www.JesusMarie.com

OEUVRES COMPLÈTES 
DE 
SAINT BERNARD

TRADUCTION PAR M. L'ABBÉ CHARPENTIER

VIVÈS, PARIS 1866





Source : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/
 
 






SERMONS DU TEMPS, DE SAINT BERNARD, ABBÉ DE CLAIRVAUX



 
 
 
 
 
 

Pentecôte









OEUVRES COMPLÈTES DE SAINT BERNARD *

SERMONS DU TEMPS, DE SAINT BERNARD, ABBÉ DE CLAIRVAUX *

Pentecôte *

PREMIER SERMON POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE. Comment le Saint-Esprit opère trois choses en nous. *

DEUXIÈME SERMON POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE. Des opérations de la Trinité en nous et de trois sortes de grâces du Saint-Esprit. *

TROISIEME SERMON POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE. De l’opération multiple du Saint-Esprit en nous. *

APRÈS LA PENTECÔTE *

SERMON POUR LE QUATRIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE (a). David et Goliath: les cinq pierres de David. *

PREMIER SERMON POUR LE SIXIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE. Sur le passage de l'Évangile où il est rapporté que le Seigneur avec sept pains a nourri une roule d'hommes qui le suivaient depuis trois jours. *

SECOND SERMON POUR LE SIXIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE. Sur les sept miséricordes. *

TROISIÈME SERMON POUR LE SIXIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE. Sur les fragments des sept miséricordes. *

NOVEMBRE *

PREMIER SERMON POUR LE PREMIER DIMANCHE DE NOVEMBRE. Sur ces paroles d'Isaïe : " Je vis le Seigneur assis sur un trône, etc. (Isa. VI, 1). " *

DEUXIÈME (a) SERMON POUR LE PREMIER DIMANCHE DE NOVEMBRE. Sur les paroles du prophète Isaïe. *

TROISIÈME SERMON POUR LE PREMIER DIMANCHE DE NOVEMBRE. Sur les paroles du Prophète Isaïe. *

QUATRIÈME SERMON POUR LE PREMIER DIMANCHE DE NOVEMBRE. Sur les paroles d'Isaïe. *

CINQUIÈME SERMON POUR LE PREMIER DIMANCHE DE NOVEMBRE. Sur les paroles du prophète Isaie. *


 
 
 
 
 
 
 
 

Pentecôte
 
 
 
 

PREMIER SERMON POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE. Comment le Saint-Esprit opère trois choses en nous.

1. Mais, bien chers frères, nous faisons aujourd'hui la fête du Saint-Esprit, elle mérite d'être célébrée avec toute sorte de sentiments de joie et de dévotion, car il n'est rien de plus doux en Dieu que son Saint-Esprit ; il est la bonté même de Dieu, il n'est autre que Dieu même. Si donc nous faisons la fête des saints, à combien plus forte raison devons-nous célébrer la fête de celui par qui tous les saints sont devenus saints? Si nous vénérons ceux qui ont été sanctifiés, à combien plus juste titre devons-nous honorer celui qui les a sanctifiés? Nous faisons doue aujourd'hui la fête de l'Esprit-Saint qui a apparu sous une forme visible, tout invisible qu'il soit, et aujourd'hui ce même Esprit-Saint nous révèle quelque chose de sa personne, comme le Père et le Fils s'étaient précédemment révélés à nous; car c'est dans la parfaite connaissance de la Trinité que se trouve la vie éternelle. Quant à présent nous ne la connaissons qu'en partie, et pour le reste qui nous échappe, que nous ne pouvons comprendre, nous le tenons par la foi. Pour ce qui est du Père, je le connais comme créateur de toutes choses, en entendant les créatures s'écrier toutes d'une voix : " C'est lui qui nous a faites, nous ne nous sommes point faites nous-mêmes (Psal. XCIX, 3), " et saint Paul, apôtre, dire : "Ce qu'il y a d'invisible en Dieu est devenu visible depuis la création du monde, par la connaissance que les créatures en donnent (Rom., I, 20). " Quant à son éternité et à son immutabilité, cela me dépasse trop pour que je puisse y rien comprendre, car il habite dans une lumière inaccessible. Pour ce qui est du Fils, j'en sais, par sa grâce, de grandes choses, je sais qu'il s'est incarné. Quant à sa génération éternelle, qui pourra la raconter (Isa. LIII, 8)? Qui peut comprendre que le Fils est égal au Père? En ce qui regarde le Saint-Esprit, si je ne connais point sa procession du Père et du Fils, car cette connaissance admirable est si loin de mon esprit, et si élevée que je ne pourrai jamais y atteindre (Psal. CXXXVIII, 8), du moins je sais quelque chose de lui, c'est l'inspiration. Il y a deux choses dans sa procession, c'est le lieu d'où il procède et celui où il procède. La procession du Père et du Fils se trouve, pour moi, enveloppée d'épaisses ténèbres, mais sa procession vers les hommes commence à devenir accessible à ma connaissance aujourd'hui, et elle est claire maintenant pour les fidèles.

2. Dans le principe, l'Esprit-Saint invisible manifestait sa venue par des signes visibles, il fallait qu'il en fût ainsi; mais aujourd'hui, plus les signes sont spirituels, plus ils conviennent à leur nature, plus ils semblent dignes de lui. Il vint donc alors sur les apôtres sous la forme de langues de feu, afin qu'ils parlassent dans la langue de tous les peuples des paroles de feu, et qu'ils annonçassent avec une langue de feu une loi de feu. Que personne ne se plaigne que l'Esprit ne se manifeste plus à nous ainsi maintenant, " car le Saint-Esprit se manifeste à chacun selon qu'il est besoin (I Cor. XII, 7). " Après tout, s'il faut le dire, c'est plutôt à nous qu'aux apôtres que s'est faite cette manifestation du Saint-Esprit : en effet, à quoi devaient leur servir ces langues des nations, sinon à convertir les nations? Le Saint-Esprit s'est manifesté à eux d'une autre manière qui leur était plus personnelle, et c'est de cette manière là qu'il se manifeste encore en nous à présent. En effet, il devint clair pour tous qu'ils avaient été revêtus de la vertu d'en haut, quand on les vit passer d'une si grande pusillanimité à une telle constance. Ils ne cherchent plus à fuir, ils ne songent plus à se cacher, dans la crainte des Juifs, bien loin de là, ils prêchent en public avec une constance plus grande que la crainte qui les poussait naguère à se cacher. On ne peut douter que le changement opéré en eux ne soit l'oeuvre du Très-Haut, quand on se rappelle les craintes du prince dès apôtres à la voix d'une servante, et qu'on voit aujourd'hui sa force sous les coups dont les princes des prêtres le font charger. " Les apôtres sortirent du conseil; dit l'Écriture, tout remplis de joie de ce qu'ils avaient été jugés dignes de souffrir des opprobres pour le nom de Jésus (Act. V, 41), " qu'ils avaient abandonné quand on le conduisait lui-même, devant le conseil, et laissé seul par leur fuite. Peut-on douter après cela, qu'ils aient été visités par l'Esprit de force qui seul a pu faire éclater une puissance invisible dans leur âme ? C'est de la même manière aussi que les choses que l'Esprit-Saint opère en nous rendent témoignage de sa présence en nous.

3. Comme il nous a été ordonné de nous détourner du mal et de faire du bien (I Petr. III, 11, et Psal. XXXIII, 145), voyez comment le Saint-Esprit vient au secours dé notre faiblesse pour nous faire accomplir ces deux commandements, car si les grâces sont différentes, l'Esprit qui les donne est le même. Ainsi, pour nous détourner du mal, il opère trois choses en nous, la componction, la supplication et la rémission. En effet, le commencement de notre retour à Dieu est dans le repentir qui n'est certainement point le fruit de notre esprit, mais de l'Esprit-Saint : c'est une vérité que la raison nous enseigne et que l'autorité confirme. En effet, quel homme, s'il s'approche du feu, transi de froid, hésitera à croire, quand il se sera réchauffé, que c'est du feu que lui vient la chaleur qu'il n'aurait pu se procurer ailleurs? Ainsi en est-il de celui .qui, transi de froid par le péché, s'il vient se réchauffer aux ardeurs du repentir, il ne peut douter qu'il a reçu un autre esprit que le sien, qui le gourmande et le juge? C'est d'ailleurs ce que nous apprend l'Évangile; car, en parlant du Saint-Esprit que les fidèles doivent recevoir, le Sauveur dit : " Il convaincra le monde de péché (Joan. XVI, 8). "

4. Mais à quoi bon le repentir de sa faute, si on ne prie point pour en obtenir le pardon? Or, il faut encore que ceci soit opéré par le Saint-Esprit, pour qu'il remplisse notre âme d'une douce confiance qui la porte à prier avec joie et sans hésiter. Voulez-vous que je vous montre que c'est là encore l'oeuvre du Saint-Esprit? D'abord, tant qu'il sera éloigné de vous, soyez sûr que vous ne trouverez rien qui ressemble à la prière au fond de votre coeur. D'ailleurs, n'est-ce pas en lui que nous nous écrions : Mon Père, mon Père (Rom. VIII, 16) ? N'est-ce pas lui encore qui prie pour nous avec des gémissements inénarrables (Ibidem, 26), et cela dans le fond même de notre coeur? Que ne fait-il point dans le coeur du Père? Mais, de même qu'au dedans de nous, il intercède pour nous, ainsi, dans le Père, il nous pardonne nos fautes de concert avec le Père; dans nos coeurs, il remplit auprès du Père le rôle de notre avocat, et dans le coeur du Père il se conduit divers nous comme notre Seigneur. Ainsi c'est lui qui nous donne la grâce de prier, et c'est lui qui nous accorde ce que 'nous demandons dans la prière, et, en même temps qu'il nous élève vers Dieu, par une pieuse confiance en lui, il incline bien plus encore le cœur de Dieu vers nous, par un effet de sa bonté et de sa miséricorde. Aussi, pour que vous ne doutiez point que c'est le Saint-Esprit qui opère la rémission des péchés, écoutez,ce qui fut dit un jour aux apôtres : "Recevez le Saint-Esprit, les péchés seront remis à ceux à qui vous les remettrez (Joan. XX, 22 et 23). " Voilà donc ce que fait le Saint-Esprit pour nous éloigner du péché.

5. Quant au bien, qu'est-ce que le Saint-Esprit opère en nous pour nous le faire faire ? Il nous avertit, il nous meut, il nous instruit. Il avertit notre mémoire, il instruit notre raison, il meut notre volonté; car toute l'âme est dans ces trois facultés. Pour ce qui est de la mémoire le Saint-Esprit lui suggère le souvenir du bien dans ses saintes pensées, et c'est par là qu'il secoue notre lâcheté et réveille notre torpeur. Aussi, toutes les fois, ô mon frère, que vous sentirez naître dans votre coeur le souvenir du bien, rendez gloire à Dieu, et hommage au Saint-Esprit, c'est sa voix qui retentit à vos oreilles, car il n'y a que lui qui parle de justice, et, comme dit l'Evangile : " Il vous fera ressouvenir de tout ce que je vous ai dit (Joann. XIV, 26). " Mais remarquez ce qui précède : " Il vous enseignera toutes choses (Ibid.). " Or, je vous ai dit qu'il instruit la raison. Il y en a beaucoup qui sont pressés de bien faire, mais ils ne savent ce qu'ils doivent faire, il leur faut, pour cela, encore une grâce du Saint-Esprit. Il faut qu'après nous avoir suggéré la pensée du bien, il nous apprenne à en venir aux actes, et

à ne pas laisser la grâce de Dieu stérile dans notre cœur. Mais quoi! n'est-il pas dit que " celui-là est plus coupable, qui sait ce qu'il faut faire et ne le fait point (Jacob. IV, 17) ? " Ce n'est donc point assez d'être averti et instruit du bien à faire, il faut encore que nous soyons mus, et portés à le faire par le Saint-Esprit qui aide notre faiblesse, et répand dans nos cœurs la charité qui n'est autre que la Bonne volonté.

6. Mais, lorsque le Saint-Esprit, survenant ainsi en vous, se sera mis en possession de votre âme tout entière, lui suggérera de bonnes pensées, l'instruira et l'excitera, en faisant entendre constamment sa voix dans nos âmes, et que nous entendrons ce que le Seigneur Dieu dira au dedans de nous en éclairant notre raison et enflammant notre volonté. Ne vous semble-t-il pas alors qu'il aura rempli, de langues de feu, la maison entière de notre âme? Car, comme je vous l'ai déjà dit, l'âme est toute dans ces trois facultés. Que ces langues de feu nous semblent distinctes les unes des autres, c'est un signe de la multiplicité des pensées de notre esprit, mais dans leur multiplicité même, la lumière de la vérité, et la chaleur de la charité, en fera comme un seul et même foyer. D'ailleurs, on peut dire que la maison de notre âme ne sera complètement remplie qu'à la fin, lorsqu'il sera versé dans notre sein une bonne mesure, une mesure foulée, pressée, enfaîtée par dessus les bords. Mais quand en sera-t-il ainsi? Seulement, lorsque les jours de la Pentecôte seront accomplis. Heureux ceux qui sont déjà entrés dans la quadragésime du repos, et qui ont commencé l'année jubilaire, je veux parler de ceux de nos frères à qui le Saint-Esprit a donné l'ordre de se reposer de leurs travaux, car c'est encore une de ses opérations. En effet, il y a deux époques que nous célébrons particulièrement, l'une est la Quadragésime, et l'autre la Quinquagésime; l'une précède la Passion et l'autre suit la Résurrection; la première est consacrée à la componction du coeur et aux larmes de la pénitence; la seconde à la dévotion de l'esprit, et au chant solennel de l'Alléluia. La sainte quarantaine est la figure de la vie présente, et les cinquante jours qui la suivent sont l'image du repos des saints qui succède à leur mort. Lorsque les jours de cette cinquantaine seront terminés, c'est-à-dire au jugement dernier, et à la résurrection, le jour de la Pentecôte sera venu, et la maison sera toute remplie de la plénitude du Saint-Esprit. Car, la terre entière sera pleine de sa majesté lorsque, non-seulement notre âme, mais aussi notre corps devenu spirituel ressuscitera, si toutefois, selon l'avis que l'Apôtre nous donne, nous avons eu soin de le semer enterre, lorsqu'il était encore tout animal (I Cor. XV, 44).
 
 
 
 
 
 

DEUXIÈME SERMON POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE. Des opérations de la Trinité en nous et de trois sortes de grâces du Saint-Esprit.

1. C'est. aujourd'hui, mes frères bien-aimés, que les cieux se sont fondus en eau à la face du Dieu d'Israël, et qu'une pluie volontaire est tombée sur l'héritage du Christ (Psal. LXVII, 10) ; car c'est aujourd'hui que l'Esprit-Saint qui procède du Père, est descendu sur les apôtres dans la plénitude de sa majesté, et leur a fait part des dons de sa grâce. Après les magnificences de la résurrection, après les splendeurs de l'ascension, après la gloire décernée à Jésus dans le séjour des cieux, il ne nous restait plus qu'à voir enfin la joie des justes, depuis si longtemps attendue, et les hommes du ciel remplis des dons des cieux. N'est-ce pas ce qu'avait prédit Isaïe longtemps d'avance, en termes d'un grand poids, et dans un ordre parfait, lorsqu'il disait : " Un jour viendra où le germe du Seigneur sera dans la magnificence et dans la gloire; où les fruits de la terre seront abondants, et ceux qui auront été sauvés en Israël seront dans la joie (Isa. IV, 2) ? " Ce germe du Seigneur n'est autre que Jésus-Christ, qui seul a été conçu tout à fait sans péché, car s'il est venu dans une chair semblable à celle du péché, cependant elle n'était point une chair de péché, et pour avoir été fils d'Adam selon la chair, il ne fut point son fils selon les privations; il ne fut pas un enfant de colère par la nature comme le reste des hommes qui sont tous conçus dans l'iniquité. Or, ce germe de la tige de Jessé qui se développe dans le sein fécond d'une vierge, fut dans toute sa magnificence le jour où il ressuscita d'entre les morts; car, c'est alors, Seigneur mon Dieu, que vous avez fait paraître votre grandeur d'une manière éclatante, que vous vous êtes environné de gloire et de majesté, et revêtu de lumière et d'éclat comme d'un manteau (Psal. CIII, 1 et 2). Mais ensuite, quelle ne fut point la gloire de votre ascension, lorsque vous retournâtes à votre Père, au milieu du cortège des anges et des âmes saintes, ce jour où, la palme du triomphe à la main, vous êtes entré dans les cieux, et où vous avez enfermé l'humanité que vous avez prise, dans l'identité même de la divinité ? Quel homme pourrait, je ne dis point expliquer par des paroles, mais seulement concevoir dans sa pensée, l'élévation de ce fruit mûri sur la terre, quand il alla se placer à la droite du Père, sur ce trône où il éblouit les yeux des natures célestes, lui que les anges n'osent contempler , et qu'ils craignent de toucher même du regard? O Seigneur Jésus, que ceux qui ont été sauvés en Israël, que vos apôtres dont vous avez fait choix avant la création du monde, soient inondés d'allégresse. Que votre esprit qui est bon, qui lave nos souillures et sème les vertus, vienne enfin dans un esprit de jugement et de ferveur.

2. Allons, mes frères, repassons dans notre esprit les opérations de la Trinité en nous et sur nous, depuis le commencement jusqu'à la fin du monde, et voyons avec quelle sollicitude, cette majesté divine, sur qui repose l'administration et le gouvernement des siècles, a pris soin de ne point nous perdre pour l'éternité. Elle avait tout créé dans la puissance, elle gouvernait tout dans la sagesse, et multipliait les preuves de l'une et de l'autre, c'est-à-dire de la puissance et de la sagesse, dans la création et dans la conservation de la machine ronde; quant à la bonté, cette bonté excessive qui était aussi en Dieu, elle y demeurait cachée dans le coeur du Père, mais elle devait, un jour, se répandre comme un trésor depuis longtemps grossi, sur la race des enfants d'Adam. Mais en attendant le jour propice pour cela, le Seigneur disait : " Je nourris des pensées de paix (Isa. XXIX, 11), " et songeait à nous envoyer celui qui est notre paix, celui qui a réuni en un, ce qui était divisé en deux, il méditait, dis-je, de donner enfin la paix par dessus la paix, la paix à ceux qui étaient loin de lui, et la paix à ceux qui en étaient proches. Le Verbe de Dieu était établi au plus haut des cieux, mais sa propre bonté l'engagea à descendre vers nous, sa miséricorde l'arracha de son trône, la vérité, comme il avait promis de venir, le contraignit à le faire, la pureté d'un sein virginal, le reçut sans détriment pour la virginité de sa mère, et sa puissance l'en fit sortir de même; l'obéissance fut son guide en toute occasion, et la patience, son armure ; sa charité le fit reconnaître à son langage et à ses miracles.

