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OEUVRES COMPLÈTES 
DE 
SAINT BERNARD

TRADUCTION PAR M. L'ABBÉ CHARPENTIER

VIVÈS, PARIS 1866

Source : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/

LETTRES
 
 
 
 
 

OEUVRES COMPLÈTES DE SAINT BERNARD *

LETTRES *

LETTRE LXV. A ALVISE, ABBÉ D'ANCHIN. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON*

LETTRE LXVI. A GEOFFROY, ABBÉ DE SAINT-MÉDARD (a) *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON*

LETTRE LXVII. AUX RELIGIEUX DE FLAY (a). *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON*

LETTRE LXVIII. AUX MÊMES RELIGIEUX, SUR LE MÊME SUJET. *

LETTRE LXIX. A GUY, ABBÉ DE TROIS-FONTAINES. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON*

LETTRE LXX. AU MÊME.*

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON*

LETTRE LXXI. AUX RELIGIEUX DIT MÊME MONASTÈRE. *

LETTRE LXXII. A RAINAUD, ABBÉ DE FOIGNY (a). *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON*

LETTRE LXXIII. AU MÊME.*

LETTRE LXXIV. AU MÊME.*

LETTRE LXXV. A ARTAUD (a), ABBÉ DE PRULLY. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON*

LETTRE LXXVI. A L'ABBÉ (a) DES CHANOINES RÉGULIERS DE SAINT-PIERRE-MONT. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON*

LETTRE LXXVII. A MAITRE HUGUES DE SAINT-VICTOR. *

LETTRE LXXVIII. A SUGER (a), ABBÉ DE SAINT-DENIS. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON*

LETTRE LXXIX. A L'ABBÉ LUC (a). *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON*

LETTRE LXXX. A GUY (a), ABBÉ DE MOLÊMES. *

LETTRE LXXXI. A GÉRARD (a), ABBÉ DE POTTIÈRES. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON*

LETTRE LXXXII. A L'ABBÉ DE SAINT-JEAN (c) DE CHARTRES, *

LETTRE LXXXIII. A SIMON, ABBÉ DE SAINT-NICOLAS (a). *

LETTRE LXXXIV. AU MÊME.*

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON*

A GUILLAUME, ABBÉ DE SAINT-THIERRI.*

LETTRE LXXXV. AU MEME GUILLAUME.*

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON*

LETTRE LXXXVI. AU MÊME.*

LETTRE LXXXVII. AU CHANOINE RÉGULIER OGER. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON*

LETTRE LXXXVIII. AU MÊME*

LETTRE LXXXIX. AU MÊME.*

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON*

LETTRE XC. AU MÊME.*

LETTRE XCI. AUX ABBÉS RÉUNIS EN CHAPITRE A SOISSONS (a). *

LETTRE XCII. AU ROI D'ANGLETERRE, HENRI. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON*

LETTRE XCIII. A HENRI, ÉVÊQUE DE WINCHESTER. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON*

LETTRE XCIV. A L'ABBÉ D'UN MONASTÈRE D'YORK QUE LE PRIEUR AVAIT QUITTÉ EN EMMENANT QUELQUES RELIGIEUX AVEC LUI. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON*

LETTRE XCV. A TURSTIN, ARCHEVÊQUE D'YORK. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON*

LETTRE XCVI. A RICHARD (a), ABBÉ DE WELLS (b), ET AUX RELIGIEUX DE SA COMMUNAUTÉ QUI AVAIENT PASSE; DANS L'ORDRE DE CÎTEAUX. *

LETTRE XCVII. AU DUC CONRAD.*

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON*

LETTRE XCVIII, A UN INCONNU (a).*

LETTRE XCIX. A UN RELIGIEUX (a).*

LETTRE C. A UN ÉVÊQUE.*

LETTRE CI. A DES RELIGIEUX.*

LETTRE CII. A UN ABBÉ.*

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON*

LETTRE CIII. AU FRÈRE (a) DE GUILLAUME, ABBÉ DE CLAIRVAUX. *

LETTRE CIV. A MAITRE (a) GAUTIER DE CHAUMONT. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON*

LETTRE CV. A ROMAIN, SOUS-DIACRE DE LA COUR DE ROME. *

LETTRE CVI. A MAÎTRE (b) HENRY MURDACH. *

LETTRE CVII. A THOMAS, PRÉVÔT DE BEVERLA. *

LETTRE CVIII. A THOMAS DE SAINT-OMER, QUI N'AVAIT PAS TENU LA PROUESSE QU'IL AVAIT FAITE DE SE CONVERTIR.*

LETTRE CIX. AU JEUNE ET ILLUSTRÉ SEIGNEUR GEOFFROY DE PÉRONNE ET A SES COMPAGNONS. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON*

LETTRE CX. AUX PARENTS DE GEOFFROY, POUR LES CONSOLER. *

LETTRE CXI. AUX PARENTS DU MOINE ELIE AU NOM DE CE RELIGIEUX. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON*

LETTRE CXII. A GEOFFROY DE LISIEUX.*

LETTRE CXIII. A LA VIERGE SOPHIE.*

LETTRE CXIV. A UNE AUTRE RELIGIEUSE.*

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON*


 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE LXV. A ALVISE, ABBÉ D'ANCHIN.

Vers l'an 1129.

Saint Bernard le loue de la douceur toute paternelle dont il a fait preuve le l'égard de Goduin. Il s'excuse et lui demande pardon de l'avoir reçu.

A Alvise (a), abbé d'Anchin , Bernard , salut du fond de son coeur.

1. Que le Seigneur vous traite avec la même miséricorde que celle dont vous avez fait preuve à l'égard de votre saint fils Goduin. J'apprends qu'à la première nouvelle de sa mort, vous avez comme perdu la mémoire des griefs que vous aviez contre lui pour ne plus vous ressouvenir que de vos premières tendresses à son égard et vous conduire non pas en personne vindicative, mais en consolateur; mettant de côté le rôle de juge, vous avez agi en père comme les circonstances l'exigeaient; vous vous êtes empressé à lui rendre tous les devoirs de charité et de piété qu'un père doit rendre à son fils: il était impossible de mieux agir et de rien faire qui fût plus digne de vous et qui méritât plus de louanges. Mais qui eût pu s'attendre à cela? Il est bien vrai de dire " qu'il n'y a que l'esprit de l'homme qui sache ce qui se passe en lui (I Cor., II, 11). " Où Sont maintenant cette sévérité austère et cette indignation qui éclataient autrefois dans vos paroles, sur votre front et dans vos regards? A peine la nouvelle de sa mort vous est-elle annoncée que vos entrailles de père sont émues; on voit s'évanouir tous ces sentiments que les circonstances vous forçaient de feindre; ils étaient calculés et par conséquent passagers, tandis que ceux qui étaient les vôtres, la charité, la bienveillance et l'amour, ont brillé à nos yeux. Aussi peut-on dire que la miséricorde et la vérité se sont rencontrées dans votre pieuse âme où " la justice et la paix se sont donné un baiser (Psalm. LXXXIV, 11), " parce que la miséricorde s'est trouvée plus grande encore que la justice; car, autant que je puis m'en faire une idée, il me semble voir ce qui se passait dans votre coeur quand la vérité, brûlant de zèle pour la justice, se préparait à punir l'injure que vous croyiez avoir reçue. Le sentiment

a Cet Alvise dont il est encore question dans la lettre suivante, fut abbé d'Anchin sur la Scarpe, eu Belgique; en 1131, il devint évêque d'Arras, dont dépendait Anchin; c'est à lui, devenu évêque, qu'est adressée la lettre trois cent quatre-vingt-quinzième. Voir aux notes, plus développées,

de miséricorde, qu'à l'exemple de Joseph vous aviez prudemment commencé par dissimuler, ne pouvant plus se contenir davantage, a éclaté tout à coup au grand jour comme celui de joseph, et, faisant cause commune avec la vérité, il a apaisé la colère et fait taire le ressentiment : la paix et la justice se sont réconciliées.

2. Il me semble qu'alors des sources pures et paisibles de votre coeur ont jailli, comme de limpides ruisseaux, des pensées telles que celles-ci Pourquoi serais-je encore irrité? mieux vaut avoir pitié de lui, se souvenir de ces paroles : " C'est la miséricorde et non le sacrifice que je veux (Os., VI, 6) , " et faire ce qui nous est ordonné par l'Apôtre " Travaillez avec soin à conserver l'union des esprits par le lien de la paix (Eph., IV, 3), " afin de pouvoir compter sur ces promesses dit Seigneur : " Heureux ceux qui sont miséricordieux, ils obtiendront miséricorde (Matth., V, 7). " Après tout, n'était-il pas mon fils? Pourquoi ce courroux A-t-il cessé d'être mon fils en cessant d'habiter avec moi ? en s'éloignant de mes yeux pour un temps, s'est-il donc également éloigné de mon coeur? La mort même a-t-elle pu me le ravir tout entier, et faut-il croire que les âmes qui s'aiment soient assujetties à la loi des corps et des lieux? Mais, j'en suis sûr, il n'est donné ni à la distance qui sépare deux endroits, ni à la mort ou à l'absence, qui s'en prennent aux corps, de séparer ceux qu'un même esprit anime et que l'amour unit ensemble.

Enfin, si " les âmes des justes sont entre les mains de Dieu (Sap., III, 1), " il faut bien dire que toits les justes sont unis ensemble dès à présent, soit qu'ils combattent encore dans la chair, sinon selon la chair, soit qu'ils aient déjà déposé le fardeau de la chair pour entrer dans leur repos éternel. Puisque vivant il était à moi, il n'a pas cessé de m'appartenir en mourant, et je le retrouverai clans notre commune patrie. Celui-là seul pourrait me séparer de lui qui serait capable de l'arracher des mains de Dieu.

3. Voilà comment votre coeur vous a fourni des excuses pour votre fils et â effacé ses torts à vos yeux; mais qu'a-t-il dit pour moi, mon père, quelle réparation pourrai-je vous faire agréer pour les torts que vous m'imputez parce que j'ai accueilli votre fils quand il vous a quitté; et que répondrai-je à vos reproches ? dirai-je que je né l'ai pas reçu? Je voudrais pouvoir le faire sans trahir la vérité; mais si je le dis, c'est un mensonge; et si je dis le contraire en ajoutant que j'avais des raisons pour le recevoir, il semblera que je veux me justifier; le plus simple serait d'avouer que j'ai eu tort de t'accueillir. Mais quel tort ai-je eu en le faisant? ce n'est pas que je veuille m'excuser; néanmoins je me demande quel homme aurait été assez dur pour ne pas le recevoir; aurait eu le coeur de laisser sa porte fermée à un saint religieux qui frappait pour se la faire ouvrir, ou de le forcer à repartir après l'avoir fait entrer?

Qui sait si Dieu n'a pas voulu suppléer à notre indigence par un emprunt fait à votre richesse et nous envoyer un de ces saints religieux qui se trouvaient en grand nombre auprès de vous à cette époque, pour consoler notre coeur sans cesser de contribuer à votre réputation ? car vous n'ignorez pas que " la sagesse d'un fils fait la gloire de son père (Prov., X, 1). " Au reste, je n'ai fait aucune démarche auprès de lui, je ne l'ai ni sollicité, ni circonvenu, ni attiré pour qu'il vous quittât et qu'il vint à nous; bien au contraire, Dieu m'en est témoin, je n'ai consenti à l'admettre, quand il me priait de le faire, quand il frappait à ma porte et me pressait de la lui ouvrir, qu'après avoir tout essayé pour vous le renvoyer, et ce n'est qu'en voyant que je ne gagnais rien par mes instances, que je me suis enfin laissé gagner aux siennes. Mais enfin, si j'ai eu tort de recevoir, et surtout de la manière que je l'ai fait, un religieux éloigné de son couvent et dépourvu de tout quand il s'est présenté à moi, vous pouvez bien me pardonner cette faute d'ailleurs unique quelque grande qu'elle soit, vous à qui il est ordonné de pardonner jusqu'à soixante-dix-sept fois sept fois à ceux qui vous offensent.

4. Mais, mon révérend père, je veux, que vous soyez bien convaincu que je ne puis me pardonner de vous avoir déplu un seul jour et de vous avoir causé de la peine. Dieu sait combien de fois en esprit, puisque je ne le puis de corps, je me jette à vos pieds et vous supplie à deus genoux d'oublier mes torts. Je voudrais que l'Esprit-Saint, qui peut-être m'inspire ces sentiments, vous fît sentir à vous-même, avec quelles larmes et quels regrets dignes de pitié je me prosterne en ce moment devant vous, comme si vous étiez là présent. Que de fois, les épaules découvertes, la main armée de verges comme si je n'attendais qu'un mot de vous pour frapper, je vous demande pardon et j'attends ma grâce en tremblant !

J'ai hâte, (b) mon père, d'apprendre de vous, s'il ne vous est pas trop pénible de m'écrire, que vous agréez mes excuses, afin que si vous êtes content de ma satisfaction, je goûte en paix la consolation d'avoir obtenu de vous mon pardon, ou que je m'impose de nouvelles humiliations; car il n'est que trop juste que je tente même l'impossible pour vous donner satisfaction pleine et entière. Adieu.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE LXV.

43. A Alvise, abbé d'Anchin, monastère de Bénédictins sur la Scarpë, à deux milles de Douai. Ce monastère date de 1029, et fut d'abord nommé Saint-Sauveur; il était situé dans une île appelée Anchin et fut fondé par deux illustres personnages du nom de Sicher et de Gautier, sous l'épiscopat de Gérard II, évêque de Cambrai, dans le diocèse duquel ce lieu se trouvait situé alors. Voir Aub. de Mire, dans la Chronique de l'ordre des Bénédictins, chapitre 68. Or les religieux d'Anchin furent agrégés à la congrégation de Cîteaux, dont ils acceptèrent la réforme, en 1140, comme le rapporte Iperius dans sa Chronique de saint Berlin. " L'an de Notre-Seigneur 1110, dit-il, le monastère d'Anchin fut rameur à la régularité religieuse par dom Lambert, notre abbé; il profita pour cela des dissensions des religieux d’Anchin, qui en étaient venus au point de déposer et de renvoyer leur abbé. Voyant où en étaient les choses, Lambert réussit, par le moyen d'agents secrets, à leur persuader de mettre à leur tète, avec le titre d'abbé, un homme vénérables aussi distingué par la pureté de sa vie que par l'éloquence de sa parole, et qui pourrait relever leur monastère. Il leur suggéra la pensée de faire choix de dom Alvise, un de nos religieux qui avaient accepté la réforme; il gouvernait alors le monastère de Saint-Vaast. Devenu abbé d' Anchin, il réforma ce monastère avec l'aide et les conseils de Lambert, et le rendit matériellement et spirituellement si prospère que le nom de cette abbaye devint célèbre dans le monde entier, et que son abbé Alvise fut promu à l'évêché d'Arras. " Tel est le récit d'Iperius. Le nom et la gloire d'Anchin se sont encore accrus par le collège qu'y éleva, dans l'Académie de Douai, Jean Lentailler, très-digne abbé de cet endroit, et que, par un rare mais bien bel exemple de générosité, il donna aux Pères de la société de Jésus. Voyez la dédicace que le jésuite Jacques Baufrère, théologien et interprète distingué de l'Ecriture sainte, a placée en tête du Pentateuque (Note de Horstius).

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LETTRE LXVI. A GEOFFROY, ABBÉ DE SAINT-MÉDARD (a)

L'an 1129.

Saint Bernard le prie de le réconcilier avec l'abbé Alvise; il le console dans ses tribulations.

A dom Geoffroy, abbé de Saint Médard, le frère Bernard, supérieur indigne de Clairvaux, salut éternel,

Je vous prie d'abord de vouloir bien faire parvenir la lettre ci-incluse à l'abbé du monastère d'Anchin; et, dans l'occasion, né manquez pas de lui parler en faveur d'un ami absent dans le sens qu'elle vous indique; car s'il faut éviter de scandaliser personne, à plus forte raison dois-je le faire, quand il s'agit de ce bon père, sans me mettre en peine sil a ou non sujet de prendre du scandale. Peut-être aurait-il mieux valu que je m'en expliquasse avec lui de vive voix plutôt que par lettre; car, en pareil cas, les paroles sont généralement mieux reçues que les écrits et les lèvres sont plus éloquentes que le papier, parce qu'on peut lire dans nos yeux la sincérité de nos protestations; la plume lie rend jamais nos sentiments aussi bien que la physionomie.

Mais, ne pouvant de loin user de ce moyen, j'ai recours à vous pour donner toutes satisfactions possibles. Je vous prie donc et vous supplie de contribuer, puisque vous êtes en position de le faire avec succès, extirper le scandale du royaume de Dieu qui est en nous, de peur que si son ressentiment dure, ce qu'à. Dieu ne plaise, jusqu'au jour où les anges seront chargés d'arracher eux-mêmes le scandale, nous ne soyons l'un ou l'autre ou tous les deux ensemble perdus sans ressources.

Pour ce qui est des tribulations dont vous vous plaignez dans la lettre que vous m'avez écrite il y a quelque temps, vous savez qu'il est dit ; " Le Seigneur se tient auprès de ceux qui ont le coeur troublé (Psalm. XXXIII, 19). " Comptez sur lui, il a vaincu le monde; il sait au milieu

a Tous les exemplaires manuscrits ou imprimés que nous avons vus de cette lettre, à l'exception d'un seul, portent de Saint-Thierry. Nous avons remplacé ce titre par celui de Saint-Médard, que nous ne trouvons que dans le manuscrit de Corbie et dans le Spicilège, tome III. D'ailleurs, Geoffroy fut successivement abbé de Saint-Thierri, près de Reims, et de Saint-Médard de Soissons. C'est pendant qu'il était à la tête de ce dernier monastère que saint Bernard lui écrivit cette lettre, comme on peut le voir par la suite des lettres de notre Saint. En effet, elle est antérieure à l'année 1131, qui fut celle de Geoffroy fut élevé sur le siége épiscopal de Châlons-sur-Marne, après avoir été abbé de Saint-Médard depuis 1119 ; il avait été , auparavant, abbé de Saint-Thierri pendant huit ans. Sous lui eut lieu, à Soissons, le chapitre général des religieux de l'Ordre, dont il est parlé dans la quatre-vingt-onzième lettre de saint Bernard. — Voir aux grandes notes.

de quelles gens vous vous trouvez, et nul de ceux qui vous font de la peine n'échappe à ses regards. S'il vous expose à la tourmente de la persécution, c'est afin de vous faire mieux sentir sa protection au plus fort de la tempête. Adieu.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE LXVI.

14. A. Geoffroy, abbé de Saint-Thierri. l'el est le titre de cette lettre dans tous les manuscrits, excepté; dans celui de Corbie, où on lit: Abbé de Saint-Médard de Soissons, avec cette épigraphe : A dom Geoffroy, abbé de Saint-Médard. Bernard, abbé indigne de Clairvaux, salut éternel. Mais cette différence est sans importance, puisque Geoffroy fut successivement abbé de ces deux monastères. Néanmoins il me sembla qu'on doit préférer le dernier titre au .premier, car Geoffroy était prieur de Saint Nicaise de Reims, lorsqu'en 1111 il devint abbé de Saint-Thierri, monastère situé dans les environs de la même ville : il gouverna cette abbaye, où il fit fleurir la régularité religieuse, pendant huit ans, après lesquels, comme on le voit dans la liste des abbés de Saint-Thierri, il fut fait abbé de Saint-Médard de Soissons, par ordre de Sa Sainteté apostolique Uvidon, le pape Calixte, et à la demandé du roi de France Louis VI. Son successeur à Saint-Thierri fut le vénérable Guillaume, un des plus grands amis de notre Saint. Enfin saint Bernard, ayant refusé l'évêché de Châlons-sur-Marne auquel il avait été appelé par le suffrage de tous les électeurs, fit nommer à sa place ce même Geoffroy, qui succéda ainsi, en 1131, à l'évêque Herbert, non pas, comme Albéric le dit dans sa Chronique, après la dédicace de l'église de Saint-Médard, que le pape Innocent fit le 35 octobre de cette même année, mais avant cette cérémonie, d'après la Chronique de Saint-Médard, où nous lisons que, le 1er octobre, avant la dédicace de l'église de Saint-Médard, le susdit pape Innocent, " nonobstant l'opposition de l'évêque de Soissons, bénit, étant encore à Orléans, Eudes en qualité d'abbé de ce monastère. "

Albéric rapporte la mort de Geoffroy au 27 mai dé l'année 1143 (a), d'après le Nécrologe de Saint-Thierri, où il est dit:" Le 27 mai, mort de Geoffroy, notre abbé, devenu évêque de Châlons-sur-Marne. " Dans la liste des anniversaires on voit " qu'il a légué trois prébendes dans le réfectoire, en bonnes oeuvres pour lui et pour Albéron, archevêque de :Reims, qui a rétabli les moines dans ce monastère. " On a dans la bibliothèque de Cluny une lettre de Geoffroy, adressée à Pierre le Vénérable et une réponse de ce dernier qui l'appelle " le premier propagateur, auteur et promoteur de l'ordre de Cluny, ou pour mieux dire de l'ordre divin lui-même dans la France entière. Il chassa, dit-il, l'antique dragon d'une foule de monastères où il avait établi le lieu de son repos; il est un des deux hommes (b) qui montrèrent le plus de zèle à tirer les maisons relu pieuses du profond sommeil et de la longue torpeur où elles étaient tombées; non-seulement il croit, mais il proclame à haute voix à quiconque veut l'entendre, qu'il ne voit pas de plus beaux modèles de vraie charité que ces deux hommes, à proposer à tous ses amis de la Gaule Belgique (c). " Il ne se peut faire un plus bel éloge d'un homme que celui-là; Pierre le Vénérable le termine en disant: " Enfin, je vous,recommande d'une façon toute particulière le frère de dom Garnier, mon sous-prieur et ami; qu'il me revienne comme le premier après avoir appris, à votre école, à être honnête, sage et instruit." On voit par là que Geoffroy était un homme non moins instruit que sage, et qu'il unissait

a Les Actes des évêques de Chalons-sur-Marne la placent en 1142. Mais comme il fut élu au siège de Chalons en 1131 et qu'il l'occupa 12 ans, le récit d'Albéric nous paraît préférable.

b Lui et Saint Bernard qu'il faut même placer avant lui.

c Livre II des lettres de Pierre le Vénérable (Note 42 et 43).

l'instruction de la jeunesse aux fonctions du ministère épiscopal. Il assista, en 1140, au concile de Soissons, et il est nommé le troisième dans une lettre synodale adressée au pape Innocent, c'est la cent quatre-vingt-et-unième de la collection des lettres de saint Bernard (Note de Mabillon).

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LETTRE LXVII. AUX RELIGIEUX DE FLAY (a).

Vers l'an 1126.

Saint Bernard maintient qu'il a eu raison d'accueillir le religieux B..., attendu que le monastère auquel il appartenait lui était jusqu'alors inconnu et qu'il a eu d'excellents motifs pour en sortir.

A dom H..., supérieur du couvent de Flay et à ses religieux, les frères de Clairvaux, salut.

1. Nous apprenons par votre lettre que Votre Révérence est fort affligée que nous ayons reçu un de vos religieux parmi nous. J'ai bien peur que votre tristesse ne soit pas comme, celle dont l'Apôtre disait : " Elle est selon Dieu (II Corinth., VII, 9). " Vous n'auriez pas été si émus en nous écrivant, et vous n'auriez pas montré tant d'aigreur et de vivacité dans les reproches que vous nous faites, la première fois que vous nous 'écrivez, car nous ne sommes pas moins vos frères et vos amis même, si vous me permettez ce terme, quoique vous ne nous connaissiez pas et que vous ne nous ayez fait jusqu'à présent aucune observation de vive voix ou par écrit.

Vous êtes étonnés, dites-vous, que nous ayons reçu le frère Benoit b parmi nous, et vous nous faites entendre des menaces si nous ne nous hâtons do vous le renvoyer; vous nous rappelez que la règle défend de recevoir un religieux d'un monastère connu. Vous êtes sans doute persuadés que le vôtre est dans ce cas; peut-être s'y trouve-t-il pour le reste du monde; mais il est bien sûr qu'il n'y est pas pour nous. Vous 'nous dites que la réputation de votre communauté est répandue, que vous êtes connus à Rome même; il n'en est pourtant pas moins vrai, je ne sais comment cela se fait, que nous qui ne sommes pas à la même distance de vous que Rome, nous n'avons jamais entendu parler de vous, le moins du monde, ni de votre abbé et de ses religieux, ni même

a Et non pas de Flavigny. Flay est une abbaye fondée par saint Germer dans le diocèse de Beauvais. A l'époque de cette lettre, Hildegaire, qui mourut vers 1125 ou 1126, eu était abbé. - Voir aux notes.

b Dans les exemplaires imprimés, on trouve l'initiale G, et dans plusieurs manuscrits on voit un B. Celui de Corbie, qui est justement estimé, a le nom entier de Benoît; c'est d'après ce manuscrit que nous avons rétabli l'inscription de cette lettre de même que de plusieurs autres.

de votre maison, pas plus que de la sainteté de votre vie; nous ne nous rappelons pas qu'on ait jamais prononcé votre nom en notre présence. Nous ne nous en étonnons pas, car nous sommes séparés de vous par la différence des idiomes, par la diversité des provinces et par la distance des lieux. Non-seulement nous ne sommes pas du même diocèse, mais nous n'appartenons même pas au même archevêché.

Or nous pensons que la règle nous interdit seulement de recevoir les religieux des monastères que nous connaissons et non pas de ceux que d'autres que nous connaissent. Autrement il n'y aurait pas moyen, comme le bienheureux Benoit le permet et l'ordonne même, non-seulement de recevoir un religieux étranger et d'exercer envers lui l'hospitalité tant qu'il lui plaira de demeurer parmi nous, mais encore de l'engager à se fixer chez nous s'il nous paraît capable d'être utile à notre maison.

2. D'ailleurs nous avons tenu une autre conduite à l'égard du frère en question. Quand il s'est présenté en nous priant humblement de le recevoir, nous avons commencé par refuser de le faire, puis nous lui avons donné le conseil de retourner à son couvent. Au lieu de le suivre, il s'est retiré dans un lieu désert, non loin d'ici, et y a passé environ sept mois dans la retraite sans avoir jamais fait parler de lui en mal. Mais ne se croyant pas en sûreté dans cette solitude, il ne se tint pas pour battu par un premier échec, et nous réitéra la prière qu'il nous avait faite; nous lui avons cette fois encore donné le conseil de retourner à son monastère ; et comme nous lui demandions pour quel motif il l'avait quitté, il nous répondit que son abbé ne le regardait pas comme un religieux, mais comme un médecin (a). " Il faisait de moi, dit-il, et il était lui-même, dans ma personne, l'esclave non de Dieu, mais du monde; et pour ne point s'exposer à perdre les bonnes grâces des grands de la terre, il me forçait de donner mes soins à des tyrans, à des hommes violents et excommuniés. Je lui exposai tantôt en particulier, tantôt en public le danger que courait mon salut; mais l'ayant toujours fait en vain, je pris conseil de personnes sages et prudentes, et je quittai ma communauté, non pas pour fuir le couvent, mais pour échapper à ma perte. Je ne voulais qu'éviter la damnation éternelle et nullement me soustraire aux devoirs de ma profession. Ne rebutez pas une âme qui veut se sauver, ouvrez-lui, quand elle frappe à votre porte. "

A la vue de sa persévérance, comme nous ne trouvions rien à reprendre

a Autrefois les moines et les clercs exerçaient la médecine. Pour ce qui concerne les clercs, cela ressort des notes que Chrétien Loup a placées au bas de plusieurs lettres des conciles d'Ephèse et de Chalcédoine, pages 100 et suivantes. Quant aux moines, on en cite plusieurs preuves, dont la plus remarquable se lit dans Loup Ferrier, soixante-douzième lettre sur Didon, abbé de Sens. Le droit moderne interdit l'exercice de la médecine aux religieux aussi bien qu'aux ecclésiastiques.

en lui, et que nulle charge ne s'élevait contre sa personne, nous lui avons ouvert nos portes, nous l'avons soumis à un temps d'épreuve; puis nous l'avons admis à faire profession parmi nous, et maintenant il est des nôtres. Nous ne l'avons pas contraint d'entrer chez nous, nous ne le forcerons pas à en sortir. D'ailleurs, si nous en venions là, il est bien décidé, lui-même nous l'affirme, non-seulement à ne jamais retourner chez vous, mais à s'enfuir plus loin encore.

Cessez donc, mes frères, cessez de nous accabler de reproches immérités et de nous fatiguer de vos inutiles missives, car tous vos outrages ne sauraient nous amener à vous répondre autrement que les convenances l'exigent; et vos menaces ne nous empêcheront pas de garder chez nous un religieux que nous croyons avoir régulièrement reçu.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE LXVII.

46. Aux religieux de Flay, d'après les meilleurs manuscrits, et non pas, de Flavigny, comme le veulent à tort Horstius et plusieurs autres avec lui. Le contexte en fournit trois preuves irrécusables. En effet, saint Bernard dit dans cette lettre aux religieux auxquels il écrit: "Nous n'avons jamais entendu parler de votre maison, pas plus que de la sainteté de votre vie jusqu’à présent; " puis il ajoute. un peu plus loin : " Nous sommes séparés de vous par la différence des idiomes, par la diversité des provinces et par la distance des lieux; " et il termine en disant

" Non-seulement nous ne sommes pas du même diocèse, mais nous n'appartenons pas au même archevêché. " Or il est trop évident, pour entreprendre de le prouver, que ces ex

pressions ne peuvent point se rapporter à l'abbaye de Flavigny. .En effet, Flavigny est une ville de Bourgogne peu éloignée de Fontaines, où naquit saint Bernard, et peu distante de Clairvaux ; on y voyait une abbaye de Bénédictins qui se trouvait dans le diocèse d'Autun, de l'archevêché de Lyon, aussi bien que Clairvaux, et qui possédait les reliques d'une sainte reine ; d'où je conclus qu'il faut lire de Flay, Petit village du diocèse de Beauvais, sur l'Epte, où saint Germer fonda en 650 un monastère fameux de Bénédictins, qu'on appelle quelquefois abbaye de Flay, ou de Germer de Flay, ou simplement de Saint-Germer.

Quant au nom de l'abbé que saint Bernard indique seulement par la première lettre, à Dom H., abbé de Flay, je pense qu'il n'est autre que Hildegaire I, qui fut abbé de Flay depuis, 1106 jusqu'en 1123, comme on le voit dans le catalogue d'Acher faisant suite à Guibert. Pour moi, je pense qu'il était encore abbé en 1126. D'après la suite des lettres de notre Saint. Plusieurs pensent qu'il s'agit ;de l'abbé Hugues; mais c'est à tort, car on ne cite que deux abbés de Flay qui aient porté ce nom, l'un qui mourut en 1100, et l'autre qui succéda à Hildegaire II, et mourut en 1172; ils ne se trouvent par conséquent ni l'un,ni J'autre contemporains de saint Bernard en qualité d'abbés.

On cite parmi les religieux de cette abbaye plusieurs hommes qui se sont fait remarquer par leur piété et leur savoir, entre autres Raoul, qui fit un Commentaire sur le Lévitique en 912, et plusieurs autres encore qui brillèrent à l'époque des deux Hildegaire. L'un d'eux, nommé Guibert, devint abbé de Nogent près de Coucy-le-Château, jeta un très-vif éclat, ce qui permettait aux religieux de Flay de dire dans leur lettre à saint Bernard, comme celui-ci remarque qu'ils l'ont fait, que la réputation de leur maison était allée jusqu'à Rome (Note de Mabillon).

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LETTRE LXVIII. AUX MÊMES RELIGIEUX, SUR LE MÊME SUJET.

A mes révérends frères de Flay, l'abbé H… et ses religieux, le frère Bernard, salut.

Mes bons frères,

Vous auriez dû vous montrer satisfaits de la manière dont nous avons répondu à vos plaintes, et ne pas continuer de vous attaquer à des gens qui ne vous ont rien fait : c'eût été de votre part une preuve de modération. Mais, comme à vos premiers torts vous en ajoutez de plus grands, comme vous essayez de jeter parmi nous de nouveaux germes de discorde qui, je l'espère, ne profiteront pas plus que les premiers, je veux répondre, de peur crue mon silence ne vous paraisse l'aveu d'une faute dont je ne me sens pas coupable; je ne dirai rien qui ne soit l'exacte vérité.

Notre crime, autant que j'en puis juger, et l'injustice énorme dont nous nous sommes rendus coupables à votre égard, c'est d'avoir reçu parmi nous un religieux qui nous est arrivé seul, de loin, dans un état à faire pitié, fuyant d'un endroit où son salut était en péril, cherchant à sauver son âme, frappant à notre porte et nous suppliant de la lui ouvrir; peut-être même le sommes-nous doublement maintenant de ne pas le renvoyer quand il ne nous a donné aucun motif de le faire ; après l'avoir accueilli dans les conditions que je vous ai dites, nous devrions sans doute détruire de nos propres mains ce que nous avons édifié et nous rendre prévaricateurs pour vous complaire. Voilà ce qui nous Valu les noms injurieux de violateurs de la règle, des saints canons et de la loi naturelle! Vous demandez avec indignation pourquoi nous nous sommes permis de recevoir parmi nous un religieux de votre maison et que vous avez même frappé d'excommunication, puisque non, ne souffririons certainement pas cela de personne.

Quant à l'excommunication, je ne puis vous répondre due ce due vous vous dites à vous-mêmes, car vous n'ignorez certainement pas qu'il était des nôtres avant que vous l'eussiez excommunié. S'il a été reçu selon les règles, c'est un religieux soumis à notre juridiction et non pas à la vôtre, que vous avez frappé de vos anathèmes; je vous demande si vous avez agi selon les canons.

2. Il reste maintenant à savoir , et c'est le seul point à éclaircir entré nous, si nous avons eu de bonnes raisons pour le recevoir.

Or, comme vous n'ignorez pas que la règle nous permet de recevoir un religieux qui nous arrive d'un monastère inconnu, vous soutenez que nous connaissions parfaitement le vôtre; nous protestons du contraire. Mais parce que vous ne nous croyez pas sur parole, faut-il que nous l'affirmions par serment? Eh bien, je prends Dieu à témoin que nous ne vous connaissions et ne vous connaissons pas. Pour nous, vous étiez tout à fait inconnus quand vous nous avez écrit, et vous l'êtes encore maintenant que nous répondons à votre lettre. Votre violence, il est vrai, et vos attaques ne sont pas pour nous un mystère ; mais vous n'avez pas cessé pour, cela d'être à nos yeux des inconnus. Mais pour nous convaincre d'une ignorance feinte et artificieuse, vous prétendez prouver invinciblement que nous vous connaissons puisque nous avons mis en tête de notre réponse le nom de votre abbé et de son monastère, comme s'il suffisait (le connaître le nom d'une chose pour connaître cette chose elle-même. Que j'ai donc de bonheur en ce cas de connaître les noms des archanges Michel, Gabriel et Raphaël, puisque c'est connaître en même temps ces esprits bienheureux eux-mêmes que de savoir seulement comment ils s'appellent.

Je n'ai vraiment pas moins de chance d'avoir entendu l'Apôtre prononcer le nom du troisième ciel, puisque sans y avoir été ravi, et rien que parce que j'en connais le nom, j'en possède en même temps les divins secrets, et j'en entends les choses ineffables que la bouche (le l'homme ne saurait répéter. Je suis vraiment bien simple, moi qui connais le nom de mon Dieu, de gémir tous les jours et de soupirer avec le Prophète, en m'écriant: " Je rechercherai votre face, ô mon Dieu (Psalm. XXVI, 8); " et: " Quand sera-ce que je paraîtrai devant vous , Seigneur (Psalm. XLI, 3) ? " "Découvrez-vous à nous; et nous serons sauvés (Psalm. LXXIX,4). "

3. Mais que voulez-vous dire quand vous nous accusez d'avoir agi à votre égard comme nous ne voudrions pas que vous le fissiez envers nous'? Auriez-vous la pensée que nous ne voudrions pas qu'on reçût dans un autre monastère un religieux sorti de chez nous? Ah ! plaise à Dieu que vous puissiez sauver sans notre concours toutes les âmes qui nous ont été confiées! Si jamais quelqu'un d'entre nous va vous trouver dans le désir de mener une vie plus parfaite et de suivre une observance plus sévère, non-seulement nous ne nous plaindrons pas que vous le receviez, mais nous vous prions instamment de le faire; au lieu de nous blesser, si vous le faites, vous nous rendrez un très grand service, je vous assure. Nous avons été induits en erreur, dites-vous, sur votre compte quand on nous a dit que pendant tout le temps que le frère B... est resté chez vous, il n'a donné les soins de son art aux séculiers et exercé la médecine que de votre consentement et même par votre ordre, et vous traitez de menteur celui qui nous l'a dit. Nous ignorons s'il a trahi la vérité; d'ailleurs c'est son affaire; mais ce que nous savons parfaitement, c'est qu'il n'a pu exercer la médecine comme il le faisait, de son propre mouvement, comme vous le dites, ou pour vous obéir, ainsi qu'il le prétend, sans exposer son âme aux plus grands dangers. Or, je vous le demande, n'y aurait-il pas de la cruauté à ne pas le tirer du péril quand on le peut et à ne pas le sauver quand on en connaît les moyens?

D'ailleurs si, comme vous le dites, ce n'est pas l'obéissance, mais l'amour du gain, le besoin de se répandre au dehors qui le poussaient à aller offrir partout, pour de l'argent, les ressources de son art, je me demande pourquoi il vous a quittés. Est-ce parce que ses supérieurs ne croyaient plus pouvoir lui permettre ce qu'on l'avait autorisé à faire jusqu'alors ? Mais en ce cas je vous demande comment il se fait que, lorsqu'il était déjà ici, vous lui promettiez, pour le déterminer à retourner parmi vous, que désormais il ne sortirait plus du couvent ; n'est-ce pas parce que vous vous rappeliez fort bien que tels étaient son désir et ses vœux ? A présent qu'il a trouvé ailleurs ce qu'il avait longtemps cherché en vain chez vous, il ne veut pas quitter le certain pour l'incertain; il s'en tient à ce qu'il a maintenant et ne veut plus d'un bien qu'on a trop tardé à lui offrir.

4. Cessez donc, mes frères, cessez de vouloir ramener parmi vous un religieux dont il est superflu que vous preniez soin; à moins, ce que je ne puis croire, que vous ne soyez plus préoccupés de vos intérêts que de ceux du Christ et que vous ne préfériez l'avantage que vous trouviez dans ce religieux au salut de son âme. Car s'il est vrai, comme vous le dites dans votre lettre, que, lorsqu'il était chez vous, il ne cessait d'être en camp volant, employant à son avantage, au mépris des obligations de son état et de la volonté de ses supérieurs, tous les profits qu'il tirait de l'exercice de son art, vous pouvez vous réjouir maintenant, si vous l’aimez véritablement, car par la grâce de Dieu, depuis qu'il est chez nous, il est devenu un tout autre homme. Nous vous certifions en effet qu'il n'a jamais profité des occasions de sortir qui ont pu se présenter; il reste tranquillement avec nous; il partage avec nous, sans faire entendre la moindre plainte, la vie pauvre que nous menons. Bien loin de regarder comme nuls, ainsi que vous le dites, les premiers engagements qu'il avait pris, mais qu'il n'a point observés chez vous, il les tient pour valides et il les accomplit tous sans exception avec une régularité et une obéissance parfaites, sans lesquelles on se ferait une grande illusion de fonder quelque espérance de salut dans la plus constante stabilité.

Cessez donc, mes frères, je vous en prie, cessez de nous en vouloir et de nous inquiéter; mais si vous nous refusez cette grâce, je vous déclare que dorénavant vous pourrez faire tout ce qu'il vous plaira, écrire et nous persécuter à votre aise, la charité supporte tout et nous sommes bien résolus à ne nous jamais départir à votre égard de la plus pure affection, du respect le plus profond et d'une tendresse toute fraternelle.
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE LXIX. A GUY, ABBÉ DE TROIS-FONTAINES.

Guy (a) avait consacré par mégarde un calice où ceux qui servaient à l'autel avaient négligé de verser du vin. Saint Bernard l'instruit de ce qu'il aurait dû faire en cette circonstance.

1. J'ai su d'où vient votre tristesse et je la trouve louable si elle n'est pas excessive; j'aime à croire qu'elle est selon Dieu, comme dit l'Apôtre, et qu'un jour elle se changera en joie. Soyez donc fâché, mon ami, mais fâchez-vous sans pécher. Or vous ne pécherez pas moins en vous fâchant trop qu'en ne vous fâchant pas du tout; car c'est une faute de ne pas se fâcher quand il y a lieu de le faire, parce que c'est ne pas vouloir corriger ce qui est mal. Mais se mettre en colère plus qu'il ne faut, c'est commettre deux fautes. Or, s'il y a du mal à ne pas corriger ce qui est mal, comment n'y en aurait-il pas à l'augmenter? S'il fallait juger de la culpabilité d'après l'événement, il n'y aurait pas lieu de blâmer votre tristesse, fût-elle même très-grande, puisque votre faute aussi serait énorme; car la faute semble d'autant plus grave qu'elle a pour objet une chose plus sacrée. Mais, comme c'est le motif et non la matière, l'intention et non le résultat qui font la faute ou le mérite,

a Ce fut le troisième abbé de l'abbaye de Trois-Fontaines, située dans le diocèse de Châlons-sur-Marne, et l'une des filles de Clairvaux. Il a été fait mention de lui dans la soixante-troisième lettre et il en est parlé plus longuement dans les notes. Il succéda en 1129 au premier abbé de cette maison nommé Roger, de la mort duquel il est question dans la soixante-onzième lettre.

Il existe une autre abbaye du même nom, sous l'invocation des saints Vincent et Anastase, à Trois-Fontaines; près de Rome, dont Turold fut abbé. Il en est parlé dans la trois cent sixième lettre.

selon cette parole du Seigneur : " Si votre oeil est pur et simple, tout votre corps sera éclairé; mais s'il est trouble et malade, votre corps tout entier sera dans les ténèbres (Matth., VI, 22 et 23), " on ne doit pas, je pense, dans l'examen de ce qui vient de nous arriver, ne considérer que la majesté des saints mystères, il faut rechercher dans quelle pensée vous avez agi. or notre prieur, et moi, en réfléchissant sérieusement l'un et l'autre à votre affaire et en la discutant entre nous, nous trouvons qu'il y a eu ignorance de votre part, négligence de la part de ceux qui vous servaient à l'autel, et absence complète de malice des deux côtés. Or vous n'ignorez pas qu'il n'y a de mérite que là où la volonté a concouru : comment pourrait-il donc y avoir une faute là où certainement elle a manqué! S'il s'en trouve une à laquelle la volonté n'ait eu aucune part, il faudrait dire en ce cas que, tandis que le bien ne mérite aucune récompense, le mal est digne d'être puni. Raisonner ainsi, c'est dire non-seulement que le bien ne l'emporte pas sur le mal, mais que le mal l'emporte sur le bien.

2. Toutefois, afin de calmer les inquiétudes de votre conscience et de peur qu'il ne faille voir dans le malheur qui vient de vous arriver une sorte de révélation qu'il y a dans le monastère quelque autre péché grave qu'on ne connaît pas encore, nous vous imposons comme pénitence de réciter (a) tous les jours jusqu'à Pâques, en, vous prosternant la face contre terre, les sept Psaumes de la pénitence, et de vous donner sept fois la discipline. Celui qui vous servait la messe en fera autant. Quant à celui qui s'en était aperçu (b) auparavant et qui a oublié de mettre le vin dans le calice, nous le trouvons bien plus coupable que les autres, et si vous partagez notre manière de voir, nous vous laissons maître de statuer comme il vous plaira pour ce qui le concerne. Si les antres religieux. ont eu connaissance de ce qui s'est passé, nous sommes d'avis que tous se donnent aussi la discipline pour accomplir ce mot de l’Écriture : " Chargez-vous des fardeaux les uns des autres (Galat., VI, 2). " Au reste, nous vous approuvons beaucoup d'avoir versé du vin sur la parcelle de l'hostie consacrée, dès que vous vous êtes aperçu de l'omission, quoique vous vous en soyez aperçu trop tard. Il ne nous semble pas qu'il y ait eu autre chose à faire; car, à notre avis, si le vin n'a pas été changé au sang du Christ en vertu de sa consécration propre et sacramentelle, il s'est consacré au contact du précieux corps (c). Cependant

a Le texte porte de chanter : autrefois on disait indifféremment chanter ou réciter. Saint Ambroise, selon ce que rapporte le Vénérable Bède dans sa lettre à Egbert, citée dans Warée, " appelle aux fidèles, à propos de la foi, qu'ils doivent chanter, c'est-à-dire réciter tous les matins les paroles du Symbole.

b Quelques manuscrits portent " qui l'avait préparé, " mais je crois qu'il faut préférer cette version, " qui s'en était aperçu. "

c C'est également l'opinion de Jacques de Vitry, sans excepter les scolastiques, comme on le voit dans son Histoire d'Occident, page 427. Il parle de ce cas à la page 444. Voyez notre Commentaire sur la liturgie romaine et notre Edmond Martine, livre II, des Coutumes des Moines, chapitre VII.

on cite un écrivain, je ne sais lequel, qui ne partage pas cette manière de voir, et qui pense que le sacrifice n'a pas lieu sans le pain, l'eau et le vin ; de sorte que si l'un des trois vient à manquer, les deux autres ne sont pas consacrés. Mais sur ce point chacun est libre de suivre son opinion.

3. Pour moi, si je me trouvais dans un cas pareil, sauf meilleur avis, je réparerais le mal en procédant comme vous l'avez fait, ou plutôt en reprenant les paroles de la consécration à ces mots: Simili modo postquam coenatum est, puis je continuerais le sacrifice à partir du point of, j'en, serais resté. Je n'aurais en effet aucun doute sur la consécration du pain au corps de Jésus-Christ, car si je tiens de l'Église, comme elle tient du Seigneur, qu'il faut que le pain et le vin soient consacrés en même temps, elle n'enseigne pas, à ma connaissance, que les saints mystères se consomment simultanément sous les deux espèces; au contraire, on change le pain au corps de Jésus-Christ avant de changer le vin en son sang : si donc la matière qui doit être présentée la dernière l'est un peu trop tard par oubli, je ne vois pas en quoi ce retard peut nuire à la consécration qui précède. Je pense que si le Seigneur, après avoir changé le pain en son corps, avait retardé un peu, ou même tout à fait omis la consécration du vin, son corps n'en aurait pas moins été consacré, et ce qu'il aurait fallu faire n'aurait rien changé à ce qui eût été fait. Ce n'est pas que selon moi il ne faille pas offrir en même temps le pain et le vin additionné d'eau; mon avis, au contraire, est qu'il en doit être ainsi. Mais autre chose est de noter une négligence, autre chose de nier le résultat : dans le premier cas, nous disons que les choses ne se sont point passées comme il faut, et dans le second nous disons qu'elles ne se sont pas faites du tout. Voilà quelle est mon opinion et ma façon de penser, sauf avis meilleur de vous ou de tout autre plus habile que moi.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE LXIX.

46. A Guy, abbé de Trois-Fontaines. C'était le second abbé de cette maison, dont le premier fut Roger, comme on le voit au livre premier de la Vie de saint Bernard, chapitre xni. Guy lui succéda vers la fin de l'air née 1127, et l'année suivante il assista, avec l'abbé Hugues de Pontigny et saint Bernard, au concile de Troyes. Plus tard, il fonda avec des religieux de sa maison quatre autres monastères qui firent la gloire de la maison mère; c'étaient ceux de la Chalade et de Châtillon, au diocèse de Verdun, d'Orval dans le diocèse de Trèves, et de Haute-Fontaine dans celui de Châlons-sur-Marne. L'abbaye de Trois-Fontaines, première fille de Clairvaux, fut fondée, d'après l'abbé Guillaume de Saint-Thierri, dans la Vie de saint Bernard, chapitre XIII, livre fer, en 1118, dans le diocèse de Châlons-sur-Marne, avec l'aide de Guillaume de Champeaux, alors évêque de cette ville. Les commencements de cette abbaye offrant encore quelques points obscurs, il nous a semblé bon d'en dire quelques mots ici.

On voit dans les Actes des évêques de Châlons-sur-Marne (a) une charte de Bozon, septième successeur de Guillaume de Champeaux, qui certifie de l'emploi, pour la construction de cette abbaye, d'une portion de la forêt de Luis, cédée par Alard et par plusieurs autres personnes aux chanoines réguliers de Saint-Sauveur. " Ce qu'il y a de mieux à faire pour assurer dans l'avenir les donations qui sont faites aux pieux et saints monastères, c'est de les consigner par écrit en bonne et due forme. En conséquence, moi, Bozon, par la grâce de Dieu évêque de Châlons-sur-Marne, fais savoir à tous présents et à venir, que Hugues, comte de Troyes, a remis entre les mains de Guillaume, évêque de Châlons-sur-Marne, la portion de la forêt de Luis, qu'il a fait séparer du reste, par Pierre Prévost de Vitry, et par les administrateurs de ladite forêt, nommés Milon de Sère, Gautier, Vierd et autres, pour le prêtre Alard et ses confrères de l'oratoire de Saint-Sauveur, situé dans cette partie de la forêt,afin qu'ils y vivent en chanoines réguliers, ordonnant à Alard de prier les religieux de Compiègne de lui céder ce qu'il lui demandait à lui-même, et de faire confirmer en sa faveur par l'évêque, les concessions qui lui seraient faites par eux. Or les habitants de cet endroit ont cédé tous leurs droits entre les mains de Guillaume évêque de Châlons-sur-Marne, à l'abbé Bernard de Clairvaux, du consentement du comte Hugues pour qu'il fit construire un monastère en cet endroit, ce qui fut fait. "

On voit par cette charte qu'on doit regarder non-seulement Guillaume, mais le comte Hugues lui-même, dont nous avons déjà parlé dans les notes de la trente et unième lettre, comme fondateurs de l'abbaye des Trois-Fontaines.

Au sujet de la concession des confrères de Compiègne, voici ce qui se laissa, comme nous l'apprennent les lettres suivantes primitivement; extraites des Archives du monastère de Compiègne.

a Rapine, sur Guillaume.

47. " Au nom de la sainte et indivisible Trinité, nous, Geoffroy et Jean, l'un doyen et l'autre chantre de la sainte église de Compiègne, ainsi que tous les frères du même lieu, voulons qu'il soit connu de tous présents et à venir, qu'à la demande de sa Seigneurie le roi Louis et de sa femme la reine Adélaïde, du comte Thibaut, de vénérables Goislen, évêque de Soissons, Geoffroy évêque de Chartes, Guérin, évêque d'Amiens, et du seigneur abbé de Clairvaux, nous avons cédé un certain lieu appelé Trois-Fontaines, dans la forêt de Luis qui appartient tout entière à notre Eglise, à l'abbé Guy et aux religieux qui servent Dieu avec lui en cet endroit, pour y habiter: Et de peur qu'avec le temps le souvenir de cette donation ne vînt à se perdre, nous avons voulu la consigner par écrit. Notre volonté est donc que les susdits religieux possèdent cette terre avec le bois et tout ce qui par la suite pourra y faire retour dés biens de notre Église, aussi loin que son droit s'étend dans cette forêt, sauf le droit des autres.... et jouissent en paix et à perpétuité de tous les droits que :nous pouvions avoir sur lesdits lieux. Ce que nous avons signé de notre main et scellé de notre sceau, ainsi que du sceau des personnes qui ont été présentes à cet acte, pour en assurer la force dans l'avenir, lesquelles sont Goislen évêque de Soissons, Geoffroy évêque de Chartres, Guérin évêque d'Amiens, Bernard abbé de Clairvaux, Geoffroy doyen, Jean le Chantre, Eudes et Hainod prévosts, Rainard abbé de saint Barthélemy, Théoder abbé de Saint-Eloi de Noyon. Fait à Compiègne, en chapitre public, l'an de Notre-Seigneur onze cent trente. "

On peut voir, par tout ce qui précède, quelle bonne foi régnait à cette époque, puisque la concession faite par le comte Hugues a eu son effét, bien qu'elle ne fût pas consignée par écrit, jusqu'en 1154, année où Bozon devint évêque de Chàlons-sur-Marne ; et celle des religieux de Compiègne pendant les douze années qui suivirent la fondation du monastère en question.

C'est par l'abbaye de Trois-Fontaines que fut créée, comme nous l'avons dit, celle de Haute-Fontaine, dans le même diocèse de Châlons-sur-Marne. Nous avons reçu de l'illustre abbé de Noailles sur l'accroissement que prit cette maison, dont il est abbé, le document suivant

48. " Au nom de la sainte et indivisible Trinité, nous, B.... (Bozon), évêque de Châlons-sur-Marne, voulons que tous présents et à venir sachent que Thibaut, très-digne abbé de Monstier-en-Der, du consentement unanime de son chapitre et à l'instigation du très-religieux abbé Bernard de Clairvaux, a cédé pour l'amour de Dieu, au monastère de Haute-Fontaine, Guérin en étant abbé, tous les droits du monastère de Monstier-en-Der sur les dîmes de ce qu'ils cultiveront eux-mêmes de leurs propres mains dans la paroisse de Hautvillers. Fait en présence de l'abbé de Clairvaux, de l'abbé Thibaut de Monstier-en-Der, d'Arauld, abbé de Saint-Urbain de Guérin, abbé de Haute-Fontaine, du moine Amaluce et de Jean, frère convers dudit lieu. Et pour que cette donation soit sûre et inattaquable, nous avons fait apposer notre sceau au bas du présent papier par notre chancelier Manne. " (Note de Mabillon).

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LETTRE LXX. AU MÊME.

Saint Bernard lui apprend quels sentiments de miséricorde doit avoir un pasteur, et l'engage à revenir sur la sentence qu'il a prononcée contre un de ses religieux qui avait violé la règle.

A l'abbé Guy (a), le frère Bernard, salut avec l'esprit de science et de piété.

En songeant à la triste condition où se trouve ce malheureux, je me sens ému de pitié, mais je crains que ce ne soit en vain. Et s'il me semble qu'il en est ainsi, c'est que tant qu'il restera dans le misérable état où il est, il ne me sert de rien d'être touché de compassion pour lui. Le sentiment de pitié que j'éprouve ne m'est pas inspiré par une pensée d'intérêt particulier, je vous assure; mais il est produit en moi par la vue de la misère et de l'affliction d'un frère. La pitié, en effet, n'est pas un sentiment que la volonté domine ou que la raison gouverne, on ne la ressent pas de propos délibéré; mais elle s'impose naturellement d'elle-même aux âmes sensibles et compatissantes, à la vue d'une souffrance ou d'un malheur, tellement que si c'était un péché d'être ému de compassion, je ne pourrais pas m'empêcher de l'être quand même je ferais appel à toutes les forces de ma volonté. La raison ou la volonté peuvent bien ne pas céder à une impression, mais elles ne peuvent empêcher qu'elle ne se produise. Loin de moi ceux qui veulent me consoler en disant que mes voeux charitables tourneront à mon profit tant due celui pour lequel j'intercède ne se convertit pas. Je ne veux pas écouter ceux qui, pour me calmer, répètent ces paroles : " La justice de l’homme juste ne profitera qu'à lui ( Ezech., XVIII, 20), " tant que l'impie demeurera dans son impiété. Non, dis-je, je ne veux point être consolé tant que je verrai un de mes frères dans la désolation. C'est pourquoi, mon bien cher fils, si vous avez, ou, pour mieux dire; puisque vous avez l’âme aussi sensible et aussi émue que moi, ayez pitié de ce pauvre malheureux, traitez-le avec patience; et quoiqu'il vous semble qu'après être sorti de son monastère, et y être rentré une fois, il ne lui reste plus, selon la règle, aucun moyen de retour, néanmoins, puisqu'il prétend en avoir, vous devez écouter avec patience et même avec joie son humble défense, dans l'espérance de trouver quelque prétexte raisonnable de sauver un homme dont le salut est désespéré. L'expérience vous l'apprend aussi bien qu'à moi, s'il a de la peine à se sauver

a Cette inscription a été rétablie eu ces termes d'après un manuscrit de Corbie, portant le n° 543.

dans le cloître, il est presque impossible qu'il y réussisse dans le monde. Veuillez donc, après avoir réuni tous vos religieux en chapitre, révoquer toutes les peines et censures que vous avez portées contre lui; peut-être cet acte de condescendance de votre part guérira-t-il celle âme ulcérée, si toutefois vous pouvez, par cet expédient, trouver le moyen de l'admettre, sans blesser la règle, à tenter encore une fois l'épreuve de la vie religieuse (a). Ne craignez pas, en revenant ainsi sur ce que vous avez décidé, et en donnant le pas à la miséricorde sur la justice, de déplaire au Dieu de toute justice et de toute miséricorde. Adieu.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE LXX.

