJET.

Vers l'an 1127

Au très-illustre seigneur Haimeric, chancelier de la sainte Eglise romaine, le frère Bernard de Clairvaux , salut et prières.

Puisque j'ai commencé, souffrez que je vous parle jusqu'à me rendre, importun, mais je ne vous solliciterai que pour la charité, pour la vérité et pour la justice. Quoique je sois trop peu de chose pour avoir à Rome des affaires qui me concernent personnellement, je ne puis pourtant pas regarder les affaires de Dieu comme m'étant étrangères; c'est pourquoi si je jouis auprès de vous de toute la faveur que plusieurs m'accordent, je vous prie de m'en donner la preuve en cette circonstance, dans la personne des envoyés de monseigneur l'archevêque de Reims : car je suis sûr qu'ils ne soutiennent et ne réclament rien que de juste.

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LETTRE XXI. A MATTHIEU, LÉGAT DU SAINT SIÈGE (a).

Saint Bernard s'excuse avec esprit de n'avoir pas voulu se mêler des affaires pour lesquelles il l'avait appelé.

1 . Mon coeur ne demandait certainement pas mieux que d'obéir, mais mon corps n'était pas aussi bien disposé; consumé par les ardeurs d'une fièvre violente et épuisé par des sueurs abondantes, il était trop faible pour céder à l'esprit qui le portait à agir. Je ne demandais donc pas mieux que de vous obéir, mais mon bon vouloir, dans son ardeur, est venu se heurter contre l'obstacle dont je viens de vous parler. En fut-il véritablement ainsi? Que mes amis le disent, eux qui, sans agréer aucune de mes excuses, se servent des liens de l'obéissance que j'ai vouée à mes supérieurs pour m'arracher tous les jours de mon cloître et m'entraîner dans les villes : je les prie de vouloir bien remarquer aussi que mon excuse n'est ;pas un prétexte de mon invention, mais quelque chose de bien vrai qui ne m'a fait que trop souffrir, et qu'ainsi ils apprennent qu'il n'y a pas de projets contre les projets de Dieu. Si je leur avais répondu: " J'ai ôté mes habits, comment pourrai-je me résoudre à les reprendre? je me suis lavé les pieds, irai-je de nouveau les salir (Cant., V, 3)? " ma réponse les aurait fâchés. Qu'ils se fâchent maintenant contre les desseins de Dieu s'ils ne veulent s'y soumettre, car c'est lui qui m'a mis hors d'état de sortir quand même je le voudrais.

2. C'était, disent-ils, un cas des plus graves et la nécessité se trouvait des plus pressantes. Il fallait alors recourir à quelqu'un qui fût à la hauteur des choses importantes qu'il s'agissait de traiter. Si on m'estime tel, je dirai, moi, que non-seulement je pense, mais que je sais fort bien que je ne le suis pas. Après tout, les choses que vous avez tant à coeur de confier aux soins de votre ami, au risque de troubler sa chère solitude, sont faciles ou ne le sont pas : si elles le sont, on peut donc les mener à bonne fin sans moi; si elles ne le sont pas, il m'est impossible de les terminer, à moins que vous ne m'estimiez au point de me croire capable de ce qui n'est pas possible aux autres, et fait pour les choses importantes et difficiles.

Mais s'il en est ainsi, Seigneur mon Dieu, comment se fait-il que vos desseins se trouvent entravés par moi? pourquoi avez-vous mis sous le boisseau la lumière qui, placée sur le chandelier, aurait pu éclairer? Ou pour parler sans figures, pourquoi m'avez-vous fait moine et m'avez-vous caché dans votre sanctuaire pendant ces jours de trouble et de désordres, si j'étais indispensable au monde, et nécessaire aux évêques eux-mêmes, qui ne peuvent remplir leur mission sans moi? Mais voilà encore un service de mes amis, ils sont cause que je semble parler avec humeur à un homme dont la pensée seule me rassérène l'âme et me fait du bien. Néanmoins sachez donc, mon père, car c'est à vous que je m'adresse, sachez que bien loin d'éprouver de l'humeur contre vous, je me sens tout disposé à me soumettre à vos ordres; mais soyez assez bon pour m'épargner toutes les fois que vous jugerez; à propos de le faire,

a Matthieu fut d'abord chanoine de Reims, puis religieux de l'ordre de Cluny du couvent de Saint-Martin-des-Champs, enfin cardinal et évêque d'Albano; ce fut un homme d'une rare vertu, selon Pierre le Vénérable, cette lettre lui fut adressée en 1128, au moment où le concile de Troyes allait s'assembler .

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE XXI.

15. Au légat Matthieu. Il était d'une famille très-distinguée du Rémois, et devint chanoine de Reims; mais il ne tarda pas à renoncer à tout pour entrer dans l'ordre de Cluny ; il fit profession au monastère de Saint-Martin-des-Champs, à Paris; il devint évêque d'Albano et fut fait cardinal par le pape Honorius II, en 1125. Envoyé en France en qualité de légat du saint Siège, il présida, en 1137, le concile qu'il avait convoqué à Troyes, et auquel saint Bernard se rendit, mais à contre-coeur. Voici en quels termes Jean Michel parle de la célébration de ce concile dont il fut le secrétaire : " Le jour de la fête de saint Hilaire, l'an 1128 de Notre-Seigneur, réunis à Troyes, sous la conduite de Dieu.... etc. " Pierre le Vénérable s'étend beaucoup sur la vie et les vertus de Matthieu dans le livre III des Miracles, chap. III et suivants. (Note de Mabillon.)
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE XXII. A HUMBAULD, ARCHEVÊQUE DE LYON ET LÉGAT DU SAINT SIÈGE.

Antérieure à l'an 1128.

Saint Bernard lui recommande la cause de l'évêque de Meaux.

A son très-révérend seigneur et père Humbauld, archevêque de Lyon et légat du saint Siége, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et tout ce que peut la prière d'un pécheur.

Le hasard a voulu que monseigneur l'évêque de Meaux fût en route pour venir nous voir quand il reçut votre lettre. Comme il a voulu vous répondre avant de nous quitter, il m'a prié de joindre une lettre à la sienne, dans l'espérance qu'ayant l'honneur d'être de vos amis, je pourrais avancer ses affaires auprès de vous.

Je n'ai pu me refuser à son désir; je dirai donc, en deux mots, à Votre Révérence, au nom de l'amitié dont elle m'honore, que si vous écoutez les plaintes de gens égoïstes qui ne songent qu'à leurs intérêts, contre un évêque qui ne pense qu'à ceux de Jésus-Christ, vous n'agissez pas comme il convient à votre dignité et à votre devoir.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE XXII.

17. A Humbauld, qu'Orderic appelle aussi Humbert. Après avoir été archidiacre d'Autun, il devint primat de Lyon et fut adjoint au cardinal Pierre de Fontaines, pendant sa légation, au commencement du pontificat d'Honorius II; et non pas dé Callixte, comme le dit Sévert dans son Histoire des évêques dé Lyon, lorsqu'il vint mettre un terme à l'insolence de Ponce qui avait été moine de Cluny. Il y réussit en anathématisant Ponce, ainsi que le rapporte en détail Pierre le Vénérable, livre III des Miracles, chap. III. Aussi nous semble-t-il que cette lettre a dû être écrite vers l'an 4125, mais, en tout cas, certainement avant 1129, qui est, selon Sévert, l'année de la mort de Rainaud, successeur de Humbauld, dont il n'occupa le siège que fort peu de temps. (Note de Mabillon.)

18. Monseigneur l'évêque de Meaux, Burehard et non Manassès Il, son successeur. Il n'en peut être autrement, puisque Humbauld mourut, comme nous l'avons vu, en 1129, et que Burchard lui survécut jusqu'en 1133, après l'assassinat de Thomas, prieur de Saint-Victor, près de qui fut enterré, et dont il partagea l'épitaphe tumulaire, comme on le voit dans la Gaule chrétienne et dans Sévert. Il s'est donc glissé une faute dans le Tabulaire de Saint-Martin-des-Champs, cité par Duchesne, dans ses notes sur Abélard, où il est dit que Manassès II céda l'église de Choisy au couvent de Saint-Martin en 1125, au lieu de 4135 qu'il faudrait lire selon l'histoire de ce couvent publiée par le père Marrier. Cette observation conduit naturellement à dire que l'évêque de Meaux dont saint Bernard fait mention au commencement de sa quarante-deuxième lettre à Henri de Sens, n'est pas Manassès II, comme beaucoup l'ont pensé jusqu'à présent, mais Burchard lui-même. En effet, cette lettre est adressée à Henri, peu de temps après qu'il eut renoncé à ses habitudes de courtisan, comme saint Bernard l'insinue assez clairement en cet endroit et en quelques autres encore, quand il dit : " Une plus agréable nouvelle s'est répandue de vos contrées jusqu'aux nôtres, nous avons entendu dire de vous, des choses bien meilleures que celles auxquelles vous nous aviez habitué; c'était que pour suivre les conseils de l'évêque de Chartres, il. s'était converti à un genre de vie meilleur, comme il le dit plus loin. Or il est constant, par la quarante-neuvième lettre de saint Bernard à Honorius, que cette conversion eut lieu du temps de ce Pape, puisque notre Saint, dans cette lettre, recommande vivement, à ce souverain Pontife, de le protéger contre les persécutions dont il était l'objet de la part de Louis le Gros. On le voit encore parle motif même auquel saint Bernard attribue ces persécutions, et qu'il montre assez clairement n'être autre que la conversion de ce prélat : " Ceux, dit-il; que le roi comblait de distinctions, dont il estimait la fidélité et qu'il honorait, même de son amitié lorsqu'ils étaient dans le monde, sont précisément ceux qu'il persécute à présent comme ses ennemis personnels, parce qu'ils soutiennent la dignité de leur ministère et l'honneur de leur sacerdoce... Il en est de même aujourd'hui pour l'archevêque de Sens, dont il s'efforce d'ébranler la fermeté et de briser la constance..... "
 
 
 
 
 
 

LETTRE XXIII. A ATTON, ÉVÊQUE DE TROYES.

Vers l'an 1128.

L'évêque Atton avait, dans une maladie qu'il croyait mortelle, distribué tous ses biens aux pauvres; quand il fut revenu à la santé saint Bernard le console et le loue de ce qu'il a fait.

A un évêque pauvre, un abbé pauvre, salut et le prix de la pauvreté, qui est le royaume des cieux.

1. Je vous donnerais des louanges et j'aurais raison de le faire si je n'en étais détourné par cette sentence ; " Ne louez personne pendant sa vie (Eccl., XI, 30). " Il est certain que vous avez fait une chose digne d'éloges, mais on ne doit louer que celui qui vous a donné la grâce de vouloir et de faire quelque chose de louable. C'est donc à Dieu que je rends gloire, à Dieu qui agit par vous et en vous, et qui n'a voulu être glorifié en vous que pour vous combler vous-même de gloire. Car s'il est admirable dans sa majesté, il daigne le paraître aussi dans ses saints, afin de ne l'être pas seul. Quoiqu'il trouve en lui-même une gloire infinie, il en recherche une encore dans ses saints, sinon pour augmenter la sienne, du moins pour la partager avec eux. Il connaît ceux qui sont à lui, mais nous ne pouvons les connaître, à moins qu'il ne nous les manifeste. Je n'ignore pas qui sont ceux dont il est écrit : " Ils ne sont pas assujettis au travail des hommes, et ils ne seront pas châtiés avec eux (Psalm. LXXII, 5). " Je sais bien que ces paroles ne vous concernent pas; je sais aussi qu'il est encore écrit : " Dieu reprend celui qu'il aime et il frappe de verges ceux qu'il reçoit au nombre de ses enfants (Hebr., XII, 6). " Aussi quand je vous vois frappé et amendé, puis-je ne pas soupçonner que vous êtes du nombre de ses enfants? Je ne veux pas de preuve plus claire qu'il vous châtie que votre pauvreté; mais si on y regarde de près, on trouvera un titre de noblesse dans la pauvreté, que Dieu lui-même nous recommande par la bouche du Prophète, quand il dit : " Je suis un homme qui voit sa pauvreté (Thren., III, 1). " Ce titre vous ennoblit et vous enrichit beaucoup plus que tous les trésors des rois de la terre.

2. Je n'oublie pas que d'après l'Ecriture j'ai dit plus haut qu'on ne doit pas louer un homme avant sa mort, mais je ne saurais m'empêcher de louer celui qui ne court plus après l'or et qui dédaigne de mettre sa confiance dans les trésors du monde. N'est-ce pas de cet homme-là que l'Ecriture parle en disant : " Quel est-il que nous lui donnions des louanges, car il est une espèce de prodige en ce monde (Eccli., XXXI, 9) ? "

Peut-être ne doit-on pas louer un homme pendant sa vie, tant qu'elle est un combat sur la terre ; mais il n'en est pas de même de celui qui est mort au péché et ne vit déjà plus que pour Dieu. C'est assurément une louange aussi vaine que pleine de séduction que celle qui s'adresse au pécheur, quand on le loue dans ses passions : quiconque l'appelle heureux l'induit en erreur; mais on n'en devra pas moins louer, pour cela, et combler d'éloges celui qui peut dire:. " Pour moi je vis, ou plutôt ce n'est pas moi qui vis, mais c'est le Christ qui vit en moi (Gal., II, 20). " Car lorsqu'on loue un homme de ce que Jésus-Christ vit en lui, ce n'est pas de son vivant, mais du vivant de Jésus-Christ qu'on le loue, et dans ce cas on ne va pas contre l’Ecriture qui défend de louer un homme avant sa mort.

3. Pourquoi enfin ne louerai-je pas celui de qui Dieu daigne accepter des louanges, comme David en fait la remarque en disant : " Le pauvre et l’indigent glorifieront votre nom (Psalm. LXXIII, 21)? " Job est loué parce qu'il a supporté patiemment la perte de ses biens, et je ne pourrais pas louer un évêque qui a perdu les siens parce qu'il l'a bien voulu et en a fait un généreux emploi ? Il n'a pas attendu qu'il fût mort et qu'il ne lui fût plus possible ni de donner ni de retenir quoi que ce soit. comme font la plupart de, ceux dont le testament n'a de force que lorsqu'ils ont cessé de vivre; mais c'est entre l'espérance de la vie et la crainte de la mort; c'est donc encore en vie et de son plein gré qu'il a donné et partagé son bien aux pauvres, pour faire subsister sa justice dans les siècles des siècles. Aurait-il pu en faire autant pour son argent et le conserver éternellement aussi ? Quel excellent trafic que d'échanger l'argent contre la justice, puisque c'est acquérir quelque chose qu'on peut conserver toujours au prix d'un bien qu'on ne peut garder longtemps. La justice est incomparablement préférable à l'argent, qui remplit tout au plus des coffres, elle enrichit l'âme, et je ne sache pas de vêtement qui convienne mieux que la justice au prêtre du Seigneur ; je le mets bien au-dessus des plus riches habits d'or et de soie.

4. Mais rendons grâces à Dieu de vous avoir inspiré, dès à présent, un glorieux mépris pour l'éclat passager de toutes ces choses, en vous faisant ressentir une crainte très-salutaire à la vue du péril que courait votre âme. Admirable bonté de Dieu pour vous ! Il vous a fait voir la mort de près afin que vous ne mourussiez pas, et vous l'a fait craindre pour vous préserver de ses coups ! Il a voulu, par là, empêcher que vos biens vous fussent plus chers que vous-même. Une fièvre dévorante vous consumait jusqu'aux os, et comme la transpiration tardait à paraître, le mal devenait de jour en jour plus inquiétant : pendant qu'au dehors vos membres étaient glacés, au dedans brûlait un feu ardent qui dévorait vos entrailles depuis longtemps déjà épuisées par le manque de nourriture. La pâle et triste image de la mort était là présente à vos regards.

Alors, une voix du ciel semble se faire entendre et dire : "Me voici, je ne viens pas vous perdre, mais effacer vos iniquités (Isa., XLIII, 25). " Et à l'instant même, le prêtre du Seigneur avait à peine donné tous ces biens aux pauvres afin de mourir dans les bras de la pauvreté, que, contre toute attente, une sueur abondante inonde tout à coup ses membres; le corps et l'âme sont sauvés en même temps et vérifient les promesses que Dieu fait dans l'Ecriture en disant : " C'est moi qui ferai mourir et moi encore qui ferai vivre, je frapperai et je guérirai, et nul ne peut se soustraire à la puissance de mon bras (Deut., XXXII, 39). " Il a frappé le corps pour sauver l'âme, il vous a" fait mourir à l'avarice pour vous faire vivre à la justice.

Maintenant que vous êtes rendu à la vie et à la santé, espérons que personne ne pourra vous ravir des mains de Dieu, pourvu toutefois que vous ne perdiez pas de vue ce conseil de l'Evangile : " Vous voilà guéri, ne péchez plus désormais, de peur qu'il ne vous arrive quelque chose de pire (Joan., v, 14). " Si Dieu, comme un bon père, vous avertit de ce qui peut vous arriver, c'est pour vous le faire éviter; car, au lieu de vouloir que le pécheur périsse, il veut, au contraire, qu'il se convertisse et qu'il vive; n'est-ce pas avec raison ? En effet, quel avantage aurait-il à la mort du pécheur? L'enfer et la mort ne le béniront jamais, mais vous qui êtes vivant, vous direz ses louanges en vous écriant : " Je ne mourrai pas, mais je vivrai pour raconter les merveilles du Seigneur (Psalm. CXVII, 17). " J'ai été frappé, je me suis vu sur le point d'être renversé, mais la main du Seigneur m'a soutenu (Psalm, CXVII, 13). "

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE XXIII.

19. A l'évêque de Troyes, Atlon, qui fut religieux de Cluny, de l'avis de tous les historiens ; mais il est, facile de prouver, par une lettre de Pierre le Vénérable, la cinquantième du livre II, qu'il ne le fut pas avant son épiscopat; en effet, " qu'est devenue, s'écrie ce saint abbé, qu'est devenue cette dévotion, cette piété tendre et affectueuse qui n'avait d'aspirations que pour le ciel, du haut duquel elle semblait planer, et qui... vous porta à vous attacher â moi non pas comme un frère, mais, pour vous rappeler vos propres paroles, comme un fils et un religieux? Quel souvenir avez-vous gardé de la promesse que vous rivez faite, de l'époque que vous avez fixée, du jour même que vous avez indiqué, quand vous avez résolu de quitter le monde, les grandeurs, les richesses et l'épiscopat lui-même pour embrasser et suivre l'humilité et la pauvreté de Jésus-Christ ? " Nous lisons encore clans la vingt-septième lettre du livre IV : " Ce que la jeunesse n'a point donné à l'humilité, la vieillesse du moins le lui accordera. " liais on ne peut plus conserver l'ombre d'un doute à ce sujet quand on voit la lettre de félicitations que Pierre, prieur de Saint-Jean-l'Evangéliste de Sens, a écrite au même Atton, et que Sévert a rendue publique clans son catalogue des évêques de Mâcon, dans Josceran., parag. 4. Nous ne pouvons nous défendre d'en citer les premières lignes : " A son bien-aimé et vénéré seigneur, le frère et pontife Atton, qui a le bonheur de porter la couronne de saint Benoit, Pierre, très-humble serviteur du Christ, salut. On doit oublier sa patrie et la maison de son père. Votre changement de demeure ne peut annuler le serment de votre profession religieuse, mon très-vénéré père; mais plus vous vous approchez de Dieu, plus doit briller la perle de votre vertu. N'est-ce pas en effet, pour empêcher que la lampe ne soit éteinte par le souffle du vent qu'au lieu de la laisser en plein air on la porte clans l'intérieur de la maison ; n'est-ce pas pour échapper aux coups de la tempête que le vaisseau battu des vents se retire derrière l'abri que lui offrent les rochers; n'est-ce pas de même pour fuir l'agitation du monde qu'on s'enfuit dans une maison de retraite d'oit l'en contemple, en paix, les hasards auxquels le reste du monde demeure encore exposé? Se retirer du monde, vous le savez bien, mon père, c'est se rapprocher du ciel; et descendre de la chaire épiscopale, c'est monter s'asseoir plus haut encore. Voilà pourquoi on en vit plusieurs abandonner leurs maisons, et chercher à. s'enrichir par ce genre de spéculations que je trouve assez heureuses. Saint Grégoire de Nazianze renonce à son siège épiscopal pour aller mener la vie monastique au fond d'une campagne; Juste de Lyon se retira clans les déserts de l'Egypte, et Vulfran de Sens, l'apôtre des brisons, vint enfin terminer ses jours au monastère de Fontenelle. Les reliques de ces saints sont maintenant exposées à nos respects sur les coussins des reposoirs sacrés, et le souvenir de leur titre d'évêques n'est point descendu avec eux au tombeau. Je pourrais multiplier les exemples, mais en toutes choses on peut se contenter de trois témoignages. Je reviens donc à vous, mon père bien-aimé, qui êtes en même temps mon fils, et je vous félicite de tout mon coeur de ce que vous avez maintenant le bonheur de compter à Cluny parmi les serviteurs et les domestiques de Dieu, après avoir eu l'honneur d'être doyen et archidiacre de Sens, puis évêque, de Troyes. " Cet évêque siégea au concile de Troyes en 1128, puis à celui de Pisc en 1134. A son retour de ce Concile, il fut blessé là la tête près de Pontrémoli, en Italie, et fait prisonnier avec plusieurs autres prélats de France. Pierre de Cluny se plaint de cet acte de violence au pape Innocent, dans une lettre qui est la vingt-septième du livre III. Cependant il survécut longtemps à cet événement, et mourut à Cluny le 28 août de l'année 1145, comme on le voit dans le calendrier du couvent de Moustier-Ramey. Voir Camuzat dans le Promptuaire, et Sévert dans son Catalogue des évêques de Troyes et de Mâcon (Note de Mabillon).

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LETTRE XXIV. A GILBERT (a), ÉVÊQUE DE LONDRES, DOCTEUR UNIVERSEL.

Vers l'an 1130.

Saint Bernard loue Gilbert de pratiquer la pauvreté dans l'épiscopal.

Le bruit de votre conduite s'est répandu au loin, et, comme un parfum d'une odeur excellente et suave, il a charmé tous ceux auxquels il a pu parvenir. L'amour des richesses est mort, quelle douce odeur il exhale! La charité règne, quelles délices pour tout le monde! qui ne reconnaîtrait en vous un vrai philosophe dans toute la force du terme, quand vous écrasez le plus grand ennemi de la vraie sagesse? Quoi de plus digne de votre double titre de docteur et d'évêque? Il vous sied bien de faire briller ainsi votre amour de la sagesse et de couronner tant de savoir par un tel dénoûment.

En effet, la vraie sagesse foule aux pieds les biens sordides de la terre et croit indigne d'elle d'habiter sous le même toit que l'idolâtrie. Qu'on ait fait un évêque du savant Gilbert, je n'en suis pas surpris, mais je ne sais rien de plus beau et de plus surprenant que de voir un évêque de Londres embrasser une vie de pauvreté (b). Si l'épiscopat dans sa grandeur n'a pu rien ajouter à la gloire de votre nom, l'abaissement de la

(a) Il était ainsi appelé, parce qu'il excellait et se jouait dans toutes les connaissances des savants de ce monde, comme le dit saint Bernard lui-même. Avant d'être évêque, il avait été chanoine d'Autun, dont le nécrologe porte a que le 4 août mourut le docteur Gilbert, d'honorable mémoire, interprète distingué de l'Ancien et du Nouveau Testament, chanoine de cette Eglise - d'Autun -,et plus tard évêque de Londres. Sans compter toutes les choses précieuses qu'il envoya d'Angleterre à notre église, il lui fit don de quatre-vingt-deux livres.... etc. " Il fut évêque de Londres de 1128 à 1133.

(b) Dans une lettre sur le mépris du monde, éditée dans le Spicilège, tome VIII, Henri d'Huntington attribue cela de la part de Gilbert à un sentiment d'avarice. Voilà comment jugent les hommes.

pauvreté l'a singulièrement exalté. Il ne faut que de la patience pour supporter la pauvreté avec résignation, mais c'est le comble de la sagesse de l'embrasser volontairement. On admire et on comble d'éloges celui ;lui ne court point après l'or, mais combien le mérite de celui qui s'en dépouille me semble plus grand! Peut-être votre, rare intelligence ne trouve-t-elle pas qu'on doive s'étonner de voir un sage agir en sage, surtout quand, après avoir acquis toute la science des savants du monde et s'être joué dans les études qui les captivent, il a pénétré à fond les saintes Ecritures et en a fait revivre jusqu'à l'esprit. Comment cela, dites-vous? En donnant votre argent aux pauvres. Mais, après tout, qu'est-ce que l'argent comparé à la justice que vous avez reçue en échange? N'est-il pas écrit : " Sa justice demeure à jamais (Psalm. CXI, 9) ? " En peut-on dire autant de l'argent ? Il n'est pas, à mon avis, de commerce plus avantageux et plus honorable que d'échanger une chose qui passe contre une autre qui demeure éternellement. Je vous souhaite, admirable et cher Docteur, de faire toujours de semblables marchés; soutenez de si beaux commencements, et, comme on dit, à la tête de la victime, ajoutez encore la queue (a).

J'ai reçu de bien bon coeur votre bénédiction, que me rend encore plus chère et plus précieuse la haute estime que j'ai de votre vertu. Quoique le porteur de ma lettre se recommande assez par lui-même, je tiens pourtant à le recommander personnellement à votre bonté, car j'ai pour lui l'affection la plus vive, à cause de ses bons sentiments et de sa piété.

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LETTRE XXV. A HUGUES (b), ARCHEVÊQUE DE ROUEN.

Vers l’an 1130

Saint Bernard exhorte Hugues à faire tous ses efforts pour ne rien perdre de sa patience et de son amour de la paix au milieu de ses Rouennais et lui conseille en même temps de régler son zèle sur la prudence.

1. Si tous les jours la malice s'accroît, il ne faut pas qu'elle triomphe; si elle s'émeut, il ne faut pas qu'elle vous trouble. Si l'agitation de la

a Tournure familière à saint Bernard pour indiquer la persévérance ; il l'a empruntée au Lévitique, III, 7. Voir les notes de la lettre soixante-dix-huitième. Pierre de Celles, dans sa huitième lettre du livre V, dit : " Remarquez ce mot la queue ; ce n'est qu'à la queue, c'est-à-dire à la fin des choses qu'on peut les louer ou les blâmer. "

b On a sur son élection, qui se fit en 1130, une lettre du clergé de Rouen au pape Honorius II, citée dans le Spicilège, tome III, p.151. On y lit : " Nous avons élu tout d'une voix pour évêque votre fils Hugues, abbé de Reding. " Il avait d'abord été moine à Cluny, puis premier abbé de Reding, au diocèse de Salisbury, en Angleterre. Voilà pourquoi il est dit encore dans la lettre que nous avons citée plus haut : " Après quoi nous avons demandé à notre seigneur Henri, roi d'Angleterre, de donner son consentement à notre élection, ce qu'il fit; puis nous avons prié l'évêque de Salisbury, sous l'autorité duquel il exerçait sa charge d'abbé, de le délier, pour nous, des liens de dépendance qui le rattachaient à lui; il y consentit et le laissa libre de venir parmi nous.... etc. " Orderic, à la fin de son douzième livre, place son élection en 1130: " La même année, dit-il, Hugues d'Amiens, moine de Cluny, abbé de Reding, devint évêque de Rouen." Le mène auteur, livre XIII, p. 900, nous apprend le dévouement qu'il montra pour le pape Innocent II.

mer est grande, le Seigneur, dans les cieux, est plus grand encore, et ce Dieu, dans sa miséricorde, vous a traité jusqu'à présent, si vous voir lez bien en convenir, mon très-illustre Père, avec une extrême bonté; car son aimable providence, vous l'avouerez, n'a pas commencé par vous jeter au milieu des méchants, elle vous a d'abord fait vivre au milieu des bons, pour qu'à leur exemple et dans leur société vous apprissiez à devenir bon vous-même et vous vous missiez en état de demeurer ensuite au milieu des méchants sans cesser d'être bon. Etre bon parmi les bons, c'est assurer son salut; mais l'être au milieu des méchants, c'est le faire avec honneur. L'un est aussi facile que sûr, mais l'autre est aussi méritoire que difficile. La difficulté n'est-elle pas, en effet, de toucher à la poix sans se salir les mains, de passer dans le feu sans en souffrir les atteintes, et d'être dans les ténèbres sans ressentir les effets de l'obscurité ? Ainsi, pendant que les Égyptiens étaient dans les ténèbres les plus profondes, le peuple de Dieu, au rapport de la sainte Ecriture, " était en pleine lumière en quelque lieu qu'il se trouvât (Exod., X, 23). " De même, David, ce véritable Israélite, disait avec raison qu'il habitait non dans Cédar, mais " avec les habitants de Cédar (Psalm, CXIX, 5), " parce qu'il ne cessait pas de vivre par l'esprit dans la lumière, quoique son corps fût avec les habitants de Cédar. Voilà pourquoi il reproche à quelques faux Israélites de s'être laissé corrompre par les Gentils, au milieu desquels ils ont vécu, et d'avoir succombé au scandale qu'ils en ont reçu.

2. Après cela, je vous déclare qu'il vous suffisait quand vous étiez à Cluny, de vous conserver innocent, car il est écrit : " Vous serez saint avec les saints (Psalm. XVII, 26). " Mais à présent que vous êtes à Rouen, il vous faut de la patience, suivant le conseil de l'Apôtre, qui nous dit : " Le serviteur de Dieu ne doit pas aimer la chicane, mais il faut qu'il soit armé de patience envers tout le monde (II Tim., II, 24); " qu'il se montre patient, s'il veut être vaincu par le mal, et pacifique s'il veut triompher du mal par le bien; avec la patience vous saurez supporter les méchants; avec une âme pacifique, vous guérirez les plaies de ceux que vous aurez supportés. Si vous êtes patient, vous serez maître de vous, mais si vous ôtes pacifique, vous serez maître de ceux que vous avez à gouverner, Quelle gloire de pouvoir dire : " d'étais doux et pacifique au milieu des ennemis de la paix (Psalm. CXIX, 7). " Soyez donc doux et pacifique puisque vous avez à conduire des hommes qui ne le sont pas. Que votre charité soit zélée, mais, eu égard au temps, que votre zèle soit plein de ménagements. Il faut souvent reprendre, et c'est bien de le faire, mais il est quelquefois bien aussi de fermer les yeux.

La justice ne doit jamais s'endormir, il est vrai, mais il ne faut pas non plus qu'elle soit précipitée. De même que ce qui plait n'est pas toujours permis, ainsi ce qui est permis n'est pas toujours bon à faire sur-le-champ. Vous savez tout cela mieux que moi, aussi je n'insisterai pas davantage. Je me recommande instamment à vos prières, à cause des fautes dans lesquelles je ne cesse de tomber.

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LETTRE XXVI. A GUI, ÉVÊQUE DE LAUSANNE.

Vers l’an 1130

Vous avez entrepris de grandes choses (a), il vous faut du courage. Vous êtes devenu le surveillant de la maison d'Israël, vous avez besoin de prudence; vous vous devez également aux sages et aux insensés ; soyez donc riche d'équité ; et enfin vous avez le plus grand besoin de tempérance et de modération, pour ne pas vous damner, ce qu'à Dieu ne plaise! après avoir prêché l'Evangile aux autres.

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LETTRE XXVII. A ARDUTION, ÉVÊQUE ÉLU DE GENÈVE.

Vers l’an 1135

Saint Bernard l'invite à rapporter son élection à Dieu, et l'engage et coopérer désormais avec fidélité d la grâce.

J'aime à croire que votre élection, qui a réuni un si grand nombre de voix parmi le clergé et le peuple, à ce qu'on nous a rapporté, est l'œuvre de Dieu. C'est à sa grâce et non pas à vos mérites que je me plais à l'attribuer ; oui, pour ne pas vous donner de louanges exagérées, il faut reconnaître que ce qui s'est passé est l'oeuvre de sa miséricorde à votre égard et non pas la récompense de vos mérites. Si vous pensez autrement, Dieu vous en garde ? votre élévation sera votre ruine; mais si vous considérez votre élévation comme un effet de la grâce, appliquez-vous à n'avoir pas reçu cette grâce en vain; rendez bonnes les voies où vous marchez, purifiez vos affections et sanctifiez votre ministère.

a On retrouve les mêmes expressions dans la troisième lettre que Nicolas de Clairvaux écrivit au nom de saint Bernard à l'évêque de Luçon. Voir parmi les lettres de saint Bernard.

Puisqu'une vie sainte n'a pas précédé votre élection, faites du moins vos efforts pour qu'elle la suive; alors je ne douterai plus que vous n'ayez été prévenu des bénédictions de la grâce, et j'espérerai même que vous en recevrez de plus grandes et de meilleures encore. Je serai dans l'allégresse et dans la jubilation, en voyant que Dieu a établi sur sa maison un serviteur prudent et fidèle qui aura le bonheur d'être regardé un jour comme son fils et d'hériter de tous les biens du père de famille.

Mais si vous aimez mieux être élevé que bon, c'est votre chute et non votre récompense que je m'attends à voir. Je souhaite ardemment et je prie Dieu qu'il n'en soit jamais ainsi. Je m'offre, s'il en est besoin, à venir à votre aide, dans la mesure de ce que je puis faire, et à seconder vos efforts dans tout ce que vous jugerez bon et utile d'entreprendre.

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LETTRE XXVIII. AU MÊME, APRÈS SA CONSÉCRATION.

L'an 1135

Saint Bernard l'exhorte à se rendre maintenant digne de l'épiscopal, auquel il était loin d'avoir mérité d'être élevé, par sa vie antérieure.

1. La charité, mon cher ami, me donne la hardiesse de vous parler avec la plus grande liberté. La chaire que vous venez d'obtenir réclame un homme de beaucoup de mérites, et je vois avec douleur que vous n'en avez aucun, ou du moins que vous n'en avez pas assez pour être digne de l'occuper. Car votre genre de vie et vos occupations précédentes me semblent n'avoir aucun rapport avec la charge épiscopale.

Mais quoi! direz-vous, Dieu ne peut-il d'une pierre faire un enfant d'Abraham, ne peut-il faire que les mérites qui n'ont pas précédé mon épiscopat le suivent? Certainement il le peut, et je ne demande pas mieux qu'il en soit ainsi; je vous assure même que ce changement soudain de la main du Très-Haut me réjouira plus encore que tous les mérites que vous auriez pu avoir précédemment, je m'écrierai alors : " Le Seigneur a fait un miracle sous nos yeux! " C'est ainsi qu'on vit saint Paul de persécuteur devenir apôtre des nations; saint Matthieu être appelé du comptoir du receveur des impôts, à l'apostolat; et saint Ambroise passer du palais de l'empereur dans la chaire épiscopale. J'en connais même plusieurs autres encore qui ont été ainsi utilement élevés de la vie et des habitudes du siècle à l'épiscopat, car il arrive bien des fois que la grâce surabonde là où les iniquités abondaient.

2. Eh bien, mon cher ami, excité par ces beaux exemples et par d'autres semblables préparez-vous à les suivre en homme de cœur, réformez désarmais vos moeurs et vos inclinations, qu'une vie nouvelle fasse oublier celle que vous avez menée jusqu'ici, et que les fautes de votre jeunesse soient effacées par la régularité de l'âge mûr. Imitez saint Paul, rendez comme lui votre ministère honorable, vous y réussirez par la gravité de vos moeurs, par la sagesse de vos pensées et par la décence de vôtre conduite. Voilà quels sont les plus beaux ornements de la charge épiscopale. Ne faites rien sans prendre conseil, non pas des premiers venus, ni de tout le monde, mais des gens de bien; n'en ayez que de cette sorte dans votre intimité, à votre service, sous votre toit et à votre table; qu'ils soient les témoins et les garants de votre vie et de vos moeurs. Vous montrerez que vous êtes vertueux si vous jouissez de l'estime de ceux qui le sont. Je recommande à votre bienveillance mes pauvres religieux de votre diocèse, en particulier ceux de Bonnemont dans les Alpes, et de Haute-Combe. Les bontés que vous aurez pour eux me donneront une idée de l'affection que vous avez pour moi.

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LETTRE XXIX. A ÉTIENNE, ÉVÊQUE DE METZ.

Vers l'an 1126.

Saint Bernard le félicite de ta paix qu'il a rendue à soit Eglise, avec l'aide de la grâce de Dieu.

A Etienne (a), par la grâce de Dieu, très-digne évêque de l’Eglise de Metz, ses humbles frères en Jésus-Christ, les religieux de Clairvaux, salut et prière.