3. A présent, je trouve dans la pensée de mes maux et dans le souvenir des larmes de mon Dieu, une ample matière à réflexion sur les voies que je suis, et un motif de tourner mes pas vers ses commandements. En effet, ces liens sont ineffables, parce que, pour tout dire en un mot, le Dieu sage n'a rien trouvé de meilleur pour nous racheter dans toute sa sagesse. Mais nous étions environnés de maux sans nombre; car, comme dit le Juste : " Mes péchés ont dépassé le nombre des grains de sable de la mer, et vous, Seigneur, vous me pardonnerez ces péchés pour la gloire de votre nom, parce qu'ils sont nombreux (Psal. XXIV, 12). " Si le diable envoya un serpent, aux replis tortueux, verser, par le conduit de l'oreille, dans l'âme de la femme, un venin qui devait se répandre ensuite dans toute sa race, Dieu, de son côté, envoya aussi un ange, Gabriel, pour faire entrer également par le conduit de l'oreille, dans le sein d'une vierge, le Verbe du Père, et faire pénétrer l'antidote par la même voie que le poison avait suivie. Ah! nous avons vu sa gloire, et c'était bien la gloire qui convenait au Fils unique du Père, et ce que le Christ nous a apporté du cœur de son Père n'avait rien que de paternel; en sorte que le genre humain pouvait, dans sa crainte, soupçonner dans le Fils de Dieu rien qui ne fût doux et digne du coeur d'un Père. Nous n'étions qu'une plaie depuis la plante des pieds jusqu'au sommet de la tète, nous étions hors de la bonne voie dès le ventre de nos mères, nous étions damnés dam leur sein avant même d'y être nés, car nous sommes conçus du péché et conçus dans le péché.

4. Jésus-Christ est donc venu apporter un premier remède là même où nous sommes atteints par la première blessure; il descend substantiellement dans le sein d'une Vierge, et y est conçu par l'opération du Saint-Esprit, pour purifier ainsi notre propre conception, que l'esprit du mal avait infestée sinon faite; ne voulant pas que sa vie terrestre fût stérile, il purifie, pendant les neuf mois passés dans le sein de sa mère, notre antique blessure, en scrutant à fond, comme on dit, ce pays de purulence, afin d'y faire revenir une santé perpétuelle. Voilà comment il apparaît alors notre salut au milieu de la terre, c'est-à-dire dans le sein même de la Vierge Marie, qui est appelée le milieu de la ferre avec une admirable propriété de termes. En effet, Marie est comme le juste milieu, comme l'arche de Dieu, comme la cause de toutes choses, et l'affaire de tous les siècles, où se fixent les regards de ceux qui habitent dans le ciel, et de ceux qui sont dans les enfers, de ceux qui nous ont précédés, de nous qui venons après eux, et de ceux qui viendront après nous, des enfants de nos enfants, et des enfants qui descendront de nos petits-enfants. Ceux qui sont dans le ciel la contemplent pour être réparés, et ceux qui habitent dans les enfers fixent les yeux sur elle pour en être tirés ; ceux qui font précédée la considèrent pour être trouvés des prophètes fidèles; et ceux qui la suivent, pour être glorifiés. Voilà pourquoi toutes les nations vous proclament bienheureuse, ô Mère de Dieu, Maîtresse du inonde, Reine du ciel (Luc. I, 48); oui, dis-je, toutes les nations, car il y a des générations dans le ciel comme il en est sur la terre, selon ces paroles de l'Apôtre : a Le père des esprits, de qui découle touffe paternité dans le ciel et sur la terre (Eph. III, 15). " Ainsi désormais toutes les générations, ô Vierge, vous proclameront bienheureuse, parce que vous avez enfanté pour elles toutes, la vie et la gloire. N'est-ce point en vous que les anges trouvent à jamais la joie, les justes, la grâce, et les pécheurs, le pardon? C'est donc avec raison que toute créature a les yeux fixés sur vous, puisque ce n'est que par vous, en vous et, de vous que la main du Tout-Puissant a récréé ce qu'il avait créé une première fois.

5. Mais vous, Seigneur Jésus, me ferez-vous la grâce de me donner votre vie de même que vous m'avez donné votre conception? Car ce n'est pas assez que ma conception soit impulse, ma mort est perverse et ma vie pleine de péril; mais ma mort est suivie, d'une seconde mort plus grave que la première. Je te donnerai, me répond-il, non-seulement ma conception, mais ma vie aussi; et cela à tous les degrés des âges que tu pourras parcourir; je te donnerai donc, ô homme, mon bas-âge, mon enfance, mon adolescence, ma jeunesse, je te donnerai tout, je te donnerai même ma mort, ma résurrection, et mon ascension, je t'enverrai ensuite le Saint-Esprit, et cela je le feras afin due ma conception purifie la tienne, que ma, vie façonne ta vie, ove ma mort détruise ta mort, que ma résurrection prélude à la tienne, que mon ascension prépare ton ascension et que ton esprit vienne en aide à ta faiblesse. Ainsi, tu verras sans obscurité la voie où tu dois ,marcher, tu sauras avec quelle prudence on doit y marches, et' tu verras le séjour où tu dois tendre. Dans nia vie tu connaîtras ta voie, et, en me voyant frayer les sentiers de la pauvreté, et de l'obéissance, de l'humilité et de la patience, de la charité et de la miséricorde, sans jamais m'en écarter, tu pourras marcher sur mes pas, sans t’écarter ni à droite ni à gauche. Mais dans ma mort te donnerai ma justice, je briserai le joug de ta captivité, je débusquerai les ennemis qui assiègent tes voies et les occupent et les empêcherai de te nuire. Après cela je retournerai dans le séjour d'où je suis parti, et je rendrai la vue de ma personne à ces brebis qui étaient restées sur les montagnes et que j'avais quittées, non pas pour te ramener, toi, mais pour te rapporter sur mes épaules.

6. Mais, ô homme, pour que tu ne te plaignes point de mon absence et que ton coeur n'en soit point attristé, je t'enverrai l'Esprit paraclet, qui te donnera un gage de salut, la force de la vie, 1a lumière de la science: le gage du salut, c'est le témoignage que cet Esprit saint rendra à ton esprit que tu es fils de Dieu : ce sont les signes bien certains (a) de prédestination qu'il imprimera et montrera dans ton coeur.

a Saint Bernard appelle ces signes , " des signes bien certains, " dans le même sens qu'il disait dans son second sermon pour l'octave de Pâques, n. 3. " Si toute certitude sur ce point nous est absolument refusée. u on peut se reporter encore su premier sermon, pour la septuagésime, n. 1, où Saint Bernard s’exprime ainsi : " Il est certain que nous ne sommes point assurés de notre salut; mais l'espérance qui s'appuie sur la foi nous console et empêche une nous ne soyons torturés par l'inquiétude et le doute à ce sujet. Aussi nous a-t-il donné des signes si manifestes de salut, qu'il n'est pas permis de douter que ceux en qui ils se rencontrent ne soient du nombre des élus. Il a voulu, s'il leur refusait la certitude du salut, afin de les maintenir dans une sorte de sollicitude à ce sujet, leur donner au moins dans l'espérance, la grâce de la consolation. On peut consulter encore là-dessus, si on veut, les notes de Horstius.

Il répandra la joie dans ton coeur et il arrosera, sinon constamment, du moins bien souvent, ton âme de la féconde rosée du Ciel. Il te donnera aussi la force de la vie en sorte que ce qui est impossible à la nature, par sa grâce, non-seulement te deviendra possible, mais même te sera facile, et te fera marcher avec bonheur comme au sein de la richesse et de l'abondance, au milieu des travaux et des veilles, dans la faim et la soif et dans toutes les observances religieuses, qui sembleraient un plat de mort si elles n'étaient édulcorées par cette douce farine. Il te donnera enfin la lumière de la science qui te fera dire, quand tu auras tout fait comme il faut que ce soit fait, que tu es un serviteur inutile : cette lumière de science qui t'empêchera de t'attribuer le bien que tu pourras trouver en toi, attendu que tout bien vient de lui, de lui, dis-je, sans qui non seulement, ô homme, tu es incapable de commencer le moindre bien, mais de commencer quelque bien que ce soit, bien loin de pouvoir le mener à bonne fin, Voilà donc, comment cet esprit t'instruira en ces trois choses, de toutes choses ; oui, de tout ce qui a rapport à ton salut, car c'est en ces trois choses que se trouve la perfection pleine et entière.

7. C'est précisément ce qui faisait dire à un prophète, sous l'inspiration du même esprit: " semez pour vous dans la justice, " voilà pour le gage du salut : " moissonnez l'espérance de la vie, " ces mots rappellent la force de la vie; et "Allumez-vous la lumière de la science " paroles qui n'ont besoin d'aucun commentaire; et si ce même esprit a apparu sur les apôtres en langue de feu, c'est pour rappeler qu'il éclaire en même temps qu'il échauffe; aussi ceux qu'il remplit de sa présence les remplit-il en même temps de ferveur, et leur fait-il connaître en vérité qu'il n'y a que la miséricorde toute seule qui les a prévenus et qui les conduit. Le serviteur de Dieu qui disait " la miséricorde de mon Dieu me préviendra (Psal. LVIII, 11), " ou bien, " votre miséricorde, Seigneur, est devant mes yeux (Psal. XXV, 3), " ou bien encore, " votre miséricorde me suivra tous les jours de ma vie (Psal. XXII, 6), " et ailleurs, " le Seigneur m'environne de la miséricorde (Psal. CII, 4), " et enfin, " mon Dieu et ma miséricorde (Psal. LVIII, 11), " était bien rempli des preuves de cette miséricorde. Avec quelle douceur, Seigneur Jésus, n'avez-vous point vécu parmi les hommes! avec quelle abondance et quelle largesse ne leur avez-vous point fait du bien! quelle force n'avez-vous point montrée au milieu des traitements indignes et cruels que vous avez essuyés pour les hommes! On peut bien dire qu'il eût été plus facile d'aspirer le miel de la pierre et l'huile des rochers les plus durs, tant vous fûtes vous-mêmes dur et insensible aux paroles, plus dur encore aux coups, extrêmement dur enfin au supplice de la croix, car, au milieu de toutes ces épreuves on vous vit muet comme l'agneau qui se tait, et n'ouvre même point la bouche entre les mains de celui qui lui ravit sa toison. Vous voyez avec quelle vérité s'exprimait celui qui disait : " le Seigneur prend soin de moi (Psal. XXXIX, 23). " Dieu le Père pour racheter un esclave n'épargne pas même son Fils, et le Fils va de lui-même au devant des épreuves; le Père et ce Fils envoient ensuite le Saint-Esprit, et le Saint-Esprit enfin prie pour nous avec des gémissements inénarrables.

8. O enfants d'Adam, ô hommes de pierre et de bronze, que tant de bonté, une telle flamme, un amour si brûlant, un coeur si ardent qui a échangé de si riches vêtements contre des hardes si viles, ne peuvent attendrir! cet amant de nos âmes ne nous a point rachetés au prix de choses corruptibles, à prix d'or ou d'argent, mais au prix de son précieux sang dont il a versé la dernière goutte pour nous, car Veau et le sang ont coulé à flots des cinq plaies du corps de Jésus. Qu'aurait-il dû faire de plus qu'il n'ait pas fait? il a rendu la vue aux aveugles, il a ramené dans la droite voie ceux qui s'étaient égarés; il a réconcilié les pécheurs avec Dieu, il a justifié les impies, il a passé trente-trois ans sur la terre, il vécut au milieu des hommes et mourut pour les hommes, lui qui n'eut qu'un mot à dire, et toutes les vertus angéliques, les séraphins et les chérubins, ont été créés, lui enfin qui peut tout ce qu'il veut. Que te demande donc, ô homme, celui qui t'a recherché avec une pareille sollicitude? rien autre chose que de te voir pressé du désir de monter avec ton Dieu. Or ce désir, il n'y a que le Saint-Esprit qui le fasse naître, lui qui scrute le fond de nos coeurs, qui discerne les parties de notre âme et les intentions de notre esprit, lui qui ne souffre point la présence du plus petit brin de paille dans la demeure de notre coeur, lorsqu'il s'y est établi, sans le consumer aussitôt aux ardeurs de son seul regard, cet esprit, dis-je, plein de douceur et de suavité, qui plie notre volonté, ou plutôt la redresse et la conforme à la sienne, afin que nous puissions comprendre exactement quelle elle est, l'aimer avec ferveur, et l'accomplir avec efficacité.

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON SUR LE DEUXIÈME SERMON POUR LA PENTECÔTE, n.6.
275. " Ce sont des signés bien certains de prédestination. Ces paroles ont quelque rapport avec les dogmes condamnés des sectaires de ce siècle (le siècle de Horstius), qui enseignent que chacun doit tenir pour certain qu'il est prédestiné, et du nombre de ceux qui seront sauvés, et le croire de cette certitude qu'on ne peut se tromper; mais gardez-vous bien de penser qu'elles favorisent ce sens impie. En effet, ce que saint Bernard appelle des signes bien certains de prédestination, ne sont pas à ses yeux des signes qui ne peuvent jamais être faux, mais qui, dans l'ordre des conjectures et des probabilités, approchent le plus de la certitude. Ils sont d'autant plus surs et certains qu'on fait plus de progrès dans la vie chrétienne. (Note de Horstius.)
 
 
 
 
 
 

TROISIEME SERMON POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE. De l’opération multiple du Saint-Esprit en nous.

1. L'Esprit-Saint, dont nous faisons aujourd'hui la fête, d'une manière toute particulière, plût au ciel que ce fût aussi avec une dévotion toute particulière, m'est témoin du bonheur avec lequel je vous ferais part de toutes les inspirations de la grâce d'en haut, si j'en recevais quelques unes, oui, il le sait, dis-je, cet Esprit qui vous a réunis, non-seulement dans une même cité, mais dans une même demeure, afin d'y descendre sur vous, et de se reposer sur vous, mes frères bien-aimés, qui avez le coeur humble, et écoutez ses paroles avec tremblement. C'est le même esprit qui a couvert la vierge Marie de son ombre, et fortifié les apôtres d'un côté, pour tempérer l'effet de l'arrivée de la divinité dans le sein de cette vierge, et de l'autre pour revêtir les apôtres de la vertu d'en haut, je veux dire de la plus ardente charité. C'est, en effet, la cuirasse dont se recouvrit le collège apostolique tout entier, comme un géant, qui se prépare à se venger des nations, et à châtier les peuples, à lier leurs rois en chargeant leurs pieds de chaînes, et les grands d'entre eux, en leur mettant les fers aux mains (Psal., CXLIX, 7 et 8), car ils étaient envoyés vers la maison du fort armé, pour le garrotter et s'emparer de tous ses meubles, il leur fallait donc une force plus grande que la sienne. Quelle mission n'aurait-ce point été pour leur faiblesse, de triompher de la mort, et de ne point laisser les portes de l'enfer prévaloir contre eux, s'ils n'avaient eu, vivante au fond de leur coeur, pour triompher par elle, une charité aussi forte que la mort même, un zèle aussi inflexible que l'enfer (Cant. VIII, 6) ? Or, c'est de ce zèle qu'ils faisaient preuve, quand on les prit pour des hommes ivres (Act. II, 13). Ils l'étaient, en effet, mais non du vin que pensaient ceux qui ne croyaient pas à leur parole. Oui,, dis je, ils étaient ivres, mais d'un vin nouveau, dont de vieilles outres étaient indignes, et que, d'ailleurs, elles n'auraient pu contenir. Ce vin, c'était celui que la vraie vigne avait laissé couler du haut du ciel, un vin capable de réjouir le mur de l'homme, non point de troubler son esprit; un vin qui fait germer les vierges, et ne force point les sages à apostasier le sagesse. C'était un vin nouveau pour les habitants de la terre, car, pour ceux du ciel, il se trouvait jadis en extrême abondance, non dans des outres de peaux, ou dans des vases de terre, mais dans des celliers à vin, dans des outres spirituelles. Il coulait à flot, dans les rues et les places de la sainte cité, où il répandait la joie du coeur, non la luxure de la chair, car les habitants de la terre et les enfants des hommes n'avaient point de vin de cette nature.

2. Ainsi, il avait au ciel un vin particulier que la terre ignorait mais la terre avait aussi un produit qui lui était propre, c'est la chair du Christ, dont elle était fière, et dont les cieux ambitionnaient la vue. Qui donc empêche qu'il ne se fasse un fidèle commerce entre le ciel et la terre, entre les auges et les apôtres, un échange de la chair du Christ entre les uns et les autres, en sorte que la terre possède l'Esprit-Saint, et le ciel, la chair du Christ , et que l'un et l'autre soient à jamais possédés en commun par la terre et par les cieux en même temps ? Jésus avait dit : " Si je ne m'en vais, le Paraclet ne viendra point à vous (Joann. XVI, 7.) " C'était dire : Si vous ne cédez l'objet de votre amour, vous n'aurez point celui de vos désirs; il vous est donc avantageux que je m'en aille et que je vous transporte de la terre au ciel, de la chair à l'esprit, car le Père est esprit, le Fils est esprit, et l'Esprit-Saint est esprit aussi. Enfin le Christ est un esprit devant .ans yeux. Or, le Père étant esprit cherche des adorateurs qui l'adorent en esprit et en vérité. Quant au Saint-Esprit, il semble avoir reçu le nom d'esprit par excellence, parce qu'il procède du. Père et du fils, et se trouve être le lien le plus ferme et le plus indissoluble de la Trinité, et celui de saint également en propre, parce qu'il est un don du Père et du Fils et qu'il sanctifie toute créature. Mais le Père n'en est pas moins aussi esprit et saint ; de même que le Fils est également saint et esprit, le Fils, dis-je, " de qui, en qui et par qui toutes choses sont (Rom. XI, 36), " selon le mot de l'Apôtre.

3. Il y a trois choses dans l'oeuvre de ce monde qui doivent attirer nos pensées : qu'est ce que le monde, comment existe-t-il, et pourquoi a-t-il été fait? Dans la création des êtres éclate, d'une manière admirable, la puissance qui a créé tant et de si grandes choses, en si grand nombre et avec tant de magnificence. Dans la manière dont elles ont été faites, se montre une sagesse unique qui a placé les uns en haut, les autres en bas et d'autres encore au milieu. Si nous réfléchissons sur la fin pour lesquelles toutes ces choses ont été faites, nous trouvons, en elles toutes, la preuve d'une si utile bonté et d'une si bonne utilité, qu'il y a en elles de quoi accabler sous la multitude et la grandeur des bienfaits dont elles sont pleines pour nous, les plus ingrats des hommes. Dieu a donc montré sa puissance infinie, en faisant tout de rien, d'une sagesse égale, en ne faisant rien que de beau, et d'une bonté pareille à sa sagesse et à sa puissance, en ne créant rien que d'utile. Mais noua savons qu'il y eut, dès le commencement, et nous voyons tous les jours qu'il y en a beaucoup parmi les enfants des hommes, que les biens de l'ordre mystérieux et sensible de la nature tiennent courbés sous les jouissances sensuelles, bien des hommes, dis-je, qui se sont donnés tout entiers aux choses créées sans se demander jamais ni comment, ni pourquoi elles ont été créées. Comment les appellerons-nous, sinon hommes charnels ? Il y en a bien quelques-uns, je pense, et l'histoire nous apprend qu'il en a existé plusieurs dans ces dispositions-là, dont le goût unique et la suprême occupation sont de rechercher ce que Dieu a fait, et comment il l'a fait, d'une manière si exclusive, que non-seulement, pour la plupart, ils ont négligé de s'enquérir de l'utilité des choses, mais sont allés même jusqu'à les mépriser avec magnanimité, et à se contenter d'une nourriture à peine suffisante et vile. Ces gens-là se sont donné à eux-mêmes le titre de philosophes ; quant à moi, pour les appeler par leur véritable nom, je dirai que ce sont des hommes curieux et vains.

