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OEUVRES COMPLÈTES 
DE 
SAINT BERNARD

TRADUCTION PAR M. L'ABBÉ CHARPENTIER

VIVÈS, PARIS 1866





Source : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/
 
 






SERMONS DU TEMPS, DE SAINT BERNARD, ABBÉ DE CLAIRVAUX



 
 
 
 
 
 

Pâques







OEUVRES COMPLÈTES DE SAINT BERNARD *

SERMONS DU TEMPS, DE SAINT BERNARD, ABBÉ DE CLAIRVAUX *

PÂQUES *

SERMON POUR LE JOUR DE PAQUES. Sur les sept sceaux brisés par l'Agneau. *

DEUXIÈME SERMON POUR LES FÊTES DE PAQUES (a). AUX ABBÉS. Sur ces paroles de l’Évangile : " Marie Madeleine et Marie mère de Jacques et Salomé *

achetèrent des parfums pour venir embaumer Jésus (Marc. XVI, 1). " *

TROISIÈME SERMON POUR LE DIMANCHE DES RAMEAUX. Des cinq jours de la marche triomphale, de la cène,de la passion, de la sépulture et de la résurrection. *

PREMIER SERMON POUR LE DIMANCHE DE L'OCTAVE DE PAQUES. De la foi victorieuse et des trois témoignages dans le ciel et sur la terre. *

SECOND SERMON POUR LE DIMANCHE DE L'OCTAVE DE PAQUES. Sur les trois témoignages. *

SERMON POUR LES ROGATIONS. Sur les trois pains. *

ASCENSION *

PREMIER SERMON POUR LE JOUR DE L'ASCENSION. Sur l'Evangile du jour. *

DEUXIÈME SERMON POUR LE JOUR DE L'ASCENSION. Comment le Seigneur monte au ciel afin d'accomplir toutes choses. *

TROISIÈME SERMON POUR LE JOUR DE L'ASCENSION. Sur l'entendement et la volonté. *

QUATRIÈME SERMON POUR LE JOUR DE L'ASCENSION. Il y a deux ascensions mauvaises, ce sont celle du démon et celle du premier homme; il y en a six bonnes, ce sont celle du Christ et les nôtres. *

CINQUIÈME SERMON POUR LE JOUR DE L'ASCENSION. De l’intelligence et de la volonté. *


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

PÂQUES
 
 
 
 

SERMON POUR LE JOUR DE PAQUES. Sur les sept sceaux brisés par l'Agneau.

1. " Le lion de la tribu de Juda a vaincu (Apoc. V, 5). " Oui, la sagesse a vaincu la malice, en atteignant d'une extrémité à l'autre avec force, et en disposant toutes choses avec douceur ; mais s'il a montré sa force, c'est pour moi qu'il l'a montrée, et s'il a montré sa douceur, c'est à moi. Il a vaincu les blasphèmes des Juifs sur la croix , il a chargé de chaînes le fort armé dans sa demeure, et il a triomphé de l'empire même de la mort. O Juif, où sont tes opprobres? O Zabulon, où sont les vases de ta captivité? O mort où est ta victoire? L'accusateur a été confondu, le ravisseur s'est trouvé pris lui-même. C'est un nouveau genre de puissance! C'est à ce point que la mort même en est stupéfaite jusque dans sa propre victoire. Et toi, ô Juif, toi qui branlais la tête d'une manière sacrilège au pied de la croix, il y a deux jours à peine, que fais-tu aujourd'hui? Pourquoi jetais-tu l'opprobre à celui qui est véritablement la tête de l'homme, au Christ? " Que le Christ, disais-tu, que le roi d'Israël descende de la croix (Marc. XV, 32). " O langue venimeuse, quelle parole mauvaise, quels discours pervers! Ce n'est pas ce que tu disais peu de temps auparavant à Caïphe, quand tu t'écriais : il est de notre intérêt qu'un seul homme meure pour tout le peuple, plutôt que la nation périsse tout entière (Joan. XI, 50). " Mais comme ce que tu disais là n'était point un mensonge, ce n'est pas de toi-même que tu parlais ainsi. Ce que tu disais en parlant sous ta propre inspiration, c'est ceci : " S'il est le roi d'Israël, qu'il descende de la croix (Matth. XXVII, 42). " Ou plutôt ces paroles t'étaient suggérées par celui qui est menteur dès le commencement du monde. En effet, s'il est roi, ne doit-il pas plutôt monter que descendre, pour faire quelque chose qui soit en harmonie avec ce qu'il est? Tu as donc déjà oublié, antique serpent, avec quelle confusion tu fus obligé naguère de t'éloigner de lui. Lorsque tu eus poussé la présomption jusqu'à lui dire : " Jetez-vous en bas, et encore, je vous donnerai toutes ces choses, si, vous prosternant devant moi , vous m'adorez (Matth. IV, 9)? " Et toi, ô Juif, as-tu donc tellement perdu le souvenir de ce que tu as entendu dire, " que c'est du haut de l'arbre que le Seigneur a établi son règne (Psal. XCV, 40), que tu le renies pour roi, parce qu'il demeure attaché à l'arbre de la croix; Mais, après tout, peut-être as-tu oublié également que ce n'est pas pour les seuls Juifs, mais pour toutes les nations qu'il a été dit : Dites aux nations que c'est du haut de l'arbre que le Seigneur (a) établi son règne. "

2. C'est donc avec infiniment de raison que ce Gentil qui gouvernait la Judée plaça son titre de roi des Juifs au haut de sa croix. Les Juifs voulurent en vain changer cette inscription, ils ne purent pas plus y réussir qu'ils ne réussirent à empêcher la passion de notre Seigneur, et notre rédemption: "Qu'il descende de la croix, disaient-ils, s'il est le roi d'Israël. " Loin de là, au contraire, comme il est effectivement le roi d'Israël, il faut qu'il en garde le titre, qu'il ne se dessaisisse point de son sceptre, lui qui porte sur son épaule la marque de son empire (Is. IX, 6), selon le langage même d'Isaïe. " Ne mettez pas, disaient les Juifs à Pilate, ne mettez pas, roi des Juifs; mettez qu'il s'est dit roi

a. Telle est la leçon de ce Psaume telle qu'elle se lit encore maintenant dans la version Romaine ou italique du Psaume XCV, ainsi que dans notre Psautier de saint Germain. Voir le Dialogue de saint Justin avec Tryphon.

des Juifs : " Et Pilate leur répondait: " ce que j'ai écrit, est écrit. (Joan XIX, 22). " Mais si ce que Pilate a écrit doit demeurer écrit, le Christ ne mènera-t-il pas à bonne fin ce qu'il a commencé? Or il a commencé l'œuvre de notre salut, il l'achèvera. Les Juifs disaient : " Il a sauvé les autres, et il ne peut se sauver lui-même (Matth. XXVII, 41). " Mais quoi! s'il descendait de la croix, il ne sauverait plus personne. Si celui qui ne persévère point jusqu'à la fin ne peut être sauvé, combien moins peut-il être Sauveur? Il sauve donc les autres, car, étant lui-même le salut, il n'a pas besoin d'être sauvé. Il opère notre salut et il ne veut pas que rien manque à la victime du salut, qu'il offre dans son sacrifice du soir. Il connaît tes pensées, a Juif mauvais, et il ne te donnera point l’occasion de nous frustrer du fruit de la persévérance qui obtiendra la couronne. Il ne fera point taire ceux qui prêchent aux autres, qui consolent les faibles, et qui disent à chacun : n'abandonnez point le poste que vous occupez, ce que tous feraient certainement s'ils pouvaient répondre: Le Christ a bien,abandonné le sien. Car le coeur de l'homme et ses pensées inclinent vers le mal. C'est donc en vain, esprit malin, que tu as préparé tes flèches dans ton carquois, et que tu ajoutes les soupirs de tes partisans aux outrages des Juifs. Les uns sont remplis de désespoir, et les autres de paroles injurieuses; mais le Christ est inaccessible à ce double trait. Pour lui, il y a temps pour fortifier ses disciples, et temps pour confondre ses ennemis.

3. Mais, en attendant, il aime mieux nous donner un exemple de -patience et d'humilité, faire acte d'obéissance et de charité, car telles sont les quatre pierres précieuses qu'il attache aux quatre bras de sa croix. En haut il place le joyau de la charité, à droite, celui de l'obéissance, à gauche celui de la patience, et, en bas, celui de l'humilité. Voilà les brillants dont il enrichit le trophée de la croix, en consommant d'oeuvre de sa passion, en se montrant humble sous les blasphèmes des juifs, patient dans les blessures que la langue de ses ennemis lui faisait à l'âme, et dans celles que leurs clous faisaient à ses membres. Quant à la charité, sa perfection éclate surtout en ce qu'il donne sa vie pour ses amis, et son obéissance consommée brille au moment où, baissant la tête, il rendit l'âme, dans: un acte d'obéissance qui alla jusqu'à la mort. Voilà les riches présents, voilà la gloire dont voulaient dépouiller l’Eglise du Christ ceux qui disaient : " S'il est le roi d'Israël, qu'il descende donc de la croix. " Ils voulaient la priver de la forme de d'obéissance, lui ravir ce puissant levain de charité et la frustrer de cet exemple de patience et d'humilité. Mais ils auraient dû effacer de l'Evangile ces paroles plus agréables et plus douces que le miel. en ses rayons. "Personne ne peut avoir un plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis (Joan. XV, 13); " et celles-ci encore que Jésus adressait à son père : " J'ai achevé l'œuvre que vous m'aviez donnée à faire (Joan. XVII, 4) : " et ces autres aussi à ses disciples "Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur (Matth. XI, 29); " ou bien enfin celles-ci : " Pour moi, quand j'aurai été élevé de la terre, j'attirerai tout à moi (Joan. XII, 32). " Ce qui peine surtout le rusé et venimeux serpent, c'est le serpent d'airain qu'il voit élevé dans le désert, et dont la vue seule guérit les blessures qu'il a faites (Num. XXI, 8). Aussi n'est-ce pas un autre que lui, du moins je le pense, qui suggéra à la femme de Pilate la pensée dé lui envoyer dire : " Ne vous embarrassez point dans l'affaire de ce Juste, car j'ai été aujourd'hui étrangement tourmentée, dans un songe, à cause de lui (Matth. XXVII, 19). " Il était donc déjà vivement tourmenté alors, mais c'est surtout en ce moment que, se sentant singulièrement affecté par la vertu de la croix, cet ennemi du salut se repent, mais trop tard, de ce qui s'est fait. Aussi, après avoir poussé les Juifs à crucifier le Seigneur, leur inspira-t-il la pensée de lui dire de descendre de la croix. En effet, " s'il est le roi d'Israël, disent-ils, qu'il descende de la croix, et nous croirons en lui. " C'est bien là la ruse du serpent, c'est bien une invention de cet esprit pervers. L'impie avait entendu le Sauveur dire un jour : " Je n'ai été envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël (Matt. XV, 14) : " et il savait quel zèle il semblait avoir pour le salut de ce peuple; voilà pourquoi, animant de son excessive malice la langue des blasphémateurs, il leur suggère de dire : " Qu'il descende et nous croyons en lui. " Comme s'il n'y avait plus rien qui s'opposât à ce qu'il descendit, puisqu'il avait tant à coeur de les voir croire eu lui.

4. Mais que machine ce rusé serpent, et à qui entreprend-il de tendre des embûches? Car Celui contre lequel l'ennemi ne saurait rien gagner dans ses attaques, et à qui l'enfant de l'iniquité ne peut faire aucun mal (Psal. LXXXVIII, 23), Celui qui lit au fond des coeurs ne se laisse pas prendre à de vaines promesses, de même que, dans son excessive patience il ne s'émeut point de leurs outrageants blasphèmes. Le but secret de leurs conseils pervers n'était pas d'être amenés à croire eux-mêmes, avais de faire périr la foi, en nous, par tous les moyens possibles, si nous l'avions un peu. En effet, en lisant que " toutes les oeuvres de Dieu sont parfaites (Deut. XXXII, 4), " comment pourrions-nous reconnaître un Dieu dans celui qui aurait laissé l'oeuvre de notre salut imparfaite? Mais écoutons la réponse que Jésus fit à ces conseils. Tu demandes des miracles, ô Juif? "Eh bien, attends-moi au jour de ma résurrection (Soph. III, 8). " Si tu veux croire en moi, je te réserve des preuves plus concluantes encore que celles que tu me demandes. Quant aux miracles, j'en ai multiplié le nombre, ces derniers jours; hier encore, j'ai guéri des malades, aujourd'hui il me reste à mettre le comble à toutes ces merveilles. N'était-ce pas quelque chose de plus grand de voir les esprits malins sortir du corps des possédés, les paralytiques se lever de dessus leur lit; que de voir les clous dont tu as percé mes pieds et mes mains se détacher d'eux-mêmes? Mais le temps destiné à souffrir ne l'est point à agir, et, de même que tu n'as pu avancer l'heure de ma passion, ainsi tu ne peux empêcher qu'elle ne sonne.

5. Mais si cette génération adultère et perverse demande encore des prodiges, il ne lui en sera point donné d'autre que celui du prophète Jonas ( Matth. XII, 39); non pas un miracle de descente, mais un miracle de résurrection. Que si le Juif ne demande pas ce miracle-là, le Chrétien du moins l'accueillera et l'embrassera avec bonheur. Car le lion de la tribu de Juda a vaincu, et le petit du lion s'est éveillé à la voix de son père, il s'est élancé du fond de son sépulcre fermé, quand il n'était point descendu du haut de sa croix. Ce miracle-là est-il plus grand que l'autre? C'est ce que je laisse à décider à nos juges qui avaient pris un soin si diligent de veiller sur ce sépulcre, en le scellant de leur sceau et en y plaçant des gardes. Cette grande pierre dont la pensée préoccupait l'esprit des saintes femmes, " se vit ôtée par un ange qui s'assit dessus (Matth. XXVIII, 2, et Marc. XVI, 3), " dès que le Seigneur fut ressuscité, selon ce qui est écrit. Ainsi celui qui était venu au monde en sortant du sein fermé d'une vierge, sortit plein d'une vie nouvelle, de son tombeau également fermé, et entra ensuite dans le cénacle où ses disciples se tenaient les portes clauses. Mais il est un endroit d'où il ne voulut point sortir les portes fermées, ce sont les enfers; il en brisa les gonds de fer et eu mit toutes les barrières en morceaux, afin d'en emmener en pleine liberté les siens, ceux-là qu'il avait rachetés de la main de son ennemi, et d'en faire sortir, toutes portes ouvertes, la troupe de ses élus vêtus de blanc, parce qu'ils avaient lavé et blanchi leurs robes dans le sang de l'Agneau; oui blanchis clans le sang, attendu qu'en même temps que son sang coulait, il s'échappait avec lai une eau qui, purifie; c'est celui " même qui a vu cette merveille qui nous l'apprend;" mais dans le sang tout à la fois blanc et rose d'un agneau de lait, selon l'expression même de l'Épouse du Cantique des cantiques, qui nous dit : " Mon bien-aimé est blanc et rose, et se distingue entre dix mille (Cant. V, 10). " Voilà pourquoi aussi le témoin de la résurrection le montre vêtu d'une robe blanche avec un visage comme la foudre.

6. Mais s'il paraît suffisant, pour confondre les calomnies des Juifs, que le Christ, à qui ils disaient avec moquerie " s'il est le roi d'Israël, qu'il descende de la croix, " soit sorti de son tombeau, tout fermé qu'il fut, car ils avaient encore apporté plus de soin et de précaution à fermer et à sceller le tombeau du Sauveur qu'à enfoncer des clous dans ses mains; si, dis-je, le lion de la tribu de Juda a vaincu, en s'élançant ainsi de sa prison, et leur a montré une merveille bien plus grande encore que celles qu'ils lui demandaient, à quel miracle pourrons-nous après cela comparer celui de la résurrection. Nous voyons bien qu'il y eut avant lui plusieurs morts qui ressuscitèrent, ou du moins qui se relevèrent de leur couche sépulcrale; mais tout ces ressuscités ne sont que comme les précurseurs du Christ, dont la résurrection dépasse de beaucoup les leurs. En effet, tous les autres ne ressuscitèrent que pour mourir une seconde fois, or " Jésus-Christ ressuscite d'entre les morts pour ne plus mourir, la mort ne doit plus avoir d'empire sur lui (Rom. VI, 9). " Les autres morts ont encore besoin de ressusciter une seconde fois : quant au Christ, s'il est mort à cause du péché, il n'est mort qu'une fois, et s'il vit maintenant, il vit pour Dieu, il vit pour l'éternité (ibid. 10). C'est donc avec raison que nous disons de lui qu'il est le premier de ceux qui ressuscitent, car il est si bien ressuscité qu'il ne peut plus déchoir de la vie immortelle où il est remonté.

7. Il y a encore un point où éclate la gloire incomparable de cette résurrection. Quel est celui de tous les autres ressuscités qui s'est ressuscité lui-même? Il est inouï qu'un homme, dormant un sommeil de mort, se soit éveillé de lui-même, c'est un fait unique, il n'a jamais été donné à qui que ce soit, non, absolument à personne, de l'accomplir. Le prophète Elisée ressuscita un mort ( I Reg. IV, 35), mais un autre mort que lui-même, et, depuis tant d'années qu'il repose su fond de son sépulcre, il attend qu'un autre l'en fasse sortir; car il ne saurait sortir de lui-même; et celui dont il attend cela, c'est Celui qui a triomphé de l'empire de la- mort dans sa propre personne. Voilà pourquoi aussi, quand nous parlons des autres, nous disons qu'ils ont été ressuscités; et, en parlant de Jésus-Christ, qui seul est sorti de son sépulcre par sa propre vertu, nous disons qu'il est ressuscité, attendu que c'est en cela même que le Lion de Juda a vaincu. Que pourra-t-il, ou plutôt que ne pourra-t-il point, maintenant qu'il est plein de vie et qu'il dit à son Père : " Je suis ressuscité et me retrouve avec vous (Psal. CXXXVIII, 18)? " Que ne pourra-t-il point ce Dieu puissant qui fut compté parmi les morts, mais qui, dans leurs rangs, se trouva libre des chaînes de la mort?

8. Mais, de plus, il ne retarda point sa résurrection au-delà du troisième jour, afin d'accomplir la parole du Prophète qui avait dit : " Il nous vivifiera trois jours après, il noies ressuscitera le troisième jour (Osée VI, 3). " Il convient évidemment que les membres marchent sur les traces de leur chef. Ce fut le sixième jour de la semaine qu'il racheta l'homme sur la croix, le même jour que, dans le principe, il l'avait créé, et le lendemain il entra dans le sabbat du tombeau, pour s'y reposer de l'oeuvre qu'il venait d'achever. Trois jours après, c'est-à-dire le premier jour de la semaine, celui que nous appelons les prémices de ceux qui dorment du sommeil de la mort même, il apparut vainqueur de la mort. C'était l'homme nouveau. Voilà comment nous tous qui marchons sur les pas de notre chef, nous ne devons point nom plus tout lu jour de la vie, pendant lequel nous avons été créés et rachetés, cesser de faire pénitence, de porter notre croix et d'y demeurer attachés comme il y demeura lui-même, jusqu'à ce que l'Esprit-Saint nous dise de nous reposer de nos fatigues. Qui que ce soit qui nous conseille de descendre de la crois, ne l'écoutons point; non, mes Frères, n'écoutons ni la chair, ni le sang, ni même l'esprit qui nous le conseillerait. Demeurons attachés à la croix, mourons sur la croix, n’en descendons que portés par des mains étrangères, que ce ne soit jamais par le fait de notre légèreté. Ce furent des hommes justes qui détachèrent notre chef de la croix, puisse-t-il nous faire la grâce de charger ses anges de nous descendre de la nôtre, afin que, après avoir vécu en hommes le jour de la croix, nous goûtions le second jour, qui est celui qui commence à notre mort, un doux repos, dans l'heureux sommeil du sépulcre, en attendant l'accomplissement de nos espérances et la gloire de notre grand Dieu qui doit ressusciter nos corps le troisième jour, et les rendre semblables à son corps glorieux. Ceux qui restent quatre jours dans le tombeau répandent une odeur de corruption, ainsi qu'il est écrit de Lazare : " Seigneur, il sent déjà mauvais; car il a quatre jours qu'il est là (Joann. XI, 39). "

9. Ce sont les enfants d'Adam qui ont fait le quatrième jour, car ce jour n'est point une création du Seigneur. Voilà pourquoi ils se sont corrompus, et sont devenus abominables, tels que ces bêtes de somme qui pourrissent sur leur fumier. Ce qui est de la création de Dieu, ce sont les trois jours dont nous avons parlé, le jour du travail, celui du repos et enfin celui de la résurrection : ces trois jours ne plaisent point aux enfants des hommes, et ils préfèrent un jour de leur façon ; ils diffèrent donc de faire pénitence et suivent leur penchant pour la volupté ; mais ce jour n'est point un jour que le Seigneur aie fait; c'est un quatrième jour, et ceux qui l'ont fait. commencent déjà à exhaler une odeur de corruption. Le fruit saint des entrailles de Marie ne connaît point ce jour-là, il ressuscite le troisième jour, afin de ne point connaître la corruption. " Le Lion de la tribu de Juda a vaincu (Amos. III. 8), " dit le Prophète. L'agneau a été immolé, mais le lion a vaincu, et il va rugir; qui est-ce qui pourra l'entendre sans trembler; et ce lion, dis-je, le plus fort de tous les animaux, le seul qui ne tremble point à l'approche d'un autre, c'est le Lion de Juda. Que ceux-là qui l'ont renié, et qui ont dit : " Nous n'avons d'autre roi que César (Joann. XIX, 15), " tremblent maintenant. Que ceux qui se sont écriés : " Nous ne voulons point qu'il règne sur nous (Luc, XIX, 14), soient saisis de crainte; car voici qu'il revient après avoir gagné un royaume, et il va perdre les méchants. Voulez-vous être convaincus qu'il ne revient qu'après avoir acquis un royaume, écoutez ce qu'il dit : " Toute puissance m'a été donnée sur la terre et dans les cieux (Math. XXVIII, 18). " Entendez également le Père vous dire dans le Psalmiste : " Demandez-moi, et je vous donnerai les nations pour votre héritage, et j'étendrai votre domaine jusqu'aux confins de le terre. Vous les gouvernerez avec un sceptre de fer, et vous les briserez comme un vase d'argile (Psal. II, 8 et 9). " Si le lion est fort, il n'est pas cruel; néanmoins son courroux est terrible, intolérable est aussi la colère de la colombe (Jérem. XXV, 38). Mais, s'il rugit, c'est pour les lions, non point contre eux ; que ceux qui ne sont pas à lui tremblent donc, mais que la tribu de Juda soit au contraire dans la jubilation.

10. Que tous ceux qui ont été couverts de confusion se réjouissent maintenant, qu'ils se livrent à l'allégresse ceux dont les ossements peuvent dire : Seigneur, qui est semblable à vous? " Le lion de la tribu de Juda , la souche de David a vaincu (Apoc. V, 5). " Or, on dit que David était en même temps doué de beauté et de force, et il s'écrie : " Seigneur, tout ce que je désire est devant vos yeux (Psal. XXXVII, 10), " et " c'est en vous que je conserverai ma force (Psal. LVIII, 10). " Il est appelé "souche de David " par le Prophète; ce n'est pas David qui est la souche de Jésus-Christ, mais c'est Jésus-Christ qui est la souche de David, attendu que c'est en effet le Christ qui porte David, non point David qui porte le Christ. O David, ô saint roi, vous avez bien raison d'appeler votre fils, votre Seigneur; car ce n'est pas vous qui portez votre souche, mais c'est votre souche qui vous porte; la souche, dis-je, de votre force et de votre ardent désir, la souche désirable et forte. " Le Lion de la tribu de Juda, la souche de David a vaincu, et, par sa victoire, il a mérité d'ouvrir le livre et d'en rompre les sept sceaux (Ibid. 5). " Ces paroles sont tirées de l'Apocalypse, que ceux qui ne les ont jamais lues les apprennent aujourd'hui, et que ceux qui les connaissent se les rappellent. Saint Jean dit donc : " Je vis ensuite dans la main droite de celui qui était assis sur le trône un livre... scellé de sept sceaux, mais il n'y avait personne qui pût ni le lire ni l'ouvrir. Et moi je fondais en larmes parce qu'il ne se trouvait personne qui fût digne d'ouvrir ce livre. Alors un des vieillards me dit : ne pleurez point, car voici le Lion de la tribu de Juda, la souche de David qui a obtenu la victoire... En même temps je vis l'agneau sur le trône comme égorgé..., il vint, prit le livre des mains de celui qui était assis sur le trône, et l'ouvrit... Il y eut alors une grande joie, et il se fit entendre de grandes actions de grâces (Ibid. de 1 à 9). " Saint Jean avait entendu parler d'un lion et il vit un agneau; cet agneau est égorgé , il prend le livre, il l'ouvre, et il apparaît lion; alors les vieillards de s'écrier : " L'Agneau, qui a été immolé, est digne de recevoir la force (Ibid. 29), " non point de perdre sa douceur, mais de recevoir la force, afin qu'il ne cesse point d'être agneau, tout en devenant un lion. Je vais même plus loin, le livre qu'on ne pouvait ouvrir me semble n'être pas autre chose que lui. En effet, qui pourrait se trouver digne de l'ouvrir ce livre? Jean Baptiste lui-même s'en juge indigne, et cependant de tous ceux qui sont nés de la femme, Jean est le plus grand. Or c'est lui-même qui dit : " Je ne suis pas digne de dénouer les cordes de ses souliers (Marc. I, 7). " Car la majesté divine était venue à nous chaussée, c'est-à-dire incarnée, et la sagesse de Dieu était enfoncée dans un livre fermé, et scellé même. Ce que liaient les cordons de ses souliers était la même chose que ce que scellaient les sceaux de ce livre.