Depuis le jour où, s'il vous en souvient, vous avez daigné vous associer à notre communauté et vous recommander humblement à nos prières, je ne cesse et ne cessai jamais de m'informer des nouvelles de votre santé et de l'état de vos affaires auprès de tous ceux qui peuvent nous en instruire, souhaitant de toutes mes forces et demandant dans toutes mes prières que vous accomplissiez avec succès l'oeuvre de Dieu pour laquelle vous avez été appelé, et que vous ne cessiez de vous avancer dans les sentiers du salut. Je bénis Dieu qui, dans sa miséricorde; n'a pas rejeté ma prière : il m'a comblé de joie par l'arrivée du vénérable frère Guillaume, en qui j'ai autant de confiance qu'en moi-même, car il m'a appris que vous vous portez bien et que vous avez réussi à pacifier votre Eglise.

Je vous en félicite, mais j'en rends grâce à Dieu surtout, parce que je sais fort bien que c'est à lui, non à vous que vous êtes redevable de

a En 1120, il succéda, sur le siège épiscopal de Metz, à Adalbéron, le quatrième évêque de ce nom à Metz, lequel avait été déposé, compte je le vois d'après un abrégé des annales de Saint-Vincent de Metz, ajouté au cycle pascal, et dans lequel il est dit que l’évêque Etienne mourut le 29 décembre 1163. Saint Bernard se plaint beaucoup de lui dans ses cent soixante-dix-septième et cent soixante-dix-huitième lettres sur la mort de cet évêque. On peut consulter l'histoire de Laurent de Liège, tome XII, p. 318 et 319 dix Spicilège.

ce que vous êtes et de ce que vous pouvez; j'ose même, en qualité d'ami, vous engager à vous bien pénétrer de cela, de peur que vous ne tombiez dans une sorte d'impuissance et de néant si vous pensiez autrement et si vous attribuiez, ce qu'à Dieu ne plaise, le moindre de vos succès à votre mérite et à vos propres forces. Car alors il serait à craindre que votre paix ne se changeât en trouble et votre prospérité en revers, par un juste jugement de celui qui se plait non-seulement à accorder sa grâce aux humbles, mais encore à résister aux superbes; qui n'est pas seulement, comme dit le Psalmiste. " Saint avec les saints, mais qui sait aussi avec les hommes pervers agir d'après leur perversité (Psalm. XVII, 28 et 29), ou bien encore, selon l'expression d'un autre Prophète: " Qui peut souffler la guerre aussi facilement qu'il rétablit le calme et la paix (Isa., XLv, 7). "

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LETTRE XXX. AU PRIMICIER (a) DE METZ, ALBÉRON.

Vers l'an 1120.

Saint Bernard engage Albéron à attendre les temps marqués de Dieu pour l'exécution d'une affaire qu'il avait hâte de voir se conclure, et à se mettre plus en peine du bien à faire que du plaisir de le faire.

Au très-honorable Albéron, par la grâce de Dieu, primicier de l'Église de Metz, les frères qui servent Dieu du mieux qu'ils peuvent à Clairvaux, salut et prière.

Nous avions entendu dire et même nous avions vu, par nous-mêmes, autrefois, quels sont votre zèle et votre fidélité dans les choses de Dieu, nous en ressentons aujourd'hui les effets par notre propre expérience. Cependant, quoique vous nous soyez favorable et que l'évêque accède au projet que, d'après` votre conseil, les religieux, que nous vous avons dernièrement envoyés, lui ont proposé, comme notre premier devoir est de consulter Dieu et de nous assurer de sa volonté, surtout en matière de religion, et de connaître quel est son, bon plaisir en cette circonstance, nous avons pensé qu'il fallait, comme il a été convenu entre nos religieux et votre évêque, non pas abandonner, mais ajourner jusqu'après la moisson (cette époque vous est plus commode et convient mieux à notre dessein), l'exécution d'une affaire dont votre précieux concours prépare et facilite la solution, et que vous avez la bienveillante intention de mener le plus vite possible à une honorable conclusion. Après

a Je trouve trois personnages du même nom qui ont l'un après l'autre porté ce litre à cette époque. Je crois que cette lettre est adressée au second Albéron, qui devint plus tard archevêque de Trèves, car saint Bernard l'aimait beaucoup, et c'est pour lui qu'il écrivit sa cent soixante-seizième lettre et les suivantes. Voir la grande note de la fin du volume.

cela, si vous et votre évêque, vous êtes toujours dans les mêmes dispositions qu'aujourd'hui, nous croirons que c'est lit la volonté de Dieu et qu'il n'y a rien de mieux à faire que ce que vous proposez, et nous espérons satisfaire vos pieux désirs à tous deux, selon ce qui a été réglé. Je pense que, pour plaire à Dieu, nous devons éviter, autant qu'il nous sera possible, de froisser personne, car il ne faut pas, Dieu nous en préserve! qu'on puisse croire que nous recherchons moins sa gloire que nos intérêts : d'ailleurs, nous sommes bien persuadés que ce serait lui déplaire et manquer à l'esprit. de notre état que de vous importuner sans nécessité, pour une affaire de cette nature, et de vous détourner de choses plus utiles et plus importantes.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE XXX.

20. Au primicier de Hel; Albéron. Je remarque qu'il y eut, à la suite, trois primiciers de ce nom dans l'église de 'Metz. Eloi, moine d'Orval, de l'ordre de Citeaux, parle ainsi, dans son Histoire des rails et gestes des évêques de Liége, du premier d'entre eux, de la famille des ducs de Louvain, lequel fut plus tard évêque de Liège: "Au seigneur Frédéric succéda en 1122, monseigneur Albéron, primicier, du clergé de l'église Saint-Etienne de Metz, frère du duc de Louvain Geoffroy, homme d'un grand poids et d'une grande sainteté.... etc., qui mourut le jour de la Circoncision de Notre-Seigneur, de l'année 1128. " Je trouve un autre Albéron qui, de primicier de Metz, devint évêque de Trèves, et concourut avec Gérard, légat du saint Siège, à faire nommer saint Norbert, au siège de Magdebourg. Voici comment Robert en parle dans son supplément à Sigebert, sous la rubrique de 1127. " A la mort de l'archevêque de Magdebourg, en 1132, tout le clergé et les citoyens de cette ville, réunis à Spire, sous les yeux de l'empereur Lothaire pour élire un archcvêque, firent choix de Norbert, abbé de Prémontré, à la suggestion du légat du pape., Gérard, qui fut pape lui-même sous le nom de Lucius, et d'Albéron, primicier de Metz, qui devint dans la suite archevêque de Trèves." On lit la même chose dans la Vie de saint Norbert par Surius, chapitre XI. Saint Bernard écrivit en son nom sa cent soixante-seizième lettre, adressée au pape Innocent II. Il n'est pas rare de trouver de vieux parchemins où il signe indifféremment Albéron ou Adalbéron, de même qu'un archidiacre qui portait le même nom que lui; ainsi on lit dans une vieille charte de saint Arnoulphe de Metz : " Moi, soussigné, Adalbéron, primicier; " je lis encore dans une autre charte : " approuvé et soussigné Richer, doyen, et Adalbéron, archidiacre, etc., l'an de Notre-Seigneur 1126. " Une charte de saint Pierre-Mont, de l'année 1127, porte : " Les témoins de cette donation sont Albéron, primicier, et le doyen Richer, etc... " On peut voir toutes ces chantes dans l'Histoire des évêques de Metz, de Meurice qui confond, usais à tort, cet Albéron avec un autre primicier du même nom, fils de Conrad, duc de Luxembourg, primicier en 1086, comme on le voit par l'épitaphe de Conrad, son frère, dont le même auteur fait mention à la page 386, tandis que celui dont nous nous occupons en ce moment, selon la plupart des historiens, ne fut primicier qu'en 1122, à la mort d'Albéron de Louvain auquel il succéda.

21. Sans compter Albéron de Luxembourg, il y en a encore un autre qui, de primicier, devint, en 1135, évêque de Liège, et fut le second de ce nom sur le siège épiscopal de cette ville; Eloi en parle ainsi : " A l'époque où la ville de Liège devint la fable et la risée de tous les pays, voisins, par suite de l'humiliante déposition de son évêque Alexandre, le clergé et les habitants de la ville élurent d'un commun accord pour le remplacer, Albéron, le second évêque de Liège de ce nom, primicier de l'église de Metz : il était bien jeune encore à ne compter que ses années, les colonnes de l'Église. firent tomber leur choix sur lui parce qu'il était d'une ancienne famille de Namur, ce qui leur donnait bon espoir. "

Nous avons donc trois Albéron qui furent successivement primiciers de Metz, sans compter celui dè Luxembourg; mais il n'est pas facile de dire auquel des trois est adressée la lettre de saint Bernard; toutefois, autant qu'on peut le conjecturer d'après les autres lettres, il semble que ce doit être au second qui devint plus tard archevêque de Trèves et qui fut lié d'une étroite amitié avec notre Saint, comme on le voit par les lettres qu'il écrivit en sa faveur au pape Innocent, et à la cour de Rome. Bien plus, le sujet même de cette lettre-ci qui parle de la fondation d'un monastère qu'un évêque de Metz, nommé Etienne, avait projeté de faire et qu'accomplit Albéron, favorise notre hypothèse. En effet, il ne peut pas être question d'un monastère construit par Etienne, ce ne peut donc être que du couvent des Capets que saint Bernard reçut d'Étienne et abandonna à des religieuses de son ordre, vers l'an 1130, en lui donnant le nom de Clairvaux, ou bien de la maison de Beaupré près Lunéville, construite par Folmar, comte de Metz; Etienne ratifia et confirma la fondation de cette abbaye, ainsi qu'on le voit par un diplôme commençant de la sorte: " Moi Etienne certifie à tous présents et à venir, que Folmar, comte de Metz, a construit une abbaye de religieux de Citeaux, dans le lieu dit Morasme, à laquelle a été donné le nom de Beaupré,.... etc., donné l'an 1130. " II est vrai qu'une autre charte d'Henri, évêque de Toul, rapporte la fondation de cette abbaye: à 1iannée 1134, mais cela. doit peut-être s'entendre de l'achèvement des édifices de cette abbaye (Note de Mabillon).

23. Le nom de primicier que nous voyons très-fréquemment employé chez les anciens, ne désigne pas un dignitaire ou un officier particulier de l'Église. il s'applique, en général, à tous ceux qui sont les premiers de leur ordre. Ainsi dans les Novell., const. VIII, on lit souvent: " Le primicier des notaires et le primicier de la fabrique, " voir livre II, chap. de Fahric. liv. II; " Le primicier des chevaliers domestiques et des gardes du corps, " voir livre II, et livre dernier, chap. des Domestiques et des gardes du corps: " Le primicier des arpenteurs, " chap. I des Arpenteurs, livre XII; " Le primicier des gardes; " et dans Véget. livre II, chap. XXI, " Le primicier des gardes; " dans Ammien-Ma rcellin, livre XVII, " Le primicier des fonctionnaires, les gardes du corps, des prêtres d'Auguste, des archivistes, des répartiteurs de 'l'impôt et des chambellans, " livre I, qui est donné par Prœb. Tyro dans le cod. de Théod. et dans Cassiod., livre II avec ces variantes: " Le primicier de la légion, " dans Guill. de Tyr, livre II de la Guerre sacrée, chap. XIX; et celle-ci: " Le primicier des défenseurs et le cardinal-primicier, " dans Luitprand, liv, VI des choses d'Europe. De même saint Augustin appelle saint Etienne " le primicier des martyrs," serm. XXI selon le Temps (Note de Horstius). Dans saint Bernard, le titre de primicier désigne la première dignité de l'église de Saint-Etienne de Metz, qui donnait le droit de porter la croix pastorale, comme cela se fait encore de notre temps; d'avoir un vêtement de pourpre et de tenir le premier rang au choeur et au chapitre (Note de Mabillon).

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LETTRE XXXI. A HUGUES (a), COMTE DE CHAMPAGNE, QUI S'ÉTAIT FAIT TEMPLIER.

L'an 1125.

Saint Bernard le félicite d'être entré dans un ordre militaire, et l'assure de son éternelle reconnaissance.

Si c'est pour Dieu que de comte vous vous êtes fait simple soldat, et pauvre, de riche que vous étiez, je vous en félicite de tout mon coeur, et j'en rends gloire à Dieu, parce que je suis convaincu que ce changement est l'oeuvre de la droite du Très-Haut. Je suis pourtant contraint de vous avouer que je ne puis facilement prendre mon parti d'être privé, par un ordre secret de Dieu, de votre aimable présence, et de ne plus jamais vous voir, vous avec qui j'aurais voulu passer ma vie entière, si cela eût été possible. Pourrais-je en effet oublier votre ancienne amitié, et les bienfaits dont vous avez si largement comblé notre maison? Je prie Dieu dont l'amour vous a inspiré tant de munificentes pour nous, de vous en tenir un compte fidèle. Pour moi j'en conserverai une reconnaissance éternelle, je voudrais pouvoir vous en donner des preuves. Ah! s'il m'avait été donné de vivre avec vous, avec quel empressement aurais-je pourvu aux nécessités de votre corps et aux besoins de votre âme. Mais puisque cela n'est pas possible, il ne me reste plus qu'à vous assurer que, malgré votre éloignement, vous ne cesserez d'être présent à mon esprit au milieu de mes prières.

a Fils de Thibaut III et différent de Hugues qui fut grand-maître des chevaliers du Temple, auquel saint Bernard a adressé son livre sur la gloire de cette nouvelle milice, tome III. Voir aux notes placées à la fin du volume.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE XXXI.

23. Au comte de Champagne, Hugues. Fils de Thibaut III, également comte de Champagne, Hugues se montra d'une extrême munificence envers les maisons religieuses en général, mais particulièrement à l'égard des monastères de Moustier-Ramey et de Molesme; il fut d'abord comte de Bar-sur-Aube, puis de Troyes après la mort de son frère Eudes ; mais ayant supprimé les noms de ces comtés en les réunissant sur sa tête, il fut cause que ses successeurs prirent le titre de comtes de Champagne au lieu de celui de comtes de Bar-sur-Aube et de Troyes; qu'ils avaient porté jusqu'alors séparément, comme le fait remarquer François Chifflet, dans sa dissertation sur l'origine illustre de saint Bernard. C'est à lui que fut adressée la deux cent quarante-cinquième lettre d'Yves de Chartres, dont les premières lignes nous font connaître le sujet: " Nous avons appris, dit l'évêque de Chartres, que vous vous êtes enrôlé dans l'armée du Christ pour aller en Palestine, et pour livrer ces combats de l'Evangile où dix mille combattants soutiennent avec avantage la lutte contre vingt mille ennemis qui fondent sur eux pour les accabler. " Et plus loin il ajoute: " Vous avez pris femme.... " etc., et conclut en ces termes: "Vous devez donc accomplir vos projets de manière toutefois à ne pas manquer à vos derniers engagements et à ne point violer les droits légitimes de la nature. " Horstius pense qu'en cet endroit, Yves de Chartres veut détourner Hugues de se faire Templier, en lui remettant sous les yeux, les obligations qu'il a contractées par son mariage. Mais d'après Guillaume de Tyr à qui tous les autres écrivains se rallient, l'ordre des Templiers ayant commencé l'année 1118, et Yves de Chartres étant mort en 1115, il faut entendre ces paroles, soit de l'ordre des Hospitaliers, dans lequel le comte Hugues aurait eu le projet d'aller faire profession à Jérusalem, soit de la continence que, dans une pensée toute spirituelle et tout évangélique, il se serait proposé de garder, pendant son second voyage en terre sainte. Car il est certain, d'après Chifflet, qu'il fit trois fois ce pèlerinage : la première fois en 1113, la seconde en 1121, et la troisième quand il s'engagea dans l'ordre des Templiers, ce qui arriva en 1125, d'après un calcul très-savant d'Albéric dans sa Chronique.

Etant sur le point d'entreprendre le voyage d'outre-mer, s'il faut en croire Pierre Pithou, dit Chifflet, il vendit son comté à Thibaut, fils de son frère Etienne, déshérita son fils Eudes, et laissa grosse sa seconde femme; qu'il avait épousée après avoir renvoyé, en 1104, Constance, fille du roi de France Philippe I, dont il était parent à un degré prohibé; il mourut en terre sainte le 14, et non pas le 21 juin, comme l'indique, par erreur, le Nécrologe de Saint-Claude. Tel est le récit de Chifflet. Ce comte Hugues n'est pas le grand-maître des chevaliers du temple à qui saint Bernard a adressé une exhortation pour les soldats de cet ordre; comme on peut le conclure du récit de Guillaume de Tyr dans son Histoire de la croisade, livre XII, chapitre VII, où il donne le surnom de des Païens au grand-maître du temple, qui paraît avoir eu Robert pour successeur. C'est du moins ce qui ressort du récit de Guillaume, livre XVII, chapitre I.

24. Puis-je oublier votre ancienne amitié et vos bienfaits? C'est, en effet, ce comte Hugues qui avait donné à saint Bernard et à ses religieux l'emplacement de Clairvaux avec ses dépendances, de sorte qu'il mérite d'en être appelé le fondateur. Comme cette particularité n'a été connue que de peu de personnes jusqu'à présent, nous allons donner la copie de la charte de donation, dont nous devons la publication à Chifflet, que nous avons eu déjà bien souvent occasion de citer. Il la fit entrer dans sa dissertation et l'avait copiée sur l'autographe de Clairvaux : " Au nom de la sainte et indivisible Trinité, commencement de la charte du comte Hugues. Qu'il soit connu à tous présents et à venir, que moi, comte de Troyes, je donne à Dieu, à la sainte vierge Marie et aux religieux de Clairvaux, l'endroit qui ponte ce nom, avec ses dépendances, champs, prés, vignes, bois et eaux, sans aucune réserve ni pour moi ni pour mes descendants. Ce dont sont témoins Acard de Reims, Pierre et Robert d'Orléans, hommes de guerre à mon service. Que l'on sache aussi que Geoffroy Félonia donne le droit de pâtis sur sa terre de Juvencourt, tant dans les bois que dans la plaine, en tout temps; si les animaux desdits Pères causent quelques dégâts, les religieux n'en paieront que le montant, sans amende. J'ai fait toutes ces donations en présence des témoins susdits. Que l'on sache encore que le seigneur Jobert de la Ferté, surnommé le Roux, et le seigneur Reinaud de Perrecin ont donné, aux mêmes Pères, le droit de pâtis et l'usufruit sur toutes leurs terres, particulièrement sur les eaux, bois et prés du domaine de Perrecin : de cela sont témoins Acard de Reims et Robert, hommes de guerre à mon service. De plus, qu'il soit su encore que moi Hugues, comte de Troyes, je permets et concède auxdits Pères la libre et paisible possession de la terre et de la forêt d'Arétèle. Confirmé ces donations, par nous Joscern, évêque de Langres, et Hugues, comte de Troyes et scellé de notre sceau et de notre anneau. "

25. Pour la date de cette donation, qui n'est pas exprimée dans l'acte, Chifflet, d'après le Chronographe de saint Marien d'Auxerre, indique le mois de juin de l'année 1114; tout le monde est d'accord sur le mois, il n'en est pas de même pour l'année; les documents, tant ceux que nous trouvons chez nous que ceux qui nous viennent d'ailleurs, se contredisent ; mais ils nous a paru que nous devions préférer la date généralement acceptée depuis longtemps, et que l'Exorde de Cîteaux, dist. II, chap. I, ainsi que le tableau attaché au tombeau de saint Bernard, à l'année 1115; attendu que c'est à peine si saint Bernard avait fait profession au mois de juin de l'année 1114, et, d'un autre côté, le comte Hugues lui-même qui a fait la concession, était encore en terre sainte cette année-là. Clairvaux fut donc fondé par Hugues, comte de Champagne, et transféré en 1135 dans un endroit plus vaste, avec l'aide du comte Thibaut, fils et successeur de Hugues, et reconstruit à nouveau. C'est ce qui fit donner le nom de fondateur au comte Thibaut par plusieurs historiens qui ont confondu la translation avec la fondation de Clairvaux, comme le remarque Manrique dans ses Annales à l'année 1115, chap. I (Note de Mabillon).

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LETTRE XXXII. A L'ABBÉ DE SAINT-NICAISE, DE REIMS.

Vers l'an 1120.

Saint Bernard console cet abbé du départ du moine Drogon pour un autre couvent, et l'exhorte à la patience.

1. Il n'y a que celui qui s'est chargé de toutes nos douleurs qui sache quelle part je prends à votre peine. Combien je serais heureux de vous consoler si j'en connaissais les moyens, et de vous venir en aide si cela m'était possible ! Je le ferais avec la même ardeur que je voudrais que celui qui connaît et qui peut tout, fût dans mes épreuves ma consolation et mon soutien. Si votre religieux Drogon m'eût consulté sur sa sortie de votre maison, je me serais bien gardé d'abonder dans son sens, et maintenant qu'il vous a quitté, s'il venait me demander d'entrer chez nous, je ne le recevrais pas. Tout ce que je pouvais faire en cette circonstance, je l'ai fait pour vous, et je me suis empressé d'écrire à son sujet à l'abbé qui l'a reçu (a). Après cela, mon révérend Père, que puis-je faire de plus en votre faveur dans cette circonstance ? Pour vous maintenant, vous n'ignorez pas que les saints mettent leur gloire non seulement dans l'espérance, mais aussi dans les épreuves. Vous connaissez ces paroles de l'Eçriture : " Si la fournaise éprouve l'ouvrage du potier, la tentation éprouve le juste (Eccli., XXVII, 6) : " et celles-ci : " Dieu est proche de ceux qui sont éprouvés par la tribulation (Psal. XXXIII, 19). " Vous vous rappelez celles-ci encore : " C'est par de nombreuses épreuves qu'on entre dans le royaume des cieux (Act., XIV, 21) : " et enfin : " Tous ceux qui veulent vivre avec piété en Jésus-Christ seront persécutés (II Tim., III, 12). " Toutefois, il n'en est pas moins juste, après cela, de prendre part aux peinés de nos amis quand nous les voyons dans la douleur, parce que nous ne savons pas quelle sera l'issue de l'épreuve et que nous pouvons toujours craindre pour eux qu'elle ne soit fatale; si dans les saints et les élus, l'épreuve produit la patience, la patience le mérite et celui-ci l'espérance qui ne saurait être confondue (Rom., V, 3) : pour les réprouvés et les damnés, au contraire, l'épreuve engendre l'abattement; l'abattement, le trouble; et ce dernier le désespoir qui les tue.

2. Pour n'être point englouti par les flots orageux de cette affreuse tempête, ce qu'à Dieu ne plaise, pour n'être point dévoré par cet effrayant abîme, et pour que ce puits sans fond ne se referme pas sur vous,

a Ces lettres sont perdues, connue on le voit par la lettre suivante, où l'on trouvé quelques citations qui eu sont extraites.

employez tous les soins et tous les efforts de votre sagesse et de votre humilité à lie pas vous laisser vaincre par le mal mais à surmonter le niai par le bien. Vous y réussirez si vous placez solidement votre espérance en Dieu et si vous avez la patience d'attendre l'issue de cette affaire. Si ce religieux rentre dans le devoir par suite de la crainte de Dieu ou par dégoût lie sou malheureux état, tout sera pour le mieux ; mais s'il en est autrement, il vous est bon de vous humilier sous la main puissante de Dieu et de ne pas entrer en lutte contre les desseins du Très-Haut; car si tout cela est son ouvrage, il n'est personne qui puisse aller contre. Il vaut donc mieux vous efforcer de réprimer les sentiments de votre indignation quelque juste qu'elle soit, en vous rappelant le mot qu'un saint prononça, dit-on, dans une circonstance pareille. Quelques-uns de ses religieux le pressaient vivement, en mêlant à leurs instances des reproches amers, de réclamer un de ses religieux qui s'était éloigné de lui et qu'une autre maison avait accueilli sans tenir compte de son autorité : Je me garderai bien de le faire, dit-il; en quelque lieu qu'il soit, s'il est bon il est à moi.

3. J'aurais tort de vous parler ainsi, si je ne pratiquais moi-même ce que je vous conseille de faire. Un de mes religieux qui m'était uni, non-seulement par les liens de la profession religieuse, mais encore par ceux du sang, a été reçu à Cluny et y demeure malgré moi. J'en suis pénétré de douleur, mais je me contente de gémir en silence, demandant à Dieu d'inspirer à ceux qui me l'ont enlevé la pensée de me le rendre, ou de lui suggérer à lui-même celle de revenir de sou propre mouvement; je laisse d'ailleurs le soin de ma vengeance à celui qui doit un jour rendre justice aux opprimés et prendre en main la défense de ceux qui ont le coeur doux et pacifique.

Veuillez dire de vive voix au frère Hugues de Lausanne ce que je lui dis par la pensée: Que je l'engage à ne pas croire légèrement à tout esprit, et à ne pas se hâter de quitter le certain pour l'incertain; qu'il se rappelle que le démon ne s'attaque jamais qu'à la persévérance, parce que c'est la seule vertu qui doit être couronnée un jour. Il vaut bien mieux pour lui persister dans sa vocation qu'y renoncer, sous prétexte d'une vie plus parfaite, au risque de ne pouvoir consommer ce que la présomption le porte à entreprendre de nouveau.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE XXXII.

26. A l'abbé de Saint-Nicaise de Reims, Drogon, à l'occasion duquel furent écrites la trente-troisième et la trente-quatrième lettre, ne semble pas avoir persévéré dans l'ordre de Citeaux d'où il fut rappelé avant d'avoir fait profession, par les plaintes importunes de son abbé loran, à qui est adressée cette lettre. On croit que c'est lui qui fit sortir du monastère de Saint-Jean de Laon les religieuses qui l'occupaient et y établit des moines dont le prieur de Saint-Nicaise de Reims le fit premier abbé, en 1128, comme nous le dirons à la quarante-huitième lettre. Plus tard il fut créé par le pape Innocent, cardinal et évêque d'Ostie, en 1136, ainsi que notre Acher le prouve dans ses notes à Guibert; et non pas en 1133, comme le dit Cigonio; ni en 1134, ainsi que le prétend Ughel dans son Italie sacrée. On peut lire les faits et gestes de Drogon dans Hermann, liv. III des Miracles, chap. XXII, et dans l'auteur de l'appendice à Sigebert à l'année 1138, voici en quels termes il en parle: " Mort de Drogon, évêque d'Ostie, de bonne mémoire, homme aussi distingué par son savoir que par sa piété. " Le Nécrologe de Saint-Jean de Laon en parle ainsi: " Le 18 décembre, mort de Drogon, évêque d'Ostie et cardinal, premier abbé de notre congrégation, et de Mathilde sa soeur. " Il a fait un sermon sur la passion de Notre-Seigneur qui se trouve dans la Bibliothèque des Pères, ainsi que des soliloques qui figurent dans les manuscrits de la bibliothèque de Belgique.

27. Pour ce qui concerne l'abbé Joran, on peut juger de la piété de son monastère de Saint-Nicaise, par ce fait que plusieurs religieux remarquables en sortirent pour aller au loin porter l'amour de la discipline religieuse. Car, sans compter Drogon, Geoffroy, et, après lui, Guillaume furent élus abbés de Saint-Thierri près Reims; Simon le fut de Saint-Nicolas-du-Bois dans le diocèse de Laon; c'est à lui que sont adressées les quatre-vingt-troisième et quatre-vingt-quatrième lettres. Arnoulphe le fut de Gembloux, comme nous l'apprend l'Auctarium de ce monastère. Quant à Joran lui-même, cédant à son amour de la solitude, il se fit chartreux au monastère de Mondée, en l'année 1138, où il se distingua tellement que le pape Innocent II le fit cardinal. D'ailleurs, comme cette lettre est écrite à Robert, parent de saint Bernard à qui il n'avait pas encore été rendu, comme notre saint Docteur le dit lui-même ici, il s'ensuit qu'on doit en fixer la date vers l'année 1120.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE XXXIII. A HUGUES, ABBÉ DE PONTIGNY.

Saint Bernard lui dit ce qu'il pense de ce qu'il a reçu Drogon, et lui fait connaître qu'il ne le blâme point de ce qu'il a fait.

A son très-cher frère l'abbé dom Hugues, le frère Bernard de Clairvaux, salut et tous les voeux qu'il ferait pour lui-même.

1. Si j'en juge par ce que vous m'écrivez, j'ai bien mal rendu ma pensée dans ma dernière lettre, ou bien vous l'avez prise dans un sens qu'elle n'avait pas. Quand je vous ai parlé des conséquences que pouvait avoir pour vous l'admission de ce religieux, je ne l'ai fait que dans la crainte qu'il n'en fût ainsi, et maintenant, je suis dans les mêmes appréhensions que je vous disais alors. Mais en vous écrivant comme je l'ai fait, je n'avais certainement pas l'intention de vous donner le conseil ou de vous suggérer, comme vous le dites, la pensée de le renvoyer; il y a trop longtemps que je connais son zèle et sa ferveur; aussi je le félicite de ce qu'il a fait, bien loin de l'en blâmer. Mais comme son abbé, mon intime ami, et l'archevêque de Reims me pressaient vivement de vous écrire, pour vous le redemander, je vous ai écrit à dessein, afin d'éloigner de moi tout soupçon, si je le pouvais, dans les termes où je l'ai fait, de manière qu'ils fussent satisfaits, et que vous, en même temps, vous fussiez prévenu des reproches qu'ils ne pouvaient tarder à vous adresser. J'ai cru que vous aviez l'esprit trop pénétrant pour ne pas saisir ma pensée du premier coup, surtout en lisant ce que je me rappelle vous avoir dit à la fin de ma lettre, pour peu que vous la lussiez dans le même esprit que je l'ai écrite; en effet, après vous avoir dit les tribulations que j'avais des raisons de craindre pour vous, j'ajoutais C'est à vous de voir maintenant si vous aimez mieux vous y exposer que de renvoyer ce religieux ; ce sont là mes propres paroles ou à peu prés. En m'exprimant ainsi, ne voulais-je pas vous faire entendre à demi-mot que tout ce due j'avais dit auparavant était un langage de complaisance, sinon un déguisement de ma pensée.

2. Quant aux insinuations que j'aurais chargé votre messager de faire à ce religieux : que je me flattais d'obtenir son absolution s'il voulait entrer dans notre ordre, je vous déclare qu'il n'est rien de plus faux. Comment aurais-je eu l'imprudence ou la présomption de croire que je pouvais recevoir un religieux venant d'un monastère avec lequel j'ai des relations si étroites, quand je soutenais que vous ne pouviez le garder vous-même sans scandale ? Mais soit : supposons que vous enviant ce religieux et désirant l'attirer, j'aie cru ou feint de croire que je pourrais faire quelque chose pour son absolution; est-il croyable, en ce cas, que j'aurais choisi, pour lui faire connaître des projets si contraires à votre couvent, le religieux même que vous m'avez envoyé ?

Mais pour vous convaincre que vous avez eu raison de me croire jusqu'à présent votre ami, je me sens obligé, pour vous bien plus que pour moi, de redoubler d'efforts sinon, comme je l'ai fait jusqu'à présent, afin de rendre notre amitié plus solide, du moins pour empêcher que les liens ne s'en rompent tout à fait.

Que vous dirai-je encore ? Il est bien certain que je ne pourrais vous croire capable, quand même vous m'assureriez que vous l'êtes, de ce dont vous m'avez soupçonné sans fondement. Au reste, vous saurez, mon cher ami, due le comte Thibaut a reçu ma lettre de recommandation pour Humbert, mais il ne m'a pas encore répondu. Qu'avez-vous à faire dans cette circonstance ? Votre piété vous le dira mieux que qui .que ce soit, si vous voulez bien considérer d'un oeil de compassion le malheur d'un homme injustement frappé d'exil.

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LETTRE XXXIV. AU MOINE DROGON (a).

Vers l’an 1120

Saint Bernard félicite Drogon d'avoir embrassé une règle plies sévère, et il l'exhorte à persévérer.

Mon bien cher Drogon,

1. Je trouve plus que jamais justifiée l'affection toute particulière que j'ai toujours eue pour vous. Vous me paraissiez autrefois aimable et accompli en toutes choses; mais j'avais pressenti je ne sais quoi de mieux encore et de plus excellent que ce due je voyais ou entendais dire de votre mérite. Aviez-vous déjà entendu la voix du céleste Epoux dans les bras duquel votre âme s'est plus étroitement serrée? Vous avait-il dit comme à cette chaste tourterelle des Cantiques : " Vous êtes toute belle, ô ma bien-aimée; vous êtes parfaitement belle (Cant., IV, 1), sans parler des beautés intérieures que vous cachez à tous les yeux? " Qui pourrait croire ce que vous venez de faire? Déjà il n'était bruit dans la ville entière que de vos vertus et de votre extrême piété; il ne semblait pas

a Le manuscrit de la Colbertine, n° 1410, a la même suscription; celui de Compiègne porte : A Hugues Drogon, bien que dans le cours de la lettre il ne soit parlé que de Drogon. On aura réuni en un seul nom celui de l'abbé Hugues de Pontigny, et de Drogon, son intime ami,

qu'il fût possible de rien ajouter à tant tic perfections, et voilà que, quittant votre monastère, comme un autre aurait quitté le monde, vous êtes allé soumettre aux observances d'une règle plus austère un corps déjà usé sous le joug de Jésus-Christ, vérifiant ainsi en vous ces paroles du Sage : " Quand un homme est arrivé à la perfection, il ne fait encore que de commencer (Edeli., XVIII, 6). " Vous commencez maintenant, et vous montrez par là que vous étiez déjà parfait. Vous croyez n'avoir pas encore atteint le but, et vous prouvez ainsi que déjà vous y êtes arrivé; car on n'est parfait que lorsqu'on désire le devenir davantage; et plus on l'est, plus on aspire à se perfectionner encore.

2. Mais, hélas! mon cher ami, je vois celui dont l'envie a fait entrer la mort dans le monde bander son arc et le préparer contre vous. Chassé de votre cœur et ne pouvant plus y exercer son empire, il va redoubler ses attaques au dehors; ou, pour parler plus, ouvertement, sachez que les pharisiens se sont scandalisés de ce que vous avez fait; mais rappelez-vous qu'il y a des scandales dont on ne doit pas se mettre en peine. Le Seigneur n'a-t-il pas dit: " Laissez-les; ce sont des aveugles qui conduisent d'autres aveugles (Matth., XV, 14) ? " Mieux Vaut permettre le scandale que d'abandonner la vérité! Rappelez-vous quel est celui dont il a été dit: " Il est né pour la raine et pour le salut de plusieurs, " et vous ne serez pas surpris si vous êtes comme lui une odeur de vie pour les uns et de mort pour les autres, Si on vous maudit, si on fulmine des anathèmes contre vous, Isaac répondra pour vous : " Celui qui volis maudira sera maudit lui-même, et celui qui vous bénira sera comblé de bénédictions (Gen., XXVII, 29). " Et vous, derrière le rempart inexpugnable de votre conscience, répondez-leur comme de l'intérieur d'une place forte : " Quand même je verrais une armée tout entière se lever contre moi, mon coeur serait sans crainte, et si on me livrait bataille , je serais plein de confiance au milieu du combat (Psalm. XXVI, 3). " Ne craignez pas d'être confondu quand vous tiendrez ce langage aux ennemis qui vous assiègent. Pour moi, j'espère qu'avec la grâce de Dieu, si vous tenez bon contre les premiers coups; si vous ne vous laissez pas plus ébranler par les menaces que par les promesses, vous ne tarderez pas à fouler Satan sous vos pieds : les justes en seront dans la joie, et les méchants confondus seront réduits au silence.

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LETTRE XXXV. AU DOCTEUR HUGUES FARSIT (a).

L’an 1128.

Bernard lui recommande la cause d'un certain Humbert, et l'engage à ne pas rougir de rétracter une erreur.

A son très-cher frère et coabbé Hugues, le frère Bernard, salut et assurance de la plus vive affection.

