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OEUVRES COMPLÈTES 
DE 
SAINT BERNARD

TRADUCTION PAR M. L'ABBÉ CHARPENTIER

VIVÈS, PARIS 1866





Source : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/
 
 




LETTRES









OEUVRES COMPLÈTES DE SAINT BERNARD *

LETTRES *

LETTRE CCLVI. AU PAPE EUGÈNE. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CCLVII. AU MÊME PAPE POUR LE FRÈRE PHILIPPE. *

LETTRE CCLVIII. AU MEME PAPE, POUR LE FRÈRE RUALÈNE (a). *

LETTRE CCLIX. AU MÊME PAPE, SUR LE MÊME SUJET. *

LETTRE CCLX. A L'ABBÉ RUALÈNE. *

LETTRE CCLXI. AU PAPE EUGÈNE. *

LETTRE CCLXII. AU MÊME PAPE, POUR LES RELIGIEUX DE SAINTE-MARIE-SUR-MEUSE (a). *

LETTRE CCLXIII. A L’ÉVÊQUE DE SOISSONS, POUR L'ABBÉ (b) DE CHÉZY. *

LETTRE CCLXIV. RÉPONSE DE L’ABBÉ DE CLUNY, A L'ABBÉ BERNARD. *

LETTRE CCLXV. RÉPONSE DE L’ABBÉ BERNARD A LA LETTRE DE PIERRE DE CLUNY. *

LETTRE CCLXVI. A SUGER, ABBÉ DE SAINT-DENIS. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CCLXVII. A L'ABBE DE CLUNY. *

LETTRE CCLXVIII. AU PAPE EUGÈNE. *

LETTRE CCLXIX. AU MÊME PAPE. *

LETTRE CCLXX. AU MÊME PAPE. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CCLXXI. A THIBAUT, COMTE DE CHAMPAGNE. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CCLXXII. A L'ÉVÊQUE DE LAON (b). *

LETTRE PLACÉE AVANT LA CCLXXIII. LETTRE DU PAPE EUGÈNE AU CHAPITRE DE CÎTEAUX. *

LETTRE CCLXXIII. AU PAPE EUGÈNE. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CCLXXIV. A HUGUES, ABBÉ DE TROIS-FONTAINES, PENDANT SON SÉJOUR A ROME. *

LETTRE CCLXXV. AU PAPE EUGÈNE, SUR L'ÉLECTION D'UN ÉVÊQUE D'AUXERRE. *

LETTRE CCLXXVI. AU MÊME PAPE, APRÈS LA MORT DE L'ÉVÊQUE D'AUXERRE. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CCLXXVII. AU MÊME PAPE, POUR L'ABBÉ DE CLUNY. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CCLXXVIII. AU MÊME PAPE, POUR L'ÉVÊQUE DE BEAUVAIS. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CCLXXIX. AU COMTE HENRI (c). *

LETTRE CCLXXX. AU PAPE EUGÈNE, POUR L'AFFAIRE D'AUXERRE. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CCLXXXI. A BRUNO, ABBÉ DE CIARRAVALLE (c). *

LETTRE CCLXXXII. AU ROI DE FRANCE LOUIS LE JEUNE, AU SUJET DE L'ÉLECTION DE L’ÉVÊQUE D'AUXERRE. *

LETTRE CCLXXXIII. AU PAPE EUGENE, POUR LES RELIGIEUX (a) DE MOIREMONT. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CCLXXXIV. AU PAPE EUGÈNE, POUR L'ARCHEVÊQUE DE REIMS ET POUR D'AUTRES PERSONNES ENCORE. *

LETTRE CCLXXXV. AU MÊME PAPE, POUR EUDES, ABBÉ DE SAINT-DENIS. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CCLXXXVI. AU MÊME PAPE, POUR LE MÊME ABBÉ. *

LETTRE CCLXXXVII. A MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE (Hugues) D'OSTIE POUR LE MEME ABBÉ. *

LETTRE CCLXXXVIII. SON ONCLE ANDRÉ, CHEVALIER DU TEMPLE. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CCLXXXIX. A LA REINE DE JÉRUSALEM. *

LETTRE CCXC (a). A MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE D'OSTIE, AU SUJET DU CARDINAL SORDAN. *

LETTRE CCXCI. QU PAPE EUGÈNE POUR L'ABBAYE DE SAINT EUGENDE (c) DANS LE JURA. *

LETTRE CCXCII. A UN SÉCULIER (a). *

LETTRE CCXCIII. A PIERRE, ABBÉ DE MOUSTIER-LA-CELLE (a), POUR UN MOINE DE CHÉZY, QUI ÉTAIT PASSÉ A LA MAISON DE CLAIRVAUX. *

LETTRE CCXCIV. AU PAPE EUGÈNE, POUR L'ÉVÊQUE DU MANS. *

LETTRE CCXCV. A MONSEIGNEUR LE CARDINAL (b) HENRY (Hélie), POUR LE MÊME ÉVÊQUE. *

LETTRE CCXCVI. A MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE D'OSTIE (Hugues), POUR LE MÊME ÉVÊQUE. *

LETTRE CCXCVII. A L'ABBÉ (Guy) DE MONTIER-RAMEY. *

LETTRE CCXCVIII. AU PAPE EUGÈNE. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CCXCIX. AU COMTE D'ANGOULÊME (a), POUR LES RELIGIEUX DE SAINT-AMAND DE BOISSE. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CCC. A LA COMTESSE DE BLOIS. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CCCI. A SANCHE, SOEUR DE L'EMPEREUR D'ESPAGNE (a). *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CCCII. AUX LÉGATS DU SAINT SIÈGE POUR L'ARCHEVÊQUE DE MAYENCE. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CCCIII. A LOUIS LE JEUNE, ROI DE FRANCE. *

LETTRE CCCIV. AU MÊME. *

LETTRE CCCV. AU PAPE EUGÈNE. *

LETTRE CCCVI. A L'ÉVÊQUE D'OSTIE (a), POUR L'ÉLECTION DE TOUROLDE, ABBÉ DE TROIS FONTAINES. *

LETTRE CCCVII. AU MÊME. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CCCVIII (a). AU ROI DE PORTUGAL, ALPHONSE. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CCCIX (a). AU PAPE EUGÈNE. *

LETTRE CCCX. A ARNOLD (a) DE CHARTRES, ABBÉ DE BONNEVAL. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

AVERTISSEMENT. *

LETTRE CCCXI . A HAIMERIC, CHANCELIER DE LA COUR ROMAINE. *

LETTRE CCCXII. A RAYNAUD (b), ARCHEVÊQUE DE REIMS. *

LETTRE CCCXIII. A GEOFFROY (a), ABBÉ DE SAINTE-MARIE-D'YORK. *

LETTRE CCCIV. AU PAPE INNOCENT (a). *

LETTRE CCCXV. A MATHILDE (a), REINE D'ANGLETERRE. *

LETTRE CCCXVI. A HENRI, ARCHEVÊQUE DE SENS, ET A HAIMERIC, CHANCELIER DE LA COUR ROMAINE. *

LETTRE CCCXVII. A SON PRIEUR (a) GEOFFROY. *

LETTRE CCCXVIII. AU PAPE INNOCENT. *

LETTRE CCCXIX. A TURSTIN, ARCHEVEQUE D'YORK. *

LETTRE CCCXX . A ALEXANDRE (a), PRIEUR DE WELLS, ET A SES RELIGIEUX. *

LETTRE CCCXXI. A HENRI DE MURDACH (a), D'ABORD ABBÉ DE VAUCLAIR, PUIS DE WELLS, ET ENFIN ARCHEVÊQUE D'YORK. *

LETTRE CCCXXII. AU NOVICE HUGUES QUI DEVINT PLUS TARD ABBÉ DE BONNEVAL (b). *

LETTRE CCCXXIII. AU PAPE INNOCENT. *

LETTRE CCCXXIV. A ROBERT, ABBÉ DES DUNES (a). *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CCCXXV. AU MEME ABBÉ AU SUJET DU NOVICE IDIER. *

LETTRE DE L'ABBÉ GUILLAUME (a) A GEOFFROY, ÉVÊQUE DE CHARTRES, ET A BERNARD, ABBÉ DE CLAIRVAUX. *

LETTRE CCCXXVII. RÉPONSE DE SAINT BERNARD A L'ABBÉ GUILLAUME. *

LETTRE CCCXXVIII. AU PAPE (a). *

LETTRE CCCXXIX. A L'EVEQUE DE LIMOGES. *

LETTRE CCCXXX. AU PAPE INNOCENT. *

LETTRE CCCXXXI. AU CARDINAL ÉTIENNE, ÉVÊQUE DE PALESTRINE, *

LETTRE CCCXXIII. AU CARDINAL G... *

LETTRE CCCXXXIII. AU CARDINAT. G... (a). *

LETTRE CCCXXXIV. A GUY (a) DE PISE. *

LETTRE CCCXXXV. A UN CERTAIN CARDINAL PRÊTRE. *

LETTRE CCCXXXVI. A UN CERTAIN ABBÉ, SUR LE MÊME SUJET. *

LETTRE CCCXXXVII. AU PAPE INNOCENT, AU NOM DES ÉVÊQUES DE FRANCE (a). *

LETTRE CCCXXXVIII. A HAIMERIC, CARDINAL ET CHANCELIER DE LA COUR DE ROME. *

LETTRE CCCXXXIX. AU PAPE INNOCENT. *

LETTRE CCCXL. AU MÊME PAPE INNOCENT. *

LETTRE CCCXLI. A MALACHIE ARCHEVÊQUE D'IRLANDE. *

LETTRE CCCXLII. A JOSSELIN, ÉVÊQUE DE SOISSONS. *

LETTRE CCCXLIII. L'ABBÉ BERNARD D'ITALIE AU PAPE INNOCENT. *

LETTRE CCCXLIV. DU MÊME BERNARD A SAINT-BERNARD. *

LETTRE CCCXLV . AUX RELIGIEUX DE SAINT-ANASTASE (a). *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *


 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE CCLVI. AU PAPE EUGÈNE.

L’an 1134

Saint Bernard engage le pape Eugène à venir au secours de l'Eglise d'Orient et à ne pas se laisser décourager par la perte d'Edesse ; il s'étonne qu'on ait songé à lui, dans l'assemblée de Chartres, pour le mettre à la tête de la croisade.

1. Une bien grande et bien triste nouvelle vient de frapper mes oreilles; que d'âmes en sont affligées ! Je me demande même quelle âme ne l'est pas? Il n'y a que les enfants de colère qui ne s'en sont ni émus ni affliges; elle n'est indifférente qu'à ceux due le mal le plus affreux comble de joie et de bonheur. Au reste, la tristesse est générale, parce que la cause en est commune à tous. Vous avez bien fait d'écrire aux évêques de France pour encourager leur bon vouloir et leur donner les éloges qu'ils méritent. C'est bien dans une cause de cette importance pour la chrétienté tout entière, que plus que tout autre vous êtes tenu à faire preuve de zèle et de courage. J'ai lu chez un sage (Senec., epist. XXII ad Lucil.) " que l'homme de coeur sent son courage grandir avec les difficultés. " Je vais plus loin, moi, et je dis que dans un chrétien la confiance s'accroît au milieu des épreuves. Le flot des revers s'élève jusqu'à l'âme du Christ, et ses ennemis en ce moment le blessent à la prunelle même de l'oeil. Puisque le Sauveur souffre de nouveau aux lieux où jadis il est mort pour nous, il est temps de tirer du fourreau les deux glaives dont Pierre était armé pendant la passion du Sauveur. Mais qui les tirera si ce n'est vous? Or, si l'un se tire d'un mot de votre bouche ou d'un signe de votre tête, c'est la main qui doit tirer l'autre de sa gaine; lorsque saint Pierre voulut faire usage de ce dernier, dont il semblait qu'il ne devait pas se servir, le Seigneur lui dit: " Remettez votre glaive dans son fourreau (Jean., XVIII, 11). " Il était donc bien à lui, mais ce n'était pas lui qui devait s'en servir.

2. Or le temps est venu pour vous d'employer ces deux glaives (a) à défendre l'Eglise d'Orient. Vous devez imiter le zèle de celui dont vous tenez la place, ce serait une honte pour vous d'avoir les mêmes armes que lui en main et de n'en point faire usage. N'entendez-vous pas Jésus-Christ qui vous dit: " Je retourne à Jérusalem pour y être crucifié une seconde fois (Egésip., liv. III de Excid., chap. II). " Si les autres se montrent indifférents ou sourds à cette voix, ce n'est toujours pas au successeur de

a On peut lire sur ces deux glaives de Pierre le livre IV de la Considération; chap. III, et l’Opuscule de notre saint aux chevaliers du Temple, chap. II.

Pierre qu'il convient de faire comme s'il ne l'entendait pas. Il doit s'écrier au contraire : " Quand même tous les autres seraient scandalisés, moi je ne le serai point (Matth., XXVI, 33), " et au lieu de se laisser abattre par les premiers désastres de l'armée, il s'efforcera d'en rassembler les débris. Parce que Dieu fait ce qu'il veut, l'homme est-il dispensé de faire ce qu'il doit? Pour moi, je vois dans la grandeur même des maux qui nous accablent un motif de plus pour un chrétien digne de ce nom, d'espérer en un meilleur avenir, et dans les épreuves qui fondent sur nous, une raison de nous réjouir davantage (Jacob., I, 2). Il est bien vrai que nous mangeons aujourd'hui le pain de la douleur et que notre breuvage est détrempé de nos larmes; mais faut-il que l'ami de l'Epoux perde toute espérance, et ne sait-il pas que Celui dont il est l'ami a pour habitude de réserver le vin le meilleur pour la fin? Qui sait? peut-être le Seigneur, touché de nos misères, jettera-t-il sur nous un regard de bonté et nous sera-t-il plus favorable que par le passé (Joel, II, 14). C'est ainsi qu'il a coutume de faire, ce sont là les retours de sa justice, vous ne l'ignorez pas. A-t-il jamais accordé de signalés bienfaits qu'il ne les ai fait précéder d'éclatantes disgrâces? Pour n'en citer qu'un exemple, la grâce unique. et singulière de la rédemption n'a-t-elle pas été précédée de la mort du Sauveur?

3. Êtes-vous l’ami de l'Epoux ? faites-le voir dans le besoin. Si vous vous sentez au coeur, le triple amour qu'il réclamait de celui dont vous tenez la place, si vous l'aimez aussi de tout votre coeur, de toute votre âme et de toutes vos forces comme cela doit être, ne ménagez rien, mettez tout en oeuvre pour sauver son Epouse en péril, employez pour Elle tout ce que vous avez de force, de zèle, de sollicitude, d'autorité et de puissance. Plus le péril est grand, plus grand aussi doit être votre concours. Un coup terrible vient d'être porté à l'édifice tout entier, c'est à vous de mettre tout en oeuvre pour en conjurer la ruine. Il faut que je vous sois dévoué comme je le suis, pour vous parler avec cette hardiesse.

4. Au reste, Votre Sainteté (a) sans doute appris que l'assemblée de Chartres a m'a élu chef de cette nouvelle croisade, ce dont je ne saurais trop m'étonner; veuillez croire que je ne suis pour rien dans ce choix, d'ailleurs aussi contraire à tous mes désirs que hors de proportion avec mes forces, si je me connais bien. Qui suis-je en effet pour marcher à la tête d'une armée et pour commander dans les camps? En supposant même que j'en aie la force et le talent, est-il rien de plus étranger à ma profession? Votre Sainteté est trop sage pour que je lui suggère ce qu'elle doit penser de tout cela; je la prie seulement, au nom de la charité dont elle m'est tout particulièrement redevable, de ne pas m'abandonner aux caprices des hommes; qu'elle veuille bien implorer les lumières du ciel, comme c'est son devoir en cette circonstance plus qu'en toute autre encore, et travailler ensuite à faire accomplir la volonté de Dieu sur la terre comme on l'accomplit dans le ciel.

a On peut consulter sur cette assemblée, qui se réunit en 1146, les lettres de Pierre le Vénérable et de l'abbé Suger.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCLXVI.

178. A Suger, abbé ..... Saint Bernard l'exhorte à recevoir la mort avec courage. Il mourut en effet en 1152, d'après la chronique de Saint-Denys, qui en parle en ces termes: "Cette année vit mourir l'abbé Suger d'heureuse mémoire. Comme personne ne peut se soustraire à la nécessité de mourir, l'abbé Suger, se sentant atteint de la maladie qui le conduisit au tombeau, se fit porter par ses frères dans la salle du chapitre : là, après quelques mots d'édification, il se prosterna avec larmes et gémissements aux pieds de tous les religieux, se soumit à leur jugement et les pria de lui pardonner charitablement les fautes qu'il pouvait avoir à se reprocher à leur égard et ses négligences dans l'accomplissement des devoirs de sa charge, ce que tous les religieux firent au milieu d'un torrent de larmes et avec les témoignages du plus affectueux attachement. Ce vénérable père expira en récitant les paroles de l'Oraison dominicale et du Symbole, le 13 janvier, à l'âge de soixante-dix ans, après cinquante ans de profession religieuse, et vingt-neuf de prélature. Six évêques et une foule d'abbés assistèrent à ses funérailles, où l'on vit le roi très-chrétien de France, Louis VII, pénétré du souvenir des services qu'il en avait reçus, pleurer amèrement comme un simple mortel. " Là s'arrête le récit de la chronique de Saint-Denys. Pour épitaphe on ne mit que ces mots sur sa tombe : Ci-git l'abbé Suger; le nom seul de Suger dit plus en son honneur que ne le pourrait faire une épitaphe plus longue. Francois Chifflet nous en a conservé une autre que voici; on la doit à la plume d'un chanoine de Saint-Victor de Paris, nommé Chèvre-d'Or. " L'Eglise a perdu sa fleur, sa perle, sa couronne et son soutien, son étendard, son bouclier, son casque, sa lumière et son auréole, en perdant l'abbé Suger, qui fut un modèle de vertu et de justice, un religieux aussi grave que pieux. Magnanime et sage, éloquent, généreux et distingué, on le vit siéger dans les conseils sans jamais quitter le conseil intérieur de sa pensée.

" C'est par ses mains prudentes que le roi tenait les rênes du gouvernement, il régnait sur le roi, on pourrait dire qu'il fut le roi du roi.

" Tout le temps que le roi de France fut éloigné de son royaume pour la conduite de l'expédition d'outre-mer, il fut le chef de l'Etat et régent de France.

" Il sut allier en lui deux qualités presque inconciliables pour tout autre, ce fut de plaire aux hommes par son équité et à Dieu par sa sainteté.

" Il ajouta par sa propre gloire au lustre d'une abbaye déjà fameuse; il en réforma les abus avec énergie et il en augmenta le nombre des habitants.

" L'octave de la Théophanie qui le vit fermer les yeux à la lumière, fut pour lui une vraie Théophanie. "

Les religieux de la congrégation de Saint-Maur ont conservé cette longue mais élégante épitaphe écrite en lettres d'or.

On trouve d'autres détails encore sur l'abbé Suger dans les notes des lettres soixante-dix-huitième et trois cent soixante-troisième (Note de Mabillon).

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LETTRE CCLVII. AU MÊME PAPE POUR LE FRÈRE PHILIPPE.

1. Je vous écris séparément (a) pour une affaire qui m'intéresse et me touche beaucoup, et que je vous recommande tout particulièrement. Un de nos frères nommé Philippe s'est vu abaissé, pour avoir voulu s'élever, mais il s'est ensuite abaissé de lui-même et personne n'a songé à l'élever, comme si l'un ne devait pas être la conséquence de l'autre, d'après ce que le Seigneur lui-même a dit (Matth. XIII, 12). On traite ce religieux avec une rigueur que rien ne tempère, et on le punit sans pitié; la plupart des juges ont pensé, je l'avoue, qu'on devait en agir ainsi à son égard, mais voudraient-ils qu'on les traitât de même? Or il est certain qu'on ne nous appliquera pas d'autre mesure que celle dont nous aurons fait usage envers les autres (Matth., VII, 2); celui donc qui se sera montré. sons pitié dans sa justice. ne trouvera point non plus de pitié pour lui-même. Le successeur des apôtres est en position d'exercer en même temps la justice et la miséricorde ; si le souverain pouvoir dont il est revêtu éclate dans la, première, il ne peut aller sans la seconde; que dis-je? l'économe dont l'Évangile se plaît à nous parler avec éloge n'a-t-il pas mieux aimé manquer de fidélité à son maître que de charité envers le prochain; ne le voyons-nous pas remettre à l'un vingt, à l’autre cinquante pour cent de sa dette, et sacrifier l'intérêt de son maître à l'amitié de ceux qu'il voulait gagner? Sa conduite lui valut des louanges et il en fut récompensé en se faisant en effet autant d'amis due son maître comptait de serviteurs.

2. Mais à quoi pensé-je? Je m'aperçois que je vous parle moins en suppliant qui demande une grâce qu'en avocat qui plaide sa cause; ce n'est pas là ce que je devais foire, et si je continue sur ce ton, je me trouve face à face avec la justice au lieu d'avoir affaire à la miséricorde. Laissons

a On pense, d'après ce début, que cette lettre pour le frère Philippe fut envoyée au pape Eugène en même temps que la précédente. Quant à Philippe, voici ce qu'on lit à son sujet dans la liste des prieurs de Clairvaux : " Philippe, ayant suivi le parti d'Anaclet, fut fait par lui évêque de Tarente pendant la durée du schisme; plus tard, ayant été déposé, il se retira à Clairvaux, où il ne lui fut permis d'exercer que les fonctions de simple diacre. " — C'est ce qui donna lieu à notre Saint d'écrire au Parc en sa faveur. — " A la mort de saint Bernard, il était prieur de Clairvaux. "

donc de côté toutes ces plaidoiries sur lesquelles je ne saurais faire plus de fond que sur des toiles d'araignées. A quoi bon tendre des piéges sous les pas de ceux qui ont des ailes pour les éviter (Prov., I, 17) ? Il est inutile que j'essaie d'éblouir un esprit aussi pénétrant que le vôtre, il trouverait à l'instant même mille raisons meilleures que les miennes à m'objecter. Ce que j'ai de mieux à faire, c'est de recourir aux armes des faibles, à la prière, et d'en user largement; je me flatte d'avoir ainsi plus de succès dans l'attaque d'un coeur que je sais inexpugnable à tout autre moyen. Le Père des pauvres ne saurait être insensible à la voix des pauvres qui l'implorent avec moi, car je ne suis pas seul à le prier. Si j'ose me flatter que même seul je saurais toucher votre coeur, que ne puis-je espérer quand je sens mes prières monter vers vous appuyées sur celles de tous vos enfants, tant de ceux qui sont ici avec moi que d'une infinité d'autres qui, quoique absents, se joignent à moi en ce moment? Parmi tant de religieux, Philippe est le seul qui ne s'unisse point à moi et qui ne demande rien; bien loin de me presser de prier pour lui, je ne sais s'il voudrait qu'on le fit; ce qu'il désire par-dessus tout, c'est d'être compté pour le dernier dans la maison de Dieu. D'ailleurs, la dispense que nous vous demandons pour lui l'intéresse moins que notre ordre tout entier qui doit eu profiter beaucoup plus que lui.

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LETTRE CCLVIII. AU MEME PAPE, POUR LE FRÈRE RUALÈNE (a).

Saint Bernard prie le pape Eugène de vouloir bien consentir au rappel de Rualène qu'il avait contraint d'accepter le litre d'abbé de Saint Anastase malgré toutes ses répugnances.

Il est évident pour moi que notre cher Rualène, loin de prendre son parti du poste dans lequel on l'a placé, s'en désespère tous les jours davantage. Je crois donc qu'on ne saurait trop se hâter de remédier au mal dont il se plaint et dont je ne souffre pas moins que lui; car je ne puis vous dissimuler que je me sens malheureux de son tourment, et que je ne serai tranquille que quand il sera lui-même rendu à la tranquillité. Ne vous étonnez pas de ce due je vous dis là, nous ne formons, lui et moi, qu'un coeur et qu'une âme, et nous ne différons l'un de

a Il était prieur de Clairvaux quand il fut appelé à succéder à l'abbé de Saint-Anastase devenu pape sous le nom d'Eugène, comme on l'a vu lettre deux cent quarante-cinq. Nicolas de Clairvaux,-qu'il avait puissamment contribué à faire entrer à Clairvaux, déplore son absence dans sa quarante-troisième lettre. Dans la suite, ce même Nicolas de Clairvaux écrivit plusieurs lettres sous son nom, et particulièrement la vingt-troisième et la vingt-cinquième, qui portent à tort le nom de Rivaux au lieu de celui de Rualène.

l'autre qu'en ce qu'il est mon fils et que je suis comme sa mère ; je dirais son père si je ne vous en avais transmis le titre et le pouvoir, bien que j'en conservasse tous les sentiments dont je ne puis me défaire et qui sont aujourd'hui la cause de mon tourment. Or vous le savez, une mère ne saurait oublier le fruit de ses entrailles (Isa., XLIX, 15). On a beau me dire que je ne suis plus sa mère, je sens bien qu'il n'a pas cessé d'être mon fils, et mon coeur, mon triste coeur, ne nie le dit que trop par la douleur qui le consume sans trêve ni repos. Mais à qui la faute, me direz-vous, s'il en est ainsi? A moi seul, vous répondrai-je; je ne m'en prends pas, mais je m'en plains à vous. Mère tendre et cruelle tout à la fois, j'ai sacrifié de mes propres mains le fruit de mes entrailles au devoir de l'obéissance et de la charité; c'est moi-même qui ai arraché de mon sein et immolé comme une victime ce précieux objet de mon amour; bien plus, je ne saurais dire que je l'ai fait contre mon gré, car si je l'ai livré, c'est de plein gré et pour obéir à une volonté qui pourrait contraindre qui il lui plaît si elle le voulait. Mais il n'en était pas de même pour lui; ce n'est qu'à regret qu'il a cédé à votre volonté et à la mienne réunies et parce qu'il n'a pas pu faire autrement. Devais-je penser que sa répugnance durerait toujours? Mais puisqu'elle subsiste plus invincible que jamais, il ne vous reste plus qu'à céder avec bonté; car un homme qu'on oblige à rester dans un poste qui lui déplaît, non-seulement s'y trouve malheureux, mais encore n'y fait aucun bien. Or cela n'est convenable ni pour la place qu'il occupe sans la remplir, ni pour vous et pour moi qui l'y maintiendrions. Vous connaissez le mot de saint Ambroise : " On ne fait rien de méritoire dès qu'on agit à contre-coeur, et le bien même qu'on fait alors ne nous est point imputé, attendu que Dieu ne compte que ce qu'on fait en esprit de charité et non ce que la crainte seule inspire (Amb. III Psalm. I). " Je vous conjure donc, par les entrailles de la miséricorde divine, d'avoir pour ce cher enfant un coeur de père et de le remettre, tandis qu'il vit encore, dans le sein de sa mère; peut-être n'est-il si malade que pour en avoir été trop tôt arraché. Mieux vaut, après tout, le laisser vivre que de le partager en deux. Quel profit nous reviendrait-il de sa mort? Je suis bien sûr d'une chose, c'est que ce ne sera jamais ni son père ni sa mère qu'on entendra dire : " Eh bien ! qu'il ne soit ni à l'un ni à l'autre, qu'on nous en donne à chacun la moitié (III Reg., III, 26). " Peut-être vos craintes ne vont-elles point jusqu'à appréhender que nous ne le perdions, mais il me tombe souvent entre les mains des lettres et il arrive à mes oreilles de vagues rumeurs qui m'inspirent les plus vives appréhensions à son sujet; on me fait craindre qu'il ne nous quitte et ne s'enfuie, et qu'il ne rompe définitivement non-seulement avec vous, mais avec nous aussi.

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LETTRE CCLIX. AU MÊME PAPE, SUR LE MÊME SUJET.

Saint Bernard proteste au pape Eugène qu'il n'a d'autre volonté que la sienne et il lui abandonne volontiers l'abbé Rualène, qu'il veut maintenir à la tête de l'abbaye de Saint-Anastase.

S'il m'est arrivé d'avoir une volonté différente de la vôtre, la bonté dont vous m'honorez me fait en ce moment non-seulement vouloir, mais vouloir de bon coeur ce que vous désirez. Vous avez voulu que frère Rualène fût abbé de Saint-Anastase, je l'ai voulu avec vous; puis, en voyant son insurmontable répugnance à rester dans ce poste, je changeai de sentiment; mais, puisque vous persistez dans le vôtre, il est juste que je me rende; et je veux bien risquer l'expérience. Il sera fait comme vous l'ordonnez, non pas parce que vous l'ordonnez, mais parce que vous le désirez; et pour vous convaincre que loin de me soumettre à regret et de céder à la nécessité, je le fais au contraire de plein gré et de bon coeur, je m'empresse d'exécuter vos ordres. Veuillez juger des dispositions de mon âme par les termes de ma lettre. J'agirais en serviteur inutile si je me contentais de ne faire que ce que le devoir exige de moi; mais en le faisant avec joie, je n'agis plus comme un serviteur ordinaire, j'entre au contraire dans les sentiments qu'un fils doit avoir pour son père (Luc., XVII, 10).

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LETTRE CCLX. A L'ABBÉ RUALÈNE.

L’an 1145

Saint Bernard compatit à sa peine et l'engage à s'y soumettre et à demeurer dans le poste qu'on lui a confié.

L'affliction que m'a causée votre départ était bien grande, mon cher Rualène, et celle que je ressens du trouble et du chagrin où je vous vois plongé, l'est bien davantage encore; mais il est juste que je sois plus touché de vos peines que de la perte que j'ai faite, bien qu'elle me soit on ne peut plus sensible, puisque j'ai vu partir en vous un fils bien-aimé, un frère dont je ne pouvais plus me passer et un ami dont l'appui m'était indispensable. Tous ces motifs, qui m'étaient une raison de vous chérir, me font aujourd'hui compatir affectueusement à vos peines et me rendent vos chagrins bien plus sensibles que la perte que j'ai faite. Aussi n'est-il rien que je n'aie tenté, pas de mal que je ne me sois donné, point de raisons que je n'aie fait valoir pour tacher tic les adoucir. Je suis allé jusqu'à tenter Dieu même et à mécontenter presque le saint Pontife que nous avons, en prenant sur moi de vous rappeler. Mais puisque j'ai échoué dans tous mes projets et dans mes tentatives, je cède enfin, de guerre lasse, à une volonté supérieure à la mienne. Je me range du côté, de l'autorité, et ne pouvant faire ce que je veut, je m'efforce de vouloir ce due je peux. Mais vous, mon cher et bien-aimé frère, ayez confiance dans le Seigneur et cessez, je vous en prie, de regimber contre l'aiguillon qui vous presse, de peur qu'il ne vous blesse et que ceux qui vous aiment ne soient atteints eux-mêmes. Ménagez-vous et ménagez-moi, moi, dis-je, qui me suis si peu épargné pour vous. Prenez courage et croyez fermement que Dieu saura bientôt changer toute l'amertume de vos peines en douceur. Ouvrez votre coeur à une joie sainte et salutaire afin que j'y participe moi-même et que je puisse remercier et louer Dieu de m'avoir consolé en vous rendant la paix de l'âme et en vous inspirant la résolution de lui faire gaiement le sacrifice de votre volonté.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE CCLXI. AU PAPE EUGÈNE.

Saint Bernard prie le Pape d'absoudre l'abbé de Saint-Urbain des censures qu'il avait encourues en recevant un religieux templier.

Un religieux templier a désiré entrer dans notre ordre. Quelques-uns des nôtres l'ont encouragé dans cette pensée, mais, ne pouvant le recevoir dans leurs maisons parce que la règle s'y oppose, ils l'ont conduit secrètement à l'abbaye de Vaux (a), dont ils ont décidé l'abbé à lui donner l'habit noir d'un antre ordre, afin de pouvoir ensuite par ce moyen le recevoir et lui donner notre habit. Voilà le fait tel qu'il s'est passé. Lorsque ,j'en fus informé, je le soumis à l'appréciation du chapitre, qui fut d'avis qu'on devait renvoyer ce religieux. Mais les templiers peu satisfaits de ce qui s'était passé, ont obtenu de Votre Majesté un bref qu'ils ont remis à l'évêque de Châlons-sur-Marne, par lequel l'entrée de l'église est interdite à l'abbé de Saint-Urbain qui a donné l'habit à ce templier, jusqu'à ce qu'il se soit présenté devant vous. L'abbé de Vaux, à la prière duquel celui de Saint-Urbain s'est inocemment

a Abbaye inconnue ale l'ordre de Cîteaux, située non loin da diocèse de Châlons-sur-Marne, sinon dans ce diocèse même, où se trouvait celle de Saint-Urbain, dont il est question un peu plus loin. Cette dernière abbaye fut fondée en 665 par un évêque de Châlons nommé Hercherant,s'il faut en croire le moine Henri, dans son livre des Miracles de saint Germain l'Auxerrois, chap. XIV.

prêté à toute cette affaire, s'est senti vivement ému à la nouvelle de ce qui lui arrivait et s'est vu obligé de vous envoyer le porteur de cette lettre pour se prosterner aux pieds de Votre Miséricorde, et de faire tout ce qui dépend de lui pour le tirer du mauvais pas oit il l'a engagé. Il espère, et nous, qui sommes vos enfants, espérons avec lui que dans sa paternelle bonté Votre Sainteté ne nous refusera pas cette grâce.

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LETTRE CCLXII. AU MÊME PAPE, POUR LES RELIGIEUX DE SAINTE-MARIE-SUR-MEUSE (a).

Je ne puis refuser à monseigneur de Reims ce qu'il me demande, d'autant plus qu'il ne demande rien que de juste. Je cous supplie doue instamment avec lui de tirer le plus tôt possible de l'oppression, et, par votre puissante intervention, de mettre à couvert contre les attaques de leurs ennemis et les procès qu'ils leur suscitent, les pauvres religieux de Sainte-Marie-sur-Meuse. Le porteur de la présente vous mettra au courant de cette affaire et vous dira pour quelles raisons ils s'adressent de si loin à vous. La justice de leur cause, la pauvreté de leur état, la qualité du prélat qui vous prie pour eux, son respect pour vous et son dévouement affectueux à votre personne vous suggéreront l'accueil que vous devez faire à leur requête.

LETTRE CCLXIII. A L’ÉVÊQUE DE SOISSONS, POUR L'ABBÉ (b) DE CHÉZY.

Je m'imaginais tout obtenir de vous par la prière quand je pouvais peut-être vous présenter ma requête sous une tout autre forme; mais puisque cela ne m'a pas réussi, je renonce à ce moyen simple et commun, et je vais élever la voix d'un ton, car je suis très-piqué d'un

a Le manuscrit de Ciseaux porte cette suscription : " Pour Samson, archevêque de Reims. n Mais ce n'est là qu'une différence plus apparente que réelle, puisque cette lettre n'a été écrite qu'à la demande de cet archevêque en faveur des religieux de Sainte-Marie-sur-Meuse, abbaye de Bénédictins de la congrégation de Saint-Victor, dans le diocèse de Reims, La Clvonique de Sainte-Marie-sur-Meuse, tome IV du Spicifége, ne fait pas mention de l'affaire dont il s'agit.

b C'était l'abbé Simon dont il est fait mention dans la lettre deux cent quatre-vingt-treizième. Dans quelques manuscrits, et même dans plusieurs éditions, cette lettre est adressée " Au même Pontife, " c'est-à-dire au pape Eugène. Mais les manuscrits de Cîteaux et de Clairvaux, sans compter les autres, préfèrent la leçon que irons avons donnée. A mon avis, ou est beaucoup plus dans le vrai en la regardant comme étant adressée " à Josselin, évêque de Soissons, " dans le diocèse duquel se trouve l'abbaye de Bénédictins de Chézy-sur-Marne. Peut-être est-ce de l'éviction de cet abbé Simon que parle Pierre de Celles, livre II, lettre quatorzième.

refus auquel vous ne m'avez pas habitué. Je vous somme donc de faire ce que vous devez et de payer la dette de l'habitude, car l'habitude est une sorte de dette. Il n'est plus question de prière, c'est maintenant à un ordre formel qu'il vous faut obéir; revenez donc sur le jugement que vous avez porté. D'ailleurs, il ne parait pas juste qu'un religieux, votre fils et mon ami, voie, pour un mot dit inconsidérément et sans réflexion aucune, son monastère perdre ce qui lui est légitimement dit, quand surtout sa communauté n'est intervenue pour rien dans ce qu'il a dit. C'est en vain que la partie adverse, sentant l'injustice de sa cause, fait sonner bien haut cette convention verbale; on ne peut refuser, il me semble, de reconnaître que le bon droit est du côté de l'abbé, d'autant plus que les arbitres auxquels on s'en était remis, au lieu de tomber d'accord entre eux sur cette affaire, se trouvent d'un avis tout à fait opposé. J'espère donc que vous ne voudrez faire de la peine ni à lui ni à moi. Après cela, que Dieu éloigne de votre âme, cher et vénérable Père, toute espèce de peine et de tristesse; c'est le voeu que font pour vous tous les serviteurs de Jésus-Christ et que je fais, quant moi, avec une ardeur toute particulière.

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LETTRE CCLXIV. RÉPONSE DE L’ABBÉ DE CLUNY, A L'ABBÉ BERNARD.

Pierre de Cluny témoigne à saint Bernard le désir qu'il a de le voir, et le prie de le dédommager en lui envoyant un religieux nommé Nicolas, qu'il affectionne beaucoup.

A la solide et brillante colonne de l'ordre monastique, on plutôt de l'Église entière, dom Bernard, abbé de Clairvaux, Pierre, humble abbé de Cluny, le salut que Dieu promet à ceux qui l'aiment.

Si la Providence nous laissait maîtres de notre destinée et du choix de notre voie, je choisirais de vivre auprès de Votre Béatitude dans les liens les plus étroits, plutôt que de régner ailleurs sur les hommes et de les tenir sous mon empire. En effet, toutes les couronnes de la terre peuvent-elles égaler à mes yeux le bonheur envié des hommes et des anges de vivre dans votre société? Je puis même dire sans exagération aucune que les esprits célestes vous regardent déjà comme un des leurs, quoique vous ne jouissiez point encore du bienheureux séjour que vous espérez; pour moi, je me croirais assuré d'y vivre éternellement avec vous si j'avais le bonheur de finir mes jours dans votre société. Pourrais-je, en effet, ne pas marcher sur vos traces en me sentant attiré par la bonne odeur de vos vertus? Mais puisque cela ne se peut pas, que ne m'est-il permis de m'y trouver du moins quelquefois, ou si cela ne se peut point non plus, que n'ai-je le bonheur de voir fréquemment des personnes qui me viennent de votre part? Comme cela même ne m'est que rarement accordé, je prie Votre Sainteté de me visiter pendant les prochaines fêtes de Noël par un de ses meilleurs amis, je veux parler du frère Nicolas, que vous considérez beaucoup, je crois, et dont je fais moi-même le plus grand cas. Il me semblera que c'est vous que je vois et que j'entends en lui, et par lui je vous confierai, mon saint frère, plusieurs choses que je veux communiquer à Votre Sagesse. Je me recommande, avec tous mes religieux, de toutes mes forces et avec toutes les instances possibles, aux prières de votre sainte âme et à celles des pieux et fervents religieux qui servent Dieu sous votre conduite.

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LETTRE CCLXV. RÉPONSE DE L’ABBÉ BERNARD A LA LETTRE DE PIERRE DE CLUNY.

L’an 1149

Saint Bernard s'estime indigne d'être loué et répond par des éloges aux louanges qu'il a reçues de Pierre le Vénérable.

Saint homme, que faites-vous en prodiguant des louanges à un pécheur et en béatifiant un misérable comme moi? N'êtes-vous pas tenu maintenant de prier Dieu qu'il me préserve de l'aveuglement où vos paroles flatteuses pourraient me jeter sur mon propre compte si je les écoutais avec complaisance? Il s'en est fallu de bien peu, je l'avoue, que cela n'arrivât quand je lus les éloges dont Votre Béatitude me comble dans sa lettre et le titre de saint qu'elle m'octroie. Quel saint je ferais, en effet, s'il ne fallait pour l'être qu'en avoir reçu le nom! Mais si je suis bienheureux, c'est de l'affection dont vous m'honorez, beaucoup plus que des louanges dont vous m'accablez; c'est de vous aimer et de me sentir payé de retour; je ne goûte môme ce bonheur qu'avec mesure et non pas à pleine bouche, comme on dit, quelque délicieux qu'il soit; ne vous en étonnez point, car je ne vois pas en quoi je mérite d'être aimé comme je le suis par un homme tel que vous. Or vous savez comme moi qu'il n'est pas juste de vouloir être aimé plus qu'on le mérite. Que ne puis-je imiter votre humilité autant que je l'admire! Qui nie fera la grâce de jouir de votre sainte et désirée présence, non pas toujours, non pas même souvent, mais seulement une fois tous les ans? Je n'en reviendrais jamais les mains vides, car je ne pourrais qu'être édifié par le spectacle de vos vertus et par le souvenir d'avoir trouvé en vous un modèle de sainteté et un miroir de la perfection religieuse; je serais instruit par mes propres yeux de ce que je n'ai pas encore bien appris à l'école de Jésus-Christ, en voyant combien vous êtes doux et humble de coeur. Mais je m'aperçois que je vous donne des louanges quand je me plains que vous m'en prodiguiez. Si je continue, quoique celles que je vous donne soient méritées, j'ai peur due vous n'ayez le droit de me dire que je vais contre cet oracle de la Vérité même: " Ne faites point aux autres ce que vous ne coulez pas qu'on vous fasse à vous-même (Tob., IV, 16 et Matth., VII, 12)." Aussi n'irai-je pas plus loin et vous dirai-je en terminant, pour répondre à la demande que vous me faites à la fin de votre lettre, que le religieux que vous me priez de vous envoyer n'est pas ici en ce moment; il est auprès de monseigneur l'évêque d'Auxerre, on le dit même si souffrant qu'il ne saurait sans inconvénient se mettre en route en ce moment pour revenir ici.

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LETTRE CCLXVI. A SUGER, ABBÉ DE SAINT-DENIS.

L’an 1151

Saint Bernard l'engage à supporter courageusement la mort et lui témoigne un grand désir de le voir avant qu'il quitte ce monde.

A son très-cher et très-intime ami Suger, par la grâce rie Dieu abbé de Saint-Denis, le frère Bernard, salut et souhait qu'il aie recherche plus que la gloire d'une bonne conscience et la grâce qui est un don du ciel.

Ne craignez point, homme de Dieu, de vous dépouiller de l'homme terrestre (a) dont le poids vous appesantit vers la terre et cous entraînerait même dans l'abîme, de cet homme de péché qui cous tourmente, vous accable et vous persécute. Qu'y a-t-il de commun entre vous et les livrées de la terre que vous allez bientôt déposer pour vous envoler dans les cieux, où vous recevrez un vêtement de gloire ? Il est prêt et cous attend; mais il faut vous dépouiller de ceux d'ici-bas pour vous en vêtir, car ce n'est pas un vêtement destiné à se porter sur un autre ; on lie le porte que seul. Souffrez donc. ou plutôt réjouissez-vous d'être dépouillé. Dieu nième a voulu l'être avant de recevoir le vêtement de gloire; ainsi l'homme de Dieu ne retourne à Dieu qu'après avoir rendu l'homme terrestre à la terre; ce sont deux hommes tout à fait opposés, qui ne cesseront d'être en guerre que quand ils seront séparés; si jamais la paix règne entre eux, ce ne sera ni la paix de Dieu ni la paix en Dieu. Vous n'êtes point de ceux qui disent: " La paix! la paix! quand il n'y a pas de paix (Ezech., XIII, 10). " La paix qui vous est réservée est au-dessus de tout ce qu'on peut concevoir, car c'est celle des justes, qui s'attendent à vous voir couronner et entrer dans la joie de cotre Seigneur.

a Saint Bernard écrivit cette lette peu de temps avant la mort de l'abbé Suger, laquelle arriva en 1151. (Voir aux notes de la fiai du volume.) Robert d'Héréford fait de Suger le plus grand éloge. (Voir la vingt-sixième des lettres de Suger.)

2. Quant à moi, mon bien cher ami, il n'est rien que je désire tant que le bonheur de vous aller voir et de recevoir votre dernière bénédiction. Mais nul ne peut disposer de soi, aussi n'osé je vous promettre une chose que je ne suis pas sûr de tenir; toutefois ce que je ne puis en ce moment, je vais faire tout ce qui dépend de moi pour me le rendre possible. Je ne sais si j'irai vous voir on non, mais ce que je sais parfaitement, c'est que je ne puis vous perdre pour toujours, et que nos âmes, unies l'une à l'autre d'un ardent amour et d'un lien indissoluble, ne se sépareront pas; vous me précéderez, mais vous ne me quitterez pas, et afin que je vous rejoigne là oit vous m'aurez devancé et que je vous suive et vous revoie bientôt, souvenez-vous de moi comme vous pouvez compter que je me souviendrai sans cesse de vous malgré notre triste séparation. Après tout, il n'est pas impossible due Dieu, touché de nos prières, vous rende à notre affection et au besoin que nous avons de vous conserver.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCLXVI.

178. A Suger, abbé ..... Saint Bernard l'exhorte à recevoir la mort avec courage. Il mourut en effet en 1152, d'après la chronique de Saint-Denys, qui en parle en ces termes: "Cette année vit mourir l'abbé Suger d'heureuse mémoire. Comme personne ne peut se soustraire à la nécessité de mourir, l'abbé Suger, se sentant atteint de la maladie qui le conduisit au tombeau, se fit porter par ses frères dans la salle du chapitre : là, après quelques mots d'édification, il se prosterna avec larmes et gémissements aux pieds de tous les religieux, se soumit à leur jugement et les pria de lui pardonner charitablement les fautes qu'il pouvait avoir à se reprocher à leur égard et ses négligences dans l'accomplissement des devoirs de sa charge, ce que tous les religieux firent au milieu d'un torrent de larmes et avec les témoignages du plus affectueux attachement. Ce vénérable père expira en récitant les paroles de l'Oraison dominicale et du Symbole, le 13 janvier, à l'âge de soixante-dix ans, après cinquante ans de profession religieuse, et vingt-neuf de prélature. Six évêques et une foule d'abbés assistèrent à ses funérailles, où l'on vit le roi très-chrétien de France, Louis VII, pénétré du souvenir des services qu'il en avait reçus, pleurer amèrement comme un simple mortel. " Là s'arrête le récit de la chronique de Saint-Denys. Pour épitaphe on ne mit que ces mots sur sa tombe : Ci-git l'abbé Suger; le nom seul de Suger dit plus en son honneur que ne le pourrait faire une épitaphe plus longue. Francois Chifflet nous en a conservé une autre que voici; on la doit à la plume d'un chanoine de Saint-Victor de Paris, nommé Chèvre-d'Or. " L'Eglise a perdu sa fleur, sa perle, sa couronne et son soutien, son étendard, son bouclier, son casque, sa lumière et son auréole, en perdant l'abbé Suger, qui fut un modèle de vertu et de justice, un religieux aussi grave que pieux. Magnanime et sage, éloquent, généreux et distingué, on le vit siéger dans les conseils sans jamais quitter le conseil intérieur de sa pensée.

" C'est par ses mains prudentes que le roi tenait les rênes du gouvernement, il régnait sur le roi, on pourrait dire qu'il fut le roi du roi.

" Tout le temps que le roi de France fut éloigné de son royaume pour la conduite de l'expédition d'outre-mer, il fut le chef de l'Etat et régent de France.

" Il sut allier en lui deux qualités presque inconciliables pour tout autre, ce fut de plaire aux hommes par son équité et à Dieu par sa sainteté.

" Il ajouta par sa propre gloire au lustre d'une abbaye déjà fameuse; il en réforma les abus avec énergie et il en augmenta le nombre des habitants.

" L'octave de la Théophanie qui le vit fermer les yeux à la lumière, fut pour lui une vraie Théophanie. "

Les religieux de la congrégation de Saint-Maur ont conservé cette longue mais élégante épitaphe écrite en lettres d'or.

On trouve d'autres détails encore sur l'abbé Suger dans les notes des lettres soixante-dix-huitième et trois cent soixante-troisième (Note de Mabillon).

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LETTRE CCLXVII. A L'ABBE DE CLUNY.

Frère Gaucher, votre fils, est devenu le mien par la raison que " tout ce qui est à vous est à moi, et tout ce qui est à moi est à vous ( Joan., XVII, 10). " Ne l'en aimez pas moins, parce qu'il est à nous deux: au contraire, qu'il y ait, s'il se peut, pour vous et pour moi, un motif de plus de l'aimer et de le chérir davantage, dans ce fait qu'il nous appartient également à tous les deux.

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LETTRE CCLXVIII. AU PAPE EUGÈNE.

Saint Bernard l'engage à révoquer la promotion d'un religieux indigne , qu'on lui avait arrachée par surprise.

Je laisse à d'autres cette timidité qui ne leur permet de parler qu'eu tremblant à Votre Majesté et leur fait prendre mille détours et de longues périphrases pour arriver au fait dont ils veulent vous entretenir; pour moi, j'ai trop à coeur l'intérêt lie votre gloire pour ne pas dire au successeur des apôtres, tout de suite, simplement et franchement, sans ambages et sans détours, ce que je crois à propos de lui faire savoir, comme je m'en ouvrirais à l'un de mes égaux. Je vous dirai donc qu'on a surpris votre religion d'une manière fort grave, ainsi que j'en ai acquis la certitude. Je me demande qui a pu vous porter à élever aux dignités ecclésiastiques un homme d'une ambition notoire, convaincu d'avoir brigué cet honneur et condamné pour cela? Que n'a-t-il pas fait pour arriver à ses fins? C'est le même que l'évêque Lambert (a) de sainte mémoire non-seulement a déclaré indigne d'être promu à un ordre supérieur, mais encore a dégradé solennellement; comme c'était son devoir, en punition des crimes affreux que son ambition lui avait déjà fait commettre. Vous n'avez qu'une chose à faire, c'est de revenir sur ce que vous avez fait; vous le devez pour calmer les alarmes des saints religieux de la Couronne qui ont recours à vous en cette circonstance, pour honorer la mémoire du savant et saint prélat qui a commencé cette affaire, et pour mettre votre propre conscience en sûreté, votre conscience, dis-je, et non pas celle d'un autre. Enfin il me semble que je dois ajouter pour satisfaire la mienne: " Mettez-vous en colère et cessez de pécher (Psal. IV, 5) ; " car c'est un véritable péché que de ne pas ressentir une vive indignation contre l'imposteur qui a si indignement surpris votre religion.

