www.JesusMarie.com

OEUVRES COMPLÈTES 
DE 
SAINT BERNARD

TRADUCTION PAR M. L'ABBÉ CHARPENTIER

VIVÈS, PARIS 1866





Source : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/
 
 






SERMON DIVERS DE SAINT BERNARD











OEUVRES COMPLÈTES DE SAINT BERNARD *

SERMON DIVERS DE SAINT BERNARD *

PREMIER SERMON. Incertitude et brièveté de la vie. *

DEUXIÈME SERMON. De l'obéissance, de la patience, et de la sagesse ou de l’obligation de nous connaître nous-mêmes , c'est-à-dire de nous connaître en tant qu’hommes. *

TROISIÈME SERMON. Sur le cantique du roi Ézéchias : " Lorsque je ne suis encore qu'à la moitié de mes jours, etc. (Isa. XXXVIII, 10). " *

QUATRIÈME SERMON. Il faut rechercher Dieu: il y a trois liens qui nous rattachent à lui. *

CINQUIÈME SERMON. Sur ces paroles d'Habacuc : " Je me tiendrai en sentinelle à l'endroit ou on m'a placé.., etc. (Habac. II, " 1.) *

SIXIÈME SERMON (a). La peau, la chair et les os de l'âme. *

SEPTIÈME SERMON (a). Des trois sortes de gloires, à propos de ces paroles de l'Apôtre : " Que celui qui se glorifie, le fasse dans le Seigneur (I Cor. I, 31). " *

HUITIÈME SERMON (a). Les divers sentiments ou états dans lesquels l'âme se trouve sous Dieu *

NEUVIÈME SERMON. Sur ces paroles de l'Apôtre : " Ce qu'il y a d'invisible en Dieu, etc. (Rom. 1, 20), et sur celles-ci du Psalmiste : " J'écouterai le Seigneur, mon Dieu, me dire au dedans de moi, etc. (Psal. LXXXIV, 8). " *

DIXIÈME SERMON. La vie et les cinq sens de l'âme. *

ONZIÈME SERMON. Du double baptême et de la nécessité de renoncer à sa propre volonté. *

DOUZIÈME SERMON. Le commencement, le milieu et la fin de l'homme à l'occasion de ces paroles de l'Ecclésiastique : " Souvenez-vous de vos fins dernières, etc. (Eccl. VII, 40). " *

TREIZIÈME SERMON. Des trois miséricordes et des quatre pitiés. *

QUATORZIÉME SERMON (a). Les sept dons du Saint-Esprit, opposés à sept sortes de péchés. *

QUINZIÈME SERMON. Il faut chercher la sagesse. *

SEIZIÈME SERMON. Il y a trois sortes de biens. Il faut veiller sur nos pensées. *

DIX-SEPTIÈME SERMON. De la triple garde de la main, de la langue et du coeur. *

DIX-HUITIÈME SERMON. De la joie spirituelle, sur ces paroles de l'Apôtre: " Le royaume de Dieu ne consiste pas dans le boire et le manger, etc. (Rom. XIV, 17). " *

DIX-NEUVIÈME SERMON. Sur les mêmes paroles de l'Apôtre : " Le royaume de Dieu n'est ni dans le boire ni dans le manger. " *

VINGTIÈME SERMON. Sur ces paroles de Notre-Seigneur : " Quiconque s'élève sera abaissé, et quiconque s'abaisse sera élevé (Luc. XIV, 11). " *

VINGT-ET-UNIÈME SERMON (a). Sur ces paroles de la sagesse : " Le Seigneur a conduit le juste par des voies étroites, etc. (Sap. X, 10). " *

VINGT-DEUXIÈME SERMON. Les quatre dettes. *

VINGT-TROISIÈME SERMON. Du discernement des esprits. *

VINGT-QUATRIÈME SERMON. Utilité multiple de la parole de Dieu. *

VINGT-CINQUIÈME SERMON. Sur ces paroles de l'Apôtre : " Je veux donc avant toutes choses que vous fassiez des supplications, des prières, etc. (I Tim. II, 1). " *

VINGT-SIXIÈME SERMON. Il faut plier notre volonté à la volonté de Dieu. *

VINGT-SEPTIÈME SERMON. Contre le vice détestable de l'ingratitude. *

VINGT-HUITIÈME SERMON (b). Sur ces paroles du livre de Job : " Après vous avoir affligé six fois, il vous délivrera, et à la septième, il ne permettra pas que le mal vous touche (Job. V, 19. " *

VINGT-NEUVIÈME SERMON. Sur le triple amour de Dieu. *

TRENTIÈME SERMON. Le bois, le foin et la paille. *

TRENTE ET UNIÈME SERMON. Soin avec lequel on doit veiller à ses pensées. *

TRENTE-DEUXIÈME SERMON. De trois sortes de jugement, du jugement propre, du jugement des hommes et du jugement de Dieu. *


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

PREMIER SERMON. Incertitude et brièveté de la vie.

1. C'est une pensée bien vraie, mes frères, que " la vie de l'homme sur la terre est une tentation (Job VII, 1). " En effet, elle est incertaine et nous trompe de bien des manières, car, pour tromper (a) les hommes de plus de manières, elle change de figure et de voix. Tantôt elle dit oui, tantôt elle dit non sans rougir. Elle parle aux uns d'une manière et aux antres d'une autre sur sa propre longueur, que dis-je, souvent aux mêmes hommes, elle tient un langage différent et opposé , selon la diversité du temps. Tantôt elle se plaint de sa propre brièveté, et tantôt elle feint d'être plus longue qu'elle n'est. Quand le péché plait encore, elle gémit profondément sur sa brièveté. Cette brièveté n'est que trop réelle, mais ses gémissements, tombent à faux, car ce qu'elle constate devrait plutôt la remplir de joie que de douleur. En effet, il serait désirable pour elle, si elle persévère dans ses mauvais errements, que la nécessité mît fin à ses crimes, puisque la volonté ne peut le faire. Il vaut mieux mourir promptement de la mort du corps, quand on meurt toujours de celle de l'âme, il aurait même été préférable pour celui qui vit ainsi qu’il ne fût pas né. La pensée de la brièveté de la vie devrait être pour nous plutôt un remède qu'une excitation au péché, selon cette parole de l'Écriture : " Souvenez-vous de vos fins dernières et vous ne pécherez jamais (Eccli. VII, 40). " Mais si le péché a si bien établi son règne eu vous, ou plutôt si vous vous plaisez tellement dans la servitude du péché, que vous gémissiez de ne pouvoir pas en être assez longtemps l'esclave, et que vous aimiez la voie large où vous courez au point de vouloir aussi la faire longue autant qu'il serait en vous, sachez gîte soit que vous le vouliez, soit que vous ne le vouliez pas, le terme n'en est pas éloigné ; mais vous, vous êtes bien loin du royaume de Pieu , et vous conviendrez que vous avez fait une étroite alliance avec la mort et un pacte avec l'enfer.

2. Le Prophète a dit : " Ils ont erré dans la solitude, dans des lieux où il n'y avait point d'eau, et ils n'ont point trouvé de route qui les

a Ce passage et les suivants, sont cités dans le livre VI, chapitre 30 des Fleurs de saint Bernard, ainsi que ces mots: " Est-il versé dans les lettres, il ne veut point d'associé, etc. " Voir même livre, chapitre premier.

conduisît dans une ville où ils pussent habiter (Psal. CVI, 4). " Cette solitude est la solitude de l'orgueil, car les orgueilleux se regardent comme étant seuls, et ne désirent qu'une chose, passer pour uniques. Est-il versé dans les lettres, il ne veut point d'associé. Est-il habile dans lés affaires du monde, il veut être sans pareil. S'il a de la fortune, il souffre d'en voir d'autres en acquérir aussi. Est-il fort, bien fait, ne lui montrez pas son semblable, il en sècherait de dépit. Il va seul, mais il marche dans tue voie erronée, il s'égare dans sa solitude, on ne peut habiter seul sur la terre. Il ne faut pas s'étonner que le Prophète ait ajouté, en parlant de cette solitude, que c'est un lieu sans eau, en disant : " dans la solitude, dans des lieux où il n'y a point d'eau. " C'est que, de même que l'eau manque ordinairement dans les solitudes et que les lieux déserts sont le plus souvent arides et stériles, ainsi ne trouve-t-on que l'impénitence là où est l'orgueil. Le coeur qui s'enfle est dur, sans piété, sans componction , et privé de toute rosée de la grâce spirituelle, car " Dieu résiste aux superbes, et ne donne sa grâce qu'aux humbles (Jac. IV, 6). Il fait jaillir ses sources dans les vallées, et couler ses eaux entre les montagnes (Psal. CIII, 11), comme dit le Prophète. Voilà ce qui faisait dire ailleurs au Psalmiste, en gémissant de son propre état . "Mon âme est devant vous comme une terne sans eau (Psalm. CXLVII, 6). " Le manque d'eau rend un endroit, non-seulement aride, mais sordide, puisqu'il n'y a aucun moyen de le purifier, aussi un coeur d'homme qui ne connaît point les larmes, est nécessairement dur, ce n'est pas assez, est impur. " Je laverai ma couche toutes les nuits (Psal. VI, 7), " dit le Prophète, pour effacer les souillures de ma conscience, " j'arroserai mon lit de mes larmes, " de peur de voir s'accomplir en moi ce qui a été écrit de la semence qui est tombée sur la pierre,. et qui se dessécha après avoir, poussé, parce qu'elle manquait d'humidité.

3. "Ils ont donc erré dans la solitude, dans des lieux où il n'y avait point d'eau, et ils ne trouvèrent point de route qui les conduisît dans une ville où ils pussent habiter." Oui, ils ont erré, non point dans une voie, mais hors de toute voie frayée, car une voie large n'est point une voie. Ce qui est le propre d'une voie est d'être droite, la largeur appartient aux plaines bien plutôt qu'aux chemins. Être seul dans un chemin, c'est avoir un chemin large, mais là où il n'y a point de route tracée tout est chemin. Telle est la vie qui est exposée aux vices, elle s'étend, à droite et à gauche, dans de très-grands espaces, attendu qu'elle n'a point de bornes. D'ailleurs on ne saurait lui donner proprement le nom de vie, puisqu'elle n'aboutit qu'à la mort, selon cette parole de l'Apôtre : " Si vous vivez selon la chair, notre vie est une mort (Rom. VIII, 13). " De même, une voie qui procède par circuits, d'est pas proprement une voie, c'est celle des impies, selon ce mot du Psalmiste : " Les impies avancent par circuit (Psal. XI, 9). " Leur voie est la voie spacieuse qu'aucune borne ne renferme, c'est la vôtre où il n'y a plus ni loi, ni prévarication. C'est donc avec confiance que la vie, dans son incertitude, se plaint encore de sa brièveté aux enfants de l'incrédulité, qui se sont plongés tout entiers dans les voluptés corporelles, et dans leurs propres volontés, pour qu'ils soient affligés selon la chair, en reconnaissant, à l'instar de leur propre prince (a), qu'ils ont peu de temps, et qu'ils se lancent avec d'autant plus d'ardeur, dans fonte espèce de crimes, selon ce que disaient ceux que le Sage fait parler ainsi : " Ne laissons point passer la fleur de la saison. Couronnons-nous de roses avant qu'elles se flétrissent. Qu'il n'y ait point de pré, où nos passions luxurieuses ne s'étalent, que nul endroit ne soit vierge de nos débauches, laissons partout des traces de nos excès ; car c'est là notre sort et notre partage (Sap. II, 7 à 9). " Ou bien d'une façon plus claire encore : " Mangeons et buvons, car nous mourrons demain (Ibid. 6). " Mais voici ce que la justice, leur répondra demain : ceux qui n'ont pas trouvé la voie qui les conduisît. à, une cité où ils pussent fixer leur séjour, n'ont point de cité permanente ici, et plus ils se hâtent de pécher, plus ils montrent combien ils sont insensés. Évidemment, si au moment où ils commencent à trembler à la pensée de la mort qui les menace de près, et à se sentir saisis de frayeur au souvenir du jugement terrible qui les attend, la vie, malgré son incertitude, leur dit qu'elle est longue, elle les induit en erreur, puisqu'elle leur fait trouver tout à coup tellement longue une vie qu'ils gémissaient de voir si courte pour le péché, qu'ils croient pouvoir, sans crainte, en consumer dans le mal une partie notable encore puisqu'il leur en resté bien assez polir faire pénitence de leurs péchés. Mais, de même que pour les premiers, s'ils ne viennent à récipiscence, ils sont victimes de ce qu'ils appréhendent, que dis-je? ils tombent dans des maux plus considérables que ceux qu'ils redoutent, puisque non-seulement ils voient passer avec une effrayante rapidité ces jours de péché, mais encore les voient suivre des jours ou plutôt de l'éternité même des supplices; ainsi, ceux qui avaient à la bouche les mots de paix et de sécurité, verront fondre, tout à coup, sur eux, la mort qui ne leur laissera même pas jouir de la moitié des jours de vie dont ils se berçaient, encore dans leurs rêves, ni en remplir, même à moitié, le cours comme ils se l'étaient promis.

4. Pour ce qui vous concerne, mes frères, je n'appréhende ni vaine tristesse de la brièveté de la vie qui est vraie, ni trompeuses espérances fondées sur une durée qui n'est pas, attendu qu'il est très-certain pour moi que vous avez commencé à entrer dans les voies qui conduisent à la cité, où vous pouvez fixer votre séjour et que vous ne marchez point dans des sentiers non frayés, mais bien dans la voie. Pourtant, je crains, pour vous, autre chose que cela, c'est que la vie non pas vous illusionne par l'apparence de sa longueur, mais qu'au lieu de vous être, à cause même de sa brièveté, un sujet de consolation, elle ne le soit de tristesse. Oui, j'ai peur que dans la pensée que ce qui vous reste à vivre et la

1 C'est du diable que saint Bernard veut parler ici, selon ces paroles de l'Apocalypse "Le diable est descendu vers vous plein de colère, parce qu'il sait bien le peu de temps qu'il lui reste (Apoc. XI, 12 ). "

route à parcourir ne soient bien longs encore, votre âme ne se laisse aller au découragement, et ne désespère de pouvoir soutenir jusqu'au bout des fatigues si grandes et si prolongées. Mais les consolations divines versent la joie dans l'âme des élus à proportion de la multitude de leurs épreuves. Oui, à présent, c'est à proportion de. ces épreuves, c'est avec mesure, en quelque sorte qu'elles nous sort données. Mais après cela, ce ne sont plus des consolations, mais des délices sans fin que nous trouverons dans la droite du Seigneur. Soupirons, mes frères, après cette droite qui doit nous embrasser tous, soupirons après ces délices, et que l'excès de nos désirs nous fasse trouver courts les jours qui nous restent à vivre et qui seront, en effet, bien vite passés. " Tontes les souffrances de la vie, présente n'ont point de proportion avec cette gloire qui sera, un jour, découverte en nous (Rom. VIII, 16). " Quelle agréable promesse, comme elle est digne de faire l'objet de tous nos voeux ! Nous ne nous tiendrons point là comme des spectateurs aussi vides que vains, et cette gloire ne sera pas une gloire extérieure à nous, mais elle sera en nous. En effet, nous verrons Dieu face à face, mais non hors de nous, il sera en nous; car il sera font en tons; si la terre elle-même doit être pleine de cette gloire, à combien plus forte raison notre âme devra-t-elle en être remplie ? " Nous serons remplis des biens de votre maison (Psal. LXIV, 5), " est-il dit. Mais pourquoi dis-je que la gloire de Dieu ne brillera pas seulement devant nous, mais en nous ? C'est que, si maintenant elle est en nous, alors elle sera révélée en nous, car pour le moment, nous sommes les enfants de Dieu; mais ce qui nous devons être, un jour, n'a point encore paru.

5. Mes frères, si nous n'avons point reçut l'esprit de ce monde, mais l'esprit qui vient de Dieu, sachons ce qui nous a été donné de Dieu. Or, pour le dire d'un mot, il nous a tout donné, et si vous ne m'en croyez pas, croyez du moins à l'Apôtre qui vous dit : " Celui qui n'a pas même épargné son propre fils, mais l'a livré pour nous tous, ne nous a-t-il point donné tout le reste avec lui (Rom. VIII, 32) ?" Telle est, par exemple, la puissance des enfants de Dieu qu'il a donnée à ceux qui l'ont reçue; telle est la gloire réservée à chacun des fidèles, la gloire qui convient aux enfants adoptifs dit père, et qui nous est donnée par celui dont nous avons vu aussi la gloire ; mais la gloire qui convient au Fils unique du Père. Quant à la puissance, écoutez ce qu'il en dit lui-même : "Tout est possible à celui qui croit (Marc. IX, 12). "

6. Mais, direz-vous, il y a encore bien. des choses qui lue causent de graves inquiétudes, bien des choses qui me sont manifestement contraires, et je m'étonne que vous me disiez que tout m'a été donné, quand il n'y a presque rien qui se plie à mes désirs. Il y a certaines choses qui semblent être à notre service, mais elles ne nous sont utiles que si nous prenons la peine de noirs en servir; il faut. due nous commencions par les servir elles-mêmes. Ainsi, nos bêtes de somme, si, nous ne prenons point la peine de les élever, de les dompter et de les nourrir ne nous sont d'aucune utilité; la terre même qui, devrait-nous traiter en frères, ne nous donne notre pain qu'à la sueur de notre front, que dis-je ? après que nous l'avons bien cultivée, elle nous produit encore dés ronces et des épines. Ainsi en est-il de tout le reste, si nous y faisons attention toutes elles exigent de nous plus de service qu'elles ne nous en rendent, sans parler de celles qui sont toujours prêtes à nous nuire, tel que le feu à nous brûler, l'eau à noirs engloutir, les bêtes sauvages à nous dévorer. Oui, j'en conviens, les choses sont ainsi, mais cela n'empêche pas que l'Apôtre ait dit vrai quand il s'exprime dans un autre endroit d'une manière encore plus explicite, en affirmant que " Tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu et qu'il a appelés, selon son décret, pour être saints (Rom. VIII, 28). " Remarquez bien que l'Apôtre ne dit pas que tout se plie à faire nos volontés, mais contribue au bien. Les choses ne servent pas à notre volonté, mais seulement à notre utilité ; non à notre plaisir, mais à notre salut; non à nos désirs, mais à notre bien. Il est si vrai que tout contribue à notre bien, de la manière que je vous dis, que, parmi elles, on compte les choses-même qui ne subsistent pas, tels que les afflictions, la maladie, la mort et même le péché. Or, on sait bien que ces choses ne sont point des êtres, mais la corruption de l'être. Quant au péché, peut-on douter qu'il sert à notre bien quand il contribue à rendre le pécheur plus humble, plus fervent, plus vigilant, plus timoré et plus prudent?

7. Telles sont les prémices de l'esprit et du royaume, un avant-goût de la gloire, le commencement du pouvoir; et en quelque sorte les arrhes de l'héritage de notre Père. Mais lorsque nous serons dans l'état parfait, ce qui est imparfait sera aboli (Cor. XIII, 10), en sorte que tout se fera selon nos voeux; l'utile et l'agréable seront inséparablement unis, alors commencera à se faire sentir ce poids incomparable de gloire, dont le même Apôtre a dit : " Le moment si court et si léger des afflictions que nous souffrons, en cette vie, produit en nous le poids éternel d'une souveraine et incomparable gloire (II Cor. IV, 17). " Eh bien, continuez maintenant à faire entendre vos murmures, dites : Ce moment est long et pesant, je ne puis supporter des maux si cruels et si durables. L'Apôtre représente ce qu'il souffre comme léger et momentané: or, vous n'en êtes pas venu au point d'avoir reçu des Juifs, à cinq reprises différentes, trente-neuf coups de fouet. Vous n'avez point passé un jour et une nuit au fond de la nier, vous n'avez point travaillé plus que tous les autres, enfin vous n'avez point encore résisté jusqu'à l'effusion de votre sang (II Cor. XI, passim). Vous voyez donc bien que vos souffrances ne sont pas dignes d'être comparées à la gloire, vous voyez, dis-je, que le temps de la tribulation est court et léger, taudis que le poids de la gloire est éternel, et que cette gloire même au haut des cieux dépasse toute mesure. Pourquoi vous donner ainsi des jours et des années pour un temps indéterminé? Une heure passe, une peine passe aussi, elles se suivent plutôt qu'elles ne s'enjambent, il n'en est pas ainsi de la gloire, de la rémunération, des récompenses de nos peines, elle ne tonnait ni soumission, ni fin, elle est entière à chaque instant et demeure entière éternellement. " Après le sommeil qu'il aura donné à ses bien-aimés, ils verront leur héritage (Psal. CXXVI, 4). " Maintenant, en effet, à chaque jour suffit sa peine, il ne peut point la réserver pour le suivant; mais la récompense de toutes nos peines nous sera donnée dans ce jour auquel nul jour ne succède. L'Apôtre a dit " La couronne de justice m'est réservée, et le Seigneur, comme un juste juge me la rendra, ce jour-là ( II Tim. IV, 8), " non point ces jours-là. Un seul jour passé dans vos tabernacles vaut mieux que mille autres jours (Psal. LXXXIII, 10). C'est goutte à goutte qu'on boit la peine, c'est comme à un filet d'eau courante qu'on la prend, elle passe par parties ; mais dans la rémunération c'est un torrent de voluptés, un fleuve impétueux ; un torrent débordé de joie, un fleuve de gloire, un fleuve de paix, mais un fleuve qui afflue, non pas un fleuve qui coule et s'écoule. C'est un fleuve non point parce qu'il passe, et prend son cours ailleurs, mais parce qu'il est abondant.

8. Il est dit : " un poids éternel de gloire. " Ce n'est pas un vêtement de gloire, une maison de gloire, mais c'est la gloire même qui nous est proposée, et, s'il se rencontre quelque fois quelque promesse de choses pareilles, ce n'est qu'une. figure. En effet, l'attente des justes dans la vérité, ce n'est pas quelque événement joyeux, mais. c'est la joie même, (Prov. X, 28). On se réjouit dans les jouissances de la table, dans les pompes, dans les richesses, et même dans les vices, mais toutes ces joies aboutissent finalement à la tristesse, car étant attachées à des choses changeantes, elles changent avec leur objet. Vous allumez un flambeau, ce n'est pas la lumière pure que vous avez, mais la lumière d'un flambeau; le feu consume ce qui le nourrit, et ne s'alimente qu'en le consumant, aussi, quand la matière, commence à lui manquer il tombe, et quand elle lui rauque tout à fait il s'éteint lui même entièrement. Eh, bien, de même que, à la flamme succèdent la fumée et les ténèbres, ainsi la joie qui ne tient qu'à la présence de la chose joyeuse, se change en tristesse. Or, ce que Dieu nous présente ce n'est pas un simple rayon de miel, mais le miel le plus pur et le plus limpide, c'est la joie, la vie, la gloire, la paix, la volupté, l'aménité, la félicité, le bonheur et l'allégresse même, que le Seigneur notre Dieu thésaurise pour nous. Et tout cela ne fait qu'un, car il n'y a point de partage dans la Jérusalem céleste ; je ne dirais pas que tout cela ne fait qu'une seule et même chose, si je. n'avais pour moi, comme je l'ai dit précédemment, le témoignage de l'Apôtre qui a dit : " Le Seigneur leur sera tout en tout (I Cor. XV, 18). " Oui, voilà quelle est notre récompense, notre couronne, notre victoire, le prix après lequel nous courons, avec le désir de nous en saisir. Mes frères, jamais un cultivateur prudent ne trouve l'époque des semailles trop longue, quand il soupire après une riche et abondante moisson, or vos jours ne sont pas moins comptés que les cheveux de votre tête, et de même qu'il ne peut périr un seul de vos cheveux, ainsi un seul de vos moments ne peut se perdre. Puis donc que nous avons reçu de telles espérances, ne perdons point courage, mes frères, ne nous fatiguons point, ne reprochons point au fardeau du Christ d'être lourd, bien qu'il nous ait assuré qu'il est léger, ni à son joug d'être pesant, mais toutes les fois que nous songeons au poids du jour, pensons à celui de la gloire éternelle, à laquelle je prie le Seigneur des vertus et le Roi de gloire de nous conduire par un effet de sa miséricorde. Mais en attendant disons, avec une humble dévotion : " Seigneur ne nous attribuez pas votre gloire, mais réservez-la tout entière pour votre nom (Psal. CXIII. 9). "
 
 
 
 
 
 
 
 

DEUXIÈME SERMON. De l'obéissance, de la patience, et de la sagesse ou de l’obligation de nous connaître nous-mêmes , c'est-à-dire de nous connaître en tant qu’hommes.

1. Je vous en prie, mes frères, au nom de notre salut commun, saisissez aveu empressement l'occasion qui vous est offerte d'opérer votre salut. Je vous en conjure au nom de la miséricorde, pour laquelle vous avez tant fait, afin d'être dans le cas qu'il vous fût fait miséricorde, faites maintenant ce pour quoi vous êtes venus, eu pour quoi vous ires montés des fleuves de Babylone. "Nous nous sommes assis sur le bord des fleuves de Babylone, a dit le Prophète, et là nous avons pleuré au souvenir de Sion (Psal. CXXXI, 1). " Ici vous n'avez à vous occuper du soin d'élever dus enfants, ni de plaire à vos épouses, ni des marchés et du négoce, ni même du vivre et du vêtement : la malice du jour et la sollicitude de la vie, en grande partie, ne sont point faites pour sous; car Dieu vous a cachés dans l'endroit le plus secret de son tabernacle. Aussi, mes bien chers frères, "Soyez dans un saisit repos, et considérez que c'est lui qui est Dieu (Psal. XLV, 11). " Mais pour est arriver la il vous faut auparavant faire eu sorte de voir qui vous êtes, selon ce mot du Prophète : " Que les hommes sachent bien qu'ils bonhommes (Psal. IX, 21). " C'est à cette double considération que doit être consacrée votre vocation, selon cette prière d'un saint : Mon Dieu, faites que je vous connaisse et que je nie connaisse. Or, comment peut se connaître un homme qui a peur du travail et de la douleur? Et comment peut savoir qu'il est homme celui qui n'est point préparé à ce pourquoi l'homme est né? Or, il est dit : " L'homme naît pour le travail (Job. V, 7). " Quant à la douleur, il n'y a que celui qui n'est pas né dans la douleur qui puisse douter qu'il soit né pour la douleur; mais les cris de la mère qui enfante, indiquent la douleur, en même temps que les pleurs et les vagissements de celui qu’elle enfante, indiquent le travail. Le Prophète a dit: " Vous considérez, Seigneur, le travail et la douleur (Psal. IX 37)." Le travail dans l'action et la douleur dans la souffrance. Aussi quelqu'un qui savait qu'il était homme se déclarait-il, avec humilité, prêt à l’un et à l'autre à la fois. " Mon coeur est prêt, Seigneur, dit-il, mon coeur est prêt (Psal. LVI, 8). " Et, pour montrer plus clairement encore cette double préparation, il dit, en parlant de l'action : " Je suis prêt et ne suis point troublé, je suis tout prêt à garder vos commandements (Psal. CXVIII, 60); " et, en parlant de la souffrance : " Je suis préparé à souffrir les châtiments, et ma douleur est continuellement présente à mes yeux (Psal. XXXVII, 18)."

2. Il n'est personne qui puisse se vanter d'échapper à cette double étreinte dans cette misérable vie; il n'y a pas un seul enfant d'Adam qui vive sans travail, pas un sans douleur. Si on y échappe une fois, c'est pour y retomber plus lourdement une autre fois. Le Prophète a dit : Ils ne participent point aux travaux des hommes, et ils n'éprouveront point les fléaux auxquels les autres hommes sont exposés (Psal. LXXII, 5) : " il ne faut pas croire pour cela qu'ils sont toujours exempts de travail et de peine, car " c'est ce qui les rend superbes, " continue le Prophète; or, ce n'est pas un petit travail, et " ils se couvrent de leurs crimes et de leurs impiétés, " qui sont de redoutables fléaux, s'il est vrai, comme le Seigneur nous en donne l'assurance, qu'il n'y a pas de joie pour les impies (Isa. LVI), 21). S'ils ne ressentent plus ni l'anxiété du travail, ni les coups des fléaux, leur insensibilité mérite est une preuve de l'excès de leurs souffrances: Le pauvre sue dans son travail corporel, mais le riche a-t-il moins de fatigue dans les travaux de l'esprit ? Ils ouvrent la bouche, l'un pour bailler de faim, l'autre de satiété, mais ce dernier bien souvent ne souffre pas moins que le pauvre. Enfin, les démons eux-mêmes , non pas seulement les hommes , font et souffrent, bon gré, malgré, ce que la divine Providence leur a ménagé.

3. D'ailleurs ce qu'on nous recommande ce n'est pas l'obéissance des lépreux, ni la patience du chien, voilà pourquoi nous ne demandons point simplement que la volonté du Seigneur se fasse, il est évident, en effet, qu'elle s'accomplit en foules choses, et par toutes choses, car qui est-ce qui résiste à sa volonté ? Mais nous demandons qu'elle se fasse " sur la terre comme dans les cieux (Matt. I, 19). " Il ne me semble pas moins nécessaire, après les deux prières par lesquelles nous demandons à notre Père, qui est dans les cieux, que son nom soit sanctifié, et que son règne arrive, d'ajouter encore celle-ci : que votre volonté soit faite, et que le tout soit " sur la terre cumule dans lus cieux." Après tout, en quel lieu son nom n'est-il pas sanctifié.? En quel endroit son règne n'est-il point arrivé? puisque, au seul hoir (le Jésus, tout genou fléchit dans le ciel, sur la terre, et dans les enfers (Philipp. II, 10) 2 " Je vous connais, dit l'esprit malin lui-même, je sais que vous êtes le Fils de Dieu (Marc. I, 24). Mais ce nom est sanctifié d'une manière bien autre et bien différente dans les cieux, oie il est salué par ces cris d'une joie inénarrable : " Saint, saint, saint est le Seigneur Dieu des armées (Isa. VI, 3). " De même non-seulement il règne sur la terre, fiais il règne encore, dans les enfers, car il a le pouvoir de la vie et de la mort. Mais son royaume n'est pas du tout le même dans ceux qui le servent malgré eux, et dans ceux qui le servent de bon coeur.

4. L'obéissance est une bonne nourriture, car le Seigneur lui-même nous a dit : " Ma nourriture à moi, c'est de faire la volonté de mon Père (Joan. IV, 34). " Le Prophète a dit aussi : " Vous mangerez des travaux de vos mains; vous êtes heureux, et tout vous réussira (Psal. VCXXII, 2). " C'est également une excellente nourriture que la patience du pauvre, qui ne périra jamais, que le pain des larmes, le pain de la douleur. Mais à l'une et à l'autre il faut un assaisonnement, sans lequel elles sont fades et ne peuvent redonner dés forces, sans lequel même elles ne sauraient donner que la mort à ceux qui les prennent. Oui, mes frères, ces deux nourritures sont fort dures, et si on n'y mêle un condiment qui en relève le goût elles font un, plat qui ne peut donner que la mort. Or quel condiment plus savoureux que celui de la sagesse? C'est le vrai bois de vie de Moïse, qui rend douces les eaux amères de Marath (Exod. XV, 4); c'est la petite mesure de farine d'Élisée qui rend douce la bouillie des Prophètes (IV Reg. IV, 4); c'est le feu que Dieu a ordonné d'entretenir à perpétuité sur l'autel (Levit. VI, 12), c'est l'huile dont le manque fut cause que la porte de la salle des noces fut fermée aux vierges folles (Matt. XXV, 12); c'est le sel qui ne doit jamais manquer au sacrifice, selon les prescriptions de la loi (Levit. II, 13). Voilà pourquoi nous appelons insipides les gens qui manquent de sagesse, pourquoi aussi le Seigneur veut que nous ayons du sel (Marc. IX, 49), pourquoi enfin l'Apôtre nous recommande d'avoir une conversation assaisonnée du sel de la sagesse (Coloss. IV, 6).

5. Toutefois, il me semble que la sagesse que je veux ajouter en troisième à l'obéissance et à la patience peut se diviser en trois, en sorte que notre assaisonnement se composerait en quelque sorte lui-même de trois herbes différentes. En effet, il faut de la justice dans l'intention, de la gaieté dans l'action, de l'humilité dans les pensées intimes. Notre obéissance ou notre patience seraient insipides et fades, en quelque sorte, au palais de Dieu, s'il n'était lui-même la cause de tout ce que nous faisons ou souffrons, attendu que tout ce que nous faisons c'est pour la gloire de Dieu que nous devons le faire, et que nous sommes heureux, lion point si nous souffrons quelque chose, mais si nous le souffrons pour la justice. Il faut éviter aussi la faiblesse d'âme et la tristesse dans tout ce que nous avons à faire ou à souffrir, attendu que " Dieu aime celui qui donne avec gaieté (II Cor. IX, 7). " Enfin, la gaieté et la dévotion de la volonté, on le sait, a spécialement rapport à cette préparation dont je vous ai parlé précédemment. Mais ce qu'il faut éviter plus que tout, c'est l’orgueil; car quiconque a des pensées orgueilleuses, ce qu'il fait et ce qu'il souffre ne sort qu'à la vanité, or, je ne sache pas de goût plus désagréable, ou plus contraire que celui-1à à la Vérité. Voyez-vous comme; il est important à l'homme de savoir qu'il est homme, pour être prêt à obéir au commandement de Dieu, et à souffrir ses fléaux; et aussi, puisqu'il ne petit ici bas éviter entièrement ni le travail, ni la douleur, pour s'appliquer désormais à supporter l'un et l'autre, de telle sorte qu'ils se changent pour lui en une nourriture salutaire? En effet, il est dit . " Mieux vaut l'obéissance que les victimes (I Reg. XV, 22), " et ailleurs, " L'homme patient vaut mieux que l'homme fort (Prov. XVI, 32). " C'est la désobéissance qui a causé la mort dans le monde. L'expérience est là pour nous tous, car tous nous ne sommes sujets à la mort qu'à cause d'elle. Quant à l'impatience, elle est la perte de l'âme, selon ce mot du Seigneur : " C'est par votre patience que vous posséderez vos âmes (Luc. XXI, 19). " Il en est de même de la sagesse dont je vous ai parlé, elle n'est pas moins nécessaire que les deux autres an salut, car ce n'est pas seulement par leur désobéissance, ou par leur impatience, que ceux à qui l'obéissance ou la patience a fait défaut ont péri, niais c'est aussi par leur folie, que ceux qui n'ont point eu de sagesse se sont perdus.

6. Or, tout cela, mes frères, c'est afin que les hommes sachent bien qu'ils sont hommes et destinés à agir et à souffrir. Il fut un temps où l'homme était dans l'action et la méditation, agissant sans souffrir, et méditant sans travail, c'était quand il se trouvait placé dans le paradis pour y travailler et le garder. Après cela, s'il ne fût point tombé de cet. état, il devait un jour en être tiré, pour ne plus se livrer enfin avec bonheur qu'à la contemplation, de même que, du rang inférieur où il se trouve maintenant, il doit tomber plus bas encore, s'il ne fait pas tous ses efforts pour se relever; mais alors il n'y aurait plus pour lui que la souffrance, attendu que dans l'enfer il n'aurait plus ni à agir, ni à raisonner, mais à souffrir. Il était heureux lorsque son corps n'appesantissait point son âme, et rie la corrompait pas non plus, mais il eût été bien plus heureux encore s'il en était arrivé à ce point, de n'avoir plus besoin d'agir, de percevoir plus complètement et plus parfaitement la sagesse, d'aimer gratuitement son corps, comme s'il n'avait en besoin de lui en quoi que ce fût. C'eût été le plus bel ordre, et ce le sera encore lorsqu'il s'établira. Il ne faut pas désespérer, en effet, de voir le temps où le corps pourra dire à l'âme comme l'âme dit à Dieu : " Vous n'avez pas besoin de mes biens (Psal. XV, 2) ; vous nie comblerez de joie par la vue de votre visage (Ibid. 11). " C'est alors que nous serons au sein de la plénitude et complètement rassasiés, c'est quand votre gloire aura apparu. Car, pour ce qui est de l'espérance que nous avons de voir notre corps se réformer et devenir semblable au corps glorieux du Seigneur, ce ne sera que le fruit d'une sorte de surabondance qui fera que nous nous réjouirons avec bonheur sinon uniquement dans sa propre glorification. " Votre femme, est-il dit, sera à côté de votre maison comme. une vigne, qui porte beaucoup de fruits (Psal. CXXVII, 3). " Votre chair sera donc honorée, mais selon sa mesure, elle ne sera point placée au milieu de la maison, mais à côté, non en face de vous, mais à droite ou à gauche. " Vos enfants seront autour de votre table comme de jeunes oliviers (Ibid. LI). " Ainsi les oeuvres ne vous manqueront pas non plus, mais ces oeuvres ce sont celles que vous faites maintenant, non pas des oeuvres qui vous aurez à faire alors, selon cette autre parole de l'Écriture : "Leurs oeuvres les suivront (Apoc. XIV, 13)." D'ailleurs, quoique nous félicitions le Seigneur et rendions grâces à Dieu. sur les choses que nous avons faites avec la grâce, nous ne leur donnerons pourtant point la première place, mais nous les mettrons autour de la table.

7. Quant à présent, nous trouvant dans la région des corps, nous sommes soumis aux corps, et depuis le jour où nos parents ont transgressé la loi du Seigneur, non-seulement c'est pour nous le temps d'agir, mais même c'est de celui souffrir, c'est pour nous tous le règne du travail et de la douleur. Sans doute, un morceau de pain d’orge est une nourriture bien dure à manger ; mais après avoir offensé son roi, le soldat, chassé de son palais, sera peut-être forcé, si délicat qu'il soit, de se retirer auprès de son unique serviteur, et là de se tenir dans l'obscurité et d'accepter chez lui nue nourriture à laquelle il n'est pas accoutumé; d'échanger les délices de la table du roi contre les mets des paysans, et sa noble couche contre la paille de l'esclavage, selon ces paroles du Prophète des lamentations : " Ceux qui mangeaient dans la pourpre, on embrassé l'ordure et le fumier (Thren. IV, 5). " En parlant ainsi , le Prophète déplorait le sort surtout des nobles créatures qui, après avoir oublié leur condition première , ne voient même pas leur misère présente, non-seulement ne font pas , attention à ce qu'elles souffrent, mais encore en sont venues au point de regarder des maux presque extrêmes comme de grands biens. Voilà ce qui lui faisait dire, en parlant de lui-même : " Je suis un homme qui voit sa pauvreté sous la verge indignée du Seigneur (Ibidem, III, 1). "

8. Connaissons, mes frères, et déplorons nos infortunes présentes. Que chacun de nous éclate en pieuses lamentations et dise : " Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort (Rom. VII, 24) ? " Tâchons de nous dérober aussi quelquefois nous-mêmes, de nous soustraire, ne serait-ce qu'une heure, à ces fâcheuses occupations, de lancer nos âmes, et de décocher nos murs vers ce qui est leur bien d'autant plus doux qu'il est plus naturel. C'est là ce que signifient ces paroles : " Soyez dans un saint repos, et voyez que c'est moi qui suis Dieu (Psal XLV, 11). " Or, cette vue n'est pas une vue des veux, mais du cour, car le Seigneur a dit : " Heureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu (Matt. V, 8). " C'est donc le fait du coeur de voir Dieu, et il n'a besoin, pour cela, d'aucun instrument étranger. C'est le vrai pain de l'âme, dont le Prophète parlait, quand il s'écriait : " Mon coeur s'est desséché , parce que j'ai oublié de manger mon pain (Psal. CI, 5). " Certainement, quand nous disons : Il n'y a rien de plus facile que de dire, c'est par comparaison avec la difficulté de faire, attendu que la langue tourne bien plus facilement que la main, et, a plus tôt fait de dire un mot que la main de faire quelque chose. Mais penser est encore plus facile que parler et agir, attendu que, dans la pensée , c'est par sa propre bouche que l'âme parle, par ses propres yeux qu'elle voit, et par ses propres mains qu'elle agit, quoique elle se trouve quelquefois contrainte de travailler au milieu de ses gémissements et d'arroser sa couche de larmes de la componction. Cela vient de ce que notre vie s'est tellement approchée de l'enfer, qui est l'endroit de la souffrance, que nous ne pouvons plus agir, que dis-je? que nous ne pouvons même plus penser sans souffrance. En effet, notre action n'est-elle point passive (a) en quelque sorte, et n'y a-t-il pas un travail, une fatigue même dans l'acte de penser ? Hélas, hélas ! je suis la génisse d'Éphraïm qui s'est accoutumée à fouler le grain, à porter le joug, et à ne connaître plus le repos (Osée, X, 12) ! Quand viendrai-je, et quand paraîtrai-je devant la face de mon Dieu (Psal. XLI, 3) ? Quand toutes ces choses cesseront-elles , quand viendra le temps où il n'y aura plus ni larmes, ni cri, ni douleur, ni travail ? Quand donc mon âme s'enivrera-t-elle de l'abondance des biens de la maison de Dieu, et boira-t-elle au torrent qui coule sans fin des voluptés divines ? Quand se sentira-t-elle absorbée tout entière dans la contemplation de la lumière si sereine de Dieu ? O mes petits enfants, aspirons aux portiques du Seigneur , soupirons sans cesse vers eux. C'est là qu'est la patrie pour nous, aspirons-en du moins les senteurs, et saluons-là de loin. Ainsi soit-il.

a Dans un autre endroit, saint Bernard dit que le Christ est dans sa vie une action passive, et dans sa mort, une passion active. Voir le sermon pour le mercredi saint, n. 21.
 
 
 
 
 
 

TROISIÈME SERMON. Sur le cantique du roi Ézéchias : " Lorsque je ne suis encore qu'à la moitié de mes jours, etc. (Isa. XXXVIII, 10). "

1. Les hommes sanguinaires (a) et trompeurs ne diminueront point. leurs jours de moitié (Psal. LIV, 24), mais ils persévéreront dans leur vieillesse jusqu'à la mort, et cela parce qu'ils ne craignent pas le Seigneur. Quant à l'homme qui est invité, par la crainte de Dieu, à la sagesse, à l'instant même il diminue ses jours de moitié, en s'écriant dans sa crainte : "Je m'en vais aux portes de l'enfer ( Ps. XXXVIII, 10)." Mais lorsque la crainte de l'enfer a commencé à apaiser son ardeur au mal, il se met à chercher la consolation dans le bien, attendu qu'il faut que l'homme se console d'une manière ou d'une autre. La bonne consolation est celle qui repose sur l'espérance du salut éternel, où, par la grâce de Dieu, il retrouve la vie et la gaieté, loin du péché qui élevait un mur de séparation entre lui et Dieu. Lorsqu'il commence à faire des progrès dans la crainte de Dieu, comme c'est proprement ce qui s'appelle vivre avec piété en Jésus-Christ, il ne peut éviter, selon le témoignage même de la sainte Écriture, de souffrir la persécution (II Tim. III, 12) ; en sorte que sa joie, récente encore, se change en tristesse, et la douleur du bien qu'il a à peine effleurée du bout des lèvres, s'il m'est permis

b L'auteur des Fleurs de saint Bernard rapporte ce passage dans son livre VIII. chapitre 33.

de parler ainsi, en amertume, et lui fait dire : " Ma harpe est devenue un instrument de deuil, et mes chants ne sont plus que des lamentations (Job. XXX, 31). " Il pleure donc plus amèrement la perte de cette douceur qu'il n'avait pleuré auparavant d'avoir goûté à la douceur du péché, et il demeure dans ces larmes jusqu'à ce que, par la grâce de Dieu, la consolation rentre dans son âme. A peine y est-elle revenue, qu'il reconnaît que la tentation qu'il a soufferte était une épreuve plutôt qu'une désolation. Or les épreuves tendent à nous instruire, non point à nous détruire, selon ce mot de l'Écriture : " Vous visitez l'homme au matin de sa vie, et aussitôt vous le mettez à l'épreuve (Job. VII, 18). " Voilà ce qui fait que, connaissant le profit qu'il recueille de la tentation, bien loin de la fuir, il l'appelle de tous ses voeux, et s'écrie "Éprouvez-moi, Seigneur, et tentez-moi (Psal. XXV, 2). " Ces fréquentes alternatives de la grâce qui la visite, et de la tentation qui l'éprouve, font faire des progrès à l'âme; car en même temps que la visite de la grâce l'empêche de tomber dans le découragement, celle de la tentation ne lui permet pas de s'enorgueillir. A peine son oeil intérieur est-il purifié par un tel exercice, que la lumière sur laquelle elle aspire à fixer fidèlement ses regards, lui apparaît, mais accablé par le poids de son propre corps, elle retombe bon gré mal gré sur elle-même. Cependant, après avoir goûté, pendant quelque temps, combien le Seigneur est doux, elle en retient la saveur au palais de son coeur, lorsqu’elle est rentrée en elle-même, ce qui la fait soupirer, non plus après un de ses biens, mais après lui. C'est même' en cela que consiste la vraie charité qui ne cherche pas ses intérêts ainsi que les dispositions d'un fils qui n'aime que son père, et ne recherche point son propre avantage. La crainte ne saurait faire qu'un esclave qui ne songe qu'à ce qui lui est avantageux; et l'espérance, qu'un mercenaire, qui ne voit que le profit à faire.

