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OEUVRES COMPLÈTES 
DE 
SAINT BERNARD

TRADUCTION PAR M. L'ABBÉ CHARPENTIER

VIVÈS, PARIS 1866





Source : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/
 
 




SERMONS DE SAINT BERNARD, POUR DES FÊTES DE SAINTS.

















OEUVRES COMPLÈTES DE SAINT BERNARD *

SAINT MICHEL *

PREMIER SERMON POUR LA FÊTE DE SAINT MICHEL. Des devoirs des anges envers nous, et du respect que nous leur devons. *

DEUXIÈME SERMON POUR LA FÊTE DE SAINT MICHEL. Sur ces paroles : " Si quelqu'un est un sujet de scandale pour l'un de ces petits qui croient en moi, etc. (Matt. XVIII, 6). " *

TOUSSAINT * PREMIER SERMON POUR LA FÊTE DE LA TOUSSAINT. Sur ce passage de l'Évangile : " Jésus voyant la foule, etc. (Matt. V, 1). " *

DEUXIEME SERMON POUR LA FÊTE DE LA TOUSSAINT. État des saints avant la résurrection. *

TROISIÈME SERMON POUR LE JOUR DE LA TOUSSAINT. Comment les âmes saintes seront sans tache et sans ride. *

QUATRIÈME SERMON POUR LE JOUR DE LA TOUSSAINT. Sein d'Abraham, autel sous lequel saint Jean a entendu les âmes des saints, et les sept pains dont on a recueilli sept corbeilles de morceaux qui restaient. *

CINQUIÈME SERMON POUR LA FÊTE DE LA TOUSSAINT. *

Saint MALACHIE * DEUXIÈME SERMON SUR LE SAINT ÉVÊQUE MALACHIE. *

SERMON POUR LA FÊTE DE SAINT MARTIN, ÉVÊQUE. Exemples d'obéissance. *

SERMON POUR LA FÊTE DE SAINT CLÉMENT, PAPE ET MARTYR. Les trois eaux. *

Saint ANDRÉ * SERMON POUR LA VEILLE DE LA FÊTE DE SAINT ANDRÉ, APOTRE. Comment on doit se préparer par le jeûne à la fête des saints. *

PREMIER SERMON POUR LA FÊTE DE SAINT ANDRÉ APÔTRE. Trois sortes de poissons, les poissons de la mer, ceux des fleuves et ceux des étangs. *

DEUXIÈME SERMON POUR LA FÊTE DE SAINT ANDRÉ. Les quatre bras de la croix. *

SERMON (a) POUR L'INHUMATION DE DOM HUMBERT, RELIGIEUX DE CLAIRVAUX. *

DÉDICACE * PREMIER SERMON POUR LE JOUR DE LA DÉDICACE (a) DE L'ÉGLISE. Les cinq mystères de la Dédicace. *

DEUXIÈME SERMON POUR LA DÉDICACE DE L'ÉGLISE. Comment nous devons être unis avec nous et avec les autres. *

TROISIÈME SERMON POUR LA DÉDICACE DE L'ÉGLISE. Les trois apprêts que nous devons faire pour la garde de Dieu. *

QUATRIÈME SERMON POUR LA DÉDICACE DE L'ÉGLISE. Sur les trois demeures. *

CINQUIÈME SERMON POUR LA DÉDICACE DE L'ÉGLISE. Des deux manières de se considérer. *

SIXIÈME SERMON POUR LA DÉDICACE DE L'ÉGLISE. Respect dû aux lieux-Saints. *

SAINT MICHEL
 
 
 
 

PREMIER SERMON POUR LA FÊTE DE SAINT MICHEL. Des devoirs des anges envers nous, et du respect que nous leur devons.

1. Nous faisons aujourd'hui la fête des saints anges, et vous réclamez de moi le sermon qui vous est dû, en pareille solennité. Mais que dirai-je des esprits angéliques, moi qui ne suis qu'un chétif ver de terre? Je crois, et je tiens de foi certaine qu'ils ont le bonheur de jouir de la présence et de la vision de Dieu, et qu'ils sont comblés d'une félicité sans fin dans les biens du Seigneur que l'exil n'a point vus, dont l'oreille n'a point entendu parler, et dont le coeur de l'homme n'a pu même concevoir le désir. Qu'est-ce donc qu'eu simple mortel peut dire sur ce sujet à des hommes mortels comme lui? Il ne saurait se former lui-même une idée de ces choses-là, et, pour eux, ils ne sauraient les entendre, Assurément, si la bouche parle de l’abondance du coeur; il faut que la langue se taise faute de pensées qui l’inspirent. Mais si c'est trop pour nous parler de l'éclat et de la gloire dont les saints anges jouissent en eux-mêmes, ou plutôt dont ils dépassent nos coeurs en Dieu, nous pouvons vous entretenir du moins de la grâce et de la charité que nous trouvons en eux. Car dans les esprits célestes, on rencontre non-seulement une dignité admirable, mais encore une condescendance pleine d'amabilité. Il est juste, en effet, mes frères, que, ne pouvant nous élever jusqu'à la compréhension de leur gloire, nous nous: attachions d'autant plus étroitement à la miséricorde, dont nous savons, de science certaine, que les familiers de Dieu, les citoyens du Ciel, les princes du Paradis, sont remplis. D'ailleurs, l'Apôtre lui-même qui fut ravi jusqu'au troisième ciel, et qui vit, de ses yeux, la cour des bienheureux, et en connut les secrets, nous assure " que tous les anges sont des esprits qui tiennent lieu de serviteurs, et de ministres, et qui sont envoyés pour exercer leur ministère, en faveur de ceux qui doivent être les héritiers du salut (Heber. I, 14). "

2. Il ne faut pas qu'on le trouve incroyable,d'autant plus que le créateur, le roi même des anges est venu, non point pour être servi, mais pour servir, et pour donner son âme pour une foule d'hommes. Pourquoi donc se trouverait-il quelqu'un parmi les anges qui dédaignât un semblable ministère, quand ils s'y voient précédés par celui qu'ils servent eux-mêmes dans les cieux, avec une extrême ardeur et une félicité entière? Ne doutez pas du moins qu'il en soit ainsi, car le Prophète vous dit : " Un million le servaient, et un autre million se tenaient debout devant lui (Dan. VII, 10). " Un autre Prophète, en parlant du Fils au Père, a dit: " Vous l'avez abaissé un peu au dessous des anges (Psal. VIII, 6). " Il convenait, en effet, que celui qui l'emporte sur eux par la grandeur, l'emportât aussi par l'humilité ; qu'il fût d'autant inférieur aux anges qu'il s'est dévoué à un ministère inférieur au leur, et qui fût d'autant plus excellent qu'il a reçu un nom plus différent du leur. Mais peut-être me demanderez-vous en quoi il a été abaissé un peu au dessous des anges, puisque, après tout, il n'est pas venu pour servir, car, ainsi que je l'ai rappelé plus haut, ce sont eux qui nous sont envoyés comme ministres de Dieu ? Pour ce qui est de ce que, non-seulement il servit, mais encore qu'il fût servi, celui qui servait était le même que celui qui était servi. Aussi, est-ce avec raison que l'Épouse des Cantiques a dit : "Le voici qui vient, sautant sur les montagnes, passant par dessus les collines (Cant. II. 8); " quand il sert, il saute au milieu des anges, mais quand il est servi, alors il passe par dessus eux. Si les anges servent, ce n'est point de leur propre fond, ils offrent à Dieu de bonnes couvres, non les leurs, mais les nôtres, et nous rapportent sa grâce. Voilà pourquoi, quand l'Écriture dit : Et la fumée des parfums composée des prières des saints, s'élevant de la main de l'ange, monte devant Dieu (Apoc. VIII, 4), " elle a soin d'ajouter : " Et on lui donna une grande quantité de parfums. " Or ces parfums ce sont nos sueurs, non les leurs; les larmes qu'ils offrent à Dieu, ce ne sont pas leurs larmes, mais les nôtres, et les présents qu'ils nous rapportent, ne sont point leurs présents, mais ceux de Dieu.

3. Il n'en est pas ainsi de ce serviteur plus sublime, et en même temps plus humble que tous les autres; il s'est offert lui-même en sacrifice de louange, en donnant à son Père son âme, et à nous, tous les jours de la vie, sa propre chair. Grâce à cet illustre serviteur, il ne faut pas nous étonner si les saints anges se montrent pleins de bienveillance, d'empressement même à nous servir. Ils nous aiment, en effet, parce que Jésus-Christ nous a aimés. Il y a un dicton populaire qui dit : quiconque m'aime, aime aussi mon chien. Or, anges bienheureux, nous sommes les petits chiens de ce Seigneur que vous aimez tous, oui, de petits chiens qui désirons nous nourrir des miettes qui tombent de la table de nos maîtres qui ne sont autres que vous. Ce que je dis là, mes frères, c'est pour vous donner une plus grande confiance encore , dans les bienheureux anges, et pour que, dans vos besoins, vous invoquiez leurs secours avec plus d'amour; c'est aussi pour que vous ayez plus fort à coeur de vivre convenablement en leur présence, de vous concilier tous les jours davantage leur faveur et leur bienveillance., et de vous assurer leur clémence. C'est dans la même pensée que je crois bon d'indiquer encore à votre charité les autres motifs que les saints anges ont de s'occuper de nous avec sollicitude; sans anxiété pour eux , il est vrai , mais noir point sans utilité pour irons; sans rien perdre de leur propre bonheur, j'en conviens, mais non pas sans augmenter nos moyens de salut.

4. Il est hors de doute que les âmes humaines, qui sont des âmes raisonnables et capables de la béatitude, sont un lien de parenté , s'il m'est permis de parler ainsi, avec la nature des anges ; et il ne vous conviendrait pas, ô esprits bienheureux, de dédaigner au mépris du précepte de la charité, votre espèce que vous devez visites, lors même qu'elle se trouve comme vous le voyez vous-mêmes, tombée dans un extrême abaissement. D'ailleurs, je ne puis croire non plus que vous voyiez avec plaisir, citoyens. du ciel, les brèches faites à votre cité, et la ruine de vos murs patente à vos regards. Si vous désirez les voir relever, comme il n'est que trop juste, faites entendre fréquemment, je vous en supplie, au pied de trône de gloire, ce cri de prière : " Seigneur, traitez favorablement Sion , faites-lui sentir les effets de votre bonté, afin que les murs de Jérusalem soient rebâtis (Psal. L, 20). " Si vous aimez, ou plutôt puisque vous aimez la beauté de la maison de Dieu, manifestez votre zèle pour les pierres vivantes et raisonnables qui seules peuvent être employées avec vous, à la construction. de cette maison. Voilà , mes chers frères, le triple bien qui attire vers nous du haut des cieux, pour nous consoler, nous visiter et nous aider, la suréminente charité des anges, pour Dieu , pour nous et pour eux-mêmes. Pour Dieu d'abord, dont ils imitent, comme il n'est que trop juste, les entrailles de miséricorde à notre égard ; pour nous, en qui ils reconnaissent, avec un sentiment de commisération, leur propre ressemblance; pour eux enfin, car leur plus grand désir est de parvenir à recruter, parmi nous, assez d'hommes pour combler les vides de leurs rangs. Car c'est de la bouche des enfants qui ne se nourrissent encore que de lait, non d'aliments solides, que doit être complétée la louange qui appartient à sa majesté, cette louange dont les esprits angéliques ont les prémices qui les couvrent d'un bonheur extrême. Mais plus ils nous attendent pour cela avec impatience, plus ils sont pressés du désir et du besoin d'en voir la consommation.

5. Puisque les choses sont ainsi , songez, mes bien chers frères, avec quel soin nous devons travailler à nous rendre dignes de leur commerce, et quelle vie nous devons mener en présence des anges, de peur de blesser la sainteté de leurs regards. Malheur, en effet à nous, si nos péchés nous rendent indignes à leurs yeux de recevoir leurs visites et de jouir de leur présence, car il ne nous restera plus qu'à pleurer et à nous écrier avec le Prophète : " Mes amis et mes proches se sont levés et déclarés contre moi ; ceux qui étaient proches de moi, s'en sont tenus éloignés, et ceux qui cherchaient à m'ôter la vie, usaient de violence pour me la ravir (Psal XXXVIII, 12). " Oui, ceux qui, par leur présence, pouvaient nous protéger et tenir notre ennemi à l'écart, se sont bien éloignés de nous. Si nous avons un tel besoin que les anges nous honorent. de leur amicale assistance, nous devons éviter avec le plus grand soin de les offenser, et nous exercer particulièrement à la pratique des vertus que nous savons leur plaire. Il y a bien des choses qu'ils ont pour agréable et qu'ils sont charriés de trouver en nous, telles sont, par exemple, la sobriété, la chasteté, la pauvreté volontaire, de fréquents gémissements poussés vers-le ciel, des larmes mêlées aux prières dans un coeur attentif; ce que les anges de la paix aiment trouver en nous par dessus tout, c'est la paix et l'union. Comment n'aimeraient-ils pas avec délices, en nous, les choses mimés qui sont comme la forme de leur cité sainte et leur font admirer une Jérusalem nouvelle sur la terre? Je vous dirai donc que, dé même que toutes les parties de cette cité saints: ont une parfaite union entre elles (Psal. CXXI, 3), ainsi doit-il en être de nos pensées et de nos discours, il ne faut point qu'il y ait de schismes entre nous, mais, au contraire, nous ne devons faire qu'un seul corps en Jésus-Christ, et nous montrer comme étant les membres les uns des autres.

6. Aussi n'est-il rien qui offense plus les anges et excite davantage leur courroux que les discussions et les scandales qu'ils peuvent remarquer parmi nous. Écoutez, à ce sujet, les paroles de saint Paul aux Corinthiens : " Puisqu'il y a parmi vous des jalousies, des disputes et des divisions, n'est-il pas visible que vous êtes charnels, et que vous vous conduisez selon le vieil homme (I Cor. III, 3) ? " Dans l'épître de l'apôtre saint Jude, nous lisons également : Ce sont des gens qui se séparent eux-mêmes des hommes sensuels qui n'ont point l'esprit de Dieu (Jud. I, 19). " Vous savez comment l'âme de l'homme vivifie tous les membres du corps, tant qu'ils demeurent unis les uns aux autres; séparez-les, et vous verrez si elle continue à entretenir la vie en eux. Ainsi en est-il de quiconque dit anathème à Jésus, ce qu'on ne peut faire en parlant dans le Saint-Esprit, attendu que tout anathème est une séparation (I Cor. II, 4). Oui, il en est ainsi, je le répète, de tous ceux qui se séparent de l'unité, on ne peut douter que l'esprit de vie ne se retire d'eux. C'est donc avec vérité que les apôtres appellent ceux qui se séparent eux-mêmes et sèment la division, des hommes charnels et animaux, et disent qu'ils n'ont point l'esprit de Dieu. Ces saints anges, ces esprits bienheureux disent donc, quand ils trouvent quelque part des dissensions et des scandales : que peut-il y avoir de, commun entre nous et cette génération dépourvue de l'esprit de Dies ? Si cet esprit se trouvait là présent, il y répandrait la charité et empêcherait le lien de l'unité de se rompre; nous ne saurions, au grand jamais, demeurer parmi de tels hommes, ils sont tout charnels. Quel rapport peut-il y avoir entre la lumière et les ténèbres ? Nous sommes habitants d'un royaume de paix et d'union, et nous espérions que ces hommes entreraient dans notre paix et notre union, mais comment pourraient-ils ne faire qu'un avec nous quand ils sont divis s entre eux? Vous voyez comme l'Évangile de ce jour a été bien choisi pour une telle solennité, il nous détourne, en effet, du scandale des petits (Matt. XVIII, 6), comme étant odieux aux anges. Si quelqu'un, dit l'Écrivain sacré, est un sujet de scandale pour un de ces petits... combien dures à entendre sont les paroles qui suivent! Mais l’heure est passée, il faut maintenant que nous allions célébrer nos messes. Pardonnez-moi donc de remettre la suite de mon discours à un autre jour ; peut-être cet ajournement ne vous sera-t-il point inutile, si je continue ce sujet du mieux qu'il me sera possible une autre fois.
 
 
 
 
 
 

DEUXIÈME SERMON POUR LA FÊTE DE SAINT MICHEL. Sur ces paroles : " Si quelqu'un est un sujet de scandale pour l'un de ces petits qui croient en moi, etc. (Matt. XVIII, 6). "

1. Mes frères, vous avez entendu en quels termes terribles l'Évangile tonne contre ceux qui scandalisent les faibles. La Vérité ne flatte personne, ne. trompe personne, elle dit ouvertement : " Malheur à celui par qui le scandale arrive (Matt. XVIII, 7); il vaudrait mieux pour lui qu'il ne fût pas né (Matt. XXVI, 24); " sans doute il veut dire né une seconde fois, né à la vie, né au Saint-Esprit, pour être ensuite absorbé par la chair. Il vaudrait mieux pour lui, s'il en est un qui se trouve dans ce cas, qui suscite des scandales dans cette maison, dans cette communauté sainte, agréable à Dieu et aux anges, qui est heureuse et qui s'aime, qu'une meule, comme celle que les aines font mouvoir, soit attachée à son cou, qu'il échangent le joug si doux et le fardeau si léger du Sauveur, contre le poids accablant, pour ses épaules, des cupidités terrestres, et qu'il soit précipité de nos mains au fond de cette mer grande et spacieuse qui n’est autre que ce siècle pervers, car il serait moins funeste pour lui de périr dans le inonde que dans le monastère. Or, quiconque n'a point la charité ne peut que périr, quand même il aurait le courage de livrer son corps aux flammes ( I Cor. XIII, 3). Si je m'exprime ainsi, mes frères, ce n'est pas que je n'ai point bonne opinion de vous, ou que je vois ce vice détestable régner parmi vous, mais c'est afin que vous soyez plus attentifs encore à persévérer et à croître dans cette charité, dans cette union et cette, paix où vous vous trouvez maintenant dans le Seigneur. Quelle est notre espérance, quelle est notre joie et notre couronne de gloire? N'est-ce point votre union, l'unanimité de vos sentiments, où je suis heureux de vous trouver remplis d'amour pour vos frères, et de vous voir appliquer, avant terri, à. conserver, les mis pour les autres, les dispositions d'une charité réciproque, qui fait le vrai bien de la perfection ? C'est en cela que tout le monde reconnaît, avec les saints anges eux-mêmes, que vous êtes les disciples du Christ, puisque vous vous aimez les uns les autres.

2. Si vous n'avez point oublié les trois causes que les anges ont de nous aimer et de prendre soin de nous, dont je vous ai entretenus dans ma précédente instruction, vous pouvez concevoir aisément tous les avantages qu'on recueille de la charité fraternelle; car il est bien facile de voir qu'aucune de ces causes ne favorise quiconque n'aime pas son prochain. En effet, quel motif les anges auront-ils de nous aimer pour Notre Seigneur Jésus-Christ, s'ils voient, au peu d'amour que nous avons les uns pour les autres, qu'il s'en faut bien que nous soyons ses disciples? Serons-nous aimés d'eux à cause de nous, c'est-à-dire à cause de la ressemblance de notre nature avec leur nature spirituelle, s'ils voient que nous n'aimons pas nous-mêmes ceux qui sont de la même nature que nous, que dis-je ? s'il est évident pour eux, aux divisions qui subsistant entre nous, que bien loin d'être spirituels, nous ne sommes que charnels ? Enfin, nous aimeront-ils pour eux, et dans l'espoir qu'un jour nous servirons à réparer les brèches de leur cité sainte, s'ils voient, ce qu'à Dieu ne plaise, que le ciment de la charité, qui peut seul nous unir et nous faire faire corps avec eux, nous manque? Comment pourront-ils espérer de voir les murs éternels de leur cité réédifiés avec nous pour pierres, s'ils savent, s'ils voient que nous ne sommes point des pierres vivantes qui puissent s'attacher les unes aux autres, mais plutôt que nous sommes comme des grains de sable que le vent enlève de la face de la terre, qu'un mot soulève comme un tourbillon, et que le souffle du plus léger soupçon emporte? Mais en voilà assez sur ces mots du Seigneur : " Si, quelqu'un scandalise un de ces petits (Matt. XVIII, 6). " Je suis convaincu que, désormais, vous, vous garderez de cette peste redoutable avec tous les soins possibles.

3. Mais, après cela, qui pourrait entendre, sans émotion, l'Évangile continuer : " Si votre oeil vous scandalise arrachez-le (Matt. XVIII, 6)? " Est-ce qu'il nous est ordonné de nous, arracher cet oeil corporel, de nous couper cette main ou ce pied matériels? Loin de nous, mes frères, une pensée aussi ridicule, un sens aussi charnel. En effet, après nous avoir mis en garde contre les scandales extérieurs, en termes assez durs, comme vous avez pu l'entendre, le Seigneur nous dit la conduite que nous devons avoir par rapport au scandale que nous souffrons au dedans de nous, dans celle loi de révolte que nous trouvons dans nos membres. Il connaît en effet, le limon dont il nous a formés, et sait bien qu'il ne nous est pas aussi facile d'éviter ce scandale. Or, une expérience quotidienne nous a appris que cette sorte de scandale peut se produire de trois manières. Il arrive quelquefois que l'oeil intérieur de notre intention est simple et pur et serait mieux appelé, dans ce cas, l'oeil de la grâce que notre œil à nous; mais c'est le nôtre, à proprement parler, qui nous scandalise, quand notre volonté nous suggère une intention moins pure qu'elle ne devrait; c'est de cet oeil-là que le Seigneur nous donne le conseil " de l'arracher et de le jeter loin de nous (Ibidem, 9). " C'est ce qu'on fait en ne consentant point, en rejetant cette intention, en y résistant. C'est de la même manière qu'il faut entendre ce qui est dit de la main et du pied ; car lorsque nous sommes appliqués à de bonnes oeuvres et que notre volonté. propre s'efforce de nous attirer à d'autres oeuvres, c'est proprement notre main qui nous scandalise, il faut la couper, la rejeter loin de nous, ne point lui céder.

4. De même, quand nous désirons faire des progrès dans la sainteté, gravir les échelons de l'échelle qui apparut à Jacob, et, suivant le mot du Psalmiste, avancer de vertu eu vertu (Psal. LXXXVIII, 8), souvent nous sommes scandalisés par notre pied, je veux dire par le pied de notre mollesse et de notre négligence, qui tend de préférence à reculer plutôt, et à descendre. Il faut le couper, afin que le pied de la grâce, qui demeure ferme dans le droit chemin, puisse courir sans obstacle, sans scandale, sans pierre d'achoppement. Pour ce qui est de ce que le Seigneur ajoute en disant : " Mieux vaut pour vous que vous entriez dans la vie n'ayant qu'un oeil, qu'une main, qu'un pied, que d'en avoir deux et d'être précipités. dans le feu de l'enfer (Matt. XVIII, 9), " cela s'adresse à ceux. qui suivent indistinctement leur volonté, bonne ou mauvaise, et s'engagent dans deux voies en même temps, suivent tantôt la bonne, tantôt la mauvaise, selon les désirs changeants de leur coeur. Il vaudrait certainement mieux pour eut s'attacher en toutes choses à la grâce, et toutes les fois qu'ils rencontrent leur volonté propre, la couper et la rejeter loin d'eux. Mais après avoir passé bien du temps pour arriver à vaincre enfin notre volonté propre, et à l'a couper en suite comme un membre, il faut que notre âme apprenne non-seulement à ne point se laisser aller à l'orgueil, mais encore à demeurer soumise à Dieu, loin de tout scandale, et de toute contradiction. Alors il ne sera plus nécessaire de nous arracher un oeil, car, en s'attachant à l'oeil simple, il est devenu simple et pur lui-même; bien glus, au lieu d'être un oeil différent, il ne forme plus qu'un seul et même oeil avec le simple, selon ces paroles de l'Apôtre : " Quiconque s'attache au Seigneur ne fait plus qu'un seul et même esprit avec lui (I Cor. VI, 17). " Ce que j'ai dit de l'oeil, je le dis de la main et du pied de la même manière. Quiconque a une volonté si bien unie d’affection et de désir avec la grâce, qu'il ne désire plus faire rien de mal, ni même rien de moins bon, ou moins bien que la grâce ne le lui inspire, est un homme parfait. Mais cette paix est le propre de la félicité; le retranchement des scandales, la victoire des tentations, est le propre de la force ; l'une est le partage de la gloire, l'autre, le lot de la vertu.
 
 
 
 
 
 

TOUSSAINT
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

PREMIER SERMON POUR LA FÊTE DE LA TOUSSAINT. Sur ce passage de l'Évangile : " Jésus voyant la foule, etc. (Matt. V, 1). "

1. La fête de tous les saints que nous faisons aujourd'hui mérite d'être célébrée avec toute sorte tic dévotion. En effet, si la fête de saint Pierre, de saint Étienne, ou de tout autre saint nous parait grande, et l'est, en effet, combien plus grande doit être pour nous celle que nous- faisons aujourd'hui, puisque au lieu d'être la fête d'un seul saint, elle est la fête de tous les saints ? Vous n'ignorez pas, nies frères, que les gens du monde célèbrent leurs fêtes par des festins mondains, et que plus la solennité est grande plus aussi ils font bonne chère. Eh quoi donc? ne faut-il pas aussi que ceux qui se sont convertis dans leur coeur, recherchent les délices du coeur; les gens,spirituels ne doivent-ils pas aussi rechercher des,joies spirituelles? Aussi, mes frères, notre festin est-il préparé, tout est-il cuit, et le temps de nous mettre à table est-il arrivé. Il est juste que nous commencions par les festins de l'âme puisque, sans l'ombre d'un doute, elle l'emporte sur le reste de notre être, et qu'elle est sans comparaison la meilleure partie de nous-mêmes. D'ailleurs, il est de toute évidence que la fête des saints se rapporte bien plus à l'âme qu'au corps. Or, les âmes doivent prendre beaucoup plus de part aux choses qui se rapportent à l'âme, attendu qu'il y a entre ces choses et elles un plus grand rapport. Voilà pourquoi aussi les saints compatissent beaucoup plus aux âmes, désirent davantage les biens des âmes et se complaisent plus dans leur réfection, ils ont, comme nous, été passibles, comme nous ils ont eu à déplorer les peines de notre. voyage et de notre misérable exil, et à éprouver le poids accablant de ce corps, le tumulte du siècle, et les tentations de l'ennemi. On ne saurait donc révoquer en doute que cette solennité ne leur soit beaucoup plus agréable, parce qu'il y est pourvu, au festin des âmes, que celle que les mondains célèbrent, en donnant plus de soins à la chair dans les désirs de la volupté.

2. Mais où trouverons-nous le pain des âmes dans cette terre déserte, dans ce séjour d'horreur, dans cette solitude? Où procurer le pain spirituel, sous le soleil où ne se trouve que travail, douleur et affliction d'esprit ? Mais je sais quelqu'un qui a dit . "Demandez et vous recevrez (Matt. VII, 7), " et ailleurs : " Si donc vous autres, tout méchants que vous êtes, vous savez néanmoins donner de bonnes choses à vos enfants, à combien plus forte raison, votre Père qui est dans les cieux donnera-t-il le bon esprit à ceux qui le lui demandent (Luc. XI, 13) ? " Je n'ignore pas avec quelles instances vous avez, pendant toute la nuit et toute cette journée, demandé au ciel de vous donner le pain vivant qui fortifie non le corps, mais le coeur de l'homme. Car je n'oserai vous donner le nom de convives; nous ne sommes que des, mendiants qui vivons de la prébende de Dieu, oui, des mendiants, étendus à la porte d'un roi excessivement riche, des pauvres couverts d'ulcères et désirant se nourrir, que dis-je, se soutenir au moins en mangeant les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres dont ils font, aujourd'hui la fête, qui nagent en ce moment au sein des délices, et qui reçoivent une mesure bonne et foulée, une mesure qui déborde. Nous espérons bien qu'il se trouvera quelqu'un pour nous distribuer ces miettes, car il y a un chaos immense, une distance infinie entre la libéralité, la bonté de Dieu et la cruauté du mauvais riche. Aussi, notre Père nous a-t-il donné notre pain aujourd'hui; d'ailleurs, il faut bien que le Père des miséricordes se montre le Père des misérables, il nous a donné, dis-je, 1e pain du ciel, et nous a envoyé des vivres en abondance : je serai voire fidèle maître d'hôtel, puisse mon âme servir utilement à vous les préparer.

3. Mon coeur s'est échauffé pendant toute la nuit au-dedans de moi pour vous préparer les mets que je dois vous servir, et pendant que je méditais ces choses, un feu s'est embrasé dans mon âme (Psal. XXXVIII, 4), sans doute, celui que le Seigneur est venu apporter sur la terre, et qu'il n'a d'autre désir que de voir prendre comme un incendie. Pour une nourriture spirituelle,il faut nécessairement une cuisine spirituelle et lin feu spirituel. Il ne me reste plus qu'à vous servir ce que j'ai préparé; pour vous, ne voyez que le Seigneur qui vous traite, non le serviteur qui vous distribué ce qu'il vous donne. Cas pour moi, en ce qui me concerne, je ne suis pas autre chose que votre compagnon do service, qui s'unit à vous pour mendier pour lui en même temps que, pour vous, comme le Seigneur le sait, le pain du ciel; mais c'est votre Père lui-même, c'est lui qui vous repaît d'oeuvres et de paroles, et même de la chair de son propre Fils, qui est une vraie nourriture. Quant aux oeuvres, je lis : "Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père (Jean. IV, 34), " pour ce qui est des paroles, je lis également

: " L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (Deut. VIII, 3. " Nous avons donc à nous nourrir aujourd'hui de ses oeuvres et de ses paroles ; ensuite nous recevrons, s'il nous en fait la grâce, le sacrement sans tache de son corps sur la très-sainte table de son autel.

4. Nous lisons dans l'Evangile, que " Jésus, en apercevant une grande foule, monta sur une montagne (Matt. V, 1)." Les populations quittaient, en effet; les villes et les bourgades pour aller entendre les prédications. du Seigneur qui sauvait les âmes des uns, guérissait les corps des autres, et se les attachait tous par les liens du coeur, autant que par le bonheur qu'ils avaient à le voir. Car, sa voix était douce et sa figure agréable, s'il faut en croire celui qui lui dit : " Vous surpassez en beauté les enfants des hommes et une grâce admirable est répandue sur vos lèvres (Psal. XLIV, 8). " Tel est celui que nous suivons et à qui nous nous sommes attachés. Il est tout désirable, et non-seulement les populations, mais les saints anges eux-mêmes brûlent de le considérer. Que pourrai-je donc vous offrir de plus doux ? Il est les délices des anges. Coûtez donc et voyez combien le Seigneur est doux. Rien de ce qu'on peut désirer sur la terre ne saurait entrer en comparaison de cette douceur, de cette saveur, de cette sagesse qui est vraiment tirée des endroits les plus cachés. Et quoi! faut-il s'étonner de trouver l'éclat dans le soleil, la beauté dans la fleur, le goût dans le pain et la fécondité dans la terre? Mais toutes ces qualités-là sont autant de dons de Dieu, ton ne saurait douter, quelque part qu'il en ait donnée aux créatures, qu'il ne s'en soit réservé une plus grande encore.

5. Il ne faut pas croire que ce soit sans raison qu'il soit monté sur une montagne, d'autant plus que cela avait été prédit bien longtemps d'avarice, par un prophète qui avait dit : " montez sur une montagne, vous qui annoncez la bonne nouvelle à Sion; élevez la voix avec force, vous qui évangélisez Jérusalem (Isa. XL, 9). " Dans cette ascension sur la montagne, je vous propose de voir, à moins que vous n'ayez trouvé quelque chose de mieux, ce que Saint Luc nous rappelle au commencement du livre des Actes des apôtres, quand il nous dit. "J'ai parlé dans mon premier livre, ô Théophile, de tout ce que Jésus a fait et enseigné (Act. I, 1). " Évidemment il n'a pas agi à la façon des Pharisiens qui liaient de lourds fardeaux qu'on ne pouvait porter, efforçaient les autres à les prendre sur leurs épaules, tandis que pour eux, ils n'y voulaient pas même toucher du bout du doigt (Matt. XXIII, 4). Est-ce que ce n'est pas là un pain délicieux pour l'âme, un pain qui fortifie le coeur de l'homme ? Je vous suis avec confiance, Seigneur, et je m'avance en toute sécurité dans la voie de vos commandements, parce que je sais que vous m'y avez précédé. Oui, je cours en toute sûreté dans la voie de vos commandements, depuis que je sais que vous êtes parti des extrémités du Ciel, pour parcourir votre carrière, et que vous êtes allé jusqu'à l'autre extrémité (Psal. XVIII, 7) en suivant la même voie. Je ne saurais, mes frères, vous mâcher ainsi chaque mot en détail , mais montrez-vous des animaux purs, et qui sachent ruminer, afin d'accomplir cette parole : " Il y a toujours un trésor précieux dans la bouche du sage (Prov. XXI, 20). " La brièveté du temps et l'abondance des matières, me forceront peut-être à borner mes paroles, et à passer un peu rapidement.

6. " Jésus, voyant la foule, monta sur une montagne : " il la voyait d'un regard de commisération, car elle était comme un troupeau de brebis errantes qui n'ont point de pasteur. Que veut-il nous apprendre lorsque, avant d'enseigner, il monte sur une montagne, si non qu'il faut que les prédicateurs de la parole de Dieu tendent en haut par les désirs de leur âme, et par la sainteté de leur vie, et gravissent la montagne des vertus? " Lorsqu'il se fut assis, ses disciples s'approchèrent de lui (Matt. V, 1). Lorsqu'il se fut assis, " dit l'Évangéliste, autrement qui est-ce qui aurait pu s'approcher d'un pareil géant, s'il fût demeuré debout ? Mais il s'est baissé avec sa bonté extrême, il est descendu jusqu'à s'asseoir, en sorte qu'il pût dire à son Père : " Vous m'avez connu lorsque j'étais cassis, et vous me connûtes aussi quand je me fus levé (Psal: CXXXVIII, 1). " Il s'est assis, en effet, pour permettre aux publicains même et aux pécheurs, à Marie Madeleine et au Larron sur sa croix, de s'approcher de sa personne à laquelle ne sauraient s'élever les anges eux-mêmes, si elle demeurait debout. " Et lorsqu'il se fut assis ses disciples s'approchèrent de lui, " beaucoup plus par un mouvement dit cœur et par l'imitation de ses vertus que par le déplacement des pieds. C'est bien que l'Évangéliste nous dise que ce n'est pas la troupe des premiers venus, ni une partie du peuple, mais ses disciples qui se sont approchés de lui. Il arrive par là que de même que l'Ancien Testament, au rapport des Livres saints, a été donné sur le mont Sinaï, où Moïse seul était monté, tandis que le peuple attendait au pied (Exod. XXIV, 14), ainsi aujourd'hui les montagnes reçoivent la paix pour le peuple, et les collines, la justice; ce que les apôtres devront un jour prêcher à la lumière, et annoncer sur les toits leur est dit dans une sorte de ténèbres, dans -le secret, et dans le tuyau de l'oreille. Après cela le récit de l'Évangéliste se poursuit ainsi

7. "Et, ouvrant la bouche, il les instruisait. " Aujourd'hui il ouvre sa propre bouche, comme il avait autrefois ouvert celle des prophètes. C'est pour cela que le Psalmiste a dit quelque part : " Seigneur vous m'ouvrirez la bouche, et mes lèvres annonceront vos louanges (Psal. I., 17). " Après avoir parlé autrefois en diverses occasions et en diverses marnières dans les prophètes (Hebr. I, 1), il parle enfin lui-même à son tour, comme s'il avait dit : Je vous parlais autrefois, aujourd'hui me voici soirs vos yeux. Heureux ceux qui ont entendu parler la Sagesse même incarnée, qui ont recueilli des lèvres mêmes du Verbe de Dieu, les paroles qui en découlaient. Mais ce qu'ils ont entendu nous a été conservé, et nous pouvons l'entendre à notre tour, quoique ce ne soit plus de ses lèvres. " Ouvrant donc la bouche, il les instruisait en disant : Bienheureux les pauvres d'esprit (Matt. V, 2). " Oui, on peut bien dire qu'il a ouvert sa bouche où se trouvent cachés des trésors de sagesse et de science, et sa doctrine est bien celle de Celui qui a dit dans l'Apocalypse, " Je m'en vais faire toutes choses nouvelles (Apoc. XXII 5), " et qui auparavant avait dit par un prophète, " Je vais ouvrir ma bouche, et ,je vous révélerai des choses cachées depuis le commencement du monde (Psal. LXXVII, 2). " Qu'y a-t-il de purs caché, eu effet, que le bonheur de la pauvreté? Et pourtant c'est la vérité même qui nous en parle, la vérité qui ne peut ni tomber ni induire en erreur, c'est elle, dis-je, qui nous apprend que " les pauvres d'esprit sont bienheureux (Matt. V, 3). " Et vous insensés enfants d'Adam, vous recherchez encore les richesses, vous désirez toujours les richesses, quand le bonheur de la pauvreté a été annoncé, prêché par un Dieu au monde, et cru des hommes! que les païens les recherchent, ils vivront sans Dieu; qu'un juif soupire après elle, il n'a reçu que des promesses qui ont rapport à la terre; mais de quel front, disons mieux, avec quelle conscience un Chrétien recherchera-t-il les richesses, après que le Christ lui-même a proclamé que les pauvres sont bienheureux ? Jusques à quand, enfants étrangers, jusques à quand votre bouche continuera-t-elle à ne parler que de vanité et à proclamer heureux les hommes qui possèdent ces choses, ces biens visibles, les biens de la vie présente, quand le Fils dé Dieu a ouvert la bouche pour nous faire entendre la vérité, pour dire heureux les pauvres, malheur aux riches?

8. Mais remarquez bien qu'il ne parle pas des pauvres en général, des hommes du peuple qui ne sont pauvres que par le fait d'une misérable nécessité, non d'un acte louable de leur volonté. Je sais bien que leur misère, et leur affligeante détresse, peut leur être utile auprès de la miséricordieuse bonté de Dieu, mais je sais aussi que le Seigneur n'a point parlé d'eux en cet endroit; il n'a parlé que de ceux qui peuvent dire avec le Prophète : "mon sacrifice sera volontaire (Psal. LIII, 8). " Il ne faut pas non plus conclure de là, que toute espèce de pauvreté volontaire soit ici l'objet des louanges de Dieu. E n effet, il y eut des philosophes qui quittèrent tout, nous dit-on, afin, étant libres de tout souci des choses de ce monde, de pouvoir s'adonner plus librement à l'étude de la vanité; ils ne voulaient point être riches des biens de la terre, afin de l'être d'avantage des choses qu'ils goûtaient plus. C'est pour les exclure qu'il est dit " les pauvres d'esprit," c'est-à-dire pauvres par le fait d'une volonté toute spirituelle. " Bienheureux donc les pauvres d'esprit, " c'est-à-dire ceux qui le sont par suite d'une intention, d'un désir spirituel, uniquement pour plaire à Pieu, et pour faire leur salut : " car le royaume des cieux est à eux. " Or, qui est-ce qui parle ainsi, qui déclare les pauvres bienheureux, et les. enrichit de la sorte? Est-ce parce qu'il dit est vrai? Oui, n'en doutez point, car celui qui promet qu'il en sera ainsi, est capable de tenir à ses promesses. Si l'ennemi murmure, il lui répondra: ne m'est-il pas permis de faire ce que je veux ? Et votre oeil est-il mauvais parce que je suis bon Matt. XX, 15) ? Si tu as été justement humilié pour avoir voulu t'élever contre moi, ne faut-il pas élever ceux qui s'humilient pour moi? En effet, mes frères, si ce misérable ennemi a été précipité du ciel, pour avoir aspiré à la grandeur, convoité l'élévation, et présumé de monter plus haut qu'il n'était, n'est-il pas logique que ceux qui sont descendus à l'humble rang des pauvres volontaires, soient heureux et " possèdent le royaume des cieux, " qu'il a perdu? Remarquez aussi avec quel à propos la Sagesse même a commencé par indiquer le remède au premier péché. C'est comme s'il avait, dit en termes plus clairs : Vous voulez obtenir le ciel que l'ange a perdu par son orgueil, l'ange, dis-je, qui a été confondu dans sa propre force, et au sein de ses innombrables richesses ? Embrassez l'humble pauvreté, et il est à vous. Mais continuons.

9. " Bienheureux ceux qui sont doux. " Bien, très bien. Voilà, en effet, comment il convenait de louer la douceur, après avoir fait l'éloge de la Pauvreté, attendu que la première tentation qui éprouve ordinairement. ceux qui ont tout quitte, c'est celle qui résulte des souffrances du corps et des afflictions auxquelles la chair n'est point encore habituée. A quoi bon la pauvreté, si, ce qu'à Dieu ne plaise, celui qui s'est fait pauvre, tombe dans le murmure, devient impatient, né peut plus supporter le joug de la discipline? Il est très-bien aussi, qu'après la promesse du royaume des cieux, ils en reçoivent un autre de moindre importance, comme une sorte de gage , afin que , selon ce mot de l'Écriture, " nous ayons en même temps la promesse de la vie présente et celle de la vie future ( I Tim. IV, 8), " et que, par ce que nous voyons en cette vie , nous concevions une ferme espérance des biens de l'autre. " Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu'ils posséderont la terre. " Or, par cette terre je comprends notre corps , attendu que si l'âme veut le posséder, si elle veut régner sur ses membres, il faut qu'elle soit elle-même pleine de douceur et soumise à son supérieur, car elle trouvera son inférieur tel qu'elle se sera montrée elle-même envers son supérieur. La créature, en effet, prend les armes pour venger l'injure de son Créateur. Ainsi toute âme qui trouve sa chair révoltée contre elle, doit reconnaître qu'elle est elle-même moins soumise qu'elle ne doit aux puissances supérieures. Qu'elle s'adoucisse donc et qu'elle s'humilie sous les mains puissantes du Très-Haut, qu'elle se soumette à Dieu, ainsi qu'aux prélats qui lui commandent de sa part, et aussitôt elle trouvera un corps obéissant et soumis aussi. En effet, c'est la Vérité même qui nous le dit : " Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu'ils posséderont la terre. " Or, voyez si ce second remède n'est pas celui que réclame notre seconde blessure. En effet, après la chute de l'ange, Ève est la première créature qui pèche ; agitée par l'inquiétude de l'esprit, elle rejette en même temps le joug si doux et le fardeau bien léger de la défense du Seigneur, parce qu'elle De veut point attendre qu'elle mérite de recevoir la perfection de son bonheur de la main de Dieu qui lui avait déjà donné tout le reste, et préfère la cueillir elle-même, sûr le conseil du serpent. Voilà pourquoi elle perdit le paradis, la terre des délices, voilà pourquoi elle ressentit dans son corps même une loi de révolte. Mais peut-être, à ces mots du Seigneur , soupirez-vous déjà après la mansuétude, et vous plaignez-vous de la sauvagerie de votre propre crieur, de ses mouvements qui le font ressembler à une bête féroce, de son humeur farouche et indomptée. Remarquez donc ce qui suit.

10. " Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés. " Il faut user du fouet pour dompter le cheval; ce qui triomphe d'une âme qui n'est pas douce, c'est là contrition de l'esprit et les larmes continuelles. Aussi, dans toutes vos actions , rappelez-vous vos fins dernières , ayez sans cesse sous les yeux du coeur l'horreur de la mort, les séparations terribles du jugement dernier; les flammes redoutables de l'enfer. Songez aux misères de votre pèlerinage, repassez dans l'amertume de votre âme le souvenir de vos années ; songez aux périls de la vie de l'homme, et pensez à votre propre fragilité. Si vous vous nourrissez constamment de ces pensées, je vous assure que vous ressentirez peu tous les maux du dehors, vous serez absorbé tout entiers par les peines intérieures. Mais le Seigneur ne souffrira point, mon frère, que vous soyez sans consolation aucune, car il est le père des miséricordes, et le Dieu de toute consolation. Les promesses de la Vérité. " Heureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés, " s'accompliront en entier pour vous. D'ailleurs, je trouve dans Salomon une pensée qui se rapporte à merveille à celle-là : " Mieux vaut, dit-il, aller à une maison de deuil, que dans une maison de festin. (Eccli. VII, 3). " Tu serais bienheureuse, toi aussi, ô Ève, si après ta faute, tu avais cherché la consolation des larmes; si ton coeur s'était tourné vers le regret, tu aurais promptement obtenu ton pardon. Mais voilà que tu as recherché une bien misérable consolation, en entraînant ton mari dans ta chute ; tu as ainsi empoisonné toute ta race , en lui inoculant un poison terrible, un vice affreux, tel enfin,. que de, nos jours encore, on se console de son malheur par le malheur des autres. O Ève, quelle malheureuse consolation est la tienne, et combien malheureuse aussi est la consolation de ceux qui t'imitent ! Mais " bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés. " Mais en quoi consiste cette consolation, sinon dans la grâce de la dévotion qui prend sa source dans l'espérance du pardon, qu'est-elle autre chose que l'infinie douceur du bien, le goût de la sagesse, si petit qu'il soit, dont le Seigneur, en attendant, commence dans sa bonté, par rafraîchir l'âme affligée ! Mais ce goût même, qu'est-ce, sinon quelque chose qui éveille nos désirs, et excite notre amour, selon ce qui est dit : " Ceux qui me mangent, auront faim encore, et ceux qui me boivent, voudront encore boire (Eccli. XXIV, 29) ? " Aussi le Seigneur continue-t-il aussitôt :

11. " Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu'ils seront rassasiés (Matt. V, 6). " Que celui donc qui a faim ait une faim plus grande, que celui qui brûle de désir, soit consumé par des désirs encore plus ardents ; car, plus vos désirs seront grands, plus vous devez recevoir : que dis-je, ce n'est. pas l'imperfection et la mesure de vos désirs qui seront la règle, attendu que. vous ne pouvez désirer avec perfection que dans, l'état de perfection; or, on ne peut être dans cet état de perfection tant qu'on ne le désire point d'une manière parfaite; mais vous recevrez une bonne mesure, une mesuré foulée, pressée et enfaîtée. " Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu'ils seront rassasiés. " Le palais de notre coeur est trop faible encore, et notre âme trop languissante pour ne pas trouver la justice dure et insipide : mais quand on y a goûté, on sait ce qu'il en est, et combien sont heureux ceux qui en sont affamés, attendu " qu'ils seront rassasiés. " O satiété vraiment heureuse et glorieuse ! O saint festin ! O agapes désirables ! Là il n'y a plus ni anxiété ni dégoût, parce que la satiété est complète, cependant le désir est toujours immense. " Bienheureux ceux qui out faim et, soif de la justice, parce qu'ils seront rassasiés. " Je crois que ces paroles sont dirigées contre Adams , qui peut-être bien a eu une partie de la justice , puisqu'il compatit à sa femme; mais s'il eût eu véritablement faim de la justice, il se serait :mie en peine de rendre ce qu'il devait, non-seulement à sa femme, mais aussi et surtout à son Créateur. S'il devait compatir à sa femme, il devait la discipliner, puis qu'elle était son inférieure, car l'homme est le chef de la femme (Ephes. V, 13). Or il devait à Dieu obéissance et soumission. Mais que penser, mes frères, en voyant que de tous ceux qui jugent si sévèrement ce qu'il a fait, il y en a tant qui ont la folie de l'imiter? Il yen a tant, disje , qui s'indignent contre lui, parce qu'il a écouté la voix de sa femme plutôt que celle de Dieu, et qui eux-mêmes écoutent aussi leur Ève, je veux dire leur propre chair, dé préférence à Dieu! Mes frères, si en ce moment nous voyions Adam placé, par les pensées qui s'élèvent dans son coeur, , entre les prières de sa femme et le commandement de son Créateur, ne crierions-nous pas ; Prends garde, malheureux, fais attention, ne cède point ; ta femme a, été séduite , ne te range pas de son côté ? Pourquoi donc, toutes les fois que nous sommes exposés à une tentation pareille, ne nous disons-nous point aussi la même chose avec la même conviction? " Car, bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu'ils seront rassasiés. " Mais qu'est-ce que toute notre justice, par rapport à Dieu? N'est-ce pas, pour me servir de l'expression même du Prophète, comme un linge souillé d'un sang impur? Bien plus, si on va au fond des choses, toute notre justice sera trouvée injuste, et moins que cela encore. Que sera ce donc de nos péchés, si nôtre justice ne peut guère répondre pour elle-même? Aussi, devons-nous nous écrier avec le Prophète : " Seigneur, n'entiez pas en jugement avec votre serviteur (Psal. CXLII, 2), " et recourir en toute humilité à la miséricorde, qui seule peut sauver nos, âmes, et méditer sérieusement les paroles suivantes :

12. " Bienheureux les miséricordieux, parce qu'ils obtiendront miséricorde. " Or, remarquez comment Zachée embrasse l'une et l'autre à la fois, quand il dit . " Seigneur, je vais donner la moitié de mon bien aux pauvres, et, si j'ai fait du, tort à quelqu'un, je lui rendrai quatre fois autant (Luc. XIX, 8). " Voyez-vous quelle faim il a de la justice, celui-là, quand, non content de rendre ce qu'il doit à la rigueur, il le restitue au quadruple. Il se montre également d'une grande miséricorde quand il donne aux pauvres la moitié de son bien. Toutefois je ne puis passer sous silence ce qui me vient à la pensée ; il faut que ma bouche dise les louanges du Seigneur, oui, les louanges du Seigneur, non les vôtres; car ce n'est point à vous, mais à son nom que je rapporte la gloire. Certainement Zachée, dont l'Évangile fait l'éloge, a donné la moitié de ses biens aux pauvres; mais moi, je vois ici bien des Zachées qui ne se sont rien réservé de tout. ce qu'ils possédaient. Qui m'écrira. l'histoire évangélique de tous ces Zachées, ou plutôt de tous ces Pierres qui peuvent dire aussi avec toute confiance ara Seigneur : " Nous avons tout quitté et nous sommes mis à votre suite (Matt. XIX, 27) ? " Mais elle est écrite déjà dans l'Évangile éternel et scellée dans le livre de vie. " Bienheureux les miséricordieux parce qu'ils obtiendront miséricorde. " Mais maintenant, mes frères, ce que je dis va droit à la cruauté d'Adam qui semblait d'abord n'avoir faibli que par amour pour sa femme. Nous savons, en effet, Adam, que cette femme est l'os de tes os, la chair de ta chair, et que c'est par amour pour elle que tu as péché. Eh bien, voyons donc jusqu'à quel point tu l'aimais. Voilà le Seigneur qui vient armé d'un glaive de feu pour punir votre prévarication, mets-toi entre ses coups et elle, et dis-lui : Seigneur, ma femme était bien faible, elle s'est laissé séduire; c'est moi qui ai péché, sa faute est la mienne, que votre vengeance ne retombe que sur moi. Mais bien loin de tenir ce langage: " La femme que vous m'avez donnée, dit-il, m'a présenté du fruit de cet arbre et j'en ai mangé (Gen. III, 12). " O perversité ! Tu ne veux point être puni pour-elle, et tu n'as pas refusé de partager sa faute ! O douleur, comme tu as tout confondu dans ta malheureuse miséricorde, quand tu aurais dû té montrer sévère, et comme tu te montrés pernicieusement cruel quand tu aurais dû faire preuve de miséricorde? En effet, tu n'aurais dû, à aucun titre, pécher pour lui plaire, et tu devrais, au contraire, satisfaire pour elle de bon coeur. Car, mes frères, telle est la règle et la justice, c'est de ne jamais faire mal pour personne, la miséricorde consiste à se charger volontiers du péché d'autrui. "Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice parce qu'ils seront rassasiés. Bienheureux les miséricordieux , parce qu'ils obtiendront miséricorde. " Voyons la suite.

13. " Bienheureux les coeurs purs , parce qu'ils verront Dieu. " Oui, heureux et bienheureux sont-ils, puisqu'ils verront celui que les anges brûlent de considérer, celui dont la vision seule st toute la vie éternelle. Mon coeur vous a dit : Ma face a cherché la vôtre, Seigneur, je rechercherai votre face. En effet, qu'y a-t-il pour moi au ciel, et que désiré-je sur la terre? Ma chair et mon cœur sont tombés en défaillance dans mon désir de vous avoir, ô mon Dieu, vous qui êtes le Dieu de mon coeur, et mon partage pour toute l'éternité (Psal. LXXII, 24 et 25). Quand donc me comblerez-vous de joie par la vue de votre visage (Psal. XV, 11) ? Malheur à moi à cause de l'impureté de mon coeur, c'est elle qui s'oppose à ce que je sois digne, dés à présent, d'être admis à cette bienheureuse vision. Quel soin, mes frères, quelle ardeur ne faut-il pas apporter à purifier l'oeil dont nous devons voir notre Dieu? Or, je sens que cet œil est obscurci chez moi par trois sortes de souillures, par la concupiscence de la chair, par la concupiscence de la gloire temporelle et par la conscience de nos fautes passées; mon âme est, en effet, agitée par deux sortes de désirs que je ne puis éteindre ni par la raison, ni par rues propres forces, tant que je demeure dans ce. siècle mauvais, et que je suis retenu par les liens de ce corps de mort. Toutefois contre ces souillures, j'ai recours à la prière ; voilà pourquoi, de même que les yeux du serviteur sont attachés sur les mains de leurs maîtres, ainsi mes yeux sont, fixés sur le Seigneur, notre Dieu, en attendant qu'il ait pitié de nous (Psal. CXXII, 3), parce que seul, il est pur, et que seul il peut rendre pur celui qui est conçu d'un germe impur (Job. XIV, 4). De même, contre la conscience du péché, nous avons le remède de la confession ; car la confession lave toutes les souillures ; ce qui purifie l'oeil de toutes les souillures, c'est donc la prière et la confession. Or, " Bienheureux les coeurs purs, parce qu'ils verront Dieu. " Ils le verront à la fin du monde, face à face, ils le verront dès maintenant. même, mais seulement. comme en énigme et dans un miroir, car ils ne le connaissent qu'en partie, mais alors ils le connaîtront parfaitement. Tout homme, dans la conscience de qui le péché vit encore enfermé, pèche par excès d'espérance, et se figure que ses péchés déplaisent moins à Dieu qu'ils ne lui déplaisent, en effet, ou bien il pèche par défaut d'espérance, en pensant que Dieu est sans miséricorde. Dans les deux cas, il mérite également que Dieu lui dise : " Vous avez crié, ô homme d'iniquité, que je vous ressemblerais (Psal. XLIX, 22); " car, ni dans l’un ni dans l'autre cas, cet homme, ne voit Dieu, son iniquité se trompe elle-même, en se forgeant. une idole à la place de ce qu'il ne saurait être. " Bienheureux les coeurs purs, parce qu'ils verront Dieu. " Par conséquent, malheureux Ève, et Adam, qui ont cherché une excuse à leur péché, dans des paroles de malice. En fuyant le remède de la confession, ils demeurent le coeur souillé et ils se trouvent rejetés de la. vue de Dieu. Poursuivons.

14. " Bienheureux les pacifiques, parce qu'ils seront appelés les enfants de Dieu. " Il est bien juste qu'ils soient appelés les enfants de Dieu, puisqu'ils auront accompli fceuvre de son Fils. En effet, c'est par Lui que nous sommes réconciliés avec Dieu, c'est lui qui a pacifié dans son sang tout ce qu'il y a dans lés cieux et sur la terre, Lui, le médiateur entre Dieu et l'homme; l'homme Jésus-Christ. Remarquez, en effet, comment, par ces trois béatitudes, l'âme se trouve réconciliée avec elle-même, par les deux suivantes avec le prochain, par la sixième avec Dieu, et comment par la septième il réconcilie aussi les autres entre eux, se trouvant lui-même reçu dans la grâce du Seigneur, et placé au sein de la félicité bienheureuse. En effet, la pauvreté, la douceur et les larmes reproduisent dans l'âme. une sorte de ressemblance et d'image de l'éternité qui embrasse tous les temps; car, en même temps que la pauvreté s'assure l'avenir, la douceur possède le présent et les larmes de la pénitence récupèrent le passé, selon ce qui est écrit : " Je repasserai devant vous, Seigneur, toutes les années de ma vie dans l'amertume de mon âme (Isa. XXXVIII, 15). " De leur côté, la justice et la miséricorde nous rapprochent du prochain, puisque, tandis que la première nous empêche de faire au prochain ce que nous ne voudrions pas qu'on nous fit à nous-mêmes, la miséricorde, ait contraire, nous porte à lui faire ce que nous désirerions qu'il nous fit. Alors, réconciliés avec nous-mêmes, réconciliés avec Dieu, il ne nous reste plus qu'à nous réconcilier aussi avec Dieu, avec une pleine confiance, par la pureté du coeur. Mais bienheureux ceux qui, dans un sentiment de reconnaissance de se voir réconciliés, se montrent pieusement inquiets pour les autres et travaillent de tout leur pouvoir à les réconcilier entre eux et avec Dieu. De quelles louanges ne trouvez-vous point digne, en effet, et avec quelle affection ne devez-vous point accueillir celui de vos frères qui, non content de vivre sans querelle au milieu de ses frères, veille sans cesse sur lui pour qu'il n'y ait rien en lui d'exerçant pour les autres; qui supporte avec la plus grande patience tout ce qu'il a de pénible dans les autres, fait siens les scandales de chacun et s'écrie avec l'Apôtre : " Qui est scandalisé sans que je brûle, qui est faible sans que je partage sa faiblesse (II Cor. XI, 28) ? Bienheureux les pacifiques, parce qu'ils seront appelés les enfants de Dieu (Matt. V, 9). " Dieu n'est pas un Dieu de dissensions, mais un Dieu de paix, aussi est-il juste de donner le nom de ses enfants à ceux qui sont les enfants de la paix.

15. La huitième béatitude est la prérogative des martyrs; mais le martyre et la force de le souffrir ne semblent plus être de ce temps. De nos jours, ou honoré davantage la justice, du moins en apparence, mais il en est bien peu qui souffrent la persécution pour elle, si tant est qu'il y en ait, mais s'il s'en trouvé, je les déclare bienheureux, parce que le royaume dé Dieu est à eux, et personne ne pourra les y poursuivre. Si les tribulations se multiplient, que noire joie grandisse à proportion , ne regardons point aux maux qui se voient, mais à la récompense qui est invisible; ce qui ne se voit pas est pour l'éternité. Vous serez bienheureux, continue le Sauveur, lorsque les hommes vous chargeront d'injures, vous persécuteront, et, à cause de moi, diront foute sorte de mal contre vous. Réjouissez-vous alors et tressaillez d'allégresse, parce qu'une grande récompense vous est réservée dans le ciel (Matt. V, 11 et 12), " bien plus abondante que ne l'aura été votre travail sur la terre. Mais d'oie vient que c'est la même promesse qui est faite aux pauvres et aux martyrs? N e serait-ce point parce que la pauvreté volontaire est une sorte de martyre ? Le Prophète a dit : " Heureux celui qui n'a point couru après l'or, et qui n'a point mis son espérance dans l'argent et dans les trésors. Quel est-il celui-là et nous le louerons ? Car il a fait des merveilles durant sa vie (Eccl. XXXI, 8 et 9.") Que se peut-il voir de plus merveilleux, en effet, ou quel martyre plus grand que de se condamner à la faim en face d'une table bien servie; au froid, quand on a des vêtements aussi nombreux que riches et précieux, de souffrir l'a pauvreté au sein des richesses que le monde lui-même nous offre, que le malin fait briller à nos yeux, et que notre appétit naturel convoite ? Est-ce que celui qui aura combattu ainsi et rejeté les promesses du monde, qui se sera ri des tentations de l'ennemi et, ce qui est plus glorieux encore, qui aura triomphé de lui-même et crucifié sa propre concupiscence avec ses ardeurs, n'a pas bien mérité une couronne? Après tout, si le royaume des cieux est promis également aux pauvres et aux martyrs, c'est que la pauvreté acheté ce que le martyre souffert pour Jésus-Christ obtient sans délai.
 
 
 
 
 
 

DEUXIEME SERMON POUR LA FÊTE DE LA TOUSSAINT. État des saints avant la résurrection.

1. Puisque nous faisons aujourd'hui, la fête de tous les saints, et que nous célébrons leur mémoire qui est un très-digne objet de toute notre dévotion, je pense qu'il n'est pas sans intérêt, que je prenne pour sujet du sermon que je me propose de faire à votre charité, avec l'aide du Saint-Esprit, la félicité dont ils jouissent ensemble maintenant, et dont ils attendent la consommation. Je le ferai de manière à ne pas vous donner les conjectures de mon esprit, et mes propres opinions sur te point, mais en m'appuyant sur l'autorité des Livres saints, en sorte que je ne serai pas comme ces prophètes, qui ne prophétisaient que de leur propre fonds, et ne citerai que les témoignages de la sainte Écriture. Avec la grâce de Dieu, il devra résulter trois sortes de biens de ce sermon. D'abord, connaissant, au moins en partie, le bonheur des saints, nous nous appliquerons avec plus d'ardeur à suivre leurs pas, puis nous soupirerons plus vivement après leur sort, et enfin nous réclamerons leur protection avec une dévotion plus ardente. C'est une vérité digne de tout accueil de votre part, que nous devons marcher sur les traces de ceux que nous honorons d'un culte solennel, que nous devons courir avec avidité vers le bonheur de ceux que nous appelons bienheureux, et que nous ne saurions trop réclamer l'appui de ceux dont nous nous plaisons à chanter les louanges. Evidemment ce n'est point une solennité stérile que le fête des saints, si elle chasse loin de nous la langueur, la tiédeur et l'erreur, si leur intercession apporte quelque aide à notre faiblesse, si notre indolence est secouée par la vue de leur félicité, si enfin notre ignorance est dissipée par leurs exemples. Aussi, comme je ne doute pas que la lecture de l'Évangile de ce jour, et le sermon du Seigneur, ne vous aient parfaitement appris à suivre les exemples des saints, en dressant, devant vos yeux l'échelle, dont le choeur entier des saints que nous fêtons aujourd'hui a gravi lés échelons, et que je ne puis ignorer que vous avez passé une grande partie de la nuit et du jour à réclamer leurs suffrages avec de grand sentiments de dévotion et de piété, je me propose de vous entretenir un instant de leur félicité, et de vous dire ce que m'inspirera celui qui les fait grands et glorieux, après avoir commencé par les appeler à lui, et par les justifier.

2. Nous lisons dans un Prophète : " Rentre, ô mon âme, dans ton repos, puisque le Seigneur t'a comblée de biens; le Seigneur, en effet, a délivré mon âme de la mort, mes yeux des larmes et mes pieds de la chute (Psal. CXIV, 7 a 8). " Ailleurs, il ajoute : " mon âme à été arrachée comme un passereau, des filets du chasseur (Psal. CXXIII, 7). " Or, je trouve dans les saintes Écritures, beaucoup d'autres endroits semblables à ceux-là; dans tous ces passages, je vois des hommes qui témoignent leur joie et leur admiration de se sentir délivrés, ce ne sont que paroles de parfaite sécurité et de félicité immense, des paroles d'actions de grâce, et des cris de bonheur, que, pour moi, dans mon humble savoir, je ne crois pas convenir à ceux qui habitent des demeures de boue, et mangent encore leur pain à la sueur de leur visage. En effet, quel est celui d'entre nous qui osera se glorifier d'avoir le coeur pur, se réjouir de voir les filets de l'ennemi rompus, ses pieds hors de tout danger de chute, quand l'Apôtre lui-même protesté qu'il n'en est, rien, et nous dit: "que celui qui est debout prenne garde de tomber ( I Cor. X,12) ? " et ajoute, en parlant de lui-même: "Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort (Rom. VII, 24) ? " Et ailleurs : " mes frères, je ne pense point. avoir encore atteint où je tends; mais tout ce que je fais maintenant, c'est que, oubliant ce qui est derrière moi, je m'avance vers ce qui est devant moi, je cours incessamment vers la palme.., etc. (Philipp. III, 13 et 14); " et encore : "pour moi je cours, mais non point au hasard; je combats mais ne donne point mes coups en l'air; je traite rudement mon corps et le réduis en servitude, de peur qu'ayant prêché aux autres, je ne sois moi-même réprouvé ( I Cor. IX, 26). " Voilà bien la trompette guerrière qui sonne, ce sont bien là les paroles d'un général plein de courage, qui combat encore avec ardeur. Au contraire, ce que nous avons entendu auparavant, c'étaient des chants de triomphe, ou si ce n'étaient point encore des chants de triomphe, du moins étaient-ce des chants de victoire, au retour de la mêlée, et le cri d'âmes, qui attendent avec bonheur et certitude, le jour à venir de leur grand triomphe.

3. En effet, que dit le généreux athlète, le serviteur fidèle, au retour de la lutte? " Enfin, mon âme, rentre dans ton repos (Psal. CXIV, 7). " Tant que dans ton corps de mort tu combattais les combats du Seigneur, il n'y avait; point de repos, et même l'issue de la lutte, était encore incertaine, tant à cause de la fatigue qu'à cause de ses dangers. D'un côté le tumulte des tentations te tenait constamment en éveil, de l'autre la crainte de succomber te pressait vivement. Pourtant, dans ces circonstances, mes frères, le soldat du Christ n'était pas sans gloire, sil était sans trêve et sans repos. En effet, le généreux et vaillant soldat dont je vous parlais il n'y a qu'un instant s'écriait : " Nous avons une gloire que voici, c'est le témoignage de notre conscience (II Cor. I, 12)." Or je ne crois pas qu'il faille entendre le témoignage de la conscience dont parle ici saint Paul, en ce sens que ce soit la conscience elle-même qui se le rende, car ce n'est pas celui qui se rend témoignage à soi-même qui est vraiment estimable. mais celui à qui Dieu rend témoignage ( II Cor. X, 18). Le témoignage de sa conscience, dont se glorifie l'Apôtre, n'est donc pas celui qu'elle se rend à elle-même, mais celui que lui rend l'Esprit de vérité, en témoignant à. notre esprit que nous sommes les enfants de Dieu. Ce témoignage ce n'est pas la conscience qui se le rend, mais c'est elle qui le reçoit ; en effet, quand la vérité applaudit, quand la justice atteste, évidemment ce n'est autre chose que la voix même de Dieu qui parle, et que le témoignage du Saint-Esprit qu'on entend; c'est comme si un roi applaudissait à son soldat qui lutte avec ardeur, sous ses yeux, heureux de le contempler, louait ses actions d'éclat, lui présageait une victoire prochaine, lui montrait la récompense de son courage, et lui promettait une couronne éternelle. Sans doute, ce soldat, recommandable et plein de vaillance, se fait gloire d'un semblable témoignage, pourtant il ne se livre pas encore au repos, au contraire, il n'en lutte qu'avec plus de courage et d'ardeur. Ainsi tant qu'ils combattent encore, les élus de Dieu connaissent la joie, mais celle qu'ils goûtent ne vient que des prémices de l'Esprit, qui aide par sa. vertu leur propre faiblesse, et console leur esprit tourmenté par le témoignage qu'il lui rend. C'est ce qui faisait dire à l'Apôtre dont je vous parlais il n'y a qu'un instant : " Le royaume de Dieu ne consiste point dans le boire et le manger, mais dans la justice, dans la paix et dans la joie que donne le Saint-Esprit (Rom. XIV, 17). "

4. Mais quand le temps de leur service militant est fini, ils ont la joie du Saint-Esprit, dans leur propre esprit, jusqu'à ce qu'arrive 1e jour où ils mériteront d'entrer dans la joie de leur Seigneur, et de la goûter dans leur propre corps. En effet, nous lisons dans les Psaumes ces paroles : " La lumière de votre visage s'est gravée sur nous, Seigneur, et vous avez fait naître la joie dans mon cœur (Psal. IV, 7). " Comment cela? Sans doute par le moyen qu'il indique en ces termes, c'est-à-dire " à la vue de l'abondance de sa récolte en blé, en huile et en vin, " En effet, l'âme qui se trouve dans ces dispositions a entendu une voix qui disait : "Donnez-lui du fruit de ses mains, el, que ses rouvres soient sa louange dans l'assemblée des juges assis aux portes de la cité (Prov. XXXI, 31). " C'est ce qui faisait dire à saint Jean, dans son Apocalypse : " Bienheureux les morts qui meurent dans le Seigneur. " Pourquoi cela? C'est que " dès maintenant, dit l'Esprit, ils vont se reposer de leurs travaux (Apoc. XIV, 13). " C'est pourquoi, dans le psaume dont je vous ai cité quelques mots tout à l'heure, le Prophète continue, après ce que je vous ai cité, en disant : " Je dormirai et me reposerai en paix (Psal. IV, 10). " Pour ce qui est des œuvres, nous lisons dans l'Apocalypse que leurs oeuvres les suivront (Apoc. XIV, 13). " Pourquoi les suivront-elles, sinon pour être leur louange devant les juges qui sont assis aux portes de la cité? Pourquoi, dis-je, les suivent-elles, sinon pour se multiplier par leur propre fruit, et afin que, recevant le fruit de leurs travaux, ils engraissent les jeunes taureaux que, selon le Psalmiste (Psal. L, 20), ils doivent placer sur l'autel du Seigneur, le jour où les murs de Jérusalem seront rebâtis? Car en attendant, au dire de celui dont le témoignage est bien sûr, puisque, comme il le dit dans soir Apocalypse, il a lui-même entendu leurs voix sous l'autel, nous savons qu'ils sont, en effet, placés sous l'autel (Apoc. VI, 9). Ainsi la lumière du visage du Seigneur n'est encore que scellée (a) sur les leurs, et si leur joie n'est pas

a C'est-à-dire est fermée, mais n'est pas encore ouverte, manifestée, comme on voit que l'entend saint Bernard, par la suite du contexte et par le numéro 2 de son quatrième sermon sur la fête de la Toussaint, on il est dit que les bienheureux ne jouissent encore que de la vue de l'humanité du Christ, non de va divinité. On peut voir sur ce passage les notes de Horstius.

encore entière, cependant elle est immense, en attendant, le jouir où le Seigneur les remplira d'une félicité complète; par la vue de son visage, Mais jusqu'alors ces, âmes rentrent dans leur repos, et attendent que le jour se lève où elles mériteront d'entrer dans le repos même de Dieu. Tant que chacun d'eux n'aura pas encore reçu sa gloire de la bouche même du Seigneur, ils ne seront loués que par leurs oeuvres, en présence des juges assis aux portes de la cité: Vous voyez mes frères, combien les Écritures se rapportent bien, entre elles, comme c'est bien dans le même, sens, et presque dans les mêmes termes, qu'elles nous parlent de la félicité des élus.

5. N'allez pas croire pourtant que ceux qui, libres de toute affliction, repassent leurs années passées dans la douleur de leur âme, ne goûtent qu'un modique repos, et douter de leur joie ; ils se réjouissent pour les jours où ils ont été humiliés, et pour les années où ils ont connu les maux. Ils considèrent, avec un joyeux étonnement; et avec une joie étonnante, les périls auxquels ils ont échappé; les travaux qu'ils ont soutenus, les combats où ils ont remporté la victoire et, qui leur font attendre la béatitude qu'ils espèrent, avec une foi exempte de toute hésitation, de toute incertitude, et l'avènement glorieux de leur grand Dieu et Sauveur,(Tit. II, 13), qui transformera et ressuscitera leur corps, pour le rendre conforme à son glorieux corps (Philipp. III, 21).

6. Combien grande; est leur félicité, combien immense leur joie ! Ils tressaillent du triple bonheur pet de la triple allégresse du souvenir de leur vertu passée, de la vue de leur présent reposa et de la certitude qu'ils verront un jour leurs félicités consommée. Pour ce qui est de la consommation de leur félicité, nous avons entendu ce qu'ils en disaient eux-mêmes, à la fin du psaume que je vous ai cité. En effet, chacune des âmes à qui il a été donné d'entrer dans ce repos disent : " Seigneur, je dormirai et me reposerai dans la paix, parce que vous m'avez affermi d'une manière unique dans l'espérance (Psal. IV, 9 et 10). " D'une manière unique, dis-je, dans l'espérance, non pas entre la crainte et l'espérance. où jadis je me suis vue si violemment agitée, avec des soucis et des appréhensions extrêmes. Quant au présent, repos que goûtent les saints, nous lisons dans un autre psaume : " Mon âme, rentre dans ton repos, puisque le Seigneur m'a comblée de biens (Psal. CXIV, 7). " Oui, de biens, sinon de tous les biens. En effet, écoutez s'il ne l'a vraiment pas comblée de biens : " Il a délivré mon âme, dit il, de la mort, mes yeux des larmes, et mes pieds de la chute; " c'est-à-dire de tout péché, de la peine du péché, de la crainte et du danger de retomber jamais dans le péché. Telle est la couche moëlleuse de l'âme qu'elle n'arrosera et ne lavera plus de ses larmes, puisque Dieu en a tari la source dans ses yeux, oui c'est là le lit où elle est percée, où elle se roule dans son affliction, sous la pointe de l'épine qui la déchire (Psal. XXXI, 4), car elle a quitté la terre qui ne produisait pour elle qu'épines et que ronces. Sa couche, à présent, n'est plus une couche de faiblesse, attendu que tout ce qui sentait la faiblesse a passé outre. Oui, cette âme goûte maintenant le repos le plus doux et le plus salutaire, sa conscience est pure et calme, et jouit de la plus grande sécurité. Elle a pour sommier la pureté de sa conscience, pour oreiller sa tranquillité, et pour couverture sa sécurité, voilà le lit où, en attendant, elle dort avec délices, où elle repose avec bonheur.

7. Pour ce qui est du souvenir de sa vertu passée, nous entendons le langage des saints dans le psaume cent vingt-troisième; il est bien clair, je l'ai rapporté plus haut. En effet, ils considèrent et repassent dans leur souvenir, avec un grand étonnement, les piéges et les périls dont ils se sont tirés par le secours de Dieu, et, tressaillant de joie en Dieu, ils s'écrient : " Si le Seigneur n'avait été avec nous, qu'Israël le dise maintenant, si le Seigneur n'avait point été avec nous, lorsque les hommes s'élevaient contre nous, ils auraient pu nous dévorer tout vivants. Mais notre âme a passé le torrent, peut-être, sans Dieu, notre âme eût-elle trouvé cette inondation insurmontable. " Puis il ajoute : " Béni soit, donc le Seigneur qui ne nous a pas laissés en proie à leurs dents. (Psal. CXXIII, 1 à 5). " L'Apôtre, sentant sa fin approcher, faisait entendre, sur l'état de félicité dont il jouit maintenant, des paroles anticipées qui nous semblent le désigner beaucoup mieux encore que celles que nous avons citées plus haut, car il disait avec une suavité parfaite : " J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé ma course, j'ai conservé la foi, il ne reste plus qu'à attendre la couronne de justice qui m'est réservée et que le Seigneur, comme un juste juge, me rendra en ce grand jour (II Tim. IV 7 ). " Oui, mes frères, je vous le dis, c'est là maintenant le tout pour les saints, ce sont leur nourriture et leur sommeil, et le Saint-Esprit a voulu que les paroles que je viens de vous rappeler fussent écrites, ainsi que plusieurs autres semblables, afin que, par elles, nous connussions au moins quelque chose de leur état présent.

8. Dans ces méditations, ils sont impressionnés bien autrement, et trouvent un bonheur bien plus grand que notre esprit ne saurait le penser et que notre bouche ne pourrait le dire. Écoutez, en effet, tous les efforts de paroles que fait le Prophète pour nous en donner une idée sans pouvoir atteindre le but qu'il se propose. Combien grande, Seigneur; est l'abondance de votre douceur, que vous avez cachée pour ceux qui vous craignent (Psal. XXX, 23) ! " Que dit-il ensuite? " Vous l'avez rendue pleine et parfaite; pour ceux qui espèrent en vous, à la vue des enfants des hommes. " Il y a donc une grande partie de la douceur du Seigneur qui se trouvé cachée, oui, une grande, une très-grande partie même ; elle n'est donc point encore parfaite, puisqu'elle sera rendue pleine et parfaite à tous les yeux, non point en secret, alors que les saints, au lieu de reposer sous l'autel, iront s'asseoir sur des trônes comme des jugés. A peine dégagées de leurs corps, les âmes saintes sont admises au repos, mais il n'en est pas de même quant à la gloire du royaume. " Les justes sont dans l'attente de la justice que vous nie rendrez (Psal. CXLI, 8)," disait le prophète, alors qu'il était encore retenu dans les liens de son corps, et Dieu, en adressant la parole aux fiâmes saintes qui appellent de leurs voeux la résurrection de leurs corps, leur dit : " Attendez en repus encore un peu de temps, jusqu'à ce que le nombre de vos frères soit rempli (Apoc. VI,11). " Mais il faut terminer ce sermon, car la messe solennelle qu'il nous reste encore à célébrer nous appelle. Remettons à un autre sermon ce qui me reste encore à vous dire sur ce sujet.

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON. SUR LE DEUXIÈME SERMON POUR LA FÊTE DE TOUS LES SAINTS. n. 4.
296. Nous savons qu'ils sont, en effet, placés sous l'autel etc. " On trouvera dans les oeuvres de saint Bernard plusieurs passages semblables à celui-là, dans lesquels il semble être de l'opinion de ceux qui pensent que les âmes des saints, après cette vie, ne sont pas admises avant la résurrection des corps et le jugement général, à la béatitude qui consiste dans la vision de Dieu. Elles jouiraient, en attendant, d'une félicité imparfaite, exempte, sans doute de toute espèce de douleur, et pleine de rafraîchissement, de lumière et de joie, mais dans laquelle tous les désirs des âmes ne seraient point encore comblés. On dit que c'était l'opinion de Jean XXII, qui aurait prescrit aux théologiens de Paris de l'enseigner. Comme il semble que saint Bernard , en plusieurs endroits favorise cette opinion, il ne nous paraît point hors de propos de donner ici l'antidote que réclame cette erreur. En effet, sans compter le passage qui nous occupe , nous le voyons encore dans le troisième sermon pour la Toussaint, parler de trois états des âmes, le premier dans le corps sujet à la corruption, le second, sans corps, et le troisième, dans la béatitude consommée. Le premier sous la tente, le second dans les parvis, et le troisième, dans la maison de Dieu, où il assure que les âmes n'entreront qu'avec leur corps. Dans le quatrième sermon pour la même fête, il dit que, les âmes des martyrs sont sous l'autel, parce qu'elles ne voient que l'humanité du Christ ; mais que, après la résurrection des corps, elles monteront sur l'autel pour voir sa divinité. On trouve un passage tout semblable à celui-là dans le quatrième sermon pour la dédicace de l'Église et en d'autres endroits encore.

Or, le sentiment commun des saints pères et des docteurs de l'Église, est que les âmes des justes, délivrées de leur corps par la mort, non-seulement sont dès maintenant reçues dans le ciel, et règnent avec Jésus-Christ, mais quelles sont heureuses dans toute la force du terme, et jouissent de la vue de Dieu. On n'est pas complètement d'accord touchant le sentiment de saint Augustin sur ce sujet. Il y en a qui pensent qu'il ne savait au juste quelle opinion avoir sur l'état des âmes justes, et qu'il n'affirme ni qu'elles sont dans le ciel, ni qu'elles sont ailleurs. Dans son livre du Soin pour les morts, chapitre III, dans l'Enchiridion, chapitre CVIII, dans le livre XII de la Cité de Dieu, chapitre IX et ailleurs encore, il place les âmes des justes dans des demeures cachées au fond de réduits secrets et invisibles. Dans son traité XLIX sur saint Jean, en parlant des choses qui leur ont été promises et qui ne leur sont point encore données, il cite la vie éternelle avec les anges, et, dans le livre I de ses Rétractations, chapitre XIV, il dit que c'est avec raison qu'on se demande, au sujet des saints qui sont morts, si on peut affirmer qu'il sont dès à présent en possession de tous les biens dont il est certain que jouissent les anges. On peut voir encore de nombreux , passages semblables à ceux-là dans son livre XII , sur la Genèse selon la lettre, chapitre XXXV, et dans son Commentaire sur le psaume XXXVI, où il dit : " Après cette vie tu ne seras pas là où seront les saints, à qui il sera dit : Venez, les bénis de mon Père, etc. " Voyez encore sa lettre ni à Fortunat; son traité LIII et CXI sur saint Jean, son explication des psaumes LXXXV, son Commentaire I sur le psaume XLVIII, et son livre de l'Esprit et de la lettre, chapitre XXI, où il dit que les saints ne seront point admis à la vision béatifique, avant le jugement dernier.

277. Toutefois c'est moins de l'endroit où sont placées les âmes des Saints que de leur état, que saint Augustin semble douter, ainsi que pourra le remarquer un lecteur attentif. En effet il pense que les âmes des saints voient Dieu face à face, mais pourtant d'une manière beaucoup moins parfaite qu'ils ne le verront après la résurrection, parce que l'attrait naturel qui les reporte vers leurs corps pour se réunir à eux, et les gouverner de nouveau, les appesantit et les empêche de se porter de toute leur force vers Dieu. Voilà comment il se fait qu'ils ne sont pas aussi heureux que les anges que rien n'empêche de se porter vers Dieu. Toutefois on ne saurait donner pour certain que ce soit certainement là la pensée de saint Augustin. Car si dans son livre XXII sur la Genèse selon la lettre, il semble penser ainsi, cependant dans son livre I des Rétractations, chapitre XIV, il dit qu'il a encore des doutes sur ce point. Néanmoins la solution de la question de savoir si les âmes des bienheureux voient Dieu parfaitement, dès maintenant, ou s'ils ne le verront qu'après la résurrection, quoique n'étant pas définie, semblera pourtant résolue dans un sens différent de celui de saint Augustin par le concile de Florence, qui dit que les âmes des saints jouissent d'une félicité parfaite, mais qu'elles en goûteront une plus parfaite quand elles seront réunies à leurs corps après la résurrection. Il est vrai que plusieurs théologiens pensent qu'il ne faut pas entendre ces mots de l'intensité, mais de l'extensité (de l'étendue) de la félicité, qui résultera du bonheur du corps ajouté à celui de l'âme. C'est dans le même sens qu'il faut entendre les paroles de saint Bernard. Il se contente de dire que les âmes des saints ne voient point Dieu maintenant aussi parfaitement qu'elles le verront un jour, quand elles se seront réunies à leur corps. On peut se convaincre que telle est sa pensée à la manière dont il s'exprime dans son troisième sermon pour le jour de la Toussaint où il parle ainsi à sa chair: " Les âmes saintes soupirent après toi; sans toi leur bonheur ne peut être complet, ni leur gloire entière, ni leur béatitude parfaite. Ce désir leur est si naturel, et a tant de forces en elles, qu'elles ne peuvent tendre vers Dieu en pleine liberté : il semble qu'elles sont sollicitées en sens opposé, cette contrainte imprime des rides sur leur visage, tant elles se sentent encore sollicitées vers soi. " Dans le LXXXVII de ces sermons divers, saint Bernard dit encore : " Elles sont retardées en quelque sorte dans la parfaite contemplation de la divinité par l'attente de la résurrection de leur corps qui doit se faire à la fin des siècles. " C'est ainsi que saint Bernard a suivi l'opinion de saint Augustin sur ce point, opinion qu'ont également embrassée saint Thomas, saint Bonaventure, Richard et Marsil, dans la Distinction XLIX, opinion IV. Toutefois, saint Thomas changea de sentiment plus tard. En effet, dans sa I. 2. q. 4. art 5, il enseigne clairement que, par la réunion des âmes à leur corps, leur félicité prendra un accroissement extensif sinon intensif.

278. Au reste, pour ce qui est de l'état des âmes saintes après la mort, saint Bernard pense en premier lieu qu'elles sont au ciel, comme cela résulte clairement de différents passages de ses œuvres, et surtout de son quatrième sermon pour le jour de la Toussaint, où, distinguant entre le sein d'Abraham et le sein des âmes bienheureuses il dit : " Que le premier était dans les ténèbres, tandis que le second se trouve en pleine lumière; l'un dans les enfers et l'autre dans le ciel. " En second lieu " qu'elles ont déjà reçu chacune une robe, non pas encore les deux qui doivent leur revenir. " Or, dans son troisième sermon pour la Toussaint, il dit ce qu'il entend par ces deux robes : " La première, dit-il, est la félicité et le repos des âmes, la seconde est l'immortalité et la gloire des corps. " En troisième lieu enfin, il dit assez clairement en plusieurs endroits de ses ouvrages qu'elles jouissent déjà de la vision de Dieu. En effet, dans son livre de l'Amour de Dieu, vers la fin il dit : " Les martyrs sont plongés dans l'immense océan de la lumière éternelle et de l'éternité lumineuse. " Dans sa lettre aux religieux d'Irlande, il dit que " l'âme de Malachie ne marche plus dans la foi, mais règne dans la réalité, " et, dans son sermon sur le même Saint, il ajoute " qu'il règne avec les anges ! et partage leur félicité, " dans son troisième sermon pour le dimanche des Rameaux, numéro 5, dans le premier sermon pour la Pentecôte, dans le second pour le jour de l'Ascension, dans le sixième sur le Cantique des cantiques, il dit qu'il y en a plusieurs qui ont déjà. mérité d'être introduits dans le Saint des saints, où ils voient la face de celui qui y habite, c'est-à-dire, la clarté incommutable de Dieu. Il dit encore quelque chose d'analogue des âmes des saints dans les quatrième et cinquième sermon pour la Toussaint, et dans celui qu'il prononça sur la tombe de Humbert, dans la lettre XCVIII, numéro 8, ainsi que dans la lettre CCLXVI, et dans beaucoup d'autres endroits. Or, ce sentiment a été défini dans le concile de Florence, dont les pères se sont exprimés en ces termes : " Les âmes une fois purifiées sont à l'instant même reçues dans le ciel, et voient le Dieu trin et un, tel qu'il est. " On peut rapprocher de cette définition le décret du concile de Trente, session XXV, disant que "les saints règnent avec Jésus-Christ, et jouissent au ciel d'une félicité parfaite. " Voyez Bened. Justin. sur l'épître de saint Paul aux, Philippiens, chapitre I. V. 21, à ces paroles : " Pour moi, Jésus-Christ,, c'est vivre, et la mort est un gain. " Il faut remarquer à ce sujet, d'après saint Chrysostome, Théophylacte et d'autres, qu'on ne saurait tenir la mort pour un gain, si, aussitôt après l'avoir subie, les saints ne jouissaient de la vie de Dieu. (Note de Horstius).
 