49. Des huit copies manuscrites que nous avons vues de cette lettre; il y en a trois de la Colbertine, qui la donnent telle que nous l’imprimons ici, et cinq qui la reproduisent avec le passage suivant en plus; ce sont deux de Cîteaux, une de Vauluisant, une de Corbie et la cinquième, de Foucarmont. Voici ce passage faisant suite à ces derniers mots de la lettre : " déplaire au Dieu de toute justice et de toute miséricorde. "

" Je me suis trouvé une fois dans un cas à peu près semblable, je veux vous le citer comme exemple. Un jour, un frère (nommé Barthélemi, d'après un autre manuscrit) m'avait vivement contrarié: dans tin mouvement de colère, je lai ordonnai d'un air et d'un ton menaçant de quitter la maison sur-le-champ. Il partit à l'instant même et s'en alla dans une de mes granges où il s'arrêta. Quand je voulus le faire revenir, il posa pour condition qu'il ne rentrerait pas au monastère pour y tenir la dernière place, comme s'il s'était enfui, mais qu'il reprendrait son rang, attendu qu'il avait été renvoyé sans jugement préalable; et dans un moment humeur irréfléchie ; car, disait-il, je ne saurais, en revenant, être soumis au jugement que la règle prescrit, puisqu'on n'a pas attendu ce jugement pour, me renvoyer. Ne voulant pas décider cette affaire moi-même, parce que dans cette circonstance je craignais de céder à quelque mouvement de la nature, je remis le jugement de ma conduite et de la sienne entre les mains de la communauté, qui fut d’avis que le retour de ce religieux ne devait point dépendre du jugement que la règle prescrit en pareil cas, puisqu'il n'avait pas été tenu compte des prescriptions de, la règle quand on l'avait chassé. Si donc pour ce religieux qui n'était sorti qu'une fois de son monastère on montrer une telle modération, que ne devez-vous donc pas faire pour le vôtre dans le péril où il se trouve. "

Tout ce passage nous semble convenir aussi peu à l'esprit et aux habitudes de- saint Bernard qu'à toute sa conduite. Jamais un pareil homme ne se serait laissé aller à cet emportement et à cette précipitation dans le renvoi d'un de ses religieux. Il avait sans doute un zèle ardent, mais il était d'une grande douceur et d'une extrême indulgence, comme on peut en juger par cette lettre même où il montre tant de bonté pour un religieux qui s'était enfui. De plus, si notre Saint avait eu le malheur de tomber dans une pareille faute, il se serait appliqué à l'effacer par la pénitence, et l'aurait ensevelie dans le silence le plus absolu, au lieu d'en rappeler le souvenir pour donner à Guy un exemple si contraire au but qu’il poursuivait et une pareille occasion de se scandaliser. Je pense donc que toute cette histoire fut citée peut-être d'abord par quelque abbé, en marge d'un manuscrit de Cîtaux, passa ensuite dans le texte et fut après cela reproduite par plusieurs manuscrits; mais on ne la lit dans aucun de ceux der Clairvaux, qui sont d'une extrême importance en ce cas.

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LETTRE LXXI. AUX RELIGIEUX DIT MÊME MONASTÈRE.

L'an 1127.

Saint Bernard s'excuse d'avoir différé jusqu'alors de faire la visite de leur monastère; ce n'est pas négligence de sa part, mais il attendait un montent opportun pour le faire. Il les console de la mort de leur abbé Roger.

Si je ne suis pas encore allé vous voir, ne m'accusez pas d'indifférence. Je vous aime comme mes propres entrailles, et si vous croyez qu'une mère puisse abandonner son enfant, je veux bien que vous craigniez que je ne vous oublie. J'ai attendu et j'attends encore une ccasion favorable pour vous faire ma visite, afin qu'elle vous profite. Cependant que votre coeur ne se trouble pas à la pensée de la perte que vous venez de faire de votre vénérable abbé (Roger); Dieu, je l'espère, lui donnera un digne successeur. D'ailleurs il n'est pas entièrement perdu pour vous; le Seigneur l'a retiré du milieu de vous, mais ne vous l'a point ôté; l'unique différence que j'y vois, c'est que nous le possédons maintenant avec vous; au lieu que jusqu'à présent il n'avait été qu'à vous. Mais en attendant ma venue, conduisez-vous en hommes de coeur, que votre âme soit forte et que toutes vos actions soient inspirées par l’esprit de charité. Adieu.

a Ici, quelques manuscrits rapportent un fait si étranger au caractère de saint Bernard que nous avons cru devoir le reléguer dans les notes, puisque nous ne le rejetions pas tout à fait.

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LETTRE LXXII. A RAINAUD, ABBÉ DE FOIGNY (a).

Saint Bernard lui montre combien peu il aime les louanges et combien le joug du Christ est léger. Il ne veut pas qu'on lui donne le non' de père et se contente de celui de frère.

A son très-cher Rainaud, le frère et non le père Bernard, son co-serviteur de Dieu et non son maître, salut et tout ce qu'on souhaite de bon à un frère bien-aimé et à un co-serviteur fidèle.

1. Avant tout ne soyez pas surpris si les titres d'honneur m'effraient quand je me trouve si peu digne des honneurs eux-mêmes ; et si vous devez me les donner, pour moi, il n'est pas convenable que je les accepte. Vous vous croyez obligé à ce précepte de l'Apôtre : " Prévenez-vous les uns les autres par des témoignages d'honneur et de déférence (Rom., XII, 10), et à cet autre: " Soyez soumis les uns aux autres dans la crainte du Christ (Eph., V, 21). " Comme ces expressions "les uns les autres," et " les uns aux autres, " n'ont point été employées au hasard, vous pensez qu'elles me regardent aussi bien que vous. Mais si vous vous rappelez ces paroles de notre règle : " Que les plus jeunes se montrent pleins de déférence pour leurs aînés, " je me souviens, moi, de la règle que la Vérité a tracée en ces termes: " Les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers (Matth., XX, 16) ; " et j'entends toujours ces paroles : " Que le plus grand parmi vous se fasse le plus petit (Luc., XXll, 26). " " Plus vous êtes élevé, plus vous devez vous abaisser en toute circonstance (Eccli., lu, 20). " " Ils vous ont élevé en dignité et placé à leur tête? Soyez au milieu d'eux comme l'un d'entre eux." Car il est dit: " Nous ne sommes pas envoyés pour tyranniser votre foi, mais pour contribuer à votre joie (II Cor., I, 23). " Et ailleurs : "Ne vous faites pas appeler maîtres parles hommes (Matth., XXIII, 8); " et enfin: "N'appelez personne votre père sur la terre (Ibid., 9). " Ainsi toutes ces paroles sont un contre-poids qui m'abaisse a mesure que vous m'élevez par les titres pompeux due vous me prodiguez. Aussi ai-je raison, je ne dirai pas de chanter, mais de soupirer avec le Psalmiste en ces termes: " Quand je me suis vu exalté,

a Foigny, diocèse de Laon, une des filles de Clairvaux, fondée en 1121, par l'évêque Barthélemy. Une charte, rapportée à la page 659 des notes de Guibert, fait remonter à un certain Elbert ou Eilbert, abbé du monastère bénédictin de Saint-Michel de Thiérache, la concession du terrain sur lequel Foigny fut bâti. Rainaud fut le premier abbé de cette maison; c'est à lui qu'est adressée cette lettre. Au sujet de Foigny, voir la lettre cinquième, et la Vie de saint Bernard, livre Ier, chapitre LII, ainsi que les notes de la fin du volume.

je me suis senti humilié et rempli de trouble (Psalm. LXXXVII, 16); " ou dans ces autres encore: " Vous ne m'avez élevé que pour me briser (Psalm. CI, 11). " Mais je vous ferais peut-être mieux comprendre ce que je ressens si je vous disais que celui qui m'élève m'abaisse, et que celui qui m'abaisse m'élève. Ainsi vous m'humiliez quand vous me grandissez et quand vous me comblez de termes d'honneur. Mais en m'écrasant ainsi, vous ne pouvez pourtant me faire perdre courage. Un mot me console; c'est un de ceux par lesquels la vérité a le merveilleux secret de relever ceux mêmes qu'elle humilie, et de leur faire connaître ce qu'ils sont, en leur découvrant leur petitesse. Ainsi la même main qui m'abat me relève et me fait chanter avec joie: " Je suis heureux, Seigneur, que vous m'ayez humilié pour me faire connaître votre sainte loi; sortie de votre bouche, elle me semble bien préférable à des millions d'or et d'argent (Psalm. CXVIII, 71, 72). " Voilà les merveilles que produit la parole pleine de vie et d'efficacité du Seigneur, et qu'accomplit avec une douceur et une puissance incomparables ce Verbe par lequel tout a été créé; voilà enfin ce qui accompagne le joug aimable et le fardeau léger du Christ.

2. Qui n'admettrait pas en effet combien est léger le fardeau de la vérité ? En est-il un qui le soit davantage? Il soulage celui qui le porte, au lieu de le charger. Non-seulement il ne pèse point sur les épaules où il repose, mais encore il porte lui-même ceux qui doivent le porter. S'il remplissait le sein virginal qui le portait, il ne le rendait ni lourd, ni pesant; il donnait aux bras du vieillard Siméon qui le reçurent, des forces pour le porter; enfin il a ravi jusqu'au troisième ciel le corps pesant et corruptible de saint Paul. Je cherche sur la terre quelque chose de comparable à ce fardeau qui a la propriété d'alléger ceux qui le portent, et je ne trouve que les ailes des oiseaux qui agissent à peu près de même; car, par une singulière disposition, elles rendent en même temps le corps des oiseaux plus gros et moins pesant. C'est un miracle de la nature, qui sait employer plus de matière et faire une oeuvre plus légère, ajouter au volume et retrancher au poids, comme elle l'a fait pour les oiseaux, dont les ailes ressemblent au fardeau du Christ, car elles soutiennent ceux qui les portent. Il en est de même du chariot il augmente la charge du cheval qui le traîne, mais il lui rend facile à porter le fardeau qu'il ne pouvait mouvoir sans lui. Le fardeau s'ajoute au fardeau, et ils deviennent l'un`et l'autre moins pesants: voilà comment au joug lourd et pesant de là loi ancienne le char de l'Evangile est venu s'ajouter pour porter la perfection plus loin en diminuant les difficultés du transport. " Sa parole, est-il dit, court avec rapidité (Psalm. CXLVII, 15). " Cette parole qui d'abord ne fut connue que dans la Judée, et qui ne put, à cause de sa pesanteur, dépasser les frontières de ce pays; tel eu était le poids, qu'elle s'échappa mime des mains fatiguées de Moïse; mais, rendue plus légère par la grâce et posée sur le char de l'Evangile, elle ne tarda pas à se répandre sur toute la terre et atteignit bientôt d'un vol rapide jusqu'aux confins du monde. Mais je me laisse entraîner trop loin.

3. Pour vous donc, mon bien cher ami, cessez, je ne dirai pas de m'élever, mais plutôt de m'écraser par des titres que je ne mérite pas; autrement, avec la meilleure volonté du monde à mon égard, vous vous rangerez au nombre des ennemis qui en veulent à mon âme. Ecoutez en quels termes je me plains d'eux au Seigneur dans ma prière: "Ceux qui me comblaient de louanges me chargeaient d'imprécations (Psalm. CI, 9)." Je ne tarde pas, après avoir poussé ce gémissement, à entendre le Seigneur me répondre et confirmer la vérité de mes paroles, en disant: "Oui, ceux qui vantent ton bonheur, t'induisent en erreur (Texte d'Isaïe IX, 16, cité de mémoire). "Alors je m'écrie avec le Prophète: "Loin de moi tous ceux qui nourrissent ma vanité par leurs louanges et leurs applaudissements (Psalm. LXIX, 4)." Ne craignez pas cependant que je lance sans distinction contre tous mes adversaires ces imprécations et ces anathèmes. Je m'explique. Voici comment je comprends les choses: je demande d'abord à Dieu que tous ceux qui m'estiment au delà de ce qu'ils voient en moi ou de ce qu'ils entendent dire de ma personne, retournent sur leurs pas, c'est-à-dire, reviennent des louanges exagérées qu'ils me donnent sans me connaître, et qu'ils en rabattent beaucoup. Comment cela ? en connaissant mieux celui qu'ils louent outre mesure, et par conséquent en rougissant de leur erreur et du mauvais service qu'ils rendent à leur ami. Voilà dans quel sens je crie: Arrière! tant à ceux qui me veulent du mal et me louent pour me flatter, qu'à ceux qui, sans le vouloir, me font du mal, lorsque par amitié pour moi ils me donnent des louanges excessives. C'est à ces deux espèces d'ennemis que je dis Arrière! et soyez couverts de confusion. Comprenez bien ma pensée. Je voudrais qu'ils me vissent si vil et si méprisable, qu'ils eussent honte d'avoir prodigué leurs louanges à un pareil homme et qu'ils cessassent enfin de les adresser si mal. Je me sers ordinairement de deux versets pour repousser les traits de ces deux sortes d'ennemis: à ceux qui me louent avec malice, je crie. Arrière! " et qu'ils soient couverts de honte ceux qui veulent me nuire! " Mais à ceux dont l'intention est bonne, je dis : " Qu'ils en rabattent bien vite et qu'ils rougissent ceux qui me disent : C'est bien ! c'est bien! "

4. Mais pour en revenir à vous, puisque je dois, à l'exemple de l'Apôtre, ,vivre avec vous en frère et non pas dans un esprit de domination sur votre piété, et que j'apprends de la bouche du Seigneur que nous n'avons qu'un même père dans les cieux, que tous nous sommes frères ici-bas, je trouve que je dois repousser avec le bouclier de la vérité les noms de père et de maître, qui sont faits pour le ciel; vous me les donnez, je le sais bien, plutôt pour me faire honneur que pour m'accabler; mais il vaut mieux que vous m'appeliez du nom de frère ou de co-serviteur de Dieu, car nous avons le même héritage en espérance et nous servons le même maître. Si j'accepte un titre qui ne convient qu'à Dieu, j'ai peur qu'il ne me dise: " Puisque c'est moi qui suis le Seigneur, où donc est la crainte respectueuse que vous me devez; et puisque je suis votre père, où est l'honneur que vous me rendez (Malac., I, 6)? " Il est bien vrai pourtant que si je ne veux pas m'attribuer à votre égard l'autorité d'un père, j'en ai tous les sentiments, car mon amour pour vous est tout à fait celui d'un père pour son enfant, à ce qu'il me semble. Mais en voilà assez au sujet des titres que vous me donnez.

5. Je veux répondre maintenant au reste de votre lettre: vous .vous plaignez de ce que je ne vais pas vous voir, je pourrais me plaindre également de vous pour le même motif. Je ne veux pas le faire, attendu que vous pensez, comme moi, que la volonté de Dieu doit passer avant tous les désirs de notre coeur, et tous ces besoins de nous visiter; s'il en était autrement, si Jésus-Christ n'était pas en cause, comment pourrais-je me priver de la vue d'un confrère qui m'est particulièrement précieux cet cher; où pourrais-je trouver un ami plus dévoué, d'un travail aussi persévérant, d'un entretien aussi utile, d'une mémoire aussi riche et aussi présente? Mais il faut mettre notre bonheur à suivre jusqu'à la fin la volonté de Dieu et à ne chercher en toutes choses et dans toutes circonstances, que les intérêts de Jésus-Christ, sans nous occuper des nôtres.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE. LXXII. A RAINAUD DE FOIGNY.

50. Avant tout, ne soyez pas surpris si les titrés d'honneur m'effraient. Saint Bernard veut parler des titres de Dom et de Père. Il nous donne un rare exemple de modestie en se montrant effrayé des titres d'honneur que tant d'autres ambitionnent quelquefois, plus que les honneurs et les dignités mêmes. Nous en trouvons un pareil, sans compter ceux que nous avons rapportés dans nos notes à la deuxième lettre, dans la vie de la bienheureuse Mechtilde : "La Soeur Mechtilde, dit l'auteur de sa Vie, voulait qu'on s'abstînt de lui donner le noua de Dame; et refusait toute dénomination qui sentait la. grandeur. Mais la règle. de la maison exigeait qu'on l'appelât Dame et Abbesse." Ainsi voyons-nous Auguste, dans Suétone (ch. 53, de la Vie d'Auguste), repousser constamment avec horreur, comme un opprobre et une sorte de malédiction, le titre de Seigneur. Tibère lui-même le regardait comme une sorte d'outrage. De là vient que,. dans la suite, les auteurs voulant employer une expression moins ambitieuse, retranchèrent une syllabe au mot latin qui signifie seigneur, et donnèrent le titre de dom aux saints personnages, aux évêques et à d'autres encore, jusqu'au temps de saint Bernard. Ainsi Sulpice Sévère, lettre deuxième, dit : " On rapporte que dom Martin mourut. " Saint Grégoire le Grand, livre Ier, lettre 6, et livre VII, lettre 127, se sert de la même expression. On la retrouve plusieurs fais dans les lettres de Didier de Cahors et dans Grégoire de Tours, liv. XI, Hist., c. 42; les Italiens et les Espagnols leur ont emprunté ce mot. Nous voyons de même, chez les Grecs modernes, le mot kurios changé en kuros, comme le fait remarquer notre très-docte Hugues Bernard, dans ses Notes à la concordance des Règles, c. 70. Notre Père saint Benoît, fait mention de l'expression Dom dans la Règle, ch. 63, où nous lisons " Que l'abbè, qui semble tenir la place de Jésus-Christ, soit appelé Dom et Abbé, non pas par flatterie, mais par respect et par amour pour Notre-Seigneur. " Ce titre, que la règle n'accordait d'abord qu'à l'abbé, s'est donné avec le temps, ainsi que le nom de Père, aux simples religieux, pourvu qu'ils fussent prêtres. Voyez sur ce sujet Menard, à l'endroit cité Haeften, liv. III, traité 4, et dissertations 4 et 5 ; Jules Nigron, dans la Règle de la Société de Jésus, règle 22 ( Note de Mabillon),

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LETTRE LXXIII. AU MÊME.

Rainaud exprimait une défiance et des regrets excessifs à l'occasion du titre d'abbé qui venait de lui être donné; saint Bernard l’éclaire à ce sujet et l'engage en même temps à prodiguer lui-même à ses religieux aide et consolation plutôt que de leur demander leur assistance.

A son très-cher fils Rainaud, abbé de Foigny, Bernard, que Dieu vous donne l'esprit de force.

1. Vous vous plaignez, mon bien cher fils Rainaud, de toutes vos tribulations, et par vos pieux gémissements, vous excitez les miens; car je ne puis vous savoir dans la peine sans m'y sentir moi-même, ni entendre vos plaintes et vos inquiétudes saris les partager. Mais, puisque j'avais prévu les maux dont vous vous plaignez, et que je vous les avais fait prévoir, s'il votas en souvient bien, vous deviez, ce me semble, être mieux préparé à les souffrir et m'épargner un surcroît de chagrin; n'est-ce donc pas assez pour moi, n'est-ce pas même beaucoup trop, de vous avoir perdu et de ne pouvoir plus ni vous voir ni recevoir vos douces consolations? J'en suis tellement affligé que j'en éprouve comme du regret de vous avoir éloigné de moi, vous qui étiez rua plus douce consolation. Il est vrai que j'ai cédé alors à la voix de la charité ; mais, comme je ne puis être avec vous là où j'ai dû vous envoyer, je pleure sur vous comme si vous étiez perdu pour moi. Aussi, quand après cela, vous qui devez être mon soutien, vous venez au contraire m'accabler du poids de votre propre peine, et accumuler, pour moi, comme vous le faites, chagrins sur chagrins et tourments sur tourments, si je me sens heureux de cette confiance filiale qui ne me cache aucune de ses peines, je souffre en même temps beaucoup du poids qu'elle ajoute aux tourments dont je suis accablé de toutes parts. pourquoi venez-vous accroître les sollicitudes d'une âme qui n'est déjà que trop inquiète et déchirer par d'horribles souffrances le coeur et les entrailles d'un père que votre départ n'a que trop affligé? Je me suis déchargé sur vous d'une partie du fardeau qui m'accable, parce que je vous ai considéré comme un fils, un ami, un fidèle soutien ; mais comment supportez-vous votre part du fardeau paternel, si vous le faites de manière à m'en laisser encore tout le poids? Il en résultera que vous aurez partagé mon fardeau sans que pour cela j'en éprouve moi-même le moindre soulagement.

2. Or ce fardeau, c'est celui des âmes malades et infirmes, car celles qui se portent bien n'ont pas besoin qu'on les aide; elles ne sont donc pas un fardeau. Rappelez-vous bien que si vous êtes père et abbé, c'est surtout pour les religieux affligés, faibles et mécontents. C'est en consolant les uns, en soutenant les autres et en reprenant les troisièmes que vous remplissez votre charge et portez votre fardeau; c'est en chargeant ces âmes sur vos épaules que vous les guérissez, et c'est en les guérissant que vous vous en chargez. Mais si vous avez des religieux allant tellement bien qu'ils vous donnent des consolations au lieu de vous en demander, ne vous regardez pas comme leur père et leur supérieur, colis voyez en eux des égaux et des amis. Gardez-vous de vous plaindre si vous trouvez plus d'épreuves que de consolations dans la société de ceux au milieu desquels je vous ai placé. Vous leur avez été envoyé pour les soutenir et les consoler, parce que vous êtes plus fort et mieux portant qu'eux, et qu'avec la grâce de Dieu vous pouvez leur aider à tous sans avoir besoin qu'eux-mêmes vous aident et vous soutiennent. D'ailleurs, plus le fardeau est grand, plus grande aussi doit être la récompense ; mais, au contraire, si les consolations abondent, vos mérites ne Peuvent que décroître dans la même proportion. Choisissez donc; si vous préférez ceux qui sont pour vous un fardeau, vous y gagnerez en mérite; mais; au contraire, si vous optez pour ceux qui vous consolent, vous perdez tous vos mérites du même coup. Les premiers sont comme la source doit ils naissent, et les seconds comme le gouffre oit ils s'engloutissent; car ceux qui partagent vos peines prélèvent aussi leur part sur votre récompense. Sachez donc qu'on ne vous a envoyé là où vous êtes que pour soulager les autres et non pour en être soulagé vous-même. Vous n'ignorez pas sans doute que vous êtes le vicaire de celui qui n'est venu que pour servir les autres, non pas pour en être servi lui-même. Je voulais d'abord vous écrire plus longuement encore, afin de vous donner un peu de consolation; mais je n'ai pas trouvé qu'il fitt bien nécessaire de charger une feuille morte de ce que notre prieur peut vous dire de vive voix. J'espère que sa présence vous donnera toutes ces consolations, ranimera votre courage et que vous trouverez dans ses discours ce que vous chercheriez en vain dans ma lettre. Vous me priez de lui faire part de mon esprit pour vous le communiquer, si cela est possible ; c'est ce que j'ai fait, soyez-en bien certain. Car vous savez que nous n'avons l'un et l'autre qu'un seul et même esprit, qu'une seule et même volonté.

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LETTRE LXXIV. AU MÊME.

Saint Bernard avait témoigne à Rainaud le désir qu'il cessât de lui faire entendre ses plaintes ; maintenant il le presse de le mettre au courant de toutes ses tribulations.

J'avais espéré, mon bien cher ami, avoir trouvé le moyen de mettre un terme à mes inquiétudes à votre sujet, en vous suggérant la pensée de ne pas m'informer de tous vos ennuis. Je me rappelle que je vous disais, entre autres choses, dans ma dernière lettre, que si, d'un côté, je suis heureux de cette confiance filiale qui ne me cache aucune de vos peines, d'un autre, je souffre beaucoup du poids qu'elle ajoute à mes douleurs. Mais le remède que j'avais cru trouver à mes tourments les augmente au lieu de les diminuer, car autrefois je n'éprouvais de crainte et de chagrin qu'au sujet des peines dont vous me parliez; à présent, je crains tout, et, comme dit Ovide, votre auteur favori, "je me fais toujours les périls que je redoute plus grands qu'ils ne sont en effet. " J'appréhende tout parce que je ne sais plus rien, et je me fais souvent un, chagrin très-réel peut des maux imaginaires : cela vient de ce que, dominé par l'amour, le cœur n'est plus maître de lui; il craint ce qu'il ignore, il se tourmente sans motif; son inquiétude va plus vite et plus loin qu'il ne veut; c'est en vain qu'il s'efforce de régler sa sensibilité, il n'en peut prévenir les excès, il s'émeut malgré lui. Vous voyez, mon fils, que la précaution que j'avais prise et la discrétion filiale dont vous avez fait preuve en cette occasion m'ont bien mal réussi. Je vous prie donc de ne plus me laisser ignorer désormais tout ce qui vous concerne, si vous ne voulez redoubler mes inquiétudes au lieu de les diminuer. Saisissez l'occasion favorable pour me renvoyer les opuscules que vous avez à moi.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE LXXV. A ARTAUD (a), ABBÉ DE PRULLY.

Saint Bernard le dissuade d'aller fonder un monastère en Espagne.

A son très-cher ami et confrère l'abbé Artaud, le frère Bernard, salut.

Tout ce que des amis séparés peuvent nourrir l'un pour l'autre d'affection et de bienveillance au fond de leur coeur, je le ressens pour vous et je compte bien que vous l'éprouvez également à mon égard, non-seulement parce que nous partageons le même genre de vie et la, même profession, mais encore parce que vous n'avez pu oublier notre ancienne amitié. Or il est une manière de nous montrer mutuellement combien cette affection qui nous est si chère est présente au fond de nos coeurs, c'est de ne nous pas cacher l'un à l'autre ce que nous pouvons apprendre de fâcheux sur le compte de l'un de nous. Or j'ai entendu dire que vous avez l'intention d'aller fonder, en Espagne, un couvent dépendant de votre saint monastère ; j'en suis on ne peut plus surpris et je me demande pourquoi, dans quel but et dans quelle espérance vous voulez envoyer quelques-uns de vos enfants en exil, dans une maison si éloignée de vous et qui vous coûtera tant de peines et d'argent à trouver et à construire, tandis que vous avez dans les environs de votre couvent une maison convenable et prête à recevoir les religieux que vous voudrez y envoyer. Vous ne me direz pas sans doute, pour vous excuser, que ce domaine ne vous appartient pas, car je sais que vous pourrez en disposer quand vous le voudrez. Il appartient à l'abbé de Pontigny (b) qui, bien loin de vous le refuser, si vous le lui demandez, se fera même un plaisir de vous l'offrir en pur don si vous voulez l'accepter; non pas que cette maison ne soit bien située, mais elle lui est inutile. Comme vous le savez, nous devons tous les deux tenir compte, dans notre conduite, du conseil de l'Apôtre nous disant : " Prenez garde qu'on ne vous méprise à cause de votre jeunesse (I Timoth., IV, 12). " Car, comme nous

a Nous avons rétabli cette suscription, de même que plusieurs autres, d'après le manuscrit de Corbie. Cet Artaud fut abbé de Prully (notre ancienne édition, dit Pottières) mais à tort, de l'ordre de Cîteaux, dans le diocèse de Sens. Voir aux notes.

b Telle est la leçon du manuscrit de Corbie ; dans plusieurs autres, l'endroit n'est indiqué que par l'initiale P. C'est Vauluisant, où Artaud, par le conseil de saint Bernard, fonda un monastère en 1127. date de cette lettre, avec douze religieux qui y furent envoyés, sous la conduite de l'abbé Norpaut.

sommes jeunes l'un et l'autre, je crains qu'on ne nous taxe de légèreté. J'espère bien que vous reviendrez sur votre premier dessein et que vous préférerez une maison qui se trouve dans votre voisinage et prête à habiter; car, en même temps qu'elle fait parfaitement votre affaire vous savez qu'elle est plutôt une charge qu'un avantage pour l'abbé de nos amis à qui elle appartient. Adieu.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE LXXV,

51. Artaud, abbé de Prully, et non pas de Pottières. Voir les notes de la lettre quatre-vingtième. Prully était un monastère de Cisterciens, fondé dans le diocèse de Sens, en l'année 1118, par Thibaut, comte de Champagne, et Adèle, sa mère, comme le rapporte, dans sa Chronique, Guillaume de Nangis, cité par Manrique à cette année, bien qu'alors Thibaut ne fût pas encore comte de Champagne, ainsi qu'il est dit aux notes de la trente et unième lettre. On voit, par le contexte de la lettre, qu'elle n'a point été adressée à l'abbé de Pottières, mais à celui de Prully, car saint Bernard lui dit qu'il ressent pour lui la plus vive affection, " non-seulement parce que nous partageons le même genre de vie et la " même profession, mais encore parce que vous n'avez pu oublier notre ancienne amitié (Note de Mabillon). "

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LETTRE LXXVI. A L'ABBÉ (a) DES CHANOINES RÉGULIERS DE SAINT-PIERRE-MONT.

Saint Bernard lui trace la ligne de conduite qu'il doit tenir à l'égard d'un homme qui, après avoir renoncé à la vie du couvent et quitté l'habit religieux qu'il portait depuis longtemps, était rentré dans le monde, et avait convolé à de secondes noces.

Au très-révérend père des chanoines réguliers de Saint-Pierre-Mont, le frère Bernard, salut et l'affection qui lui est due.

Puisque vous avez voulu que cet homme me consultât, je lui ai fait connaître mon sentiment, sans prétendre toutefois qu'il dût le suivre, s'il en trouvait un meilleur que le mien; le voici en deux mots, pour ne pas vous fatiguer par le récit de ce que vous savez. Ce n'est pas sans se mettre en péril, peut-être même n'est-ce pas sans violer les canons, qu'un homme qui a longtemps vécu dans un couvent et porté l'habit religieux, retourne dans le monde et se remarie d'une manière aussi indécente que ridicule, après avoir, du vivant même de sa première femme et de son consentement, observé pendant longtemps une continence absolue. Mais, comme ce mariage s'est fait publiquement et de la même manière que tous les autres, sans qu'il se produisit ni protestation ni opposition, il ne me semble pas que cet homme puisse en sûreté de conscience forcer sa femme à le quitter, tant qu'il n'aura pas, pour lui, le conseil ou la décision de l'évêque, ou même un jugement canonique en règle. Mais comme à notre avis, vous êtes cause, en grande partie, du péril imminent que court cette âme, attendu qu'en différant peut-être trop longtemps de lui permettre de faire profession, comme il le désirait et le demandait, vous avez pu fournir au démon l'occasion de le précipiter dans la malheureuse situation on il se trouve, je vous conseille

a Dans toutes les éditions il y a eu, jusqu'à présent, au même. ; mais nous avons rétabli, d'après le manuscrit de Corbie, la vraie suscription et, par conséquent, le véritable titre de cette lettre. Pierre-Mont est une abbaye d'Augustins, dans le diocèse de Tout peu éloignée de la petite rivière de Mortagne, affluent de la Meurthe. Cette lettre explique le doute que saint Bernard se pose à lui-même dans le quatrième opuscule du Précepte et de la Dispense, chapitre XVI.

au nom de la charité, d'employer toutes les ressources de votre esprit h tirer ce malheureux de ce mauvais pas par tous les moyens possibles, et au prix de n'importe quelles peines et quelles dépenses. Adressez-vous, par exemple, à sa femme elle-même et tâchez de la déterminer à quitter son mari, en 'engageant à garder la continence; ou bien allez trouver l'évêque et priez-le de faire venir ces deux époux devant lui et de les séparer, comme, à mon avis, il a certainement le droit de le faire,

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE LXXVI. AU MÊME (d'après Horstius).

52. Il ne me semble pas que cet homme puisse en sûreté de conscience,..... Un homme qui avait longtemps vécu dans un couvent où il portait l'habit religieux, était retourné dans le monde et y avait pris femme. Saint Bernard consulté à ce sujet, ne dit pas clairement ce qu'il pense de ce mariage. Voici comment il en parle : " Ce n'est pas sans se mettre en péril, et peut-être même n'est-ce pas sans violer les canons, qu'un homme..... etc.; " puis il ajoute : "Mais, comme ce mariage s'est fait publiquement et de la même manière que tons les autres, " il ne lui semble pas que cet homme puisse en sûreté de conscience, se séparer de sa femme malgré elle. De plus, on ne voit pas bien par quelle espèce de. voeu cet homme s'était enchaîné, à moins qu'on ne regarde comme la preuve d'un voeu solennel, le port de l'habit religieux pendant de longues années.

La difficulté soulevée par cette question se trouve encore augmentée par la lettre soixante-dixième de saint Augustin à Boniface qui devint comte après avoir fait voeu de religion, et se maria. Le saint évêque l'engage à accomplir son voeu si sa femme le lui permet, et à vivre saintement dans sa charge, si elle ne consent point à lui rendre sa liberté. Le même Père, dans son traité Sur le bien de la viduité, chapitre IX, s'exprime en ces termes : " Mais parce qu'il n'est pas donné à tout le monde de goûter ces paroles... etc., que celle qui peut comprendre ceci le comprenne bien, et que celle qui ne peut garder la continence se marie; que celle qui ne s'est pas encore engagée dans le mariage réfléchisse avant de le faire, et que celle qui en a accepté les lois s'y soumette avec persévérance. " Un peu plus loin il continue ainsi : " Par la continence, les vierges et les veuves aspirent à un état plus excellent et meilleur, celles qui se sont une fois décidées à l'observer, qui l'ont embrassé par choix et s'y sont astreintes par un voeu, non-seulement ne peuvent plus se marier, mais ne sauraient même sans crime songer à le faire..... Ce n'est pas que le mariage ou leur mariage soit mauvais en lui-même, à nos yeux, mais le mal est dans le renoncement à leur projet, dans la violation de leur. veau; s'il n'est pas précisément en ce qu'elles font, une chose moins bonne, que celle qu'elles avaient promise, elle est datas la perte d'une chose meilleure que celle qu'elles font.., etc. " Dans le Mme traité, chapitre X, le saint Docteur se déclare contre ceux qui regardent le mariage contracté après un veau de chasteté, plutôt comme un adultère que comme un vrai mariage, et soutient que c'en est un véritable et indissoluble (Voir Tanner. tom. III, disput. 5, quest. 4. doute 4).

Saint Augustin émet encore la même opinion sur ce sujet, dans un autre endroit. On peut voir la réponse de saint Bernard à l'autorité de ce Père, dans son traité du Précepte et de la dispense, chapitre XVII. On pourra en même temps admirer son respect, pour les saints Pères, qu'il ne se permet pas facilement d'accuser de faute ou d'erreur.

D'ailleurs, il est constant maintenant que tous les théologiens et l'Église entière regardent le voeu solennel de religion comme un empêchement non-seulement empêchant mais, dirimant. Le point controversé est de savoir s'il dirime ce mariage de droit naturel et divin ou de droit ecclésiastique, positif ou humain. Saint Thomas (a), saint Bonaventure, Durand, Soto, Sanchez et beaucoup d'autres encore pensent que le voeu solennel est dirimant, de droit naturel et divin; ils s'appuient sur ce que le voeu solennel n'est pas une simple promesse comme un voeu ordinaire, mais constitue, à proprement parler, une véritable mise en possession d'une chose présente, une véritable délivrance en propriété perpétuelle, à Dieu, de la personne qui fait ce vœu : c'est un transport de domaine et de jouissance en faveur de Dieu, accepté par l'Église en son nom. D'où il suit qu'après cette espèce d'envoi de Dieu en possession de l'homme qui a fait un voeu, celui-ci ne s'appartient plus et ne peut plus se donner à un autre; la première donation rend nulle toute donation postérieure, car il est de droit naturel et divin qu'on ne peut donner à autrui ce qu'on ne possède pas, par conséquent tout mariage contracté après un voeu solennel est nul, de droit naturel et divin.

D'autres théologiens n'admettent pas le principe que les premiers regardent comme certain et, pour eux, si le vœu solennel est, pour le mariage, un empêchement dirimant. ce n'est qu'en vertu du droit ecclésiastique. Voir Palud, dans sa 4e dist. 88; Cajétan. 2. 2, question 88, a. 7; Vasquez, disp. 165, chap. 6; Azor., liv. 12, chap. 6; Lessius, Traité de la justice, chap, 41, doute 8, n. 1, et tous les canonistes, au rapport de Panormitain, sur le chap. Rursus qui clerici vel voventes. Voir encore sur ce point la doctrine de l'Eglise, dans les décrets du premier concile de Tolède, canon 16 ; de Chalcédoine, canons 14 et 15; de Tribur, canon 25, qui s'appuie sur l'autorité de celui de Chalcédoine, et prescrit ouvertement de séparer ceux qui ont contracté mariage après avoir fait vœu solennel de religion; du second concile de Tours, canon 16, et enfin de celui de Trente, session XXIV, canon 9, qui déclare anathème quiconque ne tient pas pour a invalides les mariages de ceux qui ont fait voeu solennel de chasteté. " Or ce n'est pas là dissoudre les liens d'un mariage effectivement contracté ou changer l'essence de. ce sacrement, mais c'est rendre les personnes inhabiles à contracter mariage, ou annuler l'espèce de contrat qui est requis dans ce sacrement.

D'ailleurs, ce n'est pas sans de bien graves motifs que l'Eglise agit de la sorte. En effet, puisque celui qui fait voeu solennel de religion se consacre publiquement, se donne tout entier à Dieu et fait en son honneur profession d'un nouvel état de vie, il était convenable que l'Eglise pourvût, par les meilleurs moyens possibles, à leur persévérance, et prévînt tous les scandales qui pouvaient naître de cet état de choses; c'est

a S. Thom, 4 Sent. distinct. 38. quest. 1, a. 3.

ce qu'elle a fait admirablement bien en déclarant que la profession religieuse entraînerait de pareilles conséquences. Voici donc comment il faut entendre les passages des Pères ou les canons qui semblent opposés sur ce point, car s'il est hors de doute que le mariage contracté après un voeu de chasteté est illicite, les uns ne le, regardent pas moins comme un mariage véritablement valide et indissoluble une fois contracté; les autres tiennent que c'est un pur adultère; le pire de tous, et qu'on doit séparer les époux de force et même recourir, en cas de besoin, à l’aide du bras séculier. Voici; dis-je, comment on peut concilier les deux opinions. Les deux premiers ne parlent que du vœu simple; qui n'est pour le, mariage qu'un empêchement empêchant, et non pas dirimant; les seconds ont en pensée le voeu solennel, qui est un empêchement dirimant. Cependant il y a des théologiens qui prétendent que les premiers parlaient des. deux sortes de voeux indistinctement, et que; dans leur pensée,, la profession religieuse ne devint un empêchement dirimant qu'en vertu d'une loi ecclésiastique; mais il est difficile de dire à quelle époque cette loi fut portée. Nous pensons en avoir dit assez sur ce sujet, mais on peut consulter encore saint Thomas à l'endroit cité; Bellarmin, tome III, du Mariage, chapitre 21 ; Estius, dans la 4e sentence, distinction trente-huitième ; Tanner, tome III, disp. 5, question 4, doute 4 et tome IV; disp. 5, question 4, doute 3; Plat., du Bien de l'état religieux, livre II, chapitre XX (Note de Horstius).

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LETTRE LXXVII. A MAITRE HUGUES DE SAINT-VICTOR.

L.'an 1127.

Cette lettre, à cause de son importance, a été rangée parmi les traités.
 
 
 
 
 
 

LETTRE LXXVIII. A SUGER (a), ABBÉ DE SAINT-DENIS.

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

Saint Bernard le félicite d'avoir tout d'un coup renoncé au faste et au luxe du monde pour revenir aux modestes habitudes de la vie religieuse, et il blâme sévèrement tout clore qui emploie son temps plutôt au service des princes qu'à celui de Dieu.

1. Une bien excellente nouvelle a s'est répandue jusque clans nos contrées ; elle ne peut manquer de faire un grand bien à tous ceux qui en seront informés. En effet, quel homme rempli de la crainte de Dieu ne sera pas transporté de joie et d'admiration en apprenant les grandes choses que la main du Très-Haut a opérées tout d'un coup dans votre âme? Ceux mêmes qui ne vous connaissent point ne peuvent apprendre ce que vous êtes et ce que vous étiez, sans admirer les effets de la grâce et sans en bénir l'auteur. Mais ce qui ajoute encore à l'admiration et à la joie communes, c'est que vous avez poussé votre zèle jusqu'à faire partager à vos frères la résolution salutaire que le ciel vous a inspirée de prendre pour vous-même, et à pratiquer sans retard ce que l'Ecriture vous conseille en disant : " Que celui qui m'écoute invite les

a il s'agit ici de la conversion de Suger, qu'il faut certainement placer en 1127, et qui est due aux conseils de saint Bernard. Il est vrai que la chronique de Nangis met la réforme du monastère de Saint-Denis en 1123, mais c'est probablement une date anticipée. Voici en quels termes elle rapporte l'élection de Suger: " Suger, religieux de Saint-Denis, en France, homme très-versé dans la science de l'Ecriture sainte : n'étant encore que diacre, il fut, ù son retour de Rome, où le roi de France l'avait envoyé en mission, élu abbé, à la place de l'abbé Adam, qui était mort. Ordonné prêtre aussitôt qu'il fut arrivé à Saint-Denis, il reçut, de l'archevêque de Bourges, en présence du roi, la bénédiction d'abbé de Saint-Denis. " Voir aux notes.

autres à m'écouter et leur dise : Venez (Apocal., XXII, 17) ; " ou bien encore : " Redites au grand jour ce que je vous ai dit dans les ténèbres, et prêchez sur le haut des toits ce qu'on vous a dit à l'oreille (Matth., X, 27) " Tel on voit un soldat courageux ou un général plein de bravoure de courage et de dévouement, quand presque tous les siens sont en fuite ou mordent la poussière, préférer mourir sur le corps de ceux sans lesquels désormais la vie lui serait à charge; il pourrait, s'il le voilait, échapper à la mort qui l'a seul épargné ; mais au lieu de fuir, il tient bon sur le champ de bataille et lutte en désespéré. On le voit le glaive à la main parcourir les rangs sous mille épées sanglantes qui se croisent; il jette encore l'effroi parmi les ennemis et ranime les siens du geste et de la voix ; il est partout où la lutte redouble : si ses hommes fléchissent, c'est là qu'il se précipite; d'une main il pare les coups que les ennemis lui portent, et de l'autre il soutient ceux de ses propres soldats que le fer a mortellement frappés; il brave le trépas avec d'autant plus d'ardeur pour le dernier des siens, qu'il a plus complètement perdu l'espoir de les sauver tous. Mais pendant qu'il fait des efforts héroïques pour retarder la marche des ennemis qui pressent sa troupe l'épée dans les reins, tandis qu'il relève ses soldats abattus et ramène au combat ceux qui commencent à fuir, il n'est pas rare alors que sa valeur et son intrépidité assurent à son armée un salut inespéré, jettent la confusion dans les rangs ennemis, les forcent à tourner le dos, à leur tour, devant ceux qu'ils avaient d'abord mis en déroute, et leur fassent tomber des mains une victoire que ses propres soldats avaient regardée comme perdue: on voit alors revenir victorieuses et triomphantes des troupes qui peu de temps auparavant étaient sur le point d'être écrasées.

2. Mais qu'ai-je besoin d'emprunter au monde mes points de comparaison, quand je parle d'un événement si profondément empreint de force et de piété, comme si la religion ne m'en offrait pas elle-même ? Moïse ne révoquait point en doute ce que Dieu lui avait promis; que si son peuple était exterminé, non-seulement il ne périrait pas lui-même avec lui, mais qu'il n'en serait pas moins le chef d'un peuple nombreux et redoutable. Néanmoins quel zèle, quelle ardeur ne déploie-t-il pas pour sauver son peuple de la colère de Dieu ? Comme ses entrailles s'émeuvent et protestent contre l'arrêt dont il est frappé ! il ne peut se retenir, et s'offrant à mourir à la place des coupables, il s'écrie : " Seigneur, Seigneur, pardonnez-leur cette faute, et que tout soit fini, ou bien effacez-moi de votre livre de vie (Exod., XXII, 31 et 32). " Quel avocat dévoué ! Parce qu'il oublie dans son plaidoyer ses propres intérêts, il fait aisément triompher la cause dont il s'est chargé. Quelle charité dans ce chef qui, uni à son peuple par les liens de l'amour, veut sauver le corps dont il est la tête, oit périr avec lui s'il ne peut réussir dans son dessein! Ainsi vit-on Jérémie, également attaché à son peuple du fond de ses entrailles, quitter volontairement le sol natal, renoncer à la liberté qui lui était laissée, et, par amour pour ses compatriotes, sinon par sympathie pour leur révolte, partager leur exil et leur captivité. Il aurait pu, s'il l'avait voulu, rester en liberté au sein de sa patrie, tandis que le reste du peuple en était arraché; mais il aima mieux renoncer à cet avantage et partager le sort de ses frères emmenés captifs sur la terre étrangère où il savait qu'il pourrait encore leur rendre de signalés services. Paul était animé du même esprit quand il désirait être anathème pour ses frères, aux yeux mêmes de Jésus-Christ; il montrait bien la vérité de ces paroles . " L'amour est aussi fort que la mort, et le zèle qu'il inspire est inflexible comme l'enfer (Cant., vin, 6). " Voilà les exemples que vous avez suivis; on pourrait y ajouter encore celui du saint roi David qui, voyant avec une profonde douleur les ravages que la main de l'ange exterminateur faisait au milieu de son peuple, veut se dévouer pour lui et demande à Dieu de faire tomber ses vengeances sur sa propre famille.

3. Mais qui vous a fait aspirer à tant de perfection où je souhaitais vivement, mais où je n'espérais guère vous voir arriver, je dois en convenir? Qui aurait pu penser, en effet, que vous alliez pour ainsi dire, d'un bond, vous élever à la pratique des plus hautes vertus et toucher à la perfection des saints? Voilà bien ce qui peut nous apprendre à ne pas mesurer aux proportions étroites de notre foi et de nos espérances l'infinie miséricorde de Dieu qui fait ce qu'il veut, eu qui il veut, et qui sait en même temps nous conduire au but et rendre léger le fardeau qu'il nous impose. Voyons en effet ce qui s'est passé. Les gens de bien censuraient votre relâchement, mais ils ne touchaient point à celui de vos religieux, c'était à vos désordres bien plus qu'aux leurs qu'ils faisaient la guerre, et si vos frères en religion gémissaient en secret, c'était bien moins sur votre communauté tout entière que sur vous; ils n'attaquaient que vous; si vous rentriez en vous-même , leurs critiques n'avaient plus d'objet, et votre conversion faisait taire tous leurs gémissements, mettait fin à tous les reproches. La seule chose qui nous scandalisait, c'étaient ce luxe et ce faste superbes qui vous suivaient partout a. Pour vous tout était là ; dès que vous les supprimiez et que vous renonciez à ce faste, tous nos griefs tombaient du même coup. D'ailleurs, vous avez en même temps fait cesser tous les reproches qu'on vous adressait et mérité même nos louanges. En effet, qu'admirera-t-on parmi les hommes, si ce n'est ce que vous avez fait ? Il est vrai qu'un changement aussi soudain et aussi parfait n'est pas l'œuvre de l'homme, mais celle

a C'est peut-être bien de lui que parle saint Bernard dans soit Apologie, quand il dit au chapitre X. " J'ai vu, je n'exagère pas, un abbé sortir escorté de soixante chevaux et plus… etc.

de Dieu. Si le ciel ressent une grande joie quand un pécheur se convertit, quels transports n'a-t-il pas dit éprouver à la conversion d'une communauté tout entière, surtout d'une communauté comme la vôtre

4. Cette maison, que son antiquité et la faveur de nos rois rendent si célèbre était le théâtre de la chicane et le rendez-vous des gens du roi. On s'y montrait exact et empressé à rendre à César ce qui est dû à César, mais on était un peu moins zélé pour rendre à Dieu ce qui appartient à Dieu a ; c'est du moins ce que j'ai entendu dire, car je ne parle que d'après les récits qui m'ont été faits, et non pas d'après ce que j'ai pu voir de mes propres yeux. Il n'était pas rare, dit-on, de voir les cloîtres de votre couvent inondés de gens de guerre, remplis du bruit des affaires et des procès, et quelquefois même accessibles aux femmes. Comment au milieu de tout cela trouver place pour les pensées du ciel, les intérêts de Dieu et les choses de l'âme ? Mais à présent on trouve dans votre maison du temps pour Dieu, pour les pratiques d'une vie modeste et régulière et pour de saintes lectures. Le silence et la paix qui y règnent et due les bruits du dehors ne viennent plus troubler, y portent les âmes à la méditation des choses d'en haut; le chant des psaumes et des hymnes les repose des rigueurs de l'abstinence et des exercices laborieux de la vie religieuse; le triste souvenir du passé fait trouver plus supportables les austérités du présent, tandis que les fruits d'une bonne conscience, que vous commencez déjà à cueillir par le travail de la pénitence, inspirent pour les biens futurs un désir qui ne sera pas vain et une espérance qui ne sera point déçue. La crainte des jugements de Dieu n'est plus le motif de l'amour fraternel qui y règne, " car la charité parfaite bannit la crainte (I Joan., IV, 48), " tandis que la fatigue et l'ennui disparaissent sous la variété des saintes observances. Je ne m'arrête à tracer le tableau de votre maison que pour bénir et glorifier l'auteur de ces merveilles et pour louer ceux qui en sont les instruments et les coopérateurs. Il est bien certain que le Seigneur aurait pu accomplir tous ces miracles sans vous, mais il a emprunté votre concours afin de vous faire partager sa gloire. Le Sauveur reprochait un jour à, des marchands d'avoir transformé la maison de prières en une caverne de voleurs, il ne peut-t-elle manquer de vous tenir compte d'avoir fait le contraire en chassant du saint lieu les chiens qui l'avaient envahi, et en ramassant la perle qui avait été jetée aux pourceaux. A ses yeux, ce sera votre mérite d'avoir rendu, par l'ardeur de votre zèle, l'antre de Vulcain au travail des célestes pensées, de l'avoir remis lui-même en possession de sa propre maison en ramenant la synagogue de Satan à son ancienne destination.

a C'est ce que rapporte également Guillaume de Nangis, à l'année 1123. La négligence des abbés précédents, dit-il, et de plusieurs autres religieux de cette maison y avait laissé s'introduire un tel relâchement qu'on ne trouvait presque plus vestige de vie religieuse dans les moines de cette abbaye.

5. Si je réveille le souvenir d'un triste passé, ce n'est pas pour répandre le blâme et la confusion sur qui que ce soit, mais pour faire ressortir plus vive et plus éclatante la beauté de l'état actuel comparé à votre ancienne manière d'être, car il n'est rien qui rende plus sensible le bien présent que le rapprochement des maux passés. Si on reconnaît les semblables aux semblables, c'est par les contraires que les choses nous plaisent ou nous déplaisent davantage. Placez un corps blanc prés d'un noir, le simple rapprochement des deux couleurs les fera paraître plus tranchées; de même, si à de belles choses vous en opposez de laides, la beauté des unes et la laideur des autres en ressortent plus vivement. Mais pour vous ôter tout sujet d'offense et de confusion je me contente de vous dire avec l'Apôtre : " Voilà ce que vous étiez autrefois, mais vous vous êtes purifiés et sanctifiés (I Corinth., VI, 11 ). " Maintenant la maison de Dieu a cessé de s'ouvrir aux gens du monde, et le lieu saint d'être accessible aux curieux : on n'entend plus ces frivoles entretiens d'autrefois; toutes ces bruyantes allées et venues de jeunes gens et de jeunes filles ont cessé dans vos cloîtres ; on n'y voit plus que les enfants du Christ auxquels le Prophète prête ce langage: "C'est ici que je demeure et mes enfants sont avec moi (Isa., VIII, 18). " Personne n'y entre maintenant que pour y célébrer les louanges de Dieu et s'y acquitter des voeux sacrés qu'il a faits. Combien les oreilles des martyrs dont les nombreuses reliques enrichissent ces saints lieux, sont-elles agréablement frappées par les chants que font entendre les pieux enfants du Christ, auxquels ils répondent à leur tour avec l'accent d'une vive charité : "Enfants, louez le Seigneur, célébrez son saint nom (Psalm. CXII, 1); " on bien encore "Chantez à notre Dieu, célébrez sa grandeur; chantez à votre Roi, célébrez son saint nom (Psalm. XLVI, 7) 2 "

6. Cependant vos poitrines retentissent sous les coups de vos mains pénitentes, et le pavé du sanctuaire, sous le poids de vos genoux; les autels n'exhalent plus que voeux et que prières, tous les visages sont sillonnés par les larmes de la pénitence; tout est rempli de gémissements et de soupirs; et dans les sacrés parvis, les bruyants débats des intérêts mondains ont fait place au chant des cantiques spirituels. Il n'est pas de plus doux spectacle pour les habitants du ciel; il n'en est pas de plus agréable aux yeux du souverain Roi lui-même. N'a-t-il pas dit en effet : " Les louanges sont le sacrifice qui m'honore le plus (Psalm. XLIX, 23) ? " Oh! si nous pouvions ouvrir les yeux comme les ouvrit le serviteur du prophète Elisée à la prière de son maître (IV Reg., VI, 17) ! " nous verrions sans doute " les princes du ciel mêlés à ceux qui chantent de saints cantiques s'avancer au milieu de jeunes filles jouant du tambourin ( Psalm. LXVII, 26) ; " nous verrions, dis-je, avec quelle ardeur et quels transports de joie ils assistent aux chants et à la prière; ils se confondent avec ceux qui méditent, ils veillent sur ceux qui reposent, et président aux travaux de ceux qui s'occupent de l'ordre intérieur et du soin de la maison. Car, on ne saurait le nier, les puissances du ciel reconnaissent leurs concitoyens, et elles partagent les joies de ceux qui s'assurent l'héritage du ciel: elles les soutiennent, leur donnent des armes, les couvrent de leur protection, pourvoient enfin en toutes choses aux besoins de chacun. Combien je m'estime heureux, pendant que je suis encore de ce monde, d'apprendre du moins toutes ces merveilles, s'il ne m'est pas permis, à cause de mon éloignement, de le contempler de mes yeux! Que votre bonheur, mes frères, surpasse le mien, puisque c'est à vous qu'il a été donné de les accomplir ! Mais je trouve mille fois plus heureux encore celui dont l'auteur de tout bien a daigné se servir pour commencer de si belles choses ! C’est vous, mon ami, qui avez été choisi pour cela; aussi vous félicité-je d'avoir été l'instrument de tout ce qui maintenant nous frappe d'admiration.

7. Peut-être les louanges que je vous donne vous sont-elles pénibles à entendre; qu'il n'en soit pas ainsi, car elles sont bien différentes de celles que prodiguent les gens " qui appellent bien ce qui est mal et mal ce qui est bien (Isa., V, 20). " La chaleur de mes éloges vient de la charité, et ils ne dépassent pas les bornes de la vérité: telle est du moins ma conviction. On se glorifie sans crainte, quand on le fait dans le Seigneur, c'est-à-dire en demeurant dans les limites de la vérité. Ainsi je n'ai pas trouvé bien, mais j'ai appelé mal ce qui était mal : mail si j'élève hardiment la voix contre ce qui me parait tel (a), faut-il en présence du bien que je garde le silence sur le bien que je vois? Mais ce serait agir en critique violent qui ne sait que mordre et ne songe point à corriger, si je gardais le silence à la vue du bien et n'élevais la voit que pour signaler le mal. Le juste ne cède, dans ses réprimandes, qu'à un mouvement de commisération, tandis que le méchant n'est mû, dans ses louanges, que par des sentiments pervers; le premier découvre le mal pour le guérir, le second le cache de peur qu'on n'y apporte remède. N'ayez pas peur que ceux qui craignent le mal versent sur votre tète cette huile du péché que les méchants répandaient à flots autrefois. Nous applaudissons à vos oeuvres parce qu'elles sont bonnes. Je vous loue et ne vous flatte point; je ne fais qu'accomplir à votre occasion, par la grâce de Dieu, ces paroles du Psalmiste : " Ceux qui vous craignent, Seigneur, me verront et seront transportés de joie en reconnaissant que ce n'est pas en vain que j'ai mis toute mon espérance en vous (Psalm. CXVIII, 74); " et celles de l'Ecclésiastique: " Tout le monde louera sa sagesse (Eccli, XXXIX, 12)." C'est donc votre sagesse que s'accordent à

a On voit par là que saint Bernard s’était déjà élevé précédemment contre le relâchement des religieux de Saint-Denis, peut-être est-ce dans son Apologie, comme nous l'avons fait remarquer plus haut.

louer tous ceux qui naguère gémissaient à la vue de vos dérèglements.

