VIVÈS, PARIS 1866
Source : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/
SERMONS DE SAINT BERNARD, POUR DES FÊTES DE SAINTS.
OEUVRES COMPLÈTES DE SAINT BERNARD *
SAINT PAUL *
DEUXIÈME SERMON POUR LE JOUR DE LA CONVERSION DE SAINT PAUL. *
DEUXIÈME SERMON POUR LE JOUR DE LA PURIFICATION DE LA SAINTE VIERGE. Ordre de la procession du Christ *
dans le temple et manière dont elle s'accomplit. *
TROISIÈME SERMON POUR LE JOUR DE LA PURIFICATION DE LA SAINTE VIERGE. L'enfant Jésus, Marie et Joseph. *
DEUXIÈME SERMON POUR LA FÊTE DE SAINT VICTOR CONFESSEUR. *
SERMON POUR LA FÊTE DE SAINT BENOIT. *
DEUXIÈME SERMON POUR L'ANNONCIATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE MARIE. Sur les sept dons de l'Esprit en Jésus-Christ. *
TROISIÈME (a) SERMON POUR L'ANNONCIATION DE LA SAINTE VIERGE. Suzanne et Marie. *
SERMON POUR LA NATIVITÉ DE SAINT JEAN-BAPTISTE. Le flambeau avec sa triple chaleur et sa triple lumière. *
PREMIER SERMON POUR LA FÊTE DES APOTRES SAINT PIERRE ET SAINT PAUL. Des trois manières dont les apôtres nous gardent, et des trois degrés de notre vie. *
DEUXIÈME SERMON POUR LA FÊTE DES SAINTS APOTRES PIERRE ET PAUL. *
TROISIÈME SERMON POUR LA FÊTE DES APOTRES SAINT PIERRE ET SAINT PAUL. Sur ce passage du livre de la Sagesse: "Ce sont des hommes de miséricorde (Eccli. XLIV, 10). " *
PREMIER SERMON POUR L’ASSOMPTION DE LA VIERGE MARIE. De la Susception du Christ et de celle de Marie. *
DEUXIÈME SERMON POUR L'ASSOMPTION DE LA VIERGE MARIE. Il faut nettoyer, orner et meubler la maison. *
TROISIÈME SERMON POUR L’ASSOMPTION DE LA VIERGE MARIE. Marie, Marthe et Lazare. *
QUATRIÈME SERMON POUR L'ASSOMPTION DE LA SAINTE VIERGE MARIE. Les quatre jours de l'ensevelissement de Lazare, et louange de la Vierge. *
SERMON POUR LE DIMANCHE DANS L’OCTAVE DE L’ASSOMPTION DE MARIE. *
SERMON POUR LA NATIVITÉ DE LA BIENHEUREUSE VIERGE MARIE. L'aqueduc. *
1. C'est avec raison, mes bien chers frères, que toutes les nations célèbrent aujourd'hui avec des transports d'allégresse, la fête de la conversion du Docteur des nations. Que de rameaux, en effet, sont sortis de ce tronc! Paul converti devient la conversion du monde entier. Il convertit bien des hommes quand il vivait, et maintenant encore, quoiqu'il ait cessé de vivre sur la terre, il en convertit toujours beaucoup à Dieu, par le ministère de la prédication ; et, bien qu'il mène à présent en Dieu une vie bien plus heureuse qu'autrefois, il ne cesse pas, dans son sein, de convertir encore les hommes, et cela par son exemple, par ses prières et par sa doctrine. Si donc, la mémoire de sa conversion est un jour de fête pour les hommes, c'est qu'elle est encore une source de biens pour ceux qui en conservent le souvenir. En effet, dans ce souvenir, le pécheur conçoit l'espoir du pardon, et se trouve ainsi porté à faire pénitence; quant à celui qui déjà se repent de ses fautes, il trouve la forme d'une conversion parfaite. Qui est-ce qui désormais pourrait se laisser aller au désespoir, à la pensée de la grandeur de ses fautes, quand il entend raconter comment Saul fut tout à coup changé en un vase d'élection, au moment même où il ne respirait que menaces et carnage contre les disciples du Seigneur? Quel homme, sous le poids de ses iniquités, pourra dire maintenant : je ne saurais m'élever à de meilleurs sentiments, en voyant au milieu de la route que parcourait le plus cruel persécuteur du nom chrétien, cet homme, le coeur débordant de rage, changé tout à coup en un prédicateur fidèle? Cette seule conversion nous montre à tous, dans un jour, la grandeur de la miséricorde et l'efficacité éclatante de la grâce de Dieu.
2. Saint Luc nous dit : " Tout à coup une lumière du ciel l'environna de toutes parts (Act. IX, 4). " O faveur vraiment inestimable de la bonté divine ! Elle inonde de l'éclat d'une lumière céleste le corps de celui qui n'est pas même encore capable d'ouvrir les yeux de l'âme aux rayons de cette lumière, elle répand sur lui la clarté qu'elle ne pouvait pas encore répandre en lui. " En même temps une voix se faisait entendre. " Les témoignages que rendent la lumière et la parole sont bien dignes de foi, et il n'y a point lieu de douter de la vérité quand elle entre dans notre âme en même temps par nos yeux et par nos oreilles. C'est ainsi, oui, c'est de la même manière que précédemment, sur les bords du Jourdain, une colombe apparut et une voix se fit entendre sur la tête du Seigneur; c'est ainsi encore que sur une montagne, quand Jésus-Christ se transfigura devant ses disciples, ils entendirent la voix du Père. " Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? " Saul est pris sur le fait; il ne peut ni feindre, ni nier. Il tient à la main les lettres de sa cruelle mission, de son autorité exécrable, de l'injuste pouvoir qui lui est donné. " Pourquoi me persécutes-tu ? " dit la voix. Mais quoi, est-ce le Christ qu'il persécutait en massacrant ses membres sur la terre ? Est-ce que si ceux qui ont attaché son corps sacré à la croix ont persécuté Jésus-Christ, celui qui était transporté d'une haine inique contre son corps qui est l'Eglise, car l' Eglise est, le corps de Jésus-Christ, ne. 1e persécutait pas aussi lui-même ? Enfin, s'il a donné son propre sang pour prix de la rédemption des âmes, ne vous semble-t-il pas que celui qui, poussé par la méchanceté, détourne de lui, par de pernicieux exemples et par le scandale, les âmes qu'il a rachetées, lui fait endurer une persécution beaucoup plus cruelle encore que celle des Juifs mêmes qui ont fait couler son sang.
3. Reconnaissez , mes frères , et redoutez l'alliance de ceux qui mettent obstacle au salut des âcres. C'est un sacrilège horrible qui l'emporte en quelque sorte sur le crime même de ceux qui ont porté des mains impies sur le Seigneur de majesté. Il semblait que le temps des persécutions était passé, mais, vous le voyez, elles ne font défaut ni au chrétien, ni au Christ lui-même. Et ce qu'il y a de plus grave, c'est que ce sont ceux qui ont reçu du Christ le nom de chrétiens qui le persécutent aujourd'hui. Oui, mon Dieu, ce sont vos proches et vos amis qui fondent sur vous et se lèvent contre volis. On dirait que tous les chrétiens, depuis le plus petit jusqu'au plus grand, se sont concertés contre vous ; le mal a envahi le. corps fout entier, et n’ pas laissé une place intacte depuis la tête jusqu’aux pieds, et même il a pris naissance parmi les anciens de votre peuple, parmi vos vicaires sur la terre, parmi ceux-là mêmes qui semblent établis pour régir votre peuple. On ne peut plus dire avec le proverbe : " Tel peuple, tel prêtre, " car le prêtre et le peuple sont loin de se ressembler. Hélas, hélas ! Seigneur Dieu ! Les premiers à vous persécuter sont précisément ceux qui recherchent avec amour les premières places dans votre Eglise et y tiennent le premier rang! Ils se sont emparés de la citadelle de Sion et de tousses remparts; et maintenant ils promènent librement et comme il leur plait l'incendie dans la cité tout entière. Leur genre de vie est misérable, mais le bouleversement de votre peuple est bien plus misérable encore. Et plût au ciel qu'ils bornassent là le mal qu'ils font ! Peut-être s'en trouverait-il qui, prévenus et prémunis par les avertissements du ciel, se donneraient garde de faire ce qu'ils font, tout en pratiquant ce qu'ils enseignent, suivant ces paroles : " Faites ce qu'ils vous disent, mais ne regardez pas ce qu'ils font (Matt. XXIII, 3). " De nos jours, les ordres sacrés sont un moyen de faire des gains honteux, on spécule sur la piété. On trouve des gens d'un empressement excessif à recevoir ou plutôt à prendre des fonctions à charge d'âmes. Mais cette charge est pour eux le moindre de leurs soucis, le salut des âmes est la dernière de leurs préoccupations. Pouvait-on soulever une persécution plus grave contre le Sauveur des âmes ? Le reste des hommes agit mal envers Notre-Seigneur, et on peut bien dire que, de nos jours, il y a beaucoup d'antéchrists. Toutefois, on peut bien leur dire que, eu égard aux bienfaits et au pouvoir que ses ministres reçoivent de lui, leur persécution lui est plus cruelle et il la ressent plus vivement, bien que, à côté d'eux, il y en ait beaucoup qui agissent en mille manières différentes et en mille occasions diverses contre le salut du prochain. Voilà ce que le Christ a sous les yeux, et il garde le silence; voilà ce qu'il souffre, et il fait comme si de rien n'était. Aussi, devons-nous fermer également les yeux, et garder le silence, d'autant plus qu il s'agit de nos prélats et des chefs de nos églises. Oui, il le faut, et d'ailleurs ils aiment mieux eux-mêmes qu'il en soit ainsi, et échapper au jugement des hommes, au risque de subir un jour le terrible jugement réservé à ceux qui sont placés à la tête des autres, et de recevoir les châtiments rigoureux réservés à ceux qui ont eu la puissance en main.
4. J'ai peur, mes très-chers frères, qu'il ne se trouve un persécuteur du Christ jusque parmi nous; car la raison même nous dit que nuire au salut, c'est persécuter le Sauveur. Quelles actions de grâces, pour le salut de mon âme, puis-je rendre à celui de mes frères qui me verse le breuvage empoisonné de la détraction fraternelle ? C'est avec raison que les détracteurs sont représentés comme des êtres odieux à Dieu même (Rom. I, 31). Mais que dirons-nous, aussi, de celui qui, par son exemple, prêche le relâchement aux autres, les trouble par sa singularité, les inquiète par sa curiosité, et les fatigue par son impatience et ses murmures, de celui enfin qui contriste l'esprit de Dieu dont ils sont remplis, en scandalisant le moindre de ceux qui croient en lui? N'est-ce pas là manifestement persécuter le Seigneur? Aussi, mes frères, pour que le nom et le crime de persécuteurs du Christ soient à jamais loin de nous, je vous en prie, mes bien-aimés, montrons-nous constamment tous pleins de bienveillance et de douceur, supportons-nous les uns les autres avec patience, et excitons-nous mutuellement à ce qu'il y a de mieux et de plus parfait. Quel est le serviteur de Dieu qui croira avoir fait assez de ne le point persécuter, si, de plus, il ne se conduit point envers lui en véritable serviteur ? Quelle récompense pourrions-nous espérer si nous nous bornions à ne point lui résister sans songer à l'assister? D'ailleurs, s'il y avait un cœur assez faible pour se tenir satisfait de n'être pas contre Dieu, s'il n'est pas pour lui, qu'il écoute ce que le Christ lui-même a dit : " Celui qui n'est point avec moi, est contre moi; et celui qui n'amasse point avec moi, dissipe (Matt. XII, 30). "
5. " Saul , Saul, pourquoi me persécutez-vous? Il répondit : Seigneur, qui êtes-vous (Act. IX, 4 et 5) ? " On voit, à ces mots , qu'en effet, la lumière d'en haut n'était que répandue autour de lui et n'avait pas encore pénétré dans son âme. En effet, Paul entendait la parole du Seigneur, mais il ne voyait pas sa face, parce qu'il n'en était encore qu'à entendre pour croire, car, comme il le dit plus tard, " la foi vient de l'ouïe (Rom. X, 17). " Qui êtes-vous, dit-il? Car il ne connaissait point celui qu'il persécutait, et voilà pourquoi il obtint miséricorde, c'est parce qu'il ne savait pas ce qu'il faisait. Apprenez, par là, mes frères, combien Dieu est un juste juge, et qu'il considère non-seulement ce que nous faisons, mais encore dans quelles dispositions d'âme nous le faisons, et prenez bien garde de ne point regarder comme petit, quelque petit que ce soit en effet, le mal que vous faites sciemment. Ne dites point dans votre cœur : c'est peu de chose, je n'ai pas besoin de m'en corriger, il n'y a pas grand mal pour moi à demeurer dans ces péchés véniels sans gravité. Parler ainsi, mes frères bien-aimés, c'est de l'impénitence, c'est un blasphème contre le Saint-Esprit, un blasphème irrémissible. Paul blasphéma aussi, mais non point contre le Saint-Esprit, parce qu'il blasphémait sans le savoir. Et comme son blasphème n'était point contre l'Esprit-Saint, il en obtint le pardon.
6. " Qui êtes-vous, Seigneur? Et le Seigneur lui dit : Je suis Jésus de Nazareth que vous persécutez (Ibidem, 5). " Je suis le Sauveur que vous persécutez à votre perte; je suis celui dont votre loi a dit : " Il sera appelé le Nazaréen (Matt. II, 23), " et vous ignorez que cette prédiction est accomplie. Mais lui : " Seigneur, que voulez-vous que je fasse (Ibidem)? " Voilà, mes frères, le modèle d'une vraie conversion. " Mon cœur est prêt, dit-il, Seigneur, mon cœur est prêt (Psal. CVII, 2). " Je suis tout prêt et sans trouble dans l'âme pour garder vos commandements. Seigneur , que voulez-vous que je fasse ? Parole courte, mais pleine de sens, mais vive et efficace, mais digne d'obtenir un bon accueil (1 Tim. I, 15) ! Combien peu font preuve d'une telle obéissance, font une telle abnégation de leur propre volonté, au point de ne se réserver pas même leur propre coeur, et de ne rechercher constamment qu'une seule chose, non point leur volonté, mais la volonté de Dieu, et de s'écrier sans cesse : " Seigneur, que voulez-vous que je fasse? " Ou avec Samuel : " parlez Seigneur, votre serviteur écoute (I Reg. III, 10), " hélas ! nous avons bien plus d'imitateurs de l'aveugle de l'Évangile que de ce nouvel apôtre ! Le Seigneur avait dit à un aveugle : " Que voulez-vous que je fasse pour vous (Luc. XVIII, 41) ? " Quelle bonté, Seigneur, quel honneur et quelle grâce! Est-ce donc ainsi que le Seigneur s'informe de la volonté de son esclave pour la faire ? En vérité, cet aveugle était bien aveugle, pour n'avoir point vu cela, pour ne s'en être point ému, et ne s'être point écrié : Dieu me préserve de vous le dire, Seigneur, dites-moi plutôt ce que vous voulez que je fasse, car l'ordre exige, non que vous vous informiez de ma volonté, mais que je m'inquiète de la vôtre. Vous voyez, mes frères, combien il était nécessaire qu'il se fit là une vraie conversion. Il est encore de même aujourd'hui, telle est la faiblesse et la perversité de plusieurs qu'on est obligé de leur demander quelle est leur volonté, et de leur dire aussi, que dois-je faire pour vous? au lieu de dire eux-mêmes : " Seigneur, que voulez-vous- que je fasse? " Les ministres et les vicaires du Christ sont dans la nécessité de chercher ce que ces hommes veulent qu'on leur commande, non point quelle est la volonté du maître. L'obéissance de ces gens-là n'est pas complète, ils ne sont point disposés à obéir en toute chose, ils n'ont point l'intention de suivre partout celui qui n'est pas venu sur la terre pour faire sa volonté mais celle de son père. Ils distinguent, jugent et décident en quoi ils doivent obéir à ceux qui leur commandent quelque chose, que dis-je, en quoi ils doivent obéir? C'est en quoi leur supérieur doit faire leur volonté que je devrais dire. Que ceux qui sont dans ces dispositions, tout en voyant qu'on les supporte, qu'on condescend et qu'on se prête à leur faiblesse, ne restent point dans l'état où ils sont; qu'ils rougissent, je les en prie, d'être toujours comme des enfants; s'ils ne veulent s'entendre dire un jour Qu'ai-je du faire pour vous que je n'aie pas fait? Et si, après avoir abusé de la patience et de la bienveillance de leurs supérieurs, ils craignent que toute l'indulgence dont ils ont été l'objet ne mette le comble à leur trop juste condamnation.
7. " Seigneur, que voulez-vous que je fasse? Et le Seigneur lui répondit : Levez-vous, entrez dans la ville, et là, on vous dira ce que vous avez à faire (Act. IX, 7). " O Sagesse qui disposes et règles tout, en effet, avec douceur ! Tu adresses à un homme, pour connaître de lui ta volonté, celui à qui tu parles toi-même, afin de lui faire apprécier les avantages de la vie commune et pour que, une fois qu'il aura été instruit par un. homme, il sache lui-même venir en aide à ses semblables, dans la mesure des grâces qu'il aura reçues. " Entrez dans la ville. " Voue voyez, mes frères, que ce n'est pas sans une disposition particulière de Dieu, que vous êtes vous-mêmes entrés dans la cité par excellence? du Seigneur des vertus, pour y apprendre quelle est la volonté de Dieu. Certainement celui qui vous a rempli d'une crainte salutaire, ô mon frère, et a tourné votre coeur vers le désir de votre sainte volonté vous a dit aussi : " Levez-vous, et entrez dans la cité. " Mais remarquez combien dans les lignes suivantes la simplicité et la douceur chrétiennes nous sont particulièrement recommandées. " Ayant ouvert les yeux, il ne voyait point, et les gens de sa suite le conduisaient par la main (Act. IX, 8). " O heureuse cécité que celle qui frappe de ténèbres salutaires, pour les convertir, ceux dont les veux n'étaient jadis ouverts que pour le mal. Je pense que dans les trois jours que Paul passe sans manger, dans une prière continuelle, il faut voir une règle de conduite donnée à ceux qui, venant de renoncer au siècle, ne respirent pas encore dans les consolations du ciel. Ils doivent aussi attendre le Seigneur en toute patience, prier sans relâche, chercher, demander et frapper, et leur Père des cieux finira par les exaucer en un temps opportun. Il ne les oubliera point pour toujours, il viendra à eux et y viendra même sans trop tarder. Si vous êtes avec le Seigneur plein de bonté et de miséricorde, pendant trois jours entiers, sans manger, vous pouvez être sûrs qu'il ne vous renverra point à jeûn.
8. Après cela, Ananie reçoit l'ordre d'imposer les mains à Saul : mais il ne s'y prête point sans résistance, car il est bien éclairé. Remarquez que c'est la conduite que plus tard saint Paul lui-même recommande de suivre à l'un de ses disciples, en lui disant : " N'imposez pas trop vite les mains à personne (I Tim. V, 22). " Il vit, dit notre Évangéliste, (a) un homme qui lui imposa les mains, pour lui faire recouvrer la vue (Act, IX, 12). " Or, mes frères, bien que Paul eût eu cette vision, il ne recouvra point encore pour cela la vue. Pensez-vous qu'il n'attendit point que Ananie vînt lui imposer les mains, parce qu'il ne connut peut-être qu'en songe qu'il devait venir? Si je vous fais cette réflexion, mes frères, c'est parce que je crains qu'il n'y en ait parmi vous qui se noient éclairés, bien qu'ils ne l'aient encore été qu'en songe, et qui, au lieu de permettre qu'on les conduise par la main, se posent en guides pour les autres, car lorsqu'on n'a point encore reçu la charge d'administrer les choses, quand on n'est pas encore établi pour en être le dispensateur, enfin lorsqu'on n'a pas encore reçu l'ordre de voir et de prévoir, pour ceux qui, bien que ayant les yeux ouverts, ne voient rien, osent présumer de leurs forces, dans de pareilles entreprises, c'est avoir l'esprit rempli de pensées vaines, et se nourrir de vains songes. Gardons-nous de ce défaut,. mes frères, autant qu'il dépendra de nous; préférons être sans honneur, et conduits par la main, à l'école de l'humble et doux Jésus, Notre-Seigneur, à qui est l'honneur et la gloire, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
a Saint Bernard désigne ici l'Évangéliste
saint Luc par le mot Seigneur; toutefois il est hors de doute que les paroles
qu’il rapporte ici sont de saint Luc, non point de Notre-Seigneur.
2. D'ailleurs, la douceur, ce genre d'humilité
extérieure, selon ce que je disais tout à l'heure, étant
plus facile à saisir que l'autre, nous est recommandée de
trois manières différentes, dans la conversion de saint Paul.
La douceur est exposée en nous, aux assauts de trois sortes d'ennemis,
aux paroles injurieuses, aux pertes matérielles et aux violences
corporelles; c'est dans ces trois épreuves que se montre la patience,
et que s'exerce la douceur, et elle est éprouvée quand elle
a pu supporter cette triple attaque sans en être ébranlée.
Or, on peut voir comment dans ces épreuves Paul s'est montré
Paul dès le premier instant de sa conversion, c'est-à-dire
déjà plein de douceur et de patience. " Saul, pourquoi me
persécutez-vous? Il vous est dur de regimber contre l'aiguillon
(Act. IX, 4 et 5). " Voilà bien, certes, une parole dure à
entendre, pleine de reproches et de menaces. Quant au corps, il est frappé
et jeté par terre. Eut-il aussi à subir l'épreuve
des pertes matérielles? Assurément oui, puisqu'il perdit
tout à fait la vue, car, dit l'auteur sacré, "Ayant ouvert
les yeux, il ne voyait rien. " Le saint homme Job, que Dieu même
nous a signalé comme le plus digne exemple de cette double vertu,
a été mis, lui aussi, à cette double épreuve.
Mais je laisse à votre sagacité le soin de développer
cette pensée; il me suffit de vous faire remarquer que la forme
de la vraie conversion consiste, en grande partie dans cette douceur, à
la honte de ceux qui devraient être convertis et se trouvent plutôt
pervertis, ou retourner en sens contraire, par les violences corporelles,
par les pertes matérielles, et, ce qui est pis encore, par de simples
paroles blessantes.
2. David, le Roi prophète, a désiré avec ardeur de voir ce jour, et il l'a vu, et il en a été comblé de joie (Joan. VIII, 56) ; car s'il ne l'avait point vu, comment aurait-il pu dire dans ses chants: " Nous avons reçu, ô mon Dieu, votre miséricorde au milieu de votre temple (Psal. XLVII, 8). " Cette miséricorde du Seigneur, David l'a reçue, Siméon l'a reçue, nous-mêmes et quiconque est prédestiné à la vie éternelle l'avons reçue; puisque Jésus était hier, est aujourd'hui et sera demain (Hébr. XIII, 8). De plus, ce n'est pas dans un angle, mais au milieu même du temple qu'elle se trouve, attendu qu'il n'y a en Dieu acception de personne. Elle est donc placée en commun, elle est offerte à tous les hommes, et nul n'en est privé que celui qui refuse d'en prendre sa part. Les eaux de votre miséricorde se répandent au dehors, Seigneur mon Dieu, la source ne vous en appartiendra pas moins à vous seul et les étrangers ne pourront y puiser pour en. boire (Prov., 16 et 17). Quiconque est vôtre ne connaîtra point la mort qu'il n'ait vu l'oint du Seigneur auparavant, afin qu'il meure en paix et en sûreté. Et pourquoi ne mourrait-il pas en paix celui qui a l'oint du Seigneur dans son coeur ? N'est-il pas lui-même votre paix, lui qui par la foi habite dans nos âmes ? Mais toi, ô âme malheureuse, toi qui ne connais point Jésus pour t'indiquer la voie, comment pourras-tu sortir de ce monde ? Car il y en a qui ne connaissent point Dieu. D'où cela vient-il ? De ce que la lumière étant venue dans le monde, les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière. L'Évangéliste dit en effet : " La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point comprise (Joan. 1, 5). " C'est comme s'il avait dit : Les eaux de votre miséricorde se répandent sur les places publiques, mais nul étranger n'en boit; ainsi votre miséricorde est au milieu du temple, mais aucun de ceux qu'attend la damnation éternelle n'en approche. O malheureux hommes, au milieu de vous est Celui que vous ne connaissez pas, et parce que vous mourrez avant d'avoir vu l'oint du Seigneur, vous ne sauriez vous en aller en paix, vous serez, au contraire, entraînés avec violence par des lions rugissants et tout prêts à vous dévorer.
3. " Seigneur Dieu, nous avons reçu votre miséricorde au milieu de votre temple (Psal. XLVII, 10. " Quelle parole de reconnaissance, différente de ce gémissement : " Votre miséricorde, ô mon Dieu, est dans le Ciel, et votre vérité s'élève jusqu'aux nues (Psal. XXXV, 6)! " Eh quoi, en effet, trouvez-vous que la miséricorde était au milieu du temple, lorsqu'elle ne se rencontrait qu'au milieu des seuls esprits célestes ? Mais lorsque le Christ se fut abaissé un peu au dessous des anges, et se fut fait médiateur entre les hommes et Dieu, et que, par son sang; il pacifia et réunit ensemble, comme la pierre angulaire, les choses du Ciel et celles de la terre, on peut dire que c'est alors que nous avons reçu votre miséricorde, ô mon Dieu, au milieu de votre temple. Nous étions auparavant des enfants de colère, mais nous avons obtenu miséricorde. Comment étions-nous enfants de colère, et quelle miséricorde avons-nous reçue ? Nous étions des enfants d'ignorance, de lâcheté et de servitude, et la miséricorde que nous avons reçue est une miséricorde de sagesse, de force et de rédemption. L'ignorance de la première femme que le serpent avait séduite, nous avait aveuglés; la mollesse du premier homme attiré, entraîné par sa propre concupiscence, nous avait énervés ; la malice du démon à laquelle Dieu nous avait justement exposés, nous avait réduits en esclavage. Voilà dans quel état nous venons tous au monde. Aussi, en premier lieu, nous ignorons complètement la voie qui conduit à la sainte cité qui doit être notre séjour; puis, nous sommes si faibles et si lâches, que connussions-nous le chemin qui mène à la vie, nous serions retenus en place et empêchés de le suivre par notre propre lâcheté. Enfin, nous sommes réduits en esclavage par un tyran si mauvais et si cruel, que, quand même nous connaîtrions et pourrions parcourir la voie de la vie, nous en serions empêchés par le poids accablant de notre malheureuse servitude. Ne vous semble-t-il point qu'une pareille misère a besoin d'une compassion, et d'une miséricorde excessives? Mais si nous avons déjà été sauvés de cette triple colère par Jésus-Christ qui nous a été donné (le Dieu son père, pour être notre sagesse, notre justice, notre sanctification et notre rédemption (I Car. I, 30), quelle ne doit pas être notre vigilance, mes frères bien-aimés, pour que notre fin ne devienne pas pire que notre commencement? Dieu nous préserve de ce malheur, parce que nous retomberions dans la colère, et redeviendrions ainsi des enfants de colère, non plus seulement par un effet de notre nature, mais par suite de notre propre volonté !
4. Embrassons donc. la miséricorde que nous avons reçue au milieu du temple, et ne nous éloignons pas plus du temple que la bienheureuse Anne ne s'en éloignait elle-même. " Car le temple de Dieu est saint, mais ce temple n'est autre que vous-même ( I Cor. III, 17), " dit l'Apôtre. Par conséquent, cette miséricorde n'est pas loin de. vous, la parole de Dieu n'est point éloignée de vous, elle est dans votre bouche, dans votre cœur (Rom. X, 8). D'ailleurs, le Christ habite dans vos coeurs par la foi, voilà quel est son temple, quel est son trône; car je ne pense pas que vous ayez oublié ces paroles . " L'âme du juste est le trône de la sagesse (a). " Aussi, s'il est une chose que je veux rappeler souvent à mes frères, que je veux leur rappeler toujours, et que je leur demande aujourd'hui avec instance, c'est que, dans cette chair, nous ne vivions point selon la chair, si nous ne voulons point déplaire à Dieu. Ne soyons pas amis de ce siècle, si nous ne voulons être ennemis de Dieu. Résistons aussi au diable, et il s'éloignera de nous, il nous laissera marcher librement selon l'esprit, et vivre dans notre coeur. Aussi bien, le corps qui se corrompt appesantit, énerve et effémine l'âme, et cette habitation de boue accable l'esprit par la multitude de soins dont elle l'occupe, et l'empêche de s'élever aux choses du ciel (Sap. IX, 15). Voilà pourquoi la sagesse de ce monde est appelée folie auprès de Dieu, et celui qui se laisse vaincre par le malin lui est abandonné en esclavage. Or, c'est dans le cœur que nous recevons la miséricorde, c'est dans le cœur que Jésus-Christ habite, c'est dans le cœur enfin qu'il parle de paix à sort peuple, à ses saints, à ceux, en un mot, qui rentrent dans leur coeur.
a Cette phrase est citée comme étant de
l'Ecriture sainte par plusieurs Pères, et entre autres par saint
Grégoire-le-Grand. Nous la retrouverons encore sous la plume de
saint Bernard, dans son sermon XXVII sur le Cantique des cantiques, où
on peut consulter les notes dont elle a été l'occasion pour
Horstius.
2. Ce n'est pas sans raison que nous nous avançons deux à deux. Nous voyons, en effet, dans l'Évangile (Luc. X, 1) que c'est ainsi que le Sauveur envoya ses disciples pour nous faire estimer la charité fraternelle et la vie commune. Celui qui voudrait marcher seul à son rang dans cette procession, en troublerait l'ordre, se nuirait à lui-même dans sa solitude, et gênerait en même temps les autres, ceux qui se mettent ainsi à l'écart sont des hommes charnels qui n'ont point l'esprit de Dieu (Jud. 19), et qui n'ont aucun souci de conserver l'unité d'un même esprit par le lien de la paix (Ephes. IV, 3). Mais, s'il n'est pas bon que l'homme soit seul, il ne faut pas non plus qu'il se présente à Dieu les mains vides. (Exod. XXIII, 15), car si on reproche
a Ces paroles ont trait à une objection que Abélard faisait à saint Bernard dans sa lettre V, où il disait : " Vous avez supprimé chez vous, à peu prés toute la pompe des processions. "
à ceux mêmes qui n'ont point trouvé de maître pour les employer (Matt. XX, 6), de demeurer à ne rien faire, à combien plus forte raison ceux qui sont loués mériteront-ils d'être blâmés s'ils ne font rien? "La foi sans les oeuvres n'est-elle pas une foi morte (Jacob. II, 26) ? " Nous devons donc accomplir les oeuvres que nous avons à faire, avec ferveur, et dans tous les désirs de notre âme, si nous voulons avoir des lampes ardentes dans nos mains, autrement craignons, si nous sommes tièdes, de causer des nausées à Celui qui s'exprime ainsi dans son Evangile : " Je suis venu apporter le feu sur la terre, et que désiré-je, sinon qu'il s'allume (Luc. XII, 49) ? " Il est bien certainement lui-même le feu béni, le feu sacré que le Père a sanctifié et envoyé dans le monde, et qui est l'objet de nos bénédictions dans nos Eglises, selon ce mot du Psalmiste : " Bénissez le Seigneur dans vos églises, c'est-à-dire dans vos assemblées, (Psal. LVIII, 27). " Notre ennemi a aussi, car c'est un pervers imitateur des oeuvres de Dieu, notre ennemi, dis-je, a aussi son feu à lui, c'est le feu de la concupiscence de la chair, le feu de l'envie et de l'ambition, ce feu que le Sauveur n'est certes pas venu allumer, mais éteindre sur la terre. Si jamais quelqu'un ose se servir de ce feu étranger dans le sacrifice qu'il offre à Dieu, il périra dans son iniquité, eût-il Aaron même pour auteur de sa race.
3. Mais c'est peu de ce que nous avons dit de la vie commune,
de la charité fraternelle, des bonnes oeuvres, et de la sainte ferveur,
la vertu de l'humilité est plus grande encore, et nous est bien
nécessaire aussi pour que nous nous prévenions les uns les
autres par des témoignages de déférence et d'honneur
(Rom. XII, 10), et que chacun de nous donne le pas sur lui non-seulement
à ceux qui sont placés avant lui, mais à ceux qui
sont plus jeunes que lui, car c'est en cela que consiste la perfection
de l'humilité et la plénitude de la justice. Puis, comme
Dieu aime celui qui donne le coeur gai (II Cor. IX, 7), et que le fruit
de la charité est la joie dans le Saint-Esprit, chantons, comme
il est dit, dans les voies du Seigneur, et célébrons la grandeur
de sa gloire ; faisons entendre au Seigneur un cantique nouveau, parce
qu'il a fait des merveilles. Dans tout cela, s'il s'en trouve par hasard
un seul quine veuille point avancer, et qui ne cherche point à marcher
de vertu en vertu, il faut qu'il sache, quel qu'il soit, qu'il est en station,
non en procession; que dis-je, il recule au lieu de stationner, car dans
le chemin de la vie, ne point avancer c'est reculer, puisque rien n'y demeure
constamment dans le même état. Or, votre avancement à
vous, mes frères, consiste, comme je vous l'ai dit bien souvent,
à être convaincus que nous n'avons point encore atteint le
but, à marcher sans cesse en avant, à tendre constamment
vers quelque chose de mieux, et à mettre toujours nos imperfections
sous les yeux de la miséricorde divine.
2. Ne vous semble-t-il point, par conséquent, que Marie aurait pu protester dans son coeur et s'écrier : Qu'ai-je besoin de purification? Pourquoi m'abstiendrais-je d'aller au temple, moi dont le sein que l'homme n'a point touché, est devenu le temple du Saint-Esprit ? Pourquoi enfin, ne pourrais-je entrer au temple du Seigneur même du temple ? Dans cette conception, dans cet enfantement, il n'y eut rien, absolument rien d'impur, car le fruit de mes entrailles est là source même de la pureté, et n'est venu que pour laver la souillures des péchés. Qu'est-ce que la purification légale purifiera en moi, qui suis devenue parfaitement pure par mon enfantement immaculé ? C'est vrai, ô Vierge bienheureuse, oui il n'y a pour vous aucun motif de vous purifier, nul besoin de purification. Mais votre fils avait-il besoin d'être circoncis ? Soyez donc parmi les femmes comme l'une d'entre elles, puisque votre Fils a été comme l'un d'entre nos enfants. Il a voulu être circoncis, pourquoi ne voudrait-il pas plus encore être offert? Offrez donc votre fils, Vierge consacrée, et présentez au Seigneur le fruit béni de votre ventre; oui, offrez pour notre réconciliation à tous, cette hostie Sainte et agréable à Dieu. Certainement Dieu le Père aura pour agréable cette victime nouvelle, cette hostie infiniment précieuse dont il a dit lui-même: "celui-ci est mou Fils bien aimé, en qui j'ai mis toute mes complaisances (Matt. III, 17). " Mais il me semble, mes frères, que cette offrande est bien douce, car on se contente de le présenter au Seigneur, puis on le rachète pour quelques oiseaux et on le remporte. Un jour viendra où il ne sera point racheté par un sang étranger, mais où il cachettera les autres par son propre sang, car son Père l'a envoyé pour être la rédemption de son peuple. Cette seconde oblation sera celle du sacrifice du soir, celle d'aujourd'hui est l'offrande du sacrifice du matin, celle-ci est plus douce, celle-la sera plus complète. L'une se fait aux premiers jours de sa vie, l'autre se trouve dans la plénitude de l'âge, mais dans l'un et l'autre cas on peut dire avec le Prophète . " Il a été offert parce qu'il l'a bien voulu (Isa. LIII, 7). " En effet, il est offert aujourd'hui, non parce qu'il avait besoin de l'être, non parce que la loi l'atteignait, mais uniquement parce qu'il l'a bien voulu; et sur la croix, il n'en fut pas moins offert également parce qu'il l'a bien voulu encore, non pas parce qu'il avait mérité de l'être, ou parce que le Juif avait le moindre pouvoir sur lui. Aussi, je vous offrirai volontiers mon sacrifice, Seigneur, parce que vous vous êtes vous-même offert volontairement pour mon salut, non point pour votre propre nécessité.
3. Mais qu'offrons-nous à Dieu, mes frères,
et que lui rendons-nous pour tous les biens qu'ils nous a donnés?
Pour nous, il a offert l'hostie la p,us précieuse qu'il y ait, et
même il n'aurait pu en trouver de plus précieuse que celle-là;
faisons donc aussi de notre côté tout ce que nous pouvons,
offrons-lui ce que nous avons de meilleur, offrons-lui tout ce que nous
sommes. Il s'est offert : qui êtes-vous donc, mon frère, pour
hésiter à vous offrir de même ? Ah, qui me fera la
grâce de voir mon offrande acceptée d'une si grande Majesté
? Seigneur, je n'ai que deux choses, mon corps et mon âme, elles
sont de bien peu de valeur, plaise au ciel que je puisse vous les offrir,
parfaitement, en sacrifice de louange ! Car, s'il est quelque chose de
bon, de glorieux, d'avantageux pour moi, c'est bien que je vous sois offert,
plutôt que de nie voir laissé par vous à moi-même.
Abandonnée à elle-même, mon âme est dans le trouble,
mais, en vous, Seigneur, si elle vous est véritablement offerte,
elle est au comble du bonheur. Mes frères, au Seigneur qui devait
être immolé un jour, le Juif n'offrait que des victimes immolées,
mais aujourd'hui, dit le Seigneur, " je suis vivant, et je ne veux point
la mort du pécheur, je veux plutôt qu'il se convertisse et
qu'il vive (Ezech. XXXIII, 11). " Le Seigneur ne veut donc point ma. mort,
et ce ne serait qu'à regret que je lui offrirais ma vie? C'est là
pourtant une hostie propitiatoire, agréable à Dieu et vivante.
Mais dans l'offrande du Seigneur, nous trouvons trois choses, de même
le Seigneur veut rencontrer trois choses aussi dans les nôtres. Ainsi,
à la présentation de Jésus, se trouvait Joseph, l'époux
de la mère du Seigneur, celui dont Jésus passait pour être
le fils ; il y avait aussi la Vierge mère, et enfin on y voyait
l'enfant Jésus lui-même qu'ils venaient offrir. Qu'il y ait
ainsi dans notre offrande une constance virile, une chair continente, et
une humble conscience. Oui, qu'on y retrouve la résolution virile
de persévérer dans l'état que nous avons embrassé,
une chasteté virginale dans la continence, et dans notre conscience,
une simplicité et une humilité d'enfant. Ainsi-soit-il.
2. Quant à saint Victor, ni la vertu ni la gloire ne lui ont fait défaut, mais ce qu'il est intéressant de savoir, c'est comment et dans quel ordre ces deux choses sont devenues son partage. II a combattu courageusement, et il a visiblement remporté la victoire, voilà comment il a
a Le corps de saint Victor était conservé, du temps de Mabillon, dans le monastère de Moutier-Ramey, au diocèse de Troyes. Sa fête se célèbre le 26 février. On trouve son office dans le volume IV de la présente édition.
Voir la lettre trois cent quatre-vingt-dix-huitième de saint Bernard.
fini par se couvrir de gloire et d'honneur. Comment, en effet, celui qui s'est battu volontairement pourrait-il ne point moissonner la gloire, et celui qui ,a vaincu ses ennemis, rester dans l'obscurité ? D'ailleurs, au jour même de sa vertu, il ne fut point sans gloire, les prodiges et les miracles qu'il faisait le signalaient à l'admiration. Dans la vie de saint Victor, nous trouvons, mes frères bien-aimés, des choses belles à admirer, nous en trouvons aussi de salutaires à imiter. Ainsi, ce que j'admire, c'est de le voir puiser du vin dans le désert, non à une vigne, mais à un puits. Ce qui excite mon admiration, c'est de le voir encore enfant au sein de sa mère, remplir les démons de terreur, se faire déjà reconnaître d'eux, et même se faire dès lors appeler par eux de son nom. Ce n'est pas un nom vide de sens que celui que ses ennemis en fuite et contraints de confesser sa vertu, lui donnèrent, malgré son jeune âge, en signe de sa victoire. Qui ne serait encore frappé d'admiration en voyant ce voleur, d'abord saisi par le démon, puis bientôt après délivré de ses liens ? Enfin, comment ne serait-on point dans une admiration voisine de la stupeur, en voyant un homme encore dans sa chair périssable, contempler le ciel entr'ouvert à ses yeux et fixer ses regards mortels sur la lumière incréée, voir les visions de Dieu, entendre les concert des anges, et s'instruire à leur école? Nous admirons tout cela et beaucoup d'autres choses semblables dans ce saint homme, mais nous n'ambitionnons point de l'imiter en ces choses, et nous avons besoin d'être dans ces sentiments, attendu que tout cela peut faire défaut sans aucun danger pour le salut, tandis qu'il n'est pas sans péril d'en être honoré. Il est bien plus sûr de chercher à imiter les choses solides, plutôt que ce qui est plus brillant, ce qui sent un peu plus la vertu, et un peu moins la gloire.