4. A ces deux espèces d'hommes en ont succédé de beaucoup plus sages qui, comptant pour peu de chose de savoir ce que Dieu a fait et comment il l'a fait, ont appliqué toute la sagacité de leur esprit à découvrir pour quelle fin il l'a fait, aussi ne leur a-t-il point échappé que tout ce que Dieu a fait, il l'a fait pour lui et pour les siens; non pas toutefois de la même manière pour lui que pour les siens. Quand nous disons qu'il a fait tout pour lui (Prov.), notre pensée se reporte à celui qui est l'origine et la source même des choses; et quand nous disons il a fart " tout pour les siens, " nous avons en vue les conséquences de ce qu il a fait. Il a donc fait toute chose pour lui, par nue bonté gratuite, et il a fait toutes choses pour ses élus, c'est-à-dire en vue de leur utilité, en sorte que dans le premier cas, nous avons la cause efficiente des êtres, et dans le second nous en trouvons la cause finale. Les Hommes spirituels sont donc ceux qui usent de ce monde comme s'ils n'en usaient pas, et qui cherchent Dieu dans la simplicité de leur âme, sans se mettre beaucoup en peine de savoir de quelle manière tourne la machine du monde. Ainsi les premiers sont pleins de volupté, les seconds de vanité et les troisièmes de vérité.

5. Je suis heureux, mes frères, que vous apparteniez à l'école de ces derniers, c'est-à-dire à l'école du Saint-Esprit, où vous apprendrez la bonté, la discipline et la science et où vous pourriez vous écrier : J'ai eu plus d'intelligence que tous ceux qui m'instruisaient (Psal. CXVIII, 99). Pourquoi cela? Est-ce parce que je me suis paré de vêtements de pourpre et de lin, parce que je me suis assis à des tables mieux servies que le reste des hommes? Est-ce parce que j'ai compris quelque chose aux arguties de Platon, aux artifices d'Aristote, ou parce que je me suis donné bien du mal pour les comprendre? Non, non, mais parce que " j'ai recherché vos commandements, ô mon Dieu (Ibid. 100). " Heureux celui qui repose sur ce lit nuptial du Saint-Esprit, pour comprendre ces trois sortes d'esprits dont le même serviteur de Dieu, dans son intelligence qui dépassait celle des vieillards, disait dans ses chants : " Seigneur ne me rejetez point de devant votre face, et ne retirez pas votre Saint-Esprit de moi : créez en moi, ô mon Dieu, un coeur pur, et rétablissez de nouveau un esprit droit au fond de mes entrailles ; rendez-moi la joie de votre salutaire assistance et affermissez-moi par la grâce de votre esprit principal (Psal. L, 11, 12 et 13.) " Par les mots esprit saint, il faut comprendre le Saint-Esprit lui-même. Le Prophète demande donc de ne pas être rejeté de sa face comme un être immonde, parce que cet esprit a horreur de ce qui est souillé et ne saurait habiter dans un corps sujet au péché. Celui qui par sa nature repousse le péché, ne peut pas ne point haïr tout ce lui est péché, et certainement on ne rencontrera jamais ensemble tant de pureté et tant d'impureté- sous le même toit. Aussi après avoir reçu le Saint-Esprit, par la justification sans laquelle nul ne saurait voir Dieu, on peut oser se présenter devant sa face comme étant net et pur de toute souillure, attendu qu'on se retient de toute espèce de maux quand on soumet toutes ses actions sinon toutes ses pensées au frein.

6. Comme toute pensée mauvaise et immonde nous éloigne de Dieu, nous demandons donc à Dieu de créer un coeur pur en nous, ce qui ne peut manquer d'arriver dès qu'un esprit droit s'est renouvelé dans nos entrailles. Quant à ce qui est de cet esprit droit dont parle le Prophète, il me semble qu'on peut parfaitement l'entendre de la personne du Fils, car c'est lui qui nous a dépouillés du vieil homme et revêtus de l'homme nouveau, lui aussi qui nous a renouvelés dans le fond même de notre âme (Eph. IV, 13), et comme dans le plus intime de nos entrailles, pour que nous n'ayons que des pensées droites et que nous marchions dans la nouveauté de l'esprit, non dans la vieillesse de la lettre (Rom. VII, 6). Car il nous a apporté du ciel la forme de la droiture qu'il a laissée sur la terre, mettant et mêlant ensemble la douceur à la droiture en toutes ses oeuvres, ainsi que le même prophète l'avait prédit en disant : " Le Seigneur est plein de douceur et de droiture, et c'est pour cela qu'il donnera sa loi à ceux qui pèchent dans leur voie (Psal. XXIV, 8). " Ainsi donc lorsque notre corps est châtié par la sainteté des oeuvres, et notre coeur purifié ou plutôt renouvelé par la rectitude des pensées, alors il nous rendra la joie du salut, en sorte que nous marchions à la lumière de sa face et que nous nous réjouissions tout le jour en son nom.

7. Alors que reste-t-il à faire, sinon à nous confirmer par l'esprit principal, c'est-à-dire par le Père? car c'est ce que nous devons entendre par ces mots, l'esprit principal. Non pas qu'il l'ait plus grand que le Fils et le Saint-Esprit, mais parce que seul il ne vient d'aucune autre personne, le Fils, au contraire, vient de lui, et le Saint-Esprit vient du Père et du Fils. Or, en quoi nous confirme-t-il, sinon dans la charité? Quel autre don est, en effet, plus digne de lui, plus véritablement paternel? " Qui donc, s'écrie l'Apôtre, nous séparera de l'amour de Jésus-Christ? Sera-ce l'affliction ou les épreuves, sera-ce la faim ou la nudité, les périls, la persécution ou la crainte de l'épée (Rom. VIII, 35) ? " Soyez certains, mes frères, que ni la mort, ni la vie, ni aucune des choses que l'Apôtre énumère avec autant d'entrain que d'audace, ne saurait nous séparer de la charité de Dieu qui est en Jésus-Christ. Est-ce que cela ne montre pas en tout point la force de cette proposition? Si vous savez conserver le vase fragile de votre chair en toute sainteté et en tout honneur, exempt de tous les mouvements de la concupiscence (I Thess. IV, 4), vous avez reçu le Saint-Esprit. Etes-vous dans l'intention de faire aux autres ce que vous voudriez qu'on vous fit, et de ne point leur faire ce que vous ne voudriez pas qu'ils vous fissent, vous avez reçu un esprit de droiture en ce qui concerne votre conduite envers le prochain. Car cette droiture est commandée en même temps par la loi naturelle, et par la loi révélée dans les Saintes Ecritures. Si vous persévérez fermement dans ces deux sortes de bien et dans tout ce qui s'y rattache, vous avez reçu l'esprit principal, celui seul que Dieu approuve. D'ailleurs, celui qui est l'être par excellence ne saurait avoir pour agréable, ce qui tantôt est, et tantôt n'est plus, et l'éternel ne peut se complaire dans tout ce qui est caduc. Si donc vous avez à coeur que Dieu établisse en vous sa demeure, n'ayez qu'une pensée, celle d'avoir pour vous un esprit, saint, pour le prochain un esprit droit, et pour celui qui est le prince et le vrai père des esprits, un esprit principal.

8. On peut bien dire en vérité que c'est un esprit multiple que celui qui se communique aux enfants des hommes de tant de manières différentes, qu'il n'est personne qui puisse se soustraire à sa chaleur bienfaisante. En effet, il se communique à nous pour l'usage, pour les miracles et pour le salut, pour l'aide, pour la consolation et pour la ferveur. Il se communique d'abord pour l'usage, en donnant aux bons et aux méchants, aux dignes et aux indignes, avec une grande abondance tous les bien communs de la vie, tellement que sur ce point il ne semble faire aucune distinction entre les uns et les autres, aussi faut-il être bien ingrat pour ne pas reconnaître dans ces biens les dons du Saint-Esprit. Pour le miracle, dans les merveilles, dans les prodiges et dans les différentes vertus qu'il opère par la main de qui il lui plaît. C'est lui qui a renouvelé les miracles des anciens temps, afin de nous faire croire aux merveilles des temps passés, par la vue de celles qui se produisent de nos jours. Mais comme le pouvoir des miracles est accordé quelquefois à certains hommes, sans qu'ils s'en servent pour leur propre salut, le Saint-Esprit se communique en troisième lieu à nous, pour le salut, lorsque nous nous convertissons au Seigneur notre Dieu de tout notre coeur. Il nous est donné pour l'aide, lorsqu'il vient au secours dé notre faiblesse dans toutes nos luttes; mais lorsqu'il rend témoignage à notre esprit, que nous sommes enfants de Dieu, il vient à nous pour la consolation; il se donne enfin pour la ferveur, lorsque dirigeant son souffle puissant dans le coeur des saints, il y allume le violent incendie de l'amour qui fait que nous nous glorifions non-seulement dans l'espérance des enfants de Dieu, mais même dans nos tribulations, recevant les avanies comme un honneur, les affronts comme une joie, les humiliations enfin comme une élévation. Nous avons tous reçu le Saint-Esprit pour le salut, si je ne me trompe, mais je ne pense pas qu'on puisse dire de même que nous l'avons tous reçu pour la ferveur. En effet, il y en a bien peu qui soient remplis de ce dernier esprit-là, et bien peu qui cherchent à l'avoir. Satisfaits dans les entraves où nous nous trouvons, nous ne faisons rien pour respirer en liberté, rien même pour aspirer à cette liberté. Prions donc, mes frères, que les jours de la Pentecôte, ces jours de détente et de joie, ces vrais jours de Jubilé s'accomplissent en nous. Puisse le Saint-Esprit nous retrouver toujours tous ensemble, unis de corps, unis également de coeur, et rassemblés dans le même lieu, en vertu de notre promesse de stabilité, à la louange et à la gloire de l'Epoux de l'Église, Notre-Seigneur Jésus-Christ qui est élevé par dessus tout, étant Dieu, et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 
 
 

APRÈS LA PENTECÔTE
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON POUR LE QUATRIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE (a). David et Goliath: les cinq pierres de David.

1. Nous avons entendu, mes frères, dans le récit du livre des Rois, comment Goliath, un homme d'une haute stature, à qui sa force extraordinaire et sa taille gigantesque inspiraient des sentiments de présomption, élevait la voix contre les phalanges d'Israël et en provoquait

a. Ce sermon, dans plusieurs manuscrits, se trouve placé après les dix-neuf sermons de Nicolas de Clairvaux, dédiés à Henri comte de Tropes. Mais il est attribué à saint Bernard dans un bon nombre d'autres manuscrits d'une certaine valeur, de même que daos les Fleurs, de Guillaume, moine de Tournai, recueillies dans les œuvres de Saint Bernard, il y a déjà plus de quatre siècles (c'est Mabillon qui parle), comme nous avons eu déjà l'occasion de le dire dans la préface de ce tome troisième.

Les guerriers à un combat singulier: Nous avons entendu aussi comment un jeune homme, suscité de Dieu, répondit; avec l'indignation dans le coeur, aux sarcasmes dont cet infidèle, cet incirconcis accablait le camp d'Israël, les troupes du Dieu, suprême, puis nous l’avons vu s'avancer, malgré sots extrême jeunesse, armé seulement de sa fronde et d'une pierre, contre un ennemi d'une taille monstrueuse, qui se présentait couvert d'une cuirasse, le casque en tête, l'épée à la main et muni de toutes ses armes de guerre. Si nos entrailles sont susceptibles de quelque émotion, noms n'avons pu le voir engager le combat sans trembler, ni revenir vainqueur sans tressaillir de bonheur. Nous avons applaudi à la magnanimité de ce tout jeune homme, en voyant le zèle de la maison de Dieu, qui dévorait son âme, et comment il ne séparait point sa cause de celle de Dieu, dans les injures que les ennemis de son nom lui adressaient; on aurait dit que c'était pour lui une injure personnelle, et qu'il assistait, la douleur dans l'âme, à la ruine de Joseph. Tant de confiance dans un adolescent nous a surpris, quand Israël tout entier était loin d'en montrer une pareille. Mais la vue de la victoire que le ciel lui accorda, car il ne la dut manifestement qu'à la puissance de Dieu, nous a remplis d'autant de joie que nous voyions avec inquiétude cet enfant s'avancer avec les seules armes de la foi, contre un géant plein de confiance dans ses propres forces.

2. Mais si nous n'avons pas oublié que, au dire de l'Apôtre (Rom. VII, 14), la loi est spirituelle et n'a pas été écrite seulement pour nous charmer par le récit des choses extérieures, mais aussi pour captiver notre âme par le goût des sens cachés dans l'Écriture et la nourrir comme de moëlle du plus pur froment, nous devons rechercher ce que représente ce Goliath qui ose seul, dans un esprit de vanité et d'orgueil charnel, s'élever contre le peuple de Dieu, déjà en possession de la terre promise et vainqueur de tant d'autres ennemis. le cirais qu'on peut voir dans cet homme orgueilleux le type même de l'orgueil; car l'orgueil est le plus grand péché qui s'attaque au peuple de Dieu, le seul qui s'élève en particulier contre ceux qui semblent avoir triomphé de tous les autres péchés. Aussi, voyez-le les provoquer seulement à un combat singulier, attendu que tous les autres sont terrassés ;de même; le reste des Philistins appréhendaient d'en venir aux mains contre Israël, et ne le faisaient que parce qu'ils avaient mis toute leur confiance dans l'un des leurs, dans Goliath, à cause de sa taille gigantesque. Pourquoi, en effet, l'orgueil irait-il s'attaquer à des âmes déjà subjuguées ou par l’envie, ou par la tiédeur qui n'est propre qu'à porter Dieu à les rejeter avec dégoût, ou par la paresse enfin qui mérite d'être lapidée avec de la fiente de boeuf (Eccl. XXII, 4)? Oui, je vous le demande, qu'est-ce que l'orgueil, qu'est-ce que l'arrogance du regard viendrait faire dans un homme tellement dominé par les antres vices qu'il pût penser que tout le monde sent combien il a de choses à se reprocher au fond de la conscience? Enfin, je vous le demande encore, en est-il un autre que celui quia déjà mis, d'une main, tous les autres ennemis sous le joug, qui puisse se présenter pour combattre avec feu et courage l'orgueil, le plus redoutable des vites? Oui, il n'y a, dans ce cas, qu'un David à la main puissante qui puisse se présenter pour engager une lutte vigoureuse contre un tel ennemi et le terrasser; il n'y a, dis-je, que celui qui a vaincu les ours et les lions qui puisse s'avancer contre un Goliath.

3. Je veux bien qu'il essaie de se servir des armes de Saül, qu'il voie si la sagesse du monde, si les traditions de la philosophie, si même le sens apparent des Saintes Lettres, ce sens dont l'Apôtre a dit : la lettre tue (II Cor. III, 6), peuvent , lui servir; oui, j'y consens, qu'il voie si, avec ces armes, il peut saisir l'humilité ; il sentira bientôt que tout ce bagage l'accable encore plus qu il ne lui sert, il rejettera bien loin de lui des armes qui l'embarrassent, et ne mettra toute sa confiance qu'eu Dieu; désespérant de sortir vainqueur de la lutte par ses propres ressources, il ne prendra que sa foi pour arme, et, sans tenir compte de la taille énorme de Goliath, sans craindre d'être écrasé de son poids, il se dira dans son coeur, il chantera même au fond de son âme : " Le Seigneur est le protecteur de ma vie, qui pourrait me faire trembler (Psal. XXVI, 1)?" Voyez, en effet, saint Pierre tandis que, sans se préoccuper de la violence des vents, de la profondeur de la mer et du poids de son corps, il s'élance sur les flots à la parole du Seigneur, il n'a rien à craindre, il ne peut périr; mais à peine à la vue de la violence du vent, se met-il à craindre que, sous l'empire même de cette crainte, il commence à s'enfoncer. Saül essaie, en ce moment, de suggérer une pareille pensée de crainte à notre jeune athlète : " Tu ne saurais, lui dit-il, résister à ce Philistin, ni combattre contre lui, tu es trop jeune encore pour cela, et lui ne connaît que le métier des armes depuis sa jeunesse (I Reg. XVII, 33). " Mais David n'entre point dans ces pensées, plein de confiance en celui qui lui a fait remporter l'avantage dans ses autres luttes, il s'avance plein d'intrépidité. Ayant donc mis de côté les armes de Saül, il ramasse dans le ruisseau cinq pierres seulement, que l'eau, qui entraîne dans son cours toute sorte d'objets légers, a bien pu polir, mais n'a pu entraîner avec elle. Or l'eau du torrent que notre âme doit traverser, ce n'est autre chose que le siècle présent, s'il faut nous en tenir aux paroles de la Sainte-Écriture qui nous dit: " Une génération passe et une autre lui succède (Eccl. I, 4), " absolument comme le flot qui se gonfle succède au flot. Mais comme " toute chair n'est que de l'herbe, et que sa gloire est comme la fleur des champs (Isa. XL, 6), l'eau du torrent l'emporte facilement avec elle en passant : quant à la parole du Seigneur, il n'est pas de flot qui l'emporte, elle demeure éternellement.

4. Il me semble donc qu'on peut très-bien voir dans les cinq pierres de David comme une quintuple parole de Dieu, une parole de menace et une de promesse, une parole d'amour, une d'imitation et une d'oraison. On retrouve en foule ces paroles dans le recueil de la Sainte Écriture; peut-être même est-ce de ces cinq paroles que Paul veut parler quand il aime mieux dire cinq mots avec la pensée que dix mille du; bout des lèvres seulement; " car la figure de ce monde passe, dit-il (I Cor. VII, 31), " et, dit un autre écrivain sacré : " Le monde passe, et la concupiscence passe avec lui (I Joan. II, 18). " Au contraire, pour ce qui est des paroles de Dieu, non-seulement elles demeurent lors même que le monde passe, mais on pourrait même dire qu'elles sont plutôt polies qu'entraînées, puisqu'elles sont la science même de la foule de générations qui se succèdent. Quant aux pierres que David ramasse pour les lancer dans la lutte contre l'esprit d'orgueil, il faut qu'il les dépose dans sa mémoire comme dans une sacoche, en se remettant devant les yeux les menaces de Dieu, ses promesses, la charité qu'il nous témoigne, les nombreux exemples de sainteté qu'il place sous nos yeux et les recommandations qu'en toutes circonstances il nous fait de recourir à la prière. Oui, voilà les pierres que doit prendre quiconque a hâte d'aller combattre le vice de l'orgueil, afin que, s'il vient à lever sa tète venimeuse, saisissant la première de ces pierres qui tombera sous sa main, il la lance au front de Goliath et l'étende par terre couvert de confusion. Mais dans ce genre de combat, il faut encore avoir une fronde, c'est-à-dire, la longanimité, arme absolument nécessaire et indispensable contre cet ennemi surtout.