2. Évidemment Ézéchias a passé par ces degrés, et il a voulu les faire connaître à ceux qui doivent y passer aussi, quand il s'est écrié : " A la moitié de mes jours, je m'en vais aux portes de l'enfer (Isa. XXXVIII, 10). " C'est comme s'il avait dit : Le jour où, déposant l'image de l'homme terrestre, j'ai commencé à porter celle de l'homme céleste, je conçus dans la crainte, comme on dit, et je, m'écriai: " Je vais aux portes de l'enfer. " Mais la crainte n'était pas du désespoir en moi, "j'ai cherché le reste de mes années, " pour commencer enfin à vivre pour moi, après avoir vécu jusqu'alors contre moi. Or je les ai cherchées ces années auprès de celui qui a dit: " Sans moi vous ne pouvez rien faire (Joan. XV, 5). " En effet, sans lui je ne pouvais, je ne dis point venir à lui, mais pas même me retourner de son côté, car je ne suis qu'une vapeur qui passe, et ne sait revenir sur ses pas (Psal. LXXVII, 39). " J'ai donc cherché le reste de mes années, et, après l'avoir trouvé, car celui qui excite à le chercher ne le refuse point à ceux qui le cherchent, aussitôt j'ai éprouvé la vérité de cette parole du Sage " Mon Fils, lorsque vous entrerez au service de Dieu, demeurez ferme dans la justice et dans la crainte du Seigneur et préparez votre âme à la tentation (Eccli. II, 1). " Aussi, quand je me sentais pressé par la tentation, et qu'il me semblait que je me trouvais comme circonvenu dans les espérances du salut que je venais de concevoir, je me suis écrié: " je ne verrai pas le Seigneur Dieu dans la terre des vivants, " comme j'avais eu la présomption de l'espérer aux jours de mon abondance; car " j'avais dit dans cette abondance je ne saurais jamais déchoir (Psal. XXIX, 7) ; " je ne faisais point réflexion que c'est par un pur effet de votre bonté, Seigneur, non pas par ma propre force, que vous m'aviez affermi dans l'état florissant où j'étais. Aussi " avez-vous détourné votre visage de moi, et je me suis trouvé tout rempli de trouble (Ibid. 9), " attendu que je ne dois plus voir le Seigneur Dieu, c'est-à-dire le Père, dans la terre des vivants. " Je ne verrai plus l'homme ; " sans doute le Fils de Dieu dont il est dit : " Il est homme, qui l'a connu (Jerem. 17) ? " " ni celui qui habite dans le repos, " c'est-à-dire le Saint-Esprit dont il est écrit. " Sur qui mon esprit se reposera-t-il, sinon sur l'humble et le paisible (Isa. LXVI, 2) ? "

3. Il ajoute après cela : "Les enfants que j'ai engendrés, " c'est comme s'il avait dit : les enfants de mes oeuvres que j'avais commencé à mettre au monde dans la crainte, afin qu'on put dire de notre âme : " elle avait beaucoup d'enfants, elle est tombée à rien (I Reg. II, 5), m'ont été enlevés, ils ont été roulés. " Mais cette pieuse lignée " Qui m'a été enlevée, qui a été roulée comme on roule la tente des bergers, " et mise en réserve pour un temps, non rejetée pour toujours. Il continue : " ma vie a été coupée comme le fil que coupe le tisserand, " pour que je susse bien que le progrès de ma vie n'est pas entre mes mains ; mais dans celles du Tout-Puissant, de même que la toile est sous la main du tisserand, d'autant mieux " qu'il la tranche lorsqu'elle ne faisait que commencer, " à son principe même, en sorte qu'il a repris ce qu'il me donnait. Toutefois si ma force a, défailli elle ne m'a pas pourtant abandonné tout à fait, au point, de laisser croire que celui qui avait pu commencer n'a pas pu achever. Mais qu'ai-je besoin de m'étendre davantage ? J'ai pu bientôt me convaincre de cette vérité que " c'est dans la faiblesse que la puissance éclate davantage (II Cor. XII, 9), " et je me suis écrié : " c'est un bien que vous m'ayez humilié (Psal. CXVIII, 71). " J'ai vu par là en effet, " dès le matin, que vous termineriez ma vie le soir même, " c'est-à-dire que vous me consommeriez moi-même. Ce n'est pas air matin seulement de votre visite, ou le soir de la tentation, mais dans l'un et dans l'autre, que consiste la perfection pour moi. J'étais un insensé, moi qui me contentais " d'espérer jusqu'au matin, " puisque David dit : " Israël doit espérer dans le Seigneur depuis le point du jour jusqu'à la nuit (Psal. CXXIX, 6). " Mais comme j'étais faible dans mon espérance, il a brisé comme un lion tous mes os : " je veux dire la force dans laquelle je mettais imprudemment toute ma confiance pour l'avenir, sous l'aile tutélaire de la grâce. Mais qui est celui qui a brisé ainsi mes os, sinon le diable notre ennemi, qui rôde comme un lion rugissant, et cherche quelqu'un à dévorer ? Mais vous, Seigneur, vous me relevez de cette humiliation et de cette épreuve qui m'ont brisé, " et vous ne finirez ma vie que le soir, " attendu que c'est du soir et du matin que se compose un jour tout entier.

4. Voilà pourquoi je bénirai le Seigneur, comme j'ai appris à le faire, en tout temps, c'est-à-dire, le matin et le soir (Psal. XLVIII, 19), non pas à la manière de ceux qui ne vous bénissent que lorsque vous leur faites du bien; non pas comme ceux qui ne croient que pour un temps, et se retirent lorsque la tentation s'approche (Luc. VIII, 13) ; mais je dirai avec les saints : " Si nous recevons le bien de la main de Dieu, pourquoi donc n'en recevrions-nous pas aussi le mal (Job. II, 10) ? " Le matin "je crierai donc comme le petit de l'hirondelle vers le Seigneur, " et le soir, "Je gémirai comme la colombe, " c'est-à-dire, lorsque le matin de la grâce me sauvera, je me réjouirai comme l'hirondelle et je ferai comme elle entendre ma voix pour remercier la grâce de sa visite : puis, quand viendra le soir, le sacrifice du soir ne fera point défaut, je gémirai comme la colombe, et répandrai des larmes dans la tribulation. Voilà comment le matin et le soir seront également consacrés à Dieu, puisque le soir sera donné aux larmes et le matin à la joie. Oui, à la nuit tombante, je serai plongé dans le deuil et l'affliction, après avoir joui du bonheur et de la joie du matin. Dieu aime également le pécheur dans la componction et le juste dans les joies de la dévotion, de même qu'il hait le juste ingrat autant que le pécheur que rien ne trouble. Certainement, "semblable au petit de l'hirondelle, " on me verra voler ça et là, m'occuper des emplois de Marthe, et donner joyeusement à tout ceux qui se trouveront dans la nécessité. " Je gémirai comme la colombe ; " sur ce qui résiste en même temps que je verrai ce qui reste. Voilà ce que je ferai le matin et le soir, c'est-à-dire avant et après, selon ce que Laban a dit, en parlant de celles qui étaient le type de ces deux époques de la vie : " Ce n'est pas la coutume chez nous de marier les plus jeunes avant leurs aînées (Gen. XXIX, 26), bien qu'on passe indifféremment de l'une à l'autre. C'est, je pense, ce que Job veut faire entendre quand il dit : " si je m'endors je dis aussitôt : quand me lèverai-je, et de même quand je me lève, j'aspire au soir (Job. VII, 4). " Si, arrivé au soir de la contemplation, il était en repos, il aspirait au matin pour ressusciter à l'action, de même que, fatigué aussi, il attendait le soir pour revenir avec bonheur, aux doux loisirs de la contemplation.

5. On peut désigner également parle ramage de la babillarde hirondelle, et par les gémissements de la plaintive colombe, les chants de l'Eglise, et les secrets soupirs de la prière; mais il semble qu'un sentiment intermédiaire doive être préféré si on lient compte des paroles suivantes : " Mes yeux se sont lassés à force de regarder en-haut." Soit qu'on entende le mot d'Ezéchias, en ce sens que ses yeux sont devenus plus fils et plus pénétrants à force de regarder en-haut et de contempler les choses sublimes et élevées, soit qu'il faille le prendre dans le sens d'affaiblis, de privés de leur pénétration première, selon cette expression d'un Prophète : "Mes yeux sont devenus languissants dans l'attente de vos promesses (Psal. CXVIII, 82), " et de cette autre : " Je me suis souvenu de Dieu, et j'ai trouvé ma joie dans ce souvenir, je me suis exercé dans la méditation, et mon esprit est tombé en défaillance (Psal. LXXVI, 4), " enfin, soit qu'on l'entende d'une manière, soit qu'on l'entende de l'autre, il n'en désigne pas moins la contemplation. D'ailleurs, le dernier sens paraît plus en rapport avec le contexte. En effet, Ézéchias ajoute : " Je souffre une violence extrême. " C'est comme s'il avait dit : Seigneur, ce n'est pas de mon plein gré, mais bien malgré moi que je me vois détourné, arraché de votre contemplation; attendu que " le corps qui se corrompt appesantit l'âme, et que cette demeure de terre abat l'esprit par la multitude des soins qu'elle exige. (Sap. IX, 15). " Répondez donc pour moi, ô vous qui êtes mon Créateur, vous qui connaissez la condition de ma nature. Si ce sont mes péchés qui sont cause de cela; s'il ne faut point s'en prendre au vice de la nature, mais à mes détestables habitudes, n’en répondez pas moins pour moi, en attachant mes péchés à la croix, en les effaçant par votre sang, afin qu'il n'y ait plus rien qui nuise à ma contemplation. " Car que dirai-je, ou bien que me répondra-t-il, puisque c'est lui qui me fait souffrir ces maux? " Vers quel autre que lui tournerai-je mes regard, ou quel autre répondra pour moi ? Car ce n'est que lui, non point un autre qui m'a fait la difficulté, ou plutôt l'impossibilité où je me trouve, en me frappant de cette sentence : " Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front (Gen. III, 19). "

6. Si au lieu de ces mots : " c'est lui qui m'a fait souffrir, " on lit " c'est moi qui me suis fait souffrir, " 1e roi Ézéchias s'en prend à lui-même, comme s'il avait voulu faire retomber sur son auteur la faute dont il charge la nature, et s'impute le tout à lui et à ses péchés, en s'écriant : " Que dirai-je et que me répondra-t-il, puisque c'est moi qui ai fait le mal ? " C'est-à-dire ce que je souffre, et que j'ai mérité de souffrir en péchant. Il n'y a qu'une chose à faire pour moi : " C'est de repasser devant vous, Seigneur, toutes les années de ma vie dans l'amertume de mon âme. " Évidemment je ne suis pas digne de penser à vous avec douceur : je ferai ce que je puis; je penserai à moi dans l'amertume de mon âme. Vous habitez une lumière inaccessible, et je ne saurais, de mes faibles regards, contempler longtemps l'éclat de votre lumière, aussi reviens-je avec confusion aux ténèbres habituelles et familières de mon ancienne vie, non pas pour y demeurer étendu encore avec tin plaisir mortel, mais pour les punir, et pour les repasser dans l'amertume de mon âme. Il aurait fallu, si c'eût été possible, que je revinsse à la vie une seconde fois, si je puis parler ainsi, puisque j'ai mal vécu; mais comme je ne le saurais, du moins je repasserai devant vous toutes mes années passées, dans l'amertume de mon âme; Je referai ainsi, par la pensée, ce que je ne puis refaire par l'action. Je les repasserai devant vous, parce que ce n'est que contre vous que j'ai péché; afin que vous me justifiiez pendant que je me condamnerai, et que vous l'emportiez en miséricorde quand vous me jugerez vous-même. Sans doute j'y avais pensé bien des fois auparavant; mais comme ce qui peut m'arrêter n'a point encore été assez puni, je reviens de nouveau à repasser toutes ces choses dans l'amertume de ma vie , jusqu'à ce qu'elles soient si bien extirpées, qu'elles ne puissent plus causer aucun obstacle.

7. Ce zèle, je le pense, ne sera point stérile ; " car c'est ainsi que l'on vit, " ou plutôt puisque c'est ainsi que l'on vit, non point selon la chair, mais selon l'esprit. " Si la vie de mon coeur et de mon esprit se passe dans de telles dispositions, " c'est-à-dire non moins dans la considération de ce que je suis que dans la contemplation de ce que vous êtes, Seigneur, " vous me châtierez " de plus en plus," et vous me rendrez la vie. " Or, je suis repris et châtié, quand je rentre avec des sentiments de componction au-dedans de moi, et je reviens à la vie, dès que, me relevant un peu, je puis vous contempler de quelque manière que ce soit. Ainsi, vous me reprendrez en me montrant à moi-même , et vous me rendrez la vie en vous montrant à moi. Or, il faut nécessairement que vous me vivifiiez " car c'est dans la paix que j'ai trouvé la plus profonde amertume. " J'ai souffert, en effet, une bien grande amertume pour mes péchés, dans le commencement de ma conversion, c'est même ce qui m'a fait pousser ce cri : " Je vais descendre aux portes de l'enfer. " j'en ai ressenti une bien plus grande encore, à cause des terreurs dont étaient accompagnés les progrès de ma conversion, et qui me faisaient dire : " Je ne verrai point le Seigneur Dieu dans la terre des vivants. " Mais après que les péchés et les terreurs qui m'assaillaient le plus ordinairement, se sont trouvés expiés par la pénitence ou assoupis, je n'en ai pas moins senti dans cette paix une incroyable amertume, à cause du manque de contemplation. Mais vous, Seigneur, qui d'un côté, par pitié pour moi, m'avez pardonné mes péchés, et par votre secours, m'avez fait vaincre mes tentations, vous me rendrez maintenant la joie de votre salut. C'est là le sens des paroles d'Ézéchias , quand il continue : " Vous avez délivré mon âme et l'avez empêchée de périr, " a dans le conflit de ses vices et dans le choc de ses tentations, et vous avez jeté derrière vous tous mes péchés," selon la multitude de vos miséricordes.

8. Ce n'est pas sans raison que vous avez agi ainsi " car ce n'est, pas l'enfer qui vous bénira, " l'enfer, dis-je, où j'étais déjà presque tombé quand je me vis renversé pas le choc de mes tentations; or " si Dieu ne m'eût assisté il s'en serait fallu de peu que mon âme ne fût tombée dans l'enfer (Psal. XCIII, 17) ; mais la mort ne vous louera point non plus, " la mort, dis-je, dont je sentais les étreintes, lorsque je gisais encore victime de mes péchés. " Et ceux qui descendent dans le lac ne s'attendront point à voir votre vérité. " Je veux parler de ceux qui, après avoir goûté la douceur de la contemplation, tombent ensuite dans le lac du désespoir. La mort, c'est l'état de ceux qui gisent dans leurs péchés avant leur conversion. L'enfer, c'est celui de l'âme qui succombe à la tentation après avoir obtenu la rémission de ses péchés; enfin le lac est le gouffre qui engloutit ceux qui tombent dans le désespoir après avoir connu la contemplation. Car plus on s'est élevé haut, plus la chute est grave et la brisure certaine. " Non, par conséquent, l'enfer," je veux dire ceux qui, après leur conversion, se laissent encore vaincre par la tentation, " ne vous louera point, Seigneur, non plus que la mort, " c'est-à-dire ceux qui ne se sont point encore ni convertis ni confessés, qui se réjouissent du mal qu'ils font, et sont dans la joie pour les pires choses (Prov. II, 14 et Eccli. XVII. 26). Il est clair, en effet, que la confession d'un mort est comme si elle n'était pas. " Et ceux qui descendent dans le lac, ne s'attendront point à voir votre vérité : " Je veux parler de ceux qui ont eu le malheur de rouler du faite de la contemplation de Dieu dans le lac de leur propre défiance, ce qui ne manque jamais d'arriver, quand on se laisse absorber par une tristesse excessive, après avoir connu les excès de la joie. Mais " ce sont les vivants, ô mon Dieu, oui ce sont les vivants qui vous loueront.

Or, il y en a qui sont vivants selon la chair et morts selon l'esprit, de même qu'il y en a qui sont morts en même temps selon la chair et selon l'esprit; or, ni les uns ni les autres ne vous loueront et ne vous béniront, Seigneur. Mais " les vivants et les vivants seuls confesseront vos louange, " je veux dire ceux qui seront vivants, non-seulement selon la chair, mais aussi selon l'esprit, voilà ceux qui vous béniront, " comme je le fais aujourd'hui. " Or, par cette grâce, j'espère vivre de cette double vie. Mais continuons.

9. " Le Père annoncera votre vérité à ses enfants. " La vérité n'est point révélée au serviteur, parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître (Joan. XV, 15). Le mercenaire n'est pas non plus admis à le contempler, parce qu'il ne recherche que son propre avantage. Mais le Père fera connaître sa vérité au fils qu'il entend lui dire : " Toutefois, ô mon Père, que votre volonté soit faite (Matt. XXVI, 39). " Ainsi, au serviteur, Dieu révèle sa puissance ; au mercenaire, sa félicité et au fils, sa vérité. Ce n'est pas que ces choses en Dieu soient distinctes les unes des autres; car, pour lui, être puissant, heureux et vrai, c'est tout un ; mais c'est que le créateur est diversement connu de ses créatures, à raison des divers sentiments et des différents rapports de ces mômes créatures. En effet , il est dit : Vous serez saint, Seigneur, avec celui qui est saint, et à l'égard de celui qui n'est pas droit, vous aurez aussi comme des détours (Psal. XVII, 26). Écoutons le langage du fils : " Seigneur , sauvez-moi, " Pourquoi s'exprime-t-il ainsi? Peut-être, est-ce pour ne point brûler dans l'enfer, et n'être point frustré de sa récompense. Non , répond-il, " Mais, pour chanter tous les jours de notre vie, nos cantiques à votre gloire dans la maison du Seigneur. " Je ne recherche pas mon salut, dit-il, pour échapper aux peines de l'enfer, ou pour régner dans les cieux , mais pour vous louer éternellement avec ceux dont il a été dit : " Heureux ceux qui demeurent dans votre maison, Seigneur, ils vous loueront dans les siècles des siècles (Psal. LXXXIII, 5). " Le serviteur dit de son côté : " Je m'en vais aux portes de l'enfer, " le mercenaire dit du sien : " Je ne verrai pas le Seigneur Dieu dans la terre des vivants, " et le Fils : " Nous chanterons tous les jours de notre vie nos cantiques dans la maison du Seigneur. " Ce qui a bien du rapport avec cette autre exclamation : " Ouvrez moi les portes de la justice , afin que j'y entre et que je rende grâce au Seigneur (Psal. CXVII, 19). " Que celui qui a peur d'aller aux portes de l'enfer et celui qui désire voir Dieu pour se reposer, cherchent l'un et l'autre leurs propres intérêts. Mais celui qui aspire à chanter des cantiques dans la maison du Seigneur, n'a pas la pensée d'échapper à un péril, de même qu'il ne soupire point après certains avantages, il n'est évidemment préoccupé que de l'amour de celui qu'il ambitionne de louer tous les jours de sa vie. C'est donc avec raison qu'est loué dans l'éternité Celui qui vit et règne dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 

QUATRIÈME SERMON. Il faut rechercher Dieu: il y a trois liens qui nous rattachent à lui.

1. Nous ne demeurons point là toute la journée à ne rien faire, nous savons, en effet, ce que nous cherchons et qui nous a loués. C'est Dieu que nous cherchons, c'est Dieu que nous espérons. Ce n'est pas une chose de peu d'importance, ni l'objet d'une ambition commune, puisque celle qui se glorifie, d'une piété particulière se plaint bien souvent d'en être privée, quand elle s'écrie : " Je l'ai cherché et ne l'ai point trouvé (Cant. III, 1). " S'il est aimable il est aussi admirable, et si on ne le trouve point quand on le cherche, on le trouve aussi quand on ne le cherche point. Si nous avions vu le jour au moment où l'homme apparut sur la terre et que notre vie durât jusqu'à des centaines de mille ans, le temps présent n'en serait pas plus digne pour cela d'être mis en comparaison avec la gloire qui sera un jour révélée en nous. C'est maintenant le temps de chercher, maintenant luisent les jours propices pour trouver. Il est dit . "cherchez le Seigneur tandis qu'on peut le trouver; invoquez-le pendant qu'il est proche de vous (Isa. LV. 6). " Un jour viendra où on ne le pourra plus, où la source des miséricordes sera tarie par une éternelle sécheresse. " Vous me chercherez, dit le Seigneur, et vous ne nie trouverez point (Joan. VII, 34). " Vous êtes bon, Seigneur, à l'âme qui vous cherche.; mais si vous êtes bon à celui qui vous cherche, combien plus fêtes-vous à ceux qui vous ont trouvé? S'il est doux de penser à vous, combien plus l'est-il de jouir de votre présence? Si vous êtes doux comme le lait et le miel quand vous n'êtes encore que sous la langue, que sera-ce quand vous serez dessus?

2. Voyez donc, mes frères, si vous êtes dans la voie, assurez-vous que vous n'êtes point sortis de votre orbite. Il est dit : " Que le coeur de ceux qui cherchent le Seigneur soit dans la joie (Psal. CIV, 3). " Si donc vous vous réjouissez au milieu des fatigues et des peines, si vous courez d'un pas allègre et d'un pied infatigable dans les voies des commandements de Dieu, si tous les jours l'état des deux hommes qui sont en vous est plutôt en voie de progresser qu'en voie de commencer, il est sùr que vous ne cessez point de recherchez sa face. Où donc s'en est allé votre bien-aimé entre tous, et nous nous mettrons à sa recherche? Que dis-je, malheureux homme que je suis, où est a votre bien-aimé, c'est plutôt où il n'est pas que je devrais demander? Il est plus haut que les cieux, plus bas que l'enfer, plus étendu que la terre, plus répandu que la mer. Il n'est nulle part et il est partout, attendu que s'il n'est absent d'aucun, en droit il n'est renfermé dans aucun lieu. Il est ici et moi je n'y suis pas. Combien semblerait-il plus vraisemblable de dire que vous n'êtes point ici, mon Dieu, et qu'il n'y a que moi qui y suis ! Mais je ne suis ni ici ni là; car " je suis réduit à rien et je ne le sais même point (Psal. LXXII, 22). " Oui, je suis réduit à rien, c'est-à-dire an péché, et je ne l'ai pas su, car je n'étais point là quand mon premier père m'a dévoré d'une dent infiniment amère. Voilà d'où vient que, brisé de coeur et de corps, je me laisse aller au plaisir et à l'amertume, portant en moi une faute innée et ayant la peine pour parente, et pourquoi je suis faible et languissant. Mais pour celui qui est toujours lui-même, et qui a dit : " Je suis celui qui est (Exod. III, 4), " il est véritablement, parce que, pour lui, être, c'est être ce qu'il est.

3. Or, quel rapport, quel rapprochement peut-il y avoir entre celui qui n'est pas et celui qui est ? Comment réunir deux choses si diverses? " Pour moi, dit le saint Roi, il m'est bon de m'attacher à Dieu (Psal. LXXII, 28). " Or, nous ne pouvons lui être attachés immédiatement, peut-être y a-t-il un moyen qui rende cette union possible. Pour ne pas vous tenir plus longtemps en suspens, je vous dirai qu'il y a trois attaches qui nous relient à Dieu, mais ces trois attaches sont telles qu'elles n'en font qu'une, il n'en est pas d'autres, à moins qu'elles ne leur ressemblent, qui puissent unir ensemble ce qui est uni. La première de ces attaches ce sont des liens, la seconde des clous de bois ou de fer, et la troisième une sorte de ciment. La première unit fortement et durement, la seconde plus fortement et plus durement que la première, mais la troisième unit doucement et sûrement. Nous sommes rattachés au Rédempteur par une sorte de lien, si dans les assauts d'une forte tentation nous ne fixons nos regards que sur ce qui est honnête, et n'oublions point les promesses qui nous ont été faites; dans ce cas, c'est par une sorte de lien que nous nous retenons à lui, pour que notre bon propos ne vienne point à se rompre. Ce lien est dur et fatigant, bien plus, il n'est pas sans de nombreux dangers et ne

a Ce passage se trouve reproduit dans les Fleurs de saint Bernard, du chapitre III sous forme de sentence.

saurait durer longtemps; car il est dans la nature des cordes de se pourrir, dans celle du lien de la pudeur de tomber en oubli ou même de se rompre promptement. Il y en a qui sont attachés au Seigneur de majesté par des clous, ce sont ceux que la crainte de Dieu tient unis à lui; il en est dis-je qui ne tremblent pas devant les hommes, mais qui sont saisis de crainte à la pensée des tourments de l'enfer; ce dont ils ont peur ce n'est pas de pécher, mais de brûler. Toutefois ils sont serrés à Dieu plus durement et plus fort que les premiers; car, tandis que ceux-ci sont flottants dans leur bon propos, ceux-là ne s'en laissent point écarter. Enfin, il y en a d'autres, ce sont les troisièmes, qui sont unis à Dieu par une sorte de ciment, je veux dire par la charité, et ceux-là sont attachés au Seigneur avec non moins de douceur que de sécurité, ils ne font plus qu'un seul esprit avec lui. Ceux-ci font tourner à leur avantage et rétorquent en leur faveur tout ce qui arrive de quelque côté que cela leur arrive, tout ce qu'ils font et tout ce qui leur est fait. Heureux celui qui en est là, il se sent rempli de l'abondance de l'esprit de majesté, qui, dans sa douceur et l'onction de ses grâces, porte ceux qu'il remplit, et ne charge personne. Il tient pour quelque chose de plus horrible et de plus redoutable que l'enfer même, que d'offenser sciemment, en face, le Seigneur, même dans les plus petites choses. " C'est là le véritable amateur de ses frères, et du peuple d'Israël, c'est là celui qui prie beaucoup pour le peuple, et pour la ville sainte de Jérusalem (II Mac. XV, 14). Ce ciment est bon (Isaï. XLI, 1), " dit Isaïe ; oui bon et agréable, car pour les deux autres attaches, si je ne puis dire qu'elles ne sont pas bonnes, toujours est-il qu'elles sont lourdes et insupportables en comparaison de celle-ci.

4. Mais l'œil de miséricorde qui connaît notre limon, ne laisse aucun de ceux qui doivent se sauver dans le premier dé ces trois liens, il l'attire vers le second, et là même, ne l'abandonnant pas encore, il le conduit du second au troisième. Dans le premier de ces liens la honte nous empêche de nous éloigner du Seigneur, mais c'est à peine si nous pouvons y durer une heure au milieu des épreuves ; dans le second la crainte et l'espérance commencent à nous faire faire un pas en avant, mais ce n'est que dans le troisième que l'amour nous perfectionne. Aussi, après avoir mis de côte les deux premières attaches, je veux dire la crainte et la honte, nous nous arrêtons sur le lit de repos de la charité. Voilà comment le Christ a commencé par être lié, puis crucifié avant d'être enfin recouvert de l'onctueux ciment des aromates, non pas que son corps eût eu besoin d'être raffermi par ces parfums, il ne pouvait ni se dissoudre ni se corrompre; mais celui qui, pour nous, a essuyé les crachats des Juifs, a daigné pour nous encore point repousser les parfums des âmes fidèles. Mais remarquez que s'il ne reste qu'un jour dans les liens et sous les clous, il ressuscite victorieux de la mort avec les parfums et pour ne plus mourir jamais. Il en est de même des élus : il ne souffre pas qu'ils demeurent longtemps dans les deux premiers liens, mais il les oint de l'onction de sa miséricorde, afin que, crucifiés au monde comme le monde est crucifié pour eux, ils ressuscitent enfin dans la nouveauté de l'esprit et disent : " Qui nous détachera de la charité de Dieu (Rom. VIII, 35) ? "

5. C'est avec ce ciment qu'il nous attache à lui, après avoir abaissé ses divins regards sur nous depuis le commencement du monde, afin que noirs soyons saints et sans tâche, dans la charité, en sa présence. " Nous savons, en effet, que quiconque est né de Dieu ne pèche point, attendu que sa naissance divine le conserve pur de tout péché (I Joan. V, 18). " Par cette naissance divine, il faut entendre la prédestination éternelle, par laquelle Dieu a prévu que nous serions rendus conforme à l'image de son Fils. Or, nul de ceux-là ne pèche, (a) c'est-à-dire ne persévère dans le péché, attendu que le Seigneur tonnait ceux qui sont à lui, et que ses décrets sont immuables. David peut se souiller de crimes horribles, Marie Madeleine peut être soumise à sept démons à la fois, le prince des apôtres peut s'enfoncer dans le gouffre du reniement, personne ne peut les arracher ni les uns ni les autres à la main de Dieu. " Car ceux qu'il a prédestinés il les a aussi appelés, et ceux qu'il a appelés il les a aussi justifiés (Rom. VIII, 30)." N'était-ce pas un bien pour le dernier des trois de s'attacher à Dieu? Cherchez, mes frères, " cherchez le Seigneur, et fortifiez-vous de plus en plus dans cette recherche, cherchez sa face sans cesse (Psal. CIV, 4), cherchez Dieu et votre âme vivra (Psal. XVIII, 33). Mon âme " dit encore le Prophète, mon âme qui est morte au monde " vivra par lui (Psal. XXI, 31). " L'âme qui vit au monde ne vit pas pour lui. Cherchons-le donc de telle sorte que nous le cherchions toujours, et qu'il dise de noirs, quand il viendra nous chercher à son tour : " Voilà la race de ceux qui le cherchent, de ceux, dis-je, qui cherchent à voir la face du Dieu de Jacob (Psal. XXIII, 6). " Et qu'ainsi les portes éternelles s'ouvrent, que le Roi de gloire s'avance, et que nous nous avancions aussi avec lui qui est Dieu et béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

a Comparer à ce sermon, le sermon vingt-troisième sur le Cantique des cantiques. n. 15; le livre de la Grâce et die libre arbitre, n. 29, et le premier sermon pour, la Septuagésime.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

CINQUIÈME SERMON. Sur ces paroles d'Habacuc : " Je me tiendrai en sentinelle à l'endroit ou on m'a placé.., etc. (Habac. II, " 1.)

1. Nous lisons dans l'Évangile que le Sauveur ayant parlé un jour à ses disciples et leur ayant donné à entendre, sous le mystère de son corps, qu'il devait leur donner à manger, qu'ils auraient à partager ses souffrances, plusieurs d'entre eux s'écrièrent : " Cette parole est dure (Joan. VI, 61), " et cessèrent dès lors de marcher à sa suite. Les autres disciples interrogés par le Seigneur s'ils voulaient eux aussi s'éloigner de lui, répondirent: " Seigneur à qui irions-nous? Vous avez les paroles de la vie éternelle. " Eh bien je vous le dis de même, mes frères, il est manifeste que, de nos jours encore, les paroles du Seigneur, sont esprit et vie, et que pour cela il en est qui le suivent, mais qu'il en est aussi à qui elles semble:it dures et qui vont chercher ailleurs une misérable consolation. La sagesse élève la voix dans les places publiques et crie dans la voie large et spacieuse qui conduit à la mort afin d'en faire sortir tous ceux qui s'y sont engagés. " Il y a quarante ans, dit le Psalmiste, que je m'approche de cette race et que je lui dis : le coeur de ce peuple est toujours dans l'égarement (Psal. XCIV, 10)." Or, dans un autre endroit le même Psalmiste a dit : " Le Seigneur n'a parlé qu'une fois (Psal. LXI, 12) ; " et il a dit vrai, attendu qu'il parle toujours, il n'a parlé qu'une fois, puisqu'il n'a jamais cessé de parler, puisqu'il parle continuellement, sans cesse.

2. Or, il invite les pécheurs à rentrer dans leur coeur, parce que c'est là qu'il habite, et là qu'il fait entendre sa, voix, là qu'il fait ce qu'il nous dit par un Prophète à qui il inspirait ces paroles ainsi: "Parlez au coeur de Jérusalem (Lsa. XI, 2). " Quant à Babylone, au contraire, comme elle est toute terrestre, elle ne peut porter ses paroles, elle est éloignée de son coeur, elle vit selon la chair comme une femme qui serait morte pour le cœur (Psal. XXX, 13), ou plutôt comme une colombe séduite qui n'a plus son cœur (Osée VII, 11). En effet, elle veut se réjouir quand elle a fait le mal, et tressaille de bonheur dans les pires choses ; vient-elle à entendre la voix du Seigneur qui, loin d'approuver cette joie, la déteste, lui en fait des reproches, et la condamne , elle fuit et va se cacher comme le fit Adam après sa chute. Mais, hélas ! ô ma pauvre âme, à quel triste, à quel inutile palliatif as-tu recours ! Tu te caches derrière un tissu de feuillage , oui tu ne te couvres que de feuilles qui n'ont ni chaleur, ni consistance. A peine le soleil se lèvera-t-il qu'elles se faneront, et le souffle du veut les emportera après les avoir desséchées, et te laissera dans ta nudité et ta misère. Alors, il n'y a rien de caché qui ne se découvre, parce que le Seigneur voudra porter la lumière au sein des plus profondes ténèbres, et manifeste les secrets des coeurs; il n'y aura donc plas moyen pour toi de demeurer cachée. En vain, tu crieras aux montagnes : tombez sur nous , et aux collines, recouvrez-nous, il faudra bien que tu te tiennes nue et découverte au tribunal du Christ, pour entendre la voix de ton juge, puisque tu as méconnu celle de ses conseils qu'il te fait entendre en ce moment, quand il te dit : " Faites pénitence (Matt. III, 2). " Beaucoup feignent de ne le point entendre, se bouchent môme les oreilles et s'écrient : Cette parole est dure. O impies, vous ne pourrez plus, non, vous ne pourrez plus feindre ainsi quand retentira cette terrible sentence, quand vous entendrez ces dures paroles : " Allez, maudits, au feu éternel (Matt. XXV, 41). "

3. Vous voyez donc bien, mes frères, quel avis salutaire nous donne le Prophète quand il nous dit : Si aujourd'hui vous entendez sa voix, gardez-vous bien d'endurcir vos coeurs (Psal. XCIV, 8). Ce sont, à peu près les mêmes paroles chez le Prophète que celles que vous lisez dans l'Évangile. En effet, dans l'Évangile, le Seigneur nous dit : " Mes brebis entendent ma voix (Joan. X, 27). " et dans le psaume, David dit : " Vous qui êtes son peuple, " c'est-à-dire le peuple du Seigneur, " et ses brebis, si aujourd'hui vous entendez sa voix, gardez-vous bien d'endurcir vos coeurs (Psal. CXIV, 7). " En effet, il est plus utile et plus salutaire de prêter maintenant l'oreille à ses conseils et à ses consolations, à ses avis et à ses leçons : il l'est même beaucoup plus d'écouter ses reproches, ses blâmes et ses réprimandes, que d'avoir dans le grand jour des amertumes, dans ce jour de deuil et de ténèbres, à entendre ses jugements, son indignation, ses vengeances, sa, colère, ses condamnations. Oui, il est préférable pour moi de m'humilier pour que ce juste juge ne me reprenne qu'avec miséricorde; oui, mieux vaut qu'il me reprenne plutôt que l'huile du pécheur ne cotyle sur ma tète, et que je ne sois trouvé terre et poussière et qu'il me frappe de la verge de sa parole, quand il nous brisera de sa verge de fer comme on brise les vases du potier. Mieux vaut pour moi, à cause des paroles sorties de vos lèvres, garder vos voies, Seigneur, avec votre Prophète, bien qu'elles soient dures (Psal. XVI, 4) que d'être tué avec l'impie du souffle de vos lèvres.

4. Si je trouve quelque amertume dans sa voix, elle n'est pourtant point sans douceur, car lorsqu'il sera irrité il se souviendra de sa miséricorde (Abac. III, 2), que dis-je, il ne s'irrite même que parce qu'il est miséricordieux, car il reprend et, châtie ceux qu'il aime, et il frappe de verges celui qu'il reçoit au nombre de ses enfants (Hebr. XII, 6) ; il scrute, la verge en main, toutes ses iniquités et sévit avec le fouet contre tous ses péchés, mais il ne lui retire point ses miséricordes. Aussi les prudents, loin de cacher, dévoilent leurs blessures, ils rendent témoignage à Dieu qu'il est bon, et que sa miséricorde est éternelle, qu'il sait verser l'huile de la consolation en même temps qu'il répand le vin de la réprimande. Voilà, dis-je, pourquoi quiconque est sage se saisit de la discipline, de peur que le Seigneur ne se mette en colère, et que, au lieu de scruter sa vie selon toute l'étendue de son courroux, il ne s'éloigne de lui avec indifférence. C'est ce qui fait que le cœur du sage est là où se trouve la tristesse, tandis que celui de l'insensé est où règne la joie, mais la tristesse de l'un se changera en joie et les derniers accents de la joie de l'autre s'éteindront dans les larmes. Ecoutez enfin le langage du Prophète Habacuc : bien loin de se dissimuler les réprimandes du Seigneur, il les repasse dans son esprit avec soin et assiduité. Eu effet, il dit : " Je me tiendrai en sentinelle à l'endroit où vous m'avez placé, j'y demeurerai ferme sur les remparts, pour voir ce qu'on pourra rire dire, et ce que je devrai répondre à celui qui me reprendra (Habac. II, 1). " Et nous aussi, mes frères, je ne vous conjure, demeurons comme des sentinelles à notre poste, car nous sommes en temps de guerre. Ce n'est pas sur la litière de notre malheureux corps, mais dans notre coeur, où Jésus-Christ a établi son séjour, que toute notre vie doit se passer dans le jugement et le conseil de la raison, mais que ce soit de telle sorte que, loin de placer notre confiance en elle, et de faire fond sur une garde aussi fragile, nous appuyions solidement le pied sur le rempart, et nous nous affermissions de toutes nos forces sur la pierre inébranlable qui est le Christ, selon ce qui est écrit : " Il a placé pieds sur le roc, et il a conduit mes pas dans la bonne voie (Psal. IX 3). " Une fois placés ainsi et bien établis à notre poste, voyons et contemplons ce qu'on peut nous dire et ce que nous devons répondre à celui qui nous reprendra.

5. Or, le premier degré de la contemplation, mes bien-aimés frères est de considérer incessamment quelle est la volonté de Dieu, ce qui plaît, ce qui lui est agréable. Et comme nous tombons tous en multitude de fautes, et que nos voies tortueuses offensent la rectitude de sa volonté sainte et ne peuvent ni s'adapter, ni se confondre avec elle, il faut nous humilier sous la main puissante du Dieu Très-Haut, et prendre à coeur de nous montrer dans toute notre misère sous les yeux de sa miséricorde, en disant : " Seigneur, guérissez-moi et alors je serai guéri; sauvez-moi et je serai sauvé (Jerem. XVII, 14); " et encore : " Seigneur, ayez pitié de moi, guérissez mon âme parce que j'ai péché contre vous (Psal. XL, 5). " Quand l'oeil de notre coeur s'est une purifié dans ces pensées-là, ce n'est plus dans nôtre esprit que nous nous trouvons avec amertume, mais plutôt dans l'esprit de Dieu que nous sommes avec une grande jouissance, et, au lieu de ne considérer quelle est la volonté de Dieu en nous, nous considérons plutôt quelle elle est en elle-même. Notre vie, en effet, est toute entière dans sa volonté, si bien que nous ne saurions douter que rien ne peut nous être plus utile et plus avantageux que ce qui est conforme à sa volonté. Aussi plus nous aurons à coeur de conserver la vie de notre âme, plus aussi nous aurons soin, autant qu'il est en nous, de ne nous point écarter de cette volonté. Mais après que nous aurons fait quelques progrès dans la voie de ces exercices spirituels, prenant pour guide le Saint-Esprit qui scrute les profondeurs de Dieu même, nous penserons combien le Seigneur est doux, combien il est bon en lui-même, et nous demanderons avec le Prophète, dans nos prières, de voir la volonté du Seigneur et de considérer non plus notre coeur, mais son temple (Psal. XXVI, 4), et nous dirons avec le Prophète : "Mon âme a été toute troublée en moi-même, aussi me souviendrai-je de vous, Seigneur (Psal. XLI, 7). " Voici donc les choses qui constituent toute la vie spirituelle, être troublés et contristés pour notre salut, en nous considérant n mêmes, et respirer dans la considération de Dieu, afin de puiser notre consolation dans la joie même du Saint-Esprit; enfin concevoir, d’un côté, des sentiments de crainte et d'humilité, et de l'autre, d'espérance et de charité.
 
 
 
 
 
 

SIXIÈME SERMON (a). La peau, la chair et les os de l'âme.

1. Le bienheureux David dit en parlant des justes dans un de ses psaumes. " Les justes son exposés à beaucoup d'afflictions, et le Seigneur les délivrera de toutes ces peines. Il garde tous leurs os, il ne s'en brisera pas un seul (Psal. XXXIII, 20). " Or, personne n'entend pas ces mots, les os du corps, d'autant plus que nous voyons que la main des impies et la dent des bêtes brisé ou broyé les os d'une foule de martyrs. Mais la condition de l'âme humaine est aussi surprenante que dune de pitié : en effet, quand elle est capable de pénétrer tant de choses hors d'elle, par la force de son intelligence, elle n'a pourtant aucune perspicacité pour se connaître et se voir telle qu'elle est; il lui faut des figures et des comparaisons tirées des choses corporelles, pour arriver à concevoir, à l'aide des êtres extérieurs et visibles, quelque idée des choses intérieures et invisibles. Regardons donc la pensée comme la peau de l'âme; les sentiments comme sa chair, et l'intention comme ses os; de cette manière nous dirons qu'elle est en vie, tant que ses os ne seront point brisés, qu'elle est en bonne santé tant que, sa chair ne sera point corrompue, et qu'elle est belle tant que sa peau le sera. Ainsi les tribulations des justes, c'est-à-dire ce qui flétrit parfois la fraîcheur de la peau de l'âme, ce ne sera pas autre chose que les pensées inutiles qui agitent l'âme. Quant aux blessures qui pourront quelquefois entamer sa chair, ce seront les pensées mauvaises qui auront pénétré assez avant pour corrompre les sentiments du coeur par la délectation. Pour ce qui est de ses os, le Seigneur même les garde de tout ce qui pourrait les endommager ou les rompre, c'est-à-dire, veille à ce que les bons propos de son coeur ne soient jamais brisés, et que son intention de faire son salut ne soit jamais réduite en poussière : il l'empêche de céder jamais aux attraits de la concupiscence. Ainsi, de même que la pensée ternit la fraîcheur de l'âme, l'affliction au péché la blesse, et le consentement la tue.

2. Aussi, mes bien chers frères, tenons-nous en garde contre les pensées inutiles si nous voulons que nos âmes conservent toute, leur fraîcheur, oublions tout ce qui est derrière nous, c'est-à-dire notre peuple et la maison de notre père, et notre beauté éveillera les désirs du grand Roi. Sortons de notre pays pour ne nous pas laisser prendre aux pensées des voluptés charnelles. Sortons même du milieu de nos parents, c'est-à-dire éloignons-nous des pensées de curiosité, la curiosité

a Ce sermon fait aussi suite à ceux de Nicolas de Clairvaux; mais il n'est pas indigne de saint Bernard. On y retrouve plusieurs pensées du trente-deuxième des Sermons divers n. 3. Il est cité dans le livre XIII des Fleurs de saint Bernard, chapitre LXVIII. Il a été édité pour la première fois à Rouen sous le nom de saint Bernard, sans désignation de date.

a son siège dans les sens du corps, et se trouve avoir un certain degré de parenté avec les voluptés de la chair. Quittons enfin la maison de notre père, et fuyons les pensées d'orgueil et de vanité. Nous avons été nous aussi, autrefois, des enfants de colère, nous avons eu aussi le démon pour père, le démon qui règne sur tous les enfants de l'orgueil, et qui est allé fixer sur les monts de l'arrogance son siégé et son infortunée demeure. S'il arrive quelquefois que de semblables pensées se glissent dans notre âme, hâtons-nous de laver ave tout le soin possible, de gratter même, la tache dont nous nous voyons souillés, et écrions-nous avec le prophète : a Seigneur, vous m'arroserez avec l'hysope et je serai purifié, vous me laverez et je deviendrai plus blanc que la neige (Psal. L, 9). " Mais s'il arrive un jour que, par suite de notre incurie et de notre négligence, une pansée inutile s'insinue dans notre coeur, et arrive jusqu'à l'affection, rappelons-nous que ce n'est plus une simple souillure, mais une vraie plaie, et recourons en toute hâte à l'assistance du Saint-Esprit, qui aidera notre faiblesse, et disons lui, avec le Psalmiste : " Seigneur, ayez pitié de moi, guérissez mon âme, parce que j’ai péché contre vous. " Ces tentations sont naturelles à l'homme, et il n'est pas possible de les éviter toutes, tant que ce corps de mort nous tient en exil, loin du Seigneur. Toutefois qu'on se garde bien de les regarder comme de peu d'importance, ou de fermer les yeux sur elles ; car si elles ne sont pas mortelles, elles ne laissent point d'être dangereuses.

3. Quant à l'intention, au bon propos de l'âme, gardons-la, mes frères, avec toute la sollicitude que nous avons pour la garde même de la vie de nos âmes, car le péché mortel est celui que nous commettons avec un plein consentement, après délibération, et malgré la réprobation de notre propre conscience. Je ne parle point ainsi pour jeter le désespoir dans l'âme de ceux qui peuvent se sentir coupables de quelque pêché de ce genre, mais pour leur faire craindre de tomber dans le précipice, ou, s'ils y sont tombés pour leur inspirer d'en sortir au plus tôt. Or, il faut que l'on sache bien qu'on a perdu l'état de grâce, dès qu'on a commis un péché de la nature de celui dont je viens de parler. Quiconque a les os brisés ou rompus, doit se regarder comme étant retranché du corps de Jésus-Christ, dont il est écrit : " Vous ne romprez aucun de ses os (Exod. XII, 46). " Aussi voyons-nous que, dans sa pas, sien, si sa peau avait perdu toute sa fraîcheur, sous l'es coups des verges, parce qu'il voulait nous racheter par son sang, cependant aucun de ses os ne fut brisé. C'est là ce qui faisait dire au saint prophète David : " Aucun de mes os ne vous est caché à vous qui les avez faits dans un endroit fermé à la lumière (Psal. CXXXVIII, 15), " et ailleurs : " Mes os sont devenus aussi secs que le bois destiné à allumer le feu (Psal. CI, 4). " Ce qui arrive quand l'âme semble avoir perdu toute délectation pour ce qui est bien, et n'a plus qu'une force d'intention aride. Peut-être bien est-ce quelque chose d'analogue que souffrait le saint homme, Job, quand il disait : " Mes chairs ont été réduites à rien, mes os se sont collés à ma peau (Job. IX, 29). " C'est-à-dire que, après que l'affection de son âme se fut corrompue, c'est à peine s'il lui restait l'intention de l'esprit.
 
 
 
 
 
 

SEPTIÈME SERMON (a). Des trois sortes de gloires, à propos de ces paroles de l'Apôtre : " Que celui qui se glorifie, le fasse dans le Seigneur (I Cor. I, 31). "

1. " Que celui qui se glorifie, le fasse dans le Seigneur (Cor. 1, 31)." L'Apôtre, savait que la gloire appartient en propre au Créateur, nullement à la créature, selon ces paroles : " Je ne donnerai point ma gloire à un autre (Isa. XLII, 8), " et ces autres : " Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté (Luc. II, 14). " et celles-ci encore . " Non, Seigneur, non, ne nous donnez point la gloire, mais attribuez-la à votre nom (Psal. CXIII, 8). " L'Apôtre vit que la créature raisonnable désire tellement la gloire, que c'est à grand'peine, si tant est quelle y réussisse, qu'elle peut maîtriser ce désir, car elle est faite à l'image de son créateur; mais avec la sagesse qu'il a reçue de Dieu, il a trouvé un expédient, on ne peut plus salutaire, il se dit : puisqu'on ne saurait persuader à l'homme de ne point se glorifier, que du moins celui qui se glorifie ne le fasse que dans le Seigneur. Or, voyez combien la sagesse de Paul l'emporte sur celle des sages du inonde qui n'est en effet que folie aux yeux de Dieu. En effet, les philosophes ayant remarqué que bien des hommes s'enivraient des louanges de leurs semblables, et en réclamaient les uns des autres, les principaux d'entre eux furent assez sages pour comprendre que cette sorte de gloire est vaine et méprisable. Priais considérant ensuite et recherchant avec soin quel genre de gloire était digne de l'ambition du sage, ils commencèrent alors à s'égarer dans leurs pensées, en se figurant que chacun pouvait se contenter de sa propre gloire, comme si l'âme qui ne tient pas l'être d'elle-même pouvait en tenir le bonheur. Aussi, comme dans leurs désirs de la gloire d'autrui, ils s'adonnaient avec toute la sollicitude possible à faire des choses que le public admirât, de même, les vrais sages pensèrent qu'on ne devait rechercher que le genre de gloire que la conscience, notre juge intérieur, peut approuver.