3. Efforçons-nous donc d'imiter dans sa conduite celui que nous ne saurions imiter dans ses miracles, quand même nous le voudrions. Imitons-le donc dans sa sobriété et dans ses sentiments de dévotion, dans sa douceur d'esprit, sa chasteté, son silence et sa pureté d'âme; réfrénons comme lui notre colère, réglons notre langue, donnons moins de temps au sommeil, et donnons-en plus à la prière, enfin, exhortons-nous les uns les autres par des psaumes, des hymnes et des cantiques spirituels (Coloss. III, 16), unissant ainsi le jour à la nuit; ne soyons occupés qu'à célébrer les louanges de Dieu. Que notre ambition soit d'acquérir les dons les meilleurs (I Cor. XII, 31), et apprenons de lui qu'il a été doux et humble de coeur. Oui, ayons à coeur de l'imiter dans sa libéralité envers les pauvres, dans son aménité envers les étrangers, dans sa patience à l'égard des pécheurs, dans sa bienveillance pour tout le monde. Voilà qui vaut mieux que tout le reste, voilà où est pour nous la forme sur laquelle nous devons nous façonner ; quant aux miracles, ils sont la source d'une gloire que nous devons bien nous donner garde d'ambitionner. Si les miracles nous flattent, que les vertus nous édifient, et si les premiers nous touchent, que les secondes nous excitent. Nous sommes invités à la table d'un riche personnage, mangeons, mes frères, cette table est abondamment pourvue de pains et chargée de mets délicieux. Pourquoi ne serait-ce point un riche pour nous que celui qui nous réconforte par ses exemples, nous protége par ses vertus , nous réjouit par ses miracles ? Oui, c'est un riche , puisque aujourd'hui les anges et les hommes sont conviés en même temps à son repas de fête , les premiers pour y boire le bonheur et la joie, les seconds, pour y réparer leurs forces, et ensuite continuer leur route. Qu'est-ce qu'une vie remplie de bonnes couvres, sinon une table bien servie ! mais tout ce qu'on y voit, n'est pas destiné à tous les convives, ce n'est offert que pour que chacun d'eux puisse choisir ce qui lui plait davantage et lui convient le mieux.
4. Pour moi, dans l'intérêt même de ma santé, je regarde avec soin ce qui m'est offert, et je me donne bien de garde de ne prendre que ce qui m'est destiné, sans toucher à ce qui est pour les autres. Ainsi, ce n'est pas moi qui porterai la main sur le gros don des miracles, de peur de perdre justement le peu que j'ai reçu, en voulant avoir ce qui ne m'est pas destiné. Je me garderai donc bien de lever les yeux en haut pour voir les cieux entr'ouverts, de peur d'être accablé par la gloire de Dieu (Prov. XXV, 27), et de retomber à terre plein de confusion, pour me rappeler, mais trop tard, ce conseil du Sage : " Ne recherchez point ce qui est au dessus de vous, et ne tâchez point de pénétrer ce qui surpasse vos forces (Apoc. III, 22). " Sert-on sur les tables de l'eau changée en vin nouveau et vermeil? Ce n'est pas moi qui tendrai la main pour en prendre , je sais bien qu'il n'est point placé là pour moi, qui ne saurais changer de même les éléments des choses, et remplacer les substances de la nature. Si j'aperçois sur la table du riche Victor, qu'il lui fut donné d'entendre les anges mêmes chanter, me viendra-t-il à l'esprit que ce plat de chanteurs célestes est fait pour-moi, et que c'est pour moi que ces guitaristes jouent de leurs guitares, selon le mot de l'Apocalypse (Apoc. XIV, 2) ? S'il commande aux démons lorsqu'il est encore dans son corps mortel, et si, dégagé des lieus du corps , il brise un jour les liens qui enchaînent le corps d'un prisonnier, ce sont pour moi des mets sur la table de Victor, mais ils ne sont point mis là pour moi, quelque agréables et délicieux qu'ils soient : aussi, mon âme n'y touche point, parce due je suis trop pauvre pour rendre de pareils divers. Mais en regardant bien, je vois que la table du saint est encore chargée de la rigueur du jugement, de 1a vigueur de la discipline , du miroir de la sainteté , de la forme de la vie , et du caractère distinctif de la vertu. Pour ces mets-là, j'en prends ma part, sans être présomptueux, et ce que j'en mange me fait du bien, et si j'oublie de rendre un dîner semblable, on sait bien me le réclamer sans me faire aucune grâce.
5. Mais laissez-moi vous dire encore ce que je regarde
comme étant servi exprès pour moi. Si, de la table de ce
riche , vous m'offrez le pain de la douleur et le vin de la componction
, je l'accepte d'autant plus volontiers, que je suis pauvre, indigent même.
Mes larmes me serviront de pain le jour et la nuit (Psal. XLI, 4), et je
mêlerai mes larmes à mon breuvage (Psal. CI, 10). Voilà
pour moi qui ai bien des choses à pleurer. D'ailleurs, je ne serai
pas trop fâché, du moins je le pense, de ce mets, car celui
qui sert la science, sert en même temps la douleur. Si j'aperçois
quelques uns des exemples de tempérance et de justice, de force
et de prudence, je m'en empare aussitôt, parce que je n'ignore pas
que ce sont là les plats que j'ai aussi à préparer;
on m'a traité de ces mets-là, je ne puis douter qu'on exige.
de moi que je traite à mon tour de la même manière!
Est-ce qu'on nous demanderait des signes et des prodiges, pour que nous
ayons à en préparer un plat pour le riche que nous devons
traiter à notre tour? Mes frères, ce qui fait l'honneur du
riche qui nous a invités, ce ne sont pas les mets des pauvres qu'il
nous a servis, mais les vases dans lesquels il nous les a servis. Pour
vous donc, mes frères, qui avez été invités,
faites bien attention à ce qu'il a servi pour vous, et à
ce qu'il a servi pour lui , car il ne faut pas croire que tout ce qu'il
a mis sur la table soit pour vous. En effet, s'il vous a donné à
boire dans une coupe d'or, la coupe n'est point pour vous , il n'y a que
le breuvage; prenez ce dernier et laissez l'autre. Le père de famille
fait donc part des exemples de bonnes oeuvres, et de la droiture des bonnes
moeurs, à tous les gens de sa maison, et se réserve pour
lui seul la prérogative d'opérer des miracles. Mais cela
n'empêche point de glorifier dans les uns et dans les autres Celui
qui donne également la grâce d'une vie sainte, et la vertu
des miracles, le Dieu qui vit et règne dans la Trinité, pour
les siècles des siècles. Ainsi-soit-il.
2. Oui, c'est aujourd'hui que Victor a quitté son corps, le seul obstacle qui semblait s'opposer à ce qu'il entrât dans la gloire des Cieux; oui, c'est aujourd'hui que, dégagé et joyeux, il est entré dans le Saint des saints, et est devenu semblable aux saints dans la gloire. Aujourd'hui même, de l'humble et dernière place que, suivant le conseil du Sauveur, il avait préférée, il est monté plus haut à la voix du Père de famille qui l'y a invité comme un ami véritable, et il est dans la gloire avec tous ceux qui sont assis à la même table que lui. Aujourd'hui, méprisant le monde, triomphant du prince du monde, Victor s'élève au dessus du monde et va recevoir, de la main du Seigneur, la couronne de la victoire. Mais, s'il monte, c'est chargé de l'immense bagage de ses vertus, c'est brillant des triomphes qu'il a remportés, c'est éclatant des miracles qu'il a faits. Soldat émérite, il cesse aujourd'hui la lutte, et, après les sueurs et les fatigues où il vieillit, il entre dans un lieu de bonheur, et reçoit un trône et la couronne. Son âme va jouir à présent des biens au milieu desquels elle est établie (Psal. XXIV, 13). Vous me demandez où elle est maintenant? Elle est avec Abraham, Isaac et Jacob, dans le royaume des cieux. Oui, voilà avec qui et en quel lieu elle est assise, où elle est inondée d'un bonheur qui se manifeste par des chants de louanges. Voilà, dis-je, où elle est, plongée dans les délices, et parée de ses joyaux (Isa LXI, 10), fortifiée de fruits et soutenue avec des fleurs (Cant. II, 5), oui c'est là qu'elle trône, vide de soucis, inondée de délices, pleine de repos et de loisir, pour vaquer à la sagesse. Elle qui était assise et pleurait naguère sur le bord des fleuves de Babylone, se trouve maintenant à la source de vie, et passe sa vie sur le bord du torrent de volupté, dont le cours impétueux réjouit la cité de Dieu (Psal, XLV, 5). Elle a découvert la fontaine des jardins, le puits des eaux vives (Gant. IV, 15), et, nouvelle Samaritaine, elle boit à sa source même les eaux de la sagesse et du salut, afin de ne plus ressentir les tourments de la soif pendant toute l’éternité. Il lui est donné du fruit de ses mains, ses oeuvres font son éloge dans l'assemblée des juges (Prov. XXXI, 31), et sa gloire est dans le témoignage de sa conscience, de sa conscience, dis-je, non pas de celle d'un autre. Elle est assise au milieu des anges, parce qu'elle est digne de leur société; elle en a les brûlants désirs, l'éclatante pureté, et la belle chasteté. Elle est au milieu des apôtres, cette âme d'un homme vraiment apostolique; il n'y a pas de raison pour qu'elle se tienne à l'écart de la troupe des prophètes, puisqu'il a porté et glorifié dans son corps Celui même dont ils ont parlé dans leurs prophéties. Il ne faut pas non plus que notre Victor se croie déplacé dans le choeur victorieux des martyrs, lui qui n'a cessé d'immoler l'hostie vivante de son corps dans un dur martyre de tous les jours.
3. Il est donc assis maintenant, comme un soldat vétéran qui goûte, en sécurité, la douceur d'un repos dû à ses travaux; mais s'il est en pleine sécurité maintenant, c'est sur ce qui le concerne, car pour nous il ne cesse point d'avoir des inquiétudes, car il ne faut pas croire, qu'en dépouillant la corruption de la chair, il s'est, en même temps, dépouillé de tout sentiment de charité, non, non, il n'a point revêtu sa robe de gloire pour se revêtir en même temps de l'oubli de notre misère et de sa commisération. Le lieu où notre Victor habite maintenant n'est point la terre de l'oubli, ce n'est pas non plus la terre du travail, où il ait quelque chose à faire; en un mot, ce n'est pas non plus la terre, c'est le ciel. Est-ce que le séjour du ciel endurcit les âmes qu'il reçoit, ou bien leur enlève-t-il la mémoire, les dépouille-t-il de leur charité ? Mes frères, la largeur du ciel dilate les coeurs, au lieu de les resserrer , comble l'âme de joie, mais n'en aliène point les sentiments : il en étend les dispositions affectueuses, a lieu de les rétrécir. A la lumière de Dieu, la mémoire se rassérène, bien loin de s'obscurcir; à cette lumière on apprend ce qu'on ne sait point, au lieu d'oublier ce qu'on sait. Ces esprits célestes qui, depuis le commencement, habitent dans les cieux, méprisent-ils la terre, parce qu'ils ont le ciel pour séjour? Loin de là, ils la visitent et la fréquentent. Faut-il croire que parce qu'ils ne cessent de contempler la face du Père, ils en perdent le souvenir de leur ministère de charité? Non, non, tous ces esprits tiennent lieu de serviteurs et de ministres, envoyés pour exercer leur ministère en faveur de ceux qui doivent être les héritiers du salut (Hébr. I, 14). Eh quoi? Les anges vont et viennent pour secourir les hommes, et ceux qui sont des nôtres, ne nous connaîtraient plus, ne sauraient plus compatir aux maux par lesquels ils ont passé eux-mêmes? Ceux qui ne connaissent point la douleur ressentent néanmoins les nôtres, et ceux qui sont venus de la grande tribulation ne reconnaîtraient plus l'état par lequel ils ont passé? Je sais quel est celui qui a dit : " Les justes sont dans l'attente de la justice que vous me rendrez (Psal. CXLI, 8). " Or, Victor est un juste aussi, et certainement il attend comme les autres justes la récompense qui nous est réservée. Il n'est point. comme l'échanson du Pharaon gardant pour lui seul les bonnes grâces du roi qui lui avaient été rendues, et qui oublia son prophète demeuré en prison (Gen. XI, 23). Victor est le ministre du Christ, il marche sur les traces de son maître. Or le Christ n'a point oublié sa promesse, et il n'a point refusé de partager son royaume avec celui qui avait partagé sa passion. Le serviteur ne va pas contre son maître, Victor ne saurait donc faire autre chose que ce qu'il a vu faire au Maître. Il fait donc lui aussi ce que le Christ a fait.
4. Il est entré à présent dans ce ciel qu'il avait eu le bonheur de voir jadis entr'ouvert, et il contemple maintenant, à visage découvert, la gloire de Dieu ou il est noyé sans doute, mais où il n'a point oublié le cri des pauvres. O heureuse vision que celle où il est transformé en l'image même de ce qu'il contemple, en s'avançant de clarté en clarté, par l'illumination de l'esprit du Seigneur (II Cor. III, 18). Victor était bien petit encore pour la lutte, qu'il était grand déjà pour la victoire ; il était caché encore dans le sein de sa mère qu'il chassait déjà les démons, et, après avoir vécu au milieu des pécheurs, en marchant de vertu en vertu et de mérite en mérite, il a été enlevé de la terre au ciel. O homme d'une insigne sainteté ! qui s'est montré saint avant que d'être né, et Victor de fait avant de l’être de nom. Il était encore dans le sein de sa mère que déjà il triomphait de l'ennemi. O sainteté vénérable aux yeux des anges mêmes! C'est avec une ardeur égale, mais dans des dispositions bien différentes, que les bons anges recherchent sa société, et les mauvais la fuient. Je ne sais lequel des deux prouve davantage sa sainteté, de l'amour des uns, ou de la terreur des autres. Enfin, retenu par le corps sur la terre, mais habitant du ciel par l'esprit, il entendait les esprits célestes tantôt lui annoncer familièrement certaines choses, et tantôt charmer ses oreilles par les doux accent, de leurs voix. Oui, ô Victor, votre âme est une de ces pierres précieuses qui vous ont apparu sur la croix, car, on peut dire qu'elle est effectivement attachée à la croix, depuis le moment où, noyée dans la gloire divine, elle s'est revêtue de l'éclatante lumière qu'elle a trouvée. Celui qui l'avait animée de son esprit dans la lutte lui ouvre maintenant son sein après la victoire. O, âme victorieuse, qui, prenant votre essor comme le passereau, avez échappé aux piéges de ce monde! Jetez un regard sur les âmes que vous y avez laissées dans les filets et au milieu du danger, et tirez-nous-en par votre protection.
5. O soldat émérite, qui avez échangé
les durs labeurs de la milice chrétienne contre le repos et la félicité
des anges ! Jetez un regard sur vos compagnons d'armes, sur nous, dis-je,
qui ne sommes que faiblesse et qu'inexpérience, et qui, aujourd'hui,
au milieu des glaives ennemis et des puissances du mal, élevons
la voix pour célébrer vos louanges. O illustre Victor, vous
qui avez si glorieusement triomphé de la terre et; du ciel, en dédaignant
d'un regard plein d'une noble fierté la gloire de l'une, et en ravissant,
dans une pieuse violence, le royaume de l'autre! Du haut du ciel, abaissez
les yeux sur les captifs de la terre, et mettez le comble à vos
triomphes, en nous faisant sentir que vous avez enfin vaincu pour nous.
Car, si votre nom vous vient de vos victoires, à nos yeux, il sera
censé d'une vérité irrécusable s'il s'appuie
sur notre délivrance. Il est évident qu'il manque quelque
chose à la perfection du sens qu'il rappelle, tant que nous, qui
sommes vôtres, nous ne sommes point délivrés. Qu'il
est beau, qu'il est doux, qu'il est agréable, ô Victor, de
chanter vos louanges, de vous honorer et de vous prier dans ce séjour
d'affliction, et dans ce corps de mort. Votre nom et votre souvenir sont
pour nous comme un rayon de miel aux lèvres des pauvres captifs.
Oui, ceux qui se complaisent dans votre souvenir, semblent avoir le lait
et le miel à la bouche. Eh bien donc, courageux athlète,
doux patron, avocat fidèle, levez-vous, pour venir à notre
secours, que, de notre côté, nous nous réjouissions
aussi de notre délivrance, et que vous, du vôtre, vous recueilliez
la gloire d'une victoire complète. Père tout-puissant, nous
avons péché contre vous en devenant, pour vous, des enfants
étrangers; mais nous nous sommes rapprochés de vous, en Victor;
puisse-t-il triompher de votre courroux, comme il l'a fait de la cupidité,
et nous rétablir fortement en grâce avec vous. O Jésus
vainqueur, c'est vous que nous louons dans notre Victor, parce que nous
n'ignorons pas que c'est vous qui avez été vainqueur en lui.
Donnez-lui, ô très-bon Jésus, de se glorifier si bien
de la victoire qu'il a remportée en vous, qu'il se souvienne encore
de nous. Fils de Dieu, faites-le toujours se ressouvenir de nous, en votre
présence, prendre en main et défendre notre cause, à
notre redoutable jugement, Vous, mon Dieu, qui vivez et régnez avec
le Père et le Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles.
Ainsi soit-il.
2. Nous célébrons aujourd'hui la naissance dans les cieux, de notre glorieux maître saint Benoit. Je dois (a) donc, à cette occasion, vous parler de lui, selon qu'il est d'usage, et vous faire sur lui une instruction solennelle. Son doux nom est digne que vous l'écoutiez et l'honoriez avec toute sorte de sentiments de bonheur, car c'est celui de notre chef, de notre maître, de notre législateur. Moi-même, je me sens rempli de bonheur à son souvenir, bien que je n'ose prononcer même le nom de ce bienheureux Père sans rougir. En effet, à son exemple, j’ai avec vous renoncé au monde et embrassé la vie monastique, et même j'ai de plus avec lui quelque chose de commun que vous n'avez
a Le manuscrit de Marmoutiers présente en cet endroit, et plus loin encore, des différences de leçon assez nombreuses, mais qui ne changent pas le sens. Nous avons préféré celle de toutes qui est la plus généralement acceptée.
point; car comme lui, j'ai le titre d'abbé. Il fut abbé, en effet, et moi je le suis aussi. Quel abbé et quel abbé ! Pour les deux, le nom est le même, mais dans l'un des deux il n'y a que l'ombre de ce grand nom. Le ministère est le même, mais, hélas! malheureux homme que je suis, combien différents sont les ministres, combien différente leur administration ! Malheur à moi si je suis aussi loin de vous dans l'autre monde, ô bienheureux Benoit, que je le suis en celui-ci. Mais il n'est pas nécessaire que je m'étende longuement sur ce sujet devant vous, mes frères, car je ne parle qu'à des hommes qui me connaissent parfaitement; je vous prie seulement de vouloir bien adoucir, par votre compassion fraternelle, la honte et la crainte que je ressens.
3. Puisque j'ai reçu mission de vous servir aujourd'hui le pain de la parole de Dieu, comme je n'ai rien chez moi à vous offrir, je vais demander au bienheureux Benoît de me prêter trois pains que je puisse vous servir. Ce sera donc le pain de sa piété, celui de sa justice et celui de sa sainteté, qui apaiseront votre faim. Rappelez-vous, mes frères, que tous ceux qui prirent part à l'entrée triomphale du Seigneur, n'étendirent point leurs vêtements le long du chemin, oui, dans cette procession que bientôt, avec la grâce de Dieu, nous allons célébrer .en mémoire de celle où les populations se pressaient au-devant du Seigneur qui venait à Jérusalem pour sa passion, et qui s'avançait monté sur un âne, tous n'étendirent point leurs vêtements par terre sur son passage ; il y en eut qui coupèrent des branches d'arbres devant lui. Il n'y avait dans leur fait, rien de bien grand, car ils donnaient gratuitement ce qu'ils prenaient sans frais. Et pourtant, ceux-ci n'étaient pas tout à fait inutiles, et on ne voit point qu'ils aient été exclus du cortège. Mais vous, mes frères, pieuses montures du Christ, vous qui pouvez dire avec le Prophète : " J'ai été devant vous comme une bête de somme, et je me suis toujours tenu attaché à vous (Psal. LXXII, 23); vous dis-je, que monte le Christ, puisque : "L'âme du juste est le trône de la Sagesse, " et que, selon l'Apôtre, " Le Christ est la vertu et la sagesse de Dieu (I Cor. I, 24), " si je n'ai point de vêtements à étendre sous vos pieds, du moins je tâcherai de couper des branches d'arbres, afin de contribuer un peu, par mon ministère, à cette belle procession.
4. L'arbre, c'est saint Benoît, il est grand, il porte du fruit, c'est l'arbre planté près d'un ruisseau d'eau vive (Psal. I, 3). Où rencontre-t-on des ruisseaux ? N'est-ce point dans les vallées ; n'est-ce point entre les montagnes que les eaux s'écoulent ? Qui ne sait, en effet, que les torrents descendent toujours des flancs escarpés des montagnes, et que toujours les vallées se maintiennent dans une sorte d'humble milieu. Voilà comment Dieu résiste aux superbes, et donne sa grâce aux humbles (Jacob. IV, 6). C'est donc là que vous pourrez asseoir le pied en toute sécurité, vous qui êtes la monture du Christ; c'est sur ce rameau qu'il faut l'appuyer, c'est le sentier de la vallée que vous devez suivre. Sur la montagne s'est fixé l'antique serpent, pour mordre les chevaux aux jambes, et faire tomber les cavaliers qui les montent, à la renverse, préférez donc la vallée pour vos promenades et pour vos plantations. En effet, nous n'avons point l'habitude de choisir les montagnes pour faire des semis d'arbres, parce que le plus ordinairement elles sont arides et pierreuses. C'est dans les vallées qu'on trouve une terre grasse, que les plantes profitent, que les épis sont pleins, et que le grain rapporte cent pour cent. selon la remarque de celui qui a dit : " Les vallées seront fertiles en froment (Psal. LXIV, 14). " Ainsi, vous l'entendez, partout on fait l'éloge des vallées, partout on recommande l'humilité. Plantez donc là où les eaux ont établi leur cours, c'est là, en effet, que vous trouverez la grâce spirituelle en abondance ; les eaux qui sont an dessus des cieux louent le nom du Seigneur, c'est-à-dire, les bénédictions du ciel font qu'il soit loué. Etablissons-nous dans l'humilité , mes frères , soyons-y plantés, si nous voulons ne point nous dessécher. Ne nous laissons point emporter à tout souffle de vent comme il est dit dans l'Ecriture : " Si l'Esprit de celui qui a la puissance, s'élève sur vous, ne quittez point pour cela votre place (Eccl. X, 4). " Jamais la tentation, quelle qu'elle soit, ne prévaudra contre vous, si vous ne vous élevez orgueilleusement. au dessus de vous dans vos pensées (Psal. CXXX, 1), et si, au contraire, vous poussez des racines profondes et solides dans l'humilité et y demeurez fortement établis. C'est ainsi que, planté le long d'un. ruisseau d'eaux vives, ce saint confesseur du Seigneur a produit du fruit en son temps.
5. Il y a des arbres qui ne portent point de fruit ; il en est d'autres qui en portent; mais le fruit qu'ils donnent n'est pas leur fruit: enfin, il s'en trouve des troisièmes qui portent du fruit qui est bien le leur fruit, mais qui ne le portent point en son temps. Il y a donc, comme je le disais, des arbres stériles; tels sont les chênes, les ormeaux, et tous les arbres de la forêt; personne ne plante ces essences dans son verger, parce qu'elles ne produisent point de fruit, ou si elles en donnent, c'est un fruit qui ne peut servir à l'homme, qui n'est bon que pour les pourceaux. Tels sont les enfants de ce monde , qui passent leur vie dans la débauche et l'ivrognerie (Rom. XIII, 13) , dans l'excès des viandes et de la bonne chère, dans les dissolutions et les impudicités. Toutes ces choses-là peuvent être la nourriture des pourceaux, dont il est défendu à un vrai Israëlite (Deut. XIV, 8), je veux dire au chrétien de se nourrir, défendu même d'y tenir ; la raison de cette défense est que, de même que la chair de porc, lorsque nous en mangeons, adhère à notre propre chair et finit par ne plus faire qu'une seule et même chair avec elle , ainsi le transgresseur des préceptes du Seigneur absorbe les esprits immondes en lui, et, en s'attachant à eux, finit par ne plus faire qu'un seul et même démon avec eux. S'il a été défendu aux Juifs d'offrir des pores en sacrifices, c'est parce que les porcs désignent des esprits impurs et immondes qui, fuyant tout ce qui est net et pur, ne se complaisent que dans la corruption, heureux de se plonger dans le bourbier des crimes et des vices. Voilà pourquoi, dans l'Évangile, cette légion maudite (Marc. V, 12) en sortant du corps d'un homme, demande qu'il lui soit permis d'aller dans le corps d'animaux qui lui ressemblent, et obtient d'entrer dans un troupeau de pourceaux. Il n'y a que pour eux que les arbres qui ne portent point de fruits, et à la racine desquels il semble que la cognée soit déjà, portent les fruits qu'ils donnent.
6. Les arbres qui portent du fruit, mais non leur fruit, sont les hypocrites ; semblables à Simon le Cyrénéen, ils portent une croix qui n'est pas leur croix, mais qui sont forcés de la porter, parce qu'ils manquent de toute pensée de religion; ils se voient, par l'amour et le désir de la gloire, contraints de faire ce qu'ils n'aiment point. Enfin, pour ce qui est des arbres qui portent du fruit, mais qui ne le portent point " en leur temps, " on entend ceux qui veulent aussi porter des fruits avant que le temps en soit venu. Est-ce que, quand les arbres de nos vergers poussent plus tôt qu'il ne faut, nous n'avons point de crainte pour leurs fleurs trop hâtives ? Ainsi en est-il de ceux dont les fruits, pour être trop précoces aussi, ne réussissent pas bien. Tels sont ceux qui, dès les premiers temps de leur conversion, pensent pouvoir porter des fruits d'une autre époque, et se hâtent, en dépit du précepte, de labourer leurs champs avec le premier né de la génisse, et de tondre le premier agneau de la brebis. Voulez-vous savoir avec quel soin notre saint maître a évité de tomber dans ce défaut ? C'est le rameau que je veux vous offrir. Connu de Dieu seul l'espace de trois ans, il demeura tout ce temps-là inconnu aux hommes. Il n'en porta pas moins du fruit, et même en abondance, comme vous pouvez le voir; mais il le porta en son temps. Il ne croyait pas que le temps était venu pour lui de donner des fruits, alors que les tentations de la chair le mettaient à une si rude épreuve, qu'il s'en fallut peu qu'il ne succombât, ou qu'il ne se retirât. Je ne veux point négliger de vous présenter ce rameau, s'il est hérissé et chargé en quelque sorte d'épines sur lesquelles notre Benoît du Seigneur se roula lui-même; cependant, il a son utilité; il en a une pour la monture du Seigneur qu'elle éloigne du fossé de la tentation, empêche d'y tomber par le consentement, et à qui elle donne la force de tenir bon, d'agir avec courage et d'attendre le Seigneur sans perdre tout espoir. Voilà le rameau sur lequel vous devez appuyer le pied, vous qui êtes la monture du Christ, qui doit vous apprendre à ne jamais céder à la tentation, si terrible qu'elle. soit, et à ne pas vous croire alors abandonné de Dieu, mais à vous rappeler qu il est écrit : " Invoquez-moi au jour de l'affliction, je vous en délivrerai, et vous m'honorerez (Psal. XLIX, 45). "
7. Saint Benoit ne pensait donc pas, comme je le disais, que le temps de porter des fruits fût encore venu pour lui, tant qu'il se sentait en butte à de si grandes tentations; mais ce temps vint enfin , et alors il donna du fruit en son temps. Or ce fruit, c'est ce dont j'ai parlé précédemment; sa sainteté, sa justice et sa piété. Ses miracles montrent la première, sa doctrine est une preuve de la seconde, et sa vie est là pour attester la troisième. Vous voyez, ô vous qui êtes la monture du Christ, vous voyez là des rameaux parés de feuilles verdoyantes, couverts de fleurs et chargés de fruits. Que votre pied s'appuie sur ces rameaux-là, si vous voulez diriger vos pas dan. la droite voie. Mais pourquoi vous parlé-je de ses miracles? Est-ce pour vous suggérer le désir d'en faire? Dieu m'en garde; mais c'est pour que vous vous appuyiez sur ses miracles, c'est-à-dire, c'est pour que vous soyez plein de joie et de confiance, en vous voyant sous un ici pasteur, et en vous disant que vous avez le bonheur d'avoir un si grand patron. Car il est bien certain que celui qui se montra si puissant quand il n'était encore que sur la terre, ne peut manquer de l'être bien davantage, à présent qu'il est dans les cieux où il se trouve aussi élevé en gloire qu'il l'a été en grâce. On sait, en effet, que les rameaux de l'arbre sont en proportion de la grandeur de ses racines, et que les premiers, dit-on, sont en même nombre que les secondes. Par conséquent, si nous ne faisons point de miracles, nous autres, ce doit toujours être un grand sujet de consolation pour nous, que notre patron en ait fait. D'un autre côté , par sa doctrine il nous instruit et dirige nos pas dans les sentiers de la paix, et par la justice de sa vie, il nous donne des forces et du courage, et nous anime d'autant plus à faire ce qu'il nous a enseigné, que nous savons pertinemment qu'il ne nous a enseigné que ce qu'il a fait lui-même. Il n'est pas, en effet, d'exhortation si pleine de vie et d'efficacité que l'exemple, car celui qui fait ce qu'il conseille le rend facile à persuader, puisqu'il montre, par sa conduite, que ce qu'il conseille est praticable.
8. Voilà donc comment la sainteté fortifie, la piété instruit, et la justice confirme. Quelle ne fut donc pas en effet la piété de cet homme, qui, non content d'être utile à ceux de son temps, se mit en peine de l'être aussi à ceux qui viendraient après lui? Non-seulement cet arbre a porté du fruit pour ceux qui vivaient alors, mais il en a produit qui dure et persévère jusqu'à nos jours. Il était, certes, bien aimé de Dieu et des hommes, celui dont la présence fut en bénédiction, comme nous voyons que le fut celle de bien des saints, qui, n'étaient aimés que de Dieu, parce qu'ils n'étaient connus que de lui, mais dont le souvenir, de plue, est encore en bénédiction maintenant. En effet, jusqu'à ce jour, par la triple confession de son amour de Dieu, il paît le troupeau du Seigneur de trois sortes de fruits à la fois. Il le paît par sa vie, par sa doctrine et par son intercession. Sans cesse aidés par elle, portez aussi des fruits à votre tour, mes très-chers frères, car c'est pour cela que vous avez été établis, c'est pour que vous alliez , et que vous produisiez du fruit (Joan. XV, 16). Mais d'où devez-vous sortir pour aller? De vous mêmes, mes frères, selon ce mot de l'Écriture : " Détournez-vous de votre propre volonté (Eccli. XVIII, 30). " Ne lisons-nous point aussi du Seigneur que " celui qui sème s'en alla semer (Matt. XIII, 3)?" Ainsi nous avons la semence, nous avons vu quels furent ses fruits; c'est à nous de l'imiter, mes frères, car il n'est venu que pour nous donner la forme, nous montrer la voie.
9. Mais peut-être le Seigneur lui-même est-il aussi un arbre, dont nous devions cueillir des rameaux, pour les jeter sous vos pieds. Que dis-je peut-être ? Certainement il est un arbre, une vraie plante du ciel, plantée sur la terre, selon cette parole de l'Écriture : " La vérité s'est élevée de la terre, et la justice a regardé du haut du Ciel (Psal. LXXXIV, 12). " Je cueille donc à cet arbre le rameau de l'humilité, afin que vous entriez dans les sentiments qu'il eut quand il s'anéantit lui-même ; et quand je vous dis que je vous cueille ce rameau, c'est l'Apôtre, devrais-je dire qui le jette à vos pieds, quand il vous dit : " Soyez dans les mêmes sentiments que se trouvait Jésus-Christ qui, étant en la forme de Dieu, n'a pas cru que ce fût pour lui une usurpation d'être égal à Dieu : mais il s'est anéanti lui-même, en prenant la forme de l'esclave, et se rendant semblable aux hommes, en sorte qu'il ne fut qu'un homme, par tout ce qui a para de lui au dehors (Philipp. n, 5 à 7). " Voilà comment, mes frères bien aimés, vous devez vous anéantir, vous humilier, vous perdre vous mêmes. Semez un corps tout charnel et. il ressuscitera un corps spirituel (I Cor. XV, 44). Perdez vos âmes, et vous les conserverez pour la vie éternelle. Voulez-vous savoir comment l'Apôtre, qui vous donne ce conseil, le mit lui-même en pratique ? Écoutez-le vous dire : " Si nous sommes emportés hors de nous-mêmes, c'est pour Dieu (II Cor. V, 13). " Et pour vous, ô Apôtre, qu'y a-t-il donc ? " Pour moi, dit-il, je ne suis qu'un vase mis au rebut (Psal. XXX, 16). " En effet, on peut bien dire qu'il s'est mis au rebut, puisqu'il ne fait rien pour lui, et que tontes ses intentions, tous ses désirs, sont d'être agréable à Dieu et utile à ses frères. D'ailleurs, dit-il encore, " l'homme qui sème dans sa chair moissonnera dans sa chair, mais ne moissonnera que la corruption (Gal. VI, 8). " Ailleurs on lit encore : " heureux les hommes qui sèment sur toutes les eaux (Isa. XXXII, 20 ). " Mais comment semer sur toutes les eaux, peut-être faut-il entendre par toutes ces eaux, celles dont il est dit: " que les eaux qui sont au-dessus des cieux, louent le nom du Seigneur (Psal. CXLVII, 4), " c'est-à-dire les vertus angéliques et les peuples des cieux. Oui, c'est là le sens du Prophète, " car nous sommes en spectacle au monde, aux anges, et aux hommes ( I Cor. IV, 9). "
10. Semons donc pour les hommes le bon exemple par des oeuvres faites sous leurs yeux ; semons pour les anges une grande joie, par nos soupirs secrets, et par des ouvres semblables, qui ne sont connus que d'eux. Ainsi, c'est un sujet de joie pour les anges de Dieu, que la vue d'un seul pécheur qui fait pénitence (Luc. XV, 7). Voilà ce qui faisait dire à l'Apôtre : " nous tâchons de faire le bien, non-seulement devant Dieu, mais aussi sous les yeux des hommes (II Cor. VIII, 22. " Pour ce qui est de Dieu, nous sommes parfaitement connus de lui; aussi l'Apôtre dit-il " devant Dieu, " c'est-à-dire, devant ceux qui se tiennent constamment en sa présence; ceux-ci sont. en effet extrêmement charmés, lorsqu'ils vous voient prier dans le secret, ou méditer quelque psaume dans votre esprit, ou faire quelque chose de pareil.
Voilà, mes frères bien aimés, la semence que vous devez répandre, voilà les fruits que vous devez porter. Oui, semez à votre tour, car il y en a eu beaucoup qui l'ont fait avant vous, et portez du fruit, attendu que c'est pour vous qu'ils ont semé. O lignée d'Adam, combien ont semé en toi, et quelle précieuse semence ils ont semée! Aussi, combien misérablement tu périras, combien méritée sera ta perte, si une telle semence périt en toi, et se perd avec le travail de tant de semeurs! Comme tu seras détruite par le laboureur, si tout cela se perd dans ton sein! Or c'est la Sainte Trinité, qui a semé dans notre terre; les anges et les apôtres y ont aussi semé, les martyrs, les confesseurs et les vierges, y ont également jeté leur semence. Dieu le Père y a semé, car son coeur a épanché sur elle son Verbe qui est une bonne semence; en effet, le Seigneur a répandu sa bénédiction sur nous, et notre terre a donné son fruit (Psal. LXXXIV, 13). Le Fils a semé aussi, car c'est lui qui est sorti pour aller semer sa semence (Matt. XIII, 3 et Luc VIII, 5); ce n'est pas le Père qui sortit, mais c'est le Fils qui procède du Père, et qui vient dans le monde, afin que celui qui avait été auparavant une pensée de paix dans le coeur du Père, devînt lui-même notre paix dans le sein de sa mère. Le Saint-Esprit a également semé sa semence, car il est venu aussi, et s'est montré aux apôtres sous les formes de langues de feu. Voilà comment toute la Trinité a semé sa semence: le Père a semé le. pain du haut du Ciel, le Fils a semé la vérité; et le Saint-Esprit a semé la charité.
11. Mais les anges aussi ont été des semeurs le jour où ils sont demeurés fermes quand tous les autres tombaient. En effet, le beau Lucifer qui n'est plus à présent lucifer, mais ténébrifer et vesper, a dit : "J'irai m'asseoir sur la montagne du testament, et je serai semblable au Très-Haut (Isa. XIV, 13). " O impudent et imprudent ! Un million d'anges se tenaient debout devant lui et un million d'autres le servaient, et toi, tu vas aller t'asseoir? " Les chérubins, dit le Prophète, se tenaient debout (Dan. VII, 10), " non point assis, qu'as-tu donc fait pour aller t'asseoir? Tous les esprits célestes sont des serviteurs envoyés pour exercer leur ministère en faveur de ceux qui doivent être les héritiers du salut (Heb. T, 1h), et toi, tu veux aller t'asseoir? Qu'as-tu donc semé pour moissonner déjà? Non, non, ce n'est pas pour toi que tuas semé, mais c'est pour ceux à qui le Père le destine. Pourquoi leur portes-tu envie? Sois sûr qu'ils s'assoiront aussi un. jour. Oui, un jour, ces vers de terre s'assoiront pour être des juges, et toi alors, non-seulement tu ne t'assoiras point, mais tu devras paraître debout devant eux pour être jugé. " Imaginez-vous, disait l'Apôtre , que nous jugerons les anges mêmes (Cor. XIV, 3)? " Ces hommes qui s'en allèrent en pleurant, et jetaient leur semence le long du chemin, reviendront un jour, la joie dans l'âme, en portant la gerbe de leur riche moisson (Psal. CXXV, 6). Il y a deux gerbes que tu veux avoir, ce sont celles de l'honneur et celle du repos, tu veux t'élever et t'asseoir ; mais, esprit impie, il n'en peut être ainsi; tu ne saurais moissonner puisque tu n'as point semé. Ceux-là seuls qui ont semé le travail et l'abaissement moissonneront, en même temps, le repos et l'honneur. Oui, en échange de la double semence d'humilité et de travail qu'ils ont répandue, ils feront une double récolte dans leur serre. C'est ce qui inspirait ce cri à l'un d'eux : " Regardez, Seigneur, dans quels travaux et dans quel abaissement je me trouve (Psal. XXIV, 18). " Vous avez entendu aujourd'hui même les promesses que le Seigneur fait dans son Évangile à ses apôtres, à qui il disait: " Vous serez assis sur des trônes et vous jugerez les douze tribus d'Israël (Matt. XIX, 28). " Vous avez là le repos, " vous serez assis, " et l'honneur, " vous jugerez. " Mais Notre-Seigneur lui-même n'a pas voulu arriver à ce repos et à cet honneur sans passer par le travail et par les abaissements. S'il fut condamné à la mort la plus honteuse, mis à l'épreuve des tourments et rassasié d'opprobres, ce ne fut que pour couvrir de confusion son ennemi, et quiconque l'imite et le suit dans ses égarements. Voilà, esprit inique, voilà celui qui doit aller s'asseoir sur le trône de sa majesté, parce qu'il est semblable au Très-Haut et le Très-Haut avec lui. C'est à quoi ont pensé les saints anges qui ne voulurent point partager l'apostasie du Malin qu'ils ont vu précipité, et nous ont laissé ainsi un exemple, afin que, de même qu'ils ont mieux aimé se tenir au rang des serviteurs, nous fissions de même de notre côté. Quiconque fuit le travail et aspire aux honneurs doit donc savoir qu'il marche sur les pas de l'ange qui a aspiré à s'élever et à aller s'asseoir, et si la faute de cet esprit ne l'épouvante point, que du moins son châtiment l'effraie; car tout a tourné pour lui différemment de ce qu'il avait pensé, en sorte qu'il devint un objet de risée et qu'un feu éternel fut préparé pour le recevoir. C'est pour éviter ces malheurs que les saints anges ont semé pour nous la semence de la prudence, dont ils ont commencé de faire preuve eux-mêmes au moment où les autres sont tombés.