5. Toutes les fois donc qu'une pensée de vanité frappe à la porte de votre esprit, pour peu que vous commenciez à redouter du fond de votre âme les menaces de Dieu, ou à désirer l'effet de ses promesses, Goliath ne résistera point au coup de l'une ou de l'autre de ces deux pierres, et toute son enflure sera sur-le-champ comprimée. Et si vous vous rappelez cet amour ineffable que le Seigneur de majesté vous a témoigné, pourrez-vous ne point vous sentir à l'instant brûlant vous-même de charité et tout prêt à témoigner toute votre horreur pour la vanité et à la repousser loin de vous ? De même si vous vous remettez attentivement sous les yeux les exemples des saints, nulle vue ne sera plus efficace, soyez en sûr, pour réprimer tout sentiment d'orgueil. Mais enfin s'il arrive qu'aux premiers mouvements de l'orgueil, vous ne puissiez mettre la main sur aucune des pierres dont je viens de parler, il ne vous reste qu'une chose à faire, c'est: de tourner votre âme avec toute la ferveur possible vers la prière, et aussitôt l'impie, qui vous avait semblé élevé et aussi haut que les cèdres du Liban, sera renversé, il n'en restera même plus vestige.

6. Mais peut-être vous demandez-vous comment faire pour couper la tête à Goliath avec sa propre épée; car il ne se peut rien voir qui soit en même temps plus agréable pour vous et plus pénible pour votre ennemi. Je vais vous le dire en peu de mots, car je m'adresse à des hommes qui savent par expérience ce que c'est, et qui ne peuvent manquer d'apercevoir et de saisir à l'instant ce qu'ils sentent se passer tous les jours au dedans d'eux-mêmes. Toutes les fois que, dans une tentation d'orgueil, au seul souvenir des menaces de Dieu, de ses promesses et des autres pensées dont je vous parlais tout à l'heure, vous commencez à vous confondre et à rougir , vous pouvez dire que Goliath est terrassé, mais il vit encore. Courez donc à lui , et pour l'empêcher de se relever, tenez-le sous vos genoux et coupez-lui la. tête avec sa propre épée, c'est-à-dire tuez la vanité par la vanité même qui vous assaille. Or vous pourrez dire que vous avez tué Goliath avec l'épée de Goliath, si aux premières atteintes de l'orgueil vous prenez occasion de ses coups pour vous humilier et pour concevoir de vous-même, comme d'un homme consumé d'orgueil, des sentiments d'autant plus humbles et plus abjects.
 
 
 
 

PREMIER SERMON POUR LE SIXIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE. Sur le passage de l'Évangile où il est rapporté que le Seigneur avec sept pains a nourri une roule d'hommes qui le suivaient depuis trois jours.

1. " J'ai compassion de cette foule, car il y a déjà trois jours qu'ils sont avec moi, et ils n'ont rien à manger (Marc. VIII, 2). " Mes frères, l'Évangile a été mis par écrit pour être lu, et il n'est lu que pour que nous prenions occasion de ce que nous entendons, ou de nous consoler, ou de nous désoler. Les gens du monde trouvent une vaine consolation dans l'abondance des choses de la terre, et une désolation non moins vaine dans la privation de ces biens. Quant à l'Évangile, c'est un miroir de vérité qui ne flatte personne, et ne trompe personne. On se voit dans ce miroir-là tel qu'on est, et on n'y puise aucun motif de crainte, s'il n'y a pas de crainte à avoir, ni aucun sujet de se réjouir, si on a mal fait. Mais que dit l'Écriture : " Celui qui écoute la parole de Dieu sans la pratiquer est semblable à un homme qui, jetant les yeux sur un miroir, y voit son image naturelle et qui à peine l'y a vue, s'il s'en va, oublie aussitôt quel il s'est vu (Jac. I, 23 et 24)." O mes frères, je vous en conjure, qu'il n'en soit pas ainsi de nous, non, qu'il n'en soit pas ainsi; mais considérons-nous attentivement dans le passage de l'Évangile qui nous a été lu, et profitons-en pour nous corriger, si nous trouvons quelque chose qui doive l'être en nous. Voilà pourquoi le Prophète demande que ses voies soient réglées de telle sorte qu'il garde les justices du Seigneur (Psal. CXVIII, 5); " car, dit-il, je ne serai point confondu, si j'ai vos préceptes, Seigneur, constamment sous les yeux (Ibidem. 6). " Et moi, mes frères, bien loin d'être confondu, je me sens tout glorieux, parce que, vous aussi, vous avez suivi le Seigneur au désert, et vous êtes sortis, pleins de sécurité, hors du camp pour aller au devant de lui (Hebr. XIII, 13). Mais j'ai peur qu'il n'y en ait parmi vous quelques-uns dont la sécurité soit ébranlée après ces trois jours d'attente, et ne prennent le parti de retourner, de. coeur au moins, et peut-être même de corps, dans l'Égypte de ce siècle pervers. Aussi est-ce avec raison que la divine Écriture nous dit et nous crie : "Attendez le Seigneur, conduisez-vous en homme de coeur, que votre coeur prenne une nouvelle force et soit ferme dans l'attente du Seigneur (Psal. XXVI, 20). " Mais combien de temps encore me faudra-t-il attendre? Évidemment jusqu'à ce qu'il ait pitié devons, mon frère. Vous me demandez quand cela sera? Il vous répond lui-même : "Il y a déjà trois jours que ces hommes sont avec moi, et j'ai pitié d'eux. "

2. Il faut donc que vous marchiez trois jours entiers dans le désert, si vous voulez offrir un sacrifice agréable à votre Dieu; et il faut que vous suiviez Jésus, le Sauveur, aussi pendant trois jours, si vous voulez vous rassasier avec les pains du miracle. Le premier jour est un jour de crainte, un jour qui porte la lumière dans vos ténèbres et les dissipe, je veux parler des ténèbres de l'âme, un jour, dis-je, qui fasse luire à vos yeux les horribles supplices de,la géhenne, où règnent les ténèbres extérieures. D'ailleurs, vous le savez, c'est ordinairement par ces sortes de pensées que commence notre conversion. Le second jour est celui de la piété, par ce que nous respirons à la lumière des miséricordes de Dieu. Le troisième jour est le jour de la raison, le jour où la vérité se montre à nous, de telle sorte que la créature se soumet à son créateur, le serviteur à son rédempteur, sans difficulté aucune, et comme pour acquitter une dette. Quand nous en sommes arrivés là, on nous ordonne de nous asseoir pour régler la charité dans nos âmes; après cela, le Seigneur ouvre sa main libérale et remplit tous les êtres vivants des effets de sa bonté (Psal. CXLIV, 16). Mais comme c'est aux apôtres qu'il est dit : " Faites-les asseoir, " aux apôtres, dis-je, dont malgré notre indignité, nous sommes les humbles vicaires, nous vous disons aussi de vous asseoir, mes bien-aimés frères, afin de manger le pain de la bénédiction pour ne point tomber en défaillance le long de la route, et n'être point contraints, par une malheureuse nécessité., à redescendre aussi en Égypte, où vous attendent les risées de ceux qui ne vous ont pas accompagnés dans le désert à la suite du Sauveur. Ce n'est pas qu'ils ne soient eux-mêmes bien malheureux de n'être pas sortis en même temps que vous; mais les plus à plaindre de tous les hommes, ce sont certainement ceux qui sont partis au désert avec les autres, mais n'y ont pas pris part à la réfection des autres.

3. Or si, pendant que le reste de la troupe était assis, il s'en trouva de cachés derrière les buissons ou dans quelque recoin, il est certain qu'ils sont demeures le ventre vide et affamé. Ainsi, en est-il de ceux qui, poussés par un esprit de légèreté et de curiosité, errent de côté et d'autre, sans s'asseoir nulle part un instant, ou, s'ils s'assoient, ne se placent ni au rang ni dans le nombre des autres. J'engage donc votre charité et je la presse avec toute la sollicitude d'un pasteur de vos âmes, à ne point aimer les angles, à ne point rechercher les ténèbres, à ne point affectionner les recoins ; car " il n'y a que celui qui fait le mal qui hait la lumière et fuit, de peur d'être convaincu du mal qu'il fait. (Joan, III, 20). " Qu'il ne s'en trouve pas non plus parmi vous qui se laissent emporter à tout veut de doctrine, de ces esprits inconstants et inquiets, sans solidité, sans gravité, et semblables à la poussière du chemin que le vent emporte. Que dirai-je de ceux dont la main est levée contre tout le monde, et contre qui, par conséquent, tout le monde lève aussi la main ? Ce sont des hommes qui se mettent eux-mêmes en dehors des autres hommes, des hommes charnels, non point spirituels; car il n'est personne qui parle sous l'inspiration de Dieu et qui dise anathème à Jésus (I Cor. XII, 3). Ces gens-là sont la peste la plus cruelle des pestes, car, par leur obstination, bien qu'ils soient seuls, ils jettent le trouble partout, ils sont à eux seuls un véritable foyer de désordres, une source de scandales. D'ailleurs, entendez le Prophète vous dire, en parlant de la vigne du Seigneur : " Le cruel solitaire l'a ravagée (Psal. LXXIX, 14). " C'est pour ces gens-là que je vous prie et vous supplie, mes frères, de mettre de côté toute espèce de dissimulation, voilà les recoins de la volonté que je vous engage à fuir. Gardez-vous bien de cet esprit d'inquiétude et de légèreté,à moins, ce qu'à Dieu ne plaise, que vous ne vouliez priver vos âmes de se nourrir du pain de la bénédiction..

4. Mais je ne veux pas vous faire attendre d'avantage, et je vais vous dire quels sont les sept pains qui doivent vous donner des forces. Le premier, c'est le pain de la parole de Dieu qui est la vie de l'homme, ainsi qu'il l'atteste lui-même (Luc. IV, 4). Le second est celui de l'obéissance, c'est encore Jésus qui nous l'assure en disant : " Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé (Joan. IV, 34). " Le troisième pain, est la sainte méditation, car c'est d'elle qu'il est écrit : "La sainte méditation te conservera; " et qu'il semble qu'on doit entendre ce que l'auteur sacré appelle un pain de vie et d'intelligence (Eccle. XV, 3). Le quatrième pain, c'est le don des larmes unies à la piété. Le cinquième, c'est le travail de la pénitence. Il ne faut pas vous étonner si je donne ce nom de pain au travail et aux larmes, car vous n'avez point oublié, je pense, que le Prophète a dit : " Seigneur, vous nous nourrissez d'un pain de larmes (Psal. LXXIX, 6) : " et ailleurs : " Vous mangerez les travaux de vos mains, car alors vous serez heureux, et tout vous réussira (Psal. CXXVII, 2). " Le sixième pain est la douce union qui fait de nous un seul corps; c'est, en effet, un pain fait de grains nombreux, et dont la grâce de Dieu a été le levain. Quant au septième pain, c'est le pain Eucharistique, car le Seigneur a dit: " Le pain que je vous donnerai, c'est ma propre chair que je dois livrer pour la vie du monde (Joan. VI, 52). (a) "

a Dans plusieurs manuscrits, ce sermon est suivi du trente-sixième, trente-septième et trente-huitième des Sermons divers; mais celui de Cîteaux indique dans une remarque que ces sermons doivent être reportés aux Sermons divers. Quant aux deux sermons suivants sur les sept miséricordes, ils présentent de nombreuses variantes dans les plus anciens manuscrits; mais ces variantes ne touchent nulle part au sens, qui demeure constamment le même.
 
 
 
 
 
 

SECOND SERMON POUR LE SIXIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE. Sur les sept miséricordes.

1. " Je chanterai éternellement les miséricordes du Seigneur (Psal. LXXXVIII, 2). " Qu'est-ce donc que, je ne sais quelle pensée insensée murmure à mes oreilles, sur le fardeau de 1a pénitence et vient en aggraver le poids sur ma tête ? Je sens qu'il y en a un autre plus doux, j'en conviens, mais beaucoup plus grand que celui-là, car Dieu m'accable tellement de ses miséricordes, il m'entoure et me charge de tant de bienfaits que je ne puis plus sentir un autre fardeau que celui-là. En effet, que pourrai-je rendre à Dieu pour tout ce dont il me comble ? Quand il m'a tant donné et redonné, que me parlez-vous d'un autre fardeau que celui de ses dons ? mon esprit s'affaisse, oui, c'est le mot, il s'affaisse à la pensée de tant de bienfaits. Je sens que je ne puis témoigner comme il faut ma reconnaissance, et pourtant l'ingratitude pèse infiniment à mon coeur. Et je vous assure, mes bien chers frères, que, selon moi, rien ne déplaît à Dieu comme l'ingratitude, surtout chez les enfants de la grâce, dans les hommes de la conversion; car ce vice obstrue les canaux de la grâce : dès qu'il entre dans une âme, il n'y a plus de place en elle pour la grâce. Voilà pourquoi, mes frères, je ressens une si grande tristesse, et mon coeur est miné par une douleur continuelle, en voyant tant de personnes si portées à la légèreté et au rire, et si faciles à se laisser aller aux paroles oiseuses et aux discours bouffons. Je crains, en effet alors, que ces gens-là n'oublient un peu plus qu'ils ne le devraient la miséricorde divine, et que, par suite de leur ingratitude pour les nombreux bienfaits qu'ils ont reçus, ils ne finissent par être abandonnés par la grâce que déjà ils ne regardent plus comme une grâce.

2. Que dirai-je d'un homme qui persévère avec un coeur endurci dans l'impatience et le murmure, ou qui se repent de s'être attaché à Dieu, qui a regret en dépit de la morale et de la raison, du bien qu'il a fait, qui enfin, non-seulement n'a aucune reconnaissance pour la miséricorde de Dieu, cela n'est que trop évident, mais même n'y répond que par le mépris? Elle déshonore (a), autant qu'il est en elle, celui de qui elle a été appelée, l'âme qui demeure à son service dans la tristesse et dans le chagrin, et quand je parle de tristesse, j'entends celle qui est selon la chair et qui produit la mort. Croyez-vous qu'on lui donnera une grâce plus grande que celle qu'elle a déjà reçue ? Bien loin de là, on lui ôtera même celle qu'elle semble encore avoir. En effet, ne regarde-t-on point avec raison comme perdu ce qu'on donne à un ingrat!

a Une autre leçon fait dire en cet endroit à saint Bernard : " Elle honore peu le Seigneur... l’âme qui le sert dans la tristesse et le chagrin, si toutefois on peut le servir dans la tristesse qui est selon la chair. "

Et n'a-t-on pas regret d'avoir donné une chose qu'on voit périr? Il faut donc que celui qui, non-seulement veut conserver les grâces qu'il a reçues, mais désire les voir augmenter, se montre plein de dévotion et de reconnaissance. Il est bien certain que quiconque voudra rechercher des motif de reconnaissance envers Dieu, ne peut manquer d'en trouver un grand nombre, car personne ne peut se soustraire à sa douce influence. Mais il n'en est pas qui aient plus de motifs de reconnaissance que ceux que Dieu a séparés du monde, et a choisis pour les attacher uniquement à son service, si toutefois, selon le mot de l'Apôtre, nous n'avons point reçu l'esprit du monde mais l'esprit de Dieu pour connaître les dons que Dieu nous a faits ( I Cor. II 12). Il est bien clair que nous trouverons bien des choses pour lesquelles nous aurons des actions de grâce à rendre à Dieu. En effet, quel est celui d'entre nous, Seigneur, qui pourrait ne pas s'écrier avec le Prophète : Vous avez été d'une grande miséricorde pour moi (Psal. LXXXV, 13) ? Aussi ai-je l'intention de vous rappeler en quelques mots quelques-unes des miséricordes de Dieu, afin que ceux d'entre nous qui sont sages en prennent occasion de se montrer plus sages encore.

3. Or, je trouve, en jetant un regard sur moi, que Dieu m'a fait sept sortes de miséricordes et je ne doute pas que vous ne le trouviez également sans peine si vous vous repliez en vous-mêmes. La première, c'est que lorsque j'étais encore dans le monde, il m'a préservé d'une foule de péchés, c'est sa première miséricorde, sinon la première de ses miséricordes, c'est, dis-je, la première des sept qu'il m'a faites. Qui ne sait, en effet, que de même que je suis tombé alors dans une foule de péchés, j'aurais pu en commettre beaucoup d'autres encore, si la bonté du Tout-Puissant ne m'avait gardé ? Je reconnais et proclame hautement que si Dieu ne m'eût aidé, je serais, ou peu s'en faut, tombé dans tout les péchés possibles. Or quelle grâce, et quelle bonté n'est-ce point de sa part, d'avoir conservé par sa grâce une âme ingrate et insouciante de la grâce, et de l'avoir, nonobstant ses dispositions, protégée avec tant de bienveillance en mille circonstances, alors qu'elle était révoltée contre la grâce et n'en tenait aucun compte? Quant à votre seconde miséricorde, ô mon Dieu, où trouver des paroles capables de dire combien elle a été bonne, libérale et gratuite à mon égard? je vous offensais, ô mon Dieu , et vous faisiez comme si vous ne vous en aperceviez point; je ne me privais point de pécher, et vous, vous ne vous lassiez point de retenir votre main, au lieu de me frapper. Je prolongeais mon iniquité sans fin, et vous, Seigneur, vous prolongiez de même votre bonté. Mais à quoi m'aurait servi cette attente si vous ne l’aviez fait suivre de la grâce du repentir? Elle n'eût servi qu'à mettre le comble à ma damnation, selon ce que vous avez dit un jour : " Voilà ce que vous avez fait et moi je me suis tu (Psal. XLIX, 21). "

4. La quatrième grâce que Dieu m'a faite, c'est donc lorsqu'il a visité mon coeur et l'a changé en lui faisant trouver amer ce qui lui avait d'abord paru doux pour son malheur. C'est alors que moi, qui avais trouvé du bonheur dans le mal que je faisais, et qui m'étais réjoui des pires choses, je commençai enfin à repasser les années de ma vie dans l'amertume de mon âme. Mais à présent, Seigneur, que vous avez remué la terre de mon coeur, que vous l'avez bouleversée, venez la guérir, car elle est toute brisée. On en a vu beaucoup qui se sont repentis de leurs fautes, mais d'un repentir qui n'a point produit de fruits, parce que leur repentir a été réprouvé aussi bien que leur première faute. La quatrième miséricorde de Dieu c'est donc l'accueil miséricordieux qu'il a fait à mon repentir. C'est de m'avoir mis du nombre de ceux dont le Psalmiste a dit : " Heureux ceux à qui leurs iniquités ont été remises et dont les péchés sont couverts (Psal. XXXI,1)."

5. La cinquième miséricorde que j'ai reçue de vous, Seigneur, c'est la force de me contenir désormais et de vivre d'une manière plus sainte, cette force qui m'empêche de retomber dans mon péché et de me retrouver ainsi dans un état pire que le premier. Il est manifeste, en effet, Seigneur, que ce n'est que pas le fait d'une humaine, vertu mais d'une force divine, que de secouer de son cou le joug du péché qu'on y a souffert une fois, car " quiconque fait le péché est esclave du péché (Joan. VIII, 34), " et, ne peut plus recouvrer sa liberté que par le secours d'une main vigoureuse. Enfin, après nous avoir délivrés du mal par ces cinq miséricordes, il nous fait opérer le bien par ses deux dernières miséricordes, en sorte que ces paroles du Psalmiste se trouvent accomplies : " Détournez-vous du mal et faites du bien (Psal. XXXVI, 27). " Or, ces deux dernières miséricordes sont la grâce d'acquérir des mérites, c'est-à-dire la grâce qui nous fait mener une bonne vie, et l'espérance d'en obtenir la récompense, cette grâce qui fait espérer de votre bonté, Seigneur, à l'homme même indigne et pécheur qui en a reçu tant de preuves, la possession même du ciel.
 