2. Telle est en somme toute la philosophie des sages de ce monde, elle est bien peu de chose, quoique bien près de la vérité. Aussi, l'Apôtre, s'élevant par une sublime contemplation, au dessus de l'une et l'autre gloire, s'écrie : " Que celui qui se glorifie, le fasse," non dans un autre, non pas même en soi, mais " dans le Seigneur. " Puis, s'en prenant avec une sollicitude plus grande à celle qui semblait plus être plus

a Ce sermon fait aussi suite à ceux de Nicolas de Clairvaux; mais il rappelle très bien la manière de saint Bernard, et d'ailleurs, il se trouve au nombre ses sermons de notre saint, de même que le précédent, dam tous les manuscrits et dans toutes les éditions des oeuvres de notre saint Docteur.

voisine de la vérité, il la condamne par le jugement certain de la vérité elle-même, en disant : " Ce n'est pas celui qui se rend témoignage à lui-même qui est vraiment estimable; mais celui à qui Dieu même rend témoignage (II Cor. X, 18). " Au fait, pourquoi donc me mettre si fort en peine du jugement des autres, ou même de mon propre jugement sur moi, quand ce n'est point le blâme ni la louange venant de ce côté qui peuvent faire que je sois approuvé ou désapprouvé! Certainement, mes frères, si j'avais à comparaître devant votre tribunal, j'aurais raison de me glorifier de vos louanges, de même, si je' ne devais subir que mon propre examen et être jugé en conséquence , j'aurais droit de m e montrer satisfait de mon propre témoignage, et d'être heureux de mes propres louanges. Mais comme ce n'est ni à votre tribunal ni au mien que je dois comparaître, quelle déraison, disons plus, quelle folie de me glorifier de votre témoignage ou dit mien ? Surtout quand on pense que mon juge est tel que, pour lui, tout est à nu et à découvert, et qu'il n'a pas besoin que personne lui rende témoignage sur qui que ce soit. Aussi, est-ce avec raison que l'Apôtre, en réprouvant la gloire vaine et trompeuse, s'écrie : " Pour moi, je me mets fort peu en peine d'être jugé par vous, ou par quelque homme que ce soit ; je n'ose pas me juger moi-même. Car, encore que ma conscience ne me reproche rien, je ne suis pas justifié pour cela. C'est le Seigneur qui me juge (Cor. IV, 34). " On voit dans ce langage, si on pèse avec soin toutes les paroles de l'Apôtre, que s'il fait fort peu de cas du jugement des hommes, il ne veut point s'en tenir au sien propre, bien qu'il en fasse un peu plus de cas que de l'autre. En effet, il n'y a personne qui sache ce qui est en l'homme, sinon l'esprit de l'homme qui est en lui (Cor. II, 11), en sorte qu'en comparaison du témoignage qu'il reçoit de l'intérieur, tout témoignage, venant du dehors, n'est absolument plus rien. En effet, que m'importait à moi les louanges de ceux qui ne me connaissent point ? L'esprit de l'homme, qui seul e:t à même de connaître tout ce qui est en lui, pourrait sans doute lui rendre un témoignage suffisant; mais le coeur de l'homme est mauvais, il est insondable même pour lui (Jer. XVII, 9), au point qu'il ignore en grande partie le présent, et ne peut en aucune façon savoir quel sera l'avenir qui l'attend ; toutefois comme notre conscience voit son état présent, si elle ne nous reproche rien, nous pouvons, sinon nous glorifier, " du moins avoir confiance en lui (Joan. II, 21), " comme dit saint Jean. Mais nous ne pourrons nous glorifier pleinement et avec une entière sécurité que le jour où nous aurons mérité d'entendre une sentence, favorable de celui qui est la vérité même, et à qui rien n'est caché.

3. Mais en attendant l'Apôtre nous dit : " Ne jugez pas avant le temps où le Seigneur viendra, et fera pénétrer la lumière au sein des plus épaisses ténèbres (I Cor. IV, 5). " La gloire qu'on recevra alors de Dieu sera une gloire parfaite et complètement sûre. Dès maintenant, si nous ne pouvons nous glorifier pleinement, sans aucune crainte, sans nul souci, nous nous glorifions cependant dans une certaine mesure, dans le Seigneur, quand le Saint-Esprit rend témoignage à notre propre esprit, que nous sommes les enfants de Dieu. Nous pouvons, en effet, nous glorifier d'avoir un tel Père, et d'être un objet de sollicitude pour une aussi ineffable majesté. C'est ce qui faisait dire au Prophète : " Qu'est-ce que l'homme, Seigneur, pour mériter que vous le regardiez comme quelque chose de grand, et que vous incliniez votre coeur vers lui (Job. VII, 7) ? " Que celui donc qui se glorifie, ne se glorifie point dans ses propres intérêts. Qu'avons-nous que nous ne l'ayons reçu ? Que celui donc qui a reçu quelque chose, se glorifie en cela, non pas comme s'il était grand par lui-même; mais parce que Dieu l'a grandi, c'est là ce qu’il faut entendre pour ne point se glorifier en ce qu'on a reçu, comme si on ne l'avait point reçu. L'Apôtre ne dit pas : Si vous l'avez reçu, pourquoi vous en glorifiez-vous ? Mais " pourquoi vous en glorifiez-vous, comme si vous ne l’aviez point reçu. " il ne veut donc point nous défendre de mous glorifier; mais seulement nous apprendre à le faire.

4. Mais quelle est sa pensé, quand il dit : " Ce n'est pas celui qui se rend témoignage à soi-même qui est vraiment estimable , mais bien celui à qui Dieu rend témoignage (Cor. X, 17) ? " A qui Dieu rend-il témoignage en ce monde ? Comment la Vérité même pourra-t-elle rendre témoignage à celui en qui il se trouve encore quelque chose de répréhensible? D'ailleurs, ne dit-elle pas : " Je reprends et châtie ceux que j'aime (Apoc. III, 19) ? " Est-ce là toute sa manière de rendre témoignage à l'homme? Oui, à mon avis, le témoignage qu'elle nous rend est là tout entier. Eu effet, où trouver un témoignage meilleur et plus efficace que la preuve que Dieu nous aime ? Or, la preuve d'amour la plus croyable et la plus certaine que nous puissions recevoir de lui en cette vie, est celle que le Prophète désire pour lui, quand il dit . " Le juste me reprendra avec miséricorde, et me corrigera avec charité (Psal. CXL, 5). " En effet, la réprimande par laquelle l'esprit de vérité nous reproche ce qui nous manque, met en fuite l'orgueil, la négligence et l'ingratitude. L'état religieux, presque tout entier, est travaillé par ce triple mal, parce que beaucoup ne prêtent point une oreille du coeur assez attentive à ce que leur dit, au dedans d'eux-mêmes, celui qui ne flatte personne, je veux parler de l'esprit de vérité. Cela vient, je crois, de ce que la plupart, arides de leur propre gloire , ne peuvent se tenir en repos pour aucun motif , parce qu'ils ne trouvent absolument rien en eux qui les autorise à se glorifier. Or, notre gloire n'est sûre et parfaite, que lorsque nous craignons tout ce que nous faisons, comme le saint homme Job dit qu'il craignait lui-même (Job. IX, 28), et que nous regardons avec le Prophète Isaïe toutes nos justices comme les litiges souillés d'une femme à son époque (Isa. LXIV, 6). Néanmoins, nous nous confions, et nous nous glorifions dans le Seigneur , dont la miséricorde est si grande à notre égard, qu'il nous garde dis fautes les plus graves, qui vont jusqu'à la mort, et qui daigne nous remettre sous les yeux, et nous pardonner avec tant de bonté les fautes échappées à notre faiblesse, et les souillures de notre vie, après nous les avoir fait connaître, afin que nous étant enracinés plus profondément dans l'humilité , la sollicitude est l'action de grâce, nous nous glorifiions , non plus en nous, mais dans le Seigneur.
 
 
 
 
 
 

HUITIÈME SERMON (a). Les divers sentiments ou états dans lesquels l'âme se trouve sous Dieu

1. Quand nous donnons à Dieu les noms tantôt de Père, tantôt de Maître et de Seigneur, nous n'avons point en vue une diversité quelconque dans sa nature parfaitement simple et invariable, mais nous parlons d'après les sentiments multiples et variés de notre âme, selon l'état différent de ses progrès ou de ses défaillances. En effet, il y a des âmes qui semblent faire tout ce qu'elles font sous les yeux du père de famille, d'antres sous les regards du Seigneur, quelques-unes sous l'oeil du maître, et quelques autres sous les yeux d'un père, ou même d'un époux, si bien qu'il semblerait qu'il progresse lui-même avec ceux qui marchent en avant, et qu'il change avec ceux qui changent, quand au contraire, selon le mot du Prophète, il change ses créatures et elles sont changés pendant que lui-même il demeure constamment le même et que ses années ne déclinent point (Psal. CI, 27). Remarquez d'ailleurs ce que le même psalmiste dit dans un autre endroit, en s'adressant au Seigneur lui-même : " Vous serez saint avec celui qui est saint, innocent avec l'innocent, pur et sincère à l'égard de celui dont la conduite est pure et sincère (Psal. XVII, 26), " mais ce qui est plus étonnant. encore, c'est ce qui suit : " Et à l'égard de celui dont. la conduite n'est pas droite, vous vous conduirez, poursuit-il, avec une sorte de détour. " Et voulant expliquer comment l'immuable par excellence change ainsi et se fait muable à ce point, il continue en ces termes : " Parce que vous sauverez le peuple qui est humble, et vous humilierez les yeux des superbes. "

2. Comme ce n'est pas le côté spirituel qui commence dans l'homme, mais le côté animal, et que le spirituel ne vient que plus tard, il me semble (b) qu'on peut distinguer en lui, avant sa conversion, quatre états différents, l'un est sous nous, les trois autres se trouvent sous le prince de ce monde. L'âme est sous elle-même quand elle ne suit que sa volonté propre au sein d'une liberté funeste. Elle est alors semblable à l'enfant prodigue (Luc. XV, 2) , qui a reçu la portion qui lui revenait des biens de son père, je veux dire l'intelligence, la mémoire, les dons du corps,

a Dans la bibliothèque des pères, ce sermon est attribué à Guerry, abbé d'Igny ; mais dans le manuscrit de Cologne, il ne se trouve point rangé parmi les sermons de cet abbé; et dans tous les autres manuscrits, ainsi que dans toutes les éditions, et dans les Fleurs de saint Bernard, il est compté parmi les sermons de notre saint Docteur.

b L'auteur des Fleurs de saint Bernard rapporte ces paroles dans son livre IV, chapitre 2, et dans son livre X, chapitre XVII.

et tous les autres biens analogues de la nature, pour s'en servir à sa guise, nullement au gré de la volonté de Dieu, et pour vivre sans Dieu au milieu de ce monde. L'homme est donc placé sous sa propre dépendance, lorsque, tout esclave de sa volonté qu'il soit, il n'est plus sous son propre esclavage, mais sous l'esclavage du péché. Mais bientôt après celui qui n'avait fait que se séparer de son père, mais ne s'était pas encore éloigné de lui, s'en va dans une région lointaine, car après avoir reçu la part des biens qui lui revenait, il s'est trouvé n'avoir plus d'autre maître que soi; toutefois, bien qu'il eût quitté son père, il n'était pas encore fort loin de lui, tant qu'il ne s'était point éloigné de sa manière de vivre, et cet état a duré aussi longtemps que, usant de sa liberté, il s'est contenté de faire des choses qui ne laissaient pas d'être permises, bien qu'elles ne fussent point convenables; mais une fois qu'il se fut éloigné de lui-même en prenant la route du péché, alors il partit pour une région lointaine. En effet, il n'est rien de plus loin de celui qui est l'Être souverain par excellence que ce qui n'est, absolument rien du tout, non, il n'y a rien qui soit plus éloigné de Celui de qui, par qui et en qui tout est, que le péché, qui est un néant, an milieu de tout ce qui est.

3. Or, c'est un juste jugement de la vengeance divine, qu'un étranger prenne pour esclave le fils qui s'est éloigné de son père ; aussi voyons-nous dans le récit de l'Évangéliste que, lorsqu'il fut arrivé dans un pays éloigné, le prodigue se mit au service. d'un habitant de la contrée. Or, il rue semble qu'on ne peut entendre autre chose, par là, que quelque esprit malin : en effet, ces esprits méchants, faisant désormais le péché avec une irréparable obstination, ont fini par contracter le sentiment du mal et de l'iniquité, au point de n'être plus dans les régions lointaines du péché, des étrangers et des hôtes qui ne font que passer , mais des citoyens, si je puis m'exprimer ainsi , et des habitants du pays. Mais que faut-il entendre par ces mots, il s'est mis au service d'un habitant de la contrée , sinon que le pauvre enfant, étranger dans le pays, s'est fait esclave de l'un des habitants de la contrée? D'ailleurs la suite du récit évangélique nous montre assez comment il se mit à son service. En effet, nous lisons que a il se mit au service d'un des habitants du pays qui l'envoya à sa maison des champs, pour y garder les pourceaux (Luc. XV, 15). " Or remarquez bien, mes frères, que c'est, forcé par la faim, qu'il se mit au service d'un des habitants de la contrée, je veux dire du Malin, de même que nous voyons, dans l'histoire, que c'est aussi poussé par la famine, que le peuple d'Israël descendit en Égypte (Gen. XLVI, 6). Quelle dangereuse et bien funeste famine que celle qui jette les hommes libres dans une triste servitude, les force à travailler l'argile, et à faire des briques, les réduit à vivre avec les pourceaux. D'où vient qu'un homme si riche d'abord, car il avait reçu tout ce qui lui revenait de l'opulente fortune de son père, soit tombé dans une pareille. détresse ? L'Évangéliste nous l'apprend quelques lignes plus haut, de

ce qu'il avait dissipé tout son bien en débauches, avec des femmes de mauvaise vie. " Voilà comment il se trouva lui-même dans l'indigence."

4. Or qu'est-ce que ces femmes de mauvaise vie ? ce sont, comprenez-le ainsi, les concupiscences de la chair ; car c'est avec elles qu'il mène une vie de débauches, dans laquelle il dissipe tous les biens de la nature en les faisant servir à la volupté. Après cela, comme je l'ai dit, se font sentir les funestes atteintes du besoin; car, selon les saintes Lettres, l’oeil ne se rassasie point de voir et l'oreille ne se lasse point d'entendre (Eccle. I, 4). C'est alors qu'il est envoyé paître les pourceaux, je veux dire les sens corporels qui ne trouvent de charme que dans la fange et les immondices, peut-être sont-ce là les pourceaux où sont entrés les esprits malins que le Seigneur avait chassés du corps d'un homme. En effet, une fois chassé de notre raison, je veux dire de notre âme, le péché s'attache encore à nos sens, -à notre corps qui, selon l'Apôtre, par l'esprit se soumet à la loi de Dieu et, par la chair, à celle du péché qui vit dans nos membres (Rom. VII, 22). Aussi, dans un autre endroit, le même Apôtre dit-il "je sais qu'il n'y a rien de bon en moi, je veux dire dans ma chair (Ibid. 48). " Mais que faire cependant, quand les esprits immondes, chassés ainsi de l'homme, vont se loger dans les pourceaux ? Il n'y a plus d'autre remède que les larmes, il faut courir à la mer dont les eaux abondantes noient en eux la racine vivace du péché. Il est vrai que l'extinction complète n'en semble guère possible qu'à la fin des temps.

5. Tout ce que je viens de vous dire, c'est, dans ma pensée, pour en venir à vous faire mieux comprendre comment le malin esprit soumet à son joug l’âme qui se trouve placée sous son propre joug à elle, tel que ce fort armé qui entre dans la maison du pauvre et du faible, et se met en possession de son foyer. Or, il me semble que les hommes sont, de trois manières différentes, sous la puissance du prince des ténèbres. D'abord, ils s'y trouvent sans qu'on puisse dire qu'ils veulent ou ne veulent point y être, attendu qu'ils n'ont point encore l'usage de leur volonté. Ils n'en sont pas moins des vases de colère à cause de la faute originelle, tant qu'un plus fort armé n'est pas venu, comme un nouveau Moïse, non pas seulement dans l'eau, mais dans l'eau et le sang par le sacrement du baptême, lier le fort qui les opprime, et s'emparer de tous ses meubles. En second lieu, viennent ceux qui se trouvent sous l'empire du démon, par le fait de leur volonté , après avoir volontairement commis le péché. En troisième lieu, ceux qui s'y trouvent malgré leur volonté, ce sont ceux qui voudraient revenir à résipiscence, mais qui, se trouvant misérablement enchaînés par les liens que crée l'habitude du péché, par un juste jugement de Dieu, se recouvrent de nouvelles souillures à raison même de leurs souillures anciennes. Il me semble que c'est dans ce triste état que se trouvait l'enfant prodigue, oui trop justement appelé prodigue, qui non seulement avait dissipé tous ses biens, mais encore s'était, le malheureux, soumis à une affreuse servitude en se vendant au péché comme il en fait lui-même la remarque en ces termes : " Que de mercenaires, dans la maison de mon père, ont du pain en abondance, et moi je meurs de faim ici (Luc. XV, 17) ! " Ceux qui ont éprouvé quelque chose de pareil n'auront pas de peine, je pense, à reconnaître dans ces paroles la peinture du triste état de leur âme. En effet, quelle âme, dans les liens que crée l'habitude du péché, ne s'estimerait pas heureuse, s'il lui était, donné de vivre comme une de celles qu'elle voit tièdes au milieu du monde, vivre sans péché, bien que ne cherchant point les choses d'en haut, mais uniquement celles d'ici-bas? " Combien de mercenaires, dit-il, dans la maison de mon Père, ont du pain en abondance! " C'est-à-dire, combien sont consolés dans leur innocence, et jouissent du bien de leur propre conscience; " tandis que moi je meurs de faim ici, " c'est-à-dire, je suis tourmenté des insatiables désirs du péché et de l'affection au mal. On peut croire il est vrai que ce n'est pas de la faim du pain et de la soif de l'eau, mais de la faim et de la soif de la parole divine dont le Prophète menaçait la Judée (Amos. vin, 44), qu'il veut parler, quand il se montre dans les tourments de la faim. Ce n'est pas que je veuille dire par-là qu'il en soit effectivement ainsi, mais seulement que tels sont les sentiments du malheureux qui se voit courbé sous le péché. Ceux dont l'intention est mondaine et mercenaire ne se glorifient point du témoignage de leur propre conscience : mais le pécheur dont la componction remplit l'âme, tient pour très-saint celui qu'il voit innocent en quelque chose. " Traitez-moi, dit le prodigue, comme un des serviteurs qui sont à vos gages.

6. Le premier état des âmes qui commencent à être sous Dieu est celui qui ressemble à l'état des mercenaires sous le père de famille. Tels sont les hommes que nous voyons dans le siècle, sans aucun ou tout au plus avec un faible désir des choses éternelles, servir Dieu, en quelque sorte, comme des mercenaires, ne lui demander et ne souhaiter recevoir de sa main que les biens de la terre. Le second état des âmes qui sont sous le Seigneur commence quand, semblable à un esclave, on a peur de la prison, et on craint d'être exposé à quelque peine. Dans cet état, on se convertit, on renonce au monde, on entre dans la vie. Aussi lit-on quelque part: " Le principe de la sagesse est la crainte du Seigneur (Eccl. I, 16), " et trouvons-nous ces paroles dans un autre Prophète, " Votre crainte nous a fait concevoir et enfanter l'esprit du salut (Isa. XXVI, 48). " A ce degré succède le troisième qui en est si voisin qu'il se confond presque avec lui, c'est le degré où se trouvent les hommes qui sont encore de petits enfants en Jésus-Christ, ne désirent que le lait, et vivent comme sous un maître et sous un précepteur. C'est à proprement dire l'état des novices ; s'il leur est arrivé de commencer à goûter la douceur de la sainte méditation, des larmes, de la psalmodie et des autres choses semblables, ils sont encore comme des enfants qui craignent d'offenser le maître, d'être battus, de se voir privés des petites récompenses par lesquelles ce bienveillant instituteur se plait ordinairement à se les attacher. Ce sont les âmes qui ne perdent jamais de vue la pensée de la présence de Dieu, et qui sont toutes troublées s'il leur arrive de l'oublier, même pendant une heure seulement. Si elles ont peur d'être châtiées, ce n'est pas chez elles l'effet d'une crainte servile, mais d'une crainte filiale, de la crainte des enfants qui redoutent le fouet, c'est peur de la férule du maître, ce sont des âmes enfin qui craignent que Dieu ne se fâche contre elles, et qui appréhendent de s'écarter de la voie des justes. Elles ont peur de perdre la grâce de la dévotion, de voir tous les exercices spirituels leur devenir pénibles; l'ennui les accable et le fouet, si je puis parler ainsi, sévit sur elles par l'amertume de leurs pensées. Car, tels sont les châtiments que Dieu dispense à ses petits enfants; il est plus facile de les connaître par expérience que par la parole des autres. C'est ce qui fait dire au Seigneur par la bouche d'un Prophète : " Si, ses enfants abandonnent ma loi, etc., je visiterai leurs iniquités, la verge à la main, et je les châtierai de leurs péchés (Psal. LXXXVIII 31). "

7. Dans ces commencements de la vie religieuse qui sont comme l'enfance de l'âge, la crainte du Seigneur et la férule du maître se succèdent tour à tour, en sorte que ceux qui ont ces commencements à coeur, se croient tantôt dans un état et tantôt dans un autre; de là vient que, s'adressant à l'Église encore nouvelle, il se donne en même temps ces deux noms, en disant : " Vous m'appelez maître et Seigneur, vous faites bien, car je suis l'un et l'autre (Joan. XIII, 13). " Que nos novices reconnaissent ici leur place, et qu'ils aient surtout à coeur de se maintenir de préférence à toute autre ; car, avant tout, ce qui leur est nécessaire, c'est la crainte qui leur fasse effacer leurs iniquités passées et les mette en garde contre le péché pour l'avenir. L'Écriture dit, en effet, que " la crainte du Seigneur chasse le péché (Eccl. I. 27), " soit qu'on l'ait déjà laissé pénétrer dans son âme, soit qu'il tente d'y entrer; oui, elle chasse l'un par la pénitence, et l'autre par la résistance.Mais comme la voie qui conduit à la vie est étroite et difficile, il vous faut, mes petits enfants, un précepteur et un père nourricier qui institue et conduise votre enfance en Jésus-Christ, qui vous réchauffe dans son sein, semble jouer avec vous, et vous prodigue ses caresses et ses consolations, de peur que la faiblesse de l'âgé ne vous fasse périr. Voilà pourquoi je vous dis, non ce n'est pas moi, mais c'est le prince et le pasteur de l'Église qui vous le dit : " Désirez, comme des enfants qui ne font que de naître, le lait pur de la raison (I Petr. II, 2), " non point pour vous en contenter à tout jamais, mais pour qu'il vous fasse croître pour le salut. Un autre auteur sacré exprime ailleurs la même pensée d'une manière plus claire encore en disant : " Réjouissez-vous tous, vous qui pleurez sur elle, " sur Jérusalem, car c'est de cette ville qu'il parlait, " sucez le lait, et abreuvez-vous aux mamelles de ses consolations ; afin que lorsque vous serez sevrés de son lait, vous vous asseyiez à la table du festin qui sera dressée devant vous, à votre entrée dans sa gloire (Isa. LVI, 11). "

8. Ce dernier état est celui du fils déjà robuste qui vit sous l'autorité paternelle; il ne se nourrit plus de lait, mais d'aliments solides, et il a oublié le passé, le temps plein d'amertume on son oeil était encore celui de l'esclave; il n'a même plus un regard pour le présent, et, négligeant les petites consolations qu'on prodigue aux petits enfants, il va de l'avant., tend sans cesse vers la palme de sa vocation céleste, vers le port de la félicité future, et vit dans l'espérance du bonheur, dans l'attente de la gloire de son grand Dieu. Il s'est défait, de tort ce qui tenait de l'enfant, et ne tient plus aux consolations de cet âge qui sont douces, j'en conviens, mais qui ne sauraient durer toujours. Comme il est arrivé à l'état d'homme parfait, il faut qu'il soit tout entier aux choses de son père, qu'il soupire après son héritage, et qu'il ne songe plus qu'à cela dans ses méditations. Verrez-vous un mercenaire dans celui qui aspire après l'héritage de son père, qui l'attend et l'appelle de tous ses voeux, quand le Prophète nous assure que l'héritage est la récompense non du mercenaire, mais du Fils ? Car, selon lui, " après le sommeil qu'il aura donné à ses bien-aimés, ils verront naître des enfants qui seront un héritage, et ainsi le fruit de leurs entrailles sert, la récompense de leurs travaux (Psal. CXXVI, 4). "

9. Toutefois, il se trouve encore un degré plus élevé, un sentiment plus digne que celui-là ; c'est lorsque le cœur est purifié, l'âme ne désire de Dieu et ne lui demande pas autre chose que Dieu lui-même. Elle a appris, en effet, par une expérience fréquemment répète que le Seigneur est bon à ceux qui espèrent en lui, à l'âme qui le cherche ; si bien que c'est du fond de son être et dans toute la vérité de soi cœur qu'elle s'écrie avec le Psalmiste : " Qu'y a-t-il pour moi dans le ciel, et que désirai-je de vous sur la terre ? Ma chair et mon cœur sont tombés en défaillance, ô Seigneur, Dieu de mon coeur, et mon partage pour l'éternité (Psal. LXXII, 25). " Ce n'est plus son avantage personnel, ce n'est pas sa propre félicité, ni sa propre gloire, ni rien de semblable que cherche l'âme, qui en est arrivée à ce point, comme si elle s'aimait encore elle-même ; mais elle tend tout entière devant Dieu, elle n'a plus qu'un seul et unique, mais parfait désir, c'est que le Roi la fasse entrer dans sa tente, qu'elle puisse s'attacher à lui et jouir de lui, en sorte que, n'ayant plus de voile qui lui couvre le visage, autant du moins que cela est possible, elle contemple la gloire de son céleste époux, et se trouve transformée en la même image, en avançant de clarté en clarté, comme par l'illumination de l'esprit du Seigneur (II Corin. III, 48) ; et mérite, en conséquence, de s'entendre adresser ces paroles : " Vous êtes toute belle, ô mon amie (Cant. IV, 7) ; " et de répondre avec confiance : " Mon bien-aimé est à moi et moi je suis toute à lui (Cant. II, 16). " Voilà le très doux et très agréable entretien que l'épouse, au sein de sa gloire, a avec son époux.
 
 
 
 
 
 

NEUVIÈME SERMON. Sur ces paroles de l'Apôtre : " Ce qu'il y a d'invisible en Dieu, etc. (Rom. 1, 20), et sur celles-ci du Psalmiste : " J'écouterai le Seigneur, mon Dieu, me dire au dedans de moi, etc. (Psal. LXXXIV, 8). "

1. L'Apôtre nous assure que " ce qu'il y a d'invisible en Dieu est devenu visible depuis la création du monde par la connaissance que ses créatures nous en donnent (Rom. 1, 20). " Le monde sensible est une sorte de, livre ouvert à tous les yeux, et attaché par une sorte de chaîne, selon l'usage, et tous ceux qui le veulent peuvent y lire la sagesse de Dieu. Mais un jour viendra où le ciel se fermera comme un livre, parce que personne n'aura plus besoin d'y lire, attendu que "Tous les hommes seront alors instruits de Dieu lui-même (Joan. VI, 45), " et alors de même que la créature du ciel, celle de la terre verra Dieu non plus en énigme, et dans un miroir; mais face à face et contemplera sans voile sa sagesse en soi-même. Mais, en attendant, l'âme de l'homme a besoin de la créature comme d'un véhicule qui la porte jusqu'à la connaissance du créateur. Pour les anges, au contraire, qui sont dans un état plus heureux et plus parfait, c'est dans le Créateur qu'ils connaissent les créatures. Il me semble que c'est à cet état excellent que se vit ravie, au moins pendant quelque temps, cette âme bienheureuse (a) qui vit l'univers entier réuni sous un seul rayon de soleil ; c'est à ce miracle que notre saint père le pape Grégoire a fait allusion dans le livre de ses dialogues, en disant : " Quand on voit le Créateur, toute créature semble bien petite (S. Greg. lib. II, dial. cap. 35). " Heureuses donc les âmes qui se rassasient de la fine fleur du froment, et qui n'ont point besoin de sucer le miel qui s'écoule du flanc des rochers, ni de manger l'huile qu'on recueille dans les endroits pierreux (Dent. XXXIII, 13) ; et qui ne recherchent point les choses invisibles de Dieu en les regardant par les choses visibles, comme par des fentes et des crevasses, mais qui les contemplent sans voile telles qu'elles sont en elles-mêmes. Mais comme je vous l'ai déjà dit, c'est l'heureux partage des anges, non point le lot de la fragilité humaine.

2. Cherchons donc, par les choses créées, à comprendre les choses invisibles de Dieu. Si l'âme les comprend par la vue des autres créatures, elle les verra bien mieux et les comprendra bien davantage en considérant la créature qui a été faite à l'image du Créateur, je veux dire, en se considérant elle-même, car de toutes les créatures qui sont

a Il s'agit ici de saint Benoît, que saint Bernard croit avoir eu le bonheur de contempler Dieu face à face, pendant quelques courts instants, sans le secours " du char des créatures, " et par conséquent en lui-même, et dans sa lumière divine, selon l'expression de saint Grégoire. Toutefois, saint Bernard dit dans son sermon trente et unième, sur le Cantique des cantiques, n. 2, que " ni sage, ni saint, ni prophète ne peuvent, ou plutôt n'ont pu le voir tel qu'il est, darse leur corps mortel. "

sous la voûte du ciel, il n'y en a pas de plus rapprochée de Dieu que l'âme de l'homme, et c'est avec raison que le Prophète a dit. " Bien heureux l'homme qui attend de vous, ô mon Dieu, le secours dont il a besoin, et qui médite dans son coeur des moyens de s'élever jusqu'à vous. " Un peu plus loin, il ajoute : " On s'avancera de vertu en vertu, et. on verra le Dieu des dieux dans la céleste Sion (Psal. LXXXIII ; 6). " Aussi vous exhortons-nous sans cesse, mes frères, à vous engager dans les voies de votre coeur, et à posséder votre âme dans vos mains, afin de pouvoir entendre le langage que le Seigneur Dieu vous tient, " car ce sera un langage de paix (Psal. LXXXIV, 9). " Mais à qui parle-t-il de paix ? " c'est évidemment à son peuple et à ses saints. " Or, quel est son peuple, et qui sont ses saints? Ceux qui rentrent dans leur coeur. Aussi le Psalmiste poursuit-il : " il tiendra ce langage aussi à cent. qui rentrent dans leur coeur. "

3. Pour moi, je trouve qu'il est question dans ces paroles de trois sortes d'hommes, les seuls à qui Dieu fasse entendre un langage de paix, de même qu'un autre prophète n'a prévu que tais hommes qui doivent être sauvés, savoir : Noé, Daniel et Job (Ezech. XIV, 14). L'ordre dans lequel ils sont cités D'est point régulier, je le veux bien, mais à eux trois ils expriment les trois ordres qui se rencontrent parmi les hommes, l'ordre des continents, celui des prélats, et celui des gens mariés. Encore faut-il, pour ce qui est des continents, qu'ils se détournent des désirs de la chair vers ceux du coeur, c'est-à-dire vers les désirs de l'Esprit. Voilà ce qui a fait appeler Daniel " un homme de désirs (Dan. X, 11), " par l'ange qui la, adressa la parole; quant aux prélats, il faut qu'ils aient à coeur d'être utiles, bien plutôt que d'être les premiers, attendu que ce qu'il leur faut par-dessus tout c'est la sainteté ; voilà pourquoi le Psalmiste les appelle tout particulièrement " saints (Psal. LXXXIV, 9). " Les gens mariés doivent de leur côté ne point transgresser les commandements de Dieu pour mériter d'être appelés le peuple du Seigneur, les brebis de son bercail.

4. Je vais plus loin, chez nous-mêmes, car c'est nous qui nous touchons de plus près. Ou distingue ordinairement aussi trois ordres; ainsi le peuple, parmi nous, ce sont les frères que leurs emplois appliquent aux soins extérieurs, aux choses qu'on pourrait appeler populaires. Ceux qui rentrent en eux-mêmes, ce sont les religieux claustraux, que nul emploi ne réclame au dehors, et qui, libres de leur temps, et peuvent voir combien le Seigneur est doux : les uns et les autres sont comme les deux pignons de l'édifice sur lequel le Seigneur fait entendre un langage de paix, attendu qu'ils tendent tous deux au même but, bien que par une voie différente. Le psaltérion accompagné de la guitare est fort agréable, et les sons de l'une ne sont pas moins beaux que ceux de l'autre, quoique ceux de la guitare soient graves et ceux du psaltérion aigus. Toutefois , il n'en est pas moins vrai que la part dont Marie a fait choix est la meilleure, bien qu'il puisse arriver que l'humble genre de vie de Marthe ne soit pas d'un moindre mérite que celle de sa soeur aux yeux de Dieu. Marie est louée de son choix afin de nous apprendre que, pour ce qui nous concerne, c'est celui-là que nous devons faire aussi, mais si on nous impose la part de Marthe, il faut l'accepter avec patience.

5. Les paroles suivantes : " il parlera de paix sur les saints, " concernent les prélats qui doivent réunir les deux genres de vie, de Marthe et de Marie. C'est à eux qu'il appartient de veiller et de travailler à réunir entre elles les deux murailles de l'édifice religieux, qui ont chacune leur direction, attendu qu'ils sont établis pour être les vicaires de Jésus-Christ qui est la pierre angulaire. On ne peut nier que leur part soit plus dangereuse que les deux autres. Toutefois s'ils administrent bien ce leur sera un degré de plus vers le bien, et ils recevront une abondance et une mesure de paix plus grande et plus complète, en sorte qu'on pourra dire d'eux, avec raison : " Le Seigneur parle de paix sur les saints ( Isa. LXI, 6). " Y a-t-il un doute dans vos âmes sur ceux que le Prophète veut désigner par ce mot, ses saints? S'il en est ainsi, écoutez encore Isaïe, il vous dira : " c'est vous, ministres de notre Dieu qui serez appelés les saints du Seigneur. " Je m'étais proposé de vous montrer par un exemple comment, par la considération d'elle-même, l'âme de l'homme peut s'élever à l'intelligence des choses de l'esprit, mais je suis contraint de remettre ce développement à un autre jour et à un autre sermon.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

DIXIÈME SERMON. La vie et les cinq sens de l'âme.

1. Notre négligence, mes chers frères, est bien grande (a) et bien inexcusable; en effet, nous nous abandonnons aux pensées oiseuses, et nous perdons le temps, quand nous n'aurions ni à nous élever dans les unes, ni à passer les mers pour trouver de bonnes et salutaires pensées. Car, comme dit Moïse, la parole de Dieu est tout près de nous, elle se trouve dans notre bouche et dans notre coeur (Deut. XXX, 14) ; nous pouvons trouver eu nous-mêmes une mine inépuisable, une vraie pépinière de bonnes et utiles pensées. D'ailleurs, si notre âme est si peu instruite et si négligente qu'elle se trouve hors d'état de scruter son intérieur, elle peut du moins porter ses yeux sur les actes extérieurs et visibles, et là, pour peu qu'elle regarde avec attention, elle trouvera la sagesse. En effet., considère, ô mon âme, car il est écrit, " donnez au sage une occasion, et il deviendra plus sage encore (Prov. IX, 9), " considère, dis-je, ô mon âme, tout ce que tu fais pour ton corps, et tu verras que c'est toi qui lui donnes la vie et la force sensitive. Quant à la vie, tu la lui donnes égale dans tout sort être : en effet, l'oeil ne vit pas d'une vie différente de celle du doigt, mais pour la force sensitive,

a Ce passage est reproduit parmi les sentences de saint Bernard au livre VII, 2, des Fleurs de ce Père, chapitre X.

il n'en est pas de même. Et toi, ô mon âme, fais en sorte que ton âme à toi, que ton âme, dis je, qui n'est autre que lieu, te prodigue les mômes biens. On ne saurait dire que l'âme est vivante quand elle ne connaît pas la vérité, au fond elle est véritablement morte; de même que celle qui n'l plus la charité en soi, est privée de toute force sensitive. Ainsi, la vie de l'âme c'est la vérité, et sa force sensitive, la charité. Il ne faut pas s'étonner s'il arrive parfois que l'âme des impies ait la connaissance de la vérité, bien qu'elle manque de charité, car on voit quelquefois le corps avoir encore la vie, tout en étant privé de la sensibilité, comme les arbres et les autres êtres semblables qui sont doués de la force vitale, mais non point de la force animale, d'une âme, en un mot. Oui, il en est de môme de l'âme des méchants, qui ont la connaissance de la vérité, par leur raison naturelle, et se trouvent parfois aidés de la grâce, mais ne reçoivent point d'elle la vie. Mais dans ceux qui ont reçu de l'âme spirituelle la connaissance de la vérité et la charité, non pas par un moyen extérieur quelconque, mais par leur âme à elles, si je puis parler ainsi, par cette âme avec laquelle elles ne font plus qu'un seul et même esprit, lorsqu'elles adhèrent à elle, dans ceux-là, dis-je, se trouve la connaissance indivise de la vérité, selon ce que j'ai dit de la vie du corps, car elle embrasse à la fois dans sa connaissance les moindres comme les plus grandes choses.

2. Quant à l'amour, si on y regarde de près, il se peut qu'on en trouve autant de sortes ou de variétés qu'il y a de sens. En effet, il y a l'amour pieux, qui se rapporte à nos parents; l'amour agréable, que nous ressentons pour nos amis; l'amour juste, que nous devons à tous les hommes; l'amour violent, pour nos ennemis, et l'amour saint et dévot pour Dieu. En étudiant chacun de ces amours avec attention, on trouve que s'ils out tous quelque chose de commun, ils ont en même temps des points où ils diffèrent complètement entre eux. Ainsi, si vous avez quelque goût et quelque plaisir à ces sortes de considérations, il vous semblera peut-être qu'on peut trouver un certain rapport entre le premier de, ces amours, je veux parler de notre amour pour nos parents, et le sens du toucher qui ne perçoit que les objets les plus proches de nous, ceux qui touchent à notre corps ; cet amour, en effet, ne se rapporte qu'à ceux qui nous touchent de prés par la chair. Cette comparaison ne perd rien de sa force de ce que le sens du toucher est le seul qui soit répandu par tout le corps, car cet amour est si naturel aussi à toute chair, que tous les êtres vivants, les brutes mêmes, aiment leurs petits et en sont aimés. L'amour de nos amis a une grande analogie avec le goût à cause de sa douceur ; le goût, en effet, est le sens qui importe le plus à la vie de l'homme, aussi ne vois-je point comment on peut dire que c'est vivre que de ne pas aimer, dans cette vie commune, ceux au milieu de qui on la passe. Pour ce qui est de l'amour des hommes eu général, il a quelque rapport avec le sens de l'odorat, en ce que ce sens perçoit les choses placées à une certaine distance, et que, s'il n'est pas sans quelque jouissance corporelle, elle est, pourtant d'autant plus délicate, qu'elle est plus répandue. Quant à l'ouïe, c'est un sens qui perçoit les choses plus éloignées encore que celles qui frappent l'odorat. Or, parmi les hommes, il n'en est pas de plus loin les uns des autres que celui qui n'aime point ne l'est de celui qui l'aime. D'ailleurs, s'il se rencontre quelque jouissance corporelle dans les autres sens, et s'il semble qu'elles se rapportent plus particulièrement à la chair, l'ouïe est presque tout entière étrangère à la chair, et parait n'avoir de rapport qu'avec ce genre de jouissance, qui consiste tout entière dans l'obéissance; or, il est de toute évidence que cette vertu se rapporte à l'ouïe, puisque pour toutes les autres jouissances, nous avons vu quelles ont la chair pour occasion.

3. La vue est celui de nos sens qui a le plus de ressemblance avec l'amour de Dieu, car il l'emporte sur tous les autres et il est d'une nature unique, il est d'une plus grande sensibilité et perçoit les objets de plus loin. L'odorat et l'ouïe semblent aussi percevoir les choses éloignées, mais on croit qu'ils ne les perçoivent qu'en attirant à eux l'air qui les leur rend sensibles ; or, il n'en est pas ainsi de fa vue, elle semble plutôt se faire au dehors et aller elle-même à la rencontre des objets éloignés. Ainsi en est-il dans nos affections. On peut dire, en quelque sorte, que nous attirons à nous le prochain quand nous l'aimons comme nous-mêmes ; nous attirons également ainsi nos ennemis, quand nous les aimons pour qu'ils soient comme nous, c'est-à-dire pour qu'ils deviennent nos amis; mais pour ce qui est de Dieu, si nous l'aimons, comme il le mérite, de toutes nos forces, de toute notre âme et de tout notre coeur, c'est plutôt nous qui allons à lui et qui nous hâtons de toutes nos forces vers ce Dieu qui est placé au-dessus de nous d'une manière ineffable.

4. Il est manifeste que, de nos sens corporels, la vue est celui qui l'emporte sur tous , et que l'ouïe se place avant les trois autres quant à l'odorat, s'il ne vient pas avant le goût et le toucher, au point de vue de l'utilité, au moins leur est-il supérieur en élévation, de même que le goût semble avoir le pas sur le toucher; c'est, d'ailleurs, ce que nous montre la disposition même de nos membres. Ainsi, les yeux sont placés au haut de la tète, les oreilles et le nez sont évidemment plus bas ; il en est de môme du nez par rapport aux oreilles et du palais par rapport au nez; enfin, les mains et le reste du corps, où le tact est répandu, se trouvent placés au dessous du palais, cela est manifeste. Or, c'est de la même manière que nous pourrons, dans les sens de l'âme, remarquer que les uns sont plus dignes que les autres, et, comme cette remarque vous est facile à faire, je passe les détails pour abréger. Je laisse aussi à votre application le soin de vous faire remarquer, que de même que les membres du corps s'affaissent dès que l'âme cesse de les animer, ainsi les affections dont j'ai parlé plus haut, et que j'ai présentées comme les membres de l'âme, ne peuvent que s'affaisser aussi, si l'âme de notre âme, qui est Dieu, cesse de les animer, c'est à dire, ou bien nous n'aimerons pas de tout notre coeur ce que nous devons aimer de la sorte, ou bien nous ne l'aimerons point de la manière et dans la mesure où nous le devons. En effet, il y en a qui aiment leurs parents d'une manière charnelle, et ne louent le Seigneur que lorsqu'il leur fait du bien. Mais un pareil amour ne mérite pas le nom d'amour, ou bien, si c'est encore de l'amour, c'est un amour caduc, un amour qui tombe à terre.
 
 
 
 
 
 
 
 

ONZIÈME SERMON. Du double baptême et de la nécessité de renoncer à sa propre volonté.

1. Vous savez, mes frères, car vous tenez fermement la vérité catholique, vous savez, dis-je, que le Père céleste adopte ceux qui renoncent à Satan en recevant le baptême, et les fait passer de la puissance des ténèbres dans le royaume du Fils de sa gloire. C'est ce qu'il faut entendre par cette robe première que le père de famille, les entrailles émues, ordonne à ses serviteurs d'apporter en toute hâte, sans attendre un mot de prière de la bouche de son fils, un désir de son coeur, et en prévenant même son intelligence de l'abondance de ses bénédictions. En effet, tous tant que nous sommes qui avons été baptisés en Jésus-Christ, nous avons été revêtus de Jésus-Christ (Galat. III, 27). Un autre témoin, non moins fidèle que celui qui s'exprimait ainsi, nous a dit en nous parlant de lui : " Il a donné le pouvoir de devenir enfant de Dieu à tous ceux qui l'ont reçu (Joan. I, 12). " Or, ce pouvoir n'est pas mi vain et faible pouvoir, nous avons, en effet, la certitude que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les vertus, ni ce qu'il y a au plus haut des cieux ou au plus profond des abîmes, ne pourra jamais nous séparer de l'amour de Dieu qui est fondé en Jésus-Christ (Rom. VIII, 38 et 39). Remarquez combien de choses l'Apôtre énumère, car ce sont ses propres paroles que je viens de vous faire entendre, sans toutefois nous compter nous-mêmes parmi ces choses. Telle est, en effet, la liberté que le Christ nous a donnée, en nous délivrant de notre esclavage, c'est qu'il n'y a point de créature qui puisse nous séparer de Dieu, et nous faire violence. Il n'y a que nous qui puissions nous éloigner de lui, tentés par notre propre concupiscence et entraînés par notre propre volonté (Jac. I, 14), après elle, il n'en est pas d'autre a craindre pour nous. Aussi tant que nous n'avons point atteint fige où nous pouvons faire usage de notre liberté, et agir selon notre libre arbitre, quiconque a reçu la seconde naissance du baptême ne saurait être, par aucun moyen possible, séparé de la charité de Dieu, il est, eu attendant cet âge, en pleine sécurité sous la protection du Seigneur son Dieu et son avocat; il n'a rien à craindre de qui que ce soit. Mais quand arrivent les années de l'âge de discrétion, il entre en possession de lui-même et il n'a pas plus à redouter les autres créatures qu'auparavant; il n'a à se tenir en garde que contre sa propre volonté, contre cette volonté qui dort dans son sein. Le péché est peut-être à la porte de son coeur, mais la concupiscence est sous sa main (Gen. IV, 7), il est maître, s'il le veut, de ne pas lui ouvrir la porte de son coeur et de lui refuser son consentement.