12. C'est aussi la semence que les apôtres ont répandue
pour nous, lorsqu'ils s'attachèrent au Seigneur au moment où
tant d'autres qui, préférant la sagesse de ce monde qui n'est
que folie auprès de Dieu, et la prudence de la chair qui opère
la mort et est ennemie de Dieu, s'éloignaient de lui, scandalisés
de ce qu'ils lui entendaient dire, du sacrement de la chair et de son sang;
ils ne continuèrent pas davantage à marcher à sa suite.
Les disciples, au contraire, à la demande que leur fit le Seigneur
pour savoir s'ils voulaient, eux aussi, le quitter, répondirent:
" Seigneur à qui irons-nous ?Vous avez les paroles de la vie éternelle
(Joan. VI, 69). " Mes frères, il faut que nous imitions cette prudence,
il y en a beaucoup encore qui marchent dans la société de
Jésus jusqu'à ce que vienne le moment pour eux de manger
sa chair et boire son sang, c'est-à-dire de prendre part à
sa passion, car c'est ce que signifient ces paroles, c'est le sens même
de ce sacrement, et qui alors se scandalisent aussi et retournent sur leurs
pas, en disant : " C'est une parole dure à entendre (Ibid. 61).
" Pour nous, partageons la prudence des apôtres et écrions-nous
avec eux : " Seigneur, à qui irons-nous? Vous avez les paroles de
la vie éternelle. " Non, nous ne vous quitterons point; vous nous
donnerez la vie. L'homme ne vit pas seulement de pain, mais encore de toute
parole qui tombe de la bouche de Dieu (Deut. VIII, 3 et Matt. IV, 4). Le
monde n'est pas seul à avoir ses délices, il s'en trouve
de plus grandes que les siennes dans vos paroles. C'est ce qui faisait
dire au Prophète: " Que vos paroles semblent douces à mes
lèvres ! elles le sont plus que ne le serait le rayon de miel (Psal.
CXVIII, 103). " A qui donc pourrions-nous aller, Seigneur, puisque vous
avez les paroles de la vie éternelle, c'est-à-dire, des paroles
qui sont au dessus de toutes celles que le monde peut avoir? Non-seulement,
mes frères, il est la vie même, mais il en est aussi la promesse,
il est l'attente des justes, il est leur joie, mais leur joie si grande
que tout ce qu'on peut désirer ne lui pourrait être comparé.
La prudence est donc la semence que les saints apôtres ont semée
pour nous. Quant aux martyrs, il est clair que leur semence est une semence
de force. Celle des confesseurs est la justice qu'ils n'ont cessé
de poursuivre pendant toute leur vie ; car il y a la même différence
entre les martyrs et les confesseurs qu'entre Pierre qui laisse tout, à
la fois, et Abraham qui emploie les biens de ce monde à de bonnes
oeuvres. Les premiers ont, en effet, .vécu beaucoup de temps en
quelques instants, et les seconds ont passé leur vie au milieu de
longs martyres de toutes sortes. Pour ce qui est des vierges saintes, il
est de toute évidence que leur semence est celle de la tempérance
puisqu'elles ont su fouler la passion aux pieds.
e Dans le manuscrit des Feuillants, ce sermon est le troisième pour l'Annonciation; celui que nous plaçons ici comme étant le premier, se trouve le troisième, et notre troisième est le second.
vie éternelle par aucune œuvre, si Dieu ne nous l'accordait gratuitement. En effet, qui est-ce qui peut rendre pur l'homme conçu d'un germe impur, si ce n'est celui qui seul est pur (Job. XIV, 4) ? Certainement ce qui est fait ne peut pas ne pas être fait, mais s'il ne vous l'impute point ce sera comme si ce n'était pas; c'est ce qui faisait dire au Prophète : " Heureux l'homme à qui le Seigneur n'a point imputé le péché (Psal. XXXI, 2). " Quant aux bonnes oeuvres, il est hors de doute que personne n'en fait de soi-même. En effet, si l'humanité avant sa chute n'a pu se maintenir, à combien plus forte raison ne pourrait-elle se relever elle-même, maintenant qu'elle est tombée? Il est certain que toutes choses tendent, par elles-mêmes, à revenir à leur point de départ, et que c'est de ce côté qu'est leur pente naturelle. Ainsi en est-il de nous, qui, tirés du néant, ne cessons de tendre, la chose est évidente, vers le péché, qui n'est, après tout, que le néant.
2. Pour ce qui est de la vie éternelle, nous savons que tout ce qu'on peut souffrir eu cette vie ne saurait nous rendre dignes d'en obtenir la gloire, pas même si un homme endurait à lui seul toutes les souffrances à la fois. Car nos mérites ne sont pas tels que la vie éternelle leur soit due, à la rigueur, et que Dieu fût injuste, en quoi que ce soit, s'il ne nous l'accordait point. Car, sans m'arrêter à cette pensée que tous nos mérites sont des dons de Dieu, et que, par conséquent, ces mérites même nous rendent débiteurs de Dieu, au lieu de faire de Dieu notre débiteur, qu'est-ce, après tout, que tous nos mérites, en comparaison d'une si grande gloire? D'ailleurs, où trouver un homme meilleur que le Prophète, à qui Dieu a rendu ce témoignage insigne : " J'ai trouvé un homme selon mon cœur (I Reg. XIII, 14, et Act. 22) ? " Or cet homme-là s'est trouvé dans la nécessité de dire à Dieu : " Seigneur, n'entrez point en jugement avec votre serviteur (Psal. CXLII, 2). " Que personne donc ne se fasse illusion, car, s'il veut y réfléchir, il trouvera certainement qu'il ne saurait se présenter avec dix mille mérites devant celui qui vient à lui avec vingt mille (Luc. XIV, 31).
3. Mais ce dont je viens de parler ne suffit pas encore entièrement, il faut même le regarder plutôt comme le principe et le fondement de la foi. Si donc vous êtes convaincu que vos péchés ne peuvent être effacés que par Celui envers qui vous avez péché, mais en qui le péché n'a point de prise, vous avez raison; mais il faut encore que vous teniez pour certain que c'est par lui aussi que vos péchés vous sont pardonnés. Eu effet, d'après l'Apôtre, l'homme est justifié gratuitement par la foi (Rom. III, 28). Mais j'en dis autant des mérites : si vous pensez qu'on ne peut les acquérir que par lui, c'est bien, mais cela ne suffit pas, tant que l'Esprit de vérité ne vous rend pas témoignage que vous en avez obtenu par lui. Enfin, pour ce qui est de la vie éternelle, il vous faut encore le témoignage du Saint-Esprit, que vous ne pouvez de même y parvenir que par la grâce de Dieu. Car il n'y a que lui qui nous donne des mérites, et lui encore qui nous en récompense.
4. Or, vos témoignages, Seigneur, sont extrêmement dignes de confiance. En effet, pour la rémission des péchés, j'ai un argument sans réplique dans la passion de Notre-Seigneur. La voix de son sang a plus de force évidemment que celle du sang d'Abel, lorsqu'elle crie, dans le coeur des élus, la rémission des péchés. " Il a été livré, en effet, à cause de nos péchés (Rom. IV, 25); " je ne saurais clouter que sa mort soit plus efficace pour le bien que tous nos péchés pour le mal. Quant aux bonnes oeuvres, je trouve également un argument irrécusable dans sa résurrection, attendu qu'il " est ressuscité pour notre justification (Ibidem), " et pour ce qui concerne l'espoir de la récompense, nous le trouvons dans sa résurrection, car il est monté aux cieux pour notre glorification. Nous retrouvons ces trois choses dans les psaumes, quand le Prophète s'écrie : " Heureux l'homme à qui Dieu n'a point imputé le péché (Psal. XXXI, 2), " et ailleurs, " Heureux celui qui trouve son secours en vous, Seigneur (Psal. LXXXIII, 6), " et encore : " Heureux celui que vous avez choisi et enlevé, il habitera dans vos parvis (Psal. LXIV, 8). " Or la vraie gloire, la gloire qui habite en nous, est celle qui nous vient de Celui qui habite dans nos tueurs par la foi. Mais les enfants d'Adam, en recherchant la gloire qu'ils peuvent se donner les uns aux autres, rie voulaient point avoir la gloire qui ne vient que de Dieu et voilà comment, en n'ambitionnant que la gloire qui vient du dehors, la gloire qu'ils avaient, ils l'avaient plutôt dans les autres qu'eu eux.
5. Voulez-vous savoir d'où vient à l'homme la gloire qui se trouve en lui? Je vous le dirai en peu de mots, car la pensée, en moi, a hâte d'arriver au suris mystique, attendu que je n'avais que lui particulièrement en vue dans les paroles du Prophète que j'ai citées; mais les paroles de l'Apôtre, sur la gloire intérieure et le témoignage de la conscience, qui se sont tout de suite présentées à ma pensée, m'ont détourné vers le sens moral. Ainsi donc on peut dire que la gloire véritable dont j'ai parlé tout à l'heure, se rencontre même sur cette terre, si la miséricorde et la vérité se sont rencontrées et si la paix et la justice se sont donné le baiser. Il est nécessaire que la vérité de notre confession courre au devant de la miséricorde qui la prévient, et qu'ensuite nous embrassions la justice et la paix, sans quoi on ne saurait jouir de la vue de Dieu. Dès que la componction pénètre dans une âme, elle y est prévenue par la miséricorde, mais elle n'y entrera jamais si la vérité de la confession ne court au devant d'elle. " J'ai péché contre le Seigneur (II Reg. XII, 13), " s'écrie David, en parlant au prophète Nathan, qui était venu lui reprocher son adultère et sou homicide, et aussitôt le Prophète lui répond : " Le Seigneur a ôté votre péché de votre âme. " Il est clair que la miséricorde et la vérité venaient de se rencontrer. Tout cela soit dit pour nous tirer du mal; mais, pour faire le bien, il nous faut chanter en choeur, au son du tambourin, c'est-à-dire il nous faut mener de front, et dans un parfait accord, la mortification de la chair, les fruits de pénitence, et les oeuvres de justice, attendu que l'unité de l'esprit est le lien de la perfection, et ne nous écarter ni à droite ni à gauche, car il y en a dont la droite est une droite inique, comme il est arrivé pour ce Pharisien dont nous avons parlé plus haut et qui n'était pas comme le reste des hommes (Luc. XVIII, 1). Il se rendait témoignage à lui-même, comme je l'ai dit, mais son témoignage n'était pas vrai. Mais quel que soit celui en qui la miséricorde et la vérité se sont rencontrées, en même temps que la justice et la paie se sont embrassées, il peut se glorifier en toute sécurité, pourvu toutefois qu'il ne se glorifie qu'en celui qui se rend témoignage à lui-même dans l'esprit de vérité.
6. " Pour que la gloire habitât sur notre terre, la miséricorde et la vérité se sont rencontrées, la justice et la paisse sont donné un baiser." Si un fils sage est la gloire de son père, comme il n'y a personne de plus sage que la Sagesse même, il est clair que la gloire de Dieu le Père est Jésus-Christ, la vertu, la sagesse de Dieu. Et comme il avait été prédit dans les prophéties, en diverses occasions, et de diverses manières, qu'il serait vu sur la terre et qu'il vivrait au milieu des hommes (Hebr. I, 1) le Psalmiste nous apprend comment cela s'est fait, et comment se sont accomplies les paroles des prophètes, pour que la gloire ait habité sur notre terre. C'est comme s'il nous avait dit en propres termes : Pour que la vertu se fît chair et habitât parmi nous " la miséricorde et la vérité se sont rencontrées, la justice et la paix se sont donné un baiser (Psal. LXXXIV, 11). " 11 y a là un grand mystère, mes frères, et bien digne d'être approfondi, si l'intelligence ne nous manquait pour le sonder, et si les expressions ne nous faisaient défaut pour rendre ce que nous aurions compris. J'essaierai pourtant de dire du mieux qu'il me sera possible ce que je sens; peut-être donnerai-je par là au sage l'occasion d'acquérir plus de sagesse. Il me semble, mes frères bien-aimés, que je vois l'homme au sortir des mains du Créateur, orné de quatre vertus, et, si je puis parler le langage du Prophète, revêtu des vêtements du salut (Isa. LXI, 10), car le salut n'est autre part qu'en elles, et ne peut subsister sans elles, d'autant plus que l'une d'elles sans les autres ne saurait même être une vertu. L'homme avait donc reçu la miséricorde comme gardienne et comme suivante, pour marcher devant ses pas et venir après lui, pour le protéger et le conserver partout. Vous voyez quelle nourrice Dieu a procurée à son jeune entant, et quelle suivante il a donnée à l'homme à peine sorti de ses mains, Mais il lui fallait de plus un maître, comme il convient à une créature noble et raisonnable, afin qu'il ne fût point gardé comme on garde le bétail, mais élevé comme un enfant; doit l'être. Or, pour cet emploi nul précepteur plus capable ne pouvait. se trouver que la vérité même qui devait le conduire un jour à la connaissance parfaite de la Vérité suprême. Après cela, pour qu'il ne se trouvât point savant pour le mal et qu'il ne commit pas la faute de ne point faire le bien qu'il sait être bien, il lui fat donné la justice pour guide. La main pleine de bonté du Créateur ajouta une quatrième vertu aux trois autres, la paix pour le bercer et le charmer; mais une paix double qui ne laissât subsister ni combats au dehors, ni craintes au dedans, une paix, dis-je, qui ne permît point à la chair de désirer contre l'esprit, ni à quelque créature que ce fût de lui inspirer de la crainte. Aussi est-ce lui qui donna librement leur nom à tous les animaux, et le serpent lui-même n'osa point l'attaquer ouvertement, il dut recourir à la ruse. Que manquait-t-il à celui qui avait la miséricorde pour garde, la vérité pour maîtresse, la justice pour guide et la paix pour berceuse ?
7. Mais hélas ! pour son malheur et dans sa folie cet homme descendit de Jérusalem à Jéricho, et il tomba au milieu des voleurs, qui commencèrent par le dépouiller de tout (Luc. X, 30). Ne vous semble-t-il point assez dépouillé, cet homme qui se plaint d'être nu quand le Seigneur vient à lui ? Il n'aurait jamais pu se revêtir, ni recouvrer les vêtements qui lui avaient été enlevés, si le Christ n'avait pas été dépouillé des siens; car, de même que son âme n'aurait pu recouvrer la vie sans la mort corporelle du Christ, ainsi ne pouvait-elle reprendre ses vêtements si le Christ n'eût été dépouillé des siens. Peut-être même, est-ce à cause des quatre parties dont se composait le vêtement qu’avait perdu le premier, le vieil homme, que ceux du second, de l'homme nouveau, ont été divisés en quatre parts. Vous voulez savoir sans doute ce que représente sa tunique sans couture dont le sort décida : selon moi, elle est l'image divine qui n'a point été cousue à la nature humaine, mais qui fut placée et comme imprimée en elle, et qu'on ne peut ni partager ni déchirer. En effet, l'homme a été créé à l'image et ressemblance de Dieu, à son image, dis-je, par le libre arbitre, et à sa ressemblance par les autres vertus. Quant à la ressemblance, elle disparut tout à fait, mais l'image dure autant que l'homme, En effet, elle peut être brûlée même dans l'enfer, mais non point consumée ; elle peut rougir au feu, mais jamais s'effacer. Voilà donc la tunique qui n'a point été déchirée, et qui fut tirée au sort. En quelque lieu que l'âme se trouve, elle se trouvera avec elle. Quant à la ressemblance, il n'en est pas de même, elle se conserve dans l'homme de bien, et s'il . pèche elle s'altère misérablement, pour ne plus laisser à l'homme que la ressemblance avec les animaux sans raison.
8. J'ai dit que l'homme s'est vu dépouillé de ses quatre vertus, il me reste à vous montrer à présent comment chacune d'elles lui fut. enlevée. Il perdit la justice à l'instant où Ève obéit à la voix du serpent, et Adam à la voix d'Ève, plutôt qu'à celle de Dieu. Il leur restait pourtant un moyen qu'ils pouvaient prendre, et que le Seigneur leur suggérait, par l'interrogatoire même auquel il les soumit ; mais ils le laissèrent échapper, en se laissant aller à des paroles de malice, et eu cherchant des excuses à leur péché; car la justice se compose de deux éléments, d'abord, ne point pécher, et, en second lieu, détruire le péché par la pénitence. Pour la miséricorde, Ève la perdit au moment où elle céda à la concupiscence avec tant d'ardeur que, s'oubliant elle-même, oubliant son mari et les enfants qui devaient naître d'elle un jour, elle les voua tous avec elle à une terrible malédiction et à la mort. Adam la perdit de son côté, quand il offrit à la colère de Dieu la femme pour laquelle il avait péché, comme s'il eût voulu s'abriter derrière elle, contre sa flèche vengeresse. " La femme vit donc que le fruit de l'arbre était beau à l'oeil et doux au goût (Gen. III, 6), " et le serpent lui avait dit qu'ils seraient comme des Dieux. Il y avait là pour elle un triple réseau difficile à rompre, le réseau de la curiosité, du plaisir et de la vanité. Pour le monde, tout est là, concupiscence de la chair et des yeux, orgueil de la vie. Attirée, emportée par cette triple concupiscence (Jacob. I, 44), notre cruelle mère dépouilla tout sentiment de miséricorde. De même. Adam, qui avait eu la miséricordieuse faiblesse de pécher pour sa femme, n'eut pas la bonne miséricorde de prendre sa faute sur lui. Quant à la vérité, Ève s'en trouva dépouillée dès l'instant où, changeant d'une manière coupable les paroles qu'elle avait entendues : " Tu mourras de mort, " elle dit : " De peur que peut-être nous ne mourrions, " et lorsqu'elle ajouta foi aux discours du serpent qui niait hardiment qu'il dût en être ainsi, et qui disait " Non, non, vous ne mourrez point (Gen. III, 4). " Adam se vit également dépouillé de la vérité quand il rougit de la confesser, et mit en avant les feuilles dont il se couvrait, je me trompe, dont il couvrait ses excuses. En effet, c'est elle, cette Vérité qui a dit : " Je rougirai devant mon Père de quiconque aura rougi de moi devant les hommes (Luc. IX, 26). " Enfin, ils perdirent la paix, attendu qu'il n'y a point de paix pour les impies, dit le Seigneur. En effet, n'ont-ils point trouvé dans leurs membres une loi d'opposition, quand ils commencèrent à rougir de leur nudité ? " J'ai craint, dit Adam, parce que je me voyais nu (Gen. III, 10). " Ah ! malheureux Adam, tu 'ne craignais pas ainsi auparavant, tu ne cherchais point des feuilles pour te couvrir, quoique tu fusses nu comme tu l'es maintenant.
9. A partir de ce moment-là, je crois, pour en revenir à la parabole du Prophète, qui nous montre les vertus allant au-devant les unes des autres, et se mettant enfin d'accord d'ans un baiser de paix, après cela, dis-je, il me semble qu'il s'éleva une sorte de lutte terrible entre les vertus. La vérité et la justice accablaient le malheureux Adam, mais la paix et la miséricorde, moins ardentes que les deux autres, étaient d'avis qu'il fallait l'épargner. ; car ces deux vertus sont soeurs de lait comme le sont aussi les deux premières entre elles. De là vient que les unes persévérèrent dans les pensées de la vengeance, et, frappant chacune de son côté le prévaricateur Adam qu'elles menaçaient des supplices de l'autre vie, en même temps qu'elles l'accablaient de maux présents, les deux autres remontèrent dans le coeur du Père et revinrent au Seigneur qui les avait données à l'homme. Aussi n'y avait-il que lui qui eût des pensées de paix quand tout paraissait plein d'affliction. En effet, la paix ne se tenait point en repos, la miséricorde ne gardait point le silence, mais, s'adressant l'une et l'autre à Dieu, elles s'efforçaient d'émouvoir ses entrailles paternelles par leurs douces paroles. Elles lui disaient: " Dieu nous repoussera-t-il donc toujours, et ne voudra-t-il plus jamais se montrer un peu plus favorable ? Oubliera-t-il sa bonté compatissante , et son courroux arrêtera-t-il le :meurs de ses miséricordes (Psal. LXXVI, 7 et 9) ? " Aussi bien que le Père des miséricordes parut longtemps ne point s'apercevoir de leurs discours, pour n'écouter d'abord que le zèle de la justice et de la vérité, pourtant les prières des deux autres ne furent point vaines, et elles finirent par être exaucées en leur temps.
10. Peut-être peut-on supposer qu'à leurs instances il fut répondu .en ces termes ou en des termes semblables : " Jusques à quand me prierez-vous ? Je dois écouter aussi vos lieux, soeurs, la Justice et la Vérité, que vous voyez à l'oeuvre de la vengeance parmi les hommes ; qu’on les appelle, qu'on les fasse venir, et tenons conseil ensemble sur le sujet qui nous occupe. Aussitôt les messagers célestes partent en diligence, mais en voyant la misère des hommes et les maux cruels dont ils souffrent, " ces,anges de la paix se mirent à verser des larmes amères (Isa. XXXIII, 7), " s'il faut en croire, le Prophète. Au fait, qui est-ce qui rechercherait avec plus,de fidélité et demanderait plus ardemment ce qui a rapport à la paix, que les anges même de la paix ? Je me figure donc que, après s'être concertée avec sa soeur, la Vérité ,:vint au jour fixé, et s'éleva jusqu'aux nues, non pas. dans tout son éclat, mais tant soit peu voilée, et cachée sous le zèle de l'indignation. Alors il arriva, selon le Prophète, " que votre miséricorde, ô mon Dieu, se ,trouva dans les cieux, tandis que votre vérité s'élevait jusques aux nues (Psal. XXXV, 6). " Entre elles était assis le Père des lumières, et chacune d'elles fit valoir les arguments les plus favorables à sa cause. Ah! qui est-ce qui eut le bonheur d'assister à cet entretien, et pourra nous en dévoiler, le, secret?.Qui l'a entendu et nous le racontera ? Peut-être ont-elles dit des choses inénarrables qu'il n'est pas donné à l'homme de répéter. Toutefois, il me semble que le, débat tout entier peut se résumer ainsi : " La créature raisonnable a besoin qu'on ait pitié d'elle, disait la Miséricorde, parce qu'elle est devenue malheureuse et excessivement ,digne de pitié. Le temps est venu d'avoir compassion d'elle; il s'est même. écoulé déjà bien des jours depuis qu'il aurait dû en être ainsi. " De son côté, la Vérité répondait : " Il faut que tout ce que vous avez dit, Seigneur, s'accomplisse. Il faut que tout Adam meure avec tous ceux qui étaient en lui; il ne peut en être autrement depuis le jour où il a mangé du fruit défendu, dans sa prévarication. En ce cas, reprenait la Miséricorde, :pourquoi, ô mon. Père, m'avez-vous donné le jour, si je devais vivre si peu de temps ? Votre vérité sait bien elle-même que votre miséricorde a péri, et que c'en est fait d'elle à jamais si vous ne cédez enfin à la pitié. " Et la Vérité, à son tour, disait de même : " Qui, ne sait que si l'homme, devenu pécheur, échappe à la sentence de mort, portée contre lui, votre vérité, Seigneur, n'est plus, elle a cessé d'être à jamais ? "
11. Mais voici venir un. chérubin, qui suggère la pensée de les renvoyer l'une et l'autre au roi Salomon, puisque, dit-il, tout jugement est déféré au Fils (Joan. V, 22). La miséricorde et la justice se rendent en conséquence devant lui, et là chacune répète les arguments que je vous ai dits. "J'avoue, dit la Vérité, que ce que dit la Miséricorde part d'un bon sentiment, mais plût au ciel que son zèle fût réglé sur la science : mais pourquoi est-elle plus portée en faveur de l'homme pécheur que de moi qui suis sa soeur. Mais vous, ma soeur, reprend la Miséricorde, vous n'épargnez ni le pécheur ni moi dans votre indignation contre le pécheur: quel mal ai-je donc fait ? Si vous avez quelque chose à me reprocher, dites-le moi; sinon, pourquoi me persécutez-vous ? " La querelle ne laisse point que d'être grande, mes frères, et la dispute singulièrement emmêlée. Ne serait-on pas en droit de .s'écrier en entendant. cela : " Il vaudrait mieux que l'homme ne fût pas né. " Oui, mes bien-aimés frères, oui, les choses en étaient là, et il ne semblait pas qu'il fût possible de concilier pour l'homme la miséricorde et la justice. Et quand la Vérité ajoutait, en s'adressant au Juge lui-même, que l'injustice qui lui serait faite retomberait sur lui-même, et continuait en disant que c'était à lui à faire en sorte que la parole de son Père ne fût pas une parole vaine, que cette parole efficace et vivante (Hebr. IV, 12), ne fût point éludée à toute occasion; la Paix intervint en s'écriant: "Trêve, je vous en prie, trêve de semblables discours ; de pareilles discussions ne sont point faites pour nous; il ne convient pas aux vertus de disputer entre elles.
12. Mais le juge s'étant baissé, écrivait du doigt sur la terre, et la Paix qui était la plus rapprochée de lui, lut à haute voix ce qu'il avait écrit, le voici. L'une dit : C'en est fait de moi, si Adam ne meurt, et l'autre reprend : Je suis perdue, s'il ne lui fait miséricorde. Que la mort devienne bonne, et chacune aura gagné son procès. A ces mots, chacun est dans l'étonnement, on est frappé de cette parole de sagesse, en même temps que de la forme du compromis et du jugement. Il était clair, en effet, qu'elles n'avaient plus, ni l'une ni l'autre, motif de se plaindre, puisque ce que chacune réclamait devenait possible, car il devait y avoir eu même temps mort et miséricorde. Mais, disent-elles, comment cela sera-t-il? La mort est très cruelle et excessivement amère, la mort est terrible, on ne peut en entendre prononcer le nom sans trembler: comment donc peut elle devenir bonne? Mais le juge : la mort des pécheurs, dit-il, est très mauvaise, mais celle des saints est précieuse peut-il en être autrement quand elle devient la porte de la vie, la porte de la gloire? Oui, répondent-elles, cette mort est précieuse, ruais comment en sera-t-il ainsi ? Il en sera ainsi, reprend le juge, s'il se trouve quelqu'un. qui, ne devant rien à la mort, veuille bien souffrir la mort par amour pour l'homme, car la mort ne saurait retenir un innocent, et comme on dit, la mâchoire de Leviathan sera percée (Job. XL, 19), le milieu de la muraille sera détruit, le grand chaos qui sépare la vie ale la mort sera comblé. Car l'amour est aussi fort, est plus fort que la mort ; si ce fort armé entre dans la maison de l'autre , il la garrottera, il s'emparera de tous ses meubles, et, en passant, il ouvrira un passage au fond même de la mer, pour que ceux qu'il aura délivrés puissent passer aussi.
13. Ce discours parut bon, il était juste et digne d'être bien accueilli (I Tim. II, 15). Mais où trouver cet innocent qui veuille bien mourir, non pour acquitter une dette, mais par bon vouloir, non pour l'avoir mérité, mais pour l'avoir bien voulu ? La Vérité jette un regard sur l'univers entier et personne ne s'offre à 'ses yeux exempt de toute souillure, personne, dis-je, pas même l'enfant qui ne compte encore qu'un jour de vie sur la terre. La Miséricorde, de son côté, cherche dans le ciel, et si elle ne trouve point de coupables parmi les anges, elle n'en trouve point non plus qui ait cet excès d'amour. La victoire, en effet, était réservée à un autre qu'à l'un d'eux, à un autre, dont personne parmi les anges ne pût surpasser la charité qui devait le conduire jusqu'à sacrifier sa vie pour, des serviteurs, non-seulement inutiles, niais indignes de plus. Car s'il ne nous donne point le nom de serviteurs, cela ne tient qu'à l'excès même de son amour, qu'à l'excellence de sa bonté. Mais, pour nous, lors même que nous ferions tout ce qui nous est commandé, quel nom devrions-nous nous donner, si ce n'est celui de serviteurs inutiles (Luc. XVII, 12) ? Mais qui est-ce qui osera le questionner sur ce point. La Vérité et la Miséricorde reviennent au jour fixé, d'autant plus inquiètes l'une et l'autre, qu'elles n'ont point trouvé ce qu'elles désirent.
14. C'est alors que la Paix les prenant en particulier,
les console en ces termes : Ne savez-vous point une chose, et n'y pensez-vous
donc point ? Il n'y a absolument personne pour faire cette bonne action;
non il n'y a personne si ce n'est un : que celui qui a indiqué le
remède, le donne. Le Roi sut ce qui se disait, et il s'écria
alors : " Je suis fâché d'avoir fait l'homme (Gen. VI, 7.),
" oui, dit-il, j'en suis peiné; il faut que j'en souffre, et que
je fasse pénitence pour l'homme que j'ai créé. C'est
alors qu'il dit : me voici, je viens, car ce calice ne peut s'éloigner,
il faut que je le boive. Appelant alors l'archange Gabriel, il lui dit
: " Vas, et dit à la fille de Sion : " Voici ton roi qui vient.
" L'ange vole et dit : " Sion, prépare ta chambre nuptiale, et reçois
ton Roi (Zach. IX, 9). " Mais la Miséricorde et la Vérité
prévinrent l'arrivée de leur Roi, selon ce qui est écrit
: " La Miséricorde et la Vérité marcheront devant
vous (Psal. LXXXIV, 11). " Quant à la justice, elle lui prépare
son trône, comme il est dit : " La justice et le jugement sont la
préparation de son trône. " Pour ce qui est de la Paix, elle
vient avec le Roi lui-même, pour vérifier ces paroles d'un
Prophète : " Il sera notre paix sur la terre, quand il sera venu.
" Aussi le Seigneur était à peine né, que les chœurs
des anges faisaient entendre ces chants : " Paix sur la terre aux hommes
de bonne volonté (Luc. III, 14). " Enfin la Justice et la Paix se
sont embrassées, quand jusqu'alors elles n'avaient pas paru peu
divisées entre elles. En effet, la première, s'il y a une
justice d'après la loi, avait plutôt un dard en main que le
baiser sur les lèvres, et inspirait beaucoup moins d'amour que de
crainte; mais elle ne se réconcilia point alors avec la Paix, comme
le fait aujourd'hui la paix qui naît de la justice. Autrement, comment
se serait-il fait que, ni Abraham, ni Moïse, ni aucun juste de ces
temps-là, n'auraient pu obtenir, à leur mort, la paix de
la bienheureuse éternité, ni entrer dans le royaume de la
paix? Évidemment alors, la Justice et la Paix, ne s'étaient
pas encore donné le baiser. Mais à présent, mes frères
bien aimés, nous devons rechercher la Justice, avec d'autant plus
de zèle et d'ardeur, que la Paix et la Justice, se sont embrassées,
et ont fait une éternelle alliance. Désormais, quiconque
se présente avec le témoignage de la justice, ne peut manquer
d'être accueilli par la Paix, avec un visage serein, et les bras
tout grands ouverts, où il peut se reposer et dormir.
2. Et d'abord, je me demande pourquoi c'est le Fils plutôt que le père ou le Saint-Esprit qui s'incarne, puisque la gloire des trois personnes de la Sainte Trinité, est, je ne dis pas, est égale mais est une seule et même gloire ? Mais qui a connu les desseins de Dieu? Et qui est entré dans le secret de ses conseils (Rom. XI, 34)? C'est un profond mystère, et nous ne devons point en pareille matière hasarder imprudemment une opinion précipitée. Toutefois, ils me semble que si t'eût été le Père, ou le Saint-Esprit, qui se fût incarné, il serait résulté une inévitable confusion de la pluralité de Fils. attendu qu'une des trois personnes eût été le Fils de Dieu, et une autre eût été Fils de l'homme. D'ailleurs, il semble parfaitement convenable que celui-là devînt Fils de l'homme qui était déjà Ip Fils de Dieu, puisque par là se trouvait évitée l'ambiguïté des noms. Après cela, c'est une gloire singulière, et un privilège unique, excellent pour notre Vierge, pour Marie, d'avoir eu pour Fils, par un effet de la grâce. un seul et même Fils avec Dieu le Père, car il n'en eût certainement pas été ainsi, si ce n'avait point été le Fils qui se fût incarné. Et nous-mêmes, il n'aurait pu nous être donné, si les choses se fussent passées autrement, un égal motif d'espérer le salut et l'héritage du Ciel, tandis que, en le faisant l'aîné de tous ses frères, lorsqu'il était déjà le Fils unique du Père, il ne saurait manquer de nous appeler à partager son héritage, puisqu'il nous a appelés déjà à être adoptés pour enfants. Ainsi donc, Jésus-Christ, notre fidèle médiateur, après avoir uni. dans un ineffable mystère, la substance de l'homme, et celle de Dieu en une seule personne, sut également, par un dessein d'une grande profondeur, garder, en nous réconciliant, ce juste milieu qui lui fit donner à Dieu et à l'homme ce qui leur convenait, à Dieu la gloire, et à l'homme la pitié. C'est en effet, par un excellent compromis entre le Seigneur offensé et son esclave coupable, que celui-ci, n'a point été frappé d'une sentence trop sévère, par le hèle de la gloire de lieu, en même temps que Dieu n'a point été frustré de l'honneur qui lui est dû par une condescendance excessive pour l'homme.
3. Aussi prêtez une oreille attentive aux deux propositions qui se partagent le chant des anges là la naissance du Sauveur : " Gloire à Dieu au plus haut des cieux, disent-ils, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté (Luc. II, 14), " et remarquez que l'esprit de crainte n'a point fait défaut à notre fidèle réconciliateur, Jésus-Christ, car c'est dans cet esprit qu'il n'a cessé de fendre à son Père le respect qui lai est dû, de rechercher sa gloire et de lui rendre ses hommages. L'esprit de piété ne lui a point non plus manqué; c'est dans cet esprit qu'il a compati avec miséricorde au malheureux sort des hommes. Mais pour tenir la balance égale entre la crainte et la piété, il dut nécessairement avoir l'esprit de science. Or notez que dans le péché de nos premiers parents on retrouve trois auteurs, dont chacun manqua de quelque chose en particulier. Ces trois auteurs du péché, ce sont Ève, le diable et Adam. Ce qui faisait défaut en Ève, c'est la science, puisque, selon le mot. de l'Apôtre, elle fut séduite et fut ainsi amenée à prévariquer (I Tim. II, 14); mais elle ne manquait point au serpent qui est représenté comme le plus rusé de tous les animaux; il est vrai qu'il n'eut point la piété puisqu'il fut homicide dès le principe. Quant à Adam, peut-être peut-on trouver une certaine piété en lui, puisqu'il ne voulut point contrister sa femme, mais il sacrifia la crainte de Dieu en obéissant à Ève plutôt qu'au Seigneur. Plût au ciel que la crainte de Dieu eût prévalu en lui ! comme nous voyons, en particulier, dans les Saintes Écritures, que Jésus fut rempli non de (esprit de piété, mais de l'esprit de crainte (Isa. XI, 3). Car en toutes choses, et par dessus tout, la crainte de Dieu doit l'emporter sur la piété, pour le prochain; il n'y a qu'elle qui puisse revendiquer pour elle la possession de l'homme tout entier. C'est donc par ces trois vertus, c'est-à-dire par la crainte, par la piété et par la science que notre médiateur a réconcilié les hommes avec Dieu, car c'est dans un esprit de conseil et de force qu'il nous a délivrés de la main de notre ennemi. En effet, c'est en donnant le conseil, c'est en donnant à notre ennemi le pouvoir de mettre une main violente sur l'innocent, qu'il l'a dépouillé de ses droits antiques; il a prévalu aussi par la force, et le mit hors d'état de retenir de force les hommes rachetés par lui, alors qu'il remonta des enfers en vainqueur, et que notre vie à tous ressuscita avec lui.
4. Dès lors, il nous nourrit du pain de vie et d'intelligence et nous donne en breuvage l'eau de la science du salut. En effet, l'intelligence des choses spirituelles et invisibles, c'est un vrai pain pour Pâme; un pain qui fortifie le coeur et lui donne l'énergie nécessaire pour toutes les bonnes oeuvres dans l'ordre spirituel. Quant à l'homme charnel qui ne comprend rien aux choses de l'esprit de Dieu, pour qui elles sont même une vraie folie, il ne peut que gémir et pleurer en disant : " Mon coeur s'est desséché parce que j'ai oublié de manger mon pain (Psal. CI, 5). " Ainsi, s'il est une vérité aussi simple que parfaite, c'est celle-ci : il ne sert à rien à l'homme de gagner le monde entier, s'il vient à perdre son âme. Or quand un avare arrive-t-il à comprendre cela? N'est-ce pas perdre son temps que de s'efforcer de lui faire goûter cette vérité-là? Pourquoi cela ? Évidemment parce que, pour lui, c'est une folie. Quoi de plus incontestable encore que cette vérité, que le joug de Jésus-Christ est doux? Présentez-la à l'homme du monde, et vous verrez s'il ne prend pas ce morceau de pain pour une pierre. Il n'est pourtant rien de plus certain, que c'est de l'intelligence de cette vérité-là que vit l'âme, qu'elle est pour elle une véritable nourriture spirituelle; car " l'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (Deut. VIII, 3). " Mais tant que vous ne goûterez point cette vérité, il sera bien difficile qu'elle passe dans votre âme; mais à peine aurez-vous commencé à y prendre goût, que pour vous ce ne sera même plus une nourriture, ce sera un breuvage qui pénétrera, sans difficulté aucune, dans votre coeur, là où la nourriture spirituelle de l'intelligence se digère aisément, au contact du breuvage de la sagesse, et empêche que les membres de l'homme intérieur, c'est-à-dire ses sentiments, ne se dessèchent, et ne deviennent plus nuisibles qu'utiles.
5. Ainsi, rien de ce qui était nécessaire
pour le salut des hommes n'a fait défaut au Sauveur. Or c'est de
lui que parlait le prophète Isaïe, quand il disait : " Il sortira
un rejeton de la tige de Jessé, et une fleur naîtra de sa
racine. L'esprit du Seigneur se reposera sur lui, je veux dire l'esprit
de sagesse et d'intelligence, l'esprit de conseil et de force, l'esprit
de science et de piété ; et il sera rempli de l'esprit de
la crainte du Seigneur (Isa. XI, 1 à 3). " Remarquez, je vous prie,
que la fleur ne doit point apparaître sur le rejeton, mais sortir
de la racine. Si la chair de Jésus-Christ avait été
créée du néant dans la Vierge Marie, comme plusieurs
l'ont cru, peut-être pourrait-on dire que la fleur n'a point poussé
sur la racine, mais sur le rejeton; mais comme, d'après le Prophète,
elle est sortie de la racine, il s'en suit qu'elle a été
formée de la racine et qu'elle en partage la substance. S'il est
dit que le Saint-Esprit s'est reposé sur cette fleur, il n'y a point
là de contradiction. En effet, comme en nous l'esprit n'est point
du tout supérieur, il ne se repose point, la chair lui fait une
guerre continuelle, et l'esprit, de son côté, a des désirs
en opposition avec ceux de la chair. Puisse vous délivrer de cette
lutte, Celui qui n'a rien de semblable en lui, je veux dire l'homme nouveau,
le vrai homme qui a reçu la vraie chair de notre origine, mais n'a
point reçu avec elle le vieux levain de la concupiscence !
