VIVÈS, PARIS 1866
Source : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/
OEUVRES COMPLÈTES DE SAINT BERNARD *
LETTRES *
NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *
LETTRE CXCVI. A GUY, LÉGAT DU SAINT SIÈGE, SUR LE MÊME SUJET. *
NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *
LETTRE CXCVII. A PIERRE, DOYEN DE BESANÇON (a). *
LETTRE CXCVIII. AU PAPE INNOCENT. *
LETTRE CXCIX. AU MÊME PAPE, SUR LE MÊME SUJET. *
LETTRE CC. A MAÎTRE ULGER, ÉVÊQUE D'ANGERS, AU SUJET D'UN GRAND DIFFÉREND QUI S'ÉTAIT *
ÉLEVÉ ENTRE LUI ET L'ABBESSE (a) DE FONTEVRAULT. *
LETTRE CCI. A BAUDOUIN, ABBÉ DE RIÉTI (a). *
LETTRE CCII. AU CLERGÉ DE SENS. *
LETTRE CCIII. A ATTON, ÉVEQUE DE TROYES, ET A SON CLERGÉ. *
LETTRE CCIV. A L'ABBÉ DE SAINT-AUBIN (a). *
LETTRE CCV. A L'ÉVÊQUE DE ROCHESTER (a). *
NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *
LETTRE CCVI. A LA REINE (a) DE JÉRUSALEM. *
LETTRE CCVII. A ROGER, ROI DE SICILE. *
NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *
LETTRE CCVIII. AU MÊME PRINCE. *
NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *
LETTRE CCIX. AU MÊME PRINCE. *
LETTRE CCX. AU PAPE INNOCENT. *
LETTRE CCXI. AU MÊME PONTIFE. *
LETTRE CCXII. AU MÊME PONTIFE. *
LETTRE CCXIII. AU MÊME, PAPE. *
LETTRE CCXIV. AU MÊME PAPE. *
LETTRE CCXV. AU MÊME PAPE. *
LETTRE CCXVI. AU MÊME PAPE. *
LETTRE CCXVII. AU MÊME PAPE. *
LETTRE CCXVIII. DERNIÈRE LETTRE DE SAINT BERNARD AU MÊME PAPE, POUR SE JUSTIFIER. *
LETTRE CCXIX. AUX TROIS (a) ÉVÊQUES DE LA COUR DE ROME, AUBRY (b), D'OSTIE, ETIENNE DE PALESTRINE, IGMARE (c) DE FRASCATI, ET A GÉRARD, CHANCELIER DE L'ÉGLISE ROMAINE. *
LETTRE CCXX. AU ROI LOUIS. *
LETTRE CCXXI. AU MÊME PRINCE. *
LETTRE CCXXII. A JOSSELIN (a), ÉVÊQUE DE SOISSONS, ET A SUGER, ABBÉ DE SAINT-DENIS. *
LETTRE CCXXIII. A JOSSELIN, ÉVÊQUE DE SOISSONS. *
LETTRE CCXXIV. A ÉTIENNE (d), ÉVÊQUE DE PALESTRINE. *
NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *
LETTRE CCXXV. A MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE DE SOISSONS. (JOSSELIN). *
LETTRE CCXXVI. AU ROI DE FRANCE, LOUIS. *
LETTRE CCXXVII. A L'ÉVÊQUE DE SOISSONS. *
LETTRE CCXXVIII. A PIERRE LE VÉNÉRABLE, ABBÉ DE CLUNY, QUI SE PLAIGNAIT DE NE RECEVOIR AUCUNE RÉPONSE. *
NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *
LETTRE CCXXIX (a). PIERRE LE VÉNÉRABLE A SAINT BERNARD. *
NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *
LETTRE CCXXX. AUX TROIS ÉVÊQUES (a) D'OSTIE, DE FRASCATI ET DE PALESTRINE. *
LETTRE CCXXXI. AUX MÊMES PRÉLATS, POUR L'ABBÉ DE LAGNY (a). *
LETTRE CCXXXII. AUX MÊMES PRÉLATS. *
LETTRE CCXXXIII. A JEAN, ABBÉ DE BUZAY (b), QUI AVAIT ABANDONNÉ SA CHARGE POUR SE RETIRER DANS LA SOLITUDE. *
LETTRE CCXXXIV. A HERBERT, ABBÉ DE SAINT-ÉTIENNE (a) DE DIJON. *
LETTRE CCXXXV. AU PAPE CÉLESTIN, CONTRE L'ARCHEVÊQUE INTRUS (a) D'YORK. *
LETTRE CCXXXVI. A TOUTE LA COUR ROMAINE, SUR LE MEME SUJET. *
LETTRE CCXXXVII. A LA COUR ROMAINE TOUT ENTIÈRE, QUAND L'ABBÉ DE SAINT-ANASTASE FUT ÉLU (a) PAPE SOUS LE NOM D'EUGÈNE. *
NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *
LETTRE CCXXXVIII. PREMIÈRE LETTRE DE SAINT BERNARD AU PAPE EUGÈNE. *
NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *
LETTRE CCXXXIX. AU MÊME PAPE. *
LETTRE CCXL. AU MÊME PAPE, SUR LE MÊME SUJET. *
LETTRE CCXLI. A HILDEFONSE, COMTE DE SAINT-GILLES, AU SUJET DE L'HÉRÉTIQUE HENRI. *
NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *
LETTRE CCXLII. AUX HABITANTS DE TOULOUSE, APRÈS SON RETOUR. *
LETTRE CCXLIII. AUX ROMAINS QUAND ILS ABANDONNÈRENT LE PAPE EUGÈNE (a). *
LETTRE CCXLIV. A L'EMPEREUR CONRAD. *
LETTRE CCXLV. AU PAPE EUGÈNE, POUR L'ÉVÊQUE D'ORLÉANS. *
NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *
LETTRE CCXLVI. AU MÊME PAPE, POUR LE MÊME ÉVÊQUE D'ORLÉANS, APRÈS QU'IL EÛT ÉTÉ DÉPOSÉ, *
LETTRE CCXLVII. AU MÊME PONTIFE EN FAVEUR DE L'ARCHEVÊQUE DE REIMS. *
NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *
LETTRE CCXLVIII. AU MÊME SOUVERAIN PONTIFE. *
NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *
LETTRE CCXLIX. AU MÊME PAPE. *
LETTRE CCL. A BERNARD (a), PRIEUR DE L'ABBAYE DES PORTES. *
LETTRE CCLI. AU PAPE EUGÈNE. *
LETTRE CCLII. AU MÊME PAPE, CONTRE L'ARCHEVÊQUE D'YORK. *
LETTRE CCLIII. A L'ABBÉ (a) DE PRÉMONTRÉ. *
NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *
LETTRE CCLIV. A GUÉRIN (a), ABBÉ DE SAINTE-MARIE DES ALPES. *
LETTRE CCLV. AU ROI DE FRANCE LOUIS (a). *
1. Vous savez qu'il est dit que si le père de famille savait à quelle heure le voleur doit venir, il veillerait et ne laisserait pas percer sa maison (Matth., XXIV, 43); ignoreriez-vous, par hasard, qu'il en est entré un pendant la nuit chez vous; que dis-je, chez vous? dans la maison même de Notre-Seigneur dont vous êtes le gardien. Cela n'est pas possible, et vous ne sauriez être dans l'ignorance de ce qui se passe chez vous, quand nous en sommes informés, nous qui demeurons si loin de vous. Après tout, il n'est pas surprenant due vous n'ayez pas prévu ni remarqué l'heure de la nuit où le voleur est arrivé; mais ce dont je ne puis assez m'étonner, c'est que, le reconnaissant pour ce qu'il est, vous ale l'arrêtiez point et ne l'empêchiez point de vous piller, ou plutôt de piller Jésus-Christ même et d'emporter ce qu'il a de plus précieux, je
a On ne sait s'il s'agit ici de l'évêque de Coutance en France, ou de celui de Constance en Suisse. Il semble plus probable que c'est à l'évêque de cette dernière ville que saint Bernard s'adresse, attendu qu'il dit dans sa lettre: " C'est pour un motif pareil que ce perturbateur insigne s'est fait expulser de France, d'où il s'est réfugié dans le diocèse de celui à qui est adressée cette lettre. A cette époque le siége de Constance était occupé par Hermann d'Arbon, qui alla trouver saint Bernard à Francfort, comme on le voit dans le livre VI des miracles de saint Bernard, chap. I, et le ramena avec lui à Constance. C'est à lui que Geoffroy a dédié son Histoire des miracles de notre saint docteur, livre VI, chap. X.
veux dire les âmes qu'il a faites à son image et rachetées de son sang. Mon langage vous surprend-il et ne savez-vous de qui je veux parler ? C'est d'Arnaud de Brescia, dont la doctrine est Malheureusement bien loin de ressembler à la pureté de ses moeurs. Voulez-vous que je vous le dépeigne en deux mots Y Ce n'est pas un homme qui boit et mange comme un autre, mais, pareil à Satan, il n'a faim et soif que du sang des âmes. C'est un de ceux dont l'Apôtre nous trace le portrait quand il dit: " Ils ont tous les dehors de la piété sans en avoir le fond (II Tim., III, 5), " et que le Seigneur nous peint en ces termes : " Ils se présenteront à vous couverts d'une peau de brebis; mais au fond du cœur ce sont des loups ravissants (Matth., VII, 15). " Jusqu'à présent, partout où cet homme a passé il a laissé de si tristes et si affreuses marques de son séjour, qu'il n'oserait jamais y remettre les pieds. Sa patrie même, agitée par sa présence, s'est vue en proie à d'atroces dissensions; aussi l'a-t-elle dénoncé au souverain Pontife comme l'auteur d'un schisme affreux qui le fit éloigner du sol natal avec le serment solennel de n'y plus retourner sans la permission du Pape. C'est pour le même motif que ce perturbateur insigne s'est fait ensuite expulser de France; car après avoir été repoussé par l'apôtre saint Pierre, il s'était attaché au parti d'un Pierre Abélard, dont il embrassa et soutint les erreurs que l'Église avait signalées et condamnées, avec plus d'entêtement et d'ardeur que ne le faisait celui même qui en était l'auteur.
2. Tout cela n'a point ralenti sa rage, et son bras est encore levé (Isa., V, 25). Errant et vagabond sur la terre, il ne cesse de faire chez les étrangers ce qu'il ne peut plus faire dans sa patrie; il va partout tel qu'un lion rugissant qui cherche une proie à dévorer, et l'on m'apprend qu'il est maintenant chez vous, qu'il ravage votre diocèse et dévore votre peuple comme un morceau de pain (Psalm. XIII, 8). Sa bouche est pleine de blasphèmes et de paroles amères, ses pieds sont rapides dans les voies du meurtre, son passage n'est marqué que par des ruines et des malheurs, il ignore les sentiers de la paix (Psalm. XIII, 6 et 7). C'est un ennemi de la croix du Christ, un homme de discordes, un artisan de schismes, un perturbateur du repos public, un ennemi déclaré de l'union; ses dents sont plus acérées qu'un glaive et plus pénétrantes que des flèches, et sa langue non moins aiguë qu'un dard; ses paroles, plus douces que l'huile, n'en sont pas moins des traits envenimés. Ses discours insinuants et ses dehors de vertus lui gagnent le cœur des grands, il fait ce que dit le Psalmiste: " Il se tient assis en embuscade avec les riches en des endroits bien cachés afin de tuer l'innocent (Psalm. IX, 29). " Mais après s'être assuré leur bienveillance et leur dévouement, on le verra, entouré de gens de guerre, se lever contre les ecclésiastiques, attaquer les évêques eux-mêmes et n'épargner aucun ordre de la cléricature: Après cela, le meilleur parti et le plus salutaire que vous ayez à prendre au milieu de tels dangers, ce serait, je crois, suivant le conseil de l'Apôtre (I Cor., V, 13), de chasser cet homme pervers; ou plutôt, puisque vous êtes l'ami de l'Époux, vous devriez vous saisir de sa personne et le charger de fers pour l'empêcher de courir (le tous côtés et de semer partout le désordre. C'est ce que le souverain Pontife avait prescrit quand il était dans nos contrées, en apprenant tout le mal qu'il y faisait, mais personne ne fut assez zélé pour faire cette bonne action. Hélas! si l'Écriture veut qu'on prenne les petits renards qui ravagent la vigne du Seigneur, à plus forte raison devrait-on enchaîner un loup aussi cruel et aussi redoutable, toujours prêt à fondre sur le bercail du Christ et à égorger ses brebis.
159. On le verra entouré de gens de guerre.... Baronius, à l'année 1140, voit dans ces paroles une prophétie de notre Saint, au sujet d'Arnaud de Brescia, livre II des faits et gestes de Frédéric, chap. XX. "Arnaud était Italien de nation et originaire de Brescia, il fit partie du clergé de cette ville, mais ne fut pas élevé à un ordre supérieur à celui de lecteur. Il avait étudié sous Abélard. Son esprit était pénétrant, sa parole abondante et facile, mais il avait peu de solidité dans les pensées, il aimait les opinions nouvelles et singulières, et il était naturellement porté aux schismes, aux hérésies et aux révolutions.
"Quand, après avoir fini ses études, il revint de France en Italie, il se revêtit d'un habit religieux pour se faire mieux écouter, et se mit à mordre et à déchirer tout le monde, n'épargnant pas plus les simples ecclésiastiques et les évêques que les moines eux-mêmes; il ne ménageait que les laïques. Il disait qu'il n'y avait point de salut pour les clercs qui avaient des biens en propriété, non plus que pour les évêques qui avaient des seigneuries, ni pour les moines qui possédaient des immeubles, et que tous leurs biens appartenaient au prince, qui seul pouvait les donner, mais seulement à des laïques; on disait d'ailleurs qu'il ne pensait pas d'une manière orthodoxe sur le saint sacrement de l'autel, non plus que sur le baptême des enfants. D'après le même auteur, il fut condamné au silence par le concile de Rome de 1138 et chassé d'Italie; il se retira à Zurich, en Allemagne, où il répandit ses doctrines perverses. Mais à la nouvelle de la mort du pape innocent, il revint à Rome,oit il arriva dans les premiers jours du pontificat du pape Eugène III. Il y ralluma la révolte plus ardente que jamais, en proposant aux Romains les exemples de leurs ancêtres qui, par la sagesse du sénat.... avaient soumis l'univers entier à leur autorité. Il les engageait donc à rebâtir la capitale, à rendre au sénat son ancienne importance et à rétablir l'ordre des chevaliers; ce n'était pas, disait-il, l'affaire du Pape de gouverner Rome, il devait se contenter de sa juridiction ecclésiastique. Ces doctrines perverses eurent tellement de succès, que la populace soulevée, non contente d'abattre les palais des grands et des cardinaux mêmes, s'attaqua à leur personne et en blessa très-gravement plusieurs. — Othon rapporte dans un autre endroit que Jordan, fils de Pierre de Léon, fut créé patrice. — A la fin, il fut pris sur les frontières de Toscane et livré au juge séculier; il fut condamné par le préfet de Rome à périr sur un gibet; son corps fut ensuite brûlé et ses cendres jetées dans le Tibre, pour que la sotte populace ne se disputât pas ses restes comme de précieuses reliques. " Mais bornons-nous à ces détails, qui nous ont paru assez intéressants pour être rappelés ici (Note de Mabillon).
1. On dit que vous recevez chez vous Arnaud de Brescia; c'est un homme dont la conversation est aussi douce que le miel, mais dont la. doctrine est empoisonnée. Il a la tête de la colombe et la queue du scorpion; Brescia l'a vomi au monde, Rome l'a en horreur, la France l'a banni, l'Allemagne l'exècre, et l'Italie refuse de lui ouvrir ses portes. Prenez garde que la considération dont vous jouissez ne lui permette de nuire d'autant plus qu'elle est plus grande. A une habileté rare pour le mal, il unit une ferme volonté de le faire; s'il peut compter sur votre appui; il se formera un triple lien extrêmement difficile à rompre et capable, du moins je le crains, de produire les maux les plus fâcheux. Je pense, s'il est vrai que vous le receviez chez vous, ou que vous ne le connaissez pas bien, ou, ce qui est plus probable, que vous espérez le. convertir: Dieu veuille que vous réussissiez et que vous fassiez de cette pierre un enfant d'Abraham ! Quel présent agréable vous feriez à l'Église notre mère ei vous changiez en vase d'honneur pour elle cet homme qui n'a jamais été jusgti'ir présent qu'un vase de honte et d'ignominie! Il est bien permis d'en faire la tentative, mais pourtant un homme sage et prudent doit s'en tenir dans ses essais au nombre de fois que l'Apôtre a lui-même fixé, en disant : " Évitez l'hérétique après que vous l'aurez averti une ou deux fois; et sachez due celui qui ne se corrige point en suite est perverti et condamné par son propre jugement (Tit., III, 10). " Après tout, quand on le verra, je lie dis pas s'asseoir à votre table, mais converser familièrement avec vous, on croira que vous le protégez, et ce lui sera un puissant moyen de faire le mal. Cet ennemi de l'Église répandra sans crainte ses erreurs, et il lui sera d'autant plus aisé de les insinuer dans les esprits, qu'il paraîtra dans une liaison plus intime avec un légat du saint Siége. En effet, à qui viendra-t-il jamais à la pensée qu'un homme revêtu de votre dignité soit fauteur de l'hérésie? Et d'ailleurs, qui est-ce qui aurait le courage d'élever la voix contre un de vos amis, lors même qu'il en viendrait jusqu'à débiter publiquement ses erreurs?
2. Eh quoi! ne voyez-vous pas quels souvenirs il a laissés de sou passage partout où il a été? Ce n'est pas sans raison que le successeur de Pierre l'a contraint de quitter l'Italie où il est né, de passer les monts et de demeurer éloigné de sa patrie; d'ailleurs, il n'est pas un peuple où il se soit réfugié qui n'ait été ravi de le rendre à son pays natal. Un homme qui produit un pareil effet partout oit il va, et qui partout s'attire la haine de ses semblables, n'a évidemment été que trop justement condamné par le Pape qu'on ne saurait accuser d'avoir agi, en ce cas, sans connaissance de cause. Au reste, que peut-on reprocher au jugement du souverain Pontife, quand la vie tout entière de celui qu'il a condamné montre, malgré tous ses déguisements, la justice de la sentence qui l'a atteint? Aussi je trouve que protéger un pareil homme c'est se prononcer contre le Pape et contre Dieu même; car quelle que soit la bouche qui prononce une sentence juste, elle est certainement l'organe de celui qui dit par le Prophète : " C'est moi qui juge avec équité (Isa., LXIII, 1). " Mais je compte trop sur voire prudence et sur vos sentiments de délicatesse pour douter que, étant informé de la vérité par ma lettre, vous agissiez selon ce que réclament de vous votre propre honneur et l'intérêt de l'Eglise dont vous êtes le légat. Au reste, soyez bien certain que je suis plein d'affection et de dévouement pour votre personne.
160. L'abbé de Charlieu.... Cette abbaye est une fille de Clairvaux; elle était située dans le diocèse de Besançon, et fut fondée en 1131. Ce monastère eut pour premier abbé Guy, dont il est parlé dans cette lettre. Injustement attaqué et opprimé par lin certain moine, il s'adressa au pape Innocent, pour lequel saint Bernard lui remit une lettre de recommandation (c'est la lettre cent quatre-vingt-dix-huitième). Cet homme habile obtint que sa cause serait déférée à des juges de France; on fit choix de Jean, qui d'abbé de Bonnevaux était devenu évêque de Valence, et de l'évêque de Grenoble, qui mirent fin au litige. C'est de là qu'est venu l'usage pour les religieux de Charlieu de soumettre toutes les questions intéressant leur ordre au jugement des Cisterciens, à cause de ra pureté éprouvée de leur foi, et de l'honorable exception en droit consignée dans ces lignes : " Bien qu'il ne soit permis à personne d'être juge non pas seulement dans sa propre cause, mais même dans la cause des siens, toutefois, s'il arrive que le juge est tel qu'on ne puisse avec une apparence de vérité soupçonner son intégrité, comme si, par exemple, il s'agissait d'un religieux de Cîteaux, ce principe de droit ne serait plus applicable, et un tel juge ne pourrait être récusé, " selon Tiraqueau (des Peines temporelles, XV, n. 60), et plusieurs autres canonistes.
L'affaire fut décidée en faveur de l'abbé de Charlieu; Pierre ne s'en tint pas là et interjeta de nouveau appel à Rome; mais saint Bernard écrivit alors au pape Innocent sa lettre cent quatre-vingt-dix-neuvième, pour le prier de confirmer la sentence des évêques (Note de Mabillon).
Saint Bernard blâme son mauvais procédé envers l'abbé de Charlieu (b).
L'abbé de Charlieu entreprend un voyage qui me le fait regarder comme mort pour nous ; mais ce qui me cause une peine excessive, c'est qu'on vous impute le danger auquel il va se trouver exposé et les fatigues qui lui sont réservées. Je ne m'attendais pas à cela de votre part, c'est un procédé que je n'ai point mérité, et j'avais conçu de vous une opinion toute différente. Ceux qui ont vu votre manière d'agir m'ont assuré que vous ne vous êtes montré en cette occasion ni juste ni loyal, et je ne suis pas trop éloigné de les croire, attendu que le révérend abbé de Bellevaux n'a pas non plus beaucoup à se louer de vous. Je vous en prie, ne vous faites point le persécuteur des serviteurs de Dieu qui, vous le savez, a dit en parlant d'eux : " Quiconque les touche me touche moi-même à la prunelle de l'oeil (Zach, II, 8). " N'arrachez pas vous-même de mon esprit la bonne opinion que j'avais conçue de vous, je vous le dis, non pas dans un esprit d'aversion, mais, au contraire, pour vous engager à faire disparaître tout ce qui peut nuire à mon amitié pour vous. C'est donc en qualité d'ami que je vous assure qu'il est de votre intérêt et de celui de votre Eglise que le Pape ne soit point informé de tout ce qui s'est passé dans cette affaire.
a Deux manuscrits de la Colbertine portent: " A Pierre de Besançon, " sans faire mention de son titre, dans un troisième on lit : " A Pierre le Bisontin; " un quatrième a la même suscription, avec une différence dans l'orthographe du mot Besançon: les premières éditions portent: " à Pierre le Bisontin ; ". Nous pensions, d'après les deux lettres suivantes qui semblaient avoir trait à la même affaire, que celle-ci était adressée à un religieux de la Chaise-Dieu, monastère fameux de Bénédictins situé en Auvergne; mais une charte datée de 1132, d'Anséric, archevêque de Besançon, concernant le monastère de Favernay, en fait deux personnages différents; en effet, elle est soussignée en même temps par Pierre de Trèves, doyen de Saint-Etienne, et Hugues, archidiacre de Favernay. Saint-Etienne était la cathédrale de Besançon, comme l'avait été l'église de Saint-Jean, qui subsiste encore à présent (du temps de Mabillon), et une autre église maintenant détruite.
b L'abbaye de Charlieu est une fille de Clairvaux ayant pour abbé, à l'époque oh saint Bernard écrivait cette lettre, le même Guy, que celui dont il est parlé dans la lettre suivante, et qui signa aussi au bas de la charte d'Anséric mentionnée plus haut. Charlieu est situé dans le diocèse de Besançon. L'abbaye de Bellevaux, issue de Morimond, était à peu de distance de Besançon. Il est question de Charlieu au livre IV de la Vie de saint Bernard, n. 40, et de Bellevaux, au n, 7.
Saint Bernard l'exhorte et venger l'abbé Guy des violences et des injustes agressions dont il a été l'objet; il n'est pas de rôle qui siée mieux que celui-là au souverain Pontife.
1. La procédure que notre très-cher frère Guy, abbé de Charlieu, vous a remise entre les mains, vous convaincra, je le pense, non-seulement de son innocence et de l'injustice de sa partie, mais encore de l'incurie de son juge. La violence de l'agression et le manque de justice ont réduit Ce pauvre abbé à recourir à Votre Sainteté, malgré les fatigues et les dépenses d'un long voyage etiles périlleuses conjonctures des temps. Il a mieux aimé risquer sa vie que de la passer dans les alarmes et dans la privation de cette tranquillité qu'il a toujours chérie. Je prie donc Votre Sainteté de faire un accueil bienveillant à cet humble et pauvre religieux qui s'expose à des peines et à des fatigues si fort au-dessus de ses forces pour s'adresser directement à vous. Déjà une ou deux fois j'ai eu occasion de vous faire le portrait de celui qui l'attaque, c'est un prévaricateur de sa propre règle et un dissipateur des biens de son monastère (a); j'ajouterai même aujourd'hui, les larmes aux yeux, que c'est un ennemi de la croix de Jésus-Christ, un violent oppresseur des gens de bien qui vivent dans son voisinage, un persécuteur des pauvres, un homme qui, après avoir dévoré son propre bien, se jette sur celui de ses voisins, qu'il tourmente comme un véritable tyran. Sous l'habit religieux il fait le métier de voleur, foule aux pieds toute règle monastique, et se met aussi peu en peine des saints canons que des lois. Il s'est fait un front qui ne sait plus rougir, une âme que la crainte laisse sans émotion, que les motifs de religion ne touchent plus, et qui ne se montre accessible qu'aux mouvements de la colère, à l'audace du mal et à l'attrait de l'injustice. Je me demande comment il se fait que l'abbé de la Chaise-Dieu, qui est un si saint prélat, ignore ou tolère de si grands dérèglements dans un de ses religieux.
2. Après tout, cela le regarde, et je n'ai rien à voir dans cette affaire; qu'il tombe ou qu'il demeure debout, cela n'importe qu'à son supérieur ; je ne demande qu'une chose, c'est d'être mis à l'abri de ses
a Ce doit être l'abbaye de Favernay qu'Anséric, archevêque de Besançon, donna en 1133 à gouverner à Etienne de Mercœur, abbé de la Chaise-Dieu. C'est avec raison que saint Bernard appelle cet abbé un saint prélat, car on prétend qu'il fit des miracles; il mourut le 29 mars 1146. On peut. sur l'abbaye de Favernay, lire la lettre trois cent quatre-vingt-onzième.
violences. Après avoir inutilement tenté d'autres voies et cherché partout un protecteur sans pouvoir en trouver, nous avons enfin levé les yeux vers vous qui êtes l'asile de tous les opprimés, et nous sommes venus nous jeter à vos pieds dans l'espérance que vous nous délivrerez de ses persécutions. Vous le pouvez si vous le voulez; car il est certain que toutes les affaires de l'Eglise relèvent de votre souveraine autorité et de votre plein pouvoir. La plus belle prérogative de votre suprématie, celle qui en relève plus particulièrement l'éclat et la grandeur, et rehausse singulièrement la gloire du Siége apostolique, c'est de pouvoir arracher le pauvre, des mains du puissant qui l'opprime. Il n'est point à votre couronne de joyau plus précieux que ce zèle avec lequel vous avez coutume de protéger les opprimés et d'écarter de dessus la tête des justes le joug que les pécheurs essaient d'y faire peser, " afin. que le juste lui-même ne se pervertisse pas (Psalm. CXXIV, 3), " et " qu'il ne soit pas consumé de chagrin pendant que son impie oppresseur s'enorgueillit du succès de ses violences (Psalm. X, 2, juxta Hebr.). Mais ce qui fait souffrir l'un en ce monde sera dans l'autre une source de supplices affreux pour l'oppresseur.
3. Il y a aussi une maison de notre ordre dans le voisinage de Charlieu, qui souffre également beaucoup des vexations d'hommes impies et se trouve dépourvue de tout défenseur; j'ose employer mes larmes et mes prières pour émouvoir vos entrailles paternelles en sa faveur. L'abbé qui est chargé de vous remettre cette lettre vous dira de vive voix et sans déguisement quels sont les auteurs de ces violences et le prétexte. sur lequel ils se fondent pour les exercer. Que le Dieu tout-puissant nous conserve longtemps encore un Pontife tel que vous, qui nous protége tous, nous autres pauvres religieux, dans la vie pénitente que nous avons embrassée, " et nous délivre des mains de nos ennemis, afin que nous servions Dieu, libres de tonte crainte (Luc., I, 74). "
Jusqu'à quand l'impie s'enflera-t-il d'orgueil et le pauvre sera-t-il consumé de chagrin? Jusqu'à quand tant d'impudence triomphera-t-elle de l'innocence sous le pontificat d'Innocent? Sans doute ce sont nos péchés qui sont cause que Votre Sainteté tarde tant à reconnaître l'imposture et à écouter leg plaintes que nous poussons vers Elle en cette occasion, car je ne sache pas que jamais jusqu'à présent Elle ait tant tardé à comprendre une affaire et à s'en émouvoir. Je vous conjure, au nom de Celui qui vous a choisi pour être le refuge des opprimés, de mettre enfin un terme à la violence du méchant et à l'affliction du malheureux, car il n'est plus possible de douter ni de l'une ni de l'autre; elles ont été toutes les deux trop bien mises en lumière. Toute, cette affaire a été plaidée et jugée par votre ordre; il ne reste donc plus à Votre Sainteté qu'à confirmer la sentence qui a été prononcée. Qu'at-elle besoin maintenant de prêter l'oreille aux paroles d'un homme de mauvaise foi, quand elle a contre lui la sentence de deux prélats tels que les évêques de Grenoble et de Valence? Je me jette de nouveau à vos pieds et vous prie, avec toutes les instances possibles, de ne pas permettre qu'un homme aussi injuste que violent consomme la ruine d'une maison religieuse. Comment, en effet, pourrait-il épargner notre monastère quand il a presque entièrement perdu le sien? J'ajouterai, avec la hardiesse que vous nie connaissez, que si Votre Sainteté nie faisait l'honneur de suivre mon avis, elle ferait rentrer dans son couvent cet homme qui abuse de ses bontés, et ordonnerait à l'abbé de la Chaise-Dieu de nommer au monastère qu'il occupe si indignement un abbé vertueux qui y fît observer la discipline régulière. Cette action ne serait pas moins digne du successeur des Aptîtres qu'agréable à Dieu, et elle tournerait à l'honneur de l'abbé et des religieux de la Chaise-Dieu, en mène, temps que, par ce moyen, vous sauveriez l'âme de. cet homme et le monastère qu'il accable de tout son poids.
l . J'ai bien plus envie de pleurer due d'écrire, mais la charité ne se refuse ni à verser des larmes ni à écrire une lettre; je ferai donc ces deux
a C'était Pétronille, première abbesse de Fontevrault, que remplaça Mathilde en 1150. Le Nécrologe, à la date de sa mort, 24 avril, rapporte qu'elle fut faite abbesse par maître Robert, fondateur de l'ordre de Fontevrault, célèbre monastère de femmes, situé dans le diocèse de Poitiers, sur les confins de ceux de Tours et d'Angers. Le différend qui s'éleva au sujet de la propriété de ce monastère entre les religieuses de Fontevrault et Ulger, évêque d'Angers, fut très-sérieux. Orderic Vital vante le savoir et la piété d'Ulger, livre XII, page 532, à l'année 1124, époque à laquelle il succéda à Rainaud, promu à l'archevêché de Reims. D'après les actes des évêques du Mans, tome III des Analectes, page 335, il se distinguait entre tous les prélats de son temps par son savoir, la pureté de ses moeurs et la sainteté de sa vie. il entreprit plusieurs fois le voyage de Rome à l'occasion de ce procès; les papes Innocent et Lucius prirent la défense des religieuses, comme on le voit Par leurs bulles dans l'histoire de Fontevrault, et dans la seconde dissertation pour le bienheureux Robert d'Arbrisselles, Voir la lettre trois cent quarantième.
choses en même temps, je pleurerai sur vous et j'écrirai pour moi, aussi bien que pour les faibles que vous scandalisez. Peut-être me direz-vous que le scandale n'est pas votre fait; mais nierez-vous du moins que vous y donniez occasion? Or il n'est rien que je ne sois prêt à souffrir plutôt que de vous savoir en pareille passe; je ne prétends pas que vous soyez dans votre tort, c'est une chose qu'il ne m'appartient pas de décider et que j'abandonne à celui qui nous jugera un jour; mais je n'en dirai pas moins : Malheur à celui ou à celle par qui le scandale arrive, et, quel qu'il soit, il en sera certainement puni. Toutefois, puisque c'est à vous que je m'adresse en ce moment, veuillez excuser mon indiscrétion, je vous prie, et me permettre de vous parler avec la plus grande liberté; le zèle et l'affection qui m'ont fait commencer me pressent d'aller jusqu'au bout. Je parlerai donc malgré le respect que je dois à votre âge, la déférence que réclame votre dignité et la considération qui s'attache au nom de maître Ulger; car plus le nom est illustre, plus le scandale est grand. Je vais donc sortir de mon caractère et m'oublier moi-même, jusqu'à faire des remontrances à un vieillard, à reprendre un évêque, à faire la leçon à un maître et à donner des conseils de sagesse à un sage. Je veux tout oser pour contenter l'amour et l'admiration que j'ai toujours ressentis pour la gloire et la sainteté de votre nom. Il m'est extrêmement pénible de voir affaiblie, ne fût-ce qu'un peu, par l'envie du démon, la bonne odeur de votre réputation, qui se répandait autrefois partout, et il ne l'est pas moins non plus pour l'Église de Dieu dont vous avez fait jusqu'à présent l'éclat et la consolation.
2. Je sais bien que vous faites bon marché de la gloire, je vous en féliciterais si vous n'en portiez le mépris jusqu'à compromettre les intérêts de Dieu; je n'ignore pas non plus avec quelle énergie vous défendez vos droits, même contre les princes de ce monde, et je vous en louerais de bon coeur s'il n'y avait dans votre fait autant d'obstination que de fermeté. Mais combien plus de religion et de gloire y aurait-il à supporter courageusement le tort qui vous est fait, afin de ménager les intérêts de Dieu en ménageant votre propre réputation ? D'ailleurs je ne vois pas bien comment volis pouvez vous trouver en sûreté de conscience tant que dure ce scandale. En effet, tout n'est pas dit pour vous, parce que vous pouvez rejeter la faute sur un autre; car si ce n'est pas vous qui avez donné le scandale, du moins vous pouvez le faire cesser. Or direz-vous qu'il n'est pas mal à vous de ne vouloir point l'arrêter, ou qu'il serait sans gloire d'essayer de le faire ? Si c'est un devoir pour nous de cesser de pécher, ce nous est un honneur d'empêcher que les autres ne pèchent. Par conséquent, quel que soit l'auteur du scandale, rien que l'impuissance ne saurait nous dispenser de le faire cesser. D'ailleurs, n'est-ce point aux anges qu'il appartient de retrancher les scandales du royaume de Dieu ? Si vous demandez où je veux en venir, je vous répondrai par ces paroles de l'Écriture: "Les lèvres du prêtre sont les dépositaires de la science, et c'est de sa bouche que l'on recherchera la connaissance de la loi, parce qu'il est l'ange du Seigneur (Malach., II, 7); " et je conclurai que vous manquez à votre ministère si vous négligez d'enlever le scandale quand vous le pouvez. Décidez maintenant si votre conscience est en sûreté, vous qui vous dispensez de le faire cesser. Mais je vais plus loin encore, je ne trouve pas que ce soit assez pour vous de remplir tout simplement votre ministère, vous êtes de plus tenu de l'honorer.
3. Je pourrais aller plus loin encore si j'avais toute la hardiesse que je me promettais au début, mais j'aime mieux céder la parole à un maître à qui son titre d'évêque donne le droit de dire à un autre évêque la vérité toute nue. Or voici comment il s'exprime: " C'est déjà un péché pour vous que vous ayez des procès entre vous, consentez plutôt à perdre quelque chose (I Cor., VI, 7). " Voilà le miroir qu'il présente à vos regards; il vous est facile d'y apercevoir votre défaut aux rayons du Soleil de justice. Eh quoi! je ne sais vraiment pas de quelle valeur assez grande petit être ce malheureux petit coin de terre pour vous empêcher de distinguer une vérité si manifeste, ou de mettre obstacle à un arrangement si désirable? je prie Dieu, mon très-révérend et très-illustre Père, de vous faire goûter le conseil que je vous donne, ou plutôt que vous font entendre tous ceux qui vous aiment selon Dieu.
1. L'affection dont votre lettre déborde pour moi est bien faite pour réveiller la mienne. Combien je regrette, hélas! de ne point avoir le loisir de vous écrire aussi souvent que mon coeur le voudrait! Mais je ne veux point perdre le temps à vous faire accepter les raisons qui s'y opposent et me servent d'excuse; vous me connaissez trop bien pour cela,
a Ce n'est pas le même que le cardinal qui avait été, comme celui-ci, disciple de saint Bernard, et à qui sont adressées les lettres cent quarante-quatrième et deux cent quarante-cinquième. En effet celui-ci était déjà cardinal quand le premier devint abbé de Riéti, où s'élevaient deux monastères, l'un de Saint-Matthieu, et l'autre du Bon-Pasteur, dont Baudouin fut chargé. On peut lire, pour ce qui le concerne, les additions d'Ughel à Ciacon, sous Innocent II, et une autre lettre à l'abbé de Riéti, qui se trouve à la suite de celles de saint Bernard.
vous savez de quel pesant fardeau je me trouve accablé et les gémissements. que je ne cesse de pousser. Vous ne mesurerez donc pas l'étendue de mon affection pour vous à la brièveté de ma lettre; le nombre de mes occupations peut bien m'empêcher d'écrire aussi longuement que je le voudrais, mais ne saurait diminuer en quoi que ce soit mon amour pour vous. tine action en exclut ou en suspend une autre, mais que peut-elle sur le coeur? Quand je vous avais près de moi et que je goûtais le plaisir de vous posséder, je ressentais pour vous toute l'affection qu'une mère éprouve pour un fils unique; votre éloignement n'altérera en rien la vivacité de ces sentiments; s'il en était autrement, il semblerait que je vous aimais beaucoup moins pour vous que pour moi. Il est bien certain que vous m'étiez d'un très-grand secours, aussi devez-vous en conclure que mon affection pour vous était parfaitement désintéressée, puisque je vous aurais encore aujourd'hui près de moi si je n'avais consulté que mon intérêt. Mais j'ai préféré généreusement votre avantage au mien en vous plaçant moi-même dans un poste d'où vous ne sortirez que pour être établi sur tous les biens de votre maître.
2. C'est à vous maintenant de vous montrer serviteur prudent et fidèle et de distribuer le pain céleste à vos confrères avec zèle et charité. Ne prétendez pas vous excuser sur votre peu d'expérience ou sur votre incapacité feinte ou sentie par vous, car il n'y a pas plus de mérite dans une timidité qui paralyse que de vertu dans une humilité qui manque de sincérité; vous devez donc remplir toutes les obligations de votre charge. Que la pensée du devoir vous fasse passer par-dessus votre timidité et agir en maître. Sans doute vous êtes nouvellement entré en charge, mais vous n'en avez pas moins contracté toutes les dettes ale votre emploi. Pensez-vous que votre créancier se payera de vos raisons et vous tiendra quitte parce que vous êtes nouvellement en place ? Croyez-vous que l'usurier fera le sacrifice des premiers mois de ses revenus? Vous aurez beau lui dire que vous êtes dans l'impuissance de satisfaire à vos obligations, je vous répondrai qu'on ne vous demande que ce que vous pouvez faire, rien de plus. Contentez-vous de faire fructifier le talent que vous avez reçu et soyez tranquille pour le reste. Si vous avez beaucoup reçu, donnez beaucoup, sinon donnez du moins le peu que vous avez, car celui qui ne sait point se montrer fidèle dans les petites choses ne saurait l'être dans les grandes. Donnez donc tout ce que vous avez, car on exigera de vous jusqu'à la dernière obole, mais on ne vous demandera pas plus que vous n'avez.
3. De plus, donnez de l'autorité à vos paroles. Qu'est-ce à dire? c'est due vos oeuvres doivent répondre à vos discours, et que vous êtes obligé de prêcher d'exemple avant de le faire de bouche. L'ordre exige que vous portiez vous-même le premier le fardeau dont vous voulez que les autres se chargent, afin de savoir par vous-même ce qu'on peut attendre d'eux. Si vous ne le faites pas, vous serez comme le paresseux dont le Sage se moque, qui n'a pas même le courage de porter la main à sa bouche pour s'empêcher de mourir de faim (Prov., XXVI, 15) ; et vous mériterez que l'Apôtre vous dise ; " Vous prêchez aux autres et ne vous prêchez pas à vous-même (Rom., II, 21) ! " qu'on vous applique enfin le reproche que Jésus adressait aux pharisiens en disant qu'ils lient et mettent sur les épaules des autres des fardeaux qu'ils ne voudraient pas toucher eux-mêmes du bout du doigt (Matth., XXIII, 4). Je ne connais pas de discours plus éloquent que l'exemple; il persuade aisément ce qu'on dit, parce qu'il montre que ce qu'on veut persuader de faire est possible en effet. La prédication et l'exemple sont donc les deux devoirs essentiels de votre charge et ceux dont la pratique seule peut vous laisser en sûreté de conscience; mais si vous êtes sage, je vous conseille d'y joindre la prière; par là vous répondrez à l'injonction trois fois répétée du Seigneur à saint Pierre de paître ses brebis (Joan., XXI, 17), et vous satisferez au nombre mystérieux de sa triple recommandation en paissant votre troupeau par la prédication, par l'exemple et par la prière. Tout est là pour vous, parler, agir et prier; mais la prière l'emporte sur le reste; car si les paroles puisent leur foret dans les actes, actes et paroles ne sont efficaces que par la prière. Hélas ! voici qu'on me réclame ailleurs et qu'on m'arrache la plume des mains! Je n'ai plus que le temps de vous prier de me tirer le plus tôt possible de l'inquiétude oit vous m'avez jeté par les plaintes que vous me faites, et de m'expliquer ce que vous voulez dire quand vous vous plaignez d'avoir été blessé par une main dont vous étiez loin de vous attendre que vous eussiez rien à redouter. Ce que vous dites là, je l'avoue, m'inquiète.
Saint Bernard l'exhorte à procéder avec réflexion et maturité à l'élection d'un nouveau pasteur.
Il est bien important, mes très-chers Frères, que vous procédiez avec tout le soin possible au choix d'un nouveau pasteur pour, remplacer le saint prélat (a) que vous avez perdu; car si vous agissez avec précipitation, sans ordre et sans réflexion, et si vous faites une élection irrégulière ou défectueuse en quoi que ce soit, vous vous exposerez à la voir annuler et vous vous engagerez dans les mêmes difficultés où quelques Églises de
a Il se nommait Henri ; il eut pour successeur, eu 1144, l'abbé Hugues de Pontigny, selon la Chronique de Hugues, moine de Saint-Marien, et celle de Saint-Pierre-le-Vif. Voir la lettre cent quatre-vingt-deuxième.
votre voisinage (a) se sont jetées. Que ce qui leur arrive vous serve de leçon et vous fasse ouvrir les yeux sur ce que vous avez à faire dans la conjoncture présente. Ce n'est pas une petite affaire que de redonner un digne pasteur à l'illustre Eglise de Sens; aussi ne devez-vous procéder à une élection de cette importance qu'avec la plus grande circonspection. Il est à propos que l'on attende l'avis des évêques suffragants et le consentement des religieux du diocèse, et qu'on règle en commun une affaire qui intéresse tout le monde; autrement, mes très-chers Frères, je prévois avec douleur une foule de tribulations pour votre Eglise, et pour vous, une multitude de déboires, ce qui ne peut manquer d'arriver, soyez-en sûrs, si vous faites une élection qu'il faille casser ensuite. Prescrivez donc un jeûne général, convoquez les.6vêques et les religieux intéressés, et n'omettez aucune des solennités requises par les canons pour une élection de cette importance. J'espère que le Saint-Esprit inspirera vos votes et que vous ferez honneur à votre ministère en conspirant tout d'une voix à procurer la gloire de Dieu et le salut de son peuple.
" Si l'un de vous s'égare, dit l'Ecriture, celui qui le ramènera dans le chemin de la vérité, non-seulement sauvera l'âme de ce pécheur, mais encore couvrira la multitude de ses propres péchés (Jac., V, 19). " Or notre ami Anselle s'égare, cela n'est pas douteux, et si on le laisse faire il ne sera pas le seul à faire fausse route; il est d'une trop haute naissance pour n'en pas entraîner beaucoup d'autres à sa suite. Pour moi, je mets au nombre de ses complices non-seulement ceux qui suivent son exemple, mais encore tous ceux qui, pouvant le ramener des sentiers de l'erreur, n'essaient point de le faire. Pour ce qui me regarde, je n'ai rien à me reprocher, car je lui ai écrit, comme je vous l'écris à vous-mêmes en ce moment, qu'il est défendu à un clerc de porter les armes et à un sous-diacre de se marier (b). Faites des remontrances au pécheur, de peur qu'il ne meure dans son péché, et que celui qui a donné pour lui son sang adorable ne vous demande compte du sien. Ne l'entendez-
a Ce sont les Églises d'Orléans, lettre cent cinquante-sixième; de Châlons-sur-Marne; lettre deux cent quarante-quatrième; et de Langres, lettres cent soixante-quatrième et suivantes.
b On peut lire sur le célibat des sous-diacres la lettre quarante-deuxième, livre ! de Grégoire le Grand.
vous pas vous crier du haut du ciel : La Vierge d'Israël tombe et nul ne lui tend la main pour la soutenir ! Jusqu'à quand laisserez-vous ce hoyau dans la boue (Amos., V, 2) ? Ramassez, ramassez bien vite cette perle, elle est trop brillante et trop précieuse pour demeurer plus longtemps dans le fumier; ramassez-la avant que les pourceaux, je veux parler des esprits immondes, la foulent aux pieds, et que ce vase d'honneur soit changé en un vase d'ignominie.
Saint Bernard lui témoigne toute son affection et le désir qu'il aurait de le voir, lequel ne sera peut-être satisfait que dans l'autre vie, à moins que quelque circonstance ne leur permette de se rencontrer dans celle-ci.
Je ne vous connais que de réputation, et ce m'est encore bien précieux de vous connaître ainsi; car vous êtes si profondément entré dans mon coeur qu'au milieu même des occupations les plus nombreuses votre douce pensée, Frère bien-aimé, me revient sans peine à l'esprit et domine si bien toutes les autres que j'éprouve un véritable bonheur à m'y arrêter. Mais plus je pense à vous, plus je me sens le désir de vous voir. Quand aurai-je ce bonheur et l'aurai-je jamais? Si ce n'est en ce monde, j'espère bien que ce sera dans la céleste patrie, pourvu que nous ne cessions de soupirer après elle et que nous n'ayons point sur cette terre de demeure permanente. Oui, nous nous verrons là-haut, et notre coeur sera inondé de bonheur. Mais en attendant je veux me réjouir de tout ce que la renommée m'apprend de vous, jusqu'à ce que je goûte avec vous une joie sans mélange, quand, à la résurrection générale, nous nous rencontrerons sous les yeux du Seigneur. Je me recommande à vos prières et à celles de vos religieux; c'est la grâce que je vous prie d'ajouter à toutes celles dont vous êtes pour moi la cause ou l'occasion.
a Quelques manuscrits portent de Saint-Albans, célèbre abbaye d'Angleterre, fondée par le roi Offa; mais nous préférons la version que nous donnons: Saint-Aubin est un monastère d'Angers; c'est de cette maison que venait Guillaume " quand l'abbé Bernard le reçut; ses vertus jetèrent un si vif éclat qu'elles inspirèrent de l'admiration même aux plus saints religieux, " Exorde de Cîteaux, livre III, chap. XIV.
Saint Bernard se plaint de la manière dont il lui a écrit et lui assure qu'il n'a rien fait pour s'attirer de lui une lettre aussi sévère.
Votre lettre est bien dure, et je ne sais comment je me la suis attirée; en quoi. vous ai-je donc offensé? Est-ce en conseillant à maître Robert le Noir de demeurer quelque temps a Paris ? Mais j'ai cru bien faire en lui donnant ce conseil, et je suis encore dans les mêmes sentiments sur ce point, attendu qu'il est connu pour rie professer qu'une saine doctrine. Est-ce en priant Votre Grandeur de consentir à le laisser dans cette ville? Mais je le ferais encore si je ne craignais de vous blesser comme la première fois. Est-ce en vous disant qu'il avait ici des amis jouissant d'un grand crédit à la cour (b)? Mais si je vous ai dit cela, c'est parce que je craignais, comme je le crains encore, que vous ne vous attirassiez leur haine. D'ailleurs, je ne saurais approuver, et n'approuve pas en effet, qu'après qu'il eut interjeté appel de votre sentence vous ayez, à ce qu'on dit, fait saisir ses revenus. En tous cas, je ne lui ai jamais conseillé, comme je ne le lui conseille pas encore à présent, d'aller en quoi que ce soit contre votre volonté. A présent, je prie Votre Grandeur de croire que je suis pénétré pour elle du respect qui lui est dû et disposé à lui témoigner tout mon dévouement; mais parce que je me sens toujours dans ces dispositions, je n'hésite pas à vous prier encore et même à vous conseiller de permettre à maître Robert de demeurer quelque temps à Paris. Je prie le Seigneur de vous récompenser dans le ciel des services que vous m'avez rendus dans la personne de mes enfants, les religieux que j'ai envoyés en Irlande.
a C'était Ascelin ou Anselme. Il avait succédé, en 1137, à Jean, dans l'évêché de Rochester, qu'il occupa pendant dix ans.
b Cette expression, sous la plume de saint Bernard, désigne ordinairement la cour de Rome, comme on peut le voir, entre autres endroits, dans le titre du la lettre deux cent dix-neuvième.
161. Robert le Noir.... Il était Anglais de nation. Après avoir professé les lettres à Paris, il retourna dans sa patrie et releva l'université d'Oxford d'une ruine presque complète. Les brillantes qualités de son esprit et la pureté de sa doctrine le firent appeler à Rome par le pape Innocent Il; il devint cardinal du titre de Saint-Eusèbe; c'est le premier de sa nation qui fat honoré de la pourpre romaine, à moins qu'on ne veuille compter avant lui un certain Ulrin. On n'est pas d'accord sur l'année de sa promotion; Onuphre et Chaccon pensent que ce fut en 1134. Il est bien certain qu'il n'était pas encore cardinal à l'époque où saint Bernard écrivait cette lettre, qui se trouve, dans la collection même des lettres de notre Saint, placée vers l'au 1140. D'un autre côté Godyin, dans son Histoire des évêques d'Angleterre, prétend que cette lettre est adressée à Ascelin ou Anselme, qui monta sur le siège épiscopal de Rochester en 1137 ; de plus, saint Bernard, à la fin de sa lettre, remercie l'évêque de Rochester des services qu'il lui a rendus dans la personne de ses enfants, les religieux qu'il avait envoyés en Irlande ; or il est certain qu'il n'y avait pas de Cisterciens dans cette île avant l'année 1139, époque à laquelle saint Malachie vint pour la première fois à Clairvaux; c'est du moins ce qui résulte du chapitre XVI de la Vie de ce saint évêque, où saint Bernard, qui en est l'auteur, rapporte que saint Malachie avait envoyé à Clairvaux quelques-uns de ses amis pour se façonner à la règle de Cîteaux, qu'ils introduisirent en 1141 en Irlande, dans l'abbaye de Monaster-Mohr, la première maison de Cisterciens connue dans cette île, après celle de Sainte-Marie de Dublin, qui embrassa, dit-on, la règle de Cîteaux en 1139. D'après cela nous pensons, avec un auteur anglais de l'ordre de Saint-Benoit, que Robert le Noir fut mandé à Rome par le pape Innocent, fait cardinal par le pape Lucius et chancelier de la cour de Rome par Eugène III sous le pontificat duquel il mourut.