 
 
 
 
 

TROISIÈME SERMON POUR LE JOUR DE LA TOUSSAINT. Comment les âmes saintes seront sans tache et sans ride.

1. Vous avez pu remarquer, parce que je vous ai dit dans mon dernier sermon, qu'il y a trois états pour les âmes saintes : elles sont ou dans leur corps mortel, ou sans leur corps mortel, ou avec leur corps glorifié. Dans le premier cas, elles sont encore militantes, dans le second elles sont cri repos, et dans le troisième elles jouissent d'un bonheur consommé. Dans le premier état elles se. trouvent sous la tente, dans le second sous les portiques, dans le troisième dans la maison même de Dieu. " Que vos tentes sont aimables, Seigneur Dieu des vertus (Psal. LXXXIII, 1) ! " Mais vos portiques sont encore bien plus dignes d'envie, selon ce que dit le Prophète, en ajoutant : " Mon dure soupire après les portiques du Seigneur, elle tombe en défaillance par l'ardeur de ses désirs; " Mais comme il y a place pour les défaillances dans ces portiques, selon ce que dit le prophète, il n'y a de bonheur parfait que pour ceux qui habitent dans votre maison, Seigneur. Aussi, mes frères, ne suis-je senti tout pénétré de joie et de bonheur, quand il m'a été dit que nous irions dans la maison du Seigneur (Psal. CXXI, 1). Si vous me demandez d'où nie vient cette assurance, je vous répondrai, c'est que je vois déjà un grand nombre des nôtres arrivés sous les portiques, n'attendant plus que le moment où ils doivent recouvrer leurs corps, et que le nombre de leurs frères soit complété, car ils n'entreront point sans nous, ni sans leur corps, loirs la bienheureuse demeure du ciel; je veux dire que les saints n'y entreront point isolément, ni l'esprit sans la chair. Il ne saurait y avoir, en effet, de félicité parfaite, tarit que l'homme à qui elle est donnée n'est pas lui tout. entier, noir plus qu'un état parfait pour l'Eglise , tarit qu'elle n'est pas parfaite elle-même. Voilà pourquoi, ainsi que je vous le disais dans mon dernier sermon, les âmes qui demandaient à Dieu la résurrection de leur corps ont reçu de, lui cette réponse : " Attendez avec patience quelque. temps encore, jusqu'à ce que le nombre de vos frères soit accompli (Apoc. VI, 11). " Ils ont déjà reçu chacun une robe, ils ne recevront la seconde que lorsque nous la recevrons nous-mêmes, selon ce que l'Apôtre affirme des patriarches et des prophètes quand il dit : " Dieu a voulu, par une faveur singulière qu'il nous a faite, qu'ils ne reçussent qu'avec nous l'accomplissement de leur bonheur (Hebr. XI, 40). " La première robe, dont je vous parlais tout à l'heure, n'est autre chose que la félicité et le repos des âmes, la seconde est l'immortalité et la glorification de leurs corps. Aussi entendez-les s'écrier : " Seigneur, vengez le sang de vos saints qui a été répandu (Apoc. VI, 10) ; " ce n'est pas qu'ils soient altérés de vengeance, ni ardents à la poursuivre ; mais c'est qu'ils soupirent après le jour de la résurrection et de la glorification de leurs corps, qu'ils savent bien ne devoir avoir lieu qu'au jugement dernier.

2. Mais d'où te vient donc cet excès d'honneur, ô chair misérable, chair fétide et repoussante, d'où te vient cet honneur, que des âmes saintes, que Dieu a faites à son image, rachetées de son rang, soupirent après toi, et n'attendent plus que toi? Que sans toi leur joie ne peut être complète, leur gloire ne saurait être achevée, leur félicité ne peut être consommée? Ce désir, qui leur vient de la nature, est si grand en elles, qu'il empêche; leur coeur de tendre en toute liberté vers Dieu, les retient en quelque sorte de force, les incline si violemment vers toi qu'il semble leur causer des rides. Aussi, saint Jean qui a été inspiré du Saint-Esprit pour nous donner plusieurs ouvertures sur l'état des âmes bienheureuses qui jouissent maintenant du bonheur et du repos, nous dit-il : " Elles sont. sans tache, devant le trône de Dieu (Apoc. XIV, 4), sans tache, dis-je, mais non sans ride, tant que n'aura pas lui le jour où le Christ doit se donner une Église glorieuse, n'ayant plus ni tache ni ride. Or, elle ne saurait se trouver sans tache parmi ceux qui combattent encore, car nul de nous n'est exempt de souillure, pas même l'enfant qui n'a passé qu'un jour sur la terre, où la vie, selon Job, n'est autre chose qu'un combat continuel (Job, VII, 1). Mais considérée dans ceux qui reposent maintenant sous l'autel du Seigneur, elle est bien sans aucune tache, selon ces paroles du Psalmiste : " Seigneur, qui demeurera dans votre tabernacle, ou qui reposera sur votre montagne sainte? Ce sera celui qui y entre sans tache (Psal. XIV, 1)." Il n'y a donc que celui qui se présente sans souillure qui se repose sur la montagne du Seigneur; quant à s'élever au dessus de la montagne, cela n'est donné qu'à, ceux qui seront exempts même de ride. Or, si vous voulez savoir quand les âmes saintes seront sans ride, quand les cieux se développeront comme une peau parfaitement tendue et ne faisant pas le plus petit pli, ce ne sera, soyez-en surs, que lorsqu'on suivra l'Agneau partout où il ira, car il faut, que les âmes qui doivent suivre l'Agneau s'étendent et se dilatent. Mais où va-t-il cet Agneau? Il atteint d'un bout du ciel à l'autre avec force, et y dispose toutes choses avec douceur.

3. Voulez-vous savoir où va encore l'Agneau, et, par conséquent, où les âmes bienheureuses doivent le suivre? écoutez : " J'ai cherché mon repos en tout (Eccl. XXXIV, 11). " Voilà quel est le repos du Seigneur, il n'est point: entrecoupé, il n'est pas restreint en quoi que ce soit, car il se réjouit en tout, c'est en tout qu'il goûte le bonheur, en tout qu'il cherche et trouve son repos. En effet, le bien lui plaît en lui-même d'abord, il lui plaît aussi par rapport au mal. Il aime la miséricorde et le jugement, et se complaît non-seulement dans la gloire des bons, mais aussi dans les supplices des méchants, parce qu'ils sont justes. Eh quoi, pensez-vous que l'âme de l'homme pourra entrer aussi. dans cette joie de son Seigneur, et dans son repos, au point de trouver aussi son bonheur en tout, sans qu'aucune affection particulière ne la tire et ne ride sa face, pensez-vous qu'elle puisse confondre à ce point ses sentiments avec les sentiments généraux de Dieu ? Oui, sans aucun doute, pour peu que dans les petites choses qui lui furent confiées, au temps de sa milice sur la terre, c'est-à-dire dans ses membres, dans ses sens, dans ses appétits qu'elle devait diriger, elle se soit montrée assez fidèle pour que, après cela, il n'y eût point de doute sur le degré de sa fidélité à son Seigneur. Que le serviteur du Christ sache donc posséder le vase de son corps dans un état de sainteté (I Thess. IV, 4), porter Dieu et le glorifier dans son corps (I Cor. VI, 20), et il peut être certain que le Seigneur qui est riche et libéral ne manquera pois d'établir sur de grandes choses, le serviteur qu'il aura trouvé fidèle dans de petites. Oui, il l'établira sur de grandes choses, car il l'établira maître de toute sa maison, et le mettra à la tête de tous ses biens. Ne croyez pas, mes frères, que j'invente ce que je vous dis là, et ne le regardez point comme quelque chose d'incroyable, c'est la Vérité même qui a promis qu'il en serait ainsi, et nul ne saurait révoquer ses promesses en doute. Il est dit, en effet : " Heureux le serviteur que son maître, en arrivant, trouve agissant de la sorte. Je vous dis, en vérité, qu'il le mettra à la tête de tous ses biens (Matt. XXIV, 46). " Or le serviteur est établi sur tous les biens de son Seigneur quand il est jugé digne d'entrer en partage de sa joie, de se réjouir avec lui en toute occasion, de prendre part à son bonheur, et à ses jouissances. L'Apôtre a dit : " Celui qui s'attache au Seigneur devient un même esprit avec lui (I Cor. VI, 17). " Sa volonté, en s'attachant tout à fait à celle de Dieu, ne fait plus qu'une seule et même volonté avec elle, en sorte que non-seulement elle né trouve plus rien dans les créatures qui lui soit opposé, mais encore que tout se fait ou plutôt demeure à son gré.

4. Telle est donc la bonne espérance que nourrissent les âmes saintes, et bien qu'elles rendent des actions (le grâces pour la félicité au sein de laquelle elles goûtent le repos, elles font néanmoins encore monter leurs cris et leurs voeux vers le Seigneur pour obtenir 1a consommation du bonheur qu'elles attendent. C'est ce qui me faisait dire que, si elles étaient exemptes de toute souillure du passé, elles ne le sont point encore des rides de la contrainte; que si elles en sont arrivées aux actions de grâces, elles ne le sont pas encore aux paroles de louange, attendu qu'il n'y a que les parfaits pour louer relui qui est parfait, et pour le louer avec tout son héritage, alors qu'ils le loueront en même temps due chacun d'eux sera béni de Dieu. C'est pour cela que le Prophète semble s'être servi d'un mot au futur quand il a dit : " Bienheureux ceux qui habitent dans votre demeure, Seigneur, ils vous loueront dans les siècles des siècles (Psal. LXXXIII, 5). " En effet, saint Jean, dans son Apocalypse, n'entendit pas des chants de louange, mais des paroles de prières. Voici ce qu'il rapporte : "J'ai entendu, sous l'autel, la voix de ceux qui ont été tués. " Que disaient-elles? " Seigneur, vengez le sang de vos saints qui a été répandu (Apoc. VI, 10). " Or, ce langage n'est pas celui de la louange, mais celui de la prière. Jusques à quand nous tiendrons-nous autour de cet autel, et craindrons-nous de nous en approcher ? Si je ne me trompe, votre charité désire entendre l'explication du mystère que cache cet autel, et d'en sonder le secret et la sainteté. Mais, qui suis-je pour oser pénétrer dans le réduit des saints, et en scruter sans gêne le secret? N'ai-je pas lu quelque part que celui qui veut sonder la majesté de Dieu sera accablé par sa gloire (Prov. XXV, 27) ? Arrêtons-nous donc là aujourd'hui, si vous le voulez bien, mes frères, peut-être les saintes âmes qui habitent sons l'autel daigneront nous en ouvrir le mystère, non pas à cause de nos mérites, à nous qui frappons à la porte, mais en considération de Celui qui nous a aimés, et nous a lavés de nos péchés dans son sang, et nous reconnaîtront-elles comme étant du nombre de leurs concitoyens et des familiers de Dieu, et ne nous tiendront-elles point à l'écart de leur secret séjour, comme des étrangers et des esclaves.
 
 
 
 
 
 

QUATRIÈME SERMON POUR LE JOUR DE LA TOUSSAINT. Sein d'Abraham, autel sous lequel saint Jean a entendu les âmes des saints, et les sept pains dont on a recueilli sept corbeilles de morceaux qui restaient.

l. La marche de mon discours m'ayant amené à vous parler de l'autel céleste sous lequel saint jean entendit la voix des saints, je n'ai point voulu aborder ce sujet, ainsi que, votre charité ne l'a point oublié, je pense, et j'ai remis jusqu'à présent pour le faire, afin de ne m'approcher d'un réduit si saint, et si secret qu'après avoir prié. Le moment est arrivé, je crois, de vous dire ce qui m'est venu à la pensée sur ce sujet, sans préjudice toutefois, de ce qui pourrait avoir été révélé différemment à un autre. D'abord, on peut se demander comment il se fait que saint Jean dit qu'il a entendu la voix des âmes saintes sous l'autel de Dieu, quand le Sauveur, en parlant de l'âme de Lazare, dans son évangile, nous la montre portée par les anges, non point sous l'autel de Dieu, mais dans le sein d'Abraham (Luc. XVI, 22) ; d'autant plus que ce n'est point à l'autel de Dieu, parait-il, que le saint homme Job semblait ne pas même oser aspirer, quand il disait : " Qui me procurera cette grâce, Seigneur, que vous me cachiez dans le tombeau, et que vous m'y mettiez à couvert des maux que je souffre, jusqu'à, ce que votre courroux soit passé, et que vous ayez marqué le jour où vous vous souviendrez de moi (Job. XIV, 13) 7" Or, déjà le jour que le saint homme Job appelait de ses voeux, où le Seigneur devait se souvenir de lui et avoir pitié de lui, était arrivé, quand saint Jean entendit sous l'autel la voix des saints. Tant que le Désiré des nations, celui qui devait effacer de son sang l'acte de notre damnation, briser l'épée de flamme, et ouvrir aux fidèles le royaume des cieux, n'était pas encore venu, il n'était ouvert pour aucun saint; le Seigneur leur avait assigné dans l'enfer (a) même un lieu de repos et de rafraîchissement; un chaos immense séparait les âmes des saints de celles des impies. Les unes et les autres se trouvaient, il est vrai, également dans les ténèbres, mais non point également dans les supplices; les méchants étaient dans la peine, et les justes dans la consolation. Qu'ils fussent dans les ténèbres, c'est ce que Job lui-même nous apprend, en nous disant qu'il allait aller dans un lieu obscur oit régnaient les ombres de la mort. C'est cet endroit obscur, mais paisible, que le Seigneur appelle le sein d'Abraham, sans doute, du moins je le pense, parce que ceux qui s'y trouvaient y reposaient dans la foi et dans l'attente du Sauveur. La foi d'Abraham fut si éprouvée et trouvée si solide qu'il fut jugé digne de recevoir la promesse de l'incarnation de Jésus-Christ. C'est en ce lieu que descendit le Sauveur quand il brisa les portes d'airain, rompit les barrières de fer pour en tirer, comme d'une prison, ceux qui y étaient détenus captifs, qui y étaient assis, je le veux bien et en repos, mais qui s'y trouvaient pourtant dans les ténèbres et à l'ombre de la mort, et les placer sous l'autel de Dieu, les cacher dans son tabernacle pendant le jour des méchants, et les y couvrir de sa protection, jusqu'à ce que le temps soit venu pour eux rie sortir de cet endroit, après que le nombre de leurs frères se sera complété, et de recevoir le royaume qui leur a été préparé depuis le commencement du monde. Il se peut aussi que maintenant le sein (b) d'Abraham désigne parfois le repos dont les saints jouissent actuellement, et même cette acception. nous vient de l'Évangile, mais il n'y a pas moyen de douter que le sein d'Abraham désignait alors an endroit tout différent de celui qu'il peut signifier aujourd'hui, attendu que l'un est dans les ténèbres, et l'autre dans la lumière; l'un, dans les enfers, et l'autre, dans les cieux. Toutefois, il ne me semble pas mal de dire, même de nos ,jours, que les enfants des prophètes sont reçus dans le sein de leurs pères, quand ils obtiennent la grâce de passer de ce siècle en leur société.

a Saint Augustin ne pense pas ainsi, comme on peut le voir dans son livre XII, de Genesi ad litter. chap. XXXIII, II. 63, où il émet la pensée que les justes n'ont jamais été détenus dans les enfers, et que ce mot, enfer, dans les Saintes Écritures ne désigne qu'un lieu de peines et de châtiments.

b C'est en ce sens que saint Bernard l'emploie dans son livre V, de la Considération, n. 9.

c Saint Bernard n'émet ici qu'une simple opinion sans rien définir, comme on peut le voir en se reportant à ce qu'il dit au n. 1, où il ne donne son sentiment que sous la réserve de tout autre meilleur. Voir notre préface à ce tome, n. XX et XXI (Tome II de la présente édition, pages 551 et 552).

2. Pour ce qui est de l'autel dont j'ai à, vous parler dans ce sermon, il ne désigne pas autre chose, selon moi (c), que le corps même de Notre Seigneur et Sauveur, et je crois, en entendant les choses ainsi, les entendre comme le Sauveur les entendait lui-même, d'autant plus que dans l'Évangile il assure que : " En quelque lieu que soit le corps, les aigles s'y assembleront (Luc. XVII, 37). " Ainsi donc les saints se reposent avec bonheur, sous l'humanité du Christ, que les anges eux-mêmes brûlent du désir de contempler, en attendant que luise le jour ou, cessant d'être cachés sous l'autel, ils seront placés dessus avec gloire. :Hais qu'ai-je avancé? Est-ce qu'il sera jamais donné, je ne dis pas l'homme, mais même à l'ange, non point de surpasser, mais seulement d'égaler l'humanité du Christ? En quel sens donc ai-je pu dire que ceux qui maintenant sont cachés sous l'autel seront placés dessus un jour? C'est par la vision et la contemplation, non point par la position. En effet, le Fils nous a promis de se montrer à nous, non point en la forme d'esclave, mais en la forme de Dieu (Jean. XIV, 9). Il nous montrera aussi le Père et le Saint-Esprit, vision sans laquelle jamais nous en serions satisfaits; car, la vie éternelle, c'est précisément de connaître le vrai Dieu le Père, ainsi que Jésus-Christ qu'il a envoyé et, en eux, cela ne fait point de doute, le Saint-Esprit (Jean. XVII, 3). Il passera et nous servira les délices, non-seulement nouvelles, riais tout à fait inconnues de nous jusqu'alors, de sa vision manifeste. C'est ce qui fait dire à saint Jean dans une de ses épîtres : " Nous sommes bien déjà les enfants de Dieu, mais ce que nous serons un jour rie paraît pas encore, et nous savons que, lorsque Jésus-Christ se montrera dans sa gloire, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est (Joan. III, 2). " Écoutez encore ce que dit l'Épouse des Cantiques, elle parle avec une confiance entière et, déjà en espérance, elle est placée sur l'autel.

Sa main gauche, " certainement la main gauche de son Époux, " est placée sous ma tète, et de sa main droite il me tiendra embrassée (Cant. II, 6). " Évidemment, cette âme bienheureuse passa au delà de l'incarnation et de l'humanité de Jésus-Christ, qu'elle désigne par la main gauche de l'Époux, pour aller contempler plus haut sa divinité et sa majesté qu'elle désigne assez justement par sa main droite.

3. Nous jouirons de Dieu eu trois manières différentes, mes frères, dans l'éternelle et parfaite béatitude, nous le verrons dans toutes les créatures, nous le posséderons même en nous, et, ce qui est infiniment plus agréable et plus heureux encore, nous connaîtrons la Trinité même en elle, et nous contemplerons cette gloire sans aucun voile, avec l'oeil pur du coeur. Car la vie éternelle et bienheureuse sera précisément, pour nous, de connaître le Père et le Fils avec le Saint-Esprit, et de voir Dieu tel qu'il est, je veux dire, non pas tel qu'il est en nous, par exemple, ou dans les autres créatures, mais tel qu'il est en lui-même. On peut donc regarder les deux autres visions de Dieu, comme l'écorce, comme l'enveloppe du blé, mais la connaissance de Dieu tel qu'il est, c'est le comble de la béatitude, c'est le suc même du froment, la fine fleur du blé, dont se rassasie la sainte Jérusalem (Psal. CXLVII , 14). Mais plus cette béatitude est grande, plus elle se dérobe à nos yeux, attendu que ni l'œil n'a vu, ni l'oreille n'a entendu, ni le coeur de l'homme n'a conçu, l'éclat, la douceur, le bonheur qui nous attendent dans cette connaissance-là. C'est une vraie paix de Dieu qui surpasse tout sentiment; à combien plus forte raison excède-t-elle toute parole humaine? Aussi que personne n'essaie de rendre ce que personne n'a encore pu ressentir. Le Seigneur lui-même a dit : " On versera dans votre sein une bonne mesure, une mesuré bien pressée, bien agitée, une mesure enfin qui se répandra par dessus les bords (Luc. VI, 38). " Elle sera pleine de toutes les créatures ensemble et pressée dans notre homme intérieur, elle sera agitée dans notre homme extérieur, et elle se répandra par dessus les bords en Dieu même, car c'est là que se trouve le comble de la félicité, là qu'est la gloire suréminente, là enfin que se rencontre la béatitude qui déborde.

4. Nous pouvons nous faire une idée approchée de la manière dont nous le verrons dans les créatures et dont nous le posséderons en nous-mêmes, par les prémices de l'esprit que nous avons déjà reçues. Mais la connaissance de Dieu en lui-même, elle nous est tout à fait inconnue , c'est quelque chose d'admirable et de tellement fort, que nous ne pouvons y atteindre. Quant à la manière dont on le doit voir dans les créatures, il ne nous est pas absolument impossible de le comprendre, attendu que dès à présent même on le voit ainsi, ce qui a fait dire à l'Apôtre que les philosophes ont vu ce qu'il y a d'invisible en Dieu, par le moyen des choses visibles (Rom. I, 20). Mais, qu'on s'avance dans cette voie , et si bien que l'on comprenne avec quelle puissance, quelle sagesse et quelle bonté infinies , l'éternelle majesté de Dieu a fait, règle et ordonne toutes choses, on ne saisit encore qu'une très-faible partie de ce qui est. Mais un jour viendra où, comme je l'ai dit dans mon dernier sermon, nous suivrons l'Agneau partout où il ira, et le retrouverons dans toutes les créatures , en sorte que nous nous réjouirons en elles toutes, ce qui est précisément la joie du Seigneur notre Dieu. Réjouissons-nous donc en elles toutes, mais de lui seulement, de même que lui-même ne jouit point des créatures, mais de lui-même.

5. Quant à la manière dont nous devons l'avoir en nous, nous pouvons aussi nous en faire, par ce moyen, une idée assez juste. En effet, on admet qu'il y a trois sortes d'âmes. Ce qui a fait dire aux sages de ce monde que l'âme humaine est raisonnable, irascible et concupiscible. La nature et une expérience de tous les jours, nous font connaître, qu'en effet, l'âme possède ces trois forcés. Or, de même que par rapport à notre force raisonnable, la science et l'ignorance sont comme une habitude ou une privation, ainsi en est-il de la joie et de la colère , par rapport à la force irascible. Aussi Dieu remplira notre force raisonnable de la lumière de sa sagesse, en sorte qu'aucune science ne nous fasse défaut, en quoi que ce soit. Il remplira notre force concupiscible de l'eau de sa justice, en sorte que nous ne désirions plus qu'elle, et que nous en soyons tout à fait remplis, selon ces paroles de l'Écriture : " Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu'ils seront rassasiés (Matt. V, 5). " Car, nulle autre chose ne peut remplir le désir de l'âme, mille, si ce n'est la justice , ne peut rendre l'âme heureuse. Lorsque le Seigneur aura rempli notre force concupiscible de justice, l'âme rejettera tout ce qu'elle doit rejeter, désirera tout ce qu'elle doit désirer, et en toutes choses, ne recherchera que ce qui doit être recherché. C'est avec raison. que nous rapportons la justice au concupiscible, car c'est ce qui fait que nous sommes justes ou injustes. Pour ce qui est de l'irascible, quand Dieu l'aura rempli, il régnera en nous une tranquillité parfaite, et nous serons remplis d'une paix divine qui nous portera au comble de la joie et du bonheur. Dites-moi maintenant si ce n'est pas dans ces trois choses, quand la science ne nous enfle. plus, parce que la justice est à ses côtés, et tic nous cause plus de tristesse, parce que la joie est avec elle, en sorte que le proverbe : " Qui science a, peine a (Eccl. I, 18), " aura cessé d'être vrai; quand la justice n'est plus ni indiscrète, parce qu'elle est accompagnée de 1a science , ni pesante parce qu'elle n'est pas séparée de la joie, et enfin, lorsque 1a joie ne peut plus être ni inepte, puisqu'elle ne va plus sans la science, ni impure, attendu qu'elle n'est point séparée de la justice que consiste la parfaite béatitude de l'âme?

6. Mais, dans tout cela, notre homme extérieur n'a encore rien reçu. Qr, pour que la gloire habite aussi dans notre terre, et que, selon ce mot du Prophète, la terre entière soit remplie par la majesté de Dieu, notre homme extérieur qui est composé de quatre éléments, doit rechercher quatre choses. Il ne faut pas vous étonner que celui qui est plus misérable, semble avoir besoin ale plus de choses, surtout quand on entend le Psalmiste s'écrier : " Mon âme brûle d'une soif ardente pour vous, mais en combien de manières ma chair se sent-elle aussi pressée de la même ardeur (Psal. LXII, 2) ! " Que notre terre ait donc l'immortalité, et qu'elle ne redoute plus de retomber en poussière ; car notre corps, après être ressuscité d'entre les morts, ne doit plus mourir, la mort ne doit plus avoir d'empire sur lui (Rom. VI, 9). Mais à quoi bon vivre toujours, si c'est pour vivre sans fin dans les afflictions et les misères dont le corps mortel et corruptible est incessamment affligé ? Ne sont-ce point mille morts pour une ? Il faut donc qu'il soit tout a .fait, impassible. Or, on dit que c'est du désordre des humeurs que naissent toutes nos souffrances. Après cela, notre corps a besoin de se sentir léger comme l'air qui est un des éléments dont il se compose, pour n'être point à chargé par son poids. Aussi , la légèreté et l'agilité de nos corps seront telles, selon la foi, qu'ils pourront, sans retard et sans difficulté aucune, suivre partout la pensée, même dans sa course rapide. Que manque-t-il ensuite à la parfaite béatitude du corps? La beauté seulement ; or, cette perfection que nous devons avoir, peut se rapporter avec raison à ce que nous tenons du feu. En effet, saint Paul nous dit : " Nous attendons le Sauveur qui transformera notre corps, tout vil et tout abject, et le rendra conforme à son corps glorieux (Philipp. III, l0), " en nous donnant ce qu'il nous a promis quand il nous a dit " Les ,justes brilleront comme le soleil dans le royaume de leur Père (Matt. XIII, 43). " Ainsi, Dieu remplira complètement nos âmes quand il leur donnera une science, une justice et une joie parfaite; et sa majesté remplira notre terre tout entière, quand notre corps sera devenu incorruptible, impassible, agile et semblable au corps glorieux de Jésus-Christ. Peut-être bien faut-il voir, dans ces sept propriétés, les sept pains avec lesquels le Sauveur rassasia quatre mille hommes, et dont les morceaux remplirent sept corbeilles que les apôtres remportèrent (Matt. XV, 38). Car nous nous nourrissons de ces pains quand nous ruminons dans la méditation de la béatitude que nous espérons jusqu'au jour , où dans la joie non plus de l'espérance, mais de la réalité qui nous sera montrée, nous aurons le bonheur de rapporter , en quelque sorte, autant de corbeilles pleines des morceaux de nos sept pains.
 
 
 
 
 
 

CINQUIÈME SERMON POUR LA FÊTE DE LA TOUSSAINT.

1. C'est fête aujourd'hui pour nous, et la solennité de ce jour compte parmi les plus grandes solennités. Que dis-je ? de quel apôtre, de quel martyr, de quel saint est-ce la fête? Ce n'est pas la fête d'un saint :n particulier, mais la fête de tous les saints, car personne de nous n'ignore que cette fête est appelée, et est, en effet, la fête de tous les saints, oui, de tous, non-seulement des saints du ciel, mais encore de ceux de la terre; car il y a plus saints du ciel et les saints du la terre, et même parmi ces derniers, lus uns sont encore sur la terre, tandis que les autres se trouvent déjà dans le ciel. On fait donc en commun la fête de loris ces saints-là, mais ne la fait-on pas tout à fait de la même manière. Après tout, il ne faut pas s'en étonner, puisque la sainteté des uns n'est pas celle des autres, et qu'il y a une différence quelque fois même très grande entre un saint et un saint. Non-seulement, parce qua l'un est plus saint que l'autre, cette différence se rapporte plutôt à la quantité qu'à la qualité, mais sans nous arrêter au plus et au moins, il est certain que les saints sont appelés saints et cela avec vérité, les uns dans un. sens et les autres dans un autre. Ainsi, on pourrait peut-être assigner entre les anges et les hommes une différence de sainteté, à laquelle correspondrait une pareille différence de solennité dans la fête. En effet, il ne semble pas qu'on puisse honorer comme des athlètes triomphants ceux qui n'ont jamais combattu, et pourtant, pour mériter un culte différent, ils n'en sont pas moins dignes des plus grands hommages, puisqu'ils sont vos amis, ô mon Dieu, et qu'ils ont toujours été attachés à votre volonté avec autant de félicité que de facilité. Après tout, peut-être pourrait-on croire qu'ils ne sont point sans avoir soutenu des combats. aussi, quand ils ont résisté à ceux d'entre eux qui ont péché, et que, au lieu de se ranger du parti des impies, chacun d'eux s'est écrié : Pour moi, il m'est bon de rester attaché à Dieu. Ce qu'il faut célébrer en eux, c'est donc la grâce qui les a prévenus des douceurs de la bénédiction ; ce qu'il faut honorer, c'est la bonté de Dieu qui les a , je ne dis point, amenés à la pénitence, mais détournés de tout ce qui doit amener la pénitence, qui les a, non point arrachés à la tentation, mais préservés de la tentation.

2. Dans les hommes, il y a un autre genre de sainteté qui mérite des honneurs à part ; c'est la sainteté de ceux qui sont venus en passant par de grandes afflictions et qui ont lavé et blanchi leurs robes dans le sang de l'Agneau (Apoc. VII, 14). qui triomphent enfin après bien des luttes et reçoivent la couronne de la victoire dans les cieux, parce qu'ils ont combattu les légitimes combats. Y a-t-il encore une troisième sorte de saints? Oui, mais ils sont cachés. Ce sont, ceux qui militent encore, qui combattent toujours, qui courent dans la carrière et n'ont point encore obtenu le prix. Peut-être semblera-t-il que je m'avance beaucoup en leur donnant le nom de saints, mais j'ai pour moi le mot de l'un d'eux qui n'a pas craint de dire à Dieu : " Gardez mon âme, Seigneur, parce que je suis saint (Psal. LXXXV, 2). " L'Apôtre, à qui Dieu avait révélé ses secrets, a dit aussi en termes non moins clairs " Nous savons que tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu, de ceux qu'il a appelés selon son décret pour être saints (Rom. VIII, 28). " Voilà donc comment le mot saint se trouve différemment employé, et désigne tantôt ceux qui sont consommés dans la sainteté , tantôt ceux qui ne sont encore que prédestinés à la sainteté. Mais cette dernière sainteté est cachée en Dieu, elle est close pour nous, aussi est-ce d'une manière cachée que nous l'honorons. En effet : " L'homme ne sait pas s'il est digne d'amour ou de haine, mais tout est réservé pour l'avenir (Eccl. IX, 1). Que la fête de ces saints se passe donc dans le coeur de Dieu, puisque Dieu sait qui sont ceux qui lui appartiennent et qu'il a choisis dès le principe ; qu'elle se passe aussi parmi ces esprits qui tiennent lieu de serviteurs et ministres et qui sont envoyés pour exercer leur ministère en faveur de ceux qui doivent être les héritiers du salut (Hebr. I, 14). Quant à nous, il nous est défendu de louer un homme tant qu'il vit. Comment, en effet. pourrions-nous le louer sans crainte de nous tromper, quand il est manifeste que la vie même n'est pas sûre? Le héraut céleste nous crie que " nul n'est couronné qu'il n'ait combattu selon la loi des combats (II Tim. II, 5). " Or, entendez de la bouche même du législateur quelle est cette loi des combats. " Celui-là sera sauvé qui persévérera jusqu'à la fin ( Matt. X, 22 et XXIV, 13). " On ne sait point quel est celui qui persévérera, on ne sait quel est celui qui combattra selon la loi des combats, on ne sait donc pas non plus quel est celui qui devra recevoir la couronne.

3. On doit louer la vertu de ceux dont la victoire est maintenant assurée, voilà ceux qu'il faut exalter dans nos chants de fêtes, et dont on peut, en tonte sécurité, saluer les couronnes avec des transports de joie. Cette nuit, nous chantions aux saints : "Craignez le Seigneur, vous tous qui êtes ses saints (Psal. XXXIII, 10); " mais ce n'est point à ceux-là que nous nous adressions. Non, ce ne sont pas à ceux qui ont persévéré jusqu'à la fin que nous invitions à la crainte du Seigneur, attendu qu'il est écrit pour eux. : " La crainte n'habite plus dans nos contrées. " C'est bien plutôt à ceux qui doivent se tenir dans la plus grande vigilance, à cause de la multitude des périls qui les menacent, qui n'ont point seulement affaire avec la chair et le sang, mais aussi avec les principautés et les puissances, avec les princes du monde, c'est-à-dire de ce siècle ténébreux, eu tin avec les esprits de malice répandus dans l'air (Ephes. VI, 12). Évidemment, ceux qui se trouvent dans une pareille mêlée et qui ont à combattre de près comme de loin, ont bien besoin de se tenir sur leurs gardes. Quand il y a pour eux tant de combats au dehors, il ne saurait manquer d'y avoir des craintes au dedans, aussi est-ce avec raison qu'il est dit : " Craignez le Seigneur, vous tous qui êtes ses saints. " D'ailleurs, toute notre béatitude est dans la crainte de Dieu, si nous en croyons l'Écriture qui nous dit : " Heureux l'homme qui est toujours dans la crainte (Prov. XXVIII, 14), " et si nous écoutons le Psalmiste qui s'écrie : " Bienheureux tous ceux qui craignent le Seigneur et qui marchent dans ses voies (Psal. CXXVII, 1). " Mais, bien autrement heureux sont ceux en qui la charité parfaite a chassé toute crainte, qui n'ont plus aucune appréhension dans leurs voies, et qui, dans la maison de Dieu où ils sont maintenant reçus, ne connaissent plus que les cantiques de louange, selon ce que dit le Psalmiste quand il s'écrie : " Heureux sont ceux qui demeurent dans votre maison, Seigneur, ils vous loueront dans les siècles des siècles (Psal. LXXXIII, 5). " Notre félicité donc à nous, et notre fête, en attendant, est dans la crainte de Dieu, tandis que leur fête à eux est tout entière dans les cantiques de louange et dans les chants d'allégresse.

4. Voilà pourquoi on ne peut louer en toute sécurité que les hommes qui ne vivent plus de leur vie, mais de la vie de Dieu; la vie de l'homme, en effet, est une tentation continuelle. On est doublement en sécurité quand on ne loue que ces hommes-là, si toutefois, à bien considérer les choses, cette double sécurité ne se réduit pas tout simplement à une. En effet, nous ne saurions craindre avec quelque raison de les louer puisqu'il n'y a personne qui mérite plus certainement qu'eux nos louanges, et nous n'avons pas non plus de motifs pour tarder à les glorifier puisqu'ils sont tellement absorbés dans la gloire qu'ils n'ont aucun besoin de nos louanges. Il n'y a plus de place pour la vanité, là où la vérité occupe seule la place entière. Mais, direz-vous, quelle est la gloire des saints ? Ils ne se glorifient pas eux-mêmes, car il est écrit : " Que votre éloge ne parle point de votre bouche (Prov. XXVII, 2). " Ils ne se louent pas non plus les uns les autres, car ils n'oui d'autre pensée et d'autre penchant que de célébrer les louanges de leur créateur; ils ne peuvent donc trouver le temps de se faire mutuellement des louanges, aussi le Prophète dit-il, comme je vous le rappelais tout à l'heure : " Heureux ceux qui habitent dans votre maison, Seigneur, ils vous loueront dans les siècles des siècles. " Néanmoins, je ne puis admettre que les saints soient dépourvus de gloire, d'autant plus que l'Apôtre dit : " Le moment si court et si rapide des afflictions que nous souffrons en cette vie, produit en nous le poids éternel d'une souveraine et incomparable gloire (II Cor. IV, 17); " et que le prophète avait dit de son côté : " Visitez-nous par votre assistance salutaire, afin que nous soyions comblés des biens que vous réservez à vos élus, que nous goûtions la joie que vous destinez à votre peuple et que vous soyez loué avec ceux que vous avez choisis pour votre héritage (Psal. CV, 4). " Or, il dit : " Avec ceux, non point par ceux que vous avez choisis pour votre héritage, " afin de nous donner à entendre qu'ils partageront la gloire avec lui. Mais si ceux de l'héritage louent le Seigneur, qui est-ce qui louera ceux de l'héritage ? Ecoutons les réponses de l'Apôtre : " Alors, dit-il, chacun recevra la louange qui lui sera due; " mais de qui la recevra-t-il ? " De Dieu (I Cor. IV, 5. " Quelle louange que celle qui vient d'une telle bouche et combien elle est digne d'envie; Quel doux échange de louanges quand il est, en même temps, doux de louer et doux d'être loué.

5. Mais à quoi bon les louanges que nous adressons aux saints, à quoi bon célébrer leur gloire et faire parmi nous leur fête ? Pourquoi prodiguer les honneurs de la terre à ceux que, selon la promesse véridique du Fils, le Père céleste honore lui-même ? Qu'ont-ils besoin de nos félicitations2.ils ont tout ce qu'ils peuvent contenir de gloire. C'est vrai, mes bien-aimés, les saints n'ont pas besoin de nos honneurs, et notre dévotion n'ajoute rien à ce qu'ils ont. Mais il y va de notre intérêt, sinon du leur, que nous vénérions leur souvenir. Voulez-vous savoir quel avantage nous avons à leur rendre nos hommages? Je vous avouerai que pour moi, leur mémoire fait naître en moi un violent désir, un triple désir. On dit vulgairement loin des yeux, loin du coeur. Or, mon oeil à moi, c'est ma mémoire, et me rappeler le souvenir des saints, c'est en quelque sorte pour moi, les voir. Voir comment notre lot se trouve dans la terre des vivants, et ce n'est pas un lot médiocre, si toutefois le souvenir, en nous, rie marche point sans la charité; oui voilà, dis-je, comment notre vie se trouve transportée dans les cieux, non point, toutefois, de la même manière que la leur s'y trouve à présent. En effet, ils s'y trouvent en substance et nous n'y sommes qu'en désir ; ils y sont effectivement présents, nous ne nous y trouvons que par le souvenir. Quand nous sera-t-il donné de nous réunir aussi à nos pères? De leur être présentés eu personne? Tel est le premier désir que le souvenir des saints fait naître en nous, que dis-je ? dont il nous embrase. Quand jouirons-nous de leur société si désirable, quand serons-nous dignes d'être les concitoyens, les conchambristes des esprits bienheureux, d'entrer dans l'assemblée des patriarches, de nous unir aux phalanges des prophètes, au sénat des apôtres, aux innombrables bataillons des martyrs, aux collages des confesseurs, et aux choeurs des vierges, de noirs perdre, en un mot, et de nous réjouir en commun dans la troupe entière des saints ?

6. Le souvenir de chacun d'eux, comme autant d'étincelles, ou plutôt comme autant de torches ardentes, allume les coeurs dévots et leur inspire une soif dévorante de les voir et de les embrasser, tellement qu'il n'est, pas rare qu'ils se croient déjà au milieu d'eux, et qu'ils entrent dans l'assemblée entière des saints, où ils s'élancent de toute l'ardeur et de toutes les forces de leur coeur, tantôt vers les uns et tantôt vers les autres. D'ailleurs quelles ne seraient pas notre négligence et notre paresse, notre lâcheté même, de ne point nous élancer, comme un trait qu'on décoche, de ce monde par de fréquents soupirs, et avec toute la ferveur de la charité, vers ces heureux bataillons ? Malheur à nous à cause du péché, que l'Apôtre reprochait aux gentils, quand il les reprenait parce qu'ils étaient sans affection (Roui. 1, 31). L'Église des premiers-nés nous attend, et nous négligeons de. l'aller rejoindre; les saints nous appellent, et nous n'en tenons aucun compte. Réveillons-nous enfin, mes frères, ressuscitons avec le Christ, cherchons, goûtons les choses d'en haut. Désirons ceux qui Dons désirent, courons vers ceux qui nous attendent, que nos coeurs tendent par leurs voeux, vers ceux qui les appellent. Dans là vie que nous partageons ensemble ici-bas maintenant, il n'y a ni sécurité, ni perfection, ni repos, et pourtant combien ne nous est-il pas doux et bon d'habiter en commun avec nos frères? En effet nous arrive-t-il quelque chose de fâcheux, soit dans le corps, soit dans l'âme, il nous est plus facile de le supporter dans la société de nos frères, avec qui nous n'avons en Dieu qu'un coeur et qu'une âme. Combien plus douce, plus délicieuse et plus heureuse est l'union, que nul soupçon ne trouble, que nulle dissension n'altère, qui nous réunira par les liens indissolubles de la charité parfaite ? Et qui fera que nous ne serons plus qu'un dans le Père et dans le Fils, comme le Père et le Fils ne forment qu'un aussi.