8. Je voudrais vous voir prendre plaisir aux applaudissements de ceux qui sont aussi éloignés de flatter le vice que de dénigrer la vertu. Il n'y a de véritable louange que celle qui n'applaudit qu'au bien et ne sait caresser le mal, toute autre n'est qu'une feinte, une véritable satire, dont l'Ecriture peint les auteurs en ces termes: " Ces hommes sont vains et trompeurs; ils ont de fausses balances, et telle est leur vanité qu'ils sont tous d'accord pour se tromper les uns les autres (Psalm. LXI, 10). " On ne saurait trop s'éloigner de pareilles gens, selon le conseil du Sage " Mon fils, si les pécheurs te font des caresses, ne te livre pas à eux (Prov., I, 10) ; " car leur lait et leur huile, malgré toute leur douceur, sont empoisonnés et donnent la mort, comme dit le Psalmiste: " Ils ont (les flatteurs) des paroles plus coulantes que l'huile, mais qui blessent comme un trait qu'on décoche (Psalm. LIV, 22). " Les justes ont aussi de l'huile, mais une huile de charité qui sanctifie et réjouit l'âme; le vin ne leur fait pas non plus défaut; mais ils ne s'en servent que pour en verser quelques gouttes sur les blessures des âmes orgueilleuses, car ils réservent la douceur de l'huile pour celles que leurs blessures attristent et dont le coeur est broyé par la douleur. S'ils versent le blâme, c'est le vin qu'ils répandent; et quand ils laissent tomber des louanges de leurs lèvres, c'est de l'huile qui s'écoule : l'un n'est pas mélangé de haine et l'autre est exempte de malice. On ne peut donc pas confondre : regarder toute espèce de louanges comme des flatteries, ni toute sorte de blâmes comme autant de critiques amères. Heureux qui peut dire : " J'aime la réprimande charitable du juste qui me corrige, jamais l'huile du pécheur ne parfumera pas ma tête (Psalm. CXL, 5). " En éloignant les parfums du pécheur, vous avez su vous rendre digne du lait et de l'huile parfumée des saints.

9. Que les enfants de Babylone recherchent pour eux des mères ou plutôt des marâtres qui leur donnent un lait empoisonné et des caresses qui les conduisent aux flammes éternelles ; mais ceux de l'Eglise, allaités par les douces mamelles de la Sagesse, se fortifient pour le ciel; les lèvres encore humides du lait délicieux qu'ils ont sucé, ils s'écrient: " Vos mamelles sont plus douces pour moi qu'une coupe élu vin le plus exquis ; elles exhalent le parfum des plus suaves odeurs (Cant., I, 1)."

Après avoir tenu ce langage . à. leur mère, ils s'adressent ensuite en ces termes au plus excellent des pères, au Seigneur, dont ils ont goûté la douceur ineffable: " Combien grande est votre bonté, combien exquises les délices que vous réservez à ceux qui vous craignent (Psalm. XXX, 20) ! " A présent tous mes voeux sont accomplis: autrefois, quand je voyais avec quelle avidité vous receviez de la bouche des flatteurs le poison mortel qui s'en échappait, je faisais pour vous des voeux mêlés de larmes et je m'écriais, tandis que vous suciez a les mamelles d'iniquité, dont je vous voyais approcher les lèvres: " Qui me rendra le frère qui a sucé le même lait que moi (Cant., VIII, 1) ? " Loin de vous par conséquent désormais ces hommes aux caresses et aux louanges trompeuses qui vous exaltaient en face et vous exposaient en même temps au blâme et à la risée des hommes, dont les bruyants applaudissements n'étaient qu'une feinte et faisaient de vous la fable du monde entier. S'ils viennent encore murmurer à vos oreilles, répondez-leur: " Si je vous plaisais, je ne serais pas un serviteur du Christ (Galat., I, 10). " Une fois convertis nous ne pouvons continuer d'être agréables à ceux qui nous trouvaient de leur goût quand nous étions pécheurs, à moins due, venant eux-mêmes à changer, ils ne se mettent aussi à détester ce que nous étions jadis et à aimer ce qu'enfin nous sommes maintenant.

10. De nos jours l'Eglise est menacée par deux abus nouveaux et détestables, dont l'un, vous me permettrez bien de le dire, ne vous était pas étranger quand vous viviez dans l'oubli de tous les devoirs de votre profession; mais, grâce au ciel, vous avez été délivré de ce mal, et le changement qui s'est opéré en vous tourne à la gloire de Dieu, au profit de votre âme, à notre joie et à notre instruction à tous. Il ne tient qu'à Dieu que nous soyons bientôt consolés sur le second de ces maux dont l'Eglise est affligée, sur la nouveauté odieuse dont je n'ose parler, et que pourtant je ne puis passer sous silence. La douleur me force à la dévoiler et la crainte retient mes paroles prêtes à s'échapper; car j'ai peur d'offenser quelqu'un en mettant au grand jour ce qui me fait de la peine. Je sais qu'on ne peut pas toujours dire la vérité sans se faire (les ennemis, et d'un autre côté, j'entends la Vérité par excellence me consoler en ces termes de ces sortes d'inimitiés : " On ne peut éviter qu'il arrive des scandales (Matth., XVIII, 7), " et je ne pense pas que les paroles qui suivent: " Mais malheur à celui par qui ils arrivent (Ibid.) , " me concernent; en effet, quand on attaque un vice et qu'il en résulte un scandale, ce n'est pas celui qui fait la réprimande qui en répond, mais celui qui la rend nécessaire. D'ailleurs pourquoi serais-je plus sur mes gardes dans mes discours, ou plus circonspect dans mes actions que celui qui a dit. "Mieux vaut donner du scandale que trahir la vérité (S. Grég. le Grand, hom. VII sur Ezéchiel ; S. August., du Libre arb. et de la Prédest.) ? " Et puis je ne sais pourquoi je tairais ce que tout le monde proclame e, haute voix, ni pour quelle raison je serais seul à n'oser me boucher le nez et à dire que je ne sens rien, quand il n'est personne qui ne soit incommode de l'infection générale.

11. Peut-on voir, en effet, sans que l'indignation bouillonne dans

a Il y a dans le texte du jeu de mots par allusion au nom de Suger.

le coeur et sans que la langue en secret murmure, un diacre a allier, malgré ce que dit l'Évangile, Dieu et Mammon, cumuler les dignités ecclésiastiques qui le font marcher de pair avec les évêques, et les grades militaires qui lui donnent le pas sur les généraux eux-mêmes? Quoi de plus choquant que de vouloir paraître en même temps prélat et soldat et de n'être ni l'un ni l'autre en réalité! C'est un égal abus qu'un diacre serve à la table d'un roi, ou qu'un écuyer tranchant prête son ministère à l'autel pendant les saints mystères. N'est-ce pas un scandale de voir la même personne couverte d'armes de guerre, marcher à la tête de milices armées, puis, revêtue de l'aube et de l'étole, annoncer l'Évangile dans l'église; tantôt donner à des soldats le signal du combat, et tantôt annoncer aux fidèles les ordres de leur évêque? A moins peut-être, ce qui serait plus scandaleux encore, que cet homme ne rougisse de l'Évangile dont saint Paul, ce vase d'élection, aimait tant à se glorifier. Peut-être a-t-il honte de paraître homme d'église, et trouve-t-il plus glorieux pour lui, de passer pour soldat; de là vient qu'il préfère la cour à l'église, la table du roi à l'autel du Christ et le calice des démons à celui du Seigneur. Je suis très-porté à croire qu'il en est ainsi en voyant qu'à tous les titres de dignités ecclésiastiques qu'il cumule en sa personne, en dépit des canons, il préfère beaucoup, dit-on, les fonctions qu'il remplit au palais ; car au lieu d'aimer à s'entendre appeler archidiacre, doyen ou recteur de l'une de ses nombreuses églises, il n'est heureux que du titre d'écuyer tranchant de Sa Majesté. Quel renversement inouï, exécrable de toutes choses ! Préférer le titre de serviteur d'un homme à celui de serviteur de Dieu et trouver plus honorable d'être officier d'un prince de la terre due ministre du Roi du ciel. L'ecclésiastique qui, pour la cour, dédaigne l'Église, montre assez qu'il préfère la terre au ciel. Est-il donc plus flatteur de s'entendre appeler officier de la bouche du roi qu'archidiacre et doyen? Il n'en peut être ainsi que pour un laïque et non pour un clerc, pour un soldat et non pour un diacre.

12. Quelle ambition étrange mais aveugle ! aspirer plutôt à descendre qu'à monter ! avoir reçu un superbe héritage et se complaire sur un fumier, borner l'a tous ses désirs et compter pour rien une terre digne de tous les voeux ! Il confond les deux ordres et tire un assez bon parti de l'un et de l'autre. D'un côté il jouit de la pompe de l'état militaire; dont il laisse à d'autres les fatigues, et de l'autre il recueille le fruit de ses bénéfices et se dispense d'en remplir les devoirs. C'est une honte en même temps pour l'Église et pour l'État; car de même que les clercs ne sont pas faits pour porter les armes à la solde des rois, de même les rois et les grands n'ont pas mission de diriger les clercs.

a C'est Etienne de Garlande, officier de la table du roi Louis VI dont il est longuement parlé dans les notes. Saint Bernard le ramena à Dieu, comme il y avait ramené Suger lui-même.

D'ailleurs est-il jamais venu à la pensée d'un roi de mettre à la tête de ses armées un clerc sans valeur, au lieu d'un militaire d'une bravoure éprouvée ? Ce qui l'empêche de le faire ne lui permet pas non plus de confier la conduite des clercs à des laïques. D'ailleurs, si d'un côté la couronne cléricale est plutôt la marque de la royauté que de la servitude, de l'autre, le trône trouve un meilleur appui dans la force des armes que dans le chant des Psaumes. Encore, si l'abaissement de l'un contribuait à la grandeur de l'autre, comme cela arrive quelquefois; si, par exemple, l'abaissement de la majesté royale ajoutait à la grandeur du sacerdoce, ou bien si le sacerdoce ne perdait, en s'humiliant, que pour ajouter, dans la même proportion, à l'éclat de la royauté, comme il arrive, par exemple, quand une femme de qualité épouse un roturier, car elle déroge et s'amoindrit, mais en même temps elle élève celui qu'elle prend pour mari; si donc, disais-je, le roi ou le clerc profitait de l'abaissement de l'un ou de l'autre, il n'y aurait que demi-mal et peut-être pourrait-on le souffrir; mais le contraire a lieu, tous deus perdent sans profit pour aucun, ou plutôt au détriment de l'un et de l'autre; car, s'il ne sied pas à un ecclésiastique, comme nous l'avons déjà dit, d'avoir le titre et l'emploi d'officier de la bouche du roi, il ne convient pas davantage au prince de se servir du bras débile des ecclésiastiques pour gouverner son royaume. Je m'étonne même que des deux côtés l'Église et l'État ne s'accordent pas à repousser, l'une un diacre soldat, et l’autre un soldat ecclésiastique.

13. Voilà ce que j'aurais voulu et peut-être dû inculquer dans tous les esprits par des arguments encore plus nombreux et plus forts, mais les bornes d'une lettre ne me permettent pas de m'étendre davantage, et puis je crains de vous blesser en ne ménageant pas un homme pour lequel, dit-on, vous avez eu autrefois une très-grande amitié. Plût à Dieu que vous n'en eussiez point eu aux dépens de la vérité! Mais si vous persistez encore à être de ses amis, montrez-le-lui, en le déterminant à partager votre amour pour la vérité, car il n'y a d'amitiés solides que celle que cimente des deux côtés une égale estime pour elle. S'il refuse de suivre votre exemple, ne persévérez pas moins de votre côté dans le bien que vous avez entrepris, et, comme on dit, à la tête de la victime ajoutez encore la queue. Vous avez reçu de la grâce une tunique aux couleurs variées, qu'elle devienne par vos soins une robe dont les plis descendent jusqu'à terre: à quoi vous servirait-il, en effet, d'avoir mis la main à l'eeuvre, si vous veniez, ce qu'à Dieu ne plaise, à ne pas persévérer? Je finis ma lettre en vous exhortant vous-même à bien finir.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE LXXVIII.

53. A l'abbé Suger. L'abbaye de Bénédictins de Saint-Denis l'Aréopagite, apôtre de l'a France, située à deux lieues de Paris, dans le bourg du même nom., était une des plus célèbres de France et fut fondée par le roi Dagobert Ier . L'abbé Suger y succéda à l'abbé Adam qu'Abélard représente à tort comme un homme chargé de vices, dans son Histoire des Calam., page 19. Voir les notes de Duchesne au même endroit. Il fut élu abbé en 1423 pendant qu'il remplissait une mission pour le roi de France, Louis le Gros, auprès du pape Calixte II. Il mourut en 1152, à l'âge de soixante-dix ans et fut enterré dans l'église de l'abbaye, qu'il avait fait construire lui-même telle que nous la voyons maintenant. C'est un magnifique édifice en forme de croix, long de trois cent quatre-vingt-dix pieds, large de cent, haut de quatre-vingt, sous clef, et soutenu par soixante colonnes ou piliers; ses vitraux sont incomparables, son chœur est pavé en marbre de différentes couleurs et renferme soixante stalles hautes, enfin on y voit les tombeaux d'un grand nombre de rois et de princes. Les Annales de cette abbaye constatent que " Suger y fit, par son zèle, refleurir la vie monastique, car avant lui la négligence des abbés qui l'avaient précédé et de plusieurs religieux de cette maison, avait laissé de tels désordres s'y établir qu'on n'y voyait plus qu'une ombre à peine de la vie religieuse. " C'est bien ce que dit notre Saint dans cette lettre. Voir les notes de la deux cent soixante-sixième lettre.

54. Un diacre allier, malgré ce que dit l'Evangile... " Ce diacre était Etienne de Garlande, sénéchal ou officier de la table du roi. Plusieurs auteurs l'ont confondu à tort avec le chancelier Etienne, qui devint plus. tard évêque da, Paris; comme Duchesne le remarque avec raison dans ses, notes sur Abélard. Voici ce qu'en dit Téulfe dans les Annales de Morigny, livre II : " A la mort de Guillaume, frère germain d'Aisselle, officier de la table du roi, Etienne leur frère devint maire de la maison du roi. Jamais on n’avait entendu parler jusqu'alors d'un diacre remplissant des fonctions militaires a la cour.. C'était un homme entreprenant et dune mare habileté selon, le monde. Ses revenus ecclésiastiques étaient considérables; le roi avait pour lui- une telle amitié, qu'il semblait plutôt lui obéir que lui commander; personne de nos jours n'eut autant de bonheur, humainement parlant. Il fit épouser Almaric de Montfort à sa nièce qui reçut le titre de Rochefort en se mariant. Tant, da prospérité lui enfla le coeur et lui fit oublier ce qu'il était; aussi finit-il pas s'aliéner l’esprit de la reine Adèle par les chagrins sans nombre dont il ne cessa l'abreuver. Devenu odieux à tout le monde, il tomba dans la disgrâce du roi, perdit sa charge et fut obligé de quitter la cour. Tombant alors dans une sorte de démence il fit tout ce qu'il put pour jeter le trouble dans le royaume; et, avec l'aide d'Almaric, homme d'une bravoure remarquable, il osa prendre les armes contre sa patrie." C'est du même Etienne, si je ne me trompe, car il est surnommé de Garlande, qu'Yves de Chartres parle en termes fort peu flatteurs dans sa quatre-vingt-septième lettre, où, s'adressant aux cardinaux, il reproche aux habitants de Beauvais de le prendre pour évêque. C'est au mépris des saints canons, dit-il, " qu'ils ont pris pour évêque un clerc ignorant, joueur, adonné à unie foule de vices, et complètement dépourvu de tout ce que requièrent les saints ordres, un homme enfin que l'archevêque de Lyon, légat de l’Eglise romaine, a dû, pour un adultère public, chasser de l'église par ordre même du roi et de la reine. Or cet intrus, c'est Etienne de Garlande. Si jamais le saint Siège permet à un tel homme de monter dans une chaire épiscopale, il réduira lui-même sous nos yeux les saints canons à un déplorable silence. Comment, en effet, pourrons-nous aller nous désaltérer aux sources de la science, si nous en sommes éloignés par la main même de ceux qui; en possèdent les clefs ? " C'est ainsi qu'en parle Yves de Chartres.

56. ... En voyant qu'à tous les titres de dignités ecclésiastiques qu'il cumule en sa personne en dépit des canons... On fait donc violence aux canions pour avoir la faculté de faire ce qu'ils défendent; il en est beaucoup qui agissent de la sorte, car n'est rien d'ingénieux comme, l'ambition, la cupidité et l'avarice pour se satisfaire, et l'esprit sait toujours inventer quelque moyen pour contenter ses passions. Mais l'iniquité se trompe elle-même et elle ne réussira jamais à faire que ce qui est illicite ne le soit pas ; un jour viendra où les justices mêmes seront jugées. Dieu dissimule quelquefois pour un temps, mais il n'est pas rare que, dès cette vie même, il ne crie, par la voix secrète et poignante de la conscience, malheur et anathème à ceux qui sont tout entiers à la pensée de multiplier leurs maisons et leurs champs. Adrien VI disait autrefois, au rapport d'Opmère : Que les canons soient observés et les hérésies disparaîtront de la face du monde. Il est bien certain que s'il importait à l'Église qu'ils fussent observés religieusement, c'est surtout dans un cas comme celui-ci; car a-t-elle jamais plus souffert, l'honneur de Dieu et le salut des âmes ont-ils été jamais plus compromis que lorsque les bénéfices ecclésiastiques se sont accumulés sur la même tête, et quand des offices qui réclamaient chacun un titulaire particulier consacré au service de Dieu et de son Eglise, se sont trouvés réunis entre les mains d'un seul qui pourrait à peine suffire à remplir convenablement les devoirs d'une de ces charges ; et qui n'est à aucune d'elles, parce qu'il se doit à toutes? Le chancelier de Paris Jean Gerson compte la pluralité des bénéfices au nombre des causes de ruine qui menacent l'Église.

" A mes yeux, dit-il, le troisième signe de ruine qui menace l'Église, c'est la choquante inégalité des personnes que j'y remarque, et qui fait que souvent les hommes les plus méritants sont dans la gêne et la misère, tandis que d'autres, qui n'ont aucun mérite, sont dans l'abondance. Car il en est de l'Église comme d'un beau morceau de musique qui réclame des voix inégales; si l’inégalité exclut toute proportion et toute mesure, elle est excessive et l'harmonie disparaît. " Voir Gerson, Discours sur les signes de, la racine de l'Église, page 201.

A mon avis, il est incontestable que la pluralité des bénéfices engendre les hérésies. En effet, quand l'amour du cumul s'est emparé des âmes comme un mal incurable, on voit d'un côté toutes les pensées du siècle grandir en elles, la chair et les appétits grossiers y établir leur domination, car la pluralité des bénéfices amène le luxe, et de l'autre, le soin du troupeau diminuer tous les jours et s'éteindre dans la négligence et l'oubli. L'homme finit donc par s'endormir dans le luxe, il n'est pas étonnant alors que pendant le sommeil du père de famille l'envi sème le grain de la zizanie dans son champ. Si le loup envahit la bergerie et ravage impunément le troupeau, à qui devrait on s'en prendre, sinon au pasteur, qui n'est point à son poste? Les prélats et les pasteurs de l'Église qui ont plusieurs bénéfices, surtout des bénéfices à charge d'âmes, ne sont-ils pas contraints de s'absenter souvent pour aller successivement visiter les églises qu'ils possèdent?

Quoi d'étonnant, en ce cas, que le démon, comme un loup ravissant, constamment aux aguets pour profiter de toute occasion de nuire et d'enlever quelques brebis du troupeau, fonde sur la bergerie qu'il trouve depuis longtemps privée de son gardien ? Mais peut-être ce prélat veille-t-il partout à la fois? A qui fera-t-on croire jamais que cela est possible? Et d'ailleurs que fera-t-il si les loups s'attaquent en même temps à plusieurs de ses troupeaux séparés les uns des autres par de grandes distances? Comment un seul pasteur réussira-t-il à les repousser tous ? Peut-être, me dira-t-on, qu'il s'acquitte suffisamment de sa charge, en mettant à sa place quelqu'un qui veille pour lui; mais ce serait oublier ce que Notre-Seigneur a dit du pasteur mercenaire. Il ne reste donc plus, si je ne me trompe, que cette dernière alternative, c'est que puisqu'il ne peut seul veiller sur un si grand troupeau, bien loin d'être en état de le faire sur tant de bercails distincts, il s'applique du moins tout entier à la garde d'un seul troupeau. Qu'il veille donc comme il le doit, qu'il régisse et qu'il paisse ses brebis, qu'il ramène au bercail celles qui s'en étaient éloignées, qu'il guérisse les malades, enfin qu'il se consacre tout entier aux soins d'un unique troupeau, si petit qu'il soit, il aura toujours de quoi faire, de quoi être soucieux et de nombreux motifs de gémir et de se tourmenter amèrement, surtout quand approchera le jour où le premier Pasteur lui redemandera les brebis qu'il lui avait confiées. C'était à quoi songeaient autrefois les saints pasteurs de l'Église, et voilà pourquoi ils craignaient tant d'augmenter le nombre de leurs troupeaux, et redoutaient même d'en accepter un seul. Quand on voit toutes les difficultés qu'on eut pour les déterminer à se laisser imposer la charge pastorale, au point qu'on était quelquefois obligé de les contraindre à l'accepter, on ne saurait trop s'étonner de trouver tant de personnes qui non-seulement sont faciles et promptes à se laisser élever aux dignités, mais encore qui courent au-devant d'elles avec un avide empressement. Que les moeurs sont changées ! On leur, faisait violence pour les élever à la prélature, et, de nos jours, on a recours à la violence pour l'obtenir! Si du moins ce n'était ni les saints canons ni les lois de l'Église qu'on violât, peut-être serait-il plus facile de supporter un tel état de choses; mais, comme saint Bernard s'en plaint dans sa lettre, c'est malgré les canons que certains ecclésiastiques cumulent dans leurs personnes les dignités de l'Église. Rapportons ici quelques-uns de ces canons et disons en même temps dans quels cas la pluralité des bénéfices est illicite et défendue.

1. Le canon Quia in tantum, Sur les prébendes. " Comme l'ambition de plusieurs s'est accrue au point qu'on les voit posséder, non pas seulement deux ou trois, mais un grand nombre d'abbayes, quand ils seraient hors d'état de pourvoir aux besoins de deux monastères seulement; nous ordonnons à nos frères et coévêques de mettre fin à cet abus, et nous voulons, pour subvenir aux besoins de clercs capables de desservir les différentes églises, qu'on fasse cesser la pluralité des bénéfices que les canons défendent, laquelle est un prétexte à la mollesse et au vagabondage, en même temps qu'elle expose les âmes à un péril assuré.

2. Le canon Sanctorum, soixante-dixième distinction : Qu'il soit absolument interdit de posséder deux bénéfices ou deux églises. Qu'il soit également défendu aux chanoines d'avoir une prébende, si ce n'est dans l'église à laquelle ils appartiennent.

3. Le canon Clericus 21, question 1. " Aucun clerc ne sera désormais compté dans deux églises. Il y a dans ce cumul un commerce honteux et un gain sordide que les usages de l'Eglise réprouvent absolument, attendu que le Seigneur lui-même a dit : On ne saurait servir deux maîtres à la fois..., etc. "

4. Le canon Quia nonnulli, sur les clercs qui ne résident pas; c'est un canon d'un concile de Latran. " Comme il s'en trouve beaucoup qui ne savent point mettre de bornes à leur insatiable avarice, et qui s'efforcent, par tous les moyens possibles, d'obtenir, malgré les canons, plusieurs offices ecclésiastiques ou plusieurs abbayes, pour en accumuler les revenus, bien qu'ils puissent à peine satisfaire aux obligations de l'une d'elles, nous défendons expressément que désormais il en soit ainsi, et lorsqu'il y aura une église ou un office ecclésiastique à pourvoir, on fera choix d'une personne qui puisse résider et satisfaire par elle-même aux devoirs de son titre, etc. "

5. A ce qui précède, sur les prébendes, on peut encore ajouter ce canon " : Il est tout à fait contraire à la raison qu'un seul et même clerc possède dans la même église ou dans des églises différentes, plusieurs charges ou personnats, puisque chacun de ces offices réclame la présence du titulaire dans chacune de ces églises. "

6. La réponse d'Alexandre III à l'archevêque de Gênes ainsi que le canon Cum non ignores, sur les prébendes. " Vous n'ignorez pas qu'il faut un prêtre pour chaque église, nous trouvons donc aussi surprenant qu'inconvenant que vous vouliez donner à la même personne un titre dans des églises et des lieux différents et introduire dans votre diocèse un usage de l'Eglise de France, où l'on donne plusieurs offices à un même ecclésiastique, en dépit des saints canons, usage que nous désapprouvons fort, mais que nous ne pouvons amender à cause du trop grand nombre de ceux qui ont le tort de le suivre, etc.

7. L'Extravagante Exsecrabilis de Jean XXII, titre des Prébendes. "L'ambition exécrable de plusieurs qui désirent toujours avoir plus qu'ils n'ont, et qui deviennent d'autant plus difficiles à satisfaire qu'ils obtiennent davantage, ainsi que la coupable importunité des solliciteurs, a fini par obtenir, ou plutôt par extorquer des souverains Pontifes, nos prédécesseurs, qu'il fût permis, moyennant dispense, puisque les canons s'y opposent absolument, à un clerc quelquefois bien incapable de posséder même un seul bénéfice ecclésiastique, de recevoir et retenir sans péché, dans des églises différentes, deux ou trois dignités, personnats et offices, quelquefois même davantage. Sans compter tous les autres inconvénients résultant de cet état de choses, il arrive par là qu'un seul individu, quelquefois à peine capable de remplir convenablement les devoirs de la moindre de ses charges, reçoit les revenus de plusieurs, qui, mieux distribuées, auraient suffi pour assurer une existence convenable à des hommes instruits, de moeurs et d'une réputation intactes, actuellement réduits à mendier leur vie. Cependant les titulaires ont ainsi la faculté de ne point s'astreindre à la résidence; le service de Dieu en souffre, et l'hospitalité qu'ils devraient exercer, à raison de leurs bénéfices, n'est plus pratiquée. Pendant que ceux qui possèdent les bénéfices de chaque église se trouvent ainsi dispersés chacun dans leur pays, les églises elles-mêmes voient leur beauté et leurs intérêts compromis; en effet, comme ceux qui devraient la protéger et la défendre sont absents elles perdent une partie de leurs droits et plusieurs de leurs franchises, et l'on voit des monuments somptueux que la munificence de nos ancêtres nous avait laissés, tomber en ruines, en même temps que, d'un autre côté, ce qui est plus triste encore à dire, le salut des âmes est négligé et le vice dangereusement fomenté. " Voilà pourquoi saint Bernard dit, dans sa lettre deux cent trente-quatrième que le cumul des bénéfices est condamné, par les canons.

On veut de nos jours trouver une excuse â cet état de choses dans la difficulté des temps; il est impossible, dit-on, sans le cumul, de vivre honorablement et d'une manière qui soit en rapport avec l'état qu'on a dans le monde. Les guerres et les mauvaises récoltes amènera ;après elles des pertes nombreuses et de grandes privations; d'ailleurs le prix des choses augmente tous les jours, et les revenus d'un seul bénéfice ne sauraient suffire aux dépenses journalières de la vie, il faut donc demander au cumul un revenu suffisant. Mais pourquoi nous en prendre au malheur des temps dont nous sommes la principale cause ? Ce sont nos moeurs qui font les temps ce qu'ils sont. On ne peut en douter, car Dieu nous traite comme nous l"honorons. La sainte Ecriture ne nous permet pas de révoquer en doute que c'est nous qui, par notre conduite, faisons les saisons favorables, multiplions les biens de la terre, le blé, l'huile et le vin, et décidons des événements divers de la guerre et de la paix. Nous sommes si aveuglés que cette doctrine nous étonne et qu'au lieu de voir qu'il en est ainsi nous attribuons nos malheurs au jeu des causes-secondes; mais à ces causes en préside une souveraine et première qui dirige toute chose dans une certaine mesure et dans un but déterminé, de sorte que les causes inférieures auxquelles nous nous en prenons ne font rien. au hasard et sans dessein, rien qui ne soit soumis au plan providentiel et infiniment sage de la cause suprême.

Mais, par une juste et admirable disposition de la Providence, nous avons souvent pu voir et nous voyons encore le cumul des bénéfices produire un effet tout différent de celui qu'on en espérait; ceux qui en sont chargés mènent quelquefois une vie plus sordide et plus misérable que ceux qui se contentent de n'en posséder qu'un ; souvent ils laissent à leurs héritiers plus de dettes que de rentes, ou bien dans les prodigalités d'un luxe excessif, ils consument sans profit les revenus qu'ils cumulent en leur personne, et les voient se fondre comme la mousse entre leurs mains. Dieu permet qu'il en soit ainsi pour qu'ils ne jouissent pas de ces biens mal acquis, ou du moins pour que ces biens ne profitent point à leurs héritiers.

Mais je me laisse emporter, plus loin que mon dessein ne le demande et que peut-être la patience du lecteur ne me le permet, car il pourra bien lui sembler que j'ai perdu de vue; dans mes digressions; que je ne devais faire qu'une note; je le prie d'être assez bon pour me pardonner cet écart. Il y a bien longtemps, en effet, pour dire toute la vérité, que je sens l'indignation fermenter et bouillonner dans mon coeur contre la pluralité des bénéfices, la peste la plus redoutable qui puisse attaquer l'Eglise. Elle sévit actuellement avec tant de fureur qu'il semble presque inutile de lui opposer quelque antidote et quelque remède que ce soit. Mais s'il faut désespérer de la guérison de ceux qui déjà sont atteints par ce mal et touchés par la contagion, du moins essayons, par tous les soins et par toutes les précautions possibles, de,prémunir contre son influencé ceux qui ne l'ont pas encore ressentie et que le mal a jusqu'à présent respectés. Peut-être en comprenant le péril qui les menace, s'ils sont atteints, et les malheurs qui les attendent, concevront-ils plus d'horreur pour ce mal et s'en garderont-ils avec plus de soin: C'est à quoi pourront servir les canons que nous avons cités et dont nous pourrions augmenter le nombre, si le lieu le permettait.

Aussi ne pouvons-nous résister au besoin de rappeler au moins les propres paroles du saint concile de Trente; elles sont trop graves pour les passer sous silence. En effet, dans la septième session, chapitre II, il s'exprime ainsi: " Que personne, de quelque dignité, rang ou prééminence qu'il soit, n'ait la présomption de recevoir ou de conserver en même temps, malgré les canons, plusieurs églises métropolitaines ou épiscopales, comme titulaire, commanditaire, ou à quelque titre que ce soit, puisqu'il faut estimer digne d'envie celui qui a le bonheur de gouverner une seule église de manière à y faire le bien, y produire de bons fruits et sauver les âmes, etc. "

Plus loin, session vingt-quatrième, chapitre XVII, nous lisons: " Puisque l'ordre ecclésiastique se trouve renversé quand un seul tient la place de plusieurs, les saints canons ont réglé que personne ne pourrait être compté dans le clergé de deux églises. Mais, comme il y en a qui, cédant à l'attrait d'une cupidité coupable, se trompent eux-mêmes, mais ne trompent pas Dieu, en cherchant impudemment à éluder par tous les moyens possibles les règles établies et à posséder plusieurs bénéfices en même temps, le saint synode, voulant rétablir dans toute leur vigueur les lois qui concernent le gouvernement des églises, statue par le présent décret qu'il veut être observé, que désormais absolument personne, de quelque titre qu'il se prévale, même les cardinaux, pour lesquels Jean XXII, dans l'Extravagante Exsecrabilis avait fait une exception, ne pourra obtenir plus d'un bénéfice ecclésiastique; que s'il arrive que ce bénéfice ne peut donner à son titulaire les moyens de vivre convenablement, il pourra, nonobstant ce décret, lui être donné un autre bénéfice simple, pourvu que ce dernier n'exige pas la résidente du titulaire...., etc. " Voir encore Henri Cuyck, évêque de Buremonde, Paron. II au clergé.

56. — Car de même que les clercs ne sont pas faits pour porter les armes à la solde des rois... Saint Bernard blâme également ici les clercs qui portent les armes à la solde des rois et les rois qui imposent le service militaire aux clercs. Ce n'est pas sans raison, puisque ceux-là perdent de vue la dignité de leur état, et ceux-ci confient sans choix et sans discernement les fonctions de la cour et de l'armée à des clercs au lieu de les donner à des laïques, comme ils le devraient. On a vu un abus à peu près semblable se renouveler sous un autre roi de France, Louis XI. Le cardinal de la Balue, évêque d'Evreux, avait été envoyé par le roi à Paxis, pour passer les troupes eu revue; on le vit revêtu d'un rochet de lira et monté sur sa mule, remplir ces fonctions tout à fait incompatibles avec le titre qu'il portait: Chabanne, qui commandait la cavalerie, en fut indigné, et venant trouver le roi, il le pria de lui confier la mission de visiter le chapitre d'Evreux ou d'examiner les clercs présentés aux ordres. " Votre demande me surprend bien, lui répondit le roi; ne savez-vous pas que ces fonctions. appartiennent à d'autres qu'à vous et réclament un caractère que vous n'avez pas? — Pourquoi donc, reprit Chabanne, serais-je moins capable d'appeler des clercs aux saints ordres, qu'un évêque de passer des soldats entrevue? " La réponse embarrassa le roi et fit rire les assistants. Voir Guâgnin, livre dixième de son Histoire du clergé; Espence, homme d'une érudition et d'une sainteté bien connues en France, livre II, chapitre VI, Digression sur la lettre première à Timothée ; Bosquier, dans le Plutarque chrétien; Corroset, dans ses Apophtegmes de France.

Il faut encore que je demande ici pardon au lecteur, car après avoir parlé des ecclésiastiques qui cumulent les bénéfices, j'ai maintenant à combattre avec les canons de l'Eglise les clercs qui portent les armes, si toutefois ils se soucient encore des canons de l'Eglise, maintenant. qu'ils se sont façonnés au maniement de canons d'un tout autre genre. Commençons par montrer, avec saint Thomas, le docteur angélique, combien l'état militaire répugne à l'état clérical. " Le bien de la société, dit notre saint Docteur, requiert plusieurs offices parmi lesquels il en est qui veulent être remplis par des personnes distinctes plutôt, que par une seule. En effet, il y en a qui sont tellement opposés qu'il n'est pas facile de les concilier dans le même individu. Aussi dispense-t-on ordinairement ceux qui sont chargés des plus importants d'accomplir ceux qui le sont moins. Ainsi les lois humaines interdisent le négoce aux soldats, due les exigences de la guerre réclament tout entiers ; mais le service militaire est on ne peut plus incompatible avec les obligations des clercs et des évêques: en premier lieu, parce que la guerre, avec toutes ses préoccupations, détourne on ne peut plus l'esprit de la pensée du culte de Dieu, de la contemplation des choses célestes, de la prière, de l'étude et de tout ce qui constitue le ministère clérical. Aussi, de même que les affaires temporelles ou de nature à trop absorber l'esprit sont interdites aux clercs (II Timothée, II), ainsi en est-il du service militaire, par une raison qui tient également à la chose elle-même. Car les saints ordres se rapportent uniquement au ministère des autels et n'ont d'autre but que de rappeler et annoncer la passion de Notre-Seigneur (Matth., XXVI; I Cor., XI). Par conséquent si les clercs veulent imiter, dans leur vie, ce qu'ils font dans les saints mystères, ils doivent plutôt répandre leur propre sang que celui des autres. Or il ne nous est jamais permis de faire ce qui est incompatible avec notre étai, par conséquent les clercs ne sauraient faire la guerre et répandre le sang des hommes, attendu que s'ils ont reçu des armes, ce ne sont que des armes spirituelles, et non pas des armes matérielles (II Cor., X). " Tel est à peu près le langage dit saint Docteur, 2. 2, quest. 40, art. 2, et quest. 63, art. 4, 7 et 8. Venons-en maintenant aux saints canons.

Un canon du concile de Meaux est ainsi conçu : " Nul clerc ne portera des armes de guerre et ne marchera sous les drapeaux. Quiconque le fera sera puni par la perte de son propre rang dans le clergé, comme contempteur des saints canons et profanateur de l'autorité ecclésiastique. "

Le premier concile de Tours déclare par son cinquième canon " que tout clerc abandonnant les fonctions de son ordre et de son office pour porter les armes à la guerre sera frappé d'excommunication. "

La distinction 20, question 3, " interdit le service militaire à tous ceux qui ont reçu la cléricature ou qui se sont faits religieux. "

Dans le livre 3° de la Vie et de l'honnêteté du clergé, chapitre 2, nous lisons que le concile de Poitiers frappe d'excommunication tout clerc portant les armes. De même au chapitre 9, du Voeu et du rachat d'un Voeu, il est dit: " Puisque la cléricature rend les clercs inhabiles au métier des armes, Innocent III déclare, dans un rescrit, qu'on doit les forcer à se racheter de leur voeu plutôt qu'à l'accomplir quand ils se sont engagés à aller faire la guerre en terre sainte, etc ...; de même, au chapitre 5 des Peines nous voyons "que les prêtres qui manoeuvrent eux-mêmes un vaisseau pour le combat, aussi bien que ceux qui combattent de leur propre personne ou qui excitent les autres à se battre, pèchent mortellement et doivent, d'après les canons, être déposés. "

On demande, au sujet de la sentence d'excommunication, canon In audientia, de Clément III, " si les clercs qui ne rougissent pas de déposer l'habit de leur état pour se revêtir des armes de guerre, quand ils viennent à souffrir quelque violence corporelle, ou lorsque, étant faits prisonniers de guerre, ils payent leur rançon, peuvent encore prétendre au bénéfice de l'immunité cléricale, par laquelle sont excommuniés tous ceux qui portent une main violente sur un clerc. La réponse est négative,c'est en vain que celui qui se révolte contre les lois de l'Eglise en réclame ensuite le bénéfice. "

Saint Boniface, primat de Germanie, consulta le pape Zacharie au sujet des évêques qui combattaient à la guerre et qui répandaient, de leurs propres mains, le sang de leurs semblables; la réponse du Pontife romain fut que " c'étaient de faux prêtres, pires que des séculiers; qu'on ne devait par conséquent, sous aucun prétexte, permettre les fonctions du sacerdoce à ces hommes qui ne conservaient pas leurs mains pures de sang, mais qui les trempaient dans celui des chrétiens ou dés païens, et, d'un bras sacrilège, frappaient de mort ceux mêmes à qui ils devaient administrer les sacrements pour les empêcher de mourir de la mort éternelle. Peut-on les regarder comme des prêtres, ou croire que Dieu sera apaisé par leurs sacrifices, quand nous savons qu'il a les hommes de sang en horreur (Psalm. V)?

Mais pourquoi m'arrêter plus longtemps sur ce point? n'est-ce pas chanter aux oreilles d'un sourd? Je ne dirai plus rien ou plutôt je ne prédirai plus qu'une chose, puissé-je être un mauvais prophète ! C'est que nos guerres seront malheureuses tant qu'elles seront conduites par des hommes qui se seront enrôlés dans une plus sainte milice. Leurs armes de guerre n'ont rien de commun avec celles que manie la main du soldat, car ce sont des armes spirituelles; plaise à Dieu qu'ils se contentent de celles-ci et qu'ils laissent les premières aux hommes de coeur et de talent qui peuvent s'en servir. D'ailleurs, si après s'être rangés sous un drapeau ils veulent imprudemment se placer et combattre sous un autre, ils confondent impudemment les choses dé Dieu avec celles des hommes, ils bouleversent tout de fond en comblé, ne font rien de bon ni d'un côté ni de l'autre, et, au lieu de la gloire; ils s'attirent bien plutôt la haine et les malédictions des grands, qu'ils ne méritent que trop. Si donc ils sont encore susceptibles de quelques bons sentiments et s'ils souhaitent que les guerres aient un heureux résultat pour le bien des particuliers et pour celui de l'Etat qu'ils préfèrent, puisqu'ils sont consacrés au service de Dieu, les armes propres à la milice où ils sont entrés; assurément, s'ils aimaient mieux être avec Moise, dans le tabernacle du Seigneur, et lever, comme lui, des mains pures vers le ciel, il ne manquerait pas, dans la plaine, de Josués qui conduiraient la guerre avec force et bonheur et qui triompheraient des ennemis. Mais, comme nous renversons l'ordre naturel des choses, que nous préférons celles de ce monde à celles de Dieu, ou que nous confondons les unes avec les autres, nous ne faisons rien comme il faut, rien sérieusement et utilement, et nous n'avons L'avantage ni d'un côté ni de l'autre. Dieu ne saurait bénir ceux qui le négligent, préfèrent à son service celui d'un autre souverain, et violent sans scrupule l'ordre qu'il a établi. Voilà comment la sagesse de ce monde se trouve confondue et de quelle manière Dieu la convainc de folie.

Ce n'est pas avec de telles armes qu'autrefois les saints prélats triomphèrent des ennemis, mais avec les armes spirituelles. L'histoire ecclésiastique est remplie du récit de semblables victoires. N'est-ce pas ainsi que Léon I vainquit Attila; que saint Loup, évêque de Troyes, éloigna le fléau de Dieu; que saint Basile triompha de Valens, Chrysostome d'Eudoxie, et tant d'autres saints prélats d'une foule d'ennemis et de tyrans?

Mais une des plus belles victoires de ce genre dont on puisse rappeler le souvenir, c'est celle que remporta le saint pontife et docteur Ambroise. Permettez-moi, bienveillant lecteur, d'en mettre sous vos yeux le récit tracé de ses propres mains; voici en quels termes, dans son sermon contre Auxentius, il exhortait ses ouailles à supporter avec un courage inébranlable tout ce qu'il faudrait endurer, plutôt que de livrer les Églises. " Il me sera toujours possible de soupirer, de gémir et de verser des larmes sous les coups des soldats goths eux-mêmes, telles sont mes armes, un prêtre ne saurait en employer d'autres pour se défendre. Je ne puis et ne dois point résister autrement. " Puis à la fin de son sermon il reprend en ces termes : " Si on m'accuse d'appeler les pauvres à mon secours, je suis bien loin d'en disconvenir; j'avoue que je recherche leur appui, que je souhaite qu'ils prennent parti pour moi et me défendent, mais par la prière. Les aveugles, les boiteux, les malades et les vieillards sont de rudes adversaires pour des gens de guerre. Car prêter aux pauvres, c'est avoir Dieu pour débiteur, tandis que les gens de guerre méritent bien rarement les bénédictions du Ciel. On dit qu'avec mes chants et mes hymnes je fascine le peuple, je n'en disconviens pas : mais aussi quelles hymnes je fais chanter! où en trouver d'aussi puissantes? Un peuple entier chante tout d'une voix dans ses vers et confesse sa foi en la sainte Trinité. "

Dans sa lettre trente-troisième à sa soeur, pour la mettre au courant de toute cette affaire, il lui dit en quels termes il parlait à ses ouailles. " Auguste, la prière, voilà nos armes, et nous ne savons ce que c'est que trembler, car c'est le propre des chrétiens de soupirer après la paix et la tranquillité pour la foi, et de ne savoir pas trahir la vérité pour échapper à la mort. " Puis quelques lignes plus bas il ajoute: " Je ne puis livrer mon église, mais il m'est également défendu de recourir aux armes pour la défendre; les seules qu'il me soit permis d'employer, c'est de livrer mon corps à la mort pour Jésus-Christ. " Mais peut-être arriva-t-il qu'un faible évêque qui n'avait pour repousser l'ennemi que sa parole en guise d'épée, et que des mots au lieu de fer, fût honteusement défait par ses ennemis, c'est le contraire qui eut lieu; celui qui était sans armes a vaincu ceux qui l'attaquaient les armes à la main. " Nous étions plongés dans une extrême douleur quand nous lisions, dit-il, ces paroles du Prophète : Jlon Dieu, les nations fondent sur nous... etc. Hélas ! c'est que nous ne connaissions point toute votre grandeur quand nous nous laissions ainsi abattre par la douleur, et dans notre ignorance nous pensions à toute autre chose qu'à ce qui est arrivé. En effet, toutes ces nations et beaucoup d'autres qui s'étaient avec elles jetées sur votre héritage pour le dévaster, sont devenues chrétiennes et ont acquis un titre à partager aussi l'héritage de Dieu. Voilà comment s'est accompli l'oracle du Psalmiste: La paix s'est faite dans le lieu qu'il s'est choisi (Psalm. LXXV, 2). C'est là qu'il a brisé toute la force des arcs, les boucliers, les épées de ses ennemis, et qu'il a éteint la guerre. Qui a fait cela, si ce n'est vous, Seigneur Jésus? Vous voyiez des hommes de guerre accourir, les armes à la main, vers votre saint temple, d'un côté un peuple nombreux se presser dans l'église et la remplir de ses gémissements; de l'autre la soldatesque et son empereur ne respirer que la violence, et moi n'avoir que l'image de la mort sous les yeux. Mais pour empêcher qu'aucun malheur arrivât quand les choses en étaient à ce point, vous vous êtes placé entre les uns et les autres, et vous les avez rapprochés et confondus ensemble, vous avez brisé l'élan des hommes de guerre comme si vous leur aviez crié : Si vous courez aux armes, si vous portez la violence jusque dans mon temple, à quoi aura servi l'effusion de mon sang ? C'est vous, Seigneur, qui avez sauvé votre peuple et qui m'avez comblé de bonheur et de joie. Telles étaient mes paroles quand je m'étonnais que l'emportement de l'empereur pût se laisser apaiser par le dévouement de ses soldats, par les supplications des comtes et les prières du peuple; mais après avoir passé deux jours entiers dans la tristesse, à lire, comme nous avions l'habitude de le faire, les psaumes et les prophéties, nous apprenons tout à coup que l'empereur a donné à ses soldats l'ordre de se retirer. Quelle joie alors dans le peuple tout entier, quels applaudissements et quelles actions de grâces ! Le même jour où le Seigneur s'est livré pour nous, l'Église cesse de faire pénitence, les soldats eux-mêmes s'empressent à l'envi d'annoncer la bonne nouvelle, et se précipitent vers les autels; les baisers de pais qu'ils échangent entre eux semblent dire : Voyez quelle chose surprenante! Un évêque faible et désarmé a été plus fort que nous avec toutes nos armes, et sa victoire n'a coûté ni sang ni carnage ! "

58. A la tête de la victime ajoutes encore la queue... C'est-à-dire que la fin réponde au commencement. Saint Bernard l'invite par là à persévérer, et fait allusion au précepte de la loi qui veut qu'on offre en même temps la tête et la queue de la victime (Exod., XXIX ; Lévitique, III).

Raoul donne ainsi le sens figuré de cette façon de parler. La queue, dit-il, étant la fin du corps, représente la consommation et la persévérance dans les bonnes oeuvres. C'est ce qui fait dire à saint Grégoire Ier , dans ses Morales, chapitre 40: " Il est prescrit d'offrir la queue de la victime au Seigneur. Cela veut dire que nous devons couronner par la persévérance le bien que nous avons commencé de faire. " Le même pape dit encore dans sa vingt-cinquième homélie sur l'Evangile : " La loi prescrit d'ajouter dans les sacrifices la queue au reste de la victime, c'est que si la queue est la fin du corps, celui qui conduit sa bonne oeuvre jusqu'à sa perfection naturelle, offre également le sacrifice d'une victoire complète. " (Note de Horstius.)
 
 
 
 
 
 

LETTRE LXXIX. A L'ABBÉ LUC (a).

Vers l'an 1130.

Saint Bernard lui recommande de fuir la fréquentation des femmes et lui indique la règle de conduite à suivre à l'égard d'un religieux coupable d'une faute grave contre la pureté.

l . Mon bien cher ami, vous m'avez singulièrement édifié, car on n'a pas souvent de ces exemples de vertu sous les yeux, non-seulement par la manière dont vous avez reçu mes avis, quelque peu de chose que je sois auprès de vous, mais encore par la reconnaissance que vous m'avez témoignée pour vous les avoir donnés; vous avez eu la sagesse de ne pas vous arrêter à la personne du conseiller pour ne voir que ses conseils; j'en remercie Dieu; car si vous avez accueilli ce que je me suis permis de vous dire, avec reconnaissance plutôt qu'avec mécontentement c'est à lui que je le dois. Encouragé par les preuves insignes d'humilité que vous m'avez données, je me sens plus hardi à revenir sur mes conseils et à les réitérer. Je vous prie donc, au nom du sang divin qui a été répandu pour le salut des hommes, de ne pas regarder d'un oeil indifférent le péril que peut faire courir à des âmes d'un si grand prix la réunion de personnes de sexes différents dans la même demeure. On ne peut pas ne point le redouter, pour peu qu'on ait en soi-même à lutter, sous l'œil de Dieu, contre les efforts du tentateur, et qu'on ait pu apprendre, par sa propre expérience, à dire avec l'Apôtre : " Nous n'ignorons pas les ruses du démon (II Cor., II, 2). " Enfin, s'il y a quelque chose qui puisse vous engager à tenir un compte sérieux de mes paroles, après la recommandation ou plutôt d'après l'ordre de l'Apôtre, qui nous dit: " Evitons la fornication (I Cor., VI, 18), " c'est assurément la chute honteuse de ce malheureux frère au sujet duquel vous daignez me consulter. Au reste, je m'étonne que vous ayez jugé à propos de vous adresser à moi dans cette occasion, malgré mon éloignement, quand vous avez sous la main un saint homme de votre ordre, l'abbé Guillaume de Saint-Thierri. D'ailleurs, je ne doute pas non plus que l'abbaye de Prémontré n'ait beaucoup d'hommes capables de vous aider de leurs conseils et qui soient certainement bien assez sages et bien assez prudents pour débrouiller les affaires les plus difficiles.

2. Mais, quoi qu'il en soit, c'est à vous de savoir pourquoi vous avez mieux aimé recourir à mes conseils, et tout ce que j'ai à faire, c'est de vous les donner. Si ce religieux était venu de lui-même confesser sa faute,

a Abbé de Cuissy, monastère de premontré au diocèse de Laon. Voir aux notes.

quelque grave et honteuse qu'elle fût, mon avis est qu'on aurait dû songer à guérir les blessures de son âme et ne pas prendre le parti de l'expulser du couvent; mais, comme cette affreuse corruption ne s'est trahie que par l'horrible odeur qu'elle répandait, il n'en faut pas moins, autant que possible, travailler avec soin à la guérison de cette âme; toutefois on doit procéder différemment qu'on ne l'eût fait. En effet, il n'est peut-être pas prudent de le garder plus longtemps au milieu de vous, il y aurait à craindre, ainsi que vous me l'écrivez avec raison, que la brebis malade n'infectât votre jeune et tendre troupeau. D'un autre côté, un père ne saurait fermer tout à fait ses entrailles à son fils; je suis donc d'avis que vous agirez en père et que vous pourvoirez au salut de votre enfant en tâchant de le faire entrer dans quelque autre maison de votre ordre, mais un peu éloignée, où il puisse faire pénitence, en changeant de résidence sans renoncer à sa profession, et d'où vous pourrez le rappeler auprès de vous quand vous le jugerez opportun. Quant à le faire entrer dans une de nos maisons, vous n'y trouveriez peut-être aucun avantage. Vous m'écrivez, il est vrai, qu'il a prétendu bien souvent avoir reçu de nous la promesse que nous le recevrions, si vous lui permettiez de se présenter chez nous, mais à présent il soutient qu'il n'a pas tenu ce langage. Il peut se faire que vous n'ayez pas l'intention de l'envoyer dans une de vos maisons, comme je vous le conseillais plus haut, ou bien qu'il ne veuille pas s'y rendre; il est possible également qu'après être tombés d'accord l'un et l'autre sur le parti qu'il convient de prendre, vous ne trouviez pas de maison qui veuille le recevoir; en ce cas je ne vois que deux choses à faire: lui donner un dimissoire avec permission d'aller où il voudra travailler au salut de son âme, ou lui faire la grâce de le conserver parmi vous, si toutefois vous pouvez prendre les moyens efficaces d'empêcher le retour de si honteux désordres. Mais en voilà assez sur ce sujet.

3. Il y a encore un point en ce qui vous concerne sur lequel je ne puis m'empêcher de vous dire toute ma pensée: je veux parler du moulin dont la garde oblige les frères convers (a) à se trouver souvent en l'apport avec les femmes. Si vous m'en croyez, vous prendrez l'un de ces trois partis: ou bien vous interdirez absolument l'entrée du moulin aux femmes,

ou vous en confierez la garde à tout autre qu'à vos frères convers, ou bien encore vous renoncerez tout à fait à ce moulin.

a Voir sur les frères convers la lettre cent quarante-troisième. La lettre quatre cent quatrième recommande également d'éviter les rapports avec les femmes.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE LXXIXe.

59. A l'abbé Luc, non pas de Mont-Cornélius,appelé plus tard Beau-Retour, près de Liège, comme l'ont pensé à tort Picard et Horstius après lui, mais de Cuissy, de l'ordre de Prémontré, dans le diocèse de Laon, ainsi qu'on le voit dans la bibliothèque de Prémontré, et comme saint Bernard semble d'ailleurs l'indiquer assez clairement quand il s'étonne qu'il n'ait pas consulté plutôt que lui soit Guillaume, abbé de Saint-Thierri, soit quelque religieux de Prémontré, puisqu'il les avait dans son voisinage. Voici ce qu'on trouve dans le moine Hermann, au sujet de l'abbé Luc et du monastère de Cuissy; Barthélemi, évêque de Laon, " construisit encore à l'endroit appelé Cuissy un autre monastère de clercs, auquel il donna pour abbé un religieux nommé Luc. " (Voir livre III des Miracles de la sainte Vierge, chap 16.) (Note de Mabillon.)

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LETTRE LXXX. A GUY (a), ABBÉ DE MOLÊMES.

Vers l'an 1130.

Saint Bernard le console d'une grande injustice qu'il a eu à souffrir, et lui recommande de ne s'en venger qu'en écoutant les conseils de la charité.

Dieu, qui lit au fond des coeurs et qui est l'auteur de tous nos bons sentiments, m'est témoin de la part que je prends au malheur dont j'ai su que vous avez été frappé. Mais quand je considère plutôt celui qui permet que celui qui vous cause cette épreuve, autant je compatis à vos infortunes présentes, autant j'espère me réjouir bientôt avec vous de la prospérité qui ne peut manquer de les suivre. Mais en attendant ne vous laissez point abattre par le découragement; pensez avec moi qu'à l'exemple du saint homme Job nous devons recevoir du même coeur les biens et les maux de la main de Dieu qui nous les envoie. Je dis plus : au lieu de vous indigner des coups que vos gens vous portent, vous devez comme David vous humilier sous la main du Tout-Puissant, qui certainement a lui-même suscité vos propres serviteurs pour vous causer cette peine. Cependant, comme il est de votre devoir de les punir, puisqu'ils sont serfs d'une église confiée à vos soins, il est juste que vous fassiez expier à ces domestiques infidèles leur criminelle audace et que vous preniez sur leurs biens pour indemniser autant que possible votre monastère du tort qu'ils lui ont fait; mais, pour éviter qu'on ne dise qu'en agissant ainsi vous cherchez plutôt à vous venger d'une injustice qu'à leur faire expier leur faute, je vous prie et vous conseille de faire beaucoup moins attention à ce qu'ils méritent qu'à ce qu'exige de vous votre position. Que la miséricorde parle donc en vous plus haut que la stricte justice, et que votre modération en cette circonstance soit un sujet d'édification. Au reste, je vous prie d'engager pour moi de vive voix comme je le fais moi-même en esprit, ce fils que vous aimez, qui m'est cher à moi-même, tant à cause de vous qu'à cause de lui, de ne pas se montrer dans ses réclamations d'une âpreté et d'une exigence telles qu'il oublie le conseil que le divin Maître nous a donné: de présenter la joue gauche à celui qui nous a frappés sur la droite.

a GUY fut le second abbé de Molêmes après saint Robert. Voir à son sujet les lettres 43, 44 et 60.
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE LXXXI. A GÉRARD (a), ABBÉ DE POTTIÈRES.

Vers l'an 1130 .

Saint Bernard repousse une fausse accusation dont on le chargeait.

Je ne me souviens pas d'avoir jamais écrit au comte de Nevers quoi que ce soit contre vous, et d'ailleurs il n'est pas vrai que je l'aie fait. Si ce prince a reçu de moi quelque lettre, ce n'a jamais été qu'en faveur de votre maison; ce n'est pas là, je pense, écrire contre vous, mais bien dans vos intérêts. J'avais entendu dire que sur votre conseil, et d'accord avec vous, il se proposait de vous faire une visite pour s'assurer par lui-même de ce qu'il y a de vrai dans les bruits désavantageux qu'on fait courir publiquement sur votre maison, en rechercher la cause et y apporter remède, s'il parvenait à force de soins et de zèle à la découvrir (b). Je ne vois pas que vous puissiez trouver mauvais que j'aie encouragé et fortifié même le prince dans ses pieuses dispositions, ni que vous ayez le droit de vous en montrer blessé et de vous en plaindre; bien plus, je trouve même que j'ai parfaitement agi dans l'intérêt de la maison de Dieu en réveillant le zèle de celui qui peut apporter remède au mal dont elle souffre. Vous me citez l'Ecriture sainte pour me convaincre que j'ai eu tort de ne pas commencer par vous avertir, mais je n'avais absolument rien contre votre personne; et dans tout ce que la charité m'a inspiré de faire, je n'ai eu en vue que le rétablissement de la paix dans votre maison. D'ailleurs, vous serez pleinement convaincu de la vérité de mes paroles si, comme vous nie l'annoncez, vous venez me montrer tout ce qui concerne cette affaire. Vous me trouverez infailliblement ici tous les jours de la semaine prochaine,

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE LXXXI.

