VIVÈS, PARIS 1866
Source : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/
SERMONS DU TEMPS, DE SAINT BERNARD, ABBÉ DE CLAIRVAUX
Carême
OEUVRES COMPLÈTES DE SAINT BERNARD *
SERMONS DU TEMPS, DE SAINT BERNARD, ABBÉ DE CLAIRVAUX *
PREMIER SERMON POUR LE DIMANCHE DE LA SEPTUAGÉSIME. *
SECOND SERMON POUR LE DIMANCHE DE LA SEPTUAGÉSIME. Sur ce texte de l'Écriture : " Le Seigneur envoya un sommeil à Adam (Gen. II, 21). " *
CARÊME *
PREMIER SERMON POUR LE PREMIER JOUR DU CARÊME. Que faut-il entendre par ces mots : "Parfumez-vous *
la tête et lavez-vous le visage (Matth., VI, 17)? " *
DEUXIÈME SERMON POUR LE PREMIER JOUR DU CARÊME. Comment nous devons nous convertir au Seigneur. *
TROISIÈME SERMON POUR LE CARÊME. Du jeûne quadragésimal. *
QUATRIÈME SERMON POUR LE CARÊME. Du jeûne et de la prière. *
CINQUIEME SERMON POUR LE CARÊME. Il y a trois sortes de prières. *
SIXIÈME SERMON POUR LE CARÊME. Sur l'Oraison dominicale. *
SEPTIÈME SERMON POUR LE CARÊME. Sur le voyageur, le mort et le crucifié. *
PREMIER SERMON. " Celui qui a établi sa demeure dans l'assistance du Très-Haut, reposera en sûreté sous la protection du Dieu du ciel (Psal. XC, 1)." *
SECOND SERMON. " Il dira au Seigneur, vous êtes mon soutien, mon asile et mon refuge (Psal. XC, 2). " *
TROISIÈME SERMON. " Il est mon Dieu, je mettrai mon espérance en lui, parce qu'il m'a délivré du piège des chasseurs, et de la parole mordante de mes ennemis (Psal. XC, 3). *
QUATRIÈME SERMON. "Il vous couvrira de ses ailes : et vous espérerez étant à couvert sous sel, plumes (Psal. XC, 4). " *
CINQUIÈME SERMON. " La vérité vous couvrira d'un bouclier : vous ne craindrez, point de frayeurs qui surprennent durant la nuit (Psal. CX, 5). " *
SIXIÈME SERMON. " Vous ne craindrez point les frayeurs qui surprennent durant la nuit; ni la flèche qui vole le jour; ni les entreprises qui se font dans les ténèbres ni les attaques ouvertes et les démons du midi (Psal. XC, 5 et 6). " *
SEPTIÈME SERMON. Il en tombera mille à votre gauche, et dix mille à votre droite; mais leurs coups n'approcheront point de vous (Psal. XC, 7). " *
HUITIÈME SERMON. " Vous contemplerez seulement de vos yeux, et vous serez spectateur de la punition des méchants (Psal. XC, 8). " *
NEUVIÈME SERMON. " Ce bonheur m'arrivera, parce que vous êtes mon, espérance. Vous avez placé votre refuge extrêmement haut (Psal. XC, 9). " *
DIXIÈME SERMON. " Il ne vous arrivera point de mal ; et le fléau n'approchera point de votre tabernacle (Psal. XC, 10 ) . " *
ONZIÈME SERMON. " Parce qu'il a commandé à ses anges de vous garder en toutes vos voies. (Psal. XC, 11). " *
DOUZIÈME SERMON. " Parce qu'il a commandé à ses anges de vous garder en toutes vos voies. Ils vous porteront entre leurs mains, de peur que votre pied ne heurte contre quelque pierre (Psal. XC, 11 et 12). " *
TREIZIÈME SERMON. " Ils vous porteront entre leurs mains, de crainte que vous ne heurtiez le pied contre quelque pierre (Psal. XC, 12). " *
QUATORZIÈME SERMON. " Ils vous porteront entre leurs mains, etc. vous marcherez sur l’aspic et sur le basilic, etc (Psal. XC, 22, 13). " *
QUINZIÈME SERMON. " Parce qu'il a espéré en moi, je le délivrerai : je le protégerai, parce qu'il a connu mon nom (Psal. XC, 15). " *
SEIZIÈME SERMON. " Il a crié vers moi, et je l'exaucerai. Je suis avec lui dans l'affliction (Psal. XC, 15). " *
DIX-SEPTIÈME SERMON. " Je le comblerai de jours et d'années; et je lui ferai part du salut que je destine à mes saints (Psal. XC, 17)." *
RAMEAUX *
PREMIER SERMON POUR LE DIMANCHE DES RAMEAUX. Des trois sortes de gens qui rendent hommage à Jésus-Christ. *
DEUXIÈME SERMON POUR LE DIMANCHE DES RAMEAUX. Sur la passion, sur la procession et sur les quatre ordres qui s'y remarquent. *
TROISIÈME SERMON POUR LE DIMANCHE DES RAMEAUX. Des cinq jours de la marche triomphale, de la cène,de la passion, de la sépulture et de la résurrection. *
SERMON POUR LE MERCREDI SAINT. Sur la passion de Notre-Seigneur. *
SERMON POUR LE JEUDI-SAINT. Sur le baptême, sur le sacrement de l'autel et sur le lavement des pieds. *
a On peut consulter à propos de ce passage, le quatrième des Serinons divers, le traité De la grâce et du libre arbitre, et nos notes de la tin du volume, sur cet endroit.
il nous est de toute impossibilité de prévoir ce que nous serons un jour. Que celui donc qui est debout prenne toujours garde de tomber, et qu'il s'efforce à persévérer, et même de s'affermir par de nouveaux progrès dans le genre de vie qui est un indice et une présomption de prédestination.
2. Or, de tous les signes qui nous donnent quelque confiance, et qui nous permettent de concevoir une certaine espérance, le plus grand est celui dont nous avons parlé en commençant : " Quiconque est né de Dieu, écoute la parole de Dieu. " On en trouve quelquefois qui écoutent les paroles de Dieu, comme si ce qu'on dit ne les regardait point. Ils l'écoutent sans rentrer en eux mêmes, sans examiner leur conduite, sans se demander même si, par hasard, ce qu'ils entendent n'a point été dit pour eux. Bien plus, s’il arrive que la parole de Dieu, qui est pleine de vie et d'efficacité, qui va frapper là où il lui plaît, à son gré, non point au gré de celui qui parle, si, dis-je, il arrive que cette parole s'attaque ouvertement aux vices dont ils se sentent atteints, ils détournent les yeux de leur coeur, ou inventent je ne sais quelle excuse pour pallier leurs défauts, et se séduisent ainsi misérablement eux-mêmes. Dans ces gens-là je ne trouve pas les signes de salut, ou même je crains plutôt que, s'ils n’écoutent point la parole de Dieu, ce ne soit parce qu'ils ne sont point nés de Dieu. Chez vous, mes frères, j'en rends grâce à Dieu, je trouve des oreilles qui savent écouter, je vois sans doute dans la manière dont vous vous hâtez d'en profiter, les fruits de la parole de Dieu en vous, mais bien plus, je le confesse, il me semble, même pendant que je vous parle, que; je sens le désir, l'ardeur dont vous êtes embrasés de cette parole; d'ailleurs, plus vous sucez le lait de la parole avec avidité, plus le Saint-Esprit, par sa grâce, en remplit rites mamelles; plus vous buvez rapidement ce que je vous verse, plus je reçois de quoi vous verser encore. C'est ce qui fait que je vous fais entendre la parole de Dieu un peu plus souvent que ce n'est la coutume de notre ordre ! je sais d'ailleurs qui est celui qui a dit : " Tout ce que vous dépenserez de plus, je vous le rendrai à mon retour (Luc. X, 35). "
3. Aujourd'hui, mes frères, nous célébrons le commencement de la septuagésime dont le nom est assez connu dans l'Eglise entière. Eh bien , mes très-chers frères, je vous dirai que ce nom me cause plusieurs souffrances dans l'âme. D'abord je suis ému jusqu'au fond du coeur, au souvenir de cette patrie où tout excède tout nombre, toute mesure et tout poids, après laquelle je soupire ardemment. Combien de temps encore ne recevrai-je tous les biens de l'âme et du corps qu'avec poids, nombre et mesure ! combien n'y a-t-il point de mercenaires dans la maison de mon père, qui ont du pain en abondance, tandis que moi, je meurs de faim? Car, c'est du pain matériel qu'il a été dit à Adam et que la malédiction est passée jusqu'à nous : " Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front (Gen. III, 19), " et lorsque j'ai travaillé, on me pèse le pain qu'on me donne, on me mesure mon breuvage, et mes autres aliments me sont comptés. Oui, voilà comment sont les choses en cette vie du corps. Comment sont-elles dans celle de l'âme ? Je ne mange qu'après avoir soupiré; et encore, plût à Dieu que je reçusse quelques débris du céleste festin mémé, après que j'ai gémi et pleuré, et que, semblable à un petit chien, je pusse ramasser les miettes qui tombent de la table de mes maîtres ! O Jérusalem, cité du grand Roi qui te nourrit du plus pur froment, et que le cours d'un fleuve remplit de gaîté ! Dans tes murs, il n'y ,a plus ni poids ni mesure, tout est satiété, abondance extrême. Tu ne connais même point de nombre, attendu qu'en toi tous participent au même bien. Mais moi, qui suis tout entier dans le changement et dans le nombre, quand me sera-t-il donné d'arriver à cette cité que je recherche de tous mes venus? quand, Seigneur, votre gloire se manifestera-t-elle à moi et en serai-je rassasié ? Quand m'enivrerai-je de l'abondance de votre demeure , et me désaltérerai-je au torrent de vos voluptés? Car maintenant les gouttes qui en tombent sur la terre sont si petites, que c'est à peine si je puis avaler ma propre salive.
4. Oui, mes frères, il est très-vrai que maintenant tout nous est donné avec poids, avec mesure et avec nombre; mais un jour viendra qu'il n'en sera plus ainsi. En effet, pour ce qui est du nombre, nous lisons quelque part : " La sagesse est sans nombre (Psal. CXLVI, 5). " Quant au poids, entendez l'Apôtre nous parler d'un poids où il n'y a plus de poids, " d'un poids excessif et éternel d'une souveraine et incomparable gloire (II. Cor. IV, 17). " L'entendez-vous, un poids éternel, mais un poids excessif, comme il a soin de le dire auparavant ? Et Jésus-Christ, ne l'entendez-vous point promettre une mesure sans mesure; " une mesure bien foulée, bien pressée, et qui se répandra par dessus les bords (Luc. VI, 38) ? " Mais quand verrons-nous ces choses? Sans doute quand nous serons arrivés au terme de la présente septuagésime, je veux dire à la fin de notre captivité. Nous lisons, en effet, que pour les enfants d'Israël, le terme marqué à leur captivité de Babylone, fut une septuagésime d'années (Jérem. XXV, et XXIX). En effet, quand elle se fut écoulée, ils revinrent dans leurs foyers, le temple fut relevé de ses ruines, et leur ville fut rebâtie. plais nous, mes frères, quand finira cette autre captivité qui dure depuis le commencement du monde ? quand en verrons-nous tomber les liens ? Quand se relèvera pour nous la sainte Jérusalem ? Ce sera sans doute à la fin de cette septuagésime qui se compose du nombre dix et du nombre sept, à cause des dix commandements de Dieu qui nous ont été faits et des sept obstacles qui retardent notre marche dans la voie de ces commandements.
5. Le premier obstacle que nous rencontrons et qui absorbe une partie de notre temps, ce sont les nécessités de ce misérable corps ; qui doute, en effet, que nous soyons fréquemment détournés des exercices spirituels, par le besoin de prendre du sommeil, de la nourriture, des vêtements et le reste ? Eu second lieu, nous sommes encore retenus par les vices de l'âme, tels que la légèreté, les soupçons, les mouvements d'impatience et d'envie, le désir de la louange et le reste que nous éprouvons tous les jours en nous. Le troisième et le quatrième obstacle consistent dans les prospérités et dans les adversités de ce monde. Car, de même que le corps, parce qu'il est corruptible, appesantit l'âme, ainsi notre habitation terrestre pèse, sur un esprit qui songe à mule choses à la fois. (Sap. IX, 15). Prenez donc doublement garde de tomber dans les filets de la tentation, et cherchez les armes de la justice, pour la repousser, à droite et à gauche. Le cinquième, le plus grave et le plus redoutable obstacle, se trouve dans l'ignorance. En mille circonstances, en effet, nous ne savons point ce que nous devons faire, si bien que nous ignorons même ce que nous devons demander à Dieu dans la prière, pour le prier comme on doit le faire (Rom. VIII, 26). Le sixième obstacle est la présence de notre ennemi, qui tourne autour de nous comme un lion rugissant, cherchant qui il pourra dévorer (I. Petr. V, 8). Plût au ciel que nous en fussions quittes pour ces six obstacles à surmonter, et que le septième ne nous atteignit point, et que nous n'eussions aucun péril à redouter des faux frères. Oui plût à Dieu que nous n'eussions à essuyer d'assaut , que des esprits malins avec leurs suggestions, et que les hommes ne pussent nous nuire par leurs pernicieux exemples, par leurs conseils importuns, par leurs paroles flatteuses on. médisantes, et de mille autres manières encore. Vous voyez combien il nous est nécessaire, pour triompher de ces sept obstacles qui s'opposent à notre marche, que nous soyons aidés des sept dons du Saint-Esprit. C'est donc à cause de ces sept obstacles, qui nous retardent dans la voie des commandements de Dieu, que nous passons le temps dans les larmes de la pénitence, le temps de 1a Septuagésisme, pendant lequel nous cessons de chanter le solennel Alleluia (a), et nous reprenons, des le commencement, la lamentable histoire de la chute de l'homme.
a L'usage s'était établi partout, dans l'Eglise, depuis le siècle de Grégoire le Grand, de supprimer l'Alleluia à partir de la Septuagésime. Mais les Cisterciens ne cessaient de le chanter qu'à partir de la Quadragésime, ainsi que Abeilard l'objecta à saint Bernard dans sa cinquième lettre; la règle de saint Benoît, chapitre XV, l'avait réglé, ainsi. Cependant bien longtemps avant saint Bernard, les abbés au Synode d'Aix-la-Chapelle, en 817, s'étaient rangés à l'usage de Rome. Mais cet usage n'existait point encore du temps de saint Benoit; on ne connaissait même pas, à cette époque, la fête de la Septuagésime. Le quatrième concile de Tolède, en 633, canon onzième, parle de cet usage comme étant déjà ancien.
Pour ce qui est de la première de ces erreurs, le saint Docteur explique clairement sa pensée dans le XXIII sermon sur le Cantique des cantiques, n.15. Il l'explique bien plus clairement encore dans le chapitre ix de son traité de la Grâce et du libre Arbitre. En effet, à propos de ce passage de saint Jean, chapitre ni, il s'exprime en ces termes : " Mais cela n'est dit que de ceux qui sont prédestinés à la vie éternelle en ce sens, non pas qu'ils ne pèchent point du tout, mais que, s'ils pèchent, leur péché ne leur est point imputé, soit parce qu'ils l'ont expié par de dignes fruits de pénitence, soit parce qu'ils l'ont couvert du manteau de la charité. "
Quant à la seconde erreur, voici, en ce qui concerne l'admissibilité de la grâce, comment il s'exprime dans sa lettre XLII, à Henri archevêque de Sens, au chapitre IV, à propos de la foi feinte : " Il y a donc des âmes qui perdent la foi, la Vérité même nous l'affirme, et qui perdent en même temps le salut, puisque le Sauveur leur en fait un reproche, d'où je conclus qu'ils perdent en même temps la charité sans laquelle on ne peut être sauvé. etc. " Voir Melchior Canus livre IV, des lieux théologiques, chapitre dernier, à la réponse au huitième argument, et Guillaume Estius sur le passage précité de saint Jean, et on aura leur avis sur le sentiment de saint Bernard.
Enfin, en ce qui concerne la troisième erreur,
notre saint Docteur enseigne très-clairement que, la justification
ne consiste pas dans la. seule non-imputation de nos péchés
par Dieu, mais dans une certaine qualité surnaturelle. En effet,
entre autres passages de ses oeuvres qu'on peut citer à l'appui
de ce que nous avançons ici, on peut lire sa lettre XI aux Chartreux
et ce qu'il a emprunté à cette lettre pour le faire passer
dans le XII chapitre de son traité de l'Amour de Dieu, où
il s'exprime en ces termes : " la charité donne la charité,
la substance l'accident. Quand je parle de celle qui donne, je parle de
la substance, et quand je parle de celle qui est donnée, je parle
de l'accident. " On peut voir encore le sermon XXVII, sur le Cantique des
cantiques. (Note de Mabillon.)
2. Que cela soit dit toutefois sans préjudice de toute opinion différente, et surtout. de ce que les saints pourraient avoir consigné de contraire dans leurs écrits. Mais, quant à moi, je ne puis croire qu'il s'agisse là d'un sommeil pareil au nôtre, que ni la contemplation ni la pitié ne produit, mais que la seule fatigue amène, qui n'a pour cause ni la vérité ni la charité, ni mais uniquement le besoin. Car un. joug pesant accable les enfants d'Adam (Eccl. XL, 1), " il ne pesait point sur Adam dans le principe, mais maintenant il accable ses enfants de tout son poids. Que peut-il y avoir qui ne soit lourd et pesant pour des malheureux à qui la vie même est un fardeau? à qui, bien que peu d'hommes semblent s'en apercevoir, et qu'il n'y en ait pas un qui le sente, l'usage même de leurs sens est une fatigue, au point qu'ils ne peuvent continuer à s'en servir qu'après leur avoir laissé prendre du repos? Où est sous le soleil quelque chose qui ne soit fatigue, douleur et affliction d'esprit pour l'homme, quand on voit que ce qui lui est le plus agréable, le mouvement et la sensibilité des organes, lui devient infiniment pénible? Ce qui montre combien l'union du corps
a Telle est la version qu'on doit préférer à celle qui fait dire à saint Bernard, il est tombé : attendu que le mot il s'est couché, convient très-bien à ce qui suit, c'est-à-dire au sommeil.
et de l'âme est douté à l'homme, combien est triste pour lui la séparation de l'un et de l'autre, c'est que son âme a toutes les peines du monde à se séparer du corps, alors que la corruption môme de ce dernier devient tout à fait intolérable. Si ce n'est pas le corps en quelque état qu'il soit, c'est assurément " le corps qui se corrompt et qui devient un fardeau pour l'âme (Sap. IX, 15). " Ce qui nous prouve bien que l'âme de notre premier père fut exempte de cette misère, tant qu'elle conserva son corps exempt de souillure. Dieu l'avait établi dans une liberté complète, en sorte que, placé entre les choses les plus humbles et les choses les plus élevées, il pouvait, sans difficulté, atteindre à celles-là, et descendre à celles-ci, sans y être forcé ni par la nécessité ni par un attrait quelconque; pénétrer les premières par la vivacité et la clarté naturelles de son intelligence, et juger les secondes avec l'autorité d'un juge assis sur son tribunal. Enfin les animaux furent amenés à Adam pour qu'il leur donnât un nom; mais il ne se dérangea point par un mouvement de curiosité pour aller les voir.
3. La raison n'a plus maintenant la même indépendance
en nous, il lui faut au contraire être en lutte de tous côtés.
Aussi, les choses placées. au dessous de nous sont comme une glu
qui la retient captive, et elle se sent repoussée, comme indigne
de les posséder, par celles qui sont au dessus de nous, en sorte
qu'elle ne petit plus se détacher sans douleur des premières,
ni s'élever par hasard aux secondes sans pousser des gémissements.
Aussi les ennemis qui veulent s'emparer de mon âme lui font une telle
violence qu'ils m'arrachent ce cri de douleur : " Malheureux homme que
je suis, qui me délivrera de ce corps de mort (Rom. VII, 24) ? "
Voilà pourquoi je ne mange point sans pousser un profond soupir.
" Le royaume des cieux souffre violence, et il n'y a que les violents qui
l'emportent (Matth. XI, 12). " Néanmoins il n'en faut pas moins
maintenir en môme temps l'union et la division entre eux. , C'est
ainsi qu'Adam s'endormit dans la contemplation et donna ensuite un nom
à tous les animaux. C'est ainsi encore que le patriarche Abraham
partagea, dit-on, en deux les animaux, non les oiseaux, dans un sacrifice
(Gen. XXV, 9 et seq.) et que Marthe se mit en peine de plusieurs choses
lorsqu'il n'y en a qu'un e de nécessaire (Luc. X, 42). Oui, il n'y
en a qu'une de vraiment nécessaire, une seule absolument nécessaire,
parce que c'est la part la meilleure qui ne nous sera point ôtée.
La division cessera quand viendra la plénitude et que toutes les
parties de la sainte cité de Jérusalem seront dans une parfaite
union entre elles (Psal. CXXI, 3). Mais, en attendant, l'esprit de sagesse
est non-seulement unique, il est aussi multiple; en effet, il fortifie
les choses intérieures dans l'unité, et distingue les extérieures
par le jugement. Nous retrouvons ce double phénomène dans
la primitive Église, en effet " lorsque toute la multitude des fidèles
n'avait qu'un coeur et qu'une âme, " c'étaient les oiseaux
qui n'étaient point partagés par la moitié, " on leur
distribuait à chacun selon leurs besoins (Act. IV, 32). " Voilà
ce que représentent les animaux qui étaient partagés
en deux. De même parmi nous, mes frères, que tous les esprits
soient bien unis; que nos coeurs ne fassent qu'un, qu'ils aient le même
amour, qu'ils s'attachent au même objet, et qu'ils soient animés
des mêmes sentiments les lins pour les autres. Voilà comment
les divisions extérieures seront sans danger et ne causeront aucun
scandale ; chacun aura peut-être sa tolérance particulière,
et une manière différente de juger la conduite à venir
dans les choses de la terre, peut-être même chacun se distinguera-t-il
des autres par des dons et des grâces spéciales, et on ne
verra pas que tous les membres soient destinés aux mêmes fonctions,
mais l'union intérieure et l'unanimité des sentiments fera
un seul tout de lai multiplicité, réunira toutes les parties
en une par l'attrait puissant de la charité et le lien de la paix.
2. Alors quiconque a les yeux du coeur ouverts, et sait regarder de l'oeil de l'esprit, apercevra un monstre horrible ayant un corps d'homme et une tète de démon. C'est peu que cela, usais le dernier état de cet homme sera certainement pire que le premier; car la tête du serpent, qui avait été coupée, ne repoussera qu'avec sept autres tètes pires qu'elle; qui ne tremble en entendant ces choses? Irai-je donc prendre les membres de Jésus-Christ pour en faire les membres du démon ? Serai-je assez malheureux pour aller me joindre au corps de Satan, après m'être séparé de celui du Sauveur ? Ah ! mes frères, Dieu nous préserve à jamais d'un si exécrable échange. C'est pour moi le plus grand des bonheurs, ô tête glorieuse que les anges brûlent du désir de contempler, de m'attacher à vous. Je veux vous suivre partout où vous irez. Si vous passez par le feu, je ne me séparerai point de vous, il n'est point de maux que je redoute, parce que vous êtes avec moi. Vous vous chargez de mes douleurs, et vous souffrez pour moi, vous passez par l'étroit sentier de la passion, pour frayer à vos membres qui vous suivront une voie large et facile. " Qui doue pourra nous séparer de 1a charité de Jésus-Christ (Rom. VII, 35) ? " N'est-ce point elle qui donne la force et l'accroissement aux liens et aux jointures de tous les membres du corps. C'est le bon mastic dont parle Isaïe (Is. XLI, 7). C'est elle qui fait goûter à des frères, le plaisir et le bonheur de vivre unis. Elle est ce parfum répandu sur la tête qui descend de la tête sur la barbe, et jusques sur le bord du vêtement (Psal. CXXXII, 1), en sorte qu'il n'est pas un fil qui n'en soit embaumé. En effet, c'est dans la tète due se trouve la plénitude des grâces , d'où nous avons tous reçu nous-mêmes celles que irons avons; c'est dans la tète que réside toute la miséricorde, la source intarissable de la bonté divine, et l'inépuisable abondance des parfums spirituels, selon ce qui est écrit : " Le Seigneur vous a oint d'une huile de joie, de préférence à tous ceux qui ont part à votre gloire (Psal. XLIV, 8). " Mais l'huile que le Père avait si abondamment versée sur cette tête, n'a point empêché Marie de l'arroser à son tour. Les disciples en murmurèrent, il est vrai, mais la Vérité répondit pour elle, et dit qu'elle avait fait une bonne oeuvre.
3. Eh bien! qu'est-ce que l'Évangile nous ordonne aujourd'hui ? " Pour vous, dit-il, lorsque vous jeûnez, parfumez votre tête. " Quelle condescendance admirable ! L'esprit du Seigneur repose en lui, puisqu'il l'a oint, et néanmoins il évangélise les pauvres et leur dit : " parfumez votre tête. " Dieu le Père se complait en son Fils, et pendant que sa voix retentit dans les cieux, l'Esprit-Saint descend sous la forme d'une colombe. Pensez-vous, mes frères, due le saint Chrême fit défaut au baptême du Christ ? Le Saint-Esprit se repose sur lui, qui osera douter qu'il ait été oint par lui ? " Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui j'ai mis toutes mes complaisances (Matth. III, 17). " Ne s'exhale-t-il point de ces mots tout un parfum d'onction spirituelle ? Le Père a oint son Fils de préférence à tous ceux qui ont part à sa gloire, parce qu'il se complait en lui beaucoup plus qu'en tous les autres, attendu qu'il l'aime d'un amour divin, inconnu à toute créature. Le Père, dis-je, a donc oint son Fils de préférence à tous ceux qui partagent sa gloire, il a accumulé sur lui toutes les Chrêmes de bonté, de mansuétude et de douceur, et fa rempli abondamment des entrailles de sa miséricorde et de sa pitié. Lorsqu'il l'eut oint il nous l'envoya, et nous le fit voir plein de grâce et de miséricorde. Oui, voilà comment notre chef fut oint par son Père, et cela ne l'empêche point de nous demander de l'oindre encore nous-mêmes, car il nous dit : " Lorsque vous jeûnerez ayez soin d'oindre votre tête. " Eh quoi, la source intarissable demande de l'eau à un mince ruisseau? Oui, elle lui en demande, ou plutôt elle la lui redemande, car les eaux reviennent à la source d'où elles sont parties pour s'en écouler de nouveau.
4. Ce n'est pas toutefois parce qu'il est clans le besoin, que le Christ redemande ce qu'il vous a donné, mais c'est afin de vous conserver tout ce que vous voudrez bien lui rendre. De même que l'eau d'un fleuve, si elle cesse de couler, se corrompt, et arrête en même temps, par une sorte. d'inondation, le cours des eaux qui surviennent, ainsi en est-il de la grâce, elle cesse de couler dès qu'elle ne revient plus à sa source, et, non-seulement elle cesse de s'accroître chez l'ingrat, mais de plus celles qu'il a reçues tournent à sa perte. Au contraire, celui qui se montre fidèle en de petites choses se rend digne d'une récompense plus grande. Parfumez donc votre tête en rapportant à celui qui est ai dessus de vous, tout ce que vous avez de dévotion, de bonheur et d'amour. Oui, parfumez votre tête, c'est-à-dire rapportez-lui toutes les grâces que vous en aviez reçues, et recherchez sa gloire bien plus que la vôtre. Or, celui-là seul parfume le Christ, qui répand lui-même une bonne odeur de vertu en tous lieux. Sachez que c'est contre les hypocrites qu'il a parlé ainsi, car il a dit : " Ne ressemblez point aux hypocrites (Matth. VI, 16). " Le Seigneur n'interdit point par-là toute espèce de tristesse, mais celle qu'on affecte d'avoir quand on se trouve en public, car il est dit ailleurs : "Le coeur des sages est volontiers là où se trouve la tristesse (Eccl. VII, 5), " et saint Paul ne regrette point d'avoir contristé ses disciples, puisque leur tristesse a contribué à leur salut (II Cor. VII, 8). Or telle n'est point la tristesse des hypocrites, parce qu'elle n'est point dans leur lune mais uniquement sur leur visage, car ils affectent de paraître avec un air abattu (Matth. V., 6).
5. Au reste, remarquez bien que le Seigneur n'a pas dit : ne soyez pas tristes comme; les hypocrites, mais "ne leur ressemblez, pas , " c'est-à-dire, n'affectez point comme ceux-là d'être tristes. On dit, en effet, vulgairement en parlant d'un homme, il fait le triste, ou bien il. fait le superbe ; et encore, ceux qui vantent votre bonheur vous trompent ; il y a beaucoup d'autres tours semblables, à l'usage de la feinté plutôt que de la vérité. " Pour vous, quand vous jeûnez, parfumez votre tête et lavez votre visage. " Ils affectent un air abattu, à vous, on, recommande; de vous laver la figure; or, la figure signifie ici les actions de la vie qui paraissent au dehors. Voilà ce qu'un fidèle serviteur du Christ lave avec soin, afin de n'y rien laisser qui choque les regards ; l'hypocrite, au contraire, leur donne un air d'abattement, en affectant toute sorte de singularités et de pratiques extraordinaires. Il ne parfume point non plus sa tête, dont toutes les pensées sont loin du Christ, et que charment seulement les vaines louanges des hommes. Il aime mieux se parfumer lui-même, pour s'enivrer de la bonne odeur de l'opinion qu'il a de lui, ou bien encore, comme il est manifeste que le Christ n'est pas le chef de l'hypocrite, il ne parfume même point sa tête, quelle qu'elle soit, attendu que son esprit se complaît, non point dans le témoignage de sa conscience, mais uniquement dans l'estime des hommes. Les vierges folles disaient aux vierges sages : " Donnez-nous de votre huile (Matt. XXV, 8), " pourquoi cela? Parce qu'elles n'en avaient point dans leurs lampes; mais ce n'est pas le fait de vierges prudentes de donner ainsi de l'huile aux autres. Elles ne voudraient pas en recevoir, comment en donneraient-elles ? Mais écoutez un Prophète à qui Dieu avait révélé les impénétrables secrets de sa sagesse : " L'huile du pécheur, dit-il, ne parfumera point ma tête (Psal. CXI., 5). " Voilà, l'huile qu'achètent les hypocrites, mais comme dit le Seigneur: " En vérité, ils ont reçu leur récompense. Ils affectent, en effet, de paraître avec un visage pâle et défiguré, pour faire voir aux hommes qu'ils jeûnent (Matt. VI, 16). " Voyez-vous comment en deux mots il signale les habitudes de singularité des hypocrites et condamne leur vanité ? Mais remarquez aussi comment en quelques mots, il nous engage à faire de bonnes oeuvres devant Dieu et devant les hommes : " Parfumez votre tête, dit-il, et lavez votre visage. " En d'autres termes : ayez soin de vous montrer toujours au dehors d'une conduite irréprochable, mais en ayant soin de vous rendre dignes de la grâce de Dieu; et ne recherchez point votre gloire, mais celle de votre Auteur devant les hommes.
6. On peut encore entendre par ce visage lavé.
une conscience pure, et par cette tête parfumée, une âme
dévote. Mais si on les prend en ce sens, il semble alors que les
paroles du Sauveur sont dirigées particulièrement contre
deux défauts propres aux personnes qui jeûnent. En effet,
les uns jeûnent par ostentation, c'est à eux qu'il est dit
: " Lavez votre visage. " Les autres jeûnent avec impatience et murmure;
ce sont ceux qui ont besoin de se parfumer la tête. Or, par la tête,
il faut entendre les dispositions intérieures de l'âme, qui
se trouvent parfumées dans le jeûne, lorsqu'on est spirituellement
heureux de jeûner. Il vous semble peut-être que je m'explique
d'une façon bien nouvelle, quand je dis que le jeûne parfume?
je vais plus loin, je prétends même qu'il engraisse. En effet,
n'avez-vous jamais lu dans les Saintes Lettres " qu'il doit les nourrir
dans la faim (Psal. XXXII, 10) ? " Le jeûne du corps est donc l'onction
de la, tête ; et les privations de la chair, la réfection
du coeur. Après tout, pourquoi ne verrais-je point une onction dans
ce qui guérit nos blessures et adoucit les tourments de la conscience?
Que l'hypocrite achète donc au prix de son jeûne l'huile du
pécheur; pour moi, je ne vends point mon jeûne, je m'en sers
comme d'une huile dont je me parfume. " Parfumez votre tête, " est-il
dit, de peur que le murmure ou l'impatience n'entrent dans votre âme.
Ce n'est même pas encore assez; mais " glorifiez-vous dans la tribulation
(Rom. V, 3), selon le mot de l'Apôtre. Oui, glorifiez-vous, mais
sans jamais céder à une pensée de vanité, afin
que votre figure soit pure de l'huile du pécheur.
2. Mais voyons maintenant comment nous pourrons nous tourner vers cet enfant, vers ce maître de mansuétude et d'humilité : " Convertissez-vous à moi, dit le Seigneur, de tout votre coeur. " Mes frères, si le Seigneur s'était contenté de nous dire : " convertissez-vous, sans rien ajouter, peut-être aurions-nous pu répondre : c'est fait, vous pouvez maintenant nous prescrire autre chose. Mais il nous parle là, si je l'entends bien, d'une conversion toute spirituelle, qui ne saurait être l'œuvre d'un seul jour; plût au ciel même qu'elle pût s'accomplir pendant le cours entier de la vie présente. Quant à la conversion du corps, si elle est seule, elle est nulle, car cette sorte de conversion, qui n'en est pas une véritable, n'est qu'une vaine apparence de conversion. Combien à plaindre est l'homme qui, tout entier adonné aux choses du dehors, et oublieux de sou intérieur, se croit quelque chose tandis qu'il n'est rien ! il se trompe lui-même. " Je me suis répandu comme l'eau, dit le Psalmiste, et tous mes os se sont disloqués (Psal. XXI, 5)." Un autre Prophète a dit aussi : " Des étrangers ont dévoré toute. sa joie et il ne s'en est même point aperçu (Osee. VII, 9). " Comme il ne regarde que l'extérieur il croit que tout va bien pour lui, parce qu'il ne voit point le ver qui le ronge à l'intérieur. Il a toujours la tonsure, ses vêtements n'ont point changé, il pratique ses jeûnes et chante l'office aux heures indiquées , mais " son cœur est bien loin de moi, dit le Seigneur (Marc. VII, 4). "
3. Mais veuillez remarquer quel est l'objet de votre (a) amour ou de votre crainte, de votre joie ou de votre tristesse, et vous trouverez que vous avez un coeur mondain sous l'habit du religieux, un cœur pervers sous les dehors de la conversion. Le cœur est en effet tout entier dans ces quatre sentiments, et je crois que c'est d'eux qu'il faut entendre ces mots, convertissez-vous à Dieu de tout votre coeur. Que votre cœur se convertisse donc, c'est-à-dire, qu'il n'aime que Dieu ou du moins que pour Dieu; que votre crainte se convertisse également à lui,
a — Les Anciens ne reconnaissaient que ces quatre passions, parce que toutes les autres découlent de celles-là. Saint Bernard s'exprime comme eux, ainsi qu'on peut le voir encore dans le quatorzième sermon sur le Psaume quatre-vingt-dixième, n. 9 dans le cinquantième des Sermons divers, n. 2 et 3, dans le quatre-vingt-cinquième sermon sur le Cantique des cantiques n. 5, dans le cinquième livre de la Considération, 9 et dans le traité de l'Amour de Dieu n. 23.
car toute crainte qui n'a pas Dieu pour objet, ou ne se rapporte pas à lui, est mauvaise. De même que votre joie et votre tristesse se convertissent à lui de la même manière. Or il en sera ainsi, si vous ne vous affligez ou ne vous réjouissez qu'en lui. Que peut-il se voir, en effet, de plus pervers, que. de se réjouir quand on a mal fait, et d'être heureux des pires choses ? D'un autre côté toute tristesse qui est selon la chair donne la mort (II Cor. VII, 10). Si donc vous vous affligez à cause de vos péchés ou de ceux du prochain, c'est bien, et votre tristesse est salutaire. Si vous vous réjouissez des grâces de Dieu, votre joie est sainte, et vous pouvez la goûter en toute sécurité dans le Saint-Esprit. Vous devez même vous réjouir, en Notre-Seigneur Jésus-Christ, du bonheur de vos frères, et gémir de même de leurs malheurs, selon ce qui est écrit : " Soyez dans la joie avec ceux qui s'y trouvent, et dans les larmes avec ceux qui en versent (Rom. XII, 15). "
4. Toutefois il faut bien se garder de mépriser même la conversion du corps, attendu qu'elle n'est pas une preuve sans importance de la conversion du coeur. Voilà pourquoi, dans le passage que j'ai cité, le Seigneur, après avoir dit : "de tout votre coeur, " ajoute : " dans le jeûne, " ce qui ne concerne que le corps. Mais à ce sujet, je veux que vous sachiez bien, mes frères, que vous devez jeûner non-seulement des aliments du corps, mais de tout ce qui flatte la chair et de tout ce qui est un plaisir pour le corps. Je dis plus, vous devez jeûner plus rigoureusement de vices que de pain. Il est même un pain dont je ne veux pas que vous jeûniez jamais, de peur que vous ne tombiez en défaillance le long du chemin ; et si vous ne savez de quel pain je veux parler, je vous dirai que c'est du pain de vos larmes, selon les paroles mêmes de mon texte: " dans le jeûne, dans les larmes et les gémissements. " En effet, le regret de notre vie passée réclame de nous des gémissements, et le désir de la félicité future doit faire couler nos larmes. Le Prophète a dit : " Mes larmes ont été mon pain le jour et la nuit, quand on me disait tous les jours, où est ton Dieu (Psal. XLI, 4). " La nouveauté de cette vie a peu de charmes pour celui qui ne gémit point sur le passé, qui ne déplore point les péchés qu'il a commis, et qui ne pleure point sur le temps perdu. Si vous ne pleurez point, c'est que vous ne sentez pas les blessures de votre âme, les coups portés à votre conscience. De même vous ne ressentez pas un bien vif désir des joies futures si vous ne les appelez point tous les jours avec larmes, et vous les connaissez bien peu, si votre âme ne refuse pas toute consolation jusqu'à ce qu'elle en jouisse.
5. Puis, le Prophète continue : " déchirez vos coeurs et non point vos vêtements. " Ces paroles sont évidemment un reproche adressé à la dureté de coeur et aux vaines superstitions des Juifs. En effet, ils déchiraient volontiers leurs vêtements mais non leurs coeurs. Comment d'ailleurs auraient-ils pu déchirer des coeurs de pierre qu'on ne pouvait même circoncire. " Déchirez vos coeurs, dit donc le Prophète, et non vos vêtements. Où est parmi nous celui dont la volonté tient ordinairement un peu trop de l'entêtement ? Que celui-là déchire son coeur avec le glaive de l'esprit, qui n'est autre que la parole de Dieu. Qu'il le brise et se hâte de le réduire en poudre, car ce n'est point se convertir à Dieu de tout son coeur, que de le faire sans l'avoir brisé. Et jusqu'à ce qu'on le retrouve dans cette Jérusalem dont toutes les parties sont dans une parfaite union entre elles, il nous sera toujours prescrit bien des choses : Or si nous péchons en un point de la loi, nous sommes coupables comme l'ayant violée tout entière (Jac. II. 10). Le sage a dit : " L'esprit du Seigneur est multiple (Sap. VII, 22); " or comment suivre un esprit multiple si on ne se multiplie soi-même. Mais écoutez un homme que Dieu avait- trouvé selon son coeur. " Mon Dieu, mon cœur est préparé, dit-il, mon coeur est prêt (Psal. LVI, 8). " Préparé à l'adversité, préparé pour la prospérité : prêt pour les grandes choses, prêt pour les humbles, il est prêt à tout ce que vous ordonnerez. Voulez-vous faire de moi un pasteur de brebis? voulez-vous me placer à la tête des peuples? Mon cœur est tout prêt, Seigneur, mon cœur est préparé. Qui est comme David, disposé à sortir, ou à entrer, ou hier. à marcher à la volonté du Roi ? Il disait encore, en parlant des pécheurs : " Leur cœur s'est épaissi comme le lait, mais pour moi je me suis appliqué à la méditation de votre loi (Psal. CXVIII, 70). " La dureté du coeur, l'obstination de l'esprit ne viennent que de ce que nous méditons notre propre volonté, au lieu de méditer la loi de Dieu.
6. Eh bien, mes chers amis, déchirons donc nos
coeurs, et conservons nos vêtements intacts. C'est un bon vêtement
que la charité, un excellent vêtement que l'obéissance.
Heureux ceux qui la conservent avec soin, pour ne point aller nus. D'ailleurs,
"bienheureux ceux dont les péchés sont couverts (Psal. XXXI,
V) ; " or, " La charité couvre une multitude de péchés
(Jac. , 20). " Oui, déchirons nos coeurs, selon ce qui est dit,
pour conserver entiers ces vêtements-là, comme a été
conservée intacte la robe du Sauveur. Non-seulement se déchirer
le cœur est un moyen de conserver sa robe entière, mais c'est même
la manière d'en faire une robe traînante, et de couleurs variées,
telle que celle que le Patriarche Jacob a donnée au fils qu'il aimait
plus que tous ses autres enfants (Gen. XXXVII, 3). C'est en effet le moyen
de persévérer dans les vertus et de donner à la vie
entière de belles et harmonieuses couleurs. C'est de ce déchirement
du cœur que vient la beauté de celle qui est la fille du Roi, au
milieu des franges d'or et des divers vêtements dont elle est environnée
(Psal. XLIV, 15). Cependant on peut encore entendre d'une autre manière
ce déchirement du coeur, en ce sens que s'il est mauvais, il faut,
en le déchirant, l'ouvrir à la componction et, s'il est dur,
l'ouvrir à la compassion. En effet, n'ouvre-t-on point un ulcère
pour livrer passage à l'humeur corrompue qu'il renferme ? Pourquoi
donc ne déchirerait-on point le coeur pour qu'il se répande
par les entrailles de la charité ? il est doublement boit qu'il
soit ainsi déchiré, pour que le virus du péché
ne demeure point enfermé et caché dans le coeur, et pour
que nous ne fermions point les entrailles de la miséricorde à
notre prochain dans le besoin, afin que nous puissions, nous aussi, obtenir
miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est Dieu
et béni par-dessus tout, dans les siècles des siècles.
Ainsi soit-il.
2. Mais qu'ai-je besoin de vous parler de ceux qui partagent nos jeûnes? N'avons-nous point en matière de jeûne des modèles, que dis-je, des instituteurs excellents? Avec quelle dévotion devons-nous observer le jeûne qui nous vient, comme un héritage, de Moïse même, le saint à qui il fut donné, par une prérogative refusée aux autres prophètes, de s'entretenir avec Dieu face à face? Avec quelle ferveur ne devons-nous point le pratiquer, quand il nous est recommandé par Elie, le prophète qui a été enlevé au ciel dans un char de feu? Que de milliers d'hommes, depuis lors, ont succombé sous les coups de la mort, dont la loi est générale, et lui, protégé par la main de Dieu même, a échappé jusqu'à présent à ses atteintes. Mais si le jeûne est grand à nos yeux à cause de Moïse et d'Élie, qui sont grands il est vrai, mais qui néanmoins sont nos compagnons d'esclavage, combien plus doit-il l'être, en pensant qu'il nous est recommandé par Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui a jeûné lui-même aussi, pendant quarante jours et quarante nuits ! Quel est, je ne dis pas le moine, mais simplement le chrétien qui fera difficulté de pratiquer le jeûne dont le Christ lui a donné l'exemple. Après tout, nous devons imiter son jeûne avec d'autant plus de piété, mes frères bien-aimés, qu'il est plus certain que c'est pour nous, non pour lui, qu'il a lui-même jeûné.
3. Jeûnons donc, mes très-chers frères, jeûnons avec piété pendant ce saint temps de carême, comme des hommes qui n'ignorent pas que leur quadragésime se compose de plus de quarante jours, attendu que, pour nous, elle dure tout le temps de cette malheureuse vie, pendant laquelle, avec le secours de la grâce de Dieu, qui nous est assurée par les quatre évangiles, nous devons pratiquer les dix commandements de Dieu. Ceux qui,croient que ces quelques jours suffisent pour faire pénitence, se trompent étrangement, attendu qu'il est certain que la vie entière n'est donnée que pour cela. En effet, le Prophète a dit : " Cherchez le Seigneur , " non-seulement pendant quarante jours, (mais pendant tout le temps qu'on peut le trouver et invoquez-le pendant qu'il est tout près de vous (Isa. LV, 6)." Certainement ce ne sera plus le moment de l'invoquer, alors qu'il ne sera plus près de personne, et que pour les uns il sera présent, et pour les autres, infiniment éloigné. Mais ces mots mêmes, il est auprès de vous, indiquent, assez clairement que nous ne le possédons point encore; néanmoins on peut aisément le trouver et l'avoir. Qui est celui qui vous semble avoir été le plus prochain (le cet homme qui est tombé dans les mains des voleurs (Luc. X. 36)? N'est-ce pas celui qui a eu pitié de lui? Ainsi; puisque pendant tout ce temps de miséricorde, le Seigneur est tout proche, cherchez-le, mes très-chers frères, pendant qu'on peut le trouver, et invoquez-le tandis qu'il est tout, près de vous.
4. C'est donc avec la plus grande ferveur que pendant
la présente quarantaine, nous devons rechercher celui qui en fait
la meilleure partie, et qui est le mystère figuré par ce
saint temps. En conséquence, si notre zèle s'est un peu ralenti
pendant le reste de l'année, il est à propos qu'il se ranime
dans la ferveur de notre esprit. Si nous n'avons péché due
par la bouche, que la bouche seule observe le jeûne, mais si tous
les autres membres de notre corps ont péché aussi, pourquoi
ne jeûneraient-ils point comme elle? Que notre oeil jeûne donc,
puisqu'il a porté le ravage dans notre âme : que notre oreille
jeûne également, que notre langue, que nos mains, que notre
âme elle-même jeûne aussi. Les yeux jeûneront en
se privant de tout regard de curiosité et de pétulance, et
expieront, en demeurant humblement baissés, tout le mal qu'ils ont
fait en se portant librement partout. Les oreilles que le mal chatouille,
se sèvreront de fables, de nouvelles, de tout entretien oiseux et
de tout ce qui n'a point rapport au salut. La langue se privera de détraction
et de murmure, de paroles inutiles, vaines ou bouffonnes, elle se privera
également quelquefois, à cause de l'importance de la loi
du silence, des choses mêmes qu'il semblerait nécessaire de
dire. La main s'interdira non-seulement tout signe inutile, mais toute
couvre qu'il ne lui est point prescrit de faire. Quant à l'âme,
son jeûne, à elle, sera surtout de renoncer à ses vices
et à sa volonté propre. Puisque sans ce jeûne tout
le reste est rejeté de Dieu, " attendu, dit le Prophète,
que votre volonté se trouve au jour de votre jeûne comme elle
est les autres jours (Isa. LVIII, 3). "
2. Je vais plus loin, et j'avance une chose que vous avez bien souvent éprouvée vous-mêmes, si je ne me trompe; c'est que le jeûne nous fait prier avec plus de piété et de confiance. Aussi, voyez comme le jeûne et la prière vont bien ensemble, c'est, pour parler avec l'Écriture, " Comme deux frères dont l'un vient en aidé à l'autre et qui se consolent mutuellement (Prov. XVIII, 19 ). " La prière obtient la force de jeûner, et le jeûne mérite la grâce de prier. Le jeûne fortifie la prière, et la prière sanctifie le jeûne, en même temps qu'elle l'offre à Dieu. A quoi nous servirait, en effet, notre jeûne, s'il restait sur la terre ? Dieu nous préserve qu'il en soit ainsi ! qu'il s'élève donc de terre sur l'aile de la prière. Mais ce n'est point assez d'une aile, il faut lui en donner une seconde. L'Écriture a dit : " La prière du juste pénètre les cieux (Eccl. XXXV, 20 ). " Que notre jeûne, s'il veut s'élever sans peine vers les cieux, s'appuie sur les deux ailes de la prière et de la justice. Or, qu'est-ce que la justice, sinon une vertu qui consiste à rendre à chacun ce qui lui appartient. Cessez donc de ne faire attention qu'à Dieu. Vous avez des devoirs à remplir envers vos supérieurs et envers vos frères, et Dieu ne veut pas que vous ne teniez que peu de compte de ceux qu'il estime beaucoup lui-même. Ce n'est pas sans raison crue l'Apôtre a dit : "Ayez soin de faire le bien, non-seulement devant Dieu, mais aussi devant les hommes (Rom. XII, I, 7. " Peut-être vous diriez-vous j'ai fait assez, si Dieu est content de ce que je fais, qu'ai-je à me mettre en peine de ce que pensent les hommes? Or, soyez bien certains qu'il ne saurait avoir pour agréable tout ce que vous ferez au scandale de ses enfants, et contre la volonté de celui à qui vous deviez obéir comme à son représentant. Le Prophète a dit : " Ordonnez un jeûne saint, et convoquez une assemblée (Joël. II, 15). " Or, que veulent dire ces mots: convoquez une assemblée ? N'est-ce point : conservez l'union, chérissez la paix, et aimez vos frères. L'orgueilleux Pharisien observait bien le jeûne, il faisait un jeûne saint, il jeûnait même deux fois la semaine, et rendait grâces à Dieu : mais il ne convoquait point d'assemblée, car il disait au contraire : " de ne suis point Comme je reste des hommes (Luc. XVIII, 11). " Aussi, son jeûne, ne s'appuyant que sur une aile, ne put monter jusqu'aux cieux. Pour. Vous, mes frères, lavez donc vos mains dans le sang du pécheur.; et ayez bien soin que votre jeûne ait ses deux ailes, je veux dire la pureté et la paix, sans quoi nul ne saurait voir Dieu. "Sanctifiez votre jeûne, " si vous voulez que la pureté d'intention et une prière pieuse le portent aux pieds de la majesté de Dieu. "Convoquez une assemblée, " c'est-à-dire qu'il soit favorable à l'union. " Louez Dieu avec le tambour et la flûte (Psal. CL, 4) " c'est-à-dire que la mortification de la chair et la concorde marchent de front.
