VIVÈS, PARIS 1866
Source : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/
OEUVRES COMPLÈTES DE SAINT BERNARD *
SERMONS DU TEMPS, DE SAINT BERNARD, ABBÉ DE CLAIRVAUX *
SECONDE PARTIE DE LA PRÉFACE *
NICOLAS, SECRÉTAIRE DE SAINT BERNARD. *
CI ENCOMIMENCENT LI SERNON SAINT BERNAVT KIL, FAIT DE L'AVENT ET DES ALTRES FESTES PARME LAN. *
PREMIER SERMON. De l'Avènement de notre Seigneur et de ses six circonstances. *
SECOND SERMON POUR L'AVENT DE NOTRE SEIGNEUR. *
TROISIÈME SERMON POUR L'AVENT. Les trois avènements du Seigneur et les sept colonnes que nous devons ériger en nous. *
QUATRIÈME SERMON POUR L'AVENT DE NOTRE SEIGNEUR. Son double avènement et le zèle qu'on doit avoir pour les vraies vertus. *
CINQUIÈME SERMON POUR L'AVENT DE NOTRE SEIGNEUR. De l'avènement du Seigneur qui tient le milieu entre son premier et son dernier avènement. Triple renouvellement. *
SIXIÈME SERMON POUR L'AVENT DE NOTRE SEIGNEUR. Sur le triple *
avènement du Seigneur et sur la résurrection de la chair. *
SEPTIÈME SERMON POUR L'AVENT DE NOTRE SEIGNEUR. Trois fruits de la venue de Notre-Seigneur. *
PREMIÈRE HOMÉLIE. " L'ange Gabriel fut envoyé de Dieu en une ville de Galilée appelée Nazareth, à une vierge gui avait épousé un homme nominé Joseph, et celle vierge s'appelait Marie. " *
SECONDE HOMÉLIE. Sur les gloires de la Vierge mère. *
NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *
TROISIÈME HOMÉLIE. Sur les gloires de la Vierge mère. *
QUATRIÈME HOMÉLIE. Sur les gloires de la Vierge mère. *
I. Les sermons ou homélies des Pères de l'église. sont, pour l'ordinaire, moins bien travaillés et moins soignés que les autres monuments de leur génie. Saint Bernard se distingue entre tous, dans ses sermons, par la vivacité du style, la variété des développements, la sublimité des pensées et par l'onction des sentiments, qui ne sont pas moindres dans ces sortes de compositions que dans le reste de ses ouvrages. En cherchant la cause de cette supériorité, je la trouve non-seulement dans la pénétration de son esprit et dans l'ardeur et la vivacité de ses sentiments, qui le rendaient éminemment apte à exposer les choses et à émouvoir son auditoire, mais encore dans la différence même des personnes pour qui il parlait. En effet, les anciens Pères de l'église, n'ayant pour but que d'instruire les peuples, des mystères de la foi et des règles de la vie chrétienne, affectaient un style moins élevé, dans l'intérêt même de leurs auditeurs. Saint Bernard, au contraire, n'avait le plus ordinairement pour auditeurs, que des hommes la plupart très-versés dans les choses spirituelles et dans les saintes Écritures, et qui même avaient tenu dans le monde un rang distingué, autant par leur naissance que par leur savoir; aussi se crut-il obligé de soigner ses discours en raison de leur science et de leur distinction (V. livre III de la vie de saint Bernard, chap. III, n. 1). Voilà, ce me semble, la raison qui fait préférer aux sermons et aux homélies des Pères de l'Église et des autres auteurs pieux et instruits, non-seulement les sermons de saint Bernard sur le Cantique des cantiques, due notre Saint a composés avec un soin tout particulier, mais encore tous ses autres sermons, que nous publions dans ce tome de ces oeuvres, tant ceux qu'il a écrits pour les grandes fêtes de l'année chrétienne et pour certains jours solennels, que ceux qu'il a faits sur divers sujets.
II. Ce jugement sur les sermons de saint Bernard n'est pas le mien seulement, il est aussi celui d'hommes qui se sont fait un nom dans la littérature et qui se sont exprimés de même sur ce sujet, dans leurs écrits ou dans leurs discours; j'en citerai deux des plus distingués, dont le nom ne fait pas moins autorité pour la doctrine que pour le savoir. C'est d'abord Juste Lipse qui, dans sa lettre quarante-neuvième à Albert le Mire, dit, en parlant des orateurs sacrés " Parmi les latins, saint Bernard me ravit et m'émeut par sa véhémence et sa chaleur; m'éclaire et m'impressionne par la vivacité des pensées qu'il allie souvent avec bonheur. " Ainsi s'exprimait cet homme d'un profond savoir. Après avoir cherché dans les Pères de l'Église un modèle qu'il pût proposer à l'imitation d'un orateur sacré, il ne crut pas qu'il fût possible d'en trouver un meilleur que saint Bernard, à qui il donnait la préférence sur tous les Pères latins. Peut-être s'étonnerait-on de me voir placer saint Bernard au-dessus même des Pères grecs, qui ont, comme on le sait, excellé dans l'art de la parole; aussi ne le ferais-je point, si je n'avais pour moi le sentiment d'un homme aussi éminent que Henri de Valois, que son digne frère Adrien nous fait connaître en ces termes dans l'histoire de sa vie. " Trois ou quatre ans avant sa mort, toutes les fois que la maladie le forçait de demeurer chez lui un jour de fête, il se faisait lire, par son lecteur, les sermons de saint Bernard, abbé de Clairvaux; il les écoutait avec une grande attention: on aurait dit que ses oreilles étaient avides de les entendre. Il pensait et disait souvent à ses amis qu'on devait consacrer les dimanches et les fêtes à célébrer les louanges de Dieu, non au culte des lettres, et que pour lui les sermons de saint Bernard étaient bien plus propres que les sermons et les homélies des autres Pères grecs et latins à exciter et à rallumer la piété dans les âmes. " Je cite ce témoignage, d'autant plus volontiers que l'autorité d'un si grand homme me parait du plus grand poids dans l'estime qu'on doit faire des sermons de saint Bernard, et parce que mon coeur est heureux de rappeler ici le souvenir d'un homme, qui m'a autrefois honoré de son amitié et de sa familiarité.
III. Au témoignage de ces deux auteurs nos contemporains, qui peuvent tenir lieu de tous les autres, il me. serait facile d'ajouter celui d'auteurs plus anciens, qui ont parlé de saint Bernard, comme d'un orateur vraiment apostolique. Au premier rang je citerai Erasme, qui était bien plus enclin à la critique qu'à la louange. Or voici comment il s'exprime sur saint Bernard dans son livre second de l'Art oratoire "Saint Bernard est un orateur qui doit beaucoup plus encore à la nature qu'à l'art; il est plein de vivacité et d'agrément, sait parler au coeur et l'émouvoir. " Mais je crains, en voulant prouver ce qui n'est pas le moins du monde contesté, de n'avoir plus ensuite ni le temps ni la faculté de parler de choses beaucoup plus utiles. J'arrive donc de suite aux différentes questions, auxquelles je me propose de répondre. Premièrement pourquoi saint Bernard a-t-il adressé la parole à ses frères plus souvent que les institutions de sou ordre ne l'exigeaient? En second lieu, en quel temps, c'est-à-dire a quels jours et à quelles heures prêchait-il? Troisièmement en quelle langue? Quatrièmement enfin, quels sont les principes de la vie chrétienne et religieuse qu'il se plaisait surtout à inculquer à ses religieux? Sur tous ces points, je me propose d'entrer dans quelques détails, pour bien faire connaître le fond de la doctrine de notre saint Docteur, et polir apprendre à discerner les sermons qui sont certainement de lui, de ceux qui lui sont faussement attribués.
IV. Suivant le soixante-septième chapitre des Us de Cîteaux, on ne prêchait dans le chapitre que les jours de Noël, de l'Épiphanie, des Rameaux, de Pâques, de l'Ascension, de la Pentecôte, à toutes les fêtes de la sainte Vierge, le jour de la fête de saint Jean-Baptiste, des bienheureux Apôtres Pierre et Paul et de saint Benoit, le jour de la Toussaint et le premier dimanche de l'Avent. Il n'est fait nulle part, que je sache, mention de sermons pour les fêtes ordinaires, ni pour les simples féries. Mais saint Bernard prêchait très-souvent, même ces jours-là. Voilà pourquoi, dans son premier sermon pour la septuagésime, n. 2, il dit à ses frères : "Je vous parle souvent, quoique ce ne soit point la coutume de notre ordre. "
V. Je trouve deus raisons pour lesquelles cet homme, qui fut un si parfait religieux et qui se montra si zélé observateur de la discipline et de la règle, agit comme il le fit : la première, c'est que les abbés de son ordre lui en avaient fait une obligation en compensation spirituelle du travail corporel que sa faible constitution ne lui permettait pas de faire. Voici en quels termes il donne lui-même cette raison de sa conduite, vers la fin de son dixième sermon sur le psaume quatre-vingt-dixième : " Si je vous parle plus souvent que la coutume de notre ordre ne le veut, ce n'est point présomption de ma part, main c'est la volonté de nos vénérables frères et co-abbés, qui m'en font un devoir, bien qu'ils ne se le permettent point indistinctement à eux-mêmes. Quant à moi, je ne vous parlerais point non plus, si je pouvais partager vos travaux corporels. Peut-être cela vaudrait-il mieux pour vous; il est certain que ma conscience en serait plus satisfaite. Mais, puisque mes péchés, les nombreuses infirmités de ce corps qui me pèse comme vous ne l'ignorez pas, et la nécessité des temps ne permettent point qu'il en soit autrement, puissé-je, après avoir enseigné sans avoir rien fait moi-même, obtenir la grâce d'être ne fut-ce que le dernier dans le royaume de Dieu ! " Voilà donc la cause et l'occasion qui lui firent entreprendre, pendant les féries du Carême, l'explication du psaume quatre-vingt-dixième, qu'il poursuivit dans une suite de sermons aussi régulièrement que le lui permettaient la foule des affaires dont il était chargé et le soin de recevoir les étrangers qui se présentaient au monastère. Ces deux choses l'empêchaient bien souvent de se livrer à la prédication, autant que le voulaient ses coabbés et que son zèle pour les progrès spirituels de ses frères le lui faisait désirer, car ce zèle est la seconde cause qui le fit aller contre les us de son ordre. Aussi, dans son cinquième sermon pour le Carême, n. 1, dit-il à ses frères : " La charité dont je suis animé pour vous, me presse de vous adresser la parole, et je céderais plus souvent à ses inspirations pressantes, si je n'en étais empêché par une foule d'occupations. " Dans son huitième sermon sur le psaume quatre-vingt-dixième, vers le commencement, il dit encore : " Je vous parlerais moins longuement mes frères, si je pouvais vous parler plus souvent; d'ailleurs je ne pense pas que personne de vous s'étonne, si, empêché comme nous le sommes, par la malice du jour qui nous absorbe tout entier, et forcé de garder pendant plusieurs jours un silence qui nous pesait, parce qu'il nous privait du bonheur de vous encourager et de vous consoler, nous paraissons vous parler d'autant plus longtemps que nous vous parlons plus rarement et que nous avons plus à coeur de réparer le temps perdu. " Ce qu'il entend par la malice du jour, c'est la multitude,des affaires et l'affluence des étrangers dont il se plaint encore plusieurs fois dans ses sermons sur le Cantique des cantiques, ainsi que nous le verrons dans la préface du tome suivant. Pourtant, quelque empêché que fût saint Bernard de multiplier ses instructions, elles étaient encore assez fréquentes pour qu'il craignît de fatiguer ses auditeurs et de leur inspirer du dégoût pour les choses spirituelles : " Je ne crains qu'une chose, disait-il dans son deuxième sermon sur saint Pierre et saint Paul; n. 1, c'est que, à force d'entendre la parole du salut, vous ne finissiez par moins la goûter; car, ajoute-t-il, dans son trente-cinquième sermon sur le Cantique des cantiques : "Si la nourriture du corps, quand on la prend sans appétit et lorsqu'on est rassasié, non-seulement ne sert à rien, mais même fait beaucoup de mal, à plus forte raison le pain de l'âme, quand on le prend avec dégoût, est-il plutôt un tourment pour la conscience qu'un aliment de science. "
VI. Pour ce qui est du temps où notre saint Docteur entretenait ses frères de choses spirituelles, il nous le fait connaître lui-même en plusieurs endroits. Quand il n'en était pas empêché par des occupations indispensables, il prêchait presque tous les jouis; comme on le voit par ses nombreux sermons, selon le temps, et sur les saints, et sur divers sujets ainsi que ceux si remarquables qu'il fit sur le Cantique des cantiques, sans parler de beaucoup d'autres petites allocutions et de nombreuses pensées qui étaient comme le canevas. de ses grands discours car, lorsqu'il lui venait à l'esprit quelque pensée spirituelle qu'il n'avait pas le loisir de développer dans un sermon complet, il la confiait à la cire de ses tablettes, pour la développer plus tard lorsqu'il en aurait le temps et la possibilité. C'est ce que nous apprend Ernald dans le livre II de sa Vie, n. 51, quand il nous dit que: " Cet homme de Dieu dictait souvent et quelquefois écrivait lui-même sur des tablettes de cire les pensées que le ciel lui inspirait, afin de ne point les laisser périr par l'oubli. "
VII. Il prêchait souvent le matin après prime avant le travail des mains ou avant la messe et quelquefois aussi le soir. En effet, il s'exprime en ces termes vers la fin de son sermon dixième sur le psaume XC: " J'ai peur d'être pris en, défaut; car je sais que ce grand Abbé, qui est notre abbé communaux uns et aux autres, a assigné cette heure, non à la prédication, mais au travail des mains. " Il parle de l'heure de la messe qui le presse dans son premier sermon sur la fête de saint Michel: " Mais l'heure presse, il faut aller à la messe. " Et dans son premier sermon sur la fête de tous les Saints, n. 3, il y fait allusion en ces termes: " Mais l'heure est arrivée pour nous de nous nourrir de ses oeuvres et de ses paroles et d'aller recevoir ensuite, avec sa grâce, le sacrement inviolable du corps du Sauveur sur la table sainte de l'autel. " Ailleurs, vers la fin de son deuxième sermon, il dit encore: " Mais il est temps de terminer cet entretien, car l'heure de la célébration des messes nous appelle. " Quant aux sermons du soir, nous voyons qu'il en faisait quelquefois, par son premier sermon sur Malachie, n. 3 " Déjà le jour baisse, dit-il, et j'ai parlé un peu plus longuement que je ne me l'étais proposé. " Il le dit encore d'une manière non moins explicite dans son sermon trente-huitième, sur Divers sujets, n. 3. " Il faut nous séparer, car j'ai entendu la cloche nous donner le signal de la prière du soir. " On retrouve la preuve de ce que nous avançons dans les sermons sur le Cantique des cantiques, comme nous le verrons en son lieu.
VIII. Nous avons à examiner maintenant si saint Bernard prêchait ses sermons en latin ou français, dans la langue vulgaire. Il n'est pas facile de résoudre cette question. Il n'est pas douteux, en effet, qu'à ses sermons assistaient des frères lais, hommes sans lettres, ignorants du latin et qui ne savaient d'autre langue que celle du pays, que l'on appelait par corruption la langue Romane, comme on le voit dans les auteurs du temps et particulièrement dans Nithard, historien de cette époque, dans Gérard, livre de la Vie de l'abbé Adélard et dans le Chronographe de Saint-Trop où nous voyons que la même langue est appelée Romane, et par corruption Vallone chez les Teutons. Voilà pourquoi Pierre, clerc du roi de France, Louis le Jeune, dit dans sa lettre à un abbé de Lagny: " On m'a envoyé d'Angleterre un jeune homme de mes parents, pour apprendre la langue Romane, " c'est-à-dire le français vulgaire. Ceux qui parlaient cette langue ne comprenaient point pour cela le latin, surtout au XIe siècle, puisque, dès le IXe ils ne l'entendaient plus, comme on le voit dans un petit livre sur la Vision de Flotide ou Chlotide, où on reproche à certains prêtres de ce temps-là, " d'ignorer les lettres et de ne point comprendre ce qu'ils lisaient." Si donc, ces religieux illettrés assistaient aux sermons de saint Bernard, il est très-vraisemblable qu'il les prononçait dans la langue vulgaire, d'autant plus qu'il y a (c'est Mabillon qui parle), chez les Feuillants de Paris des sermons de saint Bernard écrits en français, qu'on peut croire du siècle de saint Bernard, à en juger par le caractère de l'écriture et l'ancienneté de l'idiôme dans lequel ils sont écrits. Ajoutez à cela que saint Bernard lui-même, dans sa lettre dix-septième à Pierre, cardinal diacre, dit que ses disciples ont rédigé à leur manière quelques fragments de ses sermons, à mesure qu'ils les ont entendus, " ce qui semble indiquer qu'ils ne les ont pas recueillis tels qu'il les a prononcés, mais qu'ils les ont revêtus d'une autre forme. Il s'exprime à peu près dans les mêmes termes dans la lettre suivante, où il ajoute de plus " Mais ils les ont (mes sermons) entre les mains. " Il semble qu'on pourrait inférer de là que saint Bernard a prêché en langue vulgaire, pour se mettre à la portée des frères lais et que ses disciples ont recueilli et plus tard mis ses sermons en latin.
IX. Il ne parait point douteux que les frères lais aient été tout à fait illettrés et aient ignoré complètement le latin; on a en effet bien des preuves qu'il en était ainsi. Ces frères étaient admis au choeur, mais n'avaient point reçu la tonsure; ils étaient distincts de ceux qu'on appelle frères convers. Il en est parlé dans la Vie de saint Bernard, livre VII, chapitre XXIII, où on lit: " Cette formule de la science divine, que le Sage ne se glorifie point dans sa sagesse, etc., est admirablement suivie par ceux qui étaient imbus de la science de la céleste philosophie sous notre bienheureux père saint Bernard, à Clairvaux, non-seulement par les lettrés et par ceux qui étaient versés dans la science de la loi sainte, mais encore par les frères lais et illettrés qui étaient en grand nombre. S'ils étaient dépourvus du savoir humain qui aide à s'élever au comble de la perfection, ils avaient du moins la grâce qui les éclairait et le Saint-Esprit qui les vivifiait et les instruisait beaucoup mieux que tout maître humain de tout ce qu'il leur importait de savoir. Un de ces frères lais et illettrés, mais que l'Esprit, etc. " Tel était l'état d'ignorance des frères lais qu'ils ignoraient non-seulement le latin, mais même les lettres de l'alphabet, au dire de Jean l'Ermite, dans son prologue à Pierre de Tusculum sur la vie de saint Bernard. " Un certain religieux, dit-il, véritable et sincère ami du vénérable Abbé, se promenait un jour par hasard dans un hallier voisin de l'abbaye de Clairvaux, avec un frère lai, nommé Humbert; il tenait à la main un livre des miracles du saint Père, qu'il lui racontait dans la langue romane pour leur commune édification. " Or pourquoi lui racontait-il ces miracles en langue romane, c'est-à-dire en langue vulgaire, sinon parce que ce frère lai ne savait pas le latin? Tel était encore cet autre frère lai dont le même Jean l'Ermite parle en ces termes: " Comme il ne connaissait pas même les lettres de l’alphabet, cependant par la grâce de Dieu qui éclairait son intelligence, et par les prières de quelques autres frères, il fit de tels progrès que non-seulement il fut bientôt en état de lire, mais mante de chanter assez passablement et convenablement. Plus tard, par la grâce de Dieu et à force de pratique, il arriva à comprendre assez bien la signification des mots, et fit même quelques progrès dans ce genre de connaissances. " Il est de toute évidence qu'il est question là de la langue latine. Ce n'est pas seulement chez les Cisterciens, mais aussi dans tous les autres ordres qu'on recevait de ces sortes de frères lais; ainsi Geoffroy, abbé de Vendôme, livre III, lettre VIII, nous parle d'un de ces frères, et dit: " Comme c'était un frère lai, il ne savait point le latin et ne parlait que la langue de son pays (a). " D'où je conclus qu'on peut dire en général que la langue latine n'était point en usage dans le peuple, quoique les actes publics fussent quelquefois rédigés en latin. Il est vrai que Pierre le Vénérable, écrivant au pape Célestin (livre IV, lettre XVIII), pour lui accuser réception de la lettre où il lui annonce son élection lui dit qu'il l'a lue en plein chapitra; à ses religieux, tant aux lettrés qu'aux illettrés, que nous appelons frères convers, " à qui je l'ai expliquée, " sans doute en langue vulgaire, ce qui eût été inutile, s'ils avaient tous connu le latin. D'ailleurs saint Bernard lui-même dans sa lettre soixante-septième aux religieux de Flavigny, près Beauvais, nous apprend due de son temps, comme c'est encore de nos jours, chaque province avait son idiome; car il dit que ces religieux ne parlaient pas la même langue que les siens.
X. Il est bien vrai que les choses étaient ainsi alors; mais il n'en est pas moins vrai aussi, du moins c'est notre opinion, que saint Bernard prononça ses sermons en latin, et que c'est dans cette langue que ses disciples les recueillirent. Ce qui le prouve d'abord, c'est ce jeu de mots continuel et ordinaire à saint Bernard, qui repose évidemment sur des mots latins. Ensuite, on peut le conclure encore de la similitude de style qu'on peut remarquer entre ses sermons et ses autres ouvrages ou traités. Ajoutez à cela que les Chartreux, à la même époque que saint Bernard, ayant comme les Cisterciens des frères lais, n'en adressaient pas moins la parole aux frères en latin, dans leurs prédications,
a quoique nous ne parlions point ici des frères convers, cependant on peut aussi leur appliquer ce que nous disons des frères lais, et les mêmes témoignages prouvent qu'ils ne savaient pas non plus le latin. Cette opinion est confirmée par le témoignage d'Herbert; dans son livre I des Miracles de Clairvaux, chap. XVI, où, en parlant d'un convers, il dit: " Se trouvant sur le point de mourir, il se mit à parler latin, quoiqu'il n'eût jamais appris cette langue. "
comme ils le font encore maintenant. De plus, on doit penser que salit Bernard a prononcé tous ses autres sermons dans la même langue que ceux de son explication du Cantique des cantiques, qui ont certainement été écrits dans la langue où ils ont été prononcés, comme on le voit par ce passage du cinquante-quatrième sermon, n. 1 : " Ces paroles ont été écrites comme elles sont prononcées, et recueillies comme tous les autres sermons, la plume à la main, afin de retrouver plus facilement ce qui aurait pu échapper à la mémoire. "
XI. Ce passage explique le sens de la phrase de la lettre dix-huitième citée plus haut, où nous voyons que plusieurs religieux du nombre de ceux qui assistaient habituellement aux prédications de saint Bernard, recueillaient à leur manière, c'est-à-dire au courant de la plume et simplement par écrit, non pas en leur faisant subir une sorte de traduction, les sermons du Saint. C'est ce qui faisait dire à Nicolas de Clairvaux, lettre trente-neuvième, " Ce n'est pas assez d'une main pour tenir le stylet; " West aussi dans le même sens qu'il faut entendre ces paroles de la lettre trois cent quatrième: " En lisant ma lettre, j'espère que vous reconnaîtrez à mon écriture (à mon stylet), qu'elle est bien de moi. " Il est évident qu'ici le mot stylet est pris dans le sens d'écriture de même que dicter est employé bien souvent pour écrire. Ainsi nous voyons à la fin de la lettre trois cent dixième: " J'ai voulu, dans l'état où je suis, vous écrire (vous dicter) moi-même cette lettre, afin que vous comprissiez, en voyant les caractères que j'ai tracés de ma propre main, combien je vous aime. " Il n'y a rien de plus clair; il est évident en effet que ce n'est pas au style, mais à l'écriture qu'on reconnaît la main d'un homme. Ajoutez à cola ce que dit Guillaume, livre I de sa Vie de saint Bernard, n. 70 : " C'est ce qu'attestent tous ses ouvrages, dit-il, tant ceux qu'il a faits de sa propre main que ceux que d'autres ont écrits, tels qu'ils les ont entendus sortir de sa bouche. " Tous ces témoignages nous portent à croire que les sermons de saint Bernard ont été prononcés dans la forme même où ils sont parvenus jusqu'à nous, et que le manuscrit des Feuillants n'en reproduit qu'une traduction du latin en langue vulgaire. D'ailleurs ce manuscrit que nous regardons comme un autographe, est postérieur à la mort de saint Bernard, comme on le voit par son titre où Bernard est appelé saint, ainsi crue nous le dirons plus loin. Plus d'une fois, en s'adressant à ses auditeurs, il leur parle comme à des gens versés dans la connaissance des saintes Lettres; ainsi dans son troisième sermon sur saint Pierre et sur saint Paul, n. 6, il dit: " Vous vous rappelez, car je m'adresse à des hommes qui connaissent la Loi, etc. " Dans son quatrième sermon sur la fête de Noël, n. 4, il s'exprime plus clairement encore: " Je parle, dit-il, à des personnes qui connaissent la sainte Ecriture. " Dans un autre sermon sur la fête de Pâques, n. 10, il dit: "Ce sont les paroles de l'Apocalypse; que ceux qui ne les ont pas encore lues les apprennent, et que ceux qui les connaissent déjà les repassent dans leur mémoire. " Au n. 5 du septième sermon sur le psaume quatre-vingt-dixième, il dit : "Je parle de Balaam, rappelez-vous son histoire, vous qui la connaissez déjà. " On peut voir encore quelques mots analogues dans le dixième sermon sur le même psaume. D'après cela, il est évident que les auditeurs de saint Bernard étaient lettrés et connaissaient le latin.
XII. Nous ne saurions être ébranlés dans notre opinion par l'objection tirée des frères lais; il peut se faire qu'il s'adressât à eux en particulier dans un langage plus familier, si toutefois ils n'assistaient pas avec les frères convers au chapitre qui se faisait pour eux, d'après les règles de l'ordre, tous les dimanches, en langue vulgaire. Néanmoins, la lettre vingt-quatrième de Nicolas de Clairvaux, dont nous aurons à parler un peu plus loin, donne lieu sur ce point à certaines difficultés.
XIII. Il est hors de doute que, dans les exhortations que notre Saint adressait soit aux religieux convers, soit aux étrangers et aux hommes du monde, il se servait du langage vulgaire. Pour ce qui est de ses exhortations aux religieux convers, on voit qu'il leur en faisait par ce que l'un d'eux lui répondit à son lit de mort. Saint Bernard l'excitait à l'espérance chrétienne, quand ce religieux répartit qu'il était sans crainte sur la miséricorde de Jésus-Christ; comme le Saint le reprenait de sa sécurité, il lui répondit: " Si ce que vous n'avez cessé de nous dire dans vos prédications est vrai, c'est-à-dire si ce n'est point la noblesse du sang ou les trésors de la terre mais la seule vertu d'obéissance qui nous donne des droits au royaume des Cieux, j'ai retenu avec un soin extrême dans mon coeur, cette pensée comme un abrégé que Dieu même a fait de toutes vos instructions, etc. " Ainsi nous voyons que saint Bernard prêchait aux religieux convers; fi le faisait le dimanche dans leur chapitre particulier, selon ce qui est prescrit par les antiques définitions des Cisterciens, distinction XIV, chapitre IX.
XIV. Mais notre saint Docteur ne négligeait pas non plus de prêcher, quand l'occasion de le faire s'en présentait, aux gens du monde et aux étrangers, comme Geoffroy nous l'apprend dans sa Vie de saint Bernard, livre III, chapitre III: " Il eut toujours à coeur d'être utile au peuple de Dieu et jamais il n'eut la pensée de le dominer. Il ne sortait de son monastère, même pour prêcher la parole de Dieu que rarement et encore n'était-ce que pour aller dans des localités voisines; mais toutes les fois que quelque nécessité le contraignait de quitter Clairvaux, il annonçait la parole de Dieu tant en particulier qu'en public et la répandait sur toutes les âmes quelles qu'elles fussent. Cela, il le faisait souvent par l'ordre même du souverain pontife, et aussi sur le moindre désir des autres prélats partout où il arrivait qu'il se rencontrât quelqu'un d'entre eux. " Nous apprenons du,m e écrivain et dans le même chapitre de sa vie, ce qui lui arriva en Germanie, quand il y alla prêcher la Croisade, sur l'ordre du pape Eugène III. " Le lait et le miel découlaient de sa langue, dit Geoffroy... Aussi par suite de cet heureux don, lors même qu'il parlait aux peuples de la Germanie, il s'en faisait écouter avec un étonnant attachement. Leur piété semblait plus puissamment édifiée par ses discours, que cependant ces gens, parlant une autre langue ne pouvaient comprendre, qu'elle ne l'eût -été par les phrases, quoique intelligibles pour eux, de l'homme le plus habile qui eût discouru après lui pour interpréter ce qu'il venait de dire; et la vertu de ses paroles les remuait fortement. Ce fait étonnant, les coups dont les Germains se frappaient la poitrine et les larmes qu'ils répandaient en abondance l'attestaient avec certitude. " Si les Germains ne pouvaient comprendre ses discours, parce que saint Bernard ne parlait point leur langue, il s'en suit qu'il leur parlait dans sa ',langue maternelle, celle de son pays. En effet, le moine Philippe rapporte dans le sixième livre des miracles de saint Bernard, n. 16, qu'il prêcha aux Germains en langue romane, c'est-à-dire en langue française. Ekkehard le jeune, dans son livre Des cas dit monastère de Saint-Gall, dit, en parlant d'un moine illettré du neuvième siècle, que Tutilon s'adressa à ses compagnons " en latin pour ne point être compris de lui, qui ne comprenait point cette langue. " Il en était de même des Anglais, pour ne point parler des autres, pour lesquels Alfred, au neuvième siècle, fit traduire en saxon le Pastoral de Grégoire le Grand et l'Histoire de Bède. Vers le même temps et pour la même raison, on fit une version des saints Evangiles et de la règle de saint Benoît en langue allemande.
XV. Mais peut-être nous arrêtons-nous sur ces choses beaucoup plus qu'il est nécessaire; nous ne nous en repentons pourtant pas, puisque de tout cela ressort davantage le zèle apostolique de notre Saint. Or, dans ses prédications, au rapport de Geoffroy dont nous avons déjà rapporté le témoignage. " Saint Bernard citait les Ecritures si à propos et avec une telle facilité qu'on aurait cru, non pas qu'il en suivait le texte, mais qu'il le devinait, pour ainsi dire, et qu'il le pliait comme il le voulait en cédant à la seule inspiration de l'Esprit-Saint qui les a dictées. "
XVI. Il n'est pas hors de propos maintenant de considérer quels principes, surtout en ce qui concerne la vie religieuse, il savait faire passer des saintes Lettres dans ses sermons aux moines. Le premier était que, selon l'Apôtre, ils devaient se regarder comme les étrangers en ce monde. Or, nous pouvons citer deux passages de ses sermons à l'appui de ce que nous venons de dire , En effet, dans son premier ser mon sur l'Epiphanie, n. 1, il s'exprime ainsi : " Sur ce, je veux que vous ne perdiez point de vue cette vérité, c'est que nous sommes des étrangers éloignés de notre patrie et chassés de notre héritage ; et celui qui n'en est point désolé n'en sera point non plus consolé un jour; et quiconque fié sent point le besoin de cette consolation, n'a plus qu'un malheur à craindre c'est de ne point obtenir la grâce de Dieu. " Le second passage est tiré du septième sermon sur la Quadragésime. " Heureux, dit-il, ceux qui se montrent voyageurs et étrangers dans ce monde pervers et qui se gardent purs de toutes ses souillure, etc. "
XVII C'était encore une pensée favorite de saint Bernard que qui conque tend à la vertu, mais particulièrement les moines, doit a l'exemple dé l'Apôtre oublier le passé pour ne plus songer qu'à marcher en avant. " Or, dit-il dans son premier sermon sur la Purification de la sainte Vierge, n. 3, le progrès consiste pour nous, comme je me rappelle vous l’avoir répété bien souvent, à ne point croire que nous avons atteint le but; marchons au contraire toujours en avant, efforçons-nous sans cesse de tendre vers quelque chose de mieux , en plaçant continuellement nos imperfections sons les yeux de la miséricorde divine. " C'est la même pensée que nous retrouvons encore dans un autre sermon, le quatrième sur le psaume quatre-vingt dixième. " C'est une grande vertu et le comble de la sécurité lorsque menant une vie pieuse, on ne cesse point cependant de se représenter devant les yeux tout ce qui nous manque encore plutôt que ce qu'il semble que nous avons déjà, oubliant le passé pour ne songer qu'à marcher en avant. " Evidemment cette pensée qu'il importe beaucoup à notre perfection que nous disions, lorsque nous avons accompli tous les devoirs de la religion et de notre état, " nous sommes maintenant des serviteurs inutiles, " ne diffère point beaucoup de celle de saint Bernard, qui nous dit qu'il faut oublier lé chemin qu'on a fait déjà pour ne songer qu'à marcher en avant.