1. Que vous êtes riche en miséricorde, Seigneur mon Dieu, que vous êtes magnifique en justice, et libéral en grâce ! Il n'y a personne qui puisse vous être comparé, donneur infiniment généreux, rémunérateur souverainement juste, libérateur extrêmement bon. C'est gratuitement que vous abaissez vos regards sur les humbles, c'est avec justice que vous Jugez l'innocent, et c'est avec miséricorde que vous sauvez même le
a Ce sermon a été prêché en 1150. Cette année, le jour de l'Annonciation tombait le samedi d'avant le quatrième dimanche de carême; ce jour là on lit à l'office l'histoire de Suzanne et on lit à la messe l'Evangile de la femme adultère.
pécheur. Voilà, mes frères bien aimés, les mets qui vous sont servis aujourd'hui, si nous y faisons attention, avec une abondance inaccoutumée, par les Saintes Lettres, sur la table du riche Père de famille. Cette abondance nous vient de ce que le saint temps du carême et le très-saint jour de fête de, l'Annonciation de Notre Seigneur coïncident ensemble cette année. En effet, nous avons vu aujourd'hui la femme adultère renvoyée absoute par notre indulgent Rédempteur, l'innocente Suzanne soustraite à la mort, et la bienheureuse Vierge remplie, d'une manière unique, du don gratuit de la grâce. Voilà un grand festin, mes frères, puisqu'on sert en même. temps devant nous, la miséricorde, la justice et la grâce. Dira-t-on que la miséricorde n'est point une nourriture pour l'homme? C'en est une, au contraire, excellente et souveraine pour le guérir. Et la justice n'est-elle point aussi du pain pour le coeur ? C'en est, et même c'en est un qui le fortifie admirablement, c'est pour lui un aliment tout à fait solide; et même, heureux ceux qui en ont faim, car ils en seront rassasiés ( Matt. V, 6). Enfin, ne peut-on voir un aliment pour l'âme dans la grâce de Dieu ? C'en est un des plus doux, car il a toute sorte de douceur et possède tout ce qu'il y a clé plus agréable au goût; bien plus, réunissant en elle la vertu des deus autres, non seulement elle flatte le goût, mais elle réconforte et elle guérit.
2. Asseyons-nous donc à cette table, mes frères; et goûtons, au moins un peu, à chacun des mets qui nous y sont servis. " Dans sa loi, Moïse nous ordonne de lapider ces femmes-là (Joan. VIII, 5), " disaient des pécheurs, en parlant d'une pécheresse, s'écriaient es Pharisiens en montrant une femme adultère. Mais, en réponse à votre coeur de pierre, pour toute parole ""sus se Pais~sç à terre. " Seigneur, abaissez vos yeux et descendez (Psal. CXLIII, 5). " Jésus s'incline donc vers la terre, et se penche en même temps vers la miséricorde, car il n'avait pas un coeur de Juif, " et il se mit à écrire, " non content dé le faire une fois, il recommence une seconde; c'est comme Moïse pour les deux tables de la loi. Peut-être, la première fois, écrivit-il là vérité et la gloire, et la seconde, les imprima-t-il sur la terre, selon le mot de l'apôtre saint Jean : " La Loi a été donnée par Moïse, mais la justice et la vérité ont été faites par Jésus-Christ (Joan. I, 17). " D'ailleurs, voyez s'il ne semble pas qu'il a emprunté à la tablé (le la vérité cette sentence qui devait confondre les Pharisiens : " Que celui d'entre vous qui est sans péché lui jette la première pierre. " C'est là un mot bien court, mais Plein de vie et d'efficacité, et qui pénètre dans l'âme comme un glaive à deux tranchants; comme il perce d'outre en outre des coeurs de pierre. Comme cette petite pierre réduit aisément en poudre ces fruits durs comme le roc; on va bientôt le voir à la rougeur de la honte qui va leur monter au visage, et à la façon dont ils vont discrètement s'éclipser. Sans doute cette femme adultère mérite d'être lapidée; mais pour se hâter de la châtier, il faudrait n'être pas soi-même dans le cas d'être puni; il n'y a que celui qui n'a point mérité le même châtiment qu'elle, qui ait le droit de se montrer rigoureux pour elle, autrement que ne commence-t-il par sévir sur le coupable qui est le plus près de lui, c'est-à-dire sur lui-même ? La première chose qu'il a à faire, c'est de se juger lui-même et d'exécuter la sentence. Voilà quel fut le langage de la vérité.
3. Mais, après tout, c'est là la moindre des choses, pour avoir confondu les accusateurs de cette femme, la Vérité ne l'a point encore renvoyée absoute. Qu'il écrive donc encore, qu'il écrive la grâce, qu'il lise la sentence, et nous écoutons : " Femme, personne ne vous a-t-i1 condamnée? Non, personne, Seigneur. Eh bien, ni moi non plus, je ne vous condamnerai point ; allez, et désormais ne péchez plus. " O parole pleine de miséricorde, parole pleine de joie à entendre, parole de salut! Faites-moi entendre de bonne heure votre miséricorde, Seigneur, parce que j'ai mis mon espérance en vous (Psal. CXLII, 8). Il n'y a, en effet, que l'espérance qui ait des droits à la miséricorde auprès de vous ; vous ne faites couler l’huile de la miséricorde que dans les vases de l'espérance. Il y a pourtant une espérance trompeuse qui ne renferme Que des malédictions dans son sein, c'est celle qui vit dans le péché. Après cela, peut-être ne doit-on point l'appeler espérance, ce u'est peut-être qu'une sorte d'insensibilité et de dissimulation pernicieuse. Qu'est-ce, en effet, que l'espérance pour quelqu'un qui n'a pas même la pensée du danger? Et que peut être le remède de la crainte lorsqu'il n'y a point de crainte, et qu'on ne voit pas même qu'il y ail sujet de craindre ? L'espérance est une consolation; mais quel besoin de consolation peut éprouver celui qui est heureux du mal qu'il fait, et est au comble de la joie dans les pires choses ? Prions donc, mes fières, qu'on nous dise quelles sont nos iniquités et nos fautes ; désirons qu'on nous ouvre les yeux sur nos crimes et nos délits. Scrutons nos voies et nos sentiments ,et pesons avec une attention scrupuleuse tous les périls qui nous menacent. Que chacun de nous répète au milieu de ses craintes : " Je vais aller jusqu'aux portes de l'enfer, pour ne plus respirer que dans la miséricorde de Dieu. " L‘espérance véritable pour l'homme est celle que la miséricorde ne repousse point, et dont parle le Prophète quand il dit : " Le Seigneur se complaît dans ceux qui le craignent, et dans ceux qui espèrent en sa miséricorde (Psal. CXLVI, 11). " Or, il n'y a point pour nous une cause petite de craindre, si nous nous considérons, et d’espérer, si nous avons les yeux élevés vers Dieu. Il est doux et bon, en effet, ses miséricordes sont abondantes; il est facile à l'égard .de notre malice, et il est bien porté à pardonner. Nous pouvons en juger, par le fait même de ses ennemis, qui n'ont point trouvé d'autre motif de jeter le blâme sur lui. Ils se disaient, en effet : " Il aura pitié de cette pécheresse, et il ne souffrira pas, si nous la lui amenons, qu'on la mette à mort. On verra alors manifestement qu'il est ennemi de la Loi, puisqu'il aura absous une personne que la loi condamne. O pharisiens ! votre malignité retombera tout entière sur votre tête. Vous vous défiez de votre cause, puisque vous vous retirez à la dérobée, et dès lors qu'il n'y a plus là personne pour accuser cette femme, elle reçoit son pardon sans qu'il soit porté atteinte à la Loi.
4. Mais remarquons, mes frères, où les pharisiens se sont retirés en s'éloignant. Ne voyez-vous point ces deux vieillards (vous savez qu'ils se retirèrent à commencer par les plus vieux), ne voyez-vous point ces deux vieillards allant se cacher dans le verger de Joachim ? Ils cherchent, Suzanne, son épouse, leur coeur est tout occupé d'une pensée mauvaise à son égard. " Cède à nos désirs (Daniel, XII, 20), " lui disent les deux vieillards, ces pharisiens, ces loups, qui n'ont pu dévorer tout à l'heure une autre victime, une pauvre petite brebis errante, il est vrai. " Cède à nos désirs, et laisse-nous-nous unir à toi. " O hommes qui avez vieilli dans le mal, tout à l'heure vous vous faisiez les dénonciateurs de l'adultère, et en ce moment, vous sollicitez une femme à ce crime. Mais, voilà votre vertu à vous, vous faites en secret ce que vous reprenez en public. Voilà pourquoi vous vous en alliez les uns après les autres, celui qui lit au fond de tons les coeurs avait frappé juste et fort sur vos consciences, quand il s'était écrié : "Que celui d'entre vous qui est sans péché, lui jette le premier la pierre (Joan. VIII, 7). " C'est donc à bien juste titre que la Vérité a dit à ses disciples : " Si votre justice n'est pas plus pleine que celle des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux (Matt. V, 20). " Si tu ne consens, continuent-ils, nous rendrons témoignage contre toi. O race de Chanaan, non de Juda, ce n'est certes pas ce que Moïse avait prescrit dans la Loi. Est-ce que celui qui a ordonné de lapider une adultère a voulu qu'on accusât une femme sage ? Est-ce qu'en réglant qu'on écraserait la femme infidèle sous les pierres, il a prescrit aussi qu'on rendrait faux témoignage contre une femme innocente ? Bien loin de là, mais il a établi que les faux témoins seraient punis de la même manière que la femme adultère (Deut. XIX, 46, et Prov. XIX, 9). Et vous qui vous glorifiez dans la Loi, vous déshonorez Dieu en prévariquant contre la Loi.
5. " Suzanne poussa un soupir et dit : Il n'y a pour moi que périls de quelque côté que je me tourne. " Partout, en effet, la mort s'offrait à ses yeux, d'un côté, la mort du corps, de l'autre, celle de l'âme. " Si je fais ce que vous voulez, dit-elle, je suis morte, et si je ne le fais point, je ne puis échapper à vos mains. " O pharisiens! ni la femme adultère, ni la femme de bien n'échappe à vos mains; ni le saint, ni le pécheur, ne sont à l'abri de vos accusations. Vous fermez les yeux sur vos propres péchés, quand les péchés d'autrui ne vous font point défaut, et s'il se trouve quelqu'un sans péché, vous lui imputez le vôtre. Mais que fit Suzanne ainsi placée entre la mort de l'âme et celle du corps, et menacée des deux côtés ? " Mieux vaut pour moi, dit-elle, ne point faire ce que vous demandez et tomber entre vos mains, que d'abandonner la loi de mon Dieu. " Évidemment, elle savait combien il est horrible de tomber dans les mains du Dieu vivant, car, pour les hommes, s'ils peuvent quelque chose sur le corps, ils ne peuvent plus rien ensuite sur l'âme ( Matt. X, 28), mais celui qu'il faut craindre, c'est celui qui, après avoir frappé le corps, peut ensuite envoyer l'âme en enfer. Pourquoi les serviteurs de Joachim tardèrent-ils tant à venir? Qu'ils fondent donc par la porte dérobée, car un cri vient de se faire entendre dans son verger, le cri de loups ravissants auquel se mêlent les bêlements d'une pauvre petite brebis qui se trouve au milieu d'eux. Mais celui qui n'a pas permis que la brebis errante qui méritait son sort périt sous leur dent, ne permettra pas non plus que l'innocente soit dévorée par eux. Aussi est-ce avec raison que même " en marchant à la mort, son coeur avait confiance dans le Seigneur, " dont la seule crainte avait chassé de son âme toute autre crainte, et lui avait fait préférer sa Loi sainte à sa vie, à sa réputation même. " Jamais il n'avait couru sur le compte de Suzanne un bruit comme celui-là ; les parents étaient aussi des gens de bien, et son mari un des plus honorables de tous les Juifs. Aussi est-ce avec justice crue cette femme, qui avait eu faim de la justice au point de mépriser pour elle la mort du corps, l'opprobre de sa famille, le deuil incontestable de ses amis, s'est vue enfin justement vengée de ses injustes accusateurs, de la main même par son juste Juge.
6. Et nous aussi, mes frères, si nous avons entendu ces paroles de la bouche du Christ. " Ni moi non plus, je ne vous condamnerai point; " si nous sommes résolus à ne plus pécher contre lui, si enfin nous voulons mener une vie pieuse en lui, il faut que nous supportions avec patience la persécution, que nous ne rendions point le mal pour le mal, ni une malédiction pour une malédiction, sinon ceux qui n'auront point conservé la patience perdront la justice même, c'est-à-dire la vie; en un mot, ils perdront leur âme. " Je me réserve la vengeance, dit le Seigneur, et c'est moi qui l'exercerai (Rom. XII, 19). " Il en est, en effet, ainsi. Il exercera la vengeance, mais si vous la lui abandonnez, si vous ne lui enlevez point le jugement, si enfin vous ne rendez point le mal à ceux qui vous font du mal. Il rendra la justice, mais à celui qui souffre l'injustice, il jugera avec équité, mais c'est en faveur des hommes au coeur doux sur la terre. Si je ne me trompe, vous trouvez long et pénible d'attendre les délices; il ne faut pourtant point vous étonner de cette attente, car ce sont des délices. Elles ne chargeront point ceux mêmes qu'elles auront rassasiés, bien plus, elles ne répugneront point à ceux qui en auront encore la bouche pleine.
7. L'ange Gabriel fut envoyé de Dieu dans une ville de Galilée, appelée Nazareth (Luc. I, 26). " Vous vous étonnez qu'un aussi petite ville que Nazareth soit honorée par l'envoi d'un messager (et quel. messager) d'un aussi grand Roi ? Mais c'est que dans cette humble cité est caché un trésor d'un grand prix, oui, caché, mais pour les hommes, non pour Dieu. Marie n’est-ce point, en effet, le trésor de Dieu? Son coeur est partout où elle se trouve. Ses yeux ne cessent d'âtre abaissés sur elle, partout il regarde l'humilité de sa servante. Le Fils unique du Père connaît-il le ciel ? S'il le connaît, il connaît donc Nazareth. Pourquoi, après tout, ne connaîtrait-il point sa patrie ? Pourquoi ignorerait-il le lieu de son héritage? Si le ciel est à lui par son Père, Nazareth est sa patrie par sa mère, car il est 'en même temps le Fils dé David et son Seigneur. " Le ciel est pour le Seigneur, mais il a donné la terre aux enfants des hommes (Psal. CXIII, 25). " Ils lui reviennent donc l'un et l'autre, parce qu'il est non-seulement le Seigneur, mais encore le Fils de l'homme. Aussi entendez comme il revendique la terre à ce titre, et comme il la partage ensuite à titre d'époux. " Les fleurs, dit-il, ont commencé à paraître dans notre terre (Cant, II, 12). " Ce langage convient bien en ce cas, puisque Nazareth signifie fleur. La fleur de la racine de Jessé aime une patrie où poussaient les fleurs; celui qu'on appelle la fleur du champ, le lis des vallées grandit volontiers au milieu des lis. Trois choses, trois grâces se font particulièrement remarquer dans les fleurs : l'éclat, l'odeur et le fruit en espérance. Vous serez donc une fleur pour Dieu, et il se complaira en vous, si, à l'éclat d'une vie pure et sainte, et à la bonne odeur d'une foi irréprochable, vous ajoutez l'intention à la récompense future, car vous savez que le fruit de l'esprit n'est autre chose que la vie éternelle.
8. " Ne craignez point, ô Marie , car vous avez trouvé grâce devant le Seigneur. " Quelle grâce ? une grâce pleine, une grâce singulière dois-je dire singulière ou agréable ? Je dirai l'un et l'autre, attendu qu'elle est pleine, et qu'elle est d'autant plus singulière qu'elle est générale, car il n'y a qu'elle qui ait reçu la grâce générale d'une façon si particulière. Oui, je le répète, elle a reçu une grâce d'autant plus singulière qu'elle est générale, car seule entre toutes les femmes, ô Marie, vous avez trouvé grâce. Elle a donc reçu une grâce singulière, parce que, seule entre toutes, elle a reçu la plénitude de la grâce; et elle a reçu une grâce générale, puisque c'est de sa plénitude que nous recevons tous la grâce, selon ce mot : " Vous êtes bénie entre toutes les femmes, et le fruit de vos entrailles est béni (Luc. I, 28). " Sans doute, ô Marie, il est bien le fruit de votre ventre, mais, par vous, il est allé à toutes les âmes. Voilà comment jadis, oui voilà comment toute la rosée du ciel était tombée sur la seule toison, comment aussi elle était tombée tout entière sur la terre : mais elle ne fut nulle part sur la terre aussi' entière qu'elle se trouva dans la toison. Il n'y a qu'en vous, que le grand roi, le roi riche et puissant entre nous, s'est anéanti, que le sublime s'est humilié, que l'immense s'est fait petit, plus petit même que les anges, que le vrai Dieu enfin, le vrai fils de Dieu s'est incarné. Mais quel fruit avait-il en vue de produire? C'était de nous enrichir tous par sa pauvreté, de nous élever par son abaissement, de nous grandir par son rapetissement, de nous rattacher à Dieu par son incarnation, et de nous faire commencer à devenir un seul et même esprit avec lui.
9. Mais que dis-je, mes frères ? Quel vaisseau réclame surtout la grâce pour y être versée ? Si, comme je l'ai déjà dit, la confiance est le vaisseau où doit couler la miséricorde, et la patience celui qui doit contenir la justice; quel est celui que nous jugerons propre à recevoir la grâce ?Le baume demande un vase aussi pur que solide. Or, où trouver un vaisseau plus pur et plus solide que l'humilité du coeur? Aussi, est-ce avec raison que Dieu donne sa grâce aux humbles, et avec raison qu'il jette les yeux sur son humble servante. Pourquoi est-ce avec raison, me demandez-vous ? Parce qu'un coeur humble n'est occupé par aucun mérite humain qui empêché la plénitude de la grâce divine d'y couler en liberté. Mais pour atteindre à cette humilité-là, il faut gravir quelques degrés: Le premier degré est celui où le coeur de l'homme qui aime toujours le péché et n'a point encore remplacé ses mauvaises dispositions par de meilleures résolutions, est fermé à la grâce par ses propres vices. Le second est celui où, après avoir résolu de se corriger et de ne plus retomber dans ses premières iniquités, l'homme a encore le coeur fermé à la grâce par ses péchés passés, tant qu'ils restent en son âme, bien qu'ils semblent, en quelque sorte, déjà coupés flans la racine. Or, ils restent dans l'âme jusqu'à ce qu'ils soient lavés dans les eaux de la confession et étouffés par les dignes fruits de pénitence qui croissent après eux. Mais que je vous plains s'il vous arrive de tomber alors dans l'ingratitude, qui est un mal pire peut-être que tous vos vices et vos péchés; il n'y a rien évidemment de plus contraire à la grâce. Avec le temps, nous perdons un peu de la chaleur des premiers jours de notre profession, peu à peu notre charité se refroidit, l'iniquité prend le dessus, et nous succombons sous le poids de la chair, après avoir commencé par l'esprit. C'est comme cela, en effet, que nous en venons à ne plus savoir quels biens nous avons reçus de Dieu, et à nous montrer aussi pleins d'ingratitude que vides de piété. Nous laissons la crainte de Dieu, nous négligeons la solitude religieuse; bavards, curieux, facétieux, détracteurs même et murmurateurs, occupés de bagatelles, ennemis dit travail et de la discipline, voilà ce que nous sommes, toutes les fois que nous pouvons l'être sans nous faire remarquer, comme si, pour n'être point noté, un pareil état en était moins mauvais. Comment nous étonner ensuite de nous trouver dépourvus de la grâce, quand elle rencontre en nous de pareils obstacles? Mais, au contraire, si, selon ce que, dit l'Apôtre, nous témoignons à Dieu notre reconnaissance, afin que la parole du Christ, la parole de la grâce habite en nous (Coloss. III, 15), si nous sommes pieux, scrupuleux, fervents, gardons-nous bien de faire fond sur nos mérites, et de nous appuyer sur nos oeuvres, autrement la grâce n'entrera point dans notre coeur, elle le trouverait plein, et il n'y aurait plus de place pour elle en lui.
10. Avez-vous remarqué la prière du Pharisien?
Il n'était ni voleur, ni injuste, ni adultère (Luc. XVIII,
12). Ne vous imaginez pas non plus qu'il fût stérile en fruits
de pénitence ; il jeûnait deux fois la semaine, et donnait
la dîme de tous ses biens. Ne croyez pas davantage qu'il eût
l'âme ingrate: Ecoutez-le, en effet, s'écrier : " Mon Dieu,
je vous rends grâces. " Mais, son coeur n'était pas vide,
il n'était point abaissé, il n'était pas humble ;
il était plein d'orgueil. En effet, ce n'est pas de voir ce qui
lui manquait encore qu'il se mettait en peine, mais il s'exagérait
ses mérites: aussi n'était-ce point en son âme une
grosseur ferme et solide, ce n'était qu'une tumeur; c'est pourquoi,
après avoir simulé la plénitude, il revint vide. Au
contraire, le Publicain qui s'était anéanti et qui avait
eu à coeur de présenter un vaisseau complètement vide,
remporta une grâce plus abondante. Aussi, mes frères, si nous
voulons trouver la grâce, abstenons-nous d'abord de tout mal, puis
faisons pénitence de nos péchés passés; ensuite,
travaillons à nous montrer au Seigneur pieux et complètement
humbles; car, c'est sur ceux qui se trouvent dans ces dispositions d'âme
qu'il se plaît à abaisser les yeux, selon ce mot du Sage :
" La grâce de Dieu et sa miséricorde sont sur les saints,
et ses regards favorables se reposent sur les élus (Sap. IV, 15).
" Peut-être est-ce pour ces motifs qu'il rappelle quatre fois à
lui l'âme qui captive ses regards, lorsqu'il dit : " Revenez, revenez,
ô Sunamite; revenez, revenez afin que je vous considère (Cant.
VI, 12) ; " il ne veut point qu'elle reste dans l'habitude du péché,
et dans la conscience de ses fautes, ni dans la tiédeur et dans
la torpeur de l'ingratitude. Puissions-nous être soustraits à
ce quadruple péril et en être éloignés par Celui
qui a été fait pour nous par Dieu le Père, sagesse
et justice, sanctification et rédemption, par Notre-Seigneur Jésus-Christ
qui vit et règne en Dieu, avec le Père et le Saint-Esprit
pendant les siècles infinis des siècles. Ainsi soit-il.
2. Toutefois, ce n'est pas où ne se trouvera que la tête que les aigles s'assembleront, mais où se trouvera le corps, bien que le corps et la tête ne puissent se séparer. D'ailleurs, ne dit-il pas lui-même : " En quelque lieu que deux ou trois personnes s'assemblent en mon nom, je me trouverai au milieu d'elles (Matt. XVIII, 20) ? " Mais peut-être, me demanderez-vous où est le Christ? Peut-être, me direz-vous, montrez-nous le Christ et cela nous suffit. Pourquoi promenez-vous autour de vous des regards curieux ? N'est-ce pas plutôt pour entendre que pour voir, que vous vous êtes rassemblés ici ? Le Prophète disait : " Le Seigneur m'a ouvert l'oreille (Isa. L, 5). " S'il m'a ouvert l'oreille, ce n'est que pour que j'entende ce qu'il dit; car il ne m'a point ouvert les yeux pour que je contemple sa face. Mais, que dis-je, c'est son oreille qu'il ,m'a ouverte, non point sa face qu'il m'a découverte. Il est la, caché derrière la muraille , debout, il entend et il se fait entendre ; mais il ne se montre pas encore. Oui, il entend ceux qui le prient, et il instruit ceux qui l'écoutent. Est-ce que vous voulez éprouver celui qui parle en moi, le Christ (II Cor. XIII, 3) ? C'est moi, dit-il, qui parle de justice. Et pourquoi ne se servirait-il point de la bouche que lui-même a formée ? Qui donc empêche l'artisan de faire usage comme il lui plaît de son propre instrument? Seigneur, je vous prie d'ouvrir non-seulement les oreilles de ceux qui m'écoutent, mais aussi mes lèvres, car vous savez que je ne les détournerai point de votre service. Vous faites bien tout ce que vous faites; or, vous faites entendre les sourds et parler les muets.
3. Écoutez donc, mes frères, ce qu'il nous dit de saint Jean, dont nous célébrons aujourd'hui la nativité. "C'est, dit-il, une lampe ardente et luisante (Joan. V, 35.) " Voilà, mes frères, un grand témoignage, grand à cause de celui à qui il est rendu, mais bien plus grand encore à cause de celui qui le rend. " Il était donc, selon lui, une lampe ardente et luisante. " Luire seulement, c'est quelque chose de vain; ne faire que brûler, c'est peu; mais luire et brûler en même temps, c'est la perfection. Ecoutez encore un trot de la sainte Ecriture : " Le sage est stable comme le soleil, pour l'insensé il change comme la lune (Eccl. XXVII, 12). " Comme la lune a l'éclat sans la chaleur, elle parait tantôt pleine, tantôt petite. et tantôt nulle; sa lumière n'étant qu'une lumière d'emprunt ne reste jamais dans le même état, mais elle croît, -décroît, s'affaiblit, se réduit presque à rien, et même ne paraît plus du font. Ainsi en est-il des personnes qui placent leur conscience sur les lèvres des autres, ils sont tantôt grands, tantôt petits, tantôt nuls même, selon qu'il plaît à la langue de leurs flatteurs de les louer ou de les blâmer. Au contraire, l'éclat du soleil est de feu, et plus il brille, plus il brille. Voilà comment brille au-dehors la chaleur intérieure du sage, et s'il ne lui est pas donné de briller et de brûler en même temps, il aime mieux brûler pour que son Père qui voit au dedans, le lui rende. Malheur à nous, si nous nous contentons du don des larmes; nous brillerons, il est vrai, et nous serons vantés par les hommes, mais c'est pour moi la moindre des choses que le jugement des hommes. Je n'ai qu'un juge, le Seigneur; or, il exige de tous qu'ils brûlent, non point qu'ils brillent. Il dit, en effet : " Je suis venu apporter le feu sur la terre, et que désiré-je sinon qu'il s'allume (Luc. XII, 49) ? " C'est donc le précepte général, voilà ce qu'on demande à tous, et, s'il arrive qu'on manque en ce point, il n'y a pas d'excuse à faire valoir.
4. Au reste, c'est tout particulièrement aux apôtres et aux hommes apostoliques qu'il est dit : " Que votre lumière luise devant les hommes (Matt. V, 16), " parce qu'ils étaient allumés, fortement allumés mène, et n'avaient à craindre ni le souille, ni les coups même du vent. La même chose a été dite à Jean; mais, pour les apôtres, ces mots leur furent dits à l'oreille, tandis que pour saint Jean, il les entendit en esprit, comme un ange. Il se trouvait, en effet, d'autant plus près de Dieu, que la voix est plus près du Verbe à qui il n'est pas nécessaire qu'une voix humaine fasse connaître ce qui se passe dans le fond du tueur de l'homme. Ce n'est point par la prédication, mais par l’inspiration que fut instruit saint Jean; car le Saint-Esprit le remplit dès le sein de sa mère. En vérité, il fallait qu'il fût bien brûlant et bien . allumé celui qui se trouva animé par une flamme céleste, au point de sentir la présence du Christ, alors qu'il ne pouvait pas se sentir lui-même. Ce feu nouveau qui venait de descendre du ciel, était entre dans les oreilles de la Vierge en passant par les lèvres de Gabriel, et passa ensuite par celles de sa mère virginale pour entrer dans les oreilles de Jean encore au sein maternel, en sorte que à partir de ce moment le Saint-Esprit remplit ce vase d'élection et prépara cette lampe à Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il ne fut donc dès lors une lampe ardente; mais il demeura placé sous le boisseau jusqu'au jour où il fut mis surie chandelier, pour éclairer tous ceux qui étaient dans la maison de Dieu.: En effet, il ne peut alors éclairer que le boisseau sous lequel il se touait placé, il ne luisait que pour sa mère à qui il révéla un grand mystère de charité par le seul tressaillement de son allégresse. " D'où me vient ce bonheur, s'écrie-t-elle, que la mère de mon Seigneur me visite (Luc, I, 43). " O femme sainte, qui donc vous a appris que je suis la mère de Notre-Seigneur? Comment me connaissez-vous sous ce titre? C'est que, répondit-elle, " votre voix n'a pas eu plutôt frappé mes oreilles, quand vous m'avez saluée, que mon enfant a tressailli de joie dans mon sein (Ibid. 44). "
5. Il éclaira donc dès ce moment le boisseau sous lequel il était caché, lui à qui n'était point cachée la lampe ardente encore placée aussi sous le boisseau, mais qui devait bientôt jeter sur le monde entier un éclat nouveau. "C'était, dit le Seigneur, une lampe ardente et luisante (Joan. V, 35). " Il ne dit pas c'était une lampe luisante et ardente, car la lumière en saint Jean procédait de la chaleur, non point la chaleur de la lumière. Il y en a, en effet, qui ne brillent pas parce qu'ils brûlent, mais qui brûlent au contraire afin de briller; ceux-là ne brûlent point au souffle de la charité, ils brûlent des feux de la vanité. Voulez-vous que je vous dise comment saint Jean a brûlé et a lui ? Eh bien ! je vous dirai qu'il me semble qu'on peut trouver en lui un triple feu et une triple , lumière. Ainsi, il était consumé intérieurement par la grande austérité de sa vie, par son dévouement caché mais ardent à Jésus-Christ, et enfin par les ardeurs infatigables de ses libres reproches. Mais il ne brilla pas moins qu'il ne brûla, pour le dire en trois mots, par l'exemple, par l'index, et par la parole, en se montrant lui-même comme un exemple à suivre, en montrant du doigt, pour la rémission des péchés, l'astre plus grand que lui qui était encore caché, et enfin, en jetant un rayon de lumière dans nos ténèbres . selon ce mot de l’Ecriture : " Puisque c'est vous, Seigneur, qui allumez ma lampe , éclairez mes ténèbres, ô mon Dieu (Psal. XVII, 29), pour me corriger.
` 6. Considérez donc, mon frère, cet homme promis par un ange, conçu par miracle, sanctifié dans le sein de sa mère, et soyez étonné de trouver dans cet homme si nouveau, la ferveur toute nouvelle aussi de la pénitence. " Si nous avons le vivre et le vêtement, dit l'Apôtre, sachons nous en contenter (I Tim. VI, 8). " C'est là la perfection pour un apôtre. Mais saint Jean a dédaigné cela. En effet, écoutez comment le Seigneur en parle dans son Évangile : " Jean est venu, ne mangeant ni ne buvant (Matt. XI, 18), " on pourrait même presque dire aussi, ni se vêtant point. On ne peut pas donner le nom d'aliment à des sauterelles, ce n'en est un tout au plus que pour quelques animaux sans raison, de même qu'on ne peut guère voir un vêtement humain dans un tissu en poil de chameau (Luc. VII, 27). Pourquoi t'es-tu dégarni de ton poil, hôte du désert, et pourquoi n'as-tu pas plutôt laissé là ta bosse ? Et vous, animaux sans raison, qui habitez la forêt; vous, reptiles du désert, vous recherchez des mets délicats? Jean, cet homme saint, envoyé de Dieu, que dis-je, cet ange même de Dieu, selon que le Père a nommé quand il a dit: " Voici que j'envoie mon ange devant vous, " ce Jean-Baptiste, dis-je, dont pas un homme né de la femme n'a égalé a grandeur, châtie sa chair si parfaitement innocente, l'exténue et afflige, comme nous avons vu qu'il le faisait; et vous, vous soupirez après des vêtements de lin et de pourpre, vous recherchez les repas somptueux ! Hélas ! c'est presque à cela que se réduit toute la solennité de la fête de ce jour, c'est tout le culte que nous rendons à saint Jean-Baptiste; la joie qui, selon la prédiction de l'ange, devait accueillir sa naissance, se résume à ces pratiques? De qui donc célébrez-vous mémoire par ces délicatesses? De qui fêtez-vous la naissance? N'est-ce pas d'un homme qu'on a vu au désert, vêtu de poil de chameau, hâve de faim ? Qui donc êtes-vous allés voir au désert, fils de Babylone? était-ce un roseau que le vent agite? ou quoi encore? Un homme vêtu avec mollesse? nourri délicatement? Car votre solennité n'est guère autre chose que cela, vous ne recherchez que le souffle de la faveur populaire, que le luxe des habits, que les délices de la table. Mais quels rapports y a-t-il entre toutes ces choses et saint Jean? Car jamais il n'a rien fait de pareil et rien de semblable n'a jamais pu lui plaire.
7. " Beaucoup, dit l'Ange, se réjouiront à sa naissance (Luc. I, 14). " Et beaucoup , en effet, se réjouissent ce jour-là; on dit même que les païens en font aussi une fête joyeuse. Il est vrai qu'ils célèbrent ce qu'ils ne connaissent point; il n'en devrait pas être ainsi du chrétien. Mais enfin, les chrétiens en font une réjouissance, plût au ciel qu'ils se réjouissent de sa naissance, non point de la vanité. Or, qu'y a-t-il sous le soleil, sinon la vanité des vanités? Et qu'est-ce que l'homme retire de plus que cela de toutes les peines qu'il se donne sous le soleil? Or, mes frères, se trouve sous le soleil tout ec qui peut être éclairé de sa lumière matérielle. Qu'est-ce que tout cela, sinon une vapeur légère qui ne paraît que pour un moment (Jac. IV, 15) ? Qu'est-ce encore, autre chose que de l'herbe et la fleur de l'herbe des champs ? " Toute chair, dit le Seigneur, n'est que de l'herbe, et toute sa gloire est comme la fleur des champs; l'herbe s'est desséchée, et la fleur est tombée; mais la parole du Seigneur demeure éternellement (Isa. XL, 6). " C'est, donc sous cette parole que nous devons travailler, mes frères, si nous voulons vivre et être heureux à jamais. Acquérons par nos travaux, non la nourriture qui périt, mais une nourriture qui dure jusqu'à la vie éternelle. Quelle est-elle , cette nourriture-là? " L'homme ne vit pas seulement de pain, mais encore de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (Deut. VIII, 3, Mati. IV, 4 et Luc. IV, 4). " Semons donc dans cette parole, mes frères bien-aimés, semons en esprit, car celui qui sème dans la chair ne moissonne que la corruption. Que notre, joie soit tout intérieure, qu'elle ne paraisse point au soleil; au contraire, selon la recommandation de l'Apôtre " paraissons tristes ( II Cor. VI, 10), " c'est-à-dire, soyons humbles et graves, " mais réjouissons-nous toujours, " à cause de la consolation intérieure. Réjouissons-nous donc, mes frères, à la naissance de saint Jean, mais que notre joie ait sa source dans cette naissance.
8. Il y a, en effet, pour nous, dans le souvenir de cette naissance, de nombreux sujets de joie, une ample matière à allégresse. Il était lampe ardente et luisante, et les Juifs ont voulu se réjouir à son éclat. Mais lui aimait mieux se réjouir dans la chaleur de la dévotion, à la voix de l'Époux qu'il entendait comme ami de l'Époux. Pour nous, il faut nous réjouir de l'une et de l'autre, en même temps, nous réjouir de l'une pour lui, et de l'autre pour nous, car s'il était brûlait c'était pour lui, tandis qu'il n'a lui que pour nous. Réjouissons-nous donc de sa ferveur pour l'imiter, réjouissons-nous aussi de sa lumière, mais pour voir en elle une autre lumière, la vraie lumière qui n' est pas lui, mais qui est Celui à qui il a rendu témoignage. Le Seigneur a dit: " Jean est venu ne mangeant, ni ne buvant (Matt. XI, 18). " Voilà de quoi allumer la ferveur en moi, et y faire, naître l'humilité. Qui d'entre-nous, mes frères, en voyant la pénitence de Jean, osera, je ne dis pas exalter la sienne, mais seulement la compter pour quelque chose? Qui se permettra de murmurer dans ses peines, et s'écrier assez, trop de souffrances? Quels homicides, quels sacrilèges, quels crimes enfin, saint Jean. punissait-il par là en lui? Que cette vue nous enflamme pour la pénitence, mes frères; interrogeons nos consciences, excitons-nous à tirer vengeance de nous, pour échapper au terrible jugement du Dieu vivant. Que l'humilité d'une confession sincère supplée à la ferveur qui nous manque. Dieu est fidèle, et, si nous confessons nos iniquités, si nous exposons nos misères sous ses yeux, si nous n'excusons pas nos faiblesses, il nous remettra nos péchés.
9. Après cela considérez la chaleur de Jean-Baptiste contre les fautes du prochain. L'ordre que la raison et les convenances prescrivent de suivre est, en effet, que nous commencions par songer à nous. Le Psalmiste a dit : " Purifiez-moi, Seigneur, de mes fautes cachées, et préservez votre serviteur dés fautes d'autrui (Psal. XVIII, 13). — Race de vipères, qui vous a avertis de fuir la colère qui va fondre sur vous (Luc. m, 7) ? " De quel brasier ardent peuvent s'élancer de semblables étincelles, disons mieux, ces charbons incendiaires? Une autre fois encore, s'adressant aux Pharisiens qu'il n'épargne guère, il s'écrie : " N'allez pas dire : nous avons Abraham pour père; car je vous déclare que Dieu peut faire naître des enfants à Abraham de ces pierres mêmes (Luc. III, 8). " Mais qu'est-ce que cela, si on le voit ensuite ;trembler en présence des puissants, faire preuve d'une moins grande indépendance d'esprit pour reprendre les désordres d'un roi orgueilleux et cruel; si le zèle véhément et sacré qui le fait sortir du désert pour remplir ce ministère, vient expirer au pied de royales déférences, on dans la crainte de la mort? " Hérode, nous dit l'Évangéliste, qui craignait Jean, se réglait, en beaucoup de choses, sur ses conseils, et l’écoutait volontiers (Marc. VI, 20). " Mais lui, ne perdant rien de son zèle pour cela, disait : " Il ne vous est pas permis d'avoir cette femme ( Matt. XIV, 4)." Chargé de chaînes et jeté au fond d'un cachot, il ne tient pas moins fermement pour la vérité, et a même le bonheur de mourir pour elle. Puisse ce zèle brûler en nous, mes frères, puisse et amour de la justice, cette haine du mal, s'y trouver également allumés. Que personne parmi nous, mes frères, ne flatte le péché, que nul ne esse comme s'il ne voyait point le mal. Non, ne disons point : Est-ce que je suis le gardien de mon frère; non, que nul d'entre-nous ne demeure indifférent quand il voit l'ordre périr et la discipline tomber. Garder le silence quand on peut protester, c'est conniver ; or nous savons que ceux qui consentent au mal subiront le même châtiment que ceux qui le font.
10. Et maintenant, que dirai-je de l'humble et fervent amour de Jean Baptiste pour Dieu? N'est-ce pas ce qui l'a fait tressaillir de joie dans le sein maternel (Luc. I, 44), se récrier de surprise quand Jésus vint à lui pour recevoir son baptême (Matt. III, 14), déclarer hautement qu'il n'était pas digne, non pas seulement de porter le Christ, mais même de dénouer les cordons de ses souliers (Marc. I, 7), se réjouir en ami à la voix de l'Époux (Luc. I, 44), proclamer qu'il avait reçu grâce pour grâce (Joan. III, 34) , et crier à tous qu'il n'a point reçu l'Esprit-Saint avec mesure, mais avec une telle plénitude, que c'est de lui que nous le recevons (Ibidem). " O mon âme, est-ce que tu ne te soumettras point à Dieu (Psal. LXI, 1) ? " Mais je ne saurais être une lampe brûlante, si je n'aime le Seigneur mon Dieu de tout mon coeur , de toute mon âme, et de toutes mes forces, car il n'y a que la charité qui soit le feu du salut, il n'y a qu'elle qui répande et qui allume dans nos âmes le Saint-Esprit qu'il nous est défendu d'éteindre (I Thess. V, 19). Vous avez vu de quelle ardeur était consumé Jean Baptiste, et vous avez pu remarquer avec un peu d'attention comment aussi il a brillé : vous n'auriez pu d'ailleurs connaître le feu qui le consume, si vous n'aviez aperçu sa lumière.