3. Puisque j'ai dit quelques mots du jeûne et de la justice, il convient que je vous parle un peu aussi de la prière. Or, plus la prière peut être efficace, si elle est faite comme il faut; plus aussi l'ennemi du salut est habile à en paralyser les effets. En effet, il arrive souvent que l'efficacité de la prière est détruite par la pusillanimité de l'esprit, et par une crainte excessive. C'est ce qui a lieu quand on est tellement préoccupé de sa propre indignité, qu'on ne peut tourner les yeux vers la bonté de Dieu. " En effet, l'abîme appelle l'abîme Psal. XLI, 8). " Un abîme de fange appelle un abîme de ténèbres; mais un abîme de miséricorde appelle un abîme de misère. Le coeur de l'homme est lui-même un abîme, et un abîme insondable. Mais si mon iniquité est grande, votre charité, ô mon Dieu, l'est bien davantage. Aussi, quand, se repliant sur elle-même, mon âme se sent troublée, pour moi je me rappelle la multitude de vos miséricordes, et je respire à ce souvenir, et lorsque je descends au fond de mes impuissantes (a) je ne veux me rappeler que votre justice.
4. Mais de même, que c'est un danger pour la prière d'être trop défiante, ainsi eu est-ce un non moindre, peut-être même plus grand, d'être trop confiante. Écoutez ce que le Seigneur dit à son Prophète,
a On remarque ici une différence de version entre les éditions et les manuscrits des rouvres de saint Bernard : ainsi, au lieu de " je descends au fond de mes impuissantes, etc., " Horstius a lu : " je descends au fond de tes impuissantes, etc. " Mais le sens de ce sage nous a fait préférer la première leçon qui rapporte ces impuissantes à la faiblesse l'âme.
au sujet de ceux qui prient avec cet excès de confiance.
" Criez sans cesse, et faites retentir votre voix comme une trompette (Is.
LVIII, 1), etc." " Comme une trompette, " dit-il, parce que ceux qui prient
avec un excès de confiance, doivent être repris avec une grande
véhémence. En effet, il n'y a que ceux qui ne se sont point
encore trouvés eux-mêmes, qui me cherchent. Ce que je dis
là ce n'est point pour ôter aux pécheurs la confiance
de la prière, mais je veux qu'ils prient comme un peuple qui a commis
l'iniquité, non pas comme un peuple dont toutes les oeuvres sont
justes. Qu'ils prient pour obtenir le pardon de leurs péchés,
avec un coeur contrit et humilié comme ce Publicain qui s'écriait
: " Seigneur ayez pitié de moi pauvre pécheur (Luc. XVIII,13)."
Or pour moi, il y a excès de confiance lorsque, avec une conscience
où règne encore le péché, où le vice
domine, on a de grandes et orgueilleuses pensées de soi et peu d'inquiétude
de l'état dangereux de son âme. Le troisième défaut
de la prière est la tiédeur, c'est lorsqu'elle ne procède
pas d'une vive affection. La prière trop défiante ne peut
pénétrer le ciel, parce qu'une crainte excessive paralyse
l'âme, en sorte que sa, prière, non-seulement ne peut monter
aux cieux, mais ne peut même sortir de ses lèvres. La prière
tiède monte, mais avec langueur et avec défaillance, parce
qu'elle manque de vigueur. Quant à la prière trop confiante,
elle ne monte que pour tomber; elle trouve de la résistance au ciel,
non-seulement elle n'obtient point grâce, mais même elle offense
Dieu; au contraire, une prière pleine de foi, d'humilité
et de ferveur ne saurait manquer de pénétrer le ciel, d'où
elle ne peut descendre les mains vides.
2. Ajoutez à cela que le rusé serpent, qui n'a d'autre désir, d'autre velu, d'autre ambition que de répandre le sang des âmes, s'entend avec la chair, lui vient en aide, et s'en sert même pour nous attaquer. Sa grande affaire est de trouver le mal, d'allumer les désirs de la chair, de souffler, si je puis parler ainsi, le feu naturel de la concupiscence par ses suggestions empoisonnées, et d’enflammer les mouvements mauvais ; il ne cesse de préparer les occasions de pécher et de tenter le coeur des hommes par mille artifices mauvais. Il sait nous lier les mains avec nos propres cordes, et, comme on dit, se servir des verges que nous lui donnons, pour nous fouetter, en sorte que par lui la chair qui a été donnée à notre âme pour l'aider, ne contribue qu'à notre ruine et devient pour nous un danger.
3. Mais à quoi bon montrer le mal si on ne peut apporter ni consolation ni remède ? Sans doute le péril est grand, grande aussi est la lutte que nous avons à soutenir contre l'ennemi domestique, d'autant plus qu'ici-bas, il est dans sa patrie et nous nous sommes des étrangers ; il habite dans son pays d'origine, et nous, nous ne sommes que des voyageurs qui passent, des exilés. La lutte est aussi grande et dangereuse, attendu que c'est contre les ruses et les stratagèmes du démon que nous avons à livrer de fréquents, que dis-je, de continuels combats; c'est un ennemi que nous ne pouvons pas même apercevoir, dont la nature subtile et la longue expérience de la malice ne favorisent que trop les ruses. Pourtant il ne dépend que de nous de n'être point vaincus si nous ne voulons l'être, car aucun de nous, dans cette lutte, n'a le dessous qu'il ne le veuille. " Ton appétit est en ton pouvoir, ô homme, est il dit, et tu peux le maîtriser (Gen. IV, 7). " L'ennemi peut exciter en toi le mouvement de la tentation, mais il ne dépend que de toi de donner ou de refuser ton consentement, bien plus, il ne dépend que de toi d'asservir si bien ton ennemi, que tout, pour toi, coopère au bien. Voici par exemple que ton ennemi allume en toile désir de la bonne chère , te suggère des pensées d'orgueil ou d'impatience, excite les mouvements de la concupiscence; refuse seulement ton consentement, et toutes les fois que tu le refuseras, tu acquerras une couronne.
4. Toutefois, on ne peut nier que toutes ces épreuves ne soient pénibles et même dangereuses ; mais pourtant, au plus fort même de la lutte, si nous résistons courageusement, nous sentons dans l'âme la pieuse tranquillité qui vient d'une bonne conscience. Je crois aussi que si nous avons hâte de chasser de notre esprit toutes ces pensées, dès que nous remarquons leur présence, notre âme s'élève contre elles avec une force toute particulière, et l'ennemi, couvert de confusion, se retire loin de nous, et n'est pas disposé à se représenter de sitôt. Mais qui sommes-nous et qu'est notre force pour résister à de pareilles tentations? Voilà précisément ce que cherchait Dieu, voilà où il voulait nous mener, afin que, voyant notre faiblesse, et persuadés que nous n'avons de secours qu'en lui, nous recourrions à sa miséricorde en toute humilité. Aussi, vous prié-je, mes frères, de tenir toujours à votre portée le sûr refuge de la prière, dont je me souviens de vous avoir dit quelques mots il y a peu de temps, en finissant un sermon.
5. Mais quand je vous parle de la prière, il nie semble entendre au fond de votre coeur, certaines réflexions inspirées par la sagesse humaine, que j'ai moi-même entendues, plusieurs fois dans le mien. A quoi; tient-il, en effet, que, rie cessant presque jamais de prier, il soit si rare que noirs recueillions quelques fruits de la prière. ? Il semble que nous nous retrouvons après avoir prié, ce que nous étions auparavant. Personne ne nous répond ,un mot, personne ne nous accorde rien, il semble vraiment que c'est en pure perte que nous prenons la peine de prier. Mais qu'est-ce que le Seigneur nous dit dans son Évangile? " Ne jugez point selon l'apparence, mais jugez selon la justice (Joan VII, 24). " Or qu'est-ce que juger selon la justice, si ce n'est juger selon la foi? puisque le juste vit de la foi (Abac II, 4). Rapportez-vous-en donc au jugement de la foi, non à ce que vous éprouvez, puisque la foi ne trompe point et que l'expérience nous induit en erreur. Or où trouver, la vérité de la foi, sinon dans les promesses du Fils de Dieu lui-même qui nous dit : " Tout ce que vous demanderez dans la prière, croyez que vous le recevrez, et qu'il vous sera fait selon que vous le désirerez, (Matth. XXI, 22). " Par conséquent, qu'aucun de vous , mes frères, ne regarde sa prière comme étant de peu do valeur, attendu que celui que nous prions, je puis vous l'affirmer, est loin d'en faire peu de cas. Elle n'est pas encore tombée de nos lèvres, que déjà il l'a fait inscrire dans son livre, et nous pouvons être assurés d'une chose, c'est que s'il ne nous accorde pas ce que nous lui demandons, il nous donnera certainement quelque chose qu'il sait devoir nous être plus utile. Car nous ne savons point ce qu'il faut que nous demandions dans nos prières. Mais il aura pitié de notre ignorance, et, recevant notre prière avec bienveillance, s'il ne nous accorde point ce qui ne peut nous être d'aucun bien, ou ce dont nous n'avons point encore besoin, notre prière n'est point stérile pour cela.
6. Non, elle ne le sera, point, surtout si noirs faisons ce qui, nous est recommandé parle Psalmiste, c'est-à-dire si nous mettons nos délices dans le Seigneur. En effet,, David, le saint roi, nous dit : " Mettez vos délices dans le Seigneur, et il vous accordera ce que votre coeur demande (Psal. XXXVI, 4). " Mais que nous engagez-vous à faire, ô prophète de Dieu , en nous disant de mettre nos délices dans le Seigneur, comme s'il ne dépendait que de nous de le faire? Nous savons bien ce que c'est que de mettre ses délices dans le boire et le manger, dans le sommeil, dans le repos et dans toutes les autre choses qui se trouvent sur la terre, vrais quelles délices Dieu peut-il nous offrir pour que noirs mettions nos délices en lui? Mes frères, des hommes du monde peuvent s'exprimer ainsi, mais vous, vous ne le pouvez point. En effet, quel est celui parmi vous qui n'ait point éprouvé par lui-même les délices d'une. bonne conscience? Qui de vous n'a pas ressenti les délices de la chasteté, de l'humilité et de la charité? Il n'y a rien là qui ressemble aux délices du boire et du manger, ou de tout autre plaisir semblable ; cependant il y a en cela de véritables délices bien plus grandes même que ces dernières; ce sont des délices qui ont quelque chose de divin, rien de charnel, et lorsque nous mettons nos délices dans ces choses-là, c'est en Dieu que nous les mettons.
7. Mais peut-être y a-t-il bien des personnes qui se plaignent qu'elles n'éprouvent que bien rarement ce goût plus délicieux et plus doux que le miel et le rayon du miel, parce qu'elles sont empêchées de le goûter par la tentation. Elles agissent avec bien plus de courage, si elles pratiquent la vertu de toutes leurs forces et de tout leur coeur, non point pour le plaisir qu'elles trouvent dans cette pratique, mais uniquement pour plaire à Dieu, et je ne doute point qu'elles ne suivent l'avis du Prophète qui a dit : " Mettez vos délices dans le Seigneur, " attendu qu'il n'a pas voulu parler du sentiment mais de la pratique. Le sentiment n'est, en effet, rien de plus qu'une jouissance, la pratique est une vertu. " Mettez donc vos délices dans le Seigneur, " c'est-à-dire tendez à cela, efforcez-vous de trouver vos délices en lui, " et le Seigneur alors exaucera les voeux de votre coeur, " c'est-à-dire, comme de juste, les voeux que la raison approuve. Il n'y a pas là motifs à vous plaindre, c'est plutôt une raison pour vous de témoigner votre reconnaissance de tout votre cœur, puisque tel est le soin que Dieu prend de vous, que toutes les fois que, sans le savoir, il vous arrive de demander quelque chose d'inutile, il ne vous exauce point, mais au contraire il vous accorde en échange quelque chose de meilleur. C'est ainsi qu'un père, selon la chair, quand son enfant lui demande du pain, s'empresse de lui en donner, mais s'il lui demande un couteau dont il ne croit pas qu'il ait besoin, il le lui refuse, et aime mieux lui couper lui-même son pain ou le lui faire couper par un de ses serviteurs, afin qu'il ne coure aucun danger et n'ait aucune peine.
8. Quant aux voeux du coeur, je les crois de trois sortes ; hors de là je ne vois point ce qu'un élu peut demander de plus. Les deux premiers ont rapport aux choses de cette vie, ce sont les biens de l'âme et du corps le troisième a rapport au bonheur de la vie éternelle. Ne vous étonnes point si je vous dis qu'on doit demander à Dieu les biens du corps, car ces biens-là ne viennent que de Dieu, comme tous les biens spirituels. C'est donc à lui que nous devons demander et de lui que noirs devons attendre tout ce qui nous est nécessaire pour nous faire vivre à son service. Mais il faut demander plus souvent et avec plus de ferveur encore les biens spirituels, tels que la grâce de Dieu, et les vertus de l'âme : et ce que nous devons demander avec une entière piété et de toute l'ardeur de nos désirs, c'est surtout la vie éternelle, où le bonheur de l'âme sera comble et parfait.
9. Mais dans ces trois voeux, pour que ce soient des eaux
du coeur, trois choses sont nécessaires. Or dans le premier, peut
se cacher le désir de choses superflues, dans, le second, quelque
souhait impur, et dans le troisième, quelque sentiment d'orgueil.
En effet, il n'est pas rare qu'on demande les choses temporelles pour satisfaire
la volupté, et les vertus par Tine pensée d'ostentation ;
enfin, il y en a qui désirent la vie éternelle, non pas dans
un sentiment d'humilité, mais en se fondant sur la pensée,
de leurs propres mérites. Je ne dis point que la grâce qu'on
a reçue ne doit point nous donner confiance en la prière,
mais je , dis, que personne ne doit fonder sur elle la pensée qu'il
sera exaucé. Ces premiers dons doivent contribuer seulement à
nous en faire attendre de plus grands encore de celui qui, clans sa miséricorde,
nous les a accordés. En conséquence bornons nos prières
pour les choses temporelles aux seules nécessaires. Quant aux biens
de l'âme., que notre prière soit faites: dans une grande pureté
d'intention, et se soumette en toutes choses au, bon plaisir de Dieu; enfin
due nos voeux, pour obtenir 1a vie éternelle, soient pleins d'humilité
et ne se fondent, comme de juste, que sur la miséricorde de Dieu.
2. Le second obstacle qui., s'oppose à ce que notre volonté adhère à celle de Dieu, se trouve dans la faiblesse même de notre nature corrompue. En effet, ce que nous trouvons pénible ne peut pas ne nous point déplaire, aussi , arrive-t-il souvent, à, cause de cela, que notre volonté se trouve en opposition avec celle de Dieu, et, pour ne se point révolter complètement contre elle; elle a besoin de la force qui se place au second rang des vertus.
3. Aux afflictions corporelles ne se bornent point les obstacles que la volonté de Dieu rencontre en nous, elle est encore arrêtée: par la concupiscence qui est, dans notre coeur, la source de nombreux et insatiables désirs. Quand donc notre volonté, qui est pleine d'angles et d'arêtes, pourra-t-elle s'adapter à celle qui est parfaitement droite et unie ? Ah ! Seigneur mon Dieu, autour de moi je ne vois que guerres allumées, que traits volants de toutes parts; je vis au milieu des périls et des obstacles de toute sorte: De quelque côté que je me tourne, nulle part ici je ne trouve de sécurité; pour moi. Je ne redoute pas moins les choses qui me plaisent que celles qui me sont pénibles. La faim et la satiété, le sommeil et les veilles, le travail et le repos sont armés contre moi. "Ne me faites ni pauvre ni riche ( Prov. XXX, 8) , " dit le sage, car dans la pauvreté, comme dans les richesses, il y a des écueils et des deux côtés, se trouvent des périls. Si la tempérance réprime la concupiscence dont elle est l'unique remède , il y aura bien une sorte d'union entre notre volonté et, celle de Dieu, mais elle ne sera pas. encore parfaite. Voilà pourquoi l'Apôtre disait, en parlant de lui-même a Pour moi je suis soumis à la loi de Dieu selon l'esprit, mais je me sens assujetti à la loi du péché selon la chair (Rom. VII, 25). " Ainsi il adhère en partie à la volonté de Dieu, et en partie il s'en éloigne, jusqu'au jour où arrivera ce qui est parfait, et que ce qui est imparfait sera aboli (I. Cor. XIII, 10).
4. Le quatrième obstacle est l'ignorance, et vous savez combien elle nous nuit. En effet, comment suivre la volonté de Dieu pour guide, quand on ignore même dans quelle direction elle se trouve ? Or, je ne la connais maintenant qu'imparfaitement; je ne la connais point encore comme je suis moi-même connu de Dieu (I Cor. XIII, 2). Voilà pourquoi nous devons rechercher avec le plus ardent désir une augmentation de prudence, et que Dieu nous fasse connaître tous les jours davantage sa volonté, afin que nous n'ignorions point ce qui lui plait en tout temps. Voilà comment la consommation des quatre vertus de justice, de force, de tempérance et de prudence, consommera cette union aussi heureuse que désirable, et fera que nous n'ayons plus qu'une seule et même volonté avec Dieu, en sorte que tout ce qui lui plait, nous plaira également. Ce sera pour nous en même temps, comme je l'ai dit précédemment, que ce l'était pour les anges, la perfection même du bonheur.
5. Demandons donc à Dieu que son règne arrive,
afin que sous son empire nous jouissions d'une sécurité parfaite.
Mais quand nous demandons que son nom soit sanctifié, nous témoignons
le désir de nous élever au dessus de nous dans la connaissance;
car lorsque nous trouverons en nous une heureuse sécurité
et un sûr bonheur pour nous, alors nous nous sentirons entraînés
vers celui qui est au dessus de nous, de toute la force de notre âme.
" Que votre nom soit sanctifié." Son nom, c'est la gloire. Or, quand
arrive-t-il qu'elle ne soit pas sainte? Toutefois, nous disons qu'elle
est sainte quand il est glorifié par nous dans la sainteté,
de même que nous demandons que la volonté . qui est éternelle,
se fasse en nous pour qu'elle se fasse nôtre. Nous demandons donc
d'abord, de voir s'accomplir ce qu'il y a de plus grand, c'est-à-dire,
que la sainteté sans mélange de sa gloire nous soit connue,
ensuite nous demandons une chose qui nous concerne, que son règne
puissant s'établisse, pour que nous soyons en pleine sécurité,
et que sa volonté soit parfaite en nous, afin que nous goûtions
la félicité. Mais comme nous ne sommes pas encore parfaitement
établis sous son règne, ce n'est qu'avec de grandes peines
que nous pouvons nous ranger à la volonté de Dieu. Il nous
faut du pain pour que nous ne tombions point de défaillance, mais
un pain quotidien. Et comme il ne nous arrive que trop souvent de nous
écarter de cette volonté sainte et de pécher contre
elle, nous sommes nécessairement amenés à réclamer
notre pardon en disant : "Remettez-nous nos dettes, etc. " Mais pour ne
point retomber dans nos fautes passées, après en avoir reçu
le pardon, nous devons encore l'invoquer dans la prière et lui demander
de ne point nous induire en tentation, plus encore, de nous tirer et de
nous délivrer du mal. Ainsi soit-il.
2. Qui donc peut être encore plus étranger à ce qui se passe dans le monde qu'un voyageur? Ce sont sans doute ceux à qui l'Apôtre s'adressait en ces termes : " Pour vous, vous êtes morts au monde, et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ (Coloss. III, 3). " Il est certain qu'un voyageur peut facilement se trouver retenu ou attardé, en cherchant ou en prenant sur ses épaules, un peu plus de bagages qu'il ne faut : un mort, an contraire, ne s'aperçoit même point qu'il manque de sépulture. Pour lui, le blâme ou la louange, les compliments flatteurs ou les paroles dénigrantes, il entend tout de la même oreille, ou plutôt il n'entend rien, puisqu'il est mort. O mort mille fois heureuse que celle qui nous conserve ainsi sans tache, ou plutôt qui nous rend si complètement étrangers à ce monde. Mais il faut que Jésus-Christ, vive en celui qui ne vit plus en soi; selon ce que disait l'Apôtre : " Or je vis à présent, ou plutôt ce n'est plus moi qui vit; mais c'est Jésus-Christ qui vit en moi (Gal. II, 20). " C'est comme s'il avait dit : Pour tout le reste je suis mort, je ne sens plus rien, je ne remarque plus rien, je ne me mets plus en peine de rien; mais pour tout ce qui est de Jésus-Christ, je me trouve plein de vie, et tout disposé, car si je ne puis faire plus, tout au moins je sens ce qui le touche, j'aime à voir ce qui se fait en son honneur, et j'éprouve de la peine à la vue de ce qui se faite autrement. Ce degré-là est tout à fait élevé.
3. Mais peut-être est-il possible d'en voir un qui le soit plus encore. Mais où le chercherons-nous? Où pourrons-nous le chercher, dites-moi, sinon dans celui dont je parlais tout à l'heure, et qui fut transporté jusqu'au troisième ciel ? Qui nous empêche, en effet, d'entendre par ce troisième ciel, le degré que nous pourrons trouver plus haut que,, les deux dont j'ai parlé. Eh bien, entendez-le donc, non pas se glorifier de cette hauteur où il s'est élevé, mais dire seulement : " Pour moi, à Dieu ne plaise que je me glorifie en autre chose qu'en la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui le monde est crucifié pour moi, comme j je le suis moi-même au monde (Gal. VI, 14). " Remarquez, il n'est pas seulement mort, mais il est crucifié au monde; c'est-à-dire, mort au monde d'une mort ignominieuse. Aussi suis-je crucifié pour lui, et lui pour moi. Tout ce que le monde aime, les plaisirs de la chair, les honneurs, les richesses et les vaines louanges des hommes, tout est une croix pour moi. Au contraire, tout ce que le monde regarde. comme une croix, c'est à cela que je m'attache, à cela que je suis cloué, c'est cela que j'embrasse de toutes mes forces. Ce degré ne vous semble-t-il point plus élevé que le second et le premier degré ? Le voyageur, s'il est sage, et s'il n'oublie point qu'il est en exil, passe, bien qu'en se fatiguant beaucoup, et ne se mêlant guère aux choses du siècle. Le mort tient pour égaux à ses yeux les peines et les plaisirs du monde. Quant à celui qui; est ravi jusqu'au troisième ciel, il voit une croix dans tout ce qui captive le monde, tandis qu'il embrasse tout ce qui semble une croix au monde. On pourrait encore entendre ces paroles de l'Apôtre d'une autre: manière, en ce sens que le monde était crucifié pour lui à cause de ce qu'il souffrait par compassion pour le monde. En effet, il voyait le monde attaché à la croix par les liens de ses vices, et lui, il était crucifié pour le monde par les sentiments de compassion qu'il ressentait pour le monde.
4. Que chacun de nous examine maintenant à quel
degré il se trouve, et efforçons-nous de faire tous les jours
de nouveaux progrès, car ce n'est qu'en nous avançant de
vertu en vertu que nous verrons le Dieu des dieux, dans la céleste
Sion (Psal. LXXXIII, 8). Mais c'est surtout pendant ce temps que nous devons
nous appliquer à vivre en toute pureté, pendant ce saint
temps, dis-je, où il a été accordé un nombre
de jours certains mais courts, à la fragilité humaine, pour
qu'elle ne désespère point. Car s'il nous est dit en tout
temps : veillez à mener une vie toute de pureté, qui ne désespérerait
point d'y réussir? Or, nous sommes invités à cette
époque de courte durée à réparer les négligences
du reste de l'année, et à vivre de manière que, le
reste du temps, on voie briller, dans notre conduite, des traces de cette
sainte quarantaine. Efforçons-nous donc, mes frères, de passer
ce saint temps dans les exercices d'une entière piété,
et de travailler, en ce moment, à remettre en état nos armes
spirituelles. En effet, à cette époque de l'année,
il semble que l'univers entier marche en bataille rangée, contre
le diable, sous la conduite du Sauveur. Heureux ceux qui auront vaillamment
combattu sous un tel chef. Tout le reste de l'année, il n'y a que
la maison du Roi qui soit sous les armes et; se tienne prête à
la lutte. Une fois seulement par an, à un temps marqué, tout
son empire se lève et forme une armée générale.
Vous êtes bien heureux, vous qui avez mérité d'être
de sa maison, et à,qui l'Apôtre a dit : " Vous n'êtes
plus des étrangers qui soient hors; de leur pays et de leur maison;
mais vous êtes les concitoyens des saints, les domestiques de la
maison de Dieu (Ephes., II, 9)" Que doivent donc faire ceux qui, toute
l'année, sont sous les armes, pour livrer bataille, quand ceux qui
n'ont aucune expérience du métier de la guerre et qui s'en
trouvent éloignés tout le reste du temps, prennent eux-mêmes
les armes spirituelles ? Certainement ils doivent combattre avec plus d'ardeur
que d'habitude, afin que la victoire soit plus complète et contribue
d'autant plus à notre salut, qu'elle ajoute davantage à la
gloire de notre Roi.
DIX-SEPT SERMONS PRÊCHÉS
PENDANT LE CARÊME SUR LE PSAUME XC, QUI
HABITAT
2. Il y en a aussi qui désespèrent; ce sont ceux qui, considérant leur propre faiblesse, manquent de courage, et succombent sous le poids de la faiblesse de l'esprit; ayant établi leur demeure dans leur chair et tout entiers à leur propre infirmité, ils sont en état de vous raconter, sans s'arrêter, tout ce qu'ils souffrent, car l'esprit constamment fixé sur un objet l'expose sans hésiter. Ainsi on n'a point établi sa demeure dans l'assistance du Très-Haut, et on ne tonnait point cette assistance, quand' on ne saurait s'élever assez haut même pour y songer. Il y en a bien qui espèrent en Dieu, mais dont l'espérance est vaine, attendu qu'ils se flattent de cette espérance en sa miséricorde infinie, pour ne point se corriger de leurs défauts. Cette espérance est tout à fait vaine, et ne peut que les confondre, attendu qu'elle n'est point accompagnée de la charité. C'est à eux que le Prophète (a) s'adresse quand il dit: " Maudit soit celui qui pèche dans l'espérance du pardon, et qu'un autre Prophète (Psal. CXCVI, 11) pensait lorsqu'il s'exprimait en ces termes : " Le Seigneur se complaît dans ceux qui le. craignent, et dans ceux qui espèrent en sa miséricorde. " Avant de dire " et dans ceux qui espèrent en sa miséricorde, " il a soin de nous parler " de ceux qui le craignent. " C'est qu'en, effet on, espère en vain, on rend, dis-je, sa foi complètement nulle quand on rejette la grâce par le mépris qu'on en fait.
3. Des trois sortes d'hommes dont je viens de parler,, il n'y en a donc point qui aient établi leur demeure dans l'assistance du Très-Haut. Les premiers l'ont établie dans leurs propres mérites, les seconds dans leurs peines et les troisièmes dans leurs vices. Cette dernière demeure est pleine d'immondices, la seconde, de,trouble, et la première de périls et de folie. En effet, qu'y a-t-il de plus insensé que de fixer sa demeure dans une maison; à peine commencée? Vous croyez peut-être l'avoir achevée? mais n'est-il point dit : quand l'homme est arrivé à la fin, il ne fait que commencer (Eccl. XVIII, 6) ? D'ailleurs, une telle habitation menace ruine à chaque instant , et ce qu'il y aurait de mieux à faire, ce n'est pas de l'habiter, mais de la nettoyer et de la consolider. La vie présente n'est-elle point incertaine et fragile? Tout ce qui se fonde sur elle est donc nécessairement semblable à elle : car personne ne saurait penser qu'on peut construire solidement sur un fondement sans solidité. Or, si la demeure de ceux qui mettent leur confiance en leurs propres mérites est ruineuse, il s'ensuit nécessairement qu'elle est pleine de dangers. Quant à ceux qui s'abandonnent au désespoir à la vue,de leurs propres, faiblesses, ils ont établi leur demeure dans une maison pleine de trouble, ils habitent au milieu même des tourments. En effet, en même temps qu'ils sont en proie à des peines qui les rongent, le jour et la nuit, ils sont bien plus tourmentés encore par les maux qu'ils ne voient point, en sorte qu'on ne saurait dire que, pour eux, à chaque jour suffit sa peine; ils sont accablés par des maux qui ne leur arriveront même peut-être jamais. Est-il tourments plus insupportables? Peut-on imaginer un enfer plus intolérable ? Surtout si ou songe, qu'au sein de tant de maux ils ne sont pas même soutenus par la manducation du pain du ciel. Ces derniers-là n'ont donc point établi leur assistance dans la demeure du Très-Haut, parce qu'ils sont tombés dans le désespoir. Quant aux premiers, ils ne cherchent point cette assistance, parce qu'ils n'en, sentent point la nécessité pour eux. Mais les derniers ne sont loin de Dieu que parce qu'ils ne recherchent son assistance que d'une manière qui ne la leur fera jamais trouver. Ceux-là seuls ont établi leur demeure dans l'assistance divine, qui n'ont qu'un désir, obtenir cette assistance, qu'une crainte, venir à la perdre. Toutes leurs pensées, tous leurs
a On ne sait de quel prophète saint Bernard veut parler ici, à moins que ce ne soit de Jérémie qui exprime une pensée analogue à celle de notre Saint, chapitre XVII, verset 5.
soins, toute leur sollicitude est là, c'est, pour eux, toute la piété, tout le culte de Dieu. Ah! bienheureux certainement celui qui a établi ainsi sa demeure dans l'assistance du Très-Haut, attendu qu'il restera dans la protection du Dieu du ciel. Qu'y a-t-il parmi toutes les choses qui sont sous le Ciel, qui puisse nuire à celui que le Dieu du ciel a résolu de protéger et de conserver? Or, il n'y a que sous le ciel que se trouve ce qui peut nous nuire. En effet, c'est là que sont les jouissances invisibles de l'air, le siècle présent avec sa corruption, et la , chair qui est en révolte contre l'esprit.
4. C'est donc avec infiniment de raison, que le Prophète
a dit : " Ceux-là resteront dans 1a protection du Dieu du Ciel,
" soit parce qu il n'est rien sous le ciel que puisse craindre celui qui
a le bonheur d'être sous cette protection, soit aussi parce que,
comme continue le Psalmiste dans le verset suivant : " Celui qui a établi
sa demeure dans l'assistance du très-Haut, reposera en sûreté
sous la protection du Dieu du ciel, et dira au Seigneur : Vous êtes
mon asile (Psal. CX, 1, 2)." En sorte que ces mots "il reposera en sûreté
sous la protection du Dieu du Ciel, " sont la conséquence et l'explication
de ceux qui précèdent : " Celui qui a établi sa demeure
dans l'assistance du Très-Haut. " Peut-être faut-il voir encore
dans les deux parties de ce verset, un avis qui nous est donné,
de ne pas seulement rechercher le secours qui nous est nécessaire
pour faire le bien, mais aussi la protection dont nous avons besoin pour
être délivrés du mal. Il faut encore remarquer que
le Prophète dit : " Il reposera sous la protection, " non point
en la présence de Dieu. Les anges sont plongés par cette
présence dans des transports de bonheur ; plaise à Dieu que
je puisse me reposer sous sa protection. Pour eux, ils sont heureux en
sa présence, poissé-je être en sûreté
sous sa protection ! " Sous la protection du Dieu du ciel, " dit le Prophète.
C'est que si personne ne doute qu'il soit partout, cependant il est au
ciel d'une telle manière que, en comparaison, il semble n'être
point sur la terre. Voilà pourquoi encore nous disons dans: la prière
: " Notre Père qui ôtes aux cieux. " Il en est de même
de notre âme , bien qu'elle soit présente dans le corps tout
entier, cependant elle semble l'être d'une manière plus excellente
et plus spéciale dans la` tète, où tous les sens de
l'homme se trouvent réunis, tandis que dans le reste du corps, il
n'y a qu'nnseu1 organe, celui du toucher, attendu qu'elle s'y trouve d'une
telle façon, qu'il semble qu'elle gouverne plutôt qu'elle
n'habite le reste du corps. De même, en comparaison de la présence
de Dieu, dont les anges ont le bonheur de jouir dans le ciel, il semble
à peine que la protection de Dieu dont nous jouissons, mérite
ce nom. Heureuse pourtant l'âme qui a le bonheur d'être soue
cette protection, car elle peut, dire au Seigneur : " Vous êtes mon
asile." Mais réservons l'explication de ce verset pour un autre
sermon.
2. Or, il y a cette différence entre les chutes du juste et celles du pécheur, que l'un, quand il tombe, est reçu par le Seigneur, et se relève plus fort qu'auparavant, tandis que l'autre ne tombe que pour ne plus se relever. Que dis-je, il tombe dans une mauvaise honte ou dans l'impudence; ou bien il trouve le moyen d'excuser ce qu'il a fait, et le sentiment de honte, qui lui fait trouver des excuses à son péché, est lui-même une source de péché; ou bien il se fait un front de prostituée et, bien loin de craindre Dieu ou les hommes, il publie son péché comme le faisait Sodome. Le juste, au contraire, s'il tombe, est reçu dans les mains mêmes du Seigneur, et c'est merveille de voir comme son, péché devient pour lui une source de justice. " Nous savons, dit l'Apôtre, que tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu (Rom. VIII, 28). " En effet, ne tourne-t-elle point à notre avantage cette chute qui nous rend plus humbles et plus vigilants ? Et n'est-ce point tomber sur les mains de Dieu, que de tomber dans celles de l'humilité ? " J'ai été poussé, on a fait effort pour me renverser (Psal. CXVII, 13), " dit le Prophète, mais celui qui m'a poussé n'a rien gagné à me faire tomber, " car le Seigneur m'a reçu dans ses mains. " L'univers peut dire à Dieu : vous êtes mon créateur; les animaux peuvent ajouter : vous êtes notre pasteur, et tous les hommes peuvent s'écrier : vous êtes notre rédempteur. Mais il n'y a que celui qui a établi sa demeure dans . l'assistance du Très-Haut qui puisse lui dire : Vous êtes mon soutien. Aussi ajoute-t-il " et vous êtes aussi mon Dieu. " Pourquoi ne dit-il point notre Dieu? C'est parce que s'il est notre Dieu à tous, dans la création, dans la rédemption et dans tous les autres bienfaits dont il comble sans distinction tous les êtres, il n'y a pourtant que les élus qui aient chacun, en lui, comme un Dieu particulier, au milieu de la tentation. En effet, il est si bien disposé à les recevoir s'ils tombent, et,à leur servir de refuge s'ils fuient, qu'il, semble oublier tous les autres, pour ne plus s'occuper que d'eux.
3. Toute âme doit donc songer que Dieu non-seulement
est à elle en particulier, mais de plus qu'il ne cesse d'avoir les
yeux ouverts sur elle. Qui pourra se négliger si nous ne cessons
de penser que Dieu nous regarde ? Et comment ne pas être porté
à croire que Dieu est particulièrement notre Dieu, si on
le voit toujours tellement attentif à nous, qu'il ne perde pas un
seul instant de vue, non-seulement ce qui parait de nous au dehors, mais
encore ce qui se passe au fond de notre coeur, et qu'il voit et juge non-seulement
toutes nos actions extérieures, mais même les plus imperceptibles
mouvements de notre âme! Quiconque en est là peut s'écrier
: " Il est mon Dieu, et je mettrai mon espérance en lui. " Remarquez
bien qu'il ne dit point : j'ai mis ou je mets, mais " je mettrai mon espérance
en lui. " C'est là mon voeu, dit-il, c'est à ma résolution
bien arrêtée, c'est l'intention de mon coeur. Cette espérance
est déposée au fond de mon âme et je demeurerai en
elle. "Je mettrai mon espérance en lui. " Je ne désespérerai
donc point, je n'espérerai pas non plus en vain, attendu que la
malédiction est le partage de celui qui pèche par défaut
d'espérance, et de celui qui tombe dans le péché du
désespoir : Or, je ne veux point être du nombre de ceux qui
n'espèrent point dans le Seigneur. "J'espérerai en lui,"
dit le Prophète. Mais quel fruit recueillerez-vous de cette espérance,
quelle récompense en retirerez-vous, quel profit vous en reviendra-t-il
? " C'est qu'il me délivrera du piège des chasseurs et de
la parole mordante de rues ennemis. " Mais, si vous le voulez bien; nous
réserverons l'explication de ces paroles pour un autre jour et pour
un autre sermon.
Certainement les hommes ne sont que des bêtes, des brebis égarées qui n'ont point de pasteur. O homme, pourquoi t'enorgueillis-tu ? Pourquoi tires-tu vanité d'un peu de connaissance que tu as? Considère donc que tu es devenu semblable à ces animaux auxquels les chasseurs tendent des filets. Mais, selon vous, quels sont ces chasseurs qui nous poursuivent ? Ils sont infiniment méchants et injustes, infiniment habiles et cruels. Ils ne sonnent pas du cor, comme les chasseurs ordinaires; mais ils s'abstiennent de faire du bruit, afin de nous surprendre, et ils décochent leurs flèches en cachette contre les simples et les innocents. Ils sont les maîtres des ténèbres de ce siècle, et leur méchanceté est accompagnée de tant de subtilité, de tant d'adresse et de tant d'artifices, que les plus habiles et les plus prudents des hommes ne sont, en comparaison de ces dangereux ennemis, que comme les bêtes à l'égard des hommes qui les poursuivent à la chasse; j'en excepte seulement le petit nombre de ceux qui, avec l'Apôtre, connaissent et, sont capables de prévoir leurs pensées et leur malice, et à qui la sagesse divine a donné la puissance de découvrir les pièges des méchants. O vous qui ressemblez encore à des plantes nouvelles et tendres, et qui n'êtes pas encore exercés et accoutumés à faire le discernement du bien et du mal, je vous conjure de ne pas suivre le jugement de votre coeur, et de ne point abonder en votre sens, de crainte que ce chasseur si rusé et si artificieux' ne vous surprenne et ne vous trompe, parce que vous n'avez pas encore toute l'expérience nécessaire pour vous tenir en garde. Car, s'il tend assez ouvertement des filets et des piéges aux hommes du siècle qui sont tout à fait animaux et charnels, parce qu'il est sûr de les prendre très-facilement; pour vous, vous êtes prudents et semblables aux cerfs qui tuent les serpents, et vous désirez vous désaltérer à la source de la vie; ce redoutable chasseur n'emploie que les filets les plus subtils et les plus imperceptibles, et il met en usage les plus artificieuses et les plus adroites tromperies. C'est pourquoi je vous prie instamment. de, vous humilier sous la main puissante du Dieu dont vous êtes les ouailles. Suivez avec soumission les, conseils de ceux qui connaissent mieux que vous les artifices incroyables de ce chasseur dont vous êtes poursuivis. Ils se sont éclairés et instruits far l'exercice dans lequel ils vivent depuis longtemps, et par les fréquentes expériences qu'ils ont faites en eux-mêmes et en beaucoup d'autres personnes.
2. Nous connaissons maintenant les chasseurs et la proie dont le Prophète a voulu parler en ce verset, voyons à présent quels 'sont les filets dont il parle. Je rie veux rien inventer de moi-même, ni vous proposer quoique ce soit de douteux. Que l'Apôtre; nous montre lui-même quels sont ces filets ; car il n'ignore pas quelles sont les pensées des chasseurs de nos âmes. Dites-nous donc, grand Apôtre, quels sont les filets du diable, dont l'âme fidèle se réjouit d'avoir été délivrée? " Ceux, dit-il, qui veulent devenir riches en ce siècle, tombent dans les tentations et dans les filets du démon (I Tim. VI, 9). " Les richesses de ce siècle sont-elles donc les piéges que nous tendent les démons ? Hélas ! combien peu d'hommes peuvent se réjouir d'en être entièrement délivrés, combien même au contraire s'affligent de ne s'y pas voir assez engagés, et font tout ce qu'ils peuvent pour s'en envelopper, et s'en embarrasser davantage ! Vous qui avez quitté toutes choses, et qui vous êtes attachés à suivre le fils de l'Homme qui n'a pas ou reposer sa tète (Luc. IX, 58), réjouissez-vous et écriez-vous : " Il m’a délivré du filet (les chasseurs. " Rendez-lui de tout votre esprit, de toute votre âme, de toutes vos forces, et du plus profond de votre coeur, les louanges et les actions de grâces que vous lui devez, en répétant dans les transports de votre reconnaissance : " Il m'a délivré du filet des chasseurs. " Et pour apprendre combien grand est ce bienfait., et quels dons vous avez reçus de Dieu, écoutez ce qui suit : " Et il m'a encore délivré de la parole mordante de mes ennemis. " O homme indigne de ce nom, et qui mérites plutôt le nom de bêta, tu ne craignais donc point les filets qu'on avait tendus pour te perdre. Crains au moins le coup qui te menace : " il m'a délivré de paroles mordantes, " dit le Psalmiste: Quelles sont ces paroles menaçantes et formidables, sinon celles de l'insatiable enfer criant : apportez, apportez, frappez, déchirez, tirez au plus vite, hâtez-vous de les dépouiller ? Quelle est cette parole terrible, sinon celle-ci : " Exterminons l'homme méchant, afin qu'il ne puisse voir la gloire de Dieu (Isa. IX, 15). " Ces paroles ne sont-elles pas semblables au cri que font entendre les chasseurs dans leur joie d'avoir pris la bête qu'ils poursuivent? Enlevez-la, enlevez-la, disent-ils; mettez-la à la broche, approchez-là du feu, plongez-la dans des chaudières bouillantes. Ce fut par ces paroles mordantes que les Juifs cruels, poursuivirent Notre-Seigneur , lorsqu'ils s'écrièrent : " Enlevez-le , enlevez-le,crucifiez-le (Joan, XIX, 15), O parole horrible ! impitoyable ! cruelle ! Leurs dents étaient véritablement alors des armes et des flèches, et leur langue un glaive tranchant. Seigneur, vous avez entendu cette parole mordante : pourquoi cela, Seigneur, sinon pour nous délivrer nous-mêmes de paroles plus redoutables et plus accablantes encore ? Il était dans votre excessive bonté que nous ne fussions pas dans la nécessité de souffrir ce que vous avez daigné souffrir vous-même pour nous.
3. Les hommes du siècle, lorsque nous tâchons de leur persuader de faire pénitence, nous répondent comme dans l’Évangile : " Cette parole est bien dure (Joan. VI, 6). " Jésus-Christ parlait alors de pénitence, mais en figure, ne voulant pas s'expliquer ouverte devant des hommes à qui il n'était pas donné de connaître le mystère du royaume de Dieu. Lorsqu'il leur dit : " Si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme, et si vous ne buvez son sang, vous n'aurez point la vie en vous (Joan. XIX,15)," ils lui répondirent: "cette parole est dure, et aussitôt ils s'éloignèrent de lui." Qu'est-ce que manger sa chair et boire son sang, sinon participer à ses souffrances et imiter la vie qu'il amenée en sa chair? De sorte que l'adorable sacrement de l'Autel dans lequel nous recevons le corps de Jésus-Christ, nous apprend que comme les espèces et les apparences du pain entrent visiblement dans notre corps , ainsi Notre-Seigneur entre visiblement en nous, par les sentiments qui l'ont animé pendant qu'il vivait sur la terre, afin d'habiter et de vivre par la foi dans nos coeurs. Car lorsque la justice entre dans nos âmes, c'est celui qui a été fait notre justice, par le Père Eternel, qui entre véritablement en nous : or, celui qui demeure en la charité, demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui (I Joan. IV, 16). Mais il y a bien des personnes qui nous disent, comme les Juifs autrefois : cette parole est bien dure ! Est-il donc possible que l'on trouve pénibles des peines qui; sont si légères, et qui, pour un moment de souffrance,. nous l'ont mériter une gloire dont on ne saurait concevoir le prix, et dont nous devons jouir éternellement (I Cor)? Est-ce une chose dure et fâcheuse de racheter, par un travail extrêmement. court et léger, des supplices et des tourments qui ne doivent jamais finir, et que nul esprit n'est capable de comprendre? Vous trouvez ces paroles : " Faites pénitence, " insupportables. Vous êtes dans une grande erreur : vous en entendrez un jour de vraiment terribles, affreuses, effroyables. " Allez, maudits, dans le feu éternel (Matth. XXV, 41). " Voilà les paroles que vous devez craindre et estimer insupportables. Alors vous trouverez que le joug du Seigneur est doux, et que son fardeau est léger. Si vous n'êtes pas encore capables de croire que ce joug est doux en lui-même, au moins vous ne pouvez ignorer qu'il ne le soit extrêmement en comparaison de ces terribles paroles.
4. Mais vous, mes frères, qui êtes libres comme l'oiseau dans l'air et devant qui on jette des filets sans les pouvoir prendre ; vous qui avez entièrement abandonné les richesses de ce siècle, pourquoi craindriez-vous ces paroles formidables, puisque vous avez le bonheur d'être sortis de ces peines? Vous êtes heureux, Idithum, ô vous pour qui le Psalmiste a écrit quelques-uns de ses psaumes, vous êtes heureux d'avoir passé par dessus ces filets sans y avoir été pris, et de n'être plus du nombre de ceux à qui on doit adresser ces terribles paroles. Car à qui dira-t-on : " Allez maudits dans le feu éternel, j'ai eu faim et vous ne m'avez pas donné à manger (Matth. XXV, 41 )? " A qui, dis-je, 132 adressera-t-on ces paroles, sinon à ceux qui auront possédé les richesses de ce monde? Vos coeurs, mes frères, ne sont-ils pas dans une extrême allégresse en m'entendant parler ainsi? Ne sont-ils pas remplis d'une joie toute sainte et toute spirituelle? Votre pauvreté ne vous est-elle pas plus précieuse que tous les trésors du monde? Cette pauvreté, dis-je, qui vous délivre de ces paroles de malédiction? Car comment Dieu peut-il exiger que nous lui donnions des biens que nous avons abandonnés pour son amour? Et néanmoins, vous ne laissez pas de les lui donner en effet, de nourrir et de revêtir Jésus-Christ du fruit du travail de vos mains, en sorte qu'il ne manque de rien. Rendez donc grâces à Dieu. Que chacun de vous soit dans des transports de joie et s'écrie " Il m'a délivré du filet des chasseurs et de la parole mordante de mes ennemis." Oui, réjouissez-vous, mais cependant que ce soit encore avec tremblement. Je veux que vous soyez dans la joie, mais non pas que vous pensiez être en sûreté. Ayez cette sainte joie que le Saint-Esprit répand dans les âmes, mais soyez toujours dans la défiance et sur vos gardes, afin de ne point retomber dans vos premières fautes.
5. Que pensez-vous avoir à craindre pour l'avenir?
Une chose seulement, mais une chose horrible, le péché dé
Judas, le péché d'apostasie. Vous avez eu le bonheur de prendre
les ailes de la colombe, et de vous envoler jusqu'à ce que vous
ayez trouvé le repos; car, au lieu de repos, il n'y avait pour vous
sur la terre que travail, douleur, affliction d'esprit. Qu'avons-nous donc
à craindre pour ceux dont le vol est si élevé ? C'est
qu'ils s'arrêtent à regarder sur la terre quelque corps mort,
on quelque autre pâture semblable, dont les chasseurs se servent
pour les attirer dans leurs filets , si non qu'étant charmés
par les objets (lue leur présentent les démons, ils ne se
jettent dans les piéges que leur ont dressés ces impitoyables
chasseurs, et qu'ils ne tombent dans un état bien plus déplorable
que celui où ils étaient avant leur conversion? Je vous assure,
mes frères, que ce qu'il y a de plus à craindre, c'est que
ceux qui sont maintenant à Dieu ne retournent à leurs vomissement,
ou seulement par leurs désirs, ou môme parleurs actions. Nous
voyons dans l'Écriture-Sainte (Num. XIV, 3), que les enfants d'Israël,
ne pouvant retourner de corps en Egypte, parce que la mer Rouge, qui s'était
refermée derrière eux, leur barrait le passage, y retournèrent
par le désir de leur coeur. Chacun de nous, doit vivement appréhender
d'en venir là et de mériter, par ses fautes, que Dieu le
rejette, et le vomisse ostensiblement de sa bouche : ou si la honte l'empêche
de tomber dans une apostasie extérieure et manifeste, au moins,
il doit craindre que la tiédeur ne le fasse tomber peu à
peu dans une apostasie intérieure et secrète, et que, sous
l'habit religieux, il n'ait un coeur mondain et n'embrasse les consolations
du siècle autant qu'elles se peuvent présenter dans notre
condition; car nous ne sommes pas plus saints que l'Apôtre qui craignait
que, après avoir prêché aux autres, il ne fût
réprouvé lui-même (I Cor. IX, 27). Et nous devons demeurer
dans cette crainte jusqu'à ce que les filets de notre ennemi soient
entièrement rompus, jusqu'à ce que notre âme soit délivrée
de ce corps. C'est pourquoi nous voyons clans l'Écriture que les
yeux prennent quelquefois les âmes comme une proie (Thren. III, 51).
Il n'est donc pas raisonnable que l'homme en cette vie, se croie en sûreté,
puisqu'il porte toujours avec lui le piège dont l'ennemi se sert
pour le perdre; mais il est bien préférable pour lui qu'il
établisse sa demeure dans le secours du Très-Haut, afin de
se garantir par ce moyen de toutes les embûches que l'ennemi lui
prépare
2. Si vous désirez véritablement cette nourriture céleste, et si vous demandez , non par ambition et par vanité, mais avec humilité, que les anges vous la donnent, écoutez ce que fit Notre-Seigneur que le démon tentait, et engageait à changer des pierres en pain (Matt. IV, 3 ), il lui résista, et lui dit : " L'homme n'entretient pas sa vie seulement par le pain, mais par toute parole qui sort de la bouche de Dieu (Deut. II, 3) : " et après qu'il eut surmonté les tentations et chassé le tentateur, les anges s'approchèrent et le servirent. Si donc vous voulez être secourus par le ministère des anges, fuyez les consolations du siècle, et résister aux tentations du diable. Que votre âme refuse de se consoler, d'une autre manière, si vous voulez trouver vos délices à vous entre tenir de Dieu. Lorsque vous sentez l'aiguillon de la faim qui vous presse, l'ennemi tâche de vous persuader de courir au pain de la terre mais écoutez plutôt le Seigneur, qui vous dit : " Ce n'est pas seulement par le pain que l'homme peut entretenir sa vie. " En effet, pourquoi tous ces soins qui vous absorbent? Pourquoi vous mettre en peine du boire et du manger, du vêtir et du coucher, sinon pour la conservation de votre corps? Vous pouvez trouver toutes ces choses en une seule dans la parole de Dieu. Cette parole est une manne qui contient tous les goûts et toutes les odeurs les plus délicieuses; elle établit les hommes dans un vrai repos : elle n'a rien que de vrai , elle est pleine de douceur : et sa douceur est toute salutaire elle apporte bonheur et sainteté à ceux qui en font leur nourriture.