XVIII. Un troisième axiome dans la bouche de saint Bernard était que nous devons craindre constamment de pendre la grâce de Dieu. " En attendant, toute notre béatitude à nous, dit-il dans le cinquième sermon sur la fête de tons les Saints, n. 3, c'est de craindre Dieu. " Et dans le premier sermon après l'octave de l'Epiphanie, n. 5, après avoir dit qu'il y a deux sortes de craintes, il continue : " L'une d'être précipité dans l'enfer et l'autre d'avoir le malheur d'être exclu de la vie éternelle. " Puis il continue : " Il est bon d'en ajouter aux deux autres, une troisième qui est bien connue des gens spirituels. En effet, quiconque a goûté à la nourriture spirituelle craint de s'en voir privé un jour. Car on a besoin d'une forte nourriture quand on a mis la main à de fortes choses... Voilà ce que représente la troisième urne qu'il a séparée des autres par la ponctuation, pour attirer notre attention sur elle, parce qu'elle n'est point à tout le monde, attendu que ce n'est pas tout le monde que le centuple est promis; elle n'est propre qu'à ceux qui ont tout quitté. " Cette troisième crainte, ajoute-t-il; dans le sermon suivant, " remplit l'âme de toutes sortes d'inquiétudes et d'appréhensions de se voir abandonnée de la grâce, ou de venir à la perdre, car le malheureux qui en est abandonnée tombe chaque jour de mai en pire; et d'une faute moins grande dans une plus grande: " Il développe davantage cette pensée clans le cinquante-quatrième sermon sur le Cantique des cantiques, à partir du n. 9, où il dit : " J'ai appris en vérité qu'il n'y a rien d'aussi efficace pour mériter, retenir, ou recouvrer fa grâce; que de se tenir sans cesse sous les yeux de Dieu non point dans de hautes et orgueilleuses pensées, mais dans des sentiments de crainte. "
XIX. Il est une quatrième pensée qu'on peut ajouter aux précédentes et qui se représente bien souvent dons les sermons de saint Bernard, c'est que nous devons fuir de toutes nos forces l'ingratitude envers Dieu, et ne cesser de nous efforcer de lui prouver notre reconnaissance surtout si nous sommes du nombre de ceux que Dieu a tirés du tourbillon du monde. Il la développe surtout cette pensée, dans son second sermon sur les sept miséricordes pour la sixième dimanche après lu Pentecôte, où il s'exprime ainsi, n. 2: " Il faut donc que l'homme se montre reconnaissant et dévot, s'il désire non-seulement conserver les grâces qu'il a reçues, mais encore les voir, augmenter Mais il n'est personne qui le doive plus que nous, qu'il a tirés de la foule et qu'il a destinés à ne vivre que pour son service, etc. " Il y revient dans son vingt-septième sermon sur des sujets divers, " l'ingratitude; le pire de tous les vices, " qu'il dépeint entre autres en ces termes: " Combien ne voyons-nous et ne pleurons-nous point de religieux, mes Frères, qui croient que tout est sauvé pour eux, pourvu qu'ils conservent encore l'habit et la tonsure! Ils ne font point attention, les malheureux, à quel point ils sont rongés au fond de l’âme par le ver de l'ingratitude, il n'épargne l'écorce de l'arbre, qui est la chose qui frappe leurs regards, que pour qu'ils ne rentrent point en eux-mêmes et qu'ils ne rougissent point de leur état parce que cette honte même serait leur salut. " Plus loin, il ajoute : " Vous voyez que ceux qui ont été guéris de la lèpre du siècle n'en sont pas toits plus avancés pour cela, et que plusieurs, après avoir été purifiés de cette lèpre, qui n’est autre que les péchés qui paraissent au dehors sont rongés intérieurement par l'ulcère de l'ingratitude , tirai d'autant plus redoutable qu'il est plus intime. " Je n'en finirais point si je voulais montrer aussi longuement que je le pourrais, que c'était là une des pensées principales de saint Bernard ; ce que j'en ai dit suffira certainement aux pieux lecteurs pour les convaincre et tes aider en même temps.
XX. La doctrine de tous ces sermons, non-seulement est remplie de piété, mais encore est pleine, facile et exempte de toute pierre d'achoppement. S'il s'y trouve quelquefois certaines propositions qui puissent arrêter le lecteur, elles seront expliquées en leur lieu. Je ne me propose d'examiner ici qu'un seul point de la doctrine de saint Bernard, c'est son opinion sur l'état des saintes âmes après la mort, opinion qu'il a développée dans le second, le troisième et le quatrième sermons sur la fête de tous les Saints, dans son quatrième sermon pour la Dédicace et dans plusieurs autres encore. D'abord le saint Docteur expose sur ce sujet sa pensée en de tels termes, qu'on voit qu'il ne la donne point en passant seulement et à la légère, mais après mûre réflexion et fervente prière, mais " sans préjudice, dit-il, de toute révélation contraire qui pourrait être faite à un autre, quoique, ajoute-t-il, sur ce sujet, je pense ne point m'éloigner de la vérité de Dieu, " dit-il dans son quatrième sermon sur la Toussaint, n. 1 et 2. Ensuite, après avoir parlé de trois états des âmes qui se trouvent " dans un corps corruptible, ou sans corps, ou dans un corps glorifié, " il développe sa pensée sur le second de ces états dans quatre points particuliers. Dans le premier, il établit que les âmes des saints dépouillées de. leur corps sont admises de suite dans le ciel, c'est la pensée qu'il développe dans ce même quatrième sermon pour la Toussaint, n. 1, où il dit " qu'elles sont reçues dans la société des anges, " comme il l'a écrit formellement de Malachie, dans son second sermon sur ce saint, n. 5. En second lieu il professe que dans le ciel ces saintes âmes " sont au sein de la lumière " comme il le dit dans le même sermon de la Toussaint n. 1. En troisième lieu, elles voient l'humanité du Christ, même sermon, n. 2, mais ne voient point sa divinité, qu'il ne leur sera donné de voir, qu'après la résurrection générale. " Mais en attendant, dit-il, elles sont sous l'autel, ces âmes saintes, c'est-à-dire sous l'humanité de Jésus-Christ, que les anges eux-mêmes seraient heureux de contempler. " Quatrièmement enfin, " Elles goûtent la joie dans leur esprit, une grande allégresse remplit leur coeur mais elle n'est point encore complète, " dit-il dans le second sermon pour la Toussaint, n. 3 et 4. Leur bonheur n'est donc point " sans ombre " continue-t-il, sermon troisième pour la Toussaint, n. 2, car elles sont encore tourmentées du désir de reprendre leur corps. " Mais si elles sont remplies par ce désir naturel, elles ne sauraient tendre vers Dieu par un libre élan d'affection; elles sont contraintes et elles ont comme des rides au front parce qu'elles sont encore penchées vers la terre par le. désir qu'elles nourrissent au dedans d'elles-mêmes. " Saint Bernard exprime la même pensée dans son traité de l'Amour de Dieu, n. 32. Telle est donc sur ce point la doctrine de notre saint Docteur, encore ne la donne-t-il que comme une pure opinion, ainsi qu'on le voit dans le livre V de la Considération chapitre IV, n. 9, où il considère les rimes saintes dans le sein d'Abraham, sous l'autel, quoi qu'il faille entendre par ce lieu mystérieux, attendant patiemment dans leur premier vêtement de gloire d'être revêtus du second. "
XXI. Quoique telle fût l'opinion de saint Bernard sur l'état des âmes saintes, il ne laisse point, en plusieurs endroits, de leur attribuer la vision de Dieu; ainsi, en parlant de Malachie, il nous le montre " partageant le bonheur et la gloire des anges," dans son second sermon sur ce saint, n. 5, et il nous dit que plusieurs saints ont mérité d'être introduits dans le Saint des saints " où ils contemplent la face de celui qui y est assis, c'est-à-dire la gloire du Dieu immuable, " comme il s'exprime dans un de ses sermons sur le Cantique des cantiques. Ajoutez à ces manières de parler ce qu'il dit encore à propos des martyrs, qu'il nous représente " plongés dans la mer immense de l'éternelle lumière et de la. lumineuse éternité, " comme il s'exprime à la fin de son traité sur l'amour de Dieu. Il est plus clair encore dans son second sermon sur saint Victor, n. 4. " Il est enfin entré dans ces Cieux qu'il avait eu le bonheur de contempler ouverts au-dessus de sa tête, il voit maintenant à découvert la gloire même de Dieu, il s'y trouve plongé comme dans un océan, mais il n'a pas pour cela cessé. d'entendre les cris des pauvres. O heureuse vision que celle qui transforme ceux qui contemplent la gloire du Seigneur, en quelque chose de semblable à cette gloire et les fait avancer de clarté en clarté comme s'ils étaient illuminés par l'Esprit même du Seigneur! " Comment concilier ces paroles de saint Bernard avec ce qu'il dit ailleurs, quand il assure en propres termes, dans son quatrième sermon sur la Toussaint, n. 2, où il traite ce sujet ex professo, que le Fils, après la résurrection. doit prodiguer à ses élus " des délices inconnues d'eux jusqu'alors, les délices de le contempler face à face? " Est-il revenu sur cette opinion et l'a-t-il rétractée dans la suite? c'est ce qu'on ne saurait dire, puisqu'on ignore la date précise de ces paroles contradictoires.
XXII. Ici, nous revient en mémoire un certain livre de Thomas l'Anglais, sur l'état mitoyen des âmes, intitulé Demensus, où cet auteur émet la pensée que saint Bernard est le premier Père de l’Eglise, qui ait placé dans le ciel les âmes des saints que la mort a séparées de leur corps, tandis que tous les autres Pères ne les y placent qu'après le jugement dernier; et qu'il leur a refusé, avant la résurrection, la vision de Dieu, lorsque ceux-ci la leur ont accordée auparavant. Sur le premier point, il est évident que Thomas se trompe grossièrement, et nous nous contenterons d'en donner pour preuve le sentiment de saint Cyprien, d'Alcuin et de Florus, diacre de l'église de Lyon, tous trois, bien antérieurs au siècle de saint Bernard. En effet, saint Cyprien, dans son Exhortation au martyre, chap, XII, s'exprime en ces termes. " Quelle gloire et quelle sécurité... de fermer en un instant les yeux qui nous servent à contempler le monde et les hommes, pour les ouvrir aussitôt à la vue de Dieu et de Jésus-Christ! d'être enlevé tout à coup à la terre pour entrer soudain dans les cieux! " Il dit encore d'une manière plus laconique, dais son livre sur la Louange dit martyre : " Les martyrs goûtent la joie des Cieux. " Or, ce ne sont pas seulement les martyrs, mais les patriarches, les prophètes et les apôtres qu'il place au ciel, dans le premier de ses deux traités. Alcuin, de son côté, dans sa lettre quatre-vingt-unième, nous apprend que sur le point dont il s 'agit ici, il régnait sinon ouvertement du moins en secret quelque doute dans l'esprit de plusieurs; qui craignaient d'exprimer leur sentiment, comme s'il eût été erroné; attendu qu'il était opposé à l'opinion générale. Voici ses propres expressions: Il y en avait plusieurs qui doutaient sourdement si les âmes des saints apôtres, des martyrs et des autres saints, sont reçues dans le ciel avant le jugement dernier. " Il se prononce, il est vrai; contre l'affirmative qu'il regarde comme une erreur importée d'Espagne parmi nous. Quant au sentiment de Florus, il est plus explicite encore. Il l'expose en ces termes dans son explication de la Messe à ces paroles du canon: Memento, Domine, famulorum, etc. " Il est plus clair que le jour, que les âmes des saints; à peine délivrées des entraves de la chair; sont reçues dans les Cieux. " Il ne se peut rien voir de plus concluant que ces témoignages contre la proposition de Thomas l'anglais et en faveur du sentiment de saint Bernard ou plutôt de l'Eglise même.
XXIII. Quant au second point, c'est-à-dire, la vision de Dieu, je ne sais pas bien si les anciens qui n'admettent les âmes des saints dans le Ciel qu'après le jugement dernier, et les y placent dans une sorte de retraite éloignée, leur accordent la vision de Dieu avant cette époque. Mais, pour ne point nous égarer dans des digressions superflues, disons que saint Bernard leur attribue aussitôt après la mort, fit claire vue de l'humanité de Jésus-Christ, et en cela; if ne s'écarte point de l'opinion de Jeun XXII et de ses partisans. Bien plus il ne semble pas non plus être d'un avis différent de ceux qui accordent aux bienheureux une certaine vue, tuais imparfaite de Dieu jusqu'après là résurrection générale. En effet, la raison sur laquelle saint Bernard appuie ses sentiment est précisément la même qui fait que les auteurs, dont nous venons de parler, n'accordent point une vision parfaite de Dieu aux âmes des saints ; cas ils se fondent comme lui sur le violent désir dont elles sont animées de se réunir à leur corps . Ils pensaient donc que fa contemplation parfaite de Dieu est telle qu'elle a la force et la vertu d'absorber tout autre sentiment et de les éteindre entièrement, ce qui ne peut évidemment arriver aux saints eux-mêmes s qu'après leur résurrection. On peut lire, sur ce sujet, saint Augustin, sermon CCLXXX, n. 5, et sermon CCCXVIII, n. 5 e1 6. Les expressions dont saint Bernard se sert, dans son sermon dix-neuvième sur divers sujets, pour expliquer les prérogatives des saints, sont dignes de remarque. Les voici : " C'est pour la troisième fois qu'ils puisent avec joie des eaux pures aux fontaines du Sauveur, et CONTEMPLENT A L'OEIL NU, SI JE SUIS AINSI PARLER, L'ESSENCE DE DIEU MÊME, sans être trompés Par aucune image de fantômes corporels. " Si c'est en parlant de. l'état présent des âmes, comme tout porte à le croire, qu'il s'exprime ainsi, il paraît hors de doute qu'en cet endroit, il accorde aux saints, avant la résurrection générale, la vision intuitive de l'essence divine.
XXIV. Mais passons outre, et venons en maintenant au dernier chapitre de cette préface, c'est-à-dire à la détermination des sermons authentiques de saint Bernard. Il n'y a pas lieu à une bien longue dissertation sur ce point, puisque on est généralement d'accord sur la plupart de ces sermons. Horstius avait reçu comme authentique un des sermons du temps que nous avons rejeté parmi les apocryphes, c'est le second sermon pour le jeudi saint, sur ces paroles, sedisti ad mensam divitis. il ne rappelle en rien l'esprit de saint Bernard et ne se trouve cité dans aucun des plus anciens manuscrits que nous avons pu voir, il n'est même pas non plus dans l'ancienne édition de Lyon de l'année 1514.
XXV. Ce sermon était suivi d'une méditation sur la vie et la Passion du Seigneur, commençant pas ces mots: Jesum nazarenum, etc., qui manque aussi dans les anciens manuscrits et dans l'ancienne édition de Lyon, Trithemius et. Bellarmin l'attribuent avec plus de raison à. saint Anselme sous le titre d'Aiguillon de l'amour.
XXVI. " Un sermon sur le combat de David avec Golia (sic), " pour le quatrième dimanche après la Pentecôte, se trouve placé à la suite des sermons de Nicolas de Clairvaux, dans le manuscrit dont s'est servi le religieux Bertrand Tissier, auteur de la Bibliothèque de Cîteaux. Ce sermon se lisant dans un grand nombre de manuscrits très estimés, tels que ceux de Clairvaux, d'Anchin, de Paris et des Blancs Manteaux, et se trouvant cité dans les fleurs de saint Bernard, qui ont été compilées avant le commencement du XVe nous avons cru devoir le laisser sous le nom de saint Bernard.
XXVII. puisque nous avons été amenés à parler ici de Nicolas de Cîteaux, il nous semble à propos de rappeler qu'après avoir fait profession à Montier-Ramey il passa à Clairvaux oie il devint secrétaire de saint Bernard qu'il quitta plus tard. Il dédia " au comte Palatin dé Trèves; Henri, " dix neuf sermons dont il tait l'auteur et qui furent publiés dans le tome troisième de la Bibliothèque de Cîteaux avec une préface de Nicolas même au comte Henri, dans laquelle on lit ces mots : " Au reste j'envoie à votre glorieuse personne dix-neuf sermons de la fête de saint Jean-Baptiste à celle de saint Jean l'Evangéliste, et d'autres sermons, ainsi que quelques versets des psaumes écrits selon ma manière et commentés à mon sens, excepté dans un petit nombre d'endroits où j'ai suivi le sens d'un autre, " c'est-à-dire de saint Bernard son maître, dont il a imité le style presque à s'y méprendre. Voilà en effet en quels termes il s'exprime, en parlant de lui dans son sermon pour le jour de Noël : " J'empruntai le sens tout entier de cette proposition à cette arche d'alliance, dont les desseins sont comme les desseins mêmes de Dieu. Tel est cet homme que sa religion et son jugement, sa sagesse et son éloquence, sa vie et sa réputation sont justement connus de tous les pays latins. " C'est là certainement un bien bel éloge de saint Bernard. Si Nicolas en parle si froidement dans la préface dont il est fait mention plus haut, c'est uniquement parce qu'il l'écrivit et l'adressa au comte de Trèves après sa fuite d'auprès de notre Saint. Au reste ces dix-neuf sermons sont suivis, dans le même manuscrit, de quatre autres sermons que Nicolas indique clairement dans sa préface; le premier " sur ces paroles de la Sagesse, JUSTUM DEDUXIT DOMINUS; " le second " sur les cinq pierres de David contre Golia (sic); " le troisième " sur la chair, la peau et les os ; " et le quatrième sur la triple gloire à propos de ces paroles de l'Apôtre, QUI GLORIATUR IN DOMINO GLORIETUR. " Or, on attribue ces quatre sermons à saint Bernard; le second, comme je viens de le dire, celui du quatrième dimanche après la Pentecôte et les trois autres se trouvant placés parmi les sermons sur des sujets divers se trouvent non-seulement dans la première édition de Lyon, mais encore dans tous ou presque tous les manuscrits; il nous a semblé que nous ne devions pas les omettre parmi les sermons de saint Bernard, d'autant plus qu'il n'est pas improbable que Nicolas son secrétaire se les soit attribués, car il s'en faut bien que ce religieux ait eu l'esprit de son état, comme nous l'avons déjà fait remarquer dans nos notes à la deux cent quatre-vingt-dix-huitième lettre de saint Bernard.
XXVIII. Parmi les sermons sur les saints, le second sur la conversion de saint Paul, manque dans plusieurs manuscrits et même dans celui des Feuillants; mais on le trouve dans celui du Vatican portant le n. 663, et je ne doute pas qu'il soit de saint Bernard. Le sermon sur la fête de sainte Madeleine, " qui est un des dix-neuf de Nicolas, se trouve reporté au sixième tome, du cinquième où il se lisait autrefois et où on voit encore, avec quelques autres sermons de Nicolas, " un cinquième sermon sur l'Assomption et un panégyrique. de la sainte Vierge " qui avaient figuré jusqu'à présent parmi ceux de saint Bernard. Or, c'est à dessein que nous avons omis plusieurs sermons attribués à notre saint Docteur, qu'on trouve dans la nouvelle édition de ses oeuvres faite à Cologne, dans le supplément des Pères de Homey, et dans plusieurs manuscrits; car ils n'ont absolument rien qui rappelle le style et le génie de saint Bernard. Il ne nous ont même point paru dignes de figurer dans ses oeuvres apocryphes.
XXIX. Parmi les sermons divers, ceux qui, dans quelques manuscrits, ont pour titre, " Recueils de discours de saint Bernard, " sont attribués en partie à Guerri, abbé d'Isigny, et en partie à Nicolas de Clairvaux. Nicolas serait l'auteur de trois de ces discours, c'est-à-dire, " du premier, du septième et du vingt et unième. " Guerri en aurait fait six, les huitième, vingt-huitième, soixante et onzième, soixante-seizième et soixante-dix-neuvième. Mais comme ces sermons, au rapport de Horstius, manquent dans les collections de ceux de l'abbé Guerri et se trouvent dans la plupart des exemplaires de saint Bernard, il nous a paru que nous devions les conserver parmi les sermons divers, d'autant plus que tous ces ruisseaux semblent couler de la source même de saint Bernard, comme on le voit à la fin du manuscrit du collège de Navarre à Paris, où se trouvent tous les sermons du temps et des saints de l'abbé de Clairvaux avec cette note à la fin. " Suivent le sermon de la conversion aux clercs, divisé en trente et un paragraphes, et QUELQUES RECUEILS ABRÉGÉS de différents sermons que le Saint a prêchés en divers lieux et à différentes époques ; ces recueils ont été faits en abrégé fort utilement par ceux qui vivaient jour et nuit à ses côtés. Ensuite vient un traité que dom Geoffroy son secrétaire a composé sur ces paroles: " SIMON PIERRE DIT A JÉSUS. " et qu'il a envoyé à Don Henri cardinal évêque; puis enfin des lettres de saint Bernard à diverses personnes. Tous ces écrits, bien que tracés d'une autre main que la sienne, n'en sont pas moins comme autant de petits ruisseaux coulant de sa source. Ces recueils' comprenant les sermons sur divers sujets et ne sont bien souvent que des espèces de canevas de sermons plutôt que de véritables sermons.
XXX. Des cinq paraboles attribuées à saint Bernard et qu'on trouve placées à la suite de ses sermons sur divers sujets, la première est en effet de lui, mais la seconde et la troisième ne semblent qu'une imitation de la première; quant aux deux dernières, elles ont été constamment placées dans tous les manuscrits parmi les rouvres apocryphes. " Le chant bachique à Rainaud " paraît tout à fait indigne de saint Bernard. Il en est de même de quelques vers sur le nom de Jésus et d'autres morceaux qu'on ne saurait lui attribuer, pour les raisons que j'en ai données à la fin du tome cinquième, où ils se trouvent relégués maintenant.
XXXI. Tout ce que nous avons dit des sermons de notre saint Père se trouve confirmé par les livres des fleurs de saint Bernard qu'un moine de Tournai, nommé Guilllaume, a composé, il y a environ cinq siècles, et qu'il a appelés son Bernardin, comme nous l'avons vu ans la préface du premier tome, et par un manuscrit français que Nicolas Faber, précepteur de Louis le Jeune, a donné aux Feuillants, couvent de saint Bernard àParis. En effet, dans le Bernardin il est fait mention de presque tous les sermons du temps et des Saints, ainsi que de plusieurs de ceux sur divers sujets et de quelques petits discours que nous indiquerons en son lieu. Il n'est question dans ce Bernardin que d'un seul sermon pour le jeudi saint, d'un seul sur la passion de Notre-Seigneur pour le mercredi saint., ce sont ceux dont l'authenticité est certaine; il en en est deux autres que nous avons rejetés parce qu'ils n'étaient point authentiques. On trouve aussi dans ce Bernardin deux passages extraits " du premier sermon " sur la conversion de saint Paul, indication qui marque qu'il y en avait un premier sur le même sujet, quoiqu'il n'en soit cité aucun passage dans le Bernardin.
XXXII. Cependant, on ne trouve aucun sermon sur la conversion de saint Paul dans le manuscrit des Feuillants, c'est le premier des deux que saint Bernard avait faits. Tous les sermons renfermés dans ce manuscrit sont au nombre de quarante que nous allons citer ici à cause de l'antiquité et de l'importance de ce manuscrit qui remonte au siècle de saint Bernard. Il y en a donc six sur l'Avent, et un pareil nombre sur la fête de Noël; cinq sur la Nativité, un pour la fête de saint Etienne, de saint Jean et des saints Innocents ; trois sur l'Épiphanie, et un sur l'octave de cette même fête; deux pour le dimanche après l'octave de l'Épiphanie; un pour la conversion de saint Paul ; trois pour la Purification de la sainte Vierge ; deux pour la Septuagésime ; six pour la Quadragésime, les quatre premiers sont dans le même ordre que dans les éditions de saint Bernard, et le cinquième " sur le pèlerin, le mort et le crucifié, " est suivi d'un sermon pour le jour de saint Benoît après lequel vient le dixième sermon pour la quadragésime " sur la triple oraison. " Dans les éditions, ce sermon est le cinquième, le sixième des éditions " sur l'Oraison Dominicale, " ne se trouve point dans le manuscrit des Feuillants. Après cela vient un sermon appelé commun, c'est le trente cinquième de ceux sur divers sujets aux abbés, puis un autre sermon commun qui n'est autre que la préface de l'explication du psaume quatre-vingt-dixième, et enfin trois pour l'Annonciation.
XXXIII. Nicolas de Clairvaux envoya tous ces sermons et plusieurs autres encore du tome troisième, en deux volumes, à Pierre de Celles, comme on le voit par sa lettre vingt-quatrième. "J'avais, dit-il, renoncé à écrire, moi qui ne dois vivre que dans la retraite et l'obscurité, mais pressentant et sentant votre désir pour les discours d'un homme dont la parole vous a enflammé, dont l'éloquence et la sagesse, la vie et la réputation se sont répandues dans tous les pays Latins, j'ai repris mes tablettes et j'ai copié ce que j'avais de lui: " Ce même Nicolas s'exprime encore da la même manière dans son sermon pour la fête de Noël.
XXXIV. Les paroles suivantes de la lettre que nous venons de citer me semblent encore digne de remarque. " Mais vous me répondez vous avez pu faire tout cela sans troubler le silence ou plutôt vous n'avez pu le faire que dans le silence. Je suis surpris que vous pensiez ce que vous dites. En effet, qui est plus au milieu du bruit que l'homme qui s'adonne à la composition? Quel tumulte dans son esprit quand il cherche la vérité du sens et la variété de l'expression, quand il se demande ce qui convient le mieux à la conséquence qu'il se propose de tirer, enfin quand il hésite sur ce qu'il doit dire, sur le moment, le lieu et la manière de le dire. Est-ce là ce que vous regardez comme un repos et un temps de silence, surtout pour un homme inhabile, qui manque presque d'idées et qui ne sait point revêtir celles qu'il a d'un style facile et orné? " On voit par là bien clairement que Nicolas s'est donné beaucoup de mal non-seulement pour traiter avec ordre, mais encore pour composer et écrire les sermons qu'il envoie. Mais quels étaient ces sermons? Ceux mêmes de saint Bernard comme il le dit plus loin. " Toutefois je me suis forcé moi-même et je vous envoie deux volumes de sermons de l'homme de Dieu; l'un des deux est de moi et commence par ces mots : SAINT PAUL EST ORDINAIREMENT AUSSI PLEIN DE SENS QUE SOBRE DE PAROLES. II y en a encore un autre de fait, limé et corrigé; mais il faut trouver quelqu'un qui puisse le copier avec soin et intelligence; car il est rempli de sens. " Si je comprends bien, Nicolas veut faire entendre par là qu'il a fait un de ces deux volumes de sermons, c'est-à-dire qu'il les a mis lui-même en latin, et que ce volume commençait par ces mots : " SAINT PAUL EST ORDINAIREMENT, etc. " Or c'est précisément le début du sermon XIX sur divers sujets. Mais s'il en est ainsi, nous nous retrouvons de nouveau en présence des arguments que nous avons essayé plus haut de réduire à néant, et qui tendent à prouver que saint Bernard ne prêchait pas en latin mais en français, et que ce sont ses disciples qui ont mis ses sermons en latin. Il faut avouer que les sermons divers, en particulier, présentent une grande différence entre eux, ce qui s'expliquerait très-bien dans l'hypothèse où ils auraient été recueillis et traduits en latin par différentes personnes. Ajoutez à cela que Geoffroy, qui fut secrétaire de notre Saint, a composé son opuscule de l'Entretien de Simon et de Jésus, en latin, " en m'aidant, dit-il, de plusieurs sermons de notre Père. " Pourquoi les autres secrétaires de saint Bernard n'auraient-ils pas fait de même? Mais s'ils l'ont fait, d'où vient qu'ils ne se sont pas aussi attribué ces sermons, comme l'a fait Nicolas de Clairvaux?
XXXV. Toutefois en y réfléchissant bien,
la perplexité de Nicolas en écrivant et en dictant, ne me
paraît point avoir rapport aux sermons de saint Bernard, mais à
sa propre correspondance : Nicolas cherche par tous ces détours
de paroles à se dispenser d'écrire; ce qui me confirme dans
mon opinion c'est précisément le début d'une de ses
lettres, dont le titre est ainsi conçu: " A l'abbé de Celles,
lettre pour me dispenser d'écrire et de dicter. " Ou plutôt
il voulait en même temps par là, se voir décharger
du soin d'écrire des lettres et de dicter des sermons d'après
un manuscrit, ou peut-être même faire valoir son travail dans
cette double occupation. Enfin Nicolas a emprunté cette phrase presque
mot pour mot à saint Bernard, qui, dans sa lettre quatre-vingt-neuvième,
n. 1, à Oger, s'excusait à peu près dans les mêmes
termes de ne pas lui écrire. Il ne me semble donc point que Nicolas
ait eu une autre pensée en cet endroit. On peut donc rétablir
le texte fautif de Nicolas d'après la lettre de saint Bernard, qui
est antérieure de vingt ans à l'arrivée de Nicolas
à Clairvaux. Nous avons vu déjà que ce religieux avait
l'habitude de s'approprier les expressions du Saint. D'ailleurs comme la
connaissance de cet homme jette un grand jour sur l'histoire de saint Bernard,
il m'a semblé qu'il y avait lieu de le peindre ici sous son véritable
jour.
XXXVII. La réputation et le génie de saint Bernard, non moins que sa sainteté, l'attirèrent à Clairvaux; une fois là il fit l'épreuve du genre de vie qu'on y menait et sollicita des plus anciens profès la faveur d'être admis parmi eux, en témoignant un égal désir de quitter une observance moins rigoureuse polir passer à une plus étroite. Il obtint sans peine leur consentement; de retour à son monastère, il pressa l'affaire, et, pendant l'absence de saint Bernard, il écrivit au prieur et aux anciens profès de Clairvaux une lettre qui est sa septième, avec cette suscription : " A mes Seigneurs et révérends Pères le prieur R. (Bualène), et son conseil. " Dans cette lettre, il prend toutes les formes et tous les sentiments; il loue le genre de vie des moines de Clairvaux, et insinue le désir qu'il a de les revoir et de se réunir. à eux. " Votre humilité et mon propre besoin me font concevoir de grandes espérances, mais ce qui m'en fait concevoir davantage encore c'est l'accueil que vous avez fait à mon néant. " Il fait connaître un peu plus loin en ces termes l'époque où il écrivit cette lettre. " Quelle sera ma joie à moi, qui suis assis dans les ténèbres et qui ne vois point encore briller à mes yeux la lumière du Ciel, je veux dire la lumière de Clairvaux? ô lumière qui descends du Père des lumières! ô Clairvaux où brillent les astres du firmament, et d'où est sorti celui qui plus grand que tous les autres, je veux dire le pape Eugène, éclaire maintenant toute la terre! " Ainsi c'est donc sous le pontificat d'Eugène et même la première année de ce pontificat que cela se passait; car Rualène qui était prieur de Clairvaux, devint cette même année abbé du monastère de Trois-Fontaines, près de Rome, à la place d'Eugène. Or, à cette époque, déjà Nicolas était entré à Clairvaux, comme on le voit par sa lettre quarante-troisième, bien que ces paroles " le pape Eugène, " semblent être passées de la marge dans le texte même de la lettre.
XXXVIII. Après cette première lettre au prieur et aux plus anciens religieux profès de Clairvaux, Nicolas en écrivit deux autres, l'une au frère Gaucher, de Clairvaux, pour lequel il s'était épris d'une grande affection, et l'autre à Fromond, qui avait été son hôte à Clairvaux; ces deux lettres sont les quarante-cinquième et quarante-sixième. Dans la première, il découvre, dans un style plein de chaleur et d'abondance, les voeux de son coeur et dit que le désir dont il est consumé est si vif " que les jours d'attente lui semblent des années. " Il lui dit qu'il n'a pas manqué au terme fixé, mais qu'il a eu tant à souffrir des importunités, des caresses et des menaces de ses frères de Montier-Ramey, que ce n'est qu'avec toutes les peines du monde qu'il a pu réussir à se séparer d'eux ; mais enfin il s'est arraché de leurs mains et " il est arrivé sans vêtements, sans argent, sans serviteurs et sans chevaux à la Rivaux, " qui était un monastère de Cisterciens, situé dans la campagne de Troyes, d'où il put gagner ensuite l'abbaye de Clairvaux. Mais il dit qu'il en fut tiré pour être conduit " au bout du monde, " à la réclamation de l'abbé de Montier-Ramey. — c'était l'abbé Guy, à la prière de qui saint Bernard composa l'office de saintVictor, — qui le fit peut-être enfermer dans un prieuré d'où il aurait écrit cette lettre remplie des expressions du plus ardent désir, ainsi que l'autre qui est adressée à Fromond à qui il la fit parvenir par un clerc qui s'était retiré avec lui là où il était. Dans sa lettre à Gautier, voici en quels termes il parle de lui : " Sous les humbles livrées du Christ, j'étais plongé dans le gouffre des voluptés, et le patrimoine du crucifié, le prix des blessures de mon Seigneur, ne servaient à faire de moi, jusques dans le sanctuaire et même dans le Saint des saints un moine sans règle, un prêtre sans dignité. En allant à Rome, guidé par la curiosité plus que par tout autre sentiment, je m'étais fait un nom comme les grands de la terre; mais dans toute ma vie je ne me souviens pas d'avoir mené un seul jour une vie digne de ce nom. " Il ne se peut voir rien de plus humble que ce langage, s'il était celui de la conviction.
XXXIX. Enfin, s'étant mis d'accord, c'est le mot même qui sert de titre à sa lettre quarantième, s'étant, dis-je, mis d'accord avec son abbé, il fut reçu à Clairvaux avec son prieur Thibaut, qui quitta plus tard cette abbaye, et qu'il fit de vains efforts, dans sa lettre sixième, pour y rappeler. Sa conversion fit du bruit, et Brocard ou Burchard, abbé de Balerne, de l'institut de Cîteaux, ne put résister au besoin de le féliciter et lui écrivit, à cet effet, une lettre qui est la neuvième de la collection de celles de Nicolas, on y lit ces mots: " Je rends grâces au Dieu qui fait toutes choses nouvelles, du nouveau miracle qu'il a opéré dans le nouveau changement de Nicolas ainsi renouvelé. En lui faisant quitter l'habit noir pour le blanc, il a fait quelque chose d'aussi nouveau qu'admirable; mais ce qui me paraît bien plus admirable encore, parmi toutes les choses nouvelles qu'il a faites, c'est qu'il ait fait du moine noir que nous connaissions, le moine blanc que nous savons. " C'est en ces termes que les Cisterciens s'applaudissaient de leur prosélyte.