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LETTRE CCLXIX. AU MÊME PAPE.

Saint Bernard prie le pape Eugène de regarder comme nulle et de nulle valeur une lettre qu'on avait obtenue de lui par surprise.

Le serpent m'a trompé! Un homme (b) artificieux et rusé, qui manque de bonnes raisons pour se défendre et cherche des défaites pour échapper à ses juges, un homme enfin qui méprise la voix de sa propre conscience et ne songe qu'à porter préjudice au prochain, m'a fait demander, par l'évêque de Beauvais, une lettre de recommandation, quoique je ne le connusse point. Que pouvais-je refuser à un si grand prélat? Mais pour décharger ma conscience d'un poids qui l'accable, rendez, je vous prie, sa fourberie inutile, et due la recommandation qu'il m'a surprise ne lui serve de rien pour opprimer les innocents. Ce n'est pas assez, mais si vous voulez que je sois pleinement satisfait, vous ferez porter la peine de sa fourberie à cet avare et perfide exacteur.

a Il avait succédé à Gérard sur le siége d'Angoulême. La Couronne était une abbaye de Bénédictins, située dans ce même diocèse. Il est parlé avec éloge de Lambert dans la Vie de saint Bernard; livre IV, n. 29.

b Il s'agit probablement ici d'Arnoulphe de Maïole, dont il est question dans la lettre deux cent soixante-dix-huit.

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LETTRE CCLXX. AU MÊME PAPE.

Saint Bernard écrit au pape Eugène en faveur d'un prieur des Chartreux contre quelques-uns de ses religieux qui méconnaissaient son autorité; il lui annonce en même temps la mort de l'abbé de Cîteaux dont il lui recommande le successeur.

1. Le tentateur ne s'endort pas et ne sommeille jamais; il sévit actuellement dans la montagne et dresse ses piéges jusque dans le désert: ainsi c'est maintenant parmi les Chartreux (a) qu'il sème le désordre; ils sont si bouleversés de ses attaques qu'ils chancellent comme un homme ivre sous ses coups; il semble que toute leur sagesse passée n'est qu'un songe. Voilà, Très-Saint Père, le mal que l'ennemi du salut a fait de ce côté; que dis-je, a fait? le mal qu'il fait encore tous les jours, persuadé qu'il ne saurait tarder à perdre cette sainte maison. C'est, en effet, un exploit bien digne de le tenter, comme vous en conviendrez avec moi, Très-Saint Père. Il a commencé par faire quelques prévaricateurs dans cette sainte maison, et il s'en sert aujourd'hui pour allumer parmi eux le feu de la guerre intestine et triompher de ceux avec lesquels il n'osait se mesurer d'abord. Depuis la fondation de l'ordre et de la maison des Chartreux, il est inouï qu'on en ait rouvert les portes à un religieux qui en fût sorti sans lui imposer une pénitence (b) ; cependant certains religieux de cette maison, après en être sortis avec un éclat scandaleux, y sont rentrés plus scandaleusement encore, non-seulement sans expier leur première faute, mais en y mettant le comble. Je vous demande, Saint Père, quelle doit être la disposition de leur coeur quand on les voit couronner le scandale de leur départ par l'arrogance de leur retour? C'est un orgueil qui s'accroît à vue d'oeil (Psalm. LXXIII, 23). Ils triomphent de leur apostasie et insultent à ceux qui en sont offensés; ils s'érigent en maîtres et le prieur n'a plus d'autorité ; mais tandis que leur impiété s'enfle et s'enorgueillit, le pauvre prieur se consume de chagrin (Psalm. IX, 23) et songe à quitter son poste pour ne point assister à la destruction de son ordre : déjà même il aurait

a On peut voir la cause de toute l'agitation dont il est parlé ici dans les Actes de saint Anthelme ou Nanthelme, prieur de la Chartreuse après Guy. S'étant élevé avec vigueur contre certains abus, il indisposa contre lui une partie de ses religieux, comme on peut le voir dans les notes de la fin du volume.

b L'abbé Guy avait réglé dans ses Statuts, chap. XXVII, qu'il serait placé au dernier rang; sans compter telles autres pénitences qu'on jugerait à propos de lui imposer, ce qui est tout a fait conforme à l'esprit dé la règle de saint Benoît.

exécuté son dessein s'il avait pu partir seul, et pourtant on ne peut douter de ses bons sentiments, car il ne se conduit que d'après les conseils des plus gens de bien.

2. Après cela, que Votre Clémence, Très-Saint Père, juge à quel point on a surpris sa religion et si Elle peut laisser impuni celui qui l'a ainsi trompée. Ou je vous connais bien mal, ou celui qui s'est joué de vous, portera, quel qu'il soit, la peine de sa faute. On est venu à vous sous une peau de brebis, couvert de saintes livrées, et vous vous êtes laissé prendre aux apparences; il faudrait oublier que vous êtes homme pour s'en étonner; mais aujourd'hui que la lumière s'est faite sur toute cette affaire, armez-vous de zèle et sévissez avec énergie contre les coupables. Au lieu d'abonder dans leur sens, confondez les desseins du nouvel Achitophel, et veillez sur vous. Il est bien moins dangereux de manquer de lumière que de zèle, les fautes d'ignorance trouvent leur excuse dans l'ignorance même; mais la négligence est inexcusable. Peut-être se présentera-t-il quelqu'un pour vous parler en faveur du parti que j'attaque et vous persuader que les choses ne sont pas comme je vous les ai dépeintes; que son mensonge retombe sur lui et non sur vous, Très-Saint Père, car je ne vous ai rien dit qui ne fût la vérité même, les choses sont telles que je viens de vous les exposer. Or je ne sache rien de plus heureux et de plus juste, quand l'occasion y prête, que de précipiter le méchant dans la fosse qu'il a creusée, de le prendre dans ses propres pièges et de l'écraser sous le poids de ses propres iniquités, Tel sera, Très-Saint Père, l'effet de votre zèle; alors on verra, je l'espère, le prieur recouvrer son autorité première, et l'iniquité, si arrogante aujourd'hui, baisser la tête avec confusion; car s'il arrivait, — hélas! c'est notre crainte, — que le prieur eût le dessous, l'ordre lui-même ne tarderait point à s'écrouler tout entier. Dieu veuille que vous lisiez ces lignes d'un oeil de père et vous inspire de bonnes dispositions qui mettent fin au chagrin profond qui nous consume et à la peine excessive qui nous ronge.

3. L'abbé de Cîteaux (a) est mort: c'est une grande perte pour l'ordre tout entier, mais c'en est une double pour moi, que sa mort prive en même temps d'un père et d'un fils. On a mis à. sa place dont Gosvin, abbé de Bonneval; veuillez lui écrire pour l'encourager et pour sanctionner son élection de l'autorité de votre approbation publique. D'ailleurs vous le connaissez très-bien et il n'est pas besoin que je vous le recommande; la sainteté de sa vie et le don de sagesse qu'il a reçu de Dieu, le rendent assez recommandable comme cela. Monseigneur l'évêque de Valence (b),

a C'était Rainaud, qui mourut en 1151; il eut pour successeur Gosvin, abbé de Bonneval.

b C'était Oribert, qui avait été abbé de la Chaise-Dieu; il est parié de son élection dans la lettre deux cent quarante-neuvième.

va mieux, c'est vous dire qu'il s'est remis à faire tout le bien dont il est capable. Aussi est-il la consolation de tous les gens de bien, que d'ailleurs il affectionne particulièrement, ce qui prouve combien il leur ressemble. Voilà les personnes que vous devez aimer et protéger. Quant à votre serviteur, il s'éteint peu à peu, sans doute, parce qu'il n'est pas digne de mourir une bonne fois pour jouir enfin du bonheur du ciel.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCLXX.

179. Ainsi c'est maintenant parmi les Chartreux qu'il sème la discorde.... L'auteur de la Vie de saint Bernard écrite en française livre VI, chapitre x, nous fait connaître Forigine du mal dans un réât emprunté à la Vie de saint Anthelme ou Nanthelme,'qui fut d'abord prieur de la Chartreuse, puis évêque de Belley: " Le nouveau prieur Anthelme, est-il dit dans ce passage, apportait tous ses soins à réformer les abus qui avaient pu altérer la règle primitive de ce saint ordre et ses anciennes, constitutions. Voyait-il un religieux se laisser aller à la tiédeur ou à quelque manquement à la règle, il le reprenait doucement d'abord, puis avec énergie et même avec menaces quand il ne pouvait plus le ramener au bien par les remontrances ni par les moyens d’autorité que sa charge lui permettait d'employer. Après cela il n'hésitait pas à expulser de la communauté tous ceux qui ne se rendaient point à ses instances et s'obstinaient dans le mal. Car il s'en trouvait plusieurs parmi ses religieux qui virent ces réformes d'un très-mauvais oeil; pleins d'eux-mêmes, animés d'un esprit détestable et portés à la lutte, ils entreprirent de lui résister. Mais lui, craignant que leur révolte ne portât préjudice aux autres, les contraignit à quitter l'ordre. "

Il parait que plusieurs d’entre eux allèrent trouver le pape Eugène qui leur donna l'absolution et ne leur imposa aucune pénitence, ce dont saint Bernard se plaint dans sa lettre, en disant que " depuis la fondation de rordre et de la maison des Chartreux, il est inouï qu'on en ait rouvert les portes à un religieux qui en fût sorti, sans lui imposer en même temps quelque pénitence. "

Manrique, à l'année 1151 de ses Annales, assigne une autre cause à ces luttes intestines, d'après une lettre de Pierre le Vénérable (livre VI, lettre XII); il pense qu'elles prirent naissance dans la promotion de l’évêque de Grenoble, appelé Hugues, au siège archiépiscopal, de Vienne, en 1151. À cette occasion, les différentes maisons de Chartreux, telles que celles de la Grande-Chartreuse, des villes de Durbuy, des Portes de Mailly, de Selve et d'Anvers, se divisèrent sur le point de savoir " si l'élu pouvait remplir les fonctions épiscopales ; " plusieurs étaient pour l'affirmative et voulaient faire reconnaître juridiquement ce droit; d’autres étaient d'un avis contraire et disaient " qu'il ne leur appartenait pas de porter cette affaire devant le juge compétent, qu'ils se contentaient de dire leur sentiment et n'avaient aucune envie de recourir aux tribunaux pour le faire prévaloir. "

Mais dans ce différend, il n'est question que de monastères qui n'étaient pas du même avis sur un point particulier, et non pas de religieux révoltés contre leur supérieur, tels que semblent avoir été ceux dont parle saint Bernard. Aussi pensons-nous que ce à quoi notre Saint fait allusion dans sa lettre se rattache à la cause dont nous avons parlé en premier lieu.

Nous dormons à cette lettre la date de 1151, parce que toutes les divisions dont elles parlent se sont produites pou de temps après la mort de Rainaud, abbé de Cîteaux, qui eut lieu le 15 décembre 1150, comme Manrique l'établit fort bien à l'année 115l, chap. I, d'après le Martyrologe de Cîteaux (Note de Mabillon).
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE CCLXXI. A THIBAUT, COMTE DE CHAMPAGNE.

L’an 1151

Saint Bernard l'exhorte à ne point engager son fils encore enfant dans les dignités ecclésiastiques.

Vous savez, et Dieu sait mieux que vous, à quel point je vous aime, je me flatte que vous me le rendez; mais, convaincu que vous ne m'aimez que pour Dieu, je me garderai bien de l'offenser, de peur que vous ne rompiez avec moi si je romps avec Lui. Qui suis-je en effet pour mériter qu'un si grand prince jette les yeux sur moi, si ce n'était Dieu qu'il vît en moi? D'ailleurs il ne vous serait probablement pas avantageux à vous-même que j'agisse contre Dieu, et je ne saurais sans l'offenser faire ce que vous me demandez. Car je ne sache pas que les honneurs et les dignités ecclésiastiques soient pour ceux qui ne veulent ou ne peuvent les occuper à la gloire de Dieu. Aussi je vous déclare que je ne trouve ni juste à vous ni consciencieux à moi d'unir mes prières pour les solliciter en faveur de votre fils (a), qui n'est encore qu'un enfant, attendu qu'il n'est pas même permis à un homme en âge de les obtenir, de posséder plusieurs bénéfices dans des églises différentes, à moins qu'il n'y soit autorisé par une dispense spéciale à raison du besoin pressant de l'Eglise ou des avantages qui en résultent pour lui. Si ce langage vous paraît dur et si vous êtes résolu à donner suite à vos projets, je vous prie de ne pas jeter les yeux sur moi pour les faire réussir: d'ailleurs, si je ne me trompe, vous êtes bien assez puissant par vous-même et par vos amis pour arriver à vos fins sans moi; vous n'en réussirez donc pas moins, et moi je n'aurai rien à me reprocher. Vous ne pouvez douter que je ne veuille toutes sortes de biens à votre cher petit Guillaume; mais il n'est rien que je lui souhaite plus que la possession de Dieu, voilà pourquoi je ne veux pas contribuer à lui faire avoir quoi que ce soit contre sa volonté sainte dans la crainte qu'il ne perde Dieu lui-même, et j'aime mieux que tout autre que moi le lui procure,

a Saint Bernard se plaint amèrement dans sa quarante-deuxième lettre, qui est maintenant le second de ses traités, de l'usage où l'on était d'élever les enfants des grands aux dignités ecclésiastiques et de leur accorder plusieurs bénéfices.

de peur d'être aussi moi-même privé de le posséder un jour, si je contribuais à le lui faire obtenir; mais si jamais il se présente une occasion de le servir en quelque chose sans que les intérêts de Dieu en souffrent, je vous montrerai quel ami sincère vous avez en moi et je vous promets de lui rendre tous les bons offices dont je suis capable. Au reste, je n'ai pas besoin de me donner tant de mal pour faire agréer un aussi juste refus â un prince ami de la justice comme vous l'êtes; mais je vous prie de faire valoir mes raisons auprès de la comtesse (a) votre épouse.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCLXXI.

180. - On ne saurait trop faire remarquer et admirer la vertu, le zèle et la fermeté de notre Saint, qui refuse de concourir à l'accomplissement des vœux et des désirs d'un grand prince, du comte Thibaut, que l'abbaye de Clairvaux comptait parmi ses bienfaiteurs insignes, et à qui il avait de grandes obligations, parce qu'il les trouve contraires aux intérêts de l'Eglise de Dieu et à sa conscience. Ses paroles mériteraient d'être écrites en lettres d'or, enchâssées dans le cèdre et gravées dans le coeur de tous les prélats de l'Eglise.

Il ne veut pas qu'on donne les dignités ecclésiastiques à des enfants dont l'âge encore trop peu avancé ne permet que d'incertaines et lointaines espérances et ne montre qu'une moisson en herbe. Agir ainsi, c'est à ses yeux préférer à un bon attelage de bœufs, des veaux trop Jeunes pour la charrue, incapables de labourer ou de tracer un sillon dans la direction voulue, et destinés à succomber à la fatigue.

Néanmoins que de fils de grands et de princes ne voyons-nous pas maintenant engagés dans les ordres et même promus aux dignités ecclésiastiques avant qu'ils soient en âge de comprendre ce qu'on a l'ait d'eux. S'il est écrit. " Malheur au peuple qui a un enfant pour roi! " que ne doit-on pas redouter pour l'Eglise, qui ne devrait voir à sa tète que des prêtres, c'est-à-dire des vieillards, des hommes d'un âge mûr, dont l'expérience et les années font de sages conseillers? Faut-il s'étonner que le salut commun soit en péril quand il est remis à des mains inexpérimentées et confié à des jeunes gens qui se gouvernent plutôt d'après les mouvements impétueux et déréglés de la passion que par les conseils de la prudence et de la raison ? Saint Paul recommande à Timothée de veiller sur sa conduite de manière à ne donner lieu à personne de mépriser sa jeunesse, et pourtant Timothée n'était plus un enfant. L'Apôtre n'en appréhende pas moins que sa jeunesse ne l'expose an mépris si elle n'est rehaussée aux yeux des hommes par une rare prudence et une grande maturité de moeurs. Que diriez-vous aujourd'hui, ô saint Apôtre, en voyant des enfants siéger à la place de ceux à qui on se plaît à donner le nom de Pères, s'appeler maîtres et pasteurs des peuples avant que d'être affranchis de la férule du maître d'école, évêques quand ils sont encore en âge de jouer aux noix et de s'amuser avec de vains hochets !

181. Ce n'est pas ainsi que saint Bernard comprenait les choses, et je vois un saint et pieux Pontife, Pie V, se montrer animé de son zèle et imbu de ses pensées quand, au siècle dernier, il refusa d'approuver l’élection du petit-fils du prince de Brunswick à l'évêché d'Halberstad, parce qu'il était trop jeune. Ses paroles sont trop importantes et respirent trop le zèle de la maison de Dieu pour que je résiste au désir de les rapporter ici, d'autant plus qu'il suait peut-être bien difficile de se les procurer ailleurs. Voici donc comment es saint pontife s'exprime dans sa lettre au chapitre de l'église d’Halberstad :

" Après avoir pris connaissance de votre lettre et de votre demande, nous ne pûmes, en rentrant en nous-même, nous étonner assez que, dans les temps malheureux où nous vivons, vous ayez conçu un semblable projet. Nous nous sommes demandé quelles raisons vous avez eues pour cela, et nous avons été forcé de reconnaître qu'en cette circonstance vous avez plus songé aux avantages temporels qu'au bien spirituel de votre Eglise. Certainement nous aimons, nous aussi, le due de Brunwisck; c'est un prince bien connu par son zèle pour la religion catholique et par sou dévouement au saint Siège. Quant à son petit-fils, nous savons qu’il mérite toute sorte de considération de notre part, mais notre amour pour eux ne saurait aller jusqu'à. leur sacrifier notre conscience et l'honneur de ce saint Siège que nous occupons.

" Il serait par trop ridicule et par trop éloigné de la règle de conduite que nous nous sommes tracée sur le trône pontifical, que nous remettions une Église de cette importance aux mains d'un enfant, sans compter que nous ne saurions le faire uns blesser non-seulement les catholiques, mais même les adversaires de l’Eglise et les ennemis du saint Siège, Comment pourrions-nous nous justifier d’une pareille action au redoutable tribunal de Dieu? Que diraient non-seulement les catholiques, mais ceux mêmes qui sont hors de l'Eglise, si nous faisions un pareil abus d'un pouvoir qui ne nous a été remis que pour édifier? Nous n'avons par, retrouvé dans cette circonstance la prudence qui vous caractérise, et elle ne s'est montrée un peu que dans le parti que vous avez pris, comme c'était votre devoir, de vous en remettre à Nous, pour décider si nous devions faire droit à votre demande après nous en avoir fait connaître le motif ; mais nous n'en regrettons pas moins que vous ayez plus songé au temporel qu'au spirituel en cette occasion. Lorsque notre cher fils le noble enfant Henri Jules sera, par la grâce de Dieu, en âge de posséder les titres et les honneurs ecclésiastiques, nous nous empresserons de lui danger tour, ceux qu’il sera digne d'obtenir, soit à raison de la noblesse de sa famille, soit à cause des vertus de son aïeul. Jamais notre Siége ne souffrira que les princes qui ont bien mérité de lui puissent l'accuser d’ingratitude et d'oubli, mais en ce moment ce qu'il faut faire avant tout, c'est de pourvoir à ce que l'intérêt de l'Eglise demande.

" En conséquence, nous vous exhortons et, en vertu de notre charge et de notre autorité apostoliques, nous vous engageons par nos conseils à n'avoir en vue que l'honneur de Dieu et l'utilité de l'Eglise, et d'élire pour succéder à votre feu évêque un homme tel que l'Eglise en réclame dans ces temps malheureux, un bon catholique, aussi remarquable par la sainteté de sa vie que propre à remplir les devoirs d'une si grande charge, par son instruction. Il y va de votre conscience et du salut de votre Eglise qu'il en soit ainsi. À quoi bon travailler pour le temporel si vous négligez le spirituel ? c'est au contraire qui importe; car si vous commencez par assurer le spirituel en faisant choix d'un homme capable, de le défendre, certainement avec l'aide de Dieu il saura aussi protéger et défendre les intérêts temporels de votre Église. Vous devez donc, comme nous vous le disons plus haut, élire un sujet de moeurs recommandables, d'une vie digne d'être proposée comme exemple à ceux qu'il doit gouverner, un homme tel enfin qu'il puisse servir de règle et de modèle dans sa conduite à son clergé tout entier, pour la réforme et la correction de ses mœurs. Nous ne savons pas de moyen plus efficace pour combattre l'hérésie, de même qu'il West rien de plus propre à la multiplier et à la fortifier ni de mieux fait pour perdre les biens temporels des Églises que les moeurs déréglées des prélats et des autres ecclésiastiques. "

Tel était le langage de Pie V, qui ne craignit pas d'écrire dans le même sens au due de Brunswick, prince pieux et catholique, et grand-père de Jules Henri; il lui dit entre autres choses dans la lettre qu'il lui écrit à ce sujet :

182. " Nous prions Votre Noblesse de considérer attentivement en elle-même ce que notre charge exige de, Nous, ce que réclament le temps présent et les besoins de l'église d'Halberstad, et le scandale que nous donnerons non-seulement aux catholiques, mais aux hérétiques eux-mêmes, si nous confirmons de notre autorité apostolique l'élection d'un si jeune enfant au siège de cette Église. Il nous serait impossible de nous entretenir de cette chose avec nos frères sans en éprouver de la gêne et de la confusion. Rappelons-nous l'un et l'autre, mon très-cher fils, que nous aurons à rendre compte de notre conduite, mais vous plus tôt que moi peut-être, puisque vous êtes d'un âge plus avancé. Or, je vous le demande, comment pourrons-nous au tribunal redoutable de Dieu nous justifier d'une promotion si prématurée et si contraire à tous les saints canons? Car votre petit-fils ne peut pas encore dans l'âge où il est posséder, avec la noblesse du sang qu'il a reçue de vous, les qualités requises par les saints canons en pareil cas.

" Nous espérons sans doute que le rejeton d'une telle race ne peut manquer de les avoir toutes un jour; mais il faut attendre que les années les développent et les mûrissent, et s'il y a lieu à lui accorder une dispense d'âge, encore faut-il qu'il soit en état de comprendre la grandeur du fardeau qui doit peser sur ses épaules, ce à quoi il s'engage, et les obligations qu'il contracte. Si Dieu lui fait la grâce de grandir, et que nous puissions augurer qu'il marchera sur les traces de ses aïeux, et surtout d'un prince aussi catholique que son grand-père, vous pouvez être sûr que le saint Siège s'empressera de l'élever à tous les honneurs ecclésiastiques auxquels l'illustration de votre race et les services que vous avez rendus à l'Eglise vous permettent d'aspirer pour votre petit-fils.

" Nous vous engageons donc instamment à rentrer sérieusement en vous-même et à cesser de solliciter de nous ce que nous ne pouvons vous accorder sans offenser Dieu et les hommes, et que vous ne pouvez obtenir qu'en mettant le salut de votre âme en danger et cela sans aucun profit, je ne dis pas seulement pour l'Église dont il s'agit, mais encore pour votre petit-fils lui-même. Je trouve donc qu'après avoir témoigné à nos chers fils les chanoines d'Halherstad le gré que vous leur savez pour les dispositions dont ils se sont montrés animés envers vous et votre petit-fils, il est bien digne de votre piété envers Dieu de les engager à songer. davantage aux intérêts de leur Église et d'élire pour succéder à l'évêque, qu'ils viennent de perdre an bon catholique, de moeurs et de savoir tels que les saints canons le requièrent. "

C'est en ces termes bien dignes d'un aussi pieux et aussi zélé pontife que Pie V s'exprimait.

183. Dans un endroit de sa lettre, saint Bernard s'élève contre le cumul des bénéfices, et nous nous arrêterions nous-même sur cette question si nous ne l'avions déjà fait plus haut. Il n'est pas permis, dit notre Saint, même à ceux qui sont en âge de les obtenir, de posséder plusieurs bénéfices dans des églises différentes, à moins qu'ils n'y soient autorisés par une dispense spéciale à raison du besoin pressant de l'église ou des avantages qui en résultent pour eux; encore faut-il que ces avantages ne leur soient point purement personnels, mais qu'ils reviennent indirectement à I'Eglise.

Il faut entendre, à l'occasion de ces paroles de saint Bernard, un Prélat non moins recommandable par sa science que par son zèle et sa piété, l'évêque de Ruremonde, Henri de Cuick, un des plus grands admirateurs de notre Saint, dont il revit avec soin et divisa en chapitres les livres de la Considération.

Il s'exprime en ces termes dans sa seconde lettre pastorale au clergé de son diocèse : " Saint Bernard ne veut donc point qu'on soit bénéficiaire dans deux églises en même temps. Toutefois il excepte le cas d'une vraie nécessité ou d'une grande et évidente utilité dont il ne laisse pas l'appréciation au jugement du premier venu; car on n'est que trop enclin en général à trouver certaines choses utiles, la cupidité humaine est trop partiale dans les questions où il y va de ses intérêts, et l'iniquité trop portée à se faire illusion pour ne pas voir quelque utilité ou quelque nécessité là où l'avarice trouve son compte. Il faut donc s'en rapporter dans ces circonstances au jugement de celui qui a reçu pouvoir de permettre qu'un seul et même clerc possède plusieurs bénéfices en même temps, si la nécessité ou du moins quelque grand intérêt le demande, sinon il faut s'en tenir à la loi, ainsi que saint Bernard le prouve et l'établit par de nombreuses et graves raisons dans son troisième livre de la Considération adressé au pape Eugène, et dans celui du Précepte et de la Dispense. " Plus loin il ajoute : " Quel clergé aurions-nous aujourd'hui si on ne donnait à chacun que le strict nécessaire, et si, détachés de tous les intérêts de la terre, nous tendions tous à l'éternel et immuable héritage an milieu de tous les biens changeants et caducs de ce monde? C'est la pensée de saint Paul quand il dit : C’est une grande richesse que la piété et la modération d'un esprit qui se contente de ce qui suffit, car, ajoute-t-il, nous n'avons rien apporté en ce monde, et il n'y a pas de doute que nous ne pourrons non plus en emporter quoi que ce soit : si donc nous avons de quoi nous nourrir et nous vêtir, nous devons nous estimer heureux et ne rien désirer davantage.

" S'il s'adressait à tous les chrétiens sans distinction quand il s'exprimait ainsi, à combien plus forte raison parlait-il pour ceux avec qui Jésus-Christ partage son patrimoine, afin de leur faire mépriser tout ce qui peut éloigner de Dieu! Ne doivent-ils pas, en effet, redouter comme le reste des chrétiens ce que l'Apôtre ajoute après les paroles que nous avons citées plus haut, quand il dit : Ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation, dans les piéges du démon et dans Une foule de désirs inutiles et funestes qui ne sont propres qu'à précipiter les hommes à leur perte et à leur damnation. Car l'amour des richesses est la racine de tous les maux : plusieurs de ceux qui en étaient possédés se sont trouvés embarrassés dans une infinité de peines et d'affections (I Tim., VI, 9 et 10). Salvien est d'avis, livre II, que ce qui s'adresse à tous les fidèles convient particulièrement à celui qui doivent donner l'exemple aux autres, et qui par conséquent ne sont pas moins tenus de se distinguer par leur piété que par l'éminence de leurs fonctions.

" Mais, hélas! qu'est devenue l'antique splendeur du clergé? A quel excès d'abaissement l'avarice n'a-t-elle pas réduit les clercs? Il y a des prêtres insatiables qui ne songent, tant que dure la vie, qu'à entasser richesses sur richesses; on dirait qu'il ont peur de mourir de faim dans la tombe! "

Voilà en quels termes s'exprimait l'évêque de Ruremonde.

On peut relire sur ce sujet les notes de la lettre soixante-dix-huitième (Note de Horstius).

184. Mais si jamais il se présente une occasion... je vous montrerai quel ami sincère vous avez en moi... Saint Bernard veut être ami dévoué, mais jamais jusqu'à sacrifier Dieu à ses amis. Cicéron faisait également une loi de l'amitié de ne demander jamais rien que d'honnête à nos amis : Nous ne devons jamais mal faire pour complaire à un ami, dit-il à Lœlius. Si donc, continue-t-il, on fait appel à notre amitié pour nous induire au mal, nous devons préférer la conscience et la religion à l'amitié elle- même. Livre III des Offices (Note de Mabillon).

185. Certes je veux toute sorte de biens à notre petit Guillaume. C'est le quatrième fils de Thibaud, comte de Champagne. On l'appelait Guillaume aux blanches mains. Il fut successivement élevé sur le siège de Chartres, de Sens, puis de Reims; enfin il fut créé cardinal de la sainte Eglise romaine et légat du saint Siège en France, il sacra le roi Philippe-Auguste, et ce fut en sa faveur que le pape Alexandre III confirma à l'archevêque de Reims le droit de sacrer les rois de France.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE CCLXXII. A L'ÉVÊQUE DE LAON (b).

L’an 1152

Saint Bernard l'engage à faire preuve de générosité de sentiments.

Je vous suis tout dévoué; si donc vous me regardez comme un ami, ou plutôt, puisque vous ne pouvez pas douter que je le sois, veuillez, en ma considération, vous réconcilier avec le porteur de la présente et le réconcilier ensuite vous-même, d'une manière solide et durable, avec tous ceux qui paraissent avoir sujet de lui en vouloir. Si vous me refusez cette grâce, je vous déclare que vous blesserez profondément celui que vous comptez au nombre de vos amis; vous ne voudrez pas le faire, j'en suis sûr. Vous savez que je n'ai pas encore reçu de vous, depuis que vous êtes évêque, la moindre faveur, ni bourse ni besace, pas même de sandales pour mes pieds.

a La comtesse Mathilde, fille du marquis d'Engelbert, dont il est parlé dans la lettre cent trentième.

b C'était Gantier de Saint-Maurice; il avait été abbé de Saint-Martin-de-Laon, et succéda en 1151 au pieux évêque Barthélemy, qui s'était retiré, après trente-huit ans d’épiscopat, dans le monastère de Foigny, de l'ordre de Cîteaux, qu'il avait fondé. On a de lui une lettre fort remarquable adressée à Samson, archevêque de Reims, dans laquelle il réfute le reproche qui lui était fait d'avoir dilapidé les biens de l'Église de Laon. Il était religieux de Foigny quand il l'écrivit ; on la trouvera dans l'Appendice.

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LETTRE PLACÉE AVANT LA CCLXXIII. LETTRE DU PAPE EUGÈNE AU CHAPITRE DE CÎTEAUX.

Ancienne 384e / L’an 1130

Le pape Eugène témoigne qu'il aurait eu le plus grand désir d'assister au chapitre de Cîteaux si les obligations du souverain pontificat lui en eussent laissé le loisir. Il engage le chapitre à faire faire de nouveaux progrès à l'amour de la règle et au goût de la perfection religieuse.

Eugène, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à ses bien-aimés fils G..... * de Cîteaux et à tous les abbés réunis à Cîteaux, au nom du Seigneur, salut et bénédiction apostolique.

1. Nous aurions été heureux, fils bien-aimés, de pouvoir assister en personne à votre sainte réunion et de traiter nous-même avec vous des progrès de l’âme et de la grâce vivifiante du Saint-Esprit, dans l'union duquel nous faisons profession du même genre de vie que vous. Mais la divine Providence en a disposé autrement : placé au milieu des flots pour gouverner la barque de l'Église, nous soutenons les efforts de la tempête qui nous assaille de tous côtés et nous soutenons, non pas ce que notre désir nous porte à faire, mais ce que nous ne vouions pas. Les devoirs de notre charge nous tiennent enchaîné et nous ne sommes pas maître de diriger nos lias du côté que nous voudrions. Mais rien n'empêche que nous ne soyons au milieu de vous en esprit et par nos lettres; aussi assisterons-nous à votre réunion par le coeur et par la pensée, vous demandant et vous priant même de toutes nos forces de ne pas, quant à vous, vous séparer de nous et d'unir vos voeux et vos prières pour implorer plus efficacement en notre faveur les voeux du Tout-Puissant. Placé sur le haut de la montagne et exposé au souffle de tous les vents, nous espérons, par la grâce de Dieu, pouvoir faire face à l'orage déchaîné contre nous, si nous avons le bonheur que vous nous aidiez de vos prières auprès de Dieu mais pour qu'elles soient plus efficaces sur son coeur et que nous puissions par elles obtenir ce que nous n'oserions espérer de mériter par nous-même, nous souhaitons que votre charité ne cesse de se préoccuper des choses de Dieu, des observances de l’ordre et de la pratique de la règle; méprisez tout ce que vous avez laissé derrière vous et ne cessez de diriger vos pas en avant, de cette manière on ne verra point de nuages obscurcir vos oeuvres et empêcher que vos prières ne pénètrent jusqu'à Dieu.

2. Aussi vous recommandons-nous, très-chers fils, de travailler en commun, toutes les fois que vous vous réunirez, à corriger tous les abus que vous verrez s'être glissés parmi vous, et à établir tout ce qui peut contribuer au salut des âmes et à la perfection de l'ordre; puis, vous rappelant " qu'on tombe peu à peu quand on néglige les petites choses (Eccli., XIX, 1), " ne laissez point la moindre imperfection, si vous en remarquez quelqu'une en vous, sans la corriger. En effet, à quoi bon fermer avec soin toutes les portes de la ville si vous en laissez un libre accès à l'ennemi par un seul trou que vous n'avez point bouché? C'est la pensée de l'Écriture lorsqu'elle dit : " Négligez la sentine, elle causera les mêmes désastres que la tempête déchaînée; " ou bien encore : " Vous avez résisté au choc des rochers, prenez garde d'être écrasé sous des grains de sable. " Jetez les yeux sur nos Pères, sur les fondateurs de notre saint ordre, voyez-les quitter le monde, mépriser tout ce qui s'y trouve, et, laissant aux morts le soin d'enterrer leurs morts, s'enfuir dans les déserts où, laissant à d'autres le soin de servir le Seigneur dans un ministère besoigneux, ils se plaisaient à s'asseoir avec Marie aux pieds du Sauveur et à recueillir la manne du ciel, d'autant plus abondamment qu'ils s'étaient plus éloignés de l'Égypte. Eux aussi avaient quitté leur patrie et leurs familles, eux aussi avaient oublié le peuple auquel ils appartenaient et la maison de leurs pères : leur beauté captiva tellement le Roi des rois qu'il fit d'eux un peuple immense; ils se multiplièrent au point de s'étendre jusqu'aux extrémités du monde, et jetèrent un éclat d'une telle splendeur que l'Eglise entière en fut inondée de gloire. On peut dire qu'à leur voix la femme de Sarepta a rempli du peu d'huile qui lui restait dans sa fiole, tous les vases qu'elle put trouver. Ils ont eu les prémices du Saint-Esprit, mais leur huile d'une douceur admirable a coulé jusqu'à nous.

3. Songez donc et appliquez-vous de toutes vos forces à ne point dégénérer de leur antique vertu, montrez-vous les dignes rejetons de pareilles souches. Puisque vous avec reçu d'eux la semence de vie, produisez la même plante et les mêmes fruits qu'eux. Voyez comme ceux qui ont laissé leurs lampes s'éteindre, vous prient de leur donner un peu de votre huile; combien n'en voit-on pas qui, après avoir croupi comme la bête de somme sur son fumier, n'aspirent plus qu'à se mettre sous votre conduite en voyant les merveilles que la grâce du Ciel opère en vous, et se recommandent à vos prières? Les enfants du siècle s'efforcent de vous décider malgré vos résistances à prendre la conduite de leurs âmes, et dans ce but ont recours à tous les moyens possibles pour vous arracher aux douceurs de la contemplation et au silence de la solitude, afin de vous replonger dans le tumulte des affaires. Ne perdez pas de vue les institutions de vos pères; mais, suivant le conseil du Prophète, préférez n'être comptés pour rien dans la maison de Dieu plutôt que d'aller vous asseoir dans la tente des pécheurs. Comme vous n'avez rien que vous n'ayez reçu, ayez des sentiments en rapport avec la bonté du Seigneur et conformes à votre néant; on vous verra alors marcher sur les traces de Celui qui vous recommande " de dire après que vous aurez fait de votre mieux tout ce que vous avez à faire: Nous sommes des serviteurs inutiles (Luc., XVII, 10); " car si vous avez reçu la grâce de guérir les malades, le don des langues et des prophéties ; si vos paroles sont plus douces et plus pénétrantes que les parfums les plus exquis; si enfin le monde vous vénère et se sent avec bonheur attiré par l'odeur de vos vertus, c'est à celui qui a dit : " Mon Père depuis le commencement du monde jusqu'à ce jour ne cesse point d'agir (Joan., V, 17), " que vous le devez.

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LETTRE CCLXXIII. AU PAPE EUGÈNE.

Saint Bernard le remercie de la lettre affectueuse que ce pontife avait écrite au chapitre général de Citeaux, et le prie de vouloir bien continuer ses bontés à tous les religieux, mais en particulier à ceux de son ordre. Il se plaint qu'on lui ait enlevé l'abbé de, Trois-Fontaines.

A son très-aimable père et seigneur Eugène, par la grâce de Dieu souverain Pontife, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, l'hommage de ses très-humbles respects.

1. La voix de la tourterelle s'est fait entendre dans notre chapitre, et nous a fait tressaillir d'aise et de bonheur. Quelle pureté, quel zèle et quelle sagesse respirait son langage ! un esprit de force et de vie animait ses paroles, c'étaient comme les accents du Dieu jaloux de nos progrès spirituels qui nous pressait de ses encouragements et de ses menaces. Je ne saurais dire ce qui m'a le plus touché dans cette lettre, du témoignage de votre affection ou du profit que nous pouvions en tirer; de la condescendance avec laquelle Votre Majesté descend jusqu'à nous ou du soin que vous apportez à relever notre néant; de la sévérité du maître qui nous reprend ou de l'indulgence, du père qui nous encourage. Vous avez su rassassier ceux d'entre nous qui avaient faim de la justice, toucher ceux qui n'en sentaient qu'un faible désir, et confondre ceux qui n'en avaient aucun (a). Continuez, je vous prie, continuez de nous traiter comme vous l'avez fait ; si vous devez étendre votre sollicitude sur tous les chrétiens, à plus forte raison devons-nous espérer que vous l'étendrez sur nous. La charité ne demande qu'à faire

a Ou retrouve ces trois sortes de religieux dans les ordres mêmes les plus saints, car il p a toujours de la paille mêlée au bon grain tans l'aire du Seigneur. Voir le sermon troisième sur l'Ascension, n. 6; celui sur la Dédicace de l'Église, n. 3; le sermon trente-sixième sur divers sujets, c. 1, et le quarante-sixième sur le Cantique des Cantiques, n. 6.

du bien, aussi la voit-on dilater son sein au lieu de le rétrécir; qu'elle s'étende donc jusqu'à nous puisqu'elle embrasse tout le monde, d'autant plus que nous sommes du nombre de ceux qui peuvent dire avec l'Apôtre: " Seigneur, nous avons tout quitté pour vous suivre (Matth., XIX, 27). " Il ne vous convient pas d'abandonner ceux qui ont tout quitté et se sont renonces eux-mêmes; ils ne forment que le moindre bercail du Seigneur, mais ils ont mis toute leur confiance en lui ; le serviteur auquel le père de famille a confié le soin de toutes ses brebis, s'il est prudent et fidèle, ne saurait les négliger; ils ne forment, il est vrai, qu'une partie du troupeau, mais si c'en est la plus faible portion, c'en est aussi, à moins que je ne me trompe, la plus aimée du père de famille; ils comptent parmi ceux que le Seigneur doit couronner de sa main et placer sur des trônes, et ils se regardent avec raison comme les légitimes héritiers de Dieu et les cohéritiers du Christ, car c'est à eux que s'adressent ces paroles: " Ne craignez point, petit troupeau, il a plu à, votre Père céleste de vous donner un royaume (Luc., XII, 32). " Je n'en dirai pas davantage sur ce sujet.

2. L'abbé (a) de Trois-Fontaines était comme un arbre planté près d'un ruisseau, il produisait en abondance des fruits excellents comme lui; j'ai peur que transporté ailleurs il ne devienne stérile. On voit ainsi quelquefois la vigne produire beaucoup dans un endroit et perdre sa fécondité quand on la transplante dans un autre, et des arbres qui poussaient avec vigueur, languir et se dessécher rien que parce qu'on les a changés de place. Vous m'avez fait au coeur une blessure profonde qui ne cessera de saigner que lorsque vous me renverrez ce religieux. Nous ne faisions l'un et l'autre qu'un coeur et qu'une âme, et tant que nous serons séparés, il ne faut pas penser que nos plaies puissent se cicatriser. Comment ferai-je pour porter seul maintenant le fardeau que j'avais déjà tant de peine à soutenir quand je le partageais avec lui et lorsque je m'appuyais sur lui comme sur le bâton de ma vieillesse? Si mon sort ne vous touche guère, que du moins celui de notre ordre tout entier vous émeuve; ne causez point un mal certain dans l'espérance d'un bien fort douteux. Mais pourtant, si vous êtes décidé à le garder; ayez pour lui toute la considération qu'il mérite, et demandez pour nous au ciel un sujet capable de le remplacer. Je supplie Votre Bénignité de me faire le plus tôt possible une réponse, mais une réponse pratique, sur les affaires qui intéressent notre ordre et sur les autres que j'ai cru bon et même nécessaire de charger cet abbé de vous communiquer.

a C'était Hugues, abbé de Trois-Fontaines en Champagne, mandé en 1150 à Rome par le pape Eugène qui le fit cardinal. Voir les notes placées à la fin du volume. C'est à cet abbé qu'est adressée la lettre deux cent soixante-quatorzième.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCLXXIII.

186. L'abbé de Trois-Fonlaines...., nommé Hugues, le même que celui à qui est adressée la lettre deux cent soixante-quatorzième. Wion, Chacon et plusieurs autres pensent, à tort, que le monastère dont il était abbé est celui de Saint-Anastase de Trois-Fontaines, près de Rome; il était abbé de Trois-Fontaines en Champagne. Ce qui le prouve selon nous, c'est que du temps de saint Bernard, comme on le voit par l'histoire de sa vie et par le titre de la lettre soixante-neuvième, A l'abbé de Trois-Fontaines, ce nom ne désignait que le monastère de Champagne, tandis qu'on donnait celui de Saint-Anastase à l'abbaye de Trois-Fontaines de Rome, comme on le voit par le titre de la lettre trois cent quarante-cinquième adressée aux religieux de Saint-Anastase,

En second lieu, l'abbé de Saint-Anastase, à l'époque où saint Bernard écrivait cette lettre, était Rualène, ancien prieur de Clairvaux, ainsi qu'on l'a vu par les lettres deux cent quarante-cinquième, deux cent cinquante-huitième et suivantes, et comme il résulte de la quavante-troisième lettre de Nicolas de Clairvaux, à Rualène , abbé de Saint-Anastase.

On peut ajouter encore que la lettre deux cent soixante-quatorzième a pour titre, dans tous les manuscrits : A Hugues, abbé de Trois-Fontaines, pendant son séjour à Rome, ce qui semble indiquer que le monastère dont il était abbé ne se trouvait pas situé aux portes de Rome. Il faut encore remarquer que dans cette deux cent soixante-treizième lettre, saint Bernard, en témoignant an pape Eugène toute sa peine de le voir mander à Rome l’abbé Hugues, qu'il avait l'intention d'élever au cardinalat, ajoute qu'il lui a fait au cœur une blessure profonde qui saignera jusqu'à ce qu'il lui ait renvoyé ce religieux. Ces paroles indiquent bien que le monastère de l'abbé Hugues se trouvait en France. Enfin lorsqu'il fallut élire un autre abbé pour remplacer Hugues, saint Bernard, comme on le voit par sa lettre deux cent soixante-quatorzième, assista en personne à cette élection; or à cette époque il se trouvait en France, car l'abbé Hugues fut fait cardinal d'Ostie en 1150, dans la troisième promotion de cardinaux que fit le pape Eugène, en même temps que deux. autres religieux de Clairvaux, nommés fleuri et Roland, d'après Chacon. C'est à cette époque que la ville d'Ostie, qui se trouvait presque entièrement dépeuplée, fut réunie à Velletri.

Il est encore parlé de l'abbé Hugues dans les lettres deux cent soixante-quatorzième, deux cent quatre-vingt-septième , deux cent quatre-vingt-dixième, trois cent sixième et trois cent septième (Note de Mabillon).
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE CCLXXIV. A HUGUES, ABBÉ DE TROIS-FONTAINES, PENDANT SON SÉJOUR A ROME.

L’an 1151

Saint Bernard témoigne tout son regret d'avoir recommandé le neveu de l'évêque d'Autan: il désapprouve celui-ci d'avoir donné la prévôté à son parent.

Je suis au regret d'avoir écrit pour le jeune homme dont il s'agit et je voudrais qu'on pût révoquer la grâce que j'ai sollicitée pour lui; car en écrivant en sa faveur j'ai donné lieu de croire que j'approuvais ce que son oncle (Hugues évêque d’Auxerre) a fait quand il a eu le tort de le nommer prévôt; tandis qu'il n'en est absolument rien, quelque affection que j'aie pour lui; cédant à l'étroite, amitié qui me liait à l'oncle, je nie suis laissé aller à écrire en faveur du neveu, mais j'avoue qu'en ce cas mon affection m'a entraîné trop loin et n'était pas assez épurée de tout sentiment terrestre; d'ailleurs je me trouvais sous le coup de la perte que je venais de faire de cet ami, et le chagrin m'a porté à agir avec trop peu de réflexion. Je passerai peut-être dans l'esprit du Pape pour un homme léger, mais j'aime mieux risquer de perdre son estime par l'aveu de l'indiscrète précipitation avec laquelle je lui ai écrit, que d'offenser Dieu par le moindre mensonge. Au reste, ma lettre était aussi discrète et réservée que possible sur le chapitre de la prévôté, je n'en dis pas un mot au Pape, parce que je me rappelais fort bien que ses deus prédécesseurs en avaient autrement disposé et avaient confirmé ce qui fut réglé touchant cette dignité par un privilège spécial qu'il serait bien que vous pussiez rétablir et faire observer. Je voudrais qu'il pût laver la mémoire de ce saint évêque. de la tache dont la chair et le sang l'ont souillée et qu'il procurât quelque autre bien à ce jeune homme.

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LETTRE CCLXXV. AU PAPE EUGÈNE, SUR L'ÉLECTION D'UN ÉVÊQUE D'AUXERRE.

L’an 1151

Saint Bernard informe le Pape de la mauvaise foi qui avait présidé à l'élection d'un évêque d'Auxerre.

Lorsque je vous écrivis pour l'Église d'Auxerre, j'ignorais qu'après la première élection dont j'avais eu connaissance on en avait fait une seconde, de sorte que les craintes que je vous témoignais étaient comme une prophétie que l'événement est venu justifier, car ce que j'appréhendais est arrive. Veuillez vous rappeler comment les choses se sont passées à Nevers (a), et vous verrez qu'il en a été de même en cette circonstance; c'est par le même artifice et, dit-on, par la même personne que les intrigants ont réussi à faire faire une seconde élection pour écarter les deux premiers élus et leur substituer une créature de leur choix. Ils m'ont fait engager à écrire en leur faveur, mais j'ai voulu auparavant m'assurer des faits avec certitude et j'ai envoyé sur les lieux mêmes un religieux de confiance pour se renseigner exactement sur la manière dont les deux élections se sont faites. Il se présenta à L'église, et après avoir pris avec le plus grand soin toutes les informations possibles, il apprit de tous les témoins qu'il put réunir, qu'il n'y avait pour la seconde élection qu'un seul prêtre, le frère du religieux Geoffroy b, nommé Hugues, un seul diacre nommé Etienne, et de tout le reste du personnel de l'église, que les chefs de la cabale, le chantre, l'archidiacre et le trésorier; encore n'est-il pas bien certain que celui-ci fût du nombre, attendu qu'il était absent. Au contraire, le premier élu avait réuni les suffrages non-seulement de tout le clergé inférieur, mais de neuf diacres et de onze prêtres: l'archiprêtre, qui faisait le douzième, s'il n'était neutre, penchait plutôt pour la première élection, tout en protestant qu'il n'avait souscrit encore ni à l'une ni à l'autre. Le prêtre Hugues, dont j'ai parlé plus haut, était chargé de la garde du sceau de l'église c; mais, agissant en homme de parti plutôt qu'en homme de paix, il le livra à ceux de sa faction sans tenir aucun compte de ce que son devoir exigeait qu'il fit. Voilà comment toute cette affaire s'est passée. De là je conclus, avec ma liberté ordinaire, qu'on doit empêcher que le méchant ne puisse se féliciter de sa malice, due le sage n'ait à rougir de s'être laissé tromper et qu'une Eglise demeure plus longtemps en suspens.

a Saint Bernard s'exprime de même à 'a fin de la lettre suivante : c'est nue allusion aux troubles qui ont signalé l'élection de Raymond à l'évêché de Nevers. Voir la lettre deux cent quarante-cinquième.

b Qui semble avoir été le candidat de l'opposition ; mais l'élection d'Alain, qui avait été abbé du monastère de Larivour, situé dans le diocèse de Troyes, finit par prévaloir. Alain a fait un abrégé de la vie de saint Bernard. Dans les Actes des évêques d'Auxerre on lit que l'évêché demeura vacant pendant une année entière. Voir les lettres deux cent quatre-vingtième et deux cent quatre-vingt-deuxième avec leurs notes.

c Il semble d'après cela qua cette époque l'Eglise d'Auxerre avait déjà un sceau distinct de celui de l'évêque.

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LETTRE CCLXXVI. AU MÊME PAPE, APRÈS LA MORT DE L'ÉVÊQUE D'AUXERRE.

L’an 1151

Saint Bernard informe le souverain Pontife que le diacre Etienne a fait faire à l'évêque d'Auxerre un testament impie et scandaleux qu'il l'engage à casser.