Je vous recommande, avec la plus grande confiance en votre bonté, le nommé Humbert qu'on dit avoir été injustement déshérité. J'ai entrepris, pour plaire à Dieu, de plaider sa cause auprès de votre comte, et j'espère que vous m'aiderez, avec la grâce du Roi du ciel, à réconcilier cet homme avec son prince, et à lui faire rendre sa patrie, son épouse, ses enfants, ses amis, enfin tout ce qui lui appartient, et que vous ferez tout ce qui dépendra de vous pour arriver à ce résultat. Vous délivrerez de la main d'un pécheur un homme qui est dans la détresse; vous travaillerez en même temps au saint de son oppresseur, et vous me donnerez ainsi la preuve que vous désirez m'être agréable; sans compter qu'en travaillant pour le bien de la paix vous vous préparez une belle place parmi les enfants de Dieu. Parlons maintenant d'une autre affaire. On vous a rapporté que j'avais jeté au feu la lettre que Votre Sainteté a daigné m'écrire dernièrement. Veuillez croire que je la conserve précieusement. Ne serait-ce pas l'effet d'une jalousie voisine de la fureur que de condamner avec témérité un ouvrage utile et louable où je n'ai rien vu que de conforme aux plus saines croyances et aux meilleures doctrines, et qui ne tende à l'édification des âmes? Je dois

a Je trouve à cette époque deux moines de ce nom, l'un de Lagny, il en est parlé dans le sixième livre de la Diplomatie, page 585; l'autre de Saint-Lucien de Beauvais, dont le Nécrologe fait ainsi mention: " le 24 mars, mort de Hugues Farsit, moine profès. " Peut-être est-ce le même que celui dont il est question dans l'Histoire de Louvet, page 555. Il y a un troisième Hugues Farsit, qui fut chanoine régulier de Saint-Jean-des-Vignes, cité dans le Nécrologe de l'église de Soissons. Abélard parle d'un autre personnage de ce nom, dans son sermon sur saint Jean-Baptiste, page 967, où il fait mention de saint Norbert et de blagues Farsit, le compagnon de son apostolat. Peut-être était-il abbé de Prémontré et successeur de saint Norbert, dont il fut le premier et le plus remarquable disciple, et auquel est adressée la deux cent cinquante-troisième lettre de saint Bernard. Pour moi, je suis porté à croire que l'abbé auquel écrit saint Bernard n'est autre que le vénérable docteur Hugues de Chartres, à qui Hugues Métellus, alors chanoine régulier de Toul en Lorraine, a adressé la trente-quatrième lettre du manuscrit. En effet, Hugues Farsit, dont parle saint Bernard, était abbé d'un monastère situé sur les terres de Thibaud, comte de Champagne, à Blois ou à Chartres, selon quelques annotateurs. Peut-être celui dont il est question ici fut-il abbé de Saint-Jean-de-Chartres, après l'abbé Etienne, qui fut élu patriarche de Jérusalem en 1128, et auquel saint Bernard a adressé sa quatre-vingt-deuxième lettre.

pourtant excepter un endroit; car entre amis c'est se trahir que de trahir la vérité par une pusillanime et dangereuse flatterie; j'excepte, dis-je, cet endroit où vous essayez de soutenir et de défendre. en commençant votre ouvrage, une opinion que vous aviez émise dans l'entretien a que nous avons eu ensemble sur les sacrements; j'avoue que je m'en suis senti et m'en sens encore ému. Réfléchissez, je vous prie, à la doctrine que vous avez soutenue dans cet entretien, et jugez si elle est ou non contraire à l'enseignement de l'Église. Vous avez trop de science et d'humilité pour avoir honte de rétracter une opinion qui ne serait pas conforme à la saine doctrine. Adieu.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRES XXXV et XXXVI.

28. A Hugues Farsit. Il est facile de voir à la manière dont saint Bernard parle de lui, dans cette lettre, en quelle estime il le tenait, puisqu'il l'appelle" son frère bien-aimé et son cher collègue, un homme qu'il aime depuis longtemps et dont il est aimé; " il passait généralement pour un saint; mais il n'est pas aussi facile de dire qui il était. Les savants ne connaissent de lui que son nom. Possevin, dans son Apparat, assure qu'il fut moine de Saint-Médard de Soissons; mais ce n'est, je crois, qu'une simple conjecture. D'après une lettre de notre Hildephonse Vrayet, il paraîtrait que Hugues Farsit fut chanoine régulier de Saint-Jean-des-Vignes, près Soissons, dont les Nécrologes et les actes publics portent souvent sa signature. Dans le calendrier de la cathédrale de Saint-Gervais, on lit : " Le 4 août, mort de Hugues Farsit, chanoine régulier qui nous a légué ses livres tant sacrés que profanes. " On ne sait en quel endroit il a été abbé., les uns pensent que ce fut à Château-Thierry, d'autres à Valenciennes; peut-être bien était-ce de Saint Jean-de-Chartres, où je trouve, en 1234, un abbé du nom de Hugues. La trente-cinquième lettre de saint Bernard ne contient qu'un renseignement bien insuffisant sur ce point, puisqu'elle ne nous fait connaître qu'une chose, c'est que cette abbaye dépendait de Thibaut, comte de Campagne, qu'il appelle le comte de Hugues. Au reste, on peut juger combien il était versé dans la connaissance des lettres par ce fait, qu'il possédait une bibliothèque que nous voyons léguer à sa mort à une église cathédrale, et par ce livre des Sacrements dont saint Bernard parle dans sa trente-cinquième lettre, en lui reprochant d'y admettre certaines choses qui ne sont pas absolument conformes à la foi catholique; je me ligure que cet Hugues de Saint-Victor qui consulte saint Bernard sur l'opinion d'un certain auteur qu'il ne nomme pas, et dont la doctrine sur le baptême n'était pas ce qu'elle devait être, n'est autre que notre Hugues Farsit. Enfin j'ai en ce moment sous les yeux un manuscrit sur les miracles de Marie, divisé par lui en trente et un chapitres, avec cette inscription : Hugues Farsit de vénérable mémoire; cet ouvrage a été publié en entier par notre Michel Germain, dans l'Histoire Gallicane du Parthénon de Soissons (Note de Mabillon).

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LETTRE XXXVI. AU MÊME.

Saint Bernard répond à la lettre de Hugues et lui conseille de ne pas attaquer la doctrine d'un évêque qui n'est plus.

A son toujours très-affectionné et, par la grâce de Dieu, très-saint abbé Hugues, le frère Bernard de Clairvaux, salut et amitié aussi sincère qu'inébranlable.

J'avais l'intention, et c'était mon devoir, de répondre plus longuement à la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser et que j'ai trouvée plus courte que je ne l'aurais désiré, quoique beaucoup plus longue encore que je ne l'ai mérité; mais votre messager était pressé, je n'en ai pas eu le loisir. Néanmoins, pour qu'il ne s'en allât pas les mains vides, je l'ai chargé de ces quelques lignes écrites à la hâte, en réponse à la longue lettre que vous m'avez adressée. Je commencerai par vous donner, en peu de mots, mais avec une entière sincérité, comme à une personne que j'aime depuis bien longtemps et dont je me crois aimé, l'assurance la plus complète que je vous tiens du fond du coeur pour un saint, un parfait catholique et mon plus cher ami. Quant à la pureté de votre foi, je m'en rapporte à votre propre confession; pour la sainteté de votre vie, je m'en tiens à votre réputation; quant à l'affection que je vous déclare ressentir pour vous, je n'en veux d'autre, garant que le témoignage de mon propre coeur.

Vous protestez que vous ne conservez pas le moindre souvenir de l'opinion qui inquiétait ma foi, je l'avoué, et non pas sans raison; j'en recors l'assurance avec un bonheur égal à celui que j'ai ressenti en lisant, dans votre dernière lettre, l'exposition développée de la plus pure et de la plus saine doctrine. Je ne serais même pas très-éloigné

a Je pense que Hugues Farsit est le même que Hugues de Saint-Victor, dont saint Bernard combat l'opinion dans sa soixante-dix-septième lettre rangée au nombre des traités ; mais je n'oserais l'affirmer.

de croire que c'est moi qui ai mal compris votre pensée, et non pas vous qui aviez émis une proposition contraire à la foi.

Maintenant permettez-moi de conseiller à votre esprit de modération, avec une liberté toute fraternelle, de ne pas attaquer, après sa mort, la doctrine d'un évêque (a) aussi saint que savant, et que vous avez laissé en repos pendant qu'il vivait; car je craindrais qu'en vous voyant accuser un homme qui ne peut plus se défendre, l'Eglise tout entière ne vous reprochât d'agir beaucoup moins par amour de la vérité que par un défaut de charité.

Je vous prie encore une fois de vouloir bien aider Humbert, quand vous le pourrez, de vos conseils et de votre protection. Adieu.

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LETTRE XXXVII. A THIBAUT, COMTE DE CHAMPAGNE.

Saint Bernard s'éloigne d'essuyer un refus de sa part dans l'affaire de Humbert, attendu qu'il ne lui demande rien que de parfaitement juste et raisonnable. Il l'exhorte à penser au souverain juge : ce sera le moyen de se montrer moins impitoyable pour un malheureux.

Au glorieux prince Thibaut, Bernard, serviteur inutile des serviteurs de Dieu qui sont à Clairvaux, salut, paix et santé.

1. Je vous suis bien reconnaissant de ce que vous avez bien voulu, m'a-t-on dit, vous inquiéter de ma pauvre santé; car si je vois en cela une preuve de l'intérêt que vous me portez, j'en vois une aussi de l'amour que vous avez pour Dieu; autrement, un homme de votre rang ferait-il à un aussi petit personnage que moi l'honneur de le connaître ?

Mais plus il est certain que vous aimez Dieu et que vous m'aimez pour l'amour de lui, plus je m'étonne de voir que vous me refusez une toute petite grâce que Dieu seul m'a inspiré la pensée de vous demander, et que, d'ailleurs, je crois parfaitement juste et raisonnable. Si je vous avais demandé de l'or, de l'argent ou quelque autre chose semblable, ou je me trompe beaucoup sur vos sentiments, ou vous me l'auriez accordé sur-le-champ. Ne m'avez-vous pas déjà donné de nombreux témoignages de votre générosité sans attendre même que je vous eusse jamais rien demandé? Pourquoi donc, quand je vous prie de m'accorder une grâce que je sollicite de vous par esprit de charité, et au nom de

a Si je ne me trompe, il s'agit ici de Guillaume de Champeaux, évêque de Châlons-sur-Marne, pour lequel saint Bernard avait une très-grande affection, comme nous l'avons dit dans les notes de la troisième lettre. Un manuscrit de Panchrysis, de l'abbaye de Chéminon, au diocèse de Châlons-sur-Marne, mentionne plusieurs ouvrages de lui sur la théologie dont il cite même de nombreux passages.

Dieu même, beaucoup plus dans votre intérêt que dans le mien a, pourquoi, dis-je, n'essuyé; je qu'un refus de votre part? Est-ce que vous trouveriez indigne de moi de chercher à toucher votre coeur pour un chrétien qu'on accuse, il est vrai, mais qui se justifie, et de vous, de lui faire grâce ? Si vous croyez qu'il ne s'est pas pleinement justifié parce qu'il ne l'a pas fait devant vous, souffrez qu'il se présente à votre tribunal pour soutenir son innocence et mériter ainsi sa grâce.

2. Avez-vous oublié les menaces de celui qui vous dit : " Quand mon temps sera venu, je jugerai les justices elles-mêmes (Psalm. LXXIV, 3) ? " Or, s'il juge les justices, à combien plus forte raison les injustices ?Ne craignez-vous pas ce qui est écrit encore : " Qu'il sera fait usage pour vous de la même mesure que vous aurez employée pour les autres (Matth., VII, 2)? " Et ne savez-vous pas que s'il vous est facile de priver Humbert de son héritage, il est aussi facile, beaucoup plus facile même, à Dieu de priver le comte Thibaut du sien. A Dieu ne plaise que cela arrive jamais! Dans le cas où la faute paraît tellement claire et inexcusable qu'il semble qu'il n'y a plus lieu qu'à sévir si on ne veut manquer aux lois de la justice, ce n'est encore qu'en tremblant et comme à regret que vous devez punir, plutôt pour accomplir un devoir de votre charge, que pour le plaisir de frapper du glaive de la justice. Mais quand le crime n'est pas certain ou lorsque l’accusé offre de se justifier, non-seulement vous ne devez pas répondre par un refus à une demande de grâce; mais vous devez vous estimer trop heureux de pouvoir, sans blesser la justice, trouver place pour l'indulgence et la miséricorde.

Je supplie donc Votre Excellence, pour la seconde fois, d'avoir pitié d'Humbert comme elle voudrait que Dieu eût pitié d'Elle un jour, et de prêter l’oreille à ces paroles engageantes du Seigneur : " Heureux les miséricordieux, parce qu'ils obtiendront miséricorde (Matth., V, 7), " aussi bien qu'à ces menaces effrayantes : " Celui qui n'aura pas fait miséricorde sera jugé sans pitié (Jacob., II, 13). " Adieu.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE XXXVII.

29. Au glorieux prince Thibaut. Les écrivains de son temps ont fait de lui le plus pompeux éloge. Anselme de Gembloux en parle ainsi, à l'année 1154 : " Le comte Thibaut de Blois ou de Chartres, se distingua entre tous les princes de France par son excessive justice; il aima et protégea les moines, les religieux et le clergé ; il fut le défenseur de l'Eglise, la providence des pauvres et la consolation des affligés; il brilla par la prudence et la discrétion dans les affaires et par sa juste sévérité envers tous ceux qui s'écartaient de la justice et du droit. "

Un moine d'Autun, nommé Hugues, lui décerne les mêmes éloges, en parlant de lui, à l'année 1136.

Quant à ce qui est de son zèle pour la justice qu Anselme se plaît particulièrement à relever, on en trouve une preuve éclatante dans la trente-neuvième lettre et dans quelques autres encore qui nous apprennent avec quelle rigueur il osa, un des premiers, sinon le premier, sévir contre le duel jusqu'alors toléré à peu près par tous les autres princes, mais que les canons avaient depuis longtemps interdit aux clercs, comme nous l'apprend Yves de Chartres, dans sa deux cent quarante-septième lettre.

Ernald de Bonnevaux, de même que Geoffroy, parle avec admiration de la charité et de la bonté du comte Thibaut, dans sa Vie de saint Bernard, livre II, chapitre 8, et livre IV, chapitre 3. Il en est aussi fait mention dans la quatre cent seizième lettre, une des nouvelles de la collection. Il est facile de voir par là quels fruits il sut recueillir de l'amitié et des conseils de notre saint Docteur. Il mourut le 8 janvier 1152 et fut enterré, non pas dans l'abbaye de Pontigny, comme le prétendent Jongelin et Manrique, d'après Vincent de Beauvais qu'ils ont suivi l'un après l'autre, ni à Clairvaux, comme le veut Brito de Portugal, mais dans l'abbaye de Bénédictins de Lagny-sur-Marne, dont il était le patron et le protecteur, ainsi que nous le voyons par la deux cent trente-septième lettre de saint Bernard: cette abbaye avait été fondée par Heribert, comte de Champagne, vers l'année 990, on y voit encore maintenant le tombeau en porphyre du comte Thibaut. Le moine Etienne rapporte en ces termes, dans sa Chronique, le jour de sa mort et le lieu de sa sépulture : " En 1152, le 8 janvier, mort du comte Thibaut de Campagne qui fut enterré à Lagny. Il eut six filles dont la première fut Marie, duchesse de Bourgogne; la seconde, Agnès, comtesse de Bar-le-Duc; la troisième, d'abord comtesse de pays éloignés, fut mariée ensuite à Guillaume Goez, dans le pays Chartrain; la quatrième, Mathilde, comtesse du Perche; la cinquième fut religieuse de Fontevrault, et la sixième fut Adélaide qui devint reine de France. "

Tous ces détails sont confirmés par Albérie, dans sa Chronique à l'année 1152, il ajoute de plus que le comte Thibaut eut quatre fils qu'il place dans l'ordre suivant : " Henri, comte palatin de Trèves, bien connu par ses largesses et ses libéralités; Thibaut, comte de Blois et de Chartres; Etienne; comte de Sancerre, et Guillaume, d'abord archevêque de Sens, puis de Reims. "

Le docteur Simon, surnommé la Chèvre-d'Or, chanoine de Saint-Victor de Paris, fit l'épitaphe du comte Thibaut que Chifflet nous a conservée dans sa dissertation. Elle se trouve dans le manuscrit de l'abbaye de la Charité, de l'ordre de Coteaux. Le comte Thibaut nous parait mériter que nous la rapportions ici en entier.

" Le comte Thibaut dont le nom est connu dans le monde entier, unit tous les sentiments d'un père à ceux d'un fils, pour l'Eglise notre mère.

" Il fut aussi remarquable par la grandeur de sa gloire, la puissance de ses armes et l'illustration de sa naissance, que par la pénétration de son esprit. l'éloquence de sa parole et la beauté de sa physionomie. Petit avec les petits, fier avec les fiers, méchant aux méchants et simple avec les simples, il se faisait tout à tous.

Il se plut à donner, toute la vie, aux malheureux et aux infirmes, secours et abri; aux religieux, présents, églises et maisons.

Protéger les gens de bien, poursuivre les méchants, vivre en saint et rendre la justice, ce fut l'oeuvre de toute sa vie.

" On put voir toutes les vertus briller en lui et travailler, comme à l'envi, à le rendre fameux entre tous.

" Notre France pleura à sa mort de se voir privée d'un tel soutien; quand il était debout elle semblait triompher avec lui, maintenant qu'il n'est plus on la dirait frappée du même coup que lui.

" Le dix (le six) janvier fut son dernier jour; mais Dieu est à présent pour lui un jour qui vaut mieux que des milliers de jours.

Ces vers ont été faits à la demande du comte Henri (Note de Mabillon).

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LETTRE XXXVIII. AU MÊME, SUR LE MÊME SUJET.

L'an 1128.

Au très-pieux prince Thibaut, Bernard, abbé de Clairvaux, salut et prières.

1. J'ai bien peur de finir par me rendre insupportable à force de vous fatiguer les oreilles par mes importunités, et de vous distraire de vos importantes occupations. Mais que faire ? Si j'ai peur de vous indisposer par mes lettres, je crains bien davantage de mécontenter

a On voit par là que cette lettre n'est pas la première que saint Bernard a écrite pour Humbert; elle est certainement postérieure en date à la trente-neuvième, qui nous apprend la patrie d'Humbert et la peine dont il avait été frappé.

Dieu en n'intercédant pas pour un malheureux; d'ailleurs, pardonnez-le-moi, je ne puis voir d'un oeil insensible la misère affreuse du malheureux pour lequel je reviens encore vous importuner de mes prières. C'est toujours de l'infortuné Humbert que je veux parler. Son sort est d'autant plus à plaindre que de riche qu'il était il est tombé dans la détresse la plus grande et dans la misère la plus profonde. Il m'est également impossible de voir, sans en être vivement touché, le malheureux sort de sa veuve et de ses enfants, qui sont d'autant plus à plaindre qu'ils sont orphelins du vivant même de leur père.

Je vous remercie de la grâce ; que vous avez du moins daigné m'accorder dans cette affaire, en permettant qu'Humbert vînt lui-même plaider sa cause devant vous, et en lui faisant la justice de ne pas écouter ses calomniateurs. Pour mettre le comble à vos bontés en cette circonstance, vous aviez ordonné qu'on rétablit sa femme et ses enfants dans leurs biens; je ne sais d'où vient qu'on n'a point exécuté jusqu'à ce jour vos ordres charitables.

2. Quand il nous arrive de surprendre dans les autres princes quelques paroles légères ou peu conformes à la vérité, nous ne nous en étonnons guère et cela ne nous parait pas nouveau; mais quand il s'agit du comte Thibaut, le oui et le non sur ses lèvres nous surprendront toujours, car un mot de lui, pour nous, est un serment, et le plus léger mensonge dans sa bouche, un énorme parjure; car de toutes les qualités qui ajoutent à l'éclat de votre rang et rendent votre nom célèbre dans tout l'univers, celle qu'on aime le plus à citer, c'est votre amour de la vérité. Qui donc a pu essayer d'ébranler, par ses insinuations ou par ses conseils, l'énergique fermeté de votre âme? quel est, dis-je, le conseiller qui a osé entreprendre d'affaiblir, dans votre coeur, par ses mensonges, cet amour si saint et si constant de la vérité, cette vertu si connue et si digne d'être donnée en exemple à tous les autres princes? Le malheureux que la cupidité porte à tenter d'obscurcir le glorieux nom d'ami de la vérité que vous vous êtes fait, n'est qu'un faux et perfide ami, puisqu'il ne tend à rien moins, dans je ne sais quel sentiment pervers, qu'à rendre vaine, pour accabler un homme déjà dans le malheur, une parole sortie de votre bouche, parole non moins agréable à Dieu que digne de vous, et qui avait su concilier ensemble la piété et la justice. Je vous supplie donc, au nom du Dieu des miséricordes, si vous voulez qu'un jour il se montre miséricordieux pour vous, de ne pas permettre que l'impie se glorifie d'avoir écrasé le pauvre. Faites plutôt que vos promesses soient une vérité et reçoivent leur accomplissement. Or vous avez eu la bonté de nous donner l'assurance, à dom Norbert et à moi, que les biens d'Humbert seraient rendus à sa femme et à ses enfants. Adieu.

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LETTRE XXXIX. AU MÊME.

L’an 1127.

Saint Bernard recommande à Thibaut les intérêts de différentes personnes; puis il l'engage à traiter avec honneur et déférence les évêques qui se sont rendus à Troyes pour assister au concile.

1. Vous m'avez donné tous les jours des marques de votre bienveillance, mais ce qui excite davantage mon attachement et ma reconnaissance, c'est que, malgré mes nombreuses importunités pour une foule de gens, vous ne m'avez jamais fait essuyer un refus : aussi ma confiance s'en est-elle accrue et je n'hésite pas un instant à venir vous recommander les chanoines de Larzicourt (a). Je ne vous demande aucune faveur pour eux, car j'ai une telle confiance dans votre intégrité que je ne doute pas que, si votre ennemi même venait plaider sa cause à votre tribunal, il ne se fît rendre justice; mais voici pourquoi je m'unis de loin à eux : c'est pour vous demander, avec toute l'instance possible, de leur faire un accueil plus prompt et plus favorable que par le passé quand ils se présenteront devant vous; cela est nécessaire pour que leurs voisins apprennent à leur rendre le respect qui leur est dit, ce qu'ils feront quand ils sauront votre bienveillance à leur égard. Vos soldats ou vos officiers verront ainsi qu'ils ne pourront plus désormais, sans s'exposer à votre indignation et sans encourir une disgrâce, porter une main injuste sur leurs biens et troubler leur saint repos.

2. J'ai encore une autre prière à vous faire . comme je passais dernièrement par Bar, une femme vraiment digne de pitié et plongée dans un profond chagrin vint me trouver. Le récit de ses peines m'a navré; elle a tant fait par ses larmes et par ses prières que je lui ai promis d'intercéder pour elle auprès de vous. C'est la femme de ce Belin que vous avez dû punir, il y a quelque temps, avec sévérité, à cause de son crime. Veuillez avoir pitié de cette femme, et Dieu aura aussi pitié de vous un jour.

3. Puisque j'ai commencé, souffrez, prince, que je continue de vous parler encore. Dans un duel qui vient d'avoir lieu en présence du prévôt de Bar, le vaincu (b) fut condamné sur-le-champ par votre ordre à perdre les yeux; mais de plus, comme si ce n'était pas assez d'avoir

a C'étaient des chanoines réguliers de Saint-Augustin. Larzicourt est du doyenné du Pertois, diocèse de Châlons-sur-Marne; les pères jésuites y possédaient un prieuré au temps de Mabillon.

b Il s'agit d'Humbert, pour lequel saint Bernard écrivit cette lettre avant la trente-septième.

été vaincu et d'être privé des yeux, il fut dépouillé de tous ses biens par vos gens : voilà ce dont il se plaint. Votre bienveillance trouvera juste qu'on lui rende de quoi soutenir sa triste et misérable vie. D'ailleurs, l'iniquité du père ne peut retomber sur ses enfants qui sont bien innocents de ses fautes; qu'ils puissent donc au moins posséder les biens qui leur appartiennent.

4. Enfin je vous demande encore de vouloir bien traiter avec tout l’honneur dont ils sont dignes les saints évêques qui se sont réunis dans votre capitale pour traiter ensemble des choses de Dieu. Daignez aussi vous montrer plein d'empressement et de soumission pour le légat du saint Siège, en reconnaissance de ce qu'il a fait choix de votre ville capitale pour la tenue d'un concile (a) aussi célèbre, et veuillez donner votre appui et votre assentiment aux mesures et aux résolutions qu'il jugera convenable de prendre dans l'intérêt du bien ; mais je vous prie tout particulièrement d'accueillir avec honneur l'évêque de Langres, qui est votre évêque aussi bien que le nôtre, et de lui rendre, avec de très-humbles respects, l'hommage que vous lui devez pour le fief (b) que vous tenez de son église. Adieu.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE XXXIX.

30. A Thibaut. — Après avoir adressé plusieurs autres requêtes dans cette lettre au comte Thibaut, saint Bernard le prie pour un pauvre malheureux du nom de Humbert qui avait été vaincu en duel, et par suite privé, sur l'ordre du comte, non-seulement de tous ses biens, mais encore de la vue, de sorte qu'il n'avait plus moyen de soutenir sa misérable existence. Le châtiment de la faute était bien cruel et le coeur charitable de saint Bernard en était profondément ému. Il est vrai que l'habitude des combats singuliers était un mal si grand et si invétéré, qu'il ne fallait rien moins qu'une pareille sévérité pour y porter remède. Voyez sur cette plaie lamentable de l'époque ce que dit Sirmond dans ses notes à Geoffroy de Vendôme, livre 3, épître 38; Duchesne dans sa bibliothèque de Cluny et d'autres encore. Consultez aussi la trois cent soixante-seizième lettre de saint Bernard (Note de Mabillon).

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LETTRE XL. AU MÊME.

Vers l'an 1127.

Saint Bernard recommande à Thibaut un pauvre religieux.

J'ai deux motifs pour vous recommander cet homme; c'est un pauvre, et de plus un religieux. Si vous ne ressentez pour le premier aucune compassion, ayez du moins quelque considération pour le second, et veuillez ne pas lui refuser ce qu'il vient, de si loin, et au prix de tant de fatigues, chercher auprès de vous. Donnez-lui quelques secours, sinon à cause de lui, du moins pour vous-même; car s'il a besoin de vous parce qu'il est pauvre, vous n'avez pas moins besoin de lui parce qu'il est religieux. Enfin, de tous ceux que je vous ai adressés pour la même cause, je ne sais pas s'il s'en est trouvé un autre auquel vous ayez pu faire du bien avec une plus grande certitude d'être agréable au Seigneur. Adieu.

a De Troyes, en 1128, dont il est question dans les notes développées de la lettre vingt et unième à Matthieu, légat du saint Siège

b Dépendant de la maison du seigneur, d'où lui vient son nom latin de Casamentum.

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LETTRE XLI. AU MÊME.

L'an 1127

Saint Bernard lui recommande un religieux âgé.

J'ai peur de vous fatiguer avec toutes mes lettres. Mais s'il en est ainsi, ne vous en prenez qu'à la charité de Jésus-Christ et aux besoins de mes amis, Ne renvoyez pas, je vous prie, sans lui avoir donné quelque chose, cet homme que je vous recommande. Il est âgé comme vous le voyez, et de plus il vous est adressé par une maison religieuse. Comme il se propose d'aller trouver le roi, votre oncle (a), je vous prie de vouloir bien lui donner une lettre pour lui. Je voudrais, s'il était possible, que tous les serviteurs de Dieu devinssent vos débiteurs, afin qu'ils vous reçussent un jour dans les tabernacles éternels en retour des quelques richesses d'iniquité dont vous leur aurez fait part. Adieu.

a Henri Ier , roi d'Angleterre, oncle de Thibaut, d'après Enald, dans la Vie de saint Bernard, livre II, vers la fin ; et Robert du Mont à l'année 1151, par Adèle, fille de Guillaume le Conquérant, sieur d'Henri Ier, et mère de Thibaut.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE XLII DE SAINT BERNARD OU TRAITE A HENRI, ARCHEVEQUE DE SENS SUR LES MOEURS ET LES DEVOIRS DES ÉVÊQUES

Au vénérable Seigneur Henri, archevêque de Sens, le frère Bernard, salut et tout ce que peut la prière d'un pécheur.

Votre Grandeur daigne me témoigner le désir d'avoir un écrit de ma main : l'honneur qu'elle me fait m'impose un lourd fardeau, et pourtant je m'estime heureux de cette distinction de votre part. Mais si je suis flatté d'une demande aussi bienveillante, d'un autre côté je me sens effrayé de la pensée d'avoir à y répondre. Qui suis-je, en effet, pour me permettre d'écrire pour un évêque, et en même temps qui suis-je encore pour oser ne pas lui obéir? Le même motif me pousse à céder et à ne pas céder à sa demande: écrire à une Grandeur telle que la vôtre est une entreprise qui dépasse mes forces; mais, d'un autre côté, lui désobéir est contraire à mon devoir. Je ne vois donc que danger de toutes parts, mais il me semble qu'il y en aurait un surtout à ne pas faire ce que vous me demandez. Dans cette alternative choisissant le parti qui s'offre à moi avec le moins d'inconvénients, je me décide à faire ce que vous exigez de moi. J'y suis d'ailleurs porté par la bienveillance et la bonté dont vous daignez m'honorer; ma présomption trouvera sou excuse dans l'autorité de celui qui m'a signifié sa volonté.

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CHAPITRE I. Difficultés de l’épiscopat et par suite nécessité pour un évêque d'avoir de bons conseillers.

1. Depuis que vous avez reçu de Dieu les clefs du ciel, et que, à l'exemple de la femme forte (Prov. XXXI, 19), vous avez commencé à mettre la main à des affaires fortes et difficiles, je n'ai pu me défendre d'un sentiment de peine et de compassion toutes les fois qu'il m'est arrivé d'apprendre, ou que vous manquiez à votre devoir, ou qu'on vous faisait de la peine. Je me rappelais alors ces paroles du Psalmiste: " Ceux qui s'embarquent et vont sur des navires travailler au milieu sur la mer...., tantôt sont portés jusqu'aux nues et tantôt précipités au fond des abîmes. Au milieu de ces périls, ils sèchent de frayeur, ils sont agités et troublés comme des hommes plongés dans le vin, la tête leur tourne et leur sagesse les abandonne (Psalm. CVI, 23, 26 et 27) ; " et alors, au lieu de juger comme le font ordinairement les hommes, je me sentais porté à une sorte de compassion en me livrant aux réflexions suivantes : Si la vie de tout homme sur la terre n'est qu'une véritable tentation, de quels périls n'est pas semée celle d'un évêque qui se trouve en butte à toutes les tentations de ses ouailles? Si, au fond d'une caverne, où je suis caché comme l'est, sous le boisseau, une lampe qui fume plus qu'elle n'éclaire, je ne puis échapper tout à fait au souffle des vents, et me vois agité en tous sens par la tempête comme un faible roseau battu par la tourmente, que sera-ce de celui qui est placé comme un flambeau au faîte de la montagne? Je n'ai que moi à sauver, et il suffit de moi pour être à moi-même un sujet de scandale, d'ennui, de fatigue et de danger, à ce point que je suis fréquemment obligé de m'élever avec indignation contre les appétits d'une bouche intempérante et les écarts scandaleux de mes regards. A quelles épreuves, à quels tourments doit donc se trouver exposé celui qui n'est jamais exempt ni de luttes au dehors, ni de craintes au dedans, pour les autres, quand il le serait pour lui-même?

2. Mais il vient de s'élever de vos parages un vent un peu plus favorable qui commence à souffler de nos côtés. Je reçois en effet sur votre compte des nouvelles beaucoup plus agréables que celles auxquelles j'étais habitué, et je ne les tiens pas d'une rumeur incertaine, mais de la bouche même du véridique et vénérable évêque de Meaux (a). Car, comme je lui demandais des nouvelles de votre état, il me répondit d'un air riant et comme un homme sûr de ce qu'il disait : Je crois qu'il est décidé à suivre désormais les conseils de l'évêque de Chartres. Je fus d'autant plus heureux de cette réponse, que je ne doute pas que les conseils de l'évêque de Chartres ne soient excellents. Il ne pouvait me donner un meilleur gage des bonnes dispositions de votre coeur, ni me faire concevoir de plus justes espérances de vos futurs progrès dans les voies du Seigneur. Il n'est personne à mes yeux à qui vous puissiez vous confier, vous et vos intérêts, avec une plus entière sécurité qu'à ces la deux prélats; avec de pareils conseils, vous êtes bien sûr de conserver la votre conscience et votre réputation intactes. C'est ainsi qu'il convient à un prêtre de Dieu, à l'évêque d'une aussi grande cité, de prendre

a C'était certainement Burchard et non pas Manassès, comme nous l'avons :dit plus haut dans l'agis au lecteur, n. 5.

ses conseillers ailleurs que parmi les jeunes gens ou les gens du monde. Nous devons aimer tout le monde, nos ennemis mêmes, mais nous ne devons prendre conseil que des hommes qui se font remarquer par leur prudence et par leur bienveillance (b). Voilà pourquoi le divin Maître repoussait également le conseil imprudent de son disciple et le conseil malveillant de ses frères quand il disait à l'un: " Vous n'entendez rien aux choses de Dieu (Marc., VIII, 33); " et à l'autre: " Allez, vous autres, à cette fête, pour moi je n'irai point (Joan., XXIV, 45) ; " voulant ne se laisser guider ni par l'imprudence de l'un ni parla malveillance des autres. Enfin, après avoir cherché à qui il pourrait se confier et à qui il pourrait sans crainte remettre la dispensation de ses mystères, il s'écrie d'un ton de surprise, comme quelqu'un qui a bien de la peine à trouver ce qu'il désire : " Quel est à votre avis le serviteur fidèle et prudent que son maître a établi sur ses domestiques, pour leur distribuer au temps voulu la nourriture dont ils ont besoin (Matth., XXIV, 45)? " Aussi, avant de confier à Pierre le soin de ses brebis, il voulut d'abord s'assurer de son attachement et lui demanda par trois fois s'il l'aimait; il éprouva aussi sa prudence alors que tout le monde ne voyant en lui qu'un prophète, il le vit discerner prudemment la vérité et l'entendit confesser qu'il était plutôt le Dieu même des prophètes, quand il lui dit " Vous êtes le Christ fils de Dieu (Matth., XVI, 16). " Que notre malheureuse nature est imparfaite! c'est à peine si parmi les hommes on peut en rencontrer un seul qui réunisse ces deux qualités; si vous trouvez dans l'un d'eux la prudence, difficilement y trouverez-vous en même temps la bienveillance désirable; et si vous rencontrez quelque part la bienveillance que vous cherchez, elle ne sera que rarement unie à la prudence. Quant à ceux qui ne possèdent ni l'une ni l'autre qualité, le nombre en est infini.

3. La prudence vous a donc bien inspiré quand elle vous a suggéré la pensée que vous ne pouviez sans conseil vous acquitter dignement des fonctions du prêtre, du ministère de l'évêque et de la charge de pasteur. Aussi la sagesse, cette mère des conseils salutaires, dit-elle en parlant d'elle-même : " Moi qui suis la sagesse, j'habite dans le conseil (Prov., VIII, 12). " Mais dans quel conseil? Est-ce indifféremment dans toutes sortes de conseils? " Dans ceux, dit-elle, que les pensées judicieuses inspirent (ibid). " C'est peu encore, mais elle nous apprend en ces termes, par la bouche de Salomon, à nous tenir à l'écart des conseils d'où la bienveillance est absente : " Conférez de vos affaires avec votre ami, et ne vous ouvrez point à un étranger (Prov., XXV, 9 ). " C'est

b Quelques éditions, même celles de 1494, font suivre ces mots, " leur bienveillance, " de cette réflexion qui a passé de la marge clans le texte : " Car sans prudence et sans bienveillance il n'y a pas de conseils parfaits. " Cette phrase ne se lit point dans les meilleurs manuscrits, tels que ceux de la Colbertine, portant les numéros 1038 et 4110.

elle encore qui, après nous avoir recommandé de ne rien faire sans conseil, considérant combien rares sont les hommes de bon conseil, nous dit si bien par la bouche d'un autre Sage : " Ayez beaucoup d'amis mais n'en ayez qu'un entre mille pour conseil (Eccli., VI, 6), un, dit-elle, entre mille. " C'est ce qui me fait dire que Dieu s'est montré d'une grande bonté pour vous, puisque tandis que les hommes de bon conseil sont si rares parmi nous, il vous en donne non pas un seulement, mais deux, d'une capacité reconnue, pleins de zèle et de prudence; il a fait plus encore ; car pour vous rendre le recours à leurs lumières plus facile, il vous les a fait trouver dans votre province et les a mis sous votre juridiction, afin que vous ayez le droit de réclamer leurs conseils. Si vous les prenez pour règle de votre conduite, on ne vous verra point précipité dans vos jugements, violent dans le châtiment des coupables, mou dans la correction, trop sévère quand il faudra faire grâce, ou pusillanime là oit il y aura lieu de patienter et d'attendre. Vous ne serez avec de tels conseils, ni somptueux dans votre table, ni fastueux dans votre mise, ni trop prompt à promettre, ni trop lent à dégager votre parole, ni enfin prodigue dans vos bienfaits. Avec le conseil de pareils hommes, vous éloignerez constamment de vous un mal bien ancien si on compte ses années, mais toujours nouveau pour la cupidité, je veux parler de la simonie et de l'avarice sa mère, l'avarice qui est une véritable idolâtrie. Enfin, pour tout dire en un mot, assisté d'un tel conseil, vous rendrez comme l'Apôtre votre ministère honorable en tous points (Rom., XI, 12), votre ministère, dis-je et non point votre domination : j'ajoute que c'est lui que vous rendrez honorable, et non vous, car quiconque recherche ses propres intérêts ne cherche qu'à s'honorer soi-même et non son ministère.