11. Il a donc éclairé, comme je l'ai dit plus haut, de l'exemple, de l'index et de la parole, car il s'est lui-même montré à nous par ses oeuvres, il nous a montré le Christ du doigt, et enfin il nous a montré nous-mêmes à nous par ses discours. " Et toi, petit enfant, tu seras appelé le prophète du Très-Haut, disait Zacharie, son père, car tu marcheras devant le Seigneur pour lui préparer les voies, pour donner à son peuple la science du salut (Luc. I, 76). " Pour donner, dit-il, non le salut, car il n'est pas la lumière, mais " la science du salut pour la rémission des péchés. " Le sage peut-il ne pas faire un grand cas de la science du salut? Supposons que Jean n'est pas encore venu, qu'il ne nous a pas encore montré le Christ, où irons-nous chercher le salut? Mon péché est trop grand pour être effacé par le sang des veaux et des boucs, et d'ailleurs, le Très-Haut ne se complaît point dans les holocaustes. Ma mémoire est infestée de la lie de cette huile, il n'y a point de grattoir qui puisse enlever la tache dont est souillé mon parchemin, elle l'a pénétré dans toute son épaisseur. Si je perds mon péché de vue, je suis un insensé et un ingrat, et si je l'ai devant les yeux, il est pour moi un reproche éternel. Que ferai-je donc? J'irai à Jean, j'entendrai sa voix pleine d'allégresse, ses paroles dé miséricorde, ses discours de grâce, ses mots de rémission et de paix. " Voici, dit-il, voici l'Agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde (Joan. I, 29). " Et ailleurs : " Celui qui a l'épouse est l'époux (Joan., III, 29). " Il nous montre donc que Dieu est venu, que l'Époux, que l'Agneau est venu. Puisqu'il est Dieu, il est sûr qu'il peut remettre les péchés; mais le vent-il? Là est la question. Oui, il le veut, car il est l'Époux, et il est aimable. Or Jean est l'ami de l'Époux, l'Époux né peut avoir que des amis. Mais quoiqu'il veuille avoir une Épouse sans tache ni rides, ni rien de tel, il n'en cherche pourtant point une pareille : où la pourrait-il trouver en effet? mais il s'en fait une qu'il se met lui-même devant les yeux. Entendez-le dire, en effet, par la bouche d'un prophète : " On dit ordinairement : si une femme passe la nuit dans le lit d'un autre homme que le sien, retourne-t-elle ensuite à son premier mari! Eh bien, quoique vous vous soyez livrée à tous vos amants, revenez à moi, et je vous accueillerai (Jerem. III, 1). " Voilà ce qu'il peut, voilà ce qu'il veut faire.
12. Mais vous, peut-être avez-vous peur de cette
purification même qu'il vient faire de vos souillures; peut-être
craignez-vous qu'il ne porte le fer et le feu jusqu'aux os, jusqu'à
la moëlle même des os, et qu'il ne vous fasse endurer des souffrances
pires que la mort même. Ecoutez : C'est un Agneau, il vient plein
de douceur, avec la laine et le lait, il lui suffit d'un mot pour justifier
l'impie. " Or, dit le Comique, quoi de plus facile qu'un mot à dire
? " Dites seulement un mot, lui diton un jour, et mon serviteur sera guéri
(Matt. VIII, 8). D'où vient donc à présent notre hésitation,
mes frères, et pourquoi ne nous approchons-nous point en toute confiance
du trône de la gloire ? Rendons grâces à Jean, et par
lui, allons à Jésus-Christ, car, comme il l'a dit lui-même
: " Il faut qu'il croisse à présent, et moi que je diminue
(Joan. III, 30). " En quoi diminuerai je ? En éclat, non en ferveur.
Il a retiré ses rayons, il est rentré en lui-même,
pour ne point ressembler à un homme qui est tout au dehors. " Il
faut qu'il croisse, " dit-il; il ne saurait s'épuiser, et nous recevons
tout en sa plénitude; niais il faut que je diminue, car je n'ai
reçu l'esprit qu'avec mesure, et ce que j'ai à faire, c'est
plutôt de brûler que de luire. Je devançais le soleil
comme l'astre matinal, maintenant que le soleil est levé, je n'ai
plus qu'à disparaître. C'est à peine s'il me reste
encore quelques gouttes d'huile pour m'en oindre le corps, j'aime bien
mieux la conserver en sûreté dans un vase, que de l'exposer
dans ma lampe.
2. Il y a donc trois choses à considérer attentivement dans les fêtes des saints : leur secours, leur exemple et notre confusion. Leur secours, attendu que le saint qui a été puissant quand il était sur la terre est plus puissant dans le ciel, où il est placé sous les regards de son Dieu. Si, pendant le cours de sa vie mortelle, il eut pitié des pécheurs et pria pour eux, à présent il tonnait d'autant plus complètement nos misères qu'il les voit sous un jour plus vrai, et il prie son Père pour nous; la patrie bienheureuse n'a point changé, mais augmenté sa charité. Il n'a pas cessé de compatir à nos maux, pour avoir cessé de les endurer, il a plutôt pris des entrailles de miséricorde depuis qu'il est à la source de la miséricorde. Il y a une autre cause qui presse encore davantage les saints de s'intéresser à nous, c'est que, selon le mot de l'Apôtre, Dieu a réglé, à cause de nous, qu'ils ne jouiront point d'un bonheur consommé avant nous. En effet, le saint roi David a dit : " Les justes sont dans l'attente de la justice que vous devez me rendre (Psal. CXL, 8). " Nous devons, en second lieu, fixer nos regards sur leurs exemples, car tant qu'ils ont vécu sur la terre, et conversé avec les hommes, on ne les vit s'égarer ni à gauche ni à droite; ils ne se sont point écartés de la voie royale qu'ils ne soient arrivés à celui qui a dit: " Je suis la voie, la vérité et la vie (Joan. XIV, 6). " Jetez les yeux sur l'humilité de leurs couvres, sur l'autorité de leurs paroles, et vous verrez alors comment ils ont brillé parmi les hommes par la parole et par l'exemple. Vous verrez quelles traces ils nous ont laissées à suivre, si nous ne voulons nous égarer. Car le Prophète a dit, avec une grande justesse : "La route du juste est droite, les sentiers où il marche sont droits (Isa. XXVI, 7). "
3. Mais prêtons encore un peu plus d'attention, et nous remarquerons notre confusion, attendu que les saints sont des hommes semblables à nous, passibles comme nous, et formés du même limon que nous. D'où vient donc que nous regardons, non point comme difficile seulement, mais comme impossible de faire ce qu'ils ont fait, et de marcher sur leurs pas? Soyons couverts de confusion, mes frères, et tremblons à ce mot; peut-être cette confusion nous rendra-t-elle la gloire, si la crainte engendre la grâce en nous. Oui, c'étaient des hommes, ces saints qui nous ont précédés, et qui nous ont si merveilleusement tracé la voie que nous les regardons à peine comme des hommes. Voilà comment les fêtes des saints sont pour nous une source de joie, parce que ce sont des patrons maintenant pour nous, et de confusion, parce que nous ne pouvons les imiter. C'est ainsi que notre joie dans cette vallée de larmes doit être mêlée avec un pain détrempé de larmes, en sorte que la tristesse se retrouve, non-seulement à la fin mais au commencement de notre joie, attendu que s'il y a pour nous une ample matière à nous réjouir dans les fêtes des saints, il y a aussi très ample sujet à nous affliger. " Je me suis son venu de Dieu, dit le juste, et j'ai trouvé ma joie dans ce souvenir, " mais il ajoute aussitôt : " Mon esprit est tombé en défaillance; je me suis senti plein de trouble, et je ne pouvais plus parler (Psal. LXXVI, 3 et 4). "
4. Si telles doivent être nos pensées aux
vigiles des fêtes de quelques saints que ce soit, quelles ne seront-elles
pas à la veille de la fête des saints et souverains apôtres?
Il suffirait de la fête d'un seul pour inonder de joie la terre entière
; les deux fêtes ont été réunies en une seule,
pour porter notre allégresse au comble, et pour qu'ils ne fussent
point séparés dans la mort après s'être aimés
comme ils l'ont fait pendant la vie. Qu'est-ce qui dépassa leur
puissance, tant qu'ils furent e sur la terre? L'un avait reçu les
clés du royaume des cieux, et l'autre l'apostolat des nations :
l'un frappe de mort Ananie et Saphire d'un mot tombé de ses lèvres,
l'autre donne tout ce qu'il donne au nom de Jésus Christ, et il
n'est jamais plus fort et plus puissant que lorsqu'il est faible. Combien
sont-ils plus puissants dans les cieux ces apôtres qui l'ont tant
été sur la terre, et qui nous ont laissé de plus grands
exemples que les hommes qui ont souffert la faim et la soif, le froid,
la nudité et le reste, que rapporte Saint Paul (II Cor. XI, 27 et
Hebr. XI, 26), et qui finirent par monter par un heureux martyre dans le
royaume des cieux? En vérité, ils sont bien faits pour nous
couvrir de confusion, ces saints que nous osons à peine regarder
en face, car je ne parle point de les imiter. Prions-les donc de nous rendre
propice leur ami qui est notre juge et notre Dieu, béni dans tous
les siècles. Ainsi soit-il.
2. Il fallait au genre humain des pasteurs et des docteurs qui fussent doux et puissants sans oublier d'être sages. Doux pour me recevoir avec bonté, avec miséricorde, puissants pour m'assurer une forte protection , sages enfin pour me conduire dans la voie et par la voie qui mène à la cité sainte. Or, où trouver plus de douceur qu'en saint Pierre que les Actes des apôtres et ses propres Epîtres nous montrent appelant à lui les pécheurs avec tant de douceur ? Où trouver plus de puissance qu'en celui à qui la terre même obéit quand elle lui rendit ses morts (Act. IX, 14); sous les pieds de qui les eaux mêmes de la mer devinrent solides (Matt. XIV, 29), qui, d'un souffle de sa bouche, précipita du haut des airs par terre, Simon le Magicien (Act. VIII, 10), qui reçut enfin, d'une manière si exclusive, les clés du ciel en mains, que la sentence de Pierre doit précéder celle même du Ciel ? En effet, c'est à lui qu'il est dit : " Tout ce que tu lieras sur la terre sera lié de même dans les cieux, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié aussi dans le ciel (Malt. XVI, 19). " Où trouver enfin plus de sagesse que dans celui à qui ni la chair ni le sang, mais (a) le Père qui est dans les cieux, a révélé si abondamment la Sagesse descendue du ciel ? Je suis volontiers ce Paul qui va, dans son excessive douceur, jusqu'à pleurer sur les pécheurs qui ne font point pénitence ( II Cor. XII); ce Paul qui est plus fort que les principautés et les puissances (Rom. VIII, 38), ce Paul enfin, qui alla puiser à pleines mains la sagesse et le suc des sens sacrés, non dans le premier ni dans le second , mais dans le troisième ciel (II Cor. XII, 4).
3. Voilà quels sont nos maîtres ; ils ont reçu la plénitude de la science des voies de la vie, de la bouche même de notre maître à tous, et ils n'ont point cessé de nous les enseigner jusqu'à ce jour. Qu'est-ce donc que les saints apôtres nous ont appris et nous apprennent encore? Ce n'est point l'état de pêcheur ni le métier de faiseur de tentes, ni rien de semblable ; ils ne nous apprennent ni à lire Platon, ni à manier les armes subtiles d'Aristote, ils ne nous montrent point à étudier toujours sans jamais arriver à posséder la science et la vérité. Ils nous ont appris à vivre. Croyez-vous que ce ne soit rien que de savoir vivre ? C'est beaucoup, au contraire, c'est même tout. On ne vit point quand on est enflé par l'orgueil, souillé par la luxure, infesté des autres pestes semblables ; non, ce n'est pas vivre que vivre ainsi, c'est confondre la vie, et descendre jusqu'aux portes de la mort. Pour moi, la bonne vie consiste à souffrir le mal, à faire du bien, et à persévérer ainsi jusqu'à la mort. On dit vulgairement: " Celui qui se nourrit bien vit bien, " en cela l'iniquité se trompe elle-même, car il n'y a que celui qui fait le bien qui vive bien.
4. A mon avis, quiconque est en communauté vit bien. s'il vit d'une manière régulière, sociable et humble; d'une manière régulière pour lui, sociable pour les autres, et humble pour Dieu. Or, on vit d'une manière régulière quand on est attentif dans toute sa conduite à ne point s'écarter de la voie tant sous les yeux de Dieu que sous ceux des hommes, en évitant pour soi le péché, et pour le prochain le scandale. On vit d'une manière sociable, quand on cherche à se rendre aimable aux autres et à les aimer soi-même, à se montrer doux et facile, à supporter, non-seulement avec patience, mais volontiers, les infirmités de ses frères, je parle des infirmités tant physiques que morales. On vit avec humilité, quand, après avoir fait tout cela, on s'efforce de chasser l'esprit de vanité qui souffle d'ordinaire dans cette direction-là, et on résiste d'autant plus à ses suggestions qu'on est plus tenté d'y consentir. De même, dans le mal qu'on endure comme il est de trois sortes on a besoin de faire preuve d'une triple prudence. En effet, il y a un
a Dans les autres éditions, on ne lit que ces mots: " Où trouver plus de sagesse que dans celui à qui ni la chair ni le sang n'ont révélé.... "
mal qui vient de nous, il y en a un autre qui vient du prochain, enfin il en est un troisième qui vient de Dieu. Le premier consiste dans les austérités de la pénitence, le second dans les épreuves de la malice d'autrui, et le troisième dans les coups de la main de Dieu qui nous corrige. Pour le mal qui nous vient de nous, il faut le souffrir de bonne grâce; quant à celui qui nous vient du prochain, il faut l'endurer avec patience ; celui qui vient de Dieu doit être reçu sans murmure et même avec des actions de grâces. Mais ce n'est pas ainsi que l'entendent bien des enfants d'Adam qui se sont égares dans la solitude et dans des déserts arides (Psal. CVI, 4). Oui, on peut bien dire : qui se sont égarés, et qui errent loin des sentiers de la vérité, puisque, se perdant dans les solitudes de l'orgueil, ils lie veillent plus de la vie commune, et leur singularité ne peut plus trouver de compagnons. Ils sont aussi dans des déserts arides, car, ignorant la douce rosée des larmes de la componction, ils vivent dans un sol stérile et désolé par une perpétuelle sécheresse. Aussi, n'ont-ils point trouvé la voie qui conduit au séjour de la cité sainte.. Vieillis sur une terre étrangère, ils se sont souillés avec les morts, et se sont vus comptés au nombre de ceux qui sont dans l'enfer.
5. Celui dont le saint prophète Jérémie disait : " Il est bon pour cet homme d'avoir porté le joug dès sa jeunesse. Il s'assoira solitaire, et il se taira, parce qu'il s'est élevé au dessus de lui-même. (Thren. III, 27), " n'était pas dans une solitude pareille à celle de ces gens-là. En effet, le solitaire du Prophète doit s'asseoir, tandis que les autres se sont égarés; ils errent constamment par le coeur, tandis que le premier est assis; mais il s'assoira bien mieux encore, ce bon solitaire, quand il aura l'honneur singulier de siéger seul en. signe de là puissance judiciaire que les saints doivent posséder un jour dans leur terre, alors qu'ils jouiront d'une joie éternelle (a). Le bon solitaire se taira aussi, cela veut dire qu'il jugera avec la même tranquillité que le Seigneur de Sabaoth juge toutes choses. Pourquoi en sera-t-il ainsi? " Parce qu'il s'est élevé au dessus de lui-même, " c'est-à-dire, parce que, étant jeune encore, et à l'âge où se sentent les ardeurs de la concupiscence, il s'est fait vieux, laissant ce qu'il était pour devenir ce qu'il n'était pas." Il s'est élevé au dessus de lui-même, " dit le Prophète, il n'a point replié ses regards sur lui, mais il les a élevés vers celui qui est placé au dessus de lui. Il s'assoira donc aussi, et il se trouvera loin du bruit que font les suggestions du démon, les désirs charnels et le monde. Heureuse l'âme qui entend les voix qui partent de ce côté sans les suivre, mais mille fois plus heureuse est celle qui ne les entend plus du tout, s'il peut exister une pareille âme. Voilà la sagesse que l'Apôtre prêche au milieu des parfaits ( I Cor. II, 6), cette sagesse enveloppée de mystère, et que nul prince du monde n'a connue. Voilà comment les apôtres m'ont appris à vivre et à m'élever. Je vous rends grâces, Seigneur Jésus, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents du siècle, et les avez révélées à ces simples et ces petits qui vous ont suivi, après avoir tout laissé pour votre nom.
a La phrase suivante manque dans les autres éditions
et dans quelques manuscrite.
2. Eh bien je vous dis donc si le Seigneur trouve moins de bien dans les gens du monde qu'en nous qu'il a arrosés de la pluie volontaire de ses consolations célestes, il aura pour eux plus de patience que pour nous, à qui n'a manqué ni le sarcloir de la discipline, ni le fumier de la pauvreté et de l'humilité. N'est-ce point, en effet, une sorte de fumier que les abominations des Égyptiens que nous immolons à notre Dieu! .Oui, c'en est un qui choque la vue, mais qui porte avec lui la fécondité ; il ne faut point avoir peur de ces ordures, si on tient à la fécondité. De ces tas de fumiers désagréables à voir, qu'on porte dans les champs, naîtront des gerbes dont l'aspect réjouira la vue quand on les en rapportera. Que ces précieux engrais ne soient pas l'objet de vos dédains, et tenez les humiliations de Jésus-Christ pour beaucoup plus précieuses que tous les trésors de l'Égypte. Mais si vous êtes riches en engrais terrestres, la pluie du ciel ne vous fait pas défaut; je veux dire les pieuses prières, la récitation des psaumes , la douce méditation,
a Saint Bernard joue ici sur les mots ou plutôt sur quelques lettres des mots latins veberare, frapper, et verbum la parole, d'une manière qu'il nous est impossible de faire passer dans le français. A. C.
et la lecture si consolante de la sainte Écriture. Enfin, je puis bien encore donner le nom de pluie céleste à celle qui descend de mes lèvres sur vous, si vous avez le bonheur que quelques gouttes tombent. clans vos âmes, du fleuve dont le cours impétueux réjouit la cité de Dieu, et du torrent de voluptés célestes, pendant que je vous en parle.
3. Mais je suis quelquefois obligé de creuser autour de la vigne, puisque on m'a établi gardien et cultivateur du vignoble. Hélas ! moi qui n'ai pas cultivé ma vigne, il faut à présent que j'occupe ce poste, et que tantôt je creuse au pied, et tantôt j'y apporte des engrais. Ce travail me coûte bien, il faut l'avouer, mais je n'ose m'en dispenser, car je sais que la hache fait beaucoup plus de mal que la serpette, et que le feu est beaucoup plus à craindre que la fumée pour elle. Il est donc nécessaire, tantôt de reprendre, tantôt de tonner; mais, je le sais, les réprimandes et les reproches (a)ont comme le fumier qu'on ne touche que parce qu'il le faut, et qui souille celui qui le porte. Mais que faisons-nous avec cette sorte d'engrais, car nous voyons que s'il engraisse les uns, il sert à lapider et à endurcir les autres ? L'Écriture n'a-t-elle pas dit à cause de cela : "On lapidera le paresseux avec de la fiente de boeufs (Eccli. XXII, 2) ? " Il engraisse certainement ceux qui prennent bien les réprimandes, y répondent avec douceur et font volontiers des efforts pour s'amender. Évidemment, c'est un engrais salutaire et fécond que la réprimande que le juste m'adresse dans sa miséricorde, et les reproches qu'il me fait ; quant à l'huile du pécheur, elle n'engraissera jamais ma tète, car l'engrais que fournit l'huile du pécheur fait pulluler les ronces et les épines, et favorise admirablement le développement de toutes les racines amères. Aussi, celui qui adonné le nom de miséricorde à la réprimande des justes, nous montre assez par là comment nous devons l'accueillir, avec quelle bienveillance, quelle soumission d'âme et de coeur, , avec quelle reconnaissance enfin. Si nous la recevons dans ces dispositions, elle sera pour nous un engrais salutaire et riche, non pour 1e vice, mais pour ces fruits que, selon le mot de l'Apôtre, nous trouvons dans notre propre sanctification (Rom. VI, 22). Mais quel bien t'ai-je fait à toi, ô paresseux, à toi qu'irrite, qu'exaspère même cette preuve de miséricorde ? N'ai-je pas répandu un excellent engrais dans ton champ ? Pourquoi donc n'y vois-je que des pierres ? Mais c'est toi, ô homme ennemi, car " quiconque aime l'iniquité hait son âme (Psal. X, 6), " c'est toi, dis-je, homme ennemi, qui as fait cela. En refusant de secouer ta paresse, et en n'ayant d'énergie que pour t'excuser, tu as changé toi-même mon engrais en pierres, et tu es lapidé précisément par ce qui devait t'engraisser. Si je vous parle ainsi, mes frères, c'est pour que vous sachiez avec quelles bienveillantes dispositions vous devez entendre, avec quelle soumission vous devez recevoir, avec quel soin vous devez conserver toute parole
a Il y a ici une légère addition dans quelques manuscrits, mais les mots amarum verbum, " paroles amères " qu'on y lit, font défaut dans la plupart des manuscrite et des éditions.
qui concourt au salut des âmes; vous ne devez point la regarder comme une parole humaine, mais comme une parole divine, ce qui est vrai, soit qu'elle ait pour but de nous consoler, de nous avertir ou de nous réprimander. Je suis un peu éloigné, je l'avoue, du sujet de la fête que nous célébrons, mais si je me suis oublié, ce ne sera point sans quelque avantage pour vous, du moins je le pense, pourvu que ce que je vous ai dit demeure fermement gravé dans votre âme.
4. Essayons maintenant de dire au moins quelques mots de la solennité présente. Nous faisons la fête des apôtres du Christ. Ils ont droit, je le sais, à de grands honneurs de notre part, mais je ne sais s'il nous est possible de leur en rendre quelques uns ; car je vois, Seigneur, que vous avez comblé vos amis d'un excès de gloire, et que vous avez extraordinairement consolidé leur empire (Psal. CXXXVIII, 17). " En effet, si tandis qu'ils étaient encore sur la terre, ils pouvaient tout, sinon en eux-mêmes, du moins en Jésus-Christ, que ne peuvent-ils aujourd'hui qu'ils partagent avec lui son éternelle félicité ? Quand ils étaient mortels encore et destinés à subir les coups de la mort, ils semblaient avoir l'empire de la vie et .de la mort, ils ressuscitaient d'un mot les morts, et d'un mot aussi, ils frappaient de mort les vivants. A combien plus forte raison doit-il en être ainsi depuis qu'ils sont comblés d'un excès de gloire, et que leur empire s'est consolidé d'une manière extraordinaire ? Mais quoi, mes frères , en célébrant aujourd'hui l'heureuse mémoire des apôtres, est-ce que nous faisons la fête de leur naissance, de leur conversion , de leur vie et de leurs miracles? Non, mes frères, la solennité de ce. jour n'a point pour objet une naissance d'homme, comme cela avait lieu il y a quelque jour quand nous faisions la fête de la naissance de saint Jean. On célèbre le jour de sa naissance parce qu'il était saint quand il naquit. Il n'y a que pour lui que la naissance soit plus fêtée que la mort; c'est parce que, s'il est vrai qu'il a souffert la mort pour Jésus-Christ, en mourant pour la justice et la vérité, il n'en est pas moins évident qu'il est né aussi pour lui, car il est l'homme envoyé de Dieu; il est né et il est venu dans le monde, uniquement. pour rendre témoignage à la vérité (Joan. I, 7). Nous ne célébrons point non plus ni la conversion des apôtres, ni leurs miracles , comme à certains autres jours, nous célébrons, avec des sentiments de fête et de bonheur, la mémoire de la conversion de l'un d'eux, et la délivrance de l'autre , quand un ange fit tomber ses liens. Nous honorons d'une manière toute particulière le jour de leur mort, bien que la mort soit ce qui inspire le plus d'horreur aux hommes.
5. Considérez, mes frères, le jugement de la sainte Église selon la foi, non pas selon la face du juge. Elle fait donc du jour de la mort des deux apôtres, le jour d'une de ses plus grandes fêtes. C'est, en effet, aujourd'hui que Saint Pierre a été crucifié, et aujourd'hui que Saint Paul a eu la tête tranchée. Voilà quelle est la cause de la solennité, de ce jour. et quel est le motif de nos réjouissances. Mais en faisant de ce jour un jour de fête et de bonheur, il est hors de doute que l'Église est animée de l'esprit de son Époux, de l'esprit de Dieu, en présence de qui, selon le mot du Psalmiste " la mort des Saints est précieuse (Psal. CXIII, 15). " Quant aux hommes, le nombre, je m'imagine, était grand de ceux qui assistèrent à leur mort, et ne la contemplèrent point d'un oeil d'envie. Car aux yeux des insensés, ils ont paru mourir, leur sortie du monde a passé pour un véritable malheur, en un mot, pour des insensés, ils ont paru mourir (Sap. III, 2); Mais " pour moi, dit le Prophète, vos amis me semblent comblés d'honneur à l'excès, et leur empire consolidé d'une manière extraordinaire (Psal. CXXXVIII, 17). " Ainsi, mes frères, il n'y a qu'aux yeux des insensés que les amis de Dieu semblent mourir, aux yeux des sages, ils paraissent plutôt s'endormir. En effet, Lazare dormait, parce que c'était un ami (Joan. XI, 11). Et les amis du Seigneur, après le sommeil qu'il leur aura donné, seront comme son héritage (Psal. CXXVI, 4).
6. Efforçons-nous, mes frères, de vivre de la vie des saints, mais désirons surtout mourir de leur mort. Car la sagesse préfère la fin des justes (Sap. II, 16), elle nous jugera là où elle nous aura trouvés. Inévitablement la fin de ta vie présente est le commencement de la vie future; et il n'y a point de différence possible entre l'une et l'autre. Il en est pour cela, si vous me permettez cette image, comme de deux ceintures qu'on veut coudre ensemble, ou mettre bout à bout; on ne s'occupe que des deux extrémités, qu'on veut rapprocher sans s'inquiéter du reste, on les prépare de manière à ce qu'elles se rapportent parfaitement l'une à l'autre, ainsi en est-il pour vous, mes frères, quelque spirituelle que soit le reste de votre vie, si la fin en est charnelle, .elle ne peut se rapporter à une vie toute spirituelle, car ni la chair, ni le sang, n'auront part au royaume de Dieu. " Mon Fils, dit le Sage, souviens-toi de tes fins dernières, et tu ne pécheras jamais (Eccle. VII, 40). " Parce que ce souvenir lui inspirera des craintes, or la crainte chasse le péché, et n'admet point de négligence.
7. C'est ce qui faisait dire aussi à Moïse, en parlant de quelques hommes . " Plût au Ciel qu'ils eussent intelligence et sagesse, et qu'ils pourvussent à leurs fins dernières (Deut. XXXII, 29). " Il me semble qu'il nous recommande trois choses en parlant ainsi; la sagesse, l'intelligence, et la prévoyance, et qu'on peut les rapporter chacune aux trois temps de la durée, en sorte qu'elles semblent former, en nous, quelque chose comme une image de l'éternité ; la sagesse réglant le présent, l'intelligence jugeant le passé, et la prévoyance ayant l'œil sur l'avenir pour y pourvoir. Toute la vie spirituelle, toute la pratique de la spiritualité est là, elle ne consiste pas en autre chose, qu'à disposer le présent avec sagesse, à repasser le passé dans l'amertume de notre âme, et quant à l'avenir à y pourvoir avec sollicitude. L'Apôtre nous dit : " Vivons dans le siècle présent, avec tempérance, avec justice et avec piété (Tit. II, 12), " c'est-à-dire, soyons sobres dans le présent, rachetons le passé qui a péri sans profit pour notre salut, par une juste satisfaction, et opposons le bouclier de la foi, aux coups qui nous menacent dans l'avenir. Il n'y. a que la piété qui soit bonne à tout, or, j'entends par là, le culte de Dieu dans l'humilité, et la dévotion. Quant à nos fins dernières, nous ne saurions y pourvoir autrement qu'en considérant dans notre esprit, avec la plus grande attention, tous les péchés qui peuvent nous menacer, en apprenant à nous défier sans réserve de notre propre habileté et beaucoup de nos mérites, et à nous en remettre à la seule protection de Dieu, avec un pieux sentiment de coeur, et un pieux mouvement de notre esprit, vers celui de qui vient tout don parfait et excellent, toute consommation heureuse toute mort précieuse.
8. Nous retrouvons dans l'Évangile ces trois choses
recommandées aux hommes, par notre Seigneur lui-même, dans
son sermon sur la montagne quand il dit : " Bienheureux les pauvres, bienheureux
les doux, bienheureux ceux qui pleurent (Matt. V, 3). " Heureux ceux qui
goûtent les choses à venir, n'ont que du dégoût
pour les présentes, et ne désirent, comme si l'âme
y avait intérieurement goûté, que les choses du Ciel.
Heureux ceux qui pourvoient à leurs fins dernières, et reçoivent
avec douceur la parole qui peut sauver leur âme, et tendent de toute
l'ardeur de leurs pieux désirs vers l'héritage futur. Heureux
enfin, ceux qui, se rappelant leur ancienne erreur, inondent leur couche:
de leurs larmes. Voyez-vous quels sont ses désirs saints de l'homme,
et ce qu'il demande au Ciel pour ceux pour qui il prie? " Plût à
Dieu, dit-il, qu'ils eussent intelligence et sagesse, et pourvussent à
leurs fins dernières (Deut. XXXII, 29) ! " C'est comme s'il s'était
écrié en termes plus clairs: Plût au Ciel, qu'ils eussent
l'Esprit de sagesse, d'intelligence et de conseil! Plaise à Dieu,
dirai-je aussi, que le même esprit se trouve en nous, mes frères,
pour nous faire disposer tout ce qui nous regarde, avec douceur, condamner
avec intelligence nos péchés passés, et pourvoir avec
prudence à l'avenir! Oui, plût au Ciel, que nous fussions
sages pour modérer le présent, intelligents pour corriger
notre passé, prudents avec foi et piété en Dieu pour
pourvoir à l'avenir, et obtenir, par le moyen de sa grâce,
une heureuse fin! C'est là la triple chaîne qui nous traîne
au salut, elle est tout entière dans une vie réglée,
un jugement droit, une foi pleine de dévotion.
2. Pour ce qui est du bienheureux Pierre, j'ai une autre chose à vous dire; mais une chose d'autant plus sublime qu'elle est unique. En effet, si Paul a péché, il l'a fait sans le savoir, car il n'avait point la foi; Pierre, au contraire, avait les yeux tout grands ouverts au moment de sa chute. Eh bien, là où la faute a abondé, a surabondé la grâce, si on peut dire que la rédemption de ceux qui pèchent avant de connaître Dieu, avant d'avoir senti l'effet de ses miséricordes, avant d'avoir porté le joug si doux et si léger du Seigneur, enfin avant d'avoir reçu la grâce de la dévotion et les consolations du Saint-Esprit, est une rédemption abondante. Or c'est dans ses conditions que nous nous sommes tous trouvés, toutefois pour ceux qui, après s'être convertis, retombent dans les liens du péché et du vice, oublient la grâce qu'ils ont reçue, regardent en arrière après avoir mis la main à la charrue, redeviennent tièdes et charnels, pour ceux enfin qui, ayant connu la voie de la vérité, retournent sur leurs pas par une apostasie manifeste, on en trouve bien peu qui reviennent à leur première ferveur, le plus ordinairement, ils demeurent et croupissent dans leurs souillures. C'était d'eux que le Prophète disait en gémissant : " Comment l'or s'est-il obscurci? Comment a-t-il perdu sa couleur si belle (Thren. IV, 1)? Ceux qui mangeaient au milieu de la pourpre ont embrassé l'ordure et le fumier (Ibidem, 5). "
3. Toutefois, s'il s'en trouve en cet état, il ne faut désespérer d'eux; qu'ils veuillent seulement en sortir au plus vite, car plus ils y demeureront, plus il leur sera difficile de s'en tirer. Heureux ceux qui tiendront dans leurs mains, et briseront contre la pierre ces enfants de Babylonne, encore petits, car s'ils grandissent, il sera bien difficile de les vaincre. Mes enfants bien aimés, si je vous parle ainsi, c'est afin que vous ne péchiez point; mais si vous tombez en quelque faute, nous avons un avocat auprès de Dieu le Père, qui peut ce que nous ne saurions faire. Je ne demande qu'une chose à ceux qui tombent, c'est de ne point s'enfoncer davantage dans le mal, mais plutôt de se relever avec la ferme confiance que le pardon ne leur sera point refusé, pourvu qu'ils confessent leurs fautes de tout leur coeur. En effet, si saint Pierre, dont je vous parle en ce moment, a pu s'élever à un pareil degré de sainteté, après avoir fait une si lourde chute, qui pourra désormais se désespérer, pour peu qu'il veuille lui aussi sortir de ses péchés? Remarquez ce que dit l'Évangile: " Étant allé dehors, il pleura amèrement (Matt. XXVI, 75), " et voyez dans sa sortie, la confession de son péché, et, dans ses larmes amères, la componction du coeur. Puis remarquez que c'est alors que ce que Jésus lui avait dit lui revint en mémoire; la prédiction de sa faiblesse lui revînt donc à l'esprit, dès que sa présomptueuse témérité se fut évanouie. Ah! malheur à vous, mon frère, qui, après une chute, vous montrez à nos yeux plus fort qu'auparavant. Pourquoi cette raideur qui ne peut que vous perdre ? Courbez donc plutôt le front, pour vous relever d'autant mieux, n'empêchez pas de rompre même ce qui n'est pas droit, afin qu'on puisse le rétablir solidement ensuite. Le coq chante, pourquoi lui en vouloir de son reproche? Indignez-vous plutôt contre vous-même. " Vous séparerez, Seigneur, dit le Psalmiste, pour votre héritage, une pluie toute volontaire, car il était tombé en défaillance (Psal. LXVII. 10). " O heureuse défaillance que celle qui est réservée à l'héritage, et qui n'éloigne point la main du médecin, car pour ceux qui sont endurcis, il les brisera sous sa verge de fer, comme on brise l'oeuvre fragile du potier. " Car votre héritage était tombé en défaillance, dit le Psalmiste, et vous l'avez parfaitement fortifié. "
4. Vous avez entendu quelle miséricorde ont obtenue les apôtres, et nul de vous, désormais, ne sera accablé de ses fautes passées, plus qu'il ne faut, dans le sentiment de componction qui le suivra jusque sur sa couche. Eh quoi ! en effet ! Si vous avez péché dans le siècle, Paul n'a-t-il point péché davantage? Si vous avez fait une chute en religion même, Pierre n'en a-t-il pas fait une plus profonde que vous? Or, l'un et l'autre; en faisant pénitence, non-seulement ont fait leur salut, mais sont devenus de grands saints, que dis-je, sont devenus les ministres du salut, les maîtres de la sainteté. Faites donc de même; mon frère, car c'est pour vous que l'Écriture les appelle des hommes de miséricorde; sans doute à cause de la miséricorde qu'ils ont obtenue.
5. Mais on peut encore fort bien entendre ce mot , hommes de miséricorde , en-ce sens que les apôtres ont été pleins de miséricorde, ou encore qu'ils ont été miséricordieusement donnés de Dieu à l'Église entière. En effet, ce n'est pas pour eux que ces hommes ont vécu, ce. n'est point pour eux non plus qu'ils sont morts; mais c'est pour celui qui est mort pour eux; disons mieux , c'est pour nous tous, à cause, de lui. En effet, de quel avantage ne sera point pour nous leur justice, quand nous voyons, je vous l'ai montré, de quels biens leurs péchés mêmes ont été pour nous la source ? Oui, leur vie est pour nous, leur doctrine est pour nous, leur mort même est pour nous, cars dans leur conversion les bienheureux apôtres nous ont appris la continence; dans leurs prédications, la sagesse; dans leur passion, la patience. Il est même un quatrième bien que ces hommes de miséricorde ne cessent de nous valoir encore aujourd'hui, ce sont les fruits des saintes existences. Et même, dans leur vie, on pourrait encore trouver un bien à citer dans la confiance que nous donnent les miracles qu'ils ont opérés. Qui pourrait énumérer les biens innombrables que nous avons reçus par eux? C'est donc à bien juste titre que la sainte Écriture, après avoir dit, en parlant d'eux : " Ce sont des hommes de miséricorde, " ajoute aussitôt, " leurs justices ne tombent point dans l'oubli."
6. Voulez-vous que votre justice à vous ne tombe
point non plus dans l'oubli? Il vous faut éloigner d'elle trois
sortes dé dangers, alors elle fleurira éternellement devant
Dieu. Or, nous lisons : "comme vous êtes tièdes, je vais vous
rejeter de ma bouche (Apoc. III, 16); " et encore) "si le juste se détourne
dé sa justice, etc., toutes ses justices seront oubliées
(Ézech. XXIII, 24 ). " On dit qu'au jugement dernier il sera dit
à quelques-uns : "Je ne vous connais pas (Matt. VII, 23). " A qui
s'a dresseront ces paroles ? N'est-ce point à ceux qui ont déjà
reçu leur récompense? Ainsi, les justices tièdes,
passagères et vendues, voilà les justices qui seront en oubli
devant Dieu. Mais il n'en est pas de même des justices des apôtres,
comme on en peut juger par ce qui suit : " Les biens qu'ils ont laissés
à leur postérité, y subsistent toujours. " En effet,
aujourd'hui encore; nous retrouvons 1a trace que les apôtres ont
laissée parmi nous; ainsi leur religion, comme elle vient de Dieu,
ne peut tomber en ruine. Les vêtements des Israélites, au
désert, durèrent quarante ans sans s'user (Deut. VIII, 4)
à plus forte raison, en est-il ainsi des vêtements que les
apôtres ont jetés sur le dos des montures du Sauveur. " A
leur postérité; " dit le Prophète; or, que faut-il
entendre par cette postérité, car l'écrivain sacré
ajoute : " Les enfants de leurs enfants sont un peuple saint (Ecclé.
XLIV, 11) ? " Il est bien certain . qu'il faut entendre la même chose
par ces mots, leur postérité, que, par ceux-ci, leurs enfants.
Vous vous rappelez bien, je pense, car je parle à des hommes qui
connaissent les saintes Lettres, vous vous rappelez, dis-je, le, précepte
de la Loi qui fait un devoir au frère survivant de susciter une,
postérité à son frère mort sans enfants (Gen.
VIII, 8 et Deut. XXV. 5). Qui est sans postérité ? "Pour
moi, dit le Christ, je suis seul, jusqu'à ce que je passe (Psal.,
CXLX, 10). " Voilà pourquoi, en ressuscitant il dit " Allez, dites,
à mes frères (Joan. XX, 17). " C'est comme s'il avait dit
en d'autres termes : j'ai des frères, qu'ils s'acquittent du devoir
de frères. Aussi, nous ont-ils engendrés par l'Évangile,
toutefois, il ne nous ont point engendrés à eux, mais, à
Jésus-Christ, attendu que c'est par l'Évangile de Jésus-Christ
qu'ils nous ont engendrés. Voilà pourquoi saint Paul ne pouvait
souffrir que quelques-uns des nouveaux chrétiens se donnassent pour
fils de ceux qui les avaient convertis à la foi par l’Évangile,
et leur reprochait avec indignation de dire : " moi je suis de Paul, et
moi, de Céphas, et moi,. d'Apollon (I Cor. I, 12, et III, 4). Il
voulait que tous fussent et prissent le titre d'enfants du Christ. Nous
sommes donc la postérité des apôtres par l'Évangile,
mais nous sommes aussi de Jésus-Christ, par l’adoption et par l'héritage,
en même temps que nous le sommes des apôtres.