1. C'est encore moi avec mes avis que je n'aurais pas manqué de vous suggérer plus tôt si j'avais connu plus tôt ce que je ne fais que d'apprendre à l'instant. Un homme s'est trouvé qui a fait faillir Israël, c'est-à-dire, un saint évêque (a), en le laissant mourir presque intestat après l'avoir vu tout troublé des approches de la mort, et même on pourrait dire aux prises avec elle. Après avoir légué fort peu de chose, presque rien, aux pauvres et aux églises, il fit légataire de presque tous les biens de la mense épiscopale, aux suggestions et sur les instances du diacre Etienne, un de ses neveux, un tout jeune homme du monde incapable de servir l'Eglise. Il lui laissa, dit-on, les revenus de sept églises, les dîmes et les prés situés dans une forêt dépendante de l'évêché, sans compter, ce qui met le comble au scandale, tout l'or qu'il possédait, ses écuries, et même celles du monastère, parce que les siennes ne pouvaient suffire an voyage de Rome qu'il doit entreprendre pour aller vous demander de vouloir bien ratifier ce testament. Plusieurs personnes pensent que l'évêque est mort sans savoir qu'il avait fait toutes ces donations; c'est le diacre Etienne qui aurait fait ces legs comme il l'entendait et aurait ensuite apposé le sceau de l'évêque au bas du testament; cela paraît d'autant plus croyable, que l'an dernier, le fait est certain, comme ce prélat semblait être à la dernière extrémité, on lui fit faire à ce même neveu la donation d'une paroisse dont il ne put se rappeler, quand il eut recouvré la santé, qu'il avait disposé de la sorte. Quelle apparence d'ailleurs qu'un évêque si saint et si dégagé des choses de ce monde eût fait un pareil testament s'il avait eu encore conscience de ses actes et toute sa présence d'esprit? L'homme le plus mondain pourrait-il reconnaître dans cet acte la dernière volonté d'un prêtre, le fait d'un homme sage et détaché de la terre, qui juge tout et n'est lui-même jugé par personne? Ne serait-ce pas au contraire un prélat jugé de Dieu et des hommes, si son testament devait être maintenu tel qu’il est ?

2. Vous donc, serviteur de Dieu, vous qui avez en main le glaive de

a II se nommait Hugues ; saint Bernard l'appelle un saint évêque dans son livre III de la Considération, n. 11. Horstius s'étend assez longuement dans ses notes sur le testament de cet évêque. On voit, dans les Actes des évêques d'Auxerre, chap. V, qu'il avait donné à son neveu le titre d'une prévôté dépendante de son chapitre.

Pierre, retranchez cet opprobre de la religion et ce scandale de l'Eglise ; en justifiant cet évêque du crime dont on charge sa mémoire, vous adoucirez la douleur amère que ressentent ses pieux amis, ceux qui l'aiment lion pas selon la chair, mais selon l'esprit, et vous calmerez en même temps celle dont votre coeur a dû être saisi. Nouveau Phinées, levez-vous, opposez-vous comme une barrière au mal, apaisez l'émotion, calmez l'agitation qui s'est produite. Oui, levez-vous comme un mur inexpugnable: les enfants de ce siècle vont tenter les derniers efforts et faire le siège de votre constance, qu'ils vous trouvent insensible aux intérêts de la chair et du sang; vous n'aurez pour l'oncle d'affection véritable qu'en vous montrant inflexible contre le neveu.

3. Au reste il faut que vous sachiez que deux personnes de piété, le doyen de Saint-Pierre d'Auxerre et le prieur de Saint-Eusèbe, se préparaient à vous aller trouver pour soutenir en leur propre nom et au nom de l'abbé de Saint-Laurent la première élection de. l'Eglise d'Auxerre, quand le parti opposé a eu recours à l'autorité du comte de Nevers (a) pour les empêcher de donner suite à leur projet. Ce prince les fit venir en sa présence, leur défendit de se mêler de cette affaire, et leur fit de grandes menaces pour les en détourner. L'abbé m'a envoyé le prieur de sa maison, qui est son propre frère, pour m'informer de toutes ces choses, et me prier, de concert avec le doyen, de vous en informer. Je vous le répète donc: souvenez-vous de ce qui s'est passé à Nevers. Vous savez due c'est quelquefois suivre la règle que de s'en écarter; aux yeux des personnes sages et prudentes, les deux clefs que vous avez reçues représentent, l'une le pouvoir discrétionnaire, et l'autre l'autorité régulière dont vous êtes investi.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCLXXVI.

187. Un saint évêque ..... Il se nommait Hugues et avait été abbé de Pontigny avant d'être évêque d'Auxerre. Il mourut le 10 octobre 1151. On peut voir l'histoire de sa conversion miraculeuse et de la sainteté de sa vie dans Henriquez, livre II des Fasci., distinct. 10, chap. XXVIII ; dans le Ménologe, au 21 janvier, et dans la Vie de saint Bernard, livre III, chap. III.

Saint Bernard, qui connaissait la sainte vie de ce prélat, se montre non moins surpris que contristé de voir qu'au moment de mourir, et quand il n'avait déjà presque plus conscience de ce qu'il faisait, il ait, d'après le conseil et les suggestions d’un certain Etienne, si peu donné aux pauvres et aux églises, qu'on aurait pu dire qu'il ne leur avait pour ainsi dire rien laissé, tandis qu'il léguait tous ses biens à son neveu, jeune séculier qui ne pouvait être utile à l'Eglise. Il est même peu éloigné de croire que le diacre Etienne ait tout fait à l'insu de cet évêque, aussi prie-t-il le Pape de faire acte de zèle et d'autorité pour réprimer une action aussi indigne. Est-il, en effet, rien de pire que de prendre le patrimoine de Jésus-Christ, lesbiens de l'Eglise et le trésor des pauvres pour les donner à des proches et à des amis charnels ? Ce n'est, hélas! un mal que trop commun de nos jours, depuis que l'Eglise a cessé de casser, avec la même rigueur qu'autrefois, ces testaments impies que Dieu même semble frapper de sa réprobation en ne permettant pas que les héritages acquis de la sorte profitent à ceux qui les reçoivent ou parviennent à un troisième héritier. Peut-on d'ailleurs s tonner et gémir assez quand on voit que bien souvent les ecclésiastiques font preuve dans leurs testaments de beaucoup moins de piété et de religion que les laïques eux-mêmes? Il n'est pas rare en effet de voir ces derniers donner leurs biens aux pauvres et aux églises, taudis que les premiers les oublient dans leurs testaments, pour ne songer qu'à ceux qui leur sont unis par les liens de la chair et du sang. N'est-ce pas le contraire qui devrait avoir lieu ?

Le saint concile de Trente les avertit en termes aussi graves que précis " de ne pas songer à enrichir leurs proches et leurs amis avec les revenus de l'Eglise, s'ils ne veulent aller contre les canons des Apôtres qui leur défendent de donner les biens des églises, qui ne sont autres que les biens de Dieu même, à leurs parents. Pourtant, s'ils ont des parents pauvres, ils pourront leur venir en aide comme ils le feraient pour tous autres pauvres; bien plus, le saint synode exhorte tous les ecclésiastiques à se dépouiller le plus possible de cette affection tout humaine qu'ils pourraient ressentir pour leurs frères, leurs neveux et leurs autres parents, comme étant une source abondante de maux pour l'Eglise. " Voir le concile de Trente, section XXV, de la Réform., chap. I.

On pourrait faire voir, s'il en était besoin, comment les ecclésiastiques vraiment pieux, cardinaux, évêques et autres se sont montrés animés de cet esprit dans les temps anciens comme à des époques plus rapprochées de nous; ainsi, pour ne citer que des exemples récents, on vit saint Charles Borromée, cardinal-archevêque de Milan, qui avait plein pouvoir de tester, disposer de tous ses biens en œuvres pies, et no laisser rien par testament aux membres de sa famille.

Voir la Vie de ce saint, par Charles de la Basil. de Saint-Pierre. On en dit autant des cardinaux Tolet et Bellarmin. Jean Molanus, théologien de l'université de Louvain, a écrit un excellent traité sur les dispositions testamentaires en faveur des oeuvres pies. Il fait la remarque, dans son chapitre XIII, que saint Bernard a parlé des testaments dans plusieurs de ses lettres, notamment dans les soixante-quatrième, deux cent dix-huitième et deux cent soixante-seizième, et il prend occasion des paroles de notre Saint pour donner d'utiles conseils au sujet des testaments, et pour engager les testateurs à ne faire que des dispositions valides ou permises, et claires, en termes exempts de toute ambiguïté, après mûre réflexion et dans la pleine jouissance de toutes leurs facultés. Voici même en quels termes il s'exprime à propos des paroles de saint Bernard : " Par ce dernier exemple, les ecclésiastiques peuvent se convaincre qu'ils ne doivent pas attendre, pour faire connaître leurs dernières volontés, qu'affaiblis par le mal et les idées troublées par l'approche de la mort, ils soient hors d'état de faire autre chose que ce qu'il plaira à des amis charnels de leur suggérer, au lieu de suivre leurs propres pensées. "

Pour plus amples détails sur cette matière, voir nos Sept Trompettes de la discipline ecclésiastique, et principalement Salvien aux églises catholiques (Note de Horstius).

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LETTRE CCLXXVII. AU MÊME PAPE, POUR L'ABBÉ DE CLUNY.

Saint Bernard prie le Pape d'accueillir cet abbé avec bienveillance et de le traiter avec honneur.

Je peux vous paraître extravagant en vous recommandant l'abbé de Cluny et en faisant comme si je voulais protéger un homme dont tout le monde recherche la protection. Aussi est-ce moins pour lui que pour moi que je vous écris, c'est une satisfaction de coeur que je me donne, je n'ai pas d'autre but en vous écrivant. Il me semble qu'au moyen de cette lettre je ne cesserai pas pendant tout le voyage d'être dans la société de celui que je ne puis suivre autrement, je défierai ainsi la chaîne élevée

a Guillaume IV. Il avait succédé en 1147 à son pire Guillaume III, qui était entré chez les Chartreux. Voir la lettre deux cent quatre-vingtième, n. 3.

des Alpes, avec leurs neiges éternelles, et la distance des lieux, de nous séparer l'un de l'autre. Grâce à cette lettre) je me trouve en ce moment partout à ses côtés, il ne va nulle part sans moi ; c'est une faveur dont je devrais lui savoir infiniment de gré, si ce n'était a présent pour mon coeur comme un besoin impérieux de le suivre, une sorte de nécessité qui me dispense de toute reconnaissance. Je vous prie d'honorer dans ce grand homme un des membres les plus honorables du corps de Jésus-Christ, un vrai vase d'honneur plein de grâce et de vérité et comblé de bonnes oeuvres. Renvoyez-le-nous ensuite aussi comblé de qu joie et de bonheur que son retour doit ici en faire goûter à une foule de personnes. Versez sur lui à profusion toutes les glaces dont il est digne, afin qu'il les répande sur nous en pareille abondance quand il nous reviendra. S'il vous demande quelque chose au nom du Seigneur Jésus, il ne saurait être exposé à essuyer un refus de votre part, car il faut que vous sachiez que sa main généreuse assiste les pauvres de notre ordre et leur fournit aussi largement que spontanément pour subsister tout ce qu'il peut prendre sur les biens de son abbaye sans donner lieu de murmurer aux religieux de sa maison. Je dis, au nom du Seigneur Jésus, et voici pourquoi : c'est que s'il venait à cous prier, comme j'ai des motifs pour le supposer et le craindre, de le décharger a de la conduite de son troupeau, il n'est personne qui s'imagine qu'il puisse demander une pareille chose au nom du Seigneur. Car je crois bien que depuis que vous l'avez vu, cet homme est devenu encore plus timoré et plus parfait. Vous savez d'ailleurs qu'à peine placé à la tête de son ordre il entreprit de le réformer en plusieurs points (b), particulièrement dans la pratique des jeûnes et du silence, et dans l'habitude de porter des habits d'étoffes précieuses et recherchées.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCLXXVII.

188. Pour l'abbé de Cluny, Pierre le Vénérable; il allait à Rome présenter ses hommages au pape Eugène, pour lequel saint Bernard lui donna cette lettre de recommandation. Il parle ainsi lui-même de ce voyage dans le livre Il des Miracles, chap. XXV: "La première année du pontificat d'Eugène, je fis le voyage de Rome, tant pour présenter mes respects à ce pape que pour visiter notre commune mère, l'Eglise romaine " (liv. VI, lettre quarante-sixième). En écrivant à saint Bernard, il dit: " Je l'avais vu, - le pape Eugène, - la première année de son pontificat, quand j'allai à Rome. " Liv. VI, lettre quarante-quatrième). Pendant ce voyage, il fut pillé, comme il l'écrivit ensuite au pape Eugène, par le marquis Opizon, dont la troupe infestait alors l'Italie, et ne recouvra ce qu'on lui avait enlevé qu'avec l'assistance des habitants de Plaisance. Il lit un second voyage, en 1151, pour rendre une seconde fois visite au pape Eugène ; il en recul, comme on le voit par une de ses lettres à saint Bernard (livre VI, lettre, quarante-sixième), un accueil on ne peut plus bienveillant, dont il se crut redevable à la bonne amitié de notre Saint (Note de Mabillon).

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LETTRE CCLXXVIII. AU MÊME PAPE, POUR L'ÉVÊQUE DE BEAUVAIS.

Il n'est pas nécessaire de vous prouver que vous devez exaucer la prière de votre fils l'évêque de Beauvais ; vos entrailles de père vous diront assez éloquemment qu'il n'est rien de plus convenable et de plus juste pourtant

a Il est probable que Pierre le Vénérable songeait à se décharger de son abbaye pour se retirer auprès de saint Bernard, comme il le dit lui-même dans sa lettre, qui est la deux cent soixante-quatrième de la collection de celles de saint Bernard.

b C'est ce qu'attestent ses remarquables statuts dans la bibliothèque de Cluny. Voir Orderic, livre XIII, à l'année 1132.

c C'était Henri, frère de Louis le Jeune, qui devint plus tard archevêque de Reims. Voir les lettres deux cent soixante-neuf, trois cent cinquième et trois cent septième. Quand le roi Louis, son frère, l'eut fait entrer dans les ordres, le pape Honorius le traita comme son pupille, ainsi qu'on le voit par une lettre de ce Pontife, rapportée dans le tome III du Spicilège, page 150. Après cette lettre il s'en trouve une autre adressée au légat du saint Siège, dans laquelle le roi Louis demande pour son fils fleuri une prébende dépendante de l’église de Pontoise. Avant d'être évêque de Beauvais, il fut abbé de Sainte-Marie d'Etampes, puis archidiacre d'Orléans, comme on le voit dans le cartulaire de Saint-Martin-des-Champs.

tant je ne puis m'empêcher de vous faire remarquer que ce jeune prélat mérite par sa piété et par le zèle qu'il déploie pour son Eglise, non-seulement vos louanges, mais encore votre appui. Dès qu'il se sentira soutenu par une main aussi puissante que la vôtre, il en deviendra encore plus pieux, plus fervent et plus fort au milieu des épreuves sans cesse renaissantes que les méchants suscitent à, son Eglise (a). Je vous prie aussi d'accorder au frère Arnoulphe de Blaïole la grâce qu'il vous demande, maître Guy que je vous envoie vous dira ce dont il s'agit. Il vous apprendra également, si vous daignez l'entendre, ce que l'abbesse du Paraclet (b) vous supplie de lui accorder si vous le trouvez bon.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCLXXVIII.

189. Au milieu des épreuves sans cesse renouvelées que les méchants suscitent à son Eglise. Yves de Chartres s'exprime à peu près dans les mêmes termes en parlant de l'état de l'Eglise de Beauvais : " Cette église, dit-il dans sa lettre quatre-vingt-septième, depuis longtemps ne sait plus ce que c'est que d'avoir de bons pasteurs; aussi lui semble-t-il tout naturel de n'en avoir que de mauvais, et regarde-t-elle presque comme un crime d'en élire d'autres.... "

Ce que l'abbesse du Paraclet... Héloïse, femme d'Abélard s'étant faite religieuse, elle devint abbesse d'un monastère de femmes situé à Argenteuil, sur la Seine, dans le diocèse de Paris.

En 1127, les religieux de l'abbaye de Saint-Denys, ayant prouvé.. par des titres fort anciens, que cette maison leur avait été donnée par Hermenrique et son épouse Numma, en reprirent possession après avoir cessé pendant bien longtemps de l'occuper.

Théodrade, fille de Charlemagne, avait réuni dans ce monastère des femmes qui en furent chassées plus tard pour avoir cessé de vivre en religieuses.

Quelque temps auparavant, Abélard avait obtenu de l'abbé de Saint-Denys la permission de se retirer dans une solitude des environs de Troyes, où il se construisit, avec de la paille, du foin et des roseaux, un oratoire qu'il dédia à la sainte Trinité, et qui reçut plus tard le nom de Paraclet, parce que son fondateur avait enfin trouvé là un peu de consolation après tous ses malheurs. Dans la suite il céda ce monastère à Héloïse (Note de Horstius).
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE CCLXXIX. AU COMTE HENRI (c).

Saint Bernard le prie de raire réparer le dommage que ses sujets avaient causé.

Le pieux abbé d de Châtillon m'a établi gardien, après Dieu, de tous ses biens, en partant pour Rome; or il est arrivé que des gens de Beaufort

a Il en est parlé dans deux lettres d'Anselme au pape Urbain II ; ce sont les trente-troisième et trente-quatrième du livre II, et dans une d'Yves dont Horstius parle dans ses notes.

b C'était Héloïse, connue aussi sous le nom d'Helwide, comme on peut le voir par deux lettres de Hugues Metellus, " A la vénérable Helwide, abbesse du Paraclet. Il n'est bruit parmi nous que de la supériorité dont vous faites preuve sur les personnes de votre sexe ; vous les dépassez toutes dans l'art d'écrire en prose ou en vers, et, qui mieux est, dans la vie exempte de toute mollesse féminine que vous menez..... " Saint Bernard lui rendit plusieurs fois visite et daigna la justifier dans ses discours, comme on le voit dans la lettre cinquième d'Abélard. Voir aux notes de la fin du volume ce que Horstius dit d'Héloïse et de l'abbaye du Paraclet, située dans le diocèse de Troyes.

c Fils deThibaut, comte de Champagne,et lui succéda en 1151.

d C'était Baudouin., le même que celui à qui est adressée la lettre quatre cent unième, et que la quatre cent deuxième nous montre évêque de Noyon. L'abbaye de Châtillon dont il est question est celle des chanoines réguliers de Saint-Augustin de Châtillon-sur-Seine, diocèse de Langres, où saint Bernard apprit les premiers éléments des lettres et qu'il fit devenir régulière de séculière qu'elle était auparavant. Voir la Vie de saint Bernard, livre I, chap. Ier , n. 3, C'est à tort que plusieurs auteurs out cru qu'il s'agissait ici d’un autre Châtillon, situé en Neustrie ; en effet, le monastère dont Baudouin était abbé se trouvait à peu de distance de Clairvaux, puisqu'en partant pour Rome cet abbé confie la garde de ses biens à saint Bernard; de plus, Beaufort, que le contexte de la lettre de saint Bernard nous présente comme peu éloigné de Châtillon, est situé sur la Voire, qui se jette dans l'Aube au-dessous de Clairvaux et de Bar-sur-Aube. Enfin dans les plus anciens titres de l'abbaye de Châtillon-sur-Seine, de même que dans la liste de ses abbés, on voit que le successeur d'Aldon, premier abbé de Châtillon, est Baudouin, second abbé de ce monastère.

fort au service d'un certain Simon ont volé un troupeau de porcs qui lui appartiennent; j'aurais préféré, je l'avoue, qu'ils eussent pris les nôtres. Je vous prie de les lui faire rendre. Le Roi des rois vous a fait prince afin que vous fissiez servir votre pouvoir à protéger les gens de bien, à réprimer les méchants, à défendre les pauvres et à rendre la justice aux opprimés. Voilà quel est votre devoir en qualité de prince. Si vous le remplissez, vous avez lieu d'espérer que Dieu étendra et fortifiera votre domination. Si au contraire vous négligez de l'accomplir, il est à craindre pour vous que Dieu vous fasse descendre du rang que vous occupez et vous dépouille du pouvoir que vous avez reçu. Fasse le ciel qu'il n'en soit jamais ainsi !

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LETTRE CCLXXX. AU PAPE EUGÈNE, POUR L'AFFAIRE D'AUXERRE.

Vers l’an 1152

Saint Bernard, que le souverain Pontife avait chargé de notifier sa sentence dans l'affaire de l'élection de l'évêque d'Auxerre, se plaint du peu de cas qu’il en fait.

1. Vous faites bien pour consoler mes ennuis et soutenir ma faiblesse de ne pas vous lasser de m'écouter favorablement pendant le peu de jours que j'ai encore à passer sur la terre; oui, vous faites bien d'agir de la sorte et de me traiter sinon comme je le mérite, du moins comme il vous sied de le faire. Je me donnerai bien de garde d'abuser de votre extrême bonté en la faisant servir à mes propres vues, et je me sens dans la disposition de recevoir avec la même égalité d'âme vos refus ou vos grâces selon qu'il vous plaira. Sans doute, comme tout le monde, j'aime bien qu'on abonde dans mon sens, mais je. serais bien fâché que ce fût au détriment de la justice et de la vérité ou en opposition avec votre propre volonté. Je vous parle de la sorte afin que vous ne me croyiez ni insensible ni ingrat. A présent je prie Votre Sainteté de me permettre de lui exposer ce dont il est question. Tant qu'on n'attaque que moi, je ne trouve pas qu'il y ait lieu pour moi de m'en préoccuper beaucoup, le tort qu'on peut me faire est facile à réparer: d'ailleurs je ne connais rien de tel pour guérir les blessures de mon âme due les affronts et les injures, et je dois d'autant moins m'en émouvoir que mon néant ne mérite pas autre chose que cela. Mais lorsque les injures des méchants rejaillissent jusque sur l'oint du Seigneur, la patience m'échappe, je l'avoue, et je ne puis plus conserver mon calme habituel. Vous ai-je jamais demandé le pouvoir de gouverner les diocèses, de disposer des évêchés et de faire des évêques? Quel plaisant spectacle je donnerais! — Ce serait la fourmi attelée à un char. Vous avez confirmé l'élection d'un sujet si évidemment digne de la place qui lui est destinée, que ses adversaires mêmes ne trouvent rien à lui reprocher!

2. La résolution que vous avez prise a été signifiée à qui de droit et publiée où elle devait l'être ; mais si nous en attendons encore aujourd'hui les heureux résultats, ne vous en prenez qu'à celui à qui vous vous en êtes rapporté pour cette affaire , la religion n'a pas de plus grand ennemi que lui, la raison le gêne et la justice l'épouvante; il a eu l'audace de trahir votre secret et de rendre votre décision illusoire, et n'a pas reculé à la pensée de se montrer tel qu'il est, en sacrifiant à son ambition le respect qu'il vous doit. J'ai eu le dessous, mais qu'importe? J'accepte cette humiliation que je ne dois qu'à mon zèle pour l'obéissance. J'ai bu le calice, mais l'amertume en passe jusqu'à vous, car il est évident qu'en blâmant votre arrêt ou plutôt en en altérant le sens, il s'attaque à plus haut que moi qui n'ai fait que le publier, c'est-à-dire à vous-même qui l'avez porté. Eh quoi! on rendra invalide l'élection d'une personne a en tous points irréprochable? De deux choses l'une: il faut que la décision dont vous m'avez fait porteur produise son effet, ou que je passe pour menteur aux yeux de tout le monde. Mais il vaut mieux pour vous et il est plus digne du successeur des Apôtres que celui qui a fait tout le mal ne puisse pas s'en glorifier.

3. Cependant on n'a pas laissé d'exécuter la plus grande partie de vos ordres. Des trois commissaires chargés de cette affaire, un seul a refusé de donner son consentement comme les deux autres, il ne vous reste donc qu'à parler pour y suppléer et vous ne risquez rien à le faire. Vous ne sauriez craindre en effet de scandaliser ceux dont le Seigneur a dit " Laissez-les, ce sont des aveugles et des conducteurs d'aveugles (Matth., XV, 14) ; " et pour le reste, tous les fidèles, la plus saine partie du clergé, le roi lui-même, enfin l'Église entière s'en réjouira. Vous avez déjà signalé votre vertu par une foule de bonnes oeuvres; mais je ne crois pas que vous puissiez en faire une plus glorieuse que celle-là. Je ne disconviens pas que les gens du parti opposé ont nommé plusieurs religieux, mais ce fut moins parce qu'ils étaient religieux que parce qu'ils devaient être impuissants à réprimer leur malice et à repousser leurs violences, leur vertu les touchait peu, mais leur faiblesse les rassurait. Le

a on ne sait si saint Bernard veut parler ici d'Alain ou de celui à qui Alain fut subssitué par une seconde élection, lequel était probablement de Regny, bourgade du diocèse d'Auxerre, s'il faut lui appliquer ce que saint Bernard dit un peu plus loin, au n. 4 de cette lettre. Begny est une abbaye de Cisterciens. Mais Alain était Belge de naissance, des environs de Lille. Voir aux notes de la fin du volume.

comte (a) de Nevers ne marche point sur les traces de son père, il s'est mis, en cette circonstance comme dans toutes les autres, du parti opposé au bien; il se jette sur les terres et les propriétés des églises comme un lion affamé sur sa proie, et aimerait mieux avoir un Juif ou un Mahométan que celui qu'on a élu pour évêque, parce que c'est le seul qui semble capable de découvrir sa mauvaise foi et de s'opposer à ses mauvais desseins. j'ai même appris d'un certain nombre d'ecclésiastiques que pour affaiblir le parti qui lui est contraire, il leur a imposé silence à force de menaces et de mauvais traitements.

4. En un mot, si l'on veut dans ce diocèse ruiner les maisons religieuses, exposer les églises au pillage, faire outrager la religion et réduire en servitude l'évêché mêmes dont les biens excitent la convoitise du comte, ii n'y a qu'à empêcher celui de Regny d'être évêque. Qu'est devenu ce zèle que vous avez déployé dans l'affaire d'Yorck? ne le verrons-nous point éclater en cette circonstance comme alors ? Cet homme, à l'exemple de l'intrus d'Yorek, est venu à la cour, m'a-t-on dit, pour vous brouiller avec elle, et je ne doute pas qu'il ne mette tout en oeuvre pour y réussir. Permettez-moi de vous rappeler l'affaire de l'évêque de Lunden, puisqu'il n'y a plus de motifs pour en retarder la solution quelle qu'elle doive être. Je finis en ajoutant qu'il est de la plus glande importance pour l'honneur du saint Siège, du plus grand avantage pour le gouvernement de l'Eglise, et du plus grand intérêt pour la tranquillité de votre conscience, que vous ayez un chancelier (b) juste, vertueux et aimé de tout le monde, car il est fâcheux de publier un décret oit l'on puisse trouver à redire, mais il est honteux de le faire tel après y avoir longtemps réfléchi.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCLXXX.

190. Eh quoi! on rendra invalide l'élection d'une personne. A la mort de Hugues, évêque d'Auxerre, en 1151, " le reste du clergé se mit en devoir de lui donner un successeur, comme c'est la coutume, dit saint Bernard, livre III de la Considération, chapitre II; mais un jeune homme interjeta cet appel, demandant qu'il ne fût pas procédé à l'élection avant qu'il eût eu le temps d'aller à Rome et d'en revenir; mais il ne tint lui-même aucun compte de son propre appel. Voyant qu'on se mettait peu en peine de sa personne et qu'on regardait son opposition comme déraisonnable, il réunit autour de lui le plus d'électeurs qu'il put (voir la lettre deux cent soixante-quinzième), et trois jours après que les autres eurent fait leur élection, il fit lui-même la sienne. "

En apprenant ce qui s'était passé, le pape Eugène remit l'élection à trois commissaires, comme on le voit dans cette lettre; saint Bernard en était un. S'étant mis d'accord avec un des deux autres commissaires sans pouvoir faire accepter leur candidat au troisième, il demande au pape Eugène de suppléer, par sa propre décision, à la voix qui leur manque pour être unanimes. On croit que l'élu fut Alain qui succéda en effet à Hugues. Voici en quels termes le livre des Sépulcres de Clairvaux parle de lui . " A droite de monseigneur Geoffroy, en son vivant évêque de Langres, faisant face au chœur, git monseigneur Alain, évêque d'Auxerre. Elevé dès son enfance dans un monastère d'une petite ville de France appelée Lille, il reçut l'habit à Clairvaux, des mains de saint Bernard. Plus tard il devint abbé de La Rivour; il gouverna ce monastère pendant douze ans et, avec l'aide de Dieu, il l'enrichit de toutes manières, tant en propriétés qu'en bons religieux ..... La dernière année de la vie de saint Bernard, il fut élu à l'unanimité évêque d'Auxerre, où il exerça l'hospitalité d'une manière admirable envers les religieux ..... Après treize ans d'épiscopat, il se démit de sa charge pastorale du consentement du souverain Pontife et revint à son cher Clairvaux, où il mourut le 14 octobre 118l. "

Quand on dit qu'il a été élu à l'unanimité, cela doit s'entendre en ce sens qu’il finit par réunir tous les suffrages, comme saint Bernard lui-même l'expose au roi Louis dans sa lettre deux cent quatre-vingtdeuxième (Note de Mabillon).

191. Le comte de Nevers ne marche point sur les traces de son père..... Saint Bernard parle ici de Guillaume IV, dont le père, Guillaume III, fut un prince très-religieux et très-pieux. Hugues, moine d'Auxerre, parle ainsi de ce dernier : " En 1147, Guillaume, comte de Nevers, abandonne son comté et foule aux pieds les grandeurs du monde, pour se retirer chez les Chartreux, où il a le bonheur de terminer ses jours, dans l'exercice de l'humilité et de la pauvreté la plus grande, l'année même de, sa conversion. " (Note de Mabillon.)

192. Empêcher celui de Régny ou Réninghe. C'est sans doute par ironie que saint Bernard s'exprime ainsi, car il semble qu'il fait allusion, en cet endroit, à Alain, qu'il désigne parle nom de Réninghe, probablement parce qu'il était originaire de ce petit bourg situé sur I'Yper, en Belgique, car le surnom de Lille, qu'on trouve quelquefois ajouté à son nom, ne lui vient que de ce qu'il fut élevé dans cette ville, comme on peut le conclure d'un passage du livre des Sépulcres de Clairvaux, que nous avons cité plus haut, et dans lequel, sans parler du lieu de sa naissance, il est dit seulement: " Qu'il fut élevé, dès son enfance, dans un monastère d'une petite ville de France appelée Lille. "

Il ne semble pas qu'on doive tirer son nom de Régny, dont nous parlons à l'année 1128 de notre Chronologie ; car, de Clairvaux, nous voyons qu'il alla à La Rivour en qualité d'abbé de ce monastère; il ne le quitta plus tard que pour monter sur le siège, d'Auxerre.

Il est vrai qu'on peut encore expliquer les choses autrement et dire que le candidat qui réunit le plus de voix dans la seconde élection pour l'évêché d'Auxerre, fut un religieux de Régny en faveur duquel saint Bernard se prononce dans sa lettre ; mais cette élection étant encore contestée, il s'en fit une troisième, dans laquelle Alain eut tous les suffrages pour lui (Note de Mabillon).

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LETTRE CCLXXXI. A BRUNO, ABBÉ DE CIARRAVALLE (c).

Saint Bernard reproche à cet abbé sa lettre déraisonnable et passionnée.

Avez-vous eu raison de vous monter ainsi la tête? Je ne le crois pas, et votre langage non moins extravagant que passionné prouve assez que

a Guillaume IV, dont il est parlé dans la lettre deux cent soixante-quatre. Quoi qu'en dise saint Bernard, il n'en est pas moins certain que ce comte enrichit plusieurs églises de bénéfices ; il restitua aussi au monastère de Vezelay les biens que son père en avait détournés; il donna de grandes propriétés foncières à l'abbaye de Pontigny ; et entre autres monastères qui se ressentirent de ses largesses, on peut citer en particulier celui de Saint-Germain d'Auxerre où il a son tombeau dans le chapitre, bien qu'il n'eût demandé à être enterré que dans le cimetière de cette abbaye.

b Il est probable que le chancelier Guy, à qui est adressée la lettre trois cent soixante-septième, était mort.

c Les premières éditions portent abbé de Clairvaux, mais les manuscrits les plus estimés, d'accord avec les documents de Ciarravalle, donnent la version que nous avons préférée. Ciarravalle est une abbaye de Cisterciens, située dans les environs de Milan ; il en a été parlé plus haut, lettre cent trente-quatrième.

je fais bien d'en douter; vous savez bien que les coups d'un ami sont préférables aux baisers d'un ennemi. Cela est vrai, me direz-vous peut être, mais vous n'avez aucune raison de me frapper. Je le veux bien, il n'en est pas moins vrai que mes coups viennent d'une main amie ou plutôt d'un coeur de père. Si vous n'avez point de torts, mes coups portent à faux et votre conscience vous met à couvert de tous reproches; mais si vous en avez c'est contre vous et non contre moi que vous devez tourner votre colère. Vous vous plaignez que je n'ajoute pas foi à vos paroles, mais m'avez-vous jamais dit un seul mot ? J'ai ajouté foi, j'en conviens, aux plaintes qu'on m'a faites de vous, mais comment pourrai-je ou non vous croire quand vous ne me dites rien ? Soyez homme de parole, acquittez-vous sans délai de ce que vous m'avez promis, non-seulement nous ne nous brouillerons point ensemble, mais encore nous ne donnerons à personne des sujets de scandale. Pensez de moi aussi avantageusement que je pense de vous; il est bien certain que je ne suis pas prévenu contre ce que vous pouvez nie dire, ainsi que vous m'en faites le reproche, car vous vous laissez aller à un tel emportement et vous écoutez si peu la raison, que vous en venez à ne savoir même plus ce que vous dites. Vous voyez que je vous dis ce que je pense avec franchise, et que je vous parle bien à coeur ouvert.

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LETTRE CCLXXXII. AU ROI DE FRANCE LOUIS LE JEUNE, AU SUJET DE L'ÉLECTION DE L’ÉVÊQUE D'AUXERRE.

Saint Bernard prie le roi de France de ne pas s'opposer à ce que l'évêque élu d'Auxerre le devienne de fait.

1. On ne saurait m'accuser d'avoir jamais voulu porter atteinte en quoi que ce soit à l'autorité ou diminuer les droits de la couronne; je prends Dieu, je vous prends vous-même en toute confiance à témoin de ce que j'avance. Assurément, si vous avez quelques ennemis, ce sont surtout ceux qui mettent des entraves aux élections afin d'exclure des évêchés vos plus fidèles sujets et de s'emparer en même temps des revenus des églises. Pour moi, j'ai assisté en personne à l'élection de l'évêque d'Auxerre, et je puis vous assurer qu'elle s'est faite, grâce à Dieu, d'un commun accord; car le clergé, qui s'était divisé auparavant s'est heureusement entendu pour faire tomber toutes les voix sur un sujet que je connais parfaitement et dont je puis rendre le meilleur témoignage. Je ne crois pas qu'aucun de ceux qui ont pris part à cette élection ait conçu le moindre doute que vous l'approuviez, d'autant plus que précédemment vous aviez consenti, comme votre lettre en fait foi, qu'on y procédât. Car il ne pouvait venir à l'esprit de personne qu'il fût besoin d'un second consentement de votre part, puisqu'il n'y avait point eu de seconde élection. Faudrait-il donc recourir à Votre Majesté toutes les fois que le clergé serait divisé? Ce ne serait pas moins contraire à la raison qu'à la coutume. D'ailleurs on n'a pas oublié ce qui se passa dernièrement à Soissons. Toutes les fois que le clergé s'est réuni pour procéder à l'élection de l'évêque, il fut obligé de se séparer sans rien conclure, parce que les électeurs ne pouvaient se mettre d'accord; or je ne pense pas qu'ils se soient pourvus d'une autorisation nouvelle chaque fois qu'ils ont voulu voter.

2. Voilà le fait. Serait-il juste, Sire, due vous annulassiez une élection après avoir consenti à ce qu'elle se fit? Ceux qui vous conseillent de la tenir pour nulle ne sont que des perturbateurs dont la pensée est de jeter le trouble au sein des diocèse afin de profiter de leurs divisions, et, qui pis est, qui travaillent, par leurs diaboliques intrigues, à rompre la bonne intelligence et les rapports amicaux qui règnent entre le saint Siège et Votre Majesté. Dieu veuille qu'ils n'y réussissent point! mais ils n'en répondront pas moins un jour de leurs mauvais desseins, quoique vous ne cessiez d'agir en très-bon roi, comme vous l'avez fait jusqu'à présent. Je vous supplie donc de donner des ordres pour que le calme et la paix succèdent enfin dans cette Eglise aux troubles et aux tourments dont elle est depuis si longtemps affligée. Quant au sujet élu, je vous engage à n'avoir aucune crainte de ce côté, car je crois pouvoir vous assurer que Votre Majesté n'aura pas de sujet plus fidèle ni plus dévoué à son service. J'espère que vous ne voudrez pas affliger tous les honnêtes gens de ce diocèse ni me causer en particulier le plus cuisant de tous les chagrins en persévérant, ce qu'à Dieu ne plaise, dans votre première résolution.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE CCLXXXIII. AU PAPE EUGENE, POUR LES RELIGIEUX (a) DE MOIREMONT.

Saint Bernard a recours au saint Siège pour terminer un différend qu'il a vainement essayé de unir.

Je me suis rendu à Cluny dans l'espérance de faire notre paix avec les religieux de Gigny, mais après bien des efforts pour y réussir, les choses en sont restées au même point; quatre jours d'un travail continu n'ont abouti qu'à ruiner toute espérance d'arrangement. Je ne pus jamais obtenir qu'ils consentissent, selon la teneur de votre bref, à réparer les dommages qu'ils nous ont causés et à nous rendre ce qu'ils nous ont enlevé. Nos demandes leur parurent exorbitantes, parce que la perte qu'ils nous ont fait subir est excessive : on l'estime à trente mille sous d'or; il ne s'agit, en effet, de rien moins que d'une abbaye tout entière qu'ils ont détruite de fond en comble. D'ailleurs j'étais disposé à leur faire remise d'une bonne partie de leur dette, mais ils firent des offres si modiques que le vénérable abbé de Cluny, qui apportait nu zèle aussi affectueux qu'inutile à nous mettre d'accord, n'osa pas même se charger de m'en faire la proposition. Le différend ne put donc se terminer parce que les propositions qui nous étaient faites étaient ridicules. Ils disaient pour s'excuser que les dégâts n'étaient le fait que de quelques religieux mutinés; ce qui nous importe peu, car c'est leur affaire; mais d'ailleurs leur excuse était une dérision, car on sait dans le pays que ce sont des gens de leur monastère qui ont fait tout le mal, sous les yeux de plusieurs d'entre eux et du consentement de tous les autres, car personne, que je sache, rie dit qu'ils se soient opposés aux malfaiteurs. Enfin leur abbé même réfutait toutes les mauvaises raisons de ce genre qu'ils apportaient et leur prouvait avec force qu'une maison religieuse a le droit de demander à une autre la réparation du tort qu'elle en a reçu. A présent il est clair qu'il n'y a qu'une puissance aussi grande que la vôtre qui soit capable de terminer ce différend.

a Dans quelques manuscrits il n'y a que ces mots : pour des religieux ; toutes les éditions portent : pour, c'est-à-dire contre les religieux de Gigny, abbaye de Bénédictins, située dans le comté de Bourgogne; au diocèse de Lyon. Les religieux de ce monastère avaient, comme on le dit aux notes dg la fin du volume, détruit de fond en comble l'abbaye de Moiremont, à l'occasion de la dîme.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCLXXXIII.

193. Pour les moines de Gigny, les manuscrits de Cîteaux disent: pour les religieux de Moiremont; mais cela revient exactement au même. Cette lettre a été écrite contre, les religieux de Gigny en faveur de ceux de Moiremont.

A l'exemption de la dime accordée par le pape Innocent aux religieux de Cîeaux, ceux de Cluny furent exaspérés, comme nous l'avons dit dans les notes de la lettre deux cent vingt-huitième ; mais ceux qui s'en montrèrent le plus blessés, furent les religieux de Gigny, de l'ordre de Cluny, qui firent éclater leur ressentiment contre leurs voisins, et particulièrement contre les Cisterciens de Moiremont qui se trouvaient comme eux dans la province de Lyon: l'effervescence en vint à ce point que quelques moines de Gigny détruisirent de fond en comble l'abbaye de Moiremont.

A cette nouvelle, le pape Eugène écrivit à Pierre le Vénérable une lettre très-pressante, pour engager les Clunistes à réparer au plus tôt le tort qu'ils avaient fait aux Cisterciens, sous peine de se voir traiter avec la plus grande rigueur, attendu qu'il donnait à l'archevêque de Lyon pleins pouvoirs de recourir contre eux aux censures ecclésiastiques, si dans les vingt jours ils ne prenaient l'engagement de payer une juste indemnité.

Manrique de Vauluisant a publié cette lettre pontificale, qu'on peut voir dans l'appendice du tome II des Annales.

Saint Bernard et Pierre le Vénérable, deux bien saints négociateurs, se réunirent à Cluny pour arranger cette affaire. Après quatre jours d'efforts, on tomba d'accord sur le prix de l'indemnité, qui fut fixée à trente mille sous d'or. Mais, comme les religieux de Gigny hésitaient beaucoup à accepter ces conditions, saint Bernard écrivit au pape Eugène, pour l'informer de leurs dispositions. Après la mort de saint Bernard, en 1155, les religieux des deux monastères intéressés se mirent d'accord au sujet de la dime, par un compromis dont Guichenon parle dans son Histoire de Savoie, page 113.

Mais si nous ne connaissons pas les conditions acceptées par les religieux de Gigny, nous savons du moins, par Manrique, que Pierre le Vénérable abandonna généreusement aux Cisterciens, comme on le voit par les lettres trois cent quatre-vingt-huitième et trois cent quatre-vingt-neuvième, après la mort d'un certain sous-diacre de Rome, nommé Baron, un dépôt que celui-ci avait fait à l'abbaye de Cluny.

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LETTRE CCLXXXIV. AU PAPE EUGÈNE, POUR L'ARCHEVÊQUE DE REIMS ET POUR D'AUTRES PERSONNES ENCORE.

Monseigneur l'archevêque de Reims (Samson) est dans la maison du Père de famille comme un vase d'honneur; il est bon que vous ne perdiez pas cela de vue et que vous ayez pour lui et polir l'Église qu'il gouverne la plus grande considération. Si je le connais bien, plus volis le traiterez avec honneur, plus il s'appliquera lui-même à faire honorer Dieu. Monseigneur d'Arras (a) est un homme simple et droit, d'une extrême humilité; il ne faut pas l'humilier davantage, de peur de lui Mer le peu d'autorité qu'il a et de le mettre hors d'état d'être utile à 'l'Église; il est même désirable, si vous le trouvez bon, que vous lui donniez vous-même de l'autorité, car il est incapable d'en prendre aucune, tant il aime à s'effacer. Il a affaire à un adversaire qui s'en fait assez accroire et qui ne peut que gagner beaucoup, ainsi que l'évêque d'Arras, à ce que vous rabattiez son orgueil. Résister aux superbes et favoriser les humbles, c'est le mot familier dans la bouche de Notre-Seigneur qui vous dit : " Il faut que mon serviteur marche sur mes traces (Joan., XII, 26). " L'abbé d'Aucourt (b) est un homme qui mérite que vous lui donniez une audience favorable; il doit vous entretenir d'une affaire que lui suscite un moine apostat, aux dépositions duquel vous ne devez pas même prêter l'oreille. Le doyen de Béthune fait dans son église, du consentement de son évêque et de l'avis de l'avocat de cette église, quelque chose que vous devez confirmer de votre autorité. Je vous prie de faire également bon accueil à la requête que doivent vous présenter les doyens de- Soissons et de Cambrai. Moi aussi j'ai été exposé aux coups des faux frères : bien des gens ont reçu comme de moi des lettres falsifiées et scellées de mon sceau contrefait; ce qui me peine le plus, c'est qu'on m'assure que vous en avez vous-même reçu aussi quelques-unes. Je me suis vu forcé par cette fraude de ne plus me servir de mon ancien cachet; j'en ai fait faire un nouveau que vous voyez,

a il se nommait Godescalc ; il en est parlé dans les lettres deux cent quatorzième et deux cent cinquante-troisième; il succéda en 1150 à Aivise, dont il est parlé dans les lettres soixante-cinquième et trois cent quatre-vingt-quinzième. L'affaire à laquelle il est tait allusion ici est probablement celle qu'il eut avec Guerri, abbé de Saint-Vaast, à qui le pape Eugène écrivit de " promettre par écrit obéissance à Godescalc pour tout ce qu'il tenait de l'Église d'Arras, " comme il se voit dans les lettres manuscrites d : ce pape.

b. Il s'agit certainement ici de l'abbaye de chanoines réguliers de Saint-Augustin-d'Aucourt, près Bapaume. Les anciens titres présentent ce mot écrit de différentes manières.

où j'ai fait graver mon image (a) et mon nom ; n'en reconnaissez pas d'autre pour authentique, si ce n'est celui que j'ai dit placer au bas de la lettre que j'ai donnée à l'évêque de Clermont, parce que je n'avais pas encore celui dont je me sers maintenant.

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LETTRE CCLXXXV. AU MÊME PAPE, POUR EUDES, ABBÉ DE SAINT-DENIS.

L’an 1153

Saint Bernard recommande cet abbé au saint Père et repousse les fausses accusations que la haine et l'ambition de ses ennemis avaient articulées contre lui.

1. Quand personne ne s'emploierait auprès de vous pour l'abbaye de Saint-Denis et pour Eudes (b), son abbé, je n'hésiterais pas à vous écrire en leur faveur : leur cause est en tous points excellente et il s'agit d'une abbaye fameuse et d'un abbé de grand mérite. Tout l'univers tonnait l'une de réputation, et moi je connais l'autre à merveille, puisqu'il est mon voisin. De plus, cet abbé et son abbaye relèvent directement de vous; aussi, je le répète, je n'aurais point hésité à vous écrire dans leur intérêt, quand même je me fusse trouvé seul à le faire. Mais, loin d'être seul à vous solliciter en leur faveur, je suis appuyé dans mes démarches par d'autres personnes tellement dignes de foi qu'elles mériteraient toute créance de votre part, quand même elles seraient seules à vous écrire, car elles ont tout vu de près et par elles-mêmes; il n'est pas une démarche de l'abbé qu'elles ne connaissent, et elles ne rendent témoignage que de choses dont elles sont parfaitement sûres. C'est donc avec la plus grande confiance que je viens vous prier en faveur de cet abbé quand je me vois appuyé de pareils témoins. Je vous engage hardiment à défendre votre propre bien contre ceux qui s'en emparent

a On voit par là que Guillaume, troisième abbé de ce nom de Cîteaux, avait tort de dire, dans sa lettre à Thibaut, comte de Champagne, que nous publions ici, que le sceau de l'abbé de Buzay qu'on venait de retrouver n'était pas authentique, sous prétexte qu'on y voyait gravé le nom de cet abbé, et que jamais aucun sceau de l'ordre n'avait porté le nom de l'abbé auquel il appartenait. Ce qu'il y a de certain, c'est que, dans une charte de la main de saint Bernard lui-même, qui mettait fin à un différend survenu entre les abbayes de Sainte-Geneviève et de Saint-Victor, le nom de notre Saint se lit sur son sceau, où il est lui-même représenté, tenant un livre de la main droite et la crosse de la gauche.

b Eudes avait d'abord été moine à Saint-Denis, près Paris, il fut abbé de Saint-Corneille rte Compiègne, et succéda enfin à l'abbé Suger en 1151. On peut lire son éloge et l’histoire de son élection dans les lettres de Suger, cent cinquante-sixième et suivantes, particulièrement dans la cent soixante-deuxième qui est de Baudouin, évêque de Noyon. Ce prélat rappelle " un homme non moins pieux que capable, " et en écrivant au pape Eugène, il dit qu'il a été élu à l’unanimité et béni ensuite par lui. Voir aux notes de la fin du volume.

injustement et le pillent d'une manière atroce. Oui, croyez moi, je vous prie, levez la main, étendez le bras, opposez votre bouclier contre leurs attaques et que le glaive de Pierre défende son patrimoine.

2. C'est en vain que quelques voix s'élèvent contre celui que tout lé monde justifie, ou plutôt estime et respecte. Quels bons fils que ceux qui cherchent malignement à mettre à nu les défauts de leur père et lui supposent je ne sais quels crimes imaginaires ! On est stupéfait d'une accusation à laquelle on était si peu préparé, et on ne peut sans rougir entendre parler des choses inouïes qu'on impute à cet homme; un abbé de Saint-Denis est-il donc caché sous le boisseau? n'est-il pas, au contraire, exposé à tous les regards comme une lampe placée en évidence?.Quand il le voudrait, il lui serait impossible de cacher sa vie. Quels yeux de lynx ont donc ceux qui ont vu tout à coup en cet homme des choses que personne n'y avait remarquées? En vérité, une telle délation me parait bien suspecte : mais ce qui me la rend plus suspecte encore, c'est ce Raymond qui s'est mis, dit-on, à la tête des dénonciateurs; on dit que c'est un homme aussi habile à discourir en public qu expert dans l'art des insinuations secrètes; d'une ambition inquiète, d'une basse complaisance, tout pétri de duplicité et d'une rare habileté pour semer la discorde. C'est un loup sous une peau de brebis; je vous l'ai dépeint tel qu'il est afin de l'empêcher de mordre et pour le mettre hors d'état de nuire.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCLXXXV.