60. A Gérard, abbé de Pollières. Horstius pensait qu'il fallait lire, abbé de Prully, mais c'est à tort,comme on le voit par les manuscrits et par les propres expressions de cette lettre ; il est clair, en effet, que saint Bernard ne s'adresse point à un abbé de l'ordre de Cîteaux, tel qu'était le monastère de Prully. D'ailleurs, s'il s'était agi d'une maison de Cisterciens, il n'aurait point eu recours, pour en faire disparaître les abus, au comte de Nevers. D'où il suit qu'on devrait rétablir le nom de Gérard parmi ceux des abbés de Pottières, où il a été omis jusqu'à présent. Pottières était une abbaye de Bénédictins que le comte Gérard, fonda dans le diocèse de Langres, non loin de son château, et dans laquelle il fut enterré avec Berthe son épouse. Voir les notes dont notre Acher a enrichi les oeuvres de Guibert de Nogent, page 653 et suiv. (Note de Mabillon.)

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LETTRE LXXXII. A L'ABBÉ DE SAINT-JEAN (c) DE CHARTRES,

Vers l'an1128.

Saint Bernard le dissuade de se démettre de son abbaye et d'entreprendre le pèlerinage de Jérusalem.

1 . Je suis si peu de chose que j'avais résolu d’abord de ne pas vous faire connaître ma façon de penser sur les points sur lesquels vous

a Pottières, au diocèse de Langres, abbaye de Bénédictins de la congrégation de Saint-Victor; on a omis le nom de Gérard dans la liste de ses abbés. Voir la note de Mabillon.

b Car il avait succédé aux droits du comte Gérard, fondateur de Pottières.

c Il s'agit certainement ici de l'abbé Etienne qui fut d'abord abbé de Saint-Jean de Chartres, de l'ordre des Augustins, et qui devint patriarche de Jérusalem vers le commencement de l'année 1128, après Germond, ainsi que le rapporte Orderic Vital, à la fin de son livre douzième. C'est lui aussi qui fit, dit-on, parvenir une lettre, par le moyen de Guillaume de Buzy, à Foulques, comte d'Anjou (voir tome III des Analect., page 335, lettres 35 et 82, et préface de Papebroche, sur les patriarches de Jérusalem, au tome III de mai.

voulez bien me demander mon avis. Je trouvais aussi superflu que présomptueux de faire entendre un conseil à un homme qui est si capable d'en donner; mais, en faisant réflexion que la plupart, pour ne pas dire toutes les personnes de sens, se défient de leurs propres lumières et s'en rapportent volontiers à celles des autres dans les choses douteuses, et d'autrui même, dans leurs propres affaires, cette sûreté de coup d'oeil qui les distingue dans celles des autres, même les plus obscures, il m'a semblé que je devais revenir sur ma première résolution et vous dire toute ma pensée, sans préjudice d'un meilleur avis. Si j'ai bien compris ce que vous avez chargé le pieux abbé Ours (a) de Saint-Denis de Reims de me dire de votre part, vous avez conçu le projet de quitter votre patrie, ainsi que la maison à la tête de laquelle Dieu vous a placé, pour entreprendre le voyage de la terre sainte, ne plus vous occuper ensuite que de Dieu et du salut de votre âme. Peut-être si vous aspirez à la perfection est-il à propos que vous quittiez votre patrie, selon cette parole du Seigneur: " Renoncez à votre patrie; éloignez-vous de toute votre famille (Gen., XII, 1). " Mais je ne vois pas sur quoi vous vous fondez pour exposer, par votre départ, le salut des âmes qui vous ont été confiées. Certainement il est doux de respirer après avoir déposé son fardeau, mais la charité ne recherche pas ses intérêts ; peut-être cédez-vous à l'attrait du repos et de la tranquillité, mais c'est au détriment de la paix pour vos frères. Adieu ne plaise que je recherche jamais un avantage quelconque, si grand qu'il soit même pour mon , si je ne puis l'acquérir qu'au prix d'un scandale ! car ce serait le payer de la charité même, Or à ce prix je ne sais quel avantage spirituel on peut jamais trouver en quoi que ce soit. Enfin, s'il est permis à chacun de préférer sa propre tranquillité au bien général, je me demande qui est-ce qui pourra dire avec vérité : " Pour moi, vivre et mourir pour Jésus-Christ, ce m'est un véritable profit (Philipp., I, 21) , " et ce que deviennent ces paroles de l'Apôtre : " Personne tic vit pour soi et ne meurt pour soi ( Rom., XIV, 7) ; " ainsi que ces autres : " Ce qui me préoccupe, ce n'est pas mon intérêt, mais l'intérêt général (I Cor., X, 33), " ou bien celles-ci encore : " Il ne faut pas vivre pour soi, mais pour celui qui est mort pour tous les hommes (II Cor., V, 15). "

a Ours ou Ursion, cinquième abbé des chanoines de Saint Denis de Reims, de l'ordre des Augustins, devint plus tard évoque de Verdun ; il est tait mention de lui dans le tome XII, du Spicilége, page 312. Quand il fut promu au siège de Verdun en 1129, il eut pour successeur à Saint-Denis l'abbé Gilbert. Mais s'étant plus tard démis de sa charge épiscopale pour rentrer dans son monastère, il en reprit la direction, comme on peut le voir dans Marlot, tome II, page 152 de la Métropole de Reims. Le Nécrologe de son abbaye l'appelle Ursion de pieuse mémoire, à la date du 4 février.

2. Vous me demanderez peut-être d'où vous vient un pareil désir, si ce n'est pas de Dieu ? Si vous me permettez de vous dire ce que j'en pense, je vous répondrai par ces paroles de l'Ecriture: " Les eaux dérobées semblent meilleures (Prov., IX, 17). " Pour quiconque connaît les ruses du démon, il n'est pas douteux que l'ange de ténèbres ne puisse se changer en ange de lumière et faire tomber lui-même, goutte à goutte, dans votre âme altérée, ces eaux dont la douceur est pire que l’amertume de l'absinthe même. En effet, qui peut fomenter le scandale, semer la discorde, troubler la paix et l'union, si ce n'est l'éternel adversaire de la vérité, l'ennemi de la charité, l'antique fléau du genre humain, la haine vivante de la croix du Sauveur, le diable enfin, pour l'appeler par son nom? Si la mort est entrée dans le monde parce qu'il portait envie à notre félicité, il jette de même aujourd'hui, sur le bien qu'il vous voit faire, un regard jaloux, et, le mensonge sur les lèvres, il vous trompe comme il a trompé les hommes dans le principe, et il vous montre le bien là où il ne le voit pas lui-même. En effet, la vérité peut-elle se trouver dans une parole opposée à celle-ci: " Etes-vous lié avec une femme, ne cherchez pas à rompre vos liens (I Cor., VII, 27) ? " Comment croire aussi que la charité, qui se trouve comme sur des charbons embrasés à la vue d'un scandale, ira conseiller une démarche d'où le scandale ne peut manquer de naître ? Non, non! il n'y a que cet implacable ennemi de la charité et de la vérité qu'il sape par la haine et le mensonge qui ait pu mêler ainsi pour vous, de faux miel au miel véritable, vous promettre l'incertain pour le certain, et, par un mélange habile de mensonges et de vérités, vous faire renoncer d'abord au bien que vous faites maintenant, pour ne point vous laisser atteindre celui qu'il vous montre dans l'avenir. Il rôde autour du troupeau et cherche comment il pourra d'abord lui enlever son pasteur, parce qu'il sait bien qu'ensuite c'en est fait des brebis, que personne ne défendra plus contre ses attaques, et du pasteur lui-même que foudroieront ces terribles paroles : " Malheur à celui par qui le scandale arrive (Matth., XVIII, 7). " Mais j'ai pleine confiance dans la sagesse que vous avez reçue de Dieu; les ruses du malin ne réussiront point à vous séduire et à vous persuader de. renoncer à un bien dès maintenant assuré pour vous jeter dans un mal certain en vue d'un bien qui l'est fort peu.

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LETTRE LXXXIII. A SIMON, ABBÉ DE SAINT-NICOLAS (a).

Vers l'an1129.

Saint Bernard le console de la persécution dont il est l'objet, Les tentatives les plus honorables ne réussissent pas toujours. Quelle conduite doit tenir envers ses inférieurs tout prélat qui détire les soumettre à de plus sévères observances.

1. J'ai appris avec bien de la peine par votre lettre tout ce que vous avez à souffrir v à cause de la justice; et, quoique la parole de Jésus-Christ qui vous promet le royaume de Dieu, suffise amplement pour adoucir vos peines, je ne vous offre pas moins toutes les consolations qu'il est en mon pouvoir de vous donner, ainsi que les conseils dont je suis capable. Qui pourrait voir d'un oeil indifférent un frère en détresse, tendre les mains du milieu des flots, et entendre sans être péniblement ému la colombe du Christ, non pas chanter, mais gémir, comme si elle disait: " Pourrai-je chanter les cantiques du Seigneur sur la terre étrangère (Psalm. CXXXVI, 4) ? " Quel oeil, dis-je, refuserait une larme à celles du Christ lui-même, qui du fond de l'abîme lève encore aujourd'hui ses regards vers les montagnes du haut desquelles il espère voir descendre du secours ? C'est vers nous, vers notre néant que vas yeux se dirigent, me dites-vous. Hélas ! loin d'être des montagnes de secours, nous luttons nous-mêmes et faisons de pénibles efforts dans la vallée des

a Il était abbé de Saint-Nicaise de Reims, quand il le devint de Saint-Nicolas-aux-Rois, dans le diocèse de Laon. Hermann religieux de Laon, en parle dans son IIIe livre des Miracles de Marie, chap. 18. Il était frère de Guillaume, abbé de Saint-Thierri, dont il est question plus loin dans les quatre-vingt-cinquième et quatre-vingt-sixième lettres.

b Il s'agit ici de la persécution que Simon eut à souffrir de la part de ses religieux pour avoir résigné entre les mains de l'évêque d'Arras certains autels, (c'est le nom qu'on donnait aux cures de paroisses), parce que la possession en était entachée de simonie. Nous trouvons sur ce sujet une lettre de Samson, évêque de Reims et de Josselin, évêque de Soissons, au pape Innocent II, qui les avait chargés de juger cette affaire. Il existe également une lettre du pape Eugène III, à l'évêque de Laon, Barthélemy, pour lui faire savoir qu'il veut prendre connaissance de la difficulté survenue entre l'évêque d'Arras et l'abbé de Saint-Nicolas. Dans la lettre de Samson au pape Innocent, nous voyons que l'abbé Simon a ne pouvant se mettre d'accord avec ses religieux pour résigner ces autels, s'était, pour un temps, éloigné de son monastère et retiré dans un pays lointain ; mais qu'il fut rappelé plus tard par ses religieux qui préféraient renoncer à ces autels qu'à leur abbé; " ce qui permet d'apprécier l'intégrité et le désintéressement de Simon, sous le gouvernement duquel le monastère de Saint-Nicolas a jeté un vif éclat, non moins par sa régularité que par sa prospérité matérielle, au dire d'Hermann. On peut donc sans hésiter placer la date de cette lettre avant l'avènement du pape Innocent, c'est-à-dire avant l'année 1130. Pour ce qui est de Gilbert, son successeur, on peut consulter la lettre trois cent quatre-vingt-dix-neuvième,

larmes pour échapper aux piéges de l'ennemi, aux violences d'un monde pervers, et nous nous écrions avec vous: "Nous ne pouvons attendre de secours que du Seigneur, qui a fait le ciel et la terre (Psalm. CXX, 2)."

2. " Tous ceux qui se proposent de vivre avec piété en Jésus-Christ doivent s'attendre à des persécutions (II Tim., III, 12). " L'intention de mener une vie pieuse en Jésus-Christ ne les quitte pas, mais il ne leur est. pas toujours possible de la mettre à exécution; car si les impies ne cessent d'entraver les pieux desseins des gens de bien, ceux-ci ne perdent rien de leurs vertus en cédant quelquefois au nombre de leurs adversaires et en renonçant dans de certaines circonstances à suivre leurs pensées, quoique justes et saintes. Ainsi vit-on Aaron céder, contre son gré, aux vociférations criminelles d'une multitude soulevée; Samuel, contraint par les voeux insensés du même peuple, lui donner Saül pour roi, et David renoncer à construire un temple au Seigneur, comme il en avait l'intention, à cause des guerres nombreuses que cet homme belliqueux eut constamment à soutenir pour repousser les attaques continuelles de ses ennemis. Aussi, vénérable; père, mous conseillé je, sauf meilleur avis de personnes plus sages que moi, de céder un peu, et, dans l'intérêt des faibles, de renoncer pour quelque temps à vos projets de réforme, quoique plusieurs les partagent, car vous ne devez pas contraindre mais seulement engager à les embrasser, tous ces religieux de Cluny dont vous avez accepté le titre d'abbé. Je crois qu'il faut également conseiller à ceux qui désirent s'astreindre à une observance plus étroite, de condescendre par charité, autant due cela se peut sans offenser Dieu, à la faiblesse des autres, en leur permettant de conserver leurs habitudes dans le monastère, s'il n'en doit résulter de scandale ni pour les uns ni pour les autres, ou bien de quitter la maison et d'aller se réunir à d'autres religieux qui vivent comme eux.

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LETTRE LXXXIV. AU MÊME.

Saint Bernard lui renvoie un religieux qui l'avait quitté et lui conseille de le traiter avec plus de douceur et de bonté après son retour.

Nous avons agi avec autant de succès que de prudence, comme vous le voyez, en recevant contre notre habitude, non pour nous, mais pour vous et pour elle, cette pauvre brebis fugitive (a), puisque nous avons réussi par notre accueil et par d'utiles conseils à contenter son désir d'une vie plus austère, et à vous donner en même temps une complète satisfaction

a saint Bernard la manne dans son Apologie, adressée à Guillaume, au paragraphe 4°, c'est Nicolas.

par son retour auprès de vous. Je ne vous dis pas cela pour vous montrer de quelles dispositions nous sommes animé à votre égard, tout ce que nous pourrions faire dans ce but ne vous le dira jamais assez ; mais pour vous convaincre de la vérité de ce que je vous ai déjà dit, si j'ai bonne mémoire, c'est que l'essai d'une règle un peu plus austère suffit bien souvent pour calmer ces esprits inquiets qui ne sont pas contents du genre de vie qu'ils mènent. Vous me demandez, dans votre lettre, mes conseils au sujet de ce religieux qui est retourné maintenant auprès de vous; ils deviennent superflus dès qu'il vous est revenu avec l'intention de faire votre volonté, comme de juste, et non pas la sienne Quant à la difficulté qu'il redoute le plus, je vous prie avec lui et pour lui d'user à, son égard d'une condescendance et d'une douceur plus grandes qu'avec les autres fugitifs; car on ne saurait juger de la même manière. deux conduites qui, pour être semblables dans leurs résultats ne le sont nullement dans leurs motifs. Il est évident qu'on ne peut mettre sur la même ligne un religieux qui a quitté son couvent parce qu'il est fatigué de ses devoirs et dégoûté de son état, et celui qui ne le quitte, pour entrer dans une autre maison, que par amour de sa vocation et avec le désir d'en mieux pratiquer les devoirs.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE LXXXIV.

61. Qui pour être semblables dans leurs résultats, etc. Car d'après les philosophes, ce sont les causes finales et les causes déterminantes qui font la différence des actes. Ainsi ils sont semblables au point de vue de l'être pour emprunter leur langage et différents au point de vue moral. Écoutons la manière élégante dont saint Augustin développe cet axiome : " Puisque les bons et les méchants font et supportent les mêmes choses, ce n'est donc point par les actes ou par le châtiment qu'il faut les distinguer, mais par les causes qui les font agir. Ainsi Pharaon accablait le peuple de Dieu de pénibles travaux, .et Moïse, de son côté, réprimait avec une grande sévérité les écarts impies de ce même peuple; ils ont agi l'un comme l'autre, mais ils ne se proposaient pas le même but; l'un était mu par l'ambition et l'autre par un esprit de zèle. Jézabel tue les prophètes de même qu'Élie fait périr les faux prophètes. Selon moi, il y a le mérite de celui qui souffre et le mérite de ce qu'il souffre..... Dieu n'a pas épargné son propre Fils et l'a livré à la mort pour nous; car on dit aussi de Judas que Satan entra clans lui et le poussa à livrer le Seigneur. Le Père a donc livré son Fils, et Judas son maître; qu'est-ce qui fait que dans un acte identique Dieu le Père est bon et l'homme est mauvais? N'est-ce pas la cause qui les a fait agir l'un et l'autre, et qui n'a point été la même pour tous les deux ? " Après avoir cité plusieurs autres exemples, il ajoute : " Sachons dans des actes semblables discerner la pensée dont ils procèdent. " Voir saint Augustin, lettre quarante-huitième. (Note de Horstius.)

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A GUILLAUME, ABBÉ DE SAINT-THIERRI.

On trouve ici, dans quelques éditions, une lettre de saint Bernard à Guillaume, abbé de Saint Thierri, que nous avons placée, en guise de préface, en tête de l'apologie du Saint, adressée au même Guillaume.
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE LXXXV. AU MEME GUILLAUME.

Saint Bernard lui reproche doucement de se plaindre de ne pas être assez payé de retour par lui en fait d'amitié.

Vers l'an 1125.

A dom Guillaume (a), abbé, le frère Bernard, salut et la charité qui naît d'un cœur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère.

1. Si nul ne sait ce qu'il y a dans un homme que l'esprit qui est en lui, et s'il est vrai qu'il n'y a que Dieu qui lise dans les coeurs, tandis que nous ne pénétrons pas au delà du visage, je me demande, et je ne puis le faire avec assez d'étonnement, sur quoi vous vous fondez pour comparer

a C'est le titre que nous trouvons à cette lettre dans le manuscrit de Corbie. Voir la note de Mabillon sur Guillaume, abbé de Saint-Thierri de Reims, et plus tard, simple religieux cistercien de Signy. Voir aux notes.

ensemble l'affection que nous avons l'un pour l'autre et juger non-seulement des sentiments de votre cœur, mais encore de ceux du mien. On ne se trompe pas seulement en regardant comme mal ce qui est bien, et réciproquement en trouvant bien ce qui est mal, mais encore en tenant pour certain ou pour douteux ce qui ne l'est pas. Peut-être est-il vrai que mon affection pour vous est moindre que celle que vous éprouvez pour moi, mais ce qui est bien sûr, absolument sûr, c'est que vous n'en savez certainement rien. Comment donc pouvez-vous donner pour indubitable ce dont il est certain que vous n'êtes pas sûr Chose étrange, Paul n'ose pas s'en rapporter à son propre jugement sur lui-même: " Je ne me juge pas, dit-il " ( I Corinth., IV, 3); Pierre gémit de s'être trompé en présumant de lui quand il s'écriait : " S'il me faut mourir avec vous, je ne vous renierai pas ( Matth., XXVI, 33); " les apôtres, à la pensée que l'un d'eux trahira le Martre, ne s'en tiennent pas au témoignage de leur conscience, et s'écrient l'un après l'autre : " Est-ce moi, Seigneur (Matth., XXVI, 22) ? " Enfin David confesse son ignorance en ce qui le concerne et s'écrie dans sa prière : " Oubliez mes ignorances, Seigneur (Psalm. XXIV, 7) ! " Et vous, vous ne craignez pas de vous montrer aussi affirmatif que possible en parlant non-seulement des sentiments de votre coeur, mais de ceux du mien, et vous protestez hautement que vous m'aimez plus que je ne vous aime.

2. Ce sont là vos propres paroles; je voudrais que vous ne les eussiez point prononcées, parce que je ne sais pas si elles sont vraies; mais vous, comment le savez-vous? Sur quoi vous fondez-vous pour affirmer que vous m'aimez plus que je ne vous aime ? Est-ce sur ce que ceux qui vont vous voir en passant par ici ne vous portent jamais, comme vous me le dites dans votre lettre, de gages de mon affection et de mon boit souvenir ? Mais quel gage vous faut-il pour vous prouver que je vous aime ? Me direz-vous qu'à toutes vos lettres je n'ai pas encore répondu une seule fois a ? Mais je n'aurais jamais osé me flatter que vous si sage, vous dussiez trouver du plaisir dans ce qu'un homme aussi inhabile que moi pourrait vous écrire. Je n'ai pas oublié qu'il a été dit: " Mes petits enfants, n'aimons pas de parole et de bouche, mais en couvres et en vérité (I Joan., III, 78). " Or dans quelle occasion avez-vous eu besoin de moi et vous ai-je fait défaut ? O Dieu, qui scrutez les reins et les coeurs ; ô Soleil de justice qui éclairez différemment les âmes par les traits de votre grâce, comme par autant de rayons différents, vous savez et je sens moi-même que je l'aime; par votre grâce et parce qu'il le mérite; mais jusqu'où va mon amour pour lui, je l'ignore; vous seul le savez, vous Seigneur, qui nous avez donné à tous les deux

a Cette lettre étant la première de saint Bernard à Guillaume, il faut la placer à l'année 1125.

l'amour que nous avons l'un pour l'autre; de quel droit l'un de nous peut-il donc s'écrier comme s'il le tenait de vous : J'aime plus que je ne suis aimé? Il faudrait pour avoir le droit de parler ainsi, voir notre propre lumière dans la vôtre, ô mon Dieu, et contempler dans le sein éclatant de la vérité même l'ardeur de l'amour qui nous consume.

3. Quant à moi, je me tiens pour satisfait de voir mes propres ténèbres dans votre lumière, Seigneur, en attendant que vous me visitiez à l'ombre de la mort où je suis assis et que vous me manifestiez le fond des coeurs en éclairant l'obscurité où je me trouve, et les ténèbres épaisses qui m'environnent : alors je ne verrai plus rien que votre splendeur en elle-même. Je sens très-bien que vous me faites la grâce de l'aimer; mais l'aimé-je assez ? Il ne m'est pas encore donné de le voir dans l'éclat de votre lumière, je ne sais pas même si je suis arrivé pour lui à cet amour qui donne sa vie pour ses amis. Car, bien loin de pouvoir répondre de la perfection de nos sentiments, nous ne saurions en affirmer la pureté. C'est vous, Seigneur, qui avez allumé dans mon âme la lampe qui me fait apercevoir les ténèbres où je suis plongé, et m'eu montre l'horreur; daignez, mon Dieu, les éclairer assez pour que j'aie le bonheur de voir toutes les affections de mon coeur parfaitement réglées, de sorte que je discerne ce que je dois aimer et que je n'aime que cela dans la mesure et pour la fin convenables, ne voulant être aimé moi-même que pour vous, Seigneur, et pas plus que je ne dois l'être; car je serais bien malheureux si, comme je l'appréhende, j'étais plus aimé de de lui que je ne le mérite, ou s'il ne l'était pas lui-même autant qu'il en est digne. Mais pourtant, comme on doit d'autant plus aimer les hommes qu'ils sont plus vertueux, si la vertu se mesure sur la charité, je conviens que je l'aime beaucoup plus que moi-même, parce que je ne doute pas qu'il ne soit bien meilleur que moi, mais je confesse en même temps que je l'aime bien moins que je ne le dois, parce que je ne suis pas aussi parfait que lui.

4. Mais vous, mon père, car je reviens à vous, plus votre amour est grand, moins vous devez mépriser l'imperfection du mien; car si vous m'aimez plus que je ne vous aime, attendu que vous valez bien plus que moi, vous ne m'aimez pourtant pas plus que vous ne pouvez. Il en est ainsi de moi: si je vous aime moins que je ne devrais vous aimer, je le fais pourtant de toutes mes forces; mais je ne puis que ce qu'il m'a été donné de pouvoir. Entraînez-moi donc à votre suite afin que je puisse vous atteindre et qu'avec vous, recevant le pouvoir d'aimer plus, je vous aime en effet davantage. Mais pourquoi chercher à m'entraîner après vous et vous plaindre de ne le pas pouvoir, puisque vous avez réussi, comme vous le verrez, polir peu que vous le vouliez voir? Vous m'entraînerez même encore quand il vous plaira, mais vous m'aurez tel que je suis, non pas tel que vous espérez nie trouver; puisque vous voyez en (160) moi toute autre chose que ce qu'il y a. Or c'est ce je ne sais quoi qui n'est pas moi que vous poursuivez, mais que vous ne sauriez atteindre puisque je ne l'ai pas, de sorte que ce n'est pas moi, mais c'est Dieu, en moi, qui vous fait défaut, comme vous vous en plaignez dans votre lettre. Maintenant donc, si tout ce verbiage vous plait, dites-le moi, je le renouvellerai sans avoir peur d'encourir le reproche de présomption, puisque je ne ferai que vous obéir. Je ne vous ai pas envoyé la petite préface (a) que vous m'avez demandée, parce que je ne l'avais pas encore mise au net, ne croyant pas que je dusse en avoir besoin. Je prie Dieu, l'auteur de tous les bons désirs et de l'heureuse issue dont ils sont susceptibles, de vous accorder, très-pieux et très-révérend père, que je ne saurais trop aimer, tout ce que vous désirez de meilleur pour vous et pour les vôtres.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE LXXXV.

62. A Guillaume abbé de Saint-Thierri. Le vénérable Guillaume, qui faisait les délices de saint Bernard, était d'une famille noble de Liège; il fut envoyé à Reims pour y faire ses études, avec un autre jeune homme de bonne famille nommé Simon, qu'un manuscrit de Marmoutiers, contenant plusieurs lettres de saint Bernard, dit être son propre frère : Guillaume foulant aux pieds les délices du monde, entra avec son compagnon dans le monastère de Saint-Nicaise de Reims, qui jouissait alors d'une grande réputation de régularité. Après avoir heureusement passé le temps de leur noviciat, comme ils étaient l'un et l'autre des modèles de vertus, ils devinrent, l'un, Simon, abbé de Saint-Nicolas-aux-Bois, dans le diocèse de Laon, et l'autre, Guillaume, succéda en 1120 dans le monastère de Saint-Thierri de Reims, à Geoffroy qui avait été nommé abbé de Saint-Médard de Soissons. Cependant la réputation de sainteté de Bernard se répandait partout et inspirait à beaucoup de personnes le désir de le voir et de l'admirer. Notre Guillaume, alors simple religieux de Saint-Nicaise, ayant appris la maladie dont Bernard fut atteint peu de temps après être devenu abbé de Clairvaux, vint le voir avec un certain abbé. C'est dans les entretiens qu'il eut avec lui que commença à naître cette étroite amitié dont ils furent liés l'un et l'autre dans la suite : " Guillaume se sentit si doucement attiré vers Bernard et éprouva un si grand désir de partager son humble et pauvre demeure, que si on lui avait permis ce jour-là de manifester un voeu, t'eût été avant tout de pouvoir demeurer toujours avec lui pour le servir. " (Vie de saint Bernard, livre I, chap. VII.) C'est ce qui explique la douleur qu'il ressentait en entendant les calomnies dont saint Bernard était l'objet, et ne pouvant les souffrir plus longtemps, il l'engagea à se justifier auprès de lui de toutes les accusations dont les religieux de Cluny le chargeaient, ce qu'il fit en effet dans une apologie pleine d'élégance que nous avons placée au tonte second, où on peut la lire ainsi que les notes qui s'y rapportent.

63. Ce ne sont pas les seuls chagrins qu'eut à ressentir l'amour de Guillaume pour saint Bernard: fatigué du fardeau;de la charge pastorale, et consumé plus que jamais du désir de se réunir à son ami, il se vit plusieurs fois refuser l'entrée de Clairvaux, comme on le comprend d'après cette lettre; il se démit enfin de sa charge et se retira dans le monastère de Signy de l'ordre de Cîteaux, au diocèse de Reims, vers l'an 1135, après avoir été quatorze ans et cinq mois abbé de Saint-Thierri ainsi qu'il est dit dans le catalogue des abbés de cette maison, d'accord, en ce point avec une charte de Saint-Nicaise de Reims, dans laquelle Renault, archevêque de cette ville, confirme, d'après Hélin, les acquisitions faites en Il 35 par Joran, abbé de Saint-Thierri, où il avait été appelé à succéder à Guillaume, du monastère de Saint-Amand, dont il était prieur. Guillaume fit vœu de stabilité à Signy vers l'année 1135, etaprès avoir passé plusieurs années dans une grande humilité et une modestie exemplaire, aussi bien que dans la contemplation des choses du ciel, son occupation quotidienne, dit la Chronique transcrite de Signy, il quitta ce monde vers 1150, ou du moins pas avant 1144, puisque nous avons de lui une lettre aux religieux de Mondée, adressée à leur prieur Haimon, qui avait cette année-là même succédé à Geoffroy, premier prieur de cette maison, mais avant la mort de saint Bernard, puisqu Ernald commence par le récit de la mort de Guillaume, le second livre de la Vie du Saint, ainsi qu'on peut le voir dans les notes de la lettre trois cent quinzième.

Voici comment la Chronique de Signy rapporte la mort de Guillaume " Il s'endormit dans le Seigneur à la fin de sa carrière; son corps repose dans le cloître à l'entrée du chapitre. " Plus tard, c'est-à-dire huit ans après, Eloi, neuvième abbé de Signy, fit exhumer de leurs tombeaux, dit la même chronique, les ossements de Guillaume abbé de Saint-Thierri, d'Arnoulphe (a) abbé de Saint-Nicaise, et de Girard, abbé de Florennes, — lequel l'avait suivi à Signy, — et les fit placer dans l'intérieur de l'oratoire, à l'entrée môme de l'église, du côté du cloître, après les avoir enfermés dans un coffre, avec tout le respect qui leur était dû. "

64. Nous nous sommes un peu étendu sur ce qui concerne Guillaume, mais il n'était peut-être pas inutile d'entrer dans ces détails. On peut voir en effet, à la manière dont saint Bernard lui écrit, le cas qu'il fait de sa personne et de quelle amitié il sut payer la sienne de retour; il le montre surtout dans cette quatre-vingt-cinquième lettre oit saint Bernard répond d'une manière aussi élégante que chrétienne au reproche que Guillaume lui faisait. de ne pas l'aimer autant qu'il l'aimait lui-même; il le fait voir encore dans sa quatre-vingt-huitième

a Le Catalogue des abbés de Saint-Nicaise le mentionne comme simple religieux.

lettre, adressée à Oger, en s'écriant : " Hélas! pourquoi faut-il que le souvenir d'un pareil homme se présente à mon esprit, dans un moment où je ne puis m'entretenir avec vous de cet excellent ami, aussi longuement qu'il le mérite; car je suis obligé de terminer ma lettre?..." Il avait une telle estime de son érudition et il faisait un tel cas de son savoir, qu'il lui dédia et soumit à sa censure son livre de la Grâce et du libre arbitre. L'abbé Luc de Cuissy l'ayant consulté sur certaines difficultés, il lui dit, lettre soixante-dix-neuvième, combien il était étonné qu'il recourût à lui, avant de s'être adressé à Guillaume, et d'avoir pris son avis. Tous ces témoignages prouvent assez le savoir et la piété de cet homme; mais ce qui donne de l'une et de l'autre une preuve encore plus concluante, c'est son admirable lettre aux religieux de Mondée, une lettre d'or et le dernier ouvrage de Guillaume, si on excepte peut-être le premier livre de la Vie de saint Bernard. Comme il a donné lui-même la liste de ses œuvres, dans une préface que nous reproduisons en entier plus loin, il est inutile que nous nous arrêtions plus longtemps sur ce qui le concerne. On peut trouver sur lui de plus amples détails dans l'avis placé en tête de la lettre aux religieux de Mondée, et dans le tome III de la Bibliothèque des Pères de Citeaux. (Note de Mabillon.)

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LETTRE LXXXVI. AU MÊME.

L'an 1136.

Saint Bernard lui renvoie, pour le réprimander sévèrement, un moine fugitif qu'il a commencé par reprendre lui-même avec force, puis il le détourne de la pensée qu'il nourrissait de changer d'état, ou de se démettre de sa charge pour redevenir simple religieux.

A son ami, Bernard, abbé de Clairvaux, tout ce qu'on peut souhaiter à un ami.

1. C'est vous qui m'avez dans votre lettre salué de cette manière A son ami tout ce que peut souhaiter un ami. Ce mot est de vous, je l'accepte pour vous l'appliquer à mon tour. Vous savez qu'il n'est pas de meilleure preuve de l'amitié que de mettre tout en commun, et due rien ne montre mieux combien deux coeurs sont étroitement unis que l'emploi des mêmes expressions : deux mots maintenant de réponse à votre lettre. Quand elle m'est arrivée, le jour de la Nativité de Notre-Dame (b), obligé d'être tout entier à la solennité du jour, je n'ai pas eu le loisir de m'occuper d'autre chose; votre messager était pressé de repartir, et ce n'est qu'il grande peine que je l'ai décidé à demeurer ici jusqu'à ce matin pour me donner le temps de vous écrire ces quelques mots à la hâte après tous nos offices. Je vous renvoie un religieux

a Il s'agit ici de la lettre qui se trouve placée en tète de son apologie adressée à Guillaume: dans plusieurs manuscrits, elle est placée avant celle-ci. Voir la lettre quatre-vingt-huitième, n° 3, et les autres lettres de saint Bernard à l'abbé Guillaume.

b C'est, le pense, des Cisterciens qui ont placé toutes leurs maisons sous le patronage de la sainte Vierge, qu'est venu l'usage d'appeler Marie, Notre-Dame. Pierre de Celles, en parant de saint Bernard, livre VI, lettre vingt-troisième, dit: " Il était en effet un enfant très-dévot de Notre-Dame, en l'honneur tic laquelle il dédia non pas un, mais tous les couvents des Cisterciens.

fugitif, après lui avoir fait de sévères réprimandes, telles qu'en mérite son coeur endurci. Il m'a semblé que je n'avais rien de mieux à faire que de le renvoyer à son ancien monastère, car nos règles nous interdisent de garder un religieux chez nous, sans le consentement de son abbé. Vous devez le reprendre très-sévèrement aussi, le presser de réparer humblement sa faute, et lui redonner un peu de courage en lui remettant une lettre de recommandation pour son abbé.

2. Quant à ma santé, je ne puis vous répondre qu'une chose, c'est qu'elle continue, comme par le passé, à n'être pas très-bonne, sans variations notables ni en mieux ni en pis. Si je n'ai pas fait partir la personne que j'avais dessein de vous envoyer, c'est uniquement parce que je redoute beaucoup plus le scandale qui peut exposer le salut de plusieurs âmes, que le péril qui ne menace que le corps d'un seul. Enfin, pour ne rien omettre des choses dont vous me parlez, je terminerai par ce que vous me dites de vous : vous désireriez savoir ce que je voudrais que vous fissiez, comme si je connaissais tout ce qui vous concerne; mais si je vous le disais maintenant, je suis persuadé dite vous ne pourriez le faire et je ne vous conseillerais même pas de l'entreprendre. Je désire en effet pour vous ce que vous appelez depuis longtemps de vos voeux, je le sais (a); mais si nous faisons abstraction, comme nous devons le faire, de votre désir et du mien, je trouve qu'il est beaucoup plus sûr pour moi de vous conseiller ce que je crois que Dieu vous demande et beaucoup plus avantageux pour vous de le faire. Mon avis est donc que vous devez garder votre charge et rester là où vous êtes : rendez tous les services possibles à ceux qui vous ont à leur tête et ne vous démettez pas de la prélature tant due vous pouvez être utile à ceux qui sont soumis à votre juridiction; car malheur à vous si, étant placé à la tête du troupeau, vous êtes pour lui sans utilité ; mais bien des fois plus malheur encore à vous si, dans la crainte que vous inspire le premier rang, vous fuyez l'occasion d'être utile.

a Guillaume désirait depuis longtemps se démettre de son abbaye pour se retirer à Clairvaux ; Saint Bernard ne lui ayant pas permis d'exécuter ce projet, il se retira à Ligny. Voir la note de Mabillon.
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE LXXXVII. AU CHANOINE RÉGULIER OGER.

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

Vers l'an 126.

Saint Bernard commence par le blâmer d'avoir, par amour pour une vie pieuse et calme, quitté le soin de son abbaye; il lui donne ensuite des conseils sur la manière dont il doit se conduire dans la maison où il s'est retiré avec l'intention d'y vivre en simple religieux.

Au frère Oger (a), chanoine digne de la plus profonde affection, le frère Bernard, moine et pécheur, vivre jusqu'à la fin d'une manière digne de Dieu.

1. Si ma réponse vous arrive un peu tard, c'est, croyez-le bien, par ce que je n'ai pas en d'occasion favorable pour vous la faire parvenir, car il y a bien longtemps que ce que vous avez en ce moment sous les yeux est écrit, mais, comme je viens de vous le dire, faute d'un commissionnaire, j'ai mis quelque retard à vous le faire parvenir, quoique je n'en aie pris aucun à le composer. Vous me dites dans votre lettre que vous vous êtes déchargé du lourd et pesant fardeau des fonctions pastorales après avoir obtenu à grand'peine, ou plutôt extorqué à force d'importunités, de votre évêque, la permission de le faire, à condition pourtant que vous ne vous éloigneriez pas des pays soumis à sa juridiction pour aller vous fixer ailleurs et vous soustraire à son autorité. Peu satisfait de cette clause, vous vous êtes adressé à l'archevêque pour en être relevé, et, fort de la décision émanée d'un pouvoir supérieur à celui de votre évêque, vous êtes retourné à votre première maison pour vous remettre sous la juridiction de votre ancien abbé, puis maintenant vous me consultez sur le genre de vie que vous devez mener désormais. Hélas? je fais un bien triste docteur et je suis un maître comme on en voit peu; à peine aurai-je ouvert la bouche pour enseigner une chose que je ne connais pas moi-même qu'aussitôt on s'apercevra que réellement je ne sais rien. Vous faites, en me consultant, comme la brebis qui demande de la laine à la chèvre, comme le moulin qui attend de l'eau d'un four, ou comme le sage qui espère tirer une parole sensée d'un fou, ce qui n'empêche

a Nous savons de quel endroit Oger était abbé par l'histoire de la restauration du trouastère de Saint-Martin de Tournay, écrite par Hermann, religieux de cette abbaye; on y lit en effet que Simon, évêque de Tournay, fit venir un chanoine nommé Oger,de l'abbaye du Mont-Saint-Eloi, près d'Arras, pour le placer à la tête du monastère de Saint-Médard: " Il fit bâtir dans une plaine située sur les bords de l'Escaut, un monastère tout en pierres, avec ses dépendances, en l’honneur de Saint-Nicolas ; il y fit venir des clercs et des laïques il y réunit même des femmes, et donna à cette abbaye le nom de Saint-Nicolas-des-Prés. " Voir au tome XII du Spicilége, page 469. La dédicace de ce nouveau monastère se fit en 1125.

pèche pas que d'un bout à l'autre de votre lettre vous ne m'exaltiez outre mesure et n'accumuliez à mon endroit toutes sortes d'éloges que je ne mérite en aucune façon. Tout cela prouve que vous m'aimez beaucoup, c'est pourquoi je vous pardonne de parler ainsi de moi sans me connaître. Vous ne voyez que les dehors de ma personne, Dieu seul lit dans le fond du coeur, et si je m'examine avec attention sous son regard redoutable, je trouve que je me connais beaucoup plus que vous ne me connaissez, attendu que je suis beaucoup moins loin de moi que vous ne l'êtes ; aussi m'en rapporté je plus volontiers pour ce qui me concerne à ce que je vois en moi, qu'à ce que vous croyez y trouver, vous qui ne voyez de moi que l'extérieur. Néanmoins, s'il vous a été dit de moi quelque chose qui a pu vous être utile, j'en rends grâces à Dieu, qui nous tient tous dans sa main et qui est le maître de toutes nos paroles.

2. Vous me dites pour quel motif vous n'avez pas suivi le conseil que je vous ai donné, non-seulement de ne pas vous laisser abattre ni décourager, mais au contraire de tenir bon et de portes patiemment le fardeau qui pesait alors sur vos épaules et dont il ne vous était plus permis de vous décharger, depuis que vous l'aviez accepté; puis vous m'engagez à me mettre à votre place et à me faire goûter à moi-même les raisons qui vous ont fait agir; c'est ce que je fais; car je sais quelle pauvre sagesse est la mienne, et je me défie toujours des conseils que je me hasarde a donner, de sorte que je n'ose et ne puis en vouloir à ceux qui ne jugent pas à propos de les suivre. Je désire au contraire qu'on règle sa conduite sur de meilleurs avis que les miens. Toutes les fois que ma manière de voir est préférée et suivie, je me sens comme accablé du poids de la responsabilité qui pèse sur moi, et je me demande avec inquiétude jusqu'à la fin quelle sera l'issue des choses. Néanmoins c'est à vous de voir si vous avez eu raison de ne pas suivre mes conseils en ce qui vous concerne; c'est aussi ce que je laisse à décider aux personnes plus sages que moi, sur l'autorité desquelles vous vous êtes appuyé, si toutefois vous avez demandé d'autres avis que les miens; elles diront s'il est loisible au chrétien de se soustraire au joug de l'obéissance qui pèse sur lui jusqu'à son dernier jour, quand le Christ s'est fait obéissant jusqu'à la mort. Vous me répondrez que rien ne s'y oppose, pourvu qu'on se mette en règle par une dispense de son évêque, comme vous l'avez fait. Vous avez demandé et vous avez obtenu cette dispense, cela est vrai, mais vous ne l'avez pas demandée de la manière due vous auriez dû le faire, et par conséquent vous l'avez plutôt extorquée qu'obtenue. Or la dispense qu'on extorque mérite-t-elle bien le nom de dispense? N'est-ce pas plutôt une véritable violence? Fatigué de vos importunités, votre évêque a fini par céder; il a rompu vos liens et il ne les a pas rompus.

3. Mais enfin vous voilà déchargé de votre fardeau, je vous en félicite; toutefois j'ai bien peur que vous n'ayez, autant qu'il est en vous, diminué la gloire de Dieu; car on ne saurait douter que vous n'ayez résisté à sa volonté en descendant du poste où il vous avait placé. Peut-être, pour vous excuser, mettrez-vous en avant les exigences de la pauvreté religieuse; mais ce sont ces nécessités mêmes qui font le mérite, en rendant les choses difficiles, je dirais volontiers impossibles pour tout le monde, excepté pour celui qui a la foi ; car, pour lui, il n'est rien qu'il ne puisse. Mais si vous voulez dire ce qu'il en est, vous conviendrez sans détour que vous avez préféré votre tranquillité à l'avantage des autres. Je ne m'en étonne pas, j'avouerai même que je suis heureux de voir que ce calme après lequel vous soupiriez vous charme maintenant, pourvu toutefois qu'il ne vous charme pas trop. Or tout ce qui nous plait au point que nous désirons le voir arriver, même par un mauvais moyen, à défaut d'un bon, nous Plaît trop et cesse d'être bien, précisément parce qu'il n'arrive pas comme il faut, car il est écrit " Bien que votre offrande soit bonne, vous ne péchez pas moins, si vous ne faites les parts comme vous le devez (Gen., IV, 7, cité ainsi par Ambroise, Augustin, Eucher, Grégoire et d'autres Pères). " Par conséquent, de deux choses l'une pour vous, ou vous ne deviez pas accepter la garde du troupeau du Seigneur, ou bien, si vous l'acceptiez, vous ne deviez plus la quitter, selon ces paroles: " Si vous avez pris femme, vous ne devez pas chercher à rompre vos liens (I Cor., VII, 27). "

4. Mais quel but me proposé je par tous ces raisonnements ? Est-ce de vous faire reprendre votre charge? Vous ne le pouvez plus, car elle n'est plus vacante. Est-ce de vous jeter le désespoir dans l'aime en vous persuadant qu'il vous est impossible désormais de vous relever de la chute que vous avez faite? A Dieu ne plaise que telle soit ma pensée; je veux seulement que vous ne vous fassiez pas d'illusion sur la réalité et sur la grandeur de la faute que vous avez commise; je veux que vous ne cessiez pas de vous repentir, de craindre et de trembler, selon ces paroles : " Heureux celui qui vit dans une crainte continuelle (Prov., XXVIII, 14). " Mais la crainte que je veux vous inspirer, ce n'est pas celle qui fait tomber dans les filets du désespoir, c'est celle qui nous fait espérer la vie bienheureuse. Il y a, je le sais, une crainte inutile, triste et redoutable, qui ne tend point au pardon et ne peut y conduire; mais il en est une autre, pieuse, humble et précieuse, qui obtient facilement miséricorde, au pécheur, quelque faute qu'il ait commise; cette crainte-là engendre, nourrit et conserve tout à la fois l'humilité et la douceur, la patience et la longanimité; est-il une âme que ne charment de pareils résultats? L'autre crainte n'est la triste et misérable mère que de l'opiniâtreté et du morne découragement, de l'horreur et du ressentiment, du mépris et du désespoir. Si j'ai voulu vous rappeler la faute que vous avez commise, c'est pour éveiller en vous non la crainte qui conduit au désespoir, mais celle qui donne de l'espérance; car j'appréhendais que vous ne ressentissiez pas assez, ou même que vous ne ressentissiez pas du tout cette dernière crainte.

5. Il y a pourtant quelque chose que je crains encore plus que cela, c'est que selon ce qui est écrit de certains pécheurs " qui sont heureux quand ils ont fait le mal et triomphent des pires actions (Prov., III, 14), " vous ne vous fassiez illusion, et que non-seulement vous ne voyiez pas le mal que vous avez fait, mais encore, ce qu'à Dieu ne plaise, vous n'en soyez même fier au fond de l'âme, et que vous ne pensiez que vous avez agi comme il est donné ordinairement à bien peu de monde de le faire, en renonçant volontairement an pouvoir de commander aux autres pour vous soumettre de nouveau vous-même au joug de l'obéissance sous votre ancien supérieur : ce serait là nue bien fausse humilité et des sentiments tout remplis d'orgueil. En effet, je ne connais rien de plus orgueilleux que de se faire un mérite de ce que la force de la nécessité nous arrache, ou que nous n'avons pas eu l'énergie et le courage de garder; mais si, au lieu de céder à la force ou à la fatigue, vous n'avez suivi que votre propre volonté dans ce que vous avez fait, je ne vois qu'orgueil encore dans votre conduite, car vous avez préféré vos desseins aux vues de Dieu, et vous avez mieux aimé goûter la douceur du repos que travailler à l'œuvre pour laquelle il vous avait appelé. Si donc, non content d'avoir peu tenu compte de Dieu, vous ne craignez pas de porter à la gloire qui lui est due un plus grand détriment encore, votre gloire à vous est mauvaise : aussi je vous conseille de ne plus vous enorgueillir de ce que vous avez fait. Concevez-en plutôt de la crainte ; il est bon, pour vous, que vous ne cessiez pas d'être inquiet, de vous humilier et de trembler, non de cette crainte qui provoque la colère, comme je vous le disais plus haut, mais de celle qui l'apaise.

6. Si cette crainte horrible frappe jamais à la porte de votre âme pour la remplir de terreur et pour vous suggérer la secrète pensée que tout ce que vous ferez désormais pour Dieu ne peut qu'être en pure perte, et que votre pénitence est inutile, attendu que vous ne pouvez réparer le mal que vous avez fait, ne vous y arrêtez pas même un instant, mais répondez avec confiance : J'ai eu tort, je l'avoue, et ma faute est désormais sans remède; mais qui sait si Dieu ne voudra pas faire servir ce qui s'est passé à mon avantage et tirer pour moi flans sa bonté, le bien du mal mérite? Qu'il me punisse donc. de la faute que j'ai faite, pourvu que le bien qu'il en peut tirer dure et persévère. Car la bonté de Dieu sait faire concourir nos volontés et nos actions désordonnées à la beauté de l'ordre qu'il a établi; souvent même, dans sa bonté, il les fait tourner à notre avantage. Combien Dieu montre d'indulgence et de bonté envers les enfants d'Adam! Non-seulement il ne cesse de nous combler de ses bienfaits quand nous cessons de les mériter, mais souvent encore il nous les prodigue, lors même que nous ne faisons rien qui ne nous en rende indignes. Mais pour revenir à vous et aux deux sortes de craintes dont j'ai parlé plus haut, ce que je veux c'est que vous craigniez et que vous ne craigniez pas en même temps, que vous espériez et que vous n'espériez pas; c'est-à-dire que vous craigniez de cette crainte qui fait le repentir, et non de celle qui donne de la présomption; que vous espériez de cette espérance qui chasse le désespoir, mais sans nous permettre de nous endormir.

7. Vous voyez, mon frère, si j'ai confiance en vous, puisque je me permets de vous infliger un blâme si sévère, de juger et de désapprouver avec une si grande liberté ce que vous avez fait, quoique peut-être vous ayez eu pour agir ainsi de bonnes raisons que je ne connais pas et que vous ne m'avez pas dites dans vos précédentes lettres, par humilité, ou peut-être aussi faute de place. Quoi qu'il en soit du fait en lui-même que je ne connais pas parfaitement, et sur lequel je m'abstiens de me prononcer d'une manière définitive, je loue sans restriction le parti que vous avez pris de ne pas rester sans porter un joug quelconque après avoir déposé celui du commandement, mais de reprendre les pratiques d'une règle bien-aimée sans rougir de redevenir simple disciple quand vous aviez porté le titre de maître. Vous pouviez certainement, après avoir déposé la charge pastorale, vivre indépendant sous vos propres lois, car en devenant abbé vous aviez été affranchi de l'autorité paternelle (a) de votre propre abbé; vous n'avez pas voulu ne dépendre que de vous, et vous avez craint de vous gouverner, comme vous aviez appréhendé de gouverner les autres: ne vous croyant pas capable de diriger personne, vous n'avez pas eu plus de confiance en vous pour vous-même, et vous n'avez pas voulu vous mettre sous votre propre conduite. Vous avez eu raison en cela , car quiconque n'a d'autre maître que soi, se fait le disciple d'un triste maître. Je ne sais quel sentiment les autres ont d'eux-mêmes ; quant à moi, j'ai éprouvé personnellement ce que je dis; je trouve plus facile et plus sûr de gouverner les autres que de me conduire. Vous avez donc fait preuve à la fois de prudence et d'humilité en ne croyant pas que vous pouviez vous suffire à vous-même pour assurer votre salut, et en prenant le parti de vivre désormais sous la direction d'autrui.

8. Je vous approuve également de n'avoir point cherché un autre maître ni une autre maison, niais d'être revenu au monastère d'où vous étiez primitivement sorti, et de vous être remis sous l'autorité du même

a Tout religieux, en devenant abbé, ceste d'être lui-même sous la juridiction et la dépendance de son propre abbé,

père avec lequel vous avez fait quelques progrès dans le bien. Il était convenable que la maison qui vous avait nourri, et dont vous ne vous étiez éloigné que par amour pour vos frères, vous reçût de nouveau dès que votre charge ne vous retenait plus ailleurs, et qu'une autre n'eût pas à sa place la joie de vous posséder. Cependant il manque encore la sanction de l'évêque à tout ce que vous avez fait; vous ferez bien devons mettre en règle de ce côté, autant qu'il est en votre pouvoir. Après cela, ayez une vie simple au milieu de vos frères, qu'on vous voie soumis à Dieu et à votre supérieur, plein de déférence pour les anciens religieux et d'affabilité pour les jeunes. Offrez dans votre personne un spectacle agréable aux yeux des anges mêmes ; n'ayez pour tout le monde sur les lèvres que des paroles bonnes et utiles et que des sentiments de douceur et d'humilité dans l'âme. Mais surtout ne faites pas la faute de croire que vous avez droit à plus de considération que les autres religieux parce que vous avez été élevé en dignité; au contraire, n'en soyez que plus humble en toutes circonstances et ne vous distinguez en rien de vos frères. D'ailleurs, puisque vous n'avez pas voulu conserver votre charge, à quel titre réclameriez-vous les honneurs qui y sont attachés?

9. Il peut encore naître de votre position un autre danger contre lequel je veux vous prémunir. Nous sommes bien changeants, et souvent il arrive que nos désirs de la veille sont les regrets du lendemain, et les voeux d'un jour les dédains du jour qui le suit: aussi peut-être un renoncé à sa temps viendra où le démon remplira votre âme du regret de ce qu'elle a quitté, et lui inspirera un désir puéril de ce qu'elle a eu la mâle résolution de dédaigner. Vous retrouverez douce la pensée des choses qui vous avaient semblé amères en réalité, au point que peut-être en viendrez-vous à regretter d'avoir renoncé à l'élévation du rang, au gouvernement d'une maison et à l'administration de ses biens, aux attentions des gens de service, à l'indépendance pour vous, et au pouvoir de commander aux autres, toutes choses qui vous pesaient jadis. Si vous avez le malheur de céder un seul instant à une pareille tentation, ce qu'à Dieu ne plaise, vous perdrez presque tout le fruit de votre renoncement.

10. Voilà donc à quoi se réduit toute la sagesse de ce docteur si éloquent et si fleuri dont vous aviez tant à cour d'entendre les leçons; voilà cette parole si vivement désirée, si longtemps attendue et que vous appeliez de tous vos voeux; vous avez le résumé de toute ma science, n'attendez rien de plus de moi, je vous ai tout donné; une goutte d'eau de plus si vous me la demandiez, vous ne pourriez la recevoir, car j'ai versé dans votre âme tout ce que je possédais, et je suis à sec comme une citerne épuisée. Semblable à la veuve de l'Evangile, je pourrais même dire que j'ai pris sur ma pauvreté pour vous donner. Mais pourquoi cet air craintif et ces regards baissés ? Vous m'avez pressé, sollicité de vous adresser la parole, je l'ai fait; je vous ai même parlé longuement peut-être pour ne vous rien dire; beaucoup de mots et peu de sens, tel est ce discours qui devait régler en vous la charité, comme vous me l'aviez demandé, et qui n'a servi qu'à révéler mon ignorance. Peut-être ne me serait-il pas impossible de trouver des excuses; ainsi je pourrais mettre en avant la fièvre tierce qui me mine, de même due les occupations et les soins de ma charge qui ne me permettent guère de suivre ce conseil de l'Ecclésiastique: " Ecrivez à loisir quand vous traitez de la sagesse, (rap. à l'Eccles., chap. XXXVIIl, 25). " Je serais en droit de mettre ces raisons en avant, s'il s'agissait d'un travail considérable et de longue haleine; mais pour un aussi petit travail que celui-ci, je ne puis alléguer, comme je l'ai déjà fait, que la médiocrité de mon savoir.

11. Mais je me console dans la confusion que je ressens de n'avoir pas répondu à votre attente, c'est d'avoir fait du moins tout ce que j'ai pu pour vous satisfaire; j'espère que vous vous contenterez de ce bon vouloir en voyant qu'il ne m'était pas possible de faire davantage. D'ailleurs, si ma lettre est pour vous sans utilité, elle ne le sera pas pour moi qu'elle force à pratiquer l'humilité : " Car un insensé, tant qu'il garde le silence, peut passer pour un sage (Prov., XVII, 28); " son silence peut être pris pour de la réserve au lieu d'être regardé comme une preuve d'incapacité. J'aurais donc pu profiter du bénéfice d'un pareil jugement et passer pour un sage sans l'être, si j'avais gardé le silence; à présent, je vais prêter à rire aux uns par mon peu de sagesse, et aux autres par mon ignorance, qu'ils tourneront en ridicule, tandis due des troisièmes se sentiront indignés de ma présomption. Ne pensez pas que tout cela serve peu à la piété; au contraire, l'humilité que l'humiliation nous apprend à pratiquer est le fondement de tout l'édifice spirituel; en effet, de l'humiliation naît l'humilité, comme la paix de la patience, et le savoir de la lecture. Quiconque veut acquérir l'humilité doit rechercher les humiliations; si l'on a peur des unes, on ne tonnait pas encore l'autre. C'est donc tout profit pour moi que mon ignorance soit dévoilée, et il est juste que je sois humilié par des hommes d'une instruction reconnue, moi qui ai si souvent reçu des louanges que je ne méritais pas, de personnes dénuées de tout savoir ! Les craintes de l'Apôtre me font trembler moi-même quand je lui entends dire. " Je me retiens de peur que quelqu'un, en me voyant sous un trop beau jour, ne m'estime plus que ce qu'il découvre en moi ou entend dire de moi (II Corinth., XII, 6). " Comme il a raison de dire " je me retiens ! " Ce n'est pas ce que font les gens arrogants et orgueilleux, ni les personnes altérées de vaine gloire qui parlent avec emphase de toutes leurs actions, et font étalage de ce qu'elles ont, quelquefois même de ce qu'elles n'ont pas et qu'elles s'attribuent il tort. Il n'y a que la véritable humilité qui sache se retenir, et qui même ait peur de laisser voir ce qu'elle est, de crainte qu'on ne l'estime plus qu'elle ne vaut réellement.