ASSOMPTION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE
MARIE
2. Aujourd'hui notre terre a envoyé un précieux présent au ciel, pour rapprocher, par cet heureux échange de présents d'amitié, les hommes de Dieu, la terre des cieux, notre bassesse de l'élévation suprême. Un fruit sublime de la terre s'est élevé là d'où nous viennent tous dons excellents, tous dons parfaits, et une fois montée dans les cieux, la bienheureuse Vierge comblera à son tour lés hommes de ses dons. Pourquoi n'en serait-il point ainsi ? Car le pouvoir ne lui manquera pas plus que la volonté. Elle est la Reine des cieux, et une Reine de miséricorde, et de plus elle est la Mère du Fils unique de Dieu; est-il rien qui puisse nous faire concevoir une plus haute estime de son pouvoir et de sa bonté ? A moins qu'on ne croie pas que le Fils de Dieu honore sa mère, ou qu'on doute que les entrailles de Marie, où la charité même de Dieu a passé corporellement neuf mois entiers, se soient remplies de sentiments de charité.
3. Si je parle de la sorte, mes frères, c'est pour nous que je le fais, attendu que je n'ignore pas combien il est difficile que dans un si grand dénuement, on ne puisse trouver cette charité parfaite qui ne cherche point ses propres intérêts. Mais, sans parler des grâces que nous recevons pour sa glorification, pour peu que nous ressentions d'amour pour elle, nous nous réjouirons de la voir retourner à son Fils. Oui, mes frères, nous la féliciterons, à moins pourtant qu'il ne nous arrive, ce qu'à Dieu ne plaise, d'être tout à fait ingrats envers celle qui a trouvé; la grâce. Car elle est aujourd'hui reçue dans la cité sainte par celui qu'elle a reçu elle-même la première, lorsqu'il fit son entrée dans monde, mais avec quel honneur, avec quelle allégresse et quelle gloire! Sur la terre, il n'est point un seul endroit plus honorable que le temple du sein virginal où Marie reçut le Fils de Dieu, et, dans le ciel, n'est point de trône supérieur à celui sur lequel le Fils, de Dieu a placé sa mère. Recevant ou reçue, elle est également bienheureuse, elle l’est dans les deux cas d'un bonheur ineffable parce qu'elle l'est d'un bonheur inimaginable. Mais pourquoi lit-on aujourd'hui dans l’Eglise du Christ, précisément le passage où il est donné à entendre, que femme bénie entre les femmes a reçu le Sauveur ? C'est, je pense pour nous faire estimer ou plutôt pour nous faire comprendre combien est inestimable la réception que Marie reçoit aujourd'hui de son Fils par celle qu'il lui a été donnée à elle-même de lui faire. En effet, qui pourrait dire, même en empruntant les secours de la langue des anges et de celle des hommes, comment expliquer de quelle manière le Saint-Esprit est survenu en Marie; la vertu du Très-Haut l'a couverte de son ombre, la vertu de Dieu par qui tout a été fait, s'est lui-même fait chair, de quelle manière enfin le Seigneur de majesté, que l'univers entier ne peut contenir, devenu homme, s'est enfermé dans les entrailles d'une Vierge ?
4. Mais qui pourra se faire une juste idée de la
gloire au sein de laquelle la reine du monde s'est avancée aujourd'hui,
de l'empressement plein d'amour avec lequel toute la multitude des légions
célestes s'est portée à sa rencontre; au milieu de
quels cantiques de gloire elle a .été conduite à son
trône, avec quel visage paisible, quel air serein, quels joyeux embrassements,
elle a été accueillie par son Fils, élevée
par lui au-dessus de toutes les créatures avec tout l'honneur dont
une telle mère est digne, et avec toute la pompe et l'éclat
qui conviennent à un tel Fils ? Sans doute, les baisers que la Vierge
mère recevait des lèvres de Jésus à la mamelle,
quand elle lui souriait sur son sein virginal, étaient pleins de
bonheur pour elle, mais je ne crois pas qu'ils l'aient été
plus que ceux qu'elle reçoit aujourd'hui du même Jésus
assis sur le trône de son Père, au moment heureux où
il salue son arrivée, alors qu'elle monte elle-même à
son trône de gloire, en chantant l'épithalame et en disant
: "Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche. " Qui pourra raconter la génération
du Christ et l'Assomption de Marie ? Elle se trouve dans les cieux comblée
d'une gloire d'autant plus singulière que, sur la terre, elle a
obtenu une grâce plus insigne que toutes les autres femmes. Si l'œil
n'a point vu, si l'oreille n'a point entendu, si le cœur de l'homme n'a
point connu dans ses aspirations ce que le Seigneur a préparé
à ceux qui l'aiment , qui pourrait dire ce qu'il a préparé
à celle qui l'a enfanté, et, ce qui ne peut être douteux
pour personne, qui l'aime plus que tous les hommes ? Heureuse est Marie,
mille fois heureuse est-elle, soit quand elle reçoit le Sauveur,
soit quand elle est elle-même reçue par lui; dans l'un et
dans l'antre cas, la dignité de la Vierge Marie est admirable, et
la faveur dont la majesté divine l'honore, digne de nos louanges.
" Jésus entra dans une bourgade , nous dit l'Évangéliste,
et une femme l'y reçut dans sa maison (Luc. X , 38). " Mais laissons
plutôt la place aux cantiques de louanges, car ce jour doit être
consacré tout entier à des chants de fête. Toutefois,
comme le passage que je viens de vous citer, nous offre une ample matière
à discourir, demain, lorsque nous nous réunirons de nouveau,
je vous ferai part, sans céder à l'envie, de ce que le ciel
m'aura inspiré pour vous le dire, afin que le jour consacré
à la mémoire d'une si grande Vierge, non-seulement nous soyons
excités à des sentiments de dévotion ; mais encore
a faire des progrès dans la pratique de notre profession, pour l'honneur
et la gloire de son Fils, Notre-Seigneur, qui est Dieu béni par-dessus
tout dans les siècles. Ainsi soit-il.
2. Mais, que dis-je, entrer dans notre petite bourgade ? Il est même descendu dans l'étroite hôtellerie que lui offre le sein d'une vierge; n'est-il pas dit, en effet, que " une femme le reçut dans sa maison. " Oh ! heureuse la femme qui reçoit non pas les espions venus à Jéricho, mais bien le vaillant, spoliateur, de ce sot ennemi qui est un vrai Jéricho, puisqu'il change comme la lune. Ce ne sont pas les envoyés de Jésus, fils de Marie, qu'elle héberge chez elle, mais c'est le vrai Jésus, fils de Dieu. Oui, heureuse celle dont la maison où elle reçut le Seigneur, s'est trouvée nettoyée, mais point vide de tout. En effet, qui pourrait dire vide, la demeure que l'Ange appelle pleine de grâces ? Que dis-je ? pleine de grâces ? qu'il salue comme allant voir le Saint-Esprit même survenir en elle ? Or, pourquoi surviendra-t-il en elle, sinon pour l’emplir et la suremplir ? Pourquoi encore ? sinon, pour que déjà remplie par le Saint-Esprit qui était venu en elle, elle en fût suremplie, elle en débordât sur nous. Plaise à Dieu que ces parfums, c'est-à-dire, les dons de sa grâce, découlent d'elle en nous, et que nous recevions tous de cette plénitude! Elle est notre médiatrice, c’est par elle que nous avons reçu ,votre miséricorde, ô mon Dieu ; enfin, c'est par elle que nous recevons le Seigneur Jésus dans nos maisons. Car, nous avons tous notre castel et notre maison, et la Sagesse frappe à la porte de chacun de nous; pour entrer chez celui qui lui ouvrira et soupera avec lui. Un proverbe que tout le monde a à la bouche, et qui se trouve encore plus dans le coeur, dit : Celui qui garde son. corps, garde un bon castel ; mais ce n'est pas le proverbe du Sage, le sien serait plutôt celui-ci : " Appliquez-vous à la garde de votre coeur, parce qu'il est la source de la vie (Prov. IV, 23). "
3. Toutefois. disons aussi avec la foule : Celui qui garde son corps. garde un bon castel; seulement voyons quelle garde il faut mettre à ce castel. Peut-on dire que l'âme a bien gardé le castel de son corps, lors qu'elle a laissé ses membres conspirer, si je puis parler ainsi, et en livrer la; possession à son ennemi? Il y en a qui ont fait une alliance avec la mort, et un pacte avec l'enfer (Isa. XXVIII, 12) " Mon ami, est-il dit, après s'être engraissé, oui, une fois engraissé, plein d'embonpoint et florissant de santé, s'est révolté (Deut. XXXII, 15). " Voilà e genre de garde que louent les pécheurs dans les désirs de leur chair. Que vous ensemble, mes, frères, devons-nous sur ce chapitre, être de l'avis de la multitude? Non, non, adressons-nous plutôt à Paul, le brave général de notre milice spirituelle. Dites-nous donc, ô Apôtre, comment vous avez gardé votre castel? " Moi, dit-il si je cours, ce, n'et point au hasard. si je combats, ce n'est point contre l'air que je dirige mes coups ; mais je traite rudement mon corps st le réduis en servitude, de peur qu'après avoir prêché aux autres, je ne sois, moi-même réprouvé (I Cor. 26). " Ailleurs, il dit : " Que le péché ne règne point dans votre corps mortel; et ne vous fasse point obéir à ses désirs déréglés (Rom. VI, 12) ." Voilà la bonne garde à faire, et heureuse l'âme qui garde si bien son corps que jamais l'ennemi ne le tienne en son pouvoir. Il fut un temps où cet impie tenait mon castel sous son tyrannique empire, et commandait en maître, à tous mes membres . On peut se rendre compte du mal qu'il fait alors par la désolation et le dénuement qui, y règnent maintenant. Hélas! il n'y a laissé debout ni le mur de la continence, ni le contrefort de la patience. Il en a ravagé les vignes, saccagé les moissons, arraché les arbres; il n'est pas jusqu'à mes yeux qui n'aient porte la désolation dans mon âme. Si même le Seigneur n'était à mon secours, il s'en faudrait de peu que je ne fusse en enfer, je parle, de cet enfer inférieur, où il n'y a plus de place pour la confession et d'où il n'est donné à personne de sortir
4. D'ailleurs, dès lors même, ni la prison, ni l'enfer ne lui manquaient à mon âme pécheresse; car à peine :victime de cette conjuration de cette trahison détestable, elle se trouva, chez elle-même dans une véritable prison. et livrée aux gens de sa maison pour être torturée. Elle eut pour prison sa propre conscience, peur bourreaux sa raison et sa mémoire, et ils s'acquittèrent de leur emploi pitié, avec rigueur, avec cruauté même ; mais pourtant avec moins de cruauté que les lions rugissants prêts à la dévorer, auxquels elle allait être livrée (Eccli. LI, 4 ). Aussi, béni soit le Seigneur qui ne m'a point laissé en proie à leurs dents (Psal. CXXIII, 4). Oui béni le Seigneur qu i m'a visité et racheté (Luc, I, 68). En effet, au moment où le malin avait hâte de jeter mon âme dans l'enfer inférieur, et de livrer mon castel aux flammes éternelles pour l'y consumer, afin que mes membres reçussent la récompense de leur parjure, un plus fort que lui survint. Jésus entra dans mon castel, garrotta le fort armé et s'empara de ses meubles, pour faire des vases d'honneur, de ceux qu'il consacrait à l'ignominie, il brisa ses portes d'airain, rompit ses gonds de fer, arracha son prisonnier du fond de son cachot, et le tira des ombres de la mort. Or, c'est dans la confession que se fit cette sortie de prison; voilà, en effet, l'instrument qui servit en même temps à nettoyer et à parer son cachot; bientôt les joncs verdoyants des institutions régulières, rendirent à sa prison l'aspect d'une demeure habitable. Dès lors, cette femme a sa maison, elle a un endroit pour recevoir celui à qui elle est redevable de si grands bienfaits. D'ailleurs, malheur à elle, si elle ne le retient pas chez elle, si elle ne le force point à demeurer avec elle, quand le soir approche. Car celui qui en a été chassé reviendra, il la retrouvera sans doute nettoyée et parée, mais vide.
5. Et, en effet, il ne restera qu'une maison vide à l'âme qui aura négligé d'en faire une habitation digne du Seigneur. Mais vous me demanderez peut-être comment il peut se faire qu'une maison purifiée par la confession de ses anciens péchés, ornée par l'observation des pratiques régulières, peut encore être considérée comme indigne de devenir le séjour de la grâce et de recevoir le Sauveur. Il en est pourtant ainsi, n'en doutez point, tant qu'elle n'est nettoyée qu'au dehors et n'est pas couverte, comme je le disais, de joncs verdoyants, mais toute pleine de boue à l'intérieur. Qui pense qu'on peut recevoir le Seigneur dans des sépulcres blanchis, qui semblent beaux quand on ne les voit que par dehors, mais qui sont tout pleins au dedans de corruption et de pourriture ? Supposons, en effet, que, attiré par de beaux dehors, il y mette le pied et condescende à faire faire à sa grâce une première visite dans cette âme, ne reculera-t-il point à l'instant indigné, ne se retirera-t-il point en criant : j'ai mis le pied dans une boue profonde où il n'y a point un seul endroit solide (Psal. LXVIII, 5) ? Car les apparences de la vertu sans la réalité ne sont que des accidents sans la substance. Or les légères apparences d'une vie qui est toute extérieure, ne sauraient offrir un terrain solide au pied de celui qui entre partout et va fixer sa demeure au plus profond du coeur. Si l'esprit de discipline ne peut habiter dans un corps manifestement soumis au péché, non-seulement il se détourne de celui qui y est soumis en feignant de ne point l'être, mais encore il le fuit, il s'en éloigne. Or, est-ce autre chose qu'une feinte abominable que de ne raser le péché qu'à l'extérieur, en en laissant subsister les racines au dedans? Soyez certain qu'il y pullulera de plus belle, et que le malin qui avait été chassé de cette maison, dont il avait fait sa demeure, y reviendra avec sept esprits pires que lui, en la retrouvant nettoyée, mais vide. C'est le chien qui retourne à son vomissement, elle est plus repoussante qu'elle ne l'était auparavant, car celui qui, après avoir obtenu le pardon de ses fautes, retombe dans les mêmes horreurs que précédemment, comme le sanglier retourne à sa bauge fangeuse, devient vingt fois fils de l’enfer.
6. Voulez-vous voir une maison nettoyée, ornée, mais vide? Jetez les yeux sur cet homme qui a confessé ses fautes, renoncé à ses péchés extérieurs qui le faisaient juger, et qui maintenant ne travaille que du corps aux oeuvres prescrites, parce que le coeur sec n'agit plus que par une sorte d'habitude, absolument comme la génisse d'Éphraïm, qui aime à fouler le grain. Il n'omet pas un seul iota de la loi, il n'en passe pas un point, il ne néglige pas la moindre des pratiques extérieures, mais s'il ne peut se résoudre à boire un moucheron, il avale un chameau. Au fond du coeur, il est esclave de sa propre volonté, rongé par l'avarice, avide de gloire, plein d'ambition, il cultive tous ces vices ensemble, ou, au moins, il en nourrit quelques uns : en cela l’iniquité se ment à elle-même, mais Dieu ne saurait en être la dupe. En effet, il arrive quelquefois des hommes qui se déguisent si bien, qu'ils se séduisent eux-mêmes, et ne remarquent point qu'ils ont un ver au coeur qui les ronge. Les dehors sont sauvés, et ils croient que par là tout est sauvé pour eux. Comme dit le Prophète : " Des étrangers ont dévoré toute leur force, et ils ne s'en sont pas même aperçus (Osée, VII, 9). " Ils disent : Je suis riche, je n'ai besoin de rien, tandis qu'ils sont pauvres, dans le malheur et la misère (Apoc. III, l7). En effet, à la première occasion, on voit la plaie, cachée sous l'ulcère, s'enflammer, et l'arbre coupé jusqu'à la racine, mais non point arraché, repousser toute une forêt de rejetons. Pour échapper à ce péril, il faut mettre la cognée à la racine de l’arbre, non à ses rameaux. Qu'on ne trouve donc point en nous rien que des pratiques corporelles, elles ne valent que bien peu, mais qu'on y trouve la piété qui est utile à tout, et les pratiques spirituelles.
7. L'Évangéliste continue : " Une femme nommée Marthe le reçut dans sa demeure; elle avait une soeur du nom de Marie. " Elles sont soeurs, elles doivent donc habiter ensemble, l'une s'occupera des détail du ménage, l'autre sera toute entière aux paroles du Seigneur. Marthe se chargea de parer la maison, et Marie de l'emplir; en effet, elle vaque au Seigneur, pour que le Seigneur ne laisse point sa demeure vacante. Mais qui se chargera du nettoyage? Car il faut que la maison où le Sauveur est reçu, s'il s'en trouve une quelque part, soit nettoyée, ornée et qu'elle ne soit point vide. Confions donc, si vous le voulez, le soin de la nettoyer à Lazare, car son titre de frère lui permet d'y demeurer avec ses soeurs. Or je parle de ce même Lazare qui est en terre depuis quatre jours, qui déjà sent mauvais, mais que la voix puissante de Jésus-Christ ressuscite d'entre les morts. Que le Sauveur entre donc dans cette maison, qu'il en fasse souvent sa demeure, car Lazare la nettoie, Marthe l'orne, et Marie la remplit en s'adonnant à la méditation de l'esprit.
8. Mais on me demandera, peut-être avec curiosité, pourquoi dans notre Évangile il n'est pas parlé de Lazare; je pense que ce n'est pas sans une raison qui a du rapport avec ce que j'ai, dit, plus haut. Le Saint-Esprit, voulant faire comprendre qu'il s'agissait d'une habitation virginale, ne fit aucune mention de la pénitence qui nécessairement ne vient qu'après le mal. Il s'en faut bien, en effet, qu'on puisse dire que cette maison ait été souillée en quoi que ce soit, et ait eu besoin que Lazare y passât le balai. Supposez qu'elle eût contracté de ses parents la faute originelle, tout au moins la piété chrétienne ne nous permet pas de croire qu'elle fût moins sanctifiée que Jérémie dans le sein maternel, et moins remplie du Saint-Esprit que saint Jean, dès le ventre de sa mère : en effet, s'il en était autrement, si elle n'avait été sainte en naissant, on ne ferait point une fête du jour où elle vint au monde (a). Enfin, quand on sait, à n'en point douter, que Marie a été purifiée par la grâce toute seule, de la faute originelle que, maintenant la grâce ne lave que dans les eaux du baptême, et que la pierre de la circoncision enlevait seule autrefois, s'il faut croire, comme il y a piété à le faire, que Marie ne commit jamais un seul péché actuel, il s'en suit nécessairement qu'elle ne connut jamais non plus le repentir. Que Lazare se trouve là où il y a des consciences qui ont besoin de se laver de leurs oeuvres de mort; qu'il se trouve parmi les blessés qui dorment dans leur sépulcre, il ne peut y avoir que Marthe et Marie dans la demeure de la Vierge (Luc. I, 56), de celle qui alla rendre ses devoirs à sa parente Élisabeth, déjà vieille et grosse de trois mois environ, de celle qui méditait en son cœur tout ce qu'elle entendait dire de son fils (Luc. I, 19).
9. Il ne faut pas voir une difficulté dans ce qu'il est dit que la femme qui reçut le Seigneur s’appelle Marthe, au lieu de Marie, puisque dans notre grande Marie on retrouve en même temps l’occupation de Marthe, et le calme repos de Marie. Toute la beauté de la fille du roi est à l’intérieur, ce qui n'empêche point qu'elle ne soit, au dehors, parée de vêtements de toutes sortes, (Psal. XLIV, 10). Elle n'est point du nombre des vierges folles, c'est une vierge prudente, qui a sa lampe et de l’huile dans son vase (Matt. XXV, 12). Auriez-vous oublié la parabole de l’Évangile, qui nous représente les vierges folles exclues de la salle des noces? Leur demeure était pure; puisqu’elles étaient vierges, elle était ornée, puisque toutes, sages et folles avaient préparées leurs lampes, mais elles étaient vides, puisqu'elles avaient point d'huile dans leur vase. Or, c’est à cause de cela que l’Époux n'a voulu ni être reçu par elles dans leurs maisons, ni les recevoir elles-mêmes dans la salle de ses noces. Il n’en fut pas ainsi de la femme forte qui a écrasé la tête du serpent, car, entre autres éloges qui sont faits d'elle, il est dit : " Sa lampe ne s’éteindra point pendant la nuit (Prov., XXXI, 18). " C’est une allusion aux vierges folles qui, au milieu de la nuit, ou au moment où l'Époux arrivait, se plaignent, mais bien tard et disent : " Nos lampes se sont éteintes (Matt, XXV, 8). " La glorieuse Vierge Marie s’est
a C’est à tort que Horstius fait dire en cet endroit à saint Bernard : " On fait une fête du jour ù elle vint au monde. Enfin, etc. "
donc avancée avec sa lampe allumée, et fut,
pour les anges eux-mêmes, un tel sujet d'étonnement, qu'ils
s'écriaient : " Qu’elle est celle qui s’avance comme l’aurore à
son lever, belle comme la lune, et éclatante comme le soleil (Cant.
VI, ,9) ? " En effet, ils voyaient briller plus que les autres celle que
Jésus-Christ, son fils et Notre Seigneur, avait remplie de l'huile
de sa grâce, bien plus que toutes ses compagnes.
2. " Elle, " c'est-à-dire Marthe, "avait une soeur du nom de Marie girl,. se tenant assise aux pieds de Jésus, écoutait sa parole (Luc. X, 39. " Comme vous le voyez, les deux Marie ont reçu le Verbe, l'une dans sa chair, et l'autre dans ses discours. Quant à Marthe, elle était fort,occupée à préparer tout ce qu'il fallait, et, se présentant devant Jésus, elle lui dit : " Seigneur, ne remarquez-vous point que ma Soeur me laisse servir toute seule ? " Vous représentez-vous des murmures dans la maison où Jésus-Christ est reçu ? Oh, heureuse la maison, heureuse à jamais la communauté où Marthe se plaint de Marie, car pour ce qui est de Marie, elle ne saurait en aucun cas porter envie à Marthe, elle ne le peut point. D’ailleurs avez-vous jamais lu quelque part que Marie fût plainte de ce que sa Soeur la laissait vaquer seule à la méditation ? Non certes, il s'en faut bien effet que ceux qui vaquent au service de Dieu, aspirent après les fonctions pleines de trouble de ceux de leurs frères qui ont un emploi. Toujours Marthe semblera ne pouvoir se suffire à elle-même, et, peu propre d'ailleurs à ce genre de vie, elle désire bien plutôt être chargée d'autres emplois. " Mais Jésus lui répondit : Marthe, Marthe, vous vous inquiétez, et vous vous embarrassez de nous préparer plusieurs choses (Luc. X, 41). " Remarquez les prérogatives de Marie, (a) et quel avocat elle trouve en toute circonstance. Si le Pharisien s'indigne, si sa Soeur se plaint, si même les disciples du Sauveur murmurent, Marie garde le silence, mais le Christ parle pour elle. " Marie a, dit-il, choisi la meilleure part qui ne lui sera point ôtée (Ibidem. 42), " jamais. Elle a choisi cet unique nécessaire, cette seule chose, que le Prophète demandait à Dieu, avec tant d'instances, quand il disait : " Je n'ai demandé qu'une seule chose au Seigneur, je ne rechercherai qu'elle (Psal. XXVI, 7). "
3. Mais que veulent dire ces paroles, mes frères, Marie a choisi la meilleure part 2 Et que devient après cela ce que nous avons coutume de lui dire, quand il lui arrive de trouver que sa part est meilleure que celle si troublée, de la besogneuse Marthe ? que devient le proverbe " l'homme qui fait du mal, vaut mieux encore que la femme qui fait du bien (Eccli. XLII, 14)? " Ce mot encore, " si quelqu'un me sert, mon Père l'honorera (Joan. XII, 26) ? " Et cet autre : " Celui qui est le plus grand parmi vous, sera votre serviteur (Matt. XX, 26) ? " D'ailleurs où sera la consolation de celle qui travaille, si on exalte la part de sa soeur au détriment de la sienne? De deux choses l'une, ou bien, il nous faut choisir tous, si cela dépend de nous, la part qui est louée en Marie, ou bien il faut reconnaître qu'elle a réuni les deux parts, en ne se précipitant point d'elle-même sur l'une des deux, et en se tenant prête à obéir au commandement du Maître, quelque chose qu'il lui ordonne. En effet, y a-t-il quelqu'un qui ressemble au fidèle David, qui aille et qui vienne, soumis avec empressement aux ordres du Roi (I Reg. XXII, 14) ? N'est-ce pas lui qui s'écriait: " Mon coeur est préparé, Seigneur, mon coeur est préparé (Psal. LVI, 8) ? " C'est peu d'une fois, il est deux fois préparé à vaquer au Seigneur, et préparé à servir le prochain. Voilà certainement quelle est la meilleure part qui,
ne doit point lui être ôtée; voilà la disposition d'esprit la meilleure, puisqu’elle ne saurait changer de quelque côté qu'on l'appelle. Il est dit : "Quiconque sert bien obtient un bon grade (Tim. III, 13), " peut-être celui qui vaque à Dieu en obtient-il un meilleur, mais celui qui obtient le grade le plus élevé, est celui qui excelle en l'un et l'autre emploi. J'ajoute encore un mot s'il m'est permis de soupçonner la pensée de Marthe. Peut-être regardait-elle sa soeur comme oisive,
a Saint Bernard ne reconnaît ici qu'une seule Marie, comme dans son troisième sermon pour le sixième dimanche après la Pentecôte, et dans son quatrième sermon pour la Dédicace de l'Église, n. 3. Mais dans les douzième et treizième sermons sur le Cantique des cantiques, il laisse paraître un doute à ce sujet.
quand elle voulait que le Seigneur l'envoyât s'occuper avec elle. Mais il faudrait être charnel, et ne rien comprendre aux choses spirituelles de Dieu que d'accuser une âme qui vaque à Dieu de ne vaquer à rien. Que ceux donc qui penseraient ainsi, apprennent que c'est la meilleure part, celle qui demeure éternellement. En effet, ne vous semble-t-il point que l'âme complètement inhabile dans l'exercice de la contemplation de Dieu, aura une sorte de maladresse, quand elle arrivera dans le séjour où il n'y a point d'autre occupation, pas d'autre pensée, pas d'autre vie que la contemplation
4. Mais considérons, mes frères, comment une charité bien réglée a distribué trois emplois différents dans notre maison, en donnant l'administration à Marthe, la contemplation à Marie, et la pénitence à Lazare. Tout cela se trouve en toute âme parfaite; toute fois, il y en a à qui l'un ou l'autre de ces emplois conviennent mieux qu'à d'autres, en sorte que les uns vaquent à la sainte contemplation, les autres sont adonnés au service de leurs frères, et d'autres enfin, semblables aux blessés qui dorment au fond de leurs tombeaux, repassent leurs années dans l'amertume de leur âme. Voilà mes frères, oui voilà dans quels sentiments pieux et élevés Marie doit penser à son Dieu, dans quelles dispositions de bienveillance et de miséricorde, Marthe doit se trouver, par rapport au prochain, et quelles pensées humbles et misérables Lazare doit avoir de lui-même. Que chacun considère le rang où il se trouve. " Si ces trois hommes, Noé, Daniel et Job, se trouvent dans ce pays-là, il se délivreront eux-mêmes, par leur propre justice, dit le Seigneur, mais ils ne délivreront ni leur fils, ni leur filles (Ezech. XIV, 14). " Je ne flatte personne, et que personne de vous ne se flatte point non plus; ceux qui n'ont reçu aucun emploi, aucune charge à remplir, doivent se tenir assis, soit aux pieds de Jésus avec Marie, soit au fond du sépulcre avec Lazare. Et pourquoi Marthe, qui a pour fonction de s'occuper de tous les autres, ne serait-elle point affairée en mille choses? Mais à vous, qui n'avez point son emploi, il suffit de l'un des deux autres qui restent, vous n'avez point à vous montrer besogneux en quoique ce soit, mais seulement à goûter avec bonheur la présence de Dieu, ou, si vous ne le pouvez point encore, à laisser tout autre soin, pour vous replier sur vous-même, selon le mot du Psalmiste (Psal. XLI, 7) quand il parle de lui-même.
5. Je vous le répète, mes frères, afin que vous ne puissiez alléguer votre ignorance, si vous n'avez pas mission de construire l'arche de Noé, ou de la diriger au milieu des eaux du déluge, il faut que vous soyez un homme de désirs comme Daniel, ou un homme de douleur, un homme de souffrances comme Job. Autrement, j'ai bien peur que le Seigneur ne vous trouve tièdes, que vous ne lui causiez des nausées, et qu'il ne vous rejette de sa bouche, quand il voudrait vous trouver chaud de sa considération, et brûlant du feu de son amour, ou froids par sa connaissance, et éteignant dans l'eau de la componction les traits embrasés du démon. Mais il faut que Marthe sache bien aussi elle-même que ce qu'on recherche avant tout dans les dispensateurs, c'est qu'ils se montrent fidèles (I Cor. IV, 2) ; or, il en sera ainsi s'ils recherchent les intérêts de Jésus-Christ, non les leurs, s'ils ont une intention pure, s'ils font la volonté de Dieu non les leur, si enfin, leur action est bien réglée. Il s'en trouve en effet, dont l'oeil n'est pas pur; ceux-là reçoivent de suite leur récompense. Il y en a d'autres qui se laissent conduire par leurs propres mouvements, et tout ce qu'ils font est souillé par la tache de leur volonté propre qui s'y trouve imprimée. Venons-en maintenant au chant nuptial et considérons comment l'Époux, quand il appelle l’Épouse à lui, ne néglige aucune de ces trois choses; mais n'y en ajoute non plus aucune. "Levez-vous, dit-il, hâtez-vous; ma bien-aimée, ma colombe, ma belle et venez (Cant. II, 10). " N'est-elle point son amie, l'âme qui ne songe qu'aux intérêts de son maître, et pousse la fidélité jusqu'à sacrifier sa vie pour lui? Car, toutes les fois que, pour le moindre de ceux qui sont à lui, elle laisse là tous les attraits pour les choses spirituelles, elle sacrifie, spirituellement parlant, sa vie, pour lui. N'est-elle pas belle cette âme qui; dans la contemplation de Dieu qu’elle voit face à face, se transforme en la même image et avance de clarté en clarté comme si elle était illuminée par l'esprit même du Seigneur (II Cor. III, 18) ? Enfin, n'est-ce point une colombe que l'âme qui soupire et qui gémit dans le creux de la pierre, dans les trous de la muraille (Cant. II, 14), comme si elle était sous la pierre du tombeau?
6. " Une femme, dit l'Évangéliste, nommée Marthe le reçut dans sa maison. " C'est évidemment l'image des religieux qui ont pour office de vaquer à différents emplois dans une pensée de charité fraternelle. Puissé-je me trouver du nombre des dispensateurs fidèles. A qui ces paroles élu Seigneur; Marthe, Marthe, vous vous embarrassez de bien des choses, " conviennent-elles mieux qu'aux supérieurs, s'ils se montrent dans leur poste, animés d'une bonne et digne préoccupation? En est-il d'autres occupés de plus de choses en même temps que ceux qui doivent embrasser dans leur sollicitude Marie, qui vaque à la contemplation, Lazare qui vaque à la pénitence, et tous ceux avec qui ils partagent leur propre fardeau ? Voyez Marthe affairée, voyez Marthe occupée de mille détails, je veux dire cet apôtre qui, donnant des conseils aux prélats qui partageaient ses sollicitudes, est chargé en même temps lui-même du soin de toutes les églises. " Qui est faible, disait-il, sans que je m'affaiblisse avec lui? qui est scandalisé,sans que je brûle moi-même (II Cor. XI, 29) ? " C'est donc à Marthe qu'il appartient de recevoir le Seigneur dans sa maison, puisque c'est sur elle seule que repose l'administration de la maison entière. Il est le médiateur,. et c'est à lui d'obtenir en même temps, pour lui et pour ses inférieurs, le salut et la grâce, selon ce mot de l'Écriture : "Que les montagnes reçoivent la paix pour le peuple; et les collines la justice (Pal. LXXI, 29). " Que ses aides reçoivent chacun en proportion de leur ministère. Qu'ils reçoivent le Christ, qu'ils servent le Christ, qu'ils lui rendent leurs devoirs dans ses membres, celui-là dans ses frères infirmes, cet autre dans les pauvres, ce dernier enfin dans les voyageurs et les étrangers.
7. Pendant que Marthe est ainsi absorbée par les
mille occupations de son emploi, il faut que Marie voie comment elle vaque
au sien, et reconnaisse combien le Seigneur est doux. Oui, elle doit voir
avec quelle piété d'âme et quelle tranquillité
d'esprit elle doit se tenir assise aux pieds de Jésus, l'avoir constamment
sous les yeux, recevoir les paroles qui tombent de ses lèvres, car
autant sa vue est agréable, autant ses entretiens sont doux. Une
grâce admirable est répandue sur ses lèvres, et il
surpasse en beauté tous les enfants des hommes (Psal. XLIV, 3),
et les anges eux-mêmes. Réjouissez-vous et rendez grâces
à Dieu, ê Marie, d'avoir choisi la meilleure part. Heureux,
en effet, les yeux qui voient ce qu'il vous est donné de contempler,
et les oreilles qui sont dignes d'entendre ce que vous entendez. Oui, heureuse
êtes-vous, vous qui percevez le bruit imperceptible des entretiens
divins, dans le silence où il est bon à l'homme d'attendre
le Seigneur. Soyez simple, exempte non-seulement de tonte ruse et de toute
feinte, mais même de nombreuses fonctions, afin de pouvoir vous livrer
aux entretiens de Celui dont la voix est douce et la figure agréable
à voir. Prenez garde pourtant d'abonder en votre sens, et de vouloir
être plus sage qu'il ne faut, de peur qu'en poursuivant la lumière,
vous ne donniez tête baissée dans les ténèbres,
aveuglée par le démon du midi; mais ce n'est pas ici le moment
de vous en parler. Qu'est, en effet, devenu Lazare ? Où l'avez-vous
déposé? C'est à ses soeurs que je le demande, à
ses sueurs, dis-je, qui ont enseveli leur frère par la prédication
et le ministère, par l'exemple et la prière. Où donc
l'avez-vous mis? Il est placé dans la terre, au fond d'une fosse,
il gît sous une pierre, il n'est pas facile de le trouver. Aussi,
ne me semble-t-il pas hors de raison de réserver ce sujet pour le
sermon du quatrième jour de cette octave, afin que, en entendant
avec le Sauveur ces paroles : "Celui que vous aimez est malade (Joan. XI,
3), nous restions pour aujourd'hui au point où nous en sommes.
2. Mais de plus, celui qui est notre vie court au moment funèbre e pour en tirer celui qui y dormait déjà de puis quatre jours, ce Lazare qui doit faire le sujet de mon sermon aujourd'hui, si votre charité ne l'a point oublié, mais s'il cherche Lazare, c'est pour être lui-même cherché et trouvé par Lazare. Car la charité consiste précisément, non pas en ce que nous avons aimé Pieu, mais en ce qu'il nous a aimés le premier. Courage donc, Seigneur, cherchez celui que vous aimez pour nous faire aimer et chercher de lui à votre tour. Demandez où on l'a posé, car il gît enfermé, chargé de liens, écrasé. Il gît dans la prison de sa conscience, il est chargé des liens de la discipline, et il est recouvert, écrasé par le fardeau de la pénitence comme par une lourde pierre qui serait placée au dessus de lui, d'autant plus qu'il est privé de la charité qui est forte comme la mort, de la charité, dis-je, qui supporte tout. Et là, Seigneur, au milieu de tout cela, déjà il sent mauvais, car il y a quatre jours qu'il est en cet état. Il me semble que votre esprit me devance pour découvrir ce que je veux vous faire entendre par Lazare; eh bien ! c'est celui qui, venant de mourir au péché, se perce la muraille (Ezech. VIII, 8), pour voir d'innombrables abominations, les abominations exécrables de son coeur mauvais et impénétrable; or, suivant un mitre apôtre, il est. entré dans la pierre, et il s'est caché dans une fosse creusée dans le sol, pour se soustraire à l'indignation et à la fureur du Seigneur (Jerem. XXVI, 38).
3. Mais, que faut-il entendre par ces mots. " Seigneur, il sent déjà mauvais, car il y a quatre jours qu'il est mort? " Peut-être n'allez-vous point trouver de suite ce que signifient cette mauvaise odeur et ces quatre jours. Il me semble que le premier jour est celui de la crainte, le jour où le mal du péché s'irradiant dans nos cœurs, nous donne la mort, ce jour-là, nous sommes comme ensevelis dans le sépulcre de nos propres consciences. Le second jour, si je ne me trompe, est celui de la lutte, car il arrive ordinairement que, dans les premiers temps de notre conversion, la tentation des mauvaises habitudes se fait plus vivement sentir, et les traits enflammés du diable ne peuvent être éteints qu'avec peine. Le troisième jour me paraît être celui de la douleur, alors que le pécheur repasse ses années dans l'amertume de son âme, et n'a pas moins de peine à se détourner des périls futurs que de chagrin pour gémir sur les maux passés. Vous vous étonnez que ce soit là ce que j'entends par les quatre jours, mais ce sont les jours de la sépulture, des jours de ténèbres et d'obscurité, des jours de deuil et d'amertume. Vient après cela le jour de la honte, qui ne diffère point des trois autres; c'est celui où l'âme est enveloppée d'une horrible confusion, quand la malheureuse considère le nombre et la grandeur de ses fautes, et que, des yeux du cœur, elle envisage les sombres images de ses péchés. Dans cet état, l'âme ne dissimule rien, mais juge tout, mais aggrave, mais exagère tout, c'est un juge sévère qui ne s'épargne point. Après tout, ce courroux est bon, cette sévérité cruelle est digne de pitié, elle se concilie aisément la grâce de Dieu, en prenant en main, contre elle-même, les intérêts de sa justice. Mais en attendant, ô Lazare, maintenant, sors de ton sépulcre, ne demeure point davantage dans une si mauvaise odeur. Une chair qui sent mauvais n'est pas loin de se corrompre, et celui qui est trop vivement confondu et brisé 'est bien prés du désespoir ; aussi, ô Lazare, sors de ton tombeau. L'abîme appelle l'abîme, un abîme de lumière et de miséricorde appelle un abîme de ténèbres et de misère. Sa bonté l'emporte sur ta propre iniquité, et là où le péché abonde, il fait surabonder la grâce. " Lazare, dit-il, venez dehors. " C'est comme s'il avait dit en propres termes : " Jusques à quand les ténèbres de votre conscience vous retiendront-elles ? Jusques à quand, sur votre couche, votre coeur se sentira-t-il percé de compassion? Venez dehors, avancez, respirez à la lumière de mes miséricordes. Voilà, en effet ce que vous avez lu dans un Prophète : " Je vous retiendrai comme par le frein de ma gloire, pour que vous ne périssiez point (Isa. XLVIII, 9). " Un autre Prophète avait dit plus clairement encore : " Mon âme a été toute troublée en moi-même, c'est pourquoi je me souviendrai de vous (Psal. XLI, 7). "
4. Mais que veulent dire ensuite ces paroles : " Enlevez la pierre, " et peu après : " déliez-le ? " Est-ce que, après la visite de la grâce qui console l'âme, le pécheur cessera de faire pénitence parce que le royaume de Dieu s'est approché, ou repoussera-t-il la discipline, si par hasard le Seigneur entre en courroux, et s'éloignera-t-il de la voie de la justice ? Non, non. Qu'on ôte la pierre, mais que la pénitence continue, non plus pour le charger et l'accabler de son poids, mais pour fortifier et affermir de plus en plus l'âme revenue à la vie, et déjà même assez robuste. Maintenant, en effet, sa nourriture est de faire la volonté du Seigneur, ce qu'elle ne savait point auparavant. Voilà aussi comment la discipline n'étouffe point sa liberté, selon ce mot. du Prophète : " La loi n'est point pour les justes (I Tim. 1, 9) ; " mais elle dirige sa volonté, et la maintient dans les sentiers de la paix. Sur la résurrection de Lazare, nous avons un mot plus clair encore du Prophète, le voici : " Vous ne laisserez point mon âme dans l'enfer (Psal. XV, 10), " attendu que, comme je me souviens de vous l'avoir dit le second jour de cette octave, une conscience coupable est comme une prison, comme un enfer pour l'âme. " Et vous ne permettrez pas que votre saint, non pas le sien, mais le vôtre, celui que vous sanctifiez vous-même, " souffre la corruption (ibidem). " Or, le mort de quatre jours, qui déjà sentait mauvais, était bien près de la corruption. Oui, il s'en fallait de peu que le pécheur ne tombât tout à fait en pourriture, et que, arrivé au fond même de l'abîme, il ne méprisât tout (Prov. XVIII, 2) ; mais, prévenu par la voix de la vertu et vivifié par elle, il rend grâce en s'écriant : " Vous m'avez fait connaître les voies de la vie, et vous me comblerez de joie par la vue de votre visage (Ibidem 11). " En effet, vous avez appelé mon âme du fond de l'enfer, et l'en avez tirée pour vous contempler, alors que mon esprit se contemplait avec angoisse , et n'avait sous les yeux que la face abominable de sa propre conscience. " Il s'écria donc, dit l'Évangile, d'une voix forte: Lazare, venez dehors. " Oui, ce fut une voix bien forte, mais ce qui en faisait la force et la grandeur, c'était bien moins l'éclat de ses sons que ses accents de bonté et sa vertu.