194. Pour Eudes, abbé de Saint-Denys, près Paris: il était abbé de Saint-Corneille de Compiègne quand il succéda à Suger en 1152. On ne sait comment on a pu l'accuser sitôt de dilapider les biens de son monastère, puisqu'il y avait à peine un an et demi qu'il était abbé quand saint Bernard mourut. Le continuateur anonyme de Sigebert nous fait connaître les accusations dont on chargeait Eudes. Voici ce que nous lisons à l'année 1150 : " En mourant, Suger laissa son abbaye dans l'état le plus prospère ; il fut remplacé par Eudes, premier abbé de Compiègne, qui avait autrefois été religieux à Saint-Denys. Mais, oublieux des bienfaits qu'il avait reçus de Suger, il se mit à persécuter les membres de sa famille, en même temps qu'il dilapidait de mille manières les biens de l'abbaye. Personne n'osait prendre la défense des parents de Suger; non-seulement le roi ne s'occupait pas d'eux, mais il en persécutait même plusieurs, parce qu'un certain Simon, neveu de Suger, avait encouru sa disgrâce et s'était vu contraint de renoncer au titre de chancelier du roi, par suite de soupçons graves qui planaient sur lui, et de s'expatrier; il s'était rendu auprès du pape Eugène, qui lui fit un très-bienveillant accueil et dont il obtint par lettres authentiques un privilège admirable, sans exemple jusqu'alors, celui de ne pouvoir être contraint à répondre à quelque accusation que ce soit, qu'en présence du souverain Pontife. Enfin la protection qu'Eugène accorda à Simon contre un roi aussi dévoué à la religion qu'au Pape lui-même, finit par lui faire obtenir sa grâce. Les évêques n'avaient pas vu sans peine la concession d'un privilège qui semblait donner de l'audace aux mi-chants et le désir d'en obtenir un pareil à tous ceux qui se sentaient coupables. " (Note de Mabillon.)

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LETTRE CCLXXXVI. AU MÊME PAPE, POUR LE MÊME ABBÉ.

L’an 1153

Si la calomnie et les faux rapports prévalent contre l'abbé de Saint-Denis, ce n'est pas moi qui en répondrai devant Dieu, car c'est la seconde fois que je vous écris contre ses accusateurs. Que lui reproche-t-on ? Sans doute de ne pas prêter assez au blâme. Avec quelle apparence de raison accuse-t-on un homme dont tous les gens de bien de son voisinage estiment la vertu? On l'accuse d'avoir endetté son abbaye, d'en avoir engagé les terres et dissipé les revenus; comme si cela ne pouvait jamais se faire pour de bonnes raisons et de justes causes. Or cette communauté m'a fait savoir pour ce qui concerne cette abbaye, par une, personne digne de foi, que les choses ne sont pas du tout telles qu'on vous les a faites. Il est nécessaire d'éclaircir la vérité, le témoignage des yeux vaut mieux que tous les serments; et si on trouve véritables les faits que je crois inventés par la malveillance, il faut que l'abbé soit condamné, de quelque manière que la chose soit arrivée. mais s'il n'en est rien, je demande que les délateurs ne tirent au moins aucun avantage de leur calomnie. On l'accuse de mort d'homme a, qu'on 18 fasse mourir s'il en est convaincu; mais quelle vraisemblance y a-t-il qu'il ait tué celui même qu'il venait d'arracher à la mort? De quel front aller faire auprès de vous de pareilles dépositions quand on a vu le zèle qu'il a déployé soit en arrachant à la mort les auteurs du premier meurtre, soit en punissant ceux qui s'en étaient vengés par un meurtre nouveau. En un mot, il suffirait que vous connussiez bien le caractère des délateurs pour concevoir des soupçons sur la vérité de ce que vous ne connaissez que par eux. Je prie Dieu d'assister Votre Sainteté et de vous faire éviter les piéges que ces langues perverses vous tendent pour perdre un innocent.

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LETTRE CCLXXXVII. A MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE (Hugues) D'OSTIE POUR LE MEME ABBÉ.

Des méchants accusent l'abbé de Saint-Denis, mais tous les bonnétes gens de son monastère et des environs le défendent. Plus j'estime son mérite, plus je m'empresse de vous demander pour cet abbé votre affectueuse protection. Je vous prie de la lui accorder tout entière, sinon parce qu'il est mon ami, du moins parce qu'il n'y a absolument rien de vrai dans ce dont on l'accuse. S'il a fait des dettes, il y a été contraint parla dureté des temps; après tout, elles sont légères. Pour ce qui est des terres de son monastère qu'on lui reproche d'avoir mises en gage, le fait est absolument faux. Quant au meurtre de G..., dont ses ennemis l'accusent, je ne pense pas qu'on l'en ait jamais soupçonné coupable, surtout quand on sait tout ce qu'il a fait pour l'arracher à la mort, ainsi que ses partisans que leurs ennemis tenaient dans une étroite captivité. Toutes ces raisons, et particulièrement l'immixtion dans cette affaire du fourbe Raymond, m'obligent à vous prier de veiller avec soin à la défense de cet abbé.

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LETTRE CCLXXXVIII. SON ONCLE ANDRÉ, CHEVALIER DU TEMPLE.

Saint Bernard déplore l'issue malheureuse de la croisade et témoigne à son oncle le désir de le voir.

l. J'étais malade au lit quand on me remit votre dernière lettre; je ne saurais vous dire avec quel empressement je la reçus, avec quel bonheur je la lus et relus; mais combien plus aurais-je été heureux de vous voir

a On désigne le nom de sa prétendue victime par un G... dans la lettre soixantième. On incline à croire, d'après les notes de la lettre deux cent quatre-vingt-cinquième, qu'ils'agit d'un parent de l'abbé Suger.

vous-même! Vous me témoignez le même désir, en me disant les craintes que vous inspirent l'état du pays que le Seigneur a honoré de sa présence, ainsi que les dangers qui menacent une ville arrosée de son sang. Oh! malheur à nos princes chrétiens! ils n'ont rien fait de bon dans la terre sainte, et ils ne se sont hâtés de revenir chez eux que pour se livrer à toutes sortes de désordres, insensibles à l'oppression de Joseph. Impuissants pour le bien, ils ne sont, hélas! que trop puissants pour le mal. Pourtant j'espère que le Seigneur ne rejettera pas son peuple et n'abandonnera pas son héritage à la merci de ses ennemis; son bras est assez puissant pour le secourir et sa main toujours riche en merveilles; l'univers reconnaîtra qu'il vaut mieux encore mettre sa confiance en Dieu que dans les princes de la terre. Vous avez bien raison de vous comparer à une fourmi; que sommes-nous autre chose avec toute la peine et la fatigue que, pauvres humains, nous nous donnons pour des choses inutiles ou vaines? Qu'est-ce que l'homme retire de tant de peines et de travaux à la face du soleil? Portons nos visées dans les cieux, et que notre âme aille par avance là où notre corps doit la suivre un jour. C'est ce que vous faites, mon cher André, c'est là que sont le fruit et la récompense de vos travaux. Celui que vous servez sous le soleil habite plus haut que les cieux, et si le champ de bataille est ici-bas, la récompense du vainqueur est là-haut; car ce n'est point sur cette terre qu'il faut chercher le prix de la victoire, il est plus haut que cela et la valeur en est supérieure à tout ce qui se rencontre dans les bornes de cet univers. Il n'y, a sous le soleil qu'indigence et pauvreté, là-haut seulement nous serons dans l'abondance et nous recevrons une mesure pleine, foulée, enfaîtée et surabondante due le Seigneur versera dans notre sein (Luc., VI, 38).

2. Vous avez le plus grand désir de me voir, et vous ajoutez qu'il ne dépend que de moi que vous ayez ce bonheur, que je n'ai qu'un mot à dire pour que vous arriviez. Que vous dirai-je? Je désire vous voir, mais j'ai peur en même temps que vous ne veniez s dans cette perplexité, je ne sais à quel parti m'arrêter. Si d'un côté je me sens porté à satisfaire votre désir et le mien, de l'autre je crains de vous enlever à un pays où, dit-on, votre présence est en ne peut plus nécessaire, et qui se trouverait par votre absence exposé aux plus grands périls. Je n'ose donc vous montrer le désir de mon âme, et pourtant combien serais-je heureux de vous revoir avant de mourir! Vous êtes mieux en position que moi de voir et de juger si vous pouvez quitter ce pays sans inconvénient pour lui et sans scandale pour personne. Peut-être votre voyage en nos contrées ne serait-il pas inutile et il se pourrait, avec la grâce de Dieu, que vous ne retournassiez pas seul en Palestine; vous êtes connu et aimé par ici et il ne manque pas de gens qui se mettraient avec vous au service de l'Eglise. En ce cas vous pourriez vous écrier avec le saint patriarche Jacob : " J'étais seul quand je passai le Jourdain, et maintenant je le repasse escorté de trois troupes (Gen., XXXIII, 10). " En tout cas, si vous devez venir me voir, que ce soit plus tôt que plus tard, de peur que vous ne trouviez plus personne, car je m'affaiblis beaucoup et je ne crois pas que mon pèlerinage se continue désormais bien longtemps sur la terre. Dieu veuille que j'aie la consolation de jouir de votre douce et aimable présence au moins pendant quelques instants avant que je m'en aille de ce monde! J'ai écrit à la reine dans les termes que vous souhaitez, et je suis très-heureux de l'éloge que vous me faites de sa personne. Saluez de ma part votre grand maître et vos confrères, les chevaliers du Temple, ainsi que ceux de l'hôpital, comme je vous salue vous-même. Je vous prie de me recommander, à l'occasion, aux prières des reclus et des religieux qui m'ont fait saluer par vous. Veuillez être mon interprète auprès d'eux. Je salue aussi de toute l'affection de mon âme notre cher Girard (a) qui a demeuré quelque temps parmi nous et qui, dit-on, est maintenant évêque.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCLXXXVIII.

196. Malheur aux princes chrétiens ! Saint Bernard fait ici allusion à l'issue malheureuse de la croisade, dont l'ambition, la jalousie et les discordes des princes chrétiens compromirent le succès et paralysèrent les forces. Saint Bernard s'exprime encore en ce sens au livre II de la Considération, chapitre I.

Un témoin oculaire de cette expédition, Othon de Freisingen, après avoir rapporté tous les désastres de l'armée chrétienne, livre I des faits et gestes de. l'empereur Frédéric, chapitre LXXVIII, ajoute : ". Et néanmoins tant de revers ne leur fit rien rabattre du faste royal qu'ils déployaient entre eux. "

Voir dans Emile, Histoire de Louis VII, le récit du siège de Damas que l'ambition des princes chrétiens ne permit pas de mener à bonne fin. Voir encore Cionio, Histoire de l’Italie, livre II. Plusieurs causes contribuèrent à l'insuccès de cette expédition, comme on peut le voir dans les notes du livre II de la Considération, chapitre I (Note de Horstius).
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE CCLXXXIX. A LA REINE DE JÉRUSALEM.

L’an 1154

Saint Bernard lui rappelle la conduite qu'elle doit tenir si elle veut être une véritable veuve devant Dieu et une vraie reine aux yeux des hommes.

A sa très-chère fille en Jésus-Christ, M.. .. (b), reine de Jérusalem, Bernard, abbé de Clair. vaux, grâces de miséricorde et de salut de la part de Dieu.

1. Après avoir été habitué à recevoir souvent de vos lettres, je m'étonne que vous me négligiez tant à présent, car je n'ai pas oublié toutes les bontés que vous avez eues pour moi autrefois en bien des circonstances. Vous dirai-je qu'il m'est revenu je ne sais quels bruits fâcheux pour votre réputation, auxquels je n'ai pu croire, il est vrai; mais, fondés ou non, ils ne m'en ont pas moins peiné. Heureusement mon bon oncle André, dont la parole est un oracle pour moi, me dit de

a On ne sait s'il s'agit ici de Gérard, évoque de Bethléem, dont Guillaume de Tyr parle au commencement de son livre XVII, à l'année 1146 et à la fin de l'année 1152, ou de Gérard de Sidon, que Guillaume cite également.

b Mélisende ou Mélusine, fille de Baudouin, second roi latin de Jérusalem, et femme de Foulques, successeur de Baudouin. Foulques mourut en trois jours, en 1142, des suites crotte chute de cheval qu'Il avait faite à la chasse en poursuivant un lièvre. C'est à la moine princesse que sont adressées les lettres deux cent-sixième, trois cent cinquante-quatrième et trois cent cinquante-cinquième. Sa sueur Irène se fit religieuse, d'après Guillaume de Tyr, vers la fin, livre XV.

vous, dans une de ses lettres, des choses bien meilleures que celles que propage la rumeur publique ; il me parle de votre conduite pacifique et modérée et me fait connaître le soin avec lequel vous vous entourez des conseils de gens habiles pour vous conduire et gouverner l'Etat. Il me dit que vous avez beaucoup d'estime et d'affection pour les chevaliers du Temple, que vous pourvoyez avec toute la prudence et la sagesse que Dieu nous a départies, au salut de votre royaume qu'assiégent une foule de dangers, et que vous recourez aux conseils et aux mesures les plus propres à vous faire atteindre ce but. C'est assurément ainsi que doit se conduire une femme forte, une humble veuve et une illustre reine; ne pensez pas que ce dernier titre ait rien à perdre à votre viduité volontaire ; au contraire, je crois que l'état de veuve ne vous fait pas moins d'honneur, surtout aux yeux des chrétiens, que votre dignité de reine. Vous tenez l'une de votre naissance, et vous n'êtes veuve que parce que vous avez la vertu de demeurer en cet état; la royauté est un héritage quivous vient de vos aïeux, la viduité est un don du ciel: votre destinée vous a fait naître pour le trône, mais votre goût seul vous fait rester veuve. C'est pour vous un double honneur que ces deux titres, l'un selon le monde et l'autre selon la grâce; mais tous les deux vous viennent de Dieu. Si vous voulez savoir en quel honneur vous devez tenir la viduité, rappelez-vous les paroles de l'Apôtre qui disait: " Honorez les veuves, mais les véritables veuves (I Tim., V, 3). "

2. Le même Apôtre vous donne encore en bien des endroits le conseil salutaire de faire le bien " non-seulement devant Dieu, mais encore devant les hommes (II Cor., VIII, 21) : " devant Dieu en qualité de veuve, et devant les hommes à titre de reine. Ne perdez jamais de vue cette pensée, c'est que les actions d'une reine, bonnes on mauvaises, ne peuvent demeurer cachées, car les rois sont placés sur le chandelier précisément pour être exposés aux regards des hommes. Quant aux veuves, rappelez-vous que, déchargées du soin de plaire à leurs maris, elles ne doivent plus songer qu'à se rendre agréables à Dieu. Quel bonheur pour vous si vous abritez votre conscience à l'ombre du Sauveur, si vous en faites le rempart avancé de votre honneur et de votre réputation ! quel bonheur, dis-je, pour vous, de vous abandonner tout entière à la conduite de Dieu comme une veuve qui n'a point d'autre consolateur ! Pour bien régner sur les autres, vous savez qu'il est nécessaire que Dieu règne entièrement sur vous. La reine de Saba vint entendre la sagesse (Matth., XII, 42) de Salomon, elle voulait aller à l'école d'un roi pour apprendre à gouverner ses propres sujets; or vous avez un maître plus grand que Salomon, puisque vous avez Jésus, et Jésus crucifié. Abandonnez-vous à sa conduite, apprenez à régner à son école: eu qualité de veuve, retenez bien qu'il est doux et humble de coeur (Matth., XI. 29), et comme reine, songez qu'il jugera les pauvres en toute justice et se déclarera le vengeur des humbles qu'on opprime sur la terre (Isaï., XI, 4.). Ne séparez donc jamais dans votre esprit votre double titre de reine et de veuve, car si vous me permettez de vous dire ici toute ma pensée, vous ne sauriez faire une bonne reine si vous n'êtes une sainte veuve. Voulez-vous savoir à quelle marque on reconnaît la veuve chrétienne ? écoutez, c'est l'Apôtre qui nous l'apprend quand il nous dit: " Elle élève bien ses enfants, exerce l'hospitalité, lave les pieds des saints, console les affligés et fait toutes sortes de bonnes couvres (I Tim., V,10). " Estimez-vous bienheureuse si vous réunissez en vous tous ces traits de la véritable veuve, car vous ne pouvez manquer d'être bénie du Seigneur. Que le Dieu de Sion vous bénisse, Fille illustre dans le Seigneur et digne de tous mes respects! Vous voyez que je renouvelle le premier notre ancien commerce de lettres; j'espère bien que vous daignerez le continuer; vous avez maintenant un motif de m'écrire, vous n'auriez donc aucun prétexte à mettre en avant si désormais vous ne répondiez pas à mes avances par une fréquente et douce correspondance.

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LETTRE CCXC (a). A MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE D'OSTIE, AU SUJET DU CARDINAL SORDAN.

L’an 1152

Saint Bernard fait la peinture de ce légat du saint Siège qui Avait laissé partout de tristes souvenirs de son passage.

Le légat du saint Siège n'a laissé que d'horribles traces de son passage chez tous les peuples et dans toutes les contrées qu'il a parcourues. Du pied des Alpes au pays des Teutons, il a visité à peu près toutes les Églises de France et de Normandie, et sur son passage, Cea envoyé du Siège apostolique a répandu partout jusqu'à Rouen non pas les richesses de l'évangile, mais le scandale de ses sacrilèges. On raconte de lui en tous lieux des choses infâmes; il s'est enrichi, dit-on, des dépouilles des églises, toutes les fois qu'il l'a pu ; il a élevé aux dignités ecclésiastiques de tout jeunes gens sans autre recommandation que leur figure, et s'il ne l'a pas fait partout, c'est qu'il n'a pas pu, car il l'a essayé. Plusieurs se sont rachetés de sa visite, et il a extorqué par ses émissaires des sommes d'argent aux Églises qu'il lui était impossible de visiter. Il était la fable des écoles, des cures, de la place publique même; il n'est séculier ou religieux qui ne dise du mal de lui; les pauvres, les moines et les ecclésiastiques n'ont qu'une voix sur son compte: il n'est pas jusqu’aux

a Dans plusieurs manuscrits, cette lettre est placée après celle que saint Bernard a écrite aux religieux de Prémontré, laquelle, dans les mêmes manuscrits, est la deux cent quatre-vingt-dix-septième. Le légat dont il est ici question est Jordan des Ursins, qui fut député eu 1151 auprès de l'empereur d'Allemagne, Conrad.

qu'aux gens de sa suite qui ne se fassent pas faute d'attaquer ses moeurs et sa vie.; de sorte que son nom ne soulève qu'un concert d'horreur chez ceux qui l'approchent de près aussi bien due chez ceux qui ne le voient que de loin. Ah! tel n'était pas monseigneur Jean Paperons (a): c'était là un homme qui rendait son ministère honorable dans l'Eglise entière! Veuillez donner connaissance de ma lettre au saint Père, afin qu'il avise à la conduite qu'il doit tenir envers un tel homme; quant à moi, comme je veux n'avoir rien à me reprocher, je lui déclare avec ma franchise ordinaire qu'il doit purger sa cour d'un pareil homme, s'il veut mettre sa conscience à l'abri de tout blâme. J'avais eu d'abord la pensée de garder le silence sur toutes ces choses; mais le vénérable prieur de Mont Dieu (b) m'a fortement pressé de vous en donner avis. Or je vous proteste que dans ma lettre je suis resté bien au-dessous du mal qu'on dit partout de lui.

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LETTRE CCXCI. QU PAPE EUGÈNE POUR L'ABBAYE DE SAINT EUGENDE (c) DANS LE JURA.

S’il faut en croire la renommée, le beau monastère de Saint-Eugende, cette abbaye si opulente et si sainte, est à deux doigts de sa ruine; or je crois qu'il y a peu à rabattre sur ce que rapporte le bruit publie. Les maisons de notre voisinage qui dépendent de cette communauté et que sous connaissez très-bien, sont aussi, ît notre grand chagrin, en partie détruites ou sur le point de fètre. Or ce que nous voyons de nos propres yeux dans les dépendances de cette abbaye se trouve, dit-on, avec une tout autre gravité dans la maison mère. Mais à quoi bon essayer de vous dépeindre des maux indescriptibles? j'en laisse le soin au religieux qui vous remettra cette lettre et qui est de cette abbaye; le prieur Archegaud, que je considère beaucoup depuis longtemps pour ses vertus, vous en fera aussi connaître en détail tout ce qu'il sait, bien qu'il lui soit impossible de vous dire tout exactement. Mais les maux de cette maison sont si grands et si nombreux que vous ne pourrez faire autrement, après en avoir entendu le récit, que de prendre en main la

a Jean Paperons ou Papyrion fut envoyé en 1152, d'après Jean d'Hagustald, " en Irlande, où il remit quatre Pallium à différents évêques et réforma plusieurs abus concernant le partage. " Jusqu'à cette époque, au dire de Giraud dans sa Topographie de l'Irlande , chap. XVII, les évêques de ce pays se consacraient mutuellement.

b C'était Gervais, et le prieuré de Mont-Dieu était une chartreuse du diocèse de Reims, fondée en 1186 par Eudes, abbé de Saint-Remi. On voit, par la manière dont saint Bernard s’exprime, que ce prieur et sa maison jouissaient de son estime. Il ne faut pas croire que ce fut ce prieur qui motiva la lettre aux frères du Mont-Dieu, dont il est parlé au tome V.

c On appelait Augende le saint abbé qui fut mis le premier à la tète du fameux monastère de Condé, fondé par saint Romain dans les montagnes du Jura ; de là son nom de Saint Augende, qui fut plus tard remplacé par celui de Saint-Claude, diocèse de Lyon.

hache apostolique, car il faut qu'elle se lève et qu'elle agisse. Pour moi, je mets ma conscience à l'abri en vous écrivant, mais mon coeur n'aura de repos que lorsque vous aurez sauvé cette maison, dont la vie et la mort sont entre vos mains.

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LETTRE CCXCII. A UN SÉCULIER (a).

Vers l’an 1150

Saint Bernard le reprend d'avoir voulu détourner un de ses parents nominé Pierre d'encrer en religion.

1. Je n'ai pas l'honneur de vous connaître, mais j'entends parler de vous comme d'un homme sage et honorable selon le monde; toutefois mon très-cher fils Pierre, que vous croyez mieux connaître et vous appartenir de plus près à titre de parent, veut que je vous écrive, ou plutôt que je réponde à la lettre que vous lui avez adressée. Que n'est-elle plus digne de vous et remplie de meilleurs conseils pour lui! Il rien est rien, hélas! et vous ne reculez pas à la pensée de détourner un jeune soldat du Christ du service qu'il doit à son nouveau maître ! Sachez bien que vous aurez à rendre compte de cela au juste Juge. N'était-ce point assez du fardeau de vos propres iniquités, et fallait-il encore l'aggraver des iniquités des autres en replongeant, autant que cela dépend de vous, dans ses anciens péchés un jeune homme qui commence à en faire pénitence? Voilà comment votre âme endurcie et votre coeur impénitent amassent des trésors de colère pour le jour des vengeances célestes. N'est-ce point assez du démon pour le tenter, faut-il encore qu'il soit conduit au mal par un chrétien son parent et son guide? Vous vous êtes donné auprès de lui le rôle du serpent tentateur; mais, bien différent de la première femme, il n'a point prêté l'oreille à vos discours; vous avez fait un effort pour l'abattre, et vous n'avez pu y réussir, car il s'est maintenant solidement établi sur le roc.

2. Mais je ne veux pas vous rendre la pareille, je saurai vaincre le mal par le bien en priant pour vous et en demandant à Dieu de vous inspirer de meilleures pensées et de meilleures lettres. Et d'abord, puisque vous passez pour sage, je veux que vous le soyez en effet et je vous renvoie à l'auteur de la Sagesse, qui dit quelque part: " Bien loin de vous opposer au bien, faites-le vous-même si vous le pouvez (Prov., V, 27). " Vous avez encore le temps de suivre ce conseil, mais jusqu'à

a On voit parla fin de la lettre qu'il était marié. Le manuscrit du Vatican, portant le n. 663, est fautif en donnant pour titre à cette lettre : " A Pierre, abbé de Moustier-la-Celle, " à qui est adressée la lettre suivante.

quand l'aurez-vous ! Ce qui vous reste à vivre est bien peu de chose, puisque déjà vous touchez à la vieillesse; la vie n'est qu'une vapeur qui se dissipe en peu de temps. Soyez donc sage en effet, et qu'on ne puisse pas dire de vous un jour: " J'ai vu l'insensé qui paraissait bien affermi dans sa fortune; mais je n'ai pas tardé à déplorer son bonheur (Job., V, 3). " Voilà comment le vrai sage traite d'insensé le faux sage du siècle, dont la sagesse n'est que folie à ses yeux (I Cor., III, 19; et Deut., XXXI, 29). Ah! que n'êtes-vous doué de cette vraie sagesse qui vous fasse prévoir et comprendre le sort qui vous attend! Elle vous donnerait du goût pour les choses de Dieu, vous éclairerait sur le néant du monde et vous mettrait en garde contre les maux à venir, vous ferait trembler à la pensée de l'enfer, soupirer après les biens du ciel et regarder comme un néant tous ceux de la terre. Que de pensées me viennent en ce moment à l'esprit! ou plutôt que de choses l'esprit de Dieu même me suggère à vous dire ! mais pour le faire, j'attendrai un mot de votre main qui m'apprenne l'accueil que vous ferez à ces lignes; je finis donc là ma lettre de peur de vous importuner au lieu de contribuer au salut de votre âme. Je vous prie de saluer de ma part votre ,femme que j'aime bien dans le Seigneur, quoiqu'elle n'ait rien fait pour mériter mon affection.

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LETTRE CCXCIII. A PIERRE, ABBÉ DE MOUSTIER-LA-CELLE (a), POUR UN MOINE DE CHÉZY, QUI ÉTAIT PASSÉ A LA MAISON DE CLAIRVAUX.

Vers l’an 1150

Pour répondre à ce que vous me dites, je vous assurerai que probablement personne au monde n'a été plus sensible que moi au chagrin de l'abbé de Chézy. Mais pourtant vous n'ignorez pas sans doute que c'est 'par son consentement et par son ordre que depuis longtemps ce religieux est des nôtres, m'a promis obéissance et s'est mis sous ma direction. Il serait impossible de dire combien de fois je l'ai empêché de donner suite au projet qu'il nourrissait de venir chez nous, et déterminé à

a Pierre de Celle est beaucoup plus connu pour avoir été abbé du monastère de ce nom, situé dans les faubourgs de Troyes, que pour avoir été abbé de Saint-Rémi et même évêque de Chartres. On a de lui deux lettres aux religieux de Chézy, ce sont les quatorzième et quinzième du livre II ; mais on n'en a pas du religieux dont il est ici question; il se nommait Adam, comme on le voit dans les deux lettres que Nicolas de Clairvaux écrivit en son nom à Pierre de Celle, et dans l'une desquelles, la vingt-cinquième, il loue ce dernier de la réforme qu'il a introduite dans sa maison. Ce fut ce même Pierre de Celle qui prit la défense de saint Bernard et vengea sa mémoire des attaques dirigées contre elle par un autre Nicolas au sujet de la conception de la sainte Vierge. Voir les .notes de la lettre cent soixante-quatorzième. Il se donne le titre de disciple de saint Bernard dans la huitième lettre du livre IX adressée au chapitre général de Cîteaux. Voir, pour ce qui concerne Chézy, les notes de la lettre deux cent soixante-troisième.

repartir quand il nous arrivait; mais enfin un jour il vint ici et y demeura malgré moi sans que je pusse jamais gagner sur lui qu'il retournât à son monastère. Il me protestait que si je ne voulais pas le recevoir, il s'en irait chercher quelque endroit plus éloigné d'où il ne reviendrait plus jamais; il me trouva toujours insensible à ses raisons, ce qui ne l'a pas empêché d'entrer ici malgré tout ce que je pus lui dire; mais après tout je ne pouvais en conscience lui fermer la porte de notre maison, et je puis encore moins l'en faire sortir aujourd'hui que je me suis chargé de la conduite de son âme, comme je l'ai dit, et que par conséquent c'est moi désormais qui dois en répondre à Dieu. Je vous avouerai que pour épargner ce chagrin à ce bon abbé, j'ai longtemps dissimulé le péril où j'engageais ma conscience, et j'aurais continué à fermer encore les yeux si j'avais pu espérer de l'amener à suivre mes conseils; mais puisqu'il est si vivement contrarié de ce qui s'est fait, employez-vous à consoler cet excellent homme et à adoucir sa peine en lui faisant goûter mes raisons. D'ailleurs vous savez qu'il cet lui-même en suspens, et que depuis longtemps il songe à se démettre de sa charge a. S'il est toujours dans les mêmes pensées, je ne mettrai aucun obstacle à ce qu'il y donne suite, puisqu'il ne peut conserver sa place sans se sentir en proie aux plus grandes inquiétudes.

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LETTRE CCXCIV. AU PAPE EUGÈNE, POUR L'ÉVÊQUE DU MANS.

Saint Bernard recommande l'évêque du Mans et plusieurs autres prélats au souverain Pontife.

Vous avez devant vous l'évêque du Mans, un prélat dont tout le monde connaît les sentiments de candeur et de probité : ces deux vertus et plusieurs autres encore m'ont lié de connaissance et d'amitié avec lui dès sa plus tendre jeunesse. Si je ne me trompe, ceux qui ont fait à Votre Paternité quelques rapports contre lui ne sont rien moins que de vrais imposteurs. Je vous supplie donc de lui accorder une audience favorable et de ne le congédier qu'assuré de vos bonnes grâces, car je suis

a C'est à ces dispositions que Pierre de Celle tait allusion dans sa lettre aux religieuses de Chézy, lettre quinzième, livre II, quand il leur dit: " Tant que voua pourrez retenir parmi vous votre père, ou plutôt notre père, ne désirez rien de plus. " Il s'agissait de Simon qui se retira à Clairvaux après la mort de saint Bernard. Voir la lettre deux cent soixante-troisième.

b C'était Guillaume de Passavant : il avait été archidiacre de Reims avant d'être évêque du Mans. Ce tort un prélat d'une vie très-pieuse, ainsi qu'on peut le voir dans l'histoire de ses actes, tome III des anciens Analectes, pages 357 et suivantes.

persuadé que vous ne sauriez trouver personne qui en fût plus digne. L'abbé de Vendôme, qui relève tout spécialement du saint Siège a, mérite aussi que vous ayez pour lui une considération toute particulière et que vous ne fassiez pas trop de difficulté d'accéder à sa juste demande. Monseigneur l'évêque d'Angers envoie un exprès à Votre Sainteté, afin de Vous supplier avec moi de lui rendre justice et de ne point prêter l'oreille aux calomnies d'un imposteur. Étant redevable à tout le monde, vous êtes obligé de rendre à chacun ce qui lui est dû.

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LETTRE CCXCV. A MONSEIGNEUR LE CARDINAL (b) HENRY (Hélie), POUR LE MÊME ÉVÊQUE.

Je ne vous écris jamais sans m'imaginer que c'est à moi que j'écris, et je vous aime tant, car je ne vous aime pas moins que moi-même, que je me figure sans cesse être partout à vos côtés. Si vous me payez de retour, ou plutôt, puisque vous me rendez avec usure l'affection que je vous porte, veuillez faire tout ce qui dépend de vous pour que l'évêque du Mans s'en retourne complètement satisfait. S'il en était autrement, j'en serais, je crois, plus peiné que lui; car il a su se concilier mon affection et mérite d'obtenir aussi la vôtre par son honnêteté.

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LETTRE CCXCVI. A MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE D'OSTIE (Hugues), POUR LE MÊME ÉVÊQUE.

On dit qu'un ecclésiastique du diocèse du Mans a circonvenu le saint Père et a essayé de faire un mauvais parti à son évêque qui est de Mes amis. Si vous désirez faire quelque chose qui me soit agréable, ou plutôt si vous voulez servir Dieu et la justice, employez tout votre crédit à rendre inutile la calomnie de ce méchant homme et à mettre hors de la portée de ses coups l'innocence de son évêque, que je compte parmi mes amis les plus dévoués (c).

a Saint Bernard a dit de même un peu plus haut au sujet d'Eudes, abbé de Saint-Denis : Cet abbé et son abbaye relèvent directement de vous. On voit par là que les dédit abbayes de Saint-Denis et de Vendôme, (cette dernière avait Robert pour abbé), relevaient directement et immédiatement du saint Siège.

b Ernald parle de ce cardinal Henri dans son premier livre de la Vie de saint Bernard. Il avait vécu à Clairvaux en qualité de simple moine sous la conduite de saint Bernard, et il était devenu cardinal du titre des saints Nérée et Achillée. On a de lui une lettre qui se trouve dans le tome III de la Bibliothèque de Cîteaux, page 239, sur la légitimité de l’élection du pape Alexandre III.

c Dans un assez grand nombre de manuscrits, on fait suivre cette lettre de la deux cent cinquante-neuvième aux religieux de Prémontré, de la deux cent quatre-vingt-dixième à l'évêque d'Ostie, et de la trois cent onzième aux moines Irlandais, qui est pour nous la trois cent soixante quatorzième, et qui fut pendant longtemps la dernière de la collection de saint Bernard.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE CCXCVII. A L'ABBÉ (Guy) DE MONTIER-RAMEY.

Saint Bernard le prie de recevoir un moine apostat qui témoignait du repentir de sa faute.

Celui qui doit vous remettre cette lettre a été assez fou et inconsidéré pour vous quitter et renoncer à porter l'habit que vous lui aviez donné, il y a longtemps, à ma prière; je crois qu'il regrette aujourd'hui ce qu'il a fait; il désire rentrer et vous prie humblement de vouloir bien lui ouvrir une seconde fois votre porte. Je joins mes prières aux siennes et vous demande, pour l'amour de Dieu et par considération pour moi, de le recevoir de nouveau et de lui rendre l'habit.

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LETTRE CCXCVIII. AU PAPE EUGÈNE.

L’an 1151

Saint Bernard lui découvre les impostures et les fourberies de Nicolas, son secrétaire.

Le moine Nicolas (b) n'est plus chez nous, il ne s'y trouvait pas avec ses pareils ; il a laissé en partant de tristes souvenirs parmi nous. Il y avait longtemps déjà que j'étais informé de sa conduite, mais je patientais toujours, dans l'espérance que Dieu toucherait son coeur ou que, nouveau Judas, il se découvrirait lui-même : c'est ce qui est arrivé. Je l'ai trouvé nanti à son départ, non-seulement de livres, d'or et d'argent, mais encore de trois sceaux, dont un à lui, le second au prieur et le troisième à moi: ce n'était pas l'ancien, mais le nouveau que j'avais été obligé de faire faire pour mettre un terme à l'usage frauduleux qu'il faisait du premier. Il me souvient que je fis allusion en termes couverts à cet abus de confiance en vous disant (lettre CCLXXXIV) : Moi aussi j'ai été exposé aux coups des faux frères. Qui sait toutes les personnes à

a Nicolas, religieux de Moutier-Ramey, diocèse de Troyes, avait été admis à Clairvaux pendant une absence de saint Bernard, vers l'année 1146. Il devint secrétaire du Saint; tuais, Imitateur de son style bien plus que de ses vertus, il finit par s'enfuir de Clairvaux accusé de crimes capables de couvrir un homme de honte et de confusion. hélas : les anges même du ciel sont tombés. Voir, pour plus de détails, la préface placée en tète des Sermons de saint Bernard.

qui il a pu écrire tout ce qu'il a voulu en mon nom, sans que je le susse? Fasse le ciel qu'au moins la cour de Rome ne conserve aucun souvenir des impostures qu'il lui a écrites! Que ne puis-je réhabiliter complètement la réputation des religieux qui vivent avec moi, dans l'esprit de tous ceux qu'il a trompés et séduits par ses impudents mensonges? Au reste, il a été en partie convaincu de vous avoir envoyé à vous-même, comme étant de moi, des lettres supposées, et il a en partie reconnu qu'il l'a, fait à plusieurs reprises. Mais je ne veux ni fatiguer vos oreilles ni souiller mes lèvres du récit de toutes ses infamies, toute la contrée les connaît et en a horreur. Tout ce due je vous demande s'il se présente devant vos yeux, car il se vante de compter de nombreux amis à votre cour, c'est de vous souvenir d'Arnaud de Brescia; or il y a en cet homme l'étoffe de plusieurs Arnauds. Je ne sache personne qui puisse être condamné à plus juste titre à la prison et contraint à garder un silence perpétuel.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCXCVIII.

196. Le moine Nicolas n'est plus chez nous. Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, en faisait un cas tout particulier, comme on peut le voir dans ses lettres (voir plus haut la lettre deux cent soixante-quatrième). Il était venu de Montier-Ramey, et il devint le secrétaire de saint Bernard. Il écrivait élégamment non-seulement sous l'inspiration de notre Saint, mais aussi sous l'action de sa propre pensée. On a de lui des lettres qui se trouvent dans l'édition de Cologne de la Bibliothèque des Pères, publiée par Jean Picard de Saint-Victor de Paris. Mais c'était un homme double déguisant à merveille la nature du loup sous la peau de la brebis; pourtant il finit par se trahir lui-même ; car après plusieurs abus du sceau de saint Bernard, il fut reconnu pour faussaire et prit la fuite. C'est ce qui faisait dire à saint Bernard dans une précédente lettre au pape Eugène, la deux cent quatre-vingt-quatrième : Et moi aussi j'ai été exposé aux coups des faux frères.

On croit généralement qu'il s'en alla en Angleterre; ce qui donne à penser qu'il le lit, c'est qu'après la mort de saint Bernard, un certain Nicolas, moine de Saint-Alban, en Angleterre, attaqua notre Saint au sujet de la conception de la sainte Vierge. Mais Pierre de Celles, qui prit en main la défense de saint Bernard contre les attaques de Nicolas, fait de ce dernier un Anglais inconnu de lui jusqu'alors, et avec lequel il ne s'est trouvé en rapport que par ces sortes de discussions théologiques, comme on peut le voir par sa lettre vingt-troisième, livre VI, et sa neuvième, livre IX; tandis que l'autre Nicolas est Français, très-particulièrement connu et chéri de Pierre de Celles, comme on n'en peut douter en lisant les lettres qu'ils s'écrivaient, ce qui ne permet pas de n'en faire qu'un seul et même personnage.

Je ne parle pas là d'une autre preuve tirée de la différence du style; le Français n'aurait pas écrit d'une façon aussi mordante, il était trop bien élevé pour s'attaquer sans ménagement à Pierre de Celles, comme celui-ci se plaint que son adversaire anglais s'est permis de le faire (lettre neuvième, livre IX" et comme on peut se convaincre qu'il le fit en effet en lisant sa lettre qu' on a imprimée avant celle de Pierre de Celles.

D’ailleurs Nicolas passa de Montier-Ramey à Clairvaux vers l'an 1146 certainement après l'élévation du pape Eugène au souverain pontificat comme on peut en juger par la lettre septième qu'il écrivit aux religieux de cette dernière abbaye peu de temps avant d'y être reçu. Il s'enfuit en 1151, très-probablement après l'élection de l'évêque de Grenoble dont il a été parlé plus haut dans les notes de la lettre deux cent soixante-dixième, puisque dans la lettre trois cent quatre-vingt-neuvième de saint Bernard, qui fait mention de la deux cent soixante-dixième, il est dit qu'elle a été écrite par Nicolas. Pour plus de détails sur son compte, voir la préface du tome III (Note de Mabillon).

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LETTRE CCXCIX. AU COMTE D'ANGOULÊME (a), POUR LES RELIGIEUX DE SAINT-AMAND DE BOISSE.

Saint Bernard parle d'une redevance excessive que ce comte exigeait de ses religieux.

Ne trouvez pas mauvais que je regarde comme excessive la redevance que vous réclamez de nos religieux. pour le domaine de Boisse; je n'en vois nulle part exiger d'aussi forte. Nous avons fondé bien des abbayes, et il n'y en a pas une qui ait d'aussi grosses redevances à acquitter. Mais puisque vous en exigez le payement, et que Dieu aime mieux une offrande volontaire que contrainte et forcée, je souscris à la convention que nos frères ont passée avec vous, en attendant que Dieu vous inspire la pensée de les traiter avec moins d'exigence, ce qu'il fera un jour par sa grâce comme j'en ai l'espérance. En attendant, témoignez-leur que vous les aimez, et honorez-les non-seulement de votre faveur, mais encore de votre protection et de votre appui; il n'est pas, pour vous, de meilleur moyen de paraître un jour avec confiance au tribunal de Dieu que d'y avoir les pauvres pour amis et pour intercesseurs.

a La première édition lyonnaise des lettres de saint Bernard en 1194 porte : Au contre Engelbert, peut-être le même que celui dont il est parlé dans la lettre cent vingt-troisième pour les religieux de Brixia. Dans une autre édition de 1330 on lit: Au comte Engelbert pour les religieux de Brixia. Une autre édition, également de Lyon, de 1520, et toutes les suivantes, excepté une, portent pour suscription : Au comte d'Angoulême pour les religieux de Boisse. Les modernes préfèrent cette suscription , par la raison que Guillaume, surnommé Taillefer, comte d'Angoulême, céda aux Cisterciens, en 1143, un endroit situé dans le territoire de Boisse, où se trouvait l'abbaye de Bénédictins de Saint-Amand de Boisse, fondée au dixième siècle par le comte Arnaud. Mais ces derniers ayant protesté contre la concession faite aux Cisterciens, saint Bernard renonça, par esprit de paix, aux droits de ces religieux sur le terrain concédé. Voir aux notes de la fin du volume.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCXCIX.

197. Pour les religieux de Boisse, non pas de Brixia. Boisse est une forêt située à trois milles d'Angoulême. Saint Amand de Bordeaux s'étant retiré dans cette forêt, y vécut en solitaire; mais sa solitude ne tarda pas à se peupler et à se changer en un monastère d'hommes qui furent appelés les religieux de Boisse, du nom de l'endroit où ils s'étaient établis. Telle est la remarque de Picard sur plusieurs titres de ce monastère, par lesquels on voit que ce furent les religieux de Clairvaux qui commencèrent à construire en cet endroit un monastère qu'ils cédèrent ensuite aux religieux de Saint-Armand, en 1153. Comme ces derniers demeurèrent environ dix ans en cet endroit, ainsi qu'on le voit dans les titres mentionnés plus haut, on pense que la lettre , deux cent quatre-vingt-dix-neuvième est de l'année 1143 époque où ils entrèrent en jouissance de la maison de Boisse (Note de Horstius).

198. D'ailleurs rien ne s'oppose à ce que nous rapportions ici tout au long la note de Picard lui-même " Les moines de Saint-Amand, dit-i1, à qui cet endroit appartenait et à qui on en contesta la propriété, comme hoirs l'avons vit plus haut, se rendirent audit lieu, nommé Boisse. Là, en présence de Hugues, évêque d'Angoulême, qui avait convoqué tous les religieux en Let endroit pour ce jour-là, et qui avait l'intention de bénir le cimetière du monastère; les religieux de Saint-Amand refusèrent à tout autre le droit de célébrer l'office divin en cet endroit. Choqués de ces restrictions, les religieux de Clairvaux se plaignirent de ceux de Saint-Amand et se réunirent dans le petit bourg de Saint-Amand avec plusieurs autres religieux, tant simples moines qu'abbés et un certain nombre de barons du pays, et là, ceux de Clairvaux et ceux de saint-Amand, s'engagèrent à observer religieusement ce que l'abbé de Clairvaux déciderait comme étant juste. "

Les choses étant ainsi convenues, Pierre, abbé de Saint-Amand, et les religieux de la maison de Clairvaux se rendirent en cette dernière abbaye, où ils exposèrent l'affaire à saint Bernard. Celui-ci, après avoir entendu les deux parties, remit de lui-même le monastère de Saint-Amand entre les mains de Pierre, qui en était alors abbé, en présence de mon

seigneur Hugues, évêque d'Angoulême , de Junius, abbé de la Couronne, et de Gancelin, archiprêtre de Saint-Cyr, mais à condition que les religieux de Saint-Amand donneraient soixante marcs d'argent à ceux de Clairvaux pour les indemniser des bâtiments et autres constructions qu'ils avaient faites en cet endroit. Voici en quels termes il consigna cet arrangement: "Au nom du Seigneur, moi Bernard, abbé de Clairvaux, je veux qu'on sache que J'ai cédé à l'abbaye de Saint-Amand l’endroit nommé Boise, que nous tenons de la libéralité du comte d'Angoulême et de Pierre Austent, ainsi que tout ce qui nous appartient en ce lieu.

Ont été témoins Mgr Hugues, évêque d’Angoulême ; Mgr Geoffroy, évêque de Langres; Junius, abbé de la Couronne ; le frère Philippe, notre prieur, ainsi que les frères Gérard et Geoffroy, religieux de notre maison.

"Fait à Clairvaux, l'an de l'incarnation de Notre-Seigneur Jésus-Christ 1153 (Note de Picard).

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LETTRE CCC. A LA COMTESSE DE BLOIS.

Vers l’an 1152

Saint Bernard console la comtesse des emportements de son fils, qu'il impute à sa jeunesse, et lui fait espérer un meilleur avenir; il l'engage en conséquence à le traiter avec douceur et bonté plutôt qu'avec rigueur.

Si votre fils s'est laissé aller à quelque emportement à votre égard, j'en éprouve autant de peine pour lui que pour vous; mais après tout la jeunesse peut bien excuser sa faute, car les fautes des jeunes gens trouvent précisément leur cause et leur excuse dans leur âge, qui cède plus facilement à la pente qui les sollicite. Ignorez-vous que l'homme a, dès ses premières années, une inclination malheureuse qui le pousse au mal ? Consolez-vous dans l'espérance que les aumônes et les vertus de son père a lui obtiendront la grâce de sa conversion, et, dans cette pensée, redoublez vos vaux et vos prières; peut-être un fils peut oublier quelquefois qu'il est fils, mais une mère ne saurait et ne doit oublier qu'elle est mère. Vint-elle, par impossible à ne plus songer au fruit de ses entrailles (Isaï., XLIX, 15), moi, dit le Seigneur je ne vous oublierai pas. Prions ensemble et gémissons devant Dieu; j'espère, quant à moi, qu'il permettra dans sa. miséricorde, qu'un jeune homme né avec de si belles qualités marche enfin sur les traces de son vertueux père. Vous devez le traiter avec beaucoup de prévenance, d'affection et de douceur, c'est le meilleur moyen de le porter au bien; les réprimandes et les reproches ne serviraient qu'à l'exaspérer davantage. En suivant cette méthode-là, nous ne tarderons certainement pas beaucoup à nous réjouir l'un et l'autre du changement qui se fera en lui. Vous ne doutez pas que je ne désire aussi vivement que vous de le voir revenir à des sentiments meilleurs; que n'est-il seulement avec vous ce qu'il a toujours été avec moi, car je ne pense pas qu'il se soit jamais refusé à se soumettre au moindre de nos désirs. Je prie Dieu de l'en récompenser.

D'ailleurs, vous pouvez croire que pour vous obéir je n'ai jamais perdu l'occasion de lui faire des remontrances quand elle s'est présentée; c'est ce que je ne cesserai de faire.

a C'était Thibaut le Grand, dont il a été parlé dans les notes de la lettre trente-septième. Ses aumônes et ses bienfaits remplissent l'histoire de la Vie de saint Bernard, de saint Norbert et d'autres saints personnages. II en est encore reparlé dans la quatre cent seizième lettre de saint Bernard. Horstius, dans ses notes, croit que cette lettre a rapport à lainé des enfants du comte, nommé Henri, à qui est adressée la lettre deux cent soixante-dix-neuvième.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCC.

199. A la comtesse de Mois, Mathilde de Flandre, épouse de Thibaut le Grand, comte de Champagne.

Consolez-vous dans l’espérance que les aumônes et les vertus de son père... On ne saurait nier l'influence du bon exemple des pis, pour donner aux jeunes gens l'amour du bien, de même qu'on ne peut disconvenir que les dérèglements des parents ne soient que trop souvent la cause des désordres dans lesquels tombent ensuite les enfants : de même qu'il faut que les parents soient forts et bien portants pour que les enfants le soient aussi, de même il faut qu'ils aiment la vertu pour que leurs fils s'y sentent portés. Il en est de cela dans l'homme comme de la vigueur et de la race dans les boeufs et les chevaux. Il est vrai qu'on trouve quelquefois des enfants de héros qui ne sont rien moins qu’héroïques.

Si on veut savoir au juste quel homme était le comté Thibaut de Champagne, et quel fut son amour pour les pauvres et pour les religieux, il suffit de parcourir la Vie de saint Bernard. On peut voir encore les notes de la lettre trente-septième et d'autres. Saint Bernard montré assez clairement dans cette lettre que le fils était loin de marcher sur les traces de son père, puisqu'il ne peut consoler cette mère qu'en faisant qu’en faisant luire à ses yeux l'espérance d'une conversion que son fils devra aux vertus et aux aumônes de son père.

Le Saint donne en passant aux parents un conseil excellent sur l’éducation de leurs enfants, et aux maître un avis digne d'être noté sur la manière de se conduire envers leurs élèves. " Vous devez leur dit-il, les traiter avec beaucoup de prévenances, d'affection et de douceur, c'est le meilleur moyen de les porter au bien; les réprimandes et les reproches ne serviraient qu'à les exaspérer davantage." En effet, il y a dans l’homme un sentiment de noblesse qui fait qu'il aime mieux être conduit comme il convient à sa nature, que traîné comme le demande celle des animaux. C'est l'opinion qu’exprime le Comique dans le passage suivant: " Je tiens qu'il vaut mieux retenir les enfants de condition libre par la honte du mal et par le point d'honneur que par la crainte..., et celui - là se trompe fort, à mon avis, qui croit que le commandement a plus de poids et de fermeté quand il s'appuie sur la force; que lorsqu'il peut compter sur l'affection..., " etc. (Térence).

Saint Bernard ne semble pas avoir flatté le coeur de cette mère d'une vaine espérance ou plutôt d'une prédiction sans cause. Le comte de Champagne, Thibaut le Grand, eut quatre fils : Henri, comte de Blois, succéda à son père en 1154; Thibaut, successivement écuyer tranchant de Louis le Jeune et de Philippe Auguste; il avait remplacé dans sa charge Raoul, comte de Vermandois; Etienne Surcésar, puis Chartreux; et enfin Guillaume, dont il est question dans la lettre deux cent soixante et onzième, et que saint Bernard refusa de concourir par son crédit à élever aux honneurs et aux dignités ecclésiastiques pendant qu'il était encore en bas âge.