2. En effet, ce ne fut ni un ours, ni un lion, mais un serpent, c'est-à-dire le plus rusé, non le plus fort des animaux, qui a trompé nos premiers parents; ce n'est pas l'homme qui a fait tomber la femme mais la femme qui a fait tomber l'homme. Oui, c'est le serpent qui t'a trompée, ô Ève, trompée, dis-je, non point contrainte ou poussée. C'est la femme qui t'a donné du fruit de l'arbre, ô Adam, mais en te l'offrant elle ne t'a point forcé de l'accepter; si tu as cédé à sa voix plutôt qu'à celle de Dieu, ce n'est point qu'elle t'ait fait violence, c'est que tu l'as bien voulu. Mais si dans son inexpérience, il n'a su se tenir sur ses gardes, pour nous, instruits par son exemple, veillons du moins sur nous. Que dis-je ? puisque nous avons eu nous aussi le malheur de succomber de même à la tentation, recherchons désormais un remède à de si grands maux. Est-ce que le fort armé qu'un plus fort que lui surprend et garrotte, a recours à la violence pour réoccuper son ancienne maison? Nullement; mais il la trouve vide et imprudemment ouverte devant lui, aussi ne fond-il pas sur elle avec sept esprits plus forts, mais il y entre tout simplement avec, sept esprits plus méchants que lui, et s'y établit sans recourir à la violence. Qui lui ouvre la porte, sinon notre propre volonté ? Il n'en est pas d'autre qui nous replace sous l'empire des puissances des ténèbres et qui nous soumet de nouveau à celui de la mort.

3. Venez, Seigneur Jésus, oui, revenez maintenant, ô bon Jésus, et chassez une seconde fois celui que nous avons eu la folie de faire rentrer chez nous, et si vous nous délivrez encore une fois nous redeviendrons libres. Nous avons renouvelé notre première alliance, nous avons péché contre vous, Seigneur, et nous nous sommes de nouveau asservis aux oeuvres de Satan, nous avons replacé de nous-mêmes notre cou sous le joug de l'iniquité, et nous nous sommes recondamnés à une malheureuse servitude. Voilà pourquoi, mes frères, nous devons nous faire rebaptiser , renouveler une seconde fois alliance avec Dieu , et faire une seconde profession. Ce n'est plus assez maintenant de renoncer à Satan et à ses œuvres, il nous faut de plus renoncer au monde et à notre volonté propre; si l'un nous a réduits, l'autre (a) nous a induits dans le mal. Dans le premier baptême, alors que notre volonté propre ne notes avait point encore fait de mal, il suffisait que nous renonçassions à Satan, dont l'envie seule a fait entrer le péché dans le monde et la mort avec le péché par un seul homme, d'où ils sont ensuite passés dans tous les hommes. Mais depuis que nous avons fait une expérience décisive des charmes d'un monde trompeur, et de l'infidélité de notre volonté propre dans ce que j'appellerai, avec raison, et dans un sens parfaitement sage, le second baptême (b) de notre conversion,

a Quelques manuscrits présentent ici une variante; nous avons préféré la leçon du manuscrit des Célestins de Paris.

b Beaucoup d'anciens auteurs ont comparé la profession religieuse à un second baptême, et lui en ont même donné le nom. Saint Bernard l'appelle ainsi dans le trente-septième de ses sermons divers, n. 3, et dans son traité du précepte et de ta dispense. Voir la lettre de saint Jérôme à Paula, sur la mort de Blésilla où ce Père dit " qu'elle s'est lavée dans les eaux du second baptême de sa profession, s'il est permis de parler ainsi. "

nous devons avoir à coeur, non pas seulement de refaire notre première alliance, mais encore de la rendre plus forte en renonçant à nos propres affections. Attachons-nous donc, mes frères bien-aimés, à nous garder purs de toute souillure de ce monde, car c'est là devant Dieu la seule religion pure et immaculée (Jac. 1, 27). Tenons-nous en garde contre notre volonté propre, comme on se garde d'une vipère très-mauvaise et très-redoutable, elle seule en effet peut désormais damner notre âme.
 
 
 
 
 
 

DOUZIÈME SERMON. Le commencement, le milieu et la fin de l'homme à l'occasion de ces paroles de l'Ecclésiastique : " Souvenez-vous de vos fins dernières, etc. (Eccl. VII, 40). "

1. " Mon fils, souvenez-vous de vos fins dernières et vous ne pécherez point (Ibid). " Rappelez-vous votre commencement, songez à votre milieu et souvenez-vous de votre fin dernière ; l'un vous couvrira de confusion, l'autre vous remplira de douleur, et la troisième, de crainte. Pensez à votre origine et ressentez-en de la honte; songez où vous êtes et gémissez-en; rappelez-vous où vous allez et tremblez. Prenez garde de demeurer sur ce point dans l'ignorance si vous ne voulez entendre retentir coutre vous les menaces que l'Époux fait entendre en ces termes : " Si vous ne vous connaissez point, ô vous qui êtes la plus belle des femmes, sortez de chez vous, suivez les traces de la troupe de vos compagnes (Cant. 1, 7). " Et d'abord, ô homme, quand tu étais en honneur, tu ne l'as pas compris, voilà pourquoi tu as été assimilé aux animaux sans raison, et leur es devenu semblable (Psal. XL, VIII, 13, 21). Et si les rudes traitements n'ont point fini par ouvrir les oreilles de ton intelligence, tu iras te placer à la suite des troupeaux de bêtes, pour être exposé à tous les maux parmi elles qui n'en ressentent aucun. Reconnais donc ton origine, et rougis en voyant que par là tu ressembles aux bêtes, rappelle-toi ta fin et tremble de t'en aller aussi à la suite. des troupeaux de bêtes. Oui rougis, je le répète, en voyant que, de compagnon des anges, tu es devenu celui des bêtes de somme, non-seulement pour les besoins du corps mais même pour les sentiments du coeur. Tu partages en effet, avec elles, la nourriture que tu tires de la terre, pour avoir pris en dégoût la nourriture des anges, le pain même du ciel. C'est que, et c'est ce qu'il y a de pire, si tu as conservé un corps qui est droit, ton âme qui l'habite est courbée, si bien que, en même temps que le corps a retenu quelque ressemblance de ton âme, ton âme a perdu sa ressemblance avec Dieu pour prendre celle de la bête.

2. N'es-tu pas honteux, ô homme, de marcher la tète haute et d'avoir le coeur bas? D'être droit de corps et de ramper à terre par l'âme ? Qu'est-ce autre chose, en effet, sinon ramper sur la terre que d'avoir du goût pour la chair, de désirer les choses de la chair, de rechercher les choses de la chair? Et pourtant comme tu as été créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, en perdant. sa ressemblance pour prendre celle de la bête, tu as conservé son image. Si donc quand tu étais élevé en honneur, tu n'as pas compris que tu n'étais que limon, maintenant que tu t'es enfoncé dans ton limon, lie vas pas oublier que tu es toujours l'image de Dieu, et rougis de l'avoir recouverte d'une ressemblance étrangère. Rappelle-toi, ô homme, ta noblesse et rougis de ton excessif abaissement. N'ignore pas ta beauté pour rougir d'autant plus de tes souillures. C'est là ce que Salomon appelle une confusion qui honore (Eccl. IV, 25), " c'est la confusion qu'on ressent d être déchu d'un si haut degré de gloire. Jadis tu étais couronné de gloire et d'honneur, établi sur toutes les œuvres des mains du Seigneur, et placé dans le paradis terrestre pour en faire ta demeure : tu étais le concitoyen des anges et le domestique du Seigneur de Sabaoth, c'est de cette élévation que tu t'es toi-même jeté dans les ténèbres intérieures, d'où tu dois un jour être précipité dans les ténèbres extérieures et palpables si tu n'y prends garde. C'est toi, dis-je, qui t'es dépouillé toi-même de la gloire, des enfants, de Dieu, et qui t'es exilé de cette douce et heureuse patrie, de ce jardin du. volupté.

3. Voilà donc ton origine ; veux-tu savoir, ô homme, où tu te trouves maintenant ? Eh bien, tu te trouves dans un lieu d’affliction, car ta vie s'est approchée de l’enfer (Psal. LXXXVII, 4). Que voyons-nous, en effet, ici-bas, si ce n'est le travail, la douleur et l'affliction de l'esprit? Mais pour toi, les choses en sont venues à ce point que tu es comme un enfant qui, ayant reçu la vie, et s'étant trouvé nourri dans un cachot, n'aurait jamais vu la lumière du jour, il ne comprendrait rien a la tristesse et aux angoisses de sa mère. Celle-ci sait bien pourquoi elle est triste, comme elle a connu le bonheur et les maux qu'elle souffre d'autant plus pesants, et le souvenir de la paix des jours passés est, pour elle, rempli d'une amertume extrême. Pour toi, au contraire, le comble de la misère ne te semble qu'un petit mal, et au prix des lourdes entraves auxquelles tu es accoutumé, de moindres anneaux te semblent nu repos. Tu as envie de manger, parce que la faim te presse ; manger et souffrir de la, faim sont un travail, une peine, mais parce que la faim est plus pénible que l'action de manger, fil ne trouves pas que manger soit une peine ; mais une fois la faim apaisée, ne te semble-t-il pas beaucoup plus pénible de continuer de manger que de souffrir de la faim ? Il en est ainsi de toutes choses sous le soleil; il n'y a rien en elles de vraiment agréable, et on veut constamment passer en ce qui les concerne, d'une chose à l'autre, en sorte qu'il n'y a que le passage d'une chose à l'autre qui les relève un peu ; c'est absolument comme si on passait du feu dans l'eau et de l'eau dans le feu, dans l'impossibilité de supporter constamment ni l'un ni l'autre. Il n'y a que le commencement d'une fatigue qui nous repose d’une autre fatigue. Personne, dans ce siècle malheureux, ne saurait avoir ce qu'il désire, ainsi le juste ne peut être rassasié de justice; ni les voluptueux, de voluptés; ni le curieux, de choses curieuses; ni l’ambitieux de vaine gloire. Voilà précisément la source de vos chagrins, si vous n'en êtes pas encore venus à être insensibles; voilà d'où viennent vos douleurs, c'est que vous vous trouvez en exil, vous êtes arrêtés dans un désert, vous marchez dans les ténèbres et par des sentiers glissants, et vous ne mangez qu'un pain arrosé de votre sueur. Est-ce que votre oeil n'est pas inondé de larmes amères toutes les fois qu'il considère ces choses, et ne pleure-t-il pas avec le Prophète qui s'écriait : " Que je suis malheureux! mon exil est si long (Psal. CXIX, 5) ? "

4. Vous connaissez votre origine, vous venez de voir votre milieu, quelles sont vos fins dernières ? Ces fins dont il est dit : souvenez-vous en et vous ne pècherez jamais. Ce sont !a mort, le jugement et l'enfer. Quoi de plus horrible que la mort? Je plus terrible que le jugement ? Quant à l'enfer, il ne se peut rien concevoir de plus intolérable. O homme, si lu avais perdu la honte qui sied à une noble créature, si tu étais devenu insensible aux coups de l'affliction que ressentent même les êtres simplement charnels, du moins ne sois pas inaccessible à la crainte que connaissent même les bêtes de somme. Chargeons l'âne et fatiguons-le par de nombreux travaux, il s'en met, peu en peine, parce qu'un âne est un âne. Mais si vous voulez le pousser dans le feu ou le précipiter dans un trou, il résiste tant qu'il peut, parce qu'il aime la vie et craint la mort. Ne vous semble-t-il pas juste que celui qui est devenu plus insensible que les bêtes de somme, soit forcé de ne venir qu'après elles, et que dans les supplices il occupe un rang plus bas qu'elles ? Crains donc, ô homme, car, à la mort, tu te verras dépouillé de tous les biens du corps, en même temps que se rompra, dans un amer divorce, le doux lien qui rattachait ton âme à ton corps. Tremble , dis-je, car tu paraîtras alors an jugement redoutable de Celui entre les mains de qui il est horrible de tomber (Hebr. X, 31). Il t'examinera de cet oeil auquel rien n'échappe et s'il découvre l'iniquité dans ton âme, tu seras à jamais privé de toute gloire et de tout repos, et séparé du nombre des bienheureux. Sois dans l'appréhension des tourments immenses, éternels de l'enfer auxquels tu seras exposé dans la société de Satan et de ses anges, au sein d'un feu qui ne s'éteindra jamais, et qui a été préparé pour eux. Voilà la crainte qui est le commencement de la sagesse (Psal. X, 10), ce qu'on ne peut pas dire de la honte et de la douleur, attendu que ni l'une ni l'autre n'ouvre aussi bien l'âme à la sagesse, et n'a la même efficacité. C'est ce qui faisait dire au Sage : Souvenez-vous, non pas de votre commencement, non pas même de votre milieu, mais " de vos fins dernières et vous ne pécherez jamais. " L'esprit de crainte est plus fort et plus énergique que le sentiment de la honte ou de la douleur pour résister au péché ; la honte disparaît derrière le nombre, et la douleur s'adoucit par la moindre consolation que le monde peut lui procurer, mais la crainte ne connaît point de consolation. A la mort, vous n'emporterez avec vous, ni peu, ni beaucoup de biens de ce monde; au jugement, vous ne pourrez ni tromper le juge, ni lui résister, et dans l'enfer, vous n'aurez aucune consolation, il n'y aura pour vous qu'un éternel, malheur à moi ! que hurlements, que pleurs et que grincements de dents.
 
 
 
 
 
 

TREIZIÈME SERMON. Des trois miséricordes et des quatre pitiés.

1. De même qu'il y a des péchés très-petits, qu'il en est de médiocres, et qu'il y en a de grands, ainsi en est-il de la miséricorde; il en est une petite, une médiocre et une grande. Tout grand pécheur a besoin d'une grande miséricorde, afin que la grâce surabonde là où le péché a abondé. Je donne le nom de petite miséricorde au répit que Dieu nous laisse en ne nous punissant pas aussitôt que nous avons péché, et en attendant que nous fassions pénitence; elle est petite, non point en soi, mais par comparaison avec les autres; car, en soi, cette attente du Seigneur est une miséricorde non-seulement grande, mais très-grande. Il n'a pas attendu ainsi, que l'ange pécheur fit pénitence, il l'a précipité à l'instant même du haut des cieux, et l'homme même, il n'a pas différé pour un autre temps de le punir de sa faute, il l'a chassé du par idis terrestre. Mais à présent il attend, il ferme les yeux, il patiente dix ans, vingt ans, jusqu'à la vieillesse, à la décrépitude. Si, d'un autre côté, nous considérons le nombre et la gravité des fautes que nous commettons tous les jours, les regarderons-nous comme de petites fautes parce que, jusqu'à présent, elles ont échappé au péril de la damnation? Il ne faut donc point s'étonner si le Prophète nous dit que ses pieds ont failli lui manquer, et s'il est presque tombé tant il s'est senti indigné à la vue de la paix des pécheurs (Psal. LXXII, 2), si les pécheurs mêmes s'écrient : " Comment se peut-il que Dieu connaisse ce qui se passe sur la terre? Le Très-Haut a-t-il véritablement la connaissance de toutes ces choses (Psal. LXII, 11) ? " Mais c'est la grâce de la croix du Christ et sa vertu. " Vive moi, dit le Seigneur, je ne veux point la mort de l'impie, mais je veux qu'il se convertisse et qu'il vive (Ezech. XXXIII, 11). " Si je ne me trompe, ce langage est celui de Jésus-Christ ressuscitant; c'est comme s'il avait dit : Que le Juif le veuille ou ne veuille pas, je vis et je ne veux pas la mort du pécheur, moi surtout qui suis mort pour les pécheurs; je veux que ma mort porte ses fruits, et que, par elle, la rédemption soit abondante.

2. J'ai dit que la miséricorde du Seigneur qui tarde à nous frapper, et est prêt à nous pardonner était petite, non en soi, mais en comparaison avec les autres miséricordes, car si elle est seule, non-seulement elle ne suffit point à nous sauver, mais même elle aggrave les motifs de notre condamnation, puisqu'elle peut dire au pécheur : " Voilà ce que tu as fait, et je me suis tû (Psal. XLIX, 21). " Entendons donc l'Apôtre tonner à son habitude d'un ton terrible, et nous dire : " Est-ce que vous méprisez les richesses de sa bonté (de la bonté de Dieu) et de sa longanimité? Ne savez-vous pas que cette bonté même vous invite à la pénitence? Mais vous, de votre côté, par votre dureté et par l'impénitence de votre coeur, vous vous amassez un trésor de colère, pour le jour de la colère (Rom. II, 4, 5). " Oui, vous vous amassez, dit l'Apôtre, des trésors de colère au lieu des trésors de miséricorde que vous méprisez, et vous rendez cette miséricorde inutile pour vous. Mais comment cela? " Par votre endurcissement, répond l'Apôtre, et par l'impénitence de votre coeur. " Qui pourra broyer cette dureté, si ce n'est Celui qui, dans sa passion, a brisé les pierres mêmes? Qui donnera un coeur pénitent, sinon celui de qui vient tout don excellent?

3. Or, c'est ce que j'appelle la miséricorde médiocre, elle l'emporte sur la première puisqu'elle est cause qu'elle ne demeure point infructueuse, et qu'elle ne se tourne pas en damnation mortelle. En effet, elle donne la pénitence sans quoi l'attente du Seigneur, non-seulement ne sert à rien, mais même nuit beaucoup. Peut-être la première suffit-elle pour les petits péchés, attendu que, pour effacer les fautes dont nous ne pouvons être complètement exempts tant que nous portons ce corps de péché, il suffit, au salut, dé la pénitence de chaque jour. Mais pour les fautes plus graves, et qui vont au mortel, la pénitence ne suffit plus, il en faut de plus la cessation absolue. Il est bien difficile, impossible même, sans la grâce de Dieu, de rejeter de dessus son cou le joug du péché, une fois qu'il y est posé, car quiconque fait le péché, est esclave du péché et ne peut plus être délivré de la servitude que par la main du fort armé.

4. Or, c'est là précisément la grande miséricorde, celle qui, est la plus nécessaire aux pécheurs, et dont parlait celui qui s'écriait : "Ayez pitié de moi selon votre grande miséricorde, ô mon Dieu, et selon la multitude de vos pitiés, etc. (Psal. L, 1). " J'ai déjà parlé des quatre filles de la grande miséricorde ; ce sont le sentiment d'amertume, l'éloignement de l'occasion du péché, la force de résister et la pureté d'intention. Il arrive parfois que Dieu, dans sa bonté, envoie à celui qui est tombé dans les liens du péché certaines amertumes qui s'emparent de son âme et en chassent les pernicieuses délices du péché. D'autres fois, il fait disparaître l'occasion même du péché, et ne permet pas que notre faiblesse soit mise à l'épreuve. Qui plus est, parfois aussi il nous donne la force de résister, c'est-à-dire de nous conduire en hommes de coeur dans la tentation, et de ne point y donner notre consentement. D'autres fois, enfin, et c'est la perfection même, car c'est l'extirpation entière de la tentation, il guérit notre affection, en sorte que, non-seulement nous ne consentons point à la tentation, mais que nous ne ressentons même plus ses atteintes.
 
 
 
 
 
 

QUATORZIÉME SERMON (a). Les sept dons du Saint-Esprit, opposés à sept sortes de péchés.

1. " La sagesse prévaut sur la malignité (Sep. VII, 80), " tant que

a On trouve de nombreuses variantes entre le texte que nous donnons ici de ce sermon et celui du manuscrit de Cîteaux ; mais elles ne changent rien au sens général. Ce sermon est cité dans les Fleurs de saint Bernard, livre VII, chapitre XLVI.

la vertu de Dieu, la sagesse de Dieu, qui est le Christ, dompte Satan. " Elle atteint depuis une extrémité jusqu'à l'autre avec une force infinie, dans le ciel, en en précipitant le superbe, dans le monde, en prévalant sur le Malin, et dans l'enfer, en dépouillant l'avare. Et elle dispose tout avec une égale douceur (Sap. VII, 1), " dans le ciel où elle affermit les anges fidèles, sur la terre où elle rachète les hommes vendus au péché et dans l'enfer, où elle délivre les captifs. Mais si vous l'aimez mieux, on peut entendre ces paroles d'une autre manière encore. L'Esprit aux sept dons, procède contre sept degrés du péché, comme avec une armée rangée en bataille. Et d'abord, contre la négligence s'élève la crainte qui frappe l'âme, agite la conscience, la tire de son sommeil de mort, et la remplit de sollicitude, car " celui qui craint Dieu ne néglige rien (Eccli. VII, 19), " il tremble dans tout ce qu'il fait.

2. D'ailleurs, pour que la lutte soit plus terrible, les mailles de la cuirasses se resserrent, comme on dit, car en même temps que le coeur de l'homme se néglige lui-même, il s'occupe avec curiosité des antres. Il y a trois choses, dit le Sage (Prov. XXVII, 15), qui font de la maison un désert, ce sort la fumée, la pluie et une femme acariâtre. Or, comment le négligent pourrait-il s'en garder ? Celui qui se néglige, n'a pas soin de chasser la fumée, de corriger sa femme, et de réparer le toit de sa maison. Les péchés, que ni le goût de la miséricorde, ni les ruisseaux de larmes n'éteignent point , répandent de la fumée, une fumée très-épaisse et insupportable. La volonté tourne au mal et devient tous les jours pire, à force de négligence, et le courroux du céleste juge tombe goutte à goutte dans l'âme, par les fentes de la charité qui seule peut couvrir une multitude de péchés. Il faut donc que l'âme sorte de chez elle et porte ses regards curieux sur les choses du dehors, puisqu'elle néglige de considérer celles du dedans, ne tourne plus ses regards vers le passé, ne les arrête plus sur le présent et ne les fixe plus sur l'avenir. Évidemment, la piété est l'ennemie naturelle de la curiosité, et elle fait rentrer en elle-même l'âme que la curiosité en a fait sortir. Or, la piété, c'est le culte de Dieu , et c'est dans le coeur qu'on honore celui qu'on sait avoir établi son séjour dans le coeur. Quant à la curiosité, elle enfante l'expérience du mal , en sorte que l'âme qui se répand aisément au dehors, se heurte, tombe facilement dans les pièges qui lui sont tendus, et trouve sans peine des choses qui lui plaisent pour son malheur. On ne peut douter que l'esprit de science n'aille contre l'expérience du mal, car c'est lui qui nous apprend à choisir le bien et à repousser le mal, et nous instruit de ce qu'il est dangereux ou utile d'expérimenter.

3. Or, il y a bien des hommes chez qui l'expérience semble se changer en concupiscence, comme on peut, en voir un exemple dans Dina, fille de Jacob (Gen. XXXIV, 1) ; sortie d'abord pour regarder les femmes étrangères, elle se vit enlevée et violée par Émor, fils de Sichem; plus tard, dit l'Écriture, elle trouve un adoucissement à sa tristesse, dans les caresses de son ravisseur, et son coeur finit. par s'attacher à celui d'Émor. Je dis donc que l'expérience se change en concupiscence, et, comme dit le Prophète, en un penchant de coeur dans l'homme qui a méprisé la loi de Dieu , répudié l'honnêteté, foulé la pudeur aux pieds, et franchi les bornes de la crainte du Seigneur (Psal. LXXII, 7). Il n'est plus porté que par ses appétits, il ne suit plus que la concupiscence, il n'a d'autre mobile que la volupté, sa volonté seule lui tient lieu de raison. Or, l'ennemie de la concupiscence du mal est l'esprit de force, il n'y a plus, en effet, de salut pour l'âme qui en est là, que dans un bras paissant. Que l'homme se condamna. au jeûne, qu'il mâte sa chair sous le fouet, et la réduise en servitude, s'il ne veut pas que de la racine de la couleuvre ne lui naisse un petit roi, c'est-à-dire, s'il ne veut pas que la concupiscence n'enfante une habitude. Que n'ignorons-nous tous comment la malheureuse et vraiment misérable nature humaine se trouve antérieure an mal parla seule habitude, sans y être portée par les ardeurs de la concupiscence, ou parla violence du désir? C'est que, quiconque fait le péché, devient esclave du péché (Jean. VIII, 35), esclave du diable même qu'il suit dans toutes les voies mauvaises où il l'attire ; il est évidemment son esclave, et n'agit qu'à sa volonté.

4. Or, c'est l'habitude qui est sa chaîne aussi pesante que funeste, mais c'est une chaire qu'y est plus facile de délier que de rompre, car on peut lui appliquer le proverbe , industrie fait plus que violence. De même qu’on repousse la force par la force, et. que l'ardeur des désirs est éteinte, par la ferveur de l'esprit, on déjoue la ruse du Malin par la ruse, et., à l'habitude , on oppose le conseil. An lieu de cela, si vous avez recours à la violence, et si vous espérez triompher de l'habitude par la mortification de la chair, il est bien à craindre que ce ne soit peine perdue de le tenter, et due le corps lui-même ne fasse défaut, avant que la concupiscence cède, une fois enracinée dans l'âme, d'autant plus que l'habitude est. comme une seconde nature. C'est donc une nécessité de recourir au conseil, mais à celui qui nous est donné par l'ange même du grand conseil, ou par un homme spirituel qui connaisse les pensées de Satan, et les remèdes de l'esprit. Il faut nous éloigner des occasions du péché, et en fuir les moyens. Nous voyons, mes frères, que jusque dans le désert, un moine assailli de pensées de fornication, se trouva. guéri de ce mal par une ruse, digne de louanges, de sou abbé. En effet, ce dernier, ayant pris un antre religieux à part, lui ordonna de poursuivre de ses injures celui qui était tenté par le démon de la chair, et de revenir se plaindre à lui, comme s'il avait été lui-même attaqué en paroles, le premier. Le religieux en question, était dans un tel bouleversement , et dans une si grande confusion, qu'il n'avait plus l'esprit à ses tentations passées ; aussi, quand son abbé lui en demanda des nouvelles , il ne put s'empêcher de s'écrier, avec une surprise extrême . Hélas ! mon Père, je n'ai pas même le temps de savoir si je vis, comment l'aurais-je d'être tenté par l'esprit de fornication ?

5. Mais peut-être n'en êtes-vous point encore arrivés au point que la victoire soit assurée, que le triomphe vous soit réservé, que la couronne vous soit due; le mépris naît souvent de l'habitude ; souvent, péchant d'autant plus librement qu'on a plus complètement perdu toute espérance, on lâche la bride à la concupiscence, et on se laisse emporter de toute son ardeur vers l'abîme selon ce qui est écrit du pécheur " qu'une fois arrivé au fond de l'abîme du péché, il n'a plus que du mépris (Prov. XVIII, 3). " Pour combattre ce mépris il faut l'esprit d'intelligence qui illumine les ténèbres du coeur, et y répande à flot la lumière de la miséricorde de Dieu, et les richesses de la compassion divine. En effet, c'est vers les choses de Dieu, aux choses les plus hautes que la raison de l'homme ne saurait comprendre du tout, et que la foi même ne peut que difficilement atteindre , telles que cette proposition : " Là où le péché a abondé la grâce a surabondé (Rom. V, 20), " que l'intelligence doit s'élever.

6. Mais, si le mépris persiste, on ne peut plus que tomber dans la malice, et le malheureux pécheur n'a plus qu'une consolation dans son désespoir, c'est, puisqu'il n'a plus de part dans le bien, de se réjouir au moins dans le mal; d'être heureux de son péché et dans l'allégresse pour les pires choses. Alors il n'y a plais de remède à son mal que dans la sagesse, si elle daigne combattre elle-même pour lui de sa droite, elle qui ne sait pas ce que c'est qu'être vaincue. En effet, comment pourrait être délivré celui qui s'en est allé à Babylone, s'il n'était prévenu des bénédictions de la grâce d'en haut, si le clou n'était chassé par un clou , si la douceur de l'onction spirituelle n'éloignait la douceur pestilentielle des vices ?

7. C'est donc bien d'une extrémité à l'autre que la sagesse victorieuse atteint avec force, en déracinant tous les vices l'un après l'autre., et en les remplaçant un à un par les vertus opposées. Ainsi, la négligence cède la place à la crainte qui remplit l'esprit; la curiosité se retire devant la piété qui lui succède ; l'expérience du mal est mise en fuite par la science qui la remplace. La force l'emporte sur la concupiscence, le conseil rompt l'habitude dans sa racine, l'intelligence, par sa vigueur, écarte le mépris, et, quand toute malice a disparu la sagesse règne à sa place. A peine triomphe-t-elle que la crainte réveille, la piété flatte doucement, la science, en rappelant ce qui s'est fait, attriste, la force, selon sa propre vertu, relève, le conseil délie, l'intelligence fait sortir de sa prison, la sagesse reçoit à sa table, rassasie et répare par des aliments salutaires, cette pauvre âme que la négligence avait endormie d'un sommeil pernicieux, que la curiosité avait animée d'une activité mauvaise, que l'expérience du mal avait attirée, dont la concupiscence s'était rendue maîtresse, que l'habitude avait chargée de fers, que le mépris avait plongée au fond de l'abîme, et que la malice avait égorgée.
 
 
 
 
 
 

QUINZIÈME SERMON. Il faut chercher la sagesse.

1. Que faisons-nous en ce monde, mes frères, oui, qu'y faisons-nous, je vous le demande? Si nous avons à coeur de nous sauver de ce siècle pervers, qu'avons-nous affaire d'en tenir compte encore? Si nous avons résolu d'en sortir pourquoi traîner encore les entraves aux pieds? Qu'elles soient d'or, je le veux bien, mais mieux vaut nous voir libres sans elles, qu'esclaves à cause d'elles. Ne les jugeons pas au point de vue de la richesse de la matière, mais à celui de l'obstacle qu'elles nous présentent. Il ne faut pas que, sans compter encore la nécessité de notre état qui déjà ne se fait que trop durement sentir, nous soyons attachés à ces entraves par la glu de la cupidité, et que nous nous chargions des liens d'une vaine sollicitude. Que peut-on faire au milieu des entraves ? Peut-être n'est-ce point une question à poser, puisque les entraves semblent plutôt destinées à faire souffrir qu'à aider les hommes à faire quoi que ce soit. Les entraves sont un empêchement à l'action, un rappel de la souffrance. Or noirs avons quelque chose à faire en ce monde, ainsi nous avons à faire pénitence, mais peut-être, faire pénitence semble-t-il avoir plus de rapport avec le pâtir qu'avec l'agir- Néanmoins nous avons quelque chose à faire ici-bas, non pas pour ce monde mais en ce monde. Quand on lit que Adam fut placé dans le paradis dit plaisir pour y agir, il faudrait être fou pour croire que ses enfants ont été placés dans un lieu de douleur pour n'y rien faire. Faisons donc quelque chose mais que ce soit une nourriture qui ne périsse point, opérons l'œuvre de notre salut travaillons à la vigne du Seigneur, afin de mériter de recevoir le denier de la fin du jour. Travaillons dans la sagesse qui dit: " Ceux qui opèrent en moi ne pécheront pas (Eccli. XXIV, 30). " Or le champ, dit la Vérité même, c'est le monde (Matt. XIII, 38). Bêchons ce champ : un trésor y est caché, retournons-le. Ce trésor ce n'est pas autre chose que la sagesse elle-même qui sort du fond de l'obscurité. Tous nous la cherchons, tous noirs soupirons après elle.

2. Mais c'est en vain que cherche celui qui ne cherche que dans son lit, on ne saurait la trouver dans la terre de ceux qui vivent dans les délices. Votre lit est tout petit, et vous y cherchez un géant? Votre lit est à vous, et vous espérez y trouver celui qui n'a jamais habité dans une hôtellerie? Un Prophète a dit : " Si vous cherchez, cherchez bien, convertissez-vous et venez (Isa. XXI, 4). " Vous me demandez où il faut chercher? Ce n'est point dans votre lit. Vous voulez savoir de quoi vous devez vous convertir? " C'est de vos volontés, " répond le Prophète. Mais, me dites-vous, si ce n'est pas dans ma volonté que je trouverai la sagesse, où donc la pourrai-je trouver? Car mon âme la désire ardemment, ce ne sera même pas assez pour elle de l'avoir trouvée, supposé qu'elle la trouve, si elle ne la trouve dans une bonne mesure, dans une mesure bien pressée et bien entassée, dans une mesure qui déborde de son sein. C'est justice d'ailleurs ; car il est dit : " Heureux l'homme qui a trouvé la sagesse et qui est rempli de prudence. " Cherchez-la donc pendant qu'elle peut encore se trouver, et puisqu'elle est proche de vous, appelez-la. Voulez-vous savoir combien elle est près de vous ? " La parole de Dieu est dans votre boucha, dit l'apôtre, elle n'est pas éloignée, elle est. dans votre coeur (Rom. X, 8), " pourvu que vous la cherchiez avec un coeur droit. Élevez donc votre coeur, levez-vous de votre lit, si vous ne voulez pas entendre en vain la voix de celui qui vous crie : Élevez votre coeur. Voilà comment vous trouverez la sagesse par votre coeur, et comment la prudence coulera à flots de vos lèvres, elle coulera, dis-je, prenez garde qu'elle n'en tombe et ne s'en échappe comme ce qu'on vomit.

3. Vous avez trouvé un rayon de miel si vous avez trouvé la sagesse, seulement n'en mangez pas trop si vous ne voulez en être dégoûté et le vomir ensuite, n'en mangez que pour désirer en manger encore. C'est elle qui a dit : " Ceux qui me mangent auront encore faim de moi (Eccli. XXIV, 29). " Ne vous dites pas que vous en avez beaucoup, et n'en mangez pas à satiété, si vous ne voulez pas le vomir et vous voir enlever ce que vois semblez avoir, parce que vous aurez cessé de chercher avant le temps; car il ne faut pas renoncer à la chercher et à. l'appeler tant qu'on peut encore la trouver, ce qui n'empêche point d'ailleurs que, " de même que celui qui mange beaucoup de miel, comme dit toujours Salomon, cesse de le trouver bon; ainsi celui qui veut sonder la majesté de Dieu sera accablé du poids de sa gloire (Prov. XXV, 27). " A quoi bon, ô Pilate, interroger le Seigneur en secret pour qu'il te dise à l'oreille ce que c'est que la vérité? C'est désirer beaucoup pour toi, une chose si sainte ne sera pas jetée à un chien, et cette perle ne saurait être donnée à un pourceau. Cherche plutôt le goût de la foi, mais en attendant garde-toi de rechercher la satiété de la foi. Aussi, mes frères, le vit-on avec raison se retirer aussitôt comme atteint dit dard de la vérité, et, sans attendre la réponse du Sauveur, sortir vers les Juifs, après avoir commencé à s'élever à une hauteur, et dans une région placée bien au dessus de lui, quand il demandait ce que c'était que la vérité (Joan. XVIII, 38).

4. Cherchons donc la sagesse dans notre coeur, la sagesse, dis-je, qui vient de la foi, comme s'exprime l'Apôtre quand il dit : " Il ne faut pas être sage au delà de ce qu'on doit, mais il faut être sage avec sobriété (Rom. XII, 3). " Or, on est sobre dans la Sagesse (a) quand on méprise les biens présents, et. quand on soupire après les biens à venir. Oui, vous avez trouvé la sagesse si vous pleurez vos péchés passés, si vous estimez peu les biens qu'on désire en ce monde, si enfin vous soupirez de toute l'ardeur de votre âme après la félicité éternelle.

a Ce passage est rapporté, dans le recueil des Fleurs de saint Bernard, livre VIII, chapitre XXX.

Vous avez trouvé la sagesse si vous estimez ces biens pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire si vous trouvez les premiers amers et dignes d'être évités à tout prix, les seconds caducs, passagers et méprisables; et les troisièmes parfaits, dignes de tous vos désirs, si vous trouvez et jugez qu'il en est ainsi, par un goût intime de l'âme. Oui, on peut regarder comme une sagesse pleine de sobriété, et qui n'a point à craindre de produire le vomissement, celle dont le froid de la crainte, au souvenir des péchés passés, et la chaleur de la charité excitée par le désir des promesses divines, éloignent la tiédeur des préoccupations mauvaises du présent ; dans ces dispositions vous ne rejetterez point la sagesse de votre bouche, et vous ne serez point rejeté par elle. S'il est vrai que l'homme qui a trouvé la sagesse est bien heureux, on peut dire que celui qui y demeure est bien plus heureux encore, peut-être peut-on dire que ce dernier point a rapport à l'affluence dont parle l'Écriture (Eccli. XIV, 22).

5. Or la sagesse ou la prudence afflue. de trois manières dans notre bouche, d'abord, quand sur nos lèvres se trouve l'aveu de notre iniquité, puis l'action de grâces et des paroles de louanges, et enfin, un langage édifiant. " Car s'il faut croire pour obtenir la justice, il faut confesser sa foi, par ses paroles pour obtenir le salut(Rom. X, 19). " D'ailleurs, le juste s'accuse lui-même le premier dès qu'il ouvre la bouche pour parler (Prov. XVIII, 17); car après cela, il lutte le Seigneur; colin, si la sagesse afflue à ce point, il doit édifier le prochain. Mais la sagesse doit-elle affluer aussi dans les couvres? Oui, beaucoup nième. Cherchons bien et nous trouverons qu'elle y afflue aussi du trois manières : un sage a dit, en effet, jadis, que la sagesse serait triplement décrite. Pour moi, si vous n'avez rien de mieux de votre côté à proposer, je pense, pour ce qui est des oeuvres, que la sagesse afflue abondamment dans un homme, quand il vit dans la continence, dans la patience et dans l'obéissance, en sorte que l'exactitude de son obéissance mortifie sa volonté propre, son humble continence coupe toute volupté charnelle et mondaine dans sa racine, et sa patience, remplie de bonne humeur, soutient virilement l'adversité de quelque côté qu'elle lui vienne, de son corps ou du monde.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

SEIZIÈME SERMON. Il y a trois sortes de biens. Il faut veiller sur nos pensées.

1. Il faudrait apporter, mes frères, une application plus grande et une vigilance plus attentive à nos pensées (a), oui à nos pensées puisque ce sont elles qui alimentent constamment nos saintes méditations. Jour et nuit, nous lisons ou nous chantons des paroles tirées des prophéties et des Évangiles, ou empruntées aux apôtres, qui renferment,

a Nicolas de Clairvaux parle de même , de l'étoile dans le calme et dans le silence attentif, etc., " dans le sermon qu'il fit le jour de la fête de saint André, jour où fut aussi prononcé le présent sermon, comme nous le verrons plus loin, n. 6.

soit la menace des peines de l'enfer, soit la promesse de la gloire du ciel. D'où nous viennent donc toutes ces pensées vaines, misérables, obscènes même qui, tantôt par l'impureté et l'arrogance, tantôt par l'orgueil et l'ambition, et par mille autres passions, nous tourmentent tellement que c'est à peine si nous respirons quelquefois dans la sérénité de saintes pensées? Malheur à nous, à cause de la torpeur et la tiédeur de nos coeurs! Malheur à nous qui nous laissons aller à ces vanités, au lieu de nous élancer d'un bond, à l'instant, vers les biens du Seigneur, soit mortels, soit spirituels, soit même éternels. Quant aux biens de la nature, il est certain qu'ils sont très-grands (a), mais ceux de l'esprit le sont bien davantage, quant aux biens de l'éternité, ils sont les plus grands de tous. Nous sommes réparés dans les premiers de ces biens, exercés dans les seconds, nous nous étendons, nous sommes béatifiés dans les troisièmes. Si vous ne pouvez fixer l'œil de votre méditation sur la sublimité des biens éternels, parce qu'ils sont trop loin de vous, et tout à fait hors de la portée des sens, reportez-les du moins sur les biens de la grâce qui se trouvent dans l'exercice des vertus, et vous verrez combien pure est la conscience, combien libre est le front de ceux qui demeurent et vivent dans la chasteté et dans la charité, dans la patience et dans l'humilité; enfin dans toutes les autres vertus qui rendent l'âme aimable à Dieu, digne d'être imitée, et facile à fléchir par les hommes. Si c'est encore trop élevé pour vous, et trop au dessus de votre faiblesse, abaissez vos regards sur les biens naturels qui doivent vous è1re aussi familiers que vous fêtes à vous-mêmes. Il ne faut pourtant pas les tenir tellement pour naturels que toute pensée de la grâce en soit exclue : on ne les appelle naturels que, parce qu'ils étaient comme innés, plantés dans la nature avant le péché qui a infecté, non-seulement la personne, mais aussi la nature de l'homme. Depuis lors, ils ne sont plus faciles à reconnaître à cause de la blessure que nous avons reçue, niais nous n'en constatons pas moins, sinon par les affections de l'âme, du moins par mille autres preuves de raison, leur présence en nous et autour de nous. Aussi, comme nous sommes composés d'un corps et d'une âme, nous devons, selon le conseil de l'Apôtre ( I Cor. XV, 45), commencer par les biens du corps, puisque ce n'est pas le spirituel, mais le corporel qui a commencé en nous.

2. Tous les biens du corps se résument dans la santé, nous ne lui devons pas autre chose, nous n'avons rien de plus à lui donner ou à chercher pour lui, il faut le restreindre à cela, et le renfermer dans ses limites, attendu que les fruits que nous pouvons attendre de lui sont nuls, et que la mort est sa fin dernière. Mais là même se trouve un piège caché, que je ne veux pas vous laisser ignorer. En effet, le plaisir tend des embûches à la santé, il le poursuit avec tant de ruse et de malice qu'il est bien difficile de pouvoir et de savoir même lui échapper. Or, si on agit en vue des plaisirs non de la santé du corps,

a Ce passage se trouve cité dans les Fleurs de saint Bernard, livre VIII, chapitre IV et V, ainsi que dans le chapitre XC du même livre, n. 7.

dès lors on n'est plus dans la nature, on est sous la nature qui donne la main à la mort quand elle fait de la volupté, sa maîtresse. Voilà comment il se fait qu'il y a tant d'hommes qui descendent, ou plutôt disons le mot, qui tombent dans ces mouvements d'une nature bestiale et révoltée, et se vautrent si souvent dans les jouissances qu'ils savent trouver dans les passions les plus difficiles et les plus violentes. Mais, de même que le bien naturel au corps est la santé, ainsi le bien propre de l'âme, c'est la pureté; car elle ne saurait voir Dieu si elle n'a l'œi1 pur ; en effet, elle n'est faite que pour voir son Créateur. Si donc, nous devons pourvoir avec sollicitude à la santé du corps, nous devons pourvoir à celle de l'âme avec une sollicitude d'autant plus grande que l'âme l'emporte davantage sur le corps. Or, pour elle, toute la santé est dans la pureté qui nous permette, dans tout ce que nous faisons, de rendre témoignage à Dieu dans la prière, et à l'homme, dans la confession, et de dire : "Je confesserai contre moi mon injustice au Seigneur, et vous, Seigneur, vous m'avez aussitôt remis l'impiété de mon péché (Psal. XXXI, 5). "

3. Mais l'homme étant fait pour vivre en société, passons de ce qui est en nous à ce qui est autour de nous, afin d'avoir, si c'est possible, et autant qu'il dépendra de nous, la paix avec tout le monde. Or, la loi naturelle de la société, est que nous ne fassions point aux autres ce que nous ne voudrions pas qu'on nous fit à nous-mêmes, et que nous ayons soin de leur faire, au contraire, tout ce que nous voudrions qu'on nous fit. Ainsi, de même que nous devons à notre corps la santé, à notre âme la pureté, ainsi devons-nous la paix à notre frère. Passons maintenant aux saintes âmes qui se sont envolées de la prison de cette mortalité, vers les joies du royaume des cieux. Ce que nous leur devons, c'est bien certainement de les imiter. Les saints ont été semblables à nous, et sujets aux mêmes passions, et ils nous ont montré les voies de la vie qu'ils ont parcourues sans fatigue et sans relâche. Pour ceux qui ne sont pas morts dans une aussi grande sainteté, ou qui n'avaient pas autant fait pénitence, quand ils ont quitté ce monde, nous leur devons la compassion et la prière, car ils sont de la même nature que nous, pour que notre Père, dans sa bonté, les débarrasse de toute souillure, change ses châtiments en bienfaits, et les fasse par là, rentrer dans les joies de la cité bienheureuse. En effet, si les taureaux versent des larmes quand ils rencontrent un des leurs mort et rendent ainsi une sorte de devoir d'humanité à la dépouille de leur frère, que ne doit pas à son semblable, l'homme que la raison éclaire et que l'affection conduit? Ainsi donc, de même que nous devons imiter les saintes âmes, ainsi devons-nous compatir aux souffrances de celles qui le sont moins, et, d'un côté, prendre exemple sur les premières, et de l'autre, occasion de gémir sur les secondes.

4. Mais il faut nous adresser aux saints anges pour obtenir leur secours, parles secrets soupirs de notre âme, et par des larmes abondantes; afin qu'ils offrent nos prières à la suréminente majesté de Dieu, et qu'ils nous en rapportent la grâce, car ce sont des esprits qui tiennent lieu de serviteurs et de ministres, étant envoyés pour exercer, leur ministère en faveur de ceux qui doivent être héritiers du salut (Hebr. I, 14). Quant au Seigneur de toutes choses, il faut lui demander d'être bon pour nous, et qu'il daigne, puisque sa nature le porte sans cesse au pardon et à la miséricorde, ne point arrêter les yeux sur la multitude de nos iniquités, et nous traiter, au contraire, avec pitié selon toute l'étendue de sa miséricorde. Quant à nous, nous lui devons amour et sujétion en toute révérence et toute humilité. Nous lui devons l'amour, parce qu'il nous a faits et qu'il nous fait du bien; la sujétion parce qu'il est au-dessus de nous, et qu'il l'exige de nous, lui qui est terrible dans ses desseins sur les enfants des hommes. Ainsi, nous devons la santé au corps, la pureté à l'âme, la paix à nos frères, l'imitation aux saints, la compassion aux nôtres, et nuits devons demander aux antes, leur secours, chercher et recevoir de Dieu (a), du coffre fort des biens naturels, le bien de sa bonté, pour savoir que lorsque nous aurons fait ce qui est ordonné et prescrit à la nature, nous ne sommes plus que des serviteurs inutiles, puisque nous aurons fait ce que nous avions à faire. Il serait bien difficile, pour ne pas dire impossible, de trouver un seul précepte lait aux hommes qui suit au dessus des forces et du pouvoir de la nature. Or, comme je l'ai dit plus haut, nous sommes réparés dans ses biens, et nous y sommes en quelque sorte remis à neuf, quand nous revenons à la douceur innée de notre nature, et quand nous mettons chaque chose à sa place en ce qui regarde les êtres qui nous entourent, et à ceux qui sont placés au dessus de nous. Or, tout cela n'a rapport qu'aux biens de la nature.