On l'appelle le plus ancien des théologiens; en tout cas, les beaux et nombreux monuments de son génie, dont Pitt nous a donné le catalogue, montrent assez qu'il était fort instruit; ils seraient encore maintenant dans un profond oubli, si un des nôtres, le révérend père dom Hugues Mathoud, abbé de Sainte-Colombe, de Sens, n'avait publié de cet auteur huit livres de sentences enrichis de notes et di remarques très-savantes. Pour de pluls amples renseignements, on peut consulter les notes de la lettre deux cent trentre-quatrième (Note de Mabillon). .
On sait que j'ai quelque crédit auprès de vous, de là vient que beaucoup de personnes qui entreprennent le voyage de Jérusalem me demandent des lettres de recommandation pour Votre Excellence. Le jeune homme qui vous remettra ce billet est de ce nombre, et de plus il est mon parent; il est, dit-on, d'une grande bravoure et de moeurs fort douces. Je suis heureux de voir qu'il aime mieux mettre son épée au service du Roi du ciel, du moins pour un temps, qu'à celui d'un prince de la terre. Je prie donc Votre Majesté de vouloir bien porter à ce jeune homme, en nia considération, le même intérêt que vous avez daigné témoigner à tous ceux de mes autres parents que j'ai pu vous recommander. Quant à vous, prenez garde que les plaisirs de la chair et les vanités du siècle ne vous fassent perdre la couronne du ciel. Que volis aurait-il servi, en effet, de régner quelques jours sur la terne si vous veniez à perdre le royaume des cieux? J'aime à croire que, par la grâce de Dieu, il n'en sera pas ainsi, j'en réponds même, d'après ce que mon très-véridique et très-cher oncle André (*) m'a rapporté de vous, car sort témoignage m'inspire la plus grande confiance; certainement vous ne cesserez de régner ici-bas que pour régner dans les cieux. Soyez charitable envers les pauvres et les voyageurs, ayez surtout les yeux ouverts sur le sort des prisonniers; c'est par là que vous vous rendrez Dieu propice. Ecrivez-moi souvent, il vous est facile de le faire, et ce sera pour moi un sensible plaisir d'être pleinement et sûrement renseigné par vous sur l'état de votre santé et sur les bonnes dispositions de votre âme.
a C'était Mélusine. Les lettres deux cent quatre-vingt-neuvième, deux cent cinquante-quatriéme et trois cent cinquante-cinquième lui sont également adressées.
(*) Le même que celui à qui est adressé
la 288e lettre.
Saint Bernard l'engage à se montrer bienveillant et libéral envers les religieux pauvres.
Il n'est bruit dans le monde que de votre magnificence, et la gloire de votre nom remplit l'univers. Permettez néanmoins qu'un ami vous fasse entendre un conseil, celui de rapporter toute la gloire dont vous jouissez à celui de qui vous la tenez, si vous ne voulez la perdre ou vous perdre avec elle. C'est ce que vous ferez si parmi cette foule d'étrangers que le renom de magnificence qui s'attache à votre personne royale, attire auprès de vous, vous savez discerner le pauvre de l'ambitieux et réserver vos libéralités pour le premier. Vous savez qu'il est dit : " Heureux celui qui sait démêler le vrai pauvre et le véritable indigent (Psalm. XL, 1)," ce qui doit s'entendre de celui qui ne demande qu'à regret, ne reçoit qu'en rougissant, les secours qu'on lui donne, et ne les accepte qu'en bénissant notre Père qui est dans les cieux. Soyez sùr que, lorsque Dieu sera glorifié dans vos largesses par la bouche du pauvre, vous verrez vous-même votre gloire grandir encore, car le Seigneur aime ceux qui l'aiment, il comble de gloire ceux qui le glorifient, et fait recueillir une ample moisson à ceux qui sèment avec largesse (II Cor., IX, 6). Voilà pourquoi je vous prie de jeter un regard. bienveillant sur le porteur de cette lettre; ce n'est pas l'amour des biens de ce monde qui le conduit auprès de Votre Majesté, il n'y va que poussé par la nécessité. Encore n'est-ce pas pour lui, mais pour une multitude de fidèles serviteurs de Dieu, dont il est le délégué, qu'il se rend à votre cour. Veuillez prêter au récit de leurs souffrances une oreille attentive et compatir à leurs peines; si vous souffrez avec eux vous régnerez également avec eux. Ne dédaignez point l'appât de leur couronne, tout roi que vous soyez, car c'est de la couronne du ciel qu'il s'agit, et elle n'est le partage que de ceux qui méprisent les biens de ce monde. Voilà les amis que je vous engage à vous assurer au prix de richesses qui ne servent qu'à l'iniquité, afin que le jour où vous cesserez de régner sur la terre, ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels (Luc., XVI, 9).
162. Il n'est bruit dans le monde que de votre magnificence. Ce langage est bien différent de celui que saint Bernard lui tenait, auparavant. S'il n'épargnait pas ce prince quand il faisait le mal, il lui parle bien différemment maintenant qu'il est revenu au bien; il sait changer de ton selon que ceux à qui il écrit changent de mœurs, comme on la voit à la fin de la lettre deux cent vingt-quatrième. On comprend à la lettre de saint Bernard que Roger n'était plus ce qu'il avait été autrefois, l'ennemi déclaré de l'Eglise, le perturbateur de la paix publique, le fauteur du schisme, le persécuteur du pape Innocent et le compétiteur de l'empereur. Il s'était montré autrefois d’une telle férocité qu'il n'avait dans un temps respecté ni les choses saintes, ni les personnes consacrées à Dieu, ni même le cadavre de ses ennemis, ainsi qu'on peut le voir dans Othon de Freisingen, livre VII, chapitre XXIII; et dans Baronius, tome XII, année 1136.
Aussi, en parlant de lui, saint Bernard l'appelait-il alors le tyran de Sicile (lettre CXXX et CXXXVI), " le tyran de Sicile qui s'est emparé de la couronne au mépris des droits de l'empereur (lettre CXXXIX). " " Le due de la Pouille, ce prince qui s'est laissé gagner par l'espérance de se voir confirmer le titre de roi qu'il a usurpé (lettre CXXVII). "
Pierre de Cluny fait de ce prince un pompeux éloge, livre IV, lettre XXXVII; sans doute il ne s'exprimait ainsi que lorsque, après avoir obtenu du pape Innocent devenu son prisonnier la confirmation de son titre de roi, il eut fait venir dans ses Etats des religieux de Cluny et de Cîteaux.
On voit par la lettre suivante que ce prince avait un grand désir de voir saint Bernard (Note de Horstius).
Le roi Roger avait manifesté à saint Bernard le désir de le voir; le Saint lui envoie à sa place des religieux qu'il le prie de recevoir comme ses propres enfants et de traiter comme d'autres lui-même.
Puisque vous avez manifesté le désir de me voir, je me présente à vous dans ces enfants que Dieu m'a donnés, car on me dit que Votre Majesté royale se montre pleine de bienveillance pour mon humble personne et manifeste le désir de me voir. Qui suis-je pour refuser un si grand honneur? Me voici donc, je suis en votre présence, sinon de corps et dans cette apparence d'infirmité qui rendit le Seigneur méprisable aux yeux d'Hérode, du moins dans la personne de ceux que je regarde comme d'autres moi-même, car eux et moi nous ne faisons absolument qu'un, et je suis avec eux partout où ils se trouvent, même au bout du monde et sur les plages les plus lointaines. Vous avez donc, Sire, en ce moment devant vous la lumière même de mes yeux, mon coeur et mon âme; que vous manque-t-il pour m'avoir tout entier? Mon corps, ce faible et vil esclave, que la nécessité retient ici quelque désir que j'aie de le conduire à vos pieds, car il est si faible qu'au lieu d'aller où l'esprit voudrait le conduire, il n'aspire plus qu'au repos de la tombe. Mais pourquoi m'en inquiéter ? Je me trouverai au comble de mes vœux dès que je verrai mes enfants se multiplier dans le monde, et y perpétuer une sainte postérité; ils n'ont besoin que d'une contrée fertile pour y prospérer. Quand il en sera ainsi, je m'estimerai béni du ciel; car je recueillerai le fruit de mes travaux, c'est du moins l'espérance que je nourris dans mon coeur et qui me donne la force de me séparer de mes enfants; sans cela, croyez-le bien, Sire, cette séparation m'eût été plus pénible que la mort; mais il y va de la gloire de Dieu et je m'y résigne. Je vous prie donc de ne pas les recevoir seulement comme des étrangers et des hommes venus de loin, mais plutôt comme les concitoyens des saints, les membres de la famille de Dieu même. Je dis trop peu, recevez-les comme des rois, ils le sont en effet, le royaume du ciel leur appartient à raison de la pauvreté qu'ils ont embrassée. Après tout, il ne conviendrait pas à Votre Majesté de les avoir mandés de si loin pour leur laisser mener la vie errante des exiles. Si vous les abandonniez ainsi, comment pourraient-ils, sur la terre étrangère, chanter les cantiques du Seigneur? Mais pourquoi appeler étrangère la terre qui ouvre d'elle-même son sein à la bonne semence et déjà couve avec bonheur le germe qui lui a été confié? Le bon grain que je vous envoie est tombé dans une terre excellente et féconde, j'ai donc lieu d'espérer qu'il prendra racine, avec la grâce de Dieu, qu'il germera, qu'il se multipliera et portera des fruits en son temps (Luc., XIII, 23; I Cor., III, 82) ; or un jour viendra où Votre Majesté les partagera avec moi, et chacun de nous recevra alors selon la mesure de ce qu'il aura fait.
163. D'avoir fait un serment illicite.... Voici en quels termes Guillaume de Nangis raconte le fait dans sa chronique à l'année 1142. "L'Eglise de France fut troublée par une dissension qui s'éleva entre le pape Innocent et le roi de France Louis. Aubry archevêque de Bourges, étant mort, le Pape envoya en France Pierre, qu'il consacra pasteur de ladite ville; mais, rejeté par le roi Louis, parce qu'il avait été ordonné sans son assentiment, il ne fut pas reçu dans sa ville. Le roi Louis avait accordé à l'église de Bourges la liberté d'élire l'évêque qu'elle voudrait, excepté ledit Pierre, et il avait publiquement juré que de son vivant il ne serait pas archevêque. Pierre cependant, ayant été élu, partit polir Rome et fut consacré par le pape Innocent, qui dit que le roi était lui enfant qu'il fallait former et empêcher de s'accoutumer à de telles actions, et il ajouta qu'il n'y avait pas liberté d'élection quand le prince exceptait quelqu'un, à moins qu'il ne soutînt devant le juge ecclésiastique que celui-ci n'était pas éligible, auquel cas le prince serait entendu comme un autre. Cependant ce roi, comme on vient de le dire, refusa l'archevêque à son retour; mais Thibaut, comte de Champagne, le reçut dans sa terre dont toutes les églises lui obéirent. Le roi, indigné di, cela, appela presque tous ses grands à faire la guerre avec lui au comte Thibaut. " Tel est le récit de Guillaume de Nangis, d'où il résulte que Matthieu Paris a commis une erreur de date en rapportant le même fait à l'aimé 1146. Non-seulement les choses en vinrent au point que le roi Louis déclara la guerre au comte Thibaut; mais il la fit avec une telle fureur qu'il mit le feu à Vitry, où il fit périr une foule de gens de tout âge et de tout sexe dans les flammes; en même temps il empêcha les églises qui se trouvaient dans les terres du comte de faire les élections et les ordinations nécessaires, et les fit même occuper par les troupes de son frère Robert, comme saint Bernard s'en plaint en particulier dans sa lettre deux cent vingt-quatrième à l'évêque de Palestrine Etienne. Cette malheureuse division entre le Pape et le roi cessa enfin, grâce aux soins de notre saint Docteur, à l'avènement du pape Eugène III.
Saint Bernard fait l'éloge de sa munificence envers les religieux qu'il lui a envoyés.
Vous avez reçu ce que vous avez demandé
et vous avez fait ce que vous avez promis; car si à votre sollicitation
j'ai consenti à vous envoyer des religieux et à les exposer
à tous les hasards d'un long voyage; Votre Majesté les a
revus avec une munificence toute royale; non contente de subvenir avec
empressement à leur premiers besoins, elle a pourvu à leur
bien-être et les a établis dans un pays délicieux où
coulent. le lait et le miel et où toutes sortes de fruits naissent
en abondance; les vaches et les brebis y donnent du lait en quantité
et du beurre excellent, la figue et le blé y sont délicieux,
et les vignes y produisent un vin exquis. Ce sont dés biens terrestres,
j'en conviens; mais on achète le ciel à ce prix, et par là
on se rapproche de Dieu qu'on se rend propice. Ceux que vous gratifiez
de ces biens sont maîtres du ciel, et ils pourront un jour donner
au prince de la terre qui les comble de ses dons la vie et la gloire éternelles
en échange des biens de ce monde. Je vous envoie le religieux Bruno,
qui a été longtemps mon fidèle et inséparable
compagnon, et qui devient aujourd'hui le père de plusieurs saints
religieux pauvres selon le monde et riches en Jésus-Christ. Veuillez
étendre sur lui les effets de votre libéralité royale,
afin d'augmenter le nombre des amis qui vous recevront dans les tabernacles
éternels. D'ailleurs je regarde comme étant fait à
moi-même tout ce que vous ferez pour lui, attendu que je suis chargé
de pourvoir à tout ce qui lui manque; je me trouve d'autant mieux
fondé à vous adresser ce pauvre de Jésus-Christ, que
votre bourse est un peu mieux garnie que la mienne.
Saint Bernard lui recommande l'archevêque de Reims.
Je recommande à Votre Sainteté monseigneur de Reims (Samson), et je le lui recommande d'une manière toute particulière, d'autant plus que je sais qu'il a pour elle un dévouement parfait, un attachement sincère, une soumission entière et le plus profond respect. Je vous prie de le traiter comme un vase d'honneur et de lui faire sentir, autant qu'il se peut, l'estime que vous faites d'un prélat qui honore son ministère et qui contribue par toutes ses vertus sacerdotales à la gloire de Dieu et de son Eglise.
Saint Bernard lui recommande la cause de l'archevêque de Cantorbéry et celle de l'évêque de Londres.
Monseigneur de Cantorbéry (a), un homme de bien dans la force du mot, que tous les honnêtes gens ont en vénération, est injustement cité à votre tribunal, où des événements plus forts que sa volonté l'empêchent de se rendre. Il allait se mettre en route pour aller terminer son procès devant vous, quand il s'est vu arrêté par la guerre, qui a tout à coup éclaté. Son excuse est d'autant plus acceptable qu'il est fâché de ce contre-temps, parce qu'il a la plus grande confiance en votre justice et qu'il éprouve le plus ardent désir de vous présenter ses respects en personne. Permettez à votre serviteur de prier encore Votre Sainteté de vouloir bien, dans le cas où ce vénérable prêtre e aurait quelque autre supplique à lui adresser, avoir pour lui tous les égards dont il est digne. Je prendrai encore la liberté pendant que je suis en train de solliciter, de vous adresser une seconde prière, c'est en faveur d'un de vos plus anciens amis et de vos fils les plus dévoués, Robert, évêque de Londres. Il se plaint de ce que l'intrus qui occupait avant lui le siège où Dieu l'a appelé, a distrait des biens hypothéqués et des terres appartenant à son église, qu'il refuse de lui rendre. Je n'ai pas la pensée d'apprendre à un pontife d'un tel savoir que vous quel tort est fait ainsi à cette église et les moyens qu'il faut prendre pour le réparer.
a En homme qui connaît et qui aime l'antiquité, saint Bernard se sert encore en plusieurs endroits du mot prêtres pour désigner comme on le faisait jadis, les évêques eux-mêmes,
L'illustre prélat (a) qui fut évêque de Salamanque n'a point hésité à se détourner de son chemin, en revenant de Rome, pour rendre visite à votre serviteur, et pour implorer son humble assistance. En l'entendant parler, je me rappelai ces mots du Prophète: " Les montagnes et les collines seront abaissées, les chemins tortueux seront rendus droits et les raboteux seront aplanis (Isa., XL, 4). " Voilà ce que vous faites comme en vous jouant: vous abaissez ce qui s'élève, vous réduisez à de justes mesures ce qui s'enfle et se gonfle. Toutefois, pendant due ce prélat nie faisait en détail l'exposé de sa tragique histoire, si je ne pouvais me défendre de louer le juge et d'approuver la sentence, je ne laissai pas de me sentir touché de compassion pour cet évêque que votre jugement a frappé; il me semblait, en effet, l'entendre conclure son lamentable récit par ces mots du Prophète: " Après avoir été élevé, je me vois humilié et confondu (Psalm. LXXXVII, 16). Vous n'avez même permis mon élévation que pour me briser (Psalm. CI, 110). " Tout en me rappelant l'inflexible rigueur de votre justice, je ne pouvais oublier les richesses de miséricorde dont votre coeur est rempli et dont j'ai eu maintes fois la preuve, aussi me disais-je que peut-être vous vous laisseriez toucher et lui feriez grâce. Je n'ignore pas que si vous pouvez, quand il le faut, vous armer de zèle et terrasser l'orgueil, vous savez aussi pardonner au repentir et ménager celui qui s'humilie; car, à l'exemple de votre maître, vous placez la miséricorde au-dessus du jugement. Ces réflexions m'ont enhardi à vous écrire, Très-Saint Père, quoique je ne sois que cendre et poussière. Et ce qui me donnait bon espoir, excitait ma confiance et redoublait ma compassion, c'est de voir que cet homme au lieu de céder à un mouvement d'indignation et de colère, comme cela
a Il se nommait Pierre; il avait occupé le siège de Salamanque pendant un long schisme "avaient occasionné les prétentions opposées de trois candidats au titre d'évêque de cette ville. Fort de l'avantage que lui donnait une possession de longue date, Pierre s'était rendu à Rome, à la demande du pape Innocent; mais il se vit écarté de même que les trois autres; toutefois la visite qu'il fit à son retour à saint Bernard et aux religieux de Cluny aurait peut-être en pour conséquence de le faire remonter sur son siége, si le roi Alphonse n'avait envoyé à Rome les évêques de Tolède, de Zamosa et de Ségovie pour engager le pape à confirmer l'élection de son chancelier Béranger à l'évêché de Salamanque,
n'arrive que trop souvent, et de retourner dans sa patrie avec la pensée de faire du scandale et de s'insurger contre l'autorité, fait taire son ressentiment, s'inspire de pensées de douceur et vient à votre cher Cluny se jeter aux pieds de vos humbles enfants et implorer le secours de leurs prières auprès de Dieu. Voilà les armes puissantes auxquelles il recourt contre vous, et les machines de guerre avec lesquelles il veut faire le siège de votre invincible fermeté; car il se flatte que vous vous laisserez toucher par la prière de vos humbles enfants, que vous céderez à leurs voeux, et que, tout inflexible que vous soyez devant la force, vous ne résisterez point à la pitié. C'est dans la même confiance que je me joins à eux, qu'avec eux je tends vers vous des mains suppliantes, je fléchis le genou et confonds mes prières avec les leurs, et que je me permets de vous remontrer hardiment que de même que vous l'avez frappé quand il s'enorgueillissait, de même vous devez lui pardonner maintenant qu'il s'humilie, car il n'est pas juste qu'on ne sache que punir le mal et qu'on n'ait point de récompense pour le bien.
Saint Bernard se plaint au Pape de ce qu'il n'a tenu aucun compte des conditions par lui agréées de la réconciliation de Pierre de Pise, à laquelle il avait travaillé.
A quel juge en appellerai-je contre Vous? Si j'avais un tribunal auquel je pusse vous déférer, je le dis avec douleur, j'y aurais recours pour vous faire condamner comme vous le méritez. Il y a bien le tribunal de Jésus-Christ, mais que Dieu me préserve de vous y accuser; je voudrais vous y défendre si je le pouvais et que vous eussiez besoin de moi alors. Je suis donc réduit à vous prendre vous-même pour être votre propre juge, puisque vous l'êtes de toute la chrétienté. Eh bien, j'en appelle à votre justice, prononcez entre vous et moi. En quoi, je vous le demande, votre. serviteur a-t-il démérité de votre fraternité au point que vous ayez le droit de le traiter comme un fourbe? Ne m'aviez-vous pas fait l'Honneur de me déléguer en votre nom pour travailler a la réconciliation de Pierre de Pise, si Dieu daignait se servir de moi pour le tirer de l'abîme du schisme ? Si vous le niiez, je trouverais à la cour de Rome autant de témoins de ce due j'avance, qu'il y avait de personnes présentes alors. N'est-ce pas en exécution de vos ordres qu'il a été rétabli dans son rang et dans sa dignité? Je me demande en conséquence aujourd'hui par quel conseil, ou plutôt par quelle séduction vous en êtes venu à révoquer ce que vous aviez accordé et à manquer ainsi à votre parole donnée? Si je parle ainsi, ce n'est pas que je blâme en vous la fermeté apostolique qui vous distingue, non plus que le zèle ardent qui vous anime contre le schisme, et qui d'un souffle brise sur les rochers les vaisseaux de Tharsis ou extermine, comme le bras de Phinées, tous les fornicateurs; je sais qu'il est écrit: " Je me sentais l'ennemi de vos ennemis, ô mon Dieu, et j'éprouvais contre eux une haine implacable (Psalm. CXXXVIII, 21). " Mais faut-il sévir également là où les fautes sont inégales, et frapper de la même peine ceux qui ont quitté leur péché et ceux que leur péché a quittés le premier ? Je vous en conjure donc, au nom de celui qui s'est livré pour sauver les pécheurs, épargnez ma réputation et ménagez la vôtre, qui jusqu'à présent a été pure et sans tache, en rétablissant cet homme dans son poste comme vous avez pris l'engagement de le faire. Je vous ai déjà écrit une fois à ce sujet; comme je n'ai pas reçu de réponse de Vous, je pense que ma première lettre ne vous est pas parvenue.
Voir la vie de Saint Bernard, liv. 2 ch.7
Saint Bernard lui recommande l'évêque de Cambray et l'abbé Godescale.
S'il me reste encore une place dans votre esprit, un petit souvenir d'amitié dans votre coeur et une ombre de cette bienveillance dont vous m'honoriez autrefois, je vous prie d'en donner une preuve à l'illustre et vertueux Nicolas (a), évêque de Cambray. Je lui ai de grandes obligations, et je confesse qu'il n'est rien que je ne doive faire pour lui, non-seulement pour reconnaître les services qu'il ne manque jamais de nous rendre, à mes religieux et à moi, toutes les fois que l'occasion s'en présente, mais encore parce qu'il le mérite, à cause de sa droiture, de sa douceur et de sa justice, qualités qui d'ailleurs vous le rendent recommandable par elles-mêmes. Si je ne me trompe, ceux qui le persécutent sont des gens de mauvaise foi qui ne méritent aucune créance. Mais, il est inutile que j'entreprenne de vous prouver ce dont vous pourrez vous convaincre par vous-même. Il est accompagné d'un saint religieux, l'abbé (b) Godescale, que je vous recommanderais tout particulièrement si mes paroles pouvaient ajouter à son mérite; je vous pria instamment d'écouter favorablement sa requête, d'autant plus que je le crois tout à fait incapable de rien demander qui ne soit parfaitement juste.
a Le nom de Nicolas fait défaut dans plusieurs manuscrits oit il n'est pas même indiqué par la lettre initiale, comme cela se tait ordinairement. Des quatre manuscrits de la Colbertine, il n'y en a qu'un qui ait le nom de Nicolas, encore ne se trouve-t-il écrit qu'en marge; mais d'ailleurs c'est bien de lui qu'il s'agit dans cette lettre; il fut évêque de 1140 1107.
b Dans quelques éditions, il est appelé abbé de Mont-Saint-Martin ; mais ce titre manque dans tous les manuscrits, dont plusieurs même ne le désignent que par la lettre initiale de son nom. Il s'agit, en effet, ici de l'abbé de Mont-Saint-Martin, près d'Arras, de l'ordre de Prémontré; il est parlé de lui dans la lettre deux cent soixante-troisième, n. 4; il devint dans la suite évêque d'Arras. Voir la lettre deux cent quatre-vingt-quatrième.
Saint Bernard lui écrit pour l'évêque et le doyen d'Auxerre.
Pour un misérable ver de terre comme moi, c'est vous écrire bien souvent; je me trouve forcé de le faire par les prières de mes amis, mais si je vous parais indiscret, je ne veux pas du moins que vous révoquiez en doute ma véracité; car je puis bien assurer à Votre Sainteté que ce n'est pas moi qui consentirais jamais à prêter ma plume au mensonge dans les lettres que je Lui adresse; car si j'ai à cour d'être utile à mes amis, cela ne va pas jusqu'à compromettre mon salut pour eux. Or je sais que " le mensonge porte un coup mortel à l'âme (Sap., I, 11). " Je ne prétends point n'être pas importun dans rires lettres, mais je proteste que je n'y place jamais un seul mot contre la vérité; si donc vous excusez mon importunité, je n'ai plus rien à craindre d'ailleurs. Monseigneur l'évêque d'Auxerre est un de mes meilleurs amis, tout le monde le sait; mais si l'amitié que je ressens pour lui va jusqu'à me faire partager ses peines, elle ne saurait me porter jusqu'à manquer à la vérité; il n'est donc rien de plus vrai que les raisons que nous vous donnons tous les deux pour justifier son doyen à vos yeux et vous prier de l'absoudre. Nous sommes tous cos enfants, si vous me permettez de vous parler avec ma liberté ordinaire, et nous espérons bien que non-seulement vous ne rejetterez pas notre prière, mais au contraire que vous exaucerez nos voeux et nous comblerez de joie en nous accordant la grâce que nous vous demandons.
Saint Bernard se plaint au Pape de ce qu'il se trouve à la cour de Rome des hommes capables de soutenir le comte Raoul qui avait répudié sa femme pour en prendre une autre.
Il est écrit: " L'homme ne doit point séparer ce que Dieu a uni (Matth., XIX, 7). " Or il s'est trouvé des gens audacieux (a) qui n'ont pas craint de désunir deux époux que Dieu avait unis. Que dis-je ! qui ont ajouté un second crime au premier en unissant ensuite deux personnes qui ne pouvaient point être unies. Voilà comment on met en pièces les saintes lois de l'Église et comme on déchire, û douleur! la robe de Jésus-Christ ! Pour comble de maux, ceux qui agissent ainsi, sont ceux-là même qui sont obligés par état de la conserver entière. O mon Dieu, voilà vos amis qui se déclarent contre vous; les contempteurs de vos lois sont les gens de votre maison! Car ceux qui transgressent vos commandements, ne sont pas des inconnus, des gens étrangers à votre sanctuaire, ce sont au contraire les successeurs de ceux à qui vous avez dit: " Si vous m'aimez, vous observerez mes commandements (Joan., IV, 15). " Le comte Raoul avait été uni avec sa femme par les ministres de l'Église au nom de Dieu qui a donné aux hommes le pouvoir de former de tels noeuds; je me demande de quel droit la chambre ecclésiastique a délié ceux que l'Église a liés. Il n'y a qu'une circonstance dans la conduite de ceux qui ont agi de la sorte qui me paraisse marquée au coin de la prudence, c'est le secret dont ils se sont environnés pour mener à bonne fin cette oeuvre de ténèbres. Je ne m'en étonne point, car ceux qui font mal redoutent la lumière et se gardent bien d'agir au grand jour de peur d'être surpris dans leur malice. Après tout, par quoi le comte Thibaut s'est-il attiré ce qui lui arrive? duel mal a-t-il fait pour qu'on le traite ainsi? Si c'est un péché
a Saint Bernard veut parler des évêques qui ont approuvé le divorce de Raoul, comte de Vermandois. Ce sont Simon, évêque de Tournay, frère de Raoul et Barthélemy, évêque de Laon, et Pierre, évêque die Senlis. Le moine de Tournay Herimann, ou son continuateur, raconte le fait tout au long, comme on peut le voir dans le Spicilége, tome XII, page 480, d'où nous n'extrayons pour abréger que peu de mots : Le comte Raoul, voulant épouser la seur d'Éléonore, reine de France, nommée Pétronille, répudia sa femme légitime, nièce de Thibaut, toute de Champagne, sous prétexte de parenté, ce qui se fit avec l'approbation des évêques cités plus haut. Le comte de Bourgogne, Thibaut, déféra le jugement de cette affaire au Pape, qui anathématisa Raoul, et suspendit, pour un temps, de leur office, les évêques qui t'avaient approuvé. On peut consulter encore sur ce point le supplément à Sigebert et les lettres suivantes.
d'aimer la justice et de détester l'iniquité, on ne peut nier qu'il en soit coupable; si c'est un mal de rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu, je ne vois pas moyen de l'excuser; enfin si c'est un crime d'avoir reçu l'archevêque de Bourges (a) pour se conformer à vos ordres, il en est certainement coupable au premier chef, et c'est sans doute de cela qu'on le punit aujourd'hui. Il n'est donc en butte aux attaques des méchants que pour avoir été homme de bien jusqu'à l'excès. Voilà pourquoi il y a maintenant tant de voix qui s'élèvent en sa faveur et qui vous pressent de venger un de vos enfants que l'injustice accable, de délivrer l'Eglise de l'oppression qu'elle n'a pas méritée, de réprimer avec cette rigueur apostolique qu'on vous tonnait, l'audace de ceux qui ont machiné ce crime, et de faire retomber sur la tête de leur chef tout le poids de ce qu'il a pu et osé entreprendre contre la justice.
a Thibaut s'était, en cette circonstance, attiré bien des difficultés. Voici comment Hermann raconte cette affaire : " Le Pape avait nommé archevêque de Bourges un certain clerc appelé Pierre, parent de son chancelier. Le roi de France n'ayant pas voulu le reconnaître fut excommunié par le Pape. " Cela se passait en 1144, après la mort de l'archevêque Albéric. On trouvera de plus amples détails sur tout cela dans les notes de la lettre deux cent dix-neuvième, où l'on verra que le comte de Champagne fut maltraité par le roi de France pour avoir reçu cet archevêque. On peut encore sur ce point consulter la lettre deux cent dix-neuvième et le livre IV de la Vie de saint Bernard, au paragraphe 12.
Saint Bernard se plaint au saint Père de tout ce que le comte Thibaut a à souffrir tant pour la justice que pour son attachement au saint Siège et le prie de le relever du serment qu'on avait extorqué de lui.
Nous sommes plongés dans un océan d'angoisses et d'afflictions. Tout le royaume est dans le trouble; ce n'est de toutes parts due sang répandu, que pauvres bannis, que riches jetés dans les fers; la religion même est indignement foulée aux pieds, on serait honni si on faisait entendre des paroles de paix; la bonne foi et la probité ne sont même plus en assurance dans ces contrées. Ainsi il lue s'en est pas fallu de beaucoup que l'innocent et pieux comte Thibaut ne fût livré entre les mains de ses plus mortels ennemis et ne succombât sous leurs coups; mais Dieu l'a soutenu. Il se félicite des persécutions qu'il endure pour la justice de même que pour l'obéissance qu'il vous doit en entendant l'Apôtre proclamer : " Bienheureux tous ceux qui souffrent pour la justice (I Petr., III, 14); " et l'Évangile dire : " Heureux ceux qui sont persécutés pour elle (Matth., V, 14): " Hélas! malheureux que nous sommes, nous pressentions tous les maux qui fondent maintenant sur nous et nous n'avons pas pu nous y soustraire! Bref, pour prévenir de plus grands malheurs et les funestes conséquences des divisions qui déchirent le royaume, le champion et le défenseur de la liberté de l'Eglise, votre fils très-dévoué, le comte Thibaut, a fini par s'engager sous la foi du serment à faire lever l'excommunication fulminée par maître Yves, votre légat de bonne mémoire, contre le prince auteur de tous nos maux, contre ses sujets et la femme adultère que ce tyran a épousée; il n'a pris cet engagement qu'à. la prière et sur les instances de personnes aussi sages que dévouées qui lui ont fait entendre que Votre Sainteté ne ferait aucune difficulté de tenir compte de son serment, puisqu'elle pouvait ensuite, sans blesser les intérêts de l'Eglise, remettre incontinent les choses dans leur premier état et confirmer de nouveau la sentence qu'on a portée contre Raoul. Ce serait le vrai moyen d'éluder les artifices des ennemis du comte Thibaut, de rétablir la paix et de priver les méchants des avantages qu'ils se promettaient de leur injuste puissance. J'aurais encore beaucoup d'autres choses à vous dire, mais je crois inutile de vous les transmettre par écrit; celui qui vous porte cette lettre en est pleinement instruit, et il pourra vous les dire toutes en détail de vive voix.
Saint Bernard ayant remarqué qu'il avait perdu les bonnes grâces du pape Innocent, à l'occasion du testament du cardinal Yves, lui présente humblement la justification de sa conduite.
A son très-révérend père et seigneur le pape Innocent, Bernard, un homme de rien, salut.
1. Je me flattais jadis d'être quelque chose, si peu que ce fût, mais je vois bien à présent que je ne suis absolument rien, et je ne m'en étais pas encore aperçu. Comment aurais-je pu croire à tout mon néant quand mon seigneur et mon maître daignait encore abaisser ses regards sur son serviteur et lui prêter une oreille attentive? quand il recevait mes lettres avec empressement, les lisait avec plaisir et répondait avec tant d'obligeance et de bonté à toutes mes demandes? Mais aujourd'hui je suis moins que rien, depuis qu'il ne nie regarde plus. D'où vient ce changement? en quoi vous ai-je offensé ? Je devrais sans doute me faire de violents reproches si j'avais disposé à mon gré des biens laissés par le cardinal Yves d'heureuse mémoire, et contrairement à ses dernières volontés, comme je sais qu'on vous l'a dit; mais j'espère vous éclairer complètement sur ce point et me justifier ainsi auprès de vous. D'ailleurs je ne suis pas assez peu instruit pour ignorer que tous les biens dont il n'a pas disposé appartiennent à l'Eglise.
2. Veuillez, je vous prie, entendre comment les choses se sont véritablement passées; si je déguise la vérité dans mes paroles, je me condamne moi-même par ma propre bouche. Quand le cardinal vint à mourir, non-seulement j'étais absent, mais encore je me trouvais fort éloigné. Je sus de ceux qui l'assistèrent dans ses derniers moments qu'il avait fait un testament et même qu'il avait en soin de faire écrire ses volontés dernières. Après avoir disposé d'une partie de ses biens comme il l'entendait, il chargea deux abbés qui l'assistaient de se concerter avec moi, qui étais absent, pour distribuer le reste, dans la pensée que nous connaissions mieux que personne les besoins des différents monastères. Ces deux abbés vinrent à Clairvaux, et ne m'y trouvant pas, attendu que j'étais alors occupé par votre ordre à négocier la paix, ils disposèrent de l'argent qui restait entre leurs mains, non-seulement sans mon aveu, mais même à mon insu. Telle est la pure vérité ; aussi vous prié je de ne plus m'en vouloir, de cesser de me regarder d'un oeil sévère et indigné; reprenez ce visage doux et serein, et cette figure rayonnante de bonté que vous avez toujours eue avec moi.
3. J'ai su encore que vous vous plaigniez du nombre de
lettres que je vous écris : il me sera bien facile de me corriger
de ce défaut-là, et je ne crains pas de vous importuner désormais
davantage. J'ai trop présumé de moi, je l'avoue, quand je
vous écrivais si souvent, sans tenir compte de la distance qui me
sépare de Vous; mais aussi vous ne pouvez disconvenir que, d'un
côte, vos bontés pour moi m'encourageaient à le faire,
et de l'autre, l'envie d'être utile à mes amis m'y portait.
Car, si ma mémoire n'est pas en défaut, vous conviendrez
que je ne vous ai presque jamais rien demandé pour moi. Mais il
faut en toutes choses savoir se contenir dans de justes bornes; c'est ce
que je m'efforcerai de faire désormais si je le puis ; je saurai
modérer mon zèle et m'imposer silence. Après tout,
il me sera moins pénible de mécontenter quelques amis que
de déplaire à l'oint du Seigneur par mes prières sans
nombre. J'en suis même venu maintenant au point de n'oser vous parler
des périls qui menacent l'Eglise en ce moment, du schisme terrible
que nous appréhendons de voir éclater, et de beaucoup d'autres
choses semblables. J'en informe les évêques qui vous entourent;
Votre Sainteté pourra se faire instruire de tout par eux, si elle
désire savoir ce que je leur écris.
Saint Bernard leur écrit à l'occasion de l'interdit lancé sur le royaume de France, pour l'affaire de l'archevêque de Bourges.
1. Le châtiment mémorable et terrible de ceux (Coré Dathan et Abiron) que la terre engloutit tout vivants et précipita dans les enfers pour avoir voulu diviser Israël, montre assez clairement combien le schisme qui déchire l'Église est un mal affreux, un fléau détestable dont il faut se garder à tout prix. On l'a bien vu aussi dans la persécution de Guibert (d) et dans l'entreprise téméraire de Bourdin, qui de nos jours ont frappé le sacerdoce et l'empire d'une plaie cruelle et d'un mal presque incurable. Nous en avons encore un exemple récent dans les épreuves sans nombre qui ont assailli l'Église avant que la miséricorde de Dieu eût calmé la rage du lion (Le schisme de Pierre de Léon) . C'est donc avec raison que le Seigneur "maudit celui par qui le scandale arrive (Luc., XVII,1)." Hélas! ne sommes-nous pas maudits nous-mêmes, nous qui n'avons qu'à gémir sur le passé, à déplorer le présent et à trembler pour l'avenir? Et pour comble de malheur, les choses humaines en sont venues au point que les coupables ne veulent pas s'humilier ni les juges se laisser fléchir. Nous crions aux uns: Cessez de faire le mal, ne levez pas la tête avec orgueil dans votre iniquité (Psalm. LXXIV, 5), mais ils se sont endurcis et ne nous écoutent même pas; nous conjurons les autres qui ont pour mission de corriger le péché, en ménageant
a Dans quelques manuscrits, on lit aux quatre, mais la leçon reçue nous semble préférable, puisque Gérard, le chancelier de la cour de Rome, cité en quatrième lieu, n'était pas évêque bien qu'il devint plus tard pape sous le nom de Lucius II.
b Abry mourut en France, à Verdun. On rapporte dans la Vie de saint Bernard, livre 1V, que notre saint Docteur offrit sur son tombeau un sacrifice de louanges. Il est parlé de lui dans la lettre deux cent quarante et unième, et d'Étienne, dans la deus cent vingt-quatrième.
c Igmare ou Ymare, d'abord moine de Cluny, de Saint-Martin-des-Champs, puis prieur de la Charité-sur-Loire, et enfin abbé de Moustier-Neuf, près Poitiers. On le voit cité avec ce titre dans la convention passée entre Louis le Jeune et Argrime, archidiacre d'Orléans, dans Duchesne, tome IV, page 764. II fut fait cardinal par le pape Innocent. C'était sous l'abbé Pouce un homme d'une rare équité, d'après la Chronique de Cluny. C'est à ces mêmes cardinaux que sont adressées les lettres cent trentième, deux cent trente et unième et deux cent trente-deuxième.
d C'était un évêque de Ravenne, que l'empereur Henri IV fit élire pape pour l'opposer à Grégoire VII et à ses trois successeurs. Maurice Bourdin, archevêque de Braga, fut intrus par Henri V dans la chaire de Saint-Pierre. Le Pape Callixte II l'enferma dans un monastère. Sa vie a été écrite par Etienne Baluze, et se trouve dans le tome III des Mélanges.
le pécheur (Ezéch. II, 5), de ne pas achever de rompre le roseau, à demi brisé, et de ne pas éteindre la mèche qui fume encore, et ils n'en sont que plus ardents à souffler la tempête sur les vaisseaux de Tharsis.
2. Si nous disons, avec l'Apôtre, aux enfants d'obéir en toutes choses à leurs pères (Eph., VI, 1), ce sont autant de paroles que l'air emporte ; et si nous engageons les pères à ne point exaspérer leurs enfants, nous les exaspérons eux-mêmes contre nous. Il est impossible d'amener les pécheurs à réparer leur faute, ni ceux qui doivent les reprendre et les corriger à montrer un peu de condescendance. Chacun n'écoute que ses passions et ne suit que sa pente, de sorte que tout est tendu au point de se rompre. Hélas! la plaie récente de l’Eglise (le schisme d’Anaclet) n'a pas encore eu le temps de se cicatriser, et on est sur le point de la rouvrir, de crucifier le Seigneur une seconde fois, de percer de nouveau soit côté innocent, de recommencer à se partager ses vêtements et même de mettre en pièces, s'il était possible, sa tunique sans couture. Pour peu que vous ayez l'âme sensible, vous devez remédier à de si grands maux, et ne pas permettre que le pays où, vous le savez, les divisions des autres contrées viennent s'éteindre, soit lui-même à présent la proie des factions. Si le souverain Juge frappe l'auteur du scandale de ses redoutables malédictions, sur quelles bénédictions n'auront pas droit de compter ceux qui étoufferont une si pernicieuse discorde?
3. On peut alléguer deux excuses en faveur du roi de France; la première d'avoir fait un serment illicite (a), et la seconde de le tenir, injustement sans doute, mais plutôt par une honte mal placée que par un acte formel de sa volonté, car vous n'ignorez pas que les Français regardent comme une infamie de manquer à un serment, même injuste, quoique la raison dise assez qu'on n'est pas obligé de l'accomplir. Assurément je n'ai pas l'intention de le justifier en ce cas; mais ne peul-on du moins le traiter avec quelque indulgence, à raison de son rang et de son âge, en considérant surtout qu'il n'a agi que dans un premier mouvement de colère ? il me semble qu'on le peut aisément, pour peu qu'on incline à l'indulgence plutôt qu'à la sévérité. Vous aurez donc égard à son titre de roi et à sa jeunesse, et vous lui ferez grâce, du moins pour cette fois, à condition qu'il évitera désormais de tomber en pareille faute. Toutefois je ne demande cette grâce que si on petit l'accorder sans blesser les libertés de l'Eglise et le respect qu'on doit à un archevêque (Pierre de Bourges) que le Pape a sacré de ses propres mains. Le roi lui-même ne demande rien de plus, et toute l'Eglise d'en deçà des monts, qui est déjà bien assez affligée d'ailleurs, ne fait point d'autre voeu dans les humbles prières qu'elle vous adresse: Si nous essuyons un refus de votre part, il ne
a Le serment de ne jamais reconnaître pour archevêque de Bourges, Pierre, que le Pape avait consacré de ses propres mains. voir les notes à la fin du volume.
nous reste plus qu'à tendre les mains à
la mort. Je suis effrayé et comme glacé d'épouvante
à la pensée des maux qui peuvent fondre sur toutes nos contrées.
Il y a un an, je vous fis la même prière qu'aujourd'hui; mais
alors mes péchés ont été cause que je vous
ai vivement indisposés contre moi, au lieu de vous rendre favorables
à mes voeux, ce qui a jeté le monde presque tout entier dans
la désolation. Si dans un excès de zèle il m'est échappé
quelque chose que j'aurais dit supprimer ou dire en d'autres termes, je
le désavoue et vous prie de l'oublier; mais si je n'ai rien dit
que ce que je devais et comme je le devais, faites en sorte que je n'aie
point parlé en vain.
Saint Bernard refuse au roi Louis d'appuyer auprès du Pape son injuste demande dans l'affaire du comte Raoul et l'engage en même temps à ne pas opprimer les innocents, s'il ne veut pas irriter le Roi du ciel contre lui.
1. Je n'ai jamais eu d'autre pensée que de concourir à la gloire de Votre Majesté et de travailler au bien de son royaume; elle me fait la grâce d'en convenir et sa propre conscience lui en rend témoignage; je lui proteste aussi que j'aurai toujours les mêmes sentiments. Mais je ne sais comment je puis satisfaire à ses sujets de plaintes et empêcher le pape d'excommunier de nouveau le comte Raoul malgré les suites funestes que Votre Majesté nie fait craindre de ce coup d'autorité qu'elle veut me faire conjurer par tous les moyens en mon pouvoir. Je ne puis le faire, et quand je le pourrais, je ne vois pas que raisonnablement je doive: le tenter; je suis peiné certainement des conséquences fâcheuses qui peuvent en résulter, mais on ne doit jamais faire le mal, même pour qu'il en arrive un bien. Il est plus sûr d'abandonner à Dieu les suites de cette affaire ; il est assez sage et assez puissant pour faire et maintenir le bien qu'il a résolu de faire et pour empêcher le mal que les méchants méditent, ou du moins pour le faire retomber sur ceux qui en sont les auteurs.
2. Ce qui m'afflige le plus, c'est que Votre Altesse me marque dans sa lettre que cette affaire va amener la rupture de la paix conclue entre elle et le comte Thibaut. Peut-elle ignorer qu'elle a fait une faute considérable en contraignant., les armes à la main, le comte Thibaut à s'engager par serment contre toutes les lois divines et humaines, non-seulement à prier le Pape de lever, sales raison et contre toute justice, l'excommunication dont Raoul et ses sujets avaient été frappés; mais encore à user de tous les moyens pour l'y déterminer? Pourquoi Votre Majesté veut-elle accumuler faute sur faute et pousser à bout la patience de Dieu? En quoi le comte Thibaut a-t-il mérité d'encourir une seconde fois votre disgrâce ? Ne s'est-il pas employé de toutes ses forces pour faire absoudre le comte Raoul contre les règles de toute justice ? Vous n'ignorez pas qu'il n'a reculé pour cela devant aucune difficulté. Or maintenant il ne fait et n'a fait aucune démarche pour le faire excommunier de nouveau, quelque juste que soit cette seconde excommunication, et il a tenu religieusement le serment que vous lui avez arraché par la crainte. Ne vous opposez donc point, Sire, aux ordres manifestes du Roi des rois, votre créateur ; ne poussez point l'audace jusqu'à l'attaquer si souvent sur son propre terrain et dans ses domaines; car ce serait vous en prendre à un rude et terrible adversaire que de déclarer la guerre à Celui qui tient la vie des princes dans sa main et fait trembler les rois de la terre eux-mêmes. Si je vous tiens un pareil langage, c'est que je redoute pour vous les plus grands malheurs. Ma crainte est une preuve de l'étendue de mon attachement à Votre Majesté.
Saint Bernard blâme sévèrement le roi de France de suivre de mauvais conseils et de repousser toutes les ouvertures clé paix qui lui sont laites, il lui déclare en même temps que si jusqu'à présent il n'a eu d'autre pensée que la gloire de son règne, désormais il n'aura plus qu'un souci, les intérêts de la vérité, et qu'un rôle, celui de témoin de ses méfaits.
1. Si Dieu m'est témoin de l'attachement que j'ai ressenti pour Votre Majesté dès l'instant que j'ai eu l'honneur de la connaître, et du zèle dont je n'ai cessé d'être animé pour sa gloire, vous savez aussi vous-même la peine et le mal que je me suis donnés l'année dernière, pour aviser avec vos plus fidèles serviteurs aux moyens de rétablir la paix dans votre royaume; mais je crains bien que vous n'ayez déjà rendu tous mes efforts inutiles, car il est évident pour tout le monde que vous avez renoncé avec une promptitude et une légèreté excessives, aux bonnes et sages résolutions que vous aviez prises. J'apprends même que je ne sais quel conseil inspiré par le démon vous pousse à renouveler des maux que vous vous repentiez d'avoir commis et à rouvrir des plaies à peine cicatrisées. Je ne crois pas qu'on puisse attribuer à d'autre qu'à Satan même le dessein clé mettre tout à feu et à sang (a),
a Voir à ce sujet ce qui est rapporté de l'incendie de Vitry et du grand nombre de personnes qui y périrent, dans les notes de la lettre 224. Vitry, depuis lors surnommé le Brûlé, est maintenant un village du Pertuis sur la Marine.
de forcer de nouveau les pauvres, les captifs et ceux que le fer moissonne à pousser vers le père et le vengeur de la veuve et de l'orphelin leurs cris plaintifs, leurs gémissements et leurs sanglots (Psalm. LXVII, 6)? Qui ne sait que l'antique ennemi du genre humain se complaît à de semblables victimes? N'est-il pas appelé le premier homicide (Joan., VIII, 44) ? " Que Votre Majesté ne cherche point d'excuse en faisant peser sur le comte Thibaut la cause de tous ces malheurs (Psalm. CXL, 4), car ce prince déclare qu'il veut la paix, il la demande avec toutes sortes d'instances et aux conditions dont vous étiez précédemment tombés d'accord ensemble; il est prêt à vous donner satisfaction entière pour toutes les contraventions que les négociateurs du premier arrangement intervenu entre vous et lui jugeront avoir été faites au traité. or vous savez qu'ils sont entièrement dévoués à votre personne, et il s'engage à vous faire toutes les réparations convenables dans le cas où il l'aurait violé en quelque point, ce qu'il ne croit pas.
2. Cependant, au lieu de prêter l'oreille à ces propositions de paix d'observer les conventions et d'acquiescer à de sages conseils, Votre Majesté se forme, par un secret jugement de Dieu, de fausses idées de toutes choses; elle regarde comme indigne d'elle ce qui l'honore, et se fait un point d'honneur de ce qui la couvre d'infamie; elle redoute ce qui n'est pas à craindre, et ne craint pas ce qu'elle devrait le plus redouter; de sorte qu'on peut lui faire le même reproche que Job au saint et glorieux roi David, d'aimer ceux qui lui veulent du mal et de n'avoir que de l'éloignement pour ceux qui lui veulent du bien (II Reg., 6). En effet, ne croyez pas que ceux qui poussent Votre Majesté à recommencer la guerre contre un prince qui n'a rien fait pour cela, se préoccupent de votre gloire; ils ne songent qu'à leur avantage ou plutôt ils ne servent que les intérêts du démon, car ces ennemis de votre couronne et ces perturbateurs manifestes de la paix de votre royaume, se sentant trop faibles pour exécuter leurs propres desseins, essaient de faire servir votre puissance royale à l'accomplissement de leurs projets. Dieu veuille qu'ils n'y réussissent pas!