Il semble que dans cette lettre saint Bernard parle du fils aîné du comte, nommé Henri qui, se trouvant à son retour de Syrie investi de toute l'autorité qu'il héritait de son père, se laissa aller à quelques excès faciles à comprendre à cet âge. Or parmi les reproches qui lui sont faits dans une autre lettre de notre Saint se trouve celui " d'avoir annoncé, pour après les fêtes de Pâques, des foires maudites, de concert avec Robert, frère du roi de France. "

Grâce aux avis de saint Bernard et aux larmes de sa pieuse mère, il ne tarda pas à se convertir et mérita d'être compté, par tous les historiens de ce temps-là, au nombre des hommes illustres de son siècle (Note de Horstius).

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LETTRE CCCI. A SANCHE, SOEUR DE L'EMPEREUR D'ESPAGNE (a).

Vers l’an 1149

Saint Bernard la prie d'user de son influence pour apaiser un différend v survenu entre des religieux de son ordre et d'autres religieux, à l'occasion de la fondation d'un monastère.

1. Je vous déclare que non-seulement je ne me suis pas mêlé de l'établissement du monastère de Tholdanos (b), mais, de plus, que toute cette affaire s'est faite à mon insu et pendant mon absence : ce sont des religieux de mon ordre, je l'avoue, qui l'ont conduite, mais ils ont eu soin de s'entourer, en cette circonstance, des conseils de plusieurs personnes de piété, de s'assurer du consentement et du concours de l'évêque du lieu, et n'ont agi qu'à la requête d'une noble dame qui a fondé cette maison sur ses propres terres. Tout cela, m'a-t-on dit, s'est fait publiquement, au su et au vu de tout le monde. Ils ont cru qu'ils pouvaient accepter sans difficulté un monastère que la fondatrice leur offrait spontanément, en le déclarant libre et indépendant de toute autre maison religieuse; on dit même qu'elle en avait les preuves en mains. Mais puisque vous me faites savoir que les religieux de Carracca se plaignent qu'en cette affaire on a lésé leurs droits, et comme, au lieu de suivre le conseil de Salomon qui leur dit : " Non-seulement ne vous opposez point au bien que d'autres veulent faire, mais faites-en vous-mêmes si vous le pouvez (Prov., III, 27), " ils s'opposent en cette circonstance à celui qu'on a l'intention de nous faire, nous sentons qu'il ne convient pas à des serviteurs de Dieu de plaider (II Tim., II, 24), et j'ai eu la pensée de remettre toute cette affaire entre vos mains, afin que vous assoupissiez, par tous les moyens en votre pouvoir, un procès qui est, dit-on, mal fondé et injuste, et que, pour la gloire de Dieu et le salut de votre âme, vous rendissiez le calme et la paix à un ordre reconnu par l'Eglise.

2. Mon frère (c) Nivard, qui se loue beaucoup de vos bontés, m'engage

a C’était Alphonse, surnommé le Bon, roi ou empereur de Castille et de Léon. Les rois d'Espagne prenaient volontiers le titre d'empereur.

b Ce monastère, situé dans le royaume de Léon, venait d'être fondé par l'infante Elvire pour des religieux Bénédictins de l'abbaye de Carracca quand il se donna aux Cisterciens, malgré les réclamations des religieux de Carracca. On verra, dans les notes de la fin du volume, ce que devint cette affaire.

c C'était le plus jeune frère de saint Bernard ; il est souvent parlé de lui dans la Vie de notre Saint.

à compter entièrement sur vous en cette occasion, tant à cause de votre bienveillance particulière pour notre ordre qu'à cause de la promesse que vous avez eu la bonté de lui faire. Je n'ose croire que nos contradicteurs refusent de se rendre à vos salutaires avis et à vos bons conseils ; si pourtant ils le font, il faudra remettre le jugement de cette affaire à la décision des évêques des deux parties intéressées, suivant le diocèse oit se trouvent les lieus en question, afin qu'ils la jugent en dernier ressort; vous n'aurez plus ensuite qu'à ratifier et faire exécuter la sentence qu'ils auront portée d'un commun accord. Si vous craignez Dieu, ne souffrez point qu'on empêche une si sainte œuvre ni qu'on frustre une si sainte dame de ses pieuses intentions, ces bons religieux du fruit de leur vertu et Dieu même du sacrifice d'agréable odeur que lui offre cet ordre. réformé (a). Je vous supplie encore de montrer toute votre affection maternelle à votre nouvelle maison d'Espina (b), qui vous compte parmi ses fondateurs: puissent les religieux de ce monastère, avec l'appui de votre protection, servir Dieu selon les observances de leur règle.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCCI.

200. A Sanche, sœur de l'empereur d'Espagne, Alphonse de Castille, à qui on donnait généralement alors le titre d'empereur. Sanche sa sœur se sentait un grand attrait pour saint Bernard, et avait fondé en 1147, dans le diocèse de Palence, une maison de religieux de Cîteaux, appelée Saint-Pierre d'Espina. Saint Bernard y envoya une colonie de religieux, sous la conduite de son frère Nivard. Peu de temps après, les religieux noirs du monastère de Toldanos, au royaume de Léon, récemment fondé par l'infante Elvire, se détachèrent des religieux de Carracetta dont ils dépendaient et se mirent sous l'autorité des Cisterciens. Aussitôt les Carracettiens réclamèrent et pressèrent Sanche de mettre à leur service, en cette circonstance, tout le crédit dont elle jouissait auprès de saint Bernard. Manrique a publié dans ses Annales, à l'année 1148, chapitre 8, un ancien titre où l'on voit comment se termina cette affaire. Voici ce qu'on y lit: " Après la mort de l'abbé dom Florent, Ferdinand, abbé de Toldanos, se déclara sans raison contre le couvent de Carracetta, il brisa les liens qui l'y tenaient attachés, et, poussé par un esprit de révolte, il fit le voyage de Clairvaux. La reine Sanche, qui aimait beaucoup ce monastère, éprouva un vif mécontentement de ce qui se passait et écrivit tant à l'abbé qu'à toute la communauté de Clairvaux, les priant de ne pas commettre la faute de recevoir le susdit abbé. Cédant aux prières de la reine, l'abbé de Clairvaux ne voulut point recevoir Ferdinand au nombre de ses religieux qu'il ne se fût, au préalable, pourvu de l'autorisation de l'abbé de Carracetta; n'ayant pu obtenir cette autorisation, il mourut sans être religieux ni de Carracetta ni de Clairvaux. "

Toutefois quelques années plus tard ce monastère passa sous la règle de Cîteaux (Note de Mabillon).

201. Mon frère Nivard, qui se loue beaucoup... Les Cisterciens concluent avec raison de ce passage que saint Bernard envoya son plus jeune frère Nivard, à la tète d'une colonie de moines, fonder, en Espagne, le monastère d'Espina. Déjà il l'avait dans une autre circonstance envoyé en Neustrie, pour organiser l'installation du nouveau monastère de Vaux-les-Soleuvre près de Vire, diocèse de Bayeux.

Robert, fils de Heirnesius, donne, vers l'an 1146, à Bernardi abbé de, Clairvaux, et au monastère de Sainte-Marie de Vaux-les-Soleuvre, sa maison d'habitation voisine du Hêtre penché. L'évêque de Coutances, nommé Algar, confirme une donation faite par un certain Guillaume Silvain, "à Dieu, à la bienheureuse Marie de Vaux-les-Soleuvre, et aux religieux qui servent Dieu dans cette maison, entre les mains de Nivard, frère de dom Bernard, abbé de Clairvaux. " On voit par là que Nivard était abbé de cette maison à cette époque.

Peu de temps après, c'est-à-dire en 1150, la maison de Vaux-les-Soleuvre se trouvant trop étroite et peu commode, la communauté se transporta à Vaux-Reicher, propriété féodale et paroisse de l'évêché de Bayeux. Vaux-les-Soleuvre fit retour, du consentement de saint Bernard, à l’évêque de Bayeux, à qui cette maison avait primitivement appartenu. On trouve dans la Neustrie chrétienne une lettre de Philippe, évêque de Bayeux, au sujet de la convention intervenue entre lui "et l'abbé Thomas de Vaux-Richer, au sujet de l'endroit appelé Vaux-les-Soleuvre, où, dans le principe, se trouvait son abbaye, " transportée depuis à Vaux-Richer dans un endroit que l'évêque Philippe lui céda, de la même manière qu'il en avait abandonné un autre auparavant à " l'abbé de Morte-Mer. "

Hugues, archevêque de Rouen, confirma cette donation à Bayeux en 1150.

A Thomas, abbé de Vaux-Richer, succéda, Roger, qui est appelé, dans son épitaphe, second abbé de cette maison.

Actuellement Vaux-Richer, qui est situé à plus de deux lieues de Lisieux, est habité par seize religieux de la stricte observance de Cîteaux, sous la conduite du R. P. D. Dominique Georges, saint abbé qui a tout fait pour rétablir et propager la pratique rigoureuse de la règle de son ordre (Note de Mabillon)
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE CCCII. AUX LÉGATS DU SAINT SIÈGE POUR L'ARCHEVÊQUE DE MAYENCE.

Saint Bernard leur recommande l'archevêque de Mayence, que ses ennemis s'efforcent d'accabler.

A mes seigneurs et révérends Pères les légats (c) du saint Siége, le très-humble serviteur de leur sainteté, l'abbé Bernard de Clairvaux, salut et exhortation de chercher à plaire à Dieu en toutes choses et à faire produire de bons fruits à leur mission.

Séparé de vous par la distance des lieus, je vous suis intimement uni par les sentiments du cœur et par les dispositions de la volonté, car je n'ai d'autre désir et ne forme d'autre vœu que de voir toutes vos actions et toutes vos pensées concourir au bien et à la justice. Ayant donc appris que l'infortuné archevêque de Mayence est cité à comparaître devant vous pour répondre aux accusations de ses adversaires, j'ai pris sur moi de faire appel en sa faveur à vos sentiments de bonté. Vous honorerez votre ministère si, tout en respectant les droits de la justice,

a Lambert Deschamps, auteur de l'édition de 1520, remarque, à l'occasion de ce passage, " que du temps même de saint Bernard il fut question de la réforme des monastères. "

b L'abbaye d'Espina, au diocèse de Palencia, fut fondée par Sanche, à qui cette lettre est adressée, et donnée aux Cisterciens qui en prirent possession sous la conduite de Nivard, que saint Bernard y envoya à la tête d'une petite colonie de religieux. Voir les nouvelles lettres deux cent soixante-douze et deux cent soixante-treize.

c C'étaient Bernard et Grégoire qui déposèrent, comme on le voit dans les notes finales, l'archevêque de Mayence, Henri, le même que celui à qui est adressée la lettre trois cent soixante-cinquième.

vous faites quelque chose pour empêcher de tomber une muraille qu'on s'efforce de renverser; et si vous ne contribuez pas pour votre part à éteindre tout à fait la mèche qui fume encore, ou à rompre sans retour le roseau qui n'est qu'endommagé par le souffle du vent. Je vous saurai gré qu'il se ressente des effets de la prière que je vous adresse pour lui, et qu'il ne soit pas victime de cette simplicité d'âme qui permet à de faux frères de le circonvenir, sans pouvoir toutefois rien alléguer contre lui qui mérite de le faire déposer.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCCII

202. Aux légats du saint Siège.... Voici comment Baronius parle de cette légation à l'année 1153 : " La même innée, dit-il, le pape Eugène envoya une légation en Germanie pour juger l'archevêque de Mayence En faisaient partie : Bernard, prêtre, et Grégoire, diacre, " etc, Bernard était prieur des chanoines réguliers de Latran quand il fut fait cardinal-prêtre du titre de Saint-Clément, en 1145, par 1e pape Eugène.

Quant à Grégoire, il n'est probablement autre que celui que le pape Innocent fit cardinal du titre de Saint-Angèle, en 1137.

L'évêque Conrad, qui écrivit un siècle plus tard la Chronique de Mayence, dit que l'archevêque Henri fut déposé, et il en fait retomber la faute sur un certain Arnold qui le trahit. Dodéchin, dans son appendice à Marianus, sur les Chanoines, impute la déposition de l'archevêque aux légats dont le chancelier Arnold avait réussi à corrompre la conscience à prix d'argent.

Néanmoins Othon de Freisingen, livre II de la Vie de Frédéric, chapitre IX, témoin oculaire des faits qu'il relate, dit qu'il fut justement déposé. Voici ses paroles. " Le roi faisait à Worms les préparatifs de la fête de la Pentecôte qui était proche, quand il fit déposer, par lesdits légats du saint Siège, Henri archevêque de Mayence, qu'on avait eu bien souvent l'occasion de reprendre dans l'intérêt de l'Eglise, mais toujours sans succès ". C’est au lecteur à décider s'il doit plus de confiance au récit d'un historien postérieur aux choses qu'il raconte au à un témoin oculaire, sincère et instruit de tout ce qu'il rapporte. Conrad ajoute que peu de temps après, les deux cardinaux périrent d'une mort malheureuse; mais le fait n'est pas exact car, suivant Othon, ils vécurent longtemps encore après ce jugement, et personne n'ignore que Bernard fut chargé d'une seconde légation en Germanie par le pape Adrien IV.

Quoi qu'il en soit, Henri se retira en Saxe après sa déposition et fit, peu de temps après, une heureuse et sainte mort dans un couvent de Cisterciens.

Voir Seraire, Histoire de Mayence, livre V, et Baronius, à l'année 1153 (Note de Mabillon).

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LETTRE CCCIII. A LOUIS LE JEUNE, ROI DE FRANCE.

Saint Bernard lui donne des conseils sur la ligne de conduite qu'il doit tenir à l'égard d'un seigneur breton adultère et excommunié.

Si par la promesse de l'absoudre de l'excommunication qu'il a encourue, on pouvait déterminer ce seigneur breton à renvoyer cette adultère en lui permettant de jouir des biens que son père lui a laissés, selon le partage qu'elle en a fait avec son frère, quoiqu'elle, fût indigne d'une pareille concession, peut-être y aurait-il lieu à le faire, puisque par ce moyen vous vous assureriez l'aide et l'appui d'un seigneur puissant. Autrement, permettez à votre très-humble sujet de vous dire toute sa pensée : je ne crois pas due vous deviez recevoir cet étranger sur vos terres ni accorder votre faveur à cet homme incestueux et excommunié, à moins que vous ne vouliez un jour entendre ces paroles: " Quand vous voyiez un voleur, vous couriez vous joindre à lui, vous comptiez vos amis parmi les adultères (Psal. XLIX, 18). " Toutefois je suis d'avis de ne rien précipiter. Envoyez-lui quelque agent habile et sûr qui trouve le moyen de gagner du temps sans rompre. S'il ne veut prêter l'oreille à aucune proposition et s'il demeure dans son opiniâtreté, vous pouvez toujours mettre votre espérance en Dieu qui favorisera certainement vos bons desseins et la justice de votre cause et vous fera triompher de vos ennemis. Je ne sais pas si l'évêque a du lieu est bien l'homme qu'il vous faut pour conduire cette affaire; ce n'est pas sa fidélité à votre égard que je soupçonne, mais c'est la position où il se trouve par rapport à ce seigneur qui le déteste et ne voudra peut-être point se confier à lui; toutefois il est à votre disposition, prêt là faire pour vous tout ce qu'il plaira à Dieu. Je vous prie de l'écouter comme un

a Peut-être bien s'agit-il ici de Jean, évêque d’Aleth ou de Saint-Malô, qui avait été religieux à Cîteaux et à qui Pierre de Celle a écrit plusieurs lettres. Livre I, lettre quinzième et suivantes.

autre moi-même dans les choses secrètes qu'il vous communiquera de ma part. J'ai pour lui la plus grande estime et je m'ouvre assez volontiers à lui. Vous pourrez également lui confier sans crainte tout ce que vous jugerez à propos.

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LETTRE CCCIV. AU MÊME.

L’an 1153

Saint Bernard remercie le roi de l'intérêt qu'il porte à sa santé, et lui dit quelques mots en faveur de son frère Robert.

La lettre que vous avez daigné m'écrire a comblé mon âme de bonheur; que Dieu, qui vous a inspiré cette bonne pensée, vous rende la consolation que j'en ai ressentie. Qui suis-je et quelle est la maison de mon père pour que Votre Majesté s'inquiète de ma santé ? Mais puisque vous me faites l'honneur de m'en demander des nouvelles, je vous dirai que je me sens un peu mieux, je me crois hors de danger; mais je suis encore d'une très-grande faiblesse. Je saisis cette occasion pour vous informer que le prince Robert, votre frère, m'a fait l'honneur et l'amitié de me visiter pendant ma maladie. Nous avons eu ensemble un entretien qui m'a rempli de joie et d'espérance à son endroit. Veuillez lui montrer un peu d'affection; je vous promets qu'il vous donnera de la satisfaction, si ses actes répondent à ses paroles. Ayez la bonté de lui témoigner votre satisfaction de voir qu'il veut désormais régler sa conduite d'après mes conseils et ceux des gens de bien. Je n'ai pas mon sceau sous la main, mais j'espère qu'en lisant ma lettre vous reconnaîtrez à mon écriture qu'elle est bien de moi (a).

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LETTRE CCCV. AU PAPE EUGÈNE.

Comme c'est pour de bonnes raisons que l'évêque de Beauvais s'est trouvé empêché d'aller à Rome, saint Bernard recommande au souverain Pontife la cause de cet évêque.

L'évêque de Beauvais (b), votre fils et le mien pourrais-je dire s'il n'y avait pas présomption de ma part à m'exprimer ainsi, ayant été cité à

a Saint Bernard se sert ici, comme en plusieurs autres endroits, par exemple dans les lettres quatre-vingt-cinquième, n. 4, trois cent septième et trois cent dixième, du mot dicter dans le sens d'écrire de sa propre main comme il est évident qu'il s'en sert ici. Toutefois, dans les lettres quatre-vingt-neuvième et quatre-vingt-dixième, n. 1, il met une différence entre dicter et écrire.

b C'était Henri, frère du roi rte France, Louis le Jeune, dont il est parlé dans la lettre

deux cent soixante-dix-huitième. Voir la lettre trois cent septième. Saint Bernard lui donne le nom de fils et dans la lettre suivante il l'appelle votre frère, parce qu'il avait été religieux à Clairvaux, comme on le voit dans la Vie de saint Bernard, livre IV, n. 15. Voir les notes de la lettre trois cent septième.

votre tribunal, se disposait à se rendre à Rome, fort de la justice de sa cause et confiant dans votre bonté paternelle. J'ai pu quoique avec peine le décider à retarder son départ, tant il avait d'impatience de vous voir. Ce qui m'a engagé à le retenir, c'est entre autres raisons excellentes, que je n'étais pas informé de vos intentions à son sujet. D'ailleurs, sans parler de bien d'autres considérations qui s'opposaient à son départ, une trop longue absence de son diocèse me semblait à craindre à cause des dispositions dont le roi son frère et lui sont animés l'un envers l'autre. Ne me demandez pas de quel côté sont les torts, ce n'est pas à moi à le dire; je me borne à excuser un évêque. Ce que je puis toutefois affirmer, parce que je l'ai vu de mes yeux, c'est qu'il a fait inutilement toutes les démarches de soumission et de respect compatibles avec son rang. Cependant quelque événement qu'il puisse craindre et quoi qu'il doive résulter pour lui de son absence, vous pouvez compter qu'il se rendra auprès de vous à votre premier appel; il remet sa personne et ses intérêts entre vos mains, bien convaincu qu'il s'est conduit dans le poste qui lui a été confié et qu'il a constamment agi de manière à pouvoir compter sur votre bienveillance. C'est dans ces sentiments qu'il vous envoie comme à un père, quelqu'un qui] e remplace, avec la recommandation formelle de ne rien faire sans prendre vos ordres et de suivre en tout vos volontés, auxquelles il se soumet lui-même de tout coeur. Il espère que vous ferez mieux que d'être son juge, que vous serez son appui, son soutien et son protecteur. Je crois que cette affaire serait terminée en peu de temps avec la grâce de Dieu, si on la confiait au jugement de l'archevêque de Reims, en ôtant toute voie d'appel aux deux parties.

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LETTRE CCCVI. A L'ÉVÊQUE D'OSTIE (a), POUR L'ÉLECTION DE TOUROLDE, ABBÉ DE TROIS FONTAINES.

L’an 1151

Saint Bernard se justifie du reproche que lui faisait Hugues, évêque d'Ostie, d'avoir nommé Tourolde, abbé de Trois-Fontaines, de préférence à un certain religieux, nommé Nicolas, que Hugues avait désigné pour cet emploi: il donne également les motifs qui lui ont fait placer Robert à la tète d'une abbaye récemment fondée.

1. Malheur au monde à cause de ses scandales (Math., XVIII, 7). Or voici que c'est moi qui scandalise, et c'est à vous que mon scandale s'attaque !

a Il se nommait Hugues et avait été abbé de Trois-Fontaines, en Champagne, comme on le voit aux lettres et aux cent soixante-treizième et deux cent soixante quatorzième. Voilà pourquoi, devenu cardinal, il continua à porter un intérêt tout particulier à cette abbaye.

Personne ne pourrait le croire, à moins d'ignorer la parfaite union dans laquelle nous avons vécu ensemble jusqu'ici dans la maison de Dieu, et l'affection mutuelle dont nous n'avons jamais cessé d'être animés l'un pour l'autre. Changement aussi soudain que regrettable pour moi ! Je me sens frappé maintenant par le bras due j'étais habitué à trouver pour soutien ; menacé, accusé, condamné même par celui qui était mon avocat, mon défenseur. Nos premiers parents n'ont été punis de leur faute unique, mais grave (Gen., III, 9), qu'après avoir été interrogés et convaincus; quant aux Ninivites (Jon., III,10), Dieu leur donna le temps de faire pénitence, et ce n'est pas seulement sur ce qu'on racontait des désordres de Sodome, mais après s'en être assuré par ses propres yeux, que le Seigneur en punit les habitants (Gen., XIX, 16). Quelle différence dans la conduite tenue par mon juge envers moi ! On ne me trouve pas digne des mêmes égards que tous ces coupables ! Au lieu de m'inviter à présenter mes raisons, à faire valoir les motifs qui m'ont fait agir, à me défendre, en un mot, contre les accusations dont on me charge, on procède à mon jugement, sans me citer au tribunal de mon juge, et on me condamne sans s'être mis en peine de commencer par me convaincre.

2. Mais ayez maintenant la bonté d'écouter mes raisons; elles pourront vous paraître insuffisantes, elles seront du moins données avec la plus grande sincérité. Vous aviez manifesté le désir de vous voir remplacer par le frère Nicolas, j'en conviens avec vous, et je m'en souviens il merveille; d'ailleurs j'étais complètement entré dans vos vues, je pensais que cela ne souffrirait aucune difficulté et je m'étais engagé à faire réussir ce. plan. Si cela ne s'est point fait, ne vous en prenez qu'à la nécessité et non point à la mauvaise foi de ma part. Les esprits se divisèrent, que dis-je? se mirent si bien d'accord pour faire échouer nos vues, que je n'eus pas un seul religieux pour moi, pas même un frère convers ; tous, à l'exception de deux ou trois de vos compatriotes ont repoussé mes propositions. Je ne me tins pas d'abord pour battu, je mis en oeuvres tous les moyens de succès à ma disposition, je leur représentai les conséquences heureuses on funestes de leur conduite selon le parti auquel ils s'arrêteraient, mais ils se montrèrent ainsi fermes qu'ils avaient été unanimes dans leurs résolutions. Fallait-il faire un acte d'autorité? Je l'aurais pu, mais je m'en suis abstenu, et je prie Dieu d'avoir un jour pitié de moi comme en cette circonstance j'ai eu pitié de ce religieux, en ne le jetant pas au milieu d'une pareille tempête et de tant d'esprits soulevés, lui si humble, si timide et qui redoutait tant le fardeau que je voulais lui imposer. Car sans parler des rapports avec l'extérieur dont vous pouvez vous rendre compte par votre propre expérience, tous les autres devoirs de la charge abbatiale semblaient excéder ses forces. Je l'ai fait sortir de son monastère avec ceux qui le goûtaient et je l'ai mis à la tête d'une maison qui lui sera d'autant plus facile à diriger qu'il sera secondé par mes propres religieux dans l'accomplissement de son ouvre, et comme il se trouve maintenant dans notre voisinage, il nie sera plus aisé de le visiter souvent. De tous les abbés qui étaient en état d'occuper votre place, le religieux Robert, faute de mieux, m'a paru le moins impropre à la remplir; je le proposais donc pour ce poste quand j'appris que vous ne l'agréiez pas non plus, et on en élut un autre qui n'a pas non plus vos sympathies, d'après ce qu'on me dit.

3. On ne m'en a pas laissé ignorer la raison, car on m'a assuré due vous lui reprochez hautement de n'être point d'une bonne réputation, d'avoir été expulsé du monastère (a) dont il était abbé, à cause de sa mauvaise conduite. Cela peut être vrai, mais je prends Dieu et les anges à témoin, qu'en recueillant tous mes souvenirs je ne me rappelle pas avoir entendu qui que ce soit lui reprocher rien de semblable, pas même soit archevêque (b), à l'époque où il faisait tous ses efforts pour obtenir son éloignement; il ne me dit et ne m'écrivit absolument rien de pareil. D'ailleurs pouvez-vous croire, s'il en eût été autrement, que j'aurais pris le parti du dérèglement et du vice ? Si Votre Excellence avait de moi une telle pensée, je ne sais comment elle pourrait se justifier de la longue amitié dont elle m'a honoré jusqu'à ce jour et de la bienveillance qu'elle n'a cessé de nie témoigner. Mais que, pensez-vous, que dites-vous d'un archevêque qui a mis à la tète d'une maison dont il avait été lui-même supérieur, un homme décrié, dont les moeurs n'étaient point un mystère pour lui, puisqu'il le connaissait de longue main? Quant à moi, à Dieu ne plaise due je soupçonne le moins du monde un prélat d'une pareille faute, une âme foncièrement honnête de s'être même légèrement oubliée en cette circonstance. Il est vrai qu'après l'avoir fait abbé il l'a ensuite forcé à se démettre de son titre; je n'entre pas dans les raisons qu'il a eues d'agir ainsi, cela ne regarde

a C'était l'abbaye de Wells en Angleterre, qui cul pour abbé, après Maurice, un religieux nommé Torolde ou Tourolde: " Celui-ci gouverna cette maison pendant deux ails, non sans faire sentir en maintes occasions le poids de son autorité; souvent même il agit contre la volonté formelle de son vénérable archevêque, avec lequel il ne tarda pas à se brouiller. Sur l'ordre du saint père Bernard, il se démit de sa charge et revint au monastère de Ridal d'où il avait été tiré. " Tel est le récit de Serion, dans son histoire du monastère de Wells, tome I des Monastères d'Angleterre, page 748.

b L'archevêque d'York, nommé Henri de Murdach. Anglais d'origine et ancien religieux de Clairvaux. C'est à lui qu'est adressée la lettre cent sixième. Il avait également été abbé de Wells, comme on peut le voir par la lettre citée plus haut et par les notes de la lettre trois cent vingt et unième.

que lui: néanmoins je ne puis disconvenir que bien des gens l'ont blâmé en cette circonstance et l'ont accusé de n'avoir tenu compte dans cette déposition ni des simples lumières de la raison, ni des usages et des règles établies. L'archevêque lui fit tout simplement signifier ses intentions ; pour moi, j'engageai cet abbé à ne rien faire pour le chagriner, à se retirer sans bruit de son poste et à laisser passer l'orage.

4. En un mot, depuis qu'il est entré chez nous a, personne n'a remarqué en lui quoi que ce soit qui le rendit indigne du poste où il se voit maintenant élevé ; on ne saurait trouver motif à un reproche dans le cours de sa vie tout entière. De plus, il est versé dans les lettres et dans les sciences, il est affable, d'une physionomie agréable et d'un entretien plein de charmes. Il est vrai qu'il était depuis trop peu de temps chez nous pour que ces témoignages fussent pour vous sans réplique, c'est ce que je me suis dit aussi à moi-même; à présent fera-t-il bien ou mal? je ne sais, je me défie constamment de ce que je fais et suis loin de prévoir toujours ce qui peut en résulter. Je ne puis donc vous donner en ce qui le concerne une certitude que je n'ai pas, mais la chose est faite et je ne puis faire qu'elle ne le soit pas; si j'avais été prophète, il est certain que j'aurais évité de donner à un ami un sujet d'offense, à un saint une cause de peine, et une occasion de scandale à un évêque. Que voulez-vous que j'y fasse à présent? La nécessité m'a contraint d'agir, mais du moins je puis dire que dans ma conduite je ne me suis départi en rien des règles ordinaires.

5. Là est toute ma justification. Si vous en êtes satisfait, cessez d'être scandalisé à mon sujet, sinon portez de moi le jugement qu'il vous plaira. Il me serait bien pénible de détruire de ma propre main ce que j'ai moi-même édifié, et je ne le pourrais que pour de bonnes raisons si le temps en faisait naître; quant à vous, vous pouvez le déposer si vous le voulez, vous ne trouverez en moi aucune résistance; à quoi bon lutter contre le torrent ? Je n'ai rien à me reprocher dans tout ce que j'ai fait; si pourtant j'ai failli en quoi que ce soit aux règles de la prudence, vous êtes parfaitement en droit et en position non-seulement de m'en reprendre, mais encore de m'en punir si vous le jugez à propos. J'aime à croire pourtant que vous êtes assez bon et assez chrétien pour nie ménager même en trouvant juste de sévir contre moi, et assez maitre de vous-même pour ne point compromettre mon honneur. Je viens de vous dire tout ce que je crois de nature à m'excuser auprès de vous, il ne manquerait plus maintenant à ma peine que de vous avoir encore offensé par cette lettre même. J'ai su par d'autres le mécontentement

a Il avait donc quitté Ridal pour venir se fixer à Clairvaux. Pour ce que saint Bernard dit de ses connaissances dans les lettres, voici en quels termes Serlon s'exprime à son sujet : " Ce n'était pas un homme médiocrement versé dans la connaissance des saintes lettres; il était également fort instruit dans les arts libéraux, "

que vous exhaliez contre moi; au lieu de vous rendre la pareille, j'ai préféré me plaindre de vous directement à vous. Au reste, je bénis Dieu de ce qu'il me prive lui-même, avant ma mort, de la consolation que je goûtais avec trop de bonheur, en me retirant les bonnes grâces du saint Père a et les vôtres. C'était le bon moyen de me convaincre par ma propre expérience qu'on ne doit pas mettre toutes ses espérances dans les hommes.

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LETTRE CCCVII. AU MÊME.

L’an 1153

Saint Bernard défend l'évêque de Beauvais contre quelques bruits fâcheux ; il dit dans quel triste étal se trouve sa santé et raconte l'aventure de l'archevêque de Lyon.

1. Je vous écris à la hâte et par conséquent sans beaucoup de soin, parce que le voyageur qui doit se charger de ma lettre est sur son départ. Le frère G. Foucher vient d'arriver avec votre lettre et celle du Pape, à peu près au même moment que le voyageur à qui je vais confier celle-ci; Dieu l'a sans doute ainsi permis pour que j'eusse l'occasion de vous répondre sur-le-champ et de satisfaire mon empressement, ce qui ne peut arriver trop tôt. Aussi me suis-je mis de suite à vous écrire moi-même en voyant que je n'avais personne à ma disposition pour me servir de secrétaire. Vous commencez votre lettre en me parlant de monseigneur l'évêque de Beauvais, je veux de même commencer ma réponse par lui. Vous savez qu'il est complètement maître de ses actes et qu'il ne dépend en rien de moi; c'est son diocèse que sa vie et ses moeurs regardent. Tout ce que je puis faire s'il se conduit autrement qu'il ne le doit ou qu'il ne sied, je puis bien en gémir, mais quand même je le voudrais, je ne puis corriger ses mœurs. Pourtant je dois vous dire que jusqu'à présent je n'ai pas eu occasion de remarquer qu'il fit de nombreuses absences, et jamais il ne m'est revenu qu'on en fit l'observation comme on vous l'a faite à vous-même. Son frère Robert est venu le trouver et demeure avec lui; je ne sache pas que depuis lors ce frère ait commis ou fait commettre à l'évêque aucune action criminelle ou honteuse : d'ailleurs je serais bien surpris de n'avoir point entendu parler d'un bruit qui serait parvenu jusqu'à vous. Toutefois je ferai ce que je pourrai, puisque vous le voulez, pour le décider à

a Du pape Eugène, dont saint Bernard s'était aliéné l'esprit comme celui du pape Innocent II, en lui tenant toujours le langage de la vérité, ainsi qu'on le voit par la lettre deux cent dix-huitième, tant il est difficile de conserver les bonnes grâces des grands, quelques services qu'on leur rende, si on ne veut point aller jusqu'à leur sacrifier la vérité

renoncer à son évêché, s'il se présente une occasion où je puisse raisonnablement et honorablement faire cette ouverture; je lui aurais déjà parlé dans ce sens si je n'avais craint de l'aigrir et de le voir remplacer par quelqu'un plus incapable que lui encore de faire du bien dans ce diocèse. Il vint nous trouver au moment du carême dans le dessein d'aller à Rome soutenir un appel; il aurait certainement donné suite à ses projets si je ne l'en avais détourné, ce que j'ai fait parce que le dessein qui le menait à Rome, ainsi que les gens de sa suite, me semblaient peu convenables pour un jeune évêque. Toutefois il se propose toujours de se mettre en route pour Rome à la première occasion, mais après tout, comme il est votre frère dans l'épiscopat, vous devez le traiter avec indulgence et ne pas donner l'avantage à ses ennemis sur lui. J'aurai; préféré, que vous lui écrivissiez plutôt qu'à moi et que vous lui lissiez fraternellement savoir tout ce qu'on vous a dit sur sa conduite.

2. J'ai su que l'état de ma santé vous a inspiré des inquiétudes; on ne vous avait rien dit de trop, j'ai été malade à la dernière extrémité (a); j'en suis revenir ; mais je sens due je n'irai pas loin, car je suis d'une faiblesse qui passe toute imagination; cependant je ne prétends pas donner des bornes à la puissance de Dieu, qui est capable de rappeler les morts même à la vie. Faites part, s'il vous plait, de ces nouvelles au saint Père, et veuillez vous unir à monseigneur l'évêque de Frascati n pour lui rendre en mon nom et dans les sentiments du dévouement le plus complet, les plus grandes actions de grâces pour les bontés dont il daigne me combler et pour l'intérêt charitable qu'il veut bien prendre à ma santé.

3. Quant à ce qui est arrivé à monseigneur de Lyon (Nommé Héraclius), voici la vérité. Il s'était mis en voyage, la bourse bien garnie, avec une suite digne d'un archevêque; mais à peine en route, il est tombé au milieu d'une embuscade de gens ennemis. Que faire en pareille occurrence avec un caractère ardent comme le sien? Passer outre était impossible, reculer et renoncer à son voyage lui semblait moins tolérable que de tomber entre les mains de ses ennemis; il renvoie donc une partie de ses gens, force le reste à se disperser et ne conserve, de tout l'argent qu'il avait emporté, due le strict nécessaire pour achever son voyage avec le peu de monde qu'il avait gardé auprès de lui. Bref, il continue sa route avec trois ou quatre serviteurs, travesti lui-même en valet, mêle sa troupe à celle de quelques voyageurs, et, confondu avec eux, arrive à Saint-Eloi. Là, se trouvant malade, il se fit conduire à Montpellier, ou il, dépensa en médecins beaucoup plus d'argent qu'il ne lui en restait.

a Geoffroy cite ces paroles de saint Bernard dans le livre V de sa Vie, n. 3.

b II se nommait Ymar ou Igmare, et avait été religieux à Cluny avant d'être élevé sur le siége épiscopal de Frascati ; c'est à lui que la lettre deux cent dix-neuvième de saint Bernard est adressée. N'étant encore que simple religieux, il signa en 1122 au bas de la lettre que Gilbert, évêque de Paris, écrivit pour le rétablissement de la concorde entre Drogon de Claciac et les religieux de Saint-Martin-des-Champs.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCCVII.

203. Vous savez qu'il est-maître de ses actes..... etc. Henri, fils de Louis le Gros et frère de Louis le Jeune, rois de France, étant alors évêque de Beauvais, ne jouissait pas, à ce qu'il parait, d'une très-bonne réputation auprès du souverain Pontife; c'est ce qui fait dire à saint Bernard qu'il peut bien gémir sur, ses égarements s'il est vrai qu'on puisse lui en reprocher quelques-uns; mais qu'il n'a plus autorité pour y apporter remède comme il le désirerait. Saint Bernard aurait même préféré que le souverain Pontife se chargeât lui-même de cette correction et donnât à cet évêque, un avertissement fraternel sur ce dont on l'accusait.

On peut voir, livre IV, chapitre in de la Vie de saint Bernard, comment notre Saint avait prédit qu'il ne, tarderait pas à se convertir et à embrasser la vie religieuse. D'accord avec Baronius, nous avons placé cet événement en 1149, attendu qu'il parait hors de doute que ce fut cette année-là qu'il fut élu évêque de Beauvais, selon la remarque de Jacques Sirmond à l'occasion d'une lettre de Pierre de Celles, d'après le supplément de Sigebert, livre I, lettre vingt-quatrième.

La date de 1161, donnée à son élection à l’évêché de Beauvais, par Henriquez, dans son Ménologe, et citée par Jean Chenu, est donc cap ne peut plus erronée.

Il devint archevêque de Reims en 1163.

D'ailleurs ce fut bien malgré lui qu'il fut promu à l'épiscopat, comme on le voit par plusieurs de ses lettres. Saint Bernard lui-même ne fut pas sans inquiétude sur cette élévation prématurée et était d'avis qu'il devait, en cette circonstance, s'entourer des conseils de Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, comme on peut le voir dans les lettres de ce dernier, livre V, lettre huitième.

On trouve dans la Gallia christiana, aux évêques de Beauvais, une lettre de ce même Henri à Suger, abbé de Saint-Denys.

Nous en rapportons plus bas une autre qu'il adressa à l'abbé de Cluny, que nous croyons écrite sous la dictée même de saint Bernard, et qui, dans tous les cas, rappelle beaucoup le genre de notre Saint. Il n'est pas improbable qu'elle soit l'oeuvre de saint Bernard lui-même qui écrivit plusieurs fois pour d'autres personnes, même pour des évêques. Si elle n'est pas de lui, du moins on ne peut nier qu'elle ne soit complètement dans le genre des siennes. On peut rapprocher le commencement de cette lettre de la lettre deux cent trente-septième aux cardinaux qui avaient élu le pape Eugène; la suite ressemble, jusques dans les expressions, à la lettre seizième.

204. Au plus révérend des Pères et au plus cher des amis, Dom Pierre, abbé de Cluny, le frère Henri, par la volonté ou la permission de Dieu évêque de Beauvais, hommage de sa personne tout entière et de tout ce qu'il est.

" Dieu vous pardonne ce que vous avez fait; vous, avez tiré un mort de son sépulcre pour le jeter au milieu des homes, et, grâce à vos conseils qui n'ont été que trop bien suivis, je me trouve lancé et exposé sur un océan redoutable de peines et de soucis, et l'abîme des honneurs m'engloutit de nouveau. Dans mon ignorance, je me suis senti ému jusqu'au fond de lame quand je me vis entre les mains les rênes du quadrige d'Aminadab. J'ai pour mission sic conduire les autres, moi qu ai tant besoin qu'on me conduise; on me charge des emplois des forts, moi qui ne suis que faiblesse; du rôle d'intendant de la maison d'Israël, moi qui ne connais point la prudence; on me fait le débiteur du sage et de l'insensé, et je ne possède pas l'ombre de la justice; on m'envoie prêcher au peuple de Dieu, moi qui ai tant besoin de songer à moi-même si je ne veux pas, ce qu'à Dieu ne plaise, être réprouvé après avoir annoncé l'Evangile aux autres. Mais qu'est-ce que tout cela et qui suis-je ou plutôt, où suis-je et où sont toutes les vertus requises pour un paré emploi? Seigneur mon Père et mou Dieu, Dieu de ma vie tout entière vous savez combien je suis imparfait. Seigneur, on m'a fait violence c'est à vous de répondre pour moi. Vous savez que je n'ai cédé qu'au nom de l'obéissance, sans laquelle, pour emprunter les paroles d'un saint, il n'y a que des infidèles là même où il semble qu'on ne compte que des fidèles.

" Mais puisque l'affection fait parler avec d'autant plus de confiance qu'elle est elle-même plus grande, je viens déposer dans votre cœur la plainte intime de mon âme comme je le ferais dans le cœur d'un autre moi-même; comment avez-vous pu écrire à mon abbé pour le décider à placer sur le chandelier un flambeau sans lumière? Vous avez cru bien faire, voilà pourquoi vous ne vous êtes point tu; vous ne vouliez ni tromper ni vous tromper, mais vous n'avez pu éviter la seconde alternative.

" Mais enfin, de quelque manière que la chose se soit faite et quelque suite que le Seigneur notre Dieu y donne, je n'en suis pas moins toujours un des vôtres et tout disposé à vous rendre tous les services que vous daignerez me demander. Regardez-moi comme votre serviteur, votre ami, votre fils, et rattachez-moi, par un lien éternel, à la sainte communauté que vous dirigez avec la grâce de Dieu, comme un de ses membres, un enfant de son sein, car je ne veux rien dire ici de mon titre d'évêque. " (Note de Horstius.)

205. Pour moi, je ne crois pas que cette lettre soit l'œuvre de saint Bernard, mais peut-être a-t-elle été écrite par Nicolas de Clairvaux, son secrétaire, qui a écrit plusieurs autres lettres sous le nom d'Henri, en particulier la treizième à Pierre le Vénérable et la vingt-sixième à Hugues de Compiègne.

On a une autre lettre de ce même Nicolas à Henri, où il montre toute l'affection qu'il lui a vouée; c'est la trente-neuvième (Note de Mabillon).

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LETTRE CCCVIII (a). AU ROI DE PORTUGAL, ALPHONSE.

Saint Bernard lui dit qu'il a fait ce qu'il a pu pour le satisfaire, et lui prédit que dans peu de temps son frère, qui est engagé dans les rangs de la milice séculière, passera dans ceux de la milice céleste.

A l'illustre roi de Portugal Alphonse, Bernard, abbé de Clairvaux, tout ce que peut la prière d'un pécheur.

J'ai reçu avec une extrême joie la lettre et le salut de Votre Grandeur, et m'en suis félicité dans Celui qui envoie le salut à Jacob. L'événement montrera ce que j'ai fait on cette circonstance et vous pourrez l'apprécier vous-même; vous verrez avec quel zèle et quelle ardeur j'ai voulu répondre à vos ordres et vous témoigner ma reconnaissance pour l'amitié dont vous m'honorez. Pierre b, le frère de Votre Grandeur, prince d'un mérite accompli, m'a fait connaître vos volontés. Après avoir traversé la France avec ses hommes d'armes, il est en ce moment occupé à faire la guerre en Lorraine, mais il ne tardera pas maintenant à combattre sous les étendards du Seigneur. Mon fils, le religieux Roland, est chargé de vous remettre une lettre pleine des faveurs du saint Siège ; je vous le recommande ainsi due tous les religieux de notre ordre qui vivent dans votre royaume; je vous prie aussi de vouloir bien me conserver votre bienveillance.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCCVIII.

206. Pierre , le frère de Votre Grandeur... Ce-prince, nommé Pierre. et frère du roi de Portugal, Alphonse, est un de ces jeunes gens passionnés pour les tournois dont saint Bernard prépara la conversion par un verre de cervoise qu'il bénit en le leur donnant. Voir la Vie de saint Bernard, liv. I, chap. XIV, n. .55.

On sait, par la lettre que ce roi écrivit à notre Saint, les désirs qu'il avait chargé son frère Pierre de faire connaître à saint Bernard. Henriquez rapporte cette lettre dans son Ménologe, au 9 de mai; voici ce dont il est question : après avoir battu les Maures, Alphonse avait reçu de ses sujets le nom de roi; mais le roi de Castille ne voulait pas qu'il prit ce titre s'il ne consentait à lui payer un tribut en échange de cette concession. Il demandait donc, dans sa lettre à saint Bernard, de lui obtenir le titre de roi du souverain Pontife, préférant, s'il devait pour cela payer un tribut à quelqu'un, le payer à saint Pierre et au saint Siège qu'à un prince voisin et jaloux (Note de Mabillon).

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LETTRE CCCIX (a). AU PAPE EUGÈNE.

L’an 1153

Saint Bernard lui fait l'éloge de l'abbé Suger et lui recommande ses députés.

A son trés-aimable pure et seigneur Eugène, par la grâce de Dieu souverain Pontife, Bernard, abbé de Clairvaux, salut et très-humbles hommages.

S'il y a dans l'Eglise de France quelque vase de prix capable de faire honneur au palais du Roi des rois; si le Seigneur compte parmi nous

a Dans les anciennes éditions on a répété ici sans raison les lettres cent quarante-septième et deux cent trentième.

b C'était on des princes adonnés a la passion des tournois, que saint Bernard convertit un jour. Voir sa Vie, livre I, n. 55, et les notes de la fin du volume.

c Cette lettre se trouve la trois cent soixante et unième dans l’édition royale; Duchesne l'a placée en tête des lettres de Suger, où se voit aussi la réponse du pape Eugène. Voir la lettre septième de cette même collection.

un second David fidèle à exécuter ses volontés, ce ne peut être, à mon sens, que le vénérable abbé de Saint-Denis. Je connais parfaitement ce grand homme, et s'il est fidèle et prudent dans l'administration des choses temporelles, il n'est pas moins humble et fervent dans les choses spirituelles; car, ce qui se voit rarement, il est également irrépréhensible sous le double rapport du temporel et du spirituel. Est-il près de la personne du roi, on le prendrait pour un habitant de la cour de Rome; au choeur, c'est un membre de la cour céleste. Je vous prie et vous conjure donc de vouloir bien accueillir les envoyés de ce grand homme avec toute la bienveillance qui vous sied et dont il est digne et lui répondre en termes pleins de bonté et d'amitié, plus que cela même, pleins d'affection et d'amour; car vous pouvez bien croire que témoigner de la bienveillance à cet homme, lui montrer même de la déférence et de l'amour; c'est un moyen assuré d'honorer votre propre ministère.

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LETTRE CCCX. A ARNOLD (a) DE CHARTRES, ABBÉ DE BONNEVAL.

L’an 1153

Saint Bernard était presque à l'extrémité quand il adressa à son ami cette lettre la dernière qu'il écrivit.

J'ai reçu les marques de votre affection avec reconnaissance, je ne. saurais dire avec bonheur, mes souffrances sont trop grandes pour cela; encore ce que j'endure me semble-t-il tolérable en comparaison de ce que je ressens lorsque je suis obligé de prendre quelque chose. Je ne connais plus le sommeil, de sorte que je souffre sans relâche. Tout mon mal se résume dans une grande faiblesse de l'estomac, qui a besoin jour et nuit d'être un peu remonté par quelques boissons, il n'est plus en état de supporter rien de solide; encore n'est-ce pas sans des souffrances excessives qu'il reçoit le peu qu'on lui donne. Il est certain que le mal ne pourrait que s'aggraver davantage, si je ne prenais plus rien, mais une goutte de trop me cause des douleurs incroyables.

a Dans plusieurs monuments anciens on le trouve quelquefois désigné sous le nom d'Ernald; comme on peut le voir dans le Spicilège, tome XII, page 390, et dans Arnoul, évêque de Lisieux, qui fait l'éloge de ses lettres : malheureusement elles ne sont point parvenues jusqu'à nous. On voit dans les notes placées à la fin du volume que c'est à Ernald qu'on doit attribuer le second livre de la Vie de saint Bernard avec le Traité des teuvres cardinales du Christ, et non point à Cyprien, comme quelques-uns l'ont fait par erreur. Le monastère de Bonneval, dont Ernald fut abbé, se trouve situé dans le pays chartrain. L'abbé Bernier, qui précéda Ernald, assista à la dédicace de l'Eglise de Morigny en 1120. Il est longuement parlé de Bonneval dans la seconde partie du IVe siècle des Bénéd., page 495.

Mes pieds et mes jambes sont enflés comme si j'étais hydropique, et au milieu de tout cela, car je ne dois pas vous laisser ignorer l'état d'un ami auquel vous vous intéressez, je vous avouerai à ma honte, que dans l'homme intérieur l'esprit est prompt encore quoique la chair soit accablée d'infirmités. Priez notre Sauveur, qui ne veut pas la mort du pécheur, de ne pas différer de m'appeler à lui, car il est temps qu'il le fasse, et de me soutenir dans ce passage. Protégez par vos prières les pieds d'un ami qui s'avance nu de tout mérite; empêchez l'ennemi qui tend des piéges sous mes pas de me mordre au talon et de me faire une blessure mortelle. J'ai voulu, malgré l'état où je suis, vous écrire moi-même cette lettre afin que vous jugiez, en voyant les caractères que l'ai tracés de ma propre main, combien je vous aime. Mais il me serait plus agréable de vous répondre que de vous écrire le premier.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCCX.

207. A Arnold, abbé de Bonneval. Plusieurs écrivains modernes, entre Autres Horstiiis, Charles de Visch et l'auteur d'une Vie de saint Bernard en français, ne partagent pas l'opinion de Trithemius, de Bellarmin et de plusieurs autres, et distinguent cet Arnold de l'auteur du livresecond de la Vie de sain., Bernard, à qui ils donnent le nom de Bernard et le titre d'abbé, non de Bonneval on Bonnevaux, situé dans le Poitou ou dans le Rouergue, mais de Bonneval ou Bonnevaux, monastère de Cisterciens du diocèse de Vienne en Dauphiné.

On cite encore un autre Arnold, abbé de Bonneval, monastère bénédictin situé dans le pays chartrain et à qui serait adressée cette lettre de saint Bernard.

Mais tous ces grands écrivains me permettront de dire que tous ces Arnold ne sont qu'un seul et même abbé, car, pour ce qui regarde la différence des deux noms, nous voyons que l'auteur de la Vie de saint Bernard est appelé Ernald dans un très-vieux manuscrit de Corbie; or c'est le nom que l'évêque de Lizieux Arnoulphe donne dans ses lettres à notre abbé Arnold de Chartres.