XL. A peine était-il profès chez les Cisterciens, qu'il devint secrétaire de saint Bernard. Ce dernier avait plusieurs secrétaires, à cause de la multitude des affaires qui retombaient sur lui. Le principal était Geoffroy; Nicolas vint après lui. Ce dernier se plaint de ses fonctions dans sa lettre quinzième, à un de ses anciens confrères de Montier-Ramey, mais on ne saurait dire, si ses plaintes étaient sincères. " Vous savez, lui dit-il, que je me trouve à présent au milieu d'hommes qui se distinguent par la sévérité de leur discipline, la gravité de leurs moeurs, la maturité de leurs conseils, le poids de leur autorité, et par la pratique rigoureuse du silence. Je neveux pas que vous croyiez que je me singularise, mais pendant qu on vaque ici à la contemplation, moi, j'ai la plume à la main, je tourne et retourne les tablettes, je travaille mon style et recherche les agréments de la composition littéraire. Du matin jusqu'au soir, je n'ai pas d'autre occupation. Que la responsabilité n'en retombe point sur ceux qui m'ont imposé ce fardeau et m'ont fait un devoir de passer mon temps à écrire des lettres et à répondre aux lettres des autres. "
XLI. Dans une autre lettre, sa trente-cinquième, il décrit ainsi son cabinet de travail: " J'ai un petit cabinet de travail dans mon cher Clairvaux, garni, ou plutôt caché par des instruments de travail céleste ; il a accès, par une porte, dans la salle des novices, où une foule de gens nobles et instruits, viennent enfanter l'homme nouveau dans les exercices d'une vie nouvelle... A droite, est le cloître où se promène la troupe florissante des religieux. C'est là que chacun, sous une discipline très-sévère, vient ouvrir les livres des saintes Ecritures, non pour gonfler de vanité les trésors de leur savoir, mais pour y apprendre l'amour de Dieu, la componction du coeur et la, vraie dévotion.... A gauche est le principal corps de logis avec le promenoir des infirmes, c'est là que, par une nourriture plus délicate, on va réparer les forces d'un corps exténué et brisé par les observances régulières, pour voler de nouveau, quand on a recouvré la santé et qu'on est revenu à un état meilleur, vers la troupe de ceux qui passent leur temps dans le travail et la prière, font violence au Ciel et conquièrent le royaume de Dieu. Ne croyez pas que ma petite demeure soit à dédaigner bien au contraire ; on ne peut la voir saps éprouver le désir d'y habiter, sans être charmé de son aspect et sans la trouver admirablement favorable à la retraite. Elle est remplie de livres de choix et divins; en les apercevant mon coeur se réjouit, ressent plus vivement le mépris des vanités du monde, et se rappelle qu'il n'y a dans le monde que vanité, que tout est vanité, et qu'il n'y a rien de plus vain que la vanité. C'est là que je lis, que j'écris, que je dicte, que je médite, que je prie et que j'adore la majesté du Seigneur. " Mais Nicolas ne passait pas son temps seulement à copier des livres. Il en faisait aussi commerce, comme le prouve sa lettre quarante-neuvième à Pierre de Celles, où il dit entre autres choses: " Je vous écris ces choses, mon doux ami, avec une multitude d'interruptions, car il m'est impossible de vous écrire autrement tant je suis pris, tiraillé par une multitude de choses, mais du moins c'est de ma propre main que je vous écris. Tout ceux qui ont quelque affaire viennent me trouver, or, je suis seul pour les recevoir et je pourrais dire avec le saint homme Jacob c'est sur moi que tout le mal retombe. "
XLII. On voit par là que Nicolas avait d'autres secrétaires sous ses ordres. L'un d'eux était Gérard de Péronne, son ami particulier, " le collaborateur intime de mes écritures," dit-il dans sa lettre dixième. Il en parle souvent dans ses autres lettres. C'est à ce même Gérard et an moine Henri, de la famille royale, que Nicolas à dédié ses lettres.
XLIII. Il était en commerce de livres très-suivi avec Pierre de Celles et plusieurs autres. Sa lettre trente-quatrième, à Amédée, évêque de Lausanne, est une de celles qui ont trait à ce trafic. On y lit ces mots: "Je vous envoie le livre d'Anselme sur le Saint-Esprit, bien ponctué, si je ne me trompe, et bien corrigé. " Il ne prêtait ordinairement ses livres qu'à la condition, qu'en les lui renvoyant; on lui en remettrait un exemplaire de, plus. C'est en effet, la demande qu'il adresse à Pierre de Celles dans sa lettre vingt-quatrième. Lui ayant envoyé deux volumes de saint Bernard, il lui dit: "Hâtez-vous d'en faire le plus promptement possible une copie pour me l'envoyer, et répondez ainsi à la peine que je me donne, selon nos conventions. Faites-moi parvenir aussi les exemplaires que je vous ai envoyés, avec la copie que vous en aurez fait faire, selon ce qui a été convenu; veillez bien surtout à ce qu'il ne manque pas un iota. " Voilà ce qu'on lit dans une de ses lettres à Pierre de Celles. Il empruntait aussi lui-même des livres aux autres, comme on le voit dans sa lettre dix-septième à Pierre doyen de Troyes, où il dit: " Renvoyez-moi les lettres de monseigneur du Mans; je me propose de les copier. " Bien plus, il écrivit à Philippe, prévôt de l'Eglise de Cologne et chancelier de l'empereur, au nom de son frère Philippe, pour le féliciter de ce qu'il allait entreprendre le voyage de la Terre sainte et il lui demanda sa bibliothèque qui était fort riche. Voici en quels termes il s'exprime dans sa lettre vingt-neuvième: " Songez à laisser aux pauvres du Christ, qui prieront et pleureront pour vous, le trésor inestimable que vous possédez, je veux dire cette belle bibliothèque que vous avait formée d'une manière admirable et incomparable; et le Dieu de notre salut vous accordera un heureux voyage. "
XLIV. Pour vivre en plus parfait religieux, Nicolas, à l'exemple des moines de Claivaux, ne veut point se permettre de lire des vers, et, dans une pensée analogue, il renvoie à un de ses amis une tunique qu'il en avait reçue et qu'il ne jugeait point assez simple pour son ordre. Quant aux vers, voici en quels termes il s'exprime dans sa lettre quinzième: " Je n'ai pas encore entre les mains les vers de mon ami, ou plutôt de notre ami Gautier. Mais si je les avais, je ne les lirais pas , attendu que nous nous interdisons tout ce qui est écrit en vers. " Eudes, abbé des religieux noirs de Pottières, lui avait envoyé une tunique en signe d'amitié. Nicolas la lui renvoie avec force remerciements et une lettre, sa vingt-septième, dans laquelle il lui dit: " Cette tunique fait trop d'effet et est d'un trop haut prix pour moi; elle n'a qu'un défaut, c'est d'être trop belle. " Puis il ajoute: " Je ne veux, ne puis et ne dois point la porter. On ne me verra point au milieu de mes frères, qui n'ont que des baillons et un mauvais ceinturon pour vêtements, couvert de pourpre et vêtu d'une tunique Non, non jamais je ne consentirai à recouvrir de nouveau ma chair de péché d'habits splendides, de peur qu'elle ne se laisse encore aller à ses folies. Je vous renvoie donc cette tunique, puisque personne parmi nous n'oserait et ne saurait la porter. Mais vous, mon père, revêtez-vous en, puisque votre ordre et votre rang le permettent. Car lorsque vous portez la tunique, vous ne faites qu'ajouter à vos coutumes; or, vous savez de qui sont ces paroles: "Tout ce que vous dépenserez de plus, je vous le rendrai à mon retour. "
XLV. Il y a trois choses à remarquer dans ces lignes; d'abord on voit par ces mots " un ceinturon " (semicinctorium) de la lettre de Nicolas, que les Cisterciens à cette époque, se ceignaient les reins d'un ceinturon. Que faut-il entendre par là ? C'est ce que nous apprend Herbert, livre I des .Miracles de Clairvaux, chapitre IV; en nous disant au sujet de Schocelin, ermite des environs de Trèves: " Cet homme malgré ses richesses qui étaient considérables, n'avait autour des reins qu'un ceinturon aussi pauvre qu'étroit, qui lui descendait à peine jusque sur les cuisses quand il était forcé de paraître devant quelque un." On appelait autrefois ce ceinturon lombaire ou brayer. Il est vraisemblable que, dans le principe, les Cisterciens firent usage de semblables ceinturons, surtout quand ils n'avaient qu'une tunique pour tout vêtement; la décence devait même alors en faire une nécessité, puisque pour le travail manuel ils étaient obligés de se débarrasser de leur cucule. Il faut encore remarquer la raison qui fait dire à Nicolas, que porter la tunique c'est " ajouter aux coutumes de l'ordre " de l'abbé de Pottières. Ce religieux avait fait profession selon la règle de saint Benoît qui permet, entre autres choses à ses disciples, l'usage de la tunique, comme on le voit par ce chapitre LV. Cela est vrai: mais à cette époque il était d'usage parmi les moines de porter la soutane, non la tunique qui ne descendait qu'au milieu des jambes, telle que l'avaient alors les religieux de Cîteaux. Mais l'abbé Eudes pouvait-il, comme le dit Nicolas, " dans son ordre et dans son rang, " porter lui-même cette tunique, qui certainement était blanche ! Est-ce qu'il était loisible alors à un moine noir de se mettre en blanc! On ne s'expliquerait pas, s'il en était ainsi, pourquoi il s'éleva entre eux une controverse si vive au sujet des vêtements blancs et des vêtements noirs. Il est vrai qu'en certains pays les bénédictins portaient une tunique blanche, mais ils avaient la cuculle poire, tandis que les Cisterciens l'avaient blanche comme la tunique. Ainsi dans le Cerémonial d'Aniane, qui était en usage à cette époque chez les moines noirs, on voit à plusieurs places des religieux représentés avec la tunique blanche et la cuculle noire, ce que nous avons remarqué encore dans d'autres peintures et surtout dans le livre sur la Croix, de Raban Maure, où il est représenté vêtu de blanc. La controverse qui s'est élevée alors entre les Clunistes et les Cisterciens ne portait point seulement, il faut le reconnaître, sur la couleur de la cuculle, mais aussi sur celle de la tunique comme on peut le voir par la lettre deux cent vingt-neuvième de Pierre le Vénérable, n. 22; néanmoins l'usage n'était point partout le même chez nous. Mais depuis que la coutume s'est établie parmi les moines blancs, de porter la toge pardessus la tunique, de déposer la cucule quand on n'est pas au choeur, ce qui n'était point permis autrefois , même pour se mettre au lit, on trouva que la toge suffisait avec le scapulaire, comme vêtement religieux, et ors la fit partout de drap noir, en conservant la tunique blanche. Plus tard on remplaça la toge par l'étamine, par dessus laquelle on porta la tunique, qui maintenant est noire. Dans le principe les Cisterciens ne portaient que la tunique et la cucule, qu'ils remplaçaient même souvent par le scapulaire et ne voulaient point porter de toge, soit simple, soit garnie de fourrures, non plus que d'étamines.
XLVI. Revenons à Nicolas qui ne négligea rien pour se conserver par une correspondance bien suivie, les amis qu'il avait su se faire, quand il était dans son premier monastère de Montier-Ramey, permi lesquels nous citerons surtout Pierre de Cluny et Pierre de Celles. Nous n'avons que deux lettres de lui à Pierre de Cluny antérieures à son départ de l'ordre de Cîteaux, ce sont les deux dernières de la collection de ses lettres; mais nous en avons bien plus de celles qu'il a adressées à Pierre de Celles, dont la première est sa vingtième lettre; il l'a écrite au nom d'un moine nommé Adam qui avait quitté l'abbaye de Celles pour venir à Clairvaux. La seconde, est la vingt-quatrième de la collection de ses lettres. Nicolas l'écrivit en son propre nom : " A l'abbé de Celles, Dora Pierre, son plus tendre ami. " Dans cette lettre il le prie de vouloir bien entretenir avec lui un fréquent commerce dé lettres. Sa lettre vingt-huitième, a un titre à peu près semblable, elle est adressée : " A son spécial et presque unique ami, Pierre, abbé de Celles. " Il en est de même de la suscription de la lettre quarante-huitième. Celle de la lettre suivante est plus intime encore : " A son chef. " Le titre de la cinquante-deuxième, car je passe celui de la cinquante-et-unième sous silence, est conçu en ces termes: "Un ami de Clairvaux à son ami de Celles, son tout dévoué. " Si je m'arrête avec tant de soins à noter ces détails, c'est afin de montrer que Nicolas, avant son départ de Clairvaux, était connu de Pierre dé Celles sous les meilleurs auspices et regardé par lui comme un tendre ami, et qu'on ne saurait en conséquence le confondre avec cet autre Nicolas d'Angleterre, que Pierre de Celles déclare ne pas même connaître de vue, et dont il repoussa les attaques qu'il osa diriger contre saint Bernard après sa mort.
XLVII. Pendant son séjour à Clairvaux, Nicolas le Français écrivit diverses lettres au nom de différentes personnes, et particulièrement au nom de saint Bernard lui-même, du prieur Rualène et d'autres religieux, faisant un recueil de cinquante-cinq lettres, qu'il dédia " A ses bien-aimés frères Girard et Henri, " c'est-à-dire à Girard de Péronne et à Henri fils de Louis le Gros et frère de Louis le Jeune, alors religieux à Clairvaux, au nom desquels il en écrivit aussi plusieurs. Parmi les lettres qu'il écrivit au nom de Rualène, il y en a une où il s'est glisse un titre erroné, c'est la vingt-troisième, dont la suscription est conçue en ces termes: " A Monseigneur et révérend Hugues, archevêque de Tours, le frère R. " Celui qui a faussé le titre de cette lettre l'a ainsi composé : " Au nom du prieur de Ridal à l'archevêque de Tours. " Jean Picard fait remarquer en marge que Ridal est une abbaye de Cisterciens, située dans le diocèse d'York, en Angleterre, ce qui est juste. Or quel rapport pouvait-il y avoir entre l'archevêque de Tours et cette abbaye-là? Mais il est certain que cette lettre a été écrite au nom du prieur Rualène, dont le nom indiqué par l'initiale seulement dans la suscription de la lettre, a donné lieu à l'erreur dont nous venons de parler. Il s'en trouve une pareille dans la lettre vingt-cinquième.
XLVIII. Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, ressentait, comme nous l'avons déjà vu, une affection, très-vive pour Nicolas, que saint Bernard se plaisait même à lui envoyer de temps en temps pour se communiquer mutuellement par lui leurs plus secrètes pensées. On peut lire à ce sujet une lettre de Pierre le Vénérable, qui se trouve la deux cent soixante-quatrième de la collection de celles de saint Bernard. Mais, ô malheureuse condition de l'homme, Nicolas, abusant de confiance et de la bonté de saint Bernard, en vint au point de se servir de son sceau pour une fin mauvaise, et enfin à se séparer honteusement de lui.. On ignore s'il s'en est jamais sérieusement repenti. Pour ce qui est de l'abus qu'il avait fait du sceau de saint Bernard, ce dernier y fait allusion dans sa lettre deux cent quatre-vingt-quatrième au pape Eugène, où il dit, sans nommer Nicolas, car il était la charité même : " Moi aussi, j'ai été exposé aux coups des faux frères: bien des gens ont reçu, comme de moi, des lettres falsifiées et scellées de mon sceau contrefait; ce qui me peine le plus c'est qu'on m'assure que vous en avez vous-même reçu aussi quelques unes. " Il déplore ce funeste événement, dans une autre lettre, sa deux cent quatre-vingt-dix-huitième au même pape Eugène; mais cette fois il nomme le coupable, son crime était connu. " Le moine Nicolas n'est plus chez nous, dit-il, il ne s'y trouvait point avec ses pareils : il a laissé en partant de tristes souvenirs parmi nous. Il y avait longtemps déjà que j'étais informé de sa conduite, mais je patientais toujours, dans l'espérance que Dieu toucherait son coeur ou que, nouveau Judas, il se découvrirait lui-même. (Quelle longanimité de sa part!) C'est ce qui est arrivé. Je l'ai trouvé nanti, à son départ, non-seulement le livres, d'or et d'argent, mais encore de trois sceaux, dont un à lui, le second au prieur et le troisième à moi... Mais je ne veux ni fatiguer vos oreilles, ni souiller mes lèvres du récit de toutes ses infamies; toute la contrée les connaît et en a horreur. " Saint Bernard ajoute que s'il se rend à la cour de Rome, comme il l'a annoncé avec une sorte de jactance: il n'est personne plus digne que lui de s'y voir condamné " à une réclusion perpétuelle, " La sortie de Nicolas se place à l'anné 1151, comme on le voit par la lettre deux cent quatre-vingt-dix-huitième de saint Bernard au pape Eugène, datée de cette année-là même, et par une de Pierre le Vénérable, la trois cent quatre-vingt-dix-huitième, sur l'élection de l'évêque de Grenoble qui eut lieu cette même année, et dans laquelle Pierre le Vénérable représente Nicolas comme un messager aussi cher et fidèle à saint Bernard qu'à lui-même.
XLIX. On croit généralement qu'il s'enfuit en Angleterre, où il se serait réfugié dans le monastère de Saint-Alban, et on le confond avec un certain Nicolas, qui, après la mort de saint Bernard, fit connaître et attaqua l'opinion de ce saint Docteur sur la conception de la sainte Vierge et fut réfuté par Pierre de Celles. Il est vrai que cet adversaire de saint Bernard se nommait aussi Nicolas, mais il est constant aussi qu'il était anglais, comme on le voit par deux lettres de Pierre de Celles, la vingt-troisième du livre VI, et la dixième du livre IX. Dans la première, Pierre de Celles dit : " Que la légèreté anglaise ne se fâche point si la maturité française l'emporte sur elle... J'ai éprouvé que les Anglais étaient bien plus rêveurs que nos Français. " Dans la seconde il s'exprime ainsi: " Le Français tiendra l'Anglais enfermé et garrotté dans son antre. " Cette manière de parler prouve que ce Nicolas était un anglais, mais de plus on voit par les derniers mots de la lettre de Pierre de Celles, qu'il lui était même inconnu de visage : en effet " je voudrais bien te voir face à face lui dit-il, toi dont les beaux écrits ont retenti si souvent à mes oreilles. " Je ne parle point de la différence de style; celui de l'Anglais est rude et souvent pénible, tandis que celui de Nicolas de France est plus agréable et plus travaillé. D'ailleurs, on sait que le Nicolas de Clairvaux était bien connu de Pierre de Celles avant sa fuite et lui était lié d'amitié; qu'il n'était point Anglais mais Gaulois ou Français. Il n'y a donc pas moyen de le confondre avec le Nicolas d'Angleterre.
L. Mais où donc, me dira-t-on, se retira notre Nicolas ? Après avoir porté ça et là ses pas errants, il finit par revenir à son premier monastère de Montier-Ramey, lorsque, saint Bernard étant mort, il put espérer d'y vivre en paix et en sûreté. C'est ce qui résulte de la lettre cinquante-neuvième de l'évêque de Lisieux Arnoul à Nicolas et de celle de Nicolas lui-même à Guillaume, évêque de Reims, que V. Cl. Etienne Baluze a publiée dernièrement dans le tome second de ses Mélanges. Cette dernière lettre certainement n'est pas antérieure à l'année 1176 qui est celle où Guillaume devint évêque de Reims. Il le loue, dans cette lettre, de l'avoir reçu dans le sanctuaire de son amitié et de ne se point prêter à la détraction et à la calomnie que Nicolas redoutait en effet beaucoup. Ensuite il s'excuse de ne lui avoir point fait de visite depuis longtemps et il ajoute, ce qui nous intéresse à savoir : " Vous donnerai-je pour excuse la difficulté des chemins et la longueur de la route qui sépare l'église de Reims de l'abbaye de Montier-Ramey? " Il est évident par là qu'à l'époque où il écrivait cette lettre, il était revenu à Montier-Ramey. " Mais la distance qui nous sépare n'est pas longue, la route est unie, et, d'un bout à l'autre, habitée par de nombreux amis.
LI. Que faisait-il à Montier-Ramey et à quel titre s'y trouvait-il ? c'est ce que nous apprennent les lignes suivantes, dont nous n'extrairons que ces mots: c Ajouterai-je que je n'ai pas la permission d'aller vous voir? Mais je vais et viens comme il me plaît, et je suis tous les jours dehors. Je pourrais alléguer ces raisons si je dépendais de quelqu'un et si je n'étais point libre de ma personne. " Ainsi, nous voyons qu'à Montier-Bamev, il vivait dans une complète indépendance. Il était bien triste pour un homme qui avait été le disciple et le secrétaire de saint Bernard, d'en être venu là ! Mais faut-il s'étonner de cette chute quand on voit les anges mêmes tomber du ciel ? Mais on reconnaît eu lui toujours la même vanité quand il fait gloire encore, comme autrefois, de la multitude de ses amis. Ainsi, dans une lettre qu'il écrivit à peu prés dans le même temps que la précédente, à Henri, comte de Champagne, et qui se trouve reproduite dans le même volume des Mélanges, il dit: " Dès ma jeunesse, je me suis plu dans l'amitié des grands et des princes de ce monde, mais je vous suis toit particulièrement redevable, à vous, par droit de naissance, de ce que je suis, et par droit d'amitié, de ce que je puis. " Il suit de ces paroles que Nicolas était par sa naissance originaire de Champagne, dont Henri était seigneur. On ne peut attribuer sa chute, comme celle de beaucoup d'autres, qu'à un vain sentiment de gloriole et d'orgueil. On voit clairement combien il fut dévoué à Henri, comte de Champagne et de Troyes, par deux de ses lettres, dans l'une desquelles il lui dédie ses sermons, qu'on a publiés dans la Bibliothèque de Cîteaux; voici la suscription de cette lettre : " A Henri, mon seigneur particulier et mon bienfaiteur, etc. " L'autre porte : " A son sérénissime prince et très-cher seigneur, etc. " Elle se trouve imprimée dans le tome second de Baluze; on y lit: " J'envoie à votre sublime personne quelques lettres que j'ai eu occasion d'adresser pendant ces deux dernières années, ;soit au Pape, soit au chancelier de la cour de Home, soit, enfin à quelques personnages de qualité. " Mais il paraît, d'après la lettre quarante-neuvième d'Arnoul, évêque de Lisieux, " Au moine Nicolas, du monastère de Montier-Ramey, " qu'il abusa de l'autorité de ce prince; en effet, dans cette lettre, il parle d'un certain chanoine de mauvaise vie, disciple de Nicolas, que celui-ci dit avoir reçu " une dernière fois en grâce, " à la recommandation d'Arnoul, qui prétend de son côté ne l'avoir point recommandé.
LII. On voit par tout ce que nous venons de rapporter, quel homme était ce Nicolas; il était d'une caractère vain, inconstant, inquiet, et tel qu'on ne pouvait attendre presque rien de bon de lui. D'ailleurs, nous ignorons quelle fut sa fin. Il me reste maintenant, selon ce que j'ai promis plus haut, à donner ici un spécimen du premier sermon de saint Bernard, traduit en français, tel qu'il se trouve dans le manuscrit des Feuillants de Paris. En voici le titre et le commencement.
2. Tot a premiers sesvu- dez ensemble lapostle ki de ce venement est toz enbahy, etc.
3. Por Deu chier Friere fuyez orgoil, et forment lo fuyez. Orgoilz est commencement de lot péchiez, ki si hisnelement abattit en parmenanl... Luciferum, ki reluisoit plus kler ke ioles les esloiles, ki un Engle ne muai mies en diaule , mais me lo prince des Engles, qui aparmemes ot envié de lomme, et si mist en luy la félonie, kit avoit conceut en luy mismes, quant il li semonut kit seroit si cum Deus saichanz bien et mal, sil maingieuet de larbre ki de fendus li estoit. Chaili f malaurous ke promes tu, cum, ce soit ke li Fils del haltisme ait la cleif de science. Anz est il mismes li cleif David, qui clot et nul ne avurel. En lui sunt reponuit luit li tressor de sapience et de science. Embleras les lu dons por doneir a tomme. Or puez veor ke menteires est cist et ses peires selon la sentence de notre Signor. Il fut menteires quant il dist kit semblant seroit al haltisme: et peines fust de la menzonge, quant il lenvelirneie semence rte la falseteil gillatassi... enhomme, quant il dit quit seroient si cum Deu. Et tu assi o tu homme tu vois lo lairon, et si cours ensemble lui. Vos aviez otit, chier Freire, ceu cum leist anuit en Ysaié la Pro fete, lai ou nostre Sires dist, Li prince de ton peule sunt inobedient et eompaignon de lairons.
4. Par verileit nostre Prince jurent inobedient et compaignons
de tairons. Cest Adam et Eve ki furent li encomencemet de nostre lignieié,
ki par lo consoil del serpent, mais del diaule par lo serpent vorrent oralement
traire en ols ceu kapartient solement al Fil de Deu, Nem a ceste fieié
ne mût mies li Peines en respit la torture cum faisoil al fil. Car
li Peires aiment le Fil, anzlo venuit aparmêmes assi de lome, ot
si apeësel son noz toz sa... Car nos pechames tuil en Adam; et en
lui receumes luit la sentence de dampnation. Et ke feroit li Fil... il
por luy avengier veoit si enmeut lo Peine kit a nule créature nen
espargnieuet, assi cum il desist. Por mi pert mes (Peires) toiles ses créatures.
Li premieres Engles se volt esleveirà ma haltesce, et si ost granl
compagniéé ki a lui consentit: mais li amors ke li Peires
al vers mi prist a parmémes venjance de luy, ensi kit luy et lot
les siens ferit de cruyer chastiement: et de plaié ke sancié
ne puel eslre. La science ke meye est ausi volt ansi entrepenre li hom.
Et il de lui nen ot mies assi piliet, ne lespar gnat ses oils. At dons
Deus cure des beestes? Il n'en avoil fait mais ke dous nobles créatures
ke renaules estoient, et que dovoient eslre beinaurouses, test Lengle et
lime. Mais por mi ai parduit une grant partie dengles et oz les hommes.
Donkes perceu kit saichenl ke ju aimme ausi lo Peire, si est droiz quil
rezoivet parmi eeos quit ai parduit assi curas en une maniere parmi. Si
par mi est leveiz cist lempez, si cum dist Jonas, prenneiz me, et si me
gilliez en la meir. Tuit ont de mi envié: mais ju en vois, et si
me demonsterray teils a ols, ke tait cil qui lor envie acoyseront et insevré
me verront, seront bien aureil. etc.
POUR L'AVENT DE NOTRE-SEIGNEUR
2.. En premier lieu, considérez avec le même étonnement et la même admiration que l'Apôtre, quel est celui qui vient. C'est, dit l'ange Gabriel, le fils môme du Très-Haut, Très-Haut lui-même par conséquent. Car on ne saurait sans crime penser que Dieu a un fils dégénéré ; il faut donc le proclamer l'égal de son Père en grandeur et en dignité. Qui ne sait en effet, que les enfants des princes sont eux-mêmes princes et que les fils de rois sont rois? D'où vient cependant que des trois personnes que nous croyons, que nous confessons et que nous adorons, dans la suprême Trinité, ce n'est ni le Père, ni le Saint-Esprit, mais le Fils qui vient? Je ne saurais croire qu'il en est ainsi sans cause aucune. Mais qui a pénétré les desseins de Dieu? ou qui est entré dans le secret de ses conseils (Rom., XI, 34)? Or, ce n'est point sans un très-profond dessein de la Trinité qu'il a été réglé que ce serait le Fils qui viendrait. Si nous considérons la cause de notre exil, peut-être pourrons-nous connaître, du moins en partie, quelle convenance il y avait que nous fussions sauvés plutôt par le Fils de Dieu que par l'une des deux autres personnes divines. En effet, ce Lucifer qui se levait le matin, ayant voulu se faire semblable au Très-Haut et tenté de se rendre égal à Dieu, ce qui est le propre du Fils, fut à l'instant précipité du haut du Ciel, parce que le Père prit la défense de la gloire de son Fils et montra par les faits la vérité de ce qu'il dit quelque part: " La vengeance m'est réservée et c'est moi qui l'exercerai (Rom., XII, 19). " Et je voyais alors Satan tomber du Ciel comme un éclair (Luc, X, 18). Qu'as-tu donc à l’enorgueillir, ô toi qui n'es que cendre et que poussière? Si Dieu n’a point épargné les anges eux-mêmes dans leur orgueil, combien moins t'épargnera-t-il toi qui n'es que corruption, que vers? Satan n'avait rien fait, il n'était encore coupable que d'une pensée d'orgueil, et à l'instant même, en un clin d'œil, il se voit à jamais précipité dans l'abîme, parce que, selon l'Evangéliste : " Il n'est point resté ferme dans la vérité (Joan., VIII, 44). "
3. O mes Frères, fuyez, fuyez l'orgueil de toutes vos forces, je vous en conjure. L'orgueil est le principe de tout péché, c'est lui qui a si rapidement plongé dans d'éternelles ténèbres ce Lucifer, qui brillait naguère d'un plus vif éclat que tous les astres ensemble; c'est lui, dis-je, qui a changé en un démon non pas un ange seulement, mais le premier des anges. Après cela, devenant tout à coup jaloux du bonheur de l'homme, il fit naître, dans le coeur de ce dernier, l'iniquité qu'il avait d'abord conçue dans le sien, et lui conseilla de manger du fruit défendu, en lui disant qu'il deviendrait aussi semblable à Dieu, connaissant le bien et le mal. O malheureux, quelles espérances donnes-tu, que promets-tu à l'homme, quand il n'y a que le Fils du Très-Haut qui ait la clef de la science, ou plutôt quand il n'y a que lui qui soit " la clef de David qui ouvre, et personne ne ferme (Apoc., III, 7)? " C'est en lui que tous les trésors da la sagesse et de la science divines se trouvent renfermés (Coloss., II, 3) ; iras-tu les dérober pour en faire part à l'homme? Voyez si, comme le dit le Seigneur lui-même, " Il n'est pas un menteur et le père même du mensonge (Joan., VIII, 44). " En effet ne ment-il point quand il dit: " Je serai semblable au Très-Haut (Isa., XIV, 94)? " Et n'est-il pas le père même du mensonge, quand il sème dans le coeur de l'homme le germe de ses faussetés, en lui disant : " Vous serez comme des dieux (Gen., III, 6) ? " Et toi, ô homme, si tu vois le voleur, tu te mets à sa suite. Vous vous rappelez, mes frères, le passage d'Isaïe que nous lisions cette nuit, où il est dit: " Vos princes sont des infidèles (Isa., 1, 23), " ou, selon une autre version, " sont des désobéissants et les compagnons des voleurs. "
4. En effet nos premiers parents, Adam et Eve, la source de notre race, sont désobéissants, et compagnons de voleurs, puisqu'ils veulent, sur les conseils du serpent ou plutôt sur les conseils du diable lui-même par l'organe du serpent, ravir au fils de Dieu ce qui lui appartient en propre. Mais Dieu le Père ne ferme point les yeux sur l'injure faite à son fils, " car le Père aime le Fils (Joan., V, 20), " et à l'instant même, il tire vengeance de l'homme et appesantit son bras sur nous. Tous en effet nous avons péché en Adam et tous nous avons été condamnés en lui. Que fera le fils, en voyant que son Père prend en main sa défense et que pour lui il n'épargne aucune créature? Voilà, se dit-il, que mon Père, à cause de moi; perd toutes ses créatures. Le premier des anges a voulu usurper la grandeur qui m'est propre et il a trouvé de l'écho parmi ses semblables. Mais à l'instant mon Père a pris avec ardeur la défense de ma cause en main, et il a frappé d'un coup cruel, d'une blessure incurable l'ange rebelle et tous ses partisans. De son côté l'homme a voulu aussi s'arroger la science qui est mon partage exclusif, et mon Père n'a point eu non plus pitié de lui, son oeil ne l'a point épargné. " Dieu s'occupe-t-il des boeufs (I Cor., IX, 6) ? " Il avait fait deux nobles créatures, auxquelles il avait donné la raison en partage et qu'il avait faites susceptibles de bonheur, l'ange et l'homme. Or voici qu'à cause de moi il a perdu une multitude d'anges et tous les hommes. Mais moi, pour qu'ils sachent que j'aime mon Père, je veux lui rendre ceux qu'il semble n'avoir perdus qu'à cause de moi. " Si c'est à cause de moi que cette affreuse tempête s'est déchaînée sur vous, dit Jonas, prenez-moi et jetez-moi à la mer (Joan., I, 12). " Ils portent tous un regard d'envie sur moi, eh bien! me voici, je vais me montrer à eux en tel état que quiconque voudra nie porter envie et ambitionnera de devenir semblable à moi, n'aura cette ambition et ce désir que pour son bien. Quant aux anges, je sais bien qu'ils n'ont déserté la bonne voie que par un sentiment mauvais et inique et qu'ils n'ont péché ni par faiblesse ni par ignorance, aussi ont-ils dû périr quoiqu'ils ne le voulussent point, car l'amour du Père et la majesté du Roi suprême éclatent dans sors amour pour la justice (Psalm., XCVII, 3).
5. Voilà pourquoi il a créé les hommes dans le principe, c'était afin qu'ils prissent la place des anges et qu'ils réparassent les brèches de Jérusalem; car il savait que pour les anges il n'y avait plus aucun moyen de retour. " Il connaissait en effet l'orgueil de Moab et voyait qu'il est superbe à l'excès (Isa., XVI, 6), " et que son orgueil est sans repentir et par conséquent sans pardon. Mais il n'a point fait une autre créature pour remplacer l'homme, voulant montrer par lé qu'il pouvait encore être racheté; il n'avait péri que par la malice d'un autre, il était juste par conséquent que la bonté d'un autre pût le sauver. Je vous en prie donc, Seigneur, daignez me tirer de là où je suis, parce que je suis faible et que j'ai été enlevé par fraude et par violence ô mon pays, et qu'on m'a jeté dans cette fosse quoique je fusse innocent (Gen., XL, 15). Innocent, c'est peut-être beaucoup dire, mais ce n'est pas trop, eu égard à celui qui m'a séduit. Seigneur, on m'a fait croise un mensonge ; vienne maintenant la Vérité en personne, afin que la fausseté soit confondue, que je connaisse la vérité et que la vérité me délivre, si toutefois je sais renoncer au mensonge, quand on me l'aura montré, et embrasser la vérité lorsqu'on me l'aura fait connaître. Autrement ma tentation et mon péché ne seraient plus simplement la tentation et le péché de l'homme, mais l'obstination même du diable. Car c'est quelque chose de diabolique que de persévérer dans le mal, et quiconque ressemble au diable dans son péché est digne de périr avec lui.