7. Mais ce n'est pas seulement la société, c'est aussi la félicité des saints que nous devons désirer, il faut que leur gloire soit pour nous l'objet des plus ardents désirs, aussi bien que leur présence. Il n'y a pas de danger à craindre dans cette ambition-là, et la prétention d'atteindre à leur bonheur n'a rien de périlleux pour nous. Car si nous disons: " Ce n'est pas à nous, Seigneur, non ce n'est pas à nous, mais à votre nom que vous devez donner la gloire (Psal. CXIII, 9), " c'est le cri qu'il nous convient de pousser maintenant, car ions sommes encore aux jours où les anges eux-mêmes disent: " Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et sur la terre, paix aux hommes de bonne volonté (Luc. II, 14); " et dans lequel le Seigneur aussi dit à Madeleine : " Ne me touchez point, car je ne suis pas encore retourné à mon Père (Joan. XX, 17). " C'est le Verbe de gloire qui parle ainsi; or le Fils sage est la gloire de son père. La gloire disait donc : Ne me touchez point, ne nie recherchez pas encore, fuyez plutôt la gloire, et preniez garde de ne me point toucher jusqu'à ce que nous soyons retournés à mon Père, où toute glorification est pleine de sécurité. C'est là que mou âme sera louée dans le Seigneur, que les âmes douces l'entendent et se réjouissent Ne vous semble-t-il pas que celle qui dans le Cantique des cantiques s'écrie : " Fuyez, mon bien aimé, éloignez-vous (Cant. VIII, 14), " lui a entendu dire : " ne me touchez point, parce que je ne suis pas encore remonté vers mon Père? " Voilà pourquoi dans l'hymne de ce jour, nous chantons aussi ces paroles : " Donnez la paix à vos serviteurs, et que vos serviteurs vous rendent la gloire dans tous les siècles des siècles, " selon la pensée de l'ange.

8. En effet, comme la vie de l'homme est une tentation sur la terre, c'est avec raison que nous devons rechercher ici-bas, non la gloire, mais la paix : la paix avec Dieu, la paix avec le prochain, la paix avec nous-mêmes. " O Dieu sauveur des hommes, pourquoi m'avez-vous mis en opposition avec vous et dans un état où je me suis à charge à moi-même (Job. VII, 20) ? " Assurément, il n'est pas de lutte plus voisine de moi, c'est une. sédition tout à fait intérieure, une guerre non civile mais domestique, que la lutte des désirs de l'esprit contre la chair, et de la chair contre l'esprit. D'oit vient-elle,. sinon de ce que vous m'avez mis en opposition avec vous, Seigneur ? Car, pour vous, vous êtes la vraie liberté, la vie, la gloire, la suffisance, la béatitude; et moi, au contraire, je ne. suis que pauvreté et misère, qu'un être misérable, confus et profondément humilié, mort par le péché, vendu au péché. D'ailleurs, ô vous Seigneur, qui êtes la sainte et parfaite volupté, le repos des esprits bienheureux, vous m'avez, dès le commencement, mis en opposition avec l'Eden , la volupté, (car c'est le sens du mot Èden), dans la peine et le travail. Cependant vous dites : " convertissez-vous à moi de tout votre coeur (Joel. II, 12). " Il faut évidemment que nous nous soyons détournés pour que vous nous exhortiez à nous convertir, il faut que nous soyons en opposition avec vous pour que vous nous invitiez à la conversion. Mais comment nous convertirons-nous? " Dans le jeûne et les larmes, " nous répondez-vous. O merveilles, est-ce que vous êtes dans les jeûnes; les larmes sont-elles votre séjour, habitez-vous dans les gémissements? Non, non, tout cela est bien loin de vous, et vous, vous êtes infiniment loin de tout cela. Votre règne est dans Jérusalem que vous rassasiez de froment, où il n'y a ni cri, ni douleur, mais où l'ont n'entend, au contraire, que des actions de grâces et des chants de louange. " que les justes, dit le Psalmiste, soient comme dans un festin, qu'ils se réjouissent en la présence de Dieu, et qu'ils soient dans des transports de joie (Psal. LXVII, 3). " Continent donc nous convertirons-nous dans le jeûne, les gémissements et les larmes ? Est-ce que le juste doit le trouver dans les transports de joie et d'allégresse, tandis que celui qui n'est pas encore juste ne le trouvera que dans les pleurs et lés soupirs ? C'est précisément cela; mais par juste, il faut entendre celui qui déjà a mérité de jouir de la présence de Dieu, non pas celui qui vit encore de la foi. Quant à ces mots du Seigneur : " Je suis avec lui dans la tribulation (Psal. XC, 15)," ils se rapportent à celui qui marche encore par la foi, non point à celui qui déjà est arrivé devant la face de Dieu; l'un et l'autre juste n'ont bien qu'un même chef, mais ce chef ne se montre pas de la même manière à tous ses membres. Pour les uns, c'est un chef couronné d'épines, incliné sur la croix, afin qu'ils apprennent à s'humilier comme lui; et, comme lui, à souffrir le. épines de la, componction. Pour les autres, c'est un chef glorieux, pour qu'ils soient couverts de gloire par lui, qu'ils lui deviennent semblables en toutes choses, et surtout glorieux, en le voyant tel qu'il est.

9. Le second désir que la commémoration des saints allume en nous est donc que Jésus-Christ, qui est notre vie, nous apparaisse comme il leur apparaît, et que, à notre tour, nous apparaissions aussi avec titi dans la gloire. (Coloss. III, 4). Car, en attendant qu'il en soit ainsi, ce n'est pas comme il est, mais tel qu'il s'est fait pour nous, que notre chef nous apparaît, c'est-à-dire non pas couronné de gloire mais d'épines, des épines de nos péchés, auxquelles l'Écriture fait allusion quand elle nous dit : " Sortez, filles die Sion et venez voir le roi Salomon sous le diadème dont sa mère l'a couronné (Cant. III, 11). " O roi! ô diadème! La Synagogue, agissant, non point en mère, mais en marâtre, a placé une couronne d'épines sur la tète de notre roi. Il y aurait de la honte, pour les membres placés sous un tel chef, à rechercher la gloire quand il se montre à eux couvert d'ignominie, sans éclat, sans beauté, sans rien qui y ressemble. Sans doute c'est bien un Salomon, c'est-à-dire un roi pacifique pour le présent, non pas un roi béatifique ou glorifique, et il rappelle bien l'éloge que les anges firent de lui quand ils dirent a Paix à la terre et gloire aux cieux (Luc.II,14). " Il y aurait de quoi rougir, sous un chef couronné d'épines, à se montrer un membre délicat, surtout quand la pourpre même dont on le revêt n'est point placée sur ses épaules pour lui faire honneur, mais par pure dérision. Et pourtant, on peut voir en bien. des endroits ce jour de fête célébré par bien des gens avec des sentiments d'ambition et dans la bonne chère. Est-ce là célébrer ce jour, ne devrais-je pas dire plutôt que c'est le déshonorer ? Mais ceux qui le passent ainsi rendront compte de leur conduite; c'est leur fête, tuais ce n'est point celle des saints. Un jour viendra où on n'annoncera plus la mort de Jésus-Christ, et où nous saurons que nous aussi nous sommes morts et que notre vie est cachée avec lui (Coloss. III, 3). Il apparaîtra comme un chef glorieux, et ses membres, glorifiés avec lui, brilleront avec éclat, le jour où il transformera notre corps, tout vil et tout abject qu'il soit, et le rendra conforme à sa tête glorieuse qui n'est autre que lui (Philipp. III, 21). Que tous nos désirs et toute notre ambition elle le peut sans crainte, soient d'obtenir cette gloire, si nous ne voulons point nous entendre dire : " Vous ne recherchez que la gloire que vous vous prodiguez les uns aux autres, et vous, ne recherchez point la gloire qui. ne vient que de Dieu (Joan. V, 44). "

10. Il est bien certain que pour espérer cette gloire et pour pouvoir aspirer à une pareille félicité, nous devons désirer ardemment le cours des suffrages des saints, afin d'obtenir, au moins par leur intercession, ce que nous ne pouvons espérer de nos propres forces. Ayez pitié de moi, ayez pitié de moi, vous du moins qui êtes mes amis (Job. XIX, 21). Vous connaissez nos périls, vous savez de quelle boue nous avons été formés, vous n'ignorez point notre ignorance, non plus que, les ruses de nos ennemis; vous connaissez les assauts qu'ils nous livrent et notre fragilité. Car c'est à vous, qui avez passé par les mêmes tentations que moi, que je m'adresse, à vous, dis-je, qui avez vaincu dans les mêmes combats, et qui avez échappé aux mêmes piéges, a vous, dis-je, qui, dans le pâtir, avez appris à compatir. J'ose espérer aussi que les anges eux-mêmes ne dédaigneront point de visiter des êtres de leur espèce, d'autant plus qu'il est écrit: " Vous prendrez soin de ceux de votre famille et vous ne pécherez point (Job. V, 24). " Au reste, si je crois qu'il m'est permis de présumer beaucoup d'eux à cause de notre ressemblance avec eux qui sont des êtres spirituels et raisonnables, je crois pourtant que je dois avoir une plus grande confiance encore dans ceux qui ont été les compagnons de ma vie d'homme sur la terre; ils ne peuvent manquer de ressentir une compassion plus charitable encore et plus spéciale pour ceux qui sont les os de leurs os et la chair de leur chair.

11. Enfin, en quittant ce monde pour retourner vers leur Père, ils nous ont laissé des gages précieux. En effet, leurs corps reposent en paix au milieu de nous, tandis que leurs noms doivent vivre jusqu'à la fin des siècles, parce que leur gloire n'est pas descendue avec eux dans la tombe. Loin, bien loin de vous, âmes saintes, la cruauté. de l'échanson du roi d'Égypte qui, une fois rétabli dans son poste, n'eut rien de plus pressé que d'oublier le saint jeune homme Joseph qui était resté en prison (Gen. XL, 14). Ils n'étaient pas l'un et l'autre les membres d'un seul et même corps, et il ne pouvait y avoir aucun rapport entre le fidèle et l'infidèle, aucune alliance entre un Israélite et un Égyptien, non plus qu'entre la lumière et les ténèbres. Le mot Égypte signifie ténèbres, de même que le nom d'Israël veut dire qui voit Dieu; aussi la lumière était-elle partout où Israël se trouvait. Notre Jésus ne put pas oublier ainsi le larron crucifié avec lui ; il lui tint la parole qu'il lui avait donnée et le fit entrer dans son royaume le jour même où ils avaient souffert ensemble. Et nous aussi, si nous n'étions pas les membres du même chef que les saints, à quel titre leur adresserions-nous aujourd'hui des voeux si solennels et les féliciterions-nous avec tant d'enthousiasme ? Celui qui a dit: " Si l'un des membres est dans la gloire, tous les autres membres participent à sa joie; " a dit aussi: " si l'un d'eux souffre quelque chose tous les autres souffrent avec lui ( I Cor. XII, 26). " Telle est donc l'union qui existe entre eux et nous que, si nous nous réjouissions avec eux, eux, de leur côté, compatissent à nos souffrances; que si, par nos pieuses méditations, nous régnons en eux, eux, de leur côté, par leur pieuse intervention, combattent pour nous. Nous ne saurions douter de leur pieuse sollicitude à notre égard, d'autant moins qu'ils ne peuvent être consommés dans la félicité sans nous, comme j'ai eu déjà l'occasion de le dire, et nous attendent jusqu'au jour où nous recevrons aussi notre récompense, au dernier grand jour de fête, où tous les membres concourront en même temps à faire un homme parfait avec leur chef glorieux, et où Jésus-Christ, notre Seigneur qui est béni par dessus tout, digne de louange et glorieux dans les siècles des siècles, sera loué avec ceux qui lui auront été attribués en héritage. Ainsi-soit-il.
 
 
 
 
 
 

Saint MALACHIE
 
 
 
 

DEUXIÈME SERMON SUR LE SAINT ÉVÊQUE MALACHIE.

1. Il est certain que pendant que nous habitons dans ce corps, nous sommes éloignés du Seigneur (II Cor. V, 6); aussi, la pensée de ce triste exil et la conscience de nos péchés sont-elles bien propres à nous inviter à la tristesse bien plutôt qu'à la joie. Mais comme l'Apôtre nous engage à nous réjouir avec ceux qui sont dans la joie (Rom. XII, 15), c'est pour nous le jour. de nous laisser aller à tous les sentiments de la joie, nous avons, d'ailleurs, un motif de le faire. En effet, s'il est vrai, comme l'a senti le Prophète., que les justes se réjouissent en présence de Dieu (Psal. LXVII, 3), on ne peut révoquer en doute que Malachie qui, pendant le cours de sa vie mortelle, a su plaire à Dieu et s'est trouvé juste, ne soit au comble de la joie. Il a exercé devant lui son ministère (Eccl. XXIV, 14) dans la justice et la sainteté; ministre et ministère furent agréables à Dieu. Pourquoi n'en aurait-il point été ainsi? Il a prêché l'Évangile avec désintéressement, il l'a répandu dans toute sa patrie, et il a fini par triompher des moeurs barbares et farouches des habitants de l'Irlande; il a soumis, parle glaive de l'esprit, les nations étrangères au joug d'ailleurs léger du Christ; il a reculé les bornes de son héritage jusques aux confins du monde. O ministère fécond en résultats ! ô ministre fidèle ! N'a-t-il point été l'instrument dont le Père s'est servi pour accomplir les promesses qu'il avait faites à son fils? N'est-ce pas lui que le Père avait en vue quand il disait à son fils : " Je vous donnerai les nations pour héritage, et. j'étendrai votre empire jusqu'aux extrémités de la terre (Psal. II, 8)? " Combien volontiers le Sauveur reçut ce qu'il avait acheté, mais acheté au prix de son sang, des ignominies de la croix et des horreurs de sa passion ! Mais surtout avec quel plaisir il le reçut des mains de Malachie qui le servait pour rien! Ce qui lui plaisait dans son ministre, c'était le don gratuit, et dans son ministère, la conversion des pécheurs. Oui, ce qui le charmait dans son ministre, c'était, je le répète, un oeil simple, et ce qui lui plaisait dans son ministère, c'était le salut du peuple.

2. Après tout, si le ministère de Malachie avait été moins fructueux, le Seigneur n'en aurait pas moins abaissé des regards de complaisance sur son ministre et sur ses oeuvres, car ce qu'il aime c'est la simplicité, et sa justice consiste surtout à juger les oeuvres sur les intentions, et à apprécier l'état du corps entier, d'après celui de l’oeil. Mais les oeuvres du Seigneur sont grandes et proportionnées à toutes les volontés et à tous les désirs de Malachie (Psal. CX, 2) : Oui, elles ont été grandes, et nombreuses, et bonnes, mais elles étaient encore d'un bien plus grand prix, à cause de la pureté d'intention qui les inspirait. Quelle est l'oeuvre de piété que Malachie n'est pas faite? S'il était pauvre pour lui, il était riche pour les pauvres. C'était le père des opprimés. Il donnait avec bonheur, demandait rarement, et ne recevait qu'avec embarras. Un de ses plus grands soins fut de rétablir la paix là où elle était troublée, et il y réussit bien souvent. Vit-on jamais homme aussi tendre à la compassion, aussi prompt au secours, aussi indépendant dans la réprimande ? S'il avait un grand zèle, le zèle chez lui n'allait point sans la science qui en est la modératrice. On le voyait faible avec les faibles, mais il savait se montrer puissant parmi les puissants, résister aux superbes, frapper lés tyrans, et donner des leçons aux princes et aux rois. N'a-t-il pas, d'un mot de prière, privé de la vue un roi injuste, et ne la lui a-t-il pas rendue quand ce roi se fut humilié. C'est lui aussi qui livra à un esprit d'erreur, et les empêcha de faire le mal, des hommes qui avaient violé la paix, et qui leur fit conclure un nouveau traité de paix, après les avoir confondus et stupéfaits, par ce. qui leur était arrivé. C'est encore lui qui, dans l'autre camp, violateur à son tour des conventions mutuelles, fit servir, bien à propos à ses desseins un petit ruisseau sur les bords duquel vinrent échouer les projets des impies. Il n'était point tombé d'eau, il n'y avait eu aucune inondation, le temps ne s'était pas montré nuageux, nulle fonte de neiges ne s'était produite, et néanmoins un tout petit ruisseau se changea tout à coup en un fleuve immense ; on le voyait rouler ses eaux, grossir et déborder, et ceux qui voulaient pousser outre pour accomplir leurs mauvais desseins ne purent trouver un passage.

3. Que n'avons-nous pas appris, que n'avons-nous point vu du zèle de cet homme et de la vengeance qu'il sut tirer de son ennemi, quelque doux et pacifique qu'il fût, et quelque riche en miséricordes qu'il se montrât avec tous ceux qui se trouvaient dans le malheur? On Pelât pris pour le hère de toutes ses ouailles, tant il ne vivait que pour elles toutes ; comme la poule qui rassemble ses poussins, il rassemblait tous ses peuples et les protégeait à l'ombre de ses ailes. Il ne s'inquiétait ni du sexe, ni de l'âge, n'avait égard ni au rang, ni à la condition; il ne faisait défaut à personne, et il ouvrait à tout le monde le sein de sa ,charité. Du fond de quelque affliction qu'on criât vers lui, cette affliction devenait la sienne, avec cette différence pourtant, qu'on le voyait aussi compatissant aux maux d'autrui, souvent même aussi impatient pour le prochain qu'il était patient pour lui-même. En effet, on le vit plusieurs fois, rempli d'un zèle ardent, s'élever avec force pour le prochain, contre ceux qui l'opprimaient, arracher les faibles à leurs ennemis, réprimer les forts pour les sauver également les uns et les autres. On le vit donc entrer en colère, mais ce ne fut jamais que dans la crainte de pécher, s'il ne le faisait point, selon le conseil du Psalmiste : " Mettez vous en colère, et ne péchez point (Psal. IV, 5). " La colère n'était point maîtresse de lui, mais lui se possédait toujours, était constamment maître de soi. Vainqueur de lui-même , il ne pouvait être vaincu par la colère. Il avait sa colère dans la main : l'appelait-il à lui, elle se présentait , mais ne lui échappait jamais, elle obéissait au premier signe, mais ne cédait pas à sa fougue naturelle. Enfin, il s'en servait, mais n'était jamais lui-même à son service. Il était d'une circonspection extrême et d'un soin très-grand à régler et à réprimer, non-seulement les mouvements de la colère , mais encore tous les mouvements de notre double nature ; car il n'avait pas tellement l'œil sur les autres, qu'il ne veillât point sur lui et s'exceptât seul de sa vigilance générale; il avait souci de lui, comme des autres, et veillait sur lui. Tout entier à lui-même et tout entier au prochain, on ne vit jamais la charité l'empêcher d'avoir l'oeil ouvert sur lui, ni le soin de son propre salut l'arrêter, ou seulement le retarder en quoi que ce soit, dans ce qui intéressait les autres. Si vous l'aviez vu au milieu des agitations de toutes sortes et des mille soins dont il était occupé, vous auriez cru qu'il n'existait que pour sa patrie, non pour lui ; mais si vous l'aviez vu ensuite seul et dans la retraite, il vous aurait semblé qu'il ne vivait que pour Dieu et pour lui-même.

4. On le voyait calme au milieu du tumulte des affaires, et occupé jusque dans les heures qu'il donnait au repos. Comment, en effet, aurait-il pu demeurer oisif quand il était tout entier aux justices du Seigneur. Les affaires du peuple lui laissaient quelquefois un moment de répit, jamais il ne se reposait des saintes méditations; jamais il n'interrompait les doux loisirs de la contemplation. A ses heures de répit, ou il gardait le silence, ou, s'il parlait, il parlait peu. S'il levait les yeux, c'était pour remplir un devoir, autrement il les tenait baissés ou les repliait en lui-même. Car, et ce n'est pas un mince éloge parmi les sages, ses yeux étaient dans sa tête et n'en sortaient que pour obéir à la voix de la vertu. Son rire était un témoignage de charité, ou un appel à cette vertu, mais il était rare, il s'épanouissait sur les lèvres, mais il n'y éclatait jamais avec fracas; aussi témoignait-il de la joie de son coeur sans rien ôter, que, dis-je, en ajoutant au contraire à la grâce de son visage. Ce rire était si modeste, .qu'on ne pouvait le soupçonner de légèreté ; mais, si peu bruyant qu'il fût, il suffisait à dissiper de son joyeux visage, tonte ombre, tout nuage de tristesse. O don parfait! ô gras holocauste! quels services- pleins de grâces que ceux de son esprit ou de sa main? Quelle bonne odeur il exhalait devant Dieu dans le calme de ses prières! et quels parfums délicieux aussi pour ses semblables dans les sueurs et les fatigues de ses nombreuses occupations !

5. Voilà ce qui a rendu avec raison Malachie cher à Dieu et aux hommes, et lui a valu d'être admis aujourd'hui même dans la société des anges, et d'être, en effet, l'un de ceux dont il n'avait fait jusqu'alors que mériter de recevoir le nom. Jusqu'à ce jour, sa pureté. lui avait valu le nom d'ange, mais, plus heureux à présent, il en a plus que le nom, depuis qu'il partage la gloire et le bonheur de ces esprits bienheureux. Félicitons donc, mes frères, félicitons, comme il convient, notre Père, car s'il est conformé à la piété de pleurer la mort de Malachie, il n'est; pas moins conforme au même sentiment de nous réjouir avec lui de sa nouvelle vie. N'est-il-pas vivant en effet ? Oui, oui, il l'est , et sa vie est une vie heureuse. Aux yeux des insensés, il a semblé mourir, mais il est en paix ; et maintenant, devenu le concitoyen des saints, le familier de Dieu, il mêle ses chants aux actions de grâces, et répète : " J'ai passé par l'eau et par le feu, et vous m'avez conduit, Seigneur, dans un lieu de rafraîchissement (Psal. LXV, 12). " Il est vrai, il a passé par ces épreuves, en homme de coeur, et il l'a fait avec bonheur. Il a célébré en esprit sa pâque en véritable Israélite, et, en passant, il nous a parlé, il nous a dit : J'ai désiré d'un désir bien grand, manger cette pâque chez vous. Il a passé par l'eau et le feu, mais les épreuves n'ont pu le briser , ni les douceurs le captiver. Réjouissons-nous donc de ce que notre ange est, monté vers ses concitoyens, pour s'acquitter d'une ambassade pour les enfants de la captivité, nous concilier le coeur des bienheureux, et leur faire connaître les vœux de nos coeurs malheureux. Oui, réjouissons-nous, vous dis-je , et, livrons-nous à l'allégresse, car le choeur céleste possède maintenant un des nôtres qui aura notre bien à coeur, qui nous protégera par ses vertus, après nous avoir formés par ses exemples, et fortifiés par ses miracles.

6. Notre saint Pontife, qui avait souvent, en esprit de piété, offert au ciel des hosties pacifiques, a pénétré aujourd'hui par lui-même, en qualité de prêtre et d'hostie, sur l’autel du Seigneur. Notre prêtre nous ayant quittés, le rite de son sacrifice s'est changé en s'améliorant, la fontaine de ses larmes s'est tarie, et son holocauste tout entier se consomme dans la joie et l'allégresse. Béni soit le Seigneur Dieu de Malachie, qui a visité son peuple par le ministère d'un si grand pontife, et qui maintenant, après l'avoir rappelé dans la cité sainte, ne cesse de consoler notre captivité par le souvenir d'une pareille douceur. Que l'esprit de Malachie tressaille dans le Seigneur de ce que soulagé du poids de son corps matériel, il n'est plus alourdi par aucune substance terrestre ou matérielle, ni empêché de s'élever au delà de tous les êtres corporels et même incorporels, avec toute sorte de rapidité et de légèreté, et d'aller tout entier en Dieu, s'attacher à lui, et faire avec lui à jamais un seul et même esprit.

7. La sainteté doit être l'ornement de votre maison , Seigneur , de ce séjour où se garde le souvenir d'un si grand saint. Saint Malachie, conservez-la dans la sainteté et dans la justice , ayez pitié de nous, au milieu des misères si grandes et si nombreuses où nous nous trouvons plongés, pendant que nous célébrons le souvenir de votre excessive douceur. Le ciel vous a comblés de bien grandes grâces quand il vous a fait si petit à vos. yeux, et si grand à ceux de Dieu ; quand il a fait de si grandes choses pour, vous et sauvé votre patrie ; Dieu a fait de grandes choses pour vous, quand il vous a fait entrer dans sa gloire. Que votre fête, que vos vertus ont rendue bien légitime, nous devienne, par vos mérites et vos prières, une occasion de salut ! La gloire de votre sainteté que nous nous plaisons à, célébrer, est continuée par les anges, sera pour nous un digne motif de joie, si elle nous fait produire quelques bons fruits. Puissiez-vous, en vous éloignant de nous, laisser quelques restes des fruits de votre esprit dont vous montez chargé vers les cieux, à nous qui sommes aujourd'hui assis à votre délicieux banquet.

8. Soyez donc pour nous, nous vous en prions, saint Malachie, un autre Moïse ou un second Elie, et laissez-nous quelque chose de votre esprit, puisque c'est dans leur esprit et dans leur vertu que vous êtes venus sur la terre. Votre vie est une règle de vie et de discipline, votre mort le port de la mort et la porte de la vie, votre mémoire la douceur même de l'onction et de la grâce, votre présence la couronne de gloire dans la main du Seigneur votre Dieu. O olivier fertile dans le champ du Seigneur ! huile de joie qui oint et qui brille, qui oint par les bienfaits et brille par les miracles ! faites-nous participer à votre onction et à votre lumière. O lis odoriférant qui pousse éternellement sous les yeux du Seigneur, qui fleurit et répand partout sa vivifiante et douée odeur; lis dont le souvenir est en bénédiction parmi nous et dont la présence est en honneur dans les cieux ! faites que ceux qui chantent vos louanges ne soient point frustrés de leur part de votre plénitude. O bel astre, lumière qui brille dans les ténèbres et qui éclaire notre prison de l'éclat de ses miracles et des rayons de ses vertus, lumière, qui réjouit la cité sainte, dissipez dans nos coeurs, par la splendeur de vos vertus, les ténèbres de nos vices. O étoile du matin, qui l'emportez d'alitant plus en clarté sur les autres étoiles que vous êtes plus proche du jour et plus semblable au soleil, daignez précéder nos pas, afin que nous marchions à la lumière comme de vrais enfants de lumière, non de ténèbres. O aurore, qui n'est encore que le point du jour pour notre terre, mais qui déjà brille comme le plein midi aux célestes plages, reçois-nous au sein de la lumière, de cette lumière dont tu es inondée et qui te fait briller au loin, hors de toi, et brûler doucement au dedans, par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est Dieu et règne avec le Père et le Saint-Esprit pendant les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 

SERMON POUR LA FÊTE DE SAINT MARTIN, ÉVÊQUE. Exemples d'obéissance.

l. Je pense que votre réunion, non moins que ce concours d'honorables personnes que nous sommes heureux de voir venues ici de loin, réclament de moi une instruction. Il est certain que j'aimerais bien mieux écouter moi-même que me faire écouter, mais puisqu'on m'a choisi pour porter la parole, où plutôt puisqu'on me fait un devoir de parler, il ne me reste qu'à obéir, s'il ne m'est pas donné d'ouïr. D'ailleurs, c'est pour moi un vrai sermon vivant que la vue de tant de personnes que leur douce humilité porte à m'honorer, non-seulement de leur visite, mais encore de leur attention, quand elles me sont si supérieures en sainteté et en mérites, en dignité et en sagesse. C'est pour moi une érudition qui porte ses fruits, un enseignement digne d'être reçu avec toute sorte de considération. Eu effet, ce n'est pas eu paroles et des lèvres seulement, mais par des oeuvres et en vérité, qu'elles nous invitent à marcher sur leurs traces, comme elles marchent elles-mêmes sur celles de Jésus-Christ, et à apprendre, à leur école, comme elles l'ont appris à celle du Sauveur, à être doux et humbles de coeur. C'est ainsi qu'on vit Marie prévenir Élisabeth, une vierge aller au devant d'une femme mariée, une dame au devant d'une servante, la mère du jute et d'un Dieu au devant de celle du précurseur et d'un esclave. C'est ainsi encore que, plus tard, on vit Jésus lui-même diriger ses pas vers Jean et se présenter à lui pour recevoir son baptême, afin d'accomplir toute justice (Math. III, 3). De même en est-il de vous, mes révérends pères; vous ne prenez point un rôle qui soit hors de proportion avec ce que vous êtes, quand vous vous montrez plus empressés à écouter qu'à parler, même au milieu de ceux qui ont le plus besoin de vos leçons. Pour moi, qui ne puis accomplir toute justice, je vais faire en sorte d'en accomplir au moins une partie à votre égard, car je n'ignore pas que l'inférieur doit obéir à ses supérieurs.

2. Mais de quoi parlerai-je ? " Celui qui vient de la terre parle de la terre (Joann. III, 3), " a dit la voix qui criait dans le désert. Je vous parlerai donc de la terre, puisque je suis de la terre et que je sur la terre. Ecoutez-moi donc, ô vous, habitants de la terre, vous., enfants des hommes, c'est à vous que je m'adresse et c'est de vous que je parle. C'est sur la terre que nous naissons, sur la terre que nous demeurons et sur la terre que nous mourons, pour retourner dans son sein d'où nous avons été tirés. Nous n'arrivons sur la terre que par une entrée bien étroite, et nous n'y demeurons que fort peu de temps la mort seule est assurée. Tout Adam est contraint de porter le jugement qu'il a mérité, il .s'est étendu considérablement, il s'est multiplié, il a rempli la terre, mais, bon gré malgré, et quelque fortement qu'il regimbe, il ne lui en faut pas moins Subir tout entière la sentence qui J'a frappé, quand il, lui a été dit: " Tu es poussière et fil retourneras en poussière (Gen. III, 19). " Cette sentence est grave sans doute, mais elle ne fut point prononcée sans l'adoucissement d'une grande miséricorde. Elle est bien dure ; mais, si vous songez à ce qui l'a motivée, vous la trouverez encore pleine d'indulgence. En effet, il eût été non moins juste de dire au pécheur : Tu es poussière et dès ce moment tu vas retourner en poussière. En parlant ainsi, le Seigneur de justice n'aurait pas cessé d'être juste et digne encore de toutes nos louanges ; oui, il aurait encore mérité d'être loué sans réserve aucune, mais moi je ne suis pas digne de le louer. D'ailleurs, c'est avec une complète vérité que j'aurais dit, si toutefois je l'avais pu : " Vous êtes juste, Seigneur, et vos jugements sont équitables (Psal. CXVIII, 37). " Mais l'enfer ne saurait confesser votre nom, Seigneur, ni la mort vous louer : nous seuls qui vivons pouvons bénir le Seigneur. Vous avez donc épargné votre créature, ô mon Dieu, vous avez épargné la gloire de votre nom en souffrant que, si je descendais de Jérusalem, je n'allasse point toutefois jusqu'àJériclro, car, si je suis laissé avec un reste de ma vie sur le chemin, il me sera du moins possible encore de célébrer à moitié votre gloire; quand j'aurai recouvré une vie complète, alors je pourrai éclater tout entier eu cantiques de louange, et tous mes os pourront dire : Qui est semblable à vous, Seigneur ? Voilà pourquoi, malgré votre colère, vous vous êtes souvenu de votre miséricorde et vous vous êtes contenté d'humilier l'homme dans le lieu de son affliction, plutôt que de le condamner doris celui de sa perdition. De quoi te plains-tu donc, ô homme; en quoi trouves-tu donc la sentence de ton Dieu trop sévère ? Tu es donné à la terre d'où tu es sorti ; elle sera ta patrie comme elle est la matière dont tu as été formé.

3. Mais, diras-tu, je voudrais entendre aussi ces mots : Comme tu es esprit, tu retourneras vers l'esprit ; car, après tout, je suis esprit en tant que je suis une âme, et je ne doute pas que mon âme ne soit la meilleure portion de mon être. J'ai appris de l'Apôtre que " le Seigneur est esprit ( II. Cor. III, 17); " et du Seigneur, lui-même que " Dieu est esprit (Joann. IV, 24). " Non-seulement il est esprit, mais même il est le père des esprits; pourquoi donc appartiendrais-je plutôt à la mère de ma chair, parce que je suis chair en partie, et ne serais-je point reçu par le père des esprits, puisque je suis également esprit, en partie du moins? Ah! je le comprends, oui, je sais pourquoi cela tient plus à ma faute qu'à ma substance; car, de même que les esprits prévaricateurs se trouvent relégués dans la, région des tempêtes, dans l'espace qui sépare la terre du ciel, d'où ils ont été appelés les puissances de l'air (Ephes. II, 14), ainsi, nos péchés élèvent une barrière entre nos âmes et Dieu, entre le créateur, le père des esprits et la créature spirituelle. Le corps entraîne l'âme dans sa région, il prévaut sur elle, c'est, pour lui, une étrangère qu'il opprime; il est devenu lourd comme le plomb, et cela uniquement parce qu'il est devenu le siège du péché, car c'est le corps, mais le corps qui se corrompt, qui appesantit l'âme (Sap. IX, 15). Or, il se corrompt, que dis-je? il est même mort pur le péché, si j'en croix l'Apôtre (Rom. VIII, 10). Aussi, quoique l'homme soit ciel, si je puis parler ainsi, et certainement semblable aux esprits célestes quant à sa substance et à sa forme : à sa substance, attendu qu'il est un être spirituel, et, à sa forme, puisqu'il est un être raisonnable, cependant, ces deux propriétés ne peuvent l'élever assez pour qu'il ait le bonheur d'entendre ces mots : Parce que tu es ciel, tu retourneras au ciel. C'est en vain qu'il se flatte du libre arbitre dont son âme est douée, il est captif sous la loi du. péché qui subsiste dans sa chair. Peut-être semblerait-il qu'un double lien peut l'emporter sur un autre lien également double, en sorte que, celui que la terre revendique pour soi, au double titre de patrie et de matière, le ciel put également le revendiquer comme un être céleste, à cause de sa double ressemblance avec les êtres célestes au double point de vue de la substance et de la forme ; mais le lien intérieur qui le tire en bas se trouve triplé par l'adjonction du péché, et il ne saurait être rompu sans le secours de la grâce. Mais, avec elle, on ne peut douter que la chaîne si lourde d'iniquité qui nous tire, ou plutôt que nous traînons après nous, ne se rompe aisément. Car la grâce n'intervient pas entre notre Dieu et nous pour nous séparer de lui, mais pour nous réparer et nous réunir à lui.

4. J'irai donc au mont de la grâce, aux collines des miséricordes, dont j'ai appris que tous les trésors se trouvent en Jésus-Christ : j'irai à celui qui est plein pie grâce et de vérité, peut-être recevrai-je quelque chose de sa plénitude, ou plutôt peut-être aurai-je le bonheur d'être reçu moi-même dans cette plénitude et de parvenir, avec ses autres membres, à la mesure de l'âge et de la plénitude de Jésus-Christ (Ephes. IV, 13). Car personne ne monte au Ciel que celui qui est descendu du Ciel (Joann. III, 13). Nous avons en lui un médiateur on ne peut plus fidèle et bienveillant, qui n'a point écarté ce qui est uni, mais qui a rapproché ce qui était désuni pour n'en faire qu'un, abattu la muraille de séparation (Eph. II, 14), pardonné tous nos péchés, effacé la cédule de la loi qui nous était contraire, et entièrement aboli. le décret de notre condamnation en l'attachant à sa croix. Après avoir désarmé les principautés et les puissances des ténèbres, il les a entraînés dans son triomphe, à la face du monde entier, et a pacifié dans son sang tout ce qui est dans le ciel et sur la terre. C'est à cause du salut qu'il devait opérer au milieu de la terre qu'il a laissé l'homme vivre sur la terre, au lieu de le précipiter au fond de ses abîmes au moment de sa faute, comme il ne l'avait que trop bien mérite. En effet, nous pouvons espérer un peu aujourd'hui au lien de désespérer, tant que nous demeurons sur la face de la terre, que nous pouvons lever nos yeux encore vers le ciel et recevoir toute grâce excellente et tout don parfait qui vient d'en haut cet descend des mains da père des lumières (Jac. I, 17), du père des esprits, du Dieu des miséricordes. Voilà pourquoi l'homme a reçu de son créateur un corps droit, qui se tint debout, et un visage élevé, tandis que le reste des animaux sont penchés et regardent la terre ; c'est afin que, levant les yeux en haut, il soupirât vers le Ciel où il voit une demeure heureuse et éternelle.

5. Et, en effet, quand nous le regardons avec piété et dans des pensées de foi, nu, sentons-nous point notre coeur embrasé, d'un feu violent et consumé par les plus ardents désirs à la vue de cette région si parfaitement lumineuse ? Les étoiles du ciel ne ressemblent en rien aux glèbes de notre terre. Entre la splendeur du soleil et les ténèbres de ce sol, la distance n'est pas petite. Sans doute, ici-bas, on rencontre plusieurs choses qui sont belles en leur genre, mais elles sont confondues avec une foule d'autres qui ne le sont point; ainsi l'or se trouve mêlé à 1a boue, les perles se rencontrent sur le fumier, le lis au milieu des épines. Mais toi, ô ma patrie, tu es belle tout entière, mille taché ne se rencontre en toi; oui, tu es toute belle à l'oeil, sans compter toutes les beautés qui sont cachées dans ton sein. Qu'est-ce à dire ? Je veux parler de ces esprits angéliques et bienheureux, et des âmes des saints qui ont été trouvées dignes d'entrer dans ce tabernacle admirable et de s'avancer jusque dans la maison de Dieu. Car, s'il y a des corps terrestres, il y en a aussi de célestes ; mais la gloire de ces derniers l'emporte beaucoup sur celle des premiers; ainsi en est-il des esprits célestes et des esprits terrestres : la distance n'est pas moindre entre eux, Anges, Archanges, Vertus, Principautés, puissances, Dominations, Trônes, Chérubins et Séraphins, c'est ainsi qu'on les nomme, je le sais, mais peut-être est-ce tout ce que je sais d'eux. Comment, en effet, simple habitant de la terre, pourrais-je savoir rien de plus des habitants des cieux, et que peut connaître aux choses spirituelles et divines, l'homme qui est chair? Il est vrai, mais si j'ignore ce que signifient tous ces grands noms, je sais du moins, avec la plus entière certitude que, sous la majesté de ces appellations, se cache quelque chose de grand et d'admirable. Ce n'est. pas salis raison que le ciel est appelé ciel, c'est bien certainement parce qu'il nous cèle quelque chose de remarquable ; oui il nous le cèle, je le répète, mais pourtant il n'en refuse point entièrement la notion à la foi. Ainsi, de même que de cette terre il nous est permis de contempler la beauté extérieure du ciel, bien que nous ne puissions y atteindre, ainsi il nous est donné d'entendre, sinon de comprendre la beauté intérieure de ses secrets. Nous voyons la patrie, mais nous né pouvons la saluer que de loin, ses parfums nous embaument, mais il ne nous est pas donné d'en savourer les délices.

6. Ce n'est pas sans raison, je pense, que le Fils unique qui est dans le sein du Père nous montre par la foi, à nous qui habitons dans la région que recouvre l'ombre de la mort, la gloire des esprits célestes, tandis qu'il nous fait connaître la beauté des corps par une vue claire et distincte. " Ecoutez, ma fille, dit-il, et ouvrez les yeux. " Elle le fait, mais où veut-il en venir ? "Prêtez une oreille attentive, continue-t-il, et oubliez votre peuple et la maison du Père (Psal. XLIV, 11). " Il veut que, mettant tout entêtement de côté, nous apprenions l'obéissance et goûtions la discipline. Il veut que nous oubliions ce qui est derrière nous, que nous méprisions ce qui est en bas, que nous laissions là les moeurs de la terre et les vices de notre origine, pour goûter les choses du ciel, rechercher ce qui est en haut, et aspirer après ce qui est devant nous. Il veut que sa noble créature ressente le désir de la beauté de sa maison dont l'aspect se transformera en la même image, en la faisant passer de clarté en clarté, comme le ferait l'esprit même du Seigneur (II Cor. III, 18), en sorte que le roi éprouvera, à son tour, le charme de sa beauté toute spirituelle. Mais en quoi, me direz-vous, l'ai-je vu, en quoi l'ai-je entendu m'engager à prêter une oreille attentive à ses paroles, et à me montrer obéissant? Car, pour ce qui est du désir, il est manifeste qu'il l'allume en nous.

7. Quant à l'obéissance, voyez comme la troupe glorieuse des corps célestes se soumet incessamment aux lois de Dieu, et se renferme, sans jamais les franchir, dans les limites du temps, ou des espaces assignés à leurs mouvements continuels. Et, pour ce qui est des sublimes esprits, entendez l'Écriture vous dire, qu'ils tiennent lien de serviteurs et de ministres, et sont envoyés pour exercer un ministère d'une excessive charité, pour ne point dire au dessous du rang qu'ils occupent. Je ne crois pas, malgré cela, qu'on puisse trouver dans les Saintes Lettres, qu'il s'en soit trouvé un seul parmi eux qui ait résisté à la volonté de celui qui l'envoyait, ou qui ait montré peu de zèle à l'égard de ceux auprès de qui il était envoyé exercer son ministère, sous prétexte qu'ils lu: étaient bien inférieurs. Ils sont donc des modèles d'obéissance, si vous y faites attention, qui méritent d'autant plus d'être pris en considération, qu'ils nous sont donnés parles êtres supérieurs à nous. Mais, je sais ce que la nature humaine peut m'objecter sur ce point et les murmures que peut faire entendre un esprit toujours enclin au mal. Pourquoi, me dit-on, nous proposer des exemples d'obéissance tirés de la conduite d'êtres supérieurs? Comme si ces êtres étaient doués de sens corporels, comme si leur raison était susceptible encore de délibération, et comme s'ils ne semblaient pas être conduits par elle, plutôt que la conduire. Pourquoi donc nous faire tant valoir l'obéissance des anges? S'ils sentent quelque chose, le sentiment, en eux, n'est que délectation, et s'ils obéissent à leur créateur, c'est par un acte de volonté aussi facile qu'heureux. Pourquoi, après tout, n'obéiraient-ils point? Ils voient sans cesse la face du Père, qu'on ne peut contempler sans que ce soit la félicité même, la gloire éternelle, le comble de la volupté.