11. Mais pourquoi étaient-ils au nombre de sept? Ne serait-ce point pour désigner les trois facultés de l'âme, la raison, la mémoire et la volonté, et les quatre éléments dont nos corps sont composés, et nous apprendre ainsi qu'il n'a rien manqué au Sauveur de ce qui fait notre humanité ? Ou plutôt, ne peut-on pas dire que le livre de l'Apocalypse représente l'humanité de Jésus-Christ, mais alors quels en seraient les sept sceaux ? Je pense qu'on peut les trouver dans les sept merveilles de la présence de la majesté divine dans une chair mortelle, qui empêcheraient qu'on ouvrit le livre et qu'on vît la sagesse qui y était enfermée. Mais, en attendant, voici ce qui me vient à la pensée : ce sont d'abord les fiançailles de sa mère qui furent comme le voile qui déroba à tous les regards l'enfantement d'une vierge et la pureté de sa conception, et qui fit croire que Jésus, l'artisan dont les mains ont fait l'homme, était lui-même le fils d'un artisan; puis la faiblesse de son corps qui pleure et qui vagit, qu'on allaite, qui dort et qui est sujet à toutes les nécessités de la nature, mais qui cache, sous ces faibles dehors la vertu même d'un Dieu. Vient ensuite la marque de la circoncision, de ce remède du péché et des maladies de l'âme qu'il reçut, lui qui était venu pour faire disparaître toutes ces maladies et pour détruire le péché. Après cela, c'est sa fuite en Egypte, où l'on ne pouvait soupçonner dans celui qui fuyait la présence d'un aussi petit roi qu'Hérode, du Fils de Dieu , et du vrai roi du ciel. Qu'est-ce encore que cette triple tentation à laquelle l'ennemi du salut le soumit dans le désert, au sommet du temple et sur le haut de la montagne, en lui disant : " Si vous êtes le Fils de Dieu, dites que ces pierres deviennent des pains; " et encore, "jetez-vous en bas (Matth. IV, 6) 2 " Jésus-Christ ne fit ni l'un ni l'autre, pour que le livre demeurât scellé et que le rusé tentateur fût trompé. Il le fut en effet, au point de le tenir fermement pour un simple mortel, et son orgueil en vint, dans son incroyable délire, jusqu'à oser lui dire non plus, " si vous êtes le Fils de Dieu," mais, "je vous donnerai tout ce que vous voyez-là, si, vous prosternant, devant moi, vous m'adorez. " Le sixième sceau du livre est la croix elle-même où il fut attaché entre deux larrons, et mis au rang des scélérats, tout Seigneur de gloire qu'il fût. Enfin le tombeau est le septième sceau qui ferma ce livre, et nul sceau ne le scella plus vigoureusement et ne le cacha mieux à tous les regards que ce grand mystère de charité. En effet, lorsque le Seigneur fut enfermé dans le sépulcre, il semble qu'il ne restait plus de place que pour le désespoir; c'est au point qu'en effet, ses disciples s'exprimaient ainsi : " Nous espérions (Luc. XXIV, 21). " Qui donc n'aurait fondu en larmes alors sur ce livre si bien fermé et scellé, en voyant qu'il ne se trouvait personne pour l'ouvrir ?

12. Mais séchez vos larmes, ô saint Jean, et vous, Marie, ne pleurez point davantage. Loin de vous ce deuil, que les nuages de la tristesse se dissipent. Réjouissez-vous dans le Seigneur et soyez transportés de joie, vous qui êtes justes, publiez sa gloire, vous qui avez le coeur droit (Psal. XXXI, 14). L'Agneau qui a été immolé, le lion qui est ressuscité, enfin le livre lui-même est digne de s'ouvrir de ses propres mains. En ressuscitant d'entre les morts, mais en ressuscitant par sa propre vertu, trois jours après sa mort, ainsi qu'il l'avait annoncé à ses apôtres, et comme ses ennemis eux-mêmes nous témoignent qu'il le fit en effet, en ressuscitant, dis-je, avec une telle majesté et une telle gloire, il montre,assez évidemment que tous ces sceaux, tous ces déguisements dont. nous avons parlé, étaient volontaires en sa personne, non point un effet de la nécessité, et qu'ils étaient la suite, non de sa nature, mais de son vouloir. Dans quelle pensée, ô Juif, scellais-tu donc la pierre de son sépulcre? " C'est, me réponds-tu, parce que cet imposteur a dit, lorsqu'il vivait encore : je ressusciterai trois jours après (Matth. XXVII, 63). " Oui, c'était bien un séducteur que ce Jésus, mais un séducteur plein de bonté, non de malice. " Enfin, dit notre Prophète, en parlant en votre propre nom, vous m'avez séduit, Seigneur, et j'ai été séduit; vous avez été plus fort que moi, et vous l'avez emporté sur moi (Jer. XX, 7). " S'il vous a séduit, ô Juif, ç'a été dans sa passion, car dans sa résurrection il a montré sa puissance et le Lion de Juda,l'a emporté sur vous. " En effet, s'ils l'avaient connu, jamais ils n'auraient crucifié le Seigneur de gloire (I Cor. II, 8). " Que feras-tu donc, ô Juif? Il a prédit, qu'il ressusciterait, et voilà qu'il a tenu parole. Examine la sceau que tu avais placé sur son sépulcre, il est rompu. Il t'a donné la miracle de Jonas comme il te l'avait prédit (Matth. XII, 39 et Luc. XI, 29). Jonas sort du ventre de la baleine, et le Christ sort de même des entrailles de la terre, après y être resté trois jours. Mais il y a eu manifestement beaucoup plus que Jonas dans celui qui s'est virilement arraché lui-môme du sein du trépas. Aussi les habitants de .Ninive s'élèveront-ils contre toi le jour du jugement dernier et seront tes juges, attendu qu'ils se sont soumis à la voix du Prophète et que tu n'écoutes pas la,voix du Seigneur ni même des prophètes.

13. Qu'est devenu aussi ce que vous disiez, ô Juifs: Qu'il descende de sa croix et nous croyons en lui (Matth. XXVII, 42) ? " Vous avez voulu rompre le sceau de la crois, en promettant que ce serait pour vous un motif d'embrasser la Foi. Eh bien, il est ouvert sans être rompu, embrassez-la donc maintenant, ou si vous ne croyez pas quand il ressuscite, c'est que vous n'auriez pas cru davantage en lui quand il serait descendu de sa croix. Si la crois du Sauveur vous scandalise de la sorte, " car, selon l'Apôtre, le seul mot de crois est un scandale pour les Juifs (I Cor. I, 23), " que du moins ce qu'il y a de nouveau dans le. fait de sa résurrection vous excite. Quant à nous, nous trouvons, notre gloire dans la croix, et, pour nous qui sommes sauvés, la croix c'est la force même de Dieu ; c'est, comme nous l'avons montré, la plénitude de toutes les vertus. Puissiez-vous du moins avoir votre tour dans la résurrection ; mais hélas ! peut-être elle aussi, elle surtout, vous scandalisent-elle, peut être ce qui, pour nous, exhale une odeur de vie, pour vous n'exhale-t-il qu'une mortelle odeur de mort. Pourquoi donc insisterai-je? Mon frère aîné ne peut entendre les accords de la musique et le chant des choeurs, il s'indigne de voir qu'on a tué pour moi le veau gras. Il reste à la porte de la maison, et refuse opiniâtrement d'y entrer. Mais nous, mes frères, entrons-y, et faisons une fête en mangeant l'agneau divin avec les pains, sans levain, de la sincérité et de la vérité, car Jésus-Christ, notre pâque, a été immolé pour nous (1 Cor. V, 7 ). Embrassons les vertus qui nous sont recommandées dans la crois, l'humilité, la patience, l'obéissance et la charité.

14. Considérons aussi avec une sérieuse attention ce que cette solennité nous enseigne en particulier. En effet, qui dit résurrection dit passage, transmigration. En effet, mes frères, le Christ ne West point reposé aujourd'hui, il est allé d'un pays à l'autre, non pas revenu à son point de départ. Enfin la pâque même que nous célébrons ne signifie point retour mais passage, et la Galilée où on nous, promet que nous verrons le ressuscité, n'a pas le sens de retour, mais de transmigration. Je m'imagine que l'esprit de plusieurs d'entre vous me devance et soupçonne où j'en veux venir ; je le dirai pourtant, mais en deus mots, afin de ne point fatiguer votre attention par un trop long discours dans ce jour de fête. Si, après la consommation de la croix, le Christ n'était revenu à la vie que pour recommencer notre existence pleine de misères, je ne vous dirais point, mes frères qu'il a passé mais qu'il est revenu, ni qu'il s'est élevé à un état plus sublime, mais qu'il est rentré dans celui où il était auparavant. Mais comme il est entré dans une vie toute nouvelle, il nous invite, par son exemple,, à faire aussi notre pâque et à le suivre dans la Galilée, d'autant plus, qu'en montrant par le péché, il n'est mort qu'une fois, et que, maintenant qu'il vit, il vit non pour la chair, mais pour Dieu.

15. Or, que disons-nous, nous qui dépouillons la sainte résurrection du Seigneur du nom qui lui est propre, et qui en faisons plutôt un retour qu'un passage pour nos âmes? Nous avons versé des larmes pendant ces derniers jours, nous avons vaqué à la componction et à lai prière, au recueillement et à l'abstinence, afin de racheter et d'effacer, pendant cette sainte quarantaine nos négligences, du reste de l'année. Nous avons communié aux souffrances du Christ„ et nous avons été entés de nouveau sur lui, par un second baptême, par le baptême de larmes, de pénitence et de confession, s'il m'est permis de parler ainsi. Si donc nous sommes véritablement morts su péché, comment pourrons-nous revivre au péché? Si nous avons pleuré sur, nos négligences, comment se peut-il que nous y retombions encarte désormais? On nous retrouvera donc encore curieux et bavards comme auparavant, lâches et négligents comme jadis, vains, soupçonneux, détracteurs, colères, et le reste, après avoir gémi dans ces derniers: temps de trouver, tous ces défauts. en nous. J'ai lavé mes pieds, comment pourrai-je me décider à les souiller de nouveau (Cant. V, 3)? Je. me suis dépouillé de ma vieille tunique; comment consentirai-je à m'en revêtir encore? Le faire ce n'est peint émigrer, mes frères, ce n'est pas prendre le chemin qui nous fera voir le Christ, ce n'est pas en suivant cette route que nous arriverons au lieu où Dieu nous montrera les Sauveur qu’il nous envoie : après tout, quiconque regarde en arrière, est indigne du royaume de Dieu (Luc. IX, 62).

16. C'est dans ces dispositions que se trouvent les amis du siècle qui sont les ennemis de la croix de Jésus-Christ dont ils ont reçu en vain le nom de chrétiens; pendant tout le temps de cette sainte quarantaine, ils n'aspirent qu'après le jour de la résurrection, hélas, afin de se livrer plus librement au plaisir. Ah ! mes frères, en pensant à celà, un voile de tristesse s'abaisse pour moi sur la joie de cette solennité, aussi gémissons-nous et versons-nous des larmes sur la profanation de cette fête que nous ne pouvons point ne pas voir aujourd'hui, que dis-je, que nous ne pouvons point ne pas voir surtout aujourd'hui. O douleur! le jour de la résurrection du Sauveur devient un jour de péché, une époque de retour au mal! En effet, à partir d'aujourd'hui les repas et les excès de table recommencent, les débauches et les impudicités reprennent leur cours, la concupiscence a la bride sur le cou, comme si le Christ n'était ressuscité que pour cela, non point plutôt pour notre justification? Vous lui avez préparé une salle pour le recevoir à son arrivée prochaine, vous avez confessé vos péchés avec larmes et gémissements, vous avez châtié votre corps et répandu des aumônes, et voilà que à peine entré chez vous, vous le livrez à ses ennemis, que dis-je, vous le forcez à fuir, en rappelant vos anciennes iniquités. La lumière, vous le savez bien, ne peut habiter en même temps avec les ténèbres, ni le Christ avec l'orgueil, avec l'aversion avec l'ambition, avec la haine de nos frères, avec la luxure et la fornication. Devons-nous donc faire moins pour lui présent, que pour lui devant venir? En quoi donc le jour de la résurrection du Sauveur réclame-t-il moins de respect, que celui de sa passion? Mais vous, ô mondains, ce n'est que trop évident, vous n'honorez ni l'un ni l'autre. Car si vous aviez véritablement partagé ses souffrances, vous régneriez maintenant avec lui, vous ressusciteriez avec lui.

17. Pour moi, toute humiliation qui n'est pas suivie de l'allégresse spirituelle n'est que le fruit d'une habitude qui se fait sentir à ses jours, c'est un semblant d'humiliation. Aussi l'Apôtre nous dit-il " Voilà pourquoi il y en a tant qui sont infirmes ou sans forces, tant qui s'endorment du sommeil de la mort (I Cor. XI, 30). " Oui, de là viennent ces mortalités fréquentes qui désolent certaines contrées, surtout de nos jours. En effet, qu'est-il arrivé? C'est que vous avez été saisis au milieu d'angoisses extrêmes, vous tous qui avez prévariqué, que dis-je, prévariqué, qui avez persévéré dans vos prévarications et en avez ajouté de nouvelles aux anciennes ; qui n'avez point fait pénitence, ou qui n'avez fait qu'une pénitence pleine de tiédeur, qui ne fuyez point les occasions dangereuses, même après en avoir fait une triste expérience, et n'évitez point les attraits du péché. Aussi, l'ennemi du salut vous a-t-il serrés dans ses liens, comme dit l'Écriture, avec tant de force que les nerfs de la cuisse en étaient tout contractés par la violence (Job. XL, 12). Si, ayant conscience de votre état, vous vous éloignez des sacrements de Jésus-Christ, vous n'avez plus rien de commun avec lui, vous n'avez plus la vie en vous. Entendez-le vous dire, en effet: " si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme et ne buvez son sang, vous n'avez point la vie en vous (Joan. VI, 54). " Mais si d'un autre côté vous les recevez indignement, vous mangez votre propre condamnation, parce que vous ne distinguez point le corps saint du Seigneur, d'une nourriture ordinaire ( I Cor. II 29). Rentrez donc en vous-mêmes, pécheurs, cherchez le Seigneur de toute votre âme, et haïssez le mal de toutes vos forces : faites pénitence, non du bout des lèvres, mais en esprit et en vérité. Or, ce n'est pas, du moins il me le semble ainsi, ce n'est pas se repentir de sa faute comme il faut, que de demeurer encore sur la voie glissante du péché; ni de ses égarements, que de ne point chercher un guide. Les marques d'une vraie pénitence se trouvent dans la fuite, dans le retranchement des occasions du mal. Autrement, il est bien a craindre que ce jour, dont on peut dire aussi d'ailleurs qu'il est un jour de ruine et de résurrection pour plusieurs, ne soit pour vous un jour de réprobation, soit parce que vous êtes manifestement loin du Christ, puisque vous ne le recevez point dans la communion, soit parce que vous vous en approchez dans la société de Judas, en qui Satan entra aussitôt après qu'il eût pris la bouchée de pain que Jésus lui présenta.

18. Mais après tout, mes frères, qu'ai-je à m'occuper des gens du dehors? à moins que ce ne soit pour gémir de nous être trouvés autrefois pris dans les mêmes filets qui les retiennent encore, et pour nous féliciter d'être sortis, par un effet de la grâce seule de Dieu, de ces liens où nous ne pouvons nous empêcher de déplorer avec des larmes de frères de les voir encore retenus. D'ailleurs, plaise à Dieu que nous nous trouvions nous-mêmes tout à fait exempts de cette malheureuse et sacrilège servitude, et que, au lieu de décroître en ferveur et de diminuer nos pratiques spirituelles depuis que le jour de la sainte résurrection du Sauveur a lui,nous nous efforcions au contraire d'avancer sans cesse et de croître toujours davantage. Quiconque, après les lamentations de la pénitence, ne retourne plus aux consolations charnelles, et met au contraire toutes ses espérances dans la divine miséricorde, s'engage dans une voie nouvelle de piété, si je puis le dire, et marche vers la joie qui vient de l'Esprit-Saint : aussi est-il encore moins accablé par le souvenir du passé que charmé, embrasé même par la pensée des récompenses éternelles; celui-là, dis-je, est véritablement ressuscité avec Jésus-Christ, célèbre une vraie Pâque et se rend, en effet en toute hâte dans la Galilée. Pour vous donc, ô mes bien-aimés, si vous êtes ressuscités avec Jésus-Christ, recherchez maintenant ce qui est dans le ciel où le Christ est assis à la droite de Dieu. N'ayez de goût que pour les choses du ciel, non plus pour celles de la terre (Coloss. III, 1 et 1); afin que, de même que le Christ est ressuscité d'entre les morts par la gloire de son Père, vous marchiez aussi dans une voie nouvelle (Rom. VI, 4), et passiez avec bonheur des joies et des consolations du siècle par la componction des coeurs et la tristesse de l'âme, qui est selon Dieu, à une sainte dévotion, à une joie toute spirituelle, avec la grâce de celui qui est passé de ce monde à son père, et qui daigne nous appeler à sa suite dans la Galilée, pour s’y montrer à nous, lui qui est Dieu et béni par-dessus tout dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 
 
 

DEUXIÈME SERMON POUR LES FÊTES DE PAQUES (a). AUX ABBÉS. Sur ces paroles de l’Évangile : " Marie Madeleine et Marie mère de Jacques et Salomé achetèrent des parfums pour venir embaumer Jésus (Marc. XVI, 1). "

1. Nous avons appris de l'Apôtre que c'est par la foi que le Christ habite dans nos cœurs (Ephes. III, 17) : d'où je crois qu'il est permis de conclure que le Christ vit en nous aussi longtemps que la foi y demeure, et que, dès que notre foi est morte, on peut dire en quelque sorte que le Christ y est mort aussi. Or, ce qui prouve une foi vivante, ce sont les oeuvres, selon ces paroles: " Les œuvres que mon Père m'a donné de faire rendent témoignage de moi (Joan. V, 36), " qui ne me semblent pas s'éloigner beaucoup de la pensée qu'un autre apôtre exprimait en disant (pie la foi sans les oeuvres est une foi morte (Jacob. II, 20). De même que nous connaissons que le corps est en vie à ses mouvements, ainsi est-ce à ses œuvres que nous voyons que la foi est vivante. Mais la vie même de la foi c'est la charité, attendu que c'est par elle qu'elle opère, suivant ces paroles de l'Apôtre : "La foi qui opère par la charité, (Galat. V, 6), " aussi voyons-nous la foi mourir quand la charité se refroidit, de même que le corps périt quand l'âme s'en éloigne. Si donc vous voyez un homme, appliqué à des bonnes oeuvres, mener gaiement une vie pleine de ferveur, soyez sûr que la foi vit en lui, car vous en avez la preuve tout à fait irrécusable. Mais il y en a qui commencent d'une manière spirituelle et qui finissent par la chair; or, nous savons que dans ceux-là l'esprit de vie ne demeure plus selon ce mot de l'Ecriture : " Mon esprit ne demeurera point pour toujours dans l'homme, parce qu'il est charnel (Gen. VI, 3). " Or, si l'esprit de Dieu ne reste plus dans un homme, il est clair que la charité ne s'y trouve plus non plus, puisqu'elle n'est répandue dans nos coeurs que par le Saint-Esprit qui nous a été donné (Rom. V, 5).

2. Or, comme je l'ai déjà dit c'est donner à la foi la vie de la charité que de lui faire produire des œuvres par cette même charité (Gal. V, 6), d'où je conclus que, dès que l'Esprit Saint s'éloigne d'une âme, c'est la mort de la foi en cette âme, car, selon l'Evangéliste, il n'y a que l'esprit

a. Nous avons rétabli d'après les anciens manuscrits et les premières éditions de saint Bernard, le titre de ses Sermons pour les fêtes de Pâques, tel qu'il était autrefois, et renvoyé aux sermons divers, celui. qui se trouvait après le troisième sermon pour les fêtes de Pâques. C'est, maintenant le quarante-quatrième des Sermons divers. Voir aussi la cinquante-huitième des mêmes sermons.

qui vivifie (Joan, VI, 6); d'ailleurs, s'il est vrai que la sagesse de la chair est une véritable mort (Rom. VIII, 13), nous ne saurions douter que ceux que nous nous réjouissions de voir vivants, parce qu'ils mortifiaient la chair par l'esprit, sont morts et dignes de nos larmes maintenant qu'ils vivent selon la chair. Aussi lisons-nous encore dans le même apôtre : " Si vous vivez selon la chair, vous mourrez : Si, au contraire, vous faites mourir par l'esprit les actions de la chair, vous vivrez (Rom. VIII, 13). Malheur donc à vous, qui que vous soyez, qui revenez à vos péchés comme un chien retourne à ce qu'il a vomi, ou comme le pourceau revient à sa bauge dans la fange. Je ne parle pas seulement de ceux qui retournent de corps en Egypte, mais de ceux qui y rentrent de coeur, de ceux qui aiment encore les plaisirs du monde, et en qui, par conséquent, la foi est morte, puisqu'ils n'ont plus la charité, car quiconque aime le monde n'a pas la charité du Père en lui (I Joan. II, 16). Qui peut être réputé mort à plus juste titre que celui qui nourrit un incendie dans son sein, le péché dans sa conscience, et ne le sent même pas, n'en est pas effrayé ne cherche point à s'en débarrasser?

3. Ainsi donc le Christ au tombeau c'est la foi morte dans une âme. Comment en agirons-nous avec lui? Que firent les saintes femme qui avaient seules conservé pour le Seigneur un amour plus ardent que tous ses autres disciples? " Elles ont acheté des aromates, pour venir embaumer Jésus ? " Etait-ce pour le ressusciter? Non, mes frères, nous savons bien qu'il ne nous est pas donné de le ressusciter; tout ce que nous pouvons faire c'est de l'embaumer. Pourquoi cela, mes frères? Pour que celui qui est mort comme lui, ne répande point une mauvaise odeur, une odeur de mort pour les autres qu'elle ne s'exhale de tous côtés et qu'il ne tombe lui même en pourriture. Que nos trois saintes femmes, l'esprit, la langue et les mains, achètent donc des parfums, car je crois que c'est à cause de ces trois femmes que Pierre reçut trois fois l'ordre de paître le troupeau du Seigneur (Joan. XXI, 16). Comme s'il lui avait été dit : Faites-le paître de l'esprit, de la bouche et des oeuvres; c'est-à-dire paissez-le par la prière qui vient de l’esprit, par l’exhortation qui tombe des lèvres, et par l'exemple qui vient des oeuvres.

4. L'esprit ira donc chercher es aromates, c'est-à-dire, au premier rang, le sentiment de la compassion, puis le zèle de la droiture, sans omettre, dans le nombre, l'esprit de discrétion. En effet, toutes les fois que vous voyez un de vos frères pécher, votre premier sentiment doit être un sentiment de compassion, comme étant d'ailleurs le plus naturel à l'homme, puisque nous en trouvons le motif au fond de nous-mêmes. L'Apôtre ne nous dit-il point : " Pour vous qui êtes spirituels, ayez soin de relever ce frère dans un esprit de douceur, en faisant réflexion sur vous-mêmes et en craignant d'être tentés aussi bien que lui (Gal. VI, 1). " Et le Seigneur, lorsqu'il sortait de Jérusalem, en portant sa croix, et qu'il rencontra, non pas encore toutes les nations du monde, mais quelques flemmes seulement qui pleuraient sur lui, il se tourna vers elles et leur dit : " Filles de Jérusalem, ne pleurez point sur moi; mais pleurez sur vous-mêmes et sur vos enfants (Luc. XXIII, 18.) " Remarquez, mes frères, la gradation : " sur vous " d'abord, dit-il, puis " sur vos enfants. " C'est donc sur vous, mon frère, que vous devez d'abord arrêter votre attention si vous voulez apprendre à compatir aux maux des autres, et le reprendre ensuite en esprit de douceur. Faites réflexion sur vous-mêmes, dit-il, et craignez d'être tentés à votre tour. Mais comme les exemples nous touchent toujours bien plus que les paroles et se gravent plus profondément dans nos cœurs, laissez-moi vous renvoyer à ce saint vieillard qui, en apprenant qu'un. de ses frères était tombé dans une faute, se mit à pleurer amèrement et à s'écrier : Lui aujourd'hui, et moi demain. Pensez-vous, nies frères, que celui qui pleurait ainsi sur lui-même ne sût point compatir au malheur de son frère? D'ailleurs ce sentiment de compassion sert à beaucoup à la fois, attendu qu'un esprit généreux se reprocherait de contrister quelqu'un qu'il voit inquiet pour lui.