5. Mais où en suis-je venu ? N'avais-je pas commencé par suivre la Vierge au moment où elle s'élevait dans les cieux ? Et voici que je descends avec Lazare au fond de l'abîme; le cours de ma pensée m'a emporté de toute la splendeur de la vertu par une pente rapide à l'odeur d'un mort de quatre jours. Pourquoi cela ? n'est-ce point parce que j'ai cédé à mon propre poids, parce que la matière m'attirait en bas , d'autant plus énergiquement qu'elle me touche de plus près? J'avoue mon inhabileté, je ne fais point mystère de ma propre faiblesse. Il n'est rien qui me plaise plus, mais en même temps, il n'est point de sujet non plus qui m'inspire plus de crainte à traiter que la gloire de là Vierge Marie. Car, sans parler de l'ineffable privilège de ses mérites et de sa prérogative unique, tout le monde a pour elle, comme il est juste, les sentiments de dévotion et d'amour les plus grands, l'honore et l'exalte à l'envi ; chacun est heureux de parler d'elle, mais quoi qu'on dise sur ce sujet ineffable, par le fait même qu'on a pu le dire, plaît moins, est moins agréable aux auditeurs, et reçoit un moins favorable accueil. Et pourquoi ce que l'esprit de l'homme peut comprendre à cette gloire incompréhensible ne semblerait-il pas trop peu de chose ? Si j'entreprends de louer en elle la virginité, à l'instant se présentent à moi une multitude de vierges. Si je parle de son humilité, il s'en trouve également au moins quelques-uns qui, à l'école de son Fils, ont appris à être doux et humbles de coeur (Matt. XI, 29). Si c'est la grandeur de sa miséricorde que j'entreprends d'exalter , il s'offre à la pensée aussitôt quelques hommes, et même des femmes remplis de sentiments miséricordieux. Il n'y a qu'une seule chose où elle est sans modèle et sans imitateurs, c'est l'union des joies de la maternité avec la gloire de la virginité. Marie, est-il dit, a choisi la meilleure part. Nul doute, en effet, que ce ne soit la meilleure, car si la fécondité du mariage est bonne, la chasteté des vierges est meilleure, mais ce qui surpasse l'une et l'autre, c'est la fécondité unie à la virginité, ou la virginité unie à la fécondité. Or, cette union est le privilège de Marie, nulle autre femme ne le partage avec elle, il ne lui sera point ôté pour être attribué à une autre. Il lui est propre, il est en même temps ineffable, si nul ne peut l'obtenir, nul ne peut non plus en parler comme il faut. Mais que sera-ce de ce privilège, si on songe au Fils qu'elle a eu? Quelle langue, fût-ce la langue même des anges, pourra célébrer dignement les louanges de la Vierge Mère, et mère non d'un homme quelconque, mais de Dieu même? C'est une double nouveauté, une double prérogative; c'est un double miracle, mais non moins digne que parfaitement convenable, car de même qu'il ne convenait point qu'une Vierge eût un autre Fils, de même un Dieu ne pouvait naître d'une autre mère.
6. Mais pour peu qu'on y fasse attention, on trouvera qu'il y a plus encore, et on verra que les vertus que Marie semblait d'abord partager avec les autres femmes lui conviennent à elle plus particulièrement qu'aux autres. En effet, quelle autre vierge pour sa pureté osera se comparer à celle qui a été digne de devenir le sanctuaire du Saint-Esprit, et la demeure du Fils de Dieu ? Si on estime les choses à leur rareté; la première femme qui résolut de mener la vie des anges sur la terre n'est-elle point au dessus de toutes les autres ? " Comment cela se fera-t-il, dit-elle ? car je ne connais point d'homme (Luc. I, 34). " Quel inébranlable dessein de garder la virginité, que celui que n'a point ébranlé la voix d'un ange lui promettant un Fils! " "Comment cela se fera-t-il, dit-elle? " Ce ne peut être de la manière que les choses se passent ordinairement pour les autres femmes, car, pour moi, je ne connais point d'homme, je ne désire point de fils et n'espère point d'enfant.
7. Mais aussi, quelle grande et précieuse humilité, avec une pareille pureté, avec une telle innocence, avec une conscience si bien exempte de tout péché, disons plus encore, avec une telle plénitude de grâce ! O femme bienheureuse, d'où vous vient cette humilité, et une telle humilité? Elle était bien faite pour attirer les, regards du Seigneur, sa beauté était bien propre à exciter lés désirs du Roi des rois, et la suave, odeur qu'elle exhalait était bien capable d'arracher le fils de Dieu du sein éternel de son père. Aussi, quel rapport manifeste entre le cantique de notre Vierge et le chant nuptial de celle dont le sein devint le lit de son époux ! Entendez Marie s'écrier dans l'Évangile : " il a regardé l’humilité de sa servante (Ibid. 48), " et puis, écoutez-la encore dans son épithalame : " Pendant que le roi se reposait dans mon sein, le nard, dont j'étais parfumée, a répandu son, odeur (Cant. I, 11)". Or, le nard est une toute petite plante qui a la propriété de purger l'estomac, ce qui montre bien qu'elle est ici l'emblème de l'humilité, dont l'odeur et la beauté ont trouvé grâce devant Dieu.
8. Qu'il ne soit point parlé de votre miséricorde, ô Vierge bienheureuse , s'il se trouve un seul homme qui se rappelle vous avoir, invoquée en vain dans ses besoins. Pour ce qui est de toutes vos autres, vertus, ô vous dont nous sommes les humbles serviteurs, nous vous en félicitons pour vous-même, mais pour, ce qui est de celle-ci , c'est nous que nous en félicitons. Nous avons des louanges à donner à votre, virginité, et nous tâchons d'imiter votre humilité; mais ce qui charmait tout particulièrement des malheureux comme nous, c'est la miséricorde; ce que nous embrassons plus étroitement, ce que nous invoquons le plus souvent, est la miséricorde. C'est elle, en effet, qui a obtenu la réparation de l'univers entier, et le salut de tous les hommes, car on ne peut douter qu'elle n'ait songé avec sollicitude, à tout le genre humain à la fois, la femme à qui il fut dit : " Ne craignez ô Marie; vous avez trouvé la grâce (Luc. I, 39), " que vous cherchiez sans doute. Qui donc, ô femme bénie, pourra mesurer la longueur, et la largeur, la sublimité et la profondeur, de votre miséricorde? Sa longueur, elle secourt jusqu'à son dernier jour celui qui l'invoque. Sa largeur, elle remplit si bien la terre entière, qu'on peut dire de vous aussi que la terre est pleine de votre miséricorde. Quant a sa sublimité et à sa profondeur, elle s'élevé, d'un côté, à la restauration de la cité céleste, et de l'autre, elle apporte la rédemption à tous ceux qui sont assis dans les ténèbres, à l'ombre de la mort. En effet, c'est pour vous, ô Vierge que le ciel s'est rempli, et que l'enfer s'est vidé, que les brèches de la céleste Jérusalem se sont relevées, et que la vie a été rendue aux malheureux hommes qui l'avaient perdue et qui l'attendaient. Voilà comment votre toute puissante et toute bonne charité abonde, en sentiments de compassion, et en désirs de venir à notre secours, aussi riche en compassion qu'en assistance.
9. Aussi, que notre âme, dévorée des
ardeurs de la soif, vole à cette fontaine, que notre misère
recoure avec sollicitude à ce comble de miséricorde. Tels
sont les voeux dont nous vous accompagnons autant que nous le pouvons,
à votre retour vers votre fils, et dont nous grossissons de loin
votre cortège, ô Vierge bénie. Que désormais
votre bonté ait à cœur de faire connaître au monde
la grâce que vous avez trouvée devant Dieu, en obtenant, par
vos prières, le pardon pour les pécheurs, la guérison
pour les malades, la force pour les coeurs faibles, la consolation pour
les affligés, du secours pour ceux qui sont en péril, et
la délivrance pour les saints. Que, dans ce jour de fête et
de joie, ô Marie, reine de clémence, vos petits serviteurs
qui invoqueront votre très-doux nom, obtiennent les dons de la grâce
de Jésus-Christ votre fils, Notre-Seigneur qui est le Dieu béni
par dessus tout, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. Mes bien chers frères, il est un homme et une femme qui nous ont fait bien du mal ; mais grâce à Dieu, il y eut aussi un homme et une femme pour tout réparer et même avec de grands avantages ; il n’en est point de la grâce comme du péché, et la grandeur du bienfait que nous avons reçu dépasse de beaucoup la perte que nous avions faite. En effet, dans sa prudence et clémence extrêmes, l’ouvrier qui nous a faits n’a point achevé de rompre le vase déjà fêlé, mais il le répara complètement, et si bien, que de l’ancien Adam, il nous en fit un nouveau, et transvasa Eve dans Marie. Il est certain que le Christ seul pouvait suffire, car tout ce qui nous rend capable du salut vient de lui (II Cor. III, 5) ; mais il n’était pas avantageux pour nous que l’homme fût seul, il valait mieux que les deux siècles concourussent ensemble à notre réparation, puisque l’un et l’autre avaient pris part à notre corruption. Sans doute, nous avons un médiateur aussi fidèle que puissant entre Dieu et les hommes, dans l’homme qui s’appelle Jésus-Christ, mais la majesté divine nous impose en lui. Il nous semble que l’humanité est absorbée tout entière dans la divinité , non pas que la substance humaine ait été changée, mais ses sentiments ont été déifiés. Il n’est pas seulement miséricordieux, il est aussi notre juge, car s’il a appris la compassion parce qu’il a lui-même souffert, et devint par là miséricordieux, il a cependant reçu aussi en main la puissance de juger. Après tout, notre Dieu est un feu qui dévore (Deut. IV, 24), comment le pécheur ne craindrait-il point, en approchant de lui, de périr devant sa face, comme la cire se fond et coule au feu (Psal. LXVII, 2) ?
2. Et maintenant donc, la femme qui a été bénie entre toutes les femmes, ne semblera point sans emploi, elle aura sa place dans l’œuvre de notre réconciliation. Il nous faut un médiateur, pour arriver à un médiateur, et je n'en vois pas de plus utile que Marie. Nous avons eu une cruelle médiatrice dans Ève, par qui l'antique serpent a fait pénétrer jusqu'à l'homme même son virus empesté, mais Marie est fidèle, et est venue verser l'antidote du salut à l'homme et à la femme en même temps. L'une a prêté son concours à une oeuvre de séduction, (autre a donné le sien à une oeuvre de propitiation ; l'une suggéra à l'homme une pensée de prévarication, et l'autre lui apporta la rédemption. Pourquoi la faiblesse humaine craindrait-elle de s'approcher de Marie? Il n'y a rien d'austère, rien de terrible en elle, elle est toute douceur, et ne nous offre à tous que le lait et la laine. Parcourez attentivement toute la suite de, l'histoire évangélique, et si vous trouvez en Marie un mot de reproche, une seule parole dure, la plus petite marque d'indignation, je veux bien que vous la soupçonniez pour le reste, et que vous ayez peur d'approcher d'elle. Mais au contraire , si vous la trouvez en toute occasion, comme vous la trouverez en effet, plutôt pleine de grâce et de bonté, remplie de miséricorde et de douceur, rendez-en grâce à celui qui, dans son infiniment douce miséricorde, vous a donné une médiatrice telle que vous n'ayez jamais rien à redouter en elle. Après tout, elle s'est faite toute à tous, et s'est constituée, dans son immense charité, débitrice des insensés, aussi bien que des sages. Elle ouvre à tous les hommes le sein de sa miséricorde, afin que tous reçoivent de sa plénitude, le captif, la rédemption; le malade, la santé; l'affligé, des consolations; le pécheur, son pardon ; le juste, la grâce ; les anges, la joie; la Trinité entière, la gloire, et la personne du fils, la substance humaine, en sorte qu'il n'y eût personne qui échappât à sa chaleur (Psal. XVIII, 7).
3. N'est-ce point là la femme qui est vêtue du Soleil? Je veux bien que la suite de la prophétie montre qu'on doit entendre ces mots de l'état présent de l'Église, mais on peut aussi fort bien les appliquer à Marie. En effet, elle semble s'être revêtue d'un autre Soleil, car, de même , que le Soleil se lève indifféremment sur les bons et sur les méchants, ainsi Marie ne fait point une question de nos mérites passés; elle se montre pour tous exorable, et pour tous très-clémente ; elle enveloppe d'un immense sentiment de commisération les misères de tous les hommes. Tout défaut se trouve placé au dessous d'elle, et, dans une sorte d'élévation très-excellente, elle dépasse toutes nos faiblesses, toute notre corruption, plus que toute autre créature, de manière qu'on peut dire avec raison que la lune est sous ses pieds. Autrement il ne semble pas que nous disions rien de bien grand, si nous plaçons la lune sous les pieds de celle dont il ne nous est pas permis de douter qu'elle est élevée au-dessus des chœurs des anges, plus haut que les séraphins, et que les chérubins. Ordinairement, la lune est le symbole, non-seulement de la corruption, mais même de la sottise, et parfois aussi de l'Église dans le temps présent; de la sottise à cause de ses phases différentes, et de l'Église, probablement parce qu'elle n'a qu'une lumière empruntée. Eh bien, s'il m'est permis de parler ainsi, je dirai que c'est la lune, entendue dans ce double sens, qui se trouve sous les pieds de Marie, mais, l'une y est d'une manière, et l'autre de l'autre. En effet, " l'insensé, est changeant comme la lune, et le sage est stable comme le soleil (Eccli. XXVII, 12). " Or, dans le soleil, la chaleur et l'éclat sont constants; la lune au contraire brille seulement, encore sa lumière est-elle changeante et incertaine, elle ne demeure jamais dans le môme état. C'est donc avec bien de la raison qu'on nous représente Marie, revêtue du Soleil, puisqu'elle a pénétré l'abîme de la sagesse divine à une profondeur tout à fait incroyable, au point que, autant que cela se peut pour une simple créature, en dehors de l'union personnelle, elle semble plongée tout entière dans cette lumière inaccessible, dans ce feu qui a purifié les lèvres du Prophète ( Isa. VI, 6), et qui embrase les séraphins mêmes. C'est d'une manière bien différente, que sont les choses pour Marie; elle n'a point mérité seulement d'être effleurée par cette lumière, mais d'en être recouverte de tous côtés, d'en être enveloppée de toute part, et de s'y trouver comme au milieu du feu. Si le vêtement de cette femme est on ne peut pas plus brillant, il est aussi on ne peut point plus chaud, tout est inondé de ses incomparables rayons, et on ne peut soupçonner en cette femme rien je ne dis point de ténébreux, mais même de tant soit peu sombre et obscur, ni même rien de tiède, rien, dis-je, qui ne soit extrêmement chaud.
4. Pour ce qui est de la folie, elle est si loin sous ses pieds, qu'elle ne saurait jamais être confondue parmi les femmes insensées et les vierges folles. Bien plus, cet unique insensé, le prince de toute folie, dont on peut dire avec vérité, qu'il a changé comme la lune, et qu'il a perdu tout son éclat, se voit maintenant foulé, écrasé par Marie, sous les pieds de qui il endure une affreuse servitude. Car c'est elle qui fut jadis promise de Dieu, comme devant écraser un jour, du pieds de sa vertu, la tête de l'antique serpent, qui tentera, mais en vain, dans ses nombreux et dangereux replis, de la mordre au talon (Gen. III, 15). C'est elle seule, en effet, qui a écrasé toutes les têtes impies de l'hérésie. En effet, l'un dogmatisait qu'elle n'avait pas formé le Christ de sa propre substance; un autre disait, avec le sifflement du serpent, qu'elle ne l'avait pas mis au monde, mais trouvé tout petit enfant; un troisième avançait qu'elle avait usé du mariage au moins après son enfantement divin, un dernier, ne pouvant lui entendre donner le titre de mère de Dieu, lui refusait avec une incroyable impiété, le grand nom de Theotokos. Mais tous ces serpents se sont vus écrasés; tous ces supplanteurs ont été supplantés; tous ces contradicteurs se sont trouvés confondus ; et maintenant toutes les générations la proclament à l'envi bienheureuse. Mais que dis-je? le dragon a tendu un piège, par la main d'Hérode, à la vierge mère, pour dévorer son enfant à sa naissance, à cause des inimitiés qui se trouvaient entre lui et la race de la femme.
5. S'il faut plutôt entendre l'Église par la lune, parce qu'elle ne brille point par elle-même, mais par Celui-là seul qui dit: " Sans moi vous ne pouvez rien (Joan, XV, 5) .", vous avez la médiatrice dont je vous ai parlé plus haut, bien clairement indiquée: En effet, il est dit : " Une femme, apparut, vêtue du soleil, elle avait la lune sous les pieds (Apoc. XVII, 1). " Attachons-nous donc, mes frères, aux pas de Marie et, dans la plus dévote des supplications, roulons-nous à ses pieds bénis. Tenons-les bien et ne la laissons point partir qu'elle ne nous ait bénis, car elle est puissantes la toison placée entre la rosée et le sable, la femme entre le soleil et la lune, c’est Marie entre Jésus-Christ et son Église. Mais peut-être vous étonnerez-vous moins de voir une toison humide de rosée qu'une femme,vêtue du soleil, car; non-seulement le rapport de la femme avec le soleil dont elle est vêtue est grand, mais leur rapprochement est. bienfait pour surprendre. En effet, comment une nature si, fragile peut-elle subsister dans une si grande chaleur? Tu as raison de t'en étonner, ô Moïse, et de vouloir voir cette merveille de plus près; mais il, faut auparavant que tu ôtes la chaussure de tes pieds; et que tu laisses là toutes les enveloppes des pensées charnelles; si tu veux t'approcher davantage. " Il faut, dit-il, que j'aille reconnaître quelle est cette merveille que je vois (Exod. III, 3). Oui, une vraie merveille, en vérité, que ce buisson qui brûle sans se consumer, un vrai miracle que cette femme qui demeure intacte au milieu du soleil qui lui sert de vêtement. Ce n'est point là le fait de l'homme, ni même de l'ange, il y a en cela quelque chose de beaucoup plus élevé. " Le Saint-Esprit, a dit l'Ange, surviendra en vous (Luc. I, 35). " C'est comme s'il disait, comme Dieu est esprit, et comme notre Dieu est un feu dévorant, "la vertu; " non la, science, non pas même, la vôtre; mais "la vertu du Très-Haut, vous couvrira de son ombre. " Après cela, il ne faut plus s'étonner que, sous une telle ombre, une femme puisse supporter un tel manteau.
6. " Une femme vêtue du soleil, " dit le Prophète. Oui, toute vêtue de lumière, comme d'un manteau. Le charnel ne comprend peut-être point cela, c'est trop spirituel pour lui; et ce me semble une folie. Mais il n'en était pas ainsi pour l'Apôtre, quand il disait : " Revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ (Rom. XIII,14). " Comme vous êtes devenue familière au Seigneur, ô Notre Dame ! combien vous avez mérité de vous approcher de lui ; disons mieux, de lui devenir intime; quelle grâce vous avez trouvée; à ses yeux! Il demeure en vous, et vous, vous demeurez en lui ; vous le revêtez; et vous vous revêtez de lui; vous lui donnez pour vêtement la substance de votre chair, et vous, il vous recouvre du manteau de gloire de sa majesté. Vous revêtez ce soleil d'un nuage, et vous, vous êtes revêtue du soleil même, car le Seigneur a opéré un nouveau miracle sur la terre, il a fait qu'une femme en ceignit un homme (Jerem. XXXI, 22), mais un homme qui ne fut pas autre que le Christ, dont il est dit : " Voici un homme, son nom est l'orient (Zach. VI, 12). " Il en a opéré également un nouveau dans le ciel, quand il a fait qu'une femme apparût vêtue du soleil. Ce n'est point tout encore, elle l'a couronné, et elle a mérité d'être à son tour, couronnée elle-même de sa main. Sortez donc, filles de Sion, et voyez le roi Salomon sous le diadème dont sa mère l'a couronné (Cant. III, 11). Mais nous reviendrons sur ce sujet, une autre fois; en attendant, entrez plutôt et voyez votre Reine, avec le diadème que son propre fils lui a posé sur la tête.
7. " Sur sa tête, lisons-nous, était posée une, couronne de douze étoiles. " Assurément, ce front, plus éclatant, que, les étoiles mêmes qu'il orne plus qu'il n'en est orné, était bien digne de, recevoir une semblable couronne. Après tout, pourquoi, les,astres, ne seraient-ils point la couronne de celle, dont le soleil même est le manteau ? Les roses en fleurs et les lis des vallées l'entouraient comme,des jours printaniers, est-il dit quelque part. La main gauche de l'Époux est passée dans sa tête, et déjà sa droite la tient embrassée Qui dira le prix des joyaux dont est couvert le diadème de Marie? Décrire le dessin de cette couronne, en indiquer la composition,: est une chose qui est au dessus de .l'homme. Pour ni ' pi, toutefois, dans la faible, mesure de mes forces, sans entrer dans la dangereuse recherche des secrets de. Dieu, je dirai qu'il ne me semble pas qu'on, s'éloigne de la vraisemblance, quand on voit dans les douze étoiles de la couronne de Marie,. autant do grâces,, singulières dont elle est parée, En effet, on peut, trouver dans la Vierge les prérogatives du ciel, celles de la chair, et enfin celles du coeur; or, ces prérogatives étant au nombre de trois, si on les multiplie par quatre on a le nombre même des douze étoiles dont brille la couronne de notre Reine. Or, à mes yeux, il éclate une clarté singulière, premièrement dans la génération de Marie, secondement dans la salutation de l'ange troisièmement dans l’acte par, lequel le Saint-Esprit survient en elle et quatrièmement dans l'inénarrable conception du fils de Dieu. Je vois encore, les astres de sa couronne briller des rayons éclatants des prémices de la virginité de la fécondité sans corruption, de la grossesse exempte de fatigue, et de l'enfantement qui ne connut point la douleur. Je vois encore briller en Marie, d'un éclat tout particulier, la douceur dans la pudeur, la dévotion dans l'humilité, la magnanimité dans la foi, le martyre dans le coeur. Je laisse à votre perspicacité le soin de considérer chacun de ces brillants, pour moi, je me contenterai de les signaler en peu de mots, les uns après les autres, à votre attention.
8. Quel brillant remarquons-nous dans la génération de Marie ? C'est qu'elle est d'une famille royale, de la race d'Abraham, de l'illustre maison de David. A cela si vous ne trouvez pas que ce soit assez encore, ajoutez que, à cause d'une sainteté unique et privilégiée. elle fut conçue, comme, on sait par l'effet d'une disposition particulière de la Providence, promise du ciel longtemps d'avance aux Patriarches préfigurée par des miracles mystiques, et prédite, par des oracles prophétiques, C'est elle, en effet, que désignait d'avance la verge d'Aaron (Num. XVII, 8), quand elle se couvrait de fleurs, bien qu'elle n'eût point de racines ; (Judic. VI, 37) elle que représentait la toison de Gédéon, quand elle se mouillait de rosée, tandis que toute la terre des environs demeurait sèche; elle que voyait Ezéchiel dans cette porte d'Orient, quine s'ouvrait pour personne (Ezech. XLIV, 1) ; c'était elle, enfin, que le Prophète Isaïe, entre tous, promettait, sous l'image de la tige issue de la racine de Jessé (Isa. XXI, 1), et un peu auparavant, en termes plus clairs encore, sous le nom de la vierge qui doit enfanter (Isa. VII, 14). Aussi, est-ce avec raison qu'il est écrit qu'une grande merveille a apparu dans les cieux, puisqu'elle était depuis tant de temps promise par eux. " Le Seigneur, a dit le Prophète, vous donnera lui-même un signe. Une Vierge concevra (Ibidem). " Oui, on peut bien dire que ce signe est grand, attendu que celui qui le donne est grand lui-même, et quels sont les yeux que l'éclat de cette prérogative n'a point éblouis? Vient, après cela, le salut plein d'une humble déférence qu'elle reçut de la bouche de l'Archange qui semble la contempler déjà sur un tr8ne royal, au dessus de tous les ordres d'esprits célestes, si bien qu'il s'en fallait de peu qu'il n'adorât une femme, lui qui jusqu'alors était habitué à recevoir les hommages des hommes. Il nous montre bien par là le mérite excellent de notre Vierge, et la grâce singulière dont elle est remplie.
9. Après ce joyau, j'en vois briller encore un autre dans le mode inouï de sa conception; car ce n'est point dans l'iniquité, comme toutes les autres femmes, mais par la vertu du Saint-Espiit qui survint en elle, que seule et dans la sainteté Marie conçut son fils. Qu'elle ait enfanté le vrai Dieu, le fils de Dieu, en sorte que le fils qui naquit de Marie, fût en même temps fils de Dieu et fils de l'homme, Dieu et homme tout ensemble, c'est là un abîme de lumière, et je n'oserais affirmer que l'oeil même de l'ange n'ait point été ébloui à l'éclat de cette lumière. D'ailleurs, la virginité de sa chair et son dessein de demeurer vierge reçoivent eux-mêmes un nouveau jour de la nouveauté même de son dessein de demeurer vierge, il est évident que c'est dans toute la liberté de son esprit que, s'élevant au-dessus des préceptes de la loi de Moïse, elle fit voeu de consacrer à Dieu tout à la fois la chasteté du corps et celle du coeur. Ce qui prouve , en effet, combien son dessein était inébranlable, c'est qu'aux paroles de l'Ange qui lui promettait un fils, en termes assurés, elle répondit : " Comment cela se fera-t-il, car je ne connais point d'homme (Luc. I, 34) ? " Voilà peut-être d'où lui venait d'abord le trouble qu'elle ressentit en entendant les paroles de l'Ange, et pourquoi elle demandait ce que pouvait signifier le salut qu'il lui fait comme à une femme bénie entre toutes les femmes, quand elle n'aspirait qu'à être bénie à jamais parmi les vierges. Elle cherchait dans sa pensée quelle pouvait être cette salutation ; car elle lui paraissait suspecte, et lorsque la promesse d'un fils lui eut fait comprendre le péril qui menaçait manifestement sa virginité, elle ne put s'empêcher de s'écrier : " comment cela se fera-t-il, car je ne connais point d'homme ? " Aussi, mérita-t-elle de recevoir la bénédiction qui lui était annoncée, sans perdre. la gloire de la virginité; sa virginité reçut un accroissement de gloire de sa fécondité, de même que sa fécondité trouva un nouvel éclat dans sa virginité; ces deux astres semblent réfléchir mutuellement les rayons l'un de l'autre. Il est grand d'être vierge, mais être vierge et mère en même temps, c'est ce qui dépasse toute mesure. Pour ce qui est des fatigues extrêmes que toutes les femmes ressentent dans la grossesse, seule entre toutes, elle ne les connut point, parce que seule elle ignora les émotions voluptueuses de la conception. Aussi, dès les premiers jours de sa grossesse, alors que toutes les femmes éprouvent. les plus grands malaises, Marie, toute heureuse, traverse les montagnes pour aller offrir ses services à Elisabeth. Bien plus, on la voit monter à Bethléem à une époque où se6 couches étaient imminentes, elle portait un dépôt infiniment précieux , c'était pour elle un léger fardeau , car elle portait celui qui la portait elle-même. Son enfantement est un astre brillant plein d'éclat, quand elle donna au monde, avec une joie nouvelle pour lui, un fruit également nouveau, seule exempte entre toutes les femmes de la malédiction commune qui pèse sur elles, et des douleurs de l'enfantement. Si nous estimons le prix des choses à leur rareté, on ne saurait trouver rien de plus rare que ce privilège, car, entre toutes les femmes , nulle n'en a joui avant elle, et nulle n'en jouira comme elle après elle. Si nous considérons toutes ces choses de l'œil de la foi, il est hors de doute que nous en ressentirons de l'admiration, du respect, de la dévotion et de la consolation.
10. Mais celles dont il nous reste à parler sont proposées à notre imitation. Il ne nous a point été donné d'être promis et annoncé du ciel avant notre naissance en tant de manières différentes, ni de recevoir de la bouche de l'archange Gabriel un salut aussi nouveau que respectueux. Quant aux deux autres nouveaux privilèges, nous les partageons encore moins que les précédents avec elle, ils sont un secret à elle, car il n' y. a que d'elle qu'il a été dit : " Ce qui est ne en elle est l'œuvre du Saint-Esprit ( Matt. I, 20); " Il n'y a qu'elle qui entendit de pareilles paroles : " Le fruit saint qui naîtra de vous sera appelé le fils de Dieu (Luc. I, 35). " On peut présenter des vierges au roi, mais elles ne sauraient venir qu'après elle; seule entre toutes, elle réclame le premier rang. Bien plus, seule elle a conçu sans souillure, elle a connu la grossesse sans fatigue, elle a mis un fils au monde sans douleur. Aussi, n'est-ce rien de semblable qui nous est demandé, mais pourtant il est certaines choses qu'on attend de nous. En effet, il ne faut pas croire que l'absence de ces dons singuliers sera pour notre négligence une excuse, si chez nous la pudeur va sans la douceur, si l'humilité du cœur, si la magnanimité de la foi, si la compassion de l'âme nous font défaut. C'est un joyau qu'on aime à voir briller dans un diadème, une étoile qui scintille au front, que le rouge de la pudeur. Vous viendrait-il à la pensée que cette grâce fit défaut à celle qui fut pleine de grâce? Marie fut pleine de réserve, nous en avons la preuve dans l'Évangile. Où lit-on, en effet, qu'elle fut loquace ou hardie? Un jour, qu'elle voulait parler à son fils, elle se tenait à la porte (Matt. XII, 46), sans s'appuyer sur son titre de mère pour l'interrompre dans son discours, ou pour entrer dans l'endroit où il parlait. Si j'ai bonne mémoire, les quatre évangiles ne nous font entendre que quatre fois la parole de Marie ; une première fois quand elle répond à l'Ange, encore ne se décide-t-elle à le faire qu'après qu'il lui eût parlé deux fois lui-même le premier; une seconde fois à Élisabeth, quand sa voix fit tressaillir Jean dans le sein de sa mère, et lorsque les louanges de sa cousine la portèrent à glorifier à son tour, le Seigneur (Luc. I, 34). La troisième fois à son fils, alors âgé de douze ans, quand elle et son père le cherchaient avec inquiétude (Luc. I, 46); la quatrième fois, à son fils encore, aux noces de Cana et aux serviteurs (Luc. II, 48). Or, c'est surtout dans cette circonstance qu'a éclaté sa bonté naturelle, et que s'est montrée sa retenue virginale (Jean. II, 3), En effet, en se représentant par l'embarras qu'elle ressentait elle-même, celui que déraient éprouver les époux, elle ne peut le supporter plus longtemps, ni dissimuler à son fils que le vin manquait. Reprise par lui, elle se montra douce et humble de coeur, en ne répondant point un mot, et, sans cesser d'avoir confiance, elle recommande aux serviteurs de faire ce que Jésus leur dirait.
11. Ne voyons-nous point que, dès le principe, Marie est la première personne que rencontrent les bergers? L'Évangéliste nous dit en effet : " ils trouvèrent Marie et Joseph avec l'enfant qui était posé dans une crèche (Luc. II, 16). " Il en est de même des Mages, si vous vous en souvenez, qui ne trouvèrent point non plus l'enfant Jésus sans Marie (Matt. II, 11), et plus tard, quand elle porta le Seigneur dans son temple, elle entendit Siméon lui parler longuement de son fils et d'elle-même sans cesser de se montrer aussi peu pressée de parler qu'elle était avide d'écouter. Et même "Marie conservait toutes ces paroles et les repassait dans son coeur (Luc. II, 19). " Mais, dans toutes ces circonstances, on rat'` trouve pas qu'elle ait dit un seul mot du grand mystère de l'Incarnation. Oh? malheur à nous qui avons toujours la parole à la bouché, malheur à nous qui laissons un si libre cours à toutes nos pensées, " qui sommes percés partout, " comme dit le comique. Que de fois Marie entendit son fils non-seulement parler à la foule en particulier, mais encore révéler à ses apôtres, lors des entretiens particuliers les mystères du royaume de Dieu. Que de fois le vit-elle opérer des miracles, puis elle le vit attaché à la croix, expirant, ressuscité et montant au ciel. Or, dans toutes ces circonstances, c'est à peine si on rapporté que notre pudique tourterelle 'éleva la voix. Enfin, nous lisons dans les Actes des apôtres, qu'en revenant dit mont des Oliviers, ils persévérèrent, unanimement dans la prière. De qui est-il parlé ainsi? Si :Marie se trouvait du nombre; qu'elle soit nominée la première, puisqu'elle est plus grande que tous les autres, tant parla prérogative de sa maternité qu'à cause du privilège de sa sainteté. Or, l'historien sacré dit : " C'étaient Pierre et André, Jacques et Jean, " et les autres. " Tous, ils persévérèrent unanimement dans la prière avec les femmes et avec Marie, mère de Jésus. " Est-ce donc ainsi qu'elle se montrait la dernière des femmes pour être nommée après toutes? On peut bien dire que les disciples étaient vraiment charnels, alors que, n'ayant pas reçu le Saint-Esprit, parce que Jésus n'était pas encore glorifié, ils eurent une discussion pour savoir qui était le plus grand parmi eux. Marie, au contraire, s'humiliait non-seulement en toutes choses, mais encore plus que tous les autres, d'autant plus profondément qu'elle était plus grande. Aussi, est-ce avec raison que celle qui s'était faite la dernière de tous quand elle était la première, fût élevée du dernier rang au premier; c'est avec raison qu'elle devient la maîtresse de tous, comme elle s'était faite la servante de tous; c'est justice enfin qu'elle fût élevée au dessus des anges mêmes, après s'être placée avec une ineffable douceur, an dessous des veuves et des pécheresses pénitentes, au dessous trame de celle d'où sept démons avaient été chassés: Je vous en prie, mes enfants bien-aimés, cherchez à acquérir cette vertu si vous aimez Marie; oui, si vous avez à coeur de lui plaire, imitez sa modestie. Il n'y a rien qui soit plus convenable à l'homme en général, rien qui siée davantage ait. chrétien en particulier; mais surtout. il n'est pas de vertu qui convienne mieux que celle-là à des religieux.
12. Mais, dans la Vierge, la vertu d'humilité reçoit manifestement un nouveau lustre de~sa douceur même; ce sont deux vertus qui ont sucé le même lait, que la douceur et l'humilité, elles,se sont trouvées bien étroitement unies dans Celui qui disait : " Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur (Matt. XI, 19). " De même, en effet, que la présomption naît de l’orgueil, ainsi la douceur ne peut procéder que d'une vraie humilité. Mais Marie ne nous a pas donné une preuve d'humilité seulement, en gardant le silence, elle nous l'a montrée plus clairement encore dans ses paroles. En effet, après avoir entendu l'Ange lui dire : " Le fruit saint qui naîtra, de vous sera appelé le Fils de Dieu (Luc. I, 35), " elle ne trouve rien autre chose à dire sinon qu'elle est la servante de Dieu. Peu après, Élisabeth la voit arriver chez elle, instruite, à l'instant même où elle entrait, de cette gloire singulière de cette vierge, elle s'écrie dans son étonneraient : " D'où me vient ce bonheur que la mère de mon Seigneur vienne vers nous (Ibid. 43) ? " Puis elle ajoute en faisant l'éloge de sa voix : " Dès que votre parole a frappé mon. oreille, quand vous m'avez saluée, mon enfant a tressailli de joie dans mon sein (Ibid. 44) ; " elle continue ensuite en louant sa foi : " Heureuse, lui dit-elle, heureuse êtes-vous d'avoir cru, parce que les choses qui vous ont été dites de la part du Seigneur s'accompliront en vous (Ibid. 45). " Ce sont là autant d'éloges magnifiques, mais la pieuse humilité de Marie n'en retiendra rien pour elle, elle les reportera tous à Celui de qui sont tous les biens qu'on loue en elle. Vous louez la mère de Notre-Seigneur, dit-elle à Élisabeth, mais pour moi, " mon âme glorifie le Seigneur lui-même (Ibid. 46). " Vous me dites que votre enfant, à ma,voix, a tressailli de joie dans votre sein, et moi " mon esprit est ravi de,joie dans le Sauveur, mort Dieu. " Quant à votre enfant, il se réjouit et tressaille de bonheur comme l'ami de l’Époux en entendant sa voix. Vous me déclarez bien heureuse parce que j'ai cru; mais la cause de ma joie et de mon bonheur est dans la bonté même de Dieu, et si désormais "toutes les générations me proclameront bienheureuse, " c'est parce que le Seigneur a abaissé ses regards sur son humble et petite servante.
13. Mais allons-nous nous imaginer, mes frères, que sainte Elisabeth s'est trompée dans le langage que le Saint-Esprit lui-même lui inspirait de tenir ? Gardons-nous-en bien. Elle est, en effet, bienheureuse, tout à la fois parce que Dieu l'a regardée, et parce quelle a cru, car ce dernier bonheur est la conséquence et le fruit du regard qu'il a jeté sur elle. C'est par un artifice ineffable du Saint-Esprit qui survint en elle, qu'à cette excessive humilité vint s'ajouter, dans le secret de ce coeur de vierge, une telle magnanimité, et que ces deux vertus, comme je l'ai déjà dit de la virginité et de la fécondité, sont devenues comme deux étoiles qui se prêtaient un mutuel éclat, puisque tant d'humilité ne porta aucune atteinte à tant de grandeur d'âme, de même qu'une telle grandeur d'âme ne nuisit en rien à une si grande humilité. En effet, si elle se montre si humble dans l'estime qu'elle fait d'elle, elle ne s'en montre pas moins magnanime dans la manière dont elle croit à la promesse qui lui est faite, et, tout en ne se regardant que comme l'humble servante du Seigneur, elle ne fit aucune difficulté de se croire élevée à l'incompréhensible mystère, à l'admirable commerce, au sacrement insondable de la future maternité de l'homme Dieu. Tel est, en effet, le privilège de la grâce de Dieu dans le coeur des élus, c'est que, de même que l'humilité ne les rend point. pusillanimes, la magnanimité. ne les rend point arrogants; au contraire, ces deux vertus se prêtent un mutuel appui, en sorte que, non-seulement la magnanimité n'engendre point l'orgueil, mais rend l'humilité même beaucoup plus grande. On devient par elle, en même-temps, bien plus timoré et bien plus reconnaissant envers le distributeur de la grâce, sans toutefois que par la porte de l'humilité, la pusillanimité puisse s'introduire dans l'âme. Mais, moins on présume de soi-même dans les plus petites choses, plus en même temps, on se confie en la puissance de Dieu pour les grandes.
14. Quant au martyre de la Vierge qui est, comme vous vous le rappelez, la douzième étoile de sa couronne, je le trouve dans la prophétie de Siméon, et dans toute l'histoire de la passion de Notre-Seigneur. En parlant de l'enfant Jésus, Siméon dit : " Cet enfant est destiné à se trouver en butte à la contradiction, " puis, s'adressant à Marie, il continue : " Et vous, votre âme sera percée d'un glaive (Luc. II, 34). " On peut bien dire, en effet, qu'un glaive a percé votre âme, ô heureuse mère, car ce n'est qu'en passant par votre coeur qu'il pouvait pénétrer dans la chair de votre Fils. Et même quand votre Jésus, le vôtre par excellence, en même temps que le nôtre, eut rendu l'esprit, ce n'est plus son âme qu'atteignit la lance qui, n'épargnant pas même dans les bras de la mort, la victime à qui elle ne pouvait plus faire de mal, perça son côté de son fer cruel, mais c'est votre âme elle-même qu’elle frappa. Car, pour lui, son âme n'était déjà plus là, mais la vôtre ne pouvait s'arracher de ces lieux. Sa douleur, comme un glaive violent, a donc traversé votre coeur, et nous pouvons vous appeler, avec raison , plus que martyr, puisque, en vous, le sentiment de la compassion l'emporta si fort sur celui de la passion endurée par le corps.