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CHAPITRE II. Ce qui rend les dignité ecclésiastiques honorables, ce n'est pas la pompe extérieure, mais l'éclat des bonnes moeurs et des vertus.

4. Ce n'est pas par le luxe des vêtements, le faste des équipages, la somptuosité des palais, mais par l'éclat des bonnes mœurs, par votre zèle pour les choses saintes et par vos bonnes oeuvres que vous rendrez votre ministère honorable. Que de prélats suivent une voie différente, que de prêtres on voit d'une recherche extrême dans leurs habits et d'une indifférence complète, ou peu s'en faut, pour la vertu ! Si je leur rappelle cette parole de l'Apôtre : " Ne portez point d'habits précieux (I Tim., II, 9). " Je crains qu'ils ne s'irritent et ne se blessent de se voir appliquer une défense qu'ils savent avoir été faite dans le principe pour le sexe faible et pour un ordre moins relevé que le leur, comme si les médecins ne se servaient pas, pour faire une amputation aux rois, du même fer que pour amputer les membres d'un homme du peuple, ou comme si c'était manquer de respect à la tête que de couper les cheveux qu'elle porte avec une paire de ciseaux dont on s'est servi pour se couper les ongles. Mais après tout s'ils ne veulent point être confondus avec de faibles femmes, non par moi, mais par l'Apôtre, qu'ils cessent donc de commettre la même faute qu'elles et de se parer de broderies et de fourrures plutôt que de bonnes oeuvres. Qu'ils ne recouvrent plus d'hermines rouges ou de gueules (a), comme on dit vulgairement, des mains qui ont reçu l'onction sainte et qui célèbrent les redoutables mystères; qu'ils cessent d'en parer leur poitrine, qui réclame d'eux une perle plus brillante que ces fourrures, la sagesse; qu'ils n'en chargent plus leur cou qui ne devrait porter que le joug plus honorable et plus doux du Seigneur. Certes, on ne peut reconnaître dans ces ornements les stigmates de Jésus-Christ, qu'ils devraient à l'exemple des martyrs porter empreints sur leur corps; ce ne sont que des parures telles que les femmes les aiment et les recherchent, parce qu'elles n'ont d'autres pensées que les pensées du monde et d'autre désir que le désir de plaire davantage aux hommes.

5. Mais, prêtre du Très-Haut, à qui voulez-vous plaire? est-ce au monde, est-ce à Dieu? Si c'est au monde, pourquoi vous êtes-vous fait prêtre ? Et si c'est à Dieu, pourquoi voulez-vous demeurer homme du monde tout en étant prêtre? Si vous voulez plaire au monde, je vous demande pourquoi vous avez reçu le sacerdoce ; vous savez bien qu'on ne peut servir deux maîtres à la fois, et que " celui qui veut être ami de ce monde, se déclare par là même ennemi de Dieu (Jac., IV, 4.). " Le Prophète n'a-t-il pas dit: " Le Seigneur a brisé les os de ceux (lui s'étudient à plaire aux hommes; ils se sont vus couverts de confusion quand Dieu les a méprisés (Psalm. LII, 6) ?" Et l'Apôtre ne dit-il pas: " Si j'étais au gré des hommes, je ne serais pas le serviteur de Jésus-Christ (Gal., I, 10)?" Ainsi en voulant plaire aux hommes, vous ne sauriez plaire à Dieu; mais si vous ne lui plaisez point, comment vous le rendrez-vous propice? Pourquoi donc, vous redirai-je, pourquoi vous êtes-vous fait prêtre? Que si au contraire c'est à Dieu et non pas au monde que vous voulez plaire, pourquoi en ce cas voulez-vous être homme du inonde en même temps que prêtre? Car enfin si vous êtes

a C'étaient des peaux teintes en rouge, d'où est venue cette expression du blason, de outille pour indiquer la couleur rouge. La plupart de ces parures venaient d'Arménie, c'étaient des peaux d'une sorte de rat du Pont. Dans une homélie attribuée à saint Bernard, il est dit : " A Pâques, il se mettait des fourrures d'Arménie autour du cou et se couvrait les mains de peaux de gueules rouges. Dans la Chronique de Saxe, on parle à l'année 1030 du clergé de Hildesheim qui a ne portait point de vêtements délicats et ne connaissait pas l'usage des gueules que le clergé affectionne tant à présent.

prêtre, vous êtes pasteur, et le peuple est votre troupeau ; or ne doit-il y avoir aucune différence entre les brebis et le berger qui les mène ? Si, comme moi qui ne suis qu'une brebis, celui qui me fait paître marche les yeux et le corps inclinés vers la terre, tout occupé à rassasier son ventre pendant que son âme est à jeun, qu'est-ce qui le distingue de moi? Malheur au troupeau si le loup vient à fondre sur lui, car il ne se trouvera personne pour l'apercevoir avant qu'il arrive, pour marcher à sa rencontre et lui disputer sa proie. Convient-il que le pasteur soit comme son troupeau uniquement occupé à assouvir les appétits des sens, esclave de basses pensées, avide des biens de la terre, au lieu de marcher le front haut et levé comme il appartient à l'homme de regarder le ciel, de rechercher et de goûter les choses d'en haut, non point celles d'ici-bas ?

6. Au reste, ce pasteur s'indigne contre moi si j'ose seulement faire , un signe de tête et m'ordonne de me taire, attendu que je ne suis qu'un moine et qu'il ne m'est pas permis d'ouvrir la bouche sur le compte d'un évêque. Que ne me défend-il aussi d'ouvrir les yeux ? de la sorte je ne verrais pas ce qu'il ne veut pas m'entendre blâmer. Quelle présomption, en effet, n'est-ce pas à moi, pauvre brebis, à la vue de louves cruelles, de parler de la vanité et de la curiosité qui fondent sur mon pasteur, de frémir de crainte et de bêler dans l'espérance que peut-être en m'entendant quelqu'un viendra se jeter au-devant de ces méchantes bêtes, et l'arracher lui-même à la mort! Mais que feront-ils de moi qui ne suis qu'une faible brebis, ces animaux féroces s'ils osent se jeter avec une telle force sur le berger lui-même? Eh quoi! s'il me défend de crier pour lui, ne me permettra-t-il pas au moins de crier pour moi? Mais si je gardais le silence pour ne pas paraître élever la voix contre le ciel lui-même, est-ce que ce cri: " N'usez pas de vêtements précieux (I Tim., II, 9), n en retentira moins dans l'Eglise? Si ces paroles s'adressent aux femmes, c'est afin qu'un évêque rougisse de se trouver dans le même cas qu'un sexe faible et fragile. Croirait-on par hasard ne plus avoir de reproches à craindre, parce que seul je cesserais de murmurer ? Si je garde le silence, en sera-t-il de même de la conscience de chacun? Mais que diraient-ils si quelqu'un plus osé que moi venait leur exposer, non plus comme moi, les paroles de l'Apôtre, de l'Evangile, d'un prophète ou tout autre texte sacré, mais tout simplement cette sentence d'un païen: " Dites-moi, Pontifes, que signifie cet or, — je ne dis pas sur la personne d'un saint, — mais sur le mors d'un cheval (Pers., sat. I)? " Je le trouverais beaucoup mieux placé sur la personne d'un saint que sur le frein d'une bête. Mais enfin quand même je ne soufflerais pas mot et que les courtisans garderaient le silence, le dénuement des pauvres crierait encore assez haut. La rumeur publique peut bien dormir, mais la faim ne saurait se taire : l'une se tait et sommeille, parce que, après tout, le monde ne peut haïr les siens. Commenta en effet, blâmerait-il le péché, lui qui trouve même à louer le pécheur dans les désirs passionnés de son coeur et qui préconise l'injustice?

7. Mais ceux-là crient qui sont nus, ceux-là crient qui meurent de faim et ils vous demandent avec le poète: A quoi bon, prélats, cet or qui brille sur le mors de vos chevaux? écarte-t-il de nous le froid et la faim? quand le froid nous glace, quand la faim nous tourmente, que nous font à nous ces habits de rechange suspendus dans vos garde-robes ou pliés dans vos armoires? C'est notre bien que vous prodiguez; toutes ces vaines dépenses sont pour nous autant de cruelles soustractions dont nous avons à souffrir; ne sommes-nous pas comme vous créés à l'image de Dieu et rachetés du sang de Jésus-Christ? ne sommes-nous donc pas vos frères? Quel n'est donc pas votre crime de prendre sur la part de vos frères pour le plaisir de vos yeux, et de leur faire payer de la vie toutes vos superfluités? C'est à nos besoins que vous retranchez tout ce que vous accordez à la vanité: deux maux découlent en même temps de votre cupidité, vous vous perdez par votre vanité, en même temps que vous nous faites mourir de faim par vos rapines. Pendant que vos chevaux sont chargés de pierres précieuses, vous ne vous inquiétez pas si nous allons les pieds nus; tandis que vous prodiguez à vos mules pierreries, chaînettes, grelots, harnais chargés de clous d'or (a), et mille autres ornements pareils aux brillantes couleurs et de matières précieuses, c'est à grand'peine si, par pitié, vous donnez à vos frères de quoi couvrir à moitié leur nudité. Le pire en tout cela, c'est que vous ne vous êtes procuré ces biens ni par le commerce, ni par le travail de vos mains, et que vous ne les possédez même pas à titre d'héritage, à moins peut-être due vous ne vous soyez dit au fond du coeur : " Que son sanctuaire soit notre héritage (Psalm. LXXXII, 13) ! " Voilà ce que disent les pauvres, mais sans doute uniquement devant Dieu, qui entend le langage des coeurs; car ils n'oseraient vous le dire en face, parce qu'ils sont contraints d'implorer tous les jours votre assistance pour les nécessités de la vie. Mais un jour viendra où ils s'élèveront avec force contre ceux qui les tiennent maintenant dans ces douloureuses angoisses, ils auront alors pour défenseur celui qui est le père des orphelins et le protecteur de la veuve, et il vous dira: " Tout ce que vous n'avez pas voulu faire pour le moindre de mes serviteurs, c'est à moi-même que vous avez refusé de le faire (Matth., XXV, 40). "

a Ces harnais chargés de clous d'or se composaient de lanières chargéees en effet de clous d'or, mêlés d'étoffes de pourpre et d'autres couleurs.

CHAPITRE II, n. 4.

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CHAPITRE III. Il n'est pas d'ornements plus précieux pour un évêque, il n'en est pas non plus de plus dignes de lui que la chasteté, la charité et l'humilité.

8. Pour vous, mon très-révérend Père, gardez-vous de penser que vous puissiez rendre votre ministère honorable par de semblables moyens; il faudrait, pour le croire, ne voir que la superficie et ne point pénétrer au fond des choses, Car ce qu'on aperçoit quand on ne s'en tient point aux apparences, ce n'est point quelque chose qui brille de couleurs empruntées, mais pourtant ce sont des choses qui sont bien dignes de fixer nos regards; elles ne sont point arrangées pour flatter le goût, et pourtant elles sont délicieuses; bien qu'elles ne soient point placées en haut, elles n'en sont pas moins élevées. En effet, la chasteté, la charité et l'humilité peuvent bien être dépourvues d'éclat, mais elles ne le sont pas de toute beauté. Elles en ont même une peu commune, puisqu'elle peut charmer les regards de Dieu.

Qu'y a-t-il de plus beau que la chasteté qui fait un être pur d'un être conçu dans la corruption, un serviteur de Dieu de celui qui était son ennemi, un ange même d'un homme, avec une différence sans doute de bonheur dans l'un et de vertu dans l'autre; car si la chasteté de l'ange est plus heureuse que celle de l'homme, celle de l'homme suppose plus de vertu que la chasteté de l'ange. Il n'y a que la chasteté qui, dans l’étroit espace et les courts moments où s'écoule notre vie mortelle, réalise une image de la glorieuse immortalité ; car il n'y a qu'elle qui, au milieu des mariages, nous fait ressembler à ceux qui habitent la région bienheureuse où l'on ne tonnait ni mari ni femme, et donne à la terre comme un avant-goût de la vie des cieux; mais en attendant que nous vivions de cette vie, la chasteté, suivant le conseil de l'Apôtre, conserve dans la sainteté le vase fragile que nous portons et qui est souvent en danger de se briser (I Thess., IV, 4). Semblable à un baume délicieux qui rend les corps incorruptibles, elle couvre et enveloppe nos membres et nos sens, les empêche de s'amollir au souffle de l'oisiveté, de se corrompre à l'ardeur des mauvais désirs et de tomber en pourriture au contact des voluptés charnelles, comme nous voyons que cela est arrivé à plusieurs " qui ont pourri, ainsi que de vils animaux, sur leur fumier (Joel., I, 17). " Je puis donc dire avec raison que la chasteté est le plus bel ornement du sacerdoce, puisqu'elle rend le prêtre agréable en même temps à Dieu et aux hommes, perpétue sa mémoire non pas par une postérité charnelle, mais par la bonne odeur de ses vertus, et l'égale dès maintenant aux bienheureux, quoiqu'il habite encore une région bien différente de la leur.

9. Mais de quelque éclat que brille la chasteté, elle n'a pourtant ni valeur ni mérite sans la charité. Il ne faut pas s'en étonner: quel bien peut-il y avoir sans la charité? La foi ? Mais non, quand bien même elle transporterait les montagnes. La science? Non encore, lors môme qu'elle parlerait la langue des anges. Le martyre ? Non, dit encore saint Paul ".Quand j'abandonnerais mon corps aux flammes (I Corinth., XIII, 3). " Il n'est oeuvre si méritoire qui sans elle soit accueillie de Dieu, ni si petite qui, avec elle, soit repoussée de lui. La chasteté sans la charité, c'est une lampe sans huile; ôtez la charité, la chasteté n'a plus de charmes. Mais au contraire " qu'elle est belle, dit le Sage, la chasteté unie à la charité (Sap., IV, 1) ! " A cette charité, dis-je, dont parle l'Apôtre, " qui naît d'un cœur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère (I Tim., I, 5). "

10. Or la pureté du coeur consiste en deux points, à rechercher la gloire de Dieu et l'utilité du prochain, en sorte qu'un évêque ne doit se proposer dans tout ce qu'il dit et dans tout ce qu'il lait que la gloire de Dieu, le salut du prochain, ou l'un et l'autre à la fois, et jamais son intérêt propre. C'est ainsi qu'il pourra remplir les devoirs d'un pontife et justifier l’étymologie de ce mot en devenant une espèce de pont de communication entre Dieu et les hommes: d'un côté; il aboutit à Dieu par le généreux abandon avec lequel il cherche la gloire de Dieu et non la sienne ; de l'autre, il touche au prochain par le pieux dévouement qui lui fait préférer leur avantage au sien. En bon médiateur, il porte à Dieu les voeux et les prières du peuple, et rapporte au peuple les grâces de Dieu et ses bénédictions ; il intercède auprès de Dieu pour les pécheurs qui l'offensent, et il punit sur les coupables l'injure qu'ils font à Dieu; il reproche à ceux qui l'oublient l'excès de sa miséricorde, rappelle aux coeurs endurcis la rigueur de sa justice et apaise le courroux de Dieu en faveur des uns et des autres, en lui rappelant tantôt la fragilité de l'homme et tantôt l’excès de son amour pour lui. Enfin, soit qu'il se montre un peu sévère dans l'intérêt de Dieu, ou un peu indulgent à notre égard, il n'a toujours d'autre désir que de servir Dieu et de nous être utile le plus qu'il peut, ne recherchant jamais en tout cas ce qui peut être avantageux pour lui, mais ce qui l'est pour des autres.

11. Le fidèle pontife est celui qui regarde de l'oeil de la colombe tous les biens qui passent par ses mains, tant les bienfaits de Dieu qu'il doit pie répandre sur les hommes, que les voeux des hommes qu'il doit répandre aux pieds de Dieu, et n'en retient jamais rien pour lui-même. Il ne recherche que le salut du peuple sans se mettre en peine de ses dons, et ne songe point à s'attribuer la gloire qui n'est due qu'à Dieu. Ce n'est pas lui qui enfouit dans les plis d'un mouchoir le talent qu'il a reçu, il le met entre les mains des banquiers et il en reçoit l'intérêt, non pour lui, mais pour son maître. Il n'a point de terrier , comme les renards, de nid comme les oiseaux, de bourses comme Judas, ni de place dans les hôtelleries non plus que n'en eut Marie; il ressemble en un mot à celui qui n'avait point où reposer sa tête; pareil pour le moment à un vase de rebut, il rien deviendra pas moins un jour, nul n'en saurait douter, un vase d'honneur et non point un vase d'ignominie. Enfin il sait perdre son âme en cette vie, mais pour la retrouver dans l'autre qui dure éternellement. Or nul ne saurait se flatter d'avoir atteint à ce degré de pureté, s'il n'a pas renoncé aux vanités du monde; car on ne peut rechercher avec une complète pureté d'intention les intérêts de Dieu et du prochain, si on ne méprise les siens propres. Il n'y a que celui qui peut dire avec Notre-Seigneur : " Si je cherche ma propre gloire, ma gloire n'est que néant (Joan., VIII, 54);" ou avec l'Apôtre : " Pour moi Jésus-Christ est la vie, et la mort est un gain (Philipp., I, 21) ; " ou bien avec le Prophète : " Je me suis oublié moi-même comme un homme déjà mort dans le coeur (Psalm. XXX,13), " c'est-à-dire dans sa propre volonté, qui puisse se glorifier de posséder la vraie pureté du coeur. Il y a un oubli salutaire, c'est celui qui fait que nous ne songeons plus à nous-mêmes pour ne penser qu'au prochain, et c'est être bien mort dans le fond du coeur, que de ne plus vivre pour soi, mais uniquement pour celui qui est mort lui-même pour nous. Ainsi est mort celui qui peut dire: "Dès à présent ce n'est plus moi qui vis (Gal., II, 20); " mais s'il est mort à lui-même il ne l'est pas à Jésus-Christ, car il ajoute : " Mais Jésus-Christ vit en moi. " C'est l'amour qui produit cette mort dans nos coeurs, l'amour dont parle l'épouse des Cantiques quand elle dit : " J'ai été blessée par la charité (Cant., IV, 9). " La charité en effet est forte comme la mort (Cant., VIII, 6), " mais ce qu'elle tue en nous, c'est la mort et non la vie. De là cette menace si fière: " 0 mort, je serai ta mort (Ose., XIII, l4). " Elle éteint le péché qui avait chassé la vie de notre âme et elle rend celle-ci à l'innocence.

12. Mais si l'amour l'emporte sur la mort au point de la tuer elle-même lorsqu'ils entrent en lutte, pourquoi est-il dit seulement qu'il " est fort comme la mort, " et non pas plutôt : Il est plus fort qu'elle? Ne serait-ce point, par hasard, parce que l'amour est lui-même une mort véritable et qu'il ne saurait par conséquent être plus fort que soi? Heureuse mort que l'amour, puisque ce n'est point à la vie, mais à la mort qu'elle met fin ! Oui, heureuse mort! Elle n'a rien d'effrayant; car tout en nous ôtant la vie, elle est loin de la détruire; d'ailleurs, elle ne nous l'ôte que pour un temps, afin de nous la rendre un jour pour en étendre la durée au delà des limites du temps. En un mot, " vous êtes morts, dit l'Apôtre, et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ ; mais quand Jésus-Christ, qui est votre vie, apparaîtra, alors vous apparaîtrez aussi avec lui dans la gloire (Coloss., III, 3). " Volontiers donc je la perdrai pour un temps afin de la retrouver pour l'éternité. Mais j'en ai dit assez sur ces paroles de l'Apôtre: " La charité qui provient d'un cœur pur (I Tim., I, 5). " On ne peut nier d'ailleurs que pour porter si loin l'oubli de soi-même, il faut que le coeur soit rassuré par le témoignage de sa conscience et qu'il ne puisse se répandre en bonnes oeuvres au dehors avec une entière sécurité qu'après avoir pourvu à sa sûreté, " car que servirait à l'homme de gagner un monde entier, s'il venait à perdre son âme (Matth., XVI, 26) ? "


CHAPITRE IV. Nécessité pour un évêque de conserver une foi pure et une charité sincère.

13. Mais l'ordre demande que l'homme sache premièrement s'aimer lui-même, puisque cet amour est la règle et la mesure de celui qu'il doit au prochain. Or deux choses contribuent à faire une bonne conscience ; premièrement se repentir du mal, et en second lieu s'en abstenir ; ou, pour me servir des paroles mômes de saint Grégoire, pleurer ses fautes et ne plus rien faire qui mérite d'être pleuré (S. Greg., hom., XXXIV, in Evang. post. med.). L'un ne saurait suffire sans l'autre. Si le premier suffisait sans le second, c'est en vain que David nous dirait " Evitez le mal (Psalm. XXXI, 1); " qu'Isaïe s'écrierait: "Cessez de vous livrer au mal (Isa., I,17); " et que Dieu même eût dit à Caïn : " Tu as péché, ne recommence plus (Gen., VI, 7, juxta LXX). " D'un autre côté, si le second suffisait sans le premier pour rendre bonne la conscience après le péché, on ne voit pas pourquoi le Psalmiste aurait dit; " Heureux ceux dont les iniquités sont effacées et les péchés couverts par le pardon (Psalm. XXXI, 1)! " ou bien encore: " Voyez mon humilité et ma pénitence et oubliez toutes mes iniquités (Psalm., XXIV, 18); " et ce serait en vain que le Seigneur nous attrait appris à dire dans la prière : Pardonnez-nous nos,offenses, comme nous les pardonnons nous-mêmes à ceux qui nous ont offensés (Luc., XI, 4). " Quand on a conscience de posséder ces deux points, on peut se renoncer soi-même et pour ainsi dire se perdre pour gagner d'autres âmes à Dieu. Le coeur peut alors se faire faible avec les faibles, se consumer avec les victimes du scandale, et même se faire Juif avec les Juifs s'il le faut; il n'y a rien à craindre quand on a une pareille conscience; on petit même, à l'exemple de Jérémie et d'Ezéchiel, aller partager les fers des transgresseurs de la loi au fond de l'Egypte ou de la Chaldée. Bien plus, fallût-il, avec Job, devenir le frère des dragons et. le compagnon des autruches ( Job., XXX, 29), ou même, ce qui est bien plus grave encore, se voir avec Moïse effacé du livre de vie (Exod., XXXII, 32) et, avec saint Paul, encourir l'anathème de Jésus-Christ (Rom., IX, 3), celui qui a pour lui le témoignage d'une bonne conscience ne s'en alarmera point. Bien plus, il descendrait, s'il le fallait, jusque dans l'enfer et marcherait sans crainte au milieu des flammes, en répétant avec l'accent d'une conscience satisfaite: " Quand je me trouverais au milieu des ombres de la mort, je n'appréhenderais aucun mal, ô mon Dieu, parce que vous êtes avec moi (Psalm. XXII, 4). " Comparons, si vous voulez, les trésors des rois, l'éclat de leurs couronnes avec cette ferme assurance, est-ce que toute leur félicité ne vous semblera pas une véritable misère en comparaison d'un bien aussi précieux? Or cette sécurité parfaite, c'est la charité " qui vient d'un coeur pur et d'une bonne conscience (I Tim., I, 5) " qui la donne.

14. Il me reste à parler " de la foi non feinte (I Tim., I, 5); " mais, comme il me revient en pensée qu'il est parlé ailleurs " de la foi qui, sans les oeuvres, est morte, (Jacob., II, 26), je me trouve conduit à diviser la foi en trois espèces; la foi morte, la foi feinte et la foi éprouvée. Pour la foi morte, l'Apôtre la définit une foi qui va sans les oeuvres, c'est-à-dire celle qui n'opère point par la charité, qui est comme l'âme de la foi, qui lui donne la vie et la porte aux bonnes oeuvres. Quant à la foi feinte, c'est celle que la charité a d'abord animée et commencé à porter aux bonnes oeuvres, mais qui, faute de persévérance, s'est éteinte et est morte presque en naissant. Je ne serais même pas fort loin de dire qu'on l'a appelée ficta, feinte, dans le même sens qu'on nomme fictilia les vases, du potier, pour indiquer non pas qu'ils ne servent à rien tant qu'ils subsistent, mais que, vu leur fragilité, ils ne sauraient durer longtemps. C'est, je crois, de cette foi feinte qu'il est parlé dans l'Evangile, quand il est dit . " Ils ne croient que pour un temps et se retirent dès que l'heure de la tentation est venue (Luc., VIII, 13). " Et ici je m'adresse à ceux qui prétendent qu'une fois qu'on a la charité on ne peut plus la perdre. La Vérité môme a dit " qu'il y en a qui. n'ont pas de racine, parce qu'ils ne croient que pour un temps; et qu'au moment de la tentation ils se retirent. " D'où se retirent-ils et où vont-ils en se retirant? De la foi sans doute à l'incrédulité. Je leur demande encore s'ils pouvaient oui ou non opérer leur salut avec cette foi-là. S'ils me répondent qu'ils ne le pouvaient pas, je ne vois point où est l'injure pour le Sauveur, et le sujet de joie pour le tentateur, quand ils se retiraient d'un état où il n'y a pas de salut à espérer pour eux. Car le divin Sauveur ne désire que le salut des âmes et le démon ne souhaite que de l'empêcher. S'ils me disent au contraire qu'ils le pouvaient, comment admettre ou qu'ils n'ont point la charité tant qu'ils ont cette aorte de foi, puisque sans la charité il n'y a point de salut possible, ou qu'ils retiennent la charité même après avoir perdu la foi, quand il est certain que la charité ne peut subsister sans la foi. Il y a donc des âmes qui perdent la foi, la Vérité même nous l'affirme, et qui perdent en même temps le salut, puisque le Sauveur leur en fait un reproche; d'où je conclus qu'ils perdent en même temps la charité, sans laquelle on ne peut être sauvé. " Et ceux-là, dit le Sauveur, n'ont point de racines; " il ne dit pas qu'ils ne sont pas dans le bien, il les accuse seulement de ne s'y être pas enracinés.

15. Enfin, il poursuit en disant : " Parce qu'ils ne croient que pour un temps ( Matth., X, 22). " C'est un bien que de croire, mais il faudrait qu'il fût durable, car ce n'est pas à celui qui a commencé, mais à celui qui aura persévéré jusqu'à la fin que le salut est assuré. Or ils ne persévèrent point, puisqu'au moment de la tentation, ils se retirent. C'eût été pour eux un bonheur que la mort les frappât avant que la malice eût perverti leurs coeurs. Mais malheur aux âmes qui seront grosses ou nourrices pendant ces mauvais jours; les fruits qu'elles portent sont si tendres encore, qu'ils seront facilement privés d'un souffle de vie qui commence à peine. Telles sont les âmes qui n'ont encore qu'une charité naissante et faible, leur foi, vivante sans doute, mais feinte encore, ne peut manquer de défaillir au moment de la tentation. Il est écrit en effet: " La fournaise éprouve les vases du potier et la tentation, le juste (Eccl., XXVIII, 6), " c'est-à-dire celui qui vit de la foi (Rom., I.18), car le juste est celui qui vit de la foi (Habac., II, 4), mais d'une foi vivante elle-même, et non pas d'une foi morte qui ne saurait donner la vie, telle qu'est la foi des démons qu'on ne soumet point à l'épreuve, parce que, dépourvue de charité, elle est nécessairement morte. Ils croient, il est vrai, et tremblent de frayeur; mais la crainte n'a rien de commun avec la charité; voilà pourquoi ils ne sont ni éprouvés comme les hommes, ni soumis aux mêmes tribulations, ils n'ont qu'une foi morte que Dieu réprouve, mais qu'il n'éprouve plus; il réserve l'épreuve de la tentation à la foi du juste, parce qu'elle est vive et vivifiante. Mais tous les justes ne persévèrent point jusqu'à la fin, quelques-uns ne croient que pour un temps et faiblissent au moment de la tentation. C'est la tribulation qui montre ce qu'est la foi de chacun: vient-elle à défaillir, ce qui arrive quand on ne persévère point dans la charité, il est évident que ce n'était qu'une foi feinte; si au contraire elle persévère, c'est une foi éprouvée et parfaite.

16. De tout ce qui précède il résulte assez clairement, je pense, que tous ceux qui ont la charité n'ont pas pour cela la persévérance dans la charité, autrement ce serait en vain que le Seigneur aurait dit à ses disciples : "Persévérez dans mon amour (Joann., XV, 19); " car, s'ils ne l'aimaient pas encore, il ne leur aurait pas dit : "Persévérez, mais soyez dans mon amour; " et s'ils l'aiment déjà, il était superflu de leur recommander de persévérer dans cet amour, puisque, d'après ces docteurs, la persévérance leur était assurée. Que le bon et fidèle serviteur ait donc soin de conserver par une foi sincère la charité qui naît d'un coeur pur et d'une bonne conscience, de préférer de beaucoup la vie de l'âme à celle du corps, et de moins redouter la mort de la chair que celle de la foi.

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CHAPITRE V. L'humilité est nécessaire à tout le monde, mais elle l'est surtout aux prélats.

17. Des trois vertus- dont j'ai parlé plus haut, il ne me reste plus à parler, si je ne me trompe, que de l'humilité : elle est tellement nécessaire aux deux premières, que sans elle celles-ci ne semblent même pas pouvoir subsister : c'est en effet l'humilité qui nous obtient de Dieu la charité et la chasteté, car il donne sa grâce aux humbles (Jacob., IV, 6); c'est donc par l'humilité que nous recevons les autres vertes; c'est par elle aussi que nous les conservons, puisque le Saint-Esprit ne se repose que dans l'homme humble et paisible (Isa., LXVI, 2); enfin c'est elle qui les perfectionne, selon cette parole: La vertu se consomme dans la faiblesse, c'est-à-dire dans l'humilité (II Corinth., XII, 9). L'humilité triomphe de l'orgueil qui est l'ennemi de tous les dons de Dieu, le principe de tout péché, et repousse loin d'elle et des autres vertus son insolente tyrannie; car, tandis que tout ce qu'il y a de bien en nous contribue ordinairement au triomphe de l'orgueil et ajoute à ses forces, seule entre toutes, l'humilité est comme la forteresse et le boulevard qui met les autres vertus à couvert des attaques de l'orgueil, et reçoit les premiers coups de sa présomption. Aussi est-elle la seule de toutes les vertus dont la Vierge pleine de grâce se glorifie: à peine a-t-elle entendu ces paroles de l'ange : " Je vous salue, pleine de grâces (Luc., I, 48), " que n'envisageant dans cette plénitude de grâces que l'humilité, elle ne parle que de cette vertu dans l’expression de sa reconnaissance. " Le Seigneur, dit-elle, a jeté les yeux sur l'humilité de sa servante (ibid.). "

18. Que dirai-je de plus? La source et l'auteur de toutes les vertus, Jésus-Christ même en qui tous les trésors de la sagesse et de la science f sont renfermés, en qui réside corporellement toute la plénitude de. la Divinité, ne fait-il pas aussi de l'humilité comme le résumé de toute sa doctrine et de toutes ses vertus? " Apprenez de moi " dit-il en effet, non pas que je suis sobre, chaste, prudent, et le reste, mais " que je suis doux et humble de coeur (Matth., XI, 29). " Apprenez de moi, dit-il: ce n'est pas à l'école des patriarches ni aux livres des prophètes que je vous renvoie, mais c'est moi-même que je vous propose pour exemple, et que je vous donne pour modèle d'humilité. L'ange et la femme m'ont envié ce qui fait ma grandeur dans le sein de mon Père, l'un était jaloux de ma puissance, et l'autre le fut de ma science; pour vous, ambitionnez quelque chose de bien meilleur encore, et apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur.

19 Je crois à propos de nous livrer à quelques recherches sur l'orgueil, afin que du contraste de ce vice il rejaillisse un plus vif éclat sur la vertu qui lui est opposée. L'orgueil est l'estime de notre propre excellence; il en est de deux sortes : l'orgueil d'aveuglement et l'orgueil de vanité, qu'on pourrait encore désigner par les mots de suffisance et de gloriole. Le premier est un travers de l'esprit, et l'autre un vice de la volonté; le premier fausse le regard de la raison et le second déprave les actes de la volonté, comme nous pourrons nous en convaincre en définissant l'un et l'autre. L'orgueil d'aveuglement, autrement dit suffisance, est un vice qui consiste à nous attribuer certaines qualités que nous n'avons pas, ou à croire que nous ne les devons qu'à nous, ce qui fait que nous nous glorifions en nous plutôt qu'en Dieu. L'orgueil de vanité ou gloriole est un vice qui fait que nous prenons plaisir à nous entendre louer plutôt que Dieu, aussi bien pour le bien qui se trouve en nous que pour celui qui n'y est pas. Cela posé, voyons ce qu'il y a dans ces sentiments de contraire à l'humilité. L'humilité est le mépris de notre propre excellence. Or le mépris est juste le contraire de l'estime, j'en distingue aussi deux sortes que j'oppose aux deux sortes d'orgueil; ainsi à l'orgueil d'aveuglement j'oppose l'humble sentiment de soi-même, et à l'orgueil de vanité le déplaisir de voir que d'autres nous estiment plus qu'il ne faut. Quiconque fait peu de cas de soi ne peut tomber sur son propre compte dans un de ces deux faux jugements, ou de se croire plus grand qu'il n'est en effet, ou de s'attribuer le mérite d'être ce qu'il est effectivement; il souffre patiemment de n'avoir pas ce qui lui manque, et s'il se glorifie du bien qu'il est sûr de posséder, ce n'est pas en lui-même, mais uniquement en Dieu.

20. Pour se prémunir contre le défaut si commun de concevoir de soi une opinion trop favorable, l'homme véritablement humble se fait une habitude de méditer sans cesse ces paroles: " N'ayez pas de grands sentiments de vous-mêmes, mais complaisez-vous dans l'humilité (Rom., XII, 16); " et celles-ci encore: " Je n'ai point aimé l'éclat, ni affecté des airs de grandeur; loin de m'élever, je me suis constamment abaissé (Psalm. CXXX, 2 et 3); " et enfin ces autres de l'Apôtre : " Quiconque s'estime quelque chose quand il n'est rien s'induit lui-même en erreur (Gal., VI, 3). " Veut-il ne point céder à la pensée de s'attribuer le bien qu'il a, il se demande avec l'Apôtre: " Qu'as-tu donc que tu n'aies reçu? et si tu l'as reçu, pourquoi t'en glorifier comme si tu ne le tenais que de toi (I Corinth., IV, 7) ? " D'un autre côté, celui qui s'est habitué à n'éprouver que du mépris pour les louanges des hommes vient-il à s'apercevoir qu'on loue en lui ce qui ne s'y trouve point, loin de se complaire dans ces éloges, il se rappelle aussitôt ces paroles : " Ceux qui exaltent m votre bonheur vous induisent en erreur (Isai., IX, 16) ; " et ces autres du Psalmiste: "Les enfants des hommes ne sont que vanité, leurs balances sont fausses, et sont d'accord dans leur vanité pour se tromper les uns les autres (Psalm. LXI, 10). " En conséquence, il ne songe qu'à imiter l'Apôtre qui parlait de lui-même en ces termes: " Je m'arrête, de peur que quelqu'un ne m'estime plus que ce qu'il voit en moi ou au delà de ce qu'il m'entend dire de moi (II Corinth., XII, 10). " Mais s'il sent qu'on le loue de quelque chose qu'il croit posséder peut-être en effet, il ne s'en couvre pas moins du bouclier de la vérité, pour repousser, autant qu'il' est en lui, les traits de la flatterie, et, reportant toute gloire à Dieu, il s'écrie: " Ce que je suis, je ne le suis que par la grâce de Dieu (I Corinth., XV, 10); " puis de crainte qu'on ne le soupçonne de vouloir se l'approprier, il dit avec le Psalmiste: " Ce n'est pas à moi, Seigneur, non, ce n'est pas à moi, mais à votre nom seul que je vous prie d'en rapporter la gloire (Psalm. CXIII, 9). " S'il agissait autrement, il appréhenderait d'entendre le Seigneur lui-même lui crier: " Tu as reçu ta récompense (Matth., VI, 5); " ou bien encore: " O hommes, vous êtes avides de la gloire que vous vous prodiguez les uns aux autres, et vous n'estimez pas celle qui ne vient que de Dieu (Joan., V, 44). " Aussi, selon le conseil de l'Apôtre, il examine attentivement les couvres, afin de trouver ainsi sa gloire en lui et non pas dans les autres (Gal., I, VI, 4). Gardien fidèle de son coeur, l'homme vraiment humble sait ménager avec soin l'huile de sa gloire, de peur qu'à l'arrivée de l'Epoux la lampe de sa conscience ne s'éteigne faute d'aliment. J'ai dit qu'il ne veut pas la trouver dans les autres, parce qu'il ne croirait pas prudent à lui de confier sa gloire à la direction des hommes dont la bouche est une sorte de coffre sans clef et sans serrure, ouvert à quiconque veut y dérober quelque chose; non-seulement il n'est pas sûr, mais même il est tout à fait insensé d’y déposer son trésor, puisqu'on est bien certain de ne plus l'y retrouver quand on voudra le reprendre. Dès que vous confiez votre gloire à mes lèvres, elle n'est plus en votre pouvoir, mais au mien, puisque je suis le maître de parler bien ou mal de vous.