5. Mais que faisons-nous, car il y en a plusieurs qui ont la tête dure et le cou habitué au joug, au point que, plus nous compatissons à leurs maux, plus ils abusent de notre patience et de notre compassion. Ne devons-nous point compatir. aux souffrances de la justice, comme nous compatissions au malheur de notre frère, surtout quand nous la voyons si impudemment rejetée, et provoquée avec tant d'imprudence? Je sais que si nous avons l'ombre de charité, nous ne pourrons supporter avec une âme impassible ce mépris de Dieu. C'est dans cette impatience que consiste le zèle de la justice, dont nous nous sentons transportés contre les prévaricateurs, comme si nous étions touchés d'un sentiment de pitié envers cette justice de Dieu que nous voyons foulée aux pieds.. Toutefois, il faut que la compassion ait le pas sur le zèle de la justice, autrement, dans un mouvement d'indignation, nous briserions les vaisseaux de Tharsis, nous achèverions le roseau à demi rompu, et nous éteindrions tout à fait la mèche qui fume encore.

6. Mais quand nous aurons réuni ces deux aromates, le sentiment de la compassion et le zèle de la justice, il faudra nous procurer l'esprit de discernement, de peur que lorsqu'il y a lieu à faire preuve de compassion, ce soit le zèle de la justice qui se montre, et que, faute de discernement, nous ne confondions toutes choses, au lieu de tenir prudemment compte des temps, et de montrer du zèle quand il le faut, et de savoir aussi pardonner dans l'occasion. Il n'y a que le Samaritain, pour savoir à propos tantôt verser l'huile sur les plaies, et tantôt y verser du vin. D'ailleurs, pour que vous ne pensiez pas que cette pensée est de moi seulement, écoutez le Psalmiste; il ne demande que ce que je vous demande, et dans le même ordre, quand il dit : " Enseignez-moi, Seigneur, la bonté, la discipline et la science (Psal. CXVIII, 66). "

7. Mais où pourrons-nous nous procurer ces aromates? Car la terre de notre coeur ne saurait produire de pareilles vertus, elle nous donnerait plutôt des ronces et des épines. Il nous faut donc les acheter quelque part. Mais qui nous les vendra? Ce sera celui qui a dit : " Venez, achetez sans argent et sans aucun échange, du lait et du vin. (Is. LV, 1). " Or, vous savez ce que désigne la douceur du lait, et ce que rappelle l'âpreté du vin. Mais que faut-il entendre par ces mots, acheter sans argent et sans aucun échange ? Car ce n'est pas ainsi qu'on fait dans le monde; il ne peut y avoir une autre manière d'acheter que chez l'auteur même du monde; aussi le Prophète dit-il au Seigneur : " Vous êtes mon Dieu, car vous n'avez pas besoin de nos biens (Psal. XV, 2). " Qu'est-ce donc que l'homme lui donnera en échange de la grâce, puisque, étant le maître de tout, il n'a besoin de rien? Sa grâce, il la donne gratuitement, et lors même qu'il la vend, celui qui l'achète ne la paie point, attendu que le prix que nous la payons nous reste entre les mains.

8. C'est donc avec notre volonté propre que nous devons acheter les trois aromates de l'esprit, car remarquons qu'en payant avec cette monnaie, non-seulement nous ne nous appauvrissons point, mais même nous faisons un profit considérable, puisque nous l'échangeons pour quelque chose de mieux, et que nous donnons Une volonté propre, pour en avoir une commune. Or la volonté commune, c'est la charité. Voilà donc comment nous achetons sans rien échanger, puisque nous acquérons ce que nous n'avions point, et que ce que nous avions nous le conservons en mieux. Mais comment compatir au sort de notre frère, qui ne sait compatir lui-même qu'à ses propres malheurs, dans sa volonté propre? Et comment celui qui n'aime que soi aimera-t-il la justice, et haïra-t-il l'iniquité? Il peut, il est vrai, feindre aux yeux des hommes, et même se séduire lui-même, au point de se figurer, quand il n'est conduit que par l'égoïsme et par la haine, qu'il ne cède qu'au sentiment de la compassion, et au zèle pour la justice; mais il est bien facile de voir combien sont éloignées de la volonté propre, les choses qui sont propres à la vraie charité que la volonté propre attaque de front. En effet, la charité est bienveillante et ne se réjouit pour du mal (Cor. XIII, 4). Quant à l'esprit de discernement, nous savons qu'il n'y a rien qui l'éloigne comme la volonté propre, car elle met la confusion dans le coeur de l'homme, et place un voile épais devant les yeux de la raison. Par conséquent, c'est avec la monnaie de notre volonté propre, comme je vous le disais tout à l'heure, que nous devons acheter les trois sortes d'aromates de l'esprit, c'est-à-dire les sentiments de compassion, le zèle de la justice, et l'esprit de discernement.

9. Il y a aussi trois sortes d'aromates, que la langue apporte, ce sont la modération dans la réprimande, l'abondance dans l'exhortation et l'efficacité dans la persuasion. Voulez-vous vous procurer ces aromates? Achetez-les dans le Seigneur lui-même, oui, achetez-les là, vous dis-je, et procurez-les-vous de la même manière que les premières, c'est-à-dire sans aucun échange, il ne faut pas que vous dépensiez quoi que ce soit pour vous les procurer. Achetez donc au Seigneur la modération dans la réprimande, c'est un bien, un don aussi grand que rare, car il y en a bien peu qui le possèdent : " Il y en a si peu, dit saint Jacques, qui sachent dompter leur langue (Jac. III, 8) ! " On voit bien des gens, en effet, dont l'intention est droite, et la pensée bienveillante, qui disent légèrement ce qu'on ne saurait écouter trop sérieusement. Leur parole part comme un trait qui ne saurait revenir sur ses pas, et ce mot qui aurait dû guérir, parce qu'il semble un peu trop acerbe, exaspère et envenime le mal davantage. Si l'impudence s'ajoute à la négligence, alors elle met le comble à l'impatience, en sorte que celui qui est déjà tombé dans le bourbier, s'y enfonce davantage ; il n'ouvre plus la bouche que pour apporter des excuses, mais de mauvaises excuses à ses torts, et, semblable à un fou furieux, non-seulement il repousse, mais même il va jusqu'à vouloir mordre la main du médecin qui le panse. Il y en a beaucoup aussi qui ne savent trouver presque rien à dire, à court de paroles, il leur semble que leur langue est attachée à leur palais, ce qui, quelquefois, ne nuit pas peu, même à ceux qui les écoutent. Il y en a d'autres, au contraire, qui ne manquent pas de quoi dire, mais, ce qu'ils disent est peu goûté, et n'entre guère dans les âmes, et, comme leurs paroles manquent de grâce, tout ce qu'ils disent est presque sans résultat. Vous voyez donc combien il est nécessaire encore que vous alliez acheter ces aromates chez celui où on trouve toute sorte de bonnes choses, et toute la science nécessaire pour reprendre avec mesure, exhorter avec abondance et persuader avec efficacité.

10. Achetez donc encore ces aromates, mais avec la monnaie de la confession, c'est-à-dire en commençant par reconnaître et avouer vos propres fautes, avant de songer à reprendre les autres des leurs. Ce n'est pas un petit sacrement, c'en est au contraire un admirable, que celui de la résurrection d'une âme, n'y touchez donc point si vous n'êtes pur, et s'il se trouve que vous ne pouvez, ou plutôt puisque vous ne pouvez vous en approcher l'âme innocente, commencez par vous laver les mains parmi les hommes innocents, avant de vous approcher du sépulcre du Seigneur. Or, c'est dans la confession que toutes nos fautes sont lavées. Une fois purifié dans ses eaux, vous serez réputé innocent, et vous pourrez vous compter parmi les hommes innocents. On ne monte point à l'autel avec un vêtement ordinaire, on a soin de se revêtir d'une robe blanche avant de s'en approcher; ainsi doit-il en être de vous, lorsque vous vous approchez du sépulcre du Seigneur; il faut vous purifier, vous blanchir et prendre ensuite des vêtements de gloire, en sorte qu'on puisse vous dire : " vous vous êtes revêtu de confession et de gloire (Psal. CIII, 1). " Car là où il y a confession, il y a gloire et beauté aux yeux du Seigneur. Tels sont les aromates de la langue, dont j'avais à vous parler, la mesure dans la réprimande, l'abondance dans l'exhortation, l'efficacité dans la persuasion, tous aromates qu'il faut acheter au prix de la confession.

11. Toutefois, nous lisons (dans le Pastoral de Grégoire le Grand.) et nous apprenons par une expérience quotidienne que celui dont la vie n'est pas honorable ne peut guère s'attendre qu'à voir ses discours accueillis avec mépris. Il faut donc que la main se procure aussi ses aromates et que nous ne ressemblions point au paresseux pour qui le sage dit avec mépris, que c'est une fatigue trop grande de porter sa main même à la bouche (Prov. XIX, 24), si nous ne voulons point que celui que nous reprenons puisse nous dire : Mais vous qui instruisez si bien les autres, vous ne vous instruisez point vous-même (Rom. II, 21), vous liez, en effet, des fardeaux pesants et qu'on ne saurait porter, et vous les mettez sur les épaules des autres, tandis que vous ne voulez pas vous-même les remuer du bout du doigt (Matt. XXIII, 14). Or, je vous dis, que le discours le plus vif et le plus efficace, c'est l'exemple; il persuade facilement aux autres ce dont nous voulons les convaincre, en leur montrant que ce que nous leur demandons est praticable. Voilà pourquoi je vous dis qu'il faut que la main ait aussi ses aromates, je veux dire la continence de la chair; la miséricorde pour nos frères, la patience dans la piété. C'est ce qui a fait dire à l'Apôtre : " Vivons dans le siècle présent avec tempérance, avec justice et avec piété (Tit. II, 12). " Ce sont, en effet, les trois choses les plus nécessaires dans le genre de vie que nous avons embrassé; car nous devons la première de ces choses à nous, la seconde au prochain et la troisième à Dieu. Celui qui se livre à la fornication pèche contre son propre corps, qu'il dépouille d'une grande gloire et qu'il condamne à une honte redoutable et terrible, car il prend les membres de Jésus-Christ pour en faire ceux d'une prostituée. Mais pour moi, c'est peu de vous dire que nous devons nous abstenir de toute volupté charnelle en ce qu'il y a de honteux, j'ajoute que nous devons nous sevrer en général de toute espèce de plaisirs de la chair. Cherchez donc avant tout, mon frère, cette continence parfaite que vous vous devez à vous-même, car nous n'avons personne qui nous touche de plus près que nous-mêmes : Puis ajoutez à la continence, la miséricorde pour vos frères, attendu que vous devez vous sauver avec eux, et enfin, ayez avec les deux premiers aromates, la patience que Dieu qui doit vous sauver réclame de vous, car selon l'Apôtre : " Tous ceux qui veulent vivre avec piété en Jésus-Christ seront persécutés (II Tim. III, 12), et ce n'est qu'en passant par une foule de tribulations que nous pourrons entrer dans le royaume de Dieu (Act. XIV, 21). " Prenez donc garde de ne pas périr faute de patience, supportez tout, au contraire, pour celui qui le premier a tant souffert pour vous et auprès de qui nulle patience ne demeurera sans sa récompense, selon ce mot du Prophète " . La patience du pauvre ne sera point frustrée pour toujours (Psal. IX, 19)."

12. Or, c'est avec l'argent de la soumission qu'on doit acheter ces trois sortes d'aromates de la main, c'est elle en effet, qui dirige nos pas, et nous procure la grâce d'une sainte vie. Car, si la loi contraire, qui lutte dans nos membres est née de la désobéissance, qui ne sait que c'est par l'obéissance que la continence nous est donnée? C'est encore la soumission qui nous apprend à régler la miséricorde, elle aussi qui nous enseigne et nous donne la patience. Quand vous aurez tous ces aromates, approchez-vous alors de celui en qui la foi est morte. Mais si nous considérons quelle oeuvre c'est pour nous de réveiller de son sommeil de mort celui qui en est là, combien même il est difficile de s'approcher seulement de son coeur qu'une obstination aussi dure que la pierre, et que l'impudence nous ont fermé, je crois que nous serons amenés à nous écrier aussi avec les saintes femmes : " Qui est-ce qui nous enlèvera la pierre qui ferme le sépulcre (Marc. XVI, 3) ? " Mais, pendant que dans nos préoccupations craintives nous n'osons nous approcher, nous hésitons à marcher vers unetelle merveille, il arrive bien souvent que l'oreille du Seigneur a entendu les dispositions pieuses de notre coeur et que, à un mot de sa bouche, on voit se lever, plein de vie de son sépulcre celui qui y était étendu mort. Et alors c'est l'ange même (le Dieu qui nous apparaît, la joie et le bonheur sur le visage, comme à la porte même du sépulcre, un certain éclat lumineux indique qu'il est ressuscité, on voit à sa figure le changement qui s'est opéré, l'accès nous est ouvert à son coeur; que dis-je, il nous appelle lui-même, lui-même il écarte de ses mains la pierre de son obstination, et, s'asseyant dessus, il nous montre les bandelettes dont sa foi s'était trouvée chargée, car elle est maintenant ressuscitée. Et en même temps qu'il découvre tout ce qui s'est passé dans son coeur auparavant, et confesse comment il s'était lui-même enseveli dans ce tombeau de l'âme, en dénonçant sa tiédeur et sa négligence, il dit comme l'Ange : " Venez voir le lieu où le Seigneur avait été mis (Matt. XXVIII, 6). "
 
 
 
 
 
 

TROISIÈME SERMON POUR LE DIMANCHE DES RAMEAUX. Des cinq jours de la marche triomphale, de la cène,de la passion, de la sépulture et de la résurrection.

1. Si Dieu a tout fait et réglé avec nombre, poids et mesure, c'est particulièrement en ce qui a rapport au temps où il s'est montré sur la terre, pour y vivre au milieu des hommes qu'il a réglé tout ce qu'il a fait, dit et souffert parmi eux, de telle sorte qu'il n'y eût pas un moment de sa vie, pas un iota de ce qu'il a dit, qui fût sans une signification sacramentelle et mystérieuse. Toutefois, les jours qu'il a plus particulièrement mis en lumière à nos yeux sont au nombre de cinq, en comptant celui où je vous parle. Ce sont ceux de sa marche triomphale, de la cène, de sa passion, de sa sépulture, et de sa résurrection, jours évidemment remarquables entre tous, et les plus insignes de sa vie entière. Le premier de ces cinq jours où il a daigné recevoir les hommages des hommes et entier, non point à pied, comme il l'avait fait jusqu'à lors, mais monté sur un âne, dans les murs de Jérusalem, au milieu des transports de joie et des chants de triomphe de la population toute entière. Mais cette entrée triomphale fut le prélude de sa passion, car elle ralluma contre lui la haine des princes des prêtres. Nous lisons, il est vrai, dans un autre endroit de l'Evangile, qu'ayant appris que la foule allait venir le prendre pour le faire roi, il s'enfuit pour ne pas être élevé sur le trône (Joan. VI, 15) ; aujourd'hui qu'on ne le recherche plus il se présente de lui-même et veut être accueilli comme Roi d'Israël, et proclamé tel par toutes les bouches, que dis-je, il fait plus encore, car il n'est pas douteux qu'il porta lui-même les Juifs à faire entendre ces acclamations sur son passage. Jésus tient à peu près la même conduite pour sa passion. En effet, tantôt il s'éloigne, et se cache des Juifs, et rie veut plus se montrer en public dans la Judée, parce qu'on cherchait à le faire mourir (Joan. VII, 1), et tantôt lorsqu'il sait que son heure est venue, comme un homme qui est complètement maître de faire ce qu'il veut, il vient de lui-même au devant de la passion. Il convenait, en effet, que nous eussions un pontife, qui fût soumis aux mêmes épreuves que nous en toutes choses, à l'exception du péché (Hebr. IV, 15), et que , comme les autres hommes, il sût à propos se soustraire ou s'exposer aux chances de la prospérité et aux coups de l'adversité, et nous donner, en sa personne, l'exemple salutaire de cette double conduite. En effet, s'il faut souvent, par l'esprit d'humilité, éviter les applaudissements du monde et fuir les prospérités du siècle, il est juste aussi parfois de les accepter, cela peut se trouver dans l'ordre. De même il est quelquefois prudent, selon les temps et les lieux, de fuir la persécution des hommes, et quelquefois nécessaire de la souffrir avec courage.

2. Or, c'est dans ces deux choses, je veux dire dans la prospérité et dans l'adversité, que se résume à peu près toute la vie de l'homme, et c'est dans la pratique de ces quatre alternatives que consiste toute notre vertu. Il convenait donc que celui en qui se trouve la plénitude de la vertu, la pratiquât dans tous ses détails, afin de montrer, à tous les yeux, qu'il savait supporter l'abondance aussi bien que la pénurie. Car, on ne saurait dire que la sagesse de Dieu fût le partage de ceux que tue la prospérité, ni que sa vertu se trouvât parmi ceux que l'adversité abat, attendu qu'il est écrit, que ceux que tue leur prospérité, ce ne sont que les insensés, et que, s'il y en a que l'adversité abat, ce ne peuvent être que les enfants, non pas indistinctement tous les hommes (Prov. I, 32). Mais toutefois, avec quelle modestie voyons-nous qu'il accepte la gloire que les hommes lui décernent ! C'est monté sur un âne qu'il se présente à son triomphe, au lien d'arriver dans un char ou sur un cheval magnifique, et il disait : " Si quelqu'un vous dit quelque chose, dites-lui que le Seigneur en a besoin (Matt. XXI, 3). " Oui, il en a besoin, mais pour de grandes choses, pour notre salait; car Dieu est venu sur la terre pour sauver en même temps les hommes et les bêtes, par un effet de son immense miséricorde. La grâce et l'honneur qu'il nous a fait là favorise les commencements de notre conversion, et nous permet d'avoir d'abord un fils de celle qui était esclave. Ainsi, celui qui était attaché et ne pouvait ou ne voulait rien faire, s'est vu détaché sur l'ordre du Seigneur, ou plutôt, il s'est vu, sans le vouloir, et sans pouvoir résister, plus étroitement lié par un double lien. Mais, en attendant, il ne sait point se féliciter dans le Seigneur avec une assez grande pureté d'intention. Il est persuadé que ce qu'il fait plait au Seigneur, et il se console dans la pensée que ce qu'il fait le rend, en quelque sorte, son débiteur, et il répète à chaque instant, que le Seigneur a besoin de son service. Mais, avec le temps, il finira certainement par se préoccuper de sa propre dette, il appréhendera de n'être plus digne aux yeux de son Seigneur de lui rendre cet important service, et s'écriera : Hélas! je ne suis qu'un serviteur inutile, vous n'avez pas besoin de mon service. Mais, quand il en sera venu là, ii se trouvera dans les sentiments d'un amour véritable et fidèle. Dans les sentiments du fils de la femme libre, avec lequel celui de l'esclave ne doit pas partager l'héritage du père. Voilà ce que nous apprend le cortège triomphal du Seigneur en ce jour.

3. Mais, avant la passion, notre affectueux père de famille a soin de donner une réfection à ses héritiers, et, c'est en cela encore, qu'apparaissent la bénignité et l'humanité du Sauveur; car, comme il avait aimé les siens, il les aima jusqu'à la fin (Joann. XIII, 1), et leur dit : " J'ai eu le plus grand désir de manger cette pâque avec vous avant ( Luc. XXII, 15). " En effet, il était bien nécessaire qu'il eu fût avait demandé qu'il lui fût permis de les passer au moment (Luc, XXII, 31), il fallait donc commencer par les réconforter un peu; en effet, qu'eussent-ils fait s'ils eussent été tout à fait à jeûn, quand on les voit succomber comme ils le firent, même après avoir pris leur réfection ? C'était beaucoup moins la passion corporelle que la tentation de l'esprit qui le menaçait, puisqu'il devait soutenir seul l'épreuve de la passion jusqu'à ce qu'elle fût terminée, aussi est-ce le cœur bien plus que le corps de ses disciples qu'il fortifia par un peu de nourriture. Il fut, en effet, la seule victime nécessaire, voilà pourquoi il lut la seule immolée, et il n'était pas convenable, pour le Christ, que Pierre, que Jacques et que Jean souffrissent avec lui pour le salut des hommes. Il est vrai qu'il y en a eu deux autres de crucifiés avec lui, mais ce furent deux brigands, afin que nul ne pût soupçonner que le sacrifice du Sauveur fût insuffisant et qu'ils ont pu suppléer ce qui lui manquait, en souffrant avec lui.

4. Mais je me demande quels pains le Sauveur donna à ses apôtres à, la cène. Il me semble qu'il leur en servit cinq. " Ma nourriture, dit-il; est de faire la volonté de mon Père (Joann. IV, 34): " C'est là, sans doute, une nourriture, suais ce n'est que la nourriture du coeur. Qu'y a-t-il qui soutienne et fortifie le coeur de l'homme, qui l'affermisse et le sustente dans toutes ses épreuves autant que le peut faire l'accomplissement de la volonté de Dieu, qui est:pour l'âme comme l'aliment que l'estomac digère ? Aussi, voyons-nous qu'il n'y a que celui dont le cœur s'est desséché, parce qu'il a oublié de prendre sa nourriture, qui ne sait ni entendre la voix de Dieu qui l'exhorte, ni goûter les consolations de ses promesses divines, ni - se fondre dans les douces larmes de la prière, toutes choses que j'appellerai la nourriture du coeur. Mais au dessus de tout cela, je place la chair même du Seigneur qui est nue véritable nourriture, le vrai pain de vie, le pain même vivant descendu du ciel (Joann. VI, 56). Or, pour peu que vous le vouliez, vous remarquerez facilement qu'aucune de ces différentes nourritures n'a manqué dans la cène du Seigneur. En effet, lorsque les disciples étaient encore à table, Jésus se lève, se ceint les reins d'un linge, prend de l'eau dans un bassin, puis se met à laver et à essuyer les pieds de ses disciples. Assurément, un ne saurait voir là la volonté de la chair et du sang, c'était la volonté du Père et notre sanctification qui commandaient. En effet, le Seigneur lui-même le fait bien comprendre lorsque, en s'adressant à Pierre, il lui dit : " Si je ne te lave les pieds, tu n'auras point de part avec moi (Joann. XIII, 8). " Or, nous savons bien de qui sont ces paroles : " Je ne repousserai point celui qui vient à moi; car je suis descendu du ciel, non pour faire ma volonté, mais pour faire la volonté de celui qui m'a envoyé (Joann. 37). " Il était convenable, et d'ailleurs, c'était son habitude, qu'il joignit l'exemple au précepte. En parlant alors à ses apôtres, et il le fit plus longuement qu'à l'ordinaire, il s'efforce de les rassurer et de les ranimer, contre sa passion qui est l’imminente, par de nombreuses promesses concernant sa résurrection; l'envoi du Paraclet, leur confirmation dans le bien, et leur retour final vers lui. Puis après, il se mit en prières, et, répétant jusqu'à trois fois de suite la même chose, il entra en agonie, et alors ou le vit, s'il est permis de parler ainsi, pleurer non-seulement des yeux, mais de tous ses membres, afin de purifier par ses larmes, son corps tout entier, c'est-à-dire l'Église. Car ce qui est du sacrement de son corps et de son sang, il n'y a personne qui ne sache que c'est ce jour-là, que, pour la première fois, nous fut donné en nourriture aussi digne d'admiration qu'unique dans son genre, et que nous avons reçu le précepte de la manger fréquemment désormais.

5. Vient ensuite le jour de la passion, pendant lequel, pour sauver l'homme tout entier, il fit, de toute sa personne, une hostie salutaire, en exposant son corps à toute sorte de supplices et de traitements injustes, et son âme, en deux circonstances différentes, aux souffrances de la compassion humaine; la première fois, par la vue de la douleur incontestable des saintes femmes, et la seconde, par celle du découragement et de la dispersion de ses disciples. C'est même dans ces quatre souffrances, que consiste la croix du Seigneur, et voilà tout ce qu'endura pour nous celui qui compatit àj nos malheurs avec tant du charité. Mais enfin, pour ce qui, est des souffrances de sa passion, elles eurent une fin, comme il le prédit aux saintes femmes, en les consolant, une fin bien prompte, et que vous connaissez, sa sépulture, ou son repos, et sa résurrection. Et nous aussi, mes Frères, si nous avons hâte d'entrer également dans notre repos, nous ne devons point oublier qu'il nous faut d'abord passer par des épreuves nombreuses. Mais , tant que nous serons dans la tribulation, il nous semble que le comble de nos vœux se trouvera pour nous dans le repos après lequel nous soupirons, et que nous n'aurons plus rien, à désirer alors. Mais, hélas! dans le repus même de la mort, nous ne goûterons pas encore un complet repos, nous serons encore en proie à un désir, à celui de la résurrection éternelle. " Dès lors, est-il dit, ils se reposeront de leurs travaux (Apoc. XIV, 13)." Or, si ceux qui meurent dans le Seigneur se reposent de leurs travaux, ils ne laissent pourtant point encore de pousser des cris vers le Seigneur. Placées sous le trône de Dieu, les âmes de ceux qui ont été mis à mort pour lui, ne cessent de crier vers lui (Apoc. VI, 9), parce que, s'il n'y a plus rien qui les fasse souffrir dans l'état où elles sont, cependant elles ne possèdent pas encore tout, ce qui doit mettre le comble à leur bonheur, et elles ne l'auront que lorsque leur repos sera suivi de la résurrection, et que, à leur sabbat, aura succédé la Pâque.
 
 
 
 

PREMIER SERMON POUR LE DIMANCHE DE L'OCTAVE DE PAQUES. De la foi victorieuse et des trois témoignages dans le ciel et sur la terre.