3. Pour moi, quelque résolution que vous preniez contre le bien de votre royaume, le salut ale votre âme et l'intérêt de votre couronne, je ne puis, comme enfant de l'Eglise, me montrer insensible aux injustes traitements, aux mépris et aux humiliations dont on veut de nouveau abreuver ma mère; n'est-ce point assez des maux dont le souvenir fait encore couler nos larmes ? Faut-il que nous les voyions se renouveler maintenant et que l'avenir nous en fasse craindre de semblables? Je suis résolu à tenir bon et à combattre jusqu'à la fin, sinon l'épée à la main et le bouclier au bras, du moins avec les armes qui me conviennent, c'est-à-dire avec mes prières et nies larmes. Hélas! jusqu'à présent, j'en atteste le Ciel qui a reçu mes voeux, je n'ai cessé de prier pour la paix de votre royaume et pour le salut de votre âme, j'ai plaidé votre cause auprès du saint Siège par mes lettres et par mes agents, au point, je le confesse, au point, dis-je, que j'ai indisposé le Pape contre moi et presque blessé ma propre conscience. Mais à la vue des violences que vous ne cessez d'exercer, je commence à me repentir d'avoir toujours voulu n'imputer vos torts qu'à votre jeunesse; c'était folie de ma part, désormais je suis résolu à ne plus défendre, selon mon faible pouvoir, que le parti de la vérité.
4. Je ne dissimulerai donc plus que vous cherchez à renouer vos rapports et à renouveler votre alliance avec des excommuniés, que vous conspirez avec des voleurs et des brigands, comme on dit, pour répandre le sang humain, incendier la demeure des hommes, détruire celle de Dieu, et ruiner les pauvres, et que, selon le langage du Prophète: " Vous courez au pillage avec les voleurs et faites alliance avec les adultères (Psalm. XLIX, 18), " comme si vous n'étiez pas assez puissant vous-même pour faire le mal tout seul. Je proclamerai que, non content d'avoir imprudemment fait contre l'Eglise de Bourges, ce serment illicite qui a été la source de si grands et si nombreux malheurs, vous expiez maintenant votre péché en ne laissant pas à l'Eglise de Châlons-sur-Marne la liberté de s'élire un pasteur, et en permettant contre toutes les lois de la justice que votre frère a envoie en garnisaires, ses hommes d'armes, ses archers et ses arbalétriers, dans les maisons épiscopales, et que les biens des églises soient audacieusement pillés et employés à des fins profanes et criminelles. Si vous continuez, j'ose vous prédire que votre conduite ne demeurera pas longtemps impunie; aussi je vous exhorte, Sire, avec le zèle d'un sujet fidèle et dévoué, à sortir au plus vite de la voie mauvaise où vous vous êtes engagé, à vous convertir et à vous humilier à l'exemple du roi de Ninive, afin de détourner de vous le bras de Dieu déjà levé pour vous frapper. Je crains pour vous les plus grands malheurs. Voilà pourquoi je vous fais entendre un langage aussi sévère; mais souvenez-vous de ces paroles du Sage: " Les coups d'un ami valent mieux que les baisers d'un ennemi (Prov., XXVII, 6). "
a C'était Robert, dont il est parlé dans
la lettre deux cent vingt-quatrième, n. 2, et dans la trois cent
quatrième. Les Pères du chapitre de Cîteaux se plaignent
au roi Louis le Jeune, dans la deux cent quatre-vingt-treizième
lettre de Duchesne, que le comte Robert, son frère, " mange de la
viande dans leurs granges " contre la règle de leur ordre. Pour
ce qui concerne l’église de Châlon-sur-Marne, on peut consulter
la lettre deux cent vingt-quatrième.
1. J'ai écrit au roi pour lui exposer les désordres qui se commettent dans son royaume et qu'on dit même qu'il autorise; comme vous êtes membres de son conseil, il m'a semblé que j e devais vous communiquer sa réponse. J'ai peine à croire qu'il soit convaincu de ce qu'il avance, et s'il ne l'est pas, comment peut-il espérer me convaincre , moi qui suis , comme vous le savez , parfaitement au courant de tout ce qui s'est fait pour le rétablissement de la paix. Afin de me persuader que, de son côté, le comte a manqué à ses engagements, il me dit en propres termes dans sa lettre, ainsi que vous pourrez le voir: " Mes évêques sont encore suspens et mon royaume est toujours en interdit, " comme si la levée des censures ecclésiastiques était au pouvoir du comte, ou qu'il se fût engagé à la procurer par tous les moyens en son pouvoir! Le roi continue: " On s'est moqué du comte Raoul en renouvelant son excommunication. " En quoi cela regarde-t-il le comte Thibaut? N'a-t-il pas travaillé de bonne foi à faire ce qu'il avait promis et n'a-t-il pas complètement dégagé sa parole? L'autre, il est vrai, a été victime de ses fautes et s'est laissé tomber dans la fosse qu'il s'était creusée; est-ce là une raison suffisante aux yeux du roi pour rompre un arrangement auquel vous avez travaillé? Y avait-il là matière à s'emporter comme il l'a fait contre Dieu et contre l'Eglise, au préjudice de ses propres intérêts et de ceux de son royaume ? Fallait-il qu'il s'oubliât pour si peu de chose jusqu'à se précipiter sur les terres de son vassal, non-seulement sans lui avoir déclaré la guerre, mais encore sans lui signifier les raisons de cette rupture? Fallait-il enfin qu'il envoyât son propre frère s'emparer de la ville de Châlons-sur-Marne, au mépris de la convention qu'il avait faite avec le comte Thibaut au sujet même de cette ville, comme vous ne l'ignorez pas vous-mêmes ?
2. Mais le roi fait encore un grief au comte Thibaut de chercher à s'attacher contre lui, par des mariages, les comtes de Flandre (b) et de
a Orderic le surnomme le Roux, page 889. C'est à lui qu'est adressée la lettre trois cent quarante-deuxième, ainsi que les lettres deux cent vingt-troisième, deux cent vingt-quatrième et deux cent vingt-cinquième.
b Saint Bernard leur donne le titre de barons du roi dans la lettre deux cent vingt-quatrième, n. 3. Hérimann de Tournay nous donne la clef de ce passage, en disant, page 394 : " Thierry, comte de Flandre, avait promis sa fille en mariage au fils du comte Thibaut; mais le roi de France faisait tout ce qui était en son pouvoir pour empêcher cette union en disant que le deux futurs époux étaient parents au troisième degrés. " De son côté, le comte Thibaut avait aussi en vue un mariage pour sa propre fille avec le comte de Soissons, Voir plus loin la lettre deus cent vingt-quatrième, n, 4.
Soissons ; je veux bien qu'il doute de sa fidélité, mais des soupçons ne sont pas une certitude; or je vous demande si de simples doutes lui donnent le droit de fouler aux pieds des engagements formels. D'ailleurs rien n'autorise à douter de la fidélité d'un homme tel que le comte Thibaut. Au reste. ceux dont il recherche l'alliance, loin d'être les ennemis du roi, ne sont-ils pas ses amis et ses vassaux? Le comte de Flandre est son parent, et,comme il le dit lui-même, un des appuis de sa couronne; en quoi donc la fidélité d'un vassal de Sa Majesté pourra-t-elle être légitimement soupçonnée, s'il cherche à s'allier par des mariages à ses sujets les plus fidèles ? Il est bien certain que quiconque considérerait la conduite du comte Thibaut d'un oeil non prévenu, y verrait plutôt un gage de paix et un accroissement de force et de sécurité pour le royaume.
3. Au reste, je ne suis pas peu surpris d'apprendre que Sa Majesté dit à mon sujet, " qu'elle sait bien que j'étais informé des projets du comte Thibaut d'entraîner le comte Raoul dans son parti. " Si le roi ne m'a pas écrit ces choses, il l'a dit en propres termes à la personne qui lui a remis ma lettre, en ajoutant que j'avais plus d'une fois répété au comte Raoul que je me chargeais de la plus grande partie de ses péchés, s'il consentait à se rallier au comte Thibaut. Je défie qui que ce soit au monde, d'oser soutenir en ma présence que je l'aie chargé de faire de pareilles propositions au comte Raoul, ou de produire une lettre de ma main qui renferme rien de pareil. C'est au roi de voir de qui il tient cette nouvelle; pour moi, je suis très-certain que je suis innocent de ce qu'on m'impute là, et je réponds également de l'innocence du comte Thibaut en ce point, car il désavoue ce bruit de toutes ses forces. Après cela que Dieu prononce, il est notre juge; toujours est-il que le comte Thibaut, sur un simple soupçon, se voit accusé par un prince qui viole ses engagements d'une manière visible en attirant le comte Raoul dans son parti, qui méprise la loi de Dieu, ne tient aucun compte de la sentence du saint Siège et s'associe avec un adultère et un excommunié.
4. Puis le roi ajoute dans sa lettre: " Il s'en est fallu de peu que je n'eusse sur les bras deux ennemis formidables. " A cela le Prophète se charge de répondre pour moi par ces paroles, mais en riant: "Ils ont tremblé quand ils n'avaient aucun sujet de craindre (Psalm. XIII, 5). " " On m'attaque, dit-il, quand je ne menace personne, et on me persécute quand je ne trouble la paix de qui que ce soit. " Or je vous demande quel est ici l'agresseur véritable et le vrai provocateur: est-ce le comte? Mais il supplie humblement le roi de lui accorder ses bonnes grâces, il se montre disposé à le servir et à lui obéir comme à son souverain, lui demande la paix avec instance, et recherche tous les moyens de se réconcilier avec lui. Mais supposons qu'il n'en soit pas réellement ainsi, et que le comte Thibaut nourrisse en effet de mauvais projets contre Sa Majesté; pourquoi n'avoir pas recours à l'expédient dont on était convenu ? Vous savez qu'il était stipulé dans le traité due s'il survenait quelque différend ou quelque difficulté au sujet de l'arrangement fait entre eux ils ne feraient ni l'un ni l'autre aucun acte d'hostilité avant de nous avoir soumis leurs griefs pour que nous les examinions de concert, vous, Monseigneur. d'Auxerre (Hugues) et moi, qui avons été les médiateurs de la paix, et que nous terminions à l'amiable les difficultés qui pourraient naître. Or le comte demande qu'on suive cette marelle, et le roi ne veut point y consentir.
5. Après tout, que le comte ait réellement tous les torts possibles à l'égard de Sa Majesté, pourquoi s'en prendre à l'Église ? Quelle cause de mécontentement ont donné au roi non plus seulement l'Église de Bourges, mais celles de Châlons (a), de Reims et de Paris? Qu'il se fasse justice à l'égard du comte, il est dans son droit; mais prétendra-t-il s'y trouver encore quand il ravage les terres et les biens des églises, quand il empêche les brebis de Notre-Seigneur de se donner des pasteurs, en s'opposant au sacre de ceux qui sont élus, ou bien, ce qui ne s'est jamais vu jusqu'à présent, en ordonnant de retarder l'élection, jusqu'à ce qu'il ait consommé tous les biens des Eglises, dissipé le patrimoine des pauvres et ravagé le diocèse tout entier? Sont-ce là les conseils que vous lui donnez je vous le demande, car il est peu, croyable qu'il agisse en ces circonstances contre votre avis? Et pourtant j'ai bien de la peine à me persuader que vous lui inspiriez de si mauvais desseins. En effet, ce serait évidemment souffler le schisme, déclarer la guerre à Dieu même, asservir l'Église et changer sa liberté en servitude, Tout chrétien zélé, tout enfant de Dieu et de l'Église s'opposera comme un mur pour la défense de la maison de Dieu. Et vous, si vous aimez la paix ainsi qu'il convient à des enfants de paix, comment pouvez-vous, je ne dis pas traiter de telles affaires dans le conseil du roi, mais même assister aux conseils où elles se décident. Sachez qu'on est en droit de faire remonter la responsabilité du mal que fait un roi jeune encore, à ses conseillers, que leur âge rend inexcusables.
a On a vu dans les notes de la lettre deux cent seize ce qui concerne l'église de Bourges. Ce qui a rapport aux trois autres se trouve rapporté dans la lettre deux cent vingt-quatrième.
Saint Bernard présente ses humbles excuses à cet évêque qui lui avait écrit une lettre commençant par ces paroles: Salut en Notre-Seigneur sans esprit de calomnie, et l'engage à venger le Christ et son Eglise.
1. Je ne me reconnais pas le moins du monde coupable de calomnie; non-seulement je ne crois avoir dit du mal de personne ; mais je sais très-certainement que je n'en ai pas même eu la pensée, surtout en ce qui concerne un prince de l'Église. Cependant, quelle que soit la prétendue offense dont vous me croyiez coupable à votre égard, j'en demande pardon à Votre Grandeur, car je me rappelle ces paroles de l'Apôtre: " On nous calomnie et nous répondons par des prières (I Cor., IV, 13) ; " et je dis avec Job: " Plût à Dieu que j'eusse gardé le silence comme je le ferai désormais (Job., XXXIX, 35) ! " J'espérais vous avoir donné complète satisfaction en écrivant à l'abbé de Saint-Denis au sujet des plaintes que vous faisiez l'un et l'autre entendre contre moi; mais je vois que votre indignation est loin d'être apaisée ; mieux vaudrait peut-être qu'elle se tournât contre les persécuteurs de l'Église que contre moi; en tous cas ce serait plus juste. Je vous répète donc que je n'ai jamais ni dit, ni écrit, ni pensé que vous aimez la division et semez le scandale; j'en suis si sûr que je ne crains pas d'en appeler aux expressions de ma lettre: veuillez la relire, et si vous y trouvez rien de semblable, je veux être coupable de sacrilège et je confesse, comme vous me le reprochez, que j'étais effectivement possédé du démon de la calomnie quand je l'ai écrite.
2. Mais à présent que je vous ai fait humblement mes excuses, ne croyez pas que je renonce au droit de dire ce que je pense. J'ai donc vu, je l'avoue, et je vois encore avec douleur que vous ne preniez pas en main la cause du Christ et ne défendiez point la liberté de l'Église avec cette indépendance dont vous devriez faire preuve. Voilà pourquoi je n'ai pu m'empêcher de vous écrire en termes un peu vifs, il est vrai, mais pourtant non pas tels que vous me le reprochez. Je croyais et je croirais encore si je ne craignais de vous blesser que ce n'est pas assez pour vous de ne point être cause des divisions qui règnent parmi nous, mais que vous devez de plus résister avec autant d'indépendance que de fermeté à ceux qui le sont, quels que soient d'ailleurs leur rang et leur dignité, et témoigner toute l'horreur que leurs projets et leurs cabales vous inspirent. Oui, je le répète, je croirais encore qu'il y va de votre honneur de dire avec le Prophète: "Seigneur, je ne puis souffrir l'assemblée des méchants, jamais je ne consentirai à prendre place dans leurs conseils (Psalm. XXV, 5). " Ce zèle ne convenait-il qu'au prophète, et ne sied-il pas aussi au prêtre du Seigneur de dire avec lui: " Je suis l'ennemi de vos ennemis, et je me sens consumé de zèle contre eux (Psalm. CXXXVIII, 21)? " Plût à Dieu, je le dis en toute déférence pour votre sérénissime personne (a), que vous eussiez montré de semblables dispositions à un roi que sa jeunesse pousse à ne tenir aucun compte de vos conseils ni de ses propres engagements qu'il foule aux pieds plus encore en jeune homme (b) emporté qu'en prince cruel. Il trouble sans motif la paix de son royaume, déclare la guerre au ciel et à la terre, jette le trouble dans les églises de sa domination, profane les sanctuaires, favorise les méchants, persécute les gens de bien et fait mourir les innocents. Oui, voilà, je le répète, les maux dont je voudrais vous voir, gémir, et arrêter le cours autant qu'il est en vous. Mais il ne m'appartient pas d'apprendre à maître Josselin ce qu'il a à faire, encore moins de reprendre un évêque dont le devoir, au contraire, est de corriger les autres quand ils se trompent et de les ramener dans la bonne voie quand ils s'en écartent. Au reste, veuillez remarquer que par égard pour vous j'ai cacheté cette lettre parce gale vous avez trouvé mauvais que je vous eusse envoyé la première décachetée, ce que je n'ai fait que pour me conformer à l'usage de ne point cacheter (c) les lettres destinées à plusieurs personnes. Si je vous ai encore offensé en agissant ainsi, je vous prie de lue le pardonner, comme le reste.
Saint Bernard lui fait le récit des violences et des injustices du roi contre l'Église et les évêques.
1. Jérémie se plaint à Dieu, de ses ennemis en ces termes: "Rappelez-vous, Seigneur, que je me suis présenté à vous pour vous prier en leur
a Saint Bernard donne ici te titre de Sérénissime qu'il a employé aussi en s'adressant au roi, lettre cent soixante-dixième, n. 3, et au pape innocent, lettre trois cent trente-septième, n. 1. Il est vrai que Josselin était membre du conseil du roi.
b Saisit Bernard, empruntant le style de l'Écriture sainte, parle de louis le Jeune comme d'un roi encore enfant, bien qu'il fat alors âgé de vingt-deux ans. Il s'est exprimé de même dans la lettre cent soixante-dixième et ailleurs encore.
c Dans sa lettre trois cent quatrième, saint Bernard dit : " Je n'avais pas mon cache sous la main. ". Il s’exprime de même dans la lettre quatre cent deuxième. Ce cachet, comme on le voit, par la lettre deux cent quatre-vingt-quatrième, portait le nom et le portrait de saint Bernard.
d Etienne de Palestrine, à qui est également adressée la lettre deux cent dix-neuvième, était religieux de Cîteaux, quand il fut fait cardinal en 1140; il mourut en 1144. Ernald l'appelle " un homme d'une extrême modestie, " livre II de la Vie de saint Bernard, n. 49. Jean de Salisbury en fait mention dans son Polycratique, livre VI, ch. XXIV, Un passage de cette lettre fait supposer qu'il fut évêque de Châlons-sur-Marne.
faveur et pour détourner d'eux votre colère..... Voilà pourquoi je vous demande aujourd'hui de réduire leurs enfants en servitude et de les frapper eux-mêmes du glaive (Jerem., XVIII, 20). " Et il continue sur ce ton. Comme je me trouve aujourd'hui à peu près dans le même cas, je viens tenir le même langage à Votre Révérence. Vous savez avec quelle chaleur j'ai pris auprès du Pape, mon seigneur, les intérêts du roi; car si j'étais éloigné du saint Père alors, mon zèle n'en était pas moins ardent. Je n'ai agi ainsi que sur les belles promesses dont le roi m'a flatté; mais, comme il fait aujourd'hui le contraire de ce qu'il a promis, je me vois obligé de vous tenir à mon tour un langage tout différent. du premier. Je suis confus de m'être leurré de vaines et fausses espérances, et je vous remercie maintenant de n'avoir point autrefois exaucé les prières que j'avais la simplicité de vous faire pour lui. Je croyais agir pour un roi ami de la paix, et je suis forcé de reconnaître aujourd'hui que j'ai eu le malheur de prendre les intérêts du plus grand ennemi de l'Eglise. Hélas! sous nos yeux, les choses saintes sont foulées aux pieds, et l'Eglise réduite à une honteuse servitude: on s'oppose en effet à l'élection des évêques, et si le clergé ose en élire un, on lui interdit les fonctions de l'épiscopat. Ainsi l'Eglise de Paris languit sans pasteur, et personne n'ose parler de lui en donner un.
2. Non content de piller les maisons épiscopales, on porte une main sacrilège sur les terres et les vassaux qui en dépendent et on exige une année des revenus d'avance. Votre chère église de Châlons-sur-Marne a procédé à l'élection de son évêque, il s'est passé déjà bien du temps depuis qu'elle est faite, et l'évêque élu a n'a pas encore pu prendre possession de son siège; or vous savez quels inconvénients graves résultent de là pour le bercail du Seigneur. Le roi a chargé son frère Robert d'administrer l'évêché pendant la vacance du siège, et ce prince remplit sa mission avec une rigueur excessive, et dispose en maître absolu des biens et des domaines de cette église. Il ne se passe point de jour qu'il ne fasse retentir le ciel du cri de ses victimes et des gémissements des pauvres; car ses hosties pacifiques, à lui, ce sont les larmes des veuves,
a Geoffroy, dont il est parlé lettre soixante-sixième, était mort évêque de Châlons-surMarne, en 1142. A sa place, on avait élu Guy, à qui saint Bernard fait allusion dans cette lettre. Les officiers du roi, après avoir chassé de son siége l’archevêque de Reims, parce qu'il avait embrassé le parti du comte Thibaut, saccagèrent les églises de Sainte-Marie, de Saint-Remi et de Saint-Nicaise, ainsi que le monastère de Saint-Thierry, situé dans les faubourgs de la ville. Saint Bernard ne parle pas ici comme dans la lettre deux cent vingt-deuxième, II. 4, de l'évêché de Paris, où Thibaut avait succédé à Menue après la mort de ce dernier.
les pleurs des orphelins, les soupirs des prisonniers et la voix du sang de ceux qu'il met à mort. Puis comme si sa fureur trouvait les limites de cet évêché trop étroites, elle déborde sur celui de Reims; ce pays des . saints plie sous le poids de ses iniquités; il n'épargne ni prêtres, ni moines, ni religieuses, et, le glaive à la main, il a si cruellement ravagé ces contrées fertiles ainsi que les bourgs populeux de Saint-Remi, de SainteMarie, de Saint-Nicaise et de Saint-Thierry, qu'il en a fait presque autant de déserts. On n'entend de toutes parts que ces mots: " Faisons notre héritage du sanctuaire de Dieu (Psalm. LXXXII, 13). " Voilà comment le roi répare le tort qu'il a fait à l'église de Bourges par un serment comparable à celui d'Hérode.
3. De plus, j'avais travaillé de toutes mes forces à la conclusion de la paix entre le roi et le comte Thibaut, et je croyais avoir réussi à leur faire signer un arrangement que je croyais durable ; mais voici que le roi , cherche tous les prétextes possibles pour le rompre. Ainsi il fait un crime au comte, de marier ses enfants avec ceux des barons du royaume; ces alliances qui rapprochent les familles lui sont suspectes, et il craint de perdre de son autorité royale si les maisons princières sont unies. Je laisse à votre prudence à conjecturer, d'après cela, la conduite que tient envers ses sujets un prince qui ne fait consister sa force que dans la division et les inimitiés des seigneurs du royaume : jugez, et dites si c'est être animé de l'esprit de Dieu, qui est la charité même que de faire plus de fonds sur l'hostilité de ses sujets que sur leur bon accord. Certainement il ne serait pas dans ces dispositions s'il goûtait ces paroles de la Sagesse : " L'amour est aussi fort que la mort, et le zèle qu'il inspire est inflexible comme l'enfer (Cant., VIII, 6). " Voilà donc pourquoi il viole ouvertement le traité de paix et en foule les clauses aux pieds, sans respect pour les serments qui le lient. Il rappelle près de sa personne, il fait asseoir dans son conseil un prince adultère et excommunié qu'il s'était engagé à éloigner; et, pour mettre le comble à ses indignes procédés, ce roi qui se donne pour le protecteur de l'église, s'allie avec une foule de gens excommuniés, parjures, incendiaires et homicides, pour faire la guerre, ce n'est que trop certain, à un prince qui, on ne peut en douter, aime et protège véritablement l'église. Aussi peut-on lui appliquer ces paroles du Prophète: "Quand il apercevait un voleur, il courait se joindre à lui; les adultères étaient ses amis (Psalm. XLIX, 18). "
4. Ajoutez enfin à cela que, dans les dispositions où il est, il assemble des conciles qu'il force d'anathématiser ceux qu'ils devraient bénir, et de bénir ceux qu'il faudrait anathématiser. Mais, comme il ne trouve pas assez de personnes qui entrent dans ses vues, il en quête dans le monde entier qui veuillent bien s'engager par un serment parjure à séparer ceux que peut-être Dieu a unis. De quel front, je vous prie, se donne-t-il tant de mal pour opposer à l'union des autres des empêchements de consanguinité, quand il vit, tout ce monde le sait, avec une femme qui est sa parente au troisième degré (a) ? Pour moi, je ne sais s'il y a quelque parenté entre le fils du comte de Thibaut et la fille de celui de Flandre, non plus qu'entre sa fille et le fils du comte de Soissons; ce qui est certain, c'est que je n'ai jamais approuvé les mariages illicites, mais je puis vous dire, et je désire que le Pape en soit informé, que s'il n'y a aucun empêchement canonique à ces deux mariages, ce serait désarmer l'Eglise et considérablement affaiblir son pouvoir que de s'opposer à leur conclusion. D'ailleurs je ne crois pas que l'opposition faite à ces mariages ait d'autre but que d'empêcher ceux qui auront le courage de se déclarer contre le schisme dont nous sommes menacés, de trouver un refuge sur les terres de ces princes.
Là s'arrête ce que peut mon zèle; mais si je suis hors d'état de corriger ce que je blâme, je dénonce le mal à celui qui peut y remédier; c'est au Pape maintenant à faire le reste. Il m’a semblé que dans les épreuves et les périls même qui menacent l'Eglise je devais en appeler à son autorité, et je n'ai pas pensé que je pouvais le faire avec plus de chances de succès qu'en m'adressant à lui par le canal de ceux qui, comme vous, siègent à ses côtés et dans son conseil. Je vous supplie de lui faire agréer mes excuses si je change de langage comme le roi de dispositions; vous savez que le Prophète a dit : " Vous serez bons avec les bons, et méchants avec les méchants (Psalm. XVII, 26). "
a Voici comment Jean Besly établit cette parenté dans son Histoire des comtes de Poitiers, page 145. Aliénor ou Eléonore femme de Louis le Jeune, descendait, par son père, Guillaume, comte d'Aquitaine, d'Adélaide, soeur de la femme de Humbert II, comte de Maurienne, laquelle par conséquent se trouvait étre la grand-tante d'Adèle, mère de Louis le Jeune.
164. Je croyais agir pour un roi ami de la paix... On voit assez par les lettres qui précèdent, depuis la deux cent seizième jusqu'à la deux cent vingt-deuxième, quel était l'état politique et religieux de la France sous le roi Louis le Jeune; celle-ci nous montre en particulier sous quel triste et déplorable aspect l'Eglise de France se présentait alors à tous les yeux. Othon de Freisingen n'en fait pas un autre portrait que saint Bernard, livre VII de la Chronique, chap. XXI. Voici en quels terme il s'exprime: " À la mort du roi Louis VI la Gros, la France occidentale eut cruellement à souffrir sous son fils, le roi Louis actuellement régnant. La guerre qui éclata entre ce roi et le comte Thibaut de Blois là remplit de pillages et d'incendies, et sans les saints religieux dont les vertus, les prières et les conseils contribuèrent puissamment à l'œuvre de la paix qui vient de se conclure, elle n'eût pas échappé à une ruine entière. " Ainsi, d'après Othon de Freisingen, ce sont les prières et les conseils des religieux qui ont sauvé la France. Il n'est pas possible, selon lui, de douter que si le monde est encore debout, c'est aux mérites des saints qu'on en est redevable; ce qui est plus particulièrement vrai de saint Bernard, qui fut entre tous le conseiller et le pacificateur non-seulement de la France, mais de l'Europe entière et presque de tout l'univers, comme on peut s'en convaincre en lisant ses lettres adressées presque à tous les points du monde.
Au reste, pour le dire en passant, je ne saurais trop m'étonner des louanges que d'après Gordon,à l'année 1180, tous les historiens se sont accordés à prodiguer à Louis Vil le Jeune. Assurément, si on S'en rapporte au témoignage de saint Bernard, dont on ne saurait révoquer la véracité en doute, il est difficile de trouver dignes de louanges le prince dont cette lettre deux cent vingt-quatrième et celles que nous avons citées plus haut nous tracent le portrait: mais voilà les hommes, ils distribuent la louange et le blâme au gré de leurs passions. Sans remonter si haut pour en trouver la preuve, de quels jugements opposés et de quelles appréciations différentes les desseins des princes et des rois, leurs expéditions, leurs traités de paix et d'alliance et toutes leurs autres actions ne sont-ils pas l'objet? N'entendons-nous pas louer par les uns ce que d'autres ne croient avoir jamais assez sévèrement blâmé et réprouvé? Prêtez l'oreille de ce côté: on ne se propose rien moins dans telle ou telle guerre que la ruine de la religion et de l'Eglise; on favorise le schisme et les divisions, on foule les choses saintes aux pieds, on opprime les malheureux, on conduit l'Etat à sa perte on ne songe qu'à affaiblir et à humilier l’Eglise. Mais si vous écoutez ce qui se dit de l'autre côté, ce n'est plus cela: on ne voit de mal nulle part, les choses ont une tout autre apparence, et l'on n'a point assez de louanges à prodiguer à tous ceux qui y coopèrent de leur personne ou de leurs conseils.
165. En nous exprimant ainsi, nous n'avons pourtant point l'intention de ravir an roi Louis le Jeune les louanges qu'il a pu mériter dans la suite; il se peut, en effet, qu'en avançant en âge il ait effacé les fautes de sa jeunesse; car il survécut beaucoup à saint Bernard, puisqu'il ne mourut qu'en 1180. Je n'ignore pas d'ailleurs qu'il donna du vivant de saint Bernard des preuves de son repentir dont notre Saint fut témoin. Voici en effet comment Emile en parle dans son histoire de Louis VII. " Le roi Louis VII, transporté de fureur contre Thibaut, comte de Blois, se mit à, la tête de ses troupes et se jeta sur Vitry qui appartenait an comte de Blois, le prit et le détruisit de fond en comble : il en livra aux flammes tous les édifices tant sacrés que profanes, et fit périr par le feu près de quinze cents personnes de tout âge qui étaient venues dans la principale église du lieu chercher un refuge au pied des autels, dont ils croyaient que la sainteté les sauverait de la mort. Mais le roi ne tarda pas à rentrer en lui-même et il conçut un tel chagrin de ce qu'il avait fait, il en ressentit une douleur si vive et si poignante, que rien ne pouvait le consoler. On mande auprès de lui le saint, le divin Bernard à cause de sa réputation d'homme de Dieu. Déjà sous le roi Louis le Gros, ce disciple des chênes de la forêt, comme on l'appelait alors, et des profondeurs de la solitude où, privé des leçons d’un maître il avait néanmoins acquis une science extraordinaire, avait fait éclater au grand jour de la célébrité un savoir et une sainteté que l'ombre ou la retraite avaient jusqu'alors tenus ensevelis. introduit près du roi qui le reçut avec les marques de la plus grande déférence, il ne put s'empêcher de s'écrier, en voyant les larmes abondantes dont son visage était baigné et en en apprenant la cause: Si la source n'en est bientôt tarie, elles éteindront dans leurs flots le souvenir des flammes de Vitry. Qu'elles soient seulement mêlées de constance et de force! Ne pleurez pas, Sire, comme pleurent les femmes, montrez-vous homme et roi jusque dans vos larmes. "
Pour ce qui a rapport aux élections d'évêques
que Louis VII empêchait de faire, on peut revoir les notes de la
lettre deux cent dix-neuvième (Note de Horstius).
Saint Bernard l'exhorte à la paix.
Je me suis donné bien du mal et j'attends encore pour voir ce qui en résultera : j'ai même semé à pleines mains, et je n'ai presque rien moissonné. Il est vrai que je m'étais privé de votre aide et de votre présence. Notre ami commun, l'abbé de Saint-Denis, vous dira pourquoi dans une occasion si pressante, je me suis dispensé de recourir à vous. Mais à présent il n'y a plus de temps à perdre et je viens vous conjurer d'employer tous vos soins et de faire servir tous les talents que vous avez reçus du Ciel à procurer la pais à l'Etat. Mais il est inutile de vous prier d'une pareille chose, puisque la gloire ou la honte de votre ministère en dépendent maintenant. J'espère vous voir à l'assemblée (a) qui est convoquée à Saint-Denis.
a On ne sait s'il s'agit ici d'une assemblée de notables, ou de la solennité de l'indict qui se célébrait à Saint-Denys au mois de février, le jour même de la Dédicace, et de la fête de saint Mathias.
Saint Bernard et Hugues se plaignent au roi de son opiniâtreté dans le mal; il rend inutile tout ce qu'ils tentent pour le rétablissement de la paix, et cela au détriment de son royaume.
A Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et duc d'Aquitaine, son très-humble serviteur, Hugues, évêque d'Auxerre, et Bernard, abbé de Clairvaux, salut et souhaits de le voir aimer la justice et gouverner son royaume avec sagesse.
1. Il y a longtemps déjà que nous avons quitté nos demeures et délaissé nos propres affaires pour travailler à la paix de votre royaume. Dieu sait avec quel dévouement nous l'avons fait! Mais nous ne pouvons voir sans douleur le peu de succès que nous avons obtenu. Les pauvres ne cessent de crier après nous et la désolation va croissant tous les jours. Où cela, dites-vous? Dans votre royaume, Sire, pas ailleurs. Oui, c'est dans vos propres États que tous ces désordres arrivent, et ils ne peuvent manquer d'en amener la ruine. Ce ne sont pas vos ennemis seulement qui souffrent de cette guerre, mais vos amis en ressentent aussi les effets; les uns et les autres sont réduits à la misère, à la prison, et ruinés sans ressources: et pourtant ils sont tous vos sujets. Il nous semble que nous allons voir s'accomplir cet oracle du Sauveur " Tout royaume divisé contre lui-même sera détruit (Luc., XI, I7). " Pour comble de malheur, ceux qui travaillent à la perte et à la ruine de votre empire vous placent à leur tête et vous rendent complice d'une ruine crue vous devriez être le premier a prévenir et à venger. Nous avions pensé d'abord que Dieu vous avait touché et éclairé et que, reconnaissant votre erreur, vous aviez à coeur de vous dégager de leurs piéges et de revenir à un parti plus conforme à la raison.
2. Mais le colloque de Corbeil a presque fait évanouir toutes nos espérances, car vous n'avez pas oublié la manière peu raisonnable, permettez-nous de vous le dire, dont vous nous avez quittés. Qu'est-il résulté de la susceptibilité que vous avez montrée ? C'est que celui dont le discours vous a blessé pendant la discussion, n'a pas pu vous dire quelle avait été au juste sa pensée, et si vous aviez daigné nous faire l'honneur de nous écouter avec calme, peut-être n'auriez-vous pas tardé à reconnaître vous-même qu'au point oit les choses sont arrivées, on ne vous proposait rien qui fût contraire à l'honneur ou à la raison. Mais vous vous êtes emporté sans motif, et vous nous avez ainsi troublés et déconcertés au point que nous n'avons plus su ce que nous devions faire, quelque dévoués que nous fussions à vos intérêts. Tout celà vient de ce due vous vous laissez influencer par de méchantes gens, et troubler par les vains bavardages de personnes peu éclairées qui prennent le bien pour le mal et le mal pour le bien. Cependant, si nous avons été décontenancés, nous n'avons pas pour cela perdu tout espoir de voir le même esprit qui naguère a touché votre coeur sur les maux passés, le toucher encore aujourd'hui; c'est même ce que nous attendons, avec la ferme espérance que nous vous verrons mener à bonne fin un jour ce que vous aviez si bien commencé. Dans cette conviction, nous vous députons notre très-cher frère André (a) de Baudiment, qui vous expliquera nos intentions de vive voix et nous rapportera fidèlement les vôtres. Mais si, par malheur, Votre Majesté s'opiniâtre à rejeter les sages conseils que nous lui donnons, nous rie serons pas responsables de ce qui pourra en résulter pour Elle; soyez sûr que Dieu ne permettra pas plus longtemps que son Eglise soit foulée aux pieds ni par vous ni par vos partisans.
Saint Bernard le prie avec les plus vices instances de l'aider de tout son crédit.
Je suis si faible de corps et d'esprit que j'ai toujours eu le plus grand besoin de l'aide de mes amis; mais jamais leur assistance ne m'a été plus nécessaire que dans les tristes conjonctures où j e me trouve présentement. Pressé d'un côté par les remords de ma conscience, et de l'autre par le poids de la gain de Dieu qui s'est abaissée sur moi, je me suis condamné moi-même à la prison la plus rigoureuse (b). Si vous avez
a Cet André jouissait d'une certaine réputation de son temps, et son nom se trouve mêlé à différentes affaires de cette époque. Il est un des signataires des lettres de fondation de l'abbaye de Cercamp, tome II du Spicilége, page 339. Il assista comme témoin avec saint Bernard à la réconciliation du roi Louis le Jeune et d'Algrim, archidiacre d'Orléans, tome IV de Duchesne, page 704. Dans l'acte de donation de l'église de Vieux-Crecy, faite en 1122, par Bourchard, évêque de Meaux, au monastère de Saint-Martin-des-Champs, il est parlé d'une donation de différentes choses faites par Borie, fils d'Etienne, a en présence du comte Thibaut, de dom André de Baudiment, qui donna son approbation pour ce qui le concernait. " Il assista aussi au concile de Troyes en 1128, comme on le voit par le prologue de la règle des Templiers. Voir encore la lettre deux cent quatre-vingt-quatrième.
b Il veut parler de la retraite à laquelle il s'est condamné dans son couvent comme on le peut voir encore dans la lettre suivante, n. 2.
encore pour moi ces sentiments de père que vous
me témoigniez autrefois, comme j'aime à le reconnaître,
donnez-en des preuves aujourd'hui à un de vos enfants qui ne s'est
jamais départi de son attachement filial pour vous. Je sais bien
qu'il n'est pas facile de dépouiller Hercule de sa massue, mais
plus la difficulté est grande, plus je fais d'instances pour que
vous tentiez l'entreprise, et plus je vous serai reconnaissant du succès.
Mieux vaut, je le sais, donner que recevoir (Act., II, 35), mais la nécessité
me fait la loi, il faut parer au péril qui me menace et me tirer
du pas dangereux où je me trouve engagé. Voilà pourquoi,
mettant de côté en ce moment toute considération d'amour-propre,
comme si j'avais oublié le proverbe cité plus haut, je vous
laisse le plus beau rôle et ne me réserve que le moins honorable,
celui de recevoir, et me fais solliciteur auprès de vous jusqu'à
l'importunité. Oui, je sollicite, et même très-humblement,
votre intercession; je la réclame instamment, je vous prie à
temps et à contre-temps de me l'accorder. Après tout, la
grâce que je vous demande est digne de vous et je me ferai toujours
gloire de la tenir de votre main, quoique je n'aie pas lieu de me glorifier
de la solliciter comme je le fais; mais si, en délivrant ma misère
de la main du puissant qui m'écrase, vous me rendez un service signalé,
vous ferez en même temps une chose qui vous sera encore plus avantageuse
qu'à moi. Enfin je viens de vous ouvrir mon cœur, cous savez ce
dont il s'agit pour moi, j'attends à présent le résultat
de ma démarche.
1. J'aime à croire que vous avez voulu plaisanter dans votre lettre; si telle est en effet votre pensée et si je ne dois rien voir de mordant dans ce que vous me dites, je trouve que vous vous entendez très-bien à la plaisanterie et que vous en usez en ami: mais je ne sais comment prendre l'honneur que vous me faites tout à coup et auquel je m'attendais si pets. Il n'y a pas longtemps, en effet; j'écrivis à Votre Grandeur avec tout le respect qui lui est dû, et vous ne m'avez pas fait le plus petit mot de réponse; déjà; quelque temps auparavant, je vous avais
a On n'a plus la lettre de Pierre le Vénérable, à laquelle saint Bernard répond ici, du moins elle n'a point encore été éditée: Voir pour l'année où cette lettre fut écrite, la note placée à la fin du volume:
écrit de Rome, sans plus de succès; après cela pouvez-vous trouver étrange qu'à votre retour d'Espagne je n'aie pas osé nie permettre de vous importuner de mes mille riens? Si j'ai eu tort de ne pas vous écrire malgré les motifs que j'avais dé m'en abstenir, quelle excuse aurez-vous pour n'avoir ni voulu ni daigné m'écrire vous-même? Voilà ce que je pourrais vous objecter avec raison, puisque vous me mettez dans le cas fie le faire, si je ne préférais voler, au-devant de vos bonnes grâces qui me reviennent, plutôt que d'en retarder le retour en cherchant mal à propos à me justifier ou à vous accuser. A présent que je vous ai ouvert mon coeur et que je vous ai dit toute ma pensée, comme il convient entre amis, bannissons désormais tout soupçon de nos esprits, car il est dit que la charité croit tout ( I Cor., XIII, 7). Je suis heureux de voir que vous voulez faire revivre notre ancienne amitié et que vous faites des avances pour vous rapprocher d'un ami que vous avez blessé. J'y réponds de tout mon coeur, et j'en suis mille fois heureux; j'ai oublié vos torts passés à mon égard a, et je me retrouve aujourd'hui tel que j'étais autrefois, le dévoué serviteur de Votre Sainteté. Je vous remercie de vouloir bien me compter au nombre de vos meilleurs amis, comme vous me faites l'honneur de me l'écrire. Si je me suis un peu refroidi à votre égard, ainsi que vous m'en faites le reproche, je lie puis tarder à me réchauffer de nouveau dans le sein de votre amitié.
2. J'ai reçu votre lettre avec un extrême bonheur, je l'ai lue avec avidité, je la lis et la relis toujours avec un sensible plaisir. Votre manière de railler ne me déplait pas du tout, je trouve même que vous savez agréablement tempérer la légèreté de la plaisanterie par le sérieux que vous y mêlez. Vous savez si bien au mot pour rire donner un tour sérieux, qu'il perd de sa légèreté en même temps que le côté grave des choses se trouve adouci par une aimable teinte de gaieté. Voilà comment vous ne perdez rien de votre gravité, de sorte que vous pourriez dire avec Job (XXIX, 24) : " Quand parfois il m'arrivait de rire, c'est à peine si on pouvait y croire! " Au reste, maintenant que je vous ai répondu, je me trouve en droit, je pense, d'attendre de vous plus encore que vous ne m'avez promis. Mais il faut que vous sachiez quelles résolutions j'ai prises. Je vous dirai donc que je suis résolu à ne plus sortir désormais de mon monastère, sinon une fois par an pour me rendre au chapitre général des abbés de Cîteaux. Fortifié par vos prières et consolé par vos bénédictions,
a C'est par ironie que saint Bernard s'exprime de la sorte. Les torts passés dont il parle ne sont autres que les difficultés survenues entre eux à l'occasion de l'élection de l'évêque de Langres, dont il est question dans les notes de la lettre cent soixante-quatrième; et l'exemption de payer la dîme, accordée aux Cisterciens, par le Pape innocent, comme il est dit lettre deux cent quatre-vingt-troisième. Ajoutez à cela la différence des rites monastiques, dont il est question parmi plusieurs autres choses dans la lettre suivante, et dans l'apologie de saint Bernard à Guillaume: Voir aux notes.
je veux passer ici le peu de jours qui nie restent à vivre dans la lutte en attendant l'heure de mon renouvellement. Ne cessez pas de prier pour moi, c'est la grâce que je demande maintenant à Dieu, en même temps que je le prie d'avoir pitié de moi. D'ailleurs je suis tout cassé et mes infirmités nie sont une excuse légitime pour me dispenser de sortir d'ici comme je l'ai fait jusqu'à présent, je demeurerai donc dans le repos et le silence; heureux si j'y goûte les douceurs intérieures dont le Prophète se sentait inondé quand il disait: " Il est bien doux d'attendre le Seigneur en silence (Thren., III, 20). " Et, comme je ne veux pas que vous paraissiez avoir seul le privilège des bons mots, je m'imagine que vous n'oserez pas condamner mon silence et, à votre ordinaire, le qualifier d'engourdissement, car il me semble qu'on peut lui donner avec le saint prophète Isaïe un nom beaucoup plus juste et plus convenable, en le nommant le culte de la justice (Isa., XXXII, 17). C'est de lui que le Seigneur dit dans le même Prophète: " Toute votre force consistera dans le silence et dans l'espérance (Isa., XXX, 15). " Je vous prie de me recommander aux prières de votre sainte maison de Cluny après avoir présenté à tous vos religieux, si vous le voulez bien, les respects de leur serviteur.
167. A son revérend Père et seigneur Pierre ...... Manrique, dans ses Annales, à l'année 1135, chapitre III, pense que cette lettre a été écrite en 1135. Mais l'ordre des lettres de saint Bernard semble contredire le calcul de Vanrique. En effet, si on rapproche la lettre de saint Bernard de celle que Pierre le Vénérable lui répondit et que nous avons placée après celle-ci, on verra que la lettre de saint Bernard est postérieure aux troubles qui éclatèrent à l'élection de I'évêque de Langres qu'on doit placer en 1138, comme nous l'avons dit à l'occasion de la lettre cent soixante-quatre. En effet, dans sa réponse, Pierre le Vénérable s'exprime en ces termes : " Comment de vaines, et faibles rumeurs pourraient-elles éteindre ou entraîner dans leur cours cette affection sincère et brûlante dont mon cœur est embrasé, pour vous, quand les grandes eaux de la dîme et la fureur des flots partis de Langres n'ont pu le faire? " De plus, dans la dernière partie de cette même lettre que nous avons omise, Pierre le Vénérable parle de la traduction de l'Alcoran, dédiée à saint Bernard; or, d'après la Bibliothèque de Cluny, elle est de l'année 1113. C'est ce qui nous a fait donner la même date à cette. lettre (Bibl. de Clun., page 1109) (Note de Mabillon).
168. J'ai oublié tous vos loris passés à mon égard, et je me retrouve aujourd'hui tel que j'étais autrefois ..... Il ne faut pas se donner un grand mal pour rechercher quels sont les torts dont saint Bernard se plaint ici; il est bien clair par le contexte de cette lettre, et par la lettre suivante, qu'il ne s'exprime ainsi que par une sorte d'antiphrase et de plaisanterie familière. Si on ne peut nier que nos deux saints personnages, aient en plusieurs occasions, été de sentiments opposés, par exemple, à l'occasion de l'élection de Langres, dont il est parlé dans la lettre cent soixante-quatrième, et de l'exemption de la dîme, on ne saurait dire que cette divergence d'opinions alla jusqu'à des torts proprement dits.
Quant à l'affaire des dîmes, voici ce qui s'était passé. Pendant son en France, en 1132, le pape Innocent ayant eu connaissance de l'extrême dénûment des Cisterciens, les dispensa de payer la dîme. De tous les religieux il n'en est pas qui se soient montrés plus vivement contrariés de ce privilège que ceux de Cluny. Il donna naissance à des plaintes nombreuses dont Pierre le Vénérable se fit d'abord l'organe auprès du Pape lui-même et qu'il exposa ensuite avec beaucoup de modération tant au chancelier Haimeric qu'au chapitre général des abbés de Cîteaux. Ayant remarqué qu'il en avait indisposé plusieurs, il leur écrivit l'année suivante une lettre d'excuses, propre à réparer les brèches faites à la charité. Nous dirons dans les notes de la lettre deux cent quatre-vingt-troisième ce que dans la suite les Cisterciens eurent à souffrir des religieux. de Gigny. Mais comme on semble regretter la perte de la lettre de Pierre le Vénérable à laquelle saint Bernard répond, il nous a paru bien de placer une lettre de Pierre, postérieure à celle-ci dans la collection des lettres de l'abbé de Clairvaux, qui montrera à tous les partisans de la véritable amitié chrétienne, mais surtout aux religieux, deux nobles et vrais amis, je veux parler de saint Bernard et de Pierre, le Vénérable; le cardinal Baronius "fait tant de cas de ce dernier, qu~il ne le trouve point inférieur au premier dans la sainteté qui agit par la charité. " On peut voir encore, si on veut, sur le même sujet la lettre vingt-huitième du premier livre et la quarante-sixième du second de Pierre le Vénérable (Note de Mabillon).
A dom Bernard, abbé de Clairvaux, l'hôte de mon coeur, digne d'une vénération singulière et des témoignages de la plus ardente affection, le frère Pierre, humble abbé de Cluny, salut éternel qu'il désire également pour soi.
1. Je réponds bien tard à votre chère et aimable lettre quand j'aurais dit le faire avec un empressement égal à mon bonheur. Votre Sainteté, qui sait si bien écrire, s'en étonnera peut-être, et peut-être aussi croira-t-elle, du moins j'en ai peur, que c'est négligence de ma part ou défaut d'estime pour elle, si je ne l'ai pas fait plus tôt. Que Dieu me préserve que ce soit pour aucun de ces motifs ! D'ailleurs il n'en est absolument rien; car je ne connais pas beaucoup de lettres qui me causent autant de plaisir à recevoir et que j'aie autant de bonheur à lire due les vôtres. Si je ne vous ai pas répondu tout de suite la faute en est uniquement à votre commissionnaire qui ne me trouvant pas à Cluny, y
a Cette lettre est la dix-septième du livre IV. Il y en a encore une autre sur ce même sujet, c'est la vingt-huitième du livre I.
laissa la lettre dont il était chargé pour moi, au lieu de me l'envoyer ou de me l'apporter, car je n'étais pas fort éloigné, puisque je me trouvais alors à Marigny (a). Ne croyez pas que je veuille accuser ce brave homme du moindre mauvais vouloir; je crois que s'il a agi comme il l'a fait, c'est qu'il avait d'autres affaires qui l'appelaient ailleurs, ou que la rigueur de l'hiver l'a empêché de se mettre en route pour venir me trouver. Les neiges et mes affaires m'ont retenu à Marigny pendant un mois entier, en sorte que c'est à peine si j'étais de retour à Cluny pour le commencement du Carême. A mon arrivée le sous-prieur nie remit enfin votre lettre. Mon coeur se sentit aussitôt tout à vous; il brûlait déjà pour vous d'une ardente amitié, mais au souffle de votre âme que cette lettre lui apportait, il s'est embrasé encore plus vivement que jamais, aussi ne pourriez-vous à présent y trouver la plus petite place qui fût restée tiède ou glacée à votre égard. J'étais si transporté qu'après l'avoir lue je la couvris aussitôt de baisers, ce qui ne m'est jamais arrivé, je crois, que pour les pages vénérées de la sainte Ecriture; puis, afin de faire partager mon amour pour vous, sinon à tous mes religieux, du moins au plus grand nombre possible, je les rassemblai selon mon habitude et je relus pour eux ce que j'avais d'abord lu pour moi seul, et je fis tout ce que je pus pour augmenter l'affection qu'ils vous ont vouée. Après cela j'ai serré votre lettre avec soin, et je l'ai placée parmi les vases d'or et d'argent, que selon la coutume de nos Pères, je porte ordinairement avec moi pour faire des aumônes. Avais-je tort d'agir ainsi? vos bonnes grâces et votre chère amitié ne valent-elles pas mieux pour moi que tout l'or et l'argent du monde ?