6. Vous avez entendu, mes Frères, quel est celui qui vient, écoutez maintenant d'où et où il vient. Or il vient du sein de son Père dans celui d'une Vierge mère; il vient du haut des Cieux dans ces basses régions de la terre. Mais quoi donc? Ne faut-il point alors que nous vivions aussi sur la terre ? Oui, s'il y est resté lui-même. Car où pourrait-on être bien s'il n'y est pas, et mal s'il s'y trouve? " Car qu'y a-t-il pour moi dans le ciel même et que désiré je sur la terre si ce n'est vous, Dieu de mon coeur et mon partage pour l'éternité (Psalm. LXXII, 25 et 26)? " Et quand même je marcherais au milieu des ombres mêmes de la mort, il n'est point de maux que je craindrais, si toutefois vous étiez avec moi (Psalm. XXII, 4). " Or je vois aujourd'hui qu'il est descendu non-seulement sur la terre, mais encore jusque dans les enfers, non pas comme un coupable chargé de liens, mais libre au milieu des morts, comme la lumière qui descend dans les ténèbres, mais que les ténèbres n'ont point comprise; aussi son âme ne reste-t-elle point dans les enfers et son corps ne connaît-il point la corruption du tombeau ; car le Christ qui est descendu du ciel est le même qui y est remonté pour accomplir tous les oracles, car c'est de lui qu'il a été dit : " Il faisait le bien en passant d'un lieu dans un autre et guérissait tous ceux qui étaient sous la puissance du diable (Act., X, 38), " et encore: "Il s'élance avec ardeur pour courir comme un géant dans la carrière, mais il part de l'extrémité du ciel (Psalm. XVIII, 7). " Aussi est-ce avec raison que l'Apôtre s'écrie: " Ne recherchez que ce qui est en haut, dans le ciel où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu (Coloss., III, 1)." C'est en vain qu'il se donnerait du mal pour porter nos coeurs en haut, s'il ne nous apprenait que l'auteur de notre salut s'y trouve. Mais voyons la suite; car si le sujet est fécond et abondant, cependant le temps qui presse ne me permet pas de vous parler longuement. Ainsi quand nous nous sommes demandé quel est celui qui vient, nous avons trouvé que c'est un hôte d'une grande et ineffable majesté; et, lorsque nous avons recherché d'où il vient, il s'est trouvé que nous avons vu se dérouler à nos yeux une route d'une longueur immense, selon ce qu'avait dit le Prophète sous l'inspiration de l'Esprit : " Voilà la majesté du Seigneur qui vient de loin (Isa., XXX, 27). " Enfin à cette question: Où vient-il? nous avons reconnu l'honneur inestimable et presque incompréhensible qu'il daigne nous faire en descendant de si haut dans l'horrible séjour de notre prison.
7. Mais à présent qui pourrait douter qu'il ne fallût rien moins qu'une bien grande cause pour qu'une si grande Majesté daignât descendre de si loin dans un séjour si peu digne d'elle? En effet, le motif qui l'y a déterminé est tout à fait grand, car ce n'est rien moins qu'une grande miséricorde, une grande compassion et une immense charité. En effet, pour quoi devons-nous croire qu'il est venu? C'est le point que nous avons maintenant à éclaircir. Nous n'avons pas besoin de nous donner beaucoup de mal pour cela, puisque ses paroles et ses actes nous crient bien haut le motif de sa venue. En effet, c'est pour chercher la centième brebis qui était perdue et errante qu'il est descendu en toute hâte des montagnes célestes; c'est pour que ses miséricordes fissent comprendre mieux encore au Seigneur et que ses merveilles montrassent plus clairement aux hommes que c'est pour nous qu'il est venu. Combien grand est l'honneur que nous fait le Dieu qui nous vient chercher ! Mais aussi combien est grande la dignité de l'homme que Dieu recherche ainsi! Assurément s'il veut se glorifier de cela, ce ne sera point à lui une folie de le faire, non pas qu'il paraisse être quelque chose de son propre fond, mais parce que celui qui l'a fait l'estime lui-même à un si haut prix. Car ce ne sont point toutes les richesses du monde, ni toute la gloire d'ici-bas, ni rien de ce qui peut flatter nos désirs sur la terre qui fait notre grandeur, tout cela n'est môme absolument rien en comparaison de l'homme lui-même. Seigneur, qu'est-ce donc que l'homme pour que vous le combliez de tant de gloire et pourquoi votre coeur est-il porté en sa faveur?
8. Néanmoins je me demande pourquoi au lieu de venir à nous, n'est-ce point nous qui sommes allés à lui; car outre que c'est notre intérêt qui est en question, ce n'est pas l'habitude que les riches aillent trouver les pauvres, même quand ils ont le désir de leur faire du bien. Il est vrai, mes Frères c'était bien à nous à aller vers lui, mais nous en étions doublement empêchés; d'abord nos yeux étaient bien malades; or il habite une lumière inaccessible (I Tim., VI, 16). Et puis nous étions paralysés et gisant sur notre grabat, nous ne pouvions donc nous élever jusqu'à Dieu qui demeure si haut. Voilà pourquoi le bon Sauveur et doux médecin de nos, âmes est descendu de là-haut où il habite et a voilé l'éclat de sa lumière pour nos yeux malades. Il s'est en quelque sorte placé dans une lanterne en prenant son glorieux corps, cette chair infiniment pure de toute souillure. C'est là, en effet, ce nuage léger et translucide dont parle le Prophète (Isa., XIX, 1), sur lequel il avait annoncé que le Seigneur monterait pour descendre en Egypte.
9. Il nous faut aussi considérer en quel temps est venu le Sauveur. Or il est venu ainsi que vous le savez, je le pense, non au commencement, ni au milieu, mais à la fin des temps. Ce n'est pas sans raison, mais avec beaucoup de raison, au contraire, que la Sagesse par excellence a réglé qu'elle n'apporterait de secours aux hommes qu'alors qu'il leur deviendrait plus nécessaire, car elle n'ignore point que les enfants d'Adam sont enclins à l'ingratitude. Or on pouvait dire avec vérité que déjà la nuit approchait, que le jour était sur son déclin, que le soleil de la justice avait un peu baissé à l'horizon, et ne répandait plus sur la terre que des rayons presque éteints et une chaleur affaiblie. Car la lumière de la connaissance de Dieu était devenue bien faible, en même temps que, sous le manteau glacial de l'iniquité, la chaleur de la charité avait sensiblement baissé. Il n'y avait plus d'apparition d'anges, plus de prophètes qui élevassent la voix, il semble que, vaincus par le désespoir à la vue de l'endurcissement excessif et de l'obstination des hommes, ils avaient cessé les uns d'apparaître et les autres de parler. Mais moi, dit le Fils " c'est alors que je me suis écrié, me voici, je viens (Psalm., XXXIX, 9). " Oui, voilà comment à l'heure où tout reposait dans un paisible silence et que la nuit était au milieu de sa course, votre Parole toute-puissante, ô Seigneur, vint du Ciel et descendit de son trône royal (Sap. XVIII, 14). C'est dans le même sens que l'Apôtre disait: " Quand vint la plénitude des temps, Dieu envoya son Fils (Galal., IV, 4). " C'est qu'en effet la plénitude et l'abondance des choses du temps avaient produit l'oubli et la disette de celles de l'éternité. Il était donc bien à propos que l'éternité vînt puisque la temporalité prévalait. En effet, sans parler du reste, la paix temporelle elle-même était si générale alors, qu'un homme n'a eu qu'à l'ordonner et le dénombrement du monde se fit (Luc, II, 1).
10. Vous connaissez maintenant quel est Celui qui vient; de même que là où il vient et d'où il vient, enfin le temps et la cause de sa venue vous sont également connus; il ne nous reste donc plus qu'à rechercher avec soin par quelle voie il vient, afin que nous allions à sa rencontre, comme il est juste que nous le fassions. Mais, s'il est venu une fois sur la terre, clans une chair visible, pour opérer notre salut, il vient encore tous les jours invisiblement et en esprit pour sauver nos âmes à tous, selon ce qui est écrit: " Le Christ, Notre-Seigneur, est un esprit devant nos yeux. " Et pour que vous sachiez que cet avènement spirituel est caché, il est dit " C'est à son ombre que nous vivrons au milieu des nations (Thren., IV, 20). " Voilà pourquoi il est juste, si le malade est trop faible pour aller bien loin au devant d'un si grand médecin, il s'efforce au moins de lever la tête et de se soulever un peu lui-même à son arrivée. Non, non, ô homme, tu n'as pas besoin de passer les mers, de t'élever dans les nues, de gravir les montagnes, et la route qui t'est montrée n'est pas longue à parcourir, tu n'as qu'à rentrer en toi-même pour aller au devant de ton Dieu; en effet sa parole est dans ta bouche et dans ton coeur. Va donc au moins au devant de lui jusqu'à la componction du coeur et à la confession de la bouche, si tu veux sortir du fumier sur lequel ta malheureuse âme est étendue, car il n'est pas convenable que l'auteur de toute pureté s'avance jusque-là. Mais qu'il vous suffise de ce peu de mots sur cet avènement, dans lequel il daigne éclairer nos âmes par son invisible présence.
11. Mais il faut aussi considérer la voie de son
avènement visible, car toutes ses voies sont belles et ses sentiers
pacifiques (Prov., III, 17). " Or le voici, dit l'Epouse, le voici qui
vient, sautant sur les montagnes et passant par-dessus les collines (Cant.
II, 8). Vous le voyez quand il vient, ô belle Epouse, mais vous ne
pouviez le voir auparavant, quand il reposait, car vous vous écriiez
alors: " O vous, le bien-aimé de mon âme, dites-moi où
vous menez paître vos troupeaux, où vous vous reposez (Cant.
I, 6). " Lorsqu'il repose, ce sont les anges qu'il paît pendant des
éternités sans fin, et qu'il rassasie de la vision de son
immuable éternité. Mais ne vous méconnaissez point
vous-même, ô belle Epouse, car c'est par vous que s'est produite
cette admirable vision, par vous qu'elle s'est affermie, et vous ne pouvez
y arriver. Mais voici qu'il est sorti de son sanctuaire, celui qui paît
les anges quand il repose, il s'est mis en marche, il va nous guérir.
On va le voir venant et rassasié, lui qu'on ne pouvait voir quand
il reposait et paissait. Il vient, dis-je, en franchissant d'un bond les
montagnes et en passant par-dessus les collines. Les montagnes et les collines,
ce sont les patriarches et les prophètes; or voyez dans sa généalogie
comment il vient en franchissant les unes d'un bond et en sautant par-dessus
les autres. " Abraham, y est-il dit, engendra Isaac, Isaac engendra Jacob,
etc. ( Matth., I, 2). " Vous versez en poursuivant que de ces montagnes
sortit la souche de Jessé sur laquelle, selon le mot du Prophète
(Isa., XI, 2), poussa un rameau qui produisit une fleur sur laquelle l'Esprit
aux sept dons se reposa. C'est ce que le même Prophète nous
explique dans un autre endroit en disant: "Une Vierge concevra et enfantera
un Fils qui aura nom Emmanuel, c'est-à-dire Dieu avec nous (Isa.,
VII, 14). " Ainsi, ce qui n'était d'abord qu'une fleur, il l'appelle
ensuite Emmanuel, et ce qui n'était qu'un rameau, il dit plus clairement
que c'est une Vierge. Mais je me vois contraint de remettre à un
autre jour les considérations qu'il y aurait à faire sur
ce profond mystère ; c'est un sujet bien digne d'être traité
à part, d'autant plus que le sermon a été un peu long
aujourd'hui.
1. Nous avons entendu le prophète Isaïe conseiller au roi Achaz, de demander au Seigneur de lui faire voir un prodige, soit au fond de l'abîme, soit au plus haut des Cieux. Nous avons entendu aussi sa réponse; elle semble dictée par un sentiment de piété, mais il n'en était rien; aussi mérita-t-il d'être réprouvé par Celui qui lit dans les coeurs et pour qui la pensée de tout homme est à découvert. " Non, dit-il, je n'en demanderai point, je ne tenterai point le Seigneur (Isa., VII, 12). " Achaz était rempli d'orgueil parce qu'il était assis sur un trône, et ses paroles dénotaient l'astuce d'une sagesse tout humaine. Le Seigneur avait donc dit au prophète Isaïe : "Va trouver ce renard et dis-lui de demander au Seigneur qu'il lui fasse voir un prodige au fond de l'enfer, car ce renard a une tanière, mais quand même il la creuserait jusqu'au fond de la terre, il y trouverait Celui qui peut prendre les sages dans leur astucieuse sagesse. " Le Seigneur avait encore dit à son prophète : " Va et conseille à cet oiseau de demander au Seigneur qu'il lui fasse voir un miracle dans le ciel; cet oiseau a en effet un nid, mais s'il s'élève dans les cieux il y trouvera Celui qui résiste aux superbes et qui met le pied par sa propre vertu, sur le cou des superbes et des gens qui s'élèvent. " Mais il feint de ne vouloir point demander à Dieu un signe de sa puissance dans les cieux ou de son incompréhensible sagesse, dans les abîmes. Voilà pourquoi le Seigneur promet lui-même de donner à la maison de David un signe de sa bonté et de son amour, afin d'attirer du moins par la preuve de sa charité, ceux que ni sa puissance, ni sa sagesse ne frappent de terreur. Il est possible encore, j'en conviens, que par ces mots, " au fond de l'enfer, " il ait voulu parler de cette charité que personne ne dépassa jamais, qui le fit mourir pour ses amis et descendre pour eux dans les enfers, en sorte que. le roi Achaz eut à redouter la majesté de celui qui règne dans les cieux ou à embrasser la charité de celui qui descend dans les enfers, car quiconque ne pense point en tremblant à la majesté de Dieu et ne songe point avec amour à sa charité est insupportable non-seulement aux hommes mais à Dieu même. " C'est pour cela, dit le Prophète, que le Seigneur lui-même te donnera un signe manifeste de sa majesté et de sa charité. Une Vierge concevra et elle enfantera un fils qui sera appelé Emmanuel, c'est-à-dire, Dieu avec nous (Isa., VII, 14). " Ne cherche point à fuir, ô Adam, car le Seigneur est avec nous. Ne crains point, ô homme, et que le nom du Seigneur ne te fasse point trembler de terreur, car Dieu est avec nous. Il est avec nous, parce qu'il a la même chair que nous, il ne fait qu'une chair avec nous. C'est pour nous qu'il vient, il est tel que l'un d'entre nous, et passible comme nous.
2. Et le Prophète continue : " Il mangera le beurre et le miel. " C'est comme s'il avait dit : Il sera petit enfant et se nourrira des même aliments que les autres enfants. " En sorte qu'il sache rejeter le mal et choisir le bien, ajoute Isaïe (Isa., ibidem). " Vous l'entendez le bien et le mal, comme il était dit de l'arbre au fruit défendu, de l'arbre de la désobéissance. Mais le second Adam fait un choix bien meilleur que. le premier; en effet il choisit le bien et rejette le mal, tandis que celui-là préfère la malédiction et elle tombe sur lui, il repousse la bénédiction et la bénédiction fuit loin de lui (Psalm. CVIII, 18). Dans ces mots du prophète : " Il mangera le beurre et le miel, " nous voyons le choix de cet enfant; que sa grâce maintenant nous vienne en aide et nous accorde, ce qui nous importe le plus, de comprendre, comme il faut, le sens de ces paroles et ensuite de l'exposer de manière à vous le faire comprendre aussi. Il y a deux choses dans le lait de la brebis, le beurre et le fromage: l'un est gras et humide, l'autre est sec et dur. Notre Enfant sait donc admirablement choisir, quand il préfère le premier et laisse le second. En effet, quelle est cette centième brebis qui s'est égarée et qui s'écrie par la bouche du Psalmiste : " Je me suis égarée comme une brebis qui a péri (Psalm. CXVIII, 176) ? " N'est-ce pas le genre humain, que le très-bon Pasteur vient chercher après . avoir laissé les quatre-vingt-dix-neuf autres dans les montagnes? En effet, dans cette brebis-là on retrouve deux choses aussi, une nature douce, bonne, très-bonne même, c'est le. beurre ; la corruption du péché, c’est le fromage. Voyez donc le choix excellent de notre Enfant, qui prend notre nature mais sans la corruption du péché. N'est-ce point des pécheurs en effet que l'Ecriture a dit : " Leur coeur s'est durci comme le lait caillé (Psalm. CXVIII, 70), " parce que le ferment de la malice, la présure de l'iniquité a corrompu en eux la pureté du lait?
3. Ainsi en est-il de l'abeille, si elle a un doux miel, elle a aussi un aiguillon pénétrant. Mais notre Abeille c'est celle qui butine parmi les lys et qui habite la contrée fleurie des anges, d'où elle a pris son vol vers la cité de Nazareth, nom synonyme de fleur, attirée par la douce odeur qu'exhale la fleur de la perpétuelle virginité sur laquelle elle se pose et à laquelle elle s'attache. Cette abeille a aussi son miel et son aiguillon, car, selon le chant du Prophète, elle a en même temps la miséricorde et le jugement (Psalm. C, 1). Aussi un jour que ses disciples lui conseillaient de détruire par le feu du ciel une ville qui n'avait pas voulu la recevoir, elle répond cette Abeille : le Fils de l'homme n'est pas venu pour exercer le jugement mais pour sauver le monde. Notre Abeille n'avait point d'aiguillon alors, elle s'en était comme désarmée, quand elle ne répond que par la miséricorde, non point par le jugement, aux indignes traitements qu'on lui fait essuyer. Mais gardez-vous bien d'espérer clans l'iniquité et de commettre l'iniquité dans cette espérance. Un jour viendra en effet, où notre Abeille reprendra son aiguillon et en fera pénétrer l'acre piqûre jusqu'à la moëlle des os du pécheur, car le Père ne juge personne, c'est à son Fils qu'il a laissé le jugement (Joan., V, 22). Mais quant à présent notre petit Enfant mange le beurre et le miel, puisqu'il unit en sa personne ce qu'il y a de bon dans la nature humaine à la miséricorde qui est en Dieu, et se montre véritablement homme, sauf le péché qu'il n'a point. C'est donc un Dieu plein de miséricorde et non point encore un juge.
4. Après cela, je crois qu'il est facile de reconnaître quel est ce rameau qui s'élève sur la souche de Jessé et quelle est cette fleur sur laquelle l'Esprit-Saint vient se reposer. Le rameau est la Vierge Mère de Dieu, et la fleur est son Fils. Oui, le Fils de la Vierge est une fleur d'un blanc et d'un rose éclatant et belle entre mille; une fleur que les anges souhaitent de contempler, dont le parfum rend la vie aux morts; c'est, comme elle le dit elle-même, une fleur des champs (Cant., II, 1), non des jardins, car les fleurs des champs poussent sans le secours de l'homme, personne ne l'a semée, personne ne la cultive, personne ne répand un engrais à la place on elle pousse. Il en est tout à fait de même du sein de la Vierge Marie; c'est ainsi qu'il a fleuri, ainsi que ses chastes entrailles ont produit, comme une prairie d'une éternelle verdeur, que le soc de la charrue n'a point remuée et que la main de l'homme a toujours respectée, une fleur dont la beauté ne doit point se corrompre dont l'éclat ne se flétrira jamais. O Vierge, rameau sublime, tu te termines par une tête sainte et superbe qui s'élève jusqu'à celui qui est assis sur un trône; jusqu'à la majesté du Seigneur même. Après tout, pourquoi m'en étonnerai-je, quand je te vois pousser à une grande profondeur les racines de l'humilité? O plante vraiment céleste, plus précieuse et plus sainte que toutes les autres plantes ! O arbre vraiment arbre de vie, qui seul' as mérité de porter le fruit du salut! Ta ruse, ô serpent malin, se trouve prise au piège, ta fausseté est découverte. Tu en avais doublement imposé en accusant le créateur de mensonge et d'envie, mais te voilà convaincu d'une double imposture, celui à qui tu avait dit : " Tu ne mourras point (Gen., III, 4), " a commencé par mourir, et la vérité du Seigneur demeure éternellement (Psalm., CXVI, 2). Dis-moi donc maintenant si tu le peux, dis-moi quel est l'arbre dont il m'a défendu par envie de cueillir le fruit, lui qui m'a donné ce rameau choisi et le fruit sublime qu'il porte? " En effet, comment celui qui n'a pas même épargné son propre Fils, ne nous donnera-t-il point toutes choses avec lui (Rom., VIII, 32) ? "
5. A présent vous avez remarqué, si je ne me trompe,
que la Vierge est cette voie royale par laquelle le Sauveur est venu à
nous, car c'est de son sein qu'il s'est élancé comme un jeune
époux de sa couche nuptiale. Ne nous écartons donc point
de cette route dont je vous ai parlé dans mon premier sermon, s'il
vous en souvient bien, et efforçons-nous, mes très-chers
Frères, de monter vers le Sauveur par la même voie qu'il a
suivie pour descendre jusqu'à nous, d'arriver par elle à
la grâce de celui qui, par elle aussi, est venu jusque dans notre
misère. Puissions-nous avoir, par vous, accès auprès
de votre Fils, ô vous qui avez eu le bonheur de trouver la grâce,
d'enfanter la vie et le salut. Que celui qui nous a été donné
par vous, par vous aussi nous reçoive. Que votre sainteté
excuse auprès de lui la faute de notre corruption, et que votre
humilité, qui charme les regards de Dieu, lui fasse pardonner à
notre vanité. Que votre immense charité couvre la multitude
de nos péchés et que votre glorieuse fécondité
nous rende féconds aussi en bonnes œuvres. O vous, notre Dame, notre
médiatrice et notre avocate, réconciliez-nous avec votre
Fils, recommandez-nous, présentez-nous à lui. Faites, ô
bienheureuse vierge, par la grâce que vous avez trouvée, par
la prérogative que vous avez méritée, par la miséricorde
dont vous ôtes la mère, que Jésus-Christ, votre Fils
et notre Seigneur, le Dieu béni par-dessus toutes choses dans les
siècles des siècles, qui a daigné, par vous, partager
notre faiblesse et notre misère, nous fasse la grâce, à
votre intercession, de nous faire partager un jour avec lui la gloire et
le bonheur éternels. Ainsi soit-il.
2. C'est donc de la venue d'une si grande majesté, d'une si profonde humilité, d'une telle charité et d'une gloire si grande pour nous, que l'Eglise entière fait tous les ans avec solennité la mémoire. Ah! plût à Dieu qu'on la célébrât maintenant comme on la célébrera dans l'éternité! Ce serait bien mieux. Quelle folie n'est-ce point en effet, après la venue d'un si grand roi, de vouloir ou d'oser nous occuper encore de toute autre chose, plutôt que d'oublier tout le reste, pour ne plus vaquer qu'à son culte et ne plus penser qu'à lui en sa présence ? Mais tous les hommes ne sont point du nombre de ceux dont le Prophète disait : " Ils n'ouvriront la bouche que pour exhaler les louanges de vos innombrables douceurs (Psalm. CXLIV, 7), " il y en a si peu qui s'en nourrissent! Or on ne peut exhaler le goût et l'odeur de ce qu'on n'a point goûté ou de ce qu'on a à peine goûté, la bouche n'exhale l'odeur que de ce dont l'estomac est plein et rassasié. Voilà comment il se fait que ceux dont l'esprit et la vie sont tout de ce monde, n'exhalent jamais la bonne odeur de ces douceurs ineffables, lors même qu'ils en célèbrent la mémoire, ils passent ces jours de fête sans dévotion, sans piété et dans une sorte d'aridité pareille à celle des autres jours. Mais ce qu'il y a de plus condamnable, c'est que le souvenir de cette grâce inestimable est une occasion de fêtes charnelles, en sorte qu'on voit les hommes, dans ces jours Je solennité, rechercher les parures et les délices de la table avec tant d'ardeur qu'on pourrait croire que le Christ n'a pas eu autre chose en vue, en naissant, et qu'on est d'autant plus assuré de lui plaire qu'on déploie plus de luxe en ce genre. Mais ne l'entendez-vous point dire lui-même: " Je ne mangeais point avec ceux dont l'oeil est superbe et le coeur insatiable (Psalm. C, 5). " Pourquoi cette ambition à vous procurer des vêtements pour le jour de ma naissance? Je déteste l'orgueil, bien loin de l'aimer. Pourquoi cette ardeur et ce soin à préparer une foule de mets pour cette époque ? Je blâme les délices de la table, bien loin de les avoir pour agréables. Evidemment il faut être d'un coeur insatiable pour se procurer tant de choses et les faire venir de si loin; car pour le corps, il se contente de beaucoup moins que cela et de choses bien plus faciles à se procurer. Lors donc que vous célébrez ma venue, vous ne m'honorez que du bout des lèvres, votre coeur est loin de moi; ce n'est même pas moi que vous honorez, car votre Dieu, c'est votre ventre, et vous placez votre gloire dans ce qui fait votre honte. Celui qui recherche la vanité du monde et les voluptés sensuelles est bien malheureux ; il n'y a de bonheur que pour ceux dont le Seigneur seul est le Dieu (Psalm. CXIV, 15).
3. Gardez-vous bien, mes frères, d'imiter les méchants et ne portez point envie à ceux qui commettent l'iniquité (Psalm. XXXVI, 1). Ayez plutôt l'œi1 ouvert sur la fin qui les attend, compatissez à leur malheur du fond de votre âme et priez pour tous ceux qui tombent par surprise en quelque faute. Les malheureux!. s'ils agissent ainsi, c'est parce qu'ils ne connaissent pas Dieu; car s'ils le connaissaient jamais, ils ne seraient pas assez insensés pour exciter ainsi contre eux sa colère. Pour nous, mes Frères bien-aimés, nous ne saurions trouver une excuse dans notre ignorance, car vous le connaissez parfaitement, mon Frère, qui que vous soyez, et si vous dites que vous ne le connaissez point, vous serez un menteur comme les gens du monde. Mais si vous ne le connaissez pas, qui donc vous a amené ici et comment êtes-vous entré dans cette maison? Si vous ne le connaissez point, comment donc avez-vous pu être amené à renoncer spontanément à l'affection de vos amis, aux plaisirs de la chair, aux vanités du siècle, à jeter en Dieu toutes vos pensées, et à mettre toute votre confiance en lui, quand votre conscience même vous rendait témoignage que vous avez si peu ou plutôt si mal mérité de lui ? Qui aurait pu, je vous le demande encore, vous persuader, supposé que vous l'ignorassiez, que le Seigneur est bon pour ceux qui ont mis leur espérance en lui, pour toute âme qui le cherche, si vous n'aviez appris par vous-même combien le Seigneur est bon et doux, combien il est rempli de miséricorde et de vérité? Mais comment avez-vous appris tout cela, si ce n'est parce qu'il est venu non-seulement à vous mais en vous?
4. Nous connaissons en effet trois avènements du Christ; il est venu pour les hommes, dans les hommes et contre les hommes. Il est venu indistinctement pour tous les hommes, mais il n'est pas venu de même dans tous ou contre tous les hommes. Mais comme le premier et le troisième avènement sont bien connus, puisqu'ils sont manifestes à tous les yeux; écoutez seulement comment il s'exprime au sujet du second qui est spirituel et caché: " Si quelqu'un m'aime, dit-il, il gardera ma, parole; mon Père l'aimera; nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure (Joan., XIV, 23). " Oh! heureux celui en qui vous établirez votre demeure, Seigneur Jésus! Heureux celui en qui la sagesse se construit une habitation et se taille sept colonnes pour la soutenir : Heureuse l'âme où elle s'établit à demeure! Mais quelle est-elle? C'est l'âme du juste, comment en serait-il autrement, puisque ce sont la justice et le jugement qui préparent à la sagesse son séjour? Quel est celui d'entre vous, mes Frères, qui désire préparer dans son âme une demeure à Jésus-Christ? Voici quelles tentures de soie, quelles tapisseries et quels coussins il veut y trouver: " La justice et l'équité sont, dit-il, les préparatifs que réclame le lieu de son habitation (Psalm. LXXXVIII, 15). " Or la justice, c'est une vertu qui nous fait rendre à chacun ce qui lui appartient; rendez donc à trois sortes de personnes en même temps ce qui leur revient et ce que vous leur devez, je veux parler de vos supérieurs, de vos inférieurs et de vos égaux, et vous célébrerez comme il faut l'avènement de Jésus-Christ, parce que vous lui aurez préparé une demeure dans la justice. Rendez, vous dis-je, à vos supérieurs le respect et l'obéissance que vous leur devez, le respect par les sentiments de votre coeur et l'obéissance, par les dispositions de votre corps; car il ne suffit point d'obéir à nos pères extérieurement seulement, il faut encore que nous ayons d'eux au fond du coeur de hauts sentiments de respect. S'il arrive que la vie de l'un de nos supérieurs soit si manifestement mauvaise qu'il n'y ait pas moyen ni de ne le point remarquer, ni de l'excuser, cependant à cause de Celui de qui vient tout pouvoir, nous devons encore avoir de la considération pour ce supérieur, sinon parce qu'il le mérite par lui-même, du moins par déférence pour l'ordre établi de Dieu et pour la dignité de la charge qu'il exerce.
5. Ainsi devons-nous à nos frères parmi lesquels nous vivons, au double titre de confrères et d'hommes, aide et conseil, car de notre côté, nous attendons aussi d'eux des conseils pour éclairer notre ignorance et de l'aide pour seconder notre faiblesse. Mais peut-être y en a-t-il quelques-uns parmi vous qui me répondent en esprit, quels conseils pouvons-nous donner à notre frère ? Il ne nous est pas même permis de lui dire lin mot. Quelle assistance aussi, pouvons-nous lui procurer? Nous ne pouvons faire la moindre chose en dehors des lois de l'obéissance. A cela je réponds : Vous trouverez toujours quelque chose à faire pour votre frère si vous avez la charité fraternelle au fond du coeur. Quant aux conseils, pouvez-vous lui en donner de meilleurs que de lui enseigner par votre exemple ce qu'il doit faire et ce qu'il doit éviter, que de le porter vers ce qui est mieux, par les conseils, non de la langue, mais des oeuvres et de la vérité ? Y a-t-il assistance plus utile et plus efficace que de prier avec piété pour lui, de ne point négliger de le reprendre de ses fautes, d'avoir à coeur, non-seulement de ne lui donner jamais aucune occasion de chute, mais encore, autant que possible de les éloigner toutes de lui, comme l'ange de la paix qui arrache les scandales du royaume de Dieu? Si vous donnez à votre frère cette assistance et ces conseils vous vous acquittez de votre dette, à son égard, il n'a point le droit de se plaindre de vous.
6. Mais êtes-vous placé au-dessus des autres? vous leur devez indubitablement le tribut d'une plus ample sollicitude; vos inférieurs ont droit d'attendre de vous vigilance et discipline. Vigilance qui les empêche de pécher et discipline qui ne laisse point la faute impunie. Mais si vous n'avez personne sous votre dépendance, vous vous avez du moins vous-même et vous vous devez à ce titre vigilance et discipline aussi. Ainsi vous avez un corps dont la conduite évidemment appartient à votre âme; vous devez donc veiller sur lui afin que le péché ne règne pas en lui et que ses membres ne fournissent point des armes à l'iniquité. Mais vous devez aussi le soumettre à la discipline, afin qu'il produise de dignes fruits de pénitence, vous devez le châtier et le soumettre au joug. Mais la dette de ceux qui auront à répondre de plusieurs âmes est bien autrement lourde et périlleuse. Hélas! Malheureux homme que je suis, où irai-je, si j'ai le malheur de garder avec négligence un si grand trésor, un dépôt si précieux que Jésus-Christ l'estime plus que son propre sang? S'il m'avait été donné de recueillir au pied de la croix le sang du Seigneur qui coulait de ses blessures et que je dusse le porter souvent dans un vase fragile, quelles ne seraient point les transes de mon esprit en pensant au danger que je cours? Or il est certain que le dépôt que j'ai reçu en garde est d'un tel prix que le négociant plein de sagesse, ou plutôt que la Sagesse elle-même a donné tout son sang pour se le procurer. Et de plus, c'est dans des vases bien fragiles, beaucoup plus exposés à se rompre que des vases de verre, que ce dépôt m'a été remis. Ajoutons à cela pour comble d'inquiétude et pour surcroît de crainte, que chargé de veiller sur ma conscience en même temps que sur celle de mon prochain, je ne connais bien ni l'une ni l'autre. Toutes les deux sont insondables comme l'abîme, obscures comme les ténèbres de la nuit, néanmoins j'en suis établi le gardien et j'entends une voix qui me crie : " Sentinelle, qu'avez-vous vu cette nuit, sentinelle, qu'avez-vous vu cette nuit (Isa., XXI,11)? " Non-seulement je ne puis répondre comme Caïn : " Suis-je le gardien de mon frère (Gen., IV, 9) ? " mais encore je dois avec le Prophète proclamer bien haut que : " Si ce n'est le Seigneur lui-même qui se charge de la garde d'une ville, c'est en vain que veille celui qui la garde (Psalm., CXXVI, 2.) " Je ne puis trouver d'excuse que dans le soin avec lequel je m'acquitte du devoir de la vigilance et de la discipline, comme je l'ai dit plus haut. Si ces quatre choses, je veux dire le respect et l'obéissance dus à mes supérieurs, l'assistance et le conseil que réclament mes frères, ne me font point défaut, la Sagesse ne trouvera point sa demeure dépourvue des choses qui concernent la justice?
7. Peut-être y a-t-il 1à six des sept colonnes
que la Sagesse s'est taillées dans la demeure qu'elle s'est construite;
recherchons maintenant qu'elle est la septième, peut-être
la Sagesse elle-même daignera-t-elle nous la faire connaître.
Qui nous empêche de la voir dans le jugement, de même que nous
avons vu les six autres dans la justice? Car il n'y a pas que la justice
qui soit chargée de préparer la demeure de la Sagesse, le
jugement l'est aussi (Psalm., LXXXVIII, 15). Après tout, si nous
rendons à nos supérieurs, à nos égaux et à
nos inférieurs ce que nous leur devons, ne donnerons-nous rien à
Dieu ? Mais nul ne peut s'acquitter à son égard de tout ce
qu'il lui doit, tant il a accumulé de trésors de miséricorde
en nous, tant est grande la multitude de nos fautes, tant nous sommes fragiles
et de purs néants, tant il est grand et se suffit à lui-même,
tant enfin il a peu besoin de nous. J'ai pourtant entendu un homme à
qui il avait révélé les secrets et les mystères
de sa Sagesse s'écrier que " La majesté du grand Roi éclate
dans son amour pour la justice (Psalm., XCVIII, 5). " Il ne demande de
nous rien de ce qui ne se trouve qu'en lui, avouons seulement nos iniquités
et il nous justifiera sans autre mérite de notre part, afin de nous
faire estimer sa grâce comme elle le mérite. Il aime, en effet
l'âme qui, sous ses yeux se considère sans cesse et se juge
sans détour. Voilà pourquoi le sage craint toutes ses oeuvres,
les examine avec soin, les pèse et les juge toutes. C'est parce
que tout homme qui reconnaît en toute vérité et confesse
en toute humilité ce qu'il est et ce que sont toutes ses oeuvres,
telles qu'elles sont en effet, honore la vérité. D'ailleurs
si vous voulez être convaincu que Dieu demande de vous le jugement
après la justice, écoutez comme il s'exprime. " Lorsque vous
aurez fait tout ce qui vous est ordonné, dites: nous sommes des
serviteurs inutiles (Luc, XVII, 10). " Voilà pour l'homme toute
la préparation que le Seigneur attend de lui pour sa demeure, qu'il
s'applique pardessus tout à observer ses commandements et ensuite
qu'il se regarde comme un serviteur inutile.