12. En effet, ce n'est pas sans un grand danger que nous entendons parler de nous en termes supérieurs au mérite que nous nous reconnaissons. Qui est-ce qui me fera moissonner dans le monde autant d'humiliations méritées que j'y ai recueilli de louanges injustes? Je pourrais m'écrier alors avec le Prophète : " Après avoir été exalté, j'ai été humilié et rempli de confusion (Psalm. LXXXVII, 16); " ou bien: " Je danserai afin de paraître plus vil encore (II Reg., VI, 22). " Oui, pour faire rire de moi, je me laisserai aller à une sorte d'extravagance, mais à de bonnes extravagances qui charment les regards de Dieu si elles blessent ceux de Michel; qui peuvent me rendre ridicule aux yeux des hommes, mais qui sont pour les anges le plus charmant spectacle. Oui, je le répète, ce sont d'excellentes folies que celles qui nous exposent à la risée des riches et au mépris des superbes; mais ce sont de véritables extravagances pour les gens du monde qui nous voient dédaigner ce qu'ils recherchent avec ardeur, et désirer au contraire de toutes nos forces ce qu'ils évitent avec le plus grand soin; nous leur faisons l'effet de ces baladins et de ces bateleurs qui attirent sur eut les regards de la foule quand on les voit, contre les lois de la nature humaine, se tenir debout et marcher la tète en' bas et les pieds en l'air; seulement nos extravagances à nous n'ont rien de puéril, rien qui rappelle ce qu'on voit sur le théâtre, où des gestes efféminés et corrompus réveillent les passions et représentent des choses honteuses; elles sont charmantes, honnêtes , graves , belles et capables de flatter les regards mêmes des esprits célestes qui les contemplent. C'étaient là les pures et saintes extravagances de celui qui disait: " Nous sommes en spectacle aux anges et aux hommes (I Cor., IV, 9). " Puissent-elles être les nôtres, afin que nous soyons exposés dans le monde à la risée, aux moqueries et aux humiliations de tous, jusqu'à ce que celui qui brise les grands et exalte les humbles vienne pour nous inonder de joie et de gloire et pour nous exalter à jamais.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE LXXXVII. AU CHANOINE RÉGULIER OGER.

LETTRE LXXXVII.

65. A Oger, chanoine régulier. On critique assez souvent l'alliance de ces deux mots, comme étant un pléonasme vicieux, puisque ces deux expressions ne diffèrent que par la langue à laquelle elles ont été empruntées, et signifient d'ailleurs exactement la même chose. Il semblerait, à les voir réunies, que chanoines et réguliers fissent deux, ou qu'il paît y avoir des chanoines qui fussent réguliers et d'autres qui ne le fussent pas. Mais on peut voir dans Jean-Baptiste Signy, de l'Ordre des chanoines, chapitre II, et Navarre, Commentaire Ier sur les réguliers, canon Cui portio Deus, XII, question 1, que tout pléonasme n'est pas nécessairement une battologie. En effet, on répète souvent, en matière de droit, certaines expressions. et certaines clauses pour leur donner plus de force, voir L. Baptiste, au paragraphe où il traite dit sénatus-consulte de Trébellius. De même en hébreu, la répétition d'un mot ajoute à la force de ce mot et en augmente la compréhension et l'étendue : ainsi dans le Psaume LXXXVI, ces expressions, un homme, puis usa homme est né d'elle, signifient que beaucoup d'hommes ont été enfantés par elle; et dans le Psaume LXVII, quand le Psalmiste dit : " Le Roi des armées du bien-aimé, du bien-aimé, " il veut dire uniquement du bien-aimé. Il en est de même dans beaucoup d'autres passages. Voir Génébrard, à l'endroit cité.

Oger fut le premier doyen des chanoines réguliers de Saint-Nicolas-desPrés, voisin de Tournay. Vers l'an 1125, d'après Picard qui, s'appuie sur un manuscrit de Denis Viller, chanoine et chancelier de Tournay. (Note d'Horstius.)

66. Néanmoins c'est à vous de voir si vous avez eu raison......, etc. Saint Bernard lui avait conseillé de ne pas se démettre de son abbaye, surtout dans la pensée de satisfaire son attrait pour le repos. C'est pourquoi il commence par le brimer d'avoir agi sans tenir compte du conseil qu'il lui avait donné : puis il lui montre que la permission qu'il prétend avoir reçue de son évêque n'est pas de nature à tranquilliser beaucoup sa conscience, puisqu'on peut dire qu'il l'a moins obtenue qu'extorquée et prise de force; enfin il lui fait voir qu'il a agi contre l'ordre de Dieu en se démettant d'une charge à laquelle la Providence l'avait appelé. Il ajoute ensuite plusieurs autres considérations encore du même genre.

67. La question est donc de savoir s'il est permis de se démettre de la charge pastorale et de s'arracher aux soins qui en sont l'apanage pour vaquer uniquement, dans le calme et la retraite, au service de Dieu et au soin de son propre salut; il est d'autant plus difficile de se prononcer en cette matière qu'il ne manque pas d'exemples de pareilles résolutions mises en pratique par de très-saints personnages. On pourrait en citer beaucoup qui l'ont fait parmi les prélats d'un rang inférieur, mais il s'est trouvé des évêques, des cardinaux et même des papes qui ont donné l'exemple d'une pareille démission. Ainsi Bruno III, comte d'Altenar évêque de Cologne, quitta son évêché pour aller s'enfermer, en 1119, dans le monastère d'Aldenberg de l'ordre de Citeaux; Eskilus, archevêque de Lunden en Danemark, vint à Clairvaux vivre en simple religieux; Pierre Damien, qui de Bénédictin devint cardinal évêque d'Ostie, après avoir rendu pendant plusieurs années de signalés services à l'Eglise avec une admirable constance dans le poste et dans le haut degré où il avait été élevé, fut ramené à sa cellule par l'amour de la retraite et du repos, et passa ensuite le reste de ses jours dans une paix profonde, au milieu de ses frères. Le souverain Pontife le blâma de préférer vaquer de la sorte aux soins de son salut plutôt que de servir l'intérêt général, auquel il pouvait être si utile. On rapporte de lui ce fait mémorable: le Pape lui avait imposé une pénitence de cent ans pour avoir quitté son évêché, - il devait tous les jours pendant cent ans, supposé qu'il eût encore à les vivre, se donner la discipline en récitant le Psaume L, il accomplit sa pénitence tout entière dans l'espace d'une année. J'ai vu cela raconté quelque part. Voir le tome Ier de ses oeuvres, lettre dixième, ou d'après la nouvelle édition, tome III, opuscule XX, au Pape Alexandre et au cardinal Hildebrand, qui devint pape plus tard sous le nom de Grégoire VII; il essaie de se justifier d'avoir quitté son évêché et il oppose de nombreux exemples d'une conduite pareille à la sienne au blâme dont sa détermination avait été l'objet de la part du souverain Pontife et des cardinaux.

68. Mais s'il faut s'en tenir à ce que la loi prescrit en cette matière plutôt qu'à ce que les exemples engagent à faire, voyons ce que la raison et les canons ordonnent en pareil cas. Voici la pensée du Docteur angélique : " Tout pasteur est obligé par état de travailler au salut des autres, et il ne lui est jamais permis de cesser de le faire, pas même pour vaquer en paix à la contemplation des choses de Dieu. Car l'Apôtre regarde l'obligation de s'occuper du salut de ceux qui dépendent de lui comme étant d’une telle importance qu'il ne peut en retarder l'accomplissement, même pour vaquer à la méditation de la vie future: Je ne sais, dit-il, à quel parti m'arrêter; je suis sollicité en deux sens différents, je voudrais mourir et me réunir à Jésus-Christ; mais d'un autre côté mieux vaut pour moi.., etc. (Philipp., X). On peut ajouter que l'épiscopat étant un état plus parfait que le monacat, il s'ensuit que, de même qu'il n'est pas permis de quitter celui-ci pour rentrer dans le monde, ainsi on ne peut renoncer au premier, pour embrasser le second, attendu que l'un est moins parfait que l'autre. Ce serait là précisément regarder en arrière après avoir mis la main à la charrue, et se montrer impropre au royaume des cieux (Luc, IX). On peut voir encore le saint Docteur 2, 2, quest. 85, art. 4, dans le Corp. et la répons.

Écoutons à présent saint Augustin, le grand docteur de l'Église. Il trace aux religieux, dans sa lettre à Eudoxius, la règle de conduite pleine de modération qu'ils doivent suivre dans le cas qui nous occupe. Voir 16, qu. 1. C. " Mes frères, dit ce saint Docteur, je vous exhorte dans le Seigneur à tenir bon dans votre dessein et à persévérer jusqu'à la fin. Si l'Église notre mère réclame votre concours en quelque chose, que ce ne soit ni la vanité et l'orgueil qui vous poussent à le lui donner, ni les charmes du repos qui vous engagent à le lui refuser. Mais que votre cœur se soumette avec douceur à la volonté de Dieu, qu'il accepte, sans amertume, le joug que veut placer sur son cou celui qui vous conduit; il aime les esprits doux et soumis,et il enseigne ses voies aux coeurs qu'il trouve sans aigreur. Gardez-vous bien de préférer votre repos au besoin de l'Église, car si les gens de bien ne veulent pas lui prêter assistance quand elle est dans le travail de l'enfantement, vous ne sauriez naître vous-même. Comme il y a un juste milieu à garder entre l'eau et le feu, pour n'être ni brûlé par l'un, ni englouti par l'autre, ainsi entre les élans de l'orgueil et les veaux de la paresse il y a une ligne de conduite dont nous ne devons point nous écarter, Agitant d'aller ni trop à gauche, ni trop à droite. Il y en a qui, par une crainte excessive de tomber dans l'orgueil, s'ils prennent trop sur la droite, vont se précipiter dans le gouffre ouvert à leur gauche, de même qu'il en est d'autres qui, prenant trop à droite dans la crainte de tomber dans l'abîme de la paresse et de la torpeur, vont se brûler et se consumer au feu de l'orgueil qui les dissipe en flammèches et en fumée. Ainsi, mes bons amis, n'aimez le calme et le repos qu'autant qu'il le faut, pour ne vous laisser point consumer par l'amour des choses de la terre, pour ne jamais perdre de vue qu'il n'est pas d'endroit au monde où celui qui craint que nous ne retournions à Dieu ne puisse nous tendre des piéges, et pour triompher de l'ennemi de tout bien dont nous avons déjà été les esclaves. Mais en même temps sachons que nulle part nous ne goûterons un repos parfait tant que l'iniquité n'aura pas fini son temps et que la justice ne sera point devenue le jugement. " (Saint Augustin, lettre 84.)

Le pape Libère, dans sa lettre adressée à tous les évêques, s'exprime en ces termes : "Nous ne devons point négliger les peuples qui sont confiés à nos soins ni préférer le repos au travail de leur salut, puisque nous devons sacrifier même notre vie, pour sauver leurs âmes. Nous avons appris que, pour se reposer des travaux du ministère, plusieurs prélats songent à s'éloigner des peuples que Dieu leur a confiés, et veulent abandonner leurs églises pour aller se reposer dans le fond des monastères. Plutôt que de rester au poste qui leur a été confié, ils préfèrent se sentir déchargés du poids de l'épiscopat et aller finir leur vie dans le calme et le silence. Mais je leur demande ce qui fait que la persévérance est regardée comme un bonheur, sinon la vertu de patience. En conséquence, que l'amertume des afflictions ne vous empêche pas de persévérer dans votre pieux dessein, et ne vous fasse plus désormais abandonner les peuples qui vous sont confiés; si les méchants vous harcèlent, il ne faut pas que vous ne songiez qu'aux moyens de vivre en paix et d'assurer votre salut, en laissant vos enfants orphelins. " Le pape Léon I écrivait dans la même pensée à Rustique de Narbonne (lettre XXXII) : " Je suis surpris que votre charité s'émeuve des scandales qui naissent à chaque pas, au point de vouloir quitter l'épiscopat pour passer sa vie dans le silence et le repos, plutôt que de rester jusqu'au bout au milieu des méchants qui lui sont échus en partage. Le Seigneur n'appelle bienheureux que ceux qui persévèrent jusqu'à la fin. Quand saint Paul prédit aux saints des persécutions (II Tim., III), il ne veut pas dire par là qu'on n'attaquera les saints que par le fer et le feu, ou par d'autres moyens semblables; la rage des persécuteurs est remplacée maintenant par la différence des caractères, par l'insubordination et la révolte et par les traits des méchants; voilà à quels persécuteurs tous les membres de l'Eglise ont affaire maintenant, et les ennemis dont ils doivent repousser les attaques; il n'est pas de chrétien qui soit exempt de ce genre de persécutions, le repos lui-même a ses périls comme le travail a les siens. Qui est-ce qui dirigera le navire au milieu des flots si le pilote l'abandonne ? Quel bras éloignera le loup de la bergerie si le pasteur n'est plus là pour veiller lui-même? Enfin qui est-ce qui écartera les voleurs et les brigands si le gardien qu'on a payé pour faire la garde se laisse détourner du guet par l'amour du repos ? On doit rester à son poste et continuer l'oeuvre qu'on a entreprise. Il faut reprendre les timides et supporter les faibles; et si l'épreuve est un peu trop forte, nous ne devons pas trembler, comme si nous étions réduits à nos seules forces dans la lutte; vous savez que notre conseil et notre force, c'est Jésus-Christ même, sans lequel nous ne pouvons rien (Joan., I), mais avec lequel il n'est rien qui dépasse nos forces (Philip., IV). Il a promis d'être avec les prédicateurs de son Evangile et les ministres de ses sacrements (Matth., XVIII; et Joan., XVI), et leur a donné l'assurance de la victoire; ses promesses sont claires et certaines, ne permettent point au scandale de les affaiblir, si nous ne voulons nous montrer ingrats envers le Dieu qui nous a choisis, et duquel les grâces sont aussi puissantes que les promesses assurées. " Tel est le langage plein d'élégance du pape saint Léon.

Le pape Innocent III disait aussi fort bien, dans sa lettre à un évêque d'Arles, pour le détourner de se démettre de l'épiscopat: "Vous devez savoir que vous n'êtes pas plus saint que celui qui a été sanctifié dès le ventre de sa mère, vous ne devez donc pas renoncer déjà au ministère de la prédication que vous avez reçu; car saint Jean-Baptiste reçut enfin la charge de prêcher la parole du Dieu, dont il ne se croyait pas digne de porter la chaussure. Si c'est par humilité que vous voulez descendre du haut rang de l'épiscopat, vous vous trompez singulièrement sur le caractère de cette vertu, puisque vous ne pouvez en faire preuve qu'en montrant de l'opiniâtreté à vous démettre de vos fonctions. Vous donneriez des marques de véritable humilité si, en même temps que cette vertu vous porte à fuir la première place, l'obéissance pouvait vous y maintenir. " Puis, après avoir passé en revue les principaux motifs pour lesquels on peut demander et obtenir la permission de se démettre de l'épiscopat, le Pontife continue : " Si vous voulez renoncer à votre chargé pour d'autres motifs que ceux-là, il n'est pas possible de faire bon accueil à votre demande, car elle ne parait pas fondée; en effet, sans parler de l'oisiveté et du plaisir qui sont les armes favorites dont l'antique ennemi du salut se plait à faire usage pour la perte des âmes, vous ne sauriez abandonner votre épouse sous prétexte que vous ne pouvez la garder sans des fatigues excessives et sans vous exposer aux plus violentes persécutions, car vous êtes enchaîné à elle, et elle ne vous est plus étrangère depuis que vous lui avez engagé votre main et votre foi. Vous me répondrez peut-être par ces paroles: L'esprit souffle oit il veut, et vous ne savez ni d'où il vient ni où il va (Joan., III, 8), d'où il suit qu'on ne saurait scruter à fond les voies de cet Esprit, d'autant plus que ceux qu'il anime ne sont plus soumis à la loi, car là où est l'esprit de Dieu, là aussi est la liberté (II Cor., III, 17). Avec ce raisonnement, si les hommes vous refusent la permission de vous démettre, vous ne vous en croirez peut-être pas moins libre de renoncer à -votre charge, en vertu de cette liberté que vous tenez de l'esprit de Dieu 'il h, non, ce serait de la folie. En effet, comment peut-on croire qu'on est animé de l'esprit de Dieu quand on agit contre cet esprit; or on ne peut nier qu'il en soit ainsi quand on porte atteinte à la vérité, attendu que l'Esprit-Saint est un esprit de vérité (Joan., XV, 16). Peut-être y a-t-il un autre motif secret pour lequel le Ciel vous inspire le désir de vous démettre de votre charge. Mais comment savez-vous que cette pensée vous vient du Ciel? Ne vous rappelez-vous plus comment le glorieux évêque saint Martin s'écriait, avec saint Paul, quand son corps épuisé avait perdu toutes ses forces: Seigneur, je ne refuse pas le travail, si donc je puis encore être utile à votre peuple, que votre volonté soit faite? — De quelques vertus que vous brilliez, si la charité vous fait défaut. tout vous manque avec elle (I Cor., XIII). Or on ne peut donner une plus grande preuve de charité que de sacrifier sa vie pour ses amis (Joan., XV). Puis donc que vous devez sacrifier votre vie pour vos ouailles aussi longtemps que vous pouvez leur être utile, rien ne saurait justifier votre démission. Si vous prétextez la peine et le travail, l'Apôtre vous redonnera du courage et vous apprendra à ne pas fuir la fatigue, en vous disant qu'il a travaillé plus que les autres Apôtres pour le salut des hommes (I Cor., XV), attendu que si le succès ne répond pas toujours au mal qu'on se donne, ce mal n'en est pourtant pas moins méritoire ans yeux de Dieu. Ne vous figurez pas que Marthe, qui se consacre tout entière à mille soins divers, ait choisi un mauvais lot, parce que Marie en a. un meilleur qui ne lui sera point ôté (Luc., X). Si l'un est doux et sûr, l'autre est plus utile et plus avantageux... etc. " — Voir le même Pontife sur les Réguliers, canon Licet.

69. Mais nous avons bien tort, par le temps qui court, de tant insister sur ce point. On n'a guère besoin de recourir à l'aiguillon, de nos jours, quand il s'agit des prélatures; on aurait bien plutôt besoin d'un frein puissant pour modérer l'ardeur de ceux qui aspirent à les obtenir, et il faudrait bien plus détourner les hommes de la recherche des dignités ecclésiastiques que les empêcher d'y renoncer une fois qu'ils les possèdent. Cependant on a vu, et il n'y a pas longtemps, un exemple de renoncement que sa rareté rend encore plus méritoire ou du moins plus remarquable. C'est l'illustrissime prince Henri de Lorraine, évêque de .Verdun, qui nous l'a donné; après avoir expérimenté les difficultés de la charge pastorale, il descendit, il y a quelques années, de la chaire épiscopale, et vint se reposer dans le sein de la société de Jésus, comme en un port de refuge, de l'agitation et des soucis de l'épiscopat. Tandis qu'il nourrissait secrètement dans son coeur le désir d'en venir la, il fit part de ses projets au cardinal Bellarmin et lui demanda conseil sur ce qu'il devait faire. Celui-ci fut d'avis qu'il valait mieux pour lui, continuer de travailler là où la Providence divine l'avait appelé, que de songer à sa propre tranquillité. Comme leurs lettres ne respirent que la piété, nous pensons que le lecteur les lira avec plaisir; nous ne saurions d'ailleurs avoir une meilleure occasion de les lui faire connaître; les voici:

" Pour ce qui est de votre désir d'avoir les ailes de la colombe et de vous envoler vers le lieu de votre cher et doux repos, je veux vous dire ma pensée tout entière. Je ne crois pas qu'on puisse trouver un repos plus solide et une sécurité plus grande pour le salut que dans la ferme pratique de la volonté de Dieu. Une des paroles du Seigneur qui m'a toujours plu davantage est celle-ci: Mon Père, éloignez de moi ce calice, niais pourtant que votre volonté soit faite et non la mienne. Nous avons été rachetés à un prix très-élevé, nous devons donc obéir à notre maître comme des esclaves, tant que notre conscience nous rend témoignage que nous n'avons ni recherché, ni désiré, ni choisi nous-mêmes un poste plus élevé, et que non-seulement nous n'en faisons aucun cas maintenant, mais même que nous en descendrions volontiers s'il nous était permis de le faire. Nous devons être heureux de connaître la volonté de Dieu par l'organe du souverain Pontife et de nous y soumettre. La charge pastorale est pleine de sollicitudes et de périls, et peut-être, si vous me permettez de me donner comme exemple, le cardinalat n'est-il pas un moindre fardeau. Mais si celui qui nous a créés et rachetés veut nous placer au milieu de tous ces tracas, au milieu même de ces périls, qui sommes-nous pour oser lui demander compte de -ce qu'il a l'ait ? Celui qui nous a aimés et qui a donné sa vie pour nous, a daigné nous dire dans la personne de Pierre, car il parlait à tous les prélats, en s'adressant à lui: Si vous m'aimez, paissez mes brebis. Qui oserait lui répondre: Seigneur, je ne veux pas faire paître vos brebis de peur de perdre mon âme en vous obéissant; il faudrait pour répondre ainsi n'aimer que soi et non pas le Seigneur. Celui qui aime Dieu véritablement dit avec l'Apôtre : J'eusse voulu devenir anathème et être séparé de Jésus-Christ pour le salut de mes frères, plutôt que de rejeter loin de moi le fardeau que l'amour de Dieu a placé sur mes épaules. D'ailleurs quel danger peut courir le salut là où règne la charité ? Car, je le veux bien, il nous arrive de faire bien des fautes par inadvertance et par faiblesse, la charité ne les couvre-t-elle pas toutes? Très-illustre et très-cher prélat, si nous pouvions espérer l'un et l'autre que le souverain Pontife nous permit, à vous d'entrer en religion, et à moi d'y retourner, nous n'aurions tous les deux rien de mieux à faire, mais ce serait nous leurrer d'une vaine espérance que de penser qu'il en sera jamais ainsi. Voilà ce que je ne cesse de me répéter à moi-même; j'ai voulu vous l'écrire pour le bien de votre sainte âme, que je vois presque affaissée sous le poids de la charge pastorale. " C'est en ces termes que Bellarmin écrivait à l'évêque de Verdun.

Nous nous sommes peut-être trop longuement arrêté sur ce sujet, ruais si notre digression a pu sembler insipide au lecteur ennuyé, elle n'aura pas manqué d'intérêt pour le lecteur intelligent, quand même elle n'aurait d'autre effet de nos jours que de montrer quelle différence nous sépare des anciens. Autrefois, quand on ne voyait que le fardeau de la charge pastorale, il fallait contraindre les hommes à l'accepter ; aujourd'hui on n'en voit plus que les honneurs et on n'a pas assez de freins pour retenir ceux qui courent après les dignités ecclésiastiques. Si on veut en avoir davantage sur ce sujet, on peut consulter saint Grégoire, de la Charge pastorale, livre I, chap. V et suivants; Pierre de Blois, lettre XLIV et CI; saint Thomas 2. 2., quest. 85; Gillebert de l'île d'Hoy danse sa belle lettre à Oger, peut être le même que celui à qui est adressée la lettre de saint Bernard qui nous occupe, car ces deux lettres ont cela de commun qu'elles sont adressées à des personnages portant le même nom et traitent de la même chose; la lettre de Gillebert se trouve dans notre tome V. Voir encore Nos trompettes de la discipline de l'Église, page 521, et Claude Espence, livre III Digression sur l'épître I de saint Paul à Tim. (Note de Horstius).

70. Quiconque n'a d'autre maître que soi... Cette expression de saint Bernard est aussi piquante que pleine de sens; en effet, le philaupa ou amour-propre est un grand artisan d'erreurs; et lorsque notre intérêt est en jeu, il jette un voile presque également épais sur les yeux du corps et sur ceux de l'âme; il nous fait perdre le sens et le jugement dans les choses qui nous concernent, au point que bien souvent des hommes qui sont de bon conseil pour les autres sont, en ce qui les touche eux-mêmes, d'un aveuglement déplorable; il semble gaie la raison leur fait défaut, et ils tombent dans les plus pitoyables méprises. Or il n'y a rien de plus dangereux, au dire des saints Pères et des auteurs de la vie ascétique que de n'avoir d'autre guide que soi-même dans les voies de la vie religieuse et de la spiritualité. Aussi dirons-nous avec saint Grégoire le Grand : " S'il se trouve des hommes que le Saint-Esprit dirige intérieurement, de sorte que s'ils paraissent exempts de toute discipline d'un maître extérieur ils n'en sont pas moins pour cela sous la direction d'un maître caché au plus intime de leur conscience, on ne saurait proposer leur vie indépendante en exemple aux faibles, car il serait à craindre que chacun ne se figurât être comme eux,. rempli des lumières du Saint-Esprit, et, dédaignant de se mettre sous la conduite d'un homme, ne devînt un maître d'erreur. " Tel est le langage de saint Grégoire, livre I de ses Dialogues, chapitre I. En comparaison des autres, l'opinion de saint Bernard pourrait sembler plus douce; il se contente de dire que quiconque n'a d'autre maître que soi se fait le disciple d'un triste maître; mais les autres vont plus loin et disent qu'un religieux ou tout homme faisant profession de spiritualité qui rejette ou néglige les conseils des vieillards est à lui-même son propre démon. C'est la pensée de Jean Gerson, ce maître de la vie spirituelle, et il s'appuie sur le témoignage de Jean Climaque disant en propres termes: " Celui qui veut se conduire lui-même et dédaigne tout autre guide que lui, n'a que faire d'un démon qui le tente, il est lui-même son propre tentateur. En effet, quiconque n'a de confiance qu'en soi ne se repose qu'en sa propre prudence et ne veut point soumettre sa conduite aux conseils d'un autre, est consumé d'orgueil: or le diable est le roi de tous ceux que ronge ce mal, principe de tout mal. On peut donc dire qu'il n'y a personne qui soit plus exposé aux tentations et aux piéges du démon que ceux qui sont prudents à leurs propres yeux. On pourrait en donner bien des exemples.

Aussi n'est-il rien dont la sainte Écriture fasse plus ressortir la nécessité qu'un guide spirituel. Salomon rapporte la ruine d'un peuple au défaut de conseillers qui le guident : " Quand un peuple n'a plus qui le gouverne, il ne peut manquer de se perdre; il est sauvé s'il a qui le conseille (Prov., II). " Saint Dorothée consacre un discours tout entier à développer cet oracle, et, entre autres choses " il nous apprend et nous exhorte à ne pas concevoir la pensée de nous conduire et de nous former nous-mêmes; à ne nous pas croire habiles, hommes de sens autant que de coeur, et surtout à ne nous pas imaginer que nous sommes capables de nous conduire et de nous gouverner nous-mêmes. " Telles sont les paroles de saint Dorothée qu'on peut lire dans son cinquième sermon.

Salomon dit encore : " Malheur à l'homme qui vit seul; s'il tombe, il n'a personne qui le relève. " Eccle. IV, 10.) Partant de ces paroles, Louis du Pont, dans son Guide spirituel, p. 2, tr. 4, ch. 2, fait admirablement voir la nécessité d'un maître spirituel. Avant lui; la plupart des Pères de l'Église l'avaient démontré. Voir Olympias, sur le quatrième chapitre de l'Ecclésiaste, Grégoire de Nysse, livre de la Virgin.; saint Bernard, sermon trente-troisième sur le Cantique des cantiques; Pierre de Blois, de l'Amitié, chapitre 2. On pourrait, sur ce sujet, citer une foule de passages de l'Écriture sainte, de même que de nombreux exemples d'hommes, d'ailleurs pleins de sagesse et favorisés de l'amitié du Ciel que Dieu voulut conduire par les conseils d'autres hommes. Ainsi Moïse est formé par Jéthro, son beau-père; Samuel est conduit par le prophète Héli; le centurion Corneille par saint Pierre; saint Paul par Ananie, et l'eunuque éthiopien par l'apôtre saint Philippe. C'est sur ces exemples et sur d'autres semblables que les l'ères se fondent pour montrer la nécessité d'un conseil et d'un guide dans les voies de la vie spirituelle et dans le chemin du ciel. Si je ne craignais de m'écarter trop de mon sujet, je rapporterais ici leurs propres paroles; mais on peut, si ou veut, lire sur Samuel, Cassien, coll. 2, chap. 14; sur le Ier livre des Rois, saint Grégoire, livre 2; Sur le centurion, saint Augustin, prol. du livre De la doctrine chrétienne: sur saint Paul, saint Augustin, à l'endroit cité plus haut, et Cassien, coll. 2, chapitre 15; sur l'Eunuque, saint Augustin, livre cité, et passim.

D'ailleurs les maladies et les médecins du corps ont une grande analogie avec les maladies et les médecins de l'âme, d'où je conclus la nécessité d'avoir un guide spirituel, par la même raison que personne ne veut, surtout dans les cas graves et importants, être son propre médecin à soi-même. C'est ce qui faisait dire au philosophe, dans sa Polit. III, ch. 11 : " Quand les médecins sont malades, ils appellent auprès d'eux d'autres médecins, de même que les maîtres de palestre font venir d'autres maîtres de leur profession, comme s'ils se sentaient inhabiles à voir juste dans ce qui les touche personnellement et dans les cas auxquels ils sont eux-mêmes intéressés. " J'en ai dit la raison plus haut, c'est que l'amour-propre trouble notre sens pratique et que l'agitation de notre âme met comme un nuage devant les yeux de notre esprit. C'est la pensée de saint Basile, Constitution des moines, chapitre 23. " Il faut regarder comme une chose absolument certaine, dit-il, que ce qu'il y a de plus difficile au inonde, c'est de se connaître et de se guérir; la nature a mis en chacun de nous un amour de nous-mêmes qui nous rend d'une certaine partialité pour nous et nous fausse le jugement. ",Quand un médecin n'ose se soigner lui-même, comment se charger seul du soin et de la conduite de sa propre âme? Qu'arrivera-t-il si on ne s'aperçoit pas qu'on est malade, ainsi que cela arrive si souvent ? Que fera celui qui ne voit pas le mal? et, comme le dit saint Basile dans ses courtes questions, n° 301, comment alors songera-t-il à s'appliquer le remède convenable?

" Mon avis est donc, pour terminer par les paroles de saint Jérôme; mon avis est qu'on doit rechercher le commerce des saints, et ne pas se faire son propre maître et son guide à soi-mème quand un s'engage clans une voie où l'on n'est jamais entré, autrement on ne peut que prendre une fausse direction et s'égarer dans la route; on fera nécessairement plus ou moins de chemin qu'il ne faut, et de deux choses, l'une, ou bien on se fatiguera à l'excès dans sa course,.ou bien on s'endormira et on arrivera trop tard. " Tel est le langage que. dans. sa quatrième lettre saint Jérôme tient à Rustique au moment où ce dernier se proposait d'entrer dans un monastère pour y apprendre à se sanctifier sous la conduite d'un père. " Il lui parle de la nécessité pour lui de se confier à la direction d'un maître, en lui rappelant ce principe incontestable, qu'on ne saurait apprendre aucun art sans le secours d'un professeur qui l'enseigne, axiome emprunté, je crois, à Pline, qui se plaint de la stature clans la préface du septième livre de son Histoire naturelle, et la traite de marâtre parce que l'homme ne sait rien que ce qu'on lui apprend. Aussi est-ce avec raison qu'Isidore de Péluse a fait remarquer le ridicule de ceux qui traitent la divine philosophie — c'est le nom que les Pères grecs aiment à donner à la vie religieuse — comme un art sans valeur et qui ne mérite aucune application de leur part, quand on les voit chercher partout des maîtres qui leur enseignent la pratique des arts mécaniques mêmes, malgré leur peu d'importance. Voir livre 1, lettre 260. Cassien s'exprime de même, coll. 2, chapitre 11.

" Que ceux qui sont assez hardis pour marcher dans les voies de la vie sans conducteurs et sans guides écoutent ceci, ils sont eux-mêmes leurs maîtres et leurs disciples dans cet art spirituel....... combien en a-t-on vus qui par là se sont dangereusement égarés du droit chemin ? car, ignorant les artifices de Satan....... " etc. Sermon 77°.

Nous. aurions pu nous étendre davantage sur ce sujet, mais nous nous en tiendrons là; ceux qui voudront quelque chose de plus peuvent lire les auteurs ascétiques : Vincent Ferrier, Traité de la vie spirituelle, chapitre IV; Turrecremata, traité IX sur la règle de saint Benoit; saint Bonaventure, livre des Six ailes; Rodriguez, troisième. partie des Exercices, traité VII, chapitres II, III, IV; Louis du Pont, deuxième partie du Guide spirituel, traité. IV, chapitre II; et première partie de la Perfect. chrét., traité II, chapitre IX ; Rossignol, de la Discipl. perf., livre I, chapitre I; Jérôme Plat., du Bien de l'état religieux, livre I, chapitre XXIV; Jacques Alv. de Paz., de la Vie spirit., tome I, livre V, chapitre XII et XIII; enfin Jules Nigron., dans son Ascétisme, premier traité (Note de Horstius).
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE LXXXVIII. AU MÊME

Vers l'an 1127.

Saint Bernard, empêché par ses nombreuses occupations, n'a pas encore pu trouver le temps de répondre à ses désirs; il ne peut même lui écrire cette fois encore que quelques mots à peine, il lui recommande de ne pas publier un de ses opuscules avant de l'avoir revu et corrigé.

1. Je ne vous parlerai ni de mon inhabileté, ni de mon humble profession, ou plutôt de ma profession d'humilité; je ne me retrancherai pas derrière ce que j'appellerai l'obscurité, sinon la bassesse de mon nom et de ma demeure; car tout ce que je vous allègue de pareil, c'est pour vous plutôt une mauvaise défaite qu'une bonne et véritable excuse. Il me semble qu'à vus yeux ma réserve et ma discrétion, si motivées qu'elles soient, passent, selon que vous êtes disposé, pour de la fausse humilité ou même pour un franc orgueil. Puisque telles peuvent être vos pensées, je, m'abstiendrai de toutes protestations. Seulement je veux que votre amitié soit bien convaincue d'une chose: c'est que depuis le départ de votre premier messager, non pas de celui qui vous porte cette lettre, mais de l'autre, je n'ai pas eu un seul instant de loisir pour faire ce que vous m'avez demandé, tant mes nuits sont courtes et mes journées remplies. Je suis tellement occupé en ce moment où votre lettre m'arrive, que je trouverais trop long de vous écrire toutes les occupations qui seraient mon excuse auprès de vous. Il ne m'a été possible même de lire votre lettre que pendant mon dîner, quand on me l'a remise, et c'est avec toutes les peines du monde que je puis dérober quelques instants à mes occupations pour vous écrire ce petit, mot à la hâte et comme en courant; c'est à vous de dire si vous avez raison de vous plaindre de la brièveté de ma lettre.

2. Pour dire la vérité, mon cher Oger, je suis tenté de maudire mes occupations à cause de vous et pourtant Dieu m'est témoin qu'en y vaquant je n'ai en vue due la charité, dont les exigences, en me rendant tributaire des sages et des insensés, sont cause que je n'ai pas encore pu répondre à votre désir. Mais quoi! la charité sera-t-elle cause que vous ne recevrez pas ce que vous sollicitez en son nom? Oui, vous avez demandé et cherché; puis vous avez frappé à la porte, et c'est la charité qui a trompé vos espérances. Ne m'en veuillez donc point, mais prenez-vous-en à la charité elle-même si vous l'osez, car c'est elle qui n'a pas voulu que vous reçussiez ce que vous vous flattiez bien d'obtenir par elle. Elle se plaint de ma longueur et elle s'indigne en même temps contre vous qui en êtes la cause; ce n'est pas que l'ardeur qui vous presse l'offense, c'est elle qui vous l'inspire, mais elle veut que votre zèle soit réglé sur la science et ne vous expose pas à suspendre pour des choses de moindre intérêt la marche des affaires plus importantes. Vous voyez combien j'ai de mal à m'empêcher de vous écrire plus longuement, puisque le plaisir de causer avec vous et le désir de vous satisfaire m'exposent à mécontenter la charité, qui veut depuis longtemps due je mette fin à cet entretien et ne peut m'y déterminer. Comme il me serait facile de m'étendre s'il m'était permis de vous répondre selon mon désir ! Peut-être serais-je venu à bout de vous satisfaire ainsi que moi; mais la charité réclame autre chose de moi; elle est la maîtresse, ou plutôt elle n'est autre que le Maître lui-même, selon ces paroles: " Le Seigneur est charité (I Joan., IV, 16). " Or son empire est tel que je dois lui obéir avant tout, sans tenir aucun compte de vos désirs ni des miens. En conséquence, puisqu'il faut absolument préférer la volonté de Dieu à celle des hommes, je me vois obligé, avec peine et bien malgré moi, sinon de vous refuser, du moins de différer ce que vous me demandez. Je craindrais, en essayant de répondre humblement à vos désirs, de paraître vouloir, sous prétexte d'une vaine humilité quine serait qu'un pur orgueil, me révolter ici-bas, moi qui ne suis qu'un misérable ver de terre, contre la toute-puissance de la charité qui voit là-haut les anges mêmes soumis à ses lois, comme vous le dites fort bien.

3. Quant à l'opuscule que vous voulez que. je vous envoie, je n'ai pas attendu l'arrivée de votre messager pour le redemander à celui à qui je l'ai prêté, mais il ne me l'a pas encore fait parvenir. Je vais faire en sorte que vous le trouviez ici quand vous viendrez, si jamais vous venez; vous pourrez le voir et le lire, mais non pas le copier, ce que vous n'auriez pas dit faire non plus pour le livre que vous avez transcrit, à ce que vous me dites. Je ne vous l'avais pas envoyé dans ce but, mais seulement pour que vous en prissiez connaissance, et je ne sais pas de quelle utilité peut être ce que vous avez fait. Mon intention n'était pas non plus que vous le fissiez parvenir à l'abbé de Saint-Thierri, je ne vous avais pas dit de le lui envoyer (a); pourtant je ne suis pas fâché que vous l'ayez fait, car pourquoi redouterais-je que mon modeste opuscule lui passât sous les yeux, quand j'y ferais passer volontiers mon âme tout entière, si je le pouvais? Mais, hélas! pourquoi faut-il que le souvenir d'un pareil homme se présente à mon esprit dans un moment oit je ne puis m'arrêter à m'entretenir avec vous de cet excellent ami, aussi longuement qu'il le mérite. Faites, je vous prie, tout votre possible pour aller le voir, et ne donnez mon livre à lire ou à copier qu'après que vous l'aurez revu tout entier avec lui ; relisez-le donc et faites ensemble toutes les corrections que vous jugerez nécessaires, afin qu'il ait l'appui et l'autorité de deux témoins. Après quoi je vous laisse maître de le publier si bon vous semble, ou de ne le communiquer qu'à quelques lecteurs seulement, ou même de ne le montrer à personne. Je vous fais juge également de cette petite préface (b) que vous avez composée pour

a Il s'agit certainement ici de l'apologie de saint Bernard adressée à l'abbé Guillaume. Oger se trouvait à Clairvaux pendant que notre saint l'écrivait, comme on le voit par les derniers mots de ce travail, et il en avait pressé et attendu la fin, mais il n'avait pu l'emporter en s'en allant, parce que saint Bernard n'avait pas eu le temps d'y mettre la dernière main. Notre saint Docteur la lui envoya pour qu'il en prit connaissance. Oger la communiqua sans le consulter à l'abbé Guillaume à qui elle était dédiée, et auquel saint Bernard se proposait dé l'envoyer.

b Cette petite préface n'est autre qu'une lettre adressée au même Guillaume et comptée la quatre-vingt-cinquième parmi les lettres de saint Bernard; elle se lit en tête de son apologie.

cet ouvrage à l'aide de quelques fragments de mes lettres, vous verrez si elle peut convenir telle qu'elle est, ou s'il ne serait pas préférable d'en faire une autre.

4. J'allais oublier le reproche que vous me faites au début de votre lettre de vous avoir accusé de mensonge : je ne me rappelle pas du tout l'avoir fait; mais si j'ai dit quelque chose de semblable, car j'aime mieux croire à un oubli de ma part qu'à un mensonge de votre messager, c'est en plaisantant que je l'aurai dit, je puis vous l'assurer, et non pas sérieusement. Il ne m'est jamais venu à la pensée de croire que vous êtes un homme léger et capable de dire le pour et le contre; comment aurais-je pu concevoir de vous cette opinion, quand je sais que depuis votre enfance vous portez avec bonheur le joug de la vérité, et quand je trouve en vous une maturité qui fait oublier combien vous êtes jeune encore ? Je ne suis pas assez simple pour voir un mensonge dans un mot que les lèvres prononcent tout uniment sans que l'esprit y mette de malice et de duplicité, ni assez indifférent pour avoir oublié le projet que vous avez eu la bonté de former, ainsi que les obstacles qui vous ont empêché de le mettre à exécution.

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LETTRE LXXXIX. AU MÊME.

Vers l'an 1127.

Saint Bernard s'excuse de la brièveté de sa lettre, en donnant pour raison que le carême est un temps de silence: d'ailleurs il ne convient ni à sa profession ni à son ignorance de se poser en maître.

1. Vous êtes peut-être bien mécontent, ou plutôt, pour me servir d'un mot plus doux, vous êtes fort étonné de ne recevoir qu'un simple billet bien court, au lieu d'une longue lettre que vous attendiez de moi; mais vous savez ce que dit le Sage: "Il y a sous le ciel temps pour tout; temps pour parler, temps pour se taire (Eccle., III, 1, 7). " Quand donc garderons-nous le silence si nous ne nous taisons pas pendant la sainte quarantaine? La correspondance est un entretien qui cous tient d'autant plus occupés qu'il nous demande plus de travail ; quand on se Trouve en présence l'un de l'autre, on dit au vol de la parole ce qu'on a à se dire, mais quand on s'entretient à distance on est obligé, de part et d'autre, d'écrire avec beaucoup de soin et de précision les demandes et les réponses. Or, si dans mon cabinet je médite, je dicte et j'écris les pages que vous devez lire dans le vôtre, que deviennent, je vous prie, la retraite et le silence? Il n'est pas troublé, me répondrez-vous, par tout ce que je viens de citer: je serais bien surpris que telle fût an fond votre. pensée; vous savez, en effet, quel mouvement se donne l'esprit quand nous voulons écrire, il est assailli par une foule d'expressions différentes, de tournures variées et de sens divers. Tantôt il rejette le mot qui se présente à lui, tantôt il en cherche un autre qui le fuit; on se préoccupe beaucoup, en écrivant, de l'élégance du style et de l'enchaînement de la pensée. On recherche ce qui convient le mieux aux besoins de ceux pour qui on écrit, et l'on apporte la plus grande attention, non-seulement à ce qu'on dit, mais à qui on le dit, en même temps qu'on se demande ce qu'il faut placer en premier lieu et ce dont il ne faut parler que plus tard, et mille autres choses encore dont les personnes qui soignent leur style se préoccupent beaucoup. Et vous trouvez que ce n'est pas là troubler le calme et le silence, parce due ce n'est pas le rompre par le bruit des conversations ?

2. D'ailleurs non-seulement le temps, mais encore ma profession et mon insuffisance m'empêchent d'entreprendre ce due vous attendez de moi, car ce n'est pas le rôle d'un moine comme je fais profession de l'être, ni d'un pécheur comme je ne le suis que trop, de se poser en docteur, il est mieux pour lui de pleurer. Est-il rien de plus ignare qu'un ignorant comme moi qui ne craint pas de se poser en docteur et d'enseigner ce qu'il ignore? Non, ce n'est l'affaire ni d'un ignorant ni d'un pauvre pécheur de se poser en maître. Voilà pourquoi je me suis retiré dans la solitude décidé avec le Prophète " à m'observer si bien que je ne pèche point dans mes discours (Psalm., XXXVIII, 2), attendu que selon lui " l'homme due pousse le besoin de parler est incapable de se conduire (Psalm., CXXXIX, 12)), et que d’après le Sage " la vie et la mort tiennent à un coup de langue (Prov., XVIII, 21). " Au contraire, le silence, comme dit Isaïe, " est le gardien de la vertu (Isa., XXXII, 17), " et c'est dans le silence, s'il faut en croire Jérémie, qu'on doit attendre la grâce de Dieu (Thren., III, 26). Aussi pour travailler à être juste, puisque la justice est la mère, la nourrice et la gardienne de toutes les vertus, je ne veux pas paraître vous refuser tout à fait ce que vous me demandez. Je vous prie, vous et tous ceux qui, comme vous, désirent faire quelques progrès dans la perfection, et je vous supplie vivement, sinon par l'autorité de mes paroles, du moins par l'exemple que je vous donne, de garder le silence, vous qui me pressez de paroles pour que je vous enseigne les choses que je ne sais pas.

3. Mais que dis-je et que fais-je? Je suis sûr que vous souriez eu voyant avec quel flot de paroles je prêche contre ceux qui parlent trop et en lisant mon verbeux plaidoyer en faveur du silence. Notre cher Guerri (a) dont la conversion et la pénitence vous intéressent et vous consolent, continue, si j'en juge par les apparences, à profiter de la grâce

a Ce Guerri fut abbé d'Igny en 1135; ses sermons se trouvent dans notre tome VI. Il est encore parlé de lui dans la lettre suivante.

de Dieu et à faire de dignes fruits de pénitence. Quant au livre due vous me demandez, je ne l'ai pas en ce moment; il y a longtemps qu'un de mes amis, qui avait le même désir que vous de le lire, me l'a pris; mais pour ne point frustrer tout à fait les désirs de votre piété, je vous en renvoie un autre que je viens de terminer sur les Gloires de la sainte Vierge. le n'en ai pas de copie, aussi je vous prie de me le renvoyer le plus tôt possible, ou mieux encore de me le rapporter vous-même, si vous devez bientôt venir nous voir.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE LXXXIX.

Au MÊME.

7l. Or si dans mon cabinet je médite....... Dans cette lettre, notre Saint exprime en termes pleins de force combien il se sentait peu porté à écrire même à ses amis, des lettres sans but et sans utilité, et combien il lui en eût coté de prendre pour cette correspondance sur un temps et des loisirs qu'on ne doit consacrer qu'à des choses importantes et saintes. Puis il fait ressortir tout ce que le travail de la composition littéraire a de contraire au silence que doit garder un religieux, au calme de l'âme et à la tranquillité de l'esprit. Ecoutez, ô vous qui ne comptez le temps pour rien, écoutez et rougissez si vous êtes encore capable de quelque sentiment, surtout en voyant que Pline l'Ancien sentait et pensait comme notre Saint; voici ce que Pline le Jeune rapporte de son oncle dans sa lettre (livre III) à Marc: "Je me rappelle qu'un jour un de ses amis ayant entendu le lecteur mal prononcer quelques mots, l'interrompit et le força à recommencer le même passage. Mon oncle lui dit : Aviez-vous compris? et sur sa réponse affirmative, il ajouta: Pourquoi donc l'avez-vous forcé à recommencer? vous nous avez fait perdre ainsi plus de dix vers! tant il poussait loin l'économie du temps! Il en réglait l'emploi avec le même ordre dans tous ses travaux, et au milieu même de l'agitation de la ville, il ne ravissait à l'étude que l'instant même du bain, et encore pendant les frictions destinées à produire la transpiration et pendant qu'on lui essuyait le corps, ii avait l'oreille attentive soit à quelques vers qu'on lui récitait, soit à quelque lecture qui lui était faite; ou bien encore il dictait quelque chose à son secrétaire; c'était surtout ce qu'il se plaisait à faire en voyage, comme s'il se fût trouvé libre de tout autre soin. Il avait toujours avec lui un secrétaire portant un registre et des tablettes, et pendant l'hiver des gants aux mains pour que la rigueur de la saison ne pût frustrer ses études du moindre moment. Je me souviens qu'un jour où je faisais une promenade, il me reprit en me disant que j'aurais pu ne pas perdre le temps que j'y avais consacré, car il regardait comme perdu tous les moments qui n'étaient pas consacrés à l'étude. " On ne saurait trop admirer ni trop imiter une pareille économie du temps, surtout dans un païen: c'est la seule avarice qui soit louable.

Saint Bernard était aussi dans les pensées et les sentiments de saint Augustin, qui tremblait extrêmement qu'on ne dût lui appliquer cette parole de la Sagesse : " Celui qui perle beaucoup ne sera oint exempt de péché (Prov., X, 19), " à cause de tout ce qu'il avait écrit d'oiseux ou d'inutile. Qu'on lise le livre dont il a fait précéder ses Rétractations et l'on verra ce qui l'a déterminé à les écrire. "Je tremble, dit-il, quand je lis ces paroles: Celui qui parle beaucoup ne sera point exempt de tout péché, non pas que j'aie beaucoup écrit ou que j'aie écrit beaucoup de choses comme les ayant dites quoique je ne les aie pas dites; car on ne saurait compter au nombre de ceux qui parlent ;beaucoup l'homme qui ne dit que des choses utiles et nécessaires, quelque longs et abondants que soient ses discours; mais je crains cette sentence de l'Ecriture, parce que dans tout ce que j'ai dit il serait certainement très-facile de trouver bien des choses qu'on pourrait sinon appeler fausses, du moins juger et montrer comme étant bien peu nécessaires. Or quel chrétien n'a pas tremblé en entendant Jésus-Christ nous dire : On rendra compte au jugement dernier même d'un mot inutile (Matth., VII) ? Ainsi parlait saint Augustin. On peut voir encore Jules Nigron, traité XII, chap. 3 ; et la lettre XC de saint Bernard adressée au même Oger; et dans laquelle il l'engage à régler leur correspondance (Notes de Horstius).

72. Car ce n'est pas le rôle d'un moine. - Saint Jérôme exprime lot même pensée en ces termes : " Le devoir d'un religieux n'est pas d'instruire les autres, mais de gémir, " castre Vigilance (c. 6), ce que la glose sur le canon Nequaquam, VII, quest. 1. et Turrecremata, entendent du simple moine, n'ayant pas charge d'âmes ; c'est pourquoi le synode de Constantinople, sous le patriarche Photius et le pontificat de Jean VIII, définit que la vie du moine doit être celle d'un sujet soumis et d'un disciple, non pas d'un maître ou d'un prélat qui préside et dirige. Le pape Alexandre II interdit absolument aux religieux la prédication aux peuples (16., q. 1, et con. Adjicimus, même titre). Aussi saint Bernard dit-il, dans un autre endroit, qu'il ne convient pas à un moine de prêcher en publie (Sermon 64 sur le cantique des cantiques), à raison de son genre de vie ou de son office, comme l'enseigne saint Thomas (2,2, quest. 487, art. 1) et Turrecremata (16, q. 1, can. Placuit, can. Doctos, même endroit), mais il le peut si ses supérieurs, c'est-à-dire son évêque et son abbé le délèguent pour cela. C'est la même raison qui dictait à saint Bernard sa trois cent vingt-troisième lettre, adressée à l'archevêque de Mayence, dans laquelle, en parlant d'un religieux nommé Raoul qui ne cessait, par ses prédications, de pousser les peuples à massacrer les Juifs, il s'exprime en ces termes : " S'il prétend qu'il à le droit de prêcher sous prétexte qu'il est moine et ermite, il faut qu'il sache que le devoir d'un moine est de pleurer et non pas d'enseigner (lettre 323, à Henri, évêque de Mayence). " Evidemment saint Bernard blâmait en cette circonstance, non-seulement la pratique de la prédication dans ce religieux, mais son audace, sa présomption et son orgueil, attendu qu'au lieu d'attendre qu'il fût envoyé par ses supérieurs et agréé par l'évêque du lieu, il s'était ingéré à prêcher en dépit de l'obéissance religieuse et de l'autorité épiscopale, ainsi que saint Bernard le fait assez comprendre en ces termes : " Cet homme n'a reçu sa mission ni de Dieu ni dés hommes (lettre 323)." Aussi notre saint Docteur voulant, dans son 64e sermon sur le Cantique des cantiques, mettre les religieux en garde contre les renards qui vont ravager la vigne, c'est-à-dire contre les embûches du démon et ses suggestions mauvaises, les engage à ne pas s'ingérer témérairement dans les fonctions de prédicateurs, ni en général dans aucun office auquel ils ne seraient poussés que par un esprit d'orgueil et de légèreté, au lieu d'y être appelés par la volonté de leurs supérieurs. " Il arrive souvent qu'un religieux avançant dans la vertu et sentant que Dieu verse sur lui des grâces abondantes, conçoit le désir de prêcher...... etc. Or nous savons bien que l'office d'un moine n'est pas de prêcher, mais de pleurer..... Il est clair et indubitable par toutes ces autorités qu'il ne convient pas à un religieux de prêcher Publiquement, que cela n'est pas non plus convenable à un novice, ni permis à celui qui n'a pas reçu mission pour cet effet. " Saint Bernard avait pris pour texte ces paroles de l'Apôtre: " Comment pourront-ils prêcher s'ils n'ont reçu mission de le faire?" Il n'y a donc qu'à ceux qui ne sont pas envoyés pour prêcher qu'il n'est pas permis de le faire; Mais il en est autrement pour ceux qui ont reçu mission de remplir ce devoir. Il est plus clair que le jour que telle est la peine de saint Bernard, autrement ses paroles seraient en contradiction évidente avec sa propre conduite et celle de ses religieux, qui sortaient de leurs cloître pour annoncer l'Evangile aux peuples et leur apprendre la crainte de Dieu et la pratique de la religion, toutes les fois que la nécessité et, la charité ou la voix des supérieurs les portaient à le faire: Saint Bernard ne veut donc parler que des moines qui ne tiennent leur charge et leur mission que d'eux-mêmes; car les religieux, en tant qu'ils sont religieux, ne sont appelés ni à prêcher ni à instruire ; mais à vaquer, dans la retraite, au culte de Dieu et au salut des leurs âmes, par la méditation et par la pratique de toutes les vertus. Aussi notre saint flotteur dit-il dans sa quarante-deuxième lettre qu'on peut lire parmi les traités dans le volume où nous l'avons reportée: " Le travail des mains, la retraite et la pauvreté volontaire sont les ornements d'un religieux et les insignes de l'état monastique. "

73. Mais si par hasard il se trouvait dans le fond des cloîtres des moines paresseux qui fussent assez imprudents et téméraires pour chercher dans les paroles et dans l'autorité de notre Saint une excuse à leur indolence et à leur paresse, qu'ils l'entendent leur dire en propres termes : " On dira peut-être que je parle trop mal de la science et des savants et que je parais vouloir détourner de l'étude des lettres humaines. Dieu m'en garde! je n'ignore pas combien les personnes instruites ont servi et servent encore à l'Église, soit en combattant ses ennemis, soit en instruisant les simples, etc. " Sermon 36 sur le Cantique des cantiques.

C'est la pensée qui dictait à la Congrégation de la réforme en Espagne le. conseil qu'elle a consigné en ces termes au chapitre 31 du livre des Constitutions. " L'expérience, qui est la mère de toutes choses, nous apprend combien on recueille peu de fruits de la science qui ne se trouve point renfermée dans un vase, c'est-à-dire dans un esprit vraiment religieux. Aussi faut-il que les religieux s'appliquent avec plus de soin et d'ardeur à purifier leur conscience et à orner leur âme de charité et de toutes sortes de vertus, qu'à acquérir de la science et à enrichir leur esprit de connaissances littéraires et variées..., ce qui ferait dire avec saint Bernard qu'il y en a beaucoup parmi eux qui connaissent tout et s'ignorent eux-mêmes. Mais quand le savoir se rencontre dans .une âme avec la piété et la crainte de Dieu, c'est un trésor incomparable , attendu que non-seulement ceux qui ont le bonheur qu'il en soit ainsi pour eux, travaillent sûrement à leur salut éternel, mais encore savent mettre et conduire les autres dans les voies qui les y mènent par le service de Dieu; c'est là le but dernier de notre institut et le terme final oit tendent toutes les règles de la vie religieuse. Aussi le chapitre arrête et ordonne-t-il que tous les religieux qui se destinent à l'étude de la théologie devront être tels qu'ils puissent, non moins par leurs vertus que par leur savoir, contribuer à l'extension de notre sainte congrégation..., etc. " Albert de Mire recommande ce statut dans son livre cinquième des Origines Monastiques, chapitre quatrième, et il souhaite que tous les abbés de France et d'Allemagne veillent à le faire observer. Oit le suivit en effet d'abord dans plusieurs endroits, mais ce beau zèle languit bien de nos jours. peut-être faut-il l'attribuer aux difficultés de ce temps et aux calamités infinies de la guerre, de même que l'oubli de plusieurs autres conseils non moins salutaires que celui-là. Mais il est hors de cloute que si les ordres religieux recouvrent leur ancienne estime et leur antique amour pour les sciences et pour les lettres sacrées, on ne voie bientôt la religion reprendre de la vie et refleurir comme d'une seconde jeunesse. Et d'ailleurs, n'est-ce pas en effet au réveil de l'amour des lettres et de l'étude qu'il faut attribuer ce que nous voyons se produire en ce genre dans certains endroits.