2. Dès le lendemain je voulais vous écrire et vous ouvrir mon cu;ur, mais un tyran quotidien, un créancier qui réclame presque tous mes instants, m'a empêché de suivre mon premier mouvement et forcé à garder le silence. Ce tyran impérieux dont les ordres sont sans réplique, et qui m'imposa silence non pas seulement un jour, mais pendant de longs jours, c'est l'obligation de m'occuper d'une infinité de choses. Il se passait tantôt quinze jours, tantôt un mois entier, parfois même plusieurs mois de suite sans que mon tyran me permît d'écrire un seul mot. Mais j'ai fini par secouer ce joug importun et par me dérober, pour vous écrire, à son sceptre de fer. Bref, pour ne pas perdre plus de temps à m'excuser de mon retard, je vous dirai que c'est vous qui me forcez à m'en justifier en me disant dans votre lettre: "Il n'y a pas longtemps en effet que j'écrivis à Votre Grandeur avec tout le respect qui lui est dû et vous ne ni avez pas fait le plus petit mot de réponse; déjà quelque temps auparavant je vous avais écrit de Rome sans plus de
a Marigny-sur-Loire, où se trouvait un monastère de femmes, fondé par saint Hugues, abbé de Cluny.
succès. Après cela pouvez-vous trouver étrange qu'à votre retour d'Espagne je n'aie pas osé me permettre de vous importuner encore de mes mille riens ? Si j'ai eu tort de ne pas vous écrire malgré les motifs que j'avais de m'en abstenir, quelle excuse aurez-vous pour n'avoir ni voulu ni daigné le faire? " Voilà ce que vous me dites.
3. Pour moi, voici ma réponse : je trouve que vous auriez raison de vous plaindre et qu'il me siérait mal de chercher à me justifier, si réellement je n'avais pas daigné vous répondre quand vous m'avez fait l'amitié de m'écrire le premier: je reconnais donc que j'aurais dû vous répondre si vous m'aviez écrit le premier; mais, si j'ai bonne mémoire, la lettre que j'ai reçue de vous, pendant que vous étiez à Rome n'était qu'une réponse à celle que je vous avais adressée moi-même le premier, ce n'était donc pas à moi à vous écrire puisque je l'avais fait, tandis que pour la même raison j'étais en droit d'attendre alors une lettre de vous. J'aurais pu, sans doute, après votre réponse vous écrire de nouveau, mais votre lettre était si pleine et répondait si bien à la mienne que je n'avais plus rien à vous dire. Voilà pourquoi j'ai gardé le silence. Vous voyez donc bien que le reproche que vous me faites commence à se retourner contre vous, et que c'est sans raison que vous aviez voulu rejeter et faire peser sur moi un tort que je n'ai pas, et qui peut-être est uniquement le vôtre. Quant à la seconde fois où il me serait encore arrivé de ne pas vous répondre, je ne sais pas du tout de quelle lettre vous voulez parler, je n'ai donc rien à dire sur ce point; mais si la mémoire ne me faisait défaut, je suis certain que j'aurais une bonne raison à vous présenter pour justifier mon silence, et dans le cas contraire je vous ferais mes très-humbles excuses; mais vous avez ajouté: " Voilà ce que je pourrais vous objecter avec raison; " et moi je reprends: Voilà ce que je puis vous dire avec autant de raison aussi, c'est que le silence que j'ai gardé n'est pas coupable. Je pourrais même aller plus loin, emprunter vos propres paroles et me dire de nous deux le seul ami blessé; mais je laisse tomber toutes ces récriminations et je veux oublier tout cela sans même attendre que vous m'en priiez. Je passe donc l'éponge sur tous ces griefs. Il est d'ailleurs on ne peut plus à propos que j'agisse de la sorte puisque je vous écris, non plus en plaisantant comme la dernière fois, mais très-sérieusement et pour aviser, de concert avec vous, à faire cesser les divisions qui séparent bien des coeurs, Je dois donner l'exemple et commencer par oublier tous mes griefs si je veux que les autres oublient aussi les leurs.
4. Peut-être allez-vous me dire comme au début de votre lettre : " J'aime à croire que vous voulez plaisanter. " Si je plaisante, ce n'est qu'avec vous, je ne le ferais certainement pas avec d'autres, car il en est beaucoup aux yeux desquels on ne peut déposer un instant le manteau de la gravité sans passer pour un homme vain et léger: mais avec vous je ne crains pas d'être jugé ainsi, et je n'ai souci que d'empêcher la charité de s'éteindre. C'est là ce qui fait que je trouve toujours tant de charmes à m'entretenir avec vous et à assaisonner la douceur de l'amitié qui règne entre nous de quelques mots piquants et agréables. Car s'il est un vice dont je me garde avec soin, c'est celui de ressembler aux frères de Joseph, qui ne pouvaient jamais lui dire une belle parole tant, au fond du coeur, ils avaient peu d'affection pour lui (Gen., XXXVII, 4). Plût à Dieu, je le dis sans vanité pour ce qui me concerne, oui, plût à Dieu que tous vos religieux et les miens fussent animés des mêmes sentiments que nous, et qu'ils ne s'écartassent jamais de la droite ligne de la charité; car après la foi et le baptême, c'est elle qui fait de nous des membres de la même famille et de véritables frères; je voudrais qu'ils craignissent tous qu'on pût leur appliquer ces paroles de l'Apôtre " Périls au milieu des faux frères (II Corint., XI, 26) ; " oui, je le voudrais, de même que je désirerais les voir éloigner de leur esprit toute pensée de surprises mutuelles, et de leurs lèvres, toute parole blessante, pour emprunter les paroles mêmes du psaume qu'ils ont si souvent à la bouche. Ce début promet beaucoup, n'est-ce pas, et semble annoncer de grandes choses; mais, comme je ne veux pas qu'en m'entendant parler ainsi on s'écrie avec le poète : " Qu'allons-nous avoir après de semblables promesses ? " je commence par déclarer que le motif qui me fait prendre la plume pour vous écrire, non-seulement n'est pas d'une importance extrême, mais qu'il n'est ni grand, ni petit si on en juge au point de vue des choses que le siècle trouve grandes et place fort haut, dans son estime, parce que ses enfants n'espèrent arriver que par elles au faîte des grandeurs. Et pourtant il est si grand et si supérieur à tout le reste, que si nous prions l'Apôtre de l'appeler par son nom, il n'en trouve qu'un à lui donner, la charité (I Cor., XII et XIII).
5. Elle est la seule et unique cause qui m'engage à vous écrire; je compte bien qu'elle sera toujours intacte entre nous et je ne désespère pas de la voir, grâce à vous, tous les jours mieux gardée qu'elle ne l'a été jusqu'à présent par vos religieux et les miens. Car pour ce qui est de l'affection que depuis bien longtemps je vous ai vouée au fond du coeur, je crois bien que les grandes eaux et les fleuves débordés ne pourraient la déraciner ou l'éteindre. D'ailleurs j'en ai fait plusieurs fois l'expérience et. j'ai vu qu'en effet elle a résisté au choc de grandes masses d'eau et au courant de fleuves impétueux. Comment, en effet, de vaines et faibles rumeurs pourront-elles éteindre ou entraîner dans leur cours cette affection brûlante et sincère dont mon coeur se sent embrasé pour vous, quand les grandes eaux de la dîme e et la fureur des flots partis de Langres n'ont pu y réussir? Vous savez ce que je veux dire, et si j'y fais allusion en ce moment,
a Saint Bernard y fait allusion dans la lettre précédente.
ce n'est que dans la pensée de vous donner de nouveau la preuve de ma constante affection et de fournir à votre prudence un motif de croire que je suis capable de persévérer dans les dispositions où je suis. C'est d'ailleurs l'opinion que je me forme également de vous, et j'aime à croire que rien au monde ne peut me faire perdre la place que j'occupe dans votre coeur. Mais étant l'un et l'autre des pasteurs qui comptons dans nos bergeries d'innombrables brebis du Christ, et qui avons reçu l'ordre " de bien connaître notre troupeau (Prov., XXVII, 23), " nous devons voir si nous le connaissons en effet: est-il en bon état ou non, est-il bien ou mal portant, est-il ou n'est-il pas envie? Mais qu'ai-je besoin de me demander si mon troupeau est bien portant? Ne sais-je pas qu'il n'est même plus en vie s'il faut en croire le disciple bien-aimé du Sauveur qui nous dit: " Ceux qui n'ont plus la charité sont frappés de mort (I Joan., III, 14) ? " S'il en est ainsi des chrétiens qui n'ont plus la charité, que sera-ce de ceux qui ont substitué la détraction et la haine à la charité ? De quelle mort ne sont-ils pas frappés si les premiers en ont déjà reçu les atteintes ? Mais pourquoi m'exprimé-je de la sorte?
6. C'est que je vois que plusieurs brebis de votre bercail et du mien se sont déclaré une guerre ouverte, et que ceux qui devraient, plus que personne, vivre unis par la charité dans la maison de Dieu, ont cessé de s'aimer les uns les autres; et pourtant ils servent le même Seigneur, et marchent sous les drapeaux du même roi! Les mêmes noms les désignent, ce sont des chrétiens et des religieux 1 Sous le joug de la même foi et dans les liens de la même règle, ils cultivent le champ du même maître et l'arrosent également de leurs sueurs, bien qu'ils le fassent chacun à leur manière. Mais avec le titre de chrétiens et dans la profession de la vie religieuse, ils nourrissent au fond de leur âme je ne sais quelle secrète et coupable division qui empêche que leurs coeurs ne fassent qu'un, comme il semblerait que ce dût être. Voilà comment il arrive, on ne saurait trop en gémir ni le déplorer avec des larmes trop abondantes, voilà, dis-je, comment il arrive que l'archange orgueilleux, après avoir été précipité du haut du ciel, s'y installe de nouveau, et voyant son trône. renversé du côté de l'aquilon où il avait tenté de . s'établir, le relève et le consolide au midi, c'est-à-dire à l'endroit le plus éclatant du ciel. N'est-ce pas ce qui a eu lieu et ne peut-il se vanter d'avoir agi ainsi, quand après avoir chassé Celui qui ne saurait habiter au milieu d'âmes que le ressentiment aigrit, mais qui se complait au sein de 1a charité fraternelle, il domine ensuite en tyran sur les hommes dont la vie est toute céleste et la conduite exemplaire? Est-il possible de retenir ses gémissements et ses larmes quand, après avoir vu le fort de l'Evangile vaincre le fort armé qui depuis longtemps gardait en paix l'entrée de sa demeure, chasser de son empire le prince de ce monde et renverser du coeur de simples fidèles le trône de celui qui est appelé le roi des enfants de l'orgueil, on s'aperçoit que Satan rétablit dans le coeur des moines son injuste domination détruite partout ailleurs? Dieu veuille que celui que le Sauveur a tellement affaibli, que désormais il peut être chargé de fers par les servantes du Christ et devenir le jouet de ses serviteurs comme un oiseau captif, ne se joue pas d'eux à son tour et ne les réduise pas à un honteux esclavage.
7. Mais d'où vient cette animosité réciproque? pourquoi ces détractions mutuelles? qu'ont-ils à se déchirer ainsi les uns les autres? Qu'on fasse connaître la cause de toutes ces divisions, je ne demande que cela, et si, des deux côtés, on a des griefs fondés, qu'on les soumette au jugement d'arbitres intègres pour qu'ils mettent fin à toutes ces discussions. Eh bien donc, répondez, quels reproches faites-vous à votre frère? C'est vous que j'interpelle, mon frère de Cluny, car pour simplifier les choses, je veux donner un nom propre à chacun des deux camps; vous donc, religieux de Cluny ou de Cîteaux, quels griefs avez-vous contre votre frère de Cîteaux ou de Cluny? Est-il question entre vous de la possession d'une ville, d'un chàteau, d'une villa, d'un domaine ou d'une pièce de terre grande ou petite? S'agit-il d'une somme d'or ou d'argent, de quelque trésor enfin ? Voyons, dites, parlez, expliquez-vous. On a des juges prêts à terminer le procès à l'instant même, et des juges d'une équité à toute épreuve. Il sera bien facile de rétablir la paix entre vous et de cicatriser les blessures dont souffre la charité, quand on saura que toutes vos divisions ont pris naissance dans l'une ou l'autre de ces choses. Riais je vois que vous avez tous les deux renoncé à ces biens-là, que vous ne vous êtes rien réservé sur la terre, et que, riches de votre seule pauvreté, vous n'aspirez désormais qu'au bonheur de marcher sur les traces de Jésus-Christ, pauvre lui-même; ce n'est donc pas de ce côté que je devais chercher la cause de vos discordes; mais je ne renonce point à la trouver, je ne me donnerai ni repos ni trêve que je n'aie découvert sur ce point la vérité tout entière.
8. Peut-être vos divisions n'ont-elles d'autre source qu'une différence d'usages et d'observances monastiques. Mais si telle est, en effet, la cause d'un si grand mal, je la trouve non-seulement très-déraisonnable, mais encore on ne peut plus sotte et puérile, si vous me permettez de le dire sans détour. Ne vous semble-t-il pas, en effet, qu'il n'est rien de déraisonnable, de puéril et de sot comme ce qui va contre toutes les données de la raison et du sens commun? Or, si pour quelques différences dans les usages et pour une diversité inévitable dans une infinité de choses, les serviteurs du Christ peuvent fouler aux pieds les devoirs de la charité, c'en est fait à l'instant même de la paix, de la concorde, de l'unité, de la loi chrétienne tout entière, non-seulement parmi les religieux, mais encore parmi les simples chrétiens à qui s'adressait l'Apôtre quand il disait : " Si vous vous chargez des fardeaux les uns des autres, vous accomplirez la loi de Jésus-Christ (Gal., VI, 2). " Oui, je soutiens que si cette loi, qui est la charité même, doit plier devant la diversité de nos usages, il n'en faut plus parler désormais, elle n'a plus où régner dès qu'elle ne peut plus exercer son empire là où les usages diffèrent. Dites-moi, mes amis, le monde entier n'a-t-il pas été rempli de tout temps d'une multitude d'Églises chrétiennes qui servent Dieu dans la même foi et la même charité? Le nombre en est presque incalculable; or on remarque entre elles toutes une diversité d'usages égale au nombre des lieux qu'elles occupent. Ici ce sont des différences dans le chant, les leçons et les offices de l'Église; là c'est l'habillement qui n'est pas le même; ailleurs des jeûnes particuliers s'ajoutent aux jeûnes immuables et généraux; enfin partout ce sont des institutions qui varient selon les endroits, les peuples et les pays, an gré des prélats de chaque Eglise, que l'Apôtre a laissés libres d'agir comme ils l'entendent pour le règlement de ces choses. Faut-il que toutes ces Églises renoncent à la charité parce qu'elles ont des coutumes différentes, et les chrétiens cesseront-ils d'être chrétiens pour n'avoir pas tous la même manière de faire? perdront-ils enfin le souverain bien de la paix parce qu'ils feront le bien chacun à leur manière ? Ce n'était ni la pensée ni la pratique d'un docteur de l'Église, comme saint Ambroise, qui disait, à propos d'un jeûne qu'il voyait pratiqué à Rome et non à Milan dont il était devenu évêque : " Quand je suis à Rome, j'observe le jeûne de cette Eglise; mais quand je suis à Milan, je jeûne comme à Milan. " Un autre Père de l'Église, saint Augustin, nous dit, en parlant de la dévotion de sa pieuse mère, qu'elle avait voulu à Milan suivre dans ses oblations les coutumes des églises d'Afrique, qui ne ressemblaient pas à celles des églises d'Italie, mais qu'elle en fut empêchée par saint Ambroise.
9. Mais à quoi bon me donner tant de mal pour démontrer par une foule de témoignages et d'exemples une chose aussi claire que le jour, surtout quand on se rappelle qu'à une époque déjà éloignée la divergence dans la fixation de la fête de Pâques, et tout récemment des différences notables dans la manière dont les Latins et les Grecs offrent le sacrifice chrétien, n'ont pu altérer la charité ni porter la moindre atteinte à l'unité ? Pour ce qui est de la fête de Pâques, nous savons, par les saints Pères et par les excellents ouvrages qu'ils ont légués à l'Église, que l'Orient et l'Occident, de même que les premiers chrétiens d'Angleterre et d'Ecosse, la célébraient à des jours différents. Quant au sacrifice de la Messe, nous savons par nous-même que l'Église romaine et tous les peuples latins ne se servent que de pain sans levain quand ils célèbrent les saints mystères, tandis que l'Église grecque, ainsi qu'une très-grande partie de l'Orient et la plupart des nations barbares, mais chrétiennes, n'emploient, à ce qu'on assure, pour offrir à Dieu l'hostie du salut, que du pain au levain. Toutefois, ni les anciens ni les modernes n'ont pris, de ces différences considérables, occasion de rompre entre eux les liens de la charité, parce qu'à leurs yeux elle ne souffrait pas plus de ces divergences que n'en souffrait la foi elle-même. Quelle conclusion tirer de là, mes Frères ? C'est que si les dispositions de vos coeurs ont changé avec vos usages; si la différence des coutumes a altéré vos sentiments réciproques; si, à cause d'usages dissemblables que vous ont légués vos fondateurs , vous avez laissé s'affaiblir les liens de la paix et de la charité, touches par l'exemple des Pères fameux que je vous ai nommés, vous vous réconcilierez les uns avec les autres, et, sur les pas des saints qui de faibles qu'ils étaient d'abord devinrent forts et redoutables dans les luttes du salut, désormais votre charité cessera d'être malade de langueur; car c'est le mal le plus grand que vous puissiez redouter pour elle.
10. Peut-être me direz-vous "qu'on ne saurait raisonner de la même manière pour les usages qui varient d'une Eglise à l'autre et les différences qui se remarquent entra les religieux d'un même ordre, et que, s'il n'est pas étonnant que les coutumes différent d'une Eglise à l'autre sans que la foi ni la charité en souffrent, il le sera toujours que des hommes qui font profession de la même règle et du même institut n'aient pas tous les mêmes usages. " N'est-ce que cela, mes bien-aimés Frères, qui vous divise et compromet la charité dans vos cœurs? Est-ce tout ce qui empêche des enfants de paix de vivre pacifiquement ensemble? Mais si un homme du monde pouvait garder un esprit pacifique avec ceux qui n'aimaient pas la paix, un religieux osera-t-il bien déclarer à un autre religieux une guerre impie? On verra un enfant de lumière aimer des enfants de ténèbres pour le bien de la paix; et des enfants de lumière se prendront de haine pour des enfants de lumière comme eux, sinon à cause de leurs personnes, du moins sous prétexte de leur institut! Ah! si votre animosité mutuelle n'a pas d'autre cause, si les blessures que vous avez faites à la charité ne viennent pas d'ailleurs, veuillez-le seulement et vous serez guéris à l'instant; mais d'abord commencez par prendre garde que l'amour de votre manière de voir ne vous trouble l'esprit, car on n'est pas digne d'arriver à l'union quand ce n'est pas elle, mais son propre sens qu'on recherche et. qu'on préfère avant tout. Je vous prie donc de bien examiner, sans parti pris d'avance et sans intention de vous fortifier dans votre opinion, si véritablement il y a bien là un motif suffisant à vos divisions, et lorsque vous vous serez convaincus qu'il n'y en a pas, vos cœurs ne pourront manquer de se rapprocher. Après tout, ne combattez-vous pas sous l'étendard de la même règle et n'espérez-vous pas l'un et l'autre arriver au salut tout en usant chacun d'une tactique particulière? Si vos espérances ne sont pas vaines, je ne vois pas qu'il y ait place entre vous aux blâmes mutuels, aux discordes et aux dissensions.
11. Vous trouvez surprenant que des hommes qui ont embrassé le même institut et qui font profession de la même règle aient des usages différents : à cela je réponds que toutes ces divergences ne signifient absolument rien, dès que, nonobstant cela, les uns et les autres n'en font pas moins leur salut. Qu'importe, en effet, que les sentiers suivis et les routes parcourues ne soient pas les mêmes si on arrive au même endroit, si on parvient également à la vie éternelle, si, enfin, les uns et les autres nous conduisent à la même patrie, à la même Jérusalem? Ah ! J’ai le religieux de Cluny ou celui de Cîteaux était sûr que celui de Cîteaux ou celui de Cluny fait fausse route dans l'ordre où il est entré, et, comme dit l'Ecriture, marche droit à sa perte par une voie qui lui semblait bonne, vous seriez en droit, je l'avoue, de corriger votre frère, de le rappeler, et, s'il ne voulait écouter vos avis, de le reprendre avec énergie et de le frapper même de vos malédictions. Certainement, dans ce cas, je trouverais que vos remontrances, votre antagonisme et votre haine même n'auraient rien que de juste et de raisonnable, car j'ai entendu le Prophète prêter ce langage à ceux qui agissent ainsi: " Seigneur, n'avais-je pas de l'aversion pour ceux qui ne vous aimaient pas, et ne me voyait-on point sécher de douleur à cause de l'injustice de vos ennemis? Mes sentiments à leur égard n'avaient rien que de juste, et vos ennemis sont devenus les miens (Psalm. CXXXVIII, 21, 22). " Je ne pourrais donc que vous féliciter de voir que vous n'êtes point sourds à la voix de l'auteur de la sagesse qui vous dit : " Courez de tous côtés, hâtez-vous, réveillez votre, ami, et ne laissez point vous-même aller vos yeux au sommeil, que vos paupières ne s'assoupissent point (Prov., VI, 4); " ni à celle de Jérémie vous criant : " Malheur à celui qui empêche son glaive de verser le sang (Jerem., XLVIII, 10), " parce que je trouverais alors que vous avez de justes motifs d'aversion; je ferais plus encore, et vous me verriez à vos côtés, l'épée du zèle en main, accompagner vos pas et vous suivre dans vos luttes contre les ennemis de Dieu et contre ceux que l'Apôtre appelle d'hypocrites imposteurs (I Tim., IV, 2). Mais en voyant que les uns et les autres, après avoir embrassé la même règle, vous tendez au ciel par des pratiques différentes, il est vrai, mais bonnes et saintes, et que vous ne différez que dans le choix des voies qui conduisent au but vers lequel l'un et l'autre vous tendez également, je me demande s'il peut vous rester encore l'ombre d'un motif pour vous fâcher l'un contre l'autre, pour vous blâmer et vous haïr mutuellement.
12. Mais, peu satisfaits encore de ce qui précède, vous me demandez de montrer, par de nouveaux arguments, qu'un religieux astreint à la même, règle que vous peut, sans crainte pour son salut, suivre d'autres sentiers que les vôtres. Je puis d'autant mieux voit satisfaire que non-seulement la raison, mais encore l'autorité milite en ma faveur et prouve surabondamment que les religieux de Cluny ou de Cîteaux peuvent, en suivant chacun leurs usages et en vivant à leur manière, marcher avec joie dans la voie des commandements de Dieu et arriver au terme heureux de leur course. Mais puisque j'ai parlé de l'autorité dont l’importance en ces sortes de discussions est décisive à mes yeux, elle parlera la première, et la raison viendra ensuite confirmer ses dires puisqu'elle est d'accord avec elle en ce point.
13. Eh bien, mon Frère, exposez vos griefs, quels sont-ils? - " C'est que des religieux qui vivent sous la même règle aient des manières différentes d'en pratiquer les observances ! " - Il n'est rien de plus vrai et nous voyons, en effet, que les mêmes points de la règle sont différemment pratiqués par les religieux d'un même ordre; mais faut-il, dans cette divergence, voir une faute et une violation de la règle? Cardez-vous-en bien, surtout en entendant une autorité céleste, ou plutôt le Roi même des cieux, vous dire : " Si votre oeil est pur et sain, tout votre corps sera éclairé (Luc., XI, 36), " et l'Apôtre ajouter : " Faites avec amour tout ce que vous faites (I Cor., XIII, 14). " Après cela nous avons saint Augustin qui nous crie : " Si vous aimez, faites ce dise vous voudrez; " puis l'auteur même de notre règle, ou plutôt le Saint-Esprit en personne, qui la lui a dictée et qui nous dit en propres termes: " L'abbé réglera et disposera tout de manière à assurer le salut des âmes, et de telle sorte que les frères fassent sans murmurer tout ce qu'ils ont à faire. " (Règle de saint Benoît, ch. IV.) Se peut-il entendre quelque chose de plus simple, de plus net et de plus clair ? Il n'est rien de plus lumineux rien de moins voilé que ces paroles, et en les entendant tout homme aperçoit la pure lumière de la vérité comme dans un ciel sans nuage. Ainsi d'abord c'est un maître descendu des cieux qui vous dit, ô mon Frère, qu'avec un ail pur et sain, c'est-à-dire avec la pureté d'intention tout votre corps, c'est-à-dire toutes vos oeuvres, sera éclairé. Après lui, c'est le plus grand docteur de l'Église qui ne nous recommande qu'une chose faire avec amour tout ce que nous faisons; puis c'est un Père de l'Église, tout ce qu'il y a de plus grand après les apôtres, qui ne vous demande que d'aimer, pour vous laisser libres ensuite d'agir comme vous l'entendrez ; enfin, c'est notre Père lui-même, celui dont vous avez embrassé la règle, qui veut que l'abbé dispose toutes choses de manière à assurer le salut des âmes et l'accomplissement de la règle, sans murmure; et après cela vous concevez des appréhensions pour le salut de ceux qui entendent la même règle d'une manière différente? Il y a plus encore, car vous voyez à l'abri de toute crainte de pécher, ceux dont la règle elle-même met la conduite au-dessus de tout reproche de divergence et de toute faute, s'ils n'ont dans la manière différente d'interpréter et de disposer les choses, d'autre intention que de sauver les âmes.
14. Nous avons commencé par l'autorité, nous allons voir que la raison, au lieu de la contredire, lui prête son assistance, et lui est inséparablement unie, et j'espère qu'après avoir cité plusieurs points où l'on a fait quelques changements avec l'intention la plus pure, la charité la plus sincère et le désir le plus évident de sauver les âmes, il ne vous restera plus rien à désirer. Vous n'agissez sans doute qu'avec l'intention la plus pure, vous qui ne voulez pas admettre un novice à faire profession même après que l'année de son noviciat est entièrement révolue, et que, suivant la recommandation de l'Apôtre et les propres expressions de la règle elle-même, vous avez étudié pendant cette année tout entière l'esprit du nouveau venu afin de juger s'il est en effet animé de l'esprit de Dieu; mais vous, d'un autre côté, ce n'est bien certainement aussi qu'avec les plus pures intentions du monde que vous admettez des novices à la profession avant que leur année de noviciat se soit écoulée; c'est parce que vous craignez due si l'on attend pour les recevoir jusqu'à l'époque voulue pour cela, ils ne se découragent et ne retournent à leur première vie de souillures et de honte. C'est aussi avec la plus grande simplicité d'intention que vous, de votre côté, vous vous contentez de deux tuniques, de deux coulles et de quelques autres modiques vêtements de surplus; vous avez mieux aimé suivre non pas les prescriptions de la règle, mais le conseil et la préférence. de celui qui en est l'auteur, que d'ajouter aux vêtements permis des vêtements d'un autre genre. Mais, de votre côté, c'est aussi en toute simplicité que vous avez adopté l'usage de petites pelisses, et cru devoir permettre ces vêtements aux religieux faibles, infirmes, délicats et à tous ceux qui habitent dans des pays froids, pour leur ôter tout motif de murmurer et pour les empêcher de se ralentir dans les sentiers de la perfection, ou même de renoncer à la vie religieuse sous prétexte qu'on , leur refuserait le nécessaire. C'est encore avec la plus grande simplicité d'intention que les uns ne reçoivent que trois fois les novices fugitifs, parce qu'ils veulent s'en tenir aux termes mêmes de la règle et empêcher en refusant de les recevoir plus souvent, les religieux d'un esprit inquiet et inconstant de quitter leur monastère; mais c'est avec la même simplicité d'intention que les autres reçoivent les religieux fugitifs toutes les fois qu'ils reviennent, dans la crainte que si on ne veut pas oublier leur faute ils ne demeurent exposés aux coups de l'ennemi du salut, et que le loup qui disperse quelquefois les brebis renfermées dans le bercail et les emporte dans son fort, n'ait aisément raison de celles qu'il trouvera errantes.
15. Bien certainement c'est avec la même simplicité d'intention que vous observez sans aucune exception tous les jeûnes prescrits par la règle, tant ceux qui tombent en hiver que ceux qui arrivent en été; car vous tenez à ne point déroger aux traditions et à multiplier vos mérites par la rigueur de vos privations. Toutefois, qu'il me soit permis de dire ici toute ma pensée sur le sujet qui nous occupe: j'aimerais mieux qu'on ne jeûnât pas pendant l'octave de Noël, ni les jours de l'Épiphanie et de la Purification, attendu que ce sont des fêtes de Notre-Seigneur. De son côté, c'est avec la même simplicité d'intention, que les autres religieux exceptent du jeûne non-seulement les jours de fête dont je viens de parler, mais aussi toutes les solennités de douze leçons, et cela également pour honorer Notre-Seigneur, les apôtres et les saints, et dans la pensée d'imiter la plupart des pieux religieux qui ne jeûnent pas autrement. C'est encore par respect pour la règle, et par conséquent dans une très-bonne intention, que vous pratiquez le travail des mains tel qu'il est prescrit; c'est en même temps obéir à la règle et se soustraire à l'oisiveté si funeste aux âmes, par des pratiques non moins apostoliques que monastiques, et se procurer autant qu'on le peut, à l'exemple de nos pères, les choses nécessaires à la vie. N'est-ce pas par un sentiment pareillement droit et bon que les autres ont en partie supprimé le travail corporel, parce que, vivant au sein de bourgs populeux, de villes considérables, de populations nombreuses, et non plus au milieu des forêts et des déserts, ils ne pourraient, sans de graves inconvénients, traverser si souvent une foule de personnes de tout sexe; et que d'ailleurs ils n'ont pas toujours d'endroits convenables pour se livrer à ces travaux corporels. Mais pour prévenir les suites fâcheuses de l'oisiveté, ils travaillent des mains quand et là où ils le peuvent, sinon ils remplacent le travail corporel par les œuvres de l'esprit et par des exercices religieux; de cette manière l'esprit mauvais ne trouve jamais la maison de leur âme vide ou inoccupée, puisqu'ils passent toute leur vie dans la pratique des choses saintes.
16. C'est toujours avec la même pensée de bien faire qu'ici, par exemple, vous vous inclinez profondément, quelquefois même vous vous prosternez jusqu'à terre devant les étrangers qui arrivent ou qui partent, et vous leur lavez les pieds à tous; c'est parce que vous ne voyez en eux que Jésus-Christ, c'est à lui que vos hommages s'adressent; vous entendez pratiquer ainsi comme il faut l'hospitalité que la règle et l'Evangile vous recommandent, dans l'espérance de mériter par ce moyen la récompense promise à l'accomplissement d'un aussi saint devoir. Et là-bas c'est aussi pour les meilleures raisons du monde que vous avez cessé de vous prosterner devant tous les étrangers qui vous arrivent et de leur laver respectueusement les pieds, attendu due vous ne pouvez être toute la journée la face contre terre, la multitude de gens qui viennent réclamer de vous les devoirs de l'hospitalité non-seulement ne vous permettrait pas de suffire à vos autres devoirs, mais vous placerait même dans l'impossibilité de satisfaire à celui de l'hospitalité; mais, comme en négligeant de faire ce que vous jugez impossible, vous accomplissez de votre mieux ce que les lois de l'hospitalité réclament de vous, vous traitez vos hôtes avec toute la déférence désirable, vous vous croyez justement déchargés de l'obligation d'en faire davantage, par la raison que cela n'est plus praticable pour vous. C'est de même encore pour le mieux que vous croyez agir en voulant ici due l'abbé mange avec les étrangers afin de leur faire honneur, et que là il ne prenne jamais ses repas qu'avec ses religieux, pour remédier ainsi à l'extrême abondance, pour ne rien dire de plus, avec laquelle certains abbés, sous prétexte de bien recevoir les étrangers, avaient coutume de faire servir leur table, tandis qu'ils négligeaient d'une manière odieuse celle de la communauté.
17. Assurément c'est animés des plus louables intentions qu'à l'exemple d'Esdras ou des Machabées, qui ont relevé la loi et le temple de leurs ruines, vous faites de votre côté tous les efforts imaginables pour réparer les brèches trop nombreuses faites à l'état monastique et pour relever aussi de leur affaissement les moeurs de beaucoup de maisons religieuses, et que dans cette pensée, annulant des concessions faites à la délicatesse, sinon celles qui l'ont été à la nécessité, vous essayez de ramener la tiédeur de nos jours à la ferveur des anciens temps; mais vous, d'un autre côté, ce n'est pas non plus sans d'excellentes intentions que vous interprétez la règle et les obligations de l'état religieux, selon le voeu de la règle elle-même, de manière que ceux qui se sentent la force de les accomplir éprouvent le désir de le faire, et que ceux qui sont plus faibles n'en soient point effrayés. De cette sorte, ceux qui ne peuvent pas se nourrir du pain des forts boivent du moins le lait des faibles, s'en nourrissent et vivent tout de même ainsi. Après tout, à l'aide de ces tempéraments, celui qui ne peut arriver au but en fournissant une course de longue haleine a le moyen d'y atteindre en marchant pas à pas; c'est qu'en effet on n'est pas moins citoyen de la céleste patrie, qu'on y arrive en un au ou seulement en un mois; soit dit toutefois sans retirer au voyageur le mérite du plus ou moins de diligence qu'il aura faite, car il est bien sûr que chacun ne sera récompensé qu'en proportion de son mérite. Vous auriez pour vous dans cette manière de voir, l'autorité même de saint Benoit, qui vous dispense d'obéir rigoureusement à sa règle dès que la charité demande que vous ne vous y astreignez pas; mais vous préférez, par un zèle digne de louanges, pratiquer à la lettre ce qu'un si grand homme a jugé bon de prescrire. Et vous, de votre côté, vous appuyez aussi vos mitigations sur l'autorité de saint Benoit, qui veut que la charité et le salut des âmes à tout prix soient la fin suprême et le but unique de sa règle; vous vous autorisez de plus de l'exemple de saint Maur, le plus grand disciple de notre fondateur, envoyé par saint Benoît dans les Gaules, il s'appuya sur des considérations pareilles à celles que je viens de développer pour modifier, dit-on, plusieurs points de la règle de son maître. Après ce saint vous pouvez encore alléguer en faveur de votre manière de voir la conduite des abbés d'un grand nombre de monastères qui jugèrent à propos de modifier plusieurs points de la règle, selon les temps, les lieux et les personnes au milieu desquels ils vivaient, la sainteté de leur vie, et les nombreux miracles que Dieu a daigné opérer par eux de leur vivant même ou après leur mort, montrent plus clair que le jour qu'ils étaient inspirés parle Saint-Esprit en agissant comme ils l'ont fait.
18. Mais à quoi bon multiplier les exemples ? Si on veut bien y regarder de près, on verra qu'au fond de toutes les autres différences qu'on , peut relever encore se trouve une seule et même pensée, la charité, ou le désir de procurer le salut des âmes, comme on voudra l'appeler, de sorte qu'en effet toute divergence, toute dissonance disparaissent, car la charité les montre toutes sous un seul et même point de vue. Je ferai pourtant une remarque au sujet de toutes ces variantes, c'est qu'il n'y en a presque aucune qui touche aux prescriptions mêmes de la règle; la plupart ne sont qu'une simple extension donnée à quelques-uns de ses points, ou des mitigations introduites par l'abbé; d'ailleurs, quand même elles auraient été imposées en vertu de l'obéissance, rien n'empêche qu'elles ne l'eussent été avec d'excellentes intentions et sans blesser la charité évangélique; car il n'est personne qui ne sache que toutes ces observances sont de la nature des choses qui peuvent varier et qu'on ne doit pas craindre de changer, en effet, dès que la charité le réclame, en se plaçant à ce point de vue, on n'appréhendera jamais de pécher en n'observant pas à la lettre la règle dont on fait profession, car celle de notre saint fondateur est évidemment subordonnée à la grande, générale et sublime règle de la charité; dont la Vérité même a dit : " En elle se résument la loi tout entière et les prophètes. " Si toute la loi lui est subordonnée, la loi introduite par notre règle en dépend donc aussi; d'où il suit qu'un religieux qui fait profession de suivre la règle de saint Benoit, notre père, est sûr de l'observer, quelques modifications qu'il y introduise ou qu'il en repousse, dès qu'il ne fait rien de contraire à la charité.
19. Eh bien, mes Frères, s'il en est ainsi, ne vous semble-t-il pas maintenant qu'il ne peut plus se trouver entre vous de cause de discordes? Vos coeurs ne se rapprocheront-ils pas, à présent que les différences qui les séparaient se sont fondues dans la charité? En effet, ne voyez-vous pas que celle qui conduit au bien suprême, à la vie éternelle, les religieux qui, dans le même ordre et sous la même règle se sanctifient par des pratiques différentes, mais bonnes, fond toutes ces divergences en un seul et même tout? que la paix règne donc désormais dans ton sein, ô Jérusalem, afin que tu nages ensuite dans l'abondance, selon le vœu du Psalmiste. Mais pour qu'il ne s'en trouve pas parmi nous qui acclament la paix quand la pair n'est pas faite, voyons s'il reste encore quelque cause de division, de peur qu'après que nous nous serons livrés sans crainte au sommeil, soudain le serpent ne sorte de son antre et lie nous perce de son dard dans notre imprudente sécurité.
20. Il se peut qu'une simple différence de couleur ou de forme dans les vêtements soit une cause de désordre et une source de divisions; je remarque en effet presque tous les jours, et l'homme le plus distrait peut sans peine le remarquer comme moi, que si un religieux noir, puisque c'est le mot accepté, en rencontre par hasard un blanc, il ne manque pas de le regarder d'un mauvais oeil, ce que le blanc ne se fait pas faute de lui rendre à l'occasion; j'ai même vu, je ne sais combien de fois, des religieux noirs, quand ils en rencontraient un blanc, se conduire comme s'ils avaient eu sous les yeux une chimère, un centaure, un monstre quelconque venant de pays inconnus, et montrer de la voix et du geste l'étonnement où cette vue les jetait; d'un autre côté, il m'est arrivé aussi de voir des religieux blancs qui s'entretenaient ensemble avec beaucoup d'animation et d'entrain sur tout ce qui leur venait à l'esprit, interrompre tout à coup leur conversation à la vue d'un religieux noir, comme s'ils étaient tombés dans un parti d'ennemis fouillant jusque dans ses derniers recoins la retraite de leurs adversaires, et qu'ils eussent cherché leur salut dans le silence. Il fallait voir combien dans les deux camps les yeux, les pieds et les mains avaient d'éloquence; et on ne recourait point à la parole pour exprimer les sentiments dont on était animé, parce qu'on ne voulait pas avoir dit un mot, on n'en avait pour cela que des gestes plus expressifs. On ne soufflait mot de la bouche, mais on parlait très-haut du geste; par une sorte de renversement de la nature, ces hommes qui parlaient volontiers devant les pierres du chemin gardaient un silence significatif lorsqu'ils se rencontraient les uns les autres. Cela me faisait penser au mot de Salomon qui disait, en parlant d'un homme qui leur ressemblait. " Il fait des signes avec les yeux, il frappe du pied, il parle du geste, son coeur est rempli de pensées malveillantes, il n'est pas un instant sans susciter quelques querelles (Prov., VI, 13). " Hélas, tels sont les déplorables et funestes desseins de fange coupable que Dieu a précipité du haut du ciel! pour ne point périr seul, il recrute de tous côtés des compagnons de son malheureux sort, et pour se composer un trophée plus glorieux, il fait tout ce qu'il peut dans l'excès de sa perversité afin de renverser les sapins et les cèdres du jardin de Dieu qu'il a lui-même jadis cultivé. Il lui en coûte de voir que la palme des hérésies par lesquelles il s'était plu autrefois à déchirer l'Eglise, a fini par se flétrir dans ses mains, et comme il ne peut plus maintenant porter de coups redoutables à la foi que l'esprit de Dieu a fait fleurir dans le monde entier, il concentre désormais tous ses efforts contre la charité fraternelle. Ainsi, ne pouvant plus déterminer les chrétiens à déchirer la foi, il Fait tout ce qu'il peut pour les empêcher de s'aimer les uns les autres. Sans doute c'en est fait maintenant des Arius, des Sabellius, des Novat, des Donat et des Pélage; c'en est également fait de Manès, plus ancien et plus exécrable qu'eux tous , enfin les nuages des hérésies sans nombre qui voilaient l'éclat de la foi se sont évanouis an souffle même de Dieu, et nous laissent maintenant jouir de la pure lumière du jour; mais un affreux ouragan leur succède et menace de tout bouleverser. Comme il voit que définitivement la foi triomphe, Satan s'étudie à se venger du mal qu'il ne peut plus lui faire comme autrefois, en s'attaquant à la charité.
21. Mais cessons tous ces gémissements, revenons à notre sujet, et pour commencer par vous qui portez -un vêtement blanc, dites-moi, je vous prie, pourquoi ce n'est pas tant la noirceur de l'âme de votre frère que la couleur de son habit qui vous choque ; et vous qui êtes habillé de noir, veuillez m'apprendre pourquoi vous voyez plutôt la blancheur de ses habits que celle de son âme. Ne seriez-vous donc pas l'un et l'antre des brebis du troupeau dont le Pasteur disait: " Mes brebis entendent ma voix, je les connais, et elles me suivent; je leur donne la vie éternelle, elles ne périront jamais et jamais personne ne pourra me les ravir (Joan., X, 27)? " Or est-il un pasteur, je ne parle pas du divin Pasteur, mais je dis parmi les hommes, qui ait jamais fait une question de la couleur des brebis de son troupeau, la leur ait reprochée comme Lui crime, ou bien ait regardé les blanches comme faisant moins partie de son troupeau que les noires, ou réciproquement les noires moins que les blanches? Au lieu de se demander si ce sont les blanches ou les noires qui lui appartiennent dans le troupeau, il se demande bien plutôt si elles ne sont pas toutes également à lui. O homme, quelle n'est point ta malice ! considère l'innocence des bêtes et la constance de l'instinct qu'elles ont reçu du Créateur, et vois combien est pervertie en toi la nature de l'être raisonnable! Vit-on jamais les béliers blancs dédaigner les noirs, ou les brebis noires ressentir de l'aversion contre les blanches? Voyez-les dans la bergerie où. leur pasteur les rassemble, elles y vivent ensemble tranquilles et pacifiques, sans s'inquiéter de la différence des couleurs qui ne fait pas même question pour elles. S'il arrive parfois qu'un bélier en frappe un autre de la corne, ou qu'une brebis fond sur une autre brebis, ce n'est pas une question de couleur qui les pousse, mais un mouvement instinctif de colère auquel une occasion quelconque a donné naissance. L'homme est donc, à ce que je vois, moins sensé que les bêtes. Placé au-dessus d'elles, il ne sent pas qu'il leur est supérieur, et nous avons sous les yeux le spectacle affligeant de religieux mêmes qui rompent entre eux le lien de la charité pour une simple différence de couleur. Ah! je vous en conjure, mon Frère, si vous voulez être une brebis de Jésus-Christ, que la couleur de la toison ne fasse rien à vos yeux, puisque le souverain Pasteur ne se règle pas là-dessus pour retrancher une brebis de soit troupeau, mais uniquement sur les atteintes qu'ont reçues en elle, la foi et la charité! Evidemment ce n'est pas lui qui pour une différence de couleur chassera jamais une brebis de son bercail, quand nous le voyons rassembler des extrémités du monde et des croyances les plus diverses, le Juif et le Gentil dans la bergerie chrétienne.
22. Peut-être était-ce là ce que devait nous donner à entendre la patience du saint patriarche Jacob; quand il souffrit sans se plaindre que dix fois de suite Laban changeât la récompense qu'il lui avait promise; il ne cessa de se montrer bon et zélé pasteur, et de paître avec un soin égal le troupeau qui lui était confié, sans se mettre en peine qu'il fût blanc ou noir, ou mélangé (Gen., XXXI, 7). Quand on entend l'Apôtre s'écrier d'abord: " En Jésus-Christ il n'est question ni de circoncis ni d'incirconcis, mais seulement de créatures nouvelles (Galal., V, 6). " Puis une autrefois: " Où il n'y a ni gentil, ni Juif, ni Scythe, ni esclave, ni libre, mais où le Christ est tout et en tous (Colos., III, 11). " Peut-on avoir la puérilité, la folie de croire que dans une créature renouvelée en Jésus-Christ, une différence de couleur dans les habits ou d'usages dans les pratiques puisse faire quelque chose au salut? Mais si cela n'y fait rien, continent s'expliquer qu'une question de couleur partage des religieux en deux camps opposés, cause entre eux des divisions et des animosités et porte atteinte à la charité? Mais, en vérité, je ne puis voir là la plus petite cause et la moindre raison, je ne dis pas de s'accuser mutuellement, encore moins de se diviser, mais même de faire entendre le talus léger murmure les uns contre les autres. Les blancs trouvent, comme je l'ai dit plus haut, que la couleur de leurs habits se justifie assez par la pensée qui la leur a fait adopter; ils ont voulu, en prenant la robe et le capuchon blancs, protester contre ceux qui pensaient qu'on ne pouvait être religieux, si on n'était, comme eux, tout de noir habillé, parce que le noir avec le temps était devenu la couleur adoptée; mais comme ils voyaient due sous la robe noire, bon nombre de religieux de cet ordre vivaient d'une manière relâchée, ils ont pris des vêtements d'une couleur jusqu'alors inusitée chez les moines, avec la bonne et louable pensée d'en faire un moyen de ranimer et de rendre plus vive l'ancienne ferveur monastique. Les noirs ont aussi de leur côté une raison excellente à mettre en avant pour justifier la couleur de leurs habits, c'est qu'aussi loin qu'on remonte dans le passé, on trouve que c'est celle qu'ont préférée nos pères; ils se croient donc d'autant mieux en sûreté de conscience, qu'art lieu de préférer les nouveautés ils n'ont cessé de tenir pour les vieux usages. Les deux partis ont pour eux une raison péremptoire en faveur de leurs préférences respectives, c'est la lettre même de la règle de saint Benoît qui veut (Regul. S. Bened. cap. 35), que les religieux ne se fassent une affaire ni de la couleur ni de la qualité de l'étoffe destinée à les vêtir; ils prendront une étoffe de couleur et de qualité usitées dans le pays qu'ils habitent, peu chère et facile à trouver. Voilà qui justifie admirablement l'usage des habits blancs, et c'est peut-être la meilleure raison qu'on puisse apporter en leur faveur; mais le même mot de notre Père justifie également l'usage des vêtements noirs, il vaut à lui seul toutes les autres raisons, il faudrait avoir perdu le sens pour n'en point convenir.
23. Sur l'exemple de quel Père pourrais je appuyer ce que je viens d'avancer? je n'en saurais trouver un plus grand que saint Martin? Or ce grand saint, en même temps évêque et moine, avait fait choix du noir pour la couleur de ses habits; voici en effet ce qu'on lit dans sa Vie: " Les bêtes de somme qui se trouvaient à côté de lui le voyant avec un long manteau noir eurent peur et se mirent un peu de côté. " Or on ne peut douter qu'il ne fût moine, quand on se rappelle les monastères qu'il a élevés dans les environs de Poitiers, à Saintes et à Tours. Ainsi saint Martin était moine et il portait des habits noirs. Mais saint Jérôme, en parlant des habits de couleur sombre, s'exprime ainsi dans sa lettre à Népotien :. " N'évitez pas moins les vêtements foncés que les blancs, " il voulait le mettre cil garde contre le luxe et le faste que les gens du monde déployaient dans leurs habits qu'ils préféraient blancs, et dont les personnes pieuses elles-mêmes ne se faisaient pas trop de scrupule dans les habits qu'elles portaient foncés. A ce. sujet, l'admirable Paulin, évêque de Nole, contemporain des Matin, des Ambroise, des Augustin et des Jérôme, qui tous, ainsi que saint Grégoire le Grand, ont fait son éloge en termes magnifiques, s'exprimait ainsi dans sa lettre à Sulpice Sévère, où il raconte le voyage d'une très-grande dame qui avait depuis peu embrassé la vie religieuse: " Nous avons vu, dit-il, la gloire de Dieu éclater à nos yeux dans le voyage que cette mère fit avec ses enfants dans des conditions bien différentes de celles d'autrefois : montée sur une misérable bourrique auprès de laquelle le plus mauvais ânon aurait eu son prix, elle était accompagnée et suivie avec toute la pompe mondaine dont les grands et les riches sont capables, par une foule de sénateurs. La voie Appienne était couverte de voitures à ressorts, de chevaux magnifiquement enharnachés, de chars suspendus d'Espagne, et d'une foule d'autres véhicules. Mais tout l'éclat de ces vanités n'en faisait que mieux ressortir l'humble simplicité chrétienne. Les riches ne pouvaient s'empêcher d'admirer cette sainte pauvreté, tandis que notre pauvreté riait de tout leur luxe. Nous avons joui d'un spectacle vraiment digne de Dieu, car le monde se trouvait abaissé devant lui. On aurait dit que la pourpre, l'or et la soie venaient offrir leurs services à cette femme qui ne portait que des habits noirs et usés. Aussi n'avons-nous pu nous empêcher de bénir le Seigneur qui exalte les humbles, comble de biens les faméliques et renvoie les riches à vide. " Ainsi nous voyons qu'à cette époque reculée non-seulement les hommes, mais encore les femmes qui faisaient profession de la vie religieuse, portaient des vêtements noirs.
24. D'ailleurs, s'il m'est permis de dire ici ce que j'en pense, il me semble que tous ces saints personnages ont préféré le noir, parce qu'il convient mieux à une vie toute d'humilité, de pénitence et de larmes, telle que doit être la vie monastique surtout, et ils ont voulu qu'on appropriât la couleur et les. vêtements aux moeurs et aux vertus particulières à ce genre de vie. Or le blanc convient plutôt au triomphe qu'à l'abjection, à la joie qu'aux larmes, si on en juge par ce qui se passait autrefois; mais il va bien surtout aux joies de l’Eglise, comme tout le monde le sait et l'explique. En effet, l'ange de la résurrection du Sauveur, ceux qui furent témoins de son ascension, et Jésus lui-même dans sa glorieuse transfiguration où il avait des habits aussi blancs que la neige, montrent assez qu'il en est ainsi. Voilà pourquoi le docte et bon Sidoine, évêque de Clermont-Ferrand , parmi les travers qu'il se plaît à relever dans certaines personnes, remarque en particulier " qu'elles se mettent en blanc pour assister aux enterrements, et en noir pour aller à la noce, " voulant montrer par là qu'elles ont tellement changé les moeurs et les usages, qu'elles prennent des habits de deuil pour aller à la noce, et des habits de fête pour assister à un enterrement; tandis que les gens qui suivaient la coutume de leur temps ne prenaient point le deuil pour aller à la noce et ne se mettaient pas en blanc pour assister à des funérailles, attendu que cette couleur sied bien à la joie qui éclate dans une noce, tandis que le noir est plus en rapport avec la tristesse des funérailles. Pendant mon dernier voyage en Espagne, je fus étonné de voir qu'on observait encore cet antique usage. Ainsi le mari à la mort de sa femme et celle-ci à la mort de son mari, les parents à celle de leurs enfants, et ceux-ci quand ils perdent leurs parents; tous ceux qui sont unis par les liens du sang, à la perte de l'un d'eux, et les amis à la mort de leurs amis, déposent leurs armes, laissent de côté la soie, les fourrures de prix qu'ils tirent de l'étranger, et en général tout vêtement précieux et de couleurs variées, pour en prendre de noirs et de peu de valeur. Ils font plus encore, ils se rasent la tête et coupent la queue de leurs chevaux qu'ils recouvrent d'étoffes noires comme celles qu'ils prennent eux-mêmes. C'est par toutes ces marques qu'ils témoignent leur chagrin de la perte des leurs, et le moins qu'ils portent le deuil en général, est une année entière.