15. N'était-ce point une parole plus pénétrante
qu'un glaive, qui perça, en effet, votre âme et atteignit
jusque dans les replis de l'âme et de l'esprit (Hébr. IV,
12), que celle-ci : " Femme, voici votre fils (Jean. XIX, 26) ? " Quel
échange ! Jean substitué à Jésus; le serviteur
au Seigneur, le disciple au maître; le fils de Zébédée
au Fils de Dieu, un pur homme au vrai Dieu ! Comment ce langage n'aurait-il
pas percé, comme d'un glaive, votre âme si aimante, quand
son souvenir seul déchire nos coeurs de pierre et d'airain ? Ne
vous étonnez point; mes frères, si je dis que Marie fut martyr
dans le coeur, il faudrait pour en être surpris que vous eussiez
oublié que le plus grand crime que saint Paul ait reproché
aux Gentils c'est d'avoir été sans affection (Rom. I, 31).
Cette absence de sentiment était loin de se trouver dans les entrailles
de Marie, puisse-t-elle être aussi étrangère à
ses humbles serviteurs. Si vous nie demandez si elle ne savait pas d'avance
qu'il devait mourir ? Elle n'en doutait point, vous répondrai-je
; si elle ignorait qu'il dût ressusciter peu de temps après,
je vous dirai qu'elle ne l'ignorait point, qu'elle l'espérait même
avec confiance. Et, malgré cela, si vous voulez savoir si elle souffrit
de le voir attaché à la croix, ma réponse est qu'elle
souffrit beaucoup. Après tout; qui êtes-vous, mon frère,
et à quelle source puisez-vous votre sagesse pour vous étonner
davantage devoir Marie compatir, que de voir le fils de Marie pâtir?
Il aurait pu souffrir la mort du corps, et elle n'aurait pu ressentir celle
du coeur ? Ce fut une charité, en comparaison de laquelle nul ne
saurait en avoir une plus grande, qui fit endurer l'une au fils ; ce fut
une charité aussi à laquelle on ne saurait en comparer une
autre, qui fit souffrir l'autre à la mère. Et maintenant,
ô mère de miséricorde, au nom de l'affection de votre
très-pure âme, la lune qui se tient à vos pieds, vous
invoque avec les accents de la plus grande dévotion comme une médiatrice
entre elle et le Soleil de justice; que dans votre lumière elle
voie sa lumière, et que, par votre intercession, elle mérite
la grâce du Soleil qu'elle a véritablement aimé pardessus
tout, et qu'elle a orné, en le revêtant d'une robe de gloire,
et en lui mettant sur la tête une couronne de beauté. Vous
êtes pleine de grâce, pleine de la rosée du ciel, appuyée
sur votre bien-aimé et comblée de délices. Nourrissez
aujourd'hui vos pauvres, ô vous notre Dame; que les petits chiens
eux-mêmes mangent des miettes de la table du Maître, et, de
votre urne qui déborde, donnez à boire non-seulement au serviteur
d'Abraham, mais encore à ses chameaux, Car c'est vous qui êtes,
en vérité, la fiancée choisie et préparée
pour le Fils du Très-Haut, qui est Dieu et béni par dessus
tout dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
2. Mais sa mère ne l'a point enfanté au sein de la splendeur, elle l'a enfanté à l'ombre, mais à l'ombre dont la couvrit le Très-Haut. C'est donc avec raison que l'Église, non point l'Église des saints qui est maintenant dans les cieux, et dans la splendeur, mais celle qui se trouve actuellement en exil sur la terre, s'écrie " Je me suis assise à l'ombre de celui qui était l'objet de tous mes désirs, et son fruit était doux à mon palais (Cant. II, 3). " Elle s'était, en effet, avancée vers la lumière du midi où l'Epoux fait paître son troupeau, mais elle s'est vue refoulée, et elle n'a plus trouvé que l'ombre au lieu de la lumière, et un simple goût, à la place de la satiété. Elle ne dit pas à l'ombre de celui qui était l'objet de tous nos désirs, mais "Je me suis assise à l'ombre de celui qui faisait l'objet de tous mes désirs. " Elle n'avait point recherché son ombre, mais l'éclat du midi, la pleine lumière de la pleine lumière.
a Voir sur cette fête les lettres LXXXVI, CLII, CLXXIV, et CXL de saint Bernard; et sur les octaves de la même fête, Anselme de Cantorbery, livre IV, lettre XLI à Ernoul, prieur de Cantorbery.
"Et son fruit, continue-t-elle, était doux à mon palais. " Jusques à quand diffèrerez-vous de m'épargner, et de me donner quelque relâche, afin que je puisse un peu respirer (Job. VII, 19) ? Jusques à quand sera-t-il dit, " Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux ( Psal. XXXIII, 9)? " Oui il est doux au goût, et agréable au palais, et on comprend après cela - que l'Épouse ait éclaté en paroles d'action de grâces et de louange.
3. Mais quand sera-t-il dit : "mangez, mes amis, buvez, enivrez-vous, mes bien-aimés (Cant. V, 1) ? Que les justes se réjouissent, " dit le prophète, " mais en la présence de Dieu (Psal. LXVII, 3), " non point â Gon ombre. Ailleurs, le même prophète dit encore, en parlant de lui "Je serai rassasié quand apparaîtra votre gloire (Psal. XVI, 15), " et le Seigneur, en s'adressant à ses apôtres, dit également : " Pour vous qui ôtes toujours demeurés fermes avec moi dans toutes mes épreuves, je vous prépare le royaume céleste comme mon Père me l'a préparé, afin que vous mangiez et que vous buviez à ma table. " Mais où cela ? " Dans mon royaume (Luc. XXII, 28 à 30), " dit-il. Heureux certainement celui qui mangera son pain dans le royaume de Dieu. Que votre nom soit donc sanctifié, Seigneur, votre nom, dis-je, qui fait que vous êtes parai nous, Seigneur, que vous habitez en nous par la foi, car votre nom a été invoqué sur nous. Que votre règne arrive. Oui, que ce qui est parfait nous arrive, et que ce qui est imparfait soit aboli (I Cor. XIII, 10). L'Apôtre nous dit " le fruit que vous recueillez est pour la sanctification, et la fin sera la vie éternelle (Rom. VI, 22). " La vie éternelle est une source intarissable qui arrose, que dis-je qui arrose ? qui enivre le Paradis tout entier. C'est la fontaine des jardins, et le puits des eaux vives qui coulent avec impétuosité du Liban (Cant. IV, 15), c'est le fleuve qui réjouit la cité de Dieu (Psal. XLV, 5). Mais qu'est-ce que cette fontaine de vie, si ce n'est le Seigneur Jésus ? L'Apôtre nous dit, en effet : " Lorsque le Christ qui est votre vie viendra à paraître, vous apparaîtrez aussi dans la gloire avec lui (Coloss. III, 4). " Sans doute la plénitude s'est faite vide pour étre notre justice, notre sanctification, notre rémission; elle cessa de paraître une vie, une gloire, une béatitude. Sa source s'est détournée vers nous, les eaux se sont répandues sur les places publiques, bien que nul étranger ne puisse en boire ( Prov. V, 16). Ce filet d'eau du Ciel est descendu à nous par un aqueduc, il ne prit point l'apparence d'une source abondante, mais, laissant tomber la grâce goutte à goutte dans nos âmes arides, il a donné aux lins plus, aux autres moins. L'aqueduc est rempli par ce filet, et on recevait de sa plénitude, mais ou ne reçoit pas la plénitude elle-même.
4. Vous voyez déjà, si je ne me trompe, de qui je veux parler par cet aqueduc : il a pris au coeur du Père, la plénitude même de la source, et nous l'a donnée ensuite, sinon telle qu'il l'avait reçue, du moins telle que nous pouvions la recevoir. Vous savez bien, en effet, à qui s'adressaient ces paroles : " Je vous salue pleine de grâce. " Faut-il nous étonner qu'on ait pu trouver comment faire un tel et si grand aqueduc? car, à l'exemple de l'échelle que vit le patriarche Jacob (Gen. XXVIII, 12), par le haut il touche aux cieux, que dis-je, il perce les cieux mêmes, et va prendre à sa source cette eau vive, qui se trouve au dessus des cieux. Salomon, frappé d'étonnement, s'écriait avec une sorte de désespoir : " Qui trouvera la femme forte (Prou. XXXI, 10)? " Sans doute, si le courant de la grâce fut si longtemps desséché pour, le genre humain, c'est qu'il n'avait pas encore cet, aqueduc si désirable, dont je vous parle. Et vous, rues frères, vous ne, serez point surpris qu'on l'ait attendu longtemps, si vous vous rappelez combien d'années le saint homme Noé a travaillé à la construction d'une arche où si peu d'âmes, huit seulement, se sauvèrent et encore pour bien peu de temps.
5. Mais comment notre aqueduc a-t-il pu aller prendre une source si élevée? Comment ? par la violence du désir, par la ferveur de la dévotion, par la pureté de la prières, selon ce mot : " La prière du juste pénètre les cieux. " Or qui est ce juste ? si ce n'est Marie, la juste, dont nous est né le Soleil même de justice? Et comment aurait-elle pu atteindre à cette inaccessible majesté, si; ce n'est eu frappant, en demandant et en cherchant ? En effet, n'avait-elle point, trouvé ce qu'elle cherchait quand il lui a été dit : " Vous avez trouvé grâce devant Dieu. " Mais quoi, elle est pleine de grâce et elle trouve encore la grâce ? Elle. était bien digne de trouver ce qu'elle cherchait, puisqu'elle n'était pas satisfaite encore de. la plénitude, et ne pouvait se contenter du bien qu'elle avait, et qui, selon ce mot de l’Écriture : " Celui qui me boit, aura soif encore (Eccli. XXIV, 29), " demande d'être inondée pour contribuer au salut de l'univers. " L'Esprit-Saint, dit l'ange, surviendra en vous," et ce précieux baume coulera en vous avec une telle abondance, et une telle plénitude, qu'il s'épanchera de tous les côtés. C'est, en effet, ce qui est arrivé, ainsi que nous le sentons par nous-mêmes, car notre face est inondée des parfums de la joie, et nous nous écrions maintenant : " Votre nom est une huile parfumée qui se répand (Cant. I, 2), " et votre souvenir passe de génération en génération. Et ce n'est point, en pure perte qu'il en est ainsi, car si cette huile se répand, elle n'est point perdue pour cela; car elle est la cause pour laquelle les jeunes filles, je veux dire nos pauvres petites âmes, aiment l'Époux et l'aiment beaucoup; ses parfums, en descendant de sa tête n'embaument pas sa barbe seulement, mais embaument jusqu'aux franges de ses vêtements.
6. O homme, considère le dessein de Dieu , reconnais le dessein de sa sagesse, le dessein de sa bonté. Avant de répandre la rosée du ciel sur la terre, il la fait tomber tout entière sur la toiture; avant de racheter le genre humain , il en dépose tout le prix en Marie. Pourquoi agit-il ainsi? Peut-être n'est-ce que pour excuser Ève par sa fille, et pour ne plus laisser à (homme un prétexte de, se plaindre désormais de la femme. Ne dis plus maintenant ô Adam : " La femme que vous m'avez donnée m'a présenté du fruit défendu (Gen. III, 12) : " dis plutôt, la femme que vous m'avez donnée m'a nourri d'un fruit béni. C'est là déjà un très-pieux mystère ; mais peut-être n'est-ce point tout, peut-être en est-il un autre caché dessous. Celui-là est fondé, mais, si je ne me trompe, il ne suffit pas à vos désirs. Vous y trouverez la douceur du lait, peut-être, en le pressant d'avantage, pourrons-nous en exprimer le beurre. Reprenons donc les choses de plus haut, et voyons avec quels sentiments dé piété et de dévotion celui qui a déposé la plénitude du bien en Marie, veut que nous l'honorions, comme il veut que nous sachions bien que tout, espérance, grâce, salut, tout, dis-je, déborde sur nous de celle qui monte à nos yeux comblée de délices. Elle est un jardin de délices; que le divin Auster, non-seulement a caressé de son souffle, en passant , mais qu'il a tout agité, en fondant sur lui d'en haut, afin que ses odeurs parfumées, je veux dire l'onction de ses grâces, s'écoulent et soient emportées au loin. Otez ce soleil qui éclaire le monde , c'en est fait du jour. Enlevez Marie, cette étoile de la mer, mais de notre grande et vaste mer à nous, que reste-t-il , sinon un voile de ténèbres, une ombre de mort, une extrême obscurité.
7. C'est donc du plus intime de nos coeurs, du fond même de nos entrailles et de tous nos voeux que nous devons honorer la vierge Marie, c'est la volonté de celui qui a voulu que tout nous vint par Marie. Oui, c'est ce qu'il a voulu, mais il ne l'a voulu que pour nous, car en toutes choses et de mille manières, elle pourvoit à nos misères, elle nous console dans nos appréhensions , elle excite notre foi, fortifie notre espérance, chasse le désespoir, et relève notre courage. Vous craigniez de vous approcher du père ; effrayé au seul son de sa voix, vous alliez vous cacher sous les feuilles, il vous a donné Jésus pour médiateur. Qu'est-ce qu'un tel fils n'obtiendra point d'un tel père? Il sera donc exaucé, ou égard à la déférence dont il est digne, car le Père aime son Fils. Est-ce que vous craindriez aussi de vous présenter devant le Fils ? Il est votre frère, il est de votre sang, il a passé par toutes vos épreuves, sauf celle du péché, pour apprendre à devenir miséricordieux. C'est Marie qui vous l'a donné pour frère. Mais peut-être est-ce sa majesté divine que vous redoutez en lui, attendu que pour s'être fait homme, il n'en est pas moins demeuré Dieu. Vous voulez avoir un avocat auprès de lui, allez à Marie ; en elle, il n'y a rien que l'humanité toute pure , non.-seulement toute pure de toute souillure, mais toute pure de tout mélange d'une autre nature. Or, je n'hésite point à le dire, elle aussi sera exaucée à cause de la considération dont elle est digne. Oui, le fils exaucera sa mère, et le Père exaucera son Fils. Mes petits enfants, voilà l'échelle des pécheurs, là est ma plus grande confiance, là se trouvé toute la raison de nos espérances. Et quoi, en effet, ce Fils peut-il faire entendre ou essuyer lui-même un refus? Peut-il se montrer sourd ou ne se point faire écouter. Non, non mille fois. " Vous avez trouvé grâce devant Dieu (Luc. 1, 30), " dit l'ange ; et c'est un bonheur. Toujours elle trouvera grâce, et nous n'avons besoin que de la grâce. Notre Vierge prudente ne demandait point la sagesse comme Salomon, elle ne cherchait ni les richesses ni les honneurs, ni la puissance, elle ne cherchait que la grâce, car il n'y a que la grâce qui nous sauve.
8. Pourquoi désirons-nous autre chose, mes frères? Cherchons la grâce, mais cherchons-la par Marie, attendu qu'elle trouve ce qu'elle cherche, et qu'elle ne peut être frustrée dans ses désirs. Oui, cherchons la grâce, mais la grâce auprès de Dieu, car la grâce qui n'existe qu'aux yeux des hommes est trompeuse. Que d'autres recherchent le mérite, pour nous, mettons tous nos soins à trouver la grâce. Eh quoi, en effet, n'est-ce pas à la grâce que nous devons d'être ici? On ne saurait douter que c'est un effet de la miséricorde de Dieu que nous n'ayons point été consumés. Mais de qui parlé-je ainsi? De nous qui sommes parjures, adultères, homicides et ravisseurs; de nous, enfin, vrais rebuts du monde. Rentrez dans vos consciences, mes frères, et reconnaissez que la grâce a surabondé là où l'iniquité a été abondante. Marie n'a point mis en avant son mérite, mais elle a cherché la grâce. En un mot, elle mit tellement sa confiance dans la grâce, elle eut si peu une haute estime d'elle-même, qu'elle se montra effrayée du salut qu'un ange lui adressa. En effet, l'Évangéliste nous dit : " Marie songeait quelle pouvait être cette salutation. " Elle se regardait comme indigne d'être saluée par un ange, et peut-être se disait-elle en elle-même . D'où me vient cet honneur, qu'un ange du Seigneur vienne à moi ? O Marie, ne craignez rien, ne soyez point étonnée de la visite de cet ange, car il en est un plus grand que lui qui vient aussi à vous. Après tout, pourquoi ne recevriez-vous point la visite d'un ange, puisque vous menez la vie des anges; pourquoi un des anges ne rendrait-il point visite à celle qui partage leur genre de vie? Pourquoi ne saluerait-il point une concitoyenne des saints, une domestique de Dieu? La virginité n'est point autre chose que la vie des anges, car ceux qui n'ont ni femmes, ni maris, seront comme les anges de Dieu.
9. Voyez-vous que c'est ainsi que notre aqueduc monte jusqu'à la source, mais il ne pénètre pas les cieux seulement par la prière, il y entre aussi par l'absence de toute corruption : or la parfaite pureté approche l'homme de Dieu (Sap. VI, 20). " Oui, elle était sainte de corps et d'esprit, ne doutez point qu'en cela il ait rien manqué à cet aqueduc. Il était fort élevé, j'en conviens, mais il n'en était pas moins parfaitement entier. Elle est donc, en même temps, un jardin fermé, une source scellée, le temple du Seigneur, le sanctuaire même du Saint-Esprit, car on ne saurait la prendre pour une vierge folle, puisqu'elle avait non-seulement de l'huile, mais toute l'huile renfermée dans sa lampe. Elle a disposé des degrés dans son coeur, où elle s'élève en même temps, comme je l'ai déjà dit, par son genre de vie, et par la prière. Enfin elle s'en va par les montagnes en toute hâte, salue Élisabeth, à qui elle prodigue ses services pendant trois mois environ, de manière à pouvoir, elle la mère de Dieu, emprunter, en parlant à cette autre mère, le langage que son fils doit, un jour, faire entendre au fils d'Elisabeth, quand il lui dira : " Laissez-moi faire pour cette heure; car c'est ainsi qu'il faut que nous accomplissions toute justice (Matt. III, 15). " On peut bien dire qu'elle s'est, en effet, élevée sur la montagne, cette vierge dont la justice est élevée au dessus des montagnes mêmes de Dieu. La vierge s'élèvera par un troisième degré, c'est comme le triple lien qui se rompt difficilement (Eccli. IV, 12). Si les ardeurs de la charité se faisaient sentir dans sa recherche de la grâce, sa virginité éclatait dans son corps, et son humilité s'élevait dans ses services à Élisabeth, car s'il est vrai que quiconque s'abaisse doit être élevé, que peut-on voir de plus élevé que cette humilité? Élisabeth s'étonnait de voir que Marie vint à elle, et s'écriait : " D'où me vient cet honneur que la mère de mon Seigneur vienne à moi (Luc. I, 43) ? " Mais ce qui doit l'étonner bien davantage, c'est que Marie, ainsi que son fils le fera un jour, soit venue pour servir, non pour être servie. Aussi, est-ce avec raison qu'un chantre divin disait à son sujet, dans son admiration prophétique : " Quelle est cette femme qui monte comme l'aurore à son lever; belle comme la lune, éclatante comme le soleil, et terrible comme une armée rangée en bataille (Cant. VI, 8)? " Elle s'élève, en effet, bien au dessus du genre humain, elle monte jusques aux anges, elle les dépasse même et s'avance plus haut que toute créature. Il faut d'ailleurs qu'elle aille puiser au dessus des anges cette eau vive qu'elle doit répandre sur les hommes.
10. " Comment cela se fera-t-il, dit-elle, car je ne connais point d'homme? " Non-seulement cette femme, sainte de corps et d'esprit, avait conservé sa chair vierge, mais elle avait. formé le dessein de la conserver toujours ainsi. L'ange, en lui répondant : " Le Saint-Esprit surviendra en vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre, " semble dire, ne m'interrogez point sur ce sujet, il est trop au dessus de moi, et je ne saurais vous répondre. L'Esprit-Saint, non point un esprit angélique, surviendra cri vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre, ce n'est pas moi qui ferai cela. Ne vous arrêtez point parmi les anges. vierge sainte, la terre altérée de soif attend de vous, pour se désaltérer, une eau qui vienne de plus haut; à peine les aurez-vous dépassés que votre âme trouvera son bien aimé ; si je dis : vous les aurez à peine dépassés, que. vous le trouverez, ce n'est pas que votre Bien-aimé ne soit à une hauteur infinie au dessus d'eux, mais c'est parce que vous ne trouverez plus aucun être entre eux et lui. Passez donc les vertus, les dominations, les chérubins même et les séraphins, et vous arriverez ensuite à Celui dont ils parlent quand ils se disent les uns aux autres : " Saint, saint, saint est le Seigneur Dieu de Sabaoth (Isa. VI, 3). Le fruit saint qui doit naître de vous sera appelé le Fils de Dieu (Luc. I, 35). " C'est la fontaine de sagesse, le verbe du Père, au plus haut des cieux.. Par votre moyen, ce Verbe se fera chair, et Celui qui dit : " Je suis en mon Père, et mon Père est en moi (Joan. XIV, 10), " dira aussi : " Je suis sorti de Dieu, et je viens de lui. Dans le principe, est-il dit, le Verbe était (Joan. I, 1. " Dès lors, la source avait jailli, mais, jusqu'à présent, elle n'a jailli qu'en elle-même. Enfin " le Verbe était eu Dieu, " où il habitait une. lumière inaccessible, et le Seigneur disait depuis le commencement : " Les pensées que j'ai sont des pensées de paix, non point des pensées d'affliction (Jerem. XIX, 11). " Mais votre pensée est en vous, et nous ne la connaissons point. Qui connaissait, en effet, la pensée de Dieu, et qui était son conseiller? La pensée de paix est donc descendue dans une oeuvre de paix; le Verbe s'est fait chair, et il habite parmi nous. Oui, il habite, en effet, par la foi, dans nos coeurs, il habite dans notre mémoire, il habite dans notre pensée, il est même descendu jusque dans notre imagination. En effet, quelle idée l'homme se faisait-il de Dieu auparavant? Ne se le représentait-il point. dans son coeur sous la forme d'une idole? Il. Il était incompréhensible et inaccessible, invisible et tout à fait insaisissable à la pensée; mais maintenant il a voulu être saisi, vu et pensé. Comment cela, me direz-vous? On le verra placé dans une crèche, couché sur le sein d'une vierge, prêchant sur une montagne, passant des nuits en prière, attaché à la croix, dans les pâleurs de la mort, entre les morts, et commandant aux enfers, puis ressuscitant le troisième jour, montrant à ses apôtres les marques de ses clous, en signe de sa. victoire, et enfin s'élevant, devant eux, au plus haut des cieux. Auquel de ces faits ne peut-on penser avec vérité, avec piété, avec sainteté même? Toutes les fois que je songé à l'un d'eux, c'est à Dieu que je songe, et, dans tous ces faits, il est toujours mon Dieu. Méditer sur ces choses, c'est pour moi la sagesse, en annoncer le souvenir, dont la douceur est comme l'amande du fruit abondant produit par la verge sacerdotale que Marie est allée cueillir dans les hauteurs des cieux, pour le répandre à profusion sur nous, c'est, à nos yeux, de la prudence. Oui, c'est bien au plus haut des cieux qu'elle est allée le prendre, et par delà les anges, quand elle a reçu le Verbe du sein de Dieu même, selon ce qui est écrit : " Le jour l'annonce au jour (Psal. XVIII, 2). " Or, par ce mot le jour, il faut entendre le Père, puisque le jour du jour signifie le salut de Dieu. Mais ne peut-on entendre aussi la Vierge, par le même mot ? Oui certes, et elle est même un bien beau jour. Oui, elle est un jour ..plein de vives clartés; elle s'avance comme l'aurore à son lever, belle comme la lune, élevée comme le soleil.
12. Considérez donc comment elle s'est élevée jusques aux anges par la plénitude de la grâce, et par delà les anges, par la plénitude du Saint-Esprit qui est survenu en elle. On trouve dans les anges charité, pureté, humilité. Laquelle de ces vertus a fait défaut en Marie? D'ailleurs, je vous en ai parlé tout à l'heure du mieux que j'ai pu; élevons-nous maintenant jusqu'à sa suréminente. Or, à qui, parmi les anges, a-t-il jamais été dit : " L'Esprit-Saint surviendra cri vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira. Voilà pourquoi le fruit saint qui naîtra de vous, sera appelé le Fils de Dieu? " Après tout, c'est de la terre, non des anges que la vérité est née; elle n'a pas fait choix des anges, mais de la race d'Abraham. La grandeur de l'ange, c'est d'être le serviteur du Seigneur; Marie a obtenu quelque chose de bien plus élevé, elle a mérité d'être sa mère. La fécondité de la Vierge fait, donc toute, la suréminence de sa gloire, et, par ce privilège unique, elle s'est trouvée. placée bien plus haut que les anges, d'autant plus haut qu'elle a reçu un nom bien préférable à celui de simples ministres, dans le nom de mère. Voilà la grâce qu'a trouvée celle qui est déjà pleine de grâce, elle a eu le bonheur dans sa fervente charité, dans sa virginité, et dans sa pieuse humilité, de devenir grosse sans connaître l'homme, et mère sans connaître les douleurs de l'enfantement, C'est peu encore, le fruit qui est né d'elle est appelé saint, et est le Fils de Dieu (Luc. I, 35).
13. Après cela, mes frères, nous devons particulièrement veiller à ce que le Verbe de Dieu, qui est sorti de la bouche de son père pour venir à nous, par le moyen de la Vierge, ne s'en retourne point vide, et que, par l'intercession de la même Vierge, nous rendions grâce pour grâce. Célébrons son souvenir tant que nous soupirons après sa présence. Faisons ainsi remonter à leur source les courants de la grâce, afin qu'ils nous reviennent encore plus abondants. Autrement s'ils ne retournent vers leur source, ils se dessécheront, et trouvés infidèles en de moindres grâces, nous ne mériterons point d'en recevoir de plus grandes. Or, c'est bien peu que le simple souvenir dans le présent, c'est peu en comparaison de ce que nous espérons, mais c'est beaucoup par rapport à ce que nous méritons. Oui, le souvenir est bien au dessous du désir, niais il faut avouer qu'il est bien au dessus du mérite. Aussi, est-ce avec sagesse que l'Épouse se félicite beaucoup d'avoir obtenu ce peu. En effet, après avoir dit : " Dites-moi où vous faites paître vos troupeaux, où vous vous reposez durant le midi (Cant. I, 6), " ne recevant que bien peu, en comparaison de ce qu'elle avait demandé, car au lieu du pâturage de midi, elle ne goûte qu'au sacrifice du soir, au lieu d'éclater en murmures ou de se laisser aller à la tristesse, comme cela ne se voit que trop souvent, elle rend grâces à son bien-aimé, et se montre en tout plus dévouée encore qu'auparavant. Elle savait bien que si elle se montrait reconnaissante à l'ombre du simple souvenir, elle obtiendrait certainement la lumière de sa présence. Ne demeurez donc point en silence, ô vous qui vous souvenez du Seigneur, ne restez point muets. Il est certain que ceux qui jouissent de la présence de Dieu n'ont pas besoin d'exhortation, et ces paroles du Prophète, " Jérusalem loue le Seigneur, Sion célèbre les louanges de ton Dieu (Psal. CXLVII, 1), " sont des paroles de félicitation, plutôt que des mots d'exhortation; mais ceux qui vivent encore dans la foi ont besoin qu'on les engage à ne point demeurer muets et à ne pas répondre à Dieu par le silence. Car pour lui, il fait entendre sa voix, il a des paroles de paix sur son peuple, sur ses saints, sur tous ceux qui se convertissent du fond du coeur. Après tout, il est dit : " Vous serez saint, Seigneur, avec les saints, et innocent avec l'innocent (Psal. XVII, 26). " Dieu écoutera donc ceux qui l'écoutent et adressera fa parole à ceux qui lui parlent. Si vous gardez le silence, vous le forcez donc à le garder aussi lui-même. Mais de. quel silence parlé-je? Du silence que gardent ceux qui ne parlent point de sa gloire. Il est dit, en effet. " Ne vous taisez point, et ne demeurez point en silence devant lui, jusqu'à ce qu'il ait affermi Jérusalem et qu'il l'ait rendue un objet de louanges sur la terre (Is. LXII, 7). " Les louanges de Jérusalem sont des louanges aussi douces que belles (Psal. CXLVI, 1). A moins peut-être que nous ne pensions que les anges, qui sont les citoyens de la Jérusalem céleste, s'enivrent les uns les autres de leurs louanges, et se trompent mutuellement dans leurs vains compliments (Psal. LXII, 10).
14. Que votre volonté, ô notre Père, se fasse donc sur la terre comme dans les cieux, pour que Jérusalem soit affermie sur la terre. Mais quoi, l'ange ne désire-t-il point recueillir de la gloire de la bouche de l'ange dans la Jérusalem céleste, et sur la terre l'homme ne brûle-t-il point du désir d'être loué par l'homme? O perversité exécrable ! Que ce soit le partage de ceux qui ne connaissent point Dieu et qui ont oublié le Seigneur, mais pour vous, qui vous souvenez du Seigneur, ne vous taisez point et ne demeurez point en silence devant lui (Is. LXII, 6), jusqu'à ce qu'il ait affermi Jérusalem, et qu'il l'ait rendue parfaite sur la terre. Il y a un silence irrépréhensible, il y en a même un qui est louable, de même qu'il y a des paroles qui sont bonnes. Autrement le Prophète ne dirait pas : " Il est bon d'entendre en silence. le salut de Dieu (Thren. III, 27). " Il est bon que la jactance fasse silence, que le blasphème se taise, que le murmure et la détraction demeurent silencieux. Celui-ci, sous la grandeur de sa tâche et sous le poids du jour, murmure dans son âme, et juge ceux qui sont établis pour veiller à son salut, et qui rendront, compte de son âme. Ce murmure est un cri, et ce cri d'un coeur endurci fait taire. plus que tous les silences possibles, la voix de Dieu qu'elle ne permet plus d'entendre. Celui-là, dans la pusillanimité de son âme, se fatigue d'attendre, sa défaillance est un affreux blasphème, qui ne sera remis ni en cette vie ni en l'autre. Un troisième s'élève dans ses pensées orgueilleuses au dessus de lui (Psal. CXXX, 1), en disant : ma main est puissante (Dent. XXXII, 27), il se croit quelque chose, et n'est rien. Que pourrait lui dire celui qui ne parle que de paix? En effet, il dit, je suis riche, je n'ai besoin de rien; or la vérité a dit : " malheur à vous qui êtes riches, parce que vous avez reçu votre consolation ici bas (Luc. VI, 24), " et encore : " Heureux au contraire ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés (Matt. V, 5). " Que la voix de la médisance, que celle du blasphème et celle de l'orgueil fassent donc silence en nous, car il est bon d'entendre dans ce triple silence les paroles de salut du Seigneur, et de pouvoir lui dire: " Parlez, mou Dieu, votre serviteur écoute (I Reg. III, 10). " Ces trois voix, en effet, ne s'élèvent point vers Dieu, mais contre Dieu, selon ce que le législateur disait aux murmurateurs : " Ce n'est pas nous, que vos murmures attaquent, c'est le Seigneur (Exod. XVI, 8). "
15. Si vous devez imposer silence à ces trois voix, vous ne devez pourtant point demeurer muets vous-mêmes, et ne parler à Dieu que par le silence. Parlez-lui contre la jactance dans la confession, afin d'obtenir ainsi le pardon du passé. Parlez-lui dans l'action de grâces contre le murmure, afin d'obtenir des grâces plus abondantes en cette vie, Parlez lui, enfin, dans l'oraison contre le découragement, si vous voulez obtenir la gloire dans l'autre monde. Oui, confessez-vous, dis-je, pour le passé, rendez grâces, pour le présent, et priez avec plus de ferveur pour l'avenir, si vous voulez qu'il ne garde point le silence lui-même sur la rémission, sur le pardon et sur la promesse. Non, non, ne demeurez pas muets, vous dis-je, et ne restez point en silence devant lui; parlez-lui, et il vous parlera, et il vous dira : " Mon bien-aimé est à moi, et moi je suis à lui (Cant. II, 16). " C'est là un mot bien agréable, une parole bien douce; on ne peut pas dire que c'est un murmure, à moins que ce ne soit le murmure même de la tourterelle. Ne me dites pas : "Comment pourrions-nous chanter un cantique sur la terre étrangère (Psal. CXXXVI, 5)? " Car on ne saurait appeler ainsi la terre dont l'Époux a dit : " La voix de la tourterelle s'est fait entendre dans notre terre (Cant. II, 12). " Elle l'avait entendu dire . " prenez-nous ces petits renards (Ibidem, 15), " et peut-être, est-ce là ce qui la fit éclater en paroles d'allégresse et s'écrier : " Mon bien-aimé est à moi, et moi je suis tout à lui. " Assurément, c'est bien la voix de la tourterelle que celle qui continue à se faire entendre avec une admirable pureté, auprès de son compagnon, soit vivant, soit mort; et c'est bien la tourterelle qui ne peut se séparer de la charité de Jésus-Christ, ni par la vie ni par la mort. Regardez, en effet, s'il est quelque chose qui puisse éloigner ce bien-aimé de celle qu'il aime, quand on voit qu'il lui demeure encore attaché, même quand elle l'offense et l'abandonne. Des nuages amoncelés allaient offusquer ses rayons, et nos iniquités creusaient un abîme entre Dieu et nous; mais le soleil a pris de la chaleur, et il a fondu toutes nos glaces. Autrement, quand seriez-vous revenu à lui, mon frère, s'il n'était demeuré constamment auprès de vous, et s'il n'avait continué à vous dire : " Revenez, revenez, Sunamite, revenez, revenez, que je vous revoie (Cant. VI, 12)? " Demeurez lui donc, vous aussi, constamment attaché, et que ni les fatigues, ni le fouet même ne vous éloignent de lui.
16. Luttez contre l'ange, et ne faiblissez point; car le royaume des cieux souffre violence, et il n'y a que les violents qui s'en rendent maîtres. N'est-ce point une lutte, " mon bien-aimé est à moi et moi je suis à lui? " Il vous a fait connaître son amour (Matt. XI, 12), il lui reste à recevoir des preuves du vôtre. Le Seigneur votre Dieu, vous soumet à bien des épreuves; souvent il s'éloigne un peu, il détourne son visage, mais ce n'est point dans un mouvement de colère. C'est pour vous éprouver, non pour vous réprouver. Votre bien-aimé vous a attendu avec patience, attendez-le à votre tour, attendez le Seigneur, agissez en homme. Vos péchés ne l'ont point vaincu, que le fouet dont il s'arme, ne vous éloigne pas non plus, et vous finirez par être béni. Mais quand sera-ce ? Au lever de l'aurore, quand le jour commencera à poindre, quand il aura établi fermement Jérusalem dans la gloire sur la terre. " Et un homme, dit l'historien sacré, lutta contre lui jusqu'au matin (Gen. XXXII, 25). " Mais au matin, Seigneur, faites moi entendre un mot de miséricorde, parce que j'ai mis en vous mon espérance. Je ne garderai point le silence, je ne demeurerai pas muet devant vous jusqu'au matin. Fasse le ciel que je ne demeure pas non plus à jeûn. Vous daignez me faire paître, et même au milieu des lis. " Mon bien-aimé est à moi, et moi je suis à lui, parce qu'il se nourrit parmi les lis (Cant. II, 16). " Vous vous rappelez, je pense, que dans le même cantique il est marqué d'une tisanière expresse, que l'apparition des fleurs accompagne le chant des tourterelles {Carat. II, 11). Mais remarquez bien qu'il ne parle que dé l'endroit bû il est, non de la nourriture qu'il y trouve, car il ne dit point ce qu'il mange, il dit seulement au milieu de quelles fleurs il se nourrit. Peut-être ne se nourrit-il point des lis en les mangeant, mais seulement en jouissant de leur entourage car il n'est pas dit qu'il s'en nourrit, mais seulement qu'il se trouve au milieu d'eux. d'est donc le parfum plutôt que le goût des lis qui lui plaît, et s'il s'en nourrit c'est plutôt par la vue que par le goût.
17. Aussi il paît au milieu des lis; jusqu'à ce que le jour commence à poindre, et que la richesse des fruits succède à là beauté des fleurs. Mais, en attendant, comme c'est le temps des fleurs, non celui des fruits, puisque nous ne sommes encore que dans l'attente, non dans la réalité, que nous ne marchons que par la foi, non point encore par une claire vue (Cor. V, 7), et que nous nous félicitons plutôt de l'espérance, que de la possession; considérez combien ces fleurs sont tendres encore, et rappelez-vous l'observation de l'Apôtre : " C'est dans des vases bien fragiles que nous portons notre trésor (II Cor. IV, 7). " A combien de périls, en effet, ne sont point exposées des fleurs ? Avec quelle facilité les épines déchirent la tige des lis ! combien le bien-aimé a-t-il raison de dire : " Mon amie est comme les lis au milieu des épines (Cant. II, 2) ? " N'était-ce pas aussi un lis au milieu des épines celui qui disait " Pour moi je gardais un esprit de paix avec ceux qui haïssaient la paix (Psal. CXIX, 6) ? " D'ailleurs, si le juste germe comme un lis, ce n'est pourtant point de lis que se nourrit l'Époux, et de plus il n'aime point la singularité. Entendez-le parler celui qui demeure au milieu des lis : " En quelque lieu que se trouvent deux ou trois personnes assemblées en mon nom, je m'y trouve au milieu d'elles (Matt. XVIII, 20). " Toujours Jésus a aimé le milieu, toujours le Fils de l'homme, le médiateur entre Dieu et lés hommes, a réprouvé les lieux écartés, les endroits solitaires. " Mon bien-aimé est à moi, et moi je suis à lui, qui paît entre les lis. " Ayons soin de cultiver des lis; mes frères, arrachons les ronces et les épines, et plantons des lis à la place. Peut-être un jour le bien-aimé daignera-t-il descendre chez nous, pour y prendre sa nourriture.
18. Il la trouvait chez Marie, il la trouvait même là en une abondance extraordinaire, eu égard au nombre des lis. Ne sont-ce point des lis, que la gloire de la virginité, que les insignes de l'humilité; que la suréminence de la charité ? Nous pouvons aussi avoir nos lis quoique beaucoup moins beaux, mais quels qu'ils soient, l'Époux ne dédaignera
certainement pas de venir se nourrir au milieu d'eux,
si la gaieté de dévotion fait fleurir les actions de grâce,
ont je vous ai parlé, si le pureté d'intention blanchit notre
prière, et l’indulgence de notre confession, selon ce qui est écrit
: " Quand même vos péchés seraient comme l'écarlate,
ils deviendraient blancs comme de la neige, et quand ils seraient rouges
comme du vermillon, ils seront blancs comme la laine la plus blanche (Isa.
I, 18). " D'ailleurs, recommandez à Marie tout ce que vous offrez
à Dieu, afin que la grâce retourne à celui qui nous
l'a donnée, par le même lit qu'elle a coulé vers nous.
Dieu n'était pas hors d'état de nous verser la grâce;
sans faire passer par ce conduit, s'il l'avait voulu, mais il a voulu nous
donner un moyen de la faire descendre jusqu'à nous. Peut-être
vos mains sont-elles pleines de sang, eau gâtées par des présents,
parce que vous ne les en avez pas encore complètement débarrassées
; ayez donc soin de lui présenter le peu que vous avez à
lui offrir par les mains parfaitement pures, et dignes de Marie, si vous
voulez ne point essuyer un refus. Les mains de Marie sont des lis d'une
éclatante blancheur, et le Dieu qui aime les lis, ne se plaindra
pas que ce que vous aurez placé entre les mains de Marie; ne se
trouve point au milieu des lis. Ainsi soit-il.