2. Les véritables richesses ne consistent donc point dans des trésors mais dans des vertus, car il n'y a que cela que la conscience emporte avec elle et qui la rende riche pour toujours. Quant à la gloire, voici ce que l'Apôtre lui-même en dit: " Notre gloire à nous, c'est le témoignage de notre conscience (II Corinth., I,12). " Mais pour la gloire que se donnent mutuellement ceux qui ne recherchent point la seule gloire qui vienne de Dieu, elle est vaine, parce que les enfants des hommes sont pleins de vanité. O insensé l'homme qui renferme des marchandises dans un sac percé et qui confie son trésor à la discrétion d'une bouche étrangère! Ne sais-tu donc point, malheureux, que ce coffre-là ne ferme point et qu'il n'a pas même de serrures? Ah! combien plus sages sont ceux qui gardent eux-mêmes leur propre trésor et ne le confient point à d'autres! Mais pourront-ils le conserver toujours? Pourront-ils le tenir constamment caché ? Viendra un jour où tous les secrets des coeurs seront dévoilés, en même temps que les choses qui avaient paru aux regards de tous, cesseront d'être en vue. Voilà ce que signifient ces lampes des vierges folles qui s'éteignent à l'arrivée du Seigneur (Matth., XXV, 3), et pourquoi? Il ne reconnaît pas ceux qui ont reçu leur récompense en ce monde (Matth., VI, 17). Voilà pourquoi, mes très-chers Frères, je vous dis qu'il vaut mieux cacher notre bien que le montrer, si nous en avons. Il faut faire comme les mendiants, lorsqu'ils demandent l'aumône; au lieu d'étaler des vêtements précieux, ils ne montrent que des membres à demi-nus et mêmes des ulcères s'ils en ont, afin d'exciter plus vite la compassion de ceux qui les voient. C'est la règle de conduite que le Publicain de l'Evangile suivit bien mieux que le Pharisien; aussi, " s'en retourna-t-il chez lui justifié par ce dernier (Luc, XVIII, 14), " c'est-à-dire de préférence à lui.
3. Il est temps, mes Frères, que le jugement commence à se faire par la maison de Dieu. Quelle sera la fin de ceux qui n'obéissent point à l'Evangile ? Quel sera le jugement de ceux qui ne ressusciteront point. pour la gloire, au jour de ce jugement (Psalm. I, 5) ? Ceux qui ne veulent point être jugés dans le jugement qui se fait maintenant et dans lequel le prince de ce monde est chassé dehors, doivent attendre ou plutôt doivent appréhender un juge, qui les jettera eux-mêmes dehors avec leur propre prince. Pour nous, si nous sommes parfaitement jugés dés maintenant, nous pouvons attendre, avec une entière sécurité, Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui doit transformer notre corps, tout vil et abject qu'il est, et le rendre conforme 'à son corps glorieux (Philipp., III, 20). C'est alors que les justes brilleront et l'éclat sera le même pour les savants que pour les ignorants, car ils brilleront comme le soleil dans le royaume de leur Père (Matth., XIII, 43), et " leur éclat sera celui de sept soleils ensemble (Isa., XXX, 26) " c'est-à-dire égalera la lumière de sept jours réunis.
4. En effet, le Sauveur, en venant alors, transformera notre corps vil et abject et le rendra semblable à son corps glorieux, pourvu toutefois que notre coeur ait été d'abord transformé lui-même et soit devenu semblable aussi à son humble coeur. Voilà pourquoi il disait: " Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur (Matth., XI, 29). " Remarquez à ce sujet qu'il y a deux sortes d'humilité, comme l'indiquent les paroles du Sauveur, l'une de conviction et l'autre de sentiment ou de cœur. Parla première, nous sommes convaincus de notre néant; nous la puisons cette humilité-là, dans nous-mêmes et dans notre propre faiblesse. Par la seconde, nous foulons aux pieds la gloire du monde, et celle-ci nous l'apprenons à l'école de celui qui " s'est anéanti lui-même, en prenant une forme d'esclave (Philipp., II, 7), " qui s'est enfui, quand on le cherchait pour le faire roi, et qui s'offrit de lui-même à ceux qui lui préparaient tant d'opprobres et l'ignominie de la croix. Si donc nous voulons, comme dit le Psalmiste, " dormir entre les deux héritages, c'est-à-dire, entre les deux avènements du Christ, il faut que nous ayons les ailes d'argent de la colombe (Psalm. LXVII, 14), " c'est-à-dire que nous ayons cette forme de vertus que le Christ nous a enseignée de la voix et de l'exemple, quand il était revêtu de sa chair mortelle. En effet il semble qu'on peut entendre par ces mots " d'argent, " l'humanité du Sauveur, de même que par l'or on entend sa divinité.
5. Ainsi donc, toute notre vertu est aussi loin de la vraie vertu qu'elle est éloignée de cette forme de vertu, et tout aile est inutile, si elle n'est point argentée. L'aile de la pauvreté est grande certainement, puisqu'elle nous porte si vite vers le Ciel; car, si toutes les autres vertus qui viennent après elles, les promesses ne sont faites que pour l'avenir, ce ne sont pas des promesses pour l'avenir, mais un don dans le présent qui est fait à la pauvreté: "Le royaume des Cieux, est-il dit, est aux pauvres d'esprit (Matth., V, 3), " tandis que, en parlant des autres vertus, Jésus dit seulement au futur: " Ils hériteront, ils seront consolés, " etc. Nous voyons des pauvres qui ne seraient point si tristes et si pusillanimes, si c'étaient de véritables pauvres, puisque un royaume, le royaume des Cieux serait déjà leur partage. Ce sont des pauvres qui veulent bien de la pauvreté, mais à condition qu'ils ne manqueront de rien et qui n'aiment la pauvreté que si elle va sans privation aucune. Il y en a aussi qui sont doux, mais pourvu qu'on ne dise et qu'on ne fasse rien de contraire à leur volonté. Aussi, à la moindre occasion, est-il bien facile de voir combien ils sont loin de la vraie mansuétude. Or comment une telle douceur pourra-t-elle avoir part à l'héritage, puisqu'elle meurt avant même que l'héritage soit ouvert ? On en voit aussi qui ont le don des larmes; mais, si elles débordaient vraiment du coeur elles ne feraient pas si aisément place au rire. Aussi, comme les paroles oiseuses et bouffonnes coulent plus abondamment encore de leurs lèvres que les larmes de leurs yeux, je ne puis croire que c'est de ces pleurs qu'il est dit que Dieu même les séchera puisqu'elles sont si facilement essuyées par de faibles consolations. Il y en a qui font éclater lin zèle si ardent contre les défauts des autres, qu'on pourrait croire que véritablement ils ont faim et soif de la justice, mais ils sont loin de considérer leurs propres fautes du même oeil, " car il y a pour eux poids et poids, ce qui est en horreur aux yeux de Dieu (Prov., XX, 23). " Aussi les voit-on s'enflammer avec non moins d'impudence que d'inutilité contre les autres et se flatter eux-mêmes avec autant d'inutilité que de folie.
6. Il y en a aussi qui exercent la charité mais avec les biens qui ne leur appartiennent pas; qui se scandalisent, si on ne donne pas largement à tout le monde, à condition pourtant, qu'ils n'en souffrent en rien eux-mêmes. S'ils étaient vraiment charitables, c'est de leur propre bien qu'ils feraient la charité; et s'ils ne pouvaient donner des biens de la terre, ils donneraient au moins de bon coeur leur pardon à ceux qui ont pu les offenser; ils auraient du moins à leur donner soit un signe,de bienveillance, soit une bonne parole le meilleur da tous les présents, pour exciter leur coeur au repentir; enfin, ils auraient de la compassion et une prière pour tous ceux qu'ils verraient tomber dans le péché, autrement leur miséricorde est nulle et il ne lui sera point fait miséricorde. De même, on en voit qui font l'aveu de leurs fautes de manière à faire croire qu'ils n'agissent qu'avec le désir de purifier leur coeur, car la confession efface tous les péchés; malheureusement ils ne peuvent écouter avec patience chez les autres l'aveu des mêmes fautes dont ils s'accusent spontanément eux-mêmes. S'ils étaient poussés par un vrai désir de se purifier de leurs péchés, ils traiteraient mieux ceux qui viennent aussi leur découvrir les souillures de leur âme. J'en vois aussi qui n'ont de cesse qu'ils n'aient rendu la paix du coeur à ceux que le moindre scandale a pu troubler, on pourrait les prendre pour des hommes vraiment pacifiques, mais si c'est par hasard contre eux que parait dirigée telle parole ou telle action, leur émotion est bien plus longue et plus difficile que celle des autres à se calmer. Or, s'ils aimaient véritablement la paix, il est i hors de doute qu'ils l'aimeraient aussi pour eux-mêmes.
7. Argentons donc nos ailes dans le commerce de Jésus-Christ, de même que les saints martyrs ont blanchi leurs robes dans son sang. Imitons de tout notre pouvoir Celui qui a tant aimé la pauvreté, que, lorsque la terre entière était entre ses mains, il n'eut pourtant point où reposer sa tête (Luc. IX, 58). Celui dont les disciples, comme nous le voyons dans les saints Livres, furent contraints par la faim de broyer des épis dans leurs mains en traversant des champs de blé (Luc, VI, 1); Celui qui fut conduit à la mort comme une brebis " et qui n'ouvrit point la bouche, tel qu'un agneau devant celui qui lui enlève sa toison (Isa., LIII, 7) , " qui pleura sur Lazare (Joan., XI, 43) et sur Jérusalem (Luc., XIX, 41), qui passait des nuits en prière (Luc, VI,12), mais qui ne rit et ne plaisanta (a) jamais; qui eut tellement faim de la justice que n'ayant point de péchés à expier pour son propre compte, il voulut expier les nôtres. Aussi jusque sur la croix, la soif qui le dévorait n'était-elle autre que celle de la justice, puisqu'il ne fit point difficulté de mourir pour ses ennemis et de prier pour ses bourreaux mêmes. Il ne fit point de péché et souffrit patiemment qu'on le condamnât pour les péchés des autres, il endura enfin toutes sortes de tourments pour se réconcilier les pécheurs.
a Les leçons varient un peu suivant les éditions,
en cet endroit, quant au mot que nous rendons par plaisanta. Il
est bien certain qu'on ne trouverait point le mot latin jocasse
dans les auteurs de la bonne époque : néanmoins, d'après
Vossius, ou le voit dans plusieurs écrivains antérieurs à
Saint Bernard, pour jocatum esse.
2. Ne croyez pas que ce que je vous dis-là sur l'avènement du milieu soit une invention de ma part, écoutez, en effet, ce que Seigneur dit lui-même : " Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole et mon Père l'aimera et nous viendrons en lui (Joan., XIV, 23). " Mais que veut-il dire par ces mots : si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole? J'ai lu ailleurs que " celui qui a la crainte de Dieu fera des bonnes oeuvres (Eccles., XV,1). " Or, il y a ici quelque chose de plus pour celui qui l'aime, car il est dit qu'il gardera sa parole. Mais où la gardera-t-il ? On ne peut douter que ce ne soit dans son coeur, selon ce mot du Prophète : " J'ai caché vos paroles au fond de mon cœur, afin de ne point vous offenser (Psalm., CXVIII, 11). " Or, comment la conservera-t-il dans son cœur ? Suffit-il pour cela de les conserver par coeur, de mémoire? A ceux qui la conservent ainsi l'Apôtre dira plus tard : " La science enfle (I Cor., VIII, 1). " D'ailleurs, l'oubli efface bien vite ce que nous avons confié à la mémoire. Conservez donc la parole de Dieu de la même manière que vous savez conserver la nourriture du corps avec le plus de succès, car cette parole est elle même un pain de vie, la vraie nourriture de l'âme. Or, le pain que l'on conserve dans la huche peut être pris par un voleur, mangé par les rats ou se corrompre en vieillissant. Si vous le mangez, il échappe à tous ces dangers. Eh bien, gardez de même la parole de Dieu, car on est bienheureux quand on la conserve (Luc, XI, 28). Confiez-la donc aux entrailles mêmes de votre âme, si je puis parler ainsi, faites-là passer dans vos affections et dans vos moeurs. Nourrissez-vous bien et votre âme sera heureuse de son embonpoint, gardez-vous d'oublier de prendre votre nourriture, si vous ne voulez que votre coeur se dessèche, mais, au contraire, donnez à votre âme un aliment gras et substantiel.
3. Si vous gardez ainsi la parole de Dieu, il n'y a pas
l'ombre de doute que vous serez vous-même gardé par elle;
car le Fils viendra en vous avec le Père, vous serez visité
par ce grand prophète qui renouvellera Jérusalem et fera
toutes choses nouvelles. Car voici ce que cet avènement produira
en nous, il fera que de même que nous avons porté l'image
de l'homme terrestre, nous portions aussi l'image de l'homme céleste
(I Cor., XV, 49). Et de même que l'antique Adam s'est répandu
dans tout l'homme et l'occupe tout entier, ainsi le Christ nous possédera
tout entier, comme il nous a créés et rachetés tout
entiers, comme il nous glorifiera tout entiers, et comme il nous a sauvés
tout entiers le jour du sabbat. Autrefois le vieil homme était en
nous, il nous remplissait tellement que ce prévaricateur agissait
par nos mains, parlait par notre bouche, aimait dans notre cœur. Nos mains,
il les rendait deux fois coupables en les consacrant au crime et à
de honteuses actions; notre bouche, il l'ouvrait en même temps à
l'arrogance et à la détraction, et notre coeur, il le remplissait
des désirs de la chair et de l'amour de la gloire temporelle. Mais
aujourd'hui, si nous sommes redevenus une créature nouvelle, tout
ce qui était de l'ancienne est passé, et l'innocence a pris
la place du crime dans notre main, la continence a pris celle des honteuses
actions; dans notre bouche, des paroles de confession ont succédé
à celles de l'arrogance et des discours édifiants ont remplacé
ceux de la détraction; en sorte que les entretiens d'autrefois se
sont éloignés de nos lèvres. Quant au coeur, la charité
s'y est substituée aux désirs de la chair et l'humilité
à l'amour de la gloire temporelle. Or voyez si dans ces trois renouvellements
les élus à qui il a été dit : " Placez-moi
comme un sceau sur votre coeur, comme un sceau sur votre main (Cant., VIII,
6), " et ailleurs : " Sa parole n'est pas éloignée de vous,
elle est dans votre bouche et dans votre coeur (Rom., X, 8), " ne possèdent
point le Christ et le Verbe de Dieu.
2. Il éloigne le péché de nos mains en effaçant tous ceux que nous avons commis, il l'éloigne de nos yeux en purifiant l'intention de notre coeur, il l'éloigne de notre cou en détruisant le joug tyrannique qu'il fait peser dessus selon ces paroles: "Vous avez brisé le sceptre de l'oppresseur, comme vous le fîtes autrefois à la journée de Madian (Isa., IX, 4), " et " son joug se fondra au contact de l'huile Isa., X, 27) ; " ou bien comme dit l'Apôtre : " il a détruit son règne dans votre chair mortelle (Rom., VI, 12). " Le même Apôtre a dit, en effet ailleurs : " Je sais qu'il n'y a rien de bon en moi, c'est-à-dire dans ma chair (Rom., VII, 18), " et plus loin il ajoute : " Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort (Ibid. 24) ? " Il savait bien, en effet, qu'il ne serait point délivré de ce germe malheureux qui est enfoui dans la chair, de cette loi du péché qui est dans nos membres tant qu'il ne serait point délivré de son corps; aussi ne désirait-il rien tant que de se voir dégagé de ses biens et d'être avec Jésus-Christ (Philip., I, 23); car il savait que le péché qui s'élève comme une barrière entre nous et Dieu, ne peut disparaître complètement que lorsque nous serons délivrés de notre corps. Vous vous rappelez cet homme que le Seigneur a délivré du démon qui le meurtrissait de coups et le torturait cruellement; or c'est à la parole du Sauveur que ce démon sortit de son corps, (Marc IX). Je vous dis donc que ce genre de péché, qui jette si souvent le trouble dans notre âme, je veux parler de la concupiscence et des mauvais désirs, doit et peut être réprimé par la grâce de Dieu, pour qu'il ne règne plus en nous et que nous ne donnions plus dans nos membres des armes à l'iniquité; voilà comment il n'y a plus de damnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ; mais il ne peut être chassé que par la mort, c'est-à-dire, que le jour où nous sommes si bien déchirés que notre âme est arrachée de notre corps.
3. Vous savez maintenant pourquoi le Christ est venu et quel but un chrétien doit se proposer d'atteindre. Ainsi donc, ô mon corps, ne cherche point à gagner du temps, tu peux bien être un obstacle au salut de ton âme, mais tu ne saurais te sauver toi-même. "Toutes choses ont leur temps (Eccles., III, 1)." Souffre donc que l'âme travaille maintenant à son salut, fais plus encore, travailles-y toi-même avec elle, car tu peux être sûr que, si tu partages ses souffrances, tu régneras aussi avec elle un jour. Plus tu mets d'obstacles à ton salut, plus tu en apportes au tien, car tu ne saurais être réparé toi-même tant que Dieu ne retrouvera point en elle son image bien réparée aussi. L'hôte que tu abrites est noble, ô ma chair, elle est même d'une très-grande noblesse, mais ton salut dépend tout entier du sien. Rends donc à cette hôte l'honneur qui lui est dû. Pour toi la terre où tu vis est ta propre patrie, mais ton âme est une étrangère, une exilée à qui tu donnes l'hospitalité. Quel. est le paysan, si quelque noble et puissant seigneur lui fait l'honneur de vouloir être reçu chez lui, qui ne céderait volontiers sa place, comme il n'est que trop juste, à cet hôte illustre, pour aller se coucher lui-même dans quelque coin de sa maison, sur les escaliers ou même sur la cendre? Eh bien, fais de même. Ne compte pour rien les privations et les souffrances, ne songe qu'à une chose, à héberger honorablement ton hôte, tant qu'elle demeurera chez toi. Ta gloire à toi est précisément de t'effacer entièrement tout le temps que durera son séjour.
4. Mais de crainte que par hasard tu ne méprises ou du moins tu n'estimes pas à sa juste valeur l'hôte que tu abrites, par la raison qu'elle te paraît une étrangère et erre exilée, remarque bien tout ce que te vaut sa présence. C'est elle qui est cause que ton oeil voit et que tes oreilles entendent; si ta langue articule des sons, si ton palais perçoit les saveurs, si tes membres sont capables de se mouvoir, c'est à elle que tu en es redevable. La vie, la sensibilité et la beauté que tu peux avoir, tu les tiens de sa présence. En un mot, ce que tu perds à son départ montre ce que tu gagnes à sa présence. Or à peine l'âme t'aura-t-elle quitté que ta langue deviendra muette, tes yeux aveugles et tes oreilles insensibles; ta face deviendra pâle et tous tes membres deviendront rigides. Puis bientôt après tu ne seras plus qu'un cadavre tombant en pourriture et en poussière; toute ta beauté disparaîtra dans la corruption de ton être. Pourquoi donc iras-tu pour une jouissance corporelle, contribuer et blesser ton hôte que tu ne pourrais même sentir si elle ne t'en rendait capable? Mais de plus, de quels biens ne deviendra-t-elle point pour toi la source quand elle sera réconciliée avec son Dieu, lorsqu'elle t'en procure déjà de si grands quoiqu'elle soit exilée et tenue loin de ta face du Seigneur à cause des inimitiés qui existent entre elle et lui? O corps, ne mets point d'obstacles à cette réconciliation, tu ne peut qu'en retirer un surcroît de gloire. Souffre tout non-seulement avec patience mais avec bonheur et ne néglige rien de ce qui peut contribuer à la procurer. Dis à ton hôte, lorsque ton Seigneur se sera souvenu de toi et t'aura rétabli dans ton premier rang, veuille bien te souvenir de moi, je t'en prie.
5. Il est certain qu'elle se souviendra de toi pour ton bien, si tu lui as été utile; et, lorsqu'elle sera auprès de son Seigneur, elle lui parlera de toi et le disposera bien en ta faveur, en reconnaissance du bien qu'elle aura reçu de toi. Elle lui dira : lorsque votre servante était en exil pour expier sa faute, un pauvre chez qui elle logeait, la traita avec bonté, plaise à mon Seigneur de lui rendre aujourd'hui le bien qu'il m'a fait. En effet, après avoir commencé par mettre tout ce qu'il avait à ma disposition, il se consacra ensuite lui-même tout entier à mon service, ne s'épargnant en rien, souffrant au contraire, pour moi, toute sorte de travaux et de fatigues, des veilles fréquentes, la faim, la soif, des jeûnes réitérés, le froid et la nudité (II Cor., XI, 7). Quels seront les fruits d'un pareil langage? L'Écriture ne saurait nous tromper, or elle dit . " Le Seigneur fera la volonté de ceux qui le craignent et il exaucera leurs prières (Psalm. XLIV, 19). " O mon corps, si seulement tu pouvais goûter cette douceur, s'il t'était possible de juger de cette gloire! Ce que je vais vous dire, va peut-être vous surprendre, et pourtant il n'est rien de plus certain, rien de plus assuré pour les fidèles. Le Dieu de Sabaoth, le Seigneur des vertus, le Roi de gloire, viendra du haut des Cieux pour transformer lui-même nos corps et pour les rendre conformes à son corps glorieux. Quelle gloire, quelle joie ineffable, quand le Créateur de l'univers, qui s'était caché sous d'humbles dehors quand il est venu pour sauver les âmes, apparaîtra dans toute sa gloire et sa majesté, au milieu des airs et à tous les regards, quand il reviendra pour te glorifier, ô chair misérable! Qui est-ce qui se rappellera même son premier avènement, quand on le verra descendre au sein de la lumière, précédé des anges qui tireront notre corps de sa poussière, au son de la trompette et l'enlèveront ensuite au-devant du Christ à travers les airs?
6. Jusques à quand donc, cette chair misérable,
insensée et aveugle, cette chaire de démence et de folie,
recherchera-t-elle des consolations passagères et caduques, que
dis-je des consolations? des désolations véritables, si par
malheur il lui arrive d'être repoussée, d'être trouvée
indigne de cette gloire, ou plutôt d'être jugée digne
d'inénarrables et éternels tourments? Non, mes Frères,
non, qu'il n'en soit pas ainsi, mais plutôt que notre âme se
réjouisse dans ces pensées et que notre chair repose dans
cette espérance en attendant le Sauveur Notre-Seigneur Jésus-Christ
qui le transformera et le rendra conforme à son corps glorieux.
En effet, voici comment le prophète s'exprime: " Si mon âme
brûle d'une soif ardente pour vous, de combien de manières,
ma chair ne se sent-elle point aussi embrasée elle-même de
semblables ardeurs (Psalm. LXII, 2)? " L'âme du prophète appelait
de tous ses voeux le premier avènement du Sauveur, qui devait la
racheter; mais sa chair appelait bien plus vivement encore le dernier avènement
où elle doit être glorifiée. C'est alors en effet que
tous nos voeux seront satisfaits, et que la terre entière sera remplie
de la majesté de Dieu. Puisse à cette gloire, à cette
félicité, à cette paix enfin qui surpasse tout sentiment,
nous conduire la miséricorde de Dieu, et que le Sauveur Jésus-Christ
Notre-Seigneur, qui est béni par dessus toutes choses, ne permette
pas que je sois confondu dans mon attente.
2. Voilà ce qui rendait la venue du Seigneur nécessaire,
et ce qui faisait de sa présence un besoin pour les hommes, dans
l'état où ils se trouvaient. Dieu veuille que, par l'abondance
de sa grâce, non-seulement il vienne, mais qu'il habite en nous par
la foi, pour dissiper nos ténèbres par l'éclat de
sa lumière; qu'il demeure en nous pour aider notre faiblesse et
qu'il résiste pour nous afin de couvrir et de protéger notre
fragilité. En effet, s'il est en nous, qui est-ce qui pourra nous
induire en erreur? S'il est avec nous, de quoi ne serons-nous point capables
en celui qui nous fortifie? Enfin s'il est pour nous, qui sera contre nous
? C'est un conseiller fidèle qui ne peut ni nous tromper ni se tromper,
c'est un aide puissant qui ne tonnait point la fatigue, un protecteur efficace
qui peut mettre Satan lui-même sous nos pieds et briser sa puissance,
car il n'est rien moins que la sagesse même de Dieu qui peut. quand
elle veut, instruire les ignorants: Il est la vertu de Dieu, qui soutient
sans peine ceux qui faiblissent et les tire du danger. Aussi, mes frères,
toutes les fois que nous avons besoin d'un conseil, recourrons à
ce maître; dans toutes nos actions invoquons ce puissant auxiliaire;
et dans tous les assauts que nous avons à soutenir, remettons le
salut de nos âmes entre les mains de ce sûr défenseur.
Il n'est venu dans le monde que pour s'y trouver dans les hommes, avec
les hommes et pour les hommes, afin de dissiper nos ténèbres,
alléger nos fatigues et écarter les dangers qui nous menacent.
SUR LES GLOIRES DE LA VIERGE MÈRE
HOMÉLIES AU NOMBRE DE QUATRE SUR CES PABOLES DE L'ÉVANGILE:
MISSUS EST ANGELUS GABRIEL
2. Il dit donc: " L'ange Gabriel fut envoyé de Dieu. " Je ne pense pas qu'il soit ici question d'un de ces anges de moindre dignité qui viennent souvent sur la terre y remplir des missions ordinaires; en effet, ce n'est pas ce que signifie son nom, qui veut dire la force de Dieu, d'ailleurs il ne vient pas, comme c'est l'habitude, sur l'ordre d'un esprit plus grand que lui, mais il est envoyé de Dieu même. Voilà, sans doute, pourquoi il est dit qu'il fut envoyé " de Dieu; " mais l'Évangéliste se sert peut-être aussi de ces paroles " envoyé de Dieu, " pour que nous ne croyions pas que Dieu, avant de communiquer son dessein à la Vierge, en fit part à d'autre esprit bienheureux que l'archange Gabriel qui fut seul trouvé digne parmi le reste des anges d'une telle grandeur, du nom qu'il a reçu et de la mission qui lui fut confiée. D'ailleurs, le nom qu'il a n'est point sans rapport avec le message dont il est chargé. En effet, à quel ange convenait-il mieux d'annoncer la venue du Christ qui est la vertu de Dieu, qu'à celui qui a l'honneur de s'appeler la force de Dieu ? Car qu'est-ce que la force, sinon la vertu. Mais n'allez pas croire qu'il n'était ni bien, ni convenable que le maître et l'envoyé portassent le même nom, car s'ils s'appellent de même, ce n'est pas pour la même raison. En effet, si le Christ et l'ange Gabriel sont également nommés la force ou la vertu de Dieu, c'est en un sens bien différent l'un de l'autre. En effet, ce n'est que nuncupativement que l'Ange est appelé la force de Dieu, tandis que c'est substantivement que le Christ est nommé " la vertu de Dieu (I Corinth., I, 24), " il l'est effectivement; car c'est lui que désigne ce plus fort armé de l'Evangile qui survient et qui, de son bras puissant, terrasse le premier fort armé qui, jusque là, avait gardé sa maison en paix, et lui enlève ainsi toutes les richesses qu'il y avait amassées. Quant à l'Ange, s'il est appelé la force de Dieu c'est, ou parce qu'il a pour office d'annoncer la venue de cette force elle-même, ou bien parce qu'il devait rassurer une vierge naturellement timide, simple et pudique, que la nouvelle du miracle qui devait s'accomplir par elle allait troubler. En effet, il lui dit : " Ne craignez rien, ô Marie, car vous avez trouvé grâce auprès de Dieu. " Il y a même lieu de croire qu'il eut aussi à donner des forces et du courage au fiancé de cette vierge, homme d'une conscience humble et timorée, quoique notre Évangéliste ne le dise point alors. En effet, c'est lui qui lui dit : " Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre Marie pour épouse. " C'est donc un choix plein d'à-propos qui désigna Gabriel pour l'œuvre qu'il eut à remplir, ou plutôt c'est parce qu'il l'eut à remplir qu'il fut appelé Gabriel.
3. Ainsi l'ange Gabriel fut envoyé de Dieu. Mais où fut-il envoyé? " Dans une ville de Galilée appelée Nazareth (Luc, I, 26.) "Voyons, comme dit Nathanaël " S'il peut sortir quelque chose de bon de Nazareth " (Joan., 1, 45). Nazareth veut dire fleur. Il me semble qu'on peut retrouver comme les germes de la pensée de Dieu, tombés en quelque sorte du ciel sur la terre, dans les paroles adressées d'en haut aux patriarches Abraham, Israe et Jacob et dans les promesses qui leur furent faites; c'est, en effet, de ces germes précieux qu'il est écrit: " Si le Seigneur, Dieu des armées ne nous avait point laissé un germe, nous serions comme Sodome, et nous ressemblerions à Gomorrhe (Isa, I, 9). " Or ce germe a fleuri dans les merveilles qui ont paru quand Israël est sorti d'Égypte, dans les figures et les emblèmes de son voyage à travers le désert, plus tard dans les visions et les prédications des prophètes, et dans l'établissement du royaume et du sacerdoce jus, qu'au Christ qu'on peut à bon droit regarder comme le fruit de ce germe et de ces fleurs, selon cette parole de David: " Le Seigneur répandra sa bénédiction sur nous et notre terre portera son fruit (Psalm., LXXXIV, 13), " et cette autre : " J'établirai sur votre trône le fruit de votre ventre (Psalm., CXXXI, 11). " Le Christ doit donc naître à Nazareth, selon la parole de l'Ange, parce qu'à la fleur on espère voir succéder le fruit : mais quand le fruit grossit la fleur tombe; ainsi lorsque la vérité apparaît dans la chair, les figures passent : voilà pourquoi à Nazareth se trouve ajouté le mot Galilée, c'est-à-dire émigration. En effet, à la naissance du Christ, tout ce dont j'ai parlé plus haut et dont l'Apôtre disait: " Toutes ces choses leur arrivaient en figures (I Corinth., X, 11), " était passé. Et nous qui maintenant jouissons du fruit, nous voyons bien que la fleur a en effet passé et il était prévu qu'elle passerait un jour, alors même qu'elle était pleinement épanouie , c'est ce qui faisait dire à David : " Elle est au matie, comme l'herbe qui doit passer, elle s'épanouit le matin et passe durant la journée, le soir elle se flétrit, tombe et se dessèche (Psalm., LXXXIX, 6.) " Or par le soir, il faut entendre la plénitude des temps, alors que Dieu envoya son Fils unique formé d'uns femme et assujetti à la loi, en disant : " Voici que je fais des choses nouvelles (Apoc., XXI, 5). " Les choses anciennes ont passé et disparu, de même que les fleurs tombent et se dessèchent quand le fruit commence à prendre de l'accroissement. Aussi est-il dit dans un autre endroit: " L'herbe se dessèche et la fleur tombe ; mais la vertu de Dieu demeure éternellement (Isa., XL, 8.) " Je crois qu'on ne peut douter que le fruit soit ce Verbe de Dieu; car le Verbe est le Christ même.
4. Ainsi le bon fruit c'est le Christ qui demeure éternellement. mais où est l'herbe qui se dessèche, où est la fleur qui tombe ? Le Prophète va nous répondre : " Toute chair n'est que de l'herbe et toute sa gloire est comme la fleur des champs (Isa., XL, 6)." Si tonte chair n'est due de l'herbe, il s'ensuit que le peuple charnel des Juifs a dû se dessécher comme la fleur des champs. N'en est-il pas en effet ainsi? N'est-il pas privé de toute la graisse de l'esprit, maintenant qu'il s'en tient à la sécheresse de la lettre? Et sa fleur n'est-elle point tombée, quand a disparu la gloire qu'il trouvait dans sa Loi? Si elle n'est point tombée où donc sont ce royaume, ce sacerdoce, ces prophètes, ce temple et toutes ces merveilles enfin dont il aimait à se glorifier en disant: "Quelles grandes choses nous avons entendues et connues et que nos Pères nous ont racontées (Psalm. LXXVII, 3)? " Et ailleurs : " Quelles merveilles n'a-t-il point ordonné à nos Pères de faire connaître à leurs enfants (Ibidem, 7) ? " Telles sont les réflexions que me suggèrent ces paroles : " A Nazareth, ville de Galilée. "
5. C'est donc dans la ville de Nazareth que l'ange Gabriel fut envoyé de Dieu, mais à qui fut-il envoyé? " A une Vierge qui avait été fiancée à un homme nommé Joseph. " Quelle est cette Vierge si vénérable quelle mérite d'être saluée par un ange? et si humble qu'elle ait un artisan pour époux? Quelle belle alliance que celle de l'humilité avec la virginité. L'âme, où l'humilité fait valoir la virginité et dans laquelle la virginité jette un nouveau lustre sur l'humilité, plaît singulièrement à Dieu. Mais de quels respects ne vous semblera point digne celle en qui la fécondité exalte l'humilité, et la maternité consacre la virginité? Vous l'entendez, une vierge et une vierge humble; si donc vous ne pouvez imiter la virginité de cette humble vierge, imitez du moins son humilité. Sa virginité est digne de toutes louanges, mais l'humilité est bien plus nécessaire que la virginité; si l'une est conseillée, l'autre est prescrite, et si on vous invite à garder l'une, on vous fait un devoir de pratiquer l'autre. En parlant de la virginité, il est dit seulement : " Que ceux qui peuvent y atteindre, y atteignent (Matth., XIX, 12). " Mais pour ce qui est de l'humilité, voici en quels termes il en est parlé . " Si vous ne devenez comme de petits enfants, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux (Matth., XVIII, 3). " Ainsi l'une est l'objet d'une récompense et l'autre d'un précepte. On peut se sauver sans la virginité, on ne le saurait sans l'humilité. En un mot l'humilité qui gémit sur la perte de la virginité peut plaire encore à Dieu, mais sans l'humilité le dirai-je? la virginité même de Marie ne lui eût point été agréable. En effet, " sur qui jetterai-je les yeux, dit-il, sur qui mon esprit aimera-t-il à se reposer, sinon, sur l'homme humble et pacifique, (Isa., ult., 2) ? Sur l'homme humble, " dit-il, non pas sur celui qui est demeuré vierge; si donc Marie n'était point humble, le Saint-Esprit ne serait pas venu reposer sur elle. Or, s'il ne s'était point reposé sur elle, il ne l'aurait point rendue mère. Comment en effet aurait-elle pu concevoir de lui sans lui. Il est donc bien évident qu'elle n'a conçu du Saint-Esprit, comme elle le dit elle-même, que parce que " Dieu a regardé favorablement l'humilité de sa servante (Luc., I, 48), " plutôt que sa virginité. Elle lui plut sans doute parce qu'elle était vierge, mais elle ne conçut que parce qu'elle était humble, d'où je conclus sans hésiter que c'est à son humilité que sa virginité dut de plaire à Dieu.