Il ne manque pas de monacophobes tels que Erasme et autres semblables qui reprochent aux moines leur fainéantise et leur grossière ignorance, qui les appellent des ventres paresseux, et qui aient à la bouche ce proverbe mordant : Plus ignorant qu'un moine; mais le présent non moins que le passé, proteste contre leurs calomnies par de nombreux exemples qui montrent la fausseté de leurs reproches. On peut lire, pour s'en convaincre, la Chronique d'Hirsauge, de Trithémius, et d'autres ouvrages du même auteur sur les hommes fameux de l'ordre de Saint-Benoît, et l'on verra ce qu'un seul ordre a produit d'hommes illustres. D'ailleurs comment se sont conservés et sont parvenus jusqu'à nous tant de précieux monuments de la science des temps passés, si ce n'est par les soins de tous ces monastères où vivaient autrefois des hommes versés dans la culture de toutes les connaissances humaines; ils en furent les gardiens fidèles, ils conservèrent avec un soin pieux le dépôt qui leur avait été confié, et le remirent à la postérité après avoir eux-mêmes travaillé à le proroger avec une infatigable ardeur. Nous sommes vraiment bien ingrats si nous n'éprouvons qu'un faible respect pour ces canaux de la science antique. Toutefois il faut bien avouer que ce n'est pas tout à fait sans raisons que les ordres religieux se sont vus en butte à ces reproches ; car, comme le dit Adam de Conzen dans sa Politique, livre 6, chapitre 46, il faut les attribuer à la fainéantise et au dégoût pour l'étude d'un certain nombre de religieux qui, non contents de négliger le travail, pour le. malheur de ceux qu'ils dirigent, à la honte de l'ordre auquel ils appartiennent et au détriment, de l'Eglise entière, empêchent même les autres de s'y livrer avec succès. "

Il ajoute ensuite, pour empêcher qu'une appréhension sans fondement ne détourne quelques religieux de l'étude : " Il ne faut pas craindre que la science enfle le coeur des savants, car personne n'obéit plus religieusement et n'a plus d'estime pour la règle et la discipline que celui qui possède une solide instruction. "
 
 
 
 
 
 

LETTRE XC. AU MÊME.

Vers l'an 1127.

Le véritable amour n'a pas besoin de longues lettres. Saint Bernard s'est trouvé dans un état à peu près désespéré, mais il va mieux à présent.

1. Votre lettre est courte, la mienne le sera aussi. Vous m'avez donné l'exemple, je le suivrai volontiers : d'ailleurs à quoi bon, comme vous le dites fort bien, tant de vaines et fugitives paroles quand il s'agit d'amitiés sincères et éternelles comme la nôtre? Vous aurez beau multiplier les citations et les vers, varier vos paroles et vos écrits pour me convaincre de votre amour, je sens que vous demeurerez toujours au-dessous de la réalité; car vous êtes dans le vrai si vous pensez de même à mon égard. Au moment où votre lettre m'a été remise, vous étiez présent pour mon coeur, et je suis bien convaincu qu'il en sera de même pour moi quand vous recevrez ma lettre, et que je vous serai présent aussi quand vous la lirez. Ce nous est un travail de nous écrire l'un à l'antre et pour nos messagers une fatigue de nous porter nos lettres, mais le cœur n'éprouve ni peine ni fatigue à aimer. Trêve donc de tout ce qui ne peut exister sans fatigue et ne faisons plus que ce dont la répétition est d'autant moins pénible qu'on s'y livre avec plus d'ardeur. Assez pensé pour notre esprit, assez parlé pour nos lèvres, assez écrit pour nos doigts, assez voyagé pour nos messagers ; mais que nos coeurs ne trouvent jamais que c'est assez (a) avoir médité, jour et nuit, la loi du Seigneur qui n'est que charité ; car plus nous cessons de le faire, moins nous goûtons de repos; et moins nous nous arrêtons dans cet exercice, plus nous trouvons de calme et de tranquillité: Aimons-nous mutuellement, c'est le moyen de nous être utiles l'un à l'autre, car nous nous reposons dans le coeur de ceux que nous aimons, comme ceux qui nous aiment se reposent dans le nôtre. Or quiconque aime en Dieu a la vraie

a Toutes ces correspondances nuisent beaucoup à la piété et à l’esprit d'oraison, comme Il le dit dans la lettre placée en tête de son apologie adressée à l'abbé Guillaume, ainsi que dans la lettre précédentes

charité, par conséquent c'est travailler pour la charité que de tâcher de se faire aimer de Dieu.

2. Mais qu'est-ce que je fais`! je me promets d'être court, et je ne puis me borner. Le frère Guerri, dont vous désirez savoir des nouvelles, ne court pas au hasard dans les voies du salut, et ne donne pas des coups en l'air dans la lutte contre le démon; mais, convaincu que le salut dépend, non de celui qui court et combat, mais de la miséricorde de Dieu, il sollicite le secours de vos prières; demandez, pour lui, que celui qui lui donne la force de courir et de combattre lui fasse aussi la grâce d'arriver au but et de remporter la victoire. Veuillez saluer affectueusement de ma part, votre abbé, que j'aime beaucoup, non-seulement à cause de vous mais encore pour son propre mérite. Je me fais un très-grand plaisir de le voir à l'époque et à l'endroit que vous me dites. Je ne veux pas non plus vous laisser ignorer que la main de Dieu vient encore de s'appesantir un peu sur moi. Il s'en est fallu de peu que je ne fusse renversé du choc qu'il m'a donné; la cognée était à la racine de l'arbre stérile de mon corps, et j'ai bien cru qu'elle allait le couper; mais, grâce à vos prières et à celles de mes autres amis, le Seigneur a eu la bonté de m'épargner encore cette fois-ci, dans l'espérance chie je porterai de bons fruits à l'avenir.

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LETTRE XCI. AUX ABBÉS RÉUNIS EN CHAPITRE A SOISSONS (a).

Saint Bernard les excite à s'occuper avec zèle de l'objet de leur réunion : il leur recommande un grand amour des progrès spirituels, et les engage à ne pas se laisser ralentir dans leur couvre par les attaques ou les murmures des tièdes.

Aux révérends abbés réunis en chapitre à Soissons, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, serviteur de leurs Saintetés, salut et prière ; que Dieu leur fasse connaître, régler et observer ce qui est propre à maintenir la piété.

1. Je suis bien fâché que mes occupations m'empêchent d'assister en personne à votre réunion, mais je suis avec vous en esprit, malgré la

a C'est un des premiers chapitres généraux que tinrent les Moines noirs, comme on les appelle, de la province de Reims. Il semble que l'apologie de saint Bernard adressée à l'abbé Guillaume, y donna occasion, et qu'elle lui fit, à l'exemple des religieux de Cluny et de Citeaux, convoquer cette assemblé?, pour aviser au rétablissement do la régularité religieuse qui allait s'affaiblissant. Ce chapitre se tint à Saint-Médard, sous l'abbé Geoffroy, auquel est adressée la soixante-sixième lettre de saint Bernard. Il était évêque de Châlons-sur-Marne quand pierre lé Vénérable en parlait ainsi dans sa quarante-troisième lettre du livre III : " C'est lui qui le premier répandit l'ordre divin de Cluny pat toute la France entière, qui en fut l'auteur et le propagateur ; bien plus, c'est lui qui expulsa l'antique dragon d'une foule de monastères, où il avait depuis longtemps établi sa demeure, et qui réveilla les moines de leur assoupissement, " Innocent II décida qu'il serait tenu, tous les ans, par les Moines noirs, des chapitres généraux pareils à celui-là, comme on peut le voir dans l'appendice qui fait suite au tome II.

distance des lieux et les embarras des affaires; car je prie pour vous, je me réjouis avec vous et je nie repose en vous ; non, je le répète, je ne manque pas à votre assemblée de justes, quoique je ne sois pas dans le même endroit que vous et que ma personne ne compte pas dans ces réunions et dans ces conseils où, bien loin de vous obstiner à défendre avec une sorte de superstition une foule de traditions humaines , vous apportez tous vos soins à rechercher humblement quelle est la volonté de Dieu et ce qui est agréable et parfait à ses yeux. Tous mes désirs me portent là où vous êtes, je suis des vôtres par le coeur et par la conformité des sentiments; votre manière de voir est la mienne et je partage le zèle qui vous consume.

2. J'espère bien que ceux qui maintenant applaudissent à vos efforts, sur le ton de la raillerie, n'auront pas lieu de tourner un jour votre réunion en ridicule; et pour éviter qu'il en soit ainsi, efforcez-vous de ne leur donner prise en rien, par votre conduite qui ne saurait être trop sainte, ni par vos résolutions qui ne seront jamais trop bonnes, soyez-en bien convaincus. Il se peut qu'on soit trop juste ou trop sage, jamais on ne saurait être trop bon; aussi celui qui nous dit: " Ne portez pas la justice à l'excès (Eccles., VII, 17), " et: " Ne soyez pas sage outre mesure (Rom., XII, 3), " n'ajoute-il point: Prenez garde d'être trop bon, ne le soyez pas plus qu'il lie le faut; personne ne peut être bon avec excès. Paul était bon, cependant il lie se montre jamais content de son état; les regards toujours en avant, il oublie les progrès qu'il a faits pour lie songer qu'aux moyens de devenir tous les jours meilleur : il n'y a que Dieu qui ne saurait aspirer à le devenir, mais c'est parce qu'il ne peut l'être.

3. Arrière donc, devons-nous crier ensemble, à ceux qui nous disent : Nous ne voulons pas être meilleurs que nos ancêtres. Sans cloute leurs pères étaient aussi tièdes et aussi relâchés qu'ils le sont eux-mêmes; ils ont laissé une mémoire, maudite parce qu'ils ont mangé, comme on dit, des raisins verts dont leurs descendants ont encore les dents agacées; ou bien, s'ils prétendent que leurs pères étaient de saints personnages dont la mémoire est bénie, qu'ils les imitent dans leur sainteté et ne défendent pas, comme autant. de lois instituées par eux, les usages qu'ils ont tolérés et les dispenses qu'ils ont accordées. Si le prophète Élie s'écrie " Je ne vaux pas mieux que mes pères (III Reg., XIX, 4), " il ne dit pas qu'il ne veut pas être meilleur qu'eux. Parmi les anges de l'échelle mystérieuse

a Ce qu'on appelle ici traditions humaines n'est autre chose que les mitigations et les relâchements de la discipline régulière, dont il est parlé mi peu plus bas, ainsi que dans la cent cinquante-quatrième lettre, n° 1.

de Jacob, les uns montaient et les autres descendaient; on ne dit pas que le saint patriarche en vit qui fussent arrêtés. Or il en est de la vie comme de l'échelle de Jacob. s'il n'est pas permis aux anges de s'arrêter sur les échelons de l'une, nous ne saurions, dans l'autre, demeurer immobiles au point où nous nous trouvons, car nous ne sommes pas encore arrivés dans la patrie où plus rien ne change; elle est toujours à venir et toujours à trouver. Monter ou descendre, telle est donc notre loi: on ne peut essayer de s'arrêter qu'on ne tombe aussitôt. On peut dire que celui qui ne veut pas devenir meilleur, ne vaut encore rien, car on cesse d'être bon dès qu'on renonce à devenir meilleur.

4. Loin de nous encore les hommes qui appellent bien ce qui est mal et mal ce qui est bien. Si l'amour de la justice est pour eux un mal, qu'est-ce qui sera bien à leurs yeux? Sur un mot, un seul mot du Seigneur, jadis les pharisiens se sont scandalisés, mais du moins c'était pour un mot; les pharisiens de nos jours n'attendent pas qu'il soit dit une parole, ils se scandalisent de votre silence même. Vous voyez donc bien qu'ils ne cherchent que l'occasion de vous attaquer. Mais laissez-les, ce sont des aveugles qui conduisent d'autres aveugles. Travaillez au salut des petits, sans vous mettre en peine des murmures des méchants. Pourquoi craindriez-vous tant de scandaliser des gens que vous ne pouvez guérir qu'en vous rendant malades? Il ne faut pas même vous attendre à voir que vos résolutions communes seront du goût de chacun de vous: s'il fallait qu'il en fût ainsi, on ne ferait presque jamais le moindre bien; vous devez consulter non les voeux, mais les besoins de tous et les porter à Dieu, malgré eux, s'il le faut, plutôt que de les abandonner aux désirs de leurs coeurs. Je me recommande à vos saintes prières.

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LETTRE XCII. AU ROI D'ANGLETERRE, HENRI.

L’an 1132

Saint Bernard le prie de vouloir bien accorder sa faveur aux religieux qu'il envoie en Angleterre, pour y fonder un monastère.

Au très-illustre Henri, roi d’Angleterre, Bernard, abbé de Clairvaux, humble soumission et service fidèle des rois de la terre au Roi du ciel.

Il y a dans votre pays un bien a appartenant à notre commun maître qui a mieux aimé le payer do son sang que de ne pas l'avoir. J'ai formé le projet de le remettre en possession de ce bien, et de votas envoyer, pour cela, une partie de mes gens qui en feront une ardente recherche,

a Saint Bernard veut parler ici des rimés appelles à la vie religieuse; c'est pour elles qu'il envoya en Angleterre des moines de Mordre de Citeaux, fonder l'abbaye de Ridal. Voir la note de Mabillon.

si vous le permettez, le découvriront là où il est et le rendront à son maître. C'est dans ce but, pour s'assurer exactement du véritable état (a) des choses et pour m'en rendre un compte fidèle, que je vous envoie les religieux que vous voyez maintenant devant vous; veuillez leur prêter aide et assistance comme à des envoyés de votre Seigneur auquel vous rendrez ainsi l'hommage que vous lui devez (b). Je le prie de vous combler, en retour, jusqu'à la fin de vos jours, de gloire et d'éclat, de bonheur et de prospérité, pour le salut de votre âme et la renommée de votre règne en même temps que pour la paix et le bien de vos sujets.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE XCII. A HENRI, ROI D’ANGLETERRE.

74. Il y a dans votre pays un bien appartenant à notre commun maître... L'histoire de l'abbaye de Wells, en Angleterre, nous fait connaître. ce qu'il faut entendre par ces paroles de notre Saint. Voici ce qu'on y lit (Hist. des monast. d'Anglet., tome Ier, p. 733): " Bernard, abbé de Clairvaux, avait envoyé des détachements de son armée d'invasion prendre possession des pays les plus éloignés; ils remportaient partout de brillantes victoires sur l'antique ennemi du salut et lui arrachaient sa proie des mains pour la remettre entre celles du souverain Roi. Le Ciel lui avait inspiré la pensée d'envoyer en Angleterre de sa noble vigne de Clairvaux quelque plant de grande espérance pour recueillir des fruits dans ces contrées, comme il le faisait dans le reste de l'univers. On possède encore la lettre même qu'il écrivit pour ses religieux au roi d'Angleterre, et dans laquelle il lui dit que son royaume renfermant une sorte de butin qui appartient à son maître, il y envoie de ses meilleures troupes pour le rechercher, s'en emparer et le rendre a celui à qui il appartient. Il engage le roi à prêter assistance à ces envoyés, et à ne pas manquer en cette circonstance de remplir les devoirs qu'il doit au suzerain dont il n'est que le feudataire. C'est ce qui arriva. Les religieux de Clairvaux furent reçus avec honneur par le roi Henri, ainsi que par ses sujets, et jetèrent dans la province d'York les fondements de l'abbaye de Ridal. Ce fut le premier établissement de l'ordre de Cîteaux dans cette partie de l'Angleterre. " On peut voir sur Henri Ier du nom, les notes de la lettre cent trente-huitième (Note de Mabillon).
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE XCIII. A HENRI, ÉVÊQUE DE WINCHESTER.

L'an 1132.

Bernard le salue très-respectueusement.

Au très-illustre seigneur Henri (c), par la grâce de Dieu, évêque de Winchester, le frère Bernard de Clairvaux, salut en Notre-Seigneur.

C'est avec bien de la joie que nous avons appris, de différentes sources, que Votre Grandeur daigne faire quelque cas de notre bassesse; bien que je me juge indigne de l'honneur que vous me faites, je ne puis y demeurer indifférent; je vous en témoigne donc toute ma reconnaissance, sinon comme je le devrais, du moins autant que je le puis. Je ne doute pas que vous n'acceptiez d’humble marque que je vous en donne ou plutôt que vous en obtenez de moi, puisque vous avez bien voulu me prévenir vous-même par votre affection et par l'honneur que vous m'avez fait.

Je ne veux point vous écrire plus longuement avant de savoir, par un mot de votre main, si ces quelques lignes vous ont été agréables. Vous pouvez d'ailleurs confier votre réponse de vive voix ou par écrit à l'abbé Oger, qui est chargé de vous remettre ce billet. Je prie Votre Excellence de vouloir bien honorer ce religieux de son estime et de sa confiance; il en est digne par son honnêteté, son savoir et sa piété.

a Saint Bernard emploie souvent cette expression l'être d'une chose ou d'un homme pour en signifier l'état, comme on peut le voir dans les lettres cent dix-huitième et trois cent quatrième.

b Les princes et les rots sont comme tes vassaux de Dieu.

c Henri, évêque de Winchester, en Angleterre, était abbé de Glaston, quand il succède à Guillaume Giffard sur le siège de Winchester en 1128. Les historiens anglais en parlent avec éloge, de même que Henri d'Huntebourg. Voir le Spicilège, tome VIII, p.190, où il est appelé neveu du roi Henri. " une sorte de monstre , un moine-soldat. " (Voir aussi la note de Mabillon.)

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE XCIII,

75. A Henri, évêque de Winchester, neveu, par sa mère, du roi d'Angleterre Henri I, frère du roi Etienne et fils d'Étienne, comte de Blois. " Sa mère, Adèle, au dire de Guillaume de Neubourg, ne voulant pas paraltre n'avoir eu des enfants que pour le siècle, le fit tonsurer à Cluny, " en 1126, comme on le voit longuement rapporté dans l'Histoire de l'abbaye de Glaston, qui le compte au nombre des abbés de ce monastère, en disant: " Ce fut un homme extrêmement versé dans les lettres et d'une régularité de moeurs extraordinaire. Il fit tant de bien par son excellente administration au monastère de Glaston que sa mémoire y vivra éternellement (Histoire des ordres monast. d'Anglet., tome II, p. 18). "

Henri fut élevé plus tard au siège de Winchester, et saint Bernard se plaignit de lui en ces termes dans sa deux cent trente-septième lettre adressée au pape Eugène: " Que dirai-je de monseigneur l'évêque de Winchester ? ses oeuvres témoignent assez de ce qu'il est, " Non content d'avoir extorqué des places de guerre de princes qu'il avait invités à sa table, au rapport de Harpsfeld, il avait consacré évêque d'York l'intrus Guillaume, selon ce que dit Roger dans ses Annales, à l'année 1140, en lui donnant le titre de légat du saint Siège.

Ce serait donc à tort que Brito et Henriquez le compteraient parmi les Cisterciens, et que ce dernier, en particulier, le présenterait comme un homme d'une éminente sainteté (Ménolog. de Cit. au 11 oct.), d'après Wion,qui en parle dans son Bois de vie comme d'un homme doué du don de prophétie, parce qu'à son lit de mort, recevant la visite de son neveu Henri, il lui prédit qu'il serait puni de Dieu pour avoir assassiné saint Thomas de Cantorbéry, dont il avait été le consécrateur. Mais il a pu parler ainsi aussi bien sous l'inspiration de la crainte que de l'esprit prophétique, comme Manrique le fait remarquer avec raison dans ses Annales. Pierre le Vénérable lui a écrit plusieurs lettres, entre autres la vingt-quatrième et la vingt-cinquième du livre IV, où il lui demande de revenir à Cluny pour l'y ensevelir. Cédant à cet appel, de même qu'à la lettre du pape Adrien IV et aux prières du roi de France et des grands de Bourgogne, comme on le voit dans les notes de Duchesne, à la Bibliothèque de Cluny, il se fit précéder de ses trésors, dont il avait chargé Pierre le Vénérable, et passa, sans la permission du roi Henri, d'Angleterre en France, pour se rendre à Cluny en 1155. Cette abbaye avait alors des dettes énormes qu'il paya de sou argent; il dépensa pour la nourriture de quatre cents religieux qui vivaient à Cluny 7,000 marcs d'argent, qui équivalent à la somme de 40,000 livres. Il donna quarante calices pour la célébration du saint sacrifice, et un ornement de soie d'un grand prix; il ensevelit de ses propres mains Pierre le Vénérable, mort le 1er janvier 1157. Etant retourné dans son évêché, il mourut lui-même, au grand regret des religieux de Cluny, le 9 août 1171.

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LETTRE XCIV. A L'ABBÉ D'UN MONASTÈRE D'YORK QUE LE PRIEUR AVAIT QUITTÉ EN EMMENANT QUELQUES RELIGIEUX AVEC LUI.

L'an 1132.

1 . Vous m'écrivez d'outre-mer pour me demander un avis que j'aurais préféré vous voir demander à un autre. Je me trouve dans un double embarras. Si je ne vous réponds pas, vous pourrez prendre mon silence pour une marque de peu d'estime; et si je vous réponds, je m'expose, quoi que je fasse, à causer de la peine à l'un ou à donner à l'autre une sécurité qu'il ne peut avoir, ou du moins à la lui donner plus grande qu'il ne faut. Si quelques-uns de vos religieux vous ont quitté, ce n'est le fait ni de moi ni d'aucun des miens, cela s'est fait à mon insu et sans qu'on m'ait consulté ni entendu. J'incline à croire que c'est de Dieu que leur est venue une pensée dont vous n'avez pu les détourner, malgré tous vos efforts; sans doute ils sont également portés à le croire, puisqu'ils ont tant à coeur de savoir aussi ce que je pense de ce qu'ils ont fait; toutefois je suis convaincu qu'ils ne sont pas sans éprouver quelques remords de vous avoir quitté, car si leur conscience, comme celle de FAp8tre, ne leur reprochait rien, la paix de leur âme ne serait pas troublée. Mais enfin due dois-je faire pour ne blesser personne, ni par mon silence, ni par mes réponses? Peut-être pourrai-je me tirer d'embarras en chargeant des lèvres beaucoup plus savantes et plus autorisées que les miennes de répondre pour moi à ceux qui m'interrogent. Ce sera donc le saint pape Grégoire qui résoudra leurs difficultés : "Quiconque, dit-il dans son Pastoral, a pris la résolution d'embrasser un état plus parfait, ne peut plus revenir sur ses pas, pour entrer dans un état d'une moindre perfection," ce qu'il prouve par ces paroles de l'Evangile : " Celui qui regarde en arrière après avoir mis la main à la charrue n'est pas digne du royaume de Dieu ( Luc., IX, 62); " puis il continue en disant: " Celui qui renonce à un état plus parafait qu'il avait embrassé pour en suivre un autre qui l'est moins, est précisément l'homme qui regarde en arrière (S. Grég., 3 part. Past., ch. 28). " Le même pape, dans sa troisième homélie sur Ezéchiel, ajoute: "Il y a des gens qui goûtent la vertu, se mettent à la pratiquer, et, en même temps, forment le projet de tendre à une perfection plus grande; puis ils changent d'intention et renoncent à poursuivre plus longtemps leur route dans des voies plus parfaites,

a Geoffroy, abbé du monastère de Bénédictins de Sainte-Marie, au diocèse d'York. Douze religieux quittèrent cette maison avec leur prieur pour se rendre dans un monastère de Cisterciens; entravés dans l'exécution de leur projet, ils se réfugièrent chez Turstin, archevêque d'York; saint Bernard le loue; dans la lettre suivante, de l'assistance qu'il leur a donnée. Voir la note de Mabillon et la lettre trois cent treizième adressée a Geoffroy.

ils ne cessent pas, il est vrai, de faire le bien qu'ils ont commencé d'entreprendre, mais ils manquent de courage pour exécuter ce qu'ils avaient conçu de plus parfait. Aux yeux des hommes, ces gens-là ne semblent pas avoir cessé d'être debout, mais devant Dieu ils sont tombés, parce qu'ils n'ont pas persévéré dans leur entreprise. "

2.Voilà le miroir où j'engage vos religieux à contempler, non pas les traits de leur visage, mais ceux de leur âme, depuis qu'ils ont conçu leur dernier projet. Qu'ils s'y regardent et se jugent avec soin, leurs propres consciences les absoudront ou les condamneront de cette sentence que porte tout homme vraiment spirituel qui juge de tout et n'est lui-même jugé par personne. Pour moi, je me garde bien de décider si l'état qu'ils ont quitté est plus ou moins parfait et élevé, plus ou moins sévère ou relâché que celui qu'ils ont embrassé ensuite, c'est à eux d'en juger en se réglant sur ce que dit saint Grégoire. Quant à vous, mon révérend père, je vous dirai avec autant d'assurance que de vérité qu'il ne vous appartient pas d'entraver les vocations, car il est dit: " Ne gênez pas celui qui peut faire du bien, et, si vous le pouvez, faites-en vous-même (Prov., III, 27). " Mettez donc toute votre gloire dans le bien que font vos enfants; car la sagesse du fils est l'orgueil du père. En tout cas, que personne ne m'en veuille de n'avoir pas gardé la vérité cachée dans mon coeur; peut-être, d'ailleurs, ne l'ai je que trop peu laissée paraître pour éviter tout scandale.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE XCIV.

76. A Richard, abbé de Wells, La trois cent treizième lettre indique clairement que c'est de l'abbaye de Bénédictins de Sainte-Marie d'York qu'il passa chez les Cisterciens; ce fait se trouve également confirmé par l'Histoire des ordres monastiques d'Angleterre, à l'endroit où il est question de l'abbaye d'York, et surtout de celle de Wells. C'est dans cette histoire que nous avons puisé les renseignements que nous donnons ici sur le sujet de cette lettre et des deux précédentes.

L'abbaye de Sainte-Marie d'York fut fondée en 1088, par le comte Alaris, fils de Guy, comte de Bretagne, dans l'Eglise de Saint-Olaf, prés d'York, que Guillaume le Roux surnomma plus tard Sainte-Marie. On y fit venir du monastère de Witteby l'abbé Etienne et quelques religieux Bénédictins. La discipline religieuse y fut d'abord en honneur; mais vers l'année 1132, sous Geoffroy, troisième abbé de ce monastère, le relâchement commença à s'introduire dans cette abbaye. C'était l'époque où l'ordre Cîteaux jetait un vif éclat dans le monde entier; il avait pénétré en Angleterre et fondé son premier établissement de Wavre (a) en 1128. Dans un mouvement de pieuse émulation, douze moines de Sainte-Marie, qui ne pouvaient obtenir de leur abbé la permission de passer chez les Cisterciens, implorèrent l'appui de Turstin, archevêque d'York, pour mettre leur projet à exécution, et sous sa conduite, le 4 octobre de l'année 1132, nonobstant l'opposition de leur abbé, ils partirent de leur monastère au nombre de douze prêtres et un lévite. C'étaient les deux Richard, l'un prieur et l'autre sacristain de la maison, et les autres dont l'Histoire des monastères d'Angleterre, donne la liste; ils n'emportèrent de leur couvent que l'habit dont ils étaient vêtus. Troublé par ce départ l'abbé Geoffroy écrivit aria pères d'Angleterre, aux évêques et aux abbés de son voisinage, ainsi qu'à saint Bernard lui-même, pour se plaindre de l'atteinte portée, en ce cas, aux droits de toutes les maisons religieuses sans distinction. L'évêque Turstin écrivit à Guillaume, archevêque de Cantorbéry, une lettre apologétique, en même temps que saint Bernard en adressait de son côté une à Turstin et aux treize religieux, pour les féliciter, et une autre à l'abbé Geoffroy pour justifier leur démarche. Cependant ces religieux se tenaient renfermés dansla demeure épiscopale de Turstin; et comme ils refusaient, malgré les censures de leur abbé, de retourner dans leur ancien monastère, l'évêque Turstin leur donna sur les bords du Rippon, pour s'y bâtir une maison, un endroit qui n'avait jamais été cultivé jusqu'alors, couvert de ronces et d'épines et situé au milieu de monts et de rochers qui le dominaient de tous côtés. Leur prieur Richard leur fut donné

a Dans le comté de Surrey.

pour abbé par Turstin, qui lui donna la bénédiction le jour de Noël. Après avoir passé l'hiver tout entier sous un orme dans une incroyable austérité, ils se donnèrent, avec l'endroit qui leur avait été cédé et qu'ils avaient appelé Wells, à saint Bernard qui leur envoya un religieux nommé Geoffroy, d'Aimayo, des mains duquel ils reçurent la règle de Cîteaux, avec une ardeur incroyable et une grande piété (Note de Mabillon).

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LETTRE XCV. A TURSTIN, ARCHEVÊQUE D'YORK.

L'an 1132.

Bernard loue sa charité envers les religieux.

A son très-cher père et révérend seigneur Turstin, par la grâce de Dieu archevêque d'York, Bernard, abbé de Clairvaux, très-profond salut.

La renommée, j'en ai maintenant la preuve, n'a rien publié de vous que l'éclat de vos bonnes oeuvres n'égale ou ne surpasse. C'est aux actes, en effet, qu'on peut se convaincre que ce qu'elle va racontant partout n'est pas un vain bruit, une gloire sans fondement: de quel éclat ne viennent pas de briller particulièrement votre zèle pour le bien ainsi que votre ardeur et votre énergie sacerdotale pour la défense de pauvres religieux qui n'avaient pas de soutien (a) ! Un jour l'assemblée des saints redira vos oeuvres de miséricorde et l'abondance de vos aumônes; mais en le faisant elle ne publiera rien qui ne vous soit commun avec beaucoup d'autres, car

a On peut voir ce que fit Turstin dans l'intérêt de ces religieux qui s'étaient réfugiés chez lui avec le désir d'embrasser une vie plus austère, par une lettre de cet archevêque que nous avons extraite de l'Histoire des monastères d'Angleterre pour la placer après celles de saint Bernard.

quiconque possède les biens de ce monde en doit une partie aux pauvres. Votre titre de gloire, à vous, c'est votre épiscopat, ce sont les preuves insignes de votre bonté paternelle, c'est ce zèle ardent, ce feu divin qui vous consument pour la défense des pauvres du Christ et qui n'ont pu être allumés dans votre âme que par Celui qui a des anges aussi prompts que le vent et des ministres aussi ardents que des flammes dévorantes; oui, voilà ce qui vous appartient et n'est propre qu'à vous, ce qui rehausse l'éclat de votre charge et couronne très-bien votre dignité. Je mets une très-grande différence entre secourir les pauvres, les sentiments de la nature nous portent à le faire, et aimer la sainte pauvreté, ce qui ne peut être que le fruit de la grâce. " Si vous voulez éviter le péché, dit l'Ecriture, visitez et secourez votre semblable (Job, V, 24). " C'est donc commencer par se tenir éloigné du mal que de donner à l'indigent le morceau de pain dont il a besoin, mais c'est aller plus avant dans la voie du bien que de soutenir la pauvreté des saints. Aussi est-il dit encore Gardez votre aumône dans votre main jusqu'à ce que vous ayez trouvé un juste à qui vous la donniez. Quelle récompense aura-t-on pour avoir suivi ce conseil: On vous répond: " Celui qui reçoit un juste parce qu'il est juste recevra la même récompense que ce juste (Matth, X, 41). " Commençons donc par faire l'aumône quand la nature réclame de nous que nous la fassions, si nous voulons éviter de pécher; puis secourons les pauvres de Dieu pour mériter la récompense de la grâce. C'est ce que vous avez fait, c'est le double mérite de votre admirable conduite, et comme le bien que vous nous avez fait dans le temps, mon très-révérend et très-aimable Père, est un fruit de la grâce, il ne cessera d'être pour vous un motif de bénir Dieu dans l'éternité.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE XCV. A L ARCHEVEQUE D'YORK.

77. Et aimer la sainte pauvreté... Saint Bernard recommande l'aumône faite à des religieux comme étant plus sainte et plus méritoire que celle qui ne s'adresse qu'aux mendiants vulgaires. Voir Eccli., XII, 1 et 2; Corneil et Bonartius sur ce même endroit, et saint Matthieu, X, 41, où il dit: "Celui qui reçoit un prophète parce qu'il est prophète... et celui qui reçoit un juste parce qu'il est juste, recevra la récompense du juste, etc. " Par ces paroles, continue Suarez, Jésus-Christ insinue que . si notre aumône ne s'adresse qu'à l'homme, parce que c'est un homme, elle est un bien de l'ordre naturel; mais si elle lui est faite par ce que c'est un fidèle, un concitoyen des saints, un membre de la famille de Dieu, c'est une oeuvre d'un mérite plus élevé et surnaturel (voir Suarez, livre II, de la Nécessité de la grâce, chap. XVI, n° 10). " Il a raison en est que par cette aumône ainsi faite on coopère à l'œuvre du prophète, du prédicateur de l'Evangile ou du religieux, etc., attendu que par les secours qu'on leur donne on les aide à remplir les devoirs de leur vocation et de leur état, on les soutient et on les nourrit-; on participe donc à leur travail et aux mérites qu'ils acquièrent et, par conséquent, on a une part dans ces mérites et un droit à faire valoir dans la récompense qu'ils obtiennent, proportionnellement à la mesure du concours et de la charité qu'ils ont reçus de nous. Saint Grégoire dit quelque chose de semblable dans sa vingtième homélie sur les Evangiles, quand il fait remarquer " que l'orme qui ne porte point de fruit s'approprie ceux de la vigne dont il soutient les pampres chargés de raisins. " De même celui qui par l'aumône vient en aide au juste s'approprie les bonnes oeuvres que fait le juste et est censé faire le bien par les mains de ce dernier. Saint Jérôme, s'adressant à Vigilance, "qui ne voulait pas qu'on envoyât des aumônes à Jérusalem pour secourir les chrétiens qui y étaient, " recommande aux fidèles de donner surtout aux pauvres que leur piété et leur religion distinguent des autres, et il cite à l'appui de ce qu'il dit l'exemple de saint Paul, en ajoutant: " Nous ne disons pas qu'il ne faut point faire l'aumône à tous les pauvres quels qu'ils soient, aux Juifs mêmes et aux Samaritains, si on dispose de ressources suffisantes pour cela, car l'Apôtre veut qu'on secoure tous ceux qui sont dans le besoin, mais en commençant d'abord par ceux qui sont de la famille de Dieu. Car c'est de ces derniers que parlait le Sauveur quand il disait dans l'Evangile : Faites-vous, avec l'argent de l'iniquité, des amis qui vous reçoivent... En effet, ces pauvres, sous les haillons et dans la misère desquels bouillonnent dans le coeur les passions mauvaises, seront-ils jamais en possession des tabernacles éternels? Dépourvus des biens de la vie présente, ils sont sans espérance pour ceux de la vie future. S'il est dit: Bienheureux les pauvres, ce n'est pas de tous les indigents qu'il est ainsi parlé, mais seulement des pauvres d'esprit, auxquels pensait celui qui disait : Heureux l'homme qui discerne l'indigent..., etc. Quand il s'agit des pauvres ordinaires, il n'y a pas besoin de discernement mais de secours. Mais lorsqu'il est question des pauvres qui sont saints, on est heureux de savoir les discerner afin de leur donner des secours qu'ils reçoivent en rougissant; mais quand ils les ont reçus, ils en sont débiteurs, et s'ils ont moissonné des biens temporels, ils sèment des biens spirituels. " Ainsi parle saint Jérôme, chap. VI (Note de Horstius).

78. Il est plus facile, en effet, de trouver des hommes du monde qui se convertissent. — C'est un fait bien digne de remarque et peut-être bien: surprenant pour beaucoup de gens, mais d'une expérience continuelle. Il faut, je crois, en rechercher la raison dans cet axiome de philosophie: On n'est pas ému par les choses auxquelles on est habitué. Quand un homme du monde entend parler de la sévérité du jugement dernier, de l'éternité des supplices de l'enfer, de l'horreur et de l'inévitable nécessité de la mort, etc., il se sent ému et pénétré de terreur ; s'il entend parler de la bonté ineffable de Dieu envers les hommes, de la passion douloureuse, de la mort de Notre-Seigneur et de tous les autres mystères de la rédemption, il est touché et attendri; car ce qui est nouveau nous frappe davantage, de même que ce qui est rare attire beaucoup plus notre attention.

Mais chez un religieux devenu tiède, il semble que l'habitude d'entendre parler régulièrement tous les jours de ces merveilles, a formé des cals dans ses oreilles ; aussi n'est-il presque plus touché quand il les entend (Voir Alphonse Rodriguez dans ses Exercices de la perfection, page 9, traité 2, chap. 8). On ne saurait non plus passer sous silence, dans un pareil sujet, les paroles de saint Jean Chrysostome, ou plutôt de l'Ouvrage incomplet sur saint Matthieu, homélie 40. Voir ce passage (Note de Horstius).
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE XCVI. A RICHARD (a), ABBÉ DE WELLS (b), ET AUX RELIGIEUX DE SA COMMUNAUTÉ QUI AVAIENT PASSE; DANS L'ORDRE DE CÎTEAUX.

L'an 1132.

Bernard les félicite d'avoir embrassé une règle plus sainte.

Que de merveilles nous apprenons et quelles bonnes nouvelles les deux Geoffroy nous apportent! Ainsi, le feu sacré d'eu haut s'est rallumé

a Il avait été prieur du monastère de Sainte-Marie d'York, qu’il quitta suivi de douze autres religieux, ainsi que nous l'avons vu plus haut. Il mourut à Rome, comme on le voit dans l'Histoire des monastères d'Angleterre, page 744. Il eut pour successeur un autre Richard, ancien sacriste du même monastère de Sainte-Marie d'York, lequel mourut à Clairvaux, comme il est dit dans la même histoire, page 745 du même tome, il est question de lui dans la trois cent vingtième lettre de saint Bernard.

b Le monastère de Wells, au diocèse d'York, embrassa la règle de Citeaux en 1132. On est étonné en voyant quelle fut la ferveur des religieux de cette abbaye, dans le tome premier de l'Histoire des monastères d'Angleterre, page 733 et suivantes. On peut consulter aussi les lettres trois cent treizième et trois cent vingtième, pont ce qui Concerne la mort de cet abbé Richard, le second de et nom, et le deuxième aussi dans l'ordre de succession.

dans vos âmes, votre langueur a disparu, la sainteté pousse en vous de nouvelles fleurs! Evidemment le doigt de Dieu est là, c'est lui qui agit avec cette délicatesse, renouvelle tout avec tant de douceur, vous change si fort à propos et vous rend non pas de mauvais bons, mais de bons meilleurs que vous n'étiez. Que je serais heureux de pouvoir me transporter auprès de vous pour contempler ce miracle de mes propres yeux! Car c'en est un pour moi, qui me cause plus d'étonnement et de joie due ne pourrait le faire une simple conversion. Il est plus facile, en effet, de trouver des hommes du monde qui se convertissent que des religieux qui de bons deviennent meilleurs qu'ils n'étaient. Vous savez comme il est rare d'en trouver qui s'élèvent dans les voies de la perfection un peu plus haut que le point où ils se sont une fois arrêtés : aussi plus le spectacle que vous offrez est rare et salutaire, plus il est cher et fait pour combler de joie et de bonheur l'Église entière, ainsi que moi qui m'estimerais bien heureux de pouvoir contribuer en quelque chose à votre sainteté. La prudence vous taisait un devoir de vous éloigner de cette vie qui tient le milieu entre la règle et le dérèglement et de sortir d'une tiédeur qui eût obligé Dieu à vous rejeter; c'était même pour vous un devoir de conscience de le faire, car vous savez qu'il n'est pas sûr pour des hommes qui ont embrassé une règle sainte de s'arrêter avant d'avoir atteint le but où elle conduit. Je suis on ne peut plus affligé de ne pouvoir, à cause des obligations qui réclament tout mon temps et du départ précipité de votre commissionnaire, vous exprimer plus longuement les sentiments dont mon coeur déborde et toute l'étendue de mon affection; le frère Geoffroy (a) suppléera de vive voix à l'insuffisance de ma lettre.

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LETTRE XCVII. AU DUC CONRAD.

Vers l'an 1132.

Saint Bernard l'engage d ne pas faire la guerre au comte de Genève s'il ne veut attirer sur lui les vengeances de Dieu.

1. Toute puissance vient de Celui dont parle le prophète quand il dit: " La puissance et l'autorité vous appartiennent, Seigneur, vous régnez

a Ce Geoffroy, " homme saint et religieux, qui fonda ou réforma de nombreux monastères, " avait été envoyé par saint Bernard aux religieux de Wells pour les façonner à la règle de son ordre, comme on peut le voir au tome Ier de l'Histoire des monastères d'Angleterre, page 741. Il est appelé d'Amayo, il est fait mention de lui au n.10 du livre IV de la Vie de saint Bernard.

sur toutes les nations (I Paral., XXIX, 11). " C'est pourquoi je me permets, très-illustre prince, de rappeler à Votre Excellence le respect que vous devez à ce Dieu terrible qui détruit les princes eux-mêmes. Le comte de Genève m'a dit qu'il est disposé à faire droit à toutes vos réclamations justes et fondées : si, après cette déclaration, vous continuez à vous avancer sur ses terres, saccageant les églises et mettant tout à feu et à sang sur votre passage, vous ne pouvez manquer d'allumer contre vous la colère redoutable de Celui qui est le vengeur de la veuve et le père de l'orphelin : or, si jamais vous l'avez contre vous, la valeur et le nombre des troupes à la tête desquelles vous marchez ne vous mettront pas à l'abri de ses coups; le puissant Dieu de Sabaoth fait pencher la victoire du côté qu'il veut, sans tenir compte du nombre des bataillons engagés dans la lutte; qu'il le veuille, un soldat en défait mille, et deux en mettent dix mille en déroute.

2. Le cri des pauvres qui est venu jusqu'à moi inspire à un pauvre religieux la hardiesse de tenir ce langage à Votre Grandeur; je sais, d'ailleurs, que vous trouvez plus digne de vous de céder à la prière des faibles qu'aux menaces d'un ennemi. Ce n'est pas que je croie les forces de votre adversaire supérieures aux vôtres, mais ce que je ne puis oublier, c'est que le Tout-Puissant est plus fort que vous et qu'il se plaît à briser les superbes en même temps qu'il donner la grâce aux humbles. Si je l'avais pu, je serais allé en personne pour traiter avec vous; je vous envoie, à ma place, ces deux religieux pour obtenir, de Votre Altesse, par leurs prières unies aux miennes, que vous consentiez à faire une paix solide, s'il est possible, ou du moins à signer une trêve est attendant que nous puissions obtenir de Dieu que vous acceptiez un arrangement qui soit en même temps honorable pour vous et avantageux à votre pays. Si vous rejetez les propositions gui vous sont faites et si vous êtes sourd à mes prières, ou plutôt aux avis salutaires que Dieu vous donne par ma bouche, je vous abandonne à ses justes, vengeances, car je ne puis penser sans trembler à l'horrible carnage qui ne peut manquer de se faire, si deux atomes de l’importance des vôtres viennent à se rencontrer sur un champ de bataille.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE XCVII.

79. Au duc Conrad. - Samuel Guichenon rapporte dans son Histoire des ducs de Savoie, écrite en français, qu'il songeait à cette époque à prendre les armes contre Amédée, comte de Genève. Munster, dans le troisième livre de sa Cosmographie, dit que Zeringen, qui a donné son nom aux comtes de Zeringen est un château actuellement détruit, situé à un demi-mille de Fribourg en Brisgau. Les ducs de Zeringen, issus des comtes de Hapsbourg par un certain Gebizon vivant au temps de l'empereur Henri III, durèrent jusqu'en 9357. Le dernier duc de ce nom fut Egon. (Note de Mabillon).

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LETTRE XCVIII, A UN INCONNU (a).

Saint Bernard expliqué pourquoi les Machabées sont les seuls martyrs de l'ancienne loi dont l'Eglise fasse la fête.

1. Déjà l'abbé Foulques d'Epernay (b) m'a fait la même question que vous adressez à votre très-humble serviteur par le frère Hescelin (c). J'ai toujours différé de lui répondre, espérant découvrir dans les Pères quelque raison de ce qu'il me demandait, et préférant la lui donner plutôt que celle que je pourrais moi-même tirer de mon propre fond. Mais, comme je n'ai pu en trouver une seule, je vous envoie à tous les deux celle qui m'est venue à la pensée, à condition que si vous découvrez quelque chose de mieux à dire, sur ce sujet, dans vos lectures, dans vos entretiens ou dans vos méditations, vous m'en ferez part à votre tour. Vous me demandez donc pourquoi nos Pères ont établi dans l'Eglise pour les seuls Machabées, parmi tous les saints de l'ancienne loi, un jour de fête aussi solennel que celui de nos martyrs. Si je vous dis qu'ayant fait preuve du même courage qu'eux, ils sont dignes maintenant des mêmes honneurs, ce sera bien justifier le culte qui leur est accordé; mais ce n'est pas dire pourquoi on ne le décerne qu'à eux parmi les saints de l'ancienne loi, à l'exclusion de tous ceux qui ont souffert avec un amour égal pour la religion. Si on répond que ces derniers n'ont pas reçu les mêmes honneurs que nos martyrs quoiqu'ils aient montré le même

a Tel est le titre de cette lettre dans presque tous les manuscrits. Celui de Citeaux porte néanmoins cette autre suscription : " A Bruno de Cologne, comme on le croit, sur le martyre des Machabées. Dans une vieille édition, on lit: a On la croit adressée à l'abbé Hugues de Saint-Victor. a Ce qui a fait croire que cette lettre était adressée à Bruno de Cologne, c'est que les reliques des Machabées sont conservées dans cette ville.; mais il faut remarquer qu'elles n'y furent apportées de Milan qu'après la mort de saint Bernard, par l'évêque Reinold, qui les avait reçues des mains de l'empereur. Frédéric Ier. Dans plusieurs manuscrits, cette lettre est placée immédiatement avant la soixante-dis-septième, adressée à l'abbé Hugues de Saint-Victor.

b Foulques, abbé de Saint-Martin d'Epernay, sur la Marne, dans le diocèse de Reims; c'est le même que celui à qui est adressée la treizième lettre de Hugues Metellus, avec cette suscription : " Au révérend Foulques, abbé d'Epernay, béni en Notre-Seigneur," au sujet d'un certain chanoine d'Epernay que l'abbé Guillaume réclamait. Foulques fut le premier abbé de ce monastère, après que, sur le conseil de saint Bernard et de Guy, l'ordre des chanoines réguliers y fut établi en 1128; on l'avait fait venir de l'abbaye de Saint-Léon de Toul. On retrouve une lettre sur ce sujet dans le Spicilége, tome XIII, pages 805 et suivantes. La fondation de la basilique de Saint-:Martin par le comte Eudes est rapportée à la page 281.

c Cet Hescelin parait être le même que le chanoine de Lille, dont il est parlé dans le tome le, des Analectes, p. 289.

courage dans la souffrance, parce qu'ils n'ont pas souffert à la même époque, il se trouve que la même considération s'applique aux Machabées, qui ne moururent dans les supplices, que pour passer de ce monde dans un séjour ténébreux, et non pour entrer aussitôt dans la lumière des cieux. Car le Premier-né d'entre les morts, celui qui ouvre la porte sans que personne puisse la fermer derrière lui, l'Agneau de la tribu de Juda, n'avait point encore paru ni ouvert la porte des cieux aux saints, et les puissances supérieures n'avaient pas encore chanté à son entrée triomphante : "Princes du ciel, ouvrez vos portes ! Et vous, portes éternelles, laissez passer le roi de gloire (Psalm. XXIII, 7 ) ! " Si donc il ne parait point qu'on doive fêter le trépas de ceux dont la mort ne fut point le passage des peines d'ici-bas aux joies de là-haut, pourquoi y a-t-il une exception pour les Machabées? Ou si l'on ne s'est réglé que sur le courage qu'ils ont déployé, pourquoi tous les autres martyrs sont-ils exceptés?

2. Dira-t-on, pour expliquer cette différence, que si les martyrs de la loi ancienne, aussi bien que ceux de la loi nouvelle, ont souffert pour la même cause, ils n'ont cependant pas souffert dans la même condition ? Car si les uns et les autres ont également donné leur vie pour la justice, il y a néanmoins cette différence entre eux, que les nôtres sont morts

pour n'avoir pas voulu renoncer à la foi, et les autres pour avoir repris ceux qui y renonçaient; les uns, pour conserver ce qu'ils avaient, les autres, pour menacer ceux qui ne le gardaient pas; en un mot, la persévérance dans la foi a fait dans nos martyrs ce que le zèle pour la foi a produit dans ceux de la loi ancienne. Or, parmi les martyrs de l'ancienne loi, les Machabées font seuls exception et ressemblent aux nôtres, non-seulement par la cause, ainsi que nous l'avons déjà fait remarquer, mais aussi par la forme de leur martyre, et se sont ainsi montrés dignes des mêmes honneurs que ceux plus nouveaux de l'Eglise. Car, comme les nôtres, ils furent pressés de faire des libations et des sacrifices aux faux dieux, de renoncer à la loi de leurs pères et de fouler aux pieds les commandements de Dieu, et, comme eux, ils ont souffert la mort plutôt que d'y consentir.

3. Il n'en fut pas de même d'Isaïe, de Zacharie et de l'illustre Jean-Baptiste ; l'un fut scié, dit-on, l'autre tué entre le temple et l'autel, et le troisième décapité dans sa prison. Si vous me demandez quels furent leurs meurtriers, il se trouve que ce sont des méchants et des impies. La cause de leur mort est la même, car ils ont donné leur vie pour la justice et pour la religion, et le motif n'en est différent pour aucun, c'est la juste et simple exposition de la vérité. Ils annonçaient la vérité à des hommes qui la détestaient, et s'attiraient ainsi de leur part une haine implacable dont le fruit pour eux était la mort. Ce que les méchants et les impies persécutaient, ce n'était pas la religion, mais ceux qui la leur annonçaient, et ils ne persécutaient les saints que pour échapper à leurs reproches et vivre tranquilles dans leur impiété. Il y a de la différence entre voler le bien d'autrui et défendre ce qu'on a ; entre persécuter la vérité et ne pas vouloir l'entendre; s'en prendre à celui qui nous reproche nos désordres, ou le forcer à renoncer a sa religion; être choqué de ses blâmes, ou lui faire abjurer sa foi. Ainsi, quand Hérode se saisit de saint Jean (Marc., VI, I7), " est-ce parce que ce dernier annonçait la venue du Messie, qu'il était un homme juste, un saint personnage? Tout au contraire; il y avait là, pour lui, autant de titres à son respect aussi le consultait-il souvent sur ce qu'il avait à faire (logo cil.); " mais c'est parce que saint Jean lui reprochait ses désordres avec " Hérodiade, la femme de son frère Philippe (loco cit.) ; " voilà pour quel motif il le fît jeter en prison et décapiter ensuite ; de sorte qu'il est bien vrai que saint Jean souffrit pour la vérité, mais parce qu'il en défendait les intérêts publiquement et avec zèle, et non pas parce qu'on voulait la lui faire renier. Voilà pourquoi la fête d'un si célèbre martyr est beaucoup moins solennelle que celle de beaucoup d'autres d'un nom moins fameux.

4. Il est bien certain que si les Machabées n'avaient point souffert autrement que saint Jean, on n'aurait pas même institué de fête en leur honneur, mais, comme ils ont confessé la foi de la même manière que les martyrs de la loi chrétienne, on les fête de même. Qu'on ne m'objecte pas que les Machabées n'ont pas confessé, comme nos martyrs, le nom de Jésus-Christ; car il n'y a aucune différence entre ceux qui, vivant sous la loi de Moïse, ont versé leur sang pour elle, et ceux qui, sous la loi de grâce, sont morts pour l'Evangile, puisque les uns et les autres ont sacrifié leur vie pour la vérité. Or la vérité, c'est le Christ, selon cette parole: " Je suis la vérité (Jean., XIV, 6). " On peut affirmer que les Machabées sont bien plus redevables des honneurs qui leur sont décernés au genre de leur martyre qu'au courage qu'ils ont déployé. dans les supplices, puisque nous ne voyons pas que l'Eglise décerne un culte pareil aux justes des premiers temps, bien qu'ils aient déployé pour la justice, à l'époque où ils vivaient, un égal courage. L'Eglise n'a pas voulu, je pense, célébrer par un jour de fête le souvenir de la mort des plus grands saints qui ont précédé la venue du Christ, parce qu'avant qu'il souffrit et mourût pour notre salut, ceux qui mouraient, au lieu d'entrer dans les joies éternelles du paradis, tombaient dans les obscures profondeurs des limbes. Je crois donc, comme je le disais plus haut, que l'Eglise n'a fait une exception en faveur des Machabées, que parce que la nature de leur martyre leur a donné ce qu'ils ne pouvaient tenir de l'époque où ils l'ont souffert.

5. D'ailleurs il est des justes, contemporains de la Vie véritable incarnée parmi nous, qui moururent en quelque sorte dans ses bras, comme Siméon et Jean-Baptiste, ou qui souffrirent la mort pour elle ainsi que les saints innocents, que nous honorons, comme les Machabées, mais pour une autre raison, d'un culte solennel, quoiqu'en mourant ils soient, eux aussi, allés dans les limbes.

Ainsi nous faisons la fête des saints Innocents parce qu'il n'eût pas été juste de ne pas honorer dès à présent cette troupe d'innocents morts pour la justice. Il en est de même de Jean-Baptiste qui, sachant que désormais le royaume du ciel souffre violence, crie é, tous les hommes " Faites pénitence, voici que le royaume de Dieu approche (Matth., III, 2)," et ne pouvant plus douter que la vie viendra bientôt elle-même le délivrer du trépas, il endure la mort avec joie. Il a soin avant de mourir de s'informer du temps de sa délivrance, et il a le bonheur d'en être assuré, car après avoir fait dire par ses disciples à Jésus : " Est-ce vous qui devez venir, ou devons-nous en attendre un autre (Matth., XI, 3 ) , " il recueille de leur bouche le récit des merveilles qu'ils ont vues et les paroles qu'ils ont entendues quand Jésus disait: " Heureux celui pour anciens, lequel je ne serai pas un sujet de scandale (Matth., XI, 6) ! " Or on ne peut douter que Jésus par ces mots n'ait voulu marquer qu'il devait mourir un jour, mais d'une mort qui serait un scandale pour les Juifs et une folie pour les Gentils. A cette parole, l'ami de l'Époux, transporté d'allégresse, s'avance, d'un pas joyeux, vers le terme où il sait que l'Époux ne peut tarder à le suivre. Mourant donc avec joie, ne méritait-il pas qu'on fit aussi du jour de sa mort un jour de fête et de joie? Quant à ce vieillard plein d'ans et de vertus, qui s'écriait, un pied déjà dans la tombe, irais tenant dans ses bras celui qui est la Vie. " Seigneur, ,laissez-moi maintenant mourir en paix, selon la promesse que vous m'en avez faite, puisque mes yeux ont pu contempler le Sauveur que vous nous avez envoyé (Luc., II, 29), "ne disait-il pas en d'autres termes : Je ne crains plus maintenant de mourir et de descendre dans les enfers, depuis que je sais que ma rédemption est proche ? Le souvenir de cette mort tranquille et douce ne méritait-il pas d'être conservé dans l'Eglise par une fête particulière?

6. Mais pourquoi se réjouirait-on en mémoire de ces trépas qui n'ont pas été suivis des joies du ciel? Et quel bonheur pouvaient ressentir des saints qui savaient qu'on mourant ils allaient descendre dans les enfers où ils n'emportaient point avec eux l'espérance assurée d'une prochaine délivrance ? Aussi en entendant ces paroles : " Mettez ordre à vos affaires, car votre vie touche à sa fin et la mort va vous frapper (Isa., XXXVIII, 1), " un de ces saints personnages, saisi de douleur, fond-il en larmes arrières; il se tourne vers la muraille pour gémir et pour pleurer, et demande à Dieu de retarder un peu une mort si affreuse : " Hélas! dit-il avec un profond chagrin, me voilà donc réduit à descendre au tombeau à la fleur de mon âge (Isa., XXXVIII, 10) ! " " Et je ne verrai point, ajoute-t-il, le Seigneur mon Dieu dans la terre des vivants, je ne verrai plus désormais les hommes dans un séjour heureux et tranquille (Isa., XXXVIII, 11). " Un autre s'écriait aussi de son côté : "Qui donc, ô mon Dieu,pourra me procurer la grâce que vous me cachiez dans le tombeau et que vous m'y mettiez à couvert des maux que je souffre, jusqu'à ce que votre colère se soit apaisée et que vous me marquiez le temps où vous vous souviendrez de moi (Job., XIV, 13) ? " C'est dans la même pensée que Jacob disait à ses enfants : " Vous accablerez ma vieillesse d'une douleur qui me suivra au tombeau (Gen., XLII, 38) ! " Qu'y a-t-il dans toutes ces morts qui mérite, de notre part, des réjouissances et des fêtes?

7. Il en est tout autrement de nos martyrs qui ne forment qu'un voeu et ne demandent qu'une grâce au Ciel, c'est de mourir afin de se réunir plus tôt à Jésus-Christ. persuadés que là où le corps se trouve les aigles ne peuvent manquer de se rassembler. En effet, aussitôt qu'ils ont rendu le dernier soupir, ils jouissent de la vue de Dieu et sont inondés de joie et d'allégresse. Oui, Seigneur Jésus, à l'instant même où l'âme de vos saints s'échappe de ce monde pervers, elle est admise en votre présence, et la vue de votre face la comble de bonheur et de délices! Ce ne sont, pour elle, dans la demeure des bienheureux, que des cris de joie et des chants d'allégresse : " Notre âme s'est échappée des filets du chasseur, le filet s'est rompu, et nous voilà délivrés (Psalm. CXXIII, 7) ! " Tels ne pouvaient être les transports de joie et les chants d'allégresse de ceux qui, en mourant, descendaient dans la nuit du tombeau et venaient se reposer à l'ombre de la mort. Il n'y avait pas encore pour eux de rédempteur; ils étaient sans libérateur jusqu'à ce que parût le Christ, le Premier-né d'entre les morts, ce Soleil levant qui, depuis, nous a visités d'en haut. C'est donc avec raison que l'Eglise, qui a appris de l'Apôtre à se réjouir avec ceux qui sont dans la joie et à mêler ses larmes avec les pleurs de ceux qui sont dans la peine et le chagrin, ne confond pas dans ses fêtes ceux dont la mort diffère par le temps, sinon par le mérite, et ne rend pas un culte semblable aux saints qui n'ont quitté la terre que pour aller au ciel, et à ceux qui ne mouraient que pour descendre dans les enfers.