3. Voilà les avantages et les grâces que Dieu nous promet pour la vie présente. Mais qui pourrait expliquer les biens qu'il nous promet pour l'avenir? Si la seule attente et la seule espérance des justes est pleine de joie, et d'une joie si grande que la possession de tout ce qu'on peut désirer en ce siècle ne saurait; jamais mériter de lui être comparée, qui pourrait concevoir quel sera le bonheur qu'ils attendent? Non jamais, grand Dieu, l'oeil n'a vu les biens que vous avez préparés à ceux qui vous aiment (Prov. X, 2), si vous lie le lui avez montré vous-même. Nous recevons donc de Dieu quatre sortes de bienfaits, lorsqu'il nous couvre de ses ailes. Il nous cache et nous protège ainsi comme des poussins contre la serre des vautours et le bec des milans, c'est-à-dire contre les puissances de l'air. Il nous procure un ombrage salutaire, repousse loin de nous les rayons trop ardents du soleil, enfin il nous nourrit et nous échauffe sous ses divines ailes. Aussi le Prophète dit-il ailleurs: " Il m'a caché dans son tabernacle durant les mauvais jours ( Psal. XXVI, 5). " Ces mauvais jours signifient le temps que nous demeurons sur cette terre étrangère qui a été mise en la puissance des méchants, sur cette. terre d'où la paix est bannie, et où le Dieu de paix ne règne point : car s'il y régnait, pourquoi dirions-nous dans la prière que nous faisons tous les jours : "Que votre règne arrive (Matt. VI, 20) ? " C'est pour cela que nous nous cachons, même selon le corps, dans les monastères et. dans les bois. Et si vous désirez savoir combien nous gagnons à nous cacher ainsi, il est aisé de vous le montrer. Je crois qu'il n'y a personne parmi vous qui ne fût honoré comme un saint, et qui ne fût regardé comme un ange, s'il faisait dans le monde le quart de ce qu'il fait ici, tandis qu'il trouve tous les jours assez de sujet de s'accuser de négligence, et de se reprocher bien des fautes. Pensez-vous que ce soit un médiocre avantage de n'être pas estimés saints avant de l'être ? Et ne craignez-vous point , en recevant la récompense méprisable que donne le monde, de vous voir privés de celle que nous attendons dans l'autre? Il est donc nécessaire de nous tenir cachés et inconnus, non-seulement aux yeux des autres, mais encore plus à nous-mêmes. Car c'est ce que Notre-Seigneur nous ordonne par ces paroles : " Quand vous aurez fait toutes les choses qui vous seront commandées, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles, nous avons fait ce que nous étions obligés de faire (Luc. XVII, 10). " Nous serions bien malheureux si nous ne l'avions pas fait. Notre plus grande vertu et notre souveraine sécurité consistent à vivre dans une solide et sincère .piété, à considérer beaucoup plus les grâces qui nous manquent que celles que nous pensons avoir obtenues, et à oublier ce qui est fait, pour ne nous occuper que des choses qui nous restent à faire. Voilà donc comme nous avons le bonheur d'être cachés, ainsi que j'ai dit, sous les ailes du Seigneur. Peut-être, est-ce en ce sens qu'il faut entendre l'ombre dont Marie fut recouverte par le Saint-Esprit, quand elle tenait caché aux yeux des hommes l'incompréhensible mystère de sa maternité.
4. Le Prophète dit encore dans un antre endroit : " Vous avez mis ma tête à couvert le jour du combat (Psal. CXXXIX, 1). " Car, de même que la poule, voyant venir un oiseau de proie, étend ses ailes afin que ses poussins viennent se cacher dessous, et y trouvent un refuge assuré , ainsi la bonté souveraine, et l'ineffable charité de Notre-Seigneur se tient préparée pour nous secourir, et s'étend sur nous en nous ouvrant et nous présentant on sein. C'est pourquoi l'âme fidèle lui dit, comme nous lavons vu plus haut : " Vous êtes mon refuge. "
Vous voyez donc comme nous trouvons une ombre salutaire, et la protection dont nous avons besoin, sous les ailes dit Seigneur ; car, de même que l'astre du jour, tout excellent et nécessaire qu'il soit, fait mal, par l'excès de sa chaleur, si elle n'est tempérée, à la tête des personnes qui l'ont délicate et faible, et, par sou éclat, blesse les yeux malades, ce qui ne vient pas de ce que le soleil est mauvais, mais de ce que nous sommes malades, ainsi en est-il du Soleil de justice. Et c'est pour cette raison que le Sage nous donne cet important avis: " Ne soyez point juste à l'excès (Eccl. VII, 17). " Ce n'est pas que la justice ne soit bonne, mais c'est que tant que nous sommes faibles, il est nécessaire que la grâce que nous recevons, toute bonne qu'elle est, soit modérée, de peur que nous ne tombions dans l'indiscrétion ou dans la vanité. D'où vient qu'en priant avec ferveur et avec assiduité, nous ne pouvons pas arriver à cette abondance de grâces que nous désirons ? Pensez-vous que cela vienne de ce que Dieu soit devenu pour nous avare ou pauvre, impuissant ou inexorable? Non, non, tant s'en faut. Mais il connaît ce que nous sommes, et il a la bonté de nous tenir à l'ombre, de ses ailes.
Il ne faut pas néanmoins, pour cela, que nous cessions
de le prier: parce que s'il ne nous accorde pas ce qui pourrait satisfaire:
pleinement; notre désir, du moins il nous donne de quoi le sustenter;
et s'il ne veut pas répandre sur nous une ardeur extrême,
au moins il a soin de nous échauffer, comme la mère échauffe
ses petits, par une chaleur tempérée. Car c'est le quatrième
avantage que nous retirons, de la protection de Dieu, qui nous conserve
sous ses ailes, comme la poule abrite et réchauffe ses petits, et
nous empêche de nous éloigner de lui, de peur que nous ne
perdions la vie, par le refroidissement de la, charité, qui n'est
répandue et entretenue en nous, que par l'esprit qu'il nous communique.
Ce sera donc sous ses ailes, que vous espérerez en toute assurance,
et que vous trouverez, dans, les biens de la vie présente un motif
certain d'espérer fermement ceux qu'il vous prépare pour
l'avenir.
2. La grâce de la protection divine est comparée à un bouclier, avec beaucoup de raison. Le bouclier est large et étendu par en haut, afin de couvrir la tête et les épaules, et étroit par' 'en bas, afin d'être moins pesant, et principalement parce que les jambes, qu'on doit garder, offrent peu de largeur, et ne sont pas si facilement, blessées, et que d'ailleurs les blessures qu'on y 'peut recevoir ne sont pas si dangereuses. De même Jésus-Christ ne donne -à ses soldats le secours des choses temporelles, qu'avec beaucoup de mesure et de parcimonie, et seulement autant qu'ils en ont besoin pour la conservation de ce corps, qui est comme les parties inférieures de l'âme : il ne veut point leur donner une abondance de biens temporels qui leur deviendraient un fardeau trop pesant. Il veut qu'ils se contentent, selon la parole de l'Apôtre (I Tim. VI, 8), d'avoir le vivre et le vêtement. Mais quant à l'âme, qui est la partie supérieure de notre être, il lui donne des biens spirituels en beaucoup plus grande étendue, et lui communique une abondance de grâces spirituelles. Et c'est pour cela que Notre-Seigneur dit dans l'Évangile : " Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et tons les autres biens dont vous pouvez avoir besoin seront ajoutés à ceux-là (Matt. II, 33)." Il est certain qu'il entendait par là, le vivre et le vêtement, dont il venait de dire que nous ne devions point nous inquiéter.
Or, si Notre Père céleste nous donne l'un et l'autre avec une bonté toute paternelle; c'est pour deux raisons; c'est de peur que nous ne pensions qu'il est fâché contre nous, s'il nous les refuse, et qu'ainsi nous ne tombions dans le désespoir : en second lieu, c'est de crainte que les inquiétudes excessives avec lesquelles nous rechercherons ces biens ne nuisent beaucoup aux exercices spirituels : car si nous manquons, de ces biens, nous ne pouvons ni vivre ni servir Dieu. Mais plus ils sont réduits, mieux nous nous en trouvons.
3. " La vérité divine vous servira donc de défense et de bouclier. Vous n'aurez point de ces terreurs qui arrivent durant la nuit; vous ne craindrez point la flèche qui vole durant le jour; ni les entreprises qui se font dans les ténèbres, non plus que les attaques ouvertes et les démons du midi. " Ces paroles marquent quatre sortes de tentations, dont nous sommes assaillis encontre lesquelles, nous avons besoin d'être couverts et environnés du bouclier du Seigneur, à droite et à gauche; devant, et derrière. Car il faut que vous sachiez que jamais personne ne vivra sur la terre sans éprouver quelque tentation quand l'une cesse, on doit en attendre une autre avec assurance : que, dis-je avec assurance ? c'est bien plutôt avec crainte que je dois dire : et si nous demandons d'en être délivrés, ne nous promettons jamais, dans ce corps de mort, un repos entier et une parfaite liberté. Et il faut que nous considérions sur ce sujet que la bonté avec laquelle Dieu nous traite est si grande, que lorsqu'il souffre que nous soyons longtemps occupés par certaines tentations, c'est afin que nous échappions à d'autres plus périlleuses , et que lorsqu'il nous délivre promptement de certaines épreuves, c'est pour nous exercer par d'autres qu'il prévoit plus utiles pour nous.
Il faut que nous considérions quelles sont ces
quatre tentations mais ce sera dans un autre discours. Je crois que ces
tentations s'élèvent contre ceux qui se convertissent à
Dieu dans le même ordre qu’ elles sont ici, et que, dans le combat
spirituel, elles sont comme les chefs de toutes les autres tentations qui
nous attaquent
Le bouclier du Seigneur nous est donc bien nécessaire, surtout au commencement de notre conversion, pour nous protéger contre les frayeurs qui surprennent pendant la nuit : en effet, ce ne sont pas les afflictions et les contradictions qui sont proprement une tentation : mais c'est plutôt la crainte qu'on a qu'elles n'arrivent. Car si nous sommes tous dans les travaux et les peines, nous ne sommes pas tous, pour cela, dans la tentation. Quant à ceux qui sont tentés, il est certain qu'ils souffrent beaucoup plus par la crainte des peines à venir que par suite des douleurs présentes.
2. Ainsi donc, la crainte même étant une tentation, c'est avec raison qu'il a été dit que celui qui est à couvert par le bouclier du Seigneur ne la craindrait point. Peut-être sera-t-il attaqué, peut-être sera-t-il tenté, peut-être craindra-t-il la nuit , mais cette crainte ne lui sera point nuisible. Au contraire, il en deviendra plus innocent, pourvu que cette crainte n'ait point prévalu sur son esprit ; et l'exercice qu'elle lui aura donné le corrigera et le rendra pur, selon cette parole de Job Ceux qui passeront par l'épreuve de la crainte seront purifiés (Job. XLI, 15). Cette crainte est une fournaise ardente ; mais la vérité divine fait qu'elle ne consume pas, et qu'elle éprouve seulement. Cette crainte est bien celle de la nuit et des ténèbres ;liais les rayons de la vérité la dissipent aisément. Car tantôt cette vérité met sous les yeux du coeur la vue des péchés que l'on a commis, afin, comme dit le Prophète en parlant de lui, que nous soyons préparés aux afflictions, en confessant nos iniquités, et en faisant réflexion sur nos péchés ; tantôt cette vérité nous rappelle les supplices éternels que nous avons mérités, afin que nous regardions comme des délices les maux que nous souffrons, en comparaison de ceux dont nous nous voyons préservés ; tantôt elle éveille notre attention sur les récompenses éternelles, auxquelles nous aspirons, en nous rappelant fréquemment à la pensée, que toutes les afflictions de cette vie ne sont pas dignes d'être comparées à la gloire que Dieu fera éclater un jour en nous (Rom. VII, 18). Tantôt, enfin, elle nous remet en mémoire toutes les douleurs que Jésus-Christ a endurées pour nous, qui ne sommes que des serviteurs inutiles, afin que nous rougissions de ne vouloir pas ; souffrir pour nous les peines mêmes les plus légères.
3. Mais peut-être la vérité, a déjà prévalu,dans le coeur de, ceux qui m'écoutent, d'autant plus qu'elle est si abondante et si forte, qu'elle donne à ceux qu'elle couvre, et qu'elle défend, la puissance, non-seulement de repousser cette crainte, mais aussi de la chasser tout-à-fait. La nuit est passée. Craignez donc maintenant la flèche qui vole durant le jour, et marchez avec toute sorte de modestie, comme doivent le faire les enfants du jour et de la lumière. Cette flèche a le vol rapide, elle pénètre à peine dans les chairs, mais les blessures qu'elle fait ne sont pas légères, elles causent promptement la mort ; c'est la flèche de la vaine gloire; elle n'attaque donc point les âmes faibles et timides, qui vivent dans le relâchement et dans la langueur. Mais ceux qui paraissent les plus fervents ont sujet de craindre. Qu'ils prennent donc garde à eux, et ne se laissent point surprendre par cette tentation, et qu'ils aient un soin extrême de ne quitter jamais le bouclier invincible de la vérité ; car qu'y a-t-il de plus contraire à la vanité ? Et ce ne sont pas ces vérités mystérieuses, si relevées et si difficiles à comprendre, qu'il faut opposer à cette flèche ; il suffit que l'âme se connaisse véritablement elle-même, et qu'elle sache bien la vérité pour ce qui 1a concerne. Certainement, il est très-difficile, si je ne me trompe, de s'enorgueillir aux paroles de ceux, qui se plaisent à louer les hommes durant leur vie, si on s'examine intérieurement, et si on se considère sérieusement à la lumière de la vérité. Car tout homme qui pense à sa propre condition ne se dira-t-il pas à lui-même : " Pourquoi t'enorgueillir, cendre et poussière (Eccle. X, 9) ? " Et s'il regarde la corruption de sa nature, ne sera-t-il pas contraint d'avouer qu'il n'y a rien dé bon en lui ? Ou bien s'il trouve en lui quelque bien, du moins il ne trouvera pas de quoi répondre à l'Apôtre, qui lui dit : " Qu'avez-vous: que vous n'ayez pas reçu (I. Corinth. IV, 7) ? " Et encore : " Que celui. qui est debout, prenne garde de ne pas tomber (I. Corinth. X, 13).", Enfin; s'il examine et observe toute chose avec fidélité, il lui sera facile. de reconnaître qu'il n'a pas la puissance d'aller avec dix mille combattants au devant de celui qui vient à lui avec vingt mille, et que c'est avec sujet que toutes ses justices ne sont considérées que comme un linge souillé d'un sang impur.
4. Nous avons encore besoin d'opposer cette vérité à d'autres tentations qui suivent celles dont je viens de vous parler. Car notre ancien ennemi, après avoir été vaincu, n'abandonne pas pour cela son entreprise; mais il essaie de nous attaquer par des moyens plus subtiles que ceux qu'il a mis en usage jusqu'alors. Il a éprouvé que la tour qu'il a attaquée était fermé et inébranlable de tous côtés. Il ne peut plus riens entreprendre ni à gauche, en se servant de la crainte pour nous faire. perdre le courage, ni à droite, en s'efforçant de nous ébranler par les louanges des hommes, et il voit qu'il nous a attaqués de ces deux côtés, sans aucun succès. Mais il dit en lui-même : Si je ne puis me rendre maître de cette place par la force, je le pourrai peut-être par quelque trahison. Or, quels seront les traîtres auxquels il aura recours ? Ce sera la cupidité, qui est la racine de toutes sortes de péchés. Ce sera l'ambition, qui est un mal subtil, un venin secret, une peste cachée, une source de tromperies, la mère de l'hypocrisie; l'ambition, dis-je, qui produit l'envie, donne naissance aux vices, nourrit le crime, détruit la vertu, ruine la sainteté , aveugle les coeurs; qui se sert des remèdes mêmes pour faire naître des maladies , et fait tomber les hommes dans la langueur parles choses mêmes qui devraient les guérir et les fortifier.
Il a méprisé la vaine gloire, dit l'ennemi, parce qu'elle est vaine. Il se porterait, peut-être, à aimer quelque chose de plus solide ; il rechercherait peut-être plus volontiers les honneurs et les richesses. Combien ces entreprises de notre ennemi qui se font dans les ténèbres de cette vie en ont-elles fait tomber dans les ténèbres extérieures, en les dépouillant de la robe nuptiale, et rendant les vertus qu'ils ont exercées entièrement vides du véritable esprit de la piété. Combien d'âmes ce dangereux ennemi a-t-il fait tomber honteusement par sa malice artificieuse? Combien leur chute a-t-elle donné sujet de craindre une soudaine ruine à ceux qui ne s'apercevaient pas des mines secrètes de l'ennemi ? Mais qu'est-ce qui entretient dans le coeur ce ver qui le ronge, sinon l'égarement de notre âme, et l'oubli de la vérité? Et qu'est-ce qui nous peut faire découvrir ce traître ennemi, et nous montrer ses desseins ténébreux, sinon la lumière de la vérité qui nous dit : " Que sert à l'homme de gagner tout le monde, s'il se ruine et se perd soi-même entièrement (Matth. XVI, 26), " et qui nous déclare, que " les puissants seront puissamment tourmentés (Sap. VI, 7)? " C'est elle aussi qui nous remet fréquemment dans l'esprit combien les joies de l'ambition sont vaines et frivoles, combien le jugement que Dieu fera des ambitieux sera terrible, combien les jouissances qu'ils se proposent seront courtes ; combien la fin que doit avoir leur grandeur est incertaine.
5. Les tentations dont je viens de parler sont celles par lesquelles Satan osa éprouver le Fils de Dieu même; mais il n'a pas eu la hardiesse de le soumettre à la quatrième (a) tentation dont il me reste à vous parler, c'est celle qui naît de l'ignorance. Cet ennemi ne pouvait pas douter qu'il. n'y eût une sagesse et une connaissance parfaite dans celui qui lui fit de si. prudentes et de si sages réponses, qu'il ne lui donna jamais le moyen de découvrir ce qu'il désirait tant savoir. Il s'efforça, par la première tentation, de persuader à Notre-Seigneur qui souffrait la faim, de changer en pain les pierres du désert; mais lui, sans dire s'il pouvait ou s'il ne pouvait point faire ce miracle, lui fit connaître qu'il y a une autre nourriture que celle qu'il lui proposait, en lui répondant : " L'homme ne se nourrit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (Matth. IV, 4). " Dans la seconde tentation, Satan conseille à Notre-Seigneur de se précipiter, en lui assurant qu'il ne se ferait point dot mal, s'il était le Fils de Dieu, et que toute la ville eu le voyant en l'air, lui donnerait des louanges et des acclamations ; et il répondit à cette proposition de telle sorte, qu'il ne déclara point s'il était le Fils, de Dieu, ou s'il ne l'était pas. La troisième tentation à laquelle Satan soumit Notre-Seigneur fut l'ambition, quand il lui promit de lui donner tous les royaumes du monde, s'il se prosternait devant lui pour l'adorer. Voyez-vous comme l’ambition conduit les hommes à l'adoration du diable, parce qu'il promet à ses adorateurs qu'ils arriveront aux honneurs et à la gloire du monde ? Mais pour la quatrième tentation il s'abstient , comme j'ai dit, d'en user- à l'égard de Notre-Seigneur, ayant éprouvé par ses réponses qu'il, avait trop de sagesse pour y succomber.
6. Que fait donc cet ennemi contre les autres hommes, quand il voit qu'ils aiment la justice et haïssent l'iniquité ? Que fait-il autre chose en ces rencontres, sinon de déguiser le vice sous les apparences de la vertu ? Car il s'efforce de persuader le mal sous les apparences d'un bien non pas médiocre, mais le plus parfait, à ceux qu'il sait être de parfaits amateurs de ce bien, et se sert ainsi de leur ardeur même au bien pour les faire consentir plus promptement à ce qu'il désire , et pour les faire tomber plus facilement dans les piéges qu'il leur tend: C'est là le démon non-seulement du jour, mais du plein midi, et peut-être est-ce lui que craignait,la sainte Vierge, lorsqu'elle fut saisie d'une
a Saint Bernard parle de cette quatrième tentation dans le quatrième sermons, n. 4.
soudaine frayeur à la vue de l'Ange qui la vint saluer (Luc. I, 29). N'était-ce pas de lui aussi que voulait parler l'Apôtre, quand il disait " Nous n'ignorons pas les pensées de cet ennemi (II Cor. II, 14) ; " car cet ange de Satan se transforme en ange de lumière ? N'était-ce pas lui encore que craignaient les disciples de Notre-Seigneur, lorsqu'ils poussèrent un cri en voyant Jésus marcher sur les eaux de la mer, pensant que c'était un fantôme (Matth. XIV, 26) ? Remarquez, je vous prie, avec moi, l'heureuse coïncidence qui fait dire à l'Évangile que ce fut en la quatrième veille de la nuit que cela se passait ; ne vous semble-t-il pas que c'est pour nous montrer que c'était contre cette quatrième tentation que les apôtres se tenaient éveillés. Je ne crois pas nécessaire de m'étendre beaucoup pour vous montrer qu'il n'y a que la vérité qui puisse nous faire découvrir les faussetés cachées sous des apparences avantageuses, car il n'y a rien de plus manifeste.
7. Quiconque voudra considérer les choses avec attention, n'aura pas de peine à trouver ces quatre sortes de tentations dans l'état général de l'Église. En effet, n'étaient-ce pas les frayeurs nocturnes qui exerçaient l'Église à sa naissance; quand tous ceux qui faisaient mourir les serviteurs de Dieu, s'imaginaient faire une couvre agréable à ses yeux ? Ensuite les ténèbres de la persécution étant dissipées, et la paix ayant comme répandu un nouveau jour sur toute la face de l'Église, la flèche rapide dans son vol lui causa des troubles plus violents, et lui fit de plus fâcheuses blessures, lorsque des chrétiens, entés par l'esprit de la chair, et désireux d'une gloire vaine et frivole, se séparèrent de l'Église, et inventèrent des doctrines pernicieuses pour se faire un nom illustre, en se faisant valoir eux-mêmes. Mais si maintenant les païens et les hérétiques nous laissent en repos, l'Église est troublée par des enfants indignes de ce nom. Sauveur Jésus, vous avez multiplié le nombre de ses enfants; mais vous n'avez pas augmenté sa joie, car s'il y en a beaucoup d'appelés, il y en a peu d'élus. Tous les hommes sont chrétiens maintenant. Et cependant tous cherchent leurs propres intérêts; non ceux de Jésus-Christ. Il n'est pas jusqu'aux dignités mêmes de l'Église, qui ne soient l'objet d'une cupidité sordide et honteuse, et d'un trafic de ténèbres ; on ne cherche plus dans ces dignités le salut des âmes, mais le luxe et l'abondance. Ce n'est que pour cela que la plupart se font couper les cheveux, fréquentent les églises, célèbrent le saint sacrifice de la messe, et chantent les louanges de Dieu. On fait impudemment tous les efforts imaginables pour obtenir des évêchés, des archidiaconnés, afin de dissiper et de consumer les revenus des Églises en superfluités et en vaines dépenses. Il ne nous reste plus, après cela, qu'à voir l'homme de péché, le fils de perdition, le démon non-seulement du jour, mais du midi, qui non content de se transfigurer
a Horstius ajoute ici " et aussi pour obtenir, des abbayes et d'autres dignités ecclésiastiques. " Mais ces mots ne se lisent point dans les autres éditions de saint Bernard non plus que dans les manuscrits.
en ange de lumière, s'élèvera aussi au dessus de tout ce qui est considéré et honoré comme Dieu (II Thess. II, 4). C'est le serpent qui s'efforce de piquer au talon l'Eglise notre mère, pour se venger de ce qu'elle lui a brisé la tête. Sans doute, ce sera alors que ses entreprises et ses attaques seront plus dangereuses et plus violentes, mais la vérité ne laissera pas encore d'en délivrer l'Église des élus, et ce sera pour eux qu'elle viendra abréger les jours, et qu'elle détruira les démons du midi par la clarté de son second avènement.
Voilà ce que j'avais à vous dire sur ces quatre tentations, et je me souviens de vous en avoir déjà entretenus dans un des sermons (a) que je vous ai faits sur le Cantique des cantiques, lorsque j'eus l'occasion de vous parler de ce démon du midi, au sujet du repos due prend l'époux durant le milieu du jour, quand, l'épouse demande en quel lieu il repose.
a C'est le trente-troisième sermon sur le Cantique
des cantiques, ce qui place ces quinze sermons vers l'an 1140. puisque
le trente-troisième sermon sur le Cantique des cantiques fut prêché
après l'année 1138.
2. L'invincible protection de la vérité est, sans doute, absolument nécessaire, non-seulement tant que notre âme demeure eu cette chair, mais encore lorsqu'elle est sur le point d'en sortir. Elle en a besoin maintenant, à cause des attaques périlleuses qu'elle a à soutenir; et dans cette dernière heure elle en aura encore un extrême besoin, à cause, des esprits malins qui se présenteront à elle d'une manière épouvantable et monstrueuse. L'ennemi fit les derniers efforts contre l'âme toute sainte du glorieux saint Martin, et cette bête cruelle sachant qu'il ne lui restait plus guère de temps (quoiqu'il n'y eût rien en ce serviteur de Dieu qui lui appartint), ne craignit point néanmoins de se présenter à lui, et de l'attaquer avec toute la fureur de sa malice infatigable. Que dis-je, n'a-t-il pas eu l'imprudente audace d'attaquer le Roi même de gloire, comme il le témoigne dans ces paroles : " Le prince de ce monde est venu contre moi, et il n'y a rien trouvé qui lui appartint (Joan. XIV, 30). " Heureuse l'âme qui durant le cours de cette vie aura repoussé les traits des tentations avec le bouclier de la vérité; et qui, ne souffrant pas que rien de mortel et d'empoisonné pénètre en elle, ne craint point d'être confondue, lorsqu'elle dira à ses ennemis, en sortant du monde: Ennemi pervers, tu ne trouveras rien en moi qui t'appartienne. Heureux le fidèle que le bouclier de la vérité environne et couvre de telle sorte, qu'il le protégé à son entrée et à sa sortie, j'entends à sa sortie de ce monde, et à son entrée dans l'autre. Oui, il est bien heureux que l'ennemi ne puisse rien entreprendre contre lui par derrière, ni l'attaquer ouvertement. Certainement alors l'âme n'aura pas moins besoin d'un conducteur fidèle, d'un consolateur puissant contre les visions horribles qui se présenteront à elle, qu'elle n'a besoin maintenant d'un aide et d'un défenseur contre les tentations invisibles dont elle est attaquée.
3. Il faut donc, mes très-chers frères, que vous glorifiiez Jésus-Christ, et. que vous le portiez en votre corps. Ce fardeau est agréable , ce poids est doux à porter, cette charge est salutaire. S'il semble qu'on en soit quelquefois accablé, si Jésus-Christ nous flagelle quelquefois et se fait rudement sentir à ceux qui regimbent contre l’aiguillon, s'il nous traite quelquefois comme on traite ces chevaux que l'on dompte avec le mords et la bride, c'est toujours un bonheur pour nous, soyez donc entre ses mains comme lin animal qui n'est fait que pour le porter, ou plutôt ne soyez point tout à fait comme la bête de somme. " L'homme, dit le Prophète, étant en honneur, n'a pas compris la dignité de sa condition, il a été comparé à des animaux incapables de raisonner, et il leur est devenu semblable (Psal. XLVIII, 13). " Pourquoi pensez-vous que le Prophète, dans ce verset, plaint si fort l'homme, ou lui fait un si grand reproche de ce qu'il est semblable à des bêtes de service ; puisque l'on voit dans un autre endroit, qu'il dit à Dieu, avec un témoignage particulier de reconnaissance et de joie : " Je suis devenu comme une bête de somme entre vos mains, et je suis toujours en votre présence (Psal. LXXII, 23). " Je pense, ou plutôt je crois, je suis sûr même qu'il y a une certaine ressemblance avec les bêtes, que l'homme doit ambitionner. Mais ce n'est pas celle qui consiste à n'avoir ni intelligence ni sagesse ; c'est celle qui consiste seulement à souffrir; à l'exemple de ces bêtes. Car le prophète n'aurait point parlé aux hommes, en les reprenant, ou en les plaignant de leur condition, s'il avait dit : l'homme étant sous le fardeau dont Dieu l'a chargé, ne lui a point fait de résistance. Il a été sous sa main comme un animal doux et soumis. Qui est celui d'entre noirs qui n'aurait pas porté beaucoup d'envie à cet animal sur lequel notre Sauveur daigna monter, pour rendre. plus recommandable aux hommes son , ineffable douceur, si cet animal avait eu l'intelligence de l'homme, et avait connu l'honneur qu'il avait de porter une charge si précieuse ? Soyez donc, mes frères, sous la main de Dieu comme des animaux, mais sans leur ressembler en tout point, soutenez avec patience le fardeau que l'on vous impose, mais reconnaissez l'honneur qui vous est fait. Considérez, avec sagesse et avec bonheur, quelle est la charge que vous portez, et quel avantage vous en devez tirer.
4. Le grand Ignace, notre martyr qui a eu le bonheur d'être instruit par le disciple que Jésus aimait, et dont les précieuses reliques enrichissent notre pauvreté, se plait à donner à une certaine (a) Marie, dans plusieurs des lettres qu'il lui a écrites, le nom de Christophore. Ce fut sans doute pour elle, une merveilleuse dignité et un honneur immense, d'avoir porté le Sauveur du monde ; car si c'est régner que de le servir, ce n'est pas avoir une charge pesante que de le porter, mais c'est être comblé de gloire. Y avait-il sujet de craindre que l’animal sur lequel était monté le Sauveur, vînt à défaillir, sous son fardeau, qu'il ne fût dévoré par les loups, ou ne tombât entre les mains des voleurs ou dans les précipices, ou quelque autre péril pendant qu'elle était conduite parle Sauveur du monde? Heureux l'homme qui porte Jésus-Christ, de telle sorte qu'il se rend digne d'être conduit par ce Saint des saints, dans la cité sainte et glorieuse du ciel ! Non, non, il n'a pas à craindre de rencontrer d'obstacles dans la voie où il marche, ni d'être arrêté à la porte de la cité céleste, car, de même que les peuples préparent le chemin à cet animal, ainsi les saints anges préparent la voie du salut à chacun des élus, selon cette parole du Prophète : " Il a commandé à ses anges de vous garder dans toutes vos voies, de crainte que vous ne heurtiez les pieds contre quelque pierre. " Mais il ne faut pas encore expliquer ce verset, il faut plutôt suivre l'ordre de l’Ecriture dans notre explication.
a Plusieurs éditions, mémo les plus anciennes, portent ici simplement : " Marie, " mais les manuscrits ajoutent " une certaine, " avec raison, selon nous, puisque dans cet endroit il ne s'agit pas de Marie, très-sainte Mère de Dieu, mais d'une Marie surnommée Cassabolite, ou Castabolite, à qui saint Ignace a écrit deux lettres que nous avons encore, et dans lesquelles il lui donne le nom de Christophore, épithète que nous retrouvons également dans une autre lettre du même saint Ignare à la mère de Dieu. En tout cas, il n'est question ici que de la Marie à qui furent écrites deux lettres qu'on regardait au temps de saint Bernard comme étant de saint Ignace.
5. " Il en tombera mille à votre gauche et dix mille à votre droite et l’ennemi n'approchera point de vous. " Vous savez que c'est de ce verset que je dois vous entretenir aujourd'hui. Dans le verset précédent, que je vous ai expliqué la dernière fois, je vous ai montré, si vous vous en souvenez, comment la protection de la vérité nous délivre des quatre plus grandes et plus fâcheuses tentations, c'est-à-dire, des frayeurs qui surprennent durant la nuit, de la flèche qui vole durant le jour, des entreprises qui se font dans les ténèbres, et des attaques du démon du midi. Ce qui suit : " Il en tombera mille à votre gauche, et dix mille à votre droite, " semble plutôt regarder l'autre vie que celle-ci. C'est pourquoi je vous ai rappelé au commencement de ce discours (comme je pense que vous vous en souvenez), ce que nous dit l'Apôtre, que la piété est utile à tout, et due c'est à elle que les biens, de la vie future ont été promis ( I Tim. IV, 5 ). Ecoutez donc maintenant, mais écoutez dans la joie de votre cœur, les promesses qui regardent la vie, éternelle, et qui doivent être l'objet de votre attente et de vos désirs. Il faut que votre coeur soit où est votre trésor. Je me souviens bien que vous avez écouté avec une attention particulière, ce que je vous ai dit de la vie présente. Mais vous devez m'écouter avec plus d'attention encore, quand je vous parle des choses qui regardent l’autre vie. Profitez de la connaissance que vous avez de l'histoire Sainte, et n'ayez pas moins de zèle et d'amour pour les biens de l'éternité, qu'en avait le faux-prophète Balaam, qui désirait, quoiqu'il fût méchant, mourir de la mort des justes, et qui demandait que les dernières heures de sa vie fussent semblables à celles des serviteurs de Dieu, (Num. XXIII, 10). Les fruits de la piété sont si grands, la récompense des justes si abondante, que ceux mêmes qui vivent dans l'injustice et l'impiété, ne peuvent s'empêcher de les désirer. Il est vrai que les cantiques de Sion leur plaisent beaucoup moins que les saules de Babylone. C'est pourquoi avec eux, il faut suspendre les instruments de musique et répandre dus larmes sur le rivage des fleuves de Babylone, et tâcher de leur persuader de pleurer et de gémir avec nous. Si nous chantons en cette vie, il faut que ce soit seulement dans les lieux où nous sommes sûrs de trouver des personnes dont les joies seront toutes spirituelles, et qui ressentent des transports d'allégresse, au son du psaltérion et au chant des cantiques de Sion. Il faut que ce soit dans la compagnie de ceux que les saints désirs remplissent d'ardeur, qui soupirent vers cette cité sainte et qui s'écrient . " Qui me donnera des ailes comme à la colombe, afin que je vole au lieu de mon repos ( Psal. LIV, 7 ). " Qu'est-ce, en effet, que tressaillir d'allégresse, sinon sortir hors de soi? Il faut avouer que la peinture, la plus agréable de la tranquillité et de la beauté d'un rivage touche bien plus au milieu des périls de la mer, ceux qui sont encore au sein de la tempête et ballottés par les flots, loin du port, presque sans espoir ,d'y aborder. Ainsi serons-nous moins touchés des promesses qui sont contenues clans le verset que je vous explique, parce qu'il n'y a personne encore à qui l'on puisse dire : " Mille de vos ennemis vont tomber à votre gauche, et dit mille à votre droite. " Mais rappelez-vous, à qui cette promesse est faite. C'est à celui qui a établi sa demeure dans l'assistance du Très-Haut, et qui demeurera constamment dans la protection du Dieu du ciel.
6. Que celui donc qui s'approche tous les jours du port du salut par ses pensées et par ses ardents désirs : que celui qui s'attache avec l'ancre inébranlable de l'espérance à cette terre, objet de tous ses voeux, se rende attentif à cette promesse, tout le temps qu'elle doit combattre sur la terre, en attendant que Dieu change l'état où elle est. Le genre de vie que vous menez est le moyen lé plus sûr, le principal moyen de vous rapprocher de ce port oit vous voulez atteindre. En demeurant fidèle à votre vocation, et en vous sanctifiant par le secours des grâces que Dieu vous fait, vous vous préparez tous les jours à sortir de cette vie pour entrer dans ce port. Ces deux choses, la vocation de Dieu, et la sanctification de nos âmes par la grâce, ont une sorte de liaison et de rapport qui ne sauraient nous tromper avec l'éternelle félicité que nous attendons. L'éternité de ses décrets est liée à l'éternité de notre bonheur. Ces deux éternités sont inséparables et dépendantes l'une de l'autre; et comme notre prédestination n'a point eu de commencement en Dieu, ainsi la gloire à laquelle nous serons élevés n'aura jamais de fin. Mais ne pensez pas que cette union et cette dépendance réciproques de ces deux éternités dont je viens de vous parler, soient une invention de mon esprit. Ecoutez ce qu'en dit l'Apôtre, et voyez comme il nous enseigne la même chose en termes extrêmement clairs : " Ceux qu'il a connus et aimés, dit-il, avant tous les temps, il les a prédestinés pour les rendre conformes et semblables à son Fils (Rom. VIII, 10). " Comment et dans quel ordre pensez-vous qu'il les doit élever à la gloire ? Car il fait toutes choses avec ordre. Pensez-vous pouvoir arriver d'un bond de la prédestination à la gloire? Assurez-vous un passage de l'une à l'autre, ou plutôt, puisque Dieu vous l'a préparé, mettez-le à profit. " Il a appelé, dit l'Apôtre, ceux qu'il a prédestinés : il a justifié ceux qu'il a appelés, et il a donné sa gloire à ceux qu'il a justifiés."
7. Il y a certainement des hommes qui trouvent cette voie bonne ils ont raison; car elle l'est, et nous ne devons pas craindre sur l'issue où elle aboutit. Le terme de cette voie ne vous doit jamais être suspect. Vous devez la suivre avec assurance, et avec d'autant plus d'ardeur, que vous êtes plus certains que chaque pas vous approche du repos qui doit heureusement terminer votre travail. " Faites pénitence, dit Notre-Seigneur, car le royaume des cieux approche (Matt. III, 2 )." Mais vous me direz peut-être : " le royaume des cieux demande qu'on lui fasse violence, et il n'y a que les violents qui l'emportent. " Je n'y saurais arriver qu'en passant à travers des troupes d'ennemis. Il y a des géants au milieu du chemin : ils sont répandus dans l'air même : ils assiègent tous les passages; ils dressent des embûches à tous ceux qui passent. Mais allez toujours avec confiance. Ne vous laissez pas surmonter par la crainte. Vos ennemis sont forts. Ils sont nombreux. Mais il en tombera mille à votre gauche, et. dix mille à votre droite. " Ils tomberont de tous côtés, pour être éternellement hors d'état de vous nuire, ce n'est pas assez pour être hors d'état même de jamais approcher de vous. A la vérité, l'auteur du péché, en voyant cela, redoublera de fureur et vous prendra en flanc, mais la miséricorde infinie, de Dieu aura soin de le prévenir, de vous accompagner en vous gardant, comme j'ai déjà dit, au moment où vous sortirez de cette vie. Sans cette protection divine, comment les forces humaines pourraient-elles résister au choc de ces esprits malins, et comment les hommes ne seraient-ils pas renversés par l'excès de leur frayeur?
8. En quelle consternation pensez-vous, rues frères, que vous tomberiez, s'il était permis à un seul de ces esprits de ténèbres, d'exercer, toute sa fureur parmi vous, et de vous épouvanter, on vous apparaissant sous des figures monstrueuses? Qui d'entre nous aurait assez de résolution pour le regarder, sas que ses sens et. son imagination n'en fussent troublés ? Vous vous rappelez que, il n'y a pas longtemps, un religieux parmi nous, qui s'était réveillé pendant la nuit, lut tellement troublé par la vue d'un fantôme, qu'il pût à peine recouvrer l'usage de la raison, et qu'on eut bien du mal à le rassurer. Vous fûtes vous-mêmes tout épouvantés par le cri terrible qu'il poussa dans sa frayeur. Véritablement vous devez être confus de ce que, en cette rencontre, la foi parut endormie en vous jusqu'à ce poila, quoiqu'à la vérité cela soit arrivé pendant le temps de votre sommeil. Mais sans doute, Dieu permit que cet accident arrivât pour nous avertir de considérer, avec tout le soin possible, quels ennemis nous avons à combattre, de peur que nous ne perdions de vue la haine qui les anima, ou que nous lie manquions de reconnaissance pour la protection divine. Il est certain que c'est la violente jalousie durit ces ennemis sont arrimés, qui les fait entrer dans une telle fureur contre nous. Leur malice invétérée redouble, surtout pendant ces saints jours, et témoigne assez combien votre serveur est pour eux un supplice insupportable. Ils exercent de même leur jalousie furieuse contre les saints, mais avec plus d'efforts que jamais, lorsqu'ils sont sur le point de sortir du monde. Toutefois, ce n'est que de flanc, pour ainsi dire, qu'ils les attaquent, car Dieu ne leur permet pas de le faire ni de les surprendre par derrière, .
9. Mais du reste, bien loin de semer les obstacles sur votre chemin, ils n'approcheront même pas de vous. Non-seulement ils n'oseront pas vous joindre pour vous blesser, mais ils ne pourront pas seulement se tenir près de vous pour vous effrayer: Peut-être craignez-vous d'être tout à coup saisis de frayeurs extrêmes, à la vue des formes monstrueuses, et des hideuses figures sous. lesquelles ils peuvent se présenter à vous. Mais soyez certains que vous serez toujours assistés par ce consolateur excellent dont il est écrit. : " Les peuples. d'Éthiopie se prosterneront devant lui, et ses ennemis mordront la poussière (Psal. LXXI, 9). " Certainement l'esprit malin sera réduit,à rien en sa présence, et ceux qui le craignent seront dans la gloire.
Sauveur Jésus, tant que vous serez présent, quel que soit le nombre des ennemis qui viennent nous attaquer, que non-seulement ils nous attaquent; mais qu'ils fondent sur nous avec furie : qu'ils nous assaillent de toutes parts : ils s'écouleront et s'évanouiront en la présence du Seigneur, comme la cire se fond à l'approche du feu (Psal. XXII, 4). Quelle crainte aurai-je donc d'ennemis qui tomberont en défaillance? Quelle frayeur pourront m'inspirer des adversaires qui trembleront eux-mêmes ? Quelle appréhension pourront-ils faire naître eu moi, quand je les verrai tomber à mes pieds ? Seigneur mon Dieu, je marcherais au milieu des ombres de la nuit, sans craindre aucun accident si vous étiez toujours avec moi ! car le jour commencera bientôt à paraître, les ombres vont bientôt se dissiper et les princes des ténèbres vont tomber de côté et d'autre. Si maintenant que nous marchons dans l'obscurité de la foi, et parmi, les suggestions malignes et cachées de nos ennemis, si maintenant que nous sommes éloignés de toute lumière, notre foi ne laisse pas d'être victorieuse, avec quelle facilité pensez-vous que la connaissance parfaite de la vérité qui nous sera totalement découverte, ferai disparaître ces images affreuses qui lie peuvent subsister que dans les ténèbres.
Et ne vous mettez pas en peine du nombre de vos ennemis. N'ayez pas peur de leur multitude. Souvenez-vous qu'au premier commandement du Sauveur (Matth. VIII, 32), une légion tout entière de démons se retira du corps d'un homme qui en était possédé depuis longtemps déjà, et n'osa point, sans son ordre, entrer dans le corps même de vils pourceaux où elle voulait se réfugier. A combien plus forte raison, sous la conduite de ce même Sauveur, tous nos ennemis seront-ils renversés de quelque côté qu'ils viennent, et forcés de s'écrier avec un étonnement et une confusion extrême : " Quelle est cette âme qui monte comme l'Aurore à son lever, belle comme la lune; pure comme le soleil, terrible comme une armée rangée en bataille (Cant. VI, 9) ? " Dans cet état glorieux, vous serez intrépides et tout à fait dégagés de craintes, et vous ne serez occupés qu'à rendre grâces à Dieu, et qu'à lui donner des louanges, en regardant avec tranquillité la confusion et la ruine de vos ennemis. Il est certain que vous n'aurez plus alors aucune attaque à soutenir. Vous ne craindrez plus la fureur de ces auteurs du péché; mais vous pourrez voir quelle est leur punition.
10. Toutes les choses que je viens de vous dire sembleraient pouvoir suffire pour aujourd'hui. Mais je crois que plusieurs d'entre vous attendent quelque chose de plus : si je ne me trompe, ceux qui sont plus désireux de s'instruire. ont envie de savoir ce que veut dire le Prophète par ces paroles : " Il en tombera dix mille à votre droite et raille à votre gauche, " ( car je ne pense pas qu'on doive entendre autre chose que le côté gauche, par ce mot de côté, qui est mis sans addition, puisque, le droit est nommé après). Sans doute aussi, ce n'est que par la raison de quelque mystère particulier qu'il est dit, qu'il tombera plusieurs ennemis à la main gauche ; mais qu'il en tombera bien davantage à la main droite. Mais ce serait tout à fait manquer de lumière et, d'esprit que de s'imaginer que ces deux nombres mille et dix mille ont été mis en ce lieu, sans aucun dessein de comparer le plus grand avec le plus petit. Ce n'est pas ainsi que nous avons accoutumé de prendre les paroles de l'Ecriture-Sainte, ni que l'Eglise les entend. Ces paroles donc: Il en tombera mille à votre gauche, et dix mille à votre droite;: signifient que les ennemis du salut ont coutume d'attaquer l'aile droite, et de faire des entreprises et des efforts de ce côté, avec une plus grande et plus violente méchanceté, et comme avec de plus fortes et plus nombreuses troupes. Et si nous considérons le grand corps de l'Eglise, nous reconnaîtrons aisément que les hommes spirituels sont: attaqués avec bien plus de violence que les charnels. Et je pense que ce sont ces deux sortes de gens que distinguent le côté droit et le côté; gauche. Evidemment la malice superbe, jalouse de notre ennemi, le porte à faire de plus violents efforts contre les plus parfaits que contre les autres, selon cette parole de l'Ecriture : " Il veut se nourrir de viandes exquises (Habac. III, 16). " Et selon cette autre parole de Job : " Il absorbera les fleuves, et ne s'étonnera point: et il a la confiance, que les eaux du Jourdain couleront dans sa bouche (Job. XL, 8). " Voilà comment cet ennemi fait la guerre aux élus. Mais ce n'est pas sans une disposition particulière de la Providence , qui ne permet pas qu'il tente les plus imparfaits au delà de ce qu'ils peuvent supporter, et leur fait même tirer beaucoup de fruit des tentations; et qui prépare, par, ce moyen, aux plus parfaits, de plus glorieux et de plus nombreux triomphes. Tous les élus seront donc également couronnés, puisqu'ils auront légitimement combattu aux deux ailes, et renversé les ennemis, et qu'on aura vu renverser chaque jour mille ennemis à gauche et dix mille à droite. Ce fut en figure de ces heureux succès de l'Eglise militante, que les femmes d'Israël, après que David eut signalé son courage et sa force, et avant que la réprobation de Saül eut été déclarée en Israël, chantaient en choeur : " Saül en a tué mille, et David dix mille (Reg. XVIII, 7). "
11. Mais si vous aimez mieux rapporter cette victoire des enfants de Dieu à chacun en particulier plutôt qu'à l'Eglise en général, vous pouvez lui donner encore en ce sens une. interprétation spirituelle, en consultant votre propre expérience. Nos ennemis s'appliquent avec beaucoup plus de vigilance et de soin, et mettent en usage beaucoup plus d'adresse et de tromperie, contre notre droite , que contre notre gauche, et se proposent bien plus ardemment de nous faire souffrir des pertes du côté de l'âme que du côté du corps. A la vérité, ces esprits méchants envient aux hommes aussi bien les prospérités corporelles que les spirituelles, et travaillent à les priver non-seulement du bonheur éternel, mais même du simple bonheur temporel. Mais il est hors de doute, qu'ils s'attachent avec beaucoup plus d'ardeur à les priver de la rosée du ciel, que de la graisse de la terre.
Je laisse à votre jugement de décider, si cette comparaison des deux parties dont l'homme se compose au côté droit et au côté gauche, est juste? Toutefois, je ne crains pas d'être repris si j'attribue les biens spirituels à la droite, et les charnels à la gauche, par vous surtout, qui avez toujours eu un si grand soin de ne pas confondre cette main droite avec la gauche, ni la main gauche avec la droite. D'ailleurs la sagesse divine autorise assez ma pensée, en plaçant dans sa main gauche les richesses et la gloire, et dans sa droite l'éternité de la vie (Pror. III, 16). Il vous serait sans doute extrêmement préjudiciable d'ignorer par quel endroit la multitude opiniâtre de vos ennemis veut vous assaillir avec plus d'ardeur et de violence. Car il faut résister avec plus de vigueur et de courage du côté où la nécessité de se défendre se fait sentir davantage, où se porte tout l'effort de la guerre, où doit se décider la lutte, où les vaincus doivent trouver une servitude pleine de honte et d'ignominie, et les vainqueurs recevoir la gloire du triomphe.
12. Enfin, c'est pour cela, et non point par une sorte de folie de votre part, qu'il semble que vous exposiez plus volontiers le côté gauche aux coups de l'ennemi, afin' de concentrer tous vos soins à la défense du côté droit. Car c'est en cette manière que tous les chrétiens doivent imiter cette prudence du serpent, que Jésus-Christ a recommandée à ses, disciples, en exposant tout;le corps, s'il en est besoin, pour mettre la tête en sûreté. C'est en cela que consiste la véritable philosophie du christianisme. C'est observer le conseil du sage, qui nous exhorte à mettre toute notre vigilance et tous nos soins à garder notre coeur, parce qu'il est le principe de la vie (Prov. IV, 23). C'est enfin imiter la miséricorde et la bonté de Dieu envers ses serviteurs, et sa conduite envers ses élus; car il a coutume de protéger et de défendre leur droite avec un soin particulier, et de délaisser la gauche en quelque sorte comme s'il feignait d'ignorer qu'elle existe. C'est ce qui fait dire au Prophète, en parlant de lui : " Je m'appliquais à considérer que le Seigneur m'est toujours présent et me regarde toujours, parce qu'il ne cesse point d'être à mit droite, afin que je ne sois pas ébranlé (Is. XV, 3). " Ne vous semble-t-il pas qu'il ne tenait que la main droite du saint homme Job, et qu'il ne grenait garde qu'à elle, puisqu'il avait permis à l'ennemi d'exercer librement sa fureur, non-seulement sur ses possessions, mais aussi sur son propre corps. " Respecte seulement son âme, avait dit le Seigneur à Satan (Job. II, 6). " O bon Jésus, tout mon désir est que vous soyez toujours à ma droite. Je vous demande instamment- de tenir toujours cette droite dans votre main. Car je sais et je suis certain que nulle adversité ne pourra me nuire, tant que 'nulle iniquité ne dominera en moi. Qu'on dépouille en attendant, qu'on meurtrisse mon côté gauche, qu'on l'accable d'outrages et qu'on le charge d'opprobres, je l'expose volontiers aux coups, pourvu, Seigneur, que vous ayez la bonté de conserver mon âme, et que vous daigniez être ma protection et ma défense pour ce qui est de ma droite.