5. Quant aux biens de l'esprit, dans lesquels nous sommes exercés pour tendre vers les biens éternels, il en est de même que pour ceux du la nature. Ils en diffèrent sans doute à cause du point de vue où on les considère, mais ils se confondent cependant avec plusieurs d'entre eux, qu'il serait trop long d’énumérer. Les premiers sont naturels et les seconds surnaturels. En effet, dans les exercices spirituels, ce que nous voulons, ce n'est pas de donner la sang an corps, mais de le réduire en servitude, de le mortifier, de le forcer au travail, selon ce mot d'un homme spirituel, très-spirituel même : " Je traite rudement mon corps, et je le réduis en servitude ( I Cor, IX, 27). " Quant à l'âme, nous ne lui devons pas non plus simplement cette pureté qui nous fasse confesser purement et simplement nos péchés, mais qui nous fasse observer dans nos pensées, dans nos intentions et dans nos actions cette circonspection qui rende notre vie fructueuse et notre réputation glorieuse, non pas fructueuse à nos propres yeux, mais aux yeux même de Dieu ; non pas glorieuse pour nous, mais pour notre Père qui est dans les cieux. Quant à nus frères, ce n'est pas assez de leur procurer la paix pendant que nous sommes en ce monde, mais il faut encore que nous sachions aimer la paix avec ceux mêmes qui ne l'aiment

a Quelques éditions présentent ici une variante de peu d'importance.

point, supporter tout le monde sans forcer personne à nous supporter nous-mêmes. Pour ce qui est des morts, ce n'est pas seulement la compassion et la prière que nous leur devons, mais encore les félicitations de l'espérance; car, s'il faut s'attrister avec eux de ce qu'ils souffrent dans le purgatoire, nous devons, à bien plus forte raison, partager leur joie, parce que le jour approche où Dieu doit essuyer toutes les larmes de leurs yeux, en sorte que, pour eux, il n'y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur, attendu que les premières choses sont passées. Pour les âmes saintes, ce n'est plus seulement l'imitation que nous leur devons, de même que ce n'est pas seulement leur secours que nous avons à demander aux anges, mais nous devons brûler du désir de jouir de leur présence, d'être avec eux, de voir quelles sont ces colonnes du ciel qui soutiennent le globe de la terre, ces êtres où brille et reluit, d'un vif éclat, le signe si grand et si excellent de la divinité. En ce qui est du Seigneur, ce n'est pas seulement la bonté que nous devons rechercher, mais il faut encore que nous dirigions vers lui toutes nos affections, en ne nous aimant que pour lui, et que nous considérions quelle est cette majesté qui fait toutes choses, qui contient tout, et sur laquelle les créatures raisonnables aspirent à fixer leurs regards.

6. Telles sont les voies de l'exercice spirituel, dans lesquelles un esprit religieux se dilate et se délecte, et par lesquelles, oubliant les choses du passé, et tendant vers celles qui sont placées devant lui, je veux dire vers les biens éternels, il marche à la palme de sa vocation céleste. Est-ce que le bienheureux apôtre André, dont nous célébrons aujourd'hui la fête, ne s'élevait pas, par cette voie, au dessus de la nature, quand il disait : " O bonne croix, après laquelle je soupire depuis si longtemps et qui vas enfin combler les voeux de mon cœur, je viens à toi plein de joie et de sécurité." Ce langage est celui d'un homme qui n'est plus homme, et qui était déjà ressuscité des biens de la nature à ceux de la grâce, en sorte qu'il ne se glorifiait plus seulement dans ses espérances, mais même dans ses tribulations, et qui s'éloignait gaiement de la présence du conseil, parce qu'il avait été jugé digne de souffrir pour le nom de Jésus-Christ. En effet, il marchait, mais non pas avec patience, mais volontiers, mais avec ardeur aux tourments, comme on marche à la décoration; il allait au supplice, comme on court après les délices.

7. Quant aux biens éternels, ce sont des biens que l'oeil n'a point vus, dont l'oreille n'a point entendu parler, et qui ne sortent jamais de la patrie, où on ne tonnait que joie et que jubilation, où rien ne manque, où règne une abondance capable de satisfaire tous les désirs de l'homme. Quelle abondance n'y a-t-il pas, en effet, là où ce qu'on ne veut pas ne se fait pas, et ce qu'on désire arrive toujours. Le Prophète disait, en s'adressant à Jérusalem : " Que la paix soit dans tes forteresses et l'abondance dans tes tours (Psal. CXXI, 6). " Oui, dans ces tours, qui, selon un autre prophète, sont construites avec des pierres précieuses (Apoc. XXI, 19), et au sein desquelles le Seigneur nourrit les saints du plus pur froment, non pas seulement de l'écorce du sacrement Si, pendant qu'il ne . manque rien au ciel, il y a quelque chose qui demeure caché à nos yeux, peut-on dire que notre gloire sera consommée ? Non, rien ne nous sera caché, et c'est en cela que consistera la sagesse qui rassasiera la curiosité de l'homme. O sagesse, par laquelle nous connaîtrons alors parfaitement tout ce qui est dans le ciel et sur la terre, et boirons à la source même de la sagesse, la connaissance de toute chose ! Je ne craindrai plus alors les soupçons, je n'appréhenderai point les desseins des méchants, attendu que, selon saint Jean, cette cité sera semblable au cristal le plus pur (Apoc. XXI, 19), et que de même qu'on voit très-distinctement à travers le cristal, ainsi notre oeil verra très-clairement la conscience des autres. Mais qu'est-ce que cela, si en même temps que rien ne nous fera défaut et que tout sera clair à nos yeux, il nous reste dans l'âme une crainte et une appréhension de perdre ? Aussi n'y a-t-il pas lieu à la crainte dans le ciel, et c'est la conséquence de la force qui rend forte la faiblesse humaine. Le Prophète a dit : " Le Seigneur a fait régner la paix jusques aux confins de tes états, et il a fortifié les serrures de tes portes (Psal. XLVII, 3), " si bien qu'en même temps que nul ennemi ne peut y pénétrer, nul ami n'en peut sortir. Là où règnent une souveraine abondance, une souveraine sagesse , une souveraine puissance, il me semble qu'il ne manque rien à la plénitude du bonheur, en ce qui regarde la félicité humaine. Voilà quels sont les biens de la nature, de la grâce et de la gloire ; les biens de l'humanité, ceux de la vertu et ceux de l'éternité. Pensons-y, méditons-les, mes frères, et, selon. le précepte de la loi, ruminons-les; là, en effet, est la vie, oui c'est dans ces biens qu'est la vie pour notre esprit. Ces pensées saintes nous conserveront si bien, que nous pourrons dire avec un saint: " La méditation de mon coeur est constamment en votre présence, Seigneur, mon aide et mon rédempteur (Psal. XVIII, 15). "
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

DIX-SEPTIÈME SERMON. De la triple garde de la main, de la langue et du coeur.

1. Nous nous plaignons tous que la grâce nous manque, mais la grâce pourrait peut-être se plaindre beaucoup plus justement que c'est nous qui, le plus souvent, lui manquons. En effet, la grâce de la dévotion que nous recherchons, est une affaire de coeur, et quiconque ferme à la grâce l'entrée de ce sanctuaire intime se prive lui-même de sa présence. Après tout, comment celui qui ne veille ni sur ses mains ni sur ses lèvres, pourrait-il s'occuper de son coeur2 Faut-il s'étonner que celui qui n'a pas encore su commencer, ne puisse point couronner l'oeuvre, quand on ne saurait la terminer même après l'avoir commencée , si on ne l'a point continuée ? C'est un grand point pour un homme du monde de conserver ses mains pures; pour un religieux, ce n'est pas un grand mal seulement, mais c'en est un très-grand, de ne pas fuir tout ce qui peut les souiller. Que dis-je? on veut même trouver dans nos mains une pureté beaucoup plus grande que dans les leurs, et on exige de nous une justice bien plus abondante que celle des gens du monde. A eux, il est dit seulement : " Fuyez la fornication (I Cor. VI, 18), " et ailleurs, " Que celui qui dérobait ne dérobe plus désormais (Ephes. IV, 28), " et le reste qu'on ne peut faire sans perdre le royaume des cieux. N'avons-nous pas, nous aussi, à redouter la souillure de pareilles oeuvres, et le contact de pareilles impuretés pour nos mains? Plus elles sont pures, plus la moindre tache, en elles, est choquante, et, de même qu'il suffit de la plus petite tache pour déparer un habit précieux, ainsi est-ce assez d'une très-petite désobéissance, pour souiller un religieux; ce n'est même plus pour nous une simple tache, mais une vraie souillure, si dans nos actions, nous ne tenons compte même des moindres préceptes. C'est donc à observer soigneusement toutes les pratiques que doivent être consacrés les commencements de notre profession, alors que nous avons encore une lumière qui brille en nous, si faible qu'elle soit, car ceux à qui la Vérité même a dit : " Quand vous aurez fait tout ce qui vous est commandé, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles, nous n'avons fait que ce que nous devions faire (Luc. XVII , 10) , " ne sauraient , sans doute, penser qu'ils ont une grande lumière. Peut-être, me direi-vous que la Vérité, en parlant ainsi, n'a voulu que nous donner un conseil d'humilité. Je le veux bien, mais pensez-vous qu'elle nous ait conseillé une humilité contraire à la vérité ? D'ailleurs , si nous nous trouvons encore bien négligents pour ce qui est de la garde de nos oeuvres, il n'y a pas de sage qui songe à empêcher un homme d'avaler un moucheron, quand il faudrait commencer par le détourner d'avaler un chameau.

2. Une fois les mains purifiées, on ne peut pas encore passer de suite au coeur; il faut, en second lieu, nous occuper de purifier nos lèvres, ce doit être le soin qui tienne le milieu entre celui des mains et celui du coeur. Si vous me répondez, il y a bien peu de gens qui règlent leurs discours avec jugement, vous pourrez conclure de vos propres paroles, combien rare est la perfection, et combien ce progrès-là est étranger à la plupart des hommes. Qui pourrait compter toutes les souillures dont un organe aussi petit que la langue peut se couvrir, quelle masse d'impuretés peuvent s'accumuler sur les lèvres incirconcises, et quelle peste est une bouche sans circonspection? Il y a les langues d'où s'écoule un flot de paroles oiseuses; il y a les langues impudiques et les langues aux grandes paroles; les unes au langage lascif, et les autres au langage plein d'arrogance. Il y a aussi les langues trompeuses, dont les unes sèment le mensonge, et les autres distillent la flatterie; et les langues médisantes, dont les unes aussi disent le mal en face, et les autres le répandent en secret. S'il est vrai que nous rendrons compte à Dieu, au jugement dernier, de toute parole même oiseuse (Matt. XII, 30), à combien plus forte raison devons-nous nous attendre à être sévèrement jugés pour des paroles mensongères, mordantes et injurieuses, orgueilleuses ou lascives, des paroles d'adulation ou de détraction ?

3. Comme elle est vraie, mes frères, cette sentence " les longs discours ne seront point exempts de péchés (Prov. X, 19) ? " En effet, sans parler du reste, si on appelle oiseuse toute parole qui n'a pas de cause raisonnable d'être prononcée , quel compte ne rendrons-nous point pour celle qui va contre la raison elle-même ? Que personne parmi vous, mes frères, ne regarde comme de peu d'importance le temps qu'il perd en paroles oiseuses, car le temps vaut bien que nous en tenions compte, et ces jours sont des jours de salut. La parole qu'on prononce s'envole sans retour, le temps s'envole aussi sans revenir sur ses pas, et l'homme insensé ne s'aperçoit pas de ce qu'il perd. Devisons ensemble, dit-on, pour faire passer l'heure. (a) Hélas! pour faire passer l'heure ! Hélas ! pour faire passer le temps ! Pour faire passer cette heure, dis-je, qui vous a été donnée par la miséricorde de notre Créateur, pour faire pénitence, pour obtenir le pardon de vos fautes, pour obtenir la grâce et mériter la gloire ! Pour faire passer le temps, encore une fois, dont vous deviez profiter pour vous concilier l'amour de Dieu, pour vous hâter d'entrer dans la société des anges, pour soupirer après l'héritage de. votre père , pour aspirer à la félicité promise, pour réveiller votre volonté endormie, et pour pleurer sur vos iniquités! Est-ce ainsi qu'on voit le laboureur, quand l'époque des semailles est arrivée, ou le vigneron, quand le jour de tailler la vigne se lève, se livrer à d'autres occupations, et passer sans se le reprocher , et même dans la joie, ce temps et ce jour, à ne rien faire? Est-ce ainsi qu'à l'approche des jours de foire, les négociants cherchent des retards , et saisissent toute occasion de perdre le gain qu'ils peuvent espérer faire dans ces marchés ? Est-ce ainsi, enfin, que les pauvres, les mendiants, après avoir attiré près d'eux par leurs cris lamentables, celui qui répand de larges aumônes sur leur misère, cherchent des distractions, vont se cacher dans quelque recoin impénétrable, avec la troupe de leurs semblables, et se retirent dans les angles les plus obscurs des places publiques ?

4. Mais encore plût au ciel qu'on ne perdît que le temps en paroles ! Mais que d'âmes perdent aussi la vie par ce moyen ; non-seulement elles la perdent pour elles-mêmes, mais encore elles la font perdre aux autres. Peut-on douter que les détracteurs perdent la vie, quand nous savons qu'ils sont odieux à Dieu, odieux à la Vie par excellence? Or, la Vie fuit ceux qu'elle hait, et ceux que la vie abandonne ont-ils autre chose à faire que de mourir ? Et celui qui boit le poison que lui

a On conclut de ce passage qu'on accordait quelquefois aux Cisterciens une heure d'entretien à passer entre eux. Un peu plus loin, n. 5, saint Bernard parle encore " de ces longs entretiens. " C'est ce qui engageait notre Saint, dans son sermon sur Humbert, n. 8, à blâmer dans ses religieux, les entretiens inutiles, les mots plaisants et les bouffonneries, ainsi que les détractions. Toutefois, on ne peut douter, d'après le troisième sermon de saint Bernard, pour l'Avent, n. 5, et de plusieurs autres endroits de ses ouvrages, que les Cisterciens n'observassent, le reste du temps, la loi du silence avec un religieux scrupule.

verse la langue malveillante du détracteur, ne reçoit-il pas aussi la mort? La vie de la charité lui est ravie comme par un voleur, et, sans qu'il s'en aperçoive, l'amour fraternel s'éteint peu à peu dans son coeur. Et celui qu'atteint la médisance, peut-être en entendra-t-il aussi quelque chose, car les paroles volent de tous côtés, et, après avoir passé d'abord par la bouche de bien des gens, il est bien difficile qu'elle ne se soit accrue sur les lèvres de chacun et qu'elle ne finisse par arriver aux oreilles de celui que l'offense concerne. De cette manière, celui qui entend la médisance est scandalisé et périt, et la charité s'éteint d'autant plus aisément en lui, qu'elle semblait auparavant être plus vivante en son coeur. Le Psalmiste a dit : " Si c'eût été mon ennemi qui m'eût chargé de malédictions, je l'aurais bien certainement supporté (Psal. LIV, 13). " En effet, un auditeur prudent se tient, quant à lui, sur ses gardes, et, de son côté, celui qui sait qu'on a médit de lui, s'y tient également, pour peu qu'il soit sage ; celui-là parce qu'il redoute d'être infesté par le poison, et celui-ci, pour ne point être ébranlé par le scandale. Mais cela n'empêche pas que le médisant ne tue en même temps qu'il se tue lui-même, et celui dont sa langue médisante attaque la conscience de ses coups et celui dont il blesse la charité. Une pareille langue n'est-elle point une langue de vipère ? Oui, c'en est une, et des plus féroces mêmes, puisque d'un seul souffle elle touche à mort trois âmes à la fois. N'est-ce point un dard qu'une telle langue ? Oui, c'en est un, et même un dard bien aigu, puisqu'il perce trois victimes d'un seul coup. Le Prophète a dit: " Leur langue est un glaive pointu." Oui, un glaive à deux, que dis-je, un glaive à trois tranchants, voilà ce qu'est la langue du détracteur.

5. Je ne craindrai pas de dire que cette sorte de langue est plus cruelle que la lance qui a percé le côté du Seigneur. En effet, elle perce aussi le corps du Christ, car c'est un membre de Jésus-Christ, comme il en est un lui-même, que blesse le détracteur; il y a même cette différence entre sa langue et la lance, que celle-là ne perce pas un membre inanimé du Sauveur, mais lui donne la mort en le perçant. Elle est pire que les épines que la fureur des soldats lui mit sur sa tête sublime; pire même que les clous de fer que les juifs, pour mettre le comble à leur iniquité, ont enfoncés dans ses mains et dans ses pieds. En effet, s'il n'avait préféré, à la vie de son propre corps celle du corps, que frappe et perce la langue du détracteur, jamais il ne se serait, pour lui, exposé aux coups d'une mort injuste, et aux ignominies de la croix. Nous disons : c'est bien. peu de chose qu'un mot, la langue de l'homme est si tendre, si molle, si petite, qu'un sage ne saurait en faire un grand cas. Assurément, une parole est chose bien légère, mais si son vol est rapide, ses coups sont mortels, elle passe vite, mais elle fait de profondes brûlures; elle entre légèrement dans l'âme, mais elle n'en sort pas de même; on la lance en courant, mais ce n'est pas en courant qu'on la rappelle ; elle vole facilement, voilà pourquoi elle viole aussi facilement la charité. C'est un insecte bien petit qu'une mouche, mais quand elle meurt dans un vase de parfum, elle en gâte la bonne odeur (Eccli. X, 1). C'est un organe bien tendre que la langue, mais on a du mal à la contraindre; si on ne voit que ce qui la compose, elle est faible et sans !tendue; mais si on en voit l'usage, elle est aussi grande que puissante. Oui, ce n'est qu'un faible organe, mais si on n'y prend garde c'est un grand mal. Mince et aplatie, c'est un instrument parfaitement propre à vider le coeur. Je pense même qu'il y en a plusieurs, parmi vous, qui sont de mon avis, au fond de leur conscience, à moins toutefois que nous soyons tous si parfaits qu'il ne nous soit jamais arrivé, après de longs entretiens en commun, de trouver notre coeur vide, notre méditation moins dévote, notre charité plus sèche et plus aride, et l'holocauste de notre prière beaucoup moins gras , à cause des paroles que nous avons dites ou entendues, et pourtant ce n'étaient que des paroles.

6. S'il est facile d'ouvrir la bouche pour parler, il n'est pas moins facile à la langue de s'ouvrir le coeur pour y pénétrer ; aussi arrive-t-il souvent qu'il ne sert pas beaucoup d'avoir mis un frein à sa propre langue, dans un entretien, si on n'a pu se mettre en garde contre celle des autres. Le frère qui vous parle est sage, il est religieux et craint Dieu; je dis plus, c'est un ange, et même un ange de lumière, cela n'empêche pas que vous ne preniez garde à vous, si vous ne voulez entendre un mot qui blesse voire âme. Ce n'est pas que je veuille vous suggérer des soupçons contre personne, mais je veux vous prémunir contre la langue des hommes, surtout dans les entretiens que l'on a en commun. La simplicité de la colombe est bonne assurément, mais, en cette matière., il ne faut pas oublier la ruse du serpent. Marie ne laissa point passer sans discussion la parole même d'un ange, " Elle se demandait quel pouvait être ce salut (Luc. I, 29). " pour vous donc qui avez fréquemment remarqué, par votre propre expérience, combien la langue fait de mal, vous ferez sagement, puisque vous ne pouvez éviter toute espèce d'entretien, si vous savez placer non-seulement la circonspection sur vos lèvres, mais encore une garde de précaution à vos oreilles, ne vous étonnez pas si je m'arrête si longtemps à ce degré des progrès de la vie religieuse, c'est que je crois qu'il y en a parmi nous beaucoup plus en marche vers la perfection, qu'il ne s'en trouve d'arrivés au but.

7. Toutefois , peut-être paraîtrai-je aller trop loin dans la guerre que je fais aux conversations des hommes. Mais rappelez-vous que c'est la langue même qui parle contre les maux qui viennent de la langue, afin de se les faire pardonner, en ne s'épargnant pas elle-même, et en prémunissant les oreilles qui l'écoutent, contre les périls dont elle est la source. La parole est un vent, mais ce n'est pas toujours un vent brûlant : " Levez-vous, dit l'Époux des Cantiques, levez-vous, Aquilon, venez, vent du Midi, soufflez de toutes parts dans mon jardin, et que l'odeur de ses parfums se répande partout (Cant. IV, 16), " car la parole a aussi son bon côté, et souvent la langue produit des fruits bien précieux. Ainsi, si le juste vit de la foi, la foi vient par l'ouïe, mais par l'ouïe qu'a frappée la parole de Dieu. Comment avoir la vie, comment vivre si on n'a point la foi? Or, comment avoir la foi, si on ne l'a point entendue, et comment l'entendre si elle ne s'est point annoncée? Évidemment si on doit veiller sur sa langue avec un très-grand soin et placer sur ses lèvres une garde diligente, c'est parce que, selon-la parole même de l'Écriture : " La vie et la mort sont au pouvoir de la langue (Prov. XVIII, 21). " S'il n'y avait que la vie, il n'y aurait pas lieu à lui rien retrancher, et s'il n'y avait que la mort, il faudrait la retrancher tout entière. Il faut donc placer une garde à nos lèvres et une porte de circonspection à notre bouche (Psal. CXL, 3), car il né faut pas qu'elle soit à jamais fermée à toute parole de vie et d'édification, ni librement ouverte à des paroles de mort et de damnation. Veillons (a) donc, mes frères, sur nos actions, afin de ne pas omettre ce qui nous est prescrit et de ne pas faire ce qui nous est défendu. C'est à cette double garde que le Prophète nous exhorte quand il nous dit " Éloignez-vous du mal, et faites le bien (Psal. XXXVI, 27). " Veillons de même sur nos paroles, de peur qu'il ne nous arrive, dans nos discours, ou d'offenser pieu, ou de nuire au prochain. Heureux donc celui qui, dans tous ses entretiens, est sous l'empire d'une double crainte; et préoccupé de la pensée que deux sortes d'auditeurs l'écoutent, la crainte et la pensée d'abord de la majesté du Dieu dans les mains de qui il est horrible de tomber, puisse la faiblesse de nos frères, à qui il n'est que trop facile de fournir une occasion de chuté.

8. Toutefois je ne pense pas qu'on doive tenir pour parfait l'homme qui évite toute faute en parole, si ce n'est par comparaison avec celui qui n'en est encore qu'à veiller sur ces actions. En effet, la Vérité même nous . dit dans l'Évangile, en parlant des serviteurs vigilants qui se tiennent sur leur, arde dans l'attente de l'arrivée de leur maître : " Si leur maître arrive à la troisième veille de la nuit, et les trouve dans ces dispositions, ces serviteurs seront bienheureux (Luc. XII, 38). " Or, cela ne se rapporte ni à la première ni à la seconde veille; mais à la veille qui s'exerce sur le coeur crue le sage nous engage à garder avec tous les soins possibles, attendu que " c’est lui qui est la source de la vie (Prov. IV, 23). " Toutefois je crois que cette garde consisté particulièrement en deux choses, attendu que l'esprit doit avoir l'œil attentif sur le troupeau de ses sentiments et de ses pensées. Or, c'est justice que toute garde soit confiée à celui de qui les deux autres dépendent, à moins que, par hasard, ce qu'à Dieu ne plaise, elles ne soient le résultat que de la feinte, et n'aient que l'apparence, non point la réalité de la piété. En effet, de même qu'une source d'eau jaillissante ne peut ni refluer, ni s'apaiser, ni se monter plus haut, pour remplir d'autres fontaines qu'elle, n'ait commencé par remplir les fossés des environs, ainsi en est-il de l'âme de l'homme : tant qu'elle ne s'acquitte pas avec zèle de la garde des mains et de la langue dont j’ai

a Ce passage est cité dans les Fleurs de saint Bernard, livre VIII, chapitre XXVI.

parlé plus haut, elle ne saurait se replier sur elle-même, pour s'occuper de ce soin, ni jouir des douceurs d'une tranquille dévotion ni s'élever aux sublimes degrés de la contemplation divine. Eh bien donc, mes frères, si nous cherchons la grâce qui nous visite d'en haut, si nous voulons recueillir les consolations spirituelles, demandons-les de cette manière, si nous voulons que le ciel s'ouvre devant nous; voilà comment il faut frapper à la porte. Enfin veillons de ces trois manières si nous voulons être admis aux noces de l'Époux, Notre Seigneur Jésus-Christ qui est béni (a) dans les siècles. Ainsi soit-il.

a Cette manière de terminer ses sermons est très-familière à Saint Bernard, comme on peut le voir dans plusieurs autres sermons, mais surtout dans ceux qu'il a faits sur le Cantique des cantiques.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

DIX-HUITIÈME SERMON. De la joie spirituelle, sur ces paroles de l'Apôtre: " Le royaume de Dieu ne consiste pas dans le boire et le manger, etc. (Rom. XIV, 17). "

1. Pourquoi nous éloignons-nous de la route, nous qui courons après la joie! Sans doute on se réjouit ans le royaume de Dieu, mais cette joie n'est pas la première. La joie qu'on goûte dans le royaume de Dieu n'a rien de charnel, rien de mondain, ce n'est pas une joie qui à la fin se change en deuil, mais une joie -en laquelle la tristesse elle-même finit par se changer, car ce n'est pas la joie de ceux qui se réjouissent quand ils ont mal fait, ni l'allégresse qu'ils ressentent dans les pires choses, mais c'est une joie qu'on ressent dans le Saint-Esprit. D'où vient une pareille joie, sinon de la justice et de la paix de l'âme ? Que celles-ci donc s'écoulent comme le miel coule de ses cellules, afin qu'il soit plus facile d'en recueillir la douce liqueur, pendant qu'elle est fluide encore, dans des vases plus solides. Un jour viendra où nous mangerons le miel dans toute sa pureté, alors notre joie sera pleine et entière,et nous nous réjouirons non-seulement dans le Saint-Esprit, mais encore par la vertu du Saint-Esprit. Oui, un jour viendra où nous goûterons une joie spirituelle complète, qui ne prendra plus sa source dans des motifs corporels, ni dans les oeuvres de miséricorde, ni dans les larmes de la pénitence, ni dans la pratique de la justice, ni dans les épreuves de la patience, mais bien plutôt dans la présence du Saint-Esprit, sur qui les anges mêmes brûlent du désir de fixer leurs regards. Sans douté, en attendant, la sagesse me tient lieu de sel, et assaisonne le reste comme si elle n'était pas elle-même un aliment, oui, en attendant, je soupire après ma réfection, car je n'ai pas même le loisir maintenant d'avaler ma salive. En effet, il y a le sage qui trouve aux choses le goût qu'elles ont, quant à celui qui trouve, à la sagesse elle-même, le goût qui lui est propre et qu'elle a en effet, celui-là non-seulement est sage mais de plus il est heureux; car c'est là proprement voir Dieu tel qu'il est, et ce qu'on entend par le fleuve de délices dont le cours réjouit la cité de Dieu, par le torrent de volupté, et l'abondance enivrante de sa maison.

2. Mais à présent, Seigneur, voici que le vin fait défaut; oui le vin manque à ces noces, je veux dire le vin des désirs charnels et des concupiscences mondaines. Il est dit : " Le fiel des dragons, et le venin des aspics dont la morsure est incurable, voilà leur vin à eux (Deut. XXXII, 33). " Ah, mes frères, puisse ce vin nous faire constamment défaut, car ce n'est point là de bon vin. Le bon vin ne se récolte pas dans les vignes de l'iniquité, on ne le puise que dans les urnes de la purification. Ce n'est point avec le raisin de Gomorrhe, mais avec l'eau de la Judée qu'il se, fait. " Vous avez conservé le bon vin jusqu'à cette heure (Joan. II, 10), " disait le maître d'hôtel de l'Évangile. Et, en effet, c'est le meilleur vin qui se trouve réservé jusqu’à présent, je veux parler non pas de celui qui se fait avec de l'eau, mais bien de celui qui s'exprime des grandes grappes de raisin de la terre promise, qu'on est obligé de porter en attendant, dans des voiturés, tant que nous ne connaissons que Jésus-Christ et même que Jésus-Christ crucifié. Est-ce que le vin ne faisait point défaut ainsi à celui qui, s'écriait : "Mon âme a refusé toute consolation (Psal. LXXVI)? " Mais il semble avoir goûté de l'eau changée en vin quand il ajoute : " Je me suis souvenu dit Seigneur, et me suis trouvé dans les délices. " En effet, que n'éprouve-t-on point en la présence de celui dont le seul souvenir est plein de délices? C'est de la même manière que les apôtres ont aussi goûté de l'eau qui avait été changée en vin, quand " on les vit sortir du conseil pleins de joie, parce qu'ils avaient été jugés dignes de souffrir des opprobres pour le nom de Jésus (Act. V, 41). " N'est-ce pas. en effet, du vin qui vient de l'eau, que la joie qui naît des opprobres C'était l'accomplissement des promesses de la Vérité qui leur avait dit : "Votre tristesse se changera en joie (Joan. XVI, 20), " c'est-à-dire, votre eau se change en vin. Vous vous étonnez que de l'eau devienne du vin? Mais elle devient même du pain, car vous n'avez pas oublié sans doute de manger votre pain, ce pain dont il est dit : " Vous nous pourrirez d'un pain (le larmes, et vous nous ferez boire l'eau de nos pleurs avec abondance (Psal. LXXIX, 6). " Et la table quelle est-elle ? Ecoutez, le voici : " Il y avait six urnes de pierres placées là pour les purifications des Juifs (Joan. II, 6). " Si vous êtes un vrai Israélite, un Israélite non point selon la chair, mais selon l'esprit , vous serez six ans entiers au service du Seigneur, et la septième année vous serez libre ; vous vous purifierez dans six urnes ; vous travaillerez pendant six jours, vous serez délivré après six épreuves, et le septième jour le mal n'approchera pas, de vous. Non-seulement vous serez délivré dans ces six urnes, mais même vous boirez un vin que vous puiserez en elles, quand vous commencerez, selon le conseil de l'Apôtre, à vous glorifier non pas seulement dans vos espérances, mais même dans vos tribulations (Rom. V, 3).

3. Voilà en effet, les deux sortes de joie qu'on goûte dans le Saint-Esprit, l'une a la pensée des biens de la vie future, l'autre dans le support des maux de là vie présente. II n'y a là rien de charnel, rien de mondain, rien qui sente la vanité, il n'y a que l'esprit de vérité, la sagesse céleste même dont la douceur se fait sentir également dans la pensée des biens futurs, et dans le support des maux présents. L'Apôtre a dit: "Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur, oui je vous le répète, réjouissez-vous; " et, nous faisant connaître aussitôt quels sont les motifs de cette double joie, il continue en ces termes : et Que votre modestie soit connue de tous -les hommes, le Seigneur est proche (Philipp. IV, 4 et 5). " Or, que faut-il entendre par cette modestie, sinon la patience et la mansuétude? Réjouissons-nous donc à la :pensée des choses que nous espérons, car le Seigneur est proche. Oui, je vous le redis, réjouissons-nous des choses que nous avons à souffrir, pour que notre modestie soit connue de tous, car, selon l'Apôtre : " La tribulation produit le, patience, la patience l'épreuve et l'épreuve l'espérance, or cette espérance ne nous trompe point (Rom. V, 4)."

4. Mais pour que notre coeur devienne capable de ressentir cette double joie spirituelle, il y a deux choses également nécessaires pour pratiquer la justice et pour conserver la paix, deux choses que la Sainte-Écriture nous recommande avec instance.. Ainsi l'exercice de la justice semble se renfermer tout entier dans le double précepte de ne point faire aux autres ce que nous ne voudrions point que les autres nous fissent, selon la recommandation que l'Apôtre en fait aux Gentils, dans sa lettre, et selon le précepte même du Seigneur qui a dit à ses propres apôtres : " Faites aux hommes tout ce que vous voulez qu'ils vous fassent (Matt. VII, 11, et Luc. VI, 31). " D'ailleurs, comme nous péchons tous en bien des choses, il est impossible que dans ce lieu et ce temps de scandales , car les anges qui doivent les arracher tous du royaume de Dieu, ne sont pas encore venus s'acquitter de leur mission, et nous ne somme pas encore citoyens de l'heureuse cité jusqu'aux conflits de laquelle le Seigneur fait reposer la paix, il est impossible, dis-je, que nous réussissions à conserver ici-bas une paix inaltérable entre nous, si celui à qui il arrive par hasard de blesser son frère ne prend garde de ne pas se laisser aller à des sentiments pleins de hauteur et d'animosité, en même temps que celui qui se sent blessé fait en sorte de ne pas se montrer inexorable.

5. Etudions-nous donc, mes frères, à nous montrer aussi humbles pour donner satisfaction à ceux qui ont quelque chose à nous reprocher, que faciles à pardonner à ceux qui nous ont offensés, attendu que, non-seulement la conservation de la paix entre nous est à ce prix, mais encore parce que, sans cela, nous ne saurions nous rendre Dieu même propice, il ne veut point, en effet, recevoir le présent que lui offre l'homme qui n'a pas commencé par aller se réconcilier avec son frère (Matt. V, 24), et il réclame rigoureusement le paiement de la dette qu'il avait d'abord remise à son serviteur quand il voit qu'il ne fait pas grâce lui-même à son compagnon, de ce qu'il lui doit. Mais si nous avons ces trois choses en nous, la. justice, la paix et la joie dans le Saint-Esprit, n'en soyons pas pour cela peins d'assurance que le royaume de Dieu est en nous, mais au contraire, travaillons à l'oeuvre de notre salut avec plus de crainte et de tremblement, nous souvenant que nous ne portons encore ce précieux trésor que dans des vases de terre faciles à se briser.
 
 
 
 
 
 
 
 

DIX-NEUVIÈME SERMON. Sur les mêmes paroles de l'Apôtre : " Le royaume de Dieu n'est ni dans le boire ni dans le manger. "

1. L'Apôtre saint Paul est ordinairement (a) aussi plein de sens que sobre de paroles, c'est ce que savait fort, bien le père de l'Église que sou éloquence, non moins que les dons de la sagesse, a rendu célèbre, et qui croyait entendre la voix du tonnerre dans chaque mot de saint Paul. En effet, cet apôtre s'exprime avec une telle précision, et sa voix tonnante est si bien inspirée par la farce même de l'esprit, qu'on trouve un ordre admirable dans la suite, de ses penses, une plénitude étonnante dans le sens de ses paroles, et. un rapport surprenant entre les uns et les autres. " En effet, le royaume de Dieu, dit-il, ne consiste pas dans le boire et dans le manger, mais dans la justice, dans la paix et dans la joie que donne le Saint-Esprit (Rom. XV, 17)." Que répondrez-vous, ô vous, hommes de bonne chère et de débauche, qui vous faites un Dieu de votre ventre, et qui ne vivez que pour le ventre, ou même pour ce qui est placé plus bas encore; vous qui, selon le mot de l'apôtre saint Jacques, " nourrissez votre coeur et votre corps dans les excès de la luxure (Jacob. V, 5). ? " Mais écoutez, écoutez encore : " Les mets, dit saint Paul, sont faits pour le ventre, et le ventre est pour les mets; mais un jour, Dieu les détruira l'un et les autres (Cor. VI, 13) ? " Malheur à vous qui reposez sur des lits d'ivoire, et vous livrez à tous les excès de la débauche sur votre couche (Amos. VI) ; malheur à vous qui mangez le veau gras pris au milieu du troupeau, à vous qui buvez un vin clarifié avec soin, et qui vous parfumez avec des essences de premier choix. " O enfants des hommes, jusques à quanti aurez-vous le coeur appesanti dans un corps trop bien nourri ? Pourquoi cet amour pour la vanité, quand vous négligez la vertu ? L'embonpoint du corps, les délices de la chair, la satiété du ventre, tout cela vous quittera avant la mort, ou du moins, à la mort, vous le quitterez vous-mêmes. Un saint a dit, en effet : " Tous ces biens, à la mort, on ne les emportera, point, et votre gloire ne descendra point avec vous dans la tombe (Psal. XLVIII, 18). On sera placé dans l'enfer comme des brebis qu'on mène à la boucherie, et la mort nous dévorera (Ibidem. 15). " Combien il a raison de dire, " comme des brebis, " car une fois durement et rigoureusement

a Nicolas de Clairvaux mentionne ce sermon dans sa lettre XXIV, à l’abbé de Celles comme nous en avons fait la remarque dans la préface de ce volume.

dépouillés de la toison des richesses mondaines nous serons jetés tout nus dans les flammes éternelles. " La mort nous dévorera, " nous mourrons sans cesse à la vie, et nous ne vivrons plus que pour la mort. D'un côté, le corps sera la proie des vers, et de l'autre , l'âme sera celle des flammes, jusqu'au jour où réunis l'un et l'autre pour leur commun malheur, ils partageront la peine, et le châtiment des vices qu'ils ont déjà partagés.

2. O homme délicat, c'est au sein des délices et des richesses que tu attends la mort et la confusion; " non, le royaume de Dieu ne consiste point dans le boire et le manger, " non il n'est point dans les vêtements de pourpre et de lin. Il fut un riche à qui rien de tout cela ne manquait, et en un clin d'oeil, il est descendu dans les enfers (Luc. XVI, 10). Mais en quoi donc consiste-t-il? " C'est dans la justice, dans la paix et dans la joie du Saint-Esprit. " Avez-vous entendu, avez-vous remarqué que la joie se trouve placée au dernier rang ? Mais vous, fils insensés d'Adam , vous passez d'un bond par dessus la justice et la paix, et vous voulez commencer par la. fin, en intervertissant l'ordre des choses. Il n'y a, en effet, personne au monde qui ne veuille goûter la joie. Mais cela ne peut ni durer ni même subsister un seul instant; car, de même " qu'il n'y a point de paix pour les impies (Isa. XLVIII, 22), " ainsi, le Seigneur l'a dit, il ne saurait non plus y avoir de joie pour eux : Non, non, il ne peut y en avoir pour les impies. Il faut d'abord faire la justice, puis rechercher la paix, et la rechercher même avec ardeur, ce n'est qu'après cela qu'on peut trouver la joie, ou plutôt être soi-même trouvé par elle. Voilà comment le coeur dos anges a commencé par la justice, quand il demeura ferme dans la vérité, et se sépara de celui qui avait déserté le parti de la vérité. Après -cela, ils se sont trouvés affermis dans cette paix qui surpasse tout sentiment, car lorsqu'ils se voient entourés des honneurs les plus grands et les plus variés, il n'y a personne qui murmure, personne qui leur porte envie.

3. Mais toi, ô Jérusalem, loue le Seigneur célèbre les gloires de ton Dieu, ô Sion, il a affermi les serrures de tes portes, il a béni tes enfants dans ton sein, il a fait régner la paix sur tes frontières. Oui, loue, célèbre le Seigneur, car il a fermé tes portes par des gonds très-solides et des serrures de sûreté, il n'y a pas d'ennemi qui puisse entrer par ces portes, pas un ami qui puisse en sortir. Tes fils sont en toi, comblés de toutes les bénédictions spirituelles dans les cieux avec Jésus-Christ. On ne connaît plus la crainte dans l'intérieur de tes frontières, attendu que le Seigneur y a fait régner la paix, tu n'as plus de tentation à redouter, plus de pensées dont le flot te couvre de confusion , le bourreau, à la peau changeante, est bien loin de tes murs et de tes fils, et celui qui ne change jamais unit et consolide tout par son identité, a celui, dis-je, dont toutes les parties sont dans une union parfaite entre et les (Psal. DVXI, 5). " C'est pour la troisième fois que tes enfants puisent de l'eau avec joie dans les fontaines du Sauveur et contemplent à l'œil nu, s'il m'est permis de parler ainsi, l'essence même divine, sans être déçus par aucune image de corps fantastiques. Telle sera la joie qu'on goûtera à la fin, et elle sera sans fin.

4. Que nous sommes malheureux ,nous qui avons été expulsés de cet heureux séjour, pour descendre, que dis-je, pour tomber dans la vanité où nous nous trouvons! " Comment les enfants de Sion, dit le Prophète, qui étaient si beaux et couverts de l'or le plus pur, n'ont-ils pas été réputés plus que des vases de terre (Thren. IV, 2) ? " Les enfants de Sion, dit le Prophète, sans doute de la Sion spéculative que Dieu a bâtie pour être vue dans la gloire; les enfants de la Jérusalem d'en haut, qui est notre mère, beaux de l'éclat même de leur dignité et revêtus de l'or pur de l'image de la divinité. Comment se fait-il donc que nous qui. étions de leur nombre, nous avons été réputés des cases de terre et que nous avons dégénéré dans ces corps de boue, ces corps fragiles ? En effet , mes bien chers frères, les anges exercent la justice sous les yeux de Dieu, ils ont la paix entre eux , et la joie dans leur coeur; ainsi en doit-il être de toi, ô homme , ne cherche pas à ravir ce qui t'est destiné au mépris de la justice que tu dois à Dieu, et de la paix que tu dois au prochain. La justice est une vertu par laquelle on rend à chacun ce qui lui appartient. Or, ce n'est pas une justice, mais beaucoup , mais de nombreuses justices que tu dois à ton créateur. En effet, " le Seigneur est juste, et il aimé les justices (Psal. X, 8). Votre justice, Seigneur, est semblable aux plus hautes montagnes (Psal. XXXV, 7). " Oui, " semblables aux plus hautes montagnes , " car il accumule en toi des monceaux de miséricorde.

5. En premier lieu, il t'a créé avec les autres êtres, il t'a même distingué d'entre eux, en te créant avec le cachet d'une grande distinction. En effet, quand il a créé le monde , il n'a dit qu'un mot et il a été fait. Mais après cela, sa majesté se sentit enflammée du plus ardent amour pour toi, elle t'a racheté. Est-ce encore d'un mot facile à prononcer? Non certes, mais c'est par un travail de trente-trois ans passés, c'est attaché à la croix, mis à mort et couvert d'opprobres, qu'il a opéré ton salut sur la terre. Ton Dieu, ô homme , s'est fait ton frère, non pas le frère des anges, jamais, en effet, il n'a pris la forme de l'ange, mais il s'est fait de la race d'Abraham. Ce que tu as de commun avec les anges, c'est que tu as été créé, mais ce qui feu distingue, c'est que tu es son frère. Il a fait plus encore, car il nous a pris par ,la main pour nous tirer de la voie large et spacieuse qui conduit à la mort et nous placer dans la société et le conseil des saints. Que pouvait-il faire de plus qu'il n'ait pas fait pour toi? Et pourtant une pareille, une si grande multitude de bienfaits de la main d'un bienfaiteur si grand et si généreux, n'a pu attendrir ton coeur de pierre. Ainsi, tout ce que tu es, tout ce que tu peux, tu le dois à celui qui ta créé, qui t'a racheté, qui t'a appelé.

6. Mais après avoir fait la justice, il te reste à faire la paix. Tant que nous vivons dans ce vase de terre, dans cette fragile enveloppe de la nature humaine, nous ne saurions nous trouver tout à fait exempts de scandales; si donc vous vous rappelez que votre frère a quelque chose contre vous, soyez assez humble pour lui demander pardon, et si c'est vous qui avez quelque chose contré lui, ne faites pas difficulté dé lui pardonner, de la sorte, tous les membres du corps vivront en paix. Si nous sommes tout à fait prêts à pratiquer les deux vertus de charité et d'humilité, nous ne pourrons sentir les dissensions. Le Seigneur a dit : " Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur (Matt XI, 29) : que je suis doux, " cela se rapporte à la charité, car la charité est patiente et bienveillante : " Que je suis humble, " voilà le propre de la parole. Tous ceux qui marcheront sur ses traces trouveront la joie dans le Saint-Esprit. Faut-il que je continue ? Ce que je vais vous dire n'est connu que de ceux qui en ont fait l'expérience, il ne l'est point des antres, " car l'homme charnel ne saurait percevoir ce qui est de l'Esprit de Dieu. " Est-ce qu'il ne nous arrive pas bien souvent dans la prière d'être émus jusqu'au plus profond de nos entrailles , à la seule pensée de la joie qui nous attend dans la Jérusalem d'en haut, qui est notre mère et que des torrents de larmes inondent notre visage? O s'il pouvait en être toujours ainsi! " Si je t'oublie jamais, ô Jérusalem, que ma main droite tombe elle-même dans l'oubli; que ma langue demeure attachée à mon palais, si je ne me souviens plus de toi, si je ne me propose pas Jérusalem comme le principe de ma joie (Psal. XXVI, 5) ; " oui, comme le principe de ma joie, attendu que le terme s'en trouve aussi placé là.

7. Quand donc, ô Seigneur Jésus, quand donc déchirerez-vous le sac qui me sert de vêtement, et m'envelopperez-vous d'un manteau de joie ? Ma gloire chantera vos louanges, et je ne serai point dans la tristesse. Le commencement de la joie que nous ressentons ici-bas, n'est qu'une goutte, une gouttelette même, tombée du fleuve de joie dont le cours impétueux réjouit la cité de Dieu. Quand viendra le jour où nous serons plongés plus profondément dans les joies éternelles à la source même de la divinité, où l'eau succédera à l'eau sans interruption et sans mélange? Quand viendrai-je et apparaîtrai-je devant la face du Seigneur ? Quand passerai-je dans le tabernacle admirable, jusques à la maison de pieu ? Quand donc enfin verrons-nous de nos yeux ce que nous avons appris de nos oreilles de la cité du Seigneur? Du courage donc, mes frères, tenons à faire fidèlement ces trois heureuses étapes, et n'oublions jamais ce mot : " Mon ami, pourquoi êtes-vous venu (Matt. XXVI, 50) ? " Car nous ne sommes pas venus pour livrer de nouveau notre Roi à la mort, avec un visage hypocrite, mais pour le servir, lui qui est béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 

VINGTIÈME SERMON. Sur ces paroles de Notre-Seigneur : " Quiconque s'élève sera abaissé, et quiconque s'abaisse sera élevé (Luc. XIV, 11). "

1. Si nous considérons les choses avec attention, nous remarquerons qu'il y a quatre degrés pour les hommes, c'est, d'abord la souveraine félicité du ciel après laquelle nous, soupirons; puis la demi-félicité du paradis terrestre dont: nous sommes déchus; en troisième lieu la demi-misère de ce monde qui. cause nos gémissements, et enfin le comble de la misère de l'enfer que nous redoutons avec raison. Pour résumer ma pensée, je dirai que ces quatre degrés sont la vie, l'ombre de la vie, l'ombre de la mort et la mort. Voilà pourquoi, ne nous trouvant ni au premier, ni au dernier degré, nous craignons de descendre et , nous désirons monter d'autant plus inquiets que nous nous voyons beaucoup plus près du dernier degré que du premier. Or, voilà qu'on nous dit ; " Quiconque s'élève sera abaissé (Luc. XVIII, 14). " Que signifie cette espèce de chassé croisé entre l'abaissement et l’élévation? N'est-ce donc point assez, Seigneur, de nous avoir abaissés dans la ,vérité pour que vous demandiez encore que l'homme s'abaisse lui-même? Mais d'ailleurs encore faut-il qu'il y ait possibilité de s'abaisser; mais quand on est tombé aussi bas qu'il est, on n'a plus le courage de tenter de remonter, et lorsqu'on est abaissé à ce point, c'est-en vain qu'on peut espérer se relever, jamais; car vous nous avez abaissés, Seigneur, dans le lieu le l'affliction, et la mort nous a recouverts de son ombre. Notre vie est même bien près de l'enfer, comment pourrions .nous descendre davantage ? Quel bien pouvons-nous espérer si nous descendons dans la corruption. ? car il n'y a plus bas que nous que l'irréparable corruption. Après l'ombre de la mort, sort, il ne reste plus que la mort même; et après le séjour de l'affliction, je ne vois plus que celui de la mort.