1. " Tout ce qui est né de Dieu vainc le monde ( I Joan. V, 4). " Depuis que le Fils unique de Dieu a cru que ce n'était pas une usurpation pour lui d'être égal à Dieu, a daigné, en même temps, se faire fils de l'homme et s'est montré homme par tout ce qui paraît au dehors, le néant de l'homme ne semble pas trop présumer de lui en s'attribuant une filiation divine : il n'est pas, en effet, digne de Dieu, de devenir le Père de ceux dont le Christ s'est fait le frère. Voilà pourquoi saint Jean qui nous rappelle bien souvent et avec plus d'insistance que les autres notre adoption en qualité " d'enfants de Dieu, nous dit dés le commencement même de son Evangile : " Il leur a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu (Joan. I, 12). " Or, ce langage s'accorde très-bien avec celui que nous lui avons entendu tenir aujourd'hui dans sa lettre, quand il disait : " Tout ce qui est né de Dieu vainc le monde. " Car tous ceux qui sont avec le Christ sont haïs du monde, mais le monde est vaincu par le Christ et par eux avec lui. " Ne vous étonnez point, dit-il, que le monde vous haïsse, et sachez qu'il m'a haï avant vous (Joan.. XV, 18). " Et ailleurs il ajoute : " Mais ayez confiance, car j'ai vaincu le monde (Joan. XVI, 33). " Voilà comment s'explique clairement pour nous la vérité de ce que l'Apôtre nous disait quand il s'exprimait ainsi : " Ceux qu'il (sans doute Dieu le Père) a connus dans sa prescience, il les a aussi prédestinés pour être conformes à l'image de son Fils (Rom. VIII, 29). " Vous l'entendez, " pour être conformes, " ils sont donc adoptés après lui, afin qu'il fût lui-même l'aîné de plusieurs frères; et si c'est après lui que le monde les hait, il est également vaincu par eux après l'avoir été par le Christ.

2. Il est donc bien que ce qui est né de Dieu vainque le monde, en sorte que vaincre la tentation soit la preuve qu'on est né de Dieu, et que si celui qui est né de Dieu, et qui est fils de Dieu par nature, a triomphé du monde et de son prince, ainsi nous le vainquions nous tous qui sommes les enfants de l'adoption. Nous le vainquons, en effet, mais ce n'est qu'en celui qui fait notre force et en qui nous pouvons tout. Car " la victoire par laquelle le monde est vaincu est. l'effet de notre foi (I Joan. V, 4). " En effet, c'est par la foi que nous devenons enfants adoptifs de Dieu, et ce que le monde, qui est tout entier adonné au mal, déteste en nous et poursuit, c'est notre foi; mais aussi ce par quoi il est vaincu, c'est notre foi, selon ce mot de l'Écriture : " C'est par la foi que les saints ont vaincu des royaumes (Hebr. XI, 33). " Pourquoi la victoire ne serait-elle point attribuée à la foi, quand la vie même lui est attribuée? Car il est dit : " Le juste vit de la foi (Abac. II, 4, et Rom. I, 17). " Toutes les fois donc que vous résistez à la tentation, toutes les fois que vous vainquez l'esprit malin, n'attribuez point votre victoire à vos propres forces; non, ne vous glorifiez point en vous-même, mais glorifiez-vous seulement dans le Seigneur. En effet, comment ce Fort armé de l'Évangile céderait-il la victoire à votre faiblesse? Écoutez d'ailleurs, les avis que nous adresse celui que le Seigneur a établi lui-même le pasteur de son troupeau : " Votre adversaire tourne autour de vous comme un lion rugissant, cherchant qui il pourra dévorer, résistez-lui en demeurant fermes dans la foi (I Petr. V, 8). " Voyez-vous comme tous les témoignages de la vérité concordent parfaitement entre eux? Paul dit que c'est par la foi que les saints ont vaincu des royaumes (Hebr. XI, 33) : Pierre nous apprend que c'est par la foi qu'il faut tenir tête au prince de ce monde, et saint Jean ajoute : " La vraie victoire par laquelle le monde est vaincu est l'effort de notre foi. "

3. Le même apôtre continue: " En effet, qui est-ce qui est vainqueur du monde sinon celui qui croit que Jésus est le Fils de Dieu (I Joan. V, 5) ? " Il n'y a rien de plus certain que cela, mes frères, il est bien sûr que quiconque ne croit pas au Fils de Dieu, non-seulement est déjà vaincu, mais jugé même, car sans la foi il n'est pas possible de plaire à Dieu (Hebr. XI, 6). Toutefois, un doute peut-être s'élève dans votre esprit, en voyant que, parmi tant d'hommes qui croient que Jésus est le Fils de Dieu, il y en a si peu qui ne soient pas dans les liens de leurs passions. Pourquoi donc dire . " Qui est-ce qui vaine le monde, sinon celui qui croit que Jésus est Fils de Dieu, " puisque le momie lui-même tout entier le croit maintenant? Est-ce que les démons ne le croient pas aussi, et ne tremblent-ils pas? Je réponds à cela, qu'il ne faut pas croire que c'est regarder Jésus comme le Fils de Dieu, que de ne se sentir ni effrayé de ses menaces, ni attiré par ses promesses, ni obéissant à ses préceptes, ni soumis à ses conseils. Celui qui en est là, quand même il confesserait de bouche qu'il le tient pour Dieu, ne le niet-il point par sa conduite? Or, " la foi sans les oeuvres est une foi morte (Jac. II, 20), " en elle-même. Aussi ne faut-il pas s'étonner qu'une foi pareille ne soit pas le moins du monde victorieuse, puisqu'elle n'est pas même vivante.

4. Vous me demandez quelle est, pour moi, la foi vive et victorieuse? C'est celle par laquelle le Christ habite dans nos cœurs, attendu que le Christ est notre force et notre vie. En effet, selon l'Apôtre : " Lorsque Jésus-Christ, qui est notre vie, viendra à paraître, vous paraîtrez aussi alors dans la gloire (Coloss. III, 4). " Mais d'où viendra cette gloire, sinon de la victoire, et pourquoi apparaîtrons-nous avec lui sinon parce que nous vainquons avec lui? D'ailleurs, s'il n'y a qu'à ceux qui reçoivent le Christ qu'il est donné d'être faits enfants de Dieu, il s'ensuit que ce n'est que d'eux aussi qu'il a été dit : " Quiconque est né de Dieu vainc le monde. " De là vient encore que après avoir dit : " Quel est celui qui vainc le monde si ce n'est celui qui croit que Jésus est le Fils de Dieu. " L'Apôtre, voulant nous rendre encore plus précieuse la foi par laquelle, ainsi que je l'ai dit, le Christ habite dans nos cœurs, nous parle aussitôt de son avènement et nous dit : " C'est ce même Jésus qui est venu nous purifier avec l'eau et avec le sang (I Joan. V, 6). " Il nous montre même une voie plus élevée encore en continuant : " Et c'est l'Esprit aussi qui rend témoignage que Jésus-Christ est le Fils de Dieu (Ibidem). Je pense que par ces mots qu'il place entre le commencement et la fin, de sa phrase, " non-seulement avec l'eau, mais aussi avec le sang, " il veut nous faire sentir la différence qu'il y a entre Jésus et Moïse qui vint dans l'eau seulement, d'où son nom de Moïse.

5. Que ceux qui connaissent l'histoire de l'ancien Testament se rappellent comment, à l'époque où tons les enfants mâles des Israélites étaient tués en Egypte, Moïse fut exposé sur le Nil et sauvé par la fille du Pharaon , et qu'ils me disent s'il n'est pas évident qu'il fut en cette circonstance la figure de Jésus-Christ. En effet, comme Hérode, le Pharaon d'Egypte cède à la crainte lorsqu'il a recours à la cruauté, mais comme lui aussi, il fut déçu dans son attente. Dans les deux cas, bien des enfants périrent à cause de la crainte que ces tyrans avaient conçue d'un seul enfant, et dans les deux cas aussi, c'est celui à qui ils en voulaient, qui échappe à la mort. Bien plus de même que c'est la fille de Pharaon qui reçut Moïse dans ses mains et le sauva, ainsi est-ce l'Egypte qu'on peut regarder avec raison comme la fille du Pharaon qui reçut le Christ et le sauva. Toutefois il est clair qu'il y a bien plus en cet enfant que dans Moïse, puisqu'il ne vient pas seulement dans l'eau, mais dans l'eau et dans le sang. " En effet, les grandes eaux, dit saint Jean, ce sont tous les peuples (Apoc. XVII, 9). " Ainsi celui qui n'a réuni qu'un peuple, mais ne. l'a point racheté, est venu dans l'eau seulement. Quant à la délivrance de la servitude d'Égypte, ce n'est pas à Moïse mais au sang même de l'Agneau qu'elle est due; or, elle est la figure de notre délivrance, de notre sortie de la vie pleine de vanité que nous menions dans le monde, par la vertu du sang de Jésus-Christ, l'Agneau immaculé! C'est lui qui est notre législateur, celui en qui se trouvent une foule de miséricordes, qui n'est pas mort seulement pour son peuple, mais pour tous les enfants de Dieu qui étaient dispersés, afin de les rassembler en un seul peuple. Rappelez-vous que Jean l'évangéliste lui-même a vu ce qu'il nous rapporte, et nous savons que son témoignage est véridique, qu'il a vu, dis-je, le sang et l'eau couler du côté du Sauveur endormi sur la croix, alors que pendant le sommeil de mort de ce nouvel Adam, l'Église naquit et fut rachetée en même temps.

6. C'est donc ainsi qu'il vient aujourd'hui à nous par l'eau et par le sang, de manière que le sang et l'eau soient un témoignage de son avènement et de la victoire de là foi. Mais il est un témoignage bien plus grand que celui-là encore, c'est le témoignage de l'esprit même de vérité. Ce triple témoignage est vrai et certain, heureuse l'âme qui mérite de le recevoir. " En effet, il y a trois témoins qui rendent témoignage sur la terre, c'est l'esprit, l'eau et le sang. " Or dans l'eau, voyez le baptême, dans le sang, le martyre et dans l'esprit la charité, car c'est l'esprit qui donne la vie, et la vie de la foi est la charité. Et si vous me demandez quel rapport il y a entre le Saint-Esprit et la charité, Paul vous répondra : " C'est que l'amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné (Rom. V, 5). " Or, il faut absolument que le Saint-Esprit s'ajoute à l'eau et au sang puisque, toujours depuis le même Apôtre, tout ce que nous avons sans la charité ne sert à rien (I Cor. XIII, 3).

7. Mais si je dis que l'eau désigne ici le baptême, et le sang le martyre, cela n'empêche pas que le baptême soit en même temps unique et quotidien, de même que le martyre. Il y a, en effet, un martyre spirituel et un acte d'effusion de sang dans les mortifications journalières de la chair, de même qu'il y a une sorte de baptême dans la componction du coeur et dans l'effusion des larmes. Voilà comment les coeurs faibles et infirmes, qui ne peuvent verser leur sang tout d'un coup pour Jésus-Christ, se trouvent dans la nécessité de le répandre, dans un martyre plus doux, mais beaucoup plus long. Il en est de même du baptême : comme il ne peut se réitérer, il ne reste à ceux qui tombent fréquemment encore dans le péché qu'à le suppléer par de fréquentes ablutions. Voilà pourquoi le Prophète disait : " Je laverai toutes les nuits mon lit de mes larmes et j'arroserai ma couche de mes pleurs (Psal. VI, 7). " Voulez-vous donc savoir qui est celui qui vainc le monde? Remarquez ce qu'il y a à vaincre en lui, c'est saint Jean lui-même qui vous l'apprend en ces termes : " Mes chers amis, n'aimez ni le monde ni ce qui est dans le monde; car tout ce qui est dans le monde est ou concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou ambition du siècle (I Joan. II, 15 et 26). " Voilà ce qu'il faut entendre par les trois colonnes d'attaque qu'ont formées les Chaldéens, mais cela me rappelle que le saint patriarche Jacob marcha aussi sur trois colonnes quand il revint de Mésopotamie, parce qu'il appréhendait le courroux de son frère. A vous aussi, mes frères, il faut trois sortes de remparts contre ces trois sortes de tentations, la mortification de la chair vous fera vaincre la concupiscence, et, si vous vous le rappelez, je vous ai dit que le témoignage du sang ne signifiait pas autre chose que la mortification ; quant à la concupiscence des yeux, c'est par les sentiments de la componction et la fréquence des larmes que vous en viendrez à bout, et pour ce qui est de l'ambition, c'est la charité qui en anéantira la vanité, car il n'y a qu'elle pour châtier l'âme et purifier l'intention. D'ailleurs, vous êtes sûrs d'avoir triomphé du monde si vous mortifiez votre corps, et le conduisez en esclavage, de peur qu'il n'abuse de sa liberté pour s'adonner aux plaisirs; si vous avez des yeux plutôt pour pleurer que pour satisfaire votre dissipation et votre curiosité; si enfin, embrasés d'un amour tout spirituel vous n'ouvrez votre coeur à aucune vanité.

8. C'est avec bien juste raison qu'il est dit que c'est un seul et même esprit qui rend témoignage en même temps dans le ciel et sur la terre ; en effet pour ce qui est de l'affliction de la chair, elle aura un terme, et la source des larmes se tarira un jour; mais quant à la charité, elle ne faillira jamais; nous n'en avons qu'une sorte d'avant-goût dans la vie présente, nous en aurons la plénitude et la consommation dans l'autre. Toutefois, quoique l'esprit demeure après l'eau et le sang, attendu que ni l'eau ni le sang ne posséderont le royaume de Dieu, il est bien rare, en attendant, qu'il se trouve sans eux si tarit est qu'il puisse subsister maintenant sans eux, car, dit saint Jean, " Tous les trois ne font qu'un (I Joan. V, 7, " en sorte que si l'un des trois fait défaut on ne peut dire que les deux autres subsistent. Ensemble ces trois témoignages méritent toute créance, et celui en qui ils se trouvent réunis ici-bas ne saurait manquer d'avoir un bon témoignage dans les cieux. Il confesse le Fils de Dieu devant les hommes, non pas de la voix et en ses paroles seulement, mais par les oeuvres et en vérité, et le Fils de Dieu le confessera à son tour devant les anges de Dieu. Le témoignage du Père pourra-t-il lui manquer s'il a celui du Fils? Non certainement, et le Père certainement rendra témoignage de ce qu'il a vu dans le secret (Matt. VI, 6). Quant au Saint-Esprit, il ne se sépare ni du Père, ni du Fils, puisqu'il est l'esprit et du Père et du Fils. D'ailleurs, comment pourrait-il être privé dans le ciel du témoignage qu'il a mérité de recevoir de lui sur la terre? " Il y en a trois qui rendent témoignage dans le ciel, le Père, le Fils, et le Saint-Esprit (I Joan. V, 7). " N'allez pas croire par hasard que ces trois témoins ne concordent point ensemble, tous trois ne font qu'un. Assurément ceux que le Père recevra dans les cieux avec le titre d'enfants et d'héritiers, que le Fils appellera à lui comme ses frères, et ses co-héritiers, et que le Saint-Esprit confondra en un seul et même Esprit avec Dieu, à qui ils sont étroitement unis, car le Saint-Esprit est le lien indissoluble de la Trinité, celui par qui avec la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui a daigné le demander pour ses disciples à leur Père, nous sommes faits un avec le Père et le Fils de même que par lui aussi le Père et le Fils ne font qu'une même chose, ne saurait recevoir un petit témoignage dans les cieux.
 
 
 
 
 
 

SECOND SERMON POUR LE DIMANCHE DE L'OCTAVE DE PAQUES. Sur les trois témoignages.

1. Il nous a été lu aujourd'hui un passage de la lettre de saint Jean, où nous voyons que, de même qu'il y a trois témoignages dans le ciel, il y en a aussi trois sur la terre (I Joan. V, 7). A mon avis, le triple témoignage des cieux est celui de la stabilité, et le triple de la terre celui de la réparation; l'un concerne les anges, et l'autre, les hommes. Ainsi les anges qui, au moment de la révolte de l'orgueilleux Lucifer, sont demeurés dans la vérité, reçoivent le témoignage de la vision de la . Trinité; et les hommes que la divine miséricorde sauve, reçoivent celui de l'Esprit, de l'eau et du sang. Pourquoi le Père ne rendrait-il point témoignage à ceux par qui il a été honoré comme Père? Quant à toi, perfide ennemi, voilà en quels termes il s'adresse à toi : " Si je suis Père où donc est l'honneur que vous me rendez (Mal. I, 6) ? " Tu ne saurais donc avoir pour toi le témoignage du Père, toi qui t'efforces d'usurper la gloire qui lui est due, toi qui au lieu de lui rendre honneur n'as qu'un désir, celui de l'égaler. " Je m'assoirai, dit-il, sur la montagne de l'alliance... et je serai semblable au Très-Haut (Isa. XIV, 14 et 15). " Ainsi, toi qui n'es qu'un être créé, tu partagerais le trône du Père même des esprits célestes? Mais pourtant ce n'est pas encore à toi qu'il a dit : " Asseyez-vous à ma droite (Psal. CIX, 1). " Si tu l'ignores, ô impudent, apprends qu'il n'y a que le Fils unique du Père, que son éternelle génération rend égal au Père et fait asseoir à ses côtés. En songeant à usurper l'égalité avec Dieu, tu portes atteinte dans ta jalousie à la gloire du Fils, à cette gloire qu'il tient du Père comme engendré de lui, en sorte que tu ne peux plus t'attendre maintenant à avoir son témoignage pour toi. Mais s'il ne peut comptes sur le témoignage du Père ni du Fils, se flattera-t-il de celui du Saint-Esprit qui procède de l'un et de l'autre? On ne saurait douter que l'Esprit, qui est ami de la paix déteste les coeurs superbes et inquiets autant qu'il se plaît à se reposer sur les humbles et les pacifiques, et que celui qui est le lien même de l'unité, s'élève contre toi pour la paix et pour l'unité.

2. Faut-il s'étonner, mes frères, si nous craignons que le solitaire farouche ne se mette à ravager la vigne du Seigneur? Que de bourgeons de la vigne céleste la première incursion de ce solitaire a brisés! Mais peut-être avez-vous plus remarqué en lui, l'orgueil que la solitude. Eh bien, dites-moi, quand tous les anges se tenaient debout, celui qui seul ose concevoir la pensée de s'asseoir, ne s'est-il pas signalé à tous les yeux, par le vice de la singularité? Mais peut-être me demandez-vous où j'ai appris que tous les anges se tenaient debout. Je le tiens de deux témoins, dont l'un, c'est Isaïe, atteste ce qu'il a vu de ses yeux; or il dit : " J'ai vu le Seigneur, il était assis... Et les séraphins étaient debout (Is. VII, 12); " et l'autre, Daniel, me dit : " un million d'anges le servaient, et il y en avait un million qui se tenaient debout devant lui (Dan. VII, 10). " Voulez-vous que je vous cite un troisième témoin, afin que ce que je vous dis se trouve confirmé par un triple témoignage ( Matth. XVIII, 16)? Eh bien, je vous rappellerai les paroles de l'Apôtre lui-même, qui, après avoir été ravi jusqu'au troisième ciel, nous dit en en descendant : " Tous les anges ne sont-ils point des esprits qui tiennent lieu de serviteurs (Hebr. I, 14)? " Et toi, ennemi de la paix, iras-tu t'asseoir là où tous se tiennent debout dans l'attitude de serviteurs? Tu contrastes ainsi profondément le Saint-Esprit qui met l'union entre les frères de la maison; tu heurtes la charité par ta conduite, car tu romps l'unité, tu brises le lien de la paix. Aussi est-ce un témoignage bien mérité que l'Esprit-Saint qui réprouve ta jalouse envie, ta singularité, et l'inquiétude de ton coeur, rend à la charité, à l'unité et à la paix des anges qui n'ont point quitté leur rang et sont demeurés à leur poste. Mais j'en ai dit assez sur le témoignage qui est donné dans les cieux.

3. Il y a un autre témoignage qui est donné sur la terre, il discerne ceux qui y sont en exil, de ceux qui y ont trouvé leur patrie, c'est-à-dire les citoyens du ciel des citoyens de Babylone. Le Seigneur a-t-il, en effet, jamais laissé ses élus sans témoignage? Où serait donc leur consolation quand ils se trouvent flottants d'inquiétude entre la crainte et l'espérance, s'ils n'avaient absolument aucun témoignage qui leur montrât qu'ils sont élus? Dieu tonnait ceux qui sont à lui et même il n'y a que lui qui sache qui sont ceux qu'il a élus dès le principe; quant aux hommes, où est celui qui sache s'il est digne de haine ou d'amour? Mais si toute certitude sur ce point nous est absolument refusée à tous ici-bas, ce dont on ne peut douter, les quelques signes d'élection que nous pourrons trouver par hasard, ne nous en sembleront-ils pas d'autant plus agréables? Quel repos pourrait goûter notre âme, tant qu'elle n'a point encore de marques de prédestination ? S'il est une vérité certaine et digne d'être reçue avec toute sorte de déférence, c'est celle qui nous fait connaître les signes de notre élection. En même temps qu'elle console les élus, elle ôte toute excuse aux réprouvés. En effet, une fois les signes de la vie bien connus, quiconque les néglige montre évidemment qu'il a reçu son âme en vain (Ps. XXIII, 4), et qu'il ne fait aucun cas de la terre, si désirable de la patrie.

4. " Il y en a trois, lisons-nous, qui rendent témoignage sur la terre, ce sont l'Esprit, l'eau et le sang. " Vous n'ignorez pas, mes frères, que nous avons tous péché dans le premier homme, et que tous nous sommes tombés avec lui, mais tombés dans une sorte de cachot rempli de fange et de pierres. Et, après une telle chute, nous sommes restés étendus, captifs, souillés, brisés, jusqu'à ce que vînt le désiré des nations, celui qui devait nous racheter, nous laver et. nous aider. Car il a donné son propre sang pour nous racheter, puis il a laissé couler aussi de l'eau de son côté, pour nous laver de nos souillures, et enfin il nous a envoyé, du haut des cieux, son esprit pour venir en aide à notre faiblesse. Voulez-vous donc savoir, mon frère, si ces trois choses opèrent en vous, si vous n'êtes pas coupable du sang du Seigneur, que vous rendriez inutile autant qu'il est en vous; si cette eau même, qui devait vous purifier de vos souillures , ne monte point pour vous entraîner dans la condamnation, parce que vous ne voulez point sortir de votre fange, si enfin l'Esprit Saint aussi, à qui vous résistez, ne laissera point impunies vos lèvres blasphématrices et médisantes (Sap. I, 6)? Car il vous faut bien prendre garde que ces trois choses ne soient stériles pour vous, attendu qu'elles ne pourraient point ne pas vous être en même temps funestes.

5. Or, qui est-ce qui peut se rendre témoignage que le sang du Christ n'a pas été répandu en vain pour lui, sinon celui qui renonce au péché? Car quiconque pèche est esclave du péché; si donc vous pouvez désormais vous tenir éloigné du péché, et secouer de votre cou, le joug de sa malheureuse servitude, vous avez le plus sûr témoignage qui se puisse avoir, de la rédemption que le sang du Christ peut seul opérer. Mais ce n'est pas assez pour le pécheur de se tenir éloigné du péché, si en même temps il ne fait pénitence. C'est donc à l'eau qu'il demandera ce second témoignage, à l'eau, dis-je, mais à l'eau de ses larmes, dont il arrose toutes les nuits sa couche en gémissant. Car, de même que le sang versé par le Sauveur nous rachète de l'esclavage, et ne permet point au péché d'asseoir son empire dans notre chair mortelle, ainsi les larmes de la pénitence nous lavent des péchés que nous avons commis auparavant. Mais quoi, ne sommes-nous point brisés par la longue durée des chaînes que nous avons portées, et par le cruel séjour que nous avons fait dans les cachots du péché, et ne sommes-nous point tombés tout meurtris et couverts de blessures le long du chemin de la vie? Invoquons l'esprit qui vivifie et qui aide, et soyons sûrs que notre Père des cieux nous le donnera, si nous le lui demandons en bon esprit; or il n'est point un témoignage plus certain d'une vie nouvelle, que la présence en nous d'un esprit nouveau. Je me résume en trois mots : nous recevons le témoignage du sang, de l'eau et de l'esprit, si nous nous éloignons du péché, si nous faisons de dignes fruits de pénitence, et si enfin nous produisons des oeuvres de vie.
 
 
 
 

SERMON POUR LES ROGATIONS. Sur les trois pains.

1. " Si quelqu'un d'entre vous avait un ami, etc (Luc. XI, 5). " Que veut dire cet ami qui survient, et qui ne se contente point de demander un pain? Est-il donc si fort mangeur qu'il n'ait pas assez d'un pain pour assouvir sa faim? Car on ne s'explique pas qu'il faille servir trois pains à un homme. Je suppose qu'il était arrivé avec sa femme et un serviteur, et qu'il veut donner un pain à chacun. Quant à moi, dans l'ami qui vient à moi, je ne vois que moi, attendu que nul ne m'est plus cher, ni plus proche parent que moi. L'ami qui vient me voir en passant n'est donc autre que moi-même, lorsque, renonçant aux choses passagères, je rentre dans mon propre coeur, selon le conseil du Prophète : " Pécheurs rentrez dans votre coeur (Isa. XLVI, 9). " D'ailleurs, nul ne se montre plus ami de soi-même, que celui qui s'éloigne ainsi de sa voie, car quiconque aime l'iniquité hait soit âme (Ps. L, X, 6). C'est donc le jour où je me suis converti, que mon meilleur ami est venu chez moi, il arrivait d'une contrée lointaine, où il avait fait paître les pourceaux, et où, bien souvent, il avait désiré en vain partager leur ignoble pâture. Il mourait de faim en arrivant, il tombait même d'inanition, le jeûne l'avait exténué. Il avait besoin de retrouver un ami en arrivant, et c'est chez moi, dans ma pauvre demeure, qu'il est descendu pour se loger. Hélas il est entré dans une hôtellerie dénuée de toute ressource. Que ferai-je donc pour cet ami malheureux et misérable! Je n'ai absolument rien à lui offrir : sans doute il est mon ami, mais moi, je suis un pauvre mendiant, je n'ai pas même un pain dans ma maison. Allons vite, me dit-il, courez en toute hâte chez cet ami puissant, que vous avez, dont l'amitié pour vous dépasse toute autre amitié, et dont les richesses sont plus considérables que celles de qui que ce soit; tirez-le de son sommeil. Cherchez, demandez, frappez; car celui qui cherche trouve, quiconque demande reçoit, et on ouvre à ceux qui frappent (Matth. VIII, 7). Criez à sa porte, et dites-lui : " Mon ami, prêtez-moi trois pains (Luc. XI, 5)."