13. On pourrait aussi, avec beaucoup de raison; par ces mille ennemis qui tombent à gauche; entendre plutôt les hommes que les démons : parce que la plupart ne nous sont opposés et ne nous font la guerre qu'à cause de biens temporels et passagers, en voyant avec un eeil d'envie que nous les possédons, ou plutôt en s'affligeant, par une cupidité injuste, de ne les posséder pas eux-mêmes. Car il y en a qui s'efforcent de dépouiller les serviteurs de Dieu, des biens de ce monder; ou de leur ravir la faveur et la bienveillance des hommes; ou mérite de leur ôter la vie du corps. La persécution des hommes peut aller jusque là, mais ils ne sauraient nuire aux âmes. On voit au contraire que c'est plutôt à l'occasion des biens célestes et éternels que les démons ressentent de la jalousie à notre égard. Ce n'est pas toutefois dans le désir d'acquérir pour eux ces biens dont ils nous veulent priver (car ils savent que la perte qu'ils en ont faite est irréparable) : c'est seulement afin que le pauvre qui est tiré de la poussière, ne puisse arriver à ce bonheur, dont ces malheureux esprits que Dieu avait créés dans un état de gloire, sont déchus sans retour. Ces esprits malins et opiniâtres: sont affligés de voir que la fragilité des hommes obtienne une gloire, dans laquelle ils n'ont pu se maintenir. S'il arrive quelquefois qu'ils s'efforcent de causer à quelqu'un quelque dommage temporel, ou s'ils se réjouissent de lui en voir arriver, tout leur dessein et toute leur pensée, c'est que ces pertes extérieures soient pour ceux qui les souffrent ou pour tout autre, l'occasion d'une perte intérieure et spirituelle ; comme au contraire, toutes les fois que les hommes entreprennent de nous persuader quelque chose de funeste à notre droite, ce n'est pas ce dommage spirituel qu'ils se proposent principalement, mais ils veulent, par là, procurer quelque profit temporel soit à eux, soit à nous, soit à eux et à nous en même temps. Ils n'ont en vue que le bien ou le mal qui peut en résulter, et qu'ils ont l'intention de s'assurer ou de repousser loin d'eux, à moins qu'ils ne soient assez méchants pour se changer en démons, et pour désirer que les personnes qu'ils haïssent tombent dans la damnation éternelle.
14. pourquoi sommes-nous si languissants et si endormis à l'égard des biens spirituels, puisque nous sommes l'objet d'attaques si nombreuses de la part de nos ennemis spirituels ? J'ai honte d'en convenir; mais ma douleur est trop violente pour me permettre de me taire. Combien, mes frères, n'en trouve-t-on pas même parmi ceux qui ont embrassé la vie religieuse, et qui font profession de vivre dans un état de perfection, qui semblent avoir mérité cet oubli de Dieu, dont parle le prophète quand il s'écrie : " Jérusalem, si je vous oublie, que ma droite même soit mise en oubli (Ps. CXXXVI, 5). " Car, mettant tout leur soin à garder leur main gauche, ils font preuve d'une grande sagesse, il, est vrai, mais d'une sagesse toute mondaine; à laquelle ils devraient renoncer, que la chair et le sang inspirent aux hommes, quoiqu'ils paraissent avoir résolu de ne s'y accommoder jamais,: pour se conformer à l'Apôtre (Gal. I, 16). On les voit recevoir les biens de la vie présente avec tant d'ardeur, éprouver une joie si mondaine des avantages passagers du siècle, se troubler tant et manquer tellement de courage à la moindre perte des biens de la terre, défendre leurs intérêts avec une disposition si charnelle, si prompts et si hardis à courir de tous côtés et s'engager dans les affaires du siècle avec un esprit si peu religieux, qu'il semblerait que ces choses temporelles sont tout leur partage, l'unique héritage qu'ils ambitionnent. J'avoue qu'il y a des laboureurs qui cultivent le peu de terre qu'ils ont avec plus d'application et de soin encore, mais c'est parce qu'ils ne possèdent rien de plus grand et de plus précieux. Un pauvre mendiant cache soigneusement un morceau de pain, parce qu'il n'a point d'autre richesse à conserver que celle-là. Mais vous, pourquoi vous abaisser à des soins semblables, et prodiguer misérablement ainsi vos labeurs et. vos peines? Ne savez-vous pas que vous avez une autre possession et une autre richesse à conserver? Et si vous pensez qu'elle soit encore éloignée, vous êtes dans l'erreur. Il n'y a rien qui soit si proche de nous, que ce qui est en nous. Peut-être me direz-vous, que si cette possession n'est pas loin de vous, du moins elle nous est inutile, et que vous avez besoin, d'en chercher une autre en cette vie, qui vous satisfasse davantage. Vous vous abusez étrangement. Car vous trouverez la satisfaction et le repos que vous cherchez dans ce trésor inestimable que vous avez au milieu de vous, vous ne le trouverez même que là. Pensez-vous qu'il ne réclame pas tous vos soins, ou qu'il ne réponde pas assez, à votre attente, ou bien vous imaginez-vous que cette possession est en sûreté, et qu'il n'est pas besoin que vous vous mettiez en peine de la conserver? Sachez que tous ces sentiments sont étrangement contraires à la raison : car c'est principalement là qu'il est vrai de dire : Que l'homme ne pourra recueillir que ce qu'il aura semé (Gal. VI, 8). Celui qui aura semé avec épargne ne pourra faire une abondante récolte : et celui qui aura semé libéralement et avec bénédiction, sera assuré de recueillir avec la même bénédiction ; en sorte qu'un grain lui en rendra trente, un autre soixante, un autre cent. Mais vous n'avez ce trésor dont je vous parle, que dans des vaisseaux de terre, si toutefois vous l'avez encore ; car je crains bien que vous ne l'ayez perdu; qu'on vous l'ait déjà ravi, que des étrangers aient déjà consumé toutes vos ressources, sans que vous vous en soyez même aperçus. Et ce qui fait que vous ne pouvez pas maintenant. appliquer votre coeur à votre trésor, c'est que vous l'avez peut-être perdu. S'il en est autrement, je vous conjure, si vous êtes si intéressés que vous ne veuillez pas perdre les choses même de la plus mince valeur, et que vous croyiez devoir apporter tant de prudence à conserver de la paille même, de ne pas négliger de conserver le bon grain qui est dans vos greniers. Puisque vous tenez tant à un vil fumier, rie vous exposez point à perdre un véritable trésor. Il y en a peut-être mille qui vous envient, la possession,des biens temporels: mais il y en a dix mille qui s'efforcent de vous ravir les biens spirituels et ceux-ci ne surpassent pas moins les premiers par leurs artifices et leur cruauté; que par leur nombre. " Il en tombera, dit le Prophète; mille à votre gauche et dix mille à votre droite. " Tournez de ce côté les yeux de la foi afin d'observer vos ennemis. Ils se sont peut-être déjà emparés de tous les passages. Peut-être font-ils déjà du dégât, et emportent-ils leur butin en toute liberté. Peut-être se partagent-ils déjà les dépouilles qu'ils ont faites. Pourquoi vous attachez-vous à défendre votre gauche avec tant de soin? on ne croirait pas à vous voir que ces biens sont à gauche pour vous, mais en face, car vous les avez toujours devant les yeux, et ils vous sont tellement chers, que vous, ne pensez pas vous attaquer à la main gauche, mais que c'est vous blesser à la prunelle des yeux que de toucher à ces sortes de biens.
15. Mais prenez garde, qui que vous soyez qui négligez ces biens qui sont à votre main droite, et qui faites tant de cas de ceux qui sont à votre gauche, que Dieu ne vous place pas avec les boucs à cette gauche que vous avez choisie (Matth. XXV, 32). Cette parole, mes chers frères, est terrible, et ce n'est pas sans sujet que vous en êtes épouvantés. Mais il n'est pas moins nécessaire de prendre garde à. ne pas mériter cette condamnation, qu'il est juste de la craindre. Notre Seigneur Jésus-Christ, au temps de sa Passion, après tous les effets inestimables de sa bonté pour nous, voulut encore qu'on lui perçât le côté droit, pour nous signifier que c'était seulement de ce côté-là, qu'il voulait épancher sur nous ses bénédictions et ses grâces; et que c'était seulement en ce côté là qu'il voulait nous préparer un lieu de refuge. Que je m'estimerais heureux d'être une de ces colombes qui se retirent dans les trous de la pierre, dans les ouvertures du côté droit de Jésus-Christ! Observez, avec moi, que notre Seigneur ne sentit pas cette blessure qu'on lui fit au côté droit, attendu qu'il ne voulut la recevoir qu'après s'être endormi dans la mort : pour nous apprendre, par cette circonstance si mystérieuse, que tandis que nous vivons, nous devons toujours veiller à la défense de ce côté, et qu'il faut tenir une âme pour morte, lorsqu'elle reçoit quelque blessure de ce côté-là, sans en témoigner quelque douleur, et avec une insensibilité pernicieuse. C'est avec beaucoup de raison aussi que le coeur de l'homme est situé à gauche, puisque ses affections penchent toujours, et sont toujours portés du côté de la terre. Le prophète qui gémissait dans un profond sentiment des misères de cette vie (Eccli. X), n'ignorait pas cette vérité, lorsqu'il s'écriait : " Mon âme s'est attachée à la terre : Faites-moi vivre selon votre parole (Psal. CXVIII, 25) : " et un autre prophète cri disant : " Elevons nos coeurs et nos mains vers Dieu (Thren III, 41), " voulait 'nous empêcher de demeurer où il voyait que la disposition terrestre de note nature, et le poids de nos inclinations nous font toujours descendre. Il est manifeste qu'il avait dessein !de nous porter, par ces paroles, à détacher nos coeurs des choses dé la terre représentées par la main gauche, et de les élever aux choses du ciel figurées par la droite. Les soldats de la terre ne portent de boucliers que, du côté gauche: il ne faut pas que nous les imitions si nous ne voulons pas être confondus avec ceux qui combattent visiblement pour ce siècle , et non pour Jésus-Christ. " Quiconque , dit l'Apôtre , combat pour Dieu, ne s'engage pas dans les affaires du siècle (II Thren. II, 4); " c'est-à-dire porte son bouclier à droite, au lieu de le porter à gauche.
16. Cependant, mes frères, si vous vous souvenez
des instructions que vous avez reçues, vous remarquerez que nous
ne laissons pas d'avoir besoin de nous couvrir et de nous défendre
des deus côtés, selon cette parole du prophète : "
Sa vérité vous couvrira et vous environnera de tous côtés
comme un bouclier. " Et l'apôtre dit que nous devons combattre "
par les armes de la justice, à droite et à gauche (Corinth,
VI, 7). " Mais écoutons celui qui est la justice même, pour
apprendre les différentes manières dont nous devons, combattre
selon le côté. Or tantôt il nous dit par son apôtre
: " Ne vous défendez pas, mes frères, mais cédez à
la colère. (Rom. XII, 19) : " et ailleurs : " C'est par la patience
que vous posséderez vos âmes (Luc. XI, 19), " et encore :
" Ne donnez pas lieu au démon de prendre quelque avantage sur vous
(Ephes. IV, 27) : " et enfin : " Résistez au démon, et il
s'éloignera de vous (Jac. IV, 7). " Ecoutez maintenant comment l'Apôtre
nous enseigne à défendre l'un et l'autre côté
en même temps : "Ayez soin, dit-il, des choses qui sont bonnes, non-seulement
devant Dieu, mais aussi devant les hommes (Corinth. VIII, 21) : car c'est
la volonté de Dieu qu'en faisant toujours bien, non-seulement vous
rendiez inutiles l'envie et la haine des esprits malins, " mais que vous
confondiez encore l'ignorance des hommes imprudents (I Petr. II, 15). "
Mais cette protection nous sera-t-elle éternellement nécessaire,
et nos ennemis nous attaqueront-ils toujours de tous côtés
à la fois? Non sans doute : car il arrivera un temps, où
non-seulement ils n'auront plus la force de rien entreprendre sur nous,
mais encore où ils ne pourront pas même tenir en notre présence,
selon cette promesse : " Il en tombera mille à votre gauche, et
dix mille à votre droite : " car alors la malice des hommes n'aura
plus de prise sur nous : et pour ce qui est des démons,, nous n'en
craindrons pas plus les légions entières que des troupes
de vers ou de mouches. Nous ne les regarderons plus que comme les enfants
d'Israël, après avoir passé 1a mer Rouge, regardaient
les Egyptiens étendus de tous côtés sur le sable, et
considéraient leurs chariots qui se perdaient au fond de l'eau.
Nous chanterons comme eux au Seigneur des cantiques de louanges, mais avec
beaucoup plus de sécurité et de joie que ne le faisaient
les israélites, de ce qu'il se sera glorifié lui-même,
en précipitant nos ennemis avec toutes leurs forces et toutes leurs
armes au fond même de l'abîme.
" Sa vérité vous couvrira d'un bouclier, dit le Prophète: Vous ne craindrez point les frayeurs de la nuit, ni la flèche qui vole durant le jour, ni les entreprises que l'on fait dans les ténèbres, ni les attaques et le démon du midi : Il en tombera mille à votre gauche et dix mille à votre droite; mais aucun d'eux n'approchera de vous. " Je vous ai parlé dans mes sermons précédents, selon que la vérité même a daigné me suggérer de le faire. Je vous ai montré comment Dieu protège l'âme fidèle, tantôt contre les tentations, et tantôt contre les difficultés de cette vie. Le même Prophète les a marquées dans un autre psaume en moins de paroles qu'en celui-ci, lorsqu'il a dit : " Je serai délivré par vous, de la tentation, et je dépasserai les murailles par le secours de mon Dieu (Ps. XVII, 30). " Ce qui signifie que le fidèle qui marché sous la conduite du Seigneur, ne rencontre rien dans la voie du salut qui le blesse ou qui l'arrête. Le premier psaume nous montre comment Dieu retire souvent notre âme des mains de ses ennemis; et le second, combien notre délivrance est sûre et entière. Car dans les paroles qui suivent: " Vous les verrez de vos yeux , " je crois qu'il est question de la promesse d'une félicité immense : " Il en tombera, dit le Prophète, mille à votre gauche, et dix mille à votre droite ; mais aucun d'eux n'approchera de vous, vous le verrez de vos yeux. " Ainsi soit-il, Seigneur, ainsi soit-il; que mes ennemis tombent, et que je ne tombe pas; qu'ils soient épouvantés et que je demeure intrépide; qu'ils soient confondus et que je n'éprouve aucune confusion.
2. Le Prophète, par ces paroles, nous marque assez évidemment : l'immortalité de l'âme : et même établit le dogme de la résurrection des corps. Car elles signifient, que lorsque mes ennemis périront, je subsisterai et serai en état de voir, de mes propres yeux, leur dernière punition ; car il ne dit pas simplement : " Vous les verrez ; " mais il ajoute: " de vos yeux : " c'est-à-dire de ces mêmes yeux qui languissent maintenant et se fatiguent à force de regarder le Dieu de nos espérances qui arrive. En effet, mes frères, les yeux nous manquent pour voir ce que nous espérons; car on ne voit pas, dit l'Apôtre, ce que l'on espère; l'objet qui est présent à la vue, ne pouvant pas être un objet d'espérance (Rom. VIII, 25 et 25). " Vous contemplerez donc alors ce que vous ne pouvez voir maintenant, et ce sera de ces mêmes yeux que vous n'osez pas seulement lever au ciel; oui, de ces yeux si souvent inondés de larmes et abattus par la pénitence. Car, ne pensez pas que Dieu vous donne de nouveaux yeux ; il renouvellera seulement les vôtres. Mais qu'ai-je besoin de vous parler de nos yeux, qui sont ce qu'il y a de plus excellent dans le corps de l'homme, malgré leur petitesse? Ne nourrissons-nous point dans notre cœur cette, heureuse espérance, par la promesse de la Vérité qu'il ne périra pas même un seul cheveu de notre tête ?
3. Si Dieu nous promet formellement que nous les verrons de nos propres yeux, c'est peut-être parce qu'il semble que c'est le souverain désir de l'âme, de voir les biens qu'elle attend. " Je crois, dit le Prophète, que je verrai lesbiens du Seigneur en la terre des vivants (Ps. XXVI, 13). " L'âme qui ne voit en cette . vie que par la foi, désire avec ardeur contempler de ses propres yeux la suprême vérité. L'oeil n'a nulle, part à la foi, et elle est donnée et entretenue seulement par le ministère de l'ouïe. " Cette foi fait subsister dans notre esprit les choses que nous espérons, elle est un abrégé des vérités qui ne paraissent pas aux sens ( Heb. XI, 1). " De, sorte que nos yeux font défaut à l'égard des objets de la foi, aussi bien que de l'espérance; aussi un prophète a-t-il dit : " Le Seigneur m'a ouvert l'oreille ( Isa. 4, 5). " Mais quelque jour il nous ouvrira aussi les yeux. Il arrivera un temps, où il ne se contentera pas de dire à l'âme fidèle : " Écoutez ma fille, considérez, et que votre oreille soit attentive (Psal. XLIV, 12) : " mais il lui dira, levez les yeux et contemplez. Contemplez quoi ? le souverain bien qui doit nous combler de joie et de bonheur et que Dieu nous conserve. Quels sont ces biens? ce ne sont pas seulement des biens infinis dont nous pouvons être instruits par le ministère de l'ouïe et dont nous pouvons croire ce qui nous en est enseigné; mais ce sont encore des biens dont l'oreille n'a jamais entendu parler, qui ne sont jamais entrés dans la pensée de l'homme, et que son oeil n'a jamais vus les biens que Dieu a préparés à ceux qui l'aiment (Isa. LXIV, 4 et 1. Cor. II, 9). En sorte que notre oeil, par la vertu de la résurrection, sera capable de voir ce que notre oreille n'a jamais entendu, et ce que notre esprit même n'est pas capable de comprendre dans l'état où nous sommes. Et je pense que c'est à cause de cet ardent désir qu'a notre âme de voir, même par les yeux du corps, les vérités qu'elle apprend par l'oreille, et qui sont l'objet de sa foi, que l'Écriture-Sainte parle de ces yeux corporels en des termes qui nous promettent et qui nous annoncent évidemment que nous devons ressusciter. " Je crois, dit le saint homme Job, que mon âme sera de nouveau rétablie dans ce corps et que je verrai Dieu, mon Sauveur, eu ma propre chair; je le verrai, dis-je, moi-même; ce ne sera pas un autre qui le verra à ma place : et je le contemplerai de mes propres yeux. Cette espérance, continue-t-il, a été mise dans mon sein comme un précieux dépôt (Job. XIX, 26 et 27). "
4. Nous avons, peut-être, sujet de faire une attention particulière à ces paroles : " Je contemplerai de mes propres yeux, " qui rappellent celles que je vous explique. Vous les contemplerez de vos propres yeux (Psal. XC, 3). " Pensez-vous que mes yeux soient maintenant véritablement à moi? Assurément non. Ils étaient autrefois à moi, et faisaient partie de ces richesses dont Dieu m'avait confié l'usage, comme un père qui fait part de ses biens à ses enfants. Mais j'ai mal conservé cette portion d'héritage; je l'ai promptement perdue; je l'ai dissipée en peu de temps. La loi du péché s'était emparée de tous mes membres, et s'en était rendue la maîtresse. La mort entrait librement par mes yeux, et au lieu que j'en devais être exempt, j'en suis devenu le captif. J'étais tombé dans une misérable et honteuse servitude, étant assujetti non pas à des hommes, mais à une foule de passions des plus sales et des plus impures. Je n'étais même pas simplement un mercenaire, mais un esclave, et si éloigné de recevoir un salaire, que même on me refusait ma nourriture. D'ailleurs cette nourriture, si je l'avais reçue, m'aurait été encore plus funeste que la faim dont j'étais dévoré. Personne même ne voulait me donner ce qu'on donne aux pourceaux, et dont je me serais contenté. En sorte que vivant parmi ces animaux, il ne m'était pas même permis de vivre,, avec eux. Enfin mes yeux étaient-ils à moi, lorsqu'au lieu de m'être utiles, ils faisaient leur proie de mon âme elle-même ? Réduit à cette extrémité, j'ai été contraint de remettre entre les mains de notre souverain dominateur tous les biens qu'il m'avait donnés, afin qu'il les défendit de la tyrannie de mon ennemi, ce que je ne pouvais faire moi-même.
5. Considérez attentivement, mes chers frères, quelle puissance vous a délivrés du joug insupportable de Pharaon , afin de prendre garde de ne faire plus de vos membres, des armes d'iniquité, pour vous assujettir au péché, et le faire régner dans vos corps mortels. Ce n'est pas le fait de votre puissance; mais c'est l'oeuvre de la droite du Seigneur. Il n'y a que celui qui peut tout, qui puisse produire de si merveilleux changements. Ne dites donc pas : " C'est notre main puissante qui nous a délivrés. " Mais reconnaissez, et cette confession sera aussi salutaire que véritable, que c'est le Seigneur qui fait en vous toutes ces choses. Enfin, que chacun de nous soit convaincu qu'il a besoin de se tenir sur ses gardes en toutes sortes de rencontres, de peur qu'il n'arrive que, pendant ces jours mauvais, comme dit l'Ecriture, et tandis que nul homme n'est en sûreté nulle part, nous n'ayons la présomption de reprendre l'héritage que nous avons entre les mains d'un gardien si bon et si vigilant, et la volonté d'en user de nouveau, avec une liberté pleine de périls et tout à fait pernicieuse. Il est jaloux des biens qu'il nous avait donnés; mais c'est par une bonté paternelle qu'il en est jaloux. Ce n'est pas par envie; mais dans une pensée de prévoyance, qu'il nous commande de lui laisser entièrement entre les mains tout ce que nous possédons afin que, rien de ce qu'il nous avait donné ne périsse.
Et lorsque vous serez arrivés à cette grande et sainte Cité, dais l'enceinte de laquelle il fait régner la paix, et où l'on n'a plus, à craindre les attaques des ennemis, non-seulement il vous rendra entièrement à vous-mêmes, mais il se donnera lui-même à vous. En attendant, éloignez-vous courageusement de votre propre volonté, et n'ayez jamais la témérité d'usurper et de vous approprier l'usage des membres que vous avez consacrés à Dieu, vous rappelant qu'ils sont destinés à des usages saints, et ne les faites jamais servir à la vanité, à la curiosité, à la volupté ou à quelque autre oeuvre mondaine de ce genre; car vous ne le pourriez faire sans un très-grand sacrilège. " Ne savez-vous pas, dit saint Paul, que vos corps sont le temple du Saint-Esprit que vous avez reçu de Dieu . et que vous ne vous appartenez plus à vous-mêmes (I Cor. VI, 19)? " Votre corps, dit-il encore ailleurs, n'appartient point à la fornication ( I, Cor. VI, 13). " Mais, à qui appartient-il? Est-ce à vous? Je ne trouverais pas étrange due vous en voulussiez disposer à votre gré, si vous pouviez le délivrez par vos propres forces, de ses passions ou du moins si vous pouviez le défendre une fois qu'il en serait délivré. Mais si vous ne le pouvez pas, ou plutôt puisque vous ne le pouvez pas , laissez ce, corps, sous la domination du Seigneur, au lieu de le laisser au pouvoir dei ses passions : qu'il serve à la sainteté pour qu'il ne recommence à être encore, mais d'une manière plus fâcheuse, l'esclave des passions. " Je ne vous propose qu'une sainteté humaine, dit l'Apôtre, à cause de l'infirmité de votre chair, et de même que vous avez abandonné vos membres à la servitude du péché, pour en commettre les oeuvres, ainsi consacrez maintenant vos membres à la servitude de la justice, pour ne faire que des oeuvres de sainteté (Rom. VI, 19). ",C'est donc à cause de la faiblesse de notre nature qu'il se contente de parler de cette sorte, comme il le dit lui-même. Mais lorsque ce qui était faible dans son origine sera établi dans une force nouvelle, par la vertu de la résurrection, nous ne serons plus réduits à la nécessité de nous soumettre à aucun genre, de servitude. Quand nous jouirons d'une sécurité pleine de liberté, et d'une liberté pleine de sécurité, pouvons-nous douter que Dieu ne nous rende pleinement à nous-mêmes ? Serait-il possible que ce divin père de famille ne voulût pas établir dans une parfaite liberté de fidèles serviteurs qu'il établira sur tous ses biens?
6. Vous contemplerez donc alors de vos propres yeux, les objets qui feront votre bonheur, pourvu que en attendant vous soyez fidèles à reconnaître que ces yeux appartiennent à Dieu, non à vous. Car, lors même que vous n'auriez point d'égard aux voeux que vous avez faits, par lesquels, en renonçant à votre propre volonté, vous avez consacré au service de Dieu ces membres que vous ne sauriez défendre par vous-mêmes de la tyrannie du péché, serait-il possible que vous eussiez envie de regarder comme étant à vous, des membres dans lesquels une loi contraire à celle de Dieu habite toujours; si elle n'y règne pas; des membres, dis-je dans lesquels la peine du péché, qui est votre second ennemi, non-seulement demeure, mais- prévaut et domine sans obstacles? Voulez-vous nommer votre corps, un corps qui est soumis à la mort à cause du péché, ou bien, direz-vous. que votre chair appartienne à votre âme, quand elle ne cesse de. l'accabler? Certainement si nous voulons donner à ce corps le nom qui lui convient, nous ne. devons pas l'appeler notre corps, mais notre fardeau et notre prison. De même comment pouvons-nous dire, par exemple, que nos yeux sont à nous, lorsque la plupart du temps, soit que nous le voulions, soit que nous ne le voulions pas, ils sont accablés par le sommeil et incommodés par la fumée ? Un peu de poussière les blesser: une humeur maligne qui s'y répand leur cache la lumière tout d'un coup : ils ressentent quelquefois des douleurs excessives; et enfui ils s'éteignent entièrement à la mort.
Vos yeux ne commenceront à être pleinement à vous, que lorsqu'ils ne seront plus sujets à tous ces accidents, et que vous aurez la liberté entière de vous en servir, pour contempler toutes choses à votre gré, sans craindre aucun empêchement. Nous ne serons plus occupés alors à détourner nos yeux de la vanité, parce qu'ils seront toujours occupés à contempler la vérité dans toute sa pureté. La mort n'entrera plus dans notre âme par l'ouverture de nos yeux, car cette dernière ennemie aura péri elle-même. Pourriez-vous craindre que, dans le ciel, où tous le saints brilleront comme autant de soleils, vos yeux ne fussent éblouis? J'avoue que cela serait à craindre, si la résurrection ne devait pas mettre nos yeux, comme toutes les autres parties de notre corps, dans un état de gloire.
7. " Et vous serez spectateur de la punition des méchants. " Ce sera pour eux un insupportable supplice, et le comble de tous leurs maux d'être ainsi exposés à la vue des saints. Car il semble que ce leur serait une sorte de soulagement dans leurs tourments, de pouvoir se faire oublier de ceux qu'ils ont persécutés avec tant de méchanceté, ou du moins de pouvoir s'éloigner de leur vue. Mais si ce doit être pour eux un surcroît de misère et d'affliction que nous les voyons dans leurs supplices, quel besoin aurons-nous pour nous-mêmes d'avoir cet objet devant les yeux? Quelle utilité, quelle satisfaction en pourrons-nous tirer? Car, en l'état où nous sommes, que peut-on se figurer de plus contraire à la charité, de plus inhumain, de plus cruel, que de repaître ses yeux de la vue du sang même de ses plus cruels ennemis, quelque méchants qu'ils fussent? Il est néanmoins certain que comme les pécheurs, voyant que Dieu appellera les justes à la participation de sa gloire, en sécheront d'envie, et en frémiront de dépit et de rage; ainsi les justes, voyant les maux dont ils seront garantis, en seront comblés de joie. Car Dieu appellera les élus à son royaume, avant de précipiter les réprouvés dans les flammes éternelles, afin que ces malheureux sentent une plus vive douleur en regardant ce qu'ils auront perdu. Et comme la vue de cette terrible séparation des boucs d'avec les agneaux sera, aux réprouvés, l'occasion d'une violente jalousie, ainsi la considération de l'état déplorable des réprouvés sera, aux élus, un sujet infini d'actions de grâces et de louanges. Car, où les justes pourraient-ils trouver une plus ample matière à rendre grâce à Dieu au sein de leur inénarrable félicité, que dans la vue de la punition des méchants à laquelle ils n'ont échappé que par la miséricorde du Rédempteur qui les a distingués de ces misérables? D'où viendraient également aux méchants leurs sentiments de fureur et de désespoir, sinon de ce qu'ils verront que d'autres qu'eux seront élevés, en leur présence, dans le règne de l'éternelle félicité, tandis qu'ils seront réduits à gémir éternellement dans les puanteurs de l'enfer; dans ces horreurs et ces tourments d'un feu éternel, et dans les misères d'une mort immortelle.
" Il n'y aura dans ce lieu de leur supplice, comme dit Notre Seigneur, que des pleurs et des grincements de dents (Matth. XIII, 50)." Le feu qui ne s'éteindra jamais, les fera toujours pleurer, et les remords de leur conscience, qui. les rongeront comme un ver immortel, exciteront sans cesse leur horrible grincement de dents. Car la douleur leur fera répandre des larmes, et, dans leur fureur, ils grinceront les dents. Ainsi les tourments extrêmes que souffriront les damnés, les forceront de pleurer, et la véhémence de leur jalousie, jointe à leur malice obstinée, les remplissant de rage, les contraindra sans cesse de grincer des dents. Vous serez donc spectateurs de cette punition des méchants, afin que, en connaissant par eux de quel péril vous aurez été délivrés, vous ne! puissiez jamais devenir ingrats envers votre souverain libérateur.
8. Ce n'est pas, seulement pour cette raison que Dieu veut que ses élus contemplent, de leurs propres yeux, les châtiments de ses ennemis, mais c'est encore afin de les tenir dans une parfaite assurance; et dans un plein repos. Car ils verront qu’ils n'auront plus à craindre la malice des hommes ni celle des démons : en effet, ils en auront vu mille à droite et dix mille à gauche précipités pour l'éternité dans l'enfer. Pensez-vous que les bienheureux , sans cette assurance, ne pourraient pas tomber encore dans quelque crainte, et se défier de ce serpent, dont les ruses surpassent tout ce qu'on peut imaginer de plus artificieux dans toutes les autres créatures? Pensez-vous que se souvenant que la première des femmes étant pleine de forces et de lumières, ne laissa pas d'être séduite dans le paradis par ce dangereux ennemi, ils se puissent croire tout à fait à l'abri de ses embûches, s'ils ne voyaient ce chef des réprouvés, avec tous ses membres, précipité dans les flammes éternelles, et un abîme infini se creuser entre eux et lui?
9. Quand vous considérerez la punition des pécheurs, vous aurez encore ce troisième avantage que l'éclat de votre gloire vous paraîtra plus grand, par la comparaison que vous en ferez avec leur horrible misère : car lorsqu'on compare entre elles des choses contraires, leur opposition ressort plus vivement. Ainsi le blanc parait davantage quand on le compare avec le noir; et le noir, plus noir quand il est opposé au blanc. Le Prophète d'ailleurs s'en explique bien clairement : " Le juste, dit-il, se réjouira, quand il verra la vengeance, pourquoi cela ? parce qu'il lavera ses mains dans le sang du pécheur (Psal. LVII, 11). " Il ne souillera pas, mais il lavera ses mains dans ce sang en sorte que ce sang qui souille le pécheur fera paraître le saint plus pur, et la honte de l'un donnera un nouveau lustre à l'autre.
10. Ces trois raisons montrent assez que dans l'état où seront les élus, ils seront bien éloignés d'avoir pour ce spectacle aucun des sentiments de répugnance que nous éprouverions maintenant. Mais ce n'est pas encore pour ces raisons que la Sagesse divine rira de la perte des réprouvés. Il est hors de doute qu'elle en fera sa joie , puisqu'elle même le prédit, et qu'elle est incapable de mentir. " C'est, dit-elle, parce que je vous ai appelés et que vous n'avez pas répondu à ma voix, parce que je vous ai tendu les mains et que vous n'avez point voulu me regarder, c'est pour cette raison, ajoute-t-elle un peu plus loin, que je rirai de votre perte, et me moquerai de vous, lorsque les maux que vous craigniez le plus vous seront arrivés; lorsque vous serez accablés par une soudaine calamité, et que la ruine fondra sur vous, comme une tempête (Prov. I, 24). " Qu'est-ce donc, à notre avis, qui doit plaire à la Sagesse éternelle dans la perte des insensés, sinon la juste disposition, et l'ordre irrépréhensible des choses qui se feront remarquer dans cette perte ? Certainement ce qui sera agréable à la Sagesse éternelle plaira pareillement aux sages. Ne pensez donc pas qu'il sera dur et pénible, pour vous, de contempler, de vos yeux, les supplices des méchants, selon la promesse qui vous en est faite ; puisque vous rirez même de leur perte, non point par un barbare sentiment de cruauté, mais parce qu'il est impossible que la vue de l'ordre parfait établi par la divine Providence, ne donne pas un extrême plaisir à tous les hommes qui auront du zèle pour la justice et pour l'équité. Quand vous connaîtrez pleinement et parfaitement, par la lumière de la vérité dont vous serez remplis, que toutes choses sont parfaitement ordonnées, et que à chacun est échue la place qui lui convient, ou plutôt que chacun a le sort qu'il mérite. Comment ne pas donner des louanges au dispensateur souverain de toutes choses? Saint Pierre parlant de la perte du fils de perdition, dit avec raison : " qu'il était allé à sa place (Act. 1, 25). " Il était convenable, eu effet, que le compagnon des puissances de l'air mourût aussi en l'air, par l'épanchement de ses entrailles, et que celui qui avait trahi le Sauveur vrai Dieu et vrai homme, descendu du ciel pour opérer notre salut sur la terre, mourût ainsi entre le ciel qui ne le recevait point et la terre qui ne pouvait plus le souffrir.
11. Voilà donc pourquoi vous contemplerez de vos propres yeux, et serez spectateurs de la punition des méchants. " Premièrement, pour que vous voyiez la damnation ài laquelle vous avez échappé, secondement, pour que vous reconnaissiez mieux combien grande est votre sécurité ; en troisième lieu, pour que vous puissiez comparer votre état à la misère des méchants ; et quatrièmement, pour la satisfaction de votre zèle de la justice. Et nous ne devons pas penser que là où il n'y aura plus aucun espoir de correction pour les méchants ; il n'y ait plus encore place pour eux à quelque sentiment de compassion. Alors nous serons étrangers à cette sympathie naturelle qui est propre à l'infirmité de la nature humaine. La charité sait en faire usage pour le salol durant cette vie, en recevant dans son sein les différents mouvements de l'âme, tant ceux qui portent à la joie, que ceux qui portent à la tristesse, de même que le pêcheur sur mer prend indifféremment dans ses filets tous les poissons bons et mauvais qui se présentent, et ne les sépare que sur le rivage, en sait user maintenant. Mais un jour elle portera tellement les saints à se réjouir avec ceux qui seront clans la joie, qu'elle les rendra incapables de s'affliger avec ceux qui seront dans la tristesse et les larmes. Et comment pourrions-nous condamner les coupables si cela n'était pas, si nous n'étions entièrement dégagés de cette sensibilité qui mous fait compatir aux peines des autres, et. si nous n'étions établis dans les celliers enivrants du Seigneur dont le Prophète a voulu parler quand il a dit : " J'entrerai dans les puissances du Seigneur, ô mon Dieu, je ne veux me souvenir que de votre justice (Psal: LXX, 16) ? " Et même en ce monde, il ne nous est pas permis de considérer la personne du pauvre, ou d'avoir pitié de lui, quand il s'agit de le juger; mais nous sommes obligés, dans ces rencontres, de retenir les sentiments de compassion, quelque peine que cela nous fasse, et nous devons penser seulement à rendre nos jugements équitables. A combien plus forte raison lorsque nous ne sentirons plus aucun combat en nous-mêmes, et que nous ne serons plus capables d'aucune impression de tristesse et de douleur, faudra-t-il que cette prophétie s'accomplisse : " Les juges seront absorbés et joints à la pierre (Psal. CXL, 6) ; " c'est-à-dire : Ils seront entièrement absorbés dans l'amour de la justice, et imiteront la solidité de la pierre à laquelle ils seront unis ? De cette Pierre, dis-je, pour laquelle ils ont tout abandonné. C'est là ce que le Sauveur a promis en ces termes, pour récompense, à saint Pierre qui lui avait demandé ce qu'ils recevraient un jour : " Lorsque le fils de l'homme sera assis sur le siège de sa majesté, vous aussi, vous serez sur douze sièges, et jugerez les douze tribus d'Israël (Matth. XX, 28). " C'est ce qui faisait dire au Prophète : " Le Seigneur viendra pour juger avec les plus anciens de son peuple (Isa. III, 14). " Pensez-vous qu'on puisse trouver quelque chose de flexible dans des juges qui sont unis et incorporés à cette pierre de l’Ecriture? " Celui qui est attaché à Dieu, dit l'Apôtre, ne fait avec lui qu'un esprit (I. Cor, VI, 17) ; " et celui qui est uni à la pierre rie fait qu'un avec elle. Sans doute c'est après cet heureux état que soupirait le Prophète quand, il disait : " Il m'est bon de m'attacher à Dieu (Psal. LXXII, 28)." Les juges des rations seront donc absorbés dans la justice, parce qu'ils seront entièrement unis à celui qui nous est figuré par cette pierre. Quel témoignage d'amour ! quel comble d'honneur ! quels privilèges pour ceux qui mettent en Dieu tout leur espoir ! quelle sécurité parfaite !
12. Que pouvons-nous maintenant nous figurer de plus à
craindre, de plus capable de nous remplir d'inquiétudes, et de nous
donner des appréhensions, que d'avoir à paraître devant
le tribunal de Dieu pour être jugés, et d'attendre la sentence
d'un juge si exact et si rigoureux, sans pouvoir être surs qu'elle
sera favorable? " C'est une chose horrible, dit l'Apôtre, que de
lomber entre les mains du Dieu vivant (Hebr. X, 30). " Dies frères,
préparons-nous à ce jugement formidable, en commençant
par nous juger nous-mêmes, dès cette vie. Dieu ne jugera pas
une seconde fois ceux qui auront déjà été jugés.
il est certain que s'il y a des hommes manifestement condamnés pour
leurs péchés avant qu'on les juge , il y en a aussi qui préviennent
leur juge en leur faveur par leur bonnes couvres. Les premiers, sans attendre
la sentence de leur souverain juge, tomberont soudainement dans les supplices
éternels par le propre poids de leurs crimes ; et les autres, au
contraire, monteront, avec toute la liberté que l'esprit de Dieu
leur donnera, et sans aucun retard, sur les trônes qui leur auront
été préparés. Sauveur Jésus, que la
pauvreté volontaire de ceux qui quittent toutes choses pour vous
suivre est heureuse ! Qu'elle est heureuse et désirable cette pauvreté
volontaire, puisqu'elle établira dans une si grande sécurité
et qu'elle fera monter à une si haute gloire, les personnes qui
l'auront embrassée, alors qu'il arrivera tant de bouleversements
dans la nature, que 1a justice divine examinera nos mérites avec
une rigueur capable de faire trembler les justes, et que les hommes seront
dans l'attente du jugement ! Considérons, maintenant, ce que l'âme
pieuse répond aux promesses de Dieu, pour lui témoigner que,
si elle est éloignée de la défiance, elle n'a pourtant
que la confiance qu'elle doit avoir. " Seigneur, dit-elle, vous êtes
toute mon espérance, " Que pourrait-elle dire qui montrât
davantage son humilité et sa piété? ruais aussi il
semble que cette protestation ne pouvait recevoir une réponse plus
convenable que celle qui suit : " Vous avez placé votre refuge extrêmement
haut. " Mais pardon, mes frères, il me semble que j'ai encore un
peu dépassé aujourd'hui les bornes de la brièveté
que je vous avais promise.
2. Cette parole, "pour Dieu, " est fort en usage. C'est une façon de parler extrêmement commune. Mais en même, temps, c'est une parole d'une très-grande profondeur. Elle se trouve souvent en la bouche des hommes, même de ceux qui montrent assez qu'elle est loin de leur coeur. Tous les hommes demandent qu'on leur accorde, pour Dieu, ce qu'ils désirent obtenir. ils demandent avec instance que, pour Dieu, on les assiste dans leurs besoins; et quelquefois on demande facilement; pour Dieu, ce qui n'est pas toujours selon Dieu, et qui est plutôt contre Dieu. On sollicite souvent pour soi, au nom de Dieu, des choses qu'on est loin de désirer par amour de Dieu, et qu'on souhaite au contraire en dépit, de Dieu. Néanmoins cette parole est vive et efficace, lorsqu'on ne la dit point négligemment, par manière de parler, par habitude, ou par artifice, afin de mieux persuader ce qu'on désire, mais lorsqu'elle ne procède; comme cela doit être, que de l'onction, de l'abondance de la piété, et de la pureté d'intention. Le monde passe et périt avec toutes ses convoitises; et ceux qui agissent pour ce monde si :passager et si périssable, connaîtront, lorsqu'ils le verront périr, que les choses qu'ils ont faites pour lui n'ont pas eu ne fin. utile, ni un fondement solide: Quand la cause pour laquelle on avait agi viendra à manquer, comment se pourra-t-il faire que les choses, qui n'étaient appuyées que sur elle ne tombent point avec elle ? Voilà pourquoi, comme dit l'Apôtre, ceux qui sèment en la chair, ne recueilleront que la corruption, attendu que ce qu'elle est, n'est que comme l'herbe des champs, toute sa gloire, comme les fleurs des prairies (Isa. XL, 6). Sitôt que l'herbe se fane, ses fleurs perdent leur éclat et leur beauté. Il n'y a que celui qui est la cause souveraine de toutes choses qui ne puisse finir; et ce n'est point la fleur des champs, mais sa parole qui demeure éternellement. "Le ciel, dit-il, et la terre passeront, mais ma parole ne passera point (Matth. XXIV, 35). "
3. C'est donc, mes très-chers frères, avec prudence et à propos, que vous avez choisi de marcher, par des voies dures et difficiles, à cause des paroles de Notre-Seigneur,et que vous semez là où vous ne sauriez perdre le moindre grain de votre semence. Il est certain que celui qui sème peu, ne laissera pas de moissonner, mais la moisson ne sera pas abondante (II. Cor. IX, 6). Moissonner, c'est recevoir la récompense, et nous savons quel est celui qui a promis que quiconque aura donné pour son nom, même un seul verre d'eau fraîche, ne sera point frustré de la récompense qu'il aura méritée (Matth., X, 42). Mais ne savons-nous pas qu'il nous rendra la même mesure que nous aurons donnée pour lui, et qu'il donnera une récompense proportionnée à leur mérite, à ceux qui ne se seront pas contentés de présenter un verre d'eau à leurs frères, mais qui auront répandu leur propre sang, et bu le calice du Sauveur qui leur aura été offert. Ce calice n'est point rempli d'eau fraîche seulement; il est plein d'une liqueur enivrante.,C'est un calice de vin pur, ou plutôt de vin mélangé. Il n'y a que Jésus-Christ qui ait eu, dans ses souffrances, un vin d'une entière pureté, parce qu'il n'y a que lui qui soit parfaitement pur, et qui, par son infinie pureté, peut rendre purs ceux qui ont une origine impure. Il n'y a que lui qui ait bu un vin pur, parce que, en tant que Dieu, il est cette sagesse qui est présente et qui agit partout, sans que rien puisse diminuer sa pureté, et que, en tant qu'homme, il n'a point commis le péché, et n'a pas laissé sortir de sa bouche une parole qui n'ait été véritable. Il n'y a que lui seul qui n'ait point goûté la mort par la nécessité de sa condition, mais par le seul bon plaisir et le choix de sa volonté , et sans vue d'intérêt, car il ne saurait avoir besoin de quoi que ce soit qui dépende de nous. Car ce n'a point été pour reconnaître notre affection par une affection réciproque, qu'il a voulu se soumettre à la mort, puisqu'il ne l'a pas soufferte pour des amis qu'il eût déjà acquis, mais pour des amis qu'il devait acquérir, en se faisant des amis de ses propres ennemis. Car, comme dit l'Apôtre, c'est lorsque nous étions encore ennemis que nous avons été réconciliés à Dieu par le sang de son Fils, ou plutôt, c'est en effet pour ses amis qu'il est mort, sinon pour des amis qui l'aimassent déjà, du moins pour des amis que lui-même aimait beaucoup. Il est certain que la grâce de Dieu a consisté principalement, non pas en ce que nous avons commencé par aimer Dieu, mais en ce qu'il nous a aimés le premier. Voulez-vous apprendre combien il nous a aimés longtemps avant que nous l'aimassions? Ecoutez l'Apôtre : "Bénissons Dieu, dit-il, le Père de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui nous a comblés de toutes bénédictions spirituelles par les biens célestes en Jésus-Christ; car il a fait choix de nous en lui avant la création du monde; " et un peu plus loin : " il nous a comblés de ses bienfaits en son fils bien-aimé ( Ephes. I, 3). " Comment donc n'aurions-nous pas été dès ce moment aimés en ce Fils, lorsque nous étions déjà choisis en lui? Et comment n'aurions-nous pas été agréables à celui en qui nous avons reçu la grâce qui nous a sanctifiés? Si donc, selon l'ordre des temps, Jésus-Christ est mort pour des impies, selon l'ordre de la prédestination, il est mort pour des frères et pour des amis.
4. Il paraît donc par toutes ces circonstances, qu'il n'y a qu'en lui qu'on trouve le vin exempt de tout: mélange, et nul, parmi les saints, n'oserait prétendre qu'on n'a point sujet de lui appliquer cette parole d'un prophète . " Votre vin est mêlé d'eau (Isa. I, 22). " D'abord parce qu'il n'y a personne en cette vie qui soit exempt de toute souillure, et que personne ne peut se donner la gloire d'avoir le coeur entièrement pur. En second lieu, parce qu'il faut qu'un jour nous acquittions la dette de la mort. En troisième lieu, parce que ceux qui exposent leur y vie pour Jésus-Christ, achètent et gagnent la vie éternelle. Mais qu'ils seraient malheureux s'ils rougissaient de lui rendre témoignage jusqu'à la mort! Il y a encore une quatrième raison pour laquelle le désir que peuvent avoir les hommes de mourir pour Jésus-Christ est toujours mêlé de quelque défaut, c'est que-ce témoignage est toujours fort disproportionné et fort inégal en comparaison de cet amour si grand qu'il a eu pour eux. Néanmoins celui qui, dans toute sa personne, est si exempt de tout mélange d'imperfection, ne dédaigne pas le bien qu'il voit en ses serviteurs, quoiqu'il soit mêlé de beaucoup de défauts. Et c'est ce qui a fait dire à l'Apôtre, qu'il accomplissait en son corps les choses qui manquent à la passion de Jésus-Christ (Coloss. I, 24). Il doit donc donner à tous ses élus le salaire de l'éternelle vie. Mais comme une étoile diffère en sa clarté d'une autre étoile, et que la lumière du soleil, celle de la lune et celle des étoiles sont des lumières diverses et inégales ; ainsi en sera-t-il des saints après la résurrection. Il n'y aura, selon le langage de l'Evangile, qu'une maison dans le ciel; mais il y aura plusieurs demeures en cette maison. De telle sorte qu'en ce qui regarde l'éternité et l'abondance de la récompense, le saint qui aura peu, en comparaison d'un autre, ne souffrira pourtant aucune diminution. Et celui qui aura davantage, n'aura rien au delà de la mesure; Dieu fera recevoir à chacun selon son travail, afin que le moindre grain que l'on a semé porte son fruit en Jésus-Christ.
5. Je suis entré dans ce détail, mes frères, afin de vous faire estimer la réponse si spirituelle et si excellente que nous avons à considérer aujourd'hui : " Seigneur, vous êtes mon espérance." Quelque chose donc que j'entreprenne, de quelque chose que je me détourne, quoi que je souffre ou que je désire, Seigneur, vous êtes toute mon espérance. C'est par cette seule espérance que je tiens compte de toutes vos promesses, elle est le fondement de mon attente. Que les uns fassent valoir leurs mérites, que les autres se vantent de supporter le poids du jour et de la chaleur; que d'autres enfin allèguent leurs jeûnes, et se glorifient de n'être pas comme le reste des hommes ; pour moi je trouve tout mon bien à m'attacher à Dieu et à mettre en lui toute mon espérance. Qu'il y en ait qui: espèrent en d'autres secours, que l'un se confie en sa science, l'autre en la sagesse du siècle; celui-ci en sa noblesse, celui-là en sa dignité et en sa puissance, et ce dernier en quelque autre vanité ; pour moi je regarde toutes ces choses comme un vil fumier, parce que, Seigneur, vous êtes mon unique espérance. Mette qui veut son espérance dans les richesses incertaines, pour moi, je ne demanderai, que de vous le pain de chaque jour, plein de confiance en ces paroles que vous avez dites, et sur lesquelles je me suis fondé en renonçant à toutes choses : " Cherchez premièrement le royaume de Dieu et, la justice, et toutes les autres choses vous seront accordées comme par surcroît (Matt. VI, 33); " car " le pauvre est abandonné à vos soins, et vous donnerez secours à l'orphelin (Psal. IX, III). " Si on me parle: de récompenses, c'est par vous que j'espérerai. les obtenir. Si on me faite la guerre, si le monde exerce contre moi sa fureur, si l'ennemi, qui est la méchanceté même, frémit de rage contre moi, si ma chair me tourmente par des désirs contraires à l'esprit, je mettrai mon espérance en vous.