 
 
 
 
 
 
 

TROISIÈME SERMON POUR LE SIXIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE. Sur les fragments des sept miséricordes.

l. Savez-vous ce que j'ai fait en vous parlant aujourd'hui sur les sept miséricordes du Seigneur? Eh bien! je vous ai servi les sept pains de l'Évangile; car si mes larmes peuvent être ma nourriture le jour et 1a nuit, à combien plus forte raison en est-il ainsi des miséricordes de Dieu? Elles sont bien plus douces, elles réconfortent le coeur bien davantage, et elles le fortifient bien plus. Or, si je ne me trompe, il nous est échappé des mains aujourd'hui bien des morceaux de ces sept pains, car, en les rompant, je m'apercevais moi-même qu'il en tombait des miettes, et que dans mon empressement à les distribuer il en glissait quelques morceaux entre mes doigts. Les avez-vous recueillis? C'est ce que je vous demande. Quant à moi, si vous n'en êtes pas encore rassasiés, je vous ferai part, sans aucun sentiment d'envie, de ceux que j'ai ramassés et que j'ai entre les mains, car je ne voudrais pas m'attirer les malédictions qui attendent ceux qui accaparent le blé (Prov. XI, 26). Or, le premier pain, si j'ai bonne mémoire, est celui de la conservation de la grâce qui m'a préservé de bien des fautes lorsque j'étais aussi dans le monde. Or, j'ai trois morceaux de ce pain, d'un goût délicieux, un vrai pain de vie. En effet, je me rappelle que j'ai été préservé du péché de trois manières différentes, par l'éloignement des occasions, par la force de résister à la tentation, et par la guérison des affections de mon coeur. Il est sûr que je serais tombé dans biens des péchés, si j'en avais eu l'occasion. Mais, par un effet de la grâce de Dieu, je ne me suis jamais trouvé dans le cas de tomber. En bien des circonstances, je n'en serais pas moins tombé bien des fois sous les coups violents de la tentation, si le Seigneur Dieu des vertus ne m'eût donné la force de résister, de triompher de mes penchants, et de me roidir contre les attraits de la concupiscence que je ressentais en moi. Mais il y a des fautes dont la miséricorde de Dieu m'a tellement éloigné que je n'eusse que de l'horreur pour elles, et que je ne me sentisse même jamais tenté de les mettre.

2. Le second pain de la miséricorde divine, est cette attente qui fait que Dieu a retardé de me punir de mes fautes, parce qu'il était porté à l'indulgence. Or, ce pain a été rompu aussi en trois morceaux qui vous représentent la longanimité dont Dieu a fait preuve à notre égard, l'élection de ses prédestinés qu'il a voulu voir s'accomplir, et la charité excessive dont il nous a aimés. Voilà pourquoi le Seigneur m'a attendu et puis a attendu encore, voilà pourquoi, au lieu de fixer ses yeux offensés sur moi, il les a même détournés de la vue de mes péchés, comme pour ne pas être contraint de remarquer combien je l'offensais. Oui, voilà pourquoi il faisait semblant de ne pas s'en apercevoir, il voulait me montrer sa patience, accomplir son élection et consommer sa charité à mon égard.

3. Pour ce qui est du troisième pain, le pain de la miséricorde qui nous porte au repentir, je ne vous en servirai pas trois morceaux, mais trois bouchées seulement. En effet, si j'ai bonne mémoire, Dieu m'a donné de ce pain le jour où il remua mon coeur et le força à jeter les yeux sur les blessures que ses péchés lui avaient faites, et à en sentir de la douleur; et le jour où il le remplit de terreur, en le conduisant aux portes de l'enfer, pour lui montrer les supplices préparés aux pécheurs, le jour enfin où, voulant détruire jusqu'au souvenir de mes affections coupables, il me fit sentir de plus douces consolations en me donnant l'espérance du pardon. Voilà les trois étapes de ma conversion, et je pense que ce fuient aussi celles par lesquelles vous avez- passé vous-mêmes.

4. Arrivé au quatrième pain, le pain de l'indulgence, je vous prie instamment de n'en pas laisser perdre un seul morceau; ils sont tous très-salutaires, et plus doux que le miel en ses rayons. En effet, il nous a si bien pardonné tous nos péchés, et nous a si libéralement remis notre dette, que maintenant, s'il nous en punit, ce n'est point pour nous condamner, s'il nous la rappelle ce n'est pas pour nous confondre, et s'il nous l'impute, il ne nous en aime pas moins. Il y en a qui pardonnent aux autres leurs torts, de telle sorte que s'ils ne s'en vengent pas, du moins ils ne cessent de les leur reprocher; il y en a aussi qui n'en reparlent jamais, il est vrai, mais qui en conservent le souvenir profondément enfoncé dans leur âme, et qui en nourrissent du ressentiment dans leur coeur ; il est évident que, ni dans l'un ni dans l'autre cas, il n'y a pas eu de vrai pardon d'accordé. Dieu dans sa bonté est bien loin de ressembler à ces gens-là. Il agit avec générosité, et pardonne sans réserve, si bien que par la confiance des pécheurs, mais des pécheurs pénitents, sa grâce surabonde ordinairement là où le péché avait abondé. En preuve, Saint-Paul, l'apôtre des nations, qui, avec la grâce de Dieu, a plus travaillé que tous les autres apôtres ensemble témoin aussi saint Mathieu, qui, de receveur des deniers publics, fut appelé à l'apostolat et devint même le premier des écrivains du Nouveau Testament : témoin encore saint Pierre, qui n'en fut pas moins chargé de la conduite de l'Église entière, malgré son triple renoncement; témoin enfin, cette pécheresse si connue, qui reçut, dès le premier instant dé sa conversion, une si grande preuve d'amour, et fut ensuite l'objet d'une si grande amitié. Qui est-ce qui a accusé Marie et la contraignit à se défendre? Si le pharisien murmure, si Marthe se plaint, si les apôtres se scandalisent, Marie garde le silence; c'est le Christ qui prend sa défense, bien plus il fait son éloge, pendant qu'elle garde le silence. Enfin, quelle préférence, quelle insigne faveur d'avoir eu lia première a la grâce de voir Jésus ressuscité d'entre les morts et de le toucher de ses mains?

5. Mais passons outre. Sans doute, il est bon pour nous de rester là où l'espérance est donnée aux pécheurs, mais il nous fait aussi parler du reste. Eh bien, dans le cinquième pain, qui est le pain de la continence, je trouve encore trois morceaux, aussi ne puis-je m'empêcher de m'écrier : " Le Tout-Puissant a fait de grandes choses en moi (Luc. I, 49). " Peut-être n'estimez-vous pas beaucoup votre continence; mais il n'en est pas de même de moi; car je sais quels adversaires elle a, et quelle force il lui faut pour pouvoir résister aux amants qu'ils lui livrent. Or, le premier ennemi de notre continence c'est notre chair elle-même, qui a des désirs contraires à ceux de l'esprit (Gal. V, 17). Quel ennemi domestique c'est-là, quelle lutte périlleuse, quelle guerre intestine! Or, nous ne saurions fuir ce cruel ennemi, ô mon âme, et nous ne pouvons pas non plus le mettre lui-même en fuite; il faut le porter partout avec nous, car nous sommes

a Saint Bernard confond ici Marie Madeleine avec Marie, soeur de Lazare, et avec la pécheresse, comme il le fait encore dans son deuxième sermon, pour le jour de l'Assomption ; mais il doute si elles sont une seule et même Marie, dans son douzième sermon, sur le Cantique des cantiques.

rivés à la même chaîne; bien plus, et c'est-là le comble du danger et du malheur pour nous, nous sommes obligés de le nourrir, il nous est interdit de le tuer. Tu vois, ô mon âme, avec quelle vigilance tu dois et tenir en garde contre cet ennemi qui dort dans ton propre sein. Mais ce n'est pas le seul ennemi que j'aie, il en est encore un autre qui m'entoure et m'assiège de tous côtés, et, si vous ne le connaissez pas, je vous dirai gîte cet ennemi c'est ce monde pervers. Il assiège toutes les issues de mon âme, il me perce de ses flèches par chacune de ses cinq ouvertures, je veux dire par chacun des cinq organes de nos sens, la mort entre chez moi par les fenêtres. A eux seuls, ces deux ennemis pouvaient plus que suffire; mais, hélas! je vois souffler, de l'Aquilon, un vent impétueux, qui porte partout le mal. Aussi, que nous reste-t-il à faire autre chose que de nous écrier: " Seigneur, sauvez-nous, nous périssons. " En effet, voici venir le fléau de la terre entière, le serpent, qui est le plus rusé de tous les animaux; voici venir un ennemi que je ne saurais voir de mes yeux, comment donc pourrais-je me garantit contre ses coups? Ceux qui ont résolu de vivre dans la continence, et de s'abstenir non seulement de tout péché de luxure, mais encore de toute espèce de vices et de péchés, comme cela est nécessaire, n'ont pas à lutter uniquement contre la chair et le sang, mais aussi contre les principautés et les puissances, contre les princes de ce monde, c'est-à-dire de ce siècle de ténèbres, et contre les esprits malins répandus dans l'air (Ephes. VI, 12). Or, qui est-ce qui pourra éteindre leurs traits embrasés? Car ils ont préparé leurs flèches dans leur carquois, afin de pouvoir en décocher quelques-unes dans l'obscurité, contre ceux qui ont le coeur droit (Psal. X, 3), et ils se sont consultés ensemble sur les moyens de cacher leurs piéges, et ils se sont dit qui pourra les apercevoir (Psal LXIII, 6) ? Aussi nous attaquent-ils et nous persécutent-ils, tantôt ouvertement et par la force, tantôt en secret et par la ruse, mais toujours avec malice et cruauté. Or, qui est-ce qui est en état;je ne dis pas de les vaincre, mais seulement de soutenir la lutte contre eux ? Il me semble que vous comprenez un peu maintenant la difficulté de la continence, et que, selon le mot de l'Apôtre, vous reconnaissez que c'est là un don de la grâce ( I Cor. II, 12). C'est, en effet, en Dieu seul que nous trouvons la force de lutter, et il n'y a que lui aussi qui réduit nos ennemis à néant. Oui, c'est lui qui met sous nos pieds non-seulement notre chair avec ses concupiscences, mais encore ce siècle mauvais avec ses curiosités, et ses vanités, et Satan lui-même avec toutes ses tentations. Eh bien, n'avais-je pas raison de vous dire que dans la continence nous trouverons un motif de nous écrier : " Le Tout-Puissant a fait de grandes choses en moi? "

6. Je dois maintenant vous donner les morceaux du deuxième pain; or, ce pain n'est autre chose que la grâce des mérites, celle qui nous fait mériter les biens de la vie éternelle. Or, je pense qu'elle consiste aussi en trois choses principales : dans la haine des maux passés, dans le mépris des biens présents, et dans le désir des biens futurs. Enfin, le septième pain est l'espérance, qui se partage aussi en trois morceaux, et dont le goût est exquis à notre palais. Il y a donc trois choses qui fortifient et affermissent tellement mon coeur qu'il n'est pénurie de mérites, ni considérations de notre propre néant, ni estime du bonheur du ciel qui puisse abattre l'espérance chrétienne, tant elle pousse en lui de profondes racines. Désirez-vous avoir ces trois choses, ou bien voulez-vous les conserver à cause de celui qui a dit : " Avez-vous trouvé du miel? Mangez-en jusqu'à vous en rassasier (Prov. XXV, 16.) " Voilà., à ce que je crois, comment s'accomplit tous les jours, ce que la Sagesse a 'prédit, en parlant d'elle-même quand elle, a dit par la bouche du Sage : " Ceux qui me mangent auront encore faim (Eccl. XXIV, 29)." Mais, je ne veux pas vous conduire plus loin, ni faire attendre plus longtemps votre faim ; car je vois qu'elle vous tourmente autant que si vous n'aviez encore rien pris. Or, il y a trois choses sur quoi repose toute mon espérance, c'est la charité de l'adoption, la vérité des promesses, et le pouvoir de les acquitter. Que ma raison insensée murmure tant qu'il lui plaira et me dise : Qui es-tu? quelle n'est pas la grandeur de cette gloire, et sur quels mérites te fondes-tu pour espérer l'obtenir? Car je lui répondrai avec une entière confiance : je sais bien en qui j'ai mis mon espérance, et je sais, de science certaine, qu'il m'a adopté dans sa bonté excessive, qu'il est vrai dans ses promesses, et qu'il est assez puissant pour pouvoir les accomplir; car il peut tout ce qu'il veut. Voilà un triple lien qui ne se rompt pas facilement; il descend de la patrie jusqu'à nous dans notre cachot, saisissons-le avec force, mes frères, je vous en prie, pour nous soulever, nous tirer et nous traîner en la glorieuse présence de notre grand Dieu qui est béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 

NOVEMBRE
 
 
 
 

PREMIER SERMON POUR LE PREMIER DIMANCHE DE NOVEMBRE. Sur ces paroles d'Isaïe : " Je vis le Seigneur assis sur un trône, etc. (Isa. VI, 1). "

1. " Je vis le Seigneur assis sur un trône élevé et sublime, et toute la terre était remplie de sa gloire (Isa. VI, 1 et 3). " Le Prophète en cet endroit nous dépeint une vision sublime. " J'ai vu, dit-il, le Seigneur assis. " C'était un beau spectacle, mes frères, et je déclare bienheureux les yeux qui ont pu le contempler. En effet, quel est l'homme qui ne désirerait pas, de toutes les ardeurs de son âme, voir de ses yeux la majesté de Dieu dans toute sa gloire? C'est l'unique ambition des saints : les anges eux-mêmes n'ont point d'autres désirs; et le contempler ainsi est toute la vie éternelle. Mais, mes frères, le même prophète eut une autre vision encore, où il vit le même Seigneur, mais d'une manière bien différente de la première. En effet, le même Isaïe, nous dit dans un autre endroit : " Nous l'avons vu, il était sans éclat et sans beauté, et nous l'avons regardé comme un lépreux, etc. (Isa. LIII, 2 et 4). " Il faut remarquer d'abord que la première vision est une faveur spéciale faite au Prophète, tandis que la seconde est la vision commune ; aussi, pour la première dit-il : " J'ai vu, " et pour la seconde, " nous avons vu, " afin de mieux faire comprendre que l'une des deux visions est commune à tous les hommes, tandis que l'autre est une faveur toute spéciale. En effet, Hérode lui-même vit le Seigneur sans éclat et sans beauté, et n'eût que du mépris pour lui : les Juifs le virent également, car ils purent aller même jusqu'à compter ses os; mais pour la vision béatifique , il est évident que le Prophète l'avait en vue quand il disait : " Otez l'impie, pour qu'il ne voie point la gloire de Dieu. "

2. Dieu donc, non-seulement a parlé, mais encore s'est montré aux hommes de bien des manières. Ainsi David l'a vu placé un peu au-dessous des anges (Psal. VIII, 6) ; Jérémie l'a vu sur la terre converser avec les hommes , Isaïe l'a vu, lui, tantôt assis sur un trône élevé, tantôt fion pas seulement au-dessous des anges, ou même parmi les nommes, mais il bous atteste qu'il l'a vu comme un lépreux, c'est-à-dire, non-seulement dans une chair, mais dans une chair semblable à une chair de péché. Et vous aussi, mes frères, si vous voulez le voir élevé sur un trône, il faut que vous le considériez auparavant dans ses humiliations. Oui, commencez par lever les yeux sur le serpent élevé à tons les regards dans le désert, si vous désirez voir le Roi assis sur son trône; il faut que cette première vision-là vous humilie avant que la seconde vous exalte; que l'une vous réprime et guérisse votre enflure, pour que l'autre remplisse et satisfasse votre désir. Le voyez-vous anéanti ? Ne le considérez pas d'un oeil oisif, car ce n'est pas d'un pareil oeil que vous pourrez le voir élevé sur son trône. Vous deviendrez semblables à lui quand vous le verrez tel qu'il est; soyez donc maintenant semblable à lui, en voyant ce qu'il est devenu pour vous, car si vous ne refusez pas de lui ressembler dans son humilité, il est sûr qu'il vous sera donné de lui ressembler dans la gloire. Jamais il ne souffrira que celui qui aura pratiqué ses tribulations soit privé de partager sa gloire. D'ailleurs, il est si éloigné de refuser d'admettre avec lui dalle son royaume celui qui a partagé sa passion, que le bon larron, pour l'avoir confessé sur la croix, fat admis le même jour avec lui dans le paradis: Voilà pourquoi aussi il disait à ses apôtres : "Pour vous, comme vous êtes demeurés fermes avec moi dans mes tentations, je vous prépare le royaume des Cieux (Luc. XXII, 28). " Ainsi donc, si nous souffrons aven lui, nous régnerons avec lui, pourvu, mes frères, que, en attendant, le Christ, mais le Christ crucifié, soit l'objet de nos pensées. Plaçons-le comme un cachet sur notre coeur, comme un sceau sur notre bras ; embrassons-le des deux bras d'une charité réciproque, et mettons-nous à sa suite par les pratiques d'une vie de piété ; car il n'y a pas d'autre route qui nous conduise à la vision de celui qui est le sa lut de Dieu: Mais alors il ne se montrera pas sans éclat et sans beauté, mais dans une clarté telle que sa Majesté remplira le monde entier.

3. Il est parfaitement juste que la première vision noua le montre, comme en hiver, non point sur son trône, mais dans un séjour moins élevé et plus humble. En effet, dans les grands palais, il y a ordinairement deux sortes d'habitations, l'une pour l'été, elle est placée en haut, l'autre pour l'hiver, elle se trouve en bas. Aussi, lorsque les coeurs de ses disciples étaient encore resserrés par les frimas et la brume de l’hiver, et que Pierre , non moins glacé de coeur que de corps, se réchauffait au brasier, ce n'était pas, pour le Sauveur, le temps de se placer ou plutôt de se montrer sur son trône. riais lorsque retentira ce cantique nouveau : " L'hiver est passé, les frimas se sont éloignés, déjà les fleurs se montrent dans nos contrées (Cana. II, 11 et 12); " alors le Seigneur montera sur son trône et habitera au plus haut des cieux.

4. Il faut donc croire que lorsque Isaïe s'exprimait comme il l'a fait, il avait vu d'un oeil prophétique la gloire de ce temps d'été, car il disait : " J'ai vu le Seigneur assis sur son trône élevé , etc. (Isa. VI, 1)." A votre avis, mes frères, quel était ce trône? Car le Très-Haut n'habite pas plus dans une demeure sensible que dans une habitation faite de mains d'hommes. il n'y a pas de matière corporelle qui puisse convenir pour un trône aussi sublime, fournir des matériaux à une pareille construction et sembler digne de devenir la demeure d'un pareil hôte. L'habitation spirituelle que la vraie Vie éternelle honorera de sa présence doit être construite avec des pierres vivantes. Si les gages, disséminés par la chute de ceux d'entre eux qui ont prévariqué, suffisent point pour l'achèvement d'un pareil édifice, qu'ils tirent de la poussière celui qui est dans l’indigence, et qu'ils élèvent le pauvre de dessus son fumier pour le placer avec les princes (Psal. CXII, 6 et 7), et le fassent servir à terminer le trône de gloire. Peut-être même le Prophète qui l'avait vu ce trône, nous le dépeint-il élevé et sublime, afin de nous montrer dans ce trône la sublimité et la stabilité des anges, ainsi que l'élévation miséricordieuse des hommes. La suite des paroles du Prophète semblent exiger aussi une attention toute particulière ; je m'en tiendrai donc pour aujourd'hui à ce que je viens dire.
 