2. Or, que faut-il entendre par ces trois pains, mes frères? Puissions-nous être assez heureux pour les recevoir. Peut-être nul ne les connaît-il qu'il ne les ait reçus. Pour moi, je crois que les trois pains que nous devons demander, ce sont ceux de la vérité, de la charité et de la force; car c'est ce dont j'ai le plus besoin, lorsque mon ami revient chez moi, après un long voyage, attendu, comme je le disais tout à l'heure, qu'il m'arrive avec sa femme et un serviteur. Ce qui en .moi représente l'homme, le mari, c'est ma raison, elle tombe en défaillance faute de connaître la vérité ; ma volonté languit faute d'affection, et ma chair tombe de faiblesse, tant les forces lui manquent. En effet, ma raison ne comprend guère ce qu'il faut faire, et si elle le comprend, ma volonté l'aime peu, et puis mon corps, qui est sujet à la corruption, appesantit mon âme et n'empêche de voir ce que je veux. Mon coeur et mon corps se sont desséchés également, parce que j'ai oublié de prendre ma nourriture; je ne tomberais pas ainsi en défaillance si ma raison était toujours occupée de la recherche de la vérité; si ma volonté était constamment ranimée par les ardeurs de la charité; si ma chair n'avait point perdu l'habitude de pratiquer la vertu. Prêtez-moi donc trois pains, ô mon ami, le pain de l'intelligence, celui de l'amour et celui de votre volonté, car la vie n'est que là, et mon esprit ne respire qu'en se nourrissant de ces pains-là, selon le langage même du Prophète qui dit : " La vie se trouve dans sa volonté (Psal. XXIX, 6). "
 
 
 
 
 
 

ASCENSION
 
 
 
 

PREMIER SERMON POUR LE JOUR DE L'ASCENSION. Sur l'Evangile du jour.

1. " Jésus apparut aux onze apôtres lorsqu'ils étaient à table (Marc. XVI, 14). " On peut bien dire qu'alors apparurent la bonté de notre Sauveur et son amour pour les hommes (Tit. III, 4). En effet, quelle confiance ne nous donne-t-il point qu'il viendra au milieu de nous, lorsque nous serons en prières, quand nous le voyons arriver parmi ses disciples au moment même où ils sont à table? Oui, dis-je, on a vu apparaître alors la bonté de celui qui connaît le limon dont nous sommes pétris et qui, bien loin de dédaigner nos misères, en a plutôt pitié si nous ne prenons de notre corps que le soin que la nécessité, non la concupiscence de la chair, veut que nous en prenions. C'est dans cette pensée que l'Apôtre disait : " Soit que nous mangions, soit que nous buvions, ou que nous fassions toute autre chose, faisons tout pour la gloire de Dieu (I Cor. X, 31). " Peut-être pourrait-on dire aussi que si le Sauveur leur apparut pendant qu'ils étaient à la table, c'est parce que, dans une circonstance, les Juifs avaient critiqué la conduite des apôtres qui ne jeûnaient point. Le Seigneur avait répondu : "Les amis de l'Époux ne peuvent être dans le deuil pendant que l'Épouse est avec eux (Matt. IX, 15). "

L'Évangéliste continue : " Il leur reprocha leur incrédulité et la dureté de leur coeur, parce qu'ils n'avait point ajouté foi aux paroles de ceux qui l'avaient vu ressusciter (Marc. XIV, 14). " Vous l'entendez, le Christ reprend ses apôtres, que dis-je, le mot de l'Évangile est plus énergique encore, il leur adresse des reproches, et cela, à un moment a où il semble qu'il aurait dû se montrer moins sévère, puisqu'il était sur le point de les priver pour toujours de la vue de sa présence corporelle. Ne vous fâchez donc point désormais, vous-mêmes, mes frères, s'il arrive que le vicaire de, Jésus-Christ vous adresse aussi quelques

a Le pape saint Grégoire le Grand exprimé la même pensée dans sa vingt-neuvième homélie sur l'Évangile, quoique, d'après saint Luc, le reproche que Jésus adressa à sec apôtres fut de plusieurs jours antérieur à son ascension (Luc. XXIV). Voir les interprètes.

reproches, c'est ce que nous dit la conduite que nous voyons Jésus lui-même tenir envers ses apôtres, au moment où il allait les quitter pour remonter au ciel. Mais pourquoi leur reproche-t-il " de n'avoir pas ajouté foi aux paroles de ceux qui l'avaient vu ressusciter?" Qui sont, en effet, ceux qui ont eu le bonheur de voir de leurs propre yeux le miracle de la résurrection du Seigneur ? Car, on ne lit point dans l'Évangile, et on ne dit nulle part que quelqu'un eut ce bonheur. C'est donc des anges qu'il voulait parler, et, en effet, malgré le témoignage qu'ils rendaient de la résurrection du Sauveur, les apôtres hésitaient à croire aux anges mêmes.

2. Mais, pour que ces paroles du Psalmiste: " Enseignez-moi la bonté, la discipline et la science (Psal. CXVIII, 66), " trouvent leur accomplissement, il faut que la grâce que le Sauveur fait à ses apôtres en les visitant, que son blâme et ses reproches soient suivis d'un enseignement doctrinal, et qu'il leur dise : " Celui qui croira et qui sera baptisé sera sauvé (Marc. XVI, 16). " Que dirons-nous, mes frères, en entendant ce langage ? Ne donne-t-il pas aux gens du monde une confiance excellente, et n'y a-t-il pas lieu de craindre qu'ils n'en abusent pour choyer la chair, et ne comptent outre mesure sur la foi et le baptême, indépendamment des bonnes couvres; mais, avant de le penser, écoutons ce qui suit : " Or, voici les miracles qui accompagneront ceux qui auront cru (Ibid. 17). " Peut-être, ces paroles ne semblent-elles pas moins propres à jeter le découragement parmi les religieux que les premières à inspirer un excès de confiance aux gens du monde. En effet, qui est-ce qui fait les miracles de foi dont il est parlé ici? Or, sans la foi, nul ne saurait être sauvé, car il est écrit " Celui quine croira pas, sera condamné (Ibid. 16)." Et encore : " Sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu (Hebr. XI, 6). " Or, je vous le demande, où sont ceux qui chassent les démons, qui parlent de nouvelles langues, qui prennent des serpents dans les mains, sans qu'ils leur fassent du mal? Eh quoi! s'il n'y a personne, ou du moins, s'il n'y a presque personne qui fasse ces sortes de miracles de nos jours, n'y aura-t-il donc personne de sauvé, ou du moins, n'y aura-t-il que ceux qui peuvent se glorifier de ce pouvoir miraculeux qui, après tout, est beaucoup moins un mérite que la conséquence du mérite, puisque, au jugement dernier, ceux qui diront : " Seigneur, n'avons-nous pas chassé les démons en votre nom, et, toujours en votre nom, n'avons-nous pas fait beaucoup de miracles (Matt. VII, 22) ? " entendront cette réponse du souverain juge : " Je ne vous connais point, retirez-vous de moi, ouvriers d'iniquités (Ibid. 23)? " Où serait. d'ailleurs, ce que disait l'Apôtre en parlant du juste juge : " Il rendra à chacun selon ses oeuvres (Rom. II, 6). " Si, ce qu'à Dieu ne plaise, si, dis-je, au jugement dernier, il était tenu plus de compte des miracles que de bonnes oeuvres ?

3. Il y des signes plus certains et des miracles plus salutaires que ceux-là, ce sont les mérites. Et je ne crois pas qu'il soit difficile de savoir en quel sens on doit entendre les miracles dont il est parlé en cet endroit, pour qu'ils soient des signes certains de foi, et par conséquent de salut. En effet, la première oeuvre de la foi, opérant par la charité, c'est la componction de l'âme, car elle chasse évidemment les démons, en déracinant les péchés de notre coeur. Quant aux langues nouvelles que doivent parler les hommes, qui croient en Jésus-Christ, cela a lieu, lorsque le langage du vieil homme cesse de se trouver sur nos lèvres, et que nous ne parlons plus la langue antique de nos premiers parents, qui cherchaient dans des paroles pleines de malice à s'excuser de leurs péchés (Psal. CXL, 4). Dès que par la componction du coeur et la confession de la bouche, nos premiers péchés sont effacés, en sorte que nous ne retombons plus dans nos anciennes fautes qui rendaient notre état pire qu'il n'était auparavant, alors nous sommes arrivés au point de prendre les serpents dans nos mains sans qu'ils nous nuisent, c'est-à-dire, nous savons étouffer dans notre coeur les suggestions envenimées du malin esprit. Mais, qu'arrivera-t-il néanmoins si quelque rejeton mauvais vient à pousser des racines qu'il ne nous soit pas possible d'arracher à l'instant même, c'est-à-dire si la concupiscence de la chair assaille notre âme? Il arrivera infailliblement que u le breuvage mortel que nous aurons pu avaler ne nous fera aucun mal (Marc XVI, 18) ; " car, à l'exemple du Sauveur, à peine en aurons-nous approché les lèvres que nous ne voudrons point y goûter davantage; non, ce breuvage de mort ne nous fera point de mal; car, il n'y a plus de damnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ : le sentiment de la concupiscence n'est absolument rien sans l'assentiment de notre âme. Mais quoi? La lutte que nous avons à soutenir contre cette affection morbide et corrompue n'en est pas moins pénible et pleine de périls; mais a ceux qui croiront, imposeront les mains sur les malades et les malades seront guéris (Ibid. 18), " c'est-à-dire, ils couvriront ces affections morbides de l'appareil des bonnes œuvres, et ils les guériront par ce remède.
 
 
 
 

DEUXIÈME SERMON POUR LE JOUR DE L'ASCENSION. Comment le Seigneur monte au ciel afin d'accomplir toutes choses.

1. La solennité de ce jour, mes frères, est glorieuse en même temps que joyeuse, si vous me permettez de le dire; en ce jour, en effet, le Christ reçut une gloire unique, et nous, nous trouvons un sujet tout particulier de joie. Elle est la clôture, la terminaison de toutes les autres fêtes chrétiennes et l'heureux terme du pèlerinage du Fils de Dieu ici-bas. En effet, c'est le même qui descendait sur la terre, qui remonte aujourd'hui au plus haut des cieux, afin d'accomplir toutes choses (Eph. IV, 10). Après avoir montré qu'il est le maître de tout ce qui est sur la terre, au fond de la nier et dans les enfers, il ne lui restait plus qu'à montrer de même, ou plutôt, par des preuves plus convaincantes encore , qu'il est le maître des airs. La terre, en effet, avait reconnu son Sauveur, lorsqu'à ce cri puissant, tombé de ses lèvres: " Lazare, sortez dehors (Joann. XI, 44), " elle rejeta un mort de son sein. La mer le reconnut aussi, lorsqu'elle se fit solide sous ses pas le jour où ses disciples le prenaient pour un fantôme (Matt. XIV, 25). Enfin, les enfers le reconnurent pour leur maître et Seigneur, le jour où il rompit leurs portes de fer (Psal. CVI, 16), et brisa leurs gonds d'airain, le jour, dis-je, où il garrotta l'homicide dont la rage est insatiable, le diable, dis-je, Satan (Apoc. XII, 9 et XX, 2.) Oui,. celui qui ressuscita les morts, guérit les lépreux, rendit la vue aux aveugles, fit marcher droit les boiteux, et, d'un souffle, mit en fuite tout le cortége de nos infirmités, s'est montré le maître de toutes choses, en restaurant toutes celles qui s'étaient détériorées, de la même main qui les avait créées. De même, il a bien prouvé qu'il était le Seigneur de la mer et de tout ce qui se meut dans son sein, quand il prédit à son disciple qu'il trouverait une pièce d'argent dans le ventre du poisson qu'il allait prendre (Matt. XVII, 26). Enfin, quand il a traîné à sa suite les puissances de l'air et les a attachées à sa croix, il a fait voir qu'il avait plein pouvoir sur les puissances infernales. Il a passé, en effet, en faisant le bien, et en délivrant les possédés du démon, ce Jésus qui, dans un lieu champêtre, instruisait la foule qui le suivait et devant son juge, se tenait debout pour recevoir un soufflet, et qui, pendant tout le temps qu'il passa sur la terre, vécut parmi des hommes, toujours debout malgré d'innombrables fatigues, et opérait notre salut au milieu de la terre.

2. Et maintenant, Seigneur Jésus, pour mettre la dernière main à votre tunique sans couture, pour donner à l'édifice de notre foi son couronnement, li ne reste plus qu'à vous montrer le maître des airs à vos disciples, en vous élevant, à leurs yeux, dans le ciel. Alors, il sera évident pour eux que vous êtes le Seigneur de toutes choses, puisque, vous aurez accompli tout en toutes choses, et c'est alors que tout genou devra fléchir à votre seul nom dans les cieux, sur la terre et dans les enfers, et toute langue proclamer que vous êtes dans la gloire assis à la droite du Père (Philipp. II. 40). A cette droite, se trouvent des délices sans fin; aussi quand l'Apôtre nous exhorte à rechercher les choses qui sont dans le ciel, où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu (Coloss. III, 1), c'est parce que c'est là qu'est Jésus-Christ, notre trésor, celui en qui sont. cachés tous les trésors de la sagesse et de la science, parce que c'est en lui que la plénitude de la divinité habite corporellement (Coloss. II, 3).

3. Mais, je vous le demande, mes frères, de quelle douleur et de quelle crainte le coeur des apôtres ne fut-il tout à coup inondé quand ils virent le Seigneur Jésus se séparer d'eux et s'élever dans les airs, non pas à l'aide d'échelle ou de tables, mais au milieu d'une troupe d'anges qui lui faisaient cortège ? Il ne s'appuyait point sur eux, mais il allait vers les cieux dans toute la plénitude de sa puissance. C'est alors que s'accomplirent ces paroles : " Vous ne pouvez me suivre là où j'irai (Joan. VII, 34). " En quelque lieu du monde qu'il fût allé, ils l'auraient tous suivi, ils se seraient même jetés à la mer, comme Pierres le fit un jour (Matt. XIV, 29), eût-il fallu y périr avec lui; mais ils ne pouvaient le suivre dans cette voie, parce que " le corps qui se corrompt appesantit l'âme, cette demeure terrestre abat l'esprit par la multiplicité des soins dont elle l'occupe sans cesse (Sap. IX, 15)." La douleur de ces enfants de l'Epoux, en voyant celui pour qui ils avaient tout laissé soustrait à leurs sens, enlevé à leurs regards, leur crainte en se trouvant orphelins au milieu des Juifs, avant d'avoir été confirmés par la vertu d'en haut, étaient donc beaucoup trop grandes pour qu'ils ne laissassent point couler des larmes au départ du Sauveur. Pour lui, en s'élevant dans les airs il les bénissait; les entrailles de sa miséricorde infinie étaient sans doute émues au moment où il se séparait de ses disciples attristés, et quittait la pauvre petite troupe des siens; il ne l'aurait point fait, si ce n'eût été pour aller leur préparer une place, et parce qu'il leur était avantageux qu'il les privât de sa présence sensible. Quel heureux, quel beau cortège que celui auquel les apôtres n'étaient point encore dignes de se joindre, alors que leur Maître remonte vers son Père, suivi de la troupe triomphale des vertus célestes et des âmes des saints, et va s'asseoir à la droite de son Père ! C'est bien en ce moment qu'il a tout accompli; car, après être venu au monde parmi les enfants des hommes, après avoir passé toute sa vie avec eux, enfin, après avoir souffert la passion et la mort pour eux, il ressuscite, il monte dans les cieux et va s'asseoir à la droite de Dieu. Je reconnais là cette tunique d'un seul tissu depuis le haut jusqu'en bas, elle se termine,au séjour des cieux, là où Notre-Seigneur Jésus-Christ consomme toutes choses et se trouve lui-même consommé dans la gloire.

4. Mais quelle part y a-t-il pour moi dans ces solennités? Qui est-ce qui me consolera, ô bon Jésus, moi qui ne vous ai vu ni attaché à la croix, ni couvert. de plaies livides, ni dans la pâleur de la mort ? moi qui n'ai pas compati au crucifié, qui ne suis point allé visiter son sépulcre, afin de faire couler au moins le baume de mes larmes sur ses plaies ? Comment m'avez-vous pu quitter sans me donner un dernier salut, alors que dans tout l'éclat de votre parure de fête vous avez été accueilli par le cour céleste tout entière, ô Roi de gloire ? Oui, mon âme aurait repoussé tonte espèce de consolations si les anges n'étaient,venus à moi avec des paroles de jubilation sur les lèvres pour me dire : " Hommes de Galilée, pourquoi demeurez-vous ainsi immobiles les yeux attachés au ciel? Ce Jésus qui, en se séparant de vous, s'est élevé dans les cieux, en reviendra un jour de la même manière que vous l'y avez vu monter (Act. I, 11). " Il reviendra, disent-ils, de la même manière. Viendra-t-il donc nous chercher dans ce cortège unique et universel, ou descendra-t-il précédé de tous les anges et suivi de tous les hommes pour juger les vivants et les morts? Il est bien certain qu'il reviendra sur la terre, mais il y reviendra de la même manière qu'il s'en éloigne aujourd'hui, non pas comme il y descendit 1a première fois. En effet, lorsqu'il vint pour sauver nos âmes, il se fit humble; mais quand il reviendra pour tirer ce cadavre de son sommeil de mort, pour le rendre semblable à son corps glorieux, et remplir d'une gloire abondante ce vase si faible aujourd'hui, il se montrera dans toute sa splendeur. Aussi, reverrons-nous alors avec une grande puissance et une grande majesté celui qui la première fois s'était caché sous les infirmités de notre chair. Non content de diriger mes regards vers lui, je pourrai le contempler, mais non point encore de près, et cette seconde apparition, pleine de gloire et d'éclat, dépassera manifestement l'éclat et la gloire de sa première glorification.

5. Mais en attendant celui qui est les prémices des hommes, le Christ, s'est offert en sacrifice, il est monté à la droite de son Père, et il se tient maintenant devant sa face pour nous. Il est assis là (Psal. CII, 8), sa main droite pleine de miséricorde et sa gauche de justice ; miséricorde et justice en lui sont infinies, dans sa main droite est l'eau, et dans la gauche est le feu.,Quant à sa miséricorde il l'a rendue égale à la .distance qui sépare la terre des cieux, pour ceux qui le craignent; le trésor de ses miséricordes remplit pour eux l'intervalle de la terre aux cieux. Les desseins du Seigneur sont immuables sur eux, et sa miséricorde, à leur égard, va d'un bout de l'éternité à l'autre, du bout de leur éternelle prédestination, au bout de l'éternelle rémunération. Mais il en est de même pour les réprouvés; il se montre terrible pour les enfants des hommes, en sorte que, dans les deux sens, sa sentence est à jamais fixée aussi bien pour ceux qui sont sauvés que pour ceux qui sont, perdus. Qui me dira si tous ceux que je vois en ce moment devant moi ont leurs noues écrits dans les cieux, consignés dans le livre de la prédestination ? Il me semble bien que je vois quelques marques de vocation et de justification dans votre vie toute d'humilité; aussi de quels torrents de joie mes os même seraient inondés, s'il m'était donné d'avoir sur votre salut une entière certitude; mais il n'est point donné à l'homme de savoir s'il est digne d'amour ou de haine (Eccl. IX, 1).

6. Persévérez donc, mes très-chers frères, persévérez dans la règle que vous avez embrassée, afin de monter par l'humilité à la sublimité, car l'une est la voie qui conduit à l’autre, et il p'en est pas de plus sûre que l'humilité pour arriver à la sublimité. Quiconque y tend par un autre chemin tombe plus qu'il ne monte, car il n'y a que l'humilité qui nous élève, il n'y a qu'elle qui nous puisse conduire à la vie. Et Jésus-Christ lui-même qui, étant Dieu, ne pouvait, à cause de sa divinité, ni croître ni monter, puisqu'il n'y a rien au-dessus de Dieu, a trouvé un moyen de croître en descendant, en venant s'incarner, souffrir et mourir pour nous arracher à la mort éternelle; aussi Dieu son Père, l'a-t-il exalté quand il est ressuscité, quand. il s'est élevé dans les cieux et qu'il est allé s'asseoir à la droite de Dieu. Allez, mon frère, et faites de même; vous ne sauriez monter si vous ne commenciez par descendre, car tel est l’arrêt, la loi éternelle : " Quiconque s'élève sera abaissé, et quiconque s'abaisse sera élevé (Luc. XIV, 11, et XVIII, 4). " O perversité! ô abus des enfants d'Adam ! Quand il est si difficile de monter et si facile de descendre, ils montent à Dieu d'un pied leste et dégagé, et ne descendent qu'avec infiniment de peine, et sont toujours prêts aux honneurs, toujours disposés à s'élever aux dignités ecclésiastiques, dont les anges eux-mêmes trembleraient d'accepter le fardeau. Mais dans la voie que vous avez tracée, c'est à peine si l'on trouve, b Seigneur Jésus, quelques âmes qui vous suivent, ou plutôt, qui se traînent après vous et consentent à se laisser conduire dans les sentiers de vos commandements. Les uns sont comme entraînés et peuvent s'écrier : " Entraînez-moi à votre suite (Cant. 1, 3); " et les autres sont conduits et disent : " Le Roi lui-même m'a introduit dans ses celliers (Ibidem)." Enfin, il en est des troisièmes qui sont ravis, comme l'Apôtre le fut, au troisième ciel. Heureux sont les premiers, attendu qu'ils possèdent leur âme dans la patience; les seconds sont plus heureux encore, c'est volontairement qu'ils confessent son saint nom; mais les derniers sont mi ne peut plus heureux, attendu que la puissance de leur libre arbitre, se trouvant comme ensevelie au sein même le plus profond de la miséricorde de Dieu, ils sont ravis dans un esprit d'ardeur, vers les richesses et la gloire, sans savoir si c'est avec ou sans leur corps, ne sachant qu'une chose, c'est qu'ils sont ravis. Heureux, Seigneur Jésus, quiconque n'a que vous pour guide, non point cet esprit transfuge qui, ayant à peine tenté de s'élever, se vit à l'instant frappé de votre droite divine. Pour nous, qui sommes votre peuple et les brebis de votre bercail, puissions-nous vous suivre, ne marcher que par vous, que vers vous qui êtes la voie, la vérité et la vie (Joan. XVI, 6); la voie par l'exemple, la vérité dans les promesses, la vie dans la récompense. Vous avez, en effet, Seigneur, les paroles de la vie éternelle, et nous savons bien, et nous croyons bien que vous êtes le Christ, fils du Dieu vivant (Joann. VI, 79), et que vous êtes Dieu et béni par dessus tout, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 

TROISIÈME SERMON POUR LE JOUR DE L'ASCENSION. Sur l'entendement et la volonté.

1. C'est aujourd'hui que le Seigneur du ciel s'élève par une puissance céleste au plus haut des cieux, se dégage comme d'une vaine fumée des infirmités de la chair et revêt un vêtement de gloire. Le soleil s'est élancé dés son lever, sa chaleur a grandi et a pris de la force, il a prodigué et multiplié les flots de sa lumière sur la terre, et personne ne peut échapper à sa chaleur. La Sagesse de Dieu est retournée au séjour de la sagesse, là où tous les habitants comprennent et recherchent le bien, et n'ont pas moins de perspicacité pour le découvrir que de bon vouloir pour écouter son langage. Quant à nous, nous habitons dans un pays où la malice abonde, où la sagesse est rare, " parce que le corps qui se corrompt appesantit l'âme, et cette demeure terrestre abat le sens par la multiplicité des soins qui l'agitent sans cesse (Sap. IX, 15). " Par le sens dont il est parlé ici je pense qu'il faut entendre l'intelligence. En effet, on petit dire qu'elle est véritablement abattue lorsqu'elle se livre à mille pensées, et ne se recueille point dans la seule et unique méditation de la cité par excellence dont toutes les parties sont dans une parfaite union entre elles (Psal. CXXI, 3). Il faut que cette intelligence soit accablée, distraite par une foule de choses, en mille et mille manières. Quant à l'âme dont il est aussi parlé en cet endroit, je pense qu'elle n'est autre que nos affections qui cèdent à mille passions diverses dès que le corps se corrompt et qui, non-seulement ne peuvent se guérir, mais ne sauraient même se modérer jamais, tant que la volonté ne recherche point une seule chose, et ne tend point à cette seule et unique chose.