6. Voilà, mes frères, quels doivent être vos sentiments. Les avoir,c'est vivre de la foi ; et personne ne saurait dire du fond de son coeur a Vous êtes mon espérance (Psal LIV, 23) ; " sinon celui à qui l'esprit de Dieu a fortement persuadé (selon le mot du Prophète), d'abandonner. tous ses soins et toutes ses pensées à Notre-Seigneur, en se tenant assuré qu'il ne manquera pas de pourvoir à sa nourriture, selon cette parole de l'apôtre saint Pierre : " Renoncez à toutes vos inquiétudes, et remettez-les entre les mains de Notre-Seigneur, car il a soin de vous, (Petr. V. 1). " Si nous avons ces sentiments dans le coeur, pourquoi différons-nous de rejeter entièrement les, espérances qui n'ont rien; que de vain, d'inutile, de trompeur et de misérable, pour nous,attacher de toute notre âme, et avec toute- la ferveur de notre esprit, à cette espérance si solide, si parfaite, si heureuse ? Si quelque chose est impossible à notre Dieu, si quelque chose lui est difficile, cherchez un autre fondement de vos espérances que lui. Mais il peut tout par sa seule parole, or qu'y a-t-il; de plus facile que de dire un mot? Mais il faut entendre ce que c'est que ce mot. S'il a résolu de nous sauver, nous serons sauvés, s'il veut nous donner des récompenses éternelles, i1 lui est permis de faire ce qu'il lui plaît. Mais serait-il possible que ne doutant pas de la facilité que Dieu a, de faire ce qu'il veut, vous eussiez quelque défiance de sa volonté ? Les témoignages qu'il a rendus de cette, volonté sont dignes de notre confiance au delà de tout ce qu'on en peut dire. ", Personne, dit-il, ne saurait avoir un plus grand amour que celui par lequel on expose sa vie pour ses amis (Joan. XV, 13). " Quand est-ce que cette grandeur de notre Dieu, qui nous avertit si instamment d'espérer en lui, a manqué à ceux qui ont mis en lui leur espérance? Il n'abandonne jamais ceux qui espèrent en lui. " Il leur donnera son secours, dit le Prophète, il les délivrera des pécheurs, et les sauvera (Psal. XXXVI, 10). "Pour quels mérites de leur part? Ecoutez ce qui suit : " Parce qu’ils ont espéré en lui, " Cette raison est bien douce; elle est efficace et péremptoire. C'est en cette espérance que consiste la justice, non pas la justice qui vient de la loi, mais celle qui vient de la foi. " Du, sein de quelque affliction et de,quelque accablement qu'ils poussent un cri vers moi, dit-il, je les exaucerai. " Représentez-vous toutes les afflictions imaginables, les consolations qu'il vous promet donneront toujours, à votre âme, une joie proportionnée à ce que vous souffrirez, pourvu que vous n'ayez point de recours à d'autres qu'à lui ; que vous ne manquiez point de crier vers lui, et que vous espériez en lui, et que vous ne preniez point des choses basses et terrestres, mais le Dieu Tout-Puissant pour votre refuge. Qui a espéré en lui et a été confondu ? Il est plus facile que le ciel et la terre passent que sa parole soit sans effet.
7. " Vous avez placé votre refuge bien haut, dit le Psalmiste. " Le, tentateur ne s'en approchera point, le calomniateur n'y montera pas, et le perfide accusateur de ses frères n'y pourra; jamais atteindre. Cette parole du; Prophète, est adressée à celui qui, demeure en la protection du Très-Haut, et qui va s'y réfugier contre sa propre .faiblesse et la timidité de, son âme, et contres les tempêtes qu'il redoute. Nous sommes certainement doublement forcés de fuir vers cet asile ; des combats nous menacent au dehors, et des craintes nous agitent au dedans. Sans, doute nous, aurions bien moins besoin de fuir si nous avions au-dedans une magnanimité, qui nous fit courageusement braver les attaques du dehors, ou si notre faiblesse intérieure se trouvait rassurée par l'éloignement des ennemis du dehors. Le Prophète dit donc. "Vous avez placé votre refuge, extrêmement haut." Fuyons souvent, mes frères, en cet asile. C'est une forteresse bien défendue; on n'y craint nul ennemi. Que nous serions heureux s'il nous était permis d'y demeurer toujours! Mais un tel bonheur n'est pas de ce monde. Ce qui n'est pour nous maintenant qu'un refuge, sera un jour notre demeure, et pour l'éternité. Mais, en attendant, si nous n'avons pas maintenant la liberté de nous y établir pour toujours, mus devons néanmoins nous y réfugier en maintes occasions. C'est une ville de refuge qui nous est ouverte dans toutes les tentations, dans toutes les peines qui nous arrivent, et dans toutes nos nécessités de quelque nature qu'elles: soient. C'est le sein d'une mère qui est toujours prêt à nous recevoir, ce sont les fentes de la pierre préparées pour nous recevoir et nous cacher, les entrailles de la miséricorde, de Dieu ouvertes devant nous; ne mous étonnons plus après cela si celui qui s'éloigne; de ce refuge, n'a plus la puissance d’échapper à ses ennemis.
8. Ce que je viens de vous dire semblerait pouvoir suffire pour l'explication de ce verset, si le Prophète avait dit simplement, comme en d'autres psaumes: " J'ai espéré en vous. Mais cette expression : " vous êtes mon espérance, ô mon Dieu, " parait signifier quelque chose de plus grand et de plus élevé; savoir que l'âme fidèle non-seulement espère en Dieu, mais que c'est Dieu même qu'elle espère. Car il est plus juste d'appeler notre espérance, celui que nous espérons, que celui en qui nous espérons. Il peut se trouver des personnes qui désirent recevoir de Dieu des biens soit temporels, soit même spirituels. Mais la charité parfaite ne désire que le souverain bien, et s'écrie de toute l'ardeur de son désir : " Quel bien m'est réservé dans le ciel ? Et qu'est-ce que je vous demande de toutes les choses qui sont sur la terre? Vous êtes le Dieu de mon coeur et mon éternel partage (Psal. LXXII, 25). " Le texte du prophète Jérémie que nous avons lu aujourd'hui, nous marque très-bien ces deux espérances, en peu de paroles : " Seigneur vous êtes bon à ceux qui espèrent en vous, à l'âme qui vous cherche (Thren. III, 25). " Votre discernement vous a fait remarquer dans ces paroles la différence des nombres. Le Prophète parle au pluriel de ceux qui espèrent en Dieu, parce que cela est commun à plusieurs ; mais il emploie le singulier lorsqu'il désigne l'âme qui cherche Dieu même, parce que c'est le propre d'une pureté, d'une grâce, d'une perfection uniques non-seulement de ne rien espérer que de Dieu, mais de ne rien espérer que Dieu même. Que s'il est bon à ceux qui espèrent seulement en lui, combien plus l'est-il à celui qui n'espère que lui.
9. C'est donc avec raison que Dieu répond à
l'âme qui le cherche "Vous avez placé votre refuge extrêmement
haut. " Car l'âme qui est ainsi altérée de son Dieu,
ne lui demande point avec saint Pierre de lui faire un tabernacle sur une
montagne (Matth. XVII, 14), ni avec Madeleine, de le toucher sur la terre
(Joan. XX, 17), mais elle lui crie : " Fuyez, mon bien-aimé; imitez
dans votre course la vitesse des chevreuils et des faons de biches qui
courent sur les montagnes de Béthel. (Cant. VIII, 14). " Cette âme
sait que le Sauveur a dit : " Si vous m'aimiez, vous auriez de la joie
de ce que je m'en vais à mon Père, parce que mon Père
est plus' grand que moi (Joan. XX, 17). " Elle sait qu'il a dit à
Madeleine: " Ne me touchez point, car je ne suis pas encore monté
vers mon Père. " Et; n'ignorant pas les desseins de Dieu, elle s'écrie
avec l'Apôtre : " Si nous avons connu Jésus-Christ, selon
la chair, maintenant nous ne le connaissons plus de cette manière
(II Cor. V, 16). " Fuyez sur les montagnes de Béthel, c'est-à-dire:
Montez au dessus des puissances et des principautés, au dessus des
anges et des archanges, au dessus des chérubins et des séraphins
, car les montagnes de la maison de Dieu qui, selon l'Hébreu, est
signifiée par le mot Béthel, ne sont autre chose que ces
esprits bienheureux. Il s'est mis au dessus d'eux, lorsqu'il a voulu prendre,
à la droite de son Père, le rang infiniment élevé
qui lui appartenait, afin de lui être égal en toutes choses.
Elle sait que la vie éternelle, c'est connaître le Père
éternel qui est le vrai Dieu, et Jésus-Christ son Fils, qu'il
a envoyé ;qui lui est égal et qui est le vrai Dieu avec lui,
digne pardessus tout de nos bénédictions dans les siècles
des siècles. Ainsi soit-il.
2. Le verset, dont,j'ai maintenant à vous entretenir, se rapporte parfaitement à ce sentiment : " Il ne vous arrivera point de mal, et le fléau n'approchera point de votre tabernacle. " Ces paroles, autant que je puis le concevoir, sont faciles à entendre, et, peut-être; plusieurs d'entre vous en ont-ils déjà prévenu l'explication. Car vous n'êtes pas si peu instruits, et si dépourvus de toute connaissance spirituelle, que vous ne sachiez quelle différence vous devez faire entre-vous et vos tabernacles; de même que celle qu'on doit mettre entre, ce que le Prophète appelle le mal, et ce qu'il , appelle le fléau. Vous avez en effet entendu l'Apôtre dire qu'après avoir combattu un bon combat, il quittera bien vite son tabernacle. Mais qu'ai-je besoin de rapporter les paroles de l'Apôtre (Tim. IV, 6) ? Le soldat ignore-t-il ce que c'est que sa tente, et a-t-il besoin qu'on l'instruise là dessus, par l'exemple des autres? Nous voyons dans l'Eglise des combattants qui ont fait de leur' tente la demeure d'une honteuse servitude. Bien plus, il y en a, c'est une chose bien ridicule, qui sont tombés dans une telle erreur, dans un si grand oubli de leur condition et dans une si étrange folie, qu'ils semblent regarder cette tente extérieure comme ne faisant qu'un avec eux. Ne faut-il pas que non-seulement ils ignorent Dieu, mais qu'ils s'ignorent eux-mêmes, puisqu'étant comme morts dans le coeur, ils donnent tous leurs soins et toutes leurs peines à leur corps, et s'appliquent autant à conserver leur chair, que si elle ne devait jamais périr? Or il est certain qu'elle ne pourra éviter de périr, et même dans peu de temps. Ceux qui sont dévoués à la chair et au sang, comme s'ils s'imaginaient n'être autre chose que chair et que sang, ne semblent-ils pas s'ignorer eux-mêmes, et avoir reçu leurs âmes aussi inutilement, que s'ils ignoraient qu'ils, en ont une? " Si vous séparez ce qui est précieux de ce qui est vil, dit le Seigneur, vous serez comme un oracle de ma bouche (Jer. XV, 19), " c'est-à-dire, si vous êtes exact et fidèle à mettre la, différence qui doit exister entre les biens extérieurs et lesbiens intérieurs, en sorte que vous ne craigniez pas plus le fléau, pour votre demeure passagère, que le mal pour vous-mêmes, vous serez comme un oracle, de ma bouche.
Le mal dont il est parlé ici, est celui dont il est dit ailleurs : " Eloignez-vous du mal, et faites le bien (Psal. XXXVI, 27). " C'est le mal qui prive notre âme de sa vie, et qui est une funeste séparation entre Dieu: et nous. Pendant que ce mal, règne dans nous, notre âme éloignée de Dieu, est comme un corps sans âme. Dans cet état elle est véritablement morte, et semblable à ceux que l'Apôtre nous représente comme étant sans Dieu en ce monde.
3. Ce n'est pas que je vous exhorte, mes frères, à haïr votre chair. Vous devez l'aimer comme l'asile de votre âme, que Dieu destine à participer avec elle à l'éternelle félicité. Mais il faut que l'âme aime sa chair de telle sorte, qu'elle ne paraisse pas être changée en cette chair, et qu'elle ne donne pas sujet au Seigneur de dire de nous : " Mon esprit ne demeurera point en l'homme, parce qu'il n'est que chair (Gen. VI, 3). " Que notre âme, dis-je, aime sa chair; mais qu'elle ait encore bien plus d'amour pour elle-même, pour son âme à elle. Il faut qu'Adam aime Eve son épouse, mais il ne doit pas l'aimer au point d'obéir plutôt à sa voix qu'à celle de Dieu. Enfin il ne doit point l'aimer de telle sorte qu'en voulant le mettre à couvert des corrections d'un père, elle amasse sur sa tête des trésors de colère et d'éternelle damnation.
"Race de vipères, dit saint Jean-Baptiste, qui vous a appris à fuir la colère dont vous êtes menacés ? Faites de dignes fruits de pénitence (Matth., III 7 et 8)." C'est comme s'il avait dit en des termes plus clairs : prenez la discipline, de crainte que le Seigneur ne s'irrite contre vous. Souffrez la verge qui vous corrige, si vous ne voulez sentir le marteau qui voue brise. Pourquoi les hommes charnels nous disent-ils : votre genre -de vie est cruel, vous ne ménagez pas votre chair? Il est vrai, niais ne point l'épargner, c'est semer à pleines mains la semence de l'éternité. En quoi pourrions-nous raisonnablement épargner cette semence? N'est-il pas bien plus avantageux de la renouveler et de la multiplier dans le champ, que de la laisser pourrir dans nos greniers? Hélas ! dit un Prophète, les bêtes de somme ont pourri dans leur ordure (Job, X, 17) ! Est-ce ainsi, hommes sensuels, que vous épargnez votre chair ? Si nous lui sommes cruels pour un temps en la traitant avec rigueur, vous lui êtes bien plus cruels, en lui épargnant toute peine. Car maintenant même notre âme jouit du repos. Mais considérez à quelles ignominies votre chair est condamnée, et quelle misère la justice divine lui prépare pour l'avenir.
" Il ne vous arrivera point de mal, et le fléau n'approchera point de votre tente. " Ces paroles, marquent deux sortes de bonheur, et signifient une double immortalité; car d'où la mort procède-t-elle, sinon de la séparation de l'âme et du corps ? Aussi dit-on du corps quand il est mort, qu'il est inanimé. Or d'où vient cette séparation, sinon des maux de la vie, des douleurs violentes, de la corruption même du corps, de la peine du péché enfin? Notre chair craint, avec raison, les maux que lui fera souffrir la séparation amère de l'âme avec laquelle elle se trouve dans une union si chère et si glorieuse. Mais qu'elle le veuille ou non, il faut qu'elle souffre d'être séparée d'elle , jusqu’à ce que le temps soit venu de se réunir de nouveau à elle. Et il est important à notre corps et à notre âme, de souffrir les peines de la séparation, de manière à ne plus craindre que les fléaux approchent jamais de notre tente.
4. Dieu est la véritable vie de l'âme (comme je l'ai déjà marqué), et il nous est avantageux d'avoir toujours cette vérité présente à la pensée. Or il y a un mal qui sépare l'âme de Dieu. Mais c'est le mal de l'âme, le péché. Hélas! mes frères, comment pouvons-nous nous laisser aller à des bagatelles en cette vie, et nous plaire dans l'oisiveté, quand nous avons prèsde nous deux serpents cruels tout prêts l'un, à nous ôter la vie du corps, l'autre à nous ravir la vie de l'âme ? Pouvons-nous dormir tranquillement? Notre négligence, dans de si grands périls , ne serait-elle pas une marque de désespoir plutôt que de sécurité ? En vérité, nous avons sujet de souhaiter d'être délivrés de ces deux genres de mort, qui nous menacent incessamment. Mais il faut fuir le péché bien plus que la peine du péché, et nous devons d'autant plus nous éloigner du mal de l'âme que du fléau du corps, que c'est un malheur et une désolation infiniment plus grande pour l'âme d'être séparée de son Dieu que de l'être de sons corps. Sans doute, quand le péché sera aboli, la cause cessant de subsister, l'effet disparaîtra aussi, et, de même que le mal de l'âme ne pourra plus approcher de notre tente, parce que les peines, de quelque nature qu'elles soient, seront aussi éloignées de l'homme extérieur que le péché le sera de l'homme intérieur, ainsi le Prophète ne dit pas seulement : Il n'y aura point de mal en vous, ou bien : il n'y aura point de fléau dans votre tente, main " le mal n'arrivera point jusques à vous, et le fléau n'approchera point de votre tente. "
5. Il faut considérer ici, qu'il .y a des hommes dans lesquels non-seulement le péché habite, mais dans lesquels il règne. En cet état il ne semble pas que le péché puisse leur être plus intimement uni qu'il l'est, sinon lorsqu'il dominera en eux de telle sorte qu'il ne pourra plus se faire qu'il n'y domine pas. Il s'en trouve d'autres en qui le péché demeure encore, mais sans y dominer. Il y est, mais abattu sinon expulsé, jeté à terre, sinon tout à fait dehors. Il est certain que dans le principe il n'en fut point ainsi, et que le péché non-seulement n'a point régné, mais n'a point même habité dans nos premiers parents, avant leur première désobéissance. Il semble néanmoins que ce péché était déjà en quelque sorte à leur porte, puisqu'il leur fut persuadé si facilement, et qu'il entra si promptement dans leur âme., Et quel avertissement Dieu leur donnait-il, en leur disant : " Dès que vous: aurez! mangé du fruit de l'arbre de la science du bien et du mal, vous mourrez infailliblement ! (Gen. II,17); ", sinon que ce qui devait être la peine du péché si elle n'était pas encore dans les corps, du moins en était bien, proche ? Nous donc, qui recevrons en ressuscitant, une vie infiniment plus glorieuse que n'a été notre première condition, nous vivons dans une bien douce attente et dans une heureuse espérance, puisque, ni le fléau, ni la peine du péché, aucun mal, ni aucun fléau, non-seulement ne régnera et n'habitera plus, soit dans nos corps, soit dans nos âmes, mais ne pourra plus même y régner, ni y habiter jamais, selon. la parole du Prophète : " Le mal n'arrivera point jusques à vous, et le fléau n'approchera point de votre tente. " En effet il n'y a rien de si éloigné que ce qui ne peut même plus être jamais.
6. Mais je ne sais à quoi je pense, mes frères, de vous retenir maintenant ici par mon discours. Je crains d'être repris. Car si chacun sait que notre grand et commun Abbé a marqué cette heure, non pour nous livrer à la prédication, mais pour vaquer au travail des mains (Rey. St-Bened. C. 48). Je pense néanmoins qu'il me pardonnera ma faute facilement, en se souvenant de cette tromperie si pieuse et si charitable, par laquelle ce saint religieux appelé Romain lui porta à manger durant trois années; lorsqu'il était caché dans une caverne. Cet homme (comme, nous lisons dans l'histoire (a) de notre ordre) se dérobait, durant quelques heures, aux. yeux de son supérieur, et portait à saint Benoit, en de certains jours, le pain qu'il se pouvait ôter à lui-même, quand il faisait ses repas. Je ne doute point, mes frères, que plusieurs d'entre vous n'aient une plus grande abondance de richesses spirituelles que celles. que je puis leur communiquer, mais je ne me prive pas du bien que je vous communique ! Au contraire, je prends avec plus de sécurité et plus ;de douceur ce que Notre-Seigneur me donne, en le prenant avec vous. Car non-seulement cette nourriture de l'âme ne diminue point quand on la partage à d'autres, mais plutôt elle s'augmente par cette distribution même. Néanmoins si je vous entretiens en de certains temps, contre la coutume de notre ordre, je ne prends point cette hardiesse de moi-même, mais j'agis par la volonté de nos vénérables frères les autres abbés qui, dans ces rencontres, m'engagent à un emploi auquel ils ne voudraient pas eux-mêmes avoir la permission de s'appliquer à tout moment. Ils savent qu'il y a pour moi une raison particulière et une nécessité personnelle de m'occuper de la sorte. Je ne vous prêcherais point, si je pouvais travailler avec vous. Si je pouvais partager vos travaux, mes prédications seraient peut-être plus efficaces ; en tout cas, cela serait plus, conforme au voeu de mon coeur. Mais puisque je n'ai pas le, pouvoir de travailler comme vous, tant à cause de mes péchés, qu'à cause des infirmités de ce corps qui, comme vous le,savez, m'est si à charge, et du peu de temps dont je dispose. Plaise à Dieu , qu'étant de ceux qui disent et qui ne font pas, je puisse obtenir d'être au moins le dernier de son royaume. Ainsi soit-il.
a Voir saint Grégoire, livre, second de ses Dialogues
chapitre premier.
2. Mes frères qui sont établis d'une manière toute particulière dans l'espérance, se trouvent exempts de toute crainte et sont bienheureux d'être ainsi délivrés du filet des chasseurs, et d'avoir passé des tentes de ceux qui combattent encore, dans le séjour de ceux qui jouissent du repos. C'est à l'un d'eux, ou plutôt c'est à eux tous que Dieu fait cette promesse : " Le mal n'arrivera point jusqu'à vous : et le fléau n'approchera point de votre tente, "; Considérez que ce n'est pas aux hommes qui vivent selon la chair que cette promesse a été faite, mais à ceux qui, vivant en la chair, se conduisent selon l'esprit. En effet, dans un homme charnel on ne saurait faire de distinction entre lui et sa tente, tout est confus en lui, parce que c'est un enfant de Babylone, c'est un homme qui n'est que chair, et l'esprit de Dieu ne demeure point en lui. Or comment le mal ne s'approcherait-il point de celui en qui le Saint-Esprit n'a point établi sa demeure? Mais là où est le mal, là aussi est le fléau, c'est-à-dire la peine du mal; car la peine accompagne toujours le péché. Il est donc dit: " Le mal n'arrivera point jusqu'à vous : et le fléau n'approchera point de votre tente. " Voilà une grande promesse mais qui me fait espérer que j'en verrai l'effet ? Comment pourrai-je échapper en même temps au mal et au fléau dont je me trouve menacé? Où trouver un refuge qui m'en garantisse. Comment m'éloigner si bien qu'ils n'approchent point de moi? Par quel mérite; par quelle vertu y réussirai-je? " Il a commandé à ses anges de vous garder dans toutes nos voies. " Quelles sont toutes ces voies? Ce sont celles par lesquelles vous vous éloignez du mal et de la colère à venir. Il y a beaucoup de voies différentes : d'où il arrive qu'il y a bien des périls pour le voyageur. Combien est-il facile de s'égarer lorsqu'il se rencontre plusieurs chemins différents, si on n'a point la science de les discerner? Car Dieu ne commande pas aux anges de nous garder dans toutes sortes de voies, niais seulement dans toutes nos voies.,il y a donc des voies où nous devons nous donner bien garde d'entrer, et il y en a d'autres où nous avons besoin que l'on nous soutienne et que l'on nous guide.
3. Examinons donc mes frères, quelles sont nos voies, et quelles sont celles des démons, voyons aussi quelles sont les voies des esprits bienheureux, et quelles sont celles du Seigneur. J'entreprends, je le confesse, quelque chose qui est au dessus de mes forces; mais vous m'aiderez par vos,prières, à obtenir de Dieu, qu'il daigne m'ouvrir le trésor de son indulgence, et qu'il fasse que le discours que je me propose de vous faire sur un si important sujet lui soit entièrement agréable. Considérons donc, premièrement, quelles sont les voies des enfants d'Adam. Elles sont toutes dans la nécessité ou dans la cupidité. C'est par ces deux choses, en effet, que nous sommes conduits, comme emportés, avec cette différence pourtant que la nécessité semble plutôt nous pousser, tandis que la cupidité nous attire et nous emporte. La première tient plus particulièrement au corps; sa voie n'est pas unique; elle a comme plusieurs sentiers ut plusieurs détours qui nous conduisent diversement à de nombreux malheurs; mais bien rarement à quelques avantages, si toutefois elle est capable de nous en procurer. Quel homme ignore combien nombreuses sont les nécessités de cette vie ?Qui pourrait les énumérer ? Mais notre expérience nous en instruit assez, et les peines qui en résultent pour nous, nous le font assez comprendre. Chacun apprend par lui-même combien il a souvent besoin de crier à Dieu : " Seigneur, délivrez-moi, non pas de la nécessité , niais de toutes mes nécessités (Psal. XXIV, 17). " Mais tout homme qui prête une oreille attentive aux avertissements du sage ne se contente pas de désirer et de demander d'être délivré de toutes ces différentes nécessités ; mais il demande encore que Dieu le retire de la voie de ses cupidités. En effet, que dit le sage ? " Détournez-vous de vos propres désirs, et ne suivez point vos convoitises (Eccle. XVIII, 30). " Il est évident que de ces deux maux, le préférable est de vivre clans la nécessité plutôt que clans la cupidité. A la vérité, nous avons un grand nombre de nécessités; mais le nombre de nos cupidités est encore plus grand, en toutes manières, il dépasse même toute mesure et toute borne. Elles viennent toutes du coeur, aussi sont-elles d'autant plus considérables que l'âme est plus grande que le corps. Enfin ces deux voies de la nécessité et de la cupidité sont celles qui paraissent bonnes aux hommes; irais qui ne finissent et n'arrivent à leur terme que lorsqu'elles les précipitent dans l'abîme des enfers. En vous représentant ces voies, soyez persuadés que c'est d'elles sans doute qu'il a été dit : " Il n'y a que de l'affliction et du malheur dans leurs voies (Psal. XIII, 7); " et rapportez l'affliction à la nécessité, et le malheur à la cupidité. Comment le malheur se rencontre-t-il dans la cupidité, ou comment les hommes n'y trouvent-ils pas le bonheur qu'ils s'imaginent? Qu'arrive-t-il donc lorsqu'un homme pense avoir trouvé, dans l'abondance des biens et des délices de la terre, la félicité qu'il a désirée ? II est d'autant plus misérable qu'il embrasse, avec plus d'ardeur, la misère même, comme si c'était une véritable félicité, , et qu'il s'y plonge davantage en pensant avoir trouvé le bonheur parfait. Que les enfants des hommes sont à plaindre, de se laisser prendre à cette fausse et trompeuse félicité ! Malheur à celui qui dit : Je suis dans l'abondance, et je n'ai besoin de quoi que ce soit; tandis qu'il est pauvre et dénué de tout, malheureux et tout à fait misérable. Les nécessités procèdent des infirmités de l'a chair, et les cupidités de!fa disette et de l'oubli de l'âme. Elle ne mendie en effet, que parce qu'elle a oublié de manger le pain qui lui est propre et elle ne désire si ardemment les choses de la terre, que parce qu'elle ne s'entretient jamais de celles du Ciel.
4. Voyons maintenant quelles sont les voies des démons. Observons-les pour nous en garantir. Considérons-les, afin de nous en éloigner. Or, les voies des démons ne sont autre chose que la présomption et l'obstination. Voulez-vous savoir où j'ai appris cela ? Considérez quel est leur chef, tel maître, tels serviteurs. Considérez les commencements de ses voies, et vous verrez manifestement qu'il s'est jeté d'abord dans une présomption exorbitante en disant : " Je serai assis sur la montagne du testament, aux flancs de l'Aquilon : je serai semblable au Très-Haut (Isa. XIV , 13). " Que cette présomption est téméraire; qu'elle est horrible! Aussi, tous ces esprits, qui sont des ouvriers d'iniquité, sont-ils tombés, ont-ils été renversés, se sont-ils vus honteusement, chassés! Leur présomption les a empêchés de se maintenir dans l'état où Dieu les avait créés, et leur obstination de se relever de leur chute. Leur orgueil les a éloignés et leur obstination les a empêchés de revenir. La présomption des démons est, bien étonnante; mais leur obstination l'est au moins autant. Leur orgueil en effet, croit et monte toujours, aussi n'y a-t-il point de changement possible pour eux. N'ayant point voulu quitter la voie de la présomption, ils sont tombés dans celle de l'obstination. Que le cœur des enfants des hommes est perverti de suivre les dénions, de marcher sur leurs pas, et d'entrer dans leurs voies ! Tous les efforts de ces esprits d'iniquité ne tendent qu'à nous séduire; à nous engager dans leurs voies, à nous faire toujours marcher en avant, afin de nous conduire avec eux au but. qui les attend de toute éternité. Fuyez la présomption si vous voulez que votre ennemi ne triomphe de vous; car c'est principalement dans ces vices, qu'il se plait de nous faire tomber, ayant éprouvé, par lui-même, combien il doit vous être difficile de vous retirer d'un si profond abîme.
5. Mais je ne veux pas vous laisser i'norer, mes fières, comment on descend, ou plutôt, comment on tombe dans ces deux vices. Le premier degré de cette descente, qui se présente à ma pensée, c'est de se dissimuler à soi-même, sa propre faiblesse, sa propre méchanceté, et sa propre inutilité. Quand l'homme s'excuse, quand il se flatte, quand il se persuade être quelque chose, quoiqu'il ne soit rien, alors il se fait son propre séducteur. Le second degré, c'est de s'ignorer soi-même. Car, lorsque arrivé au premier degré de sa chute, l'homme vent se cacher à lui-même sa honte et sa nudité, avec d'inutiles feuilles de figuier, il ne lui reste plus que de ne voir pas les blessures qu'il tient cachées, et qu'il n'a cachées qu'à desseih de ne les pas voir. D'où il suit que, si on lui montre ses blessures, il soutient que ce ne sont pas des blessures, et recourt à des paroles pleines d'injustice et d'iniquité pour excuser ses péchés;,or' ces excuses mêmes font le troisième degré dé' la descente, qui approche fort de la présomption. Car de quel mal peut-on rougir, quand on a la hardiesse d'entreprendre de justifier celui que ton a commis ? Mais d'ailleurs,le'pêcheur qui en est arrivé là, ne saurait demeurer dans ces ténèbres et sur cette pente; car l'ange mauvais, ministre de la justice de Dieu, ne manque pas alors de poursuivre et de pousser l'homme, pour le faire tomber encore plus bas. Il y a donc encore un quatrième degré, (lisons, mieux, un quatrième abîme, c'est le mépris, dont parle' le Sage en ces ternies : " Lorsque l'impie est tombé dans l'abîme du péché, il méprise tout (Prov. XVIII, 3). " Ensuite le puits de l'abîme se ferme sur lui de plus en plus, car ce mépris jette l'âme dans l'impénitence, et l'impénitence s'affermit, dans le coeur, par l'obstination. Voilà 1e péché qui ne doit être remis ni dans ce siècle, ni dans l'autre, parce que le cœur endurci, n'a plus la crainte de Dieu, ni aucun respect pour les hommes. Celui qui s'attache ainsi au démon dans toutes les voies, est évidemment devenu un même esprit avec lui. Les voies des hommes que nous avons expliquées plus haut, sont celles dont il est dit : " Je souhaite due vous ne soyez éprouvés que par des tentations humaines (I. Cor. X, 13). " Or, il est certain que pécher est bien le fait de l'homme, mais qui ne sait que les voies des démons sont fort, éloignées de la nature de l'homme, si ce n'est qu'en quelques-uns, les mauvaises habitudes semblent leur avoir fait prendre la nature de ces esprits diaboliques? liais enfin, si on voit persévérer quelques hommes dans le péché, cette persévérance n'est pourtant pas une chose humaine, c'en est une diabolique.
6. Voyons maintenant quelles sont les voies des anges. Evidemment ce sont celles dont le fils unique du Père a voulu parler quand il a dit : " Vous verrez les anges monter et descendre sur le Fils de l'homme (Jean. I, 51). " Leurs voies c'est donc. de monter et de descendre. Ils montent pour eux : ils descendent pour nous, ou plutôt ils descendent avec nous. Ces bienheureux esprits, montent donc par la contemplation de Dieu, et ils descendent pour avoir soin de nous et pour nous garder dans toutes nos voies. Ils montent vers Dieu, pour jouir de sa présence; ils descendent vers nous, pour obéir à ses ordres, car il leur a commandé de prendre soin de nous. Toutefois en descendant vers nous, ils ne sont point privés de la gloire qui les rend heureux, ils voient toujours le visage du Père éternel.
7. Vous désirez maintenant je pense, que je vous entretienne des voies du Seigneur. II me semble que c'est beaucoup présumer de moi-même que de me promettre de vous les montrer; en effet, l'Ecriture-Sainte, nous dit qu'il nous les enseignera lui-même (Psal. XXIV, 9). Car, à qui pourrait-on s'en rapporter avec confiance sur ce sujet, sinon à lui? Il nous a donc enseigné ses voies, lorsqu'il a fait dire à son prophète : "Toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité (Psal. XXIV, 10). " C'est par la miséricorde et- par la vérité qu'il vient à chacun de nous en particulier, et qu'il vient à tous les hommes en général. Lorsque nous présumons beaucoup de sas miséricorde, et que nous oublions la vérité, Dieu n'est pas encore en nous. Et il n'y est pas davantage, lorsque la considération de sa vérité nous remplit de crainte, et que le souvenir de sa miséricorde, ne nous apporte aucune consolation. Car, celui qui ne reconnaît pas la miséricorde où elle est véritablement, s'éloigne de la vérité, et la miséricorde ne saurait être véritable sacs la vérité. Aussi, ceux en qui la miséricorde et la vérité se rencontrent, voient la justice et la paix se donner en eux le baiser d'alliance, et par conséquent Dieu, qui, selon le Prophète, a établi su demeure dans la paix, ne saurait être absent de leur coeur. Combien l'Écriture-Sainte nous donne-t-elle de lumières et de connaissances, sur cette heureuse union de la miséricorde et de la vérité ? " Votre miséricorde et votre vérité ont été tiroir asile; " dit le Prophète ( Psal. XXXIX, 12). Et d'ailleurs : " Votre miséricorde est toujours devant mes yeux et je nie plais à contempler votre vérité (Ps. XXV, 3). " Or, Dieu a voulu donner lui-même ce témoignage de ce Prophète : " Ma vérité et ma miséricorde sont avec lui (Psal., XXXVIII, 15). "
8. Considérons aussi les voies que Notre-Seigneur Jésus-Christ a suivies pour venir à irons, elles sont manifestes, et nous trouverons que si nous possédons maintenant, en sa personne, un Sauveur plein de miséricorde, nous aurons en lui, à la fin du monde, un juge plein de justice et de vérité, selon ce que dit l'Écriture-Sainte : ".Dieu aime la miséricorde et la vérité , le Seigneur donnera la grâce et la gloire (Psal. LXXXIII, 12)." Si donc, Notre-Seigneur, dans son premier avènement, s'est souvenu de sa miséricorde et de sa vérité, en faveur de la nation d'Israël, dans son dernier avènement, quoiqu'il doive juger la terre dans son équité, et tous les peuples dans sa vérité, néanmoins, son jugement ne sera point sans miséricorde, si ce n'est à l'égard de celui qui n'aura point fait de miséricorde. Car telles sont ses voies éternelles, dont un prophète a dit : "Les collines du monde se sont abaissées sous ses voies éternelles (Abac. III, 6). " Il m'est facile de le prouver, puisque l'Écriture-Sainte. nous assure " que la miséricorde du Seigneur est de toute éternité, et doit s'étendre jusques dans l'éternité (Psal. CII, 17) : et que la vérité du Seigneur, doit aussi durer éternellement (Psal. CXXVI, 2). " Les collines du monde, c'est-à-dire les démons superbes qui sont les princes des ténèbres de ce, siècle, se sont abaissées sous ces voies; mais ils ont ignoré ses voies, ils ne se sont point souvenus de ses sentiers. Quel rap port peut-il y avoir entre la vérité et celui qui est par excellence, le menteur et le père du mensonge? Aussi Notre-Seigneur rend-il ce témoignage de lui : " Il n'est point demeuré dans la vérité (Jean. VIII, 23). " Et pour ce qui est de la miséricorde, la malice cruelle avec laquelle il nous a fait tomber dans la misère où nous sommes, témoigne assez combien il s'en est éloigné. Quand a-t-on pu le voir exercer un acte de miséricorde; lui, qui a été homicide dès lé commencement du monde ? Celui qui n'est pas bon pour lui-même, peut-il avoir de la compassion pour les autres ? Or, combien n'est-il pas méchant et injuste pour lui-même, celui qui ne s'afflige jamais de ses propres iniquités, et à qui sa propre damnation ne donne jamais aucun sentiment de pénitence! Sa présomption en le trompant, l'a tenu éloigné de la voie de la vérité, et sort obstination cruelle lui a fermé la voire de la miséricorde; en sorte, qu'il ne peut jamais trouver en soi la miséricorde, et ne peut jamais l'obtenir de Dieu. Voici donc de quelle manière ces collines si élevées ont été contraintes de s'abaisser, sous les voies éternelles du Seigneur. Ces esprits superbes se sont éloignés des voies droites du Seigneur par des détours et des chemins obliques et tortueux, qui ont été des précipices dans lesquels ils sont tombés, plutôt que des chemins. Mais combien les autres collines se sont-elles abaissées et humiliées pour leur salut; avec plus de prudence et d'avantages, sous les voies de Notre-Seigneur ? Car elles n'ont point été abaissées par force; et comme si elles se fussent trouvées opposées à ces voies saintes et divines. Mais elles se sont pliées à ces voies de l'éternité. Ne voit-on pas maintenant les collines du monde abaissées, puisque les grands et les puissances du siècle s'abaissent devant Notre-Seigneur, par une pieuse soumission, en adorant la trace de ses pas ? Ne sont-elles pas abaissées et aplanies, lorsque ces grands abandonnent les pernicieuses hauteurs de leur vanité et de leur cruauté, pour suivre les humbles sentier de la vérité ?
9. Non-seulement les saints anges , mais aussi les hommes prédestinés confirment et règlent toutes leurs voies sur ces voies de Notre-Seigneur. Le premier degré par lequel l'homme misérable sort de l'abîme des vices est cette miséricorde par laquelle il a compassion du fils de sa mère, compassion de son âme, et travaille à plaire à Dieu. Car, il imite alors le grand ouvrage de la divine miséricorde. Il est brisé de componction avec celui qui l'a été de douleur pour lui, et meurt aussi en quelque sorte pour son salut, et ne l'épargne pas par cette compassion qu'il a de lui-même lorsqu'il retourne à son coeur, comme parle l'Écriture-Sainte, et qu'il rentre dans le plus intime de son âme. Il ne lui reste plus qu'à s'engager dans la voie royale qui mène à la vérité, et à joindre la confession de la bouche à la contrition du coeur, comme je vous ai souvent recommandé de le faire; ;car nous croyons du cœur pour la justice, et nous confessons de la bouche pour le salut. Il est nécessaire, que celui qui retourne à son coeur en se convertissant, devienne petit à ses yeux, selon cette parole de la Vérité même : " Si vous ne vous convertissez, et ne devenez comme un petit enfant, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux (Matth. XVIII; 3). " Il faut qu'il n'essaie pas de dissimuler ce qu'il ne peut ignorer; mais qu'il reconnaisse que son péché a fait de lui un néant. Il nec faut pas qu'il ait' honte de produire au dehors, dans la lumière de la vérité, les défauts,qu'il voit, avec des sentiments de compassion, clans le fond: de son coeur. Par ce moyen, l'homme entre dans les voies de la miséricorde et de la vérité, qui sont les voies du Seigneur, les voies de la vie. Or, le terme assuré où elles aboutissent, est le salut de ceux qui les suivent jusqu'au bout.
10. Ce n'est pas tout; mais il est évident que les anges aussi tendent aux mêmes voies; car, lorsqu'ils montent à la contemplation de Dieu, ils cherchent la vérité dont ils se remplissent incessamment en la désirant, et qu'ils désirent toujours en la possédant. Lorsqu'ils descendent, ils exercent envers nous la miséricorde, puisqu'ils nous gardent dans toutes nos voies. Car ces bienheureux esprits sont les ministres de Dieu qui nous sont envoyés pour nous venir en, aide (Hebr. (, 14); et, dans cette fonction, ce n'est pas à Dieu qu'ils rendent service, mais à nous. Or ils imitent en cela, l'humilité du Fils de Dieu, qui n'est point venu pour être servi, mais pour servir, et qui a vécu parmi ses disciples, comme s'il avait été leur serviteur (Matt. XX, 28). L'utilité que les anges retirent pour eux en suivant ces voies, c'est leur propre bonheur et la perfection de l'obéissance dans la charité ; et celle que nous en recueillons nous-mêmes, c'est la communication qui nous est faite des grâces de Dieu; et l'avantage d'être gardés par eux dans nos voies, puisque Dieu a commandé à ses anges de nous garder dans tous nos besoins, et dans tous nos désirs. Si nous manquions de, ce secours, nous, pourrions entrer facilement dans la voie de 1a mort, et passer de la nécessité dans l'obstination, et de la cupidité dans la présomption, qui sont les voies non des hommes, ,mais des démons. Car en quoi les hommes sont-ils ordinairement le plus opiniâtres, sinon dans les choses qu'ils feignent ou s'imaginent appartenir à la nécessité ? Si on les avertit, ils vous répondent, je puis ce que je puis, et rien au-delà (Térence). Mais vous, si vous en êtes là, montrez d'autres sentiments. Quant à la, présomption, nous n'y tombons que lorsque nous y sommes poussés par l'ardeur et la violence de nos désirs.
11. Les anges ont donc reçu l'ordre de Dieu, non pas de nous retirer de nos voies, mais de nous y garder soigneusement, et de nous conduire dans les voies de Dieu, par celles qu'ils suivent eux-mêmes. Or, comment pouvons-nous les suivre dans leurs voies? Car les anges agissent par la seule charité, et d'une manière beaucoup plus pure et plus parfaite que nous ne faisons. Mais au moins étant excités et pressés par la nécessité de l'état où nous sommes, de nous secourir les uns les autres, pour imiter l'exemple des esprits bienheureux, autant qu'il nous est possible, descendons vers notre prochain, et condescendons à ses besoins, en exerçant envers lui la miséricorde et la charité. Puis d'un autre côté, élevant nos désirs vers Dieu,, à l'imitation de ses anges, efforçons-nous de toute notre âme de monter jusqu'à la souveraine et éternelle vérité. Voilà pourquoi Dieu nous exhorte par un de ses prophètes à élever nos coeurs avec, nos mains, pourquoi nous entendons dire tous les jours: "Élevons nos coeurs, " (Thren. III, 41) pourquoi Dieu nous reproche notre négligence; et nous dit : "Enfants des hommes, jusques à quand aurez-vous le cœur appesanti, aimerez-vous la vanité, et chercherez-vous, le mensonge (Psal. III, 4)? " Quand notre coeur est déchargé dit poids qui le retient sur la terre, nous l'élevons plus facilement à la recherche et à l'amour de la vérité. Il ne faut pas nous étonner que ces esprits si élevés daignent nous garder dans nos voies, que dis-je? ne dédaignent même point de nous admettra et de nous faire entrer avec eux dans les voies du Seigneur. Combien toutefois y marchent-ils plus heureusement, et avec plus de sécurité que nous mais aussi combien la manière dont ils suivent les sentiers de la miséricorde et de la vérité est-elle inférieure à celle dont la vérité et la miséricorde même suit, en toute occasion, les voies de la miséricorde et de la vérité?
12. Combien Dieu a-t-il placé tous les êtres au degré qui leur convient! Ainsi Lui, qui est l’Être souverain, au, dessus et au delà de qui il n'y a rien, il occupe le premier rang. S'il n'a pas établi ses anges à cette suprême élévation, il les a placés dans un degré plein de sécurité; car, se trouvant tout près de cet être souverain, qui tient le plus haut degré, ils sont affermis dans leur état par la vertu de celui qui est au dessus d'eux. Quant aux hommes ils ne sont ni au plus haut degré ni dans, un état sur, mais dans un état où ils sont obligés de veiller sur eux, mis ils sont en lieu stable et solide, sur la terre, veux-je dire et s'ils sont placés bien bas, du moins ne sont-ils point au fond de l'abîme, aussi peuvent-ils et doivent-ils être contraints de se tenir sur leurs gardes. Quant aux démons, ils habitent la région de l'air, d'où ils vont de tous côtés, sans avoir de repos, comme s'ils étaient agités parle vent. Ils sont indignes de Monter dans le ciel, et ils dédaignent de descendre sur la terre! Mais il suffit pour aujourd'hui. Et je prie, de tout mon cœur celui de qui vient tout ce qui nous suffit, et tout ce que nous pouvons de nous donner de quoi lui rendre grâce suffisamment car nous ne saurions avoir de nous-mêmes seulement une bonne pensée.
Mais il faut qu'elle nous vienne de celui qui donne à
tous abondamment, de Dieu qui est béni dans tous les siècles
des siècles. Ainsi soit-il.
2. Si ce mouvement circulaire,qui les caractérise est mauvais, l'autre est bien pire encore. Car si le! premier mouvement est principalement ce qui fait qu'ils sont démons, dans, quelles dispositions pensez-vous, mes frères, que ces ennemis superbes descendent vers les misérables hommes et rôdent autour d'eux? Considérez de quelle manière ces auteurs de toute impiété tournent autour de nous. Leurs regards orgueilleux se portent sur tout ce qui est élevé. Néanmoins leur curiosité! maligne va chercher aussi les choses les plus basses, mais ce n'est qu'afin de s'élever davantage, ce n'est que pour contenter leur orgueil et s'élever en avilissant les hommes, et en les tenant comme sous leurs pieds par le péché, selon ce qui est écrit: " Pendant que l'impie s'enorgueillit, le pauvre tombe dans la désolation (Psal. IX, 2). " Avec quelle émulation détestable et pernicieuse, les mauvais anges imitent-ils donc les voies des bons anges qui montent et qui descendent aussi? Ils montent pour contenter leur horrible vanité : ils descendent pour satisfaire leur ardente jalousie. Ils ne descendent vers nous que par une insatiable cruauté, et ils ne s'élèvent au-dessus de nous que par une vanité mensongère, parce qu’ils sont incapables de miséricorde et de vérité, comme je vous l'ai dit hier. Mais si d'un côté nous devons craindre ces esprits malins qui descendent vers nous pour nous perdre, de l'autre côté nous avons un grand sujet de rendre grâces à Dieu, de ce que, par son ordre, les bons anges descendent aussi vers nous pour nous secourir et pour nous garder dans toutes nos voies. C'est peu, non seulement pour nous garder et nous, secourir, mais encore, comme dit le Prophète, " pour nous porter entre leurs mains, de peur que nous ne heurtions nos pieds contre quelque pierre. "
3. Combien, mes frères, Dieu nous donne-t-il d'instructions, d'avertissements, de consolations dans ces quelques mots de l'Écriture? Quelles autres paroles pouvons-nous trouver, dans tous les psaumes, qui consolent mieux ceux que l'affliction abat, avertissent plus fortement ceux qui se négligent , instruisent davantage les ignorants? C'est pour cela que la divine providence a voulu que les fidèles répétassent les versets de ce psaume, principalement dans ce saint temps de carême. Et la raison qui a porté l'église à nous faire ainsi redire ce psaume, semble n'être venue que de ce que Satan a eu l'audace d'en employer les paroles pour tenter Notre Seigneur. Ainsi cet esprit méchant se trouve être utile aux enfants de Dieu,. contre son intention. Car qu'y a-t-il qui lui puisse déplaire davantage, et nous donner plus de joie que de voir sa propre malice tourner à notre bien. " Dieu a commandé à ses anges de vous garder en toutes vos voies. " Que les miséricordes infinies de Dieu nous obligent à chanter ses louanges et à annoncer ses merveilles aux enfants des hommes! Que l'on dise dans toutes les nations que le Seigneur a fait de grandes choses pour témoigner son amour à ses serviteurs. Seigneur, qu'est-ce que l'homme, pour que vous vous soyez fait connaître à lui : et comment daignez-vous en faire l'objet de votre amour? Vous ouvrez votre coeur, vous songez en père à tous ses besoins, et vous avez soin de lui. Et pour comble de bienfaits, vous lui envoyez votre Fils unique, vous lui envoyez votre esprit et vous lui promettez de lui faire voir votre face. Et afin de ne rien omettre dans les cieux de tout ce qui peut nous intéresser, vous envoyez pour nous, sur la terre, les esprits bienheureux pour, nous servir en toutes rencontres, pour nous garder de votre part, pour nous conduire et nous éclairer dans toutes nos voies. De sorte que vous ne vous êtes pas contenté que ces esprits fussent vos anges, vous avez encore voulu qu'ils fussent les anges même des plus petits d'entre les hommes. En effet, il est dit : " leurs anges contemplent toujours le visage de mon Père ( Matth. XVIII, 10). " Ainsi ces créatures excellentes et heureuses font l'office de médiateurs entre vous et nous, en sorte que, comme ils nous sont envoyés de votre part, nous pouvons aussi dire qu'ils vous sont envoyés de la nôtre.
4. " Il a commandé à ses anges de vous garder. " C'est véritablement un merveilleux effet de sa bonté, et un des plus grands témoignages de sou amour que nous puissions recevoir. Considérez, en effet, attentivement avec moi quel est celui qui donne cet ordre, à qui et pour qui;il le donne, et ce qu'il ordonne. Représentons-nous l'importance de ce commandement que reçoivent les anges de Dieu. Ayons soin de ne l'oublier jamais. Qui est donc celui qui l'a fait? A qui les anges appartiennent-ils ? A qui, obéissent-ils ? De qui exécutent-ils la volonté? le Prophète nous l'apprend : c’est à celui qui a commandé à ses anges de nous garder dans toutes nos voies. Ils sont si prompts à obéir à ce commandement, que! même ils nous portent entre leurs mains. C'est donc la souveraine Majesté de Dieu qui commande aux anges et à ses anges; à ces esprits si élevés, si heureux, si proches de lui, si unis à lui, si attachés à lui, ses vrais amis et ses familiers : et cependant c'est pour nous qu'il leur commande de descendre sur la terre. Ah! qui sommes-nous? Seigneur, qu'est-ce que l'homme pour que vous vous souveniez de lui? Qu'est-ce que le Fils de l'homme, pour que vous en teniez quelque compte? Comme si l'homme depuis le péché était autre chose que corruption et que pourriture, comme s'il n'était pas semblable à un ver de terre.
Mais quel est le commandement que Dieu a fait pour nous à ses anges? Leur a-t-il ordonné contre nous des choses fâcheuses? Leur a-t-il commandé de montrer leur puissance contre une feuille que le vent emporte, et de poursuivre une feuille desséchée? d'empêcher les méchants de voir la gloire de Dieu? Cela doit être infailliblement commandé quelque jour, mais ce ne l'est point encore. Ne vous éloignez point du secours du Très-Haut. Demeurez dans la protection du Dieu du ciel, pour ne donner jamais sujet à sa justice de faire ce terrible commandement contre vous. Il est hors de douté que le Dieu, du ciel ne fera point de commandements à ses anges qui soient à craindre, et qui ne soient plutôt favorables à ceux qu'il aura protégés. Et s'il est quelque chose dont l'exécution ne serait pas avantageuse à ses élus, il diffère de l'ordonner, afin que tout leur soit favorable. Et nous voyons dans l'Evangile, gùé,comme les serviteurs du père de famille étaient prêts à aller arracher le mauvais grain qui avait été semé sur le bon, cet homme plein de prévoyance, leur dit : "Laissez croître les mauvaises plantes avec les bonnes jusqu'au temps de la moisson, de crainte qu'en arrachant les mauvaises herbes, vous n'arrachiez aussi le froment. (Matth. XIII, 30). " Mais,comment le bon grain pourra-t-il se conserver jusqu'à la récolte? C'est précisément l'objet. du commandement que Dieu fait à ses anges pour le temps où nous sommes.