8. On peut donc dire que le motif tient à l'essence même du martyre et que le temps et les circonstances en font la différence; ainsi, par l'époque où ils ont souffert, les Machabées se distinguent des martyrs de la loi nouvelle et se confondent avec les autres saints de l'Ancien Testament, mais par les circonstances de leur mort ils ressemblent aux nôtres autant qu'ils se séparent des anciens : de là vient, dans l'Eglise, la différence du culte qui leur est rendu. Mais ce qu'ils ont tous de commun, dit le Psalmiste, c'est que " leur mort est également précieuse aux yeux de Dieu (Psalm. CXV, 15). " Pourquoi cela? C'est parce que, "après avoir dormi leur sommeil, ses bien-aimés verront naître des enfants qui seront comme un héritage et un don du Seigneur; le fruit de leurs entrailles sera la récompense de leurs travaux (Psalm. CXXVl, 2, 3). " Mais ne croyons pas que les seuls martyrs soient les bien-aimés du Seigneur, rappelons-nous qu'il disait, en parlant de Lazare : " Notre ami sommeille (Joan., XI, 11); " et qu'ailleurs on appelle "bienheureux tous ceux qui meurent dans le Seigneur (Apocat., XIV, 13). " Bienheureux, par conséquent, sont, à nos yeux, non-seulement les martyrs qui meurent pour Dieu, mais aussi tous les autres saints qui s'endorment dans le Seigneur. Il y a deux choses, selon moi, qui font que notre mort est précieuse devant Dieu, la vie qui la précède et la cause pour laquelle on la souffre. Mais si la dernière la rend plus précieuse que la première, le concours de l'une et de l'autre donne à la mort des saints le plus grand prix qu'elle puisse avoir.

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LETTRE XCIX. A UN RELIGIEUX (a).

Saint Bernard craignait qu'il n'eût quitté son couvent, il lui dit de quel poids sa lettre l'a soulagé.

C'est dans votre intérêt et non dans le sien que le frère Guillaume vous a envoyé la personne dont la vue vous a troublé, car c'est une âme forte et qui, grâce à Dieu, ne mérite pas qu'on lui applique ces paroles de l'Apôtre : " L'homme qui a l'esprit partagé est inconstant dans ses voies (Jac., I, 8); " il marche droit et ferme dans les sentiers du Seigneur, et ce n'est pas lui que regarde cet anathème : " Malheur aux gens dont la conduite est double (Eccli., II, 14) ! " Nous avions entendu dire que, par suite d'un désaccord survenu entre vous, vous aviez pris, au grand scandale de votre abbé et de vos frères, le parti de quitter votre couvent pour vous retirer je ne sais dans quel endroit peu convenable. A cette nouvelle, nous nous sommes demandé avec anxiété de quelle manière nous pourrions vous être de quelque utilité, et nous n'avons trouvé rien de mieux à faire que de vous prier de venir nous voir, afin de nous instruire vous-même de la manière dont les choses se sont passées: j'espérais ainsi pouvoir vous donner de vive voix un conseil plus en rapport avec votre position. Mais, puisque ma lettre et votre. réponse ont dissipé les craintes et les soupçons qui nous agitaient

a Dans plusieurs manuscrits, les quatre lettres qui suivent n'ont pas d'antre suscription que celle-ci : " Sur le même sujet; " c'est-a-dire sur les Machabées, ce qui est inexact. Le Guillaume dont il est parlé au commencement de cette lettre est le même religieux que celui dont il est question un peu plus loin, dans la cent troisième.

l'un et l'autre, ne parlons plus de cela. Tous ces faux bruits auront eu du moins un avantage, celui de mettre hors de doute l'affection qui nous lie, et que nos mutuels préoccupations n'ont servi qu'à rendre plus forte encore; j'en goûterais pleinement le charme et la douceur si je pouvais concevoir l'espérance de vous recevoir ici un jour; mais, plutôt que d'acheter ce bonheur au prix de votre repos, je préfère renoncer à votre visite et vivre moins heureux.
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE C. A UN ÉVÊQUE.

Saint Bernard loue sa libéralité et sa bienveillance envers les religieux.

Si je connaissais moins votre zèle pour une oeuvre de cette importance, je le stimulerais par mes prières et par mes exhortations. Mais, puisque votre piété a prévenu mes intentions, il ne me reste plus qu'à rendre grâce à Celui de qui tout bien procède, pour vous avoir inspiré la pensée du bien, et à le prier de vous donner les moyens de le faire. Mais en attendant, je ne puis vous cacher ma joie, ni vous dissimuler le bonheur que vos dispositions me font ressentir : rien ne saurait égaler l'allégresse oit je suis quand je vois votre ardeur et votre zèle pour le bien; mais si je suis si heureux, c'est moins de vos largesses que de l'avantage que vous en tirez, elles ne me sont agréables qu'à cause de vous; s'il en était autrement, je ne ressentirais pas pour vous cette charité qui ne compte pour rien ses propres intérêts. Certainement vos bienfaits nous profitent extrêmement, mais ils vous sont encore plus utiles qu'à nous, s'il faut en croire celui qui a dit, comme vous le savez : " Il vaut mieux donner que recevoir (Act., XX, 35)." Vos largesses conviennent à un évêque, elles font la gloire de votre sacerdoce, ajoutent à l'éclat de votre couronne et rehaussent celui de votre dignité. Si votre charge ne vous permet pas d'être pauvre, du moins votre conduite montre que vous aimez les pauvres; or ce n'est pas la pauvreté, mais l'amour de la pauvreté qui est une vertu, car il est dit : " Heureux ceux qui sont pauvres, non pas en effet, mais en esprit (Matth., V, 3). "

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LETTRE CI. A DES RELIGIEUX.

Saint Bernard les engage à recevoir avec bonté un de leurs frères qui les avait quittés sans autorisation.

Je vous renvoie le frère Lambert qui nous est arrivé avec l'esprit peut-être un peu flottant, et incertain, mais à qui vos bonnes prières ont rendu le calme, et j'espère qu'il ne retombera plus désormais dans tous ses scrupules. Je l'ai questionné sur l'intention qui l'amenait chez nous, de même que sur le motif qui l'avait poussé à vous quitter et sur la manière dont il s'était éloigné de vous; il ne me semble pas qu'il ait eu une mauvaise intention en agissant comme il l'a fait, mais il n'avait pas de raison suffisante pour quitter sa communauté sans permission. Aussi n'ai-je pas manqué de le blâmer vertement de sa conduite, tout en détruisant comme je le devais ses hésitations et ses doutes et en l'engageant à retourner auprès de vous. Je vous prie donc, mes frères bien-aimés, de l'accueillir à son retour avec indulgence et de lui pardonner une présomption où il y a plus de simplicité que de malice; ce qui le prouve, c'est que, sans prendre ni à gauche ni à droite, il est venu droit à moi qu'il sait être le serviteur dévoué de Vos Saintetés, un admirateur sincère et un ardent imitateur de votre piété. Recevez-le donc en esprit de douceur, vous qui êtes spirituels, soyez charitables envers lui, et voyez dans l'intention qui l'a fait agir un motif de vous montrer indulgents à son égard. Je vais plus loin : son départ vous avait affligés, montrez de la joie à son retour, et que la satisfaction de le voir sitôt revenir parmi vous dissipe la tristesse dont la perte d'un frère vous avait navré l'âme. J'espère qu'avec la grâce de Dieu toute la peine que vous avez ressentie de l'irrégularité de sa sortie s'adoucira bientôt à la vue de la sincérité de son retour.

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LETTRE CII. A UN ABBÉ.

Il faut, lui dit saint Bernard, essayer de fous les moyens possibles pour corriger un religieux déréglé; mais si déjà on l'a tenté sans succès on doit l'expulser, de peur qu'il ne nuise aux autres.

1. Voici le conseil que j'ai à vous donner au sujet du religieux déréglé qui jette, par sa conduite, le désordre parmi les autres et qui ne tient aucun compte de l'autorité de son supérieur: il est court, mais bon. Le démon n'est occupé qu'à rôder dans la maison de Dieu, cherchant quelque âme à dévorer; vous, de votre côté, vous ne devez avoir d'autre préoccupation que d'ôter à l'ennemi du salut toute occasion de nuire. En conséquence, plus le démon fait d'efforts pour détourner du troupeau une pauvre petite brebis malade afin de l'entraîner ensuite d'autant mieux qu'il n'y aura plus personne pour l'arracher de sa gueule, plus, de votre côté, vous devez opposer de résistance et la retenir dans vos bras, de peur qu'il ne triomphe et ne s'écrie en parlant de vous: J'ai été plus fort que lui. Recourez donc pour sauver ce religieux à toutes les ressources de la charité ; n'épargnez ni les bons procédés et les avis charitables, ni les réprimandes secrètes et les remontrances publiques; appelez à votre secours les paroles menaçantes et même l'emploi, s'il le faut, des peines corporelles; mais avant tout recourez au moyen le plus sûr, priez, et que vos religieux prient avec vous pour lui.

2. Si déjà vous avez fait tout cela sans succès, il ne vous resté plus qu'à suivre le conseil de l'Apôtre et " d'éloigner le mal du milieu de vous (I Cor., V, 13) " si vous ne voulez qu'il fasse des progrès et infeste les autres. Vous savez bien qu'un mauvais arbre ne peut porter de bons fruits; retranchez donc ce mauvais religieux, mais non point de la manière qu'il désire, car il ne faut pas qu'il puisse croire que vous lui permettez de se retirer et de vivre à sa guise, en sûreté de conscience, loin de sa communauté (a), dégagé des obligations de son état et des liens de l'obéissance, comme s'il était rentré en possession de sa liberté; séparez-le des autres comme une brebis malade qu'on éloigne du troupeau, ou comme un membre gangréné qu'on ampute afin de sauver le reste du corps; qu'il voie bien que désormais, à vos yeux, il n'est plus qu'un païen et un publicain. Ne craignez pas d'aller contre la charité si vous sacrifiez une brebis au salut du troupeau, un religieux dont la malice peut aisément troubler la paix de toute une communauté. Ce mot de Salomon: " Personne ne peut sauver celui que Dieu abandonne (Eccle., VII, 14), " ainsi que cette parole du Sauveur : " Tout arbre que mon Père n'a pas planté sera arraché (Matth., XV, 13), " doivent vous rassurer. Vous connaissez aussi ce mot de saint Jean au sujet des schismatiques : " Ils sont sortis de chez nous, mais ils n'étaient pas des nôtres (I Ioan., II, 19)) ; " et cette. décision de l'apôtre saint Paul : " Si

a La discipline varia suivant les temps et les lieux, en ce qui concerne les religieux incorrigibles. La Règle de Saint-Benoit, chap. 28 et 29, prescrit de les renvoyer. Le concile de Cliffe, en 747, décide dans son vingt-quatrième canon qu'on ne les renverra qu'après un décret conforme du syndic. On tint une autre conduite envers les religieuses; on en avait expulsé une de l'abbaye de Saint-Pierre de Metz, après lui avoir ôté son voile; le concile tenu en cette ville en 888 la fit rentrer dans son couvent, par son neuvième canon, et " enfermer dans la prison du monastère. " Au douzième siècle, les chanoines réguliers étaient expulsés de leur monastère, comme on le voit par la trente-huitième lettre d'Etienne de Tournay. Voir la note de Horstius.

l'infidèle veut se retirer, qu'il se retire (I Cor., VII, 15). " Vous ne devez donc pas livrer les justes à la séduction des méchants, de peur qu'a leur contact ils tic deviennent méchants eux-mêmes; mieux vaut sacrifier un membre que de perdre le corps tout entier.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CII.

80. Ne craignez pas d'aller contre la charité si vous sacrifiez une brebis au salut du troupeau, etc. Saint Bernard s'en tient à la règle de Saint-Benoît, qui veut qu'on essaie de tous les moyens pour corriger les religieux prévaricateurs, et qu'on n'épargne d'abord ni les admonitions, ni le fouet, ni la prière de tous les autres religieux, après quoi, " si on n'a pu, par aucun de ces moyens, opérer la guérison du malade, l'abbé devra recourir au tranchant du fer, selon le conseil de l'Apôtre, qui nous dit : Retranchez le mal du milieu de vous, etc. " (Règle, chap. XXVIII.) Le poète avait dit auparavant : " Essayez d'abord de tous les moyens pour guérir le mal, mais si la plaie est incurable, armez-vous du fer, amputez la partie malade de peur qu'elle ne nuise au reste du corps qui est demeuré sain. " (Ovid., I, Metam.)

Mais on pourrait, sur la règle de Saint-Benoît, comme sur les paroles de saint Bernard, proposer un doute et demander si les monastères ont le droit d'expulser un religieux incorrigible. Le cardinal n'est pas de cet avis dans la Clémentine, Ne in agro. §. Quia vero, sur l'état monastique, et s'appuie sur le canon Impudicas, xxiv, question I, où il est dit, d'après le concile de Tribur, que les religieuses impudiques seront enfermées dans la prison du monastère ; et sur le canon Nec religiosi, sur les réguliers, où il est prescrit de recevoir les religieux fugitifs ou qui ont été expulsés à cause de leur insubordination, soit dans leur premier couvent, soit dans tout autre maison de leur ordre, pour y faire pénitence. Bien plus les abbés et les prieurs de ces maisons peuvent même au besoin être. contraints à les recevoir, par des censures ecclésiastiques. Les autres religieux sont d'ailleurs suf1isâ th ment protégés contre le danger que prévoit la règle, d'être corrompus eux-mêmes, puisque les coupables doivent être retenus dans une prison perpétuelle. D'un autre côté, si dans les quatre murs même d'un couvent ces religieux sont de moeurs si dépravées et si scandaleuses que serait-ce d'eux si on leur permettait de sortir ou si on les expulsait de leurs monastères? Exempts de toute contrainte et abandonnés à leurs sens pervers, ne les verrait-on pas lâcher la bride à leurs passions et tomber dans tous les excès? Il semble donc préférable de couper court à une telle licence par la prison et les fers.

Néanmoins je sais que l'opinion opposée ne manque pas de partisans parmi les canonistes et les théologiens. Voyez saint Thomas, Quod l. 42, dernière question du Commentaire de la règle de saint Augustin, Férésius. Caramuel, etc., dans le Commentaire de la règle de saint François, et particulièrement de celle de saint Benoît.

A la décision du concile de Tribur, ils répondent qu'on ne peut faire valoir les mêmes raisons pour les religieux que pour les religieuses; et quant à la prison, ils disent qu'elle deviendrait une peine et une charge très-lourde pour les couvents bien plutôt que pour les mauvais religieux. Nous laissons au lecteur le soin de juger de la valeur de ces raisons et de consulter les commentateurs de la règle, car nous ne saurions nous arrêter davantage sur ce point (Note de Horstius).

Nous venons d'entendre sur cette question l'opinion de Horstius, on peut encore consulter sur le même sujet Haëstenus dans ses dissertations monastiques, et nos auteurs Menard et Edmond Martène dans leurs Commentaires sur la règle de saint Benoît (Note de Mabillon).
 
 
 
 
 
 

LETTRE CIII. AU FRÈRE (a) DE GUILLAUME, ABBÉ DE CLAIRVAUX.

Après lui avoir fait un pompeux éloge de la pauvreté, Bernard lui reproche d'aimer les biens de la terre avec excès, au détriment des pauvres et au péril de son âme, et d'aimer mieux les céder à la mort qu'à l'amour de Jésus-Christ.

1 . Quoique votre personne ne me soit pas connue et que vous habitiez loin de moi, vous ne m'en êtes pas moins cher, je dirai plus, vous n'en êtes ni moins connu de mon cœur ni moins présent à mon amitié. Ce n'est ni la chair ni le sang qui m'ont inspiré l'affection que je ressens pour vous, elle est née dans mon âme à cotre insu, au souffle de l'esprit de Dieu qui a incliné mon coeur vers celui de votre frère Guillaume, car c'est Dieu qui nous a unis tous les deux par les liens indissolubles d'une amitié toute spirituelle et qui veut que, par suite, je le sois avec vous si cous y consentez. Soyez sage, croyez-moi, ne repoussez pas l'amitié de ceux que l'éternelle Vérité proclame bienheureux et appelle les rois du ciel. Bien loin d'être jaloux de notre bonheur, nous le trouvons moindre si nous ne le partageons avec vous, et il nous semble que notre royaume s'agrandit si cous entrez en partage de notre royauté. Pourquoi tiendrions-nous à être heureux sans cous, puisque le nombre de ceux qui boivent avec nous à la coupe du bonheur ne nous en retire point une goutte ? Soyez donc, je vous y engage, soyez l'ami des pauvres, mais soyez-le surtout de la pauvreté; celui qui aime les pauvres est à l'entrée de la carrière, et celui qui aime la pauvreté est arrivé au terme; être ami des pauvres, c'est être ami de rois, ,mais c'est être roi soi-même Les pauvres que. d'aimer la pauvreté. Enfin le royaume des cieux appartient aux pauvres, et l'une des prérogatives de la royauté, est de faire, quanti il lui plaît, du bien à ses amis, selon ces paroles du Seigneur : " Faites-vous des amis avec les richesses temporelles qui sont une source d'iniquité, afin que, lorsque cous viendrez à manquer, ils vous reçoivent dans les demeures éternelles (Luc., XVI, 9). " Vous voyez quelle est l'excellence de la pauvreté puisque, bien loin de mendier pour elle-même un appui, elle

a Tel est le titre de cette lettre dans deux manuscrits du Vatican et dans plusieurs des nôtres. Ceux de Citeaux portent: Lettre d’exhortations à un ami. La fin de la cent sixième lettre nous porte à croire qu'il s'agit ici d'Yves, qui signe avec Guillaume.

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en offre un à ceux qui en ont besoin. Quelle prérogative de se présenter soi-même à Dieu, sans le secours d'aucun ange ni d'aucun homme, à la faveur de cette divine pauvreté, et, par elle, de s'élever et d'atteindre au comble même de la gloire des cieux !

2. A quoi tient-il que vous jouissiez de tous ces avantages? Plût à Dieu que vous y fissiez une sérieuse attention! Quel malheur, hélas! une vapeur qui ne dure qu'un moment dérobe à vos yeux la vue d'un bonheur sans fin, vous cache l'état et la splendeur de la lumière infinie, vous empêche de reconnaître la vraie nature des choses et vous prive d’une gloire suprême! Jusqu'à quand préférerez-vous donc l'herbe des champs qui pousse aujourd'hui et qui demain sera coupée et jetée au feu, je veux dire le monde et son vain éclat? " Vous le savez, l'homme est semblable à l'herbe des champs, et sa gloire est pareille à la fleur de cette herbe (Isa., XL, 6). " Si vous n'avez pas tout à fait perdu la raison, si vous avez encore un mur pour sentir et des yeux pour voir, cessez de poursuivre des biens auxquels c'est un malheur de parvenir. Heureux mille fois ceux qui ne courent point après toutes ces choses dont la possession est une fatigue, l'amour un mal et la perte une douleur Ne vaut-il pas mieux avoir l'honneur d'y renoncer que le chagrin de les perdre, et n'est-il pas bien préférable de les sacrifier à Jésus-Christ, au lieu d'attendre que la mort nous les enlève, la mort, dis-je, qui se tient déjà en embuscade, comme un voleur, et dans les mains de laquelle vous ne pouvez faire autrement que de tomber avec tout ce qui vous appartient? Vous savez bien qu'on ne saurait prévoir le moment de son arrivée et qu'il est écrit qu'elle fond sur nous comme un voleur de nuit. Vous n'avez rien apporté en venant en ce monde, soyez sûr que vous n'en pourrez rien emporter en le quittant. Et lorsque vous vous réveillerez après le sommeil de la vie, vous ne trouverez plus rien dans vos mains. Vous n'ignorez pas tout cela, je ne vous en entretiendrai donc pas plus longtemps, il vaut mieux que je demande à Dieu, dans mes prières, de vous faire la grâce de pratiquer et de suivre ce qu'il vous a fait connaître.

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LETTRE CIV. A MAITRE (a) GAUTIER DE CHAUMONT.

Bernard l'engage à fuir le siècle et à préférer son salut à ses parents.

1. Je vous plains, mon cher ami, toutes les fois que je pense à vous, en voyant que vous consumez dans de vaines occupations cette fleur de

a Saint Bernard désigne ordinairement ainsi les docteurs et les professeurs ès lettres, comme on le voit dans les soixante-dix-septième, cent sixième et autres lettres. C'est ainsi que dans le Spicilége, tome III, pages 137 et 140, Thomas d'Etampes l'appelle tantôt maître tantôt docteur: Dans un manuscrit du Vatican il y a : " A maître Gaucher. "

jeunesse, cet esprit pénétrant et cultivé; cette,âme érudite et, ce qui vaut mieux encore pour un chrétien, ces moeurs pures et innocentes qui vous distinguent; car vous faites servir tous ces dons de la grâce à des choses qui passent au lieu de les employer pour Jésus-Christ, de qui vous les tenez. Oh ! s'il fallait, (mais que Dieu éloigne de vous un pareil malheur! ) s'il fallait, dis-je, que la mort vînt tout à coup heurter toutes ces choses de son pied destructeur, quelle ruine soudaine, hélas! Tous ces avantages se flétriraient à l'instant même, comme tut voit, au souffle d'un vent brillant et rapide, l'herbe des champs se flétrir et perdre toute beauté. Que vous semblera-t-il alors de tout le mal que vous vous serez donné? Que serez-vous en état de rendre à Dieu pour tout ce qu'il vous a prêté, et quels intérêts pourrez-vous servir à ce divin créancier jour les talents qu'il a places chez vous ? Quel malheur s'il allait vous trouver les mains vides ! Vous savez qu'il n'est pas moins rigoureux à se. faire rendre compte de ses biens, que libéral à les répandre. Or il ne peut tarder à vous réclamer avec usure, tout ce que vous tenez de lui; eh bien, je vous le demande, qu'y a-t-il qui ne vienne pas de lui parmi toutes les choses honorables et flatteuses qui vous signalent à l'attention de vos compatriotes ? Naissance illustre, belle constitution, élégance de formes et de manières, pénétration d'esprit, enfin savoir et probité, que d'avantages réunis ! Mais la gloire en revient de droit à celui de qui vous les tenez ; si vous la revendiquez pour vous, vous usurpez son bien, il vous traitera en conséquence.

2. Mais je veux que vous puissiez vous attribuer tout cela, et en tirer vanité comme si c'était à vous, je vous permets de vous faire appeler Maître par vos semblables, et de rendre votre nom fameux dans le monde, qu'en restera-t--il après la mort ? à peine un souvenir, rien de plus sur la terre, car il est écrit : " Ils se sont endormis du sommeil éternel, et tous ces hommes superbes qui se glorifiaient de leurs richesses, n'ont plus rien trouvé dans leurs mains (Psaim. LXXV, 5). " Mais si tel doit être le but de vos travaux, laissez-moi vous demander quelle chose vous avez que votre cheval de partage point avec vous. Ne dira-t-on pas aussi de lui quand il sera mort que c'était un bel et bon dextrier (a)? Mais vous, songea donc au terrible jugement qu'il vous faudra subir au tribunal de Dieu, pour ne vous être point occupé du salut de votre âme, et de quelle âme encore! ainsi que pour n'en avoir point fait un autre usage, tout immortelle et raisonnable qu'elle soit, que les bêtes de la leur. Or l'âme d'une bête ne subsiste qu'autant de temps que le corps qu'elle anime, elle cesse d'agir et de vivre avec lui. Eh quoi ! vous convient-il de soutenir si mal la glorieuse ressemblance que vous avez avec votre créateur, d'oublier que vous êtes homme (b), au point de

a C'est un cheval de prix et magnifique que l'on conduit en le tenant par la bride.

b Certaines éditions ajoutent ces mots; eu honneur, pour compléter la citation du psaume XLVIII ; mais ils font défaut dans les manuscrits, et d'ailleurs ce serait une sorte de battologie.

vous mettre sur le même rang que la bête? Ne ferez-vous rien pour votre âme, rien pour l'éternité ? vous contenterez-vous, comme les animaux qui naissent et meurent tout entiers en même temps; de ne songer qu'aux biens matériels et périssables, et fermerez-vous les oreilles à ces paroles évangéliques : " Travaillez pour avoir non la nourriture qui périt, mais celle qui demeure pour la vie éternelle (Joan., VI, 27) ? " Mais vous savez bien qu'il est écrit que pour monter sur la montagne du Seigneur il faut non-seulement s'être occupé de son âme " et ne l'avoir pas reçue en vain (Psalm., XXIII, 4), " mais de plus s'être conservé le cœur pur et les mains innocentes. Je vous laisse à décider si vous pouvez faire quelque fond sur les œuvres de vos mains et sur les sentiments de votre âme; mais si vous ne le pouvez pas, jugez quel sort attend vos péchés, quand la damnation est le partage de ceux qui n'ont pas fait le bien ! Au fait, les chardons et les ronces pourraient-ils être tranquilles sur le sort qui les attend, quand la cognée est déjà à la racine de l'arbre simplement inutile, et les épines qui déchirent seront-elles mieux traitées que la plante stérile? Malheur donc, oh! oui, bien des fois malheur à la vigne dont il est dit: " J'ai attendu qu'elle portât de bons raisins, et elle ne m'en a donné que de sauvages (Isa., V, 4) ! "

3. Je sais que vous êtes plein de ces pensées et qu'il n'est pas nécessaire que je vous les rappelle pour que votre esprit s'en nourrisse, mais l'amour filial vous tient enchaîné et vous empêche de laisser là toutes les choses que vous avez depuis longtemps appris à mépriser. Que vous dirai-je ? De quitter votre mère ? cela parait bien dur : de rester auprès d'elle? mais quel malheur pour elle d'être la cause de la perte de son fils ! Vous dirai-je d'allier en même temps Dieu et le monde ? on ne peut servir deux maîtres à la fois. Ce que votre mère désire étant contraire à votre salut, l'est également au sien. Choisissez entre ces deux alternatives, faire ce qui lui plait, ou vous sauver tous les deux. Mais si vous avez un grand amour pour elle, ayez le courage de la quitter pour ne pas la perdre, plutôt que de quitter le Christ pour demeurer auprès d'elle au risque de causer vous-même sa perte. Ce serait bien mal reconnaître le bienfait de la vie que vous avez reçue d'elle que de lui faire perdre la vie éternelle. Voilà pourtant ce qui ne peut manquer d'arriver si vous la mettez dans le cas de donner elle-même la mort spirituelle à celui à qui elle a donné la vie temporelle. Si je discute ainsi vos raisons, c'est pour condescendre aux sentiments de votre cœur, car la parole de Dieu est formelle et doit entraîner votre conviction : si on v. aux notes. ne peut, sans une sorte d'impiété, mépriser sa mère, n'en pas tenir compte pour Jésus-Christ, c'est le comble de la piété ; car celui qui a dit : " Honorez votre père et votre mère (Matth., XV, 4), " a dit également: " Celui qui aime son père et sa mère plus que moi, n'est pas digne de moi (Matth., X, 37). "

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CIV. A GAUTIER.

81. Si on ne peut sans une sorte d'impiété..., Une vieille édition porte en marge, à cet endroit, qu'on ne doit lire ce passage qu'avec précaution, vu que la pensée qui s'y trouve exprimée a besoin d'être entendue avec discernement. Mais saint Bernard n'en a pas eu d'autres que celle qu'avait Notre-Seigneur quand il dirait: " Si quelqu'un vient à moi et ne hait point son père et sa mère,... etc., il ne peut être mon disciple (Luc., XIV) ; " ou bien encore: " Celui qui aime son père et sa mère plus que moi n'est pas digne de moi (Matth., X). " Imbu de cette doctrine du Christ, saint Jérôme ne craint pas d'engager Héliodore à déraciner de son coeur un dernier reste d'amour pour ses parents, en lui disant: " Que faites-vous sous le toit paternel, soldat efféminé? " et quelques lignes plus loin : " Quand même votre petit neveu se suspendrait à votre cou, quand même, les cheveux et les vêtements en désordre, votre mère vous montrerait ce sein dont elle vous a allaité, quand bien même votre père se coucherait en travers de la porte, passez sur le corps de votre père, et, les yeux secs de larmes, volez vers la croix : il n'y a en pareille matière qu'une manière d'être pieux, c'est d'être sans pitié. " Ces derniers mots se rapportent admirablement bien aveu ceux de saint Bernard.

Mais dans ce sujet qui nous occupe on ne peut trouver un plus beau langage que celui que saint Augustin, ou saint Paulin, comme quelques-uns le pensent, a tenu à Laetus, jeune homme non moins distingué par sa naissance que par sa fortune. Il l'exhorte à ne pas se laisser détourner par l'amour et les gémissements de ses parents du projet qu'il avait formé de s'engager dans les voies de la perfection; à étouffer, au contraire, dans leur coeur aussi bien que dans le sien une affection répréhensible, et à préférer Jésus-Christ aux auteurs de ses jours. Nous allons le laisser parler lui-même: " Que nos parents, dit-il, ne s'offensent pas si le Seigneur nous ordonne de les haïr, puisqu'il nous assure que celui qui aime sa vie la perdra. S'il en est ainsi,à plus forte raison peut-il dire avec certitude que celui qui aime ses parents les perdra. Toutefois l'ordre de perdre notre âme ne signifie pas que nous devions nous détruire nous-mêmes, mais seulement que nous sommes obligés de faire mourir, en nous, cet amour charnel de la vie qui met obstacle à la vie future, par le charme qu'il nous fait trouver à la vie présente. Car c'est là le sens de ces mots, haïr sa vie pour la perdre, ce qui revient en effet à l'aimer, puisque dans le même endroit le Seigneur rappelle très-clairement que le résultat de la haine qu'il nous prescrit sera le salut même de notre âme, car il dit: Quiconque la perd en ce monde la retrouvera. dans l'autre. Il en est de même de nos parents; on peut également dire que celui qui les aime les perdra, non pas en les faisant mourir comme un parricide, mais en les frappant avec confiance, et en perçant du glaive spirituel de la parole de Dieu, dont la piété aura armé ses mains, cette affection toute charnelle qui porte les auteurs de nos jours à multiplier autour de nous, pour se perdre eux-mêmes et nous perdre avec eux, les vains attraits du monde.... Mais que dit votre mère, qu'allègue-telle ? Peut-être fait-elle valoir les dix mois qu'elle vous a porté dans ses flancs, les douleurs qu'elle ressentit en vous mettant au jour et les fatigues que votre éducation lui a causées ensuite. C'est précisément là que vous devez frapper, perdez tout cela de votre mère, si vous voulez la retrouver dans l'éternité. Oui, haïssez tout cela en elle, si vous avez pour elle quelque amour, si vous êtes le disciple du Christ... Car c'est là un sentiment charnel qui sent encore le vieil homme, et nous ne sommes soldats du Christ que pour le détruire dans notre coeur et dans celui de nos parents. Pourtant il ne faut pas que nous soyons ingrats envers les auteurs de nos jours, ai que nous ne comptions pour rien le bienfait de la vie qu'ils nous ont donnée, les soins matériels et l'éducation que nous en avons reçus; nous devons au contraire en toute occasion conserver les sentiments de la piété filiale, et tenir compte de toutes ces choses quand il n'y en a pas de plus grandes qui réclament la préférence. " Tel est le langage de saint Augustin dans sa trente-huitième lettre: peut être avons-nous rapporté un peu trop longuement ses paroles, mais il était bien difficile de se borner en citant un aussi beau passage. C'est d'ailleurs en' vue d'être utile au lecteur que nous avons agi ainsi et que nous le ferons encore ailleurs, attendu que les couvres de saint Augustin sont trop considérables et trop rares pour se trouver à la disposition de tous. Qu'il nous suffise d'avoir une fois pour toutes placé ici cette remarque en forme d'avertissement. Voir les notes de la troisième lettre (Note de Mabillon.)

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LETTRE CV. A ROMAIN, SOUS-DIACRE DE LA COUR DE ROME.

Saint Bernard le presse de se faire religieux en lui rappelant la pensée de la mort.

A son cher Romain, Bernard, abbé de Clairvaux, tout ce qu'on peut souhaiter à son meilleur ami.

Vous avez bien fait, mon cher ami, de m'écrire pour renouveler le doux souvenir de votre personne dans mon âme et pour me donner l'explication de vos malheureux délais. Je ne crains pas le moins du monde que le coeur de vos amis vous oublie, mais ne recevant pas de lettre de vous, jai cru un moment, je l'avoue, que vous vous oubliiez vous-même. Maintenant donc plus d'ajournement, exécutez vite le projet dont vous m'avez parlé, que les actes répondent aux paroles, si vous voulez que je croie que celles-ci étaient senties. Pourquoi tarderiez-vous plus longtemps à mettre au jour le fruit de salut que votre coeur a depuis longtemps conçu ? Vous savez bien que la mort est aussi sûre que l'heure en est peu certaine, car elle fond sur nous comme un voleur pendant la nuit. Malheur alors aux âmes encore grosses de leurs bonnes intentions, elle les surprendra et fera périr dans leur sein le fruit qu'elles avaient conçu, elle détruira la demeure de leur corps et fera périr le germe du salut qu'elles portaient : " Car au moment même où elles diront: Nous sommes en paix et en pleine sécurité, elles seront surprises tout à coup par une ruine imprévue, comme une femme grosse par les douleurs de l'enfantement, sans qu'il leur reste aucun moyen de se sauver (1 Thes., V, 3). " Puisque vous ne pouvez éviter la mort, je voudrais que du moins vous pussiez ne pas la redouter, à l'exemple du juste qui ne la craint pas, bien qu'il sache qu'elle est inévitable, ou plutôt, qui l'attend comme un. repos, et la reçoit avec une sécurité parfaite, parce qu'elle lui ouvre l'entrée de l'autre monde, en même temps qu'elle lui ferme les portes de celui-ci. Mourir au péché pour vivre à la justice, voilà la vraie bonne mort, c'est par elle qu'on doit commencer; mais pour compter sur une telle mort, il vous faut, dans cette vie, tant qu'elle dure, vous en assurer une qui ne finira jamais. pour cela mourez dès maintenant au monde dans votre chair, et en la quittant, vous vivrez un jour en Dieu. Que vous importe de mourir, si le même coup qui frappe votre corps et le brise, vous plonge dans un océan de bonheur? Vous savez qu'on dit: " Heureux ceux qui meurent dans le Seigneur (Apoc., XIV, 13)! " L’esprit de Dieu jour annonce "qu'ils n'ont plus désormais qu'à se reposer de leurs fatigues (Ibidem)." Nons-eulement cela, mais ils goûtent le bonheur d'une vie nouvelle et sont assurés d'en jouir toute une éternité. Heureuse donc la mort du juste à cause du repos qui la suit, plus heureuse encore parce qu'elle commence une vie nouvelle pour l'âme, extrêmement heureuse enfin parce qu'elle donne une éternelle sécurité. Au contraire, " la mort du pécheur est affreuse (Psalm. XXXIII, 22), " affreuse parce qu'elle lui enlève ses biens, plus affreuse encore parce qu'elle le sépare de son corps, extrêmement affreuse enfin parce qu'elle le jette en pâture à la dent d'un ver rongeur et aux flammes d'un feu éternel. Ainsi donc, mon cher ami, du courage, hâtez-vous de quitter le monde et de renoncer à tout, disposez-vous à mourir de la mort des justes pour partager un jour leur félicité. Si vous saviez combien la mort des saints est précieuse devant Dieu! Fuyez donc, je vous en conjure, ne demeurez pas plus longtemps dans les voies des pécheurs. Pouvez-vous vivre un seul instant là où vous ne voudriez pas mourir ? Comptez sur moi pour favoriser votre fuite, en vous offrant le pain de l'hospitalité (a).

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LETTRE CVI. A MAÎTRE (b) HENRY MURDACH.

Saint Bernard le presse d'embrasser la vie religieuse dont il lui dépeint les douceurs en quelques mots.

A son cher Henry Murdach, Bernard, abbé de Clairvaux, salut éternel.

1. Je ne suis pas du tout étonné que vous flottiez toujours entre le bien et le mal, puisque vous n'avez pas encore mis le pied sur la terre ferme. Mais si vous étiez bien résolu à garder les commandements du Seigneur, qui est-ce qui serait en état de vous séparer de l'amour du Christ ? Oh ! si vous saviez, et si je pouvais vous dire: " Mais, ô mon Dieu ! il n'y a que vous qui puissiez découvrir à l'oeil de l'homme ce que vous réservez à ceux qui vous aiment (Isa., LXIV, 4). " Mais vous, mon frère,

a Expression familière à saint Bernard, comme on peut le voir encore par la lettre cent septième, n. 3, cent vingt-quatrième, n. 2, etc.

b Cet Henri Murdach tenait école chez les Anglais, étant lui-même Anglais de nation, et il eut pour disciples Guillaume et Yves, comme on le voit par la fin de cette lettre. Il céda enfin aux exhortations de saint Bernard, se fit religieux de Clairvaux et devint plus tard abbé de Vauclaire ; il fut le troisième abbé de Wells en Angleterre, comme on le voit par la trois cent vingtième et la trois cent vingt et unième lettres, et succéda, sur le siége archiépiscopal d'York, à Guillaume le Trésorier, déposé par le pape Eugène III. On verra plus bas plusieurs lettres sur ce sujet. on peut consulter encore Guillaume de Neubourg, livre Ier, chapitre 7, Roger de Hovedun, à l'année 1140, et l'appendice de Robert du Mont à Sigebert.

vous qui lisez les prophètes, et qui sans doute croyez comprendre le sens de leurs écrits, n'est-il pas évident pour vous qu'ils aboutissent tous à Notre-Seigneur? Si c'est à lui que vous aussi vous tendez, je vous assure que vous arriverez bien plus tôt à votre but en vous mettant à la suite du Sauveur qu'en feuilletant les prophéties. Pourquoi chercher le Verbe dans des livres, quand nous l'avons dans sa chair ? Il y a longtemps qu'il a quitté la retraite obscure des prophètes pour se montrer aux yeux des pécheurs, et qu'il est descendu des sommets nuageux et sombres de la loi antique, comme un jeune époux, de son lit nuptial, dans les vastes plaines de l'Évangile; il ne faut que des oreilles pour l'entendre lui-même disant dans son temple : " Si vous avez soif, venez à moi, et je vous désaltérerai (Joan., VII, 37); " ou bien encore : " Que ceux qui sont chargés et fatigués s'approchent de moi, je les soulagerai (Matth., XI, 28). " Auriez-vous peur de tomber de faiblesse là où la Vérité même promet de vous soutenir? Si vous avez tant de plaisir à boire l'eau trouble des citernes qu'alimentent les pluies du ciel, vous trouverez certainement bien meilleures celles que vous puiserez aux sources limpides du Sauveur.

2. Oh! si seulement vous approchiez un jour de vos lèvres le pain délicieux dont se nourrit Jérusalem, comme vous vous bâteriez de laisser les écrivains juifs ronger leurs croûtes desséchées! Que je serais donc heureux de vous voir enfin avec moi, à l'école du Christ, et de soutenir dans mes mains le vase purifié de votre coeur pour qu'il le remplisse de l'onction de sa grâce, qui accompagne toute science! Que j'aimerais à rompre avec vous le pain encore chaud et fumant, sortant à peine du four, comme on dit, que le Christ se plait souvent à donner d'une main généreuse à ses pauvres! Ce serait pour moi le comble du bonheur, si je pouvais jamais humecter vos lèvres d'une de des gouttes d'eau délicieuse que Dieu daigne quelquefois, dans sa bonté, faire pleuvoir sur son pauvre serviteur, et si à mon tour je partageais la douce rosée de votre âme ! Rapportez-vous-en, mon cher ami, à ma propre expérience. Ou apprend beaucoup plus de choses dans les bois que dans les livres; les arbres et les rochers vous enseigneront des choses que vous ne sauriez entendre ailleurs, vous verrez par vous-même qu'on peut tirer du miel des pierres et de l'huile des rochers les plus durs. Ne savez-vous pas que la joie distille de nos montagnes, que le tait et le miel coulent de nos collines, et que nos vallons regorgent de froment? il faut que je m'arrête; que de choses pourtant il me resterait encore à votes dire! Mais vous avez plus besoin de prier que de lire; que Dieu ouvre votre coeur à l'amour de sa loi et de ses commandements. Adieu.

3. Yves et Guillaume font les mêmes voeux que moi, et vous disent avec moi à la fin de cette lettre combien et pourquoi noies nous estimerions heureux de vous voir ici. Vous ne sauriez trop la croire. Nous demandons à Dieu de vous faire la grâce de nous suivre du moins dans" une route où vous auriez dît nous précéder vous-même ; mais en vous montrant assez humble pour marcher à la suite de vos élèves, vous leur donnerez encore une leçon d'humilité et vous serez toujours leur maître.

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LETTRE CVII. A THOMAS, PRÉVÔT DE BEVERLA.

Thomas allait fait le voeu de se faire religieux de Citeaux, mais il retardait de l'accomplir : saint Bernard le presse de dégager sa parole, mais en vain, comme on le verra en lisant le récit de sa mort dans la lettre qui vient après celle-ci; il lui décrit toute l'économie de notre salut.

A son cher fils Thomas, Bernard, les plus tendres sentiments d'un père.

1. Trêve de paroles maintenant, vos lèvres ont assez protesté de l'ardeur de vos désirs, c'est au reste du corps à nous convaincre à présent du feu qui vous consume; d'ailleurs, quand vous serez ici, nous nous combattrons et nous nous apprécierons mieux l'un l'autre; il y a bien longtemps déjà que nous avons contracté l'engagement, vous, de vous soumettre humblement à mon autorité, et moi, de prendre un soin fidèle de votre âme; que les actes succèdent maintenant aux paroles. Je veux que vous puissiez désormais vous appliquer, par rapport à moi, ce que disait autrefois de lui-même le Fils unique du Père : " Les oeuvres que mon Père m'a donné de faire rendent témoignage de moi (Joan., V, 36). " Or l'esprit du Fils unique de Dieu rend témoignage au nôtre et montre que nous sommes aussi les enfants du Père quand il nous fait produire des fruits de vie à la place de ceux de mort que nous portions auparavant. Car vous savez que ce n'est ni aux feuilles ni aux fleurs, mais aux fruits qu'on discerne un bon arbre d'un mauvais, selon ces paroles du Maître : " Vous les connaîtrez à leurs fruits (Matth., VII, 16). " Puisque c'est par les oeuvres et non par les paroles que les enfants de Dieu se distinguent de ceux du siècle, mettons-nous à l'oeuvre et montrons l'un et l'autre la sincérité de nos voeux.

2. Je voudrais vous voir ici en personne, mon coeur vous y cherche, et vos promesses vous y appellent. Mais quand je me montre si pressant, ne croyez pas que la chair et le sang soient pour quelque chose dans mes instances. Je n'ai qu'un désir, m'édifier à votre commerce et rendre service à votre âme. Cette noblesse du sang, cette beauté du corps, cette distinction de manières, cette fleur de jeunesse, tous ces domaines, ces palais et ces ameublements somptueux, sans compter vos charges avec leurs insignes, et la sagesse du siècle, tontes ces choses, sont bien de ce monde, c'est pourquoi le monde y tient et les aime; mais que dureront-elles? Toujours? assurément non; car le monde lui-même doit finir; elles dureront même bien peu et vous n'en jouirez pas longtemps. Comment en serait-il autrement, puisque vous-même ne ferez que passer dans ce monde? Il est dit en effet que la vie de l'homme est de courte durée et ses jours peu nombreux. La figure de ce monde change et passe, et vous passerez avant elle. Irez-vous vous attacher d'un amour éternel quand vous durez si peu vous-même? Pour moi, ce que j'aime en vous, ce ne sont pas vos biens et tous les avantages dont vous jouissez; j'abandonne cela à ceux de qui vous l'avez reçu, je ne réclame de- vous qu'une chose, c'est que vous vous souveniez de votre promesse, et que vous ne nous priviez pas plus longtemps du bonheur de vous posséder parmi nous, car nous avons pour vous un amour véritable qui durera au tant que l'éternité. Ceux dont l'affection est pure en ce monde ne cesseront pas de s'aimer en l'autre; or les choses que nous aimons en vous, ou plutôt pour vous, ne se rapportent ni au temps ni au corps, elles lue passent point à mesure que l'un s'écoule et ne disparaissent point avec l'autre; au contraire, elles deviennent plus charmantes après la mort, et plus durables quand le temps a cessé; elles diffèrent donc beaucoup de toutes celles dont je vous parlais plus haut, et qui viennent des hommes, non de Dieu; en est-il une seule dans le nombre qui ne vous échappe avant même que la mort vous en dépouille?

3. Le meilleur et le plus grand des biens est celui qu'on ne peut jamais nous ravir. Quel est-il? l'oeil de l'homme ne l'a pas vu briller, son oreille ne l'a point entendu nommer, et son coeur n'a jamais rien conçu de pareil; il est absolument inconnu de ceux qui ne vivent que d'une façon charnelle, car la chair et le sang n'en ont aucune idée et ne sauraient nous le faire connaître, il n'y a que l'esprit de Dieu qui nous le révèle; impossible à l'homme animal d'en pénétrer le secret, puisqu'il ne peut s'élever aux choses de Dieu (I Cor., II, 14). Combien devons-nous donc estimer heureux ceux à qui s'adressent ces paroles : "Vous êtes mes amis, et je vous fais part de tout ce que mon Père m'a appris (Joan., XV, 15)? " Mais que le monde est mauvais puisqu'il ne fait le bonheur de ses partisans qu'en les rendant ennemis de Dieu, et, par conséquent, en les excluant de la société des bienheureux! Car on ne peut aimer le monde sans encourir l'inimitié de Dieu. Si un maître dérobe la connaissance de ses actions â ses domestiques ne la cachera-t-il pas davantage encore à son ennemi? Au contraire, l'ami de l'époux se tient auprès de lui, heureux d'entendre sa voix et ne peut s'empêcher de dire: "Mon coeur se pâme de bonheur quand j'entends la voix dit bien-aimé (Cant., V, 6). " Ainsi quiconque aime le monde est exclu de la société des amis de Dieu, qui sont étrangers it l'esprit du monde, mais qui ont reçu celui de Dieu; le Seigneur ne leur laisse pas ignorer ce qu'ils ont reçu de lui, tandis que vous cachez, O mon Dieu, aux sages et aux prudents du siècle ce que vous daignez révéler à vos enfants (Matth., XI, 25). S'il en est ainsi, Seigneur, c'est un effet de votre bon plaisir, non point la conséquence de nos propres mérites, car nous sommes tous pécheurs et tous nous avons besoin que vous nous donniez votre grâce et que vous mettiez dans l'âme de vos enfants adoptifs l'esprit de votre Fils qui nous fasse dire en vous invoquant : Mon père, mon père! Quiconque a reçu cet esprit est votre fils et ne peut être tenu dans l’ignorance des desseins de son père, car il est animé de l'esprit qui soude et pénètre les secrets mêmes de Dieu. Que pourraient d'ailleurs ignorer des hommes que l'onction de la grâce instruit de toutes choses ?

4. Malheur à vous, enfants du siècle, malheur à vous, à cause do votre sagesse qui n'est que folie! Vous n'êtes point animés de l'esprit du salut, et vous ignorez les desseins que le Père ne communique qu'à son Fils et à ceux à qui ce Fils veut les révéler. Or qui sait la pensée de Dieu et contrait ses desseins (Rom., XI, 34)? S'il y en a quelques-uns qui en aient connaissance, ils sont en petit nombre, car ce ne sont que ceux qui peuvent dire en toute vérité : " Le Fils unique du Pèse nous en a instruits (Joan., I, 18). " Malheur au monde, à cause du tumulte dont il est rempli ! Le Fils de Dieu crie au milieu de lui comme l'ange du grand conseil : " Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende ( Matth., XIII, 9). " Mais ne trouvant pas d'oreilles qui soient dignes de recevoir ses paroles, et d'entendre les décrets de son Père, il les enveloppe de paraboles pour les dire à la foule, afin qu'elle ne comprenne pas ce qu'elle entend et ne discerne pas ce qu'elle voit. Mais pour ses amis, c'est bien différent: " La connaissance des mystères de Dieu vous est réservée (Luc., VIII, 10), " leur dit-il; puis il ajoute: "Chère petite troupe, ne craignez point, mon Père a résolu de vous donner son royaume (Luc., XII, 32). " A qui s'adresse-t-il en parlant ainsi? " A ceux qu'il a connus dans sa prescience éternelle et qu'il a prédestinés pour être conformes à l'image de son Fils, de sorte que Celui-ci fût l'allié de tous ses frères (Rom., VIII, 29). " Le Seigneur sait quels sont ceux qui lui appartiennent; c'est là son grand secret et le dessein qu'il a révélé aux hommes, mais il n'a fait cette grâce qu'à ceux qu'il a cosinus et prédestinés, car ce sont les seuls qu'il ait appelés; nul autre ne peut entrer dans les conseils, et ensuite qu'il n'ait justifiés (Ibidem). Sur eux s'est levé le Soleil de justice, non pas celui qui tous les jours éclaire de ses rayons les bons comme les méchants, mais Celui dont parle le Prophète, lorsque, s'adressant aux hommes que Dieu appelle (a) à ses conseils,

a C'est la version de tous les manuscrits. Quelques-uns à peine font exception et portent : " Puisque ce Soleil se lève pour ceux qui sont appelés dans ses desseins. " Dans les premières éditions et dans la plupart des dernières, on lit après ces mots, les bons et les méchants. Mais celui dont parle le Prophète lorsque, s'adressant à ceux qui craignent le Seigneur, il dit qu'ils sont seuls appelés dans ses conseils, c'est donc pour vous, dit-il..., etc.

il leur dit: " Le Soleil de justice se lèvera pour voies qui craignez le Seigneur. " Et tandis que les enfants du siècle restent plongés dans l'obscurité, les enfants de la lumière sont inondés des rayons de ce soleil qui dissipe les ténèbres dont ils étaient environnés, tant qu'ils peuvent dire avec vérité: " Nous sommes du nombre de ceux qui vous craignent (Psalm. CXVIII, 63). " De sorte que la justification est précédée de la crainte, et qu'appelés par la crainte nous sommes justifiés par l'amour; car s'il est dit que " le juste vit de la foi (Rom., I, 17), " cela s'entend seulement de la foi que l'amour rend féconde pour les oeuvres.

5. Ainsi le pécheur que Dieu appelle commence par apprendre ce qu'il doit craindre, et ce n'est qu'après s'être approché du Soleil de justice qu'il discerne aisément, à sa lumière, ce qu'il doit aimer. Que signifient ces paroles: " De toute éternité le Seigneur a fait miséricorde à ceux qui le craignent, et il en sera ainsi dans toute l'éternité (Psalm., CII, 7)? " Ces mots: " de toute éternité," se rapportent à la prédestination, et ceux-ci : " dans toute l'éternité," regardent la béatification; la première n'a point eu de commencement, et la seconde n'aura pas de fin, puisque Dieu rend éternellement heureux ceux qu'il a prédestinés de toute éternité; cependant il est nécessaire que l'une soit suivie de la vocation et l'autre précédée de la justification, au moins chez les adultes. Voilà donc comment depuis que le Soleil de justice s'est levé sur notre horizon, les profonds mystères de la prédestination et de la glorification des Saints semblent sortir de leur éternelle obscurité; maintenant, en effet, toute âme appelée par la crainte et justifiée par la charité a sujet de présumer qu'un jour elle sera du nombre des bien heureux, puisque Dieu ne justifie que ceux qu'il a résolu de glorifier. Pourquoi ne le penserait-elle pas? Elle entend la voix de la crainte qui l'appelle, elle sent la charité qui l'inonde et la justifie, peut-elle ne pas présumer qu'un jour elle sera glorifiée? Ses commencements et ses progrès ne lui feront-ils pas espérer une heureuse issue? Si la crainte du Seigneur, dans laquelle je fais consister la vocation de l'âme, est le commencement de la sagesse, l'amour de Dieu qui nous justifie par les œuvres de la foi qu'il inspire, n'en est-il pas comme l'accroissement, tandis que la glorification de l'âme, qui consiste dans la vision, intuitive et déifique de Dieu, en sera le couronnement et la perfection? Voilà comment un abîme de misère appelle un abîme de miséricorde au bruit de ses grondements, voilà comment par la terreur de ses jugements le Dieu immense et éternel, dont la sagesse est incommensurable, fait, dans son infinie bonté, passer un pécheur de profondes et impénétrables ténèbres, au grand jour de son admirable lumière.

6. Prenons, par exemple, un homme du monde, tout entier aux attraits du siècle et aux soins de son corps, un véritable mondain, en un mot: aussi étranger aux pensées du ciel qu'absorbé par celles de la terre, ne semblera-t-il pas plongé dans les plus profondes et les plus horribles ténèbres, à tous ceux qui ne sont pas dans la même obscurité que lui ? Pas le moindre rayon de salut ne brille encore à ses yeux, il n'y a pas dans cette âme le plus faible mouvement qui puisse lui être comme un gage de la prédestination éternelle. Mais si du haut du ciel Dieu lui fait la grâce de laisser tomber sur lui un regard de miséricorde, et de toucher son coeur du regret de ses fautes, il se frappe la poitrine et se convertit, il change de vie et dompte sa chair sous les oeuvres de la pénitence, son coeur s'ouvre à l'amour de Dieu et des hommes, enfin il renonce ait monde et ne vit plus que pour Dieu. A ce rayon venu d'en haut, à cette visite de la grâce qu'il n'a pas méritée, à ce changement que la droite du Très-Haut pouvait seule accomplir, il voit clairement qu'il n'est plus un enfant de colère, mais que Dieu l'aime comme son fils, puisqu'il lui témoigne avec une ineffable bonté tous les sentiments d'un père. Jusqu'alors il ne se connaissait pas lui-même et ne savait s'il était digne d'amour où de haine, ou plutôt, tout en lui prouvait plus de haine que d'amour; son âme était plongée dans une si profonde ignorance qu'elle semblait elle-même un abîme de ténèbres ? Ne dirait-on pas maintenant qu'elle est plongée dans un océan de lumière et inondée d'ineffables clartés ?

7. On peut bien dire alors que Dieu sépare les ténèbres de la lumière puisqu'aux rayons du Soleil de justice le pécheur renonce aux oeuvres de ténèbres et prend en main les armes de la lumière. Sa propre conscience, d'accord avec les désordres de sa vie passée, le destinait à l'enfer et à ses flammes éternelles; mais sous les regards du Soleil levant qui se sont abaissés sur lui, il respire et commence, contre toute attente,. à espérer qu'il jouira un jour de la gloire des enfants de Dieu. Déjà même il en découvre l'éclat avec bonheur à la faveur de la lumière nouvelle dont il est inondé, et il s'écrie: " Seigneur, vous imprimez dans mon coeur le trait lumineux de votre visage, et vous y versez une joie toute céleste (Psalm. IV, 7). " Et pourtant qu'est-ce que l'homme, ô mon Dieu, pour que vous vous manifestiez à lui et que vous teniez quelque compte de lui (Psalm., CXLIII, 3) ? Rien qu'un pauvre et misérable ver de terre, digne de votre haine éternelle! Et cependant il se flatte, ô Père excellent, que vous l'aimez parce qu'il sent que lui-même il vous aime, ou plutôt il se voit aimé et il se croit en droit de vous payer de retour. C'est bien là que je discerne, à l'éclat de votre lumière inaccessible, toute la félicité que vous réserviez à la pauvre créature humaine, même quand elle était encore souillée par le péché; aussi avons-nous bien raison de vous payer de retour, puisque vous n'avez pas attendu pour nous aimer que nous fussions dignes de votre amour, et il n'y a rien de plus juste que nous vous aimions sans fin, vous qui nous aimez de toute éternité. On voit maintenant en pleine lumière, et cette vue doit nous combler de consolation, un profond mystère que Dieu cachait dans son sein de toute éternité , c'est que, bien loin de souhaiter la mort du pécheur, il ne désire rien tant qu'il se convertisse et qu'il vive : la preuve qu'il en donne, c'est son Esprit même qui nous justifie et qui rend témoignage en nous que nous sommes ses enfants. Reconnaissons le dessein de Dieu dans notre justification, et puis écrions-nous : " Vos justices nous ont servi de guide et de conseil (Psalm. CXVIII, 244). " En effet, notre justification présente est en même temps la révélation des desseins de Dieu et comme un pas de fait vers sa gloire. Ou plutôt disons qu'en nous prédestinant il nous prépare à sa gloire, et qu'en nous justifiant il nous en approche. C'est peut-être en se sens qu'il est dit : " Faites pénitence, le royaume des cieux est proche (Matth., III, 2). " Entrez en possession du royaume de Dieu, qui a été préparé pour vous depuis le commencement du monde (Matth., XXV, 34). "

8. Ainsi, quiconque aime Dieu est bien sûr qu'il est aimé, car Dieu ne peut pas ne point payer de retour un amour qu'il se plaît à devancer, et ne pas nous aimer lorsque déjà nous l'aimons, puisqu'il nous aime lorsque nous ne l'aimons pas encore. Or il nous aime et nous a aimés le premier. On n'en saurait douter; l'Esprit-Saint et Jésus, mais Jésus crucifié, en rendent un double et irrécusable témoignage; Jésus-Christ, par sa mort, mérite notre amour, et le Saint-Esprit, par l'onction de sa grâce, nous le fait aimer; l'un acquiert des droits sur notre coeur et l'autre nous le lui fait donner; Jésus nous engage à l'aimer par l'étendue même de son amour pour nous, le Saint-Esprit nous donne les moyens de le faire; l'un nous montre ce que nous devons aimer et l'autre nous le fait aimer; enfin Jésus nous fournit un motif d'amour et le Saint-Esprit nous en donne le sentiment. Quelle honte devoir d'un oeil indifférent le Fils de Dieu expirant pour nous! Et c'est pourtant ce qui a lieu si l'Esprit-Saint ne s'en mêle et ne nous, préserve d'une telle ingratitude; mais, comme " cet Esprit-Saint, qui nous a été donné, répand l'amour de Dieu dans nos coeurs (Rom., V, 10), " nous payons cet amour par l'amour, et plus nous aimons, plus nous méritons d'être aimés. Nous étions, dit l'Apôtre, ennemis de Dieu, et nous avons été réconciliés avec lui par la mort de son Fils qui nous a prévenus; quelle espérance de salut ne devons-nous pas fonder sur sa vie, maintenant que nous sommes réconciliés ? En effet, ce Dieu qui n'a pas épargné son propre Fils, mais qui l'a, au contraire, livré pour nous à la mort, pourra-t-il bien ne pas nous donner tout le reste avec lui ?