2. Il y a donc deux choses à purifier en nous, l'intelligence et la volonté; l'intelligence afin qu'elle apprenne à connaître , la volonté afin qu'elle sache vouloir. Heureux, oui bien des fois heureux sont Elie et Enoch qui sont éloignés de toutes les choses et de toutes les occasions qui peuvent affaiblir leur intelligence ou leur volonté : ne vivant désormais que pour Dieu, ils ne connaissent que Dieu et ne veulent que lui, d'ailleurs nous lisons au sujet d'Enoch (a) : " Il a été enlevé de peur que la malice des hommes ne corrompit son intelligence et que les apparences trompeuses des choses ne séduisissent son âme (Sap. IV, 11). " Pour nous, notre intelligence était troublée, pour ne point dire aveuglée, et notre volonté était souillée et même infiniment souillée; mais le Christ est venu illuminer notre intelligence et le Saint-Esprit purifie notre volonté. En effet, le Fils de l'homme a opéré tant et de telles merveilles sur la terre qu'on peut bien dire qu'il a arraché notre intelligence à l'influence de toutes les choses du monde, et nous a mis en état de penser constamment, sans jamais nous lasser, aux merveilles qu'il a faites. On peut bien dire qu'il a ouvert à vos pensées un vaste champ à parcourir, et que le torrent de ces pensées coule dans un lit si profond que, selon le Prophète, il est impossible de le passer à gué (Ezech. XLVIII, 5). En effet, qui peut se rendre compte, par la pensée, à quel point le Seigneur de toutes choses nous a prévenus, comment il est venu à nous, et nous a secourus, comment sa Majesté sans pareille a voulu mourir, afin que nous eussions la vie, a voulu être esclave pour que nous fussions rois, a voulu aller en exil, afin que nous revinssions dans la patrie, a voulu enfin descendre aux oeuvres les plus serviles, pour nous établir sur toutes les merveilles de ses mains?

3. Le Seigneur des apôtres s'est montré lui-même si manifestement aux

a. Saint Bernard entend ici ces paroles d'Enoch, mais dans la Sagesse elles ont un sens général. Il est parlé d' Enoch en particulier au chapitre quarante-quatrième, verset seizième de l'Ecclésiastique, en ces termes : " Enoch plut à Dieu et fut transporté dans le Paradis . " On retrouve la même chose plus loin dans le cinquième sermon de saint Bernard, sur l'Ascension, n. 9.

apôtres que, dès lors, ce n'est plus par les créatures visibles que nous avons pu comprendre ce qu'il y a d'invisible en Dieu (Rom. I, 20), mais c'est en contemplant face à face celui qui a fait toutes choses. Comme les disciples étaient des hommes charnels tandis que Dieu est esprit, et qu'il n'y a rien de commun entre la chair et l'esprit, il s'est voilé pour eux sous des dehors corporels, et leur a montré dans une chair vivifiante le Verbe de Dieu incarné, c'était leur montrer le soleil derrière un nuage, une lumière éclatante dans un vase de terre, un flambeau allumé dans une lanterne. Le souffle de notre bouche est le Seigneur Christ, car c'est à lui que nous disons : "Nous vivrons sous votre ombre parmi les nations (Thren. IV, 20), " sous votre ombre, dit le Prophète, au milieu des peuples, non point au milieu des anges, où il nous sera donné de contempler sa lumière dans tout son éclat, avec un oeil d'une pureté parfaite. Voilà pourquoi il fut dit à Marie que la vertu du Très-Haut la couvrirait de son ombre, parce qu'il y avait lieu de craindre pour elle, si elle se fût trouvée inondée de tout l'éclat de sa lumière, qu'elle ne pût même de son regard d'aigle contempler la divinité dans toute sa splendeur. Le Seigneur ne s'est donc montré à ses disciples, dans la chair, que pour détacher toutes leurs pensées des choses de ce monde et les reporter sur sa personne visible qui disait et faisait des choses merveilleuses, et, par la chair, les conduire à l'esprit, car Dieu est esprit, et il faut que ses adorateurs l'adorent en esprit et en vérité (Joan. IV, 24). Ne vous semble-t-il pas, après cela, qu'il a encore éclairé leur esprit quand il ouvrit leur intelligence et leur fit comprendre le sens des Ecritures, en leur montrant qu'il fallait que le Christ souffrît, ressuscitât d'entre les morts et entrât par cette voie dans sa gloire (Luc. XXIV, 26)?

4. Mais, habitués à jouir de la présence de cette très-sainte chair, les apôtres ne pouvaient entendre parler d'un départ qui devait les priver de la présence du Seigneur, eux qui avaient renoncé à font pour lui. Pourquoi cela? C'est parce que si leur intelligence était éclairée, leur volonté n'était pas encore purifiée. Aussi, entendons-nous leur doux maître leur dire avec beaucoup de douceur et de bonté : " Il vous est utile que je m'en aille; car si je ne m'en vais point, le Consolateur ne viendra point à vous... Mais parce que je vous ai dit ces choses votre coeur se remplit de tristesse (Joan. XVI, 7 et 6). " Mais d'où vient que tant que le Christ restait, sur la terre, l'Esprit-Saint ne pouvait descendre sur les apôtres? Est-ce qu'il lui était pénible de se trouver avec cette chair qui a été conçue et est née de lui, et par son opération, dans le sein d'une vierge et d'une vierge mère? Loin de nous cette pensée. Mais il voulait nous tracer la route que nous devons suivre, et imprimer en nous la forme qui doit être la nôtre. Et, en effet, le Christ s'éleva dans les airs, au milieu des larmes de ses apôtres, mais il leur envoya le Saint-Esprit qui purifia ou plutôt changea leurs sentiments, c'est-à-dire leur volonté; en sorte que dès-lors, après avoir voulu le retenir parmi eux, ils étaient heureux, au contraire, qu’il fût retourné dans les cieux. Voilà comment s'accomplit cette parole prophétique du Seigneur : " Vous serez dans la tristesse, mais cette tristesse se changera en joie (Joan. XVI, 20); " c'est ainsi que le Christ éclaira leur intelligence et que le Saint-Esprit purifia leur volonté, en sorte que pour eux, connaître le bien c'est le vouloir ; or, c'est dans ces dispositions seulement que se trouve la religion parfaite ou la perfection religieuse.

5. Il me revient en mémoire, en ce moment, ce que le saint prophète Elisée répondit au prophète Elie, quand il lui disait de lui demander ce qu'il voudrait au moment où il se séparerait de lui, on lui serait enlevé : " Je demande, dit-il, que votre double esprit demeure en moi. Elie reprit : Vous me demandez là une chose bien difficile. Néanmoins si vous me voyez quand je vous serai enlevé, vous aurez ce que vous demandez (IV Reg. II, 9 et l0). " Ne vous semble-t-il pas que le prophète Elie est la figure du Seigneur au jour de son ascension, et que le prophète Elisée est celle des apôtres. qui soupirent avec inquiétude au moment où le Christ monte dans les cieux ? De même que Elisée ne pouvait détacher ses yeux du prophète Elie, ainsi les apôtres ne pouvaient renoncez à la présence de Jésus-Christ. C'est à peine s'il put leur persuader que sans la foi il est impossible de plaire à Dieu. Mais que faut-il entendre par ce double esprit que Elisée demande, sinon la lumière de l'intelligence et la purification de la volonté? C'est une chose difficile que d'avoir ce double esprit, car il est bien rare de trouver sur la terre un homme à qui il soit donné de le posséder. " Néanmoins, avait dit Élie, si vous me voyez quand je vous serai enlevé, vous aurez ce que vous demandez." Vos chers disciples, ô Seigneur Jésus, n'ont donc rien à perdre quand ils vous verront vous élever dans les cieux, et que, d'un regard plein de regret, ils vous suivront dans votre ascension pleine de force et de puissance. Nous pouvons certainement regarder comme le double esprit d'Elisée ce dont le Sauveur parle à ses apôtres en leur disant : " Quiconque croira en moi fera les oeuvres que, je fais, il en fera même de plus grandes encore (Joan. XIV, 12). " En effet, saint Pierre ne fit-il point de plus grandes choses que Jésus-Christ même, mais toutefois par Jésus-Christ, lorsque, selon les saintes Ecritures, "les populations apportaient les malades dans les places publiques et les déposaient sur de petits lits, afin que lorsque Pierre viendrait à passer, son ombre couvrit quelqu'un d'eux et les guérit de leurs maux (Act. V, 15) ? On ne voit, en effet nulle part, que le Sauveur ait guéri qui que ce soit par la seule vertu de son ombre.

6. Pour moi, je ne fais pas un doute que votre intelligence à tous ne soit illuminée, mais j'ai; plus d'un motif manifeste pour croire que votre volonté n'est pas également purifiée. Tous, en effet, vous connaissez la voie que vous devez suivre et la manière dont il faut marcher dans cette voie, mais vous ne le voulez point tous également. Il y en a plusieurs parmi vous, il est vrai, qui, non-seulement, marchent mais courent, mais volent à tous les exercices dont cette voie et cette vie sont remplies; pour eux, les veilles sont courtes, les mets qui leur sont servis sont agréables et doux, leurs pauvres vêtements sont bons, et les travaux de leur vocation non-seulement sont tolérables, mais même pleins de charmes et d'attraits; mais il y en a aussi d'autres pour qui il n'en est pas ainsi; c'est avec un coeur sec ou plutôt à contre-coeur et par une sorte de respect humain (a) qu'ils se traînent plutôt qu'ils ne se portent à toutes ces choses et sous l'empire seul de la crainte de l'enfer. Que dis-je? Il y en a même quelques-uns qui se sont fait un front de courtisane qui ne sait plus rougir, que nous ne pouvons même plus forcer à ces sortes d'exercices. Oui, mes frères, il y en a beaucoup, parmi nous, qui s'assoient à la même table que nous, dorment à côté de nous, mêlent leurs chants aux nôtres, partagent nos travaux, et que j'appellerai bien malheureux, misérables même , attendu que, partageant toutes nos tribulations, ils n'ont aucune part à nos consolations. Dirai-je que le bras du Seigneur s'est raccourci et qu'il ne peut plus donner à tous ses enfants, quand je sais qu'il n'a qu'à ouvrir la main pour combler tout être vivant de ses bénédictions? Quelle est donc la cause pourquoi il en est ainsi? La voici, je crois : c'est qu'ils ne voient pas le Christ lorsqu'il leur est ravi, en d'autres termes, ils ne songent pas comment ils les a laissés orphelins, qu'ils sont des étrangers et des voyageurs sur la terre, qu'ils sont ici-bas dans leur corps de corruption comme dans un horrible cachot, et qu'ils ne sont point avec le Christ. Pour ces religieux-là, s'ils demeurent longtemps ainsi sous le fardeau qu'ils supportent, ils finiront par succomber ou par en être écrasés; on peut dire qu'ils sont dans une sorte d'enfer et qu'ils ne respirent jamais pleinement à la lumière des miséricordes du Seigneur, ni dans cotte liberté de l'esprit qui seule rend doux le joug du Seigneur et son fardeau léger.

7. Or, cette tiédeur pernicieuse vient de ce que leur affection, c'est-à-dire leur volonté, n'est pas encore purgée, et que, pour eux, connaître le bien ce n'est pas encore le vouloir, parce qu'ils sont toujours pesamment attirés et subjugués par leur propre concupiscence. En effet, ils aiment dans leur chair toutes ces prévenances terrestres qui se manifestent par un mot, par un signe, par un fait, et de mille autres manières, et s'ils y renoncent quelquefois, ce n'est jamais sans espoir de retour. Voilà d'où vient qu'ils dirigent rarement leurs affections vers Dieu : leur componction n'est pas de tous les moments, elle a ses heures, et, si je puis le dire, ses moments. Or, l'âme ne saurait être remplie de la grâce du Seigneur dès qu'elle est sujette à toutes ces distractions;

a Dans plusieurs manuscrits, tel que celui de la Colbertine où, après ces mots : " Plutôt qu'ils ne se portent, " on lit ces autres mots : " Ces malheureux, ces misérables même, " qui ne se trouvent ici que plusieurs lignes plus bas. Ces mots: " Par une sorte de respect humain, font complètement défaut. Toutefois, il nous a semblé que nous devions les conserver, de même que dans le cinquième sermon sur l'Ascension, n. 7, où on lit : " Enfin c'est à peine si la crainte de l'enfer, à peine si le respect humain les retiennent

mais si elle se dégage de celles-ci, elle sera comblée de celle-là, mais elle sera d'autant plus ou d'autant moins remplie de la grâce qu'elle se sèvrera plus ou moins de ces distractions charnelles. Ou plutôt, si vous l'aimez mieux, jamais, au grand jamais, les consolations de la grâce ne se mêleront à celles de la chair, car dès que leur huile ne trouve plus de vases vides, elle cesse de couler. D'ailleurs on ne peut mettre le vin nouveau que dans des outres nouvelles, si on veut conserver le vin et les outres. En effet, on ne peut mettre ensemble l'esprit et la chair, le feu et la tiédeur, surtout quand on sait que là tiédeur provoque le dégoût et les nausées au Seigneur même (Apoc. III, 16).

8. Mais si les Apôtres, parce qu'ils étaient encore attachés à la chair de Notre Seigneur, qui pourtant était Saint, car c'était la chair du Saint des saints, ne purent être remplis du Saint-Esprit que lorsque cette chair sainte leur fut enlevée, comment, tant que vous demeurerez attachés, collés à votre propre chair même, qui est on ne peut plus souillée, remplie de toutes les souillures qu'on peut imaginer, comment pouvez-vous espérer que vous recevrez cet esprit de toute pureté, tant que vous n'aurez pas tout à fait renoncé à ces consolations charnelles ? Sans doute dans le commencement, votre coeur sera rempli de tristesse; mais cette tristesse fera bientôt place à la joie. En effet, dès ce moment vos affections seront purifiées, votre volonté sera renouvelée, ou plutôt il en sera créé une nouvelle en vous, en sorte que tout ce qui vous avait d'abord paru difficile, impossible même, vous paraîtra plein de douceur, vous l'embrasserez avec une sorte d'avidité. " Envoyez votre esprit, dit le Prophète, et ils seront créés de nouveau, et vous renouvellerez la face de la terre (Psal. CIII, 30). " De même que c'est à l'extérieur qu'on distingue les hommes entre eux, ainsi est-ce à la volonté de l'homme qu'on reconnaît ce qu'il est à l'intérieur. Ainsi donc, lorsque le Saint-Esprit est envoyé dans un homme, la face de la terre est recréée et refaite de nouveau, c'est-à-dire de terrestre qu'elle est, sa volonté devient céleste, toute prête à obéir plus rapidement même que la pensée ne commande. Bienheureux ceux qui en sont là; non-seulement ils en sentent point la fatigue mais même leur coeur semble se dilater de bonheur d'une manière surprenante. Quant à ceux dont nous parlions tout à l'heure, Dieu en parle en ces termes effrayants : " Mon esprit ne demeurera point pour toujours en eux, parce qu'ils ne sont que chair (Gones. VI, 3), " c'est-à-dire charnels, et que tout ce qui était esprit en eux est devenu chair.

9. Eh bien, mes très-chers frères, puisque c'est aujourd'hui que l'Époux nous est enlevé, non sans que nos coeurs en ressentent quelque émotion et quel que trouble, mais pour nous envoyer l'Esprit de vérité, pleurons et prions, afin qu'il nous trouve, ou plutôt qu'il nous rende dignes de le recevoir, et qu'il remplisse la maison où nous nous trouvons réunis, et que, par son onction, plutôt que par ses coups, il nous instruise de toutes choses, qu'il illumine notre intelligence et purifie notre volonté, qu'il vienne enfin à nous et établisse sa demeure en nous. De même que le serpent de Moïse dévora tous les serpents des mages (Exord. VII, 12), ainsi, lorsque cet esprit sera venu en nous, absorbera-t-il toutes nos affections charnelles, toutes nos délectations sensuelles, et répandra-t-il ses consolations dans nos âmes, fera-t-il succéder le repos au travail, la joie à la tristesse, et la gloire à l'ignominie, et nous rendra pareils aux apôtres qu'il avait remplis, et qui se retiraient le coeur plein de joie de devant le conseil, parce qu'ils avaient eu le bonheur de souffrir des affronts pour le nom de Jésus (Act. V, 41). En effet, l'esprit de Jésus est un esprit bon, saint, droit, doux et principal, qui rend doux et large tout ce qui semble étroit et difficile dans ce siècle mauvais, qui fait trouver du bonheur dans les opprobres, et nous montre la gloire dans le mépris des hommes. Suivant le conseil du Prophète, examinons nos voies avec soin et surveillons nos désirs; élevons au ciel nos mains et nos coeurs (Thess. III, 40), afin de nous réjouir, le jour de la descente du Saint-Esprit qui doit nous faire entrer dans toute vérité, selon la promesse du fils de Dieu.
 
 
 
 

QUATRIÈME SERMON POUR LE JOUR DE L'ASCENSION. Il y a deux ascensions mauvaises, ce sont celle du démon et celle du premier homme; il y en a six bonnes, ce sont celle du Christ et les nôtres.

1. Si nous célébrons les fêtes de Noël et de Pâques avec toute la piété qu'elles méritent, nous devons célébrer, avec une égale piété, celle de l'Ascension; car elle n'est pas moins grande que les deux premières, elle en est la conséquence et le couronnement. Sans doute ce doit être, pour nous, un jour de fête et de joie, que celui où le Soleil supercéleste, le vrai Soleil de justice se montre à nos faibles regards dans un corps, derrière le voile d'une chair mortelle, comme dans un nuage qui tempérerait à nos yeux l'éclat éblouissant de sa lumière inaccessible. Sans doute ce fut encore pour nous un jour de joie et d'allégresse extrême, que celui où, déchirant l'humble sac de son corps, il s'enveloppa de gloire comme d'un manteau, en faisant disparaître du sac qu'il avait porté d'abord, non le tissu primitif, mais tout ce qui sentait la vétusté, l'usure, la bassesse et la misère, et en en faisant ainsi les prémices de notre rédemption : mais quel apport y a-t-il entre ces solennités et moi, si je vis tout entier sur la terre? Qui est-ce qui serait assez présomptueux pour désirer s'élever dans les cieux, s'il n'y était excité par celui qui y remonta le premier, parce qu'il en était descendu ? Eh bien je vous le dis, pour moi ce lieu d'exil où je me trouve en ce moment, ne me semblerait guère plus tolérable que l'enfer même, si le Seigneur Dieu de Sabaoth ne nous avait laissé un germe d'attente et d'espérance, lorsqu'en s'élevant dans les cieux, il donna à toits les fidèles (a) lieu d'espérer de s'y élever aussi. Après cela, il ajouta: " Si je ne m'en vais point le Paraclet ne viendra point à vous (Joan. XVI, 7). " Quel est ce Paraclet? Celui qui répand la charité dans nos âmes, et pair qui la foi ne saurait nous tromper; celui dis-je qui fait que notre vie est dans les cieux, qui est la vertu venant (lu haut du Ciel et par qui nos coeurs y sont portés. " Je m'en vais, dit le Sauveur, vous préparer une place, et après que je m’en serai allé et que je vous aurai préparé cette place, je reviendrai à vous pour vous prendre avec moi (Joan. XIV, 2 et 3), et partout où mon corps se trouvera s'assembleront les aigles (Matt. XXIV, 28 a Luc. XVII, 37). " Voyez-vous maintenant , comment la solennité de ce jour est le couronnement de toutes les solennités précédentes, dont elle prépare le résultat et augmente la grâce ?

2. Car si tout le reste, en celui qui nous est né et qui est né pour nous, s'est fait pour nous, ainsi en est-il aussi de son ascension; elle s'est faite à cause de nous et pour nous. Dans le cours de notre vie, il y a bien des choses qu'il semble, en ce qui vous concerne, que nous faisons par hasard, et beaucoup aussi que nous faisons par nécessité. Quant à Jésus-Christ qui est la vertu et la sagesse de Dieu, il n'a jamais agi sous l'empire ni de l'un ni de l'autre. En effet, quelle nécessité pourrait s'imposer à la vertu de Dieu, et quel hasard pourrait se substituer à sa sagesse ? On ne peut donc douter qu'en lui, paroles, actions, souffrances, tout fut volontaire, tout fut plein de mystères et de salut. Connaissant cela, s'il arrive que certaines choses qui concernent le Christ, viennent à notre connaissance, il ne faut pas les considérer comme des inventions de notre part, mais comme dés choses dont la cause a pu nous demeurer inconnue jusqu'alors, et n'en a pas moins certainement existé pour cela. De même que celui qui compose un écrit place ses pensées dans un ordre particulier pour des raisons qu'il sait, ainsi en est-il de Dieu, surtout pour les choses que sa divine majesté a faites pendant qu'elle était dans une chair mortelle, il est certain qu'elles n'ont point été faites en dehors d'un ordre particulier. Mais le malheur pour nous est dans le peu de portée de notre esprit. Oui, il est dans notre science si pauvre de savoir, car nous ne connaissons qu'en partie et même en très-faible partie. C'est à peine si de ce foyer immense de lumière, de ce flambeau éclatant placé sur le chandelier, arrivent jusqu'à nous quelque rares et minces éclairs : Aussi devons-nous communiquer d'autant plus religieusement aux autres ce qui nous est révélé que ces révélations sont plus bornées pour chacun de nous. Voilà pourquoi, mes

a Dans quelques manuscrits, on lit en cet endroit : " Pour moi je suis du même avis que le Prophète qui disait. Si le Seigneur ne m'eut pas assisté, il s'en serait fallu de peu que mon âme ne tombât en enfer (Psal. XCIII, 17). C'est ce qui lui faisait dire encore ailleurs : ma vie est bien près de l'enfer (Psal LXXXVII, 3) ; mais à présent nous sommes sauvés par l'espérance au comble de laquelle le Christ, par son Ascension, nous a fait monter Je vais, etc.

frères, je ne veux, ni ne dois vous priver des pensées que le Seigneur me fait la grâce de m'envoyer pour votre édification, au sujet de son ascension, ou plutôt de toutes ses ascensions, d'autant plus que telle est la nature des biens spirituels qu'on ne saurait les diminuer en les partageant avec les autres. Peut-être ce que j'ai à vous dire est-il déjà connu de plusieurs, car Dieu a pu le leur révéler comme à moi, mais en faveur de ceux dont l'esprit, occupé à des choses plus élevées encore, ou distrait par d'autres occupations, n'a point eu les pensées qui me sont venues, et même aussi à cause de ceux dont l'intelligence n'est point assez développée pour les avoir, je me sens dans l'obligation de vous exposer ce qui m'est venu à l'esprit.

3. Or c celui qui est descendu sur la terre est le même Christ qui est monté dans les cieux (Ephes. IV, 40). " Ce sont les propres paroles de l'Apôtre. Pour moi, je crois que s'il est monté c'est précisément eu descendant, et qu'il fallait que le Christ descendit pour nous apprendre à monter. Nous sommes avides d'élévation, nous n'aspirons tous qu'à nous élever, c'est que nous sommes, en effet, de nobles créatures, douées d'une âme grande, et qui ont naturellement le goût de la grandeur. Mais malheur à nous si nous voulons suivre celui qui a dit un jour : " J'irai m'asseoir sur la montagne de l'alliance aux flancs de l'Aquilon (Isa. XIV, 14). " Ah malheureux, aux flancs de l'Aquilon ! Ce mont est glacé, nous ne saurions t'y suivre. Tu es dévoré par l'amour du pouvoir, tu oses ambitionner la puissance. Hélas! combien en voyons-nous encore de nos jours monter sur tes pas infortunés ! que dis-je ? c'est à peine s'il s'en trouve quelques uns qui échappent, et chez qui l'amour de la domination ne règne pas en maître ! Voilà pourquoi ceux qui ont l'autorité en main sont appelés des bienfaiteurs (Luc. XXII, 25) ! de là vient que le pécheur est loué dans les désirs de son âme. Tout le monde flatte les puissants, tout le monde leur porte envie. Ah malheureux mortels à quelle remorque marchez-vous, de qui suivez-vous les traces? Est-ce que vous ne voyez pas Satan tomber du haut du ciel, rapide comme !a foudre? ne serait-ce point là la montagne qu'il gravit, ange encore, et où il devint le diable? Mais remarquez ceci encore ; après sa chute, l'envie le tourmente encore affreusement et lui suggère la pensée d'entraîner l'homme avec lui, cependant il n'ose point lui conseiller de gravir cette montagne, où il n'a trouvé lui-même qu'une chute immense au lieu d'une élévation considérable.

4. Mais notre ennemi ne fut point pour cela à court de ruses : il montra à l'homme une montagne pareille à la science, et lui dit " Vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal (Gen. III, 5). " C'est encore là une montée dangereuse à gravir, ou plutôt c'est une véritable descente de Jérusalem a Jéricho. Cette montagne n'est autre que la science qui enfle; nous voyons encore de nos jours une foule d'enfants d'Adam entreprendre de la gravir avec une incroyable ardeur, comme s'ils ne savaient pas quelle chute affreuse leur père a faite, en voulant en atteindre le sommet, chute si profonde et si grave que toute sa postérité en a été elle-même renversée et brisée.