5. "Il a donc commandé à ses anges de vous garder. " O vous qui êtes véritablement le froment qui croit au milieu de l'ivraie, le bon grain mêle avec la paille, et le lis entre les épines. Rendons grâces, mes chers frères, rendons grâces de tout coeur à la bonté de Dieu, et pour vous et pour moi. Il nous a mis entre les mains un dépôt infiniment précieux, le fruit de sa croix, le prix de son sang. Voilà pourquoi, peu content de cette garde si peu utile, si faible, si insuffisante dont seulement nous étions capables, il a voulu établir sur les murailles de Jérusalem des sentinelles plus sûres que nous. Ceux-là mêmes qui semblent être comme des murailles, ou même comme des colonnes et des piliers au milieu des murailles, sont ceux qui ; ont le plus besoin que Dieu prenne soin de les faire garder par ses anges.
6. " Il a commandé à ses anges de vous garder en toutes vos voies. " Combien cette parole doit-elle vous porter au respect, vous donner de dévotion; vous inspirer de confiance? vous porter au respect pour la présence de votre bon ange : donner de la dévotion à cause de sa bienveillance pour vous;!et volis inspirer de la confiance, puisqu'il prend soin de vous garder. Faites une attention particulière à toutes vos actions, puisque les anges, comme il leur a été commandé, vous sont présents dans toutes vos voies.
En quelque lieu que vous alliez, en quelque recoin que vous soyez, ayez toujours un grand respect pour votre bon ange. N'ayez pas la hardiesse de faire en sa présence ce que vous ne voudriez pas faire, si je vous voyais. Doutez-vous que cet esprit que vous ne voyez pas soit présent à ce que, vous faites? Combien auriez-vous de retenue si vous l'entendiez, si vous dei touchiez) si vous le sentiez autour de vous? Or, remarquez que ce n'est pas seulement par les yeux qu'on est assuré de la présence des choses. Toutes choses ne, peuvent pas être vues quoique présentes et corporelles. Combien donc les choses spirituelles sont-elles plus éloignées de la portée de nos sens, et combien est-il plus nécessaire d'employer les moi cils spirituels pour les chercher et pour les trouver? Si vous consultez la foi, ne vous prouve-t-elle pas que vos bons anges vous sont toujours présents? Oui, je le soutiens, la foi vous le prouve, puisque l'Apôtre nous enseigne que cette foi est une preuve et une conviction des choses qui ne nous paraissent pas. (Hebr. XI, 1) Il est donc indubitable que nos bons anges nous sont toujours présents; et que non-seulement ils sont avec nous, mais qu'ils n'y sont que pour nous. Ils sont prés de nous, pour nous protéger et pour nous rendre service. Que rendrez-vous au Seigneur, pour toutes les choses qu'il vous a données? Car à lui: seul nous devons rapporter la gloire de notre conservation, attendu que c'est lui qui a commandé à ses anges de nous garder. C'est lui qui nous les a donnés. Tout don parfait ne peut venir que de lui. (Jac. 1, 17.)
7. Mais s'il a commandé à ses anges de nous garder, nous n'en sommes pas moins obligés de leur témoigner notre reconnaissance pour l'empressement avec lequel ils obéissent à l'ordre qu'ils ont reçu, et prennent soin de nous, dans le besoin si grand et si continuel que nous avons de leur assistance. Ayons donc une dévotion et une reconnaissance particulière envers de pareils gardiens . ne manquons pas à les aimer, à les honorer, autant que nous le pouvons; autant que nous le devons. Rapportons néanmoins et témoignons toujours tout l'amour devons. tout le respect que nous leur portons, à celui dont ils tiennent tout ce qui peut nous donner sujet de les aimer et de les honorer, et de qui nous tenons nous-mêmes tout ce qui peut nous faire mériter quelque amour et quelque estime. Sans doute lorsque l'Apôtre a écrit, qu'il faut rendre à Dieu seul l'honneur et la gloire (I Tim. 17), " nous ne devons pas croire qu'il ait voulu contredire le Prophète qui nous ;dit qu'on doit honorer tout particulièrement les amis de Dieu.. Il s'est exprimé en cette circonstance; comme il l'a fait quand il, nous a dit : " Ne soyez redevables de rien à personne sinon de l'amour que nous nous devons toujours les uns aux autres (Rom. III, 8). " Il n'a pas eu l'intention de nous porter par ces paroles à renier nos autres devoirs envers le prochain, puisqu'il dit ailleurs : " Il,1faut rendre l'honneur à qui l'honneur appartient (Rom. III, 8). " Ainsi pour les autres devoirs de la vie. Servons-nous d'une comparaison pour entendre plus parfaitement quel a été le sentiment de cet Apôtre; et quel avertissement il a voulu nous donner. Par exemple, voyez les étoiles, elles disparaissent au milieu des rayons du soleil. Pensons-nous que, pour cela; ces astres aient disparu, et que leur lumière soit éteinte? Nullement. Mais nous savons qu'elles sont comme cachées par une plus grande lumière que la leur. Ainsi l'amour que nous devons à Dieu, surmontant tous nos, autres devoirs, doit régner en nous, comme s'il était seul, en sorte que tout ce que nous devons aux créatures soit tout à fait dépendant de cet amour souverain, et que nous fassions toutes choses par cet amour.
Il faut pareillement que l'honneur que nous devons à Dieu prévale sur tous les autres honneurs, en sorte que Dieu seul, soit honoré non-seulement par dessus, mais encore dans toutes les créatures qui sont l'objet de notre vénération. Il en est de même de l'amour que nous devons à Dieu; quelle place en effet a-t-il laissée aux autres amours, puisqu'il veut que nous l'aimions de tout notre coeur, de toute notre âme et de toutes nos forces? Il faut donc, mes frères, que ce soit en Dieu que nous aimions ses anges, avec une dévotion particulière, comme devant être un jour nos cohéritiers et se trouvant, des maintenant, placés auprès de nous par le Père éternel, en qualité de guides et de gardiens; car dès maintenant nous sommes les enfants de Dieu, bien qu'on ne puisse pas juger encore de ce que nous serons un jour, avec lui dans la gloire, attendu que nous sommes à présent comme des mineurs qui sont sorts la conduite de leurs tuteurs et de leurs gouverneurs, et que, en cet état, comme dit l'Apôtre, nous ne différions point des serviteurs.
8. Cependant, quoique nous soyons encore faibles :comme des enfants à l'âge de leur minorité, nous avons un chemin très-grand, non-seulement très-grand, mais très-difficile et très-périlleux, à faire. Toutefois, que devons-nous craindre sous de tels gardiens? Ils ne peuvent être ni vaincus ni trompés par nos ennemis, et ils peuvent encore moins nous tromper, puisque leur ministère est de nous garder de toutes surprises dans tontes nos voies. Ils sont fidèles; ils sont prudents; ils sont puissants : que craignons-nous ? Suivons-les seulement. Attachons-nous à eux, et nous demeurerons sous la protection du Dieu du ciel. Considérez combien leur protection, combien leur vigilance à nous garder dans toutes nos voies nous est nécessaire: " Ils vous porteront, dit le Prophète, entre leurs mains, de peur que vous ne blessiez votre pied contre quelque- pierre. " Si vous trouvez que ce n'est pas encore beaucoup d'être protégés contre l'achoppement des pierres du chemin, remarquez la suite: " Vous marcherez sur l'aspic et le basilic, et vous foulerez aux pieds le lion et le dragon. " Combien est-il nécessaire à un enfant qui marche parmi tant de périls d'être conduit , d'être soutenu et porté ? Aussi le Prophète dit-il : " Ils vous porteront entre leurs mains." Ils vous garderont donc dans toutes vos voies, et vous conduiront comme on conduit des enfants lorsqu'ils sont dans un chemin où ils peuvent marcher ; pour le reste, ils ne souffriront pas que vous soyez tentés au delà de vos forces; dans les rencontres trop difficiles et trop dangereuses, ils vous prendront dans leurs mains pour vous faire franchir les difficultés. Avec quelle facilité celui qui a le bonheur d'être porté par de telles mains, surmonte-t-il les obstacles ?Car, comme dit le proverbe, il est facile de nager quand on nous soutient sur l'eau.
9. Toutes les fois donc, que vous vous sentez pressés par quelque violente tentation, et menacés par quelque grande épreuve, invoquez l'ange qui vous garde, qui vous conduit, qui vous assiste dans vos besoins et dans vos peines. Ayez recours à lui, et dites-lui : Seigneur, sauvez-nous, nous périssons. Il ne dort ni ne sommeille. Si quelquefois il semble fermer les yeux, pour un temps, sur le danger où vous êtes, ce n'est qu'afin que vous ne soyez pas en état de vous retirer de ses mains, et de tomber plus dangereusement, en ignorant que c'est lui qui vous soutient. Lés mains des anges sont spirituelles, et les secours qu'ils donnent le sont aussi, et chaque élu reçoit différemment ces secours, selon les divers périls ou il se trouve , et les difficultés qui se présentent; périls et difficultés que je compare à des monceaux de, pierre qui se rencontreraient sur le passage des voyageurs et qui pourraient les accabler on les arrêter dans leur route. Je vais vous représenter les tentations que j'estime les plus communes , et je pense qu'il n'y en a guère parmi vous, qui ne les aient éprouvées. L'un est tourmenté, ou par une infirmité corporelle, par quelque affliction temporelle, ou se voit tomber dans la langueur, par la paresse et la lâcheté de son esprit, et par une sorte de défaillance de l'âme. En cet état, il commence à être tenté au dessus de ses forces et il ne tardera pas à se heurter et à se blesser contre la pierre (Isa. VIII, 14), si personne ne le soutient. Quelle est cette pierre ? J'entends, par cette pierre d'achoppement et de scandale, celle contre laquelle se blessent tous ceux qui la heurtent du pied, et quai brise ceux sur lesquels elle tombe; c'est-à-dire, contre la pierre angulaire, choisie et précieuse, qui n'est autre que le Seigneur Jésus. Se heurter et se blesser à cette pierre, ce n'est autre chose que de murmurer contre lui, et de se scandaliser faute de courage, au sein des tempêtes et des agitations de cette vie. Celui donc qui a commencé de perdre ainsi courage, et qui est sur le point de se heurter contre la pierre, a besoin du secours, de la consolation et de la main protectrice des anges. Et celui qui murmure et qui blasphème, vient, se heurter contre cette pierre, et se blesser lui-même; mais ne blessé pas celui contre lequel il va se heurter avec furie.
10. Je me figure qu'il y a des hommes qui sont quelquefois
soutenus par les anges, comme s'ils étaient portés par eux
dans leurs deux mains : en sorte, qu'ils passent par les dangers et par
les tentations qu'ils craignaient le plus, sans presque s'en apercevoir,
et s'étonnent beaucoup ensuite de la facilité avec laquelle
ils ont triomphé de ce qui leur avait paru d'abord plein de difficulté.
Voulez-vous savoir ce que j'entends par ces deux mains des anges ? J'entends
par-là, deux connaissances et deux vues que ces esprits de lumière
nous donnent pour nous fortifier, et nous encourager dans les épreuves,
c'est-à-dire, d'un. côté la connaissance et la vue
de la brièveté des afflictions de cette vie, et, de l'autre,
la connaissance et la vue de l'éternité des récompenses,
qui nous font comprendre et sentir profondément dans nos cœurs,
que c'est un moment bien court et bien léger d'épreuves en
cette vie, qui produit en nous le poids incomparable d'une éternité
de gloire. Et qui serait assez incrédule pour douter que ces impressions
si avantageuses et si saintes, soient produites en nous par les bons anges,
puisqu'il est certain que les impressions malignes le sont par les mauvais.
Prenez donc l'habitude, mes frères, de vous entretenir avec vos;
bons anges dans une familiarité particulière. Pensez à
eux; adressez-vous à eux, par des prières ferventes et continuelles,
puisqu'ils sont toujours près de vous pour vous défendre
et vous consoler.
2. Mais il faut que je vous explique encore plus clairement combien il vous est nécessaire d'être portés par les mains des anges. " Vous marcherez sur l'aspic et sur le basilic : et vous foulerez aux pieds le lion et le dragon. " Quel serait le désordre et le trouble de votre âme au milieu de ces monstres terribles ? Ce qu'il faut entendre par là, n'est autre chose que les mauvais esprits parfaitement figurés par ces monstres horribles. C'est de ces esprits cruels et méchants, vous ne l'avez pas oublié, je pense, qu'il est dit plus haut : " Il en tombera mille à votre main droite." Mais qui peut savoir si les oeuvres de malice et les ministères d'iniquité sont divisés et partagés entre ces esprits, en sorte, que ces divers offices, par lesquels ils exercent différemment leur méchanceté sur les hommes, doivent être signifiés et représentés par les divers noms et par les différentes propriétés de ces bêtes? L'un par l'aspic, l'autre par le basilic; celui-ci par le lion, celui-là par le dragon, parce que chacun d'eux nuit à sa manière par des mesures cruelles; l'autre par de simples regards, celui-ci en renaissant et en frappant, celui-là, par son souffle de son haleine. Nous lisons dans l'Evangile, qu'il y a un certain genre de démons, qu'on ne saurait chasser que par la prière et le jeûne (Matt. XVI, 20). Les apôtres n'avaient aucune paissance, par leurs paroles, sur ces sortes de démons. N'étaient-ce pas des aspics (Psal. LVII, 5); car il y est dit dans un psaume que ce serpent est sourd, et qu'il bouche ses oreilles pour ne pas
a Ce passage nous fait connaître que ce sermon a été prononcé peu de temps après la fête de saint Benoît, dont saint Grégoire rapporte ce trait dans son livre II, des Dialogues, chapitre 35.
entendre la vois de l'enchanteur? Voulez-vous marcher en sûreté, après votre mort sur les aspics ? Prenez garde, durant cette vie, de ne point marcher après eux. Ne les imitez pas, vous n'aurez point sujet de les craindre plus tard.
3. Il y a des vices particuliers sur lesquels, je pense, dominent ces sortes de démons; je crois que ces vices sont ce mouvement circulaire dont je vous ai parlé hier, en vous disant de vous en garder soigneusement, et cette obstination contre laquelle je vous ai prémunis avant-hier; je suis bien aise de vous en parler encore, et toutes les fois que les occasions s'en présenteront, je ne négligerai point de vous suggérer: tous les moyens en mon pouvoir de fuir cette peste pernicieuse de l’âme et de, vous en garantir. On peut dire, en un mot, que cette obstination est la ruine de toute religion : c'est véritablement comme parle Moïse, " un venin d'aspic incurable (Deut. XXXII, 33). " On dit que l'aspic appuie une de ses oreilles le plus fort qu'i! peut contre la terre, et bouche l'autre avec sa queue, afin de ne point entendre les paroles de l'enchanteur. Que peut donc sur lui, la voix des enchanteurs Évangéliques ? Que peut la parole de ceux qui lui annoncent les vérités chrétiennes ? Que ferai-je donc pour gagner un aspic comme celui-là? Je me mettrai en prière pour lui, pour lui, j'humilierai mon âme, par le jeûne. Je me baptiserai pour ce mort, par l'épanchement abondant de rues larmes, quand je verrai que les enchantements humains les plus sages, et les avis les plus convenables auront échoué contre son obstination. Que l'homme indocile et opiniâtre considère que ce n'est pas vers le ciel qu'il élève sa tète ; mais que c'est. sur la terre qu'il la tient attachée, puisque la sagessse qui vient du ciel non-seulement est modeste, mais rie produit dans le coeur que paix , et docilité; leur prudence est celle des aspics; elle est terrestre et animale. Mais cet aspic ne serait pas sourd comme il l'est, s'il ne bouchait encore une de ses oreilles avec sa queue. Or, que signifie cette queue ? C'est la fin à laquelle on se propose d'arriver. La surdité d'un homme qui se tient comme serré contre terre, c'est-à-dire qui s'attache à sa propre volonté; et qui comme l'aspic replie sa queue pour se boucher une oreille, c'est-à-dire, forme dans son esprit quelque dessein et met dans son coeur un objet qu'il désire d'obtenir, est une surdité désespérée. Je vous en conjure donc, mes frères, ne bouchez point vos oreilles, n'endurcissez jamais vos coeurs. Car c'est cet endurcissement et cette surdité volontaire qui fait sortir de la bouche d'un homme opiniâtre tant de paroles injurieuses et amères, parce que, en cet état, il est inaccessible et impénétrable à tous les témoignages de bienveillance qu'on lui peut donner, en l’avertissant de son devoir. C'est parce qu'il s'est endurci avec tant de soin contre la voix du saint enchanteur de son âme, que sa langue, semblable à un dard, demeure toujours pleine du venin de l'aspic.
4. Quant ait basilic, ou dit qu'il porte son venin dans les yeux; c'est l'animal le plus méchant et le plus à craindre. Voulez-vous savoir ce que c'est qu'un oeil envenimé, un oeil méchant, un oeil capable d'empoisonner et de tuer par ses regards? Représentez-vous ce que c'est que l'envie. Qu'est-ce qu'envier, sinon regarder avec un oeil mauvais? Si le démon n'avait point été un basilic, jamais la mort ne serait entrée sur la terre par l'envie de cet ennemi? Malheur à l'homme de n'avoir point prévu la méchanceté de cet envieux! Garantissons- nous, pendant que nous sommes sur la terre; des atteintes du vice odieux de l'envie, si nous voulons, après notre mort, n'avoir pas à craindre qu'il exerce contre nous sa haine. détestable. Que personne de nous ne regarde jamais le bien qui est dans son prochain avec des yeux d'envie; car le regarder de cette sorte, c'est (autant qu'on en a le pouvoir) l'infecter et le corrompre, et en quelque façon le détruire. La vérité même nous dit que celui qui hait un homme est un homicide ( I Joan. III, 15). Que dirons-nous, de celui qui hait le bien qui se rencontre dans son prochain? Ne peut-on point avec plus de raison encore le traiter d'homicide? A la vérité, la personne qui est l'objet de son envie est encore vivante, mais l'envieux ne laisse pas d'être coupable de sa mort, par la mauvaise disposition de son coeur. Le feu que Notre Seigneur Jésus-Christ est. venu apporter sur la terre est encore, allumé; et l'homme qui est plein d'envie contre soit frère mérite autant d'être condamné, que s'il éteignait ce feu de la charité du Sauveur du monde.
5. Redoutez aussi les atteintes du dragon. C'est une bête cruelle. Son souffle brillant tue tout ce qu'il touche. Non-seulement il fait mourir les bêtes de la terre, mais encore les oiseaux du ciel. Pour moi, ce dragon n'est autre chose que la passion de la colère. Combien, au souffle de ce monstre,, et brûlés misérablement par son haleine, sont tombés d'hommes dont la vie semblait si élevée, et dont la chute a été honteuse. Combien auraient-ils mieux fait de se fâcher contre eux-mêmes pour ne point pécher! A la vérité, la colère est une passion naturelle aux hommes : mais ceux qui abusent des biens de la nature seront sévèrement punis, et périront misérablement. Prévenons cette passion, mes frères, dans les rencontres où il nous est important de la prévenir, de crainte qu'elle ne nous emporte à des actions inutiles, et défendons, comme on a coutume de réprimer, l'amour par l'amour et la crainte par une autre crainte. " Ne craignez point ceux qui font mourir le corps, dit Notre-Seigneur, et qui n'ont aucun pouvoir de nuire à vos âmes. " Et, continue-t-il aussitôt : " Je vais vous indiquer qui vous devez craindre. Craignez celui qui a la puissance de jeter vos âmes dans les tourments éternels. Je voua le répète, c'est celui-là que vous devez craindre. (Luc. XII, 4). " Comme si Notre Sauveur avait voulu dire par ces paroles : Craignez celui-là pour ne point craindre les autres. Que l'esprit de la crainte du Seigneur vous remplisse : et une crainte étrangère et illégitime n'aura point de place dans vos coeurs. Je vous le dis donc, aussi, avec assurance, ou plutôt ce n'est pas moi, c'est la vérité même, c'est le Seigneur qui vous le dit : Ne vous mettez point en colère contre ceux qui vous ôtent les biens passagers; qui vous couvrent d'outrages; qui, peut-être; vous font souffrir mille maux, et qui ne peuvent plus, après cela, rien faire contre vous. Je vais vous montrer contre qui vous devez exercer votre colère. Mettez-vous en colère contre une chose qui seule est capable de vous nuire, et de faire que tout ce que vous souffrez ne vous profite en aucune sorte. Voulez-vous savoir de quelle chose je parle? C'est de votre propre iniquité ; car nulle adversité ne vous pourra nuire si nulle iniquité ne domine en vous. Celui qui ressent une sainte colère contre cet ennemi, embrasse les épreuves au lieu d'en être troublé. " Je suis préparé, dit le Prophète, à tous les fléaux qui me peuvent arriver. (Psal. XXXVII, 18)." Dommages, injures, blessures mêmes, je suis préparé à tout souffrir, je n'en suis nullement troublé, parce que la douleur de mes péchés m'est constamment présente. Pourquoi ne mépriserai-je pas toutes les affections extérieures, en comparaison de cette douleur intérieure de mon âme? " Pendant que mon propre fils me persécute, dit le roi Prophète, me fâcherai-je contre un serviteur qui me dit des injures ( II Reg. XLI, 11)? " Quand je me vois abandonné par mon propre coeur, privé de toute vertu et de la lumière qui éclairait mes yeux, pleurerai-je quelques pertes temporelles et m'inquiéterai-je des incommodités qui ne regardent que le corps?
6. Quand on est dans cette disposition, non-seulement
on s'établit dans une patience et une douceur à laquelle
le souffle du dragon ne saurait nuire, mais il se forme encore dans le
coeur une magnanimité que les rugissements du lion ne sauraient
épouvanter. Notre adversaire, dit saint Pierre, est comme un lion
rugissant. (I Petr. V, 8). Grâce au lion victorieux et divin de la
tribu de Juda, ce lion rugissant et furieux. ne nous saurait dévorer.
Il ne peut nous faire de mal quand il ne cesserait de rugir. Qu'il rugisse
donc tant qu'il voudra, les brebis de Jésus-Christ n'ont qu'à
ne point fuir, et à demeurer fermes. Que de menaces ne fait-il point?
Que de périls et de maux n'accumule-t-il point, afin de nous épouvanter?
Mais n'imitons pas les bêtes fauves, et que ce rugissement, qui n'est
qu'un vain bruit, ne puisse jamais nous abattre. Car ceux qui ont examiné
ces choses avec beaucoup de soin rapportent que nulle bête n'est
assez hardie pour demeurer ferme quand elle entend le rugissement du lion,
pas même celles qui résistent avec le plus de force et de
courage contre ses attaques, et qu'il arrive souvent qu'une bête
qui ne peut résister au rugissement du lion ne laisserait pas de
le :vaincre lorsqu'elle en est attaquée. C'est ressembler à
ces bêtes, c'est être privé de raison que d'être
assez privé de courage, et assez faible pour se laisser vaincre
par la seule crainte, et de se laisser tellement abattre par la seule pensée
d'une peine qui n'est pas encore arrivée, que d'être vaincu
avant de combattre, non par les coups de l'ennemi, mais par le seul bruit
de la trompette. "Vous n'avez pas encore résisté jusques
au sang, disait ce chef si généreux qui! connaissait combien
était vain le rugissement de ce lion (Hebr. XII, 4). " Et un autre
apôtre nous dit : " Résistez au diable, et il s'enfuira loin
de vous. (Jacob. V, 7). "
2. Dieu ne s'étant pas contenté de nous avoir donné l'être en nous créant, a encore voulu ajouter à ce don tout ce qui devait en assurer la conservation, et en cela sa libéralité n'a pas été moins recommandable que sa puissance digne d'admiration. " Faisons, dit-il, l'homme à notre image, et à notre ressemblance (Gen. I, 26). " Et qu'ajoute-t-il après? " Qu'il soit le maître des poissons qui nagent dans la mer, des bêtes qui marchent sur la terre et des oiseaux qui volent dans l'air. Il venait de déclarer qu'il avait formé les cieux et les éléments pour l'usage de l'homme; car il avait dit qu'il avait créé les astres pour qu'ils fussent des signes et qu'ils marquassent les temps, les jours et les années. Pour qui tout cela, sinon pour nous? Car les autres créatures, on n'ont aucun besoin de ces signes, ou ne sont point capables de les entendre. Quelle richesse, quelle libéralité dans le bienfait de notre conservation! le second qui réclame notre reconnaissance! Combien de choses ne nous a-t-il point données pour soutenir notre vie? Combien pour nous instruire ou pour nous consoler? Combien aussi pour nous corriger et nous ramener à lui lorsque nous nous égarons? Combien, enfin, en a-t-il faites qui ne sont destinées qu'à notre plaisir? Mais s'il nous' a donné l'être et s'il nous le conserve sans que nous ayons pû le mériter, c'est un double bienfait doublement gratuit. Et que dis-je doublement gratuit? S'il nous a donné ces deux biens sans mérite de notre part, il nous les a donnés aussi sans aucune peine, sans aucun travail, et avec une merveilleuse facilité. "Il n'a fait que dire, et aussitôt toutes choses ont été faites (Psal. XXXII, 9). " S'il les a faites de rien, elles ne lui ont aussi rien coûté; faut-il pour cela que nous soyons moins pieux, moins fervents, moins reconnaissants? Mais c'est le propre d'un coeur pervers de chercher des occasions et des prétextes d'ingratitude? On ne peut en user ainsi, qu'a n ne soit ingrat sans le moindre sujet. Le double bien que nous avons reçu, nous est-il moins utile parce qu'il a peu coûté à celui qui nous; l'a donné? Si quelqu'un de nous estimait que les biens qui coûteraient davantage à Dieu nous seraient pour cela plus utiles, il raisonnerait d'après lui-même et d'une manière qu'il aurait apprise dans son coeur, non ailleurs. Ainsi, il est certain que, pour l’ordinaire, on serait plus prompt à donner un secours a son prochain s'il coûtait peu à rendre, néanmoins personne ne voudrait que cette circonstance, d'avoir fait plaisir, facilement, et sans s'être donné de peine, fût. un motif pour celui qu'on a obligé de se croire dispensé de reconnaissance.
3. Cependant Dieu n'a pas borné là ses bienfaits, il en est un troisième, celui de notre Rédemption, qui mérite que nous nous arrêtions à le considérer. Nous ne saurions nous excuser de même d'en concevoir de la reconnaissance, car il lui a coûté beaucoup à nous les procurer. En effet, s'il nous a rachetés gratuitement, et sans que nous l'ayons mérité en aucune sorte, ce n'a pas été sans qu'il lui en contât beaucoup. Il nous a sauvés sans qu'il nous en ait rien coûté, mais ce n'a pas été pour rien. Comment l'amour que nous lui devons est-il languissant et assoupi au fond de notre coeur? Que dis-je, comment est-il mort? Car l'âme qui ne répond point à ce bienfait par des actions de grâces et des cantiques de louange ne dort plus, elle est morte. Il est évident que ce troisième bien nous rend les deux premiers beaucoup plus recommandables, en nous montrant que ç'a été par un véritable amour, que Dieu nous les a donnés, et que, s'il nous a créés, et s'il nous conserve avec; une grande facilité et sans peine, ce n'est pas parce qu'il n'a point voulu le faire autrement; mais c'est parce qu'il n'a pas fallu qu'il le fit d'une autre manière. Notre Dieu nous a donc faits. Il a fait une infinité de choses poux, nous. Et enfin il s'est fait homme lui-même pour nous. Le " Verbe s'est fait chair et il a demeuré parmi nous (Joan. I, 14). " Que petit-il de plus? Il s'est fait une même chair avec nous, et il fera que nous ne soyons qu'un même esprit avec lui. Que ces quatre bienfaits ne sortent donc jamais de votre esprit ni de votre bouche, de votre mémoire ni de votre coeur. Pensez-y toujours. Mettez vos délices à les méditer. Excitez et pressez votre âme par la vive considération de ces bienfaits. Tâchez de l'enflammer en l'y tenant attentive, afin qu'elle paie d'un juste retour celui qui nous témoigne son amour de tant de manières. Souvenons-nous surtout de ce qu'il nous dit lui-même : " Si vous m'aimez, gardez mes commandements (Joan. XIV, 15). " Observez donc les commandements de votre créateur de votre bienfaiteur, de votre rédempteur et de votre rémunérateur.
4. Si les bienfaits de Dieu sont au nombre de quatre, quel, est le, nombre de ses commandements? Il n'est, personne qui ne sache qu'il y en a dix, et si nous multiplions le nombre quatre par le nombre dix nous aurons le nombre quarante, la vraie et spirituelle quadragésime. Seulement il faut être dans la défiance et dans la crainte, et préparer nos âmes à la tentation. Prenez garde à la finesse du serpent. Observez les embûches de l'ennemi. Car il s'efforce d'empêcher par quatre sortes de tentations que nous ne nous acquittions des quatre actions de grâces que nous devons rendre à Dieu, à cause des quatre bienfaits dont je vous ai parlé. Jésus-Christ a éprouvé toutes ces tentations, selon ces paroles pleines de vérité de l'Apôtre : "Jésus-Christ a été tenté par toutes sortes de tentations, parce qu'il ressemblait aux pécheurs par sa chair, quoiqu'il fût sans aucun péché. " Quelqu'un, peut-être, s'étonnera :de ma pensée, et dira qu'il n'a pas lu, dans l'Evangile, que Notre Seigneur eût souffert quatre sortes de tentations. Mais je crois que cela ne saurait faire une difficulté pour personne, si on n'a pas oublié que " la vie de l'homme est une tentation sur la terre (Job VII, 1). " Car celui qui considérera bien cette vérité sera persuadé que Notre-Seigneur n'a pas souffert seulement que les trois tentations marquées dans l'Evangile, lorsqu'il est dit qu'il jeûna dans le désert, qu'il fut porté sur le plus haut du temple, et sur le sommet d'une montagne. Dans ces trois occasions, la tentation qu'il souffrit était certainement manifeste. Mais la tentation qu'il souffrit depuis lors jusqu'à sa mort sur la croix fut plus véhémente que les trois premières, quoique plus cachée : et ce genre de tentations secrètes se rapporte assez aux pensées que j'ai émises touchant les bienfaits de Dieu. Car les trois premiers bienfaits étant consommés dès cette vie, sont évidents, et connus de tout le monde. Mais quant au dernier bienfait, qui appartient à l'espérance de la vie éternelle, n'ayant pas encore son dernier, accomplissement, il n'est pas encore manifeste à nos yeux. Aussi ne devons-nous pas nous étonner si la tentation opposée à ce bienfait est cachée, puisque la cause de cette tentation l'est pareille ment : mais elle est plus longue et plus forte, attendu que l'ennemi met en usage, contre notre espérance, tout ce qu'il a de méchanceté.
5. Afin donc premièrement de nous rendre ingrats envers l'auteur; de la nature, il s'efforce de nous faire entrer; en ce qui regarde cette nature, dans des soins beaucoup plus grands que nous n'en devons avoir. Et c'est ce qu'il tâcha d'inspirer même à Notre-Seigneur, lorsqu'il osa lui dire, pendant qu'il avait faim dans le désert : " Dites que ces pierres deviennent du pain (Matth. IV, 3). " Comme si celui qui nous a faits, ignorait les besoins de notre corps, ou comme si celui qui donne la nourriture aux oiseaux du ciel n'avait pas soin des hommes. Celui qui ne craindrait point de se prosterner devant Satan et de l'adorer, afin d'obtenir des biens temporels et passagers, que sa cupidité lui fait désirer avec ardeur, serait bien ingrat envers le Créateur, qui a fait tout le monde pour l'homme. " Je vous donnerai toutes ces choses, dit cet esprit méchant, si vous vous prosternez pour m'adorer. " Misérable, as-tu fait ces choses que tu promets de donner? Comment pourras-tu donner ce que Dieu seul a créé? Ou comment peut-on espérer recevoir de toi, et te demander, en t'adorant, les choses qui ne sont point en ta puissance, mais seulement en celle de Dieu qui les a faites ? Quant à la tentation par laquelle Satan sollicite Notre-Seigneur : de se précipiter du haut du temple, c'est un avertissement donné à tous ceux qui sont élevés aussi au plus, haut du temple par leur ministère, de se tenir soigneusement sur leurs gardes. Pour vous donc qui êtes établis dans la maison de Dieu comme une sentinelle en observation, veillez sur vous. Oui, vous tous qui, dans l'Eglise de Jésus-Christ, occupez la plus haute place; prenez garde à vous. Combien êtes-vous ingrats envers Dieu, et combien votre conduite est-elle injurieuse pour les mystères dont il vous a faits les dispensateurs, si vous regardez la religion et la piété comme un moyen de chercher vos intérêts, et de satisfaire à vos passions ? Combien êtes-vous infidèles à celui qui a sanctifié par son propre sang le ministère divin qu'il vous a confié, si vous cherchez par là votre propre gloire qui n'est rien, et vos propres intérêts, au lieu de rechercher les intérêts de Jésus-Christ ! Que vous répondez indignement à l'honneur qu'a daigné vous faire celui qui, dans la dispensation des mystères de sa chair, par lesquels il s'est humilié, vous a tant. élevés au dessus des autres ; qui vous a commis l'administration de ses divins sacrements, qui vous a donné une puissance toute céleste et peut-être plus grande que celle même qu'il a donnée à ses anges, si, de l'élévation où vous êtes, vous vous précipitez en bas, et si aux choses élevées et spirituelles vous préférez celles qui sont basses et terrestres . de même on ne peut douter que tous ceux qui, du comble des vertus où ils devaient être élevés par leur état, s'abaissent jusqu'à la recherche de la vaine gloire, ne rendent l'injure au lieu de l'action de grâce à ce Seigneur des vertus qui a souffert tant de peines parmi les hommes pour imprimez en eux la forme de sa sainteté.
6. Examinons attentivement, mes, frères, si cette première tentation qui tire notre âme de son repos à l'occasion et sous le prétexte des nécessités corporelles, ne mérite point d'être comparée à l'aspic. Cet animal, en effet, blesse les hommes par ses morsures, et se bouche les oreilles pour ne point entendre la voix de l'enchanteur. N'est-ce pas ce que le tentateur s'efforce de faire par ce genre de tentation, quand il essaie de boucher, et de fermer les oreilles de notre coeur aux consolations de la foi? Mais l'ennemi ne réussit point par cette première tentation à l'égard de celui à qui il ne put boucher les oreilles du coeur et qui le confondit par cette réponse : " L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de tout ce qui procède de: la bouche de Dieu (Matth. IV, 4). " Mais dans ces paroles de Satan : " Je vous donnerai toutes ces choses, si vous vous prosternez pour m'adorer," vous pouvez reconnaître le sifflement du dragon qui se prépare à attaquer l'âme. On dit que ce serpent, caché dans le sable, attire à lui, par un souffle envenimé, même les oiseaux dans leur vol. Combien était envenimé le souffle du démon qui disait : " Je vous donnerai toutes ces choses, si vous m'adorez en vous prosternant! Mais Notre Seigneur n'est pas si facile à prendre, et le souffle de ce dragon ne put rien sur lui.
7. Voyons ce que nous avons encore à dire du basilic. Il est plus à craindre que tous les autres monstres; et l'on dit qu'il infecte et tue les hommes par sa seule vue. Le poison mortel, figuré par le venin de ce serpent, n'est autre chose que la vaine gloire, si je ne me trompe. " Prenez garde, dit Notre Seigneur, de ne point faire vos bonnes oeuvres devant les hommes dans le but d'être vus par eux (Matth. VI, 1). " Comme s'il disait : Gardez-vous des yeux du basilic. Mais à qui pensez-vous que nuise cet animal? C'est à ceux qui ne l'aperçoivent point. Car si on le découvre le premier, il ne peut nuire, à ce qu'on dit, mais plutôt on lui cause la mort. Il en est ainsi, mes frères, de la vaine gloire, elle fait mourir ceux qui ne l'aperçoivent pas, ceux qui sont aveugles et négligents, ceux qui se présentent et qui s'exposent à elle, au lieu de regarder ou elle est, d'observer ses approches et de la discerner, ceux enfin qui ne savent point voir combien elle est frivole, périssable, vaine et inutile. Quiconque regarde la-, vaine gloire de cette manière donne la mort au basilic; et la vaine gloire, au lieu d'avoir la puissance de lui ôter la vie de l'âme, meurt elle-même, tombe en poussière, et se réduit à rien. Il n'est pas besoin d'examiner, je pense, comment se rapporte à la vaine gloire la tentation que le démon fit éprouver à Notre Seigneur, lorsqu'il lui, dit : " Si vous êtes le Fils de Dieu, jetez-vous en bas (Matth. IV, 6). " Car pourquoi lui parla-t-il de la sorte, sinon afin de l'engager à se montrer au basilic, et à se faire louer par lui?
8. Considérez avec moi comme ce basilic se cachait, pour empêcher Notre Seigneur de le découvrir le premier. " Il est écrit, disait-ils que Dieu, a commandé à ses anges de vous garder, et ils vous porteront entre leurs mains. " Esprit malin, dis-moi, oui, dis-moi ce qui est écrit:: " Il a commandé à ses anges. " Que leur a-t-il commandé ? Remarquez avec moi, je vous prie, que cet esprit, malin et trompeur omit: les paroles qui pouvaient anéantir l'artifice que, sa, malice lui suggérait. Que leur a-t-il donc commandé ? Ecoutez le Psalmiste : " Qu'ils vous gardent dans toutes vos voies. " Est-ce dans des précipices, comme la distance du haut du temple jusques en bas? Ce n'est pas, là une voie, mais une chute, et si c'est une voie, ce ne petit être' que celle du démon, non de Jésus-Christ. Esprit superbe, c'est en vain que tu emploies, pour, tenter le chef des élus, des paroles saintes qui n'ont été écrites que pour consoler et fortifier ses membres. Il n'y a que ceux qui ont à craindre de se blesser les pieds contre des pierres, qui ont besoin d'être gardés en marchant; celui qui n'a rien à craindre n'a pas besoin qu'on le garde. Pourquoi donc, esprit tentateur; ne continues-tu point avec le Psalmiste : " Vous marcherez sur l'aspic et sur le basilic, et vous foulerez aux pieds le lion et le dragon ? " C'est, sans doute, parce que ces paroles te regardent. Une créature monstrueuse par sa méchanceté, et digne d'être foulée aux pieds, mérite d'être désignée par des noms d'animaux monstrueux eux-mêmes, et de les recevoir non-seulement de la bouche de celui qui est le chef de tous les fidèles, mais aussi de tous ses membres. Cet impitoyable ennemi, après la triple confusion que Notre Seigneur lui fit essuyer, n'eut plus recours; contre lui, à la ruse du serpent; mais à la, cruauté du lion; en l'accablant de mille injures et de mille outrages, en faisant pleuvoir sur lui les coups de la flagellation et les soufflets, enfin en le traînant à la mort ignominieuse de la croix. Mais le lion de la tribu de Judas t'a foulé aux pieds, lion rugissant et cruel. Il nous traite, mes frères, comme il a traité Notre Sauveur. Se voyant déçu dans toutes les entreprises qu'il a faites contre nous, ils nous suscite, dans sa fureur, une persécution différente de celle que nous avons endurée au commencement, pour tâcher de nous priver du royaume des cieux, par ta violence des afflictions. heureuse l'âme qui foule aux pieds ce lion, avec force et courage, et se met en, état d'emporter et d'acquérir le royaume des cieux, par une sainte et salutaire violence.
9. Désormais donc, mes très-chers frères, marchons avec toute la précaution et tout le soin; possible, comme si nous marchions sur des aspics et sur des basilics. Arrachons de notre eoeur toute racine d'amertume, afin que personne, parmi nous, ne soit mordant dans ses paroles, audacieux inexorable et rebelle. Et gardons-nous bien de nous précipiter en bas, mais élevons-nous et passons par dessus le regard mortel de la gloire temporelle, sans la regarder : imitons les oiseaux, " devant lesquels on jette inutilement le filet (Prov. 1, 47). " Foulons aux pieds le lion et le dragon, afin que ni le rugissement de l'un, ni le sifflement de l'autre ne nous puissent nuire. Les quatre monstres du verset de notre psaume répondent chacun à quatre de nos passions. A quelle passion pensez-vous;que répondent les embûches du dragon, c'est à Ia cupidité, parce qu`il sait qu'elle est la racine de toutes sortes de maux, et que c'est elle principalement qui met le coeur en désordre. De là vient, qu'il dit : " Je vous donnerai toutes ces choses (Matth. IV, 9). " Quant au lion, il est manifeste qu'il ne fait entendre ses rugissements épouvantables qu'à, la porte de ceux qui sont déjà dans la crainte. L'aspic observe ceux qui sont dans la tristesse, parce que cette, passion lui donne la facilité qu'il demande pour faire ses morsures. Aussi ne s'approcha-t-il de Notre Seigneur que lorsqu'il le vit avoir faim. Enfin, il faut que ceux qui se laissent aller à la joie craignent les regards du basilic, parce que c'est par la joie que l'on donne entrée aux regards envenimés de ses yeux. Et la vaine gloire ne nous blesse et n'entre dans notre coeur que lorsque nous nous laissons aller à la vaine joie.
10. Considérons maintenant si nous pouvons opposer
quatre vertus à ces quatre tentations. Le lion rugit : qui est-ce
qui ne craindra pas? Ce sera l'homme fort et courageux. Mais après
avoir échappé, au lion, le dragon se cache, dans le sable
pour attirer l’âme par son haleine empoisonnée; en lui, inspirant
comme par son souffle, le désir des choses de la terre. Qui sera
celui qui évitera, ses embûches ? Ce ne sera que l'homme prudent.
Mais peut-être, pendant que vous êtes sur vos gardes, pour
ne pas tomber dans les pièges de l'ennemi, vous vous trouvez en
butte à quelque fâcheux traitement de la part des hommes,aussitôt
l'aspic se présente, s'imaginant avoir trouvé le moment favorable.
Qui est-ce qui ne se sent point blessé par cet aspic? Ce sera seulement
l'homme d'un esprit égal et modéré, qui sait être
le même dans l'abondance comme dans la disette. Quand vous aurez
ainsi heureusement, échappé à tous les périls,
l'ennemi prendra encore occasion de vos succès, pour vous flatter
et vous entraîner dans la vanité par des regards pervers.
Qui se détournera des regards du basilic? Ce sera le juste, qui,
par sa justice et son. équité, non-seulement ne voudra pas
usurper la gloire qui appartient à Dieu, mais ne voudra pas même
recevoir celle qui lui sera offerte par les autres hommes. Mais il, faut
pour cela que ce juste,soit tel qu'il accomplisse avec justice toutes les
choses qui sont justes ; qu'il ne fasse point ses bonnes oeuvres devant
les hommes pour en recevoir des témoignages, et qu'enfin il ne s'élève
jamais par aucune présomption, quelque justice qu'il ait en lui-même.
Car cette vertu consiste principalement dans l'humilité. Elle rend
l'intention pure, et son mérite est d'autant plus véritable
et plus efficace qu'elle est plus éloignée de se l'attribuer.
Quel est donc ce fardeau de Jésus-Christ, si léger et si doux? Selon moi, ce n'est autre chose que le fardeau de ses bienfaits et de ses grâces? O qu'il est doux et aimable ! Mais pour ceux qui le sentent, pour ceux qui l'éprouvent. Car si vous ne le trouvez pas tel; si vous ne vous apercevez pas qu'il est ainsi, il vous est pesant alors et périlleux. L'homme, pendant sa vie mortelle, est comme un animal destiné à porter toujours une charge. S'il porte encore ses péchés, il est surchargé et s'il est soulagé, de ce fardeau sa charge est moins lourde. Mais si cet homme est éclairé de la véritable sagesse, et s'il sait estimer les choses comme elles sont; la grâce, par, laquelle Notre Seigneur l'a déchargé de ses péchés, lui paraîtra une charge aussi grande que l'autre. Dieu donc nous charge en diminuant notre fardeau. Il nous charge de ses grâces, en nous déchargeant de nos péchés. Ecoutez le cri d'un homme chargé des bienfaits de Dieu : " Que rendrai-je au Seigneur pour toutes les choses qu'il m'ai. données. (Psal. CXV, 12)., " Ecoutez encore un homme qui se voyait comblé de grâces : " Eloignez-vous de moi, Seigneur, parce que je suis un pécheur (Luc. V, 8). " Entendez enfin le langage d'un serviteur de Dieu chargé de ses, dons : " J'ai toujours craint Dieu, et j'ai toujours, appréhendé sa colère, comme on craindrait, d'être submergé par les flots de la mer lorsqu'elle est agitée (Job XXXI, 23). " J'ai toujours craint, dit-il, j'ai craint avant que d'avoir reçu le pardon de mes péchés ; j'ai continué de craindre après l'avoir obtenu. Heureux l'homme qui est ainsi toujours dans la crainte et n'est pas moins soucieux de ne se point laisser accabler par les bienfaits de Dieu que par ses propres péchés.
2. Quand on nous représente la libéralité de Dieu si continuelle et si abondante envers nous, c'est principalement pour nous porter à la reconnaissance, et pour nous exciter à l’aimer. Il a commandé à ses anges de vous garder en toutes vos voies. Qu'a-t-il pu faire de plus qu'il n'aie pas fait? Mais je vois bien à quoi vous , pensez, âme généreuse, vous êtes heureuse d'avoir les anges du Seigneur près de vous. Mais vous aspirez à posséder le Seigneur même des anges. Vous demandez, et vous désirez de atout votre coeur, que celui qui vous encourage par ces paroles ne se contente pas de vous envoyer ses ministres, mais veuille lui-même, sans cesser d'être présent, vous donner un baiser de sa bouche. Vous avez appris que vous' marcherez sur l'aspic et sur le basilic, sur le lion et, sur le dragon, et vous êtes sûre de, la victoire que l'archange Michel, et que tous les anges doivent remporter sur le dragon, Cependant ce n'est pas vers cet archange, mais c'est vers le! Seigneur même que vos désirs vous font soupirer encrier : "Délivrez-moi et mettez-moi près de vous, et après cela que la main de qui que ce soit s'arme contre moi (Job XVII, 3). " Se trouver dans ces dispositions, ce n'est pas chercher un refuge plus, haut que les autres refuges ; mais c'est s'en assurer un plus haut que les plus hauts, et mériter de pouvoir dire : " Seigneur, vous êtes mon espérance" : et d'entendre au fond de sou coeur cette réponse : " Vous avez pris un refuge extrêmement élevé. "
3. Le Seigneur plein de miséricorde et de compassion ne dédaigne pas d'être lui-même l'espérance des misérables. Il ne refuse pas de se faire lui-même le libérateur, et le protecteur de ceux qui espèrent en lui. "Parce qu'il a espéré en moi, dit-il, je le délivrerai; je le protégerai, lui. parce qu'il a connu mon nom (Psal. CXXVI, 3) " Il est certain que si le Seigneur ne garde pas la forteresse, en vain celui qui la garde, qu'il soit homme ou ange, se tient l'œil au guet. Il y a des montagnes autour de Jérusalem; mais c'est peu de chose ; ce ne serait même rien, si le Seigneur lui-même ne demeurait autour de son peuple. C'est pourquoi l'Épouse représentée avec raison comme ayant trouvé les gardes qui veillaient à la défense de la ville (Cant. III, 3), ou plutôt comme ayant été rencontrée elle-même par eux, puisqu'elle ne les cherchait pas, n'est point, encore contente d'être ainsi gardée : mais s'informe promptement de son Époux, et va le trouver avec une vitesse incroyable. Son coeur n'était point à ces gardes, et toute sa confiance était en son Seigneur : si on veut l’en détourner, elle répond : " Je me confie en Dieu ; comment pouvez-vous dire à mon âme : Transportez-vous comme un oiseau sur la. montagne (Psal. X, 2) ? " Les Corinthiens n'observèrent pas combien est importante et nécessaire cette confiance qui n'a que Jésus-Christ pour objet, lorsqu'ayant rencontré, comme l'Épouse du Cantique, des gardes et des sentinelles établies pour le salut de leurs âmes, ils s'arrêtèrent à eux. " Je suis à Céphas, je suis à Paul,. je suis à Apollo, disaient-ils (I Cor. I, 12). " Mais que firent les ministres de Jésus-Christ, si modérés, si vigilants et si circonspects ? Car, ils ne pouvaient pas garder pour eux l’Épouse pour laquelle ils n'avaient entre eux quine émulation toute sainte, et qu'ils voulaient conduire et présenter à Jésus-Christ, comme une vierge toute chaste et toute pure, L'Épouse des Cantiques continue : " Ils m'ont frappée et m'ont fait des blessures (Cant. X, 7). " Pourquoi la frappaient-ils? Sans doute pourra presser de passer outre et d'aller chercher son époux plus loin. Ces gardes, dit-elle, m'ont ôté mon manteau. C'était, sans doute; afin qu'elle courût plus vite vers l’objet de son amour. Remarquez, avec moi, combien l'Apôtre frappe de même avec force les chrétiens de Corinthe, de quelles flèches il les blesse, parce qu'ils semblaient vouloir s'arrêter et se complaire avec les gardes: " Est-ce Paul, dit-il qui a été crucifié pour vous, ou bien avez-vous été baptisés au nom de Paul? Lorsque quelqu'un d'entre-vous dit : Je suis de Paul; l'autre : je suis d'Apollo, n'êtes-vous pas des hommes? Que pensez-vous donc que soit Apollo ? que soit Paul? Ce ne sont que les serviteurs de celui en qui vous croyez. Je le délivrerai, dit le Seigneur, parce qu'il a espéré! en moi. Ce n'est point en ceux qui veillaient sur son salut, ni en mi, homme, ni en un ange, mais en moi seulement qu'il a espéré, dit le Seigneur, il n'attendait rien de bon que de moi; non pas même du ministère de ceux qui me représentent. Car tout don parfait, et tout bien excellent vient du ciel, et nous est donné par le Père des lumières (Jac. I, 17). C'est par moi que toute la vigilance et tous les soins des hommes sont utiles, et qu'ils peuvent tirer quelque fruit de leurs travaux. Car c'est par moi qu'ils veillent comme ils doivent sur les âmes . C'est par moi que les anges sont si vigilants dans leur ministère, ont l'oeil ouvert sur les plus secrets mouvements des âmes qu'ils portent à de saints mouvements, et qu'ils éloignent les suggestions malignes de l'ennemi. Mais il est toujours nécessaire que je garde moi-même le coeur de l'homme, dont les yeux, ni même ceux des anges ne sauraient pénétrer le secret.