Mais, laissant de côté cette controverse sur le nom, il est certain que le second livre de la Vie de saint Bernard a été écrit du vivant de Geoffroy, évêque de Langres, car on lit au n. 29 du chap. V : "Geoffroy, prieur du même endroit, son parent selon la chair et selon l'esprit... devint plus tard évêque de Langres... où il jouit d'une réputation irréprochable." Cela fut écrit avant 1161, époque à laquelle Geoffroy, s'étant démis de la charge épiscopale, " revint à Clairvaux se jeter de nouveau dans les bras de sa chère Rachel, " d'après ce qu'on lit dans la Chronique de Clairvaux, qui fixe sa mort au 8 novembre de l'année 1164.

Or, depuis la fondation de Bonneval en Dauphiné, en 1117, jusqu'en 1180, on ne trouve aucun abbé du nom de Bernard à la tète de cette maison. Le premier abbé de ce monastère fut saint Jean, il demeura en charge depuis 1118 jusqu’en 1138: nommé évêque de Valence, il fut remplacé par Gozevin, dont le successeur lut, en 1151, Rainaud de Cîteaux. Après celui-ci vient Pierre, que remplaça, en 1171, le bienheureux Hugues, auparavant abbé de Limuncelle; il était encore à la tète de l'abbaye de Bonneval en 1180, qui fut l'année de sa mort, d'après le Ménologe de Cîteaux (voir le Ménol. de Cîteaux au Ier avril). Où placer parmi ces abbés de Bonneval en Dauphiné, l'abbé Bernard, auteur du livre II de la Vie de saint Bernard, avant l'année 1164, qui est celle de la mort de Geoffroy, ancien évêque de Langres ? Tout notre raisonnement repose sur les Annales de Manrique.

Mais de plus il est évident pour tout lecteur attentif de la préface dit second livre de la Vie de saint Bernard, qu'il ne fut pas écrit par un Cistercien. Concluons donc que l'auteur du livre second et l'ami de saint Bernard à qui notre Saint écrivit cette lettre, de son lit de mort, ne sont autres que notre Arnold ou Ernald, abbé de Bonneval au pays chartrain. Un homme fort instruit, le R. P. Bertrand Tissier, eut l'aimable attention de remettre avec son désintéressement et son jugement bien connus, entre les mains de notre Acher, les œuvres de l'abbé Arnold qu'il avait en sa possession et qu'il savait bien ne pouvoir trouver place dans la bibliothèque des Pères de Cîteaux; il fit en même temps sur notre Arnold la remarque suivante: " Il est l'auteur du second livre de la Vie de saint Bernard, d'un Hexaméron ou traité de l'œuvre des six jours, du Livre des œuvres cardinales du Christ, et du Traité sur les paroles prononcées par Jésus-Christ en croix. C'est la bibliothèque de Clairvaux qui m'a donné ces trois derniers ouvrages. Plus tard j'en ai découvert un troisième dans la bibliothèque des Pères, auquel était ajouté un traité fort, court sur la sainte Vierge. Or le Livre des oeuvres cardinales de Jésus-Christ se trouve attribué à notre auteur dans deux manuscrits de la bibliothèque de, Clairvaux avec ce titre: Prologue de Dom Ernald, abbé de Bonneval, sur son livre des œuvres cardinales de Jésus-Christ, adressées au pape Adrien III. " Là se termine la note de Bernard Tissier.

On trouve encore sous le nom d'Arnold, dans la bibliothèque de Cîteaux, deux autres traités, dont la premier, sur les sept dons du Saint-Esprit, commence ainsi , Personne ne pourra lire ces chapitres qu'il ne... et le second sur le corps et le sang de Notre-Seigneur, ainsi que me l'a appris le R. P. D. Jacques Lannoy, qui m'a envoyé la copie, du premier de ces deux traités écrite de sa propre main.

Toutefois je ne saurais dire si ce premier livre est véritablement de lui; quant au second, ne l’ayant pas vu, je ne puis dire ce que j'en pense.

Quoi qu’il en soit, notre Arnold mourut vers l'an 1154, car c'ont à cette époque que Geoffroy entreprit de continuer sa Vie de saint Bernard. En effet Geoffroy lui-même, dans le livre quatrième de la Vit de saint Bernard, le second écrit par lui, chap. IV, n. 25, dit qu'il s'était déjà écoulé trois ans au moment où il écrit, depuis le premier voyage qu’entreprit Eskilus, archevêque danois, pour venir visiter saint Bernard à Clairvaux. Or ce voyage, d'après l'Exorde de Cîteaux, distinction 3, chap. XXV, se trouve placé un peu avant la mort de notre Saint, c'est-à-dire à peu près en l'année 1152. Voici en quels termes s'exprime l'Exorde cité plus haut, " Peu de temps après le retour d'Eskilus en Danemarck, il reçut la triste nouvelle de la mort du saint homme pour lequel il se sentait une affection toute particulière; " or ce saint ami n'était autre que saint Bernard (Note de Mabillon).

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AVERTISSEMENT.

Là se termine la collection des lettres de saint Bernard telle que ses propres disciples l'ont faite de son vivant, ainsi que nous l'avons dit dans notre préface; nous nous serions reproché d'en changer l'ordre, que son ancienneté même rend recommandable. Quant aux lettres suivantes que nous trouvons placées à peu prés au hasard, sans ordre et sans aucun souci de dates dans les premières éditions, il nous a paru à propos de les classer dans leur ordre chronologique, en ayant soin de noter en marge le rang que chacune d'elles occupait dans les éditions précédentes. Les lettres qui ne se trouvent dans aucune. édition antérieure et qui paraissent pour la première fois dans la nôtre, sont indiquées chez nous par le mot nouvelles placé en marge. Toutes ces lettres seront suivies d'un appendice qui comprendra les lettres douteuses de saint Bernard, les chartes et les titres faits en son nom, puis les lettres qui lui ont été adressées, et plusieurs autres qu'il nous a paru utile de publier pour servir à l'intelligence de celles du saint Docteur.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE CCCXI . A HAIMERIC, CHANCELIER DE LA COUR ROMAINE.

Vers l’an 1125

Saint Bernard reproche amèrement aux envieux les efforts qu'ils font pour empêcher le succès des entreprises des hommes de bien, et prend occasion de là pour exciter le chancelier Haimeric à procurer de toutes ses forces le bien de l'Eglise.

Au très-illustre seigneur Haimeric, chancelier du saint Siége de Rome, Hugues, abbé de Pontigny, et Bernard de Clairvaux : que votre conduite dans la maison de Dieu soit ce qu'elle doit être.

1. Le bien que les évêques ambitionnent de faire profite , croyons-nous, à Jésus-Christ , car leur affaire, à eux, c'est proprement celle de Dieu. Que ceux donc qui sont pour Dieu fassent cause commune avec eux, sinon qu'ils s'appliquent ces paroles du Seigneur : " Quiconque n'est pas pour moi est contre moi (Matth., XII, 30). " Il n'y a même pas de milieu; ils suivront le conseil de l'Apôtre,qui leur dit : " N'éteignez pas l'Esprit (I Thess., V, 13), " ou ils s'entendront dire, comme autrefois les Juifs : " Vous ne savez que résister à l'Esprit-Saint (Act., VII, 51), " ou bien encore : " Malheur à vous qui appelez bien ce qui est mal et mal ce qui est bien; qui vous réjouissez de vos crimes et vous faites gloire des pires choses (Isa., V, 20, et Prov., II, 4). " Ils ne pourront se réjouir du bien, car ils ne sauraient des mânes lèvres applaudir aux désirs mauvais du pécheur et exalter la sainteté du juste. Après tout, qu'y, a-t-il d'étonnant que ce qui est une odeur de vie pour les bons en soit une de mort pour les méchants ? Ne savons-nous pas que celui qui est la source et l'origine de tout bien est né pour la perte comme pour le salut de plusieurs et pour être en butte à la contradiction (Luc., II, 34, et Isa., VII, 14) ? " Aujourd'hui même et sorts nos yeux, pour combien d'hommes le Sauveur n'est-il pas une pierre d'achoppement et de scandale ? et pourtant due de bouches s'écrient avec allégresse : " C'est lui qui est notre paix, c'est lui qui a réuni les lieux peuples en un seul (Epît., II, 14) ! " Or quelle paix peut-il y avoir pour un chrétien qui de la paix elle-même se fait un scandale? Si le Sauveur est pour lui un sujet de damnation, quel salut peut-il jamais espérer? Il est écrit : " Dans sa maison sans doute dans celle de l'homme juste-on est sûr de trouver gloire et argent (Psalm. CXI, 3)." Plus loin, l'auteur sacré nous dit ce qu'il faut entendre par là, car il ajoute : " Sa justice subsiste à jamais (Ibid.). " Je ne sache pas, en effet, qu'il soit une gloire comparable ni des richesses égales à la conscience du juste. Mais qu'est-ce due le méchant perd à sa méchanceté ? Quand Paul s'écrie, en parlant avec bonheur des richesses de son âme : " Ma gloire est tout entière dans le témoignage de ma conscience (II Cor., I, 12) ; " on ne voit pas qu'il puisse blesser personne, et pourtant le Prophète nous assure " qu'à la vue de cette justice le méchant grincera les dents de rage (Psalm. CXI, 9). " Voyez-vous comme il est pervers? car ces biens ne ressemblent pas à ceux de la terre, que l'on ne peut avoir sans que d'autres en soient privés; pourquoi donc cette fureur, puisqu'il ne perd rien ? pourquoi ces sentiments d'envie contre les justes à l'occasion de biens qu'il ne veut point acquérir ? N'est-ce pas comme le chien du proverbe qui ne mange pas de foin et ne veut pas que les autres en mangent? Mais que le méchant frémisse de rage et grince des dents, il ne saurait ébranler l'oeuvre de Dieu; bon gré, mal gré, quand le juste verra Dieu et sera dans la joie, l'impie sera contraint de garder le silence.

2. Mais tout cela ne concerne que ceux qu'on peut soupçonner d'être animés de pareils sentiments. Quant à vous, je vous dirai: Faites valoir le talent qui vous a été confié, et vous en recevrez la récompense. Pourquoi le tenir caché dans votre mouchoir, puisqu'on doit vous le redemander un jour avec usure? Vous avez le temps de le faire valoir, pourquoi n'en profitez-vous pas? Dans votre charge, il est vrai, il est toujours temps d'en tirer parti; pourtant je ne vois pas de moment plus favorable pour vous enrichir que le montent présent; il ne s'agit pour votre sainte avidité que de vous servir des trésors que le Seigneur vous a mis entre les mains. Vous savez que le talent qu'on enfouit et la sagesse qui se cache sont également perdus (Eccli. XX, 32). On dit que vous êtes porté non moins par votre penchant naturel due par les devoirs de votre charge à faire du bien à tout le monde, je voudrais que vous fussiez plus particulièrement bienfaisant envers ceux qu'une même foi a rendus comme nous les domestiques de Dieu (Gal., VI, 10). Cette loi de l'Apôtre est générale, mais le poste que vous occupez nous permet de vous rappeler qu'elle est comme un privilège particulier de votre charge; car nous ne saurions croire que vous tenez plus à votre position qu'à l'honneur d'en remplir les devoirs. Or, comme il ne se fait presque aucun bien dans le monde qui ne passe par les mains du chancelier de la cour de Rome, qui ne soit d'abord jugé tel par lui, réglé par ses conseils, approuvé de lui, et confirmé de son autorité, c'est à lui qu'on doit s'en prendre quand on manque à faire quelque bien ou quand on ne le fait qu'imparfaitement, de même que la gloire de toutes les entreprises louables et saintes rejaillit infailliblement jusqu'à lui; ainsi, pouvant par sa position coopérer ou s'opposer à toutes bonnes couvres, il s'ensuit qu'il est le plus heureux ou le plus malheureux des hommes, selon qu'il se montre favorable ou contraire au bien, et qu'on a raison de lui en rapporter tout l'honneur ou le blâme, puisqu'on est en droit d'imputer à son zèle le bon ou le mauvais état des affaires. Heureux celui qui peut dire à Dieu: " J'ai part aux bonnes oeuvres de tous ceux qui vous craignent et observent votre loi (Psalm. CXVIII, 63). "

3. Mais qu'ai-je fait? Animé du désir de vous entretenir de vos obligations, je perds presque de vue que vous êtes accablé d'affaires. Toutefois il ne me vient point à la pensée qu'en agissant ainsi je puisse vous paraître indiscret, ce n'est pas que je me reconnaisse le moindre droit de vous parler comme je le fais, mais j'ai toujours présent à l'esprit que vous avez daigné solliciter le premier (a) par vos dons une amitié indigne de Votre Grandeur. Pouviez-vous montrer plus clairement les sentiments dont vous nous honoriez qu'en daignant, je ne dis pas combler de présents, mais simplement compter pour quelque chose et saluer d'aussi petites et aussi humbles personnes que nous, malgré l'élévation de votre rang et les embarras de tant et si grandes affaires? Que Dieu vous récompense et vous donne l'or spirituel de la Sagesse en échange des riches présents d'or que vous nous avez envoyés et dont nous pouvons dire que nous nous sommes sentis moins heureux que du profit qui vous en revient. Adieu.

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LETTRE CCCXII. A RAYNAUD (b), ARCHEVÊQUE DE REIMS.

L’an 1130

Saint Bernard le remercie de la lettre qu'il a reçue de lui.

A son très-révérend père et seigneur R..., par la grâce de Dieu archevêque de Reims, le frère Bernard de Clairvaux, salut et tout ce que peut la prière d'un pêcheur.

Je remercie le Seigneur de vous avoir inspiré la pensée de m'honorer d'une lettre de votre main; je puis bien écrire lettre pour lettre, mais ce que je ne puis faire, c'est de m'acquitter à votre égard de la dette que vous m'avez fait contracter par la bonté que vous avez eue de me prévenir, en daignant m'écrire le premier pour m'encourager dans le bien et m'honorer de votre salut; assurément il ne fut jamais personne moins digne que moi des titres que vous me donnez et qui eut moins l'honneur d'être connu de vous ; aussi suis-je d'autant plus sensible à vos bons procédés que je m'en reconnais plus indigne. Après tout, comme

a On voit par là que cette lettre est une des premières, sinon la première, que saint Bernard écrivit à Haimeric : elle est certainement antérieure à la lettre cent cinquante et unième. Haimeric était chancelier dès l'année 1125, comme on le voit par une butte du pape Honorius II, publiée dans la Bibliothèque de Cluny, page 1319.

b Raynaud ou Reginald, second archevêque de Reims de ce nom, occupa le siège de cette Eglise de 1124 à 1139, d'après notre calcul, et mourut le 13 janvier de cette année, ainsi que nous l'avons dit dans une remarque à la lettre cent soixante-dixième.

vous êtes redevable aux insensés non moins qu'aux sages, il n'est que trop juste que vous ayez quelque bonté pour moi. Vous me dites que la bonne; odeur de la réputation dont je jouis a porté Votre Excellence à faire à mon néant l'honneur que j'ai reçu de vous; cela n'est pas moins flatteur que dangereux pour moi. Il m'est aussi doux qu'agréable de penser que le souffle de la renommée, que je ne veux point comparer au vain souffle du vent, a inspiré au prêtre du Très-Haut, de la bienveillance pour moi, avant même qu'il me connût personnellement. Le porteur de la présente dira à Votre Sainteté pourquoi je ne suis pas encore allé la voir et à quelle époque je me propose de le faire; ce religieux répondra aussi à toutes les questions qu'il vous plaira de lui adresser sur mon compte, c'est pour cela que je vous l'envoie en attendant que je puisse me rendre auprès de vous.

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LETTRE CCCXIII. A GEOFFROY (a), ABBÉ DE SAINTE-MARIE-D'YORK.

L’an 1132

Saint Bernard lui recommande de ne pas empêcher ceux qui veulent entrer dans un ordre religieux plus austère, de suivre leur dessein, et déclare apostats ceux qui, après avoir donné suite à ce projet, reviennent à leur première manière de vivre.

Au vénérable dom Geoffroy, abbé de l'Eglise de Sainte-Marie d'York *, Bernard, abbé de Clairvaux, salut en Notre-Seigneur.

1. Votre Révérence daigne consulter mon néant sur quelques doutes qui l'agitent; mais dans ces questions et d'autres semblables je n'ose formuler une réponse décisive et me sens d'autant moins porté à le faire que la faiblesse humaine est incapable de lire clairement et sans hésiter dans les secrets desseins de Dieu; je crains toujours, en me prononçant, de blesser les personnes qui ne partagent pas ma manière de voir, ce qui, pourtant, ne peut manquer d'arriver quand on a affaire à des âmes inquiètes et qui ne cherchent qu'à justifier leur état à leurs propres yeux par une foule de raisonnements plus incohérents et plus impossibles les uns que les autres. Il est vrai que leur conscience fait bonne justice au fond de ces ténèbres volontaires; car, en même temps qu'elle s'efforce de se faire illusion sur le parti qu'elle a pris, le souvenir de la manière dont les choses se sont réellement passées lui revient comme un remords qui la pique et la ronge. Tels sont les chagrins cuisants dont le prophète demande à Dieu d'être délivré, quand il s'écrie : " Seigneur, tirez mon âme de la prison où elle est captive,

a Le sujet de cette lettre se rattache à celui de la lettre quatre-vingt-quatorzième.

* Abbaye de Bénédictins

afin qu'elle puisse confesser votre nom et vous bénir (Psalm. CXLI, 8)! " Ainsi donc, si je ne réponds pas à vos questions d'une manière aussi satisfaisante que vous pouvez le désirer, ou si je n'ose m'exprimer avec toute la précision dont je suis capable, je vous prie de ne pas croire que c'est de ma part ruse et calcul. Votre lettre commence par des plaintes sur la position pénible qu'a faite à votre vieillesse le départ d'un certain nombre de vos religieux, qui ne vous ont quitté que pour embrasser un genre de vie plus austère et plus sûr. Il me semble que vous devez craindre, dans ce cas, que votre tristesse ne soit la tristesse du monde gui tue l'âme.

2. En effet, pour peu qu'on ait de bons sens, doit-on s'attrister qu'un chrétien s'attache plus étroitement à la pratique de la loi de Dieu ? Ce serait n'avoir dans le coeur que des sentiments mauvais et indignes d'un père due de se faire du chagrin des progrès de ses enfants. Si donc vous êtes disposé, comme je le crois, à faire votre profit d'un bon conseil entre mille, non-seulement vous empêcherez ceux qui vivent encore avec vous sous une règle mitigée de tomber plus bas par leur relâchement, mais encore vous serez, comme dit le Prophète (Isa., XXI, 14), le premier à favoriser le dessein de ceux qui, craignant pour le salut de leur âme s'ils demeurent plus longtemps dans une maison mitigée, aspirent à observer la règle dans toute sa pureté. Aux premiers, vous devez des soins tout particuliers, de peur qu'ils n'inclinent facilement à leur perte; mais aux seconds vous devez témoigner toute sorte de bonne volonté pour les animer à remporter la victoire. Car ceux qui songent continuellement dans leur âme aux moyens de s'élever, tous les jours davantage (Psalm. LXXXIII, 6) et de marcher de vertu en vertu (Psalm. CII., 8) verront, dans la céleste Sion le Seigneur des seigneurs d'autant plus sûrement qu'ils auront été consumés d'un plus ardent désir de s'attacher au souverain bien par une vie plus sainte et plus parfaite.

3. Quant aux religieux Gervais (a) et Raoul, dont monseigneur l'archevêque Turstin avait ménagé la sortie, en vrai père et en digne évêque, et au départ desquels vous aviez vous-même fini par consentir, ainsi que vous en convenez, il n'y a pas l'ombre de doute pour moi que, bien loin de mal faire, ils auraient parfaitement agi en persévérant dans la voie plus parfaite où ils s'étaient engagés; il est même évident pour moi que s'ils voulaient rentrer dans les sentiers de la perfection qu'ils ont eu le tort d'abandonner, ils acquerraient toute la gloire dont ne peuvent

a On peut lire sur la défection de ces religieux ce qui en est rapporté au tome I des Monastères d'Angleterre, page 738, col. 2 et suivantes : on y verra que Gervais, après avoir repris courage, revint au camp qu'il avait abandonné et finit par effacer de son âme la tache d'apostasie dont il l'avait souillée. Quant à Raoul, il persévéra dans le genre de vie mitigé auquel il était revenu.

manquer de se couvrir les soldats qui reviennent dans la mêlée disputer le prix de la victoire avec d'autant plus de courage et d'ardeur que, dans un moment de lâcheté, ils s'étaient d'abord honteusement enfuis du champ de bataille. Vous aurez beau reprendre la permission que vous leur avez accordée d'abord, elle rien demeure pas moins dans toute sa force aux yeux de Dieu. Après avoir reconnu qu'ils avaient embrassé un genre de vie plus saint, vous dites qu'ils n'auraient jamais pu en supporter la rigueur, à cause de la délicatesse de leur tempérament et de certains liens de parenté impossibles à rompre; puis vous ajoutez que d'ailleurs leur présence vous est absolument indispensable, et vous me pressez de vous dire s'il ne leur est pas permis, selon moi, de demeurer maintenant dans un endroit qu'ils n'ont pu, dans le principe, quitter sans scandale.

4. A cela je réponds qu'il y a scandale et scandale; or l'Évangile nous dit qu'il faut sacrifier la chair et le sang à Jésus-Christ, et renoncer pour le salut à tous les biens de la terre, car c'est le cri de l'Évangile; les saintes lettres ne retentissent que de ces sentences, ce serait un péril ou une véritable hérésie d'en douter. Or pour moi je n'oserais affirmer que leur retour à leur premier genre de vie ait pu se faire sans péché, car on s'expose à un péril évident et à une chute à peu près certaine quand on présume de la miséricorde de Dieu aux dépens de sa justice; vous savez en effet qu'il est dit: " Ne commettez pas de nouveaux péchés sous prétexte que la miséricorde de Dieu est grande (Eccle., V, 5 et 6). " C'est un mauvais système que de compenser un grand bien par quelque chose d'une moindre valeur, ou plutôt de vouloir mettre le bien et le mal sur la même ligne.

5. Après cela vous protestez de toutes vos forces contre le nom d'apostats que ces religieux méritent qu'on leur applique, parce qu'ils sont revenus à leur premier monastère pour y vivre désormais dans l'observance de leurs saintes règles. Je vous répète que je ne veux point les condamner de mon autorité privée, Dieu sait ceux qui sont à lui, et chacun a bien assez de son propre fardeau. Si les ténèbres ne le comprennent point, il se manifestera au jugement dernier, et tout pécheur sentira la justice de sa condamnation en voyant ses œuvres. Chacun peut se juger aussi favorablement qu'il lui plaît ; quant à moi, voici quel jugement je porterais de moi, si après être passé de mon propre mouvement d'un état bon à un état meilleur, d'une vocation moins sûre à une profession plus exempte de périls pour le salut de mon âme, moi, Bernard, je revenais, par un changement coupable de volonté, à l'état auquel j'aurais renoncé, non-seulement je me tiendrais pour apostat, mais encore je me regarderais comme étant. tout à fait impropre au royaume de Dieu. C'est aussi la pensée de saint Grégoire; en effet, " quiconque, dit-il, a embrassé un état plus parfait n'est plus maître d'en suivre un qui le soit moins; car il est écrit: Celui qui met la main à la charrue et regarde en arrière, est impropre au royaume de Dieu. Or tel est l'homme qui, après avoir embrassé un genre de vie plus parfait, l'abandonne pour en reprendre un autre qui l'est moins (saint Grégoire, III, part. past. chap. 28). " Quant à l'excommunication sur laquelle vous essayez d'ouvrir la discussion dans votre lettre, il n'appartient ni à vous de discuter cette question ni à moi de la décider. Vous savez que la loi défend de juger qui que ce soit sans l'entendre ; c'est toujours au moins une témérité que de juger un absent.

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LETTRE CCCIV. AU PAPE INNOCENT (a).

L’an 1134

Après avoir réconcilié les Milanais avec l'Eglise, saint Bernard, sur l'ordre du pape Innocent, avait entrepris de pacifier les autres villes Lombardes de Pavie et de Crémone. Mais ayant échoué auprès des Crémonais, notre Saint signale leur opiniâtreté au souverain Pontife qu'il engage en même temps et ne pas trop se hâter de frapper l'archevêque de Milan.

A son très-aimable père et seigneur le pape Innocent, le frère Bernard, hommage de son néant.

La prospérité endurcit le mur des habitants de Crémone; de leur côté, ceux de Milan ne veulent entendre à rien, la confiance les aveugle ; mettant toute leur espérance dans leurs chars de guerre et dans leurs escadrons, ils ont détruit celle que j'avais conçue et rendu vaines toutes les peines que je me suis données. Je me retirais la tristesse dans l'âme quand vous êtes venu me combler de consolations plus grandes encore que toutes les afflictions que j'avais endurées pour Notre-Seigneur; votre lettre, si impatiemment attendue, me remit du baume dans l'âme en me donnant de bonnes nouvelles de votre santé et en m'apprenant en même temps les succès de vos partisans et la défaite de vos ennemis. Malheureusement la fin de cette lettre était fait: pour tempérer la joie que j'avais ressentie en en lisant les premières lignes. En effet, qui ne serait saisi de crainte à la vue d'une indignation que je trouve d'autant plus terrible que je la crois plus juste et plus fondée ? Cependant ce que vous voudriez qu'on fit ne se peut u'au temps marqué de Dieu; si on ne le fait pas, vous ne serez pa alors moins libre qu'aujourd'hui d'exécuter vos menaces, mais il y aura

a Cette lettre se rapporte à la même affaire que les lettres cent trente et unième, cent trente-deuxième et cent trente-troisième.

peut-être moins d'inconvénients pour vous à le faire. Procéder, autrement c'est, hélas! vous exposer à détruire étourdiment tout ce que Dieu par un coup extraordinaire de sa grâce, a accompli dans cette ville et qui a coûté tant de soins et de peines à vous et à vos partisans (a) ; je ne puis croire qu'un Dieu dont la miséricorde l'emporte si souvent sur la justice approuve votre procédé. Que je plains ce malheureux évêque (b)! il se trouvait comme au sein du paradis terrestre dans la capitale de la Chaldée, on l'a enlevé d'Ur pour faire de lui le frère et le compagnon des dragons et des autruches! Quelle position lui est faite? S'il vous obéit, les bêtes féroces d'Ephèse grincent des dents contre lui; si, eu égard aux circonstances, il croit prudent d'attendre et de faire comme s'il n'avait pas compris vos ordres, il encourt votre courroux mille fois plus redoutable pour lui que les grondements des bêtes féroces. Ainsi, de,quelque côté qu'il se tourne il né trouve que périls. Pourtant il renoncerait plus volontiers à son titre d'évêque qu'aux bonnes grâces du souverain Pontife, qu'il estime bien plus que l'honneur d'être assis dans la chaire de Milan. Doutez-vous de son attachement? ceux qui sont assez méchants pour essayer de vous le rendre suspect, vous sont beaucoup moins dévoués que lui, puisqu'ils ne veulent pas, dans leurs sentiments jaloux, renoncer à la pensée de ternir à vos yeux la réputation d'un prélat sans reproche. Ménagez, très-bon Père, ménagez un serviteur fidèle, épargnez un édifice qui s'élève à peine, un plant qui n'a pas encore eu le temps de prendre racine; ménagez enfin un peuple que vous venez de vous rattacher et n'effacez pas d'un coup, dans son esprit, le souvenir des bienfaits dont vous dites vous-même que vous l'avez accablé. Souvenez-vous, Pontife indulgent, de ces paroles du Seigneur: " Voilà la troisième année que je viens pour cueillir du fruit sur ce figuier sans en trouver (Luc., XIII, 7) !" Or, il n'y a pas même encore trois ans que vous attendez, et déjà vous armez votre main de la cognée! quand il y aurait trois ans, l'exemple du Maître devrait vous apprendre, à vous qui n'êtes que le serviteur, à laisser aussi passer une année; attendez donc encore un an, peut-être pendant ce temps pourra-t-on remuer la terre au pied de cet arbre avec le hoyau de la pénitence et la féconder des larmes du repentir, et il est possible que celui à qui vous avez confié la ville de Milan, comme un arbre qu'il doit cultiver, lui fasse, pendant ce temps, produire le fruit que vous en espérez.

a C'étaient Guy de Pise et Matthieu d'Albano : ils avaient été envoyés par Innocent aux habitants de Milan comme légats du saint Siège, avec saint Bernard, ainsi qu'on le voit dans la lettre cent trente et unième.

b Je crois qu'il est ici question de Ribaud, qui fut élu et confirmé archevêque de Milan à la place d'Anselme qui avait été chassé de son siége, comme nous l'apprend la lettre cent trente et unième.

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LETTRE CCCXV. A MATHILDE (a), REINE D'ANGLETERRE.

Saint Bernard la prie de vouloir bien accueillir favorablement une requête qui lui a déjà été présentée à une autre époque en faveur des religieux de la Chapelle *.

A très-illustre dame, et, s'il m'est permis de parler selon mon coeur, à ma très-chère fille en Jésus-Christ, Mathilde, par la grâce de Dieu reine d'Angleterre, Bernard, salut.

Il ne faut pas vous étonner si je fais quelque fond sur Votre Grandeur, je ne suis pas le seul à penser que je le puis; presque tout le monde en est persuadé,à cause de l'accueil que vous m'avez fait et de l'affection que vous avez pour moi. Aussi un de mes amis, le vénérable abbé de la Chapelle, m'a-t-il prié de vous reparler d'une certaine dîme dont je vous ai déjà entretenue à Boulogne (b). S'il vous en souvient bien, vous avez alors réglé cette affaire avec votre bienveillance ordinaire; mais la grâce que vous m'avez accordée à cette époque est demeurée sans effet jusqu'à ce jour et je viens vous prier de la faire enfin exécuter. Prenez le plus grand soin du fils que vous venez de mettre au monde; il me semble, soit dit sans blesser le roi votre époux, que je suis aussi un peu son père. Adieu.

a C'était Mathilde, fille Malcolm III, roi d'Ecosse, épouse de l'empereur Henri V, puis du roi d'Angleterre, Henri I. Elle eut, de ce dernier, Henri II, dont saint Bernard parie à la fin de sa lettre écrite avant la mort du roi Henri, laquelle arriva en 1194. Il y eut une autre Mathilde, fille de Foulques, comte d'Anjou; elle épousa Guillaume, fils de Henri I, dont il est parlé plus haut. Son mari ayant péri dans un naufrage, elle prit le voile à Fontevraut et devint abbesse de cette maison. Pierre de Celle lui a écrit une lettre qui est la dixième du livre I.

b Mathilde éprouvait une telle estime et une si grande affection pour saint Bernard, qu'étant à Boulogne, elle sortit à pied de la ville pour aller à sa rencontre. Voir la Vie de saint Bernard, liv. IV, n. 6.

* De l’ordre de saint Benoît.

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LETTRE CCCXVI. A HENRI, ARCHEVÊQUE DE SENS, ET A HAIMERIC, CHANCELIER DE LA COUR ROMAINE.

Saint Bernard les engage à ne point empêcher un laïque de qualité qui se proposait de remettre entre les mains des religieux, certains bénéfices ecclésiastiques qu'il possédait, de donner suite à ses pieux desseins.

C'est une bonne oeuvre pour un laïque de se démettre d'une abbaye ou de bénéfices ecclésiastiques qu'il possède contre les canons (a), et c'en est une seconde de la remettre entre les mains des serviteurs de Dieu. Mais, comme ces résignations ne peuvent se. faire que du consentement de l'évêque des parties intéressées, il s'ensuit que celui-ci fait un double mal s'il s'y oppose, et concourt à deux bonnes actions s'il s'y prête. Sans attendre qu'un homme de guerre vous proposât cette cession, vous auriez dû être les premiers à la lui demander, car vous ne sauriez prétendre que l'héritage de Dieu est mieux placé dans les mains d'un soldat que dans celles d'un serviteur de Dieu. Si telle était votre pensée, elle ne pourrait manquer de causer un étonnement général, et je vous conseillerais de n'en pas convenir publiquement, pour ne pas donner à nos ennemis, sujet de se prévaloir contre nous. Quand il serait vrai, ce dont je ne suis pas le moins du monde convaincu, que vous êtes assez puissants pour affranchir cette abbaye et la rétablir dans ses droits, quel titulaire préférez-vous substituer au possesseur actuel? est-ce encore un soldat qui consumera ses revenus ecclésiastiques dans les armées du roi, ou un religieux qui priera pour vos péchés? Ne balancez point à prendre le parti le plus conforme à la justice, le plus digne de vous, le plus propre à satisfaire tous les gens de bien, et le plus,agréable à Dieu. D'ailleurs, à défaut d'autres raisons, je vous le demanderais au nom de votre affection pour moi.

a Si notre Saint raisonne ainsi pour les bénéfices ecclésiastiques des clercs séculiers, quels arguments ne trouverait-il pas pour ceux des réguliers.

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LETTRE CCCXVII. A SON PRIEUR (a) GEOFFROY.

La paix étant conclue et le schisme éteint, saint Bernard lui annonce son prochain retour.

Au frère Geoffroy, le frère Bernard, salut.

Le jour de l'octave de la Pentecôte, le Seigneur a mis le comble à mes désirs en rendant l'unité à l'Église et la paix à Rome. Ce jour-là, tous les fauteurs du schisme de Pierre de Léon sont venus se prosterner aux pieds du Pape, lui rendre l'hommage-lige (b) et lui prêter serment de fidélité. Le clergé schismatique est venu aussi se jeter aux genoux du saint Père, avec celui dont il avait fait son idole (c), et lui a également juré fidélité dans toutes les formalités ordinaires. Cet événement a causé une joie générale parmi le peuple de Rome. Depuis quelque temps déjà je prévoyais avec certitude que les choses ne tarderaient point à prendre cette tournure; c'est ce qui m'a retenu ici jusqu'à ce jour, sans cela il y a longtemps que je serais retourné au milieu de vous. A présent, je ne vois plus rien qui rende ma présence nécessaire en cette ville; aussi, d'après vos voeux, ne vous dirai-je pas aujourd'hui: Je vais vous revenir; mais: Je vous reviens. Oui, je pars incessamment, emportant avec moi la récompense de toutes mes peines, la victoire de Jésus-Christ et la pacification de l'Église. Le messager que je vous ai expédié est parti le vendredi de la semaine qui a vu arriver tous ces événements, et je ne vais pas tarder à le suivre les mains pleines des lauriers de la paix. Voilà d'agréables nouvelles, mais les faits qu'elles vous apprennent le sont encore bien davantage; à mon avis, il faudrait être insensé ou impie pour n'en être pas transporté de joie. Adieu.

a Saint Bernard l'appelle son très-cher prieur dans la lettre cent quarante-deuxième. Il devint évéque de Langres, comme on l'a vu dans la lettre cent soixante-quatrième. Pérard nous a conservé ses lettres à la page 122. on voit, page 134, qu'en 1141 il était évêque depuis deux ans.

b L'homme-lige est celui qui a engagé sa foi à un autre, à raison d'un fief ou d'une dépendance quelconque.

c C'était l'antipape Victor, que les schismatiques avaient donné pour successeur à Anaclet.

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LETTRE CCCXVIII. AU PAPE INNOCENT.

Saint Bernard représente au pape Innocent la détresse dans laquelle se trouve l'Eglise de Reims et le besoin qu'elle a d'un pressant secours.

A son très-aimable père et seigneur Innocent, souverain Pontife par la grâce de Dieu, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et ses très-humbles hommages.

La belle Eglise de Reims est sur le penchant de sa ruine, et cette ville jadis si florissante est au comble de l'opprobre. Entendez ses cris de détresse, il n'est point d'infortune égale à la sienne. Hors de l'enceinte de la ville, ce ne sont que luttes et combats; et à l'intérieur, cette église est non-seulement en proie à des frayeurs continuelles, mais encore elle est déchirée par des luttes armées que ses enfants soutiennent contre elle parce qu'elle est sans époux qui la protège. Elle n'a plus d'espérance qu'en vous : Innocent seul peut essuyer ses larmes. Mais jusqu'à quand attendra-t-elle que vous la couvriez de votre protection? Jusqu'à quand souffrirez-vous que ses ennemis la foulent aux pieds? Le roi est venu à composition, et sa colère est apaisée; il ne vous reste donc plus qu'à la soutenir de votre bras apostolique et à donner des soins empressés à ses blessures et un prompt remède à ses maux. La première chose à faire, à mon avis, c'est de hâter l'élection de l'évêque, de peur que le peuple de cette ville ne pousse plus loin son insolence et ses excès, s'il n'en est empêché par une force supérieure. Cette élection, je l'espère, si elle se fait dans les formes prescrites par les canons, ne peut manquer d'attirer les grâces de Dieu sur le reste et produire un bon effet.

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LETTRE CCCXIX. A TURSTIN, ARCHEVEQUE D'YORK.

Saint Bernard l'engage à ne pas déposer le fardeau de la charge pastorale ; mais s'il a de bonnes raisons pour quitter son poste et si le Pape l'autorise à le faire, il l'exhorte à choisir pour sa retraite une maison religieuse de la plus stricte observance.

A son révérend père et seigneur Turstin par la grâce de Dieu, archevêque d'York, Bernard, abbé de Clairvaux, salut pour la vie éternelle.

1. Je comprends que vous aspiriez au repos et que vous n'ayez plus d'autre désir que de vous endormir en paix dans le Seigneur. Pourtant je ne trouve pas suffisantes les raisons que vous alléguez pour vous décharger du fardeau pastoral, à moins, mais je ne puis le croire, que vous n'ayez quelque grande faute (a) à vous reprocher et que le souverain Pontife ne consente à votre retraite. Vous n'avez point oublié cette maxime de l'Apôtre : " Si vous êtes engagé dans les liens du mariage il ne faut pas chercher à les rompre (I Cor., VII, 27). " L'engagement que vous avez pris pour ne reposer que sur une simple promesse, comme vous le dites, n'en constitue pas moins pour vous une obligation de persévérer dans la charge épiscopale à laquelle vous avez été appelé.

2. Mon avis est donc, sans prétendre vous l'imposer aux dépens d'un meilleur, que vous restiez là où vous êtes, sauf à vivre dans l'épiscopat sous les humbles (b) dehors et dans les saintes habitudes d'un religieux. Pourtant, si un motif secret vous fait un devoir de vous démettre de votre charge, et si le Pape vous permet de vous reposer, je vous conseille, selon mes humbles lumières, de ne reculer devant aucune considération pour entrer dans une maison religieuse de la plus stricte observance; ne vous en laissez détourner ni par la pauvreté de la maison ni par l'austérité des vêtements et la frugalité de la table. D'ailleurs, vous savez bien que dans ces maisons, où il semble qu'on sacrifie tout à l'âme, on ne laisse pas de tenir compte de l'âge et des infirmités. Comme je vous suis entièrement dévoué, je prie Dieu avec toute la ferveur possible de vous inspirer ce que vous avez de mieux à faire et de vous donner la grâce de porter si bien le poids du jour et de la chaleur que vous receviez sur le soir le denier marqué à sa royale effigie.

a saint Bernard reconnaît ici à un évêque deux titres légitimes pour se démettre de sa charge épiscopale : la nécessité d'expier quelque grand crime, et la permission du souverain Pontife. Autrefois les évêques descendaient au rang de simples prêtres, quand ils s'étaient rendus coupables de quelque faute considérable, telles que la fornication, le vol, le parjure et l'homicide; mais il semble, d'après les propres paroles de saint Bernard, qu'il y a encore pour un évêque quelque autre crime dont l'expiation nécessite sa retraite dans une maison religieuse. Cette lettre parait avoir été écrite peu de temps avant la mort de Turstin, qu'Orderic place eu 1139, ainsi qu'on le voit dans son livre XIII, page 919, où il le dit frère d'Andin, également évêque d'York. C'est au même Turstin que sont adressées les lettres cent quatre-vingt-quinzième et deux cent trente-cinquième.

b En devenant évêques, les religieux ne devaient changer leur manière de vivre ni pour les vêtements ni pour la nourriture, ainsi qu'on peut s'en convaincre en lisant la deuxième préface du IVe siècle, n. 178 et suivants, et n. 189; mais combien les choses sont changées depuis ce temps-là ! on n'a, pour s'en convaincre, qu'à relire un sermon d'Abélard sur saint Jean-Baptiste, (fol. 966). La conviction s'étant répandue dans quelques esprits que la vie épiscopale telle qu'elle existait déjà alors était incompatible avec la pratique de la vie monastique, on vit quelques religieux refuser de s'y laisser élever; tel fut entre autres Guy, abbé de Clairvaux, qui, après avoir été élu pour succéder, sur le siège de Reims, à l'archevêque Guillaume, que la mort venait de frapper, refusa constamment, pour cette raison, de consentir à sa promotion, ainsi qu'on le voit dans Baluze, tome II des Mélanges, page 247.

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LETTRE CCCXX . A ALEXANDRE (a), PRIEUR DE WELLS, ET A SES RELIGIEUX.

L’an 1138

Saint Bernard les engage à se mettre d'accord pour élire un nouvel abbé.

A ses très-chers frères en Jésus-Christ, le prieur Alexandre et les religieux qui sont avec lui; le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et l'assurance de ses humbles prières.

1. Votre vénérable abbé (b) a consommé heureusement sa course et s'est endormi dans le Seigneur. Pour moi, si en tout temps je ne songe à vous qu'avec les inquiétudes et les tendresses d'un père, je puis bien vous assurer que mon coeur sent redoubler sa sollicitude dans les conjonctures présentes. Aussi vous aurais-je déjà envoyé quelqu'un depuis longtemps si je n'avais attendu, pour le faire avec plus d'à-propos et d'utilité, que le vénérable abbé Henri c eût terminé certaines affaires qui l'ont empêché de partir plus tôt. Or c'est sur lui que, dès le principe, j'avais jeté les yeux comme étant le sujet le plus digne de cette mission et le plus propre à s'en bien acquitter. Recevez-le, mes très-chers frères, avec toute l'affection et la distinction qu'il mérite; écoutez-le comme un autre moi-même ou plutôt avec d'autant plus de docilité qu'il me dépasse de beaucoup en sagesse et en vertus. Je lui ai donné pleins pouvoirs, soit pour l'élection de votre abbé, soit pour les règlements ou les réformes qu'il jugera bon de faire dans votre maison et dans celles qui en dépendent d. Je lui ai donné pour compagnon de voyage le frère Guillaume, mon fils bien-aimé.

a Il était frère utérin de Richard, second abbé de ce nom du monastère de Wells, en Angleterre. II vint terminer ses jours en paix a Clairvaux, d'après Serlon, tome I de son Histoire des monastères d'Angleterre, page 554, où il est parlé de l'abbaye de Kirkstad on du Mont-Sainte-Marie, dans les environs d'York. Alexandre fut le premier abbé de cette maison en 1117. A la même époque, le siège archiépiscopal d'York était occupé par Henri de Murdach, à qui est adressée la lettre suivante. Il y eut encore un autre Alexandre, Anglais de naissance, qui fut abbé de Fontaines, dans le diocèse de Tours. Voir le Spicilége, tome X, page 374 et 377. Pour ce qui concerne l'abbaye de Wells en Angleterre, on peut se reporter aux lettres deux cent trente-cinquième et deux cent cinquante-deuxième.

b C'était Richard II, qui mourut, à Clairvaux, le 15 mai 1138 ; il y eut un autre Richard à qui la lettre quatre-vingt seizième est adressée.

c Henri de Murdach était alors abbé de Vauclair. La lettre suivante lui est adressée. II était à cette époque fort occupé d'une querelle qui agitait les religieux de Clairvaux et ceux de Cuissy, comme on le voit dans Herman de Laon, livre III, chap. 16. fleuri avait pour adversaire dans cette discussion l'abbé Luc de Cuissy, à qui est adressée la lettre soixante-dix-neuvième.

d De l'abbaye de Wells dépendaient New munster diocèse de Carlile, Kirkstad et Ludiparc, diocèse de Lincoln.

2. Maintenant je vous conjure, comme mes enfants bien-aimés, de vous mettre d'accord pour l'élection de votre nouvel abbé ; qu'il n'y ait pas de divisions entre vous et que l'unanimité de votre choix tourne à la gloire de Dieu. Vous savez que le Seigneur est un Dieu de paix et non pas de discorde. Aussi ne règne-t-il qu'au sein de la paix et déclare-t-il " que ne point amasser avec lui c'est dissiper (Luc., XI, 23). " A Dieu ne plaise due ceux qui vivent à l'école du Christ, où ils ont l'Esprit-Saint pour maître, donnent lieu à l'ennemi du salut de se vanter de leur désunion, mettent leur âme en péril, perdent tous les fruits de leur vie pénitente, altèrent la bonne odeur de notre ordre et donnent lieu de blasphémer le nom du Christ, qui doit recueillir d'eux la plus grande partie de sa gloire. J'aime à croire qu'agissant comme des saints et de vrais serviteurs de Dieu, vous vous mettrez d'accord pour élire, tous d'une voix, un digne pasteur de vos âmes, de concert avec les vénérables abbés de Ridal et de Vauclair, dont je vous engage à suivre les conseils comme les miens propres.
 
 
 
 
 
 

LETTRE CCCXXI. A HENRI DE MURDACH (a), D'ABORD ABBÉ DE VAUCLAIR, PUIS DE WELLS, ET ENFIN ARCHEVÊQUE D'YORK.

Saint Bernard l'engage à accepter la charge d'abbé de Wells.

A son très-cher frère et confrère l'abbé Henri, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et l'assurance de ses prières.

Je vous ordonne, mon frère Henri, d'accepter sans résistance la charge d'abbé de Wells, si les religieux de cette maison, d'accord avec le vénérable abbé de Ridal, s'entendent pour vous l'offrir; vous ferez en l'acceptant un acte de charité. C'est à mon corps défendant que je vous parle ainsi; car je sais que votre éloignement me privera d'une grande consolation; mais je n'oserais m'opposer à une élection unanime; il me semble que tant de religieux ne peuvent voter, tous d'une voix, sans que Dieu ait dirigé leur choix, car il est écrit: "Partout où deux ou trois personne se réuniront en mon nom, je serai au milieu d'elles (Matth., XVIII, 20). " Courage donc, mon cher frère, recevez leurs promesses

a Cet Henri était Anglais de naissance ; c'est à lui qu'est adressée la lettre cent sixième. Il commença par être simple religieux à Clairvaux; d'où il fut envoyé; en 1135, avec douze autres religieux, fonder dans le diocèse de Laon l'abbaye de Vauclair, qu'il gouverna jusqu'en 1138, époque de son élection à l'abbaye de Wells, dont il accepta la conduite sur l'ordre et les instances de saint Bernard. Il devint archevêque d'York en 1147, et mourut le 14 octobre 1153 d'après le Nécrologe de Vauclair. L'évêque de Laon, dans le diocèse du= q uel se trouvait l'abbaye de Vauclair était alors Barthélemy.

d'obéissance et veillez sur eux comme pasteur de leurs âmes. Ne refusez pas l'abbaye de Wells sous prétexte qu'il vous faudrait quitter la maison à la tête de laquelle vous vous trouvez en ce moment; j'en suis assez près, et si la volonté de Dieu est que vous la quittiez, j'aurai soin d'y établir un économe fidèle; ne faites pas non plus difficulté d'obéir sous cet autre prétexte que vous n'avez point encore l'agrément de votre évêque (a), reposez-vous sur moi du soin de pourvoir à cette formalité.

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LETTRE CCCXXII. AU NOVICE HUGUES QUI DEVINT PLUS TARD ABBÉ DE BONNEVAL (b).

L’an 1138

Saint Bernard le loue de son dessein de se faire religieux; il le prémunit contre les tentations qui l'attendent et l'exhorte à la persévérance.

A son très-cher fils en Jésus-Christ, Hugues, qui est devenu une nouvelle créature dans le Seigneur, frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et voeu sincère qu'il s'affermisse dans le service du Seigneur.

1. La nouvelle de votre conversion m'a causé un bonheur extrême ; pourquoi ne serait-elle point une cause d'allégresse pour les hommes, quand elle en est une pour les anges? Oui, le ciel est en fête, il retentit de chants de joie et de cantiques d'actions de grâces à la vue d'un jeune homme de qualité élevé délicatement, qui triomphe de l’esprit malin, renonce au monde, sacrifie son corps, se montre insensible aux caresses de ses proches, et rompt enfin les mailles du filet que les richesses avaient jeté sur ses ailes. D'où vous vient cette sagesse, ô mon fils? c'est en vain qu'on en chercherait une pareille chez les vieillards de Babylone qui, selon ou plutôt malgré la parole de l'Apôtre (I Tim., VI, 9), n'ont qu'un désir, celui d'être riches en ce monde, quand la richesse doit les faire tomber dans la tentation et les conduire dans les piges du démon. Non, la sagesse dont notre cher Hugues a fait preuve n'est point de ce monde, il l'a reçue d'en haut. C'est un mystère, ô mon Dieu, que vous dérobez aux sages du siècle polar le révéler à un enfant. Pour vous, mon fils, montrez votre reconnaissance pour la grâce que le Sauveur vous a faite, devenez un homme de coeur à présent, ne restez enfant que pour être sans malice (I Cor., XIV, 20). Que votre jeunesse ne se laisse point décourager par l'austérité de la règle; si vous songez que les richesses sont de cruelles épines, vos vêtements

a Cet évêque était Barthélemy, évêque de Laon, dans le diocèse duquel était l'abbaye de Vauxclair.

b C'était une abbaye du diocèse de Besançon ; plus tard Hugues en devint abbé, et se montra, sous le rapport de la piété, un digne neveu de saint Hugues, évêque clé Grenoble, dont il est parlé dans la Vie de saint Bernard, livre IV, n. 40.

grossiers vous deviendront plus supportables; si vous pensez à la vie du monde, vous en estimerez davantage le prix d'une conscience paisible. Le Christ vous fera goûter combien il est doux, et le Prophète saura mêler, s'il le faut, un peu de sa farine aux mets les moins appétissants (IV Reg., IV, 41), et les rendre mangeables. Dès que vous sentirez l'aiguillon du tentateur, levez les yeux sur le serpent d'airain, baisez les plaies du Crucifié ou plutôt puisez la vie dans son sein, il vous tiendra lieu de mère et vous chérira comme un fils; j'aime à croire que les clous qui l'attachent à la croix vous perceront aussi les mains et les pieds comme ils ont percé les siens.