8. Eh bien, Seigneur, montrez-nous les patriarches et les prophètes, des hommes qui aient obéi à vos ordres, mais qui aient obéi par un acte de leur volonté, obéi même contre leur propre volonté. C'est ce qu'il a fait. Ainsi il nous a montré, sans parler de beaucoup d'autres que j'omets pour être moins long, il nous a montré, dis-je, Abraham sortant de son pays sur l'ordre du Seigneur, renvoyant sa servante et son enfant, et plus tard tout prêt à immoler de sa propre main son cher fils Isaac. Quelle défaite la malice des hommes pourra-t-elle trouver là ? Peut-être dira-t-on que Dieu s'est montré à lui en maintes circonstances et de nombreuses manières, qu'il le reçut même comme un hôte dans sa tente ; que Dieu daigna s'entretenir avec lui pour lui donner du courage et pour l'éclairer de ses conseils, qu'il lui donna une postérité et lui assura bien des fois la victoire, enfin qu'il le combla de richesses. Mais que direz-vous quand le Christ se sera fait obéissant à son Père jusqu'à la mort, et même jusqu'à la mort de la croix? J'aurai beaucoup à dire alors, me répondrez-vous, et bien des raisons à faire valoir. Et d'abord, comment oserais-je prétendre marcher sur les pas du Fils unique de Dieu le Père, imiter la Vertu même de Dieu, la Sagesse de Dieu, son Christ, en un mot? S'il a été offert eu victime, c'est qu'il l'a bien voulu; il n'a souffert que quand il a voulu et dans la mesure qu'il a voulu, car s'il était vrai homme il était aussi vrai Dieu. Je vais plus loin, je ne voudrais pas même que vous m'apportassiez en exemple l'obéissance des apôtres, qui ont eu le bonheur, selon la promesse des prophètes, de voir leur maître de leur propres veux, et d'entendre sa voix et ses volontés de leurs propres oreilles. Ce qui faisait dire en propres termes à l'un d'eux : " Nous ne vous annonçons que ce que nous avons ouï de nos oreilles et vu de nos yeux, que ce que nous avons bien examiné et touché de nos main pour ce qui concerne le Verbe de vie ( I Joan. I, 1). " Pourquoi n'auraient-ils pas tout quitté? Pourquoi n'auraient-ils pas suivi partout une si grande majesté présente en personne? Que ne ferais-je pas moi-même si le même bonheur m'était accordé ? Mais Dieu n'a point traité ainsi toutes les nations (Psal. CXVII, 9), il ne s'est montré ni à ceux qui sont venus avant lui, ni à ceux qui sont venus après lui, car il y eut bien des rois, qui ont désiré voir ce que virent les apôtres et ne l'ont pas vu. Ainsi, les jours sont venus maintenant pour nous de désirer voir le Fils de l'homme même un seul instant, et cette grâce ne nous est point accordée.

9. Il est donc bien à propos que Martin se présente à nous pour nous ôter tout prétexte de péché. En effet, il fut en toutes choses complètement semblable à nous; comme nous, il fut sensible et passible, il a voeu bien longtemps après l'époque des visions qu'eurent les prophètes et les patriarches, c'est un pur homme, en lui on ne trouve rien qui sente le Dieu, et il crut lui aussi en celui qu'il ne vit point de ses yeux. Or, c'est plein des fruits de l'obéissance et riche en vertus, qu'il a quitté cette terre, pour entrer dans les cieux, et que, après avoir laissé à la terre ce qu'il tenait de la terre, il rendit son esprit au Père des esprits qu'il avait fidèlement servi en esprit. Il n'eut point un corps céleste, son esprit même n'était pas non plus un esprit céleste, il ne fut qu'un animal raisonnable et mortel, un habitant de la terre, un fils d'homme. Il naquit sur la terre, il vécut sur la terre, il fut exercé et éprouvé sur la terre, et c'est sur la terre qu'il fut consommé. Ce n'était ni un patriarche ni un des prophètes. dont la Vérité a dit dans son Évangile "La loi et les prophètes ont duré jusqu'à Jean ( Matt. XI, 13). " A plus forte raison ne fut-il point le Christ, mais le Christ était en lui, du moins par la foi, sinon autrement.

10. C'est à peu près de la même manière que la parole de Dieu se trouve aussi dans votre coeur et dans votre bouche, pour peu que vous sachiez l'y chercher avec un coeur droit (Dent. XXX, 14). En effet, au témoignage de l'Apôtre c'est en ce sens que nous devons entendre les paroles de Moïse (Rom. X, 8). Aussi le même apôtre dit-il ailleurs: "Jésus Christ était hier, est aujourd'hui et sera éternellement (Hebr. XIII, 8). " Par ce mot hier il faut entendre lé temps qui a duré, depuis le commencement du monde jusqu'au jour de son Ascension ; par aujourd'hui, tout le temps qui s'écoule de son Ascension jusqu'à la fin des siècles, et par ce mot, éternellement, il faut entendre tout le temps qui s'écoulera après-la résurrection générale. Or, dans aucun de ces temps, le Christ ne fait défaut, à aucune de , ces époques Jésus ne manque, nulle n'est dépourvue de l'onction de sa grâce et du salut. Il s'est montré dans des visions aux patriarches et aux prophètes , il s'est fait voir dans son humanité aux apôtres, à Martin dans la foi, et aux anges il se montre tel qu'il est. C'est ainsi qu'il a promis qu'il se ferait voir à tous ses élus, non pas aujourd'hui, mais dans l'éternité. D'ail leurs, déjà le jour d'hier était passé, déjà celui d'aujourd'hui s'était levé quand les apôtres disaient : " Si nous avons connu le Christ selon la chair, Dons ne le connaissons plus maintenant ainsi ( II Cor. V, 16). " Pourtant il semble qu'il a été conservé encore jusqu'à ce matin, jusqu'à ce que le jour où nous vivons, un peu de la chair de l'Agneau, mais tout ce qu'il en resté est donné au feu, et si encore maintenant on nous montre la même chair de cet Agneau, c'est d'une manière spirituelle, non pas d'une manière charnelle.

19. Nous n'avons donc point à nous plaindre de ce que les apparitions dont jouirent les pères de l'Ancien Testament, la présence de sa chair dont ont joui les apôtres, nous sont refusées à nous, puisque si nous regardons avec les yeux de la foi, nous verrons bien que nous ne sommes privés ni des unes ni de l'autre. En effet, nous avons maintenant encore présente sous nos yeux la vraie substance de sa chair, dans le sacrement, comme nul n'en peut douter. Quant aux révélations, nous en jouissons également, du moins en esprit et en vertu, en sorte qu'on ne voit pas quelle grâce nous fait défaut pendant le temps de la grâce qui est le temps présent. Enfin, si l'oeil n'a point. vu, si l'oreille n'a point entendu, si le coeur de l'homme n'a jamais conçu ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment ( I Cor. II, 9); cependant cela nous à été révélé par son saint Esprit. Il ne faut pus s'étonner qu'il se soit manifesté d'une manière charnelle à ceux qui attendaient sa venue dans la chair. Mais à nous il faut une grâce d'autant plus efficace et une révélation d'autant plus digne, que notre attente est de beaucoup plus excellente que la leur.

12. Ainsi, comme je l'ai dit plus haut, Martin ne fut pas le Christ, mais cependant il eut le Christ, non pas à la manière des anges qui ont sa présence pleine de majesté, non pas comme les apôtres qui le virent dans son humanité, non point même comme les saints à qui il a parlé jadis dans des visions, mais comme l'Église entière l'a maintenant, par la foi, et dans les sacrements. Il n'était pas la lumière, mais il était une lampe bien ardente et bien brillante, disait-on de Jean-Baptiste (Joan. V, 35). Mais si je vous parle du précurseur, je prévois que vous allez me dire : c'est le plus grand des hommes, un homme plus que prophète, c'était même l'ange de Dieu le Père, comme il le dit lui-même : " Voici que j'envoie mon ange, etc. (Luc. VII, 17). " Martin fut aussi une lampe ardente et brillante, lui du moins on peut l'imiter, sinon dans les merveilles qu'il a faites, du moins dans ce qu'il y eut d'imitable en lui. Vous allez aujourd'hui vous asseoir à la table d'un riche, observez bien ce qui va vous être servi, distinguez entre les mets et les plats qui les contiennent, vous êtes invités à vous servir des uns, non point à prendre les autres. Or, Martin est ce riche, il est riche en mérites, riche en miracles, riche en vertus, riche enfin en prodiges. Faites donc bien attention à ce qui vous est servi à sa table, à ce qui vous est présenté pour que vous l'admiriez, et à ce qui vous est offert pour que vous l'imitiez. Oui, puisque l'Écriture vous dit un peu plus loin : " Vous aurez à préparer quelque chose de semblable (Prov. XXIII, 1, Juxta LXX), " vous devez faire bien attention à. ce qui vous est offert. Martin a ressuscité trois morts, autant que le Sauveur lui-même; il a rendu la vue aux aveugles, l'ouïe aux sourds, la parole aux muets, la marche aux boiteux, la santé à des membres desséchés. Par une vertu toute divine, il a échappé aux dangers qui le menaçaient; par sa, seule présence, il a arrêté la marche des incendies, il a écrasé sous le poids d'une colonne descendant du ciel la masse immense d'une machine sacrilège, il a rendu saine, par un baiser, la chair d'un lépreux, avec un peu d'huile il a guéri un paralytique, il a vaincu les démons, il a vu des anges, et il a prédit l'avenir.

13. Qui nous empêche de regarder toutes ces merveilles et beaucoup d'antres encore, comme autant de vases magnifiques placés sur la table de ce riche personnage, comme des plats d'or massif, étincelant de pierreries, et non moins précieux par le fini du travail que par la matière dont ils sont composés? Ne recherchez rien pour le palais dans ces objets précieux, contentez-vous d'en admirer la beauté. Que notre lampe brille de même, si nous voulons, dans sa lumière, voir la lumière que nous ne sommes point encore capables de contempler dans toute sa pureté. Pour lui, il n'est pas la lumière, mais il vient pour rendre témoignage à la lumière, pour que nous voyions la gloire de Dieu dans son saint, puisque nous ne sommes point encore en état de la contempler telle qu'elle est en lui-même. D'ailleurs, n'allez pas croire que vous trouverez les lampes de Martin ornées seulement, mais vides d'huile non, non, car il n'est pas une vierge folle, il a, au contraire, de l'huile dans sa lampe. Il a du vin dans ses coupes, une grande abondance de mets divers dans ses plats, je veux dire des délices spirituelles, de sorte que les pauvres non-seulement les voient et soient frappés d'admiration, mais encore mangent et se rassasient. S'ils louent Dieu, dans la bonté des plats qu'on leur sert, ils puisent la vie du coeur dans les mets qu'ils renferment, car les morts ne sauraient vous louer, Seigneur. Si donc nous voulons que les louangés que nous adressons à Dieu, dans notre admiration, soient dignes de lui et lui soient agréables, il faut que nous vivions par l'imitation, de même que pour que nous prenions les mets qui nous sont offerts, avec plus d'empressement, il faut que nous soyons vivement poussés par la curiosité à contempler la richesse des plats où ils nous sont offerts. Voilà donc comment nous devons nous porter, par des sentiments divers, tantôt vers l'éclat, et tantôt vers la chaleur de sa lampe, comment ces deux qualités doivent se faire mutuellement valoir, et, par leur action réciproque, acquérir l'une et l'autre de nouveaux charmes à nos yeux. Or, notre Martin fut humble de coeur et pauvre d'esprit, comme on peut s'en convaincre, avec la dernière évidence, par les effets de la grâce d'en haut, que Dieu ne lui aurait certainement point accordée avec cette abondance s'il n'avait trouvé en lui un grand fonds d'humilité.

14. Pour me borner dans le récit de ses vertus, rappelez-vous combien saint Hilaire l'a trouvé pauvre d'esprit, lorsque, voulant l'élever aux fonctions du diaconat, il ne put réussir à les lui faire accepter, tant il protestait avec force qu'il n'était pas digne de les remplir. Il le fit exorciste, et, en cela, il semble qu'il lui fit une sorte de violence, car il savait bien qu'il ne refusait point un ordre moins élevé encore. Il fut pauvre, ses vêtements étaient négligés, sa barbe inculte, et sa figure fort peu soignée. Des esprits malveillants lui en firent même une sorte de reproche quand on l'élut évêque, mais, après son élection, il ne changea rien à ses habitudes, comme on le voit dans son histoire. En un mot, Martin s'étant, montré vraiment pauvre d'esprit, a mérité d'être appelé humble autant que pauvre. Quant à sa don ceux, écoutez ce qu'en dit son historien Sulpice. " Il montra une telle patience dans les injures , qu'étant évêque, il souffrit celles des clercs de l'ordre même le moins élevé, sans les punir, et sans jamais, je ne dis point les priver de leur poste à cause de cela, mai, même sans leur faire perdre quoi que ce soit de son affection, autant qu'il fut en lui (Sulpic. Dial. III, chap. 20), " comme le prouve bien l'histoire de Brice, que vous n'avez point oubliée, je pense. Car de tous ces clercs, c'est celui qu'il choisit pour lui succéder, en l'avertissant des adversités qui lui étaient réservées après lui. Il avait fini par le sanctifier par sa foi et par sa douceur (Eccli. XLV, 4), car il l'avait entendu faire cette réponse à quelqu'un qui lui demandait où il pourrait le voir : Vous cherchez ce fou? regardez là-bas, le voilà qui a les yeux levés au ciel, selon son habitude, comme un insensé. En effet, il arrivait souvent à un homme de Dieu, qui ne ressentait que du mépris pour la terre, de lever les yeux au ciel, car il savait que ce n'est pas pour une autre raison, comme je l'ai dit plus haut, que l'homme a reçu un corps qui se tient debout. Il savait que, c'était là haut qu'était son trésor, là haut que le Christ est assis à la droite de son Père, et que, tant qu'il n'y serait pas lui-même, il n'aurait point ce qui faisait l'objet de tous ses désirs. Voilà pourquoi il se mit peu en peine qu'on l'appelât fou sur la terre, puisque sa vie toute entière était dans les cieux, et que ses yeux étaient dans sa tète. C'est de là aussi que coulaient sur ses joues ces larmes abondantes qu'il versait ordinairement sur les péchés de ceux qui semblaient être ses détracteurs.

15. On peut juger de sa soif de la justice par toutes les autres actions de sa vie, mais particulièrement par son zèle à poursuivre le culte des idoles, à renverser les temples et les statues des dieux, et à détruire leurs bois sacrés, car il ne craignit point de s'exposer souvent au danger pour faire disparaître toutes ces occasions d'un péché tel que l'idolâtrie. Quant à sa charité envers les pauvres, le Sauveur même en faisait l'éloge devant les anges, en leur montrant la moitié du manteau qu'il avait reçue de lui. Plaise à Dieu que, auprès du souverain juge, qui l'a reçu dans ses tabernacles admirables, il daigne faire preuve, pour nous qui sommes des pauvres aussi, de la même charité que celle qu'il montra quand il passa, dit-on, la moitié de la nuit à la porte d'un juge de la terre pour arracher des condamnés aux tourments qui les attendaient, et à la mort à laquelle ils étaient destinés. En effet, comment ne serait-il pas entendu aujourd'hui de Celui qui fit autrefois écouter sa voix. On peut reconnaître la pureté de son coeur, surtout à ce fait qu'il n'a point été confondu lorsque parlant à son ennemi à la porte de l'éternité (Psal. CXXVI, 5), il lui disait : " Méchant, tu ne trouveras rien en moi, le sein d'Abraham s'ouvre pour me recevoir. " En effet, il eut le bonheur de terminer ses travaux par nue oeuvre de pacification, car bien qu'il sût que sa fin était proche, il ne se rendit pas moins auprès de clercs que la discorde tenait séparés, les réconcilia, et ensuite s'endormit en paix.

16. Quant, aux persécutions qu'il souffrit pour la justice, il serait trop long de les rapporter en détail. Avec quelle intrépidité il se montra supérieur à la crainte, en face de Julien Auguste, dans la cité de Worms, lorsqu'il fut jeté en prison pour se voir exposé le lendemain sans armes et sans défense aux attaques des barbares! Quel sang-froid, un autre jour, quand, au milieu des Alpes, il vit un brigand lever sa hache sur sa tète ! Quelle patience, quand l'arien Auxence, après l'avoir poursuivi avec acharnement et couvert d'injures, le chassa enfin de la ville de Milan ; quand, avant cela, dans un autre endroit, après avoir lutté avec une rare constance contre la perfidie des prêtres, il se vit battu de verges dans la place publique, et forcé de se retirer ensuite ! Un autre jour qu'il assistait à la destruction d'un temple idolâtre , un païen fond sur lui le glaive, à la main. Martin présente sa tête mie air coup qui le menace, mais le païen en levant le bras pour frapper, tombe à la renverse. Une autre fois, un homme s'approche avec la pensée de lui donner un coup de couteau, mais à l'instant le fer lui tourbe des mains, et il lui est impossible de le retrouver On ne saurait douter qu'il reçut de nombreuses couronnes pour toutes ces épreuves, puisque, s'il ne consomma jamais, en effet, son sacrifice, cependant il n'en fut pas moins un grand nombre de fois véritablement martyr par les pieuses dispositions de son âme. Mangez donc à présent, mes amis, buvez, enivrez-vous, mes bien-aimés (Cant. V, 1). Voilà ce qui s'appelle vivre; et c'est en cela que consiste votre vie, à moins que Dieu n'ait appelé bienheureux ceux qui ressuscitent les morts, rendent la vie aux aveugles, guérissent les malades, rendent saine la chair des lépreux, redonnent le mouvement aux membres paralysés, commandent aux démons, prédisent l'avenir, brillent par leurs miracles, plutôt que ceux qui sont pauvres d'esprit, qui sont doux, qui pleurent, qui ont faim et soif de la justice qui sont miséricordieux, qui ont le coeur pur, qui sont pacifiques et qui souffrent la persécution pour la justice.

17. Pardonnez-moi, mes frères, j'ai un peu négligé de vous parler de ses exemples d'obéissance, et pourtant, d'après le dessein que j'avais formé, c'était la vertu que je voulais surtout vous montrer en Martin. Sans doute, je vous retiens ici déjà depuis longtemps, mais il me semble qu'il est bon pour nous que nous nous arrêtions sur ce point; d'ailleurs, j'ai un peu tardé à vous parler de Martin aujourd'hui. " Seigneur, s'est-il écrié, si je suis encore nécessaire à votre peuple, je ne refuse pas de travailler, que votre volonté soit faite (Sulp. Epis. m. ad Bassul). " Quelle âme vraiment très-sainte ! quelle inestimable charité ! quelle obéissance unique ! Tu as combattu le bon combat, tu as consommé ta course, tu as conservé la foi, il né te reste plus maintenant qu'à attendre la couronne de justice que de te rendre aujourd'hui le juste Juge, et tu t'écries encore : Je ne refuse pas de travailler, que votre volonté soit faite! Tu as offert aussi en entier le sacrifice de ton Isaac, et, autant qu'il a dépendu de toi, tu as égorgé 1e fils, unique objet de ton amour; tu as immolé avec une pieuse dévotion ion unique joie, en t'offrant à retourner au milieu des périls, à recommencer la lutte, à reprendre ton travail, à souffrir encore les tribulations, à prolonger l'épreuve enfin, à voir différée encore la félicité suprême, et la société si ardemment désirée des esprits bienheureux, pour retomber de nouveau, du seuil de la gloire, dans les épreuves de relie vie mortelle; enfin, et c'est ce qui surpasse tout le reste, tu consens à demeurer plus longtemps éloigné de ton Christ, si telle est sa volonté à lui. Qui pourrait jamais douter que celui qui se montre dispose, avant même d'avoir reçu aucun ordre, à faire la volonté du maître, ait plus de mérite que celui qui attend de la connaître pour s'y soumettre? Assurément, anges saints, votre obéissance est bien grande, mais si vous me le permettez, et si j'ose le dire, je ne sais s'il s'en est jamais trouvé parmi vous un seul qui fût disposé à être envoyé un jour pour exercer un ministère, pendant lequel il dût cesser de contempler la face du Père. Sans doute, c'était grand à vous, ô Pierre, de tout laisser pour suivre le Seigneur; mais je vous ai entendu vous écrier sur la montagne ou il se transfigura devant vous : " Seigneur, nous sommes bien ici, faisons-y trois tentes (Matt. XVII, 4). " Ce n'est pas là dire, si je suis encore nécessaire à votre peuple, je ne refuse point de travailler. Ton âme est prête, ô Martin, oui ton âme est prête, soit à demeurer dans son corps, soit à le voir se dissoudre et à aller rejoindre le Christ.

18. Sa sécurité dans les horreurs de la mort fut bien grande, elle fut grande aussi dans ou désir de jouir de la vision de Jésus-Christ, et c'est même dans la ferveur unique avec laquelle il avait ce désir que se trouve la perfection; mais tout cela se trouvait en toi, ô Martin, dans une mesure qui dépassait tontes mesures, car, tout en ne craignant pas la mort, que dis-je, en désirant si ardemment jouir de la présence du Seigneur, cependant, tu ne refuses pas de vivre et de retomber dans les rudes épreuves de l'attente. En quoi aurait-il pu ne point se montrer obéissant, celui qui, dans de pareilles conjonctures, s'écriait avec tant de dévotion : "Que votre volonté soit faite ! " Eh bien, mes frères, dans le festin qui nous est servi aujourd'hui, que ce soit là notre lot, regardons d'un oeil attentif ce plat de l'obéissance, servi sur la table de ce pauvre, ou plutôt de ce riche, et sachons que voilà le plat qu'on exige que nous rendions à notre tour , que nous avons à préparer, et disons les uns et les autres : " Seigneur, je suis tout prêt, et je ne suis point troublé, je anis tout prêt à garder vos commandements (Psal. CXVIII, 60). " Je ne suis pas prêt seulement une fois, ou à moitié, mais mon coeur est prêt, ô mon Dieu, mon coeur est tout prêt ; oui, il est tout disposé aux choses les plus opposées, et ne veut en rien s'imposer votre volonté. Peut-être désiré-je ceci en particulier et avec une grande force, mais je aie refuse point cela. Que ce que vous voulez dans les cieux se fasse ici-bas. Je soupire après le repos, mais je ne refuse pas le travail que votre volonté soit faite.
 
 
 
 

SERMON POUR LA FÊTE DE SAINT CLÉMENT, PAPE ET MARTYR. Les trois eaux.

1. " C'est une chose précieuse aux yeux du Seigneur, que. la mort de ses saints (Psal. CXV, 5). " Que le pécheur l'entende et grince des dents, ou qu'il en frémisse et qu'il en dessèche. Il s'est pris à sa propre malice, il est tombé dans la fosse qu'il a creusée, il s'est embarrassé dans les filets qu'il a tendus. En effet, c'est par l'envie du diable que la mort est entrée dans le monde, mais voici que la mort des saints est .précieuse. Ecoute donc, ô ennemi de la vie, auteur de la mort, prête l'oreille. A quoi bon maintenant toute ta fourberie, et quel mal peut faire ta malice? Bien plus, pour augmenter ton supplice, voilà même que tout contribue au bien de ceux qui ont été appelés de Dieu pour être saints (Rom. VIII, 28). Ce n’est point, en effet, autrement que par sa mort qui après tout, est ton ouvrage, que le bienheureux martyr dont nous faisons aujourd’hui la fête, a triomphé de toi. En effet, il a fait, Je nécessité vertu, il a changé la peine du péché en une source de gloire , il s'est montré fidèle en petites choses, pour être jugé digne d'être établi sur de grandes, car on ne peut regarder que comme peu, très peu de chose même, en comparaison de la gloire que cette âme bienheureuse; s'est acquise parle martyre, tout ce qu'elle avait reçu auparavant. En effet, tous les bonheurs de ce monde, toute la gloire, tout ce qu'on peut désirer ici-bas est infiniment peu de chose en comparaison du bonheur, de la gloire et de la béatitude du ciel, je ne sais même s'il ne faudrait pas dire plutôt que c'est, non point peu de chose, mais un néant, une vapeur qui se dissipe en un moment. Saint Clément avait reçu en partage une illustre origine, de grands biens, lui héritage considérable; il ajoutait à cela un savoir très-étendu qui le faisait regarder comme le meilleur philosophe de son temps. Tout cela, il le tenait de Dieu, car tous ces biens sont aussi des dons du ciel. Il montra sa fidélité à celui qui les lui avait donnés en les méprisant tous par amour pour lui, en les regardant comme une peste, comme au vil fumier, afin de gagner Jésus-Christ (Philipp. III, 8).

2. Mais peut-être l'ennemi murmure-t-il entre ses dents comme autrefois : " L'homme donnera toujours volontiers la peau d'autrui pour sauver la sienne, et il abandonnera volontiers tout, ce qu'il possède pour conserver sa vie (Job. II, 4). " Eh quoi, penses-tu donc qu'il se montrera infidèle, du moins pour sauver la vie qu'il à reçue aussi du Seigneur et qu'il la lui préférera ? Eh bien, tout pouvoir t'est donné, fonds sur lui par tes satellites, et mets-le dans la nécessité, ou de quitter le Seigneur , ou de renoncer à son corps. Recherche des genres variés et cruels de supplices, mais sache que tu ne fais que tresser des couronnés à notre martyr, car, s'il a méprisé ce qui fait le bonheur et l'ornement de l'existence, il sait mépriser l'existence elle-même. Il t'abandonne son corps pour le faire mourir, il te maudit en face, et il verse le blasphème de sa bouche sacrée sur toutes tes idoles, il prêche librement au sein des tourments le Seigneur son Dieu, et le confesse avec courage. Il sera donc couronné, parce qu'il a combattu le légitime combat, parce qu'il a vaincu avec fidélité , parce qu'il ne s'est laissé séparer de la charité de Jésus-Christ, ni par les jouissances de la vie, ni par les horreurs de la mort. Dites-nous, je vous en prie, âme, sainte , qui exposez ainsi votre corps aux supplices, l'aimiez-vous ce corps, ou ne l'aimiez-vous pas? Je l'aimais beaucoup, me répond-il, car jamais personne n'a haï sa propre chair (Ephes. V, 29), je l'aimais, mais je l'aimais peu, je ne l'aimais que comme mon esclave, j'aimais le Seigneur mon Dieu bien davantage, et, pour prouver par les faits la vérité de mon amour, je suis allé de bon coeur au devant de la mort même de mon corps pour sa gloire.

3. Qu'avons-nous à répondre à cela, mes frères? nous applaudissons au martyr, mais sa gloire n'est pas sans nous couvrir d'une certaine confusion. En effet, saint Clément était un homme semblable à nous, passible comme nous, revêtu de la même infirmité que nous, et tenant à sa chair par les mêmes liens du coeur qui nous attachent nous-mêmes à la nôtre. Si donc il a glorifié, comme il l'a fait, le Christ dans son corps, et s'il a accepté le calice du salut, que rendons-nous à Dieu nous autres pour toutes les choses qu'il nous a données? Il est certain qu'il nous a marqués de la même image, rachetés dû même sang, et appelés ah même héritage, incorruptible, incontaminé, éternel et conservé dans les cieux. Pourquoi donc ne pourrions nous boire aussi le calice du Christ, comme l'a bu saint Clément? Peut-être me répondra-t-on Nous le pourrions certainement, si l'occasion se présentait de le faire, mais nous ne sommes plus au temps de la persécution. A vrai dire, je n'en crois pas un mot. En effet, il n'est pas de jour où vous ne cédiez à la simple piqûre d'une épingle, et vous prétendez que vous pourriez résister à la pointe d'une épée ? Montrez donc au moins dans les moindres assauts que vous sauriez résister courageusement à de plus rudes attaques. On ne vous dit plus, en effet, sacrifiez aux idoles, et vous aurez la vie sauve, ils vous font mourir dans les supplices de toute sorte. Le Seigneur connaît notre limon et il ne nous expose pas à de pareils combats; mais il a voulu que saint Clément eût une lutte vigoureuse à soutenir pour qu'il en sortit vainqueur et qu'il apprît que là sagesse, est plus forte que tout.

4. Mais vous, mes frères, quel est votre combat? Tous les jours, le démon, parlant à vos coeurs vous répète ces mots,: Déchirez votre ordre, murmurez, plaignez-vous, n'ayez point tant de zèle, faites le malade, et contentez vos désirs. Il n'ajoute pas, si vous le faites, vous mourrez, mais le plus ordinairement, il dit, vous aurez bien de la peine, et bien ales difficultés à résister à votre; penchant. Qui pourrait supporter de pareilles choses? Voilà ce que nous entendons au dedans de nous le plus ordinairement, et voilà aussi ce que nous répondons aux exhortations des hommes ou aux inspirations secrètes du Saint-Esprit. Si donc nous courons quelque danger an milieu de semblables lattes, si nous ne résistons qu'à peine, si même parfois nous succombons, qu'aurions-nous fait au milieu des assauts si graves du martyre ? Si nous sommes faibles au point de reculer devant de fragiles roseaux, comment aurions-nous résisté aux javelots? Voyez-vous comme nous sommes tombés à rien ? Semblables à de petits enfants ou à de faibles femmes, nous louons les combats des autres, incapables de combattre nous-mêmes. Mais. que faisons-nous, mes. frères? Ne sommes-nous pas, tous conviés aux noces de l'Agneau ? Or, il ne nous est pas permis de nous présenter devant lui les mains vides. Remarquons donc avec soin ce qui nous est offert, car nous devrons rendre un semblable festin. Saint Clément a remarqué le vin que le Seigneur, lui servait, et comme il était riche, il servit à son tour, aux noces de l'Agneau, le vin de son propre sang. Mais nous qui sommes pauvres, nous n'avons pas de vin, Seigneur. " Emplissez les urnes d'eau (Joan, II, 7), " nous répondit-il. Et quoi, est-ce qu'on recevra même de l'eau, si nous en apportons? Certainement, elle sera reçue, d'ailleurs, si, selon la recommandation de la Sagesse (Prov. XXXIII, 1), nous remarquons avec soin ce qui nous est servi, nous verrons bien que celui qui est venu, non-seulement avec Peau, mais avec l'eau, et le sang (I Joan. V, 6), nous a servi de l'eau avec le vin. C'est le témoignage que nous rend celui qui a vu Peau et le sang sortir du côté entr'ouvert de Jésus, endormi sur la croix (Joan. XIX, 35).

5. Pour nous donc, mes frères, si nous voulons nous montrer fidèles à notre Dieu, à défaut du martyre de sang, or, martyre signifie témoignage, recherchons le témoignage de l'eau, et Dieu ne le repoussera point. Il y a trois choses qui rendent témoignage sur la terre l'esprit, l'eau et le sang. Heureux qui peut rendre ce triple témoignage, car nu triple lien se rompt, difficilement (Eccl. IV, 12). Si nous n'avons point le témoignage du sang, nous avons du moins celui de l'eau et de l'esprit, mais, sans le témoignage de l'esprit, ni celui du sang ni celui de l'eau ne sauraient suffire, bien plus, si l'esprit est seul, sans l'eau et le sang, son témoignage suffit. encore, car le témoignage de l'esprit est celui de la vérité; ce n'est ni le sang ni l'eau qui servent à quelque chose par eux-mêmes, ils ne servent que par l'esprit qui rend témoignage en eux. Mais je ne pense pas qu'on trouve, ou du moins ce ne peut être que bien rarement, l'esprit lui-même sans l'eau et le sang. Voilà pourquoi, mes bien-aimés, nous devons rechercher l'eau, puisque nous n'avons point le sang. Mais, comme je vous ai parlé des urnes tout-à-l'heure, voyons ce que signifient ces deux ou trois mesures que chacune d'elles pouvait contenir. Jésus-Christ sert trois sortes d'eau, et quiconque parmi nous fera, comme lui, c'est-à-dire pourra avoir trois mesures, sera parfait. S'il est dit, avec un disjonctive, deux ou trois mesures, c'est pour que nous sachions bien qu'il y en a deux au moins d'absolument indispensables, et que la troisième n'est pas absolument exigée de tous.

6. Or, voici ces trois sortes d'eau que le Sauveur vous sert: il pleure sur Lazare et sur la ville de Jérusalem, c'est la première sorte d'eau; il sue à l'approche de la passion, c'est la seconde sorte d'eau ; elle coule non-seulement des yeux, mais de tous les membres à la fois, de plus, elle est teinte de rouge et elle a la couleur du sang, selon ces mots de l’Ecriture : " Il eut une sueur comme des gouttes de sang qui découlaient jusqu'à terre (Luc. XXII, 44). " sa troisième eau est celle dont j'ai parlé plus haut, et qui sortit de son côté mêlée à son sang. Or, vous avez la première de ces eaux, si vous arrosez de vos larmes la couche de votre conscience et si vous effacez les taches de vos péchés passés par la douleur de la componction, Vous avez aussi la seconde sorte d'eau, si vous ne mangez votre pain qu'à la sueur de votre visage, si vous châtiez votre corps sous le travail de la pénitence, et si vous éteignez les flammes de la concupiscence. Cette eau aura aussi la couleur du sang, soit à cause de la fatigue, soit même à cause des reflets du feu de la concupiscence qu'elle éteint. Si vous pouvez aller jusqu'à la grâce de 1a dévotion, vous vous désaltérerez aux eaux salutaires de la sagesse, et l'esprit de Jésus-Christ, qui est plus doux que le miel, deviendra en vous une source d'eau jaillissante pour la vie éternelle. Or, rappelez-vous bien que c'est là l'eau qui s'écoule du côté de Jésus endormi et qui jaillit sans fatigue aucune. Il faut être mort au monde pour goûter les délices de cette grâce. Ainsi, pour me résumer en peu de mots, la première eau lave la conscience de ses fautes passées; la seconde, la prémunit pour l'avenir, en éteignant la concupiscence, et la troisième, si vous avez le bonheur d'arriver à avoir cette eau-là, rafraîchit l'âme altérée.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Saint ANDRÉ
 
 
 
 

SERMON POUR LA VEILLE DE LA FÊTE DE SAINT ANDRÉ, APOTRE. Comment on doit se préparer par le jeûne à la fête des saints.

1. L'autorité des pères a réglé que les principales fêtes des saints seraient précédées de jeunes et de prières ; ils l'ont fait également dans un but utile, et non point sans raison, comme chacun de nous pourra s'en convaincre pour peu qu'il y réfléchisse. En effet, nous commettons tous les jours une foule. dé fautes, et nous péchons en mille choses ; or, il n'est pas sûr pour nous de célébrer les tâtes saintes, surtout les plus grandes, sans avoir commencé par nous purifier, afin de nous montrer plus dignes et de nous mettre mieux en état de goûter les joies spirituelles. Voilà, en effet, comment le juste n'ouvre point la bouche sans commencer par s'accuser lui-même et ne loue les antres qu'après être blâmé. Si le juste même est saisi de crainte à la pensée de se présenter devant celui qui juge les justices même, que faisons-nous, nous autres, dont les péchés ne sont point encore ni jugés ni convertis ? N'est-il pas fort à craindre que nos fautes passées ne se montrent au grand jour pour le jugement? Si le juste lui-même n'ose se hasarder à louer les saints, sans éprouver un sentiment de crainte et de réserve, à combien plus forte raison le pécheur, dont les lèvres ne sauraient faire entendre une belle louange, devra-t-il appréhender de s'entendre dire : " Pourquoi racontez-vous mes justices (Psal. XLIX, 16) ? " Ou bien encore : " Mon ami, comment êtes-vous entré ici sans avoir la robe nuptiale (Math. XXII, 12) ? " Heureux, par conséquent, ceux qui ont conservé, avec une sollicitude de tous les instants, leur robe, je veux dire la gloire de leur conscience, pure de toute souillure, et la montrent toujours dans tant son éclat. Mais, comme il y en a peu qui gardent ainsi leur coeur avec un soin de tous les moments, et qu'il y en a beaucoup moins encore, si tant est qu'il y en ait, qui le conservent dans toute sa pureté, il. faut souvent laver, dans les eaux de l'abstinence, les souillures qui finissent par y entrer, surtout quand une plus grande fête se présente à célébrer

2. Mais il ne faut pas voir seulement une préparation à la fête qui approche dans le jeûne qui la précède, il faut y voir aussi une sorte d'avertissement, et même une leçon pleine d'importance. Un effet, il nous apprend quelle est la véritable voie qui conduit aux fêtes éternelles. Pourquoi faisons-nous précéder les fêtes solennelles d'un jeûne, sinon parce que nous ne pouvons entrer dans le royaume des cieux qu'en passant par mille tribulations? C'est se montrer indigne de la joie de la fête que de ne point observer l'abstinence prescrite la veille. Oui, je le répète, c'est se montrer indigne de jouir du repos et de la joie de la fête que de ne vouloir point affliger son âme la veille de cette fête. Toute la vie présente, avec la pénitence, est comme la vigile de la grande fête, de l'éternel Sabbat que nous espérons; et vous ne vous plaindrez point de sa longueur, si vous réfléchissez que le jour de cette fête sera éternel. Si les solennités d'un jour sont ordinairement précédées d'une préparation d'un jour aussi, celle de l'éternité n'en demande point une éternelle. Mais, où m'emporte en ce moment le doux souvenir de l'éternelle félicité, car c'est le nom ordinaire et peut-être le plus juste de cette fête? Revenons au sujet que nous avons à traiter.

3. La cause du jeûne de ce jour et le motif de la joyeuse solennité à laquelle nous nous préparons, c'est la bienheureuse passion de l'apôtre André. Il est juste, en effet, que si nous ne pouvons partager sa croix, du moins nous partagions son jeûne; car on ne peut douter qu'il ait jeûné pendant les deux jours qu'il demeura attaché à la croix. Participons donc en quelque chose à sa passion, et, s'il ne nous est pas donné de monter avec lui sur son gibet, prenons du moins part à son jeûne, afin que, par la miséricorde de Dieu, nous ayons part aussi à sa couronne, et que, dès à présent, nous soyons associés à ses joies spirituelles. Comment, en effet, ne tressaillerions-nous point d'allégresse au souvenir du triomphe d'un saint qui a tressailli de bonheur avec tant de force, à la vue des instruments de son supplice. Pourrait-ce ne pas être pour nous un jour de joie, qu'une fête où la croix elle-même se présente comme un sujet d'allégresse? On donne ordinairement le nom de fête à ce qui est gai, de même que le mot croix vient d'un genre de tourment particulier, ou tout au moins le nom de ce tourment vient du mot croix lui-même. Avec quelle allégresse la terre entière doit-elle célébrer une merveille si grande et si nouvelle, une oeuvre si magnifique de la vertu divine ?André était un homme semblable à nous, passible comme nous, mais il était dévoré d'une soif si ardente de la croix, il tressaillait d'une allégresse si inconnue jusqu'à ce jour, quand il l'aperçut de loin élevée pour lui, qu'il s'écria (a) : " O croix, que j'appelle de tous mes voeux depuis si longtemps, et que je vois enfin sur le point de combler tous mes désirs, c'est le coeur plein de calme et de joie que je viens à toi, reçois-moi dans tes bras, avec une allégresse semblable à la mienne. " Vous voyez, il ne se possède même plus dans l’excès de son bonheur; reçois-moi aussi dans tes bras avec allégresse, dit-il. Est-ce donc un si grand bonheur que la croix elle-même doive. tressaillir de joie, non pas d'une joie quelconque, mais d'une joie telle qu'elle en soit agitée tout entière ? Dira-t-on qu'il est moins extraordinaire, moins au dessus de la raison et de la nature à la croix qu'an crucifié de tressaillir d'aise? La nature a refusé à l'une; tout sentiment de joie, quant à l'autre, tout ce qui excède ses forces détruit tout ce qui est bonheur, pour ne laisser subsister en lui que la douleur : " J'ai toujours été ton amant, continue-t-il, et mon plus grand désir n'a cessé d'être dans tes bras. " Mes frères, c'est un feu dévorant, non une langue d'homme qui parle ainsi, ou si c'en est une, c'est une langue de feu, un de ces tisons ardents du feu que le Seigneur avait envoyé du haut des cieux dans ses os. Plût à Dieu que ce fussent des charbons dévastateurs qui consument et brûlent toute affection charnelle en nous. Quelles étincelles, en effet, et de quel brasier intérieur elles s'élancent !

4. On peut bien dire, ô saint André, que votre foi est le grain de sénevé, tant est inespérée la chaleur que produit ce grain dès qu'il a commencé à être broyé. Que serait-ce donc s'il était soumis à une pression plus forte encore? Quelle âme pourrait en supporter l'ardeur, quelles oreilles seraient capables d'entendre de semblables paroles. Tant que Égée ne le menaçait pas, le grain de sénevé semblait peu digne d'attention, il était intact et on ne pouvait savoir quelle vertu il renfermait. " Le Seigneur m'a envoyé, dit-il, il m'a envoyé vers cette province, où je lui ai réuni un peuple assez nombreux. " Que l'aiguillon des menaces paraisse maintenant, son goût n'en semblera que plus

a Ces paroles sont extraites des actes de saint André, dont la rédaction est attribuée à quelques prêtres d'Achaïe. Beat, abbé espagnol, est le premier, que nous sachions, qui ait cité ces actes, il y a neuf siècles environ, vers la fin de son livre I contre Elipand. (Note de Mabillon).

brûlant, et sa parole n'en sera que plus constante. Égée pense qu'il va l'effrayer s'il lui offre, en perspective, le supplice de la croix; mais il n'i:n cil, point ainsi, le menace, l'excite au contraire, et il s'écrie d'une vois fibre : " Pour moi, si je redoutais le gibet de la croix, je ne prêcherais point la gloire de la croix. " Aussi, à peine aperçut-il le bois de la croix qui lui était préparée, qu'enflammé à cette vue, il l'applaudit avec enthousiasme, et lui parle comme à une bien-aimée ; il la salue avec tout plein de respect, l'embrasse avec des transports d'amour, la prend dans ses bras avec bonheur, lui adresse des paroles de félicitation et de gloire, et lui crie du coeur plus encore que de la voix : " Salut, croix précieuse, toi qu'a consacrée le corps du Christ, toi que ses membres ont ornée comme autant de pierres précieuses ! " C'est donc à bien juste titre que les serviteurs de la croix vénèrent cet amant de la croix; niais il réclame , avec raison, une dévotion plus grande de ceux qui ont tout particulièrement formé le dessein de porter leur croix. C'est à vous que je m'adresse, mes frères, et c'est pour vous que je parle ainsi, pour vous, dis-je, qui n'avez point fermé l'oreille à ces paroles de l'Évangile : " Quiconque ne porte point sa croix, et ne me suit pas, ne peut-être mon disciple (Luc. XIV, 27). " Montrez-vous prêts à apporter tout le soin de votre âme à cette solennité, et à la célébrer de tout votre coeur; car si nous savons creuser et chercher, nous trouverons un riche trésor de consolation et d'encouragement caché dans son sein.
 
 
 
 

PREMIER SERMON POUR LA FÊTE DE SAINT ANDRÉ APÔTRE. Trois sortes de poissons, les poissons de la mer, ceux des fleuves et ceux des étangs.