4. Reconnaissons donc, mes frères, que nous avons autour de nous trois sortes de gardiens et ayons son de nous acquitter de nos différents devoirs à l'égard de chacun d'eux, et faisons le bien, en même temps, sous les yeux des hommes, des anges et de Dieu. Appliquons-nous à les contenter en toutes choses; mais mettons principalement tout notre coeur à plaire à celui qui est plus que tout pour nous. Chantons ses louanges en présence des anges et que cette parole du Prophète s'accomplisse en eux : " Ceux qui vous craignent me regarderont, et seront dans la joie ; parce que j'ai mis toute mon espérance dans votre parole (Psal. XVIII, 74). " Obéissons à nos supérieurs qui veillent de tout leur pouvoir, parce qu'ils auront à rendre compte de nos âmes, afin qu'ils ne s'acquittent pas, de, ce devoir avec mécontentement et tristesse (Hebr. XIII, 17). Mais, grâce à Dieu, je n'ai pas besoin de vous faire de grandes recommandations, ni d'avoir de crainte pour vous au sujet des supérieurs. Votre obéissance est prompts et fidèle comme votre vie est irrépréhensible; et c'est ce qui fait ma joie et ma gloire. Et combien ces joies seraient-elles. encore plus grandes ., si j'avais la certitude que les anges même ne peuvent voir en vous rien d'indigne de votre état, rien d'échappé à l'anathème, de Jéricho, ni personne parmi vous qui murmure et qui médise en secret; personne qui agisse avec hypocrisie, ou avec relâchement; personne enfin qui entretienne , dans son esprit de ces pensées honteuses et lamentables qui mettent, quelquefois le trouble jusque dans les sens? Sans doute, cette certitude augmenterait beaucoup ma joie, mais elle ne la rendrait, pas encore pleine et entière.
A la vérité, nous ne sommes pas tels que nous puissions nous mettre peu en peine de ne pouvoir être repris par les hommes, et de ne nous sentir coupables de rien. Mais si les plus grands serviteurs de Dieu craignent ses jugements, combien avons-nous sujet de trembler eu songeant que nous devons être examinés par ce juge ! Ah ! quelle serait ma joie si j'étais entièrement assuré qu'il n'y a rien dans aucun de nous qui puisse offenser cet oeil divin qui seul connaît parfaitement tout ce qu'il y a dans l'homme, et qui voit en lui ce qu'il n'est pas capable d'y voir lui-même. Je vous en conjure, mes frères, que, le souvenir des jugements de Dieu soit désormais toujours présent à nos pensées; qu'il nous remplisse d'autant plus de. crainte et de tremblement, que nous pouvons moins comprendre l'abîme impénétrable et l'irrévocable portée de ses jugements. C'est avec cette crainte que notre espérance acquiert des mérites, elle seule. lui fait produire tous ses fruits.
5. Et même si l'on observe, avec les lumières de la sagesse chrétienne, quelle est la nature, de cette crainte, on trouvera qu'elle est un motif très-sûr et très-efficace de notre espérance. Car cette crainte est une des plus grandes grâces que nous recevons maintenant de sa bonté, et le fondement assuré des promesses de l'avenir. Enfin, Dieu se plait, comme dit le Prophète, en ceux qui le craignent, et notre vie est en sa volonté, et, notre salut éternel dépend de son bon plaisir. " Parce qu'il a espéré en moi, je le délivrerai. (Psal. CXLVI, 11). " Avec quelle douce libéralité, Dieu ne manque jamais à ceux qui espèrent en. lui! Tout le mérite de l'homme consiste principalement à mettre toute son espérance en celui qui sauve tout l'homme ; "vos pères ont espéré en vous; ils ont espéré, et vous les avez délivrés. Ils ont crié vers vous, et nous les avez sauvés. Ils ont espéré en vous, et ils n'ont pas été confondus. ( Psal, XX, 5). " Car où est celui qui a espéré en lui, et a été confondu? Espérez en lui, peuple fidèle : Vous posséderez tous les lieux où vous poserez le pied. Oui, si loin que vous alliez dans votre espérance, vous posséderez tout le bien qu'elle aura embrassé si votre espérance est fondée solidement en Dieu, si elle est ferme et inébranlable. Pourquoi le fidèle, en espérant en Dieu de cette manière, craindrait-il l'aspic ou le basilic; pourquoi serait-il épouvanté par le rugissement du lion, ou par le sifflement du dragon?
6. " Parce qu'il a espéré en moi, je le
délivrerai. " Et afin que celui qui a été délivré
n'ait pas besoin d'être délivré une seconde fois, je
le protégerai et je le conserverai ! Si toute fois il reconnaît
mon nom et ma puissance, ne s'attribue point sa délivrance et en
rapporte toute la gloire à mon nom. " Je le protégerai, parce
qu'il a connu mon nom. (Hebr. XI, 1). " Quand nous verrons Dieu face à
face, ce sera pour nous la gloire : connaître maintenant son nom,
est pour nous, en cette vie, la protection dont nous avons besoin. En effet,
on n'espère plus quand on voit et quand on possède. La foi
nous vient par l'ouïe, (Rom. vin, 24), elle fait subsister dans notre
esprit l'objet de notre espérance, ainsi que nous l’apprend saint
Paul. " Je le protégerai, parce qu'il a connu mon nom. " Or, ce
n'est point connaître véritablement le nom de Dieu que de
le prendre en vain, que de lui dire seulement, Seigneur, Seigneur, sans
observer ce qu'il nous commande. Ce n'est pas connaître le nom de
Dieu, que de ne point l'honorer comme notre: Père et comme notre
Seigneur. Ce m'est point connaître le nom de Dieu que de tourner
nos affections vers les vanités et les folies du monde. Et il est
dit : " L'homme est heureux lorsque le nom du Seigneur est toute son espérance
et toute sa joie, et qu'il ne regarde point ces vanités et ces folies
où il n'y a que de la fausseté et que de l'illusion. (Psal.
XXXIX, 5). " Mais celui qui disait : " Il n'y a point d'autre nom donné:
aux hommes par lequel ils puissent être sauvés, (Rom. VIII,
24,) ", connaissait bien ce grand nom de Dieu. Et si nous connaissons ce
saint nom qui a été invoqué sur nous, nous devons
désirer qu'il soit: toujours sanctifié en nous. Nous devons
toujours demander cette sanctification dans nos prières, selon que
Notre-Seigneur nous a appris à le faire dans ces paroles " Notre
père qui êtes dans les cieux, que votre nom soit sanctifié.
" Mais remarquez encore ces paroles du verset que je vous explique. " Il
a crié vers moi et je l'ai exaucé. (Matth. VI, 9). " Voilà
quel est le fruit de la connaissance du nom de Dieu, c'est le cri de la
prière que nous poussons vers lui. Or l'effet de cette clameur de
l'âme qui prie, c'est d'être exaucée par le Sauveur.
Car comment pourrait-elle être exaucée si elle n'invoquait
pas? Ou ; comment pourrait-elle invoquer, le nom du Seigneur, si elle ne
le connaissait pas? Rendons grâce à celui qui a, manifesté
aux hommes le nom du Père éternel; et qui a établi
le salut dans l'invocation de ce nom tout puissant, selon cette,: parole
d'un prophète : " Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé.
(Joël, II, 32).
2. " Il a crié vers moi, et je l'exaucerai. " Ce n'est pas sans sujets que le fidèle crie ainsi vers Dieu. Il pousse un grand cri parce que
a Il se rencontrait ici une grave solution de continuité, car depuis? ces mots : " il ne dit pas, etc. ", jusqu'à ceux-ci. " S'il s'était exprimé ainsi, etc. " la plupart des éditions précédentes avaient omis les phrases que nous avons rétablies d'après les manuscrits de Corbie, de Cîteaux,et d'autres encore.
ses besoins sont grands. Mais en criant de toutes les forces de son âme, que demande-t-il, sinon d'être consolé, délivré, établi dans la gloire? C'est pour ses propres besoins qu'il crie; comment, en effet, serait-il exaucé dans ces voeux-là, s'il en avait fait d'autres? " Je l'exaucerai, dit le Seigneur. " De quelle manière, Seigneur, et en quoi l'exaucerez-vous? " Je serai avec lui lorsqu'il sera dans l'affliction je l'en tirerai et le remplirai de gloire. "
Il me semble que je puis avec raison rapporter ces trois cris de la prière aux trois grands et saints jours que nous devons bientôt célébrer, car il s'est soumis pour nous à l'affliction et à la douleur, lorsqu'il a souffert le supplice de la croix, malgré son ignominie, en vue de la joie éternelle qui lui était proposée (Luc. XXII). Ce fut alors que les choses qu'il devait accomplir sur la terre furent terminées, comme il l'avait prédit avant sa mort. Et lorsqu'il eût dit en mourant : Tout est consommé, il entra dans son repos; mais la gloire de la résurrection ne se fit point attendre; le troisième jour, le Soleil de justice se leva pour nous dès le matin, et sortit du tombeau. En sorte que le fruit de l'affliction qu'il avait soufferte, et la vérité de sa délivrance parurent dans la gloire de sa résurrection. Ces trois choses qui sont arrivées en Jésus-Christ dans l'espace de trois jours doivent aussi nous arriver. " Je suis avec lui dans la tribulation, " dit le Seigneur. Quand se trouve-t-il ainsi avec nous! sinon le jour de nos tribulations? le jour où nous portons notre croix? alors que s'accomplit cette parole du Seigneur à ses disciples : " Vous aurez des traverses et des angoisses dans le monde (Joan. XVI, 33). : " et celle de son Apôtre; " tous ceux qui veulent vivre avec piété en Jésus-Christ souffriront des persécutions. (II Tim. III, 12). " Car notre délivrance pleine et parfaite ne pourra pas arriver avant le jour de notre mort, parce que les enfants d'Adam sont réduits à porter un joug pesant et fâcheux depuis le jour qu'ils sortent du ventre de leur mère, jusqu'au jour où ils rentreront dans le sein de la terre, la mère commune de tous les hommes. C'est alors seulement, dit le Seigneur, que je le délivrerai, et le monde ne pourra plus faire souffrir quoi que ce soit à son corps ni à son âme. Pour ce qui est de la gloire qui l'attend encore, elle ne lui sera donnée qu'à la fan des temps, le jour de la résurrection, alors que ce corps, maintenant dans l'ignominie, comme un grain qui se pourrit dans la terre, renaîtra dans la gloire.
3. Comment savons-nous que Dieu est avec lions dans l'affliction? C'est précisément parce que nous y sommes maintenant. Car qui pourrait soutenir les maux de ;cette vie ; qui pourrait durer et subsister avec eux sans son assistance particulière? Nous devons estimer, mes chers frères, que nous avons toute sorte de sujet de nous réjouir, lorsque nous éprouvons des calamités nombreuses : non-seulement, parce que nous ne devons entrer, dans le royaume de Dieu que par beaucoup de souffrances, mais, encore parce que le Seigneur est
a Voir le sermon IX n° 2, sur la bonne intention.
proche de ceux dont le coemur est dans l'affliction. (Act. XXII, 4). " Si je marche au milieu des ombres de la mort, dit le Prophète (Psal. XXXIII, 19), je ne craindrai point les maux qui m'arriveront, parce que vous êtes avec moi. (Psal. XXII, 4). " Voilà donc comment il est avec nous tous, les jours de notre vie jusques à la consommation des siècles. Mais quand serons-nous avec lui? Ce sera quand nous serons transportés en l'air pour aller, comme dit l'Apôtre, au devant de Jésus-Christ, et que nous demeurerons toujours avec lui. Quand sera-ce que nous nous verrons dans la gloire avec ce Sauveur? Ce sera lorsqu'il viendra se montrer, lui qui est notre vie. Mais en attendant il faut que nous demeurions cachés, que l'affliction précède notre délivrance, et que notre délivrance précède notre glorification. Ecoutez le langage de celui qui est délivré : " Mon âme, tournez-vous vers votre repos, puisque le Seigneur vous a comblée de ses bienfaits : il a retiré mon âme de la mort, mes yeux des larmes et mes pieds de la chute. Je l'arracherai et le glorifierai. (Psal. CXIV, 7). " Seigneur, heureux l'homme que vous daignez consoler et soutenir en cette vie, vous qui êtes son soutien dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Mais combien est-il plus heureux lorsque vous l'avez effectivement délivré et que vous l'avez exempté de tant de maux auxquels il s'est exposé. Combien est-il plus heureux lorsque vous l'avez dégagé du filet des . chasseurs; lorsque vous l'avez retiré du monde, afin que la malice ne changeât pas son esprit, et que les déguisements et les artifices ne pussent surprendre et tromper son âme ? Il sera néanmoins encore infiniment plus heureux lorsque vous l'aurez tout à fait élevé et uni à vous; rempli des biens de votre sainte maison, et mis dans un état conforme et semblable à celui de votre gloire.
4. Et maintenant, mes chers enfants, élevons vers
le ciel le cri de nos coeurs, et notre Dieu aura pitié de nous.
C'est vers le ciel que nous devons faire monter nos cris, puisque c'est
sous le ciel, comme observe le sage, qu'on ne trouvera que douleur et travail,
vanité et affliction d'esprit. (Jerem. XVII, 9). D'ailleurs le coeur
de l'homme est méchant et impénétrable : ses sens
ne se portent qu'au mal. Il n'y a nul bien en moi, c'est-à-dire
en ma chair. La loi du péché habite en elle, elle a toujours
des désirs contraires à l'esprit. Enfin mon propre coeur
me manque, et mon corps est dans la nécessité de mourir à
cause du péché. Les peines qui se succèdent les unes
aux autres suffisent à remplir chaque jour. Le monde n'est que méchanceté
et corruption. Combien le siècle présent est-il injuste?
Combien voyous-nous que l'âme est combattue par les désirs
de la terre? Nous sommes attaqués de tous les côtés
par les princes de ce monde qui règnent dans les ténèbres,
par les esprits mauvais, les puissances de l'air et surtout par le serpent
le plus rusé de tous nos ennemis. Voilà tous les finaux que
nous avons à craindre sous le soleil. Voilà toutes les misères
qui sont sous le ciel. Où trouvez-vous un refuge contre tous ces
maux et contre toutes ces misères? Où espérez-vous
du soulagement? Où prétendez-vous trouver du secours? Si
vous le cherchez en vous, vous ne trouvez qu'un cœur détaché,
et vous-même, vous vous trouvez livré à l'oubli, comme
si votre cœur était mort. Si vous le cherchez plus bas que vous,
vous ne trouverez que le corps qui est susceptible de se corrompre et qui
appesantit votre âme. Enfin, si vous le cherchez dans toutes les
choses de la terre qui vous environnent,, vous trouverez aussi qu'elles
ne sont capables que d'accabler ceux qui s'occupent des soins multipliés
de cette vie (Sag. IX, 15). Cherchez donc un refuge au dessus de vous.
Mais prenez garde, en vous élevant, de passer au delà de
la troupe des esprits vaniteux. Ils savent que tout; ce que nous avons
de parfait et de bon, ne saurait venir que d'en haut : voilà pourquoi
ils se tiennent entre le ciel et la terre comme des voleurs en embuscade.
Faites donc en sorte de passer au delà dei ces esprits méchants
qui travaillent, avec une malice infatigable, pour nous empêcher
de nous élever jusque dans la sainte cité. S'ils vous blessent,
s'ils vous outragent, imitez Joseph qui laissa son manteau, entre les mains
de l'adultère Égyptienne (Gen. XXXIX, 15). Abandonnez même
votre dernier vêtement, comme le jeune homme dont il est parlé
dans l’Evangile (Marc. XIV, 52), qui s'échappa nu des mains de ceux
qui le tenaient. Dieu n'abandonna-t-il pas au démon le dernier,
vêtement de Job, et après cela ne lui donna-t-il point le
pouvoir de lui nuire dans ses biens et même de l'affliger en son
corps, en se cou tentant de lui dire : conserve seulement sa vie? Élevez
donc votre cœur vers Dieu; poussez vers lui, que vos cris et vos désirs
ne tendent qu'à lui; que votre vie, que toutes vos espérances
soient dans le ciel; criez vers le ciel pour être exaucé,
et que votre père, qui est dans le ciel, vous envoie, de son sanctuaire,
le secours dont vous avez besoin, et que vous receviez de la céleste
Sion, aide et protection; que Dieu vous soutienne dans l'affliction ; vous
arrache aux épreuves et vous, glorifie, enfin, dans la nouvelle
vie de la résurrection. Ces choses sont grandes à la vérité
; mais vous êtes grand aussi, vous qui nous les avez promises. Nous
les espérons de vos promesses, et nous osons dire, avec l'Église
: Si nous crions vers vous avec un coeur plein de confiance, vous nous
devez ce que nous vous demandons à cause de vos promesses. Ainsi
soit-il.
2. " Je le comblerai de jours et d'années. " Le Seigneur explique dans ce verset la promesse qu'il a faite dans le précédent en disant: " Je le glorifierai. " Qui est-ce qui ne se contentera pas d'être glorifié, par celui dont les oeuvres sont parfaites? Celui dont la grandeur est; sans limites, peut-il glorifier autrement que sans limites. La gloire qui procède de la gloire immense de Dieu, a quelque chose de la: grandeur et de l'immensité de son principe. Aussi est-ce avec raison que saint-Pierre dit due " la glorification de Notre-Seigneur sur le Thabor, procédait d'une gloire magnifique. (II Petr. I, 17). " Elle est magnifique, en effet, et se communique à nous d'une manière magnifique, avec une durée éternelle, une variété infinie, et une plénitude sans mesure. La gloire de cette vie est trompeuse. Son éclat est vain, et les jours de l'homme sur la terre n'ont qu'une durée extrêmement courte ; aussi cette vie ne sera-t-elle jamais l'objet des désirs du sage, qui dira toujours du fond de son coeur à celui qui en sonde les replis "Seigneur, vous savez que je n'ai jamais désiré les jours de l'homme (Jérem. XVIII, 16). " C'est peu ; non-seulement je ne désire pas ce que l'homme désire, mais je ne veux même point le recevoir; car je sais qui est celui qui a dit : " Je ne reçois point ma gloire des hommes (Joan. V,. 41). " Combien donc sommes-nous misérables de chercher la gloire que, les hommes se donnent les uns aux autres, et de ne point chercher celle,, qui ne vient que de Dieu? Car il n'y a que celle-ci qui soit longue et abondante. Les jours de l'homme sont courts ; et ces jours fleuriront et passeront ainsi que la fleur des champs, comme dit l'Ecriture : " La tige s'est séchée, et la fleur qu'elle soutenait s'est aussi fanée mais la parole du Seigneur demeure. éternellement (Isa. XI., 7). " C'est le vrai jour que celui qui lie doit point finir. C'est dans ce jour seulement que se rencontre l'éternelle vérité, l'éternité véritable; l'éternité,éternelle, qui seule est vraiment capable de remplir tous nos désirs. Comment, en effet, la gloire qui est trompeuse et vaine pourrait-elle y réussir? Elle est si complètement vide que nous sommes obligés de reconnaître qu'elle nous met dans l'indigence et nous vide plutôt; qu'elle ne nous remplit. Aussi en attendant, mieux vaut pour nous être abaissés que d'être élevés; d'être dans la peine plutôt que dans les plaisirs, puisque peines et plaisirs doivent bientôt passer, avec cette différence pourtant, que les unes ne doivent nous produire que des supplices, et les autres que des couronnes.
3. Certainement l'affliction est bonne puisque c'est par elle que Dieu nous conduit a la gloire, selon ces paroles : " Je suis avec lui dans l'affliction : je le délivrerai et le remplirai de gloire. " Rendons grâces au Père des miséricordes, qui est avec nous dans l'affliction, et nous console dans toutes les peines, qui nous arrivent. Car il nous est nécessaire, comme j'ai dit, d'être dans les souffrances qui se changent en gloire, et dans la tristesse qui se change en joie, mais en une joie qui ne doit jamais finir, et ne peut jamais nous être ravie par qui que ce soit, en une joie, dis-je, abondante, pleine et parfaite. Il est bon d'être dans la peine, puisque c'est par elle que nous devons accueillir la couronne de la gloire. Ne méprisons pas les souffrances, mes frères, c'est une semence bien modeste, mais il doit en sortir beaucoup de fruit. C'est une semence peut-être peu agréable au goût, à cause de soi amertume, c'est peut-être le grain de sénevé; mais ne considérons pas le dehors et l'apparence; voyons en les vertus cachées. Souvenons-nous que les choses qui se voient sont temporelles, et que celles qu'on lie voit point sont éternelles. (II Cor. IV, 18.) Goûtons, dans ces maux, que nous avons à souffrir, les prémices de la gloire qui s'y trouvent comme en germe. Faisons consister notre gloire clans l'espérance de participer à la gloire de notre grand Dieu : ce n'est pas encore assez ; mettons-la dans toutes les afflictions de cette vie, puisqu'elles sont pour nous une raison d'espérer que Dieu nous donnera de glorieuses couronnes: Peut-être est-ce que l'Apôtre a voulu nous apprendre, lorsqu'après avoir dit : " Nous mettons notre gloire dans les afflictions : il ajoute aussitôt : Parce que l'affliction produit la patience , et que la patience est une épreuve qui produit l'espérance (Rom. V, 14). ", Il est manifeste par ces paroles, que l'Apôtre, après avoir dit que nous devons mettre notre gloire dans l'espérance, a ajouté que " nous devons aussi mettre notre gloire dans les afflictions, " non pour dire quelque chose de différent, mais pour s'expliquer davantage, et nous faire mieux entrer dans sa pensée. Car il ne propose qu'une même gloire dans ces deux expressions : et il joint seulement les afflictions à l'espérance, pour montrer sur quoi l'espérance de la gloire doit être fondée. C'est, en effet, dans l'affliction qu'on doit trouver l'espérance de la gloire; que dis-je ? c'est dans l'affliction même que la gloire se trouve. Et de même que l'espérance du fruit est dans la semence, le fruit de même y est aussi contenu. C'est en ce sens qu'il est dit que dès maintenant le royaume de Dieu est en nous; que nous possédons un trésor d'un prix inestimable dans des vaisseaux de terre, dans un champ de très-petite valeur. C'est qu'en effet ce royaume et ce trésor sont véritablement en nous : mais ils y sont cachés. Heureux celui qui les trouve! Or, quel est celui-là? Sinon celui qui considère plutôt la récolte que la semence? L'oeil de la foi trouve ce trésor parce qu'il ne juge pas des choses selon les apparences, mais qu'il voit les choses qui ne peuvent paraître à nos sens, et regarde ce qui lie saurait se voir des yeux du corps, comme il est évident que l'Apôtre avait trouvé ce trésor puisqu'il souhaitait de le faire trouver à tous les autres, quand il disait : " Les peines si courtes et si légères que nous souffrons maintenant, produisent en nous le poids d'une gloire éternelle qui surpasse toute mesure (II Cor. IV, 17 :) " Il ne dit pas : Les afflictions seront couronnées, mais il dit : elles produisent en nous, dès maintenant, le poids d'une gloire éternelle. Cette gloire, mes frères, ne parait point. Elle est cachée en nous dans l'affliction, et ce qu'elle a d'éternel, est dérobé à nos yeux par ce voile d'un moment; ce poids, cette valeur sans mesure, est contenue Mans une chose de peu d'importance, et de mince valeur. Aussi hâtons-nous, pendant que nous sommes sur la terre, d'acheter ce champ, et le trésor qui y est caché. Estimons-nous bienheureux lorsque nous sommes dans les afflictions, et disons du fond du coeur : " Il vaut mieux aller dans une maison de deuil qu'en une maison de festin (Eccli. VIII, 3). "
4. " Je suis avec lui dans l'affliction, dit le Seigneur. " Je ne chercherai donc pas autre chose que l'affliction. Il m'est bon de m'attacher à, Dieu : et de m'y attacher de telle sorte, que je mette en lui toute mon espérance , puisqu'il a dit . " Je le délivrerai de ses peines et le glorifierai (Psal. LXXII, 28). " Je suis avec lui dans l'affliction, et mes délices sont d'être avec les enfants des hommes (Cor. VIII, 31). " Voilà bien l'Emmanuel, le Dieu avec nous. " Je vous salue, pleine de grâce, dit l'Ange à Marie : le Seigneur est avec vous (Luc. I , 28). " Il est avec nous dans la plénitude de la grâce, et nous serons avec lui dans la plénitude de la gloire. Il est descendu sur la terre pour être près de ceux dont le coeur est affligé, et pour être avec nous dans les épreuves de cette vie. Mais viendra un temps, comme, dit l'Apôtre, où nous! serons transportés par les nuées, pour aller au devant de Jésus-Christ : et alors nous serons pour toujours avec Notre Seigneur, si toutefois nous travaillons à l'avoir toujours avec nous, afin que celui qui doit nous établir dans notre éternelle patrie, soit notre compagnon, ou plutôt, que celui qui doit être lui-même notre patrie, soit aussi lui-même notre voie. Seigneur, il m'est donc beaucoup plus avantageux de souffrir, pourvu que vous soyez toujours avec moi, que de régner sans vous, que d'être dans les plus grandes réjouissances sans vous, que de jouir même de la gloire, séparé de vous. Oui, Seigneur, il est bien meilleur pour moi de vous embrasser dans l'affliction; de vous avoir présent dans le creuset de l'épreuve, que d'être sans vous dans le, ciel. Car qu'est-ce que je souhaite dans le ciel, et que désiré-je de vous, sur la terre, sinon vous-même? Si la fournaise éprouve l'or, la tentation éprouve les justes. C'est dans ces rencontres, oui c'est là, Seigneur, que vous êtes avec eux (Eccli. XXVII, 6), que vous demeurez au milieu d'eux, c'est lorsqu'ils sont assemblés en votre nom, comme vous avez autrefois daigné assister les trois enfants qui furent jetés dans la fournaise de Babylone, d'une présence si visible, que vous contraignîtes un roi infidèle de s'écrier, " qu'il voyait dans les flammes une quatrième personne qui était semblable à un fils de Dieu (Dan. III, 92). " Pourquoi tremblons-nous : pourquoi nous arrêtons-nous pourquoi fuyons-nous à la vue de la fournaise des afflictions? Il est vrai que le feu redouble son ardeur; mais le Seigneur est avec nous dans nos souffrances, et, si Dieu est avec, nous, qui sera contre nous? Si, Dieu nous arrache des mains de nos ennemis, qui est-ce qui pourra nous ravir de ses mains toutes puissantes ! Qui est-ce qui peut nous arracher d'entre ses mains? Enfin, si c'est lui qui nous glorifie, qui est-ce qui pourra nous jeter dans l’ignominie? S'il nous établit dans la gloire, qui pourra nous humilier?
5. Mais écoutez quelle gloire Dieu doit nous donner. "Je le comblerai, dit-il, de jours et d'années. " Et d'abord s'il parle de jours au pluriel, c'est pour nous marquer non pas une vicissitude, mais un grand nombre de jours. Il ne faut pas se figurer l'éternité comme une succession de jours, c'est ce qui fait dire au Prophète : un seul jour dans vos tabernacles, Seigneur, vaut mieux que mille autres jours (Psal. LXXXIII, 11). Nous lisons que des saints et des hommes parfaits sont sortis de cette vie pleins de jours, c'est-à-dire, je pense, remplis de vertus, et de grâces, car les saints reçoivent de jour en jour, non de leur propre esprit, mais de l'esprit de Dieu même cet accroissement et cette plénitude île vertu et de grâces qui les transforme, et qui les rend semblables à lui, et les fait monter de clarté en clarté. Si donc la grâce est appelée un jour et une lumière, si même l'éclat qui vient de l'homme, et si cette gloire sans fondement et sans solidité que nous cherchons à recevoir les uns des autres, est, comme j'ai dit ailleurs, le jour de l'homme, combien la plénitude de la véritable gloire mérite-t-elle plutôt d'être appelée un vrai jour et un plein midi? Et si nous pouvons regarder comme plusieurs jours de la vie de l'âme, les diverses grâces qu'elle reçoit, comment ne pourrions-nous pas aussi regarder, comme un grand nombre de jours la gloire dans laquelle il jouit de tant de biens? Mais écoutez comment le Prophète a voulu parler d'un grand nombre de jours sans vicissitude, par ces paroles, il dit en effet : "La lumière de la lune sera comme la lumière du soleil : et la lumière du soleil sera elle-même comme la lumière de sept jours (Is. XXX, 16)." Je pense que c'était pendant les jours de cette éternelle vie, que le Roi fidèle souhaitait de chanter ses cantiques dans la maison du Seigneur. Car ce sera comme un chant de cantiques à la louange de Dieu que d'être pleins de reconnaissance pour le bonheur de posséder une gloire si abondante, et que d'être toujours occupés à rendre des actions de grâces à sa divine Majesté.
6. " Je le remplirai d'une longueur de jours. " C'est comme s'il disait : je sais ce qu'il désire : je sais ce dont il a soif, et ce qu'il goùte le plus, ce n'est ni l'or, ni l'argent, ni la volupté, ni la curiosité ni aucune dignité du siècle. Il méprise. tout cela et n'en fait pas plus de cas que du plus vil fumier. Il a vidé son coeur de toutes ces choses, et il nec peut souffrir qu'aucune d'elle l'occupe, parce qu'il sait qu'aucune ne saurait le remplir. Il n'ignore pas à l'image de qui il a été fait, et de quelle grandeur il est capable; et il ne veut point s'accroître un peu d'un côté pour diminuer beaucoup de l'autre. C'est pourquoi " je comblerai de jours celui qui ne saurait être satisfait et rempli que par la véritable et l'éternelle lumière., Et la longueur de ces jours sera sans fin, l'éclat de leur lumière sans défaillance, et l'abondance, dont je le remplirai, n'engendrera jamais pour lui aucun dégoût. Car son bonheur sera parfaitement assuré, sa gloire puisera sa source dans la possession de la vérité, et l'abondance sera toujours pour lui une source de joie et de délices. " Je lui ferai part du salut que je destine à mes saints. " Cela signifie que le fidèle méritera de voir ce qu'il a désiré, lorsque le roide gloire rendra l'Eglise, son épouse, toute glorieuse et la montrera sans tache, sans rides et sans défauts, à cause de la splendeur permanente du jour dans lequel elle sera établie. Les âmes qui ne sont pas entièrement pures, ni les âmes qui sont dans quelque sorte d'agitation et de trouble, ne sont point encore capables de recevoir cette lumière de gloire que Jésus-Christ prépare aux élus. C'est pourquoi Notre-Seigneur nous commande par son Apôtre, ainsi que je l'ai dit, de nous établir dans la sainteté et dans la paix (Heb. XII, 14), parce que sans ces deux choses personne ne pourra voir Dieu. Quand donc il aura rempli vos désirs par les biens dont il vous donnera la possession,en sorte que vous n'aurez plus rien à désirer, votre esprit, devenant tout à fait tranquille par cette plénitude même, vous pourrez alors contempler la sérénité et la majesté de Dieu ; et vous lui serez semblable parce que vous le verrez comme il est. Peut-être bien aussi, peut-on dire que les saints, ayant en eux-mêmes toute la plénitude de la gloire qui leur sera propre, du sein des délices éternelles, considéreront de tous côtés les choses que Dieu a faites pour le salut et la félicité des hommes, et verront reluire sa Majesté sur toute la terre. On pourrait rapporter à cela ces paroles "Je lui montrerai le salut que je destine à mes saints. "
7. Nous pouvons encore entendre ce verset, de la jouissance
de ces jours où Dieu promet qu'il montrera le salut aux saints :
" Je le remplirai, dit-il, d'une longueur de jours. " Et comme pour répondre
à cette objection, d'où viendra cette longueur de jours dans
la céleste cité, où le soleil n'aura pas à
luire pour faire le jour, puisqu'il n'y aura pas de nuit, il ajoute : "je
lui montrerai le salut que je destine à mes saints : " ce salut
n'étant autre chose que le Sauveur dont la splendeur éclairera
toujours les saints, selon cette parole de l'Écriture : " l'Agneau
est la lumière (Apoc. XXI, 23). " " Je lui montrerai l'auteur du
salut, " c'est-à-dire: je ne l'instruirai plus par la foi ; je ne
l'exercerai plus par l'espérance; mais je le remplirai par la contemplation
même du Sauveur, je le lui montrerai : " je lui montrerai Jésus-Christ,
afin qu'il contemple éternellement ce Rédempteur en qui il
a cru; qu'il a aimé; qu'il a toujours désiré. Seigneur,
montrez-nous votre miséricorde (Psal. LXXXIV, 8), et donnez-nous
ce Sauveur, qui ne peut venir que de vous, et cela nous suffit; car celui
qui le voit, vous voit aussi, parce qu'il est en vous, et que vous êtes
en lui. Or, toute la vie éternelle, consiste à vous connaître,
parce que vous êtes le vrai Dieu, et à connaître Jésus-Christ
que vous nous avez envoyé (Joan. XVII, 3). Et alors vous laisserez
aller votre serviteur en paix, selon votre parole, parce que mes yeux verront
le Sauveur que vous avez donné au monde, voie Jésus Notre
Seigneur qui est Dieu et béni par dessus tout, dans les siècles
des siècles. Ainsi soit-il.
2. Mais à vous, mes bien-aimés, je veux parler de choses spirituelles comme à des hommes spirituels eux-mêmes, et montrer, dans la procession, la. gloire de la céleste patrie, et, dans la passion, la voie qui y conduit. En effet, dans la procession vous vous êtes représenté en esprit, dans quels transports de joie et d'allégresse, nous nous sentirons un jour enlevés dans les airs au devant de Jésus-Christ; vous avez senti votre coeur enflammé du désir de voir le jour où le Christ Notre-Seigneur et votre chef sera reçu avec tous ses membres, dans la céleste Jérusalem, triomphant et victorieux, aux applaudissements, non plus de ses compatriotes de la terre, mais des troupes angéliques et des peuples des deux Testaments qui s'écrieront ensemble : " Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur (Matt. XXI, 9) : " Vous vous êtes, dis-je, représenté dans la,procession le but de notre voyage, je veux vous montrer maintenant dans la passion, la honte qui conduit à ce terme. En effet la voie de la vie se trouve dans les tribulations présentes, c'est là qu'est la voie de la gloire et de la patrie, la voie qui conduit au royaume, selon ce que dit le bon larron du haut de la croix, quand il s'écrie : " Seigneur, souvenez-vous de moi quand vous serez arrivé dans votre royaume (Luc. XXIII, 42). " Il voyait sur la route de son empire celui qu'il priait de se souvenir de lui quand il y serait arrivé, et il y arriva lui-même en effet; mais vous voulez savoir combien courte est la voie qui y mène, rappelez-vous qu'il mérita d'y entrer le même jour avec le Seigneur. Ce qui rend facile à supporter les épreuves de la passion, c'est la gloire du triomphe, car il n'y a plus rien de difficile pour celui que l'amour inspire.
3. Ne vous étonnez point si je dis que la procession de ce jour est une image du ciel, puisque c'est le seul même Dieu qui est reçu dans l'une et dans l'autre, bien que d'une manière bien différente pour les uns et pour les autres. En effet, dans le cortège de la terre, c'est monté sur un animal sans raison que le Christ s'avance, dans celui du ciel, au contraire, il doit encore se trouver une bête de somme, mais celle-là sera une bête raisonnable, car il est dit : " Vous sauverez Seigneur les bêtes et les hommes (Psal. XXXV, 7), " ce qui se rapporte parfaitement à cette autre parole du même prophète : " Je me suis trouvé devant vous comme une bête de somme, " or, voyez à ce qui suit, s'il ne parlait point d'un cortège, " vous m'avez tenu de la main droite, continue-t-il, vous m'avez conduit au gré de votre volonté, et vous m'avez comblé de gloire en me recevant (Psal. LXXII, 23). " Bien plus, le petit ânon lui-même ne fera point non plus défaut dans ce cortège, car n'en déplaise à l'hérésie (a) qui veut éloigner les petits enfants en les excluant du baptême, celui qui s'est fait tout petit enfant et qui a commencé par appeler à lui d'abord une troupe d'enfants, je veux parler des saints Innocents, n'exclues point aujourd'hui les enfants de la grâce, car il n'y a rien d'inconvenant pour sa bonté ni de difficile pour sa majesté, à suppléer en eux, par la grâce, au défaut de la nature. Dans ce cortège ce ne sont plus des branches d'arbres ni de pauvres vêtements que le flot populaire étendra sous ses pieds, mais les saints animaux de l'Écriture abaisseront leurs ailes, les vingt-quatre vieillards déposeront leurs couronnes au pied du trône de l'Agneau, et toutes les puissances angéliques lui rapporteront et lui rendront tout ce qu'elles ont de gloire et d'éclat.
a L'hérésie des Henriciens dont il est parlé dans la lettre deus cent quarante et unième. Elle fut embrassée par quelques habitants de Cologne. Saint Bernard la réfute dans ses sermons soixante-cinquième et soixante-sixième sue le Cantique des cantiques.
4. Mais puisque j'en suis venu à vous parler de
la monture du Christ, des vêtements de la foule, et des branches
d'arbres jetées sous ses pas, il faut remarquer que, dans cette
marche triomphale, le Sauveur reçut trois sortes d'hommages, il
reçoit le- premier de sa monture, le second de ceux qui étendent
leurs vêtements le long de la route, et le troisième de ceux
qui coupent des branches d'arbres pour les jeter à ses pieds. Est-ce
que le reste des assistants ne contribue point à l'éclat
du triomphe, en offrant ce qu'ils ont à leur disposition et ne rendent
pas avec bonheur hommage à Notre-Seigneur? N'y a-t-il que la bête
de somme qui se plie à son service? Répondrai-je à
cette question pour vous donner une consolation, où bien garderai-je
le silence de peur de vous exposer à des sentiments d'orgueil? N'êtes-vous
point la monture sur laquelle le Sauveur s'avance, vous qui, selon le précepte
de l'Apôtre, glorifiez et portez Dieu dans votre corps (I Cor. VI,
20) ? Les hommes du monde ne mettent, en effet, au service du Seigneur,
que les biens de la fortune, non pas leur propre corps; seulement ce qui
touche le corps et les biens qui lui sont nécessaires, voilà
ce qu'ils offrent à Dieu, quant ils font l'aumône. Quant à
nos prélats ils ne font eux aussi que couper des branches aux barres,
lorsque, par exemple, ils nous prêchent la foi et l'obéissance
d'Abraham, la chasteté de Joseph, la douceur de Moïse, et les
vertus des autres saints. Ils puisent, il est vrai, à pleines mains,
dans de riches trésors, mais il leur a été dit de
donner pour rien ce qu'ils ont reçu gratis. Cependant, si chacun
d'eux est fidèle dans son ministère, il se trouve dans le
cortège du Sauveur, et entre, avec lui, dans la sainte cité.
Le Prophète avait prévu qu'il y en aurait trois de sauvés,
c'est Noé d'abord qui a coupé des branches d'arbres pour
la construction de l'arche, puis Daniel qui est devenu, par la vile nourriture
dont il se contenta et le travail de la pénitence, comme la monture
qui porte le Sauveur, et enfin ce saint homme Job qui fait usage des biens
de ce monde et recouvre les membres glacés des pauvres de la toison
de ses brebis. Mais dans ce cortége; quel est celui qui approche
le plus de Jésus ? De ces trois sortes de gens, quels sont ceux
qui sont le plus près du salut? C'est, je pense, ce qu'il ne vous
est pas bien difficile de décider.
2. D'ailleurs, à peine le siècle présent sera-t-il écoulé tout à fait, qu'il sera suivi de deux siècles bien distincts fun de l'autre; car dans l'un il n'y aura que pleurs, et que grincements de dents, et, dans l'autre, que des actions de grâce et des chants de triomphe. " Car Dieu essuiera toutes les larmes de leurs yeux et il n'y aura plus de mort à craindre pour eux. Il n'y aura plus non plus ni pleurs, ni cri, ni afflictions parce que le premier état sera passé (Apoc. XXI, 4). " Mais en attendant qu'il en soit ainsi, de même que ceux qui aiment ce monde, souffrent bien souvent encore une foule de choses, ainsi tout ne réussit pas non plus en ce monde, au gré des serviteurs de Dieu. Mais aux jours mauvais, ils se souviennent des jours meilleurs pour relever leur courage et pour ne point perdre patience comme le fit celui dont parle le Prophète en ce termes : " Il vous louera quand vous lui, ferez du bien (Psal. XLVIII,19). " Mais aux jours meilleurs ils n'oublieront pas non plus les jours mauvais, ils ne s'élèveront point dans leurs pensées et ne diront point au sein de leur abondance : notre état est assuré pour toujours. De même que l'excès de la prospérité temporelle tue l'homme insensé dans le monde, ainsi dans la vie spirituelle l'excès chi bonheur tue aussi l'âme ignorante et par conséquent peu spirituelle. Quant à l'homme vraiment spirituel, il juge; tout avec discernement. Mais d'où vient que la prospérité tue l'homme, l'homme insensé (Prov. 1, 32)? L'Écclésiaste nous l'apprend en ces termes : " Le coeur des sages est volontiers où se trouve la tristesse, et celui des insensés, où se trouve la joie (Eccl. VII, 5). " Aussi avait-il dit auparavant, avec raison : " Il vaut. mieux aller à une maison de deuil qu'à une maison de festin (Ibid). " Car si l'adversité brise bien des coeurs, la prospérité en remplit beaucoup plus d'orgueil selon ce qui est écrit : " Il y en a dix mille qui tomberont à votre côté gauche (Psal. XC, 7), " le côté de l'adversité, " et dix-mille, " c'est-à-dire beaucoup plus " à votre droite, " qui est le côté de la prospérité. Mais comme il y a du danger de l'un et de l'autre côté, le sage prie le Seigneur en ces termes : " Ne me donnez, Seigneur, ni la pauvreté ni les richesses (Prov. XXX, 8), " de peur que les unes ne me fassent lever orgueilleusement la tête, et que l'autre n'accable ma faiblesse.
3. Voilà pourquoi aussi le seigneur a voulu nous donner, en même temps, une leçon de patience dans la passion et d'humilité dans la procession. Dans l'une, il paraît comme un agneau qu'on mène à la boucherie, ou qui se trouve entre les mains du tondeur, et n'ouvre point la bouche. En effet, tandis qu'on le chargeait de coups, non-seulement il ne faisait point entendre de menaces, mais même il n'ouvrait la bouche que pour articuler ces paroles : " Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (Luc. XVIII, 34). " Mais dans son cortège triomphal, que voyons-nous? Pendant que les habitants de la ville se préparaient à voler à sa rencontre, lui n'ignorait point ce qu'il y avait de caché au fond de leurs coeurs. Voilà pourquoi il se présente à eux monté, non dans un char ou sur des chevaux aux freins d'argent et aux harnais semés de clous d'or, mais il vient humblement assis sur un modeste ânon que ses apôtres avaient couvert de leurs vêtements, et je ne crois pas que ces vêtements fussent les plus précieux de la contrée.
4. Mais pourquoi voulut-il paraître dans ce cortège, puisqu'il prévoyait qu'il allait sitôt être suivi de la passion? Peut-être bien ne fût-ce que pour que sa passion lui parût plus amère, venant sitôt après son entrée triomphale : car à peine s'était-il écoulé quelques jours, qu'il se vit attaché à la croix, par les mémés hommes qui l'avaient acclamé, dans le même temps et au même endroit où ils l'avaient applaudi. Quelle différence entre ces cris: " Otez-le, faites-le disparaître de devant nos yeux, crucifiez-le (Joann. XIX, 15) ! " Et ceux-ci : " Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur; hosanna au plus haut des cieux (Matt. XXI, 9) ! " Entre ces paroles : " Roi d'Israël (Joann. XII, 13) ! " Et celles-ci : "Nous n'avons point d'autre roi que César (Joann. XIV, 15)! " Qu'il y a loin de ces rameaux verdoyants au. bois de la croix, de ces fleurs à ces épines ! On s'était dépouillé de ses vêtements pour les, étendre sur ses pas, et voilà qu'on lui arrache les siens et qu'on les tire au sort. Oh ! malheur à toi, péché amer ! car, c'est pour t'expier qu'il lui a fallu s'abreuver de tant d'amertumes.
5. Mais pour en revenir au cortège triomphal du Sauveur, il me semble y reconnaître quatre ordres différents; peut-être ne nous sera-t-il point impossible. de les retrouver dans la procession d'aujourd'hui. En effet, il y en avait qui marchaient en avant et préparaient 1a voie, ils représentent ceux qui préparent aussi les voies au Seigneur dans vos âmes, ceux qui vous conduisent et qui dirigent vos pas dans les sentiers de la paix. Il y en avait aussi qui marchaient derrière ; ils sont l'image de ceux qui, pénétrés de leur ignorance, suivent dévotement ceux qui les précèdent, et s'attachent aux pas de ceux qui marchent devant eux. J'y vois également les disciples du Sauveur qui étaient, comme les gens de sa maison, les serviteurs attachés à sa personne. Ce sont, ceux qui ont choisi la meilleure part, ceux qui, dans le cloître, ne vivent que pour Dieu, et qui, toujours attachés à Dieu, ne voient que son bon plaisir. Mais je vois aussi dans le cortège la bête de somme sur laquelle le Sauveur était monté. Or, il ne s'est pas trouvé dans le cortège beaucoup d'êtres de cette sorte , il ne le fallait pas non plus, car ils servent moins à la beauté du cortège qu'à porter des fardeaux, et leur multitude n'ajoute rien à l'éclat du triomphe. En effet, ils ne savent faire retentir d'agréables accents, et leur voix n'a que des sons discordants à faire entendre. Avec eux, il faut user constamment de la verge et de l'éperon. Pourtant le Seigneur ne les délaissera pas tout à fait, s'ils veulent souffrir la discipline. C'est à cet ordre d'êtres qu'il est dit en effet : " Servez le Seigneur dans un sentiment de crainte, (Psal. II, 11). " Et encore : " Embrassez étroitement la discipline, de peur qu'enfin le Seigneur ne se mette en colère (Ibid. 12). " En effet, si cette bête de somme se refuse à porter le fardeau, à quoi peut-elle s'attendre, sinon à être repoussée par son maître avec indignation. Alors, s'écartant de la voie, elle ira se jeter sur les ronces et les chardons du chemin, plantes qui, précisément étouffent la parole de Dieu, et qui ne sont autres que les richesses de la terre et, les voluptés charnelles.
6. S'il y en a ici à qui l'ordre pèse lourdement, et pour qui tout, est un pesant fardeau, qu'il faille constamment exciter de l'éperon et presser du fouet, nous les conjurons de faire leurs efforts pour se métamorphoser, s'il est possible, de bêtes de somme en hommes, afin de pouvoir se mêler à la troupe de ceux qui précédent, qui entourent ou qui suivent le Christ. S'ils ne le font point, je les supplie de se tenir du moins patiemment à leur place et de supporter avec résignation ce qu'on fait pour les sauver, quand même ils ne le trouveraient point agréable, jusqu'à ce qu'il plaise au Seigneur d'abaisser enfin les yeux sur leur humilité, et de les conduire à quelque chose de mieux que ce qu'ils ont. Voulez-vous, mes frères, que j'essaie de consoler notre, bête de somme? Nous n'ignorons point qu'elle ne sait pas chanter, et qu'elle ne saurait dire : " Votre loi toute de justice était le sujet habituel de nos chants dans le lieu de notre exil (Psal. CXVIII, 54). Pourtant, elle a un avantage sur, le reste de la foule, c'est que nul n'est aussi près qu'elle du Seigneur; car, ceux-mêmes qui marchent, à ses côtés, sont moins près de celui qu'elle porte sur son dos qu'elle ne l'est elle-même. Aussi le Prophète a-t-il dit : " Le Seigneur est proche de ceux qui sont dans l'affliction (Psal. XXXIII, 19). " C'est que, en effet, une mère prend plus souvent dans ses bras, (enfant qu'elle voit malade, et le serre plus étroitement contre son sein. Que personne donc ne maltraite et ne méprise ceux qui voudront être la monture du Christ, car quiconque sera pour ces petits-là, une cause de scandale, offensera celui même qui se plaît à les serrer dans les bras de sa miséricorde, jusqu'à ce qu'ils aient repris quelques forces. Voilà pourquoi le bienheureux Benoît nous recommande de supporter avec beaucoup de patience les infirmités morales (S. Bened. Regul.; C. LXXII).
7. Il y a donc quatre ordres différents d'assistants,
datas le cortège du Seigneur. Il y a ceux qui unissent la bonté
à la prudence, et ceux qui unissent la simplicité à
la bonté; les premiers marchent en avant, les seconds se contentent
de suivre. J'ai dit, ceux qui unissent la bonté à la prudence,
car il y en a qui ne sont que prudents sans être bons, et ceux-là
sont mauvais selon ce mot du Prophète : " Ils sont prudents pour
le mal (Jerem. IV, 22)." Quant à ceux qui sont simples sans être
bons en même temps, ce sont des sots; or il n'y a place dans le cortège
du Sauveur, ni pour les méchants, ni pour les sots. Quant à
ceux qui sont à ses côtés, ce sont les contemplatifs;
enfin ceux qui le portent comme un, fardeau qui les accable, ce sont ceux
qui ont le coeur dur et l'âme sans dévotion. Ils sont donc
les uns et les autres dans le cortège du Sauveur, et pas un d'entre
eux ne voit sa face. En effet, ceux qui vont devant lui sont occupés
à lui préparer la voie, c'est-à-dire ont l'œil ouvert
avec inquiétude, sur les péchés et sur les tentations
des autres. Quant à ceux qui marchent derrière lui, il, est
bien évident qu'ils ne sauraient voir son visage; on peut dire d'eux,
comme de Moïse, qu'ils ne le voient que par derrière. Sa monture
ne lève jamais non plus les yeux pour le contempler, mais elle s'avance,
la tête inclinée vers la terre; pour ceux qui,marchent à
ses côtés ils peuvent bien voir sa face de temps en temps,
mais, ce n'est qu'en passant et à la dérobée, ils
ne la contemplent jamais à leur aise tant que le cortège
est en marche. Tous les autres au contraire voient bien mieux son visage,
selon ce qui est encore écrit de Moïse, qu'il lui fut donné,
de parler face à face avec le Seigneur, tandis que le reste du peuple
ne le vit qu'en songe et en visions. Toutefois s'il s'agit de la vision
parfaite de Dieu, Moïse lui-même, tant qu'il vécut, ne
put en jouir, puisque selon sa propre parole, Dieu même a dit : "
Nul homme ne saurait me voir tant qu'il sera en vie (Exod. XXXIII, 20).
" Non, dit-il, je ne serai point vu face à face en cette vie ; non,
aucun homme ne verra mon visage le long de la route, pendant la marche
du cortège. Mais fasse dans sa bonté, celui qui vit et règne
dans tous les siècles des siècles et qui doit remettre son
royaume entre les mains de Dieu son Père, que nous demeurions dans
son cortège toute notre vie, afin que nous méritions d'entrer
un jour dans la sainte cité, avec ce grand cortège qui doit
l'accompagner lorsque son Père l'accueillera avec tous ceux qui
sont à lui, Ainsi soit-il.