 
 
 
 
 

DEUXIÈME (a) SERMON POUR LE PREMIER DIMANCHE DE NOVEMBRE. Sur les paroles du prophète Isaïe.

1. En parlant de celui qu'il avait vu assis sur un trône, notre Voyant

a Dans la plupart des manuscrits, les trois sermons suivants n'en font qu'un ; le cinquième manque presque en entier. Ce sermon n'est autre chose qu'un nouveau commentaire des mêmes paroles d'Isaïe ; toutefois; on le trouve tout entier dans un des manuscrits de la bibliothèque de Blancs-Manteaux ; d'un autre côté, il est parlé de ces cinq sermons dans le livre des Fleurs de saint Bernard. Voir livré X, chapitre IX et X. Remarquez que les mots séraphins et chérubins sont écrits an singulier avec un m, et au pluriel avec un n dans plusieurs anciens livres.

dit : " Et la terre était toute remplie de sa majesté (Isa. VI, 3). " Seigneur, que votre règne arrive, et que votre majesté remplisse la terre comme elle remplit les cieux. Pourquoi, en effet, le prince de ce monde déchaîne-t-il partout sa fureur comme il le fait, sinon parce que la terre entière est abandonnée à son règne impie? Mais c'est son heure, et le règne des puissances ténébreuses. Un jour viendra certainement où celui qui n'a plus eu de place dans le ciel sera misérablement chassé de la terre même et précipité dans les cavernes souterraines. Voilà pourquoi David, dans une vue prophétique, après avoir parlé du bonheur des saints, disait, au sujet de l'esprit malin et de ses anges qui sont aussi ses membres : " Il n'en est pas ainsi, non, il n'en est pas ainsi des impies, mais ils sont comme la poussière que le vent balaie à la surface de la terre (Psal. I, 4). " Ils auront perdu alors tout pouvoir de tenter les hommes, toute faculté de les inquiéter, toute possibilité de leur nuire. Toute la terre sera remplie de la majesté de Dieu, puisque nulle part sur la terre sa volonté ne sera plus transgressée, que dis-je? puisque toute créature sera délivrée de son asservissement à la corruption qui cause aujourd'hui ses larmes et ses soupirs, et la tient comme dans les douleurs de l'enfantement (Rom. VIII, 22). Il y aura alors une terre nouvelle, et de nouveaux cieux, et de quelque côté que nous tournions les yeux, nous verrons resplendir en quelque sorte la Majesté de Dieu sur la face des choses.

2. Mais il est, ô homme, une autre terre qui te touche de plus près encore que celle que tu foules aux pieds, et qui est pour toi un objet de plus grands et du plus justes soucis. " Nul ne hait sa propre chair (Ephes. V, 29). " Console donc la tienne et fais-la reposer dans le sein de l'espérance, en lui répétant que toute terre sera remplie de la majesté de Dieu. Comment notre chair pourrait-elle être remplie maintenant de la présence de la majesté de Dieu, quand le grand apôtre Paul qui avait reçu les prémisses de l'Esprit, fait entendre des gémissements si lamentables et des plaintes si amères en s'écriant : " Je sais qu'il n'y a rien de bon en moi, c'est-à-dire, dans ma chair (Rom. VII, 18) ? " Et pourtant, il est bien certain qu'alors même, le péché ne régnait plus dans son corps mortel. Mais remarquez encore qu'il ne parle que de son corps mortel, et qu'il se contente de dire que le péché n'y règne plus en maître. Mais il voyait dans ses membres la loi du péché (Rom. VII, 23), que la majesté de Dieu en chassera certainement quand elle les remplira tout entiers ; ce n'est pas assez dire encore, elle détruira notre dernière ennemie, la mort elle-même. Ainsi toute la terre sera remplie de la majesté de Dieu, lorsque le Seigneur, par sa puissance, en aura complètement fait disparaître le péché, et jusqu'à la dette de la mort. Notre terre à nous sera donc remplie tout entière par la majesté du Seigneur, quand elle sera revêtue de gloire au jour de la résurrection, quand elle revêtira la robe de l'immortalité et se verra transfigurée en la ressemblance du corps glorieux de Jésus-Christ. En effet " nous attendons le Sauveur Notre Seigneur qui transformera notre corps vil et abject et le rendra conforme à son corps glorieux (Philipp. III, 20). " Qu'as-tu donc encore à murmurer, chair misérable, pourquoi fais-tu la récalcitrante, et nourris-tu des désirs contre l'esprit? S'il t'humilie, s'il te châtie et te réduit en servitude, il est certain qu'en cela, il ne prend pas moins tes intérêts que les siens. Pourquoi, ô hommes, envier le sort de ceux qui n'ont pas honte de mendier une parure sans gloire :au travail des vers ou à la dépouilles des rats, par une coquetterie indigne d'un homme, interdite même aux femmes, et qui les déshonore plus qu'elle ne les pare? Laissez-les se parer, ou plutôt se déparer de leurs propres mains, mais pour vous, si votre corps fut un corps d'humilité, sachez que l'artisan qui l'a formé, saura bien le reformer, et si vous êtes sage, vous vous en remettrez à sa main seulement pour refaire ce qu'elle a fait.

3. Mais passons à la suite de la vision prophétique d'Isaïe : " Et ce qui était placé au dessous de lui remplissait le temple (Isa. VI, 1). " Voilà pourquoi je vous ai dit : " Humiliez-vous sous la puissante main de Dieu, afin qu'il vous élève le jour où il vous visitera (I Petr. V, 6). " Faites donc en sorte, mon frère, de vous placer au dessous de Dieu pour vous trouver avec lui ! N'allez pas croire qu'il admettra indifféremment tous les hommes dans le temple d'une si grande béatitude, lui qui n'y a point laissé indifféremment tous les anges. Pouvez-vous croire qu'il ne fera aucune différence entre une motte de terre et une motte de terre, lui qui en fait une entre une étoile et une étoile? Il examinera l'argent, croyez-le, puisqu'il éprouvera et réprouvera l'or même. Quel ne devra donc point être l'homme pour être admis à la place de l'ange déchu? Il devra certainement être trouvé exempt de toute iniquité, mais surtout de celle qui, chez l'ange même, fut, non point une faute légère, et la cause d'une colère passagère, mais d'une haine éternelle. L'orgueil n'a paru qu'un jour, et il a jeté le trouble dans le royaume du ciel, il en a ébranlé les murs, il y a même fait de larges brèches. Eh quoi, vous semble-t-il qu'il puisse désormais lui être donné facilement accès dans ce royaume? Pouvez-vous croire que la céleste cité ne hait point, et ne déteste point de toutes ses forces une semblable peste? Soyez sûrs, mes frères, que Celui qui n'a point épargné les anges tombés dans l'orgueil, n'épargnera pas non plus les hommes coupables du même péché, car il ne se met point en contradiction avec lui-même, et ne fait acception de personne, ses jugements sont toujours les mêmes. Il n'a de goût que pour l'humilité, il n'y a qu'elle qui lui plaise dans les hommes, comme dans les anges, et Celui qui est assis sur le trône n'a fait choix que de sujets soumis, pour en remplir son temple. Aussi est-il écrit : " Qui est semblable à notre Dieu qui habite au plus haut des cieux, et qui, néanmoins, abaisse de là ses yeux sur tout ce qu'il y a d'humble sur la terre comme dans les cieux (Psal. CXII, 5) ? " Ne reconnaissez-vous point les paroles de l'archange Michel quand il s'élève contre l'orgueilleux qui s'écrie : " Je serai semblable au Très-Haut (Isa. XIV, 14)? " Car Michel signifie : " Qui est semblable à Dieu? "

4. C'est donc avec raison qu'après avoir dit qu'il a vu le Seigneur assis sur un trône élevé, sublime, le Prophète ajoute : " et tout ce qui était au dessous de lui remplissait le temple, " pour que nous ne voyions pas dans le mot " sublime " celui qui a dit: " Je m'élèverai par dessus les nues (ibidem.), ou dans le mot " élevé, " les hommes qui s'enflent d'orgueil. Il n'y a donc pas moyen de voir dans ce langage la louange de cette élévation qui s'élève contre Dieu; il n'y a, et il n'y aura dans le temple, ou sur les degrés du trône, que ceux qui sont au dessous de lui, dont les uns se trouvent élevés par leur propre stabilité, et les autres ont été tirés de leur bassesse pour être élevés ensuite, par un acte de la miséricorde divine. Ne me dites point que tout est soumis à son empire, et que ces mots " tout ce qui est au dessous de lui, " ne présentent qu'un sens général; car, pour nous montrer qu'il ne cite et ne loue que la sujétion volontaire à Dieu, celle qui prend sa source dans la ferveur même de la charité, le Prophète nous parlé ensuite des séraphins, dont je me propose de vous entretenir en son lieu, un jour, selon ce que Dieu me fera la grâce de m'inspirer à ce sujet.

5. Isaïe nous dit donc : " Et tout ce qui était au dessous de lui remplissait le temple. " Dans le principe, Dieu avait créé les anges pour remplir de leur troupe l'enceinte de cet heureux temple ; mais il ne fut pas content d'eux tous; car, comme nous le voyons dans les saintes Lettres, " dans ces anges mêmes, il a trouvé du dérèglement (Job. IV, 18). " En effet, il y en eut un, parmi eux, pour dire : " J'irai placer mon trône à l’Aquilon (Isa. XIV, 13), " et il trouva des complices pour la croire. Quel malheur pour lui avoir mieux aimé être sans Dieu ! quel malheur aussi pour ceux qui, en voyant passer le voleur, se mirent à sa suite ! Les malheureux, ils s'en allèrent avec lui, et laissèrent vide une place qu'un autre fut appelé à occuper après eux. O mon âme, ne te soumettras-tu point à Dieu ? Si tu ne le fais, il n'y aura pas de place pour toi non plus dans le temple car "il n'est rempli que par tout ce qui est placé au dessous de lui. " En vain les vierges folles viendront-elles frapper et crier à la porte de la salle des noces, une fois qu'elle sera remplie de convives, elle ne s'ouvrira plus pour elles. O malheur à l'âme pour qui cette porte sera fermée! Malheur à celui, dont il aura été dit: " Enlevez l'impie, qu'il ne voie point la gloire de Dieu. " Eu effet, à quoi bon laisser la lumière de ce jour temporel à celui qui ne doit point contempler cette gloire éternelle? Ah! je voudrais que mon oeil n'eût jamais vu la lumière du soleil, s'il faut, le ciel me préserve d'un tel malheur, s'il faut, dis-je, que je sois à jamais privé de la vision de Dieu. Allez superbes, soyez orgueilleux et fiers; élevez-vous, enflez-vous, aspirez à monter au faîte, pour que le jour où l'équité viendra, elle rase, sous son niveau, toute cette surabondance. Qu'il n'en soit pas ainsi pour toi, ô mon âme, sois soumise à Dieu, mais soumise du fond du coeur, soumise avec toute la ferveur de la dévotion, car il est dit des séraphins " qu'ils se tenaient sur les gradins du trône. " Tenons-nous-y aussi en ce jour, mes frères, et ne nous éloignons point de ce temple dans lequel tous les assistants disent gloire à Dieu, parce qu'ils contemplent la gloire de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui est Dieu par dessus tout, et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 

TROISIÈME SERMON POUR LE PREMIER DIMANCHE DE NOVEMBRE. Sur les paroles du Prophète Isaïe.

1. Je pense que vous n'avez point oublié que notre entretien doit rouler aujourd'hui sur les deux séraphins dont parle Isaïe, lorsqu'après avoir dit qu'il a vu le Seigneur sur un trône, il ajoute que les séraphins en occupaient les degrés. Les séraphins, ainsi que je vous l'ai dit bien souvent, mes frères, sont des esprits célestes, et forment le premier, le plus élevé des neuf ordres des anges. Mais, dans le passage gui nous occupe, ce mot n'est pas employé dans ce sens, du moins je le crois, attendu que les séraphins forment des bataillons innombrables, tandis que, ici, ils ne sont qu'au nombre de deux. Pour moi donc, s'il est permis à chacun, en ce point, d'abonder en son sens, je vois dans ces deux séraphins les deux créatures raisonnables, les anges et les hommes. Vous ne vous étonnerez pas que l'homme soit un séraphin, quand vous vous rappellerez que le Seigneur et créateur des séraphins s'est fait homme. C'est pour t'humilier, ô ange superbe, toi qui créé parmi les anges, n'as pas été digne de rester avec eux, que notre Roi vient sur la terre, pour y faire de nouveaux anges ; et même pour te torturer davantage, et te faire trouver ton supplice dans ta propre jalousie, il ne fait pas de nous des anges quelconques, des anges d'un rang inférieur, il en fait des séraphins. Ecoute en effet comment il s'exprime : Je suis venu apporter le feu sur la terre, et que désirai-je sinon qu'il s'allume (Luc. XII, 19)? Il veut donc faire des séraphins se tiennent à la place d'où tu es tombé. " Les séraphins, dit Isaïe, se tenaient sur les degrés du trône. " D'où vient donc, ô toi, Lucifer, qui te levais le matin, d’où vient que tu ne t'es pas tenu dans la vérité? Ce n'est point parce que tu ne fus pas véritablement séraphin! car séraphin veut dire qui brûle ou qui allume. Et toi, malheureux, tu n'as eu que la lumière, tu n'as point eu la chaleur. Il eût mieux valu pour toi que tu fusses ignifer plutôt que lucifer, et, dans ton amour excessif de luire, tu n'aurais pas, glacé comme tu l'étais, choisi une région du ciel glacée aussi comme toi. En effet, tu t'es écrié : " Je monterai plus haut que les nuées les plus élevées, et j'irai m'asseoir aux flancs de l'Aquilon ( Isa. XIV, 14). " Pourquoi cet empressement à te lever le matin, Lucifer? Pourquoi ce bonheur de l'emporter sur tous les astres que tu surpasses en éclat? Ta gloire sera courte. Le Soleil de justice marche sur tes pas, ce Soleil que, dans ta vanité, tu te vantais d'être, et sa chaleur non moins que son éclat va te réduire à rien, et te faire disparaître. C'est en vain que tu as la pensée de prévenir, dans l'homme que tu veux t'unir après sa chute, l'arrivée du Seigneur qui doit venir comme un vrai Soleil levant à la fin des siècles, et de t'élever au dessus de tout ce qui est appelé Dieu, et honoré comme tel, attendu que l'éclat de sa venue doit te détruire alors complètement.

2. Jean Baptiste fut plus heureux et plus sage. Il fut aussi un lucifer, mais non point un lucifer de son choix, car il n'aurait pas voulu en prendre le titre, comme un voleur et un larron; c'est Dieu même qui l'a envoyé pour marcher devant la face du Seigneur, selon ce qui est dit: " J'envoie devant vous mon ange, etc. (Luc. VII, 27), " et suivant ce passage d'un psaume qui se rapporte à lui . " J'ai préparé une lampe à mon Christ (Psal. CXXI, 17). " En effet, c'était bien une lampe brûlant et éclairant, et les juifs voulurent un moment se réjouir à son éclat, mais lui ne voulut point en faire autant. Vous me demandez pourquoi? C'est à lui qu'il faut le demander, et il vous répondra que l’ami de l'Époux qui se tient auprès de lui et qui l'écoute, est ravi de joie, parce qu'il entend la voix de l'Époux (Joan. III, 29). " Jean Baptiste se tient donc ferme et debout, car il n'est point un roseau agité parle vent, il se tient parce qu'il est un ami, il se tient enfin, parce qu'il est brûlant, de même qu'on représente les séraphins debout aussi sur les degrés du trône. On peut bien dire, en effet, qu'il est un ami de l'Époux, car, bien loin d'envier la gloire dont il est plein au sortir de sa chambre nuptiale, il lui prépare les voies, il va annoncer sa grâce devant lui, afin de mériter de recevoir de sa plénitude (Joan. I, 16). Jean-Baptiste brille donc, et sa lumière est d'autant plus vraie qu'il désire moins briller. C'est un lucifer fidèle qui n'est pas venu pour usurper l'éclat du Soleil de justice, mais pour annoncer sa splendeur. Il disait donc : " Ce n'est pas moi qui suis le Christ; il en est un plus fort que moi, qui vient après moi, et je ne suis pas digne de dénouer les cordons de ses souliers (Joan. I, 20 et 27). " Ailleurs, il ajoutait encore : " Pour moi, je vous baptise dans l'eau, mais lui, vous baptisera dans le Saint~Esprit et dans le feu (Luc. III, 16). " C'est comme si ce Lucifer avait dit en propre termes : Pourquoi regardez-vous avec admiration la splendeur de ma lumière? Ce n'est pas moi qui suis le Soleil vous en verrez un autre bien différent de moi, auprès de qui je ne suis que ténèbres, avec tout mon éclat. Semblable à un astre matinal, je fais tomber sur vous la rosée du matin, mais lui vous inondera de ses brûlants rayons, il fera fondre la glace, desséchera vos marais, réchauffera ceux qui ont froid. et sera le manteau du pauvre. En effet, les paroles du Précurseur se rapportent assez bien à celles du Juge lui-même, car le Christ a parlé de ce feu que saint Jean avait annoncé, quand il a dit : " Je suis venu apporter le feu sur la terre (Luc. XII, 49). "

3. Peut-être me direz-vous que si le feu échauffe, il éclaire aussi. Je ne dis pas non, mais il semble qu'il échauffe plus encore qu'il n'éclaire.

Aussi, entendez-le, et remarquez comment il s'exprime en parlant de ce feu : " Je suis venu, dit-il, apporter le feu sur la terre, et que désiré-je, sinon qu'il brûle ? " Vous voyez clairement ce qu'il veut; mais vous n'ignorez pas non plus que " la vie est au pouvoir de sa volonté (Psal. XXIX, 6), " et que le serviteur qui connaît la volonté de son maître, et ne la fait point, sera d'autant plus rudement châtié (Luc. XII, 47). Qu'est-ce donc qui vous presse tant de briller? Le jour n'est pas venu encore où les justes brilleront comme le soleil, dans le royaume de leur Père : en attendant, ce désir de briller est pernicieux, mieux vaut être brûlant. Après tout, si vous avez une si grande envie de briller, faites tout ce qui dépend de vous pour être ce que vous voulez paraître, commencez par rechercher la chaleur, vous aurez nécessairement l'éclat, autrement. vous vous tourmenteriez en vain, car il ne sert de rien de briller, si on n'est chaud en même temps. C’est une lumière d'emprunt, ou plutôt c'est un semblant de lumière que celle qui n'émane point du feu. Or, on ne peut garder longtemps ce qu'on ne possède point en propre, et vous finiriez par être couvert d'une confusion d'autant plus grande que vous aurez voulu faire croire que ce qui n'était que d'emprunt venait de votre propre fond. Ainsi, la lune, dit-on, a l'éclat sans la chaleur, et tient son éclat du soleil. Voilà pourquoi elle change si souvent, ou plutôt, pourquoi elle est dans un changement continuel; on ne la voit jamais . deux jours de suite la même. Voilà sans doute, pourquoi il est dit : " L'insensé est changeant comme la lune (Eccl. XXVII, 12), " mais l’insensé qui a perdu le sens dans sa beauté, c'est-à-dire, qui s'est refroidi dans son éclat.