25. Je trouve donc que vous, mon frère, qui portez une robe noire, vous avez pour vous et pour la couleur de vos habits une belle autorité et une raison excellente; mais je suis loin toutefois de condamner la robe blanche des religieux blancs. Vous méritez des louanges, parce que vous vous en tenez fidèlement aux saintes traditions qui nous viennent de nos pères, mais l'autre n'en mérite pas de moins grandes que vous, puisque par la couleur inusitée de son vêtement il n'a eu en vue que de ranimer tous les jours davantage la ferveur de ses saintes résolutions. Si en un sens il se distingue par la couleur dont il a fait choix, ce n'est pas avec la pensée de blesser la charité fraternelle, ce qui serait mal, mais de se mettre en garde contre la tiédeur bien connue qui s'est emparée de la plupart des religieux de notre ordre. Ainsi donc, puisque blancs et noirs vous avez le même pasteur, qui est Jésus-Christ, vous appartenez à la même bergerie, qui est l'Eglise, et vous vivez de la même foi et des mêmes espérances ; qu'avez-vous donc, brebis insensées, pour ne point vous donner le nom que vous méritez ? qu'avez-vous à vous reprocher mutuellement la couleur de votre toison? Peut-il y avoir une cause plus futile et plus sotte de discorde entre vous? Peut-on blesser la charité pour un motif plus puéril? D'où vient que, non contents de faire maintenant bande a part, vous vous mordez mutuellement avec des dents de loup plutôt que de brebis ? pourquoi vous déchirez-vous et vous décriez-vous les uns les autres? Ah! j'ai bien peur pour vous que, malgré le nom de brebis que vous conservez encore, vous n'ayez plus cette innocence qui vous donne place parmi les brebis que le souverain Pasteur met à sa droite et dont il a parlé en ces termes: " Mes brebis entendent ma voix, je les connais toutes, et elles me suivent. Je leur donne la vie éternelle, elles ne périront jamais (Joan., X, 27). " Oui, je crains, et à Dieu ne plaise que ce ne soit avec raison ! je crains que vous ne soyez de celles dont il est dit dans nos saints cantiques: " Elles ont été placées dans l'enfer comme des brebis dont la mort doit faire sa pâture (Psalm. XLVIII, 14). " Voyez-vous maintenant quelle sottise vous faites de vous disputer à propos de la couleur de vos habits? Voyez-vous comment vous vous damnez avec cette aversion que votre frère vous inspire, parce qu'il n'a pas un vêtement de la même couleur que vous? Comprenez-vous tout le mal qu'il y â pour vous à déchirer ce frère pour une différence. de couleur dans le vêtement? Si vos discordes et vos divisions n'ont pas de cause Plus grave et de motif plus sérieux, si, dis-je, le schisme qui partage l'ordre monastique en deux camps opposés n'a point d'autre fondement, n'est-il pas temps, puisque la raison l'a renversé sous les coups nombreux qu'elle vient de lui porter, n'est-il pas temps que les coeurs oublient leurs vieilles divisions et se rapprochent de nouveau, que la charité voie ses blessures se cicatriser et que la paix de l'Evangile refleurisse parmi les enfants de la paix? Oui, enfants de la paix, réconciliez-vous avec votre mère et refaites avec elle une alliance durable, si vous ne voulez pas qu'elle profère un jour contre vous ces dures paroles du Prophète: " Il n'y a pas de paix pour les impies, a dit le Seigneur (Isa., XLVIII, 22). " Enfin, grâce à Dieu, je pense avoir mis à découvert les causes antiques et demeurées jusqu'à présent obscures des divisions qui règnent parmi nous, et je ne crois pas qu'en cherchant davantage on puisse en trouver d'autres; mais s'il en est ainsi, il me semble qu'il n'y a plus lieu pour vous, qui avez une robe blanche, d'attaquer celui qui en porte une noire; ni pour vous, qui l'avez noire, de vous en prendre à celui qui l'a blanche, à moins que vous ne vouliez fouler aux pieds toutes les lois de la charité, et vous ne descendrez plus des hauteurs de cette vertu pour quelques différences de coutumes et d'usages qui vous séparent, non plus que pour une question de nuances et de couleurs dont on a fait tant de bruit jusqu'à présent.
26. Mais que dis-je ? où donc ai-je eu l'esprit? à quoi pensais-je donc? suis-je assez aveugle ? je croyais avoir trouvé la cause de tous nos scandales et avoir mis en pleine lumière les sources si obscures de toutes nos haines: oui, je croyais qu'il ne s'agissait entre nous que de quelques différences dans les coutumes, de la couleur de nos robes, du nombre et de la qualité de nos vêtements et des mets qui figurent sur nos tables; je ne soupçonnais pas que la charité eût à souffrir de quelque autre chose encore parmi nous; j'étais persuadé que ce qui nous divise n'avait point d'autres sources que celles-là. Hélas ! ce que je voyais dans l'ail de mon frère n'était qu'un fétu de paille, et je n'apercevais pas la poutre qui crève le mien. Mais en ce moment mes yeux sont dessillés, le jour s'est fait, un soleil de midi dissipe toutes les ténèbres, je vois très-distinctement ce qu'il en est, tout le monde, je le pense, ou du moins tous les gens de bien me permettront de le proclamer hautement, et ceux qui se sentiront blessés par mes paroles, montreront par là, comme le dit saint Jérôme, que j'ai parlé pour eux; car ce n'est pas la partie saine le notre corps qui redoute due la main du médecin la touche, il n'y a que celle qui est malade qui tremble et se retire à son approche, trahissant ainsi le mal qui la travaille en secret. Qu'est-ce donc qui m'avait échappe
27. Eh bien, veuillez le dire vous-même, mon cher frère, vous qui avez gardé la robe noire, car il convient que je m'adresse d'abord à celui qui a embrassé la même vie que moi; rendez gloire à Dieu et dites-moi franchement ce que vous avez au fond du coeur contre votre frère. C'est qu'on nous préfère les nouveaux religieux à nous qui sommes plus anciens; c'est qu'on se déclare pour leurs tendances au mépris de ce que font les nôtres; enfin c'est qu'on semble faire moins de cas de nous que d'eux et les avoir en plus grande affection que nous ; voilà ce qui nous paraît intolérable. Peut-on voir, en effet, d'un oeil indifférent une foule de gens délaisser un ordre. aussi ancien due le nôtre pour cet ordre nouveau-venu, abandonner les voies depuis si longtemps frayées pour se porter en foule dans des sentiers encore inconnus? En vérité, on ne saurait voir de sang-froid les nouveaux préférés aux anciens, les jeunes aux vieux, les blancs aux noirs. Tel est le langage que vous tenez, vous qui êtes un habit noir. Mais voyons ce que le religieux blanc dit de son côté. Que nous sommes heureux, s'écrie-t-il, notre vie est plus sainte et plus recommandable, le monde lui-même ne peut se défendre, en nous comparant aux autres, de nous trouver plus heureux, car il voit notre réputation éclipser la leur, leur éclat pâlir devant le nôtre et leur astre s'éteindre aux rayons de notre soleil. La vie religieuse était perdue, nous l'avons retrouvée ; notre ordre expirait, nous l'avons rappelé à la vie; notre apparition a été la juste condamnation de tous ces religieux tièdes, languissants et dégénérés; nous différons d'eux par notre genre de vie et notre conduite, par nos usages et nos habits mêmes, nous avons fait ressortir leur relâchement à tous les yeux, en montrant chez nous une incontestable ferveur. Eh bien, oui, voilà en effet la vraie cause des dissensions qui se sont élevées entre vous; et pour être plus cachée elle n'en est pas moins funeste à la charité; c'est elle qui a partagé vos maisons en deux camps ennemis, et qui a souvent aiguisé vos langues comme la pointe d'un glaive pour la détraction et la médisance ainsi que disait le Psalmiste (Psalm. CXXXIX, 4).
28. Mais si vous êtes sages, vous parerez les coups mortels de cette épée, avec le glaive de la parole -de Dieu, et vous empêcherez que la vaine gloire ne jette au vent une moisson arrosée de tant de sueurs. Hélas ! hélas ! quelle perte à jamais regrettable s'il faut que d'un souffle de sa gueule le serpent infernal fasse évanouir ces longs siècles de continence et de pureté, cette infatigable obéissance, ces jeûnes rigoureux, ces veilles continuelles, toutes ces années passées sous le joug pesant de la discipline et ces palmes sans nombre de la pénitence! S'il faut, pour tout dire en un mot, que de sa seule haleine il empeste tant et de si grands exploits d'une vie toute céleste, plutôt que terrestre, accomplis avec la grâce de Dieu pendant le temps pour acquérir l'éternité, et vous jette nus de tous mérites aux pieds du souverain Juge ! N'entendez-vous pas cette parole du Sauveur à ceux de ses disciples qu'il voyait consumés du même mal que vous ? " Je vis Satan tomber du ciel comme un éclair (Luc., X, 18) ? " Ne vous rappelez-vous pas qu'en entendant ses disciples se demander un jour, comme vous le faites à présent, quel était le plus grand d'entre eux, il leur répondit: " Pour vous, n'en usez pas ainsi; mais que celui qui est le plus grand parmi vous devienne le plus petit, et que celui qui gouverne soit comme celui qui n'est qu'un simple serviteur (Luc., XXII, 26). " Ne sauriez-vous donc retrouver dans quelque recoin de votre mémoire le mot qu'a prononcé un Maître si grand et si élevé, que le Psalmiste déclare" sa grandeur infinie (Psal. CXLIV, 3), " et l'Apôtre, "sa Divinité bénie dans tous les siècles (Rom., IX, 5), " quand, au lieu de se comparer et de se préférer à ses serviteurs, il se met au-dessous d'eux et leur dit: " Et moi qui suis plus grand que vous, je suis parmi vous comme un serviteur (Luc., XXII, 26) ? " Jésus reprend un apôtre qui se préfère à un autre apôtre, et on ne saurait blâmer un moine qui se donne la préférence sur un autre moine ! J'entends le Christ notre Maître dire à celui qui est le plus grand et le maître, de se mettre au-dessous du plus petit et de son inférieur, et moi, religieux de Cluny, j'oserai m'élever au-dessus de celui de Cîteaux ! Enfin le Sauveur lui-même se place plus bas que ses disciples, et l'on verra un chrétien, que dis-je ? un religieux, lever orgueilleusement la tête en présence de son frère, qui peut-être vaut beaucoup mieux que lui ! La grandeur s'abaisse et la bassesse s'élève; un Dieu se fait esclave, et ce qui n'est que boue aspire à dominer! Ah ! quelle chute, mon frère ! Comme vous êtes tombé de ces hauteurs de la règle où vous vous glorifiiez d'être parvenu! Ne vous répète-t-elle point " qu'un religieux doit non-seulement dire de bouche, mais encore croire du fond du coeur qu'il est le moindre et le plus misérable des hommes (Reg., VII, 7)? " Mais qu'ai-je besoin de m'étendre davantage? j'en ai dit assez pour des religieux, des sages et des hommes dont l'esprit est cultivé ! Cessons de donner des leçons à Minerve, de porter du bois à la forêt et de l'eau à la rivière ou à la mer. Vous êtes les uns et les autres trop sages pour ne pas comprendre ou pour ignorer qu'il est aussi impossible de plaire à Dieu sans la charité que sans la foi, et que d'un autre côté on ne saurait se maintenir dans la charité si on repousse l'humilité; car la place que la charité abandonne ne tarde point à être occupée par l'orgueil que l'envie suit de près : or l'envie est le tombeau de la charité.
29. Voilà pourquoi je dis: Point de charité, pas d'humilité; pas d'humilité, point de charité. C'est d'ailleurs la doctrine de l'Apôtre, qui dit sans détour: "La charité n'est point envieuse; elle n'est ni téméraire.... ni ambitieuse (I Cor. XIII, 4) ; " et comme elle n'a aucun désir du bien d'autrui, il ajoute: "Elle ne cherche point ses propres intérêts. " Avec la charité il n'y a donc place ni pour l’orgueil, ni pour l'ambition, ni pour la cupidité, ni pour l'avarice; en un mot, il n'y a place, suivant l'Apôtre dans les lignes qui suivent celles que nous venons de citer, pour quelque mal que ce soit. En conséquence, si vous voulez, mes frères de Cluny et de Cîteaux; les uns et les autres conserver entière entre vous cette charité dont Jésus-Christ fait le résumé de toute la loi, si vous ambitionnez d'amasser et de conserver par elle, des trésors immenses dans les cieux, apportez tous vos soins à éloigner de vous ce qui peut, je ne dis pas la mettre en fuite, ou l'éteindre, mais seulement lui faire la moindre blessure. Si après avoir écarté toutes les causes de discorde elle veut renaître encore entre vous, tenez bon et continuez à lui fermer la porte de votre coeur, en même temps que d'un autre côté vous prodiguerez les plus tendres embrassements à la charité pour la retenir à jamais dans la demeure de votre sainte âme. Si vous la fixez solidement en vous, elle vous fera parvenir au ciel, de même que par sa douce et irrésistible influence elle a fait descendre le Roi du ciel sur la terre, comme l'Apôtre saint Paul en fait la remarque en ces termes : " C'est à cause de son amour excessif pour les hommes que Dieu nous a envoyé son Fils revêtu d'une chair semblable à celle qui est sujette au péché. " (Rom., VIII, 3). La charité vous fera goûter devant Dieu une joie éternelle que personne ne pourra plus vous ravir, comme il le dit lui-même (Joan., VI, 22), quand il sera tout en tous, qu'il rassasiera la faim que vous aurez eue de lui ici-bas, et vous découvrira toute sa gloire; car vous n'ignorez pas que, lorsque le Seigneur se montrera à vous dans toute sa gloire, vous serez semblables à lui, et, grâce à l'étroite union que la charité resserrera pour toujours entre vous, vous le verrez tel qu'il est.
30. Mais je reviens à vous, mon cher ami, à vous à qui j'écris comme à un absent, quoique vous soyez présent pour moi, car je veux finir ma trop longue et peut-être trop fatigante lettre par celui à qui je m'adressais en la commençant. Oui, comme je vous le disais plus haut et comme je le sens dans mon coeur, je n'ai eu, en prenant la plume pour vous écrire, d'autre motif que la charité. Je n'ai voulu, pour ce qui nous concerne tous les deux, que rallumer au souffle de notre entretien les flammes habituelles de notre mutuelle affection, et même les faire éclater davantage. C'est à vous maintenant, dont la Providence divine a fait de nos jours une colonne d'une éclatante blancheur et d'une inébranlable solidité; pour l'ordre monastique tout entier, et un astre d'un éclat admirable pour toute l'Église d'Occident que vous instruisez de la voix et de l'exemple, c'est à vous, dis-je, maintenant de consacrer tous vos efforts à procurer l'œuvre de Dieu par excellence en travaillant à faire disparaître toutes les divisions qui existent entre les deux plus grandes congrégations de religieux portant le même nom et appartenant au même ordre. C'est ce que je n'ai jamais cessé de faire moi-même, car j'ai constamment recommandé les religieux de votre sainte congrégation à nos frères, et il ne tient pas à moi qu'ils n'aient les uns pour les autres les entrailles de la plus parfaite charité. C'est à quoi j'ai travaillé en public, en particulier et dans les chapitres généraux de notre ordre; il n'est rien que je n'aie tenté pour faire disparaître de tous les coeurs l'envie et la jalousie qui les consumaient secrètement comme la rouille ronge le fer.
31. Travaillez aussi de votre côté avec tous les dons que vous avez reçus de Dieu, au champ que le père de famille nous a donné à cultiver en commun ; il est reconnu que nul de nos jours n'y a mis plus de bonnes plantes que vous, qu'il ne le soit pas moins que personne n'en a mieux arraché les mauvaises herbes qui pouvaient nuire aux bonnes. Faites servir cette éloquence de feu que vous tenez du Saint-Esprit à déraciner des coeurs cette jalousie puérile, pour ne rien dire de plus, à purifier les langues de leurs malveillants murmures; et à insinuer bon gré mal gré dans les âmes, à la place des sentiments qui les divisent, ceux de la charité fraternelle qui les rapprochent. Que la diversité des usages et la différence des couleurs n'élèvent plus désormais de barrières entre vos brebis et les miennes; et puisse la divine charité, qui prend sa source dans l'unité suprême, réparer nos maux, rapprocher les deux bords de nos plaies pour les cicatriser et les vivifier, et rétablir l'union entre nous! Car il faut que ceux qui n'ont qu'un même Seigneur, une même foi, un même baptême, ceux, dis-je, qu'une même Église porte dans son sein, et qu'une même félicité attend dans l'éternité, ne fassent plus également, selon le langage de l'Ecriture, qu'un coeur et qu'une âme.
J'envoie un morceau de sel gemme à un ami qui ne manque point de pierres gemmes ; on m'a dit que l'usage de ce sel vous est salutaire, et j'ai pensé qu'un peu de sel ajouté à tout ce due je viens de vous dire ne pourrait que bien faire; ne savons-nous pas que le Roi éternel ne saurait manquer de trouver fades et de rejeter tous les plats des plus excellentes vertus s'ils ne sont assaisonnés du sel de la charité fraternelle? Mais, relevés par ce précieux condiment, ils ne peuvent manquer d'être acceptés, ainsi que ceux qui les serviront sur la table du Dieu qui dans la loi ancienne ne voulait pas qu'on lui offrit de sacrifices sans sel. Il n'est pas de vertu qui lui plaise sans cet assaisonnement; c'est ce qu'il a voulu montrer.... etc.
169. Ce Pape a réglé l'affaire de l'église d'York... Cette affaire se trouve rapportée tout au long dans l'Histoire d'Angleterre de Guillaume de Neubridge, livre I, chapitre XVII; dans l'Histoire des évêques d'Angleterre ou d'Yorck, n. 29, de François Godvin, et dans la dernière partie des Annales de Roger de Hoveden : la voici en quelques mots.
L'an 1141 mourut Turstin, quelques historiens écrivent Turstain; Guillaume de Neubridge le nomme Trustin, archevêque d'York. L'élection de son successeur ne se fit pas d'un commun accord, une partie des électeurs nomma Guillaume, neveu du roi d'Angleterre Etienne, alors trésorier de l'église d'York, les autres élurent Henri Murdach, abbé de Wells, qui avait été disciple de saint Bernard à Clairvaux. L'évêque de Winschester, Henri, consacra Guillaume; mais le Pape ne voulut pas lui envoyer le pallium. Etienne, offensé du refus du Pape, ne voulut point à son tour reconnaître pour archevêque d'York, Henri Murdach dont le Pape avait confirmé l'élection et à qui il avait envoyé le pallium; les sujets du roi se rangèrent du côté de leur souverain et ne reconnurent pas Henri pour archevêque. Mais enfin le, roi céda, Henri fut reçu par ses ouailles, siégea pendant dix ans et mourut en 1153, à Sherbon. Pendant tout ce temps-là Guillaume demeura auprès de Henri, évêque de Winchester. Après la mort du pape Eugène, de saint Bernard et de l'archevêque Henri, il obtint, sans aller à Rome, du successeur d~Eugène le pape Anastase par l'entremise du cardinal Grégoire, d'être reconnu pour archevêque d'York et reçut le pallium en cette qualité. Il en jouit bien peu de temps car il mourut empoisonné, dit-on, en 1154.
Godwin rapporte qu'il fut rangé au nombre des saints
et qu'il s'opéra des miracles à son tombeau, puis il ajoute
: " Que ceux qui voudront bien le croire, se rappellent que ce saint fut
dépouillé de son archevêché et expulsé
d'York, sinon par saint Bernard, du moins grâce à son influence.
" (Note de Horstius).
Dieu ne vous a élevés en dignité que pour vous mettre à même de servir son Eglise en raison du haut rang que vous y occupez; si vous ne répondez pas à son attente, il saura bien un jour vous faire descendre des places éminentes que vous tenez de lui, mais dont vous n'aurez pas rempli les obligations. Quels maux désolent l'Epouse de Jésus-Christ dans le diocèse de Metz ! Vous les connaissez sans doute et vous en avez horreur, mais j'en suis plus ému que vous encore parce que je les vois de plus près. Vous savez quel loup affreux essaie tous les jours tantôt par des ruses secrètes et tantôt de vive force de pénétrer dans ce bercail du Christ, et de disperser le troupeau que Notre-Seigneur a réuni au prix de son sang. Ce n'est pas d'hier ni d'avant-hier que date cet état de choses ; il n'était encore qu'un faible louveteau que déjà il exerçait ses ravages dans cette bergerie et y multipliait ses rapines, ses meurtres et ses incendies. Pour moi, je ne puis que crier au loup et exciter les chiens contre lui; c'est à vous de voir ce que vous avez à faire de votre côté. Il ne m'appartient pas de faire la leçon à plus doctes que moi.
a Ils sont nommés dans la lettre deux, cent dix-neuvième; c'étaient Aubry, Etienne et Igmare. Nous ne retrouvons cette lettre que dans un petit nombre de manuscrits, entre autres dans celui de Compiègne.
1. Je me permets de vous parler selon l'inspiration du moment, persuadé qu'étant redevables aux fous comme aux sages, vous ne sauriez vous dispenser de m'excuser un peu, au besoin, si je m'oublie en quelque chose, et de m'écouter avec indulgence. Ce n'est pas que je me permette de propos délibéré aucune impertinence à votre égard, ou que j'affecte de prendre un ton léger en vous parlant et de ne vous entretenir que de bagatelles, car je vous considère comme, les colonnes de l'Eglise; mais quand je m'adresse à vous, ma bouche parle de l'abondance, du coeur, et dans la douleur qu'il ressent il laisse éclater la vérité qu'il ne peut ensevelir dans un plus long silence. Je puis bien vous dire, comme le Prophète : Mes pieds défaillent sous moi, peu s'en faut que ; je ne tombe en voyant le mal si souvent triompher du bien. C'est à qui favorisera l'audace des méchants et découragera le zèle des hommes de bien; on ne trouve plus personne, je ne dis pas qui ose, mais même qui veuille se déclarer pour la justice ; l'orgueil lève partout la tète et nul n'a le courage d'ouvrir la bouche pour le contredire. Plût à Dieu que l'innocence du moins fût en sûreté et que la justice pût suffire à se défendre elle-même! Que reproche-t-on à l'abbé de Lagny (b), ? Est-ce d'être
a Lagny-sur-Marne, autrefois du diocèse de Paris, possédait une abbaye fondée par l'abbé saint Fursi, avec le concours d'Erchinoald, et restaure plus tard par Héribert II, comte de Champagne, comme on le voit par un diplôme du roi Robert, livre VI du Recueil des lettres patentes, n. 151. L'abbaye de Lagny est représentée dans les lettres du chapitre général de l'ordre, dont nous aurons bientôt à parler, comme un " monastère célèbre et renommé, où fleurissaient jadis tontes les saintes pratiques de la vie religieuse (Mabillon) ".
b Le Cartulaire de Saint-Martin-des-Champs parle en 1122 d'un certain Geoffroi, abbé de Lagny, successeur de l'abbé Arnold, mort en 1106. Un manuscrit de la bibliothèque de Vaucelle place en 1124 l'élection d'un abbé de Lagny, nommé Raoul, dont Hermann de Laon parle en ces termes dans son livre III des Merveilles de la bienheureuse vierge Marie, chapitre XVIII : " Thibaut, comte de Champagne, nomma, d'après les conseils de dom Norbert, à la riche abbaye de Lagny, un religieux de Saint-Nicolas de Voas, diocèse de Laon, nommé Raoul. " On ne peut douter que celui dont parle Hermann ne soit le même que l'abbé dont nous avons parlé plus haut. D'après le manuscrit de Vaucelle, il mourut en 1148 et eut pour successeur, selon le Cartulaire de Saint-Martin-des-Champs, Geolfroi ou Geaufroi, qui mourut en 1162. On a deux lettres du chapitre général des moines noirs contre cet abbé, adressées l'une à Adrien III et l'autre à Alexandre III. On les trouvera plus loin dans un appendice.
un bon religieux et un très-digne abbé? Est-ce de jouir d'une excellente réputation et d'avoir une vie exempte de tache? Ou bien lui fait-on un crime d'avoir fait fleurir la discipline monastique dans l'abbaye qu'il gouverne, d'en avoir augmenté les revenus et de l'avoir peuplée d'un grand nombre de saints religieux? Sans doute ce sont là les griefs qu'on a contre lui; si c'est un crime d'être agréable à Dieu et aux hommes, qu'on le prenne et qu'on le mette en croix; on ne peut nier qu'il en soit coupable, c'est un fait que la terre et les cieux attestent d'un commun accord. Si c'est un crime d'exercer l'hospitalité, d'être bienveillant et sobre, humble et chaste, il a bien mérité de succomber sous les coups de ses ennemis; la sainteté de sa vie et l'éclat de sa réputation ne lui permettent pas de se justifier de ces sortes d'accusations, il est dûment convaincu de ce crime.
2. Mais que lui reproche-t-on ? De n'avoir pas voulu recevoir le nonce du Pape; si cela est, il s'est mis très-grandement dans son tort. Or cet homme envoyé en Angleterre par le souverain Pontife, reçut de l'abbé un accueil en rapport avec sa dignité; étant sur le point de partir, il voulut en effet avoir avec lui un entretien particulier, l'abbé de Lagny n'en disconvient pas; mais comme il se disposait à l'aller trouver, le prévost Humbert offrit d'y aller à sa place et de faire agréer ses excuses au nonce. Si, après cela, on ne lui a pas rendu tous les honneurs dus à son rang, je vous laisse à juger sur qui le blâme doit en retomber. Que lui reproche-t-on encore ? D'avoir arraché avec violence la lettre du Pape des mains du susdit Humbert et de l'avoir déchirée. Mais d'abord cette lettre existe encore tout entière avec ses bulles, et puis il est complètement faux qu'il l'ait arrachée avec violence des mains d'Humbert, car celui-ci la lui a remise de bon gré, sur le conseil du comte Thibaut a et le mien. On l'accuse encore d'avoir mis plusieurs moines en
a Thibaut le Grand, comte de Champagne, patron de l'abbaye de Lagny,où il fut enterré. Son fils, le comte Henri, fit une fondation pour entretenir une lampe ardente devant son tombeau, comme on le voit livre IV du Recueil des lettres patentes, n. 206. On voit par la lettre cent vingtième de Suger, que ce comte Henri séjournait quelquefois à Lagny. On peut consulter an sujet du comte Thibaut, les notes de la lettre trente-septième, et Beaudouin d'Avesne, tome VII du Spicilége, page 584, qui prétend qu'il fût aussi enterré à Lagny.
prison, Cela est faux comme le reste. Il s'est contenté d'envoyer dans des monastères différents des religieux séditieux et brouillons, pour leur ôter le moyen de cabaler ensemble; quel homme sensé osera le blâmer d'avoir agi de la sorte ? A l'égard des terres et des biens de son abbaye. qu'on l'accuse d'avoir distraits, aliénés ou donnés à des membres de sa famille, il s'est amplement justifié sur ce point en présence des vénérables évêques de Soissons et d'Auxerre, et du comte Thibaut, patron et protecteur de son abbaye; il répète qu'il a cédé ces biens à ses parents aux mêmes conditions qu'il l'aurait fait à tout autre acquéreur, à raison du cens et de la rente ordinaires.
3. Au reste, il est inouï qu'un moine orgueilleux, ambitieux et rebelle ait été remis par le saint Siège en possession de la plénitude de sa liberté. Depuis le traître Judas, on n'a jamais vu un disciple se révolter contre son maître et trahir le sang innocent. Heureux le maître qui peut s'appliquer ce que le Prophète a dit de notre Maître à tous: "Celui avec qui je vivais en paix et en qui je me suis le plus confié, qui mangeait à ma table et partageait mon pain, est celui-là même qui a fait éclater sa trahison contre moi (Psalm. XI., 10) ! " Jusqu'à présent, en dépit de la défense de l'apôtre saint Pierre, vous avez dominé sur le clergé (I Petr., V, 3) ; et même au mépris du mot de saint Paul (II Cor., I, 23), vous avez pesé en maître sur la foi des fidèles; ce n'est pas assez, vous voulez maintenant étendre votre domination jusque sur les moines! Pourquoi vous arrêter en si belle voie ? Etendez-la jusque sur les anges eux-mêmes. Toute la différence que je trouve entre ce nouveau Judas et le premier, c'est que celui-là surpasse l'autre à mes yeux en malice et en perfidie; car, tandis que la trahison du premier Judas n'inspire que des sentiments d'horreur au reste des apôtres, ce dernier, plus artificieux, a su mettre de connivence avec lui et se les rendre favorables, non pas les premiers venus, mais les princes mêmes des apôtres. Ce n'est pas que j'impute cet état de choses à notre saint Père le Pape qui, étant homme, a pu être induit en erreur (et je souhaite que Dieu ne le lui impute pas non plus) ; car à peine sera-t-il informé de la vérité qu'il se gardera bien, avec la grâce de Dieu, de favoriser l'attentat sacrilège d'un pécheur exécrable. Certainement, en cette circonstance, je n'aurais pas manqué de lui écrire sur ce sujet avec ma liberté ordinaire, pour lui dire ce que je pense de tout cela, si je ne m'étais aperçu que mes lettres ne lui sont plus aussi agréables qu'autrefois. Pour vous, qui êtes religieux (a), prenez en main, je vous en conjure, les intérêts de saint Benoît, notre maître; le jour approche où il sera contredit de toutes parts; bientôt on verra s'éteindre toute la vigueur de la discipline monastique, si ceux qui ont l'autorité en main se permettent d'appuyer les moines contre leurs supérieurs.
a Aubry, évêque d'Ostie, et Igmare de Frascati avaient été religieux de Cluny, et Etienne de Palestrine, de Clairvaux.
Si le rapport qu'on vous a fait de l'abbé de Saint-Chaffre est vrai, vous ne sauriez vous dispenser de le punir, c'est, pour vous, un double devoir de conscience et de position. Quand je dis de conscience, je n'entends pas moins parler des autres que de vous. Au reste, ce qu'on dit de cet abbé me parait vraisemblable; et je suis d'autant plus porté à le croire conforme :t la vérité, que la personne qui m'en a instruit et que j'ai chargée de vous porter cette lettre est la sincérité même. Vous me demandez sur quoi je me fonde pour la juger ainsi, c'est sur une foule de lettres que m'ont écrites en sa faveur des âmes pieuses dont je connais la droiture et la sainteté; elles me font dans ces lettres un éloge aussi complet de cet homme, qu'un portrait effroyable de celui qu'il dénonce.
A son très-cher fils Jean, le frère Bernard, salut et voeu sincère qu'il marche selon l'esprit de Dieu et qu'il conserve la crainte du Seigneur.
1. Je ne saurais assez vous exprimer toute l'amertume de ma douleur et la tristesse de mon âme, mon bien-aimé Jean, en voyant combien je perds mon temps et mes peines à vous écrire, puisque ce que je vous dis vous laisse complètement insensible. Vous avez déjà reçu de moi une ou deux lettres', si je ne me trompe, qui n'ont amené aucun résultat; je veux une troisième fois jeter dans votre âme la semence de la parole, et je prie le Dieu tout-puissant que ce ne soit pas en vain; puisse-t-elle produire l'effet que j'en attends et me faire moissonner dans la joie de mon coeur le bon grain de votre obéissance et de votre salut. Si vous
a Abbaye de l'ordre de saint Bernard, au diocèse du Puy.
b. Buzay était une abbaye de Cisterciens, située dans la basse Bretagne, diocèse de Nantes. Fille de Clairvaux, elle fut fondée en 1135. Voir la lettre cent seizième.
écoutez ma voix, ou plutôt si Dieu lui-même daigne m'écouter, j'aurai le bonheur de recouvrer un fils, sinon j'aurai recours à mes armes ordinaires, la prière et les larmes pour votre salut. Je continuerai à pleurer votre perte et à soupirer du plus profond de mon cœur sur l'égarement de l'un des miens. Hélas! qui me rendra un frère bien-aimé qui a sucé le lait de la même mère que moi ? Qui me le rendra pour goûter ensemble cette douce paix de l'âme, cette conformité de mœurs, cette union, cette tranquillité de conscience dont nous avons joui tous les deux autrefois?
2. Comme je ne veux point par ma faute vous priver de si grands biens ni empêcher votre retour, je vous prie de ne pas croire un seul mot de ce qu'on vous a, dit-on, rapporté; il est absolument faux que j'aie songé à vous retirer la conduite de vos frères que je vous ai confiée, j'aurais agi, en le faisant, avec aussi peu de justice que de raison. Il s'en faut tellement que j'aie eu cette pensée que, pour le dire en deux mots, si. je l'avais eue, il ne m'eût pas été possible d'y donner suite; et me l'eût-il été, je vous le dis en conscience, je ne l'aurais pas fait, c'est la pure vérité. Si donc à présent il n'y a pas autre chose qui ait changé les dispositions de votre mur, qu'avez-vous de mieux à faire en présence de la vérité, sinon de rentrer en vous-même et clé nous revenir en confessant que vous avez agi avec une grande légèreté et que vous avez été, crédule jusqu'à l'imprudence? Mais, puisqu'il n'a fallu qu'un rapport sans fondement pour vous égarer et vous perdre, quelle force n'aura pas la vérité toute pure pour vous remettre dans le droit chemin et vous ramener dans la voie du devoir, car vous rougiriez certainement clé ne pouvoir être ramené dans le droit sentier par la vérité, quand le mensonge a eu la force de vous en écarter? Si on est excusable de se laisser prendre à une fausseté habilement déguisée, on ne saurait plus l'être de se régler sur elle au lieu de la repousser avec indignation une fois qu'elle est dévoilée et reconnue. Eh bien, indignez-vous donc, et ne péchez point, indignez-vous, dis-je, si vous ne voulez que je ne m'indigne ou que Dieu ne s'indigne lui-même. D'ailleurs vous ne méritez pas qu'on se fiche contre vous à cause de ce qui vous est arrivé, vous êtes bien plutôt digne de pitié; car vous êtes homme et flottez, comme le reste clés hommes, sur une mer vaste et remplie de monstres sans nombre; qui peut se flatter d'y être constamment à l'abri des flots et des vents? Vous y avez fait naufrage et vous êtes tombé au milieu de faux frères. Oui, je vous le répète, vous avez été trompé, et l'esprit de mensonge vous a séduit par l'organe de faux prophètes.
3. Mais à présent que la lumière de la vérité a dissipé l'erreur, si par malheur vous vous opiniâtrez à y persévérer, il n'est pas nécessaire que je vous juge, vous avez trouvé lui autre juge que moi. Quant à moi je vous ménage, je ne veux pas croire à vos torts, et j'hésite à faire
usage de moyens sévères à votre égard; je veux recourir, pour vous gagner, aux voies de la douceur; c'est plus dans mon caractère, et je suis convaincu que je réussirai mieux auprès de vous de cette manière que de toute autre. Mais je n'en tirerai pas moins contre vous le glaive que je porte caché dans mon coeur, je veux parler du chagrin poignant dont il est consumé et des gémissements que je ne cesse d'offrir à Dieu pour vous jusqu'à ce que vous reveniez à moi. Si les coups redoublés de cette épée charitable ne peuvent entamer la dureté de votre coeur impénitent, et si votre âme ne veut pas encore s'écrier : Je suis atteinte par le glaive de la charité, vous seul en répondrez à Dieu; car pour moi la justice et la charité s'uniront afin de me disculper. Mais que dis-je, malheureux que je suis? pourrais-je me sentir déchargé de tout souci en voyant le fils de mes entrailles périr ? Non, je ne puis devenir indifférent à ce point malgré l'insuccès de mes démarches auprès de vous; ma douleur sera donc toujours aussi vive et mes larmes ne cesseront de couler; je serai toute ma vie un Samuel à votre égard Dieu veuille que vous ne soyez pas un Saül pour moi! Je ne cesserai de vous dire de revenir et de prier Dieu qu'il vous ramène. Revenez donc, je vous en conjure, revenez avant que la mort vous atteigne, et ne mourons pas séparés l'un de l'autre après avoir passé presque toute notre vie dans les liens d'une commune affection.
Si le frère Jean (a) a dit ou écrit contre moi des choses qu'il n'aurait pas dû, ou s'il l'a fait en termes répréhensibles, il s'est fait plus de tort à lui-même qu'à moi, et son écrit est plus propre à montrer son peu de jugement qu'à faire voir que je me suis trompé ; mais quand même il m'aurait atteint en quelque chose, il ne me convient pas de lui rendre le mal pour le mal, et je crois de ma dignité, non-seulement de ne point parler de la pénitence que ce jeune homme mériterait qu'on
a C'était alors une abbaye de chanoines réguliers.
b C'était un chanoine régulier de l'abbaye de Saint-Etienne de Dijon. Norbert, dont il est fait mention dans la lettre cinquante-neuvième, en était abbé.
On ignore ce qu'il avait écrit contre saint Bernard; car nous ne pensons pas qu'il faille le confondre avec un certain Jean de Cornouailles, disciple d'Abélard, dont parle Duchesne dans ses notes sur Abélard, page 1159. Peut-être était-ce sur l'immaculée conception de la sainte Vierge.
lui imposât, mais encore de vous prier de vouloir bien lui pardonner la faute qu'il a commise, bien plus par une sorte de gloriole que par une véritable malice, pourvu toutefois qu'on lui interdise de parler et d'écrire désormais sur des sujets qui passent manifestement la portée de son esprit. Il est évident que le travail qu'il a eu la témérité d'entreprendre demande un peu plus de maturité qu'il n'en a et une force de style et de pensée qui lui manque. Au surplus, je crois pouvoir vous assurer que dans les quelques pages qu'il a écrites il n'a pas exprimé sa pensée telle qu'elle est, ou, s'il l'a fait, sa pensée n'est pas juste.
Saint Bernard implore l'autorité du saint Siège contre l'odieuse et simoniaque intrusion de l'archevêque d'York (b).
1. La loi ordonne au frère de faire revivre la mémoire de son frère; pour la remplir en ce qui vous concerne, vous devez donc maintenir et faire observer les juntes décisions du pape Innocent, à qui vous avez succédé dans l'héritage du Seigneur; l'occasion de le faire s'offre d'elle-même à vous. Personne n'ignore que ce pape a réglé l'affaire de l'Eglise d'York, mais ce que malheureusement on n'ignore pas non plus, c'est le peu de cas que l'on fait de la décision d'un si grand pontife. On en parle, hélas! jusque dans le pays de Geth et les places d'Ascalon (II Reg., 1, 20). Mais pour abréger un récit dont le détail déroberait trop de temps à vos nombreuses occupations, je prie Votre Sainteté de vouloir bien écouter en deux mots ce qui fut décidé et ce qui a été fait. Comme celui qui avait l'impiété de prétendre au siège d'York, en vertu de son
a. Avant cette lettre, on doit lire les trois cent quarante-sixième et suivantes, qui ont aussi rapport à l'affaire de l'Eglise d'York.
b. C'était Guillaume, neveu du roi Etienne, Voici à peu prés ce qu'on lit à son sujet dans le Monasticon anglais, tome III, page 743, colonne 1. " En 1140, à la mort de Turstin, archevêque de York, la plupart des électeurs lui donnèrent pour successeur Guillaume, alors trésorier de la cathédrale; mais la plus saine partie d'entre eux, parmi lesquels on comptait Richard, abbé de Wells, protesta contre le choix de la majorité. Guillaume l'emporta néanmoins pendant quelque temps, il avait pour lui l'amitié des grands, l'appui du roi et celui de l'évêque de Winchester; Henri; qui lui imposa les mains et le consacra évêque. u Saint Bernard écrivit au pape Innocent II de la manière la plus pressante et réussit à faire écarter Guillaume, au profit de Murdach, abbé de Wells, à qui a succéda plus tard le vénérable archevêque Guillaume, qui remonta ainsi dans la chaire d'où il avait été forcé de descendre quelque temps auparavant. " Ces lignes sont tirées de l'histoire du monastère de Wels, par un religieux nommé Serlon, qui vivait à cette époque. Voir à la fin du volume, la note de Horstius et les lettres deux cent trente-huitième, deux cent trente-neuvième, deux cent quarantième, deux cent cinquante-deuxième et suivantes, ainsi que la trois cent quarante-sixième.
élection, était sous le coup de nombreuses accusations, on remit le jugetuent de son affaire aux lumières du très-illustre Guillaume n, doyen de la cathédrale d'York, en stipulant due. si cet arbitre ne le déclarait pas, sous la foi du serment, innocent du crime d'intrusion dont on l'accusait, il serait par le fait même déchu de toutes ses prétentions. Cet arrangement lui était plutôt favorable due contraire, aussi l'avait-il sollicité lui-même. C'était d'ailleurs ce qu'il pouvait souhaiter de moins rigoureux, chargé comme il l'était d'une foule d'autres accusations fort graves dont il se voyait tout à fait hors d'état de se justifier. Malheureusement on ne s'y tint pas; s'il n'était point de nature à donner une entière satisfaction à la justice, du moins il pouvait sauver l'Eglise d'York; aussi ne nous plaignons-nous pas de cette espèce de compromis, car il ne s'en est suivi aucun préjudice, et si notre parti n'a pu tirer de l'extrême indulgence avec laquelle on a procédé à son égard tout l'avantage qu'il s'en était promis, celui sur lequel il comptait n'est pas entré dans ses vues parce qu'il eut peur de se manquer à lui-même en manquant à son serment. D'ailleurs était-il possible qu'un homme de bien rendit témoignage en faveur d'une personne si généralement décriée pour toute sa conduite? Eh bien, qu'est-il arrivé? C'est que l'arbitre n'a point fait le serment que l'intrus en attendait, et celuici n'en est pas moins évêque pour cela.
2. O événement digne d'un éternel oubli et qu'il faudrait dérober, s'il était possible, à la connaissance du monde entier! Mais quoi, il n'est plus temps de le taire, le triomphe de Satan est à présent chose comme de tous. On n'entend plus que la joie des méchants et les soupirs des gens de bien, comme si la vertu vaincue par le mal était perdue sans ressource. On se montre au doigt la honte de l'Eglise notre mère, on rit comme autrefois Cham, en voyant le déshonneur qu'un serviteur indigne fait retomber sur le pape Innocent, notre père, comme s'il n'était plus de ce monde; et pourtant il vit en vous. Fallait-il évoquer de si loin une aussi vilaine affaire, plus digne d'être ensevelie dans l'ombre que d'être portée à Rome, si telle devait en être l'issue? Pourquoi déranger tant de gens et leur imposer les fatigues d'un si long voyage sur terre et sur mer? pourquoi faire venir de contrées si lointaines de pauvres religieux pour déposer contre lui, et épuiser, comme on l'a fait, la bourse des pauvres de Jésus-Christ pour les frais d'une si longue route? Fallait-il, pour élever à l'épiscopat un homme perdu de moeurs et de réputation, je le dis avec douleur, que Rome connût aussi les désordres dont l'Angleterre avait horreur et dont la France gémissait? Il eût mieux valu que cette honteuse affaire n'allât
a Son nom était Guillaume de Sainte-Barbe; il était doyen de la cathédrale d'York et devint évêque de Durham.
point à Rome, et que l'infecte odeur de crimes si publics et si connus ne se répandit point jusqu'aux portes du tombeau des Apôtres. Ne serait-il pas préférable que le saint Siège ignorât un si grand mal plutôt que de le tolérer maintenant qu'il le connaît ? Quel excès d'audace! On donne l'onction épiscopale à un homme perdu de réputation, accusé, convaincu même! Quelle responsabilité pèse maintenant sur celui qui lui a imposé les mains et donné une consécration qu'il vaudrait mieux appeler une véritable exécration ! Il ne saurait disconvenir de la faute qu'il a faite non plus que de la connaissance qu'il avait de tout ce qu'il en était par la lettre que le souverain Pontife lui a écrite à ce sujet. On objectera peut-être que la sentence n'étant point prononcée contre lui, on ne pouvait le regarder comme convaincu des fautes dont on l'accusait; mais je répondrai qu'il les avait avouées lui-même; en effet, lorsque dans l'espérance d'échapper à sa condamnation, il choisit l'arbitre au jugement duquel il déclare s'en remettre, n'est-il pas censé se condamner lui-même de sa propre bouche, si le juge de son choix le condamne?
3. Après cela, très-saint Père, gardez-vous d'incliner du côté des méchants, car le Prophète vous prévient que " Dieu confond avec eux ceux qui les favorisent dans le mal (Psalm. CXXIV, 50.) " Que deviendraient, je vous prie, ces malheureux abbés qui ont été appelés à Rotne pour déposer contre lui? Quelle règle de conduite conseillerez-vous de tenir à cette foule de religieux du même diocèse qui les ont accompagnés?Devront-ils se soumettre à cet évêque et recevoir les sacrements de la main d'un homme doublement intrus, par le roi d'abord et par le légat du saint Siège ensuite ? Car ce dernier, au mépris des lois divines et humaines, en dépit de l'ordre formel du souverain Pontife et à la honte du Siège apostolique et de la cour de Rome tout entière, n'a pas eu honte de se laisser corrompre, car l'intrus s'est ouvert, avec la clef d'or, comme un dit, la porte du bercail que le légat devait tenir fermée. Si vous ne faites un acte d'autorité, je suis porté à croire qu'ils aimeront mieux, ou je me trompe bien, demeurer en exil que revenir dans leur patrie pour sacrifier à cette idole. Combien n'est-il pas plus digne de Votre Sainteté apostolique et de l'ardeur de votre zèle de prendre en main le glaive de Phinées pour en frapper ces deux infimes fornicateurs, que de souffrir que tant de saintes gens. n'aient plus d'autre alternative que de passer leurs jours loin de leur pays ou d'y retourner pour y demeurer contre leur conscience.
On trouve une expression pareille en opposition avec le mot consécration, dans les lettres cent soixante-sixième, n. 1, et deux cent vingt-troisième, n. 2, ainsi que dans la lettre trois centième de la collection de Duchesne, tome IV. Cette lettre est de Drogon, élu archevêque de Lyon, et adressée à Louis le Jeune.
A ses seigneurs et révérends pères les évêques et cardinaux de la cour de Rome, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et assurance de ses faibles prières.
1. Tout le monde a droit de vous écrire sur une chose qui regarde l'Eglise entière, je n'ai donc pas peur en le faisant que vous m'accusiez de présomption, et quoique je sois le dernier des fidèles, je n'en ai pas moins fortement à coeur l'honneur de la cour de Rome ; je m'y intéresse si vivement que je ne puis voir les abominations qui se commettent dans la maison de Dieu sans me sentir consumé du chagrin le plus ardent, et saisi même d'un extrême dégoût de la vie. Dans l'impuissance où je me trouve d'apporter un remède à ces maux, je n'ai d'autre ressource. que de les signaler du moins à ceux qui ont mission de les guérir; s'ils le font, tant mieux, sinon j'aurai fait ce qui dépend de moi pour l'acquit de ma conscience, et vous, vous serez sans excuse. Vous savez que le pape Innocent, d'heureuse mémoire, a déclaré d'un commun accord avec vous et avec la cour de Rome tout entière, que l'élection de Guillaume serait nulle et regardée comme une véritable intrusion, si le doyen Guillaume ne le déclarait par serment innocent des choses qu'on lui reprochait. Vous savez aussi qu'en cette circonstance on eut égard à la prière de l'accusé et qu'on le traita avec indulgence, non pas à la rigueur, dans le jugement qu'il eut à subir. Plût à Dieu que l'on s'en fût tenu à ce qui avait été statué et que ce qui s'est fait de contraire fût regardé comme non avenu! En effet, le doyen n'a pas osé jurer pour l'intrus, et celui-ci n'en est pas moins assis maintenant dans sa chaire, que j'appellerai une chaire de pestilence ! Qui nous donnera de voir un Phinées se lever, le glaive en main, contre ce fornicateur, ou plutôt pourquoi Pierre lui-même n'est-il plus en vie et ne siège-t-il plus dans sa chaire, pour exterminer les impies d'un mot de sa bouche ? Que de gens poussent des cris vers vous, du fond de leur âme, et vous prient en grâce de faire la punition exemplaire d'un pareil sacrilège! Si vous tardez, je vous déclaré que l'Eglise de Dieu est menacée d'un affreux scandale ; je crains même que le saint Siège ne perde beaucoup de son prestige, s'il ne sévit contre celui qui a foulé indignement aux pieds sa sentence, et n'inspire aux autres une crainte salutaire.
2. Mais que dirai-je des lettres secrètes et ténébreuses
que Guillaume se vante d'avoir reçues, non pas des princes des ténèbres,
ce que je préférerais, mais des princes des Apôtres
eux-mêmes ? A cette nouvelle, les méchants n'ont pas manqué
de rire de la cour de Rome qui, après s'être publiquement
prononcée dans une affaire, donne sous main des lettres établissant
le contraire de ce qu'elle a décidé. Après tout, si
vous êtes insensibles à l'énorme scandale qui atteint
les parfaits et les forts aussi bien que les simples et les faibles; si
vous n'avez point de pitié pour les pauvres abbés que la
cour de Rome a mandés presque du bout du monde, si vous n'êtes
pas touchés de la ruine inévitable de tant de saintes maisons
religieuses lorsqu'elles vont tomber sous la juridiction de cet oppresseur;
enfin, pour terminer par où j'aurais dû commencer, si vous
n'êtes plus animés du zèle de la maison de Dieu, serez-vous
indifférents à votre propre déshonneur; au mépris
et à la honte qui retombent sur l'Eglise? La malice de cet homme
sera-t-elle assez puissante pour imposer aux princes mêmes de l'Eglise?