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CHAPITRE VI. C'est dans notre conscience que nous devons placer notre gloire et notre honneur; encore ne devons nous le faire qu'en tremblant, car l'oeil de Dieu voit à découvert nos pensées et les secrets de notre coeur.

21. La conscience est au contraire un coffre bien fermé et d'une solidité à toute épreuve, et qui a la vertu de conserver les secrets qu'on lui confie en garde : elle échappe aux embûches et défie toute violence elle n'est accessible ni à la main ni à l'œil de l'homme, elle ne l'est qu'à l'esprit, qui scrute même les secrets de Dieu. Quoique je lui confie, je suis sûr de ne le point perdre, elle me le conservera toute ma vie et me le rendra à ma mort. En quelque lieu que j'aille, elle m'accompagne et porte avec elle le dépôt dont je lui ai confié la garde. Vivant, elle est à mes côtés; mort, elle me suit, et partout je trouve en elle un motif de gloire ou de confusion inévitables selon le dépôt que je lui ai confié. Heureux ceux qui peuvent dire : " Notre gloire à nous, c'est le témoignage de notre conscience (I Corinth. I, 2). " Or il n'y a que l'homme véritablement humble qui puisse s'exprimer ainsi, celui qui, comme dit le Proverbe, se défie de l'oeil des campagnes et de l'oreille des forêts, car il n'y a d'hommes vraiment heureux que celui qui ne vit que dans la crainte (Prov., XXVIII, 14). Un pareil langage ne saurait certainement convenir à l'homme arrogant et présomptueux; qui va se vantant impudemment partout comme s'il se trouvait au milieu d'un champ, et court tout d'un trait à la gloire; il trouve même à se glorifier du mal qu'il a fait et tire vanité des actions les plus honteuses. Il croit que personne ne le voit, parce qu'il a beaucoup plus d'imitateurs que de censeurs de sa conduite : c'est un aveugle qui se trouve à la tête d'aveugles comme lui. Mais ce champ où il court a des yeux ouverts sur lui; on n'en peut douter, ce sont les yeux des saints anges que ne peut manquer de blesser la vue de ses désordres. L'hypocrite non plus ne saurait dire . " Ma gloire à moi, c'est le témoignage de ma conscience; " car il a beau déguiser sa voix, son visage, son port et sa démarche pour en imposer à l'opinion publique, il ne peut ni tromper ni éluder le jugement de Celui qui scrute les reins et les coeurs, car on ne se joue point de Dieu.

22. Il doit donc craindre aussi l'oreille des forêts, car c'est en vain qu'il retiendra sa langue et ses mains; il y a une oreille qui entend le langage muet et silencieux de son coeur au sein même des bois les plus impénétrables dont s'entoure sa duplicité, dans les ronces dont s'enveloppent ses ruses; pour cette oreille, sa pensée même parle à haute voix. Le coeur humain est mauvais et impénétrable, nul ne sait ce qu'il cache, excepté l'esprit môme de l'homme, encore ne le sait-il pas bien. En effet, l'Apôtre, après avoir dit: " Je me mets peu en peine du jugement que des hommes portent de moi et de l'opinion du monde," ajoute: " Je ne me juge même pas moi-même (I Corinth. IV, 3)." Pourquoi cela ? " Parce que, continue-t-il, je ne saurais porter même sur moi un jugement certain. " Il est vrai que ma conscience ne me reproche rien, mais je ne suis point justifié pour cela (loco. cit.); car je ne puis m'en rapporter entièrement à moi, puisque ma conscience elle-même ne me voit pas tout entier. Or un juge qui n'a pas tout entendu ne peut pas prononcer sur le tout. " Celui donc qui me juge, c'est le Seigneur lui-même (ibidem), le Seigneur, dis-je, à qui rien n'échappe, et aux arrêts duquel ne peut non plus se soustraire ce que n'a pas même aperçu notre propre conscience. Dieu entend jusqu'aux pensées de notre coeur, que nous n'entendons pas nous-mêmes. L'oreille du Prophète, malgré son éloignement, était là pour entendre Giézi qui demandait de l'argent en secret; et moi je ne craindrai pas l'oreille de celui qui est présent partout, quelque mesure que je prenne pour lui cacher le mal que je médite en secret contre mon semblable, ou les désirs honteux que je conçois en moi-même? Quelle crainte ou plutôt quel respect ne doit point nous inspirer cette oreille qui entend le repos et perçoit le silence ! Enfin , n'est-ce pas Dieu lui-même qui nous dit : " Eloignez de mes yeux la perversité de vos pensées (Isa., I, 16)? " Or, que veut-il dire par ces mots : " Eloignez de mes yeux? " N'est-ce point assez d'entendre, Dieu voit-il aussi nos plus secrètes pensées? Quels yeux que des yeux qui voient les pensées mêmes ! Et pourtant elles' n'ont point de couleur pour être vues, de même qu'elles n'ont pas de son pour être entendues; et elles ne sont ordinairement perçues que par ceux qui les conçoivent, et ne sauraient être ni entendues par quiconque les écoute, ni vues de celui qui les regarde. Nous n'en saurions donc douter, le Seigneur connaît toute la vanité de nos pensées, comment l'ignorerait-il quand il les entend et les voit? Il n'est pas de sens qui inspirent plus de confiance que ces deux-là : la vue et l'ouïe, et nous regardons comme su de science certaine tout ce que nous avons vu et entendu. Voilà pourquoi le Seigneur n'avait pas besoin que personne lui dit ce qu'étaient les hommes, il savait pertinemment lui-même ce qui se passait dans leur âme. " Pourquoi, disait-il, formez-vous de mauvaises pensées dans vos coeurs (Matth., IX, 5) ? " Il répondait non aux discours, mais aux pensées; il entendait sans qu'on parlât, et il voyait sans que rien parût.

23. Je tremble de toute mon âme, ô mon Seigneur Jésus, quand de mes faibles regards je considère Votre Majesté, alors surtout que je me rappelle combien j'ai eu autrefois le malheur de l'outrager. Mais, hélas! à présent même que des yeux de Votre Majesté je cours me jeter aux pieds de votre miséricorde, je n'en tremble guère moins: j'ai peur qu'après avoir été rebelle à Votre Majesté, je ne sois maintenant trouvé ingrat envers votre bonté. Que me sert-il, en effet, de contenir mes mains si mon coeur ne se contient point? Qu'importe que ma bouche se taise si mon coeur parle, si tous les mouvements déréglés de mon âme sont autant d'outrages que je vous fais, autant d'actes de colère qui blessent la douceur, de haine qui offensent la charité, de sensualité qui anéantissent la tempérance, de désordres qui détruisent la chasteté, et mille autres semblables qui bouillonnent dans le réduit impur de mon coeur, s'en échappent sans cesse et jaillissent à votre face dont ils troublent l'éclatante sérénité ? Qu'ai-je gagné si je n'ai réprimé que mes sens et réformé que mes couvres? Ah ! si vous tenez compte, Seigneur, de toutes ces iniquités qu'avec un extérieur réglé je ne cesse de ts commettre au fond de mon âme, qui est-ce qui pourra soutenir vos regards? Mais peut-être souffré-je ces choses plutôt que je ne les fais; peut-être ces mouvements sont-ils en moi sans être de moi, parce que je n'y consens pas. Il est certain que s'ils ne règnent point sur moi, que je les éprouve ou non, je n'en serai pas moins innocent aux yeux de Dieu comme aux miens, des attaques de ma propre perversité; et quand je dis de ma propre perversité, je n'entends pas dire qu'elle est mienne, mais qu'elle est en moi. J'habite un corps de mort, une chair de péché, il me suffit pour le moment que le péché ne règne point dans ce corps destiné à finir. Ni mon corps, ni le péché qui y habite ne peuvent me rendre coupable, tant que je ne me complais point dans le mal et que je ne fais pas servir mes membres à l'iniquité. Voilà pourquoi, ô Dieu de miséricorde, tout saint vous prie, pendant qu'il en est temps encore, de l'en délivrer (Psalm. XXXI, 6); il vous supplie parce qu'il sent la présence du mal, mais il n'en est pas moins saint tant qu'il n'y consent pas; il vous implore à cause du danger, mais il est saint parce qu'il a la vertu de résister. On ne peut dire le contraire, il est vraiment saint et vraiment heureux, parce qu'il aime intérieurement la loi de Dieu, et que dans l'impossibilité d'être délivré d'un mal inséparable de son corps et dont il ne sera affranchi que le jour où il le sera de sa chair, il se console en disant : " Ce n'est pas moi qui le commets ce mal, c'est le péché qui habite en moi (Rom., VII, 17). "

24. Mais qui est-ce qui connaît tous ses péchés? Quand je pourrais dire avec saint Paul, et certes il s'en faut que je le puisse, " ma conscience ne me reproche rien (I Corinth., IV, 4), " je ne saurais pour cela me vanter d'être justifié; " ce n'est pas en effet celui qui se rend témoignage à lui-même qui est vraiment estimable, mais c'est celui à qui Dieu même rend témoignage (II Corinth., X, 18). " S'il n'y a que les hommes qui me déclarent juste, c'est bien peu de chose pour moi, car ils ne voient que le dehors, Dieu seul lit au fond du coeur (I Reg., XVI, 7). Voilà pourquoi Jérémie n'était guère touché de l'opinion de ses compatriotes, qui n'était pour lui que le fruit du jugement des hommes, et disait avec confiance à Dieu : " Vous savez, Seigneur, que je n'ai point désiré d'être jugé par l'homme (Jerem., XVII, 16). " Quand même mon propre jugement me serait favorable, " je ne veux pas me juger moi-même (I Corinth., IV, 3), " attendu que je ne me connais pas assez pour me juger. Il n'y a de bon juge des vivants et des morts que celui qui, ayant créé le coeur de chaque homme en particulier, en connaît parfaitement toutes les couvres. Il n'y a qu'en lui que je vois un juge, parce qu'il n'y a que lui qui puisse me justifier. Le Père lui a donné le pouvoir de juger, parce qu'il est le Fils de l'homme (Joan., V, 27). " Je ne veux pas, moi qui ne suis qu'un simple serviteur, revendiquer pour moi ou prendre sur moi un pouvoir qui n'appartient qu'au Fils, ni me mettre du nombre de ceux dont il se plaint en ces termes : "Ils m'ont ravi le pouvoir de juger; " le Père lui-même ne juge personne, il a donné à son Fils toute puissance de. juger (Joan., V, 22), et je prétendrais m'arroger un droit que s'est interdit le Père! Que je le veuille ou non, il me faudra comparaître devant ce juge et lui rendre compte de tout ce que j'ai fait dans cette vie, à lui à qui pas un mot, pas une pensée n'échappe. Devant un si juste appréciateur du bien, un témoin si intime des secrets de notre âme, qui est-ce qui osera se flatter d'avoir le coeur pur? L'humilité seule trouvera grâce à ses yeux, parce qu'elle est ennemie de la vaine gloire, étrangère à la présomption et exempte de jalousie; Dieu, en effet, résiste aux superbes, mais il accorde sa grâce aux humbles (Jac., IV, 6). Au lien de contester coutre son juge et de faire valoir son propre mérite, la véritable humilité ne sait que s'écrier " Seigneur, n'entrez pas en jugement avec moi (Psalm. CXLII, 2). " Loin de faire appel à la justice du juge, elle implore sa miséricorde, bien convaincue qu'il lui sera plus facile d'obtenir grâce que de se justifier. Elle sait bien d'ailleurs que Dieu n'est que bonté et qu'il n'a point d'éloignement pour la bassesse de notre nature. Non, cette Majesté souveraine ne saurait mépriser dans l'homme un coeur contrit et humilié, puisqu'elle n'a pas trouvé indigne d'elle d'emprunter à l'homme un corps si bien fait pour l'humilier. Il y a même, pour Dieu, dans l'humilité, je ne sais quel attrait qui la lui fait aimer et rechercher; ce furent en effet ses dehors qu'il revêtit pour se manifester aux hommes; il affecta même de prendre une substance, une forme, un extérieur qui ne respirassent que l'humilité, afin de nous faire connaître l'excellence de cette vertu par l'honneur singulier qu'il lui fit dans sa personne.

CHAPITRE VII. Saint Bernard blâme énergiquement l'ambition des ecclésiastiques, la promotion des trop jeunes clercs et la pluralité des bénéfices.

25. Cette vertu vous est d'autant plus nécessaire à vous surtout, mon très-cher père, que vous avez plus de sujets de vous enorgueillir. Votre naissance, votre âge, votre savoir, votre siège, et principalement votre titre de primat (a) : que des motifs d'orgueil, que de sujets de vanité pour

a Les métropolitains de Sens font remonter leur titre de primat au pape Jean VIII, qui donna à l'archevêque Ansegise le titre de légat du Saint-Siège en France et en Allemagne. On a sur ce sujet un livre singulier écrit par un chanoine de Sens, nommé Jean-Baptiste Driot. On peut consulter aussi sur ce point la lettre du roi Louis VI au pape Calixte II, elle se trouve à la page 147, du tome III du Spicilége.

un homme! Il est vrai qu'on pourrait trouver là autant de raisons de s'humilier. Quand on ne voit que les honneurs, ces titres sont pleins d'attrait; mais quand on ne voit que le poids des honneurs, on se sent plus d'appréhension que d'envie de les obtenir. Tout le monde, il est vrai, ne comprend pas cela; on ne verrait certainement pas un si grand t nombre d'hommes courir après les honneurs avec tant de confiance et d'ardeur s'ils les considéraient comme de véritables fardeaux; au lieu de les briguer au prix de fatigues et de dangers sans nombre, ils craindraient plutôt de s'en voir accablés. Mais aujourd'hui qu'on n'envisage que l'éclat des dignités et non la peine qui y est attachée, on rougit de n'être que simple clerc dans l'Eglise de Dieu, et on se croit indigne de considération, déshonoré même, si on ne se trouve élevé à quelque poste éminent, quel qu'il soit. Ne voit-on pas de véritables enfants, à peine échappés du collège, des jeunes gens imberbes élevés aux dignités ecclésiastiques (a) et passer du régime de la férule au gouvernement même des prêtres? Bien plus heureux d'ailleurs de n'avoir plus à craindre le martinet que de se voir placés aux premiers rangs, ils se félicitent beaucoup moins de commander aux autres que de n'être plus désormais obligés d'obéir. Mais ce n'est là que le commencement. Avec le temps ils conçoivent le désir de s'élever davantage, et, à l'école de deux maîtres excellents, l'ambition et l'avarice, ils ne tardent pas à savoir envahir (b) les autels et vider la bourse de leurs inférieurs. Mais après tout, quelque adresse et quelque prudence que déploie un homme pour acquérir des revenus, quelque vigilance qu'il ait pour se les conserver, quel que soit son zèle à s'assurer la bienveillance des princes et des rois, je n'en dis pas moins: " Malheur au peuple dont la roi n'est qu'un enfant et dont les princes sont en festin dès que le jour commence (Eccle., X, 16). "

26. Toutefois je ne dis pas qu'il est un âge trop jeune ou trop avancé s pour la grâce de Dieu; on voit au contraire bien des jeunes gens surpasser les vieillards en intelligence, faire oublier leur jeunesse par leur conduite, devancer le nombre des années par celui de leurs mérites, et suppléer à l'âge par la vertu. Digues jeunes gens qui veulent être jeunes pour le mal comme ils le sont par le nombre des années,

a On peut lire à l'occasion de ce passage la lettre deux cent soixante et onzième que notre Saint écrivit au comte de Champagne Thibaut, pour le détourner avec autant de force dans les raisons que d'amitié dans la manière de les présenter, de pousser son fils encore en bas-âge aux dignités de l'Église.

b On écrivait autrefois le mot vindicare, envahir, par un e, vendicare, ce qui a été cause que plusieurs copistes ont écrit vendicare, vendre. Mais notre leçon nous parait préférable et plus en rapport avec le contexte où il est parlé de l'ambition; ce n'est que dans le second membre de phrase qui il est parlé de l'avarice a qui les pousse à vider la bourse de leurs inférieurs.

pour le mal, dis-je, mais non pour la sagesse, et dont personne, comme le veut l'Apôtre, ne pourrait mépriser la jeunesse (I Tim., IV, 12)! Ces jeunes gens portés à la vertu valent mieux que des hommes qui ont vieilli dans le mal. Un homme encore enfant quand il compte cent ans d'existence est digne de toute sorte de mépris; mais il est au contraire une vieillesse digne de tous nos respects quoiqu'elle ne compte pas un grand nombre d'années et ne remonte pas fort haut. Ce Samuel qui dès que Dieu parlait prêtait une oreille attentive et s'écriait " Parlez, Seigneur, votre serviteur écoute (1 Reg., III, 9), " comme s'il eût dit: " Je suis près et dès à présent disposé à exécuter vos ordres (Jerem., I, 6), " était un enfant vertueux. C'en était un aussi que ce Jérémie qui, sanctifié dés le sein de sa mère, allégua en vain son jeune âge pour excuse et n'en fut pas moins établi sur les nations et les empires. C'en était un encore que ce Daniel qui fut rempli de l'esprit de Dieu pour confondre un jugement inique, et sauver le sang innocent. Enfin " la sagesse tient lieu de cheveux blancs et une vie sans tache a tout le mérite de la vieillesse (Sap., IV, 8). " Mais après tout s'il se trouve quelque jeune homme ainsi vieux de vertus promu aux honneurs ecclésiastiques, c'est un prodige de la grâce qui doit frapper d'étonnement ceux qui n'ont pas le même mérite, mais qui ne saurait servir de prétexte à leur ambition.

27. Du reste, dans le clergé on voit indistinctement des hommes de tout rang et de tout âge, des ignorants aussi bien que des savants, briguer les emplois ecclésiastiques comme s'il suffisait d'arriver aux charges pour vivre déchargé de toute obligation a. Cela n'a rien qui surprenne de la part de ceux qui n'ont point encore passé par là; car, comme ils voient que ceux qui ont enfin obtenu ce fardeau tant désiré, loin d'en gémir comme d'un poids qui les accable, n'aspirent qu'à voir augmenter leur charge, ils ne craignent point les dangers que la rapidité de leurs désirs les empêche de remarquer, et ils soupirent plus , ardemment après les avantages dont la vue enflamme leur envie. O ambition sans mesure! ô insatiable avarice! quand ils sont arrivés aux premières dignités de l'Eglise, et qu'ils les ont obtenues par leur mérite, leur richesse ou même à la faveur de la chair et du sang qui n'auront jamais de part dans le royaume de Dieu, leur coeur n'en est pas plus satisfait mais constamment tourmenté par un double désir; non-seulement il veut multiplier ses bénéfices, mais il les veut plus importants. Par , exemple, est-on doyen, prévôt ou archidiacre, occupe-t-on quelque autre dignité de cette nature, peu content de ne posséder qu'un titre dans une seule église, on se démène pour en avoir plusieurs, le plus possible,

a …De toute obligation, curas, d'où vient le mot cure employé pour désigner la charge des prêtres qu'on appelle curés.

soit dans la même église, soit dans des églises différentes ; mais après cela on les résilie toutes volontiers si on peut réussir à se faire nommer évêque. Là du moins bornera-t-on ses derniers désirs? A peine évêque, on aspire à devenir archevêque; ensuite, rêvant encore je ne sais quoi de plus élevé, on entreprend de pénibles voyages pour se faire créer de chères relations en cour de Rome et s'y ménager d'utiles amitiés. Si on agissait ainsi par zèle pour le salut des âmes, on mériterait peut-être quelque éloge à cause du bien spirituel qu'on recherche, mais on n'en serait pas moins digne de blâme pour une telle présomption.

28. Il y en a qui, ne pouvant réussir par ces moyens, tournent me leur ambition d'un autre côté, en quoi ils ne font pas moins paraître leur désir de dominer. Ainsi, on en voit qui, se trouvant placés à la tête de villes très-populeuses et de diocèses qui embrassent des provinces, presque des royaumes entiers, si je puis ainsi parler, invoquent dans l'occasion je ne sais quels vieux privilèges, pour soumettre encore les villes voisines à leur juridiction, et pour réunir, sous un seul évêque, des pays que deux évêques auraient de la peine à gouverner (a). Que penser, je vous le demande, d'une présomption si détestable, d'un tel besoin de domination, d'un désir si effréné d'exercer le pouvoir suprême? Lorsqu'on vous traînait pour la première fois vers la chaire épiscopale, vous pleuriez, vous fuyiez, vous vous plaigniez qu'on vous faisait violence; vous disiez que ce poste était trop au-dessus de vos forces, que vous étiez bien loin de le mériter, que vous n'étiez pas fait pour un si saint ministère et que vous n'étiez pas capable de suffire à tant de soins. D'où vient donc maintenant que, sans crainte ni scrupule, vous aspirez de vous-même à des postes plus élevés, et que, non content de ce que vous possédez, vous avez l'audace de vous jeter sur le lot des autres ? Pourquoi agissez-vous ainsi? Est-ce dans le dessein de sauver plus de monde'? Mais il est injuste de porter la faux dans la moisson d'autrui. Est-ce pour servir les intérêts de votre Eglise ? Mais l'Époux de toutes les Eglises n'aime pas que l'une s'accroisse aux dépens des autres. Ambition cruelle, incroyable même, si on n'en voyait la preuve de ses propres yeux! C'est à peine si elle recule devant l'accomplissement littéral de ces paroles du Prophète: " Ils sont allés jusqu'à ouvrir le sein des fécondes épouses de Galaad pour augmenter ainsi leur héritage (Amos., I, 13). "

29. Que devient cette terrible menace : " Malheur vous qui joignez une maison à une maison et le champ à un autre champ (Isa., V, 8) ? " Ce redoutable " malheur! " ne regarde-t-il donc que, ceux qui ne cèdent

a Peut-être est-ce une allusion à la conduite de l'évêque de Noyon qui, avant réuni depuis quelque temps l'évêché de Tournay au sien, ne se décida qu'avec bien de la peine à laisser cet évêché à Anselme, ancien abbé de Saint-Vincent de Laon, qu'Eugène avait nommé, à la prière de saint Bernard. Voir encore le livre III de la Considération, n. 14 et 16,

qu'à une mesquine ambition et non point à ceux qui unissent les villes aux villes et les provinces aux provinces? Qui sait ? peut-être en viendront-ils à répondre qu'ils imitent en cela Notre-Seigneur Jésus-Christ, et que, comme lui, ils réunissent aussi deux peuples en un, et rassemblent de divers pâturages plusieurs troupeaux en un seul, pour qu'ils n'aient plus qu'un seul pasteur et qu'une seule bergerie. Voilà le but de tous ces pèlerinages qu'ils entreprennent si volontiers aux tombeaux des Apôtres où ils espèrent trouver, chose plus déplorable encore, des hommes disposés à favoriser leurs coupables projets. Non pas qu'on se mette beaucoup en peine à Rome de la manière dont se terminent toutes ces intrigues, mais parce qu'on y fait grand cas des présents et qu'on y est avide de profits. Je parle sans détour de ce qu'on fait sans mystère; ce n'est pas une infamie que je dévoile en en parlant, mais c'est une honte que je voue à la confusion. Ah! plût au ciel que tout cela se passât en secret et dans l'ombre! Plût à Dieu que j'eusse été le seul à entendre et à voir ce que je dis! qu'on ne voulût même pas en croire à mes paroles! Je voudrais que ces modernes Noés m'eussent du moins laissé de. quoi couvrir leur nudité! Mais ces scandales sont aujourd'hui la fable titi monde entier, à quoi servirait-il donc que seul je gardasse le silence? Ma tête sera meurtrie de coups, le sang en jaillira à gros bouillons et je croirai devoir cacher mes blessures? Mais tout ce dont je voudrais la couvrir sera bientôt ensanglanté, et j'aurai de plus la confusion d'avoir voulu dérober à la vue un mal impossible à cacher.

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CHAPITRE VIII. Saint Bernard recommande l'humilité et la modestie aux évêques.

30. C'est une bonne chose que l'humilité, dès maintenant elle met notre coeur à l'abri de toutes ces inquiétudes qui le rongent, et rassure notre âme contre les peines qui la menacent dans l'avenir. Qu'elle vous préserve, mon révérend père, de ces mortelles convoitises; prêtez plutôt l'oreille aux accents du Prophète qui vous en détourne et vous dit: " Gardez-vous d'imiter les méchants et de porter envie à ceux qui commettent l'iniquité (Psalm. XXXVI, 1). " Il vaut bien mieux prendre pour modèle l'Apôtre qui, au lieu de s'exalter outre mesure, et de chercher à s'étendre au delà de ses limites, ne voulait pas, comme il le dit lui-même, se comparer à ceux qui font leur propre éloge, se contentait de se comparer à lui-même, et ne voulait se mesurer qu'à la règle et la mesure qu'il avait reçue de Dieu. En lui entendant dire

" Ne vous faites pas de tort les uns aux autres (I Corinth., VII, 5), " vous saurez vous contenter de ce que vous avez. C'est encore de sa bouche que vous recueillerez cette salutaire leçon d'humilité qu'il donnait à un archevêque: " Ne vous laissez point aller à des pensées de grandeur, mais tenez-vous dans des sentiments de crainte (Rom., XI, 20). " Il est difficile, il est rare même d'être dans les honneurs et de ne se point laisser aller à des pensées de grandeur; mais moins c'est commun, plus c'est glorieux. Si vous craignez dans une première élévation, vous redouterez plutôt que vous n'ambitionnerez de vous élever encore. Pie vous croyez donc pas heureux parce que vous vous trouvez placé à la tête d'un troupeau, niais regardez-vous comme étant bien à plaindre si vous ne lui faites pas du bien.

31. Mais si vous voulez être digne d'exercer l'autorité, il faut que vous obéissiez vous-même à ceux qui sont placés au-dessus de vous, car celui qui ne sait point obéir n'est pas digne de commander. Ecoutez le conseil du Sage : " Plus vous êtes élevé, plus vous devez vous humilier en toutes choses (Eccli., III, 20) ; " puis le précepte de la Sagesse même vous disant: "Que celui qui est le plus grand parmi vous se fasse comme le plus petit (Luc, IX, 48). " Or. s'il est bon à l'homme de se soumettre même à ses inférieurs, comment pourrait-il lui être permis de secouer le joug de ses supérieurs ? Donnez plutôt à vos subordonnés l'exemple de la soumission qu'ils vous doivent, et, pour parler de manière à ce que vous me compreniez bien, " rendez à chacun l'honneur auquel il a droit (Rom., XIII, 7); que tout homme, dit l'Apôtre, soit soumis aux puissances placées au-dessus de lui (Rom., XIII, 1). " Tout homme, dit-il, donc ce précepte s'adresse également à vous. En effet, qui vous excepte de la règle générale? celui qui tenterait de le faire n'aurait certainement d'autre but que de vous tromper. Ne prêtez donc point l'oreille à ceux qui, tout chrétiens qu'ils sont, se croiraient déslionorés s'ils suivaient les exemples et pratiquaient les leçons de Jésus-Christ; défiez-vous de ceux qui ont coutume de vous cure : " Maintenez l'honneur de votre siège; il eût été convenable que l'Eglise confiée à vos soins se fût agrandie dans vos mains, qu'elle conserve donc au moins l'éclat qu'elle avait quand vous l'avez reçue. Avez-vous moins de pouvoir que votre prédécesseur? Si vous ne l'augmentez pas, du moins ne souffrez pas qu'elle soit amoindrie. " Tel est le langage qu'ils tiennent. Mais Jésus-Christ s'exprimait et agissait bien différemment: " Rendez, disait-il, à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui est à Dieu ( Marc., XII, 17). " Or ce qu'il ordonnait en ces termes, il se hâtait de l'accomplir, et le créateur de César s'empressait de payer à César le tribut qui lui était dû, voulant par là vous donner l'exemple, afin que vous fissiez comme lui. Comment eût-il refusé aux prêtres de Dieu le respect qui leur est dû quand il se montre si soumis aux puissances de la terre? Et vous qui rendez assidûment vos devoirs au successeur de César, c'est-à-dire, au roi, à la cour, dans son conseil, dans les négociations et même à l'armée, croirez-vous indigne de vous, de rendre au vicaire de Jésus-Christ, quel qu'il soit, les hommages que, de tout temps, les Églises ont décidé de lui décerner? "Mais, dit l'Apôtre, les puissances qui existent ont été établies de Dieu (Rom., XIII, 2). " Je laisse donc à ceux qui vous détournent de remplir ce devoir comme si c'était une honte de s'en acquitter, le soin de décider quel crime c'est de manquer à l'ordre que Dieu même a établi. Quelle honte, je vous le demande, peut-il y avoir pour un serviteur, de se régler sur la conduite de son maître ou pour un disciple de ressembler à celui qui l'instruit! Ils pensent vous faire beaucoup d'honneur en vous élevant au-dessus de Jésus-Christ, quand il vous crie lui-même : " Le serviteur n'est pas au-dessus de celui qu'il sert, ni l'apôtre au-dessus de celui qui l'a envoyé (Joan., XIII, 16). " Ce qu'un tel maître et un tel Seigneur n'a pas jugé indigne de lui, un bon serviteur, un disciple fervent dédaignera-t-il de le faire?

32. Que l'heureux centurion, dont la foi n'avait pas sa pareille en Israël, s'exprimait donc d'une manière admirable quand il disait: " Et moi aussi je suis un homme soumis à d'autres, en même temps que j'ai des soldats placés sous mes ordres (Luc., VII, 8) ! " Bien loin de se prévaloir de son autorité, il n'en parle qu'en rappelant d'abord que d'autres ont autorité sur lui; car avant de dire: " J'ai des soldats placés sous mes ordres, " il commence par faire remarquer " qu'il est lui-même un homme soumis à d'autres, " et même par rappeler qu'il est un homme, avant de dire qu'il est investi d'un certain pouvoir. Il s reconnaît donc qu'il est homme, tout païen qu'il était, pour montrer en l'c sa personne l'accomplissement de cette parole depuis longtemps prononcée par David: " Que les gentils sachent bien qu'ils sont hommes (Psalm. IX, 21). " Il dit donc: "Et moi aussi je suis un homme soumis à d'autres. " A présent, quoi qu’il ajoute, il ne saurait être suspect d'ostentation, il a fait prendre les devants à l'humilité pour prévenir les dangers de l'orgueil, et après avoir si clairement arboré l'étendard de cette vertu, il n'a plus à craindre que l'orgueil ose se montrer. Maintenant qu'il a reconnu son infériorité et proclamé sa dépendance, il peut sans crainte faire savoir qu'il a des soldats sous lui. Pour n'avoir point rougi de sa sujétion, il a acquis le droit d'être honoré à cause de son autorité; n'ayant pas regardé comme une honte d'être soumis à d'autres, il mérite que d'autres lui soient soumis. Chez lui la bouche

a Saint Bernard est un des premiers écrivains ecclésiastiques qui ait donné ce titre au souverain Pontife qu'il désigne également par ce nom dans sa lettre deux cent cinquante et unième, n. 1. Voir les notes de la fin du volume, à la lettre cent quatre-vingt-treizième. Il est vrai que plus loin, n. 35, notre Saint donne le titre de vicaire de Jésus-Christ à l'évêque, comme on l'appelait depuis longtemps, mais il l'applique dans un sens tout particulier au Pape, dans le livre II de la Considération, n. 16, et dans le livre IV, n. 23.

parlait de l'abondance du coeur, et ce qui paraissait au dehors de sage et de réglé dans ses paroles, était une expression des sentiments de son âme. Il commence par honorer ceux qui sont au-dessus de lui, pour être à son tour honoré de ses subordonnés, sachant qu'il recevait de ses supérieurs mômes le pouvoir qu'il a sur ses inférieurs, et que pour savoir commander, il faut d'abord apprendre à obéir. Peut-être n'ignorait-il pas que Dieu a tout soumis à l'empire de l'homme tant que l'homme se soumit à Dieu, et que ce n'est qu'après sa révolte que tout fut aussi révolté contre lui, et que cet être qu'il avait fait le maître de toutes les créatures sorties de ses mains tant qu'il demeura dans des sentiments d'humilité, devint, en punition de son orgueil, semblable aux animaux privés de raison. Peut-être savait-il encore que, aussi longtemps que l'esprit de l'homme fut soumis à son auteur, il assujettit la chair à son empire, et que, devenu rebelle, il la trouva rebelle aussi, et qu'après avoir violé la foi d'en haut il ne tarda point à s'apercevoir qu'une loi différente résistait dans ses membres à celle de l'esprit, et le tenait lui-même captif sous la loi du péché.

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CHAPITRE IX. Condamnation de certains abbés qui affectaient de se soustraire à l'autorité des ordinaires.

33. Je m'étonne de voir certains abbés de notre ordre violer avec un entêtement insupportable cette règle de l'humilité, et, par un orgueil excessif sous l'humble habit et la tonsure des religieux, cacher un coeur si orgueilleux qu'ils dédaignent d'obéir à leurs propres évêques quand ils exigent eux-mêmes de leurs inférieurs une soumission absolue aux moindres de leurs ordres. Ils ruinent les maisons religieuses pour les émanciper a et pour acheter le droit de ne pas obéir. Ce n'est pas ainsi qu'en usait le Christ, qui préféra sacrifier sa vie plutôt que l'obéissance. Ceux-ci au contraire, pour se soustraire à l'obligation d'obéir, sacrifient presque leur vie et celle de leurs religieux. D'où vous vient, ô moines, une pareille présomption? Pour être les supérieurs de vos religieux, en êtes-vous moins des religieux vous-mêmes? Vous êtes religieux par état et vous n'êtes abbés que parce qu'il en faut, et pour que la nécessité d'avoir des abbés ne préjudicie pas à la profession religieuse, que le titre d'abbé s'ajoute à la qualité de moine et qu'elle n'en

a Ailleurs saint Bernard fait une exception en faveur des monastères qui sont exempts de la juridiction épiscopable, en vertu de la volonté de leurs fondateurs. " Mais, continue-t-il, il y a une grande différence entre ce qui vient de la piété et ce que poursuit une ambition qui lie veut pas souffrir de contradicteurs. " Voir le livre III de la Considération, n. 18.

prenne pas la place. Autrement comment s'accomplirait cette parole " Les hommes vous ont-ils placé à leur tète, soyez avec eux comme l'un d'entre eux (Eccli., XXXII, 1) ? " Or comment sera-t-il comme l'un des siens, s'il est rempli d'orgueil quand eux le sont d'humilité, s'il est rebelle quand ils sont soumis, et turbulent quand ils sont pacifiques? m Pour que je visse l'un d'eux en vous, il faudrait que vous fussiez aussi prêt à obéir que vous l'êtes à réclamer d'eux l'obéissance, que vous vous soumissiez aussi volontiers à vos supérieurs que vous dictez facilement des ordres à vos inférieurs. Mais si vous réclamez l'obéissance sans jamais vouloir obéir vous-même, vous faites bien voir que vous n'êtes pas comme l'un d'eux, puisque vous ne voulez point être un de ceux qui obéissent, Mais tandis que par votre orgueil vous vous séparez de leur troupe, je vois fort bien quels rangs vous allez grossir, et soit que vous ayez l'impudence de vous en mettre fort peu en peine, ou l'imprudence de n'y pas même songer du tout, sachez que pour moi vous êtes du nombre de ceux dont il est dit : " Ils composent des fardeaux pesants, impossibles à porter, et ils en chargent les épaules de leurs frères; mais pour eux ils ne veulent même pas y toucher du bout des doigts (Matth., XXIII, 4). " Après cela, que préférez-vous, ou d'être de ces abbés délicats que la Vérité reprend et condamne, ou de ces religieux obéissants qu'elle appelle ses amis quand elle dit: "Vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous commande (Joan., XV, 14) ? " Vous voyez ce que c'est que de commander aux autres des choses que vous ne faites point vous-même, ou de ne pas pratiquer ce que vous enseignez.

34. D'ailleurs, sans parler de la règle de saint Benoit (Reg. S. Bened., cap. XX), qui vous recommande de vous abstenir dans votre conduite de tout ce que vous défendez de faire à vos disciples, sans parler non plus de la définition qu'elle donne du troisième degré de l'humilité (Ibid., cap. 7), qu'elle fait consister dans une entière obéissance au supérieur pour l'amour de . Dieu, rappelez-vous ce que vous lisez dans la règle même de la Vérité, qui vous dit que "celui qui enfreindra un seul des moindres commandements et qui apprendra ainsi à ses frères à prévariquer comme lui, sera le dernier dans le royaume de Dieu (Matth., V, 19). " Vous donc qui prêchez l'obéissance aux autres et ne voulez point obéir vous-même, vous voilà convaincu d'enseigner et d'enfreindre en même temps non pas le moindre mais le plus grand commandement de Jésus-Christ, et pour l'avoir enseigné et violé en même temps, vous serez regardé comme le dernier dans le royaume de Dieu. Si vous croyez amoindrir votre prélature en la soumettant aux chefs du sacerdoce, pourquoi voulez-vous de plus être encore le dernier dans le royaume de Dieu? Si vous avez tant d'orgueil, ressentez donc plus de confusion d'être appelé le dernier que d'être simplement l'inférieur d'un autre, car il est évident qu'il est moins humiliant d'être moindre qu'un autre que d'être le dernier de tous, et, après tout, il est bien plus honorable de n'avoir que les évêques au-dessus de soi que d'y avoir tout le monde.