2. Or, c'est dans ces deux choses, je veux dire dans la prospérité et dans l'adversité, que se résume à peu près toute la vie de l'homme, et c'est dans la pratique de ces quatre alternatives que consiste toute notre vertu. Il convenait donc que celui en qui se trouve la plénitude de la vertu, la pratiquât dans tous ses détails, afin de montrer, à tous les yeux, qu'il savait supporter l'abondance aussi bien que la pénurie. Car, on ne saurait dire que la sagesse de Dieu fût le partage de ceux que tue la prospérité, ni que sa vertu se trouvât parmi ceux que l'adversité abat, attendu qu'il est écrit, que ceux que tue leur prospérité, ce ne sont que les insensés, et que, s'il y en a que l'adversité abat, ce ne peuvent être que les enfants, non pas indistinctement tous les hommes (Prov. I, 32). Mais toutefois, avec quelle modestie voyons-nous qu'il accepte la gloire que les hommes lui décernent ! C'est monté sur un âne qu'il se présente à son triomphe, au lien d'arriver dans un char ou sur un cheval magnifique, et il disait : " Si quelqu'un vous dit quelque chose, dites-lui que le Seigneur en a besoin (Matt. XXI, 3). " Oui, il en a besoin, mais pour de grandes choses, pour notre salait; car Dieu est venu sur la terre pour sauver en même temps les hommes et les bêtes, par un effet de son immense miséricorde. La grâce et l'honneur qu'il nous a fait là favorise les commencements de notre conversion, et nous permet d'avoir d'abord un fils de celle qui était esclave. Ainsi, celui qui était attaché et ne pouvait ou ne voulait rien faire, s'est vu détaché sur l'ordre du Seigneur, ou plutôt, il s'est vu, sans le vouloir, et sans pouvoir résister, plus étroitement lié par un double lien. Mais, en attendant, il ne sait point se féliciter dans le Seigneur avec une assez grande pureté d'intention. Il est persuadé que ce qu'il fait plait au Seigneur, et il se console dans la pensée que ce qu'il fait le rend, en quelque sorte, son débiteur, et il répète à chaque instant, que le Seigneur a besoin de son service. Mais, avec le temps, il finira certainement par se préoccuper de sa propre dette, il appréhendera de n'être plus digne aux yeux de son Seigneur de lui rendre cet important service, et s'écriera : Hélas! je ne suis qu'un serviteur inutile, vous n'avez pas besoin de mon service. Mais, quand il en sera venu là, ii se trouvera dans les sentiments d'un amour véritable et fidèle. Dans les sentiments du fils de la femme libre, avec lequel celui de l'esclave ne doit pas partager l'héritage du père. Voilà ce que nous apprend le cortège triomphal du Seigneur en ce jour.
3. Mais, avant la passion, notre affectueux père de famille a soin de donner une réfection à ses héritiers, et, c'est en cela encore, qu'apparaissent la bénignité et l'humanité du Sauveur; car, comme il avait aimé les siens, il les aima jusqu'à la fin (Joann. XIII, 1), et leur dit : " J'ai eu le plus grand désir de manger cette pâque avec vous avant ( Luc. XXII, 15). " En effet, il était bien nécessaire qu'il eu fût avait demandé qu'il lui fût permis de les passer au moment (Luc, XXII, 31), il fallait donc commencer par les réconforter un peu; en effet, qu'eussent-ils fait s'ils eussent été tout à fait à jeûn, quand on les voit succomber comme ils le firent, même après avoir pris leur réfection ? C'était beaucoup moins la passion corporelle que la tentation de l'esprit qui le menaçait, puisqu'il devait soutenir seul l'épreuve de la passion jusqu'à ce qu'elle fût terminée, aussi est-ce le cœur bien plus que le corps de ses disciples qu'il fortifia par un peu de nourriture. Il fut, en effet, la seule victime nécessaire, voilà pourquoi il lut la seule immolée, et il n'était pas convenable, pour le Christ, que Pierre, que Jacques et que Jean souffrissent avec lui pour le salut des hommes. Il est vrai qu'il y en a eu deux autres de crucifiés avec lui, mais ce furent deux brigands, afin que nul ne pût soupçonner que le sacrifice du Sauveur fût insuffisant et qu'ils ont pu suppléer ce qui lui manquait, en souffrant avec lui.
4. Mais je me demande quels pains le Sauveur donna à ses apôtres à, la cène. Il me semble qu'il leur en servit cinq. " Ma nourriture, dit-il; est de faire la volonté de mon Père (Joann. IV, 34): " C'est là, sans doute, une nourriture, suais ce n'est que la nourriture du coeur. Qu'y a-t-il qui soutienne et fortifie le coeur de l'homme, qui l'affermisse et le sustente dans toutes ses épreuves autant que le peut faire l'accomplissement de la volonté de Dieu, qui est:pour l'âme comme l'aliment que l'estomac digère ? Aussi, voyons-nous qu'il n'y a que celui dont le cœur s'est desséché, parce qu'il a oublié de prendre sa nourriture, qui ne sait ni entendre la voix de Dieu qui l'exhorte, ni goûter les consolations de ses promesses divines, ni - se fondre dans les douces larmes de la prière, toutes choses que j'appellerai la nourriture du coeur. Mais au dessus de tout cela, je place la chair même du Seigneur qui est nue véritable nourriture, le vrai pain de vie, le pain même vivant descendu du ciel (Joann. VI, 56). Or, pour peu que vous le vouliez, vous remarquerez facilement qu'aucune de ces différentes nourritures n'a manqué dans la cène du Seigneur. En effet, lorsque les disciples étaient encore à table, Jésus se lève, se ceint les reins d'un linge, prend de l'eau dans un bassin, puis se met à laver et à essuyer les pieds de ses disciples. Assurément, un ne saurait voir là la volonté de la chair et du sang, c'était la volonté du Père et notre sanctification qui commandaient. En effet, le Seigneur lui-même le fait bien comprendre lorsque, en s'adressant à Pierre, il lui dit : " Si je ne te lave les pieds, tu n'auras point de part avec moi (Joann. XIII, 8). " Or, nous savons bien de qui sont ces paroles : " Je ne repousserai point celui qui vient à moi; car je suis descendu du ciel, non pour faire ma volonté, mais pour faire la volonté de celui qui m'a envoyé (Joann. 37). " Il était convenable, et d'ailleurs, c'était son habitude, qu'il joignit l'exemple au précepte. En parlant alors à ses apôtres, et il le fit plus longuement qu'à l'ordinaire, il s'efforce de les rassurer et de les ranimer, contre sa passion qui est l’imminente, par de nombreuses promesses concernant sa résurrection; l'envoi du Paraclet, leur confirmation dans le bien, et leur retour final vers lui. Puis après, il se mit en prières, et, répétant jusqu'à trois fois de suite la même chose, il entra en agonie, et alors ou le vit, s'il est permis de parler ainsi, pleurer non-seulement des yeux, mais de tous ses membres, afin de purifier par ses larmes, son corps tout entier, c'est-à-dire l'Église. Car ce qui est du sacrement de son corps et de son sang, il n'y a personne qui ne sache que c'est ce jour-là, que, pour la première fois, nous fut donné en nourriture aussi digne d'admiration qu'unique dans son genre, et que nous avons reçu le précepte de la manger fréquemment désormais.
5. Vient ensuite le jour de la passion, pendant lequel,
pour sauver l'homme tout entier, il fit, de toute sa personne, une hostie
salutaire, en exposant son corps à toute sorte de supplices et de
traitements injustes, et son âme, en deux circonstances différentes,
aux souffrances de la compassion humaine; la première fois, par
la vue de la douleur incontestable des saintes femmes, et la seconde, par
celle du découragement et de la dispersion de ses disciples. C'est
même dans ces quatre souffrances, que consiste la croix du Seigneur,
et voilà tout ce qu'endura pour nous celui qui compatit àj
nos malheurs avec tant du charité. Mais enfin, pour ce qui, est
des souffrances de sa passion, elles eurent une fin, comme il le prédit
aux saintes femmes, en les consolant, une fin bien prompte, et que vous
connaissez, sa sépulture, ou son repos, et sa résurrection.
Et nous aussi, mes Frères, si nous avons hâte d'entrer également
dans notre repos, nous ne devons point oublier qu'il nous faut d'abord
passer par des épreuves nombreuses. Mais , tant que nous serons
dans la tribulation, il nous semble que le comble de nos vœux se trouvera
pour nous dans le repos après lequel nous soupirons, et que nous
n'aurons plus rien, à désirer alors. Mais, hélas!
dans le repus même de la mort, nous ne goûterons pas encore
un complet repos, nous serons encore en proie à un désir,
à celui de la résurrection éternelle. " Dès
lors, est-il dit, ils se reposeront de leurs travaux (Apoc. XIV, 13)."
Or, si ceux qui meurent dans le Seigneur se reposent de leurs travaux,
ils ne laissent pourtant point encore de pousser des cris vers le Seigneur.
Placées sous le trône de Dieu, les âmes de ceux qui
ont été mis à mort pour lui, ne cessent de crier vers
lui (Apoc. VI, 9), parce que, s'il n'y a plus rien qui les fasse souffrir
dans l'état où elles sont, cependant elles ne possèdent
pas encore tout, ce qui doit mettre le comble à leur bonheur, et
elles ne l'auront que lorsque leur repos sera suivi de la résurrection,
et que, à leur sabbat, aura succédé la Pâque.
2. Or il y a, mes frères, trois choses en particulier à considérer dans la passion : sa manière et sa cause. Dans le fait, nous remarquons, la patience du Sauveur, dans la manière brille son humilité, et dans la cause éclate sa charité. Pour sa patience , elle fut unique; car, pendant que les pécheurs frappaient sur lui comme des forgerons frappent sur l’enclume, étendaient si cruellement ses membrés sur le bois de la croix qu'on pouvait compter tous ses os, entamaient de tous côtés ce vaillant rempart d'Israël, et perçaient ses pieds et ses mains le clous, il fut comme l'agneau que l'on conduit à la boucherie, et semblable à la brebis ente les mains de celui qui la dépouille, de sa toison, il n'ouvrit urane pas la bouché, il ne laissa pas échapper une plainte contre son père qui l'avait envoyé sur la terre, pas un mot amer contre le genre humain dont il allait, dans son innocence, acquitter las dettes, pas un, reproche à l'adresse de ce peuple qui était son peuple , et qui le payait de tous ses bienfaits, par de si grands supplices. On voit des hommes qui sont punis pour leurs fautes et qui supportent leur châtiment avec humilité, et on leur fait un mérite de leur patience. On en voit d'autres qui sont flagelles beaucoup moins pour expier leurs fautes que pour être mis à l'épreuve, et pour être récompensés ensuite, et leur patience est tenue pour plus grande et plus exemplaire. Quelle ne sera donc pas à nos yeux, la patience de Jésus-Christ qui est mis, on ne peut plus cruellement, à mort comme un voleur dans son propre héritage, par ceux-mêmes qu'il était venu sauver, quoiqu'il fut exempt de tout péché tant actuel qu'originel, et même de tout germe de péché ? Car en lui, habite la plénitude de la divinité, non pas en figure, mais en réalité; en lui, Dieu le Père se réconcilie le monde; je ne dis pas figurativement mais substantiellement, et il est plein de grâce et de vérité, non point par coopération, mais personnellement, pour accomplir son couvre. Isaïe a dit quelque part : " Son oeuvre, est loin d'être son oeuvre (Isa. XXVIII, 21 ). " C'est-à-dire cette oeuvre était bien son oeuvre, parce que c'est celle que son Père lui a donnée à faire, et ce qui n'était pas son oeuvre, c'est que étant tel qu'il est, il souffrît ce qu'il a souffert. Voilà donc comment il nous est donné de remarquer sa patience dans l'œuvre de sa passion.
3. Mais, si vous jetez les yeux sur la manière dont il souffrit la passion, ce n'est pas seulement doux, c'est encore humble des coeur que vous le trouverez. On peut dire que le jugement qu'on a porté de lui dans, son abaissement, est nul (Act. VIII, 33), puisqu'il ne répondit rien à tant de calomnies et à tous les faux témoignages dirigés contre lui. " Nous l'avons vu, dit le Prophètes et il avait plus ni éclat ni beauté. ( Isa. LIII, 2). " Ce n'était plus le plus beau des enfants des hommes, mais c'était un opprobre; une sorte de lépreux, le dernier des hommes, un homme de douleur, un homme touché de la main de Dieu et humilié aux yeux de tous; en sorte qu'il avait perdu toute apparence et toute beauté. O homme, en même temps, le dernier et le premier des hommes ! Le plus abaissé et le plus sublime ! L'opprobre des hommes et la gloire des anges ! Il n'y a personne de plus grand que lui, et personne non plus de plus abaissé. En un mot, couvert de crachats, abreuvé d'outrages, et condamné à la plus honteuse des morts, il est mis au rang des scélérats eux-mêmes. Une humilité qui atteint de pareilles proportions, ou plutôt, qui dépasse ainsi toutes proportions ne méritera-t-elle rien ? Si sa patience fut. unique, son humilité fut admirable, et l'une et l’autre furent sans exemple.
4. Mais l'une et l'autre se trouvent admirablement complétées par la charité, qui fut la cause de sa passion. En effet, c'est parce que, Dieu nous a aimés à l'excès que, pour nous racheter de notre esclavage, le Père n'a point épargné le Fils, et le Fils ne s'est point épargné lui-même. Oui, il nous a aimés à l'excès, puisque son; amour a excédé toute mesure , dépassé toute mesure, et a été plus grand que tout. " Personne, a-t-il dit lui-même, personne ne peut avoir un amour plus grand que celui qui va jusqu'à lui faire donner sa vie pour ses amis (Joan. XV, 13), " et pourtant, Seigneur, vous en avez eu un plus grand encore, puisque vous êtes mort même pour vos ennemis. En effet, nous étions encore vos ennemis, lorsque, par votre mort, vous nous avez réconciliés avec vous et avec votre Père. Quel amour donc fut, est on sera jamais comparable à celui-là? C'est à peine s'il se trouve des hommes, qui consentent à mourir pour un innocent, et vous, Seigneur, c'est pour des coupables que vous endurez la passion; grand que celui qui va jusqu'à lui faire donner sa vie pour ses amis (Joan. XV, 13), " et pourtant, Seigneur, vous en avez eu un plus grand encore, puisque vous êtes mort même pour vos ennemis. En effet, nous étions encore vos ennemis, lorsque, par votre mort, vous nous avez réconciliés avec vous et avec votre Père. Quel amour donc fut, est ou sera jamais comparable à celui-là? C'est à peine s'il se trouve des hommes, qui consentent à mourir pour un innocent, et vous, Seigneur, c'est pour des coupables que vous endurez la passion, c'est pour nos péchés que vous mourez, c'est sans aucun mérite de leur part que vous venez justifier les pécheurs, prendre des esclaves pour frères , vous donner des captifs pour cohéritiers et appeler des exilés à monter sur des trônes. Evidemment, ce qui ajoute encore un lustre unique à son humilité et à sa patience, c'est que, non content de livrer son âme à la mort et de se charger des péchés des hommes, il va de plus jusqu'à prier pour les violateurs de sa loi, de peur qu'ils ne périssent. Il n'est rien de plus certain et de plus digne de foi, c'est qu'il n'a été offert en sacrifice que parce qu'il l'a bien voulu! Ce n'est pas assez de dire : il a consenti à être immolé, mais il n'a été immolé que parce qu'il a voulu l'être; car nul ne pouvait lui enlever la vie malgré lui, aussi nul ne l'a lui a-t-il ôtée; ainsi, il l'a offerte de lui-même. A peine eut-il goûté au vinaigre qu'il s'écria : " Tout est consommé (Joan. XIX, 30). " En effet, il ne restait plus rien à accomplir, n'attendez donc plus rien de lui à présent. " Et alors ayant penché la tête, " celui qui s'est fait obéissant jusqu'à la mort, " rendit l'esprit. " Quel homme s'endort ainsi à son gré, dans les bras de la mort? Assurément la mort est la plus grande défaillance de la nature, mais mourir ainsi c'est le comble même de la force, c'est que ce qui semble une défaillance en Dieu, est encore plus fort que ce qui parait le comble de la force dans les hommes (I. Cor. I, 25). Un homme peut porter la folie jusqu'à porter sur lui-même une main criminelle. Mais ce n'est pas là déposer la vie comme un vêtement, c'est se l'arracher avec précipitation et violence bien plutôt que la quitter à sa volonté. Déposer ainsi la vie, comme tu as eu le triste pouvoir de le faire, ô impie Judas, c'est moins la déposer que se pendre; ce n'est point la tirer soi-même du fond de ses entrailles, c'est l'arracher avec un lacet, enfin ce n'est point rendre, mais c'est perdre la vie. Il n'y a que celui qui a pu, par sa propre vertu, revenir à la vie, qui a pu aussi la quitter parce qu'il l'a voulu. Seul il a eu le pouvoir de la déposer et de la reprendre ensuite, comme on dépose et comme on reprend un vêtement, parce que seul il a le pouvoir de la vie et de la mort.
5. Combien inestimable n'est donc point cette charité, combien admirable cette humilité, combien ineffable cette patience! Oui, une hostie aussi sainte, aussi immaculée, aussi agréable était digne d'être agréée. Oui, l'agneau qui a été immolé est digne vraiment de recevoir la puissance (Apoc. V, 12), de faire ce pourquoi il est venu, d'ôter les péchés du monde, je veux dire le triple péché qui a établi son règne sur la terre. Peut-être pensez-vous que je veux parler de la concupiscence de la chair, de la concupiscence des yeux et de l'orgueil de la vie; de ce triple lien qu'il est si difficile de rompre que beaucoup traînent derrière eux, ou plutôt dans les noeuds desquels il y en a tant qui sont traînés comme dans les liens de la vanité. Mais les triples liens du Sauveur prévalent dans les élus. En effet, comment le souvenir de sa patience n'éloignerait-il point de notre âme la volupté, comment celui de son humilité n'écraserait-il point tout sentiment d'orgueil? Quant à la charité, elle est telle que la pensée seule en occupe tellement notre esprit, et s'empare si complètement de notre âme, qu'elle en éloigne, d'un souffle, toute pensée de curiosité. Ainsi, voilà donc des choses contre lesquelles la passion du Sauveur est puissante.
6. Mais il y a encore trois sortes de péchés que la vertu de la croix étouffe, comme j'ai l'intention de vous le dire, et peut-être n'est-il pas tout à fait inutile que vous l'entendiez. Le premier c'est le péché originel, le second c'est le péché que j'appellerai personnel, et le troisième le péché unique ou singulier. Par péché originel, on entend le plus grand de tous les péchés, celui qui nous vient d'Adam en qui nous avons tous péché, et qui est cause que tous nous sommes sujets à la mort. Je dis que c'est le plus grand des péchés, parce qu'il infeste tellement le genre humain tout entier, qu'il règne dans chacun de nous et qu'il n'est personne qui échappe à sa souillure. Il passe du premier homme au dernier, et, dans chacun, il se répand comme un virus mortel, de la plante des pieds au sommet de la tête. Non-seulement cela, mais il infeste tous les âges depuis l'instant où l'homme est conçu dans le sein de sa mère, jusqu'au moment où il rentre dans le sein de notre commune mère à tous. Sinon d'où viendrait ce joug accablant qui pèse sur tous les enfants d'Adam, depuis le jour de leur naissance jusqu'au jour où ils retournent dans les entrailles de la terre? Nous sommes conçus dans la souillure, nous croissons dans les ténèbres, et nous venons au jour dans la douleur. A peine conçus nous chargeons d'un lourd fardeau nos malheureuses mères, et, à notre naissance, nous lui déchirons le sein comme des vipères; mais ce dont je m'étonne c'est que nous ne soyons point nous-mêmes mis en pièces. Notre premier cri est un cri de douleur. Faut-il en être surpris quand on sait que nous entrons alors dans une vallée de larmes, si bien qu'on peut avec raison nous appliquer ce mot du saint homme Job : " L'homme né de la femme vit très-peu de temps et est rempli de beaucoup de misères (Job. XIV, 1). " Nous avons appris la vérité de ces paroles non par des paroles seulement, mais par les coups mêmes de la misère. " L'homme, dit-il, né de la femme: " Quel sort abject! Mais de peur qu'il ne s'en console, en se flattant que les plaisirs des sens l'en dédommageront au milieu des objets sensibles de ce monde, il lui rappelle sa mort prochaine, en parlant de sa naissance en ces termes : " Il vit très-peu de temps. " Et, pour qu'il ne se figure pas que de ce court espace de temps qui sépare son berceau de la tombe, il jouira du moins eus pleine liberté il continue : " Il est rempli de beaucoup de misères. " Oui, de beaucoup de très-nombreuses misères; misères du corps et misères de l'âme, misères durant son sommeil, misères durant sa veille, misères enfin de quelque côté qu'il se tourne. Quant à celui qui lui dit un jour, " Seigneur, voici votre fils (Joan. XIX, 26), " il naquit aussi d'une femme, voire d'une femme qui était vierge, et bénie entre toutes les femmes. Néanmoins il. vécut bien peu de temps sur la terre, et n'en fut pas moins rempli de nombreuses misères, exposé aux embûches pendant sa courte existence, couvert. de mépris, froissé par mille injustices , accablé par les supplices et poursuivi de cruelles railleries.
7. Doutez-vous que ce soit assez de cette obéissance pour effacer la tache de notre première prévarication? Je vous répondrai qu'il s'en faut bien qu'il en soit de la grâce comme du péché; car si nous avons été damnés pour une seule faute, nous sommes justifiés par la grâce de Jésus-Christ, après bien des péchés (Rom. V, 45 et 46). Sans doute le péché originel était grave, puisqu'il a souillé non-seulement la personne d'Adam, mais la nature humaine tout entière; pourtant le péché. personnel est plus grave encore, puisque nous le commettons en lâchant la bride à nos sens, et en faisant de tous nos membres des instruments d'iniquité, en sorte que nous ne sommes plus seulement dans les chaînes que le péché d'un autre a forgées,, mais dans celles dont notre propre péché nous a chargés. Pour ce qui est du péché. singulier ou unique, il est d'autant plus grave que tous les autres, qu'il s'est attaqué à la majesté de Dieu même, alors que des hommes impies ont injustement mis le Juste à mort et porté des mains sacrilèges sur, le Fils même de Dieu, comme de cruels homicides, disons mieux, s'il est permis de se servir de ce mot, comme de cruels déicides. Quelle différence y a-t-il entre ce troisième péché et ces deux premiers? C'est, qu'au moment où il se commit, toute la machine du monde frémit, pâlit même, et que peu s'en fallut que l'antique chaos ne reprit partout ses droits. Supposons un prince de la terre qui fait, à main armée, invasion dans les terres de son roi, et les met à feu et à sang, supposons-en en; autre qui, admis à la table et dans les conseils de son roi, tue le fils de ce dernier par le poignard des traîtres. Le premier ne vous semblera-t-il point innocent en comparaison du second, ne vous, semblera-t-il point qu'il n'a fait presque aucun mal? Ainsi, en est-il de tout autre péché, comparé à celui dont je parle : or voilà le péché dont est tombé victime, celui qui s'est chargé de tous les péchés des hommes, afin de pouvoir par le péché condamner; le péché. Par ce dernier péché, en effet, le péché originel et le péché personnel a été détruit, bien plus ce péché même, ce péché unique et singulier s'est lui-même donné le coup de mort.
8. C'est en raisonnant a maximo; que je conclus que les deux moindres péchés sont effacés, et voici comment je raisonne. Jésus-Christ s'est chargé des péchés de tous les hommes; et il a prié pour ses bourreaux afin qu'ils ne périssent point, car il a dit : "Mon Père, pardonnez-les, ils ne savent ce qu'ils font (Luc. XXIII, 34). " C'est un mot irrévocable que vous avez prononcé là, Seigneur; et il ne reviendra pas à vous sans avoir produit son effet, il fera ce qu'il avait à faire. Voyez donc maintenant les oeuvres du Seigneur, les merveilles qu'il a faites sur la terre en notre faveur (Psal. XLV, 8). Il a été battu de verges; couronné d'épines, percé de clous, attaché au gibet et raillé d'opprobres, et lui, néanmoins, oubliant toutes ses souffrances, s'écrie : " Pardonnez-leur. " Voilà comment aux misères du corps, répondent les miséricordes du coeur, aux douleurs, les pitiés, comment l'huile de la joie succède aux gouttes de sang qui ont humecté la terre. Les miséricordes sont aussi nombreuses que les misères. Celles-ci l'emporteront elles sur celles là, ou bien les premières vaincront-elles les secondes? O Seigneur, que vos antiques miséricordes l'emportent, et que votre sagesse triomphe de leur malice. L'iniquité de vos bourreaux est: grande; mais votre bonté ne l'est-elle pas bien davantage encore, Seigneur ? Oui, elle l'est, et elle l'est au delà de toute mesure. " Est-ce ainsi, dit-il par son prophète, est-ce ainsi qu'on me rend, le mal pour le bien, et qu'on creuse une fosse devant mes pas pour m'y faire tomber (Jer. XVIII, 20) ? " Il est bien vrai qu'ils ont creusé une, fosse à l'impatience, qu'ils ont donné à la colère des occasions aussi nombreuses que grandes d'éclater. Mais, Seigneur, qu'est-ce que la fosse qu'ils peuvent creuser, comparée aux abîmes de votre mansuétude? Ils l'ont creusée en vous rendant le mal pour le bien, mais la charité ; ne s'aigrit point, n'agit point avec précipitation, elle ne faiblit point, elle ne sait ce que c'est que de choir dans la fosse, et au mal qu'on accumule contre elle, elle ne répond que par des bienfaits qu'elle multiplie. Il s'en faut bien Seigneur, que des mouches, condamnées à périr, puissent faire perdre la douceur de son parfum au baume qui coule de votre coeur, de votre sein, où là miséricorde et la rédemption surabondent. Or, ces mouches, condamnées à périr, ce sont toutes vos misères, Seigneur; ce sont aussi les blasphèmes dont vous êtes l'objet, ce sont enfin ces outrages dont vous charge une génération perverse et irritante.
9. Mais vous, Seigneur; qu'allez-vous faire? En même temps que vous élevez vos mains vers le ciel, et au moment où le sacrifice du matin va devenir l'holocauste du soir, votre voix, mêlée à la vertu de l'encens dont la fumée! s'élève vers les cieux, ombrageait la terre et rafraîchissait les enfers, fait entendre ce cri digne d'être exaucé à cause de la grandeur de celui qui l'a poussé : " O mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font (Luc. XXIII, 34). " O Seigneur, quel besoin de pardon il y a en vous ! Combien grande et abondante est votre douceur (Psal. XXX, 20) ! Quelle distance sépare vos idées des nôtres ! Combien votre miséricorde est constante pour les impies! O merveille! D'un côté, Jésus s'écrie : "Pardonnez-leur: " et de 1’autre, j'entends les Juifs crier : "Crucifiez-le. " Les paroles de l'un sont plus douces que l'huile, et celles des autres sont aiguës comme des dards. O charité patiente, plus que cela, compatissante ! " La charité est patiente, " dit l'Apôtre. C'est assez; mais " elle est bienveillante (I Cor. XIII, 4), " c'est le comble. " Ne vous laissez pas vaincre par le mal. " Voilà ce qui s'appelle une charité abondante. " Mais, de plus, travaillez à vaincre le mal par le bien (Rom. XII, 21). " Voilà qui est une charité surabondante. Ce n'est pas la patience seule de Dieu, mais ce fut aussi sa bonté qui a amené les Juifs à la pénitence, car, dans sa bienveillance, la charité. aime ceux qu'elle tolère, et elle les aime avec toute cette ardeur. Dans, sa patience, elle ferme les yeux sur le mal, elle attend, elle supporte le pécheur ; mais, dans sa bonté, elle l’attire, elle l'anime, elle le force à s'éloigner de ses voies perdues et finit par couvrir, comme d'un; manteau, la multitude de ses fautes. O Juifs, vous êtes de pierre, mais si vous venez vous heurter contre une pierre moins dure que vous, il en sort un son de bonté, et l'huile de la charité y bouillonne. O Seigneur, de quel torrent de délices inondez-vous ceux qui ont soif de vous, quand vous faites couler, comme l'huile, ces flots de miséricorde sur ceux qui vous crucifient?
10. Vous voyez donc maintenant que l'a passion de Notre-Seigneur; suffit très-amplement pour effacer toute espèce de péchés. Mais, qui sait si j'y ai quelque part?Oui, oui, tu y as part, ô homme, attendu que nul autre que toi ne saurait y avoir part. Si ce n'est toi, sera-ce l'ange ? Mais il n'en a pas besoin. Sera-ce le démon? Mais il ne peut, ressusciter. D'ailleurs, si le Christ n'a pas pris la ressemblance des anges, il s'en faut bien qu'il ait pris celle des démons, mais " c'est aux, hommes qu'il s'est fait semblable, et il s'est montré homme par tout ce qui a passé en lui (Philipp. II, 7). " Il s'est anéanti lui-même et a revêtu la forme de l'esclave ; encore n'est-ce pas simplement d'un esclave, qu'il prit la forme, pour être soumis au joug, mais celle d'un mauvaise esclave pour être maltraité; d'un esclave du péché pour en payer, la, dette, bien qu'il ne l'eût pas contractée lui-même. L'Apôtre dit : " Qu'il s'est fait semblable aux hommes. " Non point à l'homme, attendu que le premier homme ne fut point créé dans une chair de: péché, ni même dans une chair semblable à celle qui est sujette au péché. En effet, le Christ s'est plongé au plus, épais et au plus profond, de le misère générale des hommes, pour que le regard subtil du malin . esprit ne pût discerner ce grand mystère de charité. Ainsi c'est bien dans son extérieur, mais dans son extérieur tout entier qu'il a été trouvé homme, et on ne peut remarquer,en lui rien qui le distingue du reste des hommes, en ce qui est de la nature humaine. C'est même parce qu'il fut trouvé homme en toutes choses qu'il a été crucifié. Or, il ne s'est révélé qu'à fort peu de personnes, seulement afin, qu'il y en eût qui crussent en lui, et il demeura caché pour tous les autres " attendu que s'ils l'avaient connu, jamais ils n'eussent crucifié le Seigneur de gloire ( I Cor. II, 8), " En sorte, qu'à ce péché unique, il unit encore celui d'ignorance, afin qu'il y eût dans l'ignorance de ceux qui le commettaient quelque ombre de justice à leur pardonner leurs fautes.
11. Le premier, l'antique Adam, celui qui fuyait la vue de Dieu, nous a laissé deux choses en héritage, le travail et la douleur. Le travail pour l'agir, et la douleur pour le patir. Ce n'est pas ce qui lui avait été dit dans le Paradis qu'il avait reçu afin de s'y occuper et de veiller à sa garde ; mais de s'y occuper avec plaisir et de le garder avec fidélité pour lui et ses descendants. Le Christ Notre-Seigneur considéra le travail et la douleur, mais pour les prendre l'un et l'autre en mains, ou plutôt pour se jeter entre les mains de l'un et de l'autre, pour se plonger dans le limon même de l'abîme, dont les eaux pénétrèrent jusqu'à son âme. Entendez-le dire à son Père : " Jetez un regard sur l'abaissement et sur le travail où je me trouve (Psal. XXIV, 18), car je suis dans la pauvreté et dans les travaux dès ma jeunesse (Psal. LXXXVII, 6). " Il travailla donc avec patience et ses mains se plièrent aux occupations pénibles. Quant à la douleur, écoutez comme il en parle : " O vous, qui passez par le chemin, considérez et voyez s'il est douleur semblable à la mienne (Thren. I, 12). " Isaïe continue : " Il a pris véritablement nos langueurs sur lui, et il s'est chargé lui-même de nos douleurs (Isa. LIII, 4)." Cet homme de douleurs, cet homme pauvre et souffrant, qui connut toutes les tentations, mais sans connaître le péché. Pendant le cours de sa vie, il eut l'action passive, et, à sa mort, la passion active, alors qu'il opérait notre salut au milieu de la terre. Voilà pourquoi je me rappellerai tant que je vivrai ses travaux en prêchant l'Évangile (a), ses fatigues dans ses courses, ses tentations dans le jeûne, ses veilles dans la prière, ses larmes dans sa compassion pour ceux qui souffraient. Je me souviendrai de ses fatigues, de ses outrages, de ses crachats, de ses soufflets, de ses moqueries, de ses reproches, de ses clous, et du reste qu'il subit en lui ou sur lui. Et maintenant, je puis marcher sur ses traces, j'ai un modèle à suivre, il ne me reste plus qu'à l'imiter et à suivre ses pas. Si je ne le, fais point, on me réclamera le sang du Juste qui a été répandu sur la terre, et il ne se trouvera point que je sois étranger au crime insigne des Juifs, si je me suis montré ingrat envers un amour si excessif, si j'ai fait outrage à l'esprit de la grâce, si j'ai tenu pour un sang méprisable et vil le sang même de l'alliance, si, enfin, j'ai foulé aux pieds le Fils de Dieu même (Hébr. X, 29).
12. Il y en a beaucoup qui travaillent et qui souffrent, mais, c'est parce qu'ils sont contraints de le faire, ce n'est pas par un libre choix de leur volonté: ceux-là ne sont point conformes à l'image de Dieu. Il y en a d'autres aussi qui supportent volontairement et le travail et la douleur mais ils n'ont point de part pour cela dans ce que je dis. Ainsi l'homme adonné à la débauche, veille des nuits entières, non pas seulement avec patience, mais même avec bonheur pour
a On retrouve ces mêmes expressions dans le vingt-deuxième des Sermons divers n. 5, et dans le quarante-troisième sermon sur le Cantique des cantiques. Nicolas de Clairvaux, se les appropria dans sa lettre sixième.
satisfaire sa passion; le ravisseur veille aussi des nuits entières, 1'arme au poing, mais c'est pour se saisir de sa proie; le voleur veille égale. ment, mais, c'est pour s'introduire par quelque ouverture qu'il aura pratiquée dans la maison d'autrui. Mais tous ces hommes-là et ceux qui leur ressemblent sont bien loin du travail et de la douleur que le Seigneur considère. Au contraire, les hommes de bonne volonté qui, para le fait d'une volonté toute chrétienne, échangent les richesses contre la pauvreté, ou seulement dédaignent les richesses qu'ils n'ont point: de même que s'ils les avaient, renoncent à tout, pour Jésus-Christ, de même qu'il a tout quitté pour eux, suivent l'Agneau partout où il va imiter ainsi le Sauveur, c'est, pour moi, la preuve la plus convaincante que la passion du Sauveur et sa ressemblance avec nous, ont produit des fruits dans mon âme ; car, c'est en cela que je reconnais la saveur et le fruit délicieux du travail et de la douleur.
13. Voyez donc; mon, frère, quelles grandes choses le Seigneur a faites pour vous. Pour tout ce qui est au ciel et sur la terre, il dit, et elles se firent. Or, qu'y a-t-il de plus facile que de dire un mot ? Mais n'a-t-il dit qu'un mot lorsqu'il entreprit de te refaire comme il t'avait fait Après avoir passé trente-trois ans sur la terre et vécu pendant tout ce temps-là au milieu des hommes, alors il en trouva parmi eux qui attaquèrent ses actions et blâmèrent ses paroles, lui qui n'avait pas même où reposer sa tête. Pourquoi cela? Parce que le Verbe s'était dépouillé de la nature subtile pour revêtir une forme grossière. Car il s'était fait chair et se servait d'organes lourds et grossiers. Mais, de même que la pensée se revêt de la parole sensible, sans rien perdre, après avoir pris ce vêtement, de ce qu'elle était auparavant, ainsi le Fils de Dieu prit un corps sans se confondre avec lui, et sans perdre, en le prenant, rien de ce qu'il était avant de l'avoir pris. Il était invisible dans le sein de son Père, mais ici-bas, nos mains ont pu toucher la vertu même de vie, et nos yeux ont pu contempler Celui qui était dès le commencement. Mais, comme il ne s'était uni qu'une chair, parfaitement pure et une âme parfaitement sainte, le Verbe de Dieu ici-bas réglait,tous les mouvements de son corps avec une liberté par faite, tant à cause qu'il était en même temps la sagesse et la justice même, que parce qu'il n'avait, dans ses membres; aucune loi qui allât contre la loi de son âme: Mon verbe à moi, n'est ni la sagesse ni la justice, mais pourtant il est capable de l'une et de l'autre. Toutefois, il peut tout aussi bien, et même plus facilement en manquer qu'en être doué. Car il nous est bien plus habituel de condescendre à tous les vices de notre chair que de régler ses actions et ses passions, attendu que tout homme est, enclin au mal dès son enfance, et pense à son plaisir dans les camps et au milieu des glaives, jusque dans les bras même de la mort.
14. Heureux celui dont la pensée, car c'est là
notre vertu à nous, dirigé toutes ses actions vers la justice,
en sorte que ses intentions sont toujours pures et ses actions toujours
droites. Heureux celui qui règle toutes les passions de son corps
sur la justice, en sorte que tout ce qu'il souffre, c'est pour le Fils
de Dieu qu'il le souffre, que tout murmure a fui de son cœur, et qu'il
n'y a plus sur ses lèvres que des paroles d'actions de grâces
et de louanges. Celui qui s'est levé ainsi est bien ce paralytique
qui prit son lit sur ses épaules et s'en retourna dans sa maison.
Notre lit, notre grabat, à nous, c'est notre corps, dans lequel
nous avons commencé par être étendus languissants,
asservis à tous nos désirs et à toutes nos concupiscences.
Maintenant, nous le portons sur nos épaules, lorsque nous sommes
contraints d'obéir à l'esprit, et, eu le portant, c'est un
mort que nous portons, car notre corps est mort par le péché.
Aussi ne faisons-nous que marcher à petits pas, au lieu de courir,
car, "le corps qui se corrompt appesantit l'âme, et cette demeure
terrestre abat l'esprit par la multiplicité des soins qu'elle en
réclame. (Sap. IX, 15). " Et c'est aussi pas à pas que nous
nous avançons vers notre demeure. De quelle demeure parlé-je?
de notre mère à tous : car "leurs sépulcres, est-il
dit, seront leur éternelle demeure (Psal. XL, 12), " ou plutôt
de celle que nous avons dans les cieux, qui 'n'est point faite de main
d'homme et qui durera éternellement aussi (II Cor. V, 1). Si nous
pouvons encore faire quelques pas sous un tel fardeau, avec quelle rapidité
pensez-vous que nous pourrons courir lorsque nous l'aurons déposé?
Ne prendrons-nous point,. alors notre vol? Oui, certainement nous le prendrons
et nous nous envolerons sur l'aile même des vents. Le Seigneur Jésus
nous a enlacés dans les deux bras du travail et de la douleur, et
nous, nous l'embrassons, à notre tour, de nos deux bras aussi, à
cause de la justice et pour tendre à la justice : à cause
de la justice, en souffrant pour elle; et pour tendre à sa justice,
en dirigeant nos actions vers elle. Disons donc aussi, avec l'Épouse
des Cantiques : " Je le tiens dans mes bras, je ne le laisserai point aller
(Cant. III, 4). " Disons aussi avec le Patriarche : " Je ne vous lâcherai
point que vous ne m'ayez donné votre bénédiction,
(Gen. XXXII, 26). " Que nous reste-t-il maintenant, en effet, à
attendre, sinon sa bénédiction? Que pouvons-nous désirer
de lui après les embrassements dont il nous étreint, sinon
un baiser? Ah! si déjà, je tenais ainsi Dieu dans mes bras,
comment ne m'écrierais-je point de toute mon âme : " Qu'il
me baise d'un baiser de sa bouche (Cant. I, 1) ? " Mais en attendant, Seigneur,
nourrissez-moi d'un pain de larmes et abreuvez-moi aussi de l'eau de mes
larmes avec abondance (Psal. LXXIX, 6).
2. On entend par sacrement un signe ou un secret sacré. Il y a bien des choses qu'on fait pour elles-mêmes, il y en a beaucoup aussi qu'on fait pour en signifier d'autres, celles-ci sont appelées, et sont en effet des signes. Prenons un exemple : Il peut se faire qu'on donne un anneau à quelqu'un uniquement pour lui donner un anneau : un tel don n'a aucune signification; mais si on le donne comme un titre à un héritage, il devient un signe et celui qui le reçoit peut dire alors L'anneau n'a aucune valeur, il est vrai, mais il représente l'héritage que je désirais avoir. De même, lorsque le Seigneur vit que sa passion approchait, il eut soin d'investir ses disciples de sa force, afin que la grâce invisible fût communiquée par un signe sensible. Voilà pourquoi tous les sacrements ont été institués : telle est la communion eucharistique, telle l'ablution des pieds, tel enfin le baptême lui-même, le premier des sacrements, celui dans lequel nous sommes entés en Jésus-Christ par la ressemblance de sa mort; et la triple immersion qui se fait de nous alors rappelle les trois jours que nous allons célébrer. Mais de
a Le mot que nous rendons ici par sacrement, est pris dans un sens général et s'applique non-seulement aux sacrements de la loi nouvelle, tels que le Baptême et l'Eucharistie, mais encore aux simples sacramentaux tels que le lavement des pieds que l'abbé Ernald de Bonneval appelle aussi un sacrement dans son sermon sur l'ablution des pieds, qu'on peut lire dans les œuvres cardinales du Christ. Quant au nombre des sacrements proprement dits de l'Eglise, il se trouve exactement tel que maintenant dans les oeuvres de Hugues de saint-Victor.
même qu'il y a bien des signes extérieurs qui différent les uns des autres, ainsi, pour ne point sortir de l'exemple que nous avons choisi, y a-t-il plusieurs sortes d'investitures selon les différentes grâces dont nous sommes investis. Ainsi le chanoine est investi par le livre, l'abbé par la crosse, et l'évêque par la crosse et l'anneau; et, de même que dans ces différentes cérémonies, les grâces conférées sont différentes, ainsi les signes de leur collation différent aussi entre eux. Or, de quelle grâce sommes-nous investis par le baptême? Nous sommes lavés de nos péchés. Qui est-ce qui peut rendre pur celui qui est né d'un germe impur, sinon Dieu seul, parce que seul il est pur et exempt de tout péché ? Le sacrement qui produisait jadis cet effet était la circoncision, dont le couteau retranchait, de notre chair, la rouille de la faute originelle qui s'était étendue de nos premiers parents jusqu'à nous; mais quand vint le Seigneur, l'agneau plein de douceur et de bonté, dont le joug aussi est doux et le fardeau léger, il se produisit un changement en bien, et la rouille invétérée du péché se fondit dans l'eau et l'onction du Saint-Esprit, la cruauté du remède disparut.
3. Mais peut-être me dira-t-on et me demandera-t-on pourquoi, si le baptême efface en nous le péché que nous tenons de nos premiers parents, il reste encore dans nos âmes, un foyer de cupidité, comme un levain puissant de péché; car nul ne saurait révoquer en doute que cette dure loi du péché ne soit passée de nos premiers parents jusqu'à nous, puisque nous devons tous la vie à une volonté pécheresse, d'où (a) vient que notre volonté à nous est elle-même corrompue et comme remplie d'ulcères, et que, même malgré nous, nous ressentons les attraits de la concupiscence et les mouvements désordonnés qu'éprouvent les bêtes elles-mêmes. Je vous l'ai dit bien souvent, mes frères, et il ne faut point le perdre de vue, c'est parce que nous sommes tous tombés en Adam; oui, nous sommes tombés, dis-je, mais sur un tas de pierres et dans la boue : voilà pourquoi non-seulement nous sommes souillés, mais encore blessés et rompus. Nous laver est l'affaire d'un instant, mais il:faut une longue suite de soins pour nous guérir de nos blessures. Or, nous sommes lavés dans le baptême où l'acte de notre damnation se trouve effacé; de plus nous recevons dans ce sacrement la grâce de n'avoir même plus rien à craindre de la concupiscence, si nous ne voulons point céder à ses attraits, et nous sommes pour ainsi dire débarrassés du pus infect de nos anciens ulcères, en même temps qu'est effacée notre condamnation, cette réponse de mort qui en découlait auparavant. Mais qui est-ce qui pourra refréner des mouvements si impétueux? Qui est-ce qui pourra supporter les démangeaisons dévorantes de cet antique ulcère? Ne désespérez point de le pouvoir,
car nous avons pour cela aussi, une grâce qui nous aide et nous rend
a Dans plusieurs manuscrits, ces mots, a d'où vient que notre volonté à nous est elle-même corrompue et comme remplie d'ulcères, manquent complètement, néanmoins on ne peut nier qu'ils se relient parfaitement à la suite du discours où il est parlé " du pus qui s'écoule des ulcères invétérés. "
parfaitement sûrs du succès : c'est le sacrement où nous recevons le corps et le sang précieux de Notre-Seigneur. Ce sacrement produit deux effets en nous : en premier lieu il affaiblit la concupiscence dans les petites, choses, et, dans les grandes, il nous empêche d'y consentir. Si donc, il y en a parmi vous qui ressentent moins souvent et moins fort les mouvements de la colère, de l'envie, de la luxure et des autres passions pareilles à celles-là, qu'ils en rendent grâces au corps et au sang de Notre-Seigneur, car c'est un effet de la vertu de ce sacrement dans son âme, et qu'il se réjouisse en voyant que son dangereux ulcère approche de sa guérison complète.
4. Mais d'où vient que tant que nous sommes dans ce corps de péché et que nous vivons dans ces temps mauvais, nous ne puissions être sans péché? Faut-il donc désespérer de nous? Non, non, écoutez saint Jean vous dire : "Si nous prétendons que nous sommes sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous. Mais si nous confessons nos péchés, Dieu est juste et fidèle, il nom les remettra et nous purifiera de toute iniquité (I Joan. 1, 8 et 9). " En effet, pour que nous ne doutions point de la rémission de nos
fautes quotidiennes, nous avons le sacrement du lavement des pieds. Vous voulez savoir où j'ai appris que c'est là un sacrement pour la rémission des péchés? C'est de la bouche même du Seigneur, quand il dit à Pierre: " Vous ne savez pas maintenant pourquoi je fais ce que je fais, mais vous le saurez plus tard (Joan. XIII, 7). " Il ne parla point de sacrement, il se contenta de dire : " Je vous ai donné l'exemple, pour que vous fassiez à vos frères, ce que vous m'avez vu faire à vous-mêmes (Ibid. 15). " Il avait pourtant bien des choses à leur dire, mais ils ne pouvaient point encore les porter en ce moment-là. Voilà pourquoi, tout en ne voulant point les laisser tout à fait dans l'incertitude et le doute, il ne leur dit pourtant point ce qu'ils n'étaient pas encore en état d'entendre. Mais voulez-vous vous convaincre qu'il n'était pas seulement question là d'un simple exemple, mais bien d'un sacrement? Ecoutez ce que Jésus dit à Pierre : " Si je ne vous lave point, vous n'aurez point de part. avec moi (Ibid. 8). " Il y a donc, caché sous cette ablution, quelque chose de nécessaire au salut, puisque, sans :elle, Pierre lui-même ne :saurait prétendre, avoir part au royaume de Jésus-Christ et de Dieu. Aussi, voyez si saint Pierre ne fut point effrayé à cette terrible menace, s'il n'a pas reconnu aussitôt qu'il y avait là un mystère de salut, car il s'est écrié à l'instant même : " Seigneur, lavez-moi, non-seulement les pieds, mais les mains aussi et la tête (Ibid. 9). " Mais qui nous dit que cette ablution des pieds a pour but de nous laver des fautes non mortelles dont il est impossible que nous soyons complètement exempts en cette vie? Nous le voyons à la réponse même que fit le Seigneur à Pierre, quand il lui présentait ses mains et sa tête à laver aussi, en effet, il lui dit : " celui qui sort du bain n'a besoin que de se laver les pieds (Ibid. 1,0). " Effectivement, celui qui n'a plus de péchés mortels, est comme s'il sortait, du bain, sa tête, c'est-à-dire ses intentions, et ses mains, c'est-à-dire ses oeuvres, et sa vie tout entière, sont pures; mais ses pieds, qui sont les affections de l'âme, tant que nous marchons sur la poussière de cette vie, ne peuvent pas être complètement exempts de toute souillure; il est impossible que l'esprit ne se laisse pas quelquefois aller au moins à de fugitifs sentiments de vanité, de sensualité ou de curiosité, un peu plus qu'il ne faut; car, " nous faisons tous beaucoup de fautes (Jac. III, 2). "
5. Toutefois, que nul de nous ne méprise, ne regarde
comme peu de chose ces sortes de fautes, car il est impossible d'être
sauvé avec ces péchés-là, impossible même
de les effacer, sinon par Jésus-Christ et en vertu de ses mérites.
Non, je le répète, que nul, parmi, nous, ne s'endorme dans
une fâcheuse sécurité, et ne se laisse aller à
des paroles de malice, en cherchant à s'excuser de ces sortes de
fautes (Psal. CXL, 4); car, comme il a été dit à saint
Pierre par le Sauveur en personne, s'il ne les lave lui-même, nous
n'aurons point de part avec lui. Toutefois, il ne faut pas non plus que
nous nous en préoccupions à l'excès, car il nous est
facile d'en obtenir le pardon de Dieu, qui ne demande pas mieux que de
nous l'accorder; il suffit pour cela que nous les reconnaissions. Dans
ces sortes de fautes qui sont à peu près inévitables,
si la négligence à la prévenir est coupable, la crainte
excessive d'y tomber est un mal. Aussi, dans la prière qu'il nous
a enseignée, a-t-il voulu que nous priions tous les jours pour obtenir
le pardon de ces fautes quotidiennes (Luc. XI, 4). En parlant de la concupiscence,
nous avons dit que si le Sauveur nous a arrachés à la damnation,
attendu que, selon l'Apôtre, " il n'y a plus maintenant de damnation
à craindre pour ceux qui sont en Jésus-Christ (Rom. VIII,
1), " cependant il l'a laissée vivre dans nos coeurs pour nous humilier,
nous affliger, nous apprendre tout ce que nous procure la grâce,
et nous forcer à recourir à lui. Il en est de même
de ces fautes légères : s'il n'a pas voulu, par un secret
dessein de sa bonté, nous en délivrer entièrement,
c'est afin de nous apprendre que, si nous sommes incapables, par nos propres
forces, de nous soustraire entièrement même à ces petits
péchés, à plus forte raison ne saurions-nous de nous-mêmes
éviter ceux qui sont plus grands, et qu'ainsi nous craignions constamment
de perdre sa grâce, en voyant qu'elle nous est si nécessaire,
et nous nous tenions sans cesse sur nos gardes contre un pareil malheur.