9. Nous avons donc deux gages de salut, le sang du Sauveur et l'affection dit Saint-Esprit; mais l'un ne sert de rien sans l'autre, car le Saint-Esprit ne descend pas dans les âmes qui ne croient point en Jésus crucifié, et la foi en notre Sauveur est une foi morte sans les oeuvres de la charité qui nous est donnée par le Saint-Esprit. Jésus-Christ, le second Adam, a, comme le premier, un corps vivant,mais il a de plus un esprit vivifiant : par l'un, il peut souffrir la mort et par l'autre il ressuscite les morts. Que m'importe qu'il meure pour moi si je n'ai point part à son esprit qui me vivifie? " La chair ne sert de rien, dit-il lui-même, c’est l'esprit qui vivifie ( Joan., VI, 64). " Comment cela? En nous justifiant. En effet, si le péché est la mort de l'âme, selon ces paroles : " L'âme qui pèche mourra (Ezech., XVIII, 4), " il s'ensuit que la justice pour elle est la vie; aussi est-il dit : " La foi est la vie du juste (Rom., I, 17). " Or en quoi consiste la justice, sinon à payer de retour l'amour que Dieu a pour nous? C'est ce que fait le juste quand le Saint-Esprit lui révèle, par la foi, les éternels desseins de Dieu sur son salut. Cette révélation n'est pas autre chose que l'infusion de la grâce par ce même Esprit-Saint qui donne la mort aux oeuvres de la chair et vous prépare au royaume de Dieu, que la chair et le sang sont incapables de posséder. Ainsi le même Esprit vous donne en même temps la certitude que clous sommes aimés et la grâce d'aimer à notre tour, afin que nous ne laissions pas l'amour de Dieu pour nous sans retour.

10. Tel est le saint et grand mystère que le Fils reçoit du Père par le Saint-Esprit, et que, par le même Esprit, il communique aux siens, en les justifiant, de sorte que chaque fidèle justifié commence par connaître comme il est connu lui-même, en ce sens qu'il a comme une connaissance anticipée de sa félicité future, laquelle était demeurée cachée de toute éternité, dans le sein de Dieu qui le prédestine et ne se manifestera pleinement qu'au moment où il entrera dans la gloire. Or cette connaissance, quelque imparfaite qu'elle soit, ne laisse pas de le remplir d'espérance, si elle ne lui donne pas une entière sécurité pour l'avenir. Combien je trouve à plaindre ceux qui ne se sentent pas encore appelés à entrer dans l'assemblée des justes et qui n'ont encore aucun signe de vocation ! Qui est-ce qui s'en rapportera, Seigneur, à mes paroles? Oh, plût à Dieu qu'on eût assez de sens et d'intelligence pour me comprendre ! On ne comprend que si l'on a la foi.

11. Mais vous avez votre assemblée loin de celle des justes, malheureux et trop tranquilles amis du siècle ! Vous aussi vous avez vos mystères et vos complots; oui, vous avez vos trames impies que vous ourdissez en commun contre le Seigneur et contre son Christ. S'il est vrai que " la piété est le culte de Dieu (Job., XXVIII, 28), " quiconque aimé

a Job, chap. XXVIII, verset 28. Les Septante portent idou Theosebeia esti sophia , le culte de Dieu est la Sagesse ; la Vulgate a traduit : " La crainte du Seigneur est la sagesse même. "

le monde plus que Dieu est un idolâtre et un impie, il sert et adore la créature plutôt que le créateur. Les justes et les impies ont donc leurs camps et leurs conseils, comme je l'ai dit plus haut, mais séparés entre eux par un infranchissable chaos; les justes se tiennent à l'écart des desseins non moins que de la troupe des méchants, et ceux-ci ne ressusciteront point pour la gloire au jour du jugement, car les pécheurs ne sauraient trouver place dans l'assemblée des saints. Le conseil (a) des justes est comme une pluie bienfaisante que le Seigneur met en réserve pour son héritage, c'est la rosée mystérieuse qui n'humecte que la toison, et la source murée où nul étranger n'est admis à venir puiser de l'eau; enfin c'est le Soleil de justice qui ne luit que pour ceux qui ont la crainte de Dieu.

12. Quant aux impies, un prophète insulte à leur sécheresse et à leur aveuglement lorsqu'il les voit privés des sources d'eau fraîche et de la pure lumière dont les justes sont inondés; il leur reproche leur stérilité, leurs ténèbres, leur éloignement et leur honte en ces termes : " Tel est donc le peuple qui n'a pas voulu écouter la voix du Seigneur (Jerem., VII, 28). " Malheureux, vous n'avez pas voulu dire avec le roi David : " Je prêterai une oreille attentive aux paroles du Seigneur mon Dieu (Psalm. LXXXIV, 9) ! " Répandus tout entiers au dehors, enivrés de vanités et de folies, vous ne sauriez faire attention à ces paroles excellentes que la vérité murmure à vos oreilles: " Jusques à quand, enfants des hommes, aurez-vous le coeur courbé vers la terre ? Ne cesserez-vous point d'aimer le mensonge et la vanité (Psalm. IV, 3) ? " Vous demeurez sourds à la voix de la vérité! vous ne savez donc pas qu'elle a sur vous des desseins pacifiques, qu'elle ne parle que de paix à sort peuple, à ses saints, à toits ceux qui se convertissent du fond du coeur ? " Maintenant, leur dit-elle, vous êtes purs, parce que vous avez prêté une oreille attentive à mes paroles (Joan., XV, 3). " Ne veut-elle pas dire, en s'exprimant ainsi, que ceux qui refusent de l'écouter restent toujours impurs ?

13. Pour vous, mon bien cher ami, si vous voulez prêter au fond de votre âme une oreille attentive à la voix de Dieu, qui est plus douce à entendre que le miel à goûter, dégagez-vous d'abord des embarras du monde, recueillez-vous en vous-même, et, libre de toute préoccupation du dehors, dites avec Samuel : " Parlez maintenant, Seigneur, votre serviteur écoute (I Reg., III, 10) ; " car ce n'est point en public, au milieu du tumulte et du bruit qu'il se fait entendre; ses desseins sont secrets et c'est dans le secret qu'il les confie; mais ses paroles vous combleront certainement de consolation et de joie, si vous ne lui prêtez

a Le sens nous a fait préférer consilium par une s à coaciliuni par un c, comme il se lit dans le verset 5 du premier psaume. D'ailleurs les manuscrits l'ont écrit ainsi.

qu'une oreille attentive. Il ordonne un jour à Abraham de quitter sa famille et son pays, Abraham le fait et mérite par là de voir et de posséder la terre des vivants. Jacob, à sa voix, quitte également son frère et sa patrie, traverse le Jourdain un bâton à la main, et devient l'époux de la belle Rachel. Joseph ne gouverne l'Egypte qu'après avoir été ravi à l'amour de son père et vendu loin de sa patrie. Ainsi l'Eglise dut oublier son peuple et sa maison pour attirer sur elle, par sa beauté, les regards du Roi des rois; enfin c'est parmi leurs parents que Joseph et Marie cherchent l'enfant Jésus, et ce n'est pas là qu'ils le trouvent. Quittez donc aussi vos frères, si vous voulez sauver votre âme; sortez de Babylone, fuyez ce souffle piquant de l'aquilon; je tends les bras pour vous aider et vous secourir. Vous m'appelez votre cher abbé, je veux l'être en effet, non pas pour vous dominer, mais pour vous servir, à l'exemple " du Fils de l'homme qui n'est pas venu pour être servi, mais pour servir les autres, et donner sa vie pour eux (Matth., XX, 28)." Je m'offre même, si vous le voulez, à redevenir novice avec vous qui désirez nie prendre pour maître. Nous n'aurons l'un et l'autre qu'un maître. Jésus-Christ; il est la fin de la loi pour justifier tous ceux qui croient en lui; qu'il soit de même le dernier mot de ma lettre.

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LETTRE CVIII. A THOMAS DE SAINT-OMER, QUI N'AVAIT PAS TENU LA PROUESSE QU'IL AVAIT FAITE DE SE CONVERTIR.

Saint Bernard l'engage à laisser ses éludes, pour entrer en religion, et lui représente la fin malheureuse de Thomas de Beverla.

A son très-cher fils Thomas, le frère Bernard, abbé de Clairvaux : Marchez dans la crainte du Seigneur.

1. Vous faites bien de reconnaître l'engagement a que vous avez pris et le tort que vous avez d'en retarder ainsi l'accomplissement; mais je vous prie de ne pas songer seulement à ce que vous avez promis, et de penser aussi à Celui qui a reçu vos promesses. Ce n'est pas de moi que je veux parler, je n'ai été que le témoin de vos engagements; aussi ne craignez pas que je vous fasse des reproches sur vos délais à dégager votre parole, car voles ne m'avez rien promis , vous m'avez seulement pris à témoin de vos vieux. Je les ai donc entendus et j'en ai ressenti de la joie, je n'ai plus qu'un désir, c'est que vous la portiez

a Pour saint Bernard, cette promesse faite devant lui d'entrer en religion est un véritable voeu. Voir la lettre trois cent quatre-vingt-quinzième, et le soixante-troisième sermon sur le Cantique des Cantiques, où il gémit sur la chute des novices.

maintenant au comble, ce qui ne peut arriver tant que vous ne tiendrez pas vos promesses. Vous aviez fixé une époque que vous n'auriez pas dit dépasser, mais vous n'avez pas été prêt à l'échéance. Que m'importe après tout? c'est l'affaire de votre maître, c'est pour lui que vous êtes ou n'êtes pas en mesure. Dans le péril imminent où vous vous trouvez, j'ai pris la résolution de ne vous faire ni reproches ni menaces; je me contenterai de vous avertir, encore ne le ferai-je que si vous voulez bien me le permettre; si vous consentez à m'entendre, tout est bien ; mais si vous ne le voulez pas, je ne juge personne, je laisse à qui de droit, c'est-à-dire au Seigneur qui doit nous juger tous, le soin de réclamer et de faire valoir ses droits. Aussi pensé je que c'est pour vous un motif de plus de gémir et de craindre, puisque ce n'est pas à, un homme mais à Dieu même que vous avez manque de parole. Si je vous épargne, comme vous le voulez, devant les hommes, pensez-vous duc votre mauvaise foi demeurera impunie devant Dieu? Or je vous demande s'il est sage de craindre le jugement des hommes et de ne pas redouter celui de Dieu, " qui ne cesse d'avoir les yeux ouverts sur les méchants (Psalm. XXXIII, 17)? " Ainsi vous redoutez la confusion plus chie les châtiments, et vous craignez moins les coups de l'épée de Dieu, qui dévore ses victimes, que ceux de la langue des hommes, qui ne peut pas même effleurer la peau. Sont-ce là les beaux principes de morale dont vous faites provision dans les études qui vous captivent et vous absorbent ? sont-ce lit les fruits de ces connaissances dont l'amour vous semble un motif suffisant pour ajourner l'accomplissement de vos voeux?

2. Que penser et que dire d'une piété, d'une science, d'un savoir et de règles de conduite qui apprennent à trembler là où il n'y a rien à redouter, et à demeurer impassible quand Dieu même est à craindre? Vous feriez bien mieux d'apprendre Jésus-Christ, mais Jésus-Christ crucifié; c'est une science qu'on n'acquiert que lorsqu'on est crucifié soi-même au monde. Quelle erreur est la vôtre, mon cher fils, de croire que vous pouvez apprendre à l'école des maîtres du siècle une science où l'on ne fait de progrès avec la grâce de Dieu qu'en méprisant le monde et en devenant disciples du Sauveur. Elle n'est pas dans les livres, mais dans l'onction de la grâce; elle n'est le fruit ni d'une lettre morte ni de la spéculation, mais de l'esprit et de la pratique des commandements de Dieu, selon ce qui est dit: " Jetez dans vos cours la semence de la justice, recueillez-en des fruits de vie et procurez-vous aussi la lumière de la science (Ose., X, 12). " Vous le voyez, il faut que, la semence de la justice précède dans Pâme la lumière de la science afin qu'elle produise un fruit ide vie et non la paille stérile de la vaine gloire. Or vous n'avez pas encore semé la justice, par conséquent vous n'en n'avez pas encore pu moissonner les fruits, et vous prétendez acquérir la véritable science! hélas, vous la confondez avec celle qui enfle! Que votre simplicité est donc grande, mon cher ami, de dépenser tant d'argent pour manquer de pain, et de prendre tant de peine pour mourir presque de faim! Je vous en conjure, rentrez en vous-même, et reconnaissez que cette année de délai que vous vous êtes accordée au détriment de ce due vous devez à Dieu n'est pas un temps qui vous le rendra propice. Elle vous aliénera au contraire son esprit, et l'indisposera contre vous en même temps qu'elle vous éloignera de lui, de sorte que ce retard aura pour conséquence de détruire en vous l'esprit de votre vocation, de tarir la source de la grâce et de déterminer enfin cet état de tiédeur qui force Dieu à nous rejeter.

3. Hélas, vous me semblez dans les mêmes dispositions que celles où se trouvait votre homonyme, l'ancien prévôt de Beverla (a); il avait comme vous fait voeu d'entrer dans notre ordre et de prendre l'habit dans notre maison; mais à force de différer, il s'est peu à peu refroidi et la mort, mais une mort affreuse, le surprit avant qu'il eût quitté le monde et accompli son voeu, deux fois digne, hélas! des feux de l'enfer, si Dieu, dans sa bonté et dans sa miséricorde, n'a point eu pitié de sa pauvre âme. Je lui ai écrit comme à vous, et ma lettre n'a servi à rien qu'à l'acquit de ma conscience; heureux s'il eût écouté mes avis et suivi le conseil que je lui donnais de se hâter d'accomplir son vœu ! Il ne l'a pas fait, mais moi je n'aurai point à répondre devant Dieu de la perte de son âme. Cependant, comme la charité est désintéressée et ne cherche point ses propres intérêts, je ne cesse point de pleurer sur une mort qui me laisse d'autant plus d'inquiétudes dans l'âme qu'il s'en est moins défié quand il vivait. 0 mon Dieu, vos jugements sont un abîme, que vous êtes redoutable dans vos desseins sur nous! Vous ne lui avez donné la vocation religieuse que pour la lui ôter ensuite, et il me semble qu'il n'a reçu des grâces plus abondantes que pour accroître son infidélité! Ce n'est pas la faute de vos bienfaits, mais de sa prévarication. Car il n'a dépendu que de lui de ne pas contrister l'Esprit-Saint, ou de négliger la grâce et de rester sourd à la voix de Dieu; mais il ne peut dire avec l'Apôtre : " La grâce de Dieu n'a point été stérile en moi (I Cor. XV, 10). "

4. Si vous êtes sage, son malheur vous servira de leçon; vous vous laverez les mains dans le sang du pécheur, vous vous hâterez de rompre vos filets si vous voulez échapper à votre perte en me délivrant d'une appréhension terrible à votre sujet; vous me causez par vos retards une douleur aussi cruelle que si vous me déchiriez les entrailles, car vous êtes devenu on ne peut plus cher à mon coeur et je vous aime aussi tendrement que pourrait le faire le père le plus affectueux. C'est

a Le même que celui qui est adressée la lettre 107.

pourquoi je ne puis songer à votre état sans me sentir l'âme frappée d'une appréhension d'autant plus vive que vous me semblez plus tranquille et plus rassuré vous-même, car je sais bien de qui il a été dit: " Quand ils se croiront en paix et en sûreté, ils seront surpris par une mort soudaine, comme une femme est surprise par les douleurs de l'enfantement (I Thess., V, 3). " Je prévois tous les maux dont vous êtes menacé si vous tardez encore à vous convertir, car j'ai quelque expérience en ces choses. Que ne les prévoyez-vous comme moi! Mais rapportez-vous-en à mon expérience et à mon affection; vous savez que si d'un côté elles ne peuvent se tromper facilement, de l'autre elles ne veulent point vous induire en erreur.
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE CIX. AU JEUNE ET ILLUSTRÉ SEIGNEUR GEOFFROY DE PÉRONNE ET A SES COMPAGNONS.

Saint Bernard loue ces jeunes gens d'avoir embrassé la vie religieuse, et les exhorte à la persévérance.

A son cher fils Geoffroy (a) et à ses bien-aimés compagnons Bernard, abbé de Clairvaux, esprit de conseil et de force.

1. La nouvelle de votre conversion édifie bien des gens et comble de joie l'Eglise entière; le ciel et la terre en sont dans l'allégresse, et chacun en bénit le Seigneur. La terre a tressailli parce que les cieux l'ont arrosée de nos jours d'une pluie de grâces que Dieu a fait tomber sur son héritage des hauteurs du Sina. La croix de Jésus-Christ n'est plus stérile pour vous, comme elle l'est encore pour tant de mauvais chrétiens qui différent leur conversion de jour en jour, que la mort surprend enfin et précipite, en un instant, au fond de l'enfer. Nous voyons refleurir sous nos yeux ce bois sacré sur lequel le Dieu de gloire est mort non pas seulement pour sauver son peuple, mais encore pour réunir tous les enfants de Dieu qui étaient dispersés. C'est lui, n'en

a Une antienne édition porte Perrone ; c’est une ville très-forte sur la Somme. Geoffroy y reçut le jour et en prit le nom. C'est un des Belges que saint Bernard convertit à la vie religieuse, comme il est dit au chapitre ni du livre IV de sa Vie. II y eut encore un autre Geoffroy qui se convertit en même temps que celui-ci et qui devint plus tard prieur de Clairvaux; il faut encore ajouter Hermann de Tournay a aux clercs du monastère de Sainte-Marie et du diocèse de Tournay, jouissant d'une certaine réputation, qui suivirent Bernard, abbé de Clairvaux, par lequel ils avaient été convertis (Spicilège, tome XII, p. 479). " Hermann place ce fait (page 476), après la vingt-quatrième année de l'épiscopat de Simon, évêque de Noyon; or cedex nier fut fait évêque en 1122, on ne peut donc pas rapporter cette lettre à l'année 1131, comme le veut Manrique. Pierre de Roya, novice de Clairvaux, parle de Geoffroy de Péronne dans sa lettre placée à la suite de celles de saint Bernard. Voir la note de Horstius.

doutons pas, c'est lui qui vous à rassemblés; il vous aime comme une mère dont les entrailles vous auraient portés, vous êtes le fruit le plus précieux de sa croix et la récompense la plus chère de sa mort. Si les anges sont dans la joie pour la conversion d'un pécheur, quelle n'a pas été leur allégresse en vous voyant tous faire pénitence à la fleur de l'âge, vous dont l'exemple était d'autant plus séduisant et contagieux dans le monde, que vous y teniez une place plus distinguée par le savoir et par la naissance ! J'avais lu dans les livres sacrés que " ce n'est guère parmi les grands, les sages et les puissants que Dieu choisit les siens (I Cor., I, 26); " mais aujourd'hui, par un miracle de la. puissance divine, je vois tout le contraire arriver. Ce sont eux qui dédaignent l'éclat de la gloire, foulent aux pieds les charmes de la jeunesse et ne tiennent plus aucun compte des avantages de la naissance. A leurs yeux,la sagesse du monde est une pure folie; devenus sourds à la voix de la chair et du sang, ils sont insensibles aux larmes de leurs proches et de leurs amis: enfin crédit, honneurs, dignités, tout à leurs yeux est moins que la boue des rues s'ils possèdent Jésus-Christ. Quels motifs n'aurais-je pas de vous louer si je ne savais que tout cela ne vient pas de vous; mais le doigt de Dieu se reconnaît dans toutes ces merveilles, sa main seule les à toutes opérées. Votre conversion est un coup visible de sa grâce, et puisque tout don parfait descend du Père des lumières, il est juste de lui en rapporter toute la gloire. Lui seul a fécondé vos âmes et leur a fait produire avec abondance des fruits merveilleux de salut.

2. Il ne vous reste donc maintenant, mes très-chers amis, qu'à mener à bonne fin par tous les moyens possibles une si louable entreprise et de couronner vos débuts par la persévérance qui est la reine des vertus. N'ayez pas de ces alternatives de bon vouloir et de défaillances de volonté, mais qu'on reconnaisse en vous les dignes fils de votre Père céleste qui ne sait point varier, et dans lequel on ne pourrait signaler l'ombre mène d'un changement. Façonnez-vous sur ce modèle divin, avancez de clarté en clarté à la lumière de l'Esprit du Seigneur, et faites tous vos efforts pour ne montrer dans votre conduite ni légèreté, ni inconstance, ni hésitation. Vous savez qu'il est écrit quelque part: " L'homme qui a le coeur partagé est inconstant dans ses voies (Jacob., I, 8); " et ailleurs: " Malheur à celui qui suit deux directions sur la terre (Eccli., II, 14). " Mais si je vous félicite de votre dessein, mes bien chers enfants, je ne me félicite pas moins moi-même de ce que vous avez jeté les yeux sur moi pour vous aider à l'accomplir. Je me mets tout entier à votre disposition, je vous offre mes conseils et vous aiderai de mon concours si vous jugez que je puisse ou doive vous être utile; loin de me récuser en pareille circonstance, je suis disposé à vous ailler de toutes mes forces. Quelque cassé que je sois, si le ciel le demande, je me chargerai de ce nouveau fardeau avec bonheur, je tendrai les mains, comme on dit, avec empressement à de futurs habitants de la cité des saints et de la maison de Dieu a; on me verra, allègre et joyeux, porter à cette troupe de fuyards que l'ennemi poursuit l'épée dans les reins, du pain pour apaiser la faim qui les dévore et de l'eau pour étancher la soif qui les consume. Geoffroy, votre ami et le mien, vous dira le reste; suivez ses conseils et faites tout ce qu'il vous suggérera de ma part.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CIX.

82. A Geoffroy de Péronne. C'est un des trente jeunes Flamands de distinction et instruits que saint Bernard avait convertis : comme il se montrait encore un peu chancelant et qu'il hésitait à entrer en religion, notre Saint lui écrivit cette lettre pour ranimer son ardeur. Il entra à Clairvaux dont il fut le cinquième prieur. Il refusa dans la suite l'évêché de Tournay, quelques-uns disent de Nantes, auquel il avait été élu. Voici comment Pierre de Blois parle de ce fait: " Nous lisons que Geoffroy de Péronne, prieur de Clairvaux, ne voulut point accepter l'évêché de Tournay auquel il avait été élu. Plus tard, étant venu à mourir, il apparut à un religieux qui lui demanda en quel état il se trouvait; il lui répondit : La sainte Trinité m'a fait voir que si j'avais consenti à devenir évêque j'aurais été damné. " Alors Pierrre de Blois profite de l'exemple de ce religieux pour s'adresser à certains prélats et leur dire " Que sera-ce donc de ces malheureux qui se jettent d'eux-mêmes et avec bonheur dans le tourbillon des sollicitudes temporelles? qui passent leur vie a faire des repas somptueux, à goûter les douceurs du sommeil et à boire? qu'on voit assis à leur comptoir, supputer leurs revenus, tout occupés de leurs propres intérêts on plutôt de ceux de César bien plus que de ceux de Dieu ? " C'est ainsi que s'exprime pierre de Blois dans sa cent deuxième lettre. Césaire rapporte la même chose (livre II, chapitre XXIX). On peut voir ce que Henriquez dit de Geoffroy de Péronne dans son Ménologue, au 45 février (Note de Horstius).

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LETTRE CX. AUX PARENTS DE GEOFFROY, POUR LES CONSOLER.

Saint Bernard les console: leur fils n'est pas perdit pour eux parce qu'il s'est fait religieux : qu'ils ne craignent pas trop pour sa constitution délicate.

1. Si Dieu vous prend votre fils pour en faire son enfant, que perdez-vous à cela et qu'y perd-il lui-même ? Je vois qu'il y gagne en richesse, en noblesse et en grandeur; mais ce qui vaut beaucoup mieux encore, il y gagne de devenir un saint. Pour se rendre digne du royaume qui lui est destiné depuis le commencement du monde, il faut qu'il passe avec nous le peu de temps qu'il a à vivre, et qu'il travaille à se purifier des souillures de la vie du siècle, et à secouer de ses pieds jusqu'aux derniers grains de poussière dont ils se sont chargés dans les sentiers du monde. Si vous aimez votre fils, vous serez heureux de voir qu'il prend, en se donnant à Dieu, la voie qui doit le ramener à son père, et à quel père ! Vous ne le perdez pas pour cela, seulement en agissant comme il le fait, il vous donne pour enfants tous ceux qui l'acceptent pour frère, soit à Clairvaux, soit dans les maisons qui en dépendent.

2. Peut-être redoutez-vous l'austérité de la règle pour sa complexion délicate? Je puis bien dire avec l'auteur sacré: " Vous craignez là où il n'y a rien à craindre (Psalm. XIII, 5). " Rassurez-vous et soyez bien tranquilles, je lui servirai de père et je le traiterai comme mon fils jusqu'à ce que le Père des miséricordes et le Dieu de toute consolation le retire de mes mains et l'appelle à lui. Plus de larmes donc, plus do soupirs. Croyez-moi, votre cher Geoffroy est entré dans la voie du bonheur et non pas dans celle de la tristesse. Je remplacerai auprès de lui son père et sa mère, son frère et sa soeur ; je tâcherai de rendre droits devant lui les sentiers tortueux. et d'aplanir sous ses pas les chemins raboteux; je le conduirai avec tant d'égards et de ménagements que son

a On voit par là que saint Bernard était déjà d'un certain âge quand il écrivit cette lettre.

âme fera des progrès dans la vertu sans que son corps succombe sous le poids des macérations. En un mot, il trouvera tant de douceur et de charme au service de Dieu qu'il ne cessera de chanter sa gloire et de célébrer ses grandeurs.

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LETTRE CXI. AUX PARENTS DU MOINE ELIE AU NOM DE CE RELIGIEUX.

Saint Bernard au nom d'Elie les engage de ne rien faire pour empêcher ou retarder son entrée au service de Dieu; ce serait d'ailleurs faire mal en pure perte.

1. Il n'y a qu'une circonstance où il ne soit pas permis d'obéir à ses parents, c'est quand Dieu le défend; il a dit en effet : " Quiconque aime son père ou sa mère plus que moi, n'est pas digne de moi (Matth., X, 37). " Après cela, si vous m'aimez en bons et véritables parents, si vous avez pour votre enfant de vrais sentiments de père et de mère, pourquoi m'inquiétez-vous dans la résolution que j'ai prise de plaire à Dieu notre père à tous? Dans quel but essayez-vous de me détourner du service de celui qui place ses serviteurs sur le trône? Faut-il que j'avoue avec l'auteur sacré, " que nous n'avons d'ennemis due parmi les membres de notre famille (Matth., X, 36) ? " Non, je ne dois pas faire ce que vous me demandez; en cette circonstance je ne vois pas en vous des parents, mais des ennemis. Ah! si vous aviez pour moi quelque amour, vous vous sentiriez heureux de me voir aller à mon père qui est aussi le vôtre, et qui est notre père à tous. D'ailleurs qu'ai-je à démêler avec vous ? Je n'ai reçu de vous que le péché et la misère; si je vous dois quelque chose, ce n'est qu'un corps mortel et corruptible. N'est-ce pas assez de m'avoir fait naître pour partager votre misère, de m'avoir conçu, mis au monde et nourri dans le péché? faut-il encore que vous m'enviiez la miséricorde de celui qui ne veut pas la mort du pécheur, et que vous m'exposiez à la damnation éternelle ?

2. Père inhumain, mère cruelle, parents impies et dénaturés! Mais vous n'êtes pas des parents, vous n'êtes que des meurtriers. Le salut de votre enfant vous navre le coeur, sa mort réjouirait votre âme ! Mieux vaudrait, à vos yeux, que je périsse avec vous, plutôt que de conquérir une couronne sans vous; il n'est rien que vous ne tentiez pour m'exposer

a Nous donnons, pour ta première fois, la suscription de cette lettre, d'après le manuscrit déjà cité de Corbie. Peut-être faut-il voir dans cette lettre une de celles que saint Bernard donnait quelquefois à composer à ses secrétaires, comme on en voit un exemple dans la trois cent quatre-vingt-neuvième lettre. Voir la note de Horstius.

de nouveau à un naufrage pareil à celui dont je n'ai pu réchapper que ma personne, pour me rejeter au milieu de l'incendie dont je ne me suis sauvé qu'à demi dévoré par les flammes, ou pour m'exposer encore aux coups des voleurs qui m'ont, la première fois, laissé pour mort et couvert de blessures dont je suis à peine guéri, grâce aux soins d'un samaritain charitable. Voilà que sous les étendards du Christ je suis sur le point de conquérir le ciel, sinon par mes forces, du moins par la grâce de celui qui a vaincu le monde, et vous voulez m'arracher la victoire. des mains, me faire renoncer à un triomphe déjà presque assuré et me forcer de rentrer dans le siècle, comme le chien retourne à l'aliment qu'il a rejeté ou comme l'animal immonde revient à sa bauge. Etrange aveuglement! La maison est en feu, déjà les flammes m'atteignent dans ma fuite, et vous me barrez le passage, vous ne voulez pas que j'échappe, vous me rappelez au foyer de l'incendie qui vous entoure vous-mêmes de toutes parts et au milieu duquel vous vous entêtez à demeurer avec la plus incroyable folie et l'obstination la plus insensée. Quelle démence ! Si vous comptez pour rien de vous perdre, pourquoi vous imiterais-je ? Fuyez plutôt avec moi pour ne pas devenir la proie des flammes. Vous n'espérez pas sans doute que vos tourments seront diminués par les miens; n'avez-vous donc peur que de périr sans moi? Hélas! en quoi les flammes qui me consumeront rafraîchiront-elles le feu qui vous dévorera, et quel soulagement, si vous êtes damnés, trouverez-vous dans ma propre damnation? Je ne sache pas que la vue des mourants soit faite pour consoler de la mort qu'on souffre. Telle n'était pas non plus la pensée de ce mauvais riche qui, renonçant pour lui-même à tout espoir de voir ses tourments adoucis, voulait du moins qu'on informât ses frères de son triste sort, afin qu'ils ne vinssent pas un jour partager ses tourments. Sans doute il pensait que la vue de leurs souffrances ajouterait encore aux siennes.

3. Mais quoi ! irai-je dans une courte visite essuyer pour quelques instants les larmes d'une mère, au risque d'on verser d'intarissables un jour sur sa perte et sur la mienne? M'exposerai je pour apaiser pendant quelques jours un père que mon départ irrite, à nous voir l'un et l'autre à jamais inconsolables, éternellement incapables de nous aider dans notre commun malheur! Je ferai bien mieux, suivant le conseil de l'Apôtre, je fermerai les oreilles à la voix de la chair et du sang, pour ne les ouvrir qu'à celle du Seigneur, qui nous dit : " Laissez les morts ensevelir leurs morts (Matth., VIII, 22); " ou de David lorsqu'il s'écrie "Mon âme n'a voulu goûter aucune consolation (Psalm. LXXVI, 4); " ou bien encore du triste Jérémie quand il proteste " qu'il n'a rien désiré de tout ce que le monde possède (Jerem., XVII, 16). " En effet, je viens d'acquérir des droits au plus magnifique héritage, le ciel même est le lot qui m'est échu, la terre pourrait-elle désormais me tenter, et les consolations de la chair conserver des charmes pour moi? Non; quand une fois on a goûté aux choses spirituelles, on ne trouve plus de goût aux charnelles; qu'est-ce que la terre quand on aspire au ciel, et quel charme peut-il y avoir dans ce qui passe en comparaison de ce qui ne doit jamais finir ? Cessez donc, je vous en prie, cessez, mes chers parents, de vous affliger et de verser sur moi des larmes inutiles, vous me tourmenteriez en pure perte; ne continuez pas à m'envoyer des gens de votre part, vous ne réussiriez qu'à me faire chercher un asile plus éloigné de vous tandis que je n'ambitionne qu'une seule chose: mourir en paix à Clairvaux; c'est là que j'ai fixé ma demeure pour le reste de mes jours, et que je veux prier Dieu sans cesse, pour vos péchés en même temps que pour les miens, et lui demander qu'après avoir été séparés en ce monde pendant quelque temps pour l'amour de lui, nous vivions dans l'autre éternellement unis par les liens de son indissoluble amour, dans une félicité aussi durable que les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CXI.

83. Saint Bernard écrivit cette lettre aux parents d'un novice appelé Elie, et en son nom, pour blâmer les efforts qu'ils faisaient afin de détourner leur fils du dessein qu'il avait conçu d'entrer en religion. " On pourrait, dit Lessius, trouver le langage de saint Bernard un peu dur, s'il n'était dicté par une sagesse et une. sainteté comme les siennes. Qui oserait critiquer l'organe dont le Saint-Esprit même a fait choix? Il savait toute l'importance du projet qu'Elie avait formé. Ce n'était pas un homme à écrire en ces termes à toute sorte de parents, il ne le fait qu'à ceux dont l'importunité expose le salut de leur enfant au plus grand danger, ou qui ne savent point mettre un terme à leurs sollicitations. " C'est ainsi que s'exprime Lessius dans son utile Traité sur le Choix d'un état, question IV, 36. Voir la note de la cent quatrième lettre (Note de Horstius).

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LETTRE CXII. A GEOFFROY DE LISIEUX.

Saint Bernard déplore son retour au siècle et l'invite à rentrer en religion.

1. Que je vous plains, mon cher Geoffroy, et que de larmes vous me coûtez ! Pourrais-je en effet vous voir d'un oeil insensible jeter aux pieds des démons et dans l'immonde bourbier des vices du siècle cette fleur de jeunesse que vous avez cueillie dans toute sa fraîcheur pour l'offrir à Dieu, au grand contentement des anges? Eh quoi! Dieu vous avait appelé à son service et vous avez pu ensuite écouter la voix du démon et marcher sur ses pas ! Vous avez pu vous détourner du sentier qui conduit à la gloire éternelle après vous y être engagé à la suite du Christ! Combien ce qui vous arrive me fait comprendre la vérité de ces paroles: " Nous n'avons de pires ennemis que ceux de notre maison (Matth., X, 36, et Mich., VII, 6) ! " Car ce sont vos proches et vos amis qui se sont ligués contre vous, ce sont eux qui vous ont replacé dans la gueule du lion, ramené aux portes de la mort et replongé dans les ténèbres extérieures, où déjà le siècle compte tant de morts; peu s'en faut même que vous ne soyez dès maintenant englouti dans l'enfer, dont le gouffre est béant sous vos pas , et n'attend que sa proie pour la dévorer.

2. Revenez, je vous en prie, avant que vous soyez enseveli dans le

a Quelques manuscrits portent Luxeuil. Orderic appelle quelquefois ainsi Lisieux, en Neustrie, de sorte qu'il n'y a bien souvent dans les écrits de cette époque aucune différence entre Lisieux et Luxeuil qui se trouve dans le comté de Bourgogne.

profond abîme, avant que l'ouverture du puits se ferme sur vous; revenez avant que vous soyez submergé sans jamais pouvoir surnager de votre naufrage, n'attendez pas que vous soyez jeté pieds et poings liés dans ces ténèbres extérieures où il n'y a plus que pleurs et grincements de dents, que nuit affreuse, que sombres et mortelles horreurs. Si vous devez rougir, c'est de vous être enfui, non pas de venir reprendre les armes, et recommencer la lutte. Vous savez bien due le combat n'est pas fini, les deux armées sont toujours aux prises et la victoire est encore dans vos mains. Nous vaincrons ensemble, si vous le voulez; je ne suis pas jaloux de la gloire qui peut vous revenir de la victoire. J'irai même avec la plus grande allégresse au-devant de vous, et vous recevrai à bras ouverts en m'écriant: " Livrons-nous à la joie des festins, car notre frère que voilà était mort, il est ressuscité; il était perdu, et il est retrouvé (Luc., XV, 32) ! "

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LETTRE CXIII. A LA VIERGE SOPHIE.

Saint Bernard loue Sophie d'avoir méprisé les vanités du monde : il fait l'éloge des vierges chrétiennes et dit quels sont leurs privilèges, leur récompense et leur parure ; il l'engage à persévérer.

A la vierge Sophie, Bernard, abbé de Clairvaux, salut, et voeux sincères qu'elle conserve son titre de vierge et mérite d'en obtenir la récompense.

1. " Les grâces et les charmes de la beauté ne sont que déception et vanité; il n'y a de vrai mérite pour les personnes du sexe que dans la crainte de Dieu (Prov., XXXI, 30). " Je vous félicite, ma fille, d'avoir foulé aux pieds toutes les vanités du monde; il est vrai qu'elles n'ont rien que de méprisable, mais quand on voit tant d'hommes qui, pour tout le reste, sont sages, professer pour elles une estime insensée, vous méritez qu'on vous loue de n'en avoir point été séduite : elles sont comme la fleur des champs qui se fane en un jour, ou comme une vapeur qui disparaît en un instant, et dans tout leur éclat elles donnent encore plus de peine que de plaisir. En effet, que de mal pour nous faire. rendre ce qu'on nous a dérobé ou pour défendre ce qui nous appartient, sans compter l'envie, les soupçons et les désirs ambitieux! Rien n'apaise la soif d'acquérir qui nous dévore, et l'ambition de l'homme n'a pas de cesse, même dans le succès. S'il se trouve quelque plaisir mêlé à tout cela, il passe bien vite et ne revient plus; les peines qui lui succèdent durent toujours; d'ailleurs, presque tout le monde est sevré de ce plaisir, et cependant on voit peu de gens qui le méprisent. Pourquoi cela? C'est que la plupart des hommes n'écoutent due la voix de la nature. La grâce n'est entendue que du petit nombre, mais surtout de bien peu de gens d'un rang élevé, comme l'Apôtre en fait la remarque : " Elle n'a pas choisi beaucoup de gens de qualité, mais elle a appelé des hommes de rien (I Cor., I, 28). " Vous ôtes donc bénie et privilégiée entre tous cous de votre rang , puisque vous vous signalez parmi eux par le mépris des vanités qu'ils recherchent avec ardeur, et par l'ambition d’une gloire plus élevée. Certainement vous avez grandi en distinction et en éclat, en vous faisant petite. quand la naissance vous avait placée au premier rang; si de ces deux grandeurs l'une est le fait de votre naissance et vient. de vos parents, l'autre est celui de la grâce qui vous l'a procurée. Comme ce qui vous est propre est en même temps plus rare, il doit vous être plus cher; car si la vertu est rare sur la terre parmi les hommes, combien plus rare encore est-elle chez les femmes, surtout quand à la faiblesse naturelle de leur sexe s'ajoute la grandeur de la naissance! On a demandé quel homme " a trouvé une femme forte (Prov., XXXI, 16), " surtout parmi les femmes de qualité, me permettrai-je d'ajouter. Quoique Dieu n'ait point d'égard à la condition des personnes, la noblesse donne pourtant je ne sais quel lustre à la vertu, sans doute parce qu'elle la fait éclater davantage. Quand une personne de condition obscure mène une vie cachée, on ne peut dire si c'est par choix ou par nécessité; or s'il est bien de faire de nécessité vertu, on ne peut nier qu'il ne soit mieux encore de faire de la vertu un libre choix de la volonté.

2. Que les autres personnes de votre sexe. s'enivrent des fugitives jouissances qu'elles peuvent trouver dans les illusions et dans les vanités des choses du monde, elles n'ont pas d'autres espérances; in ai vous qui en avez d'autres, reposez-vous tout entière en elles, réservez-vous pour ce poids éternel d'une gloire incomparable qu'un rapide instant d'affliction dans ce monde nous assure dans l'autre. Si vous êtes critiquée par ces filles mondaines, vraies filles de Bélial, au corps cambré, à la démarche onduleuse, parées comme des chasses, dites-leur avec l'Ecriture : Mon royaume, à moi, n'est pas de ce monde. Si le temps est venu pour vous de régner, le mien ne l'est pas encore; ma gloire est cachée en Dieu avec Jésus-Christ, mais quand il se manifestera, lui qui est ma vie, j'apparaîtrai avec lui dans la gloire. D'ailleurs vous avez bien dès maintenant de quoi vous glorifier en Dieu si vous le voulez, avec autant de raison que de sécurité; car, sans parler de la couronne éternelle que le Seigneur vous prépare, du bonheur qui vous attend de voir un jour face à face votre divin Époux dans sa gloire, de la joie de lui devoir à jamais une beauté incomparable, sans tache ni rides, exempte de tous les outrages du temps ; sans rappeler non plus les caresses qu'il promet à votre âme, quand, de sa main gauche soutenant votre tête, il vous embrassera de la droite; sans compter la place éminente que vous occuperez avec les vierges dans le royaume des cieux, et le cantique nouveau que vous chanterez à la suite de l'Agneau partout où il ira; sans parler enfin de tous ces avantages auxquels l'œil n'a rien vu, l'oreille n'a rien entendu, le coeur n'a rien conçu de comparable, qui vous sont assurés et que vous devez attendre, mais que l'avenir seul possède et vous réserve.

3. Ne nous occupons que du présent, ne mentionnons que les faveurs de l'Esprit-Saint dont vous êtes prévenue, les cadeaux de fiançailles et de noces de l'Époux, ses gages d'amour, ses bénédictions et ses douces prévenances, toutes choses auxquelles vous espérez qu'un jour il saura mettre le comble en se donnant lui-même. Voilà les riches parures qui vous attirent les regards des anges; vous pouvez bien les étaler à tous les yeux; je défie toutes les filles de Babylone, si fières de ce qui devrait les couvrir de honte et de confusion, de nous montrer dans leurs atours rien qui en égale l'éclat et le prix. Leurs corps sont parés de vêtements splendides où la pourpre se marie au lin, tandis que leurs pauvres âmes sont dans une misère sordide; elles sont éclatantes de pierreries, il est vrai, mais elles sont loin de briller par les maurs. Pour vous, au contraire, avec des dehors qui n'annoncent rien moins que le luxe, vous avez aux yeux de Dieu une mise d'une rare beauté, votre parure, tout intérieure, n'est que pour l’oeil du Créateur et non point pour celui des créatures, car c'est en vous que se trouve celui auquel vous voulez plaire, c'est la foi qui lui fait une demeure de votre âme, aussi est-il dit: " Toute la beauté de la fille de Sion est en elle (Psalm. XLIV, 44). " Réjouissez-vous donc, fille de Sion; tressaillez d'allégresse, fille de Jérusalem, car le Roi des rois est épris de vos charmes dont des flots de lumière rehaussent l'éclat et la majesté; car, dit le Palmiste: " Il ne voit devant lui que gloire et que sujet de louanges (Psalm. CXV, 6). " De qui parlait-il en ces termes ? C'était du plus beau des hommes, de celui sur lequel les anges eux-mêmes brûlent du désir de fixer leurs regards.

4. Voilà celui dont vous charmez les regards, aimez donc ce qui vous rend belle à ses yeux, ne cessez de lui montrer ce dont la vue le captive, et publiez hautement de qui vous tenez vos charmes si vous voulez les conserver, car votre éclat et votre beauté sont liées à la reconnaissance s'il faut en croire le Psalmiste qui dit: " La beauté et la reconnaissance sont comme les deux parties de votre vêtement (Psalm. CIII, 1); " et ailleurs: " Il ne voit devant lui que gloire et due sujet de louanges (Psalm. CXV, 6). " Au fait, il est certain que la reconnaissance ou la confession des biens qu'on a reçus concourt en même temps à l'éclat et à la beauté en confessant ses fautes, le pécheur les efface, et en confessant la source de ses vertus, l'âme sainte augmente ses mérites. Dans la confession de ses péchés, le pécheur offre à Dieu le sacrifice d'un coeur contrit et pénitent; et dans celle des bienfaits qu'il a reçus, le juste en offre un de reconnaissance. C'est donc une double source de beauté pour l'âme que la confession, puisque d'un côté si elle contribue à les purifier quand elle est souillée; de l'autre elle concourt à la rendre plus belle en lui donnant de nouveaux attraits. Sans la confession, le juste est coupable d'ingratitude et le pécheur est comme frappé de mort, selon ce qui est dit : " Un mort ne peut plus rien confesser (Eccli., XVII, 26). " Ainsi pour le pécheur la confession c'est la vie, et pour le juste c'est la gloire, et si l'un ne peut, l'autre ne doit pas la négliger, car il est écrit : " C'est à ceux qui ont le coeur droit qu'il appartient de confesser les louanges de Dieu ( Psalm. XXXII,1). " La soie, la pourpre et l'éclat des couleurs peuvent être belles, mais elles ne sauraient donner la beauté, c'est donc en vain qu'on la leur demande. Si elles brillent sur notre personne, il n'y a qu'elles qui brillent; les déposons-nous, toute notre beauté d'emprunt disparaît avec elles, parce qu'elle n'est pas à nous, mais à notre parure.

5. Pour vous, ma fille, n'imitez pas le travers des personnes qui mendient la beauté à mille objets étrangers quand elles ont perdu la leur; leurs soins infinis; leurs dépenses excessives, et les mille ajustements frivoles dont elles tâchent d'éblouir les insensés, ne montrent que trop combien elles sont laides de leur propre fond; regardez comme une chose indigne de vous de ne devoir votre beauté qu'à la peau d'un animal et au travail de vils insectes; qu'il vous suffise de celle que le bon Dieu vous a donnée; je ne connais pas d'autre beauté dans les choses et dans les personnes que celle qui n'a besoin d'aucun secours étranger pour briller. Qui oserait comparer tous les joyaux d'une couronne de reine aux roses et aux rubis que la pudeur sème sur le visage des vierges et aux grâces qu'une vie régulière répand dans toute leur personne ? Je ne connais rien qui donne plus d'attraits et de charpies aux personnes du sexe que cette sévérité de principes qui règle leurs manières et leurs pensées sur la modestie, ne leur permet ni démarche altière, ni regards fiers et hardis, compose leur visage, modère leurs ris, captive leur langue, réprime l'intempérance, tempère la vivacité du caractère et donne de la gravité au maintien; tels sont les bijoux dont la vierge chrétienne aime à se parer; voilà les atours qui relèvent sa beauté au-dessus de celle des anges eux-mêmes; car si les anges aussi sont vierges, ils n'ont point de corps, et leur vertu en ce point est moins grande que leur bonheur. Voilà ce qui fait la beauté de la vierge chrétienne et rend sa condition digne d'envie aux anges eux-mêmes.

6. Il nous reste encore une remarque à faire sur la beauté de la vierge chrétienne, c'est qu'elle est d'autant plus durable qu'elle lui appartient en propre. Voyez les filles du siècle, elles sont chargées de bijoux d'or et d'argent et de pierres précieuses, elles sont parées comme des reines, pour ne pas dire chargées comme des porte-faix; elles portent des robes d'étoffes précieuses, dont la queue longue et traînante soulève derrière elle des nuages de poussière. Mais qu'est-ce que cela pour vous, ma fille? Il faut, à la mort, déposer ces atours; on ne conserve que les vôtres, c'est-à-dire la parure des saints. Ce qu'elles ont n'est point à elles, et quand elles mourront elles n'emporteront rien avec elles; cet éclat emprunté ne les suivra point au tombeau, il leur faudra s'en dépouiller avant de quitter le monde et le laisser pour que d'autres aussi vaines qu'elles en jouissent à leur tour. Mais il n'en est pas de même de vos joyaux à vous, vous êtes bien sûre de ne pas les laisser ici-bas après vous, parce qu'ils n'appartiennent qu'à vous; ni violences ni ruses ne sauraient vous en priver: il n'est pas de voleurs qui puissent vous les dérober ni de tyrans assez forts pour vous les enlever; votre parure ne redoute ni la dent des vers, ni la main du temps, ni la fatigue et l'usure; elle subsiste même sous les coups de la mort, car elle ne consiste que dans les richesses de l'âme et n'a rien de commun avec le corps. Toutes vos parures suivent votre âme quand elle se sépare de votre corps et ne sauraient périr avec lui. Or ceux même qui peuvent tuer le corps ne peuvent absolument rien sur l'âme.

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LETTRE CXIV. A UNE AUTRE RELIGIEUSE.

Sous l'habit religieux, elle avait conservé l'esprit du monde ; saint Bernard la félicite d'être rentrée dans son devoir, et l'engage fortement à ne plus résister à la grâce.

1. J'ai appris avec bien du bonheur que vous avez renoncé aux joies qu'on peut goûter ici-bas dans cette vallée de larmes, pour ne plus soupirer qu'après les joies solides et véritables dont le torrent délicieux inonde là-haut la cité de Dieu; ce sont les seules dignes de ce nom, parce qu'elles ont leur source dans le Créateur, non dans la créature, et que personne ne peut vous les ravir. Au prix de ces jouissances-là, toute joie n'est que tristesse, tout plaisir, que douleur, toute douceur qu'amertume, toute beauté que laideur, en un mot, toute consolation n'est qu'ennui. Je vous prends vous-même à témoin de ce que je dis: vous n'avez qu'à vous consulter pour être intimement convaincue de la vérité de ce que j'avance. N'est-ce pas le cri de l'Esprit-Saint au fond de votre âme? Ne vous a-t-il pas fait sentir cette vérité avant moi ? Comment auriez-vous pu sans cela, jeune, belle et noble comme vous l'êtes, vous élever au-dessus de votre âge et de la fragilité de votre sexe, au point de mépriser cette grâce exquise, cette beauté remarquable et la grandeur que donne la naissance, si vous n'aviez trouvé tous ces avantages de la nature indignes d'entrer en comparaison avec ceux de la grâce, et si vous n'aviez reçu la force de triompher des charmes de l'une en même temps qu'un puissant et victorieux attrait pour goûter la douceur de l'autre ?

2. Après tout, rien de mieux justifié que vos goûts et vos dédains. Ce que vous méprisez est bien peu de chose, bien fugitif, et ne s'élève point au-dessus de la terre, tandis que ce qui a obtenu vos préférences est grand, éternel et divin. Je vais plus loin encore, je dirai, sans craindre de sortir des bornes de la vérité, que vous êtes venue des ténèbres les plus profondes à la lumière la plus éclatante, d'une mer orageuse et soulevée au port du salut; qu'enfin vous êtes passée de la plus dure servitude à la liberté la plus douce, de la mort à la vie; car, tandis que vous viviez au gré de vos caprices plutôt que selon la volonté de Dieu, n'ayant d'autre règle que votre bon plaisir, et non pas celui de Dieu, votre vie était une véritable mort; si pour le monde vous étiez vivante, pour Dieu vous étiez véritablement morte, ou plutôt vous n'étiez vivante ni pour l'un ni pour l'autre, car en voulant avec un nom et sous l'habit religieux vivre à la manière des gens du monde, vous teniez Dieu à l'écart et vous viviez sans lui, tandis que de son côté le monde ne voulait plus de vous et vous repoussait quand vous étiez assez folle pour le rappeler vers vous. Quelle position critique était la vôtre ! Placée entre les deux, comme on dit, vous ne vouliez plus de Dieu et le monde ne voulait pas de vous (a). Vous ne vivez plus à Dieu parce que vous ne vouliez point de lui, et vous ne viviez plus au monde parce que le monde ne voulait plus de vous. Ne pouvant vivre pour Fuit, ne voulant point vivre pour l'autre, vous étiez morte en même temps pour les deux. C'est le sort réservé à quiconque fait un voeu qu'il n'accomplit pas et prend une livrée en opposition avec les pensées secrètes de son âme. Mais à présent, grâce à Dieu, vous revenez à la vie, non pour le péché, mais pour la justice, pour Dieu, et non pas pour le monde, car vous êtes bien convaincue aujourd'hui que vivre pour le siècle c'est en effet mourir, tandis que mourir pour le Christ c'est vivre en réalité : " Heureux ceux qui meurent de la sorte dans le Seigneur (Apoc., XIV, 13) ! "

3. Je ne vous reprocherai plus maintenant la transgression de vos vaux et l'oubli de votre profession, car on ne vous verra plus porter une âme malade dans un corps en pleine santé, ni flétrir votre titre de vierge par le dérèglement de votre conduite; ce ne sera pas en

a Ce que dit saint Bernard se trouve admirablement confirmé par ces paroles de l'Imitation de Notre-Seigneur Jésus-Christ, chap. XXV: " Un religieux lâche et tiède essaie peine sur peine, et n'éprouve que chagrin de toutes parts, parce qu'il est privé des consolations intérieures et qu'il lui est défendu d'en chercher au dehors.. On peut lire encore sur cc sujet le troisième et le cinquième sermon sur l'Ascension.

vain désormais qu'on vous verra porter le nom et le voile des vierges. Comment a-t-on pu jusqu'à cette heure vous donner les titres vénérables de nonne (a) ou mère, et de religieuse, quand avec ces saints noms vous meniez une vie si peu édifiante? Que faisait sur votre front ce voile, indice mensonger de la modestie, quand vos yeux lançaient des regards brûlants et passionnés ? Vous vous voiliez le front, j'en conviens, mais sous lé voile perçait l'arrogance, et sous ce symbole de la pudeur on entendait des paroles qui faisaient rougir. Ces bruyants éclats de rire, cette démarche peu réservée, cette recherche dans la parure, convenaient bien mieux à une femme mondaine ornée de la guimpe (b) qu'à une vierge consacrée à Dieu. Mais le Christ a vaincu, tout cela n'est plus, vous commencez maintenant une nouvelle vie, vous avez bien plus à coeur à présent de parer votre âme que votre corps, et vous aimez mieux une sainte vie que de superbes atours. Vous vous conduisez aujourd'hui comme vous le devez, ou plutôt comme vous auriez dû le faire depuis longtemps, puisque vous en aviez pris l'engagement; mais le Saint-Esprit, qui souffle où et quand il lui plait, n'avait pas encore soufflé sur votre âme, et peut-être êtes-vous excusable pour la conduite que vous avez menée jusqu'à présent; mais désormais, si vous éteignez le feu divin que cet Esprit a de son souffle rallumé dans votre âme, et qu'il y nourrit de saintes pensées, que vous restera-t-il en perspective, sinon les flammes dévorantes d'un feu que rien ne pourra éteindre ? Fasse le ciel que ce même Esprit de Dieu éteigne en vous les désirs de la chair, seuls capables d'étouffer nu jour, à Dieu ne plaise qu'il en soit ainsi, les saints désirs de votre âme, et de vous précipiter dans les flammes éternelles.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CXIV. A UNE RELIGIEUSE.

84. d une femme ornée de la guimpe........ Telle est la leçon de tous les manuscrits de la bibliothèque royale, de la Colbertine, de celles de la Sorbonne et du collège royal de Navarre; de Saint-Victor de Paris, de Compiègne et de beaucoup d'autres, tandis que toutes les éditions, deux exceptées, celle de Paris de 4494, et celle de Lyon de 1630, remplacent les mots "portant une guimpe, " par ces expressions " à une femme enflée. " Que signifient, dit-on, ces mots " portant guimpe ? " Or cette expression dérive évidemment de wimple ou guimple, espèce d'ornement que les femmes portaient sur la tête. Les grandes dames aimaient beaucoup s'en parer autrefois, comme on le voit dans les portraits de femmes de distinction; mais les personnes d'habitudes plus simples et plus modestes s'abstenaient de la porter, comme on le voit dans les deux vers suivants d'un de nos poètes cité par Borell dans son Glossaire français

Moult fut humiliant et simple,

Elle eut un voile en lieu de guimple.

A présent la guimpe n'est plus guère. connue que dans les couvents de femmes (Note de Mabillon).
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

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