6. Que dites-vous, vierge orgueilleuse ? Marie oublie sa virginité pour ne se glorifier que de son humilité, et vous, vous ne songez qu'à vous glorifier de votre virginité sans penser à l'humilité. " Le Seigneur, dit-elle, a regardé l'humilité de sa servante. " Qui est-ce qui parle ainsi? C'est une vierge sainte, sobre et dévote. Seriez-vous plus chaste et plus dévote qu'elle ne le fut? Ou bien pensez-vous que votre pureté est plus agréable à Dieu que ne le fut la chasteté de Marie, pour croire que vous pourrez par elle plaire à Dieu sans être humble, quand Marie ne le put point, toute pure qu'elle était. D'ailleurs, plus vous vous élevez haut par le don singulier de la chasteté, plus vous vous faites de tort en la souillant dans votre âme par le mélange de l'orgueil. Après tout, mieux vaudrait pour vous que vous n'eussiez point conservé la virginité que d'être vierge et de vous en enorgueillir. Certainement il n'est pas donné à tout le monde d'être vierge, mais il l'est encore à bien moins de personnes d'être vierges et humbles en même temps. Si donc vous ne vous sentez point capable d'imiter la sainte Vierge dans sa chasteté, imitez-là du moins dans son humilité, et il suffit. Mais si vous êtes en même temps vierge et humble, qui que vous soyez, vous êtes vraiment grand.
7. Mais il y a encore en Marie quelque chose de plus admirable, c'est la fécondité unie à la virginité. En effet, jamais, depuis que le monde est monde, on n'a entendu parler d'une vierge mère. Mais que sera-ce si vous faites attention à celui dont elle est la mère? A quel degré alors ne s'élèvera pas votre admiration? Ne vous semble-t-il pas même qu'elle ne saurait jamais être assez grande? Est-ce que, à votre avis, ou plutôt au jugement même de Dieu, la femme qui a eu Dieu même pour fils n'est point placée plus haut que les choeurs mêmes des anges? Or est-ce que ce n'est point Marie qui appelle sans hésiter le Seigneur et le Dieu des anges son fils, quand elle lui dit: " Mon fils, pourquoi en avez-vous agi ainsi avec nous (Luc, II, 48)? " Est-il un ange qui pût tenir ce langage? C'est déjà beaucoup pour eux et ils s'estiment bien heureux, étant des esprits par nature, d'avoir été faits et appelés anges, par un effet de la grâce de Dieu, selon ce que dit David: " Il a fait des esprits ses anges (Psalm. CIII, 4). " Marie, au contraire, se sentant mère, appelle avec confiance du nom de fils celui dont ils servent la majesté avec respect. Et Dieu ne répugne point. à s'entendre appeler par le nom de ce qu'il a daigné être, car un peu plus loin, l'Evangéliste fait remarquer que " il leur était soumis (Luc., II, 31). " Il ; qui, il? et à eux; à qui, à eux? Un Dieu soumis à des hommes, un Dieu, dis-je, à qui les anges mêmes sont soumis, les Principautés et les Puissances obéissent, soumis lui-même à Marie, non-seulement à Marie, mais aussi à Joseph à cause de Marie. De quelque côté que vous vous tourniez, vous avez également de quoi être frappé d'admiration; le seul embarras est de savoir ce qui mérite le plus que vous l'admiriez, de l'aimable condescendance du fils ou du suprême honneur de la mère. Des deux côtés, même motif de vous étonner, même merveille à admirer; d'un côté, qu'un Dieu soit soumis à une femme, c'est un exemple d'humilité sans précédent, et de l'autre, qu'une femme commande à un Dieu, c'est un honneur que nulle autre ne partage avec elle. Quand on chante les louanges des vierges, on dit qu'elles suivent l'Agneau partout où il va (Apoc., XIV, 4). Quelle n'est donc pas la gloire de celle qui même le précède?
8. O homme, apprends à obéir, terre et poussière apprends à plier et à te soumettre. En parlant de ton Créateur, l'Evangéliste dit: " Et il leur était soumis, " c'est-à-dire à Marie et à Joseph. Rougis donc, ô cendre orgueilleuse! Un Dieu s'abaisse et toi tu t'élèves! Un Dieu se soumet aux hommes, et toi, non content de dominer tes semblables, tu vas jusqu'à te préférer à ton Créateur? Ah! Pussé-je, si jamais je suis dans ces dispositions, avoir la grâce que Dieu lui-même me dise comme il le fit un jour, mais sur le ton du reproche, à son Apôtre: " Retirez-vous de moi, Satan, car vous ne goûtez point les choses de Dieu (Matth., XVI, 23. " En effet, toutes les fois que j'ambitionne de commander aux hommes, je veux m'élever au dessus de Dieu même, et il est vrai de dire alors que je ne goûte point les choses de Dieu, car c'est de lui qu'il est dit: Et il leur était soumis. " O homme, si tu ne trouves pas qu'il soit digne de toi de prendre modèle sur un de tes semblables, certainement il l'est de marcher du moins sur les pas de ton Créateur. Si tu ne peux le suivre partout où il va, daigne au moins le suivre partout oit il condescend à ta bassesse. C'est-à-dire si tu ne peux t'engager dans les sentiers élevés de la virginité, suis au moins Dieu dans les voies parfaitement sûres de l'humilité, dont les vierges mêmes ne peuvent s'écarter, à vrai dire, et continue de suivre l'Agneau partout où il va. Sans doute, celui qui a perdu son innocence, s'il est humble; l'orgueilleux s'il a conservé sa pureté, suivent l'Agneau; mais ils ne le suivent point partout où il va. En effet, le premier ne peut s'élever à la pureté de l'Agneau sans tache, et le second ne saurait descendre à la douceur de Celui qui a gardé le silence, non-seulement devant celui qui le dépouillait de sa toison, mais même sous la main de celui qui le mettait à mort. Toutefois, le pécheur a pris, pour marcher sur ses pas, en suivant les sentiers de l'humilité, un chemin plus sûr que l'homme qui, dans sa virginité, suit les voies de l'orgueil, car l'humilité de l'un le purifiera de ses souillures, tandis que l'orgueil de l'autre ne peut manquer de souiller sa pureté.
9. Mais heureuse est Marie, à qui ni l'humilité ni la virginité n'ont fait défaut. Et quelle virginité que celle que la fécondité a rendue plus éclatante au lieu de la flétrir. De même quelle incomparable fécondité que celle que la virginité et l'humilité accompagnent. Y a-t-il là quelque chose qui ne soit point admirable? (a) Qui ne soit point incomparable ? Qui ne soit point unique? Je serais bien surpris si vous n'étiez embarrassé pour décider en y réfléchissant lequel des deux est le plus étonnant de voir une vierge féconde ou une mère demeurant vierge ; et ce qu'on doit plus admirer de cette sublime fécondité ou de cette humilité dans une elle élévation; ou plutôt si vous ne préfériez sans hésiter toutes ces choses réunies, à chacune d'elles en particulier, et si vous ne regardiez comme incomparablement meilleur et préférable de les posséder toutes, que de ne posséder que l'une ou l'autre d'elles. Après tout je serais bien surpris si le Dieu que les saintes Lettres nous montrent et que nous voyons nous-mêmes admirable dans ses saints (Psalm., LXVII, 36), ne s'était pas surpassé dans sa mère. O vous qui êtes mariés, respectez la pureté dans une chair corruptible; mais vous, ô vierges sacrées, admirez la fécondité dans une Vierge : enfin nous tous ô hommes admirons l'humilité de la Mère de Dieu. Anges saints, honorez la Mère de votre Roi, vous qui adorez le Fils de notre Vierge, qui est en même temps notre roi et le vôtre, le réparateur de notre race et l'architecte de votre cité. A ce Dieu si humble parmi nous si grand au milieu de vous, rendons également les uns et les autres les hommages qui lui sont dus. Honneur et gloire soient rendus à sa grandeur, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
a A partir de ces mots, la fin de cette homélie
et le commencement de la suivante jusqu'à ces mots : His nimirum,
n. 2, manquent dans la plupart des anciens manuscrits, où les deux
premières homélies se trouvent réunies en une seule,
en sorte qu'eu ne compte dans ces manuscrits que trois homélies
sur le Missus EST.
2. Afin donc que celle qui devait concevoir le Saint des saints et lui donner le jour, fût sainte de corps, elle reçut le don de la virginité, et, pour qu'elle le fût d'esprit, elle reçut celui de l'humilité. Parée des précieux joyaux de ces deux vertus, brillant d'un double éclat dans son corps et dans son âme, comme jusque dans les Cieux pour son aspect et sa beauté, la royale Vierge attira sur elle les regards des citoyens du ciel, inspira même an coeur du Roi des Cieux, le désir de la posséder, et mérita qu'il lui envoyât d'en haut un céleste messager. C'est en effet ce que nous apprend notre Évangéliste, quand il nous dit qu'un ange fut envoyé de Dieu à une vierge: " De Dieu, dit-il, à un vierge," c'est-à-dire du ciel à une humble femme, du Seigneur à une servante, du Créateur à une créature. O quelle insigne faveur de la part de Dieu, mais combien excellente aussi est cette vierge! Accourez, vous qui êtes mères, jeunes filles, accourez aussi; accourez toutes, vous qui, après Ève et à cause d'Ève, êtes enfantées et enfantez vous-mêmes dans la douleur. Venez à ce lit virginal, entrez si vous le pouvez, dans la chambre pudique de votre soeur. Voici, en effet, que Dieu envoie à une vierge, à Marie, un messager, un ange qui lui adresse la parole. Approchez l'oreille de la muraille, écoutez ce qu'il lui dit peut-être les paroles que vous entendrez vous consoleront-elles.
3. Et toi, Adam, ô notre père, réjouis-toi; livre-toi aussi à l'allégresse, ô Eve, notre mère; vous qui ne nous avez pas moins donné la mort à tous, que vous ne nous avez donné la vie; que dis-je? Vous qui nous avez voués à la mort avant même que Tous nous eussiez mis au monde. Consolez-vous maintenant, l'un et l'autre, consolez-vous, dis-je en cette fille, puisque c'est une telle fille pour vous. Mais console-toi la première, toi d'abord, qui as été la source de tout le mal et dont l'opprobre est retombé ensuite sur toutes les femmes. Nous touchons à l'époque où cet antique opprobre va disparaître, au temps où l'homme n'aura plus rien à reprocher à la femme, l'homme, dis-je, qui n'a point hésité à t'accuser, en cherchant pour lui-même une mauvaise excuse, qui eut l'imprudence et la cruauté de dire: " La femme, que vous m'avez donnée, m'a présenté du fruit de l'arbre et j'en ai mangé (Gen., III, 12). " Aussi viens vite maintenant à Marie, ô Eve; ô mère, cours vers ta fille, elle répondra pour sa mère, elle effacera son opprobre et donnera pour elle à son père une juste satisfaction. En effet, si c'est par une femme que l'homme est tombé, ce n'est que par une femme aussi qu'il es relève. Qu'avais-tu donc à dire ô Adam : " La femme que vous m'avez donnée m'a présenté du fruit de l'arbre et j'en ai mangé? " Ce sont là de méchantes paroles; elles ajoutent à ta faute, loin de la diminuer. Mais la sagesse a vaincu la malice, quand elle a trouvé, dans les inépuisables trésors de sa bonté, cette occasion de pardon que Dieu voulait par sa question, te donner le moyen de lui fournir, et qu'il te donna en vain. Voilà une femme qui prend la place d'une autre femme; mais l'une est sage et l'autre était insensée, l'une est humble et l'autre était orgueilleuse; aussi au lieu de t'offrir, ô Adam, du fruit de l'arbre de mort, elle te donne à goûter du fruit de l'arbre de vie, et à la place de l'amertume d'une nourriture empoisonnée, elle produit pour toi un fruit éternel d'une grande douceur. Change donc tes injustes accusations en paroles d'action de grâces, et écrie-toi : Seigneur, la femme, que vous m'avez donnée, m'a présenté du fruit de l'arbre de vie et j'en ai mangé, je l'ai trouvé plus doux que le miel à mon palais, parce que dans ce fruit vous m'avez donné la vie. Voilà en effet, pourquoi l'Ange a été envoyé à une vierge. O Vierge admirable et vraiment digne de tout honneur ! O femme singulièrement respectable, admirable par-dessus toutes les autres femmes, vous réparez le mal qu'ont fait nos aïeux et vous rendez la vie à tous leurs descendants.
4. " Un ange, dit l'Evangéliste, a donc été envoyé à une vierge; " vierge de corps, vierge d'esprit, vierge de profession, vierge en un mot, telle que celle dont parle l'Apôtre, quand il dit: Elle est sainte de corps et d'esprit. Mais ce n'est pas à une vierge qu'on vient de trouver à l'instant et par hasard, elle a été choisie au contraire depuis le commencement des siècles, elle était connue longtemps d'avance par le Très-Haut qui l'avait préparée pour lui, elle était gardée par les anges, signalée par les patriarches et promise par les prophètes. Parcourez les Ecritures et vous acquerrez la preuve de ce que j'avance. Voulez-vous que je vous cite ici quelques témoignages puisés à ces sources? Pour n'en rapporter que quelques-uns entre mille, de qui vous semble-t-il que Dieu parlait, si ce n'est d'elle, quand il disait au serpent: " J'établirai des inimitiés entre toi et la femme (Gen., III, 13) ? " Si vous hésitez encore à croire qu'il soit question là de Marie, écoutez la suite: " Elle t'écrasera la tête (Ibidem). " Or à qui pareille victoire fut-elle réservée, sinon à Marie? Oui, c'est elle évidemment qui a broyé sa tête venimeuse, quand elle a réduit à néant toutes les suggestions du malin esprit qui prenaient leur source dans les appétits de la chair et dans l'orgueil de l'esprit.
5. Etait-ce d'une autre que de Marie que Salomon voulait parler quand il disait : " Qui trouvera la femme forte (Prov., XXXI, 10)? " Certainement, ce sage connaissait la faiblesse de la femme et savait combien fragile est son corps, combien faible son coeur; mais pourtant comme il avait lu que Dieu avait promis, ce qui d'ailleurs lui semblait à lui-même parfaitement juste, que celui qui avait vaincu par le moyen de la femme serait vaincu de la même manière, il ne put retenir ce cri d'admiration: "Qui est-ce qui trouvera la femme forte? " C'est comme s'il avait dit: Puisque notre salut à tous est entre les mains d'une femme, puisque d'elle dépend le rétablissement de notre innocence et la défaite de notre ennemi, évidemment il faut que ce soit une femme forte pour qu'elle soit apte à de si grandes choses. Qui donc trouvera cette femme forte? Ne croyez point qu'il ne s'exprime ainsi qu'en désespoir de la pouvoir jamais trouver, car il ajoute, mais en prophétisant "Il faut l'aller chercher bien loin; et on ne peut la tirer que de l'extrémité du monde (Prov. XXXI, 10); " c'est-à-dire ce n'est point quelque chose de peu de valeur, de petit, de. médiocre, enfin ce n'est rien de semblable à ce qu'on peut trouver sur la terre, c'est dans le Ciel, non pas dans le ciel le plus rapproché de la terre qu'il faut l'aller chercher, mais c'est du plus haut des Cieux qu'elle doit venir.
Que signifiait encore cet antique buisson de Moïse qui lançait des flammes, mais sans se consumer (Exod., III, 2), sinon Marie enfantant sans douleur? Qu'est-ce encore que cette verge d'Aaron qui fleurit sans avoir été arrosée (Rom., XVII, 8)? N'est-ce point Marie qui a conçu sans le concours de l'homme ? C'est de cette grande merveille qu'Isaïe prédit le mystère plus grand encore, quand il dit: " Il sortira un rejeton de la tige de Jessé et une fleur naîtra de sa racine (Isa., XI, 1); " le rejeton pour lui c'était la Vierge, et la fleur, son enfantement.
6. S'il vous semble qu'on ne peut voir le Christ dans la fleur sans être en contradiction avec ce qui a été dit plus haut quand j'ai avancé que ce n'est pas la fleur du rejeton, mais le fruit de la fleur qui représente le Christ, je vous ferai remarquer que dans cette verge d'Aaron qui produisit non-seulement des fleurs, mais des feuilles et des fruits, le Christ n'est pas moins représenté par les fleurs et par les fruits que par les feuilles elles-mêmes. De même dans Moïse, ce n'est ni le fruit de sa verge ni sa fleur, mais sa verge elle-même, cette verge dont un coup divisait les eaux de lamer pour laisser un passage aux Hébreux, ou faisait jaillir l'eau du rocher pour étancher leur soif, qui figure le Christ (Exod. XIV, 16). Après tout il n'y a aucun inconvénient que, pour des causes différentes, le Christ soit figuré de manières différentes aussi. Ainsi la verge est le signe de la puissance et la fleur représente la bonne odeur qu'il répand, le fruit désigne combien il est doux à ceux qui le goûtent, et les feuilles rappellent la protection parfaite dont il couvre, à l'ombre de ses ailes, ceux qui se réfugient vers lui, soit pour échapper aux ardeurs des appétits de la chair ou pour se soustraire aux coups des impies qui les persécutent. L'ombre qu'on goûte sous les ailes de Jésus est bonne et désirable, on y trouve dans la fuite un refuge assuré, le frais et le repos dans la fatigue. Ayez pitié de moi , Seigneur Jésus, ayez pitié de moi, parce que mon âme a mis en vous toute sa confiance, et que j'espérerai à l'ombre de vos ailes jusqu'à ce que l'iniquité de nos ennemis soit passée (Psalm. LVI, 1). Toutefois, dans le passage d'Isaïe que nous avons cité, la fleur est le fils et le rejeton est, la mère, attendu que le rejeton a fleuri sans germe, comme la Vierge a conçu sans l'homme; d'un autre côté l'épanouissement de la fleur n'a nui en rien à la verdeur de la verge non plus que la naissance du fruit sacré des entrailles de Marie n'a porté atteinte à sa virginité.
7. Citons encore quelques autres traits des saintes Ecritures qui sont applicables à la Vierge Mère et à Dieu son Fils. Que signifie la toison de Gédéon (Jud., VI, 37) ? Elle est détachée de la peau de l'agneau, mais la peau elle-même demeure intacte, elle est étendue sur le sable, et tantôt c'est elle, tantôt c'est le sable qui reçoit toute la rosée du Ciel; qu'est-ce autre chose due la chair qui naquit de la Vierge sans porter atteinte à sa virginité? N'est-ce pas dans son sein que descendit la plénitude de la divinité, quand les Cieux la laissèrent descendre comme une rosée sur la terre? C'est de cette plénitude que nous ânons tous reçu, et sans elle nous ne serions tous qu'une terre aride. Au fait de Gédéon semble se rapporter assez bien aussi cette parole du Prophète: " Il descendra comme la pluie sur une toison (Psalm., XVIII, 5)," car ce qui suit : " et comme l'eau qui tombe goutte à goutte sur la terre, " paraît désigner la même chose que le sable de Gédéon qui fut trouvé tout humide de rosée. En effet, la pluie volontaire que Dieu tient en réserve pour son héritage, a commencé à tomber tranquillement sans le concours de l'homme et à pénétrer sans effort dans la sein de la Vierge ; et plus tard elle se répandit partout l'univers par la bouche des prédicateurs, non plus comme la rosée qui tomba sur la toison, mais comme les gouttes de la pluie qui fondit sur la terre, accompagnée du bruit de la parole et du retentissement des miracles; attendu que les nuées qui portaient la pluie dans leur sein se sont alors rappelé qu'il leur avait été dit le jour où elles furent envoyées par le monde : " Annoncez au grand jour ce que je vous ai confié dans les ténèbres, et prêchez sur les toits ce que je vous ai dite à l'oreille (Matth., X, 27.) " C'est, en effet, ce qu'elles firent, car " leur voix a éclaté dans toute la terre et leurs paroles ont retenti jusqu'aux extrémités du monde (Psalm., XVIII, 5.) "
8. Ecoutons aussi Jérémie qui ajoute de nouvelles prophéties aux anciennes, et qui ne pouvant pas encore nous montrer le Sauveur, signale sa venue avec le plus ardent désir, et l'annonce d'un ton plein de confiance : " Le Seigneur, dit-il, a créé quelque chose de nouveau sur la terre; une femme enfantera un homme (Jérém., XXXI, 12.) " Or qu'elle est cette femme et de quel homme parle-t-il? Et, s'il s'agit vraiment d'un homme, comment une femme pourra-t-elle l'enfanter ? Ou bien s'il peut être en effet, enfanté par une femme, comment se fait
1 il qu'il soit un homme? En deux mots, comment, pour parler plus clairement, peut-il être homme et renfermé en même temps dans le sein d'une femme? Car c'est de qu'il faut entendre par ces expressions, une femme enfantera un homme. Ceux que nous appelons hommes ce sont ceux qui ont passé la première et la seconde enfance, l'adolescence et la jeunesse et sont. arrivés à un âge voisin dé la vieillesse. Or comment, arrivé à un pareil développement, un homme; peut-il encore être enfermé dans le sein d'une femme ? Si le Prophète avait dit
une femme portera un enfant dans son sein, fût-il même déjà un peu grand, cela n'aurait paru ni nouveau ni étonnant. Mais comme il n'a rien dit de tel et qu'il a prédit, au contraire, qu'elle enfanterait un homme, je me demande quelle est cette nouveauté que Dieu a annoncée à la terre, quand il a dit qu'une femme enfanterait un homme et qu'un homme se renfermerait dans le sein d'une femme délicate Qu'est-ce que ce miracle ? " Est-ce que, pour me servir des paroles de Nicodème, un homme fait peut retourner dans le ventre de sa mère et recevoir une seconde naissance (Joan., III, 4) ?
9. Je jette les yeux sur la conception et sur l'enfantement de la Vierge et je me demande si, par hasard au milieu des nouveautés et des merveilles sans nombre que découvre celui qui considère toutes ces choses attentivement, je n'apercevrai point aussi celle dont me parle le Prophète (Jérém., XXXI, 25). Or que vois-je là ? La longueur qui s'est raccourcie, la largeur qui s'est rétrécie, la hauteur qui s'est abaissée et la profondeur qui s'est nivelée. J'y vois une lumière qui ne luit plus, le verbe qui bégaye, l'eau qui a soif et le pain qui a faim. Oui, si vous faites attention, vous y verrez la puissance gouvernée, la sagesse instruite, la force même soutenue; un Dieu allaité, et cependant réconfortant les anges; un Dieu vagissant et en même temps consolant les malheureux ; on y voit, pour peu qu'on regarde avec attention, la joie être triste, la confiance trembler, le salut souffrir, la vie mourir, la force être faible. Mais, et ce n'est pas ce qui est le moins étonnant, on y voit aussi la tristesse inspirer de la joie, la peur rassure, la souffrance sauver, la mort donner la vie, et la faiblesse rendre fort. Qui est-ce qui ne voit point à présent ce que je recherchais tout à l'heure ? Est-ce que vous ne voyez pas maintenant avec facilité, au milieu de toutes ces merveilles, une femme qui entoure un homme, quand vous voyez Marie porter Jésus dans son sein, Jésus cet homme goûté de Dieu? Car j'appelle Jésus un homme non seulement quand "il était proclamé prophète puissant en oeuvres et en paroles (Luc., XXIV, I9); " mais aussi lorsque tout petit enfant il était porté dans les bras de sa mère ou même encore enfermé dans son sein. Jésus était donc un homme même avant d'être né, non point par l'âge, mais par la sagesse; non par les forces corporelles mais par la vigueur de l'âme; non par le développement des membres mais la maturité des sens. En effet il n'y avait pas moins de sagesse en Jésus, ou plutôt Jésus ne fut pas moins la sagesse même lorsqu'il n'était que conçu que quand il fut né; lorsqu'il était petit que lorsqu'il était grand. Par conséquent soit qu'il fût encore caché dans le sein de sa mère ou vagissant dans la crèche, déjà jeune garçon interrogeant les docteurs dans le temple, ou homme fait instruisant le peuple, il était toujours également rempli du Saint-Esprit. Il n'y a pas une heure dans sa vie où il y eut quelque chose de plus ou de moins à cette plénitude qu'il reçut su moment de sa conception dans le sein de Marie. Dès le premier instant il fut parfait, oui, dès le premier moment de sa conception il fut rempli de l'esprit de sagesse et d'intelligence, de l'esprit de conseil et de force, de l'esprit de science et de piété, de l'esprit de crainte de Dieu (Isa., XI, 2).
10. Ne vous étonnez pas après cela si vous lisez dans un autre endroit des Livres saints : " Jésus croissait en sagesse, en âge et en grâce devant Dieu et devant les hommes (Luc., II, 52); " car pour ce qui est de la sagesse et de la grâce, il faut entendre ce que dit l'Évangéliste en ce sens, non qu'il croissait effectivement mais qu'il paraissait croître en sagesse et en grâce, ce qui ne veut pas dire qu'il acquérait chaque jour quelque chose de nouveau qu'il n'avait point auparavant, mais qu'il paraissait l'acquérir, quand il voulait lui-même que cela parût ainsi. Pour vous, ô homme, quand vous faites des progrès, vous ne les faites point quand vous voulez ni dans la mesure que vous le voulez, au contraire, c'est même à votre insu que ce progrès s'opère et que votre vie s'arrange. Quant à l'enfant Jésus, c'est lui qui dispose et qui disposait la sienne, et qui paraissait sage quand il le voulait et à qui il le voulait et très-sage enfin toujours, quand et à qui il le voulait, quoique en lui-même il ne fût jamais rien moins qu'infiniment sage. De même, n'ayant jamais cessé d'être plein de toutes grâces, il ne laissait voir pourtant, selon son bon plaisir, tantôt plus tantôt moins, d'après le mérite de ceux à qui il la montrait ou suivant qu'il savait convenir à leur salut, la grâce qu'il avait en Dieu ou qu'il devait avoir devant les hommes. Il est donc bien certain que Jésus-Christ a toujours eu une âme virile, quoique par son corps il n'ait pas toujours paru homme. Pourquoi douterai-je après cela qu'un homme ait pu se trouver enfermé dans le sein d'une vierge quand je ne fais aucune difficulté d'admettre qu'un Dieu y a habité. Evidemment il est moins grand d'être homme que d'être Dieu.
11. Mais voyons si le prophète Isaïe ne vient pas jeter une très-grande lumière sur la nouveauté de Jérémie, comme il nous a plus haut montré le sens des nouvelles fleurs de la vierge d'Aaron. " Voici, dit-il, qu'une vierge concevra et enfantera un fils (Isa., VII, 14.) " Nous avons donc une femme , puisqu'il nous parle d'une Vierge. Voulez-vous savoir maintenant de quel homme il est question ? Ecoutez, le voici : " Et il sera appelé Emmanuel, dit le Prophète, ce qui veut dire Dieu avec nous (Ibid.). " Par conséquent, cette femme qui enfantera un homme, c'est la Vierge qui doit concevoir Dieu dans son sein. Voyez-vous quel bel et prodigieux accord il y a entre les miracles des saints et leurs paroles mystérieuses ? Voyez-vous combien est merveilleux ce miracle fait de la Vierge et dans la Vierge, mais que tant de miracles- ont précédé et que tant d'oracles ont annoncé d'avance ? C'est que l'esprit des Prophètes est un, et, bien que ceux-ci diffèrent les uns des autres de manières, de signes et de temps, néanmoins ils sont animés du même esprit et s'accordent tous à voir et à prédire la même chose. Ce qui fut montré à Moïse dans le buisson ardent, à Aaron dans sa verge et sa fleur, à Gédéon dans la toison et la rosée, Salomon l'annonce clairement dans la femme forte et dans son prix; Jérémie le dit plus clairement encore en parlant de la femme qui doit entourer un homme; Isaïe le rapporte dans les termes les plus clairs à la Vierge et à Dieu ; et enfin l'ange Gabriel le montre en saluant cette Vierge même; car c'est de cette Vierge-là que l'Evangéliste parle, quand il dit : " L'ange Gabriel fut envoyé de Dieu à une vierge qui était fiancée à Joseph. "
12. " A une vierge, dit-il, qui était fiancée. " Pourquoi était-elle fiancée, puisqu'elle était, comme je l'ai dit plus haut, la vierge élue, la vierge qui devait concevoir et enfanter, je me demande pourquoi elle était fiancée; car elle ne devait point connaître le mariage. Qui oserait prétendre que cela se fit par hasard ? Non, le hasard n'a rien à voir là où une raison puissante agit de concert avec une manifeste utilité, avec la nécessité même, avec un motif tout à fait digne de la Sagesse de Dieu. Je vais exposer ce qui m'est venu à la pensée ou plutôt ce qui s'est présenté sur ce point à l'esprit même des Pères. Au fond des fiançailles de Marie se trouve la même raison que dans le doute de l'Apôtre Thomas. C'était la coutume chez les Juifs que, à partir du jour des fiançailles jusqu'à la célébration des noces, les époux eussent la garde de leurs épouses; c'était à eux de veiller sur leur chasteté, attendu que plus ils se conserveraient soigneusement leur chasteté, plus aussi ils devaient trouver dans leurs fiancées des épouses fidèles. De même donc que saint Thomas, en doutant, en touchant de ses propres mains, devint le témoin le plus sûr de la résurrection du Seigneur, ainsi Joseph en étant fiancé à Marie, et en veillant d'un oeil plus attentif sur sa chasteté pendant' le temps qu'elle était confiée à sa garde, devint le plus irrécusable témoin de sa pureté. Quel beau rapport il y a donc, en effet, entre le doute de saint Thomas et les fiançailles de Marie! On aurait pu nous enlacer dans le filet de la même erreur, et nous rendre suspectes la foi de l'un et la charité de l'autre; et voilà, au contraire, que, par un effet de la prudence et de la bonté de Dieu, la certitude se rétablit fermement dans nos âmes par le moyen même qui semblait devoir l'ébranler. En effet, pour ce qui est de la résurrection du fils, je croirai bien plutôt, faible comme je le suis, à saint Thomas qui en a d'abord douté lui-même et qui a touché de ses propres mains le ressuscité, qu'à Cephas qui croit à cette résurrection au premier mot qu'on lui en dit ; de même je m'en rapporterai bien plus volontiers, pour la virginité de la Mère, au témoignage de son fiancé qui veillait sur elle et s'en est convaincu par lui-même, qu'aux assurances que la Vierge elle-même pourrait m'en donner en ne m'alléguant que le témoignage de sa conscience. Dites-moi, je vous le demande, quel homme, en la voyant enceinte sans être fiancée, ne la regarderait pas plutôt comme une femme de mauvaise vie que comme une vierge? Or, il ne fallait pas qu'on pût s'exprimer ainsi au sujet de la Mère du Seigneur, et il était plus convenable et plus tolérable qu'on pût croire, pendant quelque temps, que ce Christ était le fruit d'une union légitime que de la fornication.
13. Vous me demanderez peut-être si Dieu ne pouvait point trouver un autre signe certain, pour empêcher qu'un soupçon injurieux planât sur sa naissance et que sa mère fût regardée comme coupable. Il le pouvait, sans aucun doute, mais les démons n'auraient point ignoré ce qu'ils auraient eu un moyen de connaître. Or, il fallait que le Prince de ce. monde ne fût point instruit, pendant quelque temps du moins, du secret des desseins de Dieu. Ce n'est pas que Dieu ait appréhendé, s'il agissait ouvertement, d'être entravé dans son entreprise par le démon, mais c'est que, faisant tout ce qu'il veut, non-seulement avec puissance, mais encore avec sagesse, il voulut, dans l'œuvre merveilleuse de notre rédemption, faire éclater sa prudence non moins que sa puissance, de même que, en toutes ses oeuvres, il se plait à observer certaines convenances de choses et de temps dans l'intérêt de la beauté de l'ordre mêmes. Voilà pourquoi, tout en pouvant faire les choses autrement, s'il l'avait voulu, il aima mieux pourtant se réconcilier les hommes de la même manière et dates le même ordre qu'il savait qu'ils étaient tombés, et que, de même que le démon avait commencé par séduire la femme pour triompher de l'homme par elle, ainsi il commençât par être lui-même déçu par la femme pour être ensuite vaincu par l'homme qui est le Christ; en sorte que, tandis que, d'un côté, l'art de la charité déjouait les ruses de la malice, de l'autre, la vertu du Christ brisât la force du démon et qu'il fût évident que Dieu est plus prudent et plus fort que Satan. Voilà comment il convenait que la sagesse incarnée vainquît la malice spirituelle, afin que, non-seulement elle atteignît avec force depuis une extrémité du monde jusqu'à l'autre, mais encore qu'elle disposât tout avec une égale douceur (Sap., VIII, 1). Or, elle atteint d'une extrémité à l'autre, c'est-à-dire du ciel aux enfers; car, selon le Psalmiste : " Si je monte dans le ciel, vous y faites votre demeure, si je descends dans l'enfer, vous y êtes présent (Psalm., CXXXVIII, 8). " Mais aux deux extrémités il atteint avec force, car, du haut du ciel il a précipité les superbes et au fond des enfers il a dépouillé l'avare. Il était donc convenable qu'il disposât tout avec douceur, dans le ciel et sur la terre, d'une part en précipitant l'esprit inquiet pour affermir les autres dans la paix et de l'autre en commençant par nous laisser un exemple bien nécessaire de douceur et d'humilité, pour terrasser ici-bas l'esprit envieux, et qu'il devint ainsi en même temps par un admirable arrangement de la sagesse aussi doux pour les siens que fort contre ses ennemis. En effet, à quoi aurait-il servi que le diable fût vaincu de Dieu, si nous étions restés orgueilleux? Il était donc nécessaire que Marie fut fiancée à Joseph, puisque c'était le moyen de soustraire aux chiens un saint mystère, de faire constater par son propre époux la virginité de Marie, et de ménager en même temps la pudeur et la réputation de la Vierge. Est-il rien de plus sage, rien de plus digne de la divine providence ? Par ce moyen, les secrets desseins de Dieu ont un témoin, se trouvent soustraits à la reconnaissance de l'ennemi, et l'honneur de la Vierge mère est conservé sans tache. Autrement Joseph aurait-il été juste en épargnant l'adultère ? Or il est écrit: " Joseph son mari, étant un homme juste et ne voulant pas la déshonorer en la traduisant en justice, résolut de la renvoyer en secret (Matth., I, 19). " Ainsi, c'est parce qu'il était juste qu'il ne voulut point la traîner en justice; mais de même qu'il n'eût point été juste, si, connaissant la faute de Marie il l'avait dissimulé ainsi il n'est point juste non plus, si, connaissant son innocence, il l'eût néanmoins condamnée. Comme il était juste et qu'il ne voulait point la traduire devant les juges, il résolut de la renvoyer en secret.