4. Aussi, Lucifer est-il tombé du ciel comme la foudre : " Les séraphins, au contraire, se tenaient debout sur les degrés du trône. " Ils se tenaient debout, dis-je, parce que "la charité, ne saurait tomber (I Cor. XIII, 8.) " Ils se tiennent dans l'admiration et en suspens à la vue de celui qui est assis sur le trône, ils se tiennent debout dans une éternelle immutabilité, et dans une immuable éternité. Et toi, ô impie Lucifer, tu as eu la pensée de t'asseoir, aussi tes jambes ont-elles manqué sous toi, et le sol s'est-il écroulé sous tes pas. Il n'y a que le Fils, le Seigneur de Sabaoth qui est assis sur le trône, et jugera toutes choses avec tranquillité. Il n'y a que la Trinité qui est assise, parce qu'elle possède l'immortalité; seule, elle est exempte de changement, de l'ombre même de toute vicissitude. Les séraphins se tenaient. debout et immobiles aussi, mais à leur manière, et sans comparaison avec la Trinité. Ils sont là, dis-je, debout, attitude et pensées tournées vers Celui qu'ils brûlent de contempler. Celui qui a osé s'asseoir voulut se contenter de lui-même, aussi, maintenant n'a-t-il plus qu'un désir qui le dévore comme la faim, celui du mal, car il n'y a que cela qu'il trouve en lui. Quand il articule un mensonge, il parle de son propre fond, car " Il est menteur et le père du mensonge (Joan. VIII, 44)." Or, ce que je dis du mensonge, entendez-le aussi des oeuvres de péché. Mais, tout en avant le malheur de se complaire dans le mal, il ne peut pourtant trouver ni en lui ni dans le mal, de quoi se satisfaire entièrement. Il n'y a donc que la souveraine Trinité qui soit assise, parce que, seule, elle a l'être en elle-même; elle est en soi, et voilà pourquoi elle est seule qui subsiste véritablement; seule, elle jouit d'elle-même, seule, elle n'a besoin de personne, seule enfin, elle se suffit à elle-même.
 
 
 
 
 
 
 
 

QUATRIÈME SERMON POUR LE PREMIER DIMANCHE DE NOVEMBRE. Sur les paroles d'Isaïe.

1. Après avoir dit que " les séraphins se tenaient là debout, " le Prophète ajoute : " Ils avaient chacun six ailes (Isa. VI, 2). " Que veulent dire ces ailes, mes frères? Est-ce que, l'hiver étant passé, et le roi étant assis sur son trône, les séraphins eux-mêmes devront encore voler pour subvenir aux besoins des uns et des autres, pour délivrer les hommes des périls menaçants, leur venir en aide dans leurs peines, et les consoler dans leurs tribulations? Ah! loin de nous la pensée que dans le royaume de l'éternelle félicité, il y ait place encore, pour le besoin, pour les périls, pour les peines et pour les tribulations, et qu'il soit nécessaire d'y pourvoir. Mais alors, que signifient donc ces ailes ? J'aime à les voir demeurer debout en place, et je voudrais qu'ils restassent là sans cesse, je ne puis admettre qu'il en soit autrement, et que cette stabilité prenne fin. Et pourtant, bienheureux Isaïe, je sais que vous êtes un Prophète, et que vous êtes inspiré par Celui qui, dans l'abondance de sa bonté, excède non-seulement les mérites, mais même les voeux des hommes. Laissez-moi subsister cette heureuse stabilité; quant à ces ailes, si elles peuvent ajouter à leur félicité, je le veux bien. Je pense donc que de même que l'immortalité est figurée par la stabilité, ainsi le vol représente leurs transports de bonheur, et ne nous permet pas de les regarder comme étant dans une stabilité insensible et semblable à celle de la pierre. Mais, peut-être, me répondrez-vous que s'ils doivent avoir dés ailes, vous ne comprenez pas pourquoi il leur en faut en si grand nombre. Pourquoi en ont-ils tant? Ecoutons la réponse du Prophète : " Avec deux de leurs ailes, ils se voilaient la face avec deux autres, ils se couvraient les pieds, et les deus autres leur servaient à voler (Isa. VI, 2). " Il me semble voir dans ces mots, bien clairement, appliqué à leur vol, ce que j'ai dit de leur station. En effet, où les séraphins le dirigent-ils, sinon du côté de Celui pour qui ils sont consumés d'amour? Voyez la flamme, ne vous semble-t-il pas qu'elle vole et demeure, en même temps, à la même place? Ne soyez donc pas étonnés de voir les séraphins voler et demeurer, en même temps, en place.

2. Mais puisque j'ai dit où ils volent, il faut, pour répondre à votre pieuse curiosité, que je vous dise sur quelles ailes ils volent. Vous auriez plus de confiance, sans doute, dans le témoignage de celui qui les a vus, sa réponse serait pour vous plus certaine je vous dirai pourtant; que, selon moi, on peut voir dans ces deux ailes, la connaissance et la dévotion qui porte les séraphins vers Celui qui est placé au dessus d'eux. L'aile de la connaissance peut bien les élever, mais seule elle ne saurait suffire, car celui qui ne va que d'une aile ne tarde point à tomber, et, dans sa chute, il se brise, d'autant plus qu'il s'était élevé davantage. C'est ce que les philosophes de ce monde ont pu expérimenter par eux-mêmes. " En effet, ayant connu Dieu, ils ne l'ont point glorifié comme Dieu, mais ils se sont égarés dans leurs sains raisonnements, et leur coeur insensé a été rempli de ténèbres (Rom. I, 21). " Aussi, abandonnés à leur sens réprouvé, ils sont tombés dans les plus ignominieux désordres de la passion, tant il est vrai que " celui qui sait ce qui est bien et ne le fait point, est plus coupable que les autres (Jacob. IV, 17). " Mais, de son côté, le zèle sans la science tombe, d'autant plus lourdement qu'il se précipite avec plus d'ardeur, il va se heurter au but et tombe à la renverse. Mais si le zèle de la charité accompagne l'intelligence, si la dévotion marche de pair avec la connaissance, il est impossible qu'on ne vole en complète sécurité, et sans fin, attendu qu'on vole vers l'éternité même.

3. Pour ce qui est de la tête et des pieds que les séraphins recouvrent de leurs ailes, les Pères ont entendu les paroles du Prophète de différentes manières, pour la tête et les pieds de Dieu qui seraient voilés, en ce sens qu'on ne voit point ce qu'il fut avant la création du monde, ni ce qu'il sera quand le monde sera retombé dans le néant. Cette interprétation vient de ce que, dans le latin, il y a " sa tête et ses pieds. Notre traducteur prétend que, dans l'hébreu, le sens de la phrase est indéterminé, de telle façon qu'on peut également bien traduire en disant se couvrent la tête, ou lui couvrent la tête, en sorte que l'amphibologie du texte primitif permet également bien de dire que c'est la tête et les pieds de Dieu, ou leur tête à eux et leurs pieds, que les séraphins couvrent de leurs ailes. Cela posé, il y a lieu de s'étonner que ce Père ait préféré, des deux sens, celui qui paraît le moins acceptable, c'est-à-dire celui qui fait dire au Prophète que les séraphins volaient, et recouvraient en même temps de leurs ailes, la tête et les pieds de celui qui était assis, si ce n'est pas pour se ranger au sens d’Origène sur ce passage.

4. Mais si on veut entendre ces mots dès séraphins eux-mêmes, il faut vous les représenter la tête et les pieds couverts de leurs ailes, en sorte qu'il ne paraisse que le milieu de leur corps, et même incomplètement, à cause des ailes qui les portent dans leur vol. Je vois donc en quelque sorte mon corps, ma tête et mes pieds dans ce que dit l'Apôtre: " Ceux qu'il a connus dans sa prescience, il les a prédestinés à devenir semblables à l'image de son Fils, et ceux qu'il a ainsi prédestinés, il les a appelés; ceux qu'il a appelés, il les a justifiés, et ceux qu'il justifiés, il les a glorifiés (Rom. VIII, 29 et 30). " Ainsi, mon commencement est le fait de la grâce toute seule (a) et je n'ai rien à revendiquer en propre, ni dans le fait de ma prédestination, ni dans celui de ma vocation. Mais il n'en est pas ainsi de la justification elle-même, elle est bien l'oeuvre de la grâce, mais de la grâce travaillant avec moi. Voyez-vous maintenant comment le milieu des corps des séraphins se montrent en vous? Quant à la consommation de la justification, elle est encore le fait de la grâce toute seule, et il n'y a là rien que je puisse me glorifier d'avoir fait, ni avec, ni dans la grâce, comme si j'avais aidé la grâce, ou coopéré avec elle. Le séraphin se voile donc la tête de deux de ses ailes, s'il reconnaît en toute vérité, et s'il confesse en toute humilité que la miséricorde de Dieu l'a seule prévenu. Il se voile les pieds avec; ses deux autres ailes aussi, s'il reconnaît que la miséricorde doit suivre ses oeuvres, et s'il s'en montre reconnaissant. Or, s'il ne faut pas négliger de nous voiler ainsi la tête et les pieds, c'est surtout lorsque le juge sera assis sur son tribunal, éclairant les séraphins debout devant lui, d'une connaissance plus parfaite de la vérité, et les embrasant d'un plus ardent amour, qu'il faudra nous voiler de la sorte. Je prie sa miséricorde, dont je vous ai entretenus, de nous faire la grâce de nous placer, nous, les serviteurs indignes de son saint nom, parmi les séraphins; oui, c'est ce que je demande à cette miséricorde qui s'étend, de toute éternité sur les élus, en laissant voir dans leur milieu, si on peut parler ainsi, le libre arbitre, la grâce du mérite; en se réservant à elle seule leur principe et leur fin, en sorte qu'on peut dire que, pour nous, le Seigneur notre Dieu est en même temps l'Alpha et l'Oméga, et que nous avons deux raisons de nous écrier : " Non Seigneur, non, ne nous en donnez point la gloire, donnez-la tout entière à votre nom (Psal. CXIII, 11). " Ainsi soit-il.

a Ces paroles de Saint Bernard, se trouvent reproduites dans le recueil des Fleurs de Saint Bernard, livre V, chapitre XX.
 
 
 
 
 
 

CINQUIÈME SERMON POUR LE PREMIER DIMANCHE DE NOVEMBRE. Sur les paroles du prophète Isaie.

1. Les saintes lettres nous représentent (b) le Christ Notre-Seigneur, né du Père, dans le Père, avec le Père, par le Père, pour le Père et même sous le Père. Quand elles disent qu'il est du Père, elles parlent de la naissance; quand elles disent qu'il est dans le Père, elles rappellent son union consubstantielle avec lui; si elles disent avec le Père, c'est de l'égalité de majesté qu'elles nous parlent. Ces trois propriétés sont éternelles. D'ailleurs, s'il naît du Père, que ne peut-on dire de lui dans le Père, et avec le Père? Il ne me semble pas déplacé

b Ce commencement se trouve dans le livre 1 des Fleurs de Saint Bernard, chapitre XIX.

d’entendre par ces mots, dans le Père, qu'il est couché en lui, es par ceux-ci, avec la Père, qu'il est assis avec lui. Or, voulez-vous savoir pour quelle raison on dit qu'il est couché en lui, et assis avec lui c'est pour signifier, dans le premier cas, sa majesté, et dans le second, l'égalité de leurs deux majestés, d'autant plus qu'il est assis à la droite du Père, non point à ses pieds, ou derrière lui. Il est vrai qu'être assis, c'est déjà se. reposer, mais on se repose bien davantage alors qu'on est couché. Or, lequel des deux est le plus charmant et le plus doux pour le Fils, d'être dans le Père, ou de s'asseoir au dessus de tout avec le Père ? Dans lequel de ces deux états se trouvera à nos yeux cette paix suprême de Dieu, qui surpasse tout sentiment et ce repos qui ne convient qu'au Seigneur d'une manière toute particulière. Si la bouche n'a pas de mots convenables pour l'exprimer, peut-être le coeur a-t-il des sentiments pour le concevoir, en sorte que, tout en respectant en toutes choses l'indivisible simplicité de cette essence, on puisse établir par la pensée une certaine différence entre l'unité de substance et l'égalité de gloire, semblable à celle que nous mettons entre être assis et être couché.

2. Ainsi l'Épouse des Cantiques tient peu, semble-t-il, à voir l'Époux assis, mais elle demande qu'on lui apprenne? où elle pourra le voir couché. " Indiquez-moi, dit-elle, ô vous le bien-aimé de mon âme, où vous vous reposez à midi (Cant. , 6). " Et pour toute âme qui a le goût sain, il y a bien plus de douceur dans ces paroles de l'Apôtre : " Celui qui reste attaché au Seigneur est un même esprit avec lui (Cor. VI, 17), " que dans celles-ci : " Lorsque le Fils de l'homme sera assis sur le trône de la gloire, vous serez assis également, et vous jugerez (Matt. XIX, 28). " Néanmoins, il n'est pas moins agréable pour le Fils d'être assis que d'être couché. " Pour moi, dit-il, je suis en mon Père, et mon Père est en moi. " Il était impossible d'exprimer plus clairement l'unité de la substance divine. En effet, dès que tous les deux sont réciproquement l'un dans l'autre, il n'y a plus moyen d'imaginer quoi que ce soit qui se trouve au dedans ou au dehors d'eux, il n'y a qu'une idée à se former de l'un de l'autre; après cela, c'est que, non-seulement ils n'ont qu'une même substance, mais encore que cette substance est parfaitement simple. Je retrouve quelque chose d'analogue exprimé dans ces mots : Celui qui demeure dans la charité, demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui (I Joan. IV, 16); la seule différence, c'est qu'il s'agit ici d'une union purement spirituelle, entendue dans le même sens que ces mots que nous avons rapportés plus haut : " Celui qui reste attaché au Seigneur est un même esprit avec lui, " tandis que, dans la phrase qui nous occupe, il est plutôt question d'une unité de nature et de substance. Aussi lisons-nous dans l'Évangile : " Mon Père et moi ne faisons qu'un (Joan. X, 30). " Ce qu'il faut entendre d'après l'analogie dont j'ai parlé, dans le sens de la chambre à coucher du Fils unique, et du suprême repos du Seigneur, s'il est permis de parler ainsi. Quant à nous, c'est par l'union des volontés, et l'adhésion de l'esprit qui résulte de la charité, que ce Fils unique, devenu aussi le premier-né d'entre nous, nous introduit à notre petite manière dans sa chambre à coucher, et dans son repos.

3. Quand, en parlant du Christ, on dit qu'il est du Père, cela signifie qu'il est sorti du Père, et se rapporte à la fête de son avènement et de son incarnation, que, nous nous préparons avec sa grâce à célébrer bientôt. C'est évidemment en ce sens qu'il a dit : "Pour moi, je suis sorti de Dieu et je suis venu (Joan. VIII, 42.) " On le vit donc sur la terre, il vécut au milieu des hommes, il a demeuré avec nous, qui ne le connaissions point, véritable Emmanuel, Dieu avec nous (Ibidem. I, 8); il est, dis-je, resté avec nous, mais pour le Père. Quand je dis qu'il est resté avec nous, je rappelle le secours qu'il nous a apporté, et quand je dis qu'il est resté pour le Père, je veux parler de son zèle. En effet, ce qu'il recherchait en toutes choses, c'est la gloire de son Père, dont il était venu faire la volonté. Après cela, si vous le contemplez sur la croix, sivous jetez les yeux sur le Christ, mais sur le Christ crucifié, c'est alors que vous le verrez bien clairement, et bien évidemment sous le Père, cet état se rapporte tout spécialement et proprement, à l'abaissement de la nature humaine, dans le sens où il disait lui-même : " Mon Père est plus grand que moi (Joan. XIV, 28). " Me sera-t-il permis d'ajouter, qu'il fut même quelquefois sans le Père? Personne n'oserait le dire, s'il ne l'avait affirmé lui-même le premier, en disant : " Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné (Matt. XXVII, 46) ? " Comme si nous devions voir une sorte d'abandon du Père dans cette pressante épreuve, où il n'y en rien qui signalât sa puissance, rien qui fît reconnaître sa majesté.

4. Nous avons donc le Christ, né du Père, couché dans le Père, assis avec le Père, parti du Père, restant pour le Père, crucifié sous le Père, et mourant sans le Père, si on peut parler ainsi. Sous lequel de ces différents aspects pensons-nous que le vit Isaïe, quand il dit: " J'ai vu le Seigneur assis sur son trône élevé, sublime (Isa. VI, 1)? " Car, il est évident que la vue qu'il en eut alors est bien différente de celle qu'il nous décrit plus tard en ces termes : " Nous l'avons vu, il n'avait plus ni éclat, ni beauté, aussi l'avons-nous pris pour un lépreux, pour un homme frappé de Dieu, un homme humilié (Ibid. LIII, 2). " C’est toujours le même Prophète qui parle, et c'est du même qu'il :parle, mais il ne le vit pas de la même manière, et, en ce sens, on pourrait dire que ce n'est pas le même qu'il vit. En effet, la deuxième fois, il le vit couvert de plaies livides, rassasié d'opprobres, accablé de supplices et couvert d'injures ; il le vit enfin méprisable, cloué à une croix, mourant pour nous, et il s'est écrié : " Il a été brisé à cause de nos crimes (Isa. LIII, 5), et nous avons été guéris par ces meurtrissures." C'est dans cette vision qu'il lui apparut comme le dernier . des hommes, et couvert de mépris; dans la, première, au contraires il voit la terre remplie de sa majesté. Dans l'une, le Seigneur est un homme de douleur et connaissant l'infirmité; dans l'autre, c'est le Seigneur assis sur son trône; l'une est la vision commune à tous les hommes, aussi le Prophète s'exprime-t-il au pluriel quand il en parle; l'autre est une vision particulière aussi bien que sublime. Pour celle-là, le Prophète parle au nom de la foule avec laquelle il se confond, et il dit : " Nous avons vu. " Pour celle-ci, au contraire, il ne parle plus qu'en son seul nom, il l'eut seul, et c'est comme transporté au dessus de lui-même qu'il dit : "J'ai vu le Seigneur assis sur un trône, etc. " Il est certain qu'il n'y a pas d'autre mot que celui de Seigneur pour désigner celui qu'il voit assis; car c'est le propre de celui qui est le premier d'une assemblée, de celui qui domine et qui règne, d'être assis; mais surtout `d'être assis sur un trône, attendu qu'être assis simplement est, quelquefois, la marque d'un état inférieur. D'ailleurs, comme je l'ai déjà dit, Celui qui, couché dans son Père, fait en même temps nos délices, est le même qui, partageant son trône, règne sur nous : là, il est l'Époux aimable, ici, le Seigneur admirable; enfin, il est le Dieu de gloire dans les saints, le Dieu qu'on admire dans sa majesté.