1. Nous célébrons aujourd'hui le triomphe de saint André, et nous avons tressailli de joie et de bonheur, dans les paroles de grâce qui sont sorties de sa bouche. il ne pouvait, en effet, y avoir lieu à la tristesse, en un jour où on le voit lui-même enivré de tant de joie. Personne parmi nous n'a compati à ses souffrances, personne non plus n'a osé pleurer sa joie. Autrement il pourrait, avec raison, nous dire, comme autrefois le Christ portant sa croix, dit à ceux qui le suivaient et qui pleuraient sur ses pas : " Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi, mais sur vous (Luc. XXIII, 28). " D'ailleurs quand saint André était conduit vers la croix, le peuple, qui voyait avec peine ce saint et ce juste injustement condamné à mort, voulut s'opposer à son supplice; mais lui, avec les plus instantes prières, les détourna de la pensée d'empêcher qu'il fut couronné, que dis-je, d'empêcher qu'il souffrit le martyre. Il brûlait, en effet, du désir d'être dégagé des liens dit corps , et d'être avec Jésus-Christ (Philipp. I, 25), mais sur la croix qu'il avait toujours aimée. Il souhaitait d'entrer dans le royaume, ruais par le gibet. En effet, que dit-il à sa bien-aimée ? " Que celui qui m'a sauvé par toi, par toi aussi me reçoive. " Si donc nous l'aimons, nous devons nous réjouir avec lui, non-seulement parce qu'il est couronné maintenant , mais aussi parce qu'il a été crucifié ; par ce que le 5cigueur a exaucé les désirs de son coeur, et a placé sur sa tète une couronne de pierres précieuses. Toutefois, en le félicitant de ce qu'il a eu le bonheur d'embrasser enfin la croix, après laquelle il avait si longtemps soupiré, je serais bien surpris si nous n'avions aussi un sentiment d'admiration pour la joie de celui que nous félicitons.

2. En effet, cette nuit même, pendant les vigiles, quand nous répétions dans nos chants des paroles d'allégresse, pensez-vous qu'il ne s'en est pas trouvé quelques-uns parmi nous pour penser et se dire : pourquoi tout cela, et d'où viennent tous ces transports de joie ? Est-ce que la croix est précieuse, est-ce qu'on petit l'aimer, est-ce qu'elle porte la joie? Oui, oui, mes frères, s'il se trouve une main pour en cueillir les fruits, toujours le bois de la croix produit la vie, fructifie le bonheur, distille l'huile de la joie, sue le baume des dons spirituels. Ce n'est point us arbre de la forêt, c'est un arbre de vie pour ceux qui savent la prendre. C'est un arbre fructifère,un arbre salutifère, autrement comment occuperait-il la terre du Seigneur, ce sol précieux auquel il est fixé par ses clous, comme par autant de racines? S'il n'était pas plus, fertile que tous les autres arbres, jamais il n'eût été planté dans ce jardin, jamais le Seigneur ne l'eût laissé occuper une place dans sa vigne. Après tout, pourquoi nous étonnerions-nous que celui qui a donné la douceur même au feu, en eût donné aussi à la croix ? Ou bien, comment pourrions-nous croire que la croix est dépourvue de toute saveur, quand nous voyons que la flamme elle-même semble douce au goût? En effet, quel goût n'avait pas le feu pour saint Laurent, quand il se moquait de ses bourreaux et raillait son juge? Que répondrons-nous à cela, mes frères? Pourquoi ne trouverions-nous point aussi du goût dans les épreuves endurées pour Jésus-Christ, pourquoi n'y aurait-il pas pour nous quelques délices dans cette manne cachée ? Ce serait vaincre tout à fait le démon, et il n’aurait plus rien à apporter contre nous. Cette victoire seule suffirait contre la double malice de. notre ennemi.

3. Car ce détestable adversaire a ses pièges de ses traits, il est un bien rusé chasseur d'hommes, et n'est altéré que du sang de nos âmes. Il s'attache aux uns par les traits de ses suggestions perfides, et, par ce moyen, il en blesse beaucoup dont la patience est faible. Il s'efforce d'enlacer les autres dans les lacs de la volupté, c'est dans ces réseaux qu'il prend la plupart de ceux qui rampent à terre, ou ne s'élèvent que bien peu au-dessus d'elle. Que votre joie soit donc dans la tribulation, et le malin n'a plus de moyen de vous attirer, plus de moyen de vous renverser; du même coup nous nous trouvons dégagés du piège des chasseurs et de la parole âpre de notre ennemi (Psal. CX, 3). Il ne peut rien gagner dans celui que charme la croix du Christ, en lui suggérant des pensées charnelles ; et le fils de l'iniquité ne pourra lui nuire (Psal. LXXXVII, 22), s'il essaie d'exaspérer son coeur par les amertumes, qu'importent les délices à celui qui se repaît de jeûnes ; à plus forte raison ne lui arrache-t-il point un murmure pour ce qui précisément fait ses délices. Évidemment, il a mis son refuge très-haut, là où il ne saurait appréhender ni les ni les flèches de l'ennemi, que dis-je, il est un poisson pur avec des écailles et des nageoires. Or, de même qu'on jette en vain le filet sous les yeux des oiseaux qui ont des ailes, ainsi on décoche inutilement un trait contre les poissons qui sont recouverts d'écailles comme d'une cuirasse. La Loi déclarait purs les poissons qui ont des nageoires pour se mouvoir, et des écailles pour se protéger (Levit. XI, 10 et Deut. XIV, 9), soit qu'ils vivent dans la mer ou dans les rivières, soit qu'ils habitent dans un étang. Or, notre mer si vaste et si spacieuse renferme des poissons purs et dignes de figurer sur la table du Seigneur; car parmi les poissons qui sont encore, par leur genre de vie et toutes leurs habitudes, doues l'Océan immense du siècle, il s'en est réservé plusieurs milliers que les filets des apôtres vont chercher au fond des eaux et attirent sur le rivage pour y être séparés des mauvais. C'est sur ce rivage qu'ira certainement s'asseoir notre pêcheur d'hommes, qui tire derrière lui, dans ses filets, l'Achaïe tout entière. Les rivières ont aussi leurs poissons purs, ce sont tous les dispensateurs fidèles. En effet, les rivières représentent l'ordre des prédicateurs qui ne demeurent jamais dans un même endroit, mais qui se répandent et courent, sur la terre, pour l'arroser de leurs eaux. Quant. aux étangs, on peut dire avec raison qu'ils figurent les monastères, car les poissons s'y trouvent comme enfermés et conservés sous la main, afin de pouvoir être pris à tout instant pour la table spirituelle du Maître; là, chacun d'eux se dit ; Quand viendra donc le jour où je serai pris ? car dans la lutte où je me trouve maintenant, j'attends tous les jours que mon changement arrive (Job. XIV, 14).

4. Mais, pour en revenir à 1a Loi dont je vous parlais il n'y a qu'un instant, tout poisson quia des nageoires et des écailles est pur, qu'il se trouve dans la mer, dans les rivières ou dans un étang. Leurs écailles sont multiples; niais leur réunion ne fait qu'une seule et même cuirasse, si je puis parler ainsi; de même la vertu de patience en est une, bien que nous semblions en avoir une nouvelle dans les tribulations qui se succèdent. Mais si on peut, selon moi, comparer les écailles du poisson à la patience, il me semble qu'on peut également voir la gaîté dans ses nageoires. En effet, la gaîté lève et soulève, et semble faire faire des bonds et des sauts à ceux qu'elle anime. Mais pour avoir nos deux nageoires, il faudrait trouver deux sortes de gaîtés. Peut-être est-ce pour cela que l’Apôtre qui avait bien ses deux nageoires quand il fut reçu dans les cieux, et s'éleva jusques au paradis, " se glorifiait non-seulement dans son espérance, mais encore dans ses tribulations ( Ro. V, 3). " Il est évident, en effet, que celui qui trouve du charme, non-seulement dans l’attente des biens futurs, mais encore dans le spectacle des maux présents, au point d'aller jusqu'à s'en glorifier, a pris son vol bien haut. Or, tel fut notre Apôtre, tel il s'offre à notre admiration, et tel nous vous le présentons dans nos prédications.

5. Ceci m'amène à vous faire remarquer qu'il y a trois degrés selon que l'on est au commencement, au milieu, ou au faite. Or le commencement de la sagesse, c'est la crainte du Seigneur (Eccli. I, 16) ; le milieu c'est l'espérance, le faite est la charité, selon ces paroles de l’Apôtre, " la plénitude de la loi est la charité (Rom. XIII,10). " Ceux qui n'en sont encore qu'au commencement par la crainte, sont ceux qui ne portent la croix du Seigneur qu'avec patience; ceux qui avancent déjà dans l'espérance, sont ceux qui la portent volontiers; mais ceux qui l'embrassent avec amour, sont arrivés au faite, car il faut être du nombre de ces derniers pour pouvoir s'écrier: "J'ai toujours été ton amant, toujours j'ai soupiré après le bonheur de te sentir dans mes bras. " Quels sentiments différents de ceux qu'éprouve celui qui porte sa croix, j'en conviens, mais qui voudrait bien, s'il était possible, que cette heure ne fût point venue pour lui ! combien même, si j’ose le dire sans trop de témérité, sont-ils différents de ceux qu'exprimait celui qui s'écriait : " mon Père, s'il est possible, faites que ce calice passe loin de moi (Matt. XXVI, 39) ! " Qu'est-ce en effet? Ne semble-t-il pas être monté sur un âne pour échapper aux mains des ennemis. Je rencontre dans le général en chef, les craintes des soldats sans vaillance; dans le médecin, la voix du malade; c'est pour moi la faible poule avec ses poussins. Ce que je vois là c'est sa charité, ce qui me surprend c'est, sa compassion, ce qui me confond, c'est sa condescendance. Si le Dieu des miséricordes n'a point pris les robustes sentiments de Saint André, c'est parce que ce ne sont pas ceux qui se portent bien, mais les malades qui ont besoin du médecin (Matt. IX, 12). Si cette condescendance scandalise quelqu'un d'entrevous, il mérite d'entendre ces paroles : " Votre oeil est-il mauvais parce que je suis bon (Matt. XX, 15) ? " Pour lui, en effet, l'odeur de vie est mortelle.

6. Qu'y aurait-il eu d'étonnant, Seigneur Jésus, que l'heure puni, laquelle vous étiez venu, une fui arrivée, elle vous trouvât debout et intrépide comme quelqu'un qui a le pouvoir de déposer la vie, sans que personne puisse la lui ravir? .N'y avait-il pas plus de gloire au contraire, puisque tout ce qu'il faisait, c'est pour nous qu'il le faisait, que, non-seulement son corps souffrit la passion pour nous , mais que son coeur même fût aussi atteint pour nous ; et que de même que votre mort, ô mon Dieu, me rendait la vie, ainsi vos craintes rue donnassent du courage, vos tristesses de la joie, voir l’abattement de l'entrain, votre trouble du calme, votre désolation de la consolation. Je vois dans le récit de la résurrection de Lazare que le Seigneur " frémit en son esprit et se troubla lui-même (Joan. XI, 33) ; " mais s'il se troubla ce n'est pas par un effet de la nécessité, mais de sa pleine et entière volonté. Mais voici quelque chose de plus fort encore. L'amour qui est, fort comme la mort, produisit un tel effet en lui, qu'un ange descendit. du ciel pour le fortifier. Qui vint, et qui fortifia-t-il? Ecoutez la réponse de l'Évangéliste. " Alors il lui apparut un ange du ciel pour le fortifier (Luc. XXII, 43). " De qui parle-t-il ainsi? De celui pour qui, à sa naissance, s'ouvrit le sein fermé d'une Vierge; de celui qui, d'un signe, changea l'eau en vin, dont le toucher mit la lèpre en fuite, dont les pieds ont foulé les flots de la mer devenue solide pour ceux dont la voix rappela les morts à la vie, de celui enfin qui soutient tout par la puissance de sa parole, par qui tout a été fait, tout, les anges eux-mêmes, subsiste. Que dirai-je enfin, comment le désignerai-je? Je ne serais pas si longtemps à vous le nommer s'il n'était indicible. Ainsi il était soutenu par un ange qui ne pouvait même comprendre toute la majesté de celui qu'il soutenait.

7. Dis-moi, ô ange, qui consoles-tu ? Ne savais-tu point qui était celui que tu venais consoler? Mais c'est le consolateur même, c'est un paraclet, autrement comment aurait-il dit à ses apôtres qu'il leur en verrait un antre paraclet, s'il n'avait été lui-même un vrai paraclet, (Joan. XIV, 16) ? Oui, je reconnais en lui un très-grand paraclet, un paraclet bienveillant, car il est proche de tous ceux dont le coeur est affligé (Psal. XXXIII, 19). Je ne désespère plus, Seigneur, quoique les afflictions que je souffre, soient excessives, que je sois bien faible et que je souhaite ardemment que ce calice passe loin de moi, non dis-je, je ne. désespère plus, pourvu toutefois que je sache ajouter aussi : " Toutefois qu'il en soit, non comme je le veux, mais comme vous le voulez. " J'ai appris de lui à ne point recourir à des consolations charnelles et caduques, mais à des consolations angéliques, spirituelles et célestes. Oui, il en sera ainsi si je sais ne point murmurer, car le murmure élèverait à l'instant un mur de séparation entre vous et moi, si je ne me hâtais de jeter les yeux vers vous; je ne refuse pas les épreuves quand même j'aurais besoin d'être consolé. Et quoi, ne reconnais-je point ma voix dans celle de mon Sauveur ? Pourquoi donc désespérerais-je de mon salut? Je posséderai mon âme dans mon entière patience.

8. Mais je veux aller plus loin encore, et ne pas me tenir sitôt pour satisfait d'avoir trouvé le salut. " Celui qui craint le Seigneur, dit le Sage, fera le bien (Eccl. XV, 1). " Ce n'est pas même encore assez, car il est écrit : " détournez-vous du mal et faites le bien (Psal. XXXVI, 27), recherchez la paix et poursuivez-la avec persévérance (Psal. XXXIII, 15). " Non, ne vous contentez point du salut, recherchez la paix si vous ne voulez que votre salut même ne soit en péril. Aussi, entendez l'ange, à la naissance de celui qui s'est fait notre paix, tressaillir d'allégresse et chanter : " Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté (Luc. II, 14). " Or, que faut-il entendre par cette bonne volonté, sinon une volonté bien ordonnée? Qu'est-ce que cette volonté-là, me demandez-vous? C'est celle qui est d'accord avec la raison quand elle dit : " Les souffrances de la vie présente, n'ont point de proportion avec cette gloire qui sera un jour découverte en nous (Rom. VIII, 18). " Quand vous aurez une fois bien senti cela, je ne doute pas que vous ne portiez volontiers la croix du Seigneur, et que vous ne disiez : " Je suis tout prêt, Seigneur, et je ne suis point troublé, je suis tout prêt là garder vos commandements (Psal. CXVIII, 60). "

9. Mais après cela, si vous voulez être parfait, il vous reste encore une chose absolument nécessaire. Qu'est-ce, me dites-vous? La joie dans le Saint-Esprit. Car si un âme retenue par la crainte est patiente, conduite par l'espérance elle est facile, et peut aisément tomber si elle n’a la ferveur de l'esprit. Or la charité que le Saint-Esprit répand en nous est patiente; et bénigne, et ce qui est bien plus encore, elle ne défaille jamais (I Cor. XIII, 8). Si vous faites attention au premier précepte qui fui, donné à nos premiers parents, vous remarquerez la patience chez Eve, et la bienveillance chez Adam; mais, par leur chute, l'un et l'autre ont fait voir clairement qu'ils n'étaient pas solidement établis dans le degré où ils se trouvaient. " La femme vit le fruit de l'arbre, dit ]'Écriture, elle le trouva beau à voir et doux à manger (Gen. III, 6). " Ne vous semble-t-il point qu'elle a bien de la peine à retenir sa main ? Il en est, en effet, ainsi, et lorsque le serpent la questionne, remarquez comme tous les mots (le sa réponse indiquent le commandement de Dieu lui-même. " Nous mangeons, dit-elle, du fruit de tous les arbres du paradis ; mais pour ce qui est du fruit de l'arbre de la science du bien et du mal, le Seigneur nous a dit de n'en point manger (Gen. III, 6). " Elle ne dit : pas telle est la volonté du Créateur ; quant au pourquoi sa volonté est telle, lui seul le sait; pour nous , il nous suffit d'obéir, car notre vie est dans sa volonté. Aussi, la femme fut-elle aisément séduite, elle crut sans peine aux promesses du démon, et se laissa, persuader à sa voix. Adam n'a pas été séduit par le serpent (I Tim. II, 14), mais par sa femme qu'il aimait; il n'aurait pas demandé mieux que d'observer un commandement dont il connaissait tous les avantages pour lui, si sa femme ne lui avait pas donné des conseils contraires, il ne semble même point avoir eu d'autre difficulté à se soumettre à la volonté de Dieu, mais sa volonté, pour être bonne, n'avait. pourtant point de force, parce qu'elle n'avait aucune ferveur.

10. Ce n'est ni la patience ni l'espérance , mais l'amour seul qui est fort comme la mort (Cant. VIII, 6), ce n'est ni la crainte ni la raison, mais l'esprit de force. La patience dit : il faut qu'il en soit ainsi, mais elle est pressée; par la crainte. La bonne volonté reprend : il faut et il est expédient qu'il en soit de la sorte, mais elle est attirée par un motif d'espérance. Quant à la. charité, qui est enflammée par l'esprit, elle ne dit, ni il faut, ni il est expédient qu'il en soit ainsi ; mais, voilà ce que je veux, voilà mes souhaits, voilà mes plus ardents désirs. Voyez-vous quelle élévation, quelle sécurité ? quelle suavité dans la charité ? Heureuse l'âme qui en vient à ce degré de charité. Il n'y a pas lieu pour nous à désespérer, puisque si nous célébrons la mémoire de celui qui est arrivé à ce point, c'est précisément pour invoquer son secours et nous exciter à son exemple. Je vais plus loin, il me semble même qu'il y en a plusieurs parmi nous qui ont atteint ce degré. Si vous m'objectez que saint André est un apôtre, et que vous, qui n'êtes qu'un néant, vous ne sauriez marcher sur ses traces, ayez du moins le courage d'imiter ceux qui sont avec vous, personne n'arrive du premier coup au haut, c'est en montant, non en volant, qu'on atteint au faîte de l'échelle. Montons donc avec ce que j'appellerai nos deux pieds, je veux dire avec la méditation et. l'oraison. La méditation nous apprend ce qui nous manque, et l'oraison obtient que ce qui nous manque nous soit donné. L'une noirs montre la vie, et l'autre nous y ai fait entrer; la méditation nous fait connaître les dangers qui nous menacent, l'oraison irons les fait éviter avec la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ qui vit et règne, dans les siècles des siècles, avec le Père et le Saint-Esprit. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 

DEUXIÈME SERMON POUR LA FÊTE DE SAINT ANDRÉ. Les quatre bras de la croix.

1. Nous faisons aujourd'hui la fête de saint André : si nous méditons sur cette fête avec une pieuse attention, nous y trouvons beaucoup de choses capables d'édifier nos âmes. En effet, dès les premiers instants de sa conversion, il nous donne un exemple d'obéissance parfaite. Or, si cette vertu est nécessaire à tous les chrétiens , elle doit nous être d'autant plus chère à nous, que nous sommes, par le fait particulier de notre profession, plus strictement tenus de la pratiquer. Le sage, ou plutôt la sagesse même est une sorte de banquier à qui nous devons rendre l'écu de l'obéissance, or elle ne le recevra point s'il n'est, entier ou exempt de toute falsification. Si nous discutons, si nous obéissons à tel précepte, non à tel autre, l'écu de notre obéissance est brisé, le Christ ne le recevra point, car nous devons le payer en écus , non point altérés, mais entiers, puisque nous avons tous promis obéissance tout simplement et sans restriction aucune. Si donc nous obéissons, mais par une sorte de feinte, sous l'oeil du maître, en murmurant en secret, notre écu est altéré, il y entre du plomb, tout n'est point de l'argent, et nous payons en. talent de plomb ; c'est là notre iniquité. Nous fraudons; mais c'est sous l'œil de Dieu : or, on ne se moque point de Dieu.

2. Voulez-vous connaître la forme de la parfaite obéissance ? Écoutez ce due dit l'Évangéliste : " Le Seigneur vit Pierre et André qui jetaient leurs filets à la mer et il leur dit : Suivez-moi, et je ferai de vous des pêcheurs d'hommes (Matt. IV, 18). " Oui, je ferai de vous, dit-il, de pêcheurs que vous êtes, des pêcheurs encore, ou plutôt des prêcheurs. Mais eux, aussitôt, sans balancer, sans hésiter, sans se mettre eu peine de savoir comment ils pourraient vivre , sans se demander comment des hommes ignorants et sans lettres comme eux, pourraient devenir prédicateurs, sans proférer l'ombre d'une question, enfin, sans retard aucun, " abandonnent leurs filets et leur barque pour le suivre. " Reconnaissez, mes frères, que tout cela est écrit pour vous, et que c'est pour vous encore qu'on le répète tous les ans dans l'Église; c'est pour que vous appreniez la forme de la vraie obéissance et que vous châtiiez vos coeurs dans l'obéissance de la charité; car il n'y a que cette dernière vertu qui donne sa valeur à l'écu de l'obéissance; c'est elle qui est la marque qu'il n'est composé tout entier que d'argent pur et éprouvé. Oui, il n'y a que la charité qui rend l'obéissance agréable et qui la fasse agréer de Dieu, car il est dit " Dieu aime celui qui donne gaiement (Cor. IX, 7), " et encore " si je livrais même mon corps pour être brûlé et que je n'eusse point la charité, tout cela ne me servirait de rien (I Cor. XIII, 3). "

3. Mais voulez-vous que je vous dise quelques mois d'édification à 1a gloire de Jésus-Christ , sur la passion de notre saint apôtre que nous célébrons aujourd'hui ? Vous savez que saint André étant parvenu à l'endroit où sa croix était préparée reçut une force d'en haut, et, par l'inspiration du Saint-Esprit qu'il avait reçu en même temps que les autres apôtres, sous la forme de langues de feu, prononça des paroles vraiment embrasées. En effet, en apercevant de loin la croix qui lui était préparée, au lieu de pâlir, comme il semble que la faiblesse humaine devait le faire, il ne sentit aucun frisson courir dans ses veines ; ses cheveux ne se hérissèrent point et sa langue ne demeura point glacée ; son corps ne trembla pas et son esprit ne ressentit aucun trouble; enfin, sa présence d'esprit ne l'abandonna point, comme cela arrive ordinairement. Ses lèvres parlèrent de l'abondance de son coeur et la charité qui consumait son âme , s'échappa en paroles semblables à des étincelles embrasées. Que disait donc saint André quand il aperçut de loin la croix qui lui était préparée? " O croix, s'écrie-t-il, croix que j'appelle de tous mes voeux depuis si longtemps, et que je vois enfin sur le point de combler tous mes désirs, c'est le cœur plein de calme et de joie que je viens à toi, reçois dans tes bras avec allégresse un disciple de celui qui s'y est vu attaché. .l'ai toujours été ton amant, et mon plus grand désir n'a cessé d'être de t'embrasser. " Je vous le demande, mes frères, est-ce un homme qui parlait ainsi? Au lien d'un homme, n'est-ce pas un ange ou quelque nouvelle créature? C'était un homme en tout semblable à nous et passible comme nous, si bien passible qu'il a subi la passion dont la seule approche le remplissait d'une telle allégresse. D'où vient, dans un homme, ce bonheur si nouveau et cette joie si complètement inouïe jusqu'alors? d'où vient tant de constance dans une si grande fragilité, un esprit si spirituel , une charité si vive, une âme si robuste dans un homme? Loin de nous la pensée qu'il ait trouvé en lui une force pareille, c'est un don parfait, une grâce du Père des lumières, de celui seul qui fait de grandes merveilles.

4. Oui, mes bien-aimés, c'est l'Esprit qui aidait sa faiblesse, l'Esprit, dis je, par qui la charité qui est aussi forte, que dis-je? plus forte que la mort, était répandue. en lui. O si nous avions le bonheur d'en avoir aussi notre part! Le travail de la pénitence nous est pénible, la mortification de la chair, pesante, l'abstinence, onéreuse. Notre âme s'endort d'ennui dans les veilles, uniquement faute d'avoir l'esprit assez présent, car, s'il était, en elle, il :riderait sans doute notre infirmité et saurait nous rendre le travail et la pénitence, non-seulement tolérables, mais même désirables et délicieux, comme il a rendu la croix et la mort même agréables à saint André. En effet, le Seigneur a dit : " Mon -esprit est plus doux que le miel (Eccl. XXIV, 7), " si bien que tonte l'amertume de la mort la plus amère ne saurait prévaloir contre sa douceur. Que ne pourrait adoucir ce qui rend la mort même pleine de charmes? Quelle aspérité pourra résister à cette onction, qui va, jusqu'à faire de la mort même quelque chose de très-doux. " Après le sommeil qu'il aura donné à ses bien-aimés, lisons-nous, ils verront l'héritage du Seigneur (Psal. CXXVI, 3). " Quelle tristesse une telle joie. ne réussira-t-elle point à chasser, quand elle réussit à rendre la mort même agréable? Cherchons cet esprit, -mes frères, appliquons-nous de toutes nos forces à avoir cet esprit, on plutôt à posséder plus complètement celui même que nous avons déjà. Quiconque n'a point l'esprit du Christ n'est pas des siens (Rom, VII, 15). Pour nous, nous n'avons point reçu l'esprit de ce monde, mais l'esprit qui vient de Dieu, afin que nous sachions quels biens nous avons reçus de, Dieu. Or, la preuve qu'il est présent en nous, ce sont les oeuvres mêmes de salut et de vie que nous ne serions jamais capables de faire, si nous ne possédions, au dedans de nous, l'esprit du Sauveur, qui vivifie nos âmes. Tâchons donc que Dieu multiplie ses dons en nous, et qu'il y augmente son esprit dont il nous a déjà donné les prémices. Ou ne saurait trouver de preuve plus certaine de sa présence que le désir d'une grâce plus grande, selon ce qu'il a dit lui-même en ces termes : " Ceux qui me mangent auront encore faim, et ceux qui me boivent auront encore soif (Eccl. XXIV, 29). "

5. Mais, peut-être y en a-t-il beaucoup qui nous répondent au fond de leur cœur : Nous soupirons certainement beaucoup après cet esprit, qui aide ainsi notre faiblesse, mais nous ne pouvons le trouver. Eh bien ! je vous dis, moi, que, si vous ne le trouvez point, c'est que vous ne le cherchez point, que si vous ne le recevez point, c'est que vous ne le demandez point, ou que si vous le demandez sans le recevoir, c'est que vous le demandez négligemment (a), car Dieu n'attend et ne désire qu'une seule chose : c'est d'être recherché avec zèle et avec un ardent désir. Après tout, comment pourrait-il refuser son esprit à ceux qui le lui demandent, quand il provoque ceux qui ne le lui demandent pas, et les excite, en ces termes, à le lui demander: " Si vous, tout méchants que vous êtes, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, à combien plus forte raison votre père, qui est dans les cieux, donnera-t-il des biens à ceux qui les lui demandent (Math.. VI, 11) ? " Demandez donc, mes bien-aimés, demandez sans relâche, demandez sans hésitation,

a. Dans le vingt-septième de ses sermons divers, saint Bernard attribue l’inefficacité de la prière à l'ingratitude.

et, dans toutes vos actions, invoquez la présence de cet esprit infiniment onctueux et doux. Pour nous, mes frères, nous devons prendre cette croix avec saint André, ou plutôt avec celui-là même qu’André a suivi, je veux dire avec Notre-Seigneur et Sauveur. Ce qui faisait toute sa joie et toute son allégresse, c'est qu'il voyait qu'il allait mourir, non-seulement pour lui, mais encore avec lui, et se trouver enté en lui par la ressemblance de sa mort (Rom. VI, 5), et partager son royaume, comme il allait partager ses souffrances. Afin d'être crucifiés nous aussi avec lui, prêtons l'oreille et écoutons, avec le coeur, les paroles qu'il nous adresse quand il dit : " Que celui qui veut venir après moi se renonce soi-même, porte sa croix et me suive (Luc. IX, 23). " C'est comme s'il disait : Que ceux qui soupirent après moi se méprisent eux-mêmes, et que celui qui veut faire ma volonté apprenne d'abord à rompre la sienne.

6. Mais, incontinent, la guerre est déclarée; nos ennemis prennent les armes contre nous. Eh bien! prenons-les aussi de notre côté ; imitons les armes de notre Roi : prenons, nous ainsi, notre croix , pour triompher, par elle, de tous nos ennemis. Écoutez les promesses que nous fait le psalmiste, on plutôt que le Saint-Esprit nous fait par sa bouche: " Sa vérité vous entourera comme un bouclier (Psal. XC, 5). Évidemment, il parle ici de la vérité du Très-Haut, puisque c'est de lui qu'il parlait dans cet endroit du psaume, comme on le voit par les paroles qui précèdent celles-ci. Or, pourquoi nous entourer d'un bouclier, mes frères, sinon parce que nous sommes de toutes parts entourés par les ennemis? Mais, veuillez remarquer pour quelle raison il vous entourera d'un bouclier : " Sa vérité, dit le Psalmiste vous entourera d'un bouclier, " pourquoi cela? " Pour que vous ne craigniez rien de tout ce qu'on peut appréhender pendant la nuit, non plus que la flèche qui vole durant le jour, ni les maux qui se préparent dans les ténèbres, ni les attaques du démon du midi. " Voyez-vous combien il est urgent que sa vérité vous couvre de son bouclier, puisque vous êtes environnés de tant d'ennemis? Les frayeurs de la nuit s'élèvent d'en bas, les flèches sont décochées du côté gauche pendant le jour, les machinations ténébreuses se font à droite, et, pour que rien ne manque, le démon du midi fond sur nous d'en haut. Et nous, misérables et malheureux hommes que nous sommes, dans le voisinage de tant de serpents et sous une telle grêle de traits enflammés, qui partent de tous côtés, au milieu d'ennemis qui s'élèvent de toutes parts, nous nous laissons aller au sommeil avec une sécurité et une négligence pernicieuse, nous nous engourdissons dans l'oisiveté, nous cédons à l'entraînement de la vanité et de la bouffonnerie, nous nous montrons si mous pour les exercices spirituels, qu'on pourrait croire que nous sommes en paix et en sûreté, et que la vie de l'homme sur la, terre n'est pas une guerre continuelle. Voilà, mes bien-aimés, oui, je vous le dis, voilà ce qui répand une grande terreur dans mon âme, ce qui me perce le coeur du grive de la plus poignante inquiétude : c'est qu'au milieu de tant de périls nous paraissons presque sans crainte, nous ne nous exerçons point à la lutte, et nous ne témoignons point l'inquiétude qu'il faudrait avoir. Cette négligence de notre part prouve, de deux choses l'une : ou que nous sommes déjà livrés à l'ennemi, et que nous n'eut savons rien, ou du moins, que nous sommes d'une bien grande ingratitude envers celui qui nous protège, si nous avons échappé à tant d'écueils. Or, dans ces deux hypothèses, il est facile de voir quel danger nous courons. Je vous supplie donc, mes bien-aimés, que la malice si vigilante de nos ennemis, et la persévérante malignité avec laquelle ils travaillent, pleins de zèle et d'ardeur à nous perdre, nous remplissent aussi de soins et de circonspection, et nous fassent, opérer notre salut avec crainte et tremblement.

7. Notre salut est dans la croix pourvu seulement que nous nous attachions visiblement à elle. L'Apôtre à dit : ".La parole de la croix, à la vérité, est une folie pour ceux qui se perdent; mais pour ceux qui se sauvent, c'est-à-dire, pour nous, elle est la vertu de Dieu ( I Cor. I, 18). " La croix est le bouclier qui nous entoure et ses quatre bras repoussent les traits des ennemis du salut. Le bras qui descend sera. dirigé contre les craintes nocturnes, c'est-à-dire contre la pusillanimité qui procède de l'affliction de la chair, et nous fera châtier courageusement la partie inférieure de notre être, je veux parler de notre corps, et le réduire en esclavage. S'il se trouve quelqu'un pour vous maudire en face, ou pour vous conseiller ouvertement ce mal ; c'est la flèche qui vole durant le jour, elle vient du côté gauche, que; le bras gauche de la croix la reçoive. Si, au contraire, on vous flatte, si, sous l'apparence d'un conseil d'ami, on veut vous faire boire le poison de la détraction fraternelle, semer la zizanie parmi vous, ou vous persuader quelque chose d'injuste comme si c'était juste, pour moi, c'est l'attaque de droite; c'est le trait de Judas qui rite trahit par un baiser, le bras droit de la croix repoussera cette attaque qui se produit dans les ténèbres. Mais je vois venir le démon du midi, je veux dire l'esprit d'orgueil qui fond ordinairement avec d'autant plus de fureur sur nous que notre vertu a plus d'éclat. J'ai déjà bien souvent essayé de vous faire comprendre tout ce qu'il y â de redoutable dans ce vice, vous savez, en effet, que l'orgueil est le commencement de tout péché, et la cause de notre perte à tous. Aussi, qui que vous soyez, si vous avez à coeur de faire votre salut, placez sur votre tête le bras d'en haut de la croix, pour ne point vous laisser aller à l'orgueil, ni enfler votre coeur, enfin pour ne pas vous élever au dessus de vous dans des pensées de grandeur (Psal. CXXX, 1). Tous ces traits qui- vous sont lancés d'en haut, c'est le bras de la croix qui s'élève au dessus de. notre tête qui devra les écarter. C'est sur ce bras que se trouve placée l'inscription du royaume et du salut, attendu qu'il n'y a que ceux qui s'humilient qui mériteront d'être allés et sauvés.

8. Pour me résumer en quelques mots, les quatre bras de la croix représentent, pour moi, la continence, la patience, la prudence et l'humilité. Heureuse l'âme qui met sa gloire et son triomphe dans la croix, pourvu seulement qu'elle demeure sur la croix, et ne s'en laisse abattre par aucune tentation. Que celui donc qui se trouve sur la croix, prie, avec saint André, son Seigneur et maître, de ne pas permettre qu'il soit détaché de la croix. En effet, à quel excès d'audace, le Malin ne peut-il point se porter, quelle tentative n'aura-t-il point la présomption de faire ? Ce qu'il voulait exécuter par les mains même d'Egée sur le disciple, il avait eu la pensée de le faire sur le maître par la langue des Juifs. Mais il eut lieu de s'en repentir, un peu tard il est vrai, car il fut vaincu et s'éloigna plein de confusion. Passe le ciel qu'il s'éloigne ainsi de nous, vaincu par Celui qui a triomphé en lui-même et dans son disciple. Que Celui qui est Dieu et béni par dessus tout, dans les siècles des siècles, nous fasse la grâce de consommer heureusement notre vie sur la croix de la pénitence, quelle qu'elle soit, dont nous nous sommes chargés pour son nom. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 

SERMON (a) POUR L'INHUMATION DE DOM HUMBERT, RELIGIEUX DE CLAIRVAUX.

1. Humbert, le serviteur de Dieu est mort: c'était un serviteur dévoué, un serviteur fidèle. Vous avez vous-mêmes vu, de vos propres yeux, comment il a expiré entre nos mains comme un humble ver de terre. Trois jours durant, il fut aux prises avec la mort qui le tenait à la gorgé pour se rassasier de son sang dont elle était altérée. Ah ! elle a fait tout ce qu'elle pouvait faire, elle a tué son corps, et voilà qu'il repose maintenant dans les entrailles de la terre. Elle nous a ravi un doux ami, un conseiller prudent, un aide plein de force. L'homicide n'a eu pitié ni de vous, ni de moi, mais elle m'a encore moins épargné que vous. Voilà donc tes séparations, O mort ! ô bête cruelle, ô amertume des plus amères ! O terreur et horreur des enfants d'Adam! Qu'as-tu fait ? Tu as tué, mais qu'as-tu tué ? Le corps seulement; car tu ne peux rien sur l'âme. En effet, celle-ci s'est envolée vers son Créateur après

a Dans le manuscrit de la Bibliothèque royale, ce sermon se trouve placé après ceux de la Dédicace de l'Église avec ce titre : Pour le jour de la mort du très-révérend père Humbert, abbé d'Igny. C'est lui que saint Bernard, dans sa cent quarante et unième lettre, blâme de s'être démis, sans l'avoir consulté, de la direction de son abbaye. Je suis étonné que, dans ce sermon, il ne soit point parlé de son titre d'abbé. Il y eut un autre abbé Humbert, également religieux de Clairvaux , dont Nicolas, secrétaire de saint Bernard, rait mention, en ces termes, dans sa quinzième lettre: " Cet Humbert, qui a dépouillé tout ce qui est de l'homme, n'est pas, comme vous semblez le croire, notre père Humbert. " Saint Bernard faisait ainsi une sorte d'oraison funèbre le jour de l'enterrement de ses religieux. Tel est son sermon vingt-sixième sur le cantique des cantiques à la louange du frère Gérard. On voit encore dans sa Vie, livre VII, chapitre 26, qu’il fit une oraison funèbre à la mort d'un certain religieux convers. Au sujet de l'abbé Humbert, on peut consulter le livre I, n. 48, de la Vie de saint Bernard, ainsi que le Grand exorde de Cîteaux, passim, mais surtout le livre III, chapitre 4, où il est fait mention de ce sermon.

qui elle soupirait si ardemment, et qu'elle avait si vaillamment suivi tous les jours de sa vie; sou corps même, qu'il semble que tu possèdes maintenant, te sera ravi un jour, quand tu seras en fin détruite toi-même et dévorée par ta propre victoire. Oui, tu rendras ce corps, tu le rendras un jour, dis-je, ce corps, qu'à ton arrivée, tu as hier couvert de tes crachats, de tes exécrations, de toutes tes souillures et de toutes tes immondices, tu étais pleine joie et d'allégresse, parce que c'en était un de plus dans tes filais. Le Fils unique du Père viendra avec une grande puissance et une grande majesté réclamer son Humbert et rendre son corps qui n'est aujourd'hui qu'un cadavre, semblable à son corps glorieux. Toi, que feras-tu alors? Sans doute, selon le mot du prophète, tu seras bien sotte au dernier jour (Jerem. XVII, 11), quand lu verras Humbert revenir pour toujours à la vie, taudis que tu mourras toi-même pour jamais. Une bête de la mer vomit un Prophète qu'elle avait englouti (Joan. II, 11), voilà comment tu rendras aussi Humbert, qu'il semble que tu as enseveli dans tes vastes entrailles.

2. D'ailleurs, mes frères, ce serviteur de Dieu vous a fait un sermon en action (a) , il l'a même fait bien long et bien grand, sur toute la forme de la sainteté; bien long, si on regarde à la longueur de sa vie, bien grand si ou songe à sa sublimité. Il n'est pas nécessaire que j'ouvre la bouche devant vous, si vous avez bien retenu son sermon, si vous l'avez profondément gravé dans vos coeurs. Il a vécu cinquante ans et plus au service de celui dont il est dit que le servir c'est régner, car il fut déposé, dès ses plus tendres années, dans le sanctuaire (b) de Dieu. Il a passé ici trente (c) ans, dans cette maison, avec nous, presque depuis les premiers jours de sa fondation, non-seulement sans donner un sujet de plainte, mais, au contraire, en ne donnant que des motifs de joie. Aussi, sa mémoire désormais sera-t-elle en bénédiction parmi nous, ainsi que dans la génération qui doit nous suivre. Il a passé sa vie et son chemin, comme un étranger, et comme un voyageur, ne prenant des choses de ce monde que le moins possible, parce qu'il savait bien qu'il n'était pas de ce monde. Il n'avait point ici-bas sa cité permanente, non plus que ses pères n'en avaient en une, mais, l'ail toujours en avant, il ne cessait de tendre vers la palme de sa vocation céleste. Le monde ne saurait rien réclamer en lui, ni de lui, car le monde ne lui plut point, ni lui ne sut plaire au monde, il ne reçut du ses biens que le moins qu'il lui fut possible, et il en aurait même pris beaucoup moins encore si l'obéissance ne l'avait contraint d'en accepter davantage. Avec le vivre et le vêtement, il était content ; il n'en fit usage que dans les limites de la nécessité, non point jusqu'au superflu. Il n'y a pas longtemps encore, si j'ai bonne mémoire, dans un

a C'est-à-dire nous a prêché par ses actions et par ses exemples.

b. Il s'agit ici du monastère de la Chaise-Dieu, où il passa les vingt premières années de sa vie, en qualité de moine, avant de se retirer à Clairvaux. ce qu'il fit en 1116.

c. C'est le même nombre d'années indiqué par le Grand Exorde de Cîteaux, livre III, chapitre 4.

entretien que nous avions ensemble, il se représentait comme prébendier (a) de ce monastère, comme un homme inutile qu'on nourrissait dans la maison de Dieu. C'était vraiment un homme doux et humble de coeur, et bien qu'il se fit remarquer par toutes les autres vertus, il se distinguait néanmoins tout particulièrement par sa douceur. Aussi tout le monde 1e trouvait-il plein d'amabilité et d'affabilité, tant il était aimable, en effet.

3. Mais parmi toutes ses qualités, tout, le monde connaît à quel point sa bouche et sa langue étaient circonspectes, car vous avez vu sa, conduite et entendu ses entretiens pendant de bien longues armées. Qui a jamais entendu sortir de sa bouche un seul mot de médisance, de bouffonnerie, de vaine gloire, ou d'envie? Qui l'a jamais surpris jugeant les autres, ou participant au jugement qu'on eu portait? Qui l'a jamais ouï parler de choses vaines ? Que dis-je, qui n'a pas craint plutôt d'être entendu de lui, s'il lui arrivait d'avoir de pareils entretiens ? Il gardait avec sollicitude toutes ses voies, pour ne point faillir en parole, parce qu'il savait que celui qui ne pèche point par la langue est un homme parfait. Il s'en faut bien qu'il eût été prononcé pour toi, ô Humbert, ce Malheur à vous, de l'Evangile, " Malheur à vous qui riez maintenant, parce que vous pleurerez (Luc. V, 25). " Est-ce qu'il y en a parmi vous qui l'ont vu rire, même au milieu de ceux qui riaient? Il prenait sans doute un visage serein, pour complaire à ceux avec qui il se trouvait, et ne leur être point à charge, mais un vrai rire, si vous faites appel à vos souvenirs, vous verrez qu'il n'en eut jamais. Et puis quelle ferveur il avait et le jour et la nuit dans l'oeuvre de Dieu, non-seulement vous l'avez vu, mais même vous avez pu l'admirer jusqu'à son dernier jour. Parvenu à la plus extrême vieillesse, il fut atteint et frappé avec les incommodités de l'âge, par une foule d'autres infirmités graves que beaucoup d'entre-vous ont connues. Or, soir cour, comme ou dit, triomphait des années, et ne savait point céder au mal. Enfin, par le chaud et par le froid, par monts et par vaux, il montait et descendait, travaillant comme les jeunes gens, au point de nous frapper tous d'étonnement, et presque de stupeur. S'il m'arrivait parfois de le retenir pour le consulter, à cause de la multitude de mes affaires, il était tout triste et sombre, jusqu'à ce qu'il lui fût permis d'aller vous rejoindre. Il ne manqua que bien rarement, si tant est qu'il y ait manqué jamais, aux veilles solennelles, qu'il anticipait même quelquefois ; rarement aussi il se tint loin du choeur, quand les autres étaient occupés au chant des Psaumes : et quand il s'en dispensa, ce ne fut que parce que ses infirmités, qui avaient comme reçu parole de la mort pour qui peu de temps, l'en empêchaient.