33. Mais, dira-t-on, ce n'est pas pour moi que je le fais, je ne cherche qu'à assurer la liberté de mon monastère. O liberté plus esclave, si j'ose le dire, que l'esclavage même! puissé-je me priver sans peine d'une pareille liberté avec laquelle je tombe sous la pire des servitudes, sous celle de l'orgueil. Je crains bien plus la dent du loup que la houlette du pasteur; car je suis intimement convaincu que tout moine et même tout abbé que je sois, je n'aurai pas plutôt secoué le joug de l'autorité de mon évêque, que je serai asservi à la tyrannie du démon. En effet, cette bête féroce, qui tourne autour de nous, cherchant qui dérober, ne voit pas plutôt un de nous s'éloigner des pasteurs qui le gardent, qu'il se jette sur cette brebis présomptueuse. N'a-t-il pas raison d'ailleurs de réclamer aussitôt cet orgueilleux pour son sujet, lui qui se vante à bon droit de régner sur tous les enfants de l'orgueil ? Hélas!. qui me donnera cent pasteurs pour me garder? Plus est grand le nombre de je ceux qui veillent sur moi, plus je vais paître en sûreté. Etrange folie ! Je ne fais aucune difficulté de me charger de la garde d'une foule de religieux et je ne puis supporter la pensée qu'un seul homme veille sur moi! Et pourtant ceux que je gouverne me donnent de l'inquiétude, car je devrai rendre compte pour chacun d'eux, tandis que " ceux qui sont chargés de me conduire veillent assidûment, parce qu'ils devront répondre de moi un jour (Hebr., XIII, 17). " Les premiers sont pour moi une charge plus encore qu'un honneur, les seconds sont une protection bien plutôt qu'une charge. J'ai lu quelque part " qu'un jugement sévère est réservé à ceux qui sont préposés à la conduite des autres, tandis que pour les petits, il leur sera fait miséricorde (Sap., VI, 6). " Qu'y a-t-il donc pour vous, ô moines; de lourd et de pénible dans l'autorité du prêtre? Avez-vous peur qu'il se montre violent? Mais si vous souffrez jamais pour la justice, estimez-vous heureux. Vous répugne-t-il de vous soumettre à des séculiers? Mais où trouver plus homme du siècle que Pilate, devant lequel le Seigneur comparut pour être jugé? " Vous n'auriez aucun pouvoir sur moi, lui dit Jésus, s'il ne vous avait été donné d'en haut (Joan., XIX, 11), " proclamant ainsi dès lors par ses paroles et son exemple la vérité qu'il chargea plus tard ses apôtres de répandre dans l'Eglise en ces termes : " Il n'y a point de pouvoir qui ne vienne de Dieu (Rom., XIX, 1), et celui qui résiste au pouvoir se révolte contre l'ordre établi de Dieu même (ibid., 2). "

36. Allez donc maintenant, osez résister au vicaire de Jésus-Christ, quand Jésus-Christ n'a pas lui-même résisté à son propre ennemi; ou bien dites, si vous l'osez, que Dieu ne reconnaît point l'autorité d'un homme qui est son pontife quand il déclare que le pouvoir qu'un simple gouverneur romain a sur lui il l'a reçu du ciel. Mais quelques-uns de ces abbés font bien voir quelles pensées les animent, quand ils n'épargnent ni peines ni dépenses pour obtenir du Saint-Siège des privilèges dont ils s'autorisent ensuite pour se revêtir des insignes de l'épiscopat (a), et porter, comme les évêques, la mitre, l'anneau et les sandales. Certainement, si on considère l'éclat de ces ornements, il n'est rien de plus incompatible avec l'état religieux ; et si on le regarde comme des symboles, il est clair qu'ils ne peuvent convenir qu'aux évêques. Evidemment ces abbés voudraient être ce qu'ils affectent de paraître, et on ne saurait s'étonner après cela qu'ils ne pussent souffrir comme supérieurs ceux à qui ils se comparent déjà dans leurs désirs; s'il y avait au monde une autorité qui pût leur permettre de prendre le titre d'évêques, quelles sommes ne donneraient-ils pas pour acheter le droit de le porter! A quoi pensez-vous donc, ô moines? Et vous ne tremblez pas, vous ne rougissez pas ? Mais quel religieux cligne de et, nom vous a jamais prêché de telles maximes ou laissé de pareils exemples? Votre législateur distingue dans l'humilité douze degrés dont il vous donne la définition (Reg. Rened., cap. 7) Dans lequel, dites-moi, est-il dit et marqué qu'un moine peut aimer le faste et rechercher toutes ces dignités ?

37. Le travail, la retraite, la pauvreté volontaire, tels sont les vrais ornements d'un religieux, voilà ce qui honore la vie monastique. Mais vos yeux ne se portent que sur tout ce qui est grand et fastueux, vos pieds foulent sans cesse toutes les places publiques, on n'entend que vous dans toutes les assemblées, et vos mains ne sont occupées qu'à recueillir le patrimoine des autres. Malgré cela, si, non contents de vous être soustraits à la juridiction des évêques, vous prétendez aller de pair avec les successeurs des Apôtres, avoir comme eux un trône à l'église, et vous revêtir avec pompe de toutes les marques de leur dignité, pourquoi ne conférez-vous pas comme eux les ordres sacrés (b) et ne bénissez-vous pas aussi les peuples ? Que n'aurais-je pas encore à dire contre tant d'impudence et de présomption? Mais, en pensant que je m'adresse à un archevêque dont le temps est réclamé par tant d'autres affaires,

a Ils finirent en effet par bénir les peuples et par conférer d'abord les ordres mineurs puis le sous-diaconat lui-même, comme nous voyons que le firent les cinq premiers abbés de l'ordre de Cîteaux.

b C'est vers le Xe siècle, selon notre Paul Lange dans sa Chronique, à l'année 1390, que s'introduisit parmi les abbés l'usage qu'il réprouve de porter les insignes épiscopaux. Le pape Lucius III força, en vertu de la sainte obéissance, l'abbé de la Chaise-Dieu, nommé Lautelme à les porter. Le pape Léon IX accorda au prêtre célébrant, au diacre et au sous-diacre de l'église de Besançon le droit de porter à certaines fêtes, la mitre, l'anneau et les sandales, comme on le voit dons les pièces justificatives de l'histoire de Tonnerre, page 358 et 362.

je crains de le fatiguer par une trop longue lettre ; et d'ailleurs il s'agit d'abus si manifestes, que la multitude même des censures qu'ils ont provoquées semble avoir endurci dans ce mal ceux à qui ils s'adressent. Si le peu que j'ai dit dépasse encore les bornes de la brièveté requise pour un opuscule, ne l'imputez qu'à vous, Monseigneur, qui m'avez contraint de trahir mon inexpérience dans cet écrit, où je n'ai su me renfermer dans les limites voulues parles lois de l'usage.

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NOTES POUR LE SECOND TRAITÉ DE SAINT BERNARD SUR LES MOEURS ET LES DEVOIRS DES ÉVÊQUES.

CHAPITRE II, n. 4.

250. Ce n'est pas par le luxe des vêtements, le faste des équipages, la somptuosité des palais...... que vous rendez votre ministère honorable. Le IV concile de Carthage auquel saint Augustin assista, s'exprime en ces termes: " L'évêque n'aura que des meubles d'une grande, simplicité, sa table et sa manière de vivre seront celles des pauvres, il ne cherchera à rehausser l'éclat de sa dignité que par sa foi et par la sainteté de sa vie. L'évêque d'Hippone cite lui-même ces paroles et les appuie de tout le poids de son autorité, engageant les évêques à tellement régler leurs moeurs, qu'ils deviennent pour tous les fidèles, des modèles de frugalité, de modestie, de continence et de sainte humilité. Après avoir rapporté les propres paroles du concile de Carthage, ce saint docteur continue en disant qu'il voudrait que les prêtres dans toutes les autres habitudes de la vie et dans leur intérieur s'abstinssent de. tout ce qui peut sembler étranger à leur état, et ne sent pas la simplicité, le zèle des choses de Dieu, et le mépris des vanités (Sess. XXV, cap. I, de Reform.). "

Il y a bien des gens qui croient à tort qu'il est convenable, nécessaire même aux prélats de s'entourer d'éclat, de faste et de magnificence pour rehausser l'honneur de leur dignité; il n'est pas d'opinion plus opposée tant aux saints canons et aux décrets des conciles, qu'à la doctrine unanime des Pères de l'Église, aux exemples des plus saints prélats et aux lumières même de la raison, comme il nous serait facile de le démontrer, si tel était le but que nous nous proposions dans cette note; et comme nous ne manquerons pas de le faire avec toute l'étendue désirable quand nous publierons, sur la discipline ecclésiastique, un ouvrage qui aura pour titre Le zèle de la maison de Dieu. Mais en attendant, on peut lire sur ce sujet Barthélemy des martyrs, archevêque de Prague, de l'ordre des Dominicains, livre dernier de l'Aiguillon des Pasteurs, seconde partie, chapitre VI, qu'il a fait suivre d'un très-savant traité des Novas des prélats , du père Louis, de Grenade, célèbre prédicateur, du même ordre, où la même pensée se trouve développée avec autant de savoir que d'élégance; puis Antoine Molina dans son Instruction aux prêtres, traité II, chapitre XIII, ce livre devrait se trouver dans les mains de tous les, ecclésiastiques; Lindeau, évêque de Ruremonde, Traité pour les ecclésiastiques,. sur l'impénitence, livre II, page 115; Henri Gnick; également évêque de Ruremonde, lettre deuxième, Au clergé de ce diocèse; Gerson, chancelier de Paris, tome II, traité de la Tempérance des prélats, page 543 et suivantes, et tome I, page 202, des Signes de la ruine de l'Église. On peut ajouter à ces auteurs Bellarmin, des Devoirs des princes chrétiens, livre I, chapitre V; Platus, des Cardinaux, chapitre XVI; Rodriguez, seconde partie des exercices, traité III, chapitre XXIX, où il enseigne, en s'appuyant sur le témoignage de saint François Xavier, comment on acquiert et on conserve l'autorité, et pourquoi elle est si avilie de nos jours dans les mains des prélats.

251. Tous ces auteurs enseignent d'une voix unanime et montrent, par des raisons sans réplique et des exemples très-graves, qu'on ne s'acquiert le respect et la vénération des peuples que par de vraies et solides vertus, non pas par un éclat extérieur; un tel appui bien que beaucoup s'en contentent est bien ruineux, il finit par être nuisible à l'autorité et par engendrer le mépris. Il est facile de prouver par l'exemple de saints Prélats qu'il en est habituellement ainsi. En effet, pour n'en citer que quelques uns entre mille, quelle ne fut point l'ascendant des Bazile, des Martin, des Augustin et des Chrysostome? Or vit-on jamais moins de faste et d'éclat? Comment donc l'ont-ils obtenu? Il est certain que s'ils avaient voulu se L'assurer par les moyens dont ou fait tant usa;e de nos jours, il y a bien longtemps que leur mémoire aurait péri sur la terre et que leurs noms, aujourd'hui en honneur dans l'Église entière et bénis dans tous les siècles, seraient tombés dans le plus profond oubli; mais au lieu de rendre leur ministère honorable pendant les jours de leur vie mortelle par l'or, l'argent et les vêtements précieux, ils l'ont honoré par le mépris de toutes ces choses, par la pratique assidue des devoirs et des obligations de leur état, et par un grand amour de l'humilité, de la modestie, de la charité et dès autres vertus. Mais tout cela se trouve traité avec autant d'élégance que de talent dans les ouvrages que nous avons indiqués plus haut, auxquels nous empruntons volontiers quelques lignes sur le sujet qui nous occupe, afin que la vérité appuyée sur tant d'auteurs ait plus de poids et blesse moins ceux qu'elle concerne.

252. Mais comme la différence des temps est apportée en excuse par tous ceux qui sont tombés dans la négligence et l'oubli des obligations d'un état trop élevé pour eux, et que, dans la pensée qu'ils ne sauraient par la vertu seule, rendre leur ministère honorable et influent, ils ont recours pour y réussir à ces indignes et faibles moyens, en répétant partout cet adage, autres temps, autres moeurs; nous feus citerons l'exemple d'un saint prélat de notre siècle, dont l'autorité et la considération furent d'autant plus grandes que sa vie était plus modeste, sa frugalité plus remarquable et son mépris du faste plus complet. Voici comment Jérôme Platus en parle dans s'on traité des Devoirs des cardinaux, chapitre XVI : " Le moyen le plus sûr et le meilleur pour acquérir de l'influence parmi les hommes, c'est la vertu, l'intégrité, la gravité; la religion et la piété, quand elles sont assez grandes et ont assez d'éclat pour attirer les regards." Après avoir prouvé ce qu'il avance, l'exemple de Nicolas évêque de Myre, il ajoute : " Mais qu'est-il besoin d'invoquer le passé ? Le cardinal Borromée n’est-il pas là: pour empêcher qu'on ne s'en prenne aux exigences des temps ? Qui ne connaît en effet son mépris pour les meubles de prix, les tentures, les tapis et toutes les choses de cette nature. Quand à ses vêtements, ceux de dessus étaient tels qu'un cardinal doit les avoir; mais pour ceux de dessous, ils étaient de drap commun et de toile; les tentures de sa chambre à coucher étaient d'étoffes grisâtres, grossières et communes, il ne les renouvela point pendant quatorze ans entiers; il en fut ainsi de beaucoup d'autres choses dont il continua de se servir pendant toute sa vie; il est superflu de les citer en détail, ce sont des faits trop récents et trop bien connus pour cela. Or que perdit-il de sa grandeur à vivre comme il le fit? il la rendit plus éclatante encore, car il est facile à une foule de gens de se donner des choses de prix, il suffit pour cela d'avoir non de la vertu mais de l'argent, ce qui peut parfaitement arriver et même arrive souvent à des hommes sans beaucoup d'esprit; mais le dédaigner, voilà qui est le fait d'un homme sage et ce qui donne de la gloire et de la considération. " Tel est le langage de Platus. Charles, de la basilique de Saint-Pierre, évêque de Novare, l'éloquent Historien de la Vie de saint Charles Borromée, s’exprime à peu près de même, livre VII, chapitre VI. " Il s'est trouvé des gens, dit-il, qui ont trouvé à reprendre dans Charles Borromée, la simplicité de son cortège et son goût pour tout ce qui sentait l'humilité; et qui se plaignaient de ce qu'il amoindrissait en quelque sorte la haute dignité dont il était revêtu. On s'en plaignit même au pape Pie V; ce saint pontife ne trouva rien à blâmer dans les raisons par lesquelles Charles Borromée justifia sa manière de vivre, car il disait que les ministres de Dieu, ne doivent pas demander l'estime et la considération aux ornements humains mais aux vertus de leur état. L'événement l'a bien montré, toute son histoire est une preuve que la simplicité de moeurs et l'humilité unies à la gravité et à la sainteté, procurent auprès des grands et des petits beaucoup plus d'honneur et de considération que ne le feraient toute la pompe et tout le faste possibles. "

253. Qu'ils ne recouvrent plus d'hermines rouges oit de gueules, etc. On peut donner deux raisons de ce mot. Premièrement on peut dire avec une certaine apparence de justesse qu'il vient du grec gouna vêtement de peaux, après le changement de la lettre, n en l. Ainsi Guibert écrivant à l'évêque Lulle lui dit : " J'ai envoyé à votre fraternité une gonne (gunam) de peaux de loutres. " Ce changement de n en l n'est pas nouveau : ainsi nous voyons dans varron vallus pour vannus et dans Pline, evallere pour evannere, livre XVIII, chapitre x, ainsi que Dausque en fait la remarque dans son Orthographe. En second lieu, plusieurs auteurs pensent qu'on s'est servi chez nous du mot' gueule pour désigner des peaux teintes en rouge, par une sorte de métaphore qui a passé dans l'art du blason, tirée de ce que les peaux ou les gueules des bêtes étaient tachées de sang après qu'elles s'étaient déchirées à belles dents pendant les combats de bêtes qu'on donnait dans l'amphithéâtre. Les peaux dont parle ici notre Saint, étaient de rats du Pont ou d'autres espèces d'animaux à fourrure, qui prenaient le nom de gueules à cause de la teinte rouge qu'on leur donnait. Quant à l'usage qu'on en faisait on peut s'en rendre compte par ce passage d'une parabole que nous trouvons faussement attribuée à saint Bernard dans plusieurs éditions de ses couvres bien que le style et la pensée ne permettent point de l'en croire l'auteur. " Un tel époux dit l'auteur de cette parabole, vient-il les mains vides à son épouse? Non certes, il lui apporte des présents qu'il s'empresse de lui offrir. Comme on est en hiver il lui donne avant tout des habits comme en réclame la saison, une pelisse de peaux d'agneaux et une cappe. Ces deux vêtements viennent également d'un agneau, mais avec cette différence que la cappe on se la procure sans faire souffrir l'agneau, car elle n'est faite que de laine, tandis que l'autre, la pelisse, pellicea, est la peau même de l'agneau, et on ne peut l'avoir qu'en causant une grande douleur à la bête. Or l'Époux c'est l'agneau... il a fait une cappe de sa laine à son épouse quand il lui a enseigné l'humilité par ses paroles. Mais la pelisse , il l'a lui a donnée au prix de ses veilles, de ses jeûnes, de toutes les autres mortifications de sa chair et enfin de sa passion et de sa mort sur la croix quand il enseigne la mortification à son épouse par son propre exemple. La pelisse qui se fait de peaux d'animaux morts rappelle la mortification. Voilà les vêtements d'hiver. Mais à Pâque il donne à son épouse une pelisse d'hermine autour du cou, et sur les mains, des peaux de gueules rouges. La pelisse de l'épouse est donc d'hermine lui est blanche et qui convient à la joie spirituelle que donne l'espérance de la résurrection, elle couvre le cou et la poitrine mais sur les mains ce sont des fourrures de gueules rouges, parce que la passion du Christ, qu'elle a constamment à la bouche, qu'elle sent au fond de son coeur, elle l'atteste par ses oeuvres. Le Christ donne aussi à son épouse à Pâques, des chaussures en cuir de Cordoue, etc. voir les Déclamations n. 10, et la lettre deuxième, n. 11. "

On peut se convaincre que, du temps de saint Bernard, l'usage des fourrures était très répandue non-seulement parmi les clercs et les religieux, mais même chez les laïcs et parmi les femmes, par ce que dit Duchesne dans ses notes aux rouvres de Pierre le Vénérable, lettre vingt-huitième, livre I.

Benoît XII semble faire allusion aux gueules dans la bulle ad decorem, quand il dit: " Nous défendons auxdits chanoines de porter désormais des fourrures faites de la peau du ventre de divers animaux entremêlée avec celle du dos ; qu'ils se servent des mêmes fourrures que tout le monde, simples, blanches, noires ou grises, etc. "
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE XLIII. AU MÊME HENRI.

Vers l'an 1128.

Saint Bernard lui écrit pour le prier en faveur de l'abbaye de Molesme.

Le bon accueil que vous avez fait à la prière que je vous ai adressée dernièrement me donne lieu d'espérer que j'obtiendrai davantage cette fois-ci: aussi après avoir commencé par vous remercier vivement de la bienveillance que vous m'avez témoignée, j'ose vous prier aujourd'hui de m'obliger à vous exprimer une seconde fois toute ma reconnaissance, en permettant aux. religieux de Molesme de posséder librement l'église (b)

b Maison de Bénédictins, au diocèse de Langres, fondée par l'abbé Robert, qui fut aussi abbé de Citeaux; c'est ce qui fait que saint Bernard prend souvent les intérêts de cette abbaye. Voir les lettres quarante-quatrième, soixantième et quatre-vingtième. Pierre de Celles en parle ainsi dans sa quatorzième lettre aux religieux de Molesme, livre VII. " Molesme est la poule ayant plumes et ailes et des poussins qu'elle a couvés, aussi nombreux que remarquables; c'est d'elle qu'est sorti le germe de Citeaux. " Il est question dans cette lettre, comme on le voit dans la suivante, du prieuré de Senan, diocèse de Sens, doyenné de Courtenay.

pour laquelle ils sont désolés d'avoir attristé votre sérénissime personne. Il est bisa certain d'ailleurs qu'ils l'ont possédée ainsi sous vos prédécesseurs.

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LETTRE XLIV. AU MÊME.

L’an 1127.

Voyez combien je compte sur votre bonté ! Quand j'ai tant reçu de vous, je me fais encore solliciteur et ne crains pas de vous adresser de nouvelles demandes, après avoir été si souvent exaucé.

Sans doute, je suis bien entreprenant; mais ne m'en veuillez pas : c'est la charité qui en est cause, et non l'indiscrétion.

Votre paternité n'a pas oublié, je pense, que dernièrement, comme je me trouvais à Troyes, Elle a bien voulu, pour l'amour de Dieu et en ma considération, renoncer aux prétentions qu'Elle avait élevées précédemment contre les religieux de Molesme au sujet du monastère de Senan. Or ces religieux se plaignent encore maintenant que vous réclamez dans ce monastère je ne sais quels droits et usages nouveaux qui e vous appartiennent pas. Je vous conjure de faire une nouvelle concession en ce point; et j'espère que vous ne me refuserez pas une chose aussi minime après m'en avoir accordé de si importantes. Adieu.

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LETTRE XLV. AU ROI DE FRANCE LOUIS LE GROS.

L’an 1127

Les religieux de Cîteaux prennent la liberté d'adresser de grands reproches au roi Louis le Gros de ce qu'il inquiète injustement l'évêque de Paris, et ils déclarent qu'ils sont disposés à se plaindre à, !tome si le roi ne cesse pas ses mauvais procédés.

A Louis, glorieux roi de France, Etienne, abbé de Citeaux, tous les abbés et tous les frères de Citeaux, salut, santé et paix en Jésus-Christ.

1. Le Roi du ciel et de la terre qui vous a donné un royaume ici-bas, ?vous en donnera un dans le ciel si vous mettez tous vos soins à gouverner avec justice et avec sagesse celui que vous tenez de lui sur la terre; c'est ce que nous souhaitons à Votre Majesté et ce que nous demandons à Dieu tous les jours pour vous dans nos prières. Mais pourquoi mettez-vous tant d'obstacles aujourd'hui à l'effet de ces prières que vous recherchiez autrefois avec tant d'humilité, s'il vous en souvient bien ? Comment oserions-nous continuer à lever encore avec confiance nos mains vers l'Époux de l'Église pour vous qui affligez son Epouse inconsidérément et sans aucune raison, du moins que nous sachions? Elle se plaint amèrement de vous à son Epoux divin et à son Seigneur, parce due vous l'opprimez, au lieu de la défendre et de la protéger. Avez-vous réfléchi à qui vous vous attaquez en agissant de la sorte ? Vous savez bien que ce n'est pas à l'évêque de Paris (a), mais au maître du paradis, à un Dieu " terrible qui frappe de mort les princes eux-mêmes (Psalm. LXXV, l2), " et qui a dit aux évêques : " Celui qui vous méprise, me méprise (Luc., X, I6). "

2. Voilà ce que nous avons à vous dire; peut-être le faisons-nous avec hardiesse, mais c'est aussi avec amour. Nous vous prions ardemment, au nom de l'amitié dont vous payez la nôtre de retour, et de cette association fraternelle que vous avez daigné faire avec nous, mais que vous blessez profondément aujourd'hui, de cesser au plus vite un si grand mal. Si vous ne daignez nous écouter, et si vous ne tenez aucun compte de ceux que vous traitez de frères et d'amis et qui prient Dieu tous les jours pour vous, pour vos enfants et pour votre royaume, nous sommes forcés de vous dire que, malgré notre néant, il n'est rien que nous ne soyons disposés à faire, dans les limites de notre faiblesse, pour l'Église de Dieu et pour son ministre, le vénérable évêque de Paris, notre père et notre ami. Il implore le secours de pauvres religieux contre vous, et il nous prie, au nom de la fraternité (b), d'écrire en sa faveur à notre saint père le Pape. Mais nous jugeons que nous devons d'abord commencer par nous adresser à Votre Excellence royale, comme nous le faisons par la présente, d'autant plus que l'évêque de Paris offre de vous donner toute satisfaction par l'entremise de notre congrégation, pourvu qu'au préalable , comme cela ne nous semble que trop juste, on lui restitue ce qu'on lui a injustement enlevé; nous

(a) Etienne, qui fut évêque de Paris, de 1124 à 1144. Il ne faut pas le confondre avec Etienne de Garlanda, officier de la bouche du roi. La cause de ces persécutions était, comme on peut le voir dans les notes développées, la retraite d'Étienne, qui avait quitté la cour, et l'indépendance de l'Église, qu'il réclamait. L'archevêque de Sens, Ileuri, eut une affaire presque pareille et pour une cause à peu près semblable, lettre quarante-neuvième. Louis le Gros ne se laissa pas toucher par cette lettre, et la mort de son fils Philippe, qu'il avait associé au trône, passa pour une punition du Ciel à cause de ce qu'il avait fait. Il est étonnant qu'à sa mort les grands du royaume et les évêques aient conçu la pensée, au dire d'Orderic (livre XIII, page 895, et suiv.), de s'opposer à l'avènement de Louis le Jeune.

b On regardait comme frères tous ceux qui dans mue société avaient droit de suffrage. C'est à ce titre que les religieux de la Chaise-Dieu donnent à Louis le Jeune le nom de Frère, dans la trois cent huitième lettre de Duchesne, tome IV.

attendrons ce que vous déciderez avant de faire ce qu'il nous demande. Si Dieu vous inspire de prêter l'oreille à nos prières, de suivre nos conseils et d'acquiescer à nos vœux les plus ardents en vous réconciliant avec votre évêque ou plutôt avec Dieu, nous sommes disposé aller vous trouver partout où il vous plaira pour terminer cette affaire ; mais s'il en est autrement, nous serons obligé d'écouter la voix d'un ami et d'obéir au prêtre du Seigneur. Adieu.

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LETTRE XLVI. AU PAPE HONORIUS II, SUR LE MÊME SUJET.

L'an 1128.

Plaintes adressées au souverain Pontife de ce que, par la levée d'un interdit, il a rendu plus opiniâtre le roi de France, qui se montrait auparavant assez disposé à la paix.

Au souverain Pontife Honorius, les abbés des pauvres du Christ, Hugues de Pontigny et Bernard de Clairvaux , salut et tout ce que peut ta prière des pécheurs.

Nous ne pouvons vous laisser ignorer les larmes et les gémissements les évêques et de l'Église dont nous avons l'honneur d'être les enfants, quelque indignes que nous soyons. Nous ne vous disons que ce que nous avons vu de nos yeux, lorsque la nécessité pressante de l'Église nous a contraints de quitter nos cloîtres et de paraître en public, et nous ne vous rapportons que ce dont nous avons été les témoins. Nous avons été navrés de douleur en voyant ce dont nous avons la tristesse de venir vous parler; l'honneur de l'Église a reçu, sous le pontificat d'Honorius, les plus profondes blessures.

Déjà l'humble fermeté des évêques avait fléchi la colère du roi, quand l'autorité suprême du souverain Pontife vint, hélas! tout à coup abattre la constance des uns et ranimer l'orgueil de l'autre (a). Il est vrai qu'on a surpris votre religion et qu'on a eu recours au mensonge, c'est évident par votre lettre, pour obtenir que vous fissiez cesser lin interdit si juste et si nécessaire ; mais à présent que le mensonge est dévoilé, ne tournera-t-il pas contre lui-même, et souffrirez-vous que l'iniquité ait impunément trompé une Majesté telle que la vôtre ?Après tout, nous sommes bien étonnés qu'on ait jugé sans entendre les deux parties, et qu'on ait condamné les absents. Nous n'avons pas la témérité de blâmer ce qui s'est fait; mais avec la confiance d'enfants pour leur père, nous osons lui faire remarquer que l'impie triomphe et que le pauvre est atterré.

a En levant l'interdit que les évêques de la province avaient lancé sur les terres du domaine royal à cause de la persécution dont l'évêque de Paris était l'objet. Voir la lettre suivante.

Au reste, ce n'est pas à nous de vous prescrire, mais c'est à vous, très-saint Père, de consulter votre coeur et de voir combien de temps vous pouvez souffrir qu'il en soit ainsi, et dans quelle mesuré vous devez compatir à l'affliction du malheureux. Adieu.

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE XLV.

31. Que nous ne soyons disposés à faire pour... l'évêque de Paris. On ne saurait trop admirer l'indépendance du langage des saints et le zèle intrépide dont ces humbles et pieux moines ne craignaient pas de faire preuve pour la défense d'un évêque contre le roi de France lui-même. Il n'est pas facile de savoir, par des témoignages contemporains, pour quel motif le roi Louis le Gros se mit à persécuter l'évêque de Paris, Etienne ; ce fut peut-être pour une raison analogue à celle que saint Bernard insinue avoir été la cause de persécutions semblables qu'eut aussi à essuyer l'archevêque de Sens, Henri. Or, dans sa quarante-neuvième lettre, adressée au pape Honorius, il dit : " Le roi en veut moins aux évêques qu'à leur zèle " et pour expliquer davantage sa pensée, il ajoute plus loin : " Ceux que le roi comblait de distinctions, dont il estimait la fidélité et qu'il honorait même de son amitié lorsqu'ils étaient dans le monde, sont précisément ceux qu'il persécute à présent comme ses ennemis personnels, parce qu'ils soutiennent la dignité de leur sacerdoce et l'honneur de leur ministère." L'illustrissime cardinal Baronius explique longuement ce point en ces termes, à l'année 1127 : " Les évêques de la province de Sens avaient fait de grands progrès dans la vertu par suite des exemples que leur donnaient les religieux de Cîteaux, ainsi que par l'effet des lettres et des discours de saint Bernard; mais ceux qui en avaient le plus profité étaient l'évêque de Paris, Etienne et Suger abbé de Saint-Denis : celui-ci rétablit la plus exacte discipline dans son abbaye, où les liens de la règle s'étaient complètement relâchés; ce. changement inspira une si grande joie à saint Bernard qu'il écrivit à Suger pour le féliciter. L'archevêque métropolitain de Sens, Henri, touché également des exhortations de saint Bernard et des lettres mêmes assez longues qu'il lui adressait, rentra sérieusement en lui-même, fit pénitence, et se mit à remplir exactement tous les devoirs d'un bon et excellent pasteur; c'est ce qui lui valut aussi l'indignation du roi... etc. Mais en quoi dut consister cette réforme pour déplaire si fort au roi très-chrétien de France? Sans doute en ce que tous ces prélats qui avaient eu jusqu'alors, la coutume de laisser leurs diocèses pour venir à la cour du roi et pour s'acquitter même du service militaire, quittèrent la cour et les camps pour retourner à leurs églises et rappelèrent également auprès d'eux les ecclésiastiques de leurs diocèses qui les avaient imités. Or on en comptait un très-grand nombre qui faisaient le service militaire, non-seulement auprès du roi, à la cour et dans le palais, mais même en campagne et à la guerre. Saint Bernard a souvent déploré cet état de choses, mais surtout, ce qui n'est pas sans intérêt pour nous, dans sa lettre à l'abbé Suger. u Tel est le récit de Baronius. Mais pour jeter quelque jour clans la narration restée profondément obscure, des historiens de cette époque, nous allons citer une lettre adressée à l'évêque de Paris, Etienne, par un de ses amis que notre Acher a publiée dans son Spicilège, tome III.

32. " Quoique je ne prévoie ni changement, ni affaiblissement dans vos dispositions, je ne vous en avertis pas moins avec toute la sollicitude de la plus vive amitié pour vous, de ne vous relâcher en rien de la résolution que vous avez prise, et du parti auquel vous vous êtes arrêté dans l'intérêt du bien : ne souffrez pas que cette indépendance de votre Eglise qui brillait d'un si vif éclat du temps de vos prédécesseurs, s'éclipse de vos jours, et rappelez-vous sans cesse ces paroles du Sauveur : Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice. Sachez que je persévère en tout et pour tout avec vous, et que les persécutions que cela m'a values ainsi qu'à mes hôtes ne pourront me faire retourner d'un pas en arrière. Le roi et la reine ont donné douze livres à mes hôtes, et cela pour le rachat de leurs biens. Mes parents et mes amis donnèrent au roi et à la reine, qui voulaient faire détruire mes vignes, la somme de dix livres; tout cela s'est fait à l'instigation du doyen et des archidiacres, et même par suite des plaintes que G. a fait naître pendant la nuit. Mais avec la grâce de Dieu qui ne saurait faire défaut ni à vous ni à moi, je ne m'inquiète pas de savoir si je recouvrerai jamais tout ce que j'ai perdu, et je ne pense pas que vous retrouviez la paix sans moi et sans les choses qui vous ont été enlevées. De plus, si je ne savais que les bonnes pensées ne vous font jamais défaut, je me permettrais, malgré mon néant, de vous conseiller d'engager par vos prières et par celles de vos amis, monseigneur l'archevêque de Sens, et les autres évêques vos co-suffragants, à faire suspendre, dans leurs diocèses, la célébration des saints mystères, pour faire mieux respecter votre bon droit. — Hâtez-vous d'obtenir d'eux, par tous les moyens possibles, qu'ils partagent vos vues lionnes et saintes, qu'ils se mettent avec vous contre tous, et s'il en est besoin, qu'ils viennent avec moi à Home. "

On peut noter trois points dignes de remarque dans cette lettre 1° que le roi a dépouillé de ses biens non-seulement l'évêque lui-même, mais encore ses parents et ses amis; 2° que toute cette persécution était fomentée par quelques membres du clergé, et 3° enfin que le roi avait porté atteinte à la liberté de l'Eglise. Tout cela me fait croire que la première étincelle de la persécution dont il s'agit vient de certains ecclésiastiques qu'avait irrités l'opposition d'Etienne aux exactions arbitraires dont ils accablaient le reste du clergé, du consentement du roi. C'est pourquoi ils excitèrent celui-ci contre l'évêque, le firent dépouiller de tous ses biens, conspirèrent même contre sa vie, comme on peut le voir par une autre lettre qui lui est adressée (Spicil., tom. III, p. 162, épit. 37). C'est ce qui explique comment il arriva que, même après qu'il fut rentré en grâce avec le roi et qu'il eut recouvré ses biens, Thomas, prieur de Saint-Victor de Paris, fut assassiné pour avoir pris en main la défense de la même cause, ainsi qu'on le voit par la lettre cent cinquante-huitième et suivantes.

Mais quoi qu'il en soit du principe de cette tragédie, Etienne recourut aux armes spirituelles dé l'Eglise, frappa d'interdit toutes les terres du roi, et, pour échapper à sa vengeance, se réfugia chez l'archevêque de Sens, nommé Henri, avec qui il se rendit au chapitre général de Liteaux, et, en vertu de la confraternité qui les unissait ainsi que le roi Louis à ces religieux,ils demandèrent une lettre aux abbés pour fléchir le roi; saint Bernard l'écrivit de concert avec Hugues, abbé de Pontigny, et plusieurs autres abbés; mais il échoua complètement. " Le roi, dit Emile, ne voulut pas écouter les évêques qui s'étaient jetés à ses genoux; l'abbé Bernard le menaça, dit-on, alors des coups prochains de la colère céleste, s'il continuait dans son endurcissement (Paul-Emile, Vie de Louis; Geoffr., liv. IV de la Vie de saint Bernard, chap. II; Gaguin, Histoire de France, liv. V). " Il ajouta même, selon Geoffroy et Gaguin, " que le fils du roi paierait de la vie l'opiniâtreté de son père. " Cette prédiction se trouva accomplie par la mort de Philippe. Le roi, ébranlé par ces remontrances pleines de liberté, semblait disposé à revenir sur ses pas; mais, en recevant du pape Honorius une lettre qui levait l'interdit dont il était frappé, il reprit courage et se montra plus décidé que jamais à persévérer dans sa manière de faire. Saint Bernard le vit avec peine et écrivit au Pape, de concert avec Geoffroy de Chartres, une lettre de plaintes qui n'étaient que trop fondées. Toute cette affaire, si longue et si envenimée,parait s'être arrangée au concile de Troyes, en 4128; en tout cas, elle le fut peu de temps après, par l'intervention du pape Honorius lui-même, ce dont saint Bernard le remercia dans sa quarante-neuvième lettre, où il s'exprime en ces ternies: "Voilà d'où sont venues ces accusations et ces injures atroces par lesquelles on a tâché d'abattre la constance de l'évêque de Paris, mais on n'a pu y réussir, car le Seigneur s'est servi de votre main pour le soutenir. "

On ne peut douter, d'après les notes de Duchesne sur Abélard, que l'évêque de Paris, Etienne, qui avait été chancelier de France, ne soit différent d'Etienne de Garlande, officier de la table du roi, dont il est parlé dans les Annales de Téulf; c'est ce qui ressort également d'une lettre de Geoffroy de Chartres, où il est dit que saint Bernard fut choisi pour réconcilier ensemble Etienne, évêque de paris et Etienne de Garlande (Voir Spicil., tome III, p. 260).