2. Mais, comme il est dit, l'homme a pour ennemis les gens de sa famille (Mich., VII, 7, et Matth., X, 36), ce n'est pas vous, mais eux-mêmes que vos proches aiment en vous, autrement ils vous entendraient dire avec joie : " Si vous m'aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais à mon Père (Ioan., XIV, 28). " " Si votre père, dit saint Jérôme (lettre Ire à Héliodore ), se jette au travers de la porte pour vous empêcher de passer, si votre mère, les vêtements en désordre, essaie de vous retenir en vous montrant le sein qui vous a nourri; si vos jeunes neveux se suspendent à votre cou pour vous arrêter; foulez aux pieds votre père et votre mère, passez outre sans verser une larme et allez vous jeter dans les bras de la croix ; le triomphe. de la piété filiale est, en pareille circonstance, de se montrer sans-pitié. " Laissez donc couler, sans vous émouvoir, les larmes de parents insensés qui se désolent de voir que d'enfant du démon vous devenez enfant de Dieu. Les malheureux, pourquoi vous aiment-ils d'un amour si cruel, si redoutable et si injuste ? De plus, comme il est dit que les mauvais entretiens corrompent les bonnes moeurs (I Cor., XV, 33), évitez le plus possible le commerce des hommes du monde dont la conversation laisse l'esprit aussi vide que les oreilles remplies. Apprenez à faire oraison, à élever vers Dieu vos mains et votre coeur; apprenez à diriger, dans tous les besoins de votre âme, vos regards suppliants vers le Père des miséricordes et à attirer les siens sur vous : il y aurait de l'impiété à croire qu'il, vous fermera ses entrailles paternelles, et qu'il sera sourd à vos gémissements et à vos cris. D'ailleurs, vous ne sauriez pas perdre de vue qu'en toute circonstance vous devez écouter avec docilité les conseils de vos pères spirituels comme si vous les receviez de Dieu même. Suivez cette règle de conduite et vous aurez la vie; suivez mes conseils, Dieu voit bénira et vous rendra au centuple, même en ce monde, tout ce que vous avez quitté. Défiez-vous de ceux qui vous disent que vous précipitez trop les choses et que vous devez remettre l'exécution de vos desseins à un âge plus mûr et plus avancé; rapportez-vous-en plutôt au Prophète qui vous dit : " Il est avantageux à l'homme de porter le joug du Seigneur dès ses premières années s'il veut s'élever au-dessus de lui-même (Thren., III, 27). " Adieu; portez-vous bien, et n'oubliez pas que la couronne n'est due qu'à la persévérance; c'est une vertu digne de tous vos efforts.

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LETTRE CCCXXIII. AU PAPE INNOCENT.

L’an 1139

Saint Bernard défend l'archevêque de Trèves contre l'abbé de Saint Maximin.

1. J'ai reçu de vous mille témoignages de bienveillance et d'affection et je vous prie de m'en donner encore un dans la circonstance présente. La grâce que je vous demande, loin d'être contraire à la volonté de Dieu et à l'intérêt de votre gloire, eA si juste, et si raisonnable à mes yeux, due je me tiens à peu près pour certain que ce n'est pas en vain que je me serai adressé à vous; d'ailleurs c'est pour un fils que je m'adresse à un père, et c'est pour un innocent que je fais appel à Innocent. Il n'est pas nécessaire que je vous rappelle en détail le zèle et l'attachement dont l'archevêque de Trèves n'a cessé de faire preuve pour le saint Siège apostolique, les constants efforts qu'il a fait dès sa jeunesse pour la paix de l'Eglise, sa fermeté inébranlable à la défendre aux jours de l'épreuve , sa constance à supporter pour elle le poids du jour et de la chaleur quand les autres, retirés sous la tente, goûtaient, à l'ombre, un paisible bonheur; son courage, enfin, et son intrépidité à prendre devant les princes et les rois la défense de ses confrères . Vous avez certainement tout cela bien présent à l'esprit. Mais, pour ne parler que de ce que je sais par moi-même et ne citer que ce que j'ai vu de mes propres yeux, je vous dirai, si vous faites quelque cas de mon témoignage, qu'il a fait preuve d'une sagesse et d'une prudence consommées dans la manière dont il a retiré les biens et les revenus de l'Eglise de mains étrangères qui s'en étaient emparées; qu'il est d'une générosité et d'une libéralité reconnues dans la manière dont il fait part de ses biens à tout le monde en général et surtout aux gens de bien; enfin, il s'est toujours conduit avec tant de sagesse et de circonspection que jamais la langue des méchants n'a osé porter la moindre atteinte à sa réputation.

2. En quoi donc a-t-il offensé Votre Paternité? Est-ce en arrachant l'abbaye de Saint-Maximin à l'autorité royale, pour la faire passer sous la sienne, ou bien en refusant pour abbé un homme qui n'était pas même religieux auparavant, et qui prétendait, comme on dit, être général avant d'avoir été soldat ? Mais en supposant qu'il vous ait blessé dans cette circonstance ou dans une autre, ne devait-il pas espérer qu'un père plein de tendresse n'oublierait pas si vite son ancienne affection pour lui, excuserait facilement une faute légère et ne laisserait pas effacer dans son esprit, par quelques torts sans gravité, le souvenir des services importants qu'il lui avait rendus en maintes occasions ? Or, très-saint Père, vous encouragez maintenant tous ceux qui lèvent la main contre lui et vous êtes cause que ses ennemis sont triomphants. On se demande avec surprise sur quelle réputation de vertu et de niérites on a confié la charge et la conduite des âmes à un homme qui a constamment négligé le salut de la sienne; comment conduira-t-il les autres quand il n'a pas su se laisser conduire; quel supérieur peut faire un homme qui n'a jamais lui-même connu de supérieur, et de quel front, enfin, exigera-t-il qu'on lui obéisse quand il n'a jamais appris à obéir lui-même? L'Apôtre des nations l'a dit : " Nul n'est capable de gouverner l'Église s'il ne sait pas au moins conduire sa propre maison (II Tim., III, 5). " Au reste, on peut bien dire: tel père, tels fils; n'ont-ils pas eu la cruauté, en effet, de déchirer le sein de leur mère par leurs propres discordes et leurs dissensions intestines? Mais il vaut mieux que je m arrête, la décence me défend de vous peindre la licence de leurs moeurs. Après tout, si je parle d'eux, ce n'est pas que je m'attribue le droit de juger les serviteurs d'autrui, il est de règle que s'ils se sauvent ou se perdent, c'est l'affaire de leur maître; mais ce que je puis bien dire, c'est que si leurs desseins pervers réussissent, tous les jeunes libertins secoueront à leur tour le joug de la discipline et deviendront à leur exemple errants et vagabonds sur la terre. En tout cas, lors même que leurs mauvais desseins n'aboutiraient pas à toutes ces conséquences, ils pourront, du moins, se glorifier d'avoir pu tenir tête à leurs prélats. Ah ! que de personnes de mérite qui pensent avoir quelque sujet de compter sur votre protection, verront toutes leurs espérances s'évanouir, si au premier souffle de la tempête qui le menace un fils autrefois si cher à votre coeur ne peut trouver ni refuge ni consolation dans votre sein paternel.

3. Très-saint Père, si jamais Votre Excellence a daigné prêter l'oreille à quelqu'une de mes prières, je vous supplie ardemment, moi qui n'ai en vue que votre gloire et non pas vos faveurs, de ne point abandonner, maintenant que vous voyez luire des jours plus heureux, un homme qui vous est demeuré inviolablement attaché au milieu de vos adversités, et de ne pas souffrir qu'on affaiblisse son autorité quand il aurait plutôt lieu d'espérer de vous que vous l'augmentassiez encore. Mais si, contre toute attente et en dépit des mérites de ce prélat, on voit des étrangers lui ravir le fruit de ses travaux, ses services payés d'ingratitude et son dévouement, par l'abandon, il n'y aura presque personne qui ne ressente le coup que lui aura porté la main d'où il semblait qu'il ne devait rien attendre de pareil. Je prie l'Esprit de vérité qui procède du Père de vous apprendre à séparer la lumière des ténèbres dans toute votre conduite, afin que vous sachiez repousser le mal et choisir le bien.

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LETTRE CCCXXIV. A ROBERT, ABBÉ DES DUNES (a).

Vers l’an 1139.

Saint Bernard trouve dans l'union de leurs rimes et dans l'espérance de la résurrection, qui doit aussi rapprocher leurs corps, de quoi se consoler de leur séparation.

A son très-cher frère et ami, l'abbé Robert, le frère Bernard de Clairvaux, les sentiments de la plus tendre affection.

Je vous ai connu bien tard et vous ai perdu bien tôt, mon cher Robert ; mais ce qui me console, c'est qu'il n'y a que nos corps qui se trouveront séparés, car par l'âme vous ne cessez de m'être présent. Je dois pourtant avouer que cette pensée ne serait point une consolation pour moi, si, dans cette séparation, Dieu même n'était en cause. Mais un jour viendra où nous serons rendus l'un à l'autre, et où nous nous posséderons mutuellement comme nous nous posséderons nous-mêmes, et où nous serons présents l'un à l'autre en corps et en âme sans crainte de Bous voir de nouveau séparés par l'une ou l'autre des deux parties de votre être. Celui qui est aujourd'hui la cause de notre séparation passagère sera alors le lien puissant de notre éternelle réunion ; sans cesse présent à chacun de nous, il nous rendra constamment présents l'un à l'autre. Je salue vos enfants, que je regarde comme étant les miens, et je me recommande à leurs prières.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCCXXIV.

208. A Robert, abbé des Dunes, le même que celui qui devint abbé de Clairvaux, après saint Bernard; on dit même que notre Saint le désigna lui-même à son lit de mort pour son successeur. Voir la livre des Hommes illustres de Cîteaux, distinct. 2, chapitre XXIII; Meyer, livre des Annales de Flandre, et Manrique dans ses Annales.

On donne le nom de dunes en Belgique à des monticules d'un sable blanc que la mer rejette sur le rivage par l'effet du flux et du reflux de ses eaux. C'était au milieu de ces collines que s'élevait jadis l'abbaye florissante des Dunes; elle a complètement disparu aujourd'hui sous les sables dont la marche envahissante n'était plus arrêtée par la barrière en bois qu'on lui avait jadis opposée, et que la guerre empêche d'entretenir en bon état.

Cette abbaye a été reconstruite à grands frais, à Bruges, par le révérend abbé dom Bernard Campmans, que le saint Siège a fait visiteur de la Belgique.

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LETTRE CCCXXV. AU MEME ABBÉ AU SUJET DU NOVICE IDIER.

Vers l’an 1139.

Saint Bernard lui donne, à sa demande, des conseils sur la règle de conduite qu'il doit tenir envers un novice d'un caractère difficile nommé Idier.

A son très-aimé frère et confrère Robert, abbé des Dunes, le frère Bernard de Clairvaux, salut.

Je vous donnerai au sujet du religieux dont vous nie parlez et que vous croyez devoir être non-seulement inutile, mais à charge à la

a C'était un monastère fondé par saint Bernard, près de Furnes, en Belgique. Il a complément disparu sous les sables, et l'abbaye a été transférée à Bruges. Robert, abbé de ce monastère, fut, d'après Horstius, désigné par saint Bernard lui-même pour lui succéder à Clairvaux.

communauté, sans parler des défauts secrets dont vous le soupçonnez atteint, le conseil que je suivrais moi-même si j'étais à votre place. D'après ce que vous me dites, il me semble que pendant le temps de son noviciat il s'est si mal conduit que non-seulement il n'y a pas lieu à l'admettre à faire profession, mais même que vous pouvez en toute sûreté de conscience le renvoyer du monastère. Si pourtant votre charité répugne à le traiter avec la rigueur qu'il mérite, vous pouvez l'autoriser à rester au milieu de vous, tout le temps que vous jugerez à propos, mais sans lui permettre de faire profession; car je vous engage très-fortement à ne le recevoir qu'après l'avoir éprouvé de nouveau, et vous être bien assuré qu'il peut faire un bon et digne religieux. Autrement, tranchez résolument dans le vif, vous savez qu'il suffit d'une seule brebis malade pour infester tout le troupeau.

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LETTRE DE L'ABBÉ GUILLAUME (a) A GEOFFROY, ÉVÊQUE DE CHARTRES, ET A BERNARD, ABBÉ DE CLAIRVAUX.

L'abbé Guillaume les prie de prendre en main la cause de l'Église contre Pierre Abélard, dont il cite quelques propositions erronées.

A ses révérends seigneurs et pères en Jésus-Christ, Geoffroy, évêque de Chartres, et Bernard, abbé de Clairvaux, salut et voeux ardents de jours longs et heureux.

1. Mes seigneurs et mes pères, Dieu sait toute la confusion que j'éprouve en me voyant contraint, malgré mon néant, d'attirer votre attention sur un sujet dont l'importance intéresse l'Église entière ; mais puisque vous gardez le silence, de même due tous ceux pour qui c'était en pareille circonstance un devoir de parler, je le romps et c'est à vous tlue je m'adresse. On porte à la foi sur laquelle reposent nos communes espérances, des coups redoutables; on tend à la corrompre, cependant personne n'essaie de parer les attaques dirigées contre elle, personne? même n'élève la voix pour la défendre; et pourtant Jésus-Christ a versé tout son sang pour nous la donner, les apôtres et les martyrs ont répandu jusqu'à la dernière goutte du leur pour la défendre; les Pères et les Docteurs de l'Église ont consacré peurs travaux et leurs veilles à l'affermir et à la transmettre sans tache et sans souillure à nos siècles dépravés; à ces pensées je me sens l'âme rongée de chagrin, mon

a Cette lettre se trouve placée en guise de préface en tète de la controverse de Guillaume, abbé de Saint-Thierry de Reims, avec Abélard. Cette controverse se trouve imprimée dans le tome IV de la Bibliothèque de Cîteaux. On voit aux premières lignes de cette lettre qu'elle est antérieure a tout ce que saint Bernard a écrit contre Abélard; c'est ce qui nous l'a fait placer avant l'année 1140.

coeur se brise, et, dans ma douleur, je veux au moins dire quelques mots en faveur de cette foi pour laquelle je verserais volontiers jusqu'à la dernière goutte de mon sang si cela était nécessaire. Ne croyez pas qu'il ne s'agisse que d'attaques sana portée. Il n'est question de rien moins que du mystère de la sainte Trinité, de la personne de notre divin Médiateur, et de celle du Saint-Esprit, de la grâce de Dieu et du sacrement de notre rédemption. Pierre Abélard recommence à professer et à publier des nouveautés : ses livres passent les mers et traversent les Alpes, ses nouveautés en matière de foi et ses nouveaux dogmes se répandent dans les provinces et les royaumes, on les publie, on les soutient librement partout, c'est au point qu'on prétend qu'il, comptent des partisans même à la cour de Rome. Je vous le dis, votre silence est aussi dangereux pour vous que pour l'Eglise de Dieu. Nous ne comptons pour rien les atteintes portées à la foi, quoique ce ne soit que par elle que nous nous soyons renoncés nous-mêmes, et nous noyons avec indifférence les coups dirigés contre Dieu, dès qu'ils ne le sont point contre nous. Je vous en avertis, le mal n'est encore qu'à sa naissance, mais si vous ne le tranchez dans sa racine, il ne tardera pas à s'accroître et à devenir semblable au basilic, que nul enchantement ne peut plus maîtriser. Laissez-moi vous dire pourquoi je m'explique ainsi.

2. Dernièrement le hasard fit tomber sous mes yeux un opuscule de, cet homme, ayant pour titre: Théologie de Pierre Abélard. J'avoue que ce titre piqua ma curiosité et me fit lire cet ouvrage. J'en avais deux exemplaires à peu prés semblables, sauf quelques développements qui manquaient dans l'un et se. trouvaient tout au long dans l'autre. Comme j'y ai trouvé plusieurs choses qui m'ont particulièrement choqué, je les ai notées en ajoutant les raisons pour lesquelles elles m'avaient blessé; je vous envoie mes remarques et mes notes avec les livres eux-mêmes, afin que vous jugiez si j'ai eu raison d'être choqué de ce quedit fauteur. Les termes insolites dont il fait usage dans les choses de la foi, et le sens tout àfait nouveau pour moi qu'il donne aux expressions reçues, ont jeté un tel trouble dans mon esprit que, n'ayant personne à qui m'en ouvrir, je n'ai vu due vous à qui m'adresser en cette occasion et confier la cause de Dieu et de l'Église. Cet auteur vous craint et vous redoute; si vous fermez les yeux sur ses écrits, je ne vois pas qui peut lui imposer. A quels excès ne se laissera-t-il pas aller, s'il ne craint plus personne ? L'Église ayant vu la mort lui enlever presque tous les maîtres de la saine doctrine (a), cet ennemi domestique la prend au

a C'est à peu près dans les mêmes termes que Hugues Metellus s'exprime dans sa quatrième lettre au pape Innocent contre le même Abélard: " Après la mort d'Anselme de Laon et de Guillaume de Champeaux, il semble que le feu de la parole de Dieu perdit de son éclat sur la terre… etc. "

dépourvu en fondant sur elle, et profite de la pénurie de docteurs où il la trouve, pour s'arroger, dans son sein, l'autorité de ceux qui lui manquent. Traitant l'Ecriture sainte comme il a traité la dialectique, il la remplit de ses inventions, il y sème ses nouveautés que chaque année voit renaître sous un nouvel aspect. Au lieu de prendre la foi pour guide, il s'en fait le censeur, il se permet de la redresser, au lieu de se soumettre à ses décrets.

3. Voici la liste des propositions que j'ai extraites de ses oeuvres dans la pensée de vous les soumettre: 1° Il définit la foi: le sentiment des choses invisibles. 2° Il dit que les noms de Père, Fils et Saint-Esprit sont impropres en Dieu et ne servent qu'à rendre la plénitude du souverain bien. 3° Le Père est la toute-puissance, le Fils une certaine puissance, et le Saint-Esprit n'est point une puissance. 4° Le Saint-Esprit n'est pas consubstantiel au Père et au Fils comme le Fils l'est au Père. 5° Le Saint-Esprit est l'âme du monde. 6° Nous pouvons vouloir le bien et le faire par les seules forces du libre arbitre sans le secours de la grâce. 7° Ce n'est pas pour nous délivrer de la servitude du démon que le Christ s'est incarné et qu'il a souffert la mort. 8° Jésus-Christ, Dieu et homme, n'est pas une des trois personnes de la sainte Trinité. 9° Au sacrement de l'autel, la forme de la substance antérieure demeure dans l'air. 10° Le démon inspire ses suggestions aux hommes par des moyens physiques. 11° Ce que nous tirons d'Adam ce n'est pas la coulpe, mais la peine du péché originel. 12° Il n'y a péché que dans le consentement au péché et le mépris de Dieu. 13° On ne commet aucun péché par la concupiscence, la délectation ou l'ignorance; il n'y a pas de péché en cela, mais seulement un fait naturel.

4. Il m'a semblé que je devais extraire ces propositions des livres d'Abélard pour les mettre sous vos yeux, afin de réveiller votre zèle et de vous convaincre que je ne me suis pas ému sans raison en les lisant; et même avec la grâce de celui entre les mains duquel sont nos personnes et nos discours, je me permettrai de les réfuter ainsi que quelques autres qui en dépendent, sans me préoccuper de vous charmer par. mon style, pourvu que je vous plaise par l'exposé de ma foi. J'espère, en vous montrant que ces propositions ne m'ont que trop justement ému, vous émouvoir à votre tour, et vous inspirer le courage, pour sauver la tête, de sacrifier, s'il le faut, un pied, une main ou même un oeil, comme on pourrait appeler cet homme pour lequel j'ai ressenti autrefois une bien grande affection et que je voudrais pouvoir aimer encore; je prends Dieu même à témoin de ce que je vous écris là, mais dans une pareille doctrine il n'y a plus pour moi ni prochain, ni ami. Puisqu'il s'est dévoilé lui-même en rendant ses erreurs publiques, il ne saurait plus être question maintenant de chercher à remédier au mal en prenant à part celui qui en est l'auteur pour le reprendre en secret. D'ailleurs, j'ai appris due, sans compter les opuscules qu'il a intitulés le Oui et le Non et Connais-toi toi-même, il en a composé plusieurs autres encore dont les titres étranges me font craindre des doctrines plus étranges encore. On dit, il est vrai, que ces oeuvres craignent la lumière; toujours est-il que je les ai fait chercher partout sans pouvoir me les procurer. Mais revenons à notre sujet.... etc.

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LETTRE CCCXXVII. RÉPONSE DE SAINT BERNARD A L'ABBÉ GUILLAUME.

Vers l’an 1139.

Saint Bernard approuve son écrit sur Abélard et lui promet d'eau conférer avec lui après Pâques.

A son très-cher Guillaume, le frère Bernard.

A mon avis, vous vous êtes ému, avec raison, vous ne pouviez même. pas ne pas l'être, et de plus je vois que votre indignation n'est pas demeurée oisive puisqu'elle vous a fait prendre la plume pour réfuter et confondre les blasphèmes des impies. Je n'ai pas encore eu le temps de lire votre écrit avec toute l'attention que vous demandez, je n'ai fait que le parcourir un peu à la hâte; néanmoins je le goûte fort et je le crois très-propre à confondre les dogmes pervers que vous attaquez. Mais vous savez qu'eu pareilles matières je ne m'en rapporte pas trop à mon propre jugement; aussi, vu l'importance du sujet, je crois qu'il est bon qu'en temps opportun, nous nous donnions rendez-vous pour discuter ensemble de toutes ces choses. Je ne crois pas que cela puisse se faire avant Pâques, si nous voulons vaquer sans trouble à l'oraison comme ce saint temps le demande. Souffrez, en attendant, que je garde patiemment le silence sur toutes ces questions, d'autant plus que la plupart, pour ne pas dire toutes (a), me sont encore un peu étrangères; mais pt Dieu est assez puissant pour accorder à mon esprit la sagesse et la lumière que vous lui demandez pour moi dans vos prières. Adieu.

a On voit,à la manière dont s'exprime saint Bernard,que l'abbé Guillaume fut un des premiers à signaler les erreurs d'Abélard, ce que d'ailleurs il fait lui-même assez clairement entendre dans la lettre précédente, où il reproche à Geoffroy et à saint Bernard, le silence qu'ils ont gardé jusqu'alors.

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LETTRE CCCXXVIII. AU PAPE (a).

Contre l'élection d'un évêque de Rodez.

Jusqu'à présent je n'ai pas hésité à vous écrire à temps et même à contre-temps, pour obliger mes amis; si je balançais à vous écrire aujourd'hui, la religion elle-même m'y contraindrait, en me répétant le mot du Prophète: " Malheur à celui qui ne fait point usage de son épée lorsqu'il doit frapper (Jerem., XLVIII, 10) ! " La malice fait tous les jours de nouveaux progrès, les desseins des méchants prospèrent, et personne ne s'y oppose, personne ne se lève pour servir de rempart à la maison d'Israël. On voit aux jours de votre pontificat des hommes corrompus qui ont fait un pacte avec la mort et se sont alliés à l'enfer, faire des pieds et des mains pour entrer de force dans le saint des saints. Jusqu'à quand le souffrirez-vous avec cette patience? Ainsi le clergé de Rodez (b), après avoir élu pour évêque un homme qui ne le troublera pas dans ses désordres, a porté l'audace jusqu'à vous déguiser la vérité à vous-même, et à vous en imposer tant sur la personne de l'élu que sur la forme de l'élection. Cet homme que les hommes ont choisi, mais que Dieu n'a point appelé, compte de nombreux témoins de la vie infâme qu'il a menée, on n'en cite pas un seul de la pénitence qui aurait dû la suivre ; mais je ne veux point déchirer le voile qui cache sa conduite, ni courir le risque de manquer à la décence en en disant davantage. Mais que Dieu nous préserve de voir promus, sous votre pontificat, à la garde des âmes; de pareils monstres qui foulent aux pieds le sang du Sauveur et ne font aucun cas de leur âme dont il fut le prix ! Que signifient ces insinuations subtiles par lesquelles ils espèrent se rendre la cour de Rome favorable, quand ils allèguent en faveur de leur cause qu'on s'est moqué et qu'on n'a tenu aucun compte de l'appel qu'ils avaient interjeté à votre tribunal? Il y a dans tout ce qu'ils disent à ce sujet autant de mensonges que de mots, car, au rapport

a Cette lettre était placée immédiatement après celle d'un certain A... A l'abbé de Rieti, et était précédée de ces mots Au même; maison voit parla lettre suivante, qui traite également de l'élection d'un successeur d'Adémare au siége de Rodez, que celle-ci est aussi de la main de saint Bernard et fut adressée au pape Innocent ou au pape Eugène. Dans sa deux cent quarantième lettre, n. 1, saint Bernard félicite le pape Eugène d'avoir enfin terminé la cause de l’Eglise de Rodez en déposant, comme il le donne à entendre, le sujet indigne dont l’élection avait fait un évêque de Rodez. C'est précisément de cette élection qu'il est question dans cette lettre et dans la suivante.

b Il est évident qu'il est ici question du clergé de Rodez et non pas des religieux de Rutila, près de Trèves, dont il est parlé n, 47 du livre IV de la Vie de saint Bernard.

de gens dignes de foi, il n'y a jamais eu d'appel, par conséquent on n'a pas pu s'en moquer. Il est important que vous confirmiez du poids de votre autorité ce que le métropolitain a a fait de concert avec les religieux du diocèse. Je vous prie en même temps d'affectionner de plus en plus ce prélat, ce que je ne vous demanderais certainement pas s'il ne faisait honneur à son ministère par la manière dont il en remplit les devoirs.

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LETTRE CCCXXIX. A L'EVEQUE DE LIMOGES.

Vers l’an 1140.

Contre l'élection d'un évêque de Rodez.

Je ne viens pas vous parler de moi ni vous entretenir de vos intérêts, c'est pour vous que je vous écris. Vous savez que la vie de l'homme est bien courts, remplissez donc vos devoirs d'évêque pendant que vous occupez la chaire épiscopale de Limoges, de manière à nous édifier par le spectacle de vos bonnes oeuvres. J'ai eu la consolation d'apprendre que le souverain Pontife vous a renvoyé l'affaire de l'élection de l'évêque de Cahors b avec plein pouvoir de la terminer selon les canons, sans qu'il pût être fait appel du jugement que vous aurez porté. Voilà pour vous une belle occasion de montrer à l’Eglise que son chef suprême a en une bonne inspiration en prenant ce parti ; on va voir si la crainte de Dieu vous inspire, si les saints canons sont une règle pour vous et quelle estime vous faites de la justice. Il s'agit de donner à l'Eglise de Rodez un vrai pasteur des âmes, un véritable évêque, un digne successeur de Jésus-Christ, un prélat enfin dont les oeuvres fécondes fassent oublier la stérilité de celui qui l'a précédé dans la chaire de cette Eglise. Qui choisira-t-on pour cela? Sera-ce un homme dont la vie n'est qu'une infamie, la conscience un remords, et la réputation une honte

un homme qui est tombé d'abbaye en abbaye, ou plutôt d'abîme en abîme, et qui n'a pas eu honte de violer les vierges auxquelles il avait lui-même donné le voile? Serait-ce là tenir compte de la recommandation de l'Apôtre disant: " Il faut qu'un évêque soit exempt de crime, attendu qu'il est le dispensateur des trésors de Dieu (Tit., I, 7) ? " Ne vous mettez pas en contradiction avec vous-même en parlant d'une manière et en agissant d'une autre; que vos actes répondent constamment

a C'était l'archevêque de Bourges, dont Rodez était suffragant.

b Le texte porte Catane, nous préférons Cahors. II est probable en effet que c'est plutôt de cette dernière ville qu'il est question dans cette lettre que de la première. Si on partage notre manière de voir, il semble que l'élection dont il est ici question n'est autre que celle de Raymond que Guillaume de la Croix aurait eu tort, par conséquent, de rayer de la liste des évêques.

à vos paroles si vous ne voulez qu'on ne vous applique ce que le Psalmiste disait de certaines gens : " Leur langue s'est contredite (Psalm. LXIII, 9). " Toute l'affaire est maintenant entre vos mains, gardez votre âme exempte de souillures et ne vous chargez point des péchés d'autrui. Vous êtes le maître de confirmer ou d'annuler cette élection, mais en prenant ce dernier parti, vous consacrerez vos mains au Seigneur.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE CCCXXX. AU PAPE INNOCENT.

Contre Pierre Abélard.

A son bien-aimé père et seigneur le pape Innocent, B..., abbé de Clairvaux, ses très-humbles hommages.

L'Épouse du Christ passe ses nuits au milieu des sanglots, ses joues sont inondées de larmes, et pas un de ses nombreux amis ne se présente pour la consoler. Cette Sunamite vous est confiée, très-saint l'ère, pendant les jours de son pèlerinage, jusqu'au retour de son Époux, et comme elle vous sait aimé de lui, il n'est personne à qui elle fasse avec plus d'abandon la confidence des injustices dont elle est l'objet; personne à qui elle ouvre plus intimement le fond de son coeur pour lui en montrer les chagrins et les tortures. L'amour que vous avez pour l'Époux fait qu'en toute occasion l'Épouse vous trouve prêt à la soutenir au milieu des épreuves; car, semblable au lis qui pousse art milieu des épines, l'Église est environnée d'ennemis; mais de tous ceux qui l'assaillent, ceux dont les blessures lui sont le plus cruelles et les coups le plus sensibles, ce sont ceux qu'elle a portés dans son sein et nourris de son lait. Ce sont eux qui lui arrachent contre eux-mêmes cette plainte empruntée au Prophète: " Mes proches et mes amis se sont levés contre moi et ont résolu de me perdre (Psalm. XXXVII, 12). " Qu'est-ce qui peut faire plus de mal qu'un ennemi domestique? On peut en juger par la fausse amitié d'Absalon et par le baiser de Judas. Voilà qu'on veut poser un autre fondement de la foi que celui qui à été établi (I Cor., III, 11). On nous fabrique en France une nouvelle foi; on n'envisage plus les vertus et les vices au point de vue de la morale, ni les sacrements selon les règles de la foi; enfin il n'est pas jusqu'au mystère de la sainte Trinité dont on ne parle, m'assure-t-on, en termes bien éloignés de la simplicité et de la réserve que réclame un pareil sujet. Maître Pierre et Arnaud, dont vous avez purgé l'Italie comme d'un fléau, s'entendent parfaitement l'un l'autre pour faire la guerre à Dieu et réunissent leurs efforts contre son Christ; leur liaison est telle que. ces deux monstres semblent couverts par les mêmes écailles dont l'étroit rapprochement ne permet pas même à l'air de pénétrer jusqu'à eux. Ils se sont corrompus l'un l'autre, leur science les a rendus abominables, elle est devenue dans leur âme un levain de corruption qui perd la foi des simples, pervertit les règles de la morale et souille la robe virginale de l'Église. Semblables à celui qui sait se changer eu ange de lumière, ils se parent des dehors de la piété, mais se gardent bien d'en conserver l'esprit; on dirait à les voir des sanctuaires chargés de décorations, et ce sont des antres d'où se décochent des flèches mortelles contre les hommes au coeur droit. A peine avons-nous cessé d'entendre le rugissement du lion contre la chaire de Pierre, que nous sommes menacés des atteintes du dragon, qui s'en prend à la foi du môme apôtre; ces deux ennemis portent aussi le nom de Pierre, mais tandis que le premier s'attaquait ouvertement à l'Église comme un lion qui cherche une proie à dévorer, le second, semblable au dragon, se tient en embuscade et tend en secret ses piéges à l'innocence. Mais vous, Seigneur mon Dieu, vous saurez troubler les visées de l'orgueil et fouler aux pieds le lion et le dragon. L'un ne fit de mal que pendant sa vie, sa mort a mis fin à ses ravages; mais l'autre, par les écrits où il consigne: ses nouveautés dogmatiques, a pourvu à la perte de l'avenir et pris un moyen assuré de faire passer le poison jusqu'aux générations qui ne sont pas encore nées. Mais je veux en deux mots vous donner une idée de ce théologien nouveau. Il a de commun avec Arius de distinguer des degrés dans la sainte Trinité; avec Pélage, de faire le libre arbitre supérieur à la grâce; avec Nestorius, de diviser Jésus-Christ en niant l'union de son humanité à la Trinité. Après tout cela, il se vante d'avoir ouvert les canaux de la science aux cardinaux et aux ecclésiastiques de la cour de Rome, de leur avoir fait recevoir et goûter ses livres et ses maximes, et de compter des partisans dévoués dans ceux mêmes en qui il ne devrait trouver que des juges pour le condamner. Par quelle audace et de quel front peux-tu bien en appeler à la protection du défenseur de la foi, toi qui sapes cette vertu par la base? de quel oeil oses-tu regarder en face l'ami de l'Époux quand tu déshonores l'Épouse? Pourquoi faut-il que le soin d'une communauté et le faible état de ma santé me forcent de rester dans mon monastère? Avec quel empressement partirais-je pour aller voir le zèle que l'ami de l'Époux déploie à la garde de son Epouse bien-aimée pendant qu'il est absent! Pourrais-je souffrir qu'on attaque et qu'on déchire l'Église même quand je n'ai pu me taire lorsqu'on en persécutait le chef? Quant à vous, bien-aimé Père, ne tardez point à prendre sa défense, préparez vos armes et ceignez-vous du glaive que vous avez reçu. Déjà la charité se ressent des coups de l'iniquité et diminue à proportion que celle-ci augmente, et je prévois le jour où l'Épouse du Christ va se mettre à la suite de troupeaux étrangers et se laisser conduire par les faux pasteurs qui les mènent, si vous n'y mettez bon ordre.

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LETTRE CCCXXXI. AU CARDINAL ÉTIENNE, ÉVÊQUE DE PALESTRINE,

Sur le même sujet que la précédente.

A son très-vénéré seigneur et bien-aimé père E..., par la grâce de Dieu évêque de Palestrine, le fière Bernard, abbé de Clairvaux; il faut servir le Seigneur avec force et courage.

Persuadé que Vous êtes l'ami de l'Époux et que vous vous plaisez à entendre sa voix, je viens vous entretenir avec confiance des épreuves et des désolations de l'Épouse du Christ. Si je ne me trompe sur les dispositions de votre âme, je sais que le Seigneur peut compter sur vous et que vous n'avez en vue que les intérêts de Jésus-Christ. Pierre Abélard se déclare dans sa vie, dans ses moeurs et jusque dans les ouvrages qu'il publie, le persécuteur de la foi catholique et l'ennemi de la croix du Sauveur. Sous l'habit religieux il cache un hérétique déclaré, car il n'a de religieux que l'habit et le nom. Il rouvre les vieilles citernes et les sources à demi fermées des hérésies pour y faire tomber les boeufs et les ânes. Après avoir longtemps gardé le silence, il ne sort de sa solitude de Bretagne où il a conçu la douleur, que pour enfanter l’iniquité (Psalm. VII, 15) " dans, la France entière. Le serpent aux mille replis est sorti de la caverne et, pareil à l'hydre de la fable, il semble qu'il lui est poussé sept têtes à la place de celle qu'on lui avait coupée. Pour une hérésie, pour une tête tranchée à ce monstre au concile de Soissons, il en pousse sept autres; pour ne pas dire un plus grand nombre; je m'en suis procuré la liste et je vous l'envoie. A peine a t-il sevré ses écoliers du lait de la logique encore nécessaire à leur jeunesse et à leur ignorance qu'il 'applique ces esprits encore incapables des premiers éléments de la foi, au mystère de la sainte Trinité, à la contemplation du Saint des saints, et de la demeure impénétrable de celui qui se plaît au milieu des ombres et des mystères. Notre nouveau théologien a de commun avec Arius de distinguer des degrés dans la sainte Trinité ; avec Pélage, de faire le libre arbitre supérieur à la grâce; avec Nestorius, de diviser Jésus-Christ en niant l'union de son humanité à la Trinité; et, poussant jusqu'au bout dans cette voie, il parcourt à peu près tous les sacrements, touche à tout avec audace et traite de tout d'après son damnable système. De plus, il se vante d'avoir infesté la cour de Rome elle-même du venin de ses nouveautés, d'avoir fait recevoir et goûter des Romains ses livres et ses maximes, et de compter enfin des partisans dévoués dans tous ceux dans lesquels il ne devrait trouver que des juges pour le condamner. Que Dieu veille lui-même au salut de cette Eglise pour laquelle il a donné sa vie afin qu'elle fùt à ses yeux sans souillure et sans ride, et qu'il fasse condamner à un silence perpétuel un homme dont la bouche ne vomit que malédiction, amertume et erreur.

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LETTRE CCCXXIII. AU CARDINAL G...

L’an 1140.

Encore contre Pierre Abélard.

A son vénéré seigneur et bien-aimé père G..., cardinal diacre de la sainte Eglise romaine, Bernard, abbé de Clairvaux, salut et esprit de conseil et de force.

Je ne saurais vous taire l’injure qu'on fait à Jésus-Christ, les douleurs et les angoisses où se trouve l'Eglise, la misère qui pèse sur les indigents et les gémissements que font entendre les pauvres. Nous vivons dans un temps fécond en périls qui voit se lever des docteurs uniquement occupés à flatter ceux qui les écoutent, et des disciples qui ferment les oreilles à la vérité et ne les ouvrent qu'aux fables qu'on leur débite. Il paraît en France un homme dit nom de Pierre Abélard, qui se donne pour religieux et vit sans règle; pour prélat, et n'a point charge dames; pour abbé, et n'a point d'abbaye; il dispute avec des enfants et converse avec les femmes. Dans ses livres, il repaît ses disciples d'une nourriture inconnue et les enivre d'un breuvage clandestin, tandis que dans ses leçons orales il captive par un néologisme profane et des expressions aussi nouvelles que le sens qu'elles expriment, et essaie de percer, non pas comme Moïse seul et sans témoin, mais avec la foule entière de ses nombreux disciples, les mystérieuses obscurités dont Dieu s'environne. On ne voit dans les rues et les places publiques que des gens qui disputent de la foi catholique, de l'enfantement de la Vierge, du sacrement de l'autel et de l'insondable mystère de la sainte Trinité. Nous n'avons cessé d'entendre les rugissements du lion que pour avoir les oreilles déchirées par les sifflements du dragon; mais vous, Seigneur mon Dieu, vous saurez confondre les visées de l'orgueil et fouler aux pieds le lion et le dragon. L'un ne fit de mal que pendant sa vie, sa mort mit fin à ses ravages; mais l'autre a pourvu à la perte de l'avenir et pris un moyen assuré de faire passer le poison jusqu'aux générations qui ne sont pas encore nées. Il a écrit et publié ses nouveautés pestilentielles; je me suis procuré ses livres et je vous les envoie, vous pourrez ainsi le juger par ses oeuvres. Vous verrez que notre nouveau théologien a de commun avec Arius de distinguer des degrés dans la sainte Trinité; avec Pélage, de faire le libre arbitre supérieur à la grâce; avec Nestorius, de diviser Jésus-Christ en niant l'union de son humanité à la Trinité; or je ne cite là qu'un petit nombre de ses erreurs. Eh quoi! n'y aura-t-il donc personne parmi vous qui gémisse sur les coups dirigés contre le Sauveur, personne qui prenne le parti de la justice et se lève contre l'iniquité? Si l'on ne ferme la bouche à ce méchant, je mets les conséquences de toute cette affaire entre les mains de celui qui considère le travail et la douleur dont le juste est accablé par le méchant (Psalm. IX, 35).

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LETTRE CCCXXXIII. AU CARDINAT. G... (a).

L’an 1140

Sur le même sujet.

A son ami G.,., vénérable cardinal diacre du titre des saints Sergius et Bacchus, Bernard, abbé de Clairvaux, salut et amitié.

Puisque vous avez l'habitude de. vous lever devant moi toutes les fois que je me présente à la cour, je vous engage à le faire en ce moment; ne croyez pas que je plaisante, je parle très-sérieusement; en ce moment même je me présente devant la cour, sinon en personne, du moins dans le procès qui lui est actuellement déféré. Veuillez donc m'honorer dans la. cause que je plaide, car c'est celle de Jésus-Christ lui-même et de la vérité. Oui, levez-vous, ou plutôt soulevez-vous, le coeur indigné, contre un hérétique qui parle de foi, contre toutes les règles de la foi, et qui se sert des propres termes de la loi pour détruire la loi. Il lève la main contre tous et chacun la lève contre lui. Je veux parler de Pierre Abélard, qui écrit, dogmatise et dispute à sa fantaisie, sur la morale, les sacrements, ainsi que sur le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Après avoir jeté le trouble et l'agitation dans l'Église, il se présente à la cour de Rome, non pour chercher un remède aux maux qu'il a causés, mais pour justifier les erreurs auxquelles il s'est abandonné. Défendez, eu véritable enfant de l'Église; le sein qui vous a porté et les mamelles qui vous ont nourri.

a C'était Grégoire de Tarquinie; il fut créé cardinal diacre du titre des saints Sergius et Bacchus par le pape Callixte II.

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LETTRE CCCXXXIV. A GUY (a) DE PISE.

L’an 1140

Contre le même Abélard.

A Guy, abbé de Pise, Bernard, abbé de Clairvaux, un esprit sain dans un corps sain.

Je sais que vous avez pour moi tant d'affection que je n'hésiterais pas un instant à remettre entre vos mains le soin de mes intérêts les plus chers, mais c'est avec plus de confiance encore que je vous recommande ceux de Jésus-Christ même, qui mérite votre amour infiniment plus que moi. Il s'agit d'une affaire qui le regarde; que dis-je? où il est lui-même en question, car la vérité est en péril. On se partage ses vêtements en mettant les sacrements en lambeaux, mais sa robe sans couture demeure toujours entière, car elle n'est autre que l'unité de l'Église qui ne connaît ni déchirures, ni partage; l'homme ne saurait diviser ce que le Ciel a tissu et dont l'Esprit-Saint lui-même a disposé la trame. En vain les hérétiques aiguisent leurs langues de serpents et s'arment des armes les plus pénétrantes de l'esprit pour troubler la paix de l'Église ; ce sont eux qu'on appelle les portes de l'enfer, et ils ne prévaudront jamais contre elle. Si vous êtes véritablement son fils, si vous reconnaissez le sein qui vous a porté, n'abandonnez pas votre mère au milieu du danger, ne lui refusez pas votre appui dans la tribulation. Maître Pierre Abélard a recours à Rome, il se flatte que l'autorité du saint Siège lui servira de mur et de rempart pour abriter les erreurs qu'il a semées dans ses livres et qu'il. propage dans ses leçons contre la foi catholique.

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LETTRE CCCXXXV. A UN CERTAIN CARDINAL PRÊTRE.

L’an 1140

Toujours contre Pierre Abélard.

Au cardinal prêtre..., Bernard, abbé de Clairvaux, affectueux salut en notre-seigneur Jésus-Christ.

Quoique jeune, vous n'en commandez pas moins le respect, parce dite ce ne sont ni les cheveux blancs, ni le nombre des années qui rendent respectable, niais la maturité de l'esprit et des moeurs irréprochables. Voilà pourquoi Jérémie et Daniel, tout jeunes qu'ils étaient,

a Il se nommait Guy Moricot de Vico, était né à Pise et fut fait cardinal du titre des saints Cosme et Damien par le pape Innocent.

n'éprouvèrent ni embarras ni crainte en présence des vieillards impudiques non moins chargés de crimes que de jours. J'aurais peut-être raison de traiter aussi d'impudique un homme qui tente de corrompre la beauté de l'Église et de souiller la pureté de la foi, je veux parler de Pierre Abélard, qui écrit, dogmatise et dispute à sa fantaisie, en dépit de la tradition, sur la foi, les sacrements et le mystère de la sainte Trinité. Après avoir jeté le trouble et l'agitation dans l'Église, il se présente à la cour de Rome, non pour chercher un remède aux maux qu'il a causés, mais parce qu'il a confiance dans les détours et les prétextes qu'il sait multiplier pour colorer ses erreurs. C'est bien dans cette conjoncture que les vrais enfants de l'Église se lèveront avec zèle et confiance pour la défendre.

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LETTRE CCCXXXVI. A UN CERTAIN ABBÉ, SUR LE MÊME SUJET.

A son très-cher frère et confrère, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, avoir le zèle de Dieu selon la science.

Il faut qu'il y ait des hérésies, afin que ceux qui sont solidement à Dieu soient discernés des autres (I Cor., XI, 19) ; que ceux donc qui sont pour lui se serrent autour de lui, car ce n'est rien moins que lui qu'on attaque en ce moment, puisqu'on s'en prend à la vérité; ce sont ses vêtements qu'on met en lambeaux en déchirant les sacrements de l'Église; de la plante des pieds jusqu'au sommet de la tète, il n'y a pas un endroit qui ne soit attaqué en elle, et on se joue de la simplicité des fidèles. Le lion est sur le point de s'élancer de son antre pour se jeter sur l'Église et dévorer les nations qui sont dans son sein. Pierre Abélard est comme le précurseur de l'antéchrist, auquel il prépare les voies en parlant sans aucun respect pour la tradition, de la foi, des sacrements et du mystère de la sainte Trinité. Écrits, leçons, disputes, tout en lui tend à la perte de ceux qui l'écoutent. Il a de commun avec Arius de distinguer des degrés dans la sainte Trinité; avec Pélage de faire le libre arbitre supérieur à la grâce; avec Nestorius, de diviser Jésus-Christ en niant l'union de son humanité à la Trinité. Néanmoins il se flatte d'être le protégé de l'Église romaine, d'avoir fait recevoir et goûter des Romains ses livres et ses maximes, et de compter des partisans dévoués dans tous ceux dans lesquels il ne devrait trouver que des juges pour le condamner. Que Dieu jette un regard sur nous et ferme lui-même la bouche à cet homme impie. Celui qui portera cette lettre doit vous expliquer tout en détail.

a C'était peut-être un abbé italien du nom de Bernard que notre saint avait envoyé à Rome. Voir les lettres trois cent quarante-troisième et trois cent quarante-quatrième.

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LETTRE CCCXXXVII. AU PAPE INNOCENT, AU NOM DES ÉVÊQUES DE FRANCE (a).

Les évêques exposent au souverain Pontife ce qui s'est passé dans Parfaire de Pierre Abélard qui, après avoir provoqué saint Bernard à se rendre au synode de Sens, a refusé de répondre au reproche. d'hérésie qui lui était adressé et s'est contenté d'inter jeter appel au saint Siège.

Au très-révérend père et seigneur innocent, parla grâce de Dieu souverain Pontife, fleuri, archevêque de Sens, Geoffroy, évêque de Chartres et légat (b) du saint Siège, Hélie, évêque d'Orléans, Hugues, évêque d'Auxerre, Hatton, évêque de Troyes, et Manassès, évêque de Meaux, l'hommage de leurs ardentes prières et de leur obéissance.

1. Comme tout le monde reconnaît que ce qui a été confirmé par le saint Siège apostolique passe pour si sûr et si certain qu'il n'est chicane ou passion mauvaise qui puisse en détruire l'autorité, nous avons cru que nous devions vous rendre compte, très-saint Père, de tout ce qui s'est fait dans notre dernière réunion, afin due Votre Sérénité daigne approuver et confirmer pour toujours, de son autorité apostolique, ce que, de concert avec plusieurs personnes pieuses et éclairées, nous avons jugé, à propos de décider. Dans la France entière, il n'est presque pas une ville, une bourgade, un château même où l'on n'entende de simples écoliers, non pas des hommes versés dans la connaissance des lettres ou recommandables par leur âge, mais des enfants, des gens simples et sans lettres, des insensés même disputer, non-seulement dans l'intérieur des écoles, mais en public et dans les carrefours, sur le mystère de la sainte Trinité, qui n'est autre que Dieu même, et avancer mille propositions non moins contraires à la raison qu'aux enseignements de la foi catholique et à la doctrine des saints Pères. C'est en vain que les personnes bien pensantes les avertissaient, les

a Dans le manuscrit du Vatican portant le n. 662, cette lettre se trouve placée la cent quatre-vingt-dixième, avec ce titre : Les évêques de France au pape Innocent. Par le mot France, il faut entendre la province métropolitaine de Sens; de là vient que dans la lettre cent soixante et unième il est dit que la voix du sang d'Archambaut, sous-doyen d'Orléans, crie de la terre de France vers le pape Innocent, et que dans la lettre cent vingt-sixième, n. 4, saint Bernard distingue la France de la Bourgogne. Toutefois, même à cette époque, on comprenait aussi sous le nom de France nue grande partie de la Belgique seconde.

b Il y a dans le texte serviteur, au lieu de légat du saint Siége. Geoffroy, par un sentiment de modestie, aimait à prendre le litre de serviteur ait lieu de celui de légat, comme on le voit dans le cartulaire de Saint-Etienne de Dreux. On trouve aussi en plusieurs endroits les légats désignés par le titre de vicaires du saint Siège.

reprenaient et les exhortaient à renoncer à toutes ces inepties (a) ; ces dogmatiseurs semblaient ne s'en montrer que plus ardents encore; forts de l'autorité de leur maître, Pierre Abélard, et s'appuyant sur son livre. intitulé sa Théologie, ainsi que sur plusieurs autres ouvrages du même genre, ils s'obstinaient tous les jours davantage, au grand détriment des âmes, à soutenir et à défendre leurs dangereuses nouveautés. Emus, alarmés même de cet état de choses, nous n'osions pourtant, non plus que ceux qui partageaient nos sentiments, agiter ces questions délicates et brûlantes.