O homme, les blessures que tu as reçues dans cette ascension du mont de la science, quoique tu fusses encore en partie dans les ténèbres de l'avenir, ne sont point encore guéries, et cela ne t'empêche point de faire aussi tous les efforts possibles, pour le gravir à ton tour; tu veux donc que ton dernier état soit pire que le premier? Ah ! malheureux, d'où te vient cette passion, cette sorte de rage ? O enfants des hommes, jusques à quand aurez-vous le coeur appesanti ? pourquoi aimez-vous la vanité et cherchez-vous le mensonge (Psal IV, 3) ? Ne savez-vous donc point que Dieu a choisi les moins sages selon le monde pour confondre les puissants (I Cor. I, 27) ? Les menaces terribles d'un Dieu qui doit perdre la sagesse des sages et réprouver la science des savants, ne sont-elles pas faites pour nous détourner d'une pareille entreprise (Ibidem 19)? L'exemple de notre premier père, les sentiments de notre coeur, la dure expérience de la nécessité qui pèse sur nous par suite de notre amour insensé de la science, rien ne peut-il donc noirs y faire renoncer ?

5. Ainsi, mes frères, je viens de vous montrer une montagne que vous devez non point gravir, mais fuir; c'est celle que montait celui qui voulait être comme Dieu, et savoir le bien et le mal. Ses descendants, encore de nos jours, continuent à la grossir et à l'élever; rien n'est méprisable à leurs yeux dès que çà peut servir à élever plus haut encore le sommet de la science. Afin de passer pour être plus savants que les autres, on les voit cultiver, avec une ardeur qui leur fait oublier la peine et la fatigue, les uns l'étude des belles-lettres, les autres la science des choses du monde, ceux-ci des arts d'agrément que Dieu a en horreur, et ceux-là un art servile quelconque. Voilà comment ils élèvent leur Babel, et par quel moyen ils se flattent de devenir semblables à Dieu, c'est en s'appliquant avec ardeur à ce qu'il ne faut pas, et en négligeant ce qu'il faut. Or, qu'y a-t-il de commun entre vous, mes frères, et ces montagnes dont la montée est remplie de tant de difficultés et semée de tant de périls? Et pourquoi vous éloignez-vous de la montagne qu'il vous est si facile et si utile de gravir? L'ambition du pouvoir a dépouillé l'ange de la félicité des anges, et le désir de savoir a fait perdre à l'homme la gloire de l'immortalité. Si quelqu'un songe à s'élever sur la. montagne du pouvoir, que de contradicteurs ne rencontrera-t-il pas sur sa route ? Que de gens qui le repousseront, que d'obstacles l'arrêteront , que de difficultés embarrasseront sa marche ! Mais que sera-ce s'il réussit enfin à arriver au but de ses désirs ? L'Écriture nous le fait assez comprendre en disant : " Les puissants seront fortement tourmentés (Sap. VI, 8); " encore passé je sous silence les sollicitudes et les anxiétés dont le pouvoir lui-même est la source constante et féconde. Un homme a-t-il l'ambition de devenir savant ? à quelles fatigues va-t-il se condamner, à quelles tortures va-t-il soumettre son esprit? Et pourtant, quoi qu'il fasse, il faut qu'il sache que c'est pour lui qu’il est dit : Vous vous mettriez en quatre que vous n'arriveriez pas au but, que vous vous proposez. Son oeil verra avec une tristesse amère tout savant qui le tiendra pour moins instruit que soi, eu que l'opinion. publique placera avant lui. Mais enfin, qu'est-ce qui l'attend quand une fois il se sera bien bourré de science ? " Je détruirai, répond le Seigneur, la sagesse du sage, et je rejetterai la science des savants ( I Cor. I, 19). "

6. En deux mots, vous voyez donc bien, mes frères, du moins je le pense, comme nous devons, fuir l'une et l'autre montagne, si la chute de l'ange et celle de l'homme nous inspirent quelque crainte. O mont de Gelboé que jamais ni la rosée ni la pluie ne tombent sur vos cimes (II Rey. I, 21). Mais que faisons-nous cependant? il ne nous est point avantageux de monter à la manière de l'ange ou d'Adam, et pourtant, nous n'avons qu'un désir, monter. Qui donc nous apprendra une ascension salutaire? Qui sera-ce, si ce n'est pas celui dont il est écrit : " Celui qui est descendu est le même qui est monté (Ephes. IV, 10)? " Il fallait, en effet, qu'il nous montrât comment on doit monter, pour que nous ne suivissions ni les pas, ni les conseils de ce perfide séducteur. Mais comme le Très-Haut ne pouvait monter plus haut, il descendit, et, en descendant, il nous a frayé une montée aussi douce que salutaire. Il est descendu du haut de la montagne de la toute-puissance, en s'enveloppant de la faiblesse. même de notre chair; il descendit aussi des sommets élevés de la science, parce qu'il lui a plu, à lui qui est Dieu, de sauver, par la folie de ce qu'il a prêché, ceux qui croient en lui. Où trouver, en effet, quelque chose de plus faible que le corps délicat et les membres. chétifs d'un tout petit enfant ? qu'y a-t-il de moins docte qu'un .nouveau-né qui ne connaît encore que le sein de sa mère ? Est-il un homme plus réduit à l’impuissance que celui qui a ses membres cloués, et dont notre œil peut compter tous les os? Enfin, connaissez-vous rien de plus insensé que de donner sa vie en pâture à la mort pour acquitter une dette qu'on n'a point contractée ? Vous voyez à quel point il est descendu des hauteurs de sa puissance et des sommets élevés de sa sagesse, quand il s'est anéanti lui-même. Mais il ne pouvait s'élever plus haut sur la montagne de la bonté, ni manifester plus vivement sa charité. Ne vous étonnez donc point si le Christ est monté en descendant, puisque vous voyez que les deux autres, l'ange et l'homme, sont tombés en montant. Il me semble que celui qui disait " Qui est-ce qui montera sur la montagne du Seigneur, ou qui est-ce qui se tiendra debout dans son lieu saint (Psal. XXIII, 3) ? " se demandait où trouver quelqu'un pour monter sur cette montagne ? Il se peut que ce soit en voyant les hommes tomber, parce qu'ils étaient tourmentés du désir de monter, que le prophète Isaïe s'écriait : " Venez, et montons sur la montagne du Seigneur ( Is. II, 3). " Ne vous semble-t-il pas aussi voir un reproche à l'adresse de l'homme et de l'ange pour avoir voulu gravir les deux montagnes dont nous avons parlé plus haut, dans ces paroles du Psalmiste : " Pourquoi vous imaginez-vous qu'il peut y avoir d'autres montagnes fertiles ? Il n'y a qu'une montagne grasse et fertile (Psal. LXVII, 16). " C'est la montagne où est la demeure du Seigneur, assise sur la croupe même des autres montagnes (Isa. II, 2), par-dessus lesquelles, celle qui s'écriait : " Le voici, il vient, sur les montagnes (Carat. u, 8), " avait vu l'Èpoux passer. En effet, il enseignait la voie à l'homme qui ne le connaissait pas, il le traînait par la main, et le conduisait comme un tout petit enfant ; voilà pourquoi il allait en quelque sorte pas à pas, afin qu'en le voyant aller de vertu en vertu, Sion reconnût en lui le Dieu des dieux ; car sa justice est comme les montagnes les plus élevées (Psal. XXV, 7).

7. Mais, si vous le voulez, voyons ce qu'il faut entendre par les bonds qu'il fait, lorsqu'il s'élance comme un géant dans la carrière; comme un géant, dis-je, qui part de l'extrémité du ciel et qui va jusqu'à l'autre extrémité par des sortes de degrés (Psal. XVIII, 6). En premier lieu plaçons la montagne sur laquelle il monta en compagnie de Pierre, de Jacques et de Jean, et où il fut transfiguré en leur présence. Son visage devint brillant comme le soleil et ses vêtements blancs comme la neige. Or, cette gloire que nous contemplons sur la montagne de l'espérance n'est autre que celle de la résurrection. En effet, dans quel but est-il monté pour y être transfiguré, sinon afin de nous apprendre à nous élever en pensée vers cette gloire qui sera manifestée en nous un jour? Heureux l'homme dont la pensée est toujours dans l'a présence du Seigneur, et qui, au fond de son coeur, repasse dans sa pensée, jusqu'à la fin, lés délices qui se trouvent dans la droite de Dieu! En effet, que peut-on trouver de pénible quand on repasse sans cesse, dans son esprit, cette vérité que les souffrances de cette vie n'ont rien de comparable avec la gloire qui nous attend dans l'autre ? Je me demande ce que pourrait apercevoir en ce monde pervers, celui dont l'œil ne cesse dé contempler les biens du Seigneur dans la terre des vivants, et d'être fixé sur les récompenses éternelles (Psal. XXVI, 19) ? " Mon coeur vous a parlé, Seigneur, s'écrie le Prophète, mon coeur vous a parlé, et mes yeux vous ont cherché; je chercherai votre visage, Seigneur (Psal. XXVI, 13). " Oh ! qui me donnera de vous voir vous lever tous, et vous tenir dans un lieu élevé, et contempler l'allégresse dont le Seigneur doit vous inonder un jour?

8. Ne trouvez point trop long, je vous en prie, le séjour que je vous fais faire sur le mont de la transfiguration; si nous restons un peu trop longtemps sur cette montagne, nous pourrons passer un peu plus vite sur les autres. D'ailleurs, qui est-ce qui ne s'arrêterait volontiers sur ce mont, en entendant l'apôtre Pierre s'écrier lui-même au haut de cette montagne où il se trouvait : " Seigneur, nous sommes bien ici (Matt. XVII, 4) ? " Je me demandé; en effet, quel bien peut être égal pour l'âme à celui de se trouver au sein de la félicité, en attendant que son corps y soit; je me demande même s'il y a un autre bien que celui-là? Il me semble même que celui qui s'est écrié ainsi : " Seigneur, nous sommes bien ici, " était entré dans le tabernacle admirable du Seigneur et avait pénétré jusqu'à sa demeure, au milieu de chants d'allégresse, de cris de joie et de félicitations semblables à ce qu'on entend à une table de festin (Psal. XLI, 5). Je vous le demande, en effet, mes frères, quel est celui d'entre vous qui, à la pensée intime de la vie future, je veux dire de la joie, du bonheur, de la félicité et de la gloire réservée aux enfants de Dieu, pour peu qu'il arrête son esprit à la considérer dans le silence de son âme; ne s'écriera point aussitôt en exhalant, pour ainsi dire, un soupir de bonheur : " Seigneur, nous sommes bien ici? " Sans doute ce n'est point dans ce triste pèlerinage où le corps sent le poids de la chaîne, mais c'est dans cette douce et salutaire pensée où le cœur nage en liberté qu'il peut redire ces paroles de Saint Pierre : " Qui me donnera des ailes comme à la colombe, afin que je puisse m'envoler et me reposer (Psal, LIV, 7), disait le Prophète ? Mais vous, enfants des hommes, enfants de celui qui descendit de Jérusalem à Jéricho, oui, ô vous, enfants des hommes, jusques à quand aurez-vous le cœur appesanti. Remontez au plus haut de votre coeur, et Dieu sera exalté. Votre coeur, voilà le mont où le Christ se transfigure; montez-y, et vous verrez que le Seigneur a rempli son sanctuaire de gloire (Psal. IV, 4).

9. Je vous en prie, mes frères, prenez garde que vos coeurs ne s'appesantissent point dans les inquiétudes de cette vie, car pour ce qui est de l'excès du boire et du manger, grâce à Dieu, je n'ai pas à vous faire la même recommandation (Luc. XXI, 44 et Rom. XIII, 43). Oui, mes frères, déchargez, je vous en conjure, déchargez vos coeurs du poids accablant des pensées de la terre et vous verrez, en effet, que le Seigneur a rempli son sanctuaire de gloire. Levez vos coeurs avec les mains de vos pensées, si je puis ainsi parler, et vous verrez le Seigneur transfiguré. Dressez dans vos coeurs des tentes, non-seulement pour les patriarches et les prophètes, mais édifiez les nombreuses demeures de la maison du ciel selon ce que disait celui qui allait, offrant partout, dans les tabernacles du Seigneur, l'hostie de ses chants et de ses cantiques et disait à Dieu : " Que vos tentes sont belles, Seigneur Dieu des armées ! Mon âme soupire si ardemment après la maison du Seigneur, qu'elle en tombe en défaillance (Psal. LXXXIII, 2). " Et vous aussi, mes frères, allez et venez avec ces sentiments, c'est-à-dire, avec l'hostie de votre dévotion et de votre piété, visitez en esprit, le séjour des cieux, ces nombreuses demeures qui se trouvent chez votre Père, et prosternez humblement vos coeurs devant le trône de Dieu et de l'Agneau adressez vos supplications pleines de respect aux divers choeurs des anges, saluez la troupe des patriarches, le bataillon des prophètes et le sénat des apôtres ; levez les yeux sur les couronnes des martyrs tressées de fleurs de pourpre; admirez le choeur des vierges au lis odoriférant, et, en entendant les chants délicieux de leur cantique nouveau, prêtez une oreille attentive, autant du moins que votre faible cœur vous le permette. " Je me suis rappelé ces choses, disait le Prophète, et j'ai répandu mon âme au dedans de moi-même. " De quelles choses parlait-il? " C'est que je passerai dans le lieu du tabernacle admirable du Seigneur, et que je pénétrerai jusques à sa demeure (Psal. XLI, 5). " il dit encore ailleurs : " Je me suis souvenu de Dieu, et cette pensée a fait mes délices (Psal. LXXVI, 4). " Ainsi le Prophète a vu Celui que les apôtres ont vu, et, du moins je le pense, il ne l'a pas vu d'une manière différente, si ce n'est que dans sa vision, il n'y eut rien de corporel, tout se passait en esprit. Il ne le vit certainement pas de la même manière que celui qui disait : " Nous l'avons vu, il est sans beauté et sans éclat (Isa. LIII, 4). " Evidemment il le vit transfiguré, et plus beau que tous les enfants des hommes, pour se montrer aussi heureux de cette vision que les apôtres l'étaient quand ils s'écrièrent . " Seigneur, nous sommes bien ici (Malt. XVII, 4). " Aussi, pour que la ressemblance entre lui et les apôtres soit plus complète, il dit lui-même que, dans son bonheur, son âme est tombée en défaillance, de même que nous voyons que les apôtres sont tombés la face contre terre. Combien grande est donc l'abondance de votre douceur, ô Seigneur, de cette douceur que vous avez cachée pour ceux .qui vous craignent (Psal. XXX, 23) ! Si vous montez donc sur cette montagne, et si vous contemplez à découvert la gloire du Seigneur, je suis certain que vous ne pourrez vous empêcher de vous écrier : Seigneur, attirez-nous à votre suite. A quoi bon, en effet, savoir où l'on doit aller, si on ne sait la route qui doit conduire au but désiré ?

10. Mais après cela, vous avez une seconde montagne à monter, où vous entendrez la voix d'un prédicateur qui vous présentera une échelle de huit échelons dont le sommet touche aux cieux. " Bienheureux, vous dit-il, ceux qui souffrent persécution pour la justice, le royaume des cieux est à eux (Matt. V, 10). " Si vous êtes parvenu à gravir le premier mont, par une méditation soutenue de la gloire du ciel, vous n'aurez pas grand mal à vous élever au haut du second, pour y méditer jour et nuit, la loi du Seigneur, comme nous voyons que le fit le même prophète qui, non content de songer à ses récompenses, méditait sans cesse sur ses préceptes, parce qu'il les aimait extrêmement (Psal, CXVIII, 47). Voilà comment vous vous entendrez dire à vous-même : " Vous savez où je vais par la première ascension, et vous connaissez la route qui y mène (Joann. XIV, 4), " par la seconde. Prenez donc au fond du coeur la résolution de rechercher la voie de la vérité, de peur que vous ne soyez du nombre de ceux qui n'ont pas su trouver le chemin qui les conduisit dans une ville où ils pussent habiter (Psal. CVI, 4), et mettez-vous en peine de monter non-seulement par la méditation de la gloire du ciel, mais encore par un genre de vie digne d'obtenir cette gloire pour récompense.

11. La troisième montagne dont je trouve qu'il soit parlé dans la Sainte-Ecriture, c'est celle sur laquelle il est monté pour prier seul (Matt. XVI, 23). Vous voyez par là si l'Epouse des Cantiques a eu raison de dire : "Le voici qui vient, sautant sur les montagnes (Cant. II, 8). " Sur la première, il fut transfiguré pour vous apprendre le but où vous devez tendre; sur la seconde, il vous fait entendre des paroles de salut, afin de vous instruire des moyens par lesquels vous pouviez atteindre le but; sur la troisième, il a prié, afin que vous fissiez tous vos efforts pour avoir la bonne volonté, non-seulement d'aller, mais encore de parvenir au but proposé. Car " celui qui sait le bien qu'il a à faire et ne le fait point est plus coupable que les autres (Jac. IV, 17). " Aussi, quand vous saurez que c'est dans la prière que nous obtenons la bonne volonté, lorsque vous serez instruit de ce que vous avez à faire, pour obtenir la force de le faire, vous devez aller sur la montagne de la prière, vous devez prier avec instance, vous devez prier avec persévérance, à l'exemple de Celui qui passait des nuits en prières, et votre Père qui est bon vous donnera un bon esprit, parce que vous le lui avez demandé (Luc XI, 13). Remarquez aussi combien il est à propos, à l'heure de la prière, de rechercher la retraiter puisque le Seigneur lui-même, non-content de nous le recommander dans ses discours, en nous disant : " Entrez dans votre chambre, et après en avoir fermé la porte, priez votre Père en secret (Matt. VI, 6), " nous en donne l'exemple dans sa conduite; car, il n'emmène avec lui sur la montagne aucun de ses familiers, il y va seul pour prier.

12. Pourrons-nous trouver encore quelque autre ascension du Sauveur ? N'en doutez pas, mes frères, nous ne saurions, en effet, oublier la monture sur laquelle nous voyons qu'il fit son entrée à Jérusalem, non plus que la croix où il est monté, car, il a fallu que le Fils de l'homme fût élevé sur la croix, selon ce qu'il disait lui-même en ces termes : " Et lorsque j'aurai été élevé, j'attirerai tout à moi (Joann. XII, 32). " Eh bien donc, maintenant que vous savez ce qu'il faut faire, et que vous voulez le faire, que ferez-vous, en effet, puisque vous n'avez pas le moyen de l'accomplir (Rom. VII, 18) ? Car les mouvements de l'âne, de votre bête, ont une loi contraire, et tendent à s'imposer même à vous. Que ferez-vous donc, je vous le demande, ainsi monté sur la concupiscence dont les mouvements contraires à ceux de la raison, dominent dans tous vos membres? En effet, voulez-vous jeûner ? Les aiguillons de la faim vous pressent. Avez-vous l'intention de passer la nuit dans une veille pieuse? Le sommeil vous accable. Que faire avec cette monture? Tous ses mouvements tiennent, en effet, de la bête ; ils nous sont communs avec l'âne sur lequel nous sommes assis, car, l'homme, est-il dit, " a été comparé aux bêtes de somme qui n'ont point la raison en partage, et il leur est devenu semblable (Psal. XLVIII, 13). " Montez, Seigneur, montez sur cette bête de somme, sur cet âne, et maîtrisez ses mouvements; car, s'ils ne sont maîtrisés, ils nous maîtriseront; s'ils ne sentent la pointe de l'éperon; ils nous la feront sentir et, s'ils ne sont réprimés, ils nous opprimeront. Voilà pourquoi, ô mon âme, vous devez imiter encore le Seigneur dans cette sorte d'ascension, vous élever au dessus de vos appétits charnels et les dominer complètement. Car, si tu veux monter jusqu'au ciel, il faut que tu commences: par t'élever au dessus de toi-même, en foulant aux pieds les désirs de la chair qui combattent en toi contre toi.

13. Suis aussi, ô mon frère, le Christ montant sur sa croix, et s'élevant ainsi au dessus de la terre, et place-toi par là, non-seulement au dessus de toi, mais encore au dessus du monde entier, par l’élévation de ton âme, monte assez pour voir de haut et de loin toutes les choses de la terre, ainsi qu'il est écrit : " Ils verront la terre de loin (Isa. XXXIII, 17). " Ne te baisse sous l'attrait d'aucun plaisir du monde, ne te laisse abattre par aucune adversité. Garde-toi bien de placer ta gloire ailleurs que dans la croix du Seigneur Jésus-Christ, par qui le monde est crucifié pour toi (Gal. VI, 14) ; regarde, comme une véritable croix, tout ce que le monde désire le plus; et toi, puisque tu es crucifié au monde, attache-toi de toute la force de ton coeur à ce que le monde regarde comme une croix.

14. Lorsque tu en seras là, que te reste-t-il encore à faire, sinon de t'élever jusqu'à celui qui est le Dieu béni par dessus tout dans les siècles des siècles? Te trouver enfin dégagé des liens du corps et te voir avec Jésus-Christ, c'est ce qui est, sans comparaison, le meilleur pour toi, ô mon âme (Philipp. 1, 23). Le Prophète a dit quelque part en s'adressant à Dieu : " Bienheureux est l'homme qui attend de vous, ô mon Dieu, le secours dont il a besoin ; et qui dispose vers vous des ascensions dans son coeur... Il s'avance de vertu en vertu pour voir le Dieu des dieux dans la céleste Sion (Psal, LXXXIII 6 et 8)... " C'est la dernière ascension, car elle met seule le comble à tout, selon l'expression même de l'Apôtre qui nous dit: " Celui qui est ainsi descendu, le Christ, est le même qui est monté au dessus des cieux, afin d'accomplir toutes choses (Ephes. VI, 10), " Mais que dirai-je de cette ascension-là? Où monterons-nous, mes frères, pour être où est le Christ ? Et que trouverons-nous là? L'oeil de l'homme, ô mon Dieu, n'a point vu hors de vous, ce que vous avez préparé à ceux qui vous aiment (Isa. LXIV, 4 et I Cor. II, 9). Désirons faire cette ascension, ô mes frères, ne soupirons qu'après elle, et que nos désirs soient d'autant plus ardents que notre intelligence fait plus complètement défaut en cette matière.
 
 
 
 
 
 

CINQUIÈME SERMON POUR LE JOUR DE L'ASCENSION. De l’intelligence et de la volonté.

1. C'est aujourd'hui que l'Ancien des, jours; assis sur son trône, voit s'offrir à ses yeux le Fils de l'homme qui vient prendre place à ses côtés, et désormais, non-seulement le germe du Seigneur sera dans la magnificence et dans la gloire, mais le fruit même de la terre s'y trouvera aussi (Isa. IV, 2). O heureuse union de l'un et de l'autre, ô mystère digne d'être embrassé avec une joie ineffable ! Car ce germe du Seigneur et ce fruit de la terre ne sont qu'un, le Fils de Dieu et le fruit des entrailles de Marie ne font qu'un, le Fils de David est le même que le Seigneur, sa joie est au comble aujourd'hui, et, c'est ce qui inspira à David ces paroles prophétiques : " Le Seigneur a dit à mon Seigneur, asseyez-vous à ma droite (Psal. CIX, 1). " Le germe du Seigneur peut-il n'être point son Seigneur ! Il est, en même temps, son Fils, car il est le fruit glorieux de la terre, le fruit de la tige issue de la racine de Jessé. Or, c'est aujourd'hui que Dieu le Père comble son Fils qui est en même temps le Fils de l'homme, de la gloire qu'il a eue autrefois en lui, avant même que le monde fût (Joann. XVII, 5). Oui, aujourd'hui les cieux sont dans la joie de se voir rendre la Vérité qui est née sur la terre. Aujourd'hui, l'Époux est ravi à ses amis qui n'ont plus maintenant qu'à verser des larmes, ainsi qu'il le leur avait prédit, car, tant qu'il était avec eux, ils ne pouvaient se trouver dans le deuil et les larmes (Matt. IX, 15) ; mais le jour est venu où il leur est ravi, et c'est maintenant qu'ils doivent être dans le jeûne et les larmes. Où est maintenant le temps où tu t'écriais, ô Pierre : " Seigneur, il fait bon ici pour nous, dressons-y trois tentes (Matt. XVII, 4) ? " Car le voilà qui est entré pour toujours dans une tente plus grande et plus parfaite, que la main de l'homme n'a point dressée, c'est-à-dire qui n'a point été faite comme les tentes d'ici-bas (Hebr. IX, 11.)

2. Comment donc ferait-il bon pour nous ici maintenant? Ce séjour désormais n'a plus rien que de pénible, d'insupportable, de dangereux même pour nous. En effet, en même temps que la malice y abonde, la sagesse s'y trouve à peine, si tant est même qu'elle s'y trouve ; tout y est plein de piéges et de pas glissants, tout y est ténèbres, les pécheurs y ont tendu leurs filets partout : les âmes ,y sont exposées à de continuels périls, et, sous le soleil qui l'éclaire, elles ne connaissent que l'affliction ; il n'y a là que vanité et qu'affliction d'esprit. Aussi, mes frères, élevons au ciel nos coeurs avec nos mains (Thren. III, 41), et efforçons-nous de suivre le Seigneur dans soli ascension, du pas de la dévotion et de la foi, s'il m'est permis de parler ainsi. Un jour viendra où nous nous élèverons sans retard et sans peine au devant de lui dans les airs, il sera facile alors, pour nos corps devenus spirituels, de faire ce que ne peuvent maintenant nos âmes animales et charnelles. En effet, quels efforts ne devons-nous pas faire maintenant pour élever nos coeurs que la corruption du corps appesantit, comme nous avons la douleur de le voir dans le livre de notre propre expérience, et que cette demeure terrestre abat sans cesse ?