Que faire, me direz-vous peut-être, maintenant qu'il a reçu
la consécration épiscopale ? Je vous répondrai qu'à
mes yeux il y a plus de gloire à précipiter Simon du haut
des airs qu'à l'empêcher d'y monter. Autrement dans quelle
position allez-vous mettre tous les religieux qui ne croient pas pouvoir
en sûreté de conscience recevoir les sacrements d'une main
souillée tomme la sienne ? Je suis porté à croire
qu'ils préféreront l'exil à la mort, et qu'ils aimeront
mieux vivre en pays étranger que manger chez eux des viandes consacrées
aux idoles. S'il arrivait que la cour de Rome les contraignit à
fermer l'oreille aux cris de leur conscience et à courber le genou
devant l'autel de Baal, je vous renvoie au jugement de Dieu même
et de cette cour céleste que nulle pensée d'intérêt
ne saurait corrompre. En finissant, votre serviteur vous conjure par les
entrailles de la miséricorde de notre Dieu, si vous êtes encore
animés de quelque zèle pour sa gloire, de prendre en considération
les maux de la sainte Eglise de Celui dont vous êtes les amis, et
d'empêcher de tout votre pouvoir qu'on ne confirme une entreprise
aussi détestable que celle que je vous dénonce.
Saint Bernard témoigne son étonnement de ce qu'on ail tiré l'abbé de Saint-Anastase du repos et de la solitude pour lui confier le gouvernement de l'Eglise ; il craint que ce religieux, habitué à aine vie calme et paisible, ne soit pas à la hauteur de ses nouvelles obligations et ne succombe sorts le poids de sa dignité; il prie les cardinaux de l'aider de leur concours et de leur dévouement.
1. Dieu vous pardonne ce que vous venez de faire! Vous avez tiré un mort de son sépulcre, vous avez plongé dans le tumulte et les embarras de? affaires un homme qui ne songeait qu'à s'en tenir éloigné! Vous avez élevé au premier rang celui qui se tenait au dernier, et rendu par ce changement son état plus dangereux. Vous faites revivre au monde un homme qui y était crucifié, et vous élevez au-dessus de tous les hommes un religieux qui n'ambitionnait que de mener une vie humble et cachée dans la maison de son Dieu. Pourquoi renverser ainsi les projets et troubler comme vous le faites les pieux desseins d'un humble moine et d'un pauvre pénitent? Il courait dans les voies du ciel, pourquoi lui barrer le chemin, détourner ses pas et semer sa route de piéges? Ne croirait-on pas qu'au lieu de remonter de Jéricho il descendait aussi de Jérusalem, puisqu'il est tombé entre les mains des voleurs? N'a-t-il évité les filets du démon en s'arrachant à l'attrait de la chair et des vanités du monde, que pour tomber entre vos mains? ne s'est-il déchargé de l'administration du diocèse de Pise que pour se charger du gouvernement de l'Eglise romaine, et n'a-t-il cessé d'être vidame (b) d'un évêché que pour devenir le chef de la chrétienté?
2. Pour quelle raison et dans quelle pensée vous êtes-vous décidés, après la mort du Pape, à vous jeter tout à coup sur un homme qui passait sa vie à la campagne, à vous saisir de lui dans sa retraite, et
a En 1145, à la mort du pape Lucius II, successeur de Célestin, on élut pour lui succéder Bernard, abbé de Saint-Anastase de Rome, disciple de saint Bernard. Il prit le nom d'Eugène III. C'est à lui que sont adressés les livres de la Considération. On a de lui une lettre qu'il écrivit à saint Bernard quand il n'était encore qu'abbé; c'est la trois cent quarante-quatrième de la collection des lettres de notre saint; il y en a une autre postérieure à son pontificat, elle se trouve placée avant la deux cent soixante-treizième de saint Bernard. Enfin, il en existe une troisième sur sa mort, c'est la quatre cent vingt-huitième, qui se trouve reportée dans l'Appendice.
b On voit dans la note placée à la lin du volume que le Pape Eugène avait été vidame de Pise avant de se faire moine.
après lui avoir ôté des mains la cognée, la scie et le hoyau, à le traîner dans un palais, puis à l'établir dans la chaire pontificale, à le revêtir de la pourpre (a) et du lin, et à lui mettre entre les mains des armes pour châtier les nations et corriger les peuples, et à lui donner le pouvoir de lier les rois en leur enchaînant les pieds, et les grands du monde en leur mettant les fers aux mains (Psalm. CXLIX, 7 et 8). Ne pouviez-vous donc trouver parmi vous quelque homme sage et expérimenté qui fût plus propre à remplir ces fonctions? Ne semble-t-il pas tout à fait ridicule qu'on aille prendre pour le placer au-dessus des rois eux-mêmes, et lui donner le pouvoir de commander aux évêques, de disposer des royaumes et des empires, un homme chétif, caché sous de pauvres haillons? De deux choses l'une : ou c'est une dérision ridicule, ou bien ce n'est rien moins qu'un miracle. Je suis loin d'ailleurs de nier que ce soit en effet un coup de la Providence qui a seule le secret de faire des merveilles, et je suis d'autant plus porté à croire qu'il en est ainsi, que plusieurs voient dans votre choix un effet de la volonté de Dieu. D'ailleurs je me souviens qu'autrefois, comme le rapportent les livres saints, Dieu a tiré plusieurs grands hommes d'une vie obscure et champêtre pour les placer à la tête de son peuple. Ainsi, pour n'en rapporter qu'un exemple entre mille, nous le voyons, par un choix analogue, prendre son serviteur David pour le faire passer de la garde des troupeaux et de la conduite des brebis (Psalm. LXXVII, 70) à celle de son peuple. Il se peut donc qu'il ait choisi de même notre cher Eugène par un coup de sa grâce.
3. Cependant son changement d'état m'inquiète, sa délicatesse m'inspire des craintes, j'ai peur pour mon fils, dont l'extrême modestie m'est connue, qu'il ne soit fait plutôt pour le calme de la vie privée que pour l'agitation des affaires publiques, et qu'il n'ait pas toute la vigueur nécessaire à un successeur des Apôtres. Vous faites-vous une idée de la situation d'esprit d'un homme qu'on arrache soudain aux mystères de la vie contemplative et aux doux calme de la solitude, comme un jeune enfant au bras et au sein de sa mère, pour le mettre tout à coup en évidence et pour le jeter, comme une tendre brebis qu'on mène au sacrifice, au milieu d'occupations aussi étrangères à ses goûts qu'à ses habitudes? Je prévois, hélas ! si la main de Dieu ne le soutient qu'il tombera infailliblement sous le poids d'un fardeau auquel il n'est point habitué, et qui serait redoutable aux épaules des géants, comme on dit, et ,des anges eux-mêmes. Mais puisque c'est un fait accompli auquel Dieu ne semble pas avoir été étranger, s'il faut s'en rapporter au sentiment de plusieurs, c'est à vous, mes très-chers Frères, de maintenir l'ouvrage de vos mains par votre zèle et votre dévouement, votre attachement et votre concours. Si donc vous pouvez prodiguer quelques consolations et ressentir en Dieu un peu de charité; si vous n'êtes pas entièrement étranger à tout sentiment de pitié et de commisération, vous l'assisterez et lui prêterez votre concours dans l'accomplissement des devoirs que Dieu lui a imposés par votre moyen. Inspirez-lui donc dans vos conseils tout ce qui est véritable et sincère, tout ce qui est honnête, juste et saint, tout ce qui peut le rendre aimable et lui faire une bonne réputation; enfin, tout ce qui est réputé moral et vertueux (Philip., IV, 8) ; joignez vous-mêmes la pratique aux conseils, et le Dieu de paix sera avec vous.
a A cette époque, le souverain Pontife portait déjà la chappe rouge, dont Pierre Damien parle, livre I, lettre vingtième.
170. Ne s'est-il déchargé de l'administration du diocèse de Pise.. etc. Le pape Eugène fut d'abord vidame, ou, selon le manuscrit de Dunes, cité par Henrique, suffragant de l'évêché de Pise, puis disciple de saint Bernard à Clairvaux, et enfin abbé de Saint-Anastase ou des Trois-Fontaines, près de Rome. Contrairement à ce qui avait lieu ordinairement, les cardinaux l'élurent en 1145, quand il n'était encore qu'abbé, sans être cardinal, pour succéder au pape Lucius II, qui était mort le 25 février de la même année. Comme saint Bernard s'étonne qu'on ait élevé au gouvernement de l'Eglise entière un homme qui s'était démis des fonctions de vidame d'une église particulière, il nous semble à propos de dire ici en quelques mots ce qu'on entend par vidame ou vice-dominus. Il y a encore maintenant des églises ou des évêchés qui ont conservé ce titre.
Autrefois les évêques étaient tenus d'avoir un vidame ou économe, comme on le voit par la distinct. 89, canon Volumus. Saint Grégoire le Grand écrit à ce sujet au sous-diacre Anthelme, livre IX, lettre soixante-sixième: "Nous voulons que notre frère Paschase se donne un vidame et un majordome, afin de pouvoir être toujours prêt, soit à recevoir les étrangers qui viennent lui demander l'hospitalité, soit à régler les affaires qui peuvent se présenter.... " La glose, canon Volumus, entend par vidame l'économe de l'évêché chargé d'administrer les biens de l'évêque et de pourvoir à la réception des étrangers . " Attendu, dit-elle, que l'évêque ne peut s'occuper par lui-même de tous ces détails. " Voir la quest. 3 Quia episcopus, ainsi que ce qui est dit de hospitibus, au mot vidame.
Filesac, théologien de l'université de Paris, tit. de Offic. Jud. ord.., lib. I Decrel. seu de sacra episcop. auct., fait une distinction entre le vidame et l'économe, ce dernier a pour fonction de s'occuper de la réception des hôtes de l'évêque, tandis que le vidame préside, au nom de l'évêque, au règlement des affaires litigieuses. Voir Files., endroit cité, chap. IV. § 5 (Note de Mabillon).
Saint Bernard fait en même temps ses compliments et ses condoléances au pape Eugène récemment élevé sur le trône pontifical; il l'anime à remplir avec courage les devoirs de sa charge apostolique s'il veut répondre à tout ce qu'on attend de lui.
A son bien-aimé père et seigneur Eugène, par la grâce de Dieu, souverain Pontife, Bernard, salut et l'hommage de ses très-humbles respects.
1. La nouvelle des merveilles que le Seigneur a opérées en votre faveur s'est promptement répandue dans nos contrées; pourtant j'ai différé jusqu'à ce jour de vous écrire, me bornant à tout observer en silence, dans la pensée que vous ne manqueriez pas de m'écrire, et que vous me feriez la grâce de me l'apprendre vous-même. Je m'attendais tous les jours à voir arriver ici quelqu'un de ceux qui vous approchent de plus près, pour m'informer en détail de la manière dont les choses s'étaient passées; il me semblait à chaque instant que peut-être un de mes enfants viendrait me dire pour adoucir ma douleur ; " Votre fils Joseph n'est pas mort, il règne sur l'Egypte entière (Genes., XLV, 26). " C'est donc malgré moi et pour céder aux instances d'amis auxquels je ne puis refuser le peu de vie qui me reste que je vous écris aujourd'hui, car (a) je sens qu'il ne me reste plus que peu de jours à vivre maintenant, et que déjà j'ai un pied dans la tombe. Mais puisque j'ai commencé, je veux continuer de parler à mon seigneur, je n'ose plus dire à mon fils; car si vous l'avez été (b), maintenant les choses sont changées et
a Ce passage ne se lit entre parenthèse que dans les deux manuscrits de Compiègne et de Saint-Thierri.
b Plus bas, n. 3, on lit : " Si je n’ai plus le titre de père, j'en conserve encore toutes les appréhensions. " Les mêmes paroles se retrouvent dans la préface des livres de la Considération.
vous êtes aujourd'hui mon père. Celui qui n'est venu qu'après moi est maintenant avant moi; mais je n'en suis point jaloux; au contraire, j'espère retrouver en vous tout ce qui me manque; car si vous n'êtes venu qu'après moi, vous n'êtes venu que par moi. En effet, vous ne rougirez pas sans doute de le reconnaître, c'est moi qui vous ai engendré par l'Evangile. Vous êtes donc devant Dieu mon espérance, ma joie et ma couronne, puisqu'un fils sage est la gloire de son père (Prov., X, 1, et XV, 20 ). Il est vrai que désormais je ne vous appellerai plus mon fils, je vous donnerai un nom nouveau que vous avez reçu du Seigneur (Isa., LXII, 2), car c'est le Seigneur qui a fait ce changement, dont bien des gens se réjouiront. En effet, de même qu'il a jadis substitué au nom d'Abram celui d'Abraham (Gen., XVII, 5); le nom de Jacob à celui d'Israël (Gen., XXXII, 28) ; et qu'il a donné à Simon et à Saul, pour ne parler que de ceux dont vous tenez la place, le nom de Céphas et de Paul (Joan., I, 42; Act., XIII, 9), ainsi, par un changement heureux et que j'espère devoir être utile à l'Eglise, mon fils Bernard est aujourd'hui mon père, sous le nom d'Eugène... Tout cela est l'œuvre de Dieu, qui tire le pauvre de la poussière et l'indigent de son fumier pour le placer au rang des princes et le faire asseoir sur le trône.
2. Après ce changement opéré dans votre personne, il faut qu'il s'en accomplisse un pareil dans l'Epouse du Seigneur confiée à vos soins. Ce n'est donc plus Saraï, mais Sara, qu'elle doit s'appeler maintenant. Vous comprenez ce que je veux dire et Dieu même vous en donne l'intelligence. Si vous êtes l’ami de l'Epoux, vous n'appellerez point l’Epouse votre princesse, mais seulement la princesse, car vous n'avez aucun droit sur elle, et vous devez même au besoin être prêt à sacrifier votre propre vie pour elle. Si vous tenez votre mission de Jésus-Christ, vous n'êtes pas venu pour être servi, mais pour servir et pour donner non-seulement vos biens mais votre vie elle-même, comme je viens de le dire. Un vrai successeur de Paul doit dire avec lui: "Nous ne voulons point dominer sur votre foi, mais nous sommes les coopérateurs de votre salut (II Cor., I, 23), " et un véritable héritier du titre de Pierre doit tenir le même langage que lui et s'écrier: " Nous ne dominons pas sur l'héritage du Seigneur, nous devons être le modèle du troupeau que nous conduisons (I Petr., V, 3). " C'est par là que l'Epouse devenue libre d'esclave qu'elle était, méritera par sa beauté les doux embrassements de l'Epoux. De quel autre que de vous attendra-t-elle la liberté qui lui est due, si par malheur vous recherchez vos intérêts dans l'héritage du Christ, après avoir appris autrefois à faire abnégation non-seulement de ce qui vous appartenait, mais encore de vous-même?
3. Elle ose se promettre de vous aujourd'hui ce qu'elle n'a point attendu de vos prédécesseurs depuis bien des années, c'est pourquoi elle se réjouit et bénit le Seigneur de votre exaltation, surtout cette portion de l'Eglise (a) qui vous a porté dans son sein et nourri de son lait. Et moi, serai-je donc le seul qui ne prendrai point part à la joie commune et qui ne partagerai point l'allégresse générale ? Oui, certainement, j'en ressens aussi les transports; mais ils ne sont pas sans quelque mélange de crainte. Je me suis réjoui comme tout le monde, mais je n'ai pu me défendre en même temps d'une vive impression de crainte et de terreur. Car si je n'ai plus le titre de père, j'en conserve encore les appréhensions et les frayeurs, et en voyant votre élévation, je ne puis m'empêcher de redouter quelque chute ; je vous vois au comble des honneurs, mais en même temps j'aperçois l'abîme entr'ouvert à vos pieds. D'un côté, si l'éclat de votre dignité m'éblouit, de l'autre je frémis à la pensée du danger auquel vous êtes exposé, " car on s'oublie, dit l'Ecriture, une fois qu'on est arrivé aux honneurs (Psalm. XLVIII, 13 et 21). " Ce qu'il faut entendre, je crois, plutôt de la cause que de l'époque précise où il arrive à l'homme de s'oublier, de sorte que ces paroles du Psalmiste signifieraient plutôt que c'est dans la gloire que l'homme s'oublie et que les grandeurs sont cause qu'il perd le souvenir de ce qu'il est.
4. Vous aviez pris le parti de vivre obscur et méprisé dans la maison de Dieu, et d'occuper humblement la dernière place à son festin, mais voilà qu'il a plu à Celui qui vous avait invité de vous dire : " Mon ami, montez plus haut (Luc., XIV, 10), " et vous êtes allé occuper la place d'honneur qu'il vous indiquait; mais gardez-vous de vous en enorgueillir, tremblez plutôt que vous ne soyez réduit un jour à gémir en disant : " Vous m'avez élevé, Seigneur, dans votre colère, je ne suis monté que pour tomber de plus haut (Psalm. CI, 11). " En effet, plus le rang que vous occupez est élevé, moins il est sûr; plus il est éminent, plus vous courez de danger. Oui, la place que vous occupez est terrible, l'endroit où vous êtes est saint et redoutable, c'est la place de Pierre, du prince des Apôtres; c'est l'endroit qu'il a occupé en personne; vous succédez à celui que le Seigneur avait établi sur toute sa maison et placé à la tête de tous ses biens; si vous ne marchez pas sur ses traces dans la voie du Seigneur, ses cendres se réveilleront dans son tombeau peut, déposer contre vous. Il fallait jadis que l'Eglise naissante eût un tel pasteur et fût confiée à un père nourricier tel que celui-là, polir lui apprendre, à son exemple non moins que. par ses discours, à fouler aux pieds toutes les choses de la terre; ses mains étaient pures, son coeur désintéressé et sa conscience insensible aux présents; aussi pouvait-il dire avec assurance: " Je n'ai ni or ni argent (Act., III, 6). " Mais j'en ai dit assez comme cela.
5. Au reste, voici le sujet qui m'a décidé à vous écrire plus tôt que
a C'est de Clairvaux ou de Cîteaux que saint Bernard veut parler ici, mais plutôt de Clairvaux, qu'il appelle encore sa mère dans le n. 6.
je n'avais d'abord résolu de le faire. L'évêque de Winchester (a) et l'archevêque d'York ne sont pas en bonne intelligence avec l'évêque de Cantorbéry; cela date de loin déjà. Il s'agit entre eux du titre de légat qu'ils se disputent depuis longtemps. Quant à moi, je fais une très-grande différence entre les deux premiers et l'évêque de Cantorbéry. Celui d'York b est précisément le même archevêque auquel vos frères résistèrent en face, devant vous, quand vous n'étiez encore que comme l'un d'entre nous, parce qu'il méritait d'être repris. Mais il a d'immenses richesses qui font sa force et lui permettent de satisfaire son ambition. Néanmoins on ne saurait douter qu'il n'est pas entré par la porte dans la bergerie. On sait par quel moyen il s'y est glissé; si c'était un pasteur légitime, il mériterait l'affection de son troupeau; si même il n'était que mercenaire, on pourrait encore le supporter ; mais tout le monde sait qu'il est un voleur et un pillard dont il faut se défier et se débarrasser. Que vous dirai-je de l'évêque de Winchester que ses oeuvres ne vous aient suffisamment appris? Quant à l'archevêque de Cantorbéry qu'ils inquiètent, c'est un prélat d'une grande piété et d'une excellente réputation; aussi vous prié-je de lui rendre justice complète, de confondre ses adversaires, afin de suivre le conseil du Prophète "Le juste recevra le prix de sa justice et l'impie le salaire de son impiété (Ezech., XVIII, 20). " Quand vous aurez le temps de vous occuper de ce différend, j'espère que vous les traiterez tous les trois comme ils le méritent, et cille vous leur montrerez qu'il y a un prophète en Israël.
6. Qui me donnera de voir, avant de mourir, l'Église de Dieu telle quelle était autrefois, quand les Apôtres jetaient leurs filets dans le monde pour prendre des âmes et non pour pêcher des trésors? Je n'ai qu'un désir, c'est de vous entendre dire comme celui dont vous tenez la place : " Que votre argent périsse avec vous ( Act., VIII, 20) ! " parole pleine de force et d'énergie! imprécation foudroyante! indignation superbe! Que les ennemis de la sainte Sion en soient frappés de terreur et terrassés! Voilà ce que votre Mère attend de vous et ce qu'elle
a C'était Henri de Blois, neveu du roi Henri, et abbé de Glaston, avant d'être évêque de Winchester; il était ainsi parent de Guillaume, ce qui explique pourquoi il avait embrassé son parti. L'archevêque de Cantorbéry, nommé Thibaut, avait été abbé du Bec. C'est à lui qu'est adressée la lettre trois cent soixante et unième.
b L’affaire de Guillaume, archevêque d'York, dont il est déjà parlé dans la lettre deux cent trente-cinquième , n'était pas encore terminée quand saint Bernard écrivait celle-ci. Serlon dit en effet dans son histoire des Monastères d'Angleterre, tome I, page 547, " qu'il occupait le siège d'York et avait recours à l'appui du roi d'Angleterre contre ceux qui refusaient de le reconnaître. " Henri, abbé de Wells, d'accord avec plusieurs autres abbés, déféra cette affaire au jugement du pape Eugène, qui déposa Guillaume Mais les partisans de ce prélat se jetèrent sur le monastère de Wells qu'ils dévastèrent. On peut voir la lettre deux cent cinquante-deuxième pour ce qui concerne l'élection de l'abbé Henri.
vous conjure de faire, voilà ce que ses enfants, grands et petits, vous demandent avec ardeur; chacun fait des voeux pour vous voir arracher de vos propres mains toute plante que le Père céleste n'a point plantée; vous n'êtes établi sur les nations et les empires que pour arracher et détruire, puis édifier et planter. En apprenant votre exaltation, les uns ont dit en eux-mêmes : Enfin, la cognée est à la racine de l'arbre ; les autres se sont écriés : Les fleurs commencent à paraître dans nos contrées, la saison est venue de tailler la vigne et de retrancher toutes les branches inutiles pour que les autres produisent davantage.
7. Du courage donc et de la vigueur! que vos ennemis sentent la pesanteur de votre bras; maintenez-vous avec énergie en possession de l'héritage que le Père tout-puissant vous a donné de préférence à tous vos frères et des dépouilles que sa puissante main a enlevées, pour vous, à l'Amorrhéen. Cependant souvenez-vous en toutes circonstances que vous êtes homme, et ne perdez jamais de vue le Dieu terrible qui fait périr les rois eux-mêmes. Que de papes illustres vous avez vus passer sous vos yeux ! que leur succession rapide sur le trône qu'il vous ont laissé si souvent vacant, ne vous permette point de douter que vous les suivrez bientôt vous-même, car votre pontificat ne sera pas de plus longue durée que le leur. Au sein de la gloire passagère qui vous charme maintenant, ne cessez de songer à vos fins dernières, car vous ne sauriez douter que vous suivrez dans la tombe ceux que vous avez suivis sur la chaire de Saint-Pierre.
171. Que, de papes illustres vous avez vus passer sous vos yeux.... Ce n'est pas sans raison qu'on trouve extraordinaire la brièveté de la vie des souverains Pontifes, dont aucun,, si ce n'est saint Pierre, ne siégea vingt-cinq ans dans la chaire pontificale. Plusieurs d'entre eux ne l'occupèrent que quelques années; un certain nombre ne siégèrent que peu de mois; il en est même qui, frappés d'une mort inopinée, ne furent papes que pendant quelques jours à peine, si bien que la durée moyenne du règne des souverains Pontifes est bien loin d'égaler celle du règne des empereurs et des rois; qui pourrait en donner la raison? Dieu seul la connaît. Le pape Alexandre la demanda pourtant, comme on le sait, au bienheureux Pierre Damien, qui la rechercha avec soin, et ce qu'il dit à ce sujet mérite d'être lu (voir livre I, lettre dix-septième et opuscule 23) :
" Vous m'avez demandé un jour avec intérêt, dit-il, à quelle cause il me semblait qu'on dût attribuer le passage rapide des souverains Pontifes dans la chaire de Saint-Pierre et la brièveté de la carrière que chacun d'eux a fournie. Il est digne de remarque, en effet, qu'après le prince des apôtres qui siégea vingt-cinq ans environ, on ne peut citer un seul pontife qui ait régné aussi longtemps; de nos jours même, c'est à peine si nous les voyons occuper plus de quatre ou cinq ans le trône pontifical.
" Quand j'ai voulu en rechercher la cause, j'ai encore été plus vivement frappé de la brièveté prodigieuse de la vie des Papes, comparée à celle des autres évêques du monde. Autant qu'il est permis à l'homme de lire dans la pensée secrète de Dieu, il me semble qui-, la Providence a voulu, par une disposition toute particulière, qu'il en fût ainsi, afin de mieux inspirer aux hommes la crainte de la mort et le mépris des grandeurs de ce monde en leur en montrant l'inanité dans leur plénitude même. En effet, en voyant celui qu'on peut regarder comme le premier des hommes si vite moissonne par la mort, chacun tremble pour soi et songe à se préparer au moment où il devra quitter ce monde. Le genre humain tout entier, tel qu'un arbre qui pourrait voir avec quelle facilité tombe sa tète et son sommet, tremble de crainte jusque dans ses moindres rameaux. "
Peut-être Pierre Damien a-t-il un peu trop resserré la moyenne de la vie des souverains Pontifes, en ne lui donnant pas au delà de quatre ou cinq ans, mais il n'en est pas moins vrai pourtant, si on consulte l'histoire, qu'elle est en effet fort courte. Saint Bernard avait donc bien raison de dire au pape Eugène que la brièveté du pontificat de ses prédécesseurs devait lui faire penser que le sien ne serait pas long non plus (Note de Horstius).
Saint Bernard presse le pape Eugène de déposer l'archevêque d'York, Guillaume; il n'y a que lui qui puisse le faire.
Je me rends importun, il est vrai, mais c'est Eugène qui est pape, cela suffit pour m'excuser. On s'imagine partout que je suis plus pape que vous, aussi tous ceux qui ont quelque affaire viennent-ils en foule implorer mon crédit. Or, dans le nombre de ceux qui recourent à moi il se trouve des amis à qui je ne puis refuser mon appui sans scandale, et même sans péché, Mais j'ai encore une excuse excellente à donner pour me justifier, c'est la bonté incontestable de la cause que je viens vous recommander. En effet, c'est encore contre l'idole d'York que je dirige mes coups en ce moment; car vingt fois attaquée par moi, elle n'a point encore senti la pointe des traits que je décoche contre elle. Si vous m'en demandez la cause, je vous répondrai que cela vient de ce que nos armes ne. sont pas comme celles de Jonathas, qui n'ont jamais manqué leur coup. Encore dois-je m'en prendre beaucoup moins à mes armes qu'à la faiblesse du bras qui les lance; car il est évident que je ne puis m'en servir avec toute la force qu'il faudrait. Je n'en suis pas surpris; pour lancer un trait d'une main vigoureuse, il n'est que les fils de ceux qui ont été éprouvés (Psalm. CXXVI, 6). Il faut tenir la place de Pierre pour pouvoir d'un seul coup terrasser un Ananie et un Simon le Magicien, et, en parlant sans figure, il faut être pape, tout le monde le sait, pour déposer un évêque, car s'il partage avec d'autres le soin de l'Eglise, il a seul la plénitude de la puissance ecclésiastique. Aussi j'ose soutenir que si une faute demeure impunie ou n'est pas punie comme elle le mérite, il ne faut s'en prendre qu'à lui. Or, je vous demande, avec quelle vigueur vous devez, je ne dis pas frapper, mais foudroyer l'archevêque intrus d'York ? Il semble que cet acte d'autorité vous ait été réservé pour vous fournir une occasion de faire éclater votre zèle pour l'Eglise de Dieu et de déployer la puissance de votre bras et l'étendue, de votre sagesse; que c'est enfin pour forcer le monde chrétien à respecter votre sacerdoce et à reconnaître que la sagesse du Très-Haut préside à vos jugements.
1. Combien je désire n'entendre jamais dire de vous que des choses qui tournent à la gloire de Dieu, à l'honneur de votre ministère et à la joie de mon âme! Aussi en apprenant la réponse que vous avez faite à certaines gens qui briguaient ouvertement le titre de légat et y aspiraient sans mérite, je me suis senti pénétré d'une indescriptible satisfaction. Je ne fus pas le seul à éprouver de la joie, tous ceux qui s'intéressent à votre gloire en ont été transportés comme moi; mais la mienne s'est trouvée au comble quand je vis la lettre que vous avez écrite dans J'affaire de l'Eglise de Rodez (a), je me sentis tout transporté de bonheur et ma voix éclatait en cantiques d'allégresse. Voilà de ces choses qui siéent à votre apostolat, qui honorent le saint Siège et qui relèvent la dignité du premier évêque du monde. En apprenant ce que vous avez fait, je me suis jeté aux pieds de Celui de qui vous tenez votre primauté et lui ai demandé pour vous l'intelligence et la force nécessaires pour arracher et planter, détruire et réédifier, car la chaire que vous occupez s'élève
a Pour repousser de ce siége un sujet indigne qu'on voulait y porter. Voir sur ce sujet les lettres trois cent vingt-huitième, trois cent vingt-neuvième.
dans le monde pour le salut des uns et la ruine des autres. Eh bien donc, que l'édifice du méchant s'écroule au plus vite et que celui des bons s'élève! Mettez la cognée à la racine de l'arbre inutile et en même temps émondez le bon arbre. pour le faire fructifier davantage: Que sous le pontificat de l'humble Eugène les orgueilleux soient humiliés et les humbles exaltés, que les pauvres soient comblés de biens et les riches réduits à la misère! C'est précisément ce que le monde chrétien a vu avec bonheur arriver dans la personne d'un pauvre évêque (b).
2. Du courage maintenant, que votre saint et pieux zèle s'étende au-delà des mers; il est temps que vous secouriez une Eglise infortunée ! Hélas ! cette vigne du Dieu des armées, autrefois si riche et si belle, n'est bientôt plus qu'un affreux désert, parce qu'elle est devenue la proie d'une bête cruelle! Faut-il laisser les méchants s'écrier davantage: Où est son Dieu, que sont devenus le gardien chargé de veiller sur elle et le vigneron qui, le sarcloir en main, devait la cultiver? La terre sera-t-elle longtemps encore occupée par un bois inutile et la récolte étouffée ? Enfin n'est-il pas temps de le tailler? L'homme pacifique c en qui cet intrus fondait toutes les espérances de sa justification se prononce contre lui; il est urgent à ses yeux non plus d'émonder les branches inutiles, mais de couper l'arbre lui-même par le pied; et dans une lettre qu'il a écrite à son sujet au légat du saint Siège, il déclare sans détour que son élection est une intrusion manifeste qui ne mérite pas le nom d'élection. Ainsi son propre avocat devient son accusateur. Il n'en faudrait pas davantage, avec ce que la rumeur publique lui reproche sans cela, pour faire dégrader même un homme de guerre.
3. Comment pourra-t-il éviter que vous le déposiez, quand vous avez tant de raisons pour le faire? D'ailleurs je sais bien que vous en avez l'intention, vous le montrez assez clairement dans votre lettre; il ne me reste plus maintenant qu'à attendre l'effet de vos bonnes dispositions pour cette Eglise. Vous êtes trop éclairé pour que j'ose me permettre de vous dicter la conduite que vous devez suivre afin de le renverser de son siège, il me semble d'ailleurs que vous avez plus d'un moyen de le faire. Après tout, il m'est tout à fait indifférent de quel côté tombe cet arbre inutile, pourvu que vous l'abattiez. Je sais bien qu'il s'appuie, pour conserver son siège, sur certaines lettres clandestines; en doit-il moins être signalé comme un voleur et un larron? Ce qu'il dit de ces
a Il est encore question de cet évêque dans le Livre III de la Considération, où saint Bernard en parle sans le nommer, pour louer le pape Eugène de lui avoir fourni les moyens de faire des générosités, "afin qu'il ne passât point en public pour n’en vouloir point faire. "Il est question au même endroit d'un certain évêque d'outre-mer, probablement de Guillaume, qui avait voulu acheter son évêché à Rome, à prix d'argent.
b C'était Guillaume, doyen de la cathédrale d'York. L'archevêque intrus avait espéré qu'il certifierait par serment qu'il était innocent du crime dont on l'accusait. Voir plus haut les lettres deux cent trente-cinquième et deux cent trente-sixième.
lettres dérobées qui confirment sa consécration sacrilège est vrai ou ne l'est pas; si c'est vrai, il est clair qu'il est un véritable voleur; en même temps qu'il calomnie un saint Pape; si ce n'est pas vrai, il mérite qu'on lui dise: Tout menteur donne la mort à son âme (Sap., I, 11). Or c'est par un homicide que vous vous assurez le titre d'archevêque. Mais on ne pourra jamais me persuader qu'un homme tel que le pape innocent ait été capable d'une pareille duplicité, et je suis sûr que s'il pouvait parler en ce moment, il ne manquerait pas de lui dire : J'ai prononcé votre condamnation en public et je n'ai point dit en secret ce que vous m'imputez.
Henri, héritier des erreurs de Pierre de Bruis, renouvelait ses dogmes impies. Saint Bernard fait le portrait de ses moeurs impures et blâme le comte de souffrir qu'ira pareil homme répande impunément ses erreurs parmi ses sujets.
1. J'apprends que l'hérétique Henri (a) ne cesse d'inonder l'Eglise de Dieu de maux infinis et qu'il s'est introduit dans le pays soumis à votre autorité, en se couvrant d'une peau de brebis; mais il est bien facile de le reconnaître à ses oeuvres, comme le Seigneur nous apprend à le faire. Les églises sont désertes, les populations privées de prêtres; les ministres des autels sont traités avec mépris et les chrétiens n'ont plus de Christ. Les églises sont appelées synagogues et nos sanctuaires ne sont plus réputés des lieux saints; les sacrements ne sont plus tenus pour choses sacrées et nos solennités ont cessé d'être célébrées. On laisse les hommes mourir dans leurs péchés et paraître au redoutable tribunal de Dieu sans les réconcilier par la pénitence et les munir de la sainte communion. On va jusqu'à priver les enfants des chrétiens de la vie qu'ils reçoivent en Jésus-Christ, en leur refusant la grâce du baptême, et on les empêche de s'approcher du Sauveur, quoiqu'il dise avec bonté " Laissez venir à moi les petits enfants (Matth., XIX, 14). " Eh quoi ! ces innocents seront seuls exceptes du salut, quand il est un Dieu dont les bontés s'étendent non-seulement sur les hommes, mais encore sur les animaux eux-mêmes ? Pourquoi envier aux enfants la grâce que leur offre un Sauveur qui, pour eux, s'est fait enfant comme eux Est-il rien de plus diabolique que cela, et n'est-ce pas par une envie pareille à celle-là que Satan introduisit la mort dans le monde? Pense-t-il que les enfants, parce qu'ils sont enfants, n'ont pas besoin de Sauveur?
a Nous nous sommes assez longuement étendu sur l'hérétique Henri et sur les Henriciens dans la préface placée en tête de ce volume.
S'il en était ainsi, pourquoi le Seigneur, tout grand qu'il est, s'est-il fait petit comme eux, sans parler de ses autres humiliations ? Pourquoi sa flagellation, les crachats qu'il a reçus, sa croix et sa mort ?
2. Non, celui qui tient un pareil langage et une conduite si contraire à la loi de Dieu n'est point un homme de Dieu. Et pourtant, oh douleur ! on va l'écouter en foule et des populations entières croient ce qu'il dit. Peuple infortuné ! A la voix d'un hérétique, tu fermes l'oreille à celle des prophètes et des apôtres qui, tout animés de l'esprit de vérité, n'ont cessé de prêcher que l'Eglise serait formée de toutes les nations dans 'l'unité d'une même foi en Jésus-Christ! Les oracles divins se sont-ils trompés et sommes-nous le jouet d'une illusion complète, nous qui croyons et voyons qu'ils se sont accomplis? Comment lin seul homme, par un prodige d'aveuglement semblable à celui du peuple juif, ne voit-il pas ou ne veut-il pas voir dans le dépit qu'il en ressent une vérité aussi claire que le jour? Par quel artifice diabolique a-t-il pu persuader à ce peuple inepte et insensé qu'il ne voyait pas ce qu'il voyait en effet de ses propres yeux, évident comme le soleil, le convaincre que ses pères s'étaient trompés et qu'il se trompait avec eux, et lui faire croire enfin que le monde entier, même depuis que Jésus-Christ a versé son sang pour le sauver, est dans la voie de la perdition, que les trésors de la miséricorde divine et les richesses de la grâce ne seront le partage que de ceux qu'il séduit? C'est ce qui m'a forcé, malgré le mauvais état de ma santé, à me transporter dans un pays exposé aux ravages de cette bête féroce qu'on n'ose attaquer et dont personne ne veut entreprendre de vous débarrasser: Après avoir été chassé du reste de la France à cause des maux qu'il y causait, il est venu s'abattre chez vous, espérant, à l'abri de votre autorité, pouvoir sans crainte étendre ses ravages dans le troupeau de Jésus-Christ. Je vous laisse à décider, très-illustre Prince, si cela fait votre éloge. Mais pourquoi m'étonnerais-je que ce rusé serpent ait réussi à vous surprendre quand je vois comme il sait garder les dehors de la piété, bien qu'il en ait banni tous les sentiments de son cœur ?
3. Laissez-moi vous en retracer le portrait au naturel: Ce n'est rien moins qu'un moine (a) apostat, car il a fait profession religieuse; et, tel qu'un chien qui retourne à ce qu'il a vomi, il est ensuite revenu aux impuretés du siècle. Mais n'osant ou ne pouvant plus, à cause de la grandeur de sa faute, demeurer au milieu des siens et dans son propre pays, il est parti, les reins ceints d'une corde sans savoir où il allait, tel qu'un homme qui n'a plus ni feu ni lieu sur la terre. Obligé de
a Geoffroy, dans sa Vie de saint Bernard, livre III, n. 16, et l'Exorde de Cîteaux, rapporté au livre III, chapitre XVII de la même Vie, lui donnent le titre de moine. Les actes de Hildehert, évêque du Mana; l'appellent ermite. Voir tome III des Analectes, page 314, où il est longuement parlé d'Henri.
mendier son pain, il trafiqua de l'Évangile, et comme il ne manquait pas d'instruction, il se mit à prêcher pour vivre. Tout ce qu'il recevait, en sus de sa nourriture, des simples ou de quelques femmes de qualité qui l'écoutaient, passait en dépenses de jeu ou même recevait un emploi plus honteux encore. Aussi, que de fois vit-on ce prédicateur sans pareil, après avoir moissonné pendant le jour les applaudissements de la foule, passer la nuit avec des filles de joie, quelquefois même avec des femmes mariées ! Daignez vous informer, Monseigneur, comment il est parti de Lausanne, du Mans, de Poitiers et de Bordeaux; on vous dira qu'il a laissé dans ces villes des traces si honteuses de son passage qu'il se gardera bien d'y retourner désormais. Avez-vous espéré qu'un si mauvais arbre pût jamais produire de bons fruits? Hélas! il n'en peut donner que de mauvais, c'est le Seigneur qui le dit (Matth., VII, 18) ; déjà même l'infection qu'il a répandue dans vos Etats se fait sentir par toute la terre.
4. Voilà, comme je vous le disais plus haut, la cause de mon voyage. Mais si je viens chez vous, ce n'est pas de mon propre mouvement, le fâcheux état de l'Église m'y appelle et m'y traîne. Peut-être avec l'assistance de saints évêques que j'accompagne et avec votre puissant concours réussirai-je, ou plutôt réussirons-nous à déraciner du champ du Seigneur cette plante vénéneuse taudis qu'elle est jeune encore, et à en extirper tous les rejetons. Parmi les prélats que j'accompagne se trouve l'évêque d'Ostie a, que le saint Siège a délégué tout exprès pour cette importante affaire; c'est un homme fameux en Israël par les victoires que le Seigneur lui a déjà fait remporter en maintes circonstances sur les ennemis de son Eglise. Il est de votre devoir, illustre Prince, de le recevoir avec honneur ainsi que les gens de sa suite, et de seconder selon le pouvoir que Dieu vous a donné, une entreprise qui n'a pour but que votre salut et celui de vos sujets.
a Il se nommait Aubry. Voir la Vie de saint Bernard, livre III, chap. XVII. Il était né à Beauvais et devint moine de Cluny. Créé cardinal en 1138 par le pape Innocent; il fut envoyé avec le titre de légat, successivement en Angleterre, en Syrie et en France, C'est à lui qu'est adressée la lettre deux cent dix-neuvième:
172. A Hildefonse, cointe de Saint-Gilles.... et de Toulouse,
fils de Raymond comte de Toulouse et d'Elvire. Guillaume de Tyr, livre
X de l'histoire des Croisades, chapitre XXVII, l'appelle Aufosse; il naquit
en Orient et fut baptisé dans les eaux du Jourdain. Voici comment
Guillaume de Tyr rapporte, livre XVI, chapitre XXVIII, le voyage de ce
prince en Orient: " A cette époque on vit aussi débarquer
dans le port d'Accon un homme illustre et magnifique, le comte de Toulouse
nommé Alphonse, fils du seigneur comte de Toulouse Raimond l'Ancien,
qui s'était montré si grand prince et avait rendu de si grands
services dans la première expédition des chrétiens.
Illustre par ses qualités personnelles, plus illustre encore par
les précieux souvenirs de son père, le comte partit pour
Jérusalem, afin d'aller rendre grâces au Seigneur de l'heureuse
issue de son pèlerinage. En passant -à Césarée,
ville située sur les bords de la mer, il y termina sa vie par l'effet
du poison qui lui fut, dit-on, administré, sans qu'on ait jamais
pu connaître l'auteur d'un si grand crime. " Le comté de Saint-Eloi,
qui est une partie de la Gaule narbonnaise, fut ainsi nommé de saint
Eloi qui y habita; il était compris dans l'ancienne Septimanie (Note
de Mabillon).
1. J'ai ressenti une bien grande joie quand mon très-cher frère et confrère l'abbé B... (a), de Grandselve, est venu me dire la constance et la sincérité de votre foi en Dieu, la vivacité de votre attachement et de votre affection pour moi, et l'ardeur de votre aversion pour les hérétiques. Il parait que ce dernier sentiment est tel qu'il n'y a personne parmi vous qui ne puisse dire avec le Psalmiste : " Vous savez, Seigneur, que vos ennemis sont les miens et que je ne puis les voir sans sécher de douleur : n'ai-je pas pour eux une vive aversion et ne sont-ils pas devenus mes ennemis dès qu'ils ont été les vôtres (Psalm. CXXXVIII, 21 et 22) ? " Je remercierai le Seigneur d'avoir béni mon voyage et d'avoir permis que mon court séjour au milieu de vous ait produit quelque bien. Je vous ai manifesté la vérité, non-seulement par mes paroles et mes discours, mais encore par les prodiges (b) qui les ont accompagnés ; j'ai réussi à vous signaler les loups qui, pour dévorer vos concitoyens, comme un homme affamé dévore le pain et la chair des animaux qu'il a tués, se couvraient en venant à vous de peaux des brebis; je vous ai découvert tous ces renards qui ravageaient la précieuse vigne du Seigneur, je veux dire votre belle cité; je vous les ai signalés, mais ils ne sont pas encore pris. A l'oeuvre donc, mes chers enfants, mettez-vous à leur poursuite, essayez de les prendre et ne vous donnez point de relâche que vous ne les ayez détruits ou forcés de quitter votre pays! Vous savez combien il est dangereux de dormir auprès des serpents. Vous avez affaire à des hommes redoutables qui comptent sur l'appui des grands et tendent des piéges secrets à l'innocence. Ce sont là les brigands et les voleurs dont le Seigneur parle dans son Evangile, tous gens perdus qui ne cherchent qu'à perdre vos moeurs et votre foi. Il est dit que " les mauvais entretiens corrompent les bonnes moeurs (I Cor., XV, 33) " ;
a Dans toutes tes éditions, on lit Bernard, mais d'après les manuscrits, on ne peut douter qu'il ne s'agisse de l'abbé Bertrand, attendu que toutes les pièces manuscrites de Grandselve de 1128 à 1148 ne parlent que d'un abbé Bertrand.
b Il s'agit ici des miracles qu'il a opérés et dont il est parlé dans l'histoire de sa vie, livre III, chapitre VI. Bérenger lui-même en reconnaît l'authenticité dans son Apologie d'Abélard, où il s'exprime cri ces termes, en s’adressant à saint Bernard : " Depuis longtemps déjà la renommée aux ailes rapides a répandu par le monde le bruit de ta sainteté, a préconisé tes vertus et publié tes miracles. "
leur langage " est tel que la gangrène, qui répand insensiblement sa corruption, " comme dit l'Apôtre ( II Tim., II, 17).
2. Que ne puis-je retourner encore au milieu de vous! Si Dieu me permettait de le faire, je ne compterais pour rien la fatigue que j'aurais à endurer pour vous instruire et pour travailler au salut de vos âmes, quelque infirme que je sois à présent. Mais en attendant, demeurez fermes dans le Seigneur comme vous avez commencé et comme je vous ai appris à l'être. Soyez soumis à votre évêque, et à tous ceux qui ont mission de gouverner votre Eglise. Exercez aussi avec soin l’hospitalité, qui a rendu tant de saints agréables à Dieu. Abraham, votre père dans la foi, a eu le bonheur de recevoir des anges sous son toit en récompense de son zèle à accueillir les étrangers; Loth, son neveu, n'eut aussi qu'à se féliciter un jour de son pieux empressement à remplir le même devoir à leur égard, car il eut le même bonheur que lui. Qu'il en soit ainsi de vous, recevez non pas des anges, mais le Seigneur même des anges dans la personne des étrangers; que ce soit Lui que vous nourrissiez dans les pauvres, que vous visitiez dans les malades, que vous vêtiez dans ceux qui sont nus, et que vous rachetiez dans les captifs. C'est par de tels sacrifices qu'on gagne le. coeur de Dieu et qu'on mérite d'entendre ces paroles au jugement dernier: " Ce que vous faisiez au moindre des miens, c'est à moi que vous le faisiez (Matth., XXV, 40). "
3. Je vous renouvellerai ici le conseil que je vous donnais quand j'étais au milieu de vous : ne recevez aucun prédicateur étranger ou inconnu à moins qu'il ne vous soit adressé par voire évêque ou par le souverain Pontife ! " Comment prêcheront-ils, disait l'Apôtre, s'ils ne sont envoyés (Rom., X, 15) ? " Ces prédicateurs étrangers n'ont pas l'apparence de la piété et n'en ont pas l'esprit; afin de mieux cacher le venin de leurs doctrines, ils enveloppent leurs nouveautés profanes d'expressions toutes divines, défiez-vous d'eux comme de véritables empoisonneurs, et tenez-les pour des loups bien rapaces quoiqu'ils se cachent sous des peaux de brebis.
Je vous recommande le vénérable abbé (a) de Grandselve qui doit vous porter cette lettre; je vous le recommande, dis-je, lui et tous ses religieux; car je considère sa maison comme étant à nous, depuis qu'elle s'est affiliée à notre monastère de Clairvaux. Faites-lui connaître ainsi qu'à ses religieux le bien que vous ont fait mes prédications et prouvez-moi en leurs personnes tout le dévouement et toute l'affection dont vous êtes animés ;t mon égard. Soyez sûrs que. je. regarderai comma fait à moi-même tout ce que vous ferez pour eux. Que la grâce et la paix de Dieu soient avec vous! Amen.
a L'abbé Bernard, le même que celui dont il est question au commencement de cette lettre. C'est lui qui affilia l'abbaye des Bénédictins de Toulouse à celle de Cîteaux en 1145, non pas à l'époque indiquée à tort par la chronologie.
A l'instigation d'Arnauld de Brescia, les Romains s'étaient mis en tête de rétablir la république et la liberté de l'ancienne Rome sur les ruines du pouvoir pontifical, de confisquer les revenus du Pape pour le réduire à se contenter, comme dans l'ancien temps, du produit des dîmes. Dans ces pensées, ils s'étaient soulevés et révoltés contre Eugène. C'est à cette occasion, que saint Bernard écrit aux Romains pour leur reprocher avec autant d'énergie que de raison leur conduite injuste envers le souverain Pontife, leur rencontrer qu'en agissant comme ils le faisaient, ils s'attaquaient à la catholicité tout entière, et les menacer, s'ils ne reviennent à de meilleures dispositions, des effets de la colère de Dieu.
Aux nobles, aux grands et au peuple entier de Rome, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et voeu sincère qu'ils sortent des sentiers du mal pour entrer dans ceux du bien.
1. Peuple illustre et fameux, je prends la liberté de t'écrire, moi qui ne suis que le plus petit et le dernier des hommes, si tant est que je mérite même le nom d'homme. Mais ce n'est pas sans quelque peine et sans une sorte de confusion que je le fais, quand je songe à ce que je suis, à qui je m'adresse et au jugement qu'on pourra porter sur ma démarche. Mais je compte pour peu de chose ce que les hommes penseront de moi, en songeant que Dieu peut condamner mon silence et me reprocher d'avoir tu la vérité et caché la justice. C'est lui, en effet, qui dit: " Représentez à mon peuple ses iniquités (Isa., LVIII, 2), " et je m'estimerai heureux de pouvoir lui répondre: " Seigneur, je n'ai point tenu caché dans mon coeur ce qui était juste à vos yeux; j'ai dit la vérité en votre nom et j'ai publié vos salutaires volontés (Psalm. XXXIX, 11). " Voilà pourquoi je passe par-dessus toute considération, pourquoi je ne me laisse arrêter ni par la pensée de mon obscurité, ni par le sentiment de mon néant, et que, du pays éloigné où j'habite, je prends sur moi d'écrire à un peuple fameux, et de représenter d'en deçà des monts aux habitants de Rome, le danger auquel ils s'exposent et la faute
a Voir livre IV de la Considération, chapitre II; Othon de Freisingen, livre VII, chapitre XXXI de sa Chronique, et livre II, chapitre XX de son Histoire de Frédéric. Les Arnaldistes sont rangés par Bonnacourse et mis sur le même rang que les Cathares et les Patarins. On les accusé d'avoir soutenu que les sacrements administrés par de mauvais prêtres sont nuls. Spicil., tome XII, page 85.
qu'il commettent, pour essayer de les toucher et de les ramener à des pensées de paix. Qui sait? peut-être la piété d'un pauvre religieux désarmera-t-elle un peuple puissant, que ni les menaces, ni même la force des armes ne sauraient dompter. Ne lit-on pas qu'autrefois dans Babylone, à la voix d'un enfant, tout un peuple que la parole de deux iniques vieillards placés au nombre de ses juges avait égaré, révoqua le jugement qu'il avait porté, et délivra le sang innocent ? Ainsi en sera-t-il peut-être de moi aujourd'hui. Si je ne suis qu'un enfant à ne tenir compte que des vertus, et non pas du nombre des années, si je ne mérite aucune considération par moi-même, Dieu ne peut-il donner à mes paroles la vertu de détromper un peuple qui n'est que trop évidemment égaré et de le faire revenir sur ses pas ? Il me suffit de cette pensée pour me regarder comme étant disculpé; de toute indiscrétion aux yeux de ceux qui pourraient trouver mauvaise la démarche que je tente et en éprouver du mécontentement contre moi.