4. Dans le réfectoire, c'est à peine s'il faisait usage des mets communs,

a. On donnait aussi le nom de prébendier a certains pauvres, qui venaient chercher tous les jours leur nourriture au monastère. C'est en ce sens que nous avons déjà vu saint Bernard dire, dans son premier sermon pour la Toussaint, numéro 2 : " Nous sommes des mendiants, et nous vivons sur la prébende de Dieu.

et si par hasard on lui en servait d'autres (a), ou il les refusait., ou il les acceptait avec si peu d'empressement, que, bien souvent il nous faisait à tous un reproche de les lui offrir. Il avait pris la résolution de ne boire que de l'eau, il l'aurait tenue si je ne m'y étais opposé de toutes mes forces. Mais s'il était forcé de prendre un peu de vin, ce n'était pas du vin pour le palais, ce n'en avait qu'un peu la couleur, tant il l'étendait d'eau. Ce n'est jamais que vaincu par l'obéissance qu'il mit les pieds à l'infirmerie, et c'est avec toutes les peines du monde qu'on pouvait l'y retenir une fois qu'il y était. J'avoue que s'il manqua un peu d'obéissance, s'est surtout là, parce que son autorité m'imposait un peu. Si je le loue, ce n'est donc pas en cela, car, comme vous le savez fort bien, il se montra un peu trop entêté sur ce point. Je crois même que s'il éprouva jamais quelque tristesse, ce ne fut que parce qu'il ne sentait (b) pas comme moi, au sujet de tous les besoins de sors corps. Quel homme c'était dans le conseil ! Quel conseiller droit et discret! J'ai pu l'apprécier d'autant mieux que j'ai eu plus souvent occasion de frapper à la porte de son coeur. Mais je ne suis pas le seul qui l'aie connu, sous ce rapport; vous avez pu le connaître tout aussi bien que moi. Quel est celui qui, dans la multitude et la grandeur de ses tentations, n'en a point appris de sa bouche la source et le remède? Il savait si bien pénétrer dans tous les replis d'une conscience malade, que celui qui allait se confesser à lui pouvait croire qu'il avait tout vu, assisté à tout.

5. Quelle n'était point sa charité? Telles étaient les entrailles de sa charité, qu'il excusait tout le monde, intercédait pour tout le monde, même à l'insu de ceux pour qui il parlait, il ne faisait acception de personne, et ne voyait que les besoins de chacun. Il était humble de coeur, doux dans ses paroles, appliqué dans ce qu'il faisait, fervent dans 1a charité, fidèle dans ce qui lui était confié, circonspect et prudent dans le conseil. Il était régulier entre tous ceux que j'ai vus de nos jours; toujours et constamment le mérite, en tous temps et à toute heure. Il mit franchement le pied dans les voies du Seigneur Jésus, et ne revint jamais en arrière, jusqu'à ce qu'il eût consommé sa course. Si Jésus fut pauvre, il fut pauvre aussi. Si Jésus vécut dans les fatigues, il vécut lui aussi dans des fatigues sans nombre. Si Jésus fut crucifié, il fut lui aussi attaché à mille croix, il porta dans son corps les stigmates du Seigneur, et suppléa dans sa chair à ce qui manquait, aux souffrances du Christ (Coloss. I, 24). Si Jésus-Christ est ressuscité, il ressuscitera lui aussi, et si le Seigneur est monté aux cieux, il y montera également, je le crois; oui il montera aussi dans les cieux, quand

a. On voit par là que saint Bernard faisait servir quelquefois aux malades une nourriture différente de celle des autres; nous ferons la même remarque en lisant le trente-sixième de ses sermons divers, n. 2. Pour ce qui est de l'usage du vin, on peut revoir les notes de la lettre. première.

a. On lit la même chose sur Humbert dans l'Exorde cité plus haut. On peut voir encore le dix-neuvième sermon sur le Cantique des cantiques, n. 7, où saint Bernard blâme les religieux qui tiennent trop à leur volonté propre dans la pratique de ces sortes d'austérités.

en descendra pour nous le Roi de gloire, comme il en descendit jadis, pour nous faire connaître sa puissance, car il n'en faut pas une moins grande pour descendre dans l'air que pour y monter. D'ailleurs les anges nous ont prédit autrefois en ces termes qu'il en sera ainsi : " Le même Jésus qui en vous quittant, s'est élevé dans le ciel, en reviendra de la même manière que vous l'y avez vu monter (Act. I, 12). " L'Écriture nous recommande de ne louer personne avant sa mort (Eccli. XI, 30), parce qu'il n'est pas sûr de louer quelqu'un, tant qu'il n'est pas mort. C'est ce que j'ai pratiqué avec soin pour Humbert, car tant qu'il vécut je n'ai point parlé de lui comme je le fais à présent, de peur, ou de passer pour vouloir le flatter, ou de l'exposer au danger de la vanité. Mais à présent il n'y a plus rien de tel à craindre, je ne le vois plus sous mes yeux, et peut-être lui-même n'entend-il plus mes paroles; mais d'ailleurs, quand il les entendrait il n'en saurait être touché, car il est pour cela trop heureux de s'attacher au Verbe de Dieu. L'ennemi du salut ne saurait donc plus rien sur lui, et les pensées de la vanité ne pourraient plus lui faire aucun mal.

6. O mon très-doux Père, vous avez maintenant devant vous cette source de pureté après laquelle vous soupiriez de toute 1a force de votre âme ; vous êtes à présent plongé tout entier dans l'abîme de la bonté de Dieu, dont vous aviez coutume de raconter les douceurs avec tant de dévotion. Qui fut, en effet, jamais plus dévot à prêcher la bonté de Dieu, plus ardent à recommander la pureté aux hommes, qui fut jamais amant plus passionné de l'un et de l'autre? Est-il un homme qui ait entendu de vous seulement cinq paroles qui ne fussent des paroles de pureté, ou qui n'eussent rapport à la sainte bonté de Dieu? Ce n'est point sur vous que je pleure, car Dieu a mis le comble aux désirs de votre âme; mais je pleure sur moi qui nie vois enlever un conseil fidèle, un aide puissant, un homme sympathique, un coeur selon mon cœur. Voilà les maux qui ont fondu sur moi, Seigneur Jésus, votre colère a passé sur ma tête, et vos terreurs m'ont troublé. Vous avez éloigné de moi un ami, un proche, et quand vous tirez mes connaissances du sein de leur misère, vous me laissez plongé dans la mienne. Vous m'avez enlevé mes proches selon la chair, et mes intimes selon l'esprit, des hommes qui étaient sages à vos yeux dans les choses du ciel non moins que celles de la terre. Vous m'avez ravi, les uns après les autres; ceux qui portaient le fardeau quo volis avez placé, sur mes épaules; et de toits toux qui m'étaient si précieux, il ne m'en restait presque plus d'autres que Humbert qui m'était d'autant plus cher, que son amitié datait de plus loin pour moi, et vous me l'avez enlevé comme les autres parce qu'il était a vous. Me voici désarmais seul, oui seul exposé aux coups, je meurs successivement dans chacun d'eux, et vous avez fait fondre tous vos flots sur moi. Ah que ne tuez-vous pas plutôt du coup celui que vous châtiez ainsi, au lieu de me réserver, malheureux homme que je suis, pour tant et de si cruelles morts ! Pourtant je ne veux pas tenir un langage autre que notre saint : que celui qui a commencé achève de me broyer, et que ma consolation soit de n'être point épargné par celui qui navre mon âme de douleur. Je veux bien être flagellé, pourvu que mon Père, dans sa bonté, change les coups en bienfaits. Ce n'est pas un murmure que je fais entendre en parlant ainsi, ce n'est qu’un cri de douleur. Je ne pleure point sur Humbert, pourquoi pleurerai-je sur celui qui vient d'être convié à la table d'un riche ? mais je pleure sur moi, sur vous, sur cette maison, sur tous nos autres frères, qui attendaient un conseil de sa bouche. C'est ainsi que notre Sauveur, chargé de sa croix, comme le larron de sa corde, en voyant les femmes qui l'avaient suivi du fond de la Galilée se lamenter sur lui, se détourna de leur côté et leur dit : " Filles de Jérusalem, ne pleurez point sur moi, mais pleurez sur vous-mêmes et sur vos enfants (Luc. XXIII, 28). Car ce qui me concerne touche à sa fin (Luc. XXII, 37). " Tout ce que vous voyez préparer pour moi est temporaire, mais ce que vous ne voyez pas est éternel. Or, ce qui est temporaire est transitoire, et si c'est transitoire c'est mortel; le cachet de ce qui est passager et mortel est donc d'être visible. Or c'est ce qu'il y a de mortel qui a frappé nos regards dans la mort de Humbert, quant à lui, il jouit maintenant d'une joie et d'un bonheur éternels.

7. Nous ne devons donc point pleurer celui pour qui il n'y a plus ni larmes ni douleur; il lie faut pas davantage murmurer en songeant à nous à qui il a été enlevé; au contraire rendons plutôt grâces à Dieu de nous l'avoir laissé si longtemps. En effet, si je lie me trompe, voilà dix a ans accomplis qu'il ne vit que pour nous et avec nous, et j'ai bien peur qu'il ne nous ait été enlevé que parce que nous n'étions j'as dunes de sa société. Qui sait après tout s'il ne nous a point été enlevé pour qu'il allât nous protéger par son intercession auprès du Père ? Plaise à Dieu qu'il en soit ainsi ; car s'il avait une si grande charité pendant qu'il était avec nous, qu'il m'aurait volontiers cédé, plutôt que gardé pour lui-même tout ce qui a rapport aux besoins du corps, à combien plus forte raison maintenant qu'il est uni à cette immense charité qui est Dieu même, ressentira-t-il plus de bon vouloir et du charité à mon égard? Mais peut, être connaît-il plus complètement maintenant la vérité sur moi et sur ma vie entière, et, en ce cas, j'ai bien peur qu'au lieu de compatir à mes maux comme il avait l'habitude de le faire, il ne soit animé d'indignation à mon égard. Mais si c'est à cause de nos péchés que Dieu nous l'a enlevé, Dieu veuille qu'il nous obtienne de sa miséricorde que nous ne voyions point une autre peine s'ajouter à, notre peine.

8. An !.este, mes frères; si vous marchiez sur ses traces,je vous le dis, vous lie tomberiez pas si facilement dans de vaines pensées, dans des

a L’abbé Humbert se retira à Clairvaux en 1138; si on ajoute dix ans à cette date on a 1138, non point 1145, comme il a plu à Manrique de le dire, pour l'année de sa mort. Le même auteur place, la mort de Humbert au 7 décembre, mais Chalemol la fait arriver le 7 septembre.

conversations oiseuses, dans les plaisanteries et les bouffonneries, attendu que vous perdez une grande partie de votre vie et de votre temps dans tout cela. Le temps vole et ne revient point sur ses pas, et tandis que vous croyez échapper à la peine minime du temps, vous allez vous précipiter dans une peiné plus grande, car il faut que vous sachiez que, après cette vie, vous paierez dans le purgatoire au centuple et jusqu'à la dernière obole, ce que vous aurez négligé ici-bas. Je sais bien qu'il est dur, pour un homme indépendant, d'embrasser la discipline, pour un homme bavard, de. garder le silence, pour un homme qui aime courir çà et là, de demeurer en place, mais il sera bien dur aussi et même bien plus dur encore de souffrir les peines qui les attendent. Celui qui est enseveli là, sous nos yeux, a eu aussi, je le sais, dans le commencement, bien des tourments du même genre à souffrir, mais il a lutté avec ardeur et il a triomphé, et de même qu'il lui était alors bien dur de soutenir la lutte dans lu. tentation, ainsi il lui aurait été bien plus pénible de revenir à toutes ces inepties, parce que sa bonne habitude s'était changée en nature pour lui. Exercez-vous donc dans cette doctrine, remarquez la forme que vous avez vue et entendue en lui, si vous voulez aller trouver aussi celui auprès de qui il se voit maintenant, et qui est Dieu béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 

DÉDICACE
 
 
 
 

PREMIER SERMON POUR LE JOUR DE LA DÉDICACE (a) DE L'ÉGLISE. Les cinq mystères de la Dédicace.

1. La fête de ce jour doit nous trouver d'autant plus dévots qu'elle nous touche de plus près. En effet, si nous partageons avec toutes les autres églises les fêtes des saints, celle-ci nous est tellement propre, que, si elle: n'est point célébrée par nous, elle ne l'est par personne. C'est donc notre fête, parce que c'est la fête de notre Église, niais elle l'est encore bien davantage, parce que c'est la fête de nos propres personnes. Vous êtes surpris, et vous rougissez peut-être quand vous m'entendez dire que cette fête est la fête de vos personnes, niais n'allez pas être semblables au cheval et au mulet qui n'ont point d'intelligence. Quelle sainteté peuvent avoir ces pierres pour que nous fassions une fête pour elles? Si elles sont saintes, ce n'est qu'à cause de vos corps. Or, y a-t-il quelqu'un qui doute que vos corps soient saints, quand ils sont les temples de, l'Esprit-Saint, en sorte que chacun de vous doit savoir posséder le vase de son corps dans la sainteté (I Thess IV, 4) ? Ainsi vos âmes sont saintes parce que l'Esprit de Dieu habite en volts; vos corps sont saints parce qu'ils sont la demeure de vos âmes, et eut édifice est saint à cause de vos corps qui le fréquentent. Celui qui disait

a Selon Chalemot, il y eut, le 13 novembre, une dédicace de la basilique de Clairvaux postérieure à celle dont saint Bernard parle dans ce sermon, attendu que la nouvelle basilique de ce monastère n'était pas encore terminée quand saint Bernard mourut. Si les sermons pour la Dédicace se trouvent placés à leur rang dans les anciennes éditions, la Dédicace de l'ancienne basilique de Clairvaux se célébrait après la fête de saint André.

" Gardez mon âme, Seigneur, parce que je suis saint (Psal. LXXXV, 2), " était encore dans une chair corruptible, dans un corps de péché, où son aine avait même commis l'énorme crime de l'adultère. Dieu est admirable dans ses saints, non-seulement dans les saints qui sont au ciel, munis encore dans ceux qui sont sur la terre. Puisqu'il a des saints dans l'un et dans l'autre endroit, il est admirable dans les uns, en les rendant bienheureux, et dans les autres, en les rendant saints.

2. Voulez-vous que je vous donne une preuve de la sainteté dont je vous parle, et que je vous montre les miracles des saints d'ici-bas? Or, il y en a beaucoup parmi vous qui, après avoir pourri sur leurs péchés et sur leurs vices, comme des bêtes de somme sur leur fumier, ont eu le courage de les quitter, et résistent maintenant avec forces à leurs attaques quotidiennes, selon ce mot de l'Apôtre qui dit, en parlant des saints : " Ils ont guéri de leur maladie, et sont devenus forts dans les combats (Hebr. XI, 34). " Peut-on voir quelque chose de plus admirable que ces hommes qui, après avoir eu bien de la peine à passer deux jours seulement, loin de la luxure, des excès de la bonne chère, des délices de la table, de l'ivresse, dès débauches, des impudicités et de mille autres vices pareils, s'en tiennent maintenant éloignés des années, une vie tout entière? Où trouver un plus grand miracle que celui de tant de jeunes gens, de tant d'adolescents, de tant de nobles, de tous ceux, en un mot, que je vois là rester captifs, sans liens, dans une prison ouverte, où la seule crainte de Dieu les retient, et qui persévèrent dans les exercices pénibles de la pénitence, au delà de toute force humaine, malgré la nature et en dépit de toute habitude? Vous voyez, vous-mêmes, je pense, quels miracles il nous serait possible de trouver s'il nous était permis de rechercher eu détail comment chacun de vous a quitté l'Égypte pour entrer dans le désert, c'est-à-dire comment chacun a renoncé au siècle, est entré dans ce monastère, et quel genre de vie il y mène maintenant. Qu'est-ce que tout cela, mes frères, sinon des preuves manifestes que le Saint-Esprit demeure en vous ? En effet, ce qui prouve qu'il y a une âme dans un corps, c'est la présence des esprits vitaux dans ce corps, de même ce qui, montre que le Saint-Esprit habite dans une âme, c'est la vie spirituelle de cette âme : or, l'une se reconnaît à l'ouïe et à la vue, et l'autre se juge à la charité, à l'humilité et aux autres vertus.

3. Ainsi, mes frères bien-aimés, cette fête est votre fêté, c'est vous qui avez été dédiés à Dieu, c'est proprement vous qu'il a choisis et qu'il a priés, comme le dit le Prophète quand il s'écrie : " C'est à vous, ô mon Dieu, que le pauvre a été laissé, et c'est vous qui serez le protecteur de l'orphelin (Psal. IX, 38 et X, 34 juxta Hébr.). " Quel bon échange vous avez fait, nies bien-aimés, quand vous avez renoncé à tout ce que vous pouviez posséder dans le monde, pour appartenir en propre à l'auteur même du monde, et pour posséder vous-mêmes également en propre celui qui est, sans aucun doute, la part de l'héritage des siens ! En effet, on ne saurait dire avec l'enfant d'iniquité . " Bienheureux le peuple à qui tout cela, " c'est-à-dire les biens temporels que Dieu avait promis à son peuple, " appartient, qui a des celliers bien remplis et regorgeant les uns dans les autres (Psal. CXLIII, 13), " el, le reste. Non il n’est pas heureux celui qui possède toutes ces choses, mais " Heureux seulement est celui dont le Seigneur est le Dieu. " Voyez donc s'il. n'est pas juste que nous fassions un jour de fête du jour où il a pris possession de nous, s'est investi de nous par ses ministres et ses vicaires, et a accompli la promesse qu'il a faite autrefois en disant : " Au milieu d'eux, c'est moi qui serai leur Dieu (Zach. II, 5). " quant à nous, nous sommes son peuple, et les brebis de son troupeau. Car le jour où cette maison a été dédiée au Seigneur par la main de ses pontifes, c'est évidemment pour nous qu'elle le fut, et non-seulement c'est pour nous qui étions présents à cette cérémonie ; mais pour tous ceux qui, jusqu'à la fin des siècles, viendront s'engager ici dans la milice du Seigneur,

4. Il faut donc que s'accomplisse spirituellement dans nos âmes ce qui a commencé par se faire sous nos yeux sur les murs ; si vous me demandez de quoi je veux parler, c'est de l'aspersion, de l'inscription, de l'onction, de l'illumination et de la bénédiction, car voilà ce que les pontifes ont fait dans cette demeure visible, et c'est là ce que Jésus-Christ, le pontife des biens futurs, opère tous les jours invisiblement en nous. Et d'abord, il nous asperge avec de l'hysope pour notes purifier, nous laver et nous blanchir, afin qu'on puisse dire de notre âme: " Quelle est-elle celle qui monte ainsi dans sa blancheur (Cant. VIII, 5) ? " Il nous lave, dis-je, dans la confession, il nous lave dans 1a pluie de nos larmes, il nous lave dans la sueur de la pénitence, mais il nous lave surtout dans une eau bien précieuse, dans l'eau qui s'écoule d'une source de bonté, je veux dire de son cœur. Il nous arrose avec l'hysope qui est une plante petite et purgative et avec l'eau de la, sagesse qui est la crainte du Seigneur, le commencement de la sagesse et la source de la vie; il y ajoute lui peu de sel, afin que par l'espérance et la dévotion, notre crainte perde son insipidité. Ce n'est pas tout, ruais le Seigneur tracé en nous une inscription avec le doigt dont il chassait les démons, évidemment dans le Saint-Esprit. Il trace, dis-je, en nous, sa loi, non plus sur dus tables de pierre, mais sur les tables de chair de notre coeur; voilà comment il accomplit la promesse qu'il avait faite de nous ôter notre coeur de pierre pour nous en donner un de chair (Ezech. XI, 19), c'est-à-dire un coeur qui ne fût ni dur ni obstiné, ni judaïque; mais qui fût pieux, doux, facile, et dévot. " Seigneur, heureux l'homme que vous avez vous-même instruit de. la loi (Psal. XCIII, 12). " Oui, heureux, dirai-je, ceux qui en sont instruits et qui " se souviennent de ses préceptes, " mais " pour les accomplir (Psal. CII, 18). " Car " celui gui sait le bien qu'il doit faire et nu le fait pas, est coupable de péché (Jac. IV, 17), " et " le serviteur qui aura connu la volonté de son maître et ne l'aura pas faite, sera battu de plusieurs coups (Luc. XII, 47). "

5. Il faut donc que l'onction spirituelle de la grâce vienne aider notre faiblesse et adoucir, par sa pieuse vertu, la croix de nos observances et de toutes nos pénitences; car on ne, saurait sans la croix, suivre le Christ, non plus que supporter les aspérités de la croix sans l’onction de la grâce. Voilà ce qui fait qu'il y en a tant qui ont horreur de la pénitence et la fuient, c'est qu'ils ne voient que la croix et ne voient point l'onction. Mais vous qui la connaissez par votre propre expérience, vous savez à présent que notre croix ne va point sans l'onction, et que parla grâce du Saint-Esprit qui vient à notre aide, notre pénitence est douce et délectable, eu sorte que, s'il m'est permis de parler ainsi, notre amertume est très-douce. Après l'onction de la grâce, le Christ ne va point placer son flambeau sous le boisseau, mais sur le chandelier, attendu qu'il est temps alors que notre lumière apparaisse aux yeux des hommes, qu'ils voient nos bonnes œuvres et glorifient notre Père qui est dans les cieux (Matt. V, 16).

6. Il ne nous manque plus que la bénédiction que nous attendons pour la fin, alors que, ouvrant si main, il remplira tout être vivant de sa bénédiction. Les quatre premières cérémonies sont les mérites, la récompense est la bénédiction. Le comble de la grâce de la sanctification. se trouve, en effet, dans la bénédiction, alors que nous passerons dans une maison qui n'est point faite de main d'hommes, mais qui est éternelle et dans les cieux, une maison construite avec des pierres vivantes, je veux dire avec les anges et les hommes, car la construction et la dédicace s'en feront en même temps. Les poutres et les pierres qui ne sont point rapprochées ne sauraient faire une maison, et personne ne, peut habiter au milieu de ces matériaux, il n'y a que leur réunion qui fasse une maison. C'est ainsi que l'union parfaite des esprits célestes, rapprochés les uns des autres sans aucun intervalle qui les sépare, forme, pour Dieu, une demeure entière et convenable :que le séjour de la glorieuse majesté de Dieu remplit d'un bonheur ineffable. Qu'est-ce qui posséderait aussi bien tous les secrets des rois, qui connaîtrait aussi parfaitement leurs pensées et leurs discours que les bois et les pierres de leur palais, s'ils étaient doués d'intelligence? Aussi, les pierres vivantes et raisonnables du royal palais des cieux assistent-elles aux conseils de Dieu, connaissent-elles les mystères de la Trinité, et entendent-elles les paroles ineffables qu'il n'est point donné à l'homme de reproduire. " Heureux ceux qui demeurent dans votre maison, Seigneur, ils vous loueront dans les siècles des siècles (Psal. CXXXIII, 5); " car plus ils voient, comprennent et connaissent, plus aussi ils aiment, louent et admirent.

7. J'ai dit que cette maison est parfaitement unie dans toutes ses parties, et que les matériaux en sont étroitement rapprochés. Il ne me reste plus qu'à vous expliquer ce que j'entends par cette union et ce rapprochement. Nous lisons dans le prophète. Isaïe . " Le ciment est bon (Isa. XLI, 7) ; " il est double, car les pierres de l'édifice sont scellées en même temps par une connaissance pleine et entière et par une charité parfaite. Elles sont même d'autant. plus étroitement unies entre elles qu'elles sont plus rapprochées de la charité, qui n'est autre que Dieu. Il n'y a pas de soupçon assez fort pour les séparer les unes des autres, car les rayons pénétrants de la vérité ne permettent pas que ce qui existe dans l'une d'elles soit caché pour les autres. De plus, comme " quiconque demeure attaché. à Dieu ne fait plus qu'un seul et même esprit avec lui (I Cor. VI, 17), " on ne saurait douter que les esprits bienheureux qui sont parfaitement unis. à lui, ne pénètrent également toutes choses avec lui et en lui . Si vous désirez arriver à cette maison, que votre âme soupire après les tabernacles du Seigneur, et tombe en défaillance parla force de ses désirs (Psal. LXXXIII, 1), selon ces paroles du Prophète : " Je n'ai demandé qu'une chose au Seigneur et ne désire rien de plus, c'est d'habiter. dans sa maison tous les jours de ma vie (Psal. XXVI, 4). " Imitez même ce prophète qui " fit un serment au Seigneur et un voeu au Dieu de Jacob , en disant : Si je puis entrer dans le secret de ma demeure, etc. (Psal. CXXXI, 2). " Mais laissons ces considérations pour une autre instruction, selon ce que le Seigneur même m'inspirera de vous dire.
 
 
 
 

DEUXIÈME SERMON POUR LA DÉDICACE DE L'ÉGLISE. Comment nous devons être unis avec nous et avec les autres.

1. Un jour, un roi glorieux, un prophète du Seigneur, un saint, David, se sentit ému à la pensée pleine de piété qu'il était indigne que le Seigneur de Sabaoth n'eût Point encore de demeure sur la terre, tamis qu'il avait lui-même un palais digne de la majesté royale (II Reg. VII, 2 et I Parail. XVII, 1). Voilà, mes frères, ce qui doit aussi nous préoccuper dans une pensée de foi, et ce à quoi nous devons également. travailler avec courage. Mais si, en même temps que la pensée du Prophète plaisait au Seigneur, cependant l'accomplissement en fut réservé à Salomon, cela tient à des causes qu'il serait trop long de vous expliquer en ce moment. Pour toi, ô mon âme, tu habites dans une maison élevée que le Seigneur lui-même a construite pour toi. Je veux parler de ton corps qu'il a pris la peine de si bien construire, approprier à son usage, embellir et distribuer qu'il en a fait pour toi une demeure aussi belle que commode. Et pour ton corps lui-même, il lui a construit aussi une demeure aussi vaste que belle et bien disposée, je veux parler de ce monde sensible et habitable. N'y aurait-il donc point une sorte d'inconvenance, qu'après avoir construit une habitation pour toi, tu né songeasses point à lui élever un temple à ton tour. Pour toi, tu as encore une demeure, mais sois sûre quelle ne peut tarder à s'écrouler, et que si tu n'a pas soin de t'en préparer une autre, tu vas te trouver exposée à la pluie, au vent et au froid. Mais, hélas! qui pourra supporter la rigueur de son froid (Psal. CXLVII, 6) ? Heureuse donc et mille fois heureuse l'âme qui peut dire : " Nous savons que si cette maison de terre où nous habitons, vient. à s'écrouler, Dieu nous en donnera une autre dans le ciel qui ne sera point faite de main d'homme et qui durera éternellement (II Cor. V, 1). " Aussi, ô mon âme, ne permets pas à tes yeux dé goûter le sommeil ni à tes paupières de se fermer (Psal. CXXXI, 3), que tu n'aies trouvé un lien convenable pour le Seigneur et dressé une tente pour le Dieu de Jacob.

2. Mais à quoi pensons-nous, mes frères? Où trouverons-nous un endroit convenable pour cet édifice et quel en sera l'architecte ? Car si ce temple visible est fait pour nous, pour nous abriter, le Très-Haut n'habite point dans des édifices construits de main d'hommes. Quel temple pourrons-nous donc construire à celui qui a dit, mais qui l'a dit avec vérité : " Je remplis la terre et les cieux (Jerem. XXIII, 24) ? " Je serais dans un grand embarras, et mon esprit serait à la torture si je ne lui entendais dire : " Mon Père et moi, nous viendrons à lui et nous ferons notre demeure en lui (Joan. XIV, 13). " Je sais donc à présent où je dois lui préparer une demeure, il ne peut habiter que dans son image. Mon âme étant créée à son image est capable de le contenir. Hâtez-vous donc, ô Sion, et préparez votre chambre nuptiale, car le Seigneur a placé ses complaisances en vous, et votre contrée va se trouver habitée. Oui, réjouissez-vous de toutes vos forces, ô fille de Sion, votre Dieu va demeurer en vous. Dites-lui avec Marie : " Je suis la servante du Seigneur, qu'il me soit fait selon votre parole (Luc. I, 38). " Écriez-vous avec sainte Élisabeth : " D'où me vient cet honneur, que la majesté de mon Seigneur vienne à moi (Ibid. I, 43) ? " Quelle n'est point, en effet, la bonté de Dieu, quelle n'est point sa condescendance; quelles ne. sont point la dignité et la gloire de nos âmes, pour que le Seigneur de toutes choses, qui n'a besoin de rien, veuille qu'elles lui servent de temple

3. Aussi, mes frères, travaillons dans toute l'ardeur, du désir et avec ries actions de grâces, à lui élever un temple au dedans de nous; faisons en sorte qu'il habite d'abord en chacun de nous, et ensuite en nous tous, car il ne dédaigne de demeurer ni en chacun de nous individuellement, ni en nous tous à la fois. En premier lieu, chacun de nous doit faire en sorte de ne point sortir hors de soi, attendu que tout royaume qui se divise sera désolé, et toute maison qui se sépare d'elle-même lie peut que tomber en ruine (Matt. XII, 25). Or le Christ n'entrera jamais dans une demeure dont les murs s'écartent et dont les pignons penchent (Psal. LXI, 3). Est-ce que notre âme ne veut pas que la maison de son corps soit bien entière, n'est-elle pas contrainte de l'abandonner, dès que ses membres sont dispersés ? C'est donc à elle de faire en sorte, si elle veut que le Christ habite dans son coeur, c'est-à-dire en elle par la foi, que ses membres, c'est-à-dire sa raison, sa volonté et sa mémoire ne soient point détachés les uns des autres. Qu'elle prenne donc garde que la raison soit exempte d'erreurs et soumise à la volonté, car telle est la raison qui plait à la volonté ; que sa volonté soit exempte de toute iniquité, car la raison n'approuve point d'autre volonté que celle-là. Autrement, si l'âme se juge et se condamne à cause de l'iniquité de sa volonté en tant qu'elle est raisonnable et se juge, c'est la guerre intestine et un désaccord plein de danger pour elle, car la raison ne peut faire autrement que de flétrir, d'accuser, de juger et de condamner une semblable volonté. Voilà pourquoi le Seigneur a dit dans son Évangile : " Mettez-vous d'accord avec votre adversaire, pondant. que vous êtes encore en chemin avec lui, de peur qu'il ne vous traduise devant le juge, et que le juge ne vous abandonne aux mains des bourreaux et que vous ne soyez jeté en prison (Matt. V, 25). " Que votre mémoire aussi soit sans souillure, qu'il né reste pas lui seul péché en elle qui ne soit effacé par une confession sincère et par de dignes fruits de pénitence. Autrement, la volonté ne peut que haïr, et la raison né peut qu'exécrer une conscience où se cache le péché On peut donc dire qu'on prépare une bonne demeure à Dieu, quand la raison n'est point trompée, quand la volonté n'est pas pervertie, quand enfin la mémoire n'est pas souillée.

4. Lorsque chacun se trouve dans ces dispositions, il faut nous réunir et nous cimenter les uns aux autres par la vertu de la charité. mutuelle qui est le lien même de la perfection. Dans cette vie, on ne saurait avoir une connaissance parfaite les uns des autres, peut-être même ne faut-il pas que ce soit, car si la nourriture de la charité dans le ciel est précisément cette connaissance-là, ici-bas elle, ne pourrait en être que le poison. En effet, qui peut se flatter d'avoir le cœur chaste ? Il y aurait, donc confusion pour l'un à être connu , et danger pour l'antre à connaître. Il n'y aura de bonheur à connaître que là où on sera sans souillure. La demeure où il en sera ainsi est bien plus solidement construite, parce qu'elle doit durer éternellement, mais celle-ci, semblable à la tenté du soldat, est bien plus solidement établie. La première est la demeure de la joie , la seconde est celle de la guerre, l'une est remplie de louanges; l'autre de prières. Celle-là, dis-je, est la cité de. notre vaillance, celle-ci, au contraire, est le séjour de notre repos. Si donc nous vainquons ici-bas, nous serons dans la gloire là-haut, après avoir échangé notre casque contre une; couronne, notre glaive contre une palme et un sceptre, notre bouclier contre un manteau d'or, et notre cuirasse contre une robe de bonheur. En attendant , mieux vaut souffrir que périr, supporter le poids de son bouclier et de sa cuirasse que d'être percé par les traits enflammés du Malin, dont je prie de nous garder, par sa protection céleste, celui qui est béni pour les siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 

TROISIÈME SERMON POUR LA DÉDICACE DE L'ÉGLISE. Les trois apprêts que nous devons faire pour la garde de Dieu.

1. Cet édifice, mes frères, est la forteresse du Roi éternel, mais sa forteresse assiégée par les ennemis. Par conséquent nous tous, tant que nous sommes, qui lui avons prêté serment, et qui avons donné nos noms à sa milice, nous avons trois sortes d'apprêts à faire pour la garde de son camp; il faut, en effet, préparer nos fortifications, nos armes et nos vivres. Or, que faut-il entendre par nos fortifications ? Le Prophète nous répond : " Sion est votre ville forte, le Sauveur en sera lui-même le mur et le boulevard (Isa. XXVI, 1). " Le mur est la continence, et le boulevard est la patience. La continence est un mur excellent, car elle nous entoure et nous enceint si parfaitement qu'elle ne laisse d'accès à la mort ni par l'ouverture de nos yeux, ni par aucun autre sens. La patience de son côté fait un bon boulevard pour, soutenir les premiers assauts des ennemis, nous faire demeurer fermes avec constance au milieu des nombreuses épreuves qui nous assaillent, et rester inébranlables aux coups, jusqu'à la fin. En effet, l'unique remède, tant, que la continence est battue en brèche et semble menacer ruine, c'est d'opposer la patience et, au milieu même des plus grandes ardeurs du péché, de refuser avec constance toute espèce de consentement. Il est dit, en effet " C'est dans la patience que vous posséderez vos âmes (Luc. XXI, 11). " Ainsi c'est le Sauveur lui-même qui est le mur et le boulevard de sa propre cité, attendu que; non-seulement il est la justice du Père pour nous, mais encore la patience du Prophète, selon ces paroles : " Vous êtes ma patience, Seigneur (Psal. LXX, 5). " Or le mur c'est pour le genre de vie, le boulevard c'est pour la souffrance, l'un nous sépare de tous les attraits de la chair et du monde, l'autre nous fait tenir bon contre toutes les contradictions.

2. Il nous faut aussi préparer des armes; mais ce sont des armes spirituelles qui tirent toute leur puissance de Dieu, non-seulement pour résister, mais aussi pour attaquer, pour débusquer même vaillamment l'ennemi. " Revêtez-vous de l'armure de Dieu, etc. (Ephes. VI, 10), " dit l'Apôtre. A quoi pensons-nous, mes frères? Les efforts de notre en sont puissants, mais notre prière est bien plus puissante encore. Ses méchancetés et ses ruses nous blessent, mais notre simplicité et notre miséricorde le blessent bien davantage; notre charité le brûle, notre douceur et notre obéissance le crucifient. Nous ne saurions non plus être contraints, par la famine, de rendre le camp du Seigneur aux ennemis; attendu que, grâce à Dieu, nous ne sommes .point sous le coup de la terrible menacé de la faim et de la soif que fait entendre le Prophète, ou plutôt le Seigneur lui-même, par la bouche de son Prophète (Amo, VIII, 11). Il n'était pas question de la disette de pain et d'eau seulement, mais du manque de la parole de Dieu. Or, il est dit " Ce n'est pas de pain seulement que vit l'homme, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (Matt. IV, 4 et Deut. VIII, 3). " Les vivres ne nous font donc point défaut, car nous entendons souvent des sermons, plus souvent encore des lectures sacrées ; parfois aussi nous goûtons aux délices spirituelles de la dévotion, comme les petits chiens mangent les morceaux qui tombent de la table de leurs maîtres, je veux dire de la table de ces célestes convives qui se rassasiant de l’abondance de la maison de leurs maîtres. Nous avons encore le pain des larmes, il est peut-être moins agréable au goût, mais il n'en fortifie pas moins le coeur de l'homme. Nous avons le pain de l'obéissance dont le Seigneur parlait à ses disciples, quand il disait : " Ma nourriture à moi, c'est de faire la volonté de mon Père. " Enfin, par dessus tout, nous avons le pain vivant du ciel, le corps de notre Sauveur; or la force de ce pain renverse, à elle seule, toute celle de nos ennemis.

3. Telle est donc la force du camp du Seigneur que nous n'avons absolument rien à craindre, pourvu toutefois que nous voulions nous conduire avec fidélité et vaillance, c'est-à-dire, que nous ne nous montrions ni traîtres, ni tremblants, ni lâches. Or, on est traître quand on médite le projet de donner, aux ennemis du Seigneur, accès dans son camp, comme le font les détracteurs, ces hommes odieux à Dieu, qui sèment la discorde et nourrissent les scandales parmi leurs frères ; car, si le Seigneur ne trouvé place que dans la paix, il est évident que. la discorde est le milieu où se plaît le démon. Ne soyez pas surpris, mes frères, si mes paroles sont un peu dures, la vérité ne flatte personne. Ce seraient encore des traîtres, dans la force du ferme, tous ceux qui tenteraient, Dieu nous en préserve, d'introduire -le vice dans cette maison et de changer ce temple en une caverne de voleurs. Grâce à Dieu, je n'en vois pas beaucoup ici qui soient dans ce cas : pourtant , j'en trouve de temps en temps qui ont des intelligences avec les ennemis, et font alliance avec la mort, c'est-à-dire qui tâchent d'affaiblir, autant que cela est en eux la discipline de notre ordre, d'en diminuer la ferveur, d'en troubler la paix et d'en blesser la charité. Mettons-nous en garde contre eux autant qu'il nous sera possible, comme il est écrit que Jésus le faisait pour quelques uns " à qui il ne se confiait point (Joann. II, 24). " Je vous déclare que, si pour le moment, vous les portez sur vos épaules, ils ne tarderont point à porter eux-mêmes, à moins qu'ils ne se hâtent de se convertir, une sentence aussi accablante qu'est grave le mal qu'ils veulent faire. Eh quoi, mon frère, c'est la vanité, la tiédeur, ou tout autre vice qui ont votre foi, si on en juge à vos œuvres, et vous mentez à Dieu par votre tonsure? Quel beau camp vous avez enlevé au Christ, si vous réussissez à livrer ce Clairvaux à ses ennemis ! Il en tire tous les ans des revenus aussi beaux que précieux à ses yeux, en même temps qu'il y apporte , comme dans une place fortifiée, une quantité de butin fait sur l'ennemi et l'y dépose avec une confiance entière dans la force de ce camp. En effet, vous y voyez réunis tous ceux qu'il a rachetés des mains de l'ennemi et qu'il a ramenés des régions lointaines, du Levant et du Couchant, du côté dé l'Aquilon et du côté de la mer. Or, je vous le demande, à quels supplices pensez-vous qu'il condamne le traître qui livrera ce camp une fois qu'il l'aura surpris et pris ; car il ne saurait longtemps se cacher de lui et lui échapper? Certainement il ne le condamnera point -à une mort ordinaire et commune, mais il ne peut manquer de le faire périr, dans les tourments tes plus recherchés. Mais je <ne veux point m'arrêter plus longtemps sur ces pensées. Je crois que nous -réussirons mieux désormais à nous garder d'une aussi exécrable trahison, si nous veillons avec plus de soin que jamais, non-seulement à ne point attirer, mais encore à repousser les vices quels qu'ils soient, les vices de la chair aussi bien que ceux du monde, afin dé ne point nous attirer la note et le châtiment des traîtres.

4. En second lieu, il faut encore prendre garde de ne point se laisser abattre par la crainte, au point de s'éloigner des fortifications et de trembler là où il n'y a pas lieu à trembler, et de se montrer dans une sécurité, insensée là, au contraire, où le péril est extrême. Quiconque, s'enfuit de nos retranchements court au devant des glaives de l'ennemi, et va se jeter dans ses mains, comme s'il ignorait que ses adversaires manquent absolument de pitié, et que, s'ils sont cruels envers ceux qui ne leur appartiennent pas, ils le sont bien davantage encore envers les leurs, attendu qu'ils le sont à l'excès pour eux-mêmes.

5. J'arrive en deux mots à un troisième danger qui vous menace, car l'heure passe pendant que, soucieux de votre salut, comme il n'est que trop juste que je le sois, je m'occupe de vous indiquer les différents remèdes qui conviennent à vos différentes maladies morales. A quoi vous servira-t-il, en effet, de ne point trahir le camp, et de ne pas vouloir non plus vous en éloigner, si vous n'y demeurez que pour vous y montrer lâches ou séditieux? Je vous eu prie donc, mes bien chers frères, efforçons-nous de toute notre âme et de toute notre énergie, de garder le camp que notre Seigneur et Roi a confié à nos soins, en nous montrant pleins de vigilance contre toutes lés ruses de l'ennemi et prêts contre tous ses stratagèmes, selon ce mot de l'Écriture : " Résistez an diable et il s'éloignera de vous (Jacob. IV, 7), " et cet autre : " Si le Seigneur lui-même ne garde la cité, c'est en vain que la sentinelle veille sur ses murailles (Psal. CXXXVI, 1.) : " humilions-nous sous la main puissante du Très-Haut, remettons nos personnes; et cette. maison avec une entière dévotion; entre les mains de sa miséricorde, afin qu'il nous garde lui-même des embûches de nos ennemis pour la louange et la gloire de son nom qui est béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

QUATRIÈME SERMON POUR LA DÉDICACE DE L'ÉGLISE. Sur les trois demeures.