2. Le Seigneur a dit : " Quiconque s'abaisse sera élevé. " S'il avait dit : quiconque aura été abaissé sera élevé, je m'en serais réjoui, car il :n'est que trop certain que je suis abaissé et beaucoup même. Mais comme il dit : " Quiconque s'abaisse sera élevé, " je me trouve on ne peut plus embarrasse, non pas que j'ignore ce que je préfère, mais parce que je ne sais pas, ce que je dois faire. Je désire m'élever, c'est même une nécessité pour moi de le faire, car je ne saurais trouver ici bas la cité permanente et il ne serait pas bon pour moi de demeurer là où je suis, quand même cela me serait permis. D'un autre côté, descendre encore, c'est la mort. Je suis déjà arrivé au plus bas possible; je n'ai plus au dessous de moi que le dernier degré, je veux dire l'enfer, si je m'abaisse davantage je ne puis plus espérer remonter jamais, et pourtant si je ne m'abaisse point, il faut renoncer atout espoir de m'élever, car "celui qui s'abaisse sera élevé, " et celui-là seul le sera. Si je le fais, je suis mort, si je ne le fais pas; je renonce à m'élever, et n'en suis pas moins mort. Mais si nous voyons là une difficulté, considérons ce qui précède.

3. Il est dit : " Quiconque s'élève sera abaissé. " Or, comment celui que la Vérité même abaisse pourra-t-il s'élever ? Je ne dis pas où, mais comment pourra-t-il s'élever, attendu que ce n'est pas la place qui lui manque pour cela, mais la force. Non, dis-je, ce qui manque à l'homme ce n'est pas la place pour s'élever, mais ce qui lui fait complètement défaut, c'est le pouvoir de le faire. Sa volonté est grande, mais sa volonté est nulle, en effet, que nous le voulions ou non, ce cri : " Vous m'avez abaissé dans votre vérité (Psal. CVXIII, 75), " est le cri d'Adam, le cri du genre humain tout entier. Or, quiconque est humilié dans la vérité l'est bien en vérité, et ne peut plus avoir qu'une fausse élévation. Mais une fausse élévation n'est point une élévation. Remercions le Seigneur de ce qu'il n'a pas dit : Quiconque s'élève sera élevé, en effet, quels efforts ne ferions-nous point pour nous élever en vain, si nous croyions qu'il en est ainsi, puisque la certitude même que nous ne saurions nous élever de cette manière ne nous ôte point l'envie de nous élever? Et peut-être est-ce à cause de cela que le Seigneur a dit : " Quiconque s'élève sera abaissé, " en parlant, non point du résultat, qui est nul, mais de l'intention qui est insensée.

4. Que de gens voyons-nous humiliés sans être humbles; frappés sans en ressentir de la douleur; l'objet des soins mêmes du Seigneur, mais qui ne trouvent point la santé dans ces soins? Ce sont tous ceux qui pensent trouver des délices sous les ronces (a), qui ne veulent point voir les péchés qu'ils commettent, le pas glissant où ils chancellent, les ténèbres qui les aveuglent, les filets au milieu desquels ils naissent, le séjour d'affliction où ils habitent, le corps de mort qu'ils traînent avec eux, le joug pesant qu'ils portent, la conscience plus pesante encore qu'ils cachent, et la très-lourde sentence qui les attend. Tel était celui à qui saint Jean, dans son Apocalypse, reçoit l'ordre d'écrire en ces termes : " Vous dites : Je suis riche, je suis comblé de, biens, et je n'ai besoin de rien; et vous ne voyez pas que vous êtes malheureux, misérable, pauvre, aveugle et nu (Apoc. ni, 17). " D'ailleurs, il ne faut,pas s'étonner que l'élévation des hommes soit si vaine et si mensongère puisqu'ils ne sont eux-mêmes que mensonge et que vanité. La vérité les humilie, la vanité les élève ; ils aiment mieux les ténèbres que la lumière, ils embrassent la vanité qui les exalte, et recherchent le mensonge, tandis qu'ils repoussent la vérité qui les humilie, de tous leurs voeux, de toute l'énergie possible, par toute sorte de dissimulations et de frivoles efforts.

5. Avons-nous réussi à quelque chose ? Oui, car il me semble que nous avons trouvé comment l'homme peut s'humilier. C'est, vous dirai-je, en s'attachant à la vérité qui l'humilie, et unissant ses efforts aux siens avec tous les sentiments de la plus vive piété, au lieu de

a On retrouve cette manière de parler dans l'imitation de Jésus-Christ, livre III, chapitre XX vers la fin. On la reverra aussi plus loin, dans le sermon XXVIII.

fermer les yeux à la lumière. Aussi me mettrai-je désormais le plus en garde qu'il me sera possible, contre la dureté du cœur; je sentirai ma douleur et pleurerai sur elle, de peur que, si mes blessures étaient insensibles, elles ne fussent en même temps incurables. Je serai donc comme un homme qui voit sa pauvreté sous la verge indignée du Seigneur, pour que mon ante ne partage point le sort de ceux dont la Vérité a dit : "Je les ai frappés et ils n'ont pas même senti de douleur (Jerem. V, 3), " et ailleurs : " J'ai pris soin de Babylone, mais elle n'a point recouvré la santé (Jerem. LI, 9). " Sans doute, c'est un moyen violent de guérir que l'abaissement ; mais l'orgueil est un mal bien plus violent encore ; plaise à Dieu qu'il soit si bien soigné qu'il finisse par céder aux soins dont il aura été l'objet. Je me mettrai donc d'accord avec mon ennemi,je prendrai parti pour mon juge, je me laisserai percer enfin par l'aiguillon du remède pour ne pas être percé deux fois. Voilà, je crois, le sens de ces paroles du Seigneur. " Quiconque s'élève sera abaissé et quiconque s'abaisse sera élevé. " C'est comme s'il avait dit : " Quiconque regimbera contre l'aiguillon en sera piqué deux fois; au contraire, on épargnera celui qui en souffrira volontiers les atteintes, et donnera lieu de se calmer, à la colère de Dieu.
 
 
 
 
 
 

VINGT-ET-UNIÈME SERMON (a). Sur ces paroles de la sagesse : " Le Seigneur a conduit le juste par des voies étroites, etc. (Sap. X, 10). "

1. Il y a le juste qui s'accuse lui-même le premier, dès qu'il ouvre la bouche (Prov. XVIII, 17), celui qui vit de la foi (Rom. I, 17), et le juste enfin qui ne connaît point la crainte (Prov. XXVIII, 1). Le premier est bon, il s'approche de la carrière, le second est meilleur, il court dans la carrière , et le troisième est très-bon , il approche déjà du terme de la carrière. Mais ici, commençons par le premier qui s'offre à nous, c'est celui que le Seigneur, non un autre, a conduit; car il n'y a que le Seigneur qui puisse retirer des voies de l’iniquité pour conduire et garder dans celles de la vérité, "dans les voies droites (Sap. X, 10) " est-il dit. Les voies du Seigneur sont droites et belles, elles sont pleines et planes. Elles sont droites et sans erreur, parce qu'elles conduisent à la vie; elles sont belles et sang souillure, parce qu'elles enseignent la pureté ; elles sont pleines d'une foule de voyageurs, parce que le monde entier se trouve pris maintenant dans les filets du Christ; elles sont planes et sans obstacle, parce qu'elles sont pleines de douceur. En effet, le joug du Seigneur est doux et son fardeau léger. " Il lui montre le royaume de Dieu (Matt. XI, 30). " Le royaume

a Certains auteurs attribuent ce sermon à Nicolas de Clairvaux qui l'aurait composé pour l'octave de la fête de saint André. Mais comme nous ne le trouvons point parmi les dix-neuf sermons que ce religieux a envoyés à Henri, comte de Troies, nous avons mieux aimé l’attribuer à saint Bernard.

de Dieu s'accorde, se promet, se montre et se possède. Il s'accorde dans la prédestination, il se promet dans la vocation, il se montre dans la justification et se possède dans la glorification. Voilà pourquoi le Seigneur s'écrie ; " Venez les bénis de mon père, possédez le royaume de Dieu (Matt. XXV, 34). " L'Apôtre dit, en effet : " Ceux qu'il a prédestinés, il les a aussi appelés, il les a justifiés, et ceux qu'il a justifiés il les a aussi glorifiés (Rom. VIII, 30), ". La prédestination est l’oeuvre de la grâce, la vocation, celle de la puissance, l'allégresse se retrouve dans la justification, et la gloire, dans la glorification.

2. " Et il lui a donné la science des saints. " Or la science des saints c'est d'être crucifiés dans le temps pour être heureux dans l'éternité. La science des méchants est l'opposée de celle des saints. Il y a aussi la science du monde, qui enseigne la vanité, et la science de la chair qui apprend la volupté. L'une est comme notre père, et l'autre comme notre aère. En effet, de Même qu'une mère ne souhaite à son fils que calme et que repris, et éloigné toute peine de lui, ainsi une chair bien engraissée, bien développée, regimbe et ne peut souffrir qu'on la touche même du bout du doigt. Et comme un père veut que son fils aille çà et là pour apprendre ce qui deviendra pour lui un libyen de devenir illustre, ainsi le monde vent-il que les hommes s'adonnent à une foule de travaux, pour se procurer un sujet d'orgueil, d'enflure et de vanité, qui concourent parfaitement ensemble. Il y a deux filles, comme deux rejetons de la volonté propre que je compare à des sangsues avides, ce sont la vanité et la volupté qui crient sans cessé : Apporte, apporte. Elles ne se rassasient jamais, jamais elles ne disent : c'est assez . Si on arrive un jour à les briser complètement en soi, ce n'est pas sans raison qu'on s'appropriera cette parole du Psalmiste : " Mon père et ma mère m'ont abandonné, mais le Seigneur m'a pris sous sa protection (Psal. XXVI, 16). "

3. " Il l'a honoré, dans ses travaux, " Et nous, est-ce que nous ne sommes point aussi honorés dans nos travaux, quand nous faisons concourir tout ce que nous faisons au lien de l'unité, en sorte qu'on ne trouve pas en nous deux poids et deux mesures , attendu que l'un et l'autre sont abominables aux yeux de Dieu. Est-ce que ce néant, cette absence de toute beauté, ces diminutifs de vêtement (a) que nous portons, ne sont point en honneur, et l'objet de la vénération des princes mêmes de ne monde? Malheur à nous, si nous nous réjouissons en autre chose qu'en Jésus-Christ et par Jésus-Christ ! Malheur à nous si nous ne lui offrons le spectacle que d'une pauvreté sur laquelle on peut spéculer ! Et il lui en a fait (de sa science), recueillir de grands fruits, " soit ici-bas dans la persévérance, qui fait que la justice ne l'abandonnera jamais jusqu'à la fin, soit là-haut dans la gloire, qui sera pour lui le sujet d'une éternelle allégresse. Mais dans l'un et dans l'autre cas, les fruits que le juste recueille, soit qu’il vienne ici-bas plein de jours, soit qu’il se lève là-haut dans la plénitude des jours, il est rempli des deux côtés, ici de grâce, là-haut de gloire, attendu que le Seigneur lui donnera la grâce et la gloire. Ainsi soit-il.

Saint Bernard veut parler ici d'un vêtement des plus humbles que portaient les Cisterciens, et qui n'en était que plus vénérable aux yeux mêmes des princes de la terre. Voir la préface placée en tête du tome second des oeuvres de Saint Bernard, de Mabillon. n. 45.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

VINGT-DEUXIÈME SERMON. Les quatre dettes.

1. Mes frères, vous êtes dans la voie qui conduit à la vie, dans la voie droite et sans souillures qui mène à la sainte cité de Jérusalem, je veux parler de la Jérusalem qui est libre, qui est d'en haut, qui est notre mère enfin. La montée qui y mène est ardue sans doute, car elle est tracée dans le roc vif qui couronne la montagne où elle est. assise ; mais il est, pour y aller, nue voie plus courte qui diminue, qui fait même disparaître entièrement ce que la fatigue de la route a de grand. Pour vous, vous marchez, ou plutôt vous courez dans cette voie, avec une heureuse facilité, et avec une facile félicité, parce que vous avez mis bas tout fardeau pesant, vous vous êtes ceint les reins et ne portez plus rien de lourd sur vos épaules. Il n'en est pas ainsi pour .tout le monde; non il n'en est pas ainsi pour ceux qui, par exemple, traînant derrière eux de vrais quadriges avec tout leur pesant attirail, veulent faire le tour de la montagne ; la plupart du temps ils tombent de ses flancs ardus au fond des précipices, en sorte que c'est à peine s'ils peuvent trouver la fin de leur vie. Heureux donc êtes-vous, vous qui avez quitté tout ce que vous possédiez sans aucune exception, et qui vous êtes quittés vous-mêmes, vous préparez et aplanissez la voie sur la crête même de la montagne, à celui qui la gravit, vers le couchant, le Seigneur est son nom (Psal. LXVII, 4). Les autres, au contraire, même après avoir quitté l'Égypte, n'en soupirent pas moins du fond de l'âme après tout ce qui tient à l'Égypte, et ils n'ont pas pu trouver la route qui conduit à la cité où ils pourraient habiter (Psal. CV, 4). Accablés sous le pesant fardeau de leur volonté propre, ils tombent soit avec, soit sous le faix qu'ils portent, et ne peuvent, qu'à grand'peine, atteindre au but qu'ils se proposent.

2. Mais quoi, et de cela rendons-en grâce à celui par la grâce de qui il en est ainsi, votre vie n'est elle pas la reproduction de la vie des apôtres (a) mêmes? Ils ont tout quitté, et, réunis sous les yeux du Sauveur, et à son école, ils ont puisé avec joie des eaux pures à sa fontaine (Isa. XII, 3), ils ont bu la fontaine de la vie à cette fontaine même. Heureux les yeux qui virent ces merveilles. Mais vous, mes frères, D'avez-vous pas fait quelque chose d'analogue, non pas en sa présence, mais en son absence, non pas à sa voix, mais à la voix de ses messagers ? Revendiquez pour vous la prérogative d'avoir cru sur la parole

a Saint Bernard explique sa pensée plus loin dans le vingt-septième de ses Sermons divers, n. 3 et dans le trente-septième n. 7.

de ceux qui vous ont parlé de sa part, tandis que c'est au Sauveur lui-même qu'ils voyaient de leurs yeux et dont ils entendaient la voix, que les apôtres ont cru- C'est pourquoi, mes très-chers frères, demeurez fermes comme eux dans le Seigneur (Philip. IV, 1), et, de même qu'ils se sont maintenus dans la voie royale de sa justice, malgré les souffrances de la faim et de la soif, malgré le froid et la nudité, au milieu des fatigues et des jeûnes, dans les veilles et les autres observances, ainsi estimez-vous en quelque sorte semblables à eux, sinon par vos mérites, du moins par votre genre de vie, et dites au Seigneur votre Dieu quand vous vous présenterez au pied du trône de sa gloire : " nous nous sommes réjouis à proportion des jours où vous nous avez humiliés, et des années où nous avons éprouvé des maux (Psal. LXXXIX, 17). " Je vous dis en vérité que vous êtes dans la vérité, dans la voie droite, dans la voie sainte, dans la voie qui mène au saint des saints. Je mentirais, je le dis pour votre consolation, je mentirais, si je niais que des âmes de religieux profès, de novices et de convers se sont envolées des mains d'un pauvre pécheur, comme moi, vers les joies du ciel, aussi libres que libérées de la prison de notre mortalité. Si vous me demandez comment je le sais, sachez qu'il m'en a été montré et donné des signes très-certains.

3. Je n'ai donc rien à craindre pour vous, et, à votre place, des forces de Satan et de ses ministres; car je sais que toute sa puissance a été amincie et réduite à rien par les blessures du Rédempteur. En effet, c'est dans un esprit de force que ce plus fort a vaincu le fort armé et brisé ses portes d'airain et leurs gonds de fer. Ce que je crains pour vous, ce sont ses ruses et ses finesses dont il n'ignore pas l'efficacité contre la fragilité humaine; de quelque côté qu'elle se tourne, il la connaît, en effet, en partie, par l'expérience qu'il en a faite, depuis tant de milliers d'années. Voyez, en effet, ce ne sont ni les ours, ni les lions, ni les plus forts animaux de la création que cet homicide insatiable a envoyés à nos premiers parents, mais le serpent, un animal tortueux et rusé, qui, dans ses replis multipliés, recouvre tantôt sa tête de sa queue, et tantôt sa queue de sa tête. D'ailleurs le serpent n'était pas le plus fort, " mais le plus rusé de tous les animaux de la terre (Gen. III, 1), " au dire de. l'Écriture. Aussi, est-ce par une question qu'il commence, pour sonder les dispositions de la femme; il savait qu'il avait plutôt besoin d'esprit que de force pour vaincre.. Pourquoi, dit-il, le Seigneur vous a-t-il défendu de manger du fruit de l'arbre du bien et du mal ? De peur que peut-être nous ne mourrions, répondit-elle, en donnant pour douteux, " de peur due nous ne mourrions, " ce que le Seigneur avait présenté comme une chose très-certaine, en disant : " Le jour où vous en mangerez, vous mourrez de mort. " Nullement, dit le serpent, vous ne mourrez pas (Ibidem, 2). " Dieu affirme, la femme doute, et Satan nie. Voilà pourquoi j'appréhende aussi que de même que le serpent séduisit Eve par ses artifices, vos esprits aussi ne se corrompent et ne dégénèrent de la pureté qui est en Jésus-Christ (II Cor. XI, 3).

4. Pensez-vous qu'il s'en trouve parmi vous à qui Satan suggère aussi cette pensée à l'esprit : Pourquoi Dieu vous a-t-il ordonné de suivre cette règle? Et, selon la pente de votre esprit, si vous êtes tiède, il vous conseille le relâchement; si vous êtes fervent, il vous propose une vie plus sévère, il ne demande et n'attend qu'une chose, c'est, n'importe par quel moyen, de vous enlever de l'assemblée des justes, et de vous séparer de leur troupe. Il est bien certain que l'esprit qui vous suggère ces pensées est un esprit de mensonge, et un esprit puissant qui porte envie à votre place. Aussi, le Sage qui n'ignorait pas cela, a-t-il dit : " Si l'esprit de celui qui a la puissance s'élève contre vous, ne quittez point votre place (Eccli. X, 4). " N'allez pas croire, en effet, que l'esprit de vérité qui vous a conduits ici, veuille vous en éloigner ; car on ne saurait trouver sur ses lèvres le oui et le non, on n'y trouve que le oui, selon le témoignage d'une irréprochable autorité. "Personne, dit l'Apôtre, parlant par l'esprit de Dieu, ne dit anathème à Jésus (I Cor. XII, 3). " Jésus signifie sauveur ou salut; anathème veut dire séparation. Celui donc qui va murmurer à votre oreille des conseils de vous séparer du salut, ne saurait être l'esprit de Dieu, ni lin esprit envoyé de sa part. L'esprit de Dieu ne vient pas dissiper, mais réunir, il ne cesse de rappeler dans leur patrie les enfants d'Israël qui sont dispersés.

5. Mais si c'est une vie plus austère que recherche ce religieux, que direz-vous? Je vous répondrai que celle que nous avons embrassée, est très-forte et répond, en tout point, autant que possible, si on ne ferme pas les yeux à la lumière, pour ne pas le voir, à la première école du Sauveur. Mais au contraire, osez-vous bien descendre, en pensée , à un état de vie moins austère ? O si vous pouviez savoir, mes frères, de combien de choses, et à combien de créanciers vous êtes redevables ? vous verriez que ce que vous faites n'est rien, et qu'on ne saurait le mettre en ligne de compte, en présence de vos dettes. Voulez-vous savoir (a) ce que vous devez, et à qui vous le devez ? Et d'abord, vous devez votre vie tout entière à Jésus-Christ, attendu qu'il a lui même donné la sienne pour vous, et qu'il a souffert d'amers tourments pour que vous n'en souffriez point d'éternels. Que pourrez-vous trouver de dur et de pénible, quand vous vous rappellerez, qu'étant en la forme de Dieu, aux jours de son éternité, engendré avant Lucifer, dans la splendeur des saints, splendeur lui-même, et figure de la substance de Dieu, il est venu dans votre prison; il s'est plongé jusqu'au cou, comme on dit, dans votre limon? Qu'est-ce qui ne vous semblera point doux, quand vous vous représenterez à la fois toutes les amertumes de Votre Seigneur, et quand vous vous rappellerez d'abord les nécessités (b)

a Ce passage se trouve reproduit deus le livre IX des Fleurs de saint Bernard, chapitre XI.

b Saint Bernard s'est exprimé dans les mêmes termes dans. son sermon du mercredi saint n. II, et dans le quarante troisième sermon sur le Cantique des cantiques, n. 3. C'est ainsi qu'il répète quelquefois, certaines de ses pensées, comme nous avons vu plus haut qu’il l’a fait en particulier dans son sermon sur saint Matthieu, n.5.

des jours de son enfance, ensuite les travaux de sa prédiction, les fatigues de ses courses, les tentations qui suivirent ses jeûnes, ses veilles dans les prières, ses larmes de compassion, et les embûches qui lui étaient dressés dans ses entretiens avec les hommes, puis ses périls de la part des faux frères, les sarcasmes , les crachats, les soufflets, les fouets , les dérisions , les moqueries, les reproches, les clous, et le reste qu'il fit ou souffrit sur la terre, pendant trente-trois ans, pour notre salut? Quelle pitié, et combien peu nous l'avions méritée, quel amour, et combien gratuit, comment prouvé ! quel honneur , et combien inopiné ! quelle douceur étonnante, quelle mansuétude invincible! Le roi de gloire, mis en croix pour un si méprisable esclave, pour un misérable ver de terre ! Qui a jamais entendu parler de pareilles choses, ou qui a jamais vu rien de semblable ? Car c'est à peine si quelqu'un voudrait mourir pour un juste (Rom. V, 7), et lui meurt pour des hommes injustes , pour ses ennemis: par choix, il s'exile du ciel, afin de nous ramener au ciel, comme un ami, plein de douceur, un conseiller plein de prudence, un soutien plein de force.

6. Que rendrai-je donc au Seigneur, pour tout ce qu'il m'a donné? Si je réunissais en moi toutes les vies des enfants d'Adam, tous les jours du siècle, et tous les travaux des hommes, tant de ceux qui ont été ou qui sont encore, que de ceux qui seront, ce ne serait rien, en comparaison de ce corps qui attirait les regards et. l'admiration des Vertus d'en haut par sa conception du Saint-Esprit, sa naissance de la vierge Marie, l'innocence de la vie, la prédication de sa doctrine, l'éclat de ses miracles et. la révélation des mystères. Ne voyez-vous pas que sa vie est élevée au dessus de la nôtre, autant que les cieux le sont au dessus de la terre ? et cependant il l'a donnée pour la nôtre. De même qu'il n'y a pas de comparaison possible entre le néant et ce qui est, ainsi n'y a-t-il aucune proportion à établir entre notre vie et la sienne, puisqu'il ne s'en peut voir de plus estimable que la sienne, ni de plus misérable que la nôtre. Ne pensez pas que c'est ici une exagération oratoire, car, en ces matières, la langue manque d'expressions, et 1'œil de puissance, pour contempler le mystère d'une telle grâce. Quand je lui donnerais tout ce que j'ai, tout ce que je peux, tout cela n'est-il pas, en comparaison, comme une étoile par rapport au soleil, comme une goutte d'eau en regard d'un fleuve , comme une pierre auprès d'une tour, comme un grain de poussière auprès d'une montagne, comme un grain de blé, en face d'un monceau de grains semblables ? Je n'ai que deux petites, que dis-je, que deux très-petites choses à moi, mon corps et mon âme; disons mieux, je n'ai qu'une seule toute petite chose, ma propre volonté, et je ne la sacrifierais pas à la volonté de celui qui, si grand lui-même, a comblé de si grands bienfaits un être aussi petit que moi, et qui m'a acheté tout entier, en se donnant tout entier lui-même? Autrement, si je la retiens pour moi, de quel front, de quels yeux, de quel esprit, avec quelle conscience irai-je me réfugier dans les entrailles de la miséricorde de notre Dieu , oserai-je percer ce très-fort rempart qui protège Israël, et faire couler, pour mon rachat, non point quelques gouttes, mais des flots de sang des cinq parties de son corps? O génération perverse, ô enfants infidèles ! Que ferez-vous le jour où le malheur fondra de loin sur vous ? A quel refuge aurez-vous recours ?

7. Mais ne suis-je débiteur qu'envers celui-là seul à l'égard de qui je puis à peine m'acquitter quelque peu ? Mes péchés passés réclament tout le reste du temps que j'ai encore à vivre, pour faire de dignes fruits de pénitence, et pour repasser toutes mes années dans l'amertume de mon âme. Or, quel homme est capable de cela? Mes péchés sont plus nombreux que les sables de la mer, ils se sont multipliés, et je ne suis pas digne de voir la hauteur des cieux, à cause de la multitude de mon iniquité, tant j'ai ému votre colère, Seigneur; tant j'ai fait de niai sous vos yeux. " Je me trouve entouré de maux innombrables, mes iniquités m'ont enveloppé, et il m'a été impossible d'en compter le nombre (Psal. XXXIX, 16). " Comment, en effet, pourrais-je nombrer ce qui est innombrable? et comment pourrais-je satisfaire pour elles, si je suis contraint de rendre jusqu'à la dernière obole ce que je dois? D'ailleurs, où est l'homme qui connaît toutes ses fautes (Psal. XVIII 13)? La trompette (a) céleste; saint Ambroise; nous dit : " J'ai plus facilement trouvé des gens qui ont conservé leur innocence, que des hommes qui aient fait, de leur faute, une pénitence convenable ( S. Amb. l. II, de punit. C, X). " Si fortement que je me repente, si rudement que je me mortifie; et si vivement que je m'afflige, " ce n'est toujours que pour la gloire de votre nom que vous pardonnerez mon péché, Seigneur, selon le mot du juste, parce que ce nom est grand (Psal. XXIV, 11). " Ainsi, soit que vous viviez, soit que vous soyez sage, quoi que vous ayez, quoi que vous puissiez en le consacrant à cette oeuvre de pénitence, faut-il en tenir quelque compte ? Il n'y a qu'un instant vous donniez votre vie tout entière à Jésus-Christ en reconnaissance de ce qu'il vous a donné la sienne, et voilà que maintenant le souvenir de toutes vos iniquités passées la réclame encore toute entière. Avez-vous la pensée de vous faire, comme on dit, deux gendres quand vous n'avez qu'une fille?

8. Mais que sera-ce si je vous montre un troisième créancier qui réclamera votre vie tout entière pour lui seul, avec non moins de titre que d'exigence? Je pense que vous avez le désir de posséder un jour cette cité dont il a été parlé en ces termes : " On a dit de vous des choses glorieuses, ô cité de bien (Psal. LXXXVI, 2) ; " cette gloire que l'oeil n'a point vue, que l'oreille n'a point entendue, et que le coeur de l'homme n'a jamais conçue (I Cor. II, 9), le royaume des cieux, en un mot; la vie éternelle et dans de perpétuelles éternités. Je crois que vous voulez, être égal aux anges, dans les places de la céleste Sion, et voir, quelque chose qu'il faille entendre par là, le Christ remettre le royaume à son

a C'est ainsi que dans sa lettre cinquante-sixième, saint Bernard appelle aussi la bouche de saint Norbert, une trompette céleste.

Père, et Dieu être tout en tous; vous voulez enfin être semblable à Dieu et le voir tel qu'il est. Je ne doute pas non plus que vous n'ayez le désir de contempler la décroissance des ombres et le lever du jour, alors que brillera le jour solennel qui doit dissiper tous les nuages. Alors, le jour n'aura plus de déclin, ce sera un éternel midi. Alors, dis-je, on sera en pleine lumière, en pleine chaleur, le soleil demeurera immobile à sa place, les ténèbres seront exterminées, les marécages seront desséchés, et tous les miasmes qui s'en élèvent, dissipés. Est-ce que pour acquérir cela c'est trop de vous donner tout entier, avec tout ce que vous pourrez réunir à votre personne, de quelque côté que vous le tiriez ? Et même quand vous aurez tout réuni, n'allez pas croire que les souffrances de la vie présente, ou du corps, aient quelque proportion avec la gloire qui sera un jour manifestée en nous (Rom. VIII, 48). Seriez-vous donc si impudent, ou si imprudent, que vous osassiez compter, pour acquérir tout cela , sur le petit bien qui vous appartient, et que, soit la vie du Christ, soit la pénitence de vos péchés, réclament à l'envie pour elles-mêmes ?

9. Mais que direz-vous si je vous amène un quatrième créancier, qui, à raison même de son privilège, a le droit de vous réclamer avant les trois premiers ? Voici que celui qui a fait le ciel et la terre se tient là à la porte; il est votre Créateur, et vous sa créature; vous êtes le serviteur, et lui, le Seigneur; il est le potier et vous le vase sorti de ses mains; par conséquent, vous lui devez tout ce que vous êtes, puisque c'est de lui que vous tenez tout, c'est lui surtout qui est le Seigneur, qui vous a fait, et qui vous a comblé de bienfaits, qui a établi pour vous le cours des astres, la tempérie de l'air, la fécondité de la terre, et l'abondance de ses fruits. C'est donc lui que vous devez, en effet, servir de toute l'ardeur de vos entrailles, et de toutes vos forces, si vous ne voulez point qu'il jette sur vous un regard d'indignation et de mépris, et qu'il vous écrase à jamais pour les siècles des siècles. Je ne puis croire que vous soyez assez insensé pour oser, je ne dis pas compter pour quelque chose, mais seulement nommer le peu qui est à vous. Dites-moi auquel de ces quatre créanciers vous avez l'intention de payer votre dette ; chacun d'eux est si pressant (a) qu'il pourrait vous étouffer. Ah ! Seigneur, je souffre des maux d'une violence extrême, répondez-moi (Isa. XXXVIII, 14) ! Seigneur, je remets mon faible avoir entre vos mains, payez tous mes créanciers, délivrez-moi de toutes leurs poursuites, car vous êtes un Dieu non point un homme, et ce qui est impossible à l'homme ne saurait l'être pour vous. Quant à moi, j'ai fait tout ce qu'il était en mon pouvoir de faire, Seigneur, excusez-moi, car vos yeux ont vu toute mon insuffisance. Où donc est l'homme qui murmurerait encore entre ses dents, et dirait : Nous avons trop travaillé, trop jeûné, trop veillé, quand il est hors d'état de donner un pour mille, que dis-je, hors d'état d'acquitter la plus minime partie de ce

a Plusieurs éditions donnent ici une leçon un peu différente et font dire à saint Bernard: . chacun d'eux, tant celui du dedans que du dehors est un créancier pressant..

qu'il doit ? Voilà peut-être bien, mes frères, votre vraie quadragésime, la quadragésime non point extérieure, mais intérieure, qui ne renferme pas seulement l'écorce extérieure du grain de blé, mais qui en contient la riche substance. Si vous devez à chacun de ces quatre créanciers par soi et pour soi, toute la perfection du décalogue, il est évident que multipliés par dix, ils font la quadragésime que vous devez observer tous les jours de votre vie. Que celui qui vous a réunis en ce lieu, conserve votre vie dans son oeuvre sainte, afin que lorsqu'il apparaîtra, lui qui est votre vie, vous apparaissiez, vous aussi, avec lui dans la gloire.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

VINGT-TROISIÈME SERMON. Du discernement des esprits.

1. Paul, le docteur des gentils, prenant occasion de la nature spirituelle, selon laquelle nous vivons, pour nous exciter à vivre d'une manière spirituelle, dit à ses disciples : " Si nous vivons par l'Esprit de Dieu, conduisons-nous aussi d'après ce même Esprit (Gal. V, 25). " C'est comme s'il avait dit : Si la chair ne sert de rien, et si c'est l'Esprit qui vivifie (Joan. VI, 65), il faut séparer ce qui est précieux de ce qui est vil et méprisable, et préférer ce qu'il y a de meilleur, c'est-à-dire marcher selon l'esprit, non pas selon la chair. En effet, la chair doit se tourner du côté de l'esprit, non point pour être servie par lui, mais pour le servir elle-même , en sorte que l'esprit puisse lui dire , comme à son serviteur : Viens ici, et qu'elle y vienne; fais cela, et qu'elle le fasse. Voilà comment notre épouse deviendra telle qu'une vigne fertile, et se sauvera par les enfants qu'elle mettra au monde, je veux dire par les bonnes couvres, si toutefois elle se tient elle-même à côté de notre maison, c'est-à-dire dans quelque endroit humble et caché. Quant à l'âme, qu'elle habite au beau milieu de la maison, comme la maîtresse, comme le père de famille, comme le juge, et il en sera alors comme le disait le Prophète, quand il s'écriait: " Mon âme est constamment dans mes mains (Psal. CXVIII, 109). " Maudit soit, au contraire, l'esprit qui diminue lui-même sa propre importance Malheur à, l'homme qui nourrit une femme stérile et ne prend pas soin de la veuve. Après tout, le même Apôtre nous atteste que si nous vivons selon la chair nous mourrons (Rom, VIII, 13), attendu que ceux qui marchent selon la chair ne sauraient plaire à Dieu, et que ceux qui sèment dans la chair ne peuvent moissonner de la chair que la corruption (Ibid.). Mais, au contraire, si nous mortifions par l'esprit les actions de la chair, nous vivrons, car ceux qui sont conduits par l'esprit de Dieu sont les vrais enfants de Dieu, et ceux qui sèment dans l'esprit, moissonneront de l'esprit la vie éternelle.

2. C’est donc prudemment, non point follement fait à nous, mes frères, d'avoir choisi la vie spirituelle, de châtier notre corps, de le réduire en esclavage, et d'adorer Dieu en esprit et en vérité, parce qu'il est esprit. Mais comme il y a divers (a) genres d'esprits, il est nécessaire que nous sachions les discerner, d'autant plus que nous avons appris de l'Apôtre qu'il ne faut pas nous confier à toute espèce d'esprits (I Joan. IV, 1). Il peut paraître aux personnes peu instruites et qui ont les sens peu exercés, que toute pensée n'est. le langage que de l'esprit humain , non point d'un autre esprit. Or, il n'en est certainement pas ainsi, c'est une vérité indubitable de foi que les Saintes Écritures appuient de leur témoignage. En effet, le Prophète dit : " J'écouterai, " non pas ce que je dirai, mais " ce que le Seigneur Dieu dira en moi (Psal. LXXXIV, 8). " Un autre Prophète a dit de même : " L'ange qui parlait en moi, etc. (Zach, I, 9), " et, dans un Psaume, nous lisons qu'il vient des pensées à l'esprit, suggérées par de mauvais anges (Psal. LXXVII, 49). Voilà pourquoi l'Apôtre appréhende que, de même que le serpent déçut Ève, par sa ruse, ainsi ne soient déçus les coeurs des disciples à qui il s'adresse; par celui dont ce même Paul ne connaît que trop bien les fourberies. Aussi dit-il : " Nous n'avons point à combattre contre la chair et le sang, mais contre les principautés et les puissances; contre les princes de ce monde, c'est-à-dire de ce siècle ténébreux (Ephes. VI, 12. " Or, que l'esprit de la chair ne soit pas un bon esprit, c'est ce que le même Apôtre il nous dit assez clairement quand il nous parle de ceux qui sont enflés par l'esprit de leur chair. Le même il nous apprend aussi qu'il y a un esprit de ce monde quand il se glorifie dans le Seigneur, non moins pour ses disciples que pour lui-même de ce qu'ils n'ont pas reçu cet esprit-là, mais l'esprit de Dieu " qui nous apprend, dit-il, les dons que Dieu nous a faits (I Cor. II, 12). "

3. Le malin esprit, le prince des ténèbres a dopé deux satellites, en sorte que cet esprit du mal règne en même temps sur l'esprit de là, chair, et sur l'esprit de ce monde. Quel que soit donc celui de ces trois esprits qui parle au nôtre, gardons-nous bien de le croire, car ils sont tous les trois altérés du sang; non pas de vos corps, matis de vos âmes, ce qui est bien autrement grave. Mais comme leur nature à tous, est spirituelle, c'est à leur langage que nous les reconnaîtrons leurs suggestions nous diront assez quel esprit trous parle. En effet, toujours l'esprit de la chair nous pousse à la mollesse; celui du monde, à la vanité; et ceint de la malice, aux choses amères. Toutes les fois donc que des pensées charnelles viennent à contre temps, comme c'est l’ordinaire, frapper à la porte de notre esprit, par exemple, quand au milieu des pensées qui se rapportent au boire et au manger, au sommeil et à mille autre soins qui regardent la chair, nous nous laissons aller d’une manière tout humaine à l'ardeur de nos désirs, tenons pour certain que c'est l'esprit de la chair qui nous parle, et repoussons-le comme un ennemi, en lui disant : " Arrière, Satan, car tu n’as pas le goût des choses de Dieu (Marc. VIII, 33) , " bien loin de là, ta

a Ce passage est rapporté dans les Fleurs de saint Bernard, livre X, chapitre XV, où ce sermon est intitulé : Des sept Esprits.

sagesse même est ennemie de Dieu. Mais s'il s'élève dans votre coeur, non point des désirs charnels, mais de vaines pensées d'ambition, de jactance, d'arrogance et autres semblables, c'est l'esprit du monde qui vous parle, c'est un ennemi bien plus pernicieux que le premier, il faut le repousser avec beaucoup plus de soin encore. Mais parfois quand ces deux satellites du troisième ont tourné le dos, leur chef, la rage dans le coeur, semblable à un lion rugissant, s'élance contre nous; et alors ce n'est pas au plaisir de la chair, ni à la vanité du siècle; mais à la colère, à l'impatience, à l'envie, à l'amertume d'âme qu'il nous porte, en nous représentant avec importunité tout ce qui peut sembler fait ou dit, avec trop peu d'amitié ou de discrétion, en un mot, il nous met sous les yeux tout ce qui, dans un. signe, dans un acte quelconque, peut donner lieu à la colère; et matière aux soupçons. Il ne faut pas résister autrement à ces passions qu'au démon lui-même, ni se mettre moins en garde contre cette manière de se perdre que contre les deux autres; il est écrit, en effet : " C'est par votre patience que vous posséderez vos âmes (Luc. XXI, 19). "

4. Cependant, il n'est pas rare que notre propre esprit, souvent vaincu par l'un des trois esprits dont je viens de parler, soit devenu son esclave, se charge, hélas ! de son rôle, pour travailler à sa propre perte, si bien que lors même que les autres esprits ne lui suggèrent aucune mauvaise pensée, notre âme elle-même enfante de son propre fonds des pensées de volupté, de vanité et d'amertume. Or, je ne crois pas facile de discerner si c'est notre propre esprit qui parle, ou s'il écoute la voix de quelqu'un des trois esprits. Mais qu'importe qui nous parle, dès que le langage est absolument le même. A quoi bon connaître la personne de celui qui nous adresse la parole, s'il est constant que ce qu'il dit est pernicieux? Si c'est l'ennemi, résistez- bravement à l'ennemi; mais si c'est votre propre esprit, reprenez-le, et gémissez du fond de votre âme de le voir tombé dans une telle misère et dans une si misérable servitude..

5. Toutes les fois, au contraire, que la salutaire pensée vous vient à l'esprit de châtier votre corps, d'humilier votre coeur; de conserver l'unité, de donner à vos frères des preuves de votre charité, d'acquérir d'autres vertus, de les conserver et de les augmenter, il n'y a pas de doute, c'est l'esprit de Dieu qui parle, soit par lui-même, soit par le ministère de son ange. Or, comme nous l'avons dit, en parlant de l'esprit de l'homme, et de l’esprit malin, s'il n'est pas facile de discerner lequel des deux est celui qui parle, ainsi en est-il de l'esprit des anges et de celui de Dieu; il n'est pas facile de savoir lequel des deux parle, et il est dangereux de l'ignorer, d'autant plus qu'il est certain que le bon ange ne parle jamais de lui-même, et que c'est Dieu qui parle en lui.

6. Considérons donc avec quel zèle et de quelle manière ou plutôt avec quelle indignation nous devons désormais, je ne dis pas écouter, mais écarter les suggestions de ces esprits malins, détourner notre attention pour ne point prêter l'oreille à des paroles de sang, au langage de la sagesse qu'inspirent la chair et le sang, nous saisir dès le principe de ces enfants de Babylone, je veux parler des pensées mondaines, pour les briser contre la pierre, rejeter de la présence de notre coeur l'esprit malin lui-même avec toutes ses tentations, et le réduire enfin au néant. Quant aux pensées qui nous rappellent la justice et la vérité, nous devons les recevoir avec toute sorte de dévotion, et en remercier la grâce de Dieu. Ne nous montrons jamais ingrats envers la bonté de Dieu, et n'oublions pas qu'il n'y a que lui qui nous parle de justice, lui, dis-je, dont le langage est vérité. Quelle témérité, en effet, ou plutôt quelle folie à nous, quand le Seigneur de majesté nous parle, de détourner l'oreille comme des insensés et d'appliquer notre esprit je ne sais à quelles inepties! Quelle injure n'est-ce point pour un misérable ver de terre, de ne pas daigner prêter l'oreille à la voix de son créateur qui lui parle, et de quel châtiment ne mérite-t-elle point d'être vengée? Mais, d'un autre côté, quelle n'est pas l'ineffable condescendance de la grâce divine qui nous voit tous les jours détourner nos malheureuses oreilles et endurcir nos coeurs, et qui néanmoins crie vers nous et ne cesse de se faire entendre dans les places publiques? Oui, c'est bien dans les places publiques, car c'est dans l'ampleur de la charité. En effet, Seigneur, vous n'avez pas besoin de nos biens, et pourtant vous nous dites : " Convertissez-vous à moi, ô enfants des hommes, et ailleurs: " Revenez, revenez, ô Sulamite, revenez, revenez, afin que nous vous considérions (Cant. VI, 12)."

7. Aussi, vous prié je, mes bien-aimés, vous qui n'avez pas oublié le Seigneur, de ne point vous taire, et de ne pas lui répondre par le silence; écoutez constamment le langage du Seigneur Dieu, au dedans de vous, car ce ne peut être qu'un langage de paix. Heureuse donc et bien heureuse l'âme qui entend le murmure de la voix de Dieu dans le silence, et qui répète, suivant le mot de Samuel : " Parlez, Seigneur, car votre serviteur écoute (Reg. III, 9). " Mais terminons-là ce sermon pour aujourd'hui, pour que, dans le silence des hommes, nous entendions au dedans de nous, la voix de Dieu qui nous parle, et nous donne des conseils au sujet de son royaume, conseils d'autant plus utiles qu'ils sont plus subtils; car ils ne nous arrivent que par une inspiration toute extérieure. Mais si le Seigneur lui-même me suggère encore quelque autre pensée sur la nécessité d'écouter sa voix, je vous en ferai part dans un autre sermon, car je ne veux pas, surtout dans un sujet aussi utile et aussi spirituel, fatiguer votre esprit par de trop longues paroles.
 
 
 
 

VINGT-QUATRIÈME SERMON. Utilité multiple de la parole de Dieu.

1. Vous n'avez point oublié, je pense, comment dans mon sermon d'hier j'ai attiré votre attention sur la nécessité pour nous de discerner les esprits, avec quel soin vous devez boucher profondément les oreilles de votre coeur contre les sifflements empoisonnés de l'antique serpent, et contre les chants mortels de la sirène, pour ne point entendre l'esprit de la chair, quand il vous parle le langage de la mollesse, ni l'esprit du monde quand il vous suggère des pensées de vanité, ni l'esprit de malice quand il vous pousse à l'amertume et sème le scandale. Mais il faut bien connaître en particulier les ruses de ce dernier esprit, il est important de ne point ignorer ses pensées. En effet, il arrive quelquefois à l'esprit malin, à l'esprit pervers de se transformer en ange de lumière, afin de faire plus de mal par la feinte de la vertu (II Cor. XI, 14). Eh bien, même dans ce cas, il ne cesse point, si vous y faites attention, de répandre encore des germes d'amertume et de discorde. En effet, aux uns il conseille des jeûnes singuliers, qui deviennent une occasion de scandale pour les autres. Ce n'est pas qu'il aime les jeûnes, mais c'est qu'il est charmé par le scandale. Il conseille ainsi une foule d'autres choses qu'on peut toutefois aisément discerner de la sagesse divine, si on a devant les yeux cette définition du bienheureux apôtre Jacques, qui nous dépeint ainsi la sagesse de Dieu: " La sagesse de Dieu premièrement est chaste, puis elle est pacifique (Jacob. III , 17). " Par conséquent, partout où ces deux qualités font défaut, il n'y a. pas de doute, on n'a qu'une sagesse bien éloignée de celle de Dieu. Quant à celle qui semble chaste et ne porte à aucun vice d'une manière ouverte, mais, au contraire, a tous les dehors de la vertu, vous pouvez la tenir pour venant de Dieu, si, de plus, elle est pacifique, si elle obtient l'approbation de votre supérieur, et de vos frères spirituels; car le Seigneur ne fera jamais quoi que ce soit sans le révéler à ses serviteurs.