3. Mais peut-être faut-il vous dire ce qu'on entend par élever son coeur, ou comment on doit s'y prendre pour l'élever ; je laisserai à l'Apôtre le soin de vous l'expliquer à ma place : " Si donc vous êtes ressuscités avec le Christ, vous dit-il, ne recherchez plus que ce qui est dans le ciel, où le Christ est assis à la droite de Dieu; n'ayez plus de goût et d'affection que pour les choses du ciel, non point pour celles de la terre (Coloss. III, 1 et 2.) " C'est comme s'il disait en d'autres termes : si vous êtes ressuscités avec Lui, montez au ciel avec Lui; si vous vivez avec Lui, régnez aussi avec Lui. Suivons, mes frères, oui, suivons l'Agneau partout où il est; suivons-le dans les souffrances, suivons-le aussi dans sa résurrection; mais suivons-le surtout avec ardeur dans son ascension. Que notre vieil homme soit crucifié avec lui, afin que le corps du péché soit détruit, et, pour n'être pas plus longtemps esclaves du péché, mortifions nos membres qui sont sur la terre. Mais s'il est ressuscité d'entre les morts par la gloire de son l'ère, nous devons, comme Lui, marcher dans les voies d'une nouvelle vie, car s'il est mort, et s'il est ressuscité ce n'est que pour nous faire mourir au péché et vivre à la justice.

4. Mais comme cette nouvelle vie demande un séjour plus sûr que le premier, et comme la gloire de cette résurrection en réclame un plus élevé, suivons-le dans son ascension, c'est-à-dire, ne recherchons et ne goûtons plus que les choses du ciel où il est maintenant, non point celles de la terre. Vous me demandez de quel séjour je veux parler? L'Apôtre va vous le dire, écoutez-le : " Il s'agit de la Jérusalem d'en haut, de la Jérusalem libre qui est notre mère (Gal. IV, 26). " Voulez-vous savoir ce qu'on y voit? C'est un spectacle da paix. " Jérusalem, dit le Psalmiste, loue le Seigneur, Sion, loue ton Dieu, car c'est lui qui fait régner la paix sur tes frontières (Psal. CXLVII, 1 et 3). " O paix qui surpasse tout sentiment et toute pensée (Philipp. IV, 7) ! O paix qui est au dessus de toute paix ! O mesure qui excède toute mesure ! Mesure bien foulée, bien entassée, enfaîtée par-dessus les bords! Souffrez donc avec le Christ, ô âme chrétienne, ressuscitez avec lui, montez avec lui : c'est-à-dire : " Détournez – vous du mal et faites le bien, recherchez la paix, et poursuivez-la avec persévérance (Psal. XXXIII, 15). " Telles sont, en effet, les leçons que Paul donnait à ses disciples, comme nous le voyons dans les Actes des apôtres, sur la continence, la justice et l'espérance de la vie éternelle (Gal. VI, 23). C'est ainsi que la vérité même nous engage dans son Evangile à ceindre nos reins et à avoir nos lampes allumées (Luc. XII, 35), et à nous tenir comme des gens qui désormais n'attendent plus que le Seigneur.

5. D'ailleurs, si vous y avez fait attention, l'Apôtre nous parle d'une double ascension quand il nous engage à n'avoir plus de recherche et de goût que pour les choses de là haut, non pour celles d'ici-bas. Peut-être même peut-on croire que le Prophète avait aussi cette double ascension en vue quand il disait : " Recherchez la paix et poursuivez-la (Psal. XXXIII, 15); " peut-être rechercher la paix, puis la poursuivre quand on l'a trouvée n'est-ce point, en effet, autre chose que de rechercher ce pour quoi on doit avoir du goût, et d'avoir du goût pour cela une fois qu'on l'a trouvé, c'est-à-dire pour les choses du ciel, non pour celles de la terre. Tant que nos coeurs sont partagés, il se forme en eux bien des replis intérieurs qui empêchent qu'ils ne soient parfaitement un, voilà, pourquoi il faut que nous les élevions par fragments et par morceaux, s'il m'est permis de parler ainsi, afin de les réunir tous dans cette Jérusalem céleste dont toutes les parties sont dans une union parfaite entre elles (Psal. CXXI, 3), où ce n'est assez dire que de prétendre que chacun de nous ne sera plus divisé avec lui-même, mais où tous tant que nous sommes, nous ne ferons plus qu'un, non-seulement sans division au dedans de nos cœurs mais sans division même entre nous. Or, pour vous faire connaître ce que je regarde comme les membres principaux de notre cœur, je vous dirai que c'est l'intelligence et la volonté; or, ces deux parties de notre âme sont bien souvent en opposition l'une avec l'autre, quand l'une semble tendre à monter l'autre, aspire à descendre. Mais aussi quelle souffrance, quels tourments cruels pour l'âme de se sentir ainsi tiraillée en sens opposé, comme déchirée, et démembrée, si on peut parler ainsi! C'est ce que comprendra sans peine, par la comparaison des déchirements que chacun peut éprouver dans son corps, quiconque n'a pas fermé les yeux de l'esprit, par une insensibilité aussi pernicieuse que périlleuse, sur ce qui ce passe dans sa propre âme. En effet, supposez qu'an écarte les jambes d'un. homme, et qu'on lui maintienne les pieds éloignés l'un de l'autre par une pièce de bois trop longue, quelles douleurs atroces n'endurera-t-il point, tant que sa peau ne se sera point déchirée ?

6. Oui, mes frères, oui, voilà les tourments dans lesquels nous gémissons de voir plongés les malheureux qui vivent de corps parmi nous, dont peut-être même l'intelligence est éclairée des mêmes lumières que nous, mais dont la volonté est bien différemment disposée. Comme les autres, ils comprennent le bien qu'il faut faire, mais ils n'aiment pas comme eux le bien qu'ils ont compris. En est-il parmi nous, mes frères, qui puissent alléguer leur ignorance pour excuse, quand ils ne peuvent dire que la science du Ciel, que les livres saints ou l'instruction spirituelle ont fait défaut? Mais est-il une vérité, est-il quelque chose d'honnête, de juste, d'aimable, d'édifiant et de bonne odeur, est-il une vertu, une règle de morale, que vous n'appreniez point, qui ne leur soit communiquée, prêchée, et montrée non-seulement de vive voix, mais encore par la pratique des religieux parfaits, parmi lesquels ils se trouvent, dont le langage et la conduite est une leçon complète pour tous? Oui plaise à Dieu que tout cela touche le cœur comme il éclaire l'intelligence! Oui plaise à Dieu que notre âme ne soit plus en proie à cette contradiction remplie d'infiniment d'amertume, à cette division extrêmement pénible qui fait que, pendant que d'un côté nous sommes attirés en haut, de l'autre nous sommes sollicités en bas!

7. D'ailleurs, on peut remarquer dans presque toutes les congrégations religieuses des hommes comblés de consolations, dont le coeur déborde de joie, toujours gais et contents, pleins de ferveur, adonnées jour et nuit, à la méditation de la loi de Dieu, les yeux constamment élevés au ciel, scrupuleusement soumis à la voix de la conscience, et dévoués partisans de toute bonne oeuvre. Pour eux, la règle est aimable, le jeûne semble doux, les veilles courtes, le travail des mains plein de charme, et toutes les austérités de notre genre de vie un rafraîchissement pour leur âme. Mais on en voit d'autres aussi qui sont mous et lâches, qui plient sous le faix, et qui ont besoin qu'on use à leur égard du fouet et de l'aiguillon; leur joie est courte, leur tristesse est pleine d'abattement; chez eux la componction est rare et de courte durée, les pensées sont toutes charnelles, et la vie entière n'est que tiédeur : ils obéissent sans dévotion, ils parlent sans circonspection, ils prient avec un coeur distrait, et lisent sans édification. Il y en a, dis-je, nous les avons sous nos yeux, que la crainte même de l'enfer parvient à peine à retenir, que le respect Humain ne contient presque pas, qui ne trouvent ni frein dans la raison, ni barrière dans la discipline. Ne vous semble-t-il pas que la vie de ces religieux-là est bien voisine de l'enfer, car dans cette lutte de l'intelligence contre la volonté et de la volonté contre l'intelligence, il leur faut mettre la main à l'oeuvre des forts, eux qui ne savent point se nourrir du pain des forts? Ils partagent les tribulations de ces derniers sans avoir part à leurs consolations. O mes frères, qui que nous soyons, si nous nous trouvons dans un pareil état, levons-nous, je vous en prie, réparons les brèches de nos âmes, recueillons notre esprit, débarrassons-nous d'une si funeste tiédeur, sinon parce qu'elle est pleine de danger pour nous, du moins parce qu'elle n'excite ordinairement en Dieu que le vomissement, comme nous avons malheureusement lieu de le déplorer. D'ailleurs, elle est on ne peut plus pénible pour l'âme, elle est pleine de misère et de douleur, bien voisine de l'enfer, et peut, avec raison, être regardée comme l'ombre même de la mort.

8. Si nous recherchons les choses du ciel, appliquons-nous aussi à les aimer, à les goûter, car il me semble qu'on peut sans s'écarter du sens, entendre de l'intelligence et de la volonté le double conseil qui nous est donné de rechercher les choses d'en haut, et de nous appliquer à les goûter, et voir, comme je l'ai dit plus haut, dans ces deux facultés comme les deux membres principaux, les deux mains, si on veut, de notre âme, par lesquelles dans les efforts de la piété et dans les exercices spirituels, elle tend à s'élever vers Dieu. Si je ne me trompe, nous recherchons tous les choses du ciel par l'intelligence de la foi et par le jugement de la raison, mais peut-être ne les goûtons-nous point tous également, c'est comme si sous l'empire d'un violent préjugé de notre coeur nous n'étions affamés que des choses de la terre. De là vient cette différence si grande des esprits, cette disparité de goûts, cette opposition de conduite si profonde dont je parlais tout à l'heure. Mais d'où vient qu'il y en a qui sont comme inondés d'un torrent de grâces spirituelles, tandis qu'il s'en trouve d'autres qui en sont dans le plus profond dénûment? On ne peut pas dire que le distributeur de la grâce est parcimonieux ou qu'il s'en trouve à court, mais c'est que lorsque les vases vides font défaut pour la recevoir, l'huile de la grâce cesse à l'instant de couler. L'amour du monde se glisse partout; il observe toutes les entrées de mon âme avec ses consolations, disons mieux, avec ses désolations, il s'y précipite par les fenêtres, il s'empare de l'esprit, mais non point dans celui qui s'écriait : " Mon âme a refusé toute espèce de consolations; mais je me suis souvenu de Dieu, et j'ai trouvé ma joie dans ce souvenir (Psal. LXXVI, 3). " C'est que lorsque les consolations saintes trouvent une âme remplie par les désirs du siècle, elles s'en éloignent, car les consolations véritables ne sauraient se mêler avec les vaines, ni les éternelles avec les caduques, ni les spirituelles avec les charnelles, ni ce qui est si haut avec ce qui vient de si bas; il n'est pas possible de goûter en même temps les choses d'en haut et celles d'en bas.

9. O heureux, bien heureux les hommes que les livres saints nous représentent comme ayant été les figures de l'Ascension du Seigneur; heureux Enoch qui fut ravi, et heureux Elie qui fut enlevé dans les cieux (Eccli. XLIV, 16 et IV, Reg. II, 11). Heureux sont-ils sans contredit ceux qui seuls jusqu'à présent vivent pour Dieu, ne sont occupés qu'à le comprendre, à l'aimer, à jouir de sa présence. Ce ne sont point leurs corps qui se corrompent, qui appesantissent leurs âmes, ni leur habitation charnelle qui abat leur esprit par la multitude des préoccupations dont elle l'accable, maintenant qu'ils sont avec Dieu. Toute espèce d'empêchements a disparu, toute occasion de péché est enlevée, il n'y a plus de matière, plus rien qui puisse appesantir leur volonté et déprimer leur intelligence; car pour ce qui est du premier, l'Ecriture nous apprend qu'il a été enlevé au ciel, pour que la malice ne triomphât point en lui de la sagesse, et de peur que son intelligence ou son âme pût être trompée ou changée.

10. Mais nous, au sein de nos ténèbres, où pourrons-nous trouver la vérité, et, dans ce siècle pervers qui est tout entier sous l'empire de l'esprit malin (I Joan. V, 19), où pouvons-nous espérer rencontrer la charité? Pensez-vous qu'il y ait quelqu'un qui soit capable d'éclairer notre intelligence et d'embraser notre coeur ? Oui certainement, il en est un qui peut le faire, c'est le Christ; allons à lui pour qu'il fasse tomber le voile qui recouvre les yeux de notre coeur ; car c'est de Lui qu'il est écrit : " La lumière s'est levée pour ceux qui étaient à l'ombre de la mort ( Isa. IX 2). " En effet, Dieu voyant avec indignation les temps de notre antique ignorance, fit annoncer aux hommes qu'ils eussent tous et en tous lieux à faire pénitence, selon ce que saint Paul disait aux Athéniens (Act. XVII, 30). Rappelez-vous la vertu de Dieu et sa sagesse incarnée; son unique affaire pendant tout le temps qu'il a daigné se montrer sur la terre, converser parmi les hommes, était pour cette vertu ineffable, pour cette gloire et cette majesté, d'éclairer les yeux de nos coeurs, de semer la joie dans nos âmes par la prédication et par les miracles. En effet, " l'Esprit du Seigneur s'est reposé sur moi, dit-il, pour que j'allasse prêcher l'Évangile aux pauvres (Isa. LXI, 1 et Luc. IV, 18) ; " et en parlant aux apôtres, il leur disait aussi : " La lumière est encore avec vous pour un peu de temps; marchez donc pendant que vous avez la lumière, de peur que les ténèbres ne vous surprennent (Joan. XII, 35). " Or ce n'est pas seulement avant sa passion, c'est encore depuis sa résurrection qu'il leur parlait ainsi du royaume de Dieu, en multipliant les preuves qu'il était vivant, et en leur apparaissant pendant. quarante jours de suite (Act. I, 3). Le jour où nous lisons qu'il-leur ouvrait l'esprit pour leur faire comprendre les Écritures, il formait leur intelligence, bien plus, il purifiait leur coeur.

11. En effet, comment, charnels comme ils l'étaient, auraient-ils pu être touchés des choses spirituelles? Que dis-je, ils n'étaient même pas en état de supporter la vue de la lumière dans toute sa pureté, mais il fallut leur montrer la vertu de la chair, le soleil derrière un nuage, la lumière dans un vase de terre, le miel dans des rayons, le flambeau de cire dans une lanterne. Le Seigneur Christ était un esprit placé devant leurs yeux, mais enveloppé d'une ombre, au sein de laquelle ils devaient vivre parmi les nations. C'est en ce sens qu'il est dit aussi qu'il a couvert la Vierge de son ombre (Luc. I, 35), car autrement il eût été à craindre que les regards d'aigle de cette Vierge elle-même ne fussent éblouis à l'éclat trop vif de cette lumière, à son excessive vivacité, à la splendeur si parfaitement pure de la divinité. Mais le nuage léger dont il s'est revêtu n'est point demeuré sans action, la vertu de Dieu le fit également tourner à notre salut, il s'en servit pour s'attacher par le coeur, pendant sa vie mortelle, ses disciples qui étaient incapables de se porter à l'intelligence des choses de la foi, tant qu'il ne s'opérerait point un changement dans leurs sentiments, et qui n'auraient pu sans cela s'élever aux choses spirituelles. Mais en opérant des miracles sous leurs yeux, et en leur parlant un langage admirable, il commença par se les attacher par un amour tout humain, il est vrai, mais si fort, qu'il l'emportait sur tout autre sentiment. On peut dire de cet amour qu'il était comme le serpent de Moïse qui dévora tous les serpents des mages de l'Égypte (Exod. VII, 12). Aussi lui disent-ils : Seigneurs, " pour nous, vous voyez que nous avons tout quitté pour vous suivre (Matt. XIX, 27). " Heureux, assurément, les yeux qui virent le Seigneur de toute majesté dans son corps mortel, l'auteur de l'univers vivant au milieu des hommes et brillant de vertus, guérissant les malades, marchant sur les eaux de la mer, ressuscitant les morts, commandant aux démons, et donnant aux hommes une puissance égale à la sienne; doux et humble de coeur , bienveillant, affable, débordant de miséricorde, Agneau de Dieu enfin qui porta tous les péchés du monde, bien qu'il fût lui-même exempt de péché. Heureuses aussi les oreilles qui méritèrent d'entendre de la bouche même de la vertu incarnée les paroles de la vie éternelle, lorsque le Fils unique du Père, qui est dans le sein de son Père, dévoilait dans ses discours et faisait connaître aux hommes tout ce qu'il avait appris du Père. Heureux furent-ils alors qu'ils burent à la source infiniment pure de la Vérité même les eaux vives de la doctrine céleste qu'ils devaient plus tard verser à torrent ou plutôt exhaler, comme une douce liqueur, sur tous les peuples de la terre.

12. Aussi, mes frères, n'est-il pas étonnant que la tristesse ait inondé leur coeur quand il leur annonçait qu'il allait s'éloigner d'eux, et qu'il ajoutait : " Vous ne sauriez me suivre là où j'irai (Joan. VIII, 21). " Comment leurs entrailles ne se seraient-elles point émues et leur coeur troublé; comment leur esprit n'aurait-il point été interdit et leur visage consterné; comment auraient-ils pu entendre sans trembler l'annonce de ce départ; comment auraient-ils pu apprendre, avec une âme impassible, que celui pour qui ils avaient tout abandonné allait les abandonner eux-mêmes ? D'ailleurs, il n'avait pas concentré toute l'affection de ses disciples sur sa personne, pour qu'elle n'eût d'autre objet que son corps, il voulait qu'elle s'attachât à son esprit et qu'un jour ils pussent dire : " Si nous avons connu le Christ selon la chair, nous ne le connaissons plus maintenant de la sorte (II Cor. V, 16). " Aussi, entendez-le, cet aimable Maître, leur prodiguer ses douces consolations : " Je prierai mon Père pour vous, leur dit-il, et il vous donnera un autre consolateur, l'Esprit de vérité, qui demeurera éternellement avec vous (Joan. XIV, 16); " et encore: " Je vous dis la vérité : il vous est utile que je m'en aille; car si je ne m'en vais point, le Consolateur ne viendra point à vous (Joan. XVI, 7). " Quel profond mystère, mes frères! Pourquoi dit-il, " si je ne m'en vais point, le Paraclet ne viendra point à vous ? " La présence du Christ serait-elle donc si insupportable au Saint-Esprit? Ou bien lui répugnerait-il d'habiter sur la terre en même temps que la chair du Seigneur Jésus qui ne put être conçu sans son intervention d'en haut, ainsi que nous l'avons appris de l'ange qui fut envoyé à Marie? D'où vient donc qu'il dit : " Si je ne m'en vais point, le Paraclet ne viendra pas? " C'est que si vos yeux ne cessent de me contempler dans ma chair, votre âme, trop remplie, ne peut plus donner place à la plénitude de la grâce de l'Esprit, votre esprit ne peut le recevoir, votre coeur s'y refuse.

13. Que vous en semble, mes frères ? S'il en est ainsi, que dis-je ? puisqu'il en est ainsi, qui est-ce qui osera compter sur la venue du Paraclet, s'il est adonné tout entier à des charmes fantastiques, s'il ne songe qu'aux plaisirs de sa chair, d'une chair de péché, conçue dans le péché, habituée au péché, une chair, en un mot, où il ne se trouve absolument rien de bon? Quel est sur ce fumier où il se tient couché dans cette chair qu'il choie et qu'il aime, et dans laquelle il sème, quel est, dis-je, celui qui osera espérer de se voir visité parla grâce et les consolations d'en haut, de se voir inondé de ce torrent de volupté, de cette grâce de l'Esprit de force que les apôtres eux-mêmes, ainsi que l'atteste la Vérité en personne, n'ont pu recevoir tant qu'ils jouissaient de la vue de la chair du Verbe? C'est une grande erreur que de penser que cette douceur céleste, ce baume divin, ce baume de l'esprit peut se mêler à la cendre, au poison et aux charmes de la chair. Et toi, tu es aussi dans l'erreur, ô Thomas, et tu te flattes d'une trompeuse espérance, si tu comptes voir le Seigneur hors du collège des apôtres. La Vérité n'aime pas les recoins, ceux qui font bande à part ne lui plaisent point; elle se tient dans le milieu, c'est-à-dire dans la discipline et la vie commune; les goûts communs lui plaisent. Jusques à quand, ô malheureux homme, te plairas-tu dans les chemins détournés, jusques à quand rechercheras-tu avec tant de peine les consolations de la volonté propre, et les mendieras-tu ? Chasse la servante et son fils (Gen. XXI, 10), car le fils de la servante ne sera point héritier avec celui de la femme, libre. Il n'y a point de pacte possible, comme on dit, entre la vérité et la vanité, entre la lumière et les ténèbres, entre l'esprit et la choeur, entre le feu et la tiédeur.

14. Mais, me répondrez-vous, s'il tarde à venir, je ne saurais me trouver, en attendant, privé de toute consolation. Et moi je vous dis : S'il tarde à venir, attendez-le, car il viendra certainement, il ne sera même pas longtemps à arriver (Abat. II, 3). Les apôtres restèrent dix jours dans cette attente, en persévérant, d'un commun accord, dans la prière avec les saintes femmes et avec Marie, mère de Jésus (Act. I, 14). Apprenez de même vous aussi à prier, apprenez à chercher et à frapper, jusqu'à ce que vous trouviez, jusqu'à ce qu'on vous donne ou qu'on vous ouvre. Le Seigneur sait bien de quel limon il vous a pétri, or il est fidèle et ne souffrira certainement pas que vous soyez tenté au dessus de vos forces. Je suis même si sûr de lui que j'ai la confiance que si vous persévérez fidèlement, il n'attendra même pas le dixième jour pour venir à vous; il préviendra certainement, des bénédictions de sa gloire, votre âme désolée et priant, et fera, qu'ayant le bonheur et 1a sagesse de renoncer à vous consoler vous-même, vous goûtiez le charme de son souvenir, vous vous enivriez de l'abondance de la maison de Dieu et buviez à longs traits au torrent de ses voluptés. Voilà comment nous lisons que jadis Élisée a prié lorsqu'il déplorait la perte de la présence du prophète Élie, sa plus douce consolation, qui devait lui être enlevé (IV Reg. II, 9). Mais remarquez quelle prière il faisait, et quelle réponse il obtint: " Mon seigneur, lui disait-il, je vous prie de me laisser votre double esprit (Ibidem). " Il demandait le double esprit de son maître, afin d'être doublement consolé de son départ. Aussi Elie lui dit-il : Si vous pouvez me voir au moment où je serai enlevé, il vous sera fait selon ce que vous demandez (Ibidem). En effet, en le voyant partir il doubla son esprit, car, en s'élevant ainsi dans le ciel à ses yeux, il emporta en même temps tous ses désirs avec lui, il fit en sorte qu'Élisée commençât dès lors à goûter les choses du ciel, non plus celles de la terre. Oui, la vue d'Élie enlevé doubla son esprit, car l'attachement spirituel se trouva uni de la sorte dans Elisée à l'intelligence, lorsqu'il vit Élie disparaître dans le ciel, avec ce corps auquel il était particulièrement attaché.

15. Ainsi en fut-il pour les apôtres et même d'une manière plus évidente encore. Car à peine eurent-ils vu leur Jésus s'élever dans les cieux et fendre les airs si manifestement que personne n'avait besoin de lui demander où il allait, qu'ils apprirent par les yeux mêmes de la foi, si je puis parler ainsi, à élever des yeux suppliants vers le ciel, à y tendre des mains pures, et à demander les dons et les grâces qui leur avaient été promis, jusqu'au jour où il se fit tout à coup entendre dans les cieux un bruit semblable à celui d'un vent violent, le bruit du feu que le Seigneur Jésus envoyait à la terre avec le plus ardent désir de le voir y allumer un violent incendie. Ils avaient bien reçu le Saint-Esprit au moment où, soufflant sur eux, le Sauveur leur avait dit : " Recevez le Saint-Esprit (Joan. XX, 21) ; " mais ce n'était encore que l'Esprit de foi et d'intelligence qui devais éclairer leur raison, non pas l'Esprit de ferveur destiné à embraser leur âme, aussi avaient-ils besoin, comme Élisée, d'un double esprit. Le verbe de Dieu avait commencé par leur enseigner la discipline et la sagesse, et par remplir leur coeur d'intelligence : le feu divin, survenant après cela, et les trouvant comme des vases parfaitement purs, les remplit plus abondamment de ses dons, rendit leur amour complètement spirituel, alluma dans leur âme une charité forte comme la mort, si bien qu'à partir de ce moment, bien loin de tenir leurs portes closes par la crainte des Juifs, ils ne purent même tenir leurs bouches fermées. Mais nous, mes bien chers frères, pour nous préparer, dans la mesure de notre néant, à recevoir cette grâce, efforçons-nous de nous anéantir en toutes choses, et à vider notre coeur de toutes ces misérables affections, de ces consolations caduques; c'est surtout en ce moment, puisque la fête du Saint-Esprit approche, que nous devons persévérer dans la prière avec plus de ferveur et de confiance, afin de mériter d'être visités, consolés et fortifiés par cet Esprit de bonté, de douceur et de force qui rend fort ce qui est faible, qui aplani tout ce qui est raboteux, qui purifie les coeurs, qui ne fait qu'un seul et même Dieu avec le Père et le Fils, sans être le même que le Père ou le Fils, en sorte que la sainte Église catholique, que le Père a adoptée, dont le Fils a fait son épouse et que le Saint-Esprit a confirmée, proclame avec infiniment de vérité et de fidélité trois en un Dieu, et un en trois, qui n'ayant tous trois qu'une seule et même substance, n'ont également qu'une seule et même gloire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

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