2. Si ce n'est point assez pour m'excuser, je puis ajouter une autre raison encore, c'est que dans une cause qui intéresse tant de monde, il ne peut être question de grands ni de petits. Quand la tête est malade, il n'est partie du corps si éloignée et si petite qu'elle soit, qui ne prenne part à sa douleur. C'est précisément le cas où je me trouve: je ressens vivement, quelque petit et éloigné que je sois, la douleur extrême dont souffre la tête et, avec elle le corps tout entier dont elle est le chef et duquel aussi je suis un des membres. Quand la tête souffre, n'est-t-elle pas l'interprète de tous les autres membres, pour exprimer la douleur qu'ils ressentent dans leur chef et pour faire connaître le mal qui le travaille ? Permettez-moi donc d'exhaler un peu ma douleur en vous écrivant, ou plutôt de faire éclater la peine de l'Eglise tout entière. Ne l’entendez-vous pas s'écrier en ce moment de tous les points du globe : la tête souffre, ma tête est malade? Il n'est personne au monde parmi les chrétiens qui ne se glorifie d'avoir pour chef celui que les deux glorieux Apôtres Pierre et Paul ont élevé si haut et environné d'une telle auréole de gloire, en répandant leur sang l'un sous le glaive qui lui trancha la tête, et l'autre sur la croix qui le vit expirer la tête en bas. L'outrage qui les atteint rejaillit sur tons les fidèles, et, de même que " la voix de ces deux apôtres s'est fait entendre dans l'univers entier (Psalm. XVIII, 40), " ainsi le coup qui les frappe est ressenti par tous les chrétiens, retentit dans tous les cœurs, arrache à tous des soupirs de douleur.
3. D'ailleurs qu'avez-vous fait, malheureux Romains, en indisposant contre vous les véritables princes de ce monde, et les protecteurs déclarés de votre cité? Pourquoi attirer sur vous par une rébellion aussi révoltante qu'insensée, la colère du Roi de la terre et du ciel, pourquoi vouloir dépouiller avec une audace sacrilège le Siège apostolique des privilèges qu'il tient du Roi des cieux et des princes de la terre, quand vous devriez être, s'il ]e fallait, les premiers sinon les seuls défenseurs de ces glorieuses prérogatives que vous avez maintenant à coeur d'anéantir? Avez-vous assez perdu le sens et le jugement ainsi que les plus simples notions de l'honneur pour en venir jusqu'à découronner de vos propres mains votre chef et celui de l'Eglise entière, tandis que vous devriez être disposés à sacrifier votre vie même pour le défendre en cas de besoin? Vos pères ont fait de votre cité la maîtresse du monde entier, elle en va devenir la fable par votre faute, puisque vous chassez le successeur de saint Pierre de la ville et du siège de cet Apôtre, en même temps que vous dépouillez les cardinaux et les évêques de Jésus-Christ de leurs biens et de leurs maisons. Peuple aveugle et insensé, ville ingrate et égarée ! Si tu formes un corps, le Pape n'en est-il pas la tête et les cardinaux les yeux ? qu'es-tu donc aujourd'hui? Un tronc décapité, privé d'yeux et de lumière. Peuple malheureux, reconnais et préviens les calamités dont tu es menacé. L'éclat de ta gloire s'est bien vite effacé. On prendrait aujourd'hui pour une veuve attristée celle qui naguère était la reine et la maîtresse des peuples et des nations.
4. Hélas ! ce n'est là, j'en ai bien peur, que le prélude de calamités bien plus grandes, car tu n'es plus qu'à deux doigts de ta ruine si tu persistes dans la voie où tu t'es engagée. Rentre donc en toi-même, te dirai-je comme à la Sunamite, réfléchis entin à tes maux et considère quels en ont été et quels en sont encore les auteurs. Tu n'as pas oublié les causes qui ont amené dans ces derniers temps le pillage et la dispersion a des biens et des revenus qui faisaient l'ornement et la gloire de toutes les églises que tu comptes dans ton sein, rappelle-toi à quoi tout cela a servi et ce que c'est devenu, en quelles mains ces richesses ont passé et l'usage qu'on en a fait. Tout. ce qu'il y avait de précieux dans ces temples, les vases sacrés, les statues d'or et d'argent, sont devenus la proie d'une troupe de gens impies; que t'en reste-t-il aujourd'hui? en as-tu tes coffres mieux garnis? Tous ces riches ornements qui embellissaient la maison du Seigneur ont péri pour toujours. Pourquoi renouveler de pareils désordres et faire revivre ces temps malheureux? En seras-tu plus riche ensuite? espères-tu être plus heureuse cette fois-ci que l'autre? Au contraire, tu me parais bien plus téméraire que dans ta première révolte. En effet, tu comptais alors dans ton parti non-seulement des gens du peuple, mais des membres du clergé et des princes mêmes qui s'étaient déclarés pour le schisme en certaines contrées du monde, ruais actuellement tu es seule contre tous, et tous sont contre toi. Tu es seule de toit parti, l'univers entier est étranger à ta révolte
a Qui eurent lieu sous l'antipape Anaclet. Ernald, livre II de la Vie de saint Bernard, n. 1, et Baronius, à l'année 1130, les rapportent en détail.
dont les conséquences ne retomberont que sur ta tête et sur celle de tes enfants. Malheur donc à toi, peuple bien des fois à plaindre ! oui, malheur et deux fois malheur à toi, puisque ce ne sont ni les nations barbares, ni les armées des peuples étrangers qui causent ta ruine, mais tes propres enfants, tes familiers et tes amis qui te livrent aux déchirements de la guerre intestine, te torturent et t'arrachent le coeur et les entrailles !
5. Ne reconnais-tu pas que tes enfants ne sont pas tous animés de sentiments pacifiques et que tu as beaucoup moins d'amis que tu ne crois ? Je savais bien déjà, mais je ne l'ai jamais mieux compris que par ton expérience, que " l'homme a pour ennemis les gens de sa propre maison, " comme le disait la Vérité même (Mich., VII; Matth., X, 36). " Le frère n'a pas de plus dangereux ennemi que son frère, et le fils a tout à redouter de l'auteur de ses jours. Ce n'est point contre la pointe du glaive qu'il faut se mettre en garde, mais contre la langue des hommes intrigants et pervers. Combien de temps encore vous fortifierez-vous les uns les autres dans le mal? Jusqu'à quand concourrez-vous à votre perte commune par les mauvais conseils que vous vous donnez? Rassemblez-vous, brebis égarées, revenez à vos pâturages, serrez-vous de nouveau autour de votre pasteur, de l'évêque de vos âmes : réfléchissez sur la grandeur de votre crime. Je ne vous parle point en ennemi pour vous insulter, mais mes paroles sont des reproches d'amis; la véritable amitié reprend quelquefois, mais elle ne flatte jamais.
6. Mais moi je joins la prière à la réprimande,
et vous conjure au nom de Jésus-Christ de faire votre paix avec
Dieu et de vous réconcilier avec les deux apôtres Pierre et
Paul qui régnent sur votre ville et que vous avez chassés
de leurs palais et de leurs domaines dans la personne d'Eugène,
leur successeur et leur vicaire. Faites votre paix, vous dis-je, avec ces
deux véritables princes du monde, de peur que le monde entier ne
se lève pour les venger de votre conduite insensée; s'ils
ne vous protègent, vous êtes la faiblesse même, mais
vous n'avez plus rien à craindre dès qu'ils se déclarent
en votre faveur. Oui, je le répète, cité à
jamais illustre, terre de héros , avec Pierre et Paul tu peux défier
la puissance de mille peuples conjurés contre toi; réconcilie-toi
donc avec ces milliers de martyrs qui reposent dans tes murs, mais qui
ne cesseront de se déclarer contre toi tant que tu persévéreras
dans ton crime et tes forfaits. Réconcilie-toi enfin avec l'Eglise
entière que la nouvelle de ton attentat a scandalisée. Si
tu ne le fais pas, cette lettre se tournera elle-même un jour contre
toi, et tu verras les apôtres et les martyrs dont j'ai parlé
se soulever contre un peuple qui les déshonore et les prive de la
gloire de leurs travaux. Mais il est temps que je finisse; je vous ai avertis
de votre devoir, et du péril dont vous êtes menacés;
je ne vous ai point déguisé la vérité et je
vous ai donné de salutaires conseils, il ne me reste plus maintenant
qu'à attendre l'heureuse nouvelle de votre changement, fasse le
ciel qu'elle ne tarde point trop à me venir, ou à pleurer
toutes les larmes de mes yeux, en songeant aux désastres aussi mérités
que certains qui vous menacent et à sécher de frayeur dans
l'attente des maux dont vous serez accablés.
1. Le sacerdoce et l'empire ne pouvaient se trouver unis par des liens plus doux, plus aimables et plus forts que ceux qui les resserrent l'un et l'autre dans la personne du Sauveur : il voulut naître de la tribu de Juda et de celle de Lévi pour être tout à la fois prêtre et roi, même selon la chair. De plus, il a si étroitement uni ces deux puissances dans l'Église qui est son corps a mystique et dont il est la tête, qu'on les dirait confondues ensemble. Aussi l'Apôtre nous appelle-t-il tous " une race d'élite, un sacerdoce royal (I Petr., II, 9), " tandis qu'en un autre endroit des saintes Lettres, les élus sont nommés " princes et prêtres (Apoc., I, 6 ; V, 10). " Que les hommes ne séparent donc pas ce que Dieu a uni, qu'ils confirment plutôt de tontes leurs forces nu état de choses qui a sa source dans les dispositions de la Providence, de sorte que deux puissances qui sont naturellement unies le soient aussi par les dispositions des coeurs, se favorisent, se soutiennent mutuellement, et portent réciproquement le fardeau l'une de l'autre. " Deux frères qui s'entr'aident, dit le Sage, seront comblés de consolations (Prov., VIII, 19). " Mais si par malheur ils se minent et se déchirent mutuellement, ils ne peuvent manquer de tomber tous les deux dans l'infortune. Je ne suis pas de ceux qui disent que la paix et la liberté de l'Église sont redoutables à l'empire ni que la gloire et la prospérité de l'empire sont une menace pour l'Église, ce n'est pas pour les détruire mais pour les fortifier l'un par l'autre que Dieu les a créés.
2. Si Votre :Majesté est persuadée de cette vérité, jusqu'à quand souffrira-t-elle un affront et un attentat qui s'attaquent à elle en même temps qu'à l'Église? Rome n'est-elle pas la capitale de l'empire comme
a Suger dit avec raison à ce sujet, dans sa lettre soixante-quatorzième : " Puisque la gloire du corps mystique de Jésus-Christ, c'est-à-dire de l’Eglise, résulte du bon accord de l'empire et du sacerdoce, il s'ensuit que travailler pour l'un c'est travailler pour l'antre; car il n'est personne ; qui ne sache que l'État et l'Église se soutiennent mutuellement. " Voir Jean de Salisbury, lettre quarante-quatrième.
elle l'est de la religion par le saint Siège, et quand l'Église serait désintéressée dans cette affaire, est-il glorieux pour vous, Sire, de n'avoir entre les mains que les rênes d'un empire décapité? Je ne sais point ce que vos ministres et les grands de votre empire vous conseilleront dans les conjonctures présentes; quant à moi, dans mon inexpérience je ne puis m'empêcher de vous dire toute ma pensée. Depuis qu'elle existe, l'Église n'a cessé jusqu'à nos jours d'être en butte à mille épreuves, mais elle en est toujours sortie à son avantage; aussi le Prophète lui fait-il dire quelque part : " On m'a bien souvent attaquée depuis que j'existe, mais personne n'a jamais pu me vaincre. C'est en vain que les méchants ont tout fait pour m'accabler, et qu'ils m'ont suscité épreuves sur épreuves (Psalm, CXXVIII, 21). " Ainsi, que Votre Majesté soit bien convaincue que le Seigneur ne permettra pas encore cette fois que son Eglise soit opprimée. Son bras ne s'est pas raccourci et n'a rien perdu de son ancienne puissance; nul doute, par conséquent, qu'il ne délivre encore de nos jours l'Épouse qu'il s'est procurée au prix de son sang, qu'il anime de son esprit, qu'il a comblée des dons de sa grâce et enrichie même de biens temporels. Il prendra donc sa défense, croyez-le, et la délivrera des mains des méchants; mais je vous laisse à juger à vous et à vos conseillers s'il est glorieux pour vous et avantageux à l'empire qu'un autre que Votre Majesté soit le ministre de cette délivrance. Pour moi je ne saurais le croire.
3. Armez-vous donc de votre glaive, puissant Empereur, et faites rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. En qualité d'empereur vous avez deux devoirs à remplir, l'un de défendre votre couronne, et l'autre de protéger l'Église; car d'un côté vous êtes le chef de l'État, et de l'autre le tuteur de l'Église. Je suis sûr du succès de vos armes, car les Romains ont beaucoup plus d'arrogance et d'orgueil que de force véritable. Est-il au monde un prince quelconque, roi ou empereur, qui soit assez téméraire pour oser entreprendre rien de semblable à leur criminelle tentative contre le sacerdoce et l'empire? Ce peuple maudit et turbulent, dans sa fureur et sa sotte inexpérience, s'est jeté tête baissée dans cette sacrilège entreprise sans mesurer ses forces, sans prévoir quelle serait l'issue de ses projets et la fin de tout cela. Aussi suis-je bien convaincu due cette populace insensée ne tiendra pas un seul instant en face des troupes de Votre Majesté. Peut-être suis-je bien indiscret, en me permettant de donner des conseils, dans une chose de cette importance, à un prince aussi grand et .aussi sage que vous, quand je ne suis rien, et de vous parler comme un grand de votre cour pourrait le faire, moi qui ne suis ni noble ni grand; mais, plus j'ai conscience de mon obscurité et de mon néant, plus j'ose vous exposer librement ce que la charité m'inspire. Ainsi j'ajoute avec la même hardiesse, que s'il se trouve un homme qui vous donne un conseil contraire au mien, ce que je ne saurais croire, il n'a pour votre personne aucun attachement ou il ne comprend pas ce qu'exige le titre que vous portez, à moins qu'il ne soit de ceux qui cherchent leur avantage plutôt que l'intérêt de l'Empereur et de Dieu.
Saint, Bernard se félicite du zèle que le pape Eugène a déployé dans l'affaire de l'évêque d'Orléans (a).
Agissez toujours comme vous venez de le faire, et continuez, je vous prie, à n'avoir égard qu'à ce qu'on vous demande, sans vous mettre eu peine de la personne qui demande. Ainsi vous avez refusé au roi la grâce
' qu'il sollicitait de vous pour l'évêque d'Orléans, et Dieu, qui tient le coeur des rois dans sa main, n'a pas permis qu'il s'offensât de votre refus; mais quand même il eût dû s'en montrer blessé, il n'en était pas moins de votre devoir d'agir comme vous l'avez fait plutôt que d'offenser Dieu qui ne manquera pas de vous être propice et de vous faire enfin respirer après tous les maux que vous avez soufferts, pourvu que vous teniez toujours pour le parti de la justice et de la vérité. Ce que vous venez de faire en cette circonstance et ce que j'entends tous les jours dire de vous, en ce sens, par tout le monde, me comble d'un bonheur inexprimable. Mais en voilà assez sur ce point, passons à un autre sujet. Si on vous a suggéré la pensée de m'imposer un nouveau fardeau, je vous préviens que je suis déjà chargé au delà de mes forces. Plus vous m'épargnerez, plus vous vous ménagerez vous-même. Vous savez d'ailleurs que j'ai pris la résolution de ne plus quitter mon monastère. Pour ce qui concerne le fidèle Baldice, quelque cher et nécessaire qu'il me fût, je vous ai obéi sur-le-champ. Quant au monastère de Saint-Anastase, je suis tout disposé à y envoyer un abbé, si déjà il n'y Pli a pas un de nommé, mais comme vous ne m'en avez pas parlé dans votre dernière lettre, je n'y ai envoyé personne (b). En tout cas, je m'empresserai de faire ce due vous me direz. Monseigneur l'évêque d'Auxerre et le frère Baldice vous instruiront de toutes ces choses plus à fond que je ne puis le faire. Je vous prie de vouloir bien approuver et
a Il se nommait Hélie. Il était accusé de plusieurs grands crimes , n'ayant pu ni par ses prières ni par l'influence du roi de France et de ses amis fléchir le pape Eugène, il se démit de son évêché en 1146, comme on le peut voir dans la lettre deux cent quarante-sixième et dans les notes placées à la fin du volume.
b On y envoya l'abbé Rualen, dont il est parlé dans la lettre deux cent cinquante-huitième et suivantes.
confirmer l'excommunication que monseigneur Baudouin, archevêque de Pise, a lancée contre le juge d'Arvora en Sardaigne, car je présume que ce prélat étant un très-saint homme n'a fait en cette circonstance rien que de très juste. Enfin je vous recommande le juge de Torre (a); on le dit bon prince, je vous prie de le maintenir dans ses droits.
173. L'évêque d'Orléans ..... Hélie. D'après Orderic, livre III, à l'année 1134, on élut pour évêque d'Orléans, à la mort de Jean, qui arriva en 1133, Hugues, doyen de la cathédrale de cette ville. Les historiens de, l'Eglise d'Orléans n'en parlent pas, à ce que je vois. Voici ce qu'il dit: " A la mort du vieil évêque d'Orléans nommé Jean, le doyen Hugues, qui avait été nommé à sa place, fut tué par des hommes qui le frappèrent sans le connaître lorsqu'il revenait de la cour du roi à Orléans; l'évêché demeura donc vacant et fut abandonné à lui-même comme un vaisseau sans pilote. " Cet état de choses dura jusqu'en 1136. Mais à cette époque le peuple et le clergé, jusqu'alors divisés, élurent tout d'une voix l'abbé de Saint-Sulpice de Bourges, nommé Hélie, celui même dont il est ici question.
Pierre de Cluny, livre Ier, lettre II, qui écrivit au pape Innocent en sa faveur, en parle comme "d'un homme religieux, sage et instruit. " Innocent le sacra en 1137 au mois d'avril. Quelques années après, en 1144, il fut accusé auprès du pape Lucius II, par le clergé d'Orléans, de. plusieurs crimes dont il ne put se justifier, et Pierre le Vénérable non plus que le roi de France Louis ne réussirent à fléchir le Pape en sa faveur. D'après le conseil de saint Bernard, il se démit spontanément de son évêché en 1146, sous le pontificat du pape Eugène III. Aussi est-il étonnant qu'Albéric dise dans sa Chronique "qu'Atton évêque de Troyes et l'évêque d'Orléans ont été déposés dans un concile de Reims " (voir Albéric, à l'année 1149), car il est certain que ces deux prélats se sont démis spontanément de leur charge. La chose est sûre d'après la lettre de saint Bernard pour ce qui concerne l'évêque d'Orléans; les notes de la lettre vingt-troisième ne laissent non plus aucun doute pour ce qui concerne la démission spontanée d'Atton.
Saint Bernard recommande au souverain Pontife l'évêque d'Orléans qui s'était spontanément démis de son évêché, et le prie d'épargner son honneur; c'est à ses yeux un devoir pour le souverain Pontife de traiter avec indulgence un évêque qui n'a pas hésité n, donner des preuves de son humilité.
1. Le moment est venu de vous écrire à mon tour, non plus pour un évêque, mais pour un humble et pauvre moine (b), qui me semble d'autant plus digne de compassion qu'il a commencé par vivre au sein de la fortune et au comble des honneurs. La flatterie n'a point de part dans ce que je vous dis là, je ne cède en ce moment qu'à un sentiment de commisération pour cet homme. Plusieurs vous ont écrit, quand il était encore à la tète d'un diocèse, pour vous prier de l'y maintenir. A mes yeux c'était trop demander, et pour rien au monde je n'eusse voulu unir mes instances aux leurs. Mais à présent, dans le triste état où je le vois réduit, l'humanité me fait un devoir de changer de conduite en ce qui le concerne. Il avait alors quelque espérance de se maintenir dans le poste qu'il occupait, et les raisons qu'il faisait valoir ne laissaient pas d'avoir quelque chose de spécieux; en effet, il disait alors: — Les choses ont bien changé de face autour de moi depuis que j'ai été; mis en demeure de me justifier des crimes qu'on m'impute. Dans le principe, on demandait de moi une justification qu'il eût été bien difficile de fournir, même au plus innocent des hommes; mais aujourd'hui ce n'est plus simplement difficile, c'est à peu près impossible qu'il faut dire. En effet, il n'y a plus d'évêque à Nevers (Hugues) , ni à Troyes; celui d'Auxerre est en Italie ; après eux, je n'en vois pas beaucoup d'autres dans la province à qui je puisse m'adresser en ce moment pour me
a On croit qu'il s'agit ici de Gunnaire, autrefois " juge et tétrarque de Sardaigne. " En revenant d'un pèlerinage au tombeau de saint Martin, il passa par Clairvaux et y fut reçu par saint Bernard : dans la suite, il fit profession religieuse, au dire de Héribert, livre II des Miracles de saint Bernard, chap. XIII.
B Il avait commencé par être abbé de Saint-Sulpice de Bourges, puis était devenu simple religieux après avoir été évêque.
justifier selon les formes obligées; ce n'est pas que je manque de. témoins prêts à déposer en ma faveur, mais les évêques qui pourraient le faire aussi sont ou morts ou absents. M'imposera-t-on des conditions impossibles? je ne puis le croire, et le Pape, persuadé de l'impossibilité où je me trouve, suspendra la sentence, cela ne saurait faire un doute pour moi; d'ailleurs, quand même il me resterait quelque moyen de me justifier, il n'examinera pas les choses à la rigueur et fermera certainement les yeux sur les faits de peu ou de moindre importance, car après tout s'il penche de quelque côté, c'est plutôt vers l'indulgence que vers la sévérité. Quel intérêt a-t-il à me perdre, pour aimer mieux me trouver répréhensible et coupable? J'aime à croire, car je connais son indulgence et sa bonté, qu'il fermera les yeux sur bien des choses, cachera en partie mes fautes et même ne sera pas le dernier à les excuser. Après tout n'est-il pas le maître, et ne peut-il faire ce qu'il lui plait? Et quand même il sentirait la faiblesse de mes raisons, n'est-il pas libre de m'absoudre s'il le veut et de me faire miséricorde? Le successeur des apôtres n'est-il ni assez doux, ni assez puissant pour cela?
2. Il lui était donc permis de concevoir quelque espérance que ses amis ne regardaient pas tout à fait dépourvue de solidité. Néanmoins il a cédé volontairement, il a suivi mes conseils en tout point, et, pour n'être pas plus longtemps une cause de trouble dans son église, il a prévenu, comme je l'y engageais, le coup qui le menaçait et s'est démis de son évêché sans attendre qu'il fût contraint de le faire. Dans la triste condition où cette âme après tout, noble et généreuse se trouve réduite maintenant, elle ne sollicite qu'une grâce de Vous, très-saint l'ère. Vous me demandez laquelle? Il ne s'agit plus pour lui de grandeurs et de titres pompeux; ce qu'il demande, c'est qu'on lui conserve au moins le rang de simple prêtre, après avoir joui des honneurs dus à l'épiscopat : ce qu'il veut, c'est qu'on ne le déshonore point et qu'on lui épargne tout ce qui pourrait flétrir son nom pour la vie. Je ne crois pas qu'il se puisse demander rien de plus raisonnable ; après avoir occupé un rang élevé, il ne se plaint pas d'être privé de tous les honneurs, pourvu qu'on ne le déshonore pas, et il se contente d'une position qui tienne le milieu entre les deux extrêmes. Il est bien déchu aujourd'hui du rang qu'il occupait naguère, laissez-le du moins vivre à présent dans une honnête médiocrité et ne l'accablez pas d'un excès d'humiliations. Car enfin il est jeune encore et de bonne famille, il a de plus occupé un poste élevé, et s'il ne craint pas d'être humilié, il ne veut pourtant pas être déshonoré. Son humilité ne méritera-t-elle aucune grâce? Quand on voit l'humilité de l'impie Achab récompensée, faudra-t-il que celle d'un chrétien et, qui plus est, d'un homme distingué par sa naissance, demeure sans récompense? Non, je ne puis croire que le Siège apostolique et le saint Pontife qui y est assis rejettent ainsi un coeur contrit et humilié.
3. Si je vous disais: Il s'est humilié, il faut qu'on l'élève, je ne dirais rien de trop, je ne ferais qu'invoquer une règle (a) que vous connaissez bien (Matth., 23), mais je ne demande pas qu'on l'élève, je vous prie seulement de ne pas l'écraser tout à fait. Quoi donc, vous avez pu nous affliger et vous ne pourriez pas nous consoler! N'avez-vous donc de pouvoir que pour abaisser l'orgueil, n'en avez-vous point pour relever l'humilité? Mais vous n'ignorez pas que c'est faire un mauvais usage de son pouvoir que de n'en user que pour punir. De plus, ce malheureux prélat est pressé par une foule de créanciers; comme il n'a plus de quoi les satisfaire, puisqu'il est dépouillé de tout, je prie Votre Sainteté d'ordonner qu'ils soient payés sur les revenus de son évêché, il lui serait extrêmement dur et pénible en effet qu'on ne lui laissât du rang qu'il occupait que des dettes qui l'écrasent.
A son bien-aimé frère et seigneur, Eugène, parla grâce de Dieu, souverain Pontife, Bernard, abbé de Clairvaux, l'hommage de son néant.
1. Que Dieu vous pardonne ! Qu'avez-vous fait? Vous venez d'humilier un prélat d'une modestie exemplaire et de couvrir de confusion, à la face de l'Église, un homme dont elle respecte la vertu ! Ses ennemis en triomphent, mais ses amis en sont contristés, et le nombre de ces derniers est si grand que la tristesse est universelle. Ce prélat aimé de Dieu et des hommes se voit traité avec la dernière rigueur bien qu'il n'ait été convaincu et ne se soit avoué coupable d'aucun crime. Vous agissez en véritable Phinées, mais il ne manque qu'une chose pour que ce soit bien, c'est que l'Israélite que vous frappez de vos coups ait eu commerce avec une Moabite. Que lui reproche-t-on? D'avoir couronné le roi? mais en le faisant il ne croit pas avoir outrepassé ses droits (b).
a L'évangile dit en effet : " Quiconque s'abaisse sera élevé. "
b Il était d'usage que le roi de France reçût la couronne en grande pompe le jour de certaines solennités, comme il la reçut à Bourges à l'occasion de la croisade. L'archevêque de cette ville soutenait qu'il lui appartenait de faire cette cérémonie chez lui. Aussi Samson, malgré ses réclamations, ayant passé outre au couronnement de Louis VI, dans la cathédrale de Bourges, se vit privé de l'usage du pallium par le pape Eugène III. On trouve sur cet événement une lettre du souverain Pontife dans le Patriarchaire de Bourges, comme Horstius le dit dans les notes placées à la fin du volume.
Que lui reproche-t-on encore ? d'avoir sciemment célébré les saints mystères dans une église frappée d'interdit? Il nie ce fait, et il est disposé non-seulement à montrer qu'on le lui impute sans raison, mais encore à prouver que dans le premier cas il n'a rien fait qu'il n'eût le droit de faire. D'ailleurs, supposé même que tout ce dont ses adversaires le chargent à leur aise, puisqu'il n'est pas là présent pour les entendre, soit avéré, faut-il pour une seule faute le traiter si rudement et sévir contre lui avec tant de rigueur, quand le reste de sa vie ne mérite que des louanges ? N'est-ce pas faire l'éloge d'un homme que de constater qu'il n'a failli qu'une fois en sa vie ? C'eût été sans doute votre sentiment si vous n'aviez point été prévenu contre lui par ses ennemis. Mais d'ailleurs que devait-il faire étant pris de court comme il l'était ? un jour de fête, en présence du jeune roi, d'une cour nombreuse, et, ce qui est capital, à un moment où il s'agissait des intérêts de Dieu même, puisqu'on ne s'était réuni que pour conférer de l'importante expédition de la Terre sainte? Pouvait-il dans une pareille conjoncture se dispenser de célébrer la messe, de rendre au roi les bonheurs qui lui sont dus et de faire la cérémonie du couronnement ? L'archevêque de Bourges lui-même ne pouvait décemment s'y opposer et empêcher qu'on rendit honneur au souverain.
2. Je dis donc que, puisque les choses se sont passées ainsi, il me semble qu'une faute que la nécessité excuse de malice et d'orgueil mérite toute sorte d'indulgence. N'auriez-vous donc de pouvoir que pour sévir et seriez-vous impuissant dès qu'il ne s’agit plus de frapper? Vous n'avez pourtant pas oublié que Dieu dit quelque part: " Je frapperai et je guérirai (Deut., XXXII, 39). " Aussi ne puis-je croire que celui qui tient sa place sur la terre ne saurait goûter son langage, surtout en fait de charité. La flèche de Jonathas reviendra donc, du moins cette fois-ci, sans avoir touché le but, ou, s'il faut qu'elle porte quelque part je demande qu'elle n'atteigne que moi. Oui, je serais moins affligé qu'on m'eût défendu de célébrer les saints mystères, que de voir cet archevêque privé de l'usage du pallium. D'ailleurs il y a encore une autre raison qui doit modérer votre sévérité en cette circonstance, c'est que vous vous exposez par un excès de rigueur à blesser l'esprit du roi de France, votre très-cher fils, ce qui ne peut manquer d'arriver puisque tous ces démêlés ne se sont produits qu'à son occasion. Or il est bien important de le ménager en ce moment, de peur qu'en lui donnant quelque cause de mécontentement, il ne fasse échouer, ce qu'à Dieu ne plaise, l'entreprise importante qu'il a si bien commencée à votre sollicitation. Au reste, j'ai obéi aux ordres que vous avez donnés, et l'autorité de celui qui me commandait a fait prospérer mon obéissance, car à ma voix et à mes exhortations une infinité de personnes se sont présentées pour l'expédition sainte; les villes et les bourgs sont presque déserts, c'est à peine s'il reste un seul homme contre sept femmes; on ne rencontre presque plus que des veuves dont les maris sont vivants.
a Les manuscrits diffèrent en cet endroit pour l'orthographe du mot typkus, orgueil , arrogance, que les anciens écrivaient typus.
174. D'avoir couronné le roi ?... Je lis dans l'histoire que Louis le Jeune fut couronné plusieurs fois: une première fois à Reims, du vivant de son père, par le pape Innocent, en 1131 ; puis à Bourges, comme Orderic Vital le rapporte en ces termes: " L'an 1138 de l'incarnation, du Seigneur, Louis le Jeune, roi de France, fut couronné à Bourges le jour de Noël. Il se réunit dans cette ville un grand concours de monde, tant de la noblesse que de la bourgeoisie de toute la France, de l'Aquitaine et des autres contrées voisines. Les prélats métropolitains et leurs suffragants s'y trouvèrent, les comtes et les autres personnes de distinction s'y rendirent en foule et offrirent leurs hommages au nouveau roi. " Orderic donne à Louis le Jeune le titre de nouveau roi, parce qu'il venait d'être couronné roi d'Aquitaine après la mort de son père. Il fut couronné une seconde fois par Samson, archevêque de Reims, avant son départ pour la terre sainte, peut- être afin de recevoir avant de se mettre en route le serment solennel de fidélité de la part de ses sujets. Horstius pense que cette solennité eut lieu à Chartres où la croisade avait été décidée. Mais on voit qu'elle eut lieu à Bourges, tant par le contexte de cette lettre que par la lettre du pape Eugène III, citée dans le Patriarchaire de Bourges, de laquelle il résulte aussi que ce pape croyait que l'église de Bourges, où Samson avait fait le couronnement du roi, était frappée d'interdit à cette époque. Voir le Patriarchaire de Bourges imprimé dans Labbe, tome II de la Bibliothèque nouvelle. Or il résulte de cette lettre et d'une lettre d'Yves, que nous rapporterons plus loin, que l'archevêque de Reims soutenait qu'il avait le droit de couronner le roi de France, en quelque lieu que se fit le couronnement; ce que Pierre de Bourges, et avant lui Yves de Chartres, refusaient de lui accorder.
175. Dans cette lettre, saint Bernard parait plutôt favorable que contraire aux prétentions de Samson, et le pape Sylvestre Il fait une mention expresse de cette prérogative du siège métropolitain de Reims dans la bulle par laquelle il rétablit dans tous ses droits et honneurs l’archevêque Arnold, qui avait été suspens en 999 pour crime de perfidie. " Nous vous permettons par les présentes, en vous rendant votre crosse et votre anneau pastoral, de reprendre l'exercice de vos fonctions archiépiscopaIes, et d'en porter les insignes tels qu'il est d'usage dans la métropole de Reims, de présider avec le pallium aux solennités où c'est l'habitude que vous le portiez, de sacrer les rois et les évêques de votre siège. " D'ailleurs, il n'y a rien de plus convenable que de réserver aux successeurs de saint Remi, qui le premier conféra aux rois très-chrétiens, par le baptême et par la profession de la religion chrétienne, le sacerdoce royal, et leur donna le gage de la couronne du ciel, le droit de sacrer et de couronner nos souverains; par la même raison, les successeurs de saint Boniface sur le siège de Mayence, de saint Eleuthère dans la chaire de Tolède, de saint Germain à Cantorbéry, sont dans l'usage de couronner les empereurs d'Allemagne, les rois d'Espagne et ceux d'Angleterre. Ce qui n'empêche pas que, selon les lieux et les circonstances, il n'ait été dérogé par exception aux prérogatives de l'archevêque de Reims. C'est d'ailleurs, je crois, la pensée qui a dicté à Yves de Chartres sa lettre quatre-vingt-neuvième, où il soutient la légitimité du sacre de Louis VI fait à Orléans par Daimbert, archevêque de Sens. Car dans une autre circonstance il est le premier à reconnaître le privilège de l'archevêque de Reims; en effet, en écrivant au pape Urbain (lettre quarante-huitième), il note que cette métropole " est en possession de la couronne royale; " et dans une autre lettre il proteste "qu'il n'éprouve du privilège de l'Église de Reims ni envie, ni peine, ni tristesse, si les rois de France ressentent pour elle une préférence -telle qu'ils aiment mieux recevoir la couronne des mains de son archevêque que de celles de tout autre. " Toutefois il n'en maintient pas moins la légitimité de l'exception qui s'est produite en faveur de Daimbert. " Nous n'avons rien fait en cette circonstance qu'après de mûres et sages réflexions. Le royaume se trouvait en effet à cette époque troublé par des factieux qui n'avaient d'autre pensée que de faire passer la couronne sur la tête d'un autre prince, ou du moins de l'amoindrir le plus possible (lettre cent quatre-vingt-neuvième). " Quand donc il soutient que le privilège de l'Église de Reims ne repose ni sur la raison, ni sur la loi, ni sur la coutume, il veut seulement montrer que malgré l'usage reçu, " tous les rois de France n'ont point été sacrés dans la métropole ni des mains de l'archevêque de Reims (même lettre), " ce qui est incontestable, et qu'un prélat quelconque n'encourrait pas la peine de l'excommunication, comme le voulaient les députés de Reims, pour avoir sacré sans dispense préalable un roi de France à la place de l'archevêque de Reims et ailleurs que dans son église. Voir le continuateur d'Aimoine, livre V des Gestes des Francs, chap. I, et Hugues, dans la Chronique d'Auxerre, à l'année 1154.
Plus tard, en 1179, Louis VII, voulant éviter le retour de pareilles difficultés, reconnut, par lettres patentes, à l'archevêque de Reims le droit exclusif de sacrer les rois de France, privilège que les papes Alexandre III et Innocent III confirmèrent plus tard par des lettres spéciales. Pour plus de détails, on peut consulter l'ouvrage que Guillaume Morlot, archiprêtre de Saint-Nicaise, de Reims, a publié sur cette matière en 1654. C'est un traité très-étendu et très-saxant sur le sacre des rois de France.
Pour ce qui est de l'usage du pallium, que le souverain Pontife avait interdit à Samson, rien ne prouve mieux en quelle estime on l'avait à cette époque, que ce que dit saint Bernard, qu'il aurait préféré être privé de la permission de célébrer la sainte messe plutôt que de voir l'usage du pallium retiré à l'archevêque de Reims. Pour l'obtenir, saint Melchior n'avait pas hésité à entreprendre deux fois le voyage d'Irlande à Rome (Note de Mabillon),
Saint Bernard avertit le pape Eugène de se tenir et garde contre les stratagèmes et les prières de l'évêque de Séez, qui faisait tout ce qu'il pouvait pour obtenir de rentrer dans son diocèse.
1. Je n'ai pas besoin, comme bien d'autres, de longs préambules et de beaucoup de paroles pour m'insinuer dans votre esprit; je vais donc vous exposer sur-le-champ le sujet de ma lettre. Je sais qu'un fourbe habile (a) vient de partir pour se rendre auprès de vous, je ne doute pas qu'il n'ait l'espérance de faire quelque dupe, Dieu veuille due ce ne soit pas vous ! il n'en pourrait résulter pour bien des gens qu'une très-fausse et très-dangereuse position. Si c'est toujours un mal de tromper, c'en est presque toujours aussi un grand de se laisser tromper, surtout pour certaines personnes et dans certaines affaires. Plus vous êtes élevé en place, plus votre pouvoir est grand, plus aussi il y a non-seulement de honte mais encore de danger pour vous à vous laisser surprendre, surtout dans les affaires qui sont de votre ressort. Après cela si l'évêque de Séez, un lin renard qui vous prépare un tour de son métier, trouve encore moyen de vous gagner par ses discours artificieux, et obtient de vous la permission de rentrer dans cette portion de la vigne du Seigneur des armées, où il a su faire tant de ravages en si peu de temps, quelle dévastation n'y exercera-t-il pas. Hélas! il en dévorera les malheureux restes, car il n'agira plus en renard, comme auparavant, mais en lionne furieuse, et, laissant la ruse de côté, il n'emploiera plus que la force ouverte pour se venger du peuple et du clergé de cette ville. Soyez donc en garde contre ses ruses habiles afin de prévenir les excès de sa fureur.
2. Ne vous laissez point toucher par sa mine étudiée, sa mise
a A la mort de Jean, évêque de Séez, frère d'Arnoul, évêque de Lisieux, le chanoine séculier Girard qui lui succéda, avait entrepris d'éloigner les chanoines réguliers de la cathédrale de Séez. C'est le crime auquel saint Bernard fait allusion dans celte lettre. Voir aux autres notes.
commune, sa posture suppliante, ses yeux baissés, ses paroles humbles et modestes; défiez-vous de ses larmes qu'il fait couler, dit-on, comme il veut, et qu'il a instruites à mentir; vous savez qu'il est dit de tous ces dehors: " Ne jugez pas d'après eux (Joan., VII, 24). " Ils ont toutes les apparences de la vertu, mais souvent ils n'en ont pas la réalité. Le Seigneur nous a prévenus que les loups empruntent souvent la peau des brebis pour les égorger à leur aise et d'autant plus facilement qu'elles ne se défient pas des loups que leur déguisement les empêche de reconnaître. Il a attaqué de cette manière plusieurs personnes de ce pays qui vous ont écrit en sa faveur. Séduites par ses artifices, elles n'ont pas fait attention à cet avis si prudent et si vrai du Sage : "Il y en a qui, sous une feinte humilité cachent un coeur fourbe et pervers (Eccli., XIX, 23). " Ainsi, sans vous arrêter à ses paroles non plus qu'à ses dehors, voyez quelles sont ses oeuvres, car c'est par là qu'on connaît les hommes. On rapporte de lui bien des choses qui ont de la gravité, et vous en apprendrez bien d'autres encore, si vous voulez faire une enquête pour éclairer votre religion de juge. Pour moi, je passe sous silence tout ce qu'on m'a rapporté à son sujet, car il me semble qu'il n'y a pas moins d'inconvénients à croire tout ce qu'on nous dit qu'à n'en rien croire du tout. Je me contenterai seulement de vous demander pourquoi il s'est soustrait au jugement des juges qu'on lui a donnés, c'est une simple observation due je soumets à votre jugement. S'il s'en prend à ses juges, on sait qu'ils n'étaient pas suspects; s'il allègue la difficulté d'obtenir une bonne justice là où sa cause devait être jugée, personne n'ignore que c'était dans son propre pays, au sein de sa famille, là même où à peu de frais, sans aucun déplacement long et pénible, on pouvait facilement et sans peine juger toute son affaire. Sa raison, car on n'en peut soupçonner d'autre à cet homme rusé, c'était d'échapper par la fuite à la multitude de ses accusateurs, car il sait bien que, faute d'argent, ils ne pourront pas le poursuivre si loin de chez eux. Je dois de la reconnaissance à monseigneur l'évêque de Lisieux a qui, dans cette circonstance, n'a épargné pour la gloire de Dieu, ni sa bourse, ni ses peines. C'est un frère digne de ce nom, il a à coeur d'assurer au frère qu'il a perdu une postérité capable de perpétuer son nom. En travaillant à convaincre et à confondre le méchant, son zèle ne contribue pas peu à votre gloire; aussi est-il juste que vous lui en sachiez quelque gré.
a Il se nommait Arnoul ; c'était un homme aussi pieux qu'éclairé : il est question de lui dans la lettre trois cent quarante-huitièmes
176. D'assurer au frère qu'il a perdu une postérité... Saint Bernard détourne habilement et applique d'une manière assez piquante en cet endroit à l'évêque de Lisieux, nommé Arnoul, cette disposition bien connue de la loi ancienne, par laquelle il était prescrit au frère survivant de donner à son frère mort, des enfants qui pussent perpétuer son nom.
Jean, évêque de Séez, frère d'Arnoul, avait soumis les chanoines séculiers de son église à la règle de saint Augustin. Girard, son successeur, ayant entrepris de revenir sur cet état de choses, Arnoul le défendit, soit en dénonçant au souverain Pontife les tentatives de Girard, soit en les combattant de toutes ses forces; c'est ce qui a fait dire à saint Bernard qu'il s'efforçait d'assurer au frère qu'il avait perdu une postérité capable de perpétuer son nom, quand son successeur avait presque réussi à l'éteindre entièrement par ses téméraires entreprises. Le conflit survenu à cette occasion ne dura pas moins d'une vingtaine d'années, comme on peut le voir par une lettre d'Arnoul au pape Alexandre III commençant par ces mots : Est quidem in quo, et qu'on peut lire dans le tome XII de la bibliothèque des Pères. En effet, l'évêque Jean, qui mourut en 1143, eut pour successeur le chanoine séculier Girard II, auquel la cour de Rome ne permit d'occuper le siège de Séez, au dire d'Arnoul, dans la lettre citée plus haut, qu'après s'être soumis lui même à la règle des chanoines réguliers de Saint Augustin. Or, comme on le voit dans cette même lettre, il était accusé d'avoir voulu détruire l'œuvre de son prédécesseur en chassant les chanoines réguliers de la cathédrale. C'est à l'occasion de ce grief que saint Bernard écrivit cette lettre contre lui (Note de Horatius).
Si la rareté donne du prix aux choses; il n'y a rien de plus précieux et de plus désirable pour l'Église qu'un saint et bon pasteur; car il n'est rien de plus rare au monde; aussi quand on en trouve un et qu'on a l'occasion de l'employer, il faut s'en emparer, le soutenir de tous ses efforts et empêcher que l'intrigue ou la violence ne mettent obstacle à une promotion aussi avantageuse. On ma rapporté que le prieur de la Chaise-Dieu a été élu d'une voix unanime évêque de Valence (a) par le peuple et le clergé de cette ville; je serais bien surpris que celui-là ne fût pas un bon et digne pasteur. Si vous me demandez sur quoi je me fonde pour augurer ainsi de lui, je vous répondrai : en premier lieu, sur le choix des hommes de bien qui l'ont nommé, car on ne peut leur plaire qu'en leur ressemblant, et en second lieu, or ce 'n'est pas la moindre de mes raisons pour juger comme je le fais, sur le chagrin que son élection cause aux méchants, ce qui n'arriverait pas s'il n'était pas bon. Il est important que Votre Sainteté confirme le choix des gens de bien qui l'ont élu, de peur, si vous l'annulez, que la brigue, et le mouvement que se donneront les méchants ne fassent nommer à sa place quelque sujet, indigne de l'occuper.
a A la mort de Jean, évêque de Valence
en Dauphiné, l'an 1145, le prieur de la Chaise-Dieu, nommé
Orilhert, fut élu pour lui succéder. Outre cette lettre,
saint Bernard en écrivit encore une autre, la deux cent soixante-dixième,
en sa faveur.
A ses très-révérends Pères et bien-aimés seigneurs, Bernard, prieur des Portes et les saints religieux de sa maison, Bernard, abbé de Clairvaux, salut en Notre-Seigneur.
1. Je vois, dans une réponse de Votre Béatitude, qu'il m'est échappé dans une de mes lettres quelques expressions qui vous ont fait conjecturer que j'avais un sujet de mécontentement contre vous, et vous appréhendez vivement qu'il n'en soit en effet ainsi. Il n'en est absolument rien, et vous n'avez pas à craindre que votre serviteur, qui vous aime comme de vrais amis et vous considère comme autant de saints, éprouve jamais de pareils sentiments à votre égard, mes très-révérends Pères. Après tout, peut-être n'est-ce pas pour vous, mais pour moi, qu'en véritables pères vous avez craint que je ne fusse indisposé contre vous sans raison ou plus que de raison. A vrai dire, j'ai bien été un peu ému, sinon contre vous, du moins à votre occasion, mais pourtant d'une façon très-modérée, je vous assure ; si ce fut sans raison, je ne demande pas mieux que de le reconnaître, et j'espère que vous voudrez bien me le pardonner. Pour vous dire les sentiments qui m'animent, sachez que le zèle de votre maison me consume, vous ne sauriez m'en vouloir, et que je ne puis supporter tout ce qui est de nature, je ne dis pas à corrompre, mais seulement à ternir l'éclat de votre sainteté. Dans nu très-beau corps, non-seulement une plaie, mais la moindre tache est choquante; or je trouve que c'en est une dans un saint de sentir trop vivement une humiliation, c'en est même une, car c'est s'éloigner de la perfection, que de ne pas se réjouir et se glorifier d'être humilié
a C'est le second prieur de ce nom qu'ait eu le monastère des Portes. Evêquc de Bellay, il quitta son siège en 1142 et revint à sa chartreuse des Portes, où il succéda, avant l'année 1147, an premier prieur Bernard qui s'était. démis de sa charge. Voir là note de la lettre cent cinquante-trois. Quant à Noël, dont il est ici question, je n'oserais affirmer qu'il eût été proposé pour succéder à Bernard sur le siège de Bellay; en tout cas ce fut Guillaume qui devint évêque de cette ville après la retraite de Bernard, et il eut lui-même pour successeur Ponce, à qui succéda Antelme ou Nantelme, antre prieur du même monastère. On lui attribue la deux cent trente-quatrième lettre de la collection de Duchesne, adressée à Loues le Jeune au sujet de sa promotion.
lorsqu'on fait profession d'aspirer à une vie parfaite. Voilà ce qui m'a déplu dans votre frère Noël; je veux bien que son coeur ait été pur devant Dieu, il n'en devait pas moins faire en sorte qu'il parût en être ainsi même aux yeux des hommes.
2. Vous me direz que ce n'est pas lui, mais vous qui avez ressenti vivement cette humiliation. Cela n'y fait rien, car pour vous dire toute ma pensée, je ne vois pas que vous ayez eu d'autre raison de vous en attrister que la douleur qu'il en a lui-même éprouvée. Mais, je vous le demande, aurait-il dû se montrer si fortement impressionné par cette épreuve, surtout quand on songe combien peu sa conversion date de loin; car il me permettra bien de dire que, s'il a toujours eu des sentiments d'humilité dans lame, il n'en a pas eu la réputation avant son nouveau genre de vie. Je ne serais pas étonné que notre saint Père le Pape se fût conduit d'après cette réflexion quand il a refusé, comme vous dites, de ratifier son élection; pour moi, je crois qu'il s'est opposé à ce qu'il fût promu à l'épiscopat sitôt après qu'il avait embrassé la vie du désert, uniquement pour ne pas donner lieu aux mauvaises langues de dire qu'il n'avait pas eu d'autre ambition que celle-là eu se faisant ermite. En tout cas, quelle qu'ait été la pensée de notre saint Père le Pape, je vous certifie bien que, loin d'avoir agi à mon instigation dans cette circonstance, il a tout fait à mon insu, et que d'ailleurs, pour moi, j'étais disposé non-seulement à ne pas empêcher qu'il fût placé dans un poste où il pût faire valoir le talent de Dieu quand le moment en serait venu, mais encore à contribuer des deux mains, comme on dit, et de toutes mes forces à l'y faire parvenir; car je serais bien heureux si je voyais un jour, je ne dis pas tous les diocèses, mais seulement un certain nombre d'entre eux, si petit qu'il fût, administré par des prélats pieux et instruits. Je veux bien qu'on puisse trouver quelque chose à reprendre dans les années de sa jeunesse, mais ce qui était vieux est passé, tout en lui est renouvelé maintenant; la solitude a été pour lui comme un second baptême (a) en Notre-Seigneur; pourquoi ferai-je revivre à la mémoire des hommes des vices désormais enfouis dans le tombeau?
3. Quant à la lettre dure et désobligeante que l'abbé de Chézy (b) ou
a Saint Bernard, dé même que les autres Pères de l'Eglise, regardait la profession religiëuse comme un second baptême. On peut voir le développement de cette pensée dans le livre du Précepte et de la Dispense, chapitre 17.
b L'orthographe de ce mot diffère, dans les trois manuscrits de la Colbertine, de celle que nous donnons ici, Peut-être cet abbé de Chézy est-il le même que l'abbé Simon, à qui est adressée la lettre deux cent soixante-troisième. Il eut pour successeur Tes... dont le nom n'est indiqué que par les premières lettres ; Pierre de Celles, près de Troyes, en parle dans sa lettre quatorzième, livre II. On ne tonnait aucune lettre de lui contre les Chartreux: niais on en a plusieurs qui leur sont favorables.
celui de Troyes vous a écrite, j'en ai été très-peiné, et, à la première occasion, je me promets de le leur faire savoir très-nettement, quoiqu'en termes dont la charité ne saurait se blesser et que peut se permettre l'étroite liaison que leur sainteté m'a fait contracter avec eux. Mais je bénis Dieu qui n'a pas permis que vous fussiez vaincus par le mal et qui vous a donné au contraire la force de vaincre le mal par le bien en ne répondant pas à ces abbés sur le même ton qu'ils vous ont écrit, et en ne rendant point injure pour injure. Je vous prie de croire aussi que c'est contre mon gré et à mon insu que la lettre que vous m'avez écrite contre eux leur a été communiquée. Mais c'est assez sur ce sujet.