14. Mais, pourquoi voulut-il la renvoyer? Ecoutez sur ce point, non pas ma propre pensée, mais la pensée des Pères. Si Joseph voulut renvoyer Marie, c'était dans le même sentiment qui faisait dire à saint Pierre, quand il repoussait le Seigneur loin de lui : " Eloignez-vous de moi car je suis un pécheur (Luc. V, 8), " et au centurion, quand il dissuadait le Sauveur devenir chez lui: "Seigneur je ne suis pas digne que vous veniez dans ma maison (Matth., VIII, 8). " C'est donc dans cette pensée que Joseph aussi, se jugeant indigne et pécheur, se disait à lui-même, qu'il ne devait pas vivre plus longtemps dans la familiarité d'une femme si parfaite et si sainte, dont l'admirable grandeur le dépassait tellement et lui inspirait de l'effroi. Il voyait avec une sorte de stupeur à des marques certaines qu'elle était grosse de la présence d'un Dieu, et, comme il ne pouvait pénétrer ce mystère, il avait formé le dessein de la renvoyer. La grandeur de la puissance de Jésus inspirait une sorte d'effroi à Pierre, comme la pensée de sa présence majestueuse déconcertait le centurion; ainsi Joseph, n'étant que simple mortel, se sentait également déconcerté par la nouveauté d'une si grande merveille et par la profondeur d'un pareil mystère; voilà pourquoi il songea à renvoyer secrètement Marie. Faut-il vous étonner que Joseph se soit trouvé indigne de la société de la Vierge devenue grosse, quand on sait que sainte Elisabeth ne put supporter sa présence sans une sorte de crainte mêlée te respect? En effet, " d'où me vient, s'écria-t-elle, ce bonheur, que la mère de mon Seigneur vienne à moi (Luc, I, 43) ? " Voilà donc pourquoi Joseph voulait la renvoyer. Mais pourquoi avait-il l'intention de le faire en secret, non point ouvertement ? De peur, sans doute, qu'on ne lui demandât la cause de ce divorce et qu'il ne fût obligé d'en faire connaître le motif. En effet, qu'est-ce que cet homme juste aurait pu répondre à un peuple à la tête dure, à des gens incrédules et contradicteurs? S'il leur avait dit ce qu'il pensait, et la preuve qu'il avait de la pureté de Marie? est-ce que les Juifs incrédules et cruels ne se seraient point moqués de lui et n'auraient point lapidé Marie? Comment, en effet, auraient-ils cru à la Vérité muette encore dans le sein de la Vierge, eux qui ont méprisé sa voix quand elle leur parlait dans le temple? A quels excès n'auraient-ils pas osé se porter contre celui qu'ils ne pouvaient pas voir encore, quand ils ont pu porter des mains impies sur sa personne resplendissante alors de l’éclat des miracles? C'est donc avec raison que cet homme juste, pour ne point être dans l'alternative, ou de mentir, ou de déshonorer une innocente, prit le parti de la renvoyer en secret.
15. Si quelqu'un pense et soutient que Joseph eut le soupçon que tout autre homme aurait eu à sa place, mais que, comme il était juste, il ne voulut point habiter avec Marie, à cause de ses doutes mêmes, et que c'est parce qu'il était bon qu'il ne voulait point la traduire en justice, quoiqu'il la soupçonnât d'être coupable, et qu'il songeait à la renvoyer en secret; je répondrai en deux mots qu'il faut pourtant reconnaître que les doutes de Joseph, quels qu'ils fussent, méritent d'être dissipés par un miracle d'en haut. Car il est écrit que " comme il était dans ces pensées, c'est-à-dire pendant qu'il songeait à renvoyer Marie, un ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit:" Joseph, fils de David, ne craignez point de retenir avec vous Marie, votre épouse, car ce qui est né en elle est l'œuvre du Saint-Esprit (Matth., I, 20). " Voilà donc pour quelles raisons Marie fut fiancée à Joseph, ou plutôt, selon les expressions de l'Évangéliste " à un homme appelé Joseph (Luc. I, 27). " Il cite le nom même de cet homme, non pas parce qu'il fut son mari, mais parce qu'il était un homme de vertu, ou plutôt d'après un autre Évangéliste (Matth., I), il n'est point simplement un homme, mais il est appelé son mari; il étâit juste qu'il fût désigné par le titre même qui devait nécessairement paraître lui appartenir. Ainsi il dut être appelé son mari parce qu’il fallait qu'on crût qu'il l'était effectivement. De même il mérita d'être appelé le père du Sauveur, quoiqu'il ne le fût pas effectivement, afin qu'on crût qu'il l'était, comme l'Évangéliste remarque qu'on le croyait en effet: " Quant à Jésus, dit-il, il entrait dans sa douzième année, et passait pour être le fils de Joseph (Luc., III, 23)." Il n'était donc en réalité ni le mari de la mère, ni le père du Fils, quoique par une certaine et nécessaire disposition, comme je l'ai dit plus haut, il reçut pendant un temps les noms de père et d'époux et fut regardé comme étant l'un et l'autre en effet.
16. Mais d'après le titre de père de Dieu que Dieu même voulut bien qu'on lui donnât et qu'on crût pendant quelque temps lui appartenir, et d'après son propre nom qu'on ne peut hésiter à regarder aussi comme un honneur de plus, on peut se faire une idée de ce que fut cet homme, ce Joseph. Rappelez-vous maintenant le patriarche de ce nom qui fut vendu en Egypte; non-seulement il portait le même nom, mais encore il eut sa chasteté, son innocence et sa grâce. En effet, le Joseph qui fut vendu par ses frères qui le haïssaient et conduit en Egypte, était la figure du Christ qui, lui aussi, devait être vendu; notre Joseph, de son côté, pour fuir la haine d'Hérode, porta le Christ en Egypte (Matth., II, 14), Le premier, pour demeurer fidèle à son maître, ne voulut point partager le lit de sa maîtresse (Gen., XXXIX, 12); le second, reconnaissant sa maîtresse dans la mère de son Seigneur, la vierge Marie, observa lui-même fidèlement les lois de la continence. A l'un fut donnée l'intelligence des songes, à l'autre il fat accordé d'être le confident des desseins du ciel et d'y coopérer pour sa part. L'un a mis le blé en réserve non pour lui, mais pour son peuple; l'autre reçut la garde du pain du ciel non-seulement pour son peuple, mais aussi pour lui. On ne peut douter que ce Joseph, à qui fut fiancée la mère du Sauveur, n'ait été un homme bon et fidèle, ou plutôt le serviteur même fidèle et prudent que le Seigneur a placé près de Marie pour être le consolateur de sa mère, le père nourricier de son corps charnel et le fidèle coopérateur de sa grande oeuvre sur la terre. Ajoutez à cela qu'il était de la maison de David, selon l'Evangéliste; il montra qu'il descendait en effet de cette source royale, du sang même de David, ce Joseph, cet homme noble par sa naissance; mais plus noble encore par le coeur. Oui, ce fut un digne fils de David, un fils qui n'était point dégénéré de son père; irais quand je dis qu'il était un digne fils de David, je dis non-seulement selon la chair, irais pour sa foi, pour sa sainteté et pour sa dévotion. Dieu le trouva en effet comme son aïeul David un homme selon son coeur, puisqu'il lui confia son plus saint mystère, lui révéla les secrets les plus cachés de sa sagesse, lui fit connaître une merveille qu'aucun des princes de ce monde n'a connu, lui accorda la garde de voir ce dont la vue fut ardemment désirée mainte fois par une foule de rois et de prophètes, d'entendre celui qu'ils n'ont point entendu; non-seulement il lui fut donné de le voir et de l'entendre, mais il eut l'honneur de le porter dans ses bras, de le conduire par la main, de le presser sur son coeur, de le couvrir de baisers, de le nourrir et de veiller à sa garde. Il faut croire que Marie ne descendait pas moins que lui de la maison de David, car elle n'aurait point été fiancée à un homme de cette royale lignée, si elle n'en eût point été elle-même. Ils étaient donc l'un et l'autre de la famille royale de David; mais ce n'est qu'en Marie que se trouva accomplie la promesse véridique que le Seigneur avait faite à David, Joseph ne fut que le témoin et le confident de son accomplissement.
17. Le verset de l'Evangéliste se termine ainsi : " Et le nom de la vierge était Marie. " Quelques mots sur ce nom de Marie, dont la signification désigne l'étoile de la mer: ce nom convient merveilleusement à la Vierge mère ; c'est en effet avec bien de la justesse qu'elle est comparée à un astre, car de même que l'astre émet le rayon de son sein sans en éprouver aucune altération, ainsi la vierge a enfanté un fils sans dommage pour sa virginité. D'un autre côté, si le rayon n'enlève rien à l'éclat de l'astre qui l'émet, de même le Fils de la Vierge n'a rien diminué à sa virginité. Elle est en effet la noble étoile de Jacob qui brille dans les cieux, rayonne dans les enfers, illumine le monde, échauffe les âmes bien plus que les corps, consume les vices et enflamme les vertus. Elle est belle et admirable cette étoile qui s'élève au dessus du vaste océan, qui étincelle de qualités et qui instruit par ses clartés. O vous qui flottez sur les eaux agitées de la vaste mer, et qui allez à la dérive plutôt que vous n'avancez au milieu des orages et des tempêtes, regardez cette étoile, fixez vos yeux sur elle, et vous ne serez point engloutis par les flots. Quand les fureurs de la tentation se déchaîneront contre vous, quand vous serez assaillis par les tribulations et poussés vers les écueils, regardez Marie, invoquez Marie. Quand vous gémirez dans la tourmente de l'orgueil, de l'ambition, de la médisance, et de l'envie, levez les yeux vers l'étoile, invoquez Marie. Si la colère ou l'avarice, si les tentations de la chair assaillent votre esquif, regardez Marie. Si, accablé par l'énormité de vos crimes, confus des plaies hideuses de votre cœur, épouvanté par la crainte des jugements de Dieu, vous vous sentez entraîné dans le gouffre de la tristesse et sur le bord de l'abîme du désespoir, un cri à Marie, un regard à Marie. Dans les périls, dans les angoisses, dans les perplexités, invoquez Marie, pensez à Marie. Que ce doux nom ne soit jamais loin de votre bouche, jamais loin de votre coeur ; mais pour obtenir une part à la grâce qu'il renferme, n'oubliez point les exemples qu'il vous rappelle. En suivant Marie, on ne s'égare point, en priant Marie, on ne craint pas le désespoir, en pensant à Marie, on ne se trompe point; si elle vous tient par la main, vous ne tomberez point, si elle vous protège, vous n'aurez rien à craindre, si elle vous conduit, vous ne connaîtrez point la fatigue, et si elle vous est favorable, vous êtes sûr d'arriver; vous comprendrez ainsi par votre propre expérience pourquoi il est écrit : " Le nom de la vierge était Marie. " Mais arrêtons-nous un peu, de peur que nous ne voyions aussi qu'en passant, la belle clarté de cet astre. Car, pour me servir des paroles de l'Apôtre : " Il est bon pour nous d'être ici (Matth., XVII), " et c'est un bonheur de pouvoir contempler en silence ce qu'un long discours serait incapable de bien expliquer. Mais en attendant, la pieuse contemplation de cet astre scintillant nous donnera une nouvelle ardeur pour ce qui nous reste à dire.
FIN DES NOTES.
2. Etant donc entré là où elle se tenait, l'Ange lui dit: "Je vous salue, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous. " Nous voyons dans les Actes des Apôtres (Act., VI, 5), que saint Etienne fut aussi plein de grâce et que les apôtres furent remplis du Saint-Esprit, mais il y a une grande différence entre eux et Marie. D'ailleurs la plénitude de la divinité n'a point habité dans Etienne comme en Marie. L'Ange lui dit : " Je vous salue, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous. "
Mais faut-il s'étonner qu'elle fût pleine de grâce quand le Seigneur même était avec elle? Si je m'étonnais de quelque chose ce serait plutôt de voir que l'Ange retrouve en Marie celui même qui l'avait envoyé vers elle. Dieu est-il donc venu plus vite que l'Ange pour être arrivé sur la terre plus tôt que son rapide messager? Je n'en serais point surpris; car pendant que le Roi se reposait sur le sein de la Vierge, le nard dont elle était parfumée a répandu son odeur qui s'est élevée comme la fumée des aromates en sa glorieuse présence et elle a trouvé grâce devant lui aux acclamations de tous les assistants qui disaient : " Quelle est celle-ci qui monte par le désert comme une petite vapeur d'aromates, de myrrhe et d'encens (Cant., III, 6) ? " Alors le Seigneur sortant de son lieu saint, s'élança comme un géant dans la carrière, et quoique son essor fût du plus haut des Cieux (Psalm., XVIII, 6), cependant, porté sus l'aile d'un désir excessif, il devance l'arrivée de son messager auprès de la Vierge qu'il aime, qu'il s'est choisie et dont la beauté le captive. C'est lui que l'Église voit avec bonheur venir de loin et dont elle dit dans sa joie : " Je vois mon bien-aimé, le voici qui vient sautant sur les montagnes et franchissant les collines (Cant., II, 8). "
3. Or, ce n'est point sans raison que ce Roi a senti ses désirs s'allumer pour la beauté de la Vierge, elle avait fait ce que David son père lui avait conseillé longtemps d'avance quand il lui disait : " Ecoutez, ma Fille, ouvrez les yeux et prêtez une oreille attentive: oubliez votre peuple et la maison de votre père, " si vous le faites, " le Roi sera épris de vos charmes (Psalm., XLIV, 11). " Elle entendit et elle vit, non pas à la manière de ceux qui en écoutant n'entendent pas, et en regardant ne voient pas; trais elle entendit et crut, elle vit et comprit. Elle obéit à ce quelle avait entendu et soumit son coeur à la règle de conduite indiquée, elle oublia son peuple et la maison de son père, car elle ne se mit point en peine d'augmenter l'un par le nombre de ses enfants ni de laisser dans l'autre un héritier des biens paternels; elle regarda comme un vil fumier la gloire qui pouvait l'attendre au milieu de son peuple et les biens terrestres qu'elle pouvait espérer de l'héritage de son père, afin de gagner le Christ. Son espoir ne fut point déçu, puisqu'en même temps qu'elle eut le Christ pour Fils elle conserva son voeu de virginité. Il est donc bien vrai qu'elle est pleine de grâce, cette vierge qui a retenu la grâce de la virginité en même temps qu'elle obtenait celle de la fécondité.
4. L'Ange dit donc : " Je vous salue, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous. " Il ne dit pas le Seigneur est en vous, mais " le Seigneur est avec vous. " C'est que Dieu qui est présent tout entier également en tous lieux par la simplicité de sa substance, ne se trouve pourtant pas de la même manière dans les créatures raisonnables que dans les autres; et parmi celles-là il n'est pas présent avec la même efficacité dans les méchantes que dans les bonnes. Ainsi il se trouve dans les êtres sans raison, mais il n'y est point compris; au contraire, dans toutes les créatures raisonnables, il est compris par l'intelligence, mais il ne l'est par l'amour que dans les bonnes. Il n'y a donc que dans les créatures raisonnables et bonnes qu'il se trouve de telle façon qu'il est en même temps avec elles à cause de la conformité de leurs volontés avec la sienne. En effet, ces créatures-là soumettent leurs propres volontés à la justice, en sorte que Dieu peut, sans déchoir, vouloir ce qu'elles veulent, et par le fait qu'elles ne sont point en désaccord de volonté avec lui, elles unissent Dieu à elles d'une manière toute spéciale. Mais s'il en est ainsi par rapport à tous les autres saints, à plus forte raison en est-il de même, mais d'une manière plus spéciale encore pour la sainte Vierge; car avec elle l'accord est tellement grand que Dieu s'est uni non-seulement sa volonté, mais sa chair même; en sorte que de sa propre substance et de la Vierge il fit ou plutôt se fit un être qui est le Christ, qui, sans être tout entier de Dieu ni tout entier de la Vierge, fut néanmoins tout entier fils de Dieu et tout entier fils de la Vierge, car il n'y a pas deus fils en lui, mais un seul fils de Dieu et de Marie en même temps. L'Ange dit donc : "Je vous salue, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous. " Or ce Seigneur, ce n'est pas seulement le Fils que vous revêtez de votre chair, mais c'est aussi le Saint-Esprit par l'opération duquel vous concevrez , c'est également le Père qui a engendré celui que vous concevrez. Oui, le Père est avec vous, le Père, dis-je, qui fait que son Fils soit votre fils. Le Fils est avec vous, le Fils qui, pour accomplir en vous un admirable mystère, s'ouvre votre sein d'une manière miraculeuse et respecte en même temps le sceau de votre virginité. L'Esprit-Saint est avec vous, l'Esprit-Saint qui, de concert avec le Père et avec le Fils, sanctifie votre sein. Donc le Seigneur est bien avec vous.
5. " Vous êtes bénie entre toutes les femmes. " Ajoutons à ces paroles d'Elisabeth celles qui les suivent: " Et le fruit de vos entrailles est béni. " Mais ce n'est pas parce que vous êtes bénie que le fruit de votre ventre est béni, c'est au contraire parce qu'il vous a prévenue de la douceur de ses bénédictions que vous êtes bénie. Oui certainement il est véritablement béni ce fruit de vos entrailles, en qui toutes les nations elles-mêmes sont bénies et de la plénitude duquel vous avez reçu, ainsi que les autres hommes quoique d'une manière bien différente. Vous êtes donc bénie, mais entre toutes les femmes; quant à lui, il est béni entre les hommes, non entre les anges, selon ce que dit l'Apôtre qui le proclame le Seigneur béni par-dessus tous les siècles (Rom., IX, 6). On dit un homme béni, un pain béni, une femme, une terre bénie, et ainsi de toute autre créature; mais c'est d'une manière toute spéciale que le fruit de votre ventre est béni puisqu'il est le Dieu béni par-dessus tous les siècles.
6. Ainsi le fruit de vos entrailles est béni. Béni en odeur, béni en saveur, béni en beauté. C'est l'arôme délicieux de ce fruit que sentait celui qui disait: " L'odeur qui sort de mon fils est semblable à celle d'un champ de fleurs que le Seigneur a comblé de ses bénédictions (Gen., XXVII, 2?). " Peut-on douter que celui que le Seigneur a béni soit véritablement béni? Sans doute, il était sous le charme du goût excellent de ce fruit celui qui exhalait sa satisfaction en ces termes: " Goûtez donc et voyez combien le Seigneur est doux (Psalm. XXXIII, 9), " et encore: " Combien est donc grande, Seigneur , l'abondance de votre ineffable douceur, que vous avez cachée pour ceux qui vous craignent (Psalm. XXX, 20) ! " Un autre disait de même " Si toutefois vous avez goûté combien doux est le Seigneur (I Petr.,
II, 3). " Et ce fruit, disait-il lui-même, en parlant de soi et en nous invitant à le manger: " Celui qui me mange aura encore faim et celui qui me boit ressentira encore l'aiguillon de la soif (Eccli., XXIV. 29). " Il est évident que c'est à cause de sa douce saveur qu'il parlait ainsi ; le goûter seulement, donne l'envie de le goûter encore. C'est un bien bon fruit que celui qui est la nourriture et la boisson des âmes qui ont faim et soif de la justice. Je vous ai parlé de son arôme et de sa saveur, écoutez maintenant ce qui a été dit de sa beauté. S'il est vrai, comme l'atteste l'Ecriture, que le fruit de mort était non-seulement agréable au goût mais encore à la vue (Gen., III, 6), à combien plus forte raison devons-nous rechercher une beauté de vie dans ce fruit de vie sur lequel, au dire de la sainte Ecriture, les anges mêmes désirent reposer les yeux (I Petr., I, 12) ? Celui qui s'écriait: " L'éclat de sa gloire vient de Sion (Psalm. XIX, 2), " voyait certainement sa beauté en esprit et désirait vivement la contempler des yeux de son corps. Mais pour ne pas vous figurer que ce n'était que d'une beauté médiocre qu'il parlait avec cet enthousiasme, rappelez-vous ce qu'on lit dans un autre psaume: " Vous surpassez en beauté les enfants des hommes; une grâce admirable est répandue sur vos lèvres parce que Dieu vous a béni de toute éternité (Psalm. XLIV, 3). "
7. Ainsi " le fruit de vos entrailles " que le Dieu a béni de toute éternité " est béni; " et c'est de sa bénédiction que vous êtes vous-même bénie entre toutes les femmes, attendu que l'arbre qui porte de bons fruits ne saurait être un mauvais arbre. Oui, vous êtes bénie entre toutes les femmes, puisque vous avez échappé à la malédiction qui les atteignit toutes, quand il fut dit à Ève : " Vous enfanterez dans la douleur (Gen., III, 16), " et à cette autre malédiction encore après la première : " Maudite soit la femme stérile en Israël (Deut., VII, 14); " et même vous avez reçu une bénédiction toute particulière pour ne point demeurer stérile et pour échapper en même temps aux., douleurs de l'enfantement. Quelle dure et triste nécessité, quel joug accablant pèse sur toutes les filles d'Ève ! Elles ne peuvent être mères sans douleur, ni demeurer stériles sans être maudites. La douleur leur fait appréhender d'avoir des enfants, et la malédiction leur fait craindre de n'en avoir point. Que ferez-vous, ô vierge qui entendez et qui lisez cela? Si vous devenez mère, ce n'est que dans la douleur; si vous demeurez stérile, c'est pour être maudite. Quel parti prendrez-vous, ô vierge pudique? Partout, me répondrez-vous, je ne vois qu'angoisses; néanmoins j'aime mieux m'exposer à être maudite et demeurer vierge que de commencer par concevoir dans la concupiscence un fruit que je ne pourrai ensuite mettre au jour que dans la douleur. D'ailleurs d'un côté si je vois la malédiction, je ne vois point de péché, tandis que de l'autre se trouvent la douleur et le péché. Après tout, cette malédiction, qu'est-ce autre chose que le mépris des hommes ? Car si la femme stérile est maudite, cela ne veut dire qu'une chose, c'est qu'elle est un objet d'opprobre et de mépris aux yeux des hommes, encore cela n'a-t-il lieu qu'en Israël seulement, parce qu'elle est regardée comme inutile et improductive. Mais pour moi, je compte pour moins que rien de déplaire aux hommes, pourvu que je puisse me présenter comme une chaste vierge au Christ. O Vierge sage, Vierge pieuse, où donc avez-vous appris que Dieu aimait les vierges? Quelle loi, quels préceptes, quelle page de l'ancien Testament vous a prescrit, conseillé, engagé à ne pas vivre selon la chair dans la chair, et à mener la vie des anges sur la terre ? Où donc aviez-vous lu, bienheureuse Vierge, que " la sagesse de la chair est une mort (Rom., VIII, 6), " et " qu'il ne faut point prendre de la chair un soin qui aille jusqu'à contenter tous ses désirs (Rom., XIII, 14) ? " Où aviez-vous vu au sujet des vierges, que " les vierges seules chantent le cantique nouveau et suivent l'Agneau partout où il va (Apoc., XIV, 4) ? " Où aviez-vous vu louer "ceux qui se sont rendus eunuques pour le royaume des Cieux (Matth., XIX, 12) ? " Où aviez-vous appris que " si nous vivons dans la chair, ce n'est point selon la chair que nous combattons (II Corinth., X, 3) ; que celui qui marie sa fille fait bien, mais que celui qui ne la marie pas fait mieux encore (Ibid. XXV) ? " Qui donc vous avait fait entendre ces paroles: " Je voudrais que vous fussiez tous comme moi (Ibid. XL), car selon moi, il est bon à l'homme de demeurer dans cet état; ce n'est point un précepte que je vous fais au sujet de la virginité, mais c'est un conseil que je vous donne (Ibid. XXV) ? " Pour vous, point de commandement, point de conseil, point d'exemple antérieur; c'est l'onction divine qui vous a tout fait comprendre. La parole de Dieu elle-même, vivante, opérante, vous avait éclairée avant de se revêtir de votre chair et de s'appeler votre fils. Ainsi vous faites le voeu de vous conserver vierge pour le Christ, et vous ignorez que vous devez lui donner une mère. Vous choisissez le mépris des enfants d'Israël et vous voulez encourir la malédiction de la stérilité pour celui à qui vous voulez plaire, et voilà que les malédictions cèdent la place aux bénédictions et que la stérilité est remplacée par la fécondité.
8. Ouvrez donc votre sein, ô Vierge , préparez votre giron et vos flancs, car celui qui est tout-puissant va accomplir en vous de grandes choses, si grandes qu'au lieu des malédictions d'Israël tous les peuples vous combleront de bénédictions. Ne craignez point la fécondité, ô Vierge prudente, elle ne nuira en rien à votre virginité. Vous concevrez, mais vous ne pécherez point; vous serez grosse, mais vous ne connaîtrez point les fatigues de la grossesse; vous enfanterez, il est vrai, mais ce sera sans tristesse; sans connaître d'homme, vous aurez un fils. Mais quel fils ? Celui même dont Dieu est le Père. Le Fils de la splendeur du Père sera la couronne de votre chasteté. La sagesse du coeur du Père sera le fruit de votre sein virginal. En un mot, vous enfanterez Dieu même et vous concevrez de Dieu. Prenez courage, Vierge féconde, chaste épouse, mère virginale; vous ne serez pas plus longtemps exposée aux malédictions d'Israël, parce que vous ne serez plus comptée parmi les femmes stériles. Si vous êtes encore chargée de malédictions par les descendants d'Israël selon la chair, ce n'est point parce qu'ils vous trouvent stérile, mais plutôt parce qu'ils haïssent votre fécondité. Rappelez -vous que le Christ même fut maudit sur la croix, lui qui vous a bénie dans les cieux, parce que vous êtes mère; mais vous êtes bénie aussi sur la terre par l'ange Gabriel, et toutes les générations du monde vous proclameront, avec raison, bienheureuse. Vous êtes donc bénie entre toutes les femmes et le fruit de vos entrailles est béni.
9. " En entendant l'Ange parler ainsi, Marie fut troublée de son langage, et elle pensait en elle-même ce que pouvait être cette salutation (Luc, I, 29). " Les vierges, qui sont véritablement vierges, sont naturellement timides et ne se croient jamais en sûreté. Bien plus, pour échapper à ce qu'elles redoutent dans leur timidité, elles en viennent jusqu'à craindre au sein même de la plus complète sécurité; elles savent, en effet, qu'elles portent un précieux trésor dans des vases fragiles, qu'il est bien difficile de vivre comme des anges au milieu des hommes et, comme des habitants du ciel sur la terre, de pratiquer enfin le célibat quand on a un corps de chair. Aussi soupçonnent-elles de secrètes embûches dans tout ce qui leur parait nouveau, et dans tout ce qui se produit tout à coup autour d'elles. A leurs yeux tout cela recouvre quelque piège dressé contre elles. Voilà ce qui explique le trouble de Marie aux paroles de l'Ange; elle fut troublée, dit l'Evangéliste, mais non décontenancée. Le Psalmiste avait dit: " J'étais plein de trouble et je ne pouvais parler, mais je songeais aux jours anciens et j'avais les années éternelles présentes à l'esprit (Psal., LXXVI, 5). " Tel fut le trouble de Marie, et tel fut son silence; mais en même temps elle se demandait ce que signifiait cette salutation. Son trouble venait évidemment de sa pudeur virginale, mais, si elle ne fut point décontenancée, c'est à sa force qu'elle le doit, et si, dans son silence, elle réfléchit encore, c'est une preuve de sa prudence. " Or, elle se demandait ce que signifiait cette salutation. " Sans doute notre Vierge prudente savait qu'il arrive quelquefois que l'ange de Satan se transfigure en ange de lumière, et, comme elle était aussi humble que simple, elle ne pouvait croire que ce salut lui vînt d'un ange véritable: aussi se demandait-elle ce que signifiait cette salutation.
10. Alors l'Ange, considérant la Vierge et remarquant sans peine qu'elle était intérieurement en proie à des pensées bien différentes, dissipe ses appréhensions, chasse ses doutes, et, l'appelant familièrement par son nom, il lui dit avec bonté de ne rien craindre. " Ne craignez point, Marie, lui dit-il, car vous avez trouvé grâce devant Dieu (Luc, I, 30). " Il n'y a là ni piège ni ruse; ne craignez ni trame perfide; ni embûches. Je ne suis point un homme, mais un ange, et un ange non de Satan, mais de Dieu. " Ne craignez donc point, Marie, vous aven trouvé grâce devant Dieu. " Oh! si vous pouviez savoir à quel point votre humilité est agréable à Dieu et quelle élévation vous attend auprès de lui! Vous ne vous jugeriez point indigne des entretiens d'un ange, non plus que de ses hommages. Sur quoi me fonderai-je, en effet, pour dire que vous n'avez point trouvé grâce aux yeux des anges, quand vous avez trouvé grâce auprès de Dieu? Vous avez trouvé ce que vous cherchiez, mais ce que personne n'a trouvé avant vous; vous avez, dis-je, trouvé grâce devant Dieu. Mais de quel grâce est-il ici question ? De celle qui rétablit la paix entre Dieu et l'homme, qui détruit la mort et répare la vie. Voilà la grâce que vous avez trouvée auprès de Dieu. Et la preuve, c'est que " Vous allez concevoir dans votre sein pour l'enfanter ensuite, un fils à qui vous donnerez le nom de Jésus, (Luc, I, 31). " Comprenez, Vierge prudente, au seul nom du fils qui vous est promis, quelle grâce unique vous avez trouvée devant Dieu, "Vous lui donnerez le nom de Jésus, " dit-il ; or, un autre Évangéliste nous donne le sens de ce nom, en rapportant ainsi la manière dont l'Ange lui-même l'a expliqué : " Parce que ce sera lui qui sauvera son peuple et le délivrera de ses péchés (Matth., I, 21). "
11. Je trouve qu'il y a eu deux Jésus, qui furent la figure de celui dont il est parlé ici, et tous les deux furent placés à la tête d'Israël. L'un ramena son peuple de Babylone (Esdr., II et V) ; l'autre le fit entrer dans la terre promise (Josue, XXI et XXXIII). Mais s'ils purent l'un et l'autre protéger leur peuple contre les attaques de ses ennemis, ils étaient hors d'état de le délivrer de ses péchés. Le Nôtre, au contraire, non-seulement délivre son peuple de ses péchés, mais encore l'introduit dans la terre même des vivants; " Car il sauvera son peuple et le délivrera de ses péchés. " Or, quel est-il celui-là qui remet même les péchés? Plaise au ciel que le Seigneur Jésus daigne nie compter dans son peuple, et me sauver de mes propres péchés ! On peut bien dire en vérité que le peuple dont ce Jésus est le Seigneur et le Dieu, est vraiment bienheureux, puisqu'il doit sauver son peuple de ses péchés. Mais j’ai bien peur qu'il n'y en ait beaucoup qui se disent de son peuple et n'en soient point en effet; oui je crains qu'il une dise un jour à quelques-uns de ceux qui semblent plus religieux que les autres dans sont peuple : " Ces gens-là m'honorent du bout des lèvres, mais leur coeur est loin de moi (Matth., XV, 8 et II Tim., II, l9). " Car le Seigneur Jésus connaît ceux qui sont à lui, il sait quels sont ceux qu'il a élus dès le principe. " Pourquoi, dit-il, m'appelez-vous Seigneur, Seigneur, et ne faites-vous point ce que je vous dis (Luc, VI, 46) ? " Voulez-vous savoir si vous appartenez ou plutôt voulez-vous appartenir à son peuple ? Faites ce qu'il vous dit, et vous serez compté parmi les siens. Oui, faites ce qu'il vous prescrit lui-même dans son Evangile, ce qu'il vous ordonne dans la loi et les Prophètes, ce qu'il vous commande par ses ministres dans l'Eglise; obéissez à ses vicaires, je veux dire à vos supérieurs, non-seulement à ceux qui sont bons et faciles, mais même à ceux qui sont difficiles; apprenez aussi de ce même Jésus qu'il es doux et humble de coeur et vous serez de ce peuple heureux qu'il s'est choisi pour héritage, vous serez de ce peuple digne de louanges que le Seigneur Dieu des armées a béni en disant: " Tu es l'oeuvre de mes mains, Israël, tu es mon héritage (Isa., XIX, 25). " Mais de peur que vous ne confondiez ce peuple avec le peuple charnel d'Israël , il lui rend encore ce témoignage. " Un peuple que je n'avais point connu s'est soumis à moi et il m'a obéi dès qu'il a entendu ma voix (Psalm., XVXX, 45). "
12. Mais écoutons ce que l'Ange pense de celui à qui il donne un nom avant même qu'Il soit conçu : " Il sera grand, dit-il, et sera appelé le Fils du Très-Haut (Luc, I, 32). " Certainement, celui qui aura l'honneur " d'être appelé le Fils du Très-Haut, " ne peut manquer d'être " grand lui-même. " En effet, n'est-il pas grand celui " dont la grandeur n'a point de bornes (Psalm., CXLXV, 3) ? " D'ailleurs, " qui est grand comme notre Dieu. " Effectivement il est grand, car il ne l'est pas moins que le Très-Haut, étant lui-même aussi le Très-Haut, attendu que le Fils de Dieu ne saurait croire que ce fût pour lui une usurpation d'être égal à Dieu (Philipp., II, 6). Celui qui doit être regardé comme un usurpateur, c'est celui qui tiré du néant pour être fait ange, osa se comparer à son Créateur, et revendiquer pour soi ce qui est le propre du Fils du Très-Haut, qui ne fut point créé par son Père, mais engendré en la forme de Dieu. Car si le Trés-Haut, Dieu le Père, tout-puissant qu'il soit, ne put faire une créature égale à lui, il n'a pas pu non plus engendrer un Fils qui lui fût inférieur. Il a fait l'ange grand, mais non point aussi grand que lui, à plus forte raison, ne l'a-t-il point fait Très-Haut. Il n'y a que le Fils unique qui ait été sinon fait, du moins engendré Tout-Puissant par le Tout-puissant, Très-Haut par le Très-Haut, Eternel par l'Eternel, et qui puisse, sans usurpation et sans injure pour Dieu, se comparer en tout à luis C'est donc avec raison qu'il est dit que celui qui est le Fils du Très-Haut sera grand lui-même.