2. Mais l'abbé de Clairvaux, qui avait beaucoup entendu parler de ces choses, étant tombé, par hasard, sur le fameux livre que maître Abélard appelle sa Théologie et sur plusieurs autres de ses ouvrages, les lut avec attention et se crut obligé de faire d'abord en secret une réprimande à l'auteur, puis, selon le précepte de l'Evangile, de le reprendre une seconde fois, en présence de deux ou trois témoins, en l'invitant avec douceur et bonté à détourner ses disciples de s'occuper de toutes ces questions et à corriger ses livres : il exhorta même plusieurs de ses partisans à renoncer à la lecture de ses écrits empoisonnés, à se défaite de ses ouvrages et à se tenir en garde contre une doctrine qui blessait la foi catholique et même à y renoncer formellement. Mais ce docteur se sentit blessé au vif par tout cela et ne put se contenir ; dès lors il se mit à nous presser sans relâche et ne se donna de cesse qu'il ne nous eût décidés à écrire à l'abbé de Clairvaux au sujet de cette affaire, pour l'assigner à comparaître devant nous le jour de l'octave de la Pentecôte, à Sens, où il se disait prêt, lui, Pierre Abélard, à. venir soutenir et défendre les propositions que cet abbé avait précédemment notées d'hérésie. De son côté, l'abbé de Clairvaux ne prit l'engagement ni de rendre à Sens au jour indiqué, ni d'accepter la discussion avec Pierre Abélard. Mais, comme dans l'intervalle, ce dernier fit appel à tous ses partisans en les invitant à se rendre de tous côtés à la controverse qu'il allait avoir à soutenir contre l'abbé de Clairvaux, et en les pressant vivement de venir se grouper autour de lui pour donner, par leur présence, plus de force à ses opinions et à son système, l'abbé de Clairvaux, qui ne pouvait ignorer toutes ces menées, craignit que son absence ne fût un prétexte pour les sots et pour les partisans de ferreux. de regarder toutes les propositions, ou plutôt toutes les folies du maître, comme beaucoup plus fortes et plus solides qu'elles ne l'étaient en effet,

a Les anciens donnaient le nom d'inepties aux hérésies même les plus graves, ainsi que nous l'avons dit dans la seconde préface du IVe siècle bénédictin, page 133. Saint Jérôme dans sa lettre à Alypius et à saint Augustin, disait aussi en parlant de l'hérésie de Cèlestius: " Il n'est pas bien difficile de répondre à ces misérables inepties. " Saint Bernard se sert encore de la trime expression dans le sermon soixante-cinquième sur le Cantique des cantiques, n. 8.

et se présenta dans l'ardeur d'un saint zèle, de son propre mouvement ou plutôt par un véritable mouvement du Saint-Esprit, devant nous, à Sens, le jour même qui lui avait été indiqué, mais pour lequel il n'avait d'abord voulu prendre aucun engagement. Or ce jour-là, qui était celui de l'octave de la Pentecôte, tous nos frères, les suffragants de notre métropole, s'étaient réunis à nous dans la ville de Sens pour contribuer par leur présence à la pompe de la révélation des saintes reliques que nous nous proposions de faire ce jour-là au peuple dans notre église métropolitaine.

3. Ce fut donc en présence du glorieux roi de France, Louis (a), du pieux Guillaume, comte de Nevers, de monseigneur l'archevêque de Reims, accompagné de quelques-uns de ses suffragants, devant nous et en présence de tous les évêques nos suffragants, excepté ceux de Nevers et de Paris, d'un grand nombre d'abbés aussi distingués par leur science que par leur piété, et de clercs fort instruits, que l'abbé de Clairvaux et Pierre Abélard, suivi de ses partisans, firent leur entrée dans l'assemblée. Pour abréger, le seigneur abbé mit sous nos yeux lé livre de la Théologie de Pierre Abélard, en signala plusieurs propositions qu'il qualifiait d'absurdes et même de pleinement hérétiques, et mit maître Pierre en demeure ou de nier qu'elles étaient de sa plume, ou de les prouver, ou enfin de les rétracter s'il reconnaissait les avoir écrites. Maître Pierre, comme s'il ne fût pas bien sûr de lui-même, commença par chercher des détours, et finalement refusa de s'expliquer, quoiqu'il eût pleine liberté de le faire, qu'il fût en lieu parfaitement sûr et qu'il eût des juges équitables. Il aima mieux en appeler à Vous, très-saint Père, et se retira ensuite de l'assemblée avec tous ceux qui l'y avaient suivi.

4. Pour nous, quoique cet appel ne nous parût point cationique, nous nous sommes abstenus, par respect pour le saint Siège apostolique, de prononcer aucun jugement contre sa peine ; mais quant à ses erreurs dogmatiques, qui déjà avaient infesté une foule de personnes et pénétré jusqu'au fond du coeur d'un grand nombre de gens, nous les avion; condamnées la veille du jour où Abélard interjeta son appel; après les avoir, à plusieurs reprises différentes, lues et relues en pleine assemblée, et après avoir entendu par quelles raisons excellentes et par quels arguments, tirés de saint Augustin et des autres Pères le seigneur abbé de Clairvaux en démontrait la fausseté et le sens évidemment

Tous les historiens avec Hugues, chronographe de Saint-Marien, placent cette cérémonie en 1140, mais ne parlent pas de la révélation des reliques dont il est question ici. La chronique de Saint-Pierre-le-Vif se tait également sur cette particularité. En parlant de cette assemblée d'évêques, Othon, évêque de Freisingen, dit que le comte palatin Thibaut y assista avec plusieurs autres personnages de distinction. Voir livre des Faits et Gestes de Frédéric, chap. 48.

hérétique. Mais, comme ces erreurs entraînent une infinité les d'âmes dans une voie on ne peut plus pernicieuse et tout à fait damnable, nous vous prions tous d'une voix, très-saint Père, de les censurer de votre propre autorité et de décerner des peines contre quiconque s'opiniâtrera méchamment à les défendre. De plus, si Votre Révérence jugeait à propos d'imposer silence à leur auteur, de lui ôter le pouvoir d'enseigner et d'écrire, de condamner ses ouvrages comme remplis de dogmes impies, elle arracherait ainsi les ronces et les épines du champ de l'Eglise et pourrait encore jouir de la consolation de voir l'héritage du Christ se couvrir de verdure, de fleurs et de fruits. Nous vous adressons, très-révérend Père, la liste de quelques-unes des propositions que nous avons condamnées, afin que par ces extraits vous puissiez vous faire plus aisément une idée du reste de l'ouvrage.

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LETTRE CCCXXXVIII. A HAIMERIC, CARDINAL ET CHANCELIER DE LA COUR DE ROME.

Pierre Abélard étant convaincu d'hérésie ne devrait pas pouvoir espérer qu'il trouvera un refuge auprès des cardinaux et de la cour de Rome.

A son intime et très-illustre ami Haimeric, cardinal diacre et chancelier de la cour romaine, Bernard, abbé de Clairvaux, souhaits qu'il se conduise avec sagesse devant Dieu et devant les hommes.

1. Ce que je n'avais entendu que de mes oreilles de la doctrine de Pierre Abélard, je l'ai vu de mes propres yeux dans ses livres. J'ai remarqué ses expressions, j'ai noté le sens qu'elles cachaient, lequel pour moi n'est qu'un sens pernicieux. Notre nouveau théologien se sert des propres paroles de la loi pour renverser la loi elle-même; il jette les choses saintes aux chiens et les perles aux pourceaux; corrupteur de la foi des simples, il souille la pureté même de l'Eglise. Il est dit que le vase garde longtemps sa première odeur (Horace). On a retiré des flammes un livre qu'on avait condamné à y périr, et c'est dans le sein de l'Eglise qu'un ennemi déclaré de l'Eglise, un persécuteur de la foi vient chercher un asile; c'est elle-même qui le relève après qu'il a été terrassé : Périsse, est-il dit, celui qui souille la couche de son

te père et porte atteinte à l'honneur de son lit ! Or cet homme a déshonoré l'Eglise et infesté de ses vices les âmes des simples. Il prétend aborder avec les seules lumières de la raison les mystères qui ne sont accessibles qu'à la vivacité d'une foi pieuse et soumise qui croit sans examen. Pour lui, doutant de Dieu même, il ne veut croire que ce que sa raison saisit et comprend. Le Prophète a beau dire : " Vous ne comprendrez pas si vous ne croyez pas (Isa., VII, 9), " Abélard traite la foi spontanée de pure crédulité, en se fondant mal à propos sur ces paroles de Salomon : " Celui qui croit promptement est un esprit léger (Eccli., XIX, 4). " Qu'il blâme donc Marie d'avoir cru sans hésiter à la parole de l'ange lui disant : " Vous concevrez et vous mettrez un enfant au monde (Luc., I, 21); " qu'il blâme également celui qui, à sa dernière heure, à sa dernière minute, ajouta foi sans balancer aux paroles du mourant qui lui disait : " Aujourd'hui même vous serez avec moi dans le paradis (Luc., XXIII, 43), " et qu'il réserve ses louanges pour les coeurs durs qui méritèrent d'entendre ce reproche du Sauveur lui-même : " O insensés! coeurs lents et tardifs à croire ce que les prophètes ont prédit (Luc., XXIV, 25), n et qu'il garde son approbation pour celui qui â mérité d'entendre ces mots : " Pour n'avoir point ajouté foi à ce que je vous ai dit, vous allez perdre la parole et devenir muet (Luc., I, 20). "

2. Mais, pour renfermer en peu de mots ce que le cadre étroit d'une lettre ne peut recevoir tout au long, je vous dirai que notre admirable docteur à de commun avec Arius de distinguer des degrés dans la Trinité; avec Pélage, de faire le libre arbitre supérieur à la grâce; avec Nestorius, de diviser Jésus-Christ en niant l'union de son humanité à la Trinité, après tout cela il se vante d'avoir ouvert les canaux de la science aux cardinaux et aux ecclésiastiques de la cour de Rome, de leur avoir fait recevoir et goûter ses livres et ses maximes, et de compter des partisans dévoués de ses erreurs dans ceux mêmes en qui il ne devrait trouver que des juges pour le condamner.

Hyacinthe m'a fait bien des menaces qui sont demeurées sans effet, parce qu'il n'a pu y donner suite. Après tout, je n'en ai pas été surpris, puisqu'il n'a su garder de mesure à Rome même, ni envers le Pape, ni envers la cour de Rome. Mon cher Nicolas, qui d'ailleurs vous est aussi dévoué qu'à moi, vous apprendra de vive voix, mieux que je ne pourrais le faire par écrit, tout ce qu'il a vu et entendu.
 
 
 
 

LETTRE CCCXXXIX. AU PAPE INNOCENT.

L’an 1140

Saint Bernard prend la défense d'Alvise, évêque d'Arras contre les calomniateurs de son innocence.

A son très-cher père et seigneur Innocent, par la grâce de Dieu souverain Pontife, Bernard, abbé de Clairvaux, l'hommage de son néant.

Je ne trouve ni surprenant ni nouveau que les hommes puissent être trompés et trompeurs , mais comme c'est un double mal qu'il faut éviter, l'Ange du grand conseil nous en suggère deux moyens quand il nous dit : " Soyez prudents comme des serpents et simples comme des colombes (Matth., X, 15). " La prudence empêchera que vous ne soyez induit en erreur, et la simplicité nous mettra hors d'état d'y induire les autres. Les religieux de Marchiennes (a) ont été se présenter devant vous, conduits par un esprit de mensonge et d'erreur, pour attaquer le Seigneur et son Christ, en accusant injustement, à votre tribunal, l'évêque d'Arras, dont la vie est partout en odeur de sainteté. Qu'est-ce donc que ces hommes à la langue mordante, qui savent donner au mal la couleur du bien et le nom de ténèbres à la lumière? Qu'est-ce que ces gent qui, en dépit de la loi, disent des injures à un muet et placent méchamment une pierre d'achoppement sur le passage de l'aveugle (Levit. XIX, 14)? Pourquoi, monseigneur, vous indigner contre votre fils, et faire la joie de ses ennemis? Auriez-vous donc oublié cette recommandation de l'Apôtre : " Ne vous fiez point à tout esprit, assurez-vous d'abord s'il est de Dieu (I Joan., IV, 1) ? Quant à moi, j'espère bien que Dieu confondra leurs projets et fera tourner leur imposture contre eux-mêmes, en permettant à la vérité de se faire jour et de mettre le mensonge en fuite. J'ai entendu, de mes propres oreilles, raconter le zèle et la constance dont il a fait preuve en présence du roi de France et des grands de sa cour pour la défense de l'Eglise de Rome, Il se propose, dans l'innocence de son âme, d'aller un jour se présenter à vous; mais, en attendant, il vous a député son archidiacre qui s'est chargé de vous remettre cette lettre. Je vous prie d'accueillir avec votre bonté ordinaire cet envoyé, qui est aussi recommandable par son mérite que par le rang qu'il occupe. Je sais d'ailleurs que l'abbé (b) de Saint-Waast est allé vous trouver, c'est un homme qui n'a pas de plus grand ennemi que lui-même, et qui n'est pas moins redoutable à ses religieux qu'à son abbaye; je ne sais de quel front il prend le titre d'abbé, car il est bien plus préoccupé de ses intérêts que de ceux de Jésus-Christ. Quant au religieux G..., qui l'accompagne, on peut dire que c'est un digne fils d'un tel père; il a si peu ménagé son propre honneur et si bien foulé sa conscience aux pieds, qu'il est devenu la fable et la risée de tout son voisinage. Que l'esprit de vérité nous fasse discerner la lumière des ténèbres, favoriser le bien et réprouver le mal,

a Abbaye de Bénédictins, située sur la Scarpe, dans le diocèse de Tournai. Elle fut fondée an septième siècle par sainte Rictrude.

b C'était Gautier, qui eut pour successeur, en 1147, l'abbé Guérin, dont il est parlé dans la lettre deux cent quatre-vingt-quatrième. La Gallia christiana constate à son honneur que le pape Innocent ne décréta rien contre lui.

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LETTRE CCCXL. AU MÊME PAPE INNOCENT.

L’an 1140

Pour l'évêque d'Angers.

A son très-aimé père et seigneur Innocent, parla grâce de Dieu, souverain Pontife, Bernard, abbé de Clairvaux, l'hommage de son néant.

Il faudrait avoir perdu toute sensibilité d'âme et dépouillé tout sentiment humain pour voir d'un oeil indifférent l'âge avancé de l'évêque d'Angers (a), les travaux qu'il a entrepris, les périls qu'il a courus. Pour moi, je ne puis penser, sans me sentir ému jusqu'au fond des entrailles, à ce vieillard, à qui on ne peut adresser qu'un seul reproche, que sa vie tout entière et son savoir rendent vénérable à mes yeux. Ignorant ce qui s'est passé entre lui et la maison religieuse avec laquelle il est en procès, je n'ose me permettre de vous rien écrire sur ce sujet. Mais pourtant, s'il est démontré qu'il a rempli ses engagements, je ne vois pas ce qui peut s'opposer à ce qu'il soit rétabli dans la plénitude de vos bonnes grâces et dans l'exercice de ses fonctions.

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LETTRE CCCXLI. A MALACHIE ARCHEVÊQUE D'IRLANDE.

L’an 1140

Saint-Bernard le remercie des moines, de la lettre et du bâton qu'il lui a envoyés; il lui recommande de disposer un lieu convenable pour recevoir des religieux et se recommande à ses prières.

A son vénérable seigneur et bienheureux père Malachie, par la grâce de pieu archevêque d'Irlande (b) et légat du saint Siège, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, voeux ardents qu'il se rende agréable au Seigneur.

1. Au milieu des inquiétudes sans nombre dont je suis agité, des sains et des tracas dont la multitude m'empêche presque de savoir où

a Il se nommait Ulger, c'est le même que celui à qui est adressée la deux centième lettre

b Usher cite cette lettre parmi les irlandaises et il prouve contre Jean Picard que les évêques d'Armagh reçurent le nom d'archevêque et tirent actes de métropolitains longtemps avant d'avoir reçu le pallium, qui ne leur fut accordé qu'en 1150. Usher a montré un très-grand étonnement qu'on eût donné le titre d'archevêque à Malachie, qui avait déjà depuis plusieurs années, renoncé à son archevêché pour prendre en mains l'administration du diocèse des Dunes (voir sa Vie, chap. XIV). Mais il est aisé de répondre à cela que saint Bernard a pu lui donner le titre d'archevêque parce qu'il en avait eu précédemment la dignité, et ne plus lui donner ensuite dans ses autres lettres que le titre d'évêque.

donner de la tête, les religieux que vous m'envoyez de si loin pour que je les forme au service de Dieu, votre lettre et le bâton dont vous me faites présent, ont été pour moi un sujet de consolation. Votre lettre m'est en effet un gage de votre affection; le bâton qui vous me destinez soutiendra le poids de mon corps, que les infirmités ont alourdi; enfin la vue de vos religieux me fera du bien, à cause de leur humilité dans le service de Dieu. J'ai reçu tous vos présents, et tous me sont aussi agréables qu'utiles. Pour ce qui est du désir que je vous envoie deux de vos religieux pour vous aider à faire choix d'un endroit convenable, je n'ai pas cru, après en avoir conféré avec mes frères, devoir vous les envoyer avant les autres, il vaut mieux attendre que Jésus-Christ soit complètement formé en eux, et qu'ils soient eux-mêmes tout à fait aguerris aux combats du Seigneur. Mais quand ils auront été instruits à l'école du Saint-Esprit et revêtus de la force qui vient d'en haut, alors ils iront retrouver leur père, pour chanter les cantiques du Seigneur, non plus dans une terre étrangère, mais dans leur propre patrie.

2. En attendant, faites choix, avec là sagesse que Dieu vous a départie, d'un endroit isolé du monde et pareil à ceux que vous nous avez vus préférer, pour l'établissement de nos maisons ; car le jour approche où avec la grâce de Dieu, je pourrai vous renvoyer des hommes nouveaux à la place de ceux due vous m'aviez confiés encore revêtus du vieil homme. Je ne saurais assez bénir le Seigneur qui a permis que vos enfants devinssent aussi les miens, que mes exhortations fussent comme la rosée répandue au pied des jeunes plantes que vos prédications avaient plantées, et auxquelles le Seigneur a donné ensuite l'accroissement. Je prie Votre Sainteté de s'appliquer à la prédication de la parole de Dieu; et à l'instruction de son peuple, c'est une double nécessité pour vous, parce due vous êtes évêque et légat du saint Siège. Il est dit en général : " Nous tombons tous dans une multitude de fautes (Jacob., III, 2). " Mais moi, répandu comme je le suis au milieu du monde, j'y ramasse une quantité de poussière; aussi me recommandé je particulièrement à vos prières et à celles de vos amis. Demandez pour moi à Celui qui dit. un jour à Pierre: " Si je ne vous lave les pieds, vous n'aurez point de part avec moi (Joan. XIII, 8), " qu'il daigne me laver et me purifier dans les eaux de la miséricorde. Voilà ce que je réclame de vous avec instance ou plutôt ce que j'exige comme le paiement d'une dette à raison des prières due je ne cesse d'adresser pour vous au Seigneur, si toutefois la voix d'un pécheur peut s'élever jusqu'à lui. Adieu en Notre-Seigneur.

a Ce fut plus tard l'abbaye de Monaster-Mohr, fondée en 1141, au diocèse d'Armagh ; elle eut pour premier abbé un religieux du nom de Chrétien, dont il est parlé au n. 3 de la lettre trois cent cinquante-septième. On peut consulter sur cette abbaye les Actes de saint Malachie et la Vie de saint Bernard, ainsi que la lettre deux cent cinquante-quatrième du tome IV de Duchesne.

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LETTRE CCCXLII. A JOSSELIN, ÉVÊQUE DE SOISSONS.

L’an 1140

Saint Bernard prie cet évêque d'apaiser le roi qui était irrité contre l'archevêque de Bordeaux.

A son très-vénéré seigneur et bien-aimé père Josselin, par la grâce de Dieu évêque de Soissons, Bernard, abbé de Clairvaux, vieux ardents qu'il se rende agréable au Seigneur.

1. C'est un malheur pour un royaume et pour les grands qui le gouvernent qu'un roi cède à la fougue de son caractère et ne se possède pas assez pour dérober au public le secret des desseins qu'il n'a pas concertés avec assez de maturité. Aussi ne huis-je trop vous dire combien je suis heureux en voyant toute la confiance que le roi a en vous ; car je sais que votre dévouement au roi et à l'État est inséparable en vous des qualités d'un bon conseiller. L'ordre et la raison veulent, en effet, que le conseiller d'un roi réunisse an même degré le dévouement et la prudence; tout est là pour lui; avec ces deux qualités il ne peut manquer d'ètre d'un bon conseil et de donner une bonne direction aux entreprises d'un prince; mais si le dévouement fait défaut à la prudence, ou la prudence au dévouement, malheur à l'État surtout dont le roi est jeune encore. Que Dieu me préserve d'avoir jamais pour conseillères des personnes dont la prudence n'est pas égale au dévouement, ou dont le dévouement manque de prudence. Dans une pareille occurrence, le malheureux Adam perdit ses droits à l'immortalité, pour avoir cédé aux conseils d'une épouse aussi imprudente que dévouée, et du serpent dont la prudence n'avait pas le dévouement pour règle.

2. Or je vous demande d'où vient que le roi mon maître prend à partie, sans raison, l'archevêque de Bordeaux (a)? Est-ce vous qui le conseillez en cette circonstance ? Que Dieu vous garde de le faire et moi de, le penser! Que reproche-t-on à ce prélat? Lui fait-on un crime d'avoir observé les canons en consacrant un évêque (b), que tout Poitiers a élu d'une voix unanime, sans trouble ni cabale ; ou bien le trouve-t-on en défaut de n'avoir pas voulu ravir aux pauvres et aux églises de Poitiers l'argent qu'un de leurs concitoyens leur avait légué en mourant? Ah ! si c'est un tort de donner un pasteur à des brebis errantes, de ne pas dépouiller la veuve et l'orphelin, de maintenir intacts les

a C'était Geoffroy de Lorroux; il n'était pas encore évêque à l'époque où saint Bernard lui écrivit sa lettre cent vingt-cinquième. C'est à tort que dans plusieurs éditions celle-ci a ces mots pour suscription : A Jean.

b C'était Grimoard,ex-abbé de Sainte-Marie-des-Allois. Louis VII refusa pendant quelque temps de ratifier sou élection qui date de 1140.

privilèges du saint Siège, à la bonne heure, qu'on le condamne, il est sans excuse. Mais quel conseil indigne de ce nom que celui pour lequel la justice est un crime, et l'innocence une faute ! Prenez garde : vous êtes évêques, cette affaire vous touche de près, et l'incendie qui dévore la maison de votre voisin menace aussi la vôtre.

3. Quoi qu'il en soit, je vous déclare, à vous qui approchez du roi de plus près que les autres, et comptez pour beaucoup dans les résolutions auxquelles il s'arrête, que vous devez employer toute votre influence dans l'intérêt de tous les évêques vos frères, à calmer l'emportement du roi; car je vous déclare que vous avez affaire avec un homme résolu, puissant en oeuvres et en paroles, qu'il est bien difficile de faire renoncer à son droit. Il jouit d'une très-grande influence dans son pays et, si on l'inquiète, vous verrez beaucoup de gens se mettre de son parti. Prenez donc garde de jeter de l'huile sur le feu, cherchez plutôt à éteindre l'incendie dès le début. Vous savez qu'il est bien tard de songer au remède quand on a laissé au mal le temps de se développer.

LETTRE CCCXLIII. L'ABBÉ BERNARD D'ITALIE AU PAPE INNOCENT.

L’an 1140.

L'abbé Bernard se plaint ait Pape de ce que les choses ne se pas faites selon sa promesse, dans l'abbaye de Saint-Sauveur.

Au très-regretté seigneur et bien-aimé père Innocent, par la grâce de Dieu souverain Pontife, son serviteur Bernard, la prière et les voeux des pauvres.

Mon âme est dans la perplexité; d'un côté, le respect lui fait un devoir de garder le silence, et de l'autre, la nécessité lui en fait un de le rompre. Je parlerai donc à mon seigneur, quoique je ne sois que cendre et poussière; mais je parlerai dans toute l'amertume de mon âme, car si c'est à vous, monseigneur, c'est en même temps de vous que je me plains; je le fais dans l'ombre et le secret, mais la cause de mes plaintes n'est que trop manifeste. Sur votre ordre formel et d'après la lettre que vous avez écrite à votre serviteur, notre père (Saint Bernard) , je me suis rendu au monastère de Saint-Sauveur (a); or je vous le demande, que sont devenues les espérances que vous m'aviez données et les promesses que vous aviez faites? J'ai passé par l'eau et par le feu; j'y aurais certainement péri si Dieu ne m'avait point assisté. Quels dangers n'ai-je point courus au milieu des voleurs et sur les fleuves, dans les cités les

a Ce monastère subsistait encore du temps de Mabillon, à huit milles de l'abbaye de Farta, dont il dépendait, et servait de maison de campagne aux religieux de Farta qui s'y retiraient pendant les grandes chaleurs de l'été. Voir la lettre cent quatre-vingt-quatrième et ses notes.

plus populeuses et dans les lieux les plus déserts! Que de fatigues ai-je essuyées sur terre et sur mer enfin, sans trouver nulle part une main secourable! Toutes ces épreuves ont fondu surmoi et je n'en vois pas encore la fin. Un mot de votre main a suffi pour m'arracher du sein de ma mère où je goûtais toutes sortes de consolations, et pour me tirer du séjour de bonheur à l'entrée duquel vous avez, seigneur, placé un glaive de feu pour m'en défendre l'entrée. Hélas! que n'est-ce le glaive versatile et changeant de l'ange ! Ma couronne est tombée de ma tête et mes chants d'allégresse ont fait place aux plaintes et aux gémissements. Quels chants, en effet, Seigneur, pourrais-je faire entendre dans une terre étrangère? Combien n'était-il pas plus doux et plus sûr pour moi d'épancher autrefois mon âme avec allégresse dans le sein de ma mère et dans la demeure de celle qui m'a donné le jour ? J'ai donc couru, mais au hasard; j'ai livré des combats, mais en l'air, parce que je m'en suis reposé sur votre promesse, que je croyais aussi pleine de vérité que de grâces. Maintenant donc, puisque l'hiver est passé et le mauvais temps fini, je vous demande, Seigneur, la permission de chercher et de voir où je pourrai enfin fixer mes pas; car jusqu'à ce jour la grêle et la neige, les glaces et les tempêtes m'ont empêché de le faire. Il ne se pourrait voir rien de plus dur et de plus inhumain que de frustrer les voeux et les espérances de celui (a) qui m'a aimé avant de me connaître et qui s'est montré pour moi un père si tendre qu'il se serait arraché les yeux pour me les donner, si c'eût été possible; Mon maître et mon Dieu, dont le royaume n'est pas de ce monde, n'avait point où reposer sa tète; que je serais heureux de me voir rejeté du monde et refoulé six milieu des déserts, au sein des montagnes, dans les antres et les cavernes de la terre!

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LETTRE CCCXLIV. DU MÊME BERNARD A SAINT-BERNARD.

L'abbé Bernard se plaint à saint Bernard de la prélature qu'on l'a forcé d'accepter.

Au vénérable seigneur et bien-aimé P... (b), abbé de Clairvaux, son fils B...., l'onction de la grâce qui enseigne toutes choses (I Joan., 11, 27).

1. Je ne puis songer au jour d'affliction et de misère où je me vis sevré du lait de vos consolations sans me sentir plus d'envie de pleurer que

a C'était Atenoulphe, abbé de Farfa, dont il sera parlé plus bas.

b C'est-à-dire père, car il est prouvé que cette lettre s'adresse à saint Bernard et qu'elle a été écrite par cet abbé Bernard qui devint plus tard abbé de Saint-Anastase, près de Rome, puis souverain pontife sous le mort d'Eugène III. La lettre précédente est aussi de lui, de même que la quatre cent vingt-huitième. Toutes ces lettres ont paru d’abord sous le nom de notre saint.

d'écrire. Si l'éloquence de mes prières égalait l'abondance de mes larmes, il vous serait facile de comprendre toute ma misère et tout mon dénûment. Lorsque j'essaie d'appliquer mon esprit à la méditation ou ma main à tracer quelques lignes, la douleur de mon âme se réveille plus vive que jamais ; pendant que j'écris, j'ai l'esprit assailli par le souvenir plein d'une amertume extrême du triste jour où mon obscurité fut placée sur le flambeau et j'en suis ému jusqu'au plus intime de mon être. Vous savez, mon Père, due je ne blâme ni ce que vous avez fait, ni le mobile qui vous a fait agir ; il me semble qu'il n'y en a pas eu d'autre que l'inspiration de Dieu même, mais laissez-moi pleurer au moins un peu sur mon triste sort. Depuis que je suis éloigné de vous, ma vie entière se consume dans la douleur et mes années s'écoulent dans les gémissements et les larmes. Hélas! que je me trouve à plaindre depuis que j'ai perdu de vue le modèle sur lequel j'essayais de me façonner, le miroir qui ne réfléchissait à mes regards que l'image de ce que je devais être, la lumière qui seule parlait à mes yeux ! Je n'entends plus les doux accents de cette voix que j'aimais, et je ne vois plus apparaître devant moi cette figure imposante qui ne déconcertait que mes écarts, Seigneur mon Dieu, pourquoi m'avez-vous frustré de mon unique espérance, pourquoi me refusez-vous le seul bien que je désire? Il me semble maintenant que ma vie a été tranchée comme le fil d'une trame inachevée. Je sens s'accomplir en moi la parole du Cantique des cantiques et celle que vous prononciez, Seigneur mon Dieu, par la bouche du Prophète quand vous lui faisiez dire (Psalm. XLVIII, 13) : " Et l'homme n'a rien compris quand il s'est senti élevé en honneur! " Car il est bien certain que je lue comprenais pas mon bonheur quand j'étais dans le délicieux séjour de Clairvaux, comme à l'ombre même des arbres du paradis terrestre; et je n'estimais pas assez cette demeure à jamais regrettable. Je vous demande, mon père, ce qui a pli vous donner la pensée de me placer à la tête des autres pour leur servir de guide et de maître, et de faire de moi le premier de vos enfants. Est-ce la vie que j'ai menée dans le monde ? Hélas ! elle fut trop remplie de souillures polir cela ! Est-ce celle dont j'ai vécu dans le cloître? Elle fut bien tiède et bien languissante. Pourquoi donc, puisque je suis si peu de chose à mes yeux, ai-je été choisi pour devenir le chef de la tribu d'Israël? Pourquoi, lorsque je n'avais pas encore assez fait pour me purifier de mes propres iniquités, me charger des infidélités des autres? Que faire ? le souvenir du passé m'accable, la vue du présent m'écrase et la pensée de l'avenir m'épouvante. Au comble de la douleur et de l'affliction, je ne puis vous dire qu'une chose, ô père que je ne regretterai jamais trop, c'est que les coups qui m'ont accablé nie sont venus de la main dont je ne soupçonnais pas que j'eusse rien à craindre. Maintenant ô mon père, pour vous parler de l'endroit où vous m'avez envoyé, je puis vous dire que j'ai couru, mais au hasard; que j'ai livré des combats, mais en l'air; car le souverain Pontife, sur la lettre duquel nous sommes partis, n'a pas encore donné suite à sa promesse de confirmer la donation de ce lieu; ce qui se passe en ce moment en est bien la preuve. Monseigneur l'abbé de Farfa (a) nous a accueillis à notre arrivée avec toutes les démonstrations possibles de satisfaction et a reçu vos enfants de tout coeur; c'est au point, si on peut s'exprimer ainsi, qu'il se serait arraché les yeux de la tète pour nous les donner, s'il l'avait fallu. Le seul reproche que je puisse lui faire et que vous devrez lui adresser, c'est d'aller même beaucoup trop loin et de dépasser de beaucoup non-seulement ses promesses, mais même nos propres désirs. Comme je m'aperçois que ma lettre est un peu trop longue, je vous dirai en deus mots 1jieu courts et bien vrais au sujet de mon intérieur que je perds absolument mes peines.

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LETTRE CCCXLV . AUX RELIGIEUX DE SAINT-ANASTASE (a).

L’an 1140.

Saint Bernard loue ces religieux de leur amour de la règle et de leur zèle à pratiquer les devoirs de la vie religieuse; mais il les blâme de leur empressement à recourir à l'art de la médecine dans leurs maladies.

A nos très-chers fils en Jésus-Christ, les religieux de Saint-Anastase, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et constantes prières.

1. Dieu m'est témoin du haut du ciel que je vous aime tous du fond des entrailles, en Notre-Seigneur Jésus-Christ, et que j'ai un extrême désir de vous voir si la chose était possible, non-seulement pour vous, mais aussi pour moi. Quelle consolation et quelle joie ne serait-ce pas pour moi en effet d'embrasser le fruit de mes entrailles, des enfants qui font toute ma joie et ma couronne! Mais, puisqu'il n'en peut être ainsi, je n'aurai ce bonheur que le jour où, selon toutes nos espérances en la miséricorde de Dieu, nous nous reverrons, le coeur enivré d'une joie que personne ne pourra plus nous ôter, je m'estime heureux du moins des bons rapports que me fait de vous mon très-cher frère et confrère

a C'était l'abbé Atenoulphe qui avait demandé des religieux à notre Saint. Voir livre III de la Vie de saint Bernard, chap. VII, n. 23.

b Aux Trois-Fontaines, près de Rome ; l'abbé Bernard dont il est parlé plus haut était à la tête de cette maison quand il devint pape sous le nom d'Eugène III.

votre vénérable abbé Bernard. Je vous félicite de tout mon coeur de la satisfaction due lui donnent votre amour de la discipline, votre zèle et votre exactitude à observer la règle de l'ordre, votre obéissance et votre amour de la pauvreté; que Dieu récompensera abondamment un jour dans le ciel. Je vous conjure de toutes mes forces, mes frères bien-aimés, de persévérer dans la voie où vous êtes entrés, et de garder la règle de l'ordre dans toute sa pureté, afin qu'elle vous garde à son tour; de conserver soigneusement l'unité d'un même esprit dans le lien de la paix (Eph. IV, 3), d'avoir les uns pour les autres, mais particulièrement pour vos supérieurs, cette humble charité qui est le noeud de la perfection. Pratiquez l'humilité avec une prédilection marquée, et cultivez par-dessus tout la paix entre vous, si vous voulez que l'Esprit de Dieu soit avec vous, car vous savez qu'il n'habite que dans le calme et la paix.

2. Mais il est une chose que votre vénérable père abbé me mande et que je ne saurais approuver; or je crois, comme l'Apôtre, que j'ai aussi l'esprit de Dieu en ce point. Je sais bien que l'endroit où vous êtes est malsain, et que la santé de plusieurs d'entre vous se trouve altérée; mais veuillez vous rappeler ces paroles de l'Apôtre: " Je me fais gloire de mes infirmités, qui montrent que la force de Jésus-Christ est ma force, car je ne suis jamais plus fort que quand je suis faible (II Cor., XII, 9 et 10). " Certainement je compatis beaucoup à vos souffrances corporelles, mais les maladies de l'âme me semblent être autrement redoutables et mériter bien plus que les autres que nous recourions à tous les moyens possibles de les éviter. Je ne trouve donc ni convenable à l'état que vous avez embrassé ni utile au salut de vos âmes que vous recouriez à l'art du médecins dans les maladies du corps. Il est certainement permis à des religieux qui ont fait voeu de pauvreté de recourir à l'usage de simples de peu de valeur, comme cela se fait ordinairement; mais il ne convient ni à la sainteté de notre profession, ni à la pureté de notre

a Cette doctrine nous semble maintenant bien étrange; mais du moins ce passage, rapproché de ce que saint Bernard dit dans son cinquantième sermon sur le Cantique des cantiques devrait empêcher les religieux qui font profession de haïr leur chair, de recourir avec trop d'ardeur à l'art des médecins. Ils devraient se sentir arrêtés dans cette voie par l'exemple des anciens religieux qui ne recouraient aux médecins, quand par hasard cela leur arrivait, que pour apprendre d'eux le moyen de régler leur manière de vivre, comme nous le voyons dans la Vie de saint Pacôme, chap. I, que Palémon le fit un jour. D'ailleurs les Cisterciens permettent aux religieux de leur ordre de faire usage de médicaments, ainsi qu'on le voit par la lettre quatre cent cinquième et par ce que rapporte Herbert, livre III, chap. XV. Saint Bernard lui-même ne défend pas toute espèce de remèdes, mais il veut qu'on se contente de ceux que peuvent procurer les herbes et les plantes du jardin ; il ne blâme dans sa lettre que l'usage des drogues débitées dans les officines des médecins. On peut lire sur ce sujet ce que dit Cassiodore (livre des Instit. divin. chap. XXXI) et les notes de Horstius placées à la fin du volume.

état, non plus qu'aux pieuses rigueurs de la règle de notre ordre, que nous achetions des drogues, appelions les médecins et prenions des potions et des remèdes, tout cela n'est bon que pour les gens du monde; mais nous n'ignorons pas que " ceux qui vivent selon la chair ne sauraient plaire à Dieu (Rom., VIII, 8). " Pour nous donc qui vivons de la vie de l'esprit, ne recherchons que des remèdes spirituels, que nos potions soient des potions d'humilité et ne cessons de nous écrier: " Seigneur; guérissez mon âme, car j'ai péché contre vous (I Cor., II, et Psal. XL) ! " Voilà, mes frères, la santé à laquelle vous devez donner tous vos soins, acquérez-la, conservez-la à tout prix, et ne comptez pour rien celle que les hommes prétendent vous donner.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCCXLV.

209. De recourir à l’art du médecin... Ce langage est bien dur et paraît peu en harmonie avec nos mœurs et nos habitudes présentes; car je ne sais s'il est personne au monde de plus empressé qu'un religieux à appeler le médecin en, cas de maladie, et si on pourrait trouver un endroit où les remèdes sont mieux préparés et mieux administrés que dans les maisons religieuses. Dirons-nous que les religieux poussent beaucoup trop loin je soin de leur santé, ou bien accuserons-nous saint Bernard d'un excès de rigueur en ce point? L'un et l'autre parti nous coûtent également à prendre, Quand saint Bernard blâme et repousse l'usage de la médecine, il a pour lui une foule de saints qui ont Pensé comme lui et qui se sont montrés aussi pou empressés à recourir à la science du médecin que peu soucieux des soins à donner à l'entretien de leur santé. Mais, d'un autre côté, ceux qui ont les médecins en honneur à cause des services qu'ils rendent dans le traitement de nos maladies, ne semblent faire autre chose que d'user, quand le besoin s’en fait sentir, des remèdes que la Providence a préparés à nos maux; ils ont pour eux non-seulement la raison, mais encore l'Ecriture sainte et l'autorité même de Dieu.

Quant à l'opinion de saint Bernard, s'il nous était permis de l'appuyer sur des preuves tirées des Histoires édifiantes ou de la Vie et des actes des saints, il ne serait pas difficile de montrer, par de nombreux exemples, le peu de soin qu'une foule de saints personnages ont pris de leur santé ; ils ne connaissaient d'autre médecine, que la sobriété dans les repas, où même l'abstinence de toute nourriture.

Nous reviendrons ailleurs sur ce sujet, pour le traiter à tous ses points de vue, dans le Paradis du bonheur, que nous nous proposons, si Dieu nous prête vie, de publier un jour sous ce titre. On le trouve ailleurs intitulé : le Paradis de la piété. Je me propose depuis longtemps. de traiter ce sujet sous les deux points de vue sous lesquels ou peut le considérer, à l'aide de questions aussi variées qu'agréables et utiles, et d'une multitude de citations corroborées par une foule do, traits historiques, d'exemples et de documents qui feront un effet tout aussi bon au point de vue de la morale, qu'utile et agréable comme délassement d'esprit.

Mais, en attendant, on peut lire avec fruit, sur ce sujet, saint Basile, in Reg. fut. disp., chap. V; Estius, Corneille et Olivier Bonnart sur le trente-huitième chapitre de l'Eccli., ; Rossignol, livre II, chapitre XII, de la Vie religieuse; Nigron, sur les Rois, commentaire XVII; François Arias, chapitre de la mortification; Blosius, dernière édition, page 654; Molan, sur les saints médecins, Rodriguez, IIIe partie, traité V, chapitre XVII; Platas, livre III, de Bono statu, chapitre II ; Barrad, sur l'Evangile, tome II, livre V, chapitre XX. Mais, de peur qu'on ne pense que nous n'avons rien à dire en faveur de saint Bernard, quand il est lui-même en cause, nous allons faire ici quelques citations.

Voici comment saint Ambroise s'exprime dans son vingt-deuxième Octon., sur le Psaume CXVIII : " Les prescriptions de la médecine, nuisent an travail de ceux qui aiment à scruter la pensée de Dieu ; elles empêchent de jeûner et détournent l'esprit de toute méditation sérieuse. Pour moi, quiconque se met entre les mains des médecins renonce à se posséder lui-même. " Il exprime la même pensée dans la distinction suivante, chapitre V. Le témoignage d'un si grand prélat nous suffit, surtout quand nous le voyons confirmé par un de ses successeurs qui hérita de son esprit en même temps que de sa place. Je veux parler de Charles Borromée, un des plus saints cardinaux de notre siècle. On lit que ce prélat, malgré le mauvais état continuel de sa santé, endura les plus grandes fatigues pour l'Eglise. L'historien de sa vie nous apprend, dans un récit aussi sérieusement qu'élégamment écrit, ce qu'il accorda à la médecine et aux soins de la santé. Ses amis lui disaient quelquefois qu'il devait, aussi bien pour les siens que pour lui-même, donner quelques soins à sa santé, attendu que de sa conservation dépendait le bien publie, qu'infailliblement tout le bien qu'il avait entrepris ne manquerait pas de s'écrouler s'il lui arrivait quelque chose de fâcheux, et qu'il en rendrait à Dieu un compte sévère. A cela Charles Borromée, répondait: Je vous remercie de l'intérêt que vous portez à la santé de mon corps et je vous prie de n'en pas avoir un moindre pour celle de mon âme ; mais c'est en Dieu qu'il faut s'en reposer pour toutes les entreprises spirituelles; faire fond pour elles sur les hommes, c'est vouloir les voir bientôt périr, etc. Un peu plus loin, le même historien de sa Vie raconte ce qui lui arriva dans un voyage qu'il lit à Rome. Ses médecins, à cause de la saison où l'on se trouvait alors, avaient entrepris de le purger; il leur demanda leur avis sur le voyage qu'il projetait de faire ; ceux-ci, à la pensée de l'agitation et des fatigues inséparables d'un pareil voyage, surtout dans les conditions de rapidité où il devait s'accomplir, craignirent que le mal ne fit des progrès et se montrèrent opposés au voyage; mais le prélat, sans se mettre en peine du traitement qu'il devait suivre, non plus que des avis des médecins, crut qu'il devait préférer l'intérêt du inonde chrétien à celui de sa santé et se sacrifier tout entier pour l'Eglise de Dieu, qui réclamait ses services. En le voyant résolu à suivre ce parti, les médecins voulurent du moins lui tracer le régime qu'il devait suivre et la manière dont il devait voyager. Ils lui prescrivirent de n'aller qu'en litière, et le firent suivre d'un cheval chargé d'une multitude de petits pots de drogues et de potions. Le hasard voulut que le pauvre animal tombât à la rivière; les petits pots furent brisés par sa chute et les drogues emportées par le courant; à cette nouvelle, le cardinal se mit à rire en disant : Voilà qui est de bon augure, je n'aurai sans doute plus besoin de tout cela.

Le cardinal Borromée se trouva mieux de son voyage, sans toutefois se sentir entièrement guéri, car il continua à éprouver encore des maux de tête et d'estomac. Les médecins de Rome, dans une consultation qu'ils eurent entre eux sur sa santé, furent d'avis de l'envoyer aux eaux de Lucques; ceux de Milan se trouvèrent d'un sentiment différent. Ce fut alors que le cardinal Borromée se fit un autre genre de Vie; après avoir suivi pendant toute une année les conseils et les ordonnances des médecins, le plus exactement possible, et s'être astreint, durant tout ce temps, à ne faire usage que de mets particuliers et à suivre une foule de prescriptions minutieuses, il changea tout à coup sa manière de faire et, suivant le conseil de personnes aussi éclairées que pieuses, il s'affranchit de toute espèce de régime et se mit à suivre un genre de vie beaucoup plus simple et à manger les mets les plus ordinaires d'autant plus volontiers qu'il avait pour lui l'exemple des plus saints personnages. Ce régime lui réussit à merveille, et depuis lors, non-seulement il ne souffrit plus de la fièvre, de la toux ni de l'estomac ; mais il jouit d'une telle santé, qu'il remplit tous les devoirs de sa charge pastorale et en supporta les fatigues de manière à étonner la postérité." Tel est le récit de Charles de la basilique de Saint-Pierre, de la congrégation des Clercs de Saint-Paul, qui devint plus tard évêque de Novare. Voir la Vie de Charles Borromée, livre II, dernier chapitre.

Nous savons par le même auteur, livre VI, chapitre VI, que sur la fin de sa vie Charles Borromée menait, de concert avec quelques familiers de sa maison, une vie très-austère, au milieu des fatigues excessives et continues de sa charge pastorale et en dépit des remontrances des médecins — " Les mêmes amis qui lui avaient fait autrefois des remontrances agirent à Rome, pour obtenir du souverain Pontife, qu'il l'engageât à ne pas mortifier sa chair au delà des forces de la nature et à observer exactement le régime qu'il devait suivre, d'après les conseils des médecins. Lorsqu'il eut reçu de Rome ces recommandations du Pape, Charles Borromée lui répondit qu'il ne devait pas avoir oublié que tant qu'il avait suivi les prescriptions des médecins il s'en était mal trouvé et en était venu au point qu'il semblait n'avoir plus que quelque temps à vivre, niais que depuis près de douze ans que, sur l'avis d'hommes aussi sages que pieux, il avait tout à fait changé sa manière de vivre et renoncé à toutes les prescriptions de la médecine, il se trouvait à merveille de son nouveau genre de vie, et sa santé, que des soins infinis et une soumission scrupuleuse à toutes les décisions des médecins n'avaient pu remonter, s'était raffermie par sa manière simple et commune de vivre et lui promettait de longues années encore. Si à l'âge de quarante-six ans auquel il était arrivé il voulait se remettre entre les mains des médecins, dont il avait depuis longtemps pris l'habitude de se passer, il était convaincu que ce ne serait qu'au double détriment de ses devoirs épiscopaux et de sa santé et au péril même de sa vie. S'il parlait ainsi, ce n'était pas par mépris de la médecine et des médecins, car il se serait fait scrupule de négliger un iota des prescriptions de ces derniers en cas de maladie; il ne dédaignait pas même au besoin de recourir à leurs conseils, mais il pensait que s'astreindre constamment à les suivre à la lettre, était une chose aussi incompatible avec ses idées sur la sainteté qu'avec les devoirs de la vie d'un évêque, ce que d'ailleurs un médecin qu'il venait de consulter avait jugé comme lui. Les anciens Pères, et saint Ambroise en particulier, pensaient que les prescriptions de la médecine nuisent beaucoup au travail de ceux qui veulent scruter la pensée de Dieu, empêchent do-, jeûner et détournent l'esprit de toute méditation sérieuse, et qu'on ne pouvait se mettre entre les mains des médecins sans renoncer à se posséder soi-même : il n'y a rien qui détourne un homme de l'amour de la règle et de la discipline comme le soin de sa santé. Il avait d'ailleurs pour modèle le Pape lui-même, qui se mettait peu en peine, en ce qui le concernait, des prescriptions de la médecine. Il est vrai que plus tard, tomme on le lui disait, il pourrait peut-être subir les conséquences de son genre de vie; mais fallait-il, dans la crainte d'un mal incertain, négliger dès maintenant le bien qu'il pouvait faire et prévenir le mai de si loin? A ce compte il n'y aurait plus personne qui dû mortifier sa chair et pratiquer les œuvres de pénitence, qui pourtant sont d'une absolue nécessité pour un chrétien.

Voilà en quels termes, ou à peu près, Charles Borromée répondit au Pape; aussi, au nombre des sentences qu'on lui attribue se plaît-on à compter celle-ci. Un évêque ne saurait remplir les devoirs de sa charge s'il se préoccupe trop des soins que peut réclamer sa santé et s'il ne songé qu'à ces mille et une choses qui peuvent ou la compromettre ou la préserver. Voir le livre VII de sa Vie, chapitre V.

Après cette digression à l’appui des paroles de notre saint Docteur, concluons en convenant qu’en certains endroits il peut paraître un peu trop sévère envers les médecins, pour ne pas dire envers les infirmes et les malades, auxquels il semble interdire tout recours aux médecins et aux remèdes qu'ils prescrivent. En effet, dans le sermon XXX sur le Cantique des cantiques, il s'exprime ainsi à propos de ces paroles de l'Evangile : " Quiconque voudra sauver son âme la perdra (Matth.. XVI) : " Que dites-vous, vous qui observez les diverses qualités des viandes et négligez la pureté des mœurs? tandis qu'Hippocrate et ses disciples vous enseignent le moyen de sauver votre vie en ce inonde, Jésus-Christ et ses disciples vous apprennent à en faire le sacrifice; duquel des deux préférez-vous suivre les leçons? Mais au fait allez voir de quel maître on écoute la voit quand on discute sur, les propriétés des choses que l'on mange en disant : Ceci est contraire aux yeux, cela, à la tête; cette autre chose n'est pas bonne pour la poitrine ou pour l'estomac, " etc. Il est vrai qu'on peut citer quelques auteurs qui ont essayé de donner à ces paroles de notre Saint un sens un peu moins rigoureux. Nous avons indiqué plus haut les auteurs et les passages qu’on peut consulter avec fruit sur ce sujet, nous recommandons surtout l'endroit de saint Basile que nous avons cité (Note de Horstius).

On a encore, sur le sujet qui nous occupe, une lettre de Nicolas Faber où cet auteur dit ce qu'il pense de la lettre de saint Bernard. A son avis notre Saint vent qu'on ne recoure au médecin que rarement et avec discrétion, parce qu'il ne convient pas que des gens qui ont fait voeu de pauvreté et de vie mortifiée, oublient leurs engagements, même quand ils sont malades. Il veut donc qu'on supporte patiemment les indispositions et les maladies qui ne font point obstacle à la pratique des exercices de la vie religieuse, mais il veut aussi qu'en toutes ces choses on tienne un compte égal des exigences de la nature et des devoirs de la vie religieuse (Note de Mabillon).
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

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