33. Pour en revenir à Louis le Gros, que saint Bernard appelle un second Hérode dans sa lettre au pape Honorius, on ne doit pas oublier qu'il fit preuve à sa mort, arrivée en 1437, des plus beaux sentiments de pénitence et de religion. " Comme c'était un prince prudent et sensé, dit Suger dans l'Histoire de sa Vie, il n'oublia pas ses intérêts les plus chers et songea au salut de son âme et aux moyens de se rendre Dieu favorable; aussi le vit-on recourir souvent à la prière et à la confession de ses fautes ; il n'avait plus qu'un désir, c'était de se faire porter auprès des reliques de saint Denis et de ses compagnons, martyrs, sous la protection desquels il s'était placé, et là, en présence de ces corps sacrés, de déposer le sceptre et le diadème pour recevoir la couronne des moines à la place de celle des rois, l'humble vêtement des religieux de Saint Benoît au lieu des insignes royaux et du costume des souverains, et de faire profession religieuse. " — " Que ceux qui dérogent à la pauvreté religieuse, s'écrie avec raison le cardinal Baronius, remarquent comment les archevêques et les rois eux-mêmes, préférant la vie qui dure éternellement à celle qui passe, recherchent dans la profession religieuse comme un refuge assuré (Baron., année 1136). "

L'abbé Suger ajoute que le roi, après avoir confessé ses péchés, " se leva tout à coup pour aller au-devant de la sainte Eucharistie, en présence de laquelle il s'arrêta avec le plus profond respect. Alors, continue Suger, devant une foule de clercs et de laïques, qui avaient les yeux fixés sur lui, il se dépouille des insignes de la royauté et renonce au souverain pouvoir; il confesse les péchés qu'il a commis dans l'administration de son royaume; puis, donnant à son fils l'anneau royal, il lui fait promettre, avec serment, de protéger l'Eglise de Dieu, les pauvres et les orphelins. Enfin, après avoir distribué pour l'amour de Dieu tout l'or et l'argent qu'il avait aux églises, aux pauvres et aux indigents, il leur donne tout ce qui lui reste encore, manteaux et vêtements royaux, jusqu'à sa chemise. " Exemple admirable de la part d'un aussi grand prince! Sur les dons précieux qu'il fit à l'église de Saint-Denis, on peut consulter le môme auteur (Note de Mabillon).

34. Pourvu qu'au préalable... on lui restitue ce qu'on lui a injustement enlevé; car ceux qui ont été dépouillés doivent rentrer dans leurs biens avant que d'être mis en jugement. Voir les Canons de Gratien, cause 3e, question Ire, où le pape Caïus prescrit de rendre aux évêques qu'on a dépouillés de leurs biens ou chassés de leur siège tout ce qui leur a été enlevé avant même de recevoir aucune accusation contre eux. Dans le même recueil, le pape Jean dit également: " Il faut commencer, avant de les mettre en accusation ou de les citer régulièrement devant le synode, par les rétablir dans tous les biens dont ils ont été dépouillés, et remettre toutes choses dans l'état où elles étaient auparavant. " Voyez à l'endroit cité plusieurs autres exemples, ainsi que les capitules des Décrétales de Grégoire, titre De la restitution aux spoliés. Aussi Geoffroy de Vendôme dit-il, dans sa lettre à Yves de Chartres. " Quand nous aurons été remis, comme le veulent les saints canons, en possession des choses que nous avons pendant longtemps regardées comme notre juste propriété, et qu'on nous a enlevées, nous ne refuserons pas ensuite, s'il est porté quelque plainte contre nous, de nous soumettre à la juste décision du juge et aux exigences de la loi divine. " Voyez encore une lettre du même auteur à Ranoulphe, évêque de Saintes, dans laquelle d'accord avec saint Bernard, il déclare que les lois de l'Eglise ne permettent pas " de juger un homme qu'on a dépouillé de ses biens (Note de Horstius). "

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LETTRE XLVII. AU MÊME PAPE, AU NOM DE GEOFFROY, ÉVÊQUE DE CHARTRES.

L'an 1127.

Saint Bernard fait au souverain Pontife la relation de ce qui s'était passé dans l'affaire de l’évêque de Paris injustement opprimé par le roi Louis. L'interdit des évêques de France n'avait pas tardé à produire son effet, et le roi promettait de réparer le mal qu'il avait fait, quand d'absolution d'Honorius lui rendit tout son entêtement et l'empêcha de faire la réparation qu'il avait promise.

Il est inutile de vous rappeler, très-saint Père, l'origine d'une histoire qui n'est que trop affligeante, et de vous redire ce que déjà vous avez appris par le récit du pieux évêque de Paris. Je suis sûr que votre Paternité en a été profondément affectée; mais je ne veux pas que mon témoignage fasse défaut à mon frère dans l'épiscopat; voilà pourquoi je viens vous instruire en quelques mots de ce que j'ai vu et entendu dans cette affaire.

Lorsque l'évêque de Paris eut porté sa plainte, avec bien de la modération, dans notre assemblée provinciale où se trouvaient, avec l'archevêque de Sens, notre vénérable métropolitain, tous les évêques ses suffragants et quelques religieux que nous .y avions appelés, nous allâmes représenter au roi, avec toute l'humilité convenable, son injuste procédé, et nous le suppliâmes, de restituer à l'évêque de Paris, injustement maltraité, ce qui lui avait été enlevé; nous ne réussîmes à rien. Comprenant alors que pour défendre l'Église nous étions décidés à recourir à l'emploi des armes qu'elle nous met entre les mains, il eut peur et promit de faire la restitution exigée. Mais à peu près sur ces entrefaites arriva votre lettre ordonnant qu'on levât l'interdit qui pesait sur le domaine royal; elle fortifia le roi dans ses mauvaises dispositions et il ne voulut plus tenir sa parole. Toutefois, comme il s'était de nouveau engagé à faire ce que nous lui demandions, nous nous sommes présentés le jour qu'il avait fixé ; mais c'est en vain que nous travaillions pour la paix; elle ne se fit pas. Bien loin de là, les affaires se brouillèrent davantage. Ainsi l'effet de votre bref a été de lui faire retenir injustement les biens dont il s'était injustement emparé, et de l'encourager à piller ce qu'il en reste encore, avec d'autant plus de sécurité qu'il est,plus assuré de garder le tout impunément Comme l'interdit bien justifié, selon nous, de l'évêque de Paris s'est trouvé levé par votre ordre et que la crainte de vous déplaire nous a fait suspendre celui que nous nous proposions de fulminer nous-mêmes, et dont nous attendions le plus grand bien pour la paix de l'Église, nous voilà devenus la risée de nos voisins. Combien de temps cet état de choses durera-t-il? Tant que votre bonté ne daignera pas compatir à nos malheurs.
 
 
 
 
 
 

LETTRE XLVIII. AU CHANCELIER HAIMERIC, SUR LE MÊME SUJET ET CONTRE LES ENVIEUX.

L'an 1130.

Saint Bernard se justifie de quelques plaintes qu'on a faites contre lui, et demande qu'on le laisse en paix jouir de la retraite et dit silence.

Au très-illustre Haimeric, chancelier du saint Siège, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, saint éternel.

1. Le pauvre et l'indigent ne pourront-ils dire la vérité sans .s'exposer à la haine, et leur misère même ne les en garantira-t-elle pas ? Dois-je me plaindre ou me glorifier de m'être fait des ennemi: pour avoir dit la vérité ? que dis-je, pour avoir fait une bonne oeuvre et accompli un devoir? C'est ce que je laisse à décider aux cardinaux, vos frères, qui malgré la défense de la loi, et en dépit de la malédiction du Prophète, disent des injures à un sourd et " nomment bien ce qui est mal, et mal ce qui est bien (Isa., V, 20). " Je vous demande, mes bons amis (a), ce qui vous a déplu dans ma conduite. Est-ce parce qu'à Châlons on a déposé l'évêque de Verdun, cet homme (b) partout décrié qui avait dissipé les

a C'est le mot de tous ou presque tous les manuscrits; il est juste, car les cardinaux étaient autrefois appelés tout simplement frères (voir livre II de la Vie de saint Bernard, n. 42; la Chronique d'Andria, tome IX, et le Spicilège, page 481). L'abbé Pierre est présenté comme ayant visité " non-seulement notre saint père le Pape, mais encore les Frères ainsi que c'était la coutume. " Plusieurs pensent qu'on doit lire un peu plus haut, dans cette lettre vos frères au lieu de nos frères. Dans Guillaume de Tyr, on lit (livre XIII, chapitre XVI) : " Les frères, les cardinaux, évêques, prêtres et diacres, etc. " Voir le livre de la Conversion aux clercs, tome IV.

b Henri, le même que celui auquel sont adressées les soixante-deuxième et soixante-troisième lettres. Laurent de Liège parle de sa déposition dans son histoire de Verdun, t. XII du Spicilège. p. 311, en disant que cette affaire avait été confiée, par le pape Sonorius, aux soins de son légat en France, Matthieu, évêque d'Albano, qui réunit à ce sujet un concile à Châlons-sur-Marne. " Henri consulta d'abord Bernard, abbé de sainte mémoire de Clairvaux, dont les conseils sont de nos jours, dit Laurent, le soutien du royaume et de l'Église de France. Bernard lui fit observer que c'était une chose bien grave que de vouloir retenir sa charge malgré tout le monde, et lui conseilla de ne pas lutter seul contre tous, mais de parer le mal en prévenant par la démission de son titre épiscopal le coup que ne pouvait manquer de porter à son honneur l'accusation qu'on allait diriger contre lui devant une assemblée aussi importante ; il goûta cet avis; rendit la crosse, se démit de l'épiscopat, et se retira treize ans après avoir été placé de la main de César sur le siége de Verdun, " c'est-à-dire en 1129. Voir aux grandes notes.

biens de son maître dans l'Église confiée à ses soins ? ou bien est-ce parce qu'à Cambray on a forcé Fulbert, qui conduisait manifestement son monastère à sa perte, de céder sa place à Parvin (a), serviteur prudent et fidèle, au témoignage de tout le monde? ou bien, encore est-ce parce qu'à Laon on a rendu à Dieu son sanctuaire (b), qui avait été transformé en maison de prostitution, en temple de Vénus? Pour laquelle de ces bonnes oeuvres, je ne dis pas, me lapidez-vous, mais me déchirez-vous, pour ne pas emprunter le langage de mon maître? C'est ce que j'aurais raison de vous répondre avec fierté s'il y avait quelque chose qui me revint en tout cela.

Mais maintenant pourquoi me mettre en cause pour ce que d'autres ont fait? ou si c'est pour ce que j'ai fait, pourquoi suis-je accusé comme si j'avais fait le mal, quand il n'y a personne qui soit assez téméraire ou assez imprudent pour révoquer en doute ou pour nier que ce qui s'est fait ait été bien et justement fait ? Choisissez maintenant le parti qu'il vous plaira et dites que je suis ou que je ne suis pas l'auteur de ce qui s'est fait : si j'en suis l'auteur, j'ai droit à des éloges, et c'est à tort que vous déversez le Mine sur moi qui n'ai rien fait qui ne mérite d'être joué; si je n'en suis pas l'auteur, je ne mérite ni louanges, ni reproches. C'est quelque chose de nouveau que ce genre de détraction employé à mon égard, et je me trouve dans une position assez semblable à celle de Balaam qu'on amène et qu'on paie pour maudire le peuple d'Israël, mais qui ne sait que le combler de bénédictions. Est-il rien de plus juste et de plus consolant pour celui qu'on avait le dessein de blâmer, que de voir qu'on fait son éloge sans le vouloir, qu'on relève sa gloire quand on voulait l'abaisser, qu'on fait son panégyrique sans y penser, et qu'on le comble de louanges sans le savoir quand on avait la pensée de le charger d'invectives? Ne peut-on me trouver assez de vrais défauts sans me reprocher une bonne action comme un mal, ou plutôt sans m'imputer ce que je n'ai pas fait ?

2. Pour moi, je ne suis pas plus sensible à d'injustes reproches qu'à des louanges imméritées. Je ne m'inquiète pas de ce que je n'ai pas fait. On peut louer ou blâmer à volonté monseigneur d'Albano, comme étant l'auteur du premier fait, monseigneur de Reims comme l'auteur du second, et ce même archevêque avec l'évêque de Laon, le roi et beaucoup d'autres personnages respectables qui ne disconviennent pas d'y avoir pris une part très-grande, comme étant les auteurs du dernier fait

a Parvin était moine de Saint-Vincent de Laon, quand il fut fait abbé du Saint-Sépulcre de Cambray, après qu'on en eut chassé Fulbert. Voir aux notes de la fin du volume.

b Il est question ici du monastère de Saint-Jean-Baptiste, doit on avait fait partir les religieuses qui l'occupaient auparavant, parce girelles étaient fort relâchées, pour les remplacer, en 1128, par des religieux qui eurent: leur tête l'abbé Drogou, moine de Saint. Nicaise de Beims. Voir plus haut les notes de la trente-quatrième lettre et de celle-ci.

que j'ai rapporté. Qu'ils aient bien ou mal agi, que m'importe à moi et que peut-il m'en revenir? Si j'ai quelques torts, c'est d'avoir assisté à ces assemblées, moi qui ne dois vivre que dans la solitude, ne juger que moi, n'être l'accusateur et l'arbitre que de ma conscience, si je veux que ma conduite réponde à ma profession et vivre en moine, c'est-à-dire en solitaire, de fait comme de nom? J'ai assisté à toutes ces affaires, je l'avoue; mais c'est parce que j'y avais été appelé et comme entraîné de force. Si mes amis en ont ressenti du déplaisir, je n'en ai pas éprouvé moins qu'eux. Je voudrais n'y être point allé et ne me trouver jamais à de semblables affaires. Plût à Dieu que je n'y fusse point allé, je n'aurais pas eu la douleur de voir une tyrannie violente prendre les armes contre l'Eglise en s'appuyant sur l'autorité même du saint Siège, comme si elle n'eût pas été déjà assez puissante par elle-même ! Oh! douleur ! pour parler le langage du Prophète, j'ai senti ma langue s'attacher à mon palais quand je vis cette suprême autorité nous accabler de son poids et quand on m'apporta victorieusement ces lettres apostoliques. Hélas ! j'en perdis la voix et je fus confondu ; je ne trouvai plus un mot à dire, et je sentis toute ma douleur se renouveler quand je vis la lettre du Pape couvrir les honnêtes gens de confusion, réjouir les méchants et les faire orgueilleusement triompher de leurs détestables actions. L'indulgence qu'on avait pour l'impie, comme dit le Prophète, ne servait qu'à lui faire oublier la justice. On levait l'interdit dont on avait si justement frappé les terres de celui qui avait accablé d'injustices le patrimoine des saints.

3. Voilà pour quels motifs, quand je n'en aurais pas d'autres, je n'aime pas à me trouver dans ces assemblées, surtout quand rien ne m'oblige à m'y rendre. Je ne l'aime pas, mais je suis contraint d'y aller. Qui mieux que vous, homme excellent, est en position de me soustraire à cette nécessité ? Vous en avez le pouvoir et je sais que vous eu avez le désir. Je suis ravi de ce que vous jugez dans votre sagesse que je ne dois pas me mêler de semblables affaires ; vous avez parfaitement raison et je reconnais là votre amitié pour moi. Puis donc que tel est votre désir ou plutôt puisque vous jugez qu'il est meilleur pour votre ami et plus convenable pour un religieux qu'il en soit ainsi, faites tout votre possible pour que votre volonté et la mienne, qui se trouvent si bien d'accord, s'accomplissent au plus tôt ; que la justice soit satisfaite et le salut de son âme assuré. Défendez, s'il vous plaît, à ces grenouilles importunes et criardes de sortir de leurs trous et de quitter leurs marais ; qu'on ne les entende plus dans les, assemblées, qu'on ne les voie plus dans le palais des grands ; qu'aucune nécessité, aucune autorité ne puissent les contraindre à s'ingérer dans les procès et dans les affaires. De cette manière, votre ami échappera peut-être au reproche de présomption qui lui est fait, Je ne vois pas, eu effet, ce qui pourrait y donner occasion, puisque je suis résolu à né jamais mettre le pied hors de niolo couvent à moins que l'intérêt de notre ordre ne l'exige, ou que j'en aie reçu l'invitation formelle du légat du saint Siége ou de mon propre évêque ; car, vous le savez, ce serait un crime à un simple religieux de se permettre de résister en ce cas, à moins pourtant que ce ne soit pour obéir à une autorité supérieure. Si jamais vous réussissez à faire qu'il en soit ainsi, comme j'espère que vous le pourrez bien certainement, alors je demeurerai en paix et j'y laisserai les autres. Cependant j'aurai beau me renfermer dans la retraite et le silence, l'Eglise entière n'en murmurera pas moins contre la cour de Rome, tant qu'elle continuera à donner tort aux absents, pour complaire à ceux qui l'entourent, Adieu.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE XLVIII.

35... Monseigneur d'Albano comme étant l'auteur dit premier fait. Saint Bernard se justifie de trois choses dans cette lettre : 1° de la déposition de Henri évêque de Verdun, au concile de Châlons-sur-Marne. Ce fut Matthieu d'Albano qui la prononça, comme nous l'avons déjà dit dans les notes de la treizième lettre. 2° De la bénédiction de Parvin, religieux de Saint-Vincent de Laon, selon le témoignage d'Hermann (livre III des Miracles, chapitre XX), comme abbé du Saint-Sépulcre de Cambrai à la place de Fulbert, que Rainauld des Prés, archevêque de Cambrai avait chassé de son abbaye, à cause de sa mauvaise administration, ainsi que saint Bernard le dit dans cette lettre. Or l'abbaye de Bénédictins du Saint-Sépulcre de Cambrai, située autrefois hors des murs de cette ville, fat fondée en 1064 par l'évêque Lietbert, dont la vie se trouve racontée au tome neuvième du Spicilége. (Voir Meyer et Mire.) 3° Saint Bernard se justifie enfin dans cette lettre de la réforme opérée dans le monastère de Saint-Jean de Laon, dont on chassa les religieuses qui l'occupaient, à cause dé leurs mauvaises moeurs, pour les remplacer par des religieux. Voici comment Hermann raconte le fait dans le vingt-deuxième chapitre de son livre. " A l'époque de Monseigneur Barthélemy, évêque de Laon, non-seulement la vie religieuse avait singulièrement perdu de son antique ferveur dans cette maison dont les propriétés d'ailleurs avaient aussi notablement diminué, mais de plus il courait sur les religieuses des bruits très-fâcheux. Affligé de cet état de choses, et voyant que ses avertissements dont elles promettaient toujours de tenir compte sans jamais s'en mettre en peine, ne produisaient rien, l'évêque de Laon, par le conseil et de l'autorité de notre saint Père le pape Innocent, de monseigneur Rainaud, archevêque de Reims, et du roi Louis le Gros à qui, disait-on, cette abbaye appartenait en propre, fit partir toutes les religieuses qui s'y trouvaient; ensuite il prit un religieux nommé Drogon, prieur de Saint-Nicaise et le plaça dans cette maison, en qualité d'abbé, avec un nombre suffisant de religieux tirés de différents endroits. " Tel est le récit d'Hermann. Quant à ce qu'il dit, que cela se fit de l'autorité du pape Innocent, il faut l'entendre de la confirmation de ce qui s'était fait et non pas de la réforme elle-même, dont il avait été question deux ans avant le pontificat d'Innocent et qu'on accomplit dans une assemblée d'évêques qui eut lieu en présence du roi à Arras, le 10 mai 1128, et à laquelle assistèrent, Rainaud archevêque de Reims, Gosselin évêque de Soissons, Barthélemy de Laon, Simon de Noyon, Jean de Saint-Omer, Guérin d'Amiens, Robert d'Arras, Clarembaut de Senlis et Pierre de Beauvais, comme on le voit dans un diplôme royal, dans le décret de Matthieu d'Albano et dans plusieurs autres monuments historiques de cette époque que notre Acher a publiés avec une lettre du pape Innocent, dans ses notes sur Guibert, page 828 et suivantes (Note de Mabillon).

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LETTRE XLIX. AU PAPE HONORIUS POUR HENRI, ARCHEVÊQUE DE SENS.

L'an 1128.

Au souverain pontife Honorius, ses serviteurs et ses enfants, si nous sommes dignes de ce nom, Etienne de Coteaux, Hugues de Pontigny et Bernard de Clairvaux, salut et tous les vieux qu'on peut faire pour un maître que l'on respecte profondément et pour un père rempli de bienveillance.

Du fond de nos monastères où le besoin d'expier nos péchés nous a conduits, nous ne cessons de prier pour vous et pour l'Eglise de Dieu qui vous est confiée, nous partageons la joie que ressent cette Épouse du Seigneur d'être remise aux soins d'un gardien si fidèle, et nous félicitons l'ami de l'Époux de travailler si utilement pour elle. Nous prenons la liberté de vous informer en toute vérité, très-saint Père, des maux que nous avons la douleur de voir fondre dans ce royaume sur notre Mère à tous. Autant que nous pouvons en juger sur les lieux mêmes, le roi Louis en veut moins encore aux évêques qu'à leur zèle pour la justice, et à leur amour pour la religion et pour la piété. C'est ce dont votre prudence, très-saint Père, ne pourra douter quand elle fera réflexion que ceux que le roi comblait de distinctions, dont il estimait la fidélité et qu'il honorait même de son amitié lorsqu'ils étaient dans le monde, sont précisément ceux qu'ii persécute à présent comme ses ennemis personnels, parce qu'ils soutiennent la dignité' de leur sacerdoce et l'honneur de leur ministère. Voilà d'où viennent ces accusations et ces injures atroces dont on a tâché de flétrir l'innocence de l'évêque de Paris. Mais on n'a pu réussir à l'accabler; car le Seigneur s'est servi de votre main pour le soutenir. Il en est de noème aujourd'hui pour l'archevêque de Sens. Le roi s'efforce d'ébranler sa fermeté et de lasser sa constance, convaincu que s'il vient à bout du métropolitain (je prie Dieu que cela n'arrive jamais), il aura facilement raison de tous ses suffragants. Enfin personne ne cloute qu'il ne veuille anéantir la religion, puisqu'il la regarde ouvertement comme la ruine de son royaume et l'ennemie de couronne ; ce n'est plus Jésus dans sa crèche, qui porte ombrage à ce nouvel Hérode (a), c'est Jésus triomphant dans son Eglise qui lui est odieux à voir. Et nous sommes convaincus que sa haine contre l'archevêque ne vient que d'une seule chose: de ce qu'il a tant de peine à atteindre en lui, comme dans les autres, l'esprit dont il est animé. Si Votre Sainteté appréhende que nous ne la trompions, ou que nous-mêmes nous ne soyons dans l'erreur au sujet de ce que nous lui attestons, nous ne souhaitons rien tant que de vous en faire le juge, car nous sommes bien certains que vous prendrez l'innocence sous votre protection et que vous n'aurez que la justice en vue. Mais si vous ordonnez que l'affaire soit reportée au conseil du roi et remise à sa décision, C'est évidemment livrer le juste aux mains de ses oppresseurs.

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LETTRE L. AU MÊME PAPE, SUR LE MÊME SUJET.

L'an 1128.

Saint Bernard demande qu'il soit permis à l'archevêque d'en appeler au saint Siège.

Il aurait fallu, si vous l'aviez trouvé bon, que la cause de monseigneur l'archevêque de Sens fût portée devant vous, afin qu'on ne pût pas croire qu'il était abandonné à ses ennemis, ce qui ne peut pas manquer de paraître ainsi s'il est obligé de se défendre sous la main et en présence d'un roi irrité contre lui. Mais puisque vous l'avez ainsi voulu, et que vos ordres sont sans réplique, espérons du moins qu'il en résultera quelque bien. La seule chose que nous réclamons très-humblement de votre bonté, avec tous nos religieux, c'est que, s'il arrive que ce prélat soit écrasé par le pouvoir souverain, comme cela n'a lieu que trop souvent, il puisse du moins se jeter dans votre sein paternel: jamais jusqu'à présent vous n'avez refusé cette gràce à un opprimé. Autrement qu'il voie, comme un autre Joseph, l'homme juste de l'Evangile, de quelle manière vous pourrez sauver la mère et l'enfant, puisque dans la province de Sens on peut dire qu'on cherche aussi de nos jours à faire périr Jésus-Christ. Car pour dire sans figure ce qu'il en est, on voit clairement que le roi persécute dans l'archevêque de Sens sa piété naissante,

a Il ne faut pas prendre cette expression trop à la lettre, car il est certain que Louis le Gros est bien loin d'avoir été un mauvais prince; saint Bernard l'appelle ainsi parce qu'il semblait persécuter dans les évêques leur zèle pour la justice, quand il voulut arrêter, dès les premiers pas, le retour des évêques de Paris et de Sens, vers un nouveau genre de vie. D'ailleurs, on peut voir aux notes de la lettre quarante-cinquième, combien ses derniers moments furent édifiants, malgré les reproches que lui adresse Henri d’Huntebourg , sur son embonpoint, tome VIII du Spicilège.

puisqu'il le fit avancer par tous les moyens possibles et le renvoya dans son diocèse avec l'assurance de n'être jamais inquiété, tant qu'il vécut dans le siècle et y mena une vie mondaine.

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LETTRE LI. AU CHANCELIER HAIMERIC, SUR LE MÊME SUJET.

L'an 1128.

Au très-illustre Haimeric, chancelier du saint Siège, Bernard, abbé de Clairvaux, salut et tout ce que peut la prière d'un pécheur.

Jusqu'à quand sera-t-il vrai de dire: " Quiconque veut vivre avec piété dans le Christ sera persécuté (II Tim., III, 12) ? " Jusqu'à quand le sceptre des pécheurs s'étendra-t-il sur l'héritage des justes ? Quand doue les justes commenceront-ils à lever la tète contre leurs oppresseurs? Qui peut voir sans douleur le ciel et la terre se contrarier au point que, tandis que les anges sont dans la joie pour un pécheur qui se convertit, les enfants d'Adam en sont consumés de chagrin et d'envie? Jésus, par son sang et ses souffrances, n'a-t-il pas purifié la terre et les cieux, et Dieu ne s'est-il pas réconcilié le monde en la personne de son Fils ? Autrefois on n'avait point assez d'éloges à faire de l'archevêque de Sens, tant qu'il n'eut d'autre règle de conduite que les penchants de son coeur ; pas assez de bénédictions pour lui tant qu'il continua son genre de vie mondaine et ses habitudes du siècle; mais à présent qu'il s'est revêtu des langes du Christ enfant, on l'accuse de simonie, et parmi ses vertus naissantes, on se plait, avec une curiosité maligne, à rechercher jusque dans les cendres du passé des vices depuis longtemps éteints. Vous voyez bien que c'est Jésus même qui est en butte à la contradiction des hommes. Eh bien, c'est en son nom que je vous prie ; c'est pour lui que je demande grâce : il est bien digne de vos respects, sans doute, et de votre pitié. Déclarez-vous pour Lui en prenant aujourd'hui la défense de l'archevêque, et souvenez-vous qu'un jour vous paraîtrez devant Lui pour entendre aussi votre jugement de sa bouche. Adieu.

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LETTRE LII. AU MÊME.

L'an 1128.

Saint Bernard dit que l'évêque de Chartres n'a pas eu le dessein de faire le voyage de la terre sainte; il le prie de le décharger du poids des affaires publiques.

Votre ami et le nôtre, monseigneur l'évêque de Chartres, a désiré que nous aussi nous vous donnassions l'assurance qu'il n'a jamais eu l'intention ni le désir de demander la permission d'aller à Jérusalem, comme nous savons qu'on l'a fait croire au Pape.

Mais quand même il aurait eu le plus grand désir de faire ce voyage, il n'aurait pu partir sans scandaliser gravement ici tous les gens de bien qui craignaient que son absence ne fit plus de mal à ses ouailles que sa présence ne ferait de bien là-bas. Voilà ce que j'avais à vous dire de cet évêque.

Quant à moi, pour m'appliquer ces paroles de l'Ecriture : " Aie pitié de ton âme si tu veux plaire à Dieu (Eccli., XXX, 24), " prenez-vous plaisir à m'accabler des affaires d'autrui, et ne me serai-je débarrassé des miennes que pour être absorbé par celles des autres? Si j'ai trouvé grâce devant vos yeux, veuillez me décharger de tous ces embarras, afin que je puisse prier Dieu pour vos péchés et pour les miens. Il est vrai qu'il n'est pas de voie plus sûre pour moi que de suivre la volonté du Pape; mais s'il veut bien considérer lui-même la mesure de mes forces, comme je le désire, il verra qu'il m'est impossible ou du moins très-difficile de m'occuper de tant d'affaires. Mais en voilà assez sur ce chapitre pour un homme intelligent comme vous.

L'évêque de Chartres me demande quelques-uns de mes écrits pour vous les envoyer; je n'ai rien qui me semble digne de votre attention. J'ai publié depuis peu un petit traité de la Grâce et du libre Arbitre; je nie ferai un plaisir de vous l'envoyer si vous le désirez.

saint Bernard demande être déchargé des affaires d'autrui.

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LETTRE LIII. AU MÊME.

L’an 1128.

Saint Bernard lui adresse deux religieux de ses amis.

Jusqu'à présent je vous ai parlé pour beaucoup de gens et par la bouche d'autrui, mais en ce moment je vous parle moi-même en personne dans ces deux religieux que vous voyez devant vous. Figurez-vous que je ne fais qu'un avec eux; ils ne peuvent être nulle part sans moi, car je suis présent dans leur coeur et je m'y trouve plus doucement et plus sûrement que dans le mien. Je n'exagère que pour ceux qui ne sentent pas la force de l'amitié, qui ignorent le pouvoir de la charité et qui ne croient pas que la multitude des fidèles ne formaient jadis qu'un coeur et qu'une âme. Mais pour ceux-ci, quiconque les voit me voit, bien que mon corps soit absent, et s'ils parlent, je m'exprime par leur bouche. Je suis absent de corps, il est vrai, mais le corps est la moindre partie de moi-même; et, s'il est vrai qu'en voyant mon visage on peut dire sans mentir qu'on me voit, quoiqu'on ne voie qu'une partie de moi-même et la partie la moins considérable, ne puis-je pas dire avec plus de vérité que je suis, non pas là où mon corps est présent, mais là où se trouvent ma volonté, mon esprit et mon coeur, tout ce qu'il y a de meilleur et de plus noble en moi. Sachez donc que nous ne faisons qu'un en trois personnes, non pas par la sainteté, car en ce point je leur suis inférieur à tous les deux, mais par la volonté, qui est la même entre nous, et par la parfaite union de nos âmes. Pourquoi, en effet, le lien de la charité serait-il moins fort pour réunir les esprits, que le mariage qui confond deux corps ensemble? Je voudrais que vous fissiez le quatrième avec nous, si vous ne trouvez pas cette unité d'amour trop indigne de vous. Cela vous sera bien facile si vous le voulez, mais, en tout cas, si vous ne le désirez pas, je vous prierai de lie le leur pas faire sentir. Adieu.

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LETTRE LIV. AU MÊME.

L’an 1136

Saint Bernard lui recommande l'abbé Vivien et l'engage à penser sérieusement au salut de son âme.

Veuillez, je vous prie, rendre tous les bons offices de l'amitié au porteur de cette lettre, le vénérable abbé Vivien de Haute-Combe (a), pour lequel je ressens une affection toute particulière à cause de sa piété. Je vous le demande au nom de Dieu et en considération de l'amitié que volts me portez. C'est tout ce que j'ai à vous dire pour lui. Parlons de vous maintenant, et dites moi : " Que sert à un homme de gagner l'univers s'il perd son âme, et que donnera-t-il en échange (Matth., XVI, 26)? " Le monde tout entier serait trop peu, car il n'est rien qui égale ce que vaut une âme rachetée au prix du sang de Jésus-Christ, et la perte en est bien grande puisqu'elle n'a pu être réparée que par la croix du Sauveur. Mais si nous mourons dans le péché, quelle ressource nous restera-t-il pour nous relever? Espérons-nous avoir un autre Christ qui nous sauve encore et qui se fasse attacher de nouveau à la croix pour nous racheter une seconde fois? A ce sujet, je voudrais que vous ne perdissiez pas de vue ce conseil du Sage : "Mon fils, songez à vos fins dernières et vous ne pécherez jamais (Eccli., VII, 40). "

a Ce monastère fut fondé en 1135, dans les Alpes; son premier abbé fut Vivien, religieux de l'ordre de Cîteaux, qui laissa sa place à Amédée, en 1139.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE LV. A GEOFFROY, ÉVÊQUE DE CHARTRES (a).

Vers l'an 1128.

Saint Bernard le prie d'accueillir et d'assister un religieux reclus qui, après avoir renoncé à son premier genre de vie, avait le dessein d'y revenir.

Au très-fidèle et très-prudent serviteur de Dieu, Geoffroy, évêque de Chartres, Bernard serviteur des pauvres du Christ, de Clairvaux, salut et souhait de la gloire éternelle,

Plus la sainteté de votre vie vous procure de gloire et d'honneur, plus elle vous attire d'affaires; ainsi la personne qui doit vous remettre cette lettre, et pour qui je vous écris, s'est sentie, comme tant d'autres, attirée de bien loin par la bonne odeur que répand votre piété. Elle s'adresse à vous dans l'espérance de trouver en vous non-seulement un conseil pour ce qu'elle doit faire, mais encore un aide pour l'accomplir. Voici ce dont il s'agit.

Après avoir formé la résolution de vivre en reclus pour l'amour de Dieu, cet homme a quitté sa retraite et transgressé son veau; il vous dira lui-même pourquoi (b). Maintenant il veut revenir à son premier dessein et se propose de recourir à vos conseils pour cela, si toutefois vous voulez bien les lui accorder en ma considération, ce dont je vous prie dans ce mot dont il a voulu se munir en partant. Laissez-vous aller à votre penchant et venez en aide à ce malheureux; faites plus, car je sais que vous vous regardez comme étant redevable aux sages et aux insensés; arrachez promptement de la gueule du loup cette pauvre brebis de Jésus-Christ; ramenez-la dans ses anciens pâturages, et veuillez lui donner une humble cellule dans le voisinage de l'une de vos maisons, à moins que vous ne jugiez que cet homme a quelque chose de mieux à faire, et que vous ne réussissiez à le convaincre qu'il peut en conscience et doit le faire.

a Geoffroy, évêque de Chartres, homme d'uni insigne piété, fut légat du saint Siége et lié d'une étroite amitié avec saint Bernard. Voir la note développée.

b D'après Grimlac, dans sa Règle des Solitaires, il n'était pas permis à ceux qui avaient fait profession solennelle de réclusion de quitter ensuite leur cellule.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE LV.

36. Au très-fidèle et très prudent serviteur de Dieu Geolfroy. Saint Bernard est un grand admirateur de ce prélat dont il connaissait toutes les vertus par expérience, ayant été bien souvent chargé par le souverain Pontife de certaines affaires de l'Église de concert avec lui (Voir la Vie de saint Bernard, livre II, chapitres I, II, VI, etc.). Ce fut un homme vraiment apostolique. dont les mœurs, les manières et l'intelligence avaient un grand rapport avec celles de saint Bernard, puisqu'il dit qu'il a conservé de lui le plus doux souvenir. Voici en quels termes il en parle : " Quel endroit agréable à mon coeur, dit-il, que celui on j'ai l'occasion de rappeler le souvenir et de redire le nom d'un homme d'une si agréable odeur, de l'évêque de Chartres, Geoffroy, qui s'est acquitté à ses frais pendant plusieurs années des obligations de légat du saint Siège en Aquitaine! Je ne dis rien que je n'aie vu de mes yeux... etc." Voir au livre IV de la Considération, chapitre V, où il rapporte avec quel désintéressement il ne cessa de refuser les présents qui lui étaient offerts, et le comble ensuite de louanges. Voir aussi le bien que dit de lui Pierre abbé de Cluny, et le cas qu'il en fait, dans la quarante-troisième lettre du livre III. Consulter le Polycratique de Pierre de Salisbury, livre V, chapitre XV ; le Ménologe de Henriquez, 1er février. Le même auteur rapporte dans le deuxième livre des Fascicules, distinct. 10, chapitre XII, qu'il fut tiré de Cîteaux pour être placé dans la chaire cathédrale de Chartres. Voir aussi ce que Baronius, tome XII, à l'année 1135 et suivantes, dit de remarquable à son sujet. Dans la Vie de Guillaume, duc d'Aquitaine, on l'appelle " un homme rempli de l'esprit de force et de sagesse; " mais à nos yeux il n'est rien de plus flatteur pour lui que l'éloge de saint Bernard. Voir les endroits cités plus haut. Il mourut le 24 janvier 1138 (Note de Horstius).