1. Ce jour retentit de nos voeux et de nos louanges, il est pour nous un jour de joie et de fête. Or, comme il ne convient pas à des religieux ni à des hommes sages d'ignorer ce qu'ils célèbrent ou de célébrer ce qu'ils ignorent, il faut rechercher en l'honneur de quel ou quels saints nous faisons cette fête. Je n'oserais vous dire ma pensée à moi sur ce sujet, écoutez plutôt ce qu'en a pensé un antre dont le témoignage est plus grand que le mien et vous semblera plus digne de créance. Peut-être, en voyant devant vos yeux cette église dont nous célébrons aujourd'hui l'anniversaire du jour de sa dédicace, vous étonnez-vous de ce début de mon discours. En effet,. pourquoi n'appellerions-nous pas saintes ces murailles que la main sainte des pontifes a sanctifiées par de si grands mystères? Depuis ce jour, on n'a plus entendu dans ces murs que le bruit, des saintes lectures et que les pieux murmures des saintes prières; on n'y a plus honoré que la bienheureuse présence des saintes reliques, et les saints anges n'ont plus cessé d'y monter une garde infatigable. Peut-être, me direz-vous, si tout le reste est évident, où est celui qui a vu ici les anges monter leur garde vigilante? Si vous ne les voyez pas, celui du moins qui les envoie à ce poste les voit. Or, qui est-il celui-là? C'est celui qui a dit par le Prophète : " C'est moi qui ai placé des sentinelles sur tes murs, ô Jérusalem ( Isa. LXII, 6). " Il y a bien une Jérusalem en haut qui est libre et qui est notre mère : ne croyez pas que c'est sur ses murs que le Seigneur a placé des sentinelles, car, en parlant de celle-là, le Prophète a dit " le Seigneur a fait régner la paix jusque aux confins de tes états (Psal. CXLVII, 3). " Si vous hésitez à croire que ce soit d'elle qu'il ait parlé en ces termes, prêtez encore l'oreille et écoutez ce qui est dit dans les lignes qui suivent les paroles du premier (les deux prophètes que je viens de vous citer. " Ces sentinelles ne se tairont jamais ni le jour ni la nuit (Isa. LXII, 6). " par où on voit clairement qu'il ne s'agit point là de la Jérusalem dont on lit quelque part : " Ses portes ne seront point fermées à la fin de la journée, car il n'y aura point de nuit pour elle (Apoc. XXI, 25). " Cette dernière Jérusalem ne connaît donc point de changement, et n'a pas besoin de sentinelles. Les gardes sont faits plutôt pour nos jours et pour nos nuits. " C'est moi qui ai placé des sentinelles sur tes murs, ô Jérusalem. "

2. Vous êtes leur -Seigneur, et vous ne pouvez vous contenter d'une aussi faible garde pour vos murs, et vous doublez la garde des hommes que vous avez chargés de veiller sur les autres , de la garde des anges pour la défense de vos murs et la protection de ceux qu'ils abritent. Il en est ainsi, ô Père, parce qu'il vous plait qu'il en soit de la sorte, et parce qu'il nous est utile que cela soit ainsi. Notre ministère est insuffisant, si vous n'envoyez avec nous et pour nous quelques uns de ces esprits dont vous faites vos ministres, afin que nous puissions obtenir l'héritage du salut. Qu'importe donc que nous ne les voyions point à l'oeuvre, si nous éprouvons leur assistance? Qu'importe que nous ne jouissions point de leur présence, si nous en sentons les effets? C'est bien là le cas de reconnaître que les choses invisibles sont préférables aux visibles, car ce qu'on voit est temporaire, tandis que ce qu'on ne voit point est éternel. D'ailleurs, c'est dans les choses invisibles que se trouve la cause des choses visibles, selon ce mot de l’Apôtre : " ce qu'il y a d'invisible en Dieu, est devenu visible depuis la création du monde par la connaissance que. ses créatures nous en donnent (Rom. I, 20). " C'est ainsi que, autrefois, le Seigneur confondit les blasphèmes des Juifs à l'occasion de la rémission invisible des péchés par le miracle visible de la santé rendue au corps sous leurs yeux. " Pour que vous sachiez que le Fils de l'homme a sur la terre le pouvoir de remettre les péchés, il dit au paralytique, levez-vous, je vous le commande, emportez votre lit, et allez-vous-en dans votre maison (Marc. II, 10). "

3. C'est de la même manière que, pour mettre un terme aux murmures du Pharisien contre le médecin qui opérait le salut, et aux paroles désobligeantes qu'il faisait entendre contre la pauvre malade que Jésus avait sauvée, que le Seigneur le confond par des signes extérieurs, en lui énumérant toutes les déférences de cette femme pour lui (Luc. VII, 38 et sequ.). Il se trompait ce Pharisien, en la regardant ..: encore comme une pécheresse, quand elle demeurait prosternée aux pieds du Seigneur qu'elle arrosait de ses larmes, essuyait de ses cheveux, couvrait de ses baisers, et inondait de ses parfums. Pourquoi donc rappeler des fautes maintenant effacées, pourquoi lui faire un reproche de ce qu'elle touche le Seigneur, pourquoi la traiter encore en pécheresse puisqu'elle déplore les fautes qu'elle a commises, et déteste son iniquité, puisqu'elle baise les pieds du Seigneur et se prend d'amour pour la justice, puisqu'elle les essuie de ses cheveux, et montre son humilité ; puisqu'elle les inonde de ses parfums et fait éclater sa douleur à tous les yeux? Est-ce que le péché peut encore régner dans un coeur contrit, dans une âme qui gémit? et une grande charité ne peut-elle point couvrir une multitude de péchés? " Beaucoup de péchés lui ont été pardonnés parce qu'elle a beaucoup aimé (Luc. VII, 47). " Il n'est donc pas exact à toi, ô Pharisien, de la réputer pécheresse encore, elle mérite le nom de sainte disciple du Christ, dont elle a appris en si peu de temps à devenir, elle aussi, douce et humble de coeur. Tu as pourtant lu dans un prophète: " changez les impies et ils ne seront plus impies (Prov. XII, 7), " mais tu n'y as fait aucune attention. Ainsi en est-il, mes frères bien aimés, ainsi en est-il de l'antique accusateur de ses frères, s'il vous reproche vos péchés passés dont vous avez honte -aujourd'hui, prêtez l'oreille aux belles consolations que l'Apôtre vous prodigue en disant : " Voilà, en effet, ce que vous avez été autrefois, mais vous avez été lavés, vous avez été sanctifiés ( I Cor. VI, 11), " et encore : " maintenant le fruit que vous recueillez de votre pénitence, c'est votre sanctification, et la fin sera la vie éternelle (Rom. VI, 22). "Dans un autre endroit il est même encore plus explicite, car il dit : "Le temple de Dieu est saint ; or c'est vous qui êtes ce temple ( I Cor. III, 17).

4. Celui qui parle ainsi c'est le môme que celui qui nous avons cédé la parole, par respect, au commencement de ce sermon, quand nous nous demandions quels sont les saints dont nous faisons aujourd'hui la fête avec tant de pompe. Quoique ces murailles soient appelées saintes, et soient eu effet sanctifiées par a consécration des évêques, par la lecture habituelle de l'Écriture Sainte, par des prières assidues, par la présence des reliques des saints et la visite des anges, il ne faut pourtant point en conclure que leur sainteté est l'objet de nos hommages, en tant que murailles, puisque nous savons sans en douter qu'elles ne sont point sanctifiées pour elles. Ainsi, si cette maison est sainte, c'est à cause de la présence de nos corps, si nos corps sont saints c'est à cause de nos âmes, et si nos âmes sont saintes e'est à cause du Saint-Esprit qui habite en elles. On ne saurait en douter, puisque nous avons des signes visibles de sa grâce invisible pour notre bien, je veux parler de la grâce par laquelle, à l'exemple du paralytique de l'Évangile, vous vous levez, et, chargeant, avec facilité, sur les épaules de votre âme, le grabat de votre corps où vous étiez étendus languissants, vous retournez ensuite dans votre demeure, je veux dire dans la demeure dont vous parlez quand vous vous écriez avec le Prophète : " Nous irons dans la maison du Seigneur (Psal. CXXI, 1). " O maison admirable, demeure préférable aux tentes les plus délicieuses, aux portiques les plus dignes d'envie. " Seigneur des vertus, que vos tabernacles sont aimables ! mon âme désire ardemment, elle brûle d'être dans la maison du Seigneur (Psal. LXXXIII, 1), " aussi " heureux sont ceux qui habitent dans vos demeures; ils vous loueront dans les siècles des siècles (Ibidem. 5). " En effet, on a raconté de vous, ô cité de Dieu, des choses glorieuses (Psal. LXXXVI, 2). Dans les tentes est le séjour des gémissements et de la pénitence, dans les portiques, le goût de la joie, mais il n'y a qu'en vous, cité de Dieu, que se trouve la satiété de la gloire; Le premier de ces trois séjours, celui d'en bas est la demeure de la prière ; celui du milieu est la demeure de l'attente, et vous, vous êtes le séjour de l'action de grâce et de la louange. Heureux par conséquent ceux qui, ici-bas, s'éloignent du mal qui est le péché, et font le bien, afin que dans le second séjour ils soient délivrés du mal qui est la peine du péché, et soient enfin admis au sein du bonheur en vous, ô cité de Dieu. Dans le premier de ces trois séjours se trouvent les prémices de l'esprit, dans le second, la richesse, en vous seul, la plénitude; c'est là qu'est la bonne mesure, la mesure foulée et agitée, la mesure qui déborde dans notre sein. Ici on devient saint, là on entre dans la sécurité, et en sous, cité de Dieu, on est dans la béatitude. Les prémices de l'esprit qui nous sont données ici-bas, pendant la lutte que nous avons à soutenir, c'est la sainteté de la vie, la piété dans l'intention, la vertu dans la lutte. Or, par la sainteté de la vie, il faut entendre les fruits de la pénitence et la pratique corporelle des divers commandements de Dieu. Mais comme tout cela, si l'oeil n'est simple et pur, ne peut être simple, il faut absolument qu'il s'y ajoute la piété d'intention et la pureté du coeur, pour n'être point envahi par les ambitieuses pensées de la gloire, ou par les violents désirs de la louange, pour ne soupirer au contraire qu'après celui qui seul remplit nos -désirs, et pour que toutes les grâces que nous avons reçues, retournent à leur origine et à leur source. Mais n'oubliez pas, au milieu de tout cela, qu'il n'y a de toutes les vertus que la persévérance qui sera couronnée, et qu'il est bien difficile de compter sur elle au milieu des hasards sans nombre de la lutté, si on n'obtient des grâces aussi nombreuses que ces hasards mêmes.

5. Les portiques où se rendent les saints après les combats et les peines de la vie, pour s'y refaire dans la joie et le bonheur, sont le lieu où sont prodiguées aux âmes les richesses de l'esprit, le repos des fatigues passées, la sécurité après les anciennes inquiétudes et la paix à l'abri des attaques de leurs ennemis. C'est là qu'à peine entrés, ils se reposent de leurs travaux, dit l'Esprit-Saint (Apoc. XIV, 13), qui a jusqu'alors interdit tout repos à leur ferveur, et constamment prescrit la lutte. C'est cet esprit qui tiendra leur âme éloignée de tout souci, et à l'abri de toute préoccupation, le même, dis-je, qui aujourd'hui la remplit de mille desseins divers, et la fait se troubler au sujet de mille choses; mais après la victoire, il lui fait goûter le repos et le sommeil au sein d'une douce paix, de même que, pendant les rugissements du lion, il l'excite à se tenir éveillée et à se préparer an combat. Niais en tout cela, comme j'en ai dit tout â l'heure deux mots en passant, je verrais plutôt la délivrance du mal que le bien de la récompense, si une dure expérience de la nécessité ne me forçait de regarder l'absence du mal comme le comble du bien, de même que la conscience répute l'absence de crimes trop graves, la plénitude de la sainteté. Aussi pouvons-nous constater combien nous sommes loin du souverain bien, puisque nous voyons la justice dans l'absence de toute faute, et la béatitude dans l'exemption de toute misère.

6. Mais il faut bien se donner de garde de penser que tel est, en effet, la plénitude de cette demeure, son torrent de voluptés, et le reste que Dieu prépare à ceux qui l'aiment, mais que l'ail de l'homme n'a pas vu, que son oreille n'a point entendu, et que son coeur n'a point conçu. Ne cherche donc point, ô homme, à entendre ce que l'oreille de l'homme n'a jamais entendu, et ne demande point à un homme ce qu'il n'est donné ni à son coeur de concevoir, ni son oeil de voir. Et pourtant, tout en ne saluant la patrie que de loin, ne négligeons point tout à fait de parler de ces biens qui me semblent en faire le charme, et qui sont de trois sortes à mes yeux; car ce sont des promesses de puissance, de magnificence et de gloire. En effet, c'était un homme, un enfant de notre captivité celui qui disait " J'entrerai dans les puissances du Seigneur (Psal. LXX, 16). " Pour nous, nous savons parfaitement ce que c'est que d'être exempt de faiblesse, puisque la faiblesse est comme le vêtement qui nous entoure de toutes parts, mais qu'est-ce que se trouver revêtu de force, qu'est-ce qu'entrer dans la puissance, non-seulement dans une puissance quelconque, mais dans une grande puissance, presque dans la toute-puissance? Voilà ce que nous ne pouvons point encore savoir. Un témoin fidèle nous crie aussi : " Ceux qu'il a justifiés, il les a aussi glorifiés (Rom. VIII, 30). " Quant à la magnificence, à celle surtout qui doit procéder de la grandeur, qui ne connaît ni terme ni mesure, fasse le ciel qu'il nous soit seulement permis de l'espérer ; pour ce qui est de nous en faire une idée, c'est impossible. Toutefois, on ne saurait douter ni de cette magnificence, ni de cette gloire qui nous sont promises; alors vous boirez avec confiance au fleuve de la gloire, que vous êtes maintenant détournés de désirer par de si terribles menaces. Car alors chacun recevra la gloire de Dieu, une gloire sure et éternelle, exempte de toute crainte, comme de toute fin, telle en un mot, que ce sera comme l'a dit le Psalmiste : " Une louange agréable et digne (Psal. CXLVI, 1). " Eh bien donc, mes frères, combattons vaillamment pendant que nous sommes sous la tente, si nous voulons goûter, après cela, un doux repos dans les portiques sacrés, et finir par nous élever au comble de la gloire, quand le moment si court et si léger des afflictions que nous souffrons en cette vie, produira en nous le poids éternel d'une souveraine et incomparable gloire (II Cor. IV, 17), et que nous serons loués dans le Seigneur, pendant le jour tout entier, non point en vain, mais en réalité.

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON. SUR LE QUATRIÈME SERMON POUR LE JOUR DE LA DÉDICACE.
279. Il ne semble pas facile de se faire une idée de ce qu'il faut entendre par les parvis où sont reçues les âmes des saints au sortir de ce monde. D'ailleurs, ce que nous avons dit plus haut sur ce sujet nous semble suffisant. On peut voir encore Corneil, sur l'apocalypse, chapitre VI, v, 9, ainsi que Pererius, au même endroit, et Bellarmin, Disput. de la Béatitude des saints, livre I, chapitre III.

FIN DES NOTES.






CINQUIÈME SERMON POUR LA DÉDICACE DE L'ÉGLISE. Des deux manières de se considérer.

1. Nous faisons aujourd'hui une fête solennelle, mes frères, ce n'est pas difficile à dire, mais si vous me pressez un peu, en me demandant quel saint nous fêtons, il n'en est plus de même. Quand nous faisons la fête de quelque saint, par exemple d'un apôtre, d'un martyr ou d'un confesseur, il n'est pas difficile de dire de quel saint c'est la mémoire; ce sera, par exemple, de saint Pierre, dit glorieux Étienne, -de notre saint père Benoît, ou de quelque mitre grand personnage de la cour céleste. Or, aujourd'hui ce n'est d'aucun d'eux que nous faisons la fête, et pourtant nous faisons une fête, non-seulement nous en faisons une, mais même nous en faisons une très-grande. Enfin, si vous vous voulez que je vous le dise, nous faisons la fête de la maison de Dieu, du temple de Dieu, de la cité du Roi éternel, de l'Épouse d u Christ. personne ne révoque en doute que l'Épouse du Saint des saints ne soit sainte, et digne de nos plus grandes solennitès. Mais en est-il qui doutent que la maison de Dieu soit sainte, en lisant ces mots : " La sainteté est l'ornement de votre maison (Psal. XCII, 5), " ou bien ceux-ci : " Votre temple est saint, il est admirable à cause de l'équité qui y règne (Psal. LXIV, 6) ? " Saint Jean ne nous dit-il pas " qu'il a vu la sainte cité, la nouvelle Jérusalem qui, venant de Dieu, descendait du ciel, parée comme une épouse qui se pare pour son époux (Apoc. XXI, 2) ? " Or, en rappelant ces paroles, il se trouve que j'ai dévoilé ce que je voulais d'abord vous tenir caché, je l'avoue. Je dis donc que l'Épouse, la cité, le temple, la maison de Dieu sont un. Faut-il s'en étonner quand on sait que c'est le même Dieu qui en est en même temps l’Époux, le Roi, le Dieu, et le Père de famille?

2. Toutefois, je crois que vous ne serez satisfaits que lorsque vous aurez vu, d'une manière évidente, que la maison de ce Père de famille, que ce temple de Dieu, que la cité de ce Roi sont la même chose que celle qui a mérité d'être appelée, et d'être, en effet, l'Épouse de ce si glorieux Époux. Mais je ne suis pas dans un petit embarras pour vous dire sur ce point tout ce que je pense, car j'ai peur, si je le fais, qu'il n’arrive à quelqu'un d'entre vous, ce qu'à Dieu ne plaise, ou d'entendre peu exactement ce que j'ai à vous dire, ou de ne le pas entendre avec assez d'humilité : je crains, en un mot, que vous ne sortiez de ce sermon enflés de la pensée de votre gloire, ou incrédules, à cause de la faiblesse de votre esprit. Or, je ne désire que de vous trouver toujours humbles et fidèles, puisqu'il est nécessaire que vous soyez l'un et l'autre pour être sauvés. En effet, il n'y a qu'aux humbles que Dieu donne la grâce, et il est impossible de lui plaire sans la foi. Je désire donc, et je souhaite de toutes les manières possibles, que vous ayez à cœur de vous montrer à lui en même temps grands et petits à la fois, ou plutôt, pour vous frapper encore plus d'admiration, de vous montrer un néant et quelque chose, et même quelque chose de grand; car sans une âme grande, vous ne sauriez atteindre à ces grands biens, ou faire violence au royaume des cieux, pas plus que vous ne pouvez entrer dans ce même royaume, si vous ne devenez semblables à de petits enfants. Je ne suis pas un homme d'un sens profond, et je né saurais discourir devant vous sur ce que je n'ai point goûté. Pourtant je vous dirai ce que parfois je sens se passer en moi, afin que ceux qui le jugent bon puissent m'imiter. Or, j'ai appris, il y a longtemps, à avoir pitié de mon. âme pour plaire à Dieu (Eccli. XXX, 14), c'est ce à quoi je pense bien souvent. Plût à Dieu qu'il me fût une fois et toujours permis de le faire. Il fut un temps où il ne se passait rien de semblable, dans mon âme, c'est quand je ne l'aimais que bien peu, si tarit est que je l'aimasse même un peu, et non pas du tout. En effet, peut-on dire qu'on aime quelqu'un dont on veut la mort? Mais, sil est vrai, comme ce l'est en effet, en sorte qu'on ne puisse en douter, que l'iniquité est la mort de l'âme, il s'en suit évidemment que cette proposition, " Quiconque aime l'iniquité hait son âme (Psal. X, 6), " est indubitable. Je la haïssais donc, et je la haïrais encore si celui qui l'a aimée le premier ne m'avait appris à l'aimer un peu.

3. Lors donc qu'il m'arrive parfois de songer à son intérêt, il rire semble, je l'avoue, que je trouve en elle comme deux choses contraires. En effet, si je la considère telle qu'elle est en elle-même, et par elle-même, selon les lumières de la vérité, je ne puis avoir d'elle, de sentiment plus exact, que de la trouver réduite à néant. Qu'est-il besoin de passer toutes ses misères en revue, de combien dé péchés elle est chargée, de quelles ténèbres ses yeux sont offusqués, de quels filets elle est enlacée, de quelles ardeurs de concupiscence elle est consumée, à quelles passions elle est portée, de quelles illusions elle est pleine, combien elle penche au mal, et incline à toutes sortes de vices, combien en un mot elle est pleine de toute espèce de honte et d'ignominie ? Après tout, si toutes nos justices, considérées à la lumière de la' vérité, sont aussi souillées que le linge d'une femme à son époque, que sera-ce donc de nos justices? Si la lumière qui est en nous n'est que ténèbres, que sera-ce de nos ténèbres? Il est bien facile à chacun de nous, pour qu'il s'examine à fond et sans feinte, et qu'il juge tout sans acception de personne, de confirmer le témoignage de l'Apôtre en toute, chose et de proclamer hautement avec lui que " celui qui s'estime quelque chose se trompe lui-même, parce que, en effet, il n'est rien (Gal. VI, 3). Qu'est-ce que l'homme, pour mériter qu'on le regarde comme quelque; chose de grand, (Job. VII, 17), et pourquoi daignez-vous pencher voire coeur vers lui, " dit encore un saint et fidèle confesseur ? Et quoi, sans doute l'homme est devenu semblable à la vanité même, il a été réduit au néant. Mais comment celui que Dieu regarde comme quelque chose de grand, peut-il n'être qu'un néant? Comment n'est-ce rien, qu'un être vers lequel le coeur de Dieu se penche?

4. Respirons un peu, rues frères, car si nous ne sommes rien dans notre propre cœur, peut-être sommes-nous quelque chose au fond, du cœur de Dieu. O père des miséricordes, ô père des malheureux 1 Pourquoi donc votre cœur s'incline-t-il vers eux? Je le sais, je le sais, là où est votre trésor, là aussi est votre coeur. Comment donc serions-nous mi pur néant, si nous sommes un trésor pour vous? Toutes les nations sont comme si elles n'étaient pas devant vos yeux, et ne seront pas plus réputées que le vide et le néant; si ce n'est pas autre chose devant vous, il n'en est point ainsi au fond de votre coeur; s'il en est ainsi au jugement de votre vérité, il n'en est pas de même au sentiment de votre bonté. Vous appelez les Choses qui né sont, pas comme celles qui sont, elles ne, sont donc point puisque vous appelez celles qui ne sont point, et elle sont puisque vous les appelez ; si elles ne sont point quant à elles, elles sont cependant par rapport à vous, selon le mot de l'Apôtre, " ce n'est pas à cause de leurs oeuvres, mais à cause de l'appel et du choix de Dieu (Rom. IX, 12). " Voilà, oui, voilà comment vous consolez, dans votre bonté, celui que vous humiliez dans voire vérité, comment peut se dilater, dans vos entrailles, celui qui se sent justement à l'étroit dans les siennes; car toutes vos voies sont miséricorde et vérité polir ceux qui cherchent votre alliance et vos préceptes (Psal. XXIV, 10), qui ne sont qu'alliance de bonté et préceptes de vérité.

5. Eh bien, ô homme, lis dans ton coeur; lis au dedans de toi-même les témoignages de là vérité; encore à l'éclat de cette lumière, tu reconnaîtras toit indignité. Lis dans le cœur de Dieu le testament qu'il a scellé dans le sang du médiateur, et tu verras quelle différence il y a entre ce que tu possèdes par l'espérance, et ce que tu possèdes en effet. " Qu'est-ce que l'homme, dit Job, pour que vous le regardiez comme quelque chose de grand (Job. vit, 17) ? " il est grand, mais ce n'est que dans le Seigneur ; car il n'est grand que par lui. Et comment ne serait-il pas grand en lui quand nous voyons qu'il est pour lui l'objet de tant de soins ? " Car il a soin de nous (Petr. V, 7), " dit l'apôtre saint Pierre, et le Prophète ajoute : " Pour moi, je suis pauvre et dans l'indigence, mais le Seigneur prend soin de moi (Psal. XXXIX, 16). " Voilà, vraiment, un beau rapprochement des deux considérations dont l'une monte pendant que l'autre descend et au même moment; car en même temps que le prophète se voit pauvre et mendiant, il voit Dieu même inquiet pour lui : il y a quelque chose de l'ange dans le fait de monter et de descendre ainsi en même temps. Il est dit en effet: " Vous verrez les anges monter et descendre sur le Fils de l'homme (Joan I, 50). " Il n'y a point de pareilles vicissitudes dans leurs ascensions et dans leurs descentes. Ou voit qu'ils sont envoyés accomplir leur ministère pour ceux qui recueillent l'héritage du salut, et qu'ils se tiennent, en même temps, debout devant la majesté divine; Dieu pourvoyant à la fois, dans sa miséricorde, au moyen de nous consoler sans les exposer en même temps à la tribulation. Autrement comment pourraient-ils souffrir avec une parfaite égalité d'âme de se voir privés, même pendant quelques courts instants, à cause de nous, de la vue du visage de gloire qu'ils brûlent, de contempler à jamais ? D'ailleurs, écoutez le langage de la Vérité même dans son évangile : " Leurs anges, dit-il, " c'est-à-dire les anges des petits enfants " voient constamment la face de mon Père dans les cieux (Matt. XVIII, 10); " d'où il suit que, s’ils sont chargés de la garde de ces enfants, ils ne sont point pour cela privés de leur propre bonheur. C'est ce qui faisait dire à saint Jean qu'il avait vu la cité de Jérusalem descendre, il ne pouvait la voir constamment au même endroit. Remarquez bien qu'il a dit "descendre (Apoc. XXI, 2), " non pas tomber. Il en tomba bien une partie considérable un jour, mais cette portion était loin d'être sainte, elle avait fait une chute immense, puisqu'elle devint ennemie de toute sainteté.

6. Mais saint Jean n'a pas pu voir celle chute et cette ruine terrible, attendu qu'il n'existait pas encore ; mais le Verbe qui était au commencement l'a vue, oui il l'a vue celui qui est le Principe et qui disait aux apôtres: " J'ai vu satan tomber du ciel comme la foudre (Luc. X, 18)." Cette partie de la cité sainte qui s'est écroulée doit être réparée par Dieu, et ce sera fait quand il relèvera les ruines et reconstruira les murs de Jérusalem, mais sans se servir des matériaux qui se sont éboulés une première fois. Mais celle que le Prophète a vite descendre était déjà préparée, comme il le dit deux mots après : " Préparée de Dieu (Apoc. XXI, 2). " En effet, si les anges descendent et ne tombent pas, c'est un ciel d'une préparation divine, c'est Dieu qui a préparé leur volonté et leur faculté. Aussi, l'Apôtre ne dit-il pas seulement que ce sont des esprits chargés d'un ministère, mais des esprits envoyés pour remplir un monastère (Hebr. I, 14). Pourquoi n'enverrait-il point les anges en faveur de ceux pour qui il a bien voulu être envoyé lui-même par son Père ! Qu'est-ce qui empêche qu'il abaisse les cieux en faveur de ceux pour qui, lui, le Roi des cieux, s'est abaissé lui-même et abaissé si bas qu il a pu écrire de son doigt sur la terre ? Seigneur, abaissez vos cieux, ce n’est pas assez, descendez. Pourquoi cela? Afin de faire remonter avec lui ceux au milieu de qui il est descendu. D'ailleurs, comme je l'ai déjà dit, l'ascension et la descente des anges ne sont le fait d'aucun changement de place; pour nous, au contraire, il faut que nous soyons ici ou là, car nous ne saurions nous maintenir constamment en haut, ni rester, sans inconvénient, trop longtemps en bas. "Ils montent, dit le Psalmiste, jusques au ciel, et descendent jusques aux abîmes, et leur âme tombe en défaillance à la vite de ses maux (Psal. CVI, 26)." D'où vient cela ? Sans doute de ce que leur âme défaille plus dans ses maux qu'elle ne trouve de bonheur dans ses biens, attendu que ceux-là sont actuels, taudis que ceux-ci ne subsistent encore qu'en espérance. " Qui peut être sauvé ? " disent les disciples au Sauveur; et lui leur répond : " Cela est impossible aux hommes, mais ne l'est point à Dieu (Matt. XIX, 25). " Là est tout notre espoir, là notre unique consolation, là toute la raison de toutes nos espérances.

7. Ainsi, nous sommes assurés que la chose est possible, que faisons-nous de la volonté? Qui sait s'il est digne de haine ou d'amour ? Qui,. connaît les desseins de Dieu, ou qui est entré dans le secret de ses conseils (Rom. XI, 34) ? Il faut ici que la foi nous vienne en aide, et la vérité à notre secours, afin que les sentiments du Père à notre égard, qui sont cachés dans son coeur, nous soient révélés par son Saint-Esprit, et que cet Esprit nous rende témoignage, et convainque le nôtre que nous sommes enfants de Dieu. Or, il nous en donnera la conviction en nous appelant et en nous justifiant gratuitement par la foi ; là se trouve, en effet, comme un chemin qui nous conduit de la prédestination éternelle, à la gloire future. C'est ce qui me fait croire qu'on peut fort bien appeler la première des deux considérations, la considération du jugement et de la vérité, et la seconde celle de la foi et de la piété. Il ne faut pas s'étonner de trouver des qualités si dissemblables dans les hommes, quand on voit quelle diversité de natures ou remarque dans sa substance. En effet, quoi de plus élevé que l'esprit, et quoi de plus bas que le limon de la terre? L'union dans l'homme, de choses si disparates, n'a point échappé, je pense, aux sages mêmes du monde, quand ils ont défini l'homme un animal raisonnable et mortel. C'est une alliance, en effet, bien surprenante que celle de la raison et de la mort, une société bien étrange que celle de l'être simple et de l'être corruptible. On retrouve dans nos usages et dans nos moeurs, dans les sentiments ou dans les goûts de l'homme, une opposition aussi. grande sinon plus prononcée encore ; si bien que lorsqu'on considère ce qu'il y a de mauvais en lui, abstraction faite du reste, et qu'on reporte ensuite sa vue surtout ce qui s'y trouve de bien, il semble n’être tout entier qu'un miracle, le miracle du rapprochement d'éléments si opposés. Voilà pourquoi on peut l'appeler tour à tour Bar-Jona (fils de Jean), et Satan (Matt. XVI, 23). Il ne faut pas vous en étonner. Rappelez-vous,en effet, à qui, dans l’Évangile, sont appliquées ces deux appellations que vous trouverez justes, puisque elles émanent l'une et l'autre de la vérité. " Vous êtes bienheureux Simon, Bar-Jona (fils de Jean), net un peu plus loin " Retirez-vous de moi, Satan. " Il était donc l'un et l'autre, bien qu'il ne le fût point par l'effet d'on même principe. Il est l'un par la vertu du Père, il est l'autre parle fait de l'homme, et il est l'un et l'autre en même temps. Pourquoi est-il appelé Bar-Jona? C'est parce que ce n'est ni la chair, ni le sang, mais le Père qui lui a révélé ce qu'il a dit : Pourquoi est-il appelé Satan ?. C'est parce qu'il goûte les choses des hommes non celles de Dieu. Maintenant, si nous cherchons à voir dans cette double considération ce due nous sommes, eu plutôt si nous remarquions ans l'une combien nous ne sommes rien, et dans l'autre combien nous sommes grands, puisqu'une si grande majesté a souci de nous, et incliné son cœur vers nous, je pense que nous nous glorifierons avec une sorte de mesure, ou plutôt sans mesure quoique solidement; parce que nous ne le ferons que dans le Seigneur, non point en nous qui pouvons du moins respirer un peu à la pensée que s'il a résolu de nous sauver, nous serons indubitablement sauvés.

8. A présent, restons un peu dans cette sorte de belvédère, voyons quelle est la maison de Dieu, cherchons son temple et sa cité, voyons aussi quelle est son épouse. Je ne l'ai point oublié, et je le redis encore avec crainte, en même temps qu'avec respect, c'est nous, oui, c'est nous, vous dis-je qui sommes tout cela, mais dans le coeur de Dieu, c'est nous, mais par la grâce de Dieu, non par nos propres mérites. Que l'homme ne revendique point comme de lui ce qui vient de Dieu, et qu'il ne cède point à la pensée de s'exalter lui-même, autrement Dieu, le mettant à sa place, fera ce qu'il aurait dû faire lui-même, et humiliera celui qui ne songe qu'à s'élever. Si dans une ardeur toute puérile nous voulons nous sauver gratis, nous ne nous sauverons point, et ce sera justice : quand on dissimule sa misère, on ferme la porte à la miséricorde, et la grâce n'a plus de place là ou on présume de ses propres mérites, tandis que l'humble aveu de nos souffrances provoque la compassion. Il a pour résultat de nous faire nourrir dans notre faim, par Dieu même, comme par un riche père de famille , et trouver, sous lui , dans une grande abondance de pain. C'est donc nous qui sommes sa maison, cette maison à laquelle les provisions de vie ne manquent jamais. Mais rappelez-vous qu'il appelle sa maison une maison de prière; or cela semble parfaitement répondre au témoignage du Prophète qui nous annonce que nous serons nourris de Dieu dans nos prières, avec un pain de larmes, et abreuvés de nos pleurs (Psal. LXXIX, 6). De plus, selon le même Prophète, comme je l'ai déjà dit, la sainteté convient à cette demeure (Psal. XCII, 4), c'est-à-dire que la pureté de la continence doit accompagner les larmes de la pénitence, pour que ce qui déjà est la maison de Dieu devienne ensuite sou temple. " Soyez saint, est-il dit, parce que moi qui suis le Seigneur votre Dieu, je suis saint (Levit. XI, 44). " Et l'Apôtre continue : " Ne savez-vous pas que vos corps sont les temples du Saint-Esprit, et que le Saint-Esprit réside en vous (I Cor. VI, 19), or, si quelqu'un profane le temple de Dieu, Dieu le perdra ( I Cor. III, 17). "

9. Nous contenterons-nous de la sainteté? La paix encore est requise, si nous en croyons l'Apôtre qui nous dit : " Tâchez d'avoir la paix avec tout le monde, et de conserver la sainteté sans laquelle nul ne verra Dieu ( Hebr. XII, 14). " C'est elle, en effet, qui fait que les hommes vivent ensemble comme des frères, car c'est elle qui édifie pour notre Roi, le vrai Roi pacifique, la nouvelle citée qui a nom Jérusalem, c'est-à-dire la vision de Dieu. En effet, partout où se trouve réunie sans alliance de paix, saris aucun lien de loi, sans discipline et sans gouvernement, une multitude privée de chef, ou n'a pas un peuple mais une simple foule; ce n'est pas une cité mais un amas confus de gens; c'est une Babylone, ce n'est rien qui ressemble à Jérusalem. Mais comment semble-t-il qu'il peut se faire qu'un si grand Roi se change en un époux et une si grande cité en épouse ? Cela n'est possible qu'à celle à qui rien n'est impossible, à la, charité, qui est forte comme la mort. En effet, comment pourra-t-elle éprouver de la peine à faire monter l'une, quand elle a pu incliner l'autre? Mais ici il n'y a pas lieu à interroger la considération de nous-mêmes dont j'ai parlé d'abord, ce qu'il faut avant tout, c'est surtout la magnanimité de la foi. Enfin il dit lui-même : " Je vous ai rendue mon épouse dans la foi, dans la justice et le jugement, " dans sa justice à lui, comprenez bien, non point dans la vôtre, et je vous ai épousée dans ma miséricorde et dans nia compassion (Osée II, 19). " S'il n'a pas fait ce que fait un époux, s'il n'a point aimé comme aime un époux, s'il n'a pas eu la jalousie qu'a un époux, ne vous flattez point d'être son épouse.

10. Ainsi, mes frères, si nous pouvons nous reconnaître pour la maison du Père de famille, parce que nous avons des pains en abondance; si nous sommes le temple de Dieu parla sanctification, la cité du souverain Roi par la communion de la vie en commun, si nous sommes l'épouse de l'Époux immortel par l'amour, il me semble que je ne dois pas craindre d'appeler cette solennité notre fête. Ne soyez pas surpris non plus que cette fête se passe sur la terre, attendu qu'elle se célèbre aussi dans les cieux. En effet, s'il est vrai, or c'est la Vérité même qui l'affirme, et ce ne peut donc point ne pas être vrai, qu'il y a de la joie dans les cieux et même parmi les anges de Dieu, pour un seul pécheur qui fait pénitence, on rue saurait douter qu'aujourd'hui il y ait une joie immense pour tant de pêcheurs qui font pénitence: Mais voulez-vous que je vous dise encore? Eh bien ! " La joie du Seigneur est notre force ( II Esdr. VIII, 10). " Réjouissons-nous donc avec les anges de Dieu, réjouissons-nous avec Dieu, et que la fête d'aujourd'hui se passe en actions de grâces, attendu que plus elle nous est personnelle, plus aussi elle doit nous trouver remplis de dévotion.
 
 
 
 
 
 

SIXIÈME SERMON POUR LA DÉDICACE DE L'ÉGLISE. Respect dû aux lieux-Saints.

1. La dédicace de notre maison, que dis-je? notre dédicace à nous est un jour de fête domestique, car cette aspersion, cette bénédiction, cette consécration de la main des pontifes, cette solennité, dis-je, dont nous célébrons tons les ans le souvenir par des veaux et des chants de louange, c'est à nous qu'elle se rapporte. Est-ce que Dieu a souci de la pierre? Sons-ce les. pierres, ne sont-ce point les hommes qui disent : " Il a souci de nous ( I Petr. V, 7)?" Jacob tout homme qu'il était, vit, dans son sommeil, les anges qui montaient et qui descendaient. C'est peu, il nous assure même qu'il vit présent le Seigneur même des anges, car il s'écria : " En vérité, le Seigneur est dans ce lieu, et moi je ne le savais pas (Gen. XXVIII, 16). " Il s'étonne de cette grâce, il est stupéfait de cet excès d'honneur. Combien ce lieu est terrible, puisque il est certain et évident que le Seigneur habite en ce lieu ! dans ce lieu, où se trouvent réunis, non pas deux ou trois, mais de si nombreux fidèles en son non. Qu'on le sache donc bien et que nul de vous ne l'ignore ; nous n'avons pas reçu l'esprit de ce monde, mais l'esprit qui est de Dieu pour savoir ce qui nous a été donné de Dieu. Oui, C'est un lieu vraiment terrible et digne de tous nos respects que celui où les fidèles habitent, que les anges saints (a) fréquentent, que Dieu même honore de sa présence.

2. Mais comment un si grand Patriarche a-t-il pu ignorer qu'il n'y a pas de lieu où Dieu ne se trouve ? Mais peut-être s'est-il étonné qu'il en fût autrement, quand il s'est écrié : " En vérité le Seigneur est en ce lieu. " Il est vraiment là où les anges et les hommes se rassemblent en son nom, et là, il est vraiment Seigneur. Car bien que celui qui ne peut être enfermé nulle part se trouve partout, cependant on dit de lui plus particulièrement, " Notre Père qui êtes aux cieux; " parce qu'il y montre sa présence d'une autre manière que partout ailleurs et d'une façon tout à fait particulière ; non pas qu'il soit lui-même différent, mais parce qu'il distingue lui-même ce qui diffère. Il est donc en tons lieux parce qu'il contient sans exception, et disposé toutes choses, mais il est d'une manière en un lieu, et d'une manière en un autre. Dans les méchants il est présent et fait comme s'il n'y était pas ; dans les élus il opère et conserve ; quant aux esprits célestes, il est en eux parce qu'il les repaît et repose sur eux ; pour ce qui est des enfers, il y est pour reprendre et condamner. Il fait lever son soleil sur les méchants

a Jean l'Ermite semble faire allusion à cette pensée dans son livre II, n° 7, de sa Vie de Saint-Bernard, où il rapporte ces paroles de notre saint, tirées de l'un de ses sermons pour la Déicace de l'église : " Aujourd'hui les anges saints se mêlent vote solennité, etc. "

Voir tome VI, col. 1287.

même, mais toutes les fois qu'en attendant il dissimule chez les méchants il semble qu'il n'y est pas en vérité. Ainsi, s'il m'est permis de m'exprimer de la sorte, chez les impies Dieu se dissimule, chez les justes il est en vérité, chez les anges il est en félicité, et dans les enfers il se trouve, avec toute, sa cruauté. Ce dernier mot sonne, mal à vos oreilles, mais j'ai peur même de sa colère et de sa fureur. " Seigneur ne me reprenez pas dans voire fureur, est-il dit, etc. (Psal. VI, 2). " Vraiment, dit le Patriarche, le Seigneur est dans ce lien. " En effet, là où il fait tomber sa pluie sur les bons comme sur les méchants, il est présent en Père, et en Père des miséricordes qui attend les hommes à résipiscence. Là, où il condamne les pécheurs endurcis, il est présent en juge, or, il est horrible de tomber entre les mains dit Dieu vivant (Hebr. X, 31). Là où il repose, il est présent en époux, et bienheureuse l'âme qu'il introduit dans sa chambre.

3. Après tout, le Seigneur est véritablement en ce lieu, si toutefois nous l'y servons en esprit et en vérité; mais il n'était pas véritablement parmi ceux à qui il disait : " Pourquoi m'appelez-vous Seigneur, Seigneur, et ne faites-vous pas ce que je vous dis (Luc. VI, 46) ? " Les saintes Lettres attestent que le premier homme, Adam, fut autrefois placé dans le paradis pour y travailler et pour le garder. Ainsi, le second Adam a été placé dans l'assemblée des saints, dans la réunion des siens, dans le jardin de délices, car ses délices, c'est d'être avec les enfants des hommes, comme il l'a été, dis-je, dans ce lieu, pour opérer et pour les gauler mais d'une autre manière, ainsi qu'il est : " Si le Seigneur ne bâtit une maison, c'est en vain que travaillent ceux qui la bâtissent, (Psal. CXXXVI, 1), " ainsi, s'il ne garde lui-même une cité, c'est en pure, perte que veille celui qui monte la garde sur ses murs. Or le Patriarche a vu que les anges montent et descendent dans ce lieu (Gen. XXVIII, 12), s'ils montent, c'est pour voir la face du Père, et s'ils descendent, c'est afin de pourvoir à nos besoins. Quoi donc ? Comment devons-nous être dans ce lieu, dans quels sentiments de respect devons-nous nous y tenir, puisque Dieu y opère et y conserve ; les anges y montent et y descendent ? Il faut donc que nous nous y tenions dans des sentiments de pénitence et d'attente, c'est-à-dire oublier ce qui est derrière nous, ignorer, réprouver, et repasser, dans l'amertume de notre esprit, toutes nos années passées, et désormais nous porter en avant parla pensée, et avec une sorte d'avidité. C'est pour cela que nous sommes ici. Ce qu'on nous demande, c'est donc le regret de nos péchés passés, et l'attente des récompenses futures.

Fin des sermons pour le temps, et de ceux pour les saints.











































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