5. Isaïe nous dit donc : " J'ai vu le Seigneur assis sur un trône élevé, sublime, la terre entière était remplie de sa majesté, et tout ce qui était au dessous de lui remplissait le temple. " Ce qui remplissait le temple était ce qui se trouvait placé au dessous de lui. N'était-ce point le trône dont il vient de parler? Quelque élevé, quelque sublime qu'il fût, il n'en était pas moins placé au dessous de lui. Il est évident, en effet, qu'il ne peut être assis sur le trône que le trône ne soit plus bas que lui. Mais comment remplissait-il le temple? Et puis, quand la terre elle-même est, elle aussi, remplie de sa majesté, comment encore le temple est-il rempli? Et d'abord sachez que par ce mot le trône, le Prophète ne veut poing parler d'un siège matériel, mais des anges. En effet, s'il est vrai que la sagesse a pour trône l'âme même du juste, à combien plus forte raison le trône de l'Agneau saint doit-il être supérieur à celui de la sagesse? Il est donc évident que tell est son trône de gloire; il est élevé par sa nature même, mais il l'est bien davantage encore par sa grâce; car si, par la condition de leur nature ils sont élevés, la grâce qui les a confirmés, et dont il est dit : "C'est par ta parole du Seigneur que les cieux: ont été affermis (Psal. XXXII, 6), " les a faits sublimes. Ce sont donc les phalanges angéliques sur lesquelles Dieu est assis, et qui se trouvent placées au dessous de lui„ qui remplissent le temple, quoique déjà la terre entière soit elle-même remplie de sa majesté. En effet, il règne partout, :sa majesté et partout, mais peut-être sa grâce n'est-elle point partout; non, dis-je, peut-être n'en est-il point de sa volonté bonne, agréable et parfaite, comme de sa puissance qui est partout (Rom. XII, 2). Autrement, pourquoi dirions-nous " Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel (Math. VI, 10) ? " Sa volonté se fait de tout et en tout, mais non par tous. Elle se fait dans les esprits élus, lorsque la volonté cet la même en eux qu'en Dieu, c'est même dans cette adhésion des esprits par la volonté, que tous les esprits ne font qu'un, de même que nous lisons que les premiers fidèles n'avaient qu'un coeur et qu'une âme (Act. IV, 32) "Et tout ce qui se trouvait sous lui remplissait le temple, le remplissait de toute sorte de bénédictions spirituelles, de consolations divines, de grâces différentes, de toute espèce de fruits de sainteté enfin, puisqu'il est dit que la sainteté doit être l'ornement de votre maison, Seigneur (Psal. XCII , 7). " Tout ce qu'il y avait au dessous de lui remplissait donc son temple des dons variés de la grâce, de l'esprit de sagesse et d'intelligence, de conseil et de force, de science et de piété, le remplissait enfin de l'esprit, de la crainte du Seigneur.

6. " Les séraphins se tenaient sur les degrés du trône. C'est le nom des anges les plus élevés et les plus grands, voilà pourquoi on les représente se tenant sur les autres anges. Mais quelque avantage qu'ils aient sur tous les esprits angéliques, ils ne s'en tiennent pas moins debout en présence du Seigneur, assis en maître devant eux, pour lui rendre tous les devoirs de leur pieux ministère, et tous les témoignages de leur respect. Mais il faut bien se garder de confondre entre elles les manières dont les anges et les hommes se tiennent eux-mêmes. Ainsi le Christ est debout, plein de zèle pour son Père, dont il cherche à procurer la gloire, comme il convient au fidèle Fils unique, ou plutôt, au premier-né du Père, qui, par amour pour ce Père, vient au secours des captifs. C'est ainsi que saint Etienne vit, debout, dans les cieux, ce même Fils qui vint à son aide (Act. VII, 55); et voilà pourquoi aussi le Prophète le priait de se lever pour le secourir quand il s'écriait : " Levez-vous, Seigneur, venez à notre secours (Psal. XLIII, 26). " Pour les anges, s'ils se tiennent debout, c'est en qualité de serviteurs de Dieu, selon ces paroles mêmes du Prophète : " Il y avait un million d'anges qui le servaient et il y en avait un million qui se tenaient debout devant lui (Dan. VII, 10). " Quant à l'homme il se tient debout, toutes les fois qu'il conserve sa vigueur d'âme, et qu'il persévère dans ses résolutions. C'est ainsi que se tint Moïse quand il brisa le veau d'or, et se présenta devant le Seigneur pour calmer son courroux (Psal. CV, 20). Ainsi encore se tint Phinées quand il apaisa le Seigneur. " Les séraphins se tenaient donc debout sur les degrés du trône. " Mais d'où vient que le Prophète ne dit pas qu'il a vu un séraphin, mais qu'il en vit deux seulement qui se tenaient aussi debout? Car la suite de son récit nous fait comprendre qu'il n'en vit pas davantage, puisqu'il remarque que " l'un et l'autre avaient six ailes. " Il était bien d'ailleurs, qu'ils fussent deux, car il est écrit : " Malheur à celui qui est seul; s'il tombe, il n'a personne pour le relever (Eccli. IV, 10). " Malheur donc à toi, ange de l'orgueil, présomptueux solitaire, à toi qui aimes la solitude. Tu ne t'es pas maintenu dans la vérité, tu as été chassé. Le pied de ton orgueil ne sut point se tenir, ferme. En voulant être seul assis, tu es tombé, rapide comme la foudre, du haut du ciel, et, désormais, tu n'auras jamais personne pour te relever.

7. " L'un avait six ailes, comme l'autre en avait six aussi. " Pourquoi toutes ces ailes? " Avec deux de ces ailes ils lui voilaient la tête, avec les deux autres ils lui couvraient les pieds, et avec deux autres ils volaient. " Mystère, mes frères, mystère grand et, profond. Ces paroles réclament de vous une oreille attentive, et de moi, une langue habile et surtout un esprit spirituel. Je vais vous dire ce que je pense; je n'affirme point qu'il en est comme je pense, mais je vous donne mes pensées comme autant d'opinions et de conjectures. En effet, qui m'empêche de croire qu'après la chute de Lucifer, ce furent les Séraphins qui furent chargés de monter une garde vigilante aux portes du ciel, comme nous voyons qu'après que l'homme fut chassé du paradis terrestre, Dieu a placé un chérubin pour en garder l'entrée (Gen. III, 24)? Peut-être même n'est-ce pas sans raison que l'auteur sacré donne un glaive de feu à ce chérubin, dont la pointe et la flamme devaient tenir également les mains de l'homme éloignées de l'arbre de vie, attendu qu'il n'est rien que le corps redoute plus que ce qui perce et ce qui brûle. Quant à nos séraphins, ils ne reçoivent que des ailes pour voiler l'oeil de l'esprit et l'empêcher de voir. " De deux de leurs ailes, ils lui voilaient la tête, et de deux autres ils lui couvraient les pieds; " en sorte que le mauvais ange ne pouvait contempler ni le haut ni le bas de Dieu. Un jour viendra, sans doute, où se révèlera la gloire de Dieu, mais il n'en sera ainsi qu'après que se seront accomplies ces paroles du Prophète : " Enlevez l'impie pour qu'il ne voie jamais la gloire de Dieu (Isa. XXVI, 10). " Mais, en attendant ce jour, si la tète et les pieds de Dieu sont voilés aux regards de cet esprit malin, le milieu ne l'est point, il peut encore le contempler, mais il ne le voit que pour l'envier. Maïs les mêmes ailes qui voilent Dieu, et écartent de lui l'esprit malin, élèvent et soutiennent les séraphins en sa présence.

8. Pourtant, avant d'aller plus loin, il nous faut rechercher quelles sont les ailes qui les aident à voler, car il est dit, que " avec deux de leurs ailes, ils volaient. " Peut-être peut-on dire qu'elles représentent, l'une la nature, et l'autre la grâce, d'autant plus que nous avons déjà vu que c'était aussi ce que désignait l'élévation et la sublimité du trône du Seigneur. En effet, par leur nature, en tant qu'ils sont animés par le plus ardent amour, ils tendent et se portent vers Celui qu'ils voient placé au dessus d'eux ; si on les représente debout, c'est pour exprimer leur emploi auprès du Seigneur, et si on les peint volants, c'est pour montrer l'ardeur de leur amour. S'ils voilent la tête du Seigneur, ils cachent aussi ses pieds ; il serait plus juste de dire qu'ils vont et viennent dans leur vol entre ces deux extrêmes, du haut de sa puissance, au fond des abîmes de sa sagesse, qu'ils s'efforcent de sonder. On ne peut pas les confondre avec ces scrutateurs de la majesté de Dieu qui sont écrasés du poids de sa gloire (Prov. XXV, 27), car ils aiment ce qu'ils comprennent, non moins qu'ils comprennent ce qu'ils aiment; car ils sont conduits et réglés eux-mêmes par l'Esprit-Saint, qui sonde lui-même les profondeurs de Dieu. Le Lucifer orgueilleux qui n'avait que l'éclat sans avoir la chaleur, ne s'aidant que d'une aile pour s'élever, a fait une chute au lieu de prendre son essor. Heureux de briller, il oublia que son nom de séraphin lui faisait un besoin d'être chaud et brûlant. Il ne demeurera donc point debout, parce qu'il se laisse aller aux impies, mais il ne peut pas, non plus, s'élever en volant, ainsi qu'il l'avait présumé. La vivacité de sa nature lui fit prendre son essor, mais ce fut pour sa perte, car le défaut de grâce ne tarda point à précipiter sa chute. Telle est aussi la chute de ceux qui, ayant connaissance de Dieu, ne font point glorifié comme Dieu, et ne lui ont point rendu grâces (Rom. I, 21), ce qui fut cause qu'ils furent abandonnés à leur sens réprouvé, et que leur coeur insensé est tombé dans les ténèbres. Enfin, leur chef lui-même vit tomber devant ses yeux un voile que la vivacité de sa nature ne saurait percer, et qui ne lui permet de voir ni la tête ni les pieds de Celui qui est assis sur le trône, attendu que les séraphins, qui se tiennent debout auprès de lui, lui couvrent la tête de deux de leurs ailes, et les pieds de deus autres ailes.

9. La substance divine n'est point matérielle, et n'a point la forme d'homme avec des membres corporels. Dieu est un esprit, et c'est dans un sens spirituel qu'il faut entendre ce qu'on a dit de lui. Autrement, qui est-ce qui vous apprendra ce que sont en lui cette tête et ces pieds que les séraphins voilent de leurs doubles ailes; il n'y a que l'esprit qui connaît tout ce qui est en lui, et scrute même les profondeurs de Dieu, qui puisse nous révéler ce que c'est. Or, pour moi, il lest pas question d'autre chose en cet endroit que des profondeurs mêmes de Dieu, et, à mon sens, ce que le Prophète appelle sa tête, sa majesté, sa puissance n'est autre chose que sa vertu, son éternelle divinité. Votre tête, Seigneur, selon ce mot du Psalmiste, " c'est' votre justice qui ressemble aux montagnes élevées (Psal. XXXV, 7), " et peut-être peut-on voir vos pieds indiqués dans les paroles qui font suite à celles-là : " Et ses jugements sont un profond abîme (Hidem). " En effet, ors retrouve comme ses pieds, dont les voies sont impénétrables, flans ses jugements insondables, dans les abîmes de sa sagesse, et dans ses dispositions irrépréhensibles, il est vrai, mais incompréhensibles. t'est à sera pieds aussi que se rapportent, en particulier, le mystère de l'incarnation, et toute l'économie de notre rédemption. Il faut voir aussi combien est haute et élevée sa justice, que le Prophète, dans son étonnement, compare aux plus hautes montagnes. La nôtre, quand elle existe toutefois, est basse, droite peut-être, mais jamais pure, à moins pourtant que nous ne nous trouvions meilleurs que nos pères qui disaient avec autant d'humilité que de vérité : " Toutes nos justices sont comme des linges souillés de sang impur (Isa. LXIV, 6). " En effet, où peut-on trouver une justice pure, là où la souillure du péché n'a point cessé d’exister ? Celle des hommes peut bien paraître droite, si elle ne consent point au péché, et ne le laisse point établir son règne dans leur corps mortel. Celle du premier homme, tant qu'il ne consentît ne point au péché, fut, dans le principe, aussi pure que droite; mais, parce qu'elle n'était pas solide, elle perdit bien vite sa pureté, et ne rer tint même pas sa droiture. Chez les anges, on retrouve bien aussi une justice droite, pure et stable, sublime même, mais pourtant bien inférieure à la justice divine. En effet, elle n'est point innée en eux, mais elle est le résultat d'un don de Dieu, car leur nature en soi, est capable, non-seulement de justice, mais aussi d'injustice. N'est-ce point là le mal que le Seigneur, au dire des saintes lettres, a trouvé dans ses anges (Job. IV, 18)? " Il n'y a pas un être vivant qui sera trouvé juste devant vous, Seigneur (Psal. CXLII, 2), " s'écriait un homme qui n'ignorait pas la justice de Dieu ; et remarquez qu'il, ne dit point " il n'y a pas un homme, " mais " il n'y a pas un être vivant, " sans doute pour nous donner à entendre qu'il n'excepte même pas les anges, car ce sont aussi des êtres vivants, d'autant plus vivants même, qu'ils sont plus près de la source de la vie. Ils n'en sont pas moins justes, mais d'une justice qui vient de lui, non pas d'une justice qui subsiste devant lui; justes par sa grâce, non point au prix de lui. Car, pour lui, il est la justice même, sa volonté n'est pas tant équitable qu'équité même, disons mieux, en lui, équité et volonté ne sont autre chose que sa substance même. On peut donc dire en toute vérité que sa justice est comme une montagne, car elle est droite, pure, stable, enfin laissez moi le dire, elle est la substance même. A quelle hauteur donc se cache sa tête! quelle gloire, quelle sublimité au haut de cette montagne couverte d'ombre et de nuages.

10. Mais, à notre avis, quelles sont les ailes avec lesquelles les séraphins voilent cette tète pour empêcher que nul être, quelle que soit la sublimité de sa nature, ou la perspicacité de sa raison, fixe un oeil souillé sur la splendeur de cette lumière véritable ? Ces deux ailes,. si je ne me trompe, sont les propres ailes de leur gloire et de leur félicité. En effet, ils sont enivrés des ineffables délices de l'admiration où les plonge la contemplation de cette tête, et ne se glorifient pas moins des sentiments de vénération qu'ils éprouvent pour cette tête. Le Mauvais ressentait bien de l'admiration pour elle, mais sans vénération, et comme il ne voulut point se soumettre à elle pour le respect, il ne put demeurer stable par l'admiration. Bien plus,, son admiration se changea en envie, et au lieu de vénérer la tête de Dieu, il tenta de lui ressembler. Que les séraphins ont bien mieux fait, quand, mettant leur bonheur dans leur admiration, ils sont devenus dignes de vénération eux-mêmes, par leurs sentiments de respect, et ont trouvé une vraie gloire en celui dont les serviteurs sont rois, et devant qui on ne saurait s'abaisser sans grandir ? Et maintenant, laissez-moi vous dire comment, avec deux ailes, les séraphins semblent voiler ce que nous avons appelé la tête de Dieu, pour empêcher le Malin de la contempler. Il ne peut lever les yeux, qu'ils ne rencontrent le bonheur et la gloire des anges, et ne se remplissent (a) aussitôt d'une humeur très-maligne, la jalousie qui le dévore, qui ne lui permet pas do, voir au-delà. Voilà donc comment cet ange jaloux se trouve empêché, comme par un double voile, de contempler quoi que ce soit de plus élevé ; tantôt le bonheur, tantôt la gloire de ceux qu'il voit placés au dessus de lui, et tantôt leur bonheur et leur gloire, en même temps, éblouit ses regards elles plonge dans les tourments de l'envie. Or, l'envie est la plus cuisante démangeaison qui puisse faire souffrir ses yeux, car le plus affreux tourment que puisse endurer l’oeil des envieux est le spectacle de la gloire et du bonheur d'autrui. Car, comme on dit, ce n'est pas la vue de la misère des autres qui excite l'envie.

11. Quant aux pieds du Seigneur, c'est-à-dire, selon ce que je vous ai dit, quant à l'abîme impénétrable de ses jugements et aux voies impénétrables de sa Providence, les séraphins les voilent aussi de deux de leurs ailes, je veux dire des ailes de la prudence et de la fidélité. Car, en même temps qu'ils sont des serviteurs fidèles, ils sont des serviteurs prudents, ils font les choses de Dieu, et pourvoient au salut des élus, de telle façon que le Malin ne trouve rien à reprendre en eux. C'est, je crois, à ce voile que les chérubins mirent sous ses pieds, que nous devons que le malin esprit ait, sans le savoir, fait attacher le Seigneur de gloire à la croix; de là vient aussi que tous les jours, sans le vouloir et même à son insu, et plus tard à son grand regret, il se trouve qu'il sert à notre salut, quand il veut, au contraire, y mettre obstacle. Mais, si les esprits serviteurs de Dieu, se jouent ainsi de l'astuce de Satan, c'est parce que, dans leur fidélité, ils ne veulent point lui dévoiler les mystères et les dispositions de la divine Providence à notre égard, et que, dans leur prudence, ils réussissent à les lui celer.

12. D'ailleurs, de même que des deux ailes d'en haut, le malin esprit en eut une, ainsi que je l'ai dit, celle de l'admiration, mais n'eut pas celle de la vénération, ainsi des deux du milieu, sa nature lui en donne une, l'intelligence de l'esprit, la grâce ne lui donne pas l'autre, qui est l'amour. Mais il n'est pas moins facile de reconnaître que si, faute de ces ailes inférieures, il manqua de fidélité, il n'en fut pas de même de la prudence. En effet, ce n'est pas d'un autre que lui, qu'il a été dit que " le serpent était le plus rusé de tous les animaux (Gen. III, 1). " Aussi, on peut dire avec quelque apparence de raison, que sa chute ne fut à l'instant même si irrévocable et ses contusions si incurables que, parce que, des ailes dont nous avons parlé, n'ayant point celle de gauche, il n'eut que celle de droite. Il n'en fut pas ainsi de ces deux séraphins que le Prophète vit et nous montra sur les degrés du trône, debout devant le Seigneur dont ils voilent, comme je l'ai dit, la tête avec deux de leurs ailes, c'est-à-dire, par l'aile de leur admiration dans laquelle ils trouvent toute leur félicité, et par l'aile de

Ce passage se trouve cité dans les Fleurs, livre VI, chapitre III, comme extrait du cinquième sermon sur les paroles d'Isaïe. Voyez-en d'autres encore, rapportés au livre IX, chapitre XXIX.

leur vénération dans laquelle ils se félicitent au plus haut des cieux. Ils voilent aussi ses pieds de deux de leurs ailes, de l'aile de la perspicacité de la nature, comme je l'ai déjà dit, et de l'aile de l'efficacité, de la grâce. Ils laissent le milieu de son être à découvert et visible, si je puis ainsi parler, je veux dire sa bonté et, sa longanimité par laquelle il appelle les hommes à la pénitence. En effet, tout le monde peut voir comme il fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et tomber l'eau de sa pluie sur les justes et sur les pécheurs. Car ce vrai Salomon a orné de charité le milieu de son être, si je puis parler ainsi, en faveur des filles de Jérusalem (Cant. III, 10), afin que ceux qui ne s'élèvent pas aux choses trop élevées, et ne s'absorbent pas dans les recherches de celles qui sont trop profondes, puissent dis moins s'exercer dans cette sorte de milieu, et se rendre par là dignes, en quelque sorte, d'être élevés à la contemplation des choses subtiles et sublimes. Mais, pour en revenir enfin à l'esprit mauvais, cette vision le tourmente cruellement à. présent, et le tourmentera bien davantage plus tard, d'abord parce qu'il est jaloux de la longanimité et de la bonté de Dieu pour nous, et ensuite parce qu'il ne peut en profiter lui-même pour revenir à des sentiments de repentir.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

www.JesusMarie.com