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LETTRE LVI. AU MÊME.

Vers l'an 1128.

Saint Bernard ne sait pas si Norbert doit faire le pèlerinage de la terre sainte. Il ne partage pas son opinion au sujet de l’antechrist. Il lui recommande Humbert.

Vous me demandez si le seigneur Norbert a l'intention de faire le pèlerinage de Jérusalem, je l'ignore absolument; je l'ai vu dernièrement, il ne m'en a pas parlé, bien qu'il m'ait honoré d'un assez long entretien pendant lequel j'ai bu avec avidité les paroles qui coulaient de ses lèvres comme d'une source céleste (a).

Comme je lui demandais ce qu'il pensait de l'antechrist, il me parut bien convaincu qu'il doit apparaître de nos jours et que la génération présente le verra. Je le priai de me dire sur quoi il fondait sa conviction; mais sa réponse ne me convainquit pas qu'il eût raison, En résumé, il m'a assuré qu'il y aurait du moins, avant sa mort, une persécution générale dans l'Eglise.

Enfin je prie votre charité de ne pas oublier un pauvre exilé nommé Humbert. Il vous a supplié, à l'époque de votre passage à Troyes, de vouloir bien intercéder pour lui auprès du comte Thibaut, qui l'a dépouillé de ses biens. J'unis, dans cette lettre, ma voix à la sienne, pour, faire à votre charité la même prière que lui. J'ai écrit à ce sujet au comte lui-même, mais je n'ai point obtenu la grâce que je sollicitais, et ma lettre est demeurée sans réponse. Je dois, en terminant, vous apprendre une nouvelle qui vous fera plaisir. Etienne, votre ancien disciple, court, et ce n'est point au hasard, dans les voies du salut; il combat, et ne donne pas des coups en l'air. Priez pour qu'il coure de manière à mériter le prix, et qu'il combatte de façon à remporter la victoire.

a C'est un bien bel éloge de Norbert, que de pareilles expressions dans la bouche d'un aussi grand homme que saint Bernard; mais on ne saurait trop signaler en même temps quel discernement notre Saint avait dans les choses divines; il ne se laissait point facilement imposer les vues de toute espèce de piété, comme on peut en juger par le n° 6 de sa cent soixante-quatorzième lettre. Ce Norbert, dont il a déjà été parlé dans la trente-huitième lettre, est le fondateur de l'ordre de prémontré, qui comptait déjà près de soixante-dix abbayes quand il n'avait encore que vingt ans d'existence, au dire de Laurent de Liége, tome XII du Spicilége, page 32. Voir aussi la deux cent cinquante-troisième lettre.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE LVI. AU MÊME.

37. Comme je lui demandais ce qu'il pensait de l'Antechrist..... Norbert, comme plusieurs anciens Pères, pour ne pas parler des nouveaux, était persuadé que l'Antechrist était sur le point de paraître et que la fin du monde ne pouvait guère tarder, ainsi qu'on peut le voir dans saint Jérôme, saint Léon, saint Grégoire le Grand de même que dans saint Augustin Ce qui le leur faisait croire, c'étaient la malice des temps et l'apparition de quelques-uns des signes dont Notre-Seigneur avait prédit que la fin du monde serait précédée. Mais reprenons les choses de plus haut : Dès le temps même des apôtres, on avait vu se produire un grand nombre de sentiments, de conjectures, d'opinions et de prédictions sur l'Antechrit et sur la fin du monde. Plusieurs philosophes, des astronomes, grand nombre aussi d'imposteurs, de débiteurs de fables et de sornettes, des hérétiques et des fanatiques se mêlèrent de faire des prédictions à ce sujet, et se donnèrent pour plus habiles que le reste des hommes en ce point; mais l'événement s'est joué déjà de la plupart de ces prédictions et en a convaincu les auteurs de vanité et de mensonge; le reste recevra sans doute du présent et de l'avenir une pareille confirmation,' et l'on sera bien convaincu de la vérité de cet oracle divin : " Il ne vous est pas donné de connaître ni les temps ni les moments; " et de cet autre : " Quant à ce jour-là, personne ne le connaît. " Nous pensons que le lecteur nous saura gré d'entrer ici dans quelques détails sur ce sujet.

38. Les premiers qui pensèrent que la fin du monde était imminente, furent les Thessaloniciens, qui comprenaient mal ces paroles de l'Apôtre: " Puis nous autres qui sommes vivants et qui serons demeurés au monde jusqu'alors, nous serons emportés avec eux,..... etc." (I Thess., IV, 17). C'est pour les tirer de leur erreur que saint Paul jugea nécessaire de leur écrire une seconde lettre, ainsi que le remarque saint Jérôme, dans la lettre à Minerius et à Alexandre. Lactance pensait que la fin du monde devait avoir lieu 600 ans après Jésus-Christ (livre I, chapitre XXVI, de Instit. divin).

D'autres, qu'on a appelés Chiliastes, assignaient au monde une durée de mille ans, à compter depuis Notre-Seigneur; ils appuyaient leur sentiment sur ces paroles apocalyptiques de saint Jean (Apoc., XX, 7). " Après que mille ans se seront écoulés, Satan sera délié et sortira de da prison. "

Un certain évêque de Florence prétendait que l'Antechrist était né en 1105 (Voir Plat. sur Paschal II).

Pierre Jean, celui qui a donné naissance aux Béguines et aux Béguards, disait que le règne de l'Antechrist finirait en 1335 (Joss. de la Coste, des Derniers Temps).

Un certain Espagnol, nommé Arnold, indiquait, selon Florimond, l'année 1345 comme celle où devait apparaître l'Antechrist, et fixait au jour de la Pentecôte de cette année-là le moment où ses disciples devaient se répandre dans le monde.

L'abbé Joachim pensait, au moment où il écrivait, que l'Antechrist ne serait pas soixante ans sans paraître, et que certainement il viendrait avant le treizième siècle.

Pierre d'Ailly, évêque de Cambrai et cardinal, avait supputé, d'après les observations et les calculs astronomiques, que l'Antechrist naîtrait en 1789. Nicolas de Cuse était sùr qu'il viendrait en 1700 ou en 1734. L'illustre Pic de la Mirandole conjecturait, dans ses Assertions, conclusion neuvième, que I'Antechrist ne pouvait manquer de venir en 1994. Jérôme Cardan (livre II, de la Variété, ch. II); et Jacques Maclant, dans les Préluda Medul., ch. IV), pensaient que l'Antechrist apparaîtrait en 1800.

Dans le siècle dernier, un certain nombre d'astrologues et d'hérétiques, tourmentés de je ne sais quelle démangeaison de faire les prophètes, se sont mis à prédire la fin du monde qui n'en subsiste pas moins encore, et dont ils sont devenus la fable et la risée.

Jean de Keenigsberg, mathématicien d'ailleurs fort distingué, assigna l'année 1588 comme celle qui devait voir le monde périr. Jean Stoffler, astronome non moins fameux, était du même avis, ainsi que Henri de Rantzau, illustre Danois, dans son livre sur les années fatales et sur les périodes des empires.

39. C'est ainsi qu'un certain nombre d'astronomes, en voulant, d'après le mouvement des astres, leurs conjonctions et leurs différents aspects, pronostiquer l'avenir et prédire des choses qui ne dépendent que de la volonté de Dieu et de sa souveraine providence, se sont exposés au ridicule et ont vu s'accomplir en eux ce que dit saint Thomas, dans la distinction quarante-quatrième : " Tous ceux qui, par le secours des nombres, prétendent annoncer d'avance quand arriveront les temps marqués, ont constamment été convaincus de s'être trompés; on voit maintenant leur erreur, et on verra également plus tard celle de ceux qui n'ont pas encore renoncé de nos jours à ces calculs. " Ceux qui trouveraient encore quelque charme à la lecture des présages ingénieux et risibles, ou plutôt des songes et des extravagances de quelques fanatiques sur la fin du monde, peuvent consulter les Recueils sacrés de Tilmann de Bredembach, homme très-pieux et ancien chanoine de l'illustre église de Saint-Géronn de cette ville (livre VII, chap. xxxii et xxxui); Cochleas, dans les Actes de Luther, à l'année 1533; et Frédéric Nauséas, évêque de Vienne, livre de la Fin du Monde; ou bien de préférence Florimond, du Progrès des hérésies, livre II, chapitre IV, et livre de l'Antechrist, chapitre VII; et enfin Harpocrate divin de Rémacle de Vaulx.

40. Si nous avons cru à propos d'entrer dans ce détail à l'occasion des prédictions touchant la venue de l'Antechrist, nous n'avons pas eu la pensée de le faire à l'intention de Norbert, dont la sainteté est connue et que saint Bernard appelle le céleste ruisseau; il n'est pas le seul Père qui ait cru à l'approche de la fin du monde, mais plusieurs d'entre eux ont pensé comme lui que cette catastrophe arriverait de leurs jours et l'ont prédite comme imminente. On peut citer, entre autres, Tertullien, livre de la Fuite dans la persécution, chapitre XII; Cyprien, lettres LVI, LVIII, LXIII ; saint Jérôme, épître à Ageruch, ou Géronte , saint Léon, huitième sermon, sur le Jeûne; saint Basile, lettre soixante-onzième; Cluysostome, homélie trente-troisième sur saint Jean; Ambroise, discours sur Satyre, son frère; Grégoire, livre IV, lettre LXXII,et homélies I et XV sur l'Evangile ; saint Bernard, sermon sixième sur le Psaume XC ; Vincent Ferrier, de l'ordre des Frères-prêcheurs, lettre au pape Benoît, et beaucoup d'autres. Mais il faut bien remarquer que tous ces saints personnages ont parlé de la fin du monde dans une autre pensée que Ceux dont nous avons parlé plus haut. Les premiers s'appuyaient, pour le faire, sur l'observation des astres et des planètes, science bien trompeuse à peu près pour tout le reste, mais surtout en cela, ou sur quelques passages de la sainte Ecriture pris dans un sens autre que celui qu'ils ont; ils étaient encore poussés à le faire ou par le plaisir qu'ils trouvaient à tromper et à mentir, ou par le désir de s'attirer l'admiration et le respect de la foule. Quant aux saints, c'était l'horreur que leur inspirait la vue des maux et des crimes qui inondaient la face de la terre presque tout entière, qui les portait à croire que le monde ne pouvait plus durer longtemps, et que sous le poids des iniquités allant toujours croissant, il n'était pas possible qu'il ne s'affaissât avant le temps même fixé par Dieu.

41. Aussi un pieux auteur de nos jours nous dit-il avec sagesse Si quelques pères que nous admirons à cause de leur haute sainteté et de l'excellence de leur doctrine, n'ont pu voir la malice et la dépravation de leur siècle, la grandeur et la cruauté des persécutions déchaînées contre les fidèles, les terribles attaques des hérésies, l'incendie des villes, les ravages de la guerre, les affreux tremblements de terre, les changements terribles et funestes survenus dans l'air et dans les éléments, la chute des empires et l'effusion cruelle du sang humain, sans se sentir amenés par la crainte et l'appréhension de maux si nombreux et si grands à penser et à dire que l'avènement de l'Antechrist était proche; il ne faut ni les accuser de présomption ou de fausseté, ni leur en faire un crime; car s'ils ont cru et parlé ainsi, cela vient de ce que les maux que nous voyons nous semblent toujours beaucoup plus grands; le spectacle qu'ils avaient sous les yeux les jetait flans la consternation, et ils s'efforçaient, tant qu'ils pouvaient, d'exciter, par leurs discours, dans le coeur des autres, une crainte capable de les tirer du mal et de leur faire produire de dignes fruits de, salut; de plus, ils regardaient le temps présent tout entier,parce qu'il passe, comme un court instant en comparaison de l'éternité. D'ailleurs ils ont pu dire, sans blesser la vérité, que le jugement général approche de plus en plus tous les jours. Quiconque a lu les saintes Lettres sait bien que cette manière de s'exprimer est très-commune aux auteurs sacrés. " Tel est le langage de l'auteur de l'Harpocrate divin.

42. Les prophètes eux-mêmes ne firent peint autrement quand ils prédirent la fin du inonde comme imminente, à cause des maux dont l'univers était plein. C'est ainsi que l'un d'eux s'écriait: " Voici, voici venir la fin du monde aprés les quatre plaies de la terre ! " Et les autres s'exprimaient à peu près de même. Ou peut citer ici la vision d'un évêque de Florence, nommé Rédemptus, dont saint Grégoire parle dans le troisième livre de ses Dialogues, chapitre XXXVIII. Baronius rapporte aussi quelque chose de bien extraordinaire qui se serait passé vers l'année 419 de Notre-Seigneur. On vit tant de signes et on entendit tant de choses surprenantes à cette époque sur le mont des Oliviers; due beaucoup de peuples voisins qui les virent ou en entendirent parler, en furent saisis de frayeur et se convertirent au christianisme; par un effet de la permission de Dieu, la crois de Jésus-Christ apparut imprimée sur la robe blanche de tous ceux qui reçurent le baptême. Ce miracle donna occasion de parler dans tous les sermons et dans toutes les exhortations de l'avènement du Seigneur; c'est ce qui porta Hesychius à écrire à saint Augustin pour lui demander son avis sur la fin du monde. Saint Augustin lui adressa en réponse, les lettres soixante-dix-huitième et quatre-vingt-huitième. Il faudrait lire cette dernière à propos du sujet qui nous occupe; le saint docteur y explique savamment et longuement plusieurs passages de l'Ecriture où il est question d'une manière différente de la fin du monde. Mais c'est assez sur ce sujet, passons à autre chose (Note de Horstius).

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LETTRE LVII. AU MÊME.

vers l'an 1125.

Un voeu ne peut être un motif de ne pas faire quelque chose de plus parfait que ce qu'on a voué. Celle lettre semble se rattacher à la cause du moine dont il est question plus haut dans la cinquante-cinquième lettre.

D'après ce que m'a dit cet homme, vous avez refusé jusqu'à présent d'accéder à son désir et à ses prières, parce qu'il vous semble qu'il a manqué à son veau d'aller à Jérusalem. Pour moi, si vous me demandez ce que je pense là dessus, je vous dirai qu'il ne me semble pas qu'un moindre voeu puisse rendre nul un veau plus important, ni que Dieu réclame une bonne oeuvre de moindre importance de celui qui s'est acquitté à son égard par quelque chose de préférable. En effet, vous plaindriez-vous d'un débiteur qui, au jour convenu, vous donnerait un marc au lieu de douze écus qu'il vous devait? Quant à son évêque, vous pouvez être sûr non-seulement de ne pas le mécontenter, mais encore de lui faire le plus grand plaisir si vous assistez cet homme. Adieu.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE LVIII. A EDAL, ÉVÊQUE DE CHALONS-SUR-MARNE (a).

Vers l'an 1126.

Saint Bernard l'engage à faire élire un digne abbé pour l'abbaye de tous les Saints.

Au vénérable seigneur Ebal, par la grâce de Dieu évêque de Châlons-sur-Marne, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et tout ce que peut la prière d'un pécheur.

1. Vous ne pouvez regarder d'un oeil indifférent ou distrait le péril auquel est exposée l'abbaye de tous les Saints (b) qui se trouve sous vos yeux comme un vaisseau sans pilote. Cette affaire vous regarde et je

a D'après Herman de Laon, il était petit-fils de Hildoin, comte de Roucy, fils d'André, comte de Ramerue (livre Ier des Miracles de la sainte Vierge, chap. II). En 1122, il succéda dans la chaire épiscopale de Châlons-sur-Marne à Guillaume de Champeaux, dont il est question dans la lettre troisième. Après lui vient, en 1126, Elbert ou Robert, pais Geoffroy, abbé de Saint-Médard, à qui est adressée la soixante-sixième lettre. D'où il résulte que cette lettre-ci est environ de l'année 1126, et antérieure à la treizième, que saint Bernard écrivit en faveur d'Albéric, qui fut élu après Ebal, mais ne lui succéda pas.

b Il s'agit ici de l'abbaye des chanoines réguliers de Saint-Augustin, de Châlons-sur-Marne. Il y a une lettre inédite de Hugues Métellus, chanoine régulier de Saint-Léon de Tout en Lorraine, à l’abbé Pierre, qui fut peut-être le premier abbé de cette maison depuis la réforme en question.

ne vois pas quel motif vous pourriez alléguer pour vous dispenser eu sûreté de conscience de faire venir l'ecclésiastique, un saint religieux, diton, que des personnes pieuses ont élu pour le mettre à la tête de ce monastère, quand même quelques-uns des moines de cette abbaye se seraient montrés, par leur insouciance et leur incurie, indignes que vous vous en occupassiez. J'ai entendu dire qu'ils n'ont rien à reprocher à celui qui a été élu, que son titre de religieux. C'est, dit-on, pour cela qu'ils le repoussent, n'en veulent pas, et qu'ils prient Votre Grandeur de leur permettre d'en élire un autre qui leur parait plus agréable et plus affable, parce qu'il n'est pas étranger, qu'il est aussi connu que chéri des habitants, et qu'étant bien au courant des coutumes du pays, il se trouve plus capable de gérer les affaires de leur monastère. En réalité, ce que vous demandez, dirai-je à ces habiles gens, c'est quelqu'un qui se taise sur vos défauts et qui embrasse ou du moins ne se permette pas de blâmer votre malheureuse manière d'être. Il ne faut pas écouter leurs conseils, et sans vous mettre en peine qu'ils le veuillent on non, vous devez au plus tôt vous occuper de mettre à la tête de cette malheureuse maison un homme dont la réputation est irréprochable; car s'il est tel qu'on le dit, Dieu ne peut manquer d'être avec lui. Il le comblera de sa grâce, lui conciliera tous les meurs et bénira ses entreprises.

2. S'ils ne sont pas dignes de celui-là, adressez-vous à quelque autre monastère et procurez-vous un autre sujet qui soit également capable. Gardez-vous de le prendre tel qu'ils le désirent, car ils ne veulent qu'un homme qui flatte leurs goûts charnels. Trouvez donc un supérieur qui mette le soin des âmes avant tout, sans négliger toutefois l'administration temporelle.

Sous monseigneur Guillaume, votre prédécesseur de sainte mémoire, les deux monaetéres de Saint-Pierre et de Saint-Urbain a se sont également trouvés sans pasteur; il n'a point été arrêté par la longueur du chemin ni par les rigueurs de l'hiver, et, si je ne me trompe, il est venu de sa personne deux fois à Cluny et une fois à Dijon. Il obtint, à force de prières, et emmena avec lui de cette dernière ville dom Hugues, un saint religieux, qui est mort depuis; et, de Cluny, dom Raoul, qui vit encore, pour les placer l'un et l'autre à la tête de ces deux oraisons dont il ne jugeait pas prudent de confier l'administration à un religieux de l'endroit.

Je ne vous cite cet exemple que pour engager votre charité à ne pas faire preuve de moins de prudence et de sollicitude dans les circonstances présentes.

a C'étaient deux monastères de Bénédictins, de la congrégation de Saint-Viton; le premier était dans la ville même, et le second dans le diocèse de Châlons-sur-Marne. Ce fut Guillaume de Champeaux qui les réforma.

LETTRE LIX. A GUILENCE (a), EVÊQUE DE LANGRES.

Vers l'an 1129.

Saint Bernard lui conseille, pour ôter tout prétexte de plaintes et de scandales, d'abandonner à l'abbaye de Saint-Etienne de Dijon certains objets que Garnier avait y laissés en mourant.

A son seigneur et père Guilence, par la grâce de Dieu, évêque de Langres, son tout dévoué, le frère Bernard, abbé de Clairvaux.

En apprenant la mort de l'archidiacre dom Garnier (b), nous avons cru nécessaire d'adresser une prière et même un conseil à votre Paternité, si toutefois elle daigne prêter quelque attention à des avis qui lui viennent de si lias; c'est au sujet de ce que cet abbé possédait dans l'église de Saint-Etienne de Dijon. Ayez la générosité de renoncer aux droits que vous avez sur ces choses. Nous savons bien qu'elles doivent vous faire retour, d'après ce qui a été décidé dans le chapitre de Langres et consigné par écrit, comme il nous en souvient, quand vous avez établi votre fils Harbert le premier abbé régulier de cette maison religieuse. Mais si vous tenez à faire valoir vos droits sur ces objets que l'abbaye de Saint-Etienne a longtemps possédés, je suis sûr que vous indisposerez gravement les chanoines contre vous et que vous soulèverez bien des récriminations contre l'abbé lui-même, qu'ils accusent d'avoir établi, en entrant chez eue, un précédent regrettable, puisque c'est à cause de lui et par ce qu'il leur a été donné comme abbé que leur maison est exposée aujourd'hui à cette perte. Nous prions donc, et en même temps nous engageons vivement votre charité de renoncer à ces droits sur tous les objets qui ont toujours appartenu à l'abbaye de Saint-Etienne (c).

a Ou Wélence, d'autres écrivent Guillerme. Il avait été archidiacre de Langres, d'après Pérard, dans ses Monuments de Bourgogne, page 87.

b Il avait été abbé de Saint-Etienne de Dijon avant qu'on y introduisit des chanoines réguliers, ce qui se fit en 1113, car cette même année-là quatre chanoines se retirèrent du monastère de Saint-Etienne à Quincy pour y mener la vie régulière. En 1116, lis étaient déjà au nombre de douze et Ils revinrent à leur première maison. Cependant ce monastère fut successivement gouverné par les prieurs Arnoulphe et Galon jusqu'en l125 ; cette année-là, dom Erbert ou Harbert fut institué abbé de cette maison en présence d'Hubaud, archevêque de Lyon; d'Etienne, évêque d'Autun; de Gourait ou Josceran, évêque de Langres, et de plusieurs autres personnes. Voir tout cela plus au long dans Pérard p. 86 et 87, dans la Vie de Garnier.

c Guilence le fit, en effet, en 1129, comme nous rapprend une charte de lui, publiée par Pérard, page 97, et souscrite par plusieurs autres personnes, entre autres par les abbés de Cîteaux et de Clairvaux, réunis à Langres. La même année, une difficulté pendante entre cette maison et les moines de Saint-Seine fut terminée par Josceran; de l'avis et par le conseil de Gautier, évêque de Chalon-sur-Saône, et des abbés de Cîteaux, de Busay et de Clairvaut. Voir le même auteur, page 102, Plus tard, cette affaire fut soumise au pape innocent, qui la renvoya à la décision d’Etienne, abbé de Citell, et à Bernard de Clairvaux. Voir page 103. Voilà comment saint Bernard était seul chargé de concilier tous les intérêts et de terminer tous les procès et toutes les difficultés qui se présentaient.

En agissant ainsi, vous épargnerez un grand scandale à tous ces faibles serviteurs du Christ; en même temps vous mettrez fin aux violentes récriminations dont ils poursuivent la mémoire de ce vicaire de Notre-Seigneur.

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LETTRE LX. AU MÊME.

Vers l'an 1128.

Saint Bernard le prie pour l'abbaye de Molesme.

J'espère que vous ne me trouverez pas trop importun si je viens vous prier pour l'abbaye de Molesme. Je me sens encouragé à le faire par les nombreux motifs que j'ai de croire que vous ne voudriez pas me faire essuyer un refus. D'abord, la maison pour laquelle je viens .vous prier ne vous est pas étrangère, elle dépend de vous; en second lieu, elle ne réclame de votre équité que son droit, et n'a aucune intention de s'approprier ceux d'autrui; en troisième lieu; je ne vous demande que ce que sollicite également de vous le comte Thibaut, à qui vous vous feriez un plaisir d'accorder beaucoup plus encore s'il le demandait. J'ajouterai une quatrième raison qui me fait penser que je lie présume pas trop en espérant que vous exaucerez une prière que je crois raisonnable quand même je serais seul à vous l'adresser; c'est la bienveillance dont Votre Grandeur a daigné me donner déjà bien des preuves. Adieu.

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LETTRE LXI. A RICUIN, EVEQUE DE TOUL EN LORRAINE.

Vers l'an 1125.

Saint Bernard renvoie à l'évêque de Toul en Lorraine un homme qu'il lui avait adressé pour le mettre en pénitence; c'est à lui de se charger de cette âme.

Au révérend Père et seigneur Ricuin (a), par la grâce de Dieu évêque de Toul, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et prières.

Il m'est venu un pécheur que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser, à ce qu'il prétend, tout pécheur que je sois moi-même, pour que

a Ricuin mourut en 1126, ainsi que le prouvent les frères Sainte-Marthe, d'après Albéric, d'où il suit que cette lettre ne peut être postérieure à cette année. D'un autre côté il parait certain qu'elle n'a pu être écrite avant 1124, puisque saint Bernard jouissait déjà d'une certaine réputation de savoir. C'est au même Ricuin qu'est adressée la trois cent quatre-vingt-seizième lettre.

je voulusse bien travailler au salut de son âme. Je ne vois rien de mieux à faire, pour le moment, en sa faveur, que de le jeter de nouveau dans le sein de votre paternelle bonté, afin qu'il apprenne ce qu'il a à faire de la bouche même du prêtre du Seigneur.

Quant à moi, pour rester dans les étroites limites de mes obligations que je ne dois pas franchir, je n'ai garde d'imposer pour de grandes fautes une pénitence à quiconque n'est pas soumis à ma juridiction. En effet, ne serait-il pas téméraire à moi, étant incapable et pécheur comme je le suis, de m'ingérer dans les fonctions épiscopales, surtout en matières de cette importance? Ne suis-je pas obligé, comme le reste des fidèles, de recourir à l’autorité épiscopale, quand il se présente parmi nous quelque affaire un peu plus grave due de coutume que je ne puis et n'ose terminer de mon autorité privée ? Et je ne suis tranquille qu'après avoir eu l'avis ou la décision de mon évêque.

C'est donc aux soins de son propre pasteur, d'autant plus qu'il est parfaitement instruit des saints canons, que cette pauvre brebis malade doit être remise ; c'est à lui de lui imposer une pénitence salutaire, de peur que le souverain Pasteur ne lui impute la perte de cette âme pour laquelle il a donné sa vie, si elle venait à périr. Pour moi, je lui ai conseillé de quitter le monde, puisque Dieu lui inspirait la pensée de le faire, s'il peut par votre moyen trouver dans votre diocèse quelque saint monastère qui ouvre ses portes à son âge avancé et à sa pauvreté.

Je prie Dieu, mon très-saint et vénérable Père, de vous recevoir plein d'ans et de mérites dans les sacrés tabernacles, où le jour qu'on y passe vaut mieux que mille autres jours passés partout ailleurs.

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LETTRE LXII. A HENRI (a), EVEQUE DE VERDUN.

Vers l'an 1129.

Saint Bernard recommande à cet évêque une grande pécheresse pénitente.

A son seigneur fleuri, par la grâce de Dieu évêque de Verdun, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et prière.

Cette pauvre femme que le démon retenait depuis bien des années clans les liens multiples et inextricables du péché nous a demandé, malgré notre néant, un conseil, dans l'intérêt de son salut; nous le lui avons donné; et, après de longs et nombreux égarements, cette pauvre brebis perdue retourne avec confiance au bercail de son propre pasteur. Vous

a Voyez à son sujet la quarante-huitième lettre de saint Bernard, où nous avons dit qu'il renonça à son évêché, en 1129, d'après les conseils de notre saint Docteur.

la secourrez avec d'autant plus d'empressement et de sollicitude dans sa détresse, que vous savez parfaitement que vous rendrez un jour de son salut un compte rigoureux à l'Agneau qui est mort pour elle et qui l'a confiée à vos soins.

C'était à nous de ramener la brebis égarée, c'est à vous de lui faire bon accueil malgré ses péchés, ou plutôt à cause de ses regrets; et si sa malheureuse histoire est telle qu'elle nous l'a racontée, réconciliez-la avec son premier mari s'il vit encore, pu bien, s'il ne veut pas la recevoir, contraignez-les à vivre l'un et l'autre dans le célibat. Adieu.

LETTRE LXIII. AU MÊME.

Vers l'an 1129.

Saint Bernard se justifie près de lui d'une imprudence dont on l'accusait : il recherche son amitié et lui recommande l'abbé Guy.

Ou je me trompe beaucoup ou bien vous avez été vous-même induit en erreur par celui qui vous a rapporté les choses au sujet desquelles vous avez daigné m'écrire pour me demander des explications. S'il y a quelque chose de vrai en tout cela, ce que je n'oserais nier, car je me délie de ma mémoire que je sais peu fidèle, et d'un autre côté je ne voudrais pas soupçonner d'une pareille imposture le frère de qui vous tenez vas informations, du moins je suis parfaitement sûr, et je vous prie de tenir également pour certain, qu'il ne m'est jamais arrivé de dire un mot contre vous à qui que ce soit, ni de faire l'ombre d'une accusation ou d'une insinuation contre votre personne. Que Dieu me préserve d'oser, moi qui suis si peu de chose, attaquer des évêques, et surtout des évêques absents; de parler de choses qui ne me regardent pas et dont je ne suis pas personnellement certain ! Je vous remercie de l'honneur que vous me faites, en me témoignant le désir de faire ma connaissance ; j'en ai un plias grand encore, je vous assure, de connaître Votre Grandeur et d'en être connu.

C'est d'ailleurs avec une pleine confiance dans votre crédit et dans votre bienveillance que je vous adresse une prière, ou plutôt une recommandation en faveur du monastère (a) dont le révérend frère dom Guy de

a C'est la Chalade, au diocèse de Verdun, dont la fondation date de 1128 , sous Henri ; elle fut consacrée par Albéron son successeur : " On y voit maintenant, dit Laurent de Liége, près de trois cents serviteurs de Dieu y travailler à leur salut sous la conduite de l'abbé Gontier de sainte mémoire. " Elle commença sous l'évêque fleuri, lorsque Robert, vénérable religieux (le notre couvent de Saint-Viton de Verdun, vint en cet endroit pour y vivre en ermite avec deux compagnons seulement, et y construisit une toute petite chapelle et quelques misérables cellules. Mais, ayant été appelé à diriger le monastère de Beaulieue sa place devint vacante, et une personne noble du nom de Gantier, son neveu, à qui la Chalade appartenait, donna cette maison au vénérable Guy, abbé de Trois-Fontaines, du consentement et de l'avis même de l'évêque Henri, et surtout sur les vives instances d'un homme de grande famille, nommé Hervé, qui plus tard se fit recevoir lui-même comme associé, par les religieux de cette maison, après avoir engagé sa femme à le quitter; il s'était présenté avec une corde au cou à ce monastère. Voir le Spicilège, tome XII, page 327.

Trois-Fontaines, mon coabbé, a entrepris la construction avec votre protection, et même, dit-on, d'après vos conseils. Je verrai, par ce que vous ferez pour lui, le bien que vous me voulez, car je tiens pour fait à moi-même tout ce que vous voudrez bien faire en sa faveur. Adieu.

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LETTRE LXIV. A ALEXANDRE (a), EVEQUE DE LINCOLN.

L'an 1129.

En allant en terre sainte, un chanoine, nommé Philippe, s'était arrêté par hasard à Clairvaux et voulait s'y faire religieux ; saint Bernard sollicite pour lui le consentement de son évêque Alexandre, et le prie de vouloir bien désintéresser les créanciers de Philippe. Il termine en l'exhortant à ne pas faire trop de cas de la gloire du monde.

Au très-honorable seigneur Alexandre, par la grâce de Dieu évêque de Lincoln, Bernard abbé de Clairvaux ; faites plus de cas de la gloire de Jésus-Christ que de cette du monde.

1. Votre cher Philippe était parti pour Jérusalem, il a fait un voyage beaucoup moins long et ie voilà arrivé au terme où il tendait. Sa traversée sur la grande et vaste mer fut de courte durée; après une heureuse navigation, le voici arrivé aux -plages où ses voeux le portaient; il a jeté l'ancre au part même du salut, son pied foule déjà le pavé de la sainte Jérusalem, et il adore maintenant à son aise, dans l'endroit où il s'est arrêté, celui qu'il allait chercher dans Ephrata, mais qu'il a trouvé dans la solitude de nos forêts. Il est entré dans la sainte cité et il a part à l'héritage de ceux dont il est écrit: " Vous n'êtes plus des hôtes et des étrangers, vous êtes les concitoyens des saints, les familiers de Dieu (Eph. II, V, 19). " Il est dans la compagnie des saints et devenu comme l'un d'eux; il se félicite en disant avec les nôtres : " Notre vie est dans le ciel (Philipp., III, 20). " Il n'est pas là pour satisfaire une vaine curiosité, mais pour y vivre en citoyen dévoué, en véritable habitant de Jérusalem; non pas de la Jérusalem terrestre située près de la chaîne des montagnes d'Arabie qui se rattachent au Sinaï, laquelle est esclave ainsi que ses enfants, mais de la céleste Jérusalem, qui n'est point asservie et qui est notre mère.

2. Si vous voulez que je vous le dise, cette Jérusalem qui est alliée à la

1 Cet Alexandre fut évêque de Lincoln en Angleterre, depuis 1123 Jusqu'en 1147:

Jérusalem céleste et qui se confond avec elle par tous les sentiments de son coeur, par la conformité de ses mœurs et par la parenté de l'esprit, c'est Clairvaux lui-même : voilà le lieu de son repos jusqu'à la fin des siècles; c'est l'endroit qu'il s'est choisi pour y fixer sa demeure, parce que c'est là qu'il vit sinon dans un bonheur parfait, du moins dans l'attente de cette paix véritable dont il est dit : " C'est la paix de Dieu qui surpasse tout ce qu'on peut éprouver (Philip., IV, 7). "

Mais, quoique cette heureuse inspiration lui soit venue du ciel, il ne veut pas la suivre sans votre consentement, ou plutôt il se flatte de n'avoir rien fait qui ne vous soit agréable en la suivant, parce qu'il est convaincu due vous n'ignorez pas cette sentence de la Sagesse : " Url fils vertueux est la gloire de son père (a) (Prov., X, 1). " Il vous prie donc comme un père, et moi je vous conjure avec lui, de vouloir bien prendre les dispositions nécessaires pour que la retenue qu'il a stipulée sur sa prébende en faveur de ses créanciers le leur soit exactement servie; de sorte que personne ne les frustre de leur droit et ne viole les conventions; car il ne veut pas que l'offrande qu'il fait tous les jours d'un coeur contrit et pénitent, soit rejetée de Dieu parce qu'il se trouverait quelqu'un qui aurait encore un sujet de plaintes contre lui.

Il désire de plus que la maison qu'il a fait construire pour sa mère dans un terrain appartenant à l'Eglise et la portion de terre qu'il y a attachée, soient conservées à sa mère, sa vie durant. Voilà ce que j'avais à vous dire au sujet de Philippe.

3. J'ajoute quelques mots que Dieu m'inspire, m'ordonne presque de vous dire et que la charité me dicte elle-même : Considérez, je vous prie, que la gloire du monde dure aussi peu que le monde même, et aspirez à celle qui demeure éternellement; n'aimez vos richesses ni plus que vous, ni pour vous, de peur de les perdre et de vous perdre vous-même avec elles. Que le présent qui vous sourit, ne vous fasse pas oublier le terme inévitable de sa félicité et les maux sans fin qui lui succèdent. Il ne faut pas que les joies de la vie présente vous empêchent de voir les éternels chagrins qui les suivent et qu'elles amènent après elles, en les dérobant à nos regards. Ne croyez pas la mort trop éloignée si vous ne voulez pas qu'elle. vous prenne à l'improviste, et ne comptez pas sur une longue suite de jours, car la vie peut tout à coup vous manquer sans vous donner le temps de mettre ordre à votre conscience; c'est l'avis que l'Apôtre vous donne en disant : " Lorsqu'ils diront: Nous sommes

a Saint Bernard cite ainsi eu plusieurs endroits ce passage de l’Ecriture. " La Vulgate porte : " Un fils sage fait la joie de son père. "

b C'est exactement le même sujet que celui de ta dix-huitième lettre de l'abbé Philippe à Alexandre III, pour le prier de vouloir bien consentir à ce que les biens d'un archidiacre d'Orléans qui s'était fait religieux, fussent attribués à ses créanciers. Voir le tome 1er de la Bibliothèque de Cîteaux, page 246.

en paie et en sécurité, ils se trouveront surpris par une ruine soudaine et imprévue, comme l'est une femme grosse par les douleurs de l'enfantement, sans qu'il leur reste aucun moyen de se sauver (I Thess., V, 3). " Adieu.
 
 
 
 
 
 

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