13. Mais pourquoi est-il dit: " Il sera, " au lieu de dire il est grands, puisqu'il est toujours également grand, qu'il ne peut le devenir davantage, et qu'il ne saurait être plus grand après sa conception, qu'il ne l'était ou l'avait été auparavant. L'Ange ne se serait-il point servi de ce mot, " il sera, " pour indiquer que celui qui déjà était grand entant que Dieu, serait grand aussi en tant qu'homme ? Oui, " il sera effectivement grand ; " grand comme homme, grand comme docteur, grand comme prophète, car voici en quels termes il est parlé de lui dans l'Evangile, "un grand prophète a paru parmi nous (Luc, VII, 16). " Or ce grand prophète a été prédit ainsi par un moindre prophète que lui. " Voici venir un grand prophète qui renouvellera Jérusalem. " Et vous, ô Vierge, si celui que vous allez enfanter, nourrir et allaiter, n'est qu'un tout petit enfant, en voyant ce petit enfant, songez qu'il sera grand. Oui, il sera grand, car Dieu même l'élèvera tellement en gloire' en présence des puissants du monde, que peuples et rois l'adoreront et le serviront. Que votre âme exalte donc le Seigneur, b Marie, car" il sera grand et sera appelé le Fils du Très-Haut. Il sera grand et le Tout-puissant, lui dont le nom est saint, et il fera de grandes choses en vous Quel nom en effet est plus saint que celui qui " sera le nom du fils du Très-Haut? " Et nous aussi qui sommes petits, disons les louanges du Seigneur qui est grand, mais qui s'est fait petit lui-même afin de nous faire grands aussi. " Un petit enfant est né pour nous, dit le Praphète, et un fils nous a été donné (Isa., IX, 6). " Oui, il est né pour nous, non point pour lui, cet enfant qui a reçu de son Père avant les tempe une naissance bien plus glorieuse, n'avait pas besoin de naître encore d'une simple mère dans le temps. Il n'est pas né non plus pour les anges, car ils l'avaient dans sa grandeur et n'avaient pas besoin de l'avoir petit enfant. C'est donc bien pour nous qu'il est né et à nous qu’il a été donné, parce qu'il n'y a que nous qui eussions besoin de lui.
14. Il ne nous reste plus maintenant qu'à faire
avec celui qui nous est né et qui nous a été donné,
ce pour quoi il nous est né et nous a, été donné:
Servons-nous de lui puisqu'il est à nous, pour notre propre bien
et, avec le Sauveur, opérons notre salut. Il est là au milieu
de nous, ce petit enfant. O petit enfant que les petits appellent de tous
leurs voeux ! O enfant effectivement petit en malice sinon en sagesse!
Travaillons à devenir tels que ce petit enfant-là; apprenons
de lui qu'il est doux et humble de coeur, afin que notre grand Dieu ne
se soit pas fait petit pour rien, ne soit pas mort pour rien, n'ait pas
été crucifié pour rien. Apprenons son humilité,
imitons sa mansuétude, embrassons son amour, partageons sa passion
et lavons-nous dans son sang. Offrons-le comme une victime de propitiation
pour nos péchés, car ce n'est pas pour autre chose qu'il
nous est né et qu'il nous a été donné. Oui,
exposons-le aux yeux de son père et à ses propres yeux à
lui-même, car le Père n'a point épargné son
propre Fils, il l'a même livré pour nous (Rom., VIII, 32)
; le Fils lui-même s'est anéanti en prenant la forme de l'esclave
(Philipp., II, 7), il a livré son âme à la mort, a
été mis au nombre des scélérats, s'est chargé
de nos péchés à tous et a prié pour les pécheurs
afin qu'ils ne périssent point (Isa., LIII, 12). Ceux pour qui le
Fils a prié afin qu'ils ne périssent point ne sauraient périr,
de même que ceux pour qui le Père a livré son propre
Fils à la mort, ne peuvent que vivre. Il y a donc lieu d'espérer
également de l'un et de l'autre notre pardon puisqu'ils ont l'un
et l'autre fait preuve d'une égale miséricorde dans leur
bonté, qu'ils ont sine volonté d'une égale puissance
et qu'ils n'ont l'un et l'autre qu'une seule et même substance, la
substance divine dans laquelle Dieu le Saint-Esprit vit et règne
avec eux dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
2. " Et il régnera éternellement sur la maison de Jacob et son règne. n'aura point de fin (Luc. t, 32 et 33)." Ici encore si nous prenons à la lettre ce qui concerne la maison de Jacob, comment pourra-t-il régner éternellement sur elle, puisqu'elle ne doit point subsister éternellement? Il faut donc rechercher une autre maison de Jacob qui soit éternelle pour que Celui dont le règne n'aura point de fin puisse régner éternellement sur elle. Après tout est-ce que cette indigne maison de Jacob n'a point eu l'impiété de le renier et la folie de le repousser en présence de Pilate, quand ce gouverneur lui disait: " Crucifierai-je votre roi (Joan., XIX, 15) ? " elle s'écria tout d'une voix: " Nous n'avons point d'autre roi que César? " Adressez-vous à l'Apôtre, et il vous fera discerner celui qui est juif en secret, de celui qui l'est en publie, la circoncision qui est dans l'esprit, de celle qui n'existe que dans la chair, ceux qui sont fils d'Abraham selon la foi, de ceux qui ne le sont que selon, le sang (Rom., II, 28). " Car tous ceux qui descendent d'Israël ne sont point des Israélites pour cela; non plus que tous ceux qui sont de la race d'Abraham, ne sont ses vrais enfants (Rom., IX, 6). " Poursuivez et dites de même : tous ceux qui sont du sang de Jacob ne sont pas pour cela de sa maison. Par Jacob, il faut entendre la même chose que par Israël ; il n'y a donc que ceux qui seront trouvés parfaits dans la foi de Jacob qui seront censés de sa maison, ou plutôt il n'y a qu'eux qui soient véritablement la maison spirituelle et éternelle de Jacob sur laquelle le Seigneur Jésus doit régner éternellement. Or quel est celui d'entre nous qui, selon le sens du mot Jacob, supplante le diable dans son cœur, lutte contre ses vices et ses passions afin que le péché ne règne point dans son corps mortel, et que Jésus au contraire y règne maintenant par sa grâce, et dans l'éternité, par sa gloire? Heureux ceux en qui Jésus régnera éternellement, parce qu'ils régneront en même temps avec lui; or son règne n'aura point de fin. O quel royaume glorieux que celui où les rois se sont assemblés et réunis pour louer et glorifier Celui qui est le Roi des rois mêmes et le Seigneur des seigneurs; pt que les justes ne pourront contempler dans tout l'éclat de sa splendeur sans briller eux-mêmes comme le soleil dans le royaume de leur Père (Matth., XIII, 43). Oh! si Jésus veut bien se souvenir de moi, pauvre pécheur, quand il sera arrivé dans son royaume ! Oh ! si le jour où il doit remettre son empire à son Dieu et son père, il me fait la grâce de me visiter par son assistance salutaire, afin que je me voie comblé des biens qu'il réserve é. ses élus, que je goûte la joie qu'il destine à son peuple et qu'il soit loué de moi avec ceux qu'il a choisis pour son héritage (Psalm. CV, 4 et 5) ! Mais Seigneur Jésus, vexiez en attendant ce jour, arrachez les scandales de votre royaume, qui est ilion é,me, afin que vous régniez en elle comme vous le devez. En effet, l'avarice vient à moi et réclame un trône dans mon coeur; la jactance veut y dominer aussi; l'orgueil aspire à être mon roi, et la luxure me dit: C'est moi qui régnerai en toi; l'ambition, la médisance, l'envie, la colère se disputent en moi l'empire de mon âme, c'est à qui se rendra maître de moi. Pour moi je résiste tant que je puis, je les repousse de toutes mes forces. J'en appelle à Jésus, mon seigneur, c'est entre ses mains que je remets ma défense, car je reconnais que je lui appartiens. Je le tiens pour mon Dieu et pour mon seigneur, et je déclare que je n'ai pas d'autre roi que le Seigneur Jésus. Venez donc, Seigneur, dispersez-les dans votre force, et vous régnerez en moi, car vous êtes mon roi, mon Dieu, le Dieu qui a sauvé bien des fois Jacob par votre seul commandement.
3. Alors Marie dit à l'Ange : " Comment cela se fera-t-il? car je ne connais point d'homme (Luc., I, 34.) " D'abord la Vierge prudente se tait tout le temps qu'elle doute et qu'elle se demande ce que signifiait ce salut, préférant garder un humble silence que de répondre précipitamment avant de savoir ce qu'elle devait dire. Mais nue fois rassurée et qu'elle eut bien réfléchi (car en même temps que l'Ange lui parlait au dehors, Dieu même la persuadait au dedans, le Seigneur, en effet, était avec elle selon cette parole de l'Ange, " le Seigneur est avec vous, ") se sentant raffermie la crainte fit place à la foi, et la joie,fit taire toute appréhension, elle dit à l'Ange : " Comment cela se fera-t-il, car je ne connais point d'homme? " Elle ne doute point que ce ne soit possible, mais elle s'enquiert de la manière dont les choses se feront et en quel ordre elles doivent se passer. En effet, elle se demande si pareille chose est possible, mais seulement comment elle se fera. C'est comme si elle avait dit : Comme mon Seigneur qui lit dans ma conscience, connaît le veau que sa servante a fait de ne jamais connaître d'homme, par quel moyen, de quelle manière lui plaira-t-il que la chose se passe ? S'il faut que je renonce à mon voeu pour devenir la mère d'un tel fils, je suis heureuse du fils qui m'est promis, mais je suis inquiète pour mon voeu : pourtant que sa volonté soit faite. Mais si je dois sans cesser d'être vierge concevoir un fils et le mettre au monde, ce qui n'est pas impossible pour lui s'il veut qu'il en soit ainsi, alors je verrai qu'en vérité il a daigné regarder d'un oeil favorable son humble servante. " Comment donc cela se fera-t-il? car je connais point d'homme. " L'Ange lui répondit : " Le Saint-Esprit surviendra en vous et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre (Luc., I, 34 et 35). " L'Ange a dit plus haut à Marie qu'elle est pleine de grâce, comment se fait-il donc qu'il lui dise maintenant: " Le Saint-Esprit surviendra en vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre? " Est-ce qu'elle pouvait être pleine de grâce et n'avoir point encore le Saint-Esprit qui est le dispensateur même des grâces ? Si, au contraire, le Saint-Esprit était déjà en elle, comment donc l'Ange peut-il lui promettre qu'il surviendra de nouveau en elle? Peut-être bien au lieu de dire simplement, " il viendra en vous, " dit-il " il surviendra, il viendra sur vous " parce que comme il était déjà en elle par la plénitude des grâces, il lui annonce qu'il viendra sur elle pour signifier la surabondante plénitude de grâces qu'il doit répandre sur elle. Mais si elle est déjà pleine de grâce, comment pourra-t-elle en recevoir d'avantage? Si, au contraire, elle peut recevoir encore quelques grâces de plus qu'elle n'en a, en quel sens faut-il entendre qu'elle était pleine de grâce? Serait-ce que la première grâce ne remplissant que son âme, la seconde doit remplir son sein, puisque la plénitude de la divinité qui se trouvait auparavant en elle comme dans beaucoup de saints où elle habite spirituellement, va commencer à habiter en elle corporellement comme elle ne se trouve dans aucun autre saint?
4. Il dit donc : " Le Saint-Esprit surviendra en vous et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre. " Qu'est ce à dire, " et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre ? " Que celui qui peut comprendre cela le comprenne. En effet, à l'exception peut-être de celle qui eut seule l'immense bonheur d'éprouver par elle-même ce que cela signifie, qui peut comprendre par son intelligence et discerner par sa raison de quelle manière cette splendeur inaccessible s'est glissée dans les chastes entrailles de la Vierge, et comment cette dernière a pu supporter l'approche de nouvelles splendeurs en même temps que d'une portion de son corps auquel l'Esprit-Saint s'est uni pour la vivifier, il en put couvrir encore le reste, de son ombre ? Après tout peut-être. l'Ange s'est-il servi de ces mots : " Il vous couvrira de son ombre, " parce qu'il s'agissait là d'un mystère que la sainte Trinité voulut opérer seule avec et dans Marie seule, et qu'il ne fut donné de le connaître qu'à elle à qui il fut donné de le sentir. Disons donc que par ces mots : " L'Esprit-Saint surviendra en vous, " l'Ange a voulu vous dire, ô Vierge, que c'est par sa puissance que le Saint-Esprit doit vous rendre féconde; et par ces autres paroles : " La vertu du Très-Haut vous recouvrira de son ombre, il a eu l'intention de vous dire que la manière dont vous deviez concevoir par l'opération du Saint-Esprit, serait si bien voilée et si bien cachée dans l'ombre impénétrable de ses secrets desseins, par la vertu de Dieu et la sagesse de Dieu qui n'est autre que le Christ, que ce mystère serait connu seulement de lui et de vous. C'est comme si l'Ange avait répondu à Marie : pourquoi me questionner sur une chose que vous allez bientôt ressentir en vous-même ? Oui vous allez le savoir, vous allez avoir le bonheur de l'apprendre, comment cela se peut faire, de celui même qui doit le faire et vous en instruire en même temps; quant à moi, je n'ai mission que de vous annoncer votre conception virginale, non pas de la créer. Vous ne pouvez être instruite sur ce point que par celui qui doit l'opérer, et nul que celle en qui il l'opérera ne peut l'apprendre. "C'est pourquoi le Saint qui naîtra de vous sera appelé le Fils de Dieu (Luc., I, 35). " Ce qui revient à dire : comme vous ne devez point concevoir par l'opération de l'homme, mais par celle du Saint-Esprit, vous concevrez la vertu même du Très-Haut, c'est-à-dire le propre Fils de Dieu: " Car le Saint qui naîtra de vous, dit-il, sera appelé de Fils de Dieu. " C'est-à-dire, ce n'est pas seulement Celui qui du sein de son Père descendra dans le vôtre et vous couvrira de son ombre, mais encore ce qu'il empruntera à votre propre substance pour se l'unir à soi, qui sera appelé le Fils de Dieu, lors que cette union sera consommée; et de même que celui qui est engendré du Père avant tous les siècles est appelé son Fils, ainsi sera-t-il appelé le vôtre. De la sorte ce qui est né du Père est votre Fils, ce qui naîtra de vous sera son Fils, non pas qu'il y ait deux fils pour cela, il n'y en aura toujours qu'un seul, et quoiqu'il y en ait un qui naîtra de vous et un qui soit né de lui, vous n'aurez point chacun le vôtre, mais il sera votre Fils à tous les deux.
5. "Et c'est pourquoi le Saint qui naîtra de vous, sera appelé le Fils de Dieu. " Remarquez, je vous prie, avec quel respect l'Ange s'exprime: "Le Saint qui naîtra de vous. " Pourquoi donc, dit-il simplement " le Saint, " sans ajouter d'autre mot à cette appellation ? Je crois que c'est parce qu'il manquait d'un nom propre pour désigner le fruit insigne, magnifique et respectable qui devait se former de l'union de l'âme et du corps, tiré du corps très-pur de la Vierge, avec le Fils unique du Père. S'il disait la chair sainte, l’homme saint, le saint enfant ou autre chose semblable, il lui semblerait qu'il n'a point assez dit; voilà pourquoi, sans doute, il se sert de l'expression indéfinie: " Le Saint. " Il est certain en effet, que, quel que soit le fruit qui naîtra de la Vierge il ne peut être que saint et saint par excellence, tant à cause du Saint-Esprit qui l'aura sanctifié qu'à cause du Verbe de Dieu qui se le sera uni.
6. Puis l'Ange ajouta: " Voilà que votre cousine Elisabeth a elle-même conçu un fils en sa vieillesse (Luc, I, 26). " Or, quelle nécessité y avait-il d'annoncer en même temps à Marie, que cette femme stérile avait aussi conçu un fils? Était-ce pour achever de convaincre parla nouvelle de ce miracle tout récent, la Vierge qu'il voyait hésiter à croire à sa parole et conserver encore quelque doute dans l'âme ? Gardons-nous bien de le croire, car nous lisons que pour un doute pareil, Zacharie fut puni par l'Ange. Or, nous ne voyons pas que Marie ait été blâmée en quoi que ce soit, bien loin de là, nous entendons même Élisabeth la louer, en esprit prophétique, de ce qu'elle a cru: " Heureuse êtes-vous lui dit-elle en effet, vous qui avez cru, car ce qui vous a été annoncé de la part de Dieu s'accomplira en vous (Luc, I, 45)." Si donc l'Ange apprend à Marie que sa cousine, qui était stérile, a conçu un fils, c'est afin de mettre le comble à son bonheur, lui en apprenant un second miracle après le premier qu'il lui a annoncé. Or, il fallait que celle qui était sur le point de concevoir dans la joie du Saint Esprit, le Fils de l'amour du Père, commençât par être embrasée par les doubles ardeurs de la joie et de l'amour, car il n'y avait qu'un cœur aussi parfaitement dévot que gai, qui pouvait recevoir une telle abondance de douceur et de bonheur. Ou bien la conception d'Elizabeth est peut-être annoncée à Marie parce qu'il était convenable qu'une nouvelle qui allait bientôt être connue de tout le monde, lui fût annoncée par un ange, avant qu'elle l'apprît de la bouche des hommes, de peur que la mère de Dieu ne parût étrangère à ses conseils, si elle demeurait dans l'ignorance des choses qui se passaient si près d'elle sur la terre. II se peut aussi que la conception d'Elisabeth ait été annoncée à Marie afin qu'étant instruite de la venue du Sauveur et de celle de son précurseur, et connaissant l'ordre et la date de chacune, elle fût mieux en état plus tard de faire connaître la vérité sur ce point, aux écrivains sacrés et aux prédicateurs de l'Évangile, puisqu'elle se serait trouvée ainsi dès le commencement, pleinement au courant de tous ces mystères par une révélation d'en haut. Enfin, il est possible que la conception d'Elisabeth ait été annoncée à Marie afin que, en apprenant que cette parente qui était déjà avancée en âge se trouvait grosse, elle qui était jeune songeât à lui aller rendre ses devoirs, et que, par son empressement à visiter Elisabeth, elle fournit au petit prophète qu'elle portait dans son sein, l'occasion de rendre ses précoces hommages à son Seigneur, encore plus jeune que lui, et que pendant que les deux mères se rencontreraient, les deux enfants ressentissent la présence l'un de l'autre, et qu'un premier miracle en amenât un second plus merveilleux encore.
7. Mais, n'allez point croire que les grandes choses annoncées par l'Ange seront accomplies par lui. Par qui le seront-elles donc, me demandez-vous ? Ecoutez l'Ange, il vous l'apprendra. " Parce qu'il n'y a pas un mot d'impossible à Dieu, dit-il, " C'est comme s'il avait dit Toutes ces choses dont je suis le messager fidèle, ne se feront point par moi, mais par la vertu de Celui qui m'a envoyé; " attendu qu'il n'y a pas une parole impossible à Dieu. " En effet, que peut-il y avoir d'impossible à Celui qui a tout fait par son Verbe ? Mais je suis frappé de ce que l'Ange au lieu de dire: " Il n'y a rien d'impossible à Dieu, " dit expressément: " Il n'y a pas un mot d'impossible à Dieu. " Est-ce qu'il se sert de cette façon de parler pour nous faire comprendre que si les hommes peuvent, sans la moindre peine, dire ce qu'ils veulent même quand ils sont hors d'état de le faire, ainsi et même bien plus facilement encore Dieu peut faire tout ce que les hommes ne peuvent qu'exprimer ? Je m'explique; s'il était aussi facile aux hommes de faire que de dire ce qu'ils veulent, il serait vrai de dire aussi que, pour eux, il n'y a pas de parole impossible; mais comme c'est un dicton aussi ancien que répandu, qu'il y a une grande différence entre dire et faire. du moins pour les hommes, sinon pour Dieu, il s'ensuit qu'il n'y a que pour Dieu qu'on puisse dire qu'il n'est pas de parole impossible, puisque pour lui il n'y a point de différence entre faire et dire, dire et vouloir. Donnons un exemple. Les prophètes ont pu prévoir et prédire qu'une vierge stérile concevrait et enfanterait; mais ont-ils pu faire qu'elle conçût et qu'elle enfantât en effet? Mais Dieu, qui leur a donné le pouvoir de prévoir cette merveille, a pu faire par lui-même quand il l'a voulu, avec la même facilité qu'il a pu la leur faire prédire lorsque cela lui a plu; attendu qu'en Dieu la parole ne diffère point de l'intention, parce qu'il est vérité, non plus que l'acte ne diffère de la parole, parce qu'il est la puissance, et que la manière ne diffère de l'acte parce qu'il est sagesse. Voilà comment il se fait qu'il n'y a point de parole impossible pour Dieu.
8. O vierge, vous avez entendu l'annonce de ce qui va se faire et l'Ange vous a dit comment cela se doit faire ; des deux côtés il y a de quoi vous étonner et vous réjouir. Réjouissez-vous donc, fille de Sion, fille de Jérusalem, livrez-vous à toute votre allégresse. Mais puisque vous avez entendu une nouvelle qui vous comble de joie et bonheur, dites donc à votre tour les paroles que nous appelons de tous nos voeux, afin que nos os humiliés tressaillent d'allégresse. Oui, vous avez entendu la merveille annoncée et vous y avez cru, croyez aussi à la manière dont elle doit s'accomplir. On vous a dit que vous allez concevoir et que vous enfanterez un fils; on vous a dit aussi que ce ne serait point par l'opération d'un homme mais par celle du Saint-Esprit; l'Ange maintenant n'attend plus que votre réponse, il faut qu'Il retourne à Dieu. O Notre Dame, nous attendons aussi cette réponse de miséricorde, nous pauvres malheureux qui gémissons sous le coup d'une parole de damnation. Le prix de notre salut est entre vos mains, nous sommes sauvés si vous daignez consentir. Créatures du Verbe éternel de Dieu, nous périssons tous, une parole de votre bouche nous rend à la vie et nous sauve. Adam et sa triste postérité condamnés à l'exil, Abraham, David, les autres Pères, je veux dire vos propres aïeux, qui sont aussi plongés eux-mêmes, dans les ombres de la mort, vous supplient de consentir. Le monde entier à vos genoux, attend votre consentement. De vous, en effet, dépend la consolation des affligés, la rédemption des captifs, la délivrance des coupables, le salut des enfants d'Adam, de votre race toute entière. Dites, ô Vierge dites cette parole si désirée, si attendue par la terre et par les Cieux, par les enfers eux-mêmes. Le Roi des rois que vous avez charmé par votre beauté, n'attend aussi lui-même qu'un mot de réponse de vos lèvres pour sauver le monde. Celui à qui vous avez plû par votre silence sera bien plus touché d'un mot tombé de vos lèvres; l'entendez-vous, en effet, vous crier du haut du Ciel: " O vous, ma belle entre toutes les femmes, faites-moi entendre votre voix (Cant., II, 14). " Si vous la lui faites entendre, il y répondra en vous faisant voir notre salut. N'est-ce point ce que vous vouliez, ce que vous appeliez avec des gémissements et des larmes, ce qui vous faisait soupirer le jour et la nuit ? Eh quoi? êtes-vous celle à qui la promesse en a été faite ou faut-il que nous attendions une autre ? Non, non, c'est bien à vous, et ce n'est point une autre qui doit venir. Oui, c'est vous qui êtes la femme promise, la femme attendue, la femme désirée, celle en qui un de vous ancêtres, le saint homme Jacob, à son lit de mort, mettait toutes ses espérances de salut quand il s'écriait: " Seigneur, j'attendrai votre Sauveur (Gen. XLIX, 18); " Oui, vous êtes la femme en qui et par qui Dieu même, notre Roi a résolu, avant tous les siècles, d'opérer notre salut sur la terre. Pourquoi attendriez-vous d'une autre femme ce qui vous est offert à vous-même ? Pourquoi, dis-je, attendriez-vous par une autre ce qui va se faire par vous, si vous y consentez, si vous dites un mot. Répondez donc bien vite à l'Ange et par l'Ange au Seigneur. Dites une parole et recevez son Verbe ; que votre parole qui ne subsiste qu'un instant se fasse entendre et vous concevrez la Parole de Dieu, son Verbe éternel. Qui vous retient? Que craignez-vous ? Croyez, consentez et concevez. Que votre humilité se rassure, que votre timidité ait confiance. Il ne faut pas que la simplicité de la vierge oublie la prudence. En cette circonstance, ô Vierge prudente, vous ne devez pas craindre de trop présumer de vous, si votre réserve a plu par son silence, maintenant ii est nécessaire que votre charité parle. Ouvrez donc, ô Vierge bénie, votre cœur à la confiance, vos lèvres au consentement, et votre sein à son Créateur. Le Désiré des nations est là à votre porte, il frappe. S'il passe outre parce que vous le ferez attendre, vous gémirez de nouveau après Celui que votre cœur aime! Levez-vous donc, courrez au devant de lui, hâtez-vous de lui ouvrir. Levez-vous dis-je, par la foi, courrez par la prière, ouvrez par le consentement.
9. " Voici, dit-elle, la servante du Seigneur, qu'il me soit fait selon votre parole (Luc., I, 38). " Toujours on trouve la vertu d'humilité étroitement liée avec la grâce de Dieu ; car si Dieu résiste aux superbes il donne sa grâce aux humbles. Marie répond donc avec humilité afin de préparer les voies à la grâce. " Voici, dit-elle, la servante du Seigneur. " Qu'est-ce que cette sublime humilité qui ne sait point céder aux honneurs ni s'enorgueillir de l'élévation? Elle est prise pour être la mère de Dieu et elle se déclare sa servante, ce n'est pas la marque d'une humilité ordinaire que de ne point s'oublier quand un pareil honneur lui est fait. Il n'est pas difficile d'être humble dans la bassesse de sa condition, mais l'être au comble des honneurs, c'est faire preuve d'une grande, d'une rare vertu. En effet s'il arrive que pour mes péchés ou pour ceux des autres, Dieu permette que l'Eglise trompée par les apparences, élève un néant comme moi au moindre honneur, ne suis-je point porté à l'instant à oublier qui je suis pour me croire tel que les hommes qui ne voient point le coeur, se sont imaginé que j'étais. Je crois à l'opinion publique sans m'en rapporter au témoignage de ma conscience ; et, n'estimant point l'honneur aux vertus, mais la vertu aux honneurs, je me crois d'autant plus saint que j'occupe un poste plus élevé. On voit souvent dans l'Eglise des hommes qui, partis de bas, se trouvent élevés aux plus hauts rangs, et de pauvres sont devenus riches, s'enfler tout à coup d'orgueil, oublier leur basse extraction, rougir de leur famille et méconnaître leurs parents, parce qu'ils sont pauvres. On voit des hommes avides de richesses voler aux honneurs ecclésiastiques se croire de saints personnages dès qu'ils ont changé d'habits quoiqu'ils soient toujours dans les mêmes dispositions d'esprit, et se persuader qu'ils sont dignes du rang auquel leur ambition se trouve élevée, et qu'ils doivent, s'il m'est permis de le dire, beaucoup plus à leurs écus qu'à leurs vertus. Je ne parle point de ceux que l'ambition aveugle et pour qui l'honneur même est un aliment à leur orgueil.
10. Mais ô douleur de mon âme, j'en vois beaucoup, après avoir méprisé les pompes du siècle à l'école de l'humilité, devenir de plus en plus orgueilleux, et sous les ailes d'un Maître doux et humble de coeur, se montrer plus insolents dans le cloître et plus impatients qu'ils ne l'auraient été dans le monde. Et ce qui est pire encore, c'est qu'il s'en trouve qui n'auraient pu s'attendre qu'aux dédains et aux mépris s'ils étaient restés dans leur maison, et qui maintenant ne peuvent supporter d'être dédaignés dans celle même de Dieu. Ils n'auraient pu obtenir aucun honneur dans le monde où chacun peut aspirer à les posséder, et ils veulent en être comblés là même où chacun fait profession de les mépriser. J'en vois d'autres, ce qu'on ne peut voir sans douleur, qui, après s'être enrôlés dans la milice du Christ, s'engagent de nouveau dans les affaires du monde, et se replongent dans les cupidités terrestres: ils relèvent des murs avec un zèle tout particulier et négligent leurs moeurs; sous prétexte du bien général, ils vendent leurs paroles aux riches et leurs salutations aux dames; en dépit de l'ordre formel de leur Souverain, ils désirent le bien d'autrui et ne reculent point devant les procès pour conserver leurs biens propres, et ne tiennent aucun compte de ce que l'Apôtre leur dit au nom de leur Roi: " Votre péché est précisément d'avoir des procès les uns contre les autres. Pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt qu'on vous fasse tort (I Cor., VI, 7) ? " Est-ce ainsi qu'ils sont crucifiés au monde et que le monde est crucifié pour eux? Jadis ils étaient à peine connus dans le hameau ou la bourgade qui leur a donné le jour, et on les voit aujourd'hui parcourir les provinces, fréquenter les cours, cultiver la connaissance des rois et rechercher l'amitié des grands. Mais que dirai-je de l'habit religieux lui-même? Ce n'est plus la chaleur mais la couleur qu'on recherche avant tout en eux, et on se met plus en peine de les soigner que d'acquérir des vertus. J'ai honte d'en convenir, mais les femmelettes avec leur amour pour la toilette sont dépassées par ces moines qui ne font cas d'un vêtement qu'à cause de sa valeur, non de son utilité. Laissant de côté toute pensée religieuse, ces soldats du Christ ne voient qu'une parure, non une armure dans l'habit qu'ils portent, au lieu de se préparer à la lutte et d'opposer aux puissances de l'air les insignes de la pauvreté, dont la vue remplit leurs ennemis de frayeur, aiment mieux leur offrir dans leur mise raffinée, les apparences de la paix, et s'exposer sans force et sans vigueur à leurs coups. Tous ces maux ne viennent que de ce que, renonçant à ces sentiments d'humilité qui nous ont fait quitter le monde, et nous trouvant ainsi ramenés aux goûts du siècle, nous devenons semblables aux chiens de l'écriture qui retournent à leur vomissement.
11. Qui que nous soyons qui nous trouvons dans ces dispositions, remarquons quelle fut la réponse de celle qui fut choisie pour être la mère de Dieu, mais qui était assez humble pour ne s'en point souvenir. " Voici, dit-elle, la servante du Seigneur, qu'il me soit fait selon votre parole. " Ce mot " qu'il me soit fait: " exprime dans sa bouche un désir, non un doute. De même que ceux-ci " qu'il me soit fait selon votre parole, " expriment bien plutôt les voeux de son cœur que les recherches d'un esprit incertain. Rien n'empêche il est vrai qu'on ne voie dans ces mots, " qu'il me soit fait, " l'expression d'une prière. En effet personne ne demande que ce qu'il croit exister et qu'il espère obtenir, et Dieu veut qu'on sollicite de lui dans la prière les choses mêmes qu'il a promises. Peut-être même, ne nous promet-il une foule de choses qu'il a résolu de nous donner, que pour exciter notre piété par ses promesses, et nous engager à mériter par la prière et la piété, ce qu'il est disposé à nous accorder gratuitement. Voilà comment le Dieu bon qui veut que tous les hommes soient sauvés, nous force à mériter ses grâces, et comment, en même temps qu'il nous prévient en nous accordant ce qu'il doit récompenser en nous, il agit gratuitement pour ne nous point accorder ses bienfaits gratuitement. C'est ce que la Vierge prudente a compris quand, prévenue par la grâce d'une promesse gratuite, elle voulut du moins avoir le mérite de la prière, et dit : " Qu'il me soit fait selon votre parole. " C'est-à-dire qu'il me soit fait au sujet du Verbe, selon ce que vous m'avez dit. Que le Verbe, qui au commencement était en Dieu, se fasse chair de ma chair, selon votre parole ! Oui, je le demande à Dieu, que le Verbe soit fait, non ce verbe qu'on prononce, qui frappe l'air et qui passe, mais un Verbe conçu, fait chair et qui demeure. Qu'il me soit fait un verbe non-seulement sensible à l’ouïe, mais un Verbe que mes yeux puissent voir, mes mains toucher et mes bras porter. Que ce ne soit pas un verbe simplement écrit et mort, mais incarné et vivant, c'est-à-dire, que ce ne soit pas un verbe tracé par des signes muets sur des peaux mortes mais un Verbe à forme humaine et véritablement imprimé dans mes chastes entrailles, gravé non par la pointe d'un stylet privé de vie, mais par l'opération même du Saint-Esprit. Enfin qu'il me soit fait comme il n'a jamais été fait à personne avant moi, et comme il ne le sera point non plus après moi. Autrefois Dieu a parlé aux patriarches et aux prophètes de bien des manières, car on dit que la parole de Dieu s'est produite dans l'oreille de ceux-ci, dans la bouche de ceux-là et dans les mains de ces troisièmes, pour moi je demande à Dieu qu'il se produise dans mon sein selon votre parole. Je. ne veux point qu'il se produise comme le verbe dans le discours, le signe dans les figures, ou la vision dans les songes, mais qu'il vienne en moi en silence, qu'il s'y incarne en personne, qu'il se trouve corporellement dans mes entrailles. Que le Verbe donc qui ne pouvait et n'avait pas besoin d'être fait en lui-même, me fasse la grâce de se faire en moi et pour moi selon votre parole. Qu'il soit fait en général pour tout le monde, mais qu'il me soit fait à moi en particulier selon votre parole.
FIN DU SECOND VOLUME.