4. Laissez-moi maintenant vous parler de moi; l'étrangeté de la vie que je mène et les agitations de ma conscience m'obligent à réclamer vos prières. Je suis comme la chimère de mon siècle, ni clerc ni laïque; moine par l'habit et bien moins due religieux par la façon dont je vis. Il est inutile que je vous parle dans cette lettre des occupations qui m'absorbent et me consument, ni des périls auxquels on m'expose dans le monde ou plutôt des précipices oit l'on me pousse; on vous a sans doute appris toutes ces choses, mais si vous les ignorez, je vous prie de vous en informer afin de m'aider de vos conseils et de vos prières en voyant combien j'en ai besoin.
Saint Bernard le prie de pardonner aux religieux de Baume (a) qu'il avait justement punis, et de les réconcilier avec ceux d'Autun.
A son bien-aimé Père et seigneur Eugène, Pape par la grâce de Dieu, Bernard, abbé de Clairvaux, l'hommage de son profond respect.
Les religieux de Baume ont commis une grande faute, il est vrai, mais ils en ont reçu le châtiment. Toute l'Eglise a loué votre zèle et vous a su gré d'avoir élevé la voix en cette occasion et sévi avec énergie au lieu de laisser passer les choses comme si vous n'en aviez
a Deux rescrits du pape Eugène, adressés l'un à Humbert, archevêque de Besançon, l'autre à Guillaume ou Guy, comte de Mâcon, nous apprennent de quelle nature était le crime dont les religieux de Baume, diocèse de Besançon, s'étaient rendus coupables. En effet, nous voyons dans ces rescrits que l'abbaye de Baume était réduite en simple prieuré, à cause du crime horrible, exécrable et inouï dont les religieux de cette maison s'étaient rendus coupables envers la sainte Eglise romaine dans la conduite qu'ils avaient tenue envers maître Osbert, son très-cher fils.. La lettre du comte de Mâcon, qui accepte la décision du Pape, ne laisse pas non plus de doute sur la faute de ces religieux. Les lettres du pape Eugène sont du 23 mai 1147 et datées de Paris; on les conservait dans tes archives de Cluny. Dans la suite le titre d'abbaye fut rendu au monastère de Baume.
point été instruit; car vous avez déployé un zèle digne de vous; mais si vous n'avez pas frappé pour guérir, si vous êtes implacable et sans miséricorde, quel espoir de guérison peuvent conserver ceux que vous avez frappés? J'espère donc avec confiance que la justice fera place à la miséricorde et que nous pourrons exalter l'une et l'autre également. Certainement le vicaire (a) de Jésus-Christ ne peut manquer de marcher sur les pas de son maître qui lui crie: " Celui qui me sert doit me suivre (Joan., XII, 26). " Or le Prophète a dit en parlant de lui: " Qui sait si Dieu ne se laissera pas fléchir et ne nous rendra point ses bonnes grâces (Joël, II, 14)? " Votre dernière lettre nous donne lieu d'espérer qu'il en sera ainsi de vous; d'ailleurs vous ne sauriez confondre l'innocent avec le coupable. Vous ne pouvez donc refuser de faire grâce à ceux qui ont expulsé de leur maison les auteurs de l'attentat. Pourquoi ne le voudriez-vous pas quand ils vous ont obéi et se sont soumis au précepte que le grand Apôtre dont vous tenez la place leur donnait en ces termes : " Chassez le méchant du milieu de vous ? " Ayez donc pitié d'eux, et que l'iniquité des uns ne cause aucun préjudice à l'innocence des autres. Si je parle ainsi, c'est que les religieux d'Autun ont porté à votre tribunal le jugement d'un différend qui s'est élevé entre eux et les religieux de Baume, et ces derniers ont peur qu'en cette circonstance le crime de quelques-uns des leurs ne nuise à leur bon droit. D'ailleurs je vous prie de travailler à les amener à un accommodement et de les réconcilier ensemble sur les bases d'une paix ,solide; car je leur veux du bien aux uns et aux autres, et je crois qu'une bonne paix est ce qu'ils ont de mieux à faire.
Trompé dans ses espérances, cet ambitieux exerce mille cruautés, et son désespoir se tourne en fureur. Il ressemble à l'homme de perdition de l'Ecriture, qui court lui-même à sa perte et qui hâte le coup de la sentence prononcée contre lui. On peut juger des excès qui l'ont fait
a Saint Bernard donne donc expressément le titre de vicaire de Jésus-Christ au Pape, que les anciens s'étaient contentés jusqu'alors d'appeler vicaire de saint Pierre, comme nous avons eu occasion d'en taire la remorque ailleurs.
condamner par ceux dont il se rend encore coupable tous les jours à la face du monde entier. Cet arbre épineux et maudit provoque la main qui doit le couper et appelle sur lui les coups de la cognée trop lente à le frapper. Hélas! n'aurait-il pas mieux valu le voir abattu plutôt que tous ces saints religieux (a) dont il n'aurait pas causé la perte injuste et cruelle s'il avait été coupé le premier? ils subsisteraient encore s'il n'était lui-même resté debout. Leur chute, il est vrai, relève plus encore ces saints religieux qui ont péri innocents et pour la bonne cause que leur triomphe n'aurait pu le faire, mais il n'en est pas moins vrai qu'on demandera un compte rigoureux de leur sang à ceux qui ont secrètement empêché ce mauvais arbre de tomber. Le sang précieux de tant de saints appelle la vengeance du ciel sur la tête de leurs persécuteurs, pendant que leurs âmes bienheureuses reposent dans le sein de Dieu à l'abri désormais des coups de leurs ennemis. Mais en attendant je sens mes propres entrailles comme déchirées et répandues par terre, mon âme est inconsolable. Peut-être trouverais-je quelque adoucissement à ma douleur si je pouvais l'exhaler librement; mais cette consolation même m'est refusée, car les paroles me manquent, mes lèvres sont muettes de chagrin, et ma voix expire dans les sanglots. Il ne me reste pour toute ressource que de vous supplier d'entendre ou plutôt de lire ce que je ne puis vous dire que sur le papier; je crains pour vous, hélas! que le triomphe de cet homme ne soit votre propre défaite et que tous les mauvais fruits de ce mauvais arbre ne vous soient un jour imputés à vous-même.
a Saint Bernard veut parler ici des violences accomplies par les partisans de l'intrus Guillaume, dans le monastère bénédictin de Wells en Angleterre; on les trouve rapportées tout au long dans l'histoire de cette abbaye par le moine Herlon. tome I de l'Histoire monastique d'Angleterre, page 747. Il est dit dans cet endroit que Guillaume ayant été éloigné de l'archevêché d'York par le pape Eugène, ses partisans fondirent sur le monastère de Wells, dont 'abbé fleuri leur était opposé. Ils mirent tout à feu et à sac, maltraitèrent les religieux et leur abbé, et ne leur laissèrent que la vie sauve. Saint Bernard va même jusqu'à donner assez clairement à entendre que plusieurs d'entre eux périrent sous les coups. Serlon ajoute que l'abbé fleuri, ayant été élu pour l'archevêché d'York, vint en toute hâte trouver saint Bernard à Clairvaux, d'où il se rendit à Trèves auprès du pape Eugène, qui le consacra et lui donna le pallium. De retour, il eut toutefois encore quelque difficulté à se faire accepter par ses ouailles pour légitime archevêque.
1. Je n'ai pu lire vos reproches sans frémir, votre lettre est d'une bien grande amertume; Dieu veuille que votre mécontentement soit moins fondé que terrible! Mais que me reprochez-vous? Est-ce de vous avoir toujours aimés, d'avoir constamment favorisé et développé votre ordre autant qu'il m'a été possible? Car voilà ce quo j'ai fait, et mes actes en font foi, si mes paroles n'ont pas la force de vous en convaincre. A vrai dire, je me flattais même au fond de l'âme que vous deviez me vouloir quelque bien; mais puisque vos paroles et vos écrits témoignent qu'il n'en est pas ainsi, souffrez que je parle à mon tour et que je le fasse avec toute l'autorité que donnent les faits quand on les a pour soi. Je sais bien qu'il est désagréable d'être obligé d'en venir, pour se justifier, jusqu'au point de paraître reprocher aux autres les services qu'on leur a rendus; je voudrais n'être pas réduit à une pareille extrémité, mais je le ferai pourtant, puisque vous m'y contraignez. Dans quelle circonstance ai-je négligé l'occasion de vous rendre service, à vous ou aux membres de votre ordre? En premier lieu, c'est nous qui vous avons donné Prémontré où vous vous êtes établis b; cet endroit était
a C'était Hugues, premier disciple de saint Norbert; il avait été chapelain de l'évêque de Cambrai, et succéda à saint Norbert dans le gouvernement du monastère de Préwontré. Il est parlé de lui en termes des plus flatteurs, non-seulement dans la Vie de saint Norbert, mais encore dans la chronologie de saint-Morien, par son homonyme Hugues d'Auxerre, et dans le livre III des Merveilles de la sainte Vierge, chapitre 6, 8 et 10, du moine Hermann de Laon. Le même auteur parle également de saint Norbert avec de grands éloges en différents endroits, mais particulièrement dans le chapitre 7, où il le place au-dessus de saint Bernard lui-même, tant parce qu’il fut fondateur d'ordre que parce qu'il institua des religieuses de son ordre, dont le nombre, du temps d'Hermann, était déjà de plus de dix mille. II a été assez longuement parlé de saint Norbert dans les notes des lettres trente-cinquième et cinquante-sixième. Il faut remarquer que cette lettre est la deux cent quatre-vingt-dix-septième dans plusieurs manuscrits où la deux cent cinquante-troisième était notre cent vingt-troisième avec la réponse de saint Bernard.
b Plusieurs historiens n'ont su comment expliquer ce que saint Bernard dit ici, attendu qu'on ne saurait douter que ce fut l'évêque de Laon, Barthélemy, qui donna à saint Norbert la première église de Prémontré, dédiée à saint Jean-Baptiste : il l'avait lui-même reçue, d'après Hermann, livre III, chapitre 4 déjà cité plus haut, des moines de Saint-Vincent de Laon, à qui elle appartenait. Mais le même auteur, témoin oculaire de ce qu'il rapporte en cette circonstance, fait mention a d'une autre église plus grande que la première, que l'abbé Hugues fit construire plus tard de l'autre côté de la montagne. L'emplacement où s'élevèrent l'église et le beau monastère y attenant était certainement, du moins en partie, un don de saint Bernard ou des religieux de Cîteaux, qui l'avaient reçu d'un moine nommé Guy. Quant à ce qui venait de Barthélemy, on peut voir à quoi cela se réduit dans sa lettre citée dans l'appendice. Voir également aux notes placées à la fin du volume.
à nous; un moine, nommé Guy (a), le premier qui se soit établi dans ce sa, lieu, nous l'avait donné du consentement de son évêque. En second lieu, si les religieux de Beaulieu (b) se sont agrégés à votre ordre, c'est à moi surtout que vous le devez. Baudouin, roi de Jérusalem, nous avait donné, de son vivant, un endroit appelé Saint-Samuel (c) avec mille écus d'or pour y bâtir une maison ; or, argent et fonds de terre, nous vous avons tout cédé. Bien des gens savent tout le mal que je me suis donné pour vous faire avoir l'église de Saint-Paul de Verdun, et vous en recueillez maintenant tous les fruits. Si vous en doutez, je puis vous montrer, en preuve de ce que j'avance, les lettres que j'ai écrites au pape Innocent d'heureuse mémoire; elles sont là comme les témoins vivants et les juges incorruptibles de ce que je dis. Vos frères des Sept-Fontaines (d) tiennent aussi de nous l'endroit qu'ils occupent et qu'on appelait précédemment Francs-Vals.
2. Pour quel motif, après cela, voulez-vous rompre avec nous qui sommes vos amis? Avez-vous donc envie de nous rendre le mal pour le bien et de violer, comme vous nous le faites craindre, la convention (e) qui
a Nous retrouvons le nom de ce moine dans l'histoire du monastère de Vicoigne, près de Valenciennes, rapportée au tome XII du Spicilège, page 534. II y est dit que Wuy ou Guy, . Breton d'origine et prêtre par le caractère, vivait à Prémontré à l’époque où saint Norbert y vint; cédant la place à plus digne que lui, il se retira à Vicoigne, où il fonda un monastère qu'il mit sous la conduite de Gautier, abbé de Saint-Martin de Latin.
b Beaulieu était un monastère de l'ordre de Prémontré, situé dans le diocèse de Troyes les religieux de Prémontré s'y établirent en 1140 à la place des chanoines réguliers qui l’occupaient auparavant. La lettre quatre cent septième de saint Bernard est adressée à un abbé de ce monastère appelé Eudes.
c Geoffroy s'exprime comme il suit en parlant de cet endroit, livre III, n. 22 de la Vie de saint Bernard : " Enfin tel qu'une vigne pleine de sève et de vigueur, son ordre étendit partout ses rameaux, il n'y eut qu'en Judée que saint Bernard ne voulut point envoyer de ses religieux, quoiqu'il y eût reçu du roi de Jérusalem un endroit convenable pour y bâtir un monastère; mais il redoutait pour eux l'influence du climat et les incursions des païens. " On peut voir la lettre cent soixante-quinzième au patriarche de Jérusalem, qui avait offert à saint Bernard l'endroit en question; et la lettre trois cent cinquante-cinquième par laquelle notre Saint recommande les religieux de Prémontré à la reine de Jérusalem. Pour ce qui est du monastère de Saint-Paul, se reporter aux notes de la lettre cent soixante-dix-huitième.
d C'était un monastère situé à Mont-Clair, dans le diocèse de Langres.
e Par une convention que rapporte Manrique, il fut arrêté en 1142, pour le bien de la paix, qu'on laisserait deux
lieues de distance entre chaque maison de Prémontré et de Cîteaux, et une lieue entre leurs fermes et leurs granges. Voilà pourquoi saint Bernard dit que la maison de l'abbaye de Basse-Font. n'était pas construite dans les limites convenues. Elle était située dans le diocèse de Troyes, et fut fondée eu 1143.
nous lie? Pourquoi nous menacer de rompre la paix entre nous, de vous séparer de nous et de n'avoir plus rien de commun avec nous? Mais passons: ce n'est pas pour le bien que je vous ai fait, mais pour le tort que je vous ai causé en recevant dans notre maison un de vos religieux nommé Robert, et en lui donnant l'habit, que je me suis attiré tout votre mécontentement. Je conviens qu'il est maintenant des nôtres : je croyais m'être déjà suffisamment disculpé en vous faisant connaître de vive voix, en plusieurs rencontres, pourquoi, comment et sous l'empire de quelle nécessité je l'ai reçu; mais puisque vous me paraissez si peu satisfaits de mes raisons et que vous vous obstinez à m'opposer les mêmes griefs, je vais vous redire par écrit ce que je vous ai déjà dit de vive voix.
3. Je n'ai jamais engagé le frère Robert à vous quitter ; au contraire, je l'ai détourné de ce projet pendant plusieurs années. D'ailleurs, comment pouvez-vous croire que j'aie eu la pensée de vous enlever ce religieux, quand vous savez que c'est moi qui ai vivement conseillé à maître Othon d'entrer chez vous? Demandez-lui ce qu'il en est, je le s. sais trop véridique pour craindre qu'il dise le contraire de ce que j'avance. Je pourrais en nommer beaucoup d'autres qui sont entrés chez a vous ou qui y sont retournés et que vous ne verriez pas aujourd'hui dans vos rangs si je ne les avais pressés et presque contraints d'y rester; si je ne le fais, ce n'est pas faute de noms que je pourrais citer, mais la liste en serait si longue que vous ne sauriez la lire sans en éprouver de la confusion. Je pourrais nommer certains de vos religieux que mes prédications avaient touchés et convertis qui avaient eu l'intention d'embrasser notre règle, et qui ne le firent pas parce que les vôtres les en détournèrent; mais qui ne furent pas plutôt entrés chez vous pour y faire profession qu'ils se repentirent de l'avoir fait, et, pour calmer les remords de leur conscience, conçurent la pensée de vous quitter; ils l'auraient certainement exécutée si je ne les en avais fortement détournés et si je ne leur avais fait comprendre qu'ils me feraient plaisir en restant chez vous comme je le leur conseillais vivement.
4. Mais enfin puisque vous me forcez à vous le redire encore, écoutez comment je me suis décidé à recevoir le frère Robert. Ce fut sur un ordre du souverain Pontife à qui ce religieux et ses amis avaient demandé cette grâce. Le Pape disait qu'il vous avait priés, vous et votre abbé, d'accorder à ce religieux la permission qu'il sollicitait et que vous l'aviez fait; ainsi vous ne pouvez dire qu'on vous a contraints de céder. Vous prétendez que tout cela est faux, que m'importe? C'est l'affaire du souverain Pontife. Accusez-le de fausseté si bon vous semble, tout saint pape qu'il soit, mais ne m'accusez pas, moi, car je suis seulement coupable d'avoir cru qu'on ne pouvait pas sans pécher ne point ajouter foi à la parole de Sa Sainteté et ne pas se soumettre à un ordre émané de si haut. D'ailleurs le vénérable abbé Godescalc, votre confrère, qui vous fut député par le souverain Pontife pour traiter de cette affaire, n'est pas disconvenu qu'il eût obtenu de vous la cession spontanée de ce religieux et l'entière liberté pour lui de se retirer où il lui plairait.
5. Quant à l'abbé Fromond, pourquoi me blâmer de l'avoir également reçu? je ne l'ai fait qu'après m'être assuré du consentement de son abbé; d'ailleurs vous n'ignorez pas qu'il en est ainsi, puisque dans la lettre pleine de fiel que vous m'avez écrite, vous ne me reprochez que de n'a, voir point attendu pour agir, que j'eusse été autorisé à le faire par le consentement du chapitre, comme si nous avions fait de cet assentiment une clause de notre arrangement et que l'émancipation d'un religieux ne fût pas plutôt du ressort et de la compétence de son abbé.
6. Vous ajoutez ensuite que nous avons fait démolir une de vos maisons de l'abbaye de Basse-Font, quoiqu'elle fût bâtie dans les limites voulues. Avaut de nous accuser, que n'avez-vous commencé par interroger vos confrères? ils vous auraient dit non-seulement qui a démoli cette mal son, mais aussi pourquoi on l'a fait abattre; car j'aime à croire qu'ils ne vous auraient pas déguisé la vérité sur ce point; mais, puisque vous ne l'avez pas fait, je vais moi-même vous l'apprendre, vous pourrez aller ensuite aux renseignements auprès d'eux si vous le- voulez. Ils avaient commencé la construction d'un bâtiment destiné à des religieuses de leur ordre, dans un endroit assez éloigné de leur abbaye, mais situé sur les confins de deux de nos fermes et dans le voisinage d'un pâtis où paissent nos brebis. Les traitant en amis qui nous avaient quelques obligations, nous les priâmes d'abord de ne pas laisser subsister pour ceux qui viendraient après nous une cause de procès et de brouille; mais ils n'en continuèrent pas moins de construire; voilà toute la violence qu'an peut nous reprocher en cette circonstance, et comment nous avons démoli une maison qui leur appartenait. Si c'est faire violence aux gens de les prier, évidemment nous sommes coupables de violence en ce cas.
7. La vérité, personne n'osera dire le contraire, c'est que l'évêque du lieu, indigné de voir qu'on se permettait de construire un oratoire sans sa permission dans son diocèse et d'élever une maison sans son aveu sur les terres de son Eglise et dans son propre fief, fit opposition à la continuation des travaux, qui n'en persistèrent pas moins à se poursuivre comme si de rien n'était. Plus tard, comme je passais par là, l'abbé de Basse-Font vint nie trouver et me dit qu'on avait cessé les bâtisses, non pas tant pour nous, comme j'ai pu le comprendre par ce qu'il me dit, qu'à cause du seigneur qui leur avait donné le terrain et qui leur cherchait une foule de chicanes et d'ennuis. Ils auraient bien pu renoncer à leur projet de construction par un motif de charité; ils n'auraient fait en agissant ainsi que ce due réclamaient d'eux leur profession et la reconnaissance qu'ils nous doivent. Pour moi, je ne puis m'expliquer ce qui a fait renaître cette querelle; cet abbé m'a paru nous aimer et nous affectionner jusqu'à la mort, et son successeur, qui est venu bien souvent et familièrement me voir toutes les fois qu'il a eu besoin de moi, ne m'a jamais fait la moindre plainte à ce sujet. Je suis descendu moi-même dans cette abbaye où. j'ai reçu l'accueil le plus amical, et jamais ni l'abbé ni les religieux ne m'ont parlé de cette affaire. Plus tard, j'eus l'honneur de vous recevoir à Clairvaux avec ce même abbé que dernièrement je revis à Bar, au moment où allait se tenir le chapitre de votre ordre dans lequel fut concertée la lettre de plaintes ou plutôt d'invectives que vous m'avez adressée. Or je ne me souviens pas que ni ici ni ailleurs votre abbé ou quelqu'un des vôtres ait fait devant moi la moindre allusion à cette affaire.
8. Vous vous plaignez encore de ce qu'un frère convers de l'abbaye d'Igny a incendié une petite maison d'un de vos frères de Braine (a). Une petite maison, dites-vous? peut-on appeler de ce nom un abri de branchages destiné au frère qui gardait la moisson et la récolte ? Encore ne l'a-t-i1 pas brûlé par malice, car j'ai su de bonne source qu'il n'a mis le feu à cette misérable cabane que parce qu'elle se trouvait dans un champ qu'on devait labourer et qui appartenait aux religieux d'igny. Après tout, c'est à peine si le. dommage a été estimé à un petit écu, et je crois qu'on a indemnisé l'abbé de Braine de manière à ce qu'il n'eût point à se plaindre et qu'il fût complètement satisfait; s'il ne l'est pas, veuillez me le faire savoir, je suis prêt à vous donner satisfaction pleine et entière. La preuve, c'est qu'à peine ai-je été informé que vous aviez à vous plaindre de l'abbé de Long-Pont (b), qui faisait construire dans un endroit trop rapproché de vous, que je lui ai ordonné de cesser, ce qu'il a fait sur-le-champ, du, moins je le crois; mais s'il n'en est rien, ayez la bonté de m'en donner avis, et il le fera.
9. Mais le plus grand de tous vos griefs, c'est que l'abbé de Villers, mon confrère, a fait interdire votre église de Saint-Foillan; peut-être devriez-vous vous en prendre à l'incroyable entêtement de votre confrère, l'abbé de Saint-Foillan (c), plutôt qu'à la sévérité dont le Pape n'avait
a Braine sur l'Aisne, à quatre lieues de Soissons, possédait une superbe abbaye de l'ordre de Prémontré, dédiée à saint Evode; non loin de là était l’abbaye d’Igny de l'ordre de Liteaux, dans le diocèse de Reims. L'abbé Humbert, à qui est adressée la lettre cent quarante et unième, était abbé d'Igny.
b Long-Pont, à deux lieues de Soissons et de Villers, en Brabant, diocèse de Namur, dont Faatrède, auteur d'une lettre rapportée dans l'appendice, fut abbé, étaient deux abbayes de l'ordre de Cîteaux.
c Saint-Foillan ou Saint-Foy était une abbaye construite près de Raux en Hainaut, à l'endroit où le saint Irlandais de ce nom souffrit le martyre. Elle a toujours appartenu à l'ordre de Prémontré. A cette liste des bienfaits que les religieux de Prémontré ont reçus de saint Bernard, on pourrait ajouter encore la cession d'un terrain situé dans la forêt d'Ourthe, que le roi de France, Louis le Jeune, " leur donna à la prière de dora Bernard de pieuse mémoire, abbé de Clairvaux, " comme le rapporte l'abbé de Saint-Marien d'Auxerre, dans sa lettre qui est la deux cent quatre-vingt-deuxième de la collection de Duchesne.
que trop de motifs d'user à votre égard; je sais bien que. la plupart d'entre vous désapprouvent son opiniâtreté, mais ce qui m'étonne beaucoup, c'est que vous ne soyez pas tous de leur avis. Eh bien, je vous engage à tourner votre ressentiment contre lui, car c'est uniquement lui qui est cause par son avarice et son entêtement que votre église ait été interdite. Il serait trop long de vous raconter cette affaire en détail, et les bornes d'une lettre ne sauraient se prêter au récit de tous les faux-fuyants auxquels il a eu recours ; je me contenterai de vous dire quelle fut la cause de cet interdit. Après avoir deux ou trois fois réglé cette affaire et fait publier au nom de vos abbés et des nôtres, selon le voeu de votre chapitre le jugement qui l'avait terminée, on s'adressa à l'évêque de Cambrai, dans le diocèse duquel Saint-Foillan est situé ; mais, voyant l'abbé s'opiniâtrer à ne tenir pas compte de ce qui avait été décidé, ce prélat feignit de vouloir le contraindre à se soumettre par une sentence ecclésiastique. C'est alors que votre abbé, pour gagner du temps, en appela au saint Siège. L'affaire y fut en effet portée; le Pape, convaincu par le témoignage de vos propres abbés et de vos confrères que l'abbé de saint-Foillan violait toutes les conventions et ne tenait aucun compte du jugement prononcé en cette affaire, fit interdire son église jusqu'à ce qu'il se soumit. Vous imites alors votre voix à la sienne pour me prier ainsi que l'abbé de Cîteaux, et vous fîtes tant par vos propres supplications et par les instances de vos amis, que vous nous obligeâtes, quand déjà l'évêque chargé de fulminer l'interdit était présent, à chercher quelque moyen d'arranger l'affaire; on le fit en l'absence de l'abbé de Villers, et on pria l'évêque de suspendre l'exécution des ordres du Pape, dans le cas où l'abbé de Saint-Foillan accepterait ce nouvel arrangement; mais à peine fut-il parti qu'au lieu de tenir compte de ce qui avait été convenu, non-seulement il garda la maison due le premier jugement et toutes les conventions l'obligeaient à démolir, comme il la démolit en effet pour la rebâtir ensuite en dépit de toutes les décisions contraires, mais encore il en fit construire une seconde à côté de la première. Après cela, en présence de cette dernière violation des traités, l'évêque chargé de fulminer l'interdit pouvait-il hésiter un moment à remplir le mandat qu'il tenait du saint Siège? Cependant me flattant toujours que je vaincrais le mal par le bien, j'ai fait différer la sentence jusqu'après l'octave de l'Epiphanie, dans l'espérance qu'il finirait par rentrer en lui-même et se déciderait à observer le jugement tel qu'il était ou à s'en tenir à quelque accommodement. Dieu veuille qu'il en soit ainsi, et qu'il accepte enfin la paix que j'essaie de lui procurer.
10. N'est-il pas permis d'inférer de tout cela que vous avez bien moins sujet de vous plaindre que nous? Mais tout ce que je demande, c'est que vous aimiez ceux qui vous aiment et que vous ayez fortement à coeur de conserver l'union des esprits dans les liens de la paix; je veux parler de ces liens que la concorde et la charité ont établis entre nous et qu'il ne vous importe peut-être pas moins qu'à nous de conserver intacts. Si vous êtes décidés à les rompre, vous agirez non-seulement contre vos intérêts, mais encore contre toute justice; car, en supposant que les griefs que vous avez contre moi soient fondés, il ne serait toujours pas juste que les torts d'un individu pussent nuire à l'intérêt commun. Pour moi, mes frères, vous aurez beau faire, je suis décidé à payer d'amour votre indifférence même. Que celui qui vent rompre avec un ami en cherche les occasions; je sens que)je ne puis et ne pourrai jamais ni donner à mes amis ni rechercher dans leur conduite une cause de rupture; car dans le premier cas ce serait agir en faux ami, et dans le second faire preuve d'une amitié bien froide. Mais, comme j'ai appris d'un prophète " qu'il est bon de vivre unis (Isa., XLI, 7), " je vous déclare que vous pourrez peut-être dénouer ou rompre même les liens qui vous attachent à moi; pour moi, je ne cesserai point de vous être uni, je le serai malgré vous, malgré moi-même, car ces liens de la charité qui m'attachent depuis longtemps à vous ne sont pas ceux d'une amitié feinte qu'il soit possible de rompre, ils sont indissolubles. Aussi plus je vous saurai animés contre moi, plus je vous montrerai un visage pacifique; si vous m'attaquez, je courberai le dos sous votre colère, de peur de le courber sous le joug du démon, et ne répondrai que par de bons procédés à toutes vos invectives. Je vous ferai du bien malgré vous, .et votre ingratitude n'aura d'autre effet que d'augmenter mon bon vouloir; enfin votre mépris ne pourra réussir qu'à doubler les témoignages de mon respect. Je suis vivement peiné de vous avoir donné quelque sujet de chagrin et ne cesserai de l'être qu'après m'être assuré votre pardon : si vous tardez à me le donner, j'irai le mendier à votre porte, décidé à y rester le jour, la nuit même, jusqu'à ce que, vous forçant à céder à mes importunités sans fin ni trêve, je mérite de le recevoir on vous contraigne de me l'accorder. Déjà l'hiver est à demi passé, et je n'ai point encore reçu de vous la tunique (*) qui doit me mettre à l'abri du froid.
* Expression figurée qui désigne la charité.
Nous vous avons donné Primontré ...... On n'est pas d'accord sur l'origine du nom de Prémontré. Ce qu'on lit à ce sujet dans François Alut, livre II de l'Histoire de la famille de Coucy, paraît tout à fait fabuleux.
Le père Cordon, de la société de Jésus, dit, à l'année II 16 de sa Chronique, que l'ordre de Saint-Norbert reçut le nom de Prémontré de ce que la règle en fut miraculeusement révélée d’avance à son fondateur.
Mais on voit que le nom de Prémontré était celui de la localité où s'éleva le monastère de ce nom, par un passage du chapitre XVII de la Vie de saint Norbert, où il est dit " qu'il choisit un lieu tout à fait solitaire et désert, que les anciens appelaient Prémontré. " C'est ce qui ressort également du récit d'Hermann, que nous rapporterons plus loin.
Pour ce qui est de la donation de Prémontré, il semble que ce que dit saint Bernard, qui se l'attribue dans cette lettre, est en opposition avec le titre (a) de fondation de l'abbaye de Prémontré, fait au nom de Barthélemy, évêque de Laon. D'après ce titre, Prémontré appartint d'abord aux religieux de Saint-Vincent; un de leurs abbés, nommé Adalbéron, le donna à Barthélemy, évêque de Laon; celui-ci, ayant été confirmé dans la possession de Prémontré par le successeur d'Adalbéron, nommé Sigefroy, en disposa plus tard en faveur de saint Norbert. Ces faits se trouvent confirmés par le passage suivant d'Hermann, chapitre IV du livre III de l'histoire des merveilles de la sainte Vierge: " Etant donc arrivés, dit-il, au lieu dit Prémontré, ils entrèrent, pour prier Dieu, dans une église construite en cet endroit en l'honneur de saint Jean-Baptiste et dépendant du monastère de Saint-Vincent-de-Laon... " C'est ce qui a fait dire à un écrivain moderne, dans ses notes à la Vie de saint Norbert, chapitre III, qu'il ne pouvait s'expliquer comment saint Bernard s'attribuait une donation qu'avaient faite les religieux de Saint-Vincent par l'entremise de leur évêque, nommé Barthélemy. Mais quand même on pourrait alléguer trente-six passages pareils à celui-ci, ce que dit saint Bernard n'en demeurerait pas moins d'une incontestable autorité; d'ailleurs avec un peu d'attention il est bien facile de tout concilier.
On sait en effet que le monastère de Prémontré ne se trouvait plus alors au même endroit où dans le principe saint Norbert l'avait fondé; mais sur le versant opposé de la montagne, où l'avait reporté le successeur même de saint Norbert, l'abbé Hugues, à qui cette lettre est adressée. Hermann, à l'endroit cité plus haut, rapporte que saint Norbert avait prévu la translation de son monastère; il la raconte en ces termes, chapitre X: " L'abbé Hugues, voyant que l'église de Saint-Jean-Baptiste qu'il tenait des religieux de Saint-Vincent, comme il est dit chapitre IV, était trop petite et ne pouvait plus contenir la foule tous les jours plus considérable des personnes qui se rendaient dans ce monastère et sachant que saint Norbert avait prévu, comme on l'a dit plus haut, qu'on serait obligé d'en construire une plus grande de l'autre côté de la montagne, réunit tous ses religieux pour délibérer sur ce qu'il y avait à faire, et pria monseigneur Barthélemy de vouloir bien, en qualité de père et de fondateur de la maison, venir poser la première pierre de la nouvelle église, quand on eut préparé tous les matériaux nécessaires pour la construire. "
Ainsi le premier emplacement ou la première église de Prémontré a été donné à saint Norbert et à ses religieux par nos frères de Saint-Vincent, ce qui n'empêche pas que le second emplacement ne soit un don de saint Bernard, qui l'avait reçu de l'ermite Guy.
On peut lire sur ce sujet deux lettres de l'abbé Philippe de Bonne-Espérance, auxquelles il semble que saint Bernard se soit proposé de répondre dans cette lettre (Note de Mabillon).
a Le titre de fondation de Prémontré se
trouvait dans la bibliothèque de Prémontré, et dans
les notes à Guibert.
Saint Bernard loue cet abbé du zèle avec lequel, dans un âge avancé, il entreprend la réforme de sa maison. La brièveté du temps ne nuit en rien aux désirs de la perfection, Dans la vie spirituelle, cesser d'avancer c'est reculer.
1. Je vois maintenant en vous, mon Père, l'accomplissement de, ces paroles du Sage: " Quand l'homme touche au but, il ne fait encore que commencer (Eccli., XVIII, 6), " Vous êtes en âge de vous reposer, vos longs services n'attendent plus que leur récompense; cependant, tel qu'un soldat nouvellement engagé sous les drapeaux du Christ, vous entreprenez une nouvelle campagne, vous provoquez de nouveau l'ennemi au combat, et, montrant dans un corps chargé d'années toute la force et la vigueur de la jeunesse, vous contraignez l'antique ennemi du salut à rentrer en lice avec vous et à recommencer de nouveau la lutte. En effet, il vous voit renoncer maintenant à la coutume que vous avez vous-même suivie, aux usages traditionnels (b) de vos prédécesseurs, et, touché de la grâce d'en haut, vous démettre des églises et des bénéfices que vous possédiez; détruire ces synagogues de Satan, je veux dire ces cellules (c) particulières dans lesquelles des religieux séparés du reste de la communauté vivaient trois ou quatre ensemble sans règle et sans ordre; interdire l'accès de votre monastère (d) aux femmes et veiller avec plus de zèle que jamais à tous les autres devoirs de la vie religieuse. Mais que vous importe la rage de l'antique ennemi, du premier et du plus grand des pécheurs à la vue de toutes vos réformes? Son dépit fait votre joie et vous chanterez à sa honte : " Seigneur, ceux
a Cette lettre est de 1136, époque où le monastère de Sainte-Marie-des-Alpes, dont il est parlé dans la cent quarante-deuxième lettre de saint Bernard, embrassa la règle de Cîteaux.
b Saint Bernard veut parler des mitigations de la règle introduites par les religieux antérieurement à l'abbé Guérin; il en est parlé dans la lettre quatre-vingt-onzième.
c L'existence de ces sortes de cellules a toujours été préjudiciable à la règle, dont il est plus difficile d'exiger la rigoureuse pratique dans un petit que dans un grand nombre de religieux. Saint Bernard donne à ces cellules, dans sa quatre centième lettre, le nom d'obédiences. Il tient ici le même langage que dans la lettre cent cinquantième, n. 2.
d C'est-à-dire de leur église. C'était aussi l'usage parmi les religieux de Clairvaux, de même que parmi les Cisterciens, d'en interdire l'entrée-même aux religieux étrangers, comme on le voit dans Orderic Vital, livre VIII, page 714. Les Chartreux n'admettent dans le chœur de leur église que les religieux auxquels il donnent l'hospitalité, ainsi qu'ont le voit dans Guy, chap. X de leurs statuts. Sur la défense de laisser pénétrer les femmes dans les églises des monastères d'hommes, on peut lire la préface du premier siècle, n. 112, et celle du second siècle, n. 53.
qui vous craignent ne peuvent manquer de se réjouir en voyant que j'espère en vous au delà de toute espérance (Psalm. CXVIII, 74). " Il n'est pas à craindre que l'ennemi triomphe de celui sur lequel les années mêmes n'ont pas de prise ; son âme est plus forte que l'âge; en vain la vieillesse a glacé tout son corps, alourdi ses membres, couvert de rides sa chair affaiblie; il conserve un coeur embrasé de saints désirs, une âme ardente à poursuivre ses pieux desseins et un esprit supérieur aux défaillances du corps. Après tout, qu'y a-t-il d'étonnant qu'il se mette si peu en peine de l'état de délabrement et de ruine où se trouve la masure qu'il habite, quand il voit s'élever tous les jours davantage l'édifice spirituel qu'il se construit pour l'éternité? Il sait bien qu'il ne perdra sa maison de boue que pour en recevoir de Dieu même une autre qui ne sera pas faite de la main des hommes et qui durera éternellement ( II Cor., V, 1).
2. Mais, dira-t-on peut-être, s'il meurt avant d'avoir mis la dernière main à cet édifice spirituel, qu'adviendra-t-il de ses espérances ? Car on n'est parfait que quand on n'a plus rien à faire, quiconque peut s'élever encore n'a point atteint le faîte. A cela je réponds hardiment que " cet homme en peu de temps a vécu bien des siècles (Sap., IV, 13). " Oui, bien des siècles, en vérité, car il les a vécus tous; en preuve, c'est qu'il a fini par l'éternité. Ce n'est pas à la longueur du temps ni au nombre des années et des jours que se mesurent la durée de ce qu'il a vécu et l'étendue de ses mérites, mais à la disposition habituelle de son esprit, à l’ardeur de sa pieuse âme et à sa constante résolution de tendre sans cesse à la perfection. Sa vertu lui donne et lui assure tout ce que le temps lui a refusé, car elle n'est point sujette au temps et n'est point limitée par lui. Voilà pourquoi il est dit: " La charité ne peut périr (I Cor., XIII, 8); la persévérance des saints ne meurt point avec eux (Psalm. IX, 19), et la crainte de Dieu qui fait les saints subsiste dans les siècles des siècles (Philip., III, 15). " L'homme juste ne croit jamais qu'il est arrivé à la perfection, jamais on ne lui entend dire : C'est assez comme cela! Mais, toujours affamé, toujours altéré de justice, il travaille sans relâche à l'augmenter en lui; il vivrait toujours qu'il ne cesserait de faire de nouveaux efforts pour se rapprocher tous les jours un peu plus de la perfection; car ce n'est pas au jour ou à l'année, comme un mercenaire, "il s'engage au service de Dieu, c'est pour l'éternité. Aussi entendez-le s'écrier : " Seigneur, votre loi m'a donné la vie, je ne l'oublierai jamais (Psalm. CXVIII, 93); j'ai fait voeu de l'observer toujours (Psalm. CXI, 3), " et non pas seulement pendant quelques années. Sa justice subsiste donc toujours aussi, et la faim qui ne cesse de le consumer mérite d'être éternellement rassasiée. Il peut ne vivre que quelques jours, il n'en est pas moins regardé comme s'il avait vécu des siècles, parce qu'il était dans la disposition de les employer tous de même.
3. Eh quoi! la brièveté de la vie nous ôterait le mérite d'une vertu qui eût toujours duré si c'eût été possible, quand elle n'empêche pas qu'on impute aux réprouvés leur obstination dans le mal? En effet, leur péché n'a duré qu'un instant et il est puni d'un supplice sans fin; n'est-ce pas parce que dans ses dispositions perverses leur volonté impénitente rend éternel en désir ce qui n'est que temporaire et passager de sa nature? S'ils eussent toujours vécu, ils n'auraient jamais cessé de vouloir le mal, bien plus, ils n'auraient pas voulu mourir afin de pouvoir pécher toujours, de sorte qu'on pourrait dire aussi en parlant d'eux, mais dans un sens tout différent des justes: " En peu de temps ils ont vécu des siècles, " par la raison que, demeurant toujours dans la même disposition, ils ont vécu un jour comme ils en auraient vécu mille. Voilà sur quel raisonnement je me fonde pour dire qu'on est parfait dès qu'on ne cesse pas d'aspirer et de tendre de toutes ses forces à le devenir.
4. Mais si c'est être parfait que d'aspirer sans cesse à le devenir, c'est s'éloigner de la perfection que de cesser d'y tendre. Où sont donc ceux qui disent : C'est assez comme cela pour nous, nous n'avons pas la prétention de valoir mieux que nos pères? O moine, est-ce vous qui tenez ce langage, est -ce bien vous qui ne voulez point avancer dans la vertu ? Voudriez-vous donc reculer? Je ne veux ni l'un ni l'autre, me répondez-vous, je ne demande qu'à vivre tel que je suis et à demeurer dans l'état où je me trouve; à Dieu ne plaise que je devienne pire, mais je ne tiens pas à devenir meilleur. Vous voulez tout simplement l'impossible, car il n'y a rien de stable en ce monde et encore moins dans l'homme, dont il est dit. "Il passe comme une ombre, on ne le trouve pas deux fois de suite dans le même état (Job, XIV, 2). " L'auteur même des hommes et des temps n'est pas demeuré dans le même état quand il apparut sur la terre au milieu des hommes, mais " il passait, dit l'Écriture, en faisant le bien et en guérissant tous les malades (Act., X, 38). " il passait non pas en ne faisant rien, non point dans l'indolence et la paresse, ou d'un pas lent et paisible, mais, selon l'expression d'un Prophète, " il s'avançait à pas de géant dans sa carrière (Psalm. XVIII, 6). " Il faut courir pour l'atteindre, sans cela que nous servirait-il de le suivre? Voilà pourquoi saint Paul nous crie : " Courez, mais courez si bien que vous arriviez au but (I Cor., IX, 24). " Cardez-vous de fixer à votre course, si vous êtes chrétien, un autre tenue que celui que Jésus-Christ s'est assigné à lui-même lorsque, selon la remarque de l'Apôtre, " il s'est fait obéissant jusqu'à la mort (Philipp., II, 8). " Si longtemps que vous couriez, si vous ne courez jusqu'à la mort, vous n'atteindrez pas le but et n'obtiendrez pas le prix; or le prix de cette course, c'est Jésus-Christ môme. Si vous vous arrêtez quand il avance à grands pas, non-seulement vous ne vous approchez point du but, mais le but même s'éloigne de vous, et vous vous exposez à cette malédiction du Psalmiste : " Seigneur, ceux qui s'éloignent de vous périront (Psalm. LXXII, 27). " Si donc c'est courir que d'avancer, en cessant d'avancer vous cessez de courir, et dès qu'on cesse de courir on recule; d'où il suit que ne vouloir plus avancer, c'est effectivement reculer.
5. Jacob vit une échelle sur laquelle les anges montaient ou descendaient, il n'en vit pas qui parussent s'arrêter et se reposer; c'est la figure de la vie, où il n'y a point de milieu pour nous entre croître et décroître ; voyez notre corps par exemple, il est dans un changement continuel, il perd s'il n'acquiert quelque chose; ainsi en est-il de notre âme, il faut nécessairement qu'elle avance ou qu'elle recule. Mais il y a cette différence entre le corps et l'âme que ce qui affaiblit ou fortifie l'un ne produit pas le même effet sur l'autre. Ainsi, quand le corps est robuste et vigoureux, l'âme est faible et languissante; au contraire elle recouvre toute sa force et sa vigueur dès que le corps souffre et s'affaiblit. L'Apôtre en avait fait l'expérience quand il disait : " Je ne suis jamais plus fort que quand je suis faible (II Cor., XII, 10), " et qu'il se glorifiait de sa faiblesse et de ses infirmités, parce qu'elles permettaient " à la force et à la vertu du Christ d'habiter en lui (II Cor., XII, 9). "
6. Mais à quoi bon citer des exemples à l'appui d'un fait qui se passe sous nos yeux ? N'êtes-vous pas, mon révérend Père, une preuve évidente de ce que je viens de dire ? A mesure qu'en vous l'homme extérieur se détruit, l'intérieur se renouvelle (II Cor., IV, 16). C'est en effet de ce renouvellement de l'esprit qu'est née l'ardeur qui vous consume de réformer votre maison. C'est ainsi que l'homme de bien tire le bien de son coeur comme d'un trésor, de même qu'un bon arbre produit de bons fruits (Matth., XII, 33). Nous ne cueillons encore que les prémices de ce que vous promettez, mais en fut-il jamais d'aussi excellents? L'arbre qui les donne n'est autre que la pureté de votre coeur, car il n'y a qu'elle qui ait été capable de vous porter à faire revivre la pureté de votre propre règle; une eau si limpide ne saurait jaillir d'une source bourbeuse, ni de si saintes pensées d'une âme souillée. Evidemment c'est d'un coeur qui surabonde de grâces que s'échappent et s'écoulent au dehors toutes ces choses qui nous charment à voir, et l'éclat qui brille dans votre entreprise n'est qu'un rayon de la lumière de votre âme.
7. O vous, enfants d'un tel père, soyez ses imitateurs comme vous voyez qu'il l'est lui-même de Jésus-Christ; écriez-vous aussi: " Nous vous suivrons dans l'odeur a de vos parfums ( Cant., 1, 3), " car il est partout la bonne odeur de Jésus-Christ (II Cor., II, 15). Non-seulement il l'est pour vous qui le respirez les premiers, mais l'odeur qu'il exhale vient
a Saint Bernard, à l'exemple de anciens, dit dans l'odeur... et non à l'odeur, attendu que l'Epouse des Cantiques ne court pas à l'odeur, mais dans les odeurs, vers son Époux. Pierre le Vénérable dit plus bas, dans la lettre deux cent soixante-quatrième : "Attiré par l'odeur de tes parfums. "
jusqu'à nous, quelque éloignés que nous soyons de vous, les suaves parfums de son zèle nous gagnent et nous embaument d'une délicieuse odeur de vie, de la vraie vie des saints. Mais que dis-je ? ce n'est pas seulement jusqu'à nous qu'elle s'est répandue, elle a pénétré jusqu'aux cieux et les esprits célestes, dans l'enivrement d'une allégresse plus grande que de coutume, ne peuvent s'empêcher de s'écrier: " Quelle est cette âme qui s'élève du désert comme une vapeur d'aromates, de myrrhe, d'encens et de parfums de toutes sortes?... L'odeur que vous répandez est semblable à celle d'un jardin rempli de grenadiers chargés de fruits (Carat., III, 6; IV, 13). " Il faudrait avoir l'âme rongée par l'envie pour être sourd à ces chants d'allégresse, et répandre déjà l'infection du tombeau, si vous me permettez de parler sans détour, pour ne pas sentir une si suave odeur.
Saint Bernard engage fortement le roi Louis à n'apporter aucune entrave à la célébration d'un concile devenu aussi nécessaire au bien de l'Etat qu'à celui de l'Église, et dont il ne peut recevoir lui-même qu'un accroissement de gloire.
A Louis, par la grâce de Dieu très-excellent roi de France, Bernard, abbé de Clairvaux, son fidèle sujet, salut de la part du Roi des rois, du Seigneur des seigneurs, ainsi qu'à son épouse bien-aimée et à ses enfants.
1. Les royaumes de la terre et les empires de ce monde ne demeurent puissants et glorieux entre les mains de ceux qui les gouvernent qu'autant que les princes et les rois ne s'insurgent pas contre ce que Dieu lui-même a réglé et disposé. Pourquoi donc, seigneur, Votre Majesté s'élève-t-elle contre l'élu de Dieu, contre un pontife en qui elle a trouvé un père et qu'elle a donné comme un autre Samuel à son fils ? Pourquoi s'arme-t-elle de colère non pas précisément contre des étrangers, mais contre elle-même et contre ses propres sujets? Je ne m'étonne plus après cela que l'Apôtre dise: " La colère de l'homme ne fait pas le compte de la justice de Dieu (Jacob, I, 20), " puisqu'elle vous aveugle jusqu'à vous empêcher de voir le danger auquel tout le monde voit que vous exposez vos propres intérêts, votre honneur et le salut même de votre âme.
a C'était Louis le Gros, comme on ne peut en douter, soit parce que dans les manuscrits cette lettre se trouve placée la cent vingt-septième et après celle que notre Saint adressa aux évêques d'Aquitaine, soit parce que le contexte où se lisent ces paroles: " Contre un Pontife... qu'elle a donné comme un autre Samuel à son fils. " Ce qui ne peut s'entendre que du pape Innocent II, qui sacra, en effet, Louis le Jeune à Reims en 1131.
On assemble un concile (a); qu'y a-t-il en cela de préjudiciable à la gloire de Votre Majesté et aux intérêts de votre couronne ? Au contraire, on rappellera et on publiera bien haut dans cette assemblée générale de l’Eglise la piété et le dévouement de Votre Excellence; on y dira que le roi de France est le premier ou l'un des premiers princes du monde qui ait eu, en roi très-chrétien, le courage de défendre l'Église sa mère contre la violence de ses ennemis; toute la chrétienté réunie vous rendra mille actions de grâces que vous aurez la gloire d'avoir méritées, et fera mille voeux pour vous et pour les vôtres.
2. D'ailleurs, pour peu qu'on ressentît les maux dont l'Église notre mère est accablée maintenant, on ne saurait méconnaître la nécessité d'un concile général pour y remédier. Mais, dit-on, les chaleurs sont excessives et nos corps ne sont pas de glace ! C'est vrai, mais nos coeurs le sont bien certainement, s'ils ne se fondent point de douleur à la vue des malheurs de Joseph, pour emprunter le langage du Prophète (Amos, VI, 6). Mais je me réserve de vous parler de ces choses dans une autre circonstance. Pour aujourd'hui, souffrez que le moindre de vos sujets, par sa condition sinon par sa fidélité, déclare à Votre Majesté qu'il est contraire à ses intérêts de s'opposer à un bien si grand et si nécessaire. Je pourrais le démontrer aussi clair que le jour par des raisons concluantes; mais je me dispenserai de les développer en ce moment, convaincu que ce que je vous ai dit est plus due suffisant pour un prince aussi intelligent que vous. Après tout, si Votre Sérénité croit avoir à se plaindre de la sévérité que le souverain Pontife a déployée contre Elle, ses fidèles sujets qui assisteront au concile ne manqueront pas de faire tous leurs efforts pour faire rapporter ou modifier ce qui a pu porter atteinte. à l'honneur de Votre Majesté. Soyez sûr que de mon côté je n'y manquerai pas, si j'ai quelque pouvoir.
a C'est du concile de Pise, qui se célébra
en 1134, qu'il est question en cet endroit le roi de France s'opposait
au départ des évêques de son royaume pour ce concile,
sous prétexte que la chaleur était excessive en Italie.