2. Mais je vous ai dit, hier, en partie du moins, avec quelle dévotion, avec quelle humilité, avec quelle sollicitude on doit accueillir toute bonne pensée, comme la parole de la grâce divine, je veux essayer de vous en convaincre encore davantage aujourd'hui. En effet, " Heureux ceux qui écoutent la parole de Dieu et la gardent (Luc. XI, 28). " Voulez-vous savoir combien ils sont heureux en effet ? Eh bien, le premier effet de la parole de Dieu, quand elle se fait entendre à nos oreilles, c'est de nous troubler, de nous effrayer et de nous juger; mais aussitôt , si nous ne détournons point l'oreille, elle nous vivifie, elle nous fond, elle nous échauffe, elle nous éclaire et nous purifie. En un mot, la parole de Dieu est en même temps pour nous une nourriture et un glaive, un remède et un fortifiant, c'est même le repos, la résurrection, la consommation dans la gloire. Ne vous étonnez pas que la parole de Dieu se trouve être tout en tous, en ce qui concerne la justification, puisqu'elle doit être tout en tous pour ce qui est de la glorification. Que le pécheur entende la parole de Dieu, et il en est troublé jusqu'au fond des entrailles; à cette voix, l'âme charnelle est saisie de tremblement. En effet, cette parole vive et efficace scrute tous les secrets du tacot et les juge, elle sonde les cœurs et les pensées. Aussi, fussiez-vous mort par le péché, si vous entendez la voix du fils de Dieu, vous vivrez, car sa parole est esprit et vie. Si votre coeur est endurci, rappelez-vous ces mots de la Sainte Écriture : " Il lancera ses paroles et il les fera fondre (Psal CXLVII, 7), " et ceux-ci encore : " Mon âme s'est fondue au son de la voix de mon bien-aimé (Cant. V, 6). " Si vous êtes tiède et que vous craigniez d'être rejeté de la bouche de Dieu, ne vous éloignez pas de la parole, et elle vous embrasera; car sa parole est comme un feu brûlant; mais si vous gémissez sur les ténèbres de votre ignorance, écoutez ce que le Seigneur Dieu vous dira au fond de l'âme, et la parole du Seigneur sera la lumière de vos pieds, le phare de votre voie.

3. Mais peut-être votre douleur est-elle d'autant plus vive que vous voyez plus clairement vos moindres fautes même, à l'éclat de sa lumière. Mais le Père vous sanctifiera dans la vérité qui, après tout, n'est autre chose que sa propre parole, et vous mériterez de vous entendre dire comme les apôtres : " Vous êtes déjà purs à cause de la parole que je vous ai dite (Joan. XV, 3): " Et lorsque vous laverez vos mains avec les innocents, il vous tiendra prête une table servie en sa présence, afin que vous ne viviez pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu, et que, dans la force que vous puiserez dans cet aliment, vous courriez dans la voie de ses commandements. Et là, s'il s'élève contre vous quelque camp ennemi et s'il vous faut livrer bataille, saisissez le glaive de l'esprit, qui n'est autre que la parole de Dieu, et, par lui, vous triompherez sans peine. Mais vous arrive-t-il d'être blessé dans la lutte, ce qui n'est point rare dans les combats, il vous enverra sa parole qui guérira votre blessure, et vous tirera des mains du trépas, en sorte que vous verrez s'accomplir en vous ce que demandait le centurion dont la foi a mérité de si grandes louanges, quand il disait : " Seigneur, prononcez une parole et mon serviteur sera guéri (Matt VIII, 8). " Enfin, si vous chancelez encore, confessez-le hautement, et écriez-vous : " Les pieds ont failli me manquer, et peu s'en est fallu que je ne tombasse (Psal. LXXII, 2), " il vous affermira par ses paroles, et vous apprendrez par expérience que c'est par la parole du Seigneur que les cieux ont été affermis, et que le souffle de sa bouche a produit toute leur force (Psal. XXXII, 6). "

4. Persévérez dans ces pensées, exercez-vous constamment dans ces pratiques jusqu'à ce que l'Esprit vous dise de vous reposer de vos travaux (Apoc. XIV, 13). Dans cette parole, vous goûterez un doux repos, vous trouverez un doux sommeil jusqu'à ce que vienne l'heure où tous ceux qui sont dans leurs tombeaux entendront la voix de Dieu, et en sortiront. Mais où iront-ils ? les uns au jugement et les autres à la vie éternelle. Or, qui sait s'il est digne de haine ou d'amour? C'est surtout alors, Seigneur, que je vous prie de vous souvenir de votre serviteur, de votre parole dans laquelle vous m'avez donné l’espérance qui fait que je ne crains pas les mauvais discours (Psal. CXI, 7). Bien plus, de bonnes paroles me conduiront à la vision quand vous direz : " Venez, les bien-aimés de mon père, etc. (Matt. XXV, 34) ; car quiconque m'aura confessé devant les hommes, moi je le confesserai devant mon père (Luc, XII, 8), " et ses anges. Que celui qui est établi le juge des vivants et des morts daigne nous accorder cette grâce. Ainsi soit-il (a).

a Dans le manuscrit de saint Evroul, ce sermon, à partir du n. 4, se termine ainsi : Mais en attendant, exercez-vous dans ces pratiques jusqu'à ce que la voix de Dieu, qui aide le combattant, appelle au repos le soldat triomphant, et se manifeste dans la gloire après avoir éclaté dans la puissance, alors que l'esprit vous dira de vous reposer do vos travaux (Apoc. XIV, 13). Un jour viendra aussi où votre corps lui-même ressuscitera de la poussière du sépulcre à cette voix, quand . ceux qui sont dans leurs tombeaux entendront la voix du Fils de Dieu et sortiront de leurs sépulcres (Joan. V, 28). " Il est nécessaire aussi qu'il se souvienne alors pour son serviteur de la parole par laquelle il vous a donné l'espérance pour que vous ne craigniez point les mauvais discours, mais que vous n'entendiez que cette bonne parole : " Venez, les bénis de mon Père (Matth. XXV, 34). "

Voilà la voix qui conduit en face de Dieu où vous pourrez vous écrier : " Je vous ai entendu, ce qui s'appelle entendu, de mes propres oreilles, et maintenant je vous contemple de mes propres yeux (Job. XLII, 6). " Je ne pense pas que vous ayez regret alors d'avoir entendu ses menaces, supporté ses réprimandes et souffert ses remontrances qui étaient comme le chemin par où il vous montrait à chercher son salut. Puisqu'il en est ainsi et que la sainte- Ecriture, non moins que notre propre expérience, nous assure qu'il y a pour nous d’innombrables avantages à écouter la voix de Dieu, pourquoi, malheureux hommes que nous, sommes, nous, laisser distraire par tant de choses, et mendier des consolations fragiles? Comme si nous ne trouvions pas sous la main, sans aucune difficulté et dans la parole de Dieu qui est tout près de nous, dans notre bouche, dans notre coeur (Rom. VIII, 8), tout ce qui peut nous sauver, nous réjouir et nous combler de bonheur. C'est donc avec raison qu'il a dit : a Bienheureux ceux qui écoutent la parole de Dieu et la gardent (Luc. IX, 28), qui la gardent, dis-je, comme un dépôt bien précieux, en sorte qu'ils aient le coeur là où ils ont leur trésor.

Mais je veux vous dire en deux mots ce qui se présente à mon esprit comme étant nécessaire à cette garde. En premier lieu vous devez appliquer votre coeur à écouter bien attentivement ce que Dieu lui dira, à cause de ces paroles de l'Ecriture : " Quiconque l'ignora sera lui-même ignoré (I Cor. XIV, 38). " Ensuite accomplissez ce qui a été dit, attendu que . celui qui connaît le bien et ne le fait pas est plus coupable qu'un autre (Jacob. IV, 17). Enfin souffrez avec patience toutes ces adversités, attendu que la parole de Dieu ne vous dit pas seulement ce que vous devez faire, mais encore ce que vous, devez souffrir. A proprement parler, le vrai culte de latrie, le culte qui n'est dû qu'à Dieu, consiste donc à bien comprendre sa volonté, et, selon la nécessité, à l'accomplir avec force ou à la supporter avec patience.
 
 

VINGT-CINQUIÈME SERMON. Sur ces paroles de l'Apôtre : " Je veux donc avant toutes choses que vous fassiez des supplications, des prières, etc. (I Tim. II, 1). "

1. L'Apôtre semble indiquer quatre (b) manières de prier quand il dit : " Je veux avant toutes choses que vous fassiez des supplications, puis des prières, des demandes et des actions de grâces (l, Tim. II, 1). "

b Ces paroles se trouvent reproduites dans les Fleurs de saint Bernard, livre II, chapitre X.

En effet, il y a des gens que la conscience de leur péché effraie et tourmente parce qu'ils n'ont point encore reçu la force de résister, c'est ce qui se produit quand le Saint-Esprit fait rayonner pour la première fois l'éclat de la vérité dans l'âme de ceux qui sont plongés dans la fange du péché, les excite, les fait rougir de leur état et leur inspire la crainte de Dieu à la vue de l'immensité de leurs fautes, et la petitesse de leurs mérites; craignant alors l'enfer dont il leur semble qu'ils voient briller les flammes, ils cherchent ailleurs le bien qu'ils ne trouvent point en eux pour se protéger. Ils savent, en effet, qu'il n'est pas sûr de se présenter les mains vides en présence du Seigneur notre Dieu, en dépit de la loi qui le défend (Exod. XXIII, 15), à plus forte raison n'osent-ils pas se montrer à ses yeux les mains pleines uniquement de souillures. Craignant donc et craignant avec raison de s'approcher eux-mêmes, ils s'étudient à supplier par les autres. Tel est le genre de prières que nous faisons ordinairement quand nous disons : " Saint Pierre, priez pour nous, " ou que nous recourons à d'autres formules semblables, mais surtout, c'est évident alors quand nous nous écrions " Par votre croix et votre passion délivrez-nous, Seigneur, etc; " Il me semble voir alors quelque larron qui se voit pris et conduit au gibet, et qui, dans son désespoir de ne trouver en soi rien qu'il puisse mettre en avant pour obtenir sa grâce, étend les bras en croix et s'écrie : voilà dans quel état le Christ a souffert, pour toucher de compassion, le coeur de ceux qui se sont emparés de lui.

2. II me semble que c'est pour ces âmes-là qu'on peut dire " que le royaume des cieux souffre violence, et qu'il n'y a que les violents qui le ravissent (Matt. XI, 12). " Il faisait violence au royaume des cieux, ce publicain qui en même temps qu'il n'osait pas même lever les yeux au ciel put abaisser le ciel vers lui (Luc. XVIII, 13). Et cette femme qui, avec sa perte de sang, n'osait s'approcher de Jésus, et pourtant faisait sortir une vertu de lui (Luc. VIII, 45), me parait avoir fait aussi quelque chose de semblable. En effet, c'est à la dérobée qu'elle touche les franges de son manteau, et elle se trouve guérie de son mal. Aussi quand le Seigneur, en parlant d'elle, s'écriait : " Qui m'a touché (Ibid. 46)! " et ajoutait "j'ai senti une vertu sortir de moi," il semble qu'il indique par-là en quelque sorte qu'il ne voulait point lui accorder cette faveur. Je ne pense pas qu'il se trouve personne parmi vous dans ce cas; mais peut-être y en a-t-il plusieurs qui ont pu, quand ils vivaient dans le monde et à la manière des gens du monde, éprouver ce que je dis et souffrir aussi malgré eux, une perte de sang, mais de ce sang qui ne saurait posséder le royaume de Dieu. En effet, " quiconque fait le péché est esclave du péché (Joan. VIII, 34), " et il ne peut se contenir par sa propre force quand même il le voudrait. Il ne lui est donc point avantageux de s'approcher lui-même du Christ, mais seulement de toucher les franges de son vêtement, s'il s'en trouve à sa portée, c'est-à-dire de considérer l'homme qu'il trouve le plus humble, et placé au dernier rang dans l'Église qui est le vêtement du Christ. Oui, il doit jeter les yeux sur celui qui a choisi d'être le dernier dans la maison de Dieu, attendu que celui-là est véritable ment la frange placée au bas du vêtement du Christ, cette frange, dis-je, jusqu'où descend, en s'écoulant de la tête, la plénitude des parfums spirituels. Si, en le touchant par quelques bienfaits, par une humble trière, ou par une confession sincère, il parvient à émouvoir son coeur, et à lui inspirer de la compassion pour son état, il peut avoir confiance, il sera guéri, cela ne fait point de doute. Toutefois, que la frange se rappelle bien que ce n'est pas d'elle, mais de Jésus-Christ qu'est sortie la vertu, car c'est lui qu'on a touché, assure-t-il, quoique on n'ait touché que la frange de son vêtement. Je vous ai dit du mieux que j'ai pu, quel est le genre de prière qu'on appelle supplications, et à quelles âmes elle est nécessaire.

3. Après avoir reçu la vertu de se contenir, le pécheur s'approche avec sécurité , nonobstant les fautes dont il se sent coupable , pour chercher le pardon de ses fautes passées. Il a recours alors à l'oraison qui est l'oraison de la bouche , quand de sus propres lèvres, il parle enfin avec son Dieu. Ainsi, voyez comment Marie-Madeleine, cette hémorroïsse non moins humble que la précédente, non-seulement n'appréhende plus de s'approcher de Jésus, mais encore lui arrose les pieds de ses larmes, les lui essuie de ses cheveux, les inonde de ses parfums, et les baise d'une bouche dévote. On voit assez par-là qu'elle avait formé dans son coeur la résolution bien arrêtée de s'abstenir désormais de tout péché. Le flux , si on peut parler ainsi, s'était arrêté. Si vous en êtes là, mon frère, la première chose que vous ayez à faire, c'est de parler à Dieu dans la prière, et de repasser vos années passées dans l'amertume de votre âme.

4. Après cela, lorsque vous avez passé un certain temps dans les larmes de la pénitence, ressenti la joie et conçu l'espérance de l'indulgence, vous pouvez aborder les demandes, et demander ce qu'il faut, en toute sécurité, pour vous et pour vos compagnons, puisque vous êtes reçu dans la grâce du Seigneur. Mais peut-être me demanderez-vous à quoi et comment vous pourrez reconnaître que vous avez obtenu ce pardon; car, pour conserver l'humilité, la bonté de Dieu dispose ordinairement les choses de telle sorte que plus un homme fait de progrès dans le bien, moins il estime lui-même qu'il avance. C'est que, en effet, jusqu'au plus haut degré de la spiritualité, quand on peut y monter, on conserve toujours quelque chose de l'imperfection du premier, qui empêche qu'on a bien de la peine à croire qu'on l'a atteint. Toutefois, je sais bien ce qu'on a lu aujourd'hui (a) dans l'Évangile : Jésus-Christ avait dit à un paralytique : " Ayez confiance, vos péchés vous sont remis (Matt. IX, 2), " et ces paroles furent considérées comme un blasphème dans sa bouche. Mais celui qui entend même la pensée de l'homme, repartit: " Pourquoi pensez-vous le mal dans vos coeurs ? " Vous blasphémez vous-mêmes, en disant que je blasphème,

a On voit par là que ce sermon fut prêché le XVIIIe dimanche après la Pentecôte.

et pour expliquer le pouvoir que j'ai de guérir les maladies du corps, vous m'accusez d'usurper une vertu invisible (a). Mais moi, je montre que c'est vous qui blasphémez, en vous montrant, par une vertu visible, que j'en ai aussi une invisibles Et; dit-il, " pour que vous sachiez bien que le Fils de l'homme a sur la terre le pouvoir de remettre les péchés, s'adressant au paralytique ; levez-vous, emportez votre lit et marchez. " Pour vous si vous vous levez par le désir des choses d'en haut; si vous emportez votre lit; c'est-à-dire, si vous élevez votre corps au dessus des voluptés terrestres, en sorte que votre âtre ne soit plus entraînée par les voluptés de la chair, et que plutôt elle la dirige comme il convient, et la conduise où elle ne voulait point aller; si enfin, vous avancez, en perdant le souvenir de ce qui est derrière vous, pour ne plus tendre que vers les choses lui sont en avant, par le désir et par le ferme propos de faire des progrès; vous n'avez pas à en douter, vous êtes guéri. En effet, jamais vous n'auriez pu vous lever; si votre fardeau n'avait été quelque peu allégé, ni emporter vôtre lit, si vous n'aviez été plus complètement allégé encore, attendu qu'il n'est pas possible de marcher d'un pas dégagé dans les sentiers d'une vie pleine de ferveur, si on est encore sous le faix pesant de ses péchés.

5. Quiconque se trouve dans ces dispositions peut prier avec confiance ; qu'il prenne garde seulement de ne pas demander des choses qu'il ne faut pas, de trois demander même les choses qu'on doit demander à Dieu, ou de ne demander qu'avec tiédeur ce qu'on doit rechercher de tout coeur et en tout temps. " Vous demandez et volis ne recevez rien, parce que vous demandez mal pour avoir de quoi satisfaire vos passions (Jacob. IV, 3). " C'est ce que fait tout homme qui recherche, au delà du nécessaire, les choses de la terré, qui poursuit la gloire du monde et la volupté. Telle est aussi la prière que les hommes du monde adressent ordinairement à Dieu, quand ils lui demandent, dans leurs prières, la mort de leurs ennemis et autres choses semblables. Toutefois, on peut demander les biens temporels, autant qu'il en est nécessaire à l'homme, si on en est dépourvu; mais, selon la pensée de saint Grégoire, il ne faut pas les solliciter avec une ardeur excessive. Je place sur la même ligne les biens même spirituels dont l'absence n'est pas un obstacle au salut, tels que le don de parler avec une haute sagesse, la grâce de guérir les malades , enfin tous les autres dons qu'il n'est pas bien certain qu'ils nous seront utiles. Ainsi, si vous êtes tourmenté par la tentation, vous pouvez bien demander d'en être délivré, mais il ne faut pas le faire avec trop d'instance , car on doit toujours se rappeler cette parole de l'Apôtre: " Pour nous, nous ne savons pas ce que nous devons demander à Dieu dans nos prières (Rom. VIII, 26), " et se confier

a Telle est la leçon du manuscrit de la Colbertine et de Marmoutiers : dans plusieurs éditions, on trouve cette autre leçon, d'ailleurs peu différente de celle que nous avons préférée : " et vous m'accusez d'usurper une vertu invisible pour excuser la force que j'ai de guérir des maladies visibles. "

Dieu pour cela, plutôt que d'oser nous faire notre part. Quant à ce que nous devons demander à Dieu en tout temps, et de toute l'ardeur de notre âme; le voici. voici, dis-je, quel doit être l'objet incessant de nos plus ardentes prières, de nos cris vers Dieu, c'est sa grâce si bonne, sa grâce, dis-je, qui nous rende agréables aux yeux de son coeur, qui nous fasse vivre en lui et mourir en lui. Voir sa gloire, et jouir à jamais de sa présence, c'est, en effet, pour obtenir ces biens-là qu'il a été dit Priez sans cesse (Luc. XVII, 2). " C'est en y pensant que le Prophète disait : " Mes yeux vous ont cherché; je chercherai votre visage, Seigneur (Psal. XXVI, 13), " et ailleurs : "Je n'ai demandé qu'une chose au Seigneur, je ne rechercherai qu'elle, c'est d'habiter dans la maison du Seigneur tous les jours de ma vie (Psal. XXVI, 7). "

6. Quant au quatrième genre de prières, il y en a bien peux, je pense, à qui il soit donné d'y atteindre, mais plus il est rare, plus il est précieux. En effet, celui que Dieu exauce selon sa promesse (Isa. LXV, 24), avant même qu'il l'ait prié, trouve une grande grâce à ses yeux, et l'esprit de Dieu même rendra témoignage à son propre esprit, que ses voeux sont exaucés, en sorte qu’il ait plutôt à remercier Dieu qu'à le prier. Nous avons un exemple de ce genre de prière dans la résurrection de Lazare, alors que Notre-Seigneur, avant même d'avoir rien demandé à son Père, s'écrie : " Je vous rends grâces, mon Père, de ce que vous m'avez exaucé (Joan. XI, 41). " Ainsi donc, la première sorte de prière, " la supplication, " doit se faire avec un sentiment de respectueuse humilité; la seconde, que nous appelons proprement, " la prière, " doit se faire avec un coeur pur, c'est-à-dire sans dissimuler nos péchés, sans nous flatter, et en nous rappelant qu'il n'y a que de cette manière qu'on trouve miséricorde aux yeux de Dieu, en faisant en sorte qu'il voie en nous des juges sévères pour nous-mêmes. La troisième est " la demande " elle requiert une grande charité et une large espérance, selon ces paroles de l'Écriture : " Qu'il demande avec foi et sans hésiter (Jacob. I, 6). " Je crois que c'est dans cette pensée qu'il a été dit quelque part : " Partout où vous poserez le pied, la terre sera à vous (Josue I, 3), " car nous n'obtiendrons qu'à proportion que nous allongerons le pied. La quatrième est l'action de grâces, elle doit être pleine de dévotion, et comblée de délices.

7. Pour ce qui est du respect que nous devons à l'oraison, le passage de la règle qu'on vient de nous lire au chapitre (Regul. S. Bern. CXX), fait, pour nous, autorité, et me fournit l'occasion de vous dire quelques mots de l'oraison. Toutefois, je dirai en peu de mots, qu'il y en a plusieurs, du moins je le pense, qui éprouvent quelquefois de l'aridité dans la prière, et une grande lourdeur d'esprit, en sorte que, ne priant que des lèvres, ils ne songent ni à ce qu'ils disent, ni à qui ils parlent. Cela vient de ce qu'ils se mettent à la prière par une sorte de routine, sans le respect qui convient, et sans le soin qu'elle réclame.

a Saint Bernard explique sa pensée dans un autre sermon, le XXVIIe des Sermons divers, n. 5 et 6.

Car à quoi doit penser un religieux qui va se mettre en prière si ce n'est à ces paroles du Prophète : " Je vais entrer dans le lieu où est le tabernacle admirable du Seigneur et jusque dans sa maison sainte (Psal. XLI, 4) ? " En effet, pendant l'oraison, nous devons entrer dans la cour céleste, dans cette cour, dis-je, où le Roi des rois est assis sur un trône d'étoiles, entouré de l'armée innombrable et ineffable des esprits bienheureux. Voilà pourquoi le Prophète qui l'avait vue, cette armée, et qui ne pouvait en porter le nombre trop haut, a dit : " Un million d'esprits le servait, et un autre million se tenait devant lui (Dan. VIII, 10). " Avec quel respect, par conséquent, avec quels sentiments de crainte et d'humilité doivent donc s'approcher de ce trône, de pauvres et misérables petites grenouilles qui rampent à terre et sortent de la bourbe de leurs marécages? Avec quel tremblement, avec quelles supplications, avec quelle humilité, avec quelle inquiétude, enfin avec quelle attention d'esprit, l'homme, dans sa petitesse et sa misère, doit-il se tenir en présence de la glorieuse majesté de Dieu, sous les yeux des anges, dans l'assemblée des justes et la réunion des saints ?

8. Si, dans toutes nos actions, nous avons besoin d'une grande vigilance, nous en avons donc un bien plus grand besoin encore dans l'oraison. Car, comme nous le voyons dans la règle, et s'il est vrai que, à toute heure et en tout lieu, les yeux du Seigneur sont ouverts sur nous, il l'est bien davantage encore qu'ils le sont encore dans l'oraison (Regul. S. Bern., cap. XIX). " En effet, s'il nous voit sans cesse, dans l'oraison nous nous plaçons en sa présence et sous ses yeux, et nous nous entretenons avec lui comme face à face. Or, bien qu'il soit vrai que Dieu est présent partout, cependant c'est dans le ciel qu'il faut le prier, et c'est là qu'on doit penser à lui pendant le temps consacré à l'oraison. Notre esprit ne saurait se trouver empêché ni par le plafond de notre oratoire, ni par les vastes espaces de l'air, ni par l'épaisseur des nuages, si noua nous en rapportions à la formule de la prière que le Christ même nous a donnée, et dans laquelle il s'exprime ainsi : " Notre Père qui êtes aux cieux Malt. VI, 9). " Le ciel est appelé, par une sorte de prérogative, le siège ou le trône de Dieu , parce que, en comparaison de la manière dont les saints anges et les âmes des bienheureux voient Dieu clans le ciel, il semble que nous autres, sur la terre, nous n'avons dans notre vie malheureuse et dans notre pèlerinage, rien de plus que son nom. Que celui donc qui prie, le fasse comme s'il était ravi dans le ciel et placé en présence de celui qui est assis sur un trône élevé au milieu des anges demeurés fidèles, et situé bien haut parmi les hommes, je veux dire parmi les indigents qu'il a ramassés dans la poussière, et les pauvres qu'il a relevés de leur fumier. Oui, qu'il se regarde et se tienne comme étant en présence du Seigneur de majesté, et s'écrie avec Abraham : " Je parlerai à mon Seigneur, bien que je ne sois que cendre et que poussière (Gen. XVIII, 31), " et cela, parce que c'est vous, Seigneur, qui m'y engagez et vous qui m'avez appris à le faire, voilà pourquoi j’ose me le permettre, Seigneur, vous qui êtes la source même de la piété.
 
 
 
 
 
 

VINGT-SIXIÈME SERMON. Il faut plier notre volonté à la volonté de Dieu.

1. Vous venez d'entendre, mes frères, dans la lecture de la Règle (Reg. S. Bern. chap. VII), ce que le Christ pense de l'humilité; je voudrais que vous fussiez tout attention, quand on vous lit ce passage; car pour moi, c'est être insensé, c'est être fou que de se confier dans d'autres mérites, de mettre son espérance dans une autre religion et dans une autre sagesse que l'humilité. Auprès de Dieu, nous ne pouvons, mes frères, nous appuyer sur aucun droit, attendu que nous commettons tous bien des fautes; nous ne pouvons pas non plus le tromper. s'il connaît tous les secrets mêmes de notre coeur, à combien plus forte raison connaît-il nos oeuvres qui paraissent en dehors ? Enfin, nous ne saurions lui résister de vive force, il est le Tout-puissant. Que nous reste-t-il donc à faire, sinon à recourir de toute notre âme au remède de l'humilité, et de suppléer par elle à ce qui nous manque sous tous les autres rapports. Mais, ô vanité surprenante, ô fatuité étonnante de notre coeur! malgré tant de motifs que nous avons de nous humilier , non-seulement l'humilité ne réussit point à réprimer complètement les élans de notre coeur , ni à dompter ses mouvements orgueilleux , mais il faut que tout cendre et poussière qu'il est, il s'enorgueillisse encore.

2. Or, le tout de l'humilité semble consister dans la soumission de notre volonté à celle de Dieu, selon ce mot du Prophète : " Est-ce que mon âme ne sera point soumise à Dieu (Psal. LXI, 1) ? " Je sais bien (a) que toute créature est, bon gré mal gré, soumise au Créateur; mais ce que Dieu demande à la créature raisonnable, c'est une soumission volontaire, c'est qu'elle offre à Dieu le sacrifice de sa volonté, et qu'elle rende hommage à son saint nom, moins parce qu'il est saint, terrible, tout-puissant, que parce qu'il est bon. Or, il faut que notre soumission soit triple. En premier lieu, il faut que nous voulions, sans restriction, tout ce qu'il est certain que Dieu veut, en second lieu, que nous détestions, comme lui, tout ce que nous savons lui déplaire, et enfin que nous ne voulions ni ne repoussions point absolument les choses qu'il n'est pas sûr qu'il veuille ou repousse lui-même. Il est certain, mes frères, que c'est là, dans ce juste milieu, que gît tout le péril pour les religieux, attendu que nous avons le malheur de nous flatter nous-mêmes, et de nous faire illusion et de nous séduire. Voilà d'où vient que nous nous dispensons de rechercher quelle est la volonté de Dieu; c'est que nous voulons faire notre propre volonté, et pourtant avoir une

a Ce passage se trouve reproduit dans le livre VIII des Fleurs de saint Bernard, chapitre XXXVIII.

sorte d'excuse dans notre ignorance de la volonté de Dieu. En effet, oit trouver un moine assez malheureux pour oser ne vouloir point ce qu'il est certain que Dieu veut, ou pour se permettre de vouloir quelque chose qui soit contraire à sa volonté? Le danger se trouve précisément entre les deux extrêmes pour ceux qui. étant enfin sortis du siècle, ont dressé leur tente dans le lieu de leur conversion, comme dans un paradis de délices. De même que c'est au centre du paradis terrestre que se trouvait placé l'arbre de la transgression, où nos premiers parents sont. devenus prévaricateurs, l'arbre, dis-je, de la science du bien et du mal, non-seulement de la science du bien ou du mal seul, mais du bien et du mal.

3. Je vous en prie donc, mes frères, prêtez-moi la plus grande attention, car je ne vois rien que vous puissiez entendre avec plus de fruit que ce que j'ai à vous dire. Dès que pour nous la volonté de Dieu est certaine, la nôtre doit la suivre sans réserve. Or, il en est ainsi dans tous les cas où nous trouvons dans les écritures quelque chose de certain on bien encore dans le cas où l'Esprit-Saint crie manifestement au fond de nos coeurs quels sentiment nous devons avoir. C'est ce qui a lieu quand il s'agit de, la charité, de l'humilité, de la chasteté, de l'obéissance et des autres vertus. Nous devons alors approuver sans hésiter et rechercher tout ce que nous savons, à n'en pouvoir douter, être agréable à Dieu. De même nous devons haïr de toutes nos forces ce que Dieu hait bien certainement, comme l’apostasie, la fornication, l'iniquité et l'impatience. Mais dans tous les cas où il ne se présente rien de certain à notre esprit, que notre volonté ne tienne non plus rien pour certain, qu'elle se tienne plutôt en suspens entre les deux choses opposées, ou du moins qu'elle ne penche pas trop d'un côté ou de l'autre, dans la crainte que peut-être ce soit le contraire qui plaise plus à Dieu, et tenons-nous dans la disposition de suivre sa volonté de quelque côté que nous voyions qu'elle incline. On ne saurait hésiter là où il n'y a point de doute, mais on ne doit pas non plus tenir ce ;qui est douteux pour certain. Dans le doute il ne faut ni s'arroger la décision, ni précipiter son jugement, et on éprouvera ce qui, est écrit : " Ceux qui aiment votre loi, Seigneur. jouissent d'une grande paix, et il n'y a point de scandales pour eux (Psal. CXVIII, 165). " En effet, d'où viennent les scandales, d'où naissent les troubles, sinon de ce que nous suivons notre volonté propre, et de ce que, ayant la témérité de décider au fond de notre coeur ce qui nous agrée le plus, s'il arrive que nous soyons, d'une manière ou d'une autre, empêchés de la mettre à exécution, nous en concevons à (instant de l'impatience, et nous nous laissons aller au murmure et au scandale, sans faire attention que tout coopère au bien pour ceux qui ont été appelés selon le décret de Dieu, pour être saints (Rom. VIII, 28) ? Et même ce qui ne nous paraît qu'un accident, ce n'est autre chose en quelque sorte que, la voix de Dieu même qui nous indique sa volonté Mais celui qui n'a point dans son coeur décidé comme certain ce qui n'est que douteux, ne peut se scandaliser. Ou bien si ayant la pensée de faire quelque chose qui n'est point à ses yeux certainement prescrit, il suspend sa volonté propre jusqu'à ce qu'il ait consulté son supérieur, et demandé quelle est la volonté de Dieu dont il tient la place, il n'éprouvera aucun trouble d'âme quoi qu'on lui ordonne, attendu qu'il est bien vrai que ceux qui aiment la loi de Dieu, jouissent d'une grande paix, et qu'il n'y a point de scandale pour eux.

4. Mais quand je dis qu'on doit tenir sa volonté en suspens, ou la soumettre à celle de Dieu, je n'entends point parler de la concupiscence de nos désirs ni des affections de notre âme. Car il est impossible,tant que notre :âme est retenue prisonnière dans notre corps de mort, qu'il en soit complètement. ainsi.. En effet, ne serait-ce point déjà, la vie éternelle même, que d'avoir une volonté soumise à la volonté de Dieu de toute la force de notre âme? Mais il faut soumettre notre consentement à la volonté de Dieu, si nous voulons avoir la paix dans le temps, la paix dans l'éternité. Il est écrit en effet : " je vous donne ma paix, je vous laisse ma paix, (Joan. XIV, 27), " et ailleurs, dans le Prophète : " Seigneur, on marchera à la lumière de votre visage, et on tressaillira de bonheur, en chantant les louanges de votre nom (Psal. LXXXVIII, 17). " Les uns, en effet, marchent à la lumière de leur propre visage, c'est-à-dire ne songent qu'à faire, leur volonté propre, et ne regardent que le bon plaisir de, leur cœur. Les autres marchent à la lumière„du visage des hommes, c'est-à-dire ne recherchent que les, moyens;de plaire aux hommes et ne s'occupent que du jugement du monde. C'est ce que le Prophète appelle le jour de l'homme, quand il dit : " Seigneur, je n'ai point désiré le jour de l'homme, vous ne l'ignorez point (Jerem. XVII, 16). " Toutes leurs voies ne sont qu'affliction et oppression, ils ne connaissent point la voie de la paix, la crainte de Dieu n'est point devant leurs yeux,{Psal. XIII, 7). En effet, de quiconque a la crainte, de Dieu, devant les yeux, on peut dire, ses voies sont belles et ses actions pacifiques (Prov. III, 17). Le Seigneur a dit : " Venez. à moi, vous tous qui travaillez et qui êtes chargés, " vous que la dure servitude de votre volonté propre ou de la volonté, d'autrui accable, "et vous trouverez la paix pour vos âmes; car mon joug est doux et mon fardeau léger (Matt. XI, 30). " C'est que, en effet, plus la clémence de Dieu l'emporte en douceur et en bienveillance sur celle de quelque homme que, ce soit, plus il est manifeste que son joug l'emporte aussi en douceur sur tous les autres jougs. Voilà pourquoi quiconque s'applique à plaire aux autres hommes est couvert de confusion; mais ceux qui marchent à la lumière de votre visage, Seigneur, ne songent qu'à faire votre volonté, et ne s'efforcent que de vous plaire, dès maintenant tressailliront de bonheur toute la journée en votre nom, il n'y aura point de scandale pour eux, ils se réjouiront au contraire dans votre justice, le jour où, dépouillant leurs infirmités, et entrant dans vos puissances, ils ne parleront plus que de votre justice, et feront, sans fatigue, la volonté que maintenant ils ont tant de peine à suivre.
 
 
 
 

VINGT-SEPTIÈME SERMON. Contre le vice détestable de l'ingratitude.

1. La miséricorde de notre Dieu a été bien grande, oui, mes frères, bien grande à notre égard , car il nous a arrachés, par l'ineffable vertu de son esprit, et par le don inestimable de sa grâce, à la vanité de la vie que, nous menions dans le siècle où nous étions, en quelque sorte, sans Dieu, ou même, qui pis est encore, où nous étions contre Dieu, non pas parce que nous ne le connaissions point, mais parce que nous le méprisions. Ah ! plut à Dieu que nous ayons souvent sous les yeux de notre coeur l'image affreuse de cette vie ou plutôt de cette mort, " car l'âme qui pèche mourra (Ezech. XVIII, 4 et 20) ! " En effet, quel aveuglement, quelle perversité! si nous pesions avec soin, par la pensée, le poids de notre misère, nous pourrions nous faire une idée, sinon parfaitement juste, du moins assez vive de la grandeur de la miséricorde qui nous a sauvés. Oui, si nous considérons attentivement , non-seulement d'où nous avons été tirés, mais encore où nous avons été placés, non-seulement ce à quoi nous avons échappé, mais aussi ce que nous avons reçu; non pas seulement enfin d'où, mais où nous avons été appelés, nous ne manquerons certainement point de trouver que les trésors de la seconde miséricorde l'emportent de beaucoup sur ceux de la première. Dieu n'en a point agi de la sorte envers tous les hommes, et ne leur a point à tous manifesté, non-seulement ses jugements, mais encore ses desseins. Il nous a traités bien grandement, je ne dis pas seulement en nous prenant pour ses serviteurs, mais en nous choisissant pour ses amis, car ce n'est pas nous qui l'avons choisi, c'est lui qui a fait choix de nous, et qui nous a placés ici, afin que nous avancions, et que nous portions du fruit, oui, du fruit, non pas un fruit de mort, car, n'ayant rapport qu'an jugement, c'est une connaissance qui n'est pas refusée même aux serviteurs, mais un fruit qui ne saurait périr, ce qui a rapport. au conseil, et n'est révélé qu'aux amis.

2. Nous sommes donc ici pour n'être point esclaves du péché, car le péché est une oeuvre de mort, non plus que du siècle, comme nous voyons que le sont ceux qui sont astreints aux soins de la terre, lors même qu'ils s'y trouvent mêlés sans péché ; impliqués dans les offices, sinon dans les vices du corps, et travaillant pour soutenir leur propre vie et la vie des leurs dans cette figure du monde qui passe. En effet, les peines qu'ils se donnent, si elles ne tendent point à les damner, ne tendent point non plus à assurer leur salut. Aussi, tout en conservant le fondement du salut , cependant ils souffrent un détriment par la perte de tout ce qu'ils édifient sur ce fondement; pour eux-mêmes, s'ils se sauvent, ce ne sera toutefois que comme en passant par le feu. Mais à nous, qu'est-il dit? Quel conseil le Seigneur donne-t-il à ses amis ? " Travaillez pour une nourriture qui ne périt pas, mais qui demeure éternellement (Joan. VI, 27). " Ne cessons point de travailler pour cette nourriture, quand bien même nous serions occupés de travaux temporels, soit à la voix de l'obéissance, soit par une pensée de charité, car notre intention est bien différente de l'intention de ceux dont nous avons dit que le travail est destiné à périr. Si notre travail est pareil au leur, comme il n'a point les mêmes racines, il ne doit pas périr de même. Or, il est enraciné dans l'éternité qui ne saurait jamais périr.

3. Mais enfin , s'il nous était arrivé, en même temps que nous ne faisions rien d'illicite, sans faire toutefois rien qui fût utile au salut, de renoncer à nos premiers désordres pour vivre dans la chasteté conjugale, sans tenir aucun compte du conseil qui nous est donné au sujet de l'abstention du mariage (Matt. XIX, 18), mais pourtant , en ayant soin de nous interdire les rapines et les fraudes, et de nous contenter de l'usage légitime de ce qui nous appartient, tout en n'atteignant point à la perfection évangélique, dont il est écrit : " Si vous voulez être parfait, allez, vendez tout ce que vous avez, puis venez et suivez-moi (Matt. XIX, 21), " quel ne serait pas notre bonheur, si pour tant de crimes dont nous sommes, pour la plupart, recouverts, nous étions sûrs qu'il n'y a que nous qui soyons voués à la mort et à la damnation ? Nous pourrions respirer du moins au dernier rang. Certainement, l'enfant prodigue n'osait espérer à se trouver placé au rang des enfants de son père , et s'estimait heureux s'il pouvait réussir à être rangé parmi les mercenaires. Mais ce p'était point assez pour la bonté de son père, tant qu'il ne lui avait pas montré une miséricorde si grande, que son fils aîné, qui ne s'était jamais éloigné de lui, en conçût de la jalousie. Ainsi, en est-il de nous, mes bien chers amis, la miséricorde de notre Dieu s'est répandue avec abondance sur nous , et d'enfants de colère et d'infidélité, il nous a non-seulement admis au rang des élus, mais encore il nous a appelés dans le collège des parfaits. En effet, si la négligence de quelques-uns d'entre nous ne s'élève point à la perfection, c'est à eux de voir quelle excuse ils peuvent en donner, car nous avons tous fait profession de la vie des apôtres, tous, nous nous sommes enrôlés sous le drapeau de la perfection apostolique. Je ne veux pas seulement parler de la gloire de sainteté qu'ils ont mérité de recevoir, non pas pour eux seuls, mais pour le monde entier. selon ce mot de l'Écriture : " Que les montagnes reçoivent la paix pour le peuple, et les collines la justice (Psal. LXXI, 3) ; " mais je parle plutôt de leur profession dont saint Pierre disait, au nom de tous les autres : " Voici que nous avons tout laissé pour vous suivre (Matt. XIX, 27). "

4. Je suis peu surpris, mes frères, si la clémence de Dieu semble être moins libérale maintenant à notre égard, et si elle paraît refuser aujourd'hui à nos prières, à nos supplications et à nos demandes des grâces bien moins considérables que celles qu'elle nous a accordées jadis quand nous ne les demandions point dans nos prières, lorsque, au lieu de les désirer, nous les repoussions même peut-être de toutes nos forces. Qu'en pensons-nous, mes très-chers frères? Nous figurons-nous que le bras de Dieu s'est raccourci, ou que le trésor de sa grâce est vide? A quoi, dis-je, attribuons-nous cela ? Est-ce que sa volonté a changé, ou sa puissance diminué? Il ne nous est pas permis, d'avoir, ni l'une ni l'autre de ces pensées sur lui, on ne saurait, croire aucune de ces deux alternatives, quand il s'agit de la toute puissante, et immuable majesté. D'où vient donc que, malgré nos prières, nos supplications, et nos demandes incessantes, nous ne sommes point exaucés, après que nous avons reçu de Dieu des preuves si grandes et si gratuites de miséricorde ? Si on me répond, comme à saint Paul, (II Cor. XII, 9 ), qu'il nous suffit de la grâce de Dieu, c'est une erreur complète, car toutes les prières, les supplications et les demandes que nous faisons, c'est précisément pour obtenir cette grâce de ne point nous élever dans des pensées d'orgueil, et de ne point concevoir des sentiments au-dessus de notre condition; voilà ce que nous demandons à Dieu, quand nous le prions de nous donner l'humilité qui convient, je ne dis pas à des saints, mais à de. pauvres religieux pécheurs ; voilà la grâce que nous sollicitons dans nos supplications, quand-nous prions le Seigneur de nous accorder la patience, je ne dis pas une patience pareille à celle qui s'est trouvée. dans les martyrs, mais telle qu'il convient à notre profession ; voilà ce que. nous demandons à Dieu, quand nous lui demandons la charité, non pas une charité semblable à celle des anges, mais une charité telle que celle que les Saintes Écritures nous apprennent avoir été, donnée d'en haut à nos pères, qui furent des hommes, semblables à nous , passibles comme nous, et même pécheurs comme nous le sommes nous mêmes.

5. Malheur à cette génération misérable, à cause de ses imperfections, à cette génération, dis-je, à qui une insuffisance, que dis-je, une disette si. grande semble suffire ! En effet, où est celui qu'on voit seulement aspirer à cette perfection. dont les Saintes Lettres nous parlent? Ce n'est certainement pas sans cause que nous nous trouvons faire si peu de progrès dans notre profession, quand notre conversion a commencé, comme celle de nos pères. Ils avançaient tous les jours de plus en plus, lisons-nous dans l'histoire, et ils ont atteint au terme de leur course; parmi nous, au contraire, on estime, grand (a) celui qui conserve da perfection: de, ses débuts et qui, n'est pas moins humble, ni moins timoré, pas moins vigilant. ni moins circonspect, pas moins fervent en esprit, ni moins patient et moins doux, au milieu de sa carrière qu'il ne l'était au début. Combien n'en voyons-nous pas qui semblent s'être oubliés eux-mêmes, avoir perdu le souvenir de leurs péchés, ne plus penser même ni à Dieu, ni à ses bienfaits, et je ne dis

a Il semble que l'auteur de l'Imitation de Notre-Seigneur Jésus-Christ s'est inspiré de ce passage quand il a dit dans son livre 1, chapitre XI. " Mais à présent on compte pour beaucoup d’avoir pu conserver une partie de sa première ferveur. "

pas ne plus racheter le temps, mais le perdreau peint que c'est à peine s'il est encore question pour eux de moeurs et de sentiments? N'est-ce pas l'état de ces religieux qui ne comptent plus pour rien-les bouffonneries et les détractions, les paroles de jactance et d'impatience; à qui il en coûte peu de contrister leur prochain, de contrister même le Saint-Esprit qui est en eux, qui se mettent peu en peine de scandaliser les faibles, qui semblent tantôt fermer les yeux avec négligence et tantôt tout embrasés des feux de la colère, quand il s'agit de reprendre les mitres, et quine se font point scrupule, après cela, de se présenter à l'Église comme s'ils n'avaient rien fait que de juste; qui chantent avec les autres, mais non point en esprit et du fond de l'âme; qui, à l'heure de l'oraison, ont l'esprit occupé de je ne sais quelles inepties, et qui ne craignent pas de participer au sacrement du corps de Notre-Seigneur qui fait trembler les anges,eux-mêmes? Ces religieux-là font-ils autre chose dans la sécurité où ils sont déjà au sujet de la grâce de leur Seigneur que de présumer dans leur confiance de son amitié qu'ils ont méritée, il y a déjà bien longtemps ? C'est bien le cas de rappeler le dicton populaire : Un maître familier nourrit un sot serviteur. Mais, ô mes très-chers frères, où donc se trouve la vérité de ces paroles qui se rencontrent si souvent dans vos chants : " Je suis devant vous, Seigneur, étranger et voyageur, ainsi que tous mes pères le furent (Psal. XXXVIII, 17). Hélas, hélas !on n’en voit pas qui reviennent sur leurs pas et rendent grâces à Dieu, si ce n'est cet étranger. " N'ont-ils pas été guéris tous les dix; où sont donc les neuf autres (Luc. XVII, 17) ? " Vous vous rappelez, je pense, que c'est en ces termes que le Sauveur se plaignait de l’ingratitude des neuf autres lépreux. Nous, lisons qu'ils surent bien prier, supplier et demander, car ils élevèrent la voix pour s'écrier : "Jésus, fils de David, ayez pitié de nous; " mais il leur a manqué la quatrième chose que réclame l’Apôtre ( I Tim. II, 1), je veux dire l’action de grâces, car ils ne revinrent point sur leurs pas et ne rendirent point grâces à Dieu.

6. Nous en voyons bien encore de nos jours un certain nombre qui demandent à Dieu, avec assez d'instance, ce qui leur manque, mais on n'en voit qu'un bien petit nombre qui semblent reconnaissants des bienfaits qu’ils ont reçus. Il n'y a pas de mal à demander avec instance, mais ce qui fait qu’il ne nous exauce point, c'est qu'il nous trouve (a) ingrats. Après tout, peut-être est-ce encore un acte de clémence de sa part de refuser aux ingrats ce qu'ils demandent, pour qu'ils ne soient pas jugés d'autant plus rigoureusement à cause de leur ingratitude, qu'ils seront convaincus de s'être montrés plus ingrats, après avoir reçu de plus nombreux bienfaits. C'est donc par miséricorde que Dieu nous refuse miséricorde, de même que c'est dans sa colère et son indignation qu'il fait preuve de cette miséricorde dont le Père

a Saint Bernard donne une autre cause de ce qu'il avance ici dans son sermon II pour la fête de saint André, n.5. Ce passage est cité dans le livre V, du chapitre VIII, des Fleurs , comme étant extrait des Sentences.

des miséricordes même parle en ces termes, par la bouche de son Prophète : " Ayons pitié de l'impie, il n'apprendra point à être juste (Isa. XXVI, 10). " En effet, combien de nos frères ne voyons-nous pas , avec chagrin, croire que tout est sauvé pour eux , tant qu'ils conservent l'habit et la tonsure. Ils ne considèrent point, les malheureux , que, semblable au ver (a) qui ronge le dedans du fruit, l'ingratitude a soin de ne point percer l'écorce qui se voit, de peur qu'ils ne s'en aperçoivent, ne rentrent en eux-mêmes, ne rougissent de leur état et que leur honte ne les sauve. Mais ce ver présume quelquefois que tout le dedans est si bien rongé dans plusieurs religieux, qu'il ne craint plus de montrer sa tête venimeuse, même dans les endroits qui paraissent au dehors, à moins que nous ne pensions que les religieux qu'on voit apostasier ouvertement, sont devenus mauvais tout à coup, au lieu de croire qu'ils se sont gâtés peu à peu, pendant que des étrangers dévoraient leur force sans qu'ils s'en aperçussent.

7. Vous voyez donc que tous ceux qui se trouvent guéris de la lèpre du monde, je veux dire des désordres manifestes, ne profitent point, pour cela, de leur guérison. Plusieurs, en effet, sont secrètement atteints d'un ulcère pire que la lèpre, d'autant plus dangereux qu'il est plus intérieur. Aussi est-ce avec bien de la raison que le Sauveur du monde demande, dans l'Évangile, où sont les neuf autres lépreux, car le salut est bien loin des pécheurs (Luc. XVII, 17). C'est ainsi qu'après son péché, il demande au premier homme où il est (Gen. III, 9), et que, au jugement dernier, il déclarera ouvertement qu'il ne connaît point les ouvriers d'iniquité (Luc. XIII, 27), puisque nous lisons dans le Psalmiste : " Le Seigneur connaît la voie des justes, la voie des impies périra (Psal. I, 6)." Mais ce n'est pas non plus sans cause que c'est au nombre de neuf que se trouvent ceux qui ne reviennent point au Sauveur, ce nombre est, en effet, composé des deux autres nombres, quatre et. cinq. Le mélange des sensualités corporelles et de la tradition évangélique, ne saurait être bon; or, il se produit, quand nous voulons allier ensemble la soumission aux quatre Évangiles, et la satisfaction des cinq sens du corps.

8. Mais heureux le Samaritain qui reconnut qu'il ne possédait rien qu'il ne l'eût reçu (Luc. XVII, 15); aussi conserva-t-il le dépôt qui lui avait été confié, et revint-il vers le Seigneur, en lui rendant grâces. Heureux celui qui, à chaque don de la grâce, revient à celui en qui se trouve la plénitude de toutes les grâces, car si nous nous montrons reconnaissants à son égard pour tout ce que nous en avons reçu, nous préparons la place en nous à la grâce, et nous nous rendons dignes de la recevoir en plus grande abondance. Il n'y a, en effet, que notre ingratitude qui arrête nos progrès après notre conversion, attendu que le donateur, regardant comme perdu tout ce que l'ingrat a reçu, se tient, par la suite, sur ses gardes, de peur de perdre, d'autant plus qu'il

a On retrouve à peu près les mêmes paroles dans le deuxième sermon pour le mercredi des cendres, n. 2.

lui donnerait davantage. Heureux donc celui qui se regarde comme un étranger, et qui rend de très-grandes actions de grâces, même pour les moindres bienfaits, dans la pensée que tout ce qui se donne à un étranger et, à un inconnu est un don purement gratuit. Que nous sommes au contraire malheureux et misérables, lorsque, après nous être regardés dès le principe, comme des étrangers, et nous être montrée d'abord assez timorés, assez humbles et assez dévots, nous oublions ensuite si facilement combien était gratuit ce que nous avons reçu, et nous présumons à tort, en quelque sorte, de l'amitié de Dieu, sans remarquer que nous nous rendons dignes de nous entendre dire que " les ennemis du Seigneur sont les gens mêmes de sa maison (Psal. LIV, 13). " Nous l'offensons plus facilement a alors, comme si nous ne savions pas que nos fautes seront bien plus sévèrement jugées, selon ce que nous lisons dans le Psalmiste : " Si ce fût mon ennemi qui m'eût. chargé de malédictions, je l'aurais certainement supporté (Psal. LIII, 13). " Je vous en prie donc, mes frères, humilions-nous de plus en plus sous la main puissante de Dieu, et faisons en sorte de nous tenir éloignés du vice si grand et si affreux de l'ingratitude. Tenons-nous avec une entière dévotion dans l'action de grâces, et nous nous concilierons la grâce de notre Dieu qui seule peut sauver nos âmes. Montrons notre reconnaissance, non pas seulement en paroles et du bout des lèvres, mais par les oeuvres et en vérité, attendu que ce n'est pas le mot, mais l'acte de la reconnaissance qu'exige de nous Celui qui nous donne la grâce, le Seigneur notre Dieu qui est béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

a Telle est la version de nos trois manuscrits; mais quelques éditions présentent ici une variante que voici : " Nous l'offensons d'autant plus facilement que nous savons que les fautes que nous commettons seront plus sévèrement jugées. etc...
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

VINGT-HUITIÈME SERMON (b). Sur ces paroles du livre de Job : " Après vous avoir affligé six fois, il vous délivrera, et à la septième, il ne permettra pas que le mal vous touche (Job. V, 19. "

1. Il n'est rien de plus juste, rien de plus conforme à la raison que ceux à qui le royaume des cieux étant préparé depuis le commencement du monde ne négligent point de s'y préparer, de peur que ceux qui sont appelés à régner, ne se trouvent pas prêts à entrer .ans leur royaume le jour où le royaume sera préparé pour eux. En effet, nous lisons dans l'Évangile, qu'il en fut ainsi d'un certain souper, quand le Seigneur a dit : " Mon souper est prêt, mais ceux qui y ont été invités ne se sont pas trouvés dignes de s'y asseoir (Matt. XXII, 2). " Nous

b Ce sermon se trouve au rang de ceux de l'abbé Guerri dans la Bibliothèque des Pères, mais au dire de Horstius, il ne se trouve point dans le manuscrit de Cologne, des sermons de ces abbé, et on ne peut hésiter à l'attribuer à saint Bernard, attendu qu'il est cité comme de lui dans le livre VI des Fleurs, et qu'il se termine par la formule habituelle à notre saint Docteur.

cherchons donc à savoir comment les futurs rois doivent se préparer pour le royaume qui les attend, et si nous cherchons avec piété avec le Prophète du Seigneur, nous entendrons avec lui de la bouche du Seigneur : " Seigneur, qui demeurera dans. votre tabernacle , ou qui reposera sur votre sainte montagne ? Celui, répond-il, qui vit sans tache Psal. XIV, 1). " Vous me direz peut-être qu'une telle préparation ne convient qu'à Jésus-Christ; car nul autre que lui n'est exempt de souillure (Job. XV, 14), pas même l'enfant qui ne compte encore qu'un jour d'existence sur là terre. Il n'y a donc que lui qui entrera dans ce tabernacle, puisqu'il n'y a que lui qui soit un agneau sans tache (Levit. XXI, 2), que lui qu'on ne puisse convaincre de péché, puisque le péché n'a été ni fait par lui, ni trouvé en lui. Il n'y a absolument que mon Pontife suprême qui n'ait contracté aucune tache ni dans son père, ni dans sa mère, selon les propres termes de là Loi, puisque son père, c'est Dieu, et sa mère, la Vierge. Aussi, n'y a-t-il que lui qui entre dans le saint des saints, et " personne ne monte au ciel que celui qui est descendu du ciel, c'est-à-dire, le fils de l'homme qui est dans les cieux (Joan. III, 13). "

2. Que sera-ce donc de nous? Faut-il que nous désespérions d'y entrer? Bien au contraire, il faut en nourrir l'espérance, et nous y attacher de toutes nos forces. Sans doute, il n'y a que lui qui entrera dans le royaume, mais il y entrera tout entier, car on ne doit briser aucun de ses os (Joan. XIX, 36). Le chef ne se trouvera point sans ses membres dans ce royaume, pourvu que les membres soient conformes et attachés à la tête; conformes par les moeurs, attachés par la foi. Les enfants même dans l'âge le plus tendre, ont aussi la conformité et l'attache dont ils sont susceptibles, pourvu qu'ils soient entés en Jésus-Christ parla ressemblance de sa mort; en vertu de la triple immersion de leur baptême, ils reçoivent la foi comme enveloppée, a puisqu'ils ne sont pas encore capables d'une foi développée. Sans doute, l'esprit de sagesse est bon, et la justice qu'il accorde délie celui que la faute, qui lui vient d'ailleurs, avait lié, mais plus tard, ce n'est plus de la même manière qu'il délivrera celui qui s'est maudit de ses propres lèvres, " si nous péchons volontairement après avoir reçu la connaissance de la vérité, il n'y a plus désormais d'hostie pour nos péchés (Hebr. X, 26). " Il ne délivrera donc point de la même manière celui qui s'est maudit de sa propre bouche, et celui qui l'a été par une bouche étrangère. La malédiction, mes frères, est une grave souillure, car nous savons que ce n'est pas ce qui entre dans la bouche de l'homme qui le souille, mais ce qui en sort (Matt. XV, 11). Ainsi, la malédiction et la souillure viennent de la même source, c'est-à-dire de la même bouche, mais elles ne viennent pas toujours de notre propre bouche, quelquefois elles viennent d'une bouche étrangère. En effet, ce n'est pas de son propre corps, ni de son propre coeur que vient la faute originelle qui souille un enfant, qui

a On retrouve à peu près les mêmes expressions dans le soixante-dixième sermon sur le Cantique des cantiques, n. 9.

non-seulement n’a donné aucun consentement au péché, mais qui n’a pu même en avoir le sentiment. Mais comment se fait-i1 que l'Esprit ne délivré pas celui qui s'est maudit de sa propre bouche, et en quel sens n'y a-t-il plus d'hostie pour l'homme qui pèche volontairement ? N'est-ce pas en ce sens que Jésus-Christ n'est pas crucifié une seconde fois pour lui; et qu'il ne peut plus être enté de nouveau par le baptême dans là ressemblance de sa mort ? On exige alors de lui qu'il se lave dans les ondes de ses larmes, qu'il porte sa croix, qu'il mortifie ses membres et qu'il immole sa propre hostie. Autrement, c'est en vain qu'il dirait son Credo; Il faut qu'il expie par ses propres lèvres la malédiction de ses propres lèvres; Ce n'est, en effet, que par de nombreuses tribulations qu'on peut entrer dans le royaume de Dieu; où personne ne saurait arriver sans tribulations de lui ou d'autres que lui (Act. XIV, 21).

3. Or, il n'y a que les tribulations du second Adam qui purifient ceux que la faute du premier a souillés,. Ce n'est pas que notre propre satisfaction puisse nous suffire. Pourquoi, en effet, toutes nos oeuvres de pénitence, si ce n'est parce que, si nous ne partageons point les souffrances de Jésus-Christ, nous ne saurions avoir part à son royaume? Il supplée à ce qui nous manque; mais il ne veut pas que nous, nous dispensions de ce que nous pouvons faire, quelque peu de chose que ce soit. Si l'attache à Jésus-Christ par le lien de la foi sans la conformité des moeurs, ne peut sauver les adultes, à plus forte raison les oeuvres sans la foi ne sauraient-elles les sauver. En effet, il est bien plus facile de réformer un membre, si difforme qu'il soit, qui adhère encore au chef, que de l'y rattacher une fois qu'il en est séparé, quelque conforme qu'il lui soit d'ailleurs. Mais pourtant, tout membre difforme doit nécessairement redevenir conforme à l'image du fils de Dieu, qui est son chef, ou en être séparé tout à fait, et devenir anathème de Jésus-Christ, car dans la plénitude de son corps il ne saurait se trouver tien qui ne fût en rapport avec sa beauté.

4. Ainsi donc partout où la faute est propre à l'homme, il faut que sa purification lui soit propre également, et, si ses souillures son multiples, ses tribulations doivent l'être aussi. Mais d'où lui viendront ces tribulations, si non de sa résistance à la souillure, de sa lutte contre la concupiscence ? Est-il une place dans l'homme qui soit nette de cette tache, exempte de cette contagion? Le virus mortel s'écoule du dedans, c'est de son coeur qu'il sort, pour infester ensuite son corps tout entier, il remplit son esprit de désirs a et ses membres de séductions. Puis viennent la démangeaison des oreilles, et la pétulance des yeux ; les plaisirs de l'odorat, les voluptés désordonnées du goût, les douceurs de la mollesse dans tout le corps, et les charmes pernicieux du toucher : à l'intérieur, dans l'âme, c'est l'enivrement des désirs, et comme une fournaise ardente où bouillonnent l'ambition, l'avarice, l'envie, la révolte, là malice, enfin tous les sentiments mauvais réunis.

a Ce passage se trouve cité dans les Fleurs de saint Bernard, livre VI, chapitre V, comme étant extrait de ses sentences.

En effet, que de charmes le corps semble posséder, que d'attraits le monde paraît avoir. L'homme juste souffre autant de tribulations, soutient autant de tentations. Et, de même que l'homme, tant qu'il vit dans la chair, est sensible aux voluptés de la chair et calcule (a) que les délices se trouvent sous les épines, ainsi quiconque veut semer en esprit, s'efforce d'arracher plutôt que de propager les ronces et les épines que son propre fonds produit, parce qu'il a été maudit, et se tourne dans sa douleur toutes les fois qu'il se sent percé par la pointe d'une épine (Psal. XXXI, 4).

5. Quelles nombreuses tribulations n'attendent donc point l'homme qui a résolu de résister une à une à ces pestes nombreuses? De la plante de mes pieds au sommet de ma tète, il n'y a pas un endroit de sain, la concupiscence a tout infecté, et la loi du péché se trouve dans tous mes membres. De tous côtés la mort fait des efforts pour entrer par les fenêtres, pendant qu'au dedans de moi tout un foyer d'iniquité, bien plus dangereux et plus redoutable encore, fait sentir sa cruelle influence. Mais dans cette lutte si remplie de difficultés, il ne faut ni défaillir, ni céder au désespoir ; car si les tribulations pour Jésus-Christ abondent par lui, les consolations surabondent. Après tout, écoutez ce qui doit vous consoler. Le péché est à la porte, mais il ne saurait entrer dans votre âme, si vous ne lui en ouvrez l'accès. La concupiscence est dans votre coeur, mais c'est sous votre empire (Gen. IV, 7), et si vous ne lui cédez pas de votre plein gré, elle ne peut rien contre vous. Écoutez ce qui doit vous consoler; retenez votre consentement, empêchez que toutes ces choses ne prévalent en vous, et vous serez exempts de faute, en sorte que vous pourrez vous avancer sans tache pour habiter dans le tabernacle, et vous reposer sur la sainte montagne du Seigneur votre Dieu. Si vous n'en êtes point dominés, vous serez sans souillure et purs d'un très-grand péché (Psal. XVIII, 14) ; car c'en est un très-grand que celui qui tient l'homme tout entier, son corps et son âme. Écoutez encore une fois quelque chose qui doit être pour vous une consolation. Il est dit : "Après vous avoir affligés six fois il vous délivrera, et à la septième, il ne permettra pas que le mal vous touche (Job. V, 29). " Si vous êtes de la race des Hébreux, vous servirez six ans, et la septième année vous vous en irez en liberté. Vos six tribulations ne sont autre chose que vos luttes contre les désirs de votre coeur, et la quintuple volupté de vos sens charnels. Mais après ces six tribulations vous serez délivrés de la septième, non pas qu'elle ne doit point venir, mais c'est qu'elle ne vous blessera point, le mal ne vous approchera point. Ainsi la mort, car c'est elle qui est la septième tribulation, la mort, dis-je, viendra, mais elle ne sera qu'un sommeil pour les amis du Seigneur, et bientôt après s'ouvrira son héritage. Ce sera la porte de la vie et le commencement du rafraîchissement, ce sera l'échelle de cette sainte montagne, et l'entrée dans le lieu du tabernacle admirable que Dieu même, non point l'homme, a dressé. Ainsi dans

a Les mêmes expressions se retrouvent plus haut dans le vingtième sermon, n. 4.

la septième tribulation le mal ne vous touchera même pas. Mais la mort est un triple mal réservé dans la septième épreuve à ceux qui ont négligé de se délivrer parfaitement dans les six premières tribulations, et qui ne se sont point purifiés à fond d'anses six urnes pour se présenter, sans tache ni ride, aux noces de l'agneau. En effet, l'horreur les attend à leur sortie, la douleur dans le passage et la confusion en la présence de la gloire de leur grand Dieu.

6. D'où vient cette négligence, mes frères? D'où viennent cette funeste tiédeur et cette sécurité maudite? Pourquoi, malheureux que nous sommes, nous laisser séduire ainsi nous-mêmes ? Peut-être sommes-nous devenus riches, peut-être régnons-nous même déjà. Est-ce que ces horribles esprits n'assiègent point la porte de notre maison? Est-ce que ces larves, ces fantômes hideux n'attendent point notre départ? Quelle frayeur, ô mon âme, quand, après avoir quitté tout ce dont la présence te comble de bonheur, dont l'aspect t'est si agréable , et la présence sous le même toit que toi si familière, tu entreras seule dans une région tout à fait inconnue, et tu verras la troupe de ces monstres horribles se précipiter à ta rencontre? Qui est-ce qui viendra à ton secours dans ce jour de si grande détresse? Qui te protégera contre la dent de ces lions rugissants tout prêts à te dévorer? Qui te consolera, qui te conduira? O mes petits enfants, rappelons-nous nos fins dernières et nous ne pécherons point. Il nous faudra passer par le feu, le feu montrera ce que vaut l'oeuvre de chacun de nous; dans ses flammes notre or se changera en scories, toute notre impureté se montrera, et alors la vérité même, prenant le temps qui nous est donné, et que nous méprisons aujourd'hui, jugera les justices mêmes. Ah que seront alors tontes nos justices? Elles seront semblables au linge souillé d'une femme à son époque. Dans quels tourments la flamme vengeresse consumera-t-elle alors tout ce que nous laissons passer, parce que nous n'en tenons que peu de compte, tout ce que nous couvrons de nos caresses, tout ce que nous négligeons, en feignant de ne point le voir? Plût au ciel que quelqu'un donnât maintenant à ma tète une source d'eau, et à mes yeux des torrents de larmes, car peut-être ce feu dévorant ne trouverait-il rien à consumer, si des flots de larmes avaient entraîné ce qui peut lui servir d'aliment.

7. Et après ce feu, pensez-vous qu'il restera encore quelque chose en nous ? Et ce qui restera sera-t-il assez grand pour que nous osions le placer sous les yeux de la majesté divine, ou nous présenter nous-mêmes, devant ses yeux? Quelle honte, quelle confusion d'apparaître si tièdes, si imparfaits, si vides, devant la face du Seigneur notre Dieu, après avoir reçu de lui tant de bienfaits? Adam s'enfuyait pour se cacher de sa présence, il n'avait mangé qu'un seul fruit défendu : qu'oserons-nous faire, nous autres, après tant de crimes et tant de forfaits ? Quand sera purgé de cette confusion, l'oeil de notre coeur auquel nous négligeons maintenant de donner nos soins, et quand pourra-t-il contempler d'un regard assuré les rayons de ce soleil véritable ? De même que la cire fond et s'écoule à la face du feu (Psal. LXVII, 3), ainsi les pécheurs périront à la face de Dieu. Que la pourriture entre jusqu'au fond de mes os, et qu'elle me consume au dedans de moi, afin que je sois en repos au jour de la septième tribulation (Habac. III, 16), et que pendant son passage le mal ne me touche point. Ce mal est de trois sortes : l'horreur, la douleur et la honte. Heureuse, en effet, l'âme qui pourra adresser ces paroles avec confiance à ses ennemis sur le pas de sa porte Pourquoi te tiens-tu là, bête cruelle? Être funeste, tu ne trouveras rien en moi (a). Mais plus heureux encore celui dont les oeuvres ne seront point consumées, et qui se trouvera, examen fait de son ouvrage, qu' il a édifié sur le bon fondement de l'or, de l'argent et des pierres précieuses. Mais, infiniment plus heureux encore celui dont les yeux, dégagés de tout nuage de confusion et de tout voile qui les recouvre, contempleront la gloire du Seigneur, et qui se verra dans cette contemplation transformé en la même image (II Cor. III, 18), et lui deviendra semblable à lui qui est par dessus toutes choses le Dieu béni, louable et glorieux, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

a C'est en ces termes, au dire de Sulpice-Sévère, que saint Martin, près de la mort, s'adressait au démon.
 
 
 
 
 
 

VINGT-NEUVIÈME SERMON. Sur le triple amour de Dieu.

1. " N'aimez point le monde, ni ce qui est dans le monde, car tout ce qui est dans le monde est, ou concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou ambition du siècle, toutes choses qui ne viennent point du Père (Joan. II, 17). " Mais quoi, y a-t-il donc quelque chose qui vienne du Père, et qui nous indemnise de tout cela? Oui certainement, et ce quelque chose est bien plus doux et bien plus aimable que tout ce qui précède; mais il n'est point confié aux serviteurs, il ne l'est qu'aux amis. Or, quiconque veut être ami de ce monde se fait ennemi de Dieu. C'est aux amis qu'il fait part de ses desseins, à eux qu'il dit : " Je vous ai fait connaître tout ce que j'ai appris de mon Père (Joann. XV, 15). " Saint Grégoire démontre que cette connaissance n'est autre que l'amour. Or, il y a trois sortes d'amour qui excluent ces trois choses qui ne viennent point de Dieu. C'est pour cette raison, je pense, que le Seigneur a dit par trois fois à saint Pierre . " M'aimes-tu, m'aimes-tu , m'aimes-tu (Joann. XXI, 15) ? " Peut-être bien, est-ce aussi à cause de cela qu'il est dit dans la Loi : " Vous aimerez le Seigneur, votre Dieu, de tout votre coeur, de toute votre âme et de toutes vos forces (Deut. VI, 5) ; " c'est-à-dire vous aimerez avec tendresse, avec affection, vous aimerez avec prudence, vous aimerez avec force. L'amour du coeur a quelque ressemblance avec l'amour de la chair, puisque les affections sont particulièrement attribuées au coeur. Quant à l'âme, elle sonne déjà à nos oreilles comme quelque chose de plus élevé, aussi est-elle appelée le siège de la sagesse, en sorte que c'est à elle qu'il semble départi d'aimer Dieu avec prudence.

2. Il est certain que ce qui porte le plus à l'amour affectueux dont je parle, c'est la pensée de l'incarnation de Jésus-Christ, la pensée, dis-je, de toute l'économie de ce qu'il a fait dans sa chair, et surtout de sa passion. En effet, Dieu, en voyant que tous les hommes étaient devenus charnels, leur a témoigné, dans sa chair, tant de douceur, qu'il faudrait avoir le plus dur des coeurs pour ne point l'aimer de toute l'étendue de ses sentiments. Comme il voulait reconquérir l'homme, sa noble créature, il se dit, si je le contrains malgré lui, je n'aurai qu'un âne, non point un homme, puisque ce n'est pas de lui-même qu'il viendra à moi, ni spontanément, et qu'il ne pourra point dire : " C'est volontairement que je vais vous offrir mon sacrifice (Psal. LIII, 8)." Est-ce que je donnerai mon royaume à des ânes? Et Dieu se met-il donc en peine des boeufs ? En conséquence, pour l'avoir par le fait de sa volonté, je l'épouvanterai, peut-être se convertira-t-il, et vivra-t-il. Alors, il le menaça des plus affreux supplices qui se puissent penser, des ténèbres éternelles, des vers inaccessibles aux coups de la mort, des feux inextinguibles. Mais quand il vit que par ce moyen l'homme ne revenait point encore à lui, il se dit : S'il est accessible à la crainte, il ne l'est pas moins aux désirs, je lui promettrai ce qui lui semble le comble de ses vœux. L'homme désire l'or, l'argent et les choses semblables, mais ce qu'il préfère à tout cela, c'est la vie éternelle, cela est clair, on ne peut même plus clair. Si donc ils désirent conserver cette vie si misérable, si remplie de peines et de si courte durée, combien plus soupirera-t-il après une vie calme, éternelle et heureuse ? Il lui promet donc la vie éternelle il lui promet ce que l'œil n'a point vu, ce que l'oreille n'a point entendu, ce qui ne s'est jamais présenté au coeur de l'homme.

3. Mais en voyant qu'il n'avançait toujours à rien, il se dit : " Il me reste encore une chose ; l'homme est accessible, non-seulement à la crainte et à la cupidité, mais il l'est aussi à l'amour, et. d'ailleurs, il n’y a rien de plus fort que cela pour l'attirer. Il vint donc dans la chair et-il se montra sous des traits si aimables qu'il en vînt jusqu'à nous témoigner une charité plus grande qu'on ne peut l'avoir, puisqu'il donna sa vie pour nous. Aussi, ceux qui, après cela, ne voudront point se convertir ne méritent-ils pas de s'entendre dire : " Qu'ai-je dû faire que je n'aie pas fait (Isa. V, 4)? " Au fait, Dieu ne nous donne nulle part une aussi grande preuve de son amour que dans le mystère de son incarnation et dans celui de sa passion : nulle part sa bonté ne se révèle aussi bien à nous, nulle part sa bénignité n'apparaît autant que dans son humanité, selon le mot de saint Paul qui nous dit : " La bonté de Dieu, notre Sauveur, a paru en même temps que son humanité (Tit. III, 14). " En effet, sa puissance était cachée aux yeux puisqu'il vint dans la faiblesse. Aussi Abacuc a-t-il dit : " C'est là, " certainement dans la croix, dont " les bras sont dans ses mains, que sa force est cachée (Abac. III, 4). " Et sa sagesse, il la dissimula aussi, et la cacha dans la chair ; il voulut, en effet, sauver les croyants par la, folie de sa parole. D'ailleurs. ne s'est-il pas fait insensé, en quelque façon, quand il a livré son âme à la mort, quand il a pris les péchés de la foule et payé ce qu'il ne devait point? N'était-il pas ivre du vin de la charité, et ne s'oubliait-il pas lui-même malgré le conseil de Pierre qui lui disait : " Ayez pitié de vous (Marc. VIII, 32). " Ainsi, il a caché sa force, et il a complètement voilé et incarné sa sagesse ; mais pour sa bonté, il n’avait pas de moyen de la proclamer davantage, de l'exprimer plus complètement et de la faire plus clairement connaître.

4. Or, j'ai dit que cela se rapportait à l'amour tendre du coeur. On voit, en effet, des hommes qui, sous l'impression de cet amour peuvent à peine en parler, ou s'en souvenir sans fondre en larmes. Or, cet amour va contre la concupiscence de la chair; en effet, que peut-il y avoir pour lui de doux dans la chair quand il trouve tant de douceur dans la passion de Jésus-Christ ? Mais cette tendresse peut se tromper, si elle n'est accompagnée de la prudence, et il n'est pas facile de se mettre en garde contre le poison qui se trouve mêlé au miel. Il faut donc la prudence pour pouvoir scruter avec soin le fond même des mystères, en sorte que nous soyons en état d'en rendre compte à tous ceux qui nous le demandent. Cet amour prudent exclut la curiosité, car l'esprit appliqué à ces mystères ne saurait éprouver de curiosité pour les choses du temps, et dit avec le Prophète : "Combien grand, Seigneur, est l'amour que j'ai pour votre Loi ! Elle est l'objet de mes méditations durant tout le jour (Psal. CXVIII, 97). "

5. En troisième lieu, il faut aimer avec force, de sorte que, si notre amour ne peut se tromper, il ne puisse pas non plus être contraint et soit prêt à tout souffrir pour la justice. Or, qui ne sait que celui qui est le Roi du ciel et de la terre, non-seulement n'ambitionne pas, mais même dédaigne les royaumes et les honneurs de la terre? Or, " bienheureux ceux qui souffriront persécution pour fa justice, le royaume des cieux est à eux (Matt. V, 10)." Voilà pourquoi Pierre fut interrogé trois fois sur ces trois sortes d'amour : c'est qu'il s'était trouvé en manquer auparavant. En effet, la première fois qu'il entendit parler de la Passion du Seigneur, il ne put le supporter; il avait l'amour tendre, mais il s'écrie : " Loin de vous, Seigneur, qu'il en soit ainsi ! " parce que son amour n'était pas sage. Aussi s'attira -t-il cette réponse : " Arrière, Satan, tu n'as pas de goût pour les choses de Dieu. (Marc. VIII, 33). " Il y avait quelque chose de semblable dans les apôtres à qui il était dit : " Si vous m aimiez, vous vous réjouiriez certainement de ce que je m'en vais à mon Père (Joan. XIV, 28); " mais c'est précisément parce qu'ils l’aiment qu'ils sont tristes. Oui, ils l'aiment et ne l'aiment pas; ils l'aiment de l'amour doux, mais ils ne l'aiment point de l'amour sage. La nuit où le Seigneur devait être livré, Pierre l'aimait d'un amour tendre et prudent, puisqu'il s'écriait : "Je suis prêt à aller à la mort et à la prison avec vous (Luc. XXII, 33), " mais il ne l'aimait pas d'un amour fort, car " Celui qui tombe n'était pas solide en sa place (a) (Boet. de consol. Phil. lib. I. metr. 1.). " Il n'avait pas, encore reçu la force d'en haut qui le fit plus tard non point nier mais dire avec une entière liberté : "jugez vous-mêmes s'il ne vaut pas mieux obéir à Dieu qu'aux hommes (Act, V, 29). " N'est-ce pas avec raison que le Christ s'enquiert de la charité dans celui qui est appelé à faire paître son troupeau? Il faut que celui qui est à la tête des' autres soit enivré et bouillant du vin de la charité et qu'il s'oublie lui-même, pour qu'il ne cherche point son intérêt, mais bien celui de Jésus-Christ (Joran. XXI , 15). Remarquez encore que saint Pierre, interrogé s'il aime plus que les autres, se contente de répondre qu'il aime, n'osant point affirmer ce qu'il était confus d'avoir eu la témérité d'assurer une première fois; peut-être même est-ce pour cela qu'il s'attrista. En effet, il avait dit d'abord : " Quand même tous les autres se scandaliseraient à votre occasion, moi je ne me scandaliserai point (Matt. XXVI, 33). "

a Saint Bernard cite le même vers dans son premier sermon pour la fête de Saint André.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

TRENTIÈME SERMON. Le bois, le foin et la paille.

1. La sécurité ne se trouve nulle part, mes frères, ni dans le ciel, ni dans le paradis terrestre; encore moins se trouve-t-elle dans le monde. En effet, au ciel c'est l'ange qui tombe en présence de la divinité; dans le paradis terrestre, c'est Adam qui se voit chassé de ce lieu de volupté; et Judas, en ce monde, tombe de l'école même du Sauveur. Si je vous parle ainsi, c'est afin que nul d'entre vous ne se flatte d'être en sûreté parce qu'il est ici dans le lieu dont il est dit : Ce lieu est saint; car ce n'est pas le lieu qui sanctifie les hommes, mais les hommes qui sanctifient le lieu. En. effet, jusque parmi nous, il y a trois sortes d'hommes qui se trouvent même assez peu en harmonie avec cet ordre et avec l'homme qui s'est engagé dans cette voie. Il y en a qui ont bien commencé, mais qui sont vite tombés en défaillance; il y en a qui n'ont jamais commencé, mais qui ont toujours persévéré et qui persévèrent encore dans leur mollesse ; enfin, il y en a qui sont emportés par un esprit de légèreté, qui sont lents à écouter, prompts à parler, tout disposés à, raconter partout ce qu'ils ont fait, si toutefois ils font quelque chose. Est-ce que Dieu ne les rejetteras pas ? Non, il ne le fera point; s'ils persévèrent dans le fondement, ils seront sauvés, mais comme en passant par le feu. Par quel feu passeront-ils? L'Apôtre répond : " Personne ne peut oser d'autre fondement que celui qui a été mis, et ce fondement, c'est Jésus-Christ. Si donc on élève sur ce fondement un édifice de bois, de foin et de paille, il en souffrira la peine; néanmoins, il ne laissera point d'être sauvé, mais ce sera comme en passant par le feu (I Cor. III, 33). " Le fondement c'est donc Jésus-Christ; le bois est fragile, le foin en mou, la paille est légère. Le bois, ce sont ceux qui ont commencé avec force, mais qui, une fois brisés, ne se recollent point. Le foin, ce sont ceux qui, attiédis par la mollesse qu'ils auraient dû fuir, ne veulent pas même toucher du bout du doigt, comme on dit, aux travaux pénibles. La paille, ce sont ceux qui, mis hors d'haleine par les mouvements de la légèreté. ne restent jamais dans le même état.

2. Sans doute il faut craindre pour ces religieux-là, mais il ne faut pas désespérer, attendu que, s'ils ont le Christ â la base de leur édifice, c'est-à-dire s'ils finissent leur vie dans cette voie, ils seront sauvés, mais toutefois ce sera comme en passant par le feu. Il y a trois choses dans le feu : la fumée, la lumière et la chaleur; la fumée excite les larmes, la lumière éclaire les objets environnants, et la chaleur brûle. C'est ainsi que celui qui se trouve en cet état doit avoir dans son âme la fumée, c'est-à-dire l'amertume, parce qu'il est tiède, relâché, parce qu'il trouble et bouleverse l'ordre autant qu'il est en lui. Mais il faut aussi qu'il ait. la lumière sur les lèvres, afin qu'il se dise et se pleure dans la confession, tel qu'il est au fond de l'âme, que sa conscience aiguise sa langue et que sa langue accuse sa conscience. Il faut aussi qu'il sente la chaleur dans son corps, je veux dire les tribulations de la pénitence, et, s'il n'en ressent pas de nombreuses, que du moins il en ressente quelqu'une. Pensez-vous due celui qui veut que tous les hommes soient sauvés et que personne ne périsse, rejettera ceux qui seront ainsi contrits de coeur, qui confesseront de bouche et qui se seront fatigués de corps ? Mais il y en a d'autres aussi qui élèvent sur ce fondement un édifice d'or, d'argent et de pierres précieuses; qui commencent avec force, continuent avec plus de force encore, et terminent avec toute la force possible; qui se mettent peu en peine de ce que peut la chair et ne voient que ce que veut l'esprit.
 
 
 
 
 
 

TRENTE ET UNIÈME SERMON. Soin avec lequel on doit veiller à ses pensées.

1. Mes frères, saint Benoît nous recommande de veiller à nos pensées (Reg. cap. VII); il suit en cela le conseil du sage, qui engage les hommes à veiller tout spécialement à la garde de leur coeur " parce qu'il est la source de la vie (Prov. IV., 23). " Or, je trouve qu'il y a trois sortes de pensées dont doit se garder quiconque se convertit dans son coeur et a hâte d'offrir à Dieu, au dedans de soi, un temple digne de lui. Ainsi, il y a dès pensées oiseuses et qui ne mènent à rien; il est aussi facile à l'âme de les rejeter que de les recevoir, pourvu qu'elle habite avec elle-même au fond de son coeur et qu'elle se tienne en présence du maître de la terre entière.

2. Il y en a d'autres qui sont plus violentes et plus tenaces; ce sont celles qui ont rapport aux nécessités du corps et qui sont nées en quelque sorte, du même limon que nous. Pour peu qu'elles séjournent dans l'âme, on ne peut plus les en arracher sans peine et sans blessure. En effet, il arrive souvent que la pensée du boire, du manger et du vêtement nous préoccupe tellement, qu'on a toutes les peines du monde à en débarrasser le coeur. Cela ne vient que de ce qu'étant limoneuses et gluantes, si je puis ainsi parler, elles trouvent une terre aussi limoneuse et aussi gluante qu'elles; car ce n'est pas sans raison qu'il est dit que l'homme a été fait non pas de la première terre venue, mais du limon (Gen. II, 7). Voyez, en effet, comme le corps tient du limon; il est collé à l'esprit même avec tant de force et d'une manière si indissoluble, qu'il ne peut s'en séparer sans une grande douleur. Que faut-il donc faire quand ces pensées limoneuses s'emparent de notre esprit? Il ne nous reste plus qu'à nous écrier avec le saint homme Jacob : " Ruben, mon fils aîné, vous ne croîtrez plus, parce que vous êtes entré dans le lit de votre père (Gen. XLIX, 4). " En effet, cette sorte de concupiscence est rouge (a), charnelle et couleur de sang, et elle monte sur notre lit quand, non contente de toucher à notre mémoire par ce seul souvenir, elle se met sur la couche même de notre volonté et la souille de ses jouissances dépravées. Or, c'est avec raison que l'appétit charnel est appelé notre premier-né, car il se manifeste en nous dès les premiers jours de notre existence, tandis que les autres vices ne se montrent qu'avec le temps et ne naissent que de la malice des siècles et de diverses occasions. Il faut donc réprimer cet appétit que nous ne pouvons éteindre tout à fait, et, sitôt qu'il entre dans notre lit, au lieu de le laisser grandir, dominons-le, selon le mot de l'Écriture : " Votre concupiscence sera sous vous et vous la dominerez (Gen. IV. 7). "

3. La troisième sorte de pensées comprend les pensées sales et immondes auxquelles nous ne devons donner accès dans notre âme sous aucun prétexte que ce soit; il faut que de loin même leur mauvaise odeur nous les signale, et nous devons les écarter de toutes nos forces et les repousser de tout notre esprit. Puisa, nous tournant aussitôt vers les gémissements, invoquer, avec des larmes et des soupirs, l'Esprit Saint qui vienne en aide à notre infirmité. Chassé ainsi avec confusion, le malin esprit n'osera plus si facilement présenter ni offrir rien de semblable à une âme qui résiste avec tant de vigueur. Or, les pensées que j'appelle sales et immondes, ce sont celles qui ont rapport à la luxure, à l'envie, à la vaine gloire et à tous les autres vices que nous devons détester.

Si nous voulons conserver nos âmes pures, il faut, de si loin que ces pensées s'avancent vers nous, les repousser avec indignation, les écarter de notre esprit et ne leur en, point ouvrir les portes. La première sorte de pensées dont je vous ai parlé, comprend les pensées oiseuses et qui ne mènent à rien; c'est de la boue, mais de la boue

a Il y a dans le texte latin, en cet endroit, un jeu de mots par à peu près, qu'il est impossible de faire passer dans notre langue: il consiste tout entier dans le rapprochement du nom Ruben et de l'adjectif rubea : Ruben a souillé la couche de son père, et la pensée rouge, c'est-à-dire charnelle, souille la couche de notre volonté.

simple, c'est-à-dire qui ne s'attache point et ne sent pas mauvais, à moins toutefois qu'elles ne séjournent trop longtemps en nous et que, par notre incurie et notre négligence, elles ne se changent en une autre sorte de pensées; c'est ce que nous éprouvons tous les jours. En effet, en méprisant les pensées oiseuses comme étant de fort peu d'importance, nous tombons dans les pensées honteuses et déshonnêtes. La seconde sorte de pensées n'est pas de la boue simple, mais, comme je l'ai déjà dit, c'est une boue tenace et limoneuse. Quant à la troisième sorte, il faut nous en garder, non pas seulement comme de la boue et du limon, mais comme d'un bourbier on ne peut plus immonde et fétide.
 
 
 
 

TRENTE-DEUXIÈME SERMON. De trois sortes de jugement, du jugement propre, du jugement des hommes et du jugement de Dieu.

1. " Que les hommes nous considèrent comme les ministres de Jésus-Christ, et les dispensateurs des mystères de Dieu (I Cor. IV, 1). " Tout ministre de Jésus-Christ doit se conduire de telle sorte que, par les mceurs de l'homme extérieur qui se voit, on puisse juger de l'homme intérieur qui ne se voit pas, et qu'il ne puisse être jugé ni par un autre, ni par lui-même, et qu'il dise avec le même Apôtre : "Pour moi, je me mets peu en peine d'être jugé par vous, ou par quelque homme que ce soit : je ne me juge pas moi-même, c'est le Seigneur qui me juge (Ibid.). " On voit par ces paroles qu'il y a trois sortes de jugement, le jugement que les hommes portent de nous, celui que nous en portons nous-mêmes et le jugement porté de Dieu. Les hommes peuvent juger des choses extérieures qui sont perçues par les sens, mais ils ne sauraient juger des choses intérieures. Voilà pourquoi il est écrit : " Quel homme connaît ce qui est dans un homme, sinon l'esprit de cet homme qui est en lui (I Cor. II, 11). " Ainsi l'esprit qui est dans l'homme peut juger ce qui est en lui; mais Dieu peut le juger bien mieux encore, puisque l'Apôtre nous déclare qu'il ne saurait échapper à son jugement, bien qu'il se fût mis déjà au dessus du sien propre, et de celui des hommes. En effet, il ne faisait point un grand cas du jugement des hommes, celui qui disait : " Pour moi, je me mets fort peu en peine d'être jugé par vous, ou par quelque homme que ce soit, " et il ne redoutait guère son propre jugement quand il ajoutait: " Je ne me juge pas moi-même; car ma conscience ne me reproche rien. " Il n'y a donc que le jugement de Dieu, et c'est de lui qu'il dit : " C'est le Seigneur qui me juge. "

2. Toutefois (a), chacun doit se montrer irréprochable autant que

a Tout ce passage se trouve rapporté dans le livre VII des Fleurs de saint Bernard, chap, VI.

possible, d'abord aux yeux de Dieu, et ensuite aux yeux des hommes. Voilà ce qui fait dire ailleurs au même Apôtre : " Ayez soin de faire le bien, non-seulement devant Dieu, mais aussi devant les hommes (Rom. XII, 17). " Or, nous faisons le bien devant les hommes de trois manières différentes, c'est-à-dire par notre manière d'être, par notre conduite et, par notre langage : par notre manière d'être, en ne nous faisant point remarquer; par notre conduite, en l'ayant irréprochable, et par notre langage, en ne. le rendant point digne de mépris. Nous avons également trois manières de faire le bien devant Dieu, par la pensée, par le sentiment et par l'intention. Quant à la pensée, il faut qu'elle soit sainte, aussi est-il écrit : " La pensée sainte vous sauvera. " Le sentiment doit être pur et l'intention droite. Or, ces trois choses, je veux dire la pensée, le sentiment et l'intention, sont dans l'âme ; mais en même temps, elles semblent y avoir chacune une place distincte; en effet, la pensée est dans la mémoire; le sentiment, dans la volonté, et l'intention dans la raison.

3. Mais, pour en apercevoir plus clairement encore l'usage et la différence, prenons un exemple tiré des choses extérieures. Ainsi dans les corps, si une couleur laide n'affecte que la peau, le corps peut en être rendu moins beau, mais cela ne lui fait rien perdre de sa santé. Mais si la chair est atteinte par quelque pourriture, ou si elle devient le siège d'une humeur de mauvaise apparence, clora ce n'est plus seulement la beauté du corps qui est altérée, mais sa santé même est en péril. S'il arrive que le mal s'accroisse, et pénètre jusque dans la moëlle des os comme il s'est insinué dans sa chair, alors on s'inquiète, non sans raison, de sa vie. Il en est de même pour l'âme, si le péché n'entre dans la mémoire que par la pensée, sans que la volonté l'aime et que la raison réfléchie y consente, j'avoue qu'il en résulte une sorte de laideur qui empêche qu'il ne soit dit à l'âme : " Vous êtes toute belle, mon amie (Cana. IV, 7), " évidemment, c'est une tache, mais ce n'est point une maladie. S'il arrive que la volonté, préoccupée par la pensée du péché, en éprouve une certaine délectation, bien que la raison réfléchie résiste encore, l'âme est malade, mais elle n'est point morte encore, et elle doit s'écrier: " Seigneur, guérissez-moi et je serai guérie (Jer. XVII, 14). " Mais on peut dire qu'elle de meurt, quand la raison elle-même se courbe par l'intention vers le péché. En effet, elle consent alors] et c'est d'elle qu'il est dit : " L'âme qui pèche, mourra (Ezech. XVIII, 4). " Ce sont ces trois degrés que déplore David dans la personne du pécheur, quand il dit au Seigneur au moment où il le chasse du paradis terrestre pour le long exil de ce monde, " Vous avez appesanti votre main sur moi (Psal. XXXVII, 3). " Or, comme les désirs charnels sont la peine du péché, " il n'est rien resté de sain dans ma chair à la vue de votre colère, " et même ma raison a perdu toute sa force, car à la vue de mes péchés il n'y a plus aucune paix dans mes os. Ailleurs, David, clans la personne du juste, parle encore de ces trois degrés dans ses chants; il dit, en effet : " Je me suis souvenu de Dieu, j'y ai trouvé une joie, et je me suis exercé dans la méditation (Psal. LXXVI, 4); " il s'est réjoui par la volonté et exercé par la raison.

4. Si vous ne voulez pas que la foule envahissante de vos pensées, semblable à une vile populace qui se précipite dans une demeure, ne chasse Dieu de votre mémoire, placez à la porte un portier qui s'appelle le souvenir de votre propre profession, et quand votre âme se sentira accablée par ces pensées honteuses, il se gourmandera lui-même et se dira : sont-ce là les pensées que tu dois avoir, toi qui es prêtre, ou clerc, ou moine ? Est-ce que celui qui cultive la justice doit se permettre quoi que ce soit d'injuste ? Convient-il au serviteur du Christ, à l'amant d'un Dieu, d'avoir même un seul instant de pareilles pensées? En parlant ainsi, il repassera le flux des pensées illicites par le souvenir de sa propre profession. De même à la porte de la volonté où ont coutume d'habiter les désirs charnels comme une famille demeure dans sa maison, placez un autre portier qu'on appelle le souvenir de la patrie céleste; car, semblable au coin qui chasse le coin, il peut chasser les mauvais désirs et ouvrir sans retard à celui qui dit : " Me voici à la porte et je frappe (Apoc. III, 2). " Mais auprès du lit de la raison il faut placer un gardien si féroce qu'il n'épargne personne, et écarte tout ennemi quel qu'il soit qui osera tenter1d'y entrer, soit ouvertement, soit en secret; je veux parler du souvenir de l'enfer. Pour les deux premières, c'est-à-dire pour la mémoire et la volonté, il n'est pas aussi intolérable de voir, soit la mémoire accueillir quelquefois une pensée un peu vague, soit la volonté, une affection impure. Mais ce qu'il y a de plus grave et de vraiment dangereux, c'est quand il arrive que la raison perd la droiture d'intention.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

